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Full text of "Revue de l'Université d'Ottawa"

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University  of  Ottawa 


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Revue 

de 

l'Université  d'Ottaiva 


Revue 


de 


l'Uiiîversîté  d'OÉtaiva 


1950 
vingtième  année 


L'Université    d'Ottawa 
Canada 


Les  valeurs  spirituelles 
dans  le  protestantisme 


Les  protestants  ont  une  âme  qui  vaut  celle  des  païens,  et  il  y 
aurait  quelque  chose  d'inconvenant  dans  notre  zèle,  si  nous  ne  nous 
préoccupions  pas  de  nos  frères  séparés.  Il  ne  nous  appartient  pas 
de  décider  si  leur  ignorance  de  la  vraie  foi  est  invincible  ou  non. 
Tout  en  ne  doutant  pas  de  leur  sincérité,  qui  est  un  état  d'âme  sub- 
jectif, nous  avons  bien  le  droit  de  porter  un  jugement  sur  la  vérité, 
qui  est  quelque  chose  d'objectif.  Sincérité  et  vérité  sont  loin  d'être 
synonymes. 

Je  ne  m'attarderai  pas  à  évaluer  ce  qui  reste  de  chritianisme 
dans  les  religions  protestantes  et  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  zone 
commune  de  croyances  et  de  pratiques  chrétiennes,  auxquelles  nom- 
bre de  protestants  adhèrent  comme  les  catholiques.  Ce  que  les  pro- 
testants ont  retenu  de  la  foi  chrétienne  conserve  une  valeur  spirituelle 
et  peut,  jusqu'à  un  certain  point,  satisfaire  leurs  aspirations  religieuses. 
Il  faut  se  rappeler  toutefois  que  ce  fonds  commun,  qui  comprend  cer- 
taines notions  de  religion  naturelle  et  une  portion  de  la  Révélation 
chrétienne  et  de  la  Tradition  catholique,  dont  le  protestantisme  n'a 
pu  se  défaire  complètement,  n'est  pas  spécifiquement  protestant,  et 
que  le  protestantisme  comme  tel  est  spirituellement  stérile. 

Ce  serait  une  tâche  bien  ardue  que  de  faire  l'inventaire  de  ce 
qui  est  catholique  et  de  ce  qui  est  protestant  dans  chaque  secte.  Au 
risque  de  simplifier  le  problème  un  peu  trop,  on  peut  affirmer  que 
ce  qui  est  positif  dans  le  protestantisme  est  d'origine  catholique, 
tandis  que  ce  qui  est  négatif  est  exclusivement  protestant. 

Lorsque  les  novateurs  du  XVI'  siècle  ont  brisé  avec  Rome,  quel- 
ques-uns d'entre  eux,  tel  Henri  VIII,  ne  voulaient  abandonner  aucune 
vérité  catholique,  si  ce  n'est  la  reconnaissance  de  la  primauté  de  juri- 
diction du  pape;  mais  le  schisme  fut  de  courte  durée,  et  toutes  les 
sectes  devinrent  bientôt  hérétiques  à  divers  degrés.     Tout  en  rejetant 


6  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

plusieurs  articles  de  foi,  elles  prétendirent  cependant  conserver  la 
majeure  partie  de  la  Révélation;  même,  leur  but  avoué  n'était-il 
pas  de  restaurer  la  religion  chrétienne  dans  sa  pureté  primitive  ?  et 
la  plupart  d'entre  elles  ont  continué  pendant  longtemps  à  réciter  le 
Credo,  comme  si  rien  n'était,  même  lorsque  leurs  adeptes  en  sont 
venus  à  ne  plus  comprendre  le  sens  des  mots  qu'ils  prononçaient. 

Malheureusement,  il  y  a,  au  fond  du  protestantisme,  un  péché 
originel,  un  ferment  de  dissolution,  une  force  centrifuge:  à  savoir, 
le  principe  du  libre  examen,  qui  n'a  pas  tardé  à  opérer  au  grand 
détriment  de  la  religion;  et  les  ravages  causés  par  la  révolte  de 
l'individualisme  contre  l'autorité  spirituelle  de  l'Eglise,  se  sont  constam- 
ment accentués,  au  point  que,  de  nos  jours,  il  semble  que  la  tradition 
catholique  dans  le  protestantisme  se  soit  complètement  épuisée,  et 
que  ce  qui  reste,  dans  un  grand  nombre  de  cas,  soit  une  religion 
purement  naturelle. 

Au  sujet  des  effets  néfastes  du  principe  même  de  la  révolte  qu'il 
est  convenu  d'appeler  Réforme,  Lewis  Mumford,  le  sociologue  amé- 
ricain bien  connu,  écrit:  «  The  outcome  of  the  doctrine  and  practice 
of  private  judgment  has  been  perpetual  schism,  a  perpetual  split- 
ting off  of  one  sect  from  another,  and  eventually  extreme  individualism 
and  indeed  nihilism.  As  Protestantism  grew,  man  seemed  to  move 
further  and  further  away  from  any  basis  of  unity;  thought  and 
Society   became   increasingly   atomized.  » 

Après  avoir  admis  qu'un  certain  nombre  de  protestants  pourront 
être  sauvés,  à  cause  de  leur  bonne  foi  et  de  leur  bonne  volonté,  et  du 
fait  qu'ils  sont  catholiques  sans  le  savoir,  et  après  avoir  rappelé  que 
l'Eglise  contient  tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  bon  dans  le  protestan- 
tisme, je  montrerai  que,  à  cause  du  libre  examen,  principe  fonda- 
mental de  toutes  les  sectes  dissidentes,  l'état  de  flou  et  d'incertitude, 
dans  lequel  se  trouvent  les  protestants,  fait  qu'il  est  impossible  de 
présumer  de  leurs  connaissances  religieuses,  parce  que  chez  eux  c'est 
le  sentiment  qui  importe  par  dessus  tout.  Cette  désaffection  du 
dogme  et  de  la  croyance  a  conduit  la  majorité  d'entre  eux  au  libé- 
ralisme doctrinal  et  à  la  banqueroute  de  leur  foi.  Enfin,  j'indiquerai 
que,   dans   les  temps  troubles   que   nous  vivons,   il  est  nécessaire   que 


LES   VALEURS   SPIRITUELLES   DANS    LE   PROTESTANTISME  7 

tous  ceux  qui  ont  conservé  la  foi  totale  ou  partielle,  s'unissent  pour 
faire  face  à  l'incroyance  et  au  paganisme  modernes. 

Si  l'on  me   permettait  de  faire   appel   à  mon   expérience  person- 
nelle et  au  fait  que  j'ai  donné  de  l'instruction  religieuse  à  des  juifs, 
à  des  Chinois  et  à  des  protestants,  je  pourrais  dire  que  la  majorité  de 
mes    catéchumènes    protestants,    dont    plusieurs    n'avaient    jamais    été 
baptisés,    mais    insistaient   à   s'appeler   protestants,   n'étaient   pas    plus 
renseignés    en    matières    religieuses    que    ne    l'étaient    les    païens    avec 
qui   je   suis   venu   en   contact.      Cependant,    à   côté    de   nombreux   cas 
d'ignorance  inconcevable,  au  sujet  de  l'existence  de  Dieu,  de  la  divi- 
nité du  Christ,  de  l'immortalité  de  l'âme,  de  l'éternité  des  peines  de 
l'enfer,  etc.,  j'ai  rencontré   quelques  âmes,  non  seulement  conscientes 
des  réalités  surnaturelles,  mais  pieuses,  ferventes  et  animées  d'un  désir 
de  sainteté.     Cela  ne  doit  pas  nous  surprendre,  car  la  grâce  de  Dieu, 
comme    disent    les    théologiens,    n'est    pas    enchaînée    aux    sacrements, 
ni  à  l'Eglise  elle-même.     Dieu  n'est  certainement  pas  limité   dans  la 
distribution  de  sa  grâce  aux  moyens  ordinaires  par  lui  établis.    L'Esprit 
souffle  où  il  veut,  et  il  lui  arrive  souvent  de  mouvoir  des  âmes  par 
des    grâces    exceptionnelles,    qui    sont,    j'oserais    dire,    en    dehors    de 
l'économie  normale  de  la  Rédemption.     Ces   âmes   de  bonne  foi,  qui 
n'appartiennent  pas  ouvertement  à  l'Eglise  catholique,  mais  qui  pro- 
fitent  de   la   grâce   personnelle   qui   leur   est  octroyée,   seront   sauvées, 
non  parce   qu'elles   sont  protestantes,   mais  malgré   le   fait   qu'elles   le 
soient.      Elles   seront   sauvées   parce   qu'elles   sont   catholiques   sans   le 
savoir,   c'est-à-dire    d'un   désir   qui   n'est   qu'implicite.      Cette   apparte- 
nance inconsciente  à  l'Eglise  du  Christ  permet  d'espérer  qu'un  grand 
nombre   de  protestants   et  de  païens  de  bonne  volonté  seront  sauvés, 
bien   qu'extérieurement  ils   soient  hors  de  l'Eglise.     Si  leur  salut  est 
possible,   il  ne   s'ensuit   pas   qu'il   soit   également   probable   et   surtout 
également  facile.     A  égalité  de  bon  vouloir,  la  situation  n'est  pas  la 
mâme   de   celui   qui   est   dans  l'Eglise   et   de   celui   qui   en  est  dehors. 
Ce  n'est  pas  la  même  chose  de  recevoir  une  lumière  diffuse  à  travers 
de  sombres  nuages  et  d'être  en  plein  soleil.     Comme  le  dit  Sertillanges, 
les  ressources  que   l'Eglise  présente  pour  l'utilisation   du  bon  vouloir 
sont  énormes  et  garantissent  l'âme  contre  les  périls  redoutables  aux- 
quels les  dissidents  même  de  bonne  foi  sont  exposés.     Les  Eglises  dis- 


8  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

sidentes  offrent  des  moyens  de  salut  qui  ne  sont  pas  les  vrais  ou 
qu'elles  réduisent  et  altèrent  au  détriment  des  âmes.  En  ce  qu'elles 
ont  de  bon,  elles  reflètent  l'Église  véritable  et  peuvent,  pour  autant, 
accidentellement  et  partiellement,  en  exercer  le  rôle.  Elles  sont  pour 
l'œuvre  authentique  de  la  Providence  comme  des  dépendances  ou 
des  abris  provisoires.  Détachées  du  roc  aurifère  de  la  religion  chré- 
tienne authentique,  ces  fondations  humaines  n'ont  en  soi  aucune  vertu 
surnaturelle,  bien  qu'on  y  puisse  trouver  encore  quelques  paillettes 
d'or,  en  autant  qu'elles  ont  conservé  quelque  chose  du  catholicisime, 
qui  contient  à  un  degré  eminent  toutes  les  valeurs  des  autres  religions. 
Cette  pensée  a  été  magnifiquement  développée  par  le  père  Sertillanges, 
dans  une  page  de  son  Catéchisme  des  Incroyants:  «  Ce  qu'il  y  a  de 
bon  dans  le  judaïsme,  c'est  la  notion  du  vrai  Dieu  et  le  messianisme, 
c'est  une  histoire  de  Dieu  et  de  son  gouvernement;  or,  nous  avons 
l'unité  de  Dieu  enrichie  de  la  Trinité,  nous  présentons  des  annales 
de  Dieu  qui  englobent  le  judaïsme  et  le  prolongent,  car  le  Messie 
est  pour  nous  un  fait  au  lieu  d'une  promesse.  Ce  qu'il  y  a  de  bon 
dans  le  paganisime,  c'est  l'apparat  externe,  la  poésie  des  rites,  le 
culte  des  grands  êtres,  le  culte  du  foyer.  Nous  avons,  dans  le  poly- 
théisme, une  liturgie  splendide,  une  piété  toute  spéciale  pour  la 
famille  et  un  culte  des  ancêtres  religieux  ou  des  saints.  Ce  qu'il  y 
a  de  bon  dans  le  bouddhisme,  c'est  la  mysticité,  la  grandeur  des  con- 
ceptions cosmiques,  le  détachement,  la  charité.  Nous  avons  et  ample- 
ment toutes  ces  choses,  nous  les  avons  renforcées,  nous  les  avons 
épurées,  et  nous  évitons,  avec  le  panthéisme,  le  sommeil  de  la  vie. 
Ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  le  mahométisme,  c'est  un  vif  sentiment  du 
gouvernement  universel  de  Dieu.  Nous  croyons  en  un  Dieu  pro- 
vident, sans  le  fatalisme  auquel  Mahomet  succombe,  sans  le  sensualisme 
et  le  matérialisme  de  l'au-delà.  Ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  le  protestan- 
tisme, c'est  la  foi  en  l'Évangile  et  le  libre  examen  de  ses  titres,  c'est 
l'interprétation  spirituelle  des  rites,  par  opposition  à  des  pratiques 
purement  extérieures.  Or,  là  encore,  nous  n'écartons  que  l'excès, 
qui  produit,  par  le  libre  examen  absolu,  l'émiettement  des  croyances 
et,  par  excès  de  spiritualité,  le  dessèchement  du  rite  et  l'oubli  du 
composé  humain.  » 


LES   VALEURS   SPIRITUELLES   DANS   LE   PROTESTANTISME  9 

On  montrerait  de  la  même  manière  que  le  catholicisme  a,  de 
toutes  les  philosophies,  tout  ce  qu'elles  ont  de  bon,  n'écartant  que 
leurs  tares,  leurs  exagérations  dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  leurs 
insufl&sances,  leurs  erreurs.  En  d'autres  termes,  il  n'est  rien  de  vrai, 
de  bon,  d'ennoblissant  dans  les  sectes  protestantes,  qu'on  ne  trouve 
dans  la  religion  catholique,  comme  dans  sa  source;  et  les  protestants 
qui  se  convertissent  ne  sont  pas  appelés  à  abandonner  quoi  que  ce 
soit  de  ce  qui  leur  a  été  utile  et  bienfaisant  jusqu'à  présent,  mais, 
en  surajoutant  aux  biens  spirituels  qu'ils  possédaient  déjà,  ils  s'enri- 
chissent. C'est  cette  pensée  qui  inspirait  sans  doute  le  célèbre  écrivain 
anglais,  Samuel  Johnson,  lorsqu'il  disait:  «  A  man  who  is  converted 
from  Protestantism  to  Popery  parts  with  nothing;  he  is  only  super- 
adding to  what  he  already  had.  But  a  convert  from  Popery  to  Pro- 
testantism gives  up  as  much  of  what  he  had  held  as  sacred  as  any- 
thing he  retains.  There  is  so  much  laceration  of  mind  in  such  a 
conversion,  that  it  can  hardly  be  sincere  and  lasting.  »  Et  Chesterton 
d'écrire;  «  The  principle  of  life  in  all  these  varieties  of  Protestantism, 
in  so  far  as  it  is  not  a  principle  of  death,  consists  of  what  remained 
in  the;in  of  Catholic  Christendom,  and  to  Catholic  Christendom  they 
have  returned  to  be  charged  with  vitality.  » 

Avant  d'aller  plus  loin  dans  notre  étude,  est-il  besoin  de  rap- 
peler que  le  mot  «  protestantisme  »  est  un  terme  tout  à  fait  équivoque, 
qui  recouvre  une  multitude  d'opinions  différentes  et  opposées.  Les 
efforts  des  sectes  vers  l'œcuménisme  ont  misérablement  échoué  et 
n'ont  jamais  su  produire  l'unanimité.  Il  est  vrai  que  quelques-unes 
de  leurs  réunions  mondiales,  organisées  par  le  groupement  du  chris- 
tianisme pratique  «  Life  and  Work  »,  qui  ne  traitait  que  de  problèmes 
d'ordre  social,  économique  et  politique,  ont  abouti  à  certaines  réso- 
lutions communes;  mais  les  conciles  pan-protestants,  convoqués  par 
le  mouvement  «  Faith  and  Order  »,  qui  s'occupait  de  doctrine,  n'ont 
fait  qu'ajouter  à  la  confusion  des  esprits.  Il  n'y  a  pas  de  réalité 
unique  que  nous  puissions  appeler  le  protestantisme,  mais  un  agglo- 
mérat bigarré  de  sectes  indépendantes  qui  érigent  telle  ou  telle  partie 
de  la  vérité  en  vérité  totale  et  qui  diffèrent  souvent  entre  elles  plus 
qu'avec  l'Eglise  catholique.  C'est  ainsi  que  les  ritualistes  anglicans, 
qui    aiment    à    s'appeler    anglo-catholiques,    n'ont    aucune    sympathie 


10  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

pour  les  unitarians,  qui  ne  croient  même  pas  à  la  Trinité.  Il  n'y  a 
pas  de  lien  qui  tienne  les  protestants  ensemble,  et  le  seul  point  sur 
lequel  toutes  les  sectes  s'entendent,  c'est  leur  attitude  de  méfiance, 
d'opposition  sinon  de  haine  à  l'égard  de  l'Église  catholique  et  de  la 
papauté  en  particulier.  Sous  l'étiquette  protestante,  à  côté  de  quel- 
ques individus  dont  les  connaissances  religieuses  dépassent  parfois 
celles  de  beaucoup  de  catholiques  et  dont  la  vie  est  plus  chrétienne, 
on  en  rencontre  plusieurs  qui  sont  ni  plus  ni  moins  que  des  athées 
ou  des  agnostiques.  Il  semble  que  les  conditions  exigées  pour  être 
protestant  se  réduisent  à  n'être  pas  catholique,  c'est-à-dire  à  rien  de 
positif.  Le  protestant  peut  garder  son  nom,  tout  en  changeant  de 
doctrine,  car  son  nom  ne  signifie  qu'une  renonciation  au  catholicisme. 
Règle  générale,  tous  les  catholiques  qui  ont  fait  leur  première 
communion,  savent  le  petit  catéchisme,  mêcne  s'ils  ont  abandonné  la 
pratique  de  leur  religion;  mais,  lorsqu'il  s'agit  des  protestants,  on 
ne  peut  guère  dire  à  priori  ce  qu'ils  savent  en  matière  de  religion. 
A  cause  du  caractère  éclectique  et  essentiellement  individualiste  et 
variable  du  protestantisme,  il  est  presque  impossible  de  présumer  des 
connaissances  religieuses  de  tel  ou  tel  individu.  Comme  l'écrivait 
Georges  Goyau,  dans  son  ouvrage  sur  l'Allemagne  religieuse:  «  Les 
idées  de  libre  examen,  de  religion  personnelle  et  d'évolutionisme 
dogmatique  sont  devenues,  pour  beaucoup  d'adeptes  de  la  Réforme, 
comme  des  catégories  de  la  pensée;  et  l'intérêt  véritable  ne  consiste 
pas  à  savoir  quels  sont  les  dogmes  qu'ils  croient,  mais  quelles  sont 
les  émotions  religieuses  qu'ils  ressentent  et  quels  sont  les  points  de 
vue  qu'ils  aiment.  Or,  on  ne  peut  le  savoir  que  par  un  contact 
assidu  et  immédiat  avec  leur  âme  et  il  faudrait  presque  être  en 
eux  pour  être  certain  de  les  bien  comprendre.  »  C'est  pourquoi, 
l'instruction  individuelle  des  convertis  est  de  beaucoup  préférable 
aux  leçons  données  à  des  groupes,  à  moins  qu'on  prenne  soin  d'avoir 
plusieurs  classes  adaptées  au  niveau  des  connaissances  religieuses  de 
chacun.  Il  est  des  cas  où  il  faut  commencer  par  leur  prouver 
l'existence  de  Dieu  et  de  leur  âme  immortelle;  tandis  que  d'autres 
protestants,  en  très  petit  nombre  il  est  vrai,  nous  arrivent  qui  croient 
déjà  presque  tout  le  contenu  de  notre  petit  catéchisme,  qui  ont  l'habi- 
tude de  la  prière  et  de  l'oraison  jaculatoire,  qui  ont  même  une  cer- 


LES   VALEURS   SPIRITUELLES   DANS   LE   PROTESTANTISME  H 

taine  dévotion  envers  la  Sainte  Vierge,  qui  prient  pour  les  âmes  des 
défunts,  qui  ont  non  seulement  un  sens  religieux  mais  une  vie  inté- 
rieure développée,  et  à  qui  il  faut  expliquer  seulement  quelques 
points  de  doctrine,  comme  l'infaillibilité  pontificale  et  Tlmmaculée 
Conception.  On  sait  que  plusieurs  protestants  se  sont  joints  à  la 
Croisade  du  Rosaire  en  famille,  organisée  récemment,  aux  Etats-Unis 
et  au  Canada,  par  le  père  Peyton.  Ce  sont  là  cependant  des  cas 
extrêmes  de  part  et  d'autre,  ou,  si  vous  voulez,  les  deux  pôles  vers 
lesquels  gravitent  les  protestants.  D'un  côté,  ceux  qui  ont  la  tête  vide 
d'idées  religieuses,  parce  qu'ils  ne  sont  jamais  entrés  dans  une  église 
et  qu'ils  n'ont  jamais  reçu  d'instruction  religieuse  soit  à  la  maison, 
soit  à  l'école;  et  de  l'autre  côté,  ceux  qui  ont  faim  et  soif  de  Dieu, 
qui  s'occupent  de  leur  religion  consciencieusement  et  qui  fréquentent 
leurs  églises  plus  ou  moins  assiduement.  Ceux-ci,  malheureusement 
une  infime  minorité,  adhèrent  ordinairement  aux  articles  du  Credo, 
lisent  révérencieusement  l'Ecriture  sainte  et  possèdent  déjà  une  abon- 
dance de  notions,  qui  appartiennent  à  la  tradition  catholique  et 
qui  ne  demandent  qu'à  être  complétées.  Entre  ces  deux  extrêmes, 
on  rencontre  toutes  les  nuances  de  religiosité. 

Le  sujet  de  notre  travail  porte  sur  le  protestantisune  et  non  sur 
les  protestants,  et  il  importe  de  ne  pas  confondre  les  personnes  et 
les  doctrines.  La  charité  que  nous  devons  avoir  pour  les  personnes, 
ne  doit  pas  nous  empêcher  de  juger  objectivement  la  valeur  des 
doctrines.  Parce  qu'ils  ne  sont  pas  toujours  logiques  avec  eux-mêmes, 
les  individus  sont  rarement  aussi  bons  ou  aussi  mauvais  que  leurs  prin- 
cipes H  y  a  une  force  de  gravité,  une  inertie  chez  l'homme,  qui  rend 
bien  difficile  la  parfaite  application  des  bons  principes,  et,  par  ail- 
leurs, il  reste  dans  la  nature  humaine  un  élément  de  bonté  naturelle 
qui  empêche  de  pousser  à  leurs  conclusions  ultimes  les  principes  défec- 
tueux. Cette  marge  entre  la  théorie  et  la  pratique  explique  qu'on 
puisse  trouver  nombre  de  bons  protestants,  qui  valent  beaucoup  mieux 
que  la  religion  qu'ils  professent.  S'il  y  en  a,  grâce  à  Dieu,  qui 
gardent  encore  une  foi  spécifiquement  chrétienne  et  qui  croient  à 
la  divinité  du  Christ  et  à  la  valeur  objective  de  la  Rédemption,  cela 
vient  de  ce  qu'ils  méconnaissent,  dans  la  pratique,  le  principe  du 
libre  examen,  et  de  ce  que  leur  foi  est  reçue  comme  une  tradition  incon- 


12  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

testée,  bien  que  les  fondateurs  du  protestantisme  se  soient  insurgés 
contre  un  tel  magistère.  Quand  un  protestant  reste  fidèle  à  une  partie 
de  l'orthodoxie,  c'est  qu'il  rejette  le  principe  individualiste  et  pro- 
testant et  adopte  en  pratique  la  règle  de  foi  catholique.  Que  les 
sectes  aient  non  seulement  duré  jusqu'à  présent,  mais  qu'elles  aient 
accompli  une  œuvre  immense  d'évangélisation  et  de  prosélytisme,  et 
qu'elles  aient  façonné  le  caractère,  la  mentalité  de  millions  d'indi- 
vidus et  même  de  peuples  entiers,  cela  s'explique  seulement  par  le 
fait  qu'elles  se  sont  abstenues  de  donner  libre  cours  au  principe 
même  du  protestantisme  et  que,  après  avoir  protesté  contre  une 
autorité  religieuse  et  une  organisation  ecclésiastique,  elles  en  ont 
aussitôt  établi  une  autre,  et  se  sont  appliquées  à  imiter  l'Eglise 
catholique. 

Il  n'y  a  pas  de  justification  rationnelle  de  l'erreur.  Seules,  la 
violence,  la  supercherie  et  l'ignorance  en  expliquent  la  diffusion.  Aussi, 
peu  de  protestants,  si  tant  est  qu'il  y  en  ait,  ont  la  moindre  notion 
de  l'apologétique.  Leurs  convictions  ne  s'appuient  sur  aucune  enquête 
personnelle  objective,  mais  simplement  sur  un  atavisme  qu'ils  n'ont 
aucune  envie  de  sonder  ou  de  vérifier.  Leur  religion  élastique  et 
accommodante  ne  les  gêne  guère,  aussi  leur  faut-il  un  courage  peu 
ordinaire  pour  se  déranger,  pour  quitter  leur  lit  confortable  et  pour 
correspondre  à  la  grâce  de  la  conversion,  même  lorsque  la  lumière 
de  la  vérité  leur  crève  les  yeux. 

Romano  Guardini,  dans  son  ouvrage  UEsprit  de  la  Liturgie,  rap- 
pelle que,  dans  le  protestantisme  contemporain,  Vethos  a  la  préséance 
sur  le  logoSy  l'action  sur  la  pensée,  la  volonté  sur  l'intelligence,  l'émo- 
tionnel sur  le  rationnel.  On  ne  se  soucie  guère  de  la  logique,  même 
on  s'en  méfie.  Cette  tendance  anti-intellectualiste  date  de  Luther 
et  s'est  développée  au  temps  de  Kant,  le  père  du  subjectivisme,  qui 
a  été  appelé  le  philosophe  du  protestantisme.  L'épistémologie  pro- 
testante est  toute  subjectiviste.  En  raison  du  principe  individualiste, 
chacun  a  sa  vérité,  chacun  peut  faire  son  salut  en  prenant  pour  guide 
unique  la  Bible,  qu'il  interprètre  comme  bon  lui  semble,  c'est-à-dire 
a  son  gré;  chacun  peut  composer  son  régime  religieux  comme  l'on 
choisit  son  repas  dans  un  cafétéria,  et  l'on  trouve  intolérable  la 
pensée   d'une   Eglise   avec  magistère  et  autorité.     On   affirme   que  le 


LES   VALEURS   SPIRITUELLES   DANS   LE   PROTESTANTISME  13 

christianisme  véritable  n'offre  pas  à  ses  adeptes  une  loi  ou  une  doc- 
trine, mais  une  personne,  un  idéal,  Jésus-Christ.  À  l'accusation  que 
cela  puisse  conduire  à  l'anarchie  de  la  pensée,  on  répond  tout  simple- 
ment qu'une  vérité  rigide  n'est  pas  souhaitable.  Selon  le  Rév.  D"^ 
Micklem  lui-même,  «  Most  protestants  seem  to  think  that  Christianity 
is  but  a  way  of  life  and  not  a  system  of  truth  »  ;  et  le  pasteur  Monod 
ira  jusqu'à  dire  :  «  Abolissons  le  culte  et  rallions-nous  dans  le  senti- 
ment. »  On  distingue  entre  la  foi,  qu'on  dit  être  un  acte  du  cœur,  et  la 
croyance,  qui  est  un  acte  intellectuel;  et  on  prétend  que  la  première 
seule  importe  et  qu'on  peut  avoir  une  religion  sans  dogme  précis. 
On  prise  de  moins  en  moins  la  vérité  objective,  que  l'on  remplace 
par  le  sentiment  et  l'expérience  religieuse.  On  soutient  que  la 
religion  consiste  tout  entière  dans  la  piété  intérieure  et  le  sentiment 
du  cœur.  Peu  importe  ce  qu'on  pense  de  Dieu  et  du  Christ,  pourvu 
que  sa  piété  tire  d'eux  son  inspiration. 

Faut-il  rappeler  que  le  sentiment  ne  constitue  pas  à  lui  seul 
toute  la  religion  ?  La  vertu  fondamentale  de  charité  est  affaire  de 
volonté,  et  non  de  sentiments  et  d'impressions.  La  foi  nous  rensei- 
gne sur  la  présence  et  l'action  de  Dieu;  et  c'est  essentiel  à  toute 
religion  intérieure  que  nous  ayons  ces  connaissances,  mais  ce  n'est 
qu'accessoire  que  nous  en  éprouvions  le  sentiment.  Sans  faire  fi  des 
consolations  sensibles,  les  maîtres  de  la  vie  spirituelle  forment  leurs 
disciples  à  s'en  passer.  Il  est  plus  important  qu'une  religion  apporte 
à  l'homme  des  lumières  sur  Dieu,  sur  lui-même  et  sur  sa  destinée, 
que  des  sentiments  de  paix  et  de  confiance;  et  d'ailleurs,  les  élé- 
ments affectifs  qui  constituent  l'expérience  religieuse  ne  peuvent  réel- 
lement s'épanouir  que  si  le  dogme  les  vivifie  et  les  oriente.  Quand 
on  ne  se  préoccupe  pas  des  affirmations  doctrinales  et  des  fonde- 
ments objectifs,  mais  seulement  de  l'expérience  personnelle  d'une  foi 
qui  n'est  qu'une  poussée  sentimentale  et  qui  se  suffit  à  elle-même,  il 
ne  reste  plus  de  corps  de  doctrine  qui  éclaire  et  renseigne.  Quand 
la  vérité  s'élabore  au  sein  de  la  conscience  individuelle  et  s'identifie 
avec  des  dispositions  subjectives,  l'espèce  de  religion  qui  s'ensuit 
ne  dépasse  pas  le  niveau  humain  et  ne  \met  pas  en  contact  avec  les 
réalités  invisibles  de  l'ordre  surnaturel,  mais  se  réduit  à  une  psycha- 
nalyse,   une   éthique    ou   une    sociologie,    qui    s'occupe   beaucoup    plus 


14  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

des  choses  temporelles  qu'éternelles.  Se  désintéressant  de  la  vérité, 
objet  de  l'esprit  humain,  le  protestantisme  n'est  plus  qu'une  nourrice 
qui  tâche  d'endormir,  avec  des  sornettes,  l'inquiétude  humaine. 

Un  incroyant,  Northrop,  auteur  d'un  livre  remarquable  intitulé 
The  Meeting  of  East  and  West,  a  porté  un  jugement  sévère,  mais  juste 
sur  le  protestantisme  actuel:  «A  religion  ungrounded  on  reason  and 
without  theology  is  a  religion  which  does  not  know  what  it  means 
by  the  words  it  uses.  The  pursuit  of  modern  Protestant  faith  to  its 
necessary  conclusion  leads  to  skepticism  and  demoralization.  So  much 
of  modem  Protestantism  has  become  an  intellectually  empty,  emotional- 
ly tepid,  morally  and  socially  inadequate,  esthetically  blind  religion.  » 

Un  autre  incroyant,  André  Gide,  est  tout  aussi  sévère,  lorsqu'il 
écrit  dans  son  Journal:  «  Puisqu'il  n'y  a  pas  de  limite  au  libre 
examen,  le  protestantisme  a  créé  une  religion  sans  limite,  et  donc 
indéfinie  et  indéfinissable,  qui  ne  saura  décider  si  oui  ou  non  l'athé- 
isme fait  partie  du  protestantisme.  C'est  une  religion  qui  ne  sait  oii 
elle  doit  s'arrêter,  ni  où  elle  va.  » 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  citer  aussi  Robert  Hugh  Benson,  qui 
connaissait  bien  l'Eglise  anglicane,  dont  il  fut  un  ministre  pendant 
de  nombreuses  années  avant  de  se  convertir,  et  qui  disait:  «  I  can 
no  longer  see  in  it  anything  more  than  hints  and  fragments  and 
aspirations  detached  from  their  center  and  reconstructed  into  a  purely 
human  edifice  without  foundation  or  solidity.  » 

II  fut  un  temps,  dans  l'histoire  du  protestantisme,  où  l'on  sou- 
tenait que  la  foi  sans  les  œuvres  suffisait  à  justifier  l'âme  pécheresse, 
mais  aujourd'hui  il  semble  qu'on  attache  peu  d'importance  à  la 
foi  et  qu'on  appuie  uniquement  sur  l'action,  comme  si  l'on  disait: 
«  Ce  n'est  pas  ce  que  l'on  pense  qui  compte,  mais  ce  que  l'on  fait.  » 
L'insistance  de  l'Eglise  sur  la  pensée,  sur  l'unité  de  l'interprétation 
de  la  Révélation,  sur  l'étude  de  la  doctrine  surprend  bon  nombre 
de  protestants  qui  frappent  à  notre  porte  et  qui  voudraient  être 
admis  dans  l'Eglise  tout  de  suite.  Ils  ne  tardent  pas  à  voir  cependant 
le  bien-fondé  de  notre  attitude  intellectualiste  et  à  comprendre  que 
l'action  dépend  des  idées;  qu'on  ne  peut  pas  avoir  un  code  de  vie 
chrétienne  sans  un  credo;  que  la  foi  est  le  premier  pas  vers  la  justi- 
fication, et   que   cette   foi,   qu'il  ne   faut   pas   confondre   avec   la   con- 


LES   VALEURS   SPIRITUELLES   DANS    LE   PROTESTANTISME  15 

fiance  ou  l'espérance,  demande  un  objet  catégorique,  et  exige,  pour 
être  explicite  et  renseignée,  un  stage  plus  ou  moins  long  d'instruction. 
Les  âmes  qui  font  appel  à  nos  services,  ont  été  touchées  par  la  grâce; 
leurs  dispositions  morales  sont  ordinairement  excellentes,  et  notre 
travail  ne  consiste  qu'à  leur  découvrir  les  panoramas  de  la  foi  et  à 
leur  fournir  des  explications  qui  satisfassent  leur  soif  de  croire. 
Naturellement,  ce  n'est  pas  nous  qui  leur  donnons  la  foi,  et  notre 
fonction  se  réduit  à  leur  présenter  l'objet  à  croire  en  même  temps 
que  les  raisons  justificatives,  de  leur  foi. 

Chaque  fois  que  nous  avons  à  donner  de  l'instruction,  il  nous 
faut  nous  enquérir  minutieusement  des  connaissances  précises  et 
certaines  de  notre  catéchumène.  Nous  ne  pouvons  pas  présumer 
que,  parce  qu'il  se  réclame  de  telle  ou  telle  secte,  il  possède  déjà 
un  bagage  de  connaissances  bien  définies  qui  correspondent  aux  profes- 
sions de  foi  officielles  de  ces  sectes.  Très  souvent,  les  protestants, 
avant  de  venir  à  nous,  ont  essayé  plusieurs  religions  et  ont  butiné  ici 
et  là;  et  ils  se  disent  membres  de  telle  ou  telle  dénomination,  non 
pas  toujours  à  cause  de  convictions  bien  arrêtées,  mais  pour  des  raisons 
parfois  purement  sentimentales.  Même  lorsqu'ils  soutiennent  qu'ils 
croient  déjà  un  point  quelconque  de  la  doctrine  catholique,  il  est 
rare  que  nous  n'ayons  pas  besoin  d'y  revenir,  car  ordinairement  tous 
leurs  concepts  religieux  sont  tellement  vagues  et  confus,  qu'il  nous 
les  faut  épurer  et  préciser.  Pour  ne  citer  que  deux  exemples,  j'ai 
dû  expliquer  longuement  à  un  bon  anglican,  qui  avait  communié 
régulièrement  dans  son  église  et  qui  croyait  n'avoir  rien  à  apprendre 
au  sujet  de  l'eucharistie,  que  la  présence  réelle  de  Jésus  dans  le 
saint  sacrement  n'était  pas  simplement  l'eiïet  de  notre  foi;  et  j'ai 
rencontré  un  grand  nombre  de  protestants  qui  connaissaient  l'expres- 
sion «  communion  des  saints  »  pour  l'avoir  souvent  récitée  dans  le 
Credo,  mais  qui  n'en  comprenaient  pas  le  premier  mot. 

Outre  la  division  des  protestants  en  des  centaines  de  sectes  qui 
se  contredisent,  il  y  a  deux  grandes  écoles  de  pensée,  qui  se  parta- 
gent tous  les  dissidents  aujourd'hui,  les  écoles  conservatrice  et  libérale; 
et  il  n'est  pas  nécessaire  d'ajouter  que  c'est  le  libéralisme  qui 
prédomine. 


15  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Les  protestants  conservateurs,  qui  sont  de  rares  unités,  considè- 
rent encore  le  christianisme  comme  le  fruit  d'une  intervention  sur- 
naturelle. Tout  en  refusant  de  reconnaître  la  Tradition  comme  source 
de  la  Révélation  et  lieu  théologique  adéquat,  ils  croient  que  la  parole 
de  Dieu  est  tout  entière  contenue  dans  l'Ecriture,  unique  règle  de 
foi.  Bien  qu'entachée  d'erreurs  et  de  déficiences  notoires,  leur  reli- 
gion conserve  une  bonne  proportion  de  pratiques  et  de  principes 
chrétiens  et  coïncide  avec  la  religion  catholique  sur  plusieurs  points. 

On  n'en  peut  dire  autant  du  protestantisme  libéral,  qui  rejette 
le  surnaturel  pour  associer  le  sentiment  religieux  à  la  conception 
moderne  de  l'ordre  universel  et  pour  n'arriver  qu'à  une  religion  ou 
plutôt  une  philosophie  naturelle.  Ces  émancipés,  qui  forment  l'aile 
gauche  du  protestantisme,  ne  considèrent  plus  la  Bible  comme  code 
fixe  de  la  foi.  Selon  eux,  la  lecture  qu'on  peut  encore  faire  de  la 
Bible  ne  serait  qu'une  invitation  à  exercer  l'autonomie  de  sa  pensée, 
et  la  religion  chrétienne  ne  consisterait  pas  à  donner  l'adhésion  de 
son  esprit  et  de  tout  son  être  à  des  dogmes  définitifs  et  permanents, 
mais  simplement  à  pratiquer  certaines  vertus  morales  et  sociales,  tout 
en  laissant  son  esprit  divaguer  à  cœur  joie. 

A  tour  de  rôle,  les  systèmes  philosophiques  les  plus  extrava- 
gants ont  porté  de  graves  atteintes  au  protestantisme,  et  depuis  un 
demi-siècle,  les  ravages  du  modernisme,  ramassis  de  toutes  les  erreurs 
et  de  toutes  les  hérésies,  y  ont  été  tels  que  la  plupart  des  sectes  sont 
maintenant  absoluiment  vides  de  tout  surnaturel.  Les  premières  vic- 
times de  cet  abandon  de  la  foi  en  la  divinité  du  Christ  et  du  christia- 
nisme ont  été  les  ministres  eux-mêmes  et  les  étudiants  en  théologie 
protestante.  A  leur  suite,  le  peuple  naturellement  a  glissé  vers  l'indif- 
férence religieuse,  et  il  n'est  pas  du  tout  surprenant  que  partout 
leurs  églises  soient  presque  vides. 

Le  revival  piétiste  de  John  Wesley,  fondateur  du  méthodisme, 
au  XVIII*  siècle;  le  mouvement  ritualiste  d'Oxford  au  siècle  dernier, 
qui  ramena  tant  de  brebis  égarées  au  bercail  et  qui  fonda  dans 
l'Eglise  anglicane  elle-même  quelques  congrégations  religieuses;  l'union 
de  la  haute  Eglise  luthérienne,  au  commencement  de  notre  siècle, 
qui  réclamait  le  rétablissement  de  la  liturgie,  de  la  messe,  de  la 
confession,  du  culte  de  la  Sainte  Vierge,  du  bréviaire  pour  les  pasteurs 


LES   VALEURS   SPIRITUELLES   DANS   LE   PROTESTANTISME  17 

et  des  tiers-ordres  pour  les  fidèles;  le  retour  au  protestantisnie  évan- 
géiique  que  prône  actuellement  le  théologien  Karl  Barth,  tous  ces 
mouvements  de  réaction  et  de  sursaut  devant  l'abîme,  ont  quelque 
peu  retardé  la  débâcle,  mais  ils  n'ont  pu  l'arrêter;  et  aujourd'hui  on 
peut  dire  que  le  protestantisme  sous  toutes  ses  formes  s'accommode 
volontiers  du  courant  moderniste  et  libéral,  et  se  trouve  à  la  rermor- 
que  des  rationalistes.  Quand  on  voit  des  évêques  anglicans,  qu'on 
s'attendait  à  être  les  plus  conservateurs  des  protestants,  nier  impu- 
nément la  divinité  de  Jésus-Christ,  bénir  le  communisme  matérialiste 
et  athée,  et  approuver,  en  concile  général  à  Lambeth,  le  «  birth  control  » 
et  le  divorce,  on  se  rend  compte  des  modifications  profondes  qu'ont 
subies  toutes  les  sectes,  au  point  qu'aucun  de  leurs  fondateurs,  s'il 
revenait  sur  terre  de  nos  jours,  ne  reconnaîtrait  son  œuvre.  Quand 
on  sait  que  les  sectes  ont  à  peu  près  éliminé  tout  le  fond  doctrinal 
de  la  religion  chrétienne  et  n'ont  conservé  de  leur  état  initial  que  le 
principe  du  libre  examen,  il  est  ironique  de  se  rappeler  avec  quelle 
main  impitoyable  Calvin  frappait  tous  ceux  qui,  invoquant  ce  prin- 
cipe, osaient  exprimer  une  opinion  personnelle  en  contradiction  avec 
le  dogme  fixé  par  le  réformateur  de  Genève. 

Construites  sur  le  sable  mouvant  de  la  libre  interprétation  et 
du  sentiment  individuel,  les  religions  hérétiques  ont  non  seulement 
varié  dès  le  commencement,  mais  se  sont  décomposées  et  volatilisées; 
et  le  protestantisme  libéral,  qui  les  engouffre  toutes,  n'est  qu'à  un  pas 
du  rationalisme  et  de  l'incroyance.  En  autant  que  le  libéralisme  a 
décidément  pris  le  dessus  dans  toutes  les  sectes,  celles-ci  sont  appelées 
à  disparaître  comme  sociétés  religieuses  et  à  n'être  plus  que  des  clubs 
beaucoup  plus  intéressés  à  exercer  une  influence  politique  qu'à  pro- 
mouvoir la  sainteté.  Après  tout,  religion  et  libéralisme  s'entre- 
choquent; car  la  religion,  comme  le  mot  lui-même  l'indiqpie,  sup- 
pose une  obligation,  tandis  que  le  libéralisme  doctrinal  suppose 
l'absence  d'obligation  et  la  liberté  complète  de  l'individu  de  penser 
et  de  faire  ce  qu'il  veut,  comme  si  sa  religon  était  une  affaire  tout 
à  fait  privée  où  il  ne  devrait  y  avoir  aucun  contrôle,  aucune  dis- 
cipline, aucune  organisation  hiérarchique,  aucun  credo.  Le  protes- 
tantisme libéral,  saturé  de  naturalisme,  imprégné  d'une  psychologie 
matérialiste   et   à   base   d'immanenti&me,   est  une   pseudo-religion  sans 


18  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

transcendance  vivante,  sans  mystère  révélé,  sans  sacrement,  sans  con- 
viction bien  arrêté,  autant  dire,  un  humanisme  tronqué.  Voici  quel- 
ques citations  d'un  théologien  libéral  contemporain:  «  Original  sin 
and  guilt,  basic  in  the  medieval  religious  synthesis,  are  rejected  by 
modern  man  .  .  .  All  our  theories  of  salvation  are  ideologies  of  men, 
who  have  reflected  the  limitations  of  their  age  and  perspective  .  .  . 
An  interpretation  based  upon  the  facts  of  life  is  always  more  satisfying 
than  one  built  upon  the  guesses  of  the  Fathers  of  the  Church  .  .  . 
We  must  abandon  the  vain  attempt  to  secure  unity  through  doctrinal 
statement  or  the   establishment  of  a  universal  church.  » 

Voilà  le  ton  habituel  d'une  vaste  partie  de  la  théologie  protes- 
tante, qui  a  sombré  jusqu'à  la  négation  de  toutes  les  vérités  essen- 
tiellement chrétiennes.  Comme  l'assure  le  pasteur  Monod,  le  pro- 
testantisme est  devenu  une  série  de  formes  religieuses  de  la  libre 
pensée,  dernier  avatar  du  libre  examen,  qui  se  révèle  comme  un 
plan  incliné,  sur  lequel,  de  négation  en  négation,  le  protestantisme 
ne  peut  s'empêcher  de  glisser  jusqu'au  doute  ou  à  la  négation  de  tout. 
Certes,  toutes  les  sectes  n'en  sont  pas  encore  là,  mais  si  nous  devions 
tâcher  de  déterminer  quel  est  le  commun  dénominateur  d'articles 
fondamentaux  sur  lequel  elles  s'entendent,  nous  aurions  un  bagage 
doctrinal  extrêmement  léger.  Alzog,  dans  son  Histoire  de  FEglise, 
cite  un  théologien  protestant  du  siècle  dernier,  qui  disait:  «  J'écrirais 
sur  l'ongle  de  mon  pouce  tout  ce  qui  reste  de  dogme  généralement 
cru  dans  l'Eglise  protestante.  »  Certains  ont  essayé  de  faire  la  concorde 
dans  le  camp  protestant  en  proposant  le  minimum  de  dogmes  sui- 
vant: la  création,  la  Providence,  le  péché  originel,  l'Incarnation,  la 
Rédemption.  Mais  il  est  des  théologiens  qui  ne  veulent  plus  du 
péché  originel,  d'autres  trouvent  que  les  dogmes  de  l'Incarnation  et 
de  la  Rédemption  ne  sont  pas  populaires  et  qu'ils  sont  d'ailleurs 
inutiles  s'il  n'y  a  pas  de  péché  originel,  et  ainsi  tous  les  articles 
peuvent  se  réduire  à  deux:  création  et  Providence.  Mais  d'autres 
viennent  qui  croient  difficilement  à  la  Providence,  et  d'autres  enfin 
qui  ne  se  soucient  pas  d'admettre  la  création.  Quelqu'un  peut  rejeter 
toute  foi  en  un  Dieu  personnel  et  demeurer  membre  d'une  Eglise 
protestante.  Ainsi,  de  dogme  universellement  admis  dans  les  Églises 
protestantes,  il  n'y  en  a  point. 


LES   VALEURS   SPIRITUELLES   DANS   LE   PROTESTANTISME  19 

Toutes  les  sectes  n'ont  pas  subi  au  même  degré  l'action  cor- 
rosive des  principes  de  la  Réforme.  Il  en  est  qui  ont  réussi  mieux 
que  d'autres  à  tenir  en  échec  pour  un  temps  l'émiettement  de  la  Révé- 
lation et  l'évanouissement  de  la  foi,  mais  elles  ne  peuvent  s'arrêter 
indéfiniment  sur  la  pente  fatale  des  concessions.  Ce  n'est  que  gra- 
duellement que  les  révoltés  contre  Rome  ont  dissipé  les  trésors  de  la 
Révélation,  qu'ils  ont  cessé  de  garder  le  dépôt  et  l'ont  laissé  s'effriter. 
Au  XVI^  siècle,  ils  ont  rejeté  l'Eglise  du  Christ,  tout  en  conservant 
la  foi  dans  le  Christ.  Au  XVII*  siècle,  bon  nombre  d'entre  eux  ont 
nié  la  divinité  du  Christ,  tout  en  retenant  la  croyance  en  Dieu.  Au 
XVIII*  siècle,  ce  déisme  lui-même  a  été  abandonné  par  plusieurs 
et,  avec  le  matérialisme,  le  rationalisme  s'est  implanté.  Au  XIX* 
siècle  et  de  nos  jours,  comme  conséquence  d'une  éducation  scolaire 
qui  se  dit  neutre  mais  qui  est  irreligieuse  et  que  toutes  les  sectes  ont 
approuvée,  la  masse  des  protestants  est  tombé  dans  le  doute,  l'in- 
croyance, l'indifférence  et  a  cessée  d'être  influencée  par  le  dogme  et 
la  morale  chrétienne.  Cette  chute  du  libre  examen  jusqu'à  l'athéisme 
et  à  l'apostasie  complète,  prédite  par  Bossuet  dans  son  Histoire  des 
Variations,  s'est  réalisée  de  nos  jours.  Les  sectes  n'ont  rien  fait  pour 
empêcher  la  civilisation  occidentale  de  briser  avec  ses  origines  chré- 
tiennes et  de  devenir  séculière  et  païenne.  Au  contraire,  elles  ont 
contribué  à  la  déchristianisation  de  notre  temps,  qu'on  a  appelé  l'ère 
post-chrétienne  et  qui,  hélas  !  paraît  ne  vivre  que  du  souvenir  et 
des  suites  du  christianisme,  comme  d'un  parfum  qui  subsiste  même 
lorsque  la  substance  s'est  évaporée.  La  majorité  des  sectes  n'ont  pu 
éviter  l'écueil  du  rationalisme  et  du  naturalisme  et  les  protestants 
qui  sont  restés  fidèles  au  Christ  font  figure  d'exceptions  et  ne  repré- 
sentent plus  la  norme  du  protestantisme. 

La  révolte  impie  contre  l'Église  infaillible  et  indéfectible,  qui 
est  l'Epouse  du  Christ,  ne  pouvait  produire  des  institutions  qui  eussent 
une  efficacité  divine  ou  qui  fussent  assurées  des  promesses  de  la  vie 
éternelle;  en  conséquence,  toutes  les  sectes  devront  tôt  ou  tard  se 
désintégrer  complètement.  En  attendant,  quelques-unes  peuvent 
encore  offrir  à  leurs  adeptes  des  bribes  de  la  Révélation  chrétienne 
et  un  code   de  morale  naturelle,  qui  n'est  pas  sans  valeur.     Ce  sont 


20  REVUE    DE   L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

là  les  biens  spirituels  que  certaines  âmes  sincères,  qui  ne  sont  que 
matériellement  hérétiques,  peuvent  trouver  dans  leur  religion,  qui  n'en 
est  une  que  par  analogie.  Il  semble  que  ce  christianisme  exsangue 
et  truqué  satisfasse  leur  curiosité  intellectuelle  et  les  aspirations  de 
leur  cœur.  Ne  connaissant  pas  la  vraie  lumière,  ils  se  contentent 
de  pâles  lueurs,  et  la  plupart  se  cantonnent  dans  une  honnête  médio- 
crité, une  décence,  une  dignité  d'ordre  naturel,  où  les  clartés  de  la 
foi  surnaturelle  ne  jouent  aucun  rôle.  Mais  d'autres,  qui  ont  une 
tournure  d'esprit  plus  exigeante,  poursuivis  par  une  certaine  inquié- 
tude religieuse  et  un  sentiment  d'insécurité  morale,  cherchent  une 
issue  à  leur  impasse  et  s'acheminent  vers  la  vraie  foi.  Le  nombre 
de  convertis  grandit  sans  cesse,  mais  il  serait  beaucoup  plus  consi- 
dérable, si  tous  les  catholiques  irradiaient  la  foi,  qu'ils  ont  reçue 
comme  une  grâce  et  sans  qu'il  y  eût  mérite  de  leur  part,  s'ils  étaient 
conscients  de  leurs  responsabilités  auprès  de  ceux  qui  sont  dans 
l'erreur,  et  ne  se  contentaient  pas  de  leur  lancer  des  anathèmes 
ou   de  les  ignorer  complètement. 

Si  la  désagrégation  des  sectes  voulait  dire  un  accroissement  de 
conversions,  nous  aurions  raison  de  nous  en  réjouir,  mais  malheu- 
reusement la  plupart  de  ceux  qui  sont  désillusionnés  et  désabusés  du 
protestantisme  abandonnent  toute  pratique  religieuse;  et  c'est  encore 
mieux  d'avoir  une  religion  fausse  que  de  n'en  pas  avoir  du  tout. 

Devant  la  vague  menaçante  du  paganisme  moderne  qui  s'attaque 
à  toute  religion,  il  convient  que  tous  ceux  qui  croient  en  Dieu  et 
en  sa  providence,  dans  le  Christ  et  son  message  évangélique,  même 
s'ils  n'appartiennent  pas  à  la  même  Eglise,  serrent  leurs  rangs  et  s'en- 
tendent pour  exercer  une  influence  salutaire  dans  l'ordre  économique 
et  social.  L'Eglise  est  intransigeante  avec  l'erreur,  elle  est  jalouse 
de  son  orthodoxie,  elle  ne  consentira  jamais  à  des  compromis  de 
doctrine,  mais  elle  encourage,  surtout  de  nos  jours,  une  action  con- 
certée de  tous  les  chrétiens,  catholiques  ou  non,  contre  l'impiété, 
le  communisme,  le  matérialisme,  le  sécularisme,  que  les  évêques  amé- 
ricains, dans  une  magnifique  lettre  collective,  ont  dénoncé,  l'an  passé. 

Des  mouvements,  comme  «  The  Sword  of  the  Spirit  »  fondé  par 
le  cardinal  Hinsley  en  1943,  ont  réuni  catholiques  et  protestants  dans 


LES   VALEURS   SPIRITUELLES   DANS   LE   PROTESTANTISME  21 

une  commune  affirmation  de  principes  chrétiens.  Cet  exemple  de  col- 
laboration a  été  suivi  par  plusieurs  partis  politiques  d'après-guerre 
en  Europe,  tels  les  Chrétiens  démocrates  en  Italie  et  en  Allemagne, 
le  Mouvement  républicain  populaire  en  France,  et  autres  groupes 
en  Belgique  et  en  Hollande,  où  catholiques  et  non-catholiques  se 
sont  ralliés  autour  de  certains  principes  traditionnels  et  de  certaines 
directives  inspirées  par  le  christianisme. 

Rome  même,  en  1945,  a  donné  l'exemple  d'une  telle  coopé- 
ration et  unité  spirituelle  entre  ceux  de  différentes  confessions  qui 
reconnaissent  Jésus-Christ  pour  leur  maître,  en  approuvant  et  bénis- 
sant la  fondation  d'une  organisation  internationale  et  interconfession- 
elle,  appelée  «  Unitas  »,  dont  le  père  Charles  Boyer,  jésuite,  préfet 
des  études  à  l'Université  Grégorienne,  est  le  premier  président.  Une 
main  amicale  a  été  offerte  aux  hérétiques  et  aux  schismatiques  qui 
ont  conservé  la  foi  dans  le  Christ,  afin  que,  s'entendant  sur  ce  point 
du  moins,  tous  les  chrétiens  puissent  présenter  un  front  uni  aux 
violentes  attaques  des  communistes  et  des  ennemis  de  toute  religion. 
Jusqu'à  présent,  c'est  l'Eglise  catholique  seule  qui  a  soutenu  le  choc 
de  ces  attaques,  et  même,  mus  par  leur  animosité  contre  l'Eglise, 
nombre  de  ministres  protestants  supposés  chrétiens  se  sont  associés 
aux  forces  anti-chrétiennes;  et  il  est  grand  temps  que  tous  les  croyants 
sincères  se  rangent  sous  l'étendard  du  Christ  pour  la  bataille  peut- 
être  finale  qui  se  livre  dans  les  temps  tragiques  et  catastrophiques 
que  nous  vivons. 

Bien  que  nous  soyons  encore  loin  des  grandes  réconciliations, 
le  pape  lui-même  espère  que  l'organisation  «  Unitas  »  favorisera  le 
rapprochement  des  âmes  de  bonne  volonté  et  la  restauration  de  l'unité 
chrétienne.  C'est  à  cette  fin  que  nous  devons  nous  associer  à  la 
prière  sacerdotale  de  Notre-Seigneur  :  «  Père  Saint,  garde  en  ton 
nom  ceux  que  tu  m'as  donnés,  afin  qu'ils  soient  un  comme  nous  .  .  . 
Mais  je  ne  prie  pas  seulement  pour  eux,  je  prie  aussi  pour  tous 
ceux  que  leur  parole  conduira  à  croire  en  moi;  afin  qu'ils  soient 
aussi  un  en  nous  et  qu'ainsi  le  monde  croie  que  c'est  toi  qui  m'as 
envoyé.  Et  la  gloire  que  tu  m'as  donnée,  je  la  leur  ai  donnée  afin 
qu'ils  soient  un  comme  nous  sommes  un,  moi  en  eux  et  toi  en  moi. 


22  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

afin  qu'ils  atteignent  la  perfection  de  l'unité,  et  que  le  monde  sache 
que  tu  m'as  envoyé  et  que  tu  les  as  aimés  comme  tu  m'as  aimé. 
Père,  ceux  que  tu  m'as  donnés,  je  veux  que  là  oii  je  suis  ils  soient 
avec  moi,  afin  qu'ils  voient  la  gloire  que  tu  m'as  donnée.  » 

Henri  Saint-Denis,  o.mi., 
Professeur  à   la  Faculté   de   Philosophie. 


Lamartine  et  V Institut  Canadien 

de  Montréal 


Se  souvient-on  aujourd'hui  d'une  controverse  célèbre  qui,  vers 
1850,  passionna  les  lettrés  du  Canada  français  ?  Elle  transforma  le 
Landerneau  littéraire  de  l'époque  en  deux  camps  ennemis.  Nos 
journaux  répercutèrent  les  échos  de  la  querelle  jusqu'en  France  où 
un  auteur  réputé  entra,  lui  aussi,  en  lice.  Même  si  l'affaire  n'eut  pas 
de  suites  graves  et  si,  aux  yeux  de  la  postérité,  elle  s'en  est  allée 
en  brouet  d'andouille,  il  convient  d'en  évoquer  la  genèse,  les  prin- 
cipales phases  ainsi  que  les  amusantes  péripéties,  ne  serait-ce  que 
pour  savoir  quelle  conception  nos  arrière-grands-pères  se  faisaient 
du  rôle  de  la  morale  dans  les  lettres.  Cette  évocation  permet  de 
jauger,  dans  le  Canada  français  de  1850,  l'influence  du  romantisme 
et  notamment  de  Lamartine. 

En  outre,  ce  débat  littéraire  se  doubla  bientôt  d'un  débat  poli- 
tique qui  mit  aux  prises  ultr amont ains  ainsi  que  le  ban  et  l'arrière- 
ban  du  libéralisme  canadien.  À  n'en  pas  douter,  dans  la  seconde 
moitié  du  XIX"  siècle,  Lamartine  devint  l'un  des  saints  du  calen- 
drier des  «  rouges  »  authentiques  qui  ferraillaient  alors  au  Canada 
français. 

Pour  être  renseigné  sur  tous  les  tenants  et  aboutissants  de  l'affaire, 
il  suffit  de  consulter  nos  vieux  journaux.  C'est  l'édition  du  6  octobre 
1856,  de  la  Patrie,  qui  met  sur  la  piste  amateurs  et  spécialistes  des 
lettres  canadiennes. 

Lamartine  connaissait  alors  des  heures  sombres.  À  lui  n'allaient 
plus,  comme  en  1848,  les  vivats  sonores  de  citoyens  en  délire  et  les 
acclamations  de  tout  un  peuple.  Le  second  Empire  battait  froid 
au  sauveur  de  la  deuxième  République.  A  court  d'argent  et  de  res- 
sources, Lamartine  n'était  plus  assuré  du  pain  quotidien.  De  tous 
temps  d'ailleurs,  la  poésie  et  les  chiffres  ont  fait  mauvais  ménage; 
vers   1856  notamment,  le  poète  illustra,  hélas  !    cet  axiome. 


24  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Réduit  à  la  misère,  Lamartine  se  décida  à  monnayer  sa  prose. 
Ainsi  naquit  son  Cours  familier  de  Littérature;  même  s'il  abonde 
en  aperçus  ingénieux,  l'ouvrage  n'ajouta  pas  grand-chose  à  la  gloire 
du  poète. 

On  sait  que  ce  Cours  familier  s'adressait  à  toutes  les  bonnes 
familles  de  France.  En  s'abonnant  d'avance  à  cette  publication,  elles 
venaient,  financièrement  parlant,  à  la  rescousse  de  l'indigence  tout 
en  servant  les  intérêts  des  lettres  françaises.  Belle  et  bonne  action, 
en  vérité,  qui  eût  dû  obtenir  une  approbation  unanime  en  France 
et  outre- Atlanti que  ;  mais  un  excès  de  zèle  et  des  propos  malencon- 
treux gâtèrent  l'affaire. 

La  France  n'avait  pas  alors  le  monopole  des  bonnes  familles; 
il  s'en  trouvait  assurément  quelques-unes  au  Canada  français.  Ne 
pourraient-elles  pas,  elles  aussi,  tirer  profit  de  la  lecture  de  ces 
Cours  fam-iliers  ?  Poser  la  question,  c'était  la  résoudre.  Cette  idée 
d'intéresser  les  familles  américaines  et  canadiennes-françaises  à  la 
future  publication  germa-t-elle  dans  le  cerveau  de  Lamartine  ou  de 
l'un  de  ses  amis  ?  Les  documents  de  l'époque  sont  muets  là-dessus. 
Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'elle  plut  à  l'illustre  poète.  D'un  commun 
accord,  lui  et  ses  disciples  décidèrent  d'y  donner  suite  sans  tarder, 
afin  d'accroître  d'autant  la  recette. 

C'est  à  Montréal  que  l'idée  prit  corps  grâce  à  l'obligeance  de 
membres,  pour  la  plupart,  de  l'Institut  Canadien.  On  ne  soulignera 
jamais  assez  l'importance  du  rôle  de  cette  institution  dans  le  monde 
littéraire  du  Canada  français,  au  cours  du  siècle  dernier.  Rendez- 
vous  de  quelques-unes  des  meilleures  plumes  et  des  penseurs  les  plus 
personnels  de  l'époque,  l'Institut  Canadien  rêvait  de  nouer  plus  soli- 
dement les  liens  intellectuels  qui  unissaient  le  Canada  à  la  France 
et,  si  possible,  d'en  forger  de  nouveaux. 

Dès  1856,  il  pouvait  se  féliciter  d'entretenir  de  fructueuses  rela- 
tions avec  le  Musée  impérial  de  France.  En  effet,  ce  Musée  prêta 
à  l'Institut  Canadien  les  objets  d'art  que  voici:  la  Vénus  de  Milo, 
Y  Apollon  du  Belvédère,  le  Groupe  du  Laocoon,  la  Nymphe  de  Fontaine- 
bleau et  le  Grand  Candélabre  de  la  «  Salle  du  Conseil  ».  A  partir  du 
24  juin  1856,  l'Institut  Canadien  invita  le  public  montréalais  à  pren- 
dre connaissance  de  ces  chefs-d'œuvres  au  «  marché  Bonsecours,  dans 


LAMARTINE   ET    L'INSTITUT    CANADIEN   DE   MONTRÉAL  25 

la  chambre  du  comité  no  1,  vis-à-vis  le  bureau  du  trésorier  de  la 
cité  ^  ». 

Les  bons  offices  de  l'Institut  Canadien  ne  devaient  pas  faire 
défaut  au  comité  établi  en  France  pour  secourir  Lamartine. 

C'est  dans  la  Patrie,  édition  du  6  octobre  1856,  que  sont  annon- 
cées pour  la  première  fois  la  constitution  probable  d'un  comité  cana- 
dien de  souscripteurs  ainsi  que  la  venue,  à  Montréal,  du  représentant 
même  de  M.  de  Lamartine.  Il  s'appelait  M.  Desplaces  ^.  Avant  de 
parcourir  le  sud  des  Etats-Unis,  dans  le  dessein  d'intéresser  à  son 
projet  les  admirateurs  de  la  culture  française,  il  voulait  bien  lier 
d'abord  connaissance  avec  les  cousins  du  Canada  en  séjournant  pen- 
dant quelques  jours  à  Montréal.  Il  va  de  soi  que  M.  Desplaces  n'avait 
d'autre  motif  que  de  constituer  ainsi  un  comité  montréalais  d'aide  à 
Lamartine,  sorte  de  pendant  canadien  au  comité  américain  déjà  établi, 
dont  faisaient  partie  quelques  personnalités  et,  entre  autres  notables, 
Washington   Irving,   Halleck,   Bancroft,   Longfellow  et   Wenthrop. 

Ainsi  muni  de  hautes  recommandations,  M.  Desplaces  pouvait 
escompter  un  retentissant  succès  en  terre  canadienne.  Lui  aussi  sau- 
rait, de  science  certaine,  que  l'hospitalité  québécoise  n'est  pas  un 
vain  mot.  En  premier  lieu,  M.  Starnes,  «  l'estimable  maire  de  Mont- 
réal ^  »,  ainsi  que  MM.  D.-B.  Viger  et  L.-H.  Lafontaine  lui  ménagèrent 
un  chaleureux  accueil.  Un  mois  ne  s'était  pas  écoulé  depuis  la  venue 
de  M.  Desplaces  sur  les  bords  du  Saint-Laurent  que  déjà  fonctionnait 
un  comité  canadien  d'aide  à  Lamartine.  Comité  fort  imposant,  en 
vérité,  par  le  nombre  et  la  qualité  de  ceux  qui  daignèrent  patronner 
la  louable  initiative  sous  la  direction  de  l'honorable  P.-J.-O.  Chauveau, 
surintendant   de   l'Instruction  publique   dans   la   province   de   Québec. 

On  nous  saura  gré  de  reproduire  cette  liste  de  personnages  telle 

qu'elle  parut  alors  dans  un  journal  montréalais,  avec  ses  abréviations, 

ses  parenthèses,  ses  juxtapositions  de  titres  et  de  qualités  hétéroclites: 

Bernard,   Edm.   Avocat. 

Beaujeu,    (Hon.  Saveuse  De)    Membre  du  Conseil  Législatif. 

Berczey,  W.   Avocat. 

1  La  Patrie,  9  juillet  1856. 

2  M.  Desplaces  jouissait  évidemment  de  l'entière  confiance  de  M.  de  Lamartine 
qui  avait  osé  écrire  à  M.  de  Trobriand,  rédacteur  du  Courrier  des  Etats-Unis: 
«Desplaces  est  un  autre  moi-même»   (La  Patrie,  6  octobre  1856). 

3  Ibid. 


26  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Bibeau,   M.   Prés,   de  la   Société   Polytechnique. 

Bleury,  (Hon.  Sabrevois  De)  Avocat. 

Chauveau,  (Hon.  P.-J.-O.)  Surintendant  de  Tlnstruction  Publique,  ancien 
ministre. 

Cherrier,  C.-S.  Conseil  de  la  Reine. 

Coursol,  Chs.  Avocat. 

Daoust,  CHs.  Membre  de  l'Assemblée  Législative,  Président  de  l'Institut- 
Canadien. 

Day,   (Hon.  Juge  Ch.) 

Dessaulles,  L.-A.   Membre   du   Conseil  Législatif. 

Dorion,  A.-A.  Membre   de  l'Assemblée   Législative. 

Doutre,  Joseph,  Avocat. 

Dunkin,   Christ.,   Avocat. 

Drummond,    (L.-T.)    ancien   ministre. 

Hudon,  E.  Négociant. 

Hunt,  Th.   Sterry   Chimiste    de  la   Commission   Géologique   du   Canada. 

Labrèche-Viger,   Ls.   Avocat, 

Laflamme,  R.  Avocat. 

Lafrenaye,  P.-R.  Avocat. 

Lenoir,  Joiseph,  Avocat. 

Leslie,   (Hon.  J.)   ancien  ministre. 

Loranger,  T.-J.-J.  Memb.  de  l'Assemb.  Législat. 

McCord,  (Hon.  Juge  J.-S.) 

Mondelet,   (Hon.  Juge  Chs.). 

Papin,  J.  Membre  de  l'Assemblée  Législative. 

Papineau,  (Hon.  L.-J.)  ancien  Président  de  l'Assemblée  Législative  du  Bas- 
Canada. 

Papineau,   L.-J.-A.,   Avocat. 

Ramsay,  D.-S.  Maître-ès-arts. 

Ramsay,  T.-K.  Avocat. 

Rose,   John,   Conseil    de   la   Reine. 

Roy,  Adolphe,  Négociant. 

Roy,  Euclide,  Avocat. 

Sicotte,  (Hon.  L.-V.)  Prés,  de  l'Assemb.  Législ. 

Starnes,  Henry,  Maire   de  Montréal. 

Urquhart,    Alex.    Négociant. 

Viger,   (Bon.  D.-B.)    ancien  ministre. 

Viger,  (Le  commandeur,  J.)  * 

Ces  gens  qui  n'étaient  pas  tous  de  même  acabit  avaient  entre 
eux  un  trait  d'union:  leur  culte  des  lettres  françaises  et  leur  com- 
misération en  présence  de  l'extrême  nécessité  du  poète.  Tous  étaient 
acquis  à  M.  Desplaces,  propagandiste  bénévole  des  œuvres  lamar- 
tiniennes.  Tous  estimaient  que  les  Canadiens  cultivés  devaient  s'em- 
presser de  délier  leur  bourse  pour  assurer  la  plus  large  diffusion, 
même  en  Nouvelle-France,  au  Cours  familier  de  Littérature. 

4    La  Patrie,  24  octobre  1856. 


LAMARTINE   ET   L'INSTITUT    CANADIEN    DE   MONTRÉAL  27 

Ce  comité  était  susceptible  d'accroître  ses  effectifs.  Dans  le 
dessein  d'obtenir  des  adhésions  des  quatre  coins  du  Canada  français, 
il  fit  comme  tout  comité  qui  se  respecte:  il  rédigea  un  vibrant  mani- 
feste. À  le  lire  on  constate  que  la  pensée  lamartinienne  donne,  sur 
la  branche  canadienne,  un  fruit  d'arrière-saison.  Fruit  trop  hâtive- 
ment mûri,  hélas  !  et  voué  à  l'oubli,  voire  à  l'hostilité  et  au  mépris, 
en  raison  de  malheureuses  conjonctures. 

Ce  fruit  se  présentait  pourtant  sous  des  auspices  favorables.  Qu'on 
en  juge  par  le  manifeste  lui-même  dont  le  style  volontiers  périodique 
et  ampoulé  confère  à  plusieurs  de  ces  paragraphes  un  caractère  vieil- 
lot et  réhausse  le  morceau  d'une  patine  vénérable. 

APPEL    AU   CANADA   EN   FAVEUR    DE   LAMARTINE. 

Après  avoir  rempli  son  siècle  de  sa  gloire  liuéraire  et  de  ison  élo- 
quence; après  avoir  tenu  dans  ses  mains  les  destinées  de  sa  Patrie  et  de 
l'Europe,  Lamartine  se  voit  menacé,  sur  le  seuil  de  la  vieillesse,  par  la 
pauvreté. 

Avec  un  courage  digne  de  lui-même,  il  veut,  dit-il,  faire  tête  à  ses 
malheurs  par  le  travail. 

n  abandonne  la  politique  pour  se  réfugier  dans  les  lettres.  C'est 
exclusivement  comme  homme  de  lettres  qu'il  fait  appel  aux  sympathies 
du   Nouveau-Monde. 

Il  a  entrepris  au  commencement  de  cette  année  la  publication,  en  Fran- 
çais et  en  Anglais,  d'un  recueil  mensuel,  intitulé:  Cours  Familier  de 
Littérature. 

C'est  pour  cet  ouvrage  qu'il  demande  à  l'Amérique  l'hospitalité  intel- 
lectuelle, et  c'est  sur  lui  qu'il  compte  pour  rétablir  «a  fortune. 

Dans  une  lettre  adressée   à   l'un   de  nous,  il   s'exprime   ainsi: 

«  Je  vous  recommande,  aussi  vivement  que  j'en  suis  capable,  mon 
excellent  ami,  M.  J.-B.  Desplaces,  et  l'affaire  dont  il  a  bien  voulu  se  char- 
ger par  dévoûment  à  mes  malheurs.  Cette  affaire  contient  mon  salut  et 
celui  de  huit  cents  pauvres  paysans  compromis  dans  ma  ruine,  si  cette 
ruine  imméritée  venait  à  s'accomplir  faute  de  travail.  En  aidant  M.  Desplace 
c'est  moi  que  vous  sauvez.  » 

Le  Canada,  dont  une  partie  de  la  population  parle  la  langue  dans 
laquelle  Lamartine  a  écrit  tant  de  chefs-d'œuvre,  et  où  la  population  anglaise 
devient  de  plus  en  plus  familière  avec  l'idiome  français,  le  Canada  est  le 
pays,  où,  après  la  France,  ce  grand  écrivain  est  sûr  de  trouver  le  plus  de 
sympathie.  Aussi  l'opinion  publique  s'est-elle  émue,  et  tout  annonce 
qu'elle    répondra    chaleureusement    à    cet    appel  ^. 

Jusqu'ici  rien  à  reprendre:   ces  considérations  méritent  de  rallier 
tous  les  suffrages  non  seulement  des  Canadiens  français,  mais  aussi  des 

5    La  Patrie»  24  octobre  1856. 


28  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Anglo-Canadiens  ou  des  Américains.     Le  paragraphe  qui  suit  s'adresse 
particulièrement   aux  habitants   de   la  France   Nouvelle: 

Il  n'y  a  pas  à  s'en  étonner:  un  peuple  pieux  comme  le  nôtre  n'a  pas 
oublié  les  efforts  de  l'illustre  poète  pour  arrêter  son  siècle  sur  la  pente 
du  matérialisme;  il  se  souvient  que  Lamartine  a  puissamment  contribué 
au  retour  des  idées  religieuses,  en  entretenant  ses  contemporains  de  l'âme 
et   de  Dieu  ^. 

Ici  perce  le  bout  de  l'oreille.  L'auteur  du  manifeste  veut  miser 
sur  les  sentiments  religieux  du  peuple  canadien-français  pour  accroître 
la  collecte  de  M.  Desplaces.  Il  s'y  prend  d'excellente  façon.  Il  pos- 
sède autant  que  quiconque  le  credo  lamartinien.  Il  se  garde  bien, 
dans  ce  paragraphe,  de  mentionner  le  mot  catholicisme.  Il  préfère, 
en  habile  tacticien  qu'il  est,  retenir  l'attention  sur  l'aspect  le  plus 
sympathique  de  l'auteur  des  Méditations  et  des  Harmonies:  le  spiri- 
tualisme de  sa  poésie,  ses  fréquentes  envolées  vers  l'au-delà,  sa  soif 
du  mystère,  de  l'inaccessible  et  du  divin.  En  ce  sens,  il  est  juste 
d'affirmer  que  Lamartine  a  lutté  contre  le  matérialisme  de  son  époque 
et  qu'il  a  pu  contribuer  à  ramener  à  Dieu  certaines  âmes  encore 
égarées   dans  les  broussailles   du  voltairianisme   ou   de   l'athéisme. 

Non  content  de  pareilles  lettres  de  créance  données  ainsi,  en 
terre  canadienne,  au  déisme  lamartinien,  M.  Desplaces,  désireux  de 
conduire  l'entreprise  tambour  battant,  pria  le  rédacteur  de  la  Patrie 
d'annexer  au  manifeste  quelques  notes  explicatives  sur  l'esprit  du 
Cours  familier  de  Littérature,  N'allons  pas  croire  qu'il  cédera  ici  à 
la  tentation  de  plastronner  d'une  façon  difficilement  supportable  pour 
des  Canadiens.  Si  d'autres  n'ont  pas  su  toujours  éviter  ce  traque- 
nard, lui  prendra  ses  précautions  pour  ne  pas  s'y  laisser  choir.  Il 
apostille  le  manifeste  tout  simplement  .  .  .  sans  renoncer  au  plaisir 
.de  le  développer  un  tantinet.  Mais  il  s'imagine  qu'il  reste  ainsi, 
depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin  de  ses  commentaires,  dans 
le  droit  fil  de  la  pensée  et  des  sentiments  du  Canada  français.  Ecoutons- 
le  discourir;  voyons-le  s'approcher  insensiblement  du  point  vif  du 
débat: 

Ce  Cours  Familier  de  Liuérature,  écrit  par  Lamartine  seul,  est,  comme 
je  l'ai  dit  ailleurs,  l'évocation,  par  un  homme  de  Génie,  des  grandes  intel- 
ligences qui  ont  éclairé  le  monde. 

C'est  l'essence  des  études,  des  méditations  et   des  jugements   de  toute 

6     Ibid. 


LAMARTINE   ET    L'INSTITUT    CANADIEN    DE   MONTREAL  29 

la    vie    de    Lamartine:    Son    œuvre    embrassera    tous    les   temps    et   tous    les 
peuples. 

Dans  un  pays  comme  le  Canada,  jaloux  de  conserver  intacts  ses  prin- 
cipes religieux  et  la  pureté  des  mœurs,  le  Cours  Familier  de  Littérature 
se  place  naturellement  sous  le  patronage  des  mères  de  famille.  Le  lan- 
gage de  Lamartine  est  aussi  chaste  que  son  style  est  beau.  Il  n'alarme 
jamais  l'innocence.  Non  seulement  il  parle  des  choses  sacrées  avec  le 
respect  qui  leur  est  dû,  mais  il  l'inspire.  Il  enveloppe  le  lecteur  d'une 
atmosphère   bienfaisante    qui   élève   l'âme   et   la   fortifie  ^. 

S'il  ne  s'était  arrêté  dans  cette  voie,  M.  Desplaces  aurait  fini  par 
prendre  figure  de  bon  apôtre.  Ce  Cours  familier  est  vraiment  l'essence 
des  méditations  de  toute  la  vie  de  Lamartine  ?  On  comprend  alors 
que  quelques-uns  de  nos  arrière-grands-pères  aient  accueilli  le  futur 
ouvrage  sous  bénéfice  d'inventaire.  Même  dans  le  Canada  français 
de  1856,  il  s'en  trouvait  quelques-uns  qui  n'ignoraient  pas  les  deux 
manières  de  Lamartine:  la  première  manière  où  le  poète  arbore  le 
drapeau  d'un  spiritualisme  religieux  qui  conte  fleurette  au  patriotisme, 
au  traditionalisme  et  au  catholicisme;  la  seconde  manière  oii  le  grand 
homme,  accablé  sous  les  coups  de  maintes  infortunes,  laisse  s'évaporer 
les  croyances  de  sa  jeunesse  et  de  son  adolescence  pour  en  arriver 
à  se  faire  une  âme  musulmane  et  à  écrire,  sans  sourciller,  que  «  la  voix 
du  muezzin,  voix  vivante,  animée,  qui  sait  ce  qu'elle  dit  et  ce  qu'elle 
chante,  est  bien  supérieure  à  la  voix  stupide  et  sans  conscience  de 
la  cloche  de  nos  cathédrales  ».  Même  en  1856,  quelques-uns  de  ces 
liseurs  avertis  —  qui  ne  se  souciaient  pas  des  règles  de  VIndex  comme 
d'un  fétu  —  s'étaient  rendus  compte  que  plusieurs  fragments  de  l'œuvre 
lamartinienne  ne  constituaient  pas  des  pages  de  tout  repos  pour  les 
jeunes  filles.  Ils  se  demandaient  sans  doute  en  quoi  certains  épisodes 
et  certaines  conclusions  de  Graziella  «  fortifient  »  l'âme.  Aussi  bien 
ne  se  résignaient-ils  pas  à  placer,  par  ignorance  ou  par  snobisme, 
«  sous  le  patronage  des  mères  de  familles  »  le  Cours  familier  qui 
venait  de  paraître  en  France.  Ils  y  flairaient  un  danger  possible. 
A  M.  Desplaces  ils  refusaient  de  donner  un  blanc-seing  dont  ils  eussent 
pu  ultérieurement  se  repentir.  Bref,  ils  ne  se  laissèrent  pas  esbroufer 
par  cette  manœuvre. 

Il  y  avait  quelque  toérite  à  faire  machine  arrière  alors  que, 
depuis   1848,  Lamartine  était   devenu  la  coqueluche   des  salons   cana- 

7    La  Patrie,  24  octobre   1856. 


30  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

diens.  Ce  comité  montréalais  arrivait  donc  au  moment  psycholo- 
gique. Au  diapason  de  cet  état  d'esprit,  l'un  des  quotidiens  de  Mont- 
réal avivait  la  curiosité  de  l'élite  en  substituant  à  son  feuilleton  habi- 
tuel, pendant  quelques  jours,  la  publication  d'une  notice  biographique 
sur  M.  de  Lamartine  ^. 

En  octobre  1856,  la  ferveur  lamartinienne  au  Canada  français 
allait  crescendo.  Elle  connut  son  apogée  à  la  fin  du  mois,  en  raison 
du  zèle  intempestif  d'un  certain  Emile  Chevalier,  Français  de  France, 
mais  Montréalais  d'adoption,  homme  de  lettres,  journaliste  combattif, 
mieux  pourvu  d'enthousiasme  que  de  bon  sens.  Romantique  effréné, 
il  fit  un  pas  de  clerc,  alors  que  M.  Desplaces  et  l'auteur  du  manifeste 
ne  s'étaient  pas  trop  départis  des  règles  de  la  prudence  à  l'égard  des 
sentiments  religieux  du  Canada  français. 

Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  que  le  Jocelyn  de  Lamartine 
ne  constitue  pas  précisément  le  bréviaire  de  la  morale  et  de  l'ortho- 
doxie, même  s'il  illustre  à  merveille  l'amour  romantique:  l'ou\Tage 
appelle  des  réserves  manifestes.  Loin  de  prendre  là-dessus  d'élémen- 
taires précautions,  Emile  Chevalier  lança  bel  et  bien  sur  le  comité 
montréalais  d'aide  à  Lamartine  le  pavé  de  l'ours;  à  son  sentiment, 
Jocelyn  était  un  livre  digne  d'éloges  dithyrambiques  puisque  c'était 
«  l'espérance  qui  dissipe  les  ténèbres  du  cœur  »  !  C'était  aussi  «  l'amour, 
voyez-vous,  l'amour  pur  qui  nous  embrase  aux  rayons  de  son  soleil  ^  »  ! 
Même  en  1856,  le  papier  canadien  souffrait  tout. 

Ce  beau  raisonnement,  qui  ne  valait  pas  les  quatre  fers  d'un 
chien,  devait  sous  peu  donner  de  la  tablature  aux  fervents  amis 
canadiens   de  Lamartine. 

La  première  riposte  —  assez  maladroite,  il  est  vrai  —  ne  tarda 
pas  à  se  produire.  Exactement  trois  jours  plus  tard,  c'est-à-dire  le 
3  novembre  1856,  le  quotidien  montréalais,  qui  avait  élevé  Lamartine 
sur  le  pavois,  se  voyait  contraint  d'offrir  l'hospitalité  de  ses  colonnes 
à  des  propos  aigre-doux  sur  l'idole.  Une  lettre  adressée  à  M.  Emile 
Chevalier  était  ainsi  conçue: 
Monsieur, 

Nous  avons  lu  avec  intérêt  le  premier  article  que  vous  avez  écrit  au 
sujet    de    Lamartine;    nous   lirons    les    autres    avec    autant    de    plaisir    sans 

8  La  Patrie,  27  octobre  1856. 

9  La  Patrie,  31  octobre  1856. 


LAMARTINE   ET   L'INSTITUT    CANADIEN   DE   MONTREAL  31 

doute;  mais  nous  ne  pouvons  vous  accorder,  comme  vous  l'affirmez,  que 
Lamartine  isoit  vraiment  religieux,  qu'il  ait  ces  sentiments  que  vous  lui 
attribuez.  Lamartine  est,  sans  doute,  un  grand  poète  et  un  grand  littéra- 
teur; cependant,  le  rôle  qu'il  a  joué  dans  la  révolution  française  de  1848, 
la  plupart  de  ses  écrits  eux-mêmes,  plaident  un  peu  bien  fort  contre 
les  vertus  dont  vous  l'ornez  à  plaisir.  Nous  ne  voulons  pas,  monsieur, 
vous  imposer  notre  opinion  sur  M.  de  Lamartine;  mais  nous  espérons, 
par  cet  avertissement,  vous  mettre  en  garde  contre  des  impressions  légè- 
rement fausses  ^^. 

Critique  irrecevable  assurément  !  Elle  semble  bien  émaner  d'une 
plume  royaliste  qui  n'a  jamais  pactisé  avec  la  révolution  de  1848. 
Comme  si  la  politique  devait  s'immiscer  dans  la  littérature  !  Pas  plus 
en  1856  qu'en  1940  ou  en  1950,  elle  ne  doit  servir  de  guide  aux  esthètes 
en  quête  de  chefs-d'œuvre.  Critique  trop  timide,  en  vérité;  loin  d'atta- 
quer de  front  l'adversaire,  elle  étale  involontairement  son  ignorance 
et  prête  le  flanc  à  une  mise  au  point  qui  s'impose  et  que  M.  Emile 
Chevalier  ne  manquera  pas  de  faire  avec  force  preuves  à  l'appui. 

Que  le  catholicisme  de  Lamartine  soit  sujet  à  caution,  nul  n'en 
disconviendra:  qu'il  ait  fini  par  se  volatiliser  sous  l'influence  grandis- 
sante de  l'islamisme,  après  le  voyage  en  Orient,  beaucoup  de  critiques 
l'admettent;  mais  que  le  poète  soit  vraiment  religieux,  c'est  l'évidence 
même.  A  son  déclin  surtout,  le  poète  semblera  identifier  religion 
et  déisme.  Paysagiste-né,  il  contemple  dans  la  création,  par  delà  les 
beautés  évanescentes  des  êtres  et  des  choses,  la  gloire  du  Créateur, 
A  ceux  qui  lui  reprochent  de  n'y  pas  voir  le  Christ,  il  faut  dire, 
avec  un  critique  pourtant  hostile  au  romantisme  en  général  et  à 
Lamartine  en  particulier:  «  Prise  en  elle-même,  la  nature  n'est  que 
religieuse,  elle  n'est  que  déiste,  elle  n'est  pas  encore  chrétienne;  à 
toute  âme  droite  elle  atteste  Dieu;  à  personne  elle  n'atteste  directe- 
ment Jésus-Christ  ^^.  » 

Aussi  bien  Emile  Chevalier  prend-il  avec  agilité  la  balle  qu'on 
lui  lance  pour  la  renvoyer  prestement  à  son  contradicteur  dépourvu 
d'esprit  critique.  Il  lui  pose  des  questions  pertinentes.  Ce  quidam 
a-t-il  seulement  lu  Lamartine  ?  Si  tel  est  le  cas,  pourrait-il  monter 
en  épingle  le  passage  incriminé  ?  Puis  vient  un  beau  mouvement 
oratoire  dont  nos  pères,  impénitents  rhétoriciens,  ont  dû  se  délecter: 

1^    La  Patrie,  3  novembre  1856. 

11     G.  LoNGHAYE,  s.j.,  Dix-neuvième  siècle,  p.  378. 


32  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Pas  religieux,  lui  !  mais  il  n'est  pas  tombé  de  sa  plume  un  seul 
vers,  —  dis-je  ?  un  seul  mot,  —  en  faveur  de  l'irréligion.  Il  l'a  com- 
battue et  il  la  combat,  sachez-le,  par  principe  et  conviction.  La  religion  ! 
mais  elle  est  innée  chez  M.  de  Lamartine  !  mais  c'est  son  âme,  sa  poésie, 
son  souffle.  Ôtez  à  Lamartine  ses  instincts,  ses  croyances  religieuses, 
et  il  n'est  plus  rien  ^2. 

Et  M.  Chevalier  d'illustrer  immédiatement  cette  thèse  avec  deux 
morceaux  bien  choisis:  U Hymne  de  V enfant  à  son  réveil  (O  père 
qu'adore  mon  père  !  Toi  qu'on  ne  nomme  qu'à  genoux  !)  ainsi  qu'un 
autre  passage  célèbre  sur  les  âmes  méditatives  «  que  la  solitude  et  la 
contemplation  élèvent  invinciblement  vers  les  idées  infinies,  c'est-à- 
dire  vers  la  religion  ». 

Bref  l'inexpérience  de  son  adversaire  avait  fourni  à  M.  Chevalier 
l'occasion  d'emboucher  de  nouveau  le  buccin  en  l'honneur  de  son 
dieu.     Mais  attendons  la  fin. 

Quelqu'un  se  chargea  bientôt  de  river  son  clou  à  M.  Chevalier. 
Il  se  cache  sous  le  voile  d'un  pseudonyme  banal  et  c'est  dommage: 
on  aimerait  connaître  le  nom  véritable  de  celui  qui  est  digne  de 
croiser  le  fer  avec  Emile  Chevalier.  Le  premier,  en  l'occurrence, 
il  met  le  doigt  sur  l'apostume.  Le  premier,  il  établit  une  opportune 
distinction  entre  la  religion  et  le  catholicisme  de  Lamartime.  Loin 
d'obéir  au  doigt  et  à  l'œil  aux  consignes  camouflées  d'Emile  Chevalier, 
le  critique  canadien  exorcise  les  mélodieuses  incantations  du  propa- 
gandiste plus  frotté  de  littérature  que  de  philosophie.  Voici  les 
principaux  passages  de  cette  maîtresse  pièce  qui,  tout  en  péchant  par 
un  excès  de  sévérité,  met  certains  points  sur  certains   «  i  ». 

Il  est  évident  qu'il  y  a  méprise  dans  le  public  catholique  au  sujet 
de  Lamartine  et  de  ses  œuvres  .  .  . 

On  veut  à  tout  force  et  sur  tous  les  tons  que  Lamartine  soit  religieux; 
et  dans  un  pays  comme  le  nôtre,  nous  dit-on,  par  compliment,  Lamartine, 
à  ce  titre  large,  doit  trouver  chez  les  Canadiens  sympathie  entière.  Sa 
religion,  comme  ses  infartunes  doivent  également  nous  constituer  ses 
amis  dévoués.  Halte  là  !  Messieurs  ses  admirateurs  quand  même.  Passe 
pour  les  infortunes;  elles  méritent  tout  ce  que  vous  demandez;  et  nous 
nous  joignons  bien  cordialement  à  tous  vos  nobles  sentiments  sur  ce 
point..  Le  génie  dans  le  malheur  se  recommande  par  lui-même,  comme 
don  de  Dieu,  à  toute  âme  bien  née.  Mais  il  faut  en  rester  là  avec 
Lamartine.  Autre  chase  est  le  génie,  autre  chose  l'usage  qu'on  en  fait. 
L'un    vient    de    Dieu,    il    est    toujours    bon:    l'autre    est    de    l'homme,    et 

12    La  Patrie,  3  novembre  1856. 


LAMARTINE   ET    L'INSTITUT    CANADIEN   DE   MONTRÉAL  33 

participe  à  isa  nature  faible  et  faillible.  Le  vrai  et  le  plus  grand  malheur 
de  Lamartine  vient  de  ce  que  cette  belle  intelligence  a  perdu,  ou  n'a 
jamais  eu,  comme  tant  d'autres  beaux  esprits  parmi  ses  compatriotes,  la 
foi   de   ses  pères   et   des  nôtres:    la  foi   catholique. 

Jocelyn,  la  Chute  <Fun  Ange,  le  Voyage  en  Orient,  sont  des  preuves 
péremptoires  des  idées  étrangement  religieuses  de  Lamartine.  Impossible 
à  un  catholique  éclairé  d'y  trouver  l'orthodoxie  de  sa  foi.  Il  y  a  donc 
pour  le  moins  à  s'étonner  de  la  confiance  et  de  l'aplomb  avec  lesquels 
on  vient  exalter  ici  ces  œuvres,  condamnées,  du  reste,  par  l'Eglise: 
tribunal   sans  réplique   pour  tout   vrai   catholique. 

Tout  ce  que  vous  admirez  dans  le  grand  poète  constitue,  surtout  pour 
la  jeunesse  ou  les  personnes  non  assez  instruites,  un  danger  très  grave. 
La  vérité  catholique  s'y  efface  sous  le  clinquant  des  expressions,  on  s'y 
perd  dans  le  vide,  on  s'y  embrouille  dans  le  sentimentalisme.  L'hymne 
de  l'enfant  à  son  réveil,  pièce  charmante  sans  doute,  n'est  pas  exemple 
de  ce  vague,  de  ce  vide  qui  ne  définit  rien  de  précis  en  fait  de  religion. 
Un  enfant  musulman  comme  un  enfant  catholique  pourraient  également 
faire    cette    prière  ... 

Donc,  en  résumé,  que  le  talent  de  Lamartine  reste  ce  qu'il  est;  que 
son  infortune  soit  reconnue  et  soulagée,  nulle  contradiction  à  cet  égard. 
Quand  à  sa  religion  instinctive,  poétique,  illuminée,  c'est  en  Canada  que 
le  beau  génie  de  cet  homme  doit  trouver  des  vœux  et  des  prières  pour  que 
ce  génie  brille  de  tout  l'éclat  de  sa  véritable  lumière  i^. 

Même  s'il  s'est  ainsi  rendu  coupable  de  forfaiture  envers  la 
gent  lamartinienne  qui  n'admettait  pas  qu'on  pût  signaler  avec  désin- 
volture les  lacunes  de  son  modèle,  le  critique  canadien  loge  ici  à 
bonne  enseigne.  Plus  fin  que  lui  n'est  pas  bête.  Il  dissipe  l'équivoque 
en  vertu  de  laquelle  Emile  Chevalier  et  ses  semblables  conviaient 
effrontément  les  Canadiens  français  à  servir  les  intérêts  du  catho- 
licisme par  la  diffusion  de  la  prose  de  Lamartine.  S'il  n'y  avait 
pas  entre  ces  deux  choses  antinomie,  il  n'y  avait  pas  non  plus  identité. 
Désormais  on  le  saurait  à  Québec  comme  à  Montréal. 

Une  hirondelle  ne  fait  pas  le  printemps:  un  article  de  journal 
ne  suffisait  pas,  surtout  en  1856,  à  enrayer  un  mouvement  d'opinions 
et  de  sentiments  en  faveur  d'un  illustre  poète  indigent.  Le  comité 
montréalais  d'aide  à  Lamartine  déploya  bientôt  une  remarquable 
activité. 

Fondé  en  1844,  muni  d'une  charte  civile  en  1852,  l'Institut  Cana- 
dien   n'était    pas    encore    devenu,    en    1856,    le    point    de    polarisation 
des  efforts  anticléricaux  ou  anticatholiques  dans  la  métropole:  l'intér- 
im   La  Patrie,  12  novembre  1856. 


34  REVUE   DE    L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

vention    de    M^'    Bourget    date    de    1868;    l'affaire    Guibord    éclate    en 

1869. 

Mais,  dès  cette  époque,  au  sein  de  ce  cercle  littéraire  et  philo- 
sophique, s'effectuaient  des  compromissions  hardies  et  s'étalaient  d'in- 
quiétantes promiscuités.  Libres  penseurs  et  esprits  forts  s'y  trouvaient 
à  leur  aise.  Déjà  se  multipliaient  sous  le  manteau  les  concessions  aux 
turlutaines  gallicanes  et  voltairiennes.  Quiconque  prenait  le  contre- 
pied  d'une  thèse  catholique  ou  d'idées  préconisées  dans  les  milieux 
catholiques  avait  l'assurance  d'obtenir  bon  accueil  à  l'Institut.  L'op- 
portune mise  au  point  du  12  novembre  1856  portait  la  signature  que 
voici:  un  Canadien  français  catholique.  Indication  suffisamment 
claire  !  L'Institut  Canadien  de  Montréal  se  devait  de  faire  entendre  un 
autre  son  de  cloche;  il  ne  faillit  pas  à  la  mission  dont  déjà  l'avaient 
investi  certaines  têtes  chaudes  exerçant  chez  lui  des  fonctions  spéciales. 

Dans  la  soirée  du  19  novembre  1856,  quatorze  signataires  de 
l'appel  au  public  montréalais,  en  faveur  de  Lamartine,  se  réunirent 
dans  une  des  salles  de  l'Institut  Canadien:  MM.  C.-S.  Cherrier,  A.-A. 
Dorion,  L.-A.  Dessaulles,  Chs  Daoust,  E.  Hudon,  T.-K.  Ramsay,  C. 
Roy,  L.  Labrèche-Viger,  E.  Ouellet,  R.  Laflamme,  M.  Bibaud,  M. 
Marchand,  E.   Roy,  H.-E.  Chevalier  ^^. 

Cette  petite  liste  renferme,  comme  on  l'a  déjà  constaté,  les  noms 
de  certains  polémistes,  qui,  plus  tard,  feront  parler  d'eux.  Encore 
une  douzaine  d'années  et  ils  mettront  flamberge  au  vent  afin  de 
défendre  les  positions  de  l'authentique  libéralisme  doctrinaire.  Pour 
le  moment,  ils  entourent  Emile  Chevalier  et  endossent,  par  leur  pré- 
sence, ses  remarques  inconsidérées. 

Au  cours  de  la  réunion,  M.  Dorion  proposa  la  constitution  d'un 
comité  chargé  d'obtenir  le  plus  de  souscripteurs  au  Cours  familier  de 
Littérature  de  M.  de  Lamartine.  À  un  siècle  —  ou  peu  s'en  faut  — 
de  distance,  il  est  intéressant  de  connaître  le  nom  des  laïcs  qui,  dans 
le  Montréal  antérieur  à  la  Confédération,  résolurent  de  faire  la  quête, 
si  l'on  peut  dire,  pour  accroître  de  quelques  sous  canadiens  les 
dollars  américains  et  les  francs  français  que  les  amis  de  Lamartine 
se  flattaient  d'obtenir  sans  délai.  Liste  hétéroclite,  elle  aussi,  dres- 
sée sans  ordre  hiérarchique;   plusieurs  Anglo-Saxons   viennent  grossir 

14    La  Patrie,  21  novembre  1856. 


LAMARTINE   ET    L'INSTITUT   CANADIEN    DE   MONTREAL  35 

les  rangs  des  admirateurs  du  chantre  de  Milly:  MM.  Hudon,  Ch.-D. 
Roy,  Rouer  Roy,  Louis  Marchand,  R.  Laflamme,  L.-A.  Dessaulles, 
E.  Masson,  L.  Labrèche-Viger,  T.-K.  Ramsay,  C.  Dunkin,  D.  Kinnear, 
B.  Chamberlin,  Wm.  Bristow,  Jos.  Doutre,  C.  Daoust,  C.  Laberge, 
D.  S.  Ramsay,  H.  Stuart,  L.  Renaud,  H.  Starnes,  L.-H.  Holton,  E.  G. 
Penney,  R.  Wily,  Chs.  Garth,  A.  N.  Rennie,  D^  Pehier,  D^  Boyer, 
D.-E.  Papineau,  Euclide  Roy,  E.  Chevalier,  D'  Coderre,  D"^  Jones, 
D^  McDonald,  H.  Chapman,  H.  Hunt  ^^ 

Sous  le  manteau  de  la  littérature,  l'Institut  Canadien  dissimu- 
lait mal  des  préoccupations  étranges.  Il  annonça  une  série  de  confé- 
rences sur  Lamartine.  Pardon  !  On  disait  alors  non  pas  conférence, 
mais  bien  lecture.  Affreux  anglicisme  que  les  gens  cultivés  ont  depuis 
banni  de  leur  conversation  et  de  leurs  écrits. 

Porte-parole  de  Lamartine  et  de  ses  amis,  M.  Desplaces  lui- 
même  prononça,  vers  la  fin  de  novembre  1856,  une  conférence  sur  le 
poète.  Il  n'ignorait  pas  le  secret  de  flatter  son  auditoire  mixte  et  de 
tirer  parti  de  toutes  les  situations.  Il  eut  un  mot  aimable  pour  madame 
de  Lamartine.  Quel  en  était  le  motif  ?  Un  journaliste  d'alors  nous 
l'apprend:  «  Quand  M.  Desplaces  vint  à  parler  de  madame  de  Lamar- 
tine qui  est  anglaise,  il  doit,  pensons-nous,  avoir  singulièrement  flatté 
les  dames  ses  compatriotes  qui  assistaient  en  grand  nombre  à  la 
lecture  ^^.  » 

D'une  pierre,  l'habile  conférencier  avait  fait  deux  coups:  louanger 
madame  de  Lamartine,  autrefois  mademoiselle  Birch,  anglaise  authen- 
tique, c'était  s'attirer  les  bonnes  grâces  des  dames  ...  et  des  Anglo- 
Canadiens,  membres  du  comité  montréalais.  Comme  il  ne  voulait 
pas  être  en  reste  de  politesse  à  l'égard  de  qui  que  ce  soit,  il  s'empressa 
d'ajouter  que,  à  son  sentiment,  madame  de  Lamartine  était  «  la 
plus  haute  expression  de  la  femme  chrétienne  ^^  ».  Que  madame  de 
Lamartine  ait  été  une  bonne  chrétienne,  nous  n'avons  aucune  raison 
de  ne  pas  le  croire.  Mais  dire  qu'elle  était  la  plus  haute  expression 
de  la  femme  chrétienne  ?  Consigner  cela  noir  sur  blanc  sans  susciter 
quelques  remous  même  chez  les  anticléricaux  de  l'Institut  ?     On  peut 

1»    La  Patrie,   21   novembre   1856. 

16  La  Patrie,  1*""  décembre   1856. 

17  Ibid, 


36  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

ainsi  mesurer  l'étendue  et  la  profondeur  du  snobisme  et  de  la  badau- 
derie  qui  sévissaient  alors  dans  certains  cercles  littéraires  de  la 
métropole. 

Après  M.  Desplaces,  ce  fut  M.  Dessaulles,  le  fameux  M.  Dessaulles, 
qui  fit  une  lecture  sur  le  même  sujet.  Ici  un  bon  mot  —  tout  à  fait 
inconscient  —  du  journaliste  qui,  le  lendemain,  rédigea  le  compte 
rendu  de  la  réunion.  M.  Dessaulles  parla  devant  une  salle  pleine  à 
craquer.  Le  journaliste  probablement  imberbe  voulait  dire  que  la 
salle  était  littéralement  comble.  Au  lieu  d'employer  cette  expression 
courante,  il  écrivait  avec  une  parfaite  assurance:  «  La  salle  était  lit- 
téralement encombrée  ^^.  »  Faut-il  conclure  que  les  spectateurs,  voire 
le   conférencier,   étaient   encombrants  ? 

On  sait  de  quel  bois  se  chauffait  M.  Dessaulles.  Pas  n'est  besoin 
d'être  devin  pour  connaître  le  sens  et  la  portée  de  cette  lecture. 
Puis  ce  fut  le  tour  d'un  M.  Marie,  ancien  rédacteur  du  Constitutionnel, 
de  célébrer  les  mérites  de  Lamartine.  Si  l'on  en  croit  le  même  jour- 
naliste, M.  Marie  «  enleva,  transporta  »  les  auditeurs  et  fut  «  applaudi 
à  outrance  ^^».  Mais  j'allais  oublier  le  qualificatif  que  le  pauvre 
homme  réserve  au  conférencier:  savant  lectureur  !  A  n'en  pas  douter, 
l'anglicisme  ne  s'est  pas  implanté  hier  seulement  au  Canada  français. 

Ainsi,  vers  la  fin  de  l'année  1856,  les  conférences  sur  Lamartine 
viennent  de  plusieurs  points  de  l'horizon  montréalais.  Les  fêtes 
de  la  Noël  et  du  Jour  de  l'An  suppriment  momentanément  cette 
quasi-incontinence  de  plume  et  de  salive.  Toutefois,  le  silence  qui 
suit  n'équivaut  nullement,  de  la  part  du  camp  adverse,  à  un  acquies- 
cement ou  à  un  accommodement.  L'année  1857  réservait  là-dessus 
des   surprises   aux   directeurs   de   l'Institut. 

.  Afin  d'obtenir  du  public  montréalais  un  changement  d'optique 
sur  la  physionomie  morale  et  religieuse  de  Lamartine,  le  Canadien 
français  catholique  résolut  de  mettre  de  nouveau  la  main  à  la  plume. 
Cette  fois  néanmoins,  il  n'entra  pas  seul  en  lice:  son  compagnon 
d'armes,  écrivain  de  race,  n'était  autre  qu'Eugène  Veuillot. 

Cette  façon  unilatérale  d'attribuer  à  Lamartine  tous  les  mérites, 
tous  les  éloges,  sans  les  tempérer  d'un  soupçon  de  prudente  réserve, 

18  La  Patrie,  V  décembre  1856. 

19  La  Patrie,  3  décembre  1856. 


LAMARTINE    ET    L'INSTITUT    CANADIEN    DE    MONTREAL  37 

ce  battage  de  grosse  caisse  horripilait  le  Canadien  français  catholique. 
En  outre,  il  pestait  contre  nos  journaux  alors  amorphes  et  atones, 
du  point  de  vue  littéraire,  et  trop  souvent  incapables  de  barrer  la 
route  au  mal  surtout  quand  il  se  dissimulait  sous  des  dehors  esthé- 
tiques. «  Tous  nos  journaux  français,  écrit-il  mélancoliquement,  même 
les  meilleures  sont  avant  tout  politiques.  C'est  un  sujet  désolant 
de  voir  comme  l'erreur  circule  parmi  nous,  en  tout  genre,  sans  que 
nulle  digue  ne  la  contienne,  sans  que  nul  obstacle  ne  la  détourne  ^^.  » 

Force  était  donc  au  Canadien  français  catholique  de  1856,  d'aller 
chercher  en  France  ce  qu'il  ne  parvenait  pas  à  découvrir  au  Canada. 
Il  eut  la  main  heureuse  au  début  de  l'année  1857. 

Fervent  de  V Univers,  grand  journal  de  Louis  Veuillot,  le  critique 
canadien  lut,  dans  l'édition  du  3  janvier  1857,  des  paragraphes  qui 
lui  allaient  comme  un  gant.  Cette  prose  virile  et  caustique  avait 
pour  auteur  Eugène  Veuillot.  Elle  étrillait  de  la  belle  manière  les 
trop  zélés  propagandistes  canadiens  en  quête  de  gros  sous  et  hostiles 
aux  distinctions  opportunes.  Elle  méritait  donc  une  reproduction 
dans  le  journal  montréalais  qui,  depuis  plusieurs  mois,  encensait 
Lamartine  et  ses  disciples.  Il  semble  bien  que  le  rédacteur  en  chef 
ne  se  fit  pas  trop  tirer  l'oreille  pour  montrer  aux  abonnés  le  revers 
de  la  médaille.  En  février  1857,  ceux-ci  purent  lire  dans  leur  journal 
un  long  article  ou  l'humour,  le  persiflage,  le  sarcasme  et  le  bon  sens 
se  prêtaient  un  mutuel  concours  pour  le  plus  grand  dam  de  M. 
Desplaces  et  de  ses  amis. 

Depuis  six  mois,  M.  de  Lamartine  a  entrepris,  en  Amérique,  une 
campagne;  qui  paraît  devoir  être  fort  avantageuse  à  se&  finances.  On  quête 
pour  lui  au  Brésil,  au  Canada,  aux  Etats-Unis.  Le  grand  poète  a  expédié 
vers  le  Nouveau-Mgnde  un  de  ses  admirateurs  M.  Desplaces,  lequel  a 
réussi  à  former  un  comité  composé  des  plus  grands  noms  politiques 
et  littéraires  des  Etats-Unis.  Ces  messieurs  ont  été  extrêmement  flattés 
de  recevoir  de  Paris  des  billets  pathétiques,  où  M,  de  Lamartine  leur 
parle  de  son  coeur  qui  saigne,  de  ses  entrailles  qui  s'arrachent  de  sa 
poitrine  brisée,  de  son  sein  meurtri,  et  autres  métaphores.  On  a  fait 
aussitôt  un  appel  éloquent  au  peuple  américain,  pour  le  presser  de  secou- 
rir la  grande  infortune,  lui  offrant  en  échange  le  Cours  Familier  de 
littérature, 

20    La  Patrie,  4  février  1857. 


38  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Évidemment,    Eugène    Veuillot    était    en    verve    ce    jour-là  î      Un 

peu  plus  et  on  aurait  pu  le  soupçonner  d'attifer  ses  propos.     Lui  non 

plus  ne  déteste  pas  les  métaphores,  puisqu'il  les  monte  en  épingle. 

Tant  que  la  souscription  ne  sortait  pas  des  limites  des  Etats-Unis, 
nous  n'avions  rien  à  en  dire,  et  nous  étions  charmés,  au  contraire,  que 
les  Américains,  qui  sont  riches,  vinssent  apporter  leurs  dollars  au  bureau 
d'x4pollon.  Mais  voilà  que  l'on  se  prépare  à  traire  aussi  l'Amérique  du 
sud  et  le  Canada.  Le  diligent  M.  Desplaces  est  aujourd'hui  à  Montréal, 
organisant  un  comité  pour  débiter  le  Cours  Familier  de  Littérature.  Ce 
Comité  a  fait  un  appel  au  peuple. 

«  Les  Américains  qui  sont  riches  »  :  déjà  l'expression  a  cours  en 
France.  Notons  au  passage  un  aveu  intéressé  que  les  arrière-petits- 
neveux  de  Veuillot  devaient  répéter  dans  des  conjonctures  plus 
tragiques. 

Bref,  Eugène  Veuillot  jusqu'ici  approuve  le  projet  d'une  sous- 
cription pour  venir  en  aide  à  Lamartine.  Mais  il  le  fait  avec  mau- 
vaise grâce  et  comme  à  regret.  Quelques-uns  de  ses  mots  dépassent 
sa  pensée:  traire  l'Amérique  et  le  Canada  est  une  expressive  figure 
de  style  qui  a  toutefois  le  défaut  de  ne  correspondre  en  rien  à  la 
réalité.     Surtout  la  charité  en  subit  un  accroc. 

Cet  appel,  reproduit  par  tous  les  journaux,  est  signé  des  chefs  du 
parti  rouge  et  socialiste  du  Canada.  Rien  de  mieux.  Mais  nous  y  voyons 
aussi  figurer  les  noms  les  plus  considérables  du  parti  français  catholique, 
et  nous  en  sommes  surpris.  Venir  vanter  les  sentiments  religieux  du 
poète,  et  exalter  le  bien  que  ses  écrits  ont  fait  à  la  France,  c'est  se 
montrer  un  peu  trop  en  retard  sur  l'histoire.  Les  Canadiens  sont  encore 
sous  l'impression  des  Méditations  et  des  Harmonies  poétiques;  mais, 
depuis  lors,  il  y  a  eu  la  Chute  d'un  Ange,  les  Girondins  et  le  reste;  il  y 
a  eu  la  Glorification  de  Robespierre,  les  Confidences  intimes,  oiî  le  maté- 
rialisme nous  a  semblé  plus  cultivé  que  le  spiritualisme;  il  y  a  eu  les 
Romans,  dont  une  mère  fera  bien  de  ne  pas  permettre  la  lecture  à  sa 
fille.  En  honorant  de  leur  patronage  les  œuvres  de  M.  de  Lamartine, 
les  Canadiens  catholiques  nous  semblent  donc  trop  prouver  qu'ils  ne 
les   ont   pas   lus,   et   ils   nous   pardonneront    d'avoir   cherché   à   les   éclairer. 

Ici    Veuillot    restitue    aux   valeurs    lamartiniennes    une    hiérarchie 

juste.     Quel  avertissement  donné  aux  catholiques  du  Canada  français  ! 

Avec    tact,   le   polémiste    conseille    aux    cousins    d'outre-Atlantique    de 

ne  pas  se  laisser  berner,  de  ne  pas  entonner  le  magnificat  à  matines 

en    proclamant   uniquement   les   vertus    et   les    qualités    de   Lamartine 

de    la    première    manière,    quand    c'est    le    Lamartine    de    la    seconde 

manière,  le  Lamartine  en  rupture  de  ban  avec  les  religions  positives 


LAMARTINE   ET    L'INSTITUT    CANADIEN    DE   MONTREAL  39 

et  les  dogmes,  qui  retient  alors,  en  Europe  et  aux  Etats-Unis,  l'atten- 
tion des  esprits  cultivés.  En  raison  de  l'inertie  intellectuelle  —  faci- 
lement explicable  d'ailleurs  —  des  Canadiens  français  de  1850,  Mont- 
réal et  Québec  retardaient  de  plusieurs  années  sur  Paris;  la  pro- 
pagande lamartinienne  au  Canada  en  est  une  autre  preuve  ab  absurdo. 
Après  cet  avertissement  suit  une  nasarde  assez  bien  administrée: 

Les  Canadiens  paraissent,  en  effet,  très  décidés  à  prendre  au  sérieux 
la  mission  de  M.  Desplaces;  et  non  contents  de  remplir  l'escarcelle  du 
frère-quêteur,  ils  ont  voulu  remplir  son  estomac.  Un  banquet  national 
lui  a  été  offert;  on  a  entouré  des  plus  grands  honneurs  l'ami  de  l'illustre 
poète. 

Enfin,  un  dernier  paragraphe  résumait  la  thèse  et  disait  caté- 
goriquement ce   qu'il   fallait  dire: 

M.  de  Lamartine  se  doit  à  lui-même  de  signifier  aux  naïfs  souscrip- 
teurs du  Canada,  de  Bahia  et  autres  lieux,  qu'il  n'est  plus  l'homme  de 
ses  premières  poésies.  Ces  braves  gens  en  sont  restés  là,  et,  en  sous- 
crivant pour  le  philosophe  humanitaire,  l'apologiste  de  la  révolution,  l'ad- 
mirateur de  l'Islamisme,  ils  croient  venir  en  aide  au  poète  religieux. 
Il  faut  les  avertir  de  la  méprise  où  ils  tombent,  et  leur  déclarer  que  si 
leurs   offrandes   ne   se   trompent  pas   de   nom,   elles   se   trompent   de   but  21. 

L'Institut  Canadien,  le  comité  montréalais,  M.  Desplaces  et  ses 
collaborateurs  trépignaient  de  colère.  Une  riposte  s'imposait.  Elle 
vint   sur-le-champ. 

Qui  en  est  l'auteur  ?  Le  rédacteur  de  la  Patrie  ?  L'un  des 
chefs  accrédités  de  l'Institut  ?  M.  DessauUes  ?  M.  Dorion  ?  La 
réponse  ne  porte  aucune  signature.  Quant  à  moi,  si  quelqu'un  venait 
me  dire  qu'elle  vient  de  la  plume  de  M.  Desplaces  lui-même,  je  le 
croirais  sur  parole. 

En  effet,  examinez  attentivement  ces  paragraphes.  Ils  sont 
empreints  d'une  retenue  et  d'une  urbanité  difficilement  attribuables 
à  d'endurcis  ferrailleurs  comme  l'étaient  déjà  les  dirigeants  de  l'Insti- 
tut. En  outre,  cette  prose  a  grande  allure  avec  ses  phrases  élégantes 
et  distinguées  qui  ne  dépareraient  pas  la  plume  de  Veuillot  lui- 
jnême.  D'ailleurs  un  Français,  de  passage  à  Montréal,  n'était-il  pas 
tout  désigné  pour  répondre  à  un  autre  Français  ?  Toutjours  est-il 
que  cette  page  d'une  haute  tenue  littéraire  surprend  dans  un  journal 
canadien    de    1857.      Et    si    elle    renferme    maintes    inexactitudes,    elle 

21     La  Patrie,  4  février  1857. 


40  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

témoigne  d'une  habileté  consommée  pour  confondre  l'adversaire  et 
reconquérir  les  cœurs  montréalais  en  faisant  vibrer  une  corde  bien  sen- 
sible:  leur  affection  pour  la  France. 

Nous  croyons,  écrit  cet  inconnu,  devoir  faire  observer  à  notre 
correspondant  que  tous  ceux  qui  ont  souscrit  à  l'œuvre  de  M.  Lamartine 
ont  voulu  rendre  hommage  au  génie  seul  de  l'homme  sans  s'occuper  de 
ses   sentiments   religieux. 

Pourtant,  au  début  de  la  campagne,  les  propagandistes  eux- 
mêmes  tablaient  sur  les  sentiments  religieux  du  Canada  français. 
Autrement  à  quoi  auraient  rimé  les  expressions  du  manifeste  ?  On 
s'en  souvient  encore:  peuple  pieux  comme  le  nôtre,  retour  des  idées 
religieuses,  patronage  des  mères  de  famille,  sans  oublier  l'amour  pur 
de  Jocelyn.  Mais  poursuivons  la  lecture  d'un  texte  qui  suscite  d'autres 
points  d'interrogation. 

Chacun  sait  fort  bien  ici  [  au  Canada  ]  que  l'auteur  des  Méditations 
a   chanté  la   Chute  d'un  Ange  .  .  . 

Non  et  non  !  Voilà  une  autre  inexactitude  carabinée  !  Comme 
si  en  règle  générale,  le  Canada  de  1856  ne  retardait  pas  de  plusieurs 
années,  tout  au  moins,  sur  la  France  !  Vraiment  on  nous  la  baille 
belle  avec  cette  histoire  !  Chaque  admirateur  canadien  de  Lamartine 
connaîtrait  nécessairement  Jocelyn  parce  qu'il  aurait  d'abord  lu  les 
Méditations  ?    A  d'autres  !  — 

Nous  avons  vu  avec  peine  YUnivers  blâmer  l'œuvre  de  M.  Lamartine, 
et  son  représentant  M.  Desplaces,  en  insinuant  que  les  Canadiens  avait  été 
exploités. 

Exploité  ?      En   effet   le   mot   est   trop    fort.      Il   eût   mieux   valu 

écrire  :    manœuvré   sourdement. 

Puis  le  couplet  obligatoire  que  l'on  pressent  sur  l'affection  des 
Canadiens  pour  la  France. 

L'accueil  empressé  fait  à  tous  les  Français  de  note  qui  sont  venus 
nous  visiter,  s'adresse  moins  encore  aux  hommes  qui  en  sont  l'objet  qu'à 
cette  France  dont  nou«  sommes  séparés  depuis  tant  d'années  et  que  nous 
chérissons  toujours  comme  aux  temps  héroïques  de   Montcalm  .  .  . 

Tel  est  le  sentiment  —  et  nul  autre  —  qui  nous  a  poussés  à  faire  à 
M.  Ampère,  à  M.  Marmier  et  autres  marins  de  la  Capricieuse  cet  accueil 
flatteur  dont  ils  nous  ont  promis  de  conserver  un  doux  souvenir.  Si,  en 
agissant  ainsi,  nous  méritons  les  épithètes  de  braves  gens  et  de  Canadiens 
naïfs,  un  journaliste  français  a  du  moins  fort  mauvaise  grâce  de  venir 
nous  l'apprendre. 


LAMARTINE    ET    L'INSTITUT    CANADIEN    DE   MONTREAL  41 

Tout  cela  est  fort  bien  tourné  et  ce  correspondant  anonyme  sait 
manier  sa  plume  mieux  que  quiconque.  Mais  de  quelle  aberration 
d'esprit  ne  témoigne-t-il  pas  en  associant  dans  une  commune  pensée 
et  en  mettant  sur  le  même  pied  les  marins  de  la  Capricieuse  et  .  .  . 
M.  Desplaces  !  Envoyés  ici  en  mission  officielle,  M.  de  Belvèze  et  ses 
hommes  venaient  nouer  ou  renouer  des  relations  commerciales  entre 
la  France  et  le  Canada.  La  corvette  arborait  le  drapeau  tricolore  et 
symbolisait  ainsi  le  retour  de  la  France  sur  les  bords  du  Saint-Laurent. 
C'en  était  assez  pour  exciter  dans  les  cœurs  canadiens-français  un 
indescriptible  enthousiasme  qui  finit  d'ailleurs  par  embarrasser  sin- 
gulièrement le  commandant  de  la  Capricieuse.  Entre  ce  chef  et 
l'émissaire  parisien,  quelle  distance  ! 

Et  le  correspondant  anonyme  d'ajouter  qu'un  autre  motif  incitait 

les  Canadiens  à  faire  bon  accueil  au  représentant  de  Lamartine: 

Il  s'agissait  de  secourir  une  illustre  infortune;  le  Canada,  qui  avait 
envoyé  vingt  mille  louis  aux  troupes  alliées  campées  autour  de  Sébastopol, 
pouvait-il  refuser  de  souscrire  quelques  piastres  à  une  œuvre  de  bien- 
faisance à  laquelle  ont  pris  part  tant  de  princes,  d'ecclésiastiques  et  d'autres 
lecteurs  honorables  des  deux  mondes  ?  Nous  nous  sommes  rappelés  les 
Méditations  et  les  Harmonies;  était-ce  le  moment  de  se  souvenir  des 
Girondins  et  de  la  Chute  d'un  Ange  ? 

C'est  à  dessein,  mal  poser  la  question.  C'est  éluder  le  problème. 
C'est  ne  pas  fermer  la  parenthèse  que  les  auteurs  du  manifeste  avaient 
pourtant  ouverte  en  parlant  des  sentiments  religieux  des  Canadiens 
français  et  de  l'opportunité  d'enrôler,  en  quelque  sorte,  nos  bonnes 
mères  de  famille  dans  une  manière  d'archiconfrérie  de  lectrices  de 
Lamartine.     L'affaire  avait  été  mal  engagée. 

La  fin  de  cette  longue  lettre  renferme  une  pointe  particulière- 
ment empoisonnée  que  son  auteur  a  décochée  avec  adresse  contre 
VUnivers  et  Eugène  Veuillot: 

Il  est  vrai  que  M.  Desplaces,  —  l'ami  de  M.  Lamartine  et  le  por- 
teur de  sa  lettre,  —  a  été,  en  outre,  invité  à  un  petit  dîner  par  quelques 
Français  établis  à  Montréal.  Si  M.  Eugène  Veuillot  venait  parmi  nous,  il 
trouverait  lui  aussi  sans  doute,  une  douzaine  de  braves  compatriotes  qui 
lui  feraient  le  même  honneur  pour  l'entendre  parler  de  la  France;  et 
alors,  nous  en  sommes  certains,  il  serait  le  premier  à  douter  du  bon  goût 
de  cette  phrase  :  «  Ils  ont  voulu  remplir  son  estomac.  »  En  terminant,  nous 
dirons  aussi  que  nous  avons  été  choqué  de  voir  un  journal  dont  la  mission 
est  de  défendre  les  institutions  catholiques,  essayer  de  jeter  du  ridicule 
sur  un   galant  homme  en  le  traitant  de  frère  quêteur.     Voltaire  a  mis  en 


42  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

vogue    ces    railleries    contre    les    Moines    mendiants;    mais    il    nous    semble 
qu'il  sied  peu  à  VUnivers  d'employer  ce  persiflage  ^-. 

Voilà  qui  permit  sans  doute  aux  chefs  de  l'Institut  de  rire  sous 
cape.  UUnivers  qui  use  de  procédés  voltairiens  ?  Accusation  peu 
J3anale.  Il  est  certain  que,  dans  un  journal  catholique,  un  peu  plus 
de  charité  et  un  peu  moins  d'esprit  n'eussent  eu,  en  l'occurrence, 
rien  de  messéant.  Mais  ce  sont  des  peccadilles  dont  YUnivers  était, 
hélas  !   trop  coutumier. 

Si  l'on  en  juge  uniquement  par  les  lettres  qui,  au  sujet  de 
l'incident,  parurent  dans  nos  journaux  canadiens,  il  semble  bien 
que  le  correspondant  anonyme  eut  le  dernier  mot.  Il  va  de  soi 
qu'Eugène  Veuillot  avait  d'autres  chats  à  fouetter  et  que  YUnivers 
pouvait  difficilement  consacrer  plusieurs  rubriques  à  la  querelle.  De 
toute  façon,  ni  en  France,  ni  au  Canada,  il  n'y  avait  là-dessus  péril 
en  la  demeure. 

Quelques  jours  plus  tard,  exactement  le  9  février  1857,  quelqu'un 
qui  signe  Un  Catholique  —  mais  ne  serait-ce  pas  là  un  trompe- 
l'œil  ?  —  continue  à  guerroyer  contre  Veuillot.  Il  reste,  en  somme, 
sous  l'ascendant  des  idées  du  correspondant  anonyme.  Tous  deux 
ont  ajusté  leurs  flûtes.  Tous  deux  passent  à  l'alambic  l'article  de 
Veuillot.  Tous  deux  ont  l'art  de  dissimuler  leurs  griffes  —  griffes 
pointues  assurément  —  sous  des  gants  de  velours  et  de  tenir  avec 
la  plus  parfaite  urbanité,  accompagnée  de  maints  sourires,  des  pro- 
pos suprêmement  désagréables.  Excellents  stylistes  tous  deux,  ils 
se  ressemblent  comme  des  frères.  Le  texte  vaut  d'être  intégra- 
lement cité  tant  il  est  significatif. 

M.  le   Rédacteur, 

Un  catholique  canadien-français  qui  a  pris  pour  épigraphe:  la  vérité 
avant  tout,  et  qui,  après  tout,  pourrait  bien  se  tromper  sur  ce  qui  est 
juste  et  vrai,  vous  a  prié  d'insérer  dans  vos  colonnes  un  article  de  M. 
Eugène  Veuillot. 

S'il  m'en  souvient,  cet  estimable  correspondant  est  le  même  qui  signala, 
il  y  a  quelque  temps,  à  l'animadversion  publique  le  manifeste  en  faveur 
de  M;  de  Lamartine.  Ceci  pourrait  faire  soupçonner  que  l'attention  de 
M.  Veuillot  jeune,  ne  s'est  point  portée  d'elle-même  sur  ce  document,  et 
que  quelqu'un  ici  veut  copier  un  rôle  sur  l'utilité  duquel  il  y  a,  au 
moins,  deux  opinions  parmi  les  catholiques  de  France. 

22    La  Patrie,  4  février  1857. 


LAMARTINE    ET    L'INSTITUT    CANADIEN    DE    MONTRÉAL  43 

Voudrez-vous  bien  publier  la  lettre  ci-jointe  adressée  à  M.  Veuillot  jeune 
et  me  permettre  d'ajouter  que,  dans  un  moment  où  nous  avons  tant 
d'ennemis  conjurés  contre  nous,  un  Canadien  français  catholique,  pour- 
rait avoir  de  meilleurs  services  à  rendre  à  la  religion  et  à  la  nationalité 
que  de  provoquer  des  discussions  de  la  nature  de  celle  qu'il  paraît  tenir 
à   cœur  d'engager. 

L'habile  homme  !  Il  ne  dit  pas  toute  la  vérité,  mais  il  dit  la 
vérité.  Oui,  tout  homme  est  faillible  y  compris  l'adversaire  ici  en 
cause.  Oui,  le  dénonciateur  canadien  de  la  propagande  lamartinienne, 
à  Montréal,  a  bien  pu  écrire  à  Veuillot  et  le  prier  de  lui  prêter 
main-forte.  Oui,  les  catholiques  de  France  sont  divisés  au  sujet  de 
Louis  Veuillot.  Oui,  le  Canada  français  de  1850  comptait  des  ennemis 
acharnés  et  fanatiques. 

Suit  la   lettre   adressée   à   Eugène   Veuillot  lui-même: 

Monsieur, 

L'intérêt  que  vous  paraissez  porter  aux  catholiques  de  ce  pays  me  fait 
espérer  que  vous  jetterez  un  regard  favorable   sur   ces   quelques  lignes. 

Vous  avez  cru  voir  une  tendance  dangereuse  dans  un  appel  fait  à  nos 
compatriotes  en  faveur  de  M.  de  Lamartine.  Puisque  telle  était  votre 
opinion,  on  aurait  pu  s'attendre  de  votre  part  à  une  remontrance  digne 
et  sérieuse,  surtout  lorsqu'elle  s'adressait  à  des  hommes  que  vous  pro- 
clamez vous-même  les  plus  considérables  du  parti  catholique  en  Canada, 
et  dont  quelques-uns  ont  vu  leurs  noms  figurer  avec  honneur,  dans  les 
colonnes  de  VUnivers.  C'est  donc  avec  regret  que  l'on  remarque  dans 
votre  article,  au  lieu  du  ton  grave  et  convaincu  d'un  journaliste  religieux, 
l'espièglerie  d'un  parisien  pur  sang  qui  prend  pour  la  Béotie  tout  ce  qui  se 
trouve   en   dehors   des   douze   arrondissements. 

Que  de  pointes  d'épée  cachées  sous  ces  roses  !  La  dernière  com- 
paraison est  mordante  et  d'excellente  frappe.  L'auteur  l'a  placée 
à  dessein  à  la  fin  du  paragraphe  afin  qu'on  la  remarque.  Nul  doute 
que  lui-même  s'en  délecte.  Tout  cela  est  de  bonne  guerre  à  condi- 
tion qu'on  ne  s'y  attarde  pas  trop:  autrement  l'auteur  rechercherait, 
semble-t-il,  beaucoup  plus  que  la  vérité,  les  satisfactions  faciles  que 
procurent  les  mots  d'esprit  et  le  beau  langage. 

Une  fort  douteuse  bienveillance  vous  fait  attribuer  à  l'ignorance 
d'admirateurs  attardés  la  sympathie  que  nous  avons  témoignée  à  un  homme 
de   génie  malheureux. 

Grosse  inexactitude  indigne  d'un  honnête  homme  !  Péché  d'omis- 
sion qui  est  de  taille,  mais  passons:  nous  nous  sommes  là-dessus  suf- 
fisamment renseignés. 


44  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Les  œuvres  de  Montalembert  et  de  Lamartine,  les  sermons  de  Lacordaire 
et  de  Combalot,  les  écrits  de  votre  illustre  frère  et,  comme  vous  le  voyez, 
les  vôtres  aussi,  sont  lus  en  Canada  presque  aussitôt  après  leur  publication. 

Mensonge  !  On  aimerait  connaître  le  nom  des  Canadiens  —  si 
tant  est  qu'il  y  en  eût  —  qui  lisaient,  en  1857,  avec  tant  de  précipi- 
tation les  sermons   de  Combalot. 

C'est  précisément  parce  que  nous  savions  tout  ce  que  l'on  peut  trouver 
de  reprehensible,  dans  quelques  œuvres  récentes  de  Lamartine,  que  nous 
avons  rappelé  tout  ce  qu'il  y  avait  de  vraiment  religieux  et  de  vraiment 
catholique  dans  ses  premiers  ouvrages.  Nous  avons  pensé  que,  lorsqu'il 
s'agissait  de  secourir  une  grande  infortune,  la  religion  pouvait  conseiller 
d'oublier   les   fautes   pour   ne    se    souvenir   que    des   bonnes    actions. 

D'une  grande  douceur  apparente  et  avec  tous  les  dehors  de  la 
courtoisie,  cette  réponse  reste  evasive  et  impertinente.  Voilà  bien, 
énoncées  dans  le  style  de  Tartufe,  des  pensées  de  Joseph  Prudhomme. 
L'auteur  eût  été  bien  en  peine  d'indiquer  ce  qu'il  y  avait  de  vrai- 
ment catholique  dans  les  premiers  ouvrages  de  Lamartine.  Ce  que 
le  bon  apôtre  passe  sous  silence,  c'est  que  le  comité  montréalais 
voulait  apporter  un  secours  financier  à  Lamartine  sous  de  faux  pré- 
textes. Avec  quelle  touchante  unanimité  lui  et  ses  compères  omettent 
ce  fait  essentiel  ! 

Et  le  couplet  rituel  que  voici,  sur  l'amour  de  la  France,  ne 
modifie  pas  d'un  iota  la  situation  fausse  où  les  adversaires  canadiens 
de  Veuillot  se  débattent  à  qui  mieux  mieux: 

De  plus,  ces  braves  gens,  dont  vous  parlez  si  lestement,  ces  naïfs 
Canadiens,  ont  un  tort,  celui  de  ne  détacher  jamais,  ni  leurs  pensées,  ni 
leurs  affections  de  la  patrie  de  leurs  aïeux,  de  porter  une  sorte  de  culte 
à  toutes  les  gloires  de  la  France  et  de  faire  l'accueil  le  plus  hospitalier 
à  tous  les  voyageurs,  à  tous  les  enfants  exilés  de  la  mère  commune. 
C'est  un  défaut  que  l'impertinence  de  quelques  européens  guérira  peut- 
être;  mais  je  souhaite,  pour  ma  part,  qu'il  résiste  aux  remèdes  même  les 
plus  héroïques. 

Pour  revenir  à  M.  de  Lamartine  et  à  son  cours  familier  de  littérature, 
si  la  mission  de  M.  Desplaces  eût  été  jugée  dangereuse,  il  y  avait  sur 
les  lieux   un  légitime   contradicteur. 

Il  est  des  juges  à  Berlin;  de  même  il  y  a  des  prêtres  en  Canada,  et 
de  nos  consciences  seraient  vraiment  par  trop  attardées  si  elles  devaient 
attendre  de  vos  bureaux  leur  règle  de  conduite. 

Mais  celui  qui,  dans  la  Patrie  du  12  novembre  1856,  donnait  un 

avertissement    à    ses    compatriotes,    ce    Canadien    français    catholique 


LAMARTINE    ET    L'INSTITUT    CANADIEN    DE    MONTREAL  45 

ne  pourrait-il  pas  être  un  prêtre  ?     Ainsi  ce  beau  raisonnement  s'écrou- 
lerait comme  château  de  cartes. 

Dans  M.  de  Lamartine  on  peut  admirer  un  grand  génie,  le  premier 
poète  du  siècle,  et  l'un  de  ses  plus  fertiles  et  ses  plus  élégants  prosateurs, 
on  peut  surtout  respecter  l'homme  qui,  un  jour,  a  sauvé  la  France  et 
peut-être  l'Europe,  (VUnivers  l'a  dit  en  toutes  lettres,  ceci  soit  mis  entre 
parenthèses,  sans  crainte  d'un  procès)  sans  pour  tout  cela,  renier  une  foi 
pour  laquelle  nous  faisons  ici  des  sacrifices  qui  valent  bien  des  paragraphes 
de  gazette. 

Si   le   comité   montréalais   avait   simplement   décliné   les   titres   et 

qualités    de    Lamartine    sans    s'aventurer    dans    certains    marécages,    il 

aurait  obtenu  un  unanime  assentiment.     Et  la  recette  eût  été  accrue 

d'autant  : 

M.  de  Lamartine  a  pu  errer,  son  imagination  a  pu  s'égarer;  son  cœur 
est  toujours  resté  bon.  Il  n'a  jamais  fait  de  polémique  haineuse,  même 
sous  le  coup  des  plus  violentes  provocations.  Il  a  conservé,  entre  autre 
vertus  catholiques,  la  charité  qui  n'est  pas  la  moindre,  si  l'on  en  croit 
la  devise  du  pieux  Archevêque  dont  nous  déplorons  avec  vous  la  perte. 
Major  autem  horum  est  caritas,  répétait  après  l'apôtre  saint  Paul,  voire 
illustre  martyr,  qui,  vous  ne  l'ignorez  pas,  a  donné  de  cette  vertu  tant  de 
leçons  et  tant  d'exemples. 

Nous  sommes  nous-mêmes  tellement  charitables  que  s'il  survenait  en 
France  une  nouvelle  révolution  sans  qu'il  y  eût  un  autre  Lamartine  pour 
sauver  la  société,  et  que  s'il  vous  arrivait,  planche  légère,  d'échapper  au 
naufrage,  nous  vous  recueillerions  ici  avec  toute  la  naïveté  dont  nous  nous 
faisons   gloire  et  que  nous  vous   souhaitons  ^3. 

Cette  longue  discussion  se  termine  donc  avec  des  personnalités 
faites  sous  le  couvert  de  la  charité.  Son  auteur  a  eu  beau  décor- 
tiquer l'article  de  Veuillot  et,  en  termes  distingués  et  onctueux,  lui 
chanter  pouilles,  il  n'a  pas  su  répondre  victorieusement  à  l'unique 
objection  que  souleva,  le  12  novembre  1856,  le  correspondant  ano- 
nyme de  la  Patrie.  De  parti  pris,  il  a  écarté  le  point  vif  du  débat. 
Bref,  en  dépit  de  ses  figures  de  style  et  de  ses  formules  heureuses,  il 
a  soldé  ses  lecteurs  en  monnaie  de  singe.  Sincère,  il  l'était  assuré- 
ment; mais  la  sincérité,  belle  vertu,  n'a  jamais  tenu  lieu  de  tout 
mérite. 


23     La  Patrie,  9  février  1857. 


46  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Ultérieurement  l'Institut  Canadien  devait  se  rapprocher  des  sirè- 
nes libérales  et  même  être  en  coquetterie  ouverte  avec  elles.  Alors 
il  devait  apprendre  à  ses  dépens  que,  selon  l'expression  du  corres- 
pondant plus  haut  cité,  il  y  avait  «  des  juges  à  Berlin  et  des  prêtres 
en  Canada  ».     Il  y  avait  surtout,  à  Montréal,  M^"^  Bourget. 

En  1857,  la  discussion  ne  se  poursuivit  pas  davantage.  Chacun 
resta  sur  ses  positions.  L'ami  canadien  de  Veuillot  persista  à  croire 
que  catholicisme  et  déisme  lamartinien  étaient  deux  choses  qui  ne 
devaient  se  confondre  ni  dans  la  pensée,  ni  dans  celle  des  autres. 
D'autre  part,  s'ils  ne  sortaient  pas  victorieux  du  combat,  l'Institut 
Canadien  et  ses  amis  pouvaient  se  flatter,  en  l'occurrence,  d'avoir 
bien  usé  de  l'ironie,  arme  dangereuse  quand  elle  est  mal  maniée, 
puisqu'elle  atteint  par  ricochet  son  auteur.  Elle  suppose  une  finesse 
de  touche,  une  souplesse  d'exécution  qui  ne  faisait  pas  défaut  à  bon 
nombre  de  ces  libéraux  canadiens  qui,  s'ils  manquaient  de  philosophie, 
avaient  des  lettres.  Ajoutons  aussi,  à  leur  décharge,  que  s'ils  n'ont  pas 
toujours  respecté  la  vérité  intégrale,  ils  ont  manifesté  beaucoup  de 
déférence  pour  leurs  adversaires. 

Combien  de  gros  sous  affluèrent  au  comité  canadien  d'aide  à 
Lamartine  ?  Mystère.  Là-dessus  les  journaux  de  1857  et  des  années 
ultérieures  sont  excessivement  chiches  de  renseignements.  Il  est  per- 
mis de  croire,  en  l'absence  de  précisions  sur  le  sujet,  que  la  recette 
fut  maigre  au  point  de  rendre  nécessaire  le  silence  de  tous  les  inté- 
ressés. Echec  regrettable:  Lamartine  méritait  mieux  que  l'indifférence 
ou  l'hostilité,  même  en  terre  canadienne.  Il  faut  imputer  la  respon- 
sabilité de  l'échec  au  comité  canadien,  et  notamment  à  Emile 
Chevalier,  dont  la  psychologie  était  un  peu  simple  et  auquel  man- 
quait sinon  l'esprit  de  géométrie,  au  moins  l'esprit  de  finesse. 

Ce  petit  duel  littéraire,  est-il  besoin  de  le  dire,  ne  transforma 
pas  la  face  des  choses  sur  les  bords  du  Saint-Laurent.  Astreints  presque 
autant  que  nous  à  la  vie  routinière,  nos  ascendants  continuèrent 
à  vaquer  à  leurs  prosaïques  occupations  et  à  gagner  péniblement 
leur  pain  quotidien.  Et  les  chefs-d'œuvre  se  firent  attendre  comme  à 
l'accoutumée.     Nul  n'a  vu  fleurir  sur  la  tombe  de  tous  ces  polémistes 


LAMARTINE   ET    L'INSTITUT    CANADIEN    DE   MONTREAL  47 

et  de  tous  leurs  sectateurs  l'immortel  laurier.  Rendons  toutefois  un 
juste  hommage  à  ces  lettrés  canadiens  qui,  au  sein  d'un  pays  neuf 
et  d'une  ambiance  défavorable,  ont  su  entretenir  la  vie  de  l'esprit 
français   et   lui   préparer   cahin-caha   des   lendemains   meilleurs. 

Séraphin  Marion, 

de    la    Société    royale, 
professeur    au     cours     supérieur 
de   la    Faculté    des    Arts. 


La  protection  des  étudiants 
à  Vijniversitè  de  Paris 

au  XI Ile  siècle 


L'étudiant  qui  se  dirigeait  vers  Paris  au  début  du  XIII*  siècle 
se  trouvait  devant  bien  des  problèmes.  Aussi  sa  mère  ne  voyait- 
elle  pas  sans  inquiétude  son  fils  prendre  le  chemin  de  Paris,  cette 
Babylone  que  saint  Bernard  conseillait  de  fuir  ^,  et  dont  Pierre  de 
Celle  disait  :   «  Paris,  tu  prends  les  âmes  à  la  glu  ^.  » 

Quand  le  fils  du  pauvre  paysan  arrivait  à  Paris   «  pour  honneur 

conquérir  »    selon    l'expression    de    Rutebeuf,    il    errait    dans    la    cité, 

exposé  à  tous  les  dangers  et  périls  de  la  capitale  '^. 

[  .  .  .  ]    à   Paris   venuz 

Por   faire   à    quoi   il    est   tenuz 

Et  por  mener  honeste  vie 


Par   chacune   rue   regarde 
Où   voie   la    belle    musarde 
Partout     regarde,     partout     muze. 


Son  père,  sans  doute  avait  vendu  deux  ou  trois  arpents  de  terre 
pour  faciliter  les  études  de  son  fils,  et  voilà  qu'il  y  avait  grand 
danger  qu'une  fois  arrivé  à  Paris,  le  fils  ne  dissipe  tout  ce  qu'il 
avait  mis   de  côté. 

Il  fallait  protéger  cet  étudiant  contre  les  tentations  de  la  grande 
ville,  contre  la  pauvreté,  contre  la  méchanceté  des  libraires  et  de 
tous  ceux  qui  voulaient  profiter  de  son  séjour.  Pour  résoudre  le 
problème  de  la  crise  du  logement,  il  fallait  songer  à  assurer  un  gîte 
à  ceux  qui  n'auraient  pas  trouvé   de  place  dans  les  institutions  cha- 

1  P.L.,  182,  col.  855  :  «  Fugite  de  medio  Babylonis,  f ugite  et  salvate  animas 
vestras.  » 

2  P.L.,  202,  col.  519.  H.  Denifle  et  E.  Châtelain,  Chartularium  universitatis 
Parisiensis,  Ed.  Paris  1889,  v.  1.  p.  24,  n°  22:  «O  Parisius,  quam  idonea  es  ad 
capiendas  et  decipiendas  animas  !  In  te  retiacula  vitiorum,  in  te  malorum  decipula, 
in  te  sagitta  inferni  transigit  insipientium  corda.  » 

3  A.  JuBiNAL,  Œuvres  complètes  de  Rutebeuf,  Paris  1874,  p.   185. 


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LA  PROTECTION   DES   ETUDIANTS  ...  49 

ritables  dans  les  nombreux  collèges  de  Paris.  L'Eglise  a  pris  sous 
sa  tutelle  l'Université  de  Paris  et  a  pris,  dès  sa  formation,  des  mesu- 
res efficaces  pour  faire  face  aux  problèmes  menaçant  l'existence  de 
YUniversitas   Scolarium   et  Magistrorum. 

Car  une  misère  noire  régnait  parmi  les  étudiants.  On  a  pu  voir 
au  début  du  siècle  des  étudiants  errant  et  mendiant  pour  un  mor- 
ceau de  pain. 

Les  Bons-Enfans  orrez  crier  du  Pain  4. 

Jean   d'Hauteville,   poète   anglo-normand,   nous   a   laissé   dans   son 

Architrenius  une  image  douloureuse  de  l'étudiant  pauvre: 

Il  a  perdu  la  grâce  et  la  beauté;  les  couleurs  ont  abandonné  son  visage 
amaigri.  La  neige  de  son  teint  s'est  obscurcie,  ses  yeux  éteints  n'ont 
plus  de  flamme  [  .  .  .  ]  Le  lys  de  ses  joues,  les  roses  de  ses  lèvres,  la 
blancheur   de   ses   épaules,  tout  a   disparu    [  .  .  .  ] 

Sa  cuisine  est  misérable: 

Près   du   tison   murmure   un   petit   pot   de   terre, 

où    nagent    des    pois    secs,    un    oignon    solitaire, 

des  fèves,  un  poireau,  maigre  espoir  du  dîner. 

Ici  cuire  les  mets,  c'est  les   assaisonner. 

Et    quand    l'esprit    s'enivre    aux    sources    d'Hippocrène, 

La  bouche  ne  connaît  que  les  eaux  de  la  Seine  ^. 

Et  quand  il  a  rassasié  sa  faim,  il  n'aura  pas  grand'chose  à  attendre: 

L'oreille    sur    sa    main,    le    coude    sur    son    livre, 
à    ses   morts   immortels   tout   entier   il   se   livre  ^. 

L'Eglise,  représentée  en  partie  par  son  cbancelier,  veille  sur 
ces  indigents.  Eudes  de  Chateauroux  —  chancelier  de  1238  à  1244,  — 
dans  un  sermon  adressé  aux  pauvres  écoliers  du  Louvre,  fit  un  devoir 
à  ses   auditeurs   de  venir   au  secours   de  leurs   frères  indigents  ^. 

Les  privilèges  accordés  aux  étudiants  par  les  papes  et  les  rois 
de  France,  allégeaient  leurs  souffrances  et  les  attiraient  en  plus  grand 
nombre   à   Paris,   les   encourageant   à   entreprendre   des   voyages   péril- 

4  GuiLLEAUME  DE  ViLLENEUVE,  Les  Crîeries  de  Paris,  d'après  A.  Franklin,  La 
Vie  privée  d'Autrefois,  t.  X  Ecoles  et  Collèges,  Paris  1892,  p.  20. 

5  Architrinius,  ch.  1,  dans  Hist.  Litt.  France,  14  (1849),  p.  575  et  suiv.  — 
Architrinius  a  été  publié  par  Jodocus  Badius  Ascenius  [  Josse  Bade  d'Asche,  Paris 
1517  ]  —  Traduction  par  E.  Bernard,  Les  Dominicains  dans  l'Université  de  Paris, 
Paris,  1883,  p.  297-298. 

<>    E.  Bernard,  o.c,  p.  298. 

7  Paris,  B.N.,  Ms.  lat.  15955:  «  Eleemosynas  nostras  fratribus  nostris  pauperibus 
scolaribus  scilicet,  erogare  debemus.  »  —  Lecoy  de  la  Marche,  La  Chaire  française 
au  Moyen  Age,  Paris  1886,  p.  462. 


50  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

leux  et  fatigants.  Ils  vont  bénéficier  des  mêmes  privilèges  que  les 
membres  du  clergé;  l'Eglise  dans  son  amour  pour  les  gens  d'études, 
a  fait  profiter  d'avantages  les  laïques  qui  embrassaient  la  carrière  des 
«  clercs  »  à  l'Université  de  Paris.  Ces  privilèges  étaient  destinés 
d'une  part  à  protéger  la  personne  de  l'étudiant,  comme  membre 
d'une  organisation  corporative,  par  le  droit  de  jurisdiction,  le  pri- 
vilegium  canonis,  le  privilège  du  for,  et  d'autre  part,  ils  représen- 
taient des  avantages  dans  sa  situation  matérielle,  comme  la  taxation, 
c'est-à-dire  le  droit  à  un  logement  à  prix  modéré,  le  contrôle  des 
libraires,  l'exemption  des  tailles  et  la  protection  quand  il  voyageait. 

L'étudiant  du  moyen  âge  ressemblait  au  citoyen  romain,  la  fierté 
du  civis  Romanus  sum  était  sur  ses  lèvres.  En  effet,  une  fois 
enregistrés  à  l'Université,  les  étudiants  étaient  sûrs  qu'une  organisa- 
tion très  puissante  veillait  sur  eux,  toujours  prête  à  faire  valoir  leurs 
droits,  même  quand  il  ne  s'agissait  que  d'un  étudiant  pauvre  et 
inconnu. 

La  difficulté  était  de  protéger  l'Université  contre  les  faux  étu- 
diants qui  envahissaient  les  environs  de  la  rue  de  Fouarre, 

[  .  .  .  ]  qui  vont  la  nuit  en  armes,  forcer  la  maison  des  femmelettes 
et  leur  faire  violence,  attentats  dont  chaque  jour  elles  portent  plainte,  les 
unes  disant  qu'elles  ont  été  battues,  les  autres  qu'on  a  déchiré  leurs  vête- 
ments, qu'on  leur  a  fait  bien  d'autres  injures  dont  la  pudeur  m'empêche 
de  parler  ^. 

Ainsi  se  lamentait  le  chancelier  Prévostin. 

Aussi  peut-on  facilement  imaginer  qu'on  ait  cherché  des  garan- 
ties sérieuses  en  cas  d'application  des  privilèges  papaux  et  royaux, 
à  savoir  si  l'étudiant  était  «  un  vray  escholier  »,  par  l'attestation  qu'il 
résidait  à  Paris  et  l'assurance  qu'il  suivait  assidûment  les  cours  pro- 
fessés dans  une  des  quatre  facultés.  D'après  une  expression  du 
XV^  siècle,  les  sujets  des  privilèges  devaient  être  «  des  vray  escho- 
liers    estudiens    et    généralement    fréquentans    demourans    et    résidans 

8  B.  HaurÉau,  Prévostin  dans  Mélanges  J.  Havet,  Paris  1895,  p.  302-303.  Texte 
latin:  Paris,  Arsenal,  Ms.  543,  fol.  225;  B.  N.,  14804  fol.  101.  Voir  B.  Hauréau, 
Notices  et  Extraits  de  quelques^  manuscrits,  III,  p.  165-166:  «Quid  dicam  de  scolaribus 
artium  qui  nocte  incedunt  armati  et  frangunt  domus  muliercularum,  violentiam  eis 
facientes  .  .  .  quae  etiam  dicere  verecundum  est.  »  A  Lecoy  de  la  Marche,  o.c. 
p.  460:  Ms.  Arsenal  602  initio.  Sur  Prévostin,  chancelier  entre  1206-1209,  voir  G. 
Lacombe,  La  Vie  et  les  Œuvres  de  Prévostin,  Kain,  Le  Saulchoir  (Bibl.  Thomiste, 
XI,  Sect.  Hist.,  X,  1927). 


LA   PROTECTION   DES   ÉTUDIANTS  ...  51 

es  Universitez  de  Paris,  Orléans,  Angiers,  Poitiers  et  autres  par  nous 
approuvées  pour  acquérir  degrez  en  sciences  ^  ». 

Et  si  l'Église  accordait  généreusement  ses  privilèges  aux  vrais 
étudiants,  par  contre  elle  combattait  les  faux,  les  clercs  ribauds, 
clerici  vagantes,  les  goliards.  Si  un  étudiant  était  convaincu  de  goliar- 
dise  on  faisait  disparaître  la  trace  de  sa  tonsure,  et  il  était  privé 
de  tous  ses  privilèges,  ne  relevait  plus  du  tribunal  ecclésiastique,  et 
était  livré  aux  autorités  civiles.  Selon  Robert  de  Sorbon  on  n'était 
réputé  «  étudiant  »  que  lorsqu'il  était  manifeste  qu'on  fréquentait 
les  cours  ordinaires  au  moins  deux  fois  par  semaine  ^^.  Naturel- 
lement, on  n'a  pas  pu  exclure  les  volages,  les  insouciants  qui  vien- 
nent s'asseoir  sur  les  bancs  une  ou  deux  fois  par  semaine,  et  se  ren- 
dent de  préférence  aux  leçons  des  décrétistes,  parce  qu'elles  n'ont 
lieu  qu'à  la  troisième  heure,  et  qu'elles  leur  permettent  de  dormir  à 
leur  aise  le  matin  ^^. 

Les  frictions  étaient  très  fréquentes  entre  les  étudiants  et  les  bour- 
geois de  Paris  et  nous  pouvons  dire  qu'un  conflit  de  cet  ordre  fut 
à  l'origine  du  premier  privilège  accordé  par  Philippe  Auguste  aux 
étudiants  de  Paris.  L'opposition,  à  mon  avis,  est  des  mieux  exprimée 
dans  le  cri  du  cœur  d'un  bourgeois  de  Paris  dans  une  bagarre  à 
Orléans  en  1382, 

Par  le   sanc-Dieu,  nous   serons   maistres    ou  les   escoliers   le   seront  ^2  ? 


Qui  seront  les  maîtres  ?  Cette  question  fut  posée  certainement 
à  l'occasion  de  la  rixe  qui  éclata  en  1200  entre  les  étudiants  et  les 
bourgeois  de  Paris,  bagarre  à  la  suite  de  laquelle  le  roi  de  France 
accorda  le  fameux  privilège  de  l'an  1200,  par  lequel  il  soustrayait 
les  écoliers  et  les  maîtres  de  Paris  à  la  jurisdiction  civile  et  les  sou- 
mettait au  tribunal  de  l'Eglise. 

^     G.    Dupont-Ferrière,    Etudes    sur   les    Institutions    financières    de    la    France    à 
la  fin  du   Moyen  Age,  Paris   1933,  II,  p.   17,   notes  49-51. 

10  Ch.  H.  Haskins,  Studies  in  Mediaeval  Culture,  Oxford,  1929,  p.  53.  Pour 
L' «  examin  »  du  faux  étudiant,  voir  C.  L.  Tanon:  Histoire  des  Justices  des  anciennes 
Eglises,  Paris   1883,  p.   104-105. 

11  Paris,  B.  N.,  Ms.  lat.  17509,  fol.  30.     Voir  Lecoy  de  la  Marche,  o.c,  453. 

12  Fr.  Olivier-Martin,  L'Organisation  corporative  de  la  France  d'Ancien  Régime, 
Paris   1938,  p.   11. 


52  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Un  jour,  le  serviteur  de  l'évêque-élu  de  Liège  fut  battu  dans 
une  taverne.  Les  étudiants  allemands,  ayant  appris  l'outrage  commis 
contre  le  serviteur,  envahirent  la  taverne  et  rouèrent  de  coups  le 
propriétaire,  le  laissant  à  demi-mort.  Apprenant  le  méfait,  le  pré- 
vôt de  Paris,  Thomas,  accompagné  de  bourgeois  en  armes,  forcèrent 
les  hospices  des  étudiants  allemands,  en  tuèrent  ^plusieurs,  dont 
l'évêque-élu  de  Liège.  Les  maîtres  vinrent  se  plaindre  au  roi, 
Philippe  Auguste.  Celui-ci,  craignant  de  voir  les  étudiants  et  les 
maîtres  quitter  Paris,  voulut  leur  donner  complète  satisfaction.  Il 
fit  démolir  les  maisons  et  les  vignes  des  bourgeois  et  voulut  soumettre 
le  prévôt  au  jugement  de  l'eau  ou  du  fer.  Les  écoliers,  pris  de  com- 
passion, intercédèrent  en  sa  faveur  et  celle  de  ses  complices,  mais 
demandèrent  qu'ils  fussent  fouettés  dans  les  écoles  à  la  manière  des 
écoliers.  Le  roi  n'y  consentit  pas,  disant  que  ce  serait  contraire  aux 
droits  royaux.  Il  décida  qu'à  l'avenir  les  étudiants  ne  seraient  plus 
justiciables  devant  le  tribunal  séculier,  mais  que,  même  en  cas  de 
causes   criminelles,   ils   relèveraient   du  tribunal   ecclésiastique  ^^. 

Philippe  Auguste  donna  l'ordre  au  prévôt  de  Paris  de  ne  mettre 
la  main  sur  un  étudiant  qu'en  cas  de  flagrant  délit,  a)  Il  ne 
pourra  le  mettre  dans  une  prison  civile  que  si  le  crime  est  tel  qu'il 
est  obligé  d'arrêter  l'étudiant  sur-le-champ,  b)  Dans  ce  cas  il  ne 
devra  pas  le  maltraiter,  à  moins  que  l'écolier  ne  fasse  résistance,  et  il 
le  remettra  à  la  justice  ecclésiastique,     c)     Si  les  juges  ne  sont  pas 

13  Chronica  Magistri  Rogeri  de  Houedène,  Ed.  W.  Stubbs,  London,  1871,  IV, 
p.  120-121.  Rolls  Ser.:  «  Erat  itaque  Parisius  quidam  nobilis  scholaris  Teutonichus, 
qui  erat  unus  electorum  in  episcopum  de  Legis.  Hujus  serviens,  cum  in  taberna 
vinum  emeret,  verberatus  est  et  vas  suum  vinarium  fractum  est.  Quo  audito,  factus 
est  concursus  clericorum  Teutonichorum;  et  intrantes  tabernam  vulneraverunt  hospitem 
domus,  et  plagis  impositis  abierunt,  relinquentes  eum  semivivum  [  .  .  .  ]  Thoma 
praepositus  Parisius,  cum  plèbe,  civitatis  armata  armatus,  fecit  insultum  in  hospitium 
clericorum  Teutonichorum:  in  quorum  conflictu  nobilis  ille  scholaris,  qui  erat  unus 
de  electis  in  episcopum  de  Legis,  interfectus  est  cum  quibusdam  suorum.  Magistri 
igitur  scholarum  Parisius  abeuntes  ad  Philippum  regem  Franciae,  conquesti  sunt  ei 
de  Thomas  prasposito,  et  de  illius  complicibus,  qui  interfecerunt  praedictos  scholares; 
[  .  .  .  ]  rex  quidem  Franciae  iratus,  fecit  domus  illorum  demoliri,  et  vineas  et  arbores 
illorum  fructiferas  exstirpari.  De  praeposito  autem  illo  definitum  est,  quod  ipse  in 
carcere  regis  non  exiturus  servetur,  donec  judico  aquse  vel  ferri  se  mundaverit  .  .  . 
Attamen  scholares,  miserti  illius,  supplicaverunt  régi  Franciae,  ut  praepositus  ille  et 
complices  sui  more  scholarium  in  scholis  flagellati  essent  quieti,  et  facultatibus  sui 
restituti.  Sed  rex  Franciae  hoc  concedere  noluit,  dicens  quod  multum  derogaret  honori 
suo,  si  alius  quam  ipse  vindictam  sumeret  de  malefactoribus  suis.  Praeterea  idem 
rex  Franciae  timens  quod  magistri  scholarum  et  scholares  a  civitate  sua  recédèrent, 
satisfecit   eis,  statuens  quod  de  caetero  nuUus  clericus  trahatur  ad  saeculare  examen.  » 


LA  PROTECTION   DES  ETUDIANTS  ...  53 

disponibles  à  l'heure  de  l'arrestation,  on  gardera  le  coupable  dans 
une  maison  d'écoliers  jusqu'à  ce  qu'il  puisse  être  traduit  devant  le 
tribunal,  d)  Le  «  capital  »  —  le  chevtain  ?  —  de  l'Université  ne 
pourra  pas  être  arrêté. 

La  première  partie  de  la  charte  défend  les  écoliers  et  les  maîtres 
contre  le  «  mauvais  vouloir  »  des  bourgeois  de  Paris.  Ceux-ci  doivent 
jurer  que  s'ils  voient  un  écolier  maltraité  par  un  laïque,  ils  n'hésite- 
ront pas  à  témoigner  devant  les  juges.  Ils  devront  courir  à  l'aide 
de  l'étudiant  qui  est  attaqué  à  main  armée,  à  coups  de  bâtons,  à  coups 
de  pierres,  et  devront  saisir,  sans  se  retirer,  l'assaillant  et  le  livrer  à 
la  police  royale  ^*. 

Désormais,  grâce  à  la  charte  royale,  les  étudiants  devront  être 
traités  secundum  judicium  cleri  ^^  et  vont  jouir  d'une  certaine  indé- 
pendance et  protection.  William  de  Breton  a  peut-être  raison  quand 
il  attribue  la  préférence  des  étudiants  pour  Paris  aux  privilèges  et 
aux  prérogatives  accordées  par  le  roi  aux  écoliers  de  cette  ville. 

Si  n'estoit  pas  tant  seulement  pour  la  délitablelé  du  lieu,  ne  pour  la 
plenté  des  lïiens  qui  en  la  cité  habundent  mais  pour  la  pais  et  pour  la 
franchise  que  li  bons  Rois  Laoys  avoit  toujours  portées  i^. 

Mais  ce  privilège  du  for  ou  privilège  de  juridiction  n'était  pas 
une  nouveauté.  Laissant  de  côté  le  privilège  de  Frédéric  Barberousse, 
accordé  aux  étudiants  de  Bologne,  dans  son  Habita  promulgé  en  1158 
à  la  diète  de  Roncaglia  ^^,  nous  trouvons  d'abord  le  privilège 
d'Alexandre  III,  déclarant  à  l'occasion  d'une  querelle  qui  éclata  à 
Reims  entre  les  étudiants  et  un  prêtre,  que  personne  ne  devra  molester 
les  étudiants  et  ne  pourra  les  citer  devant  le  tribunal  avant  qu'ils 
paraissent  devant  «  leurs  maîtres  ^^».     Le  privilège  de  Célestin  HT,  aux 

14  La  charte  de  Philippe  Auguste  a  été  reproduite  dans  Chart.  Univ.  Paris.,  I, 
p.  59-61,  n°   1.     Voir  M.  Poëte,  Une  Vie  de  Cité,  Paris,  Paris  1924,  I,  107-108. 

!•''     Chronica   Magistri  Rogeri   de   Houedene,   Ed.   W.   Stubbs,   IV,   p.    121. 

1^  Rec.  Hist,  des  Gaules,  XVII,  p.  395  c:  Les  gestes  de  Philippe  Auguste.  Texte 
latin,  ibid.,  p.  82  e  :  «  Quod  non  solum  fiebat  propter  loci  illius  adrairabilem  amœni- 
tatem,  et  bonorum  omnium  superabundantem  affluentiam,  sed  etiam  propter  libertatera 
et  specialem  praerogativam  defensionis  quam  Philippus  Rex  et  pater  ejus  ante  ipsum 
ipsius   Scholaribus   impendebant.  » 

1'^  H.  Rashdall  —  F.  PowiCKE  —  A.  Emden,  The  Universities  of  Europe  in  the 
Middle  Ages,  Oxford  1936,  I.  143  ss.  H.  Denifle,  Die  Entstehung  der  Universitaten  des 
Mittelalters   bis  1400,   Berlin   1885,  p.  56   ss. 

1^  Chart.  Univ.  Paris.,  I,  p.  5,  Introd.,  n°  5:  «  Prohibeatis  omnibus  ne  prefatos 
scolares  contra  libertatem  eorum  in  aliquo  molestare  audeant  vel  gravare,  quandiu 
coram   magistro   suo   parati   sunt   iusticie   stare.  » 


54  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

environs  de  1194,  semble  plutôt  s'être  appliqué  aux  clercs  résidant 
à  Paris,  qui  naturellement  pouvaient  être  des  étudiants;  ce  privilège 
confirme  le  droit  des  clercs  à  être  jugés  selon  le  droit  canon.  Ce 
n'est  pas  autre  chose  que  le  privilège  de  foro  competenti  qui  assure 
les  clercs  en  résidence  à  Paris  qu'ils  seront  jugés,  même  dans  les  cas 
civils,  d'après  le  droit  canon,  et  qu'ils  seront  soustraits  aux  juges 
séculiers  ^^.  Par  le  privilégiant  canonis  les  étudiants  ont  été  protégés 
contre  les  «  agresseurs  ».  D'après  l'opinion  de  M.  M.  Davy,  il  paraît 
que  le  privilegium  canonis  élargissait  le  droit  des  étudiants  laïques 
sans  restreindre  celui  des  «  clercs  ».  Désormais  les  étudiants  laïques 
vont  jouir  du  privilège  du  for  et  dans  une  certaine  mesure  du  privi- 
legium canonis  et  ainsi  ils  seront  assimilés  aux  clercs  ^^. 

A  l'origine  du  privilège  de  Philippe  Auguste,  nous  retrouvons 
donc  ceux  des  papes,  qui  en  vertu  des  vocations  des  étudiants,  les 
considéraient  comme  relevant  de  la  juridiction  ecclésiastique.  Ce 
privilège  a  été  confirmé  par  saint  Louis  en  1229  ^^,  par  Philippe 
le  Hardi  en  1276  ^2  et  renouvelé  par  Philippe  le  Bel  en  1302  ^3.  Mal- 
heureusement dans  les  siècles  suivants  la  compétence  de  l'officialité 
dans  les  causes  personnelles  va  diminuer  considérablement  ^*,  D'après 
la  charte  de  Philippe  Auguste,  le  prévôt  de  Paris,  avant  son  entrée 
en  charge,  devait  prêter  serment,  un  dimanche  dans  une  église,  en 
présence  des  maîtres  et  des  étudiants,  qu'il  respecterait  les  droits 
des  écoliers  de  Paris  ^^, 

Nous  possédons  le  texte  français  de  son  serment  dont  la  teneur 
est  la  suivante: 

Premièrement  vous  jurrés  que  vou«  ferés  jurer  les  bourgeois  de  Paris 
que  s'ils  voient  a  aucun  escolier  de  Paris  mal  faire  d'aucun  lai,  que  seur 
ce  ils  porteront  loial   tesmoing    [  .  .  .  ] 

1^  Chart.  Univ.  Paris.,  I,  p.  15,  n°  15:  «  Clerici  Parisius  commorantes  [  .  .  .  ] 
nec  quidquam  est  eis  publicis  commune  cum  legibus.  »  —  Voir  Rashdall,  o.c,  I, 
p.  291,  note  1  et  H.  Denifle,  Die  Entstehang  .  .  .  ,  1,  p.  679. 

^^  M.  M.  Davy,  La  situation  juridique  des  étudiants  de  l'Université  de  Paris  au 
Xlll"  siècle,  dans  la  Revue  -d'Histoire  de  l'Eglise  de  France,  17    (1931),  p.  297-311. 

21  Chart.   Univ.  Paris.,  I,  p.   120,   n°   66. 

22  Ibid.,  I,  p.  538,  n°   466. 

23  Ibid.,   II,   p.    94,    n°    624. 

2'*    Fr.  Olivier-Martin,  o.c,  p.  38. 

25  Chart.  Univ.  Paris.,  I,  p.,  20  n"  66.  Dans  la  charte  de  saint  Louis  1229: 
«  Inter  ipsa  prepositure  sue  inicia,  dominica  videlicet  prima  vel  secundo,  in  una  eccle- 
siarum  Parisiensium  coram  scolaribus  predicta  omnia  se  bona  fide  servaturum  jura- 
mento   publiée   confirmavit.  » 


LA  PROTECTION   DES  ÉTUDIANTS  ...  55 

Après  vous  jurrés  que  pour  nul  for  et  vous  ne  métrés  main  ne 
ne  ferés  meitre  a  escolier  de  Paris,  ne  vous  ne  les  métrés  ne  ne  ferés 
mener  en  prison,  se  le  fourfet  de  l'escolier  ne  semble  tel  que  l'en  le 
doie   arester    [  .  .  .  ] 

Et  adonc  vous  le  rendrés  ou  ferés  rendre  a  la  justice  de  sainte  eglyse, 
laquelle  le  doit  garder  pour  faire  satisfaction  au  roi  et  au  blecié  .  .  . 
Après  vous  jurés  que  es  serjans  lais  des  escoliers  de  Paris  [  .  .  .  ]  ne 
métrés  mains  ne  ne  ferés  mettre,  se  le  fourfet  n'apert  tel  que  vous  le  doiés 
faire  [  .  .  .  ]  Après  vous  jurrés  que,  d'aucun  escolier  soit  arestés  [  .  .  .  ] 
a  tel  eure  que  le  justice  de  sainte  église  ne  puisse  estre  trouvée  ou  tost 
eu,  vous  le  ferés  garder  en  aucune  maison  d'escoliers  sans  le  faire  injure 
et  vilanie  ^6. 

A  cause  de  la  «  faiblesse  de  la  mémoire  humaine  »,  Philippe  IV 
le  Bel  avait  ordonné  en  1302  que  le  privilège  fût  lu  tous  les  deux 
ans  en  présence  du  prévôt  de  Paris,  de  ses  assistants  et  des  députés 
de  l'Université  et  qu'après  la  lecture  du  privilège  le  prévôt  dise  en 
français,  «Gallico  dicat  »,  à  ses  sergents:  «Je  veux  que  vous  sachier 
que  j'ai  juré  à  observer  ce  privilège  ^^.  » 

Dans  le  cas  où  un  étudiant  était  arrêté  et  mis  en  prison,  s'il  était 
de  la  faculté  des  arts,  son  maître  devait  aller  le  chercher  accompa- 
gné de  deux  autres  maîtres  régents  et  témoigner  devant  le  prévôt 
que  le  délinquant  était  vraiment  un  «  écolier  »,  quod  sit  scolaris  Si 
le  prévôt  refusait  de  relâcher  l'étudiant  le  susdit  maître  devait  notifier 
le  recteur,  et  celui-ci  devait  répéter  la  demande  au  nom  de  l'Univer- 
sité. Dans  le  cas  où  la  démarche  était  sans  résultat,  le  recteur  devait 
recourir  au  chancelier  et  enfin  à  l'évêque  ou  à  son  officialité  ^^.  Les 
Statuts  de  Robert  de  Courçons  font  déjà  mention,  en  1215,  du  droit 
de  juridiction  du  «  maître  »  sur  l'étudiant  confié  à  ses  soins.  D'autre 
part,  l'étudiant  relève  du  contrôle  de  l'Eglise,  c'est  l'évêque  qui  a 
le    droit    de    posséder   une    prison    et    de   l'incarcérer  ^^.      Pour    béné- 

26  Ibid.^  I,  p.  122,  n°  67.  L'original  du  présent  texte  date  peut-être  de  1231  ou 
de  1251. 

27  Ibid.,  II,  p.  94,  n°  624:  «  Item  quia  labilis  est  hominum  memoria  et  ser\'ientes 
dicti  prepositi  Parisius  frequenter  mutantur,  volumus  et  istud  privilegium  legatur  de 
biennio  in  biennium  in  presentia  prepositi  Parisiensis  et  omnium  se  vientium  suorum 
et  aliquorum  magistrorura  de  Universitate  ad  hoc  per  Universitatem  deputatorum  et 
quod  lecto  privilegio  et  exposito  in  Gallico  dicat  prepositus  suis  servientibus:  «  Volo 
vos   scire,   quod   ego   juravi   istud    privilegium   servare.  » 

28  Ibid.,  I,  p.  223,  n°  197.  [  En  1251  ]  «  Modus  autem  repetendi  scolares 
captos  talis  erit  apud  magistros  artium,  quod  magister  scolaris  capti  cum  duobus 
magistris  regentibus,  quibus  constet,  quod  sit  scolaris,  accedet  ad  prepositum  et 
scolarem  suum  repetet   [...]» 

29  Ibi'd.,  I,  p.   78,  n**   20. 


56  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

ficier   de   ce   privilège   l'étudiant   devait   être   immatriculé   par   le   ser- 
ment qu'il  prêtait  soit  au  procureur  de  sa  nation,  soit  au  recteur  •^^. 


Les  maîtres  des  écoles  de  Paris  veillaient  jalousement  sur  leurs 
privilèges  et  sur  ceux  des  étudiants  qui  leur  étaient  confiés.  On  ne 
peut  qu'admirer  cette  solidarité  qui  existait  entre  maîtres  et  étudiants; 
les  premiers  étaient  toujours  prêts  à  bondir  au  moindre  outrage 
commis  contre  les  écoliers  de  Paris,  comme  le  montre  la  dispersion 
de   1229. 

«  La  pire  et  la  plus  pire  guerre  entre  clercs  et  laïques  —  pour 
rien»,  disait  à  tort  un  chroniqueur^^  en  parlant  des  événements  qui 
suivirent  la  néfaste  bagarre  en  1229,  et  cela  parce  qu'il  ne  compre- 
nait pas  qu'il  s'agissait  pour  les  maîtres  d'assurer  et  de  faire  préva- 
loir les  privilèges  donnés  par  Philippe  Auguste  et  violés  par  le  pré- 
vôt de  Paris.  Voici  les  faits  d'après  le  savoureux  récit  de  Mathieu 
de  Paris  ^^, 

En  1229  pendant  le  Carnaval,  le  26  février,  jour  qui  précédait 
le  mercredi  des  Cendres,  quelques  étudiants  étaient  sortis  pour 
«  prendre  un  peu  d'air  »,  propter  aeris  accomoditatem.  Après  avoir 
joué  dans  le  quartier,  ils  trouvèrent  dans  une  taverne  du  très  bon 
vin  qui  se  prêtait  à  boire  '^^.  Mais  au  moment  où  il  fallut  payer, 
le  prix  du  vin  semblant  trop  cher,  une  querelle  surgit  entre  les  éco- 
liers et  l'aubergiste,  les  écoliers  furent  malmenés  ^*.  Le  lendemain, 
munis  de  glaives  et  de  bâtons,  les  étudiants  retournèrent  sur  les  lieux 
et   usèrent   de   représailles,   battant   les   bourgeois   et   l'aubergiste,   pil- 

30  Les  cartulaires  des  nations  commencent  très  souvent  par  les  versets  de  saint 
Jean  l'Evangéliste  :  In  principio  erat  Verbum  .  .  .  généralement  accompagnés  par  une 
miniature  représentant  le  Christ  crucifié  entre  la  Sainte  Vierge  et  saint  Jean  (voir 
Paris,  B.  N.N.  acqu.  lat.  535,  le  Cartulaire  de  la  Nation  Anglaise.  —  Paris,  Bibl. 
Nat.  MM.  261  fol.  V). 

31  M.G.H.,  SS.  XXIIL,  Albéric  des  Trois  Fontaines,  p.  923:  «  Guerra  pessima  nimis 
et  crudelis  orta  est  Parisius  intrante  quadragesima  inter  clericos  et  laycos  satis  pro 
nichilo.  » 

32  Matthei  Parisiensis  Chronica  Majora,  Ed.  H.  R.  Luard,  London,  1876,  III, 
p.  166.  —  Pour  les  autres  récits  voir  la  bibliographie  dans  Rashdalls,  I,  336,  n°  1. 
et  M.  M.  Davy,  Les  Sermons  universitaires  parisiens,  Paris  1931,  p.  80,  n°   2. 

33  Mattheus  Parisiensis,  o.c,  166-167:  «  Invenerunt  ibi  casu  vinum  optimum  in 
tabema    quadam    et    ad    bibendum    suave.  » 

34  Ibifd.,  167:  «  Ubi  inter  clericos  potantes  et  caupones  de  pretio  vini  conten- 
tione  suborta,  cœperunt  ad  invicem  alapas  dare  et  capillos.  laniare.  » 


LA  PROTECTION   DES  ETUDIANTS  ...  57 

lant  la  taverne,  et  maltraitant  les  gens  du  quartier  voisin.  Le  prieur 
de  Saint-Marcel  porta  plainte  au  légat  et  à  l'évêque  de  Paris, 
Guillaume  d'Auvergne.  L'affaire  fut  portée  devant  la  régente,  Blanche 
de  Castille,  qui  précipitamment  ordonna  à  son  prévôt  de  sortir  avec 
les  archers  et  de  punir  les  étudiants  ^^.  Les  archers  attaquèrent 
un  groupe  d'étudiants  parfaitement  innocents  qui  jouaient  hors  de  la 
ville.  Une  bataille  s'engagea  et  le  gens  du  prévôt  tuèrent  plusieurs 
étudiants  dont  deux  écoliers  de  famille  distinguée,  un  Flamand  et 
un  Normand,  complètement  innocents  car  la  bagarre  avait  été  menée 
par  les  Picards.  Les  maîtres,  révoltés  par  l'énormité  de  l'outrage, 
proclamèrent  la  cessation  des  cours,  et  allèrent  en  délégation  se  plain- 
dre devant  la  régente.  L'insulte  consistait  dans  la  violation  des  pri- 
vilèges de  la  part  des  bourgeois  et  du  pouvoir  civil.  Comme  la  régente 
refusait  de  leur  donner  satisfaction,  ils  décidèrent  la  dispersion  géné- 
rale ^'^,  facta  est  universalis  discessio,  le  27  mars  1229,  dissolvant  peut- 
être  leurs  obligations  vis-à^is  de  la  Corporation.  Mesure  très  grave 
si  nous  considérons  les  conséquences.  Les  maîtres  se  dispersèrent, 
les  uns  allant  en  Angleterre,  les  autres  vers  Toulouse,  Angers,  et 
d'autres   écoles. 

Les  goliards  déploraient  la  dispersion: 

Clere    tremisco    metu,    quia    vis    contempnere    me    tu 
Perfundor   fletu,  mea   dampna   fleo,  tua   fie  tu  3^. 

Philippe,  chancelier  de  Paris  —  né  entre  1160  et  1185,  —  dans  son 
sermon  prononcé  à  Orléans  faisait  une  allusion  nostalgique  à  cette 
dispersion:  «  Paris,  l'heureuse  cité  qui  reçoit  pieusement  ses  fils  dis- 
persés [  .  .  .  ]  pour  les  nourrir  et  les  rendre  à  la  mère  »,  il  voulait 
dire  l'Université  de  Paris  ^^.  Le  chancelier,  après  avoir  loué  les  étu- 
diants de  Paris,  qu'il  compare  à  des  abeilles  chassées  de  leur  ruche, 

^'^  Ibid.,  167:  «  At  ilia  muliebri  procacitate  simul  et  impetu  mentis  agitata, 
praepositis  civitatis  et  quibusdam  ruptariis  suis  dédit  illico  in  mandatis,  ut  sub  omni 
celeritate  armati  ab  urbe  exeuntes,  hujus  violentiae  auctores,  nulli  parcentes,  punirent.  » 

36  Mattheus  Parisiensis,  o.c,  163:  «  Sed  cum  tandem  omnimoda  eis  justitia 
tam  a  rege  et  legato,  quam  ab  episcopo  civitatis,  denegata  fuisset,  facta  est  univer- 
salis discessio  magistrorum  et  scholarum  dispersio,  cessante  doctorum  doctrina  et 
discipulorum  disciplina.  » 

37  Ibid.,  p.  169. 

38  Ms.  Avranches  132  fol.  34  vo;  Troyes  Ms.  1099  fol.  16  vo.  —  «  Felix  locus 
et  felix  civitas  que  filios  dispersos  pie  coUegit,  pie  dico  scilicet  ut  eos  nutriret  et 
postmodum  matri  restitueret,  quia  signum  est  quod  talis  nutrix  non  diligit  dispersi- 
onem  »    (Haskins,  o.c,  p.  61-62). 


58  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

les  prie  de  regagner  la  cité,  et  leur  rappelle  le  noble  geste  du  pape 
qui  avait  tout  fait  pour  faciliter  leur  retour,  en  demandant  instam- 
ment au  roi  de  France  de  respecter  les  privilèges  donnés  par  Philippe 
Auguste. 

La  corporation  suspendit  alors  son  activité  pour  obtenir  des 
garanties  et  l'assurance  que  ses  anciens  privilèges  seraient  observés. 
Les  hostilités  durèrent  à  peu  près  deux  ans.  Finalement  le  pape  mit 
tout  en  œuvre,  faisant  démarches  sur  démarches  auprès  des  intéres- 
sés. Grégoire  IX  n'hésita  même  pas  à  blâmer  l'évêque  de  Paris, 
Guillaume  d'Auvergne,  qui  ne  se  pressait  pas  d'intervenir  en  faveur 
des  étudiants  ^^. 

Les  négociations  furent  couronnées  de  succès,  et  la  paix  établie 
par  la  fameuse  bulle  Parens  Scientiaruni  accordée  le  14  avril  1231  *^, 
qui  aura  d'immenses  conséquences  et  deviendra  la  Grande  Charte  de 
l'Université  de  Paris.  Le  pape  accordait  le  droit  de  grève  au  cas  où 
les  privilèges  de  l'Université  ne  seraient  pas  respectés.  Il  priait 
Louis  IX,  roi  de  France,  d'observer  les  privilèges  de  Philippe  Auguste  *^. 
L'abbé  de  Saint-Germain-des-Prés,  et  le  prieur  de  Saint-Marcel  où 
la  querelle  avait  éclaté,  durent  prêter  serment  à  la  manière  du  pré- 
vôt et  des  bourgeois  de  Paris.  Les  écoliers  et  les  maîtres  étaient  pro- 
tégés de  tous  côtés.  Mais  d'autre  part,  l'Université  était  invitée  à 
n'user  de  ses  privilèges  qu'en  faveur  des  vrais  étudiants,  qui  désor- 
mais ne  pourront  plus  porter  des  armes. 

Un  modus  vivendi  tolerable  s'établit  entre  les  écoliers  et  les 
habitants;  les  bourgeois  de  leur  côté  seront  protégés  contre  les  faux 
étudiants   «  perturbateurs   de  la  paix  et  des  études  ^^  ». 

Le  privilège  de  suspendre  les  cours  causait  cependant  tant  de 
difficultés  et  de  désordres  que  le  pape  Alexandre  IV  résolut  de  le 
restreindre  en  1225,  l'Université  en  abusant  dans  la  querelle  des 
Mendiants  ^^. 


39  Chart.    Univ.   Paris.,   I,   p.    125,   n°    69    [1229]. 

40  Ibid.,  I,  p.  140,  n°   79. 

41  Ibid.,    I,    p.    140,    n"    82:    «  Privilegium    clare    memorie    Philippe    regis    avi    tui 
eis  innoves   et  observes  et   facias  ab   iis  observari.  » 

42  Ibid.,    I,    p.    136,    n°    79    [  1231  ]  ;    voir   T.-D.    Irsay,    Histoire    des    Universités, 
Paris  1933,  I.  p.  73-74. 

43  Ibid.,    1,   p.   279,   n"    247.     On   ne   pouvait    suspendre   les   cours    qu'en   cas   du 
consentement    des    deux    tiers    des    professeurs    dans    chaque   faculté. 


LA  PROTECTION   DES   ETUDIANTS  ...  59 

Le  sentiment  de  protection  à  l'égard  des  étudiants  restait  tou- 
jours efficace.  En  1267  trois  étudiants  ayant  été  blessés,  l'Université 
suspendit  immédiatement  non  seulement  ses  cours,  mais  aussi  ses 
sermons  **. 

Un  prédicateur,  très  attaché  à  l'Université,  Gérard  de  Reims, 
chantre  de  Paris,  dans  un  sermon  prononcé  le  1"  mai,  se  plaignait 
d'une  nouvelle  interruption  des  cours  en  1273.  Il  s'écriait  à  la  fin 
de  son  sermon: 

Prions  pour  les  écoles  de  Paris;  car  c'est  un  préjudice  irréparable 
et  sans  égal  qu'amène  un  seul  jour  de  leçons  perdues.  Nos  écoles  sont 
la  source  vive  d'où  se  répandent  sur  l'Eglise  entière  les  hommes  sages  et 
les  prélats  ^5. 

L'essentiel  du  privilège  de  Philippe  Auguste  confirmé  par  tant 
de  rois,  résidait  dans  le  privilège  du  for,  privilegium  fori,  dont  ne 
jouissaient  jusqu'au  début  du  XII^  siècle  que  les  membres  de  l'Eglise. 
Les  étudiants  recevront  bientôt  un  autre  privilège,  le  droit  du  non 
trahi  extra,  qui  les  exemptait  d'être  cités  devant  un  tribunal  ecclé- 
siastique au  delà  d'une  certaine  distance  de  Paris.  Le  privilège  fut 
accordé  en  1245  par  Innocent  IV,  afin  qu'ils  puissent  consacrer  plus 

de  temps  à  leurs  études  ^^. 

*       *       * 

Les  étudiants  étrangers  étaient  particulièrement  chers  non  seule- 
ment à  l'Université  de  Paris,  mais  aux  rois  de  France.  Bien  que 
Jacques  de  Vitry  se  laissât  aller  à  appeler  les  Anglais  ivrognes  et 
couards,  les  Teutons  furieux,  les  Normands  vains  et  superbes,  les  Poite- 
vins traîtres,  les  Bretons  étourdis  et  vagabonds,  sans  parler  qu'on  leur 
reproche  souvent  le  meurtre  d'Arthur,  les  Lombards  avares,  fourbes 
et  lâches,  les  Romains  querelleurs  et  mordant  les  mains,  manus 
rodentes,  les  Siciliens  cruels  et  tyranniques  et  les  Brabançons  incen- 
diaires, bandits,  voleurs,  les  Flamands  prodigues,  adonnés  aux  festins  ^^, 
tout  cela   n'empêchait  pas  Philippe  le  Bel  d'accorder  à  ces   derniers 

44  G.  CoMPAYRÉ,  Abelard,  New- York,  1893,  p.  89,  sans  indication  de  la  source 
de  cette  cessation. 

46     Paris,  B.  N.  Ms.  lat.  16481  n°  134;  voir  Lecoy  de  la  Marche,  o.c,  p.  85,  451. 

46  Chart.  Univ.  Paris.y  I,  p.  181,  n°  142:  «  Ut  eo  liberius  vacare  litterarum.  studio 
valeatis  [  .  .  .  1  vobis  presentium  indulgemus  ut  extra  civitatem  Parisiensem  super 
questionibus   intra   cam   exortis   trahi   per   litteras    apostolicas   non   possitis.  » 

47  P,  FÉRET,  La  Faculté  4e  Théologie  de  Paris  et  ses  Docteurs  les  plus  célèbres 
au  Moyen  Age,  Paris   1894-97,  I,  p.  247. 


50  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

en  particulier,  et  à  leurs  serviteurs,  une  protection  toute  spéciale, 
nonobstant  la  guerre  qu'il  faisait  contre  le  comte  de  Flandre  ^^. 

Comme  il  était  d'usage,  le  prévôt  de  Paris  devenait  le  conser- 
vateur de  ce  privilège  royal.  Le  caractère  international  en  a  été  souli- 
gné par  le  fait  que  les  étudiants  étrangers  étaient  soustraits  au  droit 
d'aubaine.  Leurs  bagages  et  provisions  personnels  étaient  exemptés 
des  droits  de  péage  et  de  traite  ^^. 

Les  suppôts  de  l'Université  étaient  exempts  des  droits  d'aides  pour 
les  fruits  provenant  de  leurs  propres  bénéfices,  ils  pouvaient  les  con- 
sommer librement,  même  les  vendre  dans  leurs  domiciles,  mais  il 
leur  était  défendu  de  faire  commerce  dans  une  taverne.  Cette  exemp- 
tion offrait  un  grand  avantage  dans  le  cas  de  l'achat  du  vin,  puisque 
les  étudiants  ne  payaient  aucun  impôt. 

Cette  exemption  favorisait  la  pratique  des  fraudes  parmi  les 
étudiants,  qui  abusaient  de  ce  privilège,  compromettant  ainsi  la 
bonne  renommée  de  l'Université  ^^. 

M.  Dupont-Ferrier  nous  raconte  un  cas  typique,  une  des  mul- 
tiples fraudes  qui  ont  été  commises  au  nom  de  ce  privilège.  Il  y 
avait  à  Paris  un  «  grant,  riches  homs  .  .  .  marchant  publique  »,  père 
d'un  écolier  qui  était  probablement  de  la  faculté  des  arts;  celui-ci 
était  très  jeune,  âgé  seulement  de  treize  ans.  Le  père,  marchand 
de  vin,  se  hâta  d'émanciper  son  fils-escolier,  pour  lui  faire  une  dona- 
tion de  plusieurs  quartiers  de  vin,  parce  qu'il  savait  qu'il  pouvait 
le  vendre  sans  impôt,  en  franchise. 

Interrogé  à  la  cour  des  aides,  parce  qu'en 

[  .  .  .  ]  ceste  année,  y  creus  V  tonneaux  de  vin,  qui  ci  fist  venden- 
gier  au  nom  dudit  filz  et  le  vin  apporta  en  l'ostel  dudit  père,  pou  ce 
qu'il    [  l'écolier,   son   fils  ]    n'a   point   d'ostel. 

Le    père    se    défendit,    alléguant    son    ignorance    de    la    procédure    et 

accusant  son  procureur  ^^. 

4^  Chart.  Univ.  Paris.,  II,  p.  75,  n°  601:  «  Illis  tamen  qui  scolasticis  disciplinis 
insistant,  —  ne  pretextu  rebellionis  Guidonis  quondam  Flandrie  comitis,  vel  aliorum 
nobis  adversantium  quorumcumque  magistros  et  scolares  Parisius  et  Aurelianis  stu- 
dentes  seu  famulantes  eisdem  undecunque  traxerint  originem,  molestari  contingat, 
ipsos   in   Parisiensi   et   Aurelianensi    studiis   sub   nostra   volumus   protectione   manere.  » 

49  Fr.  Olivier-Martin,  o.c,  39. 

50  Ibid.,  40-41. 

51  Dupont-Ferrière,  Etudes  sur  les  Institutions  financières  de  la  France  à  la 
fin  du  Moyen  Age,  Paris  1933,  II,  173,  note  69.  —  Le  procès  s'est  déroulé  en 
1398-1399. 


LA   PROTECTION   DES   ÉTUDIANTS  ...  61 

Il  est  curieux  de  noter  que  c'est  au  milieu  de  vignobles  que  l'Uni- 
versité de  Paris  s'est  développée;  la  corporation  des  crieurs  de  vin 
remonte  bien  avant  le  XII*  siècle;  le  roi  avait  ses  vignes,  le  Clos-le- 
Roi  sur  la  partie  méridionale  de  la  montagne  Sainte-Geneviève  *"*-. 

Guilbert  de  Metz  nous  apprend  qu'il  se  vendait  chaque  jour  à 
Paris  «  sept  cens  tonneaux  de  vin,  dont  le  Roy  avait  son  quatriesme  ». 
Il  a  soin  de  faire  remarquer  dans  sa  Description  de  Paris  vers  1320 
que  les  étudiants  ne  payaient  aucune  redevance  pour  la  consom- 
mation du  vin  ^^.  Innocent  IV,  en  1246,  avait  déclaré  que  les  étudiants 
allant  et  retournant  à  Paris  sont  exempts  de  «  péage  ^*».  Ils  étaient 
francs  de  tailles,  aides  et  subsides  quelconques,  et  Philippe  le  Bel 
les  déclara  exempts  des  charges  personnelles  ^^  : 

Nous  croyons  qu'il  est  dû  de  grands  égards  aux  travaux,  aux  veilles, 
à  la  disette  de  toutes  choses,  aux  peines  et  aux  périls  qu'endurent  les  étu- 
diants  en  vue   d'acquérir   la   perle   précieuse   de   la   science. 

Cent   ans   après,   en   1341,  Philippe   VI   confirma   les   étudiants   et 

les  maîtres,  qui  In  Parisiensi  studio  acquirunt  Litterarum  et  dogma- 

turn  margaritam,  dans  leur  privilège  de  l'exemption  de  la  taille  ^^. 


Le  grand  nombre  d'étudiants  qui  fourmillaient  autour  de  la  rue 
Saint-Jacques  et  de  la  rue  de  Garlande,  posait  un  grave  problème 
au  point  de  vue  logement.  Déjà  au  XII**  siècle  les  étudiants  se  heur- 
taient à  des  difficultés  pour  trouver  un  logis.  Le  cas  de  Jean  de 
Salisbury,  qui  dut  payer  12  livres  d'avance  pour  son  loyer,  est  très 
caractéristique  ^^.     Les  écoliers  habitaient  ensemble  dans  les  hospices 


52  M.   POËTE,   o.c,   I,   p.   243. 

53  Franklin,  o.c,  p.  40. 

54  Chart.  Univ.  Paris.,  I,  p.  194,  n°  164:  «  Cupientes  igitur  clericos  se 
ad    Parisiense    studium    tranferentes    ac    recedentes    ab    ea    débita    libertate    gaudere 

55  Ibid.,  II,  p.  65,  n°  589. 

56  Ibid.,  II,  507,  n''   1044. 

57  Ibid.,  I,  p.  19,  n°  19:  «  Veniens  ergo  Parisius  juxta  instructionem  vestram 
pro  tempore,  ut  videtur,  commodum  conduxi  hospitium,  et  antequam  illud  ingrederer, 
duodecim  fere  libras  expendi.  Neque  enim  introitum  potui  obtinere,  nisi  in  annum 
tot  pretio  prerogato.  » 


52  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

qu'on  appelait  quelquefois  «  gîte  ^^  ».  Nous  avons  des  documents 
indiquant  que  les  maîtres  du  XII^  siècle  donnaient  leurs  cours  dans 
les  hospices;  ces  endroits  étaient  le  lieu  de  vives  discussions,  comme 
Robert  Krikeladensis,  étudiant  anglais  nous  le  relate  ^^.  Nous  avons 
vu  qu'au  moment  des  bagarres  de  1200,  les  bourgeois  envahirent  les 
hospices  des  étudiants  allemands  ^^,  qui,  par  conséquent,  devaient 
vivre    ensemble,   comme   les   Anglais  ^^. 

Les  écoliers  louaient  des  maisons  de  bourgeois,  auxquelles  on 
donnait  le  nom  d'hospice  ou  d'hôtel.  Etienne  Langton  dans  un  de 
ses  sermons  mentionne  ces  hospices  le  long  de  la  rue  Saint-Jacques, 
qui  alléchaient  les  étudiants  naïfs  avec  des  enseignes  superbes,  offrant 
des  lits  très  confortables,  mais  où  une  fois  entré,  on  ne  trouvait  que 
de  la  paille  ^^. 

Les   plaintes  provenant  des  prix  exorbitants   des  hospices,   furent 

entendues.    En  1215,  le  cardinal  Robert  de  Courçon,  se  rendant  compte 

de  la  malheureuse  situation  des  écoliers,  et   «  au  conseil  des  hommes 

de   bonne   volonté,   voulant   la   tranquillité   des   étudiants  »,   introduisit 

la    taxation    des   loyers  ^^.      Les    statuts    de    1215    sont   le    plus    ancien 

document   mentionnant   le   logement   des   écoliers.      Par   cette   mesure, 

le   cardinal  fournit  les   moyens   d'améliorer   des   conditions   très   dures 

et   de  prévenir   l'avidité   des   bourgeois. 

Pouvoir  est  donné  aux  maîtres  et  écoliers  de  contracter  aussi  bien 
entre  eux  qu'avec  des  personnes  étrangères,  des  pactes  ou  obligations 
[  .  .  .  ]    en   ce   qui   concerne   la   taxe   de   la   valeur   des   loyers  ^^. 

L'acte  du  cardinal  a  été  renforcé  par  la  bulle  du  pape  Grégoire  IX, 
qui    dans    son    Parens    Scientiarum    fit    appel    à    l'autorité    royale,    la 

58  Du  Cange,  GIoss.,  III,  706.  —  Giraldus  Cambrensis  a  donné  ses  cours  dans 
un  hospice:  «  Lectiones  tamen  duas  in  hospitio  suo  sociis  de  decretis  Gratiani  unam  in 
distincionibus  et  alteram  in  causis,  ad  instantiam  ipsorum  quotidie  legi  »  {De  Rebus  a  Se 
Gestis,  Ed.  Brewer,  London  1861,  I.  p.  48). 

5^  R.  W.  Hunt,  English  Learning  in  the  Late  Twelfth  Century,  dans  Transact. 
Royal  Hist.   Society,  4th   Ser.,   19    [1936],   p.   32   et   37. 

60  Chronica  Magistri  Rogerii,  Ed.  W.  Stubbs,  IV.,  p.  120  :  «  Thomas  praepositus 
Parisius,  cum  plebe  civitatis  armata  armatis  fecit  insultum  in  hospitium  clericorum 
Teutonicorum.  » 

61  NiGELLUS  Wireker:  «Parisius  subeunt,  hospitiumque  petunt  »  (Bibl.  Brit. 
Lit.   II,.  354-55). 

62  ((  Sic  hospites  in  via  beati  Jacobi  ostendunt  lectas  pulcherrimas,  set  com 
dormituni  vadunt  peregrini  nihil  reperiunt  nisi  palem  »  (Ms.  Magdalen  College  168 
fol.  60  cité  par  Fr.   Powicke,  Stephen  Langton,  Oxford   1928,  p.  44). 

63  Chart.   Univ.  Paris.,  I,  p.  78-79,  n°    20    [août   12151. 

64  Ibid.,  I,  p.  79,  n°  20.  Pro  taxandis  pretiis  hospitiorum,  voir  Ch.  Jourdain, 
Excursions  historiques,  Paris  1888,  p.  251-252. 


LA  PROTECTION   DES  ÉTUDIANTS  ...  63 

priant  d'accorder  à  l'Université  le  droit  d'établir  la  taxe  sur  la  valeur 
des  loyers.  C'est-à-dire  que  deux  maîtres  et  deux  bourgeois  ensem- 
ble taxaient  les  maisons,  établissant  le  prix  des  loyers  et  des  hospices  ^^. 

Mais  dans  l'intérêt  de  la  vraie  protection  des  écoliers  il  fallait 
surmonter  une  autre  difficulté:  la  rivalité  des  étudiants  qui  se  dispu- 
taient entre  eux  pour  avoir  un  bon  logement  et  étaient  prêts  à 
offrir  un  loyer  plus  élevé.  C'est  pourquoi,  l'évêque  de  Prénest, 
d'accord  avec  le  chancelier  de  Paris,  défendit  de  louer  un  hospice 
déjà  occupé  par  un  étudiant  ^^. 

L'Université,  de  communi  sensu,  trouva  —  en  1244  —  bien  vite 
le  remède.  Si  le  propriétaire  refusait  de  céder  sa  maison  ou  son 
habitation  au  prix  fixé,  supposant  que  l'étudiant  qui  voulait  louer 
la  maison  lui  offrait  toute  sécurité  nécessaire,  l'Université  interdisait 
la  maison  pour  cinq  ans.  Et  si  un  écolier  ou  un  maître  se  hasar- 
dait à  louer  une  telle  maison,  il  était  considéré  comme  déchu  de  ses 
privilèges  universitaires.  Ce  n'était  pas  autre  chose  que  le  boycottage 
des   maisons,   sanctionné   par  la   perte   des   droits   d'écolier  ^^. 

Le  pape  Innocent  IV,  en  1245,  approuva  la  décision  de  l'Uni- 
versité en  étendant  la  taxation  sur  les  maisons  des  religieux,  Cha- 
noines Prémontrés,  Templiers,  Hospitaliers  et  Cisterciens  ^^.  Le  pape 
autorisa  même  la  cessation  des  cours  si  les  seigneurs  temporels  refu- 
saient la  taxation  ^^. 

Nous  possédons  les  noms  des  délégués  de  l'Université  et  des  bour- 
geois de  Paris  qui  furent  chargés  de  déterminer  le  prix  des  loyers 
pour  une  année.  En  1286  deux  maîtres  en  théologie,  frère  Gilles, 
peut-on  penser  à  Gilles  de  Rome  ?   et  Jacques  Dalos,  quatre  maîtres 

^5  Ibvd.,  I,  p.  140,  n°  82.  «  Hospitiorum  quoque  taxationem  per  duos  magistros 
et  duos  burgenses  ad  hoc  de  consensu  magistrorum  electos  juramento  prestito  fideliter 
faciendam,  sive  si  burgenses  non  curaverint  interesse  per  duos  magistros,  sicut  fieri 
consuevit,  eis  sine  difficultate  concédas  cum  alias  nimis  hospicia  conducere  coge- 
retur  »    {Parens  Scientiarum,  14  avril,  1231). 

6^  Ibid.,  I,  p.  587,  n°  50:  «Quia  non  omnes  qui  Parisius  ad  studendum  veniunt 
moribusque  scienciam  afferunt,  se  exercent;  immo  unus  ad  alterius  aspirans  hospicium, 
ipsum  sibi  reddit  interdum  pretii  carioris.  » 

^"^  Ibid.,  I,  p.  178,  n°  136:  «  Item  si  hospes  non  voluerit  hospitium  suum  dare  ad 
pretium  taxatum,  et  scolaris  obtulerit  se  daturum  pretium  taxatum  et  securitatem 
obtulerit  super  hoc  facere  competentem  eadem  domus  interdicetur  per  V.  annos.  Ille 
vel  illi  scolares,  qui  domum  interdictam  receperunt  vel  moram  ibi  fecerint  [  .  .  .  ] 
beneficiis  scolarum   et   Universitatis  priventur.  » 

68  Ibid.,   I,  p.   179,  n°    138. 

69  Olivier-Martin,  o.c,  10. 


64  REVUE    DE   L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

ès-arts  et  deux  bourgeois  taxèrent  29  maisons.  Les  «  taxateurs  » 
donnaient  une  description  de  la  maison  et  le  prix  de  loyer  pour 
une  année. 

Les  écoles  de  Thomas  Flamang,  ayant  trois  portes,  avec  colonnes: 
11  sous.  —  la  maison  de  dame  Agathe,  la  maréchale,  rue  Saint-Jacques, 
à  la  longue  entrée:   10  livres  "^. 

Comme  on  peut  voir  il  y  avait  une  grande  différence  entre  le 
loyer  du  pauvre  Flamand  à  11  sous  pour  une  année  —  la  maison 
devait  être  en  bien  mauvaise  condition  —  et  celle  de  madame  Agathe 
qui  a  été  taxée  à  10  livres. 

La  taxation  fonctionna  normalement  pendant  le  XIIF  siècle, 
mais  tomba  en  désuétude  dans  les  siècles  suivants,  la  création  de 
nombreux  collèges  rendant  cette  mesure  moins  nécessaire. 


Dans  une  étude  si  restreinte  sur  la  protection  des  étudiants  il 
n'y  a  guère  de  place  pour  parler  de  la  création  des  collèges,  ces  lieux 
d'asile  si  importants  où  les  pauvres  étudiants  trouvaient  refuge,  vivre 
et  protection.  On  a  appelé  les  premiers  collèges:  maisons  des  étu- 
diants pauvres^^.  Le  Collège  Saint-Honoré,  en  1209,  était  une  maison 
simple  et  modeste  avec  treize  lits  pour  accomoder  des  étudiants  pau- 
vres; le  Collège  de  Saint-Thomas  du  Louvre  n'étaient  qu'une  maison 
de  pauvres  écoliers  ^^.  Et  que  dire  de  la  Sorbonne,  fondée  par 
Robert  de  Sorbon,  chapelain  de  saint  Louis,  pour  les  pauvres  maîtres 
étudiants  à  la  faculté  de  théologie  ^^,  chacun  ayant  son  couvert 
d'argent  dû  à  la  libéralité  de  Robert  de  Sorbon. 


Après  la  question  du  logement,  celle  des  livres  pour  les  étudiants 
occupe  particulièrement  l'Université.  Les  libraires  avaient  tout  inté- 
rêt à  devenir  suppôts  de  l'Université  et  comme  tels,  ils  étaient  soumis 
à  la  juridiction   de  celle-ci;   par  conséquent  l'Université  pouvait  con- 

"^^    Jourdain,  o.c,  p.  255^  258. 

'^^  Chart.  Univ.  Paris.,  I,  p.  68-69,  n°  9:  «[...]  que  lectis  tredecim  ad  opus 
pauperum   scolaribus  muniretur.  » 

72     Ibid.,   I,   p.  69,   n°    10. 

■'^  A.  Franklin,  La  Sorbonne,  Paris  1875,  p.  16-17:  «  Congregationi  pauperum 
magistrorum  seu  ipsis  pauperibus  magistris  Parisius  in  theologica  facultate  studenîibus.  » 


LA   PROTECTION   DES   ÉTUDIANTS  ...  65 

trôler  le  commerce  des  livres  dans  l'intérêt  des  étudiants  pauvres 
de  Paris.  Les  Statuts  de  1275  avaient  réglé  l'exercice  de  ce  com- 
merce ^*. 

Si  un  volume  avait  trouvé  un  acheteur,  l'argent  devait  être  versé 
au  propriétaire.  Le  marchand  ne  pouvait  acheter  des  livres  pour  son 
compte  qu'après  les  avoir  gardés  un  mois  à  la  disposition  des  maîtres 
et  des  écoliers.  Mesure  extrêmement  efficace  pour  protéger  le  pouvoir 
d'achat  des  écoliers.  Les  libraires  et  les  «  stationnaires  »  devaient  prê- 
ter le  serment  ainsi  conçu: 

Vous  jurez  que  vous  ne  les  supprimerez  ni  les  cacherez,  mais  que  vous 
les  exposerez  en  temps  et  en  lieu  opportuns  pour  les  vendre  ^5. 

Ils  devaient  jurer  en  outre  qu'ils  ne  tenteraient  pas  de  duper  ou 
de  frauder  leur  clientèle,  mais  qu'ils  recevraient,  garderaient,  expo- 
seraient les  livres  pour  la  vente  ^^. 

Il  est  curieux  de  noter  que  l'Université,  dans  l'intérêt  des  écoliers, 
ne  voyait  pas  d'inconvénient  à  ce  que  les  libraires  et  les  enlumineurs 
fassent  commerce  de  vins  aussi  bien  que  de  livres.  Elle  pouvait 
ainsi  mieux  veiller  sur  ses  suppôts  s'ils  fréquentaient  un  établis- 
sement dont  le  propriétaire  dépendait  de  l'Université.  Nous  rencon- 
trons une  Thomassa  enlumineuse  et  tavernière,  Jean  l'Abbé,  ta  ver- 
nier et  bedeau  de  l'Université  ^^. 

L'Université  contrôlait  la  correction  des  livres,  notamment  des 
Exemplaria;  elle  obligeait  les  libraires  d'employer 

[  .  .  .  ]    tous    leurs    soins    et    tous    les    efforts,    avec    la    plus    sérieuse 
attention,    à    ne   posséder    que    des    exemplaria   en   bon    état    et    correct  '^^. 

Elle  voulait  mettre  dans  la  main  des  étudiants  le  texte  le  plus  par- 
fait possible  qu'elle  vérifiait  pour  le  bien  des  études.  L'Université 
vigilante   ne   perdit   pas   de  vue,   même   dans   les   siècles   suivants,   les 


''^     Chart.    Univ.   Paris.,   I,   p.   532  et   suiv.,  462. 

75  Ibid.,  II,  p.  97,  n°  628  (Serment  du  24  août,  1302):  «Item  jurabitis  quod 
ratione  libri  vel  librorum  a  venditore  magistro  vel  scolare  nichil  exigetis  »  (traduc- 
tion par  Franklin,  La  Vie  privée  d'Autrefois,  t.  X  Ecoles  et  Collèges,  p.  97-98). 

"^^  Ibid.:  «  Item  jurabitis  quod  non  attemptabitis  aliquid  doli  vel  fraudis  circa 
officium  vestrum  unde  possit  studio  vel  studentibus  irrogari  aliquod  detrimentum.  » 

'^''    Franklin,   o.c.   p.   92-93. 

■^s  J.  Destrez,  La  Pecia  dans  les  Manuscripts  universitaires  du  XIIP  et  du  XIV* 
siècle,  Paris  1935,  p.  25-26. 


66  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

libraires,  et  dès  qu'elle  s'apercevait  qu'ils  avaient  recherché  leur  pro- 
fit plus  que  l'intérêt  des  étudiants,  elle  les  accusait  sans  retard. 

*        *        » 

Les  étudiants  et  leurs  maîtres  étaient  autorisés  par  les  bulles 
papales  à  conserver  leurs  bénéfices  durant  leurs  études  et  séjour  à 
Paris.  Ceux  qui  fréquentaient  les  centres  universitaires,  étaient  favo- 
risés dans  l'attribution  des  bénéfices,  et  par  un  Rotulus  spécial,  l'Uni- 
versité recommandait  les  suppôts  les  plus  méritants  ^^. 

Les  clercs  étudiants  destinés  à  étudier  à  Paris  étaient  exempts  de 
la  résidence  et  autorisés  à  abandonner  leurs  charges  afin  de  pour- 
suivre des  études,  pourvu  que  leur  séjour  ne  dépassât  pas  cinq  ans. 
Ce  privilège  a  été  accordé  par  le  IV^  concile  de  Latran  en  1215. 
Néanmoins  il  était  défendu  de  posséder  plusieurs  bénéfices,  sauf  dans 
le  cas  où  il  s'agissait  d'une  personne  éminente  et  excellente  dans  les 
études  universitaires  ^^.  L'Eglise  s'efforçait  d'empêcher  la  pluralité 
des  bénéfices.  Les  chanceliers  de  l'Université  et  les  maîtres  pré- 
dicateurs luttaient  contre  ces  abus  et  blâmaient  ceux  qui  abandon- 
naient leurs  paroisses  et  la  charge  des  âmes  pour  venir  à  Paris. 
Guillaume  d'Auvergne,  évêque  de  Paris,  dans  son  traité  De  Collations 
et  Singularitate  Beneficiorum,  écrit  avant  1228  ^^^  s'est  opposé  ouver- 
tement à  la  pluralité  des  prébendes.  Les  prédicateurs  ne  cessent  de 
flageller  ceux  qui  possèdent  plusieurs  bénéfices  et  les  étudiants  qui 
ne  cherchent  que  la  faveur  des  grands  de  ce  monde  pour  recevoir 
des  biens  temporels:  «  Beaucoup  aujourd'hui  suivent  le  Seigneur  pour 
acquérir  des  bénéfices,  puis  les  ayant  eus,  ils  abandonnent  le  Sei- 
gneur ^^.  »  Eudes  de  Chateauroux,  chancelier  de  Paris,  réprouve  ceux 
qui,  venus  à  Paris,  font  administrer  leurs  églises  par  des  vicaires  ^^. 

Mais,  à  part  des  éléments  turbulents,  il  y  avait  beaucoup  de 
braves   étudiants   qui   méritaient   des   bénéfices   comme   le   protégé   de 

79  Olivier-Martin,  o.c,  36;  Chart.  Univ.  Paris.,  I,  p.  591,  n°  507  (10  oct. 
1281,  Martin  IV). 

80  Mansi,  Concilia,  XXII,  p.  1018:  «Circa  sublimes  tamen  et  litteras  personas 
quae  majoribus  sunt  beneficiis  honorandae,  cum  ratione  postulaverit  per  Sedem  aposto- 
licam  poterit  dispensari.  » 

81  P.  Glorieux,  Répertoire  des  Maîtres  en  Théologie  de  Paris,  II,  p.  318,  n°   141. 

82  M.   M.  Davy,  Sermons  .  .  .  ,  p.   91;    texte:   p.  411. 

83  Paris,  B.  N.,  N.  acqu.  lat.  338  fol.  106.  Voir  Hauréau,  Notices  et  Extraits, 
t.  VI,  p.  209.  «  Clericis  commorantibus  Parisius,  qui  nec  addiscunt  nec  in  ecclesiis 
Deo  serviunt,  potest  dici,  «  Quid  hic,  id  est  Parisius,  maxime  statis  tota  die  otiosi  ?  » 


LA  PROTECTION  DES  ETUDIANTS  ...  67 

saint  Louis,  qui  reçut  une  prébende  parce  qu'il  était  «  lui  coustumier 
de  se  lever  la  nuit  pour  étudier  ^^  ». 

L'Université  fut  autorisée  assez  tôt  par  Clément  IV  à  envoyer 
une  liste  des  étudiants  et  maîtres  qualifiés  dignes  de  bénéfices.  Le 
pape  ensuite  accorda  des  prébendes  aux  suppôts  méritants  dont  le 
nom  figurait  sur  les  Rotuli  Nomlnandorum  ^^,  Tous  ces  bénéfices 
étaient  destinés  à  faciliter  la  vie  des  étudiants  et  leur  séjour  à  Paris. 
Mais  les  maîtres  de  l'Université,  soucieux  du  salut  de  leurs  écoliers, 
ne  voyaient  pas  sans  inquiétude  cet  afflux  vers  Paris  de  clercs  qui 
abandonnaient  leurs  églises. 

Le  Christ  fut  studieux,  mais  il  n'a  pas  voulu  sacrifier  son  épouse, 
c'est-à-dire  l'Eglise,  pour  ses  études,  donnant  en  cela  une  leçon  à  ceux 
qui  ont  charge  d'âmes,  montrant  qu'ils  ne  doivent  point  délaisser  l'Eglise 
à  cause  de  leurs  études  [  .  .  .  ]  le  Christ  ne  fut  maître  que  trois  ans 
et  demi;  par  là  sont  blâmés  ceux  qui  passent  leur  vie  à  l'Université 
sans    produire    aucun    fruit  ^^. 

Les  maîtres  compatissaient  avec  les  étudiants   pauvres;    avec  une 

libéralité   fraternelle   ils   écrivaient   des   traités   à   l'usage   de   ceux   qui 

ne  pouvaient  pas  fréquenter  les  leçons  ^^. 

*        *        * 

Mais  la  vraie  protection  des  étudiants,  plus  importante  que  le 
privilège  de  juridiction,  du  droit  de  non  trahi  extra,  consistait  dans 
la  protection  morale.  Détourner  les  étudiants  de  l'oisiveté  et  les 
conduire  aux  sermons  universitaires,  lutter  contre  la  vaine  gloire  et 
contre  ceux  «  qui  n'étudient  que  pour  savoir  »,  c'est-à-dire  pour  satis- 
faire une  vaine  curiosité  ^^,  voilà  la  vocation  primordiale  des  pré- 
dicateurs universitaires. 

Il  serait  long  d'énumérer  toutes  les  mesures  prises  par  l'Uni ver- 
bité  de  Paris  pour  sauver  l'âme  des  étudiants.  D'excellentes  études 
sur  la  prédication  universitaire  nous  renseignent  sur  ces  détails. 

84  M.  M.  Davy,  La  situation  juridique  .  .  .  ,  p.  307. 

85  M.  Toulouse,  La  Nation  Anglaise-Allemande  <de  VUnîversité  de  Paris,  Paris 
1939,   p.   66. 

86  Jean  de  Saint-Gilles,  Paris,  B.  N.,  N.  Acqu.  lat.  338  fol.  98  vo,  Davy,  Sermons 
.  .  .  ,  p.  289-292. 

87  Paris,  Mazarine,  Ms.  1007,  Explicit:  «Pro  utilitate  Minorum  et  pauperum 
clericorum  qui  scolas  theologiae  frequentare  non  valent.  »  Lecoy  de  la  Marche, 
La  Chaire  française  .  .  .  ,  p.  462. 

88  Hauréau,  Mélanges  Havet,  p.  302;  Notices  et  Extraits,  III,  p.  166:  «  f  ...  1 
non  discunt  ut  aedificentur,  quod  esset  prudens  humilitas,  vel  ut  aedificent,  quod  esset 
fraterna   caritas.  » 


68  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Les  serinons  étaient  parsemés  d'exemples  édifiants  et  quelque- 
fois amusants  qui  contiennent  des  histoires  savoureuses  sur  la  vie  uni- 
versitaire à  Paris  ^^.  Je  me  restreins  à  n'en  citer  qu'une,  celle  de  l'étu- 
diant et  de  ses  deux  amies,  d'après  Etienne  de  Bourbon: 

Un  écolier  s'était  épris  de  la  beauté  d'une  petite  demoiselle  avec 
qui  il  dépensa  tout  ce  qui  lui  avait  été  envoyé  de  son  pays.  Il  ne 
put  sauver  qu'une  chappe.  Les  études  finies  quand  le  moment  s'ap- 
procha de  rentrer  à  la  maison  paternelle,  la  belle  et  douce  demoiselle 
l'accompagna  un  bout  de  chemin  avec  une  autre  mignonne  de  Paris. 
Au  moment  de  faire  les  adieux,  elle  éclata  en  sanglots.  À  peine 
l'écolier  disparu  dans  la  poussière  de  la  route,  ladite  fille  se  mit  à 
rire  de  bon  cœur  et  à  plaisanter  avec  sa  compagne.  Celle-ci,  très 
étonnée,   l'interrogea: 

—  «  Comment,  s'écria-t-elle,  à  l'instant  même  tu  pleurais,  et  main- 
tenant tu  ris  joyeusement  ? 

—  Je  ne  pleurais  pas  de  le  voir  partir,  mais  je  regrettais  qu'il 
emportât  une  belle  chappe  dont  nous  n'avons  pu  nous  accaparer  ^^.  » 

L'Université  de  Paris  avait  un  souci  maternel  pour  ses  suppôts, 
même  après  leur  mort.  Elle  déplorait  le  trépas  de  ses  sujets  comme 
une  mère  pleure  la  mort  de  son  enfant.  Le  cardinal  Robert  de  Courçon, 
ancien  écolier  de  Paris,  avait  ordonné,  en  1215,  qu'à  la  mort  d'un 
écolier  la  moitié  des  professeurs  de  la  faculté  a  laquelle  le  défunt 
appartenait  devaient  être  présents  à  l'enterrement  et  suivre  le  convoi. 
Doué  d'un  sens  pratique,  le  cardinal  n'oublia  pas  d'ajouter  que  les 
professeurs  devaient  attendre  la  fin  des  cérémonies  et  qu'ils  ne  pour- 
raient s'en  aller  avant  ^^. 


Tous  ces  privilèges  n'avaient  qu'un  seul  but,  faciliter  la  tâche 
de  l'écolier  à  se  bien  préparer  à  un  dernier  examen  qui  aura  lieu 
devant   le   Grand    Chancelier   après   sa   mort.      Robert   de   Sorbon,   le 

8^  Avant  tout:  Lecoy  de  la  Marche,  La  Chaire  française;  M.  M.  Davy,  Les 
Sermons  Universitaires  Parisiens  .  .  .  ,  et  l'article  de  Ch.  Haskins,  The  University  of 
Paris  in  the  sermons  of  the  Thirteenth  century,  dans  Studies  in  Mediœval  Culture, 
Oxford   1929,  p.   36-71. 

^^  Anecdotes  historiques,  légendes  et  apologues  tirés  de  recueil  inédit  d'Etienne 
de  Bourbon,  publié  par  A.  Lecoy  de  la  Marche,  Paris,  1877,  p.  406,  n°  472. 

91  Chart.  Univ.  Paris,  I,  p.  79,  n"  20;  voir  E.  Lavisse,  Histoire  de  France,  III; 
A.  Luchaire,  Louis  VII  —  Philippe  Auguste  —  Louis  VIII,  Paris,   [  s.d.  1,  p.  340. 


LA  PROTECTION   DES   ETUDIANTS  ...  69 

modeste  fondateur  du  Collège  de  la  Sorbonne,  nous  a  laissé  une 
saisissante  comparaison  entre  l'examen  parisien  de  l'étudiant  et  le 
jugement  dernier,  dans  son  œuvre  De  Conscientia: 

Celui  qui  veut  entrer  au  Paradis  ressemble  à  l'écolier  de  Paris, 
au  bachelier  plein  d'angoisse  qui  aimerait  passer  son  «  examin  » 
devant  le  chancelier  de  l'Université  pour  obtenir  une  licence  d'ensei- 
gner. Pour  jouir  du  privilège  des  écoliers,  il  faut  suivre  régulière- 
ment des  cours,  autrement  son  maître  ne  sera  pas  obligé  de  le  sauver 
de  là  prison  du  Châtelet.  Mais  comment  pourrait-on  sauver  les  gens 
de  la  prison  infernale,  qui  sera  plus  pénible  que  celle  du  Châtelet, 
s'ils  négligent  les  pratiques  de  la  religion  ? 

Le  cardinal  Robert  de  Courçon,  auteur  des  premiers  Statuts,  Robert 
de  Sorbon,  les  maîtres  des  quatre  facultés,  faisaient  tout  pour  pré- 
parer, à  l'aide  des  privilèges,  les  écoliers  confiés  à  leurs  soins  à  paraî- 
tre un  jour  au  dernier  «  examin  »,  comme  disait  le  fondateur  de  la 
Sorbonne  dans  son  ouvrage  De  la  Conscience,  devant  le  «  Grand  Chan- 
celier »    qui    est   Dieu  ^^. 

The  Mediaeval  Institute 
University  of  Notre  Dame, 
Indiana,   U.S.A. 

A.-L.  Gabriel,  O.  Praem. 


^2  Dorothy  L.  Mackay  (Quynn),  «  Le  système  d' examin  du  XI 1 1"  siècle  d'après 
le  De  Conscientia  de  Robert  de  Sorbon  »  dans  les  Mélanges  Ferdinand  Lot,  Paris  1925, 
p.   491-500. 


U équipement  du  laic 

en  face 
des  philosophies  nouvelles 


Pour  prévenir  toute  méprise,  je  crois  devoir  bien  préciser  immé- 
diatement que  ma  conférence  *  ne  concerne  pas  rexistentialisme,  mais 
les  réactions  nécessaires  chez  les  laïcs  contre  diverses  philosophies 
nouvelles,  parmi  lesquelles  se  trouve  l'existentialisme.  Celui-ci  n'est 
donc  pas  le  fond  de  cet  entretien,  mais  un  de  ses  aspects.  Mais 
puisque  j'y  suis  provoqué,  j'en  dirai  un  mot,  et  immédiatement, 
d'autant  que  cela  m'amène   à  mon  sujet  principal,  saint   Augustin. 

Appelé  en  Amérique  pour  parler  de  la  philosophie  de  saint  Augus- 
tin, j'ai  cru  pouvoir  tirer  de  ce  thème  quelques  réflexions  générales 
sur  certaines  philosophies  actuelles  et  la  manière  pour  un  chrétien  de 
les  utiliser  sans  danger  et  même  avec  profit. 

Naturellement,  l'existentialisme,  qui  est  aujourd'hui  si  en  vogue, 
s'est  présenté  à  moi,  d'autant  que  saint  Augustin  a  pu  être  comme 
un  précurseur,  très  lointain,   mais  très  réel,   du  mouvement. 

On  devine,  d'après  cela,  qu'il  y  a  plusieurs  sortes  d'existentialismes 
et  qu'il  faut  faire  un  choix.  Je  ne  parlerai  que  pour  mémoire  de 
celui  de  M.  J.-P.  Sartre  qui  n'est  d'ailleurs  qu'une  refonte  française 
de  celui  du  philosophe  allemand  Heidegger,  professeur  athée  de 
Fribourg-en-Brisgau.  Malgré  son  prestigieux  talent  de  lettré,  de  psy- 
chologue et  d'artiste,  M.  Sartre  ne  s'impose  pas  comme  philosophe. 
Sa  grande  thèse  VEtre  et  le  Néant,  a  certes  une  allure  métaphysique, 
mais  plus  apparente  que  réelle.  Elle  semble  reposer  sur  une  concep- 
tion dé  l'être,  matérielle  au  point  de  nier  totalement  l'esprit  et  de 
ramener   toute   l'activité   de   l'homme   à  un  néant.     Une   grande   part 

*     Conférence  prononcée  à  la  Société  thomiste  de  l'Université   d'Ottawa   sous  les 
auspices  de  l'ACFAS. 


LES   LAÏCS   ET   LES   PHILOSOPHIES   NOUVELLES  71 

de  son  succès  vient  des  analyses  liciencieuses  dont  ses  pages  sont  rem- 
plies et  qui  justifient  largement  les  condamnations  dont  il  a  été  frappé. 
Le  fond  même  de  son  œuvre  n'est  pas  tant  d'ordre  métaphysique  que 
d'ordre  moral  et  se  ramène  à  un  cri  de  révolte  contre  toutes  les  valeurs 
que  les  plus  grands  esprits  depuis  plus  de  vingt  siècles  ont  posées  à 
la  base  de  la  vie  humaine.  Pour  lui,  l'humanité  va  non  pas  à  la  vie, 
mais  à  la  mort,  au  néant.  Il  n'y  a  devant  l'hoimme  que  le  néant. 
Hors  de  là  tout  est  chimère,  vaine  idole,  tout,  même  Dieu,  surtout 
Dieu  !  Il  n'y  a  à  admettre  Dieu  que  les  lâches.  Les  vrais  grands 
hommes,  les  seuls  dignes  de  ce  nom,  sont  ceux  qui  savent  dire  non 
à  Dieu  et  lever  l'étendard  de  la  révolte.  Voilà  la  seule  liberté  qui 
compte  aux  yeux  de  M.  Sartre,  celle  dont  tout  l'ouvrage  fait  l'apolo- 
gie et  prétend  établir  l'empire.  Voilà  le  fond  de  la  thèse.  On  pour- 
rait la  négliger.  J'en  retiendrai  cependant  l'affirmation  qui  éclate 
jusque  dans  sa  révolte,  du  problème  de  la  destinée  qui  se  pose,  devant 
cette  âme,  avec  une  étonnante  acuité,  et  voilà  le  fond  de  l'existentialisme, 
l'aspect  par  oii  il  rejoint  les  grandes  philosophies. 

En  exposant  ce  problème,  l'existentialisme  moderne  a  réalisé  un 
grand  progrès  sur  les  philosophies  à  la  mode  il  y  a  cinquante  ans. 
Le  positivisme  négligeait  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  dans  le  réel, 
l'âme  vivante,  et  l'idéalisme  dans  ses  rêves  la  dépassait,  réduisant  tout 
à  la  pensée.  Sous  l'action  de  la  souffrance  physique  et  morale,  à 
l'occasion  des  guerres  et  des  calamités  présentes,  de  vrais  penseurs  ont 
retrouvé  l'objet  par  excellence  de  la  spéculation,  Vâme  humaine, 
l'esprit  humain,  l'esprit  vivant,  perçu  dans  sa  vie  même,  dans  son 
existence  concrète.  Certains  l'ont  saisi  en  y  cherchant,  comme  Sartre, 
une  occasion  de  bafîouer  toutes  les  valeurs  spirituelles.  Laissons-les  à 
leur  œuvre  de  néant.  D'autres,  au  contraire,  y  cherchent  un  moyen 
de  les  approfondir  et  ce  sont  eux  évidemment  que  j'ai  en  vue,  d'abord, 
quand  je  propose  au  laïc  chrétien  quelque  guide  moderne  de  son 
action   parmi  les   philosophes. 

1.  Il  ne  s'agit  pas,  bien  entendu,  d'arracher  le  catholique  au 
catéchisme,  ni  dans  son  enfance,  ni  dans  sa  jeunesse,  ni  dans  son  âge 
mûr,  car  les  richesses  de  celui-ci  sont  inépuisables.  Mais  à  mesure  que 
l'homme  grandit,  il  a  besoin  d'envisager  ces  richesses  à  tous  les  points 
de  vue,  et  il  en  est  un  de  ces  points  de  vue  qu'on  oublie  parfois,  à 


72  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

tort,  me  semble-t-il.  En  dehors  de  la  religion  proprement  dite,  on 
pense  aux  œuvres  sociales  et  rien  n'est  plus  urgent.  Mais  on  néglige 
trop  la  culture  philosophique,  qui  n'est  pas  moins  nécessaire,  du 
moins  pour  une  élite. 

Le  recours  à  la  philosophie  que  nous  constatons  sur  un  plan 
parallèle,  même  purement  économique,  nous  y  oblige.  Les  théories 
de  Marx  ont  contribué  au  succès  du  communisme  autant  que  les  haran- 
gues des  tribuns.  Le  mot  d'humanité,  sous  son  allure  abstraite,  a  peut- 
être  plus  fait  que  bien  des  meetings  pour  la  répandre.  Et  pour  le 
dire  en  passant,  ce  mot  «  d'humanité  »,  qui  est  chrétien  historique- 
ment et  doctrinalement,  nous  l'avons  laissé  tourner  contre  nous  par 
des  meneurs  antichrétiens,  faute  de  vrais  penseurs  chrétiens  pour  en 
saisir  et  en  montrer  la  force  et  les  exigences.  Il  faut  au  chrétien  dans 
le  monde  une  philosophie  de  l'action  directement  adaptée  aux  exi- 
gences de  la  vie. 

2.  Dans  ce  choix  de  nos  guides  immédiats,  dans  le  jugement  à 
porter  sur  eux,  nous  avons  besoin  de  maîtres  de  portée  supérieure, 
universelle,  qui  sans  tout  dire  peut-être,  fournissent  au  moins  sur  l'essen- 
tiel, des  directives  sûres  et  fermes.  J'en  citerai  deux  qui  s'imposent 
à  nous  de  toute  la  hauteur  de  leur  génie:  saint  Augustin  et  saint 
Thomas. 

Celui-ci,  venu  plus  tard,  a  donné  à  la  culture  philosophique  une 
allure  scientifique  rigoureuse  qui  en  fait  le  guide  suprême  et  infail- 
lible en  tout  domaine. 

Celui-là,  équipé  à  la  légère,  mais  profond  et  pénétrant,  est  parti- 
culièrement adapté  à  l'action,  par  l'attention  spéciale  qu'il  porte  aux 
plus  hauts  problèmes  de  la  vie  et  des  rapports  de  l'âme  avec  Dieu. 

L  — SAINT  AUGUSTIN  PHILOSOPHE. 

Ne  pouvant  tout  dire,  je  voudrais  particulièrement  m'attacher  à 
saint  Augustin,  en  qui  je  me  plais  à  contempler  un  modèle  eminent 
du  laïc  philosophe,  car  les  années  qui  précédèrent  son  sacerdoce,  depuis 
sa  conversion,  furent  presque  exclusivement  consacrées  à  des  œuvres 
philosophiques  immortelles  connues  sous  le  nom  de  Dialogues,  et  il 
y  en  a  une  dizaine.  Ce  n'est  donc  pas  au  hasard  qu'on  vous  propose 
un  tel  maître. 


LES   LAÏCS   ET   LES   PHILOSOPHIES   NOUVELLES  73 

On  lui  a  reproché  d'être  alors  tellement  philosophe  qu'il  n'était 
pas  chrétien  et  cette  accusation  est  tombée  d'elle-même. 

Plus  souvent  on  dit  qu'il  était  tellement  chrétien  qu'il  n'était 
pas  philosophe,  et  ce  point  de  vue  trouve  encore  des  partisans,  mais 
il  est  démenti  par  les  faits. 

La  vérité  est  qu'Augustin,  revenu  à  la  foi,  a  cherché  à  avoir  une 
connaissance  solide  et  profonde  non,  seulement  de  sa  foi,  mais  des  fon- 
dements rationnels  de  cette  foi.  Voilà  sa  philosophie.  Il  est  un  chré- 
tien qui  cultive  avec  soin  sa  raison  et  il  trouve  dans  cette  culture  une 
puissance  admirable  pour  s'élever  à  Dieu  et  y  ramener  les  autres.  Il 
est,  en  un  mot,  un  vrai  philosophe,  au  sens  courant  du  terme. 

Même  pour  être  ordonnée  à  l'action  une  philosophie  implique 
une  vraie  culture.  Je  ne  parle  pas  ici  d'une  spécialisation  qui  isole 
totalement  celui  qui  s'y  livre  par  la  technicité  qu'elle  exige;  ni  d'une 
vulgarisation  qui  la  rabaisse  à  trop  de  simplicité.  Une  collection  de 
truismes  ou  de  grosses  vérités  populaires  ne  sera  jamais  en  état  de 
s'imposer  au  respect  de  personne,  bien  qu'il  soit  toujours  dangereux 
d'en  offenser  les  maximes.  Le  bon  sens  est  à  la  base  de  tout,  mais 
il  faut  l'enrichir,  le  dépasser  et  c'est  tout  le  propre  de  la  vraie  philo- 
sophie. Cette  fidélité  au  bon  sens  écartera  les  vues  capricieuses  de 
certains  penseurs  modernes  en  quête  de  popularité  éphémère.  C'est 
dire  que  la  philosophie  véritable  exige  une  vraie  formation,  la  plus 
difficile  qui  soit  peut-être  sur  le  plan  humain,  précisément  parce  qu'elle 
est  un  couronnement  de  toute  l'œuvre  d'éducation.  L'art  le  plus  raf- 
finé et  la  science  la  plus  étendue  ne  trouveront  leur  achèvement  que 
dans  une  certaine  philosophie.  Par  contre,  celle-ci,  quelque  enrichis- 
sement que  puissent  lui  apporter  la  science  et  les  arts,  a  son  domaine 
bien  propre  et  peut  se  développer  avec  un  minimum  de  ces  branches 
auxiliaires.  La  vraie  philosophie,  à  l'état  pur,  est  une  discipline  par- 
faite de  soi,  la  discipline  reine,  et  l'on  s'explique  qu'un  Platon  ait 
voulu  confier  aux  philosophes  le  gouvernement  des  peuples. 

Le  christianisme  n'a  pas  songé  à  arracher  le  sceptre  à  leurs  mains 
vénérables,  bien  qu'il  ait  ici  distingué  le  surnaturel  et  le  naturel,  et 
qu'il  ait  franchement  réservé  tout  ce  qui  est  du  premier  ordre  à  la 
sagesse  de  la  croix  qui  passe  pour  folie  aux  yeux  des  Grecs  et  des 
Gentils,  déclare  saint  Paul.    N'allons-nous  pas,  en  introduisant  la  philo- 


74  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Sophie  dans  l'action  catholique,  nous  heurter  à  l'Apôtre,  et  faire  appel 
à  des  moyens  qu'il  réprouve  ?  La  question  se  posa,  en  effet,  dans 
la  primitive  Eglise,  mais  elle  est  résolue  depuis  longtemps,  car  dès  le 
IIP  siècle,  la  philosophie  grecque  fut  utilisée,  avec  éclat,  par  les  plus 
grands  docteurs,  et  notamment  au  IV  siècle  par  saint  Augustin,  qui 
fit  école  en  Occident.  Au  moyen  âge,  le  grand  siècle  chrétien  fut 
éminemment  le  temps  de  la  philosophie,  et  c'est  jusque  dans  le  sanc- 
tuaire de  la  théologie  qu'elle  entra  avec  des  docteurs  du  plus  haut 
mérite,  saint  Thomas  d'Aquin  et  saint  Bonaventure,  pour  ne  nommer 
que  ceux-là.  Je  souhaiterais  que  ce  recours  à  la  philosophie  se  répan- 
dît à  nouveau  parmi  les  chrétiens,  comme  au  temps  des  Pères  où 
chacun  devait  être  assez  cultivé  pour  voir  le  point  faible  des  théories 
ambiantes,  en  une  société  encore  pénétrée  d'esprit  païen.  Un  nouvel 
effort  en  ce  sens  s'impose  de  nos  jours.  Précisons  bien  notre  position. 
Au  moyen  âge,  la  théologie  était  le  vrai  terrain  de  rencontre  des 
esprits  cultivés.  Aujourd'hui  le  champ  d'action  doctrinale  s'est  élargi. 
Depuis  la  Renaissance,  et  de  nos  jours  surtout,  ce  sont  les  principes 
mêmes  de  la  vie  rationnelle  qui  sont  discutés  par  les  philosophies  nou- 
velles et  par  là  sont  ébranlés  après  les  organisations  sociales,  les  fon- 
dements eux-mêmes  de  toute  vie  de  l'esprit,  jusque  sur  le  plan  de  la 
raison.  Un  sauvetage  général  s'impose  et  comme  dans  les  cas  extrêmes, 
il  ne  suffit  plus  de  techniciens  pour  y  travailler;  tous  y  sont  appelés. 
Et  voilà  l'un  des  domaines  qui  attendent  l'action  catholique  contem- 
poraine. 

A  ses  bons  ouvriers  je  dis  sans  hésiter:  vous  êtes  chrétiens,  vous 
voulez  aider  le  christianisme  à  remplir  sa  mission;  rien  n'est  plus  lou- 
able ni  plus  urgent.  Vous  voulez  y  travailler  par  les  organismes  spé- 
ciaux, notamment  ceux  qui  déploient  leur  activité  sur  le  plan  social,  ou 
sur  un  terrain  mixte,  très  proche  du  domaine  social,  et  cela  est  excellent. 
Mais  si  vous  avez  de  la  culture,  si  vous  avez  un  peu  de  loisir,  si  vous 
avez  certaine  habileté  pour  bien  penser,  parler  ou  écrire,  n'oubliez 
pas  qu'il  y  a  quelque  chose  de  plus  urgent  peut-être,  de  plus  essentiel 
à  notre  époque:  c'est  une  philosophie,  élémentaire  maisi  puissante,  que 
j'appellerai   une   philosophie   religieuse. 

Entendons-nous  bien  d'abord  sur  ce  mot  qui  pourrait  être  mal 
compris. 


LES   LAÏCS   ET   LES   PHILOSOPHIES   NOUVELLES  75 

La  religion  est  essentiellement  une  foi  et  une  piété,  et  la  philoso- 
phie n'est  ni  l'une  ni  l'autre.  Il  n'y  a  donc  pas  de  philosophie 
religieuse  au  sens  strict.  Il  ne  peut  s'agir  que  d'un  auxiliaire  de  la 
foi  et  de  la  piété.  Et  de  même  qu'une  philosophie  peut  se  dresser, 
au  moins  de  fait  sinon  de  droit,  contre  la  foi  et  la  piété  —  l'histoire, 
hélas  !  le  prouve  —  une  autre  philosophie  peut,  au  contraire,  les  sou- 
tenir l'une  et  l'autre,  du  dehors  sans  doute,  mais  très  efficacement. 

Toutes  les  philosophies  chrétiennes  y  ont  apporté  une  certaine 
contribution,  mais  aucune  n'égale  en  valeur  celles  de  saint  Thomas  et 
de  saint  Augustin,  qui  se  complètent  d'ailleurs  utilement  et  il  est  bon, 
nécessaire  de  bien  considérer  le  domaine  propre  de  chacune. 

Le  thomisme,  par  l'attention  qu'il  consacre  à  la  nature,  est  éminem- 
ment adapté  à  une  mission  scientifique  fondamentale.  Mais  sa  per- 
fection même  qui  le  défend  contre  toute  déformation,  le  rend  aussi 
plus  difficilement  assimilable  et  exige  une  initiation  technique  rigou- 
reuse, que  trop  peu  de  laïcs  sont  en  état  de  s'imposer.  A  ce  point  de 
vue  de  l'adaptation  aux  exigences  de  la  vie,  la  philosophie  de  saint 
Augustin  peut  offrir  de  précieuses  ressources.  Les  chrétiens  laïcs  cul- 
tivés peuvent  y  trouver  un  instrument  de  choix  d'autant  mieux  adapté 
à  cette  mission,  qu'elle  a  été,  en  fait,  élaborée  en  majeure  partie  par 
saint  Augustin  encore  laïc  et  indépendamment  de  toute  préoccupation 
théologique  directe.  D'ailleurs,  la  théologie  était  encore  dans  les  langes 
à  cette  époque,  et  celui  qui  devait  être  son  principal  promoteur  dans 
l'antiquité,  était  alors  loin  d'y  songer  lui-même:  c'est  seulement  après 
le  sacerdoce  et  surtout  après  l'épiscopat,  qu'il  a  abordé  cette  activité 
nouvelle,  et  en  utilisant  l'instrument  philosophique  qu'il  avait  forgé 
pendant  son  laïcat. 

Du  fait  de  cette  origine,  la  philosophie  augustinienne  a  mis  immé- 
diatement l'accent  sur  les  points  vitaux  de  la  pensée  humaine  et 
chrétienne.  Il  a  posé  en  ces  matières  des  bases  que  les  grandes  syn- 
thèses médiévales,  notamment  celle  de  saint  Thomas,  ont  confirmées 
et  utilisées.  Que  certains  éléments  de  la  philosophie  patristique  aient 
été  retouchés  ou  abandonnés,  on  ne  saurait  s'en  étonner:  ils  sont  très 
secondaires  et  fort  peu  nombreux.  Le  fond  subsiste,  et  il  constitue 
dans  sa  simplicité,  un  ensemble  solide  et  puissant. 


76  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Au  terme  de  ces  remarques  préliminaires  et  pour  les  confirmer 
en  quelque  manière,  je  me  plais  à  rappeler  que  de  nos  jours  un  grand 
philosophe  chrétien,  qui  a  centré  son  effort  sur  l'action,  s'est  aussi 
très  instamment  recommandé  de  saint  Augustin,  et  il  est  indubitable 
qu'une  certaine  parenté  d'âme  existe  entre  M.  Blondel  et  son  maître 
lointain.  Mais  je  tiens  à  ajouter  aussitôt  que  les  thèses  propres  au 
philosophe  d'Aix  sont  trop  accusées,  ses  défiances  à  l'égard  de  l'intel- 
lectualisme des  grands  scolastiques,  trop  tenaces  pour  qu'on  puisse  voir 
en  lui  un  vrai  représentant  de  cet  augustinisme  que  les  grands 
auteurs  du  moyen  âge  ont  pu  assimiler  sans  les  défigurer,  tant  son 
point  de  vue  dépasse  les  horizons  de  chacun.  J'admire  la  fière  pensée 
de  M.  Blondel,  mais  j'avoue  que  je  lui  préfère  la  noble  et  puissante 
simplicité  et  de  saint  Thomas  et  de  saint  Augustin,  qui  restent  les  \Tais 
maîtres  de  la  science  et  de  l'action  chrétiennes  poussées  à  quelque 
profondeur.  C'est  de  cette  dernière  que  je  dois  spécialement  vous 
parler  et  je  voudrais  l'aborder  immédiatement,  par  les  sommets  et 
cependant  avec   quelques  précisions. 

IL  — TRAITS  ESSENTIELS  DE  CETTE  PHILOSOPHIE. 

1.  Un  trait  domine  tout  dans  la  philosophie  de  saint  Augustin: 
c'est  Dieu  !  Dieu  avant  tout,  et  toujours  Dieu,  mais  un  Dieu  très  net- 
tement conçu  et  présenté  comme  une  nature  spirituelle.  Le  fils  de 
Monique  avait  très  longtemps  nourri  en  son  âme  de  grossières  con- 
ceptions touchant  Dieu.  Lui-même  l'avoue  en  termes  touchants.  Mais 
permettez-moi  de  vous  le  dire,  ne  vous  en  scandalisez  pas  trop:  quel 
est  celui  d'entre-nous  qui  peut  se  flatter  de  n'avoir  jamais  eu,  et  même 
de  n'avoir  plus,  quelque  vue  chimérique  sur  Dieu,  une  sorte  d'idole, 
qui  se  cache  dans  le  fond  de  notre  esprit  ?  Je  crains  même  que  les 
plus  subtils  philosophes  n'aient  quelque  mal  à  se  débarrasser  de  toute 
cette  imagerie  encombrante.  L'homme  conçoit  toujours  un  peu  Dieu 
à  son  image  ou  à  l'image  des  choses  qui  lui  sont  familières.  Il  les 
épure  sans  doute,  mais  rarement  il  en  ôte  toutes  les  scories.  Saint 
Augustin  a  analysé  ses  propres  faiblesses  à  cet  égard  en  termes  qui 
méritent  d*être  rappelés:  à  l'âge  de  trente  ans,  ce  brillant  rhéteur 
se  fait  encore  de  la  nature  divine,  en  dépit  d'efforts  prolongés,  une 
idée  trop  engagée  dans  le  sensible. 


LES   LAÏCS   ET   LES   PHILOSOPHIES   NOUVELLES  77 

Il  avait,  il  est  vrai,  écarté  définitivement  à  cette  époque  la  repré- 
sentation de  Dieu  en  un  corps  humain,  qui  avait  pu  hanter  son  ima- 
gination d'enfant,  mais  il  le  concevait  comme  un  corps  subtil  répandu 
dans  l'espace,  ou  comme  une  lumière  diffuse  à  travers  l'air  ou  la 
matière  ^.  Ailleurs  Dieu  est  représenté  comme  un  réceptable  immense 
dans  lequel  le  monde  est  plongé  comme  une  éponge  dans  l'océan  ^. 
C'est  là  une  image  qui  nous  paraît  inoffensive,  et  même  féconde,  si 
elle  reste  image.  Mais  saint  Augustin  se  rend  compte  des  dangers 
qu'elle  présente  quand  on  la  prend  à  la  lettre.  Ce  fut  son  cas.  Aussi 
reçut-il  avec  reconnaissance  les  lumières  qui  lui  vinrent  du  néo- 
platonisme et  lui  permirent  de  concevoir  enfin  Dieu  comme  un  pur 
esprit. 

L'auteur,  écrivant  douze  ou  qfuinze  ans  après  l'événement,  a  un  sens 
profond  du  service  immense  que  lui  rendit  cette  philosophie,  du  seul 
fait  qu'elle  purifia  sa  conception  de  Dieu.  C'est  qu'il  sentait  alors 
quelle  force  est  pour  une  âme  qui  pense,  une  saine,  une  haute,  une 
pure  idée  de  Dieu.  Et  tous  ici  nous  pouvons  nous  mettre  à  son  école. 
En  effet  saint  Augustin  n'a  pas  en  vue  une  simple  reconnaissance 
intellectuelle  de  la  spiritualité  divine.  Cela  est  relativement  facile 
quand  cela  n'engage  à  rien;  mais  non,  si  l'on  a  en  vue,  comme  lui, 
outre  l'idée  spéculative  de  la  divinité,  une  idée  qui  saisit  la  vie.  Car 
précisément  le  propre  de  sa  philosophie  est  d'être  telle  qu'elle  exige 
un  comportement  vital,  entraînant  tout  l'homme  dans  son  sillage.  De 
fait,  la  philosophie  platonicienne  tendait  en  effet  à  remplacer  la  reli- 
gion, à  devenir  une  religion,  et  c'était  sa  faiblesse,  fruit  de  son  orgueil. 
Saint  Augustin  comprenait  que  la  philosophie  ne  peut  rien  de  positif 
dans  ce  domaine,  mais  qu'elle  peut  et  doit  conduire  à  la  religion,  et 
cela  très  spécialement  par  cette  haute  et  pure  idée  de  Dieu  qui  est  la 
base  de  tout  mouvement  vers  Dieu. 

Si  nous  franchissons  les  siècles  et  si  nous  regardons  autour  de  nous, 
pour  chercher  ce  qui  empêche  tant  de  nos  contemporains,  même  les 
baptisés,  de  faire  fructifier  leur  christianisme,  pour  eux  et  pour  autrui, 
nous  y  trouvons  une  position  analogue  à  celle  qu'a  décrite  saint 
Augustin.     Un  certain  matérialisme   a   peu   à  peu  engourdi  les  éner- 

1  Confessions,  livre  VII,  chap.  I,  2. 

2  ConjessionSy  livre  VII,  chap.  V,  7. 


78  REVUE    DE   L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

gies  d'âmes  faites  pour  monter:  sans  doute  c'est  la  religion  seule,  la 
piété  pour  lui  donner  son  vrai  nom,  car  hors  de  là,  la  religion  est  plus 
un  poids  qu'une  force,  c'est  la  religion  seule  qui  soulève  les  âmes 
vers  les  hauteurs  où  Dieu  habite,  mais  beaucoup  sont  alourdies  par 
des  images  grossières,  qui  arrêtent  le  souffle  divin.  Si  l'on  veut  former 
des  âmes  aptes  à  s'élever,  et  cela  est  possible,  nécessaire,  même  pour 
des  laïcs,  et  sans  les  enfermer  tous  dans  des  cloîtres,  on  doit  les  affran- 
chir du  poids  lourd  de  conceptions  grossières  touchant  Dieu. 

Ceci  peut  mener  très  loin,  à  la  condition  d'être  poussé  à  fond,  non 
par  de  simples  argumentations,  aussi  vaines  que  faciles,  mais  par  toute 
une  vraie  discipline,  organisée  sur  ce  plan  de  base.  Il  ne  faut  rien 
moins  que  cela  pour  combattre  le  matérialisme  envahissant,  qui 
menace  de  tout  engloutir.  Saint  Augustin  peut  ainsi  être  un  maître 
eminent  du  spiritualisme  de  conquête  dont  a  besoin  le  monde  actuel. 

Mais  voici  une  autre  tendance  qui  appelle  de  nouveaux  remèdes. 

2.  L'existentialisme  moderne  a  eu  le  mérite,  on  l'a  vu,  de  ramener 
l'attention  des  penseurs  sur  l'homme,  non  pas  l'homme  abstrait,  mais 
cet  homme  concret,  individuel,  personnel,  vivant  que  je  suis,  que 
vous  êtes.  Il  veut  le  saisir  dans  son  existence,  en  lui  faisant  prendre 
conscience  de  sa  destinée.  L'intention  est  bonne  et  excellente  même, 
et  peut-être  est-ce  le  moyen  le  plus  sûr  de  l'arracher  à  l'emprise  de  la 
matière,  à  la  condition  de  ne  pas  le  raidir  dans  une  indépendance 
orgueilleuse  vis-à-vis  des  lois  qui  s'imposent,  malgré  qu'il  en  ait,  à 
tout  être  dans  le  monde,  ou,  à  l'inverse,  de  ne  pas  l'écraser  sous  le 
poids  de  la  fatalité.  Double  excès  qui,  hélas  !  n'a  eu  que  trop  de 
représentants  !  D'autres  ont  pris  une  attitude  moyenne  plus  com- 
prehensive, et  je  me  plais  à  citer  ici  de  vrais  penseurs  comme  Gabriel 
Marcel,  qui,  depuis  son  retour  à  la  foi,  apprend  à  Vhomo  viator,  sur- 
tout aux  jeunes,  à  s'élever  à  l'être  et  à  Dieu  par  la  voie  de  l'engagement, 
de  l'expérience,  de  la  fidélité.  Cette  tendance  fondée  sur  la  sympathie 
à  l'égard  de  Dieu,  comme  à  l'égard  de  l'homme,  fait  appel  à  des  valeurs 
morales  très  utiles,  mais  qui  ne  peuvent  remplacer  totalement  la  vraie 
métajphysique.  Il  faudra  en  dire  autant  de  celles  qu'invoquait  Max 
Scheler  en  Allemagne.  La  méthode  des  deux  brillants  promoteurs  fran- 
çais de  la  philosophie  de  l'esprit,  René  Le  Senne  et  Louis  Lavelle,  les 
dépasse  manifestement,  dans  la  mesure  où  ces  penseurs  rejoignent  les 


LES   LAÏCS   ET   LES   PHILOSOPHIES   NOUVELLES  79 

anciens.  M.  Lavelle  notamment  se  donne  volontiers  comme  un  dis- 
ciple de  saint  Augustin  par  Malebranche.  Mais  précisément  pourquoi 
nous  contenter  de  ces  présentations  lointaines  et  le  plus  souvent  dégra- 
dées, d'une  vérité  que  nous  pouvons  puiser  chez  saint  Augustin,  dans 
sa  pureté,  à  la  source  même  ?  Pourquoi  ne  pas  mettre  les  laïcs 
chrétiens  capables  d'avoir  une  action  doctrinale,  en  état  de  compren- 
dre le  maître  par  excellence  de  ce  spiritualisme  vivant,  concret,  tel 
que  le  présente  l'immortel  auteur  des  dialogues  philosophiques  ?  Car 
l'originalité  de  l'évêque  d'Hippone  est  là,  dans  l'art  de  trouver,  de 
réunir  dans  la  vie  de  l'âme,  les  éléments  multiples  que  la  science 
spéculative  ou  analytique  des  modernes  s'acharne  à  dissocier  à  l'infini, 
au  détriment  de  la  vie.  En  fait,  l'existentialisme  sain,  ouvert,  par 
l'angoisse  qui  l'étreint,  n'est  qu'un  appel  à  la  vie.  Or,  cette  vie  pour 
l'homme  est  avant  tout  dans  son  âme,  à  la  condition  d'envisager  cette 
âme  en  son  activité,  et  très  spécialement  dans  son  activité  la  plus  haute, 
ses  relations  avec  Dieu.  C'est  tout  le  programme  de  saint  Augustin: 
«  Deum  et  animam  scire  cupio.  Dieu  et  l'âme:  voilà  ce  que  je 
désire  connaître  ».  —  Tout  l'intéresse  sans  doute,  parce  que  tout  est 
œuvre  de  Dieu,  et  dans  la  mesure  où  Dieu  s'y  reflète.  Mais  l'âme  est, 
à  ce  point  de  vue,  au  sommet  du  réel  créé,  un  sommet  où  le  créateur 
se  révèle,  parfois  dans  la  tempête  comme  au  Sinaï,  plus  souvent  dans 
la  paix,  comme  au  Thabor,  toujours  dans  la  chaude  lumière  de  l'amour. 
Et  précisément  le  génie  d'Augustin  est  là,  dans  cette  observation 
sagace  de  l'âme  vivante,  et,  en  ce  domaine,  il  est  sans  rival.  Saint 
Thomas,  qui,  sans  aucun  doute,  le  dépasse  dans  l'étude  scientifique  de 
l'âme,  ne  saurait  lui  être  comparé  sur  ce  point  de  la  vie,  selon  une  fine 
remarque  de  M.  Gilson,  que  je  voyais  encore  ces  jours-ci  reproduite 
dans  une  page  du  R.  P.  Simard,  o.m.i.,  qui  m'est  tombée  par  hasard 
sous  la  main.  M.  Gilson  y  déclare:  «  Tout  cet  immense  territoire  de 
l'observation  intérieure,  où  il  n'a  pas  de  rival,  resterait  donc  en  friche 
si  l'on  abandonnait  saint  Augustin;  aucune  des  pistes  qu'il  a  amor- 
cées ne  serait  suivie;  ces  montées  que  Dieu  a  préparées  au  cœur 
de  l'homme  cesseraient  d'être  un  objet  de  méditation  pour  le  philo- 
sophe en  tant  que  tel;  des  voies  possibles  vers  Dieu  seraient  définiti- 


80  RE^TJE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

vement  closes,  qu'il  vaut  peut-être  mieux  de  laisser  ouvertes  pour  le 
plus  grand  bénéfice  de  la  pensée  chrétienne  ^.  » 

Dans  ces  mouvements  intérieurs  de  l'âme,  saint  Augustin  observe 
et  analyse  toutes  les  formes  d'inquiétude,  depuis  celle  du  pécheur  et 
de  l'incroyant  dont  il  a  tant  souffert  et  que  décrivent  en  traits  de  feu 
presque  toutes  les  pages  des  premiers  livres  des  Confessions,  jusqu'à 
celles  du  juste,  que  tourmente  une  autre  ardeur,  celle  de  toujours 
mieux  posséder  le  Dieu  qu'il  aime.  Faut-il  citer  ici  ce  chapitre  qui  est 
une  des  plus  belles  pages  de  toute  littérature,  où  saint  Augustin  se 
réjouit  de  posséder  Dieu  enfin  obtenu  après  de  longs  détours  ?  Je 
n'y  résiste  pas.  Distinguons-y  trois  thèmes,  trois  strophes.  Voici 
d'abord  un  cri  du  cœur:  c'est  le  premier  thème  qui  donne  le  ton  à 
ce  morceau  de  très  pur  lyrisme  chrétien: 

Tard  je  vous  ai  aimée: 

O  si  antique  et  si  neuve  Beauté. 

Tard  je  vous  ai  aimée 

Sero  te  amavi  .  .  . 

Le  deuxième  thème  est  celui  des  regrets  au  souvenir  des  fautes  commises  : 

Voici  que  vous  étiez  en  moi. 

Et  moi  j'étais  dehors  ! 

Je  vous  cherchais  là-bas. 

Et  sur  ces  beautés,  qui  sont  votre  œuvre. 

Je  me  ruais  dans  ma  laideur  ! 

En  moi  vous  étiez. 

Et  moi  je  n'étais  pas  avec  vous  ! 

Elles  me  tenaient  loin  de  vous. 

Elles  qui  ne  seraient  pas 

Si  elles  n'étaient  en  vous  ! 

A  la  troisième  strophe,  l'action  de  grâce  est  décrite  en  traits  de 

feu,  tirés  des  cinq  sens:  l'analogie  est  saisissante.  Pour  Augustin,  Dieu 

a  été  tour  à  tour  une  voix,  une  lumière,  une  odeur,  une  saveur,  un 

toucher. 

Vous  avez  appelé,  crié,  brisé  ma  sourde  oreille 

Vous  avez  brillé,  resplendi,  chassé  mon  aveuglement  ! 

Vous  avez  exhalé  votre  parfum,  je  l'ai  respiré,  et  je  soupire  après  vous  ! 

Je  .vous  ai  goûté,  et  j'ai  faim,  j'ai  soif  de  vous  ! 

Vous  m'avez  touché  et  j'ai  couru  tout  en  feu  à  votre  paix  ! 

3  E.  GiLSON,  Mélanges  augustiniens,  p.  381,  cité  par  G.  Simard,  o.m.i.,  Les 
Maîtres  chrétiens  de  nos  Pensées  et  de  nos  Vies,  Les  Editions  de  l'Université  d'Ottawa, 
1937,  p.  191-196. 


LES   LAÏCS   ET   LES   PHILOSOPHIES   NOUVELLES  81 

L'incomparable  puissance  de  saint  Augustin  en  ce  domaine  de  la 
vie  intérieure  est  dans  la  maîtrise  avec  laquelle  il  saisit,  avec  les  défi- 
ciences de  l'âme  qui  a  perdu  Dieu,  les  richesses  de  celle  qui  l'a  trouvé. 
Les  philosophes  ont  pu  décrire  le  vide  de  l'âme  privée  de  Dieu, 
mais  non  la  plénitude  de  celle  qui  le  possède:  il  a  les  réponses. 

3.  En  un  autre  domaine  nos  philosophes  modernes  ont  prétendu 
audacieusement  se  passer  des  anciens  et  ce  point  est  encore  plus 
délicat  que  les  précédents:  ils  ont  tout  laïcisé,  même  la  conscience; 
et  l'on  a  vu  en  effet,  depuis  quelque  cent  ans,  se  multiplier  les  spé- 
culations les  plus  savantes  pour  élaborer  des  cadres  nouveaux  de 
morale  sans  Dieu.  Après  les  théoriciens  de  la  philanthropie,  et  les 
promoteurs  de  l'ordre  social,  nous  avons  maintenant  et  nous  aurons 
de  plus  en  plus  les  animateurs  d'une  morale  existentielle,  par  la  mise 
en  relief  des  valeurs  spirituelles.  Il  est  incontestable  que  ceci  encore 
représente  un  progrès  sur  les  initiateurs  laïques. 

Jusque  dans  les  analyses  psychologiques  de  J.-P.  Sartre,  il  y  a 
du  vrai  à  relever.  Il  dénonce  les  idoles  que  se  forge  l'humanité  pour 
justifier  ses  fautes  et  ses  reculs  devant  le  devoir:  idole,  le  prétendu 
déterminisme  naturel  qui  ne  peut  tuer  la  liberté  !  Idole,  l'ordre  social 
qui  ne  peut  justifier  toutes  les  injustices  !  Idole,  le  faux  dieu  qui  couvre 
nos  ambitions  ou  nos  lâchetés.  Oui,  mais  M.  Sartre,  après  les  avoir 
détrôné  toutes,  en  crée  une  nouvelle  plus  dangereuse,  parce  que  plus 
proche  de  chacun:  c'est  le  Dieu  Ego  !  c'est  le  Moi  !  vrai  démon, 
qui  s'impose  au  nom  d'un  Cogito  bien  plus  puissant  que  celui  de 
Descartes.  Et,  tous  les  caprices,  toutes  les  haines  et  toutes  les  ambi- 
tions peuvent  ainsi  renaître  et  pulluler  sur  les  ruines  de  toutes  les 
valeurs  que  l'on  prétendait  instaurer  sans  Dieu. 

Plus  avertis,  les  meilleurs  existentialistes  du  jour,  pour  appeler 
ainsi  des  maîtres  comme  Le  Senne  et  Lavelle,  font  à  Dieu  une  large 
place  dans  leur  morale,  et  il  faut  les  en  louer  hautement.  Mais 
quel  que  soit  leur  mérite,  il  faut  bien  constater  qu'ils  ont  quelque 
peine,  l'un  et  l'autre,  à  sortir  des  cercles  d'initiés  et  à  devenir  des 
maîtres  pour  le  grand  nombre,  à  cause  de  la  forme  même  de  leurs 
études.  Peut-être  d'ailleurs  leur  action  serait-elle  dangereuse,  tant 
à  cause  du  point  de  vue  idéaliste  prédominant,  que  des  lacunes  méta- 
physiques signalées  déjà  et  dont  la  morale  ne  peut  manquer  de  subir 


82  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

le  contre-coup.  Par  contre,  ce  que  ces  maîtres  ont  de  meilleur,  se 
trouve  en  plénitude  chez  saint  Augustin. 

Je  ne  puis  développer  ici  un  tel  sujet,  tant  il  est  vaste.  Mais  je 
tiens  à  marquer  l'orientation  de  la  pensée  augustinienne.  Il  s'agit 
de  philosophie.  Laissons  de  côté  tout  ce  qui  touche  au  péché  originel 
qui  a,  du  reste,  son  contrepoids  surabondant  en  une  grâce  toute  puis- 
sante, dont  le  Felix  culpa  de  la  liturgie  est  un  écho  lointain.  Outre 
cet  optimisme  surnaturel,  il  y  a,  chez  Augustin,  sur  le  plan  de  la  seule 
nature,  un  optimisme  dont  les  principes  sont  tirés  de  Plotin,  lequel, 
on  le  sait  bien,  n'avait  que  trop  tendance  à  exagérer  ses  forces  et 
celles  de  tout  homme  qui  veut  s'élever  vers  Dieu.  Saint  Augustin  garde 
ses  cadres,  mais  en  y  infusant  un  esprit  nouveau.  Il  apprend  à 
l'homme,  tout  composé  qu'il  soit  essentiellement  de  chair  et  d'esprit, 
et  sans  détriment  pour  cette  thèse  élémentaire,  à  s'élever  peu  à  peu 
par  degrés  à  une  vue  de  plus  en  plus  nette  de  Dieu  qui  réside  dans 
la  conscience,  c'est-à-dire  dans  l'esprit  pensant,  qui  y  agit,  qui  y 
parle,  et  spécialement  dans  la  conscience  morale,  où  chacun  entend 
sa  voix  lui  disant  d'autorité  il  faut  faire  ceci,  il  faut  fuir  cela  ! 
Dieu  est  là,  puisqu'il  parle  et  il  parle  de  vérité,  d'autant  qu'il  est 
lui-même  la  Vérité. 

Ecoutons  Augustin,  dans  les  lignes  qui  précèdent  immédiatement 
le  passage  lyrique  cité  tout  à  l'heure.  Il  vient  de  scruter  les  profon- 
deurs de  son  esprit  pour  y  trouver  l'endroit  où  Dieu  réside  (chapitre 
25),  et  en  définitive  il  s'arrête  à  la  conscience  (chapitre  26),  qu'il 
considère  vivante,  parlante,  agissante,  et  qu'il  décrit  dans  ces  termes 
en  s'adressant  à  Dieu: 

O  vérité,  vous  donnez  partout  audience  à  ceux  qui  vous  consultent,  et 
vous  répondez  en  même  temps  à  toutes  ces  consultations  diverses.  Vous 
répondez  clairement,  mais  tous  n'entendent  pas  clairement.  Ils  vous  con- 
sultent sur  ce  qu'ils  veulent:  mais  ils  n'entendent  pas  toujours  les  réponses 
qu'ils  veulent.  Votre  meilleur  serviteur  est  celui  qui  ne  songe  pas  à 
recevoir  de  vous  la  réponse  qu'il  veut,  mais  plutôt  à  vouloir  ce  que  vous 
lui    dites  "*. 

Toute  la  puissance  éducatrice   de  saint  Augustin  est  précisément 

là   dans   cette   netteté   avec  laquelle  il  évoque  la  pensée   de   Dieu,  la 

parole    de   Dieu   s'exprimant    dans   la    conscience.      Tout   le    reste   est 

verbiage  comparé   à  ceci,  qui  est  force,  puissance  et  vie.     Même  sur 

4     Confessions,  livre  X,  chap.  XXVI,  trad.  Trabucco    (éd.  Garnier,  p.  119). 


LES   LAÏCS  ET   LES  PHILOSOPHIES   NOUVELLES  83 

le  plan  métaphysique,  il  y  a  ici  toute  une  éducation  à  réaliser,  et 
la  force  de  l'existentialisme  est  là,  dans  cette  emprise  actuelle  des 
principes  sur  le  sujet,  sur  l'homme  même,  sur  l'âme.  Car  il  ne  suf- 
fit pas,  en  ces  domaines,  de  démonstrations  théoriques.  Il  faut 
réaliser  au  concret,  et  tout  ici  aboutit,  en  définitive,  à  soumettre  l'âme 
à  Dieu  présent  en  elle  et  s'imposant  d'autorité.  La  grande  loi  de 
la  morale  existentielle  est  là,  dans  la  dernière  phrase  d'Augustin 
que  nous  venons  de  citer,  et  que  je  me  plais  à  répéter:  «  Votre  meil- 
leur serviteur  est  celui  qui  ne  songe  pas  à  recevoir  de  vous  la  réponse 
qu'il  veut,   mais   plutôt   à   vouloir   ce   qu'il  vous   entend   lui   dire.  » 

Cette  voix  de  la  conscience  individuelle,  parce  qu'elle  est  un  écho 
de  la  parole  de  Dieu  et  le  signe  de  sa  présence,  est  le  vrai  fondement 
de  la  morale  personnelle,  A  l'inverse  du  farouche  individualisme  de 
tant  de  penseurs  modernes,  Augustin  met  toujours  l'homme  en  face 
de  Dieu,  en  qui  il  trouve  la  vraie  grandeur. 

Mais  par  là,  il  ne  l'isole  pas  non  plus  de  ses  semblables,  témoin 
sa  théorie  de  l'ordre,  qui  est  très  nettement  psychologique  et  moral, 
et  qui  s'achève  en  ordre  social.  Dans  la  Cité  de  Dieu,  la  morale  est 
définie,  sur  le  plan  de  l'humanité,  d'apijès  cette  admirable  notion  trop 
oubliée  de  la  paix  humaine  universelle  :  «  pax  hominum,  ordinata 
concordia,  une  concorde  ordonnée  ».  Quelle  expression  admirable  ! 
Plus  riche  encore  que  la  formule  générale  qui  achève  la  pensée  de 
l'auteur  une  ligne  plus  loin:  «  tranquillitas  ordinis:  la  tranquilité  de 
l'ordre  ».  On  a  surtout  retenu  celle-ci  à  cause  de  son  universalité, 
mais  l'autre  n'est  pas  moins  lapidaire  comme  facture,  mais  combien 
plus  puissante  sur  le  plan  social,  celui  de  Yhumanité  entière.  Car 
la  concorde  envisagée  ici  n'est  pas  seulement  l'absence  de  heurts,  ce 
qui  est  un  aspect  trop  négatif:  elle  est  une  entente  cordiale  positive 
et  ordonnée  et  cela  entre  tous  les  hommes,  car  personne  n'y  est  exclu. 
Quel  programme,  messieurs,  pour  les  diplomates  chargés  de  construire 
la  paix  !  Quel  programme  surtout  pour  les  chrétiens  soucieux  de 
leurs  devoirs  non  seulement  religieux,  mais  civils  et  politiques,  car 
la  vraie  concorde  s'étend  à  tout  dans  l'humanité.  Quel  programme 
pour  le  laïc  chrétien  conscient  de  sa  force  qui  veut  édifier  la  cité 
de  Dieu  sur  une  cité  terrestre  embrassant  l'humanité  entière  selon 
le  plan  du  Créateur  confié  à  la  conscience  de  chacun  de  nous,  pierre 


84  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

d'attente  sur  laquelle  le  Christ  vient  écrire  la  Loi  Nouvelle,  loi  de 
charité  formulée  d'abord  sur  la  Montagne,  au  rythme  des  béatitudes 
évangéliques. 

Quel  honneur  pour  une  philosophie  d'être  directement  adaptée 
à  une  telle  mission  ! 

Quel  honneur  pour  un  philosophe  d'être  le  précurseur  d'un  tel 
message  ! 

III.  —  ORIENTATION    DE    LA    PHILOSOPHIE 
AUGUSTINIENNE. 

1.  Au  terme  de  cette  analyse,  je  sens  les  très  graves  lacunes  de 
mon  exposé,  et  si  je  m'écoutais,  j'ajouterais  à  chacun  des  points  pro- 
posés toute  la  série  des  sujets  qui  s'y  rattachent,  comme  naturelle- 
ment, pour  en  montrer  la  richesse. 

Mais  ce  faisant,  peut-être  aggraverais-je  une  objection  que  je 
devine  au  fond  de  vos  esprits  et  que  je  tiens  à  écarter  avant  tout.  C'est 
pourquoi,  renonçant  à  vous  détailler  par  le  menu  les  thèmes  sous- 
jacents,  que  chacun  peut  d'ailleurs  utilement  s'exercer  à  trouver  par 
lui-même,  je  vous  montrerai,  en  guise  de  conclusion,  en  quel  sens 
nous  oriente  la  philosophie  augustinienne. 

Car  voici  l'objection  que  je  devine  chez-vous,  et  qui  est  celle 
des  actifs  de  tous  les  continents,  d'Europe  comme  d'Amérique.  Vous 
me  dites:  votre  philosophie  soi-disant  de  l'action,  n'est-elle  pas,  du 
seul  fait  qu'elle  est  une  philosophie,  un  obstacle,  sinon  à  toute  action 
(nous  avons  vu  que  non,  au  contraire),  du  moins  à  une  action 
religieuse  ? 

Et  ceci  serait  grave  pour  des  chrétiens. 

De  fait,  l'action  religieuse  pourrait  être  écartée  par  trois  ten- 
dances naturelles  que  la  philosophie,  par  elle-même,  accuse  en  effet 
au  lieu  de  les  tempérer.  Et  précisément  le  plotinisme  les  exagérait  à 
un  degré  qui  provoqua  de  vives  réactions  de  saint  Augustin.  Ses 
orientations  personnelles —  que  ce  fût  alors  par  un  instinct  de  nature 
ou  plus  exactement  sous  l'influence  de  la  foi  et  de  la  grâce,  peu 
importe  ici  —  le  portèrent  vite  en  un  sens  diamétralement  opposé, 
et  l'on  peut,  sans  crainte  de  se  tromper,  les  rattacher  à  la  philosophie 
même   du   docteur   africain.     Du  reste,  chez   lui,  l'homme  et  le  pen- 


LES   LAÏCS   ET   LES   PHILOSOPHIES   NOUVELLES  85 

seur  ne  sont  jamais  totalement  séparés,  quoiqu'il  soit  possible  et  bon 
et  utile  de  distinguer  ces  points  de  vue.  De  ces  divers  aspects,  je 
ne  dirai  qu'un  mot,  pour  ne  pas  trop  mettre  à  l'épreuve  votre  patience, 
mais  je  tiens  à  les  signaler  expressément,  de  peur  de  fausser  l'ensem- 
ble du  tableau  que  j'ai  tracé. 

2.  Et  avant  tout,  je  vous  proposerai  en  exemple  la  magnifique 
humilité  de  saint  Augustin  philosophe.  Quel  contraste  avec  Plotin  ! 
Ce  grand  esprit,  qui  nous  séduit  tant  par  sa  noblesse,  nous  heurte 
par  sa  suffisance.  Il  ne  connaît  point  de  limite  à  ses  ambitions  de 
conquête  intellectuelle.  Le  «  Quousque  non  ascendant  ?  »  de  l'Ecri- 
ture semble  être  son  vrai  programme.  Il  n'hésite  pas  à  tendre  seul  aux 
plus  hautes  expériences  divines. 

Saint  Augustin,  au  contraire,  a  le  sens  du  mystère  divin  au  plus 
haut  degré,  lorsqu'il  aborde  la  philosophie  grecque.  Ses  expériences 
passées  n'auront  pas  été  vaines.  Dix  ans  durant,  il  a  été  ballotté  sur 
les  flots  mouvants  de  l'erreur,  du  manichéisme  au  scepticisme;  mais 
revenu  à  la  foi,  il  s'y  fixe  assez  solidement  pour  saisir  la  vanité  des 
aspirations  humaines  de  la  plus  pure  spéculation  antique.  Il  en 
aperçoit  le  point  faible  et  le  dénonce  avec  énergie,  sans  renoncer 
pour  autant  à  utiliser  ce  qu'il  y  trouve  de  sain  et  de  grand.  La 
philosophie  devient  désormais  pour  lui  un  auxiliaire.  Il  a  confiance 
en  elle;  il  en  use  largement  .  .  .  surabondamment  peut-être,  mais  il  la 
maintiendra  à  sa  vraie  place,  devant  Dieu:  à  son  rôle  de  servante. 
Les  derniers  chapitres  du  Livre  VII  des  Confessions  devraient  être 
médités  par  tous  les  philosophes  croyants.  Ils  apprendraient  à  l'école 
du  Platon  chrétien  que  devant  Dieu,  l'humilité  du  penseur  est  aussi 
nécessaire  que  la  recherche,  puisqu'elle  féconde  l'effort,  au  lieu  de 
l'arrêter. 

La  piété  d'Augustin  n'est  pas  moins  rayonnante  que  son  humi- 
lité, et  cela  dès  sa  conversion.  Elle  éclate  en  maintes  pages  de  ces 
Dialogues  du  jeune  penseur,  encore  laïc,  disciple  enthousiaste  du 
plus  dur  des  anciens  philosophes.  Car  rien  ne  frappe  autant  dans 
l'ceuvre  de  Plotin  que  sa  sécheresse  de  cœur.  Le  traducteur  moderne 
des   EnnéadeSf  très  stoïcien  lui-même   d'esprit  et   de  cœur,   M.   Emile 


86  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Bréhier,  doit  reconnaître  que  son  maître  alexandrin  n'avait  rien  de 
vraiment  religieux  en  son  âme,  en  dépit  de  ses  aspirations  les  plus 
hautes.  «  Chez  lui,  dit-il,  la  prière  se  réduit,  soit  à  une  concentration 
intérieure  de  son  âme  qui  cherche  sa  propre  essence,  soit  à  une 
formule  qui  produit  nécessairement  son  effet,  non  pas  parce  que  les 
dieux  Font  voulu,  mais  en  vertu  de  la  sympathie  qui  lie  ensemble 
les  parties  du  monde.  Mais  la  prière  n'a  jamais  un  rapport  intime 
de  l'âme  avec  une  personne  supérieure  ^.  »  Sans  demander  à  une  philo- 
sophie qu'elle  devienne  une  religion,  ce  qui  n'est  pas  nécessaire, 
on  peut  attendre  du  philosophe  une  attitude  favorable  à  la  religion 
et  à  la  piété.  Sur  ce  point  encore,  Augustin  est  infiniment  supérieur 
à  son  maître  et  on  peut  au  moins  rappeler  ici  l'admirable  prière 
qui  ouvre  les  Soliloques^  œuvre  d'un  simple  catéchumène  épanchant 
devant  Dieu  une  âme  déjà  embrasée  d'amour.  Quelle  leçon  pour 
les  philosophes  de  toute  école  !  et  spécialement  pour  le  philosophe 
chrétien,   que   parfois   la   philosophie   dessèche    au   lieu   de   l'attendrir. 

Souvent  aussi  la  philosophie  durcit  les  cœurs  en  développant 
le  culte  du  moi,  au  lieu  de  les  porter  à  ce  dévouement  au  prochain 
qui  devrait  être  le  fruit  normal  de  toute  élévation  de  l'âme.  L'his- 
torien de  Plotin,  Porphyre,  décrivant  les  vertus  de  son  héros,  lui  a 
reconnu  de  nobles  sentiments  et  nous  devons  nous  en  réjouir.  De 
telles  vertus  se  manifesteront  chez  Augustin  à  peine  converti  avec 
un  éclat  étonnant,  et  mieux  que  chez  Plotin,  elles  furent  sans  aucun 
doute  le  fruit  de  sa  philosophie.  Car,  chez  lui  nous  l'avons  vu, 
la  spéculation  s'épanouissait  en  amour.  Cet  amour  s'étendait  au  pro- 
chain, au  sens  le  plus  large  du  terme,  et,  par  ailleurs,  il  se  traduisait 
en  œuvres,  témoin  le  zèle  que  le  jeune  néophyte  déploya,  dès  sa  con- 
version, pour  faire  participer  ses  amis  et  tous  ceux  qu'il  pouvait 
atteindre  aux  trésors  spirituels  qu'il  venait  de  découvrir.  Et  voilà 
sans  doute  l'un  des  traits  les  plus  frappants  de  la  personnalité 
d'Augustin:  le  dévouement  apostolique  infatigable  pour  répandre  la 
vérité  et  faire  participer  à  la  vraie  lumière  tous  ceux  que  la  Pro- 
vidence situe  sur  son  chemin. 


5     Emile  Bréhier,  La  Philosophie  de  Plotin,  p.  114-115. 


LES   LAÏCS   ET   LES   PHILOSOPHIES   NOUVELLES  87 

Chacun  peut  conclure,  je  pense,  à  la  nécessité  pressante,  urgente, 
d'une  philosophie  pour  le  laïc  chrétien,  pour  le  laïc  d'action. 

Au  laïc,  saint  Augustin  fournit  un  programme,  en  somme  léger 
—  telle  la  fronde  de  David.  Mais  cette  fronde,  il  faut  savoir  la 
manier.  Un  exercice  s'impose,  d'autant  qu'il  s'agit  ici  de  l'âme  en 
ce  qu'elle  a  de  plus  haut,  ou  de  Dieu  présent  en  elle  !  Mais  pour 
se  familiariser  avec  ces  valeurs  supérieures,  il  y  faut  moins  des  discus- 
sions  spéculatives   que   des   exercices   pratiques,   vitaux. 

Nombre  de  pages  des  Dialogues  de  saint  Augustin  et  d'autres 
ouvrages  peuvent  y  aider.  Encore  faut-il  les  utiliser  en  ce  sens  et 
l'on  n'a  rien  trouvé  de  mieux  jusqu'ici  pour  s'y  entrainer  que  des 
exercices  en  commun.  Je  souhaite  qu'il  y  en  ait  hors  des  universités. 
Mais  je  voudrais  qu'ils  soient  mis  en  honneur  là,  dans  ces  milieux 
où  une  élite  intellectuelle  se  prépare  à  une  vie  féconde  en  tout  domaine. 
Je  rêve  de  voir,  à  côté  des  facultés  traditionnelles,  se  créer  des  sortes 
de  Hautes  Études  spirituelles,  où  avec  les  sciences  religieuses,  une 
culture  philosophique  adaptée  à  l'action  serait  largement  développée. 

J'ai  la  conviction  qu'à  une  telle  œuvre,  saint  Augustin  peut 
apporter  un  concours  puissant,  parce  que  lumineux,  optimiste,  vivant, 
en  un  mot  très  humain  dans  toute  la  force  du  terme.  Et  le  secret 
de  sa  fécondité  spirituelle  sera  dans  cette  plénitude  de  vie  que  nous 
voyons  déjà  déployée  dans  le  converti  de  Milan  et  le  pieux  chrétien 
laïc  de  Tagaste. 

Vie  humaine  sur  le  plan  naturel,  vie  divine  sur  le  plan  surna- 
turel: avec  aisance  Augustin  passe  de  l'un  à  l'autre  sans  effort.  Et 
puisque  nous  présentons  ici  le  philosophe,  modèle  du  laïc  d'action, 
rappelons  bien  que  si,  comme  nos  existentialistes,  il  s'intéresse  à 
l'âme  vivante,  mieux  qu'eux  il  en  trouve  les  richesses  profondes  dans 
sa  métaphysique.  Les  meilleurs  parmi  les  modernes  ont  une  onto- 
logie hésitante.  La  sienne  est  d'une  netteté  éclatante,  bien  digne  du 
Platon  chrétien,  qui  vit  sans  effort  dans  l'éclat  du  pur  soleil.  Il  est 
l'aigle  prêt  à  emporter  sur  ses  ailes  les  apprentis  de  la  lumière  qui 
voudront  se  confier  à  lui.  Je  souhaite  qu'ils  soient  nombreux.  Du 
reste,  le  maître  est  de  taille.     Il  est  prudent,  garanti   qu'il  est  dans 


88  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

son  orthodoxie,  même  rationnelle,  par  son  culte  de  la  vérité  et  l'ar- 
deur de  sa  charité.  En  lui  le  laïc  moderne  trouvera  un  guide  sûr 
de  son  action. 

Fulbert  Cayre,  a.a., 

professeur    à    l'Institut    catholique    de    Paris, 
professeur    invité    à    la    Faculté    de    Philosophie. 


Dostoievsky^  prophète  du  monde 

contemporain 


Au  moment  où  la  Russie  soviétique  émerge  d'un  monde  boule- 
versé avec  tous  les  signes  d'une  grande  puissance  dynamique  et  con- 
quérante, où  le  communisme  et  le  matérialisme  athées  ébranlent  la 
structure  de  nos  sociétés  et  tourmentent  tant  d'esprits,  la  grande 
figure  de  Dostoievsky  nous  apparaît  comme  celle  d'un  prophète,  d'un 
visionnaire  du  malaise  contemporain,  et  c'est  à  cet  égard  que  son 
nom  est  devenu  si  actuel,  son  œuvre  d'un  intérêt  si  brûlant.  Dos- 
toievsky soulève  tout  un  monde  de  problèmes,  non  pas  seulement 
d'ordre  littéraire  (ce  qui  d'ailleurs  occupe  très  peu  de  place  dans 
son  œuvre),  mais  surtout  d'ordre  métaphysique  et  moral.  Les  parti- 
sans de  «  l'art  pour  l'art  »  de  même  que  de  la  «  littérature  engagée  », 
comme  on  dit  actuellement  à  Paris,  pourraient  méditer  avec  fruit 
l'œuvre  et  la  destinée  de  ce  grand  écrivain.  Ce  qui  se  fait  beaucoup 
d'ailleurs  présentement,  car  Dostoievsky  est  plus  discuté  que  jamais, 
du  moins  en  Europe. 

Je  n'hésite  pas  à  faire  miennes  les  paroles  du  R.  P.  Robillard, 
o,p.,  lorsqu'il  disait  qu'il  fallait  nous  intéresser  aux  œuvres  de  l'esprit 
«  en  tant  qu'hommes  cultivés  et  chrétiens  ».  Les  surréalistes  de  nos 
jours,  sinon  dans  leurs  œuvres,  du  moins  dans  leur  attitude  en  face 
de  la  vie,  ressemblent  étrangement  aux  nihilistes  de  Dostoievsky. 
Les  hommes  ne  changent  guère  d'un  siècle  à  l'autre,  les  intellectuels 
peut-être  moins  que  les  autres.  On  croit  innover,  renverser  des  idoles, 
progresser  et  au  fond  on  ne  fait  que  supputer  un  problème  tou- 
jours éternel  et  insoluble:  Y  a-t-il  un  Dieu  ?  Pourquoi  existons- 
nous  ?  Où  allons-nous  ?  Quelle  est  la  signification  de  cette  mysté- 
rieuse tragédie  qu'est  l'existence  de  l'homme  sur  la  terre  ?  Bien 
avant  Sartre  et  autres  existentialistes  de  tout  acabit,  Dostoievsky 
s'était  posé  ces  problèmes;  et  il  se  les  était  posés  d'une  façon  si 
palpitante  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  sentir  dans  toute  son  œuvre 


90  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

un  grand  souffle  chrétien,  un  frémissement  d'âme  inquiète  comme 
seule  une  âme  slave  peut  éprouver  l'inquiétude.  C'est  pourquoi,  en 
dépit  des  apparences  contraires  qu'une  lecture  superficielle  de  son 
œuvre  peut  révéler,  Dostoievsky  nous  apparaît-il  comme  un  grand 
croyant  et  un  grand  chrétien,  tourmenté  d'inquiétude,  il  va  sans 
dire,  mais  toujours  sincère. 

Fédor  Mihailovitch  Dostoievsky,  né  à  Moscou  en  1821,  appar- 
tenait à  une  famille  bourgeoise  pauvre.  Son  père  était  médecin, 
d'humeur  sombre,  misanthrope,  brutal  comme  seul  un  Russe  peut 
l'être  et  vers  la  fin  de  sa  vie,  ivrogne.  Sa  mère  par  contre  était  la 
douceur  et  la  bonté  mêmes.  Très  jeune,  on  prétend  que  Dostoievsky 
éprouvait  une  espèce  de  haine  naturelle  à  l'égard  de  son  père,  qui 
pouvait  difficilement  comprendre  la  nature  hypersensible  et  mélan- 
colique de  son  fils.  Ces  aversions  instinctives  sont  explicables  et 
même  assez  fréquentes:  la  psychanalyse  moderne  nous  en  a  décelé 
tous  les  secrets.  Mais  Dostoievsky,  à  cause  de  sa  nature  scrupuleuse, 
porta  toute  sa  vie  le  remords  de  ne  pas  avoir  aimé  son  père.  Il 
en  arriva  même  à  se  croire  responsable  de  la  mort  de  son  père  lors- 
que celui-ci  se  fit  abattre  férocement  par  des  domestiques  mécontents. 
C'est  ce  que  nous  verrons  magistralement  décrit  dans  Les  Frères 
Karamazov. 

Son  enfance  auprès  de  son  père  et  de  sa  mère  est  donc  mono- 
tone, triste  et  grisâtre  comme  une  steppe  russe  ou  un  soir  de  pluie 
à  Saint-Pétersbourg.  Ancien  officier,  son  père  voue  un  culte  difficile- 
ment déracinable  pour  la  discipline.  On  se  couche  et  on  se  lève  à 
des  heures  fixes.  On  fait  la  lecture  en  famille  le  soir,  de  la  Bible 
surtout,  et  il  est  facile  d'imaginer  tous  les  rêves  d'évasion  qui  bouil- 
lonnent dans  l'imagination  du  jeune  Dostoievsky. 

Vers  l'âge  de  15  ans,  son  père  l'envoie  avec  son  frère  Michel 
dans  une  école  d'officiers  à  Saint-Pétersbourg.  Tous  deux  sont  ravis. 
Heureusement,  ils  s'entendent  à  merveille.  Michel  sera  jusqu'à  sa 
mort  un  des  plus  fidèles  et  compréhensifs  confidents  du  romancier. 

Au  collège  militaire,  Dostoievsky  se  rend  vite  compte  qu'il  n'est 
pas  fait  pour  la  brutalité  de  ses  camarades  et  la  vulgarité  de  leurs 
jeux  et  distractions.  La  vie  militaire  le  dégoûte,  il  va  sans  dire. 
Pourtant,   il   réussit   à   s'y   faire    des   amis,   puisqu'on   raconte    que   le 


DOSTOIEVSKY,  PROPHÈTE  DU  MONDE  CONTEMPORAIN  91 

soir,  dans  le  calme  du  dortoir,  Dostoievsky  lisait  à  ses  confrères  les 
contes  de  Gogol  et  les  poèmes  de  Pouchkine  dont  il  était  un  admi- 
rateur passionné.  Pendant  ses  loisirs,  il  dévore  des  livres,  surtout 
Rousseau,  George  Sand,  Balzac  et  Walter  Scott.  A  part  ces  lectures 
romantiques  il  ne  semble  pas  que  Dostoievsky  ait  lu  énormément; 
la  lecture  littéraire  demeurera  toujours  assez  limitée;  ce  qui  lui  sera 
salutaire  d'ailleurs,  puisque  cela  lui  a  permis  ensuite  de  peindre  son 
peuple  et  son  pays  avec  des  yeux  neufs.  Il  s'est  vite  détaché  d'ailleurs, 
et  avec  mépris  très  souvent,  de  l'influence  occidentale,  si  puissante 
chez  un  Tourgueniev  par  exemple. 

Malgré  le  dégoût  que  lui  inspire  tout  ce  qui  est  militaire,  Dos- 
toievsky réussit  à  décrocher  le  grade  de  lieutenant,  mais  il  ne  per- 
siste pas  longtemps  dans  la  carrière  militaire  comme  il  fallait  s'y 
attendre.  Dans  l'intervalle,  sa  mère  meurt  et  son  père,  plus  sombre 
que  jamais,  noie  son  chagrin  dans  l'ivrognerie.  La  vie  devient  donc 
pour  Dostoievsky  aussi  insupportable  chez  lui  qu'à  la  caserne.  Il 
quitte  l'uniforme  et  la  maison  paternelle  et  une  période  assez  obscure 
de  sa  vie  commence.  Il  s'établit  à  Saint-Pétersbourg  à  la  seule  fin 
d'écrire.  Il  y  mène  une  vie  solitaire  désespérante.  On  peut  deviner 
ce  qu'a  vraisemblablement  été  cette  période  difficile  de  la  vie  de 
Dostoievsky,  par  les  premières  nouvelles  qu'il  publie  à  cette  époque 
{Nuits  Blanches,  M,  Protarchin,  etc.).  Dans  ces  premiers  récits  du 
romancier,  il  est  presque  toujours  question  d'un  être  solitaire  et  falot 
qui  promène  son  ennui  à  travers  les  rues  grises  de  Saint-Pétersbourg 
à  la  recherche  de  l'amitié,  de  l'amour  et  du  bonheur,  sans  succès. 
A  part  les  nouvelles  et  contes  de  cette  époque,  aucun  document  ne 
révèle  ce  que  fut  en  réalité  la  vie  de  Dostoievsky  à  ce  moment-là. 
Il  est  à  soupçonner  qu'elle  fut  semée  d'amours  de  passage,  et  de 
fredaines  communes  à  la  jeunesse  de  tous  les  temps.  Mais  Dostoievsky 
n'est  pas  de  nature  à  oublier  facilement  ses  écarts  de  jeunesse.  Il 
en  portera  la  marque  toute  sa  vie  et  même,  par  une  espèce  de  maso- 
chisme, s'ingéniera  souvent  à  en  exagérer  l'importance.  À  travers  le 
comportement  d'un  Raskolnikov  (Crime  et  Châtiment),  de  Stavroguine 
(Les  Possédés)  ou  d'Ivan  Karamazov  (Les  Frères  Karamazov),  on 
peut  deviner  du  moins  le  climat  intellectuel  et  moral  dans  lequel  le 
jeune   Dostoievsky   se   débattait   à   cette   époque,   à   Saint-Pétersbourg. 


92  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Il  a  eu  ses  crises  de  doute  religieux,  ses  périodes  d'agnosticisme,  voire 
d'athéisme  fanfaronnant,  et  même  de  cynisme  élégant;  mais  toujours, 
au  fond,  il  demeurait  un  grand  chrétien  dévoré  par  la  nostalgie  du 
bien  et  de  la  paix  intérieure.  Chrétien  aussi  par  ce  seul  trait 
qu'il  n'a  jamais  perdu  le  sens  du  péché  et  du  mal,  et  en  cela  Dostoievsky 
se  distingue-t-il  nettement  d'un  Nietszche,  par  exemple,  sur  qui  il 
a  exercé  une  profonde  influence,  qui  lui,  rejeta  catégoriquement  le 
christianisme  pour  fonder  une  philosophie  nouvelle  qui  devait  aboutir 
nous  savons  où  et  comment. 

La  première  étape  marquante  de  la  vie  littéraire  de  Dostoievsky 
est  la  publication  en  1846  d'un  roman  intitulé  Les  Pauvres  Gens, 
Le  grand  critique  russe  Biélinsky  écrit  aussitôt:  «Un  nouveau  Gogol 
nous  est  né.  »  Ce  premier  succès  ouvre  à  Dostoievsky  la  porte  des 
grands  salons.  La  période  de  solitude  écrasante  est  enfin  terminée, 
mais  le  pauvre  Dostoievsky  ne  se  doutait  pas  qu'un  nouveau  calvaire 
allait  commencer.  Dostoievsky  est  par  nature  un  être  renfermé, 
susceptible,  sensible,  d'une  vie  intérieure  intense,  et  forcément  tout 
l'opposé  du  dandy  de  salon  qu'il  voulait  être.  Surtout  lorsque  le 
grand  seigneur  Tourgueniev,  avec  ses  belles  manières  d'Européen 
rafiiné,  sa  verve  et  son  esprit,  trône  dans  les  salons  que  Dostoievsky 
fréquente,  celui-ci  en  revient  plus  morose  et  plus  amer  que  jamais. 
Totalement  dépourvu  d'esprit  et  d'humour,  Dostoievsky  souffre  énor- 
mément des  flèches  d'ironie  qu'on  ne  manque  pas  de  lui  décocher. 
Incapable  de  riposter,  il  se  fâche,  commet  des  bévues,  et  tout  Saint- 
Pétersbourg  est  naturellement  mis  au  courant  de  ses  moindres  mala- 
dresses. Pour  comble  de  malheur  (comme  cela  arrive  presque  tou- 
jours), il  s'amourache  d'une  certaine  dame  de  la  haute  société  et  il 
en  subit  d'amères  désillusions,  il  va  sans  dire.  Bref,  il  n'est  pas 
destiné  pour  cette  atmosphère  brillante  et  factice.  Il  voudrait  bien 
y  accéder,  mais  sa  maladresse  naturelle,  ses  manières  timides  et  sau- 
vages ne  lui  attirent  que  déboires  et  désillusions. 

Dégoûté  de  la  vie  de  salon,  Dostoievsky  redoute  toutefois  de 
retourner  à  sa  solitude.  C'est  alors  qu'il  s'associe  à  un  groupe  d'étu- 
diants exaltés  et  de  révolutionnaires  en  herbe  pour  se  préparer,  sans 
le  savoir,  une  longue  et  douloureuse  épreuve  qui  le  révélera  réel- 
lement   à   lui-même.      Au   fond,    Dostoievsky    n'était    qu'un    idéaliste; 


DOSTOIEVSKY,  PROPHÈTE  DU  MONDE  CONTEMPORAIN  93 

certes,  il  rêvait  à  rémancipation  des  serfs,  au  progrès  des  masses 
populaires,  car  il  s'est  toujours  penché  avec  amour  et  compassion 
sur  les  misères  des  paysans  et  du  peuple  russe.  Mais  jamais  il  ne 
fut  révolutionnaire  comme  les  Soviets  veulent  aujourd'hui  qu'il  l'ait 
été.  Il  n'y  a  pas  de  toute  que  Dostoievsky,  dans  la  fièvre  de  la 
discussion,  ait  pu  proférer  des  paroles  compromettantes.  Imaginons 
en  effet  ce  que  devaient  être  ces  soirée  tumultueuses  dans  quelque 
grenier  humide  de  Saint-Pétersbourg,  où  de  jeunes  cerveaux,  assoif- 
fés de  justice  et  d'égalité,  nourris  de  Fourier,  de  Rousseau  et  de 
Prud'hon,  parlent  de  massacres,  de  renversements  de  gouvernements, 
de  la  mort  de  Dieu,  de  révolution  universelle,  etc.;  Dostoievsky  ne 
pouvait  certes  demeurer  insensible  à  cette  atmosphère  saturée  de 
tant   de   propos   passionnés. 

Le  résultat  de  ce  flirt  avec  la  révolution,  c'est  que  quelque  temps 
après,  les  autorités,  ayant  appris  que  le  déjà  célèbre  écrivain  fré- 
quentait une  cellule  subversive,  font  une  incursion  à  quatre  heures 
du  matin  dans  sa  chambre  et  l'arrêtent  au  nom  du  tsar.  C'est  le 
début  d'un  nouveau  calvaire,  évidemment  bien  plus  douloureux  que 
le  précédent,  qui  devait  le  conduire  au  bagne  sibérien  pendant  quatre 
ans.  Il  est  condamné  à  mort  avec  une  douzaine  d'autres  révolution- 
naires, mais  le  tsar  les  amnistie  à  la  dernière  minute  et  la  peine 
est  commuée.  Dostoievsky  a  été  hanté  tout  le  reste  de  sa  vie  par 
cette  condamnation  à  mort  et  il  en  a  donné  une  description  des  plus 
saisissantes  dans  YIdiot. 

Son  unique  consolation  en  Sibérie  est  la  lecture  de  l'Evangile 
qu'une  âme  pieuse  a  réussi  à  glisser  dans  ses  vêtements  lorsqu'il 
était  en  route  vers  le  bagne.  Aucune  autre  lecture  n'est  permise. 
C'est  une  période  extrêmement  importante  dans  la  vie  de  Dostoievsky. 
Il  en  sortira  tout  transformé,  non  révolté  et  amer,  mais  résigné  défini- 
tivement à  la  volonté  divine  et  à  celle  de  son  souverain.  Ce  qui 
est  surtout  remarquable,  c'est  que  jamais  Dostoievsky  ne  désespéra 
de  son  art:  il  était  destiné  à  écrire  et  il  sentait  qu'il  avait  un  mes- 
sage  différent  des  autres  à  communiquer  au  monde. 

Au  bout  de  quatre  ans  d'une  vie  d'enfer,  Dostoievsky  est  enfin 
libéré.  On  le  nomme  simple  soldat  de  garnison  dans  la  petite  ville 
de  Sémipalatinsk.     C'est  mieux  que  le  bagne  sans  doute,  mais  ce  n'est 


94  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

pas  encore  Saint-Pétersbourg.  Il  commence  à  rédiger  ses  Souvenirs 
de  la  Maison  des  Morts.  Il  a  le  bonheur  de  rencontrer  un  ami  sin- 
cère dans  la  personne  du  colonel  Vrangel,  qui  fera  tout  pour  aider 
à  le  réhabiliter.  Par  contre,  Dostoievsky  ne  tarde  pas  à  s'amouracher 
de  nouveau  d'une  femme  qui  ne  saura  pas  le  comprendre.  Le  20 
octobre  1856,  il  est  nommé  sous-lieutenant  et  le  6  février  1857,  il 
se  marie  avec  Maria  Dimitrievna  Issaiev.  Malgré  ce  nouvel  amour 
qui  le  rendra  malheureux,  Dostoievsky  ne  songe  qu'à  son  œuvre  lit- 
téraire. Il  entreprend  alors  une  critique  des  auteurs  russes  contem- 
porains. Il  est  intéressant  de  noter  ce  qu'il  écrit  de  Tourgueniev 
et  de  voir  à  quel  point  il  a  oublié  le  grand  seigneur  snob  qui  le 
méprisait,  pour  ne  s'attacher  qu'à  son  œuvre  littéraire:  «  Tourgueniev 
me  plaît  par-dessus  tout,  écrit-il,  mais  il  est  dommage  qu'un  si  grand 
talent  soit  entaché  de  tant  de  négligences  ^.  »  Son  jugement  sur  Tolstoï 
n'est  guère  prophétique.  Voici  ce  qu'il  en  dit:  «  J'aime  fort  Tolstoï, 
mais  il  ne  me  semble  pas  qu'il  écrira  beaucoup.  »  Il  s'empresse  d'ajou- 
ter toutefois:  «  Après  tout,  je  peux  me  tromper.  »  En  effet  Guerre 
et  Paix  et  Anna  Karénine  n'avaient   pas   encore   paru. 

Le  séjour  de  Dostoievsky  en  Sibérie  l'a  mûri  profondément  et  lui 
a  inspiré  un  nouveau  souci  scrupuleux  de  son  art.  Voici  ce  qu'il 
écrit  à  son  frère  Michel  en  1858:  «  En  ce  qui  concerne  mon  roman 
il  m'est  arrivé  une  bien  désagréable  aventure  et  voici  pourquoi: 
j'ai  décidé,  j'ai  juré  qu'à  partir  de  maintenant  je  ne  publierai  rien 
qui  n'eût  été  médité,  mûri  comme  il  convient,  que  je  ne  publierai  rien 
pour  une  date  fixe  sous  le  seul  prétexte  qu'on  me  l'a  payé  d'avance  ^.  » 
Hélàs  !  le  pauvre  Dostoievsky  ne  prévoyait  pas  qu'il  lui  faudrait  par  la 
suite  écrire  toujours  sous  le  coup  de  la  plus  pressante  nécessité. 
Il  ajoute  dans  cette  lettre  à  son  frère  :  «  Voilà  pourquoi,  constatant 
que  mon  roman  prend  des  proportions  gigantesques,  qu'il  s'écha- 
f aude  admirablement  et  qu'il  faut  absolument  [  à  cause  de  l'argent  ] 
le  finir  très  rapidement,  j'ai  été  pris  d'hésitation.  Je  me  suis  vu 
dans  l'obligation  de  gâcher  un  sujet  sur  lequel  je  méditais  depuis  trois 
ans,  pour  lequel  j'avais  accumulé  une  foule  de  documents  !  .  .  .  Mais 
je  voyais  bien  que  je  n'achèverais  même  pas  cette  moitié  pour  la  date 

1  Cité  par  Henri  Troyat,  dans  Dostoievsky,  p.  273. 

2  Correspondance   générale. 


DOSTOIEVSKY,  PROPHÈTE  DU  MONDE  CONTEMPORAIN  95 

à  laquelle  j'aurais  besoin  d'argent.  Voilà  pourquoi  tout  le  roman  et 
toutes  les  notes  ont  été  rangés  dans  un  tiroir  ^.  »  Voilà  à  quel 
point  Dostoievsky  poussait  le  souci  de  son  art.  On  songe  naturel- 
lement à  Balzac  et  à  Walter  Scott  qui,  eux  aussi,  eurent  à  souiïrir 
de  soucis  d'argent,  mais  ni  l'un  ni  l'autre  n'a  poussé  le  culte  de  la 
perfection  littéraire   à   ce   point. 

Pour  écrire  librement,  Dostoievsky  sent  qu'il  lui  faut  à  tout  prix 
quitter  l'uniforme  et  la  vie  militaire.  Il  fait  donc  des  démarches  répé- 
tées et  parfois  humiliantes  pour  obtenir  la  libération  définitive.  Il  n'a 
qu'une  idée,  une  obsession,  écrire.  Voici  ce  qu'il  dit  dans  une  lettre 
au  général  Totleben:  «  Je  sais  que  j'ai  été  condamné  pour  des  idées, 
pour  des  théories.  Mais  les  idées,  les  convictions  se  modifient  avec 
le  temps.  Et  pourquoi  dois- je  à  présent  souffrir  pour  ce  qui  n'est 
plus,  pour  ce  qui  a  changé  en  moi,  souffrir  pour  mes  anciens  erre- 
ments dont  je  vois  bien  toute  la  gratuité  ?  J'ai  envie  d'être  utile  ^.  » 
Dostoievsky  sent  qu'il  a  quelque  chose  de  puissant  et  de  profond  à 
communiquer  à  son  peuple,  à  l'univers  et  tous  ses  efforts  tendent  à  le 
libérer  d'un  joug  qui  l'empêche  de  livrer  ce  message.  Il  continue  dans 
cette  même  lettre  :  «  Il  est  dur,  ayant  une  certaine  force  d'âme  et 
une  tête  sur  les  épaules,  d'être  torturé  par  l'inaction.  Ma  seule 
pensée  est  de  quitter  l'armée  et  de  prendre  un  emploi  civil,  n'importe 
où  en  Russie  ...  Je  voudrais  avoir  le  droit  de  publier  ^.  »  On 
sait  que  même  après  sa  libération  du  bagne,  Dostoievsky  continuait 
d'être  l'objet  d'une  surveillance  étroite  de  la  police  tsariste.  Cette 
surveillance  se  prolongera  presque  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie. 

Le  18  mars  1859,  un  rescrit  impérial  accorde  à  Dostoievsky  la 
licence  de  quitter  l'armée  et  de  retourner  en  Russie.  On  lui  inter- 
dit cependant  de  vivre  à  Saint-Pétersbourg  ou  à  Moscou.  Il  quitte 
donc  la  petite  ville  sibérienne  de  Sémipalatinsk  pour  une  autre  petite 
ville  aussi  morne  et  déprimante,  Tver.  Rendu  là  avec  sa  femme,  il 
continue  de  se  sentir  étouffé.  Il  lui  faut  Saint-Pétersbourg  à  tout 
prix  pour  respirer  et  écrire  librement.  Il  multiplie  les  démarches 
auprès  de  son  bon  ami  Vrangel  et  le  supplie  de  lui  indiquer  à   qui 


s  Correspondance  générale. 
*  Correspondance  générale. 
5     Correspondance    générale. 


96  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

il  lui  faudait  s'adresser  pour  obtenir  la  permission  d'aller  vivre  dans 
sa  chère  capitale.  Le  19  octobre  1859,  il  écrit  directement  au  tsar 
Alexandre  II,  dans  les  termes  suivants:  «  Majesté,  c'est  de  vous  seule 
que  dépendent  ma  destinée,  ma  santé,  ma  vie.  Permettez-moi  de  me 
rendre  à  Petersbourg  pour  y  consulter  des  médecins  [  on  sait  que 
Dostoievsky  souffrait  déjà  d'épilepsie  que  son  séjour  au  bagne  avait 
aggravée  ].  Rendez-moi  libre  et  donnez-moi  la  possibilité,  en  réta- 
blissant ma  santé,  d'être  utile  à  ma  famille,  et  aussi,  d'une  manière 
ou  d'une  autre  à  ma  patrie  ^*  !  »  Malgré  le  ton  quelque  peu  obséquieux 
de  cette  supplique,  Dostoievsky  était  sincère;  son  exil  douloureux  lui 
avait  appris  l'humilité  et  la  résignation. 

Non  seulement  se  sent-il  malheureux  de  ne  pas  être  libre  d'écrire, 
mais  Dostoievsky  est  aussi  malheureux  en  ménage.  Maria  Issaiev  qui 
l'a  épousé  dans  un  moment  de  fièvre  romantique,  ne  l'aime  plus, 
devient  acariâtre,  capricieuse  et  jalouse.  Il  écrira  plus  tard  en  1865, 
en  parlant  d'elle:  «Nous  n'étions  pas  heureux  ensemble^.»  Pour 
comble,  les   crises   d'épilepsie  se  font  de   plus  en   plus  fréquentes. 

Enfin  le  25  novembre  1859,  le  gouverneur  de  Tver  reçoit  du 
tsar  la  communication  suivante:  «  L'Empereur  a  gracieusement 
acquiescé  à  la  demande  susvisée,  sous  la  seule  condition  toutefois  que 
la  surveillance  secrète  établie  autour  de  Dostoievsky  soit  maintenue 
à  Petersbourg  ^  .  .  .  » 

Le  Saint-Pétersbourg  d'après  l'exil  offre  une  image  quelque  peu 
différente  de  celui  que  Dostoievsky  avait  quitté,  dix  ans  auparavant. 
L'émancipation  des  serfs  n'est  plus  qu'une  question  de  mois;  la 
censure  est  plus  libérale;  les  châtiments  corporels  constamment  en 
usage  auparavant  sont  presque  totalement  disparus;  et  d'autres  grandes 
réformes  libérales  sont  à  l'étude.  Ces  transformations  radicales, 
venues  après  des  siècles  d'un  absolutisme  écrasant,  ne  sont  pas  sans 
enfiévrer  l'opinion  publique.  Dans  ce  monde  bouleversé,  Dostoievsky 
se  jette  avec  toute  l'ardeur  dont  il  est  capable.  Il  sait  que  les  réformes 
étaient  désirables,  mais  ce  n'est  pas  en  révolutionnaire  qu'il  y  sous- 
crit  et    qu'il   les   préconise.      Il   veut    que   la   Russie   se   façonne   une 

^     Cité  par  Henri  Troyat,  dans  Dostoievsky. 

7  Correspondance   générale. 

8  Henri  Troyat,  op.  cit. 


DOSTOIEVSKY,  PROPHÈTE  DU  MONDE  CONTEMPORAIN  97 

âme  nouvelle,  en  tirant  d'elle-même,  de  son  propre  fonds  national, 
les  réformes  qui  s'imposent.  Dostoievsky  commence  à  manifester 
un  nationalisme  purement  russe  et  à  répudier  l'influence  des  socia- 
listes occidentaux  comme  Fourier  et  Proud'hon  qui  lui  avaient  valu 
la  Sibérie.  Non  ce  n'est  pas  cela  qu'il  faut  à  la  Russie;  Dostoievsky 
a  trop  réfléchi  à  ces  problèmes  pendant  ses  années  de  bagne;  ce  qu'il 
faut,  c'est  une  prise  de  conscience  nationale  et  des  réformes  locales  qui 
puissent  convenir  aux  aspirations  profondes  de  son  peuple. 

Dès  1860,  c'est-à-dire  à  peine  quelques  mois  après  son  retour  à 
Saint-Pétersbourg,  il  fonde  un  journal  avec  son  frère  Michel  (Vremia 
«  Le  Temps  »  ) .  La  manifeste  inaugural,  de  la  plume  de  Dostoievsky, 
est  intéressant.  Voici  ce  qu'il  écrit:  «  Nous  avons  compris  enfin  que 
nous  aussi  nous  sommes  une  nation  bien  déterminée,  au  plus  haut 
point  originale,  et  que  notre  devoir  est  de  nous  créer  une  nouvelle 
forme  de  vie,  notre  forme  de  vie  spéciale,  notre  propre  forme  de  vie, 
tirée  de  notre  sol,  puisée  dans  notre  âme  et  dans  nos  traditions 
populaires  ^.  »  On  voit  à  quel  point  l'exil  a  rapproché  Dostoievsky  de 
son  peuple  et  avec  quelle  acuité  il  analyse  l'angoissant  dilemme  dans 
lequel  se  débat  sa  patrie.  Deux  doctrines  extrémistes  s'affrontent 
à  ce  moment-là  en  Russie:  l'une  qui  préconise  l'occidentalisation  à 
outrance,  partagée  surtout  par  l'aristocratie  déjà  européanisée  depuis 
longtemps,  et  l'autre  qui  préconise  une  révolution  violente  purement 
nationale.  Dostoievsky  ne  veut  pas  que  la  Russie  s'occidentalise, 
qu'elle  soit  mise  à  feu  et  à  sang  pour  ébranler  sa  structure  de  fond 
en  comble.  Il  préconise  plutôt  une  réforme  graduelle  et  conforme 
aux  aspirations  de  son  peuple.  Un  an  plus  tard,  il  précise  dans  son 
même  journal:  «  Le  public  a  compris  qu'avec  les  Occidentaux  nous 
essayions  obstinément  de  revêtir  une  défroque  qui  ne  nous  allait  pas 
et  qui  craquait  de  toutes  parts,  et  qu'avec  les  slavophiles  [  c'est-à- 
dire  les  nationalistes  extrémistes  ]  nous  formions  le  rêve  de  ressus- 
citer la  Russie  suivant  une  conception  idéale  des  mœurs  passées  ^^.  » 
Les  occidentaux  et  les  slavophiles  ne  manquent  pas  de  l'attaquer  aussi- 
tôt. Cette  polémique  entre  slavophiles  et  occidentaux  ne  fait  qu'aug- 
menter le  nombre  des  abonnés  au  journal  de  l'écrivain,  et  Dostoievsky 

^    Henri  Troyat,  op.  cit. 
10    Id.,  ibid. 


98  REVUE   DE   L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

réussit  même  à  obtenir  la  collaboration  de  son  rival  Tourgueniev. 
Le  travail  devient  de  plus  en  plus  épuisant  pour  Dostoiesvky  et  les 
crises  d'épilepsie  plus  fréquentes.  C'est  dans  ces  conditions  que 
Dostoievsky  rédige  son  premier  grand  roman  depuis  le  bagne,  intitulé 
Offensés  et  Humiliés.  Ce  livre  n'est  pas  très  marquant,  il  ressemble 
encore  trop  aux  Pauvres  Gens  d'avant  l'exil.  Cependant  le  succès 
retentissant  des  Souvenirs  de  la  Maison  des  Morts  rachète  facilement 
l'échec  de  ce  second   roman. 

Les  événements  politiques  continuent  cependant  de  se  précipiter. 
Le  19  février  1861,  le  tsar  Alexandre  II  affranchit  les  serfs.  Mais  cette 
réforme  d'apparence  si  révolutionnaire,  ne  satisfait  pas  encore  les 
extrémistes.  Herzen,  nihiliste  exilé  à  Londres,  écrit  ce  qui  suit:  «  De 
tous  les  coins  de  notre  immense  patrie,  du  Don  à  l'Oural,  de  la 
Volga  au  Dnieper,  le  gémissement  grandit,  la  révolte  se  soulève  ! 
C'est  le  premier  grondement  de  la  vague  qui  commence  à  bouillonner 
et  qui  apportera  beaucoup  de  tempêtes  après  un  calme  déprimant  ^^  » 
Paroles  prophétiques.  En  novembre  1861,  éclate  la  fameuse  affaire 
des  étudiants.  Des  manifestations  extrémistes  circulent  sous  le  manteau. 
Dostoievsky  commence  à  s'émouvoir  sérieusement  de  la  tournure  des 
événements  qu'il  décrira  bientôt  d'une  façon  magistrale  dans  Les 
Possédés.  Sur  les  événements  de  cette  époque  il  écrira  plus  tard 
dans  son  Journal  d'un  Ecrivain  ces  mots  qui  expliquent  bien  l'atti- 
tude de  Dostoievsky:  «  Et  moi,  moi  qui  depuis  longtemps  déjà  étais 
en  désaccord  d'intelligence  et  de  coeur  avec  ces  gens-là  et  avec  l'esprit 
de  leur  mouvement,  voilà  soudain  que  j'étais  peiné  et  quasi  honteux 
de  leur  maladresse  ^^.  »  Il  souhaitait  plus  que  tout  autre  sans  doute 
que  sa  chère  Russie  progressât  dans  le  sens  du  libéralisme,  mais  jamais 
il  ne  souscrivit  aux  mesures  sanguinaires  qui  étaient  prônées  par  de 
jeunes  écervelés. 

Le  7  juin  1862,  déprimé  par  la  tournure  tragique  des  événements, 
Dostoievsky  décide  d'entreprendre  un  voyage  à  l'étranger,  à  la  fois  pour 
se  reposer  et  pour  consulter  des  médecins  au  sujet  de  sa  maladie. 

Contrairement  à  Tourgueniev,  qui  était  intime  de  Flaubert,  de 
Daudet,   de   George   Sand   et   en   général   de   tout   le   monde   littéraire 

11  Henri  Troyat,  op.  cit. 

12  Journal  d'un  Ecrivain. 


DOSTOIEVSKY,  PROPHÈTE  DU  MONDE  CONTEMPORAIN  99 

du  Paris  de  l'époque,  Dostoievsky  en  arrivant  dans  la  capitale  française 
se  cantonne  dans  une  solitude  sauvage  et  regrette,  chaque  instant,  sa 
chère  Russie.  Voici  ce  qu'il  dit  de  Paris  (ce  qui  est  fort  amusant)  : 
«  Paris  est  une  ville  affreusement  triste.  S'il  n'y  avait  pas  eu  ici  une 
quantité  de  monuments  admirables,  je  serais  mort  d'ennui.  »  Pauvre 
Dostoievsky  !  Il  est  tellement  Russe  jusqu'au  bout  des  ongles  qu'il 
ne  peut  même  pas  ni  ne  veut  voir  et  aimer  ce  qui  est  étranger.  A 
Londres,  il  rencontre  Herzen  qui  dira  ensuite  de  lui:  «  C'est  un  être 
naïf,  un  peu  confus,  mais  très  gentil.  Il  a  une  confiance  enthousiaste 
dans  le  peuple  russe.  »  Après  l'Angleterre,  c'est  la  Suisse  que 
Dostoievsky  trouve  également  «  sombre  et  maussade  ».  De  là,  il  se 
rend  en  Italie.  Jamais  il  ne  sait  voyager.  Il  est  absorbé  par  sa 
vie  intérieure.  Il  est  comme  un  somnanbule.  Par  contre,  il  ne  man- 
que jamais  l'occasion  d'étudier  les  petites  gens,  de  deviner  leurs  drames 
intimes,  leurs  joies  et  plaisirs  mesquins,  et  tout  cela  il  le  traduira  avec 
génie  dans  ses  livres.  Son  ami  Stratkov  disait  de  lui:  «  Ni  la  nature, 
ni  les  monuments,  ni  les  œuvres  d'art  ne  l'intéressaient.  Toute  son 
attention  se  portait  sur  les  gens.  » 

Comme  il  fallait  s'y  attendre,  Dostoievsky  est  désenchanté  de  son 
premier  voyage  en  Europe  occidentale.  Lui  qui  en  avait  admiré  les 
écrivains  et  le  raffinement  de  la  civilisation,  voilà  que  son  intense 
christianisme  ranimé  par  son  exil  en  Sibérie,  lui  fait  voir  une  Europe 
gâchée  par  le  progrès  matériel,  sans  Dieu  ni  diable,  obsédée  par 
l'argent,  la  science  et  le  progrès.  Il  ne  voit  le  salut  du  monde  que 
dans  le  peuple  russe  qui  n'a  pas  été  gâté  par  toute  cette  culture  raf- 
finée, qui  a  conservé  la  foi  des  premiers  siècles  de  son  histoire. 
Dostoievsky  est  plus  que  jamais  convaincu  que  la  Russie  devra  sauver 
l'Europe  qui  se  désagrège.  Le  salut  auquel  songeait  Dostoievsky  était 
évidemment  un  salut  spirituel  par  la  religion  chrétienne.  Au  fond, 
Dostoievsky  n'avait  peut-être  pas  tout  à  fait  tort;  il  voyait  peut-être 
déjà  dans  une  vision  apocalyptique  les  deux  hécatombes  monstrueuses 
dont  l'Europe  a  peine  encore  à  se  relever  aujourd'hui.  Mais  il  faut 
dire  qu'il  a  mal  vu  lorsqu'il  a  cru  que  le  christianisme  était  définitive- 
ment éteint  en  Europe. 

De   retour   en   Russie,   voilà    qu'un    autre   événement   pousse   Dos- 
toievsky à  voyager  de  nouveau:  il  s'agit  de  la  révolte  polonaise  impitoya- 


100  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

blement  réprimée  par  le  gouvernement  russe.  Dégoûté  de  nouveau,  il 
ne  songe  qu'à  s'éloigner  du  bouleversement  slave.  Cette  fois  il  ne 
voyage  pas  seul.  Depuis  son  retour  à  Saint-Pétersbourg,  il  avait  fait 
la  connaissance  d'une  de  ses  admiratrices,  Pauline  Sousslova.  Elle  est 
nihiliste,  passionnée,  violente  et  belle.  Dostoievsky  s'en  éprend  éper- 
dument  il  va  sans  dire.  Il  lui  semble  qu'elle  seule  peut  enfin  le  com- 
prendre; sa  femme,  toujours  acariâtre  et  ombrageuse  ne  saurait  com- 
prendre ce  caractère  tumultueux.  Cette  Pauline  Sousslova  sera 
cependant  une  nouvelle  source  d'embarras  et  de  malheur.  Dès  leur 
arrivée  à  Paris,  elle  épuise  son  gousset,  s'amourache  d'un  jeune 
Espagnol  aux  yeux  étincelants,  et  Dostoievsky,  réduit  à  un  rôle  de 
comparse,  et  sans  le  sou,  se  voit  forcé  de  recourir  au  jeu  pour  pou- 
voir retourner  en  Russie. 

Cet  amour  malheureux  et  ses  suites  lui  inspirent  une  de  ses 
premières  grandes  œuvres,  intitulée  Mémoires  écrits  dans  un  Sou- 
terrain, C'est  dans  cette  oeuvre  que  Dostoievsky  révèle  pour  la  pre- 
mière fois  ses  tourments  métaphysiques.  Désormais,  tous  les  person- 
nages qu'il  créera  seront  comme  cet  homme  souterrain  qui  est  déchiré 
entre  l'amour  de  Dieu  et  la  négation  absolue  de  tout  surnaturel. 
C'est  aussi  l'image  la  plus  véritable  de  la  Russie  éternelle,  constam- 
ment déchirée  entre  deux  angoisses,  celle  du  ciel  et  de  l'enfer.  On 
sait  par  contre,  par  sa  correspondance,  que  Dostoievsky  n'a  jamais 
complètement  perdu  la  foi  en  Dieu  et  on  a  tort  de  l'assimiler  sans 
discernement  à  Nietszche,  malgré  les  analogies  qui  peuvent  exister 
entre  les  œuvres  de  ces  deux  esprits.  Il  y  a  beaucoup  de  surhommes, 
d'orgueilleux  et  d'athées  dans  l'œuvre  de  Dostoievsky:  par  exemple 
Raskolnikov,  Stavroguine  et  Ivan  Karamozov  (qui  en  sont  les  trois 
prototypes  les  plus  célèbres),  mais  tous  sans  exception,  Dostoievsky 
les  montre  brisés  par  la  vie,  l'expérience;  il  les  fait  sombrer  dans 
le  désespoir,  le  suicide  (Kirillov,  par  exemple)  ;  jamais  il  ne  les  mon- 
tre triomphants,  sereins  et  heureux,  et  c'est  ce  qui  fait  la  grandeur 
morale  de  Dostoievsky.  Les  problèmes  angoissants  qui  bouleversent 
ses  personnages  ne  sont  pas  toutefois  spécifiquement  russes,  et  c'est 
ce  qui  assure  l'universalité  aux  œuvres  de  Dostoievsky.  D'autre  part, 
on  a  l'impression  en  lisant  ces  phrases  haletantes  que  seul  un  Russe 
pouvait  les   écrire   et   exprimer   avec   tant   de   précision   les   angoisses 


DOSTOIEVSKY,  PROPHETE  DU  MONDE  CONTEMPORAIN  101 

de  l'âme  slave,  qui  sont  aussi,  dans  une  certaine  mesure,  les  angoisses 
de  notre  monde  moderne.  Voici  ce  que  dit  Henri  Troyat  des  per- 
sonnages de  Dostoievsky:  «  Les  créatures  de  Dostoievsky  ne  sont  pas 
strictement  russes,  puisqu'elles  sont  dominées  par  des  problèmes  uni- 
versels. Les  idées  qu'elles  représentent  sont  des  idées  qui  dépassent 
le  domaine  de  la  littérature  nationale.  Elles  disent  l'angoisse  du 
monde  et  non  l'angoisse  du  Russe  en  face  de  la  création.  Le  souter- 
rain de  Dostoievsky  traverse  les  frontières  et  unit  les  pays  par  un 
réseau  secret  ^^.  » 

Cette  même  année,  1865,  de  son  retour  à  Saint-Pétersbourg  après 
sa  fugue  à  Paris  avec  Pauline  Sausslova,  son  frère  Michel  meurt. 
Dostoievsky  est  au  désespoir.  Dans  la  fièvre  de  son  chagrin  et  de  sa 
trop  grande  générosité,  Dostoievsky  assume  une  dette  de  vingt-cinq 
mille  roubles  et  se  charge  de  la  veuve  et  des  quatre  enfants  de  son 
frère.  Il  se  remet  avec  acharnement  à  la  publication  de  son  journal, 
travaille  comme  un  forcené  et  ne  dort  que  quelques  heures  par  jour. 
Ce  régime  épuisant  lui  inspire  ces  mots  écrits  à  son  ami  Vrongel: 
«  Ah  !  mon  ami,  je  retournerais  bien  volontiers  au  bagne  pour  le 
même  nombre  d'années  si  je  pouvais  ainsi  payer  mes  dettes  et  me 
sentir  libre  de  nouveau  .  .  .  De  toute  ma  réserve  de  force  et  d'éner- 
gie, il  ne  m'est  resté  qu'un  sentiment  de  trouble  et  d'inquiétude 
proche  du  désespoir  .  .  .  L'anxiété,  l'amertume,  une  agitation  froide, 
l'état  le  plus  anormal  pour  moi.  Et  puis,  je  suis  seul  ...  Et 
cependant,  il  me  semble  toujours  que  je  me  prépare  à  vivre.  C'est 
risible   n'est-ce  pas  ?      Une  vitalité  de  chat  ^^  !  » 

Menacé  d'emprisonnement  pour  dettes,  Dostoievsky  se  voit  forcé 
d'accepter  un  contrat  malhonnête  d'un  éditeur  qui  engage  d'avance 
tous  les  livres  qu'il  n'a  pas  encore  écrits.  Acculé  au  pied  du  mur 
par  cet  abject  personnage,  il  est  forcé  d'accepter.  Aussitôt  après,  il 
décide  d'aller  tenter  sa  chance  de  nouveau  à  la  roulette,  en  Allemagne. 
En  cinq  jours,  à  Weisbaden,  il  perd  les  175  roubles  qui  lui  restaient. 
Il  fait  appel  à  Tourgueniev  qui  lui  envoie  un  peu  d'argent  pour  sub- 
venir à  ses  besoins  immédiats.  C'est  dans  ces  conditions  morales  et 
matérielles  atroces  que  Dostoievsky  écrit  son  second  grand  roman  qui 

13    Op.  cit.,  p.  180. 

1*     Correspondance   générale. 


102  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

lui  vaudra  la  renoanmée  universelle,  c'est-à-dire  Crime  et  Châtiment. 
C'est  dans  ce  roman  que  nous  rencontrons  les  êtres  tourmentés  qu'il 
continuera  de  créer  avec  tant  d'intensité  par  la  suite.  Voici  ce  que 
dit  encore  Troyat  à  ce  sujet:  «  Certes,  au  premier  abord,  nous  n'avons 
rien  de  commun  avec  ces  êtres  déconcertants.  Et,  cependant,  il  nous 
attirent  comme  le  fond  d'un  abîme.  Nous  ne  les  avons  jamais  ren- 
contrés, mais  ils  nous  sont  mystérieusement  familiers.  Nous  les 
comprenons.  Nous  les  aimons.  Enfin  nous  nous  reconnaissons  en 
eux.  C'est  qu'ils  ne  sont  pas  plus  anormaux  que  nous.  C'est  qu'ils 
sont  ce  que  nous  n'osons  pas  être,  c'est  qu'ils  font,  c'est  qu'ils  disent 
ce  que  nous  n'osons  pas  faire,  ce  que  nous  n'osons  pas  dire.  C'est 
qu'ils  offrent  à  la  lumière  du  jour  ce  que  nous  enfouissons  dans  les 
ténèbres  de  nos  consciences.  »  On  peut  conclure  de  ces  mots  à  quel 
point  sont  redevables  à  Dostoievsky  des  écrivains  comme  Mauriac, 
Gide  et  Proust,  par  exemple. 

Avec  Crimée  et  Châtim,ent,  c'est  déjà  la  gloire.  On  compare 
Dostoievsky  à  Tolstoï,  à  Tourgueniev  et  même  à  Dante.  Par  contre, 
les  embarras  financiers  sont  loin  d'être  réglés,  et  Dostoievsky  est 
toujours  lié  par  son  contrat. 

Puisqu'il  lui  faut  écrire  au  plus  vite  pour  payer  ses  dettes,  un 
ami  lui  conseille  d'engager  une  sténographe,  ce  qui  accélérerait  le 
rythme  de  sa  production  littéraire.  C'est  ainsi  que  Dostoievsky  fait 
la  connaissance  d'Anna  Grigorievna,  celle  qui  jusqu'à  la  fin  de  sa 
vie  apportera  un  peu  d'équilibre  et  de  joie  dans  son  existence.  Elle 
ne  le  comprendra  peut-être  pas  tout  à  fait  comme  il  l'aurait  voulu 
(mais  peut-on  jamais  comprendre  un  artiste  de  la  trempe  d'un 
Dostoievsky),  mais  du  moins  elle  lui  sera  d'un  grand  secours.  Elle 
a  le  sens  des  affaires  qu'il  n'a  pas  du  tout. 

Peu  après  son  mariage  avec  Anna  Grigorievna,  Dostoievsky  est 
de  nouveau  harcelé  par  ses  créanciers.  Incapable  de  rencontrer  ses 
dettes,  Anna  vend  tous  leurs  meubles  et  ils  partent  tous  deux  pour 
l'étranger.  C'est  le  troisième  voyage  de  Dostoievsky.  Ils  ne  reviendront 
qu'au  bout  de  quatre  ans. 

Aussitôt  à  l'étranger,  Dostoievsky  éprouve  la  nostalgie  de  sa  belle 
Russie;  il  ne  comprend  rien  et  ne  veut  rien  comprendre  de  l'étran- 
ger.    Après  avoir  été  sévère  pour  les  Français,  voici  ce  qu'il  dit  des 


I 


DOSTOIEVSKY,  PROPHETE  DU  MONDE  CONTEMPORAIN  103 

Allemands:  «  Les  mornes  AUeimands  ont  détraqué  mes  nerfs  jusqu'à 
l'exaspération.  »  Il  a  fui  la  Russie  de  nouveau  pour  se  mettre  à 
l'abri  de  ses  créanciers,  mais  à  l'étranger  il  n'a  pas  plus  d'argent  et 
surtout  il  lui  manque  l'atmosphère  de  son  pays  où  seul  il  se  sent  capa- 
ble de  travailler.  Pourtant,  c'est  encore  dans  de  telles  conditions 
pénibles  qu'il  écrit  un  autre  grand  roman  Uldiot.  Ce  roman,  dans 
l'esprit  de  Dostoievsky,  était  destiné  à  faire  pendant  à  Crime  et  Châ- 
timent en  ce  qu'il  voulait  peindre  un  saint  homme,  une  espèce 
d'image  du  Christ  par  opposition  à  son  démoniaque  Raskolnikov. 
Pendant  qu'il  rédige  ce  grand  livre,  un  des  plus  grands  de  toute 
son  œuvre,  il  trouve  le  moyen  de  perdre  encore,  à  la  roulette,  le  peu 
d'argent  qu'il  avait.  Cette  passion  du  jeu  qui  le  prend,  il  la  méprise 
souverainement,  mais  c'est  d'après  lui  le  seul  moyen  de  gagner  rapi- 
dement l'argent  qu'il  lui  faut.  Malheureusement,  il  n'est  pas  chan- 
ceux et  ne  le  sera  jamais. 

D'Allemagne,  le  ménage  de  Dostoievsky  se  rend  à  Genève.  Un 
jour,  il  voit  passer  Garibaldi  dans  la  rue  du  Mont-Blanc  qu'on  a 
pavoisée  en  son  honneur.  Il  écoute  le  discours  des  révolutionnaires 
et  il  en  est  dégoûté.  Voici  un  passage  tiré  du  Journal  d'un  Ecrivain, 
qui  éclaire  singulièrement  la  pensée  de  Dostoievsky  à  l'égard  des  révo- 
lutionnaires, et  qui  suffit,  je  crois,  à  donner  le  change  aux  Soviets 
qui  ont  toujours  voulu  s'approprier  la  légende  révolutionnaire  de 
Dostoievsky:  «  Impossible  d'imaginer  ce  que  ces  messieurs  les  socia- 
listes et  les  révolutionnaires,  que  je  voyais  pour  la  première  fois 
en  chair  et  en  os  et  non  dans  les  livres,  ont  pu  débiter  comme  men- 
songes du  haut  de  la  tribune  à  5,000  auditeurs.  Le  ridicule,  la  fai- 
blesse, l'incohérence,  l'absurdité,  les  contradictions  de  tout  cela  étaient 
inconcevables.  Et  cette  canaille  soulève  les  populations  laborieuses. 
C'est  triste.  Il  commencèrent  par  nous  dire  que,  pour  faire  régner 
la  .paix  sur  terre,  il  fallait  anéantir  la  foi  chrétienne,  détruire  les 
grandes  nations  et  les  remplacer  par  de  petites,  supprimer  le  capital 
afin  que  tout  soit  commun  à  tous,  et  cela  sans  aucune  preuve  à 
l'appui.  » 

La  publication  de  YIdiot  est  mal  reçu  et  Dostoievsky  s'attelle 
alors  à  un  autre  roman  YEternel  Mari,  Celui-ci  paraît  en  1869,  mais 
ne  réussit  pas  encore  à  payer  les  dettes.     Non  accablé  par  les  épreuves 


104  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

de  toutes  sortes  (il  vient  de  perdre  une  petite  fille  Sonia),  il  se  tourne 
vers  un  projet  qui  le  hante  depuis  longtemps  et  qui  le  hantera  toute 
sa  vie,  c'est-à-dire  écrire  la  vie  d'un  grand  pécheur  avec  l'intention 
de  prouver  l'existence  de  Dieu.  Le  projet  était  grandiose  et  Dostoievsky 
possédait  sûrement  le  génie  pour  le  mener  à  bien.  Il  n'en  fera  qu'un 
fragment,  mais  ce  fragment  s'appelle  «  Les  Frères  Karamozov  »,  un  des 
plus   grands   monuments   de   la   littérature   universelle. 

Pour  rédiger  cette  œuvre,  Dostoievsky  sentait  qu'il  lui  faudrait 
vivre  quelque  temps  dans  un  monastère  et  pour  cela  il  lui  faut  sa 
Russie.  Le  ménage  se  met  donc  de  nouveau  en  route,  cette  fois  pour 
rentrer  en  Russie  définitivement.  Dès  son  retour,  Dostoievsky  est  atterré 
par  un  événement  tragique.  Un  jeune  nihiliste,  ayant  trahi  la  cause 
d'une  cellule  révolutionnaire  dont  il  faisait  partie,  est  assassiné  lâche- 
ment par  des  memhres  de  cette  cellule.  Dostoievsky  laisse  de  côté 
son  grand  projet  et  rédige  rapidement  une  espèce  de  roman  pam- 
phlétaire d'une  puissance  extraordinaire.  Il  s'agit  du  roman  intitulé 
Les  Possédés.  Voici  ce  qu'il  dit  au  moment  où  il  écrit  ce  livre: 
*c  La  chose  que  j'écris  est  tendancieuse.  Je  veux  m'exprimer  avec 
fougue.  Oh  !  ils  glapiront  les  nihilistes  et  les  occidentaux.  Ils  me 
traiteront  de  rétrograde.  Mais  que  le  diahle  les  emporte,  je  dirai 
toute  ma  pensée  ^^.  »  Imaginons  ce  qu'aurait  pu  écrire  Dostoievsky 
si  les  conditions  de  sa  vie  financière  ne  l'eussent  tourmenté.  «  Me 
croiriez-vous,  écrivit-il  à  un  de  ses  amis,  si  j'avais  deux  ou  trois  ans 
d'assurés  pour  composer  ce  roman  comme  c'est  le  cas  pour  Tourgueniev, 
Gontchavov  et  Tolstoï,  j'écrirais  mois  aussi  une  œuvre  dont  on  parlerait 
encore  dans  cent  ans.  »  Vanité  bien  naturelle  chez  un  écrivain,  est- 
on  porté  à  dire,  mais  quand  on  sait  que  malgré  cela  Dostoievsky  a 
réussi  à  écrire  une  œuvre  comme  Les  Possédés,  on  pardonne  volon- 
tiers cette  vanité.  Surtout  lorsque  l'on  sait  que  Tourgueniev  est  à 
peine  lu  aujourd'hui  et  que  Dostoievsky  est  plus  actuel  que  jamais. 
Voici  ce  qu'écrit  Jacques  Madaule  dans  Le  Christianisme  de  Dostoievsky 
(1939):  «La  convulsion  générale  dont  l'Europe  et  le  monde  sont 
depuis  vingt-cinq  ans,  le  théâtre,  a  Dostoievsky  pour  annonciateur.  » 
Plus  que  toiit  autre  de  ses  grands  romans,  Les  Possédés  était  un  livre 
prophétique.      On    a   cru   qu'il   ne   s'agissait   que   d'une   caricature    de 

1^     Correspondance   générale. 


DOSTOIEVSKY,  PROPHETE  DU  MONDE  CONTEMPORAIN  105 

son  temps,  mais  on  sait  aujourd'hui  à  quel  point  Dostoievsky  avait 
vu  juste.  Un  des  héros  de  ce  livre,  Verhovensky  dit,  au  cours  d'une 
réunion  secrète  de  la  cellule  révolutionnaire  qu'il  a  fondée,  ces 
paroles  inhumaines  que  la  réalité  a  confirmé  par  la  suite:  «  Nos 
partisans  ne  sont  pas  seulement  ceux  qui  égorgent  et  incendient, 
ceux  qui  tirent  du  pistolet  suivant  la  méthode  classique  ou  bien  qui 
mordent  leur  officiers.  Ceux-là  nous  gênent  tout  au  plus.  Le  maître 
d'école  qui  se  rit  avec  ses  élèves  de  leur  Dieu  et  de  leur  berceau 
est  des  nôtres.  L'avocat  plaidant  la  cause  du  meurtrier  instruit, 
parce  que  celui-ci  est  d'une  culture  supérieure  à  celle  de  sa  victime, 
et  que  pour  se  procurer  de  l'argent  il  ne  pouvait  pas  ne  pas  tuer, 
celui-là  est  des  nôtres.  Les  écoliers  qui  assassinent  un  moujik  pour 
éprouver  des  sensations  sont  des  nôtres  .  .  .  Nous  ferons  une  révo- 
lution telle  que  tout  sera  renversé  sur  ses  bases  .  .  .  Pour  com- 
mencer, le  niveau  de  l'éducation,  des  sciences  et  des  talents  sera 
abaissé.  Un  niveau  élevé  dans  les  sciences  et  les  arts  n'est  acces- 
sible qu'aux  esprits  supérieurs  et  nous  n'avons  que  faire  des  esprits 
supérieurs.  Il  faudra  bannir  ou  condamner  à  mort.  Arracher  la 
langue  à  Cicéron,  crever  les  yeux  à  Copernic,  lapider  Shakespeare.  » 
Et  plus  loin,  ce  même  être  diabolique  dit  encore:  «  À  peine  apparais- 
sent la  famille  et  l'amour,  que  voilà  déjà  le  désir  de  la  propriété. 
Nous  tuerons  ce  désir,  nous  laisserons  libre  cours  à  l'ivrognerie,  aux 
calomnies,  aux  délations,  nous  autoriserons  une  débauche  effrénée; 
nous  étoufferons  dès  l'enfance  tout  génie.  Que  tout  soit  réduit  au 
même  dénominateur  égalité  complète.  »  Comment  décrire  avec  plus 
de  perspicacité  ce  qui  se  passait  dans  le  cerveau  des  jeunes  révolu- 
tionnaires des  années  1870  ?  Ce  tableau  sombre  et  sanguinaire  rap- 
pelle malgré  soi,  ce  qui  se  passe  encore,  hélas  !  de  nos  jours  dans 
cette  pauvre  Russie. 

Autre  déception.     Le  livre  de  Dostoievsky  est  mal  accueilli  par  la 
critique,  et  on  ne  lui  trouve  plus  aucun  talent. 

Il  ne  se  décourage  pourtant  pas.    Il  devient  rédacteur  en  chef  d'un 
grand  journal  de  l'époque  et  commence  à  rédiger  son  Journal  d'un 


106  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Ecrivain.  Il  loue  une  maison  de  campagne  à  Staraïa  Russa  et  com- 
mence un  autre  roman  UAdolescent.  Ce  roman  est  un  succès  et 
Dostoievsky  commence  de  nouveau  à  être  recherché  dans  le  monde. 
En  1878,  il  est  admis  à  l'Académie  des  Sciences  et  enfin  il  com- 
mence à  respirer,  à  payer  ses  dettes,  à  goûter  un  peu  de  bonheur. 
Mais  ce  bonheur  est  de  courte  durée;  une  autre  épreuve  l'attendait: 
le  16  mai  1878,  il  perd  son  fils  Alexis.  Momentanément  accablé  par 
ce  chagrin,  il  se  sauve  encore  par  le  travail  et  cette  fois  c'est  le 
couronnement  sublime  de  toute  son  oeuvre  d'écrivain,  c'est-à-dire 
Les  Frères  Karamazov, 

C'est  la  gloire  la  plus  authentique  avec  ce  livre.  Dostoievsky 
a  d'autres  projets  grandioses  en  tête,  mais  il  est  épuisé  par  les  misères, 
les  épreuves  et  les  chagrins  de  toutes  sortes. 

Au  mois  de  mai  1880,  la  Société  des  Amis  de  la  Littérature 
russe  lui  demande  de  prononcer  un  discours  à  l'occasion  de  l'inaugu- 
ration du  monument  de  Pouchkine  à  Moscou.  Dostoievsky  accepte 
et  se  rend  à  Moscou.  Très  modestement,  Dostoievsky  lit  son  discours 
devant  un  auditoire  nombreux.  Dès  qu'il  a  fini,  c'est  un  triomphe 
écrasant.  Tout  le  monde  se  jette  à  ses  pieds,  et  même  Tourgueniev, 
oubliant  tout  le  passé,  l'embrasse  en  pleurant.  Dostoievsky  est  brisé 
par  l'émotion.     Sa  fin  est  proche. 

En  janvier  1881,  dans  la  nuit  du  27  au  28,  il  appelle  sa  femme 
à  son  chevet,  lui  dit  qu'il  va  mourir  dans  la  journée,  lui  demande 
d'allumer  un  cierge  et  de  lui  donner  l'Evangile.  Ayant  réuni  ses 
enfants  autour  de  lui,  il  leur  dit:  «  Ayez  toujours  une  absolue  con- 
fiance en  Dieu  et  ne  désespérez  jamais  de  son  pardon.  Je  vous 
aime  bien  mais  mon  amour  n'est  rien  à  côté  de  l'immense  amour 
de  Dieu  pour  les  hommes  ses  créatures.  » 

Il  meurt  à  huit  heures  du  soir,  sa  famille  réunie  autour  de  lui. 
Devant  son  cercueil,  des  ministres,  des  nobles,  des  savants,  des  col- 
légiens, des  grandes  dames  viennent  porter  en  pleurant  un  dernier 
hommage  à  l'écrivain  qui  a  le  mieux  compris  et  exprimé  l'âme  de 
son  peuple.  Trente  mille  personnes  suivent  son  corps  aux  funérailles. 
Un  évêque  fait  son  oraison  funèbre  et  exalte  ses  vertus  chrétiennes. 


DOSTOIEVSKY,  PROPHÈTE  DU  MONDE  CONTEMPORAIN  107 

L'œuvre  de  Dostoievsky  fut  lente  à  pénétrer  en  Europe.  C'est 
Melchior  de  Vogiie  qui  fut  le  premier  à  l'introduire  en  France.  Il 
se  défendait  bien  toutefois  de  présenter  au  goût  français  une  œuvre 
aussi  broussailleuse.  De  Vogiie  ne  voit  en  Dostoievsky  que  l'auteur 
de  Crime  et  Châtiment  et  j'ai  l'impression  que  c'est  encore  l'attitude 
générale  un  peu  partout,  même  de  nos  jours.  Et  même  on  connaît 
cette  œuvre  surtout  à  cause  du  cinéma  qui  l'a  vulgarisée. 

Pourtant,  quelques  adhérents  passionnés  ne  manquent  pas  dès 
1900  de  discerner  la  puissance  du  grand  romancier  russe.  Et  nous 
savons  à  quel  point,  sans  parler  de  Nietszche,  un  Gide,  un  Mauriac, 
un  Duhamel  en  France,  un  Conrad  en  Angleterre  furent  influencés 
par  l'œuvre  envoûtante  de  Dostoievsky. 

Evidemment,  on  n'aborde  pas  facilement  cette  œuvre  à  pre- 
mière vue  déroutante.  C'est  s'aventurer  dans  une  forêt  bien  touiïue 
et  bien  ténébreuse  que  de  pénétrer  dans  ce  maquis  slave.  Je  me 
permettrai  d'ajouter  qu'elle  ne  s'adresse  sûrement  pas  aux  adoles- 
cents. Si  Dostoievsky  remue  à  ce  point  son  lecteur,  s'il  peut  même 
s'avérer  dangeureux  pour  certaines  âmes  pusillanimes,  ou  certains 
esprits  scrupuleux,  quel  aliment  spirituel  vigoureux  y  trouvera  celui 
qui  se  donne  la  peine  de  le  lire  avec  ferveur  et  compréhension. 

Il  serait  trop  long  d'analyser  en  détail  l'œuvre  de  Dostoievsky. 
De  plus,  il  est  presque  impossible  de  résumer  un  roman  de  Dostoievsky 
car  ce  n'est  pas  tant  l'action  ou  l'intrigue  qui  importe,  que  les  états 
d'âmes,  l'atmosphère  générale  du  récit  et  les  conversations  des  per- 
sonnages. Les  romans  de  Dostoievsky  sont  plutôt  des  drames  au  sens 
grec  du  mot.  L'action  est  réduite  au  minimum  et  se  déroule  habi- 
tuellement en  très  peu  de  temps.  Pourtant  après  avoir  lu  Crimée  et 
Châtiment,  Les  Possédés  ou  les  Frères  Karamazov  (qui  sont  assuré- 
ment les  plus  importants),  on  a  l'impression  de  connaître  intimement 
chaque  personnage,  de  deviner  leurs  pensées  les  plus  intimes,  de 
prévoir  leurs  moindres  gestes.  Et  le  tout  est  marqué  d'une  telle  inten- 
sité dramatique  qu'on  a  aussi  l'impression  de  vivre  au  sein  d'un 
événement  actuel  et  réel.  Dès  le  premier  paragraphe  de  chacun  de 
ses   romans,   Dostoievsky   nous   plonge   aussitôt   en   plein   drame,   pour 


108  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

ne  s'arrêter  qu'à  la  dernière  page.  On  en  sort  fourbu,  ébranlé,  mais 
aussi  enrichi  d'une  connaissance  plus  intime  du  comportement  des 
êtres  humains. 

Je  ne  m'arrêterai  qu'au  plus  important  des  romans,  celui  qui  de 
l'avis  de  tous  les  grands  critiques  contemporains,  est  le  plus  puissant 
et  peut-être  un  des  plus  extraordinaires  chefs-d'œuvre  de  toutes  les 
littératures,  je  veux  dire  Les  Frères  Karamazov.  Ce  roman  ressemble, 
si  l'on  peut  établir  cette  comparaison,  à  la  Neuvième  Symphonie  de 
Beethoven,  vaste  symphonie  en  eiïet  où  tous  les  thèmes  de  Dostoievsky 
se  mêlent,  se  développent  parallèlement  pour  finir  en  une  apothéose 
sublime.  Les  trois  héros,  Alexis,  Dimitri  et  Ivan  représentent  les 
trois  pôles  de  la  pensée  de  Dostoievsky  et  l'on  pourrait  dire  peut- 
être  les  trois  extrêmes  de  l'âme  slave  qui  ne  parvient  jamais  à  s'équi- 
librer harmonieusement.  Alexis,  c'est  la  sainteté,  Dimitri,  la  passion 
fougueuse,  et  Ivan  la  raison  ou  plutôt  le  rationalisme.  Alexis,  c'est 
le  christianisme  dans  ce  qu'il  a  de  plus  simple,  de  plus  touchant; 
Dimitri,  c'est  l'être  faible  et  voluptueux;  Ivan  le  raisonneur  cynique 
et  finalement  désespéré.  Le  plus  humain  est  sans  doute  Dimitri. 
Mais  le  but  de  Dostoievsky  dans  cette  émouvante  fresque  de  l'âme 
slave  qui  rappelle  les  tableaux  les  plus  sombres  de  Rembrandt  c'est 
de  démontrer  la  faillite  du  rationalisme  en  face  de  l'inexorable  volonté 
divine  ^^.  Ivan  Karamazov  pousse  à  l'extrême  le  rationalisme  qu'il 
a  appris  des  occidentaux.  Il  représente  le  jeune  intellectuel  russe 
qui  veut  briser  avec  toutes  les  traditions,  qui  veut  tout  renverser  au 
nom  de  la  science,  de  la  raison  et  du  progrès.  Les  conséquences 
logiques  de  cette  attitude  sont  le  désespoir  et  la  catastrophe.  Tandis 
que  le  faible  Dimitri  pèche  et  se  repent  (comme  le  Raskolnikov  de 
Crime  et  Châtiment),  Ivan  finit  par  se  suicider.  Il  n'y  a  pas  de  doute 
que  dans  l'âme  de  Dostoievsky  lui-même,  ces  trois  attitudes  ont  coha- 
bité constamment.  C'est  l'humilité  et  la  soumission  au  malheur  qui 
ont  épargné  à  Dostoievsky  le  sort  probable  de  ses  personnages. 

L'âme  slave,  si  magistralement  analysée  par  Dostoievsky,  déchirée 
entre  le  mysticisme  et  le  rationalisme,  entre  la  magie  de  l'Orient  et 

16  «  Le  sujet  unique  des  romans  de  Dostoievsky  c'est  l'étude  des  ravages  que 
le  rationalisme  occidental  a  produits  dans  l'âme  russe  »  (J.  Madaule,  Le  Christianisme 
de  Dostoievsky), 


DOSTOIEVSKY,  PROPHETE  DU  MONDE  CONTEMPORAIN  109 

les  splendeurs  de  rOccident,  est  encore  de  nos  jours  en  proie  aux  mêmes 
angoisses.  Le  communisme  essaie  de  répondre  à  ces  angoisses.  La 
longue  expérience  du  christianisme  nous  porte  à  croire  cependant 
qu'une  telle  doctrine  ne  peut  satisfaire  les  aspirations  profondes  de 
l'être  humain,  pas  plus  le  Russe  qu'un  autre.  Il  aura  appartenu  à 
Dostoievsky  de  faire  entendre  en  Russie  une  voix  authentiquement 
chrétienne  au  moment  où  son  pays  s'apprêtait  à  rouler  dans  un 
abîme  dont  on  ne  voit  pas  encore  le  fond. 

Jacques  GouiN, 

professeur    d'histoire    contemporaine 
à   la   Faculté   des   Arts. 


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Twentieth  century  man  is  more  familiar  with  Ministers  of  Propa- 
ganda than  with  Poets  Laureate.  There  was  a  time,  however,  when 
a  commemorative  ode  was  more  common  than  a  communiqué  or 
code.  The  poet  preceded  the  pamphleteer  and  was  the  original  man 
of  distinction. 

The  practice  of  honouring  poets  is  as  old  as  the  parchments 
used  by  the  early  scribes.  Even  the  Greeks  had  a  word  for  it. 
They  also  had  a  symbol  for  it.  It  was  the  laurel  —  the  wreath 
sacred  to  Apollo  which  was  used  to  form  a  crown  of  honour  for 
poets.  Like  so  many  young  men,  the  custom  moved  westward  and 
in  time  England  had  her  Poets  Laureate. 

These  writers  were  originally  minstrels  and  versifiers  belonging 
to  the  king's  retinue.  It  was  their  duty  to  praise  and  flatter  the 
monarch  and  celebrate  in  rhyme  and  song  the  deeds  of  valour  of 
the  loyal  heroes  of  the  time. 

It  helped  when  the  monarch  was  truly  illustrious  and  the  feats 
of  the  day  truly  great.  The  poor  Laureates  of  some  centuries  mir- 
rored mediocre  monarchs  in  equally  middling  minstrelsy.  The  calibre 
of  the  Laureate  often  reflected  the  values  of  the  age.  Just  as  Eng- 
land has  had  her  cultural  and  political  ups  and  downs,  so  have  the 
laurels  of  her  oflicial  court  minstrels  graced  the  brows  of  talented 
scribes  as  well  as  inferior  scribblers.  Amongs  the  Poets  Laureate  of 
England  have  been  petty  pamphleteers,  drunkards,  time-servers,  court- 
favourites,  political  hacks,  nonentities  and  miscasts.  A  few  have  been 
excellent  poets. 

—  II  — 

The  Laureateship  does  not  necessarily  imply  that  the  holder  of 
the  office  is  the  greatest  living  poet.  The  Court  of  St.  James  has 
more  to  say  about  the  appointment  than  the  Court  of  Apollo.  The 
Muses  ofen  play  second  fiddle  to  the  monarch  in  this  matter.     Under 


NEXT  POET   LAUREATE  —  AMERICAN?  Ill 

the  circumstances,  the  inevitable  result  has  been  that  some  minor 
figures  debased  the  Laureateship  while  far  superior  poets  stood  on 
the  sidelines  for  political  rather  than  poetical  reasons. 

There  was  Rudyard  Kipling,  the  unofficial  press-agent  of  the 
British  Empire,  who  lost  his  chance  by  calling  Queen  Victoria 
the  "widow  of  Windsor";  and  there  was  Swinburne  whose  ethical 
standards  shocked  Victorian  reserve.  There  was  Pope,  the  waspish 
satirist,  whose  Catholicism  eliminated  him  in  predominantly  Protest- 
ant England.  William  Morris,  the  Victorian  Socialist,  did  not 
have  a  Clement  Attlee  to  champion  his  poetic  aspirations.  There 
was  Gray,  the  author  of  the  beloved  Elegy,  whose  preference  for 
quiet  and  retirement  led  him  to  decline  the  offer.  Sir  Walter  Scott 
also  refused  the  appointment.  Officialdom  felt  that  Byron  and  Shelley 
were  too  daring  in  their  lives  and  in  their  lyrics  to  wear  the  laurel 
with  becoming  dignity.  None  of  these  "greats"  was  appointed  Poet 
Laureate. 

How  often  have  you  heard  of  Davenant,  Shadwell,  Tate,  Rowe, 
Eusden,  Cibber,  Whithead,  Warton  and  Pye  ?  Every  one  of  these 
was  a  Poet  Laureate  !  A  few  of  them,  although  minor,  were  true 
poets.     Most  were  both  minor  and  mediocre. 

Davenant,  who  almost  encouraged  the  legend  that  Shakespeare, 
a  visitor  to  the  Davenant  household  whenever  he  travelled  through 
the  city  of  Oxford,  was  his  father,  sold  his  dramatic  talents  to  a 
depraved  Restoration  audience  and  owed  his  Laureateship  to  the 
intercession  of  the  queen  rather  than  to  any  outstanding  poetic  merit. 

Shadwell  was  one  of  the  many  Laureates  lampooned  into  notoriety 
by  mightier  pens  less  favoured  by  monarchy.  The  sound  of  Shadwell's 
name  today  brings  echoes  of  the  slaps  in  the  face  given  to  him  by 
Dryden: 

Sh  —  alone,   of   all   my   sons,   is   he 

Who  stands  confirmed  in  full  stupidity. 

The   rest   to    some   faint   meaning   make   pretense. 

But  Sh  —  never  deviates  into   sense. 

A  Lord  Chamberlain  persuaded  King  William  to  name  Tate  Poet 
Laureate.  Posterity  remembers  only  that  poor  Tate  died  bankrupt 
having  taken  refuge  from  his  creditors.  Alexander  Pope  helped  us 
remember:   "He  steals  much,  spend   little,  yet  has  nothing  left." 


112  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Nicholas  Rowe  succeeded  Tate  and  died  three  years  later.  He 
was  fortunate  in  that  Pope  and  Swift,  whose  deadly  satire  had 
toppled  other  laurelled  heads,  were  his  friends. 

In  Ben  Jonson's  day  the  appointment,  which  was  unofficial,  brought 
with  it  an  annual  pension.  It  also  brought  a  butt  of  Canary  wine. 
And  so,  intoxicating  songs  of  patriotic  fervour  flowed  from  Laureate 
pens.  Some  paid  more  attention  to  the  liquor  than  to  the  lyrics. 
One  of  these  was  Eusden,  who  had  written  in  praise  of  the  Duke 
of  Newcastle  on  the  latter's  wedding  day  and  was  rewarded  with  the 
laurel  when  the  duke  became  Lord  Chamberlain.  Pope  immortalized 
Eusden's  weaknesses  in  the  lines: 

Know,  Eusden  thirst  no  more  for  sack  or  praise; 
He  sleeps  among  the  dull   of  ancient  days. 

Two  other  Laureates,  Pye  and  Southey,  fared  badly  from  Byron's 

pen.     Writing  of  his  own  mistakes,  Byron  penned  these  insulting  lines: 

What    then  ?    the    self-same    blunder    Pope    has    got, 
And  careless  Dryden  —  "Ay,  but  Pye  has  not:"  — 
Indeed  !   —  't  is   granted,  faith  !   —  but  what   care   I  ? 
Better  to  err  with  Pope,  than  shine  with  Pye. 
Byron's  views  of  Southey  were  not  much  more  flattering: 

Bob   Southey  !      You're   a   poet  —  Poet   Laureate, 

And  representative   of  all  the  race; 

Although 't   is   true   that   you  turn'd   out  a  Tory   at 

Last,  —  yours  has  lately  been  a  common  case; 

And  now,  my   Epic  Renegade  !   what  are  ye   at  ? 

With  all  the  Lakers,  in  and  out  of  place  ? 

A  nest  of  tuneful  persons,  to  my  eye 

Like   "four   and   twenty    Blackbirds   in   a   pye  .  .  .'* 

He  might  well  have  capitalized  that  last  word  ! 

—  Ill  — 

Because  the  Laureateship  had  fallen  into'  disrepute  with  Shadwell, 
Tate,  Eusden  and  Whitehead,  many  wanted  to  discontinue  the  custom 
altogether.     Scott  declined  the  appointment  at  the  time  of  Pye's  death. 

However,  having  had  such  great  Laureates  as  Jonson  and  Dryden 
in  the  past,  others  were  hopeful  that  equal  greatness  might  return. 
It  was  pointed  out,  realistically  if  not  too  patriotically,  that  the 
occupants  of  the  throne  during  the  lean  Laureate  years  had  done 
little  to  inspire  these  poets. 


NEXT  POET  LAUREATE  —  AMERICAN?  113 

One  might  point  out  that  While  Jonson's  position  was  equivalent 
to  that  of  Poet  Laureate,  his  appointment  was  not  a  formal  one. 
Dryden  seems  to  have  been  the  first  to  have  had  the  title  conferred 
upon  him  officially. 

Dry  den's  was  a  sharp  tongue  and  a  biting  pen  in  private  as  well 

as  in  public  life.     One  of  the  great  satirists  of  English  literature,  he 

did  not  limit  his  sarcasm  to  his   public  foes  but  even  showed  it  in 

the  epitaph  he  wrote  for  his  wife: 

Here  lies  my  wife  —  here  let  her  lie; 
Now   she's  at  peace  —  and  so  am   I. 

Surely  her  post-mortem  existence  must  have  been  more  pleasant 
than  her  life  on  earth.  Having  once  expressed  the  wish  that  she 
might  become  a  book  in  order  to  enjoy  his  company  more  often, 
she  was  staggered  by  the  reply:  "Be  an  almanac  then,  dear,  that  I 
may  change  you  once  a  year." 

We  have  to  travel  from  Dryden's  seventeenth  century  to  the 
nineteenth  before  we  come  to  another  truly  great  Laureate.  William 
Wordsworth  succeeded  Southey  in  1843  and  the  Laureateship  regained 
much  of  the  dignity  it  had  once  had.  The  Wordsworth  who  first 
refused  the  laurel  but  was  finally  prevailed  upon  to  accept  was  not 
the  young  wild-eyed  radical  of  the  French  Revolution  period,  but  an 
older,  wiser  and  sadder  Wordsworth. 

By  the  time  he  wrote  as  Laureate,  the  odes  were  no  longer  set 
to  music  and  sung  at  court,  the  poet  was  no  longer  expected  to  write 
odes  to  commemorate  every  great  royal  event,  and  the  Canary  wine, 
which  had  meant  so  much  to  Jonson  and  Eusden,  was  no  longer 
granted. 

While  not  contributing  much  in  a  typically  laureate  vein, 
Wordsworth's  stature  as  a  poet  restored  prestige  to  the  office.  In 
1850,  he  was  followed  by  Tennyson.  The  latter's  Charge  of  the  Light 
Brigade  is  standard  fare  for  all  school-children.  These  two  men  were 
not  at  their  best  in  the  usual  laureate  themes,  but  when  they  passed 
on  everyone  despaired  of  finding  worthy  successors. 

In  fact,  a  successor  was  not  named  for  four  years.  And  then 
Queen  Victoria  named  Alfred  Austin.  Later,  when  it  was  too  late, 
it   was    discovered   that   she   had   meant   to    appoint   Austin   Dobson  ! 


114  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Austin,   who   thus   got  off  on  the   wrong   foot,  was   out  of  step   with 
official  policy   and  public  popularity  from  that  time  on. 

—  IV  — 

The  present  holder  of  the  office  is  John  Masefield.  He  succeeded 
Robert  Bridges  as  Poet  Laureate  in  1930.  Whereas  Bridges  was  too 
scholarly  and  difficult,  Masefield  is  down-to-earth  and  straightforward. 
If  the  course  of  the  Laureateship  reminds  us  of  the  title  of  an  old 
Masefield  novel,  Odtaa  ^,  the  dusty  lanes  and  shady  byways  have  at 
last  given  way  to  the  broad  sweep  of  the  majestic  sea  of  high  song 
and  epic  grandeur. 

Without  being  high  falutin'  or  stiffly  formal,  this  great  poet 
of  the  people  won  an  audience  by  his  superb  narrative  skill  and  heart- 
warming lyrics. 

For  instance,  during  World  War  II,  Masefield's  pen  paid  tribute 
to  the  ordinary  men  who  rescued  316,663  troops  in  9  days  from 
the  German-encircled  beaches  of  Dunkerque.  This  poetic  chronicle. 
The  Nine  Days  Wonder,  was  another  example  of  Masefield's  preference 
for  "the  men  of  the  tattered  battalion  which  fights  till  it  dies",  over 
"the  princes  and  prelates  with  periwigged  charioteers  riding  tri- 
umphantly laurelled  to  lap  the  fat  of  the  years."  As  a  story-teller, 
he  ranks  with  the  great. 

When  not  telling  a  tale  of  epic  proportions,  Masefield  delights 
the  reader  with  short  burst  of  emotion  that  move  the  dullest.  Often 
he  writes  of  the  sea  —  or  rather,  he  relives  the  years  he  spent  at 
sea.  When  he  does,  as  in  his  wonderful  "Sea  Fever",  even  the  die- 
hard land-lubber  shares  the  intoxicating  enthusiasm  of  the  sailing 
man. 

I  must  down  to  the  seas  again,  to  the  lonely 

sea    and   the   sky. 
And  all  I  ask  is  a  tall  ship,  and  a  star  to  steer 

her  by. 
And    the    wheel's    kick    and    the    wind's    song    and 

the  white   sail's   shaking. 
And  a   grey  mist  on  the   sea's   face   and  a   grey 

dawn   breaking. 
I  must  down  to  the  seas  again,  for  the  call  of 

the    running   tide 

^     One  damn  thing  after  another. 


NEXT  POET  LAUREATE  —  AMERICAN?  115 

Is  a  wild  call  and  a  clear  call  that  may  not  be 

denied; 
And   all   I   ask   is   a   windy    day   with   the   white 

clouds    flying, 
And   the    flung    spray   and   the   brown   spume 

and    the    sea-gulls    crying. 

I  must  down  to  the  seas  again  to  the  vagrant 

gypsy  life. 
To  the  gull's  way  and  the  whale's  way  where 

the    wind's   like    a    whetted    knife; 
And  all  I  ask  is  a  merry  yarn  from  a  laughing 

fellow-rover. 
And  quiet  sleep   and  a  sweet  dream  when  the 

long  trick's   over. 

It's  sad  to  think  that  the  last  line  of  the  lyric  applies  to  Masefield 
himself  today.  He  was  horn  in  1874  and  long  ago  came  home  to 
harbour,  waiting  for  the  pilot  star  to  guide  him  across  the  seas  of 
eternity.  No,  Masefield  won't  be  with  us  much  longer.  And  the 
messages  of  hope  that  silvered  the  edges  of  his  darkest  clouds  will 
be  missed. 

—  V  — 

Who  will  inherit  the  Laureateship  in  the  post-Masefield  epoch  ? 
It  is  more,  remember,  than  poetic  recognition.  It  has  its  political 
side  as  well.  What  is  the  present  situation  ?  The  people  of  England 
are  in  many  ways  conservative.  Even  their  Socialistic  government 
is  of  a  slow,  evolutionary  or  Fabian  brand.  England  is  at  the  same 
time  a  monarchy.  And  then  too,  England  is  closer  to  America  than 
she  has  been  in  centuries.  Granted,  this  is  a  most  incomplete  picture. 
But  with  these  basic  principles  in  mind,  is  there  a  likely  candidate 
in  sight  ? 

Naturally,  the  man  chosen  must  be  an  able  poet.  Well,  in  1948 
the  Nobel  Prize  went  to  an  English  writer  who  is  recognized  by 
many  as  the  world's  greatest  poet.  That  should  help  simplify  the 
selection.  But,  the  Poet  Laureate  must  be  acceptable  politically  too. 
There  is  no  problem  there  either,  because  this  English  Nobel  Prize 
winner  is  a  royalist  by  conviction  and  not  merely  by  convenience. 
What  of  his  moral  views  ?  Are  they  beyond  reproach  ?  From  an 
English  point  of  view,  yes.     He  is  an  Anglo-Catholic. 


116  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

The  man  is  T.  S.  Eliot,  who  has  described  himself  as  "a  royal- 
ist, a  classicist  and  an  Anglo-Catholic". 

To  Eliot,  the  religious  element  is  the  important  one.  This  out- 
spoken fervour  will  meet  with  a  sympathetic  reception.  It  is  widely 
realized  and  frequently  admitted  that  a  religious  renaissance  will 
help  England  and  Europe  to  stem  the  forces  of  atheism  and  rebuild 
the  ruins  left  by  World  War  II.  In  Eliot's  "The  Waste  Land"  is 
found  the  most  discussed  poetic  picture  of  decayed  European  civil- 
ization in  modern  verse.  His  hope  of  reclaiming  this  exhausted 
cultural  soil  lies  in  the  life-giving  waters  of  an  irrigating  religious 
philosophy.  "If  you  will  not  have  God",  said  Eliot,  "you  should  pay 
your  respects  to  Hitler  or  Stalin." 

Surely,  his  royalist  leanings  make  him  eminently  fitted  for  the 
office  of  Laureate  on  political  grounds.  By  describing  himself  as  a 
royalist,  Eliot  means  that  his  political  outlook  is  one  of  temperate 
conservatism.  This  would  not  necessarily  bring  upon  him  the  frowns 
of  the  Socialists.  The  conservative  hue  of  their  leaders  was  aptly 
described  by  Churchill's  phrase  picturing  Attlee  as  "a  sheep  in  sheep's 
clothing". 

As  a  classicist,  Eliot  is  solidly  grounded  in  ancient  lore  and 
literature  and  therefore  familiar  with  the  poetic  duties  and  pos- 
sibilities of  a  Laureate. 

A  product  of  America's  Harvard,  France's  Sorbonne  and  England's 
Oxford,  this  American-bom,  British-naturalized  writer  is,  in  a  sense, 
the  personification  of  the  hopes  of  millions  of  men  in  these  and 
other  countries  who  preach  the  necessity  for  a  return  to  religious 
orthodoxy.  If  we  are  not  to  become  dominated  by  totalitarianism, 
he  says,  we  must  build  our  culture  upon  religious  foundations. 

The  man  and  his  works  may  also  be  looked  upon  as  an  intel- 
lectual and  spiritual  synthesis  of  the  hoped-for  and  growing  friendship 
between  America,  France  and  England. 

In  1941,  Winston  Churchill  quoted  a  few  lines  of  poetry  to  thank 
America  for  the  aid  it  sent  to  the  Old  World.  He  read  a  stanza  by 
Clough: 


NEXT  POET  LAUREATE  —  AMERICAN?  117 

And   not   by   eastern   windows    only, 

When    daylight   comes,   comes   in   the   light, 
In   front,   the    sun   climbs   slow,   how   slowly. 

But   westward   look,  the   land  is  bright. 

The  Primer  Minister  was  thinking  of  implements  of  war.  But 
today  it  is  remembered  that  "peace  hath  her  victories  no  less  renowned 
than  war".  Perhaps  America's  post-war  co-operation  may  include  the 
wisdom  of  a  bard  of  New  England  stock. 

Eliot,  the  American-English  poet  and  scholar  is  eminently  suited 
as  a  poet,  morally  commendable  and  politically  acceptable. 

Who  knows,  an  American  may  well  be  England's  next  Poet 
Laureate  ! 

E.   Emmett   O'Grady, 
Professor  in  the  Faculty  of  Arts. 


Chronique  universitaire 


Voyage  du  T.R.P.  Recteur. 

Le  T.R.P.  Jean-Charles  Laframboise,  o.m.i.,  recteur,  vient  de 
rentrer  d'un  voyage  de  plusieurs  mois  en  Europe.  Parti  par  avion 
au  début  de  septembre,  le  T.R.P.  Recteur  s'est  rendu  au  Congrès 
international  des  Universités  catholiques  tenu  à  Rome  du  19  au  23 
septembre.  Il  a  profité  de  l'occasion  pour  soumettre  un  rapport  com- 
plet sur  les  activités  et  les  développements  de  l'Université  à  la  Sacrée 
Congrégation  des  Séminaires  et  Universités.  Au  cours  d'une  audience 
privée  avec  Sa  Sainteté,  le  T.R.P.  a  eu  le  plaisir  d'entendre  le  Saint- 
Père  redire  son  admiration  pour  l'œuvre  accomplie  et  assurer  l'Uni- 
versité  de  ses  ferventes   prières  et  de  ses  précieuses  bénédictions. 

Après  la  visite  à  Rome,  le  T.R.P.  Recteur  a  passé  quelques  jours 
en  Espagne,  l'invité  du  gouvernement  espagnol.  Il  a  pu  visiter  les 
principaux  centres  universitaires  de  la  péninsule,  puis  il  s'est  rendu 
en  France  et  en  Belgique  afin  de  recruter  un  certain  nombre  de  pro- 
fesseurs pour  les  nouvelles  facultés  récemment  ouvertes. 

Doctorats  honorifiques. 

L'Université  a  décerné  plusieurs  doctorats  honorifiques  depuis  le 
début  de  l'année  académique.  Elle  avait  d'abord  l'honneur  d'offrir 
cette  distinction  au  comte  Carlo  Sforza,  ministre  des  Affaires  étrangères 
d'Italie  Avant  de  lui  remettre  le  diplôme  de  docteur  es  sciences 
politiques,  le  R.  P.  Arthur  Caron,  o.m.i.,  vice-recteur,  a  retracé  la 
brillante  carrière  du  distingué  diplomate  et  a  souligné  que  l'Univer- 
sité voulait,  par  ce  geste,  offrir  une  preuve  de  l'amitié  que  le  Canada 
porte  à  l'Italie  et  à  sa  culture  auxquelles  tant  de  canadiens  sont 
redevables. 

Dans  sa  réponse,  le  comte  Sforza,  a  insisté  sur  le  rôle  formidable 
que  le  Canada  sera  bientôt  appelé  à  jouer  dans  l'histoire  du  monde. 
Pour  être  à  la  hauteur  de  la  tâche  qui  l'attend,  le  Canada  doit 
veiller   spécialement  sur  son  éducation,  ses  universités   et  ses   centres 


CHRONIQUE  UNIVERSITAIRE  119 

de  culture.  Au  sujet  du  doctorat,  l'illustre  récipiendaire  a  souligné 
qu'il  était  un  gage  «  de  l'estime  qui  unit  le  Canada  à  l'Italie  et  que 
l'honneur  allait  exclusivement  à  son  pays  ». 

Une  très  forte  représentation  du  corps  diplomatique  assistait  à 
cette  réunion  présidée  par  S.  Exe.  M^'  Alexandre  Vachon,  chancelier 
de  l'Université. 

Quelques  jours  à  peine  s'étaient  écoulés  que  l'Université  avait 
le  grand  privilège  de  décorer  un  catholique  convaincu,  un  diplomate 
de  haute  valeur  et  un  politicien  aux  vues  sûres  dans  la  personne  de 
M.  Robert  Schuman,  ministre  des  Affaires  étrangères  de  France.  Le 
R.  P.  Caron,  o.m.i.,  souligna  que  c'était  «  un  très  grand  honneur 
pour  l'Université  d'Ottawa,  d'acceuillir  ici  le  ministre  des  Affaires 
étrangères  de  la  France.  Il  es»l  le  représentant  le  plus  autorisé  de  la 
France,  de  cette  France  qui  reste  pour  nous,  le  pays  par  excellence, 
puisque  nos  traditions,  notre  langue,  tout  notre  héritage  nous  est  venu 
d'elle .» 

En  remerciant  l'Université,  M.  Schuman  révéla  qu'il  venait  de 
recevoir  le  premier  diplôme  après  celui  qu'il  avait  conquis  en  1910, 
à  l'Université  de  Strasbourg.  Il  rappela  ensuite  les  liens  particuliers 
existant  entre  sa  contrée  natale,  la  Lorraine,  et  l'Université  d'Ottawa 
ainsi  que  le  Canada,  puisque  le  célèbre  père  Marquette,  un  des  grands 
découvreurs  de  l'Amérique,  partit  de  l'Université  de  Pont-à-Mousson 
pour  venir  poursuivre  une  carrière  d'évangélisation  et  de  découvertes 
dans  notre  pays  et  aux  Etats-Unis. 

A  l'occasion  du  jubilé  d'or  sacerdotal  de  M^"^  Hilaire  Chartrand, 
vicaire  général  de  l'archidiocèse  d'Ottawa,  le  Sénat  universitaire  tint 
à  reconnaître  publiquement  les  mérites  et  les  vertus  de  ce  grand 
ecclésiastique.  L'Université  voulait  également  remercier,  M*^'  le  Grand 
vicaire  pour  tout  ce  qu'il  a  fait,  et  toujours  de  si  bon  cœur,  pour 
la  cause  de  l'éducation  supérieure  à  Ottawa.  C'est  par  des  paroles 
toutes  empreintes  de  bonté  et  de  simplicité  que  M^'  Chartand  répon- 
dit à  l'honneur  que  l'Université  voulait  bien  lui  faire. 

Les  autorités  universitaires  ont  voulu  signaler  d'une  façon  spé- 
ciale l'événement  historique  de  l'entrée  de  Terre-Neuve  dans  la  Con- 
fédération canadienne  en  honorant  l'un  de  ses  fils  les  plus  éminents. 
Elle   décerna   donc  un   doctorat  en   droit  honoris  causa   à   Sir  Albert 


120  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Walsh,  juge  en  chef  de  la  Cour  suprême  de  Terre-Neuve  et  premier 
lieutenant-gouverneur  de  l'île.  Dans  sa  réponse  Sir  Walsh  profita 
de  la  circonstance  pour  dire  que  les  libertés  scolaires  étaient  assurées 
dans  la  dixième  province  canadienne  et  il  réitéra  son  assurance 
que  dans  la  nouvelle  province,  on  ne  légiférerait  jamais  au  pré- 
judice  des  écoles  confessionnelles. 

Facultés  ecclésiastiques. 

Le  R.  P.  Maurice  Giroux,  o.m.i.,  professeur  de  théologie  dogma- 
tique à  la  faculté  de  théologie  a  été  chargé  de  la  lectio  brevis.  Obligé 
de  s'absenter  à  la  dernière  minute  pour  cause  de  deuil,  son  travail 
intitulé  Les  tendances  de  la  «  théologie  nouvelle  »  a  été  lu  par  le 
R.  P.  Marcel  Bélanger,  o.m.i.,  doyen  de  la  faculté  de  théologie.  Le 
R.  P.  Arthur  Caron,  o.m.i.,  vice-recteur,  a  présidé  la  réunion  inau- 
gurale et  a  fait  part  aux  350  étudiants  des  facultés  ecclésiastiques  des 
récents  développements  des  facultés  et  de  leurs  espoirs  prochains. 

Les  étudiants  sont  venus  plus  nombreux  dans  les  trois  facultés, 
en  particulier  à  l'Institut  de  Missiologie  et  à  l'Institut  de  Philosophie. 
Quarante-quatre  laïques  sont  inscrits  à  la  faculté  de  philosophie.  Ce 
nombre  est  encourageant  et  il  témoigne  de  l'opportunité  pour  les 
laïques  d'une  formation  philosophique  plus  profonde  et  plus  adéquate. 

Plusieurs  professeurs  ont  pris  part  à  des  congrès  ou  à  des 
réunions  scientifiques.  Au  cours  des  vacances,  les  RR.  PP.  Rosaire 
Bellemare,  o.m.i.,  Sebastiano  Pagano  o.m.i.,  et  Donat  Poulet,  o.m.i., 
ont  assisté  aux  réunions  de  l'A.C.E.B.A.C.  tenues  à  Saint-Hyacinthe. 
Le  R.  P.  Poulet  a  été  élu  président  de  l'Association.  De  son  côté 
le  R.  P.  Vincent  Caron,  o.m.i.,  vice-doyen  de  la  faculté  de  théologie 
s'est  rendu  à  Cincinnati  pour  la  réunion  de  l' American  Theological 
Association.  Lors  de  la  semaine  d'études  missionnaires  tenue  à 
Québec  au  cours  de  l'automne  et  organisée  par  le  R.  P.  Joseph- 
Etienne  Champagne,  o.m.i.,  directeur  de  l'Institut  de  Missiologie,  les 
RR..  PP.  Henri  Saint-Denis,  o.m.i.,  Fernand  Jette,  o.m.i.,  et  Guy  de 
Bretagne,  o.m.i.,  ont  prononcé  des  causeries  sur  des  sujets  missionnaires. 

Les  facultés  ecclésiastiques  comptent  présentement  plusieurs  pro- 
fesseurs aux  études  dans  divers  centres  universitaires  américains 
et  européens.     L'un  d'eux  se  spécialise  en  sciences  médiévales  à  Mont- 


CHRONIQUE  UNIVERSITAIRE  121 

real,  tandis  que  d'autres  étudient  la  philosophie  à  la  Catholic  Uni» 
versity  de  Washington  et  à  Louvain,  la  théologie  à  Louvain,  l'histoire 
ecclésiastique   et   l'Ecriture   sainte   à   Rome. 

La  Croisade  de  l'Amour,  à  l'Université. 

Au  début  de  l'année  académique,  le  R.  P.  Riccardo  Lomhardi, 
s.j.,  célèbre  dans  le  monde  entier  par  sa  Croisade  de  l'Amour, 
visitait  l'Université.  Le  R.  P.  a  profité  de  son  séjour  pour  donner 
une  conférence  sur  le  mouvement  qu'il  dirige.  Dans  la  vaste  salle 
de  l'Ecole  Technique  d'Ottawa,  environ  un  millier  de  personnes  avaient 
pris  place,  au  nombre  desquelles  on  remarquait  Son  Exe.  M^*^  Ildebrando 
Antoniutti,  délégué  apostolique  au  Canada,  Son  Exe.  M.  Mario  di 
Stefano,  ambassadeur  d'Italie,  un  grand  nombre  de  membres  du  clergé, 
des  étudiants  et  des  laïques  éminents. 

Le  R.  P.  daigna  passer  une  journée  au  Séminaire  universitaire 
et  parler  plus  intimement  aux  étudiants  des  facultés  ecclésiastiques. 

Institut  interaméricain  de  l'Université  d'Ottawa. 

Le  printemps  dernier,  l'Université  fondait  l'Institut  Est  et  Sud 
européen.  À  l'automne  c'était  le  tour  de  l'Institut  interaméricain  à 
voir  le  jour.  Cet  institut  est  destiné  à  devenir  un  centre  de  recher- 
ches et  de  relations  extérieures.  M.  Marcel  Roussin,  ancien  élève 
de  l'Université  nationale  à  Rio  de  Janeiro,  où  il  a  poursuivi  ses 
études  comme  boursier  du  gouvernement  brésilien,  a  été  nommé  direc- 
teur  de  cet  organisme  qui  relève  de  l'Ecole  des  Sciences  politiques. 
On  y  organisera  des  cours  sur  l'histoire,  les  problèmes  et  les  langues 
de  l'Amérique.  On  rassemblera  la  documentation  se  rapportant  à 
tous  les  problèmes  continentaux  et  surtout  aux  relations  du  Canada 
avec  les  pays  de  notre  continent.  L'Institut,  le  premier  du  genre  au 
Canada,  est  assuré  de  l'étroite  collaboration  de  l'Organisation  des 
Etats  américains,  dont  le  siège  est  à  l'Union  panaméricaine,  à 
Washington. 

L'ouverture  officielle  de  l'Institut  eut  lieu  le  16  novembre,  alors 
que  le  directeur  expliquait  la  genèse  de  la  fondation  et  qu'en  pré- 
sence du  très  honorable  juge  en  chef  du  Canada,  M.  Thibaudeau 
Rinfret,  du  R.  P.  Arthur  Caron,  o.m.i.,  vice-recteur,  du  doyen  du 
corps   diplomatique  et   de   plusieurs   ambassadeurs   et   agents   diploma- 


122  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

tiques,  S.  Exe.  M.  Aeyr  do  Naseimento  Paes,  ambassadeur  du  Brésil 
au  Canada,  donnait  une  très  intéressante  conférence  sur  son  pays. 
Il  eut  des  paroles  très  aimables  à  l'endroit  de  l'Institut.  «  Je  salue 
cette  institution,  dit-il,  comme  un  instrument  de  coopération  intel- 
lectuelle, dont  la  contribution  à  la  culture  sera  d'une  grande  valeur.  » 

Institut  canadien  du  Film. 

On  vient  également  de  fonder  à  l'Université  un  Institut  cana- 
dien du  Film  afin  de  mieux  répondre  aux  besoins  d'un  cinéma  sain 
et  éducatif.  Le  nouvel  Institut  a  ses  locaux  au  Centre  catholique 
de  l'Université  et  l'Office  national  du  Film  a  bien  voulu  déposer  dans 
la  cinématèque  de  l'Institut  un  exemplaire  de  chaque  film  français 
de  l'O.N.F.  afin  de  desservir  les  auditoires  franco-ontariens.  On 
étudiera,  sous  la  direction  du  R.  P.  André  Guay,  o.m.i.,  en  charge 
de  l'Institut,  tous  les  problèmes  que  pose  le  cinéma,  en  relation  avec 
des  organismes  étrangers  ou  internationaux,  notamment  avec  l'Office 
catholique  international  du  Cinéma. 

Avec  le  Service  de  Presse  et  de  Cinéma  du  Centre  catholique  de 
l'Université,  dont  le  R.  P.  Paul  Gay,  c.s.sp.,  est  président,  l'Institut  est 
appelé  à  rendre  de  grands  services  en  vue  d'un  travail  d'éducation 
nationale  basé  sur  les  principes  de  la  plus  saine  pédagogie. 

École  de  Médecine. 

L'Ecole  de  Médecine  entre  dans  sa  cinquième  année  avec  un  nom- 
bre d'élèves  encore  accru.  Afin  de  remplir  les  cadres  du  corps  pro- 
fessoral, le  Conseil  d'Administration  de  l'Université  a  retenu  les  ser- 
vices de  17  nouveaux  médecins  canadiens  et  étrangers. 

Cours  et  conférences. 

Comme  par  les  années  passées,  la  Société  des  Conférences  de 
l'Université,  offrira  durant  l'année  académique  un  programme  des 
plus  varié  et  des  plus  intéressant.  Voici  la  liste  des  conférences. 
M.  Marcel  Giraud,  professeur  au  Collège  de  France,  La  France  et 
la  Louisiane  au  début  du  XV IIP  siècle;  Son  Excellence  M.  Mario  di 
Stefano,  ambassadeur  d'Italie  au  Canada,  La  correspondance  diploma- 
tique  de  Joseph  de  Maistre;  M.  Henri  Prat,  directeur  de  l'Institut  de 


CHRONIQUE  UNIVERSITAIRE  123 

Biologie  de  l'Université  de  Montréal,  Climats  et  flores  de  la  Côte  cTAzur 
et  de  la  Californie;  R.  P.  Gaston  Carrière,  o.m.i.,  secrétaire  de  la 
faculté  de  philosophie  de  l'Université  d'Ottawa,  Un  pèlerin  de  l'Absolu 
au  IIP  siècle;  M.  Jean-Marie  Beaudet,  directeur  musical  à  Radio- 
Canada,  Causerie-concert  sur  Chopin;  M""^  Marie-Paule  Vinay,  assis- 
tante à  la  direction  du  Service  social  de  l'Université  de  Montréal, 
La  femme,  cette  inconnue;  M.  Georges  Langlois,  publiciste  et  jour- 
naliste. Un  journaliste  voyage;  R.  P.  Pierre  Angers,  s.j.,  professeur 
à  l'Université  de  Montréal,  Claudel,  poète  catholique;  M.  W.  R. 
Thompson,  membre  de  la  Société  royale  du  Canada,  La  lutte  biologique 
contre  les  insectes  nuisibles:  principes  et  pratique;  M.  L.-P.  Audeî, 
du  ministère  du  Bien-être  social  et  de  la  Jeunesse  de  la  Province  de 
Québec,  Le  peuple  qui  ne  veut  pas  mourir  (Importance  de  Vécole 
confessionnelle) . 

'W  Louis  Pichard,  doyen  de  la  faculté  des  lettres  de  l'Institut 
catholique  de  Paris  a  donné  une  conférence  très  goûtée  sur  les  Acti- 
vités  catholiques  en  France,  en  particulier  au  sein  des  groupements 
de  la  jeunesse  et  des  intellectuels. 

A  l'occasion  du  deuxième  centenaire  de  la  naissance  de  Goethe, 
M.  le  professeur  Paul  Freed,  de  la  faculté  des  arts  a  organisé  un 
concert-causerie  où  il  a  salué  Goethe  comme  un  géant  de  la  littéra- 
ture universelle.  Des  pièces  musicales  inspirées  par  les  œuvres  du 
poète  furent  exécutées  au  cours  de  la  soirée. 

École  de  Musique. 

Le  R.  P.  Jules  Martel,  o.m.i.,  directeur  de  l'Ecole  de  Musique  a 
participé  au  premier  congrès  interaméricain  de  musique  sacrée  tenu 
au  Mexique  du  11  au  22  novembre.  Les  séances  du  congrès  eurent 
lieu  successivement  à  Guadalajara,  Morella,  Leon,  Queretaro  et  Mexico. 
Le  R.  P.,  qui  est  également  directeur  du  Chœur  Palestrina,  donna 
une  conférence  intitulée  La  polyphonie  vocale  classique. 

Deuil  au  Séminaire  universitaire. 

Le  13  octobre,  à  l'âge  de  33  ans,  le  R.  P.  Albert  Blanchette,  o.m.i., 
professeur  de  théologie  morale  à  la  faculté  de  théologie,  était  rappelé 
à   Dieu.     Le   R.   P.   est   décédé   à  la   suite   d'une   intervention   chirur- 


124  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

gicale.  Né  dans  l'Ouest  canadien,  le  père  Blanchette  avait  fait  ses 
études  classiques  au  Collège  de  Gravelbourg  et  après  son  noviciat 
avait  été  envoyé  à  Rome  pour  y  parfaire  ses  études  philosophiques 
et  théologiques.  Il  fréquenta  l'Angelicum  et  l'Université  Grégorienne. 
À  son  retour  de  Rome  au  cours  de  la  dernière  guerre,  il  terminait 
ses  études  à  notre  faculté  de  théologie  en  1941  et  était  immédiate- 
ment nommé  professeur  au  Scolasticat  du  Sacré-Cœur  à  Lebret,  Sas- 
katchewan. Après  quelques  années  d'enseignement,  il  passait  au  grand 
séminaire  de  Saint-Boniface  nouvellement  confié  aux  Oblats,  et  l'année 
suivante,  en  septembre  1948,  il  venait  prêter  main  forte  au  person- 
nel de  la  faculté  de  théologie.  Dès  ses  premiers  cours,  les  étudiants 
reconnurent  en  lui  un  professeur  eminent  et  admirèrent  sa  science, 
son  talent  d'exposition  et  son  affabilité.  La  faculté  de  théologie  a 
subi  une  lourde  perte  par  le  décès  de  ce  jeune  professeur  qui  pro- 
mettait beaucoup.     R.I.P. 

Publications. 

Deux  nouveaux  volumes  ont  été  publiés  par  les  Éditions  de  l'Uni- 
versité d'Ottawa,  au  cours  de  l'automne:  La  Nature  de  la  Théologie 
diaprés  Melchior  Cano,  par  le  R.  P.  Eugène  Marcotte,  o.m.i.,  pro- 
fesseur à  la  faculté  de  théologie,  et  Jésus  notre  Sauveur,  par  le  R.  P. 
Paul-Henri  Barabé,  o.m.i.,  supérieur  des  gardiens  du  sanctuaire  national 
du  Cap-de-la-Madeleine. 


Bibliographie 


Comptes  rendus  bibliographiques 


Chanoine  A.  Tricot.  —  Vie  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  Nouv.  éd.  Paris, 
Desclée  et  Cie,  1946.  17  cm.,  303  p. 

—  L'Église  naissante  de  l'An  30  à  l'An  100  .  .  .  Paris,  Desclée  et  Cie,  1946. 
17  cm.,  478  p. 

These  two  little  volumes  are  presented  as  an  help  to  the  student  of  the 
Catechism,  both  young  and  old,  to  know  the  story  of  Jesus,  and  the  Church 
He  founded  and  commissioned  to  teach  all  men.  It  is  in  the  Gospels  that  we  see 
the  life  of  Jesus,  who,  says  the  author,  «  n'est  pas  un  héros  de  la  mythologie 
à  la  manière  d'Orphée;  il  n'est  pas  apparu  comme  le  Bouddha,  à  une  époque 
incertaine  ...»  (préface).  Canon  Tricot  outlines  the  life  of  Christ  by  means 
of  the  Gospel  texts,  which  are  arranged  in  chronological  order.  That  a  better 
understanding  of  the  person  and  teaching  of  Jesus  may  be  had.  Canon  Tricot 
explains  in  the  Introduction  the  conditions  and  circumstances  of  the  Jewish 
Palestinian  world  in  the  time  of  Christ.  Thus  he  gives  the  geographical  picture, 
the  historical  aspect  of  the  Jewish  nature,  the  religious  life  of  the  Jewish  world, 
and  a  clear  and  concise  exposition  of  the  purpose  and  value  of  the  Gospels. 
It  is  written  in  a  way  that  young  readers  will  easily  understand.  Teachers  of 
Catechism  too,  will  find  here  a  very  useful  aid  in  their  tasks. 

L'Église  naissante  consists  of  an  Introduction,  and  the  texts  with  explanatery 
notes,  of  the  Acts  of  the  Apostles,  the  Epistles  and  the  Apocalypse.  In  these 
books  of  the  New  Testament,  we  see  the  events  of  the  earliest  period  of  the 
life  of  the  Church,  which  runs  from  the  year  30  to  the  end  of  the  first  century. 
In  the  Introduction,  Canon  Tricot  gives  an  historical  exposition  of  the  circum- 
stances amid  which  the  infant  Church  grew  and  spread.  The  author  proposes 
to  furnish  the  reader  «...  sous  forme  de  résumé,  les  renseignements  indispen- 
sables à  qui  veut  connaître  au  moins  isommairement  l'histoire  de  VEglise  Naissante  » 
(préface). 

Both  of  these  works,  which  together  form  a  whole,  should  be  of  great  help 
in   understanding   the   New   Testament. 

Dom  Gerard  Donnelley,  o.s.b. 


Jean  Engel.  —  Insta  opportune.  Sermons  pour  tous  les  dimanches  de 
r année.  Traduits  par  l'abbé  Marcel  Grandclaudon.  Mulhouse  (Haut-Rhin),  Edi- 
tions Salvator;  Tournai,  Éditions  Casterman,  1948.     18  cm.,  319  p. 

Ce  n'est  pas  un  recueil  d'homélies  sur  les  Evangiles  des  dimanches  de  l'année 
que  l'on  trouvera  dans  Insta  opportune,  mais  un  résumé  succinct  et  très  sug- 
gestif  de   sermons    inspirés   par   un   texte   de   l'Epitre    ou    de   l'Evangile    de    chaque 


126  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

dimanche  de  l'année  liturgique.  En  cinq  ou  six  pages,  l'auteur  ramasse  selon 
un  plan  très  clair,  des  réflexions  et  des  faits  de  nature  à  mieux  faire  comprendre 
la   vie   chrétienne. 

Il  ne  faudrait  pas  cependant  s'attendre  à  trouver  ici  un  ensemble  de  sermons 
qui  constitueraient  un  exposé  systématique  et  complet  du  dogme  ou  de  la  morale 
chrétienne.  On  y  trouvera  pourtant  une  représentation  populaire  des  principales 
vérités  de  notre  isainte  religion,  voire  même  de  grande  actualité,  telles  l'action 
catholique,  l'indissolubilité  du  mariage  et  l'éducation  des  enfants,  etc.  Ce  ser- 
monaire  est  tout  fait  pour  apporter  nombre  de  suggestions  aux  pasteurs  d'âmes 
qui  ont  à  cœur  de  rendre  leur  prédication  intéressante,  vivante  et  mieux  adaptée 
à  notre  temps. 

Roland  Osticuy,  o.m.i. 


Louis  Lachance,  o.p.  —  Le  Concept  de  Droit  selon  Aristote  et  saint  Thomas. 
Ottawa-Montréal,  Les  Editions  du  Lévrier,   1948.     23,5   cm.,  336  p. 

Lorsque  en  1933  le  R.  P.  Lachance  publiait  son  ouvrage:  Le  concept  de 
droit  selon  Aristote  et  saint  Thomas^  il  faisait  œuvre  nouvelle,  c'était  un  travail  de 
pionnier  dans  un  domaine  laissé  en  friche  par  philosophes  et  théologiens  thomistes. 
Son  ouvrage  fut  reçu  avec  reconnaissance   et  on  le  loua  justement. 

C'est  ce  même  ouvrage  que  le  R.  P.  réédite  quinze  ans  plus  tard,  avec  quel- 
ques retouches.  À  dire  vrai,  on  s'attendait  à  plus  que  des  retouches,  mais  à  une 
reprise  du  travail.  L'ouvrage  eût  certes  gagné  en  clarté  à  être  présenté  dans  un 
autre  plan  qui  eût  mieux  fait  ressortir  l'unité  systématique  du  sujet  traité.  C'est  le 
point   faible   de   l'ouvrage   qui  par   ailleurs   a   beaucoup   de   mérites. 

L'ouvrage  eût  aussi  gagné  à  être  redressé  sur  certains  points  particuliers.  En 
voici  deux.  Selon  le  R.  P.,  la  loi  serait  cause  efficiente  morale  du  droit  (p.  180- 
187).  Cette  causalité  ne  peut,  croyons-nous,  être  comprise  qu'à  la  condition  d'être 
réduite   à   la   causalité   finale. 

L'auteur  laisse  aussi  à  entendre  qu'Aristote  n'aurait  pas  considéré  le  debitum 
comme  essentiel  à  sa  notion  du  droit.  Il  est  vrai  que  le  Philosophe  n'en  parle 
pas  explicitement  et  que  ce  n'est  qu'en  passant  qu'il  fait  allusion  au  debitum 
juridique.  Selon  le  R.  P.,  ce  ne  serait  même  qu'inconsciemment  que  le  Stagyrite 
emploierait  des  expressions  qui  impliquent  que  le  droit  est  un  dû.  Ce  n'est  pas 
notre  avis.  Il  y  a  là  une  question  d'interprétation  de  la  pensée  d'Aristote  qui 
demande  que  l'on  tienne  compte  de  la  méthode  dialectique  dont  il  se  sert  en 
morale.  Nous  l'avons  déjà  fait  remarquer  ici  même,  nous  n'y  reviendrons  pas. 
Qu'il  nous  suffise  d'y  renvoyer  le  lecteur.  (Revue  de  VU.  O.,  De  la  nature  du 
droit  selon  saint  Thomas,  avril-juin,   1947,  p.   72*    et  p.   77*-78  *.) 

Dans  sa  réédition  le  R.  P.  essaie  de  justifier  sa  position  par  des  raisons  qui 
nous  paraissent  faibles  et  quelque  peu  distraites,  p.  189,  note  7.  Ce  qui  est 
certain,  c'est  qu'au  temps  d'Aristote  comme  aujourd'hui,  la  Cité  avait  ses  lois 
et  imposait  à  ses  sujets,  tout  autant  qu'aujourd'hui,  des  devoirs  stricts  et  bien 
précis'  à  l'endroit  de  l'Etat  et  des  concitoyens.  Le  philosophe  ne  pouvait  donc 
pas  l'ignorer  en  traitant  du  droit  en  particulier.  Ajoutons  que  la  présentation 
du  volume  est  très  soignée,  même  élégante,  moins  considérable  que  la  première 
édition  parce  que  la  mise  en  page  est  plus  nourrie. 

Tel  quel,  l'ouvrage  continuera  à  rendre  d'appréciables  services.  Les  quelques 
réserves    que    nous    avons    faites,    loin    de    vouloir   le    déprécier,    voudraient    plutôt 


BIBLIOGRAPHIE  127 

indiquer  le  désir  que  nous  avions  de  voir  l'auteur  dépasser  ce  qu'il  avait  déjà 
écrit  en  1933  et  rendre  définitive  une  œuvre  sur  un  sujet  que  philosophes,  théo- 
logiens et  juristes  ont  intérêt  à  connaître  dans  toute  sa  clarté. 

Roland   Ostiguy,   o.m.i. 


La  Déchristianisation  des  Masses  prolétariennes.  Tournai-Paris,  Casterman, 
1948.  20  cm.,  166  p.  (Cercle  d'Études  Sociales  Godefroid  Kurth  —  Session  1946- 
1947.) 

Ce  sont  des  conférences  faites  au  Cercle  d'Etudes  Godefroid  Kurth  de  Liège 
(Belgique).  «Nous  en  connaissons  les  nombreuses  imperfections»,  dit  l'Introduc- 
tion: «membra  disjecta,»  .  .  .  certains  exposés  manquent  de  sérénité,  semblent 
exagérément  pessimistes,  font  penser  à  un  réquisitoire  plutôt  qu'à  ime  étude 
objective;  ...  le  sujet  n'est  traité  qu'à  demi.  Parmi  les  causes  et  parmi  les 
remèdes,  que  d'omissions  ...  et  des  plus  regrettables  .  .  .  Un  de  nos  amis  leur 
reprochait    (à    ces    pages)    «une    erreur   de    perspective»  .  .  . 

Voilà  aussi  notre  impression.  Et  telles  sont,  trop  souvent,  les  sérieuses  défi- 
ciences de  nos  cercles  d'études.  Les  historiens  de  métier  sont  toujours  hésitants 
et  très  nuancés  quand  il  s'agit  de  porter  des  jugements  d'ensemble:  tant  d'élé- 
ments entrent  en  jeu,  et  leur  dosage  est  si  délicat  .  .  .  Ici,  on  ne  voit  guère 
de  torts  que  du  côté  des  catholiques,  ...  et  des  prêtres,  .  .  .  tandis  qu'on 
relève  la  sincérité  et  la  bonne  volonté  des  pires  adversaires  du  nom  chrétien: 
«le  parti  communiste  travaille  en  vue  d'un  but  noble:  le  bien  de  l'humanité» 
(p.  73)  ;  (nous  pensons  que  les  communistes  verront  dans  ce  5®  chapitre  un  éloge 
et  un  encouragement)  —  voir  p.  97,  sur  Karl  Marx  et  Proudhon  .  .  .  En  face, 
on  dirait  que  les  œuvres  de  charité  du  siècle  dernier  agacent  et  que  tout  est 
hypocrisie  chez  les  catholiques  bourgeois.  Quel  pénible  esprit  tendancieux  dans 
le   chapitre   6  ! 

Nous  permettra-t-on  quelques  conseils  pour  nos  cercles  d'études  ?  Que  les 
catholiques  cessent  de  jeter  dans  le  public  les  torts  de  leurs  frères  et  de  leurs 
prêtres  (pourquoi  ne  pas  envoyer,  à  l'occasion,  un  rapport  à  l'évêché  ?  Ce 
sera  au  moins  efficace).  Qu'ils  évitent  d'être  théoriciens  et  censeurs  amers;  mais 
qu'ils  recherchent  les  moyens  pratiques  d'amélioration  dans  leur  milieu.  Qu'ils 
publient  le  bien  accompli  par  les  catholiques:  il  y  a  tant  de  dévouement,  même 
parmi  la  bourgeoisie.  Tout  le  monde  sera  encouragé  à  faire  mieux.  Que  les 
prêtres  directeurs  de  cercles  veillent  avec  grand  soin  à  développer  par-dessus 
tout  cet  esprit  de  bienveillance  fraternelle  qui  sera  toujours  notre  meilleure 
propagande.  Alors,  ils  donneront  le  véritable  esprit  de  réforme,  lequel  est  d'abord 
réforme    de    soi    et    ne    blesse    jamais    la    charité. 

L.-M.  S. 


Dom  Jean  Leclercq,  o.s.b.  —  Saint  Bernard  Mystique.  Paris,  Desclée  de 
Brouwer,  21   cm.,  494  p. 

Un  très  beau  livre,  fait  de  main  d'ouvrier.  La  solide  érudition  critique  alliée 
a  la  bonne  grâce  bénédictine  vous  fera  sourire  finement  plus  d'une  fois. 

Je  gage  que  vous  retoucherez  votre  portrait  de  saint  Bernard,  si  vous  en 
avez    un.      Toute    rigidité    disparaîtra    au    profit    d'une    admirable    harmonie,  .  .  . 


128  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

celle  d'un  homme  <de  Dieu  comme  il  en  existe  très  peu,  ...  un  grand  cœur  de 
prêtre  épris  d'amour  envers  le  Verbe  incarné  et  profondément  possédé  du  même 
esprit  de  miséricorde:   dans  ce  cœur,  on  sent  battre  le  Cœur  de  Jésus. 

Mais  l'explication  d'une  destinée  si  extraordinaire,  c'est,  vous  le  verrez,  une 
puissance  de  contemplation  exceptionnelle:  Bernard  a  compris  réellement  que 
c'est  la  «  meilleure  part  ».  Tout  lui  a  été  subordonné  .  .  .  Aussi  bien,  quel 
centuple  en  retour  !  Ce  malade  —  un  mourant  plutôt,  —  ce  timide,  cet  homme 
«  d'une  extrême  douceur  »  et  délicatesse,  c'est  lui  qui  dirige  l'Europe,  évêques, 
pape  et  rois  tout  ensemble.  Comment  n'y  pas  voir  un  miracle  de  Dieu  perma- 
nent et  multiple  ?  Le  mot  de  FEsprit-Saint  fut-il  jamais  plus  vrai:  Infirma  mundi 
elegit  Deus  ut   confundat  fortia  ? 

La  première  partie  vous  en  convaincra.  (Ne  faudrait-il  pas  donner  plus  de 
relief  à  l'illumination  racontée  p.  19-20,  puisque  «  Bernard  lui-même  accordait  de 
l'importance  à  cette  vision  »,  fondamentale,  semble-t-il,  à  l'égal  du  songe  du  petit 
Jean  Bosco  ?)  Dans  la  seconde  partie,  vous  pourrez  goûter  à  la  contemplation 
de  notre  grand  saint  grâce  aux  judicieux  extraits  de  ses  œuvres.  Les  pages  324 
à  330,  à  elles  seules,  en  disent  long  sur  le  sens  théologique  de  leur  auteur. 

En  avançant  dans  ce  livre,  vous  aimerez  davantage  saint  Bernard,  en  qui 
vous  admirerez  vous  aussi   «  une   des  plus  belles  réussites  de  la  Grâce  ». 

Il  faut  répandre  un   volume  si  bienfaisant,  ...  et   si  actuel. 

L.-M.  Simon,  o.m.i. 


Henri  Berthet.  —  Le  Saint  du  Jour.  Paris,  Lethielleux,  1947.  18  cm., 
330  p. 

Comme  le  titre  l'indique,  ce  volume  contient  la  notice  biographique  du  saint 
de  chaque  jour  de  l'année  liturgique.  Son  but  est  d'instruire  et  de  replacer 
dans  son  cadre  réel,  l'ensemble  des  saints  dont  l'Eglise  fait  l'office  au  cours  de 
l'année. 

Ces  notices  sont  bien  faites.  Brèves,  elles  n'en  donnent  pas  moins  les  traits 
essentiels  de  la  vie  des  saints.  Elles  ne  s'embarassent  pas  des  légendes  qui 
ont  voulu  faire  des  saints  des  êtres  à  part,  mais  puisant  aux  bonnes  sources,  elles 
fournissent   le   détail   qui   doit   servir   à   notre   édification. 

Ce  volume  rapproche  de  nous,  à  mesure  que  la  liturgie  nous  les  présente, 
ces  saintes  âmes  qui  ont  vécu  si  pleinement  la  vie  chrétienne.  Il  intéressera  tous 
ceux  qui,  n'ayant  pas  le  temps  de  parcourir  de  longues  biographies,  veulent 
cependant   mieux   connaître   ceux   que   la   liturgie   propose   à   notre   imitation. 

G.   D. 

«       *      * 

Omer  Englebert.  —  Le  Père  Damien,  Apôtre  des  Lépreux.  Paris,  Pion; 
Montréal,   Granger,    [  c  1949  ].     19   cm.,  v-298  p. 

G.  HuNERMANN.  —  Le  Père  Damien  de  Veuster.  L'Apôtre  des  Lépreux. 
Traduit  par  M.  Grandclaudon,  Mulhouse,  Editions  Salvator;  Paris-Tournai,  Caster- 
man,  1949.     21  cm.,  326  p. 

Une  des  figures  missionnaires  les  plus  populaires  est  sans  contredit  le  P.  Damien 
de  Veuster,  missionnaire  aux  îles  Hawaï  de  1864-1889,  surtout  célèbre  par  son 
dévouement  de  seize  années  à  la  léproserie  de  Molokaï,  oîî  il  mourut  lépreux  parmi 


BIBLIOGRAPHIE  129 

les  lépreux.  Et  la  popularité  de  ce  grand  missionnaire  n'est  nullement  restreinte 
à  la  Belgique,  son  pays  d'origine,  mais  elle  s'est  largement  imposée  dans  de  nom* 
breux  pays.  De  multiples  biographies  de  ce  grand  apôtre  ont  été  écrites  dans 
diverses  langues  —  en  1940  l'abbé  Englebert,  écrivain  belge,  en  signalait  «... 
une  trentaine  en  anglais,  une  vingtaine  en  français,  une  quinzaine  en  néerlandais, 
une  dizaine  en  allemand,  d'autres  en  italien,  en  espagnol,  en  russe,  en  danois, 
en  latin,  en  idiome  gallois,  en  langue  Sindhi,  en  caractères  Braille,  etc.  »,  — 
par  des  auteurs  de  diverses  nationaltés,  prêtres  et  laïcs,  hommes  et  femmes, 
catholiques  et  protestants,  y  compris  un  pasteur  méthodiste  japonais.  Cette  popu- 
larité n'a  fait  qu'augmenter  ces  dernières  années,  dans  des  milieux  plus  larges 
encore  et  plus  internationaux,  par  le  film  Pèlerin  de  VEnfer  qui  remporta  un  vif 
succès  dans  de  nombreux  pays,  malgré  une  certaine  absence  de  flamme  intérieure 
chez  l'acteur  principal  et  de  couleur  locale  chez  les  Hawaïens  —  pour  la  plu- 
part d'authentiques  Bruxellois  !  —  et  malgré  les  faiblesses  compréhensibles  de 
la  technique  cinématographique  belge  au  sortir  de  la  guerre.  Et  ces  deux  volumes 
récents  montrent  que  l'intérêt  pour  le  P.  Damien  ne  fait  que  croître.  Le  premier 
constitue  une  réédition  canadienne  de  l'ouvrage  d'Omer  Englebert,  paru  en  1940 
chez  Pion;  et  le  second  est  une  traduction  française  d'un  travail  publié  en 
Autriche.  Ce  dernier  est  fortement  romancé  et  ne  manque  ni  de  coloris  ni 
d'enthousiasme;  les  jeunes  surtout  y  trouveront  leurs  délices.  Et  ceux  qui 
aiment  plus  d'exactitude  historique  dans  une  lecture  coulante  et  agréable,  liront 
avec    intérêt   l'ouvrage   de   l'abbé   Englebert. 

André-  V.  Sêumois,  o.m.i. 


Pierre  Mesnard.  —  Le  Vrai  Visage  de  Kierkegaard.  Paris,  Beauchesne,  1948. 
22   cm.,  496   p. 

C'est  un  esprit  sérieux  que  M.  Mesnard.  Rien  d'un  dilettante  chez  lui. 
Il  professe  le  culte  le  plus  noble  pour  la  vérité.  D'où  cette  mesure  dans  l'appré- 
ciation, et  la  vigilance  à  considérer  tous  les  aspects.  Il  pourrait  être  brillant, 
mais  il  préfère  la  sobriété  dans  l'élégance,  et  s'interdit  le  mot  à  effet  qui  dépare 
tant  d'écrits  de  nos  jours. 

Il  connaît  Kierkegaard:  voyez  plutôt  ses  dix  pages  de  bibliographie  critique 
où,  après  avoir  indiqué  les  «  Editions  de  base  danoises  et  allemandes  »,  les  «  Tra- 
ductions françaises  »  et  les  «  Principales  Etudes  sur  Kierkegaard  »,  il  dit  «  Comment 
entreprendre  l'étude  »  de  cet  auteur,  soit  qu'on  veuille  faire  un  «  appronfondis- 
sement  psychologique  »,  ou  une  «  Interprétation  à  partir  de  l'Ethique  »,  ou  une 
«  Pénétration  directe  par  le  plan  religieux  »,  ou  une  «  Pénétration  par  l'Histoire 
de  la  Philosophie  »  ou  enfin,  une  étude  du  point  de  vue  de  la  «  Littérature  com- 
parée »,  car  «  Kierkegaard  fut  essentiellement  un  écrivain,  que  l'histoire  littéraire 
peut    revendiquer  ». 

Quelle  est  donc  la  méthode  de  M.  Mesnard  ?  «  Celle  qui  consiste,  après 
avoir  pris  une  première  mesure  de  l'homme,  à  suivre  dans  ses  ouvrages  l'appari- 
tion, puis  le  développement  de  ses  tendances  essentielles,  et  enfin,  l'effort  mani- 
feste pour  ramener  à  l'unité  non  seulement  la  production  d'un  auteur,  mais 
l'expérience  d'une  vie»    (p.  477). 

C'est  que  —  une  «  Introduction  »  de  trente-deux  pages,  riche  de  psychologie, 
nous  en  prévient,  —  il  s'agit  non  d'un  philosophe  de  type  classique  partisan  d'un 


130  REVUE   DE   L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

système  bien  défini,  mais  d'un  penseur  religieux  «  existentiel  »,  dont  les  œuvres, 
éminemment  subjectives,  sont  toutes  frémissantes  de  ce  passionné  qu'une  philo* 
Sophie  purement  rationnelle  éliminait  par  principe.  Dans  ces  conditions,  la 
pensée  de  Kierkegaard  ne  saurait  être  exactement  saisie  que  dans  la  vie  même 
d'oiî   elle    a    surgi. 

Précisément,  on  peut  trouver  regrettable  que  l'analyse  des  œuvres  soit  séparée 
de  l'exposé  biographique  dans  ce  volume:  tout  le  livre  y  perd  en  clarté,  sans 
parler  de  l'effort  qu'a  dû  requérir  le  souci  d'éviter  les  redites  au  cours  des  trois 
parties. 

D'autre  part,  Kierkegaard  est  un  écrivain  religieux  —  les  soixante  dernières 
pages  disent  avec  quelles  nuances  le  comprendre,  —  un  écrivain  à  mentalité 
protestante,  encore  qu'il  ait  rompu  avec  son  Eglise  (p.  366407).  Dès  lors,  pour 
le  saisir  tel  qu'il  est,  semble-t-il  indispensable  de  caractériser  l'ambiance  luthé- 
rienne —  avec  son  nominalisme  anti-intellectuel  (voir  Maritain,  Trois  Réforma- 
teursy  p.  39  et  sv.)  —  dans  laquelle  il  a  grandi.  Jointe  au  romantisme  allemand, 
elle  dispose  à  rejeter  toute  démonstration  objective  du  christianisme,  bien  plus,  à 
faire  table  rase  de  l'objectivité,  pour  ne  plus  voir  que  la  «  subjectivité  s> 
et  s'y  complairjB  jusqu'au  pathétique  de  la  souffrance  et  de  la  faute,  jusqu'au 
désespoir    (p.   286-365). 

M.  Mesnard  le  montre,  mais  seulement  aux  pages  366  et  suivantes,  de  sorte 
qu'on  se  demandait  auparavant  s'il  approuvait  les  erreurs  protestantes  de  Kierkegaard. 

La  déformation  luthérienne,  sans  expliquer  tout,  a  préparé  le  jeune  homme  à 
perdre  l'équilibre  devant  la  révélation  de  son  origine  illégitime  (le  Tremblement 
de  terre,  p.  62-69),  et  devant  son  impuissance  à  contracter  mariage,  (p.  269-279). 
Elle  trouvera  là  matière  à  développer  la  «  subjectivité  »  jusqu'à  des  états  extrêmes. 
Par  la  suite,  l'écrivain,  en  bon  romantique,  ne  fera  qu'universaliser  son  cas  (voir 
p.  447). 

Quant  au  jugement  d'ensemble  sur  Kierkegaard,  il  est  trop  nuancé  pour  que 
l'avenir  le  modifie  beaucoup  (p.  443  et  suiv.).  On  découvrira  dans  le  bel  ouvrage 
de  M.  Mesnard  cela  même  qu'il  a  voulu  y  mettre,  «  le  vrai  visage  de  Kierkegaard  », 
et  la  bibliographie  critique,  VIndex  Perum,  et  la  table  détaiUée  des  matières, 
aideront  à  en  reconstituer  les  traits.  Nous  croyons  seulement  que  les  remarques 
ci-dessus  formulées  pourraient  le  faire  apparaître  en  plus  vive  lumière. 

L.-M.   Simon,   o.m.i. 


Sylvain.  —  Le  long  de  la  route.     [  Montréal  ],  Fides,  1946.  22  cm.,  150  p. 

Ce  n'est  pas  un  roman,  mais  un  ensemble  de  croquis  que  la  plume  de  Sylvain 
nous  livre  ici.  Vous  irez  le  long  de  la  route  d'autrefois  et  vous  l'aimerez. 
Vous  passerez  oiî  la  vie  est  simple,  vous  passerez  sous  l'orme,  devant  les  maisons 
de  pierres  où  demeurent  les  grands-pères.  Les  «  quêteux  »  ont  passé  eux  aussi  ; 
on   en   a   même   trouvé   un   qui   s'était  pendu   à   un   arbre  ... 

Sylvain  sait  voir  le  beau  côté,  le  côté  pittoresque.  Il  sait  raconter  aussi,  témoins 
les  quelques  récits  —  par  exemple  «  le  vieux  »  —  que  l'on  rencontre  dans  l'ouvrage. 
Il  a  un  grand  amour  de  la  campagne  et  des  choses  d'antan,  mais  on  sent  qu'il 
ne  l'a   pas   dit   d'une   manière  aussi   belle   que   c'est   en   lui.     On   voudrait  trouver 


BIBLIOGRAPHIE  131 

un  ton  poétique  plus   original,  une   phrase  plus  élégante  et  des  images  plus  nou- 
velles. 

Les    illustrations    de    Rodolphe    Duguay    font    bien    dans    l'ouvrage;    elles    en 
sont  comme  un  résumé. 

M.   D. 


Ouvrages  parvenus  à  la  rédaction. 

SwAMi  Akhilananda.  —  Hindu  View  of  Christ.  New  York,  Philosophical  Library, 
[cl949].     22   cm.,  4  f.  p.,  291   p. 

François-Albert  Angers.  —  Initiation  à  VEconomie  politique  (avec  applications 
au  Canada).  Montréal,  Fides,  1948.  20,5  cm.,  308  p.  (Bibliothèque  écono- 
mique et   sociale.) 

S.  Antonio  di  Padova  Dottore  Evangelico.  Volume  commemorative  délia  pro- 
clamazione  di  S.  Antonio  a  Dottore  délia  Chiesa  universale  a  cura  délia  pro- 
vincia  patavina  di  S.  Antonio  del  FF.  Min.  Conventuali.  Padova,  Il  Messagère 
di   S.   Antonio,    1946.     25    cm.,   214   p. 

Hermas  Bastien.  —  UOrdre  hospitalier  de  Saint-Jean-de-Dieu  au  Canada.  Mont- 
réal, Les  Éditions  Lumen,  1948.     20  cm.,  210  p. 

Richard  N.  Bender.  —  A  Philosophy  of  Life.     New  York,  Philosophical  Library, 

[cl949].     22,5  cm.,  xi-249  p. 
Jean   Bousquet,   o.p.  —  Saint   Vincent  Ferrier,  le  grand  thaumaturge  dominicain. 

Ottawa-Montréal,  Les   Éditions  du  Lévrier,  1949.     19,5   cm.,   133  p. 

Albert  Caraco.  —  Le  Livre  des  Combats  de  VÂme.  Paris,  E.  de  Boccard,  1949. 
20  cm.,  3  f.  p.,  235  p. 

Ch.  Cordonnier.  —  Les  Grandes  Heures  du  Foyer.  Montréal,  Fides,  1948.  19,5 
cm.,  176  p. 

ToM  Peete  Cross.  —  Bibliographical  Guide  to  English  Studies  .  .  .  9th  éd., 
with  an  index.  Chicago,  The  University  of  Chicago  Press,  1947.  20  cm., 
X.73  p.     Price   $1.50. 

Jean  Delorme.  —  Carrières  industrielles  .  .  .  Montréal,  Fides,  1947.  24  cm., 
175   p. 

L'heure  dominicale  ...  3®  série.  Montréal,  Les  Éditions  Chantecler  Ltée,  [cl949]. 
19,5    cm.,   206   p. 

LÉON  GÉRIN.  —  Le  Type  économique  et  social  des  Canadiens.  Milieux  agricoles 
et  Traditions  françaises.  2"  éd.,  Montréal,  Fides,  1948.  20,5  cm.,  223  p. 
(Bibliothèque    économique    et   sociale.) 

Pierre  de  Grandpré.  —  Marie-Louise  des  Champs.  Roman.  Montréal,  Fides,  1948. 
19,5   cm.,    173   p. 

Jacques  de  Marquette.  —  Introduction  to  Comparative  Mysticism.  New  York, 
Philosophical  Library,    [cl949].     21,5   cm.,  229   p. 

.  .  .  Mélanges  Auguste  Pelzer.  Etudes  d'histoire  littéraire  et  doctrinale  de  la 
Scolastique  médiévale  offertes  à  Monseigneur  Auguste  Pelzer  ...  à  Vocca- 
sion    de    son    soixante-dixième    anniversaire.      Louvain,    Bibliothèque    de    l'Uni- 


132  REVUE   DE  L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

versité;    Éditions    de   Flnstitut   supérieur   de   Philosophie,   1947.     25,5   cm.,  xix, 

662  p. 
Walter    McIntosh    Merrill.    —    From    Statesman    to    Philosopher,     A    Study    in 

Bolingbroke's   Deism,      New    York,   Philosophical   Library,    [cl949].     22    cm., 

8  f.  p.,  284  p. 
LuiGi   Mengoni.  —  Uacquisto  «  a  non  domino  ».     Milano,   Società   éditrice   «  Vita 

e  Pensiero  »,  1949.     25  cm.,  xiv,  290  p.     (Edizione  delPUniversità  cattolica  del 

Sacro  Cuore.     Série  «  Pubblicazioni  »,  vol.  xxvi.) 
HuMBERTO   Mesa   Gonsalez.  —  Banco,  Emisor,  Fisco   y  Proteccionismo   aduanero, 

.  .  .  Tunja,    Imprenta    officiai,    1948.      23,5    cm.,    157    p.      (Tesis    para    optar    el 

titulo   de   Doctor   en   Ciencias   Juridicas   Economicas.     Pontificia   Catolica   Uni- 

versidad    Javeriana.) 
Lucio  Pabon  Nunez.  —  Quevedo  politico  de  la  oposiciôn.    Bogota,  Editorial  Agra, 

1949.     22,5  cm.,  266  p.  1  f. 
Mario    Romani.   —   Pellegrini   e   viaggiatori    nelVaconomia   di   Roma   dal   XIV   al 

XVII   secolo.     Milano,    Società    éditrice    «  Vita    e    Pensiero  »,    1948.     25,5    cm., 

XV  351  p.    (Edizioni  dell'Universktà  Cattolica   del  Sacro  Cuore.) 
Dagobert   D.   Runes.  —   Letters   to    my   Son.     New   York,   Philosophical    Library, 

[cl949].     22,5  cm.,  92  p. 
Joseph   T.   Shipley.  —   Trends   in   Literature.     New   York,   Philosophical   Library, 

[cl949].     22   cm.,  8  f.  p.  457  p. 
Raymond   Tanghe.   —   Géographie   économique  du   Canada.     2"   éd.   mise   à   jour. 

Montréal,    Fides,    [  1947  ].      20,5    cm.,    271    p.      (Bibliothèque    économique    et 

sociale,    6.) 
Joaquin    Perez    Villa.    —    Elementos    para    una    estilistica    de    Virgilio.      Bogota 

[  Pontificia    Universidad    catolica   Javeriana  ],    1948.     25    cm.,   56   p.    (Tesis    de 

Grado.) 


Address 

given  by 

The  Honourable  Ray  Lawson^  O.B.E.^  LL.D.^D.Cn.L. 
on  his  Receiving  an  Honorary  Degree 
at  the  University  of  Ottawa 
on  Wednesday^  December  7th^  1949 


Father  Rector,  —  Your  Grace,  —  Ladies  and  Gentlemen: 

May  I  first  thank  the  Senate  of  the  University  of  Ottawa  most 
sincerely  for  conferring  upon  me  this  Honorary  Degree  and  I  trust 
that  I  will  ever  prove  worthy  of  its  confidence. 

It  is,  indeed,  an  impressive  experience,  and  a  high  privilege, 
to  participate  in  today's  ceremonies,  and  to  witness  such  evidences 
of  the  spirituality,  of  the  scholarship  and  of  the  patriotism  that  have 
given  the  University  of  Ottawa  its  distinguished  place  among  Canada's 
great  sources  of  higher  learning. 

Your  first  centenary,  so  happily  celebrated  one  year  ago,  was 
properly  an  occasion  for  great  rejoicing,  and  for  congratulations  to 
your  founding  Order,  to  your  illustrious  staff,  to  your  student  body 
and  to  your  alumni. 

Proud  also  are  the  people  of  Canada  that  the  educational  system 
of  this  great  country  is  strengthened  by  such  a  creditable  institu- 
tion, and  the  fact  that  this  University  of  Ottawa  graces  the  nation's 
capital. 

May  I  add  my  own  congratulations,  and  best  wishes  for  all  suc- 
cess in  implementing  the  plans  of  this  great  University  for  further 
development  in  so  many  important  fields. 

The  University  of  Ottawa  has  earned  the  admiration  and  respect 
of  all  who  have  at  heart  the  advancement  of  our  people,  the  enlighten- 
ment of  mankind  and  the  extension  of  opportunities  for  higher 
learning. 


134  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Very  special  praise  is  due  to  the  Oblate  Fathers,  whose  labour, 
whose  zeal  <and  whose  extraordinary  sacrifice  have  made  possible  this 
notable  contribution  to  the  cultural  advancement  of  our  country. 

The  success  of  your  University  has  been  richly  deserved,  for 
no  selfish  motive  underlies  the  great  work  that  is  being  done. 

The  real  beneficiaries  of  this  vast  effort  are  the  students  who 
come  to  this  seat  of  higher  learning,  not  merely  to  be  schooled,  but 
to  be  given  direction  in  which  each  may  best  serve  his  day  and 
generation. 

Today,  with  your  permission,  Father  Rector,  and  as  one  who 
has  had  some  experience  in  the  commercial  life  of  our  country,  I 
would  like  to  discuss  with  your  students  some  aspects  of  life  in  the 
business  world  and  the  opportunities  for  above  average  success  for 
each  one  of  your  students. 

Most  of  you  may  have  become  accustomed  to  hearing  speeches 
and  reading  articles  extolling  richness  of  our  natural  resources. 

Perhaps  you  have  found  it  difficult  at  times  to  reconcile  this  with 
the  drift  of  a  part  of  the  talent  and  the  skill  we  produce  going 
across  the  border  in  quest  of  supposedly  greater  opportunities. 

Today,  in  my  opinion,  we  have  seen  the  end  of  that  era. 

The  trend  is  reversing  and  not  a  little  of  the  talent  developed 
by  our  neighbours  to  the  south  is  now  turning  to  Canada,  to  develop 
our  Canadian  resources,  to  exploit  our  Canadian  prosperity  and  to 
direct  the  vast  new  units  of  our  industrial  production. 

The  proofs  that  Providence  has  singularly  blessed  our  land  are 
in  evidence  on  every  hand.  The  rewards  are  here  for  the  enter- 
prising. Opportunities  are  as  great  right  here  in  our  Canada  as  they 
are  in  any  part  of  the  world  and  far  greater  than  in  most. 

Fabulous  wealth  is  pouring  into  the  life  stream  of  our  country. 

News  of  the  day  teems  with  fresh  surprises  affecting  the  fortunes 
of  every  one  of  us. 

Iron  in  prodigious  deposits  in  North  Western  Ontario  and  in 
Labrador;  —  Oil  and  Gas  are  reshaping  the  whole  economy  of  the 
West.  The  world's  greatest  supply  of  uranium  for  peaceful  use 
or  for  national  security  is  within  our  borders. 

Peace  and  plenty  are  on  every  hand. 


ADDRESS  135 

Was  there  ever  in  the  history  of  the  world  such  a  favourable 
time  in  which  to  graduate  from  this  great  University  and  to  launch 
a  career  ? 

Certainly  there  has  never  in  the  past  been  such  a  feast  of  op- 
portunity and  yet  in  the  past  with  the  far  lesser  chances  many  of 
our  people  have  done  very  well. 

Our  inheritance  from  the  past  has  given  us  in  this  free  Western 
world  a  standard  of  living  no  others  can  match  as  well  as  rich 
treasures   in   self   government   and   in   religious   freedom. 

In  this  bénéficient  atmosphere  Canada  needs  and  will  pay  hand- 
somely for  whatever  contribution  you  decide  to  make  to  the  wel- 
fare and  to  the  advancement  of  our  country. 

I  am  aware  that  I  speak  much  of  things  on  the  worldly  level, 
though  some  of  you  are  destined  for  the  church.  I  know,  too,  that 
the  traditional  objective  of  Catholic  education  is  to  make  saints  of 
your   scholars. 

But  as  one  who  has  had  some  experience  in  business,  I  can  vouch 
for  the  fact  that  business  has  its  opening  for  saints,  and  values  saint- 
liness   a   great   deal   more   than   some   may   suspect. 

It  is  an  axiom  of  business  that  "You  cannot  do  business  with 
one  who  does  not  inspire  confidence"  which  is  just  another  way 
to  the  same  destination. 

The  dishonest  operator  becomes  a  business  outcast,  repudiated 
by  his  bank  and  abandoned  by  those  who  could  and  would  have 
been  his  friends. 

But  to  the  man  of  honor,  of  sincerity  and  of  decency  goes  the 
position  of  trust  in  every  field. 

We  live  in  threatening  times  —  the  way  of  life  pioneered  — 
struggled  and  fought  for  by  our  ancestors  is  being  seriously  chal- 
lenged. 

I  am  certain  that  we  have  the  moral  fibre  to  meet  that  chal- 
lenge  and   we   will   not  stand  weakly   aside.     We   are   not   a   decadent 


136  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

raoe   —   spoiled   by   easy   living   and   we   will   not   give  up   our   hard 
earned  heritage  for  an  entirely  different  way  of  life. 

We  read  much  these  days  of  other  ways  of  life.  We  read  of 
the  cruelty,  the  slavery,  the  poverty,  and  even  atheism.  Yet  in  the 
face  of  all  of  these  negative  characteristics,  we  still  read  of  the 
appalling  strides  made  by  this  other  way  of  life  encompassing  large 
areas  in  China  and  in  Europe. 

These  followers  of  other  ways  of  life  are  fanatically  impregnated 
with  their  beliefs.  The  drive  and  the  energy  of  these  attackers  on 
our  free  way  of  life  will  not  be  stopped  by  diffident  apathy  and  some 
people  in  Canada  are  apt  to  unthinkingly  criticize  our  form  of 
Government  and  will  not  inconvenience  themselves  in  tackling  the 
doubters  in  our  midst. 

In  order  to  become  enthusiastic  and  energetic  in  upholding  our 
system  and  our  appreciation  of  all  of  its  great  advantages,  it  is 
most  necessary  that  we  all  understand  it  more  clearly. 

Our  democratic  way  of  life  has  given  us  material  things  to 
stagger  the  imagination  of  our  Grandparents. 

It  has  given  us  spiritual  things  and  culture  in  abundance  —  il 
has  given  u^  freedom  —  leisure  and  religious  encouragement. 

In  the  affairs  of  men  in  Canada,  each  man  writes  his  own  ticket 
to  his  ultimate  destination,  and  a  good  part  of  it  is  determined 
in  "T/ie  Other  Eight  Hours'\  Eight  hours  for  sleep  .  .  .  Eight  hours 
for  work  .  .  .  and  "T/ie  Other  Eight  Hours", 

Properly  spent  "T/ie  Other  Eight  Hours"  can  be  a  virtual  in- 
surance against  avoidable  sickness,  and  a  great  stimulant  toward 
business  success.  If  properly  directed  for  moral,  mental  and  physical 
development,  they  can  bring  you  amazing  improvements.  They  can 
lessen  crime,  spare  police  and  spare  clergy  and  social  organization 
a  large  part  of  their  troubles. 

Play,  amusement,  exercise,  reading  and  study  are  all  necessary 
to  fit  us  for  eight  hours  sleep  and  for  eight  hours  work,  but  the 
way  in  which  we  spend  "T/ie  Othet  Eight  Hours"  is  that  which  really 
counts. 


ADDRESS  137 

What  do  you  suppose  would  have  happened  to  the  achievements 
of  Thomas  Edison,  of  Alexander  Graham  Bell,  of  Henry  Ford,  of  Sir 
Charles  Saunders,  or  of  Sir  Frederick  Banting,  if  they  had  followed 
useless  pleasures  till  after  midnight  ? 

We  owe  to  the  gentlemen  of  the  Press  a  number  of  descriptive 
titles  that  have  become  more  or  less  standardized  in  the  biographies 
of  the  great:  a  distinguished  churchman  ...  an  eminent  scholar  .  .  . 
a  brilliant  scientist  ...  a  top-flight  diplomat  ...  a  business  tycoon 
...  a  captain  of  industry  ...  a  wizard  of  finance  or  a  merchant 
prince. 

But  there  are  words  of  a  totally  different  kind  for  the  sluggards 
among  our  people. 

If  you  covet  honours,  position  or  prosperity  in  any  line,  it  might 
be  worthwhile  to  give  a  little  thought  to  the  extent  to  which  you 
really  and  honestly  are  prepared  to  labour  to  obtain  your  ambition. 

If  you  do  nothing  more  than  is  actually  required  of  you  in  your 
work,  if  you  put  no  extras  into  your  work;  then,  when  men  are 
being  picked  for  executive  advancement,  you  will  attract  no  attention. 

Men  who  follow  that  course  will  be  found  ten  or  twenty  years 
from  now  quoting  the  old  absurdity  about  what  you  know  counting 
for  so  much  less  than  for  whom  you  know. 

Within  your  own  life  time  the  leaders  of  today  will  be  handing 
over  their  responsibilities  to  their  successors. 

Those  who  now  bear  great  responsibilities  will  be  searching  about 
for  outstanding  men. 

Go  over  to  the  library  and  take  a  look  at  the  biographies  of 
the  men  whose  positions  you  would  like  to  occupy.  You  will  find  that 
most  of  them  came  up  through  the  ranks,  and  a  great  majority  of 
them  with  far  less  equipment  and  apparently  with  far  less  op- 
portunity than  any  of  you  now  have. 

Some  people  talk  a  great  deal  as  if  it  were  a  new  and  a  strange 
and  an  unfair  thing  to  cut  across  all  lines  of  race  and  creed  to  let 
the  best  man  win. 


138  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

The  great  institutions  of  modem  times  have  grown  great  and 
prosperous  hy  just  such  means  and  there  is  an  unceasing  quest  for 
men  who  will  work  hard,  men  who  are  honourable  and  men  who 
are  resourceful. 

That  is  the  reason  big  business  spends  millions  on  scholarships 
and  on  rich  rewards  in  every  field  you  can  name. 

Your  antecedents  matter  little  if  you  have  the  character  and 
equipment  to  strengthen  an  organization  in  this  highly  competitive 
world. 

Whether  you  are  rich  or  poor  is  not  the  governing  factor  in 
your  chances  for  success.  Every  one  of  you  shares  in  the  richest 
inheritance  in  the  world  today.  That  is  the  living  legacy  that  our 
civilization  has  brought  in  equal  measure  to  every  one  of  you. 

The  sum  total  of  all  the  knowledge,  all  the  discoveries  of  the 
centuries  is  yours.  No  man  can  take  that  from  you  but  yourself. 
It  cannot  be  willed  to  others,  —  You  cannot  take  it  with  you. 

At  this  stage  in  history,  yours  is  the  richest  inheritance  since 
the  foundation  of  the  world. 

This  great  University  has  shown  you  where  it  is,  the  way  in  which 
you  can  find  it  and  the  best  way  in  which  you  can  use  it. 

As  Dr.  Samuel  Johnson  said  —  "You  have  the  recesses  of  learn- 
ing to  enter  and  to  ransack." 

During  your  course  you  have  had  the  time  and  the  opportunity 
to  bring  yourselves  into  touch  with  great  minds,  —  both  with  the 
living  as  exemplified  by  your  instructors  and  also  in  the  records  of 
thought  and  deed  which  those  now  dead  have  left  behind  them  as  an 
imperishable  legacy  to  all  mankind. 

I  am  sure  that  most  of  you  are  fully  conscious  of  that  great 
privilege  which  has  been  yours. 

I  envy  you  your  youth,  and  the  confidence  and  the  faith  that 
go  with  it  —  and  I  hope  that  you  will  always  remember  that  no 
person  derives  anything  out  of  this  life  that  he  does  not  put  into  it. 

The  old  idea  of  getting  something  for  nothing  was  discounted 
many  years  ago. 


ADDRESS  139 

Fifteen  or  twenty  years  from  now,  some  of  you  will  be  the  cap- 
tains, the  tycoons,  the  giants  of  your  day. 

Unfortunately  perhaps  some  of  you  will  not.  But  remember 
this. 

Never  under-rate  your  own  abilities  and  do  not  discount  the  suf- 
ficiency of  your  equipment.  Remember  "T/ie  Other  Eight  Hours'' 
and  never  take  your  eyes  off  the  only  man  who  can  make  or  break 
your  own  career.     That  man  is  you. 

Lieut.-Colonel  the   Honourable 

Ray  Lawson,   O.B.E.,  LL.D.,  D.Cn.L., 

Lieutenant-Governor  of  the  Province   of  Ontario 
Chancellor   of  the   University   of  King's   College 

and 
Knight   of   Grace   of  the   Order   of   St.   John   of  Jerusalem 


La  signification  théologique 
du  pontificat  de  Grégoire  VII 


Peu  de  pontificats,  dans  l'histoire  de  l'Église,  ont  suscité  autant 
de  controverses  que  celui  de  Grégoire  VII.  Tour  à  tour  protestants, 
gallicans  et  libéraux  de  toute  nuance  l'ont  accusé  d'avoir  introduit 
dans  l'Eglise  un  système  de  gouvernement  pontifical  nouveau,  absolu, 
théocratique,  en  opposition  avec  la  tradition  antérieure.  Bref,  son 
action  énergique  et  tenace  marquerait  une  secousse  révolutionnaire, 
incompatible  avec  l'ancienne  constitution  de  l'Eglise.  On  connaît 
le  mot  de  Napoléon:  «  Je  suis  de  la  religion  de  Bossuet,  mais  non 
de  celle  de  Grégoire  VIL  » 

Bossuet,  en  effet,  a  écrit:  «  En  retournant  ces  choses  dans  mon 
esprit,  cette  seule  idée  me  parut  juste:  comme  Grégoire  VII,  animé 
d'un  esprit  bouillant,  supportait  avec  aigreur  tant  de  mauvais  prin- 
ces qui  vivaient  à  son  époque,  et  comme  il  les  voyait  insensibles  aux 
censures  ecclésiastiques,  il  songea  à  les  terrifier  par  d'autres  sanctions 
et  à  leur  ôter  leur  pouvoir,  revendiquant  ainsi  sans  aucune  crainte 
des  choses  entièrement  nouvelles  et  insolites  pour  le  Siège  aposto- 
lique ^.  » 

Edgar  Quinet  écrivait,  au  siècle  dernier,  en  mêlant  beaucoup  de 
romantisme  à  certaines  vues  pénétrantes  :  «  A  quelques  égards,  Gré- 
goire VII  est  le  Napoléon  de  l'Eglise:  il  a  fait  le  18  brunaire  du 
catholicisme,  nouvelle  révolution  dans  le  gouvernement  spirituel  de 
l'Eglise  qui  prétend  n'en  subir  aucune.  La  démocratie  de  l'Eglise 
primitive  avait  été  remplacée  par  la  féodalité  des  évêques;  ces  barons 
de  l'Eglise  se  brisent  entre  les  mains  du  moine  Hildebrand  ...     Ce 

1  «  Mihi  vero  hœc  omnia  animo  revolvento,  id  unum  occurrit,  nempe  Gregorium 
Vil  fervido  ingénia  prœditum,  cum  tam  malos  principes,  qiios  ea  œtes  tulerat,  œgre 
pateretur;  neque  ecclesiasticis  pœnis  jam  satis  commoveri  cerner  et  .  .  .  eo  devinisse, 
ut  aliis  pœnis  exterre  facer  et,  atque  adeo  de  imperio  ipsis  adimendo  cogitasse,  omnia 
nova  et  insolita  Sedi  apostolicœ  vindicare,  nil  quvdquam  metuentem  »  (Bossuet, 
Defensio  Declarationis  cleri  gallicani,  Liège  1768,  Pars  P,  lib.   I,  sect.   1,  p.   143). 


LE  PONTIFICAT  DE  GRÉGOIRE  VII  141 

qui  marque  ce  génie  tout  nouveau  dans  le  monde,  c'est  qu'en  ôtant 
aux  rois  leurs  royaumes,  il  ne  doute  pas  un  moment  du  droit  qu'il 
a  de  les  dépouiller  ...  Or  ce  droit  il  l'avait  par  la  sainteté  du 
cœur  et  l'héroïsme  de  l'esprit.  Il  savait,  il  sentait  qu'il  habitait  réel- 
lement un  monde  meilleur  que  n'était  la  société  de  son  temps;  sans 
hésiter  il  puisait  dans  sa  conscience  une  de  ces  colères  de  Dieu, 
iram  Dei,  un  de  ces  rayons  de  flamme  que  tout  le  monde  reconnais- 
sait, il  jetait  cette  flamme  vivante  au  front  des  rois  ...  Il  a  posé 
le  droit  chrétien  pour  fondement  du  droit  politique  ^.  » 

A  la  même  époque,  Michelet,  après  avoir  fait  un  tableau  de  la 
décadence  de  l'Eglise,  asservie  aux  pouvoirs  séculiers  aux  X*'  et 
XI^  siècles,  écrit  dans  le  même  sens:  «  C'était  fait  du  christianisme, 
si  l'Eglise  se  matérialisait  dans  l'hérédité  féodale  ^.  »  Le  sel  de  la 
terre  s'évanouissait,  et  tout  était  dit.  Dès  lors,  plus  de  force  inté- 
rieure ni  d'élan  au  ciel.  Jamais  une  telle  Eglise  n'aurait  soulevé 
la  voûte  du  chœur  de  la  cathédrale  de  Cologne,  ni  la  flèche  de 
Strasbourg;  elle  n'aurait  enfanté  ni  l'âme  de  saint  Bernard,  ni  le 
pénétrant  génie  de  saint  Thomas:  à  de  tels  hommes  il  faut  le  recueil- 
lement solitaire.  Dès  lors,  point  de  croisade.  Pour  avoir  droit 
d'attaquer  l'Asie,  il  faut  que  l'Europe  dompte  la  sensualité  asiatique, 
qu'elle  devienne  plus  Europe,  plus  pure,  plus  chrétienne  .  .  .  L'Eglise 
en  péril  se  contracta  pour  vivre  encore.  La  vie  se  concentra  au 
cœur  .  .  . 

«  Pour  que  l'Eglise  échappât  à  la  domination  des  laïques,  il 
fallait    qu'elle    cessât    d'être    laïque    elle-même,    qu'elle    recouvrât    sa 

2  Edgar  Quinet,  Le  Christianisme  et  la  Révolution  française,  Paris,  éd.  Hachette, 
dans  Œuvres  complètes,  28  vol.  [sans  date],  t.  III,  p.  127-134.  Ed.  Quinet  (1803- 
1875)  a  été  un  des  grands  initiateurs  du  laïcisme  en  France.  Nommé,  en  1842,  pro- 
fesseur au  Collège  de  France  (chaire  de  langue  et  de  littérature  de  l'Europe  méri- 
dionale), il  fut  révoqué  au  coup  d'Etat  de  1851,  comme  son  ami  Michelet.  Il  a 
écrit,  au  sujet  de  leurs  relations,  un,  fascicule  plein  d'intérêt:  Cinquante  Ans  cT Amitié, 
où  l'on  voit  que  leur  anticléricalisme  a  été  renforcé  par  leur  disgrâce.  Les  pages 
qu'il  consacre  à  Grégoire  VII  manifestent  autant  d'éloquence  que  d'ignorance  sur 
la  façon  dont  la  question  se  pose  réellement  en  face  de  l'historien.  Elles  eurent 
beaucoup  de  succès  à  leur  époque;  aujourd'hui  aucun  historien  de  Grégoire  VII  n'y 
fait  allusion.  Elles  n'en  sont  pas  moins  significatives  de  l'idée  qu'on  s'est  fait  de 
Grégoire  VII. 

3  Le  mariage  des  clercs  tendait,  en  effet,  à  devenir  une  institution:  voir  les 
détails  dans  notre  ouvrage:  H.-X.  Arquillière,  Saint  Grégoire  VII,  Essai  sur  sa 
Conception  du  Pouvoir  pontifical,  Paris,  Vrin,  1934,  chap.  P"^,  Hildebrand,  Dans  la 
crise,   p.   7-67. 


142  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

force  par  la  vertu  de  l'abstinence  et  des  sacrifices,  qu'elle  se  plongeât 
dans  les  froides  eaux  du  Styx,  qu'elle  se  trempât  dans  la  chasteté. 
C'est  par  là  que  commença  le  moine  [  Hildebrand  ] .  Déjà  sous  les 
deux  papes  qui  le  précédèrent  au  pontificat,  il  fit  déclarer  qu'un  prê- 
tre marié  n'était  plus  prêtre  ^.  Là-dessus  grande  rumeur  ...  Le 
réformateur  ne  recula  pas.  Cette  épuration  révolutionnaire  de  l'Eglise 
lui  communiqua  un  immense  ébranlement.  Alors  dans  la  fierté  sau- 
vage de  sa  virginité,  ayant  repris  sa  vertu  et  sa  force,  elle  interrogea 
le  siècle  et  le  somma  de  lui  rendre  la  primatie  qui  lui  était  due  ^.  » 

Un  peu  plus  tard,  à  la  veille  du  concile  du  Vatican,  un  savant 
remarquable,  l'abbé  Dœllinger,  professeur  à  l'Université  de  Munich, 
écrivait  en  1869:  «  On  n'a  peut-être  pas  fait  ressortir  avec  assez  de 
force,  qu'en  réalité,  dans  toute  la  longue  série  des  papes,  Grégoire 
VII  est  le  seul  qui  ait  eu  la  pleine  et  claire  conscience  de  son 
œuvre,  et  qu'il  ait  été  décidé  à  introduire  dans  l'Eglise  un  nouvel 
ordre  de  choses,  par  l'emploi  de  moyens  nouveaux.  Bien  qu'il  invo- 
quât souvent  l'exemple  de  ses  prédécesseurs,  il  ne  s'est  point  seule- 
ment considéré  comme  le  réformateur  de  l'Eglise,  mais  comme  le 
fondateur,  désigné  par  Dieu,  d'une  institution  jusqu'alors  inconnue  ^.  » 
On  voit  clairement  où  Dœllinger  devait  aboutir,  surtout  après  la  défi- 
nition de  l'infaillibilité  pontificale:  si  le  système  ecclésiastique  qui 
est  en  vigueur  a  pour  origine  la  pensée  et  l'action  de  Grégoire  VII, 
il  n'est  plus  marqué  du  sceau  divin. 


4  II  est  évident  que  si  Grégoire  VII  condamna  sévèrement  le  mariage  et  l'incon- 
tinence des  clercs,  s'il  les  déclara  «  suspens  a  divins  »,  comme  les  simoniaques,  il 
les  considérait  toujours  comme  prêtres  et  se  montrait  prêt  à  les  recevoir  dans  «  la 
grâce  de  l'Eglise  »    après  amendement. 

5  MiCHELET,  Histoire  de  France,  édit.  définitive,  Paris  (sans  date),  t.  II,  p.  135- 
137.  Michelet  (1798-1874)  reste  un  grand  historien,  surtout  pour  son  sens  divinatoire 
et  sa  valeur  littéraire.  Professeur  au  Collège  de  France  en  1838  (chaire  de  morale 
et  d'histoire),  il  en  fut  expulsé  par  le  Second  Empire,  comme  Edgar  Quinet.  Son 
aversion  pour  le  catholicisme  s'en  accrut,  et  elle  le  porta  à  réviser  dans  un  sens 
hostile  ses  ouvrages  antérieurs,  notamment  son  Histoire  du  Moyen  Age,  qui  était 
son  chef  d'œuvre.  Un  critique  pénétrant,  pourtant  peu  sympathique  à  l'Eglise,  a  écrit 
justement:  «  Michelet  eut  la  faiblesse  de  se  repentir  d'avoir  rendu  justice  au  catho- 
licisme. Il'  a  traité  de  mirage,  AHllusion  poétique  son  tableau  du  Moyen  Age.  Il 
a  essayé  d'y  mettre  après  coup  le  contraire  de  ce  qu'il  y  avait  mis  d'abord.  Son 
livre  se  défend  contre  lui  et  ne  se  laisse  ni  diffamer  ni  travestir  »  (G.  Lanson,  Litté- 
rature française,  Paris   1916,  p.   1024). 

^    Dœllinger,  La  Papauté,  trad.   Giraud-Teulon,  Paris   1904,  p.  36. 


LE  PONTIFICAT  DE  GRÉGOIRE  VII  143 

Martens,  historien  protestant,  déclarait,  en  1894,  que  les  deux 
lettres  de  Grégoire  VII  à  Hermann  de  Metz  (qui  contiennent  en 
effet  toute  sa  doctrine  politico-religieuse)  manifestaient  un  nouvel 
enseignement   «  hiérocratique  ^  ». 

Les  travaux  de  M.  Fliche  marquent  un  réel  progrès  dans  la  com- 
préhension de  la  personne  de  Grégoire  VII  et  de  son  oeuvre.  Mais 
il  n'a  pas  traité  le  problème  théologique  que  pose  son  pontificat. 


Il  ne  saurait  être  question,  dans  ce  bref  exposé,  de  présenter  autre 
chose  qu'une  rapide  esquisse  des  principaux  éléments  qui  composent 
le  problème  posé  par  la  pensée  et  par  l'action  grégoriennes. 

Grégoire  VII  avait-il,  au  moment  où  il  accède  au  trône  de  saint 
Pierre,  une  doctrine  toute  faite,  opposée  à  la  Tradition,  appuyée  sur 
des  faux  notoires,  comme  les  Fausses  décrétales  —  sur  des  interpré- 
tations mensongères  de  documents  traditionnels,  —  ou  sur  des  faits 
historiques  inexacts:  tout  cela  destiné  à  soutenir  une  ambition  désor- 
donnée et  un  appétit  de  domination  incoercible  ?  C'est  l'histoire  qu'il 
faut  interroger  et  particulièrement  le  document  qui  nous  donne  le 
reflet  le  plus  pur  de  la  pensée  du  pape  :  le  Registre  de  ses  lettres  ^. 

Il  faut  donc  rechercher  quelle  a  été  l'inspiration  foncière  de 
son   pontificat,  —   ensuite   voir  très   succinctement   comment  il   a   été 


"^  Martens,  Gregor  VII,  sein  Lehen  und  Wirken,  Leipzig  1894,  2  vol.,  t.  II, 
p.  49. 

8  A.  Fliche,  Saint  Grégoire  VU  (Collection  Les  Saints),  Paris  1921;  La  Réforme 
grégorienne,  3  vol.,  Paris  1924-1937;  La  Réforme  grégorienne  et  la  Reconquête  chré- 
tienne, Paris  1940;  Grégoire  VII,  à  Canossa,  a-t-il  réintégré  Henri  IV  dans  sa  fonc- 
tion royale  ?  dans  les  Studi  gregoriani,  Rome  1947,  t.  I,  p.  373.  Nous  sommes  en 
complet  désaccord  avec  lui,  sur  cette  question  ainsi  qu'on  le  verra  dans  le  Tome  IV 
des  Studi  gregoriani  (à  paraître  prochainement).  On  doit  signaler  aussi,  malgré  ses 
tendances  hagiographiques,  l'œuvre  de  l'abbé  Delarc,  Grégoire  VII  et  la  Réforme 
de   l'Eglise   au   XI^    siècle,    3   vol.,    Paris    1889. 

Les  Studi  gregoriani,  dont  la  publication  se  poursuit  à  Rome  en  ce  moment, 
sous  la  direction  de  G.  Borino,  contiennent  une  véritable  somme  de  travaux  impor- 
tants sur  le  pontificat  de  Grégoire  VII. 

La  dernière  critique  est  celle  de  Caspar  (Erich),  Das  Register  Gregors  VII, 
parue  dans  les  Monumenta  Germaniœ  historica,  série  in-S° ,Epistolœ  Selectœ,  Berlin 
1920.  L'auteur  a  édité  le  Registre  ofiSciel  du  Vatican.  Quelques  lettres  de  Grégoire  VII 
n'y  sont  pas  contenues.  On  les  trouvera  dans  Jaffé,  Monumenta  Gregoriana,  Berlin 
1865.  Les  historiens  sont  d'accord  pour  reconnaître  aux  Lettres  de  Grégoire  VII  une 
valeur  exceptionnelle  (voir  Fliche,  La  Réforme  grégorienne,  Paris  1926,  t.  II,  p.  4 
et  31;  et  surtout  W.  M.  Pietz,  Das  original  Register  Gregors  VII  .  .  .  dans  les  Sit- 
zungsberichte  der  Kais.  Académie  zu   Wien^  Vienne  1911,  t.  cxlv,  fasc.  5). 


144  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

amené  à  prendre  ses  décisions  capitales:  décrets  contre  l'investiture 
laïque,  excommunication  et  déposition  du  roi  de  Germanie  Henri  IV 
(le  futur  empereur),  et  enfin  comment  se  justifie  doctrinalement  son 
attitude. 


Il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  le  fait  qui  est  à  la  base  de 
l'œuvre  grégorienne:  la  profonde  décadence  de  l'Eglise.  Abaissement 
des  mœurs  de  la  papauté  elle-même  sous  les  pontificats  issus  de  la 
maison  de  Tusculum:  surtout  de  Sergius  III,  de  Jean  XII,  de  Benoît  IX; 
avilissement  de  l'épiscopat  placé  sous  l'influence  des  puissances  féodales 
par  l'investiture  laïque;  démoralisation  du  clergé:  tel  était  le  spec- 
tacle qui  s'offrait  aux  yeux  du  jeune  Hildebrand,  à  l'âge  où  se  forme 
dans  l'esprit  d'un  futur  homme  d'action  le  sentiment  des  maux  à 
combattre,  des  abus  à  corriger,  des  besoins  spirituels  à  satisfaire,  de 
l'idéal  à  faire  prévaloir  ^.  Pour  un  être  exceptionnellement  doué,  on 
conçoit  quelles  irritations,  quelles  virtualités,  quelles  énergies  ce 
spectacle  répété  a  pu  accumuler  dans  l'âme  du  futur  réformateur. 

Second  danger  à  éviter  dans  cette  étude,  il  faut  se  garder  d'isoler 
la  personne  du  souverain  pontife.  Il  faut,  au  contraire,  le  placer  dans 
le  courant  de  la  vie  pontificale  traditionnelle.  Il  était  plein,  lui- 
même,  de  cette  vie  ecclésiastique  du  passé.  À  cette  époque,  d'ail- 
leurs, on  ne  songeait  guère  à  innover,  lui  moins  que  tout  autre,  puisque 
sans  cesse  il  se  réclame  de  la  tradition  des  «  Saints  Pères  ^^  »,  et  qu'il 
déclare  comme  sa  suprême  sauvegarde:  nil  novi  facientes,  nil  adinven- 
Hone  nostra  statuentes  ^^.    Il  avait  pu  se  pénétrer  de  cette  vie  tradition- 

9  M^"  L.  Duchesne,  Les  Premiers  Temps  de  l'Etat  pontifical,  Paris  1911, 
passim,  surtout  p.  338-339.  Voir  Liutprand,  Liber  de  rebus  gestis  Ottonis  magni 
imperatoris,  dans  M.  G.  Script.,  t.  III,  p.  340-346;  Benoît  de  Saint-André  du 
MoNT-SocRATE,  Chronica,  dans  M.  G.,  Scriptores,  t.  III,  p.  714-719.  Voir  aussi  les 
textes  que  nous  avons  rassemblés  dans  notre  Saint  Grégoire  VII,  ch.  I,  Hildebrand, 
Dans  la  crise,  p.  7-17. 

1^  Sous  cette  expression  qui  revient  constamment  sous  sa  plume:  Sanctorum  patrum 
décréta,  régula,  doctrina,  sanctiones,  dicta,  statuta,  il  serait  tout  à  fait  inexact  de 
n'apercevoir  que  des  allusions  aux  Pères  de  l'Eglise  proprement  dits  (saint  Augustin, 
saint  Jérômje,  saint  Ambroise,  saint  Grégoire  le  Grand,  etc.)  Cette  locution  a  une 
étendue  beaucoup  plus  vaste.  Elle  comprend,  en  outre,  les  décrets  des  conciles,  les 
décisions  pontificales,  les  doctrines  approuvées  et  en  général  tout  ce  qui  constitue  la 
Tradition  de  l'Eglise  (voir  notre  Saint  Grégoire  VII,  ch.  IV,  Les  sources  de  la  pensée 
grégorienne,  p.  201-288,  surtout  p.  279). 

11    Registrum,  III,  10:  éd.  Caspar,  p.  263. 


LE  PONTIFICAT  DE  GREGOIRE  VII  145 

nelle,  au  temps  de  sa  formation  au  monastère  de  Sainte-Marie- A ventine 
—  fondé  à  Rome  par  saint  Odon  de  Cluny,  —  où  l'Office  divin  et  la 
Lectio  divina  remplissaient  la  plus  grande  partie  de  ses  journées. 
C'est  là  que,  sans  cesse,  il  pouvait  méditer  sur  les  Psaumes,  sur 
l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament,  sur  saint  Paul  en  particulier,  sur 
les  Pères  de  l'Eglise  ^^.  Il  avait  eu,  enfin,  une  autre  occasion  de 
s'imprégner  de  la  vie  traditionnelle  de  l'Eglise:  ce  sont  les  hautes 
missions  qu'il  eut  à  remplir  sous  ses  prédécesseurs  immédiats,  les  pre- 
miers papes  réformateurs,  particulièrement  sous  Etienne  IX  (1057- 
1058),  sous  Nicolas  II   (1059-1061),  sous  Alexandre  II   (1061-1073). 

Lorsque,  malgré  sa  vive  répulsion  (comme  il  l'a  maintes  fois 
déclaré),  il  fut  porté  par  le  vœu  unanime  du  clergé  et  du  peuple 
sur  le  trône  de  saint  Pierre  (avril  1073),  il  était  imbu  du  programme 
de  réforme  inauguré  par  la  papauté  antérieure  depuis  Léon  IX  (1049- 
1054)  et  animé  de  la  seule  volonté  —  mais  une  volonté  de  fer  — 
de   dépenser  tous   ses   efforts   à  le  faire  aboutir. 

La  décadence  de  l'Eglise  avait  été  accélérée  par  l'emprise  néfaste 
des  puissances  laïques:  son  premier  acte  fut  d'affirmer  son  indé- 
pendance à  l'égard  du  pouvoir  séculier.  Il  applique,  au  moment  même 
de  son  accession  au  trône  pontifical,  le  décret  libérateur  de  1059,  qui 
soustrayait  l'élection  du  souverain  pontife  à  l'intervention  de  l'em- 
pereur ^^.  Il  fait  une  simple  notification  de  son  élection  au  roi 
Henri  IV  ^*.  Il  avait  une  autre  raison  d'agir  ainsi.  En  1073,  le 
jeune  roi  de  Germanie  avait  encouru  l'excommunication  pour  n'avoir 
pas  cessé  d'entretenir  des  rapports  constants  avec  ses  conseillers,  déjà 
excommuniés  au  temps  d'Alexandre  II.  Ce  n'est  qu'en  1074  que 
Grégoire  VII  le   reconcilia   avec  l'Eglise  ^^.      On  n'aperçoit  pas   qu'au 

12  Nous  avons  fait  l'étude  détaillée  des  citations  de  Grégoire  VIL  Voir  le 
chapitre  IV  cité  plus  haut  (note  10).  On  s'apercevra  que  le  nombre  des  citations 
scripturaires  est  de  beaucoup  plus  élevé  dans  son  Registre.  Nous  en  avons  relevé 
166  pour  l'Ancien  Testament  et  335   pour  le  Nouveau  Testament. 

13  II  avait,  du  reste,  participé  activement  à  l'élaboration  de  ce  décret,  au  con- 
cile du  Latran  (1059),  puisque  son  nom  figure  parmi  les  signataires  du  décret  (voir 
Mansi,  Concilia,  t.  XIX,  p.  909;   H.-X.  Arquillière,  Saint  Grégoire  VU,  p.  46-54. 

14  Ibid.,   p.   74-79. 

1-^  «  Filium  vestrum,  Heinricum  regem,  communioni  Ecclesîœ  restitui  »,  écrit-il 
à  l'impératrice  Agnès,  le  15  juin  1074    {Registrum,  I,  85:  éd.  Caspar,  p.  121). 


146  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

sujet   de   l'attitude   pontificale,   il   y   ait   eu   alors   aucune   réclamation 
du  roi. 

Si  le  pape  entendait  sauvegarder  son  indépendance,  il  ne  nour- 
rissait pourtant  aucune  hostilité  à  l'égard  d'Henri  IV.  Il  savait  la 
déplorable  éducation  qu'il  avait  reçu,  il  connaissait  ses  vices  et  ses 
tares,  mais  il  avait  de  l'indulgence  pour  sa  jeunesse:  le  roi  avait 
alors  23  ans.  Son  programme  initial  impliquait,  au  contraire,  une 
collaboration  affectueuse  et  confiante  avec  les  princes  séculiers  pour 
réformer  l'Eglise,  pour  travailler  de  concert  au  salut  des  peuples. 
Il  l'afiirme  nettement,  dès  le  mois  de  mai  1073,  un  mois  après  son 
élection,  lorsqu'il  fait  connaître  au  duc  Godefroy  de  Lorraine  sa 
position   au   sujet   du   roi: 

«  Quant  au  roi,  dit-il,  vous  pouvez  connaître  pleinement  nos 
pensées  et  nos  désirs.  Nous  croyons  devant  Dieu  que  personne  n'est 
plus  soucieux  que  nous  de  sa  gloire  présente  et  future.  C'est  notre 
ferme  volonté,  à  la  première  occasion,  de  le  faire  entretenir  par 
nos  légats,  en  termes  affectueux  et  paternels,  de  ce  qui  touche  à  la 
prospérité  de  l'Église  et  à  l'honneur  de  la  dignité  royale.  S'il  nous 
écoute,  nous  serons  aussi  heureux  de  son  salut  que  du  nôtre,  et 
il   sera   certainement   sauvé,   si   en   suivant   la  justice  ^^,   il   se   montre 


1^  Ce  mot,  en  apparence  si  vague  et  si  malléable,  qui  a  recouvert  des  idées 
si  diverses,  a  un  sens  solide  et  plein  sous  la  plume  de  Grégoire  VII.  Il  a  été  beau- 
coup étudié.  Il  est  un  de  ces  mots-miroirs  qui  reflètent  toute  une  civilisation  et 
changent  avec  elle.  Qu'on  étudie  sa  signification  dans  le  droit  romain  et  qu'on  la 
confronte  avec  celle  qu'il  a  revêtu  au  moyen  âge  et  l'on  s'apercevra  de  ses  modifi- 
cations successives:  voir  Bernheim,  Politische  Begriffe  des  Mittelnlters  im  Lichte  der 
Anschauungen  Augustins  dans  Deutsche  Zeitschrift  fur  Geschichtsivissenchaft  [  1896  ], 
p.  1-22;  du  même,  Mlttelaterliche  Zeitanschauungen  in  ihren  Einfluss  auf  Politik  und 
Geschichtschreibung,  Tiibingen,  1918.  Les  idées  de  Bernheim  ont  été  fidèlement 
reprises  par  ses  disciples,  comme  H.  Kruger,  Was  versteht  Gregor  VII  unter  {(justitja  » 
und  wie  wendet  er  diesen  Begriff  im  einzelnen  praktisch  an.  Diss.  Greifwald,  1910; 
Hammler,  Gregors  VII.  Stellung  zu  Frieden  und  Krieg  im  Rahmen  seiner  Gesem- 
tanschauung.  Diss.  Greifswald,  1912.  Bernheim,  qui  a  eu  le  mérite  de  poser  le 
premier  cette  question,  a  cru  voir  dans  l'idée  augustinienne  de  la  «  paix  »  la  clé  de 
voûte  d'une  série  de  concepts  qui  reviennent  constamment  dans  la  littérature  politique 
du  moyen  âge.  Il  nous  a  paru  que  ce  rôle  revenait  plutôt  à  l'idée  de  «  justice  », 
condition  même  de  la  «  paix  »  selon  saint  Augustin  lui-même.  Voir  cette  discus- 
sion dans  notre  Augustinisme  politique,  Paris,  Vrin,  1934,  p.  9  et  suiv.  On  y  verra 
aussi  le  point  de  départ  de  nos  divergences  avec  Bernheim.  Notre  conception  a  été 
confirmée  et  élargie  dans  une  thèse  récente,  présentée  à  l'Université  de  Leyde  par 
E.  H.  P.  Baudet,  Onderzoenkinden  over  het  system  der  middeleeuswsche  geschidbes- 
chuuing,  —  Een  studie  over  Ernst  Bernheim* s  «  Mittelaterliche  zeitanschanungen  », 
Leyde,   1947. 


LE  PONTIFICAT  DE  GREGOIRE   VII  147 

docile  à  nos  avertissements  et  à  nos  conseils.  Si,  au  contraire,  ce  que 
nous  ne  souhaitons  pas,  il  nous  rend  haine  pour  amour;  si,  mécon- 
naissant la  justice  du  Dieu  tout-puissant,  il  ne  lui  rend  pas  pour  un 
si  grand  honneur  qu'il  en  a  reçu  oe  que  commande  l'équité,  ce 
n'est  pas  sur  nous  que  retombera  la  sentence:  maledictus  qui  pro- 
hibet  gladium  suum  a  sanguine  (Jér.  xlviii,  10),  Car  nous  n'avons 
pas  le  droit  de  préférer  les  grâces  de  quiconque  à  la  loi  de  Dieu  ou 
de  nous  écarter  du  droit  chemin  pour  une  faveur  humaine  ^^.  » 

On  trouve  là  l'idée  fondamentale  que  Grégoire  VII  se  faisait  du 
pouvoir  pontifical:  le  service  du  salut  pour  tous,  souverains  et  sujets, 
évêques,  prêtres  et  fidèles.  C'est  par  cette  responsabilité  du  salut 
du  monde  qu'il  se  rattache  jusqu'à  l'Evangile,  à  travers  la  longue 
lignée  de  ses  prédécesseurs.  C'est  dans  l'idée  surnaturelle  de  la  «  jus- 
tice »  que  le  Christ  a  apportée  au  monde,  dont  tous  doivent  se  revêtir 
pour  être  sauvés,  qu'il  faut  chercher  le  lien  profond  de  tous  ses  actes, 
même  de  ceux  qui  paraissent  le  plus  insolites. 

Quelle  est  donc  la  signification  exacte  du  mot  «  justice  »  qui 
revient  avec  tant  d'insistance  sous  la  plume  de  Grégoire  VII  ^'^  ?  Il 
correspond  assurément,  dans  l'âme  du  pape,  à  un  sentiment  naturel 
très  vif  de  l'équité,  de  l'obligation  qui  incombe  à  un  gouvernant  d'être 
impartial.  Et  il  n'est  pas  douteux  que  Grégoire  VII  ne  l'emploie 
ça  et  là  dans  son  sens  naturel.  Mais  il  faudrait  tout  ignorer  de  la 
pensée  du  grand  pape,  pour  s'étonner  que,  même  lorsqu'il  obéit  à 
une  réaction  naturelle,  celle-ci  n'est  pas  pénétrée  et  vivifiée  par  la 
doctrine   qu'il  incarne. 

En  poussant  plus  avant  l'étude  de  ce  mot  dans  son  contexte, 
on  s'aperçoit  qu'il  est  lourd  de  toute  une  théologie.  La  justice,  dans 
la  pensée  grégorienne,  c'est  essentiellement  Dieu  justifiant  l'homme, 
c'est  l'insertion  du  surnaturel  dans  l'être  humain,  c'est  la  grâce  agis- 
sant en  lui  pour  le  rendre  juste  aux  yeux  de  Dieu.  Le  sacerdoce 
n'a  d'autre  but,  pour  l'administration  des  sacrements,  que  de  la 
donner  quand  on  ne  l'a  pas,  de  la  restaurer  quand  on  l'a  perdue,  de 
l'augmenter    quand    on    la    possède.      Quoi    d'étonnant    qu'elle    soit    la 

17  Registrum,  I,  9:   Caspar,  p.  14-15. 

18  Bernheim  a  relevé  plus  de  200  fois  cette  expression  dans   son  Registre. 


148  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

suprême  préoccupation  du  souverain  pontife,  et  comme  le  leit-motif 
qui  rythme  sa  pensée  et  son  action  ?  Ce  mot  synthétique,  si  riche 
de  substance  religieuse,  convenait  à  merveille  à  sa  manière  concise 
et   nette   de   penser   et   d'écrire. 

Aussi,  rien  de  plus  varié  que  l'usage  qu'il  en  fait  ^^.  Quelques 
traits  suffiront  à  mettre  en  relief  le  contenu  de  ce  concept.  Après 
avoir  signalé  les  pratiques  simoniaques  du  moine  Robert  en  Espa- 
gne, il  invite  l'abbé  de  Cluny  à  le  seconder  «  pour  l'exécution  de  la 
justice  qui  a  presque  déserté  ce  monde  ^^  »  Il  explique  au  patriarche 
du  Grado  que  l'aversion  des  évêques  allemands  à  l'égard  du  Saint- 
Siège  n'est  due  qu'à  ses  efforts  «  pour  endiguer  leurs  perversités 
selon  les  préceptes  de  Dieu  et  des  saints  Pontifes  et  les  ramener 
dans  la  voie  de  la  justice  ^^  ».  Il  félicite  Guillaume  IV,  comte  de 
Poitiers,  de  s'être  séparé  d'une  épouse  qu'un  «  lien  proche  de  con- 
sanguinité rendait  inapte  à  ce  mariage,  afin  de  suivre  les  exigences 
de  la  justice^"».  On  pourrait  multiplier  ces  exemples.  Ils  l'apparen- 
tent  à  saint  Augustin.  Gilson  dit  à  juste  titre  que  ce  dernier  «  réduit 
l'histoire  du  monde  à  celle  du  péché  et  de  la  grâce  parce  qu'il  pense 
le  drame  cosmique  en  fonction  du  drame  qui  s'est  joué  dans  son 
âme^^».  Mais,  au  fond,  le  concept  de  justice  qui  anime  la  pensée 
du  grand  pontife,  remonte  plus  haut.  Il  n'est  autre  que  celui  du 
Nouveau  Testament  et  particulièrement  de  saint  Paul  ^^.  C'est  la 
justice  théologique,  c'est  celle  qui  résulte  de  l'incorporation  au  Christ 
par  le  baptême  et  les  autres  sacrements,  par  la  grâce  sanctifiante, 
par  l'observation  des  préceptes  divins  et  des  lois  de  l'Eglise,  par 
l'éloignement  du  péché  sous  toutes  ses  formes.  Grégoire  VII  lui 
donne  une  ampleur  qui  ne  pouvait  guère  se  rencontrer  dans  les  textes 


19  Registrum,  I,  10;  IV,  15;  I,  65;  I,  9;  I,  11;  I,  75;  II,  12;  III,  15;  ÏII,  7; 
rV,  28;  V,  4;  I,  1;  VI,  20;  VIII,  20;  V,  14a;  VI,  3;  VIII,  21;  IV,  12;  IX,  11; 
IX,  34;  IX,  28:  III,  14;  V,  13;  IX,  5;  IX,  8;  25,  33  etc.  Voir  H.-X.  Arquil- 
LiÈRE,  Saint  Grégoire  VII,  p.  260-272. 

20  Registrum,  VIII,  2:   Caspar,  p.  517. 

21  Registrum,  III,   14:   Caspar,  p.   275-276. 

22  Registrum,  II,  3:   Caspar,  p.   127. 

23  E.  Gilson,  Introduction  à  l'Etude  de  saint  Augustin,  Paris  1929,  p.  299-300; 
Gilson,  Pourquoi  saint  Thomas  a  critiqué  saint  Augustin,  dans  Archives  d'Histoire 
doctrinale  et  littéraire  du  Moyen  Age,   1926-1927,   p.   5-127. 

24  Voyez-en   l'analyse   détaillée   dans   notre   Autustinisme   politique,   p.   22   et   suiv. 


LE  PONTIFICAT  DE  GREGOIRE  VII  149 

néo-testamentaires,  et  dont  l'aire  d'application  correspond  au  dévelop- 
pement prodigieux  acquis  par  l'Eglise,  et  dans  l'Eglise  par  la  papauté. 

Il  ressort  de  ces  brèves  indications  que  l'inspiration  foncière 
de  Grégoire  VII,  dans  l'exercice  des  prérogatives  pontificales,  était 
fondée  sur  une  doctrine  théologique  puisée  aux  meilleures  sources. 
Comment  l'a-t-il  appliquée  dans  ses  principaux  actes  ? 


Grégoire  VII  avait  rêvé,  on  s'en  souvient,  d'une  collaboration 
pacifique  lavec  les  souverains,  dans  son  œuvre  de  restauration  de  la 
discipline  et  des  mœurs.  Au  lieu  de  la  paix,  c'est  la  guerre  qui  est 
venue  et  qui  a  pris  rapidement  des  proportions  dramatiques.  Comment 
est-elle  venue  ?  Est-ce  par  son  fait  ?  C'est  ce  qu'il  importe  de  fixer. 
Il  poursuit  d'abord  simplement  l'application  du  programme  de  ses 
prédécesseurs:  lutte  contre  la  simonie  et  l'incontinence  des  clercs. 
Il  prend,  contre  ces  abus,  des  sanctions  rigoureuses,  soit  dans  ses 
lettres,  soit  au  synode  romain  de  1074  ^^.  Pendant  deux  longues 
années,  toutes  ces  mesures,  toute  l'énergie  qui  les  appuie  s'avèrent, 
hélas  !  inefficaces.  Les  mauvaises  coutumes  se  défendent,  les  clercs 
font  la  sourde  oreille.  Le  pape  se  heurte  plus  d'une  fois  à  des  résis- 
tances violentes.  Les  clercs  s'écrient  en  plein  concile,  comme  à 
Mayence,  que  «  si  des  hommes  ne  lui  suffisent  pas  pour  gouverner  les 
Eglises  particulières,  qu'il  s'arrange  pour  se  procurer  des  anges  ^^». 
Ailleurs,  comme  à  Rouen,  les  clercs  chassent  à  coups  de  pierre  les 
évêques  qui  leur  parlent  de  réforme  ^^.  Le  pape  en  est  presque 
découragé  ^^.  Que  faire  devant  cet  insuccès  qui  peut  se  prolonger  ? 
Grégoire  VII  voit  bien  la  racine  commune  de  ces  maux,  qui  est  dans 
l'investiture  laïque  par  la  crosse  et  l'anneau.  Mais  attaquer  cette 
coutume  déjà  séculaire  est  une  périlleuse  aventure,  d'autant  plus 
que  les  souverains  sont  les  complices  et  les  bénéficiaires  de  cet  abus. 

25  Voyez   dans   le  Registrum   les  lettres   de   1073   à   1075   et   le   synode   romain   de 
1074  voir  Héfélé-Leclercq,  Histoire  des  Conciles,  t.  V.  p.  218. 

26  Lambert  de  Hersfeld,  Annales,  ad  an.   1074,  dans  M.G.,  Script,  t.  V.,  p.  218. 

27  Orderic    Vital,    Historia    ecclesiastica,    IV,    9    (éd.    Leprévost,    t.    II,    p.    237). 
Voir   MiRBT,   Die  Publizistik   im  Zeitalter   Gregors    VII,   p.   237. 

28  Voyez    la    lettre    extrêmement    suggestive   où    il   fait    ses   confidences   désolées   à 
Hugues  de  Cluny   (Registrum,  II,  49:  Caspar,  p.  188-190). 


150  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Ses  prédécesseurs  ne  l'ont  pas  osé.  Le  cardinal  Humbert  lui-même, 
qui  l'a  dénoncé  avec  la  plus  grande  énergie,  ne  s'en  dissimule  ni 
l'étendue  ni  les  difficultés  ^^.  Cependant  elle  est  contraire  à  la  vraie 
Tradition  de  l'Église.  Le  concile  de  Chalcédoine  (451)  ^^  et  surtout 
le  IV**  concile  de  Constance  (869)  ^^  ont  condamné  l'immixtion  sécu- 
lière dans  la  collation  du  pouvoir  spirituel.  Après  des  hésitations 
et  des  réflexions  prolongées,  Grégoire  VII  se  décide,  au  synode  romain 
(1075),  à  porter  résolument  la  cognée  dans  la  racine  des  tares  qui 
ravagent  la  chrétienté. 

C'est  le  commencement  de  la  querelle  des  investitures.  Le  décret 
qui  interdit  aux  pouvoirs  séculiers  de  conférer  les  bénéfices  ecclé- 
siastiques et  au  clergé  de  les  recevoir,  sous  peine  d'excommunication, 
ne  fut  pas  promulgé  partout.  Il  est  publié  en  Italie,  en  France  et 
en  Allemagne,  mais  non  en  Angleterre.  Car  Guillaume  le  Conqué- 
rant, qui  investissait  par  la  crosse  et  l'anneau,  ne  pratiquait  pas  la 
simonie.  Il  faisait  de  bons  choix  d'évêques.  Cependant,  en  Allema- 
gne, le  coup  était  rude  pour  le  souverain  qui  se  livrait  à  un  trafic 
éhonté  des  évêchés  et  des  abbayes,  et  qui  trouvait  dans  cette  cou- 
tume, un  accroissement  de  richesse,  d'influence  et  de  prestige.  Henri  IV 
feint  d'abord  d'ignorer  le  décret  et  continue  ses  pratiques  lucratives. 
Puis  au  début  de  1076,  quand  il  a  vaincu  ses  éternels  adversaires,  les 
Saxons;  quand  il  se  croit  maître  de  la  situation,  sûr  de  son  clergé, 
hostile  à  la  réforme,  il  réunit  les  évêques  en  conciliabule  à  Worms 
(janvier  1076)  et,  sous  sa  pression,  ils  rédigent  et  signent  un  acte 
de  déposition  de  Grégoire  VII  ^^. 

À  ce  moment,  la  querelle  des  investitures  se  transforme  en  lutte 
du  Sacerdoce  et  de  l'Empire.  La  déposition  du  pape  lui  est  notifiée 
le  mois  suivant  (février  1076),  pendant  qu'il  tient  à  Rome  son  synode 
aïinuel  du  carême.     C'est  là  que  se  précise  le  véritable  enjeu  du  litige: 

29  Humbert  (cardinal),  Adversus  Simoniacos,  libri  III,  dans  M.  G.,  Libelli  de 
lite,  t.  I. 

30  Conc.  Chalcedonense,  c.  2  dans  Mansi,  t.  VII,  p.  384.  Voir  Canones  qui 
dicuntur  apostolici  dans  l'édition  allemande  d'HÉFÉLÉ,  Conciliengeschichte,  t.  1,  p.  809. 

31  Conc,  Constantinopolitanum  IV,  c.  22,  dans  Mansi,  t.  XVI,  p.  174. 

32  M.  G.,  Constitutiones  et  acta,  t.  I,  p.  106-108.  Lambert  de  Hersfeld,  Annales, 
ad  an.  1076,  a  résumé  très  exactement  les  griefs  formulés  contre  le  pape.  Voyez  aussi 
le  texte  de  Worms  dans  le  Codex  Udalrici,  n°  48,  publié  par  JaffÉ,  Monumenta 
Bambergensia,  p.   105  et  suiv. 


LE  PONTIFICAT  DE  GRÉGOIRE  VII  151 

l'emprise  du  pouvoir  séculier  sur  la  hiérarchie  ecclésiastique  et  l'effort 
pontifical  pour  s'en  libérer  —  lutte  qui  se  personnifie  alors  dans  les 
deux    plus    hauts    représentants    de    chacune    des    deux    puissances  ^^. 

En  face  de  l'insolent  défi  qui  était  lancé  à  Grégoire  VII  par 
Henri  IV,  principal  complice  des  abus  que  le  pape  combattait,  que 
faire  ?  Déjà  en  1075,  dans  l'imminence  du  péril  entrevu,  le  pape 
avait  jeté  sur  le  parchemin  ses  fameux  Dictatus  Papœ  où  il  avait  con- 
densé, sous  une  forme  lapidaire,  toutes  les  prérogatives  du  souverain 
pontife  ^^.  Parmi  ces  vingt-sept  sentences,  on  lit  dans  la  XII^  :  «  Le 
pape  a  le  droit  de  déposer  l'empereur:  Ei  licet  deponere  imperatorem.  » 
Cette  maxime  se  présente  sous  une  forme  absolue.  C'était  le  moment 
d'en  faire  usage.  Aussi,  dans  la  sentence  synodale  qu'il  prononce  au 
lendemain  de  l'injonction  brutale  qui  lui  était  infligée,  il  commence  par 
enlever  au  roi  de  Germanie  le  gouvernement  de  son  royaume,  puis 
il  délie  ses  sujets  de  leur  serment  de  fidélité,  enfin,  il  le  frappe  d'ana- 
thème  ^^.  Grave  mesure,  encore  inusitée,  qui  fait  peu  à  peu  le  vide 
autour  du  souverain  déchu  et  finit  par  l'amener  à  Canossa.  Là,  revêtu 
de  la  robe  de  laine  des  pénitents,  les  pieds  nus,  il  implore  pendant 
trois  jours  le  pardon  du  pontife.  Enfin  Grégoire  VII  ému  de  cette 
humiliation  sans  précédent,  le  reçoit  dans  la  communion  de  l'Eglise  — 


33  La  notion  de  l'Etat,  indépendant  et  autonome  dans  sa  sphère,  si  fortement 
forgée  par  les  Romains,  s'était  obscurcie.  Nous  verrons  plus  loin  qu'elle  s'était  peu 
à  peu  diluée  et  comme  fondue  dans  la  fonction  religieuse  exercée  par  la  royauté. 
Ce  ministère  apparaissait  aux  théoriciens  du  pouvoir  séculier  —  tous  ecclésiastiques  — 
comme  sa  principale  raison  d'être.  Nous  avons  essayé  de  marquer  les  étapes  de 
cette  évolution  dans  notre  Augustinisme  politique.  Voir  aussi  E.  H.  P.  Baudet, 
Onderzoekingen  over  het  systeem  der  Middeleenwsche  Geschiedbeschonwing,  Ley  de 
1947,  p.  9-12;   p.  73  et  suiv.;   p.  168. 

34  On  a  souvent  contesté  l'authenticité  des  Dictatus  Papœ.  Elle  ne  fait  plus 
aucun  doute  depuis  les  travaux  du  P.  Peitz  (que  nous  avons  cités  plus  haut)  sur 
le  Registre  original  de  Grégoire  VII  (voir  en  particulier  Excurs  III:  Das  Dictatus 
papœ,  Geschichte  der  seiner  exégèse,  p.  265,  et  suiv.;  voyez  le  texte  des  27  propo- 
sitions dans  Caspar,  Registrum,  p.  201-202).  Cet  historien  a  pris  soin  de  montrer 
pour  chaque  sentence  ses  antécédents  historiques,  sauf  pour  la  proposition  XII,  qui 
est  neuve.  On  discute  encore  sur  l'occasion  qui  a  donné  naissance  aux  Dictatus. 
Ce  qu'on  ne  conteste  pas,  c'est  leur  parfaite  correspondance  avec  la  pensée  de 
Grégoire   VIL 

35  Dans  la  deuxième  condamnation  d'Henri  IV  en  1080,  le  pape  a  suivi  l'ordre 
inverse:  il  excommunie  d'abord  Henri  IV,  puis  il  délie  ses  sujets  du  serment  de  fidé- 
lité, et  enfin  il  le  dépose.  Mais  il  a  soin  de  préciser  qu'en  1077,  il  l'a  reçu  dans 
la  communion  de  l'Eglise  à  Canossa,  sans  lui  restituer  la  couronne:  a  solam  ei  corn- 
munionem  redidi,  non  tamen  in  regno,  a  quo  eum  in  romana  synodo  deposueram,  ins- 
tauravi  y)    {Registrum,   VII,    14a:    Caspar,    p.    484). 


152  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

mais  sans  le  réintégrer  dans  la  royauté  (27  janvier  1077).  Au  reste, 
le  pape  a  soin  de  spécifier  aussitôt  après,  dans  une  lettre  aux  Allemands, 
que  toute  l'affaire  est  encore  à  régler:  «  adhuc  totius  negocii  causa 
suspensa  est  ^^.  »  Cette  affaire  mi-religieuse  mi-politique  était  remise 
à  l'Assemblée  d'Augsbourg  qui  devait  se  tenir  peu  après,  le  2  février. 
Le  pape,  après  avoir  entendu  Henri  IV  et  ses  adversaires,  devait  y 
prononcer  un  verdict  définitif.  Cette  diète  ne  se  réunit  jamais, 
constamment  empêchée  par  les  intrigues  et  la  mauvaise  volonté  du 
roi  déchu. 

Cette  carence  obstinée  du  «  roi  »,  qui  avait  retrouvé  une  armée, 
mettait  Grégoire  VII  dans  un  dédale  de  difficultés.  Son  embarras 
s'accrut  de  l'élection  inopinée  d'un  nouveau  roi  ^^.  Pendant  trois 
ans,  il  reste  fidèle  à  l'attitude  qu'il  avait  prise.  Même  avant  Canossa, 
il  avait  soigneusement  distingué  l'excommunication  et  la  déposition. 
Il  avait  même  fixé  une  procédure  particulière  pour  chacune  de  ces 
deux  sentences.  Il  s'était  réservé  une  compétence  exclusive  pour  lever 
l'excommunication.  Quant  à  la  déposition  (question  politique),  il  ne 
se  reconnaissait  pas  le  droit  d'agir  seul,  sans  le  consentement  des 
représentants  de  l'Allemagne  ^^. 

Jusqu'en  1080,  il  s'emploiera  à  dirimer  le  schisme  politique,  issu 
de  la  rivalité  de  deux  prétendants  à  la  couronne  germanique,  Henri 
et  Rodolphe.  Au  milieu  des  intrigues  qui  s'entrecroisent,  un  seul 
point  lumineux  le  guide,  la  justice:  «  Nous  désirons,  écrit-il  à  ses  légats 
[  31  mai  1011  ],  avec  le  concours  des  clercs  et  des  laïques  de  ce 
royaume  examiner  la  cause  des  deux  rois  et  désigner  lequel  des  deux 
la  justice  recommande  pour  le  gouvernement  de  l'Etat  ^^.  » 

36  Registrum,  IV,  12:   Caspar,  p.  313. 

37  Pendant  ce  temps,  l'assemblée  de  Forchheim  (mars  1077),  où  Henri  IV  avait 
refusé  de  se  rendre  et  où  le  pape  s'était  fait  représenter  par  deux  légats,  s'était 
réunie.  Malgré  leur  intervention,  après  des  discussions  animées,  cette  diète  élut 
pour  roi  de  Germanie,  Rodolphe  de  Rheinfelden,  duc  de  Souabe.  Il  y  avait  donc 
désormais  deux  compétiteurs  de  la  couronne,  Henri  et  Rodolphe.  Texte  et  détails 
dans  notre  Saint  Grégoire   VU,  p.   176  et  suiv. 

38  Jaffé,  Monumenta  gregoriana,  Epistol,  collectœ,  n*  14,  p.  535  et  suiv. 
Noter  lesr  expressions  significatives  :  «  prout  caritas  vestra  nobis  consuluerit  ...» 
Voir  Registrum,  ÏV,  3:  Caspar,  p.  298  et  suiv.).  Noter  les  termes:  acommuni  con- 
silio  »  et  les  mots  encore  plus  expressifs:  «  Ut  autem  vestram  electionem  .  .  .  aposto- 
lica  auctoritate  firmemus.  » 

39  Registrum,  IV,  23:   Caspar,  p.  335. 


LE  PONTIFICAT  DE  GREGOIRE  VII  153 

Au  synode  de  Rome  (27  février  1078),  il  déclare:  «  Comme  cette 
querelle  et  ces  troubles  du  royaume  ont  causé  et  causent  encore  à  la 
Sainte  Église  des  maux  incalculables,  nous  jugeons  à  propos  d'envoyer 
dans  le  pays  des  légats  du  Siège  apostolique  [  .  .  .  ]  D'accord  avec 
eux,  les  clercs  et  les  laïques  de  Germanie  auront  à  rétablir  la  paix 
et  la  concorde,  ou  bien,  lorsque  la  vérité  sera  connue,  à  favoriser 
énergiquement  celui   qui  a  pour  lui  la  justice  ^^.  » 

Même  note  au  clergé  et  aux  fidèles  teutons,  le  1^"^  avril  1078: 
«[...]  Nous  avons  ordonné  la  réunion  d'une  diète  de  tous  les 
évêques  et  de  tous  les  laïques  qui  craignent  Dieu  et  veulent  la  paix, 
pour  qu'il  soit  décrété  devant  nos  légats  lequel,  de  Henri  ou  de 
Rodolphe,  favorise  la  justice  ^^.  » 

Qu'entendait-il  par  là  ?  Il  va  le  montrer  lorsque,  édifié  sur  la 
perfidie,  les  pratiques  simoniaques  et  la  conduite  de  Henri  IV,  il  le 
condamne  de  nouveau,  au  synode  de  1080,  et  reconnaît  pour  unique 
roi  de  Germanie:  Rodolphe.  «  Si  par  son  orgueil,  dit-il,  sa  désobéis- 
sance et  sa  fausseté,  Henri  est  justement  déchu  de  la  dignité  royale, 
de  même  par  son  humilité,  sa  soumission,  sa  sincérité,  Rodolphe 
reçoit  la  dignité  et  le  titre  de  roi  ^^.  »  Donc,  l'humilité  chrétienne, 
l'obéissance  à  l'Eglise  et  particulièrement  au  pape,  la  droiture  reli- 
gieuse: tels  sont  les  éléments  essentiels  qui  entrent  dans  le  concept 
pontifical  du   «  roi  juste  ». 


De  ce  bref  exposé  des  faits  dominants  qui  ont  marqué  son  pon- 
tificat, il  ressort  déjà  que  Grégoire  VII  n'a  pas  voulu  la  guerre.  Elle 
lui  a  été  imposée  brutalement.  Son  unique  but  était  la  réforme 
de  l'Église,  déjà  poursuivie  par  ses  prédécesseurs.  Il  lui  a  donné 
l'impulsion  décisive.  Préoccupé  avant  tout  de  faire  prévaloir  la 
«  justice  »,  avec  le  riche  contenu  doctrinal  que  les  siècles  antérieurs 
avaient  accumulés  dans  ce  concept,  il  a  été  conduit  par  les  événe- 
ments  à  en  tirer  quelques   conclusions  inédites. 

40  Registrum,  V,  14a:   Caspar,  p.  370. 

41  Registrum,  VI,  1:   Caspar,  p.  389-390. 

42  Registrum,  VII,  14a:   Caspar,  p.  486. 


154  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Peut-on  dire,  comme  on  l'a  fait  maintes  fois,  qu'il  inaugurait  le 
«  pouvoir  direct  »  sur  le  temporel  ?  A  vrai  dire,  parler  de  «  pouvoir 
direct  »  ou  de  «  pouvoir  indirect  »  à  cette  époque,  c'est  commettre 
un  anachronisme.  Ces  expressions,  devenues  classiques  depuis  Bellar- 
min,  on  les  chercherait  vainement  sous  la  plume  des  doctrinaires  du 
moyen  âge.  Grégoire  VII  n'a  été  inspiré  que  de  pures  intentions 
religieuses,  même  lorsqu'il  frappait  Henri  IV   du  glaive  pontifical. 

Bien  plus,  il  se  montre  —  nous  l'avons  vu  —  soucieux  de  sépa- 
rer l'excommunication  et  la  déposition,  au  point  d'instituer  une  pro- 
cédure particulière  pour  lever  chacune  de  ces  sentences.  Seul,  il 
peut  délier  de  l'excommunication.  Quant  à  la  déposition,  il  ne  se 
reconnaît  pas  le  droit  de  pourvoir  seul  à  la  vacance  du  trône.  Dans 
l'étendue  immense  des  prérogatives  pontificales,  spécifiées  par  les 
Dictatus  Papœ,  ce  droit  n'a  pas  trouvé  place.  Il  ne  songe  à  recon- 
naître un  nouveau  roi  qu'avec  l'accord  d'une  assemblée  représentant 
l'Allemagne.  Et,  en  1080,  après  l'échec  de  toutes  ses  tentatives  pour 
la  réunir,  en  choisissant  le  roi  Rodolphe,  il  se  prononce  pour  l'élu 
d'une  assemblée   antérieure,  la  diète   de  Forchheim. 

Il  nous  reste  à  voir  d'un  peu  plus  près  la  portée  théologique  de 
son  effort. 

La  doctrine  grégorienne  concerne  essentieEement  l'ecclésiologie  ^^. 
Elle  touche  les  deux  institutions  capitales  de  l'Eglise:  l'épiscopat  et 
la  papauté.  Quel  est  son  apport  dans  ces  deux  domaines  ?  A-t-il 
vraiment  innové  ?  D'abord,  il  a  dégagé  l'épiscopat  de  la  gangue 
séculière  qui,  depuis  le  IX°  siècle,  l'avait  peu  à  peu  enveloppé.  Le 
mouvement  féodal  avait  lentement  entraîné  l'Eglise  qui,  pour  être 
protégée  contre  de  fréquentes  déprédations,  devait  entrer  dans  une 
mouvance  seigneuriale  ou  royale.     L'évêque  ou  l'abbé  acceptait  ainsi 

43  On  sait  que  le  traité  de  l'Eglise  a  vu  le  jour,  à  une  date  relativement  tardive, 
après  divers  tâtonnements.  Un  savant  théologien,  M^'  d'Herbigny,  dans  son  dernier 
travail  sur  l'Eglise,  Theologia  de  Ecclesia,  v.  I,  De  Deo  universos  evocante  ad  sui 
regni  vitam  seu  de  institutione  ecclesiœ  primœvœ,  Paris  1920,  p.  9,  voit  encore  la 
première  apparition  de  ce  traité  dans  la  Summa  de  Ecclesia  de  Torquemada  (1489). 
Nous  avons  montré  qu'il  faut  reculer  de  plus  d'un  siècle  et  demi  l'élaboration  de 
cet  important  traité  (H.-X.  Arquillière,  Le  plus  Ancien  Traité  de  V Eglise:  Jacques 
de  Viterbe,  De  regimine  christiano  »  (1301-1302),  Etude  des  sources  et  édition  critique 
du  texte,  Paris   1926). 


LE  PONTIFICAT  DE  GREGOIRE  VU  155 

la  protection  du  suzerain  et  lui  prêtait  le  serment  de  fidélité.  En 
Allemagne,  le  serment  précédait,  l'investiture  par  la  crosse  et  l'anneau, 
emblèmes  de  la  juridiction  spirituelle.  Les  termes  généraux  d'épisco- 
patus  et  d^abbatia  comprenaient  les  biens  matériels  et  la  juridiction: 
autorité  sur  la  terre  et  autorité  sur  les  âmes  **.  C'était  l'application 
du  droit  féodal  à  l'Eglise.  Cette  tradition  du  bénéfice  ecclésiastique 
s'accompagnait  très  souvent  d'un  paiement  ou  achat  plus  ou  moins 
élevé:   elle  engendrait  naturellement  la  simonie. 

Le  principal  effort  des  réformateurs  du  XI^  siècle  a  été  de  libérer 
l'Eglise  de  cette  mainmise  laïque  sur  les  institutions  ecclésiastiques. 
Nicolas  II  a  soustrait  l'élection  du  pape  à  l'intervention  décisive  de 
l'empereur  par  le  décret  de  1059.  Grégoire  VII  a  voulu  affranchir 
l'épiscopat  et  l'abbatiat  de  l'investiture  laïque.  En  cela,  nous  l'avons 
vu,  il  ne  faisait  que  substituer  le  droit  canon  au  droit  féodal  *^.  Le 
sentiment  chrétien  avait  déjà  protesté  par  la  bouche  des  premiers 
réformateurs.  Le  cardinal  Humbert  s'insurge  contre  cette  investiture 
qui  est  une  subversion  de  l'ancien  droit:  «  Voici  que  les  premiers 
sont  les  derniers  et  les  derniers  sont  les  premiers.  C'est  le  pouvoir 
séculier  qui  est  le  premier  dans  l'élection  et  la  confirmation;  viennent 
ensuite,  bon  gré  mal  gré,  le  consentement  du  clergé  et  du  peuple, 
et,  enfin,  pour  terminer,  la  décision  du  métropolitain.  Ceux  qui  sont 
promus  de  la  sorte  ne  peuvent  être  considérés  comme  évêques  parce 
que  la  substitution  du  nouveau  prélat  s'est  faite  à  l'envers,  —  et 
ce  qui  aurait  dû  apparaître  en  dernier  lieu  est  venu  tout  d'abord, 
et    par    l'entremise    de    ceux    auxquels    rien    n'est    permis    en    pareille 


4*  Cette  vue  simple  qui  faisait  un  seul  bloc  de  l'évêché  ou  de  l'abbatiat  (terres 
et  biens  matériels  unis  à  la  juridiction  spirituelle)  était  encore  celle  de  Grégoire  VII, 
comme  de  tous  ses  contemporains.  Ce  n'est  qu'au  concordat  de  Worms  (1122), 
conclu  entre  le  pape  Callixte  II  et  l'empereur  Henri  V,  que  se  fera  une  distinction 
juridique  qui  mettait  fin  à  la  querelle:  l'évêque  ou  l'abbé  était  investi  par  le  sceptre 
pour  ses  biens  matériels  de  la  part  de  l'autorité  laïque,  et  il  était  investi  par  la 
crosse  et  Vanneau  pour  la  juridiction  spirituelle  de  la  part  de  l'autorité  ecclésiastique. 
L'investiture  laïque  ne  cessera  d'ailleurs  pas  subitement.  Comme  elle  était  née  d'une 
façon  sporadique,  elle  s'éteindra  peu  à  peu,  ça  et  là,  après  des  interventions  et  des 
tractations  plus  ou  moins  laborieuses  (voir  M^""  Lesne,  Histoire  de  la  Propriété  ecclé- 
siastique, t.  m  et  t.  IV;  du  même,  une  étude  plus  succincte,  mais  assez  incomplète 
au  mot  Investiture  dans  le  Dictionnaire  apologétique). 

^^  Concile  de  Chalcédoine  et  IV*  concile  œcuménique  de  Constantinople,  cités 
plus  haut. 


156  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

matière.  En  quoi  les  laïques  ont-ils  le  droit  de  distribuer  les  sacre- 
ments de  l'Eglise,  de  disposer  de  la  grâce  pontificale  et  pastorale, 
d'investir  par  la  crosse  et  l'anneau,  au  moyen  desquels  s'achève  et 
se  parfait  la  consécration  épiscopale  ^^  ?  »  Il  poursuit,  un  peu  plus 
loin:  «  Les  puissances  laïques  appliquent  tout  leur  pouvoir,  toute  la 
terreur  qu'elles  inspirent,  à  usurper,  à  s'approprier  les  biens  des 
Eglises  confiées  à  leur  tutelle  ^^.  » 

L'abrogation  d'une  vieille  coutume  aussi  avantageuse  pour  les 
puissances  laïques  devait  provoquer  de  nombreux  remous.  Or,  dit 
excellemment  Imbart  de  la  Tour:  «  On  ne  froisse  pas  impunément  les 
intérêts  et  les  avantages  d'une  possession,  qui  cache  sous  sa  durée  le 
vice  de  son  origine.  Ce  progrès  vers  la  liberté  a  beau  n'être  qu'un 
retour  à  l'ancien  droit  :   c'est  une  révolution  qui  s'accomplit  ^^.  » 

La  question  de  la  papauté  est  plus  complexe.  La  doctrine  gré- 
gorienne s'est  affirmée  d'abord  dans  les  faits.  Ce  sont  les  événements, 
comme  il  arrive  souvent,  qui  l'ont  fait  mûrir  dans  l'esprit  de  Gré- 
goire VII.  Il  a  pris  soin  de  la  fixer  lui-même,  soit  dans  les  Dictatus 
papœ,  soit  surtout  dans  ses  deux  lettres  à  Hermann  de  Metz:  en 
1076,  après  la  première  condamnation  d'Henri  IV,  et  en  1081,  après 
la  deuxième  sentence.  Cette  dernière  lettre  contient  tous  les  élé- 
ments de  la  première  et  les  développe. 

Dans  les  Dictatus,  il  affirme  équivalemment  l'infaillibilité  du  pape. 
Elle  n'est  pas  explicitement  formulée.  Mais  d'abord  il  déclare  que  le 
pouvoir  pontifical  n'est  limité  ni  par  les  évêques  ni  par  le  droit 
canonique:  «  Quod  nullum  capitulum  nullusque  liber  canonicus  hahe- 
retur  absque  illius  auctoritate  ^^.  »  En  d'autres  termes,  il  n'y  a  de 
canonique  que  ce  qu'il  reconnaît  comme  tel.     Il  affirme  ensuite  «  quod 

46  Humbert,  Adversus  simoniacos,  III,  6,  dans  M.  G.,  Libelli  de  lite,  t,  I,  p.  205. 

47  Ibidem.  III,  10.  Le  cardinal  Humbert  est  d'accord  avec  tous  les  canonistes 
de  son  temps,  sur  le  caractère  abusif  de  l'investiture  laïque:  voyez  par  exemple, 
Deusdedit,  Libellus  contra  invasores  et  simoniacos,  lib.  IV,  surtout,  oii  il  traite:  quod 
sœculari  potestati  non  liceat  in  ecclesiam  clericos  introducers  vel  expellere,  nec  res 
ecclesiastic  as  regere  vel  in  sua  jura  transferre.  Il  cite  les  textes  conciliaires  qui  sont 
à  la  base  de  sa  démonstration  (M.  G.  Libelli  de  lite,  t.  II,  p.  292  et  suiv.). 

48  Imbart  de  la  Tour,  Les  Elections  épiscopales  du  IX"  au  XII"  Siècle,  Paris  1891, 
p.  410. 

49  Registrum,  II,  55a:   Caspar,  p.  205. 


LE  PONTIFICAT  DE  GREGOIRE  VII  157 

romana  Ecclesia  nunquam  erravit  nec  in  perpetuum,  Scriptura  tes- 
tante,  errabit  ^^  ».  Il  s'agit  de  l'Eglise  romaine.  Mais  qui  est-ce  qui 
parle  au  nom  de  l'Eglise  romaine,  et  qui  seul  peut  parler  avec  la 
suprême  autorité  en  son  nom  ?  On  répondra  peut-être:  c'est  le  con- 
cile général.  Mais  il  déclare,  un  peu  plus  loin  :  «  Quod  nulla  sy nodus 
absque  precepto  ejus  [  papœ  ]  debet  generalis  vocari  ^^.  »  Il  a  pré- 
cisé encore  :  «  Quod  sententia  illius  [  papœ  ]  a  nullo  debeat  retractari 
et  ipse  omnium  solus  retractare  possit  ^^.  »  Et  dans  la  sentence  sui- 
vante, nous  lisons  :  «  Quod  a  nemine  ipse  judicari  debeat  ^^.  »  Si  per- 
sonne ne  peut  réformer  ses  jugements,  s'il  ne  peut  être  jugé  par  per- 
sonne, s'il  parle  seul  au  nom  de  l'Eglise  romaine  et  si  l'Eglise  romaine 
est  infaillible,  on  ne  voit  guère  ce  qu'on  pourrait  ajouter  pour  affirmer 
l'infaillibilité  personnelle  du  pape.  Il  est  vrai  qu'il  ne  précise  pas 
les  conditions  d'exercice  de  cette  immense  prérogative  et  que  jamais, 
dans  ses  lettres,  il  ne  s'en  réclame.  Mais  saint  Bernard  n'aura  pas 
un  grand  pas  à  franchir,  au  siècle  suivant,  pour  préconiser  l'infail- 
libilité personnelle  du  pape.  En  cette  matière,  Grégoire  VII  n'inncve 
pas,  puisque  Nicolas  l**^  avait  déjà  affirmé  le  principe  que  «  le  pape 
ne  peut  être  jugé  par  personne  ^*  ».  Bien  plus,  dans  les  premiers 
siècles,  saint  Augustin  fait  écho  à  cette  doctrine  quand  il  écrit  son 
fameux  apophtegme  :    «  Roma  locuta  est,  causa  finita  est  ^^.  » 

Le  grand  docteur  africain  n'est,  en  effet,  qu'un  écho.  M^"^  Batifîol 
a  rassemblé  et  coordonné  les  textes  et  documents  relatifs  à  la  préémi- 
nence papale.  Il  a  retracé,  avec  un  soin  minutieux,  la  croissance  pro- 
gressive (à  partir  du  «Tu  es  Petrus  »)  de  la  Cathedra  Petri,  à  mesure 
que  l'Eglise  se  développe  et  que  la  doctrine  se  précise  dans  les  écrits 


50  Ibidem,   p.   207. 

51  Registrum,  III,  55a:  Caspar,  p.  205. 

52  Ibidem,  p.  206. 

53  Ibidem,  p.  206. 

54  Ces  principes  d'ailleurs  ne  sont  pas  nouveaux.  Celui  qui  les  contient  tous 
et  qui  était  gros  de  l'infaillibilité:  «le  pape  ne  peut  être  jugé  par  personne», 
n'est  pas  seulement  dans  les  Fausses  Décrétales,  Pseudo-Isidori  Decretales,  édit. 
Hinschius,  p.  449:  a  neque  presul  summua  a  quoquam  judicetur  y*.  On  le  trouve 
déjà  énoncé  au  IX®  siècle  par  le  pape  Nicolas  P"^:   M.  G-,  Epistolarum,  t.  VI,  p.  466. 

55  Voy.  les  circonstances  et  les  textes  qui  appuient  cette  déclaration  dans  P. 
Batiffol,  Le  Catholicisme   de  saint  Augustin,  p.   393-399. 


158  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

des  Pères  et  des  conciles,  pendant  les  six  premiers  siècles  ^^.  Qu'on 
s'y  reporte  et  l'on  constatera  combien  est  justifié  le  sentiment  de  l'histo- 
rien protestant  Hauck  :  «  Aucune  institution  ne  s'est  développée  avec 
autant  de  logique  interne  et  une  aussi  profonde  cohérence  que  la 
papauté  ^^.  »  L'apport  de  Grégoire  VII  se  réduit  à  quelques  for- 
mules plus  précises  et  à  la  mise  en  œuvre  d'une  autorité  plus  cons- 
ciente de  son  étendue  et  plus  énergique  dans  ses  applications. 

Parmi  ces  actes  d'autorité,  une  décision  paraît  tout  à  fait  neuve: 
c'est  la  déposition  du  roi.  C'est  celle  qui  a  suscité  le  plus  de  contro- 
verses. Cette  sanction  était,  en  effet,  jusqu'alors  inusitée.  En  soi, 
elle  paraît  une  conclusion  logique  de  l'anathème  qui  frappe  un 
roi  et  de  la  rupture  du  serment  de  fidélité  de  ses  sujets  dans  une 
société  où  tout  le  monde  est  chrétien.  Que  reste-t-il  de  pouvoir  à 
un  prince  excommunié,  avec  qui  ses  sujets  ne  peuvent  plus  avoir 
de  rapports  —  surtout  quand  ils  ont  été  déliés  formellement  du 
serment  de  fidélité  à  son  égard  ?  Même  aujourd'hui,  personne  ne 
conteste  qu'un  pape  ait  le  droit  d'excommunier  un  roi  chrétien  ou 
de  libérer  quiconque  d'un  serment  de  nature  religieuse,  quand  les 
circonstances  impérieuses  l'exigent  et  qu'il  ne  doit  pas  en  résulter 
plus  de  mal  que  de  bien. 

Cependant,  il  est  indubitable  que  l'excommunication  d'un  prince 
peut  être  portée  sans  qu'elle  soit  suivie  de  la  déposition.  Grégoire 
VII  lui-même  en  a  usé  ainsi  envers  Robert  Guiscard.  Il  l'excom- 
munie solennellement  au  synode  de  1074  ^^.  Mais  il  ne  le  dépose 
pas,  il  ne  délie  pas  ses  sujets  du  serment  de  fidélité.  Il  semble 
laisser  en  sommeil  les  conséquences  pratiques  de  la  sanction  ful- 
minée. En  réalité,  sa  doctrine  ne  paraît  pas  être  encore  complète- 
ment mûre  en  son  esprit  ^^. 

^6  Pierre  Batiffol,  Cathedra  Petri,  Etudes  d'Histoire  ancienne  de  l'Eglise,  Paris 
1938.  C'est  le  dernier  ouvrage  du  savant  historien,  où  il  a  condensé  les  résultats 
de   recherches   qui   l'ont   occupé   une   grande   partie    de   sa   vie. 

57  A.  Hauck,  Der  Gedanke  der  pàpslichen  Weltherrschaft  bis  auf  Bonifaz  VIII, 
Leipzig    1904. 

58  Les  actes  de  ce  synode  sont  perdus.  Le  Registre  mentionne  néanmoins  cette 
excommunication  dans  une  sorte  de  bilan  des  principaux  actes  de  la  première  année 
du  pontificat:  Jahresschlussberich  (28  juin  1074):  a  excommunicavit  atque  anathemati- 
zavit  Rohertum  Guiscardum,  ducem  Apuliœ  et  Calabriœ  atque  Siciliœ,  cum  omnibus 
fautoribus  suis,  quousque  resipiscat  »    {Registrum,  I,  85a:   Caspar,  p.  123). 

59  H.-X.  Arquillière,  Saint  Grégoire  VU,  ch.  II,  Les  premiers  actes  pontificaux 
de  Grégoire  VII,  p.   67-123. 


LE  PONTIFICAT  DE  GREGOIRE  VII  159 

Il  faut  pourtant  reconnaître  que  si,  dans  la  sentence  de  1080, 
où  il  prononçait  la  deuxième  condamnation  d'Henri  IV,  il  a  suivi 
l'ordre  logique:  excommunication,  annulation  du  serment  de  fidélité 
et  déposition  ^^,  en  1076  il  a  suivi  un  ordre  inverse  :  déposition,  solu- 
tion du  serment  de  fidélité  et  anathème.  Il  applique  simplement  la 
proposition  XII  des  Dictatus  Papœ:  «  quod  ei  liceat  imper atores 
deponere  ». 

Faut-il  en  conclure  qu'il  considérait  le  pouvoir  séculier  comme 
ayant  une  origine  diabolique  ?  Beaucoup  d'historien  l'ont  cru  ^^.  Ils 
s'appuient  sur  un  passage,  souvent  cité,  de  la  seconde  lettre  à  Hermann 
de  Metz:  «  Qui  ignore  que  les  rois  et  les  chefs  de  peuple  se  sont 
établis  à  l'origine  chez  les  peuples  ignorants  Dieu  par  l'orgueil,  par 
les  rapines,  par  la  perfidie,  par  l'homicide,  enfin  par  presque  tous  les 
crimes,  sous  l'excitation  du  diable,  prince  de  ce  monde,  et  qu'ils 
ont  voulu  dominer  leurs  égaux  c'est-à-dire  les  hommes,  poussés  par 
une  aveugle  cupidité  et  par  une  intolérable  présomption  ^^  ?  »  Bossuet 
se  scandalisait  de  cette  phrase:  «  Jamais  aucun  chrétien,  aucun  pon- 
tife n'avait  parlé  ainsi.  » 

Bossuet  confondait  le  droit  avec  le  fait.  La  remarque  a  été  faite 
depuis  longtemps.  Que  beaucoup  de  royaumes,  à  l'origine,  aient  été 
acquis  en  fait  par  le  fer  et  par  le  feu,  à  travers  d'innombrables 
crimes,  qui  le  contesterait  ?  Mais  quand  le  pouvoir  est  établi  et 
accepté  et  qu'il  remplit  sa  fonction  de  justice  et  de  paix,  d'où  tire- 
t-il  son  autorité,  sinon  de  Dieu  ?     Grégoire  VII  en  était  parfaitement 

6^     C'est  l'ordre  qui   sera   adopté  par  les  canonistes   ultérieurs. 

^1  Par  exemple,  E.  Quinet,  Le  Catholicisme  et  la  Révolution  française,  Paris 
1845,  p.  145;  E.  Friedberg,  De  finium  inter  ecclesiam  et  civitatem  regundorum  judicio 
quid  medii  œvi  doctores  et  leges  statuerint,  Leipzig  1871,  p.  8;  du  même,  Des  Mis- 
sbranch  der  geistlichen  Antsgewalt  und  der  Recurs  an  den  Staat,  dans  Zeitschrijt  filr 
Kirchenrecht  (1863),  t.  III,  p.  72;  C.  B.  Hundeshagen,  Uber  einige  Hauptmomente  in 
der  geschichtlichen  Entwickelung  des  Verhàlnisses  zwischen  Staat  und  Kirche,  dans 
Zeitschrijt  fiir  Kirchenreicht  (1861),  t.  I,  p.  450  et  suiv.  ;  Gierke,  Johannes  Althusius 
und  die  Entwickelung  der  naturrechtlichen  staatstheorien,  2e  édit.  1883,  Breslau  1902, 
p.  62   et   suiv.   etc. 

En  sens  contraire,  voir  Hergenrœther,  Katholische  Kirche  und  christlicher 
Staat  in  ihrer  geschichtlicher  Entwickelung,  Freiburg,  1872,  p.  460  et  suiv.;  Michael, 
Wie  dachte  Papst  Gregor  VII  «  uber  den  Ursprung  und  das  Wesen  der  weltlichen 
Gewalt,  dans  Zeitschrijt  fiir  katholische  Théologie  (1891),  t.  XV,  p.  164;  Ch,  Bayet, 
Grégoire  VII  et  les  rois,  dans  Lavisse  et  Rambaud,  Histoire  générale,  Paris,  1893, 
t.   II,   p.   95,   etc. 

«2    Registrum,  VIII,  21:  Caspar,  p.  547-562). 


160  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

convaincu  et  il  le  montre  à  travers  tout  son  Registre  dans  ses  rap- 
ports avec  les  princes.  Il  devait  l'être  d'autant  plus  qu'à  son  époque, 
les  souverains  recevaient  leur  sacre  de  la  main  des  évêques  et  que 
l'empereur  était  couronné  par  le  pape.  Il  montre  quelle  haute  con- 
ception il  se  faisait  de  leur  pouvoir  dans  le  même  texte  de  la  seconde 
lettre  à  Hermann  de  Metz:  «  C'est  pourquoi  ceux  qui  spontanément 
ou  après  mûre  délibération,  sont  appelés  par  la  sainte  Eglise  à  la 
royauté  ou  à  l'empire,  doivent  répondre  humblement  à  cet  appel,  non 
pas  pour  acquérir  une  gloire  éphémère  mais  pour  procurer  le  salut 
d'un  grand  nombre  [  .  •  •  ]  Qu'ils  aient  également  bien  gravée  dans 
le  cœur  cette  parole  de  l'Evangile:  «Je  ne  cherche  pas  ma  gloire»; 
et  cette  autre:  «  Que  celui  d* entre-vous  qui  veut  être  le  premier  soit 
le  serviteur  de  tous,  »  Qu'ils  placent  toujours  l'honneur  de  Dieu 
avant  leur  honneur,  qu'ils  pratiquent  la  justice  en  respectant  fidèle- 
ment le  droit  de  chacun  ^^.  »  Grégoire  stigmatise  les  passions  et  les 
vices  des  rois,  mais  il  respecte  l'institution  royale. 

Il  montre  bien,  par  ce  dernier  passage,  le  caractère  profondé- 
ment religieux  qu'avait  revêtu  la  royauté,  dans  l'esprit  des  hommes, 
à  travers  une  évolution  séculaire.  Ce  dernier  trait  achèvera  d'éclairer 
l'attitude  et  la  doctrine  de  Grégoire  VII.  Saint  Paul,  à  la  suite  du 
Christ,  avait  parfaitement  reconnu  l'indépendance  de  l'Etat,  fondée 
sur  le  droit  naturel:  «  Omnis  anima  potestatibus  suhlimiorihus  sub' 
dita  sit,  non  enim  est  potestas  nisi  a  Deo  ^^.  »  Le  pouvoir,  à  ce 
moment,  était  représenté  par  Néron.  L'apôtre  voit,  dans  l'autorité, 
même  païenne,  un  ordre  naturel  voulu  par  Dieu,  conforme  à  son 
dessein  providentiel  pour  la  vie  de  l'homme  en  société  :  «  Qui  potestati 
resistit  Dei  ordinationi  resistit.  »  Les  Pères  de  l'Eglise  ont  suivi  fidè- 
lement le  sillage  de  saint  Paul.  Or,  dès  Grégoire  le  Grand,  qui  accentue 
la  mission  religieuse  des  rois,  on  aperçoit  peu  à  peu  la  lente  absorp- 
tion de  leur  droit  naturel  par  leur  mission  religieuse  ^^.  De  telle  sorte 
qu'au  VIII'  siècle,  Isidore  de  Seville  déclarait:   «  Les  princes  du  siècle 


63  Ibidem. 

64  Epist.  ad  Rom.,  XIII,   1-7. 

65  C'est  la  courbe  de  ce  mouvement  de  pensée,  indispensable  à  notre  avis 
pour  comprendre  les  rapports  des  deux  pouvoirs  au  moyen  âge,  que  nous  avons 
tenté  de  retracer  en  suivant  de  près  les  textes,  dans  notre  Augastinisme  politique^ 
p.   1-150.     Nous  ne  pouvons  en  donner  ici  que  l'idée  la  plus  sommaire. 


LE  PONTIFICAT  DE  GREGOIRE  VII  161 

occupent  parfois  les  sommets  du  pouvoir  dans  l'Eglise  [  .  .  .  ]  Au 
reste,  ces  pouvoirs  ne  seraient  pas  nécessaires  s'ils  n'imposaient  par 
la  terreur  de  la  discipline  ce  que  les  prêtres  sont  impuissants  à  faire 
prévaloir  par  la  parole  ^^.»  Le  service  de  l'Eglise,  telle  est  déjà, 
aux  yeux  d'Isidore,  la  principale  raison  d'être  de  la  puissance  séculière 
et  le  fondement  de  son  autorité.  C'est  ainsi  que  le  droit  naturel,  base 
antique  de  l'indépendance  de  l'Etat  tend  à  s'absorber  dans  sa  mission 
chrétienne.  Dès  lors,  quand  un  roi,  comme  Henri  IV,  au  lieu  de 
remplir  ce  rôle  sacré,  s'est  montré  complice  des  pires  abus,  fauteur 
de  schisme  et  irréconciliable  adversaire  du  pape,  celui-ci  n'a  pas  cru 
sortir  de  son  droit  primordial  de  défenseur  de  l'Église  en  le  frap- 
pant d'anathème  et  de  déposition.  Car  la  royauté  était  devenue 
comme  un  organe  de  l'Eglise,  préposé  au  gouvernement  des  choses 
séculières. 

L'idée  du  droit  naturel  de  l'Etat  réapparaîtra,  avec  la  renais- 
sance du  Droit  romain,  avec  les  légistes,  avec  saint  Thomas,  avec  Jean 
de  Paris,  avec  Philippe-le-Bel  et  triomphera  dans  le  droit  moderne  ^^. 
Mais  Grégoire  VII,  tout  en  maintenant  avec  fermeté  ce  qu'il  y  a  d'im- 
muable et  de  permanent  dans  les  prérogatives  de  Pierre,  a  vécu  dans 
son  temps,  avec  les  idées  de  son  temps,  en  s'efîorçant  de  l'améliorer 
à  travers  tous  les  orages,  jusqu'à  l'exil,  jusqu'à  la  mort. 

M^"^  H.-X.  Arquillière, 

doyen    de    la    Faculté    de    Théologie    de    Paris, 
professeur    à    l'Ecole    des    Hautes    Etudes     (Sorbonne). 


66  Isidore,  Sentitiœ,  III,  51  dans  Patrol,  lat.,  t.  Ixxxiii,  col.  723-724.  Voir  H.-X. 
Arquillière,   U Augustinisme   politique,   p.   93-97. 

67  Voy.  comment  se  concilie  parfaitement  la  papauté  médiévale  avec  la  papauté 
moderne,  sans  la  moindre  solution  de  continuité,  dans  notre  Saint  Grégoire  VU,  Con- 
clusion générale,  p.  588-595.  Voir  notre  étude  Origines  de  la  théorie  des  deux  glaives 
dans  Studi  Gregoriani,  t.  I,  p.  501-521.  Voir  Dom  Jean  Leclerc,  Jean  de  Paris  et 
VEcclésiologie   du   XIIP   siècle,   Paris,    1942. 


Travail  et  loisir 

Leurs  conditions  présentes 


Les  hommes  s'épuisent  aujourd'hui  à  ordonner  leur  travail;  et  il 
leur  faut  assumer  encore  une  autre  besogne  non  moins  ardue,  celle  de 
rectifier  leur  loisir.  Ces  deux  problèmes  surgissant  de  faits  inéluc- 
tables et  nécessaires  puisque  enracinés  au  plus  intime  de  notre  être,  ne 
sont  pas  nouveaux.    Ils  ont  toujours  existé,  sous  des  modalités  diverses. 

Dans  l'antiquité,  le  travail  était  un,  signe  de  servilité;  et  tous  ceux 
qui  pouvaient  l'esquiver,  s'en  écartaient  comme  d'une  déchéance.  Le 
loisir  était,  au  contraire,  une  marque  de  supériorité;  et  les  vrais 
citoyens  s'y  adonnaient  comme  à  une  libération  ^.  Le  christianisme 
réhabilita  le  travail,  sans  abaisser  le  loisir.  Il  ne  réussit  pourtant  pas 
du  premier  coup  à  transformer  la  société  païenne.  Jusqu'à  la  fin  du 
moyen  âge,  le  travail  revêtit  une  valeur  profonde:  mais  surtout  celle 
d'une  punition  terrestre  acceptée  généreusement  en  vue  d'un  rachat 
céleste  ^.  Les  chevaliers,  puis  les  nobles,  continuèrent  à  considérer  le 
loisir  comme  l'apanage  de  leur  sang,  abandonnant  le  travail  aux  artisans 
et  aux  serfs;  mais  l'Eglise  pénétra  le  labeur  de  ces  derniers,  d'une 
multitude  de  fêtes  religieuses  toujours  accompagnées  de  réjouissances 
populaires.  Elles  «  émanaient  d'une  Europe  que  le  culte  du  travail 
pour  le  travail  n'avait  pas  encore  pénétré;  d'une  Europe  où  toutes 
les  fêtes  étaient  encore  chrétiennes,  où  le  carnaval  lui-même  supposait 
la  réalité  du  jeûne  quadragesimal,  où  la  veillée  de  Noël  n'était  pas 
tout  simplement  la  «  nuit  du  réveillon  »,  où  les  glides,  les  corporations 

1  Dans  la  cité  de  Platon,  les  sages  capables  de  contempler  prennent  la 
première  place;  puis  viennent  les  guerriers,  classe  mitoyenne;  enfin  la  multitude 
des  artisans,  voués  au  travail  manuel  (voir  La  République,  surtout  liv.  III,  IV,  V  et 
VIII).  — ■  Pour  Aristote,  l'activité  proprement  humaine  est  la  contemplation;  le  travail 
manuel  est  réservé  aux  esclaves,  qui  sont  des  outils  de  leur  maître  (voir  Ethique  à 
Nicomaque,  I,  5,  1-6:  1095a,  15-20;  Politique,  I,  1,  4:  1252a,  24-32;  I,  2,  2: 
1253b,  15-18;  I,  2,  6:  1254a  15-32).  Voir  Johannes  Haessle,  Le  Travail,  Traduit 
de  l'allemand  par  Etienne  Borne  et  Pierre  Linn,  Paris,  Desclée  de  Brouwer,  1933, 
p.  62-63,  80;  Etienne  Borne  et  François  Henry,  Le  Travail  et  V Homme,  Paris, 
Desclée  de  Brouwer,   1937,  p.  28-45. 

2  Voir  Johannes  Haessle,  Le  Travail,  p.  80-82;  Borne-Henry,  Le  Travail  et 
r Homme,  p.  46-62. 


TRAVAIL   ET   LOISIR  163 

avaient  leur  patron,  leur  chapelle  ou  leur  autel,  leurs  insignes,  leurs 
festivités,  où  les  processions  occupaient  la  rue  un  jour  sur  six;  où 
les  péripéties  de  Saint-Jacques  et  de  Saint-Pierre  se  rencontraient  à 
tous  les  gîtes  d'étapes;  où  les  Rogations  n'étaient  pas  la  promenade 
d'un  curé  en  chape  accompagnée  de  quelques  enfants  de  chœur, 
mais  la  supplication  de  tous  les  laboureurs  à  travers  champs;  l'Europe 
où  l'on  dansait  la  danse  du  jugement  dernier  après  la  messe  du  diman- 
che, sur  la  place,  devant  l'église  du  village,  où  tous  les  actes  de  la 
vie  civile  et  privée,  tous  les  événements  de  la  famille  et  du  village  res- 
taient imbibés  de  pratique  et  d'émotion  religieuse,  où  le  tonnerre  ne 
pouvait  gronder  au  loin  sans  que,  dans  leur  pyramide  d'ardoises,  les 
cloches  ne  se  missent  à  tinter,  et  où  dans  nos  villes  ceinturées  de 
leurs  remparts,  la  sirène  de  l'usine  n'avait  pas  encore  remplacé  la 
musique  des  carillons  faisant  une  harmonie  de  la  fuite  des  heures  ^  ». 
Les  moines,  dans  leurs  innombrables  monastères,  donnèrent  un  exem- 
ple vivant  de  cette  conception  chrétienne,  alliant  le  travail  intel- 
lectuel au  travail  manuel,  et  imbibant  l'un  et  l'autre  de  prière  litur- 
gique et  personnelle.  Leur  conduite  était  la  mise  en  œuvre  des 
principes  philosophiques  repris  et  précisés  par  saint  Thomas  d'Aquin. 
Ce  dernier,  à  l'encontre  d'Aristote,  affirme  que  celui  qui  s'occupe 
utilement  n'est  pas  oisif  *.  Tout  travail,  soit  manuel,  soit  intel- 
lectuel, a  une  valeur  humaine  et  chrétienne  ^.  Il  y  a  donc  dans 
l'activité  humaine  deux  sortes  d'occupations:  les  unes  sont  pour  la 
vie  contemplative,  les  autres  pour  la  vie  active  ^.  Bien  que  la  vie 
active  soit  nécessaire  à  notre  situation  présente,  toutefois  la  vie  con- 
templative est  supérieure  ^.  Le  travail  manuel  en  effet  a  quatre  buts 
principaux:  procurer  la  nourriture,  supprimer  l'oisiveté,  refréner  la 
concupiscence,  faire  l'aumône  ^.  Le  travail,  comme  travail,  n'a  donc 
de   sens   qu'en   autant   qu'il  facilite   sur  terre  la  vie   intellectuelle   de 

3  Pierre  Charles,  s.j.,  La  portée  théologique  et  missionnaire  de  ce  qu'on  appelle 
les  divertissements,  dans  La  Mission  et  les  Joies  populaires:  XVI'  Semaine  de  Mis- 
siologie  de  Louvain,  1938,  Bruxelles,  L'Edition  Universelle,  1939,  p.  11-23;  ici  p.  16 
(Collection    Museum    Lessianum.      Section    missiologique). 

4  Saint  Thomas,  S.  TheoL,  II-II,  187,  5. 

5  Id.,  ibid.,  II-II,  100,  3. 

6  Id.,  ibid.,  II-II,  179,  1. 

7  Id.,  ibid.,  II-II,  182,  1,  voir   C.   Gent.,   Ill,   135. 

8  Id.,  ibid.,  II-II,  187,  3. 


164  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

l'homme  et  prépare  la  vision  béatifique  du  ciel  ^.  Le  jeu  lui-même 
n'est  qu'une  détente  temporaire,  mais  nécessaire  aux  ascensions  de 
la  vie  intellectuelle  ^^. 

La  Réforme  protestante  du  XV*  siècle,  introduisant  dans  le  monde 
une  conception  religieuse  différente,  brouilla  cet  équilibre  tradition- 
nel. Pour  les  Pères  et  les  docteurs  de  l'Eglise,  l'homme  est  orienté 
à  la  vision  béatifique  de  Dieu  au  ciel,  par  la  recherche  de  ses  per- 
fections dans  les  êtres  de  cette  terre.  Pour  les  novateurs,  qui  se 
disent  réformateurs.  Dieu  est  plus  volonté  qu'intelligence.  Nous 
l'imitons  donc  et  nous  nous  unissons  à  lui,  non  pas  surtout  en  le 
connaissant,  mais  en  travaillant  pour  lui:  l'action  prend  le  pas  sur 
la  contemplation.  La  foi,  ne  cherchant  plus  à  voir,  s'applique  à 
faire.  La  profession  devient  une  vocation  pratique;  l'exercice  d'un 
métier,  un  acte  religieux.  «  Sur  le  rude  front  du  travail,  Luther 
dépose  une  couronne.  Le  travail  sort  de  ses  mains  baigné  de  dignité 
religieuse.  La  porte  qui  donne  sur  les  temps  modernes  est  défini- 
tivement ouverte  ^^.  » 

L'activité  productrice,  mise  ainsi  à  l'honneur  sur  le  plan  moral, 
devait  bientôt  conquérir  la  première  place  dans  tous  les  domaines 
de  l'activité  humaine,  grâce  à  une  pléiade  d'intellectuels  qui  tentèrent 
de  lui  élaborer  une  base  scientifique  universelle.  Francis  Bacon  et 
René  Descartes  lui  fournirent  une  méthode  expérimentale.  Pre- 
nant occasion  des  erreurs  d'une  scolastique  décadente,  ils  n'exaltèrent 
l'activité  pratique  qu'en  rabaissant  l'activité  contemplative.  Kant  porta 
ses  analyses  au  cœur  même  de  l'intelligence.  Non  seulement  l'ac- 
tivité pratique  est  supérieure  à  l'activité  contemplative,  mais  l'intel- 
ligence elle-même  est  essentiellement  f abricatrice  :  connaître,  ce  n'est 
donc  pas  saisir,  mais  construire.     «  Kant  est  le  premier   à  concevoir 

^    Voir   Johannes   Haessle,   Le   Travail,    p.    80-81;    Borne-Henry,   Le    Travail   et 
VHomme,   p.   46-62. 

10  «  Quod  autem  homo  studeat  speculationi,  et  laboret  in  actione  propter  ludum, 
videtur  esse  stultum  et  valde  puerile  [  2076  ].  Sed  e  converso,  recte  se  videtur  habere 
secundum  sententiam  Anacharsis,  quod  aliquis  ludat  ad  horam  et  ad  hoc  quod  postea 
diligentius  studeat.  Quia  in  ludo  est  quaedam  relaxatio  et  requies.  Homines  autem, 
cum  non  possint  continue  laborare,  indigent  requie.  Unde  patet,  quod  ludus  sive 
requies  non  est  finis;  quia  requies  est  propter  operationem,  ut  scilicet  homo  postea 
vehementius  operetur.  Et  sic  patet,  quod  félicitas  non  consistit  in  ludo  [  2077  ]  » 
(Saint  Thomas,  In  X  Ethic,  lect.  9:   2076-2077).     Voir  C.  Gent.,  HI,  2,  fin. 

11  A.  TiLGHER,  Le  Travail  dans  les  Mœurs  et  dans  les  Doctrines,  Paris,  Alcan. 
1931,  p.  38.     Voir  Borne-Henry,  Le  Travail  et  VHomme,  p»  62-70. 


TRAVAIL   ET   LOISIR  165 

la  connaissance  [  .  .  .  ]  comme  une  force  synthétique  et  unificatrice, 
qui  du  chaos  des  données  sensibles  extrait  en  procédant  selon  les 
lois  immanentes  de  l'esprit  le  cosmos,  le  monde  ordonné  de  la  nature. 
L'esprit  apparaît  comme  une  activité  qui  crée  de  son  propre  fond 
l'ordre  et  l'harmonie.  Connaître,  c'est  faire,  c'est  agir,  c'est  pro- 
duire ^^.  »  Elargissant  les  perspectives  aux  dimensions  de  l'univers, 
Hegel,  son  disciple  Marx,  puis  les  évolutionnistes  matérialistes  moder- 
nes, appliqueront  cette  doctrine  non  seulement  à  la  religion  et  à  la 
pensée,  mais  à  l'être  lui-même.  Etre,  ce  n'est  pas  posséder  l'exis- 
tence, mais  plutôt  produire  cette  existence  par  l'épanouissement  normal 
de  son  élan  naturel  ^^. 

Le  XIX^  siècle,  par  l'importance  de  ses  découvertes  positives,  ainsi 
que  par  l'étendue  de  ses  transformations  industrielles  obtenues  par 
la  machine  et  le  libre  échange,  canonisa  le  travail.  Toute  la  vie 
humaine  fut  organisée  pour  la  production  matérielle.  Les  fêtes  chômées 
du  moyen  âge  furent  supprimées  les  unes  après  les  autres,  comme 
inutiles  et  même  nuisibles.  Quelques-unes  furent  conservées,  à  regret, 
moins  comme  l'approbation  d'un  ordre  essentiel,  que  comme  une 
concession  inévitable  à  la  paresse  de  l'ouvrier^*.  On  voulut  même 
abolir  le  repos  hebdomadaire,  appelé  repos  dominical  en  chrétienté. 
Il  ne  fut  protégé  que  par  une  loi,  obtenue  de  haute  lutte  en  Europe 
et  en  Amérique;   et  qu'il  faut  encore   défendre,   au  Canada,  par   des 

12  A.  TiLGHER,  op.  cit.,  p.  70-7L     Voir  Borne-Henry,  op.  cit.,  p.  71-84. 

13  Voir  Jean  Hyppolite,  La  structure  du  capital  et  de  quelques  présuppositions 
philosophiques  dans  l'œuvre  de  Marx,  Commun,  à  la  soc.  de  phil.  de  Paris,  séance 
du  10  avril  1948,  dans  Bal.  de  la  Soc.  franc,  de  Philos.,  42   (1948),  169-203. 

1*  «  Lorsqu'on  reprend  l'origine  de  la  révolution  industrielle  en  Allemagne,  de 
même,  on  peut  lire,  jusque  dans  les  chansons  d'alors,  les  plaintes  des  ouvriers  qui, 
passant  du  régime  corporatif  au  régime  de  la  manufacture,  se  voyaient  supprimer 
les  quelques  loisirs  dont  ils  pouvaient  jouir:  les  fêtes  nombreuses  des  corporations 
et  des  confréries,  et  qu'ils  étaient  tenus  de  plus  en  plus  au  travail  régulier,  mono- 
tone et  intense  des  manufactures  nouvelles.  Et  c'est  ainsi  que  nous  avons  entendu 
peu  à  peu  la  plainte  ouvrière  monter  à  travers  le  XIX*  siècle  »  (Albert  Thomas, 
Conférence  faite  à  Prague,  4  juillet  1927,  citée  dans  Politique  sociale  internationale, 
Genève,  Bureau  international  du  Travail,  1947,  p.  57-58).  Voir  cet  extrait  du  pre- 
mier rapport  de  la  Y.M.C.A.,  fondée  à  Londres  en  1844:  «  Jusqu'à  ces  derniers  temps, 
les  jeunes  gens  occupés  dans  les  entreprises  commerciales  étaient  complètement 
négligés.  On  les  traitait  comme  des  êtres  dépourvus  de  pensée,  créés  uniquement 
pour  travailler  et  pour  dormir.  Ils  étaient  condamnés  à  aller  de  leur  lit  au  comptoir 
et  du  comptoir  à  leur  lit,  sans  un  instant  pour  leur  culture  intellectuelle  et  spirituelle, 
sans  la  possibilité  ou  même  la  force  d'accomplir  les  exercices  de  dévotion  néces- 
saire à  la  vie  spirituelle  »  (cité  dans  la  Revue  internationale  du  Travail,  9  (1924), 
882. 


166  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

campagnes  continuelles  ^^.  Des  savants  renommés  du  vieux  continent 
n'en  ont  pas  moins  calculé  la  «  perte  »  que  représentaient  pour  la 
société  ces  quelques  cinquante  jours  annuels  de  fainéantise.  De  nom- 
breux signes  révèlent  encore  ce  culte  sacro-saint  du  travail  pro- 
ducteur. Il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  de  bons  catholiques,  qui 
regrettent  naïvement  le  nombre  croissant  des  églises,  dans  une  ville 
comme  Montréal:  on  pourrait,  disent-ils  employer  ces  sommes  con- 
sidérables à  construire  tant  d'usines  !  Le  système  moderne  d'édu- 
cation n'est  pas  exempt  de  ce  mal.  Léon  Bérard  a  stigmatisé  un 
projet  récent  de  réforme  de  l'enseignement  en  France,  dans  lequel 
«  il  s'agit  de  faire  des  citoyens,  sans  aucun  doute,  mais  aussi  et  du 
même  coup  des  producteurs  '^  ».  Dans  nos  collèges  la  prière  et  la 
récréation  n'ont-elles  pas  été  trop  souvent  conçues  en  fonction  du 
travail  scolaire,  plutôt  qu'en  fonction  de  l'élève  ?  On  les  adminis- 
trait alors  «  comme  l'huile  de  foie  de  morue,  à  la  dose  prescrite  ^^  », 
sans  peut-être  se  rendre  compte  suffisamment  qu'elles  étaient  tout 
aussi  nécessaires  à  la  formation  de  la  personne  humaine,  que  l'étude  ! 

Voici  que  nous  assistons,  au  XIX*  siècle,  à  une  réaction  vigou- 
reuse contre  l'idolâtrie  de  la  production,  chère  aux  dirigeants  de 
la  période  précédente:  on  diminue  le  travail  et  l'on  multiplie  le 
loisir.  On  fait  un  devoir  de  se  récréer.  Tout  le  monde  s'en  mêle: 
l'Etat  encourage;  les  industriels  contribuent;  les  financiers  lancent 
des  entreprises  de  loisirs;  les  ouvriers  deviennent  de  plus  en  plus 
exigeants.  Au  culte  du  travail,  succède  celui  du  loisir.  «  Soon  we 
shall  have  a  new  generation  that  has  not  made  a  god  of  work,  that 
does  not  apologize  for  «  having  fun  »,  that  without  self-consciousness, 
without  priggishness,  can  live  in  the  present  as  well  as  in  the 
past  and  in  the  future  ^^  .»  Les  hommes  ont  toujours  senti  le  besoin 
de  se  refaire  en  se  récréant.  Ecrasés  par  les  accaparements  de 
l'industrialisme  moderne,  ils  s'en  voyaient  de  moins  en  moins  capa- 
bles.    Déjà   vers   le   milieu   du   XIX"   siècle,   des   groupements   se   for- 


^5     Voir  Le  Repos  hebdomadaire  dans  le  Commerce  et  les  Bureaux,  Genève,  Bureau 
international  du  Travail,   1939. 

16  U Avenir  de  la  culture  classique,  dans  La  Revue,  2   (1949),  385-403;  ici  p.  391. 

17  Pierre   Charles,   s.j.,    art.   cit.,    p.    14. 

18  Hov\^ard    Braucher,    fFhat    Holds    Recreation    back    from    Making    its    Greatest 
Contribution  to  Human   Welfare,  dans  Recreation,  27    (1934),  548. 


TRAVAIL   ET   LOISIR  167 

mèrent    pour    libérer    les    travailleurs    de    cet    envahissement    démo- 
ralisateur.    Signalons-en  quelques-uns. 

En  Angleterre,  la  Young  Men's  Christian  Association,  fondée 
là-bas  en  1844,  au  Canada  en  1851,  ainsi  que  sa  filiale  la  Young 
Women's  Christian  Association,  créée  en  Angleterre  en  1855,  au 
Canada  en  1893,  recherchait  l'amélioration  de  la  vie  personnelle 
des  jeunes.  En  Tchécoslovaquie,  le  D'  Miroslaw  Tyrs,  dès  1861,  posait 
les  bases  d'une  vaste  organisation  nationale,  les  Sokols,  qui  pour- 
suivait le  développement  harmonieux  de  l'homme  par  une  culture 
physique  et  morale  plus  intense  ^^.  Au  dernier  quart  du  XIX^,  en 
Suède,  le  Riksdag  accordait  de  substantielles  subventions  aux  orga- 
nisations sportives,  ainsi  qu'aux  institutions  d'éducation  populaire  ^^. 
La  Boy  Scout  Association,  établie  en  Angleterre  en  1908  et  au  Canada 
en  1910,  avec  une  méthode  apparemment  différente,  s'acheminait  au 
même  but.  L'établissement  de  la  journée  de  huit  heures,  à  partir 
de  1918,  donna  graduellement  au  problème  du  loisir  un  intérêt  natio- 
nal, dans  les  différents  pays  ^^.  «  Le  loisir,  c'est  aussi  le  bien  qu'au 
cours  du  XIX*  siècle,  les  ouvriers  ont  constamment  réclamé;  cela  a 
été  l'aspiration  de  toute  la  classe  salariée  moderne:  huit  heures 
de  travail,  huit  heures  de  sommeil,  huit  heures  de  loisir.  Cela  a 
été  la  formule  constamment  répétée  dans  les  programmes  de  reven- 
dications d'avant-guerre  ^^.  »  La  Belgique  donna  un  exemple  remar- 
quable sur  ce  point,  par  la  constitution  de  commissions  provinciales 
des  loisirs,  dès  1919  ^^.  Les  régimes  totalitaires,  qui  naquirent  un 
peu  plus  tard,  ne  furent  pas  lents  à  saisir  l'importance  de  cette  ques- 
tion, dans  leur  programme  de  rénovation  sociale.  Dès  1925,  Mussolini 
coordonnait  les  loisirs  de  son  pays  dans  une  vaste  organisation  officielle; 
YOpera  nazionale  Dopolavoro,  VŒuvre  nationale  des  Loisirs  ouvriers. 


19  Voir   Rev.   intern,   du    Trav.,   35    (1937),  84. 

20  Voir  ibid.,  9    (1924),  902-904. 

21  Autriche,  voir  Rev.  Intern,  da  Trav.,  9  (1924),  235-252;  Finlande,  ibid.,  9 
(1924),  608-622;  Suède,  ibid.,  9  (1924),  616-622;  Tchécoslovaquie,  ibid.,  9  (1924), 
934-952;   Grande-Bretagne,  ibid.,  9   (1924),  957-996;    Belgique,  ibid.,  9    (1924),  917-934. 

22  Albert  Thomas,   conférence   faite  à   Royan,   op.  cit.,  p.   58. 

23  Voir  Rev.  intern,  du  Trav.,  9  (1924),  917-934;  Doss.  Act.  pop.,  (1938), 
371-374. 


168  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

déjà  existante  d'ailleurs  depuis  1919  ^*.  En  Allemagne,  l'année  même 
de  son  accession  au  pouvoir  en  1933,  Hitler  prenait  le  contrôle 
eiFectif  de  tous  les  loisirs  populaires,  par  la  fondation  de  la  Kraft 
durch  Freude,  la  Force  par  la  Joie  ^^. 

En  Amérique,  continent  immense,  riche,  neuf,  englobant  donc 
des  groupements  humains  aux  tendances  variées  encore  accaparés  par 
les  besoins  immédiats  d'une  industrialisation  extraordinaire,  le  pro- 
blème des  loisirs  devient  extrêmement  complexe  ^^.  Ce  qui  est  surtout 
frappant  au  Canada  et  aux  Etats-Unis,  à  cause  du  caractère  fédé- 
ratif  de  la  constitution  politique.  En  cette  dernière  contrée,  les  ter- 
rains de  jeux  se  multiplièrent  dans  les  grandes  villes,  avant  1910: 
à  Détroit  en  1901,  à  Chicago  en  1904,  à  New  York  en  1906.  Les 
équipes  sportives  apparurent  dans  les  écoles  et  dans  les  centres.  Un 
groupement  national  s'efforça  d'orienter  tant  bien  que  mal  tous  ces 
efforts  sous  le  nom  de  Playground  and  Recreation  Association  of 
America^  bientôt  transformée  en  National  Recreation  Association, 
publiant  une  revue  spécialisée,  Recreation,  La  situation  est  encore 
beaucoup  plus  délicate  au  Canada,  oii  deux  langues  et  deux  cultures 
coexistent  sur  toute  l'étendue  du  pays.  Considérons  le  cas  du 
Québec.  Ici,  comme  ailleurs,  il  y  eut  des  jeux  et  des  distractions 
depuis  les  premiers  jours  de  la  colonie.  Ces  initiatives  prirent  une 
forme  stable  avec  VŒuvre  des  Terrains  de  Jeux,  Elle  naquit  à 
Québec  en  1930,  à  Sherbrooke  la  même  année,  aux  Trois-Rivières 
en  1939,  par  la  suite  dans  d'autres  agglomérations.  Diverses  tenta- 
tives furent  faites  à  Montréal,  entre  autres  au  parc  Lafontaine,  par 
les  Jésuites,  depuis  1927.  Elles  furent  centralisées  par  la  ville  en 
1942,  sous  le  nom  de  VŒuvre  des  Terrains  de  Jeux  de  Montréal, 
Cet  organisme  municipal,  qui,  l'année  de  son  apparition,  disposait 
de  9  terrains,  d'un  budget  de  $300.000,00  et  d'un  personnel  restreint, 
peut    compter    en    1949    sur    106    terrains'    de    jeux,    un    budget    de 

24  Voir  Achille  Starace,  UOpera  nazionale  Dopolavoro.  Milano,  Mondadori,  1933. 
Pierre  Clerget,  L'Organisation  des  Loisirs  en  Italie  et  en  Allemagne,  dans  U Actualité 
économique,  13.2  (1937-38),  253-264.  Giacomo  Dusmet,  L'utilisation  des  loisirs  des 
travailleurs  agricoles  en  Italie,  dans  Rev.  Intern,  du  Trav.,  33  (1936),  245-251. 

25  Voir  Pierre  Clerget,  art.  cit.  — ■  L'Illustration,  10  fév.  1937,  p.  213  et  suiv.  — 
Doss.  de  l'Act.  Pop.,  (1937),  974-984. 

26  Voir  Rev.  Intern,  du  Trav.,  9  (1924),  953-974;   10   (1924),  125-1441. 


TRAVAIL   ET   LOISIR  169 

$1.400.000,00  ainsi  que  sur  un  personnel  de  450  personnes  ^'^.  Voici 
que  maintenant  on  sent  le  besoin  non  seulement  d'emplacements 
à  ciel  ouvert,  mais  aussi  d'immeubles  spécialement  destinés  aux  acti- 
vités récréatives.  Ils  s'élèvent  repidement  un  peu  partout,  sous  les 
formes  les  plus  variées.  Dans  le  diocèse  de  Montréal  enfin,  depuis 
1946,  un  Service  des  Loisirs,  libre  de  toute  responsabilité  financière, 
travaille  splendidement,  en  chaque  paroisse,  à  susciter  la  naissance 
et  à  soutenir  le  développement  d'organismes  locaux  soucieux  d'orienter 
sainement  les  loisirs  de  chacun  dans   des  groupements  paroissiaux  ^^. 

Pressées  par  des  exigences  sociales  nouvelles,  plusieurs  de  nos 
universités  canadiennes  sentirent  la  nécessité  d'améliorer  méthodi- 
quement l'état  physique  de  la  nation,  en  créant  une  science  et  un 
art  de  la  santé  personnelle;  et,  pour  cela,  de  former  sérieusement 
des  personnes  compétentes,  capables  de  mieux  diriger  les  activités 
laborieuses  ou  récréatives  de  nos  concitoyens.  De  là  sont  nés  des 
instituts  spécialisés  en  ce  domaine.  Dès  1912,  l'Université  McGill,  à 
Montréal,  fondait  une  School  of  Physical  Education,  rattachée  à  la 
Faculté  de  Médecine.  Ne  comportant  tout  d'abord  qu'un  cours  d'été, 
cette  école  présentait,  en  1933,  un  cours  régulier  de  trois  ans,  porté 
à  quatre  en  1945-46  et  conduisant  au  degré  de  Bachelor  of  Science 
in  Physical  Education.  «  The  aim  of  the  school  is  to  provide  Canada 
with  well-qualified  teachers  of  health  and  physical  education  who 
realize  the  contribution  these  subjects  should  make  towards  sane 
and  happy  living-^*.»  Depuis  1940,  l'Université  de  Toronto  pos- 
sède une  School  of  Physical  and  Health  Education,  comprenant  un 
cours  de  trois  ans,  couronné  par  le  degré  de  Bachelor  in  Physical 
and  Health  Education.  Les  origines  et  les  buts  de  cette  école  sont 
clairement  indiqués.  «  The  application  of  the  scientific  knowledge 
of    biological    principles    of    reproduction    and    growth,    heredity    and 

27  Voir  causerie,  intitulée  Vos  terrains  de  jeux,  prononcée  au  poste  CKAC 
(Montréal),    le    22    août    1949,    par    M.    Claude    Robillard. 

28  Voir  plusieurs  articles  du  père  Wilfrid  GariÉpy,  s.j.,  dans  Relations,  de  1941 
à  1945;  entre  autres  Terrains  de  jeux  et  paroisses.  Relations,  4  (1944),  65-67;  Loisirs 
chrétiens  organisés,  dans  Relations,  5  (1945),  90-93.  Voir  aussi  Abbé  Jean-Paul 
Tremblay,  Culture  et  loisirs  au  Canada  français,  dans  Rev.  de  VUniv.  d'Ottawa, 
19  (1949),  360-374;  Jean-Paul  Dallaire,  s.j.,  Orientation  des  Loisirs,  dans  Relations, 
9    (1949),  39-41. 

28*     McGiU    University,    Montreal:    School   of  Physical   Education.     Calendar   1949- 
1950,  p.  3104. 


170  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

environment,  has  resulted  in  the  raising  of  the  standards  of  quality 
and  production  in  plants,  crops  and  animals.  One  of  the  purposes 
of  this  course  is  to  point  out  to  the  student  that  the  application  of 
these  same  biological  principles  to  the  human  being  has  its  object 
the  raising  of  the  standard  of  his  health  and  of  enabling  him  to 
live  a  more  effective  and  satisfying  life.  It  is  an  attempt  to  create 
an  art  and  science  of  personal  health  ^^.  L'Université  d'Ottawa,  qui 
marche  toujours  de  l'avant  malgré  ses  ressources  financières  limitées, 
vient  d'organiser,  au  début  de  septembre  1949,  un  Institut  d'Éducation 
Physique,  intégré  à  la  Faculté  des  Arts.  «  Le  but  de  l'Institut  est  de 
former  des  professeurs  d'hygiène  et  d'éducation  physique,  convaincus 
de  l'importante  contribution  de  ces  facteurs  au  bien-être  des  citoyens 
canadiens  ^^*.  »  L'Institut  offrira  un  cours  de  quatre  années  aux 
détenteurs  du  diplôme  de  douzième  année,  dans  la  province  d'Ontario 
(ou  l'équivalent  pour  les  étudiants  des  autres  provinces).  Les  por- 
teurs d'un  diplôme  de  treizième  année  (en  Ontario,  ou  l'équivalent 
dans  les  autres  provinces)  entreront  immédiatement  en  seconde  année, 
avec  l'obligation  de  compléter  les  matières  spéciales  en  éducation 
physique,  vues  en  première  année.  Le  tout  sera  couronné  par  un 
baccalauréat  es  arts  ou  es  sciences  en  éducation  physique.  D'autres 
universités  ont  mis  sur  pied  des  programmes  analogues.  Ainsi  depuis 
1946-47,  l'University  of  British  Columbia  donne  un  cours  d'éduca- 
tion physique,  conduisant  au  degré  de  Bachelor  in  Physical  Education. 
Pareillement  l'University  of  Western  Ontario  offre  un  cours  de  quatre 
années,  aboutissant  au  degré  de  Bachelor  of  Arts  in  Honors  Physical 
Education,  Health  and  Recreation.  Queen's  University,  Kingston,  pos- 
sède une  School  of  Physical  and  Health  Education,  rattachée  à  la 
Faculté  des  Arts.  Cette  école  applique  un  programme  combiné  de 
quatre  ans  «  in  Arts  and  Physical  and  Health  Education,  conduisant 
au  degré  de  Bachelor  of  Arts  and  Bachelor  of  Physical  and  Health 
Education  ».  A  Edmonton,  l'University  of  Alberta,  dans  sa  Faculté 
d'Education,  présente  un  cours  de  quatre  ans,  couronné  par  le  degré 
de  bachelier  en  éducation,   avec   choix  en  éducation   physique;   mais 

29     University   of   Toronto:    School   of  Physical   and   Health   Education.     Calendar 
1949-1950,   p.    12. 
29*     Université   d'Ottawa:   Prospectas   de  l'Institut  d'Education  Physique,   p.   1. 


TRAVAIL   ET    LOISIR  171 

elle  projette,  pour  septembre  prochain,  un  nouveau  programme  de 
quatre  ans  plus  spécialisé,  avec  un  nouveau  B.  Ed.  in  Physical 
Education.  Ces  quelques  détails,  nécessairement  très  sommaires,  mon- 
trent à  l'évidence  que  nos  universités  se  préoccupent  de  l'organisation 
méthodique  et  scientifique  des  activités  humaines. 

Si  nous  quittons  maintenant  le  plan  régional  ou  provincial,  pour 
passer  dans  le  domaine  fédéral,  nous  constatons  tout  d'abord  la 
constitution,  en  avril  1943,  d'une  Commission  de  la  Jeunesse  Canu' 
dienne.  C'est  un  organisme  privé  qui  s'applique,  par  des  études  et 
des  recherches,  à  résoudre  les  problèmes  des  jeunes  de  15  à  24  ans, 
puis  à  recommander  ses  conclusions  aux  autorités  compétentes.  Du 
point  de  vue  du  droit,  un  grand  pas  fut  accompli,  par  le  vote  le 
31  juillet  1943,  et  la  proclamation  le  1^"^  octobre  suivant,  de  la  Loi 
sur  Vaptitude  physique  nationale.  Son  application  est  confiée  au 
Service  d^ Aptitude  physique,  de  la  branche  du  Bien-être  social,  du 
ministère  de  la  Santé  et  du  Bien-être  social,  lequel  fut  créé  le  24 
juillet  1944  et  ouvert  officiellement  le  13  octobre  suivant.  Le  but 
de  cette  loi  est  de  promouvoir  le  bien-être  physique  des  Canadiens, 
en  fournissant  aux  provinces  intéressées  qui  en  font  la  demande,  des 
subventions  pécuniaires  et  les  meilleures  informations  sur  les  récré- 
ations, les  centres  de  loisirs,  la  gymnastique,  les  sports  et  autres 
activités  du  même  genre  ^^.  Le  ministère  en  question  est  aidé  dans 
son  travail,  par  un  corps  consultatif,  le  Conseil  national  de  V Aptitude 
physique,  institué  le  15  février  1944.  Se  réunissant  deux  fois  l'an, 
il  est  composé  de  dix  membres,  comprenant  les  représentants  des  pro- 
vinces sous  la  présidence  du  directeur  national  de  l'Aptitude 
physique  ^^* . 

Après  avoir  créé  des  organisations  capables  de  perfectionner  les 
loisirs  sur  le  plan  municipal,  puis  sur  le  plan  national,  il  était  tout 
naturel  que  les  hommes  songent  à  assurer  des  contacts  fructueux 
entre  ces  diverses  initiatives  plus  ou  moins  particulières  et  tentent 
de  fonder  une  sorte  de  comité  international  des  loisirs.     La  formation 

30  Voir  Canada  1945:  Manuel  officiel  des  Conditions  présentes  et  des  Progrès 
récents,  p.  40;  Canada  1947,  p.  210;  Canada  1948,  p.  55-58;  The  Canada  Year  Book, 
1943-44,  p.  661-663;  Annuaire  du  Canada,  1945,  p.  882-883;  Annuaire  du  Canada,  1947, 
p.  243-244. 

30*  Le  directeur  actuel  du  Service  d'Aptitude  physique,  en  même  temps  président 
du  Conseil  national  d'Aptitude  physique,  est  M.  Ernest  Lee. 


172  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

de  la  Société  des  Nations,  après  la  guerre  de  1914-1918,  précisa  et 
favorisa  ces  aspirations,  en  préparant  une  atmosphère  de  meilleure 
compréhension  mutuelle  et  en  provoquant  l'établissement  d'un  orga- 
nisme central  permanent.  Albert  Thomas,  le  premier  directeur  du 
Bureau  international  du  Travail,  fut  un  initiateur.  Tout  en  batail- 
lant pour  la  journée  de  huit  heures  de  travail,  il  songeait  à  l'emploi 
que  les  prolétaires  feraient  de  leurs  loisirs.  «  Je  me  rappelle  qu'en 
1919,  nous  raconte-t-il,  déjà  nous  nous  sommes  réunis  quelques-uns 
des  intellectuels,  des  coopérateurs,  des  représentants  de  syndicats,  dans 
un  petit  bureau  des  environs  de  la  Madeleine.  Il  y  avait  là  des 
artistes,  il  y  avait  Grémier,  il  y  avait  Jouhaux,  il  y  avait  Merrheim, 
il  y  avait  nos  camarades  de  la  coopération,  et  nous  avons  étudié, 
pendant  quelques  séances,  comment  les  loisirs  pouvaient  être  orga- 
nisés ^^.  »  En  1924,  le  Bureau  international  du  Travail  soumet  aux 
délibérations  de  la  Conférence  internationale  du  Travail,  un  projet 
intitulé  «  Recommandations  concernant  l'utilisation  des  Loisirs  des 
Travailleurs  ».  Il  est  étudié  par  une  commission  spécialement  formée, 
remanié  et  définitivement  approuvé  par  un  vote  de  79  pour  et  16 
contre  ^^.  Par  la  suite  une  Commission  internationale  des  Loisirs 
des  Travailleurs  fut  fondée  en  1934  ^^.  Enfin  des  congrès  interna- 
tionaux des  loisirs  commencèrent  et  continuèrent  périodiquement. 
Le  premier  se  réunit,  à  Liège,  en  1930;  un  autre,  intitulé  First  Inter- 
national Recreation  Congress,  à  Los  Angeles,  en  1932;  à  Bruxelles, 
juin  1936;  à  Hambourg,  juillet  1936;  à  Rome,  en  1938.  Depuis  la 
création  des  Nations-Unies,  il  n'existe  pratiquement  plus  d'organisme 
international  spécialisé  pour  les  loisirs.  L'UNESCO,  Organisation  des 
Nations  Unies  pour  VEducation,  la  Science  et  la  Culture,  institution 
spécialisée  des  Nations-Unies,  s'occupe  toutefois  de  plusieurs  aspects 
essentiels   des  loisirs  ^*. 

Les    brèves    considérations    historiques    qui    précèdent,    montrent 
que  le  problème  des  loisirs,  donc  du  loisir,  est  au  premier  plan  des 

31  Politique  sociale  internationale,   p.   58-59. 

32  Voir  Conférence  internationale  du  Travail,  VP  Session,  Genève,  dans  BIT, 
1924,   p.   548-552;    557-562;    272-300;    644-649. 

33  Voir  G.  MÉQUET,  Vers  une  action  internationale  en  faveur  des  loisirs  des 
travailleurs,   dans   Rev.   intern.   Trav.,   30    (1934),   617-636. 

34  Voir  Annuaire  des  Nations  Unies,  Edition  1948,  Lake-Success,  N.-Y.,  Nations 
Unies,  Départ,  de  l'Inform.,  1948,  p.  707-725.  Voir  Une  résolution  de  la  commission 
des  loisirs,  dans  Rev.  intern.   Trav.,  39   (1939),  533-539. 


TRAVAIL   ET   LOISIR  173 

préoccupations  de  tous  ceux  qui  ont  le  souci  de  mieux  comprendre 
les  hommes  afin  de  les  orienter  vers  leur  destinée.  «  La  jeunesse 
d'aujourd'hui  connaît,  écrit  S.  S.  Pie  XII,  dans  les  dures  conditions 
économiques  présentes,  des  difficultés  que  le  corps  social  doit  l'aider 
à  résoudre,  sous  peine  de  la  voir  entravée  dans  son  développement 
normal,  soit  sur  le  plan  éducatif,  soit  sur  le  plan  professionnel  et 
familial.  Enfin,  des  questions  de  pédagogie  moderne  voudront  être 
étudiées,  à  la  lumière  des  enseignements  pontificaux,  en  relations 
avec  l'évolution  des  modes  de  vie  et  de  la  technique.  Nous  pen- 
sons en  particulier  à  une  organisation  des  loisirs  et  à  une  sage  pra- 
tique des  sports,  qui,  bien  comprises,  peuvent  et  doivent  être  un 
précieux  adjuvant  dans  la  formation  de  l'homme  complet  et  du 
parfait  chrétien,  qui  pense  et  agit  selon  la  raison  éclairée  par  la 
foi  ^^.  »  Cet  intérêt  se  manifeste  aussi  chez  nous  :  «  Recreation  has 
always  been  a  major  interest  of  youth,  but  not  since  the  days  of 
Ancient  Greece  have  the  values  inherent  in  it  been  as  clearly  re- 
cognized as  they  are  today.  In  Canada,  at  the  present  time,  we 
see  many  evidences  of  a  new  impulse  to  improve  recreational  op- 
portunities for  all  members  of  the  community.  From  small  out-of- 
the-way  villages  right  up  to  the  Federal  government  there  are  stirings 
which  indicate  a  desire  to  assist  the  individual  citizen  in  the  con- 
structive use  of  his  leisure-time  ^^.  »  II  n'est  donc  pas  surprenant 
qu'on  parle  partout  aujourd'hui  sur  les  loisirs,  qu'on  écrive  sur  les 
loisirs,  qu'on  étudie  sérieusement  les  loisirs.  Les  Semaines  sociales 
de  France  leur  ont  consacré  trois  cours  consécutifs,  en  1936,  en  1937 
et  en  1938  ^^.  Les  Semaines  de  Missiologie  de  Louvain  leur  ont  attri- 
bué leur  XVI°  Session,  en  1938  ^^.  Les  Semaines  sociales  du  Canada^ 
qui   leur   avaient   déjà   accordé   deux   études   précédentes,   en    1938   et 

35  Lettre  du  27  juillet  au  père  Joseph-Papin  Archambault,  s.j.,  à  l'occasion  de 
la  Semaine  Sociale  de  Saint-Hyacinthe,  sur  la  Jeunesse  {Act.  Apost.  Sed.,  38  [19461, 
380;    et   aussi   Sem.   soc.    du   Canada   1946,   p.    8). 

3^  R.  E.  G.  Davis,  Youth  and  Recreation,  New  Plans  for  New  Times.  Prepared 
for  the  Canadian  Youth  Commission,  Toronto,  Ryerson  Press,  1946,  pref.,  p.  III. 

'^7  Voir  M""®  G.  Etienne,  La  question  des  loisirs,  dans  28"  Semaine  sociale  de 
France,  Versailles,  Paris,  Gabalda,  1936,  p.  437-456;  François  Henry,  Loisirs  et 
personne  humaine,  dans  29'  Semaine  sociale  de  France,  Clermont-F  errant,  Paris, 
Gabalda,  1937;  p.  477-488;  Joseph  Danel,  Temps  libre  et  emploi  des  loisirs,  dans 
30'  Semaine  sociale  de  France,  Rouen,  Paris,  Gabalda,   1938,  p.  433-450. 

38  La  mission  et  les  joies  populaires,  dans  XVI'  Session  de  Missiologie  de  Louvain, 
1938,  Bruxelles,  L'Edition  universelle,  1939  (Collection  Museum  Lessianum,  section 
missiologique) . 


174  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

en  1946,  leur  ont  réservé  la  moitié  de  leur  dernière  réunion  de  1949, 
à  Joliette,  en  prenant  le  titre  général:  Travail  et  Loisirs  ^^.  Le  congrès 
de  l'Enseignement  secondaire  au  Canada,  du  30  juin  au  3  juillet 
1947,  mit  aussi  ce  sujet  au  programme  ^^.  Enfin,  nouveauté  significa- 
tive, le  père  André  Marc,  s.j.,  dans  son  magistral  ouvrage.  Psychologie 
reflexive,  analyse  tout  lau  long  d'un  chapitre  remarquable,  les  fon- 
dements philosophiques  de  ce  problème  humain  *^.  En  face  de  ces 
réalisations  pratiques  et  de  ces  préoccupations  théoriques,  on  peut 
se  demander  où  nous  en  sommes,  chez  nous,  à  propos  du  travail  et 
du  loisir. 


Ce  qui  frappe  les  observateurs  parcourant  le  vaste  champ  du 
travail  au  Canada,  c'est  la  force  croissante,  définitivement  établie  et 
reconnue,  des  unions  ouvrières.  Cette  puissance  nouvelle  coïncide 
avec  une  recrudescence  de  grèves  plus  ou  moins  prolongées,  para- 
lysant toujours  quelques  aspects  de  la  vie  économique,  mais  sou- 
tenues malgré  tout  par  la  sympathie  de  l'opinion  publique.  Ces 
arrêts  de  travail  visent  un  but  précis:  diminution  des  heures  de 
travail,  amélioration  des  conditions  du  labeur,  augmentation  de  salai- 
res proportionnellement  aux  profits  de  l'entreprise  et  au  coût  géné- 
ral de  la  vie,  garanties  plus  sérieuses  et  plus  variées  en  cas  de 
maladie  ou  d'accident,  etc.  Ces  manifestations,  qui  ennuient  les 
employeurs,  appauvrissent  les  employés,  dérangent  et  inquiètent  le  con- 
fort de  la  classe  bourgeoise,  ne  sont  pas  encore,  à  tout  prendre, 
ce  qu'il  y  a  de  plus  troublant.  Elles  sont  tout  simplement  les  dif- 
ficultés accompagnant  le  développement  normal  de  toute  activité  en 
passe  d'organisation.     Ce  qui  devrait  nous  préoccuper  davantage,  c'est 

39  Voir  M.-J.-Donat  Dufour,  Organisation  des  Loisirs,  dans  XVI'  Semaine  sociale 
du  Canada,  Sherbrooke,  1938,  Montréal,  Ecole  sociale  populaire,  p.  260-285;  abbé 
F.-X.  Saint-Armand,  Loisirs  des  jeunes,  dans  XXIIP  Semaine  sociale  du  Canada, 
Saint-Hyacinthe,  1946,  Montréal,  Ecole  sociale  populaire,  1946,  p.  206-224;  Travail  et 
loisirs:  XXV P  Semaine  sociale  du  Canada,  Joliette,  1949,  Montréal,  Ecole  sociale 
populaire,    1949. 

^^  Abbé  Gérard  Coderre,  Les  loisirs  et  la  formation  de  l'esprit  chrétien,  dans 
La  Formation  religieuse:  Congrès  de  V Enseignement  secondaire  du  Canada,  30  juin  — 
3  juillet  1947,  Comité  permanent  de  l'Enseignement  secondaire  de  la  Province  de 
Québec,  1948,  p.   394-422. 

41  André  Marc,  s.j.,  Psychologie  reflexive.  Lettre-préface  de  monsieur  René  Le 
Senne,  2  vols,  Bruxelles,  L'Edition  universelle,  1949  (Museum  Lessianum,  section 
philosophique,  n*"  29  et  30). 


TRAVAIL   ET   LOISIR  175 

que,  au  fond  de  toutes  ces  agitations  sociales  et  malgré  ces  sou- 
bresauts toujours  douloureux,  propriétaires  et  prolétaires  semblent 
ne  pas  saisir  la  véritable  valeur  humaine  du  travail. 

Parlant  devant  la  section  de  Bordeaux  de  la  Confédération  fran- 
çaise des  Professions,  Son  Exe.  M^'  Feltin,  maintenant  archevêque 
de  Paris,  rapportait  ainsi  l'opinion  d'un  industriel:  «  Dans  nos  usines, 
nous  tissons  le  lin  ou  la  soie,  nous  blanchissons  le  coton,  nous  dur- 
cissons l'acier,  nous  broyons  le  minerai,  mais  nous  n'avons  pas  à  nous 
occuper  de  ceux  qui  travaillent;  cela  n'entre  pas  en  ligne  de  compte 
dans  nos  frais  généraux,  cela  ne  produit  pas  de  dividendes  ^^.  » 
Les  patrons  catholiques  de  chez  nous  protesteront.  Ils  sont  loin  de 
soutenir  une  position  aussi  païenne,  aussi  brutale.  Chrétiens,  ils 
savent  reconnaître,  affirment-ils,  les  exigences  de  la  justice  et  de  la 
charité  envers  leurs  subordonnés.  Seulement,  dès  que  les  unions 
urgent  un  tant  soit  peu  et  présentent  certaines  revendications 
légitimes  bousculant  un  état  de  choses  anormal,  bien  que  soi-disant 
consacré  par  une  longue  tradition,  on  constate  sans  peine  que  ceux- 
là  même  qui  se  disent  catholiques  ont  souvent  dans  la  pratique  envers 
leurs  ouvriers  une  attitude  qui  est  loin  de  l'être.  On  reconnaît  les 
syndicats,  dans  la  mesure  où  ils  consentent  à  ne  pas  être  trop  encom- 
brants et  à  ne  pas  déranger  une  situation  stabilisée  par  l'usage. 
Pressés  par  leurs  ouvriers  et  contraints  par  le  gouvernement,  des 
patrons  acceptent  certaines  discussions  avec  leurs  employés;  mais 
ils  s'ingénient,  au  moyen  des  manœuvres  les  plus  subtiles  suggérées 
par  des  avocat  retors,  à  contourner  et  à  miner  légalement  les  meil- 
leures lois:  leur  seul  but,  c'est  de  concéder  le  moins  possible,  de 
rouler  le  plus  possible  leurs  partenaires  et  de  placer  sous  la  sauvegarde 
de  l'autorité  leurs  gains  les  plus  douteux.  Si,  malgré  toutes  leurs 
menées  et  leurs  prévisions,  ils  sont  obligés  de  reconnaître  les  deman- 
des qui  leur  sont  faites,  ils  jouent  leur  dernière  carte,  ferment  leurs 
usines,  les  démantèlent  jusqu'à  la  dernière  poutre  au  prix  de  sommes 
rondelettes,  les  transportent  en  d'autres  régions  où  la  main  d'œuvre 
n'est  pas  encore  organisée.  Ils  n'hésitent  pas  ainsi,  sans  aucune  pitié 
humaine  et  sans  aucun  sens  social,  à  ruiner  des  villes  entières.  En 
somme,   ce   que   ces   hommes   recherchent   avant   tout,   c'est   le   rende- 

*2    La    Croix,    6-7    mai    1937,    p.    3,    2"    colonne. 


176  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

ment    de    leur    entreprise;    ce    qu'ils    voient    dans    leurs    ouvriers,    ce 
sont   des  instruments  de  rendement  *^. 

Après  avoir  examiné  la  conduite  de  trop  de  patrons,  écoutez 
maintenant  les  discours  prononcés  en  certaines  réunions  officielles. 
Les  orateurs  insistent  sur  la  nécessité  du  travail,  pour  réussir  dans 
la  vie:  se  faire  une  situation  enviable,  placer  ses  enfants,  en  somme 
s'enrichir.  Sans  travail,  dit-on,  on  n'acquiert  rien;  avec  le  travail, 
on  acquiert  tout.  Ces  directives  de  chefs  politiques  ou  de  profes- 
seurs universitaires,  considérant  dans  le  travail  surtout  le  rendement 
productif,  rejoignent  la  pratique  des  industriels,  ne  voyant  dans  le 
travailleur  qu'un  instrument  de  production.  Tout  cela  n'est  pas 
complètement  faux  !  Le  travail  est  évidemment  nécessaire;  seul  le 
travail  ardu  et  constant  améliore  la  vie  terrestre.  Toutefois  cet 
aspect  du  travail,  son  rendement  matériel,  est-il  le  seul  ?  Est-il  même 
le  plus  important  ?  Il  ne  serait  pas  malaisé  de  démontrer,  avec 
preuves  à  l'appui,  que  ces  vues  ressemblent  fort  aux  principes  fon- 
damentaux de  la  doctrine  communiste.  La  seule  différence  c'est  que 
cette  dernière  vise  à  faire  de  la  production  une  mystique  et  une 
religion.  Qu'il  nous  suffise,  pour  l'instant,  de  constater  le  fait:  cer- 
tains patrons  et  certains  dirigeants  paraissent  vraiment  ignorer  ou 
oublier  le  sens  humain  du  travail. 

Les  ouvriers,  directement  en  contact  avec  leurs  machines,  le 
comprennent-ils  mieux  ?  Il  ne  semble  pas.  Voilà  un  second  fait  tout 
aussi  inquiétant.  Il  n'est  pourtant  qu'une  conséquence  du  premier. 
Quand  les  employeurs  ne  regardent  leurs  employés  que  comme  des 
instruments   producteurs,  ceux-ci  s'habituent  tout  naturellement,  sous 

43  Dans  ce  tableau  nécessairement  simplifié,  il  ne  faudrait  pas  généraliser  trop 
vite,  en  négligeant  la  complexité  du  réel.  Remarquons  tout  d'abord  qu'on  ne  dit 
pas  ici,  «  les  »,  mais  «  des  »  patrons.  Il  faudrait,  de  plus,  distinguer  deux  cas  bien 
différents,  celui  des  gérants  de  grosses  compagnies  bien  rentées,  pour  qui  une  hausse 
de  salaires,  tout  en  restant  ennuyeuse,  ne  bouleverse  pas  l'économie;  et  celui  des 
entreprises  moins  importantes,  au  capital  naturellement  limité,  et  dont  semblable 
mesure  peut  compromettre  le  budget.  Combien  d'usines  ou  de  manufactures  de  ce 
dernier  genre  ont  été  mises  sur  pied  et  développées  par  l'initiative  entreprenante 
et  le  travail  acharné  d'un  seul  homme  !  Il  s'y  est  enrichi;  mais  il  sait  parfaitement 
ce  que  ça  lui  a  coûté  de  sueurs  et  de  veilles.  Aujourd'hui,  cette  fortune,  qui  est 
la  sienne  et  celle  de  ses  enfants,  est  placée  dans  la  firmet  qu'il  dirige.  Son  ambition, 
légitime  d'ailleurs,  c'est  de  conserver  son  argent,  de  le  rendre  productif  et  même 
d'augmenter  son  capital.  Il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  cet  aspect  du  rendement 
matériel  ne  doit  pas  seul  compter;  qu'il  y  en  a  d'autres  aussi  importants  à  con- 
sidérer.    Et  voilà  justement  ce  qu'on  ne  fait  pas  ou  pas  assez  souvent. 


TRAVAIL  ET   LOISIR  177 

l'influence  lente  mais  sûre  du  milieu  où  ils  vivent,  à  n'être  plus  que 
des  machines  inertes,  inconscientes  et  serviles,  se  désintéressant  de 
plus  en  plus  de  leur  besogne,  ainsi  que  du  fruit  de  leur  besogne. 
Pour  s'en  convaincre,  on  n'a  qu'à  prendre  le  tramway,  aux  petites 
heures  du  matin,  à  se  mêler  à  cette  foule  de  gens  en  route  vers 
leurs  diverses  occupations,  serrant  sous  le  bras  la  traditionnelle  boîte 
à  lunch  froid.  Observez  attentivement  leurs  visages.  La  plupart 
sont  tendus,  durcis,  fatigués,  mécontents.  Ils  donnent  l'impression 
d'être  rivés  à  une  tâche,  qu'ils  traînent  comme  un  boulet  trop  lourd. 
Ils  la  subissent  plus  qu'une  corvée,  mais  comme  une  véritable  ser- 
vitude. Ils  ne  peuvent  l'éviter;  il  s'y  résignent,  parce  qu'il  n'y  a 
pas  moyen  de  faire  autrement.  Se  traînant  au  travail  sans  goût  et 
sans  joie,  ils  s'y  cramponnent  sans  attention  et  sans  attrait.  C'est 
une  plainte  quasi  générale,  dans  presque  tous  les  domaines.  On  fait 
tout  à  peu  près,  tuant  le  temps,  se  contenant  du  minimum  de  réflexion 
et  d'application.  On  ne  jette  pas  tout  son  esprit  et  toute  sa  volonté 
dans  son  activité  et  dans  ses  œuvres.  On  ne  prête  que  ses  mains 
de  plus  en  plus  malhabiles,  de  moins  en  moins  humaines,  juste  assez 
pour  remplir  les  conditions  extérieures  du  contrat,  pour  ne  pas  ris- 
quer le  renvoi.  On  n'a  plus  le  sens  de  la  précision  et  du  fini  en 
chacune  des  parties  des  objets  que  l'on  fabrique.  On  sauve  les 
apparences.  Les  pièces  non  aperçues  de  l'extérieur  sont  expédiées 
à  la  hâte  et  souvent  pleines  de  défauts.  Le  reste  lui-même  ne  man- 
que pas  d'accrocs,  dès  que  la  surveillance  du  contremaître  fléchit. 
Le  temps  du  départ  est-il  sonné,  on  lâche  tout,  sans  demeurer  une 
minute  de  plus;  même  si  la  besogne  commencée  doit  en  souffrir. 
Certains  vont  parfois  jusqu'à  prévoir  et  préparer  leur  sortie,  un 
gros   quart   d'heure    avant   la    fin. 

Les  industriels  n'envisagent  trop  souvent  dans  leur  entreprise 
que  le  seul  rendement  matériel;  et,  par  suite,  ne  traitent  leurs  employés 
que  comme  des  outils  mécaniques.  Premier  résultat:  les  ouvriers 
apprennent  la  leçon,  ne  voient  bientôt  plus  dans  le  travail  qu'un 
salaire  de  plus  en  plus  élevé;  et  ils  cherchent  les  moyens  pour  l'ob- 
tenir, même  au  risque  de  compromettre  la  position  financière  de 
leurs  patrons.  Deuxième  résultat:  mécanisés  forcément  par  une 
atmosphère  déprimante,  ces  mêmes  ouvriers  travaillent  moins  et  moins 


178  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

bien.  Trop  de  patrons  deviennent  de  plus  en  plus  durs  et  inexora- 
bles dans  le  travail  qu'ils  font  faire;  trop  d'ouvriers  deviennent  de 
plus  en  plus  insouciants  dans  le  travail  qu'ils  font.  Les  uns  et  les 
autres  détruisent,  dans  le  travail  et  par  le  travail,  leurs  plus  belles 
qualités  humaines;  ils  ont  évidemment  perdu  le  sens  profond  du  travail. 

Si  les  hommes  travaillent  de  moins  en  moins,  en  longueur,  en 
intensité  et  en  qualité,  par  contre,  ils  multiplient,  sous  toutes  ses 
formes,  les  périodes  de  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  «  les  loisirs  ». 
Les  conditions  du  travail  moderne  déshumanisent  les  hommes. 
Trouvent-ils  au  moins,  dans  leurs  loisirs,  quelque  chose  pour  se 
resaisir  et  se  relever  ?  La  situation  semble  assez  tragique  en  France: 
«  Nous  assistons,  écrit  Yves  Cosson,  indifférents  à  l'avènement,  dans 
toutes  les  activités  de  la  vie  sociale,  du  règne  de!  la  médiocrité  et  de  la 
facilité.  Les  loisirs  que  l'on  propose  aux  masses  manifestent  une 
pauvreté  intellectuelle  et  une  abjection  morale  dont  on  mesure  mal 
l'étendue  et  la  gravité.  Il  n'est  pas  surprenant  en  effet  de  constater 
que  se  vérifie  simplement  l'assertion:  A  travail  abrutissant,  loisir 
abrutissant  .  .  .  Le  caractère  forcené  d'un  travail  inhumain  les 
entraîne  [  les  travailleurs  ]  fatalement  à  rechercher  une  détente  dans 
les  plaisirs  violents  et  faciles,  dans  l'évasion  et  l'oubli.  Or  le  diver- 
tissement moderne  offre  à  ses  consommateurs  une  marchandise  facile 
que  l'on  accepte  passivement  sans  choisir.  Le  cinéma  comme  la 
radio,  et  le  spectacle  sportif  font  strictement  appel  à  la  sensation 
et  demandent  une  simple  réceptivité.  Ainsi  s'étend  par  des  moyens 
puissants  et  efficaces  un  climat  d'abrutissement:  à  production  de 
masse,  loisirs  de  masse  flattant  toutes  les  perversions  et  toutes  les 
banalités,  présentant  des  spectacles  faux  et  bêtes,  imposant  des  slo- 
gans, caporalisant  les  esprits  ^^.  »  Commentant  cet  article,  Leopold 
Richer  écrivait  dans  Notre  Temps:  «  Le  cinéma  se  dégrade  de  plus 
en  plus.  La  radio  se  plaît  à  s'abêtir.  Le  sport  est  devenu  un  com- 
merce, un  véritable  marché.  Et  au-dessus  de  tout  cela  trône  le 
«  comique  »  qui  couronne  le  gangstérisme  et  la  banale  histoire  d'amour. 
Plus  une  entreprise  abêtit  les  masses,  plus  elle  a  de  chance  de  devenir 
une  fructueuse  affaire.     A  oe  compte,  l'ouvrier  ne  s'évade  pas,  il  ne 

*■*    Yves  Cosson,  Loisirs  des  masses  modernes:  Plaisir  d'ilotes,  dans  Témoignages, 
n"  21   (1949),  151-154. 


TRAVAIL   ET   LOISIR  179 

se  détend  pas,  il  ne  se  repose  pas:  il  est  l'esclave  de  vils  entrepreneurs 
en   abrutissement   général  ^^.  » 

Pour  qui  considère  les  loisirs  chez  nous,  deux  faits  sautent  aux 
yeux.  Le  premier,  c'est  qu'on  passe  ses  loisirs  de  moins  en  moins 
au  foyer,  de  plus  en  plus  dans  des  endroits  publics:  cinéma,  spec- 
tacles, tavernes,  restaurants,  courses,  sports  ^^.  Le  second  fait  aussi 
patent,  c'est  que  les  loisirs  sont  devenus  des  entreprises  commer- 
ciales, sous  le  contrôle  de  plus  en  plus  exclusif  de  quelques  financiers 
dont  le  but  principal  est  de  faire  de  l'argent,  le  plus  possible  et  le 
plus  rapidement  possible.  Que  visent  les  directeurs  d'un  studio  en 
lançant  un  nouveau  film  ?  Les  millions  qu'il  rapportera.  Le  sujet 
traité,  le  talent  des  «  étoiles  »,  l'éducation  des  spectateurs  sont  tout  à  fait 
secondaires.  On  en  tient  compte  en  autant  que  ça  rapporte  et  dans  la 
mesure  où  ça  rapporte:  ce  sont  des  outils  à  frabriquer  de  l'argent.  Dès 
qu'ils  faillissent  à  leur  tâche,  on  écarte  sans  regret  des  interprètes 
habiles  mais  malchanceux,  et  l'on  cuisine  son  public  à  coup  de  pro- 
pagande. Que  recherchent  les  grands  propriétaires  des  ligues  officiel- 
les de  hockey  et  de  balle  au  camp  ?  L'honneur  de  leur  ville  ou 
de  leur  pays  ?  Le  déploiement  harmonieux  d'une  équipe  bien  équi- 
librée ?  L'élégance  et  la  puissance  d'un  joueur  exceptionnel  ?  Le 
développement  physique  des  jeunes  ?  La  détente  enrichissante  du 
peuple  ?  Bien  non  !  Tout  cela  n'est  qu'un  instrument.  Ce  qui 
compte  avant  tout,  ce  sont  les  profits  reluisants  de  chaque  saison;  et 
seuls  les  initiés  peuvent  entrevoir  leur  quantité  croissante.  Tout  est 
en  fonction  de  ça;  tout  est  sacrifié  à  ça.  C'est  ainsi  que  les  «  entre- 
preneurs »  sportifs  de  nos  grandes  villes  nord  américaines  amoncel- 
lent des  revenus;  c'est  ainsi  que  dans  une  région  du  Québec,  un 
trust,  contrôlant  une  ligne  d'autobus,  des  arenas  et  une  ligue  d'équipes 
formées  en  presque  totalité  de  joueurs  étrangers  grassement  payés, 
a   réalisé   en  peu   d'années   des  millions. 

Que  les  organisations  sportives  se  paient  par  elles-mêmes  et  paient 
leurs  commenditaires,  il  n'y  a  pas  de  mal  à  ça;  c'est  normal.     Qu'elles 

45     Notre   Temps,  10  sept.   1949.   p.   1. 

4^  Ce  fait  préoccupe  les  sociologues.  Voir  Les  loisirs  familiaux  d'aujourd'hui. 
Rapport  du  Congrès  tenu  à  Montréal,  les  25-26  mars  1949,  sous  les  auspices  de  la 
Division  des  Loisirs,  Conseil  canadien  du  Bien-être  social.  Texte  miméographié, 
42  p.,  plus  deux  appendices. 


180  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

soient  tout  orientées  vers  des  dividendes  de  plus  en  plus  grossis, 
voilà  le  danger  et  voilà  ce  qui  corrompt  actuellement  les  sports  amé- 
ricains et  canadiens.  Parce  qu'ils  visent  surtout  à  produire  de  l'ar- 
gent, ils  abaissent  le  peuple  en  le  tourmentant,  au  lieu  de  l'élever  en 
le  reposant. 

Tout  d'abord,  nos  loisirs  commercialisés  modernes  tuent,  chez 
leurs  adeptes,  le  sens  de  l'économie,  en  développant  des  habitudes 
effrénées  de  dépense.  D'où  viennent  en  effet  les  profits  réalisés  par 
les  grands  financiers  des  loisirs  ?  Des  masses  populaires,  qui,  au 
lieu  d'épargner,  jettent  à  pleines  mains  cet  argent  qui  assurerait  la 
sécurité  de  leur  famille.  «  Perdre  son  temps  de  façon  agréable,  de 
façon  profitable  et  enrichissante,  c'est  donc  presque  aussi  difficile, 
en  notre  pays,  que  de  gagner  son  sel.  Et  l'argent  que  reçoit  l'ouvrier 
en  échange  de  sa  peine,  il  le  cède  en  grande  partie  aux  marchands 
de  bonheur.  Est-ce  normal  ^^  ?  »  C'est  un  problème  angoissant  pour 
les  familles  moyennes;  encore  plus  chez  les  jeunes  qui  songent 
à  fonder  un  foyer  et,  par  conséquent,  doivent  s'ingénier  pour  se 
constituer  une  réserve.  Sortir  à  deux,  une  couple  de  fois  la  semaine 
pour  aller  au  cinéma,  au  concert,  au  stadium  ou  au  forum,  avec  les 
dépenses  qui  accompagnent  ou  suivent  habituellement,  devient  fort 
dispendieux   et   pèse   lourdement   sur  le   salaire   hebdomadaire. 

Non  seulement  les  loisirs  modernes,  entraînant  au  gaspillage  et 
par  conséquent  ruinant  la  vertu  d'économie,  faussent  à  la  longue  le  juge- 
ment pratique,  mais  aussi  et  surtout  désorganisent  de  plus  en  plus  le 
fonctionnement  ordonné  de  nos  facultés  humaines.  Dans  le  domaine 
du  sport,  on  joue  de  moins  en  moins;  on  préfère  regarder  jouer. 
Et  ces  longues  séances  de  spectateurs  débilitent.  Pour  s'en  convain- 
cre, il  suffit  d'assister  aux  grandes  parties  de  hockey.  Avant  la  partie, 
un  tintamarre  de  musique  échevelée  frappent  les  nerfs,  les  excitent 
et  les  préparent  aux  émotions  fortes  de  la  lutte.  Le  jeu  s'amorce. 
Les  yeux  sont  fixes,  les  corps  tendus,  les  mains  s'agitent,  les  figures 
s'enflamment.  On  s'échauffe,  on  crie,  on  frappe  du  pied,  on  tré- 
pigne, on  perd  le  contrôle  de  sa  sensibilité,  on  s'emporte.  L'esprit 
voit  double  et  juge  mal;  des  paroles  insensées  jaillissent  et  se  multi- 

47     Georges   Pelletier,   Recherche   du   temps  perdu,   II,   dans  Le  Devoir,   13   avril 
1948,  p.  10. 


TRAVAIL   ET   LOISIR  181 

plient.  Ce  qui  est  déplorable  chez  des  jeunes  gens  est  encore  plus 
désastreux  chez  les  jeunes  filles.  Plus  délicates,  plus  émotives,  elles 
sortent  de  ces  grands  matchs,  brisées  physiquement  et  moralement. 
Ecrasé  par  une  partie  mais  ensorcelé  par  cette  atmosphère  excitante,  on 
répète  l'expérience,  on  s'y  habitue,  on  s'y  passionne,  on  ne  peut  plus 
s'en  passer.  On  trouve  toutes  sortes  de  prétextes  à  ces  sorties  dispen- 
dieuses pour  sa  bourse  et  ruineuses  pour  sa  santé.  Il  faut  bien  se  diver- 
tir. Plus  le  spectacle  est  violent,  plus  il  est  attirant;  mais  aussi  plus  il 
est  démoralisant.  C'est  à  ce  régime,  qu'on  sape  son  système  nerveux, 
et  que,  par  contrecoup,  on  ankylose  sa  conscience  et  l'on  paralyse 
les  choix  raisonnes  de  sa  liberté.  C'est  ainsi  qu'en  se  dopant  de 
bruits,  pour  tâcher  d'oublier  la  monotonie  ahurissante  du  travail  jour- 
nalier, on  gaspille  ses  loisirs  à  se  détruire  soi-même  et  par  consé- 
quent à  se  déshumaniser,  à  se  rendre  de  moins  en  moins  propre  à 
une  besogne  humaine  sérieuse.  «  Le  temps  que  l'homme  tue  tuera 
l'homme  en  son  temps  !  »  lit-on  sur  un  vieux  cadran  solaire  du  moyen 
âge.  Le  loisir,  tout  comme  le  travail,  mal  employé,  abaisse  l'homme 
en  le  rendant  de  moins  en  moins  maître  de  ses  facultés  spirituelles 
et  par  contrecoup  de  plus  en  plus  esclave  des  puissances  inférieures 
de   sa   nature  ^^. 

Le  travail  abrutit  l'ouvrier,  parce  qu'on  mesure  cette  activité 
par  son  seul  rendement  matériel;  voici  que  le  loisir  continue  la 
déchéance  de  l'homme,  justement  parce  que  cette  autre  forme  d'ac- 
tivité est  aussi  orientée  à  faire  d'abord  de  l'argent.  Que  veulent 
donc  les  ouvriers,  grommellent  souvent  les  patrons  impatientés  ? 
Ils  ont  des  salaires  plus  élevés  qu'autrefois,  un  train  de  vie  plus  con- 
sidérable   que    celui    dont   jouissaient   leurs    pères,    des    congés    payés, 

^8  Autres  aspects  désordonnés  du  sport  moderne  commercialisé.  Il  est  pra- 
tiquement impossible  aux  joueurs  ordinaires,  sans  talent  spécial,  qui  ne  jouent 
pas  pour  s'enrichir,  mais  pour  se  développer  ou  se  reposer,  de  former  des  équipes 
indépendantes  et  de  trouver  des  endroits  pour  s'ébattre.  Tout  est  accaparé  par  les 
ligues  officielles.  Si  vous  avez  du  talent,  vous  êtes  aussitôt  encerclé  par  les  tenta- 
cules des  grands  financiers,  toujours  aux  aguets  de  chair  neuve  pour  alimenter  les 
ligues  majeures.  C'est  ainsi  que  des  centaines  de  jeunes  sont  entraînés  chaque 
année  en  dehors  de  leurs  études.  Au  lieu  de  se  préparer  à  remplir  dans  la  société 
une  profession  ou  un  métier,  ils  deviennent  librement  et  légalement  les  esclaves  des 
grands  promoteurs  sportifs,  qui  se  disputent  quelques  années  leurs  énergies,  avant 
de  les  abandonner  à  leur  sort.  Voir  un  article  récent  sur  le  monopole  du  hockey, 
dans  Montréal-Matin,  6  déc.  1949,  p.  22;  voir  aussi  une  note  sur  Un  abus  du  sport 
commercialisé,  dans  Relations,  9    (1949),  331. 


182  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

des  divertissements  variés.  Exactement,  tout  cela  n'est  pas  l'essen- 
tiel, car  tout  cela  est  ordonné  à  une  fin  inférieure,  qui,  au  lieu  de 
perfectionner  l'homme,  l'abaisse  et  le  réduit  au  rang  d'une  bête.  On 
ne  remédiera  jamais  aux  maux  issus  du  travail  inhumain  à  l'usine, 
en  augmentant  le  confort  du  travailleur  chez  lui,  ou  en  multipliant 
des  plaisirs  d'ilotes  autour  de  lui.  «  Si  les  conditions  du  travail 
du  prolétaire  de  l'industrie  et  du  commerce  ne  changent  pas,  l'élé- 
vation du  niveau  des  salaires  ne  pourra  que  lui  nuire.  L'homme 
voué  à  un  travail  malsain  est  voué  à  un  loisir  malsain.  Le  loisir 
(avec  toutes  les  distractions  qu'il  implique)  n'est  plus  pour  lui  le 
prolongement  rythmique  du  travail,  c'est  une  manière  de  s'évader, 
de  se  venger  du  travail:  au  lieu  de  rendre  la  reprise  du  travail  plus 
facile,  il  la  rend  plus  amère  ^^.  » 

«  Ce  que  veulent  les  ouvriers,  c'est  bien  simple,  répond  avec 
vigueur  Son  Exe.  M^'  Ancel,  évêque  auxiliaire  de  Lyon.  Ils  veu- 
lent devenir  des  hommes  comme  les  autres  et  être  traités  en  hommes 
comme  les  autres  [  .  .  •  ]  Le  mouvement  ouvrier  est  la  participation 
de  la  classe  ouvrière  au  progrès  général  de  l'humanité.  Les  ouvriers 
souffrent  parce  qu'ils  ne  sont  pas  des  hommes  comme  les  autres. 
Les  ouvriers  désirent  monter.  C'est  le  mouvement  ouvrier.  Bien 
sûr,  à  la  base  de  tout  cela,  au  point  de  départ  de  tout  cela,  il  faut 
un  salaire  vital  et  un  travail  humain.  Mais  ce  n'est  pas  le  but, 
c'est  le  point  de  départ.  Le  but,  c'est  de  devenir  des  hommes  comme 
les  autres  et  d'être  traités  en  hommes  comme  les  autres.  Ce  n'est 
pas  du  marxisme,  ce  n'est  pas  de  la  lutte  des  classes,  ce  n'est  pas 
de  l'anticapitalisme.     C'est  seulement  un  aspect  particulier  du  progrès 

humain  ^^.  » 

*       «       « 

L'exposé  qu'on  vient  de  lire  n'apporte  encore  aucune  solution 
précise;  tel  n'était  pas  son  but.  Il  se  proposait  simplement  d'ana- 
lyser les  conditions  présentes  du  travail  et  du  loisir  chez  nous.  Et 
de  ce  point  de  vue,  il  est,  semble-t-il,  révélateur. 

4^     Gustave  Thibon,  Diagnostics.     Essai  de  physiologie  sociale,  préface  de  Gabriel 
Marcel,  Paris,  Librairie  de  Médicis,  1942,  p.  30   (Collection  Civilisation). 
5^     Témoignage   Chrétien,   cité   par   Notre    Temps,   21   mai    1949,   p.    1. 


TRAVAIL   ET   LOISIR  183 

Il  relève  deux  séries  de  faits  évidents:  1**  les  heures  de  travail 
diminuent;  celles  du  loisir  augmentent;  2°  aux  périodes  de  travail, 
on  accomplit  sa  besogne  de  moins  en  moins  bien;  à  celles  de  loisir, 
on  se  repose  de  moins  en  moins  réellement.  Partant  de  ces  données, 
l'étude  précédente  diagnostique  un  mal  chronique,  qu'on  ne  peut 
plus  nier,  bien  qu'on  s'efforce  de  le  cacher  à  coup  de  discours  sonores 
ou  de  l'atténuer  avec  des  palliatifs  de  fortune.  On  peut  ramener 
ce  désordre  aux  deux  points  suivants:  1*  le  travail  et  le  loisir  actuels 
rabaissent  l'homme,  au  lieu  de  l'élever;  2°  parce  que  l'un  et  l'autre 
sont  dominés  par  l'appât  presque  exclusif  de  l'argent. 

Pareille  situation  doit  faire  réfléchir  ceux  qui  s'intéressent,  de 
près  ou  de  loin,  au  sort  des  hommes.  Leur  premier  souci  devrait 
être  de  revenir  à  la  base  et  de  déterminer  nettement  la  vraie  valeur 
humaine  du  travail  et  du  loisir.  C'est  ce  que  nous  tenterons  dans 
un  article  subséquent. 

Jean-Paul  Dallaire,  s.j., 

professeur    au     Scolasticat 
de     l'Immaculée-Conception, 
Montréal. 


Situation  de  Gœthe 


Deux    amours    ont    donc    bâti    les 
deux  cités   [  .  .  .  ]    (Saint  Augustin.) 

La  célébration  des  centenaires  qui  s'affirme  de  plus  en  plus 
comme  un  coutume  générale,  ne  présente  pas  seulement  l'avantage 
de  multiplier  les  études  et  les  publications  sur  un  sujet  donné;  le 
ton  même  et  les  diverses  réactions  provoquées  par  l'évocation  d'une 
figure  exemplaire,  constituent  peut-être  l'un  des  symptômes  les  plus 
clairs  pour  qui  cherche  à  déceler  l'orientation  générale,  profonde, 
de  la  pensée  contemporaine. 

Disparus  depuis  si  longtemps,  en  effet,  ces  hommes  au  nom  pres- 
tigieux ont  pris  la  valeur  de  symboles.  Non  d'ailleurs  qu'ils  puis- 
sent être  absolument  compris,  sans  aucune  référence  au  temps  même 
où  ils  vécurent.  Tout  au  contraire,  leur  génie  a  seulement  cristallisé 
autour  de  leur  personne  ou  de  leur  œuvre  tout  le  substrat  intellectuel 
de  leur  temps,  de  sorte  qu'ils  permettent  de  «  faire  le  point  »  et, 
situant  dans  les  multiples  courants  de  pensée,  la  position  d'une  époque 
donnée,  la  réaction  même  qu'ils  provoquent  en  nous  —  ^admiration 
ou  blâme  —  est  le  plus  sûr  indice  de  notre  propre  position  ^. 

Ainsi,  les  hommes  de  la  Renaissance  se  reconnurent  en  leur 
commune  admiration  pour  l'antiquité  classique;  ainsi  Shakespeare 
fut  le  drapeau  derrière  lequel  se  groupèrent  les  jeunes  romantiques, 
jusqu'alors  hésitants  et  dispersés. 

Ainsi,  plus  près  de  nous,  l'art  nègre  fut  le  catalyseur  qui  pré- 
cipita la  naissance  du  cubisme. 

1  Le  meilleur  exemple  d'étude  soucieuse  de  juger  un  auteur  concrètement, 
c'est-à-dire  en  tenant  compte  de  son  rôle  dans  l'évolution  historique  —  et  donc, 
par  rapport  à  nous,  — -  je  le  trouve  justement  dans  la  traduction  récente  des  études 
de  Georges  Lukacs,  groupées  sous  le  titre  Gœthe  et  son  Epoque  (éd.  Nagel,  1949). 
Jugeant  les  faits  sur  des  présupposés  idéologiques  très  différents  des  nôtres,  il  est 
d'autant  plus  remarquable  qu'il  aboutisse  à  des  conclusions  sur  l'unité  dialectique 
des  XVIIP  et  XIX*  siècles  (ère  de  lumières  issue  du  classicisme  —  Aufklrung,  roman- 
tisme) assez  voisines  des  miennes  (voir  plus  bas,  et  dans  un  autre  article  publié 
dans   Témoignages,   n°   20,   p.   98-106). 


SITUATION    DE    GŒTHE  185 

Or  deux  centenaires  tout  récents  ont  suscité  certaines  révisions 
de  valeurs  qu'il  ne  faut  point  exagérer,  mais  qu'il  semble  pourtant 
utile  de  souligner  afin  d'en  mesurer  l'exacte  portée. 

Tandis  en  effet,  que  le  centenaire  de  Chateaubriand  redonnait 
à  son  œuvre,  d'abord  si  haut  portée,  puis  à  peu  près  oubliée,  un 
regain  d'actualité  ^,  Goethe,  jusqu'ici  unanimement  vénéré  voit  s'élever 
dans  le  concert  de  louanges  qui  célèbre  sa  naissance,  quelques  sons 
discordants:  témoins  A.-M.  Schmidt  parlant,  dans  Réforme,  du  mythe 
gœthéen,  tandis  qu'Ed.  Humeau,  dans  Arts,  lui  oppose  la  supé- 
riorité des  romantiques  allemands,  et  qu'André  Rousseaux  parle  plus 
clairement  de  l'inactualité  d'un  tel  centenaire  ^. 

Sans  doute,  les  éloges  ne  manquent  point  —  et  dithyrambiques. 
Par  exemple  Edmond  Jaloux:  «  Que  l'on  critique  autant  qu'on  le 
veut  mon  travail,  je  défie  qu'on  y  trouve  une  ligne  qui  ne  témoi- 
gne pas  de  mon  culte  pour  le  grand  homme  dont  j'ai  voulu  résumer 
l'exemple  ^.  » 

Mais  le  nombre  et  l'excès  même  de  ces  éloges  ne  doit  point  cacher 
que  les  critiques  viennent  de  ceux  qui  font  profession  de  suivre 
au  plus  près  l'évolution  de  la  pensée  d'aujourd'hui.     Et  il  est  remar- 

2  Entre  beaucoup  d'autres,  rappelons  seulement  les  remarquables  travaux  de 
Maurice  Levaillant  pour  les  Mémoires  d'Outre  Tombe  (Edition  du  Centenaire, 
Flammarion),  l'essai  du  Gustave  Thibon  (Ed.  du  Rocher)  et  la  biographie  de  L.-M. 
Ch AUFFIER    (  Gallimard  ) . 

3  Dans  sa  chronique  du  Figaro  littéraire,  27  août  1949.  Voici  le  tableau  des 
études  —  seulement  récentes  —  que  j'utilise  au  cours  de  cet  article: 

En  tout  premier  lieu,  le  volume  de  Ch.  Du  Bos,  Aperçus  sur  Goethe  (Corréa), 
qui  est  bien  la  plus  minutieuse  et  perspicace  «  approximation  »  de  la  personnalité  et 
de  la  vie  religieuse  de  Gœthe.  Devant  une  telle  compréhension,  les  deux  biographies 
d'Ed.  Jaloux  (A.  Fayard,  réédition  de  1949)  et  de  M.  Brion  (Albin  Michel)  parais- 
sent  très   superficielles. 

Rob.  d'Harcourt,  La  Religion  de  Gœthe,  Strasbourg,  F.-X.  Le  Roux,  est  un 
relevé  de  tous  les  signes  positifs  en  faveur  de  la  tendance  au  catholicisme  chez 
Gœthe.      Il   ne   donne   donc   qu'un   petit   aspect   de   sa   religion, 

Jean  Boyer,  Pour  connaître  la  Pensée  de  Gœthe  (Ed.  Bordas)  :  choix  de  textes 
commentés. 

Th.  Mann,  Gœthe  et  Tolstoï   (éd.  Attinger,  1947). 

Deux  numéros  spéciaux  de  la  Revue  de  Littérature  comparée  (avril  et  sep- 
tembre 1949)  qui  avait  eu  l'excellente  idée  de  grouper  l'hommage  aux  deux  «  cen- 
tenaires ».  Malheureusement,  à  part  l'article  de  F.  Baldensperger  qui  n'envisage 
d'ailleurs  que  le  rapport  historique,  tous  les  autres  étudient  soit  Gœthe,  soit  Cha- 
teaubriand,  sans  les  comparer,  ce  qui  eût  pourtant  convenu  dans   une  telle  revue. 

Etudes  germaniques:  un  numéro  spécial  (avril-septembre  1949)  contient  en 
particulier  une  bibliographie  de  1912  à  1948,  et  un  important  article  de  A.  Closs, 
Gœthe  und  Kierkegaard  :  Gleichgewichtige  Mitte  und  «  Entweder-Oder  »,  qui  sont 
évidemment  deux  types  de  pensée  très  divergents  (alors  que  Lukacs  rapproche  au 
contraire   Gœthe   d'Hegel,   non   sans  raison). 

*    Jaloux,  op.  cit.,  p.  10. 


186  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

quable  qu'André  Gide,  lui-même,  autrefois  si  élogieux,  mette 
aujourd'hui  quelque  réserve  dans  son  admiration  pour  Goethe.  Bref, 
cette  étoile  présente  les  premiers  signes  d'un  déclin  encore  accru 
par  la   faveur   dont  jouit   à  présent  Chateaubriand. 

Pour  mieux  juger  du  travail  qui  se  fait  ainsi  dans  les  meilleurs 
esprits  de  notre  temps,  souvent  à  leur  insu,  rappelons  d'abord  les 
pièces  du  débat. 

Le  rapprochement  même  des  éloges  que  Gide  et  Valéry,  ces  ému- 
les, décernent  à  Gœthe,  fait  à  lui  seul  pressentir  la  raison  dernière 
de  son  prestige  et  tout  à  la  fois  de  ses  limites. 

«  Il  nous  donne,  explique  A.  Gide,  le  plus  bel  exemple,  à  la  fois 
souriant  et  grave,  de  ce  que,  sans  aucun  secours  de  la  grâce,  l'homme 
de  lui-même  peut  obtenir  [...]»,  et  Valéry  précise:  «  Il  nous  repré- 
sente ...  un  des  meilleurs  essais  de  nous  rendre  semblables  à  des 
dieux  ^.  » 

«  Il  représente  »...,«  c'est  une  exemple  »...  :  nous  voici  dès 
l'abord  prévenus  que  le  cas  de  Gœthe  dépasse,  et  de  beaucoup,  sa 
propre  personnalité.  Il  s'agit  ici  d'une  vie  élevée  au  rang  —  au 
«  mythe  »,  disait  A.-M.  Schmidt  —  de  modèle,  de  «  canon  »  humain. 

Et  quel  est  cet  idéal  dont  il  semble  la  vivante  réalisation,  sinon 
l'humanisme,  envisagé  comme  le  parfait  développement  des  facultés 
et  de  la  personne  humaine  ? 

Gœthe  ou  Vhomme  parfait.  Voilà  le  thème  à  peu  près  univer- 
sel   des    innombrables    louanges    dont    il    fut    le    sujet. 

Avouons  que  l'idole  était  bien  choisie.  Quelque  raisons  que 
l'on  puisse  avoir  de  se  méfier  d'un  tel  humanisme  —  nous  y  revien- 
drons à  l'instant  —  il  convient  toutefois  de  reconnaître  qu'on  ne 
reprend  jamais  contact  avec  Gœthe  sans  un  certain  sentiment  d'ai- 
sance, qui  découle  comme  de  source,  de  la  noblesse,  de  la  plénitude, 
bref,  de  l'harmonie  que  Gide  note  au  plus  juste  par  ces  deux  mots: 
«  souriant  et  grave  ».  Grave,  parce  (jue  pleine  de  substance  et  d'hu- 
maine sagesse;  souriante,  pourtant,  et  réalisant  comme  sans  eiîort 
cette  perfection  de  la  vie. 

Charles  du  Bos,  avec  l'admirable  compréhension  qui  le  carac- 
térise,   a    détaillé    les    différents    éléments    de    la    sagesse    de    Gœthe: 

5     Cité  par  A.  Rousseaux. 


SITUATION    DE    GŒTHE  187 

«[...]  cette  aptitude  heureuse  à  s'enrichir  de  tout,  cette  spon- 
tanéité créatrice  à  chaque  instant  provoquée  par  le  monde  des  objets, 
bref  cette  culture  au  sens  le  plus  complet  de  ce  mot;  et  plus  fonda- 
mentalement le  souci  de  préserver  et  d'user  au  mieux  de  sa  person- 
nalité, «  Hochstes  Gluck  der  Erderkinder  »,  cette  béatitude  suprême 
des   enfants  de  la  terre  ^.  » 

Enfants  de  la  terre  ^  !  Ici  revient  à  la  mémoire  la  précision 
apportée  par  Gide:  «sans  aucun  secours  de  la  grâce»,  et  l'on  serait 
porté  à  conclure  avec  W.  Gœthe  lui-même  que  cet  homme  très  ter- 
restre ^    «consacre  le  triomphe   de  l'humain  dans  toute  sa  pureté^». 

Ce  qui  est  vrai,  sans  doute,  au  sens  du  moins  oii  «  l'humain 
dans  toute  sa  pureté  »  n'exclut  pas  toute  valeur  religieuse,  ni  même 
toute  grâce  divine. 

Nous  n'avons,  par  exemple,  aucune  raison  de  mettre  en  doute  la 
bincérité  de  Gœthe  écrivant  en  1823  (donc  neuf  ans  seulement  avant 
sa  mort)  :  «  Nous  prenons  plaisir  à  tout  ce  qui  défile  sous  nos  yeux, 
et  cette  fuite  du  temps  ne  nous  contristera  pas  si  à  chaque  instant 
nous  avons  l'éternité  présente  à  la  pensée.  Toute  ma  vie  [  .  .  .  ] 
j'aurai  traversé  l'agitation  de  la  terre  le  regard  fixé  sur  les  objets 
suprêmes  ^^.  » 

Et  c'est  encore  sous  la  même  préoccupation  de  l'éternité  que 
W.  Gœthe  écrit  l'un  des  plus  beaux  éloges  qu'il  ait  faits  du  catho- 
licisme: «[...]  l'étemel,  les  habitants  de  cette  demeure  l'avaient 
trouvé  dans  une  foi  qui  solennellement  affirme  et  promet  ce  que 
d'autres  religions  ne  font  qu'enseigner  et  laisser  espérer  ^^.  »  Werther 
même,  d'après  l'importante  étude  de  J.  J.  Anstett,  serait  lui  aussi 
tourmenté   par  la   recherche   de  l'éternité  ^^. 

6    Voir  Du  Bos,  Aperçu  sur  Gœthe,  p.   13-101  —  ces  entretiens  datent  de   1932, 
l'année    même    du    premier    centenaire    de    sa    mort,    et    le    zénith    de    sa    gloire. 

"^     C'est   le   thème   majeur    de    Mann,    qui   en    profite   pour   rapprocher   Tolstoï   de 
Gœthe,    au    lieu    que    Du    Bos   les    opposait    —   non    sans    raison   —   sur    la    difference 
de  leur  culture  —  subjective  chez  Tolstoï,  objective  chez  Gœthe  (voir  Du  Bos,  op.  cit., 
p.   62   et   suiv.). 
Du  Bos,  op.   cit.,  p.   62  et  suiv.). 

8     R.  d'Harcourt,  op.  cit.,  p.  23.     Voir  Mann,  op.  cit.,  p.  5:   reprenant  d'ailleurs 
la   comparaison   de   Gœthe   dans   Mutter  Erde,   il   parle   de   la   «  conscience   antéenne  ». 

^     Cité  et  commenté   par  Du   Bos,   op.   cit.,   p.   27-28. 

10  Cité   par   R.   d'Harcourt,    op.    cit.,   p.    62. 

11  Cité   par   R.   d'Harcourt,   op.   cit.,   p.   49-50. 

12  Dans    Etudes    germaniques,    1949,    p.    121-127. 


188  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Mais  dans  cette  quête  de  l'absolu,  bien  trop  fondamentalement 
humaine  pour  qu'elle  n'aiguille  pas  aussi  l'œuvre  entière  de  Gœthe, 
on  ne  voit  point  qu'il  ait  opté  pour  l'une  ou  l'autre  religion.  Bien 
au  contraire:  «  Je  me  composais,  dit-il,  un  Christianisme  à  mon  usage 
personnel  ^^.  »  Idée  assez  blasphématoire  pour  qui  tient  la  religion 
comme  objet  de  Révélation,  mais  dont  Gœthe  ne  semble  pas  même 
voir  l'énormité:  «[...]  rien  ne  me  sembla  plus  naturel  que  de 
former  ma  religion,  et  je  le  fis  avec  beaucoup   d'agrément  ^^.  » 

On  peut  voir  dans  cet  aimable  syncrétisme  religieux,  le  comble 
de  l'humanisme  et  de  la  tolérance:  ainsi  rien  ne  lui  reste  étranger  ^^^: 
«  Pour  moi,  avec  les  tendances  diverses  de  ma  nature  je  ne  puis  me 
contenter  d'une  seule  manière  de  penser.  Comme  poète  et  comme 
artiste  je  suis  polythéiste;  panthéiste  au  contraire  en  tant  que  natu- 
raliste, et  l'un  aussi  décidément  que  l'autre  ^^.  » 

Après  cela  on  peut  conclure  avec  E.  Callot:  «  Certes  rien  ne 
s'oppose  plus  à  l'idéal  chrétien  que  ce  tranquille  et  harmonieux 
épanouissement  dans  la  joie,  et  il  est  naturel  que  l'Eglise  n'admette 

pas  cette  éthique  ^^.  » 

*       *        * 

Gardons-nous  pourtant  de  tomber  dans  le  panneau.  L'opposi- 
tion entre  le  triomphe  «  de  la  joie  »  de  cet  humanisme  et  la  morale 
de  l'Eglise  est  tout  à  la  fois  trop  simple  —  car  notre  catholicisme 
n'est  pas  triste  non  plus,  et  Notre-Seigneur  a  laissé  à  ses  disciples 
la  consigne  que  leur  joie  fût  pleine  —  et  cependant  beaucoup  plus 
importante  qu'on  l'imaginerait  d'abord. 

Parce  que,  loin  de  pouvoir  s'établir  entre  «  paganisme  »  et  «  chris- 
tianisme »,  l'opposition  joue  ici  entre  humanisme  et  sagesse  divine 
(  c'est-à-dire  chrétienne  ) . 

Gœthe,  encore  une  fois,  n'exclut  rien,  du  moins  en  apparence, 
pas  même  la  grâce  dont  il  définit  le  rôle  dans  la  célèbre  finale  du 
second  Faust 


13  Cité  par  R.  d'Harcourt,  op.  cit.,  p.  77. 

14  Brion,  op.  cit.,  p.  86. 

15  E.  Vermeil,   dans  Revue  de  Littérature  comparée,   1949,  p.   207. 

16  Lettre    à    Jacobi,    6    janvier    1813. 

17  Dans   L'Age   nouveau,  oct.    1949,   p.   20    (article   sur  l'universalisme  et   le  libé- 
ralisme de  Gœthe). 


SITUATION    DE    GŒTHE  189 

Celui   qui   s'efforce   et   cherche   dans    la   peine 
Nous   pouvons   le    sauver 
Et  si  surtout  l'amour 

D'en    haut    intercède    en    sa    faveur  ^^  .  .  . 
commentée   ainsi   par   Gœthe  lui-même:    «  Il  y   a  en   ce  texte   la   clé 

du  salut  de  Faust.  D'un  côté,  en  Faust  lui-même  l'activité  toujours 
plus  haute  et  plus  pure  jusqu'à  la  fin;  de  l'autre  l'amour  éternel 
venant  d'en  haut.  Solution  en  conformité  parfaite  avec  nos  concep- 
tions religieuses  d'après  lesquelles  nous  ne  parvenons  pas  à  la  béati- 
tude par  nos  propres  efforts  mais  au  moyen  de  la  grâce  divine  se 
surajoutant  à  nos  efforts  ^^.  » 

On  ne  pouvait  mieux  dire  et  porter  jusqu'à  l'extrême,  l'illusion 
qui  est  sans  doute  à  la  base  de  l'humanisme  même  chrétien,  que  dans 
l'œuvre  du  salut,  l'homme  et  la  grâce  divine  sont  comme  deux 
forces  seulement  conjuguées  «  en  attelage  ». 

De  telle  sorte  que  Gœthe  ici  représente  aussi  l'humanisme  chré- 
tien poussé  à  son  extrême.  Ce  que  Gide,  me  semble-t-il,  n'a  pas  vu. 
Et  du  coup,  voilà  doublée  l'importance  des  réactions  à  son  égard, 
surtout  quand  on  pense  que  A.-M.  Schmidt  et  Rousseaux,  après  Du 
Bos,   sont    des    chrétiens. 

Mais  il  n'est  pas  moins  évident  que  «  cette  situation  religieuse 
fondamentale  ^^  »  —  à  savoir  humaniste  —  est  le  fruit  normal  de 
la  racine  que  nous  avons  décelée  à  l'humanisme  gœthéen:  savoir, 
le  respect  et  l'attachement  à  la  personnalité.  Pour  employer  un 
mot  de  Gœthe  lui-même,  «  le  but  de  la  vie,  c'est  la  vie  même  » .  Ou 
encore,  «  je  n'ai  visé  qu'à  me  perfectionner  et  me  rendre  plus  clair- 
voyant, à  accroître  le  contenu  de  ma  propre  personnalité  ^^  ». 

Ainsi  «  l'homme  sauve  son  moi,  sa  personne,  au  ciel  comme 
sur  la  terre.  Il  réclame  toutes  les  joies  sur  la  terre,  la  satisfaction 
de  tous  ses  sens,  en  même  temps  la  Parole  de  Dieu   [  •  .  .  ]  ^^  » 

Mais  la  Parole  de  Dieu  c'est:  «  Qui  s'aime  se  perdra.  »  Il  nous 
faut  en  voir  à  présent  la  réalisation  sous  l'apparent  triomphe  de 
Gœthe.  *       ^       ., 


IS    Je  cite  dans  la  traduction  de  H.  Lichtenberger   (coll.  bilingue  Aubier). 
1^    Cité  par  R.  d'Harcourt,  op.  cit.,   p.   114. 

20  Expression    employée    par    Du    Bos    (op.    cit.,    p.    223    et    suiv.)    dans    un    sens 
d'ailleurs    assez   différent. 

21  Mann,  op.  cit.,   p.   45. 

22  E.  Vermeil,  dans  Etudes  germaniques,  1949,  p.  119. 


190  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

On  devine  où  mène  une  telle  idolâtrie  de  soi.  Non  seulement 
Gœthe  «  évanouit  »  de  la  religion  catholique  ce  qui  en  est  le  centre, 
je  veux  dire  l'Incarnation  et  la  Rédemption; 

Puisque  Dieu  s'est  fait  homme  pour  nous  permettre,  à  nous  pauvres 
créatures  charnelles,  de  le  saisir  et  de  le  concevoir,  il  ne  faut  se  garder 
de   rien   tant    que    de   le    refaire    Dieu  ^3. 

Une  croix  sur  un  hahit,  une  décoration,  est  un  objet  agréable, 
mais  cet  affreux  bois  du  supplice,  qui  est  la  plus  abominable  image  qui 
existe  sous  le  soleil,  aucun  homme  sensé  ne  devrait  la  dresser  dans  le 
ciel  24. 

mais  ce  «  déisme  »  de  la  personnalité  sera  encore,  par  un  fatal  retour- 
nement, la  cause  de  l'échec  même  purem^ent  hum,ain  de  la  vie  de 
Gœthe. 

Je  ne  parlerai  pas  ici  de  l'orgueil  et  du  fatal  égoïsme  de  cette 
vie  qui  progressait  sur  les  cadavres  de  son  amour.  Il  faut  l'aveugle- 
ment des  panégyristes  pour  l'applaudir  ^^. 

C'est,  plus  subtilement,  mais  beaucoup  plus  profondément,  sur 
le  plan  personnel  de  son  humanisme  que  je  voudrais  montrer  l'échec 
de  Gœthe.  Valéry  du  reste  le  dit  implicitement:  tragique  aventure 
pour  l'homme  que  de  se  vouloir  semblable  à  Dieu. 

Gœthe  pourtant,  semblait  avoir  tôt  renoncé  à  la  tentation  pro- 
méthéenne  :  «  Avec  les  dieux  ne  doit  se  mesurer  nul  homme  »  ;  et, 
classique  en  cela,  il  affirmait  que  la  sagesse  était  de  tenir  compte 
de  ses  limites:  «[.••]  un  cercle  étroit  enserre  notre  vie  [  .  .  .  ]  Si 
l'homme  se  dresse  et  touche  de  la  tête  les  étoiles,  nulle  part  alors 
ne  sont  attachés  ses  pieds  incertains,  et  il  est  le  jouet  des  nuages  et 
des  vents.  Qu'il  se  campe  avec  ses  os  consistants  et  pleins  de  sève 
sur  la  terre  durablement  et  solidement  fondée,  qu'il  ne  s'élève  pas 
jusqu'à  se  comparer  à  rien  de  plus  haut  que  le  chêne  ou  que  la 
vigne  ^^.  » 

Mais  rien  ne  vaut  contre  la  logique  du  sentiment  et  cette  poussée 
religieuse  initiale  qui  ne  perd  jamais  ses  droits.  Une  fois  posée  la 
personnalité   comme   fin   dernière   réelle,   il   est   fatal   qu'elle   polarise, 

23  Je  ne  retrouve  plus  la  référence  de  ce  texte  qu'il  faudrait  d'ailleurs  comparer 
à  celui   des  Mémoires,   1.   VIII,   in  fine. 

24  Cité   par   Brion,   op.   cit.,   p.   66. 

25  L'analyse  psychologique  de  la  vie  sentimentale  de  Gœthe,  si  souvent  étudiée, 
est  reprise  surtout  dans  Brion  et  dans  Jaloux  qui  avoue:  «Chez  Gœthe,  tout  tour- 
nait  à   l'orgueil  »    (p.   25). 

26  Cité  et  commenté  par  Du  Bos,  op.  cit.,  p.  59-60.     Voir  Brion,  op.  cit.,  p.  145. 


SITUATION    DE    GŒTHE  191 

avec  cet  aspect  de  «  béatitude  »  qu'elle  a  usurpé,  toute  la  religiosité 
latente  et  prenne  elle-même,  de  ce  fait,  une  valeur  de  religion.  Autre- 
ment dit,  qu'elle  devienne  Dieu,  ou  plus  exactement  l'idole  qui 
remplace  le  seul  vrai  Dieu. 

Ch.  Du  Bos  a  souligné  toute  la  gravité  d'un  texte  apparemment 
badin:  «[••.]  depuis  mon  enfance  j'avais  cru  avoir  de  très  bons 
rapports  avec  mon  Dieu;  bien  plus  je  me  figurais  après  diverses 
expériences  quil  était  même  en  reste  avec  m,oi  et  j'étais  assez  hardi 
pour  croire  que  j'avais  quelque  chose  à  lui  pardonner.  Cette  suf- 
fisance se  fondait  sur  ma  bonne  volonté  infinie,  à  laquelle  il  aurait 
dû,  me  semblait-il,  venir  mieux  en  aide  ^^.  » 

Suffisance,  en  effet  —  et  Dieu  seul  se  suffit,  —  que  de  réclamer 
à  Dieu  ses  comptes,  comme  s'il  devait  quelque  chose;  en  fait,  la 
palinodie  est  complète:  ayant  renversé  les  termes  et  mis,  pour  ainsi 
dire.  Dieu  au  service  de  sa  personnalité,  c'est-à-dire  encore,  ayant  fait 
de  Dieu  sa  chose,  un  pur  objet,  il  est  naturel  qu'il  ne  puisse  même 
plus  le  concevoir  comme  un  être  personnel.  La  propre  personnalité 
de  Goethe  vient  d'éclipser,  pour  tout  le  reste  de  sa  vie,  l'être  person- 
nel de  Dieu  qu'il  avait  pourtant  connu  dans  la  crise  religieuse 
de  son  adolescence.  Que  l'on  se  rappelle  en  effet  les  deux  lettres 
célèbres,  à  Langer  (17  janvier  1769):  «Le  Seigneur  s'est  emparé  de 
moi.  Je  marchais  trop  lentement  ou  trop  vite  à  son  gré  et  alors  il 
m'a  empoigné  par  les  cheveux  ^^  »  ;  puis  à  Augusts  Trapp  (28  juil. 
1770)  :  «  Je  vis  au  jour  le  jour  et  je  remercie  Dieu,  et  parfois  aussi 
son  Fils  ^^  quand  je  m'en  sens  le  droit  [  .  .  .  ]  un  seul  mouvement, 
un  seul  débordement  de  notre  cœur  au  nom  de  Celui  qu'en  attendant 
nous  nommions  Un  Seigneur  jusqu'à  ce  que  nous  nous  sentions  auto- 
risés à  le  nommer  Notre  Seigneur  ^^.  »  Peut-on  mieux  indiquer  le 
seuil  de  la  vraie  religion  —  passer  d'f/n.  à  Notre  Dieu,  c'est-à-dire  au 
Tu   augustinien  —  et  du  même   coup   la  condition  fondamentale:    la 

27  Du  Bos,  op.  cit.,  p.  219. 

28  Cité   par  Du   Bos,   op.   cit.,  p.   217. 

29  Du  Bos  {op.  cit.,  p.  183)  insiste  avec  raison  sur  la  difficulté  que  Goethe  eut 
toujours  à  reconnaître  un  médiateur  dans  ses  rapports  avec  Dieu.  Voir  sa  maxime 
célèbre  sur  les  deux  seules  vrais  religions  (piétiste  ou  naturiste)  à  l'exclusion  de 
toute   autre   «  idolâtrie  »    {Maximes   et   Réflexions,   d.   CLXVII). 

30  Cité  par  Du   Bos,   op.   cit.,   p    244. 


192  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

grâce  divine  (  «  empoigné  par  les  cheveux  »  )  qui  nous  délivre  de  nous- 
même   (  «  un  seul  débordement  de  notre  cœur  »  )  ? 

Après  de  tels  aveux,  comme  le  panthéisme  de  Goethe  prend 
figure  d'un  échec  !  et  presque  d'un  cachot:  cette  âme  qui  fut  si  près 
de  s'ouvrir  à  l'infinie  richesse  de  Notre-Seigneur,  ne  fait  plus  que 
dilater  à  la  mesure  de  son  infini  besoin  de  Dieu,  sa  propre  person- 
nalité. Je  sais  bien  que  son  tempérament  le  portait  à  cet  évanouis- 
sement de  la  personnalité  divine,  et  Ch.  du  Bos  note  fort  justement 
que  c'est  le  danger  des  natures  poétiques  trop  portées  aux  choses 
visibles  pour  atteindre  à  travers  elles  autre  chose  qu'un  Dieu  assez 
impersonnel^^:  le  panthéisme  sera  toujours  l'écueil  du  lyrisme,  tan- 
dis  que  la  foi  commence  où  l'on  ne  voit  plus. 

Je  sais  bien  aussi,  que  sa  philosophie  l'y  portait.  Un  texte 
des  conversations  avec  Muller  éclaire  le  rôle  joué  à  ce  point  de 
vue  par  le  platonisme  latent  à  tout  l'humanisme:  Il  y  a  longtemps 
que  j'ai  eu  l'idée  du  type  primordial.  Aucun  être  organique  n'est 
tout  à  fait  adéquat  à  l'idée  sur  laquelle  il  repose;  derrière  tout 
être  il  y  a  son  idée  supérieure.  C'est  là  mon  Dieu,  le  Dieu  que 
de  toute  éternité  nous  cherchons  ^^   [  .  .  .  ]  » 

Ces  composants  ont  joué  sans  aucun  doute  leur  rôle  néfaste 
dans  l'évolution  de  la  pensée  religieuse  de  Gœthe,  mais  bien  plus 
décisif,  me  semble-t-il,  cet  attachement  à  soi-même  dont  Gœthe  est 
peut-être  le  représentant  idéal. 

*       •»       * 

Examinant  ainsi  le  drame  de  ce  point  de  vue  religieux,  on  voit 
mieux  les  affinités  profondes  qui  unissent  les  prétentions  romantiques 
au  superbe  classicisme  de  Gœthe  ^^, 

31  Id.,  ibid.,  p.   186. 

32  BOYER,    op.    cit.,    p.    148. 

33  Si  étonnant  qu'il  paraisse,  nous  n'avons  pas  encore  de  bonne  vue  d'ensem- 
ble sur  l'aspect  religieux  du  romantisme  (à  part  les  thèses  de  Seillières  qui  sont 
assez  tranchées).  La  meilleure  chose  serait  encore  le  numéro  spécial  de  Cahier 
du  Sud  sur  le  Romantisme  allemand  (nous  le  citerons  selon  l'édition  de  1949,  très 
remaniée).  Malheureusement  l'article  de  E.  Vermeil  sur  le  romantisme  religieux  est 
assez  faible,  et  il  faut  se  contenter  de  monographies  comme  les  précieux  fragments  de 
Du  Bos  sur  Novalis  (p.  145-160)  et  de  Raymonde  Vincent  sur  Hoffmann  (p.  292- 
299) .  A  propros  de  l'article  de  P.  Missac  sur  Hoffmann  et  le  péché  originel,  pré- 
cisons avec  Du  Bos  (Aperçus  sur  Gœthe,  p.  227  et  suiv.)  que  le  sens  de  la  cul- 
pabilité n'est  pas  le  sens  du  péché,  et  qu'à  interpréter  dans  un  sens  freudien  le 
sentiment  du  péché  originel,  on  le  supprime  dans  ce  qu'il  a  de  propre  et  qui  ne 
peut  se  concevoir  que  par  rapport  à  Dieu    (donc  théologiquement). 


SITUATION    DE    GŒTHE  193 

Sans  doute,  l'antithèse  est  profonde  entre  l'un  et  les  autres. 
Gœtlie  accepte  avec  ses  limites,  l'obligation  pour  toute  pensée  humaine 
de  se  cultiver  sur  un  monde  qui  est  extérieur,  objectif,  et  de  ce  fait, 
harmonise  les  hauts  moments  de  sa  vie  en  un  bel  ensemble  plas- 
tique, tandis  que  les  romantiques,  assoiffés  d'infini  se  perdent  en  leurs 
aspirations  subjectives,  y  rencontrant  un  chaos  qu'ils  espèrent  seule- 
ment exorciser  par  le  charme  de  la  musique.  Et  rien  que  sous  cet 
angle  de  la  prédominance  de  l'un  ou  l'autre  de  ces  sens,  la  vue 
et  l'ouïe,  il  serait  tentant  de  reprendre  une  fois  de  plus  le  thème 
de  l'opposition  entre  classiques  et  romantiques  ^^. 

Cette  opposition  pourtant  reste  bien  superficielle,  en  regard  du 
lien  profond  d'humanisme  qui  unit  ces  deux  attitudes,  et  l'on  pour- 
rait dans  le  sens  des  magnifiques  prospections  de  G.  Bachelard  sur 
les  formes  de  l'imagination  estimer  que,  pour  différents  qu'ils  soient 
—  comme  peuvent  l'être  extraversion  et  intraversion  —  l'imagination 
de  l'ouïe  et  celle  de  la  vue  ressortissent  au  même  type  formel,  par 
opposition  à  l'imagination  du  toucher  (qui,  pour  le  dire  en  passant, 
se  trouve  comme  par  hasard  être  celle  dont  usent  le  plus  volontiers 
les  mystiques  orthodoxes).  Mais,  pour  en  revenir  à  notre  sujet  parti- 
culier, on  passe  par  un  renversement  dialectique  extrêmement  simple 
de  Gœthe  au  romantisme  ^^,  de  l'aspect  affectif  de  la  religion  gœthéenne, 
«  le  sentiment  est  tout  ^^  »,  au  primat  du  subjectif  et  de  l'irration- 
nel, chez  Novalis  par  exemple.  De  même,  l'effort  prométhéen  qui  est 
l'un  des  signes  les  plus  constants  du  romantisme,  on  le  trouve  déjà, 
plus  qu'en  germe,  dans  l'effort  de  l'humanisme  gœthéen  pour  nous 
rendre  semblables   à  des  dieux. 

Écoutons  par  exemple  Novalis:  «  Lorsque,  se  détachant  de  tout 
objet  particulier  et  réel,  le  cœur  se  sert  lui-même,  lorsqu'il  devient 
à   lui-mêmie   son   propre   idéal,   alors   naît  la   religion.     Tous   les   pen- 

34  Comparer,  par  exemple,  Du  Bos,  op.  cit.,  p.  80  et  suiv.,  ou  Brion,  op.  cit., 
p.  414  et  suiv.,  sur  le  génie  plastique  de  Gœthe,  et  Kreisleriana  d'HoFFMANN  (je  les 
cite  dans  la  traduction  de  A.  Béguin,  Gallimard,  1949),  ou  le  commentaire  de  Ch. 
Du  Bos  sur  la  Stimmung  {Romantisme  allemand,  numéro  spécial  de  Cahier  du  Sud, 
p.  152). 

3o  C'est  ici  que  je  rejoindrais  G.  Lukacs:  classicisme  et  romantisme  s'opposent 
beaucoup  moins  entre  eux  qu'ils  ne  participent  à  un  commun  mouvement  appelé 
par  Lukacs  progressiste  et  par  moi  humaniste    (finalement  opposé   au  Christ). 

36  Sur  cet  aspect  affectif  de  la  piété  de  Gœthe  et  de  sa  croyance,  voir  R. 
d'Harcourt,  op  cit.,  p.   120-121   et  74. 


194  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

chants  se  fondent  en  un  penchant  unique,  dont  le  miraculeux  oh  jet 
est  un  être  plus  haut,  une  divinité  [  .  .  .  ]  Ce  Dieu  naturel  nous 
consomme,  nous  enfante  [  .  .  .  ]  se  donne  à  nous,  se  laisse  consom- 
mer, engendrer,  enfanter  par  nous;  en  un  mot,  il  est  l'étoffe  infinie 
de  notre  agir  et  de  notre  pâtir  ^^.  » 

Plus  clairement  encore,  voici  maintenant  Hoffmann:  «  La  vérita- 
hle  musique  sacrée,  celle  qui  accompagne  le  culte  ou  qui  plutôt 
est  elle-même  le  culte,  est  une  musique  surnaturelle,  un  langage 
céleste.  Les  pressentiments  de  l'être  suprême  qu'éveillent  dans  le 
cœur  de  l'homme  les  accords  sacrés  sont  VEtre  suprême  lui-même  ^^.  » 

Mais  Gœthe  qui  au  dire,  d'Ed.  Jaloux,  «  s'abandonnait  volontiers 
à  cet  état  qu'on  pourrait  appeler  prémystique  ^^  »  —  et  que  Gide  nomme 
plus  justement  antimystique,  —  Gœthe  ne  parle  pas  autrement:  «  Je 
compris,  dit-il,  que  l'homme  supérieur  [  déjà  le  surhomme  de  Nietz- 
sche ]  éprouve  sans  doute  le  désir  de  répandre  en  dehors  Vidée  divine 
qui  est  en  lui  ^^.  »  Et  l'on  sait  assez  l'importance  de  cette  «  Produk- 
tivitat  »  chez  Gœthe;  la  voici  à  présent  divinisée  car,  dit-il  encore, 
«  l'existence  c'est  Dieu  même  ». 

Bref,  c'est  la  même  racine  qui  alimente  les  deux  temps  de  la 
dialectique.  Romantisme  et  classicisme,  en  apparence  frères  ennemis, 
ne  sont  que  deux  tentatives  extrêmes  et  pourtant  similaires,  pour 
remplacer  le  Dieu  personnel  par  l'orgueil  du  moi  érigé  en  idole  *^. 
Folle  attitude,  en  elle-même  contradictoire:  comment  trouver  en 
l'homme  de  quoi  dépasser  l'homme,  et,  comme  le  dit  Novalis  «  sauter 
au  dessus  de  soi  ».  Celui  qui,  par  ses  forces,  prétend  se  faire 
Dieu    (Valéry)    est  en   proie   aux   nuages,   de   l'aveu   même   du   grand 

Gœthe. 

«       «       « 

Après  cette  longue  analyse,  indispensable  pour  situer  ce  que 
représente   Gœthe   dans   toute   son   ampleur   et   ses   prolongements,   de 

37  Cité  dans  Romantisme  allemand,  numéro  spécial  de  Cahier  du  Sud,  p.  148. 

38  Kreisleriana,  p.   185;   voir  aussi  p.  52. 

39  Jaloux,  op.   cit.,  p.  90. 

40  Cité   par  Jaloux,   op.   cit.,   112. 

41  Précisons  ici  que  personnalité  pour  Gœthe  comme  pour  les  romantiques, 
c'est  beaucoup  plus  que  la  simple  «  originalité  »  psychologique.  Il  s'agit  de  la 
personne  comme  perfection  métaphysique  d'un  être  (voir  Du  Bos,  op.,  cit.,  p.  13 
et   suiv.;    Jaloux,   op.   cit.,   p.   25). 


SITUATION    DE    GŒTHE  195 

telle  sorte  qu'à  présent  il  «  figure  »  très  exactement  l'attitude  «  païenne  » 
ou  «  du  monde  »  au  sens  où  l'entendent  saint  Paul  et  saint  Jean, 
ou  de  l'humanisme  ^^,  nous  sommes  en  mesure  de  comprendre  l'exacte 
portée  du  mouvement  qui  ose  rejeter  Goethe  du  collège  de  nos 
maîtres  de  la  pensée. 

Il  n'est  pas  étonnant  que  cette  contre-offensive  parte  de  la  cri- 
tique littéraire  chrétienne,  aujourd'hui  si  forte  en  France.  Elle  est 
au  juste,  et  pour  ténue  qu'on  la  veuille,  un  des  multiples  signes  qui 
témoignent  du  déclin  de  l'humanisme. 

Sans  doute,  ce  n'est  pas  suffisant.  Et  beaucoup  se  bornent  à 
ne  rejeter  de  l'humanisme  que  son  aspect  classique  —  le  moins  mau- 
vais je  pense  —  pour,  en  réalité,  se  jeter  dans  l'humanisme  prométhéen 
qui  est  pire  encore.  Les  positions  d'A.  Rousseaux  sont  trop  connues 
pour  qu'on  puisse  le  soupçonner  d'une  telle  incohérence.  S'il  dresse, 
en  face  du  déclin  de  Gœthe,  l'astre  renaissant  de  Chateaubriand,  ce 
n'est  point  qu'il  accepte  sans  plus  toute  la  sentimentalité  malsaine  du 
malheureux  auteur  de  René,  Plus  qu'Albert  Béguin  lui-même,  au 
seuil  de  sa  nouvelle  édition  du  Romantisme  allemand  ^^,  Rousseaux 
a  mis  en  garde  contre  les  dangers  inhérents  à  la  désincarnation  roman- 
tique et  aux  déviations  religieuses  qui  en  en  découlent.  S'il  table 
sur  Chateaubriand,  c'est  d'abord  que  l'actualité  mettait  ce  symbole 
sous  sa  plume  de  chroniqueur  littéraire;  c'est,  beaucoup  plus  profon- 
dément, que  Chateaubriand,  si  proche  de  Gœthe  à  tant  d'égards  sur 
le  plan  de  sa  vie  et  de  son  art,  a  pu,  grâce  à  la  discontinuité  inté- 
rieure qui  le  caractérise,  conjuguer  avec  tant  d'erreurs  et  une  vie  si 
peu  convertie,  une  pensée  qui,  elle,  retrouve  en  bien  des  points 
le  tuf  chrétien  le  plus  authentique  ^'*,  et  qui  depuis  lors  s'est  affirmée 
avec  une  pureté  sans  cesse  accrue  dans  les  œuvres  de  ce  qu'on  appelle 
aujourd'hui  à  bon  droit  la  renaissance  catholique. 

Qu'il  y  ait  fort  à  faire,  encore,  pour  restaurer  sans  aucune  atté- 
nuation, l'intégrité  de  la  mentalité  catholique,  c'est  trop  évident.     Si 

^2  Cette  opposition,  assez  délicate  à  préciser,  fait  le  sujet  de  tout  le  Cahier  XXIII 
de  Témoignages  (revue  publiée  par  le  Monastère  de  la  Pierre-qui-Vire)  auquel  je  me 
permets   de  renvoyer. 

"^3  Introduction  nouvelle  motivée  par  la  guerre  de  1939  et  qui  précise  avec  justesse 
la  part  de  responsabilité  du  romantisme  à  l'égard  du  nazisme,  justement  par  suite  de 
cette  désincarnation. 

^^  J'ai  essayé  de  le  montrer  dans  une  étude  sur  la  sincérité  religieuse  de  Chateau- 
briand   (dans  Culture  catholique,  nov.   1949). 


196  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

l'on  mesure  pourtant  l'emprise  de  l'humanisme  sur  les  chrétiens  les 
plus  évidemment  sincères,  au  cours  des  siècles  qui  nous  ont  précédés, 
et  son  effet  stérilisant  —  au  point  que  toute  la  civilisation  ait  pro- 
gressivement glissé  hors  de  la  vérité  catholique,  —  on  estimera  sans 
doute  que  les  signes  de  désaffection  envers  cet  humanisme  ne  doivent 
point  nous  laisser  indifférents,  mais  nous  encourager  à  préparer  acti- 
vement la  relève.  Car,  il  n'y  a  pas  de  milieu:  l'emplacement  de 
l'idole  ne  restera  pas  vide.  Si  l'on  ne  révèle  au  cœur  de  l'homme 
son  Dieu,  il  se  créera  quelque  nouveau  Moloch,  plus  terrible  que 
l'ancien. 

Tant  est  vraie  la  parole  de  saint  Augustin:  «  Deux  amours  ont 
donc  bâti  les  deux  cités;  l'amour  de  soi  jusqu'au  mépris  de  Dieu, 
la  cité  de  la  terre;  l'Amour  de  Dieu  jusqu'au  mépris  de  soi,  la  cité 
de  Dieu  ^^.  » 

Dom  Claude-Jean  Nesmy,  o.s.b., 

Abbaye    Sainte-Marie 

de    la    Pierre-qui-Vire,    France. 


45    Cité  de  Dieu,  XIV,  28. 


Un  pèlerin  de  V Absolu 
au  troisième  siècle 


Plotinus    inter    philosophiœ    professores 
cum    Platone   princeps  ^. 

«  Je  m'efforce  de  reconduire  le  divin  qui  est  en  moi  au  divin 
qui  réside  dans  l'univers  ^.  »  Telles  furent  les  dernières  paroles  du 
mystique  Plotin  de  Lycopolis,  en  Egypte,  alors  que  frappé  par  la 
lèpre,  réduit  à  la  suprême  indigence  et  délaissé  même  de  ses  amis  et  de 
ses  admirateurs,  seul  avec  son  Dieu,  il  rendit  l'âme  en  Campanie 
vers  269.  Testament  du  philosophe,  elles  constituent  la  plus  magni- 
fique synthèse  de  sa  doctrine  et  de  sa  vie,  consacrées  toutes  deux  à 
sa  propre  purification  et  à  son  union  à  la  divinité. 

Formé  à  la  doctrine  de  Platon,  il  en  a  retenu  toute  la  substance 
purificatrice  et  l'a  développée  en  un  effort  soutenu  et  continu  vers 
la  perfection  personnelle,  vers  l'abandon  progressif  et  radical  des 
frivolités  sensibles  en  vue  de  s'identifier  et  de  se  fondre  dans  l'océan 
infini  de  perfection  qu'est  Dieu,  source  de  toute  réalité  sensible  et 
intelligible. 

Modernes,  notre  tendance  nous  porte  souvent  à  reléguer  dans 
l'ombre  les  choses  du  passé,  ou  par  un  procédé  inverse,  déprimés 
par  les  difficultés  du  présent  et  découragés  par  la  méchanceté  des 
hommes,  nous  nous  transformons  rapidement  en  apologistes  des  temps 
reculés.  Dans  notre  imagination  inquiète  et  fatiguée  en  quête  de 
bonheur,  nous  les  rêvons  comme  un  âge  d'or  approchant  le  sort  du 
premier  couple   au  paradis  terrestre. 

Les  gens  de  1950  ne  jouissent  pas  du  monopole  exclusif  de  l'aveu- 
glement sur  leur  siècle.  Les  anciens  critiquaient  volontiers  leur 
époque  pour  insister  sur  les  jours  lointains  oii  les  humains  vivaient 
en  paix  dans  la  possession  de  la  vertu.  Homère  chante  pour  les 
grands   de   ce  monde  l'âge  heureux  où   les  Achéens,   encore   au   large 

1  P-IP,  q.  61,  a.  5,  sed  contra. 

2  Porphyre,  Vie  de  Plotin,  2,  26-27. 


198  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

dans  leur  patrie,  se  livraient  à  la  douce  joie  de  vivre,  sans  souci  du 
lendemain.  Hésiode  trace  un  bien  sombre  tableau  de  l'Hellade  con- 
temporaine par  opposition  à  la  Grèce   antique. 

La  race  humaine  vivait  auparavant  sur  la  terre  à  l'écart  et  à  l'abri 
des  peines,  de  la  dure  fatigue,  des  maladies  douloureuses,  qui  apportent 
le   trépas    aux   hommes  ^. 

Mais  des  tristesses  en  revanche  errent  innombrables  au  milieu  des 
hommes:  la  terre  est  pleine  de  maux,  la  mer  en  est  pleine  !  Les  mala- 
dies,  les  unes  de  jour,  les  autres  de  nuit,  à  leur  guise,  visitent  les  hommes, 
apportant  la  souffrance  aux  mortels  —  en  silence,  car  le  sage  Zeus  leur  a 
refusé  la  parole.  Ainsi  donc  il  n'est  nul  moyen  d'échapper  aux  destins 
de  Zeus  ^. 

Ils  vivaient  comme  des  dieux,  le  cœur  libre  de  soucis,  à  l'écart  et  à 
l'abri  des  peines  et  des  misères:  la  vieillesse  misérable  sur  eux  ne  pesait 
pas;  mais,  bras  et  jarret  toujours  jeunes,  ils  s'égayaient  dans  les  festins, 
loin  de  tous  les  maux.  Mourant,  ils  semblaient  succomber  au  sommeil. 
Tous  les  biens  étaient  à  eux  [  .  .  .  ]  et  eux,  dans  la  joie  et  la  paix, 
vivaient   dans  leurs   champs,  au  milieu   de  biens   sans  nombres  ^. 

Aristophane,  de  son  côté,  médit  de  l'éducation  moderne  au  profit 
de  la  formation  d'autrefois,  sans  défauts  ^\  Horace  stigmatise  définiti- 
vement cette  manie  des  gens  plus  âgés  de  dénigrer  le  présent  en 
faveur  du  passé.     Laudator  temporis  acti  ^  .  .  . 

Si  nous  inclinons  vers  le  pessimisme  aux  soirs  de  pluie,  un  matin 
ensoleillé  change  nos  lunettes.  Les  anciens  n'ont  rien  compris  aux 
problèmes  de  la  vie  humaine;  leurs  productions  littéraires  méritent 
tout  simplement  Vindex  ou  le  bûcher.  Ne  cherchons  donc  pas  même 
à  savoir  ce  qu'ils  ont  pu  dire.  Nous  voici  tombés  dans  l'excès  propre 
à  la  jeunesse.  Deux  dispositions  également  fausses,  exagérées  et  qui 
demandent  nuance  et  équilibre. 

Les  générations  nouvelles  n'ont  que  trop  d'inclination  à  mécon- 
naître et  à  sous-estimer  la  puissance  de  leurs  devanciers.  Les  systèmes 
philosophiques  surtout,  que  l'on  adore  ou  que  l'on  boude,  selon  les 
modes,  forment  de  vastes  réservoirs  d'énergies  qui  ont  besoin  d'être 
étudiés  sérieusement  pour  servir  à  la  bonne  cause  et  pour  être  puri- 
fiés  de  leurs   scories.     Que  l'on  songe  par  exemple   à  Platon  baptisé 


3  Les  Travaux  et  les  Jours,  éd.  «  Les  Belles  Lettres  »,  v.  90-92. 

4  Ibid.,  v.  100-104. 

5  Ibid.,  v.  112-119. 

«  Nuées,  éd.  «  Les  Belles  Lettres  ».     v.  1012-1019. 

■^  Art  poétique,  173. 


UN   PELERIN   DE   L'ABSOLU  ...  199 

par  saint  Augustin,  ou  à  Aristote,  «  il  maestro  di  coloro  che  sanno  ^  », 
devenu  de  par  le  génie  de  saint  Thomas  d'Aquin,  l'instrument  le 
plus  souple  au  service  de  la  Parole  révélée. 

Les  problèmes  qu'agitent  ces  grands  esprits  de  tous  les  temps, 
sont  des  problèmes  éternels.  Anciens,  ils  demeurent  toujours  actuels 
et  nouveaux.  Problèmes  radicalement  humains,  il  conserveront  leur 
à-propos  aussi  longtemps  que  l'homme  restera  inséré  dans  la  trame 
de  l'histoire;  en  d'autres  termes,  aussi  longtemps  que  la  vie  terrestre 
des  hommes  —  et  ses  prolongements  ultra-terrestres  —  présentera 
quelque  intérêt  pour  les  penseurs.  Or,  il  est  indubitable  que  l'homme 
lui-même  est  l'un  des  plus  chers  objets  d'observation,  le  plus  pas- 
sionnant aussi.  La  connaissance  de  soi,  offre  un  sujet  d'étude  iné- 
puisable et  le  mystère  de  la  destinée,  de  l'existence  n'est-il  pas  de 
nature  à  enivrer  même  les  plus  apathiques  ? 

Le  problème  de  la  chute  de  l'homme  et  de  l'état  qui  en  résulte 
bouleverse  les  philosophes  de  toutes  les  époques  et  de  toutes  les 
écoles.  Chacun  a  tenté  de  le  résoudre  dans  les  cadres  plus  ou  moins 
rigides  de  sa  philosophie.  Pessimistes  et  optimistes,  matérialistes  et 
spiritualistes,  athées  et  croyants  s'y  sont  tour  à  tour  essayés. 

En  somme,  la  solution  réside  dans  la  réponse  que  le  philoso- 
phe —  et  tout  homme  est  philosophe  —  propose  au  mystère  des 
relations  entre  le  relatif  et  l'Absolu,  entre  la  créature  et  son  Créateur. 

Qui  dit  Absolu,  dit  premier  principe  éternel,  souverain  et  indé- 
pendant. Qui  nomme  l'Absolu  exprime  l'être  par  excellence,  source 
de  tout  et  vers  qui  tout  doit  faire  retour,  l'Alpha  et  l'Oméga,  le 
Père  souverainement  bon  et  aimable,  unique  objet  digne  de  notre 
amour  et  terme  de  nos  adorations.  Hors  de  là,  il  n'y  a  que  le  relatif, 
le  contingent,  l'être  dépendant  et  indigent,  revêtu  d'une  existence 
d'emprunt.  S'il  s'agit  de  l'homme,  nous  sommes  en  face  d'une  créature 
libre,  tenue  d'utiliser  sa  liberté  pour  cheminer  vers  son  Créateur  et 
son  Père  par  la  fidélité  à  la  vocation  que  la  Providence  lui  a  signi- 
fiée, unique  moyen  d'atteindre  au  bonheur  et  à  l'immortalité. 

Vérité  en  fait  bien  élémentaire  pour  le  chrétien  et  que  l'enfant 
du  catéchisme  connaît  parfaitement,  car  il  possède  la  science  de  son 
origine   et  de  sa   fin.     Il   sait  que  Dieu,   qui  l'a  créé   par   amour,  lui 

8     Dante,  La  Divina  Commedia,  Inferno,  IV,  131. 


200  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

réserve  une  éternité  bienheureuse.  Interrogé  sur  cette  vérité,  sa 
réponse  est  empreinte  du  calme  solennel  de  nos  docteurs  en  théologie. 
Le  sens  profond  de  la  réponse  qu'il  débite  lui  échappe  sans  doute, 
mais  il  a  néanmoins  l'assurance  de  dire  vrai  et  l'immense  bonne 
fortune  de  posséder  le  tout  de  la  vérité  sur  sa  destinée.  Il  connaît 
l'essentiel. 

Combien  de  nos  savants  modernes,  de  nos  sages  philosophes, 
pèlerins  fatigués  dans  la  recherche  de  la  vérité  n'en  savent  pas  autant, 
s'embrouillent  en  ces  mystères  et  ne  profèrent  que  balbutiements 
lorsqu'ils  se  tiennent  à  l'abri  du  blasphème. 

Ils  ignoraient  les  anciens  qui  perdaient  contenance  en  face  de 
la  «  mort  funeste  »  et  ils  ignorent  les  modernes,  qui  à  la  suite  de 
Heidegger  suivent  la  voix  de  l'angoisse  répétant  que  nous  sommes 
jetés  dans  le  monde  pour  mourir.  Le  pessimisme  est  commun  à  tous 
les  existentialistes,  ces  surémotifs  sensibles  au  concret  et  au  drame 
de  la  conscience,  plus  sensibles  aux  arguments  du  cœur  qu'aux  juge- 
ments objectifs,  se  complaisant  dans  des  doctrines  proches  de  la  vie, 
mais  souvent  tronquées,  étriquées  et  fausses  dans  la  mesure  où  elles 
sont  incomplètes. 

Un  rapide  coup  d'oeil  sur  les  positions  existentialistes  fera  mieux 
apparaître  la  beauté  et  l'optimisme  de  la  solution  de  notre  Pèlerin. 
Kierkegaard,  le  fondateur  de  l'existentialisme,  prétend  que  la  foi 
est  aveugle  et  que  «  le  croyant  fait  le  saut  dans  l'absurde  ^  »  ;  incer- 
tain du  résultat,  il  risque,  il  choisit  dans  la  nuit;  d'où  nécessité  de 
s'engager  avec  crainte  et  tremblement  ignorant  si  nous  sommes  ou 
non  dupes  d'une  illusion  démoniaque.  Plotin  optera  à  la  lumière  d'un 
soleil  de  midi  et  au  lieu  de  sauter  dans  l'absurde,  fera  le  bond  dans 
l'Etre  et  dans  la  Vie.  Heidegger  représente  l'homme  comme  un  être 
jeté  dans  le  monde,  sans  l'avoir  choisi  ni  voulu.  «  Quand  elle  prend 
conscience,  l'existence  humaine  est  déjà  «  embarquée  »...  Aussi 
se  sent-elle  précaire,  démunie,  délaissée.  L'aventure,  d'autre  part, 
s'achèvera  dans  l'abîme  de  la  mort.  Entre-temps,  l'homme,  s'il  prend 
en   charge  son   existence,   reconnaît   le   néant,   le  non-sens   absolu  des 

^    Roger    Troisfontaines,    s.j.,    Existentialisme    et    Pensée    chrétienne^    Louvain, 
E.   Nauwelaerts;    Paris,   G.   Vrin,   1946,   p.   22. 


UN   PÈLERIN   DE   L'ABSOLU  ...  201 

choses.  C'est  F  angoisse  ^^  .  .  .  Les  gens  vivent  dans  l'inauthentique  ; 
«  l'homme  de  la  rue  ne  pense  guère  à  la  mort  et  pour  assurer  l'exis- 
tant il  se  forge  des  idoles  —  tels  l'absolu  divin,  l'humanité,  la  science 
etc.  ^^  ».  Le  non-sens  absolu  des  choses;  il  se  forge  des  idoles:  expres- 
sions à  retenir  et  à  comparer  aux  réactions  de  Plotin  en  face  des 
mêmes  problèmes  accablants. 

Athée  convaincu,  philosophe  à  la  mode,  Sartre,  le  grand  prêtre 
existentialiste,  est  plus  radical  encore.  «  Toutes  les  démarches  humai- 
nes, dit-il,  traduisent  en  actes  l'impossible  désir  de  se  diviniser;  elles 
impliquent  toutes  la  mauvaise  foi  fondamentale  qui  nous  masque  l'an- 
goissante vérité.  Abandonnés  à  nous-mêmes,  radicalement  seuls,  nous 
avons  en  effet  à  nous  faire  suivant  notre  propre  initiative  ^^.  »  Nous 
voilà  misérablement  seuls,  constitués  en  Absolu. 

Si  vous  admettez  Dieu,  disait  encore  Sartre,  c'est  que  vous  avez 
la  «  frousse  »  d'être  ce  que  vous  êtes,  c'est-à-dire  simplement  des  hommes, 
d'être  vous-mêmes,  c'est  que  vous  ne  croyez  pas  vous  suffire  et  redoutez 
un  au-delà.  Moi,  je  pars  d'un  postulat  contraire:  je  n'ai  pas  besoin  de 
Dieu  et  n'en  ai  que  faire.  Je  dis  au  départ:  Dieu  n'est  pas,  l'homme 
se   suffit.     Au   delà,   il   n'y   a   rien  ^^. 

Ne  serait-il  pas,  lui,  coupable  de  mauvaise  foi  pour  ne  pas  vou- 
loir considérer  la  possibilité  de  l'existence  de  Dieu,  même  si  cela  no 
l'intéresse  pas  ! 

La  réalité  humaine  «  est  donc  par  nature  »  «  conscience  malheu- 
reuse »  sans  dépassement  possible  de  l'état  de  malheur  ^^  ». 

Tels  sont  les  services  que  certaine  philosophie  moderne  est  prête 
à  nous  rendre:  nous  enlever  Dieu,  nous  inoculer  l'optimisme  de  la 
conscience  malheureuse  et  nous  faire  déboucher  sur  l'aurore  du  déses- 
poir. L'homme,  néant  de  sa  nature,  se  constitue  en  un  Absolu,  néant. 
Tout  est  néantisé:  les  issues  sont  fermées  et  selon  le  mot  de  Camus, 
nous  sommes  enfermés  entre  des  «  murs  absurdes  »  qui  nous  emprison- 

10  Ibid.,  p.  24. 

11  Ibi'd.,  p.  25. 

12  Ibid.,  p.  35-36. 

13  P.  Descoqs,  s.j.,  L'athéisme  de  Jean-Paul  Sartre  dans  U Existentialisme,  Revue 
de  Philosophie,  1946,  2"  éd.,  Paris,  Téqui,  1947,  p.  56-57.  (Extrait  d'une  conférence 
privée  donnée  aux  catholiques.) 

14  Jean-Paul  Sartre,  UEtre  et  le  Néant,  Gallimard,  p.  134. 


202  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

nent  sans  espoir  d'évasion  ^^.  L'idéal  de  l'homme  :  vivre  dans  un 
immense  camp  de  concentration,  surveillé  par  un  Dieu  tyran  ou  par 
un  je  ne  sais  quoi  d'Absurde.  C'est  le  règne  de  Dachau  érigé  en 
idéal.  Le  cri  de  guerre  contre  Dieu  a  retenti:  Non  serviam  !  L'atti- 
tude normale  de  l'homme,  selon  Camus,  consiste  dans  la  révolte. 

Le  divorce  entre  l'homme  et  Dieu,  entre  le  contingent  et  l'Absolu 
est  consommé  et  définitivement.  Etre  fragile  séparé  de  sa  force, 
l'homme  divinisé  sombre  dans  le  vide  et  le  néant.  Et  désormais 
désespéramment  seul,  il  devient  un  dieu  aux  pieds  d'argile  et  au 
cœur  de  pierre. 

Combien  plus  réconfortante  et  plus  logique  aussi  la  situation   de 

l'homme   telle   qu'enseignée    dans   un   cadre   philosophique    optimiste. 

La   vie   n'a   rien   de   tragique   ni   de    dramatique,   elle   est   simplement 

sérieuse;  le  soleil  dore  ses  avenues  et  l'existence  au  lieu  de  s'achever 

dans  la  nuit  du  néant  ou  du  désespoir  débouche  sur  l'aube  lumineuse 

de  l'au-delà.    L'homme  est  vraiment  établi  Pèlerin  de  V Absolu.    Plotin 

se  range  dans  ce  dernier  groupe  de  penseurs. 

Avec  lui,  nous  dit  le  R.  P.  René  Arnou,  s.j.,  l'homme  peut  s'élancei 
vers  l'avenir  dans  un  optimisme  confiant,  par  un  chemin  illuminé  de 
certitude   et  d'espérance,  car  il  aboutit  à  l'Etre  ^^. 

C'est  une  âme  détachée  de  ce  monde  qui  passe,  éprise  d'un  idéal 
de  pureté,  de  vie  intérieure,  de  simplification,  soulevée  d'ambitieux  désirs 
et  par  un  instinct  divinateur  qui  la  pousse  vers  Dieu  comme  au  principe 
de   son  être   et   à   la   source   du  bonheur  l"^. 

Optimiste,  Plotin  l'est  assurément  et  avec  conviction,  mais  n'allons 
pas  croire  que  son  optimisme  soit  en  quelque  point  assimilable  à 
l'ardeur  et  à  l'enthousiasme  un  peu  juvéniles  de  nos  étudiants  philo- 
sophes face  à  la  découverte  du  monde  merveilleux  des  essences.  Non, 
vocation  tardive,  Plotin  aborde,  à  28  ans,  l'étude  de  la  philosophie, 
et  il  reste  longtemps  déçu  par  le  verbiage  de  ses  premiers  professeurs. 
Les    maîtres    modernes,    pas    plus    d'ailleurs    que    ceux    du   rhinocéros 

15  L.  Le  Meur,  Un  nouveau  stoïcisme  :  la  philosophie  «  sans  espoir  »  d'Albert 
Camus  dans  Recherches  et  Travaux,  2,  (1948),  p.  80.  Sur  la  réaction  de  Plotin  en 
face  de  Yangoisse,  voir  Gaston  Carrière,  o.m.i.,  Plotin  et  la  tragédie  humaine  dans 
L'Année  théologique,  10  (1949),  p.  [97] -115.  Sur  le  même  problème  voir  Rosaire 
Bellemare,  o.m.i.,  Deux  visages  d'Antigone  dans  Revue  de  l'Université  d'Ottawa, 
19   (1949),  p.   [3351-359. 

16  Le  Désir  de  Dieu  dans  la  Philosophie  de  Plotin,  Paris,  Alcan,  1921,  p.  13. 

17  Ibid.,  p.  13. 


UN   PELERIN   DE   L'ABSOLU  ...  203 

Abélard  ^^,  ne  peuvent  revendiquer  pour  eux  seuls  le  monopole  du 
bavardage. 

Plotin  finit  heureusement  par  rencontrer  Ammonius,  le  profes- 
seur selon  son  idéal.  Dix  années  durant,  il  en  fréquentera  les  cours. 
(Quel  contraste  avec  nos  étudiants  qui  trouvent  parfois  éternelles  les 
deux  ou  trois  années  qu'ils  consacrent  à  la  philosophie  et  dire  qu'ils 
les  considèrent  bien  consacrées  !)  La  philosophie  que  Plotin  fera 
sienne  est  un  eccléctisme  composé  d'Aristotélisme,  de  Pythagorisme  et 
de  Platonisme,  avec  une  préférence  très  marquée  pour  le  dernier 
système.  Il  accepte  les  doctrines  platoniciennes  des  idées  et  du  monde 
intelligible  qu'il  portera  à  leur  sommet  de  perfection  dialectique. 

Chez  lui,  la  philosophie  prend  une  valeur  religieuse  encore  incon- 
nue, destinée  qu'elle  est  d'une  façon  exceptionnellement  pratique  et 
unique  à  conduire  à  Dieu  au  moyen  de  la  purification  et  de  l'uni- 
fication ^^.  Le  philosophe  doit,  par  vocation,  défendre  les  dieux  contre 
les  accusateurs^^;  Plotin  s'acquitte  parfaitement  de  sa  tâche  au  cours 
de  son  oeuvre  et,  en  particulier,  en  consacrant  deux  traités  à  réfuter 
les  accusations  que  l'on  porte  parfois  contre  la  Providence  ^^. 

L'homme  est  fils  de  l'Un  [  Dieu  ]  et  le  but  de  la  vie  consiste 
dans  l'union  à  Dieu  auquel  on  accède  par  les  démonstrations  et  la 
contemplation.  «  La  fin  et  le  but,  c'était  pour  lui  l'union  intime  avec 
le  Dieu  qui  est  au-dessus  de  toutes  choses»,  assure  Porphyre  ^^. 
«  L'apaisement  [  du  désir  de  Dieu  ],  dit  Plotin,  peut  venir  de  la  répé- 
tition même  de  nos  discours  ^^.  » 

Si  le  terme  normal  de  la  vie  réside  en  haut,  les  biens  d'ici-bas  per- 
dent du  coup  tout  leur  prix,  et  l'homme  doit  regarder  la  terre  juste 

^8  «  Acessi  igitur  ad  hune  senem,  cui  magus  longaevus  usus,  quam  ingenium  vel 
memoria  nomen  comparaverat.  Ad  quem  si  quis  de  aliqua  quasstione  pulsandum 
accederet  incertus,  redibat  incertior.  Mirabilis  quidem  erat  in  oeulis  auscultantium, 
sed  nullus  in  conspectu  quaestionantium,  Verborum  usum  habebat  mirabilem,  sed 
sensu  contemptibilem,  et  ratione  vacuum.  Cum  ignem  accenderet,  domum  suam 
fumo  implebat,  non  luce  illustrabat.  Arbor  ejus  tola  in  foliis  aspicientibus  a  longe 
conspicua  videbatur,  sed  propinquantibus,  et  diligentius  aspicientibus  infructuosus 
reperiebatur.  Ad  banc  itaque  cum  accessissem  ut  fructum  inde  colligerem,  deprehendi 
iUam  esse  ficulneam  cui  maledixit  Dominus  ...»  {Historia  calamitatum  mearum: 
P.  L.,  178,  col.  123). 

^^  III,  8,  6.  Nous  utilisons  le  texte  établi  par  M.  Emile  Bréhier  dans  l'édition 
€  Les   Belles   Lettres  ». 

20  IV,  4,  30. 

21  III,  2;  III,  3. 

22  Porphyre,  Vie  de  Plotin,  23,  15. 

23  V,  3,  17. 


204  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

assez  pour  en  faire  un  hommage  à  Dieu.  Le  corps,  matériel  et  terrestre, 
ne  compte  pas  plus  que  les  autres  créatures  et  son  biographe  nous 
assure  qu'il  avait  honte  de  vivre  dans  un  corps.  Un  jour  que  ses 
disciples  désiraient  obtenir  sa  «  photographie  »,  Plotin  leur  fit  cette 
réponse:  «  N'est-ce  pas  assez  de  porter  cette  image  dont  la  nature 
nous  a  revêtu  ?  Faut-il  encore  permettre  qu'il  reste  de  cette  image 
une  autre  image  plus  durable,  comme  si  elle  valait  qu'on  la  regar- 
de 24  ?  » 

«  Les  arguments  persuadent,  seule  l'expérience  est  convain- 
cante 2^.  »  Religieux  et  mystique,  Plotin  tend  à  l'union  intime  avec 
Dieu  et  s'il  faut  en  croire  son  plus  fidèle  disciple.  Porphyre,  notre 
Pèlerin  atteignit  le  but  au  moins  quatre  fois  au  cours  de  sa  vie,  tandis 
que  l'élève,  lui,  moins  privilégié,  dut  attendre  sa  soixante-huitième 
année  pour  jouir  de  sa  première  extase.  Deux  choses  seules  piquent 
son  intérêt:  Dieu  et  son  âme,  le  premier  retrouvé  à  l'intérieur  de 
la  seconde.  Dieu  seul  est  objet  de  sa  recherche;  en  redonnant  à  son 
âme  sa  beauté  et  sa  splendeur  primitives,  il  y  découvrira  son  Père 
et  son  architecte.  Tout  le  reste  lui  est  indifférent.  Ici,  comme  en 
bien  d'autres  points,  saint  Augustin  l'a  suivi  et  d'ailleurs  dépassé 
dans  son  dialogue  avec  la  raison  ^^  : 

Augustin.  —  Ma   prière   est   achevée. 

La   Raison.  —  Eh   bien,   que   veux-tu   savoir  ? 

Augustin.  —  Tout   ce   que   j'ai   demandé   dans   ma   prière. 

La   Raison.  —  Résume-le   en   quelques   mots. 

Augustin.  —  Connaître   Dieu   et   l'âme  :    voilà    ce    que   je    désire. 

La  Raison.  —  Et  rien  de  plus  ? 

Augustin.  — Rien  absolument. 

Et  plus  loin: 

Deus   semper   idem,   noverim   me,   noverim   te  27. 

O    Dieu    qui    êtes    toujours    le    même,    faites    que    je    me    connaisse,    faites 

que  je   vous   connaisse  ! 

Plotin  est  un  «  esprit  de  tradition  platonicienne  pour  qui  les  réalités 

véritables    sont    celles    qui   ne   se   voient   pas,   un   esprit   qui    confesse 

pourtant    les    limites    de    l'esprit,    son    impuissance    à    satisfaire    tous 

24  V,  3,  17. 

25  VI,  7,  40. 

26  Soliloques,  I,  2,  (7),  trad.  P.  Labriolle  dans  Œuvres  de  Saint  Augustin^ 
[Paris],  Désolée,  De  Brouwer  et  Cie,  1939,  V,  Dialogues  philosophiques.  (Biblio- 
thèque  augustinienne.) 

27  Ibid.,  2,  1   (1). 


UN  PELERIN   DE   L'ABSOLU  ...  205 

les  besoins  du  cœur  comme  à  dire  le  dernier  mot  des  choses,  une 
âme  éprise  du  plus  grand  idéal,  qui  ne  borne  ses  ambitions  qu'à  la 
possession  de  Dieu  et  qui  tend  tous  ses  efforts  avec  courage  et  per- 
sévérance vers  ce  terme  béatifiant  ^^.  » 

Il  prétend  que  l'objet  le  plus  accessible  à  nos  recherches  et  le 
plus  digne  de  nos  observations  est  notre  âme  —  ce  qui  en  philoso- 
phie platonicienne  signifie  l'homme  tout  entier.  De  la  sorte,  il  rejoint 
l'Oracle  de  Delphes  par  l'intermédiaire  de  Socrate,  le  martyr  de  la 
vérité  et  de  la  lumière. 

Le  point  de  départ  de  son  pèlerinage  réside  dans  un  sentiment 
de  malaise,  dans  une  conscience  nette  que  l'état  présent  de  l'huma- 
nité en  est  un  de  déchéance  et  de  malheur.  Au  lieu  de  s'y  attarder 
de  façon  morbide,  il  en  profitera  pour  conclure  à  l'urgence  d'un  retour 
à  l'homme  que  nous  fumes  un  jour,  puisque  l'homme  n'est  pas  resté 
dans  l'état  de  sa  création  ^^. 

L'âme  humaine,  placée  dans  le  corps,  subit  le  mal  et  la  souffrance; 
elle  vit  dans  le  chagrin,  le  désir,  la  crainte  et  dans  tous  les  maux;  le 
corps  est,  pour  elle,  une  prison  et  un  tombeau;  le  monde,  un©  caverne  et 
un   antre  ^^. 

Les  platoniciens  se  complaisent  volontiers  dans  le  jeu  de  mots 
(  (S(ù\La  )   corps,   (  c^JExa  )   tombeau. 

L'âme  est  tombée  qui  s'unit  à  la  matière,  principe  mauvais. 
Eprise  par  les  beautés  apparentes  des  corps,  beautés  qui  sont  de  simples 
reflets  de  sa  propre  beauté,  elle  descend,  s'élance  inconsidérément 
vers  le  corps  ^^  et  descendue  dans  le  bourbier  du  corps,  l'âme  est 
salie  ^^,   méconnaissable:    c'est   de   l'or   recouvert   de  boue  ^'^. 

Les  âmes  superficielles  s'imaginent  trouver  la  joie  et  le  bonheur 
en  compagnie  du  corps;  seules,  les  joies  sensibles  les  émeuvent.  Ils 
prétendent  vivre  pleinement  en  passant  d'une  sensation  à  une  autre; 
ce  sont  de  perpétuels  endormis  qui,  au  lieu  de  se  réveiller  totale- 
ment, consument  leur  existence  à  changer  de  lits  ^*.  Ils  ignorent  que 
le  corps  nuit  à  l'âme,  puisque  les  deux  forment  une  union  dange- 
rs    René  Arnou,  s.j.,  Le  Désir  de  Dieu  dans  la  Philosophie  de  Plotin,  p.  15  passim. 

29  m,  3,  4. 

30  IV,  8,  3. 

31  IV,  3,  13. 

32  VI,  7,  31. 

33  IV,  7,  10. 

34  V,  6,  6. 


206  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

reuse  et  peu  solide  ^^  et  que  la  vie  de  l'âme  en  compagnie  du  corps 
est  une  vie   mélangée   de  mort  ^^. 

Le  sage,  grâce  à  la  philosophie,  estime  toute  chose  à  sa  juste 
valeur  et  en  découvrant  la  heauté  de  son  âme,  saisit  sa  véritable  place 
dans  l'univers.  Il  comprend,  selon  l'expression  de  Platon,  que  les 
hommes  sont  dans  la  garderie  des  dieux  ^^  et  que  Dieu  est  l'auteur 
du  drame  humain.  C'est  lui  qui  a  composé  le  drame  et  a  distribué 
les  rôles;  l'acteur  n'a  qu'à  s'y  conformer  et  à  bien  jouer  sa  partie^*. 
Le  théâtre  est  plus  vaste  que  nos  scènes  et  les  acteurs  possèdent  plus 
d'indépendance  aussi;  ils  choisissent  entre  l'honneur  et  l'infamie;  la 
récompense  ou  le  châtiment  couronnera  leurs  actions.  N'étant  pas  des 
hors-d'œuvre  dans  la  création  ^^  nous  entrons  dans  l'ordre  général  de 
l'univers  et  si  l'on  «  s'étonne  de  voir  l'injustice  parmi  les  hommes 
[  c'est  ]  parce  que  l'on  juge  que  l'homme  est  la  partie  la  plus  pré- 
cieuse de  l'univers  et  l'être  le  plus  sage  de  tous  ^^  »  tandis  que  sa 
place  est  entre  les  dieux  et  les  bêtes,  inclinant  tantôt  vers  les  uns, 
tantôt  vers  les  autres.     La  philosophie  les  élèvera. 

Si  nous  nous  permettons  de  critiquer  la  Providence  pour  cela, 
nous  sommes  comme  des  critiques  ignorants  qui  accusent  le  peintre 
de  ne  pas  avoir  mis  de  belles  couleurs  partout  ^^,  tandis  qu'il  a  mis 
partout  les  couleurs  convenables,  compte  tenu  de  l'ensemble.  Con- 
sidérant la  dignité  réelle  de  l'homme,  nous  serons  épris  d'amour  pour 
lui  et  serons  forcés  d'admettre  que  «  l'homme  est  une  belle  créature, 
aussi  belle  qu'elle  peut  l'être  ^^  »  et  que  dans  le  tissu  de  l'univers, 
l'homme  a  plus  de  prix  que  tous  les  animaux  qui  vivent  sur  la 
terre  ^^. 

Les  maux  alors  ne  nous  affecteront  plus  et  nous  ne  serons  pas 
portés  à  reprocher  à  la  Providence  l'existence  de  certains  petits  ani- 
maux qui  «  sont  l'ornement  de  la  terre  ;  [  car  ]  c'est  un  reproche 
ridicule    de   dire   qu'ils   piquent   les   hommes,   comme   si   les   hommes 

35  IV,  4,  18. 

36  I,  6,  5. 

37  Phédon,  62  b. 

38  III,  2,  17. 

39  III,  3,  3. 

40  III,  2,  8. 
*i  III,  2,  11. 

42  III,  2,  9. 

43  II,  9,  13. 


UN   PÈLERIN   DE   L'ABSOLU  ...  207 

devaient  passer  leur   vie   à   dormir^*».     Le  sage   n'est   pas   ému   par 

l'existence    des   maux,    puisque   sans    eux   l'univers    serait   imparfait  ^^ 

et    qu'ils    sont    utiles    bien    que    nous    n'en    saisissions    pas    toujours 

l'utilité. 

Considérons  comme  un  spectacle  au  théâtre,  ces  meurtres,  ces  morts, 
ces  prises  et  ces  pillages  de  villes;  tout  cela,  ce  sont  des  changements  de 
scène,  des  changements  de  costume,  les  lamentations  et  les  gémissements 
des  grands  rôles.  Car,  dans  toutes  ces  circonstances  de  la  vie  réelle,  ce 
n'est  pas  l'âme  au  dedans  de  nous,  c'est  son  ombre,  l'homme  extérieur, 
qui  gémit,  se  plaint  et  remplit  tous  «es  rôles  sur  ce  théâtre  à  scènes 
multiples,  qui  est  la  terre  entière.  Tels  sont  les  actes  de  l'homme 
qui  ne  sait  vivre  que  d'une  vie  inférieure  et  extérieure;  il  ignore  que  ses 
larmes  et  ses  occupations  les  plus  sérieuses  ne  sont  que  des  jeux.  Seul 
l'homme  sérieux  doit  prendre  au  sérieux  les  choses  sérieuses;  le  reste 
des  hommes  n'est  qu'un  jouet.  Ils  prennent  leurs  jouets  au  sérieux  parce 
qu'ils  ignorent  ce  qui  .est  sérieux,  et  parce  qu'ils  sont  eux-mêmes  des 
jouets  46. 

Instruit  sur  la  nature,  le  philosophe  comprendra  sans  peine  qu'une 

partie  de  l'univers 

[  .  .  .  ]  en  remplissant  son  rôle,  [  .  .  .  ]  est  utile  aux  êtres  capables 
de  profiter  de  son  action,  mais  elle  détruit  ou  elle  lèse  ceux  qui  ne 
peuvent  supporter  l'impétuosité  de  son  action,  comme  on  voit  des  plantes 
rôties  par  le  passage  du  feu,  ou  de  petits  animaux  emportés  ou  écrasés 
par  la  course  des  grands  ^7    [  .  .  .  ] 

ou  la  tortue,  trop  lente,  broyée  par  l'armée  qui  avance:  tant  pis 
pour  elle,  elle  n'avait  qu'à  ne  pas  s'y  trouver  ou  à  marcher  plus  vite  ! 
Quoi   de  plus  simple  ! 

Pour  qui  sait  voir  et  comprendre,  le  monde  est  beau  *^,  car  son 
ordre  est  parfait  ^^.  Il  témoigne  lui-même  de  sa  perfection  ^^  cepen- 
dant que  son  gouvernement  prouve  la  grandeur  de  la  nature  intel- 
ligible ^^  ;  en  un  mot,  il  est  la  manifestation  de  ce  qu'il  y  a  de  meil- 
leur dans  les  êtres  intelligibles  ^^.  L'univers  s'écrit  constamment 
«C'est  Dieu  qui  m'a  fait;  venu  de  lui,  je  suis  parfait  ^^»;   autre  idée 

44  III,  2,  9. 

45  II,  3,  18. 

46  III,  2,  15. 

47  IV,  4,  32. 

48  II,  9,  4. 

49  IV,  4,  45. 

50  III,  2,  2. 

51  II,  9,  8. 

52  IV,  8,  6. 

53  III,  2,  2. 


208  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

reprise  par  saint  Augustin.     Malheureusement,  l'habitude  fait  mépriser 

les  plus  belles  choses:   assueta  vilescunt. 

Nous  serions  étonnés  des  choses  les  plus  ordinaires,  si  l'on  nous  racon- 
tait leurs   opérations,   avant   que   nous   en  ayons   eu   Texpérienoe  ^^. 

Le  monde  peut  nous  apparaître  mauvais  parce  que  nous  attribuons 
trop  à  la  spontanéité  et  au  hasard,  au  détriment  de  la  Providence  ^^ 
dont  la  loi  universelle  dirige  absolument  tout  ^^.  L'ordre  universel 
est  divin  et  juste;  il  distribue  exactement  à  chacun  ce  qui  lui  convient; 
mais  nous  ignorons  les  causes,  et  cela  fournit  à  notre  ignorance  les 
occasions  de  le  blâmer  ^^;  la  Providence  donne  toujours  trop  aux 
créatures  ^^. 

Plotin  a  donc  bien  rempli  la  première  fonction  du  philosophe 
qui  est  de  justifier  la  Providence  de  tout  manque  de  sagesse  et  de 
l'apparence  même  d'injustice.  Comme  nous  sommes  loins  de  l'absurde 
des  existentialistes  ! 

Venus  de  Dieu  et  vivant  dans  un  monde,  son  œuvre  et  en  un  sens 
son  plus  beau  miroir,  nous  sentons  un  besoin  profond  d'Absolu, 
nous  désirons  vivement,  même  à  notre  insu  parfois,  retourner  à  Celui 
qui  constitue  notre  propre  intérieur.  Il  y  a  dans  la  partie  la  plus 
intime  de  notre  âme  une  trace  de  lui.  Fils  de  Dieu,  orphelins  peut- 
être  depuis  longtemps  séparés  de  lui  au  point  de  l'avoir  oublié  ^^, 
ou  fils  déments  errant  au  loin  ^^,  nous  devons  retourner  à  notre  Père. 

Plotin  pose  expressément  la  question: 

Où    faut-il    aller  ?      C'est    au    principe    premier    qu'il    faut    aller. 

Et    alors  :    allons   en    haut,    là-bas  ^^,    enfuyons-nous    dans    notre    chère 

patrie  ^^,  dit-il  encore.     Mais  où  est  notre  patrie  ? 

Notre  patrie  est  le  lieu  d'où  nous  venons  et  notre  père  est  là^bas. 
Que  sont  ce  voyage  et  cette  fuite  ?  Ce  n'est  pas  avec  nos  pieds  qu'il  faut 
l'accomplir;  car  nos  sens  nous  portent  toujours  d'une  terre  à  une  autre; 
il  ne  faut  pas  non  plus  préparer  un  attelage  ni  quelque  navire,  mais  il  faut 


54 

IV,  4,  37. 

55 

ni,  2,  1. 

56 

IV,  3,  16. 

57 

IV,  3,  16. 

58 

IV,  3,  3. 

59 

VI,  9,  9. 

60 

VI,  9,  7. 

61 

III,  4,  2. 

62 

I.  6,  8. 

UN   PELERIN   DE   L'ABSOLU  ...  209 

cesser  de  regarder,  et  fermant  les  yeux,  échanger  cette  manière  de  voir 
pour  une  autre,  et  réveiller  cette  faculté  que  tout  le  monde  possède,  mais 
dont  peu  font  usage  ^^. 

Du   même   coup,   Plotin   enseigne   le   terme   et   la   façon   d'y  parvenir; 

une  simple  explicitation  suffira.     Ne  prétend-il  pas  en  effet  qu'«  il  est 

tout  à  fait  superflu  de  dire:    «  Regardez  vers  Dieu,  si  l'on  n'enseigne 

pas   comment  regarder^*  ...  »,   d'où  les   questions: 

Quel  est  l'art,  quelle  est  la  méthode,  quelle  est  la  pratique  qui 
nous  conduisent  où  il  faut  aller  ?  Où  faut-il  aller  ?  C'est  au  Bien  et  au 
principe  premier.  Voilà  ce  que  nous  posons  comme  accordé  [  tant  la 
chose  lui  semble  évidente  ]  et  démontrée  de  mille  manières;  et  les  démons- 
trations qu'on  en  donne  sont  aussi  des  moyens  de  s'élever  jusqu'à  lui. 
Que  devra  être  celui  qui  «'élève  ainsi  ?  [  .  .  .  ]  Oui,  le  philosophe, 
l'ami  des  muses  et  l'amant  doivent  s'élever  ^^. 

Sa  foi  en  la  réussite  encourage,  son  optimisme  entraîne,  mais 
son  rationalisme  est  trop  cru:  le  philosophe,  l'ami  des  muses  et 
l'amant  doivent  s'élever.  Il  n'est  aucunement  question  du  cœur  humble 
et  de  la  confiance  filiale  en  Dieu.  La  prière  par  trop  mercantile 
des  Grecs,  ne  vaut  rien  pour  approcher  de  la  source  du  bonheur. 
«  Ce  qu'il  y  a  de  réellement  désirable  pour  nous,  c'est  de  remonter 
par  nous-mêmes  jusqu'à  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en  nous  ^^.  »  «  Obte- 
nir la  vision  de  Dieu  est  l'œuvre  propre  de  qui  a  voulu  l'obtenir  ®^.  » 
«  Si  l'on  échoue  dans  sa  tentative  [  .  •  .  ]  qu'on  s'inculpe  soi-même 
de  n'avoir  pas  tout  fait  pour  se  détacher  de  tout  pour  être  seul  avec 
lui  ^^.  »  «  On  n'obtient  pas  de  récoltes  en  priant,  mais  en  prenant  soin 
de  la  terre  et  l'on  est  mal  portant,  si  l'on  néglige  le  soin  de  sa 
santé  ^^.  »  «  S'il  en  est  qui  sont  sans  armes,  ceux  qui  sont  bien  armés 
les  battent.  Ce  n'était  pas  à  Dieu  à  combattre  pour  les  pacifiques; 
la  loi  veut  qu'à  la  guerre  on  trouve  son  salut  dans  la  bravoure  et 
non  dans  les  prières  ^^  »,  et  la  «  loi  divine  ne  nous  permet  pas,  si  nous 
sommes  méchants,  de  demander  à  d'autres  de  s'oublier  eux-mêmes  pour 
nous   sauver,   en   leur   adressant   des   prières  ^^  ».     Il   affirme   en   outre 

63  I,  6,  8. 

64  II,  9,  15. 

65  I,   3,    1. 

66  VI,  7,  30. 

67  VI,  9,  4. 

68  VI,  9,  4. 

69  III,  2,  8. 

70  Ibid. 

71  m,  2, 9. 


210  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

que  les  dieux  n'ont  pas  à  négliger  leur  propre  vie  pour  régler  nos 
affaires  particulières.  Porphyre  parle  de  la  même  façon:  «  Balbutier 
des  litanies,  égorger  des  victimes,  ce  n'est  pas  la  vraie  piété  ^^.  » 

Plotin  veut  une  religion  plus  pure  et  il  s'élève  contre  la  fausse 

piété   de   ceux   qui  n'agissent   qu'à   leur   «  caprice   dans   tous   les   actes 

de   la   vie,    [  et   qui  ne   font  rien  .  .  .  ]    comme  il   plaît   aux   dieux  ». 

Il   «  serait  ridicule  de  trouver  son  salut  auprès  des  dieux,  bien  qu'on 

n'ait  fait  aucun  des  actes  que  les  dieux  prescrivent  comme  des  moyens 

d'être  sauvé  ^^.  »      Il  ne   se  gêne  pas   de  critiquer  les   gens   à  la  piété 

matérielle  : 

Ne  cherchez  pas  à  le  voir  [  Dieu  ]  avec  des  «  yeux  mortels  »  comme 
on  dit;  ne  croyez  pas  qu'on  puisse  le  voir  ainsi,  comme  le  pensent  les 
gens  qui  ne  croient  qu'aux  choses  sensibles  et  nient  la  suprême  réalité. 
Les  choses  qu'ils  pensent  être  au  plus  haut  point,  ne  sont  pas  celles 
qui  sont  au  plus  haut  point;  le  Premier  est  principe  de  l'être  et  supérieur 
même  à  l'essence;  il  faut  donc  avoir  l'opinion  inverse  de  la  leur;  sinon 
vous  resterez  privé  de  Dieu,  comme  les  gens  qui,  dans  les  fêtes  sacrées, 
ne  satisfont  que  leur  gloutonnerie,  avec  des  mets  dont  il  faut  s'abstenir 
quand  on  entre  chez  les  dieux;  ils  croient  que  ce  sont  là  des  réalités  bien 
plus  certaines  que  la  contemplation  du  Dieu  qu'il  convient  de  fêter,  et  ils 
ne  prennent  point  part  aux  cérémonies  sacrées.  Parce  qu'on  ne  voit  pas 
le  dieu  dans  ces  cérémonies,  on  ne  croit  pas  qu'il  existe;  et  l'on  n'admet 
d'autre  réalité  certaine  que  celle  qu'on  voit  avec  les  yeux  du  corps. 
Ainsi  des  gens  plongés  dans  le  sommeil  leur  vie  durant  prendraient  leurs 
rêves  pour  des  réalités  véritables,  et,  si  on  les  éveillait,  ils  ne  croiraient 
pas  à  ce  qu'ils  voient  les  yeux  ouverts,  et  ils  reprendraient  leur  sommeil  '^4. 

Les  hommes  retournent  à  la  caverne  de  Platon.  Ceux  qui,  à 
la  vue  du  Dieu  suprême  se  contentent  d'  «  avoir  regardé  son  escorte  ^^  », 
constituent  une  autre  catégorie  de  mauvais  priants. 

Non  la  route  qui  mène  à  Dieu  diffère:  le  pèlerinage  est  plus 
spirituel;  le  tourisme,  la  curiosité  et  la  gourmandise  ne  trouvent  pas 
place  dans  cette  montée  tout  intérieure  et  toute  pure.  Le  pèlerin 
doit  se  purifier,  se  détacher  de  tout  ce  qui  l'entoure,  c'est-à-dire  du 
sensible  pour  se  retrouver  enfin  lui-même,  seul,  pur,  simple  en  face 
de  la  Solitude,  de  la  Pureté  et  de  la  Simplicité.     Il  nous  assure  que 

"^2    J.  BiDEZ,  Vie  de  Porphyre  .  .  .  ,  Gand,  E.  Van  Goethem;  Leipzig,  B.C.  Teubner, 
1913,  p.  114. 
73     III,  2,  8. 
7*    V,  5,  II. 
75    V,  5,  3. 


UN   PELERIN   DE   L'ABSOLU  ...  211 

«  l'âme  purifiée  est  avec  Dieu  '^^  ».  Cette  séparation  des  choses  sen- 
sibles, de  ces  riens  charmants  qui  nous  ensorcellent  et  nous  rejet- 
tent loin  de  notre  père,  s'accomplit  par  la  philosophie  ^^.  Reviens 
en  toi-même,  nous  dit-il  encore,  et  regarde  ^^  :  c'est  en  nous,  grâce 
à  la  faible  trace  de  lui-même  qu'il  y  a  laissée  ^^,  que  nous  pourrons 
trouver  Dieu  pour  nous  unir  à  lui. 

Il  accepte  facilement  comme  siennes  les  paroles  de  Platon: 

C'est  qu'en  effet,  [  .  .  .  ]  c'est  un  grand  combat,  Glaucon,  un  combat 
plus  grand  qu'on  ne  pense,  que  celui  où  il  s'agit  de  devenir  bon  ou 
méchant;  aussi  ne  faut-il  nous  laisser  entraîner  ni  par  la  gloire,  ni  par  la 
richesse,  ni  par  aucune  dignité,  ni  par  la  poésie  même  à  négliger  la  justice 
et   les   autres   vertus  ^^. 

Voilà  le  bon  combat,  puisque  «  ce  sont  les  progrès  dans  la  vertu 
intérieure  à  l'âme  et  accompagnée  de  prudence  qui  font  voir  Dieu; 
sans  la  vertu  véritable,  Dieu  n'est  qu'un  mot^^».  Pour  combien 
hélas.  Dieu  n'est  qu'un  mot  !  Il  semble  bien  qu'ils  soient  innom- 
brables les  hommes  de  cette  race,  car  il  ne  faut  pas  l'oublier,  il  y  a 
trois  classes  d'hommes:  ceux  qui  se  contentent  des  biens  sensibles, 
ceux  qui  n'ont  de  la  vertu  que  le  nom,  et  les  contemplatifs,  les 
«  hommes  divins  ^^  ».  Pour  entrer  dans  la  catégorie  des  hommes 
divins,   quels  sacrifices   ne  faudra-t-il  pas  consentir  ! 

On  peut  le  dire  d'un  mot  :  «  Il  faut  tout  laisser  »  et  fuir  là- 
bas  ^^,  vers  notre  chère  patrie  ^^.  Le  corps  traité  en  étranger,  on  lui 
donnera  tout  juste  ce  qu'on  donnerait  à  un  étranger  ^^  ;  on  le  gou- 
vernera, on  le  matera  et  parfois  aussi,  on  le  devra  combattre,  en 
vue  toujours  d'arriver  à  la  fin  véritable  de  l'homme.  On  utilisera 
tout  ce  qui  purifie  l'âme  et  la  rapproche  de  sa  simplicité  native,  et 
conséquemment  de  Dieu  qu'elle  est  destinée  à  posséder.  La  pureté 
ou  la  beauté  de  l'âme  consiste  dans  l'isolement  ^^,   «  à  ne  pas  laisser 

7«  IV,  3,  24. 

'7  I,  1,  3. 

78  I,  6,  7. 

79  III,  8,  9. 

80  République,   X,  608  b. 

81  II,  9,  15. 

82  V,  9,   1. 

83  III,  4,  2. 

84  I,  6,  8. 

85  6,  4,  15. 

86  I,  6,  5. 


212  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Tâme  s'unir  à  d'autres  choses;   qu'elle  ne  les  regarde  pas  .  .  .  qu'elle 

ne  regarde  pas  ces  fantômes^^.  » 

Se    purifier,    c'est    se    réveiller    des    rêves    absurdes,    c'est    séparer 

l'âme  du  corps. 

C'est  aussi  supprimer  les  objets  dont  on  la  sépare,  lorsque  à  l'abri 
des  exhalaisons  épaisses  venues,  par  sa  gourmandise,  de  la  trop  grande 
abondance  de  nourriture,  son  corps,  sans  être  entièrement  décharné,  est 
assez   frêle   pour   pouvoir   être   facilement    gouverné  ^^. 

Le  corps  doit  faire  l'expérience  de  la  souiïrance  ^^  et  Porphyre 
soutient  «  qu'il  faut  connaître  la  douleur  et  les  larmes  pour  avoir  de 
vrais  élans  vers  Dieu;  il  faut  savoir  que  le  monde  n'est  qu'une  mer 
de  folles  agitations  pour  sentir  que  le  seul  bien  réside  dans  la  pureté 
de  l'âme  et  dans  l'union  avec  l'infini  ^^.  »  Le  dépouillement  qu'exige 
l'union  à  Dieu  est  total.  «  Il  faut  laisser  là  les  royaumes  et  la  domi- 
nation de  la  terre  entière,  de  la  mer  et  du  ciel,  si  grâce  à  cet  abandon 
et  à  ce  mépris,  on  peut  se  tourner  vers  lui  pour  le  voir  ^^.  »  Il  faut 
abandonner  «  les  sensations,  les  désirs,  la  colère  et  les  autres  futilités 
qui  nous  font  incliner  complètement  vers  les  choses  périssables  ^^.  » 
«  Il  faut  tout  laisser  et  c'est  grâce  à  ce  mépris  qu'on  peut  le  voir  ^^.  » 
Ailleurs  Plotin  insiste  encore:  «Retranche  tout^*»,  «il  faut  déposer 
tout  le  reste  et  s'en  tenir  à  lui  seul  ^^  »,  «  la  vie  des  hommes  bien- 
heureux est  d'être  seuls  avec  lui  seul^^». 

Reviens  en  toi-même  et  regarde:  si  tu  ne  vois  pas  encore  la  beauté  en 
toi,  fais  comme  le  sculpteur  d'une  statue  qui  doit  devenir  belle;  il  enlève 
une  partie,  il  gratte,  il  polit,  il  essuie  jusqu'à  ce  qu'il  dégage  de  belles 
lignes  dans  le  marbre;  comme  lui,  enlève  le  superflu,  redresse  ce  qui  est 
oblique,  nettoie  ce  qui  est  sombre  pour  le  rendre  brillant,  et  ne  cesse  pas 
de  sculpter  ta  propre  statue,  jusqu'à  ce  que  l'éclat  divin  de  la  vertu  se 
manifeste,  jusqu'à  ce  que  tu  voies  la  tempérance  siégeant  sur  un  trône 
sacré.  Es-tu  devenu  cela  ?  Est-ce  que  tu  as  avec  toi-même  un  commerce 
pur,   sans   aucun  obstacle   à  ton  unification    [...]?      [  .  .  .  ]      Te  vois-tu 

87  III,  6,  5. 

88  Ibid. 

89  I,  4,   14. 

90  J.  BiDEZ,  Vie   de  Porphyre,   p.  114. 
I,  6,  7. 
V,  3,  9. 

93  I,  6,  7. 

94  V,  3,  17. 

95  VI,  9,  9. 

96  VI,  9,  11. 


91 

92 


UN   PELERIN   DE   L'ABSOLU  ...  213 

dans  cet  état  ?  Tu  es  alors  devenu  une  vision;  aie  confiance  en  toi,  même 
en  restant  ici,  tu  as  monté;  et  tu  n'as  plus  besoin  de  guide;  fixe  ton  regard 
et  vois  9'^. 

Retenons  encore  une  fois  que  les  biens  extérieurs  ne  servent 
même  pas  «  à  apprendre  la  flûte  ^^  »  ;  on  perd  plus  à  les  garder  qu'à 
les  perdre. 

A  la  suite  de  Platon,  il  renouvellerait  sans  doute  l'exhortation: 
«  Courage,  mon  Théétète.  Si  petites  que  soient  nos  forces,  il  faut 
toujours  aller  de  l'avant  ^^  »  ;  l'enjeu  est  de  grande  valeur.  A  tout 
prix,  on  doit  revenir  à  «  l'homme  que  l'on  fut  un  jour  ^^^  »  et  on 
verra  bien  qu'il  n'est  ni  convenable,  ni  raisonnable  de  continuer  à 
vivre  cette  «vie  mélangée  de  mort^^^».  Aurions-nous  donc  oublié 
que  les  vies  d'ici-bas  ne  sont  qu'étroitesse  et  petitesse  ^^^  et  que,  viles 
et  impures,  elles  flétrissent  la  pureté  ? 

Travail  pénible,  soit  !  Mais  l'ignorerait-il  celui  qui  a  écrit  :  «  Ici 
s'impose  à  l'âme  la  plus  grande  et  la  suprême  lutte  pour  laquelle 
elle  donne  tout  son  effort  ^^^  [...]:  il  faut  tout  laisser.  »  Simples 
paroles  ?  Nullement  !  La  pratique  de  ses  disciples  et  la  sienne  en 
font  foi.  Le  sénateur  Rogatianus  peut  servir  de  cas  typique.  Par- 
venu au  détachement  complet,  il  abandonna  ses  biens,  renvoya  ses 
serviteurs,  renonça  à  ses  dignités,  et  ne  voulut  même  plus  habiter 
sa  propre  maison.  Il  se  contentait  de  manger  un  jour  sur  deux. 
Rien  de  surprenant  alors  que  Plotin  l'ait  considéré  comme  un  modèle 
de  philosophe  ^^*.  Nos  philosophes  modernes  consentiraient-ils  de 
pareils  sacrifices  pour  assurer  le  succès  de  leur  vocation  ? 

Plotin  négligeait  complètement  les  soins  du  corps,  ne  permettait 
pas  qu'on  célèbre  son  anniversaire,  ne  mangeait  ni  viande  ni  pain^^^ 
parce  qu'il  prétendait  que  le  bonheur  ne  consiste  pas  à  s'empif- 
fj.çj.106   jjj   ^   gg   souvenir   d'un  bon   repas   que   l'on   a   pris   il  y   a   dix 

97  I,  6,  9. 

98  i^  4^   15, 

99  Sophiste,  216  b. 

100  VI,  4,  15. 

101  I,  6,  5. 

102  VI,  7,  15. 

103  I,  6,  7. 

104  Porphyre,   Vie  de  Plotin,  7. 

105  Ibid.,  2. 

106  I,  1,  2. 


214  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

ans  ^^^.  La  continence,  préférable  au  mariage  ^^^,  est  un  idéal  à  attein- 
dre ^^^.  Le  bonheur  ne  consiste  pas  davantage  dans  un  corps  grand 
et  robuste  ^^^.  Qui  ne  comprend  pas  ces  choses  ne  mérite  pas  le  nom 
de  sage,  mais  simplement  celui  de  «  brave  homme  ^^^  ». 

Le  sage,  lui,  goûte  un  plaisir  stable  et  possède  la  sérénité  ^^-. 
Ainsi  séparée  de  tout,  l'âme  est  purifiée,  simplifiée,  elle  devient  belle 
«  elle  appartient  tout  entière  au  divin,  où  est  la  source  de  la  Beauté  ^^^  »  ; 
il  lui  est  permis  d'avoir  confiance  en  elle,  car  elle  est  montée. 

L'amour  que  l'âme  peut  désormais  avoir  pour  elle-même,  vient 
de  l'Un  «  qui  embellit  ses  propres  amants  et  les  rend  dignes  d'être 
aimés  ^^*  »  et  cet  amour  ne  constitue  pas  un  amour-propre  exclusif 
de  tout  autre  amour,  mais  l'amour  du  Bien  qui  englobe  dans  son  uni- 
versalité notre  propre  bien,  on  aime  à  cause  de  la  trace  du  Bien 
qui  «  le  colore  »,  en  sorte  que  se  chercher  soi-même  comme  il  faut 
c'est  chercher  en  même  temps  le  Bien  qui  est  Dieu  ^^^  et  cet  amour 
tend  à  se  fondre  avec  l'objet  aimé  ^^^.  Plotin  va  maintenant  décrire 
le  suprême  degré  de  la  perfection  et  expliquer  le  rôle  de  l'amour. 

La  connaissance  ou  le  tact  du  Bien  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand. 
C'est,  selon  Platon,  la  plus  grande  des  sciences,  bien  qu'il  entende  ici  par 
science  moins  la  vision  du  Bien  en  lui-même  que  la  connaissance  raisonnée 
qui   la   précède. 

La  marche  à  suivre  consiste  dans  la  pratique  des  purifications  et 
des  vertus,  la  culture  d'un  ordre  intérieur,  l'ascension  vers  l'intelligible, 
l'édification  dans  l'intelligible,  et  enfin  le  banquet  spirituel  où  le  convive 
devient  à  la  fois  spectateur  et  spectable,  et  de  soi-même  et  des  autres 
choses.  [  .  .  .  ]  Ce  n'est  plus  à  l'extérieur  de  lui  qu'il  contemple  le 
Bien.  A  ce  moment,  il  approche  de  Celui  qui  se  trouve  immédiatement 
après  les  intelligibles  et  qui  répand  sur  chacun  d'eux  sa  lumière  [Dieu]. 
Laissant  alors  toute  science  et  tout  ce  qui  l'a  conduit  jusque  là,  édifié 
dans  le  Beau,  il  pense  encore  tant  qu'il  ne  dépasse  pas  ce  degré.  Mais 
là,  soulevé  pour  ainsi  dire  par  le  même  flot  de  l'intelligence  qui  l'em- 
porte,   hissé    sur    la    vague    qui    se    gonfle,    il    voit   soudain   «ans    connaître 

1^7  I,  5,  8. 

108  III,  5,  1. 

109  II,  9,  17. 

110  I,  4,  14. 

111  II,  9,  12. 

112  I,  4,  12. 

113  I,  6,  6. 

114  I,  6,  7. 

115  René  Arnou,  s.j..  Le  Désir  de  Dieu  dans  la  Philosophie  de  Plotin,  p.  77. 
ii«  V,  6,  6. 


UN   PÈLERIN   DE   L'ABSOLU  ...  215 

comment  il  voit.  La  vision  qui  lui  remplit  les  yeux  de  lumière  ne  lui 
fait  pas  voir  une  chose  extérieure,  mais  la  lumière  elle-même  est  identique 
à   l'objet   de   sa   vision  il". 

Emportée    par   l'amour,   elle   est   dans   une  stupeur   joyeuse   à   la 

vue   de  l'aimé,  et  elle  désire  s'y  unir  à  tout  prix  ^^^.     Les  amants  et 

les  amoureux  ne  savent  pas  toujours  ce  qu'il  faut  aimer,  c'est  à  nous 

de   le   leur    dire  ^^^.      L'âme   se    demande   alors    qui    a    engendré    cette 

beauté  ^^^   et   comme  l'objet   de  son   amour   est   sans   mesure,   l'amour 

qu'elle   a   pour   lui   est   aussi   sans   mesure  ^^^,   et  l'extase   mystique  la 

saisit: 

Celui  qui  possède  spontanément  cet  amour  n'attend  pas  l'avertissement 
des  beautés  d'ici-bas;  dès  qu'il  a  cet  amour,  ignorant  même  qu'il  le  pos- 
sède, il  est  toujours  à  la  recherche  du  Bien;  voulant  monter  jusqu'à  lui, 
il  dédaigne  les  beautés  d'ici-bas;  oui,  il  voit  les  beautés  de  cet  univers 
sensible,  et  il  les  dédaigne  parce  qu'il  les  voit  incarnées  en  des  corps, 
souillées  par  le  lieu  même  où  elles  résident,  et  se  divisant  dans  l'étendue; 
certes  ce  ne  sont  pas  les  beautés  de  là-bas;  celles-là,  si  hautes  soient- 
elles,  ne  supporteraient  pas  d'être  plongées  dans  le  bourbier  des  corps  pour 
s'y  salir  et  y  disparaître;  et  lorsqu'il  voit  les  beautés  d'ici-bas  lui  glisser 
des  mains,  il  sait  fort  bien  qu'elles  tirent  d'ailleurs  cet  éclat  qui  circule 
en  elles.  Puis  l'âme  se  transporte  là-bas,  où  elle  est  habile  à  découvrir 
«on  aimé;  et  elle  ne  s'arrête  pas  avant  de  l'avoir  saisi,  à  moins  qu'on 
ne  lui  arrache  aussi  son  amour.  Alors  elle  voit  toutes  les  beautés  et 
les  réalités  véritables;  elle  se  fortifie,  parce  qu'elle  est  remplie  par  la  vie 
de  l'être;  elle  devient  elle-même  un  être  réel,  parce  qu'elle  est  auprès 
de   lui;    elle    sent   enfin   ce   qu'elle    cherchait   depuis   longtemps  1^2^ 

Elle  se  demande  alors: 

Où  est  celui  qui  a  produit  une  pareille  beauté  et  une  pareille  vie  ? 
Où  est  celui  qui  a  engendré  l'être  ?  Vous  voyez  bien  la  beauté  répandue 
sur  toute  la  variété  des  idées:  la  beauté  réside  là.  [  .  .  .  Ce  ]  désirable 
dont  on  ne  peut  saisir  ni  la  figure  ni  la  forme,  est  le  plus  désirable 
et  le  plus  aimable;  l'amour  qu'on  a  pour  lui  est  sans  mesure;  oui,  l'amour 
est  ici  sans  limites,  puisque  l'aimé  est  lui-même  «ans  limites  ^23, 

Alors, 

Dès  que  l'âme  s'enflamme  d'amour  pour  lui,  elle  se  dépouille  de 
toutes  ses  formes,  et  même  de  la  forme  de  l'intelligible  qui  était  en  elle 
[  la  nuit  de  l'esprit  ]  ;  elle  ne  peut  ni  le  voir  ni  s'ajuster  à  lui,  si  elle  con- 

117  VI,  7,  36.     Trad.   Marcel   De   Corte. 

118  VI,  7,  31. 

119  V,  8,  8. 

120  VI,  7,  32. 

121  VI,  7,  33. 

122  VI,  7,  32. 

123  VI,  7,  33. 


216  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

tinue  à  s'occuper  de,  n'importe  quel  objet;  elle  ne  doit  rien  garder  pour 
elle,  ni  bien  ni  mal,  afin  de  le  recevoir  seul  à  seul.  Supposons  que  l'âme 
ait  la  chance  qu'il  vienne  vers  elle,  ou  plutôt  que  sa  présence  se  mani- 
feste à  elle,  lorsqu'elle  s'est  détournée  des  choses  présentes,  et  lorsqu'elle 
s'est  préparée  en  se  faisant  aussi  belle  et  aussi  semblable  à  lui  que  pos- 
sible, préparation  et  arrangements  intérieurs  bien  connus  de  ceux  qui  les 
pratiquent:  alors  elle  le  voit  subitement  apparaître  en  elle;  rien  entre 
elle  et  lui;  ils  ne  sont  plus  deux,  mais  les  deux  n'en  font  plus  qu'un; 
plus  de  distinction  possible  tant  qu'il  est  là  [...];  elle  ne  sent  plus 
son  corps,  parce  qu'elle  est  en  lui;  elle  ne  dit  plus  qu'elle  est  un  homme, 
un  être  animé,  un  être  ou  quoi  que  ce  soit;  contempler  de  tels  objets,  ce 
serait  rompre  l'uniformité  de  «on  état;  et  elle  n'en  a  ni  le  loisir,  ni  la 
volonté.  Elle  le  cherche,  va  au-devant  de  lui  quand  il  se  pré&ente,  et 
voit  non  plus  elle,  mais  lui  [  .  .  .]  Elle  n'échangerait  rien  contre  lui, 
lui  promît-on  le  ciel  tout  entier,  parce  qu'elle  sait  bien  qu'il  n'y  a  rien 
de  meilleur  et  de  préférable  à  lui;  elle  ne  peut  monter  plus  haut,  et  les 
autres  choses,  si  hautes  soient-elles,  la  forceraient  à  descendre.  En  cet 
état,  elle  peut  juger  et  connaître  que  c'est  bien  là  ce  qu'elle  désirait;  et 
elle  peut  affirmer  qu'il  n'y  a  rien  au-dessus  [  .  .  .  ]  Elle  dit  que  cette 
joie  [  .  .  .  est  due  ]  au  retour  à  son  bonheur  d'autrefois.  Tout  ce  qui  lui 
faisait  plaisir  auparavant,  dignités,  pouvoir,  richesses,  beauté,  science,  tout 
cela,  elle  le  méprise  et  elle  le  dit;  le  dirait-elle  si  elle  n'avait  rencontré 
des  biens  meilleurs  ?  Elle  ne  craint  aucun  mal,  tant  qu'elle  est  avec  lui, 
et  qu'elle  le  voit.  Et  si,  autour  d'elle,  tout  était  détruit,  elle  y  consen- 
tirait volontiers,  afin  d'être  près  de  lui  seule  à  seul:  tel  est  l'excès  de 
sa  joie  124, 

Evidemment   «  la  connaissance  ou  le  tact  du  Bien  est  ce  qu'il  y 

a  de  plus  grand  ^^^  ».     L'âme  et  Dieu  ne  font  qu'un  ^^^  et  rien  ne  les 

sépare  ^^^   plus.     Après   avoir  tout   délaissé,   l'âme   est   entrée   dans   la 

nuit  de  l'esprit,  mais  dans  une  nuit  lumineuse  où  elle  voit  la  lumière 

elle-même  et  finalement  «  ne  voit  plus  à  force  de  regarder  ^-^  ». 

Elle  voit  sans  rien  voir,  et  c'est  surtout  alors  qu'elle  voit  [  car  ] 
montée  au  dessus  de  l'intelligence  qui  contemple  129  [  .  .  .  ]  mettant  un 
voile  sur  les  autres  objets  et  se  recueillant  dans  son  intimité,  elle  ne 
voit  plus  aucun  objet,  mais  elle  contemple  alors  une  lumière  qui  n'est 
point  en  autre  chose,  et  qui  est  apparue  subitement,  seule,  pure  et  existant 
en  elle-même  ^^^, 

124  VI,  7,  34. 

125  VI,  7,  36. 

126  VI,  7,  34. 

127  VI,  8,  9. 

128  VI,  7,  35. 

129  V,  5,  7. 

130  V,  5,  8. 


UN   PÈLERIN   DE   L'ABSOLU  ...  217 

Vouloir  embrasser  l'immensité  qu'est  Dieu 

c'est  s'écarter  du  chemin  qui  mène  à  la  faible  trace  que  nous  en 
pouvons  avoir  [  .  .  .  ]  [  Sa  ]  nature  ne  peut  être  saisie  par  l'ouïe  ni  com- 
prise par  celui  qui  l'entend  nommer,  mais  seulement  par  celui  qui  la 
voit.  Encore,  si  celui  qui  voit  cherchait  à  contempler  sa  forme,  il  ne  la 
connaîtrait   pas  ^^i. 

Platon  avait  raison  d'affirmer  qu'après  avoir  vu  la  beauté  inté- 
rieure, on  est  prêt  à  tout  ^^^  car  l'homme  spirituel  est  bien  loin  de 
l'homme  matériel.  Dans  la  vision,  l'homme  est  rassasié,  «  rassaisie- 
ment  [  qui  ]  n'empêche  pas  de  désirer  encore,  une  faim  et  une  soif 
dont  l'aliment  infiniment  varié  et  toujours  nouveau  n'engendre  pas 
la  satiété  et  le  dégoût,  car  dépassant  infiniment  toutes  les  exigences 
du  désir,  il  les  renouvelle  en  les  contentant  —  et  cela  non  pas  dans 
la  succession  du  temps,  mais  dans  le  perpétuel  présent  de  l'éternité  ^^^  ». 
L'homme  vient  d'entrer  dans  le  «  grand  silence  »  de  la  contemplation, 
mais  comme  le  père  Gratry  l'a  dit  un  jour  «  ce  silence-là  aura  son 
prix  et  rendra  le  reste  sonore». 

Oui,  c'est  ce  silence  plein  qui  peuplera  notre  solitude  au  milieu 
des  difficultés  terrestres.  La  vision  et  l'extase  deviendront  le  soleil 
capable  d'éclairer  tous  les  sentiers  ombreux  de  la  vie  humaine.  On 
y  trouvera  force,  réconfort  et  courage,  car,  malheureusement,  sur  terre, 
la  vision  est  passagère  et  Plotin  ne  cache  pas  sa  mélancolie  et  son 
angoisse    au   lendemain    du   banquet   céleste: 

Souvent,  je  m'éveille  à  moi-même  en  m'échappant  de  mon  corps;  étran- 
ger à  tout  autre  chose,  dans  l'intimité  de  moi-même,  je  vois  une  beauté 
aussi  merveilleuse  que  possible.  Je  suis  convaincu,  surtout  alors,  que  j'ai 
une  destinée  supérieure,  mon  activité  est  le  plus  haut  degré  de  la  vie;  je 
suis  uni  à  l'être  divin,  et,  arrivé  à  cette  activité,  je  me  fixe  en  lui  au- 
dessus  des  autres  êtres  intelligibles.  Mais,  après  ce  repos  dans  l'être  divin, 
redescendu  de  l'intelligence  à  la  pensée  réfléchie,  je  me  demande  comment 
j'opère  actuellement  cette  descente,  et  comment  l'âme  a  jamais  pu  venir 
dans  les  corps,  étant  en  elle-même  comme  elle  m'est  apparue,  bien  qu'elle 
soit  en  un  corps  ^34^ 

Ce  que  saint  Augustin  traduit: 

Alors  averti  de  revenir  à  moi,  j'entrai  dans  l'intimité  de  mon  cœur, 
et    c'était    vous    mon    guide;    je    l'ai    pu    parce    que    «vous    m'avez    donné 

131  V,  5,  6. 

132  Banquet,  216  d.   et   suiv. 

133  René  Arnou,  s.j.,  Le  Désir  de  Dieu  dans  la  Philosophie  de  Plotin,  p.  289. 

134  IV,  8,  1. 


218  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

votre  aide  ».  J'y  entrai  et  je  vis  avec  l'œil  de  mon  âme,  si  trouble  fut-il, 
au  dessus  de  l'œil  de  mon  âme,  au-dessus  de  mon  intelligence,  la  lumière 
immuable  ^^^. 

Si,  selon  l'expression  de  Jean  Guitton ^'^•',  «nous  sommes  tous  de 
pauvres  êtres  avec  bien  de  la  grandeur,  mais  aussi  avec  ce  même  habit 
de  faiblesse  qui  uniformise  »  ;  déposons  cet  habit  à  la  mode,  et  chan- 
geons notre  manière  de  voir  pour  cette  autre  que  tout  le  monde 
possède  et  dont  peu  font  usage.  Essayons  d'entrer  le  plus  souvent 
possible  dans  ces  oasis  que  nous  ménage  la  Providence. 

Compelle  intrare  .  .  .  [dit  Gustave  Thibon],  L'homme  a  des  ailes 
qu'il  ignore.  Mais  il  faut  que  toute  voie  terrestre  lui  manque,  que  sa  seule 
chance  d'évasion  palpite  au  ciel  —  qu'il  n'ait  le  choix  qu'entre  le  vol  et 
la  mort  —  pour  qu'il  se  souvienne  de  ses  ailes,  pour  que  l'instinct  du 
vol,  le  pressentiment  du  ciel  s'éveille  en  lui  ^^'^. 

Telle  est  la  valeur  de  la  vie  et  son  véritable  sens.  Voici  bien 
imparfaitement  tracé  le  tableau  d'une  ascension  vers  Dieu,  telle  que 
décrite  et  vécue,  selon  ses  moyens,  par  un  philosophe  païen  du  troi- 
sième siècle  de  notre  ère.  Exposition  trop  hâtive  pour  être  complète 
et  trop  incomplète  pour  rendre  justice  à  son  auteur.  Des  modernes 
ou  des  anciens,  de  Sartre  ou  de  Plotin,  du  désespoir  athée  ou  de 
l'optimisme  un  peu  exalté  d'un  philosophe  grec,  lequel  devons-nous 
préférer  ?  Ne  ferait-il  pas  bonne  figure  dans  un  monde  matérialiste 
à  l'excès  comme  le  nôtre  où  l'action  fébrile  prime  au  mépris  de  la 
contemplation  ?     Péguy  a  eu  raison  de  dire: 

Ce  sont  les  mystiques  qui  sont  même  pratiques  et  ce  sont  les  politiques 
qui  ne  le  sont  pas.  C'est  nous  qui  sommes  pratiques,  qui  faisons  quelque 
chose,  et  c'est  eux  qui  ne  le  sont  pas,  qui  ne  font  rien.  C'est  nous  qui  amas- 
sons et  c'est  eux  qui  pillent.  C'est  nous  qui  bâtissons,  c'est  nous  qui  fondons, 
et  c'est  eux  qui  démolissent.  C'est  nous  qui  nourissons  et  c'est  eux  qui 
parasitent.  C'est  nous  qui  faisons  les  œuvres  et  les  hommes,  les  peuples 
et   les   races.     Et   c'est   eux   qui   ruinent  i^^. 

Admirable  leçon  à  traduire  en  pratique.  Faut-il  s'étonner  alors 
que  saint  Thomas  d'Aquin,  le  grand  saint  Thomas  d'Aquin,  ait  osé 
dire    de   lui:    «  Plotinus    inter   philosophise    prof  essores    cum    Platone 

135  Confessions,  VII,   X,   16. 

136  l^ç  Livre  des  Vocations,  cité  dans  Morceaux  choisis  de  Jean  Guitton,  Tournai- 
Paris,  Casterman,   1948,  p.   55. 

137  L'échelle  <de  Jacob,   Lyon,   H.   Lardanchet,   1946,   p.   40. 

138  Cité   par  W.   R.   Inge,    The  Philosophy  of  Plotinus,   London,   Longmans,   Green 
and  Co.,   1918,  vol.  2,  p.   181   en  note. 


UN   PÈLERIN   DE   L'ABSOLU  ...  219 

princeps  ^^^  »  ?      Plotin  ne  serait-il  pas   encore  capable,  pour  la   part 

qu'il   mérite,   de  préparer  les   premières   ascensions  vers  une   religion 

d'amour,  pour  ceux  que  la  lumière  trop  vive  du  christianisme  effraie 

ou   aveugle  ?      «  Le  philosophe   des   gens   intelligents  et   de   l'élite   de 

l'esprit  »,  pour  reprendre  le  mot  de  M.  Daniel-Rops  ^^^,  aurait-il  achevé 

sa  mission  ?     Ecoutons  plutôt  madame  Raïssa  Maritain  nous  dire  ce 

qui  se  passa  au  sortir  des  cours  de  Bergson  expliquant  Plotin: 

Je  me  mis  à  lire  Plotin  en  dehors  du  cours,  avec  beaucoup  de  joie. 
Mais  un  seul  souvenir,  éblouissant,  se  détache  pour  moi  de  cette  lecture 
et  rejette  tout  le  reste  dans  l'ombre.  Un  jour  d'été,  à  la  campagne,  je 
lisais  donc  les  Ennéades.  J'étais  assise  sur  mon  lit,  et  le  livre  était  posé 
sur  mes  genoux;  arrivé  à  un  de  ces  nombreux  passages  où  Plotin  parle 
de  l'âme  et  de  Dieu  en  mystique  autant  qu'en  métaphysicien,  [  .  .  .  ]  un 
trait  d'enthousiasme  me  traversa  le  cœur;  en  un  instant  je  me  trouvai  à 
terre  agenouillée  devant  le  livre,  et  couvrant  de  baisers  passionnés  la  page 
que  je  venais   de  lire,  le   cœur  brûlant   d'amour  1^2, 

Comme  le  spectacle  assez  peu  édifiant  de  nos  plages  serait  différent 
si  tous  les  villégiateurs  se  mettaient  à  lire  les  Ennéades  de  Plotin. 

Madame  Maritain  nous  parle  ailleurs  d'une  visite  qu'elle  fit,  vers 
1936  ou  1937,  à  son  ancien  maître,  Bergson,  au  cours  de  laquelle, 
«  supprimant  toutes  les  distances,  [  il  lui  ]  .  .  .  dit  tout  à  coup  ,  sans 
autre  préambule:  «  Est-ce  que  pour  vous  aussi  cela  a  commencé  par 
Plotin  ?  »  «  Cela,  c'était  notre  conversion  au  catholicisme  qu'il  con- 
naissait très  bien.  Pouvait-il  plus  clairement  me  dire  que  cela  avait 
commencé  pour  lui  aussi  de  cette  façon,  et  que  son  enquête  religieuse, 
sa  quête  mystique  avait  débuté  par  Plotin  •^^^. 
Séminaire   universitaire. 

Gaston  Carrière,  o.m.i., 

secrétaire   de   la   Faculté   de   Philosophie. 


139  uj^  52^  5^  5g^  contra. 

140  L'Eglise   des   Apôtres   et  des  Martyrs,   Paris,   Fayard,    [1948],   p.    371. 

1*1  Les  Grandes  Amitiés,  New- York,  Editions  de  la  Maison  Française,  [c  19421, 
p.   139-140. 

i'*2  Henri  Bergson,  Essais  et  témoignages  recueillis  par  Albert  Béguin  et  Pierre 
Thévenaz,  Neuchatel,  Editions  de  la  Baconnière,  1943,   (Les  cahiers  du  Rhone),  p.  355. 


Primauté  de  V ordre 
entre  les  nations 


L'Amour  divin  a  pensé  le  monde  et  prévu  tous  les  détails  de  la 
création,  en  permettant  le  libre  jeu  de  la  volonté  humaine  dont  les 
écarts  sont  compensés  par  la  mystérieuse  économie  de  la  Rédemption 
et  les  pouvoirs  surnaturels  qu'elle  accorde  au  sacerdoce  pour  aider  le 
salut  des  consciences.  Dans  ce  merveilleux  équilibre,  dont  le  mouve- 
ment se  déploie  tous  les  instants  sous  les  yeux  de  chaque  génération, 
ce  n'est  point  seulement  l'individu  qui  joue  un  rôle  important,  mais 
aussi  les  nations  où  s'épanouissent  toutes  les  grandeurs  et  les  misères  de 
l'homme  social.  De  même  que  le  péché  a  soumis  tout  homme  à  la 
loi  du  travail,  de  la  souffrance,  de  la  dépendance  physique  et  morale, 
ainsi  les  nations  n'ont  qu'une  vie  relative,  s'hiérarchisant  sous  des 
formes  changeantes  à  travers  les  âges,  se  limitant  les  unes  les  autres 
pour  corriger  leurs  défauts  ou  leurs  excès,  et  réalisant  ainsi  collec- 
tivement les  intentions  et  les  tolérances  du  Créateur  pour  la  plus 
grande  manifestation  de  la  justice  et  de  la  gloire  divines. 

Il  est  vrai  que  l'homme  résiste  à  la  contrainte,  qu'il  aspire  à  la 
liberté  dans  tous  les  plans  de  son  activité.  Mais  cette  liberté,  qui 
devrait  tendre  invariablement  vers  la  réalisation  volontaire  du  bien, 
est  trop  souvent  viciée  par  l'apparence  du  bien  qui  provoque  de 
graves  déviations  dans  la  volonté  humaine.  Les  correctifs  multiples 
inventés  par  l'homme  ou  imposés  par  la  conscience,  pour  rétablir  la 
justice,  sont  acceptés  par  la  raison  comme  dignes  et  salutaires:  ils 
sont  mêmes  considérés  comme  les  moyens  permis  par  l'ordre  de  la 
création  pour  maintenir  les  consciences  dans  la  direction  du  Bien 
Souverain  qui  reste  inéluctablement  la  cause  finale  de  la  destinée 
humaine. 

Ainsi  les  nations  aspirent  aussi  à  la  libéré,  à  leur  indépendance 
souveraine,  qui  devrait  les  faires  tendre  invariablement  vers  le  bien 
commun.  Mais  cette  indépendance,  elle  aussi,  est  trop  souvent  viciée 
par   l'apparence   du   bien  collectif,   qui   provoque   de  tragiques    dévia- 


PRIMAUTÉ  DE  L'ORDRE  ENTRE  LES  NATIONS  221 

tions  dans  la  volonté  nationale.  Ici  encore,  les  correctifs  multiples 
imposés  par  la  conscience  des  peuples  ou  par  la  justice  immanente, 
doivent  être  acceptés  par  la  raison  comme  dignes  et  salutaires.  S'il 
est  une  peine  pour  une  nation  de  subir  la  contrainte  par  une  autre 
nation  plus  forte,  cette  contrainte  peut  être  juste  pour  permettre  le 
rétablissement  d'un  tort,  pour  compenser  les  torts  passés,  ou  pour 
servir  d'épreuve.  Sans  être  nécessairement  et  toujours  bonnes  en 
soi,  de  telles  contraintes  sont  tolérées  par  la  Providence,  qui  utilise 
ainsi  des  causes  secondes  pour  manifester  à  l'homme  social  la  bonté 
divine. 

Dans  le  perpétuel  devenir  des  états,  dans  leur  évolution  indi- 
viduelle et  collective,  on  peut  suivre  la  naissance,  le  développement, 
la  disparition  ou  les  efforts  de  survivance  de  nations  indépendantes, 
comme  aussi  d'agglomérations  de  peuples  liés  par  les  modes  les  plus 
divers  de  gouvernement.  La  profonde  influence  du  déterminisme 
géographique,  économique  et  démographique  sur  cette  évolution,  doit 
assouplir  ses  lois  par  les  inévitables  compromis  avec  les  caprices  de 
la  volonté  de  l'homme.  La  géopolitique  humaniste  peut  suivre,  expli- 
quer, diriger  même  ces  phases  de  la  vie  des  Etats.  Mais  il  appartient 
au  théologien  de  l'histoire  de  donner  l'ultime  interprétation  des  évé- 
nements nationaux,  de  prédire  même  dans  une  certaine  mesure  la 
courbe  de  leur  évolution.  Car  le  monde  est  dépendant  de  la  volonté 
divine.  Dans  la  connaissance  que  nous  en  avons  par  les  lumières 
de  la  raison  et  celles  de  la  Révélation,  il  sait  puiser  les  lois  et  les 
conseils  que  comporte  cette  interprétation  et  les  appliquer  aussi  avec 

prudence  à  l'avenir. 

♦        »        * 

C'est  qu'en  définitive,  la  primauté  de  l'ordre  s'affirme  aussi  bien 
dans  la  vie  de  chaque  homme,  que  dans  la  grande  histoire  de  la 
race  humaine.  Et  il  appartient  à  quelques  esprits  puissants  d'inter- 
préter sainement  la  courbe  psychologique  de  l'individu,  comme  aussi 
la  courbe  complexe  des  événements  mondiaux.  À  ce  sujet,  qu'on 
nous  permette  de  signaler  l'importance  et  l'ampleur  de  l'œuvre  du 
R.  P.  Georges  Simard,  o.m.i.,  qui  s'est  attaché  dans  sa  longue  car- 
rière à  retrouver  dans  la  trame  lourde  des  faits  de  l'histoire,  la  vérité 
des  principes   de  base   de  la  pensée   augustinienne   et  thomiste.     Lui 


222  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

aussi  contemple  d'un  œil  serein  l'avènement,  l'expansion  et  le  déclin 
des  grandes  organisations  politiques  de  l'histoire;  et  il  se  fait  fort  de 
présenter  certaines  conclusions  frappantes  sur  le  destin  des  empires 
qui  s'étalent  encore  sur  la  face  du  globe. 

Nous  disons  avec  lui  que  l'empire  de  domination  est  un  mal, 
même  si  le  vouloir  divin  le  permet  pour  réaliser  des  compensations 
de  bien  dans  l'ordre  du  péché.  Car  la  contrainte  venant  d'en-haut, 
pèse  douloureusement  sur  l'esprit  collectif  et  les  justes  aspirations 
de  ceux  qui  la  subissent.  Mais  il  ne  faut  pas  croire  non  plus  qu'en 
enlevant  cette  contrainte,  on  permet  nécessairement  aux  bénéficiaires 
de  s'affirmer  dans  l'ordre  du  bien,  et  de  jouer  justement  leur  rôle 
pour  le  bien  commun.  Car  la  théorie  de  la  bonté  naturelle  des 
peuples  est  aussi  fausse  que  la  théorie  de  la  bonté  naturelle  des 
hommes:  l'une  et  l'autre  ont  été  condamnées  par  l'Eglise;  et  le 
Syllabus  dénonce  spécialement  la  thèse  que  tout  ce  que  veut  ou  fait 
le  peuple  est  nécessairement  juste  et  bon. 

Aussi  l'octroi  de  la  liberté  politique  à  certains  peuples  ne  mène 
pas  toujours  à  une  situation  normale.  Dans  la  direction  du  bien, 
cet  octroi  exige  souvent  des  compensations  pratiques  et  des  mesures 
graduelles  vers  le  normal,  plutôt  que  des  gestes  décisifs  qui  peuvent 
satisfaire  tout  au  plus  le  sentiment  des  masses  et  les  intérêts  de 
certains  chefs,  mais  non  point  toujours  les  vrais  intérêts  des  popu- 
lations. Souvent  même,  cet  octroi  de  la  liberté  politique  favorise  le 
désordre,  en  laissant  libre  cours  à  l'expression  d'une  prétendue 
volonté  collective.  On  l'a  xu  en  Birmanie,  en  Indochine,  en  Malaisie, 
en  Indonésie,  en  Mandchourie  et  ailleurs.  Et  l'on  sait  que  par  un 
choc  en  retour  compréhensible,  les  peuples  qui  croient  échapper  à 
une  tutelle  impérialiste  ou  capitaliste,  versent  naturellement  dans  des 
attitudes  extrêmes  comme  le  communisme,  qui  prétend  corriger  ces 
systèmes. 

Le  choix  à  faire  ici  est  entre  la  liberté  nationale  et  le  bien  com- 
mun international,  quand  ces  deux  valeurs  ne  cadrent  pas  ensemble 
accidentellement.  Or,  la  primauté  du  bien  commun  dicte  la  réponse 
à  donner;  malgré  la  peine  que  cette  solution  peut  causer  à  ceux  qui 
prônent  la  liberté  comme  un  bien  absolu.  Et  qu'on  n'aille  pas  dire 
qu'une    telle    solution    soit    réactionnaire,    qu'elle    retarde    l'évolution 


PRIMAUTE  DE  L'ORDRE  ENTRE  LES  NATIONS  223 

des  peuples,  ou  qu'elle  soit  inspirée  par  des  intérêts  égoïstes;  bien 
qu'elle  puisse  être  grevée,  en  fait,  par  des  tares  politiques  étrangères 
à  sa  justice  propre.  Une  solution  pareille  aurait  tous  ces  défauts  et 
serait  injuste,  si  elle  restait  statique  et  permanente:  car  la  sujétion 
à  un  ordre  politique  paresseux  ou  égoïste  est  mauvaise  en  soi.  Elle 
ne  serait  justifiable  que  si  elle  se  révélait  comme  provisoire  et  si  elle 
prenait  les  moyens  nécessaires  pour  améliorer  les  conceptions  et  les 
conditions  de  la  nation  vassale,  lui  permettant  d'attendre  ainsi  l'indé- 
pendance. 

Evidemment,  le  choix  n'est  pas  aussi  difficile  à  faire  entre  la  liberté 
nationale  et  un  bien  commun  plus  large,  quand  un  peuple  possède 
les  conditions  requises  pour  utiliser  son  indépendance  dans  le  sens  du 
bien  commun.  Le  maintien  de  liens  politiques  de  suzeraineté  réelle  ou 
symbolique,  favorisant  des  intérêts  économiques  ou  militaires,  devient 
alors  une  question  de  prudence,  et  non  point  de  coercion  effective 
ou  de  stricte  obligation  morale.  C'est  dans  ce  sens,  croyons-nous, 
qu'il  convient  d'interpréter  l'évolution  de  certains  empires,  en  faisant 
les  distinctions  de  fait  et  d'intention  qui  préparent  une  décision  pra- 
tique à  leur  égard.  Or,  le  jugement  prudentiel  à  faire  ici,  doit  pren- 
dre en  considération  moins  le  passé,  que  le  présent  et  l'avenir  pro- 
bable, dans  le  cadre  des  circonstances  nationales  et  internationales  du 
moment  et  des  faiblesses  habituelles  de  la  nature  et  de  la  société 
humaines. 

Nous  ne  cachons  pas  les  difficultés  du  jugement  prudentiel  à 
faire  dans  les  deux  cas  que  nous  venons  de  signaler.  Et  d'abord  l'en- 
trelacement effectif  du  bien  et  du  mal  dans  les  actes  humains  depuis 
le  plan  individuel  jusqu'au  niveau  international,  explique  en  un  cer- 
tain sens  la  partialité  des  chefs  et  des  masses  pour  la  liberté  natio- 
nale. En  effet,  l'homme  a  une  tendance  compréhensible  à  préférer 
le  bien  qui  est  le  plus  près  de  lui,  même  si  ce  bien  n'est  qu'apparent 
dans   des  circonstances  précises. 

Or    la    liberté    nationale    est    plus    près    de    l'homme    qui    a,    sans 
.  grand   effort,   le   sentiment   de   la   famille   et   de  la   patrie,   tandis   que 
le  bien  commun  qui  est  plus  éloigné  de  lui  doit  être  vu  d'abord  par 
la  raison   avant  de  provoquer  un   assentiment  volontaire  et   se   trans- 
former   en    sentiment    immédiat.      Et    l'on    sait    à    quels    obstacles    se 


224  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

heurte  la  raison  humaine,  différenciée  en  fait  dans  les  individus  et  les 
nations,  quand  il  s'agit  de  percevoir  et  de  définir  un  concept  et  une 
réalité  aussi  complexe  que  le  bien  commun. 

La  situation  se  complique  par  l'hésitation  à  déterminer  l'autorité 
légitime  qui  interpréterait,  défendrait  et  imposerait  le  respect  du  bien 
commun.  Malgré  les  efforts  des  nations  pour  organiser  un  ordre 
mondial,  les  résultats  obtenus  sont  encore  bien  loin  de  satisfaire  aussi 
bien  les  besoins  des  peuples  que  les  exigences  de  la  loi  divine,  source 
unique  de  l'ordre  et  de  la  paix. 

Comme  il  est  impossible  de  respecter  justement  les  uns  sans  les 
autres,  nous  sommes  ainsi  amenés  à  la  question  des  rapports  pratiques 
de  l'Eglise  et  de  l'Etat.  Ces  relations  avaient  pris  un  sens  utilitaire 
depuis  la  Réforme,  ce  qui  était  tolerable  en  vertu  de  l'inspiration 
foncièrement  chrétienne  des  constitutions  nationales  et  des  règles  de 
la  vie  internationale.  Mais  aujourd'hui  la  nature  de  ces  relations  revêt 
un  éclat  dramatique,  en  raison  de  l'opposition  irréductible  entre  le 
christianisme  et  le  communisme,  qui  a  passé  du  domaine  des  idées 
et  des  essais  timides,  à  celui  de  la  vie  internationale  affectant  immé- 
diatement le  bien  commun. 

*        *        * 

Ainsi  les  menaces  pour  la  paix  mondiale,  qui  s'affirment  malheu- 
reusement chaque  jour,  posent  à  la  conscience  chrétienne  le  problème 
de  la  situation  et  de  l'avenir  du  catholicisme  pour  notre  temps.  Car 
il  est  entendu  que  dans  la  totalité  de  la  vie  humaine,  le  triomphe 
de  l'Eglise  sur  ses  ennemis  et  les  forces  du  mal,  est  une  promesse 
divine  qui  rend  inutile  toute  discussion. 

Du  point  de  vue  catholique,  il  faut  convenir  que  la  situation 
internationale  laisse  beaucoup  à  désirer.  Il  ne  s'agit  pas  de  la  dif- 
fusion de  l'Evangile  et  de  l'organisation  religieuse,  que  l'Eglise  pour- 
suit avec  toute  l'énergie  dont  elle  est  capable  avec  les  moyens  humains 
à  sa  disposition,  mais  plutôt  de  la  pression  épouvantable  que  la  cons- 
cience chrétienne  doit  subir  par  l'action  dynamique  de  Thérésie  com- 
muniste, qui  a  une  influence  non  seulement  politique  et  économique, 
mais  encore  sociale  et  religieuse.  Alors  que  la  plupart  des  hommes 
d'Etat  envisagent  exclusivement  les  deux  premiers  aspects  de  l'action 
communiste,   le   vrai    politique,    inquiet   pour   l'avenir    du    monde,   ne 


PRIMAUTÉ  DE  L'ORDRE  ENTRE  LES  NATIONS  225 

saurait   s'empêcher   de   donner  la   primauté   aux   deux   autres   aspects, 
où  les  ravages  sont  bien  plus  considérables. 

En  effet,  l'imposition  dans  un  pays,  d'un  régime  communiste 
au  sens  politique  et  économique,  n'est  qu'un  pont  entre  la  corrosion 
initiale  de  ses  ressorts  sociaux  et  religieux,  et  la  persécution  ouverte 
dans  ce  double  domaine.  Nous  le  voyons  clairement  aux  mesures 
abusives  prises  par  les  gouvernements  communistes  dans  tous  les  pays 
où  ils  se  sont  installés.  Car  en  somme,  la  persécution  ou  la  contrainte 
communiste  ne  donnent  leur  plein  effet  que  dans  l'organisation  sociale 
et  la  vie  religieuse  des  pays.  Les  mesures  strictement  politiques  ou 
économiques  que  le  communisme  peut  prendre  seraient  humaine- 
ment tolérables  si  elles  n'empiétaient  pas  sur  les  autres  domaines.  Et 
en  somme,  c'est  ce  qui  rend  le  communisme  odieux,  même  à  ceux 
qui  ne  pensent  pas  en  premier  lieu  à  la  défense  des  valeurs  sociales 
et  religieuses   des  nations. 

On  ne  saurait  être  optimiste  pour  l'avenir  immédiat  de  l'expan- 
sion du  catholicisme  dans  le  monde,  même  si  la  situation  actuelle  pro- 
voque un  héroïsme  religieux  chez  un  grand  nombre  de  personnes, 
qui  formeraient  ainsi  le  levain  d'une  éclosion  éclatante  dans  un  avenir 
plus  éloigné.  Car  les  méthodes  communistes  d'infiltration  et  d'abat- 
tement des  pays  sains,  vont  continuer  avec  des  résultats  capables 
d'affecter  l'organisation  et  la  pratique  du  catholicisme.  Nous  le 
voyons  dans  plusieurs  pays  qui  ont  toujours  été  les  plus  forts  bastions 
du  catholicisme.  Et  si  l'on  recourt  à  la  guerre  pour  arrêter  le  com- 
munisme, le  déséquilibre  social  et  les  violences  qui  en  résulteront, 
ne  sauraient  être  un  encouragement  immédiat  pour  les  masses  catho- 
liques dans  le  monde.  Les  tristes  effets  des  deux  guerres  mondiales 
en  sont  la  preuve. 

Les  arguments  dialectiques  et  les  mesures  violentes  ne  suffisent 
pas  pour  triompher  du  communisme  en  permanence:  il  faut  encore  et 
surtout  la  grâce  divine  pour  changer  les  cœurs  et  ordonner  les  esprits 
au  vrai  bien.  Les  moyens  pour  mériter  cette  grâce,  qui  nous  ont  été 
donnés  par  le  Christ  lui-même,  sont  rappelés  et  commentés  pour  cha- 
que génération  par  la  voix  du  souverain  pontife.  Mais  si  la  sagesse 
papale  devrait  pénétrer  rintelhgence  et  la  volonté  des  hommes  poli- 


226  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

tiques,   la   plupart   de   ceux-ci   négligent    de   l'entendre,   ou   même   lui 
sont    hostiles. 

Dans  les  pays  chrétiens,  nous  constatons  trop  de  compromis  avec 
les  idéologies  libérales  ou  bénévolement  athées;  ce  qui  porte  les  res- 
ponsables catholiques  à  pratiquer  sans  contrainte  le  volontaire  indirect 
et  la  coopération  matérielle,  sous  prétexte  qu'il  faut  sauver  certaines 
valeurs  minimum  et  tendre  la  main  aux  hommes  de  bonne  volonté. 
Dans  les  pays  à  gouvernement  communiste,  la  voix  du  pape  ne  saurait 
être  ni  entendue,  ni  suivie  librement.  Les  ambitions  de  Moscou  la 
Rouge  à  devenir  la  Troisième  Rome  triomphant  des  précédentes,  rédui- 
sent effectivement  le  rayon  d'influence  de  la  sagesse  pontificale,  et 
affaiblissent  d'autant  l'action  possible  que  pourraient  y  avoir  les  catho- 
liques pratiquant  la  coopération  matérielle.  D'ailleurs  l'inutilité  de 
cette  coopération  et  les  dangers  qu'elle  présente  pour  les  âmes  et 
l'ordre  social,  provoqua  le  grave  décret  d'excommunication  promulgué 
en  juillet  1949  par  le  Saint-Office  contre  les  catholiques  qui  collaborent 
volontairement  avec  les  communistes. 

*        *        * 

A  défaut  d'une  intervention  divine  miraculeuse,  ou  d'un  change- 
ment spontané  du  cœur  des  chefs  et  des  gouvernements  communistes, 
certains  pensent  que  le  choc  d'une  guerre  malgré  ses  malheurs  et 
ses  conséquences,  pourrait  ramener  à  la  raison  ceux  dont  l'orgueil 
brave  en  ce  moment  les  pressantes  injonctions  du  Vicaire  du  Christ 
sur  terre.  Car  le  communisme  est  agressif  dans  tous  les  domaines 
et  il  ne  serait  pas  ce  qu'il  est,  s'il  renonçait  à  l'action  persistante 
selon  une  prudence  de  la  chair  qui  lui  indique  les  moyens  pour 
mieux  s'imposer.  Comme  le  chrétien  se  doit  de  défendre  sa  vie  reli- 
gieuse et  ses  institutions  pour  l'amour  du  prochain,  par  tous  les 
moyens  licites,  la  lutte  peut  se  révéler  à  lui  comme  l'unique  moyen 
possible  pour  atteindre  cette  fin  juste  et  charitable. 

Mais  un  conflit  n'est  justifiable  que  s'il  est  le  seul  moyen  pos- 
sible pour  redresser  un  mal  encore  plus  grave  et  plus  préjudiciable 
à  la  vie  sociale  et  religieuse.  Malheureusement,  ce  mal  plus  grave 
empire  au  lieu  de  se  résorber,  par  l'action  insistante  des  groupes 
communistes  qui  prennent  délibérément  le  contrepied  des  règles  de 
la   conscience   et   à   plus   forte   raison   des   directives   de   bon   sens   du 


PRIMAUTÉ  DE  L'ORDRE  ENTRE  LES  NATIONS  227 

souverain  pontife.  Nous  le  voyons  non  seulement  par  la  persécution 
qui  sévit  dans  les  pays  satellites  de  Moscou,  mais  encore  par  les 
mille  refus  du  gouvernement  soviétique  de  travailler  en  justice  à  la 
promotion  du  bien  commun.  Il  est  entendu  que  tous  ces  faits  comme 
tels  ne  sont  pas  des  causes  immédiates  de  guerre;  mais  ils  invitent 
les  nations  pacifiques  à  la  prudence  politique  et  militaire,  comme 
cela  se  voit  par  le  Pacte  de  l'Atlantique  et  d'autres  événements  récents. 
Nous  ajouterons  qu'en  dépit  de  toutes  les  menaces  de  conflit,  le  chré- 
tien se  doit  de  prier  pour  l'éviter,  sans  trahir  toutefois  les  valeurs 
qu'il  tenterait  de  sauver  par  la  violence. 

Par  ailleurs,  les  motifs  directs  d'un  conflit  éventuel  entre  les 
deux  blocs  communiste  et  anti-communiste,  ne  s'exprimeront  jamais 
selon  cette  hiérarchie  de  valeur  partant  du  bien  commun  pour  des- 
cendre par  degrés  des  niveaux  religieux,  moral,  social,  culturel,  poli- 
tique et  économique,  pris  dans  cet  ordre.  C'est  que  les  gouvernants 
ont  une  idée  confuse  du  bien  commun  et  des  obligations  qu'il  com- 
porte. De  plus,  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  même  chez 
les  peuples  chrétiens,  ne  porte  guère  les  hommes  d'Etat  à  insister 
sur  les  motifs  élevés,  même  si  certains  d'entre  eux  y  pensent  dans  leur 
for  intérieur. 

La  cause  directe  d'un  conflit  éventuel,  sera  donc  d'ordre  politico- 
économique:  pour  les  démocraties,  il  s'agira  de  sauver  leurs  intérêts 
matériels  dans  les  cadres  politico-économiques  qui  les  favorisent.  Mais 
comme  ce  sont  ces  cadres  qui  permettent  à  l'Eglise  d'exercer  en  plus 
grande  liberté  sa  mission  divine  et  humaine,  le  catholique  qui  parti- 
ciperait ou  défendrait  cette  guerre  éventuelle,  n'a  qu'à  faire  les  distinc- 
tions que  nous  venons  d'indiquer,  même  si  les  gouvernants  qui  la 
mènent  ne  s'y  intéressent  pas  directement,  mais  sans  attribuer  à  ces 
hommes  d'Etat  les  motifs  pleins  et  bien  ordonnés  que  le  catholique 
doit  considérer  comme  tel.  De  sorte  que  le  caractère  matériel 
et  idéologiquement  insufiisant  des  motifs  de  guerre  éventuelle  pour 
les  démocraties,  ne  devrait  pas  diminuer  chez  le  catholique  son 
adhésion  à  ce  qui  serait  en  même  temps  pour  lui  une  lutte  contre 
les  ravages  du  communisme. 

Dans  ces  conditions,  il  n'est  pas  nécessaire  que  cette  lutte,  même 
dans  sa  phase  gouvernementale,  soit  en  faveur  de  la  démocratie.     Ce 


228  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

terme  est  employé  dans  un  sens  général,  mais  non  pas  dans  un  sens 
strict.  Si  la  démocratie  est  en  elle-même  la  meilleure  forme  de 
gouvernement,  elle  n'est  pas  nécessairement  imposable  comme  telle 
à  tous  les  peuples  et  dans  toutes  les  circonstances.  D'ailleurs  il  y  a 
d'autres  formes  de  gouvernement  qui  sont  bonnes  en  elles-mêmes, 
sans  avoir  à  être  les  meilleures.  La  justice  exige  qu'un  gouverne- 
ment soit  bon,  qu'il  convienne  aux  circonstances  particulières  de  cha- 
que peuple,  et  qu'il  respecte  ses  devoirs  internationaux.  Le  catho- 
lique doit  donc  défendre  un  gouvernement  juste  et  bon,  et  non  point 
nécessairement  la  démocratie  comme  telle.  Car  il  pourrait  commet- 
tre un  acte  d'injustice  en  cherchant  à  imposer  des  formes  démocratiques 
théoriquement  bonnes  à  un  peuple  qui  n'est  pas  organisé  pour  les 
recevoir  et  s'en  servir.  Mais  à  titre  particulier,  il  peut  défendre  la 
démocratie  qui  existerait  dans  son  pays  ou  dans  des  pays  amis,  en 
faisant  les  distinctions  que  nous  venons  d'indiquer  et  qui  correspon- 
dent d'ailleurs  à  l'enseignement  chrétien. 

C'est  pourquoi  une  lutte  contre  le  communisme  peut  englober 
dans  ses  rangs  des  régimes  à  caractère  fasciste  et  dictatorial,  si  ces 
régimes  respectent  les  conditions  et  les  pratiques  d'un  bon  gouver- 
nement. Les  considérations  qu'on  pourrait  faire  sur  des  pays  jouis- 
sant de  gouvernements  dont  les  nuances  vont  de  la  dictature  d'un 
parti,  mênie  allié  à  l'Eglise,  comme  en  Espagne,  à  une  démocratie 
suffisante  comme  aux  Etats-Unis,  feraient  entrer  en  jeu  des  concepts 
prudentiels  particuliers  qui  peuvent  colorer  l'opinion  par  rapport 
à  ces  Etats,  mais  sans  affecter  les  principes  profonds  du  front  qu'il 
convient  d'établir  contre  le  communisme.  Il  est  bien  difficile  pour 
les  actes  humains  individuels,  et  pour  les  actes  gouvernementaux  qui 
sont  collectifs,  d'atteindre  la  perfection.  Dans  la  pratique,  une  cer- 
taine tolérance  s'impose  en  charité  à  leur  égard,  pourvu  qu'ils  sauve- 
gardent les  valeurs  fondamentales  qui  respectent  la  dignité  humaine 

et  le  bien  commun. 

«       *       * 

A  la  lumière  de  toutes  ces  réflexions,  on  peut  définir  le  rôle  des 
catholiques  dans  le  monde  inquiet  oii  nous  vivons.  Il  suffit  de  grou- 
per les  nombreuses  déclarations  pontificales  qui  conviennent  si  bien 
aux  besoins  de  notre  époque.    Pour  les  résumer  en  une  brève  synthèse, 


PRIMAUTÉ  DE  L'ORDRE  ENTRE  LES  NATIONS  229 

il  faut  distinguer  le  plan  individuel,  le  plan  national  et  le  plan  mon- 
dial. Sur  le  premier,  une  pleine  vie  catholique  intense  et  persis- 
tante donnerait  aussi  bien  une  base  d'action  sur  les  deux  autres  plans, 
qu'elle  aurait  l'avantage  de  réaliser  nos  devoirs  de  chrétien  et  de 
nous  rendre  dignes  des  promesses  divines,  quel  que  soit  d'ailleurs 
le  bonheur  ou  le  malheur  qui  peut  nous  attendre  sur  les  deux  autres 
plans. 

Sur  le  niveau  d'action  sociale  et  nationale,  les  règles  de  la  jus- 
tice légale  précisant  les  droits  et  les  devoirs  du  citoyen,  lient  en 
conscience,  parachèvent  nos  devoirs  individuels  et  préparent  la  justice 
des  actes  internationaux.  A  ces  règles  de  la  justice  légale,  il  convient 
d'ajouter  celles  de  la  justice  distributive  qui  se  rapportent  plus  parti- 
culièrement aux  actes  des  fonctionnaires  et  des  hommes  d'Etat.  De 
plus,  les  catholiques  doivent  travailler  à  assurer  dans  leur  milieu  la 
justice  sociale,  qui  aurait  aussi  pour  effet  d'éliminer  les  oppositions 
des  classes  et  de  mieux  assurer  le  bien  national  en  ce  qu'il  a  de 
difïusif. 

Mais  c'est  le  plan  international  qu'il  est  plus  difficile  à  conten- 
ter. Car  ici  le  catholique  ne  peut  s'empêcher  d'agir  de  concert  avec 
des  groupes  et  des  nations  qui  ne  partagent  ni  son  genre  de  vie  com- 
plète ni  ses  aspirations  de  justice  internationale.  Aussi  pour  bien 
utiliser  les  tolérances  du  volontaire  indirect  et  de  la  coopération  maté- 
rielle, il  doit  commencer  par  s'instruire  lui-même  des  règles  de  la 
morale  internationale,  les  faire  connaître  autour  de  lui,  chercher  à 
les  faire  valoir  dans  le  domaine  politique  national,  et  être  à  même 
de  pouvoir  les  appliquer  dans  toutes  ces  circonstances  aux  nombreux 
cas  concrets  que  les  événements  internationaux  nous  fournissent  tous 
les  jours.  Il  y  aurait  là  toute  une  éducation,  ou  du  moins  un  complé- 
ment  d'éducation   religieuse   à   faire   pour  tous   les   catholiques. 

Dans  la  richesse  de  la  doctrine  catholique  reliant  le  divin  à 
l'humain,  l'esprit  politique  averti  saura  toujours  puiser  des  principes 
de  vérité  qu'il  pourra  ensuite  appliquer  aux  cas  concrets  de  la  vie 
internationale.  Il  serait  souhaitable  plus  particulièrement  que  les 
chefs  d'Etat  bien  pensants  méditent  dans  la  solitude  de  leur  cons- 
cience les  exhortations  pontificales,  prenant  la  vérité  là  oii  ils  la 
trouvent,  sans  écouter  les  préjugés  des  religions  ou  des  groupes  aux- 


230  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

quels  ils  peuvent  eux-mêmes  appartenir.  C'est  ce  qui  renforcerait 
les  analogies  profondes  qu'on  peut  remarquer  entre  les  déclarations 
pontificales  sur  les  conditions  du  bien  commun  des  peuples,  et  les 
affirmations  officielles  des  gouvernements  pacifiques  concernant  les 
principes  pratiques  à  réaliser  dans  la  vie  internationale.  Il  en  est 
ainsi  des  buts  essentiels  que  proclament  les  Nations  Unies,  même 
s'ils  comportent  des  ajustements  spécifiques  pour  chacune  d'elles 
dans  la  perspective  du  bien  commun. 

Car  en  somme  la  perception  du  bien  commun  et  de  sa  primauté 
entre  les  nations,  qui  est  la  condition  de  permanence  de  toute  orga- 
nisation internationale,  est  effectivement  une  question  théologique. 
Avec  les  grands  penseurs  chrétiens,  c'est  ce  que  voit  aussi  le  R.  P. 
Simard  en  bâtissant  sur  la  vérité  et  la  suprématie  de  l'Eglise,  son 
interprétation  de  l'évolution  des  nations. 

Avec  cette  vision  théologique  de  l'univers,  et  dans  les  larges  limi- 
tes d'action  imposées  par  la  justice  et  la  charité  internationales,  le 
catholique  devra  utiliser  la  vertu  de  prudence  pour  poser  des  actes 
particuliers  qui  tendraient  à  éliminer  les  divisions  à  chaque  palier  de 
l'individuel,  du  national  et  du  mondial,  pour  découvrir  un  ordre  juste 
entre  les  nations  et  réaliser  cette  paix  complète  et  universelle,  qui 
est  le  souhait  du  Christ  pour  tous  les  enfants  de  Dieu  sur  cette  terre, 
et  la  meilleure  préparation  à  notre  vie  future. 

Thomas  Greenwood, 

professeur  à  l'Université  de   Montréal. 


Education  for  Democracy 
or  Communism? 


When  Joe  College  graduated  from  university  back  in  the  early 
years  of  the  twentieth  century  he  stepped  into  a  world  eager  to 
accept  him,  use  him  and  pay  him  well.  Possession  of  a  sheepskin 
was  an  'Open  Sesame'  then.  The  college  degree  was  all.  It  was 
the  academic  age  of  the  raccoon  coat  and  of  material  plenty.  The 
wiseacres  described  college-bred  as  a  four  year  loaf  on  the  old  man's 
dough.  True,  there  were  serious  students,  but  the  majority  got  by 
on  a  smattering  of  ignorance.  And  a  thriving  national  economy  could 
use  them  to  advantage. 

In  1929  the  depression  crashed  through  the  academic  ivy  and 
toppled  these  ivory  towers  of  disinterested  complacency.  All  of  a 
sudden  college  graduates  were  thrown  out  into  a  most  inhospitable 
world.  At  first  they  were  bewildered  and  then  embittered.  The 
depression  went  on  and  on  and  still  there  were  no  jol^s. 

Relief  helped  the  body  survive  but  it  killed  the  soul.  Initiative 
disappeared  and  opportunity  waned.  The  graduates  of  '29,  '30,  '31 
and  some  of  the  '32  crop  found  closed  doors  waiting  for  them. 
They  were  a  lost  generation  who  wandered  into  public  library  reading 
rooms  to  keep  warm.  Many  of  them  warmed  up  in  another  way 
too.  The  sparks  of  resentment  were  often  fanned  by  the  winds  of 
radical  reading  into  flames  of  revolution  and  despair.  They  were 
sickened  by  the  mellifluous  tones  of  the  politicians  telling  them  that 
prosperity  was  around  the  corner.  All  they  ever  found  were  bread- 
lines. They  cried  for  reform  and  sought  happiness  in  vain.  They 
were  the  down-trodden,  the  beaten,  the  poor.  They  ate  the  promise- 
crammed   air  and   died  in  spirit  of  material  malnutrition. 

Poets  of  despair  became  their  mouthpieces: 

When  we   asked  the  way  to   Heaven,  these   directed  us   ahead 

To   the    padded    room,    the    clinic    and    the    hangman's    little    shed. 


232  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Shut   up   talking,   charming   in   the   best   suits   to   be   had   in   town. 
Lecturing    on    navigation   while   the    ship   is    going    down. 

These  irony-laden  lines  of  W.  H.  Auden's  made  a  mockery  of 
Tennyson's  optimism  in  Locksley  Hall  and  the  echoic  nature  of  the 
verse  sharpened  the  thrust. 

By  the  time  recovery  raised  its  head  the  victims  of  the  depres- 
sion were  hollow  men  and  the  jobs  went  to  the  graduates  of  '34,  '35 
and  on.  The  vitality  and  faith  of  youth  held  priority  over  the 
sapped  strength  and  disillusionment  of  those  who  were  old  before 
their  time.  The  nation  recovered  and  soon  forgot  the  scar  left  by 
the  lost  generation  of  the  depression. 

»        »        * 

Today  there  are  approximately  ten  times  as  many  students  enrol- 
led in  institutions  of  higher  learning  as  there  were  at  the  beginning 
of  the  century.  In  spite  of  the  boom  times  we  are  living  in  there 
are  not  ten  times  as  many  openings  or  jobs  waiting  for  today's 
graduates  as  there  were  fifty  years  ago.  As  a  result,  a  university 
degree  is  no  guarantee  of  financial  security  in  the  years  following 
graduation.  College  years  are  now  not  times  of  leisure.  Competition 
is  keener  because  the  intelligent  undergraduate  realizes  that  those 
who  are  scholastically  fittest  will  survive  in  the  struggle  for  economic 
existence   in   the   years    ahead. 

While  the  future  for  today's  student  is  not  as  promising  as  it 
was  for  his  father  a  generation  ago,  still  there  is  justification  for 
hope.  There  exists  a  need  for  young  men  who  have  mastered  various 
techniques  and  who  can  contribute  to  the  development  of  the  nation. 

But,  what  would  happen  if  our  college  population  were  doubled  ? 
Would  there  be  jobs  for  them  all. 

In  the  United  States,  President  Truman's  Commission  on  Higher 
Education  has  proposed  a  college  enrollment  of  4.6  million  students 
in  1960.  That  just  about  doubles  the  present  numbers  in  institutions 
of  higher  learning.  While  in  Canada  the  numbers  will  be  smaller, 
the  proportions  will  probably  be  the  same. 

In  other  words,  in  ten  years  there  will  be  twice  as  many  college 
graduates  looking  for  professional  jobs  or  their  equivalents  as  there 


EDUCATION   FOR    DEMOCRACY   OR    COMMUNISM?  233 

are  today.  Will  the  jobs  exist  ?  These  are  not  ordinary  jobs, 
mind  you.  These  are  above  average  positions  bringing  in  above 
average   monetary   returns. 

The  employment  market  may  absorb  them  satisfactorily.  If  it 
does  there  will  be  no  problem.  On  the  other  hand,  it  may  not.  A 
problem  will  then  exist. 

What  would  be  the  result  of  society's  failure  to  employ  and 
satisfy   the   graduates   of   1960  ? 

He  would  be  a  foolish  man  who  would  try  to  answer  that  question 
with  any  pat  formula  or  clichéd  solution.  Because  we  don't  know 
what  the  next  decade  holds  in  store  for  us,  we  don't  know  the 
answer.  However,  other  things  being  equal  and  basing  our  opinion 
of  the  future  upon  our  knowledge  of  the  past,  there  are  some 
legitimate  and  reasonable  predictions  that  can  be  made. 

Large  scale  unemployment  or  even  dissatisfaction  of  university 
graduates  would  inevitably  produce  a  reaction  of  distrust  of  much 
of  what  they  had  been  taught.  Many  would  lose  their  faith  in  the 
ability  of  the  intellect  to  produce  a  better  world.  The  Caliban  in 
man  would  come  to  the  fore.  Violence  would  come  to  be  preferred 
to  reason.  A  frightening  number  of  disgruntled  intellectuals  would 
nurse  their  grudge  against  society.  They  would  be  the  outcasts  — 
resentful,  hurt  and  angry.  The  law  of  the  jungle  would  become 
their  guide.     Might  would  become  right. 

Under  somewhat  similar  circumstances  these  very  things  hap- 
pened before.  The  rise  of  the  totalitarian  concept  of  rule  in  Europe 
was  in  no  small  part  attributable  to  men  of  great  mental  ability 
who  felt  wronged  by  a  society  which  seemed  to  make  outcasts  of 
them. 

The  same  thing  could  happen  here. 

When  children  are  not  kept  busy  they  become  mischievous.  When 
adolescents  are  all  dressed  up  and  have  nowhere  to  go  they  too 
often  become  juvenile  delinquents.  When  adults  find  nothing  con- 
structive to  do  they  frequently  turn  to  destruction.  This  destructive 
outlet  of  energy  is  even  true  of  our  modern  university  graduates 
because  of  the  nature  of  the  training  received  in  the  average  college 
of  today. 


234  REVUE   DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

From  his  freshman  to  his  senior  year  the  average  student  thinks 
and  is  taught  to  think  in  terms  of  material  comfort.  The  profit  derived 
from  his  years  of  study  is  measured  in  dollars  and  cents.  The  big- 
ger his  income  after  graduation  the  better  the  school  he  attended. 
While  lip  service  is  paid  to  justice  and  right,  monetary  values  eclipse 
ethical  considerations  and  materialistic  philosophies,  outweigh  aesthetic 
appreciation.  Quantity  is  sought  after  and  quality  is  despised.  Results 
are  clamored  for  and  the  means  to  these  ends  not  examined  too  con- 
scienciously.  Keep  up  with  the  Joneses  at  all  costs  and  keep  up 
appearances  no  matter  what.  Coddle  the  body,  forget  the  soul. 
Impress  your  fellow  man,  ignore  your  God. 

At  no  time  in  school,  it  is  true,  are  these  opposites  stated  so 
bluntly  and  educators  would  rise  in  wrath  and  denounce  any  such 
claim  as  untrue.  Nevertheless,  the  over-all  effect  of  the  ordinary  col- 
lege education  today  is  not  far  removed  from  the  above  description. 

As  long  as  a  sheepskin  pays  cash  dividends  no  one  complains. 
When  the  gains  are  small  or  non-existent  there  is  a  vacuum,  a  sense 
of  loss.     Nothing  seems  worthwhile. 

»        *        * 

Will  all  the  graduates  of  1960  find  the  material  comfort  and 
satisfaction  they  hope  for  ?     Probably  not. 

Unless  they  are  given  a  different  set  of  values  they  are  headed 
for  the  rocks  of  disillusionment.  What  set  of  values  can  save  them  ? 
Where  should  these  values  be  given  to  youth  ? 

To  begin  with  a  lot  can  and  must  be  done  in  the  home.  Of 
greater  importance  than  a  worthwhile  formal  education  is  a  sound  in- 
formal education  preparing  a  child  for  school.  The  school  works 
upon  the  raw  material  it  receives  from  the  home.  Under  ideal 
circumstances,  the  better  the  raw  material,  the  better  the  future 
processing. 

But,  circumstances  are  not  ideal.  Until  we  make  a  concerted 
effort  to  approach  the  ideal,  we  are  flirting  with  disaster.  At  present, 
we  cannot  hope  to  build  up  to  the  ideal  because  the  foundations 
are  unable  to  serve  as  a  basis. 

What  is  negative  cannot  support  the  positive;  destruction  does 
not  make  for  construction;  wrong  does  not  lead  to  right;  the  partial 


EDUCATION   FOR    DEMOCRACY   OR    COMMUNISM?  235 

is  less  than  the  whole.  An  education  that  concentrates  on  the  purely 
material  cannot  prepare  a  man  for  spiritual  crises. 

The  natural  and  social  sciences  are  very  necessary  but  they  are 
not  enough  nor  are  they  the  most  important  knowledge  for  an  educated 
man.  The  humanities  will  give  polish  and  experience  but  there  is 
something  greater  still.  Philosophy,  like  Abou  Ben  Adhem,  must 
lead  all  the  rest.  (It  would  probably  be  too  Utopian  to  hope  for  a 
study  of  Theology  in  our  schools.) 

By  Philosophy  we  mean  the  study  of  causes  and  of  the  Cause  of  all 
causes  —  God.  We  mean,  too,  the  study  of  man's  relationship 
to  God,  the  analysis  of  right  and  wrong,  the  weighing  of  good  and 
bad,  the  acquiring  of  values  divorced  from  self-interest.  We  mean 
a  knowledge  of  Christ's  purpose  in  coming  on  earth  and  a  deter- 
mination to  obey  His  law. 

When  education  gets  around  to  keeping  these  basic  truths  in 
the  foreground  —  not  merely  in  courses  in  religion  and  philosophy 
but  in  all  courses  dealing  with  ideas  that  are  either  true  or  false 
to  Christ's  teaching  —  more  and  more  students  will  see  beyond  the 
superficial  present  into  the  everlasting  future. 

The  above  suggestion  is  a  positive  one.  There  is  a  negative 
approach  to  this  education  for  better  citizenship  which  might  well 
do  a  tremendous  amount  of  good.  Why  couldn't  a  course  on  Com- 
munism be  given  in  the  vast  majority  of  our  secondary  schools,  col- 
leges and  universities.  Drag  it  out  of  the  secret  meetings  and  expose 
its  fallacies.     Admit  its  qualities  too  ! 

Why  has  Communism  taken  root  ?  How  can  its  growth  and 
development  be  explained  ?  Is  it  attractive  because  it  preaches 
atheism  ?  No  !  Is  it  popular  because  it  favours  a  class  struggle  ? 
No  !  Does  the  idea  of  dictatorship  capture  the  fancy  of  its  devotees  ? 
No  !  These  unattractive  characteristics  of  Communism  are  hardly 
designed  or  calculated  to  promote  the  strange  increase  in  the  number 
of  its  followers.     What  does  attract  the  ordinary  man  to  Communism  ? 

Communism  succeeds  because  there  are  some  things  to  be  said 
in  its  favour.  It  succeeds  because  the  common  man  finds  in  Com- 
munistic propaganda  an  energetic  and  violent  denunciation  of  much 
of  what  he  himself  vaguely  and  dimly  opposes.     Its  appeal  is  explain- 


236  REVUE   DE    L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

ed  by  the  simple  fact  that  there  is  some  good  in  Communi'sin  as  we 
in  America  hear  it  preached. 

The  Communistic  denunciation  of  the  rugged  individualism  of 
capitalism's  exploiters,  which  leads  to  the  ragged  individualism  of 
the  exploited,  wins  a  sympathetic  audience.  The  little  man  often  finds 
much  that  he  shares  in  the  Communist's  opinion.  They  are  opposed 
to  the  same  evils.  Our  economic  system  is  far  from  perfect.  Evils 
exist.  Communism  attacks  them.  And  many  people  are  duped  into 
becoming  Communists  because  they  share  the  same   dislikes. 

But  there  is  the  important  point.  Catholicism  is  every  bit  as 
violent  and  energetic  in  its  denunciation  of  these  same  evils.  Read 
the  encyclicals.  "The  poor  are  the  true  children  of  the  Church", 
said  Bossuet.  This  being  true,  the  fathers  of  the  Church  have  ever 
been  solicitous  about  their  material,  as  well  as  their  spiritual,  wel- 
fare. 

Let  these  things  be  made  clear.  Condemn  the  evil  in  Com- 
munism —  fine  !  But,  don't  condemn  what  makes  Communism  at- 
tractive lest  you  appear  to  be  an  exploiter  to  the  exploited.  This 
latter  course  alienates  the  worker  and  is  unfair  to  the  Church. 

As  Catholics  we  owe  it  to  ourselves  and  to  our  Church  to  find 
out  exactly  what  we  are  fighting  before  we  become  too  vocal  in 
condemnation.  Shouting  is  too  often  the  effort  of  a  limited  mind 
to  express  itself. 

Why  couldn't  all  this  be  taught  to  tomorrow's  leaders  ?  Teach 
youth  that  there  are  more  things  between  heaven  and  earth  than 
are  dreamt  of  in  the  materiaHst's  philosophy  and  youth  will  accept 
fortune's  buffets  and  rewards  with  equal  thanks.  Once  man  becomes 
fully  conscious  of  the  short  time  he  is  to  spend  in  this  world,  he  will 
spend  more  time  preparing  for  the  next. 

If  these  things  are  not  done  soon,  we  may  witness  the  tragedy 
of  the  comrades  in  anti-Christ  triumphing  over  the  brothers  in  Christ 
in  our  time. 

E.   Emmett   O'Grady, 
Professor   at  the   Faculty   of  Arts. 


Qu^ est-ce  que  le  catholicisme? 


Le  grand  homme  d'État  et  historien  anglais,  Thomas  Babington 
Macaulay,  dans  ses  Essais  historiques  et  biographiques,  a  écrit  ces 
mots  remarquables  sur  le  catholicisme  et  l'Eglise  catholique  romaine: 

[  .  .  .  ]  Il  n'y  a  pas  en  Europe  d'autre  institution  qui  date  de  ces 
époques  où  la  fumée  des  sacrifices  montait  du  Panthéon,  où  des  girafes 
et  des  tigres  bondissaient  dans  l'amphithéâtre  flavien.  Auprès  de  la  lignée 
des  papes,  les  dynasties  les  plus  orgueilleuses  datent  d'hier.  Sans  une 
lacune  nous  pouvons  suivre  cette  lignée  depuis  le  Pape  qui  couronna 
Napoléon  au  XIX^  siècle  jusqu'à  celui  qui  sacra  Pépin  au  VHP,  et  la 
vénérable  dynastie  s'étend  bien  au  delà  pour  se  perdre  dans  les  brumes 
de  la  légende  .  .  . 

La  république  de  Venise  arrive  la  première  en  date,  mais  elle-même 
doit  être  considérée  comme  récente  en  comparaison  de  la  Papauté;  et  la 
république  de  Venise  a  péri  et  la  Papauté  existe  toujours.  La  Papauté 
existe  toujours,  pleine  de  vie  et  de  force,  tandis  que  tous  les  empires, 
ses  contemporains,  sont  depuis  longtemps  tombés  en  poussière.  L'Eglise 
catholique  envoie  encore  ses  missionaires  jusqu'aux  confins  du  monde  et 
résiste  encore  aux  rois  ennemis  avec  la  même  force  dont  elle  résista  à 
Attila.  Le  nombre  de  ses  fidèles  est  plus  considérable  que  jamais.  Ses 
conquêtes  dans  le  monde  moderne  l'ont  amplement  dédommagée  de  ses 
pertes  dans  l'ancien.  Elle  a  assisté  à  la  naissance  de  tous  les  gouverne- 
ments, de  toutes  les  institutions  ecclésiastiques  qui  subsistent  à  présent 
dans  le  monde,  et  nous  ne  pouvons  pas  garantir  qu'elle  ne  survivra  pas 
à  toutes.  Elle  était  grande  et  respectée  dès  avant  que  le  Saxon  eût  posé 
le  pied  dans  la  Grande  Bretagne,  avant  que  le  Franc  eût  passé  le  Rhin, 
alors  que  l'éloquence  grecque  florissait  encore  à  Antioche,  alors  qu'à  La 
Mecque  on  adorait  encore  les  idoles.  Elle  existera  encore  le  jour  ou  quel- 
que voyageur  d'outre-mer  s'assiéra  sur  une  arche  brisée  du  Pont  de  Londres 
au  milieu  d'jn  désert  pour  peindre  les  ruines  de  la  cathédrale  Saint- 
Paul    [  .  .  .  ] 

Or,  qu'est-ce  que  le  catholicisme  ?  En  quoi  consiste  ce  que  nous 
pourrions  appeler  l'esprit  de  la  catholicité  ?  En  quoi  consiste  la  force 
si  permanente  de  l'Eglise  catholique  ?  Franz  Werfel,  écrivain  de 
renommée  internationale,  auteur  du  Chant  de  Bernadette,  a  exprimé 
la  pensée  que  deux  mille  ans,  hélas  !  n'auraient  pas  suffi  à  l'huma- 
nité pour  saisir  la  catholicité  dans  toute  sa  profondeur,  dans  toute 
son  ampleur  et  dans  toute  sa  beauté.  Ce  sont  les  préjugés  cente- 
naires  qui   constituent   le   plus   grand   obstacle   qui   empêche   de   com- 


238  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

prendre  et  d'apprécier  le  catholicisme.  Par  exemple,  on  oppose  très 
souvent  le  catholicisme  au  protestantisme  ou  à  l'orthodoxie,  en  pré- 
supposant que  le  premier  s'identifierait  avec  le  dogmatisme,  le  clérica- 
lisme, l'esprit  étroit  et  rétrograde,  tandis  que  le  deuxième  et  la  troi- 
sième signifieraient  quelque  chose  de  progressif,  de  plus  avancé  et 
de  plus  moderne:  étrange  mésintelligence  historique  !  Faute  per- 
nicieuse qui  doit  être  rectifiée  le  plus  tôt  possible  !  Nous  voudrions 
justement  montrer  que  les  plus  grands  problèmes  de  notre  âge  se 
réduisent  à  un  seul:  celui  du  catholicisme.  A  notre  avis  c'est  l'Eglise 
qui  renferme  tous  les  problèmes  sociaux  et  qui  donne  la  clef 
pour  résoudre  les  difficultés  et  guérir  les  maux  de  notre  siècle.  Ou 
bien  le  monde  moderne  redécouvrira  les  valeurs  éternelles  éduca- 
tives et  les  richesses  spirituelles  inépuisables  dont  la  porteuse  et 
distributrice  est  l'Eglise,  une,  sainte,  catholique,  universelle,  Corps 
mystique  de  Jésus-Christ;  ou  bien  l'humanité  tout  entière,  déchirée 
par  les  grandes  antinomies  de  notre  époque,  se  plongera  dans  les  âges 
sombres,  barbares,  douloureux. 

«  Les  idées  fausses  ou  faussées,  ce  qui  est  pis  »,  écrit  Gonzague 
de  Reynold,  l'auteur  du  livre  retentissant  UEurope  tragique,  «  nous 
ont  amenés,  de  répercussion  en  répercussion,  à  la  faillite.  Des  idées 
justes  nous  aideront  à  reconstruire,  et  à  reconstruire  solidement  [  .  .  •  ] 
Ainsi  comprenons  le  bien,  il  suffit  quau  point  de  départ,  une  erreur 
se  produise  dans  la  conception  de  Thomme  et  de  la  vie,  dans  Véchelle 
des  valeurs,  pour  quau  point  d^ arrivé  toute  une  civilisation  s  écroule  ^ 
[...]»  Il  s'agit  justement  «  des  idées  fausses  ou  faussées,  ce  qui 
est  pis  »,  quand  on  parle  du  bolchévisme,  d'une  part,  et  du  capita- 
lisme, d'autre  part.  De  même  que  le  bolchévisme  oriental,  ainsi  le 
capitalisme  occidental,  tous  deux,  ont  pour  point  de  départ  une  idée 
faussée.  Et  comme  le  point  de  départ  est  faux,  l'édifice  tout  entier 
de  la  civilisation  n'est  bâti  que  sur  une  grande  faute  et  mésintel- 
ligence. Or,  rien  d'étonnant  si  cet  édifice  menace  de  s'écrouler  com- 
plètement et  de  tomber  en  ruine.  Les  grandes  fautes,  fautes  primor- 
diales, fondamentales,  sur  lesquelles  reposent  le  bolchévisme,  d'une 
part,  et  le  Ciapitalisme,  d'autre  part,  doivent  être  découvertes,  si  on 
veut  trouver  des  moyens  de  remédier  aux  maux  redoutables  de  notre 

1     Gonzague  de  Reynold,  UEurope  tragique,  2*  éd.,  Paris,  Spes,  p.  38,  12. 


QU'EST-CE   QUE   LE   CATHOLICISME?  239 

siècle.  Il  y  a,  hélas  !  des  gens  qui  considèrent  le  capitalisme  comme 
le  «  rempart  »  contre  le  bolchévisme,  ou,  au  contraire,  le  bolchévisme 
est  conçu  comme  le  remède  contre  le  capitalisme.  Conceptions 
bien  détestables  !  Le  bolchévisme  et  le  capitalisme,  sont  tous  deux, 
des  maladies  de  la  civilisation  moderne,  comme  la  conséquence  de  la 
négation  du  principe  de  la  catholicité.  Une  maladie  peut-elle  être 
guérie  par  une  autre  maladie  ?  Au  contraire,  une  faute  en  entraîne 
une  autre.  Abyssus  abyssum  invocat.  Le  capitalisme  n'est,  en  réalité, 
que  le  tremplin  vers  le  bolchévisme  et,  inversement,  le  bolchévisme 
n'est  que  le  capitalisme  étatique.  Les  principales  maladies  de  notre 
siècle,  le  capitalisme  et  le  bolchévisme,  sont  en  interdépendance  interne. 
Leur  racine  est  commune:  la  négation  de  la  catholicité.  Notamment, 
le  capitalisme  repose  exclusivement  sur  le  principe  protestant,  c'est-à- 
dire  le  principe  anthropocentrique.  L'homme,  l'individu  est  ici  le 
principal  critère,  la  loi  suprême  de  tout  ordre  de  la  vie.  Le  bol- 
chévisme, au  contraire,  repose  exclusivement  sur  le  principe  cosmo' 
centrique,  c'est-à-dire  le  principe  orthodoxe  et  anti-protestant:  ce  n'est 
pas  l'homme,  ce  n'est  pas  la  réalité  subjective,  mais  c'est  la  nature, 
la  réalité  cosmique  ou  objective  qui  est  ici  le  critère  suprême  et  la 
loi  de  tout  ordre  de  la  vie.  Or,  1©  cosmocentrisme  oriental  orthodoxe, 
d'une  part,  et  l'enthropocentrisme  occidental  protestant,  d'autre  part, 
s'opposent  diamétralement,  comme  l'eau  et  le  feu.  Si  le  capitalisme, 
comme  l'expression  économique  et  sociale  de  l'anthropocentrisme  pro- 
testant, ne  signifie  que  l'hypertrophie  du  personnisme  (le  personnisme 
et  le  personnalisme,  la  personne  et  la  personnalité  sont  des  notions 
différentes  !),  l'individualisme,  le  bolchévisme,  à  qui  le  cosmocen- 
trisme oriental  orthodoxe  a  préparé  le  sol  historique  et  psycholo- 
gique, au  contraire,  n'est  que  l'hypertrophie  de  l'impersonnalisme. 

Le  sociocentrisme  ou  le  socialisme  (soit  le  socialisme  nationaliste, 
raciste  ou  étatiste)  qui  entreprend  de  remédier  au  capitalisme  et  au 
bolchévisme,  n'est  en  réalité  que  la  troisième  principale  maladie  de 
notre  siècle.  L'entreprise  des  socialistes  européens  de  jouer  «  la 
troisième  force  mondiale  »  qui  s'intercale  entre  l'Orient  communiste 
et  l'Occident  capitaliste  pour  mettre  le  monde  tout  entier  en  équi- 
libre est  une  grande  illusion.  Le  socialisme,  étant  une  idée  faussée, 
n'est    pas    un    remède    contre    le    bolchévisme    et    le    capitalisme;    le 


240  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

socialisme  lui-même  a  besoin  de  remède.  Il  n'y  a  pas  et  il  n'y  aura 
pas  de  vrai  socialisme  hors  de  la  société  divino-humaine  qui  embrasse 
et  incorpore  toutes  les  familles,  toutes  les  nations,  toutes  les  races, 
tout  le  genre  humain,  en  réconciliant  le  Créateur  et  la  créature,  le 
temps  et  l'éternité:   F  Eglise  —  Corps  mystique  de  Jésus. 

Le  bolchévisme  qui  est  en  connection  interne  avec  l'imperson- 
nalisme  oriental  orthodoxe,  le  capitalisme  qui  est  en  connection  interne 
avec  l'anthropocentrisme  occidental  protestant,  et  enfin,  le  socialisme 
qui  voudrait  remédier  à  tous  deux,  ont  complètement  déséquilibré  et 
désorbité  le  monde  moderne.  Alors,  où  faut-il  chercher  la  force  spiri- 
tuelle qui  pourrait  réconcilier  ces  trois  grandes  antinomies  redoutables 
de  notre  siècle  et  ainsi  mettre  le  monde  en  équilibre  ? 

Un  eminent  héraut  des  idéaux  de  la  catholicité,  le  cardinal 
Suhard,  remarque  à  bon  droit  que  le  catholicisme  se  caractérise  par 
trois  traits  essentiels,  notamment:  1°  le  trait  cosmique,  2°  le  trait 
personnaliste,  et  3°  le  trait  social  ou  universaliste.  Le  catholicisme 
repose  sur  la  grande  loi  de  la  vie:  le  principe  de  la  polarité,  de  la 
«  complémentarité  »,  de  l'équilibre,  de  la  synthèse,  de  l'intégralité, 
de  la  plénitude.  Voilà  pourquoi  il  peut  être  défini  l'unité  dans  la 
diversité,  ou  complexio  oppositorum,  c'est-à-dire  l'équilibre  et  l'har- 
monie des  forces  opposées.  (L'opposé  et  la  contradiction  sont  des 
notions  bien  différentes).  Le  catholicisme,  par  sa  nature,  par  son 
essence  la  plus  profonde,  est  un  facteur  équilibreur,  réconciliateur 
et  pacificateur.  Le  cardinal  Jean-Henri  Newman  a  écrit  ces  mots 
remarquables  sur  le  catholicisme:  «  La  vraie  philosophie  de  la  vie 
est  le  sommet  et  l'achèvement  de  conceptions  erronées.  Elle  synthétise 
le  vrai  et  le  bon  éparpillé  dans  les  autres.  Ainsi  le  catholicisme  est, 
pour  une  grande  partie,  la  synthèse  de  vérités  particulières  que  les 
hérétiques  se  sont  partagées,  —  et  précisément  ce  partage  constituait 
leur  erreur   [...]» 

Le  bolchévisme,  le  capitalisme  et  le  socialisme,  sont  justement  trois 
hérésies,  c  est-à-dire  trois  conceptions  exclusivistes  et  manquées  de  la 
vie  qui  ont  partagé  et  fractionné  la  vérité  catholique  ou  intégrale,  et 
qui,  par  conséquent,  ont  nié  la  catholicité:  le  bolchévisme  a  faussé 
le  principe  cosmique  en  V exagérant  et  en  le  divinisant;  le  capitalisme 
a  faussé  le  principe  personnaliste;  enfin,  le  socialisme  a  faussé  le  prin- 


QU'EST-CE   QUE   LE    CATHOLICISME?  241 

cipe  social  ou  universaliste.  Rien  d'étonnant  donc,  si  la  civilisation 
moderne,  basée  sur  les  idées  fausses  et  la  négation  de  la  catholicité, 
menace  de  s'écrouler  et  de  tomber  en  ruine.  Dans  la  doctrine  catho- 
lique ou  intégrale  les  trois  grands  principes  de  la  vie:  le  principe  cos- 
mique, le  principe  personnaliste  et  le  principe  universaliste  ne  s'ex- 
cluent pas,  mais  se  présupposent  et  se  complètent  mutuellement,  tan- 
dis que  dans  les  doctrines  non  catholiques  ou  partielles,  ils  deviennent 
trois  grandes  antinomies  qui  déchirent  notre  siècle  et  qui  ont  creusé 
le   gouffre   béant   entre  l'Orient  et  l'Occident. 

Or,  voici  ce  qu'est  le  catholicisme:  la  réconciliation,  la  synthèse, 
Vharmonie  de  toutes  les  vérités  partielles,  fragmentaires,  et  par  con- 
séquent, le  remède  le  plus  efficace  pour  guérir  les  trois  principales 
maladies  de  notre  siècle,  le  bolchévisme,  le  capitalisme  et  le  socialisme. 
Voilà  pourquoi  le  catholicisme  est  la  seule  force  spirituelle,  capable 
d'équilibrer  le  monde.  Voilà  pourquoi  le  catholicisme  renferme  tous 
les  plus  grands  problèmes  de  notre  siècle.  Voilà  pourquoi  l'Eglise, 
une,  sainte,  catholique,  universelle,  porteuse  et  distributrice  des 
valeurs  éternelles,  tient  la  clef  du  salut  de  notre  époque.  Nous  ne 
pouvons  que  finir  ce  bref  exposé  du  catholicisme  par  ces  mots,  mis 
dans  la  bouche  de  l'Eglise  par  la  grande  convertie  du  XX^  siècle, 
la  poétesse  baronne  Gertrud  von  Le  Fort: 

Je  porte  encore  dans  mes  bras  des  fleurs  de  la  solitude; 
Je   porte   encore   sur  mes   cheveux   de   la   rosée   des   vallons   de  l'aurore   de 

l'humanité  ; 
Je  possède  encore  des  prières  qu'écoutent  les  champs; 
Je   sais  encore  comment  on  calme  les   tempêtes   et  bénit  les  eaux; 
Je   porte   encore   dans  mon  sein  les   mystères   du   désert; 
Je  porte  sur  la  tête  la  noble  toile  de  penseurs  séculaires 
Car  je  suis  mère  de  tous  les  enfants  de  la  terre: 
Regarde,  en  moi  s'agenouillent  des  peuples  morts  depuis  longtemps; 
J'étais   mystérieusement    dans   les   temples    de  vos   dieux; 
J'étais   cachée  dans   les  proverbes  de  vos   sages. 
J'étais   sur  les  tours  de  vos  astronomes. 

rétais  le  souhait,  la  lumière  de  tous  les  siècles,  je   suis  la  plénitude  des 

siècles  ; 
Je   suis   votre   grand   Ensemble,   je   suis   votre   éternel   unique; 
Je  suis  la  voie  de  toutes  vos  voies:  par  moi  les  siècles  crient  vers  VEter- 

nel  .  .  . 

Antanas   Paplauskas-Ramunas, 

professeur  à  la  Faculté  des  Arts. 


Classiques  païens  et  chrétiens  ^ 


Le  21  îaars  1853,  dans  son  encyclique  Inter  multiplices,  S.  S. 
Pie  IX  disait  à  l'épiscopat  français:  «  N'épargnez  rien  pour  que  les 
jeunes  séminaristes  puissent  apprendre  l'art  de  parler  et  d'écrire  avec 
élégance  turn  ex  sapientissimis  Sanctorum  Patrum  operibus  turn  ex 
clarissimis  ethnicis  scriptoribus.  »  Le  15  février  1867,  par  l'entre- 
mise d'une  lettre  du  cardinal  Patrizi  à  W  Baillargeon  de  Québec, 
le  même  pape  réitérait  la  même  recommandation,  en  prescrivant  de 
recourir  aux  mêmes  sources  et  en  leur  assignant  le  même  ordre: 
«  sive  ex  sapientissimis  Sanctorum  Patrum  operibus  sive  ex  clarissimis 
ethnicis  scriptoribus.  » 

A  propos  de  ces  deux  textes,  de  leurs  particules  surtout,  deux 
équipes  de  traducteurs  se  firent  front.  Les  antigaumistes  ou  parti- 
sans de  ce  qu'on  désignera  comme  la  «  méthode  païenne  »  compre- 
naient: «  soit  dans  les  œuvres  si  savantes  des  Saints  Pères  soit  chez  les 
écrivains  profanes  les  plus  illustres  ».  Au  contraire,  les  gaumistes  ou 
tenants  de  ce  qui  s'appellera  la  «  méthode  chrétienne  »  lisaient  : 
«  tant  dans  les  œuvres  des  Saints  Pères  que  dans  les  écrits  des  auteurs 
profanes  ». 

Devant  cette  différence  d'interprétation,  S.  S.  Pie  IX  dut  reve- 
nir à  la  charge.  Dans  un  bref  du  22  avril  1874  à  M^"^  Gaume,  le 
pape  renouvelait  ses  prescriptions  en  maintenant  les  mêmes  sources, 
mais  il  en  intervertissait  l'ordre  :  «  cum  classicis  ethnicorum  exem- 
plaribus,  quavis  labe  purgatis,  auctorum  etiam  christianorum  opera.  » 
Il  n'y  avait  ici  qu'une  traduction  possible:  «  [  Mettez  entre  les  mains 
des  séminaristes  ],  avec  les  œuvres  classiques  des  païens  d'autrefois, 
les  ouvrages  aussi  des  écrivains  chrétiens.  »  Cette  fois,  la  termino- 
logie levait  la  discussion;  «  Pie  IX  donnait  raison  aux  tenants  de  la 
méthode  chrétienne  et  de  la  traduction  tant  .  .  .  que  »  (p.  166). 

1  A  propos  de  Marion  (Séraphin):  Les  Lettres  canadiennes  d'autrefois,  VI, 
La  querelle  des  humanistes  canadiens  au  XIX'  siècle  (1  vol.,  223  p.,  8  x  5^,  Ottawa 
1949). 


CLASSIQUES   PAÏENS    ET    CHRÉTIENS  243 

Dans  oe  dernier  document  comme  dans  les  deux  autres,  le  pape 
ne  faisait  que  répercuter  la  grande  voix  de  saint  Basile.  Aussi  bien, 
déjà  dans  son  homélie  à  des  jeunes  gens  Sur  la  manière  de  tirer 
parti  de  la  littérature  grecque  profane  (vers  375  ap.  J.-C),  ce  disciple 
des  maîtres  d'Athènes  avait-il  résolu  une  fois  pour  toutes  le  problème 
que  soulevait,  même  alors,  en  matière  de  formation  littéraire,  l'em- 
ploi des  classiques  païens.  Il  disait:  «  Voici  exactement  ce  que  je 
viens  vous  conseiller:  Vous  ne  devez  pas  sans  discrétion  confier  à 
ces  auteurs,  pas  plus  que  l'on  ne  ferait  celui  d'un  vaisseau,  le  gou- 
vernail de  votre  esprit  et,  n'importe  où  ils  vous  entraînent,  les  y 
suivre;  au  contraire,  accueillant  de  leur  part  tout  ce  qui  est  utile, 
vous  devez  aussi  savoir  ce  quil  en  faut  écarter,  »  Il  disait  encore,  un 
peu  plus  loin  :  «  A  l'exemple  des  teinturiers  .  .  .  ,  initions-nous  d'abord 
au  moyen  des  œuvres  profanes,  puis  nous  nous  mettrons  à  Vécole  des 
Livres  saints.  S'il  existe  quelques  rapports  entre  ces  deux  littératures, 
leur  connaissance  pourrait  nous  être  utile;  que  s'il  n'y  en  a  point, 
le  fait  de  les  avoir  mises  en  parallèle  et  d'en  avoir  saisi  la  différence 
n^est  pas  peu  de  chose  pour  nous  assurer  quelle  est  la  meilleure.  » 

L'abbé  Gaume  faisait  écho,  lui  aussi,  à  cet  enseignement  quand 
il  entreprit  en  France  la  campagne,  et  y  soutint  la  doctrine,  que  l'on 
allait  désigner  toutes  deux  du  nom  de  gaumisme.  De  ses  quatorze 
volumes  sur  la  question,  synthétisés  dans  la  brochure  Où  en  sommes- 
nous  ?  (1871),  les  uns  exposaient  le  mal  qu'avait  causé  à  la  société 
française  l'étude  à  peu  près  exclusive  dans  les  collèges  des  auteurs 
païens  (v.g.  Le  Ver  rongeur,  La  Révolution),  Les  autres  constituaient 
des  éditions  de  ces  auteurs,  mais  émondées  de  tout  ce  qui  chez  eux 
pouvait  être  nocif.  D'autres  enfin  offraient,  comme  un  contrepoison 
à  ces  sources  païennes,  même  ainsi  épurées,  les  meilleurs  extraits  de 
l'ancienne  littérature  chrétienne. 

M'^'^  Gaume  appliquait  là  les  principes  dans  lesquels  il  devait 
condenser  un  jour  son  enseignement.  Après  les  avoir  énoncés  à  deux 
reprises  dans  une  lettre  du  14  mai  1867  (p.  111),  il  leur  donnait 
leur  forme  définitive,  le  26  novembre  1869,  dans  ce  passage  d'une 
lettre  à  Louis  Veuillot:  «Je  ne  cesserai  de  demander  trois  choses: 
1°   Introduire  largement  Vêlement  littéraire  chrétien  dans  les   études 


244  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

classiques;  2*  Expurger  sévèrement  les  auteurs  païens;  3*  Enseigner 
chrétiennement  les  auteurs  païens  »    (p.   149). 

Cette  doctrine  fit  s'affronter  deux  camps:  l'école  ultramontaine, 
qui  adhérait  au  gaumisme  ou  «  méthode  chrétienne  »  ;  l'école  libérale 
ou  l'antigaumisme,  qui  voulait  qu'on  s'en  tienne  à  la  «  méthode 
païenne  ».  Si  l'on  vit  figurer  à  la  tête  de  celle-ci  le  futur  chef 
de  l'école  antiinfaillibiliste,  M^'  Dupanloup  d'Orléans,  de  son  côté 
M^*^  Gaume  vit  se  ranger  autour  de  lui  des  partisans  de  toute  prove- 
nance: en  Italie,  M^'  Filippi,  évêque  d'Aquila,  et  le  jésuite  Ventura; 
en  Espagne,  Donoso  Cortès  et  l'abbé  Jacques  Balmès;  en  France  même, 
les  cardinaux  Gousset  et  Donnet  (non  Do/iey),  les  évêques  de  Salinis, 
Parisis  et  Gerbet,  dom  Guéranger,  des  laïcs  comme  le  comte  de  Mon- 
talembert  et  Louis  Veuillot  ^.  Que  l'approbation  du  pape  soit  allée 
toujours  à  cette  dernière  école  plutôt  qu'à  l'autre,  on  peut  s'en  ren- 
dre compte  à  l'aide  de  cinq  documents,  dont  l'un  destiné  au  Canada: 
le  bref  de  Grégoire  XVI  à  M^'  Gaume  (p.  18),  la  lettre  du  cardinal 
Antonelli  au  cardinal  Gousset  (p.  18),  la  lettre  du  cardinal  Patrizi 
à  M^"^  Baillargeon  de  Québec  (p.  92),  les  deux  brefs  de  Pie  IX  à 
M^'  Gaume,  celui  du  15  janvier  1872  (p.  157)  et  celui  du  22  avril 
1874  (p.  167.) 

C'est  la  lutte  que  se  livrèrent  ces  deux  écoles  sur  ce  terrain  parti- 
culier qui  sert  de  toile  de  fond  au  spectacle  décrit  par  M.  Marion 
dans  son  livre  récent.  Mais,  en  historien  consciencieux,  il  n'a  laissé 
de  côté  aucun  aspect  du  sujet:  ni  les  polémiques  antérieures,  ce  qu'il 
appelle  le  «  gaumisme  avant  la  lettre  »  (p.  197),  ni  les  interventions 
postérieures,  telles  que  celles  de  Jules  Lemaître  (p.  19)  et  d'Emile 
Faguet  (p.  201).  Il  n'a  pas  oublié  non  plus  les  deux  crises  assez 
récentes:  celle  de  1893,  soulevée  par  l'abbé  Garnier,  dont  le  jésuite 
Delaporte  s'est  fait  l'historien  (p.  197);  celle  de  1932,  déclenchée 
dans  les  Etudes  et  VEnseignement  chrétien,  où  figurèrent,  à  côté  de 
Paul  Claudel  en  personne,  les  jésuites  Charmot  et  Théolier   (p.   199, 

203,  207). 

♦       *       » 

Si  cette  querelle  bien  française  a  rebondi  au  Canada  français, 
c'est   en  vertu   de  la   loi   que   confirme  toute  l'histoire   de  notre   pre- 

2    UAmi  du  Clergé,  XXVII,  1905,  n**   1,  p.  2-11. 


CLASSIQUES   PAÏENS    ET    CHRÉTIENS  245 

mier  régime.     Cette  loi,  notre  Frechette  Fa  concrétée  en  ces  termes 

(Légende  (Tun  Peuple:  Notre  histoire): 

.  .  .  Prêtes   toujours   à   s'égorger   entre   elles 
Et    trouvant    le    vieux    monde    étroit    dans    leurs    querelles. 
Pour  donner  à  leur  haine  un  plus  vaste  champ  clos, 
Les   vieilles   nations   ont   traversé   les   flots. 

Politique  exclue  et  restreinte  à  la  nobilissima  Gallorum  gens,  la  loi 
peut  s'exprimer  ainsi:  Dès  lors  que,  dans  notre  ancienne  mère-patrie, 
une  question  met  aux  prises  deux  partis,  pourvu  qu'elle  soit  d'ordre 
intellectuel,  donc  théologique  ou  philosophique,  littéraire,  pédagogique, 
artistique  ou  scientifique,  presque  infailliblement,  au  Canada  français, 
elle  dresse  l'une  contre  l'autre  deux  écoles  identiques. 

C'est  ce  qui  s'est  produit  ici  à  l'occasion  de  la  querelle  soulevée 
en  France  autour  des  classiques  païens  et  chrétiens.  C'est  la  réper- 
cussion qu'a  obtenue  chez  nous  une  polémique  originairement  fran- 
çaise qui  fiait  le  fond  du  livre  de  M.  Marion. 

Ce  fond,  l'auteur  le  traite  comme  on  ferait  le  récit  d'une  guerre. 
Il  débute  par  l'exposé  d'une  série  d'escarmouches:  articles  du  Courrier 
du  Canada,  première  et  deuxième  brochures  de  Georges  S.-Aimé,  arti- 
cles du  Canadien  et  du  Journal  de  Québec  (p.  22-57).  C'est  ensuite 
la  mêlée:  troisième  et  quatrième  brochures  de  Georges  S.-Aimé,  inter- 
ventions de  M^'  Baillargeon  et  du  cardinal  Patrizi,  cinquième  bro- 
chure de  Georges  S.-Aimé  toujours,  lettre  de  M^'  Gaume  et  conférence 
de  l'abbé  Chandonnet  (p.  59-124).  Vient  alors  la  résistance  sans 
quartier:  sixième  brochure  de  Georges  S.-Aimé  encore,  articles  du 
Journal  de  Québec,  condamnation  par  M^'  Baillargeon,  articles  de 
Luigi  dans  le  Franc-Parleur  et  septième  brochure  de  Luigi-S.-Aimé 
(p.  125-170).  Et  la  guerre  s'achève:  soumission  inattendue  de  S.-Aimé- 
Luigi,  huitième  brochure  de  ce  dernier,  sa  condamnation  par  NN. 
SS-  Fabre,  Taschereau  et  Antoine  Racine  (p.  171-191).  Nous  avons 
omis  intentionnellement  le  vrai  nom  du  principal  champion;  seules 
des  indiscrétions  contemporaines  ou  l'histoire  postérieure  l'ont  révélé. 

»        ♦        ♦ 

Que  soutenaient  les  adversaires  ?  Pour  bien  saisir  le  nœud  de 
la  querelle,  il  faut  se  rappeler  l'incise  qu'avait  insérée  Pie  IX  dans 
son   bref   de    1874.      Le   pontife   voulait   bien   mettre    aux   mains   des 


246  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

séminaristes  les  œuvres  païennes,  mais  à  la  condition  qu'elles  fussent 
«  purgées  de  toute  souillure,  qiiavis  lobe  purgatis  ».  C'est  autour  de 
cette  incise  qu'en  fin  de  compte  se  livra  la  bataille,  ici  comme  en 
France. 

Au  début,  les  partisans  canadiens  de  la  thèse  gaumiste  préten- 
dirent que  nos  manuels  n'étaient  pas  expurgés.  Plus  tard,  ils  en 
vinrent  à  dire  que,  même  quand  elles  le  sont,  les  œuvres  païennes 
conservent  encore  un  relent  d'immoralité  qui  les  rend  dangereuses 
quand  même.  On  fit  enfin  un  dernier  pas:  aucune  expurgation  ne 
devant  jamais  réussir  à  laver  les  œuvres  païennes  de  toute  tache,  il 
n'est  que  de  les  écarter  et  de  les  remplacer  par  les  œuvres  chrétiennes. 

De  leur  côté,  au  début  aussi,  les  tenants  canadiens  de  la  «  méthode 
païenne  »  affirmaient  que  les  éditions  mises  entre  les  mains  de  nos 
séminaristes  n'offraient  aucun  danger,  parce  qu'elles  avaient  été  soi- 
gneusement émondées.  Plus  tard,  devant  les  dénégations  des  gau- 
mistes,  ils  se  retranchèrent  derrière  le  fait  que,  même  si  cela  n'était 
pas,  nos  maisons  suivaient  tout  bonnement  le  programme  du  Collège 
Pie.,  le  séminaire  pontifical  lui-même. 

Cet  argument,  si  apodictique  qu'il  parût,  ne  désarma  point  les 
partisans  de  la  «  méthode  chrétienne  ».  Après  avoir  soutenu  d'abord 
que  le  paganisme  intellectuel,  aussi  répandu  au  Canada  qu'en  France, 
y  provenait  de  la  même  et  unique  cause:  l'étude  des  auteurs  païens, 
ils  allèrent  jusqu'à  rendre  cette  étude  responsable  aussi  du  libéralisme 
qui  envahissait  notre  société  (p.  186).  Comme  ils  ne  distinguaient 
pas  entre  libéralisme  philosophique  et  libéralisme  politique,  ils  avaient 
l'air  d'attribuer  par  là  à  la  «  méthode  païenne  »,  et  à  elle  seule,  le  recul 
du  parti  conservateur  jusque-là  dominant. 

Aussi  bien  le  protagoniste  de  cette  doctrine  était-il  l'un  des  inspi- 
rateurs et  des  conseillers  secrets  de  ce  parti,  presque  le  chef  d'une 
coterie  dont  on  commençait  à  désigner  les  membres  du  nom  de 
«  castors  ». 

Ce  chef,  caché  sous  les  pseudonymes  successifs  de  Georges  S.-Aimé, 
Conservateur,  Luigi,  Un  catholique,  c'était  l'abbé  Alexis  Pelletier. 
On  ne  le  connut  guère  de  son  temps;  on  le  connaît  mieux  aujourd'hui 
depuis  l'étude  si  sereine  et  si  documentée  du  père  Thomas  Charland 
{Revue   d'Histoire   de   V Amérique   française,   septembre    et    décembre 


CLASSIQUES   PAÏENS    ET    CHRÉTIENS  247 

1947)  et  les  renseignements  complémentaires  fournis  par  M^"^  Wilfrid 
Lebon  {Histoire  du  Collège  de  Sainte- Anne-de-la-Pocatière,  I,  1948). 
A  ses  côtés  firent  à  peine  figure  un  abbé  Pouliot  (p.  138)  et  l'évêque 
de  Birtha,  M^'  Pinsonnault  (p.  151). 

En  opposition  à  ce  paladin,  la  «  méthode  païenne  »  ne  possédait 
en  réalité  qu'un  soutien,  l'abbé  Chandonnet.  Car  l'abbé  Benjamin 
Paquet  paraît  bien  avoir  servi  seulement  d'agent  de  liaison  entre  le 
premier,  alors  étudiant  à  Rome,  et  l'archevêque  de  Québec  (p.  125- 
131).  L'on  a  même  toutes  les  raisons  de  croire  que  les  cinq  ou  six 
propositions  soumises  au  Saint-Siège  par  M^"^  Baillargeon  (p.  90-91  et 
102-105)  avaient  pour  rédacteur  l'abbé  Chandonnet  en  personne 
(p.   128). 

En  face  de  ces  contestants,  quelle  attitude  prend  M.  Marion  ? 

«        «        * 

Pour  l'abbé  Pelletier  il  ne  cache  pas  son  admiration.  Avouons 
qu'elle  s'appuie  sur  bien  des  raisons. 

Voilà  d'abord  un  homme  qui,  pour  garder  sa  liberté  de  défendre 
ce  qu'il  considère  comme  la  vérité,  sort  du  séminaire  de  Québec, 
abandonne  le  collège  de  Sainte-Anne,  quitte  même  son  diocèse  pour 
se  réfugier  à  Montréal:  on  a  beau  le  taxer  d'obstination,  elle  est  fon- 
dée sur  une  conviction  telle  qu'elle  mérite  plutôt  le  nom  de  persé- 
vérance ou  au  moins  de  ténacité.  M.  Marion  loue  encore  la  vigueur 
dialectique  de  cet  esprit,  la  solidité  habituelle  de  ses  démonstrations, 
la  sûreté  de  sa  marche,  l'élégance  et  même  l'éloquence  occasionnelle 
du  style,  la  prestesse  avec  laquelle  le  jouteur  démantibule  d'une  chi- 
quenaude les  échafaudages  de  ses  adversaires  (p.  128  et  suiv.).  M. 
Marion  s'incline  enfin  devant  ce  vrai  prêtre  qui,  dès  l'ordre  de  Rome, 
brise   sa   plume   et   fait   aussitôt  savoir   au   public   sa   soumission. 

Mais  le  panégyriste  ne  se  laisse  pas  aveugler.  Dès  qu'il  entre- 
prend de  résumer  les  troisième  (p.  59),  quatrième  (p.  68)  et  cinquième 
(p.  97)  brochures  de  l'abbé  Pelletier,  il  signale  en  toute  conscience 
les  défauts  du  polémiste:  ses  outrances  de  langage,  ses  personnalités, 
son  irrespect  à  l'égard  des  autorités,  les  sophismes  aussi  auxquels  il 
recourt.  Même,  M.  Marion  condamne  l'inconstance  qui  portera  le 
personnage  à  se  fendre,  après  sa  rétractation  publique,  d'une  huitième 
brochure    (p.   177). 


248  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

L'auteur  va  plus  loin  encore.  Il  fait  presque  voir,  dans  ce  pour- 
fendeur que  pourtant  il  admire,  le  prototype  de  quelques-unes  des 
pires  faiblesses  dont  souffre  notre  race:  la  manie  de  s'attribuer  une 
espèce  d'infaillibilité  et  de  se  soustraire  dès  lors  aux  décisions  des 
autorités  les  plus  légitimes;  la  tendance  à  simplifier  les  questions  les 
plus  compliquées  pour  se  donner  plus  facilement  raison;  l'abus  des 
généralisations,  qui  porte  à  transformer  Vune  des  causes  possibles  d'un 
mal  en  la  cause  unique  de  ce  mal  (p.  193);  la  maladresse  enfin  qui 
introduit  la  politique  là  où  elle  n'a  que  faire  (p.  185-186).  S'il  y 
avait  pensé,  M.  Marion  aurait  eu  raison  d'aller  encore  plus  loin;  il 
aurait  convenu  que  la  tactique  adoptée  par  l'abbé  Pelletier  découle 
du  pire  de  nos  défauts  nationaux. 

Puisqu'il  trouvait  reprehensible  le  système  que  l'on  appliquait 
au  séminaire  de  Québec  et  dans  les  collèges  qui  allaient  être  affiliés 
à  l'Université,  l'abbé  devait  signaler  la  faute  aux  autorités  de  la  mai- 
son d'abord,  et  cela  en  tout  respect  et  discrétion.  S'il  n'avait  pas 
obtenu  satisfaction  de  ce  côté,  il  eût  été  alors  justifié  de  porter  sa 
cause  au  tribunal  de  l'archevêque  de  Québec,  à  la  fois  supérieur 
majeur  de  l'institution  et  chancelier  de  l'Université  identifiée  avec 
elle.  À  supposer  que  cette  juridiction  eût  écarté  sa  requête,  il  lui 
restait  un  recours:  transmettre  le  dossier  de  l'affaire  à  la  Congré- 
gation romaine  appropriée  et  en  attendre  une  décision  finale  qui  n'au- 
rait pas  manqué  de  se  produire. 

Mais  non  !  Bien  que  cette  procédure  s'imposât  à  l'abbé  Pelletier 
à  deux  titres,  en  tant  que  clerc  et  comme  professeur  au  séminaire, 
au  lieu  d'y  recourir  il  préféra  s'en  rapporter  à  nos  journaux  et  mul- 
tiplier les  brochures.  Il  pratiquait  ainsi  la  pire  des  stratégies,  celle 
qui  nous  met  dans  la  plus  laide  des  postures  devant  un  double 
public:  le  nôtre,  dont  les  quatre  cinquièmes  sont  hors  d'état  de  com- 
prendre quoi  que  ce  soit  à  une  question  de  cette  nature  et  dont 
l'autre  cinquième  n'y  peut  absolument  rien:  celui  de  nos  émules, 
qui  épient  toutes  les  occasions  pour  se  justifier  de  nous  considérer 
comme  une  race  de  brachycéphales.  La  voilà,  la  véritable  erreur  de 
l'abbé  PeUetier  ! 

Une  aventure  assez  récente  permet  de  constater  que  notre  visage 
n'est  pas  encore  libéré  de  cette  verrue.     L'un  de  nos  maîtres  univer- 


CLASSIQUES   PAÏENS    ET    CHRÉTIENS  249 

sitaires,  un  ecclésiastique  lui  aussi,  avait  été  prié,  par  son  ancienne 
Aima  Mater  la  Sorbonne  de  Paris,  d'y  professer  un  cours  en  dix 
leçons  sur  Uévolution  intellectuelle  du  Canada  français.  Il  songea 
tout  de  suite  que  deux  obligations  impérieuses  lui  incombaient:  comme 
il  n'avait  que  dix  heures  à  sa  disposition  pour  traiter  un  aussi  vaste 
sujet,  celle  d'abord  de  se  borner  à  une  synthèse  et  aux  choses  essen- 
tielles; puisqu'il  allait  parler  devant  des  étrangers  et  que,  demi- 
Anglais  lui-même  d'éducation,  il  croyait  qu'entre  Français  comme 
entre  Anglais  ont  doit  «  laver  son  linge  sale  en  famille  »,  celle  d'in- 
sister le  moins  possible  sur  les  défauts  des  intellectuels  ses  compa- 
triotes  et   de  faire  ressortir  surtout  leurs  mérites. 

En  1941,  le  cours  parut  en  volume,  tel  quel.  Eh  bien  !  il  se 
trouva  un  critique,  un  ecclésiastique  encore,  pour  découvrir  dans  le 
livre  deux  faiblesses,  entre  autres:  celle  «de  ne  pas  avoir  tout  dit», 
celle  aussi  «  de  n'avoir  manœuvré  partout  que  le  grand  bénissoir  »  ! 
Le  critique  jetait  alors  à  la  face  de  l'auteur,  comme  une  injure 
évidemment  autant  que  comme  une  leçon,  une  page  dirigée  contre 
le  vénérable  et  regretté  M^'  Camille  Roy  par  Jules  Fournier,  une  auto- 
rité assez  peu  reluisante,  on  l'avouera  !  Heureusement,  l'auteur,  pres- 
que un  Anglais  d'éducation  encore  une  fois,  prit  pour  un  éloge  ce 
que  le  critique  voulait  qui  fût  une  insulte  et  un  châtiment;  il  en  .  .  . 
remercia  son  Zoïle  ! 

Pour  comprendre  combien  de  pareilles  tactiques  sont  malhabiles 
et  peuvent  nous  nuire  particulièrement  à  Rome,  il  suffit  de  relire  un 
mot  que  nous  tenons  personnellement  de  S.  S.  Benoît  XV  {Action 
universitaire,  Montréal,  juin  1945):  «Tant  qu'un  problème  est  l'objet 
de  querelles  acerbes,  Rome  ne  lui  donne  que  des  solutions  partielles, 
provisoires.  Elle  ne  dit  la  parole  définitive  que  quand,  le  calme 
rétabli,  elle  est  sûre  d'être  entendue.  »  La  soumission  imposée  par  le 
Saint-Siège  à  l'abbé  Pelletier  (p.  173),  l'échec  en  somme  de  la  cam- 
pagne menée  par  lui  pendant  vingt  ans   (1864-1883)   n'ont  pas  d'autre 

explication. 

*       it        * 

A  l'iautre  pôle,  que  pense  M.  Marion  de  l'abbé  Chandonnet  ? 
Ici,  l'auteur  a  beau  jeu;   il  lui  suffit  d'exhiber  le  personnage,  de 
le  laisser  parler,  de  reproduire  ses  lettres  et  discours,  pour  nous  per- 


250  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

mettre  de  le  juger.  En  vérité,  la  mesure  de  l'abbé  est  étroite;  mais 
à  qui  la  faute  si  ses  écrits  le  montrent  un  artiste  en  rouerie  ?  Et 
encore  ne  l'emploie- t-il  pas  à  faire  triompher  une  cause  juste,  mais 
à  accroître  sa  propre  gloriole  ! 

On  eût  aimé  pourtant  qu'ici  M.  Marion  eût  accentué  le  trait. 
Le  grand  tort  de  l'abbé  Chandonnet,  ce  ne  fut  pas  de  soutenir  les 
thèses  aujourd'hui  ridicules  du  «  beau  latin  »  ou  de  la  «  beauté  de 
la  forme  »  ;  ni  non  plus  d'avoir  caché  son  escopette  derrière  le  man- 
teau violet  de  son  archevêque;  ni  même  d'avoir  défendu  la  «  méthode 
païenne  ».  Sa  maladresse  insigne,  ce  fut  de  tirer  sur  la  «  méthode 
chrétienne  »   et  de  l'avoir  fait  avec  un  fusil  mal  chargé. 

Plus  honnête  et  aussi  plus  habile,  il  eût  employé  la  seule  tac- 
tique convenable  en  pareil  cas,  celle  qui  a  toujours  permis  à  nos 
collèges  de  ne  pas  même  répondre  à  des  attaques  comme  celles  de 
l'abbé  Pelletier,  celle  qui  leur  permettra  de  garder  la  même  attitude  à 
l'avenir,  chaque  fois  que  des  mêmes  bastions  partira  la  même  bordée. 
Elle  procède,  cette  tactique,  d'un  principe:  à  moins  d'être  un  pri- 
maire, on  ne  juge  pas  un  programme  by  its  face  value,  d'après  son 
contenu  apparent,  mais  d'après  la  façon  dont  on  l'applique.  Car,  si 
l'on  s'en  rapporte  aux  programmes  publiés  par  le  séminaire  de  Québec 
pour  1862-1863  (p.  48)  et  pour  les  environs  de  1875  (p.  162-163),  il 
faut  bien  admettre  qu'ils  font  la  part  du  lion  aux  auteurs  païens 
et  tiennent  assez  peu  compte  de  la  littérature  ecclésiastique.  Mais  il 
reste  à  savoir,  de  ce  programme  aussi  profane  que  vaste,  ce  que 
retenait   en  réalité   l'enseignement. 

Eh  bien  !  nous  avons  toutes  les  raisons  de  croire  qu'on  l'appli- 
quait alors  tel  qu'il  nous  fut  appliqué,  dans  une  autre  de  nos  mai- 
sons, de  1886  à  1894,  tel  qu'à  notre  tour  nous  avions  à  l'appliquer 
en  personne,  dans  la  même  institution,  pendant  vingt  ans  (1894- 
1914).  Nous  savons  en  plus  deux  choses:  que  le  programme  en 
question  ne  différait  pas  de  ceux  que  citait  l'abbé  Pelletier;  que 
la  façon  de  le  pratiquer  ne  différait  pas,  dans  les  autres  collèges,  de 
la  façon  dont  l'on  s'y  prenait  à  Saint-Hyacinthe.  Or,  comment  les 
choses  se  passaient-elles,  à  Saint-Hyacinthe  ? 

Sans  doute  les  élèves  avaient  entre  les  mains  les  auteurs  indi- 
qués;  mais  ils  les   avaient,   dans  la  plupart  des  cas,  en  éditions  par- 


CLASSIQUES   PAÏENS    ET    CHRÉTIENS  251 

tielles  seulement,  soigneusement  choisies  et,  quand  on  avait  pu  se 
les  procurer,  expurgées.  Et  maintenant,  de  ces  éditions  que  traduisait- 
on  en  fait  ? 

Pour  ce  qui  est  d'Homère,  nous  ne  nous  rappelons  pas  avoir  étudié 
nous-même,  au  avoir  fait  étudier,  autre  chose  que,  dans  Ylliade,  le  tout 
début,  l'amusant  portrait  de  Thersite,  la  touchante  entrevue  d'Hector 
et  d'Andromaque,  la  visite  émouvante  de  Priam  à  Achille.  De 
VOdyssée,  nous  ne  commentions  que  le  délicieux  épisode  de  Nausicaa, 
les  reconnaissances  entre  Ulysse  et  Eumée  ou  Euryclée,  ses  rencontres 
avec  Laërte  et  Pénélope,  plus  la  réception  de  Télémaque  et  Pisistrate 
par  Ménélas. 

A  l'égard  de  Virgile,  la  pratique  ne  dijfférait  pas.  À  Dieu  ne 
plaise  que  l'on  eût  proposé  aux  élèves  soit  la  deuxième  ou  la  sep- 
tième églogue,  soit  les  amours  de  Didon  !  L'étude  se  bornait  à  la 
quatrième  églogue;  dans  les  Géorgiques,  à  l'épisode  d'Aristée  et  sur- 
tout à  sa  légende  d'Orphée  et  d'Eurydice;  dans  Y  Enéide,  à  l'histoire 
du  cheval  de  Troie,  à  l'entrevue  d'Enée  avec  son  père  Anchise,  à 
l'épisode  larmoyant  de  Nisus  et  Euryale,  au  combat  singulier  entre 
Enée  et  Turnus.  Quant  à  Horace,  lorsqu'on  avait  traduit  et  appris 
VArt  poétique  pour  mieux  comprendre  celui  de  Boileau,  expliqué 
quelques  odes  et  quelques  satires  inoffensives,  le  temps  manquait 
pour  aller  plus  loin.  Nous  ne  mentionnons  ni  Cicéron  ni  Tite-Live, 
pas  plus  que  nous  n'avons  parlé  de  Thucydide  ou  de  Démosthène, 
lesquels   ne  sont   pas   en   cause. 

En  ce  qui  concerne  les  Pères  et  écrivains  ecclésiastiques,  on 
employait  comme  manuels  le  Flores  de  Malines  (1868)  ou  le  Choix 
(1895)  du  chanoine  Poëy  pour  le  latin  et,  pour  le  grec,  ces  chefs- 
d'œuvre:  le  Discours  de  Flavien  ou  la  Disgrâce  d^Eutrope,  de  saint 
Jean  Chrysostome;  YOraison  funèbre  de  Césaire  ou  le  Panégyrique 
des  Macchabées,  de  saint  Grégoire  de  Nazianze;  surtout  l'homélie 
Sur  la  lecture  des  auteurs  profanes,  de  saint  Basile.  Si  l'on  établit 
une  comparaison  entre  les  textes  païens  cités  plus  haut  et  ces  sour- 
ces chrétiennes,  l'on  constate  que  la  quantité  des  uns  et  des  autres 
est  à  peu  près  égale. 

Si  l'abbé  Chandonnet,  au  lieu  de  s'amuser  à  danser  autour  de 
son  adversaire  avec  un  pistolet-joujou,  avait  vraiment  pensé  à  défen- 


252  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

dre    sa    cause,   voilà,    nous    semble-t-il,   l'espèce    d'argument    qu'il    eût 
exploitée.    Voilà  aussi  ce  qu'on  eût  laimé  que  M.  Marion  fît  remarquer. 

Mais  peut-être  cela  n'entrait-il  pas  dans  son  propos. 


Du  moins,  tout  ce  qu'il  a  cru  qui  devait  y  figurer  se  rencon- 
tre-t-il  dans  son  livre. 

Par  exemple,  de  même  que,  quand  il  traitait  de  la  querelle 
française,  il  n'avait  omis  ni  le  gaumisme  d'avant  la  lettre  ni  celui 
d'après;  de  même,  arrivé  au  gaumisme  canadien,  ne  néglige-t-il  ni 
les  antécédents,  tels  que  l'attitude  prise  par  l'abbé  Raymond  à  Saint- 
Hyacinthe  dès  1829,  1835  et  1847  (p.  15-16),  ni  l'appui  prêté  au 
gaumisme  par  le  même  personnage,  en  1869  et  1872    (p.  97-98). 

Telle  quelle,  l'enquête  de  M.  Marion  nous  paraît  suffisamment 
exhaustive.  Nous  nous  demandons  seulement  pourquoi  il  n'a  pas 
tenu  compte  des  articles  signés.  T.  L.  que  contiennent  les  Annales 
térésiennes  du  temps.  Ils  révèlent  déjà  le  penseur  à  l'esprit  clair, 
l'homme  de  mesure  et  de  goût,  mais  aussi  le  convaincu  que  se  mon- 
trera, plus  tard,  dans  sa  prédication  aux  auditoires  collégiaux  sur- 
tout, le  jésuite  Télesphore  Lord  —  nous  tenons  le  renseignement  de 
lui-même.  Sa  façon  de  traiter  le  problème  est  si  pondérée  que  nous 
n'hésiterions  pas  à  y  reconnaître,  sinon  la  griffe,  du  moins  l'inspira- 
tion,   de   ce   maître   d'une    si    haute    et   si   vaste    culture,    M^'^    Antonin 

Nantel. 

«        *        * 

L'enquête  menée  par  M.  Marion  était-elle  aussi  opportune  qu'elle 
apparaît  complète  ou  presque  ? 

On  voit  tout  de  suite  de  quel  bon  naturel  procéderait  la  pensée 
qu'elle  est  intempestive:  même  sans  être  un  clérical  à  tout  crin,  on 
souffre  de  voir  s'étaler  en  public  des  querelles  entre  clercs.  L'on 
se  redit  tout  bas  la  remarque  étonnée  de  ceux  qui  assistèrent  à  la 
chicane   du   Lutrin: 

Tant   de    fiel   entre-t-ii   dans   l'âme    des    dévots  ? 
Mais,    dès    lors    que    cette    algarade    alimenta    nos    journaux    pendant 
près   de  vingt   ans,   il  y   a   moins   de   scandale   pour  la   postérité    à   la 


CLASSIQUES   PAÏENS    ET    CHRÉTIENS  253 

voir  ressuscitée  dans  un  récit  qu'il  n'y  en  avait  pour  les  contemporains 
à  contempler  la  joute. 

D'autre  part,  l'histoire  de  cette  échauffourée  s'imposait,  et  à  cette 
place,  à  l'auteur  de  cet  embryon  d'encyclopédie  littéraire:  Les  Lettres 
canadiennes  d^autrefois.  Car,  outre  qu'elle  est  «  un  chapitre  méconnu 
de  notre  histoire  »  (p.  13),  outre  qu'elle  expose  «  ime  situation  unique  » 
(p.  30),  cette  Querelle  des  humanistes  canadiens  au  XIX^  siècle  s'in- 
tégrait d'elle-même,  et  juste  à  ce  point,  dans  l'enquête  de  M.  Marion. 
Même  s'il  n'avait  lu  ni  Victor  Hugo,  dans  la  préface  de  son  Cromwell, 
ni  l'abbé  Lecigne  (Le  Fléau  romantique)  ni  l'abbé  Delfour  (Catho- 
licisme et  Romantisme)  ni  Pierre  Lasserre  (Le  Romantisme  français) 
ni  Léon  Daudet  (Le  Stupide  XIX^  siècle)  ni  enfin  Maurice  Souriau 
(Histoire  du  Romantisme,  3  vols),  sa  seule  perspicacité  lui  eût  fait 
saisir  quel  puissant  allié  le  paganisme  intellectuel  issu  de  la  «  méthode 
païenne  »  trouvait  dans  le  paganisme  sentimental  cultivé  par  le  roman- 
tisme. M.  Marion  vient  de  quitter  Crémazie,  le  chef  de  notre  école 
romantique,  parti  pour  la  France  en  1862;  il  perçoit  les  premiers 
coups  de  la  fusillade  dirigée  contre  le  gaumisme  dès  1864.  Or,  bien 
que  la  querelle  eût  un  aspect  pédagogique,  elle  était  avant  tout 
d'ordre  littéraire;  elle  portait,  plus  encore  que  sur  une  «  méthode  », 
sur  les  bases  mêmes  de  notre  civilisation  intellectuelle,  la  culture 
gréco-latine.  M.  Marion  n'eût-il  pas  manqué  à  son  devoir,  s'il  n'eût 
pas  inséré   cet  épisode  dans  son  enquête,  et  à  cette   place  ? 

Cette  publication  se  justifiait  plus  encore  peut-être  par  la  leçon 
qu'elle  nous  inflige  sur  la  vanité  et  même  l'inutilité  de  la  plupart 
de  nos  conflits.  L'abbé  Pelletier,  le  tenant  de  la  «  méthode  chré- 
tienne »,  meurt  en  1910,  oublié  depuis  quinze  ans;  l'abbé  Chandonnet, 
le  partisan  de  la  «  méthode  païenne  »,  avait  déjà  sombré  en  1881  dans 
un  oubli  encore  plus  tristement  justifié  que  celui  de  son  adversaire. 
Quel  enterrement,  et  après  quel  vacarme  pourtant  !  Mais  aussi  quelle 
leçon  ! 

Plus  que  leur  vanité,  la  nocivité  de  beaucoup  de  nos  chicanes  a 
de  quoi  faire  réfléchir.  Au  moins,  au  temps  des  abbés  Pelletier  et 
Chandonnet,  le  peu  d'étroitesse  des  relations  entre  les  deux  races 
maintenait  confiné  intra  muros  le  bruit  des  coups.  Deux  guerres 
ont  changé  la  situation:  la  promiscuité  des  camps  et  l'extension  de  la 


254  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

culture  française  chez  les  Anglo-Canadiens  transforment  aujourd'hui 
en  un  péril  national  les  jeux  enfantins  d'autrefois.  Que  gagnent  de 
ce  point  de  vue  nos  écrivains  à  se  jeter  mutuellement  à  la  face  les 
accusations  d'ignorance,  d'imbécillité,  de  fourberie,  de  lâcheté,  de 
trahison  surtout  ?  et  que  gagne  notre  race  à  les  lancer  à  ses  repré- 
sentants les  plus  en  vue  ?  Cet  apotympanismos,  ces  bastonnades 
insensées  et  généralement  injustifiées  accentuent  chez  nos  émules  la 
conviction  que  nous  souffrons  de  ce  qu'ils  appellent  notre  inferiority- 
complex.  Ah  !  si  le  récit  de  nos  querelles  passées  pouvait  nous 
inciter  à  ne  plus  étaler  au  grand  jour  dans  l'avenir  nos  dissensions 
intestines  ! 

Ce  serait  là  le  meilleur  profit  à  tirer  de  livres  comme  celui  de 
M.  Marion.  Même  si  certaines  juvenilia  de  son  style  ne  nous  agréent 
point,  il  nous  faut  avoir  au  moins  l'esprit  de  rendre  grâces  à  l'auteur 
pour  ce  discret  caveant  consules. 

Qu'est-ce    que    tout    cela    qui    n'est    pas    éternel  ? 

Dans  un  pays  bilingue,  en  cette  matière  il  y  a  ceci  d'éternel:  la 
triste  réputation  que  nous  laisserons  après  nous,  si  nous  persistons 
dans  les  mêmes  errements. 

Emile  Chartier,  P.  D., 
de  rAcadémie   canadienne    (R.S.CJ. 


Chronique  universitaire 


Recensement  étudiant. 

Les  dernières  statistiques  fourmes  par  l'archiviste  de  l'Université 
montre  qu'à  Ottawa  la  population  étudiante  accuse  cette  année  encore 
un  accroissement,  tandis  qu'elle  a  tendance  à  décroître  dans  certaines 
autres  universités.  Ceci  est  probablement  dû  aux  nouveaux  insti- 
tuts et  écoles  ouverts  cette  année,  mais  aussi  au  fait  que  l'Université 
est  mieux  connue  à  l'extérieur.  Voici  le  nombre  d'étudiants  par  facul- 
tés et  écoles:  facultés  ecclésiastiques,  351  (Théologie  y  compris  l'Insti- 
tut de  Missiologie:  189;  Droit  canonique,  9;  Philosophie,  153  y 
compris  les  47  étudiants  laïques  de  l'Institut  de  Philosophie)  ;  Ecole 
de  Médecine,  263;  Faculté  des  Arts,  2008  (y  compris  les  cours  régu- 
liers, les  cours  du  soir,  les  cours  d'été,  les  cours  par  correspondance 
et  les  cours  de  l'Institut  d'Education  physique)  ;  Ecole  des  Sciences 
appliquées,  55;  Ecole  des  gradués,  188  (y  compris  les  sections  lit- 
térature, d'histoire  du  Canada,  de  bibliothéconomie,  de  psychologie, 
de  sciences  politiques  et  sociales,  de  missiologie  et  l'Institut  Est  et 
Sud  européen);  École  d'Infirmières,  121;  l'Ecole  Normale,  148;  l'Ecole 
de  Musique,  132;  et  le  Cours  d'Immatriculation,  633.  Le  grand  total 
s'élève  à  3929.  En  plus  des  dix  provinces  canadiennes  et  des  vingt 
Etats  Américains  représentés,  les  étudiants  sont  recrutés  dans  les  pays 
étrangers  suivants:  Angleterre,  Australie,  Autriche,  Brésil,  Chili,  Chine, 
Colombie,  Cuba,  Danemark,  Ecosse,  Estonie,  France,  Galles  (Pays  de), 
Guatemala,  Haïti,  Hollande,  Hongrie,  Indes,  Indes  occidentales,  Italie, 
Lettonie,  Mexique,  Pakistan,  Panama,  Perse,  Philippines,  Pologne,  San 
Salvador,   Siam,   Suède,   Suisse,   Venezuela,  Yougoslavie. 

Trois  cent   quarante   deux   professeurs,   dont  46  femmes,  forment 
le  corps  professoral. 


256  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

Visite  du  lieutenant-gouverneur  de  l'Ontario. 

En  décembre  dernier  l'honorable  Ray  Lawson,  lieutenant-gouver- 
neur de  la  province  d'Ontario  et  visiteur  royal  de  l'Université  était 
reçu  officiellement.  La  réception  eut  lieu  dans  la  Rotonde  de  l'édi- 
fice central.  Au  cours  de  la  cérémonie,  S.  Exe.  M^"^  Alexandre  Vachon, 
archevêque  d'Ottawa  et  chancelier  de  l'Université,  remit  à  l'illustre 
visiteur,  le  diplôme  de  docteur  en  droit  honoris  causa. 

Dans  son  discours  de  présentation,  le  T.  R.  P.  Recteur  souligna 
que  l'honorable  Lawson,  était  le  premier  lieutenant-gouverneur  de 
l'Ontario  à  être  reçu  officiellement  à  l'Université.  Il  ajouta  cependant 
que  les  «  visiteurs  ont  toujours  exercé  leurs  prérogatives  avec  discré- 
tion et  bienveillance.  L'Université  d'Ottawa  a  trouvé  en  eux,  et  en 
M.  Ray  Lawson  tout  particulièrement,  des  amis  et  des  soutiens  véri- 
tables de  l'éducation  universitaire.  D'autre  part,  nous  croyons  que 
notre  institution  est  demeurée  fidèle  à  la  mission  que  l'Eglise  et 
l'Etat  lui  ont  confiée.  »  Le  T.  R.  P.  profita  de  cette  circonstance 
pour  faire  une  mise  au  point  au  sujet  de  certaine  affirmation  trop 
sommaire  et  trop  peu  bienveillante  à  l'endroit  de  l'éducation  univer- 
sitaire, qui  avait  été  faite  quelques  jours  auparavant.  Il  insista  sur 
la  nécessité  d'une  solide  formation  philosophique  et  des  principes 
«  sur  lesquels  reposent  la  société  humaine,  la  liberté,  la  paix  et  l'auto- 
rité ».  La  seule  formation  scientifique  et  technique  ne  suffit  pas  si 
elle  n'est  pas  couronnée  par  la  formation  religieuse  et  morale. 
«  Aujourd'hui,  l'humanité,  pour  être  sauvée,  doit  retourner  aux  véri- 
tés de  la  théologie  naturelle,  de  la  philosophie  morale  et  de  la  divine 
révélation.  » 

Le  T.  R.  P.  Recteur  présenta  ensuite  l'honorable  Lawson  comme 
un  homme  qui  s'est  taillé  une  réputation  enviable  en  qualité  d'homme 
d'affaires  et  de  patron  de  l'éducation  universitaire.  Depuis  sa  nomi- 
nation au  poste  de  lieutenant-gouverneur,  M.  Lawson  s'est  fait  le 
protecteur  et  l'ami  des  sciences  et  des  arts. 

Dans  sa  réponse,  M.  Lawson,  félicita  l'Université  de  ses  succès 
et  du  dévouement  de  ses  maîtres.  Il  donna  ensuite  de  très  sages 
conseils  aux  étudiants.  L'allocution  de  l'honorable  lieutenant-gou- 
verneur est  reproduite  en  tête  de  la  présente  livraison. 


I 


CHRONIQUE   UNIVERSITAIRE  257 

RÉCEPTION  DU  Jour  de  l'An. 

À  l'occasion  du  nouvel  an,  S.  Exe.  M^"^  Alexandre  Vachon,  chan- 
celier de  l'Université  et  le  T.  R.  P.  Jean-Charles  Laframboise,  o.m.i., 
recteur,  ont  reçu  les  professeurs  dans  la  rotonde  de  l'Université.  Tous 
les  professeurs  religieux  et  laïques  participèrent,  au  nombre  de  plus 
de  trois  cents,  à  cette  réunion  qui  a  donné  à  tous  l'occasion  de  se 
rencontrer  et  d'offrir  leurs  vœux  à  S.  Exe.  M^"^  le  Chancelier  et  au 
T.  R.  P.  Recteur. 

Mouvement  «  Pro  Russia  ». 

Le  Centre  catholique  de  l'Université  vient  de  lancer  un  vaste 
mouvement  d'entr'aide,  de  prière,  d'étude  et  de  pénitence  en  faveur 
de  la  Russie.  Le  but  du  mouvement  est  d'assurer  aux  chrétiens  russes 
la  sympathie  des  chrétiens  des  autres  pays  et  les  secours  spirituels 
et  intellectuels  dont  ils  ont  besoin  au  milieu  de  leurs  grandes  afflictions. 

DÉBUT  d'Année  sainte  au  Séminaire  universitaire. 

La  veille  de  la  sortie  des  étudiants  pour  les  vacances  de  Noël, 
S.  Exe.  M^"^  Ildebrando  Antoniutti,  délégué  apostolique  au  Canada, 
a  fait  une  visite  surprise  aux  directeura  et  aux  étudiants  du  Séminaire 
universitaire.  Après  avoir  remis  personnellement  à  chacun  des  pro- 
fesseurs et  des  séminaristes  une  prière  de  Sa  Sainteté  Pie  XII  pour 
l'Année  Sainte,  S.  Exe.  adressa  la  parole  à  la  communauté  réunie 
dans  le  grand  hall  d'entrée.  Le  R.  P.  Philippe  Cornellier,  o.m.i., 
supérieur,  remercia  S.  Excellence  pour  sa  bienveillante  et  bienfaisante 
visite. 

Doctorat  honorifique. 

Un  doctorat  en  droit  honoris  causa  était  décerné  à  la  fin  de 
janvier  à  M.  l'abbé  Willie  Laverdière,  secrétaire  de  la  Faculté  des 
Sciences   de  l'Université   Laval  de  Québec. 

Le  T.  R.  P.  Recteur  souligna  l'aide  précieuse  fournie  par  la  Faculté 
des  Sciences  de  Laval  au  moment  de  la  fondation  de  notre  Ecole 
des  Sciences  appliquées.  Tout  en  voulant  honorer  et  récompenser 
les  mérites  personnels  de  M.  l'abbé  Laverdière  comme  savant  et  uni- 
versitaire,  l'Université   voulait,    par   ce   geste,   le   remercier   personnel- 


258  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

lernent  et   avec   lui,   ses   collaborateurs   de  Laval   des   services   signalés 
qu'ils  veulent  bien  nous  rendre. 

Agrandissement  de  l'hôpital  universitaire. 

S.  Exe.  M^"^  le  Chancelier  a  béni  récemment  les  deux  étages  ajoutés 
à  une  partie  de  l'hôpital  universitaire,  dirigé  par  les  révérendes 
Sœurs  Grises  de  la  Croix  d'Ottawa.  Les  révérendes  Sœurs  n'ont  rien 
négligé  pour  mettre  leur  institution  sur  un  pied  d'égalité  avec  les 
meilleurs  hôpitaux  du  pays.  La  partie  présentement  inaugurée  n'est 
qu'une  étape  dans  le  vaste  programme  de  construction  entrepris  par 
les  religieuses  et  qui  se  terminera  en  1952.  L'Hôpital  Général  avec  ses 
800  lits  sera  l'un  des  plus  modernes  et  des  plus  vastes  de  la  province. 

Au  nombre  des  personnages  qui  assistaient  à  la  bénédiction,  on 
remarquait  le  T.  R.  P.  Recteur,  l'honorable  Paul  Martin,  ministre  de 
la  Santé,  le  docteur  R.-E.  Valin,  chirurgien  en  chef  de  l'Hôpital, 
le  docteur  A.-L.  Richard,  secrétaire  du  comité  exécutif  de  la  Faculté 
de  Médecine,  le  commissaire  Pickering,  représentant  la  ville  d'Ottawa, 
et  plusieurs  médecins. 

Le  T.  R.  P.  Jean-Charles  Laframboise,  o.m.i.,  remercia  les  auto- 
rités de  l'Hôpital  au  nom  de  l'Université  pour  tout  ce  qu'elles  ont 
fait  en  faveur  de  la  Faculté  de  Médecine. 

RÉUNION   des   anciens    ÉLÈVES   À   WiNDSOR. 

Le  dimanche  12  février,  plus  de  700  anciens  élèves  de  l'Université, 
dont  plusieurs  hauts  fonctionnaires,  dignitaires  ecclésiastiques,  pro- 
fessionnels et  autres  personnages  de  marque,  ont  rendu  à  Windsor, 
Ontario,  un  retentissant  hommage  à  leur  Aima  Mater. 

S.  Exe.  M^'  J.  C.  Cody,  évêque  de  London,  Ontario,  a  daigné 
célébrer  le  saint  sacrifice  pour  les  anciens  de  l'Université.  M*^"^  Wilfrid 
Langlois,  V.F.,  P.D.,  curé  de  la  paroisse  a  souhaité  la  bienvenue  aux 
dignitaires  et  aux  anciens  élèves  tandis  que  le  R.  P.  René  Lamoureux, 
o.m.i.,  vice-recteur  de  l'Université  et  principal  de  l'Ecole  Normale, 
a  prononcé  le  sermon  de  circonstance. 

S.  Exe.  M^'  l'Évêque,  le  T.  R.P.  Recteur,  l'honorable  Lionel 
Chevrier,  ministre  des  Transports  ont  également  adressé  la  parole. 


CHRONIQUE   UNIVERSITAIRE  259 

Rapport  annuel  du  T.  R.  P.  Recteur. 

Le  T.  R.  P.  Recteur  vient  de  rendre  public  le  rapport  annuel  de 
l'Université  pour  l'année  1948-1949.  Ce  travail  de  plus  de  80  pages 
comprend  deux  parties:  le  rapport  du  Recteur  et  le  rapport  des 
facultés,  écoles,  instituts  et  Organisations.  On  y  trouve  un  compte 
rendu  des  fêtes  du  centenaire,  des  détails  sur  le  Bureau  des  Régents, 
le  corps  professoral,  les  nouvelles  fondations  et  le  rapport  financier. 
Comme  par  les  années  passées,  le  budget  de  l'Université  a  pu  être 
bouclé,  grâce  à  la  forte  contribution  de  la  Congrégation  des  Oblats  de 
Marie  Immaculée. 

Travaux  des  professeurs. 

Les  professeurs  des  différentes  facultés  et  écoles  ont  pris  une 
part  active  à  plusieurs  congrès  scientifiques.  Les  professeurs  de  l'Insti- 
tut de  Psychologie  ont  joué  un  rôle  très  actif  lors  du  Congrès  de 
l'Association  des  Psychologues  de  l'Ontario.  Au  cours  du  mois  de 
février,  le  R.  P.  Gaston  Carrière,  o.m.i.,  secrétaire  de  la  Faculté  de 
Philosophie,  a  été  invité  à  donner  un  travail  intitulé  Plotinus  Quest 
of  Happiness  devant  les  membres  du  Philosophie  Club  de  l'Université 
de  Virginie,  à  Chalottesville,  Etats-Unis. 

Cours  et  conférences. 

Durant  le  dernier  trimestre  plusieurs  professeurs  étrangers  et 
hommes  de  lettres  ont  donné  des  conférences  ou  des  séries  de  cours 
à  l'Université.  M.  le  chanoine  Jean  Viollet  a  donné  six  conférences 
sous  les  auspices  de  l'Ecole  des  Sciences  politiques  et  sociales  sur  les 
sujets  suivants:  Les  conceptions  politiques  en  regard  de  la  famille; 
La  conception  moderne  de  F  amour;  Le  vrai  et  le  faux  eugénisme; 
Rôle  de  F  Eglise  et  de  F  Etat  en  regard  de  la  sécurité  familiale;  Les 
bases  de  la  spiritualité  conjugale;  La  pastorale  familiale. 

À  l'Institut  Inter-Américain,  M.  Marins  Barbeau  a  traité  des 
Origines  des  naturels  de  F  Amérique  du  Nord.  Ses  quatre  cours  avaient 
pour  titre:  Les  derniers  Mongols  arrivés  en  Amérique;  Les  Sibériens 
d^ Amérique,  les  Dénés  ou  Athapascans;  Origine  des  naturels  en  Amé- 
rique qui,  depuis  15,000  ans,  avaient  les  uns  après  les  autres,  précédé 
les  Mongols  et  les  Sibériens;  Les  nations  iroquoises  et  huronnes  des 
Grands  Lacs  et  du  Saint-Laurent. 


260  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

La  Faculté  des  Arts  a  eu  l'honneur  de  présenter  aux  intellec- 
tuels de  la  capitale  M.  Jean-Marcel  Jeanneney,  doyen  de  la  Faculté 
de  Droit  de  l'Université  de  Grenoble.  Celui-ci  traita  des  Chances 
et  difficultés  de  Véconomie  française. 

Devant  un  auditoire  de  plus  de  400  personnes,  M.  le  docteur 
Jean  Ho  Fang-Li,  ancien  secrétaire  du  président  Tchang-Kai-Chek  et 
agent  de  liaison  entre  le  gouvernement  chinois  et  les  missions  catho- 
liques a  parlé  de  Thomisme  et  Sagesse  chinoise. 

Le  supérieur  général  des  Oblats  de  Saint-Joseph  à  l'Université. 

Le  T.  R.  P.  Luigi  Rosso,  supérieur  général  des  Oblats  de  Saint- 
Joseph  a  passé  plusieurs  jours  au  Séminaire  universitaire  à  l'occasion 
de  la  visite  qu'il  fit  aux  étudiants  de  sa  communauté  qui  suivent  les 
cours  de  la  Faculté  des  Arts  et  de  la  Faculté  de  Philosophie.  Le  T.  R.  P. 
était  accompagné  du  R.  P.  Enrico  Giovetto,  o.s.j.,  supérieur  de  la 
province  américaine. 

À  LA  Société  thomiste. 

La  Société  thomiste  a  tenu  ses  séances  très  régulièrement  depuis 
le  début  de  l'année  académique.  La  Société  célèbre  cette  année  le 
vingtième  anniversaire  de  sa  fondation  par  le  cardinal  Villeneuve, 
o.m.i. 

Au  cours  de  la  première  réunion,  le  R.  P.  Rosaire  Bellemare, 
o.m.i.,  du  Séminaire  universitaire  et  professeur  de  théologie  dogma- 
tique à  la  Faculté  de  Théologie  a  lu  un  rapport  sur  Béatitude  et 
Vision.  Quelques  semaines  plus  tard,  le  R.  P.  F.  Bouchard,  c.ss.r., 
du  Mont-Saint- Joseph,  Aylmer,  Québec,  donnait  une  communication 
intitulée  U Ignorance  invincible  chez  Saint  Thomas  d'Aquin. 

Trophée  Villeneuve. 

Lors  des  récents  débats  interuniversitaires,  qui  mirent  aux  prises, 
dans  une  amicale  joute  oratoire,  les  Universités  Laval,  de  Montréal 
et  d'Ottawa,  nos  élèves  remportèrent  le  trophée  Villeneuve. 


Bibliographie 

Comptes  rendus  bibliographiques 


Son  Exe.  M^'  Ildebrando  Antoniutti.  —  Sub  Umbra  Petri.  Ottawa  1949. 
21   cm.,  438  p. 

Après  avoir  publié,  sous  ce  même  titre,  il  y  a  cinq  ans,  deux  volumes  de 
discours,  un  en  français  et  l'autre  en  anglais.  Son  Exe.  le  Délégué  apostolique 
au  Canada  a  voulu  commémorer  le  cinquantième  anniversaire  de  la  Délégation 
apostolique,  en  offrant  ce  troisième  volume  de  plus  de  quarante  discours  de  cir- 
constances, qu'il  a  prononcés  depuis  la  parution  des  deux  premiers  volumes,  et 
dont  presque   les   deux  tiers   sont  en   français. 

On  y  trouve  des  allocutions  prononcées  à  l'occasion  de  consécrations  épisco- 
pales,  de  congrès  eucharistiques,  (de  semaines  sociales,  d'anniversaires  d'instituts 
religieux,  de  séances  de  l'Académie  canadienne  de  Saint-Thomas  d'Aquin,  de 
manifestations  religieuses  à  la  basilique  de  Sainte-Anne  de  Beaupré  et  au  sanc- 
tuaire de  Notre-Dame  du  Cap,  de  divers  congrès  nationaux  ou  internationaux,  etc. 
Ainsi,  les  trois  discours  en  français,  en  anglais  et  en  espagnol,  que  Son  Excellence 
a  prononcés,  lors  du  Congrès  international  de  la  J.O.C.,  tenu  à  Montréal  en  1947, 
sont  reproduits  dans  ce  volume. 

Outre  la  grande  variété  des  thèmes  traités,  il  y  aurait  à  remarquer  le  ton 
à  la  fois  docte  et  onctueux  qui  les  distingue. 

Un  Oblat  ne  saurait  passer  sous  isilence  l'allocution  si  sympathique  que  Son 
Excellence  a  intitulée  Les  spécialistes  des  m.issions  difficiles,  et  qu'il  avait  pro- 
noncée, à  l'Université  d'Ottawa,  à  l'occasion  de  la  visite  du  supérieur  général  des 
Oblats   de   Marie-Immaculée. 

Les  Canadiens  français  seront  heureux  de  relire  les  paroles  encourageantes 
que  Son  Excellence  adressait  aux  voyageurs  de  la  Survivance  française,  à  qui 
il  donnait  la  consigne  suivante:  «Vous  avez  une  double  mission:  1)  la  mission 
de  conserver  intact  votre  héritage  religieux  et  national;  2)  la  mission  de  répan- 
dre cet  héritage.  J'ajoute  que  c'est  votre  droit  de  garder  cet  héritage,  et  votre 
devoir    de   le    répandre.  » 

Ce  troisième  volume,  comme  les  précédents,  est  la  preuve  tangible  des  qua- 
lités éminentes  de  l'intelligence,  du  cœur  et  du  zèle  de  celui  qui  représente  si 
dignement  au  Canada  l'auguste  personne  de  Sa  Sainteté  le  Pape. 

Henri   Saint-Denis,   o.m.i. 


Otto  Walter.  —  Pie  XII,  sa  Vie,  sa  Personnalité.  Traduit  par  Marcel  Pobé, 
2*  éd.,  Mulhouse   (Haut-Rhin),  Éditions  Salvator,   1949.     20  cm.,  viii  pis.,  294  p. 

M.  Waller  nous  présente  ici  une  bien  intéressante  biographie  de  Pie  XII, 
depuis  son  enfance  jusqu'à  son  élévation  au  souverain  pontificat.  Les  cinq  parties: 
Uenfance,  Le  prêtre.  Le  nonce.  Le  cardinal-secrétaire  d*Etat,  et  Habemus  papam, 
sont   remplies   de   détails   pittoresques   et   intéressants.      On  trouve   plus   d'un   détail 


262  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

nouveau  et  piquant  dans  l'étude  de  M.  Walter,  et  malgré  le  nombre  assez  con- 
sidérable d'études  sur  le  grand  pape  Pie  XII,  celle-ci  nous  apporte  une  lecture 
agréable   qui   ne   manque   pas   de   nous   instruire. 

Nous  permettra-t-on  cependant  de  faire  de  légères  réserves  sur  le  style  de 
la  traduction.  On  aimerait  ici  et  là  une  phrase  plus  simple  et  un  soufle  poéti- 
que   (  !  )  moins  évident. 

Sur  le  fond  de  l'ouvage,  il  nous  semble  aussi  que  l'enthousiasme  de  l'auteur 
le  fait  magnifier  certains  événements.  Ceux  qui  ont  eu  l'avantage  de  vivre  à 
Rome  au  moment  de  l'élection  du  cardinal  Pacelli  comme  successeur  de  Pie  XI, 
reliront  avec  agrément  les  pages  que  l'auteur  y  consacre,  mais  ne  manqueront 
de   voir  ici   et   là   de   légères   exagérations. 

Deux  détails  erronés  nous  ont  un  peu  surpris  dans  l'ouvrage,  pas  exemple, 
à  la  page  210:  «Lorsque  le  «Conte  di  Savoia  »  fendit  les  eaux  de  la  baie  d'Hud- 
son,  le  matin  du  8  octobre  1936  .  .  .  »;  nous  croyons  que  la  baie  d'Hudson  est 
bien  éloignée  de  New  York  !  Nous  n'avons  pas  été  moins  étonné  d'apprendre 
que  les  Américains,  qui  ont  pourtant  l'esprit  patriotique  assez  développé  s'étaient 
trouvés  dans  l'obligation  ou  avaient  eu  la  distraction  d'arborer  l'Union  Jack 
[  sic  ]  [  p.  213  ]  et  cela  sur  les  aérodromes  des  sept  villes  que  Son  Eminence 
visita. 

Ce  volume,  orné  de  belles  planches,  fera  mieux  connaître  la  grande  et 
noble  figure  du  Saint-Père. 

Gaston  Carrière,  o.m.i. 


Fernand  Porter,  o.f.m.  —  U Institution  catéchistique  au  Canada.  Deux  siècles 
de  formation  religieuse  1633-1833.  Montréal,  Les  Editions  franciscaines,  1949. 
xxxvi-332   p. 

D'une  belle  présentation  et  dans  des  cadres  d'une  claire  logique,  voici  une 
solide  étude  historique  s'appuyant  sur  des  recherches  scientifiquement  élaborées. 
Ce  livre  intéressera  non  seulement  les  Canadiens  français  mais  tout  historien  et 
tout  éducateur  soucieux  du  rôle  que  joue  la  culture  religieuse  et  les  aidera  à 
«  rechercher  le  secret  des  valeurs  profondes  de  l'âme  des  ancêtres  »  (préf.  VII) 
dans  une  étude  qui  «  nous  fait  voir  tout  un  peuple  réalisant  son  éducation 
par  la  vertu  de  religion,  et  cela  grâce  au  travail  des  facteurs  paroisses  et  famil- 
les »  (p.  313).  La  théologie  cathéchistique  en  tirera  aussi  profit:  l'A.  montre 
que  le  catéchisme  n'est  pas  seulement  une  question  de  manuels  et  de  méthodes 
mais  une  vaste  entreprise  éducationnelle,  «  une  formation  religieuse  »  qui  requiert 
la  coopération  et  la  formation  de  maîtres  qualifiés  ;  plus  encore  :  une  «  institu- 
tion »,  i.e.  au  dire  des  sociologues,  une  organisation  sociale,  naturelle  et  sur- 
naturelle, s'adaptant  parfaitement  aux  conditions  d'un  milieu  donné  pour  s'y 
inviscérer. 

D'où  les  divisions:  première  partie,  La  formation  des  maîtres;  deuxième  partie. 
Les  livres  employés;  troisième  partie.  Le  fonctionnement  de  Vinstitution;  quatrième 
partie.  Son  évaluation. 

L'A.  étudie  un  cas  typique  d'un  milieu  chrétien,  homogène,  rural.  On  sait 
le  rôle  qu'y  joue  la  famille  et  la  paroisse.  M^'  Landrieux  avait  montré  l'im- 
portance de  la  «  paroisse  canadienne  dans  la  province  de  Québec  »  {Doc.  cath.y 
1922,  579-593).  La  théologie  pastorale  trouve  dans  la  thèse  de  l'A.  un  argu- 
ment   solide    pour    la    division    des    grosises    paroisses    et    le    maintien    du    contact 


BIBLIOGRAPHIE  263 

entre  le  prêtre  et  les  familles.  La  théologie  catéchistique  prend  conscience  de 
l'aspect  institutionnel  de  son  problème  là  où  le  milieu  devient  de  plus  en  plus 
complexe  comme  dans  les  grandes  villes  où  les  cadres  de  la  famile  et  de  la  paroisse 
ne  sont  plus  les  seules  lignes  structurales  de  la  société;  l'A.,  en  montrant  l'impor- 
tance de  ces  deux  facteurs,  aide  ainsi  par  les  leçons  du  passé  à  construire  les 
bases  religieuses  de  la  Cité  chrétienne,  en  nous  faisant  deviner  les  principes  de 
solution  qui  présideront  au  problème  de  l'adaptation  institutionnelle  moderne  dans 
toute  son  ampleur  quand  on  se  rendra  compte  de  l'organisation  du  catéchuménat 
post-baptismal  en  fonction   du  milieu. 

Guy  DE  Bretagne,  o.m.i. 

4:  :!:  H: 

Chanoine  G.  Bardy.  —  Les  Religions  non  chrétiennes.  Paris,  Désolée  et  Cie., 
1949.     17   cm.,  358  p. 

Le  tome  VII  de  la  collection  Verbum  Dei,  consacrée  à  l'histoire  de  la  Révé- 
lation juive  et  chrétienne,  offre  en  un  minimum  de  pages  le  maximum  de  ren- 
seignements et  de  documentation  sur  les  religions  non  chrétiennes.  Ce  volume 
comprend  deux  parties:  d'une  part,  après  un  chapitre  préliminaire  sur  La  religion 
et  les  religions,  l'histoire  proprement  dite  des  religions  des  primitifs,  des  Égyp- 
tiens, des  Babyloniens  et  Assyriens,  des  Phéniciens,  de  l'Islam,  de  l'Iran,  des 
Grecs,  des  Romains,  des  Celtes,  des  Germains,  de  l'Inde,  de  la  Chine  et  du 
Japon;  et  d'autre  part,  en  un  appendice  d'une  centaine  de  pages,  les  Textes  et 
Documents  empruntés  à  la  littérature  religieuse  des  différents  peuples,  dont  les 
croyances  et  le   culte   font  l'objet   de  la   première  partie. 

Il  y  a  près  de  trente  ans  que  les  ouvrages  de  Bricout  et  de  Huby  sur  ce 
sujet  ont  paru,  et  le  présent  volume,  dont  l'auteur  est  une  autorité  incontestable, 
répondra  à  l'intérêt  actuel  dans  l'histoire  comparative  des  religions  et  servira  à 
mettre  en  pleine  lumière  la   transcendance   de  la   Bible. 

Henri  Saint-Denis,  o.m.i. 


WiLHELM  Schmidt,  S.V.D.  —  Rassen  und  Vblker  in  Vorgeschichte  und  Ges- 
chichte  des  Abendlandes:  Bd.  I.  Die  Rassen  des  Abendlandes,  1946,  18,5  cm., 
XV.326  p.,  Bd.  II.  Die  Vôlker  des  Abendlandes,  1946,  18,5  cm.,  XII-329  p.,  Bd.  III. 
Gegenwart  und  Zukunft  des  Abendlandes,  1949,  18,5  cm.,  xix-619  p.  Lucerne,  Verlag 
Josef  Stocker. 

During  the  past  three  years  the  venerable  Swiss  anthropologist  and  linguist. 
Father  Schmidt,  of  the  University  of  Freiburg,  still  indefatigable  in  spite  of  his 
eighty-odd  years,  has  brought  to  completion  a  three-volume  work  that  may  sur- 
pass in  importance  even  his  earlier  monumental  work  on  the  languages  of  the 
entire   world. 

The  first  two  volumes  of  his  new  work  seek  to  examine  the  basic  elements 
in  the  civilization  of  Western  Europe.  He  begins  by  slaughtering  Hitler's  racial 
theories  with  the  same  scientific  efficiency  that  had  led  to  an  earlier  book  of 
his,  Rasse  und  Volk  (Munich  1927,  Salzburg  1935),  being  placed  on  the  Nazi 
Index  of  forbidden  books  in  1936.  He  then  proceeds  to  examine  a  scientific 
basis  for  race,  and  notes  a  fundamental  physical  change  in  the  predominant 
physical    types    in    Europe,    as    revealed    by    a    study    of    cranial    indices    from    the 


264  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

graves  of  different  periods  of  European  history.  From  somatic  anthropology 
and  the  racial  pattern  of  Europe,  he  passes  on  to  a  study  of  the  origins  and 
migrations  of  European  national  groups  and  their  culture-systems.  As  a  philologist 
he  is  greatly  interested  in  the  evidence  of  language  as  to  cultural  evolution  and 
miscegenation.  Among  the  end-products  of  the  evolutionary  process  in  Europe 
are  the  peasants  on  the  one  hand,  living  an  organic  existence  close  to  the 
life-giving   soil,  and  the   rootless,   dissatisfied   urban   proletariat   on   the   other. 

With  his  third  volume  Father  Schmidt  comes  to  grips  with  the  ominous 
question:  Has  the  West  declined  to  a  point  where  recovery  is  impossible  or  is 
there  hope  for  a  spiritual  and  cultural  renaissance  ?  Is  the  corroding  tide  of 
envy,  hate  and  nihilistic  evil  represented  by  Soviet  Communism  destined  to 
destroy    civilization  ?    Is   the   West   doomed,   body   and   soul  ? 

Father  Schmidt  believes  that  all  is  not  lost  if  the  nations  of  the  West  will 
recognize  their  several  shares  in  the  guilt  of  their  contemporary  betrayal  of 
Christian  civilization  and  will  repentantly  devote  themselves  to  a  united  defence 
of  civilized  values.  He  notes  the  guilt  of  Germany  and  Austria  but  points  out 
also  the  worse  than  criminal  folly  with  which  Britain  and  the  United 
States  surrendered  whole  nations  to  the  tyranny  of  Communism  from  1944  on. 
He  is  encouraged  to  see  that  the  political  drunkenness  of  the  Roosevelt  Soviet- 
worshipping  policy  is  beginning  to  wear  off,  and  that  the  Anglo-Saxon  Allies  now 
appreciate  the  efforts  of  Berlin  and  Vienna  to  avoid  absorption  in  the  Soviet 
horror. 

Father  Schmidt  finds  that  the  core  of  Occidental  resistance  to  the  atheistic 
Powers  of  Darkness  is  in  the  Christian  communities  of  the  West;  and  he  urges 
Christians  of  all  denominations  to  co-operate  in  a  new  upsurge  of  consecrated 
spiritual  energy  that  will  rescue  the  world  from  the  forces  of  tyranny  and 
degradation. 

Watson    KiRKCONNELL. 


Avec   l'autorisation   de   l'Ordinaire   et   des   Supérieurs. 


L  ^aménagement 
de  la  capitale  nationale 


Ayant  eu  le  grand  honneur  d'être  appelé  par  le  gouvernement 
canadien  comme  urbaniste-conseil  pour  le  projet  d'aménagement  de 
la  capitale  nationale,  je  veux  tout  d'abord  remercier  la  Revue  de  FUni' 
versité  (TOttawa  pour  m'avoir  permis  de  soumettre  à  ses  lecteurs  un 
bref  résumé   de   nos   travaux. 

On  a  trop  souvent  parlé  d'embellissement.  C'est  bien  peu  con- 
naître la  région  d'Ottawa  que  d'exprimer  un  tel  pléonasme.  La  beauté 
naturelle  du  site  se  charge  gratuitement  de  satisfaire  à  un  programme 
de  pure  esthétique.  Le  but  de  notre  projet  est  beaucoup  plus  large: 
il  vise  à  V organisation  totale  d'un  territoire  de  neuf  cent  milles  carrés, 
au  centre  duquel  se  sont  développées  les  villes  et  municipalités  qui 
forment  la  région  urbaine  de  la  Capitale,  sur  les  deux  rives  de  la 
rivière   Ottawa,   axe  vivant   de   tout   l'ensemble. 

Cette  organisation  du  territoire,  sous  des  formes  extrêmement 
diverses,  s'impose  d'autant  plus  qu'on  connaît  le  rapide  et  considéra- 
ble développement,  en  moins  d'un  siècle,  du  noyau  initial  de  Bytown 
et  des  petits  établissements  de  Hull,  qui  pendant  la  première  partie 
du  XIX*  siècle  limitaient  leurs  activités  à  quelques  industries  du  bois 
et   à   quelques  comptoirs  d'échanges  commerciaux. 

Deux  causes  ont  justifié  ce  développement;  d'abord  la  construc- 
tion en  1827  du  canal  stratégique  de  la  rivière  Rideau,  œuvre  du 
colonel  By,  et  qui  donna  naissance  à  la  petite  agglomération  de 
Bytown;  puis  surtout  à  la  providentielle  décision  de  la  reine  Victoria, 
trente  ans  plus  tard,  de  faire  de  Bytown,  devenue  Ottawa,  la  capitale 
du  Canada.  A  partir  de  ce  moment,  l'évolution  suit  une  courbe  ascen- 
dante en  forme  de  parabole.  Au  dernier  recensement  (1941),  la  région 
urbaine  d'Ottawa  comptait  238.000  âmes.  Deux  guerres  successives 
n'ont  d'ailleurs  aucunement  retardé  cette  ascension,  qui  continue  actuel- 
lement au  même  rythme.  Normalement,  le  demi-million  pourrait 
être  atteint  à  la  fin  de  ce  siècle.     Et  c'est  là  le  danger  principal  d'une 


266  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

croissance    non    contrôlée,    non    guidée.      Les    inconvénients    multiples 
en  sont  connus:   extensions  tentaculaires,  développements  linéaires  le 
long   des   routes,   lotissements   spéculatifs,   inorganiques,   bâtis   sans   la 
moindre  réserve  de  terrain  pour  écoles,  églises,  terrains  de  jeux,  cen- 
tres culturels  ou  de  récréation,  souvent  même  sur  des  terrains  impro- 
pres   à   l'habitation;    réseau    de    rues    inadéquat,    les    voies    de    grande 
circulation    se    confondant    avec    les    voies    de    desserte    domiciliaire, 
industries  et  installations  ferroviaires  mêlées  aux  habitations.     Fumées 
et  émanations  empoisonnent  l'atmosphère  tandis  que  les  bruits  et  dan- 
gers des  exploitations  nuisent  au  confort  des  habitants.     Du  fait  des 
emprises  ferroviaires,  la  zone  urbaine  compte  près  de  cent  cinquante 
passages  à  niveau  sur  son  territoire,  et  de  nombreuses  rues  sans  issue. 
Tous  ces  inconvénients  concernent  uniquement  la  fonction  urbaine. 
Que  dire   des  paysages  gâtés,   dans  la  périphérie,  par   des  entreprises 
laissées   au   hasard   de  leurs   seuls   intérêts,   trop   souvent   à   l'encontre 
de  l'intérêt  général.     Un  site  urbain  peut  offrir  d'immenses   possibi- 
lités aux  multiples  points  de  vue  du  logement,  du  travail,  de  la  pro- 
menade, du  tourisme,  de  l'esthétique  pure,  mais  il  peut  être  irrépa- 
rablement saccagé   en  bien  peu   d'années,   si  les  mesures   prévoyantes 
d'aménagement  et   de  simple  protection  n'ont  pas   été   prises.     Il  ne 
s'agit   plus   alors    d'embellissement,   mais    d'une   lutte    coûteuse   contre 
Y  enlaidissement.     Et  c'est  pourquoi  le  parlement  et  le  gouvernement 
ont  sagement  agi  en  étendant  si  loin  autour  de  l'agglomération  urbaine 
les  limites  de  l'étude  à  entreprendre;  car  aménager  une  ville  en  négli- 
geant son  cadre  est  une   dangereuse   erreur. 

Mais  tout  ceci  est  valable  pour  une  ville  quelconque;  une  capitale 
pose  en  plus  un  autre  problème,  conséquent  de  sa  fonction.  Elle  est 
comme  le  reflet  de  la  nation,  qu'elle  représente  sur  le  plan  mondial, 
comme  dans  le  domaine  intérieur.  Surtout  dans  le  cas  d'un  Etat 
fédéral,  la  capitale  est  le  siège  de  l'union  de  ses  diverses  parties, 
l'organe  de  coordination  des  intérêts  et  des  aspirations  de  chacune 
d'elles.  Washington,  Berne,  Rio  de  Janeiro,  Ottawa  ont,  toutes  pro- 
portions gardées,  des  rôles  analogues. 

Siège  du  gouvernement,  du  parlement,  des  ambassades,  des  con- 
grès nationaux  et  internationaux,  la  capitale  doit  apparaître  aux  autres 
villes  du  pays  comme  un  modèle,  par  l'ordre  de  son  plan,  ses  monu- 


L'AMENAGEMENT   DE   LA   CAPITALE   NATIONALE  267 

ments  publics,  ses  centres  de  culture  intellectuelle,  sa  dignité,  son 
accueil,  sa  grâce.  C'est  là  un  rôle  facile  pour  Ottawa  et  sa  région, 
si  largement  dotées  par  la  nature. 

C'est  sur  cette  double  donnée  que  nos  études  ont  été  entrepri- 
ses pour  Ottawa,  Hull  et  leurs  environs:  corriger  les  inconvénients 
que  l'absence  de  plan  directeur  avait  accumulés,  tracer  le  dévelop- 
pement futur  des  extensions  probables,  protéger  la  beauté  naturelle, 
rurale  ou  forestière  du  paysage  environnant,  et  concevoir  tous  les  amé- 
nagements nécessaires  au  fonctionnement  harmonieux  de  la  Capitale. 
Les  divers  éléments  de  cet  aménagement  ne  doivent  pas  être  con- 
centrés dans  la  seule  ville  d'Ottawa,  mais  une  sage  répartition,  basée 
sur  le  principe  de  la  décentralisation,  peut  les  distribuer  sur  l'en- 
semble du  territoire  urbain,  aussi  bien  dans  la  province  de  Québec 
que  dans  celle  d'Ontario.  N'y  a-t-il  pas  là  encore  un  symbole  éloquent 
de  la  nature  même  de  la  nation  canadienne,  par  l'association,  au 
bénéfice  de  sa  capitale,  des  deux  éléments  fondamentaux  de  sa  gran- 
deur, apportés  par  deux  races  et  deux  cultures  parfaitement  com- 
plémentaires. 

La  clé  du  plan  directeur  était  le  problème  ferroviaire,  déjà  con- 
sidéré avant  nous,  en  1915,  comme  la  question  essentielle,  par  les 
auteurs  du  rapport  Holt,  première  grande  étude  d'urbanisme  de 
la  région  d'Ottawa  et  de  Hull.  Et  ce  qui  était  si  vrai  en  1915,  s'est 
confirmé  et  aggravé  trente-cinq  ans  plus  tard  !  La  refonte  géné- 
rale, et  graduelle  du  réseau  ferré  situé  à  l'intérieur  de  la  zone  urbaine, 
apportera  les   avantages   suivants: 

1°  La  simplification  des  lignes  d'accès  à  la  ville  d'Ottawa,  et 
des  manœuvres  diverses  d'exploitation,  facilitera  grandement  le  tra- 
fic ferroviaire  et  donnera  aux  industries  de  meilleures  conditions  de 
production   et   d'expansion. 

2°  En  éliminant  plusieurs  lignes  qui  coupent  actuellement  la 
ville  et  déprécient  sa  valeur  foncière,  et  en  les  regroupant  sur  une 
ceinture  distributrice  à  la  périphérie  de  l'agglomération,  on  pourra 
utiliser  leurs  emprises  abandonnées  pour  constituer  un  réseau  ration- 
nel de  nouvelles  artères  circulatoires  diamétrales,  circulaires  et  trans- 
versales,  qu'il   aurait  fallu   de  toute   façon  créer  à   grands  frais   pour 


268  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

assurer  les  mouvements  faciles  de  la  circulation  et  des  transports  en 
commun. 

3"  Sur  l'ensemble  du  parcours  de  ces  nouvelles  avenues,  auto- 
routes et  voies  de  promenade,  suivant  les  emplacements,  des  quar- 
tiers nouveaux  se  développeront,  et  apporteront  une  revalorisation 
considérable  des  terrains  environnants.  Cet  avantage  profitera  à  la 
fois  à  la  prospérité  de  la  population  et  aux  finances  municipales. 

4°  Cette  complète  rénovation  du  centre  de  la  région  urbaine 
peut  s'opérer  progressivement  sans  interrompre  l'exploitation  ferro- 
viaire ni  bouleverser  la  vie  des  quartiers,  mais  suivant  un  plan  d'exé- 
cution par  étapes,  correspondant  à  l'urgence  des  améliorations  et  aux 
moyens  financiers  qui  pourront  être  mis  en  œuvre  par  les  autorités 
gouvernementales  et  municipales,  avec  le  concours  possible  de  l'ini- 
tiative privée. 

Basé  sur  cette  nouvelle  structure  de  la  circulation,  le  regroupe- 
ment des  unités  de  quartier  (community  units),  subdivisées  chacune 
en  un  certain  nombre  de  paroisses  ou  d'unités  de  voisinage,  permettra 
une  extension  urbaine  moins  compacte,  plus  aérée  et  enchâssée  dans 
un  réseau  continu  de  ceintures  vertes.  La  trame  de  ce  réseau  sera 
réservée  principalement  sur  des  terrains  plutôt  impropres  à  la  construc- 
tion (plateaux  rocheux  ou  vallées  de  criques),  dont  la  conservation 
comme  espaces  libres  mettra  en  valeur  les  accidents  naturels  de  la 
topographie. 

Dans  cette  distribution  de  centres  résidentiels  ou  industriels,  un 
zonage  rationnel  évitera  et  corrigera  peu  à  peu  le  désordre  résultant 
du  mélange  des  diverses  activités  qui  est  nuisible  au  confort  des  habi- 
tants comme  à  l'expansion  de  la  production.  Ce  zonage  limitera  la 
densité  de  construction  et  par  là  même  éliminera  le  danger  de  zones 
surpeuplées.  La  normalisation  des  densités  et  des  localisations  exer- 
cera en  outre  une  influence  importante  sur  les  mouvements  quoti- 
diens de  la  population,  surtout  aux  heures  de  pointe,  et  supprimera 
les  déplacements  inutiles  et  coûteux  qui  sont  pour  une  grande  part 
cause  de  la  congestion  circulatoire. 

La  capitale,  de  par  son  rôle  de  centre  administratif,  est  surtout 
une  ville  de  fonctionnaires.  De  nombreux  ministères  et  bâtiments 
de  services  publics  inscrits  au  programme  d'aménagement  de  la  capi- 


L'AMÉNAGEMENT   DE   LA   CAPITALE   NATIONALE  269 

taie  seront,  suivant  leur  fonction,  mieux  distribués  par  rapport  aux 
secteurs  résidentiels  et,  dans  la  mesure  du  possible,  décentralisés. 
Leur  construction  impliquera  la  réalisation  simultanée  d'un  programme 
de  nouvelles  unités  résidentielles  pour  leur  personnel,  à  proximité 
de  leur  travail. 

Les  emplacements  nécessaires  pour  écoles,  églises,  centres  com- 
merciaux, culturels  et  récréatifs,  terrains  de  jeux,  espaces  libres  de 
diverses  catégories,  seront  prévus  dès  la  création  de  chaque  unité  nou- 
velle, au  lieu  d'être  plus  tard  aménagés  tant  bien  que  mal  à  coup 
d'expropriations   quand  le  quartier   est   déjà  construit  et  peuplé. 

Voilà  en  quelques  lignes  oe  qu'est  le  plan  directeur.  Nous 
sommes,  comme  on  le  voit,  loin  d'un  plan  d'embellissement,  sans 
cependant  que  le  souci  de  l'esthétique  en  soit  absent.  Mais  l'urgence 
d'une  mise  en  ordre  sur  les  plans  matériel  et  technique,  qui  engen- 
drera automatiquement  une  mise  en  ordre  sur  le  plan  social,  s'im- 
posait  avant  toute   autre  considération. 

Il  est  impossible  dans  une  étude  aussi  brève  de  mentionner  cha- 
que opération  proposée.  Ceci  est  l'affaire  du  rapport  général  qui 
accompagnera  nos  plans  et  qui  va  paraître  incessamment.  La  presse 
a  d'ailleurs  donné  de  très  importants  extraits  de  ce  rapport  lorsqu'il 
fut  soumis  à  titre  préliminaires  au  Comité  d'Aménagement  de  la 
Capitale  nationale,  au  gouvernement  et  aux  municipalités. 

Cependant,  il  est  un  élément  important  du  plan  de  la  capitale 
qui  intéresse  tout  particulièrement  les  lecteurs  de  cette  revue:  c'est 
l'Université. 

Depuis  la  fondation  du  premier  collège  il  y  a  un  siècle,  l'Uni- 
versité d'Ottawa  occupe  un  emplacement  situé  au  cœur  de  la  ville 
et  s'accroît  graduellement.  L'enseignement  y  est  donné  dans  plusieurs 
édifices  dont  le  principal  revêt  une  indiscutable  majesté.  Il  s'est  créé 
une  atmosphère  de  tradition  autour  de  œs  premiers  bâtiments  et 
il  semble  que  le  domaine  actuel  de  cette  importante  institution  pour- 
rait facilement  s'étendre  sans  qu'on  soit  obligé  de  le  déplacer.  Il 
pourrait  éventuellement  être  compris  entre  la  rue  Wilbrod  au  nord  et 
la  rue  Somerset  au  sud,  pour  communiquer  directement  avec  le  ter- 
rain de  l'Ovale,  et  de  l'est  à  l'ouest  aller  de  la  rue  King-Edward  jus- 
qu'aux rues   Nicholas   et  Waller.     La   rue   King-Edward,   belle   artère 


270  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

principale  nord-sud,  est  prévue  pour  être  ultérieurement  élargie  dans 
la  partie  comprise  entre  la  rue  Rideau  et  son  extrémité  sud,  où  elle 
communiquera  avec  l'entrée  nouvelle  de  la  capitale  pour  les  routes 
venant  de  l'est   (Montréal),  et  du  sud-est   (Etats-Unis). 

D'autre  part,  le  projet  comporte  dans  un  avenir  plus  ou  moins 
rapproché  le  remplacement  de^  lignes  ferroviaires  qui  conduisent  à 
la  gare  centrale  actuelle  par  un  parkway  qui  longera  le  canal  à  l'est. 
L'Université  se  trouverait  de  ce  côté  en  bordure  de  ce  nouveau  park- 
way. La  réalisation  de  ce  plan  de  longue  haleine  consacrera  l'empla- 
cement traditionnel  de  l'Université  au  centre  d'un  quartier  résiden- 
tiel en  progrès  constant,  et  à  proximité  du  futur  séminaire  et  des 
autres  institutions  religieuses  de  la  rue  Main. 

Sur  ces  bases,  un  beau  plan  d'ensemble  des  différentes  facultés 
est  en  cours  d'étude  et  l'on  peut  dire  que  l'Université  d'Ottawa  consti- 
tuera un  des  principaux  facteurs  de  beauté  et  de  valeur  spirituelle 
de  la  capitale  nationale. 

Pour  réaliser  un  programme  d'aménagement  aussi  complexe  que 
l'était  celui  dont  nous  avions  la  charge,  il  fallait  d'abord  en  réunir 
toutes  les  données  imperatives:  géographiques,  historiques,  physiques, 
économiques,  sociales  ...  Ce  fut  le  travail  de  plusieurs  années  d'en- 
quêtes, de  relevés  et  d'examens  sur  place.  Il  se  dégage  de  cet  ensem- 
ble de  recherches  une  vision  nette  des  possibilités  apportées  par  le 
site,  ainsi  que  de  ses  défauts,  et  des  modifications  souvent  heureuses 
et  parfois  fâcheuses  que  lui  ont  fait  subir  les  entreprises  des  habi- 
tants. C'est  une  intéressante  leçon  de  géographie  humaine  qui  montre 
la  grande  responsabilité  des  hommes  dans  le  sort  qu'ils  imposent  à 
la  terre  que  le  Créateur  leur  a  donnée. 

La  traduction  graphique  des  résultats  de  l'enquête  fait  apparaître 
comme  sur  un  cliché  photographique  l'image  vraie,  totale  et  com- 
plexe de  ce  que  nous  appelons  le  «  fond  de  plan  ».  C'est  en  tra- 
vaillant en  superposition  sur  ce  document  que  nous  étudions  les  diver- 
ses solutions,  créatives  ou  correctives,  que  propose  le  «  plan  directeur  ». 
Si  tous  les  renseignements  recueillis  au  cours  de  l'enquête,  rapports 
écrits,  statistiques  et  analyses,  qui  permettent  d'établir  le  fond  de  plan, 
restaient  dans  leur  état  initial,  il  en  résulterait  un  volume  confus  et 
fastidieux,  cause  d'erreurs  et  d'omissions  sans  nombre.     Au  contraire, 


L'AMÉNAGEMENT   DE   LA   CAPITALE   NATIONALE  271 

leur  traduction  graphique  donne  lieu  à  d'attrayantes  et  convaincantes 
images  dont  la  lecture  et  la  compréhension  sont,  pour  ainsi  dire, 
instantanées.  L'enquête  documentaire  est  une  des  parties  les  plus 
passionnantes  du  travail  de  l'urbaniste,  et  l'on  peut  affirmer  que  la 
valeur  pratique  et  l'économie  des  solutions  qu'il  propose  varient  en 
raison   directe   de   l'exactitude   et   de   la   profondeur   de   l'enquête. 

Il  ne  faudrait  pas  conclure  sans  réaffirmer  qu'un  tel  travail,  con- 
sacré avant  tout  à  organiser  le  bien-être  et  la  prospérité  d'une  popu- 
lation, soit  seulement  un  ouvrage  de  caractère  technique.  Bien  qu'à 
la  base  l'arpenteur-géomètre,  l'ingénieur,  l'architecte,  le  statisticien, 
doivent  apporter  leur  savoir  et  leur  expérience,  l'inspiration  maîtresse 
est  également  le  fruit  de  consultations  multiples  avec  les  sociologues, 
juristes,  hygiénistes,  sans  oublier  les  historiens  et  les  géographes;  car 
si  les  hommes  sont  responsables  en  grande  partie  du  mauvais  usage 
qu'ils  font  de  la  terre  où  ils  vivent,  ils  peuvent  également,  par  la  pré- 
vision, l'imagination  et  la  connaissance  complète  des  besoins,  conser- 
ver et  améliorer  la  portion  de  territoire  qu'ils  occupent,  et  faire 
œuvre  positive  et  méritoire  dans  la  construction  de  cette  fraction  de 
géographie  humaine  qu'est  une  ville. 

Jacques  Gréber. 


Paul  Claudel 

poète  catholique^ 


Au  cours  d'une  conférence  consacrée  à  l'éloge  du  vaste  génie 
de  Dante,  Paul  Claudel  rangeait  le  poète  florentin  au  nombre  de 
quelques  grands  écrivains  de  la  littérature  universelle  qui  ont  eu  la 
gloire  de  produire  une  œuvre  dont  l'ampleur  est  égale  à  celle  de 
la  Création.  «  Ces  poètes  précellents,  écrit-il,  ont  reçu  de  Dieu  des 
choses  si  vastes  à  exprimer  que  le  monde  entier  leur  est  nécessaire 
pour  suffire  à  leur  œuvre  »  (Pos.y  1.  164)  ^.  Leur  création  est  une 
image  et  une  évocation  de  l'Univers.  Ainsi  d'immenses  étendues  spi- 
rituelles se  découvrent  et  s'illuminent  dans  le  progrès  des  vers  de  la 
Divine  Comédie,  et  à  mesure  que  s'enchaînent  les  larges  strophes, 
le  spectacle  de  la  réalité  visible  et  invisible  se  reconstitue  lentement 
sous  nos  yeux  émerveillés. 

Le  caractère  d'universalité  que  Claudel  se  plaît  à  souligner  avec 
satisfaction  dans  les  tableaux  de  la  Divine  Comédie,  il  n'est  pas  témé- 
raire à  notre  tour  de  lui  en  attribuer  le  mérite.  L'immense  entre- 
prise de  l'imagination  à  laquelle  il  a  voué  une  part  vive  de  ses  forces 
durant  une  carrière  de  plus  de  50  ans,  ne  révèle  pas  une  ambition 
moins  hardie.  A  travers  la  passion  qui  soulève  Dante  de  s'aisir  le 
monde   en   sa   masse   indivisible,   Claudel   entend   la  voix   de   ses   pro- 

1  Conférence   prononcée   à   la   Société   des   Conférences   de   l'Université   d'Ottawa, 
le  12  février  1950. 

2  Abréviations  : 

Annonce. L'Annonce  faite  à  Marie.     (Gallimard.) 

Art. Art  poétique.     (Mercure.) 

Correspondance. Jacques  Rivière  et  Paul  Claudel,  Correspondance.       (Pion.) 

Est.   Connaissance  de  F  Est.     (Mercure.) 

Feuilles. Feuilles   de  Saints.      (Gallimard.) 

Odes. Cinq  Grandes  Odes.     (Gallimard,  pagination  de  la  19®  édition.) 

Partage. Partage  de  Midi.     (Mercure.) 

Père.   Le  Père  Humilié.     (Gallimard.) 

Pos.  I.  II.  Positions  et  Propositions,  vol.   I  et   II.     (Gallimard.) 

Ruth.    .„- Introduction  au  Livre  de  Ruth.     (Desclée  de   Brouwer.) 

Soulier.    Le  Soulier  de  Satin.     (Gallimard,  pagination  de  la  18®  édition.) 

Tête.   Tête  d'Or.     (Mercure.) 

Tobie.  Le  Livre  de  Tobie  et  de  Sara.     (Gallimard.) 

Ville La  Ville.     (Mercure.) 

Violaine. La  Jeune  Fille  Violaine.     (Mercure.) 


PAUL  CLAUDEL  273 

près  désirs.  Il  découvre  dans  la  vision  dantesque  l'accomplissement 
de  «es  vœux  et  de  ses  tentatives  d'écrivain.  Le  sentiment  d'une  étroite 
parenté  d'esprit  l'a  porté  vers  le  poète  du  Paradis  et  de  l'Enfer,  tout 
autant  que  vers  Homère  et  Virgile,  Eschyle  et  Shakespeare,  ces  poètes 
impériaux  qu'il  a  adoptés  pour  maîtres  dès  l'époque  de  sa  jeunesse. 
Les  goûts  révèlent  ici  les  pentes  du  génie  —  d'un  génie  orienté  vers 
l'univers  et  que  nous  pourrions  définir  le  sens  de  la  totalité. 

Cette  expression  «  le  sens  de  la  totalité  »  rend  assez  exactement, 
me  semble-t-il,  le  caractère  le  plus  intime  du  génie  de  cet  écrivain 
qui,  à  la  veille  de  sa  conversion,  était  en  voie  d'étouffer  dans  les 
cadres  étroits  de  l'incroyance  et  qu'ont  épanoui  dans  la  joie  et  la 
liberté  les  amples  horizons  et  le  plein  air  de  la  Révélation  chrétienne. 

Il  se  sent  en  accord  et  en  continuité  avec  le  monde  entier.  Et 
cette  aspiration  à  la  totalité  ne  se  réduit  pas  chez  lui  à  la  volonté 
de  ne  considérer  le  monde  que  sous  cet  angle  de  vision  ni  à  celle 
de  créer  dans  ses  poèmes,  pour  traduire  cette  ^iie,  de  vastes  fresques 
de  l'Univers;  elle  ne  se  résume  pas  à  un  accueil  de  l'esprit,  si  ardent 
et  si  généreux  soit-il.  Sans  doute,  le  sentiment  de  l'universel  impli- 
que ces  éléments;  et  il  est  évident,  pour  qui  s'arrête  un  instant  à  prê- 
ter l'oreille  aux  résonances  des  Cinq  Grandes  Odes,  que  le  poète 
répugne  à  envisager  les  objets  en  eux-mêmes  et  à  les  isoler  du  réseau 
de  leurs  rapports,  mais  qu'il  les  situe  dans  leur  décor,  qu'il  se  reporte 
sans  cesse  à  l'inépuisable  richesse  de  la  perception  de  ces  réalités  et 
qu'il  s'attache  à  la  saisir  et  à  les  peindre  dans  leurs  multiples  rela- 
tions avec  l'ensemble  des  choses. 

La  terre  tient  au  ciel,  le  corps  tient  à  l'esprit,  toutes  les  choses  qu'il  a 
créées  ensemble  communiquent,  toutes  à  la  fois  sont  nécessaires  l'une  à 
l'autre. 

(Annonce,  62.) 

Cette  parole  recueillie  dans  la  bouche  de  l'un  des  personnages 
de  U Annonce  faite  à  Marie,  il  ne  fait  aucun  doute  que  ce  ne  soit 
l'une  de  ces  expressions  qui  révèle,  en  son  âme  profonde,  l'œuvre 
du  poète.  Il  jouit  du  don  de  la  totalité.  Il  en  est  possédé.  Car, 
chez  lui,  cette  disposition  ne  résulte  pas  d'un  patient  effort  de  la 
réflexion;  elle  n'est  pas  le  fruit  de  convictions  mûries  lentement  et 
obscurément.  Un  travail  ininterrompu  de  méditations  et  de  recher- 
ches  ont   contribué    à   l'éclairer   et   à   l'affermir.      Mais   elle   n'est   pas 


274  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

l'effet  d'une  qualité  acquise.  Elle  est  un  don  de  nature,  quelque 
chose  de  gratuit,  de  libre  et  de  souverain,  une  vertu  naïve,  spontanée 
et  irrépressible  comme  la  vie  d'où  elle  procède  et  qui  avec  l'âge  et 
l'étude  s'est  accrue  en  force  et  en  vigueur.  Elle  est  un  instinct  et 
une  sympathie.  Ce  génie  est  habité  par  l'instinct  de  l'Unité  et,  dès 
qu'il  réfléchit  ou  s'exprime,  il  révèle  l'Unité  des  êtres.  Au  cours  de 
ses  explorations  de  l'Univers,  ce  n'est  pas  le  raisonnement  qui  le 
conduit,  c'est  le  sentiment  de  la  parenté  des  choses  et  de  leur  intime 
liaison. 

Dans  une  lettre  adressée  à  Jacques  Rivière,  Claudel  observait 
avec  une  grande  justesse:  «  Tout  artiste  vient  au  monde  pour  dire 
une  seule  chose,  une  seule  toute  petite  chose,  et  c'est  cela  qu'il 
s'agit  de  trouver  en  groupant  le  reste  autour»  {Correspondance,  191). 
C'est  chez  le  peintre  une  couleur  préférée  ou  plutôt  fondamentale; 
chez  le  poète,  c'est  une  note  essentielle,  partout  obsédante  et  obsti- 
née qui  sourd,  affleure  ou  s'épanche  à  travers  les  divers  dévelop- 
pements du  poème.  Chez  Claudel,  ce  thème  privilégié  et  dominateur, 
c'est  le  sentiment  de  la  solidarité  qui  perçoit  tous  les  êtres  réunis  en 
un  seul  Univers:  c'est  un  don  de  sympathie  qui  éprouve  et  crée 
l'unité.  La  foi  a  éclairé  ces  dons:  elle  a  découvert  au  poète  d'im- 
menses étendues  invisibles  que  l'œil  et  l'esprit  n'auraient  pu  percevoir 
par  leurs  seules  ressources;  elle  a  manifesté  les  liens  qui  unissent  au 
monde  et  à  Dieu  les  divers  domaines  du  monde  visible. 

Cette  analyse  très  sommaire  permet  d'entrevoir  avec  quel  bon- 
heur le  terme  de  «  catholique  »  est  approprié  à  une  œuvre  élargie 
aux  dimensions  de  toute  la  réalité.  Elle  qualifie  l'une  de  ses  tendan- 
ces fondamentales,  et  peut-être  la  plus  profonde. 

O  credo  entier  des  choses  visibles  et  invisibles,  je  vous  accepte  avec 
un  cœur  catholique  ! 

Où  que  je  tourne  la  tête 

J'envisage  l'immense  octave   de  la   Création  ! 

Le  monde  s'ouvre  et,  si  large  qu'en  soit  l'empan,  mon  regard  le  traverse 
d'un  bout  à   l'autre. 

J'ai  pesé  le  soleil  ainsi  qu'un  gros  mouton  que  deux  hommes  forts 
suspendent  à   une  perche  entre  leurs  épaules. 

J'ai   recensé  l'armée   des   Cieux   et  j'en   ai   dressé  état. 

Depuis  les   grandes  Figures   qui  se  penchent  sut  le  vieillard  Océan. 

Jusqu'au  feu  le  plus  rare   englouti   dans  le  plus  profond  abîme. 


PAUL  CLAUDEL  275 

Ainsi   que  le   Pacifique  bleu-sombre   où  le   baleinier   épie   Févent   d'un 
80u£Qeur   comme   un    duvet   blanc. 

Vous  êtes  pris  et  d'un  bout  du  monde  jusqu'à  l'autre  autour  de  Vous 

J'ai  tendu   l'immense    rets    de   ma   connaissance. 

Comme   la  phrase   qui  prend   aux   cuivres 

Gagne  les  bois  et  progressivement  envahit  les  profondeurs  de  l'orchestre. 

Et  comme  les  éruptions  du  soleil 

Se  répercutent  sur  la  terre  en  crises  d'eau  et  en  raz-de-marée. 

Ainsi  du  plus   grand  Ange  qui  vous  voit  jusqu'au  caillou  de  la  route 
et  d'un  bout   de  votre   création  jusqu'à   l'autre. 

Il  ne  cesse  point  continuité,  non  plus  que   dç  l'âme  au  corps; 

Le  mouvement  ineffable  des  Séraphins  se  propage  aux  Neuf  ordres  des 
Esprits, 

Et  voici  le  vent  qui  se  lève  à  son  tour  sur  la  terre,  le  Semeur,  le  Mois- 
sonneur. 

Ainsi   l'eau   continue   l'esprit,   et  le   supporte,   et  l'alimente, 

Et  entre 

Toutes   vos    créatures   jusqu'à   vous    il    y   a    comme   un  lien   liquide. 

{Odes,  57.) 

Ajoutons  à  des  réflexions  sèches  et  brèves  et  à  ce  permier  con- 
tact, quelques  sondages  plus  prolongées  en  vue  d'écouter  à  loisir  les 
accords  d'une  aussi  puissante  harmonie. 

Dès  le  jeune  âge,  Claudel  a  noué  avec  la  nature  une  amitié  sans 
déclin.  Son  enfance  s'est  écoulée  dans  le  sévère  pays  du  Tardenois, 
situé  aux  confins  de  l'Ile-de-France  et  de  la  Champagne,  à  l'orée 
de  la  grande  plaine  du  Nord  qui  conduit  vers  Soissons,  et  plus  loin, 
derrière  l'horizon,  vers  la  cathédrale  de  Laon.  C'est  un  très  ancien 
terroir  des  Gaules  dont  Claudel  a  assimilé  les  vertus  avec  une  ivresse 
sauvage  et  ce  sens  aigu  de  la  réalité  terrienne  que  possèdent  les  paysans. 
Il  l'a  sillonné  en  d'immenses  promenades,  il  a  poussé  des  explorations 
vers  les  quatre  horizons  que  son  imagination  peuplait  de  légendes 
et   d'être   fantastiques. 

Moments  féconds  de  joie  et  de  liberté  au  cours  desquels  le  poète 
se  nourrit  des  spectacles  de  la  Création.  Il  engage  alors  avec  les 
êtres  un  dialogue  ininterrompu  et  passionné,  tandis  qu'il  croît  et  mûrit, 
mélangé  à  son  terroir,  comme  la  vigne  enroulé  à  l'olivier.  Il  n'y 
a  qu'à  ouvrir  au  hasard  les  premiers  drames  pour  récolter  à  pleines 
mains  les  souvenirs  encore  humides  de  la  rosée  matinale  et  resplen- 
dissant sous  l'éclat  du  soleil: 


276  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

O  quand  reviendra  le  soleil  ! 

O  la  Marne   dorée, 

Où  le  batelier  croit  qu'il  vogue  sur  les  coteaux  et  les  vignes,  et  les 
maisons   aux   faîtes   de   plâtre,   et  les   jardins   où  le  linge   est   étendu  ! 

Encore   quelques   heures. 

Quelques  heures   et  le   soleil  poussera  sa  splendeur  hors   du  Noir  ! 

O  il  y  a  quelques  années,  alors  que  je  n'avais  pas  «ncore  achevé  de 
grandir. 

J'allais  me  baigner  avant  le  jour,  et  quand  je  remontais,  marchant 
dans  la  boue  et  les  roseaux, 

Je  voyais  l'Aurore  grandir  au-dessus  des  forêts,  et  comme  quelqu'un 
qui  remet  sa  chemise,  tout  nu  je  levais  les  deux  bras  vers  les  coquelicots 
d'or! 

O  quand  reviendra  le  soleil  !  Que  je  te  revois  encore  cette  fois, 
soleil   de   la   terre  ! 

(Tête,  280.) 

En  juin  chante  le  coucou;   l'enfant  se  met  en  route  pour  le  trouver; 

Il  n'y  a  personne;  il  y  a  un  charme  sur  la  route;  il  s'arrête,  le  cœur 
gonflé  de  douleur. 

Comme   tout   est   tranquille  !      Comme   il   fait   beau   temps  ! 

J'entends  toujours  là-bas  l'oiseau  .  .  . 

La  tourterelle. 

On  l'entend  au  temps  de  la  moisson  à  quatre  heures,  quand  tout  le 
monde  est  à  goûter; 

Les   filles   qui   sont   placées  loin   de   chez   elles   pleurent; 

La   laveuse   qui   lave    son   linge   toute   seule   à   l'entrée   du  bois 

S'arrête  quand  elle  l'entend,  le  battoir  en  l'air,  et  se  retourne  pour 
voir   qui   est-ce   qui   est   là. 

(Violaine,  66.) 

Cette  gerbe  d'images  a  été  ramassée  sur  la  terre  natale  du  poète: 
elles   conservent   le   charme   et  la  suavité   des   souvenirs   de   l'enfance. 

Quelques  années  plus  tard  les  devoirs  de  la  diplomatie  vont  tra- 
cer au  poète  une  route  qui  le  mène  en  Extrême  Orient.  Il  y  sera 
retenu  par  des  fonctions  consulaires  et  pour  des  séjours  prolongés. 
Plusieurs  années  de  résidence  à  Shanghai,  à  Fou  Tchéou  et  à  Pékin, 
de  rapides  tournées  au  Japon  et  en  Indochine  lui  découvrent  des 
paysages  hier  inconnus  et  la  diversité  multiforme  des  contrées  de  la 
planète.  Un  recueil  de  poèmes  en  prose,  intitulé  Connaissance  de 
VEst,  est  né  des  observations  et  des  contacts  assidus  qu'a  poursuivis 
le  poète  avec  la  nature  chinoise.  Un  profond  respect  à  l'égard  de  la 
nature,  une  sympathie  toujours  en  éveil  et  le  sentiment  qu'un  drame 
religieux  se  passe  derrière  le  voile  changeant  et  coloré  des  spectacles 
quotidiens,    animent    tous    les    morceaux.      Le    promeneur    infatigable 


PAUL  CLAUDEL  277 

qu'il  est  vit  entouré  de  la  Création  et  en  continuité  avec  «  ce  monde 
de  la  Sagesse  de  Dieu  »  dont  il  perçoit  le  message  et  qu'il  a  mission 
d'interpréter. 

C'est  grâce  à  ce  commerce  d'amitié  avec  la  nature  que  le  poète 
a  reçu  l'intuition  des  liens  multiples  et  parfois  secrets  qui  rattachent 
dans  un  même  dessein  et  à  un  sort  commun  le  lever  du  soleil  au 
cours  de  la  vie  humaine.  Au  ciel,  le  temps  est  indiqué  par  le  mou- 
vement circulaire  des  grandes  constellations  comme  sur  le  cadran 
de  l'horloge  cosmique;  et  ce  même  temps  bat  sous  la  cage  de  notre 
poitrine,  indiqué  par  les  pulsations  du  cœur.  Les  rythmes  de  notre 
vie  humaine  se  joignent  et  s'enlacent  au  progrès  du  jour  et  de  l'année. 
Les  mêmes  incidents  qui  composent  l'existence,  la  chaîne  des  tra- 
vaux et  des  jours  se  fondent  dans  la  toile  mobile  des  saisons.  Ecou- 
tez ce  passage  de  YAnnonce  faite  à  Marie, 

A.  V.  —  Pierre  de  Craon,  tu  as  beaucoup  de  pensées,  mais  pour  moi 
ce   soleil  me   suffit   qui  va   s'éteindre. 

Toute  ma  vie  j'ai  fait  la  même  chose  que.  lui,  la  culture  de  la  terre,  me 
levant  et  rentrant  avec  lui. 

Et  maintenant  j'entre  dans  la  nuit  et  elle  ne  me  fait  pas  peur,  et 
je  sais  que  là  aussi  tout  est  clair  et  réglé,  en  la  saison  de  ce  grand  hiver 
Céleste  qui  met  toute  chose  en  mouvement. 

Le  ciel  de  la  nuit  où  tout  est  travail  et  qui  est  comme  un  grand 
labour,   et  une   pièce    d'un   seul   tenant. 

Et  le  Colon  éternel  y  pousse  les  Sept  Bœufs,  l'œil  fixé  sur  une  étoile 
immuable. 

Comme  nous  autres  sur  la  branche  verte  qui  marque  le  bout  du  sil- 
lon. 

Le  Soleil  et  moi,  côte  à  côte. 

Nous  avons  travaillé,  et  ce  qui  sort  de  notre  travail  ne  nous  regarde 
pas.     Le  mien  est  fait. 

Je  me  suis  uni  à  la  nécessité  et  maintenant  je  voudrais  m'y  dissoudre. 

{Annonce^   202.) 
Et   cet   autre   passage: 

Me  voici  assis,  et  du  haut  de  la  montagne  je  vois  tout  le  pays  à 
mes   pieds. 

Et  je  reconnais  les  routes,  et  je  compte  les  fermes  et  les  villages, 
et  je  les  connais  par  leurs  noms  et  tous  les  gens  qui  y  habitent. 

La  plaine  par  cette  échappée  à  perte  de  vue  vers  le  Nord  ! 

Et  ailleurs,  se  relevant,  la  côte  autour  de  ce  village  forme  comme 
un  théâtre. 

Et  partout,  à  tout  moment. 

Verte  et  rose  au  printemps,  bleue  et  blonde  l'été,  brune  l'hiver  ou 
toute  blanche   sous  la  neige. 


278  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

Devant  moi,  à   mon   côté,  autour   de   moi, 

Je  ne  cesse  point  de  voir  la  Terre,  comme  un  ciel  fixe  tout  peint  de 
couleurs  changeantes. 

Celle-ci    ayant    une    forme    aussi    particulière    que    quelqu'un    est    tou- 
jours là   avec  moi  présente. 

Maintenant   c'est   fini. 

Que    de   fois   ne   suis-je   pas   sorti   de   mon  lit,   allant   à   mon   ouvrage  ! 

Et    maintenant    voici    le    soir,    et   le    soleil    ramène    les    hommes    et   les 
animaux   comme   avec  une   main. 

(Annonce^   205.) 

L'homnie  n'est  donc  pas  un  être  isolé  dans  la  Création;  il  est 
rattaché  à  la  terre,  aux  plantes  et  aux  étoiles  par  de  multiples  liens 
grâce  auxquels  il  demeure  en  continuité  avec  l'ensemble  de  tout  ce 
qui  a  un  nom  et  un  visage  autour  de  lui.  Sa  présence  est  réclamée: 
sa  participation  est  sollicitée: 

«  Au  dessus  de  la  nature,  écrit  Claudel,  au-dessus  de  ce  spectacle 
que  circonscrit  l'horizon  et  où  s'exerce  l'action  du  temps,  et  qui  nous 
a  été  donné  en  avoir  compréhension,  possession  et  usage,  retentit 
dans  le  cœur  de  l'homme  une  confession  permanente.  Nous  ne  ces- 
sons pas  d'être  avec  cette  chose  que  Dieu  a  faite.  Elle  a  quelque 
chose  à  dire.  Nous  nous  sentons  constitués  en  tant  que  ses  délégués 
à  l'expression.  Et  cette  expression,  c'est  quelque  chose  de  trop  sacré 
et  de  trop  solennel  pour  appartenir  au  domaine  de  la  spontanéité 
et  de  l'improvisation  personnelle.  C'est  un  texte  antérieur  à  nous- 
mêmes  à  quoi  nous  avons  à  nous  incorporer.  Nous  l'assumons  comme 
un  vêtement  .  .  .  C'est  Dieu  même  en  grande  paix  avec  son  œuvre 
qui  l'a  mis  dans  notre  bouche  et  sur  nos  épaules  ...  La  nature 
aussi  depuis  le  lever  du  soleil  jusqu'à  son  coucher,  et  depuis  le  lever 
de  la  lune  et  des  étoiles  jusqu'à  leut  coucher,  célèbre  un  office,  et 
ses  Heures  sous  l'inclinaison  sans  cesse  variée  du  rayon  dominical  ne 
cessent  pas  d'accompagner  et  de  soutenir  les  nôtres.  C'est  le  senti- 
ment confus  de  cette  solidarité,  de  ce  mystère  à  élucider,  de  cette 
parole  muette  à  interpréter  qui  est  la  raison  de  l'intérêt  de  plus  en 
plus  attentif  et  poignant  que  le  peintre  moderne  prend  au  paysage  » 
(Œil,  189). 

La  ferveur  passionnée  qui  court  à  travers  cette  page  donne  à 
entendre  le  culte  que  le  poète  rend  à  la  nature.  Elle  s'offre  à  lui 
comme  un  texte  sacré,  tout  imprégné  des  grandeurs  divines  et  chargé 
d'en  communiquer  aux  hommes  quelques  parcelles  lumineuses. 


PAUL  CLAUDEL  279 

Voilà  pourquoi  à  qui  désire  pénétrer  la  nature,  l'entendre  chan- 
ter et  prendre  part  à  son  chant,  s'imposent  certaines  dispositions  de 
l'âme  et  du  cœur,  et  Claudel  n'a  pas  craint  de  les  recommander. 
Car  elle  exige  du  sujet  qui  l'interroge  une  attitude  de  respect,  de 
silence  et  d'attention.  Un  personnage  épisodique  du  Soulier  de 
Satin  et  qui  figure  dans  l'une  des  scènes  de  la  quatrième  journée, 
tient  sur  cette  question  des  propos  décisifs  —  c'est  un  peintre  japo- 
nais, ami  de  Rodrigue,  qui  se  fait  le  porte-parole  du  poète: 

Il   est   écrit   que   les   grandes   vérités   ne   se   communiquent   que   par   le 

silence.      Si    vous    voulez    apprivoiser    la    nature,   il    ne    faut    pas    faire    de 

bruit.     Comme  une  terre  que  Feau  pénètre.     Si  vous  ne  voulez  pas  écouter, 

vous  ne  pourrez  pas  entendre. 

{Soulier,  329.) 

Le  silence  est  la  clef  qui  établit  le  contact  entre  les  choses  et 
nous,  et  fait  que  nous  en  comprenons  le  sens.  Les  spectacles  de  la 
nature  qui  font  décor  à  notre  existence,  et  les  êtres  que  nous  croi- 
sons sur  le  chemin  ont  un  sens,  et  ce  sens  est  divin,  car  il  vient  de 
Dieu.  Le  Créateur  est  Celui  qui  a  produit  les  choses.  Et  lorsqu'il 
les  a  posés  dans  l'existence,  il  ne  leur  retire  pas  son  assistance  pour 
les  abandonner  à  leur  sort.  Au  contraire,  il  les  maintient  dans  l'Etre 
sans  interruption.  C'est  lui  qui  leur  fournit  l'existence,  la  vérité, 
la  signification.  Chaque  chose,  si  humble  et  cachée  soit-elle,  est  une 
parole  par  laquelle  s'exprime  la  Sagesse  de  Dieu;  chaque  chose:  cet 
érable  qui  étend  son  feuillage  au-dessus  du  cours  d'eau,  ce  lièvre  qui 
traverse  en  bondissant  la  chaussée  de  gravier,  la  colline  toute  rose 
des  bourgeons  qui  éclatent  au  soleil  printanier,  le  firmament  et  la 
mer,  le  crayon  qui  est  devant  moi  et  la  nourriture  que  je  prends. 
Toutes  les  choses  rendent  un  message  et  il  y  a  des  hommes  qui  le 
perçoivent  clairement,  tandis  que  d'autres,  la  plupart  du  temps,  ne 
l'entendent  pas. 

C'est  que  pour  saisir  ce  message  multiforme  mais  toujours  sacré, 
certaines  dispositions  d'esprit  sont  indispensables,  et  parmi  celles-ci, 
il  y  a  le  silence  et  l'attention.  Les  maîtres  de  l'Orient  l'ont  enseigné 
au  poète,  eux  qui  ont  fait  un  large  emploi  de  la  sagesse  de  l'im- 
mobilité :  «  Un  des  principes  de  la  secte  Zen,  écrit  Claudel,  est  que 
les  grandes  vérités  sont  ineffables.  Elles  ne  peuvent  pas  être  ensei- 
gnées,  elles   se   communiquent   à   l'âme   par  une   espèce   de   contagion. 


280  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Un  raisonnement  toujours  va  être  neutralisé  par  un  autre  raison- 
nement. Mais  le  tumulte  au  fond  de  notre  âme  ne  pourra  pas  se 
défendre  longtemps  contre  le  silence,  ni  l'eau  contre  le  reflet  »  {Oiseau, 
127). 

Ainsi  que  le  fait  observer  un  personnage  de  Partage  de  Midi, 
s'adressant   à  Dieu: 

Vous  êtes  là  et  c'est  assez.  Taisez-vous  seulement 

Mon  Dieu,  afin  que  votre  créature  entende.  Qui  a  goûté  à  votre 
silence, 

Il  n'a  pas  besoin  d'explication. 

{Partage,  132.) 

Mais  pour  goûter  au  silence  de  Dieu  et  permettre  à  sa  voix  de 
s'élever  dans  la  demeure  de  l'âme,  il  faut  établir  le  recueillement 
intérieur.  Le  message  que  Dieu  publie  par  le  truchement  de  ses 
créatures  restera  imperceptible  à  qui  est  habité  par  le  vacarme  assour- 
dissant des  passions  et  assujetti  aux  sollicitations  de  l'égoïsme.  Ce 
sont  nos  mauvaises  dispositions  qui  obscurcissent  la  transparence  de 
la  parole  divine  dans  les  choses.  Elle  n'est  pas  en  elle-même  obscure, 
elle  est  rendue  opaque  à  cause  de  nos  misères.  Nous  en  abusons. 
Cette  parole  qui  donne  du  prix  au  plus  humbles  choses,  nous  l'em- 
ployons aux  fins  de  notre  jouissance  personnelle.  Nous  nous  empiarons 
de  cette  parole  qui  confère  aux  êtres  un  sens,  un  poids  divin,  une 
fraîcheur  de  paradis,  et  nous  la  déformons,  nous  l'intégrons  dans  les 
cadres  de  nos  vues  personnelles,  mesquines,  souvent  orgueilleuses  et 
futiles,  sans  remarquer  que  nous  commettons  un  vol  et  une  fraude. 
L'orgueil  qui  se  nourrit  de  sa  suffisance,  la  convoitise  qui  poursuit 
l'accomplissement  d'ambitions  personnelles,  l'exploitation  du  monde 
pour  le  profit  et  l'intérêt  détournent  l'esprit  d'y  voir  briller  les 
reflets  de  la  Sagesse  divine  et  son  langage  est  rendu  impénétrable  à 
des  oreilles   devenues  sourdes. 

Les   autres   autour   de   moi,  toutes   ces   personnes, 

Qu'est-ce  qu'ils  savent  des  choses  ?  n'en  prenant  bien  vite  que  ce  qui 
leur  est  nécessaire,  deux  clins  d'œii  pour  se  guider  au  travers  de  leur 
petite   comédie  ? 

Mais    moi,    tout    me    parle,    tout    me    touche    jusqu'au    fond    du    cœur. 

{Père,   15.) 

C'est  Pensée,  un  personnage  du  Père  Humilié,  qui  s'exprime  dans 
cette  langue  mélodieuse  et  qui  définit  le  don  de  sympathie  intuitive 


PAUL  CLAUDEL  281 

qui  dilate  Tame  du  poète  et  la  rend  accueillante  et  attentive  aux  moin- 
dres murmures  que  profère  la  réalité.  Pour  avoir  accès  à  ce  trésor, 
il  suffit  de  se  rendre  disponible,  de  rompre  avec  l'agitation  et  la  fièvre 
qui  nous  possèdent,  et  parvenu  à  cet  état  de  paix,  de  s'accorder  à  l'har- 
monie des  choses. 

Qu'est-ce  qui  se  passe  dans  le  silence  de  la  nuit  ?  À  quoi  sont  occu- 
pées les   forêts   et  la   mer  ? 

Nous  ne  comprenons  les  choses  que  si  nous  nous  mettons  avec  elles 
dans   le   même   état   de   prière. 

(Feuilles,  62.) 

Alors  devant  le  regard  purifié,  toutes  choses  deviennent  transpa- 
rentes. Le  monde  apparaît  dans  sa  limpidité,  ruisselant  de  la  Sagesse 
qui  l'a  créé,  qui  l'illumine  et  lui  donne  une  saveur.  Et  dans  l'âme 
conquise  du  poète,  l'acclamation  s'élève  comme  un  chant  triomphal: 

Écoute  ma  voix  retentir  seule  dans  l'immensité  !  Les  vents  se  recueil- 
lent, et  seul  avec  moi  dans  les  hauteurs  suprêmes  est  entendu  ce  faible 
chant. 

Vois  autour  de  moi  la  terre  saine  et  nettoyée,  considère  l'étendue 
illimitée,  le  jour  avec  la  pureté  de  la  nuit,  la  splendeur  du  Lion  dans 
la  limpidité  de  l'hiver,  et  connais  que  toutes  choses  «ont  dévoilées  ! 

Ne  vois-tu  pas  que  tout  est  préparé  pour  la  paix  et  quei  tu  ne  saurais 
te    refuser   plus    longtemps    à   la   trêve    et    au   pacte  ? 

La  lumière  commence,  l'air  prend  d'un  bout  à  l'autre  !  Voici  la  pré- 
sence  latérale   du   Soleil,   voici  l'irrésistible  invasion   du  Feu  ! 

Voici  l'extension,  voici  la  gloire,  voici  le  jour  de  l'ostension  de  Dieu 
pareille    à    la   victoire    de   l'Eté  ! 

{Ville,  292.) 

Le  monde  dans  une  fumée  d'or  émerge  à  la  fenêtre  du  poète: 
«  Sortant  du  sommeil  de  la  nuit,  je  me  suis  réveillé  dans  les  flammes. 
Tant  de  beauté  me  force  à  rire  !  Quel  luxe  !  quel  éclat,  quelle  vigueur 
de  la  couleur  inextinguible  !  C'est  l'aurore.  Ce  n'est  point  du  rouge, 
et  ce  n'est  point  la  couleur  du  soleil:  c'est  la  fusion  du  sang  dans 
l'or  !  C'est  la  vie  consommée  dans  la  victoire,  c'est,  dans  l'éternité, 
la  ressource  de  la  jeunnesse  !  »   (Est,  123.) 

Et  maintenant  voici  la  confidence  d'un  souvenir  rapporté  d'une 
excursion  sur  une  plage  japonaise:  «Cette  odeur  de  marée  tout-à- 
coup,  cette  odeur  d'algues  marines  dans  ma  pensée  est  si  forte  qu'elle 
renverse  tout  !  Te  rappelles-tu  cette  plage  d'Isé  à  neuf  heures  du  matin, 
cette  mer  dans  la  fraîcheur  du  matin,  cette  fraîcheur  qui  est  le  con- 
tact   de   la   pureté,   la   mer   sous    le    soleil   de   neuf   heures    et   le   cri 


282  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

visible  de  la  lumière,  une  orgie  de  visibilité,  riante,  retentissante, 
resplendissante,  pleine  d'esprit,  d'espérance  et  de  lumière,  à  la  fois 
vive  monnaie  et  nappe  étoilée:  la  plénitude  de  l'eau  ?  »   {Oiseau,  178.) 

Ainsi  le  poète  est  introduit  dans  les  mystères  de  la  nature;  il  par- 
ticipe à  son  ivresse  et  à  sa  joie;  il  s'associe  au  déroulement  de  l'am- 
ple cérémonie.  Les  heures  tournent  sur  la  surface  de  la  terre  et  la 
couleur  du  jour  varie  selon  les  heures:  la  nuit  spacieuse  et  resplen- 
dissante, présidée  par  la  Lune;  la  fraîcheur  de  l'Aube;  Midi  aveu- 
glant de  splendeur;   le   Soir  porteur  de  la  Paix. 

Puis  se  dessine  la  ronde  des  Saisons:  le  Printemps,  qui  renou- 
velle la  jeunesse  primitive  du  monde,  la  flamme  ardente  de  l'Eté 
qui  consume,  l'Automne  chargée  de  fruits,  l'Hiver,  période  du  dépouil- 
lement. Et  au  cours  de  cette  lente  révolution  de  l'année,  qui  forme 
la  toile  de  fond  des  principaux  drames,  le  coucou  chante  sur  la  haute 
branche  d'un  hêtre;  un  charme  déploie  ses  feuillages  dans  la  blan- 
cheur de  Midi;  on  entend  roucouler  la  tourterelle  au  temps  de  la 
moisson;  une  laveuse  lave  son  linge  à  l'entrée  du  bois,  tandis  qu'un 
vent  faible  et  doux  agite  légèrement  les  blés  et  les  feuilles.  Sous  le 
grand  ciel  bleu,  tandis  que  se  poursuit  le  déroulement  de  cette  ample 
liturgie,  le  poète  ne  cesse  de  regarder  et  d'acclamer  du  fond  de  l'âme. 

Lorsqu'il  était  en  Chine,  jeune  diplomate  alors  et  encore  au 
début  de  ses  longs  tête-à-tête  avec  la  nature,  que  de  fois,  promeneur 
infatigable,  il  s'est  fait  de  la  contrée  l'observateur  silencieux.  Il  a 
habité  la  solitude  paisible  et  copieuse  :  «  Devant  les  pas  du  prome- 
neur s'ouvre  l'étendue  aimable  et  solennelle.  Je  mesure  de  l'œil  le 
circuit  qu'il  me  faudra  suivre  »  {Est,  57).  «  Je  goûte  la  lente  modifi- 
cation des  heures.  Car,  perpétuel  piéton,  juge  sagace  de  la  longueur 
des  ombres,  je  ne  perds  rien  de  l'auguste  cérémonie  de  la  journée; 
ivre  de  voir,  je  comprends  tout»  {Est,  58).  «J'ai  longuement  étudié 
les  mœurs  des  étoiles  »   {Est,  109). 

Mais  le  poète  fait  plus  que  d'observer  la  nature:  il  se  mêle  à 
ses  rondes,  il  participe  à  ses  rythmes,  il  se  fond  dans  sa  lumière: 
«  Vienne  midi,  et  il  me  sera  donné  de  considérer  ton  règne.  Eté, 
et  de  consommer,  consolidé  dans  ma  joie,  le  jour  —  assis  parmi 
la  paix  de  toute  la  terre,  dans  la  solitude  céréale»  {Est,  125).  Par 
un  jour  où  il  pleut  immensément,  le  piéton  s'aventure   dans  le  val- 


PAUL  CLAUDEL  283 

Ion  «  qu'emplit  la  rumeur  des  fontaines  diverses.  Je  m'arrête  ravi  par 
le  chagrin.  Que  ces  eaux  sont  copieuses  !  et  si  les  larmes  comme  le 
sang  ont  en  nous  une  source  perpétuelle,  l'oreille  à  ce  chœur  liquide 
de  voix  abondantes  ou  grêles,  qu'il  est  rafraîchissant  d'y  assortir  toutes 
les  mances  de  sa  peine  !  »   {Est,  138.) 

Peu  à  peu,  au  cours  d'entretiens  avec  une  nature  qui  se  décou- 
vre toujours  plus  cordiale  et  plus  fraternelle,  ce  sont  ses  rythmes 
que  le  poète  lui  emprunte  et  qu'il  reporte  dans  sa  vie  personnelle. 
«  Il  s'incorpore  au  texte  »,  il  s'assimile  au  déroulement  de  l'auguste 
calendrier  de  l'année,  il  existe  avec  la  Nature. 

Le  poète  ressent  profondément  la  douceur  des  après-midi  de 
décembre:  «  Rien  encore  n'y  parle  du  tourmentant  avenir.  Et  le 
passé  n'est  pas  si  peu  mort  qu'il  souffre  que  rien  lui  survive.  De 
tant  d'herbe  et  d'une  si  grande  moisson,  nulle  chose  ne  demeure 
que  de  la  paille  parsemée  et  une  bourre  flétrie;  une  eau  froide  mortifie 
la  terre  retournée.  Tout  est  fini.  Entre  une  année  et  l'autre,  c'est 
ici  la  pause  et  la  suspension.  La  pensée,  délivrée  de  son  travail,  se 
recueille  dans  une  taciturne  allégresse,  et  méditant  de  nouvelles  entre- 
prises, elle  goûte,  comme  la  terre,  son  sabbat  !  »   {Est,  92.) 

Décembre  veille  à  l'entrée  de  l'hiver:  la  terre  s'est  dépouillée  des 
feuillages,  des  couleurs  et  des  ornements:  elle  a  renoncé  au  privilège 
de  sa  fécondité;  la  voici  recueillie,  détachée  des  choses  fugitives  et 
précaires,  abîmée  sous  le  regard  de  Dieu.  Ce  spectacle  de  détache- 
ment trouve  un  écho  dans  le  cœur  attentif  du  poète;  et  il  engage 
une  conversation  avec  son  âme: 

Paix,   réjouis-toi  ! 

Et  dis:  Autrement  que  par  des  paroles  mon  âme  magnifie  le  Seigneur  ! 

Elle  demande  à  cesser  d'être  une  limite,  elle  refuse  d'être  à  sa  sainte 
volonté   aucun   obstacle. 

Il  le  faut,  oe  n'est  plus  l'été  !  il  n'y  a  plus  de  verdure,  ni  aucune  chose 
qui    passe,    mais    Dieu    seul. 

Et  regarde,  et  vois  la  campagne  dépouillée;  et  la  terre  de  toutes  parts 
dénuée,  comme  un  vieillard  qui  n'a  point  fait  le  mal  ! 

La  voici  solennellement  à  la  ressemblance  de  la  mort  qui  va  recevoir 
pour   le   labeur   d'une   autre   année   ordination. 

Comme  le  prêtre  couché  sur  la  face  entre  ses  deux  assistants,  comme 
un  diacre   qui  va   recevoir  l'ordre  suprême. 

Et  la  neige   sur  elle   descend  comme   une   absolution. 

(Odes,  97.) 


284  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Ici  le  poète  joint  au  recueillement  devant  un  auguste  spectacle 
un  geste  de  participation:  il  cède  au  conseil  de  la  nature;  il  s'unit  à 
sa  mobilité;  il  modèle  son  existence  sur  le  cours  des  choses;  il  s'ac- 
corde à  une  mesure  et  à  un  rythme.  De  tout  son  être,  il  participe 
au  déploiement  de  la  liturgie  universelle,  «  le  cœur  anéanti  dans  la 
mesure»  {Est,  190). 

Comme  nous  avons  pu  le  constater,  l'un  des  traits  du  catholi- 
cisme de  Paul  Claudel,  c'est  un  ardent  accueil  à  l'égard  de  la  nature 
entière  et  attentif  aux  objets  les  plus  humbles  et  les  plus  obscurs. 
Il  n'existe  pas  d'être  si  déshérité  ni  d'âme  si  avilie  en  qui  le  poète 
ne  sache  percevoir  un  titre  de  noblesse  ou  tirer  de  multiples  accords: 

Je   pense   qu'il   n'est  point   d'être   si  vil   ni   si  infirme 
Qui  ne  soit  nécessaire  à  notre  unanimité. 

rVille,   203.) 

De  cet  accueil  octroyé  respectueusement  aux  simples  choses  naît 
chez  Claudel  un  réalisme  exubérant  et  dru.  Que  l'on  ouvre  au  hasard 
l'un  des  drames  les  plus  poignants  et  les  plus  proches  de  nos  vies 
qu'est  U Annonce  faite  à  Marie.  Qu'y  découvrons-nous  ?  Un  dia- 
logue direct,  des  répliques  franches,  des  brusqueries,  des  confidences 
embarrassées,  des  moments  émouvants  de  tendresse  et  de  grandeur. 
Puis  sur  un  fond  de  tableau  qui  accompagne  le  cours  du  drame,  nous 
est  livrée,  comme  sur  une  toile  de  Breughel,  une  peinture  de  la  rude 
vie  paysanne,  dans  la  variété  de  ses  aspects:  images  familières  de  la 
vie  domestique,  menus  incidents  de  la  journée,  visages  de  la  terre, 
successions  des  labours,  des  éteules  et  des  vergers  en  fleurs. 

Voyez  cette  silhouette  de  Jacques  Hury  que  dessine  à  larges 
traits  Anne  Vercors  au  premier  acte  du  drame: 

Je  le  connais  depuis  qu'il  est  un  petit  gars  et  que  sa  mère  nous  l'a 
donné.     C'est  moi   qui  lui  ai  tout  appris. 

Les  graines,  les  bêtes,  les  gens,  les  armes,  les  outils,  les  voisins,  les 
supérieurs,   la    coutume,   —   Dieu,   — 

Le   temps    qu'il   fait,    l'haibitude    de    ce   terroir   antique, 

La  manière    de  réfléchir   avant   que   de  parler. 

Je  l'ai  vu  devenir  homme  pendant  qu'il  me  regardait,  et  la  barbe 
lui  pousser  autour  de  sa  bonne  figure. 

Comme  voilà  qu'il  est  maintenant,  toute  droite  et  par  pinceaux  comme 
des  épis  d'orge. 

Et  il  n'était  point  de  ceux  qui  contredisent,  mais  qui  réfléchissent, 
comme  une  terre   qui  accepte  toutes   les   graines. 

Et  ce  qui  est  faux,  ne  prenant  aucunes  racines,  cela  meurt; 


PAUL  CLAUDEL  285 

Et  ainsi  pour  ce  qui  est  vrai  on  ne  peut  dire  qu'il  y  croit,  mais  cela 
croît  en  lui,  ayant  trouvé  nourriture. 

{AnnoncCt  40.) 

Ainsi  chez  Claudel,  l'amour  des  vastes  ensembles  ne  tend  pas 
à  sacrifier  le  détail  du  tableau:  le  sens  de  la  totalité  ne  s'affirme 
pas  dans  l'abstrait,  au  détriment  du  foisonnement  des  modestes  choses 
dont  est  formé  le  tissu  journalier. 

Bien  au  contraire,  c'est  de  la  réunion  et  de  l'assemblage  de  toutes 

ces  humbles  choses  que  se  compose  l'Univers  du  poète: 

Je  ne  suis  pas  tout  entier  si  je  ne  suis  pas  entier  avec  ce  monde  qui 
m'entoure.  C'est  tout  entier  moi  que  tu  demandes  !  C'est  le  monde  tout 
entier   que   tu  me   demandes  ! 

Lorsque  j'entends  ton  appel,  pas  un  être,  pas  un  homme. 
Pas  une  voix   qui  ne   soit  nécessaire   à  mon  unanimité. 

(Odes,  141.) 

Tous  les  êtres,  qui  trouvent  accès  auprès  de  lui,  sont  interpré- 
tés par  rapport  à  la  totalité.  Le  poète  récolte  et  butine  tout  à 
l'entour  de  lui,  mais  en  vue  de  rassembler  les  gerbes  et  de  réunir  en 
un  seul  poème  les  pièces  de  cette  immense  moisson: 

Mon   désir    est   d'être   le   rassembleur   de   la   terre   de   Dieu  !      Comme 

Christophe  Colomb   quand   il  mit  à  la  voile. 

Sa  pensée   n'était  pas   de   trouver  une  terre   nouvelle. 

Mais  dans  ce   cœur  plein  de   sagesse  la  passion   de  la  limite   et  de  la 

sphère  calculée  de  parfaire  l'éternel  horizon. 

{Odes,  160.) 

Chanter  l'Univers,  l'acclamer  dans  sa  fraîcheur  et  sa  jeunesse  inal- 
térables; observer  les  plus  légers  mouvements  qui  parcourent  le  visage 
de  la  terre;  explorer  le  monde  par  le  cœur,  l'intelligence,  le  sentiment; 
et,  par  le  contact  avec  les  œuvres  de  la  Sagesse  divine,  évangéliser 
toutes  les  régions  de  son  âme,  telle  est  la  tâche  à  laquelle  s'est  con- 
sacré Paul  Claudel.  Le  poète  s'efface  derrière  le  chrétien.  Ses  dra- 
mes, où  il  est  parlé  de  Dieu,  de  la  Création,  de  la  Rédemption,  du 
ciel  et  de  l'enfer,  des  hommes  et  des  femmes  qui  vivent  sur  la  terre 
et  que  la  grâce  poursuit,  sollicite  et  entraîne,  témoignent  de  la  qua- 
lité  chrétienne   de   son  effort   de   créateur. 

Mais  à  côté  de  ces  entreprises  de  l'imagination,  il  a  tenté  dans  une 
recherche  qui  s'apparente  à  la  réflexion  philosophique  de  reconstituer 
une  synthèse  de  l'Univers  dont  le  caractère  est  systématique,  et  de 
déterminer   avec   rigueur   la   position   que   l'homme   occupe   parmi   les 


286  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

choses  créées.  Il  a  défini  le  but  auquel  rhomme  est  destiné  et  en 
vue  duquel  il  a  reçu  des  facultés  d'agir.  Il  y  a  formulé  la  nature  dei 
rapports  qui  rattachent  l'homme  au  milieu  qui  l'entoure  et  de  ceux 
qui  l'unissent  à  Dieu. 

Cette  conception  se  trouve  exposée,  soit  en  des  aperçus  partiels, 
soit  dans  ses  lignes  maîtresses,  au  cours  d'un  drame  ou  des  dévelop- 
pements lyriques  d'une  grande  Ode.  Elle  a  été  développée  sous  une 
forme  plus  didactique  dans  les  deux  traités  de  l'^rt  poétique  ou  à 
l'occasion  de  divers  articles  de  prose.  Elle  se  présente  comme  un 
corps  de  doctrine  dont  le  contour  est  fermement  tracé  et  qu'il  est 
utile  de  connaître  à  qui  désire  aborder  et  fréquenter  l'œuvre  de  Clau- 
del. Elle  indique  l'attitude  fondamentale  de  son  esprit  et  détermine 
le  cadre  dans  lequel  se  meuvent  ses  pensées.  Elle  fixe  de  nouvau  notre 
attention  sur  ce  trait  dont  il  a  été  parlé  au  début  comme  étant  la 
tonalité  essentielle  de  cette  œuvre:  le  sens  de  la  totalité.  Permettez- 
moi  d'en  détacher  ici  quelques  éléments  de  base. 

1.  Aucun  être  dans  la  création,  aucun  événement  ni  aucun  fait 
ne  doit  être  considéré,  ni  chanté,  ni  même  décrit  pour  lui-même  car 
aucun  être  ne  subsiste  sur  lui  seul,  ni  n'existe  retranché  sur  sa  soli- 
tude. Toute  chose  fait  partie  d'un  ensemble  plein,  cohérent,  indivi- 
sible. Tout  se  tient  dans  l'Univers,  tout  est  en  rapport  avec  l'en- 
semble de  la  Création,  et  le  poète  a  le  devoir  de  respecter  cette  soli- 
darité qui  réunit  les  êtres  dans  l'espace  et  dans  la  durée.  Et  Claudel 
en  tire  des  conséquences  qui  s'appliquent  à  la  fonction  du  poète  dont 
le  chant  doit  être  en  accord  avec  la  mélodie  de  ce  monde: 

«  Pour  faire  une  chose  (pour  composer  un  poème  sur  l'érable, 
disons,  ou  encore  sur  la  souffrance),  vous  avez  à  comprendre  com- 
ment elle  est  faite.  Et  pour  comprendre  comment  elle  est  faite,  vous 
devez  comprendre  en  vue  de  quoi  elle  a  été  faite,  quelles  sont  ses 
relations  avec  les  autres  êtres  et  quelle  a  été  l'idée  de  Celui  à  l'ori- 
gine qui  a  tout  fait  .  .  .  Même  pour  le  simple  envol  d'un  papillon, 
le  ciel  tout  entier  est  nécessaire.  Vous  ne  pouvez  comprendre  une 
pâquerette  dans  l'herbe,  si  vous  ne  comprenez  pas  le  soleil  parmi 
les  étoiles»    {Pos.,  2,  9). 

Ce  texte  nous  permet  de  savoir  la  manière  dont  Claudel  con- 
çoit une  œuvre  de  création  qui  procède  d'un  sens  catholique.     Il  aime 


PAUL  CLAUDEL  287 

à  peindre  des  tableaux  où  sont  évoqués  les  quatre  horizons  et  il 
situe  les  êtres  dans  l'ensemble  de  la  Création.  La  scène  de  ses  prin- 
cipaux drames  s'étend  à  la  mesure  de  l'Univers.  Au  début  du  Sou- 
lier de  Satin,  l'auteur  a  pris  soin  d'indiquer  que  «  la  scène  de  ce  drame 
est  le  monde  ».  Le  lever  de  rideau  sur  la  première  journée  transporte 
l'assistance  sur  un  point  de  la  planète  situé  à  quelque  degré  sous  la 
ligne  de  l'équateur,  à  égale  distance  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Monde. 
Au-dessus  de  notre  tête,  voici  dans  la  nuit  limpide  la  voûte  céleste  et 
les  grandes  constellations:  Orion,  la  Grande  Ourse,  Cassiopée,  la  Croix 
du  Sud,  et  sous  nos  pieds,  la  mer  libre  et  mouvante,  image  de  l'éter- 
nité. Claudel  a  accompli  dans  le  Soulier  de  Satin  la  drame  total  qu'il 
a  cherché  à  créer  tout  au  long  de  sa  carrière  d'écrivain:  une  vaste 
représentation  de  l'Univers  évoqué  dans  son  ampleur  et  son  intégrité, 
et  où  figure  la  somme  des  êtres  visibles  et  invisibles. 

2.  Dans  l'étoffe  indéchirable  des  créatures,  chacun  des  êtres  est 
réuni  à  l'ensemble  comme  les  cuivres  ou  les  bois  dans  un  orchestre: 
il  est  appelé  à  fournir  la  note  juste  qui  est  réclamée  de  lui,  mais  cette 
note  doit  se  fondre  dans  l'harmonieux  accord  de  toutes  les  voix.  Tout 
autant  que  les  autres  corps,  l'homme  ne  doit  pas  être  tenu  pour  un  être 
isolé  dans  l'Univers.  Il  n'est  pas  constitué  comme  un  sujet  fermé  sur 
lui-même  et  complet  à  l'intérieur  de  ses  contours.  L'organisme  humain 
et  ses  facultés  sont  disposés  de  manière  à  s'adapter  au  monde  environ- 
nant. L'homme  vit  en  rapport  perpétuel  d'échanges  et  d'analogies 
avec  les  corps  qui  l'entourent  et  qui  contribuent  à  l'alimenter  et  à 
l'accomplir.  Il  est  un  membre  de  la  Création,  et  c'est  parce  qu'il  est 
établi  en  continuité  avec  les  choses  qu'il  peut  se  proposer  comme  leur 
témoin:  un  témoin  capable  de  les  pénétrer  par  l'intelligence  et  la 
sympathie,  entendue  au  sens  le  plus  fort  du  terme:  l'homme  reçoit 
sur  sa  chair  animée  le  poids  et  la  masse  des  corps  et  il  forme  bloc 
avec  eux.  Comme  l'exprime  si  fortement  le  poète,  «  Il  porte  en  lui 
les  racines  de  toutes  les  forces  qui  mettent  le  monde  en  oeuvre  .  .  . 
Avant  d'ouvrir  les  yeux,  je  sais  tout  par  cœur,  et  cette  noire  puis- 
sance que  je  contiens  en  moi  n'exige  pas  moins  au  ciel  si  je  les 
ouvre  que  ce  soleil  en  effet  que  j'y  trouve  »    {Art.  Com.,  223). 

C'est  pourquoi  le  poète  a  reçu  avec  le  pouvoir  de  comprendre 
toute  chose  la  vocation  de  les  célébrer  et  de  dégager  le  secret  de  joie 


288  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

et  de  béatitude  qu'elles  recèlent.  Toute  créature,  déclare  le  Psal- 
miste,  a  été  appelé  à  louer  Dieu.  Mais  comment  les  choses  j)ourraient- 
elles  le  louer  si  l'homme  accourant  à  leur  secours  ne  leur  prête  sa  voix  ? 
La  fleur  qui  croît  silencieusement  sous  l'ombre  d'un  sapin,  la  surface 
du  lac  qui  recueille  les  teintes  du  soleil  couchant,  comment  pourraient- 
ils  publier  la  gloire  de  Dieu,  si  une  intelligence  et  une  parole  ne  leur 
donnent  expression  ? 

«  De  tout  ce  que  Dieu  a  fait,  écrit  Claudel,  nous  n'avons  rien  à 
mépriser  ni  à  rejeter.  Nous  avons  à  comprendre.  Nous  avons  à  déga- 
ger de  toutes  les  créatures  la  marque  du  Créateur,  la  louange  dont 
il  l'a  faite  dépositaire  responsable,  ce  qu'elle  a  à  nous  dire  de  Dieu 
et  pour  cela,  à  la  lire  par  le  dedans,  à  la  regarder  sans  préjugés, 
avec  attention,  patience  et  sympathie  »    {Pos.,  II,  198). 

Est-ce  que  toute  cette  beauté  sera  inutile  ?  venue  de  Dieu,  est-ce 
qu'elle  n'est  pas  faite  pour  y  revenir  ?  Il  faut  le  poète  et  le  peintre 
pour  l'offrir  à  Dieu,  pour  réunir  un  mot  à  l'autre  mot  et  de  tout  ensem- 
ble faire  action  de  grâces  et  reconnaissance  et  prière   soustraite  au  temps. 

C'est  avec  son  œuvre  toute  entière  que  nous  prierons  Dieu  !  rien 
de  ce  qu'il  a  fait  n'est  vain,  rien  qui  soit  étranger  à  notre  salut.  C'est 
elle,  sans  en  oublier  aucune  part  que  nous  élèverons  dans  nos  mains  con- 
naissantes  et   humbles. 

(Soulier,  151.) 

Claudel  a  donc  eu  l'ambition  de  concevoir  un  poème  qui  fût 
une  vaste  image  de  l'Univers,  un  parfait  miroir  de  toute  chose  qui 
existe.  Cette  immense  conquête  a  été  l'œuvre  de  sa  foi  chrétienne 
dont  l'énergie  communique  à  la  prose  et  à  la  poésie  de  l'écrivain 
une  allure  triomphale,  un  accent  de  confiance  victorieuse  et  la  puis- 
sance de  la  certitude.  Le  poète  a  puisé  aux  sources  de  la  Révéla- 
tion non  seulement  l'aliment  religieux  de  sa  vie  personnelle,  et  une 
juste  conscience  des  êtres  et  des  choses,  mais  la  substance  nourricière  de 
ses  poèmes  et  de  ses  drames,  les  principes  actifs  de  son  art.  Il  a 
compris  les  avantages  inestimables  que  la  foi  assure  à  l'action  drama- 
tique: elle  donne  à  tous  les  gestes  de  l'existence  un  sens  précis  et 
profond;  elle  étend  jusqu'à  l'infini  les  horizons  du  spectacle,  en  révé- 
lant les  répercussions  illimitées  de  nos  actes;  elle  situe  ces  actes 
en  rapport  avec  le  «  grand  drame  de  la  Création  et  du  Salut  »  qui  sert 
de  fond  à  la  trame  quotidienne  de  nos  vies.  Cette  ampleur  et  cette 
intrépidité   de   la   pensée   créatrice   est   propre   au   catholicisme.      «  La 


PAUL  CLAUDEL  289 

position  catholique  soit  universelle  par  excellence,  observe  l'auteur 
du  Soulier  de  Satin,  Je  veux  dire  celle  qui  non  contente  de  rassem- 
bler toute  la  terre,  la  rattache  au  ciel»   (Contacts,  137). 

Claudel  livre  dans  cette  parole  la  tendance  dominante  de  son 
art:  une  saisie  de  tous  les  êtres  dans  leurs  rapports  avec  l'Eternel. 
Son  œuvre  n'est  qu'un  immense  effort  de  l'imagination  et  la  tenta- 
tive indéfiniment  reprise  dans  chaque  pièce  de  théâtre  pour  réunir 
le  monde  visible,  ce  monde  de  la  misère  et  de  la  souffrance,  de 
l'épreuve  et  de  la  déception,  au  monde  des  causes,  de  la  vie  et  de  la 
béatitude,  cherchant  ainsi  à  dominer  d'un  lieu  plus  élevé  les  éten- 
dues trop  étroites  que  notre  vue  saisit  ici-bas  et  d'obtenir  une  par- 
celle tout  au  moins  de  la  vision  de  Dieu  sur  les  créatures. 

Grâce  aux  données  de  la  foi,  il  est  possible  au  poète  de  restituer 
dans  ses  lignes  maîtresses  ce  vaste  paysage  ordonné  et  illuminé  par 
la  Sagesse  où  toute  chose  se  meut  dans  l'harmonie  et  observe  la  mesure, 
le  nombre  et  le  poids.  Ces  multiples  incidents  qui,  observés  de  la 
mêlée  où  nous  vivons,  paraissent  à  nos  yeux  myopes  absurdes,  inco- 
hérents et  chaotiques,  s'accordent,  s'unissent,  se  concertent.  Le  monde 
prend  un  sens,  il  cesse  d'être  cette  foire  ensevelie  sous  le  brouhaha  et 
le  tapage  de  la  criée,  il  perd  son  apparence  de  hasard,  il  vient  de 
quelque  part  et  il  retourne  quelque  part;  il  vient  de  Dieu  et  il 
retourne  à  Dieu. 

Lorsqu'il  s'est  engagé  sur  cette  route,  au  lendemain  de  sa  con- 
version, Claudel  a  renoué,  par-dessus  trois  siècles  de  naturalisme  dans 
le  théâtre  et  la  poésie,  avec  une  longue  tradition  chrétienne  que 
l'humanisme  de  la  Renaissance  avait  méconnue  et  délaissée.  Il  a 
retrouvé,  en  la  vivant  lui-même,  cette  expérience  spirituelle  des  doc- 
teurs du  moyen  âge  pour  qui  la  Création  visible  était  un  Signe 
de  Dieu  et  sa  première  Révélation.  «  Chaque  être  [  est  ]  comme  un 
trait  de  Son  effigie,  chaque  mouvement  un  mime  de  Son  geste,  et  une 
interprétation  de  Ses  intentions,  le  monde  visible  une  correspon- 
dance à  l'autre  moitié  invisible  »  [Ruth,  75).  Et  alors,  au  lieu  de 
goûter,  comme  Mallarmé,  à  l'amère  saveur  du  Néant,  ou,  comme  Bau- 
delaire, de  ne  rencontrer  autour  de  lui  que  la  nuit  étouffante  et  un 
ciel  sombre  et  bas,  il  a  vu  ses  yeux  s'ouvrir  à  la  lumière.  Son  oreille 
a   perçu   la   musique   et  l'harmonie   de   toutes   les   choses   qui   existent 


290  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

dans  la  joie.  Il  a  été  attiré  par  la  suavité  de  ces  mélodies  d'une 
inflexion  toujours  imprévue,  toujours  fraîche,  toujours  nouvelle;  il  a 
suivi  cet  attrait;  il  a  parcouru  la  campagne  dans  la  fraîcheur  du  matin 
inondé  de  soleil:  il  a  entendu  sifiler  le  loriot  dans  les  bosquets:  il 
a  assisté  à  la  levée  des  jeunes  pousses  sur  les  sillons  encore  bruns: 
et  il  s'est  arrêté  au  milieu  de  ce  monde  magnifique  et  il  a  déclaré 
combien  il  était  beau;  combien  toutes  choses  étaient  soulevées  par 
l'inaltérable  rythme  de  la  paix.  Il  a  levé  ses  yeux  vers  une  étoile 
allumée  dans  la  rougeur  éteinte  du  couchant,  et  il  a  prononcé  ce  mot 
qu'avait  oublié  tant  de  poètes:  Merci.  Et  ravi,  au  cœur  même  de  la 
Création,  il  a  perçu  l'appel  de  la  voix  merveilleuse: 

Lorsque  Dieu  joue  de  la  flûte,  il  n'y  a  point  de  bercail  qui  soit  capa- 
ble   de  retenir  le   troupeau  .  .  . 

Lorsque  Dieu  joue  de  la  flûte,  il  n'y  a  point  de  barrière 
Qui  isoit  capable  de  retenir  ce  cœur  de  chair  ! 

(Tobie,  33.) 

Pierre  Angers,  s.j. 


Lafemtne^  cette  inconnue 


Le  sexe  féminin  se  perd,  disent  les  revues  et  les  livres.  «Pour- 
quoi parler  encore  du  sexe  féminin,  dit  Simone  de  Beauvoir  dans 
un  livre  qui  soulève  en  ce  moment  de  vives  polémiques.  Il  n'y  a 
pas  de  sexe  féminin,  il  n'y  a  qu'un  seul  sexe  dont  les  membres  ont 
les  mêmes  droits.  » 

Nous  voulons  justement  démontrer  qu'aujourd'hui  la  femme  se 
diminue  à  se  faire  trop  connaître,  qu'une  femme  est  puissante  en 
raison  de  l'ombre  qui  la  couvre,  que  le  sexe  féminin  tout  entier 
se  perd  dans  la  mesure  où  il  s'expose,  où  il  revendique  les  droits 
masculins,  la  vie  des  hommes  et  leurs  tâches. 

En  se  masculinisant  la  femme  se  détruit  elle-même.  Elle  ne  devient 
pas  homme,  mais  elle  se  perd  comme  femme,  entraînant  dans  sa 
chute  l'homme  lui-même.  Quand  une  moitié  du  fruit  pourrit,  tout 
le  fruit  se  gâte. 

Mon  propos  n'est  certes  pas  de  remettre  la  femme  au  gynécée  ni 
de  la  cloîtrer  dans  des  sanctuaires  familiaux  si  profonds  que  le  monde 
ne  jouisse  plus  de  ses  parfums  que  par  dessus  le  mur.  Le  monde 
souffre  toutefois  d'un  déséquilibre  profond  qui  vient  de  ce  que  la 
bipolarité  de  la  race  humaine  est  sérieusement  compromise  par  l'évo- 
lution sociale.  Une  étude  même  rapide  et  superficielle  de  l'univers 
et  de  ses  lois  nous  montre  le  caractère  ambivalent,  c'est-à-dire  équi- 
libré entre  deux  forces  opposées,  de  toute  la  création.  La  vie  notam- 
ment n'est  qu'équilibre  actif,  en  reconstitution  perpétuelle,  en  oscil- 
lations sans  fin  entre  deux  forces  contraires.  Attraction,  répulsion; 
activité,  passivité;  extenseurs,  fléchisseurs;  enfin  homme,  femme.  La 
bissexualité  est  la  traduction  caractéristique  sur  le  plan  vivant,  de 
cette   loi  universelle   de   bipolarité. 

Or,  l'équilibre  universel  tend  à  être  perturbé  en  ce  sens  que  la 
femme  quittant  la  place,  physiologiquement  et  psychologiquement 
sienne,  vient  de  plus  en  plus  sur  les  domaines  masculins.  Dans  la 
vie  sociale,  les  forces  et  contre-forces  à  s'uniformiser,  les  êtres  se  pous- 


292  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

sant  vers  une  égalité  illusoire.     À  cause  de  cet  envahissement  des  ter- 
rains masculins  par  les  femmes,  le  monde  social  tend  à  basculer  non 
pour  s'élever  plus  haut,  mais  pour  tomber  plus  bas.     Les  notions  de 
mesure,    d'équilibre,    d'harmonie    se    perdent   au   profit   d'un   mélange 
neutre  qu'aucun  contre-poids  ne  tend  plus  à  retenir  sur  les  pentes  de 
la    confusion    et    de    l'illusion.      Il    semble    que    la    société    a    besoin 
moins   de  réformes  politiques  que   d'une  compréhension  profonde   de 
ses  conditions   de  santé.     Le  corps  social  ne  peut  maintenir  ses  pro- 
pres conditions  de  progrès  sans  une  sérieuse  étude  de  l'équilibre  néces- 
saire entre  ses  deux  constituants:  le  sexe  masculin  et  le  sexe  féminin. 
Pour  qu'un  arbre  tienne  droit  il  faut  de  la  terre  autour  de  ses  raci- 
nes, il  faut  cet  élément  obscur  et  dense,  le  sol  qui  mûrit  les  sèves  et 
les    transformations    biologiques    fondamentales.      Il    faut,    pour    que 
l'arbre  se  dresse,  la  chimie  de  l'ombre  et  ses  constants  apports.     Nous 
voulons  seulement  attirer  l'attention  aujourd'hui  sur  le  rôle  spécifique 
de   la   femme,    condition   essentielle    de   l'équilibre    de   l'homme.      Ce 
rôle    est   par   excellence   un    rôle    caché    dont   l'enfouissement   mesure 
en   quelque  sorte  l'efficacité.     En  effet,   pluâ  le  renoncement  féminin 
est  pur  et   silencieux,  plus  l'homme  peut   avancer  loin  dans  les   con- 
quêtes de  l'esprit  et  du  cœur  sans   aucun  danger  pour  l'équilibre  du 
corps   social  tout  entier.     Il  existe  une  proportionnalité   entre  l'avan- 
cement   masculin   et   le   retrait   féminin   qui   n'est   pas   une   ignorance 
nécessaire    comme   quelques    siècles   l'ont   cru,   mais   une   science   plus 
profonde  que  le  commun  savoir  aujourd'hui  abondamment  répondu; 
non  pas  la  science  d'utiliser  les  choses  ou  de  les  analyser,  mais  celle 
de   faire,   de   créer;   non  pas  la  science  d'exploiter  de  riches  legs   du 
passé,  mais  un  art  rénovateur  du  présent  et  préparateur  de  l'avenir. 
La   femme  vingtième  siècle   ne   doit   pas   se   confiner   dans  l'ignorance 
antique,  mais   avant   de   savoir  les  lois   des  transformations   physiques 
elle   doit  savoir  connaître  les  lois   de  la  formation  des  hommes.     Sa 
besogne  n'est  pas  d'être  une  obscure  laborantine,  mais  de  modeler  des 
hommes  si  hauts  et  droits  qu'ils  sachent  vouloir  se  servir  du  monde 
comme  d'un  laboratoire  à  fabriquer,  en  même  temps  que  le  bonheur 
commun  des  humains,  la  gloire  de  Dieu.     Or  on  ne  peut  jouer  à  la 
fois   sur   les    deux   tableaux.     À   passer   dans   les   catégories    d'activité 
masculine  la  femme  déserte  les  siennes,  aussi  le  monde  a-t-il  les  mains 


LA   FEMME,   CETTE   INCONNUE  293 

remplies  de  conditions  de  bonheur,  mais  il  ne  sait  pas  s'en  servir, 
s'y  soumettre  en  les  utilisant.  Plus  personne  ne  sait  utiliser  ce  qui 
est  et  l'on  force  la  production  industrielle  pour  remplir  ce  tonneau  des 
Danaïdes  qu'est  l'impéritie  générale  des  familles,  des  peuples  et  des 
races.  Le  goût  des  bacchanales  antiques  s'est  mué  en  orgie  de  forces. 
Chacun  a  l'appétit  de  la  destruction  massive  qui  le  juche  au  sommet 
tremblant  d'une  illusion  de  toute-puissance.  Il  vise  à  l'atteindre, 
s'enivre  un  court  instant  et  meurt,  laissant  la  grande  corruption  de 
son  gaspillage  et  de  sa  nullité  empoisonner  ses  traces  terrestres. 

Les  conditions  internes  et  profondes  du  bonheur  sont  liées  à 
l'utilisation  des  richesses  de  vie  et  non  à  l'exploitation  forcenée  des 
choses  matérielles. 

Tout  le  problème  de  la  destinée  des  hommes  semble  suspendu 
non  à  l'O.N.U.  et  associations  similaires,  mais  à  la  position  que  les 
femmes  voudront  ou  non  occuper  dans  une  société  qui  par  elles  con- 
tinuera ses  conquêtes  ou  évoluera  vers  un  collectivisme  propice  aux 
épanouissements   rétrogrades   de  l'animalité  humaine. 

Pour  qu'un  monde  soit  en  équilibre  il  faut  que  chacun  trouve 
ou  retrouve  sa  place.  On  parle  de  la  crise  familiale,  du  renouveau 
des  traditions  folkloriques,  de  psychologie  enfantine,  de  techniques 
éducatives,  etc.,  mais  ce  qui  ne  marche  pas  ne  vient  pas  d'une  igno- 
rance 'autant  que  d'un  désordre.  Aucune  technique  n'excusera  jamais 
une  femme  de  déserter  son  rôle  de  femme.  Il  n'y  a  pas  de  science 
maternelle  synthétique  articifielle  qui  puisse  donner  les  fruits  d'un 
lent  esclavage  de  la  maternité  réelle,  totale,  humaine. 

La  famille  souffre  de  ce  que  la  femme  n'est  pas  assez  femme 
et  mère,  elle  ne  souffre  pas  d'ignorance  relative  au  complexe  d'Œdipe. 

Par  nature,  la  femme  est  une  puissance  cachée.  Elle  est  au 
deuxième  rang  de  la  puissance  et  de  l'efficacité.  Une  femme  n'ignore- 
t-elle  pas  normalement  son  essence  et  ses  rôles  avant  qu'un  autre 
la  révèle  à  elle-même  ?  Combien  d'entre  nous  ne  commencent  à  se 
connaître  qu'un  enfant  dans  les  bras  ? 

La  femme  voilée  des  siècles  passés  se  connaissait  mieux  en  tant 
que  femme  que  l'Eve  moderne.  Ses  voiles  soulignaient  l'essence  pro- 
fonde de  sa  mission  et  l'obligeaient  à  croître  selon  un  axe  unique. 
Mère   ou   belle-mère,   la   femme   antique   avait   une   puissance   énorme 


294  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

parce  que  basée  sur  les  besoins  des  petits  et  grands  enfants,  exercée 
dans  le  sens  de  l'excellence  féminine  et  déployée  sans  compétition. 
Le  règne  de  la  mère  se  prolongeait  par  l'affection  du  fils  et  l'obéis- 
sance de  la  belle-fille.  Dans  les  pays  chrétiens  la  vieille  femme 
inconnue  de  jadis  était  sage  d'une  sagesse  prudente  et  noble.  A  elle 
seule,  elle  constituait  une  école  de  savoir-vivre  et  du  savoir  aimer. 
Les  vieilles  femmes  d'aujourd'hui  n'intéressent  plus  grand  monde, 
parfois  pas  même  leurs  propres  enfants.  Bien  avant  de  mourir  elles 
s'enfoncent  dans  l'oubli  ou  la  reconnaissance  vague  qui  nimbe  les 
morts.  On  les  entoure  d'une  sorte  de  mépris  déçu,  sous-entendant 
qu'elles  devraient  savoir  mourir  à  temps,  c'est-à-dire  avant  de  procurer 
aux  autres  ce  curieux  sentiment  de  malaise  qui  suit  les  désirs  homi- 
cides inconscients. 

Sous  le  voile  de  leurs  cheveux  blancs,  les  femmes  du  peuple 
cachaient  des  trésors  d'abnégation,  de  résignation  souriante  et  de  tra- 
vail forcé.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  cette  habitude  des  filles 
citadines  d'envoyer  à  leurs  vieilles  mères  leurs  enfants,  légitimes  ou 
non,  à  élever.  Pour  ces  petits  la  vieille  reprenait  les  tâches  usantes, 
les  lessives  qui  brûlent  les  doigts,  la  sordide  économie  qui  tord  les 
reins.  Le  tout,  pour  un  sourire  d'enfant  ou  un  merci  de  Dieu.  La 
méconnaissance  absolue  de  ces  dévouements  leur  conservait  une  pureté, 
une  profondeur  qui  basaient  les  civilisations  chrétiennes  dans  les  régions 
d'éternité.  La  vieille  femme  revendiquant  comme  ses  jeunes  sœurs 
le  droit  de  vivre  sa  vie,  dans  l'afiirmation  d'un  égoïsme  intégral, 
jouissant  de  paraître,  dupant  son  monde  et  elle-même  par  mille  arti- 
fices, ne  peut  atteindre  les  hauteurs  morales  d'où  ses  devancières  s'en- 
volaient en  Paradis. 

Les  répercussions  de  ce  nouveau  modus  vivendi  des  vieilles  femmes 
sont  d'ailleurs  pleines  de  surprises.  Dans  les  milieux  aisés  fleurissent 
les  névroses,  fruits  normaux  des  vies  repliées  sur  elles-mêmes,  pesant 
et  repesant  le  poids  de  chaque  fardeau,  calculant  et  recalculant  le 
lustre  de  chaque  mérite.  Un  fardeau  n'a  que  le  poids  qu'on  lui 
trouve,  il  est  d'autant  plus  lourd  qu'on  l'affiche  comme  tel  à  ses  yeux 
comme  à  ceux  des  autres.  Un  mérite  se  déprécie  à  chaque  nouveau 
tripotage  auquel  on  le  soumet.     L'oubli  de  soi  permet  seul  de  conser- 


LA   FEMME,   CETTE   INCONNUE  295 

ver  la  part  de  mystère  qui  est  ici-bas  comme  le  frigide  gardien  des 
humaines  vertus.     A  trop  sortir  de  l'ombre,  la  vraie  femme  se  perd. 

La  mère  reste  longtemps  pour  ses  enfants  la  Femme  inconnue. 
Pour  eux,  elle  est  la  nourriture  physique,  morale,  spirituelle.  Comme 
à  une  sorte  de  magasin  général,  l'enfant  va  chercher  en  sa  mère  tout 
ce  dont  il  a  besoin.  Il  la  regarde  pour  savoir  s'il  doit  rire  ou  pleu- 
rer, agir  ou  s'abstenir,  il  la  prie  de  combler  tous  ses  désirs.  La 
mère  répond  instinctivement  d'abord  à  ses  demandes,  puis  de  plus 
en  plus  consciemment.  Les  besoins  de  l'enfant  se  compliq[uent  à 
mesure  qu'il  grandit  et  l'instinct  se  tait,  dépassé.  La  mère  trouve 
alors,  dans  le  matériel  accumulé  par  ses  expériences  et  réflexions  de 
quoi  continuer  à  donner.  A  ce  fruit  de  vie,  l'enfant  mord  capricieu- 
sement, guidé  par  son  appétit  du  jour,  de  l'heure.  Jamais  il  ne  le 
voit  dans  son  entier,  tel  qu'en  lui-même,  mais  toujours  par  rapport 
à  ses  besoins  à  lui.  La  femme  reste  l'inconnue,  la  mère  se  dissimule 
sous  l'opportunité  des  croissances.  Elle  est  d'autant  moins  appréciée 
par  le  jugement  objectif  des  siens  qu'ils  s'appuient  davantage  sur 
elle  et  l'exploitent  plus  familièrement.  Les  meilleures  femmes  ne 
sont   appréciées   qu'après   leur  mort. 

L'épouse,  dans  la  famille,  est  d'autant  plus  utile  qu'elle  est  plus 
effacée.  Cette  loi  semble  inéluctable.  La  femme  qui  ne  s'efface 
pas  en  efface  d'autres,  une  femme  qui  n'est  plus  toile  de  fond  devient 
écran.  Ceci  se  vérifie  partout.  Suivant  l'importance  personnelle 
qu'elle  reprend,  différents  secteurs  de  la  vie  familiale  sont  perturbés. 
Une  série  de  nécessités  familiales  s'anémient,  s'étiolent  sous  les  dures 
conditions  que  leur  font  les  ambitions  féminines.  Les  journaux  auront 
beau  célébrer  les  nombreux  enfants  de  telle  femme  politique,  de 
telle  actrice,  si  l'on  creuse  les  faits  au  delà  d'un  superficiel  interview, 
on  découvrira  que  l'illustration  féminine  se  paie  d'une  carence  fami- 
liale.    Garder  et  donner  ne  se  peut. 

D'autre  part,  entre  l'homme  et  la  femme  règne  une  vieille  querelle 
qui  ne  s'apaise  qu'autant  que  l'épouse  reste  l'inconnue  de  la  maison, 
celle  qui  rayonne  vers  tous  sauf  vers  elle-même.  La  société  vit  de 
l'anonymat  de  ces  femmes  constructrices.  Aussi  ne  peut-elle  porter 
la   main   sur   son   équilibre   familial   sans    se    sentir   inexprimablement 


296  REVUE   DE   L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

malade.  Ainsi  en  est-il  notamment  après  chaque  faute  sociale  qui 
met  rhumilité  ou  le  renoncement  de  la  femme  en  péril. 

Faute  sociale  que  l'appel  à  l'égoïsme,  à  l'existence  pour  soi  que 
sont  les  lois  du  divorce  et  des  stérilités  volontaires. 

Faute  sociale   que  le   drainage  industriel   des   activités  féminines. 

Faute  sociale,  plus  spécialement  de  la  dernière  décade,  que  cette 
mode  d'explorations  analytiques  des  cœurs  et  des  reins  sans  autre 
besoin  que  de  satisfaire  à  une  vogue. 

La  femme  inconnue,  amie  des  silences  de  sa  maison,  donne  au 
monde  une  leçon  d'ordre.  Elle  se  tient  à  la  place  qui  est  sienne.  Elle 
proclame  aussi  fortement  qu'il  est  humainement  possible,  la  réus- 
site d'une  discipline  expérimentée  depuis  des  milliers  d'années  et  qui 
ne  s'inscrit  pas  seulement  dans  l'ordre  d'une  époque,  mais  dans  celui 
d'une  nature.  Comme  une  pierre  anonyme  dans  un  édifice,  elle  sou- 
tient ce  qui  est  en  haut  et  s'appuyant  sur  ce  qui  est  en  bas.  Elle 
légitime  et  unit  l'un  et  l'autre  de  tout  son  être.  Elle  est  pour  l'édi- 
fice, totale  bénédiction.  Son  action  muette  figure  la  paix  de  l'ef- 
ficience, la  splendeur  du  service  intégral. 

Cette  sorte  de  vie  est  préparée  de  longue  main,  les  chemins  en 
sont  frayés  depuis  toujours,  les  normes  connues;  aussi,  la  femme  qui 
s'y  engage  disparaîtra-t-elle  immédiatement  aux  yeux  de  ses  contem- 
porains ?  L'amoncellement  des  tâches  ordinaires  la  fond  dans  une 
tonalité  grise  plus  impénétrable  que  les  ténèbres.  Derrière  ce  gris, 
un  destin  de  femme  s'accomplit,  soutenant  ceux  de  son  temps  en  les 
rattachant  lau  passé  et  à  l'avenir.  Ceux-là  même  qui  la  méprisent 
n'oublient   pourtant   pas   d'en   profiter. 

Cette  fonction  obscure  de  mûrir  la  vie  dans  l'obscurité  de  l'in- 
timité, la  fonction  physiologique  maternelle  l'apprend  à  la  fonction 
ménagère,  celle-ci  l'enseigne  à  la  fonction  éducative  qui  transmet 
la  leçon  à  la  fonction  religieuse.  Ces  quatre  niveaux  procèdent  du 
même  centre,  rendent  un  même  son. 

C'est  une  seule^  parole,  un  geste  identique,  qui  accompagne 
l'obscure  naissance  de  l'enfant  et  les  dynamismes  les  plus  apostoliques 
de  l'union  à  Dieu. 

Que  tremblent  les  splendeurs  de  la  vie  normale,  que  chancelle 
ou  détonne  cette  harmonie  qui  prend  l'être  aux  racines  et  l'épanouit 


LA   FEMME,   CETTE   INCONNUE  297 

jusqu'à  baiser  les  cieux,  et  c'est  la  foi  —  l'inconnue  par  excellence 
des  valeurs  vitales,  —  qui  est  la  première  victime.  On  l'injurie,  on 
la  maltraite,  on  proclame  sa  faillite  ou  sa  nocivité.  Elle  devient  le 
bouc  émissaire  des  mauvaises  consciences.  Le  destin  de  la  femme  est 
lié  dans  ses  profondeurs  à  celui  de  la  foi.  Toutes  deux  semblent 
parfois  de  passives  victimes,  mais  ceux  qui  les  blessent  sont  eux-mêmes 
touchés  dans  leurs  œuvres  vives.  Par  les  coups  qu'il  leur  ont  con- 
jointement portés,  leur  propre  sève  s'écoule.  Il  existe  une  sorte  de 
jeu  de  boomerang  entre  la  foi,  la  femme  et  leurs  adversaires. 

Toute  vie  de  femme  digne  de  ce  nom  est,  pour  la  vie  de  l'homme, 
un  message  de  la  tendresse  de  Dieu.  Chaque  mot  s'en  écrit  avec  des 
heures  et  le  sens  total  n'est  lisible  que  la  dernière  heure  sonnée. 
En  ceci.  Du  Maurier  a  raison,  la  femme  morte  l'emporte  sur  la  vivante. 
Chacun  de  ces  messages  comporte  une  part  obscure,  seul  l'inconnu 
en  protège  le  sens  final.  Si  la  femme  veut  immédiatement  se  lire 
elle-même,  elle  détruit,  ce  faisant,  l'ordre  des  lettres.  Plus  cet  effort 
est  tenté  précocement,  plus  le  sens  attribué  au  passé  est  interprété 
comme  un  ordre  de  révolte  envers  le  donné  quotidien.  Et  c'est  une 
vie  brisée,  une  vie  à  l'envers  dont  le  vide  résonne  de  plaintes  d'au- 
tant plus  lamentables  qu'elles  se  doublent  de  fautes  en  fautes.  Il 
est  difficile  à  la  femme  de  vivre  et  de  se  regarder  vivre  sans  qu'une 
angoisse  de  peur  ou  d'orgueil  ne  la  précipite  d'erreurs  en  erreurs. 
Aussi  la  nature  a-t-elle  prodigué  les  voiles  autour  de  sa  vie  profonde. 
Rien  ne  fut  fait  sans  raison  dans  ces  plans  éternels  qui  se  reflètent 
jusque  dans  les  structures  physiques.  La  femme  œuvre  ses  splen- 
dides  besognes  dans  le  silence  des  choses  cachées.  La  substance  même 
de  ses  pensées,  ce  contenu  non  verbal  de  forces  nouées,  qu'on  appelle 
aujourd'hui  «  complexes  »  se  situe  normalement  au  delà  de  sa  cons- 
cience. Ainsi  peut-elle  vivre  en  autrui  et  pour  autrui  d'un  élan  natu- 
rel et  protégé.  Or,  actuellement,  des  sciences  fouillent  et  refouillent 
les  plans  secrets  de  sa  vie.  On  offre  à  tous  et  à  la  femme  son  propre 
panorama  interne  et  externe. 

Le  tout  converge  dans  ce  qu'on  appelle  les  sciences  sexuelles. 
La  femme  ne  peut  les  aborder  à  froid  avec  l'esprit  rigoureusement 
scientifique  qui  ne  caractérise  d'ailleurs  pas  un  savant  sur  cent.  Aussi 
y    trouve-t-elle,    en    général,    mille    justifications    d'un    intérêt    surémi- 


298  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

nent  pour  elle-même.  Elle  se  dresse  nonchalamment  à  ses  propres 
yeux  au  moins  —  ce  ne  sont  pas  les  moins  perfides,  —  comme  ces 
idoles  hindoues  aux  multiples  hras.  Elle  croit  que  la  multiplicité 
de  ses  nouvelles  connaissances  lui  donne,  ipso  facto,  une  multiplicité 
de  droits,  de  la  lésion  desquels  elle  commence,  incontinent,  à  souffrir. 

Dans  les  cas  exceptionnels  dont  toute  littérature  sexologique  est 
farcie,  la  femme  trouve  facilement  un  exemple  à  suivre,  comme  avec 
un  catalogue  des  modes  de  demain  elle  a  vite  fait  d'accuser  celles  d'au- 
jourd'hui. Chez  elle,  particulièrement,  l'exception  fait  école,  surtout 
dans  les  domaines  dont  nous  parlons,  à  cause  de  leur  extraordinaire 
potentiel  émotif.  Des  jeunes  filles,  l'élite  de  nos  mères  de  demain, 
à  la  lumière  fausse  dont  les  inondent  certains  de  ces  livres,  conçoivent 
littéralement  les  germes  des  difformités  qu'une  grande  partie  d'entre 
elles  développera  par  la  suite.  Les  générations  intoxiquées  de  con- 
naissances sur  ce  que  la  nature  avait  sagement  voilé  produisent  des 
êtres  étranges.  Parmi  la  clientèle  psychiatrique  on  voit  apparaître 
couramment  l'intoxiquée  de  lumières  indigérées.  Garçons  et  filles 
sortent  de  ces  expériences  dangereuses  comme  des  «  amputés  de  l'af- 
fectivité »  selon  le  terme  de  De  Greef.  Leurs  déceptions  sur  leur 
famille,  leur  passé,  leur  sexe,  leurs  exigences  devant  l'avenir  déposent 
au  fond  de  leurs  âmes  comme  un  levain  d'aigreur  qui  corrompt  leur 
présent.  Ces  jeunes  renforcent  leurs  sentiments  d'auto  direction,  d'auto- 
possession,  de  libre  disposition  qui  laissent  peu  de  chances  à  leurs 
destins  normaux.  L'être  qui  prétend  se  refuser  à  Dieu,  bien  entendu, 
aux  autres  par  conséquent,  se  refuse  à  lui-même,  bien  qu'il  cherche 
précisément  le  contraire.  Quand  cet  être  est  une  femme,  la  créature 
qui  fut  un  don,  qui  ne  se  réalise  que  par  le  don,  qui  n'est  heureuse 
et  comblée,  de  par  la  loi  essentielle  de  sa  nature,  que  dans  la  mesure 
où  elle  comble  les  autres,  tout  le  corps  social  est  en  danger.  En  plus 
du  problème  moral  et  psychologique  sur  lequel  nous  ne  revenons  pas, 
existe  un  problème  budgétaire  de  répartition  des  forces. 

Un  être  peut  difficilement  distribuer  ses  pouvoirs  d'attention  sur 
les  nombreux  phénomènes  qu'on  lui  indique  au-dessus  et  au-dessous 
de  son  inconscient  et  en  avoir  encore  de  reste  pour  autrui.  L'oubli 
de  soi  préserve  non  seulement  l'intégrité  du  don,  mais  encore  sa  pos- 
sibilité.    L'esprit  mal  éclairé   introduit  au  sein  d'ineffables  mystères 


LA   FEMME,   CETTE   INCONNUE  299 

d'amour,  les   sacrilèges  visés   du   calcul   et   de  l'intérêt  personnel  qui 
en  stérilisent  jusqu'à  la  racine. 

Un  poète  écrit  précisément  à  ce  sujet  ces  quelques  vers: 

Ce   champ   bêché   de   mille  bêches 

Cette    terre    retournée    par    mille    mains 

Fleurira-t-elle   ma  semence  ? 

Ou    ce   bouquet   mêlé    d'ivraie 

Qui  ne   sera  pas   moi,  qui  ne   sera   pas   elle 

Mais    nos    luttes    entre    nous    et    contre    tous 

Un   tonnerre   dans   une   tête   d'enfant 

Un   éclair   qui   fait   sourd   et   craintif   et   amer 

L'enfant    bêché    de    mille    bêches, 

L'enfant   pétri   par   mille   mains. 

Nous  pourrions  considérer  rapidement  les  champs  extérieurs  de 
l'activité  féminine  et  en  arriver  aux  mêmes  conclusions  générales. 
Voici  cinquante  ans  que  la  femme  est  entrée  dans  le  domaine  des  acti- 
vités sociales.  À  vrai  dire,  elle  n'avait  pas  attendu  l'aube  du  XX*  siècle 
pour  chercher,  sous  des  voiles  divers,  par  les  rues  des  villes  et  les  sen- 
tiers des  champs,  des  misères  à  secourir.  Jamais  toutefois,  on  n'avait 
vu  des  professions  laïques  et  féminines  s'orienter  aussi  nettement  vers 
le  politique  et  le  social.  Un  certain  type  de  société  niveleuse  était 
nécessaire  à  cette  nouvelle  démarche  du  génie  féminin. 

Tant  que  la  maladie  du  pauvre  ne  retombait  que  sur  le  pauvre, 
la  société  s'en  occupait  le  moins  possible,  mais  quand  la  science  décou- 
vrit le  mystère  des  épidémies,  la  société  pensa  tout  de  suite  à  se  pro- 
téger contre  les  fauteurs  de  santé  publicjue.  Quand  les  sciences  écono- 
miques et  politiques  vulgarisèrent  les  possibilités  révolutionnaires  par 
défense  vitale,  la  société  entendit  sonner  l'heure  d'appliquer  la  cha- 
rité dont  elle  parlait  tant  et  qu'elle  pratiquait  si  peu.  Quand  un 
subtil  climat  de  terreur  vint  à  s'installer  par  l'eflfet  de  guerres  toujours 
plus  universelles  et  aveugles,  la  société  se  pencha  sur  les  moyens  pos- 
sibles d'éviter  ce  fléau.  On  découvrit  alors  que  cette  fatalité  meurtrière 
tenait  non  pas  tant  aux  régimes  économiques  ou  politiques  qu'à  quel- 
que chose  de  plus  profond  qu'on  appela  «  psyché  »  pour  ne  pas 
revenir  à  «  l'Ame  »  du  temps  passé.  Aussi  la  science  mondiale  est- 
elle  en  train  de  faire  dévier  son  axe,  des  sciences  physiques  aux 
sciences  psychologiques,  individuelles  ou  collectives,  saines,  patholo- 
giques, etc. 


300  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Là,  croit-on,  se  trouverait  le  secret  d'un  bonheur  qui  met  à  fuir 
autant   de  persévérance   qu'il  est  plus  exclusivement   pourchassé. 

Cette  déviation  des  sciences  vers  le  centre  de  l'homme  conduit 
le  XX*  siècle  à  faire  à  la  femme  une  plus  grande  part  dans  la  bâtisse 
du  futur  monde.  Quand  on  veut  connaître  un  produit,  on  scrute 
instinctivement  son  moule.  Or  le  moule  de  l'homme  c'est  la  femme, 
et  on  s'accroche  ferme  à  la  notion  que  le  moule  commun  aux  deux, 
c'est  le  milieu  social.  Ce  qui  revient  à  dire  que  le  moule  de  chacun, 
c'est  tous,  autrement  dit  personne.  Molière  parlait  d'une  certaine 
vertu  dormitive,  qui  avait  bien  de  la  ressemblance  avec  cette  explica- 
tion-là !  De  grands  esprits  s'en  contentent  pourtant,  car,  personnel- 
lement, elle  est  pour  eux  une  protection  contre  la  remise  en  question 
de  l'amélioration  personnelle  obligatoire,  conséquemment  contre  la 
confession  de  Dieu,  donc  contre  la  décapitation  de  cette  idée  satanique 
que   les   hommes,   ultimement,   sont   des    dieux. 

Dans  ces  domaines  difficiles  où  personne  ne  se  sent  irréprocha- 
ble, on  fait  appel  à  la  femme  comme  à  la  mère.  Les  mauvaises  cons- 
ciences ont  toujours  la  nostalgie  des  pardons  maternels  qui  suffisaient 
à  restaurer  leurs  innocences  enfantines.  Le  problème  social  du  bon- 
heur de  tous  est  un  problème  compliqué.  «  Mettons-le,  dit-on,  dans 
les  bras  de  la  femme.  Au  moins  si  rien  ne  s'améliore,  nous  saurons  à 
qui  nous  en  prendre.  »  On  sait  d'ailleurs  que  les  femmes  se  débrouil- 
lent assez  bien  pour  démontrer  que  si  le  problème  ne  trouve  pas  de 
solution,  ce  n'est  pas  elles  qui  ont  tort,  mais  bien  le  problème 
d'exister.  Elles  ont  en  plus  une  intuition,  animale,  disent  les  uns, 
spirituelle,  disent  les  autres,  pour  trouver  dans  un  écheveau  embrouillé 
le  fil  sauveur.  Le  domaine  social  est  ainsi  et  autrement  devenu  le 
lieu   d'exercice    d'une   profession   en   majorité   féminine. 

Les  circonstances  de  la  remise  entre  les  mains  de  la  femme  du 
problème  social  furent  malheureusement  entourées  d'une  certaine 
atmosphère  de  scientisme,  de  savoirs  aussi  tronqués  qu'absolus  met- 
tant au  maximum  la  personnalité  féminine  elle-même  en  danger.  La 
femme  supporte  mal  l'altitude  et  le  pouvoir  conjugués.  Erigée  au 
milieu  de  la  foule  des  dépendants,  des  inférieurs  à  un  titre  quel- 
conque, comme  la  détentrice  des  recettes  pour  s'en  tirer,  comme  la 
praticienne  diplômée  du  système  «  D  »  pour  civilisés,  la  tête  lui  tourne 


LA   FEMME,   CETTE   INCONNUE  301 

facilement.  Son  esprit  absorbe  à  longs  traits  le  poison  destructeur 
de  sa  féminité,  c'est-à-dire  de  la  seule  raison  qu'elle  aurait  eu  de 
réussir   où  l'homme   échoua. 

La  nouvelle  tâche  des  femmes  coïncide  en  effet  avec  une  évolu- 
tion qui  tend  à  rendre  la  femme  stérile  en  tant  que  femme.  En  plus 
de  l'évolution  sociale  qui  veut  que  la  femme  professionnelle  ne  se 
charge  plus  de  ces  fruits  naturels  que  sont  les  enfants,  la  femme 
technicienne  des  problèmes  sociaux  est  initiée  aux  arcanes  du  con- 
trôle des  naissances,  aux  théories  réclamant  satisfaction  pour  tous  les 
instincts  et  notamment,  dit-on,  du  plus  persécuté  d'entre  eux,  l'instinct 
sexuel.  Elle  travaille  ainsi  d'une  main  à  réduire  la  femme  au  rôle  de 
machine  à  plaisirs,  tandis  que  de  l'autre  elle  brandit  le  titre  de  gué- 
risseuse des  maux  causés,  précisément,  par  l'animalisation  ou  l'intel- 
lectualisation excessive   des  femmes. 

A  celles  qui  ont  pour  tâche  de  guérir  les  malaises  sociaux  sont 
ainsi  injectés  les  virus  qui  ont  fait  naître  ces  malaises.  Les  auxili- 
aires féminines  furent  choisies  à  cause  du  sens  maternel  qu'elles  sont 
censées  posséder  et  qui  se  rapproche  du  sens  social,  et  on  leur  pré- 
pare un  destin  masculin,  une  estime  excessive  des  procédés  scientifi- 
ques, une  méconnaissance  plus  ou  moins  accentuée  de  la  foi  qui  fait 
toute  la  valeur  des  femmes.  On  n'a  livré  le  salut  de  la  société  aux 
femmes  que  lorsque  celles-ci  ne  furent  plus  tout  à  fait  des  femmes, 
mais  bien  souvent  des  dévoyées  des  chemins  normaux  de  la  féminité. 

Y  a-t-il  donc  lieu  d'espérer  un  salut  social  d'un  service  de  la 
femme  en  dehors  de  la  famille  ?  Tout  dépend,  non  de  ce  service, 
mais  des  conceptions  qui  présideront  à  son  exercice. 

Pour  Marx,  l'état  social  est  en  fin  de  compte  une  résultante  des 
techniques  de  production;  pour  Freud,  l'homme  est  un  animal  et 
tout  se  réduit  en  lui  à  l'instinct  de  reproduction  avec  ses  incoercibles 
floraisons  de  libidos  diversement  colorées. 

La  théorie  marxiste  et  la  théorie  freudienne,  dont  les  formations 
de  service  social  sont  en  nombreux  pays  si  fortement  imprégnées,  sont 
complémentaires.  Elles  se  tiennent  parce  qu'elles  analysent  avec  beau- 
coup de  finesse  et  de  réalisme  ce  qui  serait  la  vérité  sur  l'homme 
si  celui-ci  n'était  qu'un  animal  sociable.  Evidemment  si  l'homme 
oscille,  dès  son  apparition  en  ce  monde  entre  ces  deux  forces  motrices: 


302  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

la  société  et  l'instinct  biologique,  la  femme  n'a  pas  grand  chose  à 
lui  apporter.  Moins  elle  se  mêlera  aux  jeux  sociaux  qu'on  appelle 
politique  et  aux  jeux  animaux  qu'on  appelle  sociaux,  moins  elle  ris- 
quera de  se  déconsidérer.  À  qui  ne  fait  rien  on  ne  songe  pas  toujours 
à  reprocher  de  mal  faire. 

Mais  il  émerge,  aux  avant-gardes  de  la  science,  que  l'homme  pour- 
rait bien  être  chose  et  davantage  qu'un  animal  social,  mais  une  sorte 
de  lunette  de  chair  et  d'os,  construite  pour  voir  au  delà  de  ses  consti- 
tuants vers  un  Absolu  qui  le  hante  comme  l'âme  de  son  âme.  L'homme 
se  révèle  aujourd'hui  scientifiquement  comme  une  sorte  d'instrument 
à  mettre  l'univers  à  genoux  devant  une  réalité  qui  serait  le  cœur  de 
toute  réalité.  L'astronome  Eddington  nous  dit  clairement  que  pour 
lui,  l'étoffe  même  de  l'univers  physique  serait  de  nature  mentale. 
Il  répète  ce  que  ses  collègues  commencent  à  balbutier  sur  tous 
les  fronts  de  la  science.  Freud  et  Marx  en  pâlissent.  Seul  les  pro- 
tège l'effroi  d'être  allés  si  loin  quant  aux  conséquences  pratiques 
des  derniers  horizons  intellectuels.  Ce  nouvel  esprit  scientifique  peut 
conduire  à  une  volonté  d'anéantissement  de  toute  exploration  ultérieure 
par  une  catastrophe  cosmique.  Il  y  a  beaucoup  de  cette  angoisse  démis- 
sionnaire dans  les  tentations  de  guerre  atomique  qui  tourmentent 
tant  de  gens.  Elle  peut  conduire  à  un  avènement  de  sainteté  par 
l'acception  pleine  d'amour  de  ce  principe  supérieur  et  un  dévouement 
total  à  son  triomphe.  L'époque  des  champs  sociaux  ouverts  à  la  femme 
est  celle  où  ce  domaine  descend  au  second  plan.  Aménager  notre 
maison  terrestre  visera  à  laisser  le  plus  d'être  possibles  disponibles 
pour  bâtir  une  maison  céleste.  Si  réellement  s'occuper  du  social  est, 
pour  la  femme,  un  moyen  de  libérer  des  énergies  masculines  pour 
de  plus  hautes  besognes,  elle  le  fera  sans  danger  et  sans  appauvrir 
ses  perspectives  personnelles.  Du  dessous  de  son  action  extérieure  vont 
éclore  des  germes  qui  seront  comme  un  troisième  monde,  le  monde 
spirituel  qui  est  à  la  porte  pour  chacun  de  nous  car  il  jaillit  sitôt 
notre  mort  consommée,  mais  qui  se  tient  peut-être  aussi  à  la  porte 
pour  l'ensemble  de  l'humanité. 

La  femme,  dans  l'arène  sociale,  se  trouverait  une  place  naturelle. 
Elle  couverait  une  enfance  pénible,  elle  ferait  une  éducation  prépa- 
rant un  terrain  adéquat  au  grand  avènement  attendu  depuis  beaucoup 


LA   FEMME,   CETTE   INCONNUE  303 

plus  que  quatre  mille  ans.  Sous  ce  jour  on  comprend  mieux  la  con- 
venance qui  ouvrirait  aux  femmes  les  professions  sociales,  juste  au 
moment  où  la  société  mûrirait  son  fruit  définitif.  Le  rôle  social 
féminin  ne  risquerait  pas  d'aboutir  au  labeur  perpétuel  de  jardinière 
d'enfants  monstrueux  qu'il  devient  nécessaire  de  rendre  plus  infantiles 
encore  en  accentuant  leur  collectivisation,  afin  que  leurs  tuteurs 
et  tutrices  ne  soient  pas  obligés  aux  vertus  gênantes,  mais  à  la  force 
camouflée  sur  les  indications   d'une  science  matérialiste. 

Le  rôle  de  telles  femmes  serait  comparable  à  celui  de  mères 
amputant  leurs  enfants  pour  se  rendre  nécessaire  à  leur  faiblesse.  Il 
serait  une  illustration,  en  grand  et  en  couleurs,  des  complexes  d'Œdipe 
qui,  depuis  Freud,  prêchent  à  chaque  enfant,  aux  filles  surtout,  la 
frayeur  de  leur  mère  comme  si,  derrière  les  plus  tendres  d'entre 
elles,  se  cachait  la  méchante  sorcière  qui  coupe  les  jambes  ou  rogne 
les  ailes.  Diverses  psychologies  à  la  mode  montrent  déjà  la  femme 
dans  le  rôle  de  «  vamp  »  perfectionnée,  non  plus  seulement  de  l'homme 
—  c'est  vieux  jeu,  —  mais  de  ces  futurs  hommes  et  de  ces  futures 
femmes  que  sont  ses  propres  enfants.  Pas  un  adolescent  qui  ne  se 
préoccupe  de  rompre  son  «  cordon  ombilical  psychique  »,  selon  l'ex- 
pression consacrée,  pas  une  adolescente  qui  ne  fasse  de  ses  conflits 
avec  sa  mère  le  bouc  émissaire  de  ses  difficultés.  Tous  les  vieux 
péchés  capitaux  sont  appelés  à  la  barre  et  sommés  de  dire  qu'ils  ne 
tiennent  qu'à  des  excès  parentaux  et  que  le  péché  originel  c'est 
précisément  cela:  que  les  jeunes  soient  dans  l'obligation  d'obéir  à 
des  valeurs  biologiques  inférieures  aux  leurs,  fanées,  usées.  Certes 
le  dynamisme  biologique  des  parents  ne  vaut  plus  celui  de  leurs 
enfants.  Et  l'on  comprend  qu'une  société  organisée  sur  des  valeurs 
sociales  instinctives  considère  la  famille  comme  un  réseau  de  liens 
insupportables.  Une  telle  société  ne  peut  attendre  de  libération  dans 
le  développement  logique  de  ses  croyances  que  dans  la  réduction  des 
parents  au  rôle  exclusif  de  géniteurs.  Ce  faisant,  elle  ne  fait  d'ail- 
leurs que  transposer  les  problèmes  familiaux  à  l'échelle  nationale  ou 
de  civilisation.  Cette  société  aurait  un  besoin  urgent  de  ces  mères 
anonymes  de  tous  que  pourraient  devenir  les  auxiliaires  sociales  dont 
le  rôle  principal  serait  d'alléger  la  dépendance  de  leurs  clients  envers 
leurs  mères  véritables. 


304  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

On  reconnaît  là  certains  services  sociaux  dont  les  auxiliaires  ne 
pouvant,  à  leur  grand  regret,  supprimer  la  fonction  maternelle  indi- 
viduelle tendent  à  lui  superposer  la  fonction  maternelle  collective. 
L'avènement  de  la  femme  dans  des  champs  sociaux  ainsi  conçus  est 
une  catastrophe  car  il  ne  peut  qu'accentuer,  avec  la  violence  d'un 
sexe  qui  croit  marcher  vers  la  liberté,  une  évolution  fatale  à  la  femme 
individuelle  et  donc,  à  court  terme,  à  la  femme  sociale:  l'efficacité 
de  la  seconde  venant  toute  des  antiques  grandeurs  de  la  première. 
Les  fameux  complexes  familiaux  des  enfants  contre  la  mère  se  trans- 
forment en   complexes   sociaux  contre  les   assistantes. 

Par  contre,  si  l'auxiliaire  sociale  se  donne  pour  tâche  de  régé- 
nérer l'estime  des  valeurs  spirituelles  pour  préparer  le  terrain  aux 
épanouissements  des  nouvelles  conceptions  scientifiques,  quelles  seront 
ses  normes  d'action  ?  Un  terrain  propice  aux  vérités  supra-naturelles, 
spirituelles  et,  en  partie,  mystérieuses  que  la  science  trouve  au  fond 
de  ses  fours  et  de  ses  microscopes  n'exige-t-il  pas  une  foi  ?  Ne 
demande-t-il  pas  un  lent  labeur  pour  que  chaque  être  purifie  les 
yeux  internes  qui  lui  permettront  quelque  appréhension  personnelle 
de  la  vérité  ?  Comment  purifier  ce  regard  interne  qu'est  la  sensibilité 
aux  valeurs  ?  L'affinement  des  pouvoirs  sensitifs  internes  à  des  véri- 
tés absolues  et  non  plus  relatives  à  soi,  procède  de  l'amour  désinté- 
ressé qu'on  est  capable  d'avoir  pour  autre  chose  que  pour  soi.  Ce 
dépouillement  douloureux  des  égoïsmes  instinctifs  est  une  besogne 
maternelle  et  féminine  par  excellence.  Cette  éducation  de  l'œil  interne, 
c'est  presque  un  enfantement.  C'est  un  éveil  aux  valeurs  du  dedans 
auxquelles  les  femmes  de  tous  les  temps  ont  adhéré.  Ayant  une 
valeur  relative  à  celle  de  l'homme,  la  femme  a  toujours  eu  un  inté- 
rêt direct  à  ce  que  l'homme  excelle  dans  les  domaines  intérieurs  et 
notamment  qu'il  éprouve  sa  relativité  masculine  en  face  de  cet  Absolu 
formidable  qu'on  appelle  Dieu.  L'homme  conscient  de  sa  relativité 
en  face  de  Dieu  est  tendre  à  la  relativité  de  la  femme  envers  lui-même, 
et  c'est  le  salut  de  la  féminité.  L'impossible  et  perpétuelle  compéti- 
tion s'éteint  alors,  car  servir  l'homme  devient  la  seule  manière  de 
l'assujettir  sa  relativité  de  créature,  petite,  pécheresse.  C'est  aussi  la 
seule  manière  de  l'ouvrir  à  l'amour  car  le  véritable  amour  de  l'homme 
pour  la  femme  ne  peut  être  qu'une  miette  de  son  amour  pour  Dieu. 


LA   FEMME,    CETTE   INCONNUE  305 

Les  valeurs  internes  ne  se  réduisent  ni  aux  valeurs  biologiques 
qu'elles  gêneraient  plutôt,  ni  aux  valeurs  sociales,  car  elles  demandent 
pour  se  développer  un  certain  écart  de  la  socialite,  une  préservation, 
au  moins  temporaire,  des  complicités  sociales  au  moins-être,  au  pro- 
fit du  paraître. 

Cet  isolement  favorable  à  l'épanouissement  des  femmes  incon- 
nues n'a  rien  d'anti-social.  Il  s'achève  par  le  triomphe  de  la  distinc- 
tion au  sein  de  la  socialite,  par  la  victoire  de  l'homme  intérieur  au 
sein  de  la  foule  la  plus  dense.  L'expérimentation  pratique  de  cette 
solitude  se  rencontre  aux  Indes,  au  Thibet  comme  dans  le  sanctuaire 
des  grands  laboratoires  capitonnés,  dans  les  luxueuses  retraites  des 
artistes   comme   dans   le  monachisme   catholique. 

Si  l'idéal  de  l'homme  n'est  pas  un  pur  reflet  du  réel  mais  plu- 
tôt la  conscience  de  ce  qui  manque  au  réel  pour  rejoindre  cet  Absolu 
dont  la  nostalgie  hante  les  cœurs,  précisément  dans  la  mesure  de 
leur  humanité,  on  conçoit  que  la  femme  ait  un  rôle  privilégié  dans  la 
culture  de  ce  sentiment  d'absence.  En  soi  —  et  la  psychologie  freu- 
dienne y  apporte  sa  pierre,  —  la  femme  est  une  sorte  de  béante 
absence,  une  aspiration  vers  ce  qu'elle  n'a  pas,  donc  un  guide  expert 
en  matière  d'idéal.  Son  imagination  est  une  forme  d'appel  à  l'absolu 
et  elle  est  normalement  plus  développée  là  où  l'absolu  manque  le  plus. 
Elle  l'est  plus  chez  la  femme  moyennement  occupée  et  recluse  que 
chez  la  femme  active  et  répandue.  Tels  seraient  les  titres  de  la  femme 
à  jouer  le  rôle  de  guide  de  la  société  vers  ce  qui  dépasse  le  sensible 
immédiat,  les  valeurs  internes  et,  finalement,  l'idéal. 

Selon  une  boutade  de  Bertrand  Russell,  la  sensibilité  aux  valeurs 
morales  serait  une  fidélité  extemporané  à  la  voix  de  notre  nour- 
rice. Il  entend  par  là  que  notre  conscience  serait  seulement  un 
écho  des  premiers  impératifs  moraux  que  nous  ayons  entendu.  Dans 
son  errance  explicative  de  l'intérieur  par  l'extérieur,  la  psychanalyse 
nous  livre  là,  involontairement  dans  le  sens  qui  sera  nôtre,  la  clef 
du  règne  de  la  femme  dans  la  société.  La  science  actuelle,  en  affir- 
mant que  la  conscience  se  réduit  à  la  voix  de  notre  nourrice,  pense 
avoir  déconsidéré  la  question  ou  l'avoir  reculée  aux  limites  du  pos- 
sible, un  peu  comme  les  savants  du  XVIII'  siècle  pensaient  avoir  fait 
en   nous   définissant   l'atome   indivisible.      Il   est  vrai   que   la   voix   de 


306  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

notre  conscience  est  pour  partie  la  voix  de  notre  nourrice,  en  un 
point  précis  du  cycle  évolutif  humain,  mais  derrière  cette  nourrice 
se  profilent  encore  des  infinis  comme  derrière  l'atome  classique  jail- 
lissent les  mondes  de  l'infiniment  petit.  Ce  qu'on  nous  oppose  comme 
une  barrière  infranchissable,  comme  l'ultime  mur,  se  révèle,  dans  les 
deux  cas,  comme  une  simple  porte  d'un  second  univers  aux  impos- 
sibles limites. 

La  voix  de  notre  nourrice  s'entend  de  la  voix  de  Celui  qui  dit 
de  lui-même:  «...  et  comme  une  nourrice,  je  vous  prendrai  sur  mes 
genoux  et  vous  consolerai.  »  L'Absolu  personnel  a  emprunté  cette 
image  féminine  pour  nous  autoriser  à  penser  que  dans  la  voix  de 
notre  nourrice  de  la  chair,  la  sienne  peut  en  effet  parler.  En  fait, 
à  un  moment  précis  de  l'évolution  humaine,  la  voix  de  notre  mère 
est  l'écho  direct  de  Dieu,  ce  pourquoi  on  dit  que  l'obéissance  est 
la  sainteté  des  petits  enfants. 

La  sensibilité  aux  valeurs  internes  est  donc  bien  œuvre  féminine. 
Elle  ne  saurait  être  cultivée  que  par  une  femme  qui  ne  se  prenne 
pas  pour  un  absolu  mais  pour  une  docile  servante,  comme  l'est  une 
messagère,  comme  l'est  un  écho  auquel  incombe  le  devoir  d'être  fidèle. 
La  femme  faisant  œuvre  sociale  dans  les  champs  de  la  politique, 
comme  dans  ceux  de  l'assistance,  ne  le  pourra  valablement  qu'en  renon- 
çant à  définir  les  normes  des  redressements  ou  des  adaptations.  Ses 
plans  d'action  seront  pris  dans  le  spirituel  et  l'invisible  révélés  autant 
que  dans  l'immédiatement  visible  et  le  matériellement  sensible,  révé- 
lés aussi  puisque  nous  commençons  à  savoir  que  ce  dernier  n'est 
qu'un  moment  qui  doit  être  dépassé.  Il  importe  donc  de  conformer 
l'homme,  qui  doit  franchir  ce  pas,  aux  possibilités  qui  naîtront 
de  son  dépassement.  Plus  la  femme  reviendra  à  sa  mission  fonda- 
mentale, plus  elle  essaiera  de  nourrir  en  ceux  qui  viennent  à  elle 
des  forces  qui,  peut-être,  s'ignorent,  mais  doivent  mûrir  dans  leur 
lutte  et  par  leur  lutte.  Pour  paraphraser  un  mot  de  Léon  Bloy,  «  plus 
elle  sera  femme,  plus  elle  sanctifiera  la  société  ». 

Que  la  femme  puisse  agir  ainsi  avec  ses  seules  forces,  je  le  crois 
d'autant  moins  qu'elle  n'a  presque  pas  de  force,  sinon  empruntée. 
La  femme  est  un  être  faible  et  rapidement  consommable.  Si  elle  pré- 
tend   accomplir   son   labeur   sans    aucun   secours,   elle   marche   à   con- 


LA   FEMME,   CETTE   INCONNUE  307 

tre  courant  de  son  génie  qui  veut  précisément  qu'elle  n'agisse  qu'unie 
ou  soumise  à  un  autre.  De  même  qu'il  ne  lui  est  pas  donné  d'ac- 
céder seule  à  la  maternité  naturelle,  elle  ne  peut  seule  secourir  l'homme 
collectif  qui  vient  à  elle  de  toutes  parts. 

À  ce  propos  il  est  curieux  de  remarquer  qu'aucun  service  social, 
aucune  agence  ne  diminue  autour  d'elle  le  nombre  de  ses  clients. 
Le  cercle  de  ceux-ci  s'étend  toujours,  si  bien  que  là  où  il  y  en  avait 
trois  jadis,  il  en  faut  dix  aujourd'hui.  Les  raisons  de  cet  état  de 
fait  sont  multiples,  nous  n'en  examinerons  qu'une  aujourd'hui.  Les 
gens  viennent  à  l'agence  pour  retrouver  dans  les  voix  féminines  de 
leur  enfance,  un  écho  plus  pur  de  cet  absolu  si  proche  jadis,  si  loin 
aujourd'hui,  qui  peut  seul  leur  donner  le  courage  nécessaire  d'accé- 
der au  nouveau  monde  qui  mûrit  sous  l'ancien.  L'intérêt  de  la  femme 
est  de  ne  pas  croire  qu'on  va  à  elle  pour  elle  et  ses  acquisitions,  ses 
recettes  et  ses  sagesses,  mais  comme  à  une  dépositaire  de  gestations 
qui  la  dépassent,  d'élans  vers  plus  haut  qu'elle.  Elle  ne  servira  les 
hommes  que  par  une  étroite  union  avec  l'Absolu  qu'ils  cherchent  fon- 
damentalement en  elle.  Pour  que  cet  absolu  se  fasse  jour,  la  femme 
doit  se  réduire,  se  donner,  s'oublier.  Comme  nous  le  disions  dans  la 
première  partie  de  cet  entretien,  elle  doit  se  faire  toile  de  fond  et 
non  écran,  s'effacer  non  devant  des  techniques  mais  devant  une  Per- 
sonne, non  devant  des  évidences  destinées  à  passer  demain  pour  de 
l'obscurantisme,  mais  devant  une  Présence  qui  fut,  qui  est  et  qui 
sera,  et  vers  laquelle  monte  la  longue  chaîne  humaine  des  bras  de 
femmes  et  des  tombeaux  de  terre. 

La  femme  dont  le  rôle  social  est  le  plus  efficace  est  celle  qui 
reçoit  ses  leçons  de  la  Vie  qui  forme  en  elle  ces  bruits  vivants  que 
sont  les  hommes,  qui  tisse  en  elle  les  nerfs,  les  os  et  l'âme  qu'elle 
a  la  douloureuse  mission  d'enfanter.  Le  jugement  qui  pèse  une  femme 
cherche  toujours  dans  ses  bras  ou  à  sa  main,  l'enfant.  L'enfant  justi- 
fie sa  mère.  Sans  lui,  elle  n'est  qu'une  silhouete  falotte  d'où  rien 
ne  part  et  où  rien  n'aboutit. 

La  technicienne  sociale  a  des  leçons  à  recevoir  des  mères.  Elle 
leur  empruntera  cette  humilité  essentielle  qui  la  fera  disparaître 
devant  l'importance  de  son  œuvre,  cette  union  avec  le  Principe  qui 


308  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

attire  les  êtres  à  une  vie  nouvelle,  à  la  fois  plus  riche  que  la  vie 
communautaire  et  plus  secrète  que  le  plus  farouche  individualisme. 

Cette  attitude  ne  lui  sera  possible  que  par  la  religion  qui  soude 
les  sommets  des  grandeurs  féminines  au  sommet  des  renoncements 
féminins,  par  la  religion  bâtie  sur  l'humble  Fiat  d'une  Femme 
inconnue. 

L'action  sociale  sans  l'ombre  de  la  foi  ne  peut  que  décentrer  la 
femme,  la  projeter  vers  un  ordre  de  valeurs  artificielles.  Et  si  l'on  se 
révolte  aujourd'hui  devant  la  mère  selon  la  chair  qui  oublie  sa  mis- 
sion sacrée  d'aide  de  Dieu  dans  la  construction  d'une  personne 
humaine,  on  se  révoltera  demain  devant  la  technicienne  sociale  qui 
oublierait  ce  même  rôle  d'aide  de  Dieu  dans  la  construction  d'une 
société  agenouillée.  Car  revenir  vers  les  voix  de  son  enfance  c'est 
pour  l'homme  d'aujourd'hui  se  remettre  à  genoux  aux  côtés  de  l'in- 
connue que  fut  sa  mère. 

L'Inconnue  par  excellence,  n'est-elle  pas  cette  Femme  qui  se 
cache  au  sein  de  la  Lumière,  la  Bienheureuse  Immaculée  dont  une 
seule  caractéristique  intime  nous  fut  livrée:  «  Elle  gardait  toutes  ces 
choses   dans   son  cœur.  » 

Cette  conservation  dans  le  cœur  répète  de  troublante  façon  la 
condition  de  croissance  du  germe  humain.  Il  pousse  chez  la  femme 
jusqu'au  jour  de  son  entrée  dans  la  famille  en  milieu  clos.  Le  temps 
de  sa  manifestation  dans  le  monde  signale  le  début  de  sa  période 
d'usure  sans  régénération  correspondante.  Après  ce  temps,  il  est  caché 
de  nouveau  dans  l'ombre  de  la  terre  et  dans  celle  de  l'au-delà.  La 
plante  humaine  enracinée  dans  la  femme  ne  peut  perdre  tout  d'un 
coup  l'ombre  propice  à  ses  plus  grands  développements.  Il  lui  faudra 
toujours  un  jeu  nuancé  de  clartés  et  d'obscurités,  de  silence  et  de 
manifestations.  Tout  se  passe  comme  si  dans  nos  vies,  la  nuit  mûris- 
sait le  jour  et  le  jour  appelait  la  nuit.  Le  rythme  fondamental  de 
la  nature  terrestre  est  reproduit  dans  le  sexe  de  ses  habitants.  La 
femme  est  l'inconnue  qui  règne  sur  la  nuit  des  paix,  des  solitudes 
et  des  semis.  L'homme  est  le  flambeau  d'une  création  qui  jubile  en 
lui  de  monter  par  lui  au  pied  du  trône  divin.  La  femme  est  la 
reine  sans  nom  des  foyers  de  paix  et  d'ombre.     Elle  s'appelle:   «ma 


LA   FEMME,   CETTE   INCONNUE  309 

femme  »  ou  «  la  mère  »  ou  «  la  sœur  ».  Le  peuple  en  la  nommant 
ainsi  l'a  voilée  sous  la  grandeur  de  ses  rôles.  Dès  qu'elle  s'en  évade 
elle  meurt.  Puissance  anonyme  dont  le  propre  est  d'agir  sans  reven- 
diquer, elle  permet  l'agitation  du  jour  car  elle  est  la  certitude  du 
repos.  Grâce  à  elle  toutes  les  techniques  à  progresser  peuvent  ne 
pas  fonctionner  à  contre-temps  ou  à  contre-sens.  En  voulant  bien 
rester  l'oasis  secrète  de  l'homme,  elle  maintient  la  valeur  profonde 
de  son  compagnon.  Quand  la  femme  remplit  ses  devoirs,  l'homme 
ne  ressent  pas  de  dégoût  pour  les  siens.  Elle  guérit  les  appétits  de 
mort,  les  pessimismes  collectifs,  les  démissions.  La  douceur  du  monde 
humain  se  mesure  au  nombre  de  ces  femmes  obscures.  La  douceur 
de  la  vie  de  l'époux  se  mesure  à  l'humilité  de  sa  femme  et  corréla- 
tivement la  douceur  de  sa  famille,  qui  est  son  petit  monde  à  lui. 
Dans  la  mesure  ou  celui-ci  est  aimable,  il  aime  le  monde  du  dehors, 
il  veut  s'y  dévouer,  l'améliorer  et,  au  besoin,  il  sait  mourir  pour  lui. 
Quand  l'homme  sent  tarir  son  estime  du  monde  extérieur  c'est 
que  son  premier  monde  à  lui,  que  sa  femme  est  passée  dans  le  clan 
extérieur,  qu'elle  se  ligue  avec  le  monde  des  affaires,  des  concur- 
rences contre  son  homme  à  elle.  L'aiguillon  qui  faisait  l'homme  actif 
le  serre  alors  de  trop  près,  il  lui  perce  le  cœur  et  tue  sa  virilité. 
Cet  homme  perd  son  sexe  lui  aussi  et  n'en  retrouve  pas  d'autre.  On 
dit  qu'aujourd'hui  l'homme  se  féminise  et  que  la  femme  se  masculi- 
nise. Ce  n'est  pas  vrai:  l'homme  disparaît,  la  femme  s'anéantit  et,  sous 
ces  essences  mortes,  l'animal  dresse  une  tête  victorieuse.  Le  monde 
des  sexes  perdus,  s'il  doit  un  jour  exister,  ne  pourra  même  plus  se 
faire  une  idée  de  ce  que  fut  une  grande  âme  de  femme  à  la  Blanche 
de  Castille,  à  la  Jeanne  Mancc  et  l'on  reconstituera  sur  documents  psy- 
chologiques les  plus  grossiers  rouages  de  l'âme  d'un  Polyeucte,  d'un 
honnête  homme   au  sens  pascalien   du  mot. 

A  Dieu  ne  plaise  que  cela  arrive  jamais  !  Le  Dieu  qui  est  sur 
terre  un  jaillissement  de  Vie  éternelle  et  qui,  aujourd'hui,  laisse  nos 
savants  toucher  la  frange  de  son  manteau,  nous  est  donné  dans  l'om- 
bre d'une  muette  Hostie.  Sa  Mère,  la  Mère  de  la  Vie,  a  choisi  les 
voiles  de  la  médiocrité  sociale,  des  devoirs  tous  semblables,  des  accep- 
tations sans  condition. 


310  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Cachée  par  son  manteau  maternel  et  virginal,  la  femme  moderne 
pourrait  redevenir  un  des  pôles  du  bonheur  terrestre,  un  gage  de 
bonheur  éternel,  à  l'école  du  silence,  au  culte  de  la  ressemblance,  à 
l'ombre  enfin  de  cette  Femme  inconnue. 

Madame  Marie-Paule  VlNAT. 


Gœthe  * 


Heaven  sometimes  bestows  an  immeasurable  wealth  of  gifts  on 
a  single  individual  in  order  that  his  works  of  genius  may  bring 
joy  and  inspiration  into  this  world.  Certainly  there  has  hardly 
ever  been  a  man  endowed  with  a  greater  wealth  of  gifts  than  Johann 
Wolfgang   von   Goethe. 

It  was  in  the  ancient  city  of  Frankfort-on-Main  that  Gœthe 
first  saw  the  light  of  day.  This  child  of  genius,  destined  to  become 
the  greatest  lyric  poet  of  the  western  world,  was  bom  on  the  28th 
of  August,   1749. 

From  the  earliest  years  of  his  boyhood  Goethe  showed  signs 
of  being  endowed  with  an  extraordinary  measure  of  intelligence 
far  beyond  his  years.  At  the  age  of  six  he  was  already  learning 
Latin,  Greek,  and  Italian,  and  at  ten  years  of  age  he  was  writing 
his  own  verses. 

The  city  of  his  birth  offered  much  to  stimulate  the  child's 
imagination.  There  were  mementoes  of  a  long  and  notable  past, 
an  annual  fair,  and,  above  all,  colourful  medieval  pageantry,  for 
Frankfort  was  the  coronation  seat  of  the  Holy  Roman  Empire. 

As  so  often  happens  in  life,  circumstances  played  a  very  con- 
siderable part  in  the  development  of  Goethe's  personality  as  he  grew 
up,  and  contributed  greatly  to  the  accomplishing  of  the  tasks  he 
was   ultimately   destined   to   fulfill. 

The  Seven  Years  War  brought  important  influences  into  his 
early  life.  When  Frankfort  was  occupied  by  the  French,  Goethe's 
house  was  taken  over  by  a  French  Count  and  his  Staff.  This  was 
naturally  felt  as  an  unwelcome  disturbance  in  the  routine  of  the 
household,  but  the  young  Goethe  found  the  whole  experience  thorough- 
ly entertaining,  for  it  brought  to  him  a  world  of  new  impressions. 
He  soon  learned  to  converse  fluently  in  French,  and  attended  the 
theatre    where    French    plays    were    performed,    so    that    by   the    time 

*  Commemoration  Address  given  at  the  University  of  Ottawa  October  2nd, 
1949,  for  the  Bi-centenary  Celebration  of  the  birth  of  Johann  Wolfgang  von  Goethe 
(August   28th,    1749). 


312  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

he  was  twelve  years  old,  he  was  well  grounded,  not  only  in  the  French 
language,   hut   also    in   French   Drama. 

The  French  Count  who  occupied  Goethe's  house  happened  to 
he  an  Art  Connoisseur,  and,  during  the  time  of  his  residence  there 
he  invited  many  of  the  most  gifted  artists  to  come  and  paint 
pictures  for  him.  This  afforded  a  rare  opportunity  for  the  young 
boy  to  listen  to  discussions  on  Art,  and  to  observe  the  artists  at 
their  work.  These  early  contacts  had  a  considerable  influence  on 
him,  and  were  the  means  of  directing  Goethe  towards  drawing  and 
painting,  thus  opening  up  new  fields  of  interest  for  him  in  artistic 
pursuits. 

The  study  of  foreign  languages  also  became  an  absorbing  pas- 
time for  Goethe,  for  he  learned  with  little  effort.  In  his  early  youth 
a  desire  to  perfect  himself  in  these  studies  prompted  him  to  write 
a  novel  in  the  form  of  letters  in  seven  different  languages. 

It  was  his  father's  ambition  that  Goethe  should  study  law, 
but  Goethe's  great  desire  was  to  follow  an  academic  and  literary 
career.  Nevertheless,  at  the  age  of  sixteen,  Goethe  became  a  student 
at  Leipzig,  and  later  at  Strassburg  University,  but  the  study  of  law 
held  no  attraction  for  him,  and  he  soon  developed  an  intense  dis- 
taste for  it.  While  ostensibly  continuing  his  law  studies,  his  in- 
terests were  diverted  in  many  other  directions,  and  when  he  started 
to  take  lessons  in  Art,  he  showed  so  much  real  talent  in  this  sub- 
ject that,  for  some  time,  he  thought  of  abandoning  his  literary 
pursuits,    and    of    devoting   his   whole   time   to    painting. 

While  attending  Strassburg  University,  Goethe  had  his  first  con- 
tact with  Herder,  the  great  thinker  and  philosopher,  who  exerted 
a  very  profound  influence  on  the  young  poet.  Goethe's  whole  way 
of  thinking  was  revolutionised  by  Herder's  ideas,  and  he  wrote  at 
that  time  some  of  the  most  beautiful  lyric  poetry  that  has  ever 
been   written. 

In  spite  of  so  many  diversions,  Goethe  completed  his  law  course 
at  the  age  of  twenty-two,  and  he  then  felt  free  to  follow  his  own 
inclinations.  So  many  literary  projects,  including  his  great  master- 
piece, Faust,  were  taking  shape  in  his  mind,  and  he  now  seized 
the   opportunity   to    devote   himself   entirely   to   writing.      About   this 


GŒTHE  313 

time  he  passed  through  a  very  melancholy,  emotional  experience, 
from  which  he  sought  some  measure  of  relief  in  his  writing.  He 
poured  out  his  thoughts  and  experiences  on  paper,  and,  at  the  age 
of  twenty-four,  he  had  completed  his  first  great  work,  the  play, 
Gotz  von  Berlichingen.  The  following  year  his  novel,  Werther,  was 
published,  and  these  two  early  works  established  his  fame,  not 
only  throughout  Germany,  but  far  beyond  her  borders,  for  they  were 
soon  translated  into  many  languages.  The  play,  Gotz  von  Berli- 
chingen, so  aroused  the  admiration  of  Sir  Walter  Scott  that  he  trans- 
lated it  into  English. 

It  was  the  year  1775,  however,  that  proved  to  be  a  great  turn- 
ing point  in  G^Kthe's  life,  for  at  this  stage  he  entered  upon  a  period 
during    which    his    life    was    greatly    enriched    by    personal    contacts. 
He  had  been  invited  to  the  court   at  Weimar  as  guest  of  the  young 
Duke    who    always    liked    to    surround    himself    with    people    of    high 
culture.     Thus  Goethe  was  able  to  come  into  close  contact  with  out- 
standing   personalities    who    had    an    important    influence    upon    him. 
It  was  in  Weimar  that  he  met  Wieland,  the  famous  German  scholar 
and    critic,    and    also    the    poet,    Schiller,    whose    friendship    proved 
such    a    stimulus    to    his    creative    activities,    while    his    contact    with 
Charlotte  von  Stein,  a  woman  of  rare  culture  and  refinement,  brought 
to  him  new  ideals  of  womanhood,   and  inspired  him  to  write  many 
of   his    most    beautiful    poems.      But   it   was    not    only    among    people 
of    high    rank    that    he    moved.      The    Duke   was    anxious    for    Goethe 
to  remain  in  Weimar,  and   appointed  him  to  many  official  positions 
which  brought  him  into  contact  with  people  from  all  walks  of  life, 
and  it  was  characteristic  of  Goethe  that  he  showed  the  same  sincerity 
towards  everyone  regardless  of  rank.     He  welcomed  all  opportunities 
for   entering  into   conversation   with   the  working   people,  for  he  was 
always    in   close    sympathy   with   them    and    with    common   humanity. 
His    whole    attitude    was    revealed    when    he   said,    "How    greatly    my 
liking   goes   out   to   the   so-called   lower   classes,   who   are   perhaps   the 
highest   in  God's   sight.     In  them   all  the  virtues   are  combined,  con- 
tentment   in    austerity,    pleasure    in    the    least   good    fortune,    and   en- 
durance unto   the   end." 


314  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

It  wias  part  of  Goethe's  deeply  sensitive  and  highly  artistic 
nature  that  he  experienced  prolonged  pauses  between  periods  of 
intense  artistic  creation,  and  this,  in  part,  explains  why  the  years 
spent  in  Weimar  were  not  outstanding  in  the  fruitfulness  of  his 
poetic  activity.  But  the  circumstances  of  his  life  always  determined 
the  path  he  had  to  follow,  and  during  this  period  when  Goethe's 
poetic  activities  were  laid  aside  for  a  time,  it  seems  as  if  it  had 
to  be  that  way,  in  order  that  his  many  other  talents  might  be 
brought  into  activity  by  the  demands  life  made  upon  him.  It  was 
in   Weimar  that   Goethe's   great  versatility  was   revealed. 

At  the  age  of  twenty-seven  he  was  appointed  Privy-Councillor, 
and  later  held  positions  as  Finance  Minister,  War  Minister,  and 
finally  that  of  Prime  Minister.  He  was  also  appointed  Minister  of 
Education,  and  all  scholastic  institutions  came  under  his  supervision. 
His  other  official  duties  involved  responsibility  for  highway  con- 
struction, mining,  regulation  of  rivers,  and  development  of  agricul- 
ture and  forestry.  To  each  of  his  arduous  duties  he  applied  him- 
self with  all  the  ability  at  his  command,  and,  with  that  deep  sincerity 
that  was  at  all  times  part  of  his  nature,  he  undertook  every  task 
with   characteristic   conscientiousness   and   devotion. 

His  administrative  duties  led  him  to  occupy  himself  more  and 
more  with  natural  science  and  all  its  branches.  Botany,  Geology, 
Mineralogy,  Physics,  and  Chemistry.  In  all  his  studies  he  relied 
for  the  most  part  on  his  own  investigations,  and  it  was  as  if  the 
nature  of  things  unfolded  itself  under  his  keen  observant  eye.  He 
would  stop  on  his  way  to  pick  up  an  unusual  looking  stone  that 
attracted  his  attention,  and  his  mind  was  immediately  occupied  with 
its  geological  origin.  When  looking  at  palm  trees  in  Italy,  he  tried 
to  trace  their  development  from  simpler  forms  of  plant  life.  His 
interest  in  cloud-formations  led  him  to  work  out  a  cloud-calendar 
on  which  he  recorded  his  daily  observations. 

It  was  to  be  expected  that  after  years  of  work  in  so  many  dif- 
ferent fields  his  energies  were  spent,  and  his  mind  and  spirit  craved 
a  change  of  scene  and  a  period  of  rest.  He  had  made  a  few  trips 
to  the  Hartz  mountains,  and  also  to  Switzerland,  but  his  great  long- 
ing  to    see    Italy    was    still    unfulfilled,    and    so    he    decided    to    seek 


GŒTHE  315 

respite  and  recuperation  amidst  the  inspiring  beauty  of  the  Italian 
scene. 

It  would  be  difficult  to  exaggerate  the  importance  of  Goethe's 
journey  to  Italy.  He,  himseK  regarded  it  as  a  kind  of  climax  to  his 
life,  for  it  was  in  that  southern  land  that  his  poetic  creativeness  was 
re-awakened.  He  became  possessed  with  a  poetic  fervour,  and  was 
once  more  inspired  to  take  up  the  writings  he  had  laid  aside  in- 
complete. He  re-wrote  his  play,  Iphegenia,  in  new  form,  and  com- 
pleted the  play,  Egmont,  These  two  plays  were  followed  by  TassOy 
and  finally  he  took  up  his  unfinished  manuscript  of  Faust,  intend- 
ing to  bring  it  to  completion  within  a  few  weeks.  But  the  time 
was  not  ripe  for  this,  and  his  work  upon  Faust  had  once  more 
to  be  postponed  to   a  more  convenient   season. 

The  sojourn  to  Italy  which  extended  over  two  years  brought 
him  the  inner  peace  and  tranquillity  that  he  craved  for,  and  restor- 
ed to  him  a  sense  of  joy  in  life.  Confidence  in  his  poetic  calling 
was  re-kindled  and  he  felt  that  he  could  look  forward  to  a  period 
of  intense  poetic  creation.  But,  on  his  return  to  Weimar  after  so 
long  an  absence,  he  found  it  difficult  to  accommodate  himself  to 
conditions  there.  He  felt  somehow  estranged  from  his  former  friends, 
and  an  intense  feeling  of  loneliness  took  hold  of  him. 

It  was  at  this  time  that  he  met  Christiane  Vulpius,  a  young 
girl  of  simple  birth  and  parentage,  who  was  later  to  become  his 
wife  and  the  mother  of  his  only  son.  He  now  sought  to  be  relieved 
of  many  of  his  former  duties  in  order  to  devote  more  of  his  time 
to  writing. 

He  finished  his  work  on  the  play,  Tasso,  and  decided  to  publish 
the  part  of  Faust  that  he  had  so  far  completed.  But  his  writings 
aroused  little  enthusiasm  from  the  public,  and  it  is  not  surprising 
that,  in  his  disappointment,  he  sought  diversion  by  occupying  him- 
self with  natural  science. 

He  made  a  special  study  of  the  theory  of  colour,  and  compiled 
a  lengthy  treatise  on  the  subject,  refuting  entirely  the  teachings 
of  Sir  Isaac  Newton.  But,  also  his  writings  on  scientific  subjects 
were   not   readily    accepted.      Disheartened    and    disappointed   he    felt 


316  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

himself  torn   within,   and   an  intense  longing   for   intellectuel  friend- 
ship came  over  him. 

It  seems  more  than  mere  co-incidence,  therefore,  that  at  this 
point  he  made  his  first  contact  with  the  poet,  Schiller,  and  although 
they  did  not  take  to  each  other  from  the  very  beginning,  there 
eventually  developed  a  life-long  friendship  which  proved  to  be  a 
creative  stimulus  to  both  of  them.  Thus,  at  the  time  when  he 
needed  it  most,  Goethe  found  in  Schiller  the  friend  he  had  longed 
for,  the  one  who  could  fully  comprehend  his  mind. 

During  the  time  of  his  friendship  with  Schiller,  Gœthe  produced 
many  famous  writings,  including  his  great  novel,  Wilhelm  Meister, 
the  narrative  poem,  Hermann  and  Dorothea,  and  many  beautiful  bal- 
lads. It  was  also  under  the  influence  of  this  deep  friendship  that 
Goethe  was  urged  to  bring  his  greatest  masterpiece,  Faust,  a  step 
further,  and,  at  this  stage,  he  decided  to  divide  the  whole  work 
into  two  parts,  leaving  the  second  part  to  some  future  date. 

Schiller's  early  death  was  the  greatest  loss  Goethe  experienced, 
and  it  is  certainly  true  that,  without  this  friendship,  many  of  Goethe's 
most    beautiful    poems    would    never   have    been    given   to    the    world. 

During  the  lonely  years  that  followed  Schiller's  death,  Goethe 
took  up  once  again  his  scientific  studies,  and  occupied  himself  with 
plant  study,  meteorology,  and  his  colour  theory.  He  published  his 
novel.  The  Elective  Affinities,  and  began  to  write  an  autobiography 
of  his  childhood  and  early  youth.  This  presents  a  detailed  account 
of  his  life  up  to  the  time  when  he  went  to  Weimar.  The  memoirs 
were  published  in  several  volumes,  and  appeared  between  the  years 
1811  and  1814. 

These  were  the  years  during  which  Europe  was  under  Napoleon's 
domination,  but  Goethe  worked  on  with  a  seeming  indifference  to 
the  political  events  that  were  taking  place  at  such  close  proximity. 
He  became  deeply  engrossed  in  the  study  of  Oriental  poetry,  and 
started  learning  Persian  and  Arabic.  The  final  outcome  of  this  was 
a  comprehensive  collection  of  poems  published  in  twelve  volumes 
under  the  title   of   West-Eastern  Divan, 

Goethe's  attitude  was  much  criticised  by  those  who  thought  that 
he  should  have  shown  more  patriotism  at  such  a  time,  but  Goethe  hated 


GŒTHE  317 

war,  and  the  fierce  passions  that  it  fosters.  To  iise  his  own  words, 
he  regarded  war  as  a  disease  in  which  the  forces  useful  for  re- 
covery and  health  are  dissipated  in  the  service  of  something  alien 
and  abnormal.  To  his  critics  he  replied  unhesitatingly,  "What  is 
meant  by  love  of  one's  country  ?  What  is  meant  by  patriotic 
deeds  ?  If  the  poet  has  employed  a  life  in  battling  with  pernicious 
prejudices,  in  setting  aside  narrow  views,  in  enlightening  the  minds, 
purifying  the  tastes,  ennobling  the  feelings  and  thoughts  of  his 
countrymen,  what  better  could  he  have  done  ?  How  could  he 
have  acted  more  patriotically  ?" 

But  Goethe  was  not  so  indifferent  as  he  may  have  appeared 
to  be.  He  took  a  different  view  of  the  situation.  With  charac- 
teristic optimism  he  shared  the  hope  that  the  trials  and  difficulties 
of  the  time  were  only  the  foreshadows  of  a  better  future,  and  he 
recognized  in  Napoleon  the  one  who  would  bring  this  new  era  into 
being.  Thus  he  did  not  conceal  his  admiration  for  the  great 
conqueror,  and  felt  highly  honoured  when  Napoleon  expressed  a 
desire  to  meet  him. 

It  was  on  the  2nd  of  October  that  the  famous  interview  between 
the  two  took  place. 

We  come  now  to  the  closing  years  of  Goethe's  life.  Though 
he  had  already  lived  through  nearly  eight  decades,  his  talents  and 
mental  capacity  showed  no  signs  of  decline.  On  the  contrary,  the 
aged  Goethe  felt  that  as  time  was  running  short  he  must  continue 
to  work  while  his  strength  lasted.  Not  until  his  mission  on  earth 
was    complete    could   he    earn   his    eternal   rest. 

With  amazing  energy  and  enthusiasm  he  embarked  on  the  tre- 
mendous task  of  collecting  together  all  his  writings.  Assisted  by  a 
few  of  his  closest  friends,  he  arranged  and  re-arranged  his  manus- 
cripts which  were  eventually  to  fill  60  volumes.  Yet  that  was  but 
a  small  part  of  what  was  still  to  be  done.  There  were  some  of  his 
works  that  he  wanted  to  revise,  and  a  large  accumulation  of  scien- 
tific writings  that  were  to  be  prepared  for  publication,  but,  above 
all,  he  knew  that  he  must  complete  his  greatest  masterpiece,  Faust, 
which   he   had   taken   up    again   and   again,   and,   as   often,   laid   aside 


318  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

to   await   that   supreme   moment   when   he   felt   equal  to   the   task   of 
completing  it. 

As  he  now  approached  his  80th  year  it  was  apparent,  however, 
that  his  physical  strength  was  diminishing.  Yet,  in  spite  of  this, 
his  creative  vitality  seemed  to  be  re-kindled.  It  was  at  this  advanc- 
ed age  that  Goethe  wrote  some  of  his  most  exquisite  Nature  poems. 
To  one  of  his  closest  friends  he  confided,  "I  have  the  good  fortune 
in  my  old  age  to  find  thoughts  arising  in  me,  which  to  pursue,  it 
would  be  well  worth  while  to  live  life  over   again." 

He  suffered  several  intermittent  spells  of  physical  collapse,  yet 
these  did  not  halt  his  determination  to  see  his  work  through  to 
the  end.  His  will  to  live  prevailed,  and  with  each  recovery  he 
gained  fresh  vigour. 

In .  his  82nd  year  Goethe  took  up  once  more  his  manuscript  of 
Faust.  He  had  resolved  to  finish  the  work  before  his  next  birth- 
day, the  birthday  that  was  to   be   his  last. 

As  if  to  meet  the  demands  of  this  supreme  task  his  creative 
genius  burst  forth  for  the  final  effort.  He  dictated  his  last  act  of 
Faust,  and  then  sealed  his  manuscript.  His  energies  were  drained 
to  the  uttermost,  yet  still  he  did  not  feel  that  he  could  rest  from 
his  labours.  With  the  main  burden  off  his  shoulders,  he  regarded 
as  a  gift  the  days  that  still  remained  to  him,  and  he  wanted  to 
make  use  of  them  to  the  end.  His  interest  in  matters  of  a  scientific 
nature  still  held  his  attention.  Only  a  few  days  before  he  died  he 
carried  in  a  shovelful  of  soil  from  his  garden  to  make  an  analysis 
of  it.  To  the  very  last,  as  if  he  did  not  wish  to  lose  one  precious 
moment  of  life,  he  read  books  and  wrote  letters.  He  never  grew 
tired  of  investigating  and  experimenting,  and  this  never-ending 
desire  to  go  on  learning  kept  him  young  to  the  end  of  his  days. 
It  was  when  he  was  80  years  old  that  he  heard  about  the  construc- 
tion of  a  new  harbour  at  Bremen,  and  immediately  he  became 
engrossed  in  the  study  of  maps  and  plans  for  embankments,  quays, 
and  harbours.  He  loved  life  to  the  end,  and  held  on  to  it  as  long 
as  there  was  any  breath  left  in  him.  He  had  no  fear  of  death, 
however.  With  that  inner  serenity  that  comes  with  advancing  years, 
he  said,  "The  thought  of  death  leaves  me  perfectly  calm  for  I  have 


GŒTHE  319 

the  firm  conviction  that  our  spirit  is  an  absolutely  indestructible 
form  of  being,  something  that  works  on  from  eternity  to  eternity. 
It  is  like  the  sun  which  merely  seems  to  our  earthly  eyes  to  set, 
while   it  really  never  sets,   but  shines   on  unceasingly." 

In  the  evening  of  his  life  Goethe  had  experienced  a  full  measure 
of  sorrow,  for  after  the  death  of  his  friend  Schiller,  he  lost  also 
his  devoted  wife,  Christiane,  and  a  few  years  later,  his  only  son. 
Yet  in  spite  of  these  cruel  blows  of  Fate,  his  love  of  life  was  indes- 
tructible. In  one  of  his  poems,  which  was  to  be,  as  it  were,  his 
Swan  Song  he  blesses  Life  as  a  revelation  of  beauty,  for  Life  is  good 
whatever  it  may  bring. 

Ihr    gliicklichen    Augen, 
Was  je   ihr   gesehn, 
Es  sei,  wie  es  wolle: 
Es  war  doch  so  schon. 

The   final   summons    came   towards   noon   on   March   22nd,    1832. 

The  great  poet  passed  on  to  new  horizons,  to  the  fuller  life  beyond. 

*       *       ♦ 

We  have  now  followed  Goethe  through  many  of  the  events  of 
his   long  life. 

In  introducing  this  paper  with  a  biography,  I  was  taking  into 
account  that  there  are  certainly  facts  in  Goethe's  life  which  are 
not  commonly  known,  and  I  was  guided  by  the  thought  that  to 
understand  and  appreciate  an  artist  we  must  first  know  the  man 
himself  and  the  influences  that  shaped  him,  a  thought  that  is  also 
expressed   by   Goethe   in   one   of  his   poems. 

We  come  now  to  a  consideration  of  the  works  of  this  great 
master  artist,  and  in  doing  so,  we  are  impressed  not  only  by  the 
tremendous  output  of  his  writings,  but  also  by  the  fact  that  in  the 
sphere  of  literature  he  was  more  versatile  than  any  other  poet,  be- 
fore or  after  him.  He  wrote  drama,  tragedy,  and  comedy,  allego- 
rical and  realistic  plays,  besides  dramatic  works  of  a  political, 
philosophical,  historical,  and  social  nature.  His  poetic  writings  in- 
cluded epic  and  elegy,  lyrical  poems  and  simple  songs,  while  his 
prose  writings  embraced  novels,  essays,  aphorisms  and  speeches. 

In  addition  to  all  these,  he  wrote  thousands  of  most  interest- 
ing   letters,    many    of    which    have    been    preserved    for    posterity    to 


320  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

read.  But,  if  Goethe  had  written  nothing  else,  his  lyrics  and  his 
masterpiece,  Faust,  would  have  secured  for  him  a  place  among  the 
world's  greatest.  As  a  lyrical  poet  his  supremacy  is  unchallenged. 
No  other  poet  has  succeeded  so  perfectly  in  attuning  his  thoughts 
to  the  music  of  words.  He  possessed  a  supreme  mastery  over 
language  and  rhythm  which  gives  to  his  poems  a  bewitching  en- 
chantment. 

Goethe's  Faust  is  not  only  the  finest  monument  of  German 
literature,  but  we  may  say,  without  exaggeration,  that  it  has  no  equal. 
It  has  been  compared  with  The  Ditnne  Comedy  of  Dante.  In 
some  respects  it  resembles  a  medieval  Miracle  Play,  yet  it  portrays 
all  the  yearnings  and  strivings  of  modern  man,  and  leads  us  into 
every  sphere  of  human  interest.  It  reaffirms  belief  in  the  goodness 
of  Life,  and,  like  Shakespeare's  plays,  it  speaks  to  mankind  in  every 
age,  and  is,  therefore,  timeless  in  its  appeal. 

We  read  in  the  Old  Testament  story  how  the  Lord  gave  Satan 
power  over  Job.  In  Faust,  God  allows  the  Devil,  here  named 
Mephistopheles,  to  try  out  his  seductive  powers  over  Faust,  but, 
in  spite  of  all  his  erring  ways,  Faust's  soul  is  saved  in  the  end  by 
the  mercy  of  God,  because  God  weighs  in  the  balance  man's  striv- 
ing and   endeavour  to   do   good. 

Apart  from  the  magnitude  of  the  work  as  literature,  Faust  is 
also  a  great  interest  to  us  as  a  key  to  the  poet's  thinking.  The 
work  itself  has  not  only  come  to  be  regarded  as  a  world  classic,  but 
it  is  recognized  as  the  most  complete  revelation  of  Goethe's  mind 
and  art.  This  is  enhanced  by  the  fact  that  he  was  working  on  it 
for  over  sixty  years  of  his  life,  and  he  put  into  the  work  many 
of  his  thoughts  during  those  years.  In  fact,  the  two  characters, 
Faust  and  Mephistopheles,  represent  Goethe's  dual-personality,  of 
which   I   shall  speak  later. 

In  his  autobiography,  Goethe  refers  to  the  fact  that  he,  like 
Faust,  had  drifted  about  in  all  the  ways  of  knowledge,  and  felt  the 
futility  of  it  all,  that  he,  too,  had  made  all  kinds  of  experiments  in 
life,  and  had  come  back  each  time  more  unsatisfied,  and  more 
tormented. 


GŒTHE  321 

It  is  not  only  in  Faust,  however,  that  Goethe  reveals  himself 
to  us.  Also  the  heroes  of  his  other  plays  and  novels  reflect  his 
own  way  of  thinking,  for  his  writings  are  based  on  experience  and 
observation.  Goethe  himself  tells  us  in  his  autobiography  that 
throughout  his  life  he  felt  the  urge  to  express  in  poetical  form 
or  figuratively  everything  that  gave  him  pain  or  pleasure,  or  other- 
wise interested  him.  In  fact  he  could  not  write  about  things  which 
were   outside   his   own   experience. 

As  an  illustration  of  this  limitation  of  his  extraordinary  abilities, 
he  admitted  that  he  could  only  write  a  love  poem  when  he  was  in 
love,  but,  that  this  was  the  case  not  infrequently  is  testified  by  the 
many  superb  love  poems  he  wrote  at  various  periods  of  his  life. 

Just  as  we  recognized  Goethe  himself  in  Faust,  it  is  the  author 
who  is  revealed  in  the  characters  of  Wilhelm  Meister,  and  Tasso. 
In  fact,  Goethe  referred  to  his  works  as  "a  prolonged  self-revelation". 
We  also  recognise  many  familiar  figures  from  his  environment.  In 
the  womanly  ideal,  pictured  by  him  so  incomparably  in  his  Iphe- 
genia,  we  see  the  noble  and  uplifting  influence  of  Charlotte  von  Stein, 
and  it  is  Goethe's  mother  whom  we  recognize  in  the  faithful  wife  of 
Gotz  von  Berlichingen. 

In  addition  to  his  great  work  in  the  field  of  literature,  Goethe 
wrote  also  a  very  considerable  number  of  articles  on  scientific  sub- 
jects such  as  Physics,  Botany,  Zoology,  Geology,  and  Meteorology, 
and  he  also  wrote  on  agricultural  methods,  rotation  of  crops,  sani- 
tation problems,   and  many  other  scientific  topics. 

Our  amazement  at  such  productivity  is  all  the  greater  when 
we  consider  that  Goethe  never  did  any  of  his  writing  at  night.  He 
once  humorously  remarked  that  it  was  in  the  morning  that  he  "skim- 
med the  cream  off  the  day,  and  used  the  rest  of  the  time  for  cheese- 
making  !" 

In  the  wide  range  of  his  accomplishments  we  have  seen  that 
Goethe  was  everything  a  modern  man  can  be,  for,  besides  having  a 
wide  knowledge  of  law,  science,  and  médecine,  he  was  a  philologist, 
philosopher,  diplomat,  theatre-manager,  actor,  poet,  and  painter.  He 
was  a  brilliant  conversationalist,  a  passionate  traveller,  and  a  good 
business  man  whose  speculations,  we  are  told,  reached  as  far  as  Mexico. 


322  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

One  of  Goethe's  great  passions  was  collecting.  His  house  re- 
sembled a  museum  with  its  many  collections  of  engravings,  drawings, 
pictures,  books,  silhouettes,  busts,  stones,  bones,  plants,  fossils,  animal 
teeth,  and  a  host  of  other  objects  too  numerous  to  mention. 

Of  all  Gcethe's  many  interests,  the  one  which  has  perhaps  been 
least  taken  notice  of  is  his  great  love  of  music.  He,  himself,  main- 
tained  that  he  felt  more  inspired  to  write  after  he  had  listened  to 
some  music.  His  sensitiveness  to  its  beauty  was  never  better  il- 
lustrated than  when  he  spoke  of  the  impression  Bach's  music  made 
upon  him.  "It  is  as  if  the  eternal  harmony  were  conversing  within 
itself  as  it  may  have  done  in  the  bosom  of  God  just  before  the 
creation  of  the  world." 

Gcethe's  refined  musical  taste  is  also  revealed  in  his  deep  ven- 
eration of  Mozart,  Handel,  and  Gluck.  He  had  heard  Mozart  per- 
form as  a  child  prodigy,  and,  as  theatre-manager  in  Weimar,  he 
very  often  included  Mozart's  operas  in  his  repertoire.  Mendelssohn, 
as  a  young  boy,  was  a  frequent  visitor  in  his  house,  and  it  was  a 
source  of  never-ending  delight  to  Goethe  to  listen  to  his  improvis- 
ations on  the  piano. 

Goethe  also  encountered  Beethoven  personally,  and  they  spent 
a  few  days  in  each  other's  company.  Rarely  was  Goethe  so  pro- 
foundly moved  as  he  was   after  Beethoven  had  played  for  him. 

With  the  same  thoroughness  that  he  approached  everything  in 
life,  Goethe  learned  to  play  the  piano  and  the  cello.  He  also  made 
a  theoretical  study  of  music,  and  even  set  down  an  arrangement  for 
four  voices.  A  little  Choral  Society  assembled  in  his  house  from  time 
to  time,  and  Gkethe  derived  so  much  delight  from  these  musical 
evenings  that  he  sometimes  joined  in  the  singing  quite  wholeheart- 
edly ! 

For  several  years  Goethe  was  possessed  with  the  idea  of  writing 
Libretti  for  musical  plays,  and  he  was  looking  for  a  competent  com- 
poser with  whom  he  could  collaborate.  He  even  approached  Gluck 
in  the  matter,  but  the  plan  never  materialised. 

Although  I  have  been  able  to  touch  only  briefly  on  Goethe's 
many-sided  interests  and  the  wide  range  of  his  achievements,  it 
will  have  sufficed  to  convey  some  idea  of  his  versatile  abilities,  but. 


GŒTHE  323 

with  all  his  accomplishments,  he  did  not  indulge  in  self-glorification, 
and  never  failed  to  give  praise  to  others,  readily  acknowledging  his 
indebtedness  to  those  who  had  inspired  him.  Often  he  noted  down 
wise  sayings  of  other  men.  "We  must  all  receive  and  learn",  he 
said,  "both  from  those  who  were  before  us,  and  from  those  who 
are  with  us.  Even  the  greatest  genius  would  not  go  far  if  he  tried 
to  owe  everything  to  his  own  internal  self." 

Thus  we  find  among  Goethe's  utterances  numerous  expressions 
of  highest  appreciation  for  the  poets  of  ancient  Greece,  as  well 
as   for   Shakespeare,    Carlyle,   Molière,    and   many    others. 

Although  Goethe  had  a  high  respect  for  royalty  and  aristoc- 
racy, —  when  the  diploma  of  nobility  was  conferred  on  him,  it  did 
not  mean  very  much  to  him.  His  comment  on  this  occasion  was 
merely,  "We  Frankfort  patricians  always  considered  ourselves  equal 
to  the  nobility,  anyhow  !" 

For  himself  he  preferred  the  simpler  mode  of  life  to  the  court 
splendour  associated  with  the  years  spent  in  Weimar.  In  fact,  the 
intrigues  and  petty  jealousies  of  the  court  life  repelled  him,  for 
the  salient  features  of  his  character  were  sincerity  and  love  of  truth. 

In  every  respect  he  lived  up  to  his  oft-quoted  maxim,  "Man 
should  be  noble,  helpful,  and  good."  He  never  withheld  himself 
from  anyone  who  needed  him,  and,  as  a  friend  he  gave  himself  com- 
pletely. In  his  philosophy  there  was  no  place  for  hatred.  The  love 
he  extended  to  man  was  a  universal  love  that  knew  no  boundary 
of  nationality  or  class.  How  perfectly  he  expressed  this  when  he 
said,  "I  embrace  my  brother  man  with  my  inmost  soul." 

A  touching  story  is  related  about  Goethe  how  he  once  had 
a  bookbinder  come  to  his  house  to  bind  one  of  his  novels.  While 
the  old  man's  nimble  fingers  went  about  their  work,  he  told  Goethe 
about  his  life,  and  he,  the  great  poet,  listened  with  rapt  attention 
to  the  story  of  this  humble  craftsman.  "I  could  not  describe  the 
reverence  I  felt  for  the  man,"  G<Ethe  later  confessed.  "Every  word 
he  said  was  worth  its  weight  in  gold." 

This  is  just  a  little  incident,  yet  it  reveals  to  us  so  much  of 
Goethe's  character  which  was  so  perfectly  defined  by  Lewes  when  he 


324  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

said,  "The  heart  of  Goethe  which  few  knew,  was  as  great  as  his  intel- 
lect which  all  knew." 

This  love  and  respect  which  Goethe  felt  for  his  fellowmen  sprang 
from  his  deep  religious  feelings,  for  he  lived  by  the  conviction  that 
God  is  revealed  in  Nature  and  in  Man.  Thus  we  find  him  with  mind 
and  heart  always  open  to  discover  and  receive  the  wonderful  man- 
ifestations   of    God's    creation. 

It  was  in  communion  with  Nature  that  Goethe  found  solace  and 
peace  for  his  troubled  spirit.  The  dual-personality  that  was  his 
caused  him  to  suffer  an  inner  unrest,  for  he  revealed  a  high  degree 
of  nervous  instability  such  as  is  often  observed  in  persons  of  a  highly- 
artistic  nature.  His  temperament  was  one  of  extremes.  Life  was  by 
no  means  easy  for  him,  for,  at  all  times,  he  felt  two  opposing  spirits 
battling  for  domination  within  him.  Resignation  had  to  be  the 
ruling  and  controlling  influence  along  his  way,  but,  as  always,  it 
was  his  love  of  Nature  that  helped  him.  He  spent  many  happy 
hours  in  his  garden,  watching  the  unfolding  mystery  of  life  as  he 
observed  it  in  the  plants,  trees,  and  flowers  that  he  tended  with 
so   much    devotion   and   care. 

In  concluding  our  study  of  Goethe's  character,  it  must  be  ad- 
mitted that,  while  there  was  so  much  to  admire  in  his  personality 
and  achievements,  there  were  also  certain  qualities  in  him  that  we 
wish  had  not  been  his,  yet,  in  our  judgment  of  him,  we  must  not 
forget  that,  like  all  the  rest  of  us,  he  was  only  human,  and  even  in 
his  weaker  moments  the  finer  qualities  in  his  nature  always  saved 
him.  And  so  we  shall  abide  by  the  dictum  of  Ancient  Rome  — 
de   mortuis   nil  nisi   bonum. 

At  this  point  let  us  hear  a  few  of  the  judgments  of  Goethe's 
personality   as   expressed   by  some   of   his   contemporaries. 

We  are  indebted  to  Count  Baudissin,  the  poet,  for  a  very  vivid 
portrayal  of  Goethe's  appearance.  "I  have  never  seen  a  handsomer 
man  of  sixty.  Nose,  eyes,  and  brow  are  those  of  the  Olympian 
Jupiter,  and  the  eyes,  absolutely  unpaintable  and  incomparable. 
When  he  began  to  tell  stories  and  to  gesticulate,  those  two  black 
suns  seemed  to  be  twice  their  size,  and  they  gleamed  and  sparkled 
so  divinely  that  I  can't  imagine  how  anyone  can  face  their  lightning 


GŒTHE  325 

when  he  is  angry.  He  speaks  low,  but  with  a  voice  of  such  splendid 
quality,  neither  too  fast,  nor  too  slow.  And  the  way  he  enters  a 
room,  the  way  he  stands,  and  walks,  —  he  is  one  of  the  horn  kings 
of  the  world." 

Goethe's  faithful  secretary,  Eckermann,  who  preserved  for  pos- 
terity so  many  of  Goethe's  utterances,  had  this  to  say.  "We  may 
compare  this  extraordinary  mind  and  man  to  a  many-sided  diamond 
which   in   each   direction   shines   with   a   different   hue." 

Lord  Byron  spoke  of  Goethe  as  "the  undisputed  sovereign  of 
European  literature".  And  sir  Walter  Scott  referred  to  him  as  "a 
poet  to  whom  all  the  writers  of  the  present  generation  owe  so  much 
that  they  feel  themselves  bound  to  look  up  to  him  with  childlike 
veneration". 

Schiller,  who  for  years  lived  in  such  close  friendship  with  Goethe, 
regarded  him  as  the  most  inestimable  of  men  he  had  ever  met,  and 
he  admitted  that  he  never  left  Goethe  without  having  something  of 
worth  implanted  in  him. 

Beethoven's  deep  veneration  of  the  poet  was  revealed  when 
he  said  of  him,  "He  is  the  most  precious  jewel  of  our  nation.  The 
appearance  of  such  a  man  is,  in  my  opinion,  the  greatest  thing  that 
can  happen  in  any  epoch." 

Many  years  have  passed  since  the  days  of  Goethe,  the  world 
has  taken  on  a  different  appearance,  and  different  problems  are 
facing  our  generation.  In  a  Faust-like  endeavour  to  solve  the  last 
riddles,  man  has  gone  on  from  one  invention  to  another,  and  be- 
hind the  scenes  Mephistopheles  is  lurking,  trying  to  exert  his  se- 
ductive powers.  Two  ideologies  are  in  a  gigantic  struggle,  and,  in 
thinking  of  one  of  the  greatest  men  of  the  past,  the  question  might 
arise  in  our  minds,  what  would  his  outlook  be  if  he  were  living 
today  ? 

It  is  not  difficult  to  answer  this  question.  In  one  of  his  own 
political  utterances  Goethe  clearly  expressed  his  conviction  that  the 
state   was   made   for   man,   not   man   for   the   state. 

We  also  have  abundant  evidence  of  his  belief  in  the  sacred- 
ness  of  human  personality,  and  of  his  love  of  freedom.  But,  above  all, 
if  we  recall   some   of  his   spiritual  utterances,  we  know  that  no  ma- 


326  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

terialistic  philosophy  could  ever  have  satisfied  the  yearnings  of  that 
great  soul  for  spiritual  serenity  and  inner  peace.  "Even  if  mental 
culture  progresses  for  ever",  he  said,  "science  becoming  wider  and 
deeper,  and  the  human  spirit  expanding  as  it  may,  there  will  be  no 
outgrowing  of  the  majesty  and  moral  culture  of  Christianity  as  it 
shimmers   and   gleams   in   the   gospels." 

Here,  as  in  so  many  other  of  his  writings,  Goethe  does  not 
speak  only  to  his  own  nation,  nor  only  to  his  own  time.  He,  the 
great  humanitarian,  belongs  to  the  world,  like  Dante  and  Shake- 
speare, and  his  works,  like  all  works  of  greatness,  bear  the  stamp 
of  immortality. 

And  in  concluding  this  paper,  I  could  not  think  of  anything 
more  appropriate  than  to  leave  with  you  one  of  Goethe's  utterances, 
inspired  by  words  familiar  to  all  of  us.  "All  my  life  long,  I  have 
been  sincere  with  myself  and  others,  and,  through  all  my  strivings 
here  below  have  ever  looked  above.  Let  us  then  work  together 
while  yet  it  is  day  [  .  .  .  ]  and  so  we  need  take  no  thought  for 
the  morrow.  In  our  Father's  House  are  many  mansions,  and  He, 
Who  has  given  us  so  fair  an  abiding  place  here,  will  assuredly  care 
for  us  in  the  Beyond.  It  may  be  that  what  we  have  failed  in  here, 
we  shall  accomplish  there,  —  to  know  one  another  face  to  face, 
and  love  one  another  still  more  truly." 

Paul  Freed, 
Professor   at  the   Faculty   of   Arts. 


Uniformes  et  drapeaux 

des  régiments  au  Canada 

sous  Louis  XIV  et  Louis  X  V 


L'armée  française,  au  temps  de  la  monarchie,  n'appartenait  pas 
exclusivement  au  roi.  Beaucoup  de  régiments  étaient  la  propriété 
de  leurs  colonels,  lesquels  les  avaient  achetés.  Dans  ce  cas,  le  régi- 
ment portait  le  nom  de  son  colonel  propriétaire.  Sous  Louis  XIV, 
les  régiments  de  Castelnau,  d'Harcourt,  de  Carignan,  de  Saint-Vallier, 
de  Dampierre,  de  La  Roque,  de  Crussol,  de  Turenne,  de  Montpezat, 
etc.,  étaient  la  propriété  des  colonels  de  ces  noms.  Le  roi  payait  la 
solde  des  hommes,  mais  le  colonel  pourvoyait  à  leur  entretien  en 
vivres,  armes,  habits,  chevaux.  Un  colonel  propriétaire  de  son  régi- 
ment devait  être  un  grand  seigneur  car  c'était  ruineux.  Tellement 
ruineux  que  les  colonels  vendaient  leurs  régiments  lorsqu'ils  ne  pou- 
vaient plus  les  entretenir.  C'est  ce  qui  explique  les  fréquents  chan- 
gements de  noms  des  régiments  d'alors.  Le  régiment  de  Ramhures 
qui  demeura  Ramhures  pendant  soixante-quatre  ans  (de  1612  à  1676) 
parce  qu'il  passa  par  héritage  à  cinq  colonels  de  la  même  famille,  est 
le  seul  qui  ait  gardé  son  nom  aussi  longtemps.  Il  finit  d'ailleurs 
par  en  changer  lorsque  le  marquis  de  Feuquières  l'acheta  au  dernier 
des   Ramhures. 

L'armée  royale  était  aussi  composée  de  régiments  qui  appartenaient 
au  roi,  c'est-à-dire  à  l'Etat.  C'étaient  d'ahord  les  troupes  de  la  Mai- 
son du  Roi.  Appartenaient  à  la  Maison  du  Roi,  les  mousquetaires 
gris  et  les  mousquetaires  noirs  (nommés  ainsi  d'après  la  couleur  de 
leurs  chevaux),  les  gardes  du  corps,  la  gendarmerie  et  les  chevau- 
légers.  Les  mousquetaires  étaient  obligés  à  des  preuves  de  noblesse. 
C'était  le  seul  régiment  de  France  où  cette  formalité  était  exigée. 
Sur  le  champ  de  bataille,  les  mousquetaires  étaient  toujours  placés  en 
première  ligne  et  aux  sièges  des  villes  en  tête  des  colonnes  d'assaut. 


328  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Les  autres  régiments  du  roi  portaient  les  noms  des  provinces 
de  France:  Normandie,  Picardie,  Guyenne,  Bretagne,  Auvergne,  Anjou, 
Languedoc,  Berry,  Artois,  Flandre,  etc.  Ces  noms  étaient  immuables 
et  demeurèrent  tels  jusqu'à  la  Révolution.  Enfin,  il  y  avait  les  Trou- 
pes de  Marine,  appelées  Royal- Vaisseaux,  à  la  fin  du  règne  de  Louis  XV, 
qui  servaient  sur  les  navires  de  guerre  et  dans  les  colonies. 

L'armée  française  était  alors  une  armée  de  volontaires.  Personne 
en  France,  sous  la  monarchie,  n'était  tenu  au  service  militaire.  C'est 
la  première  République  qui  institua  le  service  militaire  obligatoire 
pour  tous  les  citoyens  français.  Louis  XIV,  le  plus  absolu  de  tous 
les  souverains,  ne  s'est  jamais  permis  de  forcer  ses  sujets  à  être  sol- 
dats. Etre  militaire,  c'était  un  métier.  On  disait  «  l'état  militaire  » 
comme  on  disait  l'état  d'avocat  ou  l'état  de  menuisier.  C'est  pour- 
quoi Biaise  Pascal  a  écrit:  «  Il  est  des  gens  qui  ont  pour  métier  de 
se  faire  tuer.  » 

Le  recrutement  des  soldats  se  faisait,  dans  les  villes  et  les  cam- 
pagnes, parmi  toutes  les  classes  de  la  société. 

Beaucoup  de  jeunes  gens  de  la  noblesse  s'engageaient  comme 
soldats.  La  noblesse  était  très  pauvre,  surtout  dans  certaines  pro- 
vinces comme  la  Bretagne,  la  Gascogne,  le  Languedoc.  Le  «  service  » 
était  un  moyen  de  sortir  de  la  misère.  Et  c'était  parfois  le  chemin 
d'une  belle  carrière.  Le  maréchal  de  Guébriand  commença  par  être 
soldat  de  même  que  le  marquis  de  Bréauté  et  le  duc  d'Epernon  ■^. 
Les  maréchaux  de  Catinat,  de  Fabert  et  de  Chevert  portèrent  le  fusil 
avant  de  sortir  du  rang  ^.  Les  jeunes  gens  de  la  bourgeoisie  prenaient 
volontiers  du  service  car  c'était  un  moyen  d'être  anobli.  Une  ordon- 
nance royale  conférait  la  noblesse  aux  officiers  ayant  vingt  ans  de 
service  ^.  Cet  anoblissement  était  hériditaire.  De  sorte  que  de  bra- 
ves soldats,  passés  officiers,  apportèrent  ainsi  la  noblesse  à  leur  des- 
cendance «  mâle  et  femelle,  née  et  à  naître  »,  ainsi  que  s'exprimaient 
les  Lettres  Patentes.  Enfin  une  multitude  de  jeunes  paysans  s'enga- 
geaient par  goût  de  l'aventure. 

1  Le  Laboureur,  Histoire  du  Comte  de  Guébriand  ;  Mouton,  Vie  du  Duc  d'Eper- 
non. 

2  P.  Barré,  Vie  de  Fabert. 

3  Ordonnance  du  roi  conférant  la  noblesse  aux  officiers  ayant  vingt  ans  de 
service  (Isambert,  Anciennes  Lois  françaises). 


UNIFORMES   ET   DRAPEAUX  ...  329 

L'engagement  était  pour  quatre  ans.  Les  recruteurs  choisissaient 
des  hommes  entre  vingt  et  trente  ans,  mais  ils  prenaient  aussi  des 
garçons  entre  quinze  et  vingt  ans.  «  Lorsque  les  soldats  de  quinze  à 
seize  ans  sont  bien  tournés,  disait  Louvois,  il  faut  les  laisser  dans 
les  compagnies  parce  que,  quelques  années  après,  ils  sont  en  état 
de  bien  servir  et  mieux  que  les  autres  qui  y  entrent  plus  vieils  ^.  » 

Les  jeunes  gens  du  peuple  devenus  soldats  avaient,  comme  les 
nobles  et  les  bourgeois,  toutes  les  chances  de  passer  officiers  s'ils 
étaient  intelligents  et  braves.  En  1674,  le  soldat  La  Fleur,  du  régi- 
ment de  Dampierre,  fit  une  action  d'éclat  à  la  défense  de  Grave. 
Il  fut  recommandé  par  le  gouverneur  de  la  ville,  M.  de  Chamilly,  au 
ministre  de  la  guerre,  pour  un  grade.  Le  marquis  de  Louvois  répon- 
dit: «  Le  roi  a  fort  estimé  l'action  du  nommé  La  Fleur  et  Sa  Majesté 
désire   qu'il  soit  fait  lieutenant  ^.  » 

Les  soldats  avaient  tous  des  «  noms  de  guerre  »  et  s'appelaient 
La  Fleur,  La  Rose,  La  Franchise,  Vadeboncœur,  Sans-Quartier,  La 
Ramée,  Pretaboire,  La  Débauche,  Sans-Façon,  etc.  C'est  pourquoi 
tant  de  familles  canadiennes,  de  nos  jours,  portent  ces  vieux  noms 
des  soldats  de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV.  Les  troupes  envoyées 
dans  la  colonie  y  étaient  licenciées.  Les  héroïques  surnoms  des  soldats 
devinrent  les  patronymes  de  leurs  descendants.  Les  officiers  eux- 
mêmes  étaient  souvent  connus  par  leurs  noms  de  guerre.  Le  maré- 
chal d'Harcourt  s'appelait  Cadet  La  Perle  parce  qu'il  était  cadet  de 
la  Maison  de  Lorraine  et  qu'il  avait  la  singulière  habitude  de  porter 
une  perle  à  l'oreille  gauche.  Le  futur  maréchal  de  France  et  roi 
de  Suède,  Bernadotte,  se  nommait  le  sergent  Belle  jambe  dans  l'armée 
de  Louis  XVI.  Le  maréchal  Victor,  créé  duc  de  Bellune  par  Napo- 
léon, avait  commencé  sa  carrière  militaire  sous  le  nom  de  Beausoleil. 
Ce  qui  faisait  dire  aux  soldats  que  l'empereur  avait  changé  un  Beau- 
soleil  en  une  Belle  Lune. 

Jusqu'en  1670  l'armée  française  n'eut  pas  d'uniformes.  C'est  le 
marquis  de  Louvois,  ministre  de  la  guerre,  qui  introduisit  l'usage 
«  des    habits    tout    d'une    parure  »,    ainsi    qu'il    s'exprimait    dans    une 

*  Louvois  à  Dufay,  23  juin  1673  (Archives  du  ministère  de  la  Guerre,  Paris, 
vol.   335). 

5  Chamilly  à  Louvois  (Arch.  Guerre,  vol.  335).  —  Louvois  à  Chamilly  (i6., 
398). 


330  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

lettre  à  un  officier  en  1668  ^.  Ce  qui  détermina  surtout  Louvois  à 
prescrire  l'uniforme  est  l'argument  tout  militaire  fourni  par  les  offi- 
ciers. «  Il  me  semble.  Monseigneur,  lui  écrivait  M.  d'Autichamp  en 
1672,  que  les  soldats  auraient  plus  de  mal  à  déserter  s'ils  étaient  vêtus 
de  même  manière  parce  qu'on  les  reconnaîtrait  plus  facilement  ^.  » 
Ainsi,  l'uniforme  fut  institué  pour  une  raison  pratique  et  non  pour 
une  raison  d'esthétique  militaire. 

Les  troupes  envoyées  au  Canada,  de  Champlain  au  marquis  de 
Tracy,  n'avaient  donc  pas  d'uniformes.  Les  soldats  portaient  simple- 
ment une  cocarde  non  au  chapeau,  mais  à  l'épaule  droite.  Ces  cocar- 
des de  couleur  différenciaient  les  régiments.  La  cocarde  rouge  était 
spéciale  au  régiment  de  Picardie,  la  verte  appartenait  au  régiment  de 
Lorraine  et  au  régiment  de  Champagne,  la  noire  à  celui  des  Piémon- 
tais,   d'où  leur  surnom   de  Bandes   Noires. 

Le  régiment  de  Carignan  a  été  le  premier  régiment  régulier 
envoyé  au  Canada.  Les  officiers  et  soldats  de  ce  corps  n'avaient  pas 
d'uniformes  lorsqu'ils  débarquèrent  à  Québec  en  1665,  puisque  l'uni- 
forme ne  fut  donné  aux  troupes  qu'en  1670,  date  où  elles  furent 
habillées  aux  frais  du  roi.  Les  hommes  de  Carignan  devaient  donc 
être  vêtus  de  costumes  civils,  c'est-à-dire  qu'ils  portaient  l'habit  à 
longues  basques,  l'ample  veste,  la  culotte,  le  feutre  à  bords  roulés. 
Sur  l'épaule   droite,  la   cocarde  noire. 

Carignan  avait  certainement  un  drapeau  et  même  plusieurs.  En 
eiïet,  chaque  formation  militaire  possédait  un  drapeau  colonel  et 
plusieurs  drapeaux  d'ordonnance  ou  enseignes.  Les  enseignes  étaient 
les  drapeaux  particuliers  des  compagnies.  Ces  drapeaux  étaient  de 
toutes  couleurs  et  portaient  souvent  des  signes  héraldiques:  croix, 
fleurs  de  lys,  fasces  et  autres  armoiries.  Le  drapeau  blanc  fleur- 
delisé était  la  bannière  royale  et  appartenait  au  roi  seul.  Mais  les 
drapeaux  colonels  étaient  généralement  blancs.  On  peut  supposer 
que  le  régiment  de  Carignan-Salières  arborait  au  Canada  un  drapeau 
blanc  ^. 

Le  régiment  de  Carignan  avait  été  formé  en  Piémont  par  le 
prince   Thomas   de   Savoie   pour   son   fils   le   prince   de   Carignan.      Il 

^     Louvois   à  Martinet    (Arch.   Guerre,  vol.  221). 
"^     Autichamp   à   Louvois    (Arch.    Guerre,  vol.   279). 
8    Desjardins,   Recherches   sur  les   Drapeaux. 


UNIFORMES   ET  DRAPEAUX  ...  331 

prit  le  nom  de  Carignan  en  1643.     Le  prince   de  Carignan  ne   pou- 
vant continuer  à  l'entretenir  en  Savoie,  le  vendit   à  Louis  XIV  ^. 

Le  corps  fut  dès  lors  admis  dans  l'armée  française,  mais  sur  le 
pied  étranger  et  à  dix  compagnies  seulement.  Chaque  compagnie 
étant  de  cent  hommes,  Carignan  était  une  formation  militaire  de  mille 
hommes.  Le  colonel  Balthazard,  allemand  au  service  de  la  France, 
reçut  le  commandement  du  régiment  qui  prit  le  nom  de  Carignan- 
Balthazard.  Remplacé  par  M.  de  Salières,  capitaine  dans  Carignan- 
Balthazard,  le  régiment  devint  Carignan-Salières.  C'est  sous  ce  nom 
qu'il  fut  envoyé  au  Canada  en  1665.  Le  marquis  de  Tracy,  lieutenant- 
général  en  Nouvelle-France,  l'employa  contre  les  Iroquois  qu'il  bat- 
tit. Le  glorieux  régiment  qui  avait  fait  la  campagne  de  Hongrie 
contre  les  Turcs  et  contribué  à  la  victoire  du  brave  comte  de  Coligny 
à  la  bataille  de  Saint-Gothard,  sauva  le  Canada  en  écrasant  les  Iro- 
quois. Il  était  alors  composé  non  de  Piémontais,  mais  de  Français. 
Parmi  les  noms  des  officiers  et  soldats  de  Carignan-Salières,  on  ne 
relève  guère  qu'un  patronyme  qui  soit  piémontais,  celui  de  Nicolis 
de  Brandis,  compagnie  de  La  Freydière.  Brandis  était  originaire  de 
Turin  ^^. 

Une  partie  du  régiment  fut  licenciée  au  Canada  et  l'intendant 
distribua  des  terres  et  des  seigneuries  aux  officiers  et  soldats  qui  con- 
sentirent à  se  faire  colons.  La  plupart  des  Canadiens  d'aujourd'hui 
ont  eu  un  ancêtre  dans  le  régiment  de  Carignan. 

De  retour  en  France,  avec  ce  qui  restait  de  son  régiment,  M. 
de  Salières  abandonna  le  service.  En  1704,  Carignan  appartenait  au 
roi  qui  lui  donna  le  nom  de  régiment  du  Perche  ^^. 

Les  anciens  officiers  de  Carignan  établis  au  Canada  comme  colons 
recevaient  annuellement  une  gratification  de  150  livres  ^^.  Cette 
maigre  pension  ne  pouvait  les  faire  vivre.  En  1686,  les  filles  de  M. 
de  Saint-Ours  labouraient  de  leurs  mains  la  seigneurie  que  le  roi 
avait   donnée  jadis   au  brave  officier   de   Carignan.     M.   de   Saint-Ours 

^     Père  Daniel,   Carte   militaire   de  la  France. 

^^  Benjamin  Sulte,  Le  Régiment  de  Carignan;  Roy  et  Malchelosse,  Régiment 
de  Carignan. 

11  Colonel   SusANE,   Histoire   de  l'Infanterie  française. 

12  Champigny  au  Ministre,  13  oct.  1697:  «Le  sieur  Dupuy  jouit  d'une  gratifica- 
tion de  150  livres  comme  ancien  officier  de  Carignan.  Il  a  trente  ans  de  service  au 
Canada  »    (Arch,    de   Colonies,   Paris,   C"%  vol.    15,   ff.    128-160). 


332  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

songeait  d'ailleurs  à  retourner  en  France,  disait  le  gouverneur  marquis 
de  Denonville,  «  pour  y  chercher  du  pain  et  mettre  ses  enfants  à 
servir  chez  ceux  qui  voudraient  les  nourrir  et  pour  lui  essayer  de 
se  mettre  dans  les  troupes  ^^  ».  Les  seuls  officiers  de  Carignan  qui 
firent  fortune  au  Canada  sont  ceux  qui  se  livrèrent  à  la  traite  des 
fourrures.  Berthé  de  Chailly,  par  exemple,  établi  sur  une  conces- 
sion  au  bout  de  l'île   de  Montréal,  et  qui  était  riche  en  1685  ^*. 

En  même  temps  que  Carignan,  des  éléments  des  régiments  de 
Poitou,  d'Orléans,  de  Chambellé  et  de  Broglie  débarquèrent  à  Qué- 
bec en  1665.  Leurs  costumes  devaient  être  semblables  à  ceux  de 
Carignan,   sauf   pour  les   cocardes. 

Si  les  renseignements  manquent  en  ce  qui  concerne  le  costume 
des  officiers  et  soldats  envoyés  au  Canada  avant  1670,  on  est  mieux 
renseigné  au  sujet  de  l'aspect  vestimentaire  des  troupes  après  cette 
date,  c'est-à-dire  à  la  suite  de  la  réforme  de  Louvois. 

De  1670  à  1700,  toute  l'armée  française  fut  habillée  de  gris.  Les 
régiments  se  distinguaient  par  la  couleur  de  la  veste  et  de  la  culotte, 
parfois  par  la  doublure  de  l'habit  qui  ressortait  au  collet  et  aux  man- 
ches ainsi  qu'aux  parements  retroussés.  Ces  couleurs  étaient  le 
bleu  et  le  rouge,  c'est-à-dire  celles  de  la  livrée  royale.  Les  hommes 
portaient  des  cocardes,  au  chapeau,  et  les  officiers  des  plumes,  parfois 
des  nœuds  aux  couleurs  du  colonel.  De  plus,  officiers  et  soldats, 
avaient  sur  l'épaule  gauche  une  touiîe  de  rubans.  Cette  touffe  de 
rubans  est  l'origine  des  epaulettes  ^'\  Enfin,  les  soldats  portaient 
l'épée  comme  les  officiers.  Ils  l'attachaient  à  un  baudrier  de  cuir 
passé  en  bandoulière. 

Peu  à  peu,  chaque  régiment  eut  ses  couleurs,  ses  signes  distinc- 
tifs.     Les  chapeaux  furent  bordés  d'un  galon  métallique  blanc  ou  jaune 

13  Denonville  au  marquis  de  Seignelay,  Québec,  1686  (Arch,  des  Colonies,  C"% 
vol.    8,    ff    192-266). 

1*  Denonville  à  Seignelay,  1685-1686:  «Le  sieur  Chailly  arrivé  pauvre  au  Canada 
a  une  concession  au  bout  de  l'île  de  Montréal  oiî  il  a  fait  fortune  par  la  traite. 
Il  veut  retourner  en  France.  »  —  «  Vous  serez  surpris,  Monseigneur,  d'apprendre 
que  le  sieur  de  Chailly  n'ayant  pu  avoir  son  congé  de  moi  pour  se  retirer  en  France, 
a  déserté  le  pays.  Je  croyais  que  son  honneur  l'engageait  à  servir  un  pays  qui 
lui  a  fait  sa  fortune  puisque  de  simple  cadet  dans  le  régiment  de  Carignan,  sans 
un  sol  de  patrimoine,  il  a  amasé  ici  40  mille  livres,  il  aurait  dû  attendre  quel- 
qu'occasion  de  rendre  service  à  la  colonie  »  (Arch,  des  Colonies,  C'^*,  vol.  7,  fî. 
1-87). 

15    Le   Mau   de   La   Jaisse,   Carte  générale   de  la  Monarchie  française. 


UNIFORMES   ET   DRAPEAUX  ...  333 

selon  la  couleur  des  boutons  de  l'habit.     Des  cravates  de  crépon,  des 
«  agréments  »  ou  galons  d'or  et  d'argent  complétèrent  les  uniformes  ^^. 

Un  Mémoire  sur  les  habits  des  soldats  envoyés  au  Canada  en 
1688,  donne  la  description  suivante  :  «  Habits  de  sergents  :  justaucorps 
de  drap  gris  blanc  doublé  de  rouge,  à  parements  d'écarlate,  boutons 
de  cuivre  doré,  culotte  de  ratine  rouge,  bas  rouges,  chapeau  bordé. 
—  Habits  de  soldats:  justaucorps  gris  blanc  doublés  de  bleu,  bou- 
tons de  cuivre,  culotte  grise,  bas  gris,  chapeau  bordé.  —  Habits 
des  tambours:  justaucorps  bleus,  doublés  de  rouge,  culotte  gris  blanc, 
bas  bleus  ^^.  »  Ce  document  n'indique  pas  à  quel  régiment  apparte- 
naient ces  troupes  envoyées  au  Canada  en  1688.  Probablement  des 
compagnies  de  la  Marine. 

A  dater  de  1704,  on  peut  savoir  à  peu  près  comment  étaient  vêtus 
les  hommes  de  chaque  corps  militaire.  Comme  ce  sont  des  détache- 
ments des  troupes  de  la  Marine  qui  furent  expédiés  dans  la  colonie 
jusque  vers  1740,  il  sied  de  dire  tout  d'abord  comment  étaient  habil- 
lés ces  soldats. 

Les  troupes  ou  Compagnies  Franches  de  la  Marine  (car  tel 
était  leur  nom  officiel)  servaient  sur  les  vaisseaux  de  guerre  et  dans 
les  colonies.  Beaucoup  d'officiers  et  de  soldats  de  Marine  furent  licen- 
ciés au  Canada.  Beaucoup  de  Canadiens  servirent  dans  les  Compa- 
gnies de  la  Marine.  En  1758,  on  trouvait  parmi  les  officiers  Mes- 
sieurs de  Repentigny,  de  Boishébert,  de  Montigny,  chevalier  de 
Niverville,  de  Sabrevois,  de  Hertel,  de  La  Chevrotière,  Le  Gardeur 
de  Montesson,  de  Montizambert,  de  Bleury,  Baby,  de  Juchereau,  tous 
Canadiens  ^^.  Le  costume  des  Compagnies  de  la  Marine  était:  habit 
et  parements  blancs,  doublure  bleue,  petit  collet  blanc  boutonné,  bou- 
tons de  cuivre  plats,  manches  en  bottes,  pattes  en  travers,  veste, 
culotte  et  bas  blancs,  chapeau  bordé  d'or,  cocarde  noire;  les  capi- 
taines ont  les  manches  bordées  d'or  fin,  des  brandebourgs  sur  les 
manches;  les  sergents  de  même,  sans  brandebourgs.  Le  drapeau  des 
troupes   de  Marine  était:    écartelé   bleu  et  vert   à  la  croix  blanche  ^^. 

1^  Lucien    Mouillard,   Armée   française. 

17  Arch,    des    Colonies,   C"%   vol.    10,   f.    146. 

18  Bulletin    des    Recherches    historiques,    Québec,    vol.    51,    n"    3. 

19  LoNCCHAMPS-MoNTANDRE,    Carte    militaire. 


334  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

À   dater  du  milieu   du  XVIIP  siècle,  une  fleur   de  lys   et  une   ancre 
ornèrent  la  manche  des  soldats  des  régiments  de  Marine  ^^, 

Régiment  de  Karrer,  —  Des  éléments  de  ce  corps  servirent  à  deux 
reprises  au  Canada:  en  1722  à  l'Ile  Royale,  en  1737  à  l'Ile  Royale  et 
surtout  à  Louisbourg^^.  Le  régiment  de  Karrer  portait  le  nom  de 
son  colonel  M.  Adam  de  Karrer,  propriétaire.  Créé  en  1719,  il  fut 
tiré  en  1721  du  service  de  terre  pour  entrer  au  service  de  marine. 
Il  était  cantonné  au  port  de  Rochefort  et  servait  sur  les  vaisseaux 
du  roi  et  dans  les  colonies.  Ce  régiment  comptait  32  officiers,  un 
bataillon  de  4  compagnies  dont  la  colonelle  de  350  hommes.  Le 
costume  du  régiment  de  Karrer  était:  habit  rouge,  col  rabattu,  dou- 
blure verte,  veste  et  culotte  bleues,  guêtres  blanches,  brandebourgs 
blancs,  cocarde  rouge  et  bleue.  Le  régiment  avait  quatre  drapeaux: 
un  blanc  colonel  semé  de  fleurs  de  lys  d'or,  trois  d'ordonnance  à 
flammes  rouges,  bleues  et;  jaunes  '^.  Les  trois  premiers  officiers 
étaient  M.  de  Karrer,  colonel;  M.  de  Merveilleux,  lieutenant-colonel; 
M.  de  Ginoux,  major.  Aucun  canadien  ne  servit  dans  Karrer  qui 
était  composé  surtout  de  Suisses. 

Régiment  d'Aunis.  —  Le  premier  bataillon  de  ce  corps  servit 
à  l'Ile  Royale  en  1751.  Le  costume  des  hommes  était:  tout  blanc 
sauf  les  parements  rouges  des  manches.  Col  droit.  Trois  boutons 
de  cuivre  sur  la  manche.  Poches  en  long.  Chapeau  bordé  d'or. 
Cocarde  blanche  et  bleue.  Drapeau  gironné  de  huit  pièces  rouges 
et  vertes.  Croix  isabelle  (brune  ou  feuille  morte)  en  sautoir,  croix  blan- 
che brochant  sur  le  tout.     Colonel:   comte  de  Montboissier  ^^. 

Régiment  de  Tournaisis.  —  A  Louisbourg,  en  1756.  Costume: 
habit,  culotte,  doublure  blancs.  Col,  parements  et  veste  rouges. 
Petits  boutons  ronds  de  cuivre.  Chapeau  bordé  d'un  large  galon 
d'or  faux.  Cocarde  noire.  Drapeau  rouge  et  jaune,  par  bandes  dans 
les  carrés  opposés.  Colonel:  marquis  de  Courcy;  major:  M.  Dal- 
cousse  ^*. 

20  Archives    nationales,   Paris,    Marine,    B^,   vol.   343,    ff.    173-174. 

21  Arch,   des  Colonies,  C"%  vol.   12,  f.   16;    Colonies,  D2,  c.   48,  f!.   25-48. 

22  Le  Mau  de  La  Jaisse,  Carte  générale  de  la  Monarchie  française, 

23  Lucien    Mouillard,    Armée    française. 

2^    Etat  général   des   Troupes  françaises  pour   1753. 


UNIFORMES  ET  DRAPEAUX  ...  335 

Régiment  des  Volontaires  royaux,  —  Il  avait  été  formé  en  1758 
avec  d'anciennes  Compagnies  Franches  de  la  Marine,  et  fut  envoyé 
à  Louisbourg  en  1758^^.  L'habillement  des  soldats  consistait  en  un 
justaucorps  bleu  à  parements  verts,  veste,  doublure,  col  rouges.  Culotte 
blanche.  Boutons  blancs  sur  l'habit  et  sur  la  veste.  Bonnet  de  peau 
d'ours  pour  les  fusilliers  et  grenadiers,  l'infanterie  portait  le  chapeau 
bordé  d'argent.  Drapeau  bleu  à  la  croix  blanche  écartelé,  3  fleurs 
de  lys  dans  chaque  carré  ^^. 

Régiment  des  Volontaires  étrangers.  —  Le  2*  bataillon  fut  envoyé 
à  Louisbourg  en  1758.  Ce  corps  était  composé  de  trois  bataillons 
commandés  par  trois  lieutenants-colonels:  MM.  de  Tirant,  d'Anthonay 
et  le  baron  Stein.  C'est  M.  d'Anthonay  qui  commandait  le  bataillon 
envoyé  au  Canada.  Le  régiment  changea  de  nom  en  1759  et  devint 
«  Volontaires  d'Austrasie  ».  Il  fut  incorporé  dans  la  Légion  de  Hai- 
naut  en  1762.  Le  costume  des  hommes  de  Volontaires  étrangers 
était:  habit  blanc,  col,  veste  et  parements  verts,  chapeau  galonné  d'ar- 
gent, cocarde  rouge  et  bleue,  boutons  blancs.  Drapeau  noir  à  croix 
de  Saint- André  blanche  ^^. 

Régiment  de  Cambis,  —  Le  2**  bataillon  fut  envoyé  à  Louis- 
bourg en  1758^^.  Costume:  habit,  doublure  et  culotte  blancs,  pare- 
ments verts,  col  rouge,  chapeau  bordé  or  et  argent,  cocarde  noire. 
Drapeau  onde  de  dix  pièces  rouges  et  blanches  dans  les  carrés  à  la 
croix  blanche  2^  Colonel:  M.  de  Cambis;  major:  M.  Durieux  de 
Villepreux  ^^. 

Régiment  de  Ponthieu.  —  Le  2*  bataillon  de  908  hommes  destiné 
à  Chibouctou  en  1746.  Ce  régiment  portait:  habit  blanc  sauf  les 
parements  des  manches  rouges.  Boutons  blancs,  chapeau  bordé  d'ar- 
gent, cocarde  noire.  Drapeau  orangé  et  vert  onde  en  sautoir  à  la 
croix  blanche.     Colonel:   marquis  de  Joyeuse  ^^. 

Régiment  de  Bourgogne,  —  Le  2*  bataillon  envoyé  à  Louisbourg 
en    1755.      Habit,    culotte,    doublure    blancs,   veste   rouge,   boutons    de 

25  Journal   du    Chevalier   de   Levis. 

26  LoNCCHAMPS-MoNTANDRE,    Etat    militaire    pour    1758. 

27  Colonel    Sus  A  NE,    Histoire    de    F  Infanterie    française. 

28  Journal    du    Chevalier    de    Levis. 

29  Lucien   Mouillard,   op.   cit. 

30  LoNCCHAMPS-MoNTANDRE,    Etat  général   des    Troupes   pour   1758, 
81  Lucien   Mouillard,   op.  cit. 


336  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

cuivre,  chapeau  bordé  d'or,  cocarde  bleue  et  blanche.  Drapeau  blanc 
semé  de  fleurs  de  lys  d'or  à  la  croix  rouge  de  Bourgogne.  Colonel: 
comte  d'Hérouville;   capitaine:   M.  de  Marin  ^-. 

Régiment  d'Artois,  —  Le  2^  bataillon  arriva  à  Louisbourg  le 
19  juin  1755.  Habit  blanc,  veste  rouge,  poches  à  grands  écussons 
garnis  de  neuf  boutons  de  cuivre,  chapeau  bordé  d'or,  cocarde  noire. 
Drapeau  jaune  et  bleu  à  la  croix  blanche.  Colonel:  chevalier  de 
Brienne;    major:    M.    de   Saint-Julien -^^ 

Régiment  de  Guyenne.  —  Le  2^  bataillon  débarqua  à  Québec 
en  1755  avec  le  baron  de  Dieskau.  Habit,  doublure  et  culotte  blancs, 
col,  veste  et  parements  rouges,  boutons  de  cuivre,  chapeau  bordé  d'or, 
cocarde  noire.  Ce  régiment  créé  en  1684  avait  trois  drapeaux  dont 
un  colonel  blanc  et  deux  enseignes  d'ordonnance  vertes  et  isabelles 
(brunes)  à  la  croix  blanche.  Colonel:  marquis  de  Laval-Montmorency; 
major:   M.  de  Fontbonne  •'^*. 

Régiment  de  Béarn.  —  Le  2^  bataillon  débarqua  à  Québec  en 
1755  avec  le  baron  de  Dieskau.  Habit  gris-blanc,  col,  parements  des 
manches  et  veste  rouges,  ceinture  blanche,  chapeau  bordé  d'or,  cocarde 
bleue  et  blanche.  Ce  régiment  créé  en  1684  avait  trois  drapeaux: 
un  blanc  colonel  et  deux  orangés  à  quatre  fasces  rouges  à  la  croix 
blanche.      Colonel:    M.    de   Thienbrune,   capitaine:    M.   de  l'Hôpital  ^^. 

Régiment  de  Languedoc.  —  Le  2^  bataillon  débarqua  à  Québec 
en  1755  avec  Dieskau.  Une  partie  du  1^'  bataillon  s'était  embarquée 
à  Brest  sur  Le  Lys  a  destination  du  Canada.  Le  navire  Le  Lys  atta- 
qué et  pris  par  les  Anglais  fut  emmené  à  Halifax  en  Acadie.  Le 
1^"^  bataillon  de  Languedoc  fut  envoyé  prisonnier  en  Angleterre.  Le 
costume  de  Languedoc  était:  habit,  doublure,  culotte  et  guêtres  blancs; 
col,  parements,  plastron  bleus;  boutons  dorés,  chapeau  bordé  d'or, 
cocarde  bleue  et  blanche.  Ce  régiment  créé  en  1672,  avait  trois  dra- 
peaux: un  blanc  colonel,  deux  d'ordonnance  violets  et  bruns,  à  croix 
blanche.      Colonel  :    comte    de    Morangis  ;    capitaine  :    M.    de    Privas  ^^. 

32  Lucien    Mouillard,   op.   cit. 

33  Etat   général   des    Troupes   françaises   pour   1753. 

34  Ib. 

35  Lucien    Mouillard,    op.    cit.;    Desjardins,    Recherches    sur   les    Drapeaux. 

36  Lucien   Mouillard,   op.   cit. 


UNIFORMES   ET   DRAPEAUX  .  .  .  337 

Régiment  de  La  Reine.  —  Le  2^  bataillon  débarqua  à  Québec 
en  1755  avec  Diesku.  Habit  et  culotte  blancs,  col  et  parements  rou- 
ges, veste  bleue,  boutons  blancs,  chapeau  bordé  d'argent,  cocarde 
blanche  et  bleue.  Créé  en  1635  sous  le  nom  d'Uxel,  ce  régiment  prit 
le  nom  de  La  Reine  en  1661.  Il  avait  six  drapeaux:  un  blanc  colonel, 
et  cinq  d'ordonnance  verts  et  noirs  à  croix  blanches  semées  de  fleurs 
de  lys  d'or  et  de  quatre  couronnes.  Colonel:  M.  de  Gouin;  capitaine: 
M.  de  Roquemaure  ^^. 

Régiment  de  La  Sarre,  —  Le  2*  bataillon  débarqua  à  Québec 
en  1756  avec  le  marquis  de  Montcalm  et  le  chevalier  de  Levis.  Habit 
et  culotte  gris-blanc,  doublure  et  parements  bleus,  veste  rouge,  bou- 
tons de  cuivre,  chapeau  bordé  d'or,  cocarde  bleue  et  blanche.  Créé 
en  1651,  ce  régiment  avait  trois  drapeaux:  un  blanc  colonel  et  deux 
d'ordonnance  rouges  et  noirs  à  croix  blanche.  Colonel:  comte  de 
Montpouillan  ;    captaine  :    M.    de   La   Roque   de   Senezergues  ^^. 

Régiment  de  Vatan,  —  Un  détachement  de  24  hommes  débar- 
qua à  Québec  en  1756.  Habit,  parements,  collet,  doublure,  veste  et 
culotte  blancs,  chapeau  bordé  d'or,  cocarde  blanche  et  bleue.  Dra- 
peau jaune  et  noir  à  la  croix  blanche.  Colonel:  marquis  de  Vatan; 
capitaine:   M.  de  Saint-Roman^^. 

Chasseurs  de  Fischer.  —  Des  éléments  de  ce  régiment  arrivèrent 
à  Québec  en  1756.  L'uniforme  des  chasseurs  de  Fischer  était  entière- 
ment vert  avec  guêtres  blanches,  col  et  epaulettes  rouges,  bonnet 
vert  à  plumet  blanc,  baudrier  et  ceinture  en  cuir  de  vache  fauve. 
Les  grenadiers  étaient  verts  également  avec  col,  parements,  epau- 
lettes rouges  et  guêtres  noires,  giberne  rouge  bordée  de  jaune  et 
portant  les  armoiries  du  chevalier  de  Fischer.  Bonnet  d'ourson  noir 
orné  d'une  flamme  rouge  et  de  fleurs  de  lys.  Les  chasseurs  de  Fischer 
n'avaient  pas  de  drapeaux.  Colonel:  le  chevalier  de  Fischer;  major: 
M.  d'Orbs^^ 

Régiment  de  Bresse.  —  Un  détachement  débarqua  à  Québec  en 
1756.      Habit   et   culotte   gris-blanc,   col,   parements,  veste   bleus,   bou- 

37  Colonel   Sus  A  NE,   op.   cit. 

38  Colonel    Sus  A  NE,    op.    cit. 

39  Etat    général    des    Troupes    françaises    pour    1753. 

40  Ganier,    Costumes    des    Régiments    des    Anciennes    Provinces,    Sarre,    Alsace, 
Lorraine. 


338  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

tons  de  cuivre,  la  veste  garnie  d'agréments  jaunes,  chapeau  bordé 
d'or,  cocarde  bleue  et  blanche.  Drapeau  fascé  vert,  jaune,  vert,  à 
la  croix  blanche.    Colonel  :  comte  de  Carcado  ;  capitaine  :  M.  Leblanc  *^. 

Régiment  de  Saint-Chamond,  —  Un  détachement  débarqua  à 
Québec  en  1756  et  fut  incorporé  dans  d'autres  régiments.  Habit,  dou- 
blure et  culotte  blancs,  col  et  parements  rouges,  poches  en  écusson 
à  sept  boutons  de  cuivre,  chapeau  bordé  d'or.  Les  oflSciers  portaient 
col  et  parements  de  velours  cramoisi.  Cocarde  noire.  Drapeau  vert 
à  losanges  blancs  et  croix  blanche.  Colonel:  marquis  de  Saint- 
Chamond;   major:   M.  de  La  Bauve  ^^. 

Régiment  de  Bigorre,  —  Un  détachement  arriva  à  Québec  en  1756 
et  fut  incorporé  dans  d'autres  régiments.  Habit  blanc,  veste  et  pare- 
ments bleus,  3  agréments  aux  manches  et  un  bordé  jaune  à  l'habit, 
chapeau  bordé  d'or,  cocarde  noire.  Drapeau  écartelé,  fascé  rouge, 
jaune  et  vert  au  1  et  4,  vert,  jaune  et  rouge  au  2  et  3.  Colonel:  M. 
de  Maupeou;  major:   M.  de  Fornel^^. 

Régiment  de  Brissac.  —  Un  détachement  arriva  à  Québec  en  1756 
et  fut  incorporé  dans  d'autres  régiments.  Habit,  doublure  et  culotte 
blancs,  col,  parements  et  veste  rouges,  chapeau  bordé  d'or,  cocarde 
noire.  Drapeau  jaune,  noir,  rouge  et  vert  dans  chaque  quartier, 
écartelé  à  la  croix  blanche.  Colonel:  duc  de  Cossé-Brissac;  major: 
M.  Le  Riche  des  Dormans  ^*. 

Régiment  de  Flandre.  —  Un  détachement  débarqua  à  Québec  en 
1756.  Habit,  culotte,  doublure  blancs,  boutons  blancs  et  jaunes,  cha- 
peau bordé  d'or  et  argent,  cocarde  noire.  Drapeau  bleu  à  deux 
fasces,  orangé,  à  la  croix  blanche.  Colonel:  M.  de  Nozière;  major: 
M.  de  Biarge^^. 

Régiment  de  Royal'Roussillon.  —  Le  2*  bataillon  débarqua  à 
Québec  en  juin  1756.  Habit  gris-blanc,  doublure,  parements  bleus 
de  roi,  boutons  de  cuivre,  veste  bleue  et  brandebourgs  aurore  des 
deux  côtés,  manches  fendues  et  poches  en  travers,  chapeau  noir  bordé 
d'or,  cocarde  blanche  et  bleue.     Ce  régiment  créé  en  1651,  avait  trois 

^1    Lucien    Mouillard,    op.    cit. 

*2    Etat   général   des    troupes   françaises   pour    1753. 

*3    LoNGCHAMPS-MoNTANDRE,    Etat    militaire    pour    1758. 

<*      LONCCHAMPS-MONTANDRE,     op.     Cit. 
*5      LONCCHAMPS-MONTANDRE,     Op.     cU, 


UNIFORMES  ET   DRAPEAUX  ...  339 

drapeaux:  un  blanc  colonel  à  croix  blanche  et  fleurs  de  lys  d'or,  deux 
d'ordonnance  bleus,  rouges  et  verts.  Colonel:  comte  d'Haussonville ; 
capitaine  :   M.  de  Bernets  ^\ 

Régiment  de  Berry,  —  Le  2*  et  le  3^  bataillons  débarquèrent  à 
Québec  le  11  avril  et  le  24  juillet  1757.  Habit,  doublure  et  culotte 
blancs,  parements,  collet  et  veste  rouges,  poches  en  long  à  trois  bou- 
tons, cinq  boutons  à  la  manche,  chapeau  bordé  d'argent,  cocarde  noire. 
Ce  régiment  créé  en  1684,  comportait  trois  bataillons  de  500  hommes 
chacun.  Il  avait  sept  drapeaux,  un  blanc  colonel  et  six  d'ordonnance 
fascés  de  violet  et  feuille  morte  (isabelle)  rayés  par  opposition,  avec 
croix  blanche.     Colonel  :   M.   d'Hugues  ;   major  :   M.   de  Trivio  ^^. 

Tous  les  hommes  des  régiments  de  France  recevaient,  en  arrivant 
au  Canada,  un  équipement  d'hiver.  Cet  équipement  se  composait  d'une 
paire  de  mitaines,  un  gilet,  deux  paires  de  souliers  en  peau  de  che- 
vreuil, une  couverte,  une  paire  de  raquettes,  une  traîne  à  chiens,  un 
prélart,  un  bonnet  de  fourrure.  Les  officiers  avaient  en  plus  une 
peau  d'ours  '*^. 

Beaucoup  de  Canadiens,  officiers  et  soldats,  furent  incorporés 
dans  les  régiments  de  France.  Cette  mesure  avait  été  prise  par  le 
marquis  de  Montcalm,  d'accord  avec  le  ministre  de  la  guerre  à  qui 
il  avait  écrit  à  ce  sujet.  C'est  que  le  lieutenant-général  Montcalm 
s'était  aperçu  que  les  Canadiens  étaient  d'excellents  soldats,  merveil- 
leux tireurs,  habitués  à  faire  ce  que  les  Français  appelaient  «  la 
guerre  à  la  canadienne  ».  En  dépit  de  l'opposition  du  marquis  de 
Vaudreuil,  Montcalm  fit  entrer  «  108  canadiens  de  choix  »  dans  chaque 
bataillon  français  ^^  ».  On  ignore  les  noms  des  soldats  canadiens  qui 
ont  servi  alors  dans  les  régiments  français.  Parmi  les  officiers,  on 
trouve:  2*  bataillon  de  Languedoc,  Messieurs  Le  Ber  de  Senneville, 
Hertel  de  Rouville,  Martel  et  Martel  de  Majesse,  Margane  de  La 
Valtrie;  Royal-Roussillon,  M.  Le  Vasseur  de  Néré;  Béarn,  MM.  Denis 
de  LaRonde,  de  Boucherville,  de  La  Corne,  de  Bonne;  Berry ,  MM. 
La  Roque  de  Roquebrune,  Vassal  de  Montviel,  Gauthier  de  Varennes, 

*6  Colonel    SusANE,    op.    cit. 

^■^  LoNCCHAMPS-MoNTANDRE,    Etat   militaire   pour   1758. 

*8  Journal    de    Montcalm. 

*®  Garneaû,  Histoire  du  Canada,  t.  2,  p.   228;   Lettres  de  Bourlamaque  à  Levis 

et  de  Mcntcalm  à  Bourlamaque,  5   juin   1759,  publ.   par  Casgrin. 


340  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

de  LaMothe-Cadillac;  La  Sarre,  M.  Tarieu  de  Lanaudière;  La  Marine, 
MM.  d'Ailleboust,  de  Lorimier,  Le  Borgne,  Boucher  de  LaPerrière, 
Noyel  de  Fleurimont,  Herbin,  de  Sabrevois,  Juchereau  de  Saint-Denis, 
de  Hertel,  LeMoyne  de  Longueil,  chevalier  de  Niverville,  Boucher 
de  Montizambert  ^^.  Tous  ces  officiers  suivirent  leurs  régiments  en 
1760  et  s'embarquèrent  pour  la  France  où  ils  servirent  durant  plu- 
sieurs années.  Quelques-uns  rentrèrent  au  Canada,  de  1763  à  1775, 
mais  la  plupart  de  ces  Canadiens  n'y  revinrent  jamais  ^^. 

Tous  les  habitants  du  Canada  étaient  soldats.  Louis  XIV  avait 
ordonné  en  1669  au  gouverneur  de  la  colonie  de  former  des  milices 
et  de  rendre  tous  les  Canadiens  «  experts  au  maniement  des  armes 
et  à  la  discipline  militaire  ^^  ».  Les  milices  canadiennes  furent  formées 
à  l'exemple  des  régiments  de  milices  et  gardes-côtes  de  France,  a 
dit  Moreau  de  Saint-Méry.  Les  miliciens  canadiens  étaient  employés 
dans  les  forts,  comme  garnison,  aux  expéditions  contre  les  Indiens 
et  à  la  guerre  de  frontière  contre  les  Anglais.  Les  milices  étaient 
commandées  par  des  officiers  canadiens.  L'esprit  militaire  de  la 
colonie  était  tel,  qu'il  fallut  un  ordre  du  ministre  pour  empêcher 
l'engagement   des   garçons   ayant  moins   de   seize   ans  ^^. 

Montcalm  forma  un  régiment  des  milices  qui  fut  appelé  Régi- 
ment de  la  Colonie.  Le  costume  de  La  Colombie  était:  habit  blanc-gris 
avec  parements  bleus,  collet  bleu,  boutons  de  laine.  L'équipement  de 
campagne  d'hiver  était:  mitaine,  gilet,  une  couverte,  deux  paires  de 
souliers  de  chevreuil,  une  paire  de  raquettes,  une  traîne  à  chiens,  un 
bonnet  de  laine,  une  peau  d'ours  pour  les  officiers  ^^.  La  Colonie 
n'avait  pas  de  drapeau. 

De  1759  à  1760  les  officiers  de  La  Colonie  tués  ou  blessés  furent 
très   nombreux,    de    même    que    les    soldats.      Parmi   les    officiers    tués 

■  50    Archives   du  ministère  de  la  Guerre,  Paris,  vol.   3574.  —  Arch,   des   Colonies, 
C'\  vol.   105. 

51  Rapport   sur   les   Archives    du   Canada,    1886,    Ottawa. 

52  Champigny  à  Pontchartrain,  13  oct.  1687  (Arch,  des  Colonies,  C^'%  vol.  15, 
£F.  128-165).  —  Lettre  du  Roi  à  M.  de  Courcelles,  Paris,  3  avril  1669  (Arch,  des 
Colonies,   C",  vol.   125,   f.   81). 

53  Champigny  à  Pontchartrain,  Québec,  10  mai  1691  (Arch,  des  Colonies,  C'^*, 
vol.  11,  f.  442).  —  Gustave  Lanctot,  Les  Troupes  de  la  Nouvelle-France,  dans 
Canadian   Historical   Association   Report,    1926. 

54  Lettre  du  maréchal  de  Belle-Isle  au  comte  d'Estrées,  18  juin  1746.  —  Journal 
de  Montcalm. 


UNIFORMES  ET   DRAPEAUX  ...  341 

on  trouve  MM.  Deschaillon  de  Saint-Ours,  Le  Marchand  de  Ligneris, 
Lefèvre,  Amelin,  Ménard,  de  Lisle,  Hurtubise,  Neveu,  Prévost,  de  La 
Croix-Réaume,  Gaudette,  Auge,  Descaries.  Parmi  les  blessés:  MM. 
de  LaCorne  de  Saint-Luc,  Aubry,  Marin,   de  Montigny,  de  Villiers  ^^. 

Certains  officiers  du  Régiment  de  La  Colonie  allèrent  servir  en 
France  après  la  conquête,  notamment  Levrault  de  Langy  et  le  cheva- 
lier de  Repentigny.  Ce  dernier  termina  sa  carrière  comme  gouver- 
neur du  Sénégal. 

Les  officiers  canadiens,  appartenant  à  tous  les  régiments  qui 
avaient  servi  en  Amérique,  étaient  si  nombreux  en  France  que  le 
roi  leur  donna  un  commandant  et  les  réunit  en  Touraine.  Ce  com- 
mandant fut  LeMoyne  de  Longueil,  puis  Sabrevois  de  Bleury.  Le 
commandant  des  Canadiens  était  chargé  du  payement  des  pensions 
que  le  roi  avait  octroyées  à  ces  militaires  coloniaux  revenus  dans  la 
mère  patrie.  En  1774,  au  décès  de  Sabrevois  de  Bleury,  il  n'y  avait 
plus  d'officiers  canadiens  en  Touraine.  Les  uns  étaient  morts,  les 
autres  avaient  pris  du  service  dans  des  régiments  en  France  et  aux 
colonies  françaises,  et  beaucoup  étaient  retournés  au  Canada. 

Les  Canadiens  se  souvinrent  longtemps  des  régiments  de  France 
et  de  leurs  beaux  uniformes.  La  poésie  et  le  roman  canadiens  ont 
évoqué  «  les  blancs  soldats  de  France  »  et  leurs  drapeaux  fleurdelysés. 
Mais  les  historiens  ont  manqué  de  précision  et  de  documents  quant 
à  ces  uniformes  et  à  ces  enseignes.  C'est  pourquoi  il  nous  a  paru 
utile  de  donner  quelques  informations  exactes  à  ce  sujet.  Car  les 
uniformes  blancs  des  soldats  français  étaient  souvent  gris  et  ornés 
de  quelques  «  agréments  »,  les  «  drapeaux  blancs  fleurdelysés  »  étaient 
généralement  bleus,  rouges  ou  verts  et  comportaient  des  signes  héral- 
diques  qui  n'étaient  pas  toujours    des  fleurs   de  lys. 

Ces  brillants  uniformes  des  régiments  français  furent  souvent 
teints  du  rouge  des  blessures,  car  bien  des  soldats  et  bien  des  officiers 
de  Royal-Rousillon,  de  Languedoc,  de  La  Reine,  de  Guyenne,  de 
Berry  ont  été  blessés  et  sont  morts  sur  les  champs  de  bataille  du 
Canada.  M.  de  Sennezergues,  commandant  de  LaSarre,  M.  de  Font- 
bonne,  commandant  de  Guyenne  furent  tués;  M.  de  Privas,  comman- 
ds   Arch.    Guerre,   vol.   3574,   ff.   89-94. 


342  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

dant  de  Languedoc,  fut  blessé.  Trépezec  et  Brignolet,  tués;  Malartic, 
blessé.  Le  souvenir  de  ces  braves  soldats  doit  être  associé  à  celui  de 
Montcalm,  car  ils  ont  tous  donné  leur  sang  pour  la  défense  du  Canada. 
Et   leurs    beaux   uniformes    sont    à    jamais    décorés    d'héroïsme    et    de 

gloire. 

Robert  La  Roque  de  Roquebrune. 


y 


Vladimir  Soloviev 


Le  pont  vivant 
entre  la  Russie  orthodoxe  et  Rome 

1900  -  1950 


UN  NEWMAN  RUSSE. 

Vladimir  Soloviev,  l'esprit  le  plus  vaste,  le  plus  clairvoyant  et 
le  plus  universel,  après  les  maîtres  de  la  pensée  comme  Aristote, 
saint  Thomas,  saint  Albert  le  Grand,  Leibniz,  embrasse,  rassemble, 
synthétise  et  réduit  dans  un  tout  cohérent  et  harmonieux  les  riches- 
ses doctrinales  et  scientifiques,  les  trésors  spirituels  multiséculaires 
de  l'Orient  et  de  l'Occident  chrétiens.  Son  œuvre  n'est  qu'un  monu- 
ment, monuiiientum  perennis,  élevé  à  l'honneur  des  grands  idéaux 
de  la  catholicité.  Ce  monument  semble  être  supraspatial  et  supra- 
temporel,  parce  qu'il  repose  sur  le  Roc,  sur  la  Pierre  inébranlable 
posée  par  l'Architecte  divin:  Tu  es  Petrus  et  super  hanc  Petram 
œdificabo  ecclesiam  meam,  La  vie  personnelle  de  ce  grand  converti, 
au  visage  qui  fait  penser  au  Christ,  est  auréolée  de  sainteté.  Solo- 
viev anima  Candida,  pia  ac  vere  sancta  est,  écrit  M'''^  J.  G.  Strossmayer  ^ 
au  cardinal  Vincent  Vannutelli,  alors  nonce  du  Saint-Siège  à  Vienne. 
«  Ce  Doctor  mirabilis,  dit  de  Soloviev,  le  vicomte  de  Vogue,  [  .  .  .  est  ] 
un  cerveau  puissant,  élargi  par  une  lecture  encyclopédique,  par  la 
connaissance  de  toutes  les  philosophies,  des  sciences  de  la  nature,  des 
langues  principales  qu'il  parlait  à  merveille,  et  mieux  encore,  une 
âme  dont  les  secrètes  beautés  transparaissaient  sur  ce  beau  visage, 
dans  ces  beaux  yeux  fascinateurs  ^  [•••]»  Dostoïevski  (1821-1881), 
le  comte  Léon  Tolstoï  (1828-1910),  Vladimir  Soloviev  (1853-1900): 
trois  étoiles  radieuses  de  la  Russie  chrétienne,  trois  génies  russes 
d'une  rare  puissance,  trois  grands  «  chercheurs  de  Dieu  »   qui  agitent, 

1  Le    fameux    évêque    de   Bosnie    et    Sirmium,   collaborateur    du    pape   Léon    XIII 
(encycliques   Grande   Munus   et   Slavorum   Gente). 

2  Cité    par    M*^'    d'Herbicny,    Un    Newman    russe,    Paris,    Gabriel    Beauchesne    et 
ses   Fils,    1934,   p.    58. 


344  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

tourmentent,   ébranlent,  fascinent,   mettent  en   extase  et  transfigurent 
les   âmes  modernes  par  la  richesse,  la  profondeur,  l'ampleur   du  sen- 
timent religieux  et  la  puissance  d'expression  incomparables.     «  Garde 
en    toi   l'image    du    Christ    et    incarne-la,    si    tu    le   peux  »,    tel    est    le 
message   de  Dostoïevski  au  peuple  russe.     Tolstoï,  l'apôtre  du   «  véri- 
table »  christianisme,  a  l'audace  de  déclarer  aux  partisans  de  l'athéisme 
triomphant   que   la   vision   matérialiste   et   athée   du   monde  n'est   que 
la   conséquence   de  l'ignorance   moutonnière,   de  l'obscurantisme   com- 
plet.    Par   conséquent,   il  enseigne,   il  réclame   que   toute   l'éducation, 
ainsi    que   toute   la   vie,   soit   organisée    sur   la   base   religieuse.      C'est 
ce  trait  du  tolstoïsme  qui  choque  et  inquiète  le  plus  maintenant  les 
bolchevistes  ^.      Vladimir    Soloviev,    l'ami    intime    de    Dostoïevski    et 
l'adversaire  du  christianisme  rousseauiste  de  Tolstoï,  approfondit,  com- 
plète  et   achève  l'œuvre   de   ces   deux   grands   maîtres.     Ainsi   il   joue 
le   rôle   de   réconciliateur,   de   pacificateur,   de   guérisseur   et   de    «  sur- 
élévateur »,    à   l'égard   de   ses    amis,   de  ses   ennemis,   de   la   Russie   et, 
comme   nous   le   verrons,   de  l'humanité   tout   entière.      Reproduire   le 
Christ  dans  notre  vie  personnelle  et  sociale,  restaurer  toutes  les  sphères 
dans  le  Christ  et  par  le  Christ,  tel  est  son  message  au  monde  moderne. 
Rien   d'étonnant   si  les   représentants   de   la   spiritualité   russe,   comme 
N.  Arseniev,  N.  Berdiaev,  S.  Boulgakov,  L.  Chestov,  G.  Fedotov,  P.  A. 
Florenski,  S.  L.  Frank,  V.  Ivanov,  H.  Isvolski,  N.  O.  Losski,  L.  Karsavine, 
V.  A.  Kojevnikov,  D.  Merejkovski,  le  prince  E.  Troubetskoï,  le  prince 
A.   Volkonski,   V.   V.   Zienkovski,   sont   plus   ou   moins   influencés   par 
le   plus   grand  logicien,   gnoséologue,   esthète,   moraliste,   juriste,   théo- 
logien,   métaphysicien,    ascète,    visionnaire    et    prophète    russe.      Tous, 
directement  ou  indirectement,  se  nourrissent  des  sources  intarissables 
de  l'héritage  spirituel  laissé  par  Vladimir  Soloviev. 

Après  Pierre  Tchaadaiev  (1794-1856),  Vladimir  Soloviev  est  le 
premier  penseur  russe  qui  consacre  toutes  ses  forces,  toute  sa  vie  et 
toute  son  œuvre  à  restaurer  l'alliance  religieuse  et  spirituelle  entre 
l'Orient  et  l'Occident.  Voilà  pourquoi  l'œuvre  missionnaire  accom- 
plie par  ce  «  Newman  russe  »,  dépasse  non  seulement  les  frontières 
nationales,  mais  aussi  les  frontières  continentales  et  porte  ainsi  la 
marque    expressément    universaliste,    œcuménique,    c'est-à-dire    catho- 

3    Voir  L.  N.  Tolstoï,  Pedagogitcheskie  Sotcineniya  (Les  Œuvres  pédagogiques), 
Moscou  1948,  p.  5-40. 


VLADIMIR    SOLOVIEV  345 

lique.  Après  saint  Augustin,  l'auteur  du  célèbre  ouvrage,  La  Cité  de 
Dieu,  Soloviev  est  peut-être  le  premier  penseur  qui  développe  l'idée 
centrale  du  christianisme,  celle  du  royaume  de  Dieu,  d'une  façon 
merveilleusement  riche,  convaincante  et  saisissante.  Le  royaume  de 
Dieu,  pense  Soloviev,  c'est  une  tâche  universelle  qui  doit  être  accom- 
plie par  les  efforts  communs  de  tous  les  peuples  du  globe.  Mais 
parce  que  c'est  l'Eglise,  une,  indivisible,  catholique,  fondée  par  Jésus- 
Christ  et  dirigée  par  son  successeur,  le  souverain  pontife,  le  pape, 
sous  sa  forme  concrète  et  visible,  qui  constitue  la  cité  céleste  ou  le 
royaume  de  Dieu  dont  parle  la  sainte  Ecriture,  comment,  conclut 
Soloviev,  la  Russie  pourrait-elle  s'isoler  de  Rome,  se  renfermer  dans 
sa  coquille  nationale  ou  même  nationaliste  et  rester  en  dehors  du 
progrès  historique  universel  de  l'humanité  ?  Ainsi,  le  «  Newman 
russe  »,  développant  la  notion  du  royaume  de  Dieu,  c'est-à-dire  l'Eglise, 
une,  sainte,  catholique,  et  de  la  papauté,  aboutit  à  la  nécessité  de 
la  réunion  des  Eglises.  D'après  sa  conception,  Yunité  catholique  serait 
la  seule  voie  pour  combler  le  gouffre  béant  entre  VOrient  et  VOc- 
cident,  le  seul  moyen  de  sauver  la  Russie  et  le  monde  de  la  catastro- 
phe  menaçante.  C'est  pour  cette  raison  qu'il  mène  toute  sa  vie, 
une  lutte  inlassable  et  héroïque  contre  deux  maladies,  deux  mons- 
truosités  de  notre  temps:   le  nationalisme  et  Vétatisme. 

Voilà  pourquoi  actuellement,  après  deux  catastrophes  mondiales, 
le  nom  de  Soloviev  grandit  chaque  année,  sinon  chaque  mois.  Ses 
œuvres  sont  traduites  dans  les  diverses  langues,  comme  la  source 
intarissable  de  la  sagesse  de  la  vie,  du  recueillement  religieux,  du 
repos  de  l'âme,  de  l'élévation  spirituelle.  Il  est  l'inspirateur  du 
mouvement  catholique  russe  représenté  par  telles  figures  comme  le 
R.  P.  Tolstoï,  M^"^  Léonide  Féodorov,  la  princesse  Elisabeth  Volkonski, 
S.  E.  M^'"^  André  Szeptycki,  archevêque  de  Léopol  et  de  Galice. 

L'œuvre  de  Soloviev  nous  apparaît  comme  un  phare  resplendis- 
sant, éclairant  la  nuit  sombre,  les  ténèbres  épaisses  dans  lesquelles 
sont  plongées  l'Europe  et  l'Asie  d'aujourd'hui. 

Hélas  !  nous  ne  pouvons  ici  que  tracer  les  grandes  lignes  de 
l'œuvre  monumentale  de  Soloviev,  constituant  le  pont  vivant  entre 
la  Russie  orthodoxe  et  Rome. 


346  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

«À  L'AUBE  D'UNE  JEUNESSE   NÉBULEUSE.)» 

La  grande  crise  et  la  redécouverte  de  la  foi. 

Vladimir  Serguéiévitch  Soloviev,  né  le  16  (le  28  janvier)  1853, 
à  Moscou,  est  le  fils  du  fameux  historien  russe,  Serge  Mikhailovitch 
Soloviev  (1822-1879),  recteur  de  l'Université  de  Moscou,  auteur  du 
célèbre  ouvrage  comprenant  vingt-neuf  volumes:  Histoire  de  la  Russie 
depuis  les  Temps  les  plus  reculés.  C'est  une  famille  exceptionnelle: 
par  sa  mère,  Polyxène  Vladimirovna  Romanov,  Vladimir  est  un  des- 
cendant du  fameux  chercheur  de  Dieu,  le  philosophe  errant  de  la 
Petite-Russie  ou  Ukraine:  Grégoire  Skovoroda  (1722-1794);  son  grand- 
père,  Mikhail  Vassiliévitch  Soloviev,  prêtre  orthodoxe,  est  le  fidèle 
gardien  des  traditions  ancestrales  de  la  Russie  orthodoxe;  son  frère 
aîné,  Vsevolod  (1849-1903),  se  distingue  comme  romancier  de  mar- 
que; son  frère  Mikhail  (1862-1903),  sa  sœur  Polixena  (1867-1924), 
ainsi  que  son  neveu  Serge,  fils  de  Mikhail,  sont  des  poètes  renommés. 

C'est  dans  une  atmosphère  énormément  riche,  imbibée  profon- 
dément de  l'esprit  religieux,  moral,  scientifique  et  artistique  que  s'épa- 
nouit l'intelligence  merveilleusement  ouverte  et  réceptive  du  jeune 
Vladimir. 

À  l'âge  de  onze  ans  (en  1864),  il  entre  dans  un  des  meilleurs 
lycées  de  Moscou  où  il  rencontre  ses  futurs  camarades:  N.  I.  Karéiev, 
qui  deviendra  historien;  le  prince  D.  N.  Tsertélev,  poète  et  philo- 
sophe; le  second  fils  du  romancier  A.  F.  Pisemski,  Léon  Lopatine, 
philosophe   spiritualiste,   etc. 

Le  jeune  collégien  se  met  à  dévorer,  avec  une  avidité  rare,  les 
écrits  des  matérialistes  et  des  athées  européens,  commençant  par  le 
Bréviaire  du  Matérialisme,  Il  lit,  en  allemand.  Force  et  Matière,  de 
Ludwig  Buechner  (1824-1899),  l'apôtre  du  matérialisme  grossier;  la 
Vie  de  Jésus,  de  David  Strauss  (1808-1874),  qui  considère  l'histoire 
évangélique  comme  un  véritable  mythe.  Il  étudie,  dans  le  texte  fran- 
çais, la  Vie  de  Jésus  d'Ernest  Renan  (1823-1892).  Après  quelques 
années  de  lectures  matérialistes  (en  1867),  le  jeune  lycéen  moscovite 
déclare,  à  l'âge  de  treize  ans,  que  «  le  catéchisme  de  la  science,  celui 
de  Buechner,  avait  vaincu  le  catéchisme  de  la  foi,  celui  du  métro- 
polite Philarète  ».  Ainsi  Vladimir  Soloviev,  dans  sa  jeunesse,  suc- 
combe   à   l'esprit   matérialiste,   nihiliste  et    athée    qui   triomphe   dans 


VLADIMIR    SOLOVIEV  347 

la  Russie  de  1860.  Ivan  Tourgueniev  (1818-1883),  dans  Pères  et 
Enfants,  publié  en  1862,  nous  brosse  l'image  fidèle  de  cette  Russie 
naufragée:  Bazarov,  le  représentant  de  la  jeune  génération,  le  grand 
admirateur  de  Ludwig  Buechner,  le  «  réaliste  »,  «  nihiliste  »,  s'oppose 
à  l'ancienne  génération  pour  la  «  convertir  »  au  matérialisme  le  plus 
grossier   selon   lequel   l'homme    serait   identique    à   la    grenouille  .  .  . 

Ayant  perdu  la  foi  ancestrale,  Vladimir  Soloviev  traverse  une 
crise  douloureuse  qui  correspond  a  celle  de  la  société  russe  des  années 
soixante,  profondément  agitée  par  les  réformes  du  tsar  Alexandre  II 
(1855-1881),  qui  accorde  la  liberté  personnelle  à  quarante-sept  mil- 
lions des  serfs.  L'incroyance  de  Vladimir,  jeune  disciple  de  Ludwig 
Buechner,  est  poussée  à  l'extrême:  à  l'âge  de  treize  ou  quatorze  ans 
(1866-1867),  Vladimir  devient  un  ardent  matérialiste,  athée,  socialiste, 
révolutionnaire,  communiste  même.  D.  I.  Pisarev  (1840-1868),  cri- 
tique littéraire  russe,  porte-parole  de  la  doctrine  panmatérialiste  de 
Buechner,  devient  le  maître,  le  guide  admiré  du  jeune  lycéen,  nihi- 
liste à  la  Bazarov. 

De  14  à  18  ans  (1867-1871)  Soloviev  passe,  selon  sa  propre 
expression,  «  par  différentes  phases  de  négation  théorique  et  pra- 
tique »,  pour  aboutir  enfin  à  la  conversion.  Son  âme,  assoiffée  de 
vérité  et  pleine  de  nostalgie  de  l'Absolu,  mais  troublée,  assombrie, 
enténébrée  et  égarée  par  la  cécité  spirituelle  de  l'époque,  est  bien 
semblable  à  celle  d'un  des  plus  grands  convertis,  saint  Augustin,  qui 
s'écrie  :   Inquietum  est  cor  nostrum  donee  requiescat  in  Te  ^. 

Dès  l'âge  de  quinze  ans,  il  se  plonge  passionnément  dans  les 
écrits  de  Spinoza,  son  «  premier  amour  philosophique  ».  La  philo- 
sophie spinoziste  joue  pour  le  grand  converti  russe  le  même  rôle  que 
la  philosophie  néo-platonicienne  pour  saint  Augustin.  Notamment, 
c'est  la  première  fois  que  son  âme  éprouve,  quoique  de  façon  encore 
bien  ombragée,  troublée,  voilée,  nébuleuse,  la  réalité  et  l'éclat  de  la 
Divinité  comme  Causa  sui  et  Causa  omnium.  Les  premiers  rayons 
du  soleil  lumineux,  c'est-à-dire  de  la  transcendance  divine,  apparais- 
sent et  tombent  dans  les  profondeurs  de  l'âme  tourmentée.  Les 
nuages  du  panmatérialisme  buechnérien  commencent  à  se  dissiper. 
Mais  vers   1870,  la   philosophie   d'Auguste   Comte    (1798-1857),  fonda- 

*    Confessions,   I,   1,   chap.   1. 


348  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

leur  du  positivisme,  fait  son  irruption  triomphale  en  Russie  et  s'em- 
pare de  l'élite  intellectuelle  de  ce  pays.  D'autre  part,  l'hégélia- 
nisme  de  droite  et  de  gauche,  tombé  dans  le  sol  russe  et  ayant  poussé 
ses  germes  panrationalistes,  ne  tarde  pas  à  porter  des  fruits  perni- 
cieux. G.  W.  F.  Hegel  (1770-1831)  et  son  disciple  de  gauche,  Karl 
Marx  (1818-1883),  se  manifestent  bientôt  comme  deux  côtés  d'une 
même  monnaie.  Après  la  philosophie  de  E.  Kant  (1724-1804),  de 
J.  C.  Fichte  (1762-1814),  de  G.  W.  Fr.  Hegel  (1770-1831)  et  de  Fr. 
W.  Schelling  (1775-1854)  qui  font  fructifier  le  mouvement  slavophile 
en  Russie,  c'est  la  philosophie  panvolontariste  et  panirrationaliste, 
la  philosophie  de  l'inconscient  qui  envahit  et  s'empare  de  la  men- 
talité russe;  Arthur  Schopenhauer  (1788-1860),  l'auteur  du  Monde 
comme  Volonté  et  comme  Représentation^  et  Eduard  von  Hartmann 
(1842-1906),  porte-parole  de  la  philosophie  de  l'inconscient,  devien- 
nent les  maîtres  de  la  situation.  Mais  l'irrationalisme  schopenhauerien 
et  hartmannien  est  déjà  un  de  ces  courants  de  la  pensée  européenne 
qui  tournent  le  regard  de  l'Occident  vers  l'Orient  contemplatif  et 
mystique:  il  commence  à  bâtir  le  pont  vers  le  boudhisme,  vers  1'  «  in- 
tériorisation »  de  l'homme,  vers  l'expérience  mystique,  religieuse, 
existentielle.  «  Ma  doctrine  [...],  déclare  Hartmann,  n'est  que 
le  développement  philosophique  de  l'ancien  dogme  chrétien  sur  l'éta- 
blissement  de  toutes  choses  en  Dieu  "^.  » 

C'est  ainsi  que  la  Russie  du  XIX^  siècle  se  trouve  à  la  croisée 
des  chemins.  La  mentalité  russe  est  douloureusement  déchirée  et 
complètement  désorbitée  par  les  divers  courants  diamétralement  oppo- 
sés: panmatérialisme,  panidéalisme,  panirrationalisme;  Hegel,  Marx, 
Schopenhauer,  Nietsche:  tous  se  rencontrent  sur  le  sol  russe  où  ils 
mènent  une  lutte  acharnée  pour  l'hégémonie  spirituelle  en  Orient 
mystique.  On  peut  dire  que  tous  les  mouvements  de  la  pensée  occi- 
dentale se  répandent  en  Russie  et  remuent  les  fibres  les  plus  intimes 
de  la  nature  slave.  La  Russie  de  cette  époque  semble  être  sur  un 
volcan  qui  menace  de  faire  éruption.  C'est  dans  cette  atmosphère 
agitée,  bouillonnante,  exaspérante,  pleine  de  dissonances,  de  contrastes, 
de  déchirantes  antinomies  idéologiques  et  sociales,  que  mûrit  et  s'épa- 
nouit le  génie  universel  de  Vladimir  Soloviev.     Dès  l'âge  de  quinze  ans 

5     Voir  Prof.  V.  Szylkarski,  Der  Junge  Solowjew,  dans  Philosophisches  Jahrbuch^ 
1950,   p.   55,   62. 


VLADIMIR    SOLOVIEV  349 

il  est  déjà  victorieux  du  panmatérialisme  qui  se  ramène  à  la  fameuse 
formule  forgée  par  Ludwig  Feuerbach  (1804-1872):  «  Der  Menscli  ist, 
was  er  isst  »,  Homo  est,  quod  est  (edit),  c'est-à-dire  «  L'homme  est  ce 
qu'il  mange  ».  Mais  son  esprit  si  ouvert  et  si  réceptif  ne  peut  pas 
échapper  à  l'influence  de  tous  les  autres  courants  ou  mouvements  de  la 
pensée  russe  du  XIX*  siècle.  Il  les  étudie,  les  repense,  les  analyse,  les 
scrute  passionnément  et  les  passe  au  crible  critique  :  son  ouvrage  La  Cri- 
tique des  Principes  exclusifs  fruit  d'une  longue  méditation,  ne  sera 
que  la  petite  Somme  contre  les  principales  demi-vérités  des  temps 
modernes.  Ni  le  panmatérialisme  de  Buechner,  de  Feuerbach,  de 
Pisarev,  de  Tchernychevski,  ni  le  positivisme  de  Comte,  de  S.  J.  S. 
Mill,  ni  le  panrationalisme  à  la  Hegel,  ni  le  panirrationalisme  pes- 
simiste de  Schopenhauer  et  de  Hartmann,  ni  enfin  le  slavophilisme, 
c'est-à-dire  la  philosophie  nationale  religieuse  de  Kiréiévski  ou  de 
Khomiakov,  ne  sont  en  état  de  satisfaire  son  âme,  pleine  de  nostal- 
gie de  la  vérité  intégrale  et  de  l'Absolu.  C'est  seulement  pour  s'enri- 
chir, s'élargir,  s'approfondir,  pour  s'affranchir  définitivement  et  pren- 
dre son  libre  essor,  que  son  intelligence  pénètre  les  divers  courants 
spirituels   de   l'époque. 

Quand  Vladimir  Soloviev  entre  à  l'Université  de  Moscou,  en  1869, 
il  est  encore  sous  l'influence  du  positivisme.  H  se  plonge  dans  les 
sciences  naturelles,  prônées  par  P.  L.  Lavrov  (1823-1909),  dans  ses 
Lettres  historiques,  comme  le  seul  véritable  savoir.  Dans  sa  Cor- 
respondance,  publiée  par  Radlov  %  nous  trouvons  cette  assertion  : 
«  L'Absurdité  logique  du  système  a  été  reconnue  et  les  matérialistes 
tant  soit  peu  raisonnables  ont  passé  au  positivisme  qui  est  une  bête 
d'un  genre  tout  à  fait  différent  et  n'est  pas  à  mépriser.  Quand  au 
matérialisme,  il  n'a  jamais  eu  rien  de  commun  avec  la  raison  ou  la 
conscience,  mais  c'est  un  produit  fatal  de  la  loi  logique  qui  réduit 
à  l'absurdité  l'esprit  humain  séparé  de  la  divine  vérité.  »  Etudiant  à 
la  Faculté  des  Sciences  physiques  et  mathématiques,  fils  du  célèbre 
savant  et  recteur  de  l'Université  de  Moscou,  Soloviev,  rêve  déjà,  pour 
quelque  temps,  de  la  chaire  de  paléontologie.  Hélas  !  ni  les  sciences 
naturelles,  ni  les  philosophies  modernes  à  la  Schopenhauer  ou  à  la 
Hartmann  ne  sont  en  état  de  remplir  le   «  vide  »   terrible,  les  profon- 

«    Vol.  I,  p.   159. 


350  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

deurs  existentielles  de  son  âme  assoiffée  de  la  vérité  absolue.  La 
vie  du  jeune  étudiant  devenu  pessimiste  se  trouve  devant  un  tour- 
nant bien  brusque,  mortellement  dangereux,  mais  décisif  et  salutaire. 
Déjà  en  janvier  1872,  à  l'âge  de  19  ans,  il  parle  du  «  véritable  christia- 
nisme »,  voilé  et  assombri  par  l'histoire  ^.  Au  mois  de  mai  de  la 
même  année  (1872)  Soloviev  est  en  voyage  de  Moscou  à  Kharkov. 
Il  veut  restaurer  sa  santé  ruinée,  en  faisant  une  cure  de  koumis  dans 
les  steppes  kirghises.  En  passant  d'un  wagon  dans  un  autre,  il  perd 
soudainement  conscience  et  va  tomber  sous  les  roues  du  wagon  en 
marche.  Heureusement,  il  est  sauvé  par  une  voyageuse.  Quand  il 
reprend  ses  sens,  il  n'aperçoit  autour  de  lui  que  l'image  d'une  jeune 
femme,  penchée  sur  lui  et  au  visage  indiciblement  doux,  maternel,  lumi- 
neux, céleste,  tout  à  fait  transfiguré.  C'est  maintenant  que  le  jeune 
chercheur  de  Dieu  comprend  et  éprouve,  d'une  façon  réelle  et  exis- 
tentielle, cette  vérité  fondamentale  du  christianisme  que  la  Divinité, 
V Absolu  quil  cherche  depuis  longtemps,  non  seulement  peut,  mais 
aussi  doit  vivre  et  se  manifester  activement  dans  Vhomme  et  par 
Vhomme.  Ainsi  par  l'amour  de  l'homme  qui  n'est  que  le  reflet  de 
l'amour  de  Dieu,  le  jeune  pessimiste  est  régénéré  et  ressuscite  à  la 
véritable  vie.  «  En  moi,  lisons-nous  dans  sa  correspondance  ^,  s'accom- 
plit quelque  chose  de  merveilleux,  comme  si  tout  mon  être  ...  se 
dissolvait  et  se  fondait  en  une  sensation  infiniment  douce,  claire  et 
calme;  et  dans  cette  sensation,  comme  en  un  pur  miroir,  se  reflé- 
tait, immobile,  une  image  merveilleuse;  et  je  sentais  et  savais  qu'en 
cette  unique  image  étaient  toutes  choses,  j'aimais  d'un  nouvel  amour, 
infini,  qui  embrassait  tout,  et,  en  lui,  je  sentais  pour  la  première 
fois  toute  la  plénitude  et  le  sens  de  la  vie  ...» 

La  vision  mystique,  l'expérience  religieuse,  métaphysique,  exis- 
tentielle, éclairent  «  le  vide  »  terrible,  les  profondeurs  de  son  âme 
tourmentée  et  lui  font  apercevoir  que  dans  l'homme  il  y  a  Dieu,  qu'il 
y  a  du  bien  et  de  la  joie  véritables  dans  la  vie. 

La  grande  résurrection,  le  retour  aux  grandes  sources  divines 
s'accomplit.  La  crise  est  finie.  La  vie  de  la  plénitude  religieuse, 
vivifiante  et  édifiante,  commence.  La  lumière  divine  redécouverte, 
Soloviev  abandonne    (en   1872)    la  Faculté   des   Sciences  pour  pouvoir 

7  Voir    Lettres,    vol.    III,    p.    58-61. 

8  Lettres,  vol.   III,   p.   285. 


VLADIMIR    SOLOVIEV  351 

faire  ses  études  à  la  Faculté  des  Lettres.  Il  se  met  en  contact  plus 
intime  avec  ses  professeurs  préférés:  P.  D.  lourkévitch  (1827-1874) 
et  le  père  Ivantsov-Platonov  (1835-1894)  qui  s'intéressent  au  dévelop- 
pement spirituel  du  jeune  chercheur  de  Dieu.  En  1873  et  1874,  il 
poursuit  ses  études  théologiques  à  l'Académie  ecclésiastique. 

Il  lit,  recherche,  scrute  et  passe  au  crible  les  principales  philo- 
sophies des  temps  antiques  et  modernes.  Il  lit  et  annote  dans  leur 
langue  originale  les  maîtres  de  la  pensée,  comme  Platon,  Plotin, 
saint  Augustin,  Bacon,  Descartes,  Kant,  Schelling,  Hegel,  de  Bonald, 
Joseph  de  Maistre,  Schopenhauer,  Hartmann,  Tolstoï,  Dostoïevski, 
Kiréiévski,  Khomiakov.  Il  s'intéresse  au  mouvement  des  populistes 
(narodniki)  russes,  surtout  à  l'idéologie  progressiste  de  N.  K. 
Mikhaïlovski  (1842-1904),  chef  du  socialisme  russe  non  marxiste,  un 
des  inspirateurs  du  programme  socialiste-révolutionnaire  en  Russie. 
Il  étudie  les  écrits  de  Tolstoï  et  de  Dostoïevski.  C'est  dans  les 
Possédés  de  Dostoïevski,  publiés  en  1871,  que  le  jeune  Soloviev  trouve 
peut-être  le  meilleur  exposé,  la  critique  pénétrante  et  la  condamna- 
tion de  toutes  les  théories  révolutionnaires,  nihilistes,  athéistes  et 
extrémistes.  Deux  personnages  de  ce  roman  se  détournent  des  fan- 
tômes révolutionnaires,  ils  deviennent  des  chercheurs  de  Dieu.  Dos- 
toïevski oppose  deux  idées,  deux  réalités  tout  à  fait  contradictoires: 
celle  du  Dieu-Homme,  c'est-à-dire  du  Christ,  d'une  part,  et  celle  de 
l'homme-dieu,  c'est-à-dire  V Antéchrist,  d'autre  part.  Dostoïevski  mon- 
tre d'une  façon  magistrale  où  peuvent  nous  conduire  les  hommes- 
dieux,  les  «  surhommes  »,  ces  «  possédés  »  ou  révolutionnaires  athéistes 
qui  entreprennent  de  bouleverser  le  monde,  de  renverser  toutes  les 
vertus  en  faisant  «  arracher  la  langue  à  Cicéron,  crever  les  yeux  à 
Copernic,  lapider  Shakespeare  ...»  En  1873,  Soloviev  rencontre 
l'auteur   des  Possédés  et  devient  son   ami  intime. 

Durant  ses  quelques  années  d'études  à  la  Faculté  des  Lettres  et 
à  l'Académie  ecclésiastique  (1872-1874),  le  jeune  étudiant  moscovite 
rassemble,  synthétise  et  passe  au  crible  un  immense  savoir  philoso- 
phique et  théologique.  Il  acquiert  la  connaissance  la  plus  vaste  et 
la  plus  approfondie  de  tous  les  principaux  courants  de  la  pensée 
antique,  médiévale  et  moderne,  de  tous  les  trésors  spirituels  de  l'Orient 
et  de  l'Occident  chrétiens.     Dans  les  lettres  de  Soloviev,  adressées  à 


352  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

sa  cousine  E.  V.  Romanova  pendant  la  période  de  1872  à  1873,  nous 
trouvons  déjà,  in  nuce,  les  éléments  doctrinaux  et  méthodologiques 
de  son  système.  Un  idéal  religieux,  constructif  et  universel,  se  dessine 
et  se  dresse  devant  ses  yeux:  l'idéal  du  Royaume  de  Dieu  comme  la 
restauration  de  toute  créature,  blessée  par  le  mal  primordial,  c'est- 
à-dire  le  péché  originel;  la  spiritualisation,  la  transfiguration  de  toutes 
les  sphères  de  la  vie:  sphère  cosmique,  personnelle,  sociale.  Le 
monde,  pense  Soloviev,  doit-être  changé,  modifié  radicalement,  essen- 
tiellement, existentiellement,  non  pas  cependant  par  la  révolution 
destructive  nihiliste,  athéiste  à  la  Pierre  A^erkhovenski  des  Possédés, 
ni  par  la  violence.  La  véritable  transformation  et  transfiguration  du 
monde  ne  peut  venir  que  du  dedans.  Donc  la  vrai  révolution,  la 
révolution  pacifique,  constructive,  édifiante,  prend  ses  sources  secrè- 
tes et  sa  force  vitale  dans  les  profondeurs  de  l'âme  humaine.  Les 
convictions,  la  foi,  l'amour,  le  cœur,  l'intelligence  jouent  ici  le  prin- 
cipal rôle.  Il  faut  donc  commencer  par  changer  et  rectifier  les  fausses 
convictions  et  les  fausses  idées  des  gens.  Il  faut  commencer  par 
convaincre  ^.  C'est  pour  cette  raison  que  Soloviev  considère  comme 
la  principale  tâche  de  sa  vie,  l'édification  d'un  système  universel  qui 
revêt  la  foi,  la  doctrine  chrétienne  d'une  forme  scientifique  et  con- 
vaincante. Il  faut,  selon  ses  propres  mots,  «  introduire  la  vérité 
éternelle  du  christianisme  dans  une  nouvelle  forme  qui  lui  soit  adé- 
quate ».  Ainsi,  Soloviev  aboutit  au  grand  principe  méthodologique 
qui  constitue  à  la  fois  une  des  clefs  de  voûte  de  son  futur  système, 
notamment  au  principe  de  l'unité  des  rapports  mutuels  entre  la  foi 
et  la  raison.  Cette  idée  maîtresse  de  la  philosophie  médiévale  sco- 
lastique  devient  le  fil  d'Ariane  à  l'aide  duquel  Soloviev  sort  du  laby- 
rinthe de  la  pensée  moderne:  il  quitte  ainsi  définitivement  les  faux 
chemins,  les  carrefours  de  la  «  jeunesse  nébuleuse  ».  Les  ténèbres 
de  la  nuit  et  la  brume  du  matin  se  dissipent.  L'aurore  apparaît, 
resplendit  et  éclaire  la  voie  de  la  vie.  D'un  pas  sûr,  intrépide,  il 
parcourt  maintenant  le  long  et  dur  chemin  sur  une  «  terre  inexplo- 
rée »,  «  vers  les  rives  désirées  »  où,  «  sur  la  montagne,  dans  l'étincel- 
lement  des  feux   de  triomphe  »,  resplendit  la   Cité  céleste,  le  temple 

»    Lettres,  vol.  Ill,  p.  88-89. 


VLADIMIR    SOLOVIEV  353 

divin,  c'est-à-dire  le  royaume  de  Dieu,  l'Eglise  une,  sainte,  catholique, 
universelle. 

Sous  la  brume  du  matin  j'allais  vers  vous  d'un  pas  tremblant,  rivages 
magiques,  pleins  de  mystères.  Les  pourpres  de  la  première  aurore  chas- 
saient les  dernières  étoiles;  mes  rêves  papillonnaient  encore,  et  mon  âme, 
enlacée   par    eux,    priait:    elle   priait    des    divinités    inconnues. 

A  la  fraîcheur  blanche  du  jour,  je  marche,  solitaire  comme  jadis,  sur 
une  terre  inexplorée.  Le  brouillard  s'est  dissipé  [  .  .  .  ]  Là-devant, 
l'œil  voit  —  très  clair  —  combien  est  dur  le  sentier  de  la  montagne  et 
comme   tout   est   loin   encore   —  loin,  tout   ce   que   nous   avons   rêvé  ! 

Je  marcherai  jusqu'à  la  nuit;  j'irai  d'un  pas  intrépide  vers  les  rives 
désirées  où  resplendit  sur  la  montagne,  à  la  clarté  d'étoiles  nouvelles  et 
dans  V étincellement  des  jeux  de  triomphe,  le  temple  qui  m'est  promis,  le 
temple   qui    m'attend. 

Le  24  novembre  1874  (selon  le  calendrier  russe),  Soloviev  sou- 
tient à  l'Université  de  Saint-Pétersbourg,  une  thèse  sur  la  Crise  de  la 
Philosophie  occidentale  (en  sous-titre:  Contre  les  positivistes),  pour 
obtenir  le  degré  de  magister.  La  soutenance  publique  de  la  thèse 
devient  un  événement  retentissant  dans  la  capitale  de  la  Russie.  Dans 
son  travail,  écrit  d'une  façon  originale  et  pénétrante,  Soloviev  mon- 
tre les  racines  les  plus  profondes,  ainsi  que  les  funestes  conséquen- 
ces de  la  crise  de  la  philosophie  occidentale.  Voici  la  fameuse  con- 
clusion de  sa  thèse: 

On  voit  par  là  que  ces  derniers  résultats  nécessaires  de  l'évolution 
philosophique  occidentale  affirment,  sous  la  forme  de  la  connaissance 
rationaliste,  ces  mêmes  vérités,  qui  sous  la  forme  de  la  foi  et  de  la  con- 
templation spirituelle,  étaient  affirmées  par  les  grandes  doctrines  théolo- 
giques de  l'Orient  (en  partie  de  l'Orient  ancien  et  surtout  de  l'Orient 
chrétien).  Ainsi  cette  toute  nouvelle  philosophie  tend  à  unir  à  la  perfec- 
tion logique  de  la  forme  occidentale,  la  plénitude  de  contenu  des  concep- 
tions religieuses  de  l'Orient.  En  s'appuyant  d'une  part  sur  les  données 
de  la  science  positive,  celte  philosophie,  d'autre  part,  donne  la  main  à  la 
religion.  La  réalisation  de  cette  synthèse  universelle  de  la  science,  de  la 
philosophie  et  de  la  religion  (dont  nous  avons  les  principes  premiers  et 
encore  bien  imparfaits  dans  la  «philosophie  du  surconscient»)  doit  être  le 
but  le  plus  élevé  et  le  dernier  résultat  du  développement  intellectuel.  Ainsi 
sera  restaurée  la  parfaite  unité  intérieure  du  monde  intellectuel,  en  accom- 
plissant le  testament  de  l'antique  sagesse:  «  Attache  le  tout  et  le  non4out, 
ce  qui  s'accorde  et  ce  qui  ne  s'accorde  pas,  ce  qui  est  en  harmonie  et  ce  qui 
ne  l'est  pas,  Vun  sortant  de  tout  et  tout   sortant  de  Vun^^.:^ 

Le  jeune  savant  russe  montre  non  seulement  les  déviations  prin- 
cipales et  l'impasse  de  la  pensée  moderne,  mais  il  découvre  aussi  le 

^^    V.  Soloviev,  Crise  de  la  Philosophie  occidentale,  trad,  par  M.  Herman,  Paris, 
Aubier,   1947,   p.   343. 


354  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

fil  d'Ariane  pour  faire  sortir  l'Etirope,  l'Occident,  la  Russie,  l'Orient, 
l'humanité  tout  entière,  du  labyrinthe  des  doctrines  fausses,  erronées. 
Ce  fil  d'Ariane,  c'est  Vunité,  raccord,  Vharmonie  entre  la  foi  et  la 
raison. 

La  thèse  de  maîtrise,  brillamment  soutenue,  provoque  une  véri- 
table vague  d'enthousiasme  dans  les  couches  intellectuelles  de  la 
Russie.  L'historien  E.  Zamyslovski  (1841-1896)  s'écrie:  «  C'est  un 
homme  inspiré,  c'est  un  prophète  !  »  Un  autre  historien,  Bestoujev- 
Roumine,  le  grand  rival  de  Serge  Soloviev  dans  le  domaine  des 
recherches  historiques,  déclare:  «  Si  les  espérances  de  ce  jour  se 
réalisent  dans  l'avenir,  la  Russie  possède  un  nouvel  homme  de  génie: 
il  ressemble  à  son  père  par  ses  manières  et  par  sa  tournure  d'esprit, 
mais  il  le  dépassera.  Jamais,  à  aucune  soutenance  de  thèse,  je  n'avais 
constaté  une  puissance  intellectuelle  si  prodigieuse.  »  Mais  d'autre 
part,  la  thèse  de  Soloviev,  dirigée  contre  les  positivistes,  ne  peut  que 
causer  de  l'inquiétude  et  produire  du  bruit  dans  les  milieux  pro- 
gressistes. Les  attaques  commencent  contre  le  jeune  savant  qui  a 
l'audace  de  parler,  urbi  et  orbi,  de  la  religion,  du  monde  transcendant 
et  du  retour  à  la  métaphysique  !  Pour  les  adhérents  d'Auguste  Comte, 
comme  K.  D.  Kaveline,  Lessevitch,  Mikhaïlovski,  c'est  inouï  !  Le 
premier  d'entre  eux  publie  une  brochure  dirigée  contre  Soloviev: 
Philosophie  apriorique  ou  Science  positive,  Soloviev  répond  d'une 
façon  pénétrante  et  tranchante:  Sur  la  Réalité  du  Monde  extérieur  et 
les  Fondements  de  la  Connaissance  métaphysique,  Kaveline  réplique: 
La  Connaissance  métaphysique  est-elle  possible  ?  Soloviev  se  met 
alors  à  élucider  le  problème  de  la  connaissance  d'une  façon  fondamen- 
tale. Semblable  dispute  se  développe  entre  Soloviev  et  le  professeur 
Lessvitch.  Les  Slavophiles  (N.  N.  Strakhov  et  M.  P.  Pogodine)  s'im- 
miscent dans  ces  débats  émouvants.  D'un  coup,  Soloviev  devient  une 
célébrité.  D'illustres  dames,  comme  A.  F.  Aksakova,  fille  du  célèbre 
poète  russe  F.  I.  Tiouttchev,  devenue  femme  du  slavophile  Ivan 
Sergéiévitch  Aksakoc,  cherchent  à  rencontrer  cette  nouvelle  étoile, 
récemment   parue    dans   le   firmament   de   la   Russie. 

Un  mois  seulement  après  la  fameuse  soutenance  de  sa  thèse, 
le  jeune  maître,  âgé  de  vingt  et  un  an,  est  élu  professeur  de  philo- 
sophie à  la  Faculté  des  Lettres  de  l'Université  de  Moscou.     Il  occupe 


VLADIMIR    SOLOVIEV  355 

la    chaire    du    philosophe    P.    D.    lourkevitch    (1827-1874),    adversaire 
du  matérialisme   et   du  positivisme,   qui  vient  de  mourir. 

Le  27  janvier  1875,  il  donne  son  premier  cours  sur  la  Métaphy- 
sique et  la  Science  positive,  fascinant  les  auditeurs  par  son  éloquence, 
son  acuité  et  ses  élans  audaciens  de  l'intelligence,  par  son  esprit  vaste, 
pénétrant   et   ennoblissant. 

ENTRE  CHARIBDE  SLAVOPHILE 
ET  SCYLLA  OCCIDENTALE. 

Pour  être  en  mesure  de  comprendre  tous  les  tournants  brusques, 
inattendus,  stupéfiants  de  la  carrière  académique  et  de  la  vie  per- 
sonnelle de  Vladimir  Soloviev  après  la  fameuse  soutenance  de  sa  thèse, 
il  faut  avant  tout  avoir  une  connaissance  vaste  et  approfondie  de 
la  Russie  du  XIX*  siècle  et  du  problème  russe  en  général.  Hélas  ! 
l'étude  bien  étoffée,  objective,  comparée  et  à  la  fois  synthétique  des 
problèmes  russes  est  encore  en  germe.  Ce  dont  nous  avons  besoin, 
c'est  une  Summa  Russologica,  une  synthèse  russologique,  synthèse 
vaste,  fulgurante,  édifiante,  dressant  devant  nos  yeux  l'ensemble  des 
problèmes  concernant  les  relations  de  la  Russie  avec  Byzance,  l'Asie, 
l'Europe,  l'Occident  ;  une  synthèse  qui  nous  révélerait  les  traits  dif- 
férents et  les  points  de  contact  entre  l'orthodoxie,  le  protestantisme 
et  le  catholicisme,  sans  quoi  le  grand  idéal  de  l'unité  catholique 
proclamée  en  Russie  par  Vladimir  Soloviev  et  poursuivi  pendant  des 
siècles  par  l'Eglise  catholique  et  tous  les  hommes  de  bonne  volonté, 
perdrait  une  de  ses  principales  bases,  son  fondement  doctrinal. 

L'œuvre  de  Soloviev  serait  une  des  meilleures  introductions  à 
la  russologie:  c'est  un  phare  lumineux  qui,  d'une  part  nous  fait  voir 
les  ténèbres  du  passé  russe,  c'est-à-dire  toutes  les  principales  dévia- 
tions de  la  Russie  ancienne  et  moderne  et  d'autre  part  éclaire,  trace 
au  peuple  russe,  les  voies  vers  un  grand  avenir  chrétien,  christo- 
phore,   universaliste,   oecuménique,   catholique. 

Voilà  pourquoi  Soloviev,  s'efïorçant  toute  sa  vie  dé  libérer  son 
peuple  de  tous  les  préjugés  multiséculaires,  de  toutes  les  apparences 
décevantes  et  de  lui  inspirer  les  grands  idéaux  universalistes  du 
christianisme,  ne  pourra  éviter  le  conflit  avec  tous  les  groupes  et  les 
mouvements  particularistes,  nationalistes,  césaropapistes,  étatistes, 
extrémistes,   qui   dominent  en   Russie   du   XIX'   siècle. 


356  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

On  peut  dire  que  Vladimir  Soloviev  passe  toute  sa  vie  entre 
Charybde  et  Scylla,  parce  que  la  Russie  du  XIX*  siècle  est  déchirée 
et  complètement  désorbitée  par  deux  courants,  deux  mouvements  bien 
opposés:  celui  des  slavophiles  (slavianofily)  et  celui  des  occidenta- 
listes  (zapadniki).  Cette  désastreuse  scission  de  la  mentalité  russe  a 
beaucoup  apporté  à  la  catastrophe  de  1917.  Vladimir  Soloviev,  pré- 
voyant les  maux  et  les  conséquences  des  idéologies  exclusivistes,  mène 
une  lutte   héroïque   contre   l'extrême   droite  et   l'extrême   gauche. 

Les  principaux  slavophiles  sont:  F.  I.  Tiouttchev  (1803-1873); 
Ivan  Kiréiévski  (1806-1856),  l'auteur  des  fameux  essais  sur  Le  Carac- 
tère de  la  Culture  européenne  et  son  Rapport  avec  la  Culture  spiri- 
tuelle russe  (1852),  et  De  la  Nécessité  et  de  la  Possibilité  de  Nouveaux 
Principes  pour  la  Philosophie  (1856);  Alexis  Stepanovitch  Khomiakov 
(1804-1860),  un  des  principaux  inspirateurs  et  chefs  du  mouvement 
Slavophile;  Ivan  Aksakov  (1823-1886);  louri  Samarine  (1819-1876), 
l'ami  intime  de  ce  dernier;  Michel  N.  Katkov  (1820-1887),  l'éditeur 
du  quotidien  influent  Moskovskiya  Vedomosti  (  «  Les  Nouvelles  de 
Moscou»);  N.  la.  Danileski  (1822-1885),  l'auteur  du  fameux  ouvrage 
Russie  et  Europe  (1871),  surnommé  «le  catéchisme  du  Slavophilisme 
et  du  panslavisme»;  N.  N.  Strakhov  (1828-1896),  l'auteur  de  la  pré- 
face de  Russie  et  Europe  de  Danilevski  (2'  éd.  parue  en  1888)  ;  Fedor 
M.  Dostoïevski  (1821-1881);  K.  P.  Pobedonostsev  (1827-1907),  procu- 
reur-général du  Saint-Synode. 

Le  fameux  poète  F.  I.  Tiouttchev  arrive  à  la  conclusion  que  la 
Russie  orthodoxe,  d'une  part,  et  Rome  catholique,  d'autre  part,  doivent 
s'unir  et  lutter  ensemble  contre  les  forces  sombres,  révolutionnaires, 
subversives,  qui  menacent  l'Europe  depuis  la  Révolution  1789.  L'al- 
liance du  pape  et  de  l'empereur  pourrait  sauver  le  monde  du  chaos 
universel. 

Kiréiévski  s'occupe  activement  de  la  mission  de  la  Russie  en 
Europe  et  sur  le  globe.  L'Europe  occidentale,  pense  Kiréiévski,  a 
déjà  passé  le  zénith  de  sa  gloire.  La  décadence  commence.  Il  n'y 
a  que  deux  principaux  pouvoirs  mondiaux:  les  Etats-Unis  et  la  Russie. 
Mais  comme  l'Amérique  du  Nord  est  trop  éloignée  de  son  ancienne 
métropole,  l'hégémonie  en  Europe  appartient  à  la  Russie  ! 


VLADIMIR    SOLOVIEV  357 

Khomiakov  jette  les  assises  doctrinales  de  recclésiologie  ortho- 
doxe ^^  qui  sert  d'une  des  principales  bases  au  mouvement  néo- 
orthodoxe   contemporain  ^". 

Les  idées  de  Kiréiévski  et  de  Khomiakov  sont  propagées,  modi- 
fiées et  enfin  foncièrement  changées  par  les  générations  suivantes  des 
Slavophiles,  par  les  panslavistes,  les  césaropapistes,  les  étatistes,  les 
absolutistes  et  les  panrussites  de  toute  sorte,  comme  Danilevski, 
Strakhov,  Pogodine,  Goldmann,  Stur,  Katkov,  Pobedonostsev.  Le  comte 
S. S.  Ouvarov  (1786-1855),  ministre  de  l'Instruction  publique  sous  le 
régime  policier  du  tsar  Nicolas  1^""  (1825-1855),  ramène  la  doctrine  Sla- 
vophile à  la  fameuse  formule:  «  Autocratie,  orthodoxie,  nationalité  » 
(sainoderjavie,  pravoslavie,  narodnost),  la  formule  qui,  par  ces  trois 
mots,  exprime  l'essence  des  principales  déviations  religieuses,  politi- 
ques, sociales  et  culturelles  de  la  Russie;  cette  formule  a  enseveli  la 
Russie  chrétienne.  Vladimir  Soloviev,  comme  nous  verrons,  est  un  des 
premiers  russes  qui  ait  eu  l'audace  et  la  force  de  détruire  cette  for- 
mule, qui  pourrait  aujourd'hui  servir  d'inscription  sur  le  sépulcre  de 
la   Russie   tsariste  .  .  . 

Si  chez  les  premiers  slavophiles,  Kiréiévski  et  Khomiakov,  le 
nationalisme  russe  est  soumis  à  l'universalisme  chrétien,  chez  leurs 
successeurs,  I.  Samarine  et  I.  Aksakov,  le  nationalisme  russe  et  l'uni- 
versalisme chrétien  sont  identifiés;  afin  chez  tels  panslavistes  et  pan- 
russistes  comme  Danilevski,  Katkov,  Pobedonostsev,  le  christianisme 
n'est  qu'une  façade  extérieure,  qu'un  attribut  du  nationalisme  et  de 
l'étatisme  russes.  Le  nationalisme,  le  chauvinisme  pathologique  triom- 
phe  ici  complètement  de  Vuniversalisme  chrétien.  Ainsi  on  aboutit 
à  la  funeste  fusion  de  la  nation,  de  l'Eglise  et  de  l'Etat.  Rien  d'éton- 
nant si  l'Eglise  orthodoxe,  intercalée  et  resserrée  entre  deux  forces 
temporelles,  l'autocratie  et  la  nationalité,  l'étatisme  policier  et  le 
nationalisme  impérialiste,  s'étouffe,  perd  enfin  toute  son  influence 
et  sa  force  vitale. 

^1  Lire  son  ouvrage:  L'Eglise  latine  et  le  Protestantisme  au  point  de  vue  de 
l'Eglise  d'Orient.  Recueil  d'articles  sur  les  questions  religieuses,  Lausanne  et  Vevey, 
Benda,  1872. 

^2  Lire,  avant  tout,  le  livre  de  S.  Boulcakov,  L'Orthodoxie,  qui  commence  par 
ces  mots:  «L'Eglise  du  Christ  n'est  pas  une  institution;  c'est  une  vie  nouvelle  avec 
le   Christ   et   dans   le   Christ    dirigée   par   l'Esprit.  » 


358  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

L'occidentalisme  est  le  pôle  diamétralement  opposé  du  slavophi- 
lisme.  Si  les  Slavophiles  idéalisent  le  passé  russe,  avant  tout  la  Russie 
moscovite,  en  considérant  l'époque  de  Pierre  le  Grand  comme  un 
recul,  une  déviation,  un  reniement  de  la  mission  nationale  de  la 
sainte  Russie,  les  occidentalistes,  au  contraire,  font  saillir  Pierre  le 
Grand  comme  Atlas  qui  soutient,  qui  porte  sur  ses  épaules  la  Russie 
vers  un  grand  avenir,  un  avenir  éclairé  et  sécularisé,  un  avenir  façonné 
sur  le  modèle  de  l'Europe  libéraliste,  progressiste,  socialiste,  révolu- 
tionnaire. 

Les  Slavophiles  glissent  de  plus  en  plus  vers  l'extrême  droite 
et  deviennent  pour  ainsi  dire  les  «  fascistes  »  blancs;  les  occidentalistes, 
au  contraire,  inclinent  de  plus  en  plus  vers  l'extrême  gauche;  ils 
deviennent  les  «  fascistes  »  de  gauche,  c'est-à-dire  les  révolutionnaires, 
socialistes,  populistes,  progressistes,  nihilistes,  marxistes,  mencheviks, 
bolchevistes.  Si  l'extrême  droite  est  influencée  par  la  doctrine  éta- 
tiste  de  Hegel,  l'extrême  gauche  est  agitée  et  excitée  par  les  idées 
révolutionnaires,  subversives,  de  Marx.  En  réalité,  ces  deux  extrêmes, 
Hegel  et  Marx,  sont  en  interdépendance  interne:  ce  ne  sont  que 
deux  côtés  d'une  même  monnaie.  Voilà  pourquoi  il  est  parfois  dif- 
ficile de  tracer  la  ligne  entre  le  slavophilisme  et  l'occidentalisme. 

Parmi  les  principaux  occidentalistes,  citons:  V.  G.  Belinski  (1810- 
1848),  brillant  critique  littéraire;  Alexandre  Herzen  (1812-1870)  et 
ses  disciples  populistes  comme  N.  G.  Tchemichevski  (1826-1889),  P. 
L.  Lavrov  (1823-1900)  et  N.  K.  Mikhaïlovski  (1842-1904);  Michel 
Bakounine  (1814-1876),  anarchiste  révolutionnaire,  ami  de  Proudhon 
et  de  Marx,  traducteur  du  Manifeste  communiste  et  du  Capital  de 
Marx;  T.  N.  Granovski  (1823-1855);  Ivan  Tourgueniev  (1818-1883), 
brillant  romancier,  un  des  meilleurs  peintres  de  la  vie  populaire 
russe;  les  marxistes  comme  Plekhanov,  Lénine,  Martov,  Axelrode, 
Boukharine. 

Herzen,  exilé  par  le  tsar  Nicolas  1",  vit  à  Londres  oii  il  publie 
un  périodique:  La  Cloche  (Kolokol);  il  décrit  la  Russie  prépétro- 
vienne  comme  un  pays  «  laid,  pauvre  et  barbare  ».  Granovski,  pro- 
fesseur à  l'Université  de  Moscou,  sème  les  idées  occidentalistes  parmi 


VLADIMIR    SOLOVIEV  359 

la  jeunesse  étudiante.  Tourgueniev  joue  à  l'égard  du  mouvement 
occidentaliste  le  même  rôle  que  Dostoïevski  à  l'endroit  du  mouve- 
ment Slavophile:  ce  sont  deux  foyers  de  rayonnement  des  idées  dans 
la  Russie  du  XIX*  siècle.  C'est  Tourgueniev  qui  forge  le  mot  nihiliste; 
c'est  Dostoïevski  qui  brosse  la  tableau  de  la  future  révolution  rouge  ^^. 

Les  Slavophiles  sont  contre  l'Europe,  contre  «  l'Occident  pourri  » 
(gniloy  zapad):  ils  idolâtrent  le  passé  et  l'avenir  de  la  Russie  auto- 
cratique, orthodoxe  et  nationale.  Quand  Pierre  Tchaadaiev  (1794- 
1856),  dans  ses  Lettres  philosophiques,  ose  parler  du  catholicisme  et 
critiquer  l'exclusivisme  russe,  il  provoque  l'indignation  universelle. 
Le  chef  de  la  police  russe  et  l'ami  intime  du  tsar  Nicolas  I*',  le  comte 
Beckendorff,  s'écrie:  «  Le  passé  de  la  Russie  a  été  admirable;  son 
présent  est  plus  que  magnifique;  quant  à  son  avenir  il  est  au  delà 
de  tout  ce  que  l'imagination  la  plus  hardie  se  peut  figurer.  »  Tchaa- 
daiev est  déclaré  fou  ^^  et  soumis  à  la  surveillance  de  la  police  et  des 
médecins.  L'Occident,  pensent  les  Slavophiles,  n'est  que  le  repré- 
sentant de  la  Première  Rome,  c'est-à-dire  Yincamation  du  catholicisme. 
Les  Slavophiles  identifient  l'Eglise  catholique  et  l'Europe  ^^  (faute 
fatale  !).  Selon  les  slavophiles,  l'Orient,  incamé  dans  l'orthodoxie 
byzantine,  représente  la  Deuxième  Rome,  Mais  celle-ci  a  transmis  son 
héritage  à  la  Troisième  Rome,  c'est-à-dire  la  Russie  autocratique  et 
orthodoxe  avec  son  ancienne  capitale,  la  sainte  Moscou,  La  sainte 
Russie  est  appelée  à  remplir  une  mission  rare,  exceptionnelle:  régénérer 
l'Europe,  l'Occident  et  le  monde  entier.  Le  jeu  des  notions:  la  Pre- 
mière  Rome  (l'Europe)  —  la  Deuxième  Rome  (Byzance)  —  la  Troi- 
sième Rome  (la  sainte  Russie)  répond  au  schéma  hégélien:  thèse  — 
anthithèse  —  synthèse,  schéma  qui  enchante  et  séduit  les  slavophiles, 
ainsi  que  les  occidentalistes.  A  l'aide  de  la  dialectique  hégélienne  on 
élabore  une  théorie  fantastique  du  progrès  infini  du  paradis  terrestre 
rouge. 

Les  occidentalistes  sont  pour  l'Europe,  pour  l'Occident.  Selon 
leur  doctrine,  la  Russie,  libérée  par  Pierre  le  Grand  des  ténèbres  et 

^*     Les   Possédés. 

1^     Lire   son   Apologie   d*un  Fou. 

15    Voir  V.   V.   Zenkovski,   Rousskie  Mysleteli  i  Evropa   (Les  Penseurs  russes   et 
r Europe),    Paris,    Y.M.C.A.    Press,    p.    127. 


360  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

de  la  barbarie  médiévales  et  une  fois  européanisée,  occidentalisée, 
industrialisée,  modernisée,  éclairée,  ne  doit  que  poursuivre  son  che- 
min glorieux,  se  lançant  vers  l'avenir  lumineux,  vers  l'âge  d'or,  vers 
le  paradis  terrestre  !  C'est  pour  cette  raison  qu'ils  déclarent  la 
guerre  au  médiévalisme  de  toute  sorte  et  font  sauter  les  fondements 
de  la  Russie  autocratique,  orthodoxe,  nationale,  portant  la  robe  de 
la  Moscovie  médiévale. 

Néanmoins,  un  trait  négatif  est  commun  aux  slavophiles  et  aux 
occidentalistes  :  l'anti-catholicisme  allant  jusqu'aux  préjugés  les  plus 
grossiers  et  les  plus  ridicules,  jusqu'à  l'aversion  et  à  la  haine  sans 
précédent  de  tout  ce  qui  est  catholique,  latin,  romain,  juridique, 
médiéval,  «  scolastique  »,  «  rationaliste  »,  «  jésuitique  »,  «  papiste  ». 
Or,  avoir  l'audace  de  parler  positivement  de  l'Eglise  catholique,  ou 
même  —  horrible  auditu  !  —  se  convertir  au  catholicisme,  signifierait 
tout  simplement  devenir  fou  .  .  .  Nous  avons  mentionné  déjà  la  tra- 
gédie du  premier  grand  penseur  russe,  Pierre  Tchaadaiev,  précurseur 
de  Vladimir  Soloviev. 

Nous  avons  brossé,  à  grands  traits,  le  tableau  de  la  Russie  intel- 
lectuelle du  XIX^  siècle.  Sans  ce  tableau,  l'œuvre,  la  grande  tra- 
gédie de  la  vie  personnelle  de  Vladimir  Soloviev,  célèbre  converti 
russe  au  catholicisme,  nous   resteraient  terra  remota  ac  incognita. 

Par  son  universalisme  chrétien,  Soloviev  fait  sauter  et  s'écrouler 
tous  les  particularismes,  toutes  les  demi-vérités,  soit  matérialistes,  soit 
nationalistes,  soit  étatistes  et  césaropapistes,  soit  slavophiles,  soit  occi- 
dentalistes. Il  vient  comme  un  grand  réconcilateur,  un  grand  paci- 
ficateur des  âmes  et  de  son  peuple,  mais,  hélas  !  il  est  méconnu, 
méprisé,  haï  et  persécuté  par  les  esprits  étroits,  les  gens  pusillanimes 
et  aveugles.  Au  lieu  des  demi-vérités  qui  dominent  le  siècle  et 
assombrissent  la  conscience  du  peuple,  il  apporte  à  la  Russie  ortho- 
doxe Fidéal  de  la  Sagesse  divine,  la  vérité  intégrale,  catholique  qui 
s'exprime  par  ces  mots  de  saint  Augustin:  Litigas  tu  pro  PARTE  .  .  . 
Ego  tibi  contradico  ut  totum  possideas.  Intellige  litem  concordent, 
litem  caritatis  .  .  .  C'est  ainsi  qu'une  grande  bataille  historique  se 
prépare  peu  à  peu,  éclate  et  est  livrée  entre  la  Russie  slavophile 
et  la  Russie  occidentaliste  d'une  part,  et  Vladimir  Soloviev,  repré- 
sentant  de   la   Russie   universaliste,   catholique,   d'autre   part. 


VLADIMIR    SOLOVIEV  361 

À  LA  RECHERCHE  DE  LA  SAGESSE  DIVINE. 

Prisonnier    de    ce    monde    illusoire,    / 
Sous    la    rude    écorce    de    la    matière. 
J'ai    pu    apercevoir    la    pourpre    éternelle 
Et   l'éclat    de    la    divinité. 

(SoLOViEV,   Trois  Rencontres.) 

Déjà  dans  la  Crise  de  la  Philosophie  occidentale,  Soloviev  dépasse, 
en  grande  partie,  les  cadres  de  la  mentalité  purement  occidentaliste 
et  Slavophile:  il  détruit  les  fondements  de  la  philosophie  progressiste, 
positiviste,  et,  à  la  fois,  il  passe  au  crible  certaines  conceptions  Slavo- 
philes, en  soulignant  qu'elles  doivent  être  revisées  et  rectifiées.  Pour 
la  première  fois,  le  philosophe  court  le  danger  de  tomber  entre  l'en- 
clume Slavophile  et  le  marteau  occidentaliste.  En  mai  1875,  c'est-à-dire 
après  trois  mois  seulement  d'enseignement  universitaire,  il  est  écarté 
de  la  vie  académique  sous  le  prétexte  d'une  mission  scientifique  à 
l'étranger.  Ses  adversaires  se  vengent.  Ses  études  en  Occident  durent 
quinze  mois.  En  juin  1875,  il  part  pour  Londres  —  il  avait  choisi  cet 
endroit  afin  de  pouvoir  mieux  se  documenter  dans  la  bibliothèque  du 
British  Museum.  En  route,  il  s'arrête  à  Varsovie  pour  lire,  en  polonais, 
l'œuvre  d'Adam  Miczkewicz  (1798-1855),  grand  poète  lithuano-polonais. 
C'est  durant  son  séjour  à  Londres,  puis  en  Egypte,  que  Soloviev 
s'abîme  dans  les  études  de  la  sophiologie,  c'est-à-dire  de  la  Sagesse 
divine  (Sophia  tou  ThéouJ,  Cette  notion  est  d'importance  primordiale 
pour  comprendre  l'œuvre  de  Soloviev,  ainsi  que  la  spiritualité  de 
l'Orient  chrétien.  Mais,  qu'est-ce  que  la  Sagesse  divine  (Prémoudrost 
Bojia)  ?  Soloviev  remarque  à  bon  droit  qu'il  n'introduit  pas  de  nou- 
veaux éléments  dans  le  contenu  traditionnel  du  christianisme.  Il 
s'agit  tout  simplement  de  la  Sagesse  divine  dont  parlent  les  livres 
de  l'Ancien  Testament,  l'apôtre  saint  Paul,  les  Pères  et  les  grands 
maîtres   de  l'Eglise. 

La    Sagesse    se    loue    elle-même    [  .  .  .  ] 

Et    se    glorifie    en    présence    de    sa    Majesté: 

«  Je    suis    sortie    de    la    bouche    du    Très-Haut,    [  .  .  .  ] 

Seule,    j'ai    parcouru    le    cercle    du    ciel,    [  .  .  .  ] 

Avant    tous    les    siècles,    dès    le    commencement    il    m'a    créée. 

Et   jusqu'à   l'éternité    je    ne    cesserai    d'être    [  .  .  .  ]  » 

(Ecclésiastique    24,    1-12.) 
Dans    la    vision    soloviénîenne    du    monde,    la    Sagesse    divine    est 
d'abord    en    rapport    intime    avec    le    plan    providentiel    selon    lequel 


362  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Dieu  un   et  trine,  le  Créateur,   a  créé,  racheté   et  restauré  le  monde 
par   la   Sainte  Vierge,   Jésus-Christ   et   l'Eglise  une,  universelle;    selon 
lequel  Dieu  un  et  trine  restaure,  accomplit,  achève  le  monde  jusqu'à 
la  plénitude  des  temps  alors  qu'une  «  Jérusalem  nouvelle,  vêtue  comme 
une    nouvelle    mariée   parée    pour    son    époux,    descendra    du    ciel  ^^  », 
et    quand    «  tout   sera   en   tout  ».      La   Sagesse   divine   apparaît   comme 
le   synonyme   de   la   notion   centrale   du   christianisme   dont  l'Evangile 
parle    presque    à    chaque    page:    le    royaume    de    Dieu.      Le    royaume 
de    Dieu    n'est    que    l'incarnation,    la    manifestation    sous    des    formes 
réelles,  de  la  Sagesse   divine.     C'est  la  suite  et  l'achèvement  du  mys- 
tère de  l'incarnation  divine.     De  tout  ce  qui  précède,  il  ressort  claire- 
ment   pourquoi    la    sophiologie    ou    la    notion    du    royaume    de    Dieu 
inclut,    selon    la    doctrine   soloviévienne,    quatre   principaux    éléments: 
1°     l'élément    mariologique,    la    Femme    éternelle,    l'éternel-f  éminin  ; 
2°     l'élément  christologique  ou   théandrique,   l'Homme   éternel,  Dieu- 
Homme;    3°    l'élément    ecclésiologique,    la    divino-humanité,    le    com- 
munautaire-éternel,  l'humanité    rachetée,   restaurée   et   vivifiée   par   la 
grâce,    c'est-à-dire    l'Église    universelle;    4°     l'élément    eschatologique, 
la    plénitude    des    temps,   le    second    avènement   de   Jésus-Christ   et   la 
clôture    de    l'histoire;    quatre    éléments    qui    sont    liés    organiquement, 
intimement,    indissolublement;    quatre    éléments    qui,    pris    ensemble, 
ne  font   qu'un  tout  cohérent  et  harmonieux   de  la  vérité   chrétienne. 
Voilà    dans    quel    sens    la    sophiologie,    ancrée    dans   la    trinitologie   et 
liée  indissolublement  à  la  notion  du  royaume  de  Dieu,  est  le  centre 
unificateur  du  système  de  Soloviev.     Chaque  aspect  de  la  sophiologie, 
de  la  notion  du  royaume  de  Dieu,  est  développé  par  Soloviev.     Les 
aspects   mariologique   et   christologique   prédominent   dans   la   période 
orthodoxe    ou    précatholique    de    sa    vie,    c'est-à-dire    jusqu'en    1881. 
L'écclésiologie,    la    doctrine    de    l'Église    une,    universelle,    catholique, 
apostolique,    occupe   la    place    centrale    dans   la   deuxième   période    de 
sa  vie   (1881-1890),  alors  qu'il  découvre  les  grands  idéaux  de  la  catho- 
licité  et  travaille   inlassablement   à   la  réunion   des   Eglises   orthodoxe 
et  catholique.     La  troisième  et  dernière  période  de  sa  vie  (1890-1900) 
se    caractérise   par   le    trait    eschatologique,    par   le    pressentiment    de 

^6    Apocalypse   21,   2-3. 


VLADIMIR    SOLOVIEV  363 

la  grande  crise,  de  la  grande  catastrophe  qui  s'approche,  qui  menace 
la  Russie,  l'Europe,  l'humanité   entière. 

La  différence  des  aspects  du  but  détermine  la  différence  des 
moyens,  c'est-à-dire  la  différence  de  l'activité  pour  chaque  période: 
la  première  période  se  distingue  principalement  par  l'activité 
intellectuelle,  logique,  philosophique;  la  deuxième,  par  l'activité  voli- 
tive;  la  troisième,  par  le  penchant  vers  l'activité  esthétique,  vers  l'art 
mystique.  Soloviev  lui-même  a  indiqué,  dans  son  ouvrage  Les  Prin- 
cipes philosophiques  de  la  Connaissance  intégrale,  les  bases  subjec- 
tives de  ces  trois  sphères  de  l'activité  comme  trois  principales  voies 
vers  l'incarnation  de  la  Sagesse  divine.  Pour  chacune  de  ces  trois 
sphères  d'activité  tendant  vers  la  réalisation  du  royaume  de  Dieu,  vers 
la  vie  intégrale,  divine,  il  donne  même  un  nom  spécial:  théosophie, 
théocratie,  théurgie. 

Or,  durant  toute  sa  vie,  Soloviev  ne  travaille,  ne  souffre,  ne  lutte 
que  pour  un  seul  but  ultime:  l'incarnation  de  la  Sagesse  divine,  la 
réalisation  du  royaume  de  Dieu;  les  moyens,  les  formes  de  l'activité 
changent,  mais  le  but  reste  le  même.  Certains  auteurs  russes  et  étran- 
gers qui  oublient  ou  méconnaissent  ce  point  cardinal  dans  l'œuvre 
et  dans  la  vie  de  Soloviev,  perdent  la  clef  pour  résoudre  l'énigme 
d'un  des  plus  grands  convertis  du  XIX^  siècle. 

Déjà,  durant  son  séjour  à  Londres,  Soloviev  compose  une  prière 
bien  remarquable.  Elle  commence  par  ces  mots:  «  Au  nom  du  Père, 
du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  »  Il  s'adresse  d'abord  à  la  Sainte-Trinité, 
source  de  toute  vie;  puis  à  la  Sagesse  divine,  cette  image  de  la  beauté 
céleste,  et  il  termine  comme  suit:  «  Incarne-toi  en  nous  et  dans  le 
monde,  en  rétablissant  la  plénitude  des  siècles  pour  que  Dieu  soit 
tout  en  tout.  » 

Cette  prière  est  enfin  exaucée:  le  16  octobre  1875,  Soloviev  quitte 
Londres  et  se  dirige  vers  l'Egypte.  Solitaire,  il  se  rend  au  désert 
où  il  passe  une  nuit  enchanteresse  à  la  belle  étoile;  une  nuit  mira- 
culeuse, loin  des  lieux  habités.  C'est  ici  qu'il  a  la  troisième  et  der- 
nière vision  de  l'éternel-féminin,  de  la  Sagesse  divine  incarnée  sous 
l'image  céleste  de  la  beauté  féminine  ...  Le  matin,  soudainement, 
tout  l'univers  est  embaumé  par  l'odeur  des  roses  et  Soloviev  aperçoit 
la   compagne   céleste,  éternelle,   de   sa  vie: 


364  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Je  vis   tout  et  tout  n'était   qu'un. 

Une    seule    image    de    la    beauté    féminine  .  .  . 

Devant   moi,   en   moi,   il   n'y   avait   que   toi  .  .  . 

Ce    qui   est,   ce    qui   fut,   ce    qui   vient   pour   l'éternité  .  .  . 

Et  quelque  temps  après,  il  traduit  en  russe  un  des  plus  beaux  hymnes 

mariologiques,  écrit  par  Pétrarque: 

Vêtue    de    Soleil,    couronnée    d'étoiles. 
Vierge     aimée     par     le     Soleil     suprême  !  .  .  . 
Œil    rayonnant     de    l'Infini  .  .  . 

C'est  dans  les  Trois  Rencontres  (Tri  Svidanya),  que  nous  trouvons 
la  description  des  trois  visions  de  la  Sagesse  divine  incarnée. 

Après  avoir  montré  l'essence  et  les  divers  aspects  de  la  sophio- 
logie,  de  l'idéal  du  royaume  de  Dieu,  qui  constitue  la  clef  de  voûte 
du  système  soloviévien,  qui  détermine  toutes  les  phases  de  sa  vie, 
nous  ne  pouvons  maintenant  que  brièvement  toucher  à  chacune  des 
trois  périodes  que  nous  avons  indiquées:  1°  période  orthodoxe,  pré- 
catholique ou  logique  (théosophique),  2°  période  ecclésiologique 
(théocratique)  ;    3°     période    escliatologique,    esthétique    (théurgique), 

VERS  UN  SYSTÈME  DE  SAVOIR  INTÉGRAL. 

Au  mois  de  juillet  1876,  quand  après  avoir  visité  l'Egypte,  l'Italie 
et  la  France,  Soloviev  arrive  en  Russie,  le  grand  plan  de  sa  vie  émerge, 
se  dessine  déjà  devant  ses  yeux:  Yincarnation  de  la  Sagesse  divine. 
Il  ne  lui  reste  qu'à  jeter  les  assises  logiques  ou  philosophiques  d'une 
architecture  nonumentale. 

A  l'automne  de  1876,  il  reprend  ses  cours  de  philosophie  à  l'Uni- 
versité de  Moscou,  mais  il  doit  bientôt  donner  sa  démission,  le  14 
février  1877.  Ses  idées,  surtout  sa  conférence  sur  les  Trois  Forces, 
inquiètent  et  choquent  les  néoslavophiles,  les  nationalistes,  les  pan- 
russistes  à  la  Michel  Nikiforovitch  Katkov,  porte-parole  agressif  de 
ces  écoles.  Les  positivistes  et  les  nationalistes  s'unissent  contre  le 
jeune  philosophe:  c'est  la  deuxième  fois  que  Soloviev  tombe  entre 
l'enclume  slavophile  et  le  marteau  occidentaliste. 

Le  4  mars  1877,  il  est  nommé  membre  du  Conseil  de  l'Instruction 
publique  de  Saint-Pétersbourg.  Il  rencontre  et  fréquente  de  nou- 
veaux amis  :  N.  N.  Strakhov,  F.  M.  Dostoïevski,  K.  Leontiev,  la  com- 
tesse Sophie  Tolstoï,  veuve  du  poète  Alexis  Tolstoï,  Sophie  Khitrovo, 
nièce  du  même  poète. 


VLADIMIR    SOLOVIEV  365 

Durant  son  séjour  à  Saint-Pétersbourg  (1877-1881),  Soloviev  écrit 
trois  ouvrages  importants:  Les  Principes  philosophiques  de  la  Con- 
naissance intégrale  (1877);  La  Critique  des  Principes  exclusifs  (1877- 
1880);  Les  Conférences  sur  la  Tréandrie  (1877-1881).  Ces  trois  ouvra- 
ges  constituent  les   assises   gnoséologiques  et  logiques  de  son  système. 

Les  Principes  philosophiques  de  la  Connaissance  intégrale,  publiés 
dans  le  Journal  du  Ministère  de  VInstruction  publique,  ne  sont  qu'une 
ébauche  systématique,  une  synthèse  fulgurante  des  vues  philosophi- 
ques de  Soloviev.  L'expérience  religieuse,  mystique,  existentielle  est 
posée  sur  la  base  du  système  philosophique,  mais  elle  est  liée  orga- 
niquement à  l'expérience  purement  empirique  et  rationnelle.  Soloviev 
aboutit  ainsi  à  la  «  logique  organique  »,  c'est-à-dire  à  une  «  vaste  syn- 
thèse de  la  science,  de  la  philosophie  et  de  la  théologie  ». 

La  Critique  des  Principes  exclusifs,  c'est  sa  thèse  doctorat,  qu'il 
soutient  brillamment  le  6  avril  1880.  Ce  deuxième  ouvrage  n'est 
que  le  développement  et  l'approfondissement  des  principes  exposés 
dans  le  premier.  L'auteur  y  démontre  que  toutes  les  philosophies 
modernes,  portant  la  marque  unilatérale  et  exclusive,  ne  sont  que 
des  demi-vérités,  des  vérités  partielles,  fragmentaires,  et  par  consé- 
quent, ne  sont  que  des  pas  particuliers  vers  la  vérité  absolue,  religieuse, 
intégrale. 

Cette  brillante  soutenance  apporte  à  Soloviev  un  nouveau  succès: 
il  est  nommé  privatdocens  à  l'Université  de  Saint-Pétersbourg.  Paral- 
lèlement,  il   enseigne   aux   Cours    supérieurs    féminins. 

Son  troisième  ouvrage.  Les  Conférences  sur  la  Théandrie,  est 
une  série  de  conférences  prononcées  au  Solianoï  Gorodok,  devant  une 
élite  intellectuelle  parmi  laquelle  on  remarque  M^"^  Makarii,  archevê- 
que de  Lithuanie,  devenu  plus  tard  métropolite  de  Moscou,  le  grand 
romancier  russe  Léon  Tolstoï,  F.  M.  Dostoïevski,  la  princesse  E.  Vol- 
konskaya,  la  comtesse  Sophie  Tolstoï,  N.  N.  Strakhov,  Sophie  Khitrovo. 
Soloviev  devient  une  célébrité. 

Jusqu'ici,  on  a  supposé  que  certains  passages  des  Conférences  sur 
la  Théandrie,  comme  les  chapitres  sur  l'Eglise  catholique,  sont  le 
fruit  de  l'influence  personnelle  de  Dostoïevski  sur  le  jeune  Soloviev. 
Un  eminent  connaisseur  du  monde  slave  et  en  particulier  de  Soloviev, 
le   professeur   Vladimir   Szylkarski,   démontre   justement   le   contraire: 


366  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

dans  les  relations  amicales,  intimes,  de  Soloviev  et  de  Dostoïevski, 
c'est  le  premier  qui  est  le  donateur,  tandis  que  le  second  est  sur- 
tout le  donataire  ^^. 

Les  Conférences  sur  la  Théandrie  peuvent  être  considées  comme 
le  pont  entre  la  période  orthodoxe  —  portant  la  marque  gnoséologique, 
logique,  philosophique  —  et  la  période  catholique  —  à  caractère 
ecclésiologique,  théologique,  social,  communautaire,  universaliste. 
Soloviev  en  développant  ici  le  principe  théandrique,  c'est-à-dire  la 
vérité  de  l'incarnation  divine,  aboutit  pour  la  première  fois,  et  encore 
d'une  façon  subconsciente,  à  l'idéal  du  théandrisme  universel,  de 
la  divino-humanité,  à  la  notion  de  la  catholicité.  Cela  fera  bientôt 
sauter  tous  les  cadres  de  l'exclusivisme  orthodoxe. 

«UNA,   SANCTA,   CATHOLIC  A,  APOSTOLICA  ». 

Ceterum  censeo:  primum  et  ante  omnia 
Ecclesiœ  unitas  instauranda,  ignis  foven- 
dus  in  gremio  sponsœ  Christi  .  .  . 

La  carrière  académique  de  Vladimir  Soloviev  à  l'Université  de 
Saint-Pétersbourg  est  plus  éphémère  encore  que  son  professorat  à 
l'Université  de  Moscou.  Le  1^*^  (13)  mars,  le  «  tsar  libérateur  » 
Alexandre  II  est  assassiné  par  les  révolutionnaires.  La  Russie  tout 
entière  est  ébranlée  par  le  régicide.  Les  slavophiles  surtout  sont  indi- 
gnés et  se  jettent  contre  tous  les  bacilles  révolutionnaires,  subversifs, 
importés  d'Europe.  La  tension  entre  le  front  slavophile  et  le  front 
occidentaliste  augmente,  elle  atteint  son  paroxisme.  Soloviev  pro- 
nonce deux  conférences  devant  un  public  très  nombreux.  Il  définit 
le  régicide  comme  un  mal,  mais  d'autre  part,  il  démontre  qu'un 
mal  ne  peut  être  anéanti  ou  diminué  par  un  autre  mal:  il  prône 
l'incompatibilité  de  la  peine  capitale  avec  la  doctrine  chrétienne. 
Les  révolutionnaires  applaudissent,  les  conservateurs  s'indigent.  Solo- 
viev est  mal  interprété  et  dénoncé.  En  novembre  1881,  il  doit  donner 
sa  démission:  pour  la  troisième  fois,  il  tombe  entre  l'enclume  slavo- 
phile, nationaliste,  conservatrice,  appuyant  le  régime  autocratique,  et 
le  marteau  occidentaliste,  révolutionnaire,  minant  les  fondements  du 
tsarisme.     Il  est  écarté  pour  toujours  de  l'enseignement  universitaire. 

1*^  Voir  Vladimir  Szylkarski,  Solowjew  und  Dostojewkij,  Goetz  Schwippert 
Verlag  Bonn,  1948,  p.  10-20;  voir  plusieurs  écrits  de  V.  Szylkarski,  publiés  par  Verlag 
Erich  Wewel,  Krailling  von  Muenchen. 


VLADIMIR    SOLOVIEV  367 

La  troisième  période,  la  période  la  plus  orageuse,  la  plus  émou- 
vante et  à  la  fois  la  plus  féconde  de  la  vie  de  Soloviev  va  commen- 
cer.    Le  Newman  russe  ébranlera  l'Orient  et  l'Occident  ! 

De  1881  à  1890,  il  écrit  et  publie  une  série  d'ouvrages  divers, 
ainsi  que  des  articles  qui  font  retentir  son  nom,  non  seulement  en 
Russie  et  en  Europe,  mais  dans  le  monde  entier:  Du  Pouvoir  spirituel 
en  Russie  (1881);  Trois  Discours  à  la  Mémoire  de  Dostoïevski  (1881- 
1882-1883);  Le  Grand  Débat  et  la  Politique  chrétienne  (1883);  Les 
Fondements  spirituels  de  la  Vie  (1882-1884);  Les  Juifs  et  la  Question 
chrétienne  (1884);  UHistoire  et  V Avenir  de  la  Théocratie  (1885-1889); 
Uldée  russe  (1888);  La  Russie  et  V Eglise  universelle  (1889);  La  Ques- 
tion nationale  en  Russie   (1889-1891). 

L'article  Du  pouvoir  spirituel  en  Russie  est  la  critique  de  l'ency- 
clique du  Saint-Synode  publiée  au  sujet  du  régicide.  Soloviev  montre 
que  l'action,  l'influence  et  l'autorité  de  l'Eglise  orthodoxe  en  Russie 
se  réduisent  pratiquement  à  rien.  Le  troisième  discours  à  la  mémoire 
de  Dostoïevski,  son  ami  le  plus  aimé  et  le  plus  intime,  provoque  déjà 
un  véritable  scandale.  Soloviev  jette  ici  pour  la  première  fois  le 
pont  entre  la  Russie  Orthodoxe  et  Rome.  Le  gouffre  béant  entre 
l'Orient  et  Rome,  résultat  du  péché  historique  de  Byzance,  doit  être 
comblé  par  la  Russie.  Touchant  l'idéal  de  l'Eglise  universelle,  il 
cite  ces  mots  de  son  ami  Dostoïevski:  «  Le  Christ  n'est  connu  que 
par  l'Eglise,  aimez  avant  tout  l'Eglise.  »  Pour  la  première  fois, 
Soloviev  se  fait  le  défenseur  de  Rome  :  «  Rome  est  vraiment  chré- 
tienne, car  elle  est  universaliste  .  .  .  Ne  reprochons  point  à  l'Occi- 
dent des  fautes,  même  réelles.  Nous  ne  pouvons  agir  au  lieu  et  place 
des  autres;  mais  quand  les  autres  agissent  mal,  nous,  agissons  bien  ...» 

Le  Grand  Débat  et  la  Politique  chrétienne  produit  l'effet  de 
l'explosion  d'une  bombe.  Il  fait  sortir  de  leurs  gonds  tous  les  Sla- 
vophiles, nationalistes,  panslavistes  et  panrussistes.  Le  rôle  historique 
de  cet  ouvrage  peut  être  comparé  à  celui  du  fameux  Tract  90  de 
John  Newman.  Le  chapitre  central  du  livre  est  intitulé:  Papisme 
et  papauté.  Soloviev  y  répond  à  trois  questions  principales:  1° 
L'unité  d'un  pouvoir  central  est-elle  vraiment  nécessaire  ?  2°  De 
quel  droit  ce  pouvoir  se  trouve-t-il  relié  au  siège  episcopal  de  Rome  ? 
3°     Comment  Rome  a-t-elle  utilisé  cette  puissance  ?     Avec  une  acuité 


368  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

intellectuelle  remarquable  et  une  puissance  d'argumentation  sans  répli- 
que, Soloviev  répond  à  ces  trois  questions  en  expliquant  à  la  Russie 
orthodoxe  l'essence,  et  en  démontrant  la  nécessité  de  la  papauté. 

Quand  l'archiprêtre  A.  M.  Ivantzov-Platonov  s'efforce  de  réfuter 
le  fameux  exposé  sur  la  papauté,  Soloviev  ramène  ses  thèses  à  neuf 
principales  questions  qu'il  pose  à  la  Russie  orthodoxe.  Personne 
parmi  les  théologiens,  les  chefs  de  l'Eglise  orthodoxe  et  les  savants 
russes,  n'est  en  état  de  répondre  à  ce  questionnaire.  Les  réponses 
sont  données  par  Soloviev  lui-même,  dans  sa  Lettre  à  M"'  /.  G.  Stross- 
mayer,  évêque  de  Bosnie  et  Sirmium,  touchant  les  «  considérations 
sur  la  réunion  des  Églises  »,  et  par  M.  l'abbé  Tilloy  qui  publie,  à 
Paris,  un  ouvrage  fondamental  intitulé:  Les  Eglises  orientales  diS' 
sidentes  et  F  Église  romaine:  Réponse  aux  Neuf  Questions  de  M. 
Soloviev, 

Après  avoir  étudié  à  fond  la  théologie,  la  patrologie,  l'histoire 
des  Églises  orthodoxe  et  catholique,  Soloviev  ose  aller  jusqu'au  fonds 
et  au  tréfonds  du  problème.  Il  élucide  la  question  de  la  papauté 
et  démontre  l'absurdité  des  préjugés  byzantins  multiséculaires.  Il 
touche  aux  trois  principales  divergences  doctrinales  entre  l'orthodoxie 
et  le  catholicisme:  le  Filioque,  le  primat  romain  et  VImmaculée  Con- 
ception ^^.  Soloviev  démontre  que  le  pape,  comme  successeur  de  saint 
Pierre,  est  Pastor  et  magister  infaillibilis  Ecclesiœ  universalis.  C'est 
ainsi  que  Soloviev  dresse  devant  les  yeux  de  la  Russie  orthodoxe, 
l'idéal  de  YÉglise  universelle,  bâtie  sur  le  Roc  inébranlable  de  saint 
Pierre, 

Les  fondements  spirituels  de  la  Vie  peuvent  être  appelés  la 
«Méthodologie  de  la  vie  chrétienne».  Les  Occidentaux  liront  ce 
chef-d'œuvre  de  la  littérature  religieuse  avec  beaucoup  d'intérêt,  de 
ravissement,  d'élévation  spirituelle.  Qui  de  nous  ne  sera  saisi  par 
des  passages  comme  celui-ci  ?  «  La  religion  personnelle  et  la  religion 
sociale,  en  plein  accord  et  liaison  entre  elles,  s'adressent  donc  à  cha- 
que homme,  lui  intimant  ces  préceptes:  prie  Dieu,  viens  en  aide  aux 
autres,  refrène  la  nature,  conforme-toi  intérieurement  au  Christ,  Dieu- 

18  Voir  un  des  meilleurs  ouvrages  sur  le  sujet:  A.  Volkonsky,  Katolitchestvo  i 
Sviachtchennoe  Predanie  Vostoka  (Le  Catholicisme  et  la  Tradition  de  l'Orient)  (en 
russe),  Paris  1933,  3  vol.;  le  troisième  volume  est  spécialement  consacré  aux  Trois 
Dogmes. 


VLADIMIR    SOLOVIEV  369 

Homme  vivant,  reconnais  sa  présence  réelle  dans  l'Eglise  et  que  tes 
actes  tendent  à  traduire  son  esprit  dans  tous  les  domaines  de  la 
vie  humaine  et  naturelle,  pour  que  s'accomplisse  par  nous  le  but 
théandrique  [  divino-humain  ]  du  Créateur,  que  le  ciel  s'unisse  à 
la  terre  ...» 

L'étude  intitulée  Les  Juifs  et  la  Question  chrétienne  révèle  la  plus 
grande  compréhension  à  l'égard  du  peuple  juif,  du  judaïsme,  source 
primordiale  du  christianisme.  Il  détruit  les  bases  idéologiques  de 
l'antisémitisme.  Il  défend  le  peuple  juif,  persécuté  et  haï;  il  analyse 
les  possibilités  de  la  conversion  des  Hébreux  à  l'Eglise  universelle. 
Il  publie  une  série  d'études  objectives  sur  le  problème  hébreu.  Voilà 
pourquoi  Soloviev  est  si  foncièrement  aimé  et  estimé  des  Juifs. 

Ses  études  juives  sont  couronnées  par  un  ouvrage  d'une  impor- 
tance primordiale:  Histoire  et  Avenir  de  la  Théocratie.  L'ouvrage 
est  inachevé:  des  trois  volumes,  seul  le  premier  est  publié.  C'est,  pour 
ainsi  dire,  la  philosophie  de  l'histoire  biblique,  jetant  les  assises  his- 
toriques et  doctrinales  de  la  théocratie  universelle:  Y  Eglise  édifiée 
sur  le  Roc  de  saint  Pierre, 

En  juillet  1886,  Soloviev  passe  la  frontière  de  la  Russie  et  se 
rend  à  Diakovo  pour  visiter  M^'  J.  G.  Strossmayer,  qui  deviendra 
son  ami  intime,  —  le  fameux  évêque  sous  l'influence  duquel  le 
pape  Léon  XIII  inscrit  Cyrille  et  Méthode,  les  grands  apôtres  des 
peuples  slaves,  au  nombre  des  saints  de  l'Eglise  catholique.  C'est  par 
l'intermédiaire  de  M^*^  Strossmayer,  ce  champion  du  catholicisme 
oriental  et  de  la  réunion  des  Eglises,  que  Soloviev  soumet  ses  vues 
au  pape  Léon  XIII  et  obtient  sa  complète  approbation.  Cependant, 
certains  croient  que  Soloviev  eut  un  entretien  personnel  avec  le  sou- 
verain  pontife   de   l'Eglise   catholique  ^^. 

Uldée  russe,  conférence  prononcée  en  français  à  Paris,  le  15  mai 
1888,  esquisse  à  grands  traits  les  voies  historiques,  la  destinée,  ainsi 
que  la  mission  nationale  de  la  Russie  orthodoxe  à  l'égard  de  l'Eglise 
une,  sainte,  catholique,  universelle. 

La  Question  nationale  en  Russie  (1888-1891)  est  la  critique  la  plus 
pénétrante  et  la  plus  lumineuse  du  slavophilisme  antiromain,  du  natio- 
nalisme, du  panslavisme,  du  panrussisme,  de  l'antipapisme  et  de  l'éta- 
is    Lire:    C.   Motchoulski,   Vladimir  Soloviev   (en  russe),   Paris   1937. 


370  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

tisme  russes.  Soloviev  a  toujours  souligné  qu'il  est  patriote,  mais  qu'il 
n'est  pas  nationaliste,  et  il  ajoute  qu'il  refuse  de  remplacer  la  devise 
Ad  Majorent  Dei  Gloriam  par  Ad  Majorem  Russiœ  Gloriam. 

La  Russie  et  VEglise  universelle,  mûri  et  préparé  par  de  tels  tra- 
vaux préliminaires  comme  Histoire  et  Avenir  de  la  Théocratie  et 
Uldée  russe,  peut  être  appelé  à  la  fois  Summa  Fidei  orthodoxœ  et 
Summa  Fidei  catholicœ.  Par  cet  ouvrage,  écrit  en  français  et  publié 
à  Paris  chez  Savine  en  1889,  Soloviev  jette  le  pont  entre  la  Russie 
et  Rome,  et  établit  les  assises  de  la  réunion  des  Eglises  orthodoxe  et 
catholique.  La  préface  du  livre  se  termine  par  cette  profession  de 
foi. 

Comme  membre  de  la  vraie  vénérable  Eglise  orthodoxe  orientale  ou 
gréco-russe  qui  ne  parle  pas  par  un  synode  anticanonique  ni  par  les 
employés  du  pouvoir  sécalier,  mais  par  la  voix  de  ses  grands  Pères  et 
docteurs,  je  reconnais  pour  juge  suprême  en  matière  de  religion  celui  qui 
a  été  reconnu  comme  tel  par  saint  Irénée,  saint  Denis  le  Grand,  saint 
Athanase  le  Grand,  saint  Jean  Chrysostome,  saint  Cyrille,  saint  Flavien, 
le  bienheureux  Téodoret  [  sic  ],  saint  Maxime  le  Confesseur,  saint  Téodore 
le  Studite,  saint  Ignace,  etc.,  à  savoir  Vapôtre  Pierre  qui  vit  dans  ses  suc- 
cesseurs et  qui  n'a  pas  entendu  en  vain  les  paroles  du  Seigneur:  «  Tu 
es  Pierre  et  sur  cette  pierre  j'édifierai  mon  Eglise.  —  Confirme  tes  frères.  — 
Pais  mes  brebis,  pais  mes  agneaux.  » 

La  deuxième  partie  de  l'ouvrage  développe  ces  trois  principales 
thèses:  1°  la  primauté  de  Pierre  comme  institution  permanente; 
2°  le  magistère  irréformable  de  Pierre;  3°  l'assistance  divine  pour 
que  ce  magistère  soit  infaillible  ^^. 

Ainsi,  par  les  nombreux  écrits  de  la  deuxième  période  de  sa 
vie,  Soloviev  libère  la  pensée  russe  des  entraves  nationalistes,  éta- 
tistes  et  césaropapistes,  détruit  le  rêve  multiséculaire  de  Moscou  comme 
Troisième  Rome  et  jette  les  assises  historiques,  psychologiques,  doc- 
trinales, dogmatiques,  de  la  réunion  des  Eglises  orthodoxe  et  catho- 
lique, afin  «  que  tous  soient  un  »,  afin  qu'il  n'y  ait  «  qu'un  seul 
troupeau  et  un  seul  pasteur  »,  afin  que   «  Dieu    [  soit  ]   tout  en  tout  ». 

SUB   SPECIE   ANTICHRISTI  VENTURL 

O    Russie  !    dans    une    haute    prévoyance 
Une   pensée   orgueilleuse   te   préoccupe: 
Quel   est   l'Orient   que  tu  veux  être 
UOrient    de    Xerxès    ou    celui   du    Christ  ?  .  .  . 

(Ex  Oriente  Lux.) 


20 


Voir   M^'  d'Herbicny,   op.   cit.,  p.   267-268. 


VLADIMIR    SOLOVIEV  371 

O   Russie  !    oublie  ta   gloire  passée. 

L'aigle  à   deux  têtes   est  vaincu, 

Et  les  lambeaux  de  tes   drapeaux 

Sont    donnés    en    jouet    aux   enfants    jaunes. 

Celui   qui   a   pu   oublier  le   testament   d'amour  .  .  . 

S'humiliera    dans   la    peur   et   l'effroi. 

La    troisième    Rome    est   prosternée    dans   la   poussière. 

Et    il   n'y    aura   pas    de    quatrième. 

(Panmongolisme.) 

Le  grand  plan  irénique  de  Soloviev  de  restaurer  l'unité  catholique 
immédiatement,  finit  par  une  déception.  Selon  sa  conception,  l'alliance 
spirituelle  entre  l'Orient  et  l'Occident  devrait  être  fondée  sur  une 
triple  union:  sacerdotale,  royale  et  prophétique.  Union  sacerdotale, 
c'est-à-dire,  entente,  collaboration  de  la  hiérarchie  de  l'Eglise;  union 
royale,  ou  entente  des  gouvernements  pour  organiser  la  vie  sur  des 
bases  chrétiennes;  union  prophétique  enfin,  qui  désigne  les  efforts 
sincères,  inlassables  de  tous  les  saints,  de  toute  l'élite  de  l'humanité 
pour  semer  et  implanter  la  vérité  chrétienne  dans  toutes  les  familles, 
dans  tous  les  peuples,  dans  tout  le  genre  humain.  Bref,  le  plan 
élaboré  par  Soloviev  demande  la  collaboration  et  l'organisation  de 
toutes  les  forces  de  vie  pour  réaliser  l'idéal  du  royaume  de  Dieu. 

La  cause  principale  de  la  déception  de  Soloviev  est  d'abord  l'Etat 
autocratique  russe,  puis  l'Eglise  orthodoxe,  dépendante  de  l'Etat.  Ni 
l'un  ni  l'autre,  pénétrés  d'une  papophobie  séculaire,  ne  sont  prêts  à 
réaliser  l'unité  catholique.  Ainsi,  le  plan  irénique,  fondé  sur  le  triple 
union,  s'écroule  complètement  parce  que  deux  des  principales  com- 
posantes de  cette  union,  le  pouvoir  sacerdotal,  ecclésiastique  et  le 
pouvoir  royal,  civil,  se   dérobent  délibérément. 

En  1891,  une  terrible  catastrophe  ébranle  la  Russie  et  enténcbre 
complètement  son  visage  social:  la  famine.  Cette  «  plaie  d'Egypte  » 
donne  un  coup  douloureux  à  tous  les  rêves  et  à  toutes  espérances 
théocratiques.  D'ailleurs,  Soloviev  prévoit  la  nuit  qui  vient  de  l'Orient 
asiatique.  Il  s'inquiète,  s'attriste.  Des  écrits  comme  Chine  et  Japon, 
(1890),  Japon  (1890),  Contre-façons  (1891),  Sur  la  Décadence  de  la 
Conception  médiévale  du  Monde  (1891),  montrent  déjà  un  tour- 
nant dans  la  pensée  de  Soloviev.  Il  ne  renonce  aucunement  au  grand 
idéal  de  toute  sa  vie:  l'incarnation  de  la  Sagesse  divine,  la  réalisa- 
tion du  royaume  de  Dieu,  mais  il  voit  maintenant  que  les  moyens, 
les  voies  conduisant   à  la  réalisation  de  ce  but  doivent  être  changés. 


372  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

C'est  pour  cette  raison  qu'il  abandonne,  qu'il  exclut  maintenant  l'ac- 
tivité pratique  (théocratique)  et  revient  à  l'activité  purement  intel- 
lectuelle et  esthétique.  Il  écrit  une  série  d'ouvrages,  d'études,  d'arti- 
cles importants:  La  Beauté  dans  la  Nature  (1889);  Le  Sens  général 
de  VArt  (1890)  ;  Le  Sens  de  V Amour  (1892-1894),  une  des  plus  belles  et 
des  plus  profondes  études  sur  l'amour  conjugal;  Le  Byzantinisme  et 
la  Russie  (1896)  ;  La  Justification  du  Bien  (1894-1897),  La  Vie  tragique 
de  Platon  (1898);  La  Philosophie  théorique  (articles  publiés  en  1897, 
1898  et  1899);  Les  Trois  Entretiens   (1899-1900). 

Dans  le  Byzantinisme  et  la  Russie,  après  avoir  scruté  les  fon- 
dements historiques,  spirituels,  religieux,  de  Byzance,  la  Deuxième 
Rome,  et  de  son  héritière  la  Russie,  Soloviev  fait  ressortir  la  pensée 
que  l'Etat  russe  représente  VOrient  de  Xerxès,  l'Orient  païen,  et  non 
VOrient  du  Christ,  Il  fait  ainsi  s'écrouler  les  rêves  illusoires  des 
Slavophiles  qui  considèrent  Moscou  comme  la  Troisième  Rome,  régé- 
nératrice de  l'Europe  et  de  l'humanité  tout  entière. 

La  Justification  du  Bien  est  une  œuvre  des  plus  mûrie.  A  l'instar 
d'un  architecte  ingénieux  et  bien  expérimenté  dans  ses  entreprises 
pratiques,  ce  maître  de  la  pensée  trace  ici  les  grandes  lignes  de  l'or- 
ganisation de  la  vie  économique,  culturelle,  sociale,  politique,  reli- 
gieuse, dans  les  divers  cadres  individuel,  familial,  national,  inter- 
national, universel.  C'est  principalement  par  cette  œuvre  monumen- 
tale que  le  nom  de  Soloviev  luit,  brille,  resplendit  comme  une  étoile 
au  firmament  de  la  pensée  juridique  et  couvre  de  son  ombre  les 
plus  grands  juristes  russes,  tel  que  Boris  N.  Tchitcherine  (1828-1904, 
qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  son  fils,  G.  V.  Tchitcherine,  le  com- 
missaire soviétique  pour  les  Affaires  étrangères). 

Le  18  février  1896,  dans  une  chapelle  privée  de  Moscou,  con- 
sacrée à  Notre-Dame  de  Lourdes,  en  présence  de  quelques  témoins, 
Soloviev  est  admis  dans  l'Église  catholique  et  reçoit  la  communion 
des  mains  d'un  prêtre  catholique  du  rite  oriental,  le  R.  P.  Nicolas 
Tolstoï.  Vers  1898,  Soloviev  s'inquiète,  se  tourmente:  il  prévoit  déjà 
la  grande  catastrophe  nationale,  continentale,  mondiale,  qui  s'annonce. 

Les  Trois  Entretiens  est  une  vision  eschatologique  émouvante, 
saisissante  et  peut-être  prophétique.  Le  grand  converti  et  visionnaire 
russe  peint,  d'une  main  géniale,  le  réveil  et  l'hégémonie  de  l'Asie 
jaune,    le    conflit    en    l'Orient    et    l'Occident,    l'apparition,    l'ascension 


VLADIMIR    SOLOVIEV  373 

l'apothéose  de  l'Antéchrist,  la  réunion  des  Eglises,  le  second  avènement 
du  Christ,  l'éclat  et  le  triomphe  de  la  Sagesse  divine  incarnée,  c'est- 
à-dire  de  l'Eglise  universelle,  apparaissant  dans  le  ciel  comme  la 
«  Femme  revêtue  du  soleil,  ayant  la  lune  sous  ses  pieds,  et  sur  la  tête 
une  couronne  de  douze  étoiles  ...» 

Cette  oeuvre  eschatologique  est  le  chant  du  cygne  de  Soloviev: 
le  31  juillet  (13  août)  1900,  s'éteint  le  grand  flambeau  vivant,  illumi- 
nant les  voies  de  la  Russie  passée  et  future  .  .  , 

LE  MOUVEMENT  «PRO  RUSSIA». 

L'œuvre  missionnaire  de  Vladimir  Soloviev  peut  être  considérée 

comme    la    préparation    de   la    Russie    orthodoxe    et    de   la    chrétienté 

tout    entière    au    message    céleste,    divin    de    Notre-Dame    de    Fatima: 

c'est  Elle,  l'Immaculée,  la  Sagesse  divine  incamée,   «  revêtu  du  soleil, 

ayant   la   lune   sous   les   pieds   et  sur  la  tête  une   couronne   de   douze 

étoiles  »    Stella  Maris,   l'Etoile   de   la   Mer,   elle   seule   qui   brille   d'un 

éclat  céleste  dans  le  firmanent  des  temps  et  de  l'éternité,  et  qui  peut 

faire    face    à    l'étoile    pentagonale    de    Moscou,    qui    peut    dissiper    les 

ténèbres  hérétiques  dans  lesquelles  sont  plongées  l'Europe,  l'Occident 

et  l'Asie,  qui  peut  amener  la  Russie,  l'Orient,  la  chrétienté  tout  entière 

à    l'unité    catholique.       C'est    pour    cette    raison    que    déjà    le    pape 

Léon  XIII  souligne  le  rôle  de  Marie,  de  la  Sagesse  divine  incarnée  dans 

l'œuvre   de  l'Union: 

La  puissance  de  Marie  est  assez  grande  pour  Tealiser  parmi  les  nations 
chrétiennes  cette  unité  des  esprits  dans  une  même  foi,  cette  union  des 
volontés  dans  les  liens  d'une  charité  parfaite  qui  donneraient  à  la  religion 
un  lustre  nouveau  et  si  désirable.  Que  ne  fera  pas  la  Mère  de  Dieu  pour 
diriger  vers  Vadmirable  lumière  de  la  foi  les  nations  pour  lesquelles  son 
Fils  unique  a  prié  le  Père  et  qu'il  a  appelées  au  même  héritage  par  la 
même  réception  d'un  baptême  unique  ?  Son  cœur  maternel  ne  déploie-t-il 
pas  ses  trésors  de  tendresse  et  de  sollicitude  pour  alléger  les  longs  labeurs 
de  l'Eglise,  épouse  du  Christ,  et  pour  accorder  à  la  famille  chrétienne 
ce  bienfait  de  la  charité,  fruit  merveilleux  de  sa  maternité  ?  C*est  Vespoir 
confiant  des  âmes  pieuses  que,  dans  un  avenir  prochain,  Marie  sera  Vheu- 
reux  lien  dont  la  douce  énergie  réunira  tous  ceux  qui  aiment  Jésus-Christ 
sous    le   sceptre   paternel   de   son    vicaire    sur    la   terre,    le    Pontife   romain. 

N'est-elle  pas  providentielle,  cette  coïncidence  de  l'apparition 
de  Marie  à  Lourdes  (1858)  avec  l'irruption  et  le  triomphe  des  ténèbres 
naturalistes,  matérialistes,  immanentistes,  dans  le  domaine  de  la  science 


374  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

moderne  ^^  ?  Et,  que  dire  de  la  coïncidence  de  la  manifestation  lumi- 
neuse de  Marie  à  Fatima  et  de  son  message  au  monde  (1917),  avec 
l'irruption  et  le  triomphe  des  mêmes  ténèbres  naturalistes,  matérialistes, 
immanentistes  dans  tous  les  domaines  de  la  vie:  économique,  social, 
culturel,  politique,  religieux,  dans  la  Russie  de  1917.  N'est-il  pas  éga- 
lement remarquable  que  ce  soit  justement  l'Université  catholique 
d'Ottawa,  dont  la  patronne  est  l'Immaculée  Conception,  qui  au  début 
de  l'Année  sainte,  ait  lancé  le  Mouvement  Pro  Russia  afin  de  faire 
luire  les  grands  idéaux  de  la  catholicité,  de  l'unité  catholique,  afin  de 
faire  circuler  largement  et  d'appliquer  les  vérités  fondamentales  con- 
cernant la  véritable  unité  de  la  chrétienté;  bref  afin  de  mettre  en 
pratique  les  instructions  données  par  le  souverain  pontife  pour  la 
réalisation   de   l'Unité   catholique. 

Le  Mouvement  Pro  Russia,  dont  le  lancement  coïncide  avec  le 
cinquantenaire  de  la  mort  de  Soloviev,  a  une  double  et  immense 
tâche  à  remplir:  d'une  part,  montrer  au  Canada  et  au  monde  occi- 
dental, le  vrai  visage  de  la  chrétienté  orthodoxe;  d'autre  part,  révéler 
à  la  chrétienté  orthodoxe,  la  profondeur,  la  beauté  des  trésors  éter- 
nels de  l'Eglise  catholique.  Cette  double  tâche  conduisant  à  l'unité 
catholique  est  clairement  indiquée  et  définie  par  le  souverain  pontife 
lui-même,  à  l'occasion  de  la  fondation  de  l'Institut  pontifical  oriental: 

Nous  voulons  que  l'exposé  de  la  doctrine  catholique  et  celui  de  la 
doctrine  orthodoxe  s'y  poursuivent  parallèlement,  afin  que  chacun  puisse 
reconnaître  par  lui-même  les  sources  desquelles  l'une  et  l'autre  dérivent, 
si  c'est  de  la  prédication  des  Apôtres  qui  nous  a  été  transmise  par  le 
magistère    impérissable    de   l'Eglise,    ou    si    c'est    d'une    autre    source. 

Ces  paroles  du  Vicaire  du  Christ  peuvent  être  également  con- 
sidérées comme  la  meilleure  appréciation  et  approbation  de  l'œuvre 
et  de  tous  les  efforts  faits  par  le  plus  grand  converti  de  la  Russie  et 
de  l'Orient  orthodoxe:    Vladimir  Soloviev. 

Antanas    Paplauskas-Ramunas, 

professeur    à    l'Institut    de    Missiologie. 


21    John  Stuart  Mill,  Les  Principes  de  F  Economie  politique,  1858;  Charles  Darwin, 
UOrigine  des  Espèces   1858;   Karl  Marx,  La  Critique  de  l'Economie  politique,   1858. 


Chronique  universitaire 


Une  nouvelle  parvenue  récemment  de  la  Cité  du  Vatican  faisait 
connaître  le  contenu  d'une  note  de  la  Secrétairerie  d'Etat  par  laquelle 
S.  Exe.  M^"^  Alexandre  Vachon,  notre  distingué  archevêque,  devenait 
président    du    Comité    des    Congrès    eucharistiques    internationaux. 

La  direction  de  la  Revue  ne  peut  laisser  passer  sans  le  signaler 
un  événement  d'une  telle  importance.  Le  Saint-Siège  veut  sans  doute, 
par  ce  geste  bienveillant,  manifester  une  fois  de  plus  à  notre  illustre 
chancelier  toute  son  estime,  en  même  temps  que  sa  confiance  à  l'émi- 
nent  organisateur  et  réalisateur  du  grand  Congrès  mariai  d'Ottawa, 
de  1947. 

Nous  sommes  assurés  que  dans  sa  nouvelle  fonction,  celui  qu'on 
a  si  justement  surnommé  le  grand  archevêque  mariai  apportera  le 
même  zèle  et  la  même  piété  dans  la  préparation  et  la  mise  en  œuvre 
des  Congrès  eucharistiques  internationaux.  L'amour  de  la  Vierge  est 
inséparable  de  l'amour  de  l'eucharistie.  De  plus,  Son  Excellence  qui 
a  eu  l'insigne  avantage  d'assister  à  un  grand  nombre  de  congrès  en 
l'honneur  de  la  très  sainte  eucharistie  saura  mettre  cette  expérience 
au  profit  de  sa  nouvelle  charge,  lourde  de  responsabilités,  mais  com- 
bien importante  et  honorable  pour  celui  qui  vient  d'être  appelé  à 
en  prendre  la  direction.  Le  succès  obtenu  lors  du  Congrès  mariai 
laisse  bien  augurer  des  succès  à  venir. 

A  Son  Exe.  M'''  Alexandre  Vachon,  archevêque  d'Ottawa,  comte 
romain,  assistant  au  trône  pontifical,  grand  chancelier  de  l'Univer- 
sité et  président  du  Comité  des  Congrès  eucharistiques  internationaux, 
la  Revue  de  F  Université  d'Ottaiva  offre  ses  plus  respectueux  hom- 
mages. 

Le  t.  R.  p.  Léo  Deschatelets,  o.m.i. 

Le  6  juin  1925,  S.  Exe.  M^'  Joseph-Médard  Émard,  archevêque 
d'Ottawa  conférait  l'onction  sacerdotale  au  jeune  scolastique  oblat 
Léo  Deschatelets.  Le  nouveau  prêtre  laissait  entrevoir  que  sa  car- 
rière   serait    des    plus    fructueuse.      Nommé    professeur    au    Scolasticat 


376  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Saint-Joseph,  il  y  enseigna  ainsi  qu'à  l'Université  d'Ottawa  jusqu'en 
1939.  Il  occupa  pendant  plusieurs  années  le  poste  de  vice-doyen  de 
la  Faculté  de  Théologie. 

Ami  des  missions,  le  R.  P.  se  vie  confié  la  charge  du  cours  de 
missiologie  au  Scolasticat  et  joua  un  rôle  de  première  importance  dans 
l'organisation  des  Semaines  d'Etudes  missionnaires  du  Canada.  En 
1933,  il  assista  au  Congrès  international  de  l'Union  Missionnaire  du 
Clergé  à  Rome  et  en  1937  il  devenait  sous-secrétaire  du  conseil  géné- 
ral de  l'Union  Missionnaire  du  Clergé   à  Rome. 

De  retour  au  Canada,  il  était  nommé  supérieur  du  Scolasticat 
Saint-Joseph  et  à  la  fin  de  son  deuxième  triennat,  il  devenait  pro- 
vincial de  la  province  dite  du  Canada  est. 

Son  zèle,  ses  talents  d'administrateur,  sa  vertu,  le  portèrent  le 
1*'  mai  1947  à  la  tête  de  la  Congrégation  des  Missionnaires  Oblats 
de  Marie-Immaculée.  Depuis  son  élection  au  poste  de  Supérieur  géné- 
ral, le  T.  R.  P.  Deschatelets  a  mis  son  zèle  communicatif  au  service 
de  sa  Congrégation.  Les  nouvelles  œuvres  qu'il  a  entreprises  et  les 
nouvelles  missions  ouvertes  en  sont  un  témoignage  éloquent. 

Parmi  les  œuvres  chères  au  T.  R.  P.,  nous  devons  signaler  l'Uni- 
versité d'Ottawa  qu'il  veut  bien  prendre  sous  sa  haute  protection. 
Les  marques  d'estime  envers  l'Université  ne  se  comptent  plus.  Aussi 
en  cet  anniversaire,  la  Revue  de  V  Université  (T Ottawa  veut-elle  lui 
redire  son  admiration,  l'assurer  de  sa  plus  vive  reconnaissance  et 
lui  souhaiter  encore  de  nombreuses  années  à  la  tête  de  sa  famille 
religieuse    qu'il    dirige    avec   tant    de    compétence. 

Faculté  de  Médecine. 

L'honorable  Leslie  Frost,  premier  ministre  et  trésorier  de  la  pro- 
vince d'Ontario,  a  fait  voter  un  octroi  de  cent  vingt-cinq  mille  dol- 
lars pour  la  Faculté  de  Médecine.  C'est  la  troisième  subvention 
de  la  trésorerie  provinciale  en  faveur  de  l'Université.  En  1948, 
elle  octroyait  la  somme  de  deux  cent  cinquante  mille  dollars  pour 
la  construction  et  l'équipement  de  la  Faculté;  en  1949,  cent  mille 
dollars  devaient  subvenir  aux  dépenses  courantes.  L'Université  est 
particulièrement  reconnaissante  à  la  province  pour  sa  générosité  qui 
permet  de  maintenir  la  Faculté  à  un  niveau  des  plus  élevé. 


CHRONIQUE   UNIVERSITAIRE  377 

Le  rapport  du  T.  R.  P.  Recteur  pour  l'année  1948-1949,  montre 
avec  évidence  la  valeur  exceptionnelle  de  l'enseignement  qui  y  est 
départi.  Le  même  rapport  souligne  également  la  part  prise  par  les 
professeurs  aux  divers  congrès  scientifiques,  et  les  résultats  de  leurs 
recherches. 

Institut  d'Éducation  physique. 

Ce  nouvel  organisme  universitaire,  fondé  à  l'été  de  1949  et  rat- 
taché à  la  Faculté  des  Arts  ^,  jouit  déjà  d'une  excellente  renommée 
et  a  ajouté  plusieurs  cours  à  son  programme  d'études  qui  vient  d'être 
définitivement  approuvé  par  le  Sénat  académique  pour  toutes  les  années 
du  cours.  Durant  les  vacances,  l'Institut  offre  un  cours  de  quatre 
semaines  destiné  à  préparer  des  moniteurs  en  éducation  physique. 

Journées  mariales. 

Fondée  pour  unir  les  théologiens  canadiens  dans  l'étude  des  pro- 
blèmes de  théologie  mariale,  la  Société  canadienne  d'Etudes  mariales 
vient  de  tenir  à  l'Université  sa  deuxième  réunion  annuelle.  Les  rap- 
ports furent  lus  par  M.  l'abbé  Gagnon,  p.s.s.,  de  Montréal,  le  R.  P. 
H.-M.  Guindon,  s.m.m.,  de  Papineauville,  le  R.  P.  Bélanger,  o.m.i., 
doyen  de  la  Faculté  de  Théologie  de  l'Université  d'Ottawa  et  secrétaire 
de  la  Société,  M.  Auguste  Ferland,  p.s.s.,  de  la  Faculté  de  Théologie  de 
l'Université  de  Montréal  et  président,  ainsi  que  par  M.  Roger  Brien, 
directeur  de  la  revue  Marie. 

La  séance  de  clôture  eut  lieu  sous  la  présidence  de  Son  Exe. 
M^'  Alexandre  Vachon,  archevêque  d'Ottawa  et  fondateur  de  la  Société 
d'Etudes  mariales.  La  chorale  des  facultés  ecclésiastiques,  sous  la 
direction  du  R.  P.  Maurice  Giroux,  o.m.i.,  du  Séminaire  univer- 
sitaire, exécuta  des  pièces  de  polyphonie  classique. 

Doctorats  honorifiques. 

Lors  de  la  collation  des  grades  universitaires,  le  Sénat  universi- 
taire décerna  des  grades  honorifiques  à  quatre  personnages  de  marque. 
Son  Exe.  M.  Jean  Désy,  ambassadeur  du  Canada  en  Italie,  le  très 
honorable  Francis  Forde,  haut-commissaire  d'Australie  au  Canada, 
et     M^'    Adéodat     Chaloux,     es.,    supérieur     du    séminaire     diocésain 

1     Voir   Revue   de  VUniversité   d'Ottawa,    19    (1949),   p.   491. 


378  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

reçurent  le  titre  de  docteur  en  droit  tandis  que  Son  Honneur  E.-A. 
Bourque,  maire  d'Ottawa,  se  vit  décerner  le  doctorat  en  administra- 
tion d'affaires. 

École  de  Musique. 

Le  Chœur  Palestrina,  sous  la  direction  du  R.  P.  Jules  Martel, 
o.m.i.,  directeur  de  l'Ecole  de  Musique,  a  donné  un  concert  d'une 
haute  tenue  artistique  à  l'Ecole  technique  d'Ottawa.  Le  concert  a  été 
répété  au  gymnase  de  l'Université  à  l'intention  des  membres  du  clergé, 
des  communautés  religieuses  et  des  étudiants.  La  presse  locale  est 
unanime   à   louer  la  valeur   exceptionnelle   de  la  chorale. 

Le  Chœur  s'est  également  fait  entendre  au  Monument  national, 
à  Montréal,  sous  les  auspices  de  la  Société  du  Bon  Parler  français. 

Maison  des  Étudiants. 

Grâce  à  un  don  d'un  bienfaiteur  qui  désire  conserver  l'anony- 
mat, l'Université  vient  de  mettre  une  maison  à  la  disposition  des 
étudiants.  Ils  pourront  y  grouper  leurs  diverses  organisations  et 
avoir  un  lieu  de  réunion  plus  adéquat.  C'est  un  besoin  qui  se 
faisait  déjà  sentir  depuis   quelque  temps. 

BÉNÉDICTION    de    l'ÉDIFICE    DU    COLLEGE    NoTRE-DaME. 

Les  religieuses  de  la  Congrégation  de  Notre-Dame  qui  dirigent  le 
Collège  Notre-Dame,  affilié  à  l'Université,  viennent  de  terminer  l'amé- 
nagement du  Collège  dans  de  nouveaux  locaux,  entièrement  séparés  du 
couvent  de  la  rue  Gloucester.  La  bénédiction  du  nouvel  édifice  a 
été  faite  par  S.  Exe.  M^'  Alexandre  Vachon,  archevêque  d'Ottawa,  le 
dimanche   douze  mars  dernier. 

La  Société  thomiste. 

La  Société  thomiste  a  terminé  son  année  académique  par  deux 
nouveaux  rapports  lus  par  le  R.  P.  Richard  Mignault,  o.p.,  profes- 
seur au  Studium  Générale  des  RR.  PP.  Dominicains  et  le  R.  P. 
Fernand  Jette,  o.m.i.,  du  Scolasticat  Saint-Joseph  et  secrétaire  de 
l'Institut  de  Missiologie.  Les  conférenciers  ont  traité  respectivement 
des  sujets  suivants:   La  vie  philosophique  et  Missiologie  et  théologie. 


CHRONIQUE    UNIVERSITAIRE  379 

Publications. 

Les  Éditions  de  l'Université  viennent  de  publier  trois  volumes: 
ils  portent  les  n^  33,  34  et  35  dans  la  série  des  Publications  sériées. 
Dans  un  ouvrage  de  264  pages,  le  R.  P.  Napoléon  Boutin,  o.m.i., 
traite  de  la  Pénitence,  le  plus  Humain  des  Sacrements,  Une  lettre- 
préface  très  élogieuse  de  M.  l'abbé  R.  Fournier,  p.s.s.,  supérieur  du 
Grand  Séminaire  de  Montréal  et  doyen  de  la  Faculté  de  Théologie 
de  l'Université  de  Montréal,  présente  le  livre.  Qu  est-ce  que  la  Mis- 
siologie  ?  De  Vunité  scientifique  en  missiologie,  tel  est  le  sujet  de 
l'ouvrage  du  R.  P.  Fernand  Jette,  o.m.i.,  professeur  à  l'Institut  de 
Missiologie.  Dans  un  volume  intitulé  Hull,  1800-1950,  M.  Lucien 
Brault,  professeur  à  la  Faculté  des  Arts,  retrace  l'histoire  de  la  ville 
de  Hull. 

Catholic   Information   Services. 

Le  Centre  catholique  de  l'Université,  qui  ne  manque  aucune  occa- 
sion de  diffuser  la  doctrine  catholique  dans  tous  les  milieux,  vient 
d'inaugurer  un  nouveau  service  sous  le  nom  de  Catholic  Information 
Services  (C.I.S.).  Le  Centre  catholique  veut  ainsi  renseigner  les  non- 
catholiques  sur  les  croyances  des  catholiques.  L'enseignement  est 
diffusé  sous  forme  de  cours  par  correspondance.  Une  salle  de  lec- 
ture  aménagée  à  l'édifice  du   Centre  complète  la   documentation. 

Institut  interaméricain. 

L'Institut  inter  américain,  dirigé  par  M.  Marcel  Roussin,  a  brillam- 
ment terminé  son  année  académique  par  une  causerie  de  M.  Charles 
Fenwick,  spécialiste  en  droit  international  et  directeur  du  départe- 
ment de  droit  international  de  l'organisation  des  Etats  américains 
à  Washington.  A  l'occasion  de  la  journée  panaméricaine,  l'éminent 
conférencier,  présenté  par  le  R.  P.  Georges  Simard,  o.m.i.,  a  parlé 
du  progrès  accompli  depuis  vingt-cinq  ans  dans  le  domaine  de  la 
coopération  interaméricaine. 

Cours  d'été. 

Durant  les  vacances,  l'Université  offre  des  cours  conduisant  au 
baccalauréat    es    arts    ainsi    qu'aux    baccalauréats    avec    spécialisation 


380  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

et  aux  grades  supérieurs  de  l'Ecole  des  Gradués.  Trente  matières 
seront  enseignées  au  cours  des  sous-gradués  et  vingt-sept  aux  cours 
supérieurs  dans  les  sections  d'Histoire,  de  Littérature,  de  Psychologie, 
d'Education  et  de  Philosophie.  L'Institut  d'Education  physique  et 
l'Institut  Est  et  Sud  européen  donnent  également  des  séries  de  cours. 
Le  nouveau  cours  de  français  destiné  aux  étudiants  de  langue  anglaise 
(quatre  heures  chaque  matinée)    sera  certainement  très  populaire. 

Faculté  de  Philosophie. 

Le  R.  P.  Gérard  Gagnon,  o.m.i.,  du  Séminaire  universitaire  et 
professeur  à  la  Faculté  de  Philosophie,  a  été  délégué  au  congrès 
annuel  de  l' American  Catholic  Philosophical  Association  tenu  à  Saint- 
Paul,  Minnesota.  Le  R.  P.  Roméo  Trudel,  o.m.i.,  doyen,  a  été  invité 
à  donner  le  sermon  de  circonstance  en  l'église  Saint- Jean-Baptiste 
d'Ottawa  à  l'occasion  de  la  fête  de  saint  Thomas  d'Aquin.  Selon 
la  tradition,  la  Saint-Thomas  a  été  fêtée,  cette  année,  au  Collège 
Dominicain. 

La  Faculté  a  été  heureuse  d'accueillir  un  nouveau  professeur 
dans  la  personne  du  R.  P.  Clemens  Stroïck,  o.m.i.,  de  la  province 
d'Allemagne.  Le  R.  P.  diplômé  en  sciences  médiévales,  de  l'Univer- 
sité de  Bonn,  est  chargé  du  cours  d'histoire  de  la  philosophie  médié- 
vale et  d'un  cours   de  texte. 

Le  trophée  Villeneuve  a  l'Université. 

Lors  du  débat  interuniversitaire  tenu  au  cours  du  printemps,  nos 
étudiants  ont  vaincu  les  équipes  des  universités  Laval  et  de  Montréal. 
Messieurs  Rosaire  Beaulé  de  la  Faculté  des  Arts,  Raymond  Boily, 
Benoît  Garceau  et  Jean-Marie  Déry,  ces  trois  derniers  de  la  Faculté 
de  Philosophie  assurèrent  le  triomphe  de  l'Université.  On  se  souvient 
que  le  trophée  a  été  offert  par  le  regretté  cardinal  Jean-Marie  Rodrigue 
Villeneuve,  o.m.i.,  archevêque  de  Québec.  C'est  la  septième  fois  que 
nos  étudiants  remportent  ce  trophée. 

S.  Exe.  M^'  l'Archevêque  au  déjeuner-causerie  de  la  Faculté  de 

MÉDECINE. 

À  la  suite  d'une  cérémonie  religieuse  dans  la  chapelle  de  l'Uni- 
versité,  au   cours    de   laquelle   les   étudiants   en   médecine   firent   leur 


CHRONIQUE    UNIVERSITAIRE  381 

communion  pascale,  S.  Exe.  M^"^  le  Chancelier  adressa  la  parole  au 
cours  d'un  déjeuner-causerie.  Présenté  par  MM.  Jean  Leduc  et  Frank 
Ellis,  M^"^  Alexandre  Vachon  prononça  une  causerie  sur  l'euthanasie. 
Le  sujet  est  devenu  très  actuel  à  la  suite  de  la  sentence  rendue 
dans  deux  célèbres  procès  aux  Etats-Unis  et  dans  la  province  d'Ontario. 

Travaux  et  conférences. 

Le  R.  P.  Gustave  Sauvé,  o.m.i.,  chef  du  Secrétariat  de  l'Associa- 
tion d'Education  d'Ontario,  de  retour  d'un  voyage  en  Europe  où 
il  visita  notamment  la  France,  l'Espagne  la  Suisse,  le  Portugal  et 
l'Italie  a  été  invité  à  prononcer  plusieurs  causeries,  en  particulier 
au  club  social  B.S.C.  et  au  Richelieu  Ottawa-Hull. 

Il  parla  également  aux  membres  du  Cercle  Saint-Luc,  groupant 
les  étudiants  de  langue  française  de  la  Faculté  de  Médecine  de  l'Uni- 
versité, sur  Le  prix  de  notre  foi. 


Bibliographie 


Comptes  rendus  bibliographiques 


Jacques  Leclercq.  —  Le  Problème  de  la  Foi.  Tournai,  Casterman,  1949. 
18   cm.,   84   p. 

Il  est  question,  dans  cet  opuscule  dont  le  titre  complet  est  Le  problème  de 
la  foi  dans  les  milieux  intellectuels  du  XX*  siècle,  non  de  la  théologie  de  la  foi, 
qui  analyse  la  nature  intrinsèque  de  la  foi  et  détermine  l'action  divine  qu'elle 
requiert,  mais  du  problème  de  la  foi,  qui  cherche,  au  point  de  vue  humain, 
les  motifs  de  la  foi.  Le  chanoine  Leclercq,  professeur  à  l'Université  de  Louvain, 
pose  ce  problème  dans  des  perspectives  nouvelles,  il  considère  la  manière  dont 
le  christianisme  se  présente  à  l'esprit  moderne  et  il  étudie  diverses  sources  de 
trouble    pour    la    foi. 

Ayant  expliqué  la  psychologie  de  la  foi,  qui  est  une  confiance  dans  le 
Christ  vivant,  une  adhésion  vitale  qui  engage  l'homme  tout  entier,  il  insiste  sur 
les  motifs  qui  déclanchent  la  foi:  à  savoir,  l'ascendant  de  la  personne  du  Christ 
et  le  lien  de  l'Église  avec  le  Christ.  Puis,  il  expose  l'importance  des  disposi- 
tions  morales   et   d'une   ascèse   pour   conduire   à   la   foi   et  pour  la   conserver. 

Dans  un  chapitre  sur  La  foi  et  la  méthode  scientifique,  il  discute  des  rap- 
ports entre  la  connaissance  scientifique  et  les  convictions  religieuses,  précise  le 
but  de  la  recherche  scientifique,  indique  comment  le  savant  et  le  philosophe 
envisagent  la  vérité,  et  montre  que  «  la  science  cerne  la  foi,  comme  elle  cerne 
la    philosophie,    c'est-à-dire    qu'elle    élimine    les    mauvaises    raisons    de    croire  ». 

Enfin,  il  traite  de  la  foi  dans  le  chrétien  de  naissance,  qui  arrive  à  l'âge 
adulte  avec  les  convictions  préétablies;  il  met  en  garde  contre  une  acceptation 
non  vécue  des  doctrines  religieuses  et  contre  un  enseignement  trop  cérébral  qui 
sépare  la  doctrine  de  la  vie,  et  il  explique  que  la  foi,  que  ce  soit  au  commen- 
cement de  sa  vie  ou  plus  tard  qu'on  la  reçoive,  est  un  bienfait  qu'il  faut  appré- 
cier à  sia  juste  valeur,  auquel  il  faut  tenir  et  dont  il  faut  se  servir  pour  trans- 
former  sa   vie. 

L'autorité  indiscutable  du  chanoine  Leclercq  nous  dispense  d'ajouter  que 
cet  ouvrage   serait  très  utile   à  toute  personne   qui  voudrait  vérifier   ses   croyances. 

Henri  Saint-Denis,  o.m.i. 

«  4:  4: 

Jacques  Leclercq.  —  Le  Mariage  chrétien.  Tournai,  Casterman,  1949.  20  cm., 
214  p. 

Le  chanoine  Leclercq,  professeur  à  l'Université  de  Louvain,  est  parmi  les 
théologiens  contemporains  qui  comprennent  parfaitement  les  préoccupations  de 
l'esprit  moderne  et  qui  savent  le  mieux  exposer  les  questions  religieuses  à  notre 
génération.     On  a  dit  de  ses  nombreux  livres  qu'ils  étaient  écrits  «  les  deux  pieds 


BIBLIOGRAPHIE  383 

sur  la  terre  et  la  tête  dans  le  Ciel  ».  Le  présent  ouvrage,  qu'on  pourrait  appeler  la 
mystique  (dans  son  sens  précis)  du  mariage  et  qui  est  un  des  «  Cahiers  de  la 
Revue  Nouvelle  »,  n'est  certes  pas  écrit  pour  les  enfants,  mais  pour  des  chré- 
tiens adultes.  Il  donnera,  à  ceux  qui  sont  déjà  mariés  ou  qui  se  préparent  au 
mariage,  une  prise  de  conscience  du  caractère  sacramentel  de  cet  état  de  vie,  et 
leur  indiquera  la  voie  de  la  sainteté  par  l'union  conjugale.  Le  mariage  y  est 
étudié  sous  tous  ses  aspects:  à  savoir,  sentimental,  social,  économique,  psycho- 
logique,  moral  et  religieux. 

Un  des-  huit  chapitres  traite  des  enfants,  qui  à  leur  insu  stimulent  les  époux 
à   la    grandeur   et    qui    ont   besoin    d'un   foyer    où    les    époux    s'aiment   l'un   l'autre. 

On  y  voit  comment  le  sacrement  vient  perfectionner  l'amour  naturel  et  même 
l'amour  charnel  «  dont  la  noblesse  et  la  pureté  dépendent  de  l'amour  spirituel 
qu'il  manifeste  ».  Il  y  a  des  pages,  qui  rivalisent  de  franchise  et  de  délicatesse, 
sur  la  chasteté  conjugale.  À  plus  d'une  reprise,  on  s'attendrait  à  ce  qu'il  men- 
tionne la  méthode  Ogino-Knaus,  mais  il  semble  qu'il  ait  délibérément  évité  d'en 
parler. 

C'est  un  ouvrage  de  fine  psychologie  et  de  haute  spiritualité,  qui  trace  un 
programme  de  vie  intérieure  à  deux  et  d'entre-aide  spirituelle,  qui  conseille  la 
vertu  de  pauvreté  dans  le  mariage  et  qui  favorise  l'établissement  et  le  dévelop- 
pement de  foyers  chrétiens.  On  ne  saurait  donner  de  meilleures  directives  à 
ceux  qui  veulent  s'acheminer  au  ciel  la  main  dans  la  main  et  qui  ne  demandent 
pas  seulement  à  Dieu  de  bénir  leur  union  mais  qui  veulent  mettre  Dieu  dans 
leur  union. 

Henri  Saint-Denis,  o.m.i. 


Cahiers  LaënneCy  n***  3  et  4.  Les  Guérisons  de  Lourdes.  Paris,  Lethielleux, 
1948.     Deux  fascicules   de   19   cm.   et  48   pages   chacun. 

On  sait  que  depuis  huit  ans  les  Cahiers  Laënnec  sont  publiés,  à  raison  de 
quatre  livraisons  par  année,  par  le  Centre  de  Recherches  et  de  Déontologie  médi- 
cale du  Mouvement  international  des  Intellectuels  catholiques.  Les  Cahiers  3  et 
4  de  1948  déterminent,  en  regard  des  nouvelles  techniques  d'investigation  et  de 
la  thérapeutique  actuelle,  les  conditions  scientifiquesi  que  l'on  est  en  droit  d'exiger 
de  tout  dossier  médical  dans  l'enquête  préalable  à  la  déclaration  faite  par  les 
autorités    ecclésiastiques    compétentes,   lors    d'une    guérison    extraordinaire. 

Sept  médecins  éminents,  dont  plusieurs  ont  été  chefs  de  clinique  dans  les 
hôpitaux  de  Paris,  apportent  des  études  isur  le  rôle  du  médecin  dans  la  consta- 
tation des  miracles.  Après  avoir  scruté  les  archives  du  Bureau  des  Constatations 
de  Lourdes,  ces  spécialistes  nous  donnent  des  descriptions  savantes  et  détaillées 
d'affection  oculaires,  neurologiques  ou  ostéo-articulaires,  de  maladies  de  l'appareil 
digestif  et  de  tuberculose  pulmonaire,  qui  ont  été  guéries  surnaturellement,  et  ils 
soumettent  un  certain  nombre  de  cas  concrets  à  une  analyse  sévère.  Comme 
le  dit  un  des  médecins:  «  Si,  pour  les  besoins  de  la  cause,  nous  avons  en  quel- 
que sorte  joué  le  rôle  de  l'avocat  du  diable,  croyez  bien  que  ne  nous  visions  qu'un 
seul  but  :  faire  éclater  la  vérité.  »  Et  un  autre  d'écrire  :  «  Alors  qu'on  cesse  de 
nous  parler  de  «  psychose  collective  »  ou  «  d'action  radio-active  des  eaux  de  la 
fontaine  »  ou  «  de  choc  émotif  par  balnéation  froide  »,  pour  ne  retenir  que  la 
seule    prière    du    malade    ou    de    son    entourage    comme    unique    élément    toujours 


384  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

« 

retrouvé   à   l'origine   des   guérisons;    et   c'est  bien  en   cela   que   se   situe  l'interven- 
tion divine.  » 

Cet  ouvrage  d'une  «grande  valeur  apologétique  contient  aussi  une  belle  étude 
théologique  sur  l'idée  chrétienne  du  miracle,  une  courte  bibliographie  médicale 
sur  Lourdes,  un  extrait  d'un  discours  de  S.S.  Pie  XII  aux  chirurgiens  et  un 
compte-rendu  de  la  récente  Rencontre  de  Pontoise.  Cette  rencontre  interna- 
tionale des  étudiants  en  médecine,  convoquée  sous  les  auspices  de  Pax  Romana, 
réunissait,  l'été  dernier,  près  de  Paris,  environ  80  représentants  de  plus  de  trente 
pays  des  quatre  coins  du  monde.  Il  est  inexplicable  et  tout  à  fait  déplorable 
que  le  Canada,  qui  compte  un  grand  nombre  d'étudiants  catholiques,  y  ait  brillé 
par  son  absence  .  .  . 

Henri   Saint-Denis,   o.m.i. 

s!:  *  * 

Etienne  de  Greeff.  —  Nos  Enfants  et  Nous.  Tournai,  Casterman,  1948.  20  cm., 
248  p. 

Cet  ouvrage,  de  la  collection  «  Cahiers  de  la  Revue  Nouvelle  »,  n'est  pas 
seulement  d'un  professeur  d'université  et  d'un  homme  de  science,  mais  d'un  méde- 
cin praticien  et  d'un  père  de  famille.  L'auteur  est  un  des  rares  psychiatres  qui 
puisse  être  opposé  à  Freud  sur  le  plan  même  où  Freud  s'était  placé.  Il  sait 
l'importance  de  l'inconscient  dans  la  psychologie  enfantine,  mais  par  ailleurs 
son  humanisme  intégral  de  bon  aloi  lui  fait  éviter  les  écueils  où  vont  s'échouer 
la  plupart  des  psychanalistes. 

Les  parents,  qui  sont  les  éducateurs  naturels  de  l'enfant,  y  trouveront  une 
foule  de  conseils  qui  les  aideront  dans  leur  tâche  irremplaçable,  et  ils  seront 
stimulés  à  façonner  le  milieu  familial  normal  et  honnête,  qui  est  le  milieu  péda- 
gogique idéal  et  nécessaire.  L'auteur  distingue  entre  le  milieu  imposé,  le  milieu 
trouvé,   c'est-à-dire  l'école,  et  milieu  accepté   ou   recherché   ou  choisi. 

L'ouvrage  pétille  de  phrases  qui  mériteraient  d'être  des  aphorismes,  ainsi: 
«  Moins  la  formation  morale  des  parents  est  poussée,  plus  les  dispositions  capri- 
cieuses tendent  à  remplacer  les  véritables  buts  de  l'éducation  »,  et  «  la  préoc- 
cupation à  se  compléter  dans  ses  enfants  ne  peut  que  mener  dans  la  plupart 
des    cas    à    des    exagérations    ou    des    erreurs  ». 

L'auteur  démontre  que  les  premières  fixations  de  l'enfant  s'opèrent  bien  plus 
tôt  qu'on  ne  pense,  et  il  étudie,  sous  tous  ses  angles,  le  développement  de 
l'enfant  jusqu'à  cinq  ans,  ajoutant  qu'on  «  peut  prévoir,  dès  cet  âge,  le  drame 
de  sa  vie  future  ».  Il  est  question  de  la  formation  des  perceptions,  des  émotions, 
du  langage,  des  vertus,  de  l'éducation  de  la  pudeur,  en  particulier,  ainsi  que  du 
développement  religieux.  Dans  un  chapitre  sur  «  le  monde  de  l'enfant  de  6  à 
12  ans,  »  il  trace  l'évolution  de  son  sens  moral  et  le  rôle  formatif  de  Dieu  et  de 
la  personnalité  du  Christ  dans  l'épanouissement  moral  de  l'enfant,  et  il  affirme 
que  «  vers  12  ans  l'enfant  est  parvenu  à  un  stade  d'autonomie  morale  plus  ou 
moins   parfait  ». 

Les  trois  derniers  chapitres  du  livre  portent  sur  l'adolescent,  qui  apparaît 
comme  un  mélange  d'insubordination  et  de  suggestibilité,  qui  fait  de  lui  «  le 
gibier   de   choix   des   nouvelles   idoles  ». 

L'ouvrage  du  docteur  de  Greefî  contribuera  beaucoup  à  résoudre  l'énigme 
qu'est  l'enfant,  cet  inconnu,  que  la  plupart  des  grandes  personnes,  y  inclus  les 
parents   eux-mêmes,  parviennent   rarement   à    comprendre. 

Henri  Saint-Denis,  o.m.i. 


BIBLIOGRAPHIE  385 

R.  Savatier.  —  La  Responsabilité  médicale.  Paris,  Lethielleux,  1948.  19  cm., 
86  p. 

Cet  ouvrage  fortement  documenté,  qui  fait  partie  de  la  Collection  du  Centre 
d'Etude  Laënnec,  reproduit  le  texte  de  trois  conférences  données,  à  Louvain,  par 
le  célèbre  professeur  à  la  Faculté  de  Droit  de  Poitiers.  L'auteur  reconnaît  la 
difficulté  pour  les  magistrats,  qui  ne  sont  pas  des  techniciens  de  la  science 
médicale,  de  s'immiscer  dans  la  médecine,  en  vue  de  juger  la  responsabilité  des 
médecins,  et  il  rappelle  et  explique  l'arrêt  de  principe  que  voici  :  «  Le  médecin 
ne  répond,  en  dehors  de  la  négligence  ou  de  l'imprudence  que  tout  homme  peut 
commettre,  que  si,  eu  égard  à  l'état  de  la  science,  ou  aux  règles  consacrées  de 
la  pratique  de  son  art,  l'imprudence,  l'inattention  ou  la  négligence  qui  lui  sont 
imputées,  révèlent  une  méconnaissance  certaine  de  ses  devoirs.  »  Lorsqu'il  traite 
de  l'humanisme  médical,  expression  qu'il  préfère  au  mot  déontologie,  et  de 
la  responsabilité  civile  du  médecin,  il  analyse  la  nature  du  contrat  médical  et 
indique  les  droits  du  malade  à  la  vérité  et  au  respect  de  sa  liberté  et  de  sa 
conscience  morale.  Puis,  il  étudie  la  responsabilité  à  chaque  étape  de  la  pra- 
tique médicale,  à  savoir  prophylaxie,  diagnostic,  traitement,  chirurgie,  etc.  Il 
est  aussi  question  de  la  double  responsabilité  du  médecin  au  service  du  malade 
et  au  service  de  la  société,  ainsi  que  de  l'élément  de  droit  public  dans  tout 
contrat  médical. 

Tout  en  s'en  tenant  à  l'aspect  légal,  l'auteur  a  des  pages  très  judicieuses  sur 
la  conscience  médicale,  sur  le  médecin  de  famille,  le  médecin  fonctionnaire,  l'eu- 
génisme,  l'hypnose,   l'insémination    artificielle,   la   narco-analyse,    etc. 

Ce  petit  livre  substantiel  sera  lu  avec  profit  par  les  juristes,  qui  peuvent 
être  appelés  à  se  prononcer  sur  la  responsabilité  d'un  médecin,  par  les  médecins 
eux-mêmes,  qui  doivent  les  premiers  respecter  «  le  sacerdoce  médical  »  et  à  qui 
il  est  bon  parfois  de  rappeler  leur  devoir  envers  ceux  qu'il  s'engagent  à  soigner, 
et  par  le  grand  public,  les  malades  actuels  ou  potentiels,  qui  auraient  tout  à 
gagner  d'être  renseignés  sur  l'étendue  de  leurs  droits  à  l'égard  des  médecins  à 
qui  ils  se  confient. 

Henri  Saint-Denis,  o.m.i. 

1):  4:  « 

Etienne  de  Greeff.  —  Ames  criminelles.  Tournai,  Castermann,  1949.  20  cm., 
260  p. 

Dans  cet  ouvrage,  qui  fait  partie  de  la  collection  «  Lovanium  »,  le  docteur 
de  Greefï,  professeur  à  l'Ecole  des  Sciences  cirminelles,  à  Louvain,  donne  le 
fruit  de  ses  vingt  ans  d'expérience  comme  médecin  anthropologue  dans  l'admi- 
nistration  pénitentiaire   de   la   Belgique. 

Avec  une  acuité  psychologique  remarquable,  il  décrit  le  processus  d'anesthésie 
morale,  qu'il  appelle  «  criminogène  »,  par  lequel  le  criminel  semble  passer  et 
qui  restreint  sa  liberté,  au  point  que  l'auteur  peut  écrire,  à  la  page  9  :  «  Quoi 
qu'en  disent  les  bien-pensants,  les  criminels  ne  sont  pas  libres  de  tuer  ou  de  ne 
pas  tuer.  »  Cette  phrase  qui  doit  surprendre  devient  moins  effarante  dans  son 
contexte. 

Ce  livre  projette  une  vive  lumière  non  seulement  sur  le  problème  crimino- 
logique,  qui  est  beaucoup  plus  complexe  qu'on  ne  l'imagine,  mais  aussi  sur  le 
mystère  de  l'âme  humaine  en  général.  Il  analyse  la  réaction  de  l'honnête  homme 
devant   le    crime,   et   tâche    de   pénétrer   dans   l'esprit   du   magistrat    qui    s'apprête    à 


386  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

prononcer  une  sentence.  Il  dépouille,  pour  notre  instruction,  les  dossiers  détail- 
lés de  plusieurs  cas  concrets  et  étudie  la  personnalité  criminelle  à  l'aide  de 
statistiques    anthropologiques    recueillies    dans    les    prisons. 

Le  rôle  de  l'alcool  dans  la  genèse  de  bien  des  actes  délictueux,  les  rapports 
énigmatiques  de  certaines  formes  de  criminalité  avec  la  vie  instinctive,  et  la  com- 
paraison des  facteurs  sociaux  (milieu,  occasions)  et  des  facteurs  pathologiques 
(tares,  obsessions)  de  la  criminalité  sont  l'objet  de  fines  et  profondes  observa- 
tions. Enfin,  sous  le  titre  de  Niveau  intellectuel  et  criminalité,  il  a  soin  d'éviter 
les  généralisations  d'usage  et  arrive  à  des  conclusions  nuancées.  Ses  réflexions 
finales  sur  la  probatian  et  la  rééducation  nous  le  révèlent  comme  un  expert 
en   criminologie,   un  psychiatre   averti,   un   psychologue    spiritualiste    et   un   homme 

de  cœur. 

Henri  Saint-Denis,  o.m.î. 


Louis  Dupraz.  —  Contribution  à  l'Histoire  du  Eegnum  Francorum  pendant 
le  Troisième  Quart  du  VIP  Siècle  (656-680)  —  [  Titre  de  la  couverture  :  Le 
Royaume  des  Francs  et  l'Ascension  politique  des  Maires  du  Palais  au  Déclin  du 
VIV  Siècle  (656-680)  ].  BVibourg  en  Suisse,  Imprimerie  Saint-Paul,  1948.  24  cm. 
426  p.,  3   annexes:    1   planche,   1   tableau   généalogique,   1   carte   géographique. 

L'ouvrage  de  M.  Dupraz  présente  quatre  études  particulières:  1°  Le  diplôme 
de  Lothaire  V^  du  21  octobre  843  et  le  diplôme  de  Clotaire  III  concédant  l'im- 
munité au  monastère  de  Saint-Denis  (660-662).  Ce  dernier  diplôme  est  aujourd'hui 
perdu.  L'A.  essaie  de  reconstituer  une  partie  du  dispositif,  en  partant  des  diplômes 
postérieurs  de  confirmation.  2°  La  succession  de  Sigebert  III  et  la  chronologie 
royale  mérovingienne  dans  les  années  656  à  662.  C'est  dans  ce  court  espace 
que  l'on  doit  placer  le  règne  de  Dagobert  II,  fils  légitime  de  Sigebert  III;  puis 
ce  que  l'on  a  appelé  le  coup  d'état  de  Grimoald;  puis  l'accession  au  trône  de 
Childebert,  fils  selon  le  sang  de  Grimoald  et  adopté  légitimement  par  Sigebert  III; 
puis  la  destruction  de  Grimoald  et  la  disparition  de  son  fils  Childebert;  un  court 
interrègne  puis  l'accession  au  trône  d'Austrasie  de  Chiidéric  II,  fils  de  Clovis  II 
et  de  la  reine  Balthilde.  3°  Les  Mérovingiens  de  Neustrie  et  l'ouverture  de  la 
succession  de  Sigebert  III  d'Austrasie  (V  février  656).  Dans  ce  chapitre,  l'A. 
étudie  les  répercussions  qu'eurent  en  Neustrie  les  événements  qui  se  passèrent 
en  Austrasie  de  656  à  662.  Les  Neustriens,  reconnaissent  passagèrement,  sans  enthou- 
siasme toutefois,  la  régularité  du  titre  de  Childebert  l'adoptif.  Mais  bientôt, 
ils  tendent  un  piège  à  Grimoald  et  le  mettent  à  mort.  Childebert  disparaît 
dans  un  court  intervalle,  sans  que  l'on  sache  trop  comment.  Durant  l'inter- 
règne qui  précède  l'avènement  de  Chiidéric  II,  c'est  effectivement  la  reine  Balthilde 
qui  gouverne  au  nom  de  son  fils  aîné,  Clotaire  III.  4°  Le  coup  d'Etat  de 
Grimoald,  fils  de  Pépin  l'Ancien  (660-662).  L'auteur  donne  une  interprétation 
personnelle  et  nouvelle  de  fameux  coup  d'État.  A  proprement  parler,  il  n*y 
eut  pas  de  coup  d'État.  Sigebert  III  adopta  comme  héritier,  au  cas  où  il  n'aurait 
pas  de  fils,  Childebert,  fils  de  Grimoald,  le  maire  du  palais  d'Austrasie.  Puis  le 
roi  a  un  fils,  qui,  à  la  mort  de  son  père,  règne  sous  le  nom  de  Dagobert  II.  Le 
jeune  roi  est  exilé  en  Irlande,  non  seulement  à  l'instigation  de  Grimoald,  mais 
à  celle  des  Mérovingiens  de  Neustrie.  Ceux-ci  croient  pouvoir  réaliser  l'unifica- 
tion du  Regnum  Francorum  en  réunissant  de  nouveau  l'Austrasie  à  la  Neustrie. 
Mais    Grimoald    établit    son    fils    Childebert    sur    le    trône    d'Austrasie,    ce    que    les 


BIBLIOGRAPHIE  387 

Austrasiens  ont  considéré  comme  une  accession  régulière.  Le  règne  dura  peu. 
Les  Neustriens  prirent  Grimoald  à  un  piège  et  le  firent  périr.  Childebert  dispa- 
rut peu  après. 

Le  livre  de  M.  Dupraz  est  extrêmement  dense,  fortement  documenté,  d'un 
al)ord  peut-être  pas  absolument  facile.  On  aimerait  signaler  ici,  sans  prendre 
position  sur  un  problème  ou  les  historiens  se  séparent  encore  trop  nettement, 
l'étude  diplomatique  très  détaillée  par  l'immunité  mérovingienne  (p.  29  et  suir.) . 
L'immunité  n'était  point  constitutive  d'un  droit  personnel  (contre  Kroell),  ni 
d'un  droit  réel  (contre  Levillain).  Elle  n'était  pas  directement  l'exemption  fiscale, 
mais  «  elle  donnait  à  l'immuniste  un  statut  juridique  de  droit  public  privilégié 
qui  informait  les  biens-fonds  de  l'immuniste  d'une  propriété  légale  exceptionnelle, 
l'exemption  .  .  .  Dans  tout  précepte,  l'assentiment  ou,  plus  exactement,  la  déci- 
sion est  la  partie  essentielle  du  dispositif;  l'ordre  aux  fonctionnaires,  que  certains 
diplomatistes  dénomment,  dans  les  auctoritates  immunitatum,  la  clause  d'exclusion, 
est  un  corollaire  de  l'immunité  et  de  l'exemption»  (p.  387).  Nous  mentionnons 
oe  problème  comme  étant  le  plus  considérable  du  volume  aux  points  de  vue  juri- 
dique et  diplomatique.  On  lira  également  avec  un  grand  intérêt  l'étude  de  l'A. 
sur  les  expressions  factum^  datum,  exemplaria  (p.  120-130).  On  trouvera  à  la 
deuxième  annexe  le  tableau  généalogique  des  Mérovingiens  selon  les  travaux 
de   Levison,   Krush   et   d'après   l'étude   de    l'auteur  lui-même. 

L'A.  a  réussi  à  poursuivre  la  rédaction  de  son  ouvrage  «  à  temps  perdu  » 
(p.  7).  Ce  «  fruit  tardif  »  est  dû  à  l'enthousiasme  pour  le  haut  moyen  âge  «  uni 
à  l'attrait  qu'ont  la  sérénité  et  la  douceur  des  choses  pasisées  »  (p.  8).  De 
l'histoire  des  choses  passées,  M.  Dupraz  a  su  étudier  une  tranche  extrêmement 
difficile  avec  un  sens  critique  sévère  joint  à  un  flair  très  judicieux. 

Paul-Henri   Lafontaine,   o.m.i. 


John  L.  LaMonte.  —  The  World  of  the  Mirf  ^^e  Ages.  A  Reorientation  of 
Medieval  History.  New  York,  Appleton-Century-Crofts,  [  1949  ].  24  cm.,  xxi-827  p., 
8  pis.,  18  c.  géogr.,  25  tables  généalog. 

M.  John  L.  LaMonte,  professeur  à  l'Université)  de  Pennsylvanie,  dont  la  compé- 
tence d'historiographe  est  bien  établie,  livre  au  grand  public  le  fruit  de  vingt- 
cinq  années  de  professorat.  Plus  de  onze  siècles  d'histoire  médiévale  en  une 
vaste  synthèse  qui  ne  le  cède  en  rien  aux  meilleurs  ouvrages  du  genre.  Et  ce 
n'est  pas  un  mince  mérite  quand  on  sait  les  difficultés  auxquelles  s'exposent  de 
telles  entreprises.  Tel  ne  réussira  qu'à  monter  un  squelette  d'histoire  trop  dépourvu 
de  cette  musculature  que  «ont  les  faits,  quitte  à  leur  substituer  une  parure,  plus 
ou  moins  heureusement  ajustée,  de  réflexions  personnelles.  Un  autre  dévelop- 
pera outre  mesure  une  période  particulière  au  détriment  d'aspects  pourtant  essen- 
tiels; ou  encore  attachera  une  même  importance  à  tous  les  événements  sans 
tenir  compte  de  cette  première  loi  de  la  synthèse  historique  ainsi  formulée  par 
Belloc:  «Truth  lies  in  proportion»  {Crisis  of  Civilisation,  p.  12).  Nous  croyons 
que  l'A.   a   réussi   à   surmonter   tous   ces   obstacles,   et   non   sans   élégance. 

The  World  of  the  Middle  Ages  offre  quelque  800  pages  d'un  texte  bien 
étoffé  de  faits  ou  de  descriptions  immédiatement  basées  sur  eux.  Texte  dense, 
sans  considérations  étrangères  à  la  matière  historique.  Texte  toutefois  suffisam- 
ment jalonné  de  titres  et  de  sous-titres  précis   pour  permettre  au  lecteur  de   pren- 


388  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

dre  haleine  et  de  s'orienter  lui-même.  Des  caries  géographiques  nombreuses, 
des  tableaux  généalogiques  et  des  listes  dynastiques  distribués  dans  le  texte  ou 
donnés  en  appendice  rendront  d'inappréciables  services  car,  à  certains  moments, 
l'histoire  voyage  beaucoup  et  des  dynasties  défilent  rapidement:  c'est  inévitable 
dans   une    synthèse,   et   surtout   une   synthèse   médiévale. 

L'âge  médiéval  de  M.  LaMonte  s'étend  du  IV^  siècle  jusqu'à  la  fin  du 
XV%  et  il  couvre  l'Europe  entière,  orientale  aussi  bien  qu'occidentale.  Ce  n'est 
donc  pas  uniquement  une  histoire  de  la  chrétienté.  Dans  les  deux  premiers 
livres  surtout,  l'A.  a  largement  étudié  les  civilisations  byzantine,  musulmane 
et  slave.  Note  d'intégrité  qu'il  faut  signaler,  d'autant  plus  que  l'A.  la  considère 
comme  la  caractéristique  principale  de  sa  synthèse,  elle  correspond  à  ce  qu'il 
annonce    au    sous-titre    de    son    ouvrage:    «  A    Reorientation    of    Medieval    history.  » 

La  matière  est  distribuée  en  6  livres  sur  la  base  d'un  critère  chronologique 
suffisamment  justifié  d'ailleurs  par  l'évolution  du/  donné  historique.  I.  The  Decline 
of  Roman  Unity  330-630.  II.  The  Ascendancy  of  the  East,  630-1050.  III.  The  As- 
cendancy of  the  West,  1050-1200.  IV.  The  Apogee  of  the  Middle  Ages:  The 
Thirteenth  Century.  V.  The  Cultural  Revival  of  the  West,  1100-1300.  VI.  The  De- 
cline of  the  Medieval  World,  1300-1500.  On  remarquera  que  l'A.  consacre  trois  livres 
à  la  période  de  sommet  du  monde  médiéval,  soit  les  XIP  et  XIIP  siècles,  sans  pour 
autant  traiter  à  la  légère  les  autres  périodes.  Il  a  tenu  compte  des  proportions. 
Chaque  livre,  à  son  tour,  constitue  une  synthèse  dont  le  sens  est  défini  par  son  titre 
et  la  brève  vue  d'ensemble  qui  l'introduit.  Tous  les  aspects  historiques  (politique, 
religion,  culture,  commerce,  etc.)  de  toute  l'Europe  de  l'époque  sont  l'objet  d'une 
attention  mesurée  à  leur  importance  respective.  Les  subdivisions  ultimes,  de 
deux  pages  en  moyenne,  coiffées  d'un  titre  précis,  constituent  autant  de  tableaux 
pour  la  plupart  fort  bien  réussis.  De  l'ensemble,  il  se  dégage  une  heureuse  har- 
monie  qui  n'est  pas  la   moindre   qualité   de   l'ouvrage. 

L'A.  n'affiche  pas  de  prétention  strictement  scientifique,  du  moins  au  point 
de  vue  technique.  Aucune  référence  en  dehors  des  citations.  C'est  donc  dire 
que  le  chercheur  désireux  de  remonter  aux  sources  n'y  trouvera  pas  même  les 
indications  essentielles.  Il  devra,  si  nécessaire,  recourir  aux  ouvrages  mentionnés 
à  la  fin  du  volume  dans  une  bibliographie  classifiée  et  assez  bien  choisie,  mais 
très  sommaire.  De  cette  absence  d'apparat  scientifique,  il  ne  serait  pas  juste  de 
conclure  qu'on  nous  sert  une  quelconque  vulgarisation.  La  science  et  la  longue 
expérience  de  l'A.  nous  interdisent  de  supposer  qu'il  ne  s'est  pas  assimilé  les 
sources  de  son  monde  médiéval.  Le  résultat  obtenu  en  témoigne  d'ailleurs 
assez  éloquemment.  Tout  compte  fait,  même  le  spécialiste  y  gagnera  à  savourer, 
pour   une   fois,   un   exposé   d'ensemble   non   hérissé    de   renvois. 

Quant  à  la  «  pure  objectivité  historique  »,  l'A.  concède,  au  prologue,  qu'elle 
demeure  un  idéal  impossible  à  atteindre  (p.  viii).  Du  moins  dans  un  exposé 
d'une  telle  étendue,  ajouterons-nous.  En  réalité,  le  récit  est  généralement  con- 
forme aux  conclusions  des  meilleurs  historiens.  Les  réserves  que  nous  croyons 
pouvoir   faire,    à    ce   propos,    n'entament   pas   la    substance    de   l'ouvrage. 

Ainsi,  au  paragraphe  intitulé:  «The  blood  of  the  Martyrs»  (p.  23),  on 
affirme  que  l'adhésion  à  la  «  secte  »  chrétienne  n'a  pas  constitué,  per  se,  un 
motif  suffisant  à  condamnation  que  sous  Dioclétien.  Comment  alors  interpréter  la 
Lettre  de  Pline,  le  Rescrit  de  Trajan,  l'Acte  des  martyrs  scilitains  et  VApologeticujn 
de  Tertullien  ?  Le  motif  des  condamnations  retenu  dans  ces  documents,  n'était- 
ce  pas   simplement  la   qualité  de   chrétien,   le   nomen  christianum  ?     De   même,   il 


BIBLIOGRAPHIE  389 

n'est  pas  prudent  d'affirmer,  sans  plus,  que  l'Eglise  primitive  se  réunissait  dans 
les  Catacombes  (p.  27).  N'a-t-on  pas  trop  longtemps  abusé  de  cette  prétendue  vie 
souterraine  de  l'Eglise  au  temps  dos  persécutions  ?  L'A.  ne  paraît  pas  favorable 
aux  ermites:  il  souscrit  à  deux  conclusions  de  C.  Kingsley  qui  sont  vraiment  trop 
brutales  (p.  33).  Il  prend  aussi  rudement  à  partie  les  moines  orientaux  dans  la 
fameuse  querelle  iconoclaste  (p.  126  et  suiv.).  Qu'il  y  ait  eu  des  moines  icono- 
lâtres,  personne  n'en  doute.  S'ensuit-il  que  nous  devions  tenir  pour  superstitieux 
et  bigots  tous  ceux  qui  se  sont  opposés  au  décret  de  Léon  l'Isaurien  ?  Entre 
l'iconolâtrie  et  l'iconoclasme,  il  y  a  un  juste  milieu  qui,  d'ailleurs,  a  fini  par 
triompher.  Condamner  l'excès  iconoclaste,  ce  n'est  pas  nécessairement  s'aligner 
avec  les  forces  de  la  superstition,  ainsi  que  l'A.  l'affirme  du  pape  Grégoire  II 
(p.  127).  Et  une  telle  attitude,  de  la  part  du  pape,  ne  procède  pas  nécessaire- 
ment de  l'ignorance  de  la  situation  ou  d'un  conservatisme  naturel;  elle  s'explique 
assez  bien,  en  toute  hypothèse,  par  un  souci  d'orthodoxie  qui  tient  lieu  de  toute 
autre  excuse. 

A  propos  de  cette  querelle  encore,  il  conviendrait  de  nuancer  l'affirmation 
qui  fait  de  Charlemagne  un  défenseur  de  l'iconoclasme  des  empereurs  contre  le 
clergé  (p.  158).  Il  serait  plus  juste  de  dire  que  la  doctrine  des  Libri  Carolini 
et  les  décrets  de  Francfort  rejettent,  il  est  vrai,  les  décisions  du  concile  de  Nicée 
faussement  accusé  d'iconolâtrie,  mais  sans  cependant  approuver  la  politique  exces- 
sive et   destructrice   des   empereurs   et   du  concile  inconoclaste  de   754. 

Nous  croyons,  aussi,  que  l'A.  a  inutilement  chargé  la  mémoire  de  Boni- 
face  VIII  de  petites  bassesses  historiquement  douteuses  (p.  439-440).  Le  tableau 
reste  assez  sombre  sans  elles.  De  même,  il  est  regrettable  que,  dans  un  moment 
de  distraction  sans  doute,  l'A.  ait  reproduit  cette  légende  trop  répandue  qui 
attribue  aux  fétides  émanations  de  la  cour  romaine  la  révolte  de  Luther  (p.  722). 
On  sait  que  cette  rupture  est  en  réalité  le  dénouement  malheureux  de  l'évolu- 
tion d'une  doctrine  personnelle  que  l'Eglise  a  jugée  hérétique.  C'est  la  contra- 
diction qui  lui  a  tourné  le  nez  dans  le  vent  !  Une  dernière  remarque  au 
sujet  du  paragraphe  «  Types  of  towns:  Communes  »  (p.  272).  L'A.  s'en  tient  à 
Pirenne  dont  l'autorité  certes  est  grande  en  cette  matière.  Il  aurait  dû  cepen- 
dant mentionner  les  conclusions  opposées  de  l'étude  fort  sérieuse  de  Petit-Dutaillis 
sur  les  communes  françaises.  Il  nous  semble  que  ce  dernier  eût  été  assez  sur- 
pris d'apprendre  qu'il  partageait  les  théories  de  Pirenne  et  de  C.  Stephenson  sur 
ce  point    (p.   778). 

On  voudra  bien  noter  que  ces  quelques  remarques  ne  tendent  pas  à  jeter 
du  discrédit  sur  une  synthèse  dont  la  valeur  est  évidente.  Imprécisions  inévita- 
bles dans  une  telle  vue  d'ensemble.  Notons  en  terminant  que  l'exposé  est  des 
plus  vivants.  Conséquence,  sans  doute,  de  son  origine  scolaire.  Jugements  précis 
qui  frappent  fort,  formules  brèves  qui  résument  bien  une  situation,  réflexions 
piquantes,  paradoxes  inattendus,  tout  cela  soutient  l'attention  de  l'élève  et  impres- 
sionne la  mémoire.  Le  lecteur  ne  regrettera  pas  que  cette  vivacité  pédogogique 
soit  passée  dans  le  texte.  Il  se  souviendra,  toutefois,  qu'il  est  toujours  loisible 
au  professeur  de  tempérer  par  des  explications  ultérieures  —  impraticables  dans 
une  synthèse  —  ce  que  certaines  affirmations  auraient  de  trop  absolu.  The  World 
of  the  Middle  Ages  rendra  service  aux  étudiants  et  il  mérite  d'être  lu  par  tous 
ceux  qui  s'intéressent  à  cette  attachante  et  sympathique  période  de  l'histoire 
européenne. 

Paul  Drouin,  o.m.i. 


390  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

A.  Allix,  R.  Guillier,  J.  Lambert  et  R.  Pelloux.  —  Les  Fondements  de  la 
Politique  extérieure  des  États-Unis.     Paris,  A.  Colin,  1949.     24  cm.,  206  p. 

Ce  huitième  numéro  de  la  collection  «  Cahiers  de  la  Fédération  nationale 
des  Sciences  politiques  »,  est  dû  à  la  plume  de  M.  Allix,  recteur  de  l'Université 
de  Lyon,  et  de  trois  professeurs  de  la  Faculté  de  Droit  de  cette  même  univer- 
sité. Les  quatre  études  n'ont  aucim  rapport  entre  elles,  si  ce  n'est  qu'elles  ont 
trait  à  la  politique  extérieure  des  Etals-Unis  et  sont  écrites  afin  d'en  faire  com- 
prendre  aux  Français   les   sources  profondes. 

La  contribution  brève  mais  dense  de  M.  Allix,  intitulée  Les  conditions  naturelles 
de  Voccupation  humaine^  indique  comment  l'étendu  du  pays  et  la  diversité  des 
populations  ont  influencé  l'occupation  humaine  et  donné  à  la  civilisation  amé- 
ricaine  un   caractère    de    «  colonie   d'Europe  ». 

M.  Lambert,  étudiant  la  Formation  des  attitudes  américaines  en  matière  de 
politique  extérieure,  montre  que  les  Etats-Unis  ont  passé,  en  quelques  années, 
de  l'isolement  à  la  prépondérance  et  que  les  nations  du  monde  se  doivent  de 
comprendre  non  seulement  la  politique  officielle,  mais  aussi  l'opinion  publique 
américaine.  Cette  dernière,  oiî  traditionalisme  et  innovation,  isolationisme  et 
impérialisme  culturel  se  mêlent,  est  finement  analysée,  à  la  lumière  des  facteurs 
psychologiques  de  la  sensibilité  américaine.  L'auteur  explique  aussi  les  fonde- 
ments du  pacifisme  américain,  qu'il  compare  à  celui  d'Europe,  et  traite  de  l'idéa- 
lisme américain  et  des  responsabilités  de  la  prépondérance.  Nous  ne  pouvons 
résister  à  l'envie  de  citer  une  phrase  de  ce  magistral  article:  «Dans  une  période 
oil  la  technique  de  la  guerre  psychologique  a  été  remarquablement  développée 
et  où  la  propagande  est  devenue  une  science,  il  n'est  pas  besoin  d'un  grand 
effort  pour  présenter  les  interventions  américaines  les  plus  généreuses  et  les  plus 
désintéressées  comme  dictées  par  l'égoïsme  et  par  l'impérialisme  et  c'est  une 
propagande  dont  on  ne  peut  se  défendre  que  par  un  effort  de  compréhension 
du  caractère  américain.  » 

Sous  l'en-tête  Océan  Pacifique  et  politique  extérieure  des  USA  [  sic  1  M.  Guillier 
montre  que,  pendant  près  d'un  siècle,  la  «  frontière  »  américaine  a  glissé  vers 
l'Ouest  et  que  les  Etats-Unis  ont  eu  une  tendance  à  interpréter  les  questions 
mondiales  à  travers  leurs  intérêts  dans  le  Pacifiique  et  en  fonction  de  leurs  rela- 
tions avec  la  Chine  et  le  Japon,  mais  que,  pour  le  moment,  il  n'y  a  plus  de 
question  du  Pacifique  et  «  la  fin  de  la  frontière  »  pourrait  fort  bien  se  situer 
dans   l'année   1947,   celle   du  plan   Marshall. 

Un  article  de  M.  Pelloux  intitulé  Un  nouveau  Machiavel:  James  Burnham 
et  ses  idées  sur  la  domination  du  monde,  donne  un  sommaire  des  œuvres  peu 
banales  de  Burnham,  en  particulier  The  Managerial  Revolution  (L'Ere  des  Orga- 
nisateurs) et  The  Struggle  for  the  World  (Pour  la  Domination  mondiale).  Le 
premier  des  ces  livres  apporte  une  vision  de  la  société  future  où  l'effondrement 
du  capitalisme  ne  ferait  pas  place  au  socialisme,  mais  à  une  société  dictatoriale 
marquée  par  l'avènement  d'une  nouvelle  classe  dominante,  celle  des  «  Managers  » 
ou  organisateurs.  Le  second  ouvrage  recensé  évoque  le  grand  problème  inter- 
national d'aujourd'hui,  à  savoir,  la  rivalité  des  Etats-Unis  et  de  la  Russie  soviéti- 
que pour  l'empire  mondial.  L'auteur  de  l'article  ne  semble  pas  partager  les  con- 
victions de  l'économiste  américain  sur  le  caractère  vil,  malhonnête  et  inhumain 
du  communisme,  mais  il  reconnaît  cependant  que  la  manière  réaliste  de  Burnham 


BIBLIOGRAPHIE  -  391 

de  poser  la  question  et  de   démasquer  l'adversaire   «  nous   oblige   à   repenser  bien 
des  problèmes  ». 

Henri  Saint-Denis,  o.m.i. 


André  Siegfried.  —  Géographie  électorale  de  VArdéche  sous  la  IIP  République 
Paris,  A.  Colin,  1949.     24   cm.,   140  p. 

Cette  monographie,  qui  est  le  neuvième  des  «  Cahiers  de  la  Fédération 
nationale  des  Sciences  politiques  »,  dont  M.  Siegfried  est  le  président,  indique 
l'évolution  politique,  durant  trois  quarts  de  siècle,  d'un  département  français  que 
l'auteur   connaît  à   fond,  puisque   sa   mère   en   était   originaire. 

Après  l'étude  des  conditions  géographiques,  économiques  et  démographiques 
de  cette  région,  qui  tient  du  Midi  et  du  Massif  central,  l'éminent  professeur  du 
Collège  de  France  extrait,  d'un  relevé  soigneux  des  statistiques  électorales  et 
des  votes  successifs  de  ces  populations,  non  seulement  une  géographie  électorale, 
mais  un  portrait  bien  nuancé  des  modes  de  vie  et  des  courants  d'opinion  d'une 
unité   politique   vivante. 

L'auteur  consacre  de  nombreuses  pages  à  analyser  le  facteur  religieux,  car, 
d'après  lui,  «  il  est  impossible  de  parler  de  l'Ardèche,  de  quelque  point  de  vue 
que  ce  soit,  sans  attacher  une  place  importante  au  facteur  protestant  ».  À  cette 
occasion,  il  rappelle  que  les  protestants  en  France  votent  traditionnellement  à 
gauche  et  que  «  le  socialisme  ardéchois  maintient  la  propriété  et  cependant  accepte 
en  principe  la   doctrine   marxiste  ». 

Quelque  soit  l'intérêt  que  puisse  susciter  chez  nous  l'Ardèche,  dont  la  popu- 
lation n'est  qu'un  pourcent  de  la  population  totale  de  la  France,  hâtons-nous  de 
dire  que  cette  étude,  enrichie  de  cartes,  de  figures  et  de  statistiques,  est  un 
modèle   du   genre. 

Henri  Saint-Denis,  o.m.i. 


Fernand  Van  Steenberchen.  —  Directives  pour  la  Confection  d'une  Mono- 
graphie scientifique,  avec  Applications  concrètes  aux  Recherches  sur  la  Philosophie 
médiévale,  2*  éd.  rev.  et  corr.  Louvain,  Editions  de  l'Institut  supérieur  de  Philo- 
sophie, 1949.     20  cm.,  86  p. 

Spécialiste  en  sciences  médiévales,  on  comprend  que  l'A.  ne  se  contente  pas 
de  nous  donner  un  précis  de  méthodologie  générale,  mais  qu'il  veuille  y  faire 
des  applications  concrètes  au  domaine  qui  l'intéresse.  Il  repasse  cependant  les 
sujets  que  l'on  retrouve  dans  tous  les  traités  de  méthodologie:  le  choix  du  sujet, 
les  travaux  auxiliaires  (préparation  philosophique,  préparation  historique,  prépa- 
ration linguistique,  préparation  technique  et  sciences  auxiliaires),  l'heuristique,  la 
documentation,    la    critique,    la    construction    et   la    rédaction. 

Nous  ne  pouvons  que  nous  joindre  au  concert  unanime  de  louanges  que 
la  critique  a  adressé  au  distingué  professeur  de  Louvain.  Ces  86  pages  sont  rem- 
plies de  conseils  précieux.  L'A.  a  également  trouvé  le  moyen  de  signaler  aux 
étudiants,  nombre  de  répertoires  et  d'instruments  de  travail,  utiles  non  seulement 
pour    le    moyen    âge,    mais    pour    tout    travail    scientifique    en    philosophie. 

Nous  souhaitons  une  très  large  diffusion  à  ces  excellentes  Directives. 

Gaston   Carrière,   o.m.i. 


392  REVUE   DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Luici  BocLiOLO.  —  La  Tesi  di  Laurea.  Guida  al  lavoro  scientifico  per  gli 
studendi  universitari.  Torino  [  etc.  ],  Société  Editrice  Internazionale,  [  1948  ]. 
23  cm.,  87  p. 

Tous  les  professeurs  adonnés  à  l'enseignement  universitaire  remarquent  les 
difficultés  qu'éprouvent  les  étudiants  dans  la  préparation  de  la  dissertation  doc- 
torale. Le  R.  P.  Bogliolo,  salésien,  veut  leur  venir  en  aide  par  son  court  traité 
de  méthodologie.  Il  reprend  lui  aussi,  à  l'intention  des  étudiants  italiens,  les 
points  communs  à  tous  les  manuels:  Uuomo  e  la  scienza,  La  scella  del  tenia.  Le 
scienze  ausiliari  e  la  preparazione  tecnica,  Ueuriatica  (la  biblioteconomia,  la 
hïbliograjia,  la  compilazione  delict  scheda  bibliografica),  La  documentazione  scienti- 
fica,  La  critica,  la  composizione  o  sintesi  mentale,  la  redazione  o  stesura,  lavoro  e 
igiene   mentale,  Lo   spirito   del   lavoro. 

S'il  est  vrai,  comme  le  dit  M.  Harsin  dans  «son  manuel  de  méthodologie  histo- 
rique Comment  on  écrit  l'histoire,  que  «  c'est  un  peu  le  cas  de  tous  les  manuels 
de  méthodologie  historique  de  ne  pouvoir  guère  sortir  du  champ  des  banalités. 
Et  pourtant  certaines  de  ces  banalités  sont  particulièrement  bonnes  à  répéter  et 
toutes  sont  utiles  à  lire»,  il  faut  dire  que  le  R.  P.  Bogliolo  sait  bien  dire  les 
choses  et  de  façon  pratique.  Ce  petit  volume  rendra  de  très  grands  services  aux 
étudiants  qui  pourront  y  recourir  pour  une  foule  de  détails  utiles  et  qu'ils  sont 
si  souvent  portés  à  oublier  au  moment  de  la  rédaction  de  la  thèse. 

Gaston  Carrière,  o.m.i. 

♦  *  4: 

Jacques  Hébert.  —  Autour  de  l'Afrique.  I.  La  Route  du  Désert.  II.  La 
Route  noire.     Montréal,   Fides,   1949.     20   cm.,   176   et   196  p. 

Il  plaît  de  voir  deux  jennes  Montréalais  —  sont-ils  si  jeunes  ?  ils  étaient 
scouts  il  y  a  dix  ans  —  il  plaît,  dis-je,  de  les  voir  pris  du  mal  de  voyager  et 
partir  pour  leur  grand  tour  d'Afrique.  On  partage,  au  départ,  leur  enthousiasme, 
mais  on  se  demande,  avec  raison,  comment  cela  va  se  passer,  et  surtout  comment, 
avec  des  moyens  de  fortune,  cela  va  finir.  N'ayez  crainte  !  Si,  comme  moi,  vous 
n'avez  pas  grand  confiance  dans  leur  bagnoUe,  surnommée  l'Alouette,  et  qui 
crèvera  d'enlisement  au  Sahara,  sachez,  en  revanche,  qu'ils  sont  bien  équipés, 
moralement.  Du  courage,  de  l'enduriance,  de  la  débrouillardise,  il  leur  en  faudra 
pour  traverser  plus  de  vingt  pays  à  peine  ou  point  civilisés,  pour  affronter  et 
supporter  des  courses  épuisantes,  la  chaleur  et  le  froid,  la  faim  et  la  soif,  les 
moustiques,  la  saleté,  la  vermine  et,  plus  que  tout,  les  tracasseries  de  fonction- 
naires hargneux  et  volontairement  malveillants.  D'autre  part,  tout  n'est  pas  misère. 
La  joie  de  découvrir  un  continent.  L'enrichissement  qui  en  est  le  fruit.  Elt 
puis,   ces   francs    dévouements,   ces   secours   qui    arrivent   souvent   à   point   nommé. 

Ils  sont  partis,  deux  de  nos  braves  gars;  et  ils  «ont  revenus.  C'est  le  résultat 
de  leur  expérience,  notée  au  jour  la  journée,  que  l'un  d'eux,  Jacques  Hébert, 
nous  livre  en  denx  bouquins  édités  par  Fides  et  abondamment  fournis  de  hors- 
textes.  Le  style,  comme  il  convient,  est  celui  du  journal;  en  général  très  cor- 
rect, il  se  laisse  lire  avec  plaisir  et  facilité. 

En  terminant,  on  se  pose  une  question:  «  Reoommenceraient-ils  ?  »  J'entends 
leur  réponse:   «  Et  pourquoi  pas  ?  '^ 

Rodrigue  Normandin,  o.m.i. 

Avec  l'autorisation   de  l'Ordinaire  et  des  Supérieurs. 


SEGRETERIA  DI  STATO  Du  Vatican,  23  Septembre  1950 

DI 
SUA  SANTITA 
N.  237241 

Mon  Reverend  Père, 

Vous  avez  voulu  profiter  de  F  occasion  de  V  Année  Jubilaire  pour 
offrir  à  Sa  Sainteté  dix-neuf  volumes  de  la  «  Revue  de  V  Université 
d^Ottawa  »  et  quarante-six  autres  ouvrages,  que  divers  professeurs 
et  collaborateurs  de  celle-ci  ont  publiés  en  ces  dernières  années. 

Je  suis  heureux  de  pouvoir  vous  assurer  que  le  Saint-Père  a 
réservé  le  meilleur  accueil  à  ce  filial  hommage,  qui  témoigne  très  élo- 
quemment  à  Ses  yeux  de  Vactivité  scientifique  du  méritant  institut 
d^ enseignement  supérieur  dont  vous  avez  la  charge. 

Il  a  Lui-même,  à  plusieurs  reprises,  comme  vous  le  savez,  insisté 
sur  Vimportance  de  cet  enseignement  pour  la  défense  et  la  propaga- 
tion de  la  vérité  dans  le  monde  d^ aujourd'hui.  Il  ne  peut  donc  que 
Se  réjouir  paternellement  de  voir  Ses  fils  de  V Université  d Ottawa 
s'inscrire  avec  honneur  dans  cette  phalange  d'hommes  d^études  dési' 
reux  de  faire  progresser  la  science  à  la  lumière  de  la  foi.  Leur  pro- 
duction littéraire,  d'une  notable  importance,  constitue  une  belle  con- 
tribution à  la  culture  générale  de  leur  patrie;  et  leur  esprit  de  filial 
attachement  à  FEglise  et  à  son  Chef  est  la  meilleure  garantie  des 
fruits  que  cette  activité  a  portés  et  portera  encore  pour  le  plus  grand 
bien  des  âmes. 


394 


REVUE   DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 


En  souhaitant  que  V  Université  d^ Ottawa  continue  à  s'illustrer  par 
des  travaux  de  valeur  et  en  nombre  toujours  croissant.  Sa  Sainteté 
vous  envoie,  ainsi  quà  tous  vos  collaborateurs,  en  gage  de  Sa  recon- 
naissance  et  avec  Ses  plus  paternels  encouragements,  la  Bénédiction 
Apostolique, 

Veuillez  agréer.  Mon  Révérend  Père,  l'assurance  de  mon  religieux 
dévouement  en  N,  S, 


Le  R.  P.  Charles  Laframboise 

Recteur  Magnifique 

de   r  Université   Catholique 

OTTAWA 


J.    B.    MONTINI 

Subst. 


Libération  de  Vhomme* 


Il  fait  bon  de  revenir  à  des  demeures  anciennes.  On  y  retrouve 
un  peu  de  ce  qu'on  a  été,  le  souvenir  des  amitiés  disparues,  la  figure 
familière  d'anciens  compagnons.  On  foule  le  champ  des  travaux  et 
des  songes  passés  et  l'on  y  repère  pour  soi  seul,  la  trace  de  ses  pas. 

Il  y  a  vingt-cinq  ans,  j'entrais  au  Ministère  des  Affaires  exté- 
rieures et  je  venais  vivre  parmi  vous.  Aux  autorités  de  l'Université 
d'Ottawa  je  suis  reconnaissant  de  s'être  souvenues  de  cet  anniversaire. 

Depuis  le  temps  que  je  fréquentais  assidûment,  auditeur  ou  con- 
férencier, la  Société  des  Conférences,  votre  maison  a  grandi,  mais 
son  visage  n'a  pas  changé:  d'une  génération  à  l'autre,  les  mêmes 
qualités  animent  la  jeunesse  et  les  mêmes  vertus  soutiennent  les 
maîtres.  Ce  perpétuel  renouvellement  empêche  des  institutions  comme 
la  vôtre  de  vieillir.     Pour  les  hommes,  hélas  !  il  en  va  tout  autrement. 

L'onde   antique   est   tarie   où   l'on  rajeunissait: 

Comme  il  n'est  plus  de  Styx,  il  n'est  plus  de  Jouvence.  C'est 
ainsi  que  votre  bienveillance  m'accorde,  à  titre  de  faveur,  un  par- 
chemin que  mon  âge  n'est  plus  en  mesure  de  conquérir.  Pour  ne 
l'avoir  pas  mérité,  je  ne  me  réjouis  pas  moins  de  le  recevoir,  et 
grande  est  la  gratitude  que  je  vous  en  ai. 

N'est-ce  pas  un  symbole  rassurant,  pour  notre  vie  nationale,  que, 
sur  les  bords  du  canal  Rideau,  la  cité  universitaire  fasse  pendant  à 
la  Cité   parlementaire   et  administrative  ? 

Il  nous  paraîtrait  vain  de  confier  à  la  politique  et  à  la  diplo- 
matie la  défense  de  notre  patrimoine,  s'il  n'y  avait,  pour  en  assurer 
la  conservation  et  la  mise  en  valeur,  des  écoles  de  haut  savoir.  Sans 
elles,  notre  société  pourrait  difficilement  prendre  conscience  d'elle- 
même,  de  son  existence  matérielle  et  spirituelle,  des  réalités  qui, 
phares  lointains,  doivent  l'orienter  et  marquer  le  but  de  son  chemi- 
nement. 

*     Discours    prononcé    dans    la    salle    académique    de    l'Université    d'Ottawa,    le 
19   septembre   1950. 


396  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Personne  ne  souhaite  dorénavant,  à  l'instar  de  Platon,  une  répu- 
blique où  les  philosophes  seraient  princes.  La  mission  des  clercs 
n'est  pas  tant  de  gouverner  que  de  former  et  d'éclairer  les  gouver- 
nants. Dans  le  règlement  des  querelles  et  des  conflits,  ils  sont  appelés 
maintenant  à  jouer  le  rôle  capital  de  guides  et  de  pacificateurs. 
Dans  le  heurt  des  intérêts,  leur  désintéressement  ajoute  à  l'autorité 
de  leurs  conseils. 

L'histoire  nous  montre,  au  cours  des  âges,  une  singulière  répé- 
tition de  certains  phénomènes:  crises,  dévastations,  catastrophes,  en 
même  temps   qu'une  singulière  reprise   de  mouvements  régénérateurs. 

Chaque  siècle  fournit  un  honorable  contingent  de  moralistes,  de 
censeurs,  de  redresseurs;  depuis  les  prophètes  bibliques  jusqu'à  nos 
contemporains,  la  liste  en  est  longue.  Sommes-nous  meilleurs  que 
nos  devanciers  ?  J'en  doute.  Sommes-nous  pires  ?  Je  ne  le  crois 
pas.  Qu'il  soit  de  Ninive  ou  de  Babylone,  d'Athènes  ou  de  Rome, 
de  la  Cité  antique  ou  de  l'État  moderne,  l'homme  ne  change  guère. 
C'est  avec  raison  qu'un  Caton,  un  saint  Paul,  un  saint  Bernard,  un 
Savonarole  condamnent  l'impiété,  la  prévarication,  l'injustice,  le  dérè- 
glement, l'iniquité.  Chaque  siècle  paie  lourdement  ses  fautes,  et 
l'on  voit  se  vérifier  d'une  façon  cyclique  la  prophétie  de  Sophonie: 
«  Le  jour  de  Yahweh  viendra,  jour  de  fureur,  jour  d'angoisse,  jour 
de  ruine  et  de  désolation,  de  ténèbres  et  d'obscurité,  de  nuages  et  de 
brouillards  denses.  Trompettes  !  Alarmes  sur  les  villes  fortes  et  les 
créneaux  !  Les  hommes  seront  dans  la  détresse;  leur  sang  mouil- 
lera  la   poussière   et  leur   chair   deviendra   fumier.  » 

Nous  venons  de  connaître  ces  jours  affreux,  et  nous  découvrons, 
avec  une  tristesse  accablée,  le  chaos  qui  les  suit,  chaos  des  idées, 
des   doctrines,   des   systèmes. 

Le  philosophe  de  Sils-Maria  prétendait  que  notre  civilisation 
ne  réfléchit  plus,  qu'elle  craint  de  réfléchir.  Or,  il  n'est  peut-être 
pas  inopportun  de  faire  un  retour  sur  soi-même  et  de  se  demander 
comment  on  peut  prévenir  le  naufrage  des  valeurs  spirituelles  et  celui 
des   vertus   rédemptrices. 

Sur  le  plan  théorique,  il  est  loisible  aux  philosophes  de  soute- 
nir, en  invoquant  Aristote,  que  tous  les  systèmes  de  gouvernement 
se  valent.     A  l'heure  actuelle,  cependant,  entre  les  régimes  de  force 


LIBERATION  DE  L'HOMME  397 

et  les  régimes  de  liberté,  l'écart  est  si  grand  qu'une  telle  indifférence 
devient  impossible.  Les  premiers  ont  englouti  les  peuples  dans  la 
masse,  dont  ils  ont  fait  un  troupeau,  ou  plutôt  un  magma.  Les 
seconds  s'appliquent  à  sauvegarder  des  acquêts  de  civilisation.  Mal- 
gré les  doutes  qui  parfois  les  paralysent,  les  lenteurs  qui  compromet- 
tent souvent  leurs  entreprises,  en  dépit  de  leurs  fautes,  de  leurs 
tâtonnements  et  de  leur  indécision,  ils  voient  dans  les  détenteurs  de 
l'autorité  les  «  vicaires  de  la  multitude  »,  comme  dit  saint  Thomas 
d'Aquin.  Ils  sont  les  seuls,  sinon  à  garantir  pleinement,  du  moins 
à  reconnaître  les   droits  inaliénables   de  l'homme  et  de  la  famille. 

Si  les  démocraties  manquent  de  confiance,  c'est  sans  doute  parce 
qu'elles  ne  se  sentent  pas  sans  peur  et  sans  reproche.  Elles  ont 
des  démissions  à  se  faire  pardonner,  des  idées  fausses  à  redresser, 
des  erreurs  à  expier.  Il  appartient  à  ceux  qui  sont  les  gardiens  et 
les  apôtres  de  la  vérité  de  les  aider  à  voir  clair  en  elles-mêmes,  et 
de  favoriser  l'épanouissement  des  puissances  de  bien  qu'elles  renfer- 
ment. 

Dans  notre  état  déchu,  nous  sommes  souvent  forcés  d'opter  pour 
le  moindre  mal.  Mais  si  la  perfection  est  hors  d'atteinte,  rien  ne 
nous  empêche  d'y  tendre,  en  écartant  les  obstacles  qui  entravent  notre 
montée  vers  un  idéal  social  conforme  aux  aspirations  communes. 
Les  nations  libres  éprouvent  confusément  le  besoin  de  défendre  cer- 
taines positions,  conquises  par  des  siècles  de  luttes,  contre  les  exac- 
tions des  chefs  et  les  excès  des  foules.  Y  renoncer  serait  ouvrir 
l'écluse  aux  débordements  d'une  nouvelle  barbarie.  Mais  ce  senti- 
ment, pour  sincère  qu'il  soit,  n'est  pas  une  conviction.  Les  mythes 
qui   l'inspirent  sont  trop  factices   pour  engendrer   la  certitude. 

Malgré  les  majuscules  dont  elles  se  parent,  malgré  le  culte  qu'on 
leur  voue,  les  idéologies  qui  s'affrontent  au-dessus  du  choc  des  armées 
se  révèlent  impuissantes  et  vides,  comme  ces  pauvres  insignes  de  bois 
peint,  comme  ces  totems  que  brandissaient  les  sauvages  dans  les 
batailles  de  tribus.  Faute  de  mieux,  ces  abstractions,  aussi  intransi- 
geantes et  aussi  dévorantes  que  les  appétits  qu'elles  recouvrent,  sont 
érigées  en  universels  symboles  d'explication.  A  ces  succédanés  d'ab- 
solu, notre  tâche  consiste  à  substituer  un  réalisme  qui  tienne  compte 
de  l'homme  total,   et   qui  lui   offre  la   possibilité   de  s'accomplir.     Le 


398  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

détournant    des    idoles    qu'il    s'est    forgées    dans    un    accès    d'orgueil, 
replaçons  l'honinie  en  face  de  lui-même  et  de  sa  vocation  réelle. 

C'est  par  l'action  de  l'intelligence  et  de  la  volonté  disciplinées, 
non  sous  l'empire  de  l'émotion  ou  de  la  violence,  que  se  réalise  tout 
progrès  véritable.  Il  serait  assez  facile  de  rallier  nos  énergies  contre 
des  conceptions  étrangères  à  nos  habitudes  de  vie  et  de  pensée;  mais 
si  nous  triomphions  maintenant  dans  une  épreuve  de  force,  nous 
n'aurions  réussi  qu'à  ajourner  le  règlement  des  comptes.  Dans  une 
courte  formule,  Barrés  a  défini  le  motif  péremptoire  qui  unissait  ses 
compatriotes  contre  l'agresseur:  «  La  Patrie,  c'est  les  Prussiens.  » 
Ce  réflexe  négatif  ne  vaut  plus  dans  une  lutte  dont  l'enjeu  est  plus 
important  que  le  prestige  national.  Il  ne  suffit  pas  de  nous  serrer 
les  coudes  pour  mieux  serrer  les  poings.  Devant  la  menace  que  font 
peser  sur  nous  ceux  qui  se  sont  faits  les  champions  d'une  doctrine 
dissolvante,  quelques-uns  par  ressentiment  ou  par  désir  de  domina- 
tion, mais  la  plupart  par  contrainte,  il  est  nécessaire  que  nous  ayons 
des  raisons  positives  de  combattre.  A  l'unanimité  tout  extérieure 
des  Etats  totalitaires,  les  nations  libres  doivent  opposer  l'unanimité 
morale,  fondée  sur  l'adhésion  des  esprits  et  des  cœurs.  Il  s'agit 
pour  elles  de  renouer  avec  le  christianisme. 

A  compter  de  l'instant  où  les  principautés  d'Europe  ont  com- 
mencé à  contester  le  magistère  spirituel  de  l'Eglise,  les  liens  qui 
avaient  uni  l'Occident  se  sont  graduellement  relâchés.  Au  morcel- 
lement des  Empires  et  des  Etats  a  succédé  l'émiettement  de  l'armature 
sociale.  Toute  hiérarchie  s'effondrant,  chacun  devenait  un  absolu. 
L'homme,  à  quelque  classe,  à  quelque  race  qu'il  appartienne,  prend 
conscience  de  ses  droits  et  de  sa  puissance  créatrice.  Croyant  se 
libérer,  il  se  prépare  un  nouvel  esclavage.  Aucune  norme  supérieure 
ne  régit  plus  les  relations  des  citoyens  et  des  pays  entre  eux.  La 
politique  cesse  d'être  une  prudence  pour  devenir  un  art.  La  morale 
cède  le  pas  à  la  convention  arbitraire  et  fugace.  Dans  ce  laisser- 
aller  général,  des  inégalités  reparaissent.  D'une  part,  ceux  que  les 
circonstances  favorisent  se  refusent  aux  réformes  qui  amèneraient 
la  participation  de  tous  à  un  mieux-être  général.  D'autre  part,  des 
populations  entières  se  délivrent  de  leurs  préoccupations  intérieures 
dans   les    «  vacances   perpétuelles  »    imposées   par  un   dirigisme   déver- 


LIBERATION   DE  L'HOMME  399 

gondé.     Elles  tirent  une  sorte  d'ivresse  de  leur  anéantissement  dans 
un  tout  anonyme. 

Nous  assistons  alors  au  spectacle  atterrant  de  la  dissolution  col- 
lective dans  la  masse.  Des  générations  se  suicident,  sans  espoir,  sans 
même  le  désir  de  jouir  des  richesses  qu'elles  ont  contribué  à  créer: 
elles  s'immolent  à  un  avenir  mythique.  La  promesse  illusoire  d'une 
fraternité  universelle  justifie  la  haine  et  l'oppression.  Plus  de  criti- 
que, plus  de  contrôle,  plus  de  libre  arbitre  dans  cet  abandon  aux 
exigences   tentaculaires   des   puissances   terrestres. 

Dès  que  la  société  prend  à  l'homme  plus  qu'elle  ne  lui  rend, 
elle  manque  à  sa  fonction,  qui  est  d'équilibrer  les  sacrifices  et  les  ser- 
vices. D'un  côté  du  rideau  de  fer,  comme  de  l'autre,  on  trahit,  à 
des  degrés  différents,  cette  obligation  de  fournir  à  chacun  l'occasion 
de  se  dépasser.  C'est  par  l'emploi  irrationnel  de  la  machine  que  les 
Etats  démocratiques  jouxtent  les  Etats  totalitaires.  Par  un  étrange 
renversement,  la  matière,  «  principium  limitationis  et  divisionis  » 
au  dire  des  scolastiques,  devient  terrain  d'entente.  Des  régimes,  enne- 
mis par  la  pensée,  se  rejoignent  dans  la  technique. 

En  s'appropriant  les  secrets  des  conquêtes  matérielles,  les  nations 
avaient  cru  s'affranchir  de  l'encombrant  appareil  religieux  que  la  chré- 
tienté leur  a  légué.  Elles  ont  perdu  la  maîtrise  des  démons  qu'elles 
ont  déchaînés  et  qui  les  ont  asservies.  L'avancement  technique  ne 
s'est  pas  accompagné  d'un  avancement  moral  correspondant.  L'homme, 
ayant  nié  la  primauté  du  spirituel  d'où  lui  vient  sa  seule  supériorité, 
n'est  pas  parvenu  à  dominer  les  forces  obscures  auxquelles  il  a  donné 
carrière. 

Les  pays  qui,  naguère,  ont  tiré  leur  prospérité  du  libre  jeu  de 
l'initiative  privée  penchent  à  présent  vers  une  réglementation  plus 
sévère  de  leurs  ressources.  La  planification  outrancière  supplante, 
dans  d'autres  pays,  la  concurrence  et  l'exploitation  au  petit  bonheur. 
Ce  n'est  pourtant  pas  en  se  rapprochant  du  marxisme  que  les  démo- 
craties préviendront  le  retour  des  crises  de  l'individualisme.  On  ne 
corrige  pas  un  abus  par  un  autre.  La  sagesse  ne  s'arrête  pas  à  mi- 
chemin   entre   les   extrêmes:    elle   se  tient   à  un  palier   plus   élevé. 

Chez  ceux-là  qui  ont  coupé  définitivement  toute  attache  avec  le 
surnaturel  comme  chez  ceux  qui  en  gardent  la  nostalgie,  la  machine 


400  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

assume  une  puissance  démesurée.  Chacun  se  transforme  en  rouage, 
dans  un  vaste  engrenage  de  production,  tourné  vers  l'exploitation  tou- 
jours plus  efficace.  Le  profit  est  devenu  le  mobile  de  toute  réali- 
sation, le  critère  de  toute  appréciation.  L'écrivain  est  estimé  d'après 
le  débit  de  ses  livres,  le  peintre  d'après  le  prix  de  ses  tableaux,  l'ac- 
teur d'après  l'importance  de  son  cachet,  le  dramaturge  d'après  le 
nombre  de  représentations  de  ses  pièces,  le  directeur  de  maison  d'en- 
seignement d'après  le  supplément  d'élèves  qu'il  a  recrutés  et  les  béné- 
fices qu'il  a  encaissés.  Tout  s'emploie  à  ordonner,  compartimenter, 
confiner  dans  une  fonction  particulière,  en  vue  d'un  rendement 
maximum. 

Notre  temps  semble  accablé  par  l'ampleur  et  la  diversité  de  ses 
moyens.  Tandis  que  s'accumulent  autour  de  lui  les  instruments  de  plus 
en  plus  précis,  les  engins  de  plus  en  plus  redoutables,  l'homme  se  voit 
diminué.  Anonymat,  irresponsabilité,  interchangeabilité,  interdépen- 
dance, uniformité:  voilà  les  notes  dominantes  d'un  âge  qui  vise  à 
faire  du  globe  une  usine  hypertrophiée.  Le  travail  en  soi,  l'effort 
personnel  deviennent  condamnables  parce  qu'ils  risqueraient  de  détra- 
quer un  mécanisme  aussi  savant.  Nul  ne  peut  quitter  la  place  qui 
lui  est  assignée,  à  la  table  de  montage;  l'individu  est  un  maillon  de 
la  chaîne  sans  fin. 

Ainsi  que  l'observait  Claude  Bernard,  toute  science  individua- 
lisée dans  un  système  «  s'isole  et  devient  un  véritable  enkystement; 
toute  partie  enkystée  dans  un  organisme  cesse  de  participer  à  la  vie 
générale  de  cet  organisme  ».  Le  technicien  qui  se  blottit  dans  sa 
spécialité  devient  un  kyste  dans  la  société.  Mais  aussi  bien  la  notion 
d'une  société,  considérée  comme  être  vivant,  ne  recueille  guère 
d'adhésions,  dans  une  époque  tellement  envahie  par  l'automatisme: 

Qu'en    elle    tout    se    fait    sans    choix    et   par    ressort: 
Nul    sentiment,    point    d'âme;    en    elle    tout    est    corps. 

La  machine  est  vorace  et  réclame  constamment  de  nouvelles  pâtu- 
res. Pour  qu'elle  ne  tourne  pas  à  vide,  on  s'ingénie  à  l'employer  à 
des  besoins  inédits.  C'est  la  publicité  qui  se  charge  de  provoquer 
ces  soifs  artificielles.  Notre  romancier  Ringuet  a  mis  dans  la  bouche 
de  Lacerte,  brasseur  d'affaires,  une  phrase  qui  caractérise  la  pression 


LIBERATION   DE   L'HOMME  401 

des  annonciers  sur  les  consommateurs:    «  Il  faut  leur  faire  demander 
ce  qu'on  leur  offre.  » 

On  manufacture  en  série  non  seulement  les  objets,  mais  le  maté- 
riel humain  qui  sert  à  les  produire  et  à  les  absorber.  L'éducation, 
en  maints  endroits,  s'efface  devant  la  propagande,  qui  informe  de 
tout  et  supprime  jusqu'à  la  velléité  de  comprendre.  Mon  ami,  le 
regretté  Georges  Bernanos,  m'a  dit  souvent,  avant  de  l'écrire,  qu'il 
n'est  pas  d'invention  plus  funeste  que  la  «  machine  à  bourrer  les 
crânes  et  à  liquéfier  les  cerveaux  ». 

La  langue  elle-même  se  laisse  pénétrer  par  le  galimatias.  A 
l'impersonnalité  des  foules  correspondent  les  sigles  qui,  de  l'ACFAS 
à  l'UNESCO,  enserrent  groupements  et  associations  dans  l'ésotérisme 
d'un  répertoire  renouvelé  de  la  Cabale.  Par  manie  de  simplification, 
on  aboutit  aux  ténèbres. 

D'astucieuses  mécaniques  viennent  décharger  l'esprit  de  ses  tâches 
les  plus  pénibles;  l'enregistrement  des  images  et  des  sons  soulage  la 
mémoire  qui  peut  restituer  à  volonté  des  impressions  passées;  des 
appareils  qu'un  enfant  peut  manier  exécutent  les  calculs  les  plus 
complexes.  On  a  mis  au  point  une  machine  qui,  paraît-il,  traduit 
un  texte  dans  trois  langues,  sans  l'aide  des  dictionnaires.  «  La  tech- 
nique, cette  jeune  et  nouvelle  divinité,  dit  André  Siegfried,  l'emporte 
sur  la  culture,  cette  déesse  en  déclin.  »  On  est  en  droit  de  se  deman- 
der si  tant  de  secours,  tant  de  puissants  auxiliaires,  ne  risquent  pas 
de  réduire  peu  à  peu  notre  puissance  d'attention  et  notre  aptitude 
pour  le  travail  mental  soutenu  ou  ordonné.  Paul  Valéry,  qui  s'est 
posé  la  question,  y  répondait  dans  ces  termes:  «  Adieu,  travaux  infi- 
niment lents,  cathédrales  de  trois  cents  ans  dont  la  croissance 
interminable  s'accommodait  curieusement  des  variations  et  des  enri- 
chissements successifs  qu'elle  semblait  poursuivre  et  comme  produire 
dans  l'altitude  .  .  .  C'est  que  le  temps  est  passé,  où  le  temps  ne 
comptait  pas.  L'homme  d'aujourd'hui  ne  cultive  guère  ce  qui  ne 
peut  point  s'abréger.  L'attente  et  la  constance  pèsent  à  notre  époque 
qui  essaie  de  se  délivrer  de  sa  tâche  à  grands  frais  d'énergie.  La 
mise  en  jeu,  la  mise  en  train  de  cette  énergie  exigent  le  machinisme, 
et  le  machinisme  est  le  véritable  gouvernant  de  notre  époque.  » 


402  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

Une  image  assez  exacte  de  la  façon  dont  tend  à  se  résoudre  de 
nos  jours  l'antinomie  entre  l'individu  et  l'Etat  a  paru  au  frontispice 
d'un  livre  de  Thomas  Hobbes,  publié  il  y  a  trois  cents  ans.  On  y  voit, 
émergeant,  derrière  des  collines,  sur  une  ville  entourée  de  champs, 
de  bois  et  de  châteaux,  un  géant  couronné  dont  le  corps  est  fait  de 
plusieurs  milliers  de  petits  individus  agglomérés.  C'est  le  Leviathan 
contemporain,  qui  reçoit  l'existence  des  molécules  humaines  dont  il 
se  compose,  tandis  que  ces  molécules  n'ont  d'autre  vie  que  celle  du 
monstre. 

Je  ne  jette  jamais  les  yeux  sur  cette  gra\aire  sans  penser,  avec 
quelque  amertume,  au  rôle  de  plus  en  plus  machinal  auquel  sont 
astreintes  les  administrations.  Il  est  à  peu  près  impossible  de  con- 
cevoir à  présent  de  grands  commis,  de  la  taille  et  de  la  trempe  de 
Colbert  et  de  Talon,  de  Goethe,  de  Samuel  Pepys  et  de  Rowland  Hill. 
En  devenant  cellule,  l'employé  abdique  sa  personnalité.  La  désin- 
carnation  des  rapports,  consécutives  à  l'extension  des  entreprises,  nous 
a  accoutumés  à  évoluer  dans  un  milieu  fictif  de  commissions  et  de 
bureaux.  Nous  traitons  avec  des  êtres  imaginaires,  sans  visage  et 
sans  voix. 

Mon  cher  Léon-Paul  Fargue  imagine  ce  que  sera  la  grande  nuit 
des  robots:  «J'ai  fait  souvent  ce  rêve  «étrange  et  pénétrant»  d'un 
siècle  futur  où  il  ne  restait  plus  sur  la  terre  que  les  inventions  du 
progrès,  que  les  derniers  perfectionnements  de  l'industrie,  mais  plus 
d'hommes.  Pas  un  seul  !  On  y  voyait  des  machines  à  manger,  des 
machines  à  fumer,  des  machines  pour  apprendre  le  grec,  des  machines 
à  aimer,  des  appareils  qui  pensaient  pour  vous,  qui  appliquaient  le 
socialisme,  qui  guérissaient  de  l'aérophagie,  de  la  stérilité,  de  la 
paresse,  du  gâtisme  précoce,  du  manque  de  goût,  de  l'absence  de 
style;  diverses  lampes  pour  voir  dans  les  intestins,  le  mensonge  ou 
la  musique;  des  installations  pour  le  remplacement  de  l'effort,  de 
la  mémoire,  des  dictionnaires,  du  solfège,  du  velours,  du  pain,  des 
lunettes,  de  l'air  pur;  on  y  voyait  des  usines  à  fabriquer  de  l'abstrait, 
des  phonographes  à  théories;  la  pilule-journal,  la  pilule-talent,  la 
pilule-sensibilité;  la  boisson  contre  le  nez  en  trompette,  contre  la 
taille  courte,  contre  les  fautes  d'orthographe.  Mais  d'hommes,  point. 
Personne  !  » 


LIBERATION  DE  L'HOMME  403 

De  son  côté,  François  Mauriac  écrit:  «  Tout  le  génie  humain  est 
aujoiu-d'hui  axé  sur  la  machine.  Des  hommes  retombés  à  l'enfance 
construisent  d'extraordinaires  jouets  mécaniques,  et  ils  en  sont  fiers, 
et  ils  admirent  comme  ça  marche  bien,  et  ils  fabriquent  en  série, 
en  un  rien  de  temps,  en  moins  de  temps  qu'il  ne  faut  pour  raser 
une  ville  .  .  .  Allons-nous  céder  à  l'obsession  de  notre  décadence,  de 
notre  petitesse  ?  » 

Ces  cris  d'alarme  sonnent  à  point,  en  un  temps  oii  les  vagues 
de  fond  du  matérialisme  battent  les  digues  de  notre  civilisation. 
Ces  idées,  que  nous  prétendons  combattre,  craignons  qu'elles  ne  con- 
tinuent d'exercer,  chez  nous,  leurs  ravages  à  notre  insu.  Il  serait 
tragique  d'avoir  à  constater  que  l'Etat  démocratique  diffère  de  l'Etat 
totalitaire  surtout  par  les  formes  qu'il  met  à  déshumaniser  l'homme. 
Pourtant,  sans  une  vigilance  étroite,  il  est  bien  difficile  d'enrayer 
les  incursions  des  théories  étatistes.  Nous  sommes  rassasiés  d'hor- 
reurs, blasés  de  merveilles.  Le  prodige  et  le  crime  ne  nous  émeuvent 
plus.  Comment  déceler,  avec  des  yeux  lassés,  un  mal  sournois,  plus 
inquiétant  que  la  menace  militaire  du  dehors,  parce  qu'il  nous  cor- 
rompt au  dedans. 

Pour  reprendre  la  pensée  qu'exprimait,  le  mois  dernier,  le  Saint- 
Père,  dans  une  allocution  au  Congrès  international  des  sciences  admi- 
nistratives, «  qui  ne  voit,  dans  ces  conditions,  le  dommage  qui 
résulterait  du  fait  que  le  dernier  mot  dans  les  affaires  de  l'Etat 
serait  réservé  aux  purs  techniciens  de  l'organisation  ?  Non,  le  der- 
nier mot  appartient  à  ceux  qui  voient  dans  l'Etat  une  entité  vivante, 
une  émanation  normale  de  la  nature  humaine,  à  ceux  qui  admi- 
nistrent, au  nom  de  l'Etat,  non  pas  immédiatement  l'homme,  mais 
les  affaires  du  pays,  en  sorte  que  les  individus  ne  viennent  jamais, 
ni  dans  leur  vie  privée,  ni  dans  leur  vie  sociale,  à  se  trouver 
étouffés  sous  le  poids  de  l'administration  de  l'Etat.  » 

Aux  négations  du  communisme,  comme  aux  hésitations  des  démo- 
craties, il  faut  substituer  les  certitudes  du  christianisme.  La  fin  de 
l'homme  en  soi,  c'est  Vassimilari  Deo  de  saint  Thomas  d'Aquin,  vers 
laquelle  il  doit  tendre,  avec  l'appui  de  la  société.  L'homme,  en  tant 
qu'individu,  est  encadré  dans  l'Etat.  En  tant  que  personne,  il  dépasse 
l'Etat.      C'est   sur   cette   distinction   que   repose   l'humanisme   chrétien. 


404  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Gonzague  de  Raynold  résume  en  quelques  lignes  le  sens  de  cet 
humanisme,  dans  lequel  s'établit  tout  naturellement  la  hiérarchie 
des  droits  et  des  devoirs.  «  En  tant  qu'individu,  je  suis  un  dans  une 
série,  mais  en  tant  que  personne,  je  suis  quelqu'un.  En  tant  qu'in- 
dividu, ma  fin  ne  peut  être  que  celle  de  la  collectivité.  En  tant 
que  personne,  ce  n'est  pas  à  la  collectivité  que  je  me  sens  uni,  mais 
à  Dieu.  Comme  individu,  il  y  a  des  libertés  que  je  dois  sacrifier 
à  la  collectivité.  Comme  personne,  il  y  a  des  libertés  que  je  ne  dois 
pas  sacrifier,  parce  qu'elles  n'appartiennent  pas  à  moi  seul:  elles 
appartiennent   à  Dieu.  » 

On  voit  assez  clairement  ce  qui  se  passe  quand  l'homme  ren- 
verse cette  échelle  des  valeurs.  C'est  dans  la  mesure  où  il  s'éloigne 
de  cet  ordre  qu'il  s'ouvre  aux  plus  barbares  crédulités.  Quand  le 
christianisme  lui  manque,  c'est  à  d'autres  concepts  qu'il  demande 
d'assurer  l'unité  de  ses  aspirations.  C'est  alors  qu'il  se  livre  à  toutes 
les  fausses  mystiques  de  la  Révolution,  de  la  Classe,  de  la  Race,  de 
l'Etat,  de  la  Nation.  Selon  le  mot  de  Gustave  Thibon,  «  Les  idoles 
sont  par  nature  exclusives.  Elles  possèdent  des  appétits  totalitaires  ». 
Là  où  la  raison  et  la  foi  n'ont  plus  d'ascendant,  la  brutalité  de 
l'instinct  étend  son  empire. 

On  est  forcé  de  constater  que  l'abandon  du  christianisme  conduit 
à  la  servitude.  Seul  un  humanisme  intégral,  comme  l'appelle  Jacques 
Maritain,  et  qui  considère  l'homme  dans  l'intégralité  de  son  être 
naturel  et  surnaturel,  peut  contribuer  effectivement  à  sa  libération. 
Pour  cette  tâche  de  délivrance  et  de  restauration,  c'est  à  des  insti- 
tutions comme  la  vôtre  qu'il  revient  de  donner  l'impulsion.  Ainsi 
que  l'écrivait,  il  y  a  quelques  années,  le  Père  Georges  Simard,  «  ce 
dévouement  aux  choses  de  la  société  et  de  l'Etat,  telle  est  la  mis- 
sion temporelle  des  chrétiens,  l'œuvre  urgente  à  laquelle  de  la  part 
de  l'Eglise  les  universités  sont  priées  de  s'intéresser  particulièrement  ». 

A  la  suite  des  grands  humanistes,  des  pédagogues,  des  philo- 
sophes, du  cardinal  Newman,  de  Francis  Bacon,  de  John  Stuart  Mill, 
réclamons  d'abord  un  élargissement  de  la  culture  générale.  Nous 
ne  voulons  pas  de  l'instruction  à  la  carte,  de  l'éducation  en  compri- 
més, de  cet  enseignement  strictement  spécialisé  qui  n'a  eu  pour  résul- 
tat   que    de    mettre    en    circulation    des    pseudo-savants,    des    ignorants 


LIBÉRATION  DE  L'HOMME  405 

encyclopédiques,  des  primaires  affublés  de  diplômes,  de  licences,  de 
doctorats,  qui  ne  seront  jamais  que  des  gamins  costumés  en  pédants, 
des  esprits  voués  à  la  puérilité  perpétuelle.  Il  est  plus  que  jamais 
urgent  de  rechercher  le  juste  équilibre  des  humanités  et  des  sciences, 
de  former  par  la  culture  générale  le  caractère  et  le  jugement,  de 
mettre  les  nôtres  en  mesure  de  comprendre  et  de  remplir  leur  mis- 
sion dans  une  société  qui  doit,  pour  demeurer  humaine,  rapprendre 
à  vivre  le  principe  chrétien. 

J'ai  relevé,  dans  un  ouvrage  de  John  Bartlett  Brebner,  une  cita- 
tion d'Ortega  qui  met  en  lumière  la  nécessité  de  relier  la  pensée  au 
réel:  «  Celui  qui  se  dit  médecin,  magistrat,  général,  philologue  ou 
évêque,  c'est-à-dire  qui  appartient  aux  classes  dirigeantes  de  la  société, 
s'il  ignore  ce  qu'est  aujourd'hui  le  monde  physique  à  l'égard  de 
l'Européen,  est  un  parfait  barbare,  quelle  que  soit  sa  connaissance 
du  droit,  de  la  médecine  ou  des  Pères  de  l'Eglise.  De  même  celui 
qui  n'a  pas  une  conception  suffisamment  nette  des  grands  mouve- 
ments de  l'histoire  qui  ont  amené  l'humanité  à  la  croisée  des  che- 
mins, car  notre  temps  est  celui  des  gestes  décisifs.  De  même  égale- 
ment celui  qui  ne  saisit  pas  clairement  la  façon  dont  la  Pensée 
spéculative  reprend  maintenant  sa  perpétuelle  tentative  de  formu- 
ler un  plan  de  l'univers,  ou  la  biologie  son  explication  des  fonde- 
ments  de  la  vie  organique  ». 

Le  conflit,  plus  dramatique  qu'il  ne  l'a  jamais  été,  entre  l'autorité 
et  la  liberté,  ne  peut  se  résoudre  par  l'aménagement  ou  la  révision 
des  systèmes  politiques  ou  des  institutions.  Il  est  au  centre  de 
l'homme.  Pour  en  sortir  victorieux,  l'homme  doit  fixer,  plus  haut 
que  lui,  sa  fin  et  son  destin.  Modeste  devant  les  forces  qu'il  a  déclen- 
chées, résigné  à  son  état  de  créature  périssable,  confiant  dans  sa  gran- 
deur spirituelle,  il  doit  ressaisir  son  âme  prête  à  lui  échapper.  Je 
souhaite  que  l'Université  d'Ottawa,  que  les  universités  canadiennes, 
dispensatrices  de  lumières,  éclairent  notre  volonté  d'édifier  un  ave- 
nir meilleur  sur  ce  qui  mérite  de  survivre. 

Jean  Désy,  LL.D., 

ambassadeur  du  Canada  en  Italie. 


Anachronismes  du  XVIIP  siècle 


Vieille  France,  vieux  Paris  du  dix-huitième  siècle  !  L'archaïsme 
des  coutumes,  des  mœurs,  du  cadre  extérieur  contredit  les  idées  qui 
veulent  éclore  et  dont  les  novateurs  philosophes  s'entretiennent  à 
huis  clos.  Les  blasphèmes  se  colportent  sous  le  manteau:  le  crieur 
public  annonce  dans  les  rues  l'ouverture  du  Jubilé.  La  foi  du  peuple 
demeure  vivante  et  parfois  d'une  intolérance  agressive.  Ainsi  Charles 
Jordan,  pasteur  luthérien  d'Allemagne,  qui  séjourne  à  Paris,  en  1733, 
pour  consulter  des  livres  rares,  prend  bien  soin  de  ne  pas  rencon- 
trer sur  son  chemin  «  le  dieu  de  la  messe  que  l'on  porte  aux  mala- 
des ».  Mettre  chapeau  bas  serait  pour  lui  hypocrisie,  ne  pas  se  décou- 
vrir au  passage  du  viatique,  danger:  «  Il  y  a  du  risque  aux  halles.  » 
Et  le  même  voyageur  observe  «  les  foules  épouvantables  »  que  la  fête 
de  sainte  Geneviève  rassemble  à  Nanterre  autour  d'une  eau  miracu- 
leuse. Cette  foi  populaire  se  complaît  dans  un  irrationnalisme  super- 
stitieux qui  se  heurte  violemment  à  la  tendance  contraire  d'une  élite. 
Lorsque  Massillon,  évêque  de  Clermont,  s'arrête  à  Riom,  au  cours  de 
sa  tournée  pastorale,  en  1720,  et  qu'il  veut  vérifier  ce  que  contient 
le  reliquaire  de  saint  Amable,  une  émeute  éclate  où  le  prélat,  qui  a 
manifesté  tant  d'esprit  critique,  manque  d'être  assommé.  Il  s'en 
tire  sain  et  sauf:  les  dévots  en  furie  se  contentent  de  briser  à  coups 
de  pierres  les  vitres  de  son  carrosse.  Et  selon  le  journal  de  l'avocat 
Barbier,  c'est  au  geste  superstitieux  d'une  pauvre  femme  qu'est  dû 
l'incendie  du  Petit  Pont  qui  épouvanta  les  Parisiens,  le  27  avril  1718. 
Pour  retrouver  le  corps  de  son  fils  noyé,  elle  avait  placé  sur  une 
petite  planche  un  cierge  allumé  et  bénit,  offert  à  saint  Nicolas  de 
Tolentino.  Hélas  î  un  bateau  de  foin  se  trouvait  à  proximité  et, 
de  malchance  en  malchance,  la  flamme  a  gagné  l'une  après  l'autre 
les   maisons   de   bois,   bâties   sur   pilotis. 

Que  d^églises,  de  couvents,  de  chapelles  !  —  vingt  et  un  sanc- 
tuaires dans  la  seule  île  de  la  Cité  !  —  foisonnement  touffu  de  tra- 
ditions languissantes  ou  mortes.  La  pérennité  du  souvenir,  qui  n'évo- 
que  plus   rien,   laisse   à   l' Anglo-Saxon   sa   quiétude.     La   France,   elle. 


ANACHRONISMES  DU  XVIII^  SIÈCLE  407 

figure  la  ménagère  trop  logique,  par  amour  de  l'ordre,  qui  veut  tou- 
jours interroger  les  êtres  et  les  choses  sur  leur  utilité  et,  faute  d'une 
réponse  adéquate,  les  balaie  tôt  ou  tard.  Un  peu  plus  d'un  demi- 
siècle  et  tout  l'édifice  croulera.  Pour  l'instant,  il  tient  debout  et 
les  vieux  usages  restent  tous  en  vigueur.  Un  cérémonial  compliqué, 
variable  selon  l'histoire  et  les  prérogatives  de  chaque  diocèse,  accom- 
pagne les  intronisations  des  évêques.  Celui  de  Rouen  se  rend  nu- 
pieds  de  l'église  Saint-Herbland  à  la  cathédrale;  celui  de  Cahors 
reçoit  l'hommage  de  son  vassal,  le  comte  de  Cessac,  qui  mène  sa  mule 
par  la  bride  et  sert  à  table  le  nouveau  prélat;  du  moins  possédera-t-il 
ensuite  la  mule  et  le  buffet  —  qui  doit  être  de  vermeil  et  valoir 
trois  mille  livres.  A  Lisieux,  la  veille  et  le  jour  de  Saint-Ursin,  deux 
chanoines  élus  par  un  tirage  au  sort,  comtes  de  la  ville,  exercent  pen- 
dant ces  quarante-huit  heures  la  justice  civile  et  militaire.  Ils  che- 
vauchent escortés  de  vingt-cinq  hommes  d'armes. 

Il  arrive  que  le  besoin  d'unifier  et  de  simplifier  l'emporte  sur 
la  stabilité  des  usages.  Un  procès  résulte  de  l'infraction.  A  Rouen, 
en  1719,  les  chanoines  s'impatientent  de  toutes  les  marches  et  contre- 
marches qui  leur  sont  prescrites  lors  du  décès  d'un  archevêque. 
Au  lieu  de  porter  la  dépouille  à  l'Abbaye  de  Saint-Ouen,  de  l'y  lais- 
ser un  jour  et  de  la  reprendre  pour  l'amener  à  l'abbesse  de  Saint- 
Amand  —  dont  le  rôle  est  de  remplacer  au  doigt  du  défunt  l'anneau 
pastoral  par  une  simple  bague  d'or,  —  les  chanoines  ont  tout  abrégé 
et  se  sont  contentés  de  descendre  l'archevêque  dans  le  caveau  de  ses 
prédécesseurs.  Les  religieux  de  Saint-Ouen  relèveront  l'affront,  obtien- 
dront gain  de  cause.  Un  arrêt  du  Parlement,  le  27  avril  1719,  obli- 
gera les  chanoines  délinquants  à  l'exhumation  du  corps  et  à  l'accom- 
plissement de  tous  les  rites  supprimés.  Les  traditions  se  vengent 
quand  on  les  oublie.  «  La  forme  !  La  forme  !  »  hurlera  Brid'oison. 
Elle  subsiste  intacte.  Toute  spirituelle,  la  rupture  avec  les  âges  de 
ferveur  est  masquée  par  les  survivances.  A  la  rentrée  du  Parlement, 
les  magistrats  qui  se  divertissent  à  lire  la  Pucelle  du  jeune  Voltaire, 
assistent  à  la  messe  du  Saint-Esprit,  dite  la  Messe  rouge,  avec  tous 
les  insignes  de  leur  dignité,  et  les  présidents  à  mortier,  si  vieux  soient- 
ils,  n'omettent  aucune  des  révérences,  aucune  des  évolutions  qu'un 
code  de  lointaine  origine  leur  impose.  Et  le  régent  suit  les  proces- 
sions, celle  de  la  Fête-Dieu,  celle  qui  commémore  le  vœu  de  Louis  XIII, 


408  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

fort  convenablement,  malgré  son  impiété  connue.  «  Quoiqu'il  crût 
malgré  lui  »,  dit  de  lui  Saint-Simon.  Phrase  rocailleuse  et  chargée 
de  sens.  La  foi  se  déracine  encore  plus  difficilement  qu'elle  ne  s'im- 
plante. Entre  le  cynisme  véritable  d'un  Talleyrand  et  les  saturnales 
de  blasphèmes  où  s'abandonnent  les  roués  de  la  Régence,  ces  ama- 
teurs d'illuminisme,  ces  curieux  de  l'autre  monde,  il  y  a  la  même 
différence  qu'entre  la  mort  et  l'agonie,  —  l'agonie  interminable  et 
délirante   d'un   corps   vigoureux. 

■K-  *  * 

Ce  décor  archaïque  est  celui  du  drame  de  conscience  qu'a  suscité 
en  1713,  deux  ans  avant  la  mort  de  Louis  XIV,  la  bulle  Unigenitus, 
condamnation  définitive  du  jansénisme.  Il  atteint  son  maximum  d'in- 
tensité en  pleine  Régence,  tandis  que  le  système  de  Law  agite  l'opi- 
nion et  que  les  plus  scabreux  ragots  mondains  pimentent  les  corres- 
pondances. Par  l'un  de  ces  paradoxes  dont  l'histoire  est  coutumière, 
c'est  sur  une  question  religieuse  —  tout  au  moins  dans  son  fond  — 
que  le  pays  se  partage.  Plus  d'une  institution  monastique,  consumée 
par  ses  propres  discordes,  mourut  alors  par  le  dedans  de  la  vraie 
mort  qui  compte.  Il  n'est  guère  un  écrivain  du  temps  qui  ne  men- 
tionne cette  scission  de  la  France  en  deux  factions  rivales.  Dans  les 
Lettres  persanes,  Montesquieu  ne  manque  pas  d'y  faire  allusion.  Selon 
lui,  les  femmes  furent  «  les  motrices  de  cette  révolte  qui  divise  la 
cour,  tout  le  royaume,  toutes  les  familles  ». 

La  querelle  dont  il  s'agit  n'est  pas  neuve.  C'est  la  reprise  de 
celle  qui  aboutit  à  la  destruction  de  Port-Royal.  Il  s'agit  toujours 
de  défendre  contre  Rome  un  accusé:  au  dix-septième  siècle,  feu  l'évê- 
que  d'Ypres,  Jansénius  et  son  Augustinus,  au  dix-huitième  siècle,  un 
vieillard,  parti  prudemment  pour  la  Hollande,  l'ex-oratorien  Pasquier 
Quesnel  et  ses  Réflexions  sur  le  Nouveau  Testament,  suspectes  d'hé- 
résie. Regain  de  colère,  regain  d'amertume,  mais  les  querelles  mêmes 
participent  à  la  grandeur  ou  à  la  décadence  du  temps  qui  les  voit 
naître.  Tout  occupés  de  théologie,  les  jansénistes  du  Grand  Siècle 
controversaient  au  sujet  de  la  grâce.  Ceux  du  dix-huitième  préfèrent 
marquer  les  frontières  entre  les  pouvoirs  temporels  et  spirituels.  Le 
niveau  de  l'argument  s'est  abaissé.  La  politique  se  mêle  à  la  théo- 
logie   jusqu'à    l'altérer.      Le    problème    éternel,    insoluble,    l'anxieuse 


ANACHRONISMES  DU  XVIII*  SIECLE  409 

recherche  d'un  accord  entre  la  liberté  de  riiomme  et  le  caractère 
immuable,  insondable,  du  décret  divin,  le  mystère  que  Jansénius,  pen- 
seur téméraire,  soumis  d'avance  à  Rome,  tenta  d'élucider  au  coût 
de  sa  santé  durant  ses  studieuses  veilles,  tout  ce  qui  fait  le  fond  même 
du  débat  a  cédé  la  place  à  un  autre  problème.  Si  des  moines,  si 
des  laïques,  soucieux  de  vie  intérieure,  lisent  avec  douleur  les  101 
propositions  condamnées  par  la  bulle  du  pape,  litanies  de  la  grâce 
toute-puissante,  statuts  sévères  et  nobles  de  l'élection  et  de  la  répro- 
bation divine,  la  plupart  des  mécontents  s'arrêtent  à  d'autres  sentences 
proscrites.  Ce  qui  indigne  surtout  Saint-Simon  —  et  avec  lui  des 
gallicans  âpres  à  la  défensive  contre  Rome  et  ses  empiétements  — 
c'est  tout  ce  qui  paraît  exalter  jusqu'à  l'omnipotence,  la  souveraineté 
du  pape,  surtout  en  ce  qui  concerne  l'excommunication  des  princes. 
«  Rome  nous  domine  plus  que  jamais.  Nos  libertés  s'en  vont  et  nous 
allons  tomber  dans  l'infaillibilité  .  .  .  On  ne  veut  plus  entendre 
parler  de  nos  libertés  qui  sont  sacrifiées  au  pape  !  »  gémit  le  pré- 
sident Mathieu  Marais.  Un  grand  mot  est  lancé,  celui  d'un  dogme 
qu'il  n'est  pas  encore  question  de  proclamer  et  dont  Clément  XI,  le 
pontife  régnant,  apparaît  comme  l'un  des  précurseurs.  Un  homme 
pieux,  scrupuleux  et  timide,  sujet  à  des  crises  de  larmes;  il  a  pleuré, 
il  a  tremblé  lorsque  le  Sacré  Collège  a  décidé  son  élection;  il  aurait 
voulu  décliner  la  responsabilité  suprême.  Et  pourtant,  il  impose 
implacablement  son  autorité  et  sa  politique  tend  à  renverser  les  bar- 
rières dressées  par  les  légistes,  gardiens  des  indépendances  nationales 
entre  les  peuples  et  lui. 

Que  la  bulle  Unigenitus  soit  un  coup  d'état  pontifical  en  même 
temps  que  la  condamnation  d'un  livre,  que  des  vices  de  forme  aient 
entaché  sa  promulgation,  qu'elle  ait  blessé  les  maximes  du  royaume: 
une  partie  de  la  France  le  dit  et  le  répète.  Quel  déluge  d'encre  ! 
Que  de  discours,  de  pamphlets,  d'épigrammes  !  Les  magistrats,  sou- 
cieux de  maintenir  d'anciennes  franchises  menacées  par  l'ultramonta- 
nisme,  communient  dans  une  semblable  amertume  avec  les  fidèles  de 
Port-Royal  qui  confrontent  les  textes  de  saint  Paul  et  de  saint  Augus- 
tin avec  les  101  propositions  condamnées  par  Clément  XI.  Dès  lors, 
gallicanisme  et  jansénisme  —  mouvements  séparés  par  la  différence 
de  leur  nature  —  se  rapprochent  jusqu'à  se  fusionner.  Mais  les  mots 
en  isme,  toujours  arbitraires,  n'expliquent  pas  l'effervescence  qui  règne 


410  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

à  travers  tout  le  pays  et  provoque  des  scènes,  de  loin  pittoresques  et 
de  près  scandaleuses.  Des  gentilshommes,  qui  manifestent  la  couleur 
de  leurs  opinions  par  celle  de  leurs  rubans,  tirent  l'épée  pour  ou 
contre  la  bulle  Unigenitus;  des  paroissiens  interrompent  le  prône  de 
leur  curé;  le  Sulpicien  s'oppose  à  l'Oratorien,  le  Jésuite  au  Bénédic- 
tin; les  évêques  s'injurient,  et  même  aux  Etats  du  Languedoc  —  en 
1725  —  celui  d'Uzès  soufflettera  celui  de  Saint-Papoul  !  De  tels  con- 
flits qui,  chez  nous,  se  reproduisent  à  diverses  époques  et  sous  des 
prétextes  changeants,  sont  tout  entiers  psychologiques.  Chacun  de 
nous  possède  en  son  for  intérieur  une  certaine  conception  de  l'auto- 
rité, de  la  liberté,  de  la  sincérité,  de  l'obéissance,  et  c'est  moins  un 
résultat  de  l'intelligence  que  du  tempérament,  du  caractère  et  de  ce 
dressage  que  l'homme  subit  dans  son  enfance  et  dont  l'empreinte 
ne  s'efface  jamais  tout  à  fait.  Parmi  les  batailles  d'évêques,  le  duel 
entre  Belzunce  (de  Marseille)  et  Colbert  (de  Montpellier)  se  distin- 
gue par  sa  violence.  M^'  de  Belzunce  occupe  la  position  ultramon- 
taine  la  plus  avancée  pour  le  temps  dont  il  s'agit.  D'origine  pro- 
testante, fils  de  converti,  il  a  grandi  dans  l'ombrageuse  défiance  des 
erreurs  abjurées  et,  en  général,  de  toute  insubordination.  D'esprit 
rectiligne,  charitable  envers  le  pestiféré,  féroce  envers  le  théologien 
qui  se  fourvoie,  que  comprendrait-il  au  neveu  de  Colbert,  gallican 
de  formation  et  d'instinct  ?  Les  deux  prélats  ne  pourront  que  s'at- 
taquer sans  trêve  ni  conclusion.  Ces  grandes  querelles  déchaînent 
les  inconciliables. 

Les  jansénistes  au  dix-huitième  siècle,  parce  qu'ils  surexcitent 
l'opinion,  détruisent  le  respect,  enveniment  encore  davantage  les  rap- 
ports du  Parlement  et  de  la  monarchie,  ont  certainement  contribué 
à  surchauffer  l'atmosphère  où  s'est  préparée  la  Révolution.  Il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  leur  cause  n'est  pas  celle  de  l'avenir,  mais 
d'un  passé.  Féodaux,  descendants  des  frondeurs,  défenseurs  instinc- 
tifs des  anciens  particularismes,  ils  luttent  de  toute  leur  force  contre 
les  accroissements  et  les  concentrations  de  pouvoirs,  soit  aux  mains 
du  pape,  soit  aux  mains  du  roi.  L'année  même  (1717)  où  ils  mani- 
festent leur  position  doctrinale  par  une  action  d'éclat,  les  Mémoires 
du  cardinal  de  Retz  sont  livrés  au  public,  et  les  mêmes  magistrats, 
qui   s'arrachent    avec   une    ardeur    particulière    les    exemplaires    d'une 


ANACHRONISMES  DU  XVIIP  SIECLE  411 

premiere  édition,  bientôt  introuvable,  applaudiront  bruyamment  l'Ap- 
pel des  quatre  évêques.  ' 

Cet  Appel,  c'est  le  plus  frappant  des  anachronismes  qu'offre  à 
foison  le  règne  de  Louis  XV.  Nous  sommes  sur  la  montagne  Sainte- 
Geneviève  où  collèges  et  librairies  alternent  avec  les  édifices  religieux. 
La  chapelle  Saint- Yves,  rue  Saint-Jacques,  attire  les  plaideurs  qui  ont 
gagné  leur  procès.  La  chicane  victorieuse  suspend  ses  ex-voto;  petits 
sacs  bourrés  de  papiers  qui  décorent  bizarrement  les  murs  du  chœur. 
Quelle  large  place  occupent  dans  la  vie  les  débats  du  prétoire  î  Un 
procès  extraordinaire  va  s'ouvrir  que  toute  la  nation  suivra  passion- 
nément. 

C'est  le  matin  du  5  mars  1717.  A  la  Sorbonne,  la  Faculté  de 
Théologie  tient  l'une  de  ses  séances  coutumières,  lorsque  quatre  visi- 
teurs s'annoncent;  quatre  évêques.  On  les  reçoit  avec  les  honneurs 
dus  à  leur  rang.  L'estampe  a  popularisé  leur  physionomie.  D'abord 
passe  La  Broue,  évêque  de  Mirepoix,  le  plus  âgé.  La  bonté,  qui 
n'est  pas  toujours  vertu  janséniste,  semble  répandue  sur  son  visage 
grave  et  plein.  Saint-Simon  ne  lui  ménage  pas  son  estime;  il  le 
peint  «  résidant  aumônier,  édifiant  ses  ouailles  dont  il  était  adoré  et 
de  tout  le  pays,  et  d'ailleurs  très  savant  et  fort  éloquent  ».  —  Comme 
La  Broue,  Pierre  de  Langle,  évêque  de  Boulogne,  porte  le  bonnet  des 
docteurs  en  théologie.  Il  fut  jadis  appelé  par  Bossuet  à  la  cour  et 
nommé  précepteur  du  comte  de  Toulouse.  Un  septuagénaire  émacié 
par  la  sévérité  de  ses  jeûnes.  Pauvre  par  esprit  de  dépouillement, 
on  le  reconnaît  à  ses  vêtements  rapiécés,  ses  bas  ravaudés,  son  cha- 
peau qui  se  décolore.  —  Enfin,  voici  les  deux  personnages  les  plus 
importants  du  groupe:  Soanen  et  Colbert.  Messire  Jean  Soanen, 
évêque  de  Senez  —  bourgade  perdue  des  Alpes  —  semble  être  l'ini- 
tiateur de  la  démarche  qui  va  s'accomplir.  Il  y  songe  depuis  le 
jour  oil  la  bulle  Unigenitus  l'a  frappé  comme  un  coup  de  foudre  — 
«  vrais  tempête  sur  l'Eglise  »,  écrivait-il  au  cardinal  de  Noailles.  «  Evê- 
que des  rochers  »,  comme  il  se  définit,  il  donne  tout  ce  qu'il  possède 
en  faveur  de  ses  diocésains  indigents  —  si  miséreux  pendant  les  inon- 
dations du  Verdon,  —  jusqu'aux  couvertures  de  son  lit,  jusqu'à  son 
anneau  pastoral;  mais  il  se  montre  implacable  envers  les  acteurs 
ambulants  qui  troublent  la  sanctification  du  dimanche.  Auvergnat, 
fils  d'un  procureur,  il  sait  poursuivre  ses  ennemis  avec  les  ruses  d'un 


412  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

juriste  né.  Le  front  haut,  le  grand  nez  fouineur  .et  busqué,  la  bou- 
che largement  fendue,  il  présente  une  figure  typiquement  française 
de  basoche  et  de  cathédrale.  —  Son  ami,  Joachim  Colbert,  évêque 
de  Montpellier  est  de  beaucoup  le  plus  jeune  des  quatre:  il  n'a  que 
cinquante  ans.  On  voit  remuer,  pour  les  refus,  cette  grosse  tête 
énergique  oii  brillent  des  yeux  noirs,  prompts  à  la  colère.  Un  indé- 
pendant qui,  bravant  les  disgrâces  certaines,  adresse  ses  «  Remon- 
trances au  roi  »,  un  processif  aussi  ferme  pour  maintenir  ses  droits 
de  chasse  et  de  péage  que  pour  restaurer  les  pénitences  publiques 
de  la  primitive  Eglise.  Impétueusement,  il  engage  ses  collègues  «  à 
résister  jusqu'à  la   déposition,  jusqu'à  la  mort  ». 

La  Broue  de  Mirepoix  prend  la  parole  et,  dans  un  discours  en 
latin,  tout  en  s'appuyant  sur  les  canons  de  l'Eglise  et  sur  la  Tradi- 
tion, annonce  l'Appel  de  la  bulle  Unigenitus  déclarée  «  irrecevable  » 
au  concile  général  futur  «  librement  et  juridiquement  convoqué  ». 
Telle  était  la  hardiesse  qui,  depuis  longtemps  préparée  dans  l'ombre, 
éclatait  au  grand  jour.  Il  ne  serait  pas  équitable  de  la  juger  avec 
les  idées  catholiques  d'aujourd'hui  comme  une  rébellion  de  fils  spiri- 
tuels contre  un  Père  suprême.  C'est  bien  plutôt  le  procès  qu'in- 
tentent à  leur  suzerain  des  vassaux  mécontents.  Un  procès  avec 
exploit  d'huissier.  Certain  sieur  Le  Grand,  qui  remplit  au  Châtelet 
cette  fonction,  est  parti  pour  Rome  très  secrètement  en  habits  de 
pèlerin:  il  trouvera  moyen  de  remettre  au  pape,  pendant  une  audience, 
le  texte  de  l'Appel  —  rédigé  en  latin  —  et  de  l'afficher  à  minuit 
au  Campo  di  Fiore  et  sur  les  murs  mêmes  de  Saint-Pierre,  près  de 
la  porte  principale  !  De  cet  acte  officiel,  passé  préalablement  devant 
notaire,  Soanen,  évêque  de  Senez,  donne  à  présent  lecture.  Et  les 
docteurs  en  théologie  écoutent  avec  un  recueillement  exalté:  cer- 
tains versent  de  chaudes  larmes  gallicanes,  et  le  syndic  Ravechet  se 
compare  au  vieillard  Simeon  de  l'Evangile  qui  obtint  la  grâce  de 
ne  pas  mourir  avant  d'avoir  vu  le  jour  de  Dieu.  Nunc  dimittis  ! 
Quand  Soanen  a  fini,  des  acclamations  en  latin  s'élèvent:  Omnes 
adheremus  appelationi  et  provocationi  !  Mais  voici  que  la  réunion 
devient  tumultueuse.  Une  formule  contraire  —  toujours  en  latin  — 
de  fidélité  absolue  au  pape  s'élabore  et  réussit  à  frayer  son  chemin 
à  travers  le  bruit.  Et  cette  discorde  autour  d'une  table  et  d'un 
registre,  ce  n'est  que  le  début  de  l'orage  qui  va  se  déchaîner  à  tra- 


ANACHRONISMES  DU  XVIIP  SIÈCLE  413 

vers  toute  la  France,  dès  lors  scindée  entre  Appelants  et  Acceptants 
—  ou  comme  le  dira  le  pénétrant  d'Argenson,  entre  Nationaux  et 
Sacerdotaux,  A  la  Sorbonne,  les  docteurs  en  théologie,  ceux-là  qui, 
selon  l'usage,  prêtent  serment  dans  une  chapelle  de  Notre-Dame,  sur 
les  reliques  de  Saint  Denis,  de  défendre  la  foi,  adhèrent  en  masse 
à  l'appel  qui  pourrait  conduire  au  schisme.  Cent  dix  se  trouvent 
présents,  quatre-vingt-dix-sept  se  précipitent  pour  signer  le  document 
présenté  par  les  évêques,  tandis  que  les  treize  protestataires  clament 
ou  murmurent  leur  réprobation.  Le  conflit  des  ordres  religieux  s'an- 
nonce:  il  y  a,  d'un  côté,  deux  Jacobins,  de  l'autre,  un  Récollet. 

Le  curé   de   Saint-Merry,  le   plus   ardent  de  la   minorité,   sort   de 
la   salle.      C'est   par   son   intermédiaire    que   sera    donnée    l'alarme    au 
Palais   Royal.     En   d'autres   temps,   le   duc   d'Orléans   se   fût   contenté 
de  hausser  les  épaules.    Que  lui  importait  ces  querelles  ecclésiastiques  ? 
Après  la  mort  de  Louis  XIV,  le  régent  avait  libéré  les  jansénistes  de 
toute   contrainte.     La   disgrâce   du   Jésuite,   Le   Tellier,   confesseur   du 
feu  roi,  la  nomination  au  Conseil  de  Conscience  du  cardinal  de  Noailles, 
archevêque  de  Paris,  qui  le  premier  avait  opposé  à  la  bulle  Unigenitus 
un  refus  retentissant:   autant  de  gages  accordés   aux  persécutés  de  la 
veille.     Mais  la  politique  extérieure  avait  ramené  l'intolérance.     Cour- 
roucé de  ne  pouvoir  obtenir  chez  nous  la  subordination,  le  pape  exas- 
pérait   encore    davantage    l'Espagne    contre    la    France.      Or    ces    ingé- 
rences hostiles  de  Rome  étaient  plus  que  jamais  redoutables  au  lende- 
main de  la  triple  alliance  —  conclue  en  janvier  1717  entre  la  France, 
l'Angleterre  et  les  Provinces-Unies  —  et  tandis  que  s'élaborait  la  qua- 
druple alliance  avec  l'adjonction  de  l'Empereur.     Ainsi,  des  jansénistes 
punis  pour  leur  obstination,  invoqueront  la  cause  de  l'Evangile  et  de 
l'Eglise   primitive,   tandis   que   le   gouvernement   ne   les   brime   qu'afin 
que  se  déroule  en  paix  l'écheveau  des  pourparlers  en  cours  !     Ces  con- 
fusions provoquent  toujours  le  trouble  des  consciences  sincères.     L'ap- 
pel  des    quatre   évêques,   offense   pour   le   pape,   s'insérait   entre    deux 
grandes    négociations    diplomatiques    que    menait,    avec    succès,    l'abbé 
Dubois.      Quelle    initiative    inopportune  !       C'est    pourquoi    le    régent 
s'emporte  —  «  jamais  plus  en  colère  »,  observera  Dangeau  —  avec  les 
jurons   gras  et   drus   qui   lui  viennent   si  naturellement. 

Des  sanctions  immédiates,  d'ailleurs  bénignes,  se  prononcent  contre 
les    principaux    responsables.       Le    plus    sévèrement    traité,    c'est    le 


414  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

notaire  du  Chatelet,  enlevé  de  son  carrosse  et  saisi  par  les  archers 
qui  le  conduisent  à  la  Bastille.  Les  quatre  évêques  reçoivent  l'ordre  de 
quitter  Paris  sur-le-champ.  L'opinion,  vite  renseignée,  les  salue  moins 
comme  les  défenseurs  d'une  doctrine  que  comme  les  champions  d'une 
fierté  nationale.  Qu'ils  regagnent  leurs  diocèses  et  n'en  bougent  pas 
de  si  tôt.  Quant  au  syndic  de  la  Faculté  de  Théologie,  l'abbé 
Ravechet,  c'est  à  Saint-Brieuc  qu'il  est  expédié.  L'ancien  régime 
excelle  à  calmer  les  turbulences  par  ces  résidences  forcées  dans  les 
tranquilles  petites  villes,  bien  éloignées  de  la  capitale,  où  s'éteignent 
doucement,  faute  de  combustible,  les  flammes  susceptibles  d'allumer 
les  incendies.  Mais  l'abbé  Ravechet  n'arrivera  pas  jusqu'à  Saint- 
Brieuc  !  A  Rennes  il  tombe  gravement  malade  et  les  Bénédictins 
de  l'Abbaye  Saint-Melaine,  partisans  de  l'appel  contre  la  bulle  Uni- 
genitus,  accueillent  avec  des  respects  infinis  ce  lutteur  pour  la  vérité 
qui  leur  fera  l'honneur  de  mourir  chez  eux.  Avant  la  réception  du 
viatique,  à  genoux  sur  le  carreau,  revêtu  de  la  soutane  et  du  sur- 
plis, le  vieux  docteur  de  Sorbonne  formula  sa  profession  de  foi  gal- 
licane et  déclara  détester  l'esprit  de  schisme.  Les  Bénédictins  de 
Saint-Melaine  l'inhumèrent  avec  une  pompe  inouïe.  De  Rennes, 
ville  parlementaire,  accoururent  les  magistrats  qui  pensaient  comme 
le  défunt.  Ces  obsèques,  transformées  en  manifestations  d'un  parti, 
traverseront  tout  le  règne  de  Louis  XV,  de  plus  en  plus  ostentatoires 
à  mesure  que  s'accentuera  la  défaite  janséniste.  Et  celui  qu'on  porte 
en  terre  c'est  bien  souvent  un  homme  de  Dieu,  charitable  et  mortifié 
sinon  humble.  La  passion  sectaire  grave  à  gros  traits,  pour  le  trou- 
ble des  âmes  simples,  un  parallèle  entre  certains  prélats  qui  soutien- 
nent la  cause  romaine:  le  mondain  cardinal  de  Rohan,  Tencin,  simo- 
niaqpie  et  agioteur,  et  les  quatre  pieux  évêques  qui  ont  lancé  l'appel 
au  concile  général.  Lorsque  meurt  leur  doyen  d'âge,  La  Broue  de 
Mirepoix,  la  foule  découpe  des  reliques  dans  ses  vêtements. 

Du  saint  au  thaumaturge,  la  distance  se  franchit  aisément.  Dix 
ans  d'attente  exaltée,  d'illuminisme  progressif,  préparent  les  con- 
vulsions du  cimetière  Saint-Médard.  Quelques  jours  après  la  séance 
fameuse,  de  la  Sorbonne,  un  cri  jaillit  d'une  foule  entassée  dans  une 
église:  Miracle  !  C'est  le  premier  appel  à  Dieu.  A  Reims  et  à  Nantes, 
les  Facultés  de  Théologie  ont  adhéré  spontanément  à  l'appel  des 
quatre   évêques.     Un   vieux   prêtre   nantais,   M.    de   la   Noë-Menard   se 


ANACHRONISMES  DU  XVIII^  SIECLE  415 

traîne,  malgré  ses  infirmités,  jusqu'au  Collège  de  TOratoire.  Il  a 
longuement  prié  devant  son  crucifix  et  comme  s'il  accomplissait  un 
acte  saint  qui  devait  lui  valoir  le  pardon  de  ses  fautes,  il  en  appelle 
solennellement  du  pape  mal  informé  au  concile  général,  puis  il  rentre 
chez  lui  pour  n'en  plus  sortir.  Le  16  avril,  trois  cents  ecclésiastiques, 
le  cierge  à  la  main,  accompagnent  son  cercueil,  et  tandis  qu'on  célè- 
bre la  messe  des  funérailles,  une  clameur  interrompt  le  chant  du 
Sanctus.  Un  jeune  homme,  Pierre  Lallemand,  victime  de  son  dévoue- 
ment pendant  une  inondation  de  la  Loire,  a  soudain  retrouvé  avec 
sueurs  et  pâmoison  l'usage  de  son  bras  droit  paralysé  !  Miracle  ! 
Vers    la   tombe    de   l'abbé    de    la    Noë-Menard,    précurseur    du    diacre 

Paris,  les  malades  affluent. 

*        *        * 

On  a  tenté  d'établir  une  carte  du  jansénisme  en  France  au  dix- 
huitième  siècle:  elle  ne  peut  être  qu'arbitraire.  Les  points  névral- 
giques se  posent,  s'effacent,  se  déplacent  selon  l'une  ou  l'autre  influence 
transitoire,  celle  d'un  grand  personnage  ecclésiastique  ou  d'une  com- 
munauté. Pourtant  certaines  provinces,  certaines  portions  de  pro- 
vinces demeurent  marquées  de  façon  permanente:  Champagne,  Anjou, 
Normandie,  Picardie,  Auxerrois  et,  sinon  la  Basse-Bretagne  imper- 
méable, tout  au  moins  les  pays  de  Rennes  et  de  Nantes.  La  tache 
noire  qui  frappe  le  regard,  c'est  Paris  et  l'Ile-de-France.  À  Paris, 
le  jansénisme  est  une  guerre  de  rues  et  de  quartiers.  Il  a  ses  gar- 
nisons et  ses  refuges,  ses  fidèles  troupes  de  choc  cantonnées  aux  abords 
de  Saint-Sèverin,  de  Saint- Jacques-du-Haut-Pas,  de  Saint-Etienne-du- 
Mont;  ses  bastions  éloignés,  comme  la  paroisse  Sainte-Marguerite,  parmi 
les  artisans  du  Faubourg  Saint-Antoine;  ses  centres  de  ferveur:  biblio- 
thèque Sainte-Geneviève,  avec  ses  moines  sympathisants,  séminaire 
oratorien  de  Saint-Magloire  (actuellement  l'Institution  des  Sourds- 
Muets,  rue  Saint-Jacques)  où  étudia  le  diacre  Paris.  Le  séminaire 
Saint-Sulpice,  si  dévoué  à  la  cause  romaine,  représente,  comme  Saint- 
Nicolas-du-Chardonnet,  une  citadelle  ennemie.  Et  que  dire  du  Col- 
lège Louis-le-Grand  où  les  Jésuites,  adversaires  acharnés  et  trop  ama- 
teurs de  spectacles,  s'apprêtent  à  lancer  contre  les  Appelants  quelque 
maligne  parodie  interprétée  par  leurs  élèves  î 

Une  agitation  futile  éclipse  la  haute  origine  philosophique  du 
débat.     La  bulle  Unigenitus  —  ou,  comme  l'on  disait  alors,  la  Consti- 


416  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

tution,  —  c'est  la  pierre  d'achoppement  où  se  brisent  les  politesses 
mondaines,  en  sorte  que  les  reines  des  salons,  soucieuses  de  mainte- 
nir la  bonne  entente  autour  des  tasses  de  chocolat,  défendent  par 
d'adroites  digressions  les  approches  de  l'entretien  brûlant.  Mieux  vaut 
parler  du  théâtre  à  la  mode,  discuter  les  mérites  des  acteurs  célè- 
bres. Mais  quoi  !  Ce  n'est  pas  seulement  sur  les  tréteaux  des  Jésuites 
qu'on  met  en  scène  les  affaires  religieuses  du  temps;  sous  des  tra- 
vestissements japonais,  une  comédie  de  Crébillon  fils,  Tanzdi  et  Néa- 
derme,  prétend  raconter  l'histoire  de  la  bulle  Unigenitus,  et  l'abbé 
de  Grécourt,  spécialiste  de  la  poésie  grivoise,  a  rompu  momentané- 
ment avec  son  genre  habituel  pour  offrir  au  parti  janséniste  les 
grâces  moqueuses  de  son  esprit  —  diluées  en  plus  de  quinze  cents 
vers. 

Tour  à  tour,  notre  dix-huitième  siècle  nous  découvre  sa  légèreté 
caustique  et  son  tourment  spirituel,  et  le  jansénisme  à  cette  époque 
ne  se  comprend  qu'avec  des  contrastes  abrupts,  pointes  avancées  vers 
l'avenir   et   refoulements   vers   le   passé.     Voici   que   le   rideau   se  lève 
sur    un    décor    austère.      Convoqués    au    son    de    la    cloche    pour    une 
assemblée   extraordinaire,   des   moines   gagnent  en  silence  la   salle   du 
chapitre.      L'abbé    ou   le   prieur   prononce   un    discours;    il    décrit   les 
maux  de  l'Église,  aggravés  par  la  bulle  Unigenitus  qu'il  déclare  con- 
traire  aux   saines    doctrines   chrétiennes.      Comme   les    docteurs    de   la 
Sorbonne,  il  en  appelle  au  concile  général.     Il  signe  l'acte  de  protes- 
tation qui  passera   devant  notaire   et  invite  ses  religieux  à  le  suivre. 
Dans    cette    vieille    France,    peuplée    de    couvents,    la    scène    se    répète 
avec  les  mêmes  paroles,  les  mêmes   gestes   rituels,   des   prairies  picar- 
des aux  vignobles  de  Provence,  de  Saint-Riquier  à  Montmajour.     Sans 
doute    faut-il    se    garder    d'un    partage    trop    systématique    des    ordres 
religieux  en  deux  camps  opposés.     Mais  on  peut  avancer  qu'en  géné- 
ral les  communautés  vouées  à  l'action  pratique  et  populaire,  les  Fran- 
ciscains,   les    Minimes,   les    Frères    des    Écoles    chrétiennes,    de    fonda- 
tion  récente,    optent,    avec   les    Jésuites,    pour   la    soumission   pure    et 
simple,  tandis  que  la  cause  de  l'appel  au  concile  général  groupe  les 
hommes  d'études  et  les  contemplatifs.     L'orage  atteint  les  Chartreuses 
les   plus    reculées    du   monde;    il   trouble    Oratoriens    et   Dominicains; 
il  déferle  sur  les  Bénédictins.     À  l'Abbaye  de  Saint-Germain-des-Prés, 
foyer  d'érudition,  fameux  dans  toute  l'Europe,  les  chercheurs  de  docu- 


ANACHRONISMES  DU  XVIIP  SIECLE  417 

ments  —  défenseurs  du  passé  comine  les  magistrats  lettrés  qui  se 
plaisent  en  leur  compagnie  —  sont  sortis  de  leurs  chartriers  pour 
signer  contre  la  bulle  Unigenitus  leurs  revendications.  Non  pas  una- 
nimes, certes.  Sur  deux  religieux  attelés  à  une  grande  œuvre,  il 
arrive  que  l'un  soit  «  acceptant  »  et  l'autre  «  appelant  »  :  ainsi,  des 
deux  savants  Dom  de  Vie  et  Dom  Vaissette  qui  écrivent  l'histoire 
du  Languedoc.  A  Saint-Denis,  les  moines  ont  chanté  solennellement 
le  Veni  Creator;  à  Saint-Médard-de-Soissons,  ils  se  sont  préparés  à  leur 
délibération  par  trois  jours  de  prières  et  de  jeûne.  Au  nom  de 
saint  Benoît,  l'abbé  les  exhorte  à  signer  l'appel  au  concile  général. 
Les  grandes  abbayes  normandes  —  celle  de  Fecamp,  la  plus  riche  et 
la  plus  considérable  avec  ses  cent  mille  livres  de  revenus,  —  Le 
Bec,  oil  viennent  se  recueillir  des  mondains  touchés  par  la  grâce, 
Saint-Ouen,  Jumièges  ont  fourni  leur  contingent  plus  ou  moins  nom- 
breux de  protestataires. 

Cette  résistance  ne  va  pas  sans  scrupules,  ni  tourments  intérieurs. 
La  hauteur  des  âmes  se  mesure  à  celle  de  leurs  souffrances.  Au 
grand  couvent  des  Frères  Prêcheurs,  rue  Saint- Jacques,  un  vieillard 
renommé  pour  sa  science  théologique,  le  père  Alexandre,  ne  s'associe 
«  qu'avec  des  pleurs  et  les  plaintes  les  plus  amères  »  à  une  démarche 
dont  la  témérité  l'inquiète.  A  l'Abbaye  du  Bec,  les  moines  les  plus 
obstinés  mis  en  pénitence,  honorent  d'un  culte  particulier  les  gisants 
de  pierre  dans  leurs  tombeaux  gothiques.  Ils  n'entendent  secouer 
l'autorité  des  vivants  que  pour  se  placer  sous  la  protection  des  morts 
très  anciens.  Un  de  ces  religieux  réfractaires  voudra  que  son  acte 
d'appel  soit  placé  dans  son  cercueil,  comme  une  pièce  justificative  à 
présenter  au  suprême  tribunal. 

L'ordre  se  rétablira,  mais  trop  souvent  par  la  victoire  d'un  con- 
formisme extérieur  et  non  de  la  véritable  obéissance  qui  apaise  et 
adoucit.  En  1730,  à  la  diète  de  Saint-Germain-des-Prés,  les  Bénédic- 
tins se  soumettent  à  la  bulle  Unigenitus  proclamée  —  par  une  étrange 
confusion  de  pouvoirs  —  loi  d'Etat  comme  loi  d'Eglise.  C'est  alors 
que  livrés  à  l'abandon,  les  jansénistes  irréductibles  lanceront,  plus 
fort  que  jamais,  sur  la  tombe  du  diacre  Paris  le  grand  appel  à  Dieu  ! 

De  ces  luttes  spirituelles,  les  âmes  resteront  blessées.  Le  temps 
n'est  plus  —  comme  au  siècle  précédent  —  oii  ces  querelles  peuvent 
sévir  sans   que   s'entame   le   fond   même   de  la   foi.     Les   hommes,   les 


418  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

femmes  de  Port-Royal  ne  tendaient  qu'au  redressement  et  à  l'épuration 
d'une  doctrine.  Mais  voici  qu'au  dix-huitième  siècle  ces  disputes  pro- 
longées sur  la  grâce  et  la  prédestination  deviennent  des  anachronismes 
et  contribuent  de  manière  paradoxale  à  la  montée  de  l'incroyance. 
Ecoutons  ce  que  disent  les  mondains,  les  indifférents,  les  observateurs 
irrités  de  ces  discordes.  La  belle  Orientale,  connue  sous  le  nom  de 
Mademoiselle  Aissé  que  M.  de  Ferriol,  l'ambassadeur  de  France  à 
Constantinople,  a  rapportée  dans  ses  bagages,  s'attriste  de  tout  ce 
qu'elle  constate.  Or,  comme  Madame  de  Ferriol,  sa  protectrice,  est 
la  sœur  du  cardinal  de  Tencin,  elle  est  bien  placée  pour  saisir  le  fil 
des  intrigues  anti- jansénistes,  retorses  et  cyniques,  et  la  douce  trans- 
plantée de  conclure:  «  Ce  que  je  vois  me  donne  de  furieux  doutes 
du  passé.  »  Il  suffit  à  l'avocat  parisien  Barbier  de  descendre  dans  la 
rue  Galande  où  il  habite  pour  apprendre  quelque  nouveau  prodige 
extravagant  en  faveur  du  jansénisme.  Et  lui  aussi  de  s'interroger: 
les  prophéties  et  les  miracles  consacrés  méritaient-ils  plus  de  créance  ? 
Et  lui  aussi  de  s'avancer  à  pas  menus  vers  un  scepticisme  généralisé. 
Nul  portrait  de  Voltaire  n'est  équitable  sans  une  toile  de  fond: 
églises  tumultueuses,  disputes  de  clercs  et  de  moines,  envoûtements 
et  sortilèges,  obsèques  où  triomphe  l'un  ou  l'autre  sectarisme.  Ce 
monde  discordant  fut  le  sien.  Près  de  lui,  comme  un  repoussoir  ou 
comme  une  explication,  se  dessine  la  figure  de  son  frère,  le  crédule 
Armand  Arouët,  receveur  des  Epices  à  la  Cour  des  Comptes,  dévot 
fanatique  du  diacre  Paris  et  promoteur  de  réunions  secrètes  où  de 
fameuses  convulsionnaires,  sœur  Madeleine  et  sœur  Félicité,  invulné- 
rables à  la  façon  des  fakirs,  s'assènent  de  vigoureux  coups  d'épée  sans 
se  faire  mal.  Dans  le  discrédit  du  surnaturel  s'installe  cette  Religion 
naturelle  qu'a  prônée  le  poète  de  la  Henriade.  «  C'est  un  jeune  homme 
maigre  qui  paraît  attaqué  de  consomption  »,  a  noté  l'étranger  Charles 
Jordan,  qui  a  été  reçu  par  Voltaire  en  1733.  Le  type  de  l'intellectuel 
pur,  celui  d'autrefois  et  d'aujourd'hui,  le  Parisien  dont  les  idées  qui 
veulent  surchauffer  l'Europe  bouillonnent  en  vase  clos.  Comme  l'au- 
teur des  Voyages  de  Gulliver  a  vu  les  Whigs  et  les  Tories,  il  voit 
s'agiter  les  jansénistes  et  leurs  adversaires.  Son  snobisme  exaspère  son 
aversion.  Il  est  le  commensal  de  grands  seigneurs  placés  aux  avant- 
gardes  du  libertinage  intellectuel  et  moral  et  chez  lesquels  il  est  de 
mode    de    ne    parler    des    querelles    religieuses    qu'avec    un    souverain 


ANACHRONISMES  DU  XVIII"  SIECLE  419 

mépris.  Comme  il  hait  ces  peuplades  liliputiennes  !  Avec  quelle  joie 
féroce  n'attend-il  pas  qu'elles  s'entre-déchirent  jusqu'à  l'extermination  ! 
Et  Voltaire  d'adresser  sa  prière  au  Dieu  géant  qui  de  plus  loin 
encore  contemple  nos  turbulences  misérables:  «  S'il  est  permis  à  de 
faibles  créatures,  perdues  dans  l'immensité  et  imperceptibles  au  reste 
de  l'univers,  d'oser  te  demander  quelque  chose  à  toi  qui  as  tout  donné, 
à  toi  dont  les  décrets  sont  immuables  comme  éternels,  daigne  regar- 
der en  pitié  les  erreurs  attachées  à  notre  nature;  que  ces  erreurs  ne 
fassent  point  nos  calamités  ...» 

Agnès  DE  LA  Gorge. 


Le  martyr  de  la  lumière 
et  de  V équité 


Socrate,  fils  du  sculpteur  Sophronisque,  Athénien  de  la  brillante 
époque  de  Périclès  est  certes  l'un  des  personnages  les  plus  énigma- 
tiques  de  l'antiquité.  Tour  à  tour  exalté  comme  le  plus  sage  des 
hommes  ou  tourné  en  ridicule  par  les  comédiens,  comparé  au  Christ 
et  méprisé  comme  le  plus  vulgaire  représentant  de  l'espèce  humaine, 
Socrate  est  toujours  resté  l'une  des  plus  attachantes  figures  de  l'his- 
toire. A  la  pensée  de  toutes  ces  contradictions,  Maier  n'avait  certes  pas 
tort  d'écrire:  «  L'homme  dont  l'influence  fut  si  profonde  et  si  éten- 
due ne  peut  pas  avoir  été  tel  que  nous  le  connaissons  ^.  »  Impéné- 
trable, Socrate  l'est  en  effet.  Il  a  su  s'associer  des  disciples  passion- 
nés pour  leur  maître  jusqu'à  ne  penser  que  par  lui,  mais  il  a  su 
également  s'attirer  la  haine  et  la  malédiction  d'un  nombre  considé- 
rable de  ses  concitoyens  au  point  qu'on  ne  recula  même  pas  devant 
la  peine  capitale  pour  se  débarrasser  d'un  censeur  par  trop  fatiguant. 

Le  problème  socratique,  comme  on  l'a  appelé,  car  il  y  a  vraiment 
un  problème  autour  du  père  spirituel  de  Platon,  est  surtout  la  ques- 
tion des  sources.  A  qui  nous  fier  pour  pénétrer  dans  la  connais- 
sance du  «  filosofo  del  diAdno  nell'uomo  »,  selon  la  magnifique  expres- 
sion du  professeur  Sciacca  ^  ?  Le  biographe  Aristoxène  dont  la  pré- 
férence marquée  va  du  côté  de  la  légende,  du  roman,  et  qui  verse 
habituellement  dans  la  chronique  scandaleuse,  ne  saurait  se  présen- 
ter en  guide  sûr  pour  l'étude  de  Socrate.  Il  n'y  a  non  plus  rien 
de  bon  à  attendre  des  rhéteurs  et  des  comédiens;  les  uns,  selon  la 
définition  même  de  Socrate,  n'ont  cure  de  la  vérité,  les  autres,  de 
par  leur  profession,  tel  Aristophane  dans  Les  Nuées,  ne  sauraient 
présenter  autre  chose  qu'une  caricature  grotesque  du  personnage. 
Il  suffit  de  se  rappeler  la  maîtrise  des   grecs   dans  l'art  de  la  carica- 

1  Cité   par   John   Burnet,    The  Socratic   Doctrine   of   the  Soul,   dans  Essays  and 
Adresses,  London,   Chatte    &   Windus,   1929,  p.   127. 

2  Federico    M.    Sciacca,    La    verità    di   Platone,    dans    Giornale    di   Metafisica,    1 
(1946),   p.   170. 


LE  MARTYR   DE  LA  LUMIÈRE  ET   DE  L'ÉQUITÉ  421 

ture  délicate,  du  sourire  gracieux,  du  ridicule  amusant  et  de  la  con- 
trefaçon  comique  ^. 

Aristote  pourrait  facilement  paraître  le  meilleur  témoin  de  Socrate, 
étant  suffisamment  éloigné  de  lui  pour  être  impartial  et  cependant 
assez  rapproché  pour  posséder  des  informations  tout  à  fait  exactes. 
Il  faut  pourtant  remarquer  avec  le  père  Deman,  o.p.,  qu'  «  Aristote 
n'a  nulle  part  entrepris  de  nous  représenter  au  complet  la  person- 
nalité ni  de  nous  fournir  un  exposé  systématique  de  la  philosophie 
de  Socrate.  Il  ne  le  nomme  jamais  qu'occasionnellement  et  chaque 
fois  l'information  se  tient  dans  les  limites  de  la  circonstance.  Rien 
n'interdit  donc  de  chercher  ailleurs  sur  Socrate  et  sur  sa  doctrine 
des  renseignements  qu' Aristote  ne  nous  donne  pas,  n'ayant  pas  eu 
le   dessein   de  nous  les   donner  ^.  » 

Xénophon,  soldat  toujours  en  campagne,  esprit  pratique,  dépeint 
Socrate  comme  un  homme  trivial  et  intellectuellement  médiocre. 
Comment  s'expliquer  alors  son  ascendant  sur  les  foules  et  sur  les 
esprits   d'une  élévation  telle   que  celui  de  Platon  ? 

Il  reste  donc  que  le  meilleur  témoin  est  encore  Platon.  Sa 
fréquentation  assidue  de  Socrate,  son  amour  inaltérable  pour  le  maître, 
peuvent  sans  doute  le  préjuger  favorablement,  mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  d'autre  part  qu'une  personnalité  aussi  riche  que  celle  de 
Socrate  et  en  même  temps  très  particulièrement  complexe,  ne  saurait 
être  saisie  parfaitement  que  par  une  intelligence  supérieure  et  par 
un  cœur  sympathique  ^.  Parlant  de  V Apologie  de  Socrate  par  Platon, 
le  père  Marie-J.  Lagrange,  o.p.,  la  juge  ainsi:  «  Si  l'on  peut  nom- 
mer un  penseur  plus  pénétrant  que  Platon  dans  l'analyse,  plus  ferme 
dans  ses  conclusions,  nul  ne  l'a  surpassé  dans  l'antiquité  pour  l'élan 
vers  la  beauté,  et  pour  l'art  de  la  rendre  vivante  sous  la  forme  la 
plus   expressive   dans  une   exquise   simplicité  ^.  »      Quant   à   Socrate,  il 

3     Recueil  Edmond  Pottier.     Etudes  d'Art  et  d'Archéologie,  Paris,  E.  de  Boccard, 
1937,   Les    origines    de   la   caricature    dans    Vantiquité,    p.    90-9L 

^     Thomas    Deman,    o.p.,    Le    Témoignage    d'Aristote    sur    Socrate,    Paris,    Société 
d'édition    «  Les    Belles    Lettres  »,    1942,    p.    120. 

^     Thomas  Deman   o.p.,  Socrate  et  Jésus,   Paris,   L'Artisan   du  Livre,   1945,  p.  27 
et  sv. 

®    Marie-J.  Lagrange,  o.p.,  L'Evangile  de  Jésus-Christ,  Paris,  J.  Gabalda  et  Fils, 
1932,    p.    612.      (Etudes    Bibliques.) 


422  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

le   considère   comme  le   «  type  le  plus   noble   d'humanité  pensante  et 
consciente  qu'ait  pu  concevoir  le  génie  humain  ^  ». 

Nous  suivrons  donc  Platon  dans  l'étude  de  cette  puissante  phy- 
sionomie qui  ne  ferait  certes  pas  mauvaise  figure  dans  notre  monde 
contemporain.  Il  y  a  si  peu  de  héros  de  la  justice  civique  !  Le 
travail  est  d'envergure  et  le  risque  est  grand  de  ne  pouvoir  donner 
un  portrait  exact  du  sujet.  Peut-être  devrions-nous  nous  appliquer 
les  mots  de  Platon  au  sujet  de  la  philosophie.  «  Pour  écrire,  il 
faut  avoir  perdu  l'esprit  »,  tant  le  sujet  est  sérieux  et  difficile.  Mais, 
s'il  est  vrai,  comme  le  dit  Cicéron,  que  Socrate  a  fait  descendre  la 
philosophie  sur  la  terre,  on  voit  le  grand  intérêt  qui  pousse  à  ris- 
quer l'entreprise. 

Les  Athéniens  ne  semblaient  guère  plus  habiles  que  nous  à  com- 
prendre cette  boîte  de  surprise  ^,  eux  qui  lui  demandèrent  un  jour: 
«  Qui  donc  es-tu  ?  »  S'ils  vivaient  de  nos  jours,  il  nous  suffirait 
peut-être  de  leur  dire:  «  Regardez  le  Socrate  buvant  la  cigiie  de 
Louis  David  et  vous  comprendrez  mieux  les  merveilles  que  recèle 
cette  nature  extérieurement  grossière.  »  Heureusement  pour  les 
Athéniens,  Apollon  lui-même  s'est  chargé  de  leur  répondre.  Socrate 
nous  l'assure. 

Maintenant,  n'allez  pas  murmurer,  Athéniens,  si  je  vous  parais  pré- 
somptueux. Ce  que  je  vais  alléguer  n'est  pas  de  moi.  Je  m'en  référerai 
à  quelqu'un  qu'on  peut  croire  sur  parole.  Le  témoignage  qui  attestera 
ma  science,  si  j'en  ai  une,  et  ce  qu'elle  est,  c'est  le  dieu  qui  est  à  Delphes. 
—  Vous  connaissez  certainement  Chéréphon.  Lui  et  moi,  nous  étions  amis 
d'enfance,  et  il  était  aussi  des  amis  du  peuple;  il  prit  part  avec  vous 
à  l'exil  que  vous  savez  et  il  revint  ici  avec  vous.  Vous  n'ignorez  pas 
quel  était  son  caractère,  combien  passionné  en  tout  ce  qu'il  entrepre- 
nait ^.  Or,  un  jour  qu'il  était  allé  à  Delphes,  ne  vous  récriez  pas  en 
l'entendant;  —  il  demanda  donc  s'il  y  avait  quelqu'un  de  plus  savant 
que  moi.  Or,  la  Pythie  lui  répondit  que  nul  n'était  plus  savant.  Cette 
.  réponse,  son  frère  que  voici  pourra  l'attester  devant  vous,  puisque  Ché- 
réphon   lui-même    est    mort  ^0.  » 

Porphyre  dans  la  vie  de  Plotin  corrobore  ce  témoignage:  «  Apollon 
a  dit:  Socrate,  le  plus  sage  de  tous  les  hommes  »  et  le  Scoliaste 
d'Aristophane   sur  les   Nuées   affirme  la   même  vérité:    «  Sophocle   est 

7  Ibid.,  p.  612. 

8  Banquet,  215  b. 

^     Il    sera    un    témoin    irrécusable. 
10    Apologie,  20  e  -  21  a. 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIÈRE  ET  DE  L'ÉQUITÉ  423 

savant,  Euripide  est  plus  savant,  mais  Socrate  est  le  plus  savant  de 
tous  les  hommes.  »  Non  seulement  les  païens  prodiguent  des  éloges  au 
maître  de  Platon,  mais  le  grand  saint  Augustin  a  pu  dire  de  lui: 
«  Socrate  s'est  mis  au-dessus  de  tous  les  autres  pour  la  philosophie 
active  qui  a  pour  objet  de  former  les  mœurs  ^^.  » 

La  jeunesse  de  Socrate  (il  est  né  en  468  avant  Notre-Seigneur) 
fut  celle  de  tout  jeune  athénien  de  son  époque.  Il  apprit  la  musi- 
que et  la  gymnastique.  Même  dans  son  âge  mûr,  les  exercices  de 
culture  physique  prenaient  un  peu  de  son  temps.  Il  sait  en  outre 
la  géométrie  et  l'astronomie  et  connaît  les  doctrines  d'Heraclite,  de 
Parménide,  celles  des  atomistes  et  d'Anaxagore.  Si  nous  voulons 
pousser  notre  enquête  plus  à  fond,  nous  voilà  réduits  à  l'impuissance 
et  force  nous  est  de  faire  nôtre  la  parole  de  Socrate:  «  Je  sais  que 
je  ne  sais  rien.  » 

Devenu  homme,  il  sentit  en  lui  un  mystérieux  et  puissant  appel. 
Sa  mission  propre  ne  sera  autre  que  la  sublimation  de  la  vocation 
de  son  père  et  de  la  profession  de  sa  mère.  Sophronisque  burinait 
dans  la  pierre,  Socrate,  son  fils,  produira  des  chefs-d'œuvre  de  beauté 
dans  les  âmes  de  ses  concitoyens.  Phanérète  délivrait  les  corps, 
Socrate  se  dépensera  à  délivrer  les  esprits  et  le  plus  grand  privilège 
de  l'art  qu'il  pratique  est  «  qu'il  sait  faire  l'épreuve  et  discerner,  en 
toute  rigueur,  si  c'est  apparence  vaine  et  mensongère  qu'enfante  la 
réflexion   du  jeune  homme,   ou  si  c'est  fruit   de  vie  et   de  vérité  ^^  ». 

Ému  de  la  parole  de  l'Oracle,  selon  laquelle  il  serait  le  plus 
sage  des  hommes  et  ne  pouvant,  par  contre,  croire  à  sa  science,  mais 
ne  pouvant  davantage  se  faire  à  l'idée  que  les  dieux  savaient  men- 
tir, il  se  mit  à  la  recherche  du  sens  de  la  déclaration  de  la  Pythie. 
Le  voilà  désormais  qui  soumet  ses  concitoyens  à  l'interrogatoire,  sur- 
tout les  hommes  prétendus  savants,  certain  que  par  là  l'Oracle  sera 
facilement  contrôlé  et  qu'il  pourra  ensuite  lui  dire  nettement  :  «  Voilà 
quelqu'un  qui  est  plus  savant  que  moi,  et  toi,  tu  m'as  proclamé 
plus  savant  ^^.  »  Il  examine  d'abord  un  chef  d'Etat,  puis  un  second 
avec  un  résultat  décourageant.  L'ignorance  est  patente.  Après  l'exa- 
men  des   chefs   d'État  vient  celui   des  poètes   et  des   artisans;   la  con- 

11  De  Cons.  Evang.,  I,   12. 

12  Théétète,   150   b-c. 

13  Apologie,  21  c. 


424  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

elusion  est  la  même  toujours:  ee  que  ces  gens  prétendent  savoir,  ils 
l'ignorent.  Convaincus  d'ignorance,  ces  faux  savants  deviennent  ses 
ennemis  déclarés  et  ils  ne  manqueront  pas,  l'occasion  venue,  de  le  lui 
faire  voir  d'une  façon  bien  tragique.  A  la  suite  de  son  enquête, 
Socrate  conclut  que  le  sens  de  l'Oracle  doit  être  celui-ci;  «  O  humains, 
celui-là,  parmi  vous,  est  le  plus  savant  qui  sait,  comme  Socrate, 
qu'en  fin  de  compte  son  savoir  est  nul  ^^.  » 

Fort  de  ses  recherches,  Socrate  comprit  que  la  société  était  malade, 
et  du  mal  le  plus  terrible  pour  l'homme,  l'ignorance  s'ignorant  elle- 
même.  Et  non  seulement  une  ignorance  qui  s'ignore,  mais  sur  le 
sujet  le  plus  important  de  tous,  à  savoir  en  quoi  consiste  le  juste 
et  l'injuste.  Après  avoir  travaillé  dans  la  grande  clinique  d'Athènes 
dont  il  ne  sortira  jamais,  il  laissera  le  fruit  de  ses  investigations, 
ainsi  que  son  zèle  brûlant  pour  la  vérité,  à  son  disciple  favori, 
Platon.  A  son  tour,  celui-ci  continuera  le  travail  du  maître  et  se 
donnera  entièrement  à  la  guérison  des  malades  athéniens  ^^  *. 

Tout  à  l'œuvre  de  sa  vocation  et  de  sa  mission,  Socrate  prê- 
chera d'abord  le  soin  de  l'âme.  Bien  original  et  un  peu  révolution- 
naire, il  devait  le  paraître,  du  moins  pour  ceux  qui  étaient  capables 
de  le  comprendre.  Son  insistance  sur  le  soin  à  donner  à  l'âme  les 
intriguait.  Il  enseigne  que  l'âme  est  l'homme  lui-même  ^•^.  Le  corps, 
corruptible  et  périssable  n'a  aucun  prix;  tout  doit  être  considéré  en 
fonction  de  l'âme  immortelle  qu'il  importe  à  tout  prix  de  sauver 
afin  d'assurer  à  l'homme  un  sort  heureux  dans  l'au-delà  et  éviter  le 
cycle  des  générations.  Non  seulement  l'homme  attentif  à  l'essentiel 
sortira-t-il  de  ce  cycle  des  générations,  non  seulement  assurera-t-il  son 
bonheur  futur,  mais  encore  par  une  conduite  raisonnable  et  juste, 
il  jouira  du  bonheur  ici-bas  et  donnera  à  sa  vie  son  véritable  sens. 

Vivant  à  l'époque  des  Sophistes  tout  engagés  dans  l'enseigne- 
ment d'une  technique  de  la  discussion  et  des  Rhéteurs,  propagan- 
distes eux  aussi  d'une  doctrine  immédiatement  pratique  sans  autre 
souci  que  la  réussite  en  politique,  Socrate  personnifiera  l'adversaire 
juré.      «  Moins   commercial  »,  il  se   «  fait  le  porte-parole   de  la  vieille 

14  Apologie,  23  b.         ^ 

14*  Voir    Gaston    Carrière,    o.m.i.,    Platon,    médecin    des    âmes,    dans    la    Revue    de 
rVniversité   d'Ottawa,    18    (1948),   p.    [22*]-37*. 

15  Alcibiade,    130    c. 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIERE  ET  DE  L'EQUITE  425 

tradition  aristocratique  [  .  .  .  ]  et  met  au  premier  plan,  dans  l'édu- 
cation, l'élément  éthique,  la  «  vertu  »  au  sens  strictement  moral  qu'à 
pris  aujourd'hui  ce  mot  (sous  l'influence,  précisément,  de  la  pré- 
dication des  Socratiques)  ^^.  »  «  En  second  lieu,  en  face  de  l'utili- 
tarisme foncier  de  la  Sophistique,  de  cet  humanisme  strict  qui  ne 
voit  en  toute  matière  d'enseignement  qu'un  instrument,  un  moyen  de 
doter  l'esprit  d'efficacité  et  de  puissance,  Socrate  maintenait  la  trans- 
cendance de  l'exigence  de  la  Vérité.  Il  apparaît  ici  l'héritier  des 
grands  philosophes  ioniens  ou  italiques,  de  ce  puissant  effort  de 
pensée,  tendu,  avec  tant  de  gravité  et  de  sérieux,  vers  le  déchiffre- 
ment du  mystère  des  choses,  de  la  nature  du  monde  ou  de  l'Etre. 
Cet  effort,  Socrate  le  transpose  maintenant  des  choses  à  l'homme,  sans 
rien  lui  faire  perdre  de  sa  rigueur.  C'est  par  la  Vérité,  non  plus  par 
la  technique  de  la  puissance,  qu'il  veut  former  son  élève  à  1'  apsTiQ ,  à  la 
à  la  perfection  spirituelle,  à  la  «  vertu  »  :  la  finalité  humaine  de  l'édu- 
cation s'accomplit  dans   la  soumission  aux  exigences   de  l'Absolu  ^^.  » 

Jardinier  des  cœurs,  Socrate  se  donnera  donc  tout  entier  à  la 
culture  des  âmes.  Là  sera  son  unique  souci.  Cultiver  l'âme  de  l'in- 
dividu en  vue  d'améliorer  l'âme  de  la  cité  entière,  telle  est  sa  voca- 
tion. Il  s'y  donnera  sans  réserve  avec  la  conviction  d'un  important 
message  à  transmettre,  et  avec  l'assurance  que  même  sa  faillite  per- 
sonnelle ne  constituerait  pas  une  faillite  totale;  le  bon  grain  jeté 
en  terre   devant  tôt  ou  tard  faire  germer  les  épis   d'or. 

Voilà  pourquoi  Socrate  prêchera  son  «évangile  »,  opportune  et 
importune;  il  est  l'homme  d'une  seule  idée  et  d'un  désir  unique. 
Socrate  pourtant  ne  sera  pas  le  professeur  itinérant  que  fut  le 
Sophiste,  obligé  de  se  former  une  clientèle  susceptible  de  lui  rap- 
porter un  revenu  substantiel.  Le  fils  de  Sophronisque  ne  sera  pas 
non  plus  le  conférencier  payé  «  au  sanctuaire  panliellénique  comme 
Olympic  où  ils  [  les  Sophistes  ]  profitent  de  la  TuavYj-fuptc  ^  du  public 
international  qui  s'y  trouve  rassemblé  à  l'occasion  des  jeux  ^^.  »  Il  y 
a  assez  de  travail  pour  occuper  une  vie  humaine  dans  sa  ville  natale, 
Athènes;    sa   mission  l'y   dédie   tout   entier   et   exclusivement.      Jamais 

1^  Henri    Marrou,    Histoire    de    VEducation    dans    VAntîquité,    Paris,    Editions    du 

Seuil,  [1948],  p.   95-96. 

17  Ibid.,  p.  96. 

18  Ibid.,  p.  85. 


426  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

il  n'en  sortira,  pas  même  pour  s'assurer  quelques  années  de  vie  de 
plus.  Peut-être  avait-il  raison  de  ne  pas  se  hasarder  au  dehors; 
comment  en  effet  les  étrangers  auraient-ils  pu  supporter  ce  censeur 
que  ses  propres  citoyens  ne  pouvaient  souffrir  ?  Et  Ménon  disait 
peut-être  plus  vrai  qu'il  ne  croyait  lorsque  s'adressant  à  Socrate,  il 
l'avisait:  «  Tu  as  bien  raison,  crois-moi,  de  ne  vouloir  ni  naviguer 
ni  voyager  hors  d'ici:  dans  une  ville  étrangère,  avec  une  pareille  con- 
duite, tu  ne  serais  pas  long  à  être   arrêté  comme  sorcier  ^^.  » 

Déjà  la  menace  du  sort  qui  pèse  sur  lui  à  Athènes  même  n'est 
pas  enviable,  selon  les  paroles  que  lui  adresse  Anytos:  «  Socrate,  tu 
me  fais  l'effet  d'avoir  le  dénigrement  facile.  Si  j'ai  un  conseil  à  te 
donner,  et  si  tu  veux  bien  m'en  croire,  surveille-toi.  Peut-être  est- 
il  plus  facile  en  tout  pays  de  faire  aux  gens  du  mal  que  du  bien,  ici 
j'en  suis  sûr,  et  je  suppose  que  tu  le  sais  aussi  ^^.  »  L'avenir  prou- 
vera qu' Anytos  soupçonnait  ce  qui  devait  venir,  et  Socrate,  avec  la 
connaissance  qu'il  possédait  de  ses  compatriotes,  ne  l'ignorait  pas 
non  plus. 

Mais  il  a  également  conscience  de  la  grandeur  de  la  mission  à 
laquelle  il  doit  se  dévouer  de  toutes  ses  forces,  assuré  qu'il  est  que 
la  vie  de  l'homme  honnête  ne  consiste  pas  à  mesurer  ses  chances 
de  vivre  ou  de  mourir,  mais  bien  plutôt  à  se  garder  de  tout  mal, 
et  que  ce  que  l'on  doit  redouter  le  plus  n'est  pas  d'être  tué,  mais 
de  commettre  l'injustice  sous  toutes  ses  formes  et  de  désobéir  aux 
dieux. 

Ce  risque  de  la  mort,  il  est  tout  à  fait  évident  que  Socrate  l'en- 
visage dans  la  harangue  de  Calliclès,  s'il  ne  l'a  fait  auparavant,  mais 
la  mort  ne  saurait  l'effrayer  et  le  détourner  de  son  devoir.  Ecou- 
tons plutôt  le  dialogue  ^^. 

Socrate.  —  Ne  me  répète  pas  une  fois  de  plus  que  je  serais  mis  à 
mort  par  qui  voudrait,  car  je  serais  obligé  de  te  répéter  à  mon  tour  que 
ce  serait  un  méchant  qui  tuerait  un  honnête  homme;  ni  que  je  serais 
dépouillé  de  mes  biens,  car  je  répéterais  encore  une  fois  que  mon  spo- 
liateur n'y  gagnerait  rien,  mais  que  les  ayant  acquis  injustement,  il  en 
ferait,  un  usage  injuste;  donc  honteux  parce  qu'injuste  et  funeste  parce 
qu'injuste.     . 

19  Ménon,  80  b. 

20  Ménon,  94  e  -  95  a. 

21  Gorgias,   521    b   -   522   c. 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIÈRE  ET  DE  L'ÉQUITÉ  427 

Calliclès.  —  Tu  me  parais,  Socrate,  étrangement  sûr  qu'il  ne  t'arrivera 
jamais  rien  de  semblable,  que  tu  vis  à  l'abri  et  que  tu  ne  saurais  être  traîné 
devant  le  tribunal  par  un  homme  de  tout  point  peut-être  méchant  et 
méprisable  î 

Socrate.  —  Je  serais  vraiment  privé  de  raison,  Calliclès,  si  je  pou- 
vais croire  que  personne,  dans  Athènes,  pût  être  absolument  à  l'abri 
d'un  pareil  accident.  Mais  ce  que  je  sais  à  merveille,  c'est  que  si  jamais 
je  suis  traduit  en  justice  sous  une  accusation  qui  m'expose  à  une  des 
peines  dont  tu  parles,  celui  qui  m'y  aura  traduit  sera  un  méchant;  car  il 
est  impossible  qu'un  honnête  homme  cite  en  justice  un  innocent.  Je  ne 
serais  même  pas  surpris  d'être  condamné  à  mort:  veux-tu  que  je  te  dise 
pourquoi  ? 

Calliclès.   —   Oui   certes. 

Socrate.  —  Je  crois  être  un  des  rares  Athéniens,  pour  ne  pas  dire  le 
seul,  qui  cultive  le  véritable  art  politique  et  le  seul  qui  mette  aujourd'hui 
cet  art  en  pratique.  Comme  je  ne  cherche  jamais  à  plaire  par  mon  lan- 
gage, que  j'ai  toujours  en  vue  le  bien  et  non  l'agréable,  que  je  ne  puis 
consentir  à  faire  toutes  ces  jolies  choses  que  tu  me  conseilles,  je  n'aurai 
rien  à  répondre  devant  un  tribunal.  Je  te  répète  donc  ce  que  je  disais 
à  Polos:  je  serai  jugé  comme  le  serait  un  médecin  traduit  devant  un 
tribunal    d'enfants    par    un    cuisinier. 

Et  bien,  je  sais  que  la  même  chose  m'arriverait  si  j'étais  amené 
devant  les  juges.  Je  ne  pourrais  me  vanter  de  leur  avoir  procuré  ces 
plaisirs  qu'ils  prennent  pour  des  bienfaits  et  des  services,  mais  que  je 
n'envie  quant  à  moi  ni  à  ceux  qui  les  procurent  ni  à  ceux  qui  les  reçoi- 
vent. Si  l'on  m'accuse  de  déformer  la  jeunesse  en  la  mettant  à  la  torture 
par  mes  questions,  ou  d'insulter  les  vieillards  en  tenant  sur  eux  des  pro- 
pos sévères  en  public  et  en  particulier,  je  ne  pourrai  ni  leur  répondre 
selon  la  vérité:  «Mon  langage  est  juste,  ô  juges,  et  ma  conduite  con- 
forme à  votre  intérêt»,  —  ni  dire  quoi  que  ce  soit  d'autre;  de  sorte 
que    selon    toute    apparence   je    n'aurai    qu'à   subir    mon    destin. 

Evidemment  Socrate  se  moque  de  la  considération  publique,  et 
Platon  manifeste  beaucoup  d'habileté  en  mettant  dans  la  bouche  de 
son  maître  des  paroles  qui  prouvent  à  l'envie  que  l'infatigable  ques- 
tionneur n'était  pas  sans  se  douter  du  danger  qui  le  menaçait.  On 
voit  aussi  que  Socrate  reprend  à  son  compte  les  accusations  qu'Aris- 
tophane portait  contre  lui  jusque  sur  la  scène.  Comme  tous  les  réfor- 
mateurs réels  ou  simulés,  Socrate  souffre  la  persécution,  le  persif- 
flage  des  encroûtés  à  demeure  dans  une  tradition  surrannée.  On  le 
voit  bien  clairement  lorsque  dans  les  Nuées,  le  comédien  fait  la  dis- 
tinction  entre  l'ancienne   et  la  nouvelle   éducation. 

[  .  .  .  ]  d'abord  tu  auras  le  teint  pâle,  les  épaules  étroites,  la  poi- 
trine ressérée,  la  langue  longue,  la  fesse  grêle,  [  .  .  .  ]  la  proposition  de 
décret   longue. 


428  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

tandis,    que    si   le   jeune   homme   suit   l'ancienne    éducation,   voici   ce 
qu'on  lui  promet: 

Brillant  et  frais  comme  une  fleur,  tu  passeras  ton  temps  dans  les 
gymnases  [  .  .  .  ]  Tu  descendras  à  l'Académie  où,  sous  les  oliviers 
sacrés,  tu  prendras  ta  course,  couronné  de  léger  roseau,  avec  un  ami  de 
ton  âge,  fleurant  le  smilax,  l'insouciance  et  le  peuplier  blanc  qui  perd 
ses  chatons,  jouissant  de  la  saison  printannière,  quand  le  platane  chu- 
chote  avec  l'orme. 

Si  tu  fais  ce  que  je  te  dis,  et  y  appliques  ton  esprit,  tu  auras  toujours 
la  poitrine  robuste,  le  teint  clair,  les  épaules  larges,  la  langue  courte, 
la  fesse  grosse  [   .  .  .  ]   Mais  si  tu  pratiques  les  mœurs  du  jour   [  .  .  .  ]  -2. 

En  un  mot,  vaut-il  mieux  cultiver  l'homme  ou  la  bête  humaine  ? 
Le  problème  est  là. 

Notre  héros  ne  connaîtra  aucune  limite  dans  son  zèle,  nous  le 
retrouverons  enquêtant  sur  la  science  et  la  vertu  de  ses  compatriotes, 
dans  la  rue,  sur  la  place  publique,  dans  les  boutiques  de  toutes  espè- 
ces; nous  le  rencontrerons  le  jour  entier,  et  la  nuit  tombée  il  conti- 
nuera encore  avec  la  même  ardeur  son  travail  d'examinateur. 

S'il  a  juré  fidélité  à  sa  vocation,  la  considération  de  la  richesse, 
du  profit  personnel  ne  pourront  l'en  détourner;  il  dépense  sa  vie  au 
mépris  même  de  la  fortune,  fortune  tant  estimée  et  tellement  con- 
voitée des  sophistes  et  des  Athéniens.  Que  l'on  songe  à  la  richesse 
fabuleuse  amassée  par  Protagoras  au  cours  de  son  enseignement  ^^, 
lui  qui  demandait  la  somme  considérable  de  dix  mille  drachmes  pour 
former  son  disciple  !  Que  l'on  songe  à  l'enthousiasme  des  jeunes 
ambitieux  disposés  à  dépenser  tout  leur  avoir  et  celui  de  leurs  amis 
pour  se  procurer  l'avantage  d'être  admis  à  l'école  des  Sophistes  ^*  ! 
Socrate,  lui,  ne  se  fait  pas  payer,  il  ne  retire  rien  de  son  commerce 
avec  les  jeunes  gens,  mais  il  est  si  fréquenté  et  on  s'attache  tellement 
à  lui  que  l'on  pourrait  bien  penser  qu'il  paye  de  bon  cœur  ceux  qui 
viennent   l'écouter.      Non   vraiment,   tout   cela    ne   l'intéresse    guère. 

Son  témoignage  dans  VApologie  est  garant  de  la  gratuité  de  ses 
expérimentations  publiques.  «  Et  si  quelqu'un  vous  a  dit  encore  que 
je  fais  profession  d'enseigner  à  prix  d'argent,  cela  non  plus  n'est  pas 
vrai^^.  »      Comment    pourrait-il    départir    un    enseignement    celui    qui 

22  Aristophane,    Nuées,    1012-1019. 

23  DiOGÈNE      LaËRCE,      IX,     52. 

24  Protagoras,  309  a,  sv. 

25  Apologie,    19   d-e. 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIERE  ET   DE  L'EQUITE  429 

ne  croit  pas  à  l'enseignement,  mais  seulement  aux  réminiscences  ? 
Non,  Socrate  ne  réclame  pas  de  salaire  de  qui  veut  bien  l'entendre. 
Et  il  s'entretiendra  avec  qui  le  voudra  «  jeune  ou  vieux,  [  .  .  .  ] 
étranger  ou  citoyen  »,  et  on  peut  avoir  l'assurance  qu'il  ne  manquera 
pas  de  l'interroger  et  de  discuter  à  fond. 

Il  se  moque  à  tel  point  de  l'argent  qu'il  va  ordinairement  nu 
pieds  et  mal  vêtu  ^^,  et  sa  vie  se  passe  dans  une  extrême  pauvreté. 
Du  moins  s'en  plaint-il.  Sans  une  mission  spéciale  qui  pourrait  négli- 
ger ainsi  ses  propres  affaires  ?  Ce  qui  ne  signifie  pourtant  pas  que 
Socrate  n'aurait  pu  jouir  de  la  richesse,  car  il  a  certainement  déjà 
possédé  de  l'argent  lui  qui  fut  hoplite  dans  plusieurs  batailles  et  l'on 
sait  que  le  soldat  grec  devait  pourvoir  lui-même  à  son  équipement 
et  à  son  entretien.  Non,  s'il  renonce  à  tout,  c'est  pour  mieux  appar- 
tenir à  tous  et  pour  qu'ils  sentent  bien  qu'il  est  à  leur  entière  dispo- 
sition. «  Si  quelqu'un  désire  m'écouter  quand  je  parle,  quand  je 
m'acquitte  de  ce  qui  est  mon  office,  jeune  ou  vieux,  je  n'en  refuse 
le  droit  à  personne.  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  parlent  quand  on 
les  paye,  et  qui  ne  parlent  pas,  quand  on  ne  les  paye  pas.  Non, 
je  suis  à  la  disposition  du  pauvre  comme  du  riche,  sans  distinction, 
pour  qu'ils  m'interrogent,  ou,  s'ils  le  préfèrent,  pour  que  je  les  ques- 
tionne et  qu'ils  écoutent  ce  que  j'ai  à   dire  ^^.  » 

Au-dessus  de  la  considération  des  Athéniens,  méprisant  les  riches- 
ses, Socrate  dédaigne  également  les  honneurs  et  il  serait  le  dernier 
à  s'y  laisser  entraîner.  Il  est  en  effet  honteux  de  rechercher  les 
honneurs  ^^  et  notre  personnage  ne  se  laissera  certes  pas  leurrer  par 
les   ombres   ténébreuses   de  notre  pauvre  monde. 

Tel  est  la  raison  qui  le  fait  mépriser  les  affaires  de  l'Etat.  Il 
ne  s'en  occupe  pas  car  le  sort  que  l'on  réserve  aux  philosophes  dans 
l'Etat  est  tel  que  les  gens  adonnés  à  la  philosophie  s'estiment  heu- 
reux s'ils  peuvent  se  conserver  en  vie  et  se  tenir  à  l'abri  de  tout  ce 
qui  peut  souiller  l'âme  ^^.  Pourquoi  il  ne  s'est  pas  préoccupé  des 
affaires   de  l'Etat,  il  nous  le  dit  encore: 

Je    crois    d'ailleurs    que    cet    empêchement    [  son    démon  ]    est   très   heu- 
reux.     Car    sachez-le    Athéniens,    si    je    m'étais    adonné,    il    y    a    longtemps, 

26  Banquet,    174    a;    Phèdre,    229    a. 

27  Apologie,    33    b. 

28  République,  I,  347  b. 

29  République,   VI,   496   e. 


430  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

à  la  politique,  je  serais  mort  depuis  longtemps;  €t  ainsi  je  n'aurais  été 
utile  ni  à  vous,  ni  à  moi-même.  Oh  !  ne  vous  fâchez  pas  de  m'entendre 
dire  des  vérités:  il  n'est  aucun  homme  qui  puisse  éviter  de  périr,  pour 
peu  qu'il  s'oppose  généreusement  soit  à  vous,  soit  à  toute  autre  assemblée 
populaire,  et  qu'il  s'attache  à  empêcher  dans  sa  cité  les  injustices  et  les 
illégalités.  Oui,  si  quelqu'un  entend  combattre  vraiment  pour  la  justice, 
et  si  l'on  veut  néanmoins  qu'il  conserve  la  vie  un  peu  de  temps,  il  est 
nécessaire  qu'il  reste  simple  particulier,  qu'il  ne  soit  pas  homme  public  ^^. 

Et  maintenant,  dites-moi:  pensez-vous  que  j'aurais  vécu  cette  longue 
vie,  si  j'avais  fait  de  la  politique  et  si,  en  honnête  homme,  j'avais  pris 
la  défense  de  la  justice,  décidé,  comme  on  doit  l'être,  à  la  mettre  au- 
dessus  de  tout  ?  Tant  s'en  faut.  Athéniens.  Et  nul  autre  n'y  aurait 
réussi  mieux  que  moi.  Car,  toujours,  durant  ma  vie  entière,  dans  les 
fonctions  publiques  que  j'ai  pu  exercer  par  hasard,  on  reconnaîtra  que  je 
me  suis  montré  tel,  et  dans  ma  vie  privée,  non  plus,  jamais  je  n'ai  fait 
une  concession  quelconque  contraire  à  la  justice,  pas  même  à  aucun  de 
ceux    que    mes    calomniateurs    appellent    mes    disciples  ^^. 

On  le  voit  Socrate  conserve  son  franc  parler;  il  ne  s'en  dépar- 
tira jamais.  Oui  vraiment,  il  serait  mort  s'il  s'était  mêlé  à  la  chose 
publique  car  «  si  on  ne  dit  pas  comme  la  foule,  on  est  frappé 
d'amende  et  même   de  mort  ^^  ». 

Ce  qui  l'a  retenu  cependant  ce  n'est  pas  la  crainte  de  la  mort, 
mais  bien  plutôt  le  respect  dû  à  sa  voix  intérieure  et  sa  préoccupa- 
tion d'être  utile  à  ses  compatriotes.  Il  prétend  en  outre  qu'il  «  est 
mal  [  .  .  .  ]  d'affirmer  [  .  .  .  ]  qu'un  homme  de  quelque  valeur  ait 
à  calculer  ses  chances  de  vie  ou  de  mort,  au  lieu  de  considérer  uni- 
quement, lorsqu'il  agit,  si  ce  qu'il  fait  est  juste  ou  non,  s'il  se  con- 
duit en  homme  de  cœur  ou  en  lâche  ^^  ».  Le  plus  redoutable  n'est 
pas  de  mourir  injustement  ou  de  subir  des  maux,  mais  de  commettre 
l'injustice. 

Socrate  serait  mort  depuis  longtemps,  constamment  forcé  qu'il 
est  par  sa  sincérité,  de  ne  dire  que  la  vérité,  lui  qui  «  ne  peut  donner 
son  assentiment  au  mensonge  »  et  qui  n'étant  pas  poète  ne  saurait 
donner  congé  à  la  vérité.  Il  est  vraiment  bien  stupide  le  pauvre 
homme  de  Socrate  qui  prétend  qu'en  toute  chose  il  faille  dire  la 
vérité  et  qui  ne  craint  pas  en  disant  vrai  de  faire  rire  de  lui.  Ce 
serait    puéril.      Ce    qui   l'inquiète    pourtant    parfois,    c'est    de    se   voir 

30  Apologie,  31   d  -   32   a. 

31  Apologie,  32   e   -    33    a. 

32  République,  VI,  492  d. 

33  Apologie,  28  b. 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIÈRE  ET  DE  L'ÉQUITÉ  431 

exposé  «  à  glisser  à  côté  de  la  vérité  et  entraîner  ses  amis  dans 
l'erreur^*».  Lorsque  la  vérité  doit  être  dite,  «le  mot  sera  dit  pour- 
tant, dût-il,  comme  une  vague  qui  éclaterait  de  rire,  me  submerger 
sous  le  ridicule  et  le  dédain  ^^  ».  Socrate,  qui  se  qualifie  de  «  mal 
élevé,  grossier,  sans  autre  souci  que  celui  de  la  vérité  ^^  »,  est  effec- 
tivement l'homme  de  la  vérité,  alors  que  les  chefs  et  le  peuple  crai- 
gnent la  lumière  et  la  vérité. 

La  mission  à  lui  dévolue,  Socrate  l'exercera  même  au  mépris  de 
la  vie  de  famille.  On  a  fait  de  sa  femme  Xanthippe,  le  prototype 
de  la  mégère,  mais  il  semble  que  sa  vie  conjugale  n'a  pas  été  aussi 
tempétueuse  qu'on  nous  le  laisse  entendre.  S'il  est  vrai  qu'inter- 
rogé par  un  ami  sur  les  raisons  qui  l'avaient  porté  à  épouser  Xan- 
thippe, il  aurait  répondu  qu'elle  exerçait  sa  patience  et  que  s'il  réus- 
sissait à  la  supporter  il  pourrait  également  souiïrir  les  autres,  il  faut 
croire  qu'il  en  arriva  à  un  degré  de  vertu  suffisamment  élevé  et  que 
la  vie  de  ménage  ne  lui  réserva  pas  que  des  orages  et  des  déboires. 
On  ne  peut  contester  que  dans  VApologie,  Socrate  ne  souffle  mot  de 
sa  femme,  mais  se  contente  de  parler  de  ses  enfants.  «  Moi  aussi, 
mon  ami,  j'ai  des  proches;  car  comme  dit  Homère,  «  je  ne  suis 
pas  né  d'un  chêne  ni  d'un  rocher  »,  mais  d'êtres  humains;  et,  par 
conséquent,  j'ai  des  parents,  j'ai  aussi  des  fils,  au  nombre  de  trois, 
dont  un  qui  est  déjà  grand  garçon  et  deux  tout  petits  ^^.  »  Dans  le 
Phédon  ^^,  on  retrouve  Xanthippe  avec  Socrate  à  l'approche  de  la 
mort  de  ce  dernier.  «  Nous  pénétrons  donc  et  trouvons,  avec  Socrate 
qu'on  venait  de  détacher,  Xanthippe  (tu  n'es  pas  sans  la  connaître  !) 
qui  tenait  leur  petit  enfant  et  était  assise  contre  son  mari.  Dès  que 
Xanthippe  nous  eut  aperçus,  ce  furent  des  malédictions  et  des  discours 
tout  à  fait  dans  le  genre  habituel  aux  femmes  :  «  Voici,  Socrate,  la 
dernière  fois  que  s'entretiendront  avec  toi,  ceux  qui  te  sont  attachés, 
et  toi  avec  eux  !  »  Socrate  jeta  un  coup  d'œil  du  côté  de  Criton: 
«  Criton,  dit-il,  qu'on  l'emmène  à  la  maison  !  »  Et,  tandis  que  l'em- 
menaient quelques-uns  des  gens  de  Criton,  elle  hurlait  et  se  frappait 
la   poitrine.      Rien   ne   paraît   ici    de   la   mégère    de    Xénéphon,   mais 

34  République,  V,  451  a. 

35  République,  V,  473  c. 

36  Hippias  majeur,  288  d. 

37  Apologie,  34  d. 

38  Phédon,  60  d. 


432  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

tout  simplement  les  lamentations  d'une  épouse  aimante  incapable 
de   contenir   l'excès    de   sa   douleur. 

Le  même  esprit  accompagnera  Socrate  dans  l'accomplissement 
de  sa  mission  jusqu'à  sa  mort,  avec  une  jeunesse  et  une  fraîcheur 
d'âme  dignes  des  cœurs  nobles  et  purs  qui  voient  beau  et  grand. 
Sa  mission  constituera  l'unique  objet  de  toute  sa  vie  et  nulle  part 
Socrate  ne  se  sentira  plus  chez  lui  que  dans  les  ruelles  de  sa  ville 
natale,  sur  la  place  publique,  au  gymnase  ou  dans  l'échoppe  de  quel- 
que corroyeur  ou  des  vendeurs  de  saucisses.  Il  y  enseignera  aux 
gens  à  se  débarrasser  de  leur  vaine  science  et  les  exhortera  à  tra- 
vailler de  toutes  leurs  forces  à  l'acquisition  de  la  véritable  sagesse  et 
à   l'amélioration   de  leur  âme. 

Si  Aristote  affirme  avec  raison  que  l'homme  est  un  animal  poli- 
tique, à  suivre  Socrate  dans  ses  pérégrinations  à  travers  la  cité  on 
sera  forcé  de  conclure  qu'il  est  le  grand  animal  politique  ou  l'ani- 
mal politique  par  excellence,  par  opposition  à  un  nombre  considé- 
rable de  ses  contemporains  qui  ont  perdu  tout  véritable  sentiment 
du   politique. 

Athéniens,  je  vous  sais  gré  et  je  vous  aime;  mais  j'obéirai  au  dieu 
plutôt  qu'à  vous;  et,  tant  que  j'aurai  un  souflfle  de  vie,  tant  que  j'en  serai 
capable,  soyez  sûrs  que  je  ne  cesserai  pas  de  philosopher,  de  vous  exhor- 
ter, de  faire  la  leçon  à  qui  de  vous  je  rencontrerai.  Et  je  lui  dirai 
comme  j'ai  coutume  de  le  faire  :  «  Quoi  !  cher  ami,  tu  es  Athénien,  citoyen 
d'une  ville  qui  est  plus  grande,  plus  renommée  qu'aucune  autre  pour  sa 
science  et  sa  puissance,  et  tu  ne  rougis  pas  de  donner  tes  soins  à  ta  for- 
tune, pour  l'accroître  le  plus  possible,  ainsi  qu'à  ta  réputation  et  à  tes 
honneurs;  mais  quant  à  ta  raison,  quant  à  la  vérité,  quant  à  ton  âme, 
qu'il  s'agirait  d'améliorer  sans  cesse,  tu  ne  t'en  soucies  pas,  tu  n'y  songes 
pas  3^. 

Socrate  montre  ainsi  quelles  sont  ses  ambitions  et  ses  préoc- 
cupations personnelles  et  celles  qu'il  s'efforce  de  suggérer  aux  autres. 
Si  quelqu'un  conteste  qu'il  en  fait  précisément  l'objet  de  ses  études, 
il  en  sera  quitte  pour  une  humiliation  s'il  imagine  qu'une  affirmation 
sans  preuve  suffit  à  Socrate.  Bien  au  contraire,  ce  dernier  le  har- 
cèlera de  ses  interrogations  et  de  ses  examens  jusqu'à  ce  que  l'on 
convienne  d'un  commun  accord  que  la  vérité  est  toute  contraire. 
De  fait,   Socrate  n'aime   pas   qu'en  sa  présence   on  lance  des   affirma- 


39 


Apologie,  29   d-e. 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIÈRE  ET   DE   L'ÉQUITÉ  433 

tions    à    la    légère  ^^.      Et    c'est    ainsi    que    son    existence    se    consume 

dans  l'application  à  sa  seule  affaire: 

Ma  seule  affaire,  c'est  en  effet  d'aller  par  les  rues  pour  vous  persuader, 
jeunes  et  vieux,  de  ne  vous  préoccuper  ni  de  votre  corps  ni  de  votre  fortune 
aussi  passionnément  que  de  votre  âme,  pour  la  rendre  aussi  bonne  que 
possible;  oui,  ma  tâche  est  de  vous  dire  que  la  fortune  ne  fait  pas  la  vertu, 
mais  que  de  la  vertu  provient  la  fortune  et  tout  ce  qui  est  avantageux, 
soit    aux    particuliers,    soit    à    l'Etat  ^^. 

Il  sait  cependant  que  «  les  yeux  de  l'âme  vulgaire  ne  sont  pas 
de  force  à  maintenir  leur  regard  fixé  sur  le  divin  »  et  pour  les  enno- 
blir il  se  soumettra  à  une  méthode  qu'il  a  inventée  et  qu'il  maniera 
avec  art.  C'est  elle  qui  fera  des  hommes  politiques  des  hommes 
purifiés  par  la  pensée  droite.  Socrate  prêchera  également  la  mort 
au  corps  qui  est  un  obstacle  à  la  pensée;  l'homme  raisonne  mieux 
sevré  du  corps  *^,  puisque  le  plus  vrai  des  choses  ne  s'observe  pas  par 
le  corps  ^^.  Sans  aucun  intérêt  pour  ce  qui  ne  le  regarde  pas,  le 
précepteur  d'Athènes  dépensera  son  temps  et  sa  vie  à  faire  naître 
la  vérité  dans  les  âmes  et  à  les  faire  passer  de  ce  qui  naît  à  ce 
qui  est  et  à  les  arracher  du  domaine  de  l'opinion,  la  pâture  des 
âmes   déchues. 

Il  faudra  parfois  bien  du  temps  pour  convaincre  les  gens 
d'Athènes,  ils  n'écouteront  pas  et  n'étudieront  pas  de  bonne  grâce. 
Souvent  ceux  du  commun  interrogeront  Socrate:  «  Mais  enfin  pour- 
quoi tant  de  discours  sous  tant  de  forme  sur  ce  sujet  ?  »  Ou  encore: 
«  Pourquoi  ne  pas  le  dire  tout  de  suite,  plutôt  que  de  tourner  en  rond 
et  de  faire  quantité  de  distinctions  pour  rien  ?»  à  tel  point  que  cer- 
tain interlocuteur  verra  ses  propres  idées  tourner  autour  de  lui  *^. 
Le  but  de  la  méthode  n'est  pas  de  plaire,  mais  de  former:  «  Nous 
n'avons  nullement  besoin  de  concilier  encore  la  longueur  avec  le 
souci  de  plaire,  à  moins  que  ce  ne  soit  de  façon  accessoire  »  ;  le 
sujet  lui-même  présente  peu  d'importance  pourvu  que  le  résultat  soit 
assuré.  On  ne  vise  pas  à  un  résultat  immédiatement  palpable,  mais 
à   une   formation   à   longue   échéance.     Ce   que  l'on  veut:    la   pénétra- 

40  Hippias  majeur,   298  c. 

41  Sophiste,    254    b. 

42  Phédon,  65   c. 

43  Phédon,  65   d-e. 

44  EatyphroUy    11    b,    sv. 


434  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

tion  d'esprit  ^^.     La  facilité  et  la  rapidité  du  succès  ne  peuvent  rien 
changer  à  la  méthode: 

Pour  ce  qui  est  de  l'étude  du  sujet  proposé,  d'en  trouver  la  solu- 
tion de  la  façon  la  plus  aisée  et  la  plus  rapide,  le  raisonnement  nous 
(Signifie  de  nous  en  inquiéter  en  second  lieu  seulement,  non  en  premier; 
mais  de  placer  avant  tout  et  en  première  ligne  la  méthode  même  qui 
enseigne  à  diviser  par  espèces  et,  en  particulier,  si  un  discours  même 
d'une  longueur  considérable  rend  l'auditeur  plus  inventif,  de  nous  y 
attacher  sans  nous  scandaliser  de  sa  longueur  et  si,  une  autre  fois  plus 
ibref,   il    conduit    au   même    résultat,    de    l'adopter    dans    le    même    esprit  ^e. 

Que  l'interlocuteur  adopte  une  allure  chagrine  comme  Hippias  *^, 
qu'il  veuille  se  soustraire  comme  Protagoras  qui  est  pressé  et  veut 
en  reparler  une  autre  fois  ^^,  qu'il  en  vienne  à  ne  plus  savoir  ce 
qu'il  dit  ^^,  peu  importe  ;  l'application  de  la  méthode  suivra  toute 
sa  rigueur  et  si  on  peut  finalement  admettre  qu'on  ne  sait  rien, 
la  partie  sera  gagnée;  voilà  pourtant  chose  moins  facile  à  obtenir 
qu'à    raconter. 

Sa  méthode,  on  le  sait,  Socrate  la  tient  de  sa  mère  Phanérète^^; 
la  maïeutique  délivre  les  esprits.  De  même  que  sa  mère,  impro- 
pre à  la  génération  à  cause  de  son  âge  avancé,  se  contente  d'aider 
les  autres  par  son  travail  de  sage-femme,  ainsi  Socrate,  inhabile  de 
lui-même  à  rien  produire  qui  vaille,  aidera  les  autres  à  donner  nais- 
sance à  la  science.  Ainsi  lui  sera  fournie  l'occasion  non  d'ensei- 
gner,  mais   d'étudier   en   commun. 

Enfanter  en  sagesse  n'est  point  en  mon  pouvoir,  et  le  blâme  dont 
plusieurs  déjà  m'ont  fait  opprobre,  qu'aux  autres  posant  questions  je  ne 
donne  jamais  mon  avis  personnel  sur  aucun  sujet  et  que  la  cause  en  est 
dans  le  néant  de  ma  propre  sagesse,  est  blâme  véridique.  La  vraie 
cause,  la  voici:  accoucher  les  autres  est  contrainte  que  le  dieu  n'impose; 
procréer  est  puissance  dont  il  m'a  écarté.  Je  ne  suis  donc  moi-même 
sage  à  aucun  degré  et  je  n'ai,  par  devers  moi,  nulle  trouvaille  qui  le 
soit  et  que  mon  âme  à  moi  ait  d'elle-même  enfantée.  Mais  ceux  qui 
viennent  à  mon  commerce,  à  leur  premier  abord,  semblent,  quelques-uns 
même  totalement,  ne  rien  savoir.  Or  tous,  à  mesure  qu'avance  leur  com- 
merce et  pour  autant  que  le  dieu  leur  en  accorde  faveur,  merveilleuse 
est  l'allure  dont  ils  progressent,  à  leur  propre  jugement  comme  à  celui 
des   autres.     Le   fait   est  pourtant   clair   qu'ils   n'ont  jamais   rien   appris   de 

45  Sophiste,  227   b. 

46  Politique,   286   d-e. 

47  Hippias  mineur,   369  b  —   373  b. 

48  Protagoras,    195. 
4^  Alcibiade,    116    e. 
50  Théétète,  149  a. 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIÈRE  ET  DE  L'ÉQUITÉ  435 

moi,  et  qu'eux  seuls  ont,  de  leur  propre  sein,  conçu  cette  richesse  de 
beaux  pensers  qu'ils  découvrent  et  mettent  au  jour.  De  leur  délivrance,  par 
contre,  le  dieu  et  moi  sommes  les  auteurs.  Et  voici  qui  le  prouve.  Plu- 
sieurs déjà  l'ont  méconnu,  ont  cru  à  leur  propre  pouvoir  et  n'ont  fait 
nul  cas  de  moi.  Ils  se  sont  donc  eux-mêmes  persuadés  ou  laissé  persuader 
par  d'autres  de  me  quitter  plus  tôt  qu'ils  ne  devaient;  ils  m'ont  quitté 
et  non  seulement  ont  laissé  avorter  tous  autres  germes  dans  leurs  méchan- 
tes fréquentations,  mais  encore,  à  ceux  dont  je  les  avais  délivrés,  n'ont 
donné  que  mauvais  aliment,  dont  ceux-ci  dépérirent,  et,  de  mensonges  et 
d'apparences  vaines  faisant  plus  de  cas  que  du  vrai,  ils  n'ont  abouti 
qu'à  prendre,  à  leurs  propres  yeux  et  aux  yeux  des  autres  figures  d'igno- 
rants ^1. 

Tel  est  l'essentiel  de  la  méthode  et  les  heureux  fruits  qu'il  faut 
en  attendre,  à  condition  de  ne  pas  devenir  sauvage.  Ils  ignorent 
qu'aucun  dieu  ne  veut  du  mal  aux  hommes  et  que,  Socrate  de  même, 
ne  les  traite  pas  ainsi  par  malveillance,  mais  que  donner  assentiment 
au  mensonge  et  masquer  la  clarté  du  vrai  lui  est  interdit  par  toutes 
lois   divines  ^^. 

Suivons  maintenant  Socrate  par  les  ruelles  tortueuses  d'Athènes 
et  écoutons-le  appliquer  sa  méthode.  Voyons  combien  les  jeunes 
qui  l'accompagnent  prennent  intérêt  à  l'expérience.  Ne  nous  atten- 
dons pas  à  trouver  un  savant;  il  ne  sait  rien  et  se  «  borne  à  dire  la 
vérité,  comme  il  est  naturel  à  un  profane  ^^  ».  N'allons  pas  croire 
non  plus  qu'il  se  laissera  entraîné  par  le  plaisir  de  faire  des  discours, 
non  ce  n'est  pas  sa  manière.  Bien  au  contraire,  ignorant,  il  prend 
plaisir  à  chercher  et  s'il  dispute,  il  ne  le  fait  pas  pour  le  plaisir 
de  disputer,  mais  pour  éprouver  la  valeur  de  ses  propres  idées  par 
crainte  de  croire  savoir  ce  dont  il  est  ignorant  ^^.  On  ne  le  com- 
prend pas  toujours,  le  contraire  serait  très  surprenant,  et  alors  on 
l'accuse  injustement  de  faire  la  chasse  aux  mots  ou  selon  sa  pro- 
pre expression  d'être  «  chicannier  et  difficile  à  satisfaire  »  et  même 
«insupportable^^».  Ne  nous  scandalisons  pas  non  plus  de  ce  que 
sa  conduite  puisse,  au  premier  abord,  paraître  grotesque.  S'il  parle 
d'ânes  bâtés,  de  forgerons,  de  cordonniers,  de  tanneurs,  la  raison  vient 
de  ce  que  l'exemple  importe  très  peu  et  que  la  seule  chose  digne  de 

51  Théétète,   150  c  -   151   a. 

52  Théétète,  151  c-d. 

53  Ion,  532  e. 

54  Charmide,   166   d. 

55  Hippias   majeur,  290   e. 


436  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

considération  est  de  savoir  si  la  méthode  s'applique  de  façon  à  pro- 
duire son  effet. 

UApologie  assure  que  Socrate,  après  avoir  entendu  la  parole 
de  l'Oracle  à  son  sujet,  voulut  en  vérifier  la  vérité.  Il  se  mit  donc 
à  «  discuter  le  coup  »  avec  des  représentants  des  différentes  classes  de 
la  société.  Platon  nous  le  montre  à  l'œuvre  dans  les  Dialogues,  On 
nous  permettra  de  donner  quelques  exemples  pris  au  hasard,  mais 
mettant  bien  en  lumière  les  différents  moments  de  l'application  de  la 
méthode. 

La  connaissance  de  soi  constitue  le  point  de  départ.  Elle  consiste 
dans  la  juste  appréciation  de  sa  science  réelle  et  de  ses  pouvoirs 
propres.  U'Alcibiade  insiste  sur  l'importance  de  ce  premier  pas. 
Si  Alcibiade  nourrit  si  naïvement  de  grandes  ambitions  de  gouverne- 
ment cela  provient  de  sa  parfaite  ignorance  de  lui-même  et  de  ses 
capacités.  Soumis  à  l'interrogatoire  de  Socrate,  il  ne  tarde  pas,  et 
plus  vite  et  plus  facilement  que  nous  le  désirerions,  à  admettre  qu'il  ne 
connaît  pas  ce  qu'il  prétend  enseigner  aux  autres  en  qualité  de  chef 
d'Etat:  la  vie  vertueuse,  guide  de  la  conduite  convenable  dans  la 
cité  et  garantie  du  bonheur  personnel  dans  le  dévouement  à  l'acqui- 
sition du  bonheur  pour  la  cité  entière.  Alcibiade  ignore  le  tout  de 
cette  science  du  juste  et  de  l'injuste,  science  qui  devrait  faire  l'objet 
premier  de  tous  ses  soins.  Il  ne  l'a  jamais  étudiée  pour  la  simple 
raison  que  les  professeurs  de  vertu  sont  absents  d'Athènes.  Cette  pénu- 
rie de  spécialistes  rend  Alcibiade  incapable  d'indiquer  quels  furent 
ses  maîtres,  à  moins  qu'il  veuille  bien,  adossé  au  mur,  affirmer  qu'il 
l'a  apprise  de  tout  le  monde,  ce  «  fameux  maître  »  qui  ne  peut  même 
pas  enseigner  à  jouer  au  tric-trac.  L'aurait-il,  par  hasard,  apprise 
seul  ?  L'a-t-il  déjà  étudiée  ?  Y  a-t-il  un  moment,  dans  sa  vie,  où 
il  a  pensé  sérieusement  l'ignorer  ?  A  toutes  ces  questions,  Alcibiade 
est  contraint  de  répondre  négativement.  L'unique  science  nécessaire 
pour  le  gouvernement  des  peuples  lui  fait  donc  défaut.  La  conclu- 
sion évidente  s'impose;  avant  de  se  mêler  des  affaires  de  l'Etat,  il 
ferait  bien  de  s'améliorer  lui-même,  en  d'autres  termes,  le  soin  de 
son  âme  voilà  le  seul  objet  présentement  digne  de  son  attention. 

Dégonflé  de  sa  fausse  science,  rendu  savant  de  sa  propre  igno- 
rance, Alcibiade  peut  maintenant  progresser  dans  la  connaissance. 
Du  fait  qu'Alcibiade  a  forcément  été  réduit  au  silence  et  obligé  d'avouer 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIERE  ET   DE   L'EQUITE  437 

qu'il  y  aurait  grande  humiliation  s'il  parlait  devant  l'assemblée  du 
peuple  de  choses  dont  il  est  ignorant,  cette  première  étape  de  la 
méthode  prend  le  nom  d'ironie  socratique. 

Le  même  procédé  se  retrouve  dans  les  autres  dialogues,  par 
exemple,  Ménon  qui  doit  avouer  ne  pas  savoir  ce  en  quoi  consiste 
la  vertu;  Gorgias,  Polos,  Calliclès,  Polémarque  et  Thrasymaque  con- 
vaincus d'ignorance  totale  et  honteuse  sur  la  nature  de  la  justice. 

L'ironie  ne  constitue  pas  une  fin  en  soi;  son  rôle  consiste  uni- 
quement à  déblayer  le  terrain  pour  y  édifier  le  temple  de  la  science. 
La  maïeutique  entrera  dans  sa  fonction  principale.  On  cherchera 
dorénavant  la  définition  des  choses;  «  ce  qui  importe  en  toute  chose, 
c'est  de  s'entendre  sur  la  chose  même  au  moyen  des  raisons  qui  la 
définissent  et  non  seulement  sur  le  nom  ^^  ».  Voilà  qui  n'est  pas 
si  simple  !  L'enquête  commencera  d'ordinaire  par  le  plus  facile 
comme  dans  la  recherche  sur  la  définition  du  sophiste  où  un  petit 
exemple  servira  de  modèle  ^^;  la  définition  de  la  pêche  à  la  ligne, 
où  interviendront  divisions  et  subdivisions,  genres  et  espèces,  pour 
en  arriver  à  conclure  que  le  sophiste  est  un  chasseur  de  jeunes  gens 
riches  ^^,  qui  fait  compagnie  au  pêcheur  à  la  ligne  ^^. 

Le  dialogue  bien  conduit  forcera  l'âme  à  manifester  ce  qu'elle 
recèle  en  son  intérieur.  L'exemple  le  plus  saisissant  est  celui  de  l'es- 
clavage de  Ménon  qui  sous  la  conduite  de  Socrate  retrouve  seul  la 
solution  du  problème  compliqué  de  géométrie  ^^.  L'esclave,  né  dans 
la  maison  de  Ménon,  n'a  jamais  étudié  et  pourtant,  malgré  certaines 
erreurs  dues  à  son  inexpérience  de  la  méthode  et  à  sa  précipita- 
tion à  répondre  sans  le  contrôle  suffisant,  réussit  à  conclure  correc- 
tement. Il  tire  donc  tout  de  lui-même.  Nous  possédons  du  même 
coup  un  exemple  de  l'utilité  de  la  maïeutique  et  une  preuve  en 
faveur  de  la  réminiscence.  Socrate  n'a  rien  enseigné,  n'a  pas  donné 
de  leçon,  mais  il  s'est  tout  simplement  borné  à  diriger  habilement 
l'interrogatoire. 

Si  le  but  proposé  est  d'en  arriver  à  une  définition,  Socrate  débu- 
tera  par  la   définition  vulgaire,  par  exemple,   de  la  justice.     On  étu- 

56  Sophiste,  218  c. 

57  Sophiste,  218  d. 

58  Sophiste,  221  d. 

59  Sophiste,  222  a. 

60  Ménon,  81   b  -  86  c. 


438  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

diera  successivement  la  définition  des  honnêtes  gens,  des  poètes,  des 
sophistes  et  des  orateurs.  Chacune  de  ces  définitions  se  montrera 
inadéquate  et  il  y  aura  lieu,  au  moyen  de  l'interrogation  toujours, 
de  lui  faire  subir  des  modifications  successives,  pour  en  arriver  à 
une  définition  définitive,  par  exemple,  dans  la  République  où.  la 
définition  de  la  justice  chez  l'individu  est  modelée  sur  celle  de  la 
justice  dans  l'Etat,  puisqu'il  est  plus  facile  de  trouver  la  réalité  dans 
un  cadre  agrandi  que  dans  un  cadre  restreint  ^^.  Ici  encore  la  maïeuti- 
que  parviendra  au  terme  désiré.  De  la  même  façon,  Socrate  arrivera 
à  la  formation  du  concept,  de  l'idée,  dernière  étape  de  la  méthode  ^^. 
La  mise  en  pratique  de  cette  merveilleuse  méthode,  en  tous  temps 
et  en  tous  lieux,  par  le  maître  le  plus  habile  à  la  manier,  ne  peut 
manquer  de  lui  attirer  des  sympathisants.  Les  jeunes  surtout  s'amu- 
sent grandement  à  voir  la  fausse  science  des  prétendus  savants  s'éclip- 
ser  avec  la  rapidité   de  l'éclair   devant  la  maïeutique   de   Socrate. 

Croyez-moi,  Athéniens,  je  vous  l'ai  dit  en  toute  franchise;  c'est 
qu'il  leur  plaît,  en  m'écoutant,  de  voir  examiner  ceux  qui  se  croient 
savants  et  qui  ne  le  sont  pas.  Et,  en  fait,  cela  n'est  pas  sans  agrément. 
Mais,  pour  moi,  je  l'affirme,  c'est  un  devoir  que  la  divinité  m'a  prescrit  par 
des  oracles,  par  des  songes,  par  tous  les  moyens  dont  une  puissance  divine 
quelconque   a   jamais   usé   pour   prescrire   quelque    chose   à   un   homme  ^^. 

Ces    jeunes,    Socrate    le    présume,   lui   survivront    et   continueront 

son  apostolat  en  faveur  de  la  vérité. 

Quant  à  l'avenir,  je  désire  vous  faire  une  prédiction,  à  vous  qui 
m'avez  condamné.  Car  me  voici  à  cette  heure  de  la  vie  où  les  hommes 
prédisent  le  mieux,  un  peu  avant  d'expirer.  Je  vous  annonce  donc,  à 
vous  qui  m'avez  fait  mourir,  que  vous  aurez  à  subir,  dès  que  j'aurai 
cessé  de  vivre,  un  châtiment  hien  plus  dur,  par  Zeus,  que  celui  que  vous 
m'avez  infligé.  En  me  condamnant,  vous  avez  cru  vous  délivrer  de  l'en- 
quête exercée  sur  votre  vie;  or,  c'est  le  contraire  qui  s'ensuivra,  je  vous 
le  garantis.  Oui,  vous  aurez  affaire  à  d'autres  enquêteurs,  plus  nom- 
breux, que  je  réprimais,  isans  que  vous  vous  en  soyez  doutés.  Enquêteurs 
d'autant  plus  importuns  qu'ils  sont  plus  jeunes.  Et  ils  vous  irriteront 
davantage.  Car,  si  vous  vous  figurez  qu'en  tuant  les  gens,  vous  empê- 
cherez qu'il  ne  ise  trouve  quelqu'un  pour  vous  reprocher  de  vivre  mal, 
vous  vous  trompez.  iCette  manière  de  se  débarrasser  des  censeurs,  entendez- 
le  bien,  n'est  ni  très  efficace  ni  honorable.  Une  seule  est  honorable  et 
d'ailleurs  très  facile;  elle  consiste,  non  pas  à  fermer  la  bouche  aux  autres, 
mais   à   se  rendre  vraiment  homme   de  bien  ^4. 

^1  République,   II,   368   d,  sv. 

62  Claudius  Piat,  Socrate,  2"  éd.  rev.  et  corr.,  Paris,  Félix  Alcan,  1912,  p.  117  sv. 

63  Apologie,  33  c. 

64  Apologie,  39  c-d. 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIERE  ET  DE  L'EQUITE  439 

Si  les  jeunes  et  les  amis  de  Socrate  admirent  son  zèle,  un  groupe 
plus  imposant  de  personnes  humiliées,  réprimandées  sans  cesse  ne 
partage  pas  la  même  admiration.  Au  contraire.  Ces  représentants 
de  la  classe  des  dirigeants,  des  poètes,  des  artistes  et  des  orateurs 
ragent  de  colère  et  non  contents  de  proférer  des  menaces  à  peine 
voilées  à  l'endroit  du  censeur  officiel,  s'apprêtent  à  mettre  fin  à  cette 
carrière  par  trop  encombrante.  Mélétos,  Lycon  et  Anytos  incarne- 
ront cette  rancune  et  cette  haine  ^^.  Ainsi  la  noble  mission  de  Socrate 
va  bientôt  prendre  fin  par  l'auréole  du  martyre. 

Vénérable  vieillard  de  soixante-dix  ans,  après  avoir  sacrifié  le 
meilleur  de  sa  vie  à  veiller  sur  les  intérêts  véritables  de  ses  compa- 
triotes, Socrate  est  entraîné  dans  un  procès  où  ses  adversaires  croi- 
ront trouver  la  fin  de  leurs  humiliations,  mais  où  l'accusé  recon- 
naîtra une  fois  encore  l'excellence  de  sa  vocation  et  verra  un  appel 
de  la   divinité  à  changer  de  demeure. 

Dépourvu  d'art  oratoire,  sans  expérience  des  discours  des  tri- 
bunaux, le  futur  condamné  parlera  la  langue  de  son  enfance  et  selon 
ses  habitudes  se  contentera  de  la  vérité,  évitant  avec  soin  les  péchés 
d'impiété  et  les  manques  de  respect  à  la  loi.  Connaissant  bien  ses 
juges,  n'ignorant  pas  que  le  procès  n'est  que  façade  et  farce  gro- 
tesque, et  que  l'accusé  est  condamné  avant  d'être  entendu,  il  se  pro- 
curera l'ultime  plaisir,  un  peu  malin  toutefois,  de  refaire  l'histoire 
de  sa  mission,  de  réduire  ses  adversaires  au  silence  en  les  obligeant  à 
se   contredire,   et   finalement   à   se   payer   leur   tête. 

Les  accusations  déposées  contre  Socrate  sont  formulées  dans  un 
langage  exquis,  en  des  phrases  bien  agencées  et  bien  modelées,  style 
par  trop  malséant  pour  un  homme  de  son  âge.  Coupable  de  ne  pas 
croire  aux  dieux  de  la  cité,  d'en  inventer  de  nouveaux,  de  corrom- 
pre la  jeunesse,  de  faire  prévaloir  la  mauvaise  cause  et  d'enseigner 
aux  autres  à  faire  de  même,  voilà  le  dossier.  Accusations  subtiles  et 
difficiles  à  démolir;  on  les  répète  depuis  toujours,  dans  le  temps  où 
les  juges  étaient  encore  jeunes  et  crédules.  Les  délateurs  anciens 
sont  disparus,  d'où  l'impossibilité  de  les  faire  comparaître  et  les  con- 
vaincre de  fausseté.  Quant  aux  nouveaux,  ils  seront  confondus  dans 
la  personne  de  Mélétos.     Socrate  explique  d'abord  qu'on  lui  prête  une 

65    Apologie,  23  e  -  24  a. 


440  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

science  qu'il  ne  se  reconnaît  pas  et  passe  ensuite  à  quelques  éclair- 
cissements sur  sa  mission  pour  ne  pas  forcer  ses  juges  à  se  forger 
une  explication  qui  risquerait  d'être  fort  loin  de  la  vérité. 

Il  assure  les  honorables  juges  qu'il  ne  ressent  aucune  honte  au 
sujet  de  sa  conduite  au  moment  où  la  vie  est  à  la  veille  de  lui  échapper. 
Au  contraire,  il  aurait  honte  d'avoir  vécu  autrement  et  d'avoir  ainsi 
été  infidèle  alix  dieux  par  crainte  de  la  mort.  Craindre  la  mort,  ce 
serait  s'arroger  une  science  qu'il  n'a  pas,  une  science  supra-humaine. 
D'ailleurs  il  ne  saurait  consentir  à  un  mal  véritable  par  crainte  d'un 
mal  hypothétique.  On  regrette  que  Platon  n'ait  pas  donné  à  Socrate 
l'assurance  de  l'immortalité  qu'il  lui  prête  dans  le  Phédon.  Les  juges 
ne  doivent  même  pas  l'assurer  de  la  libération  à  la  condition  de  ne 
plus  philosopher,  de  ne  plus  scruter  les  autres  et  lui-même;  la  vie 
alors  perdrait  tous  ses  charmes  en  devenant  le  fruit  d'une  désobéis- 
sance aux  dieux.  Ils  feraient  bien  de  ne  pas  oublier  non  plus,  ces 
juges,  qu'il  y  va  de  leur  intérêt  de  sauver  celui  qui  a  toujours  eu  le  cou- 
rage de  les  corriger  au  mépris  de  ses  propres  affaires.  La  vie  publi- 
que ne  l'a  pas  retenue  parce  que  sa  voix  intérieure  s'y  est  toujours 
opposée  et  si  on  veut  lui  faire  grief  d'avoir  eu  des  disciples,  on 
devra  se  rendre  à  l'évidence  qu'il  n'a  jamais  eu  d'élèves  et  qu'il  ne 
donne  de  leçon  à  personne.  Ceux  qui  veulent  l'écouter  le  font  libre- 
ment, et  si  après  cela,  ils  tournent  bien  ou  mal,  Socrate  n'en  saurait 
être   tenu   responsable. 

Semblable  aux  accusés  qui  paraissent  devant  le  conseil,  Socrate 
pourrait  user  de  supplications,  essayer  d'appitoyer  ses  juges  en  leur 
parlant  de  sa  femme  et  de  ses  enfants,  mais  il  craindrait  alors  de 
les  déshonorer.  Ce  serait  montrer  trop  d'attachement  à  cette  vie, 
et  devant  un  tribunal,  seules  la  persuasion  et  la  justice  doivent  acquit- 
ter l'accusé,  non  les  larmes  et  les  prières  même  au  risque  d'habituer 
les  juges  au  parjure.  Vraiment  il  y  aurait  alors  péché  d'impiété  qui 
mériterait  une   sévère   punition. 

Malgré  son  plaidoyer  bien  conduit  établissant  son  innocence,  le 
juste  est  condamné.  Mélétos  propose  la  peine  la  plus  sévère,  la  mort. 
S'indigner  serait  inconvenant,  mais  il  n'est  peut-être  pas  défendu  de 
se  réjouir  de  ce  que  les  accusateurs  ont  failli  ne  pas  recueillir  le 
nombre  de  suffrages  requis  pour  la  condamnation.  La  peine  mérité 
par    Socrate,    du    moins   le    pense-t-il,   pour   avoir   renoncé    à    tout   et 


LE  MARTYR   DE  LA  LUMIÈRE  ET  DE  L'ÉQUITÉ  441 

avoir  rendu  le  plus  grand  service  possible  à  la  société,  serait  une 
pension  et  un  bon  traitement  que  l'on  accorde  d'ordinaire  à  un  bien- 
faiteur. 

Mais,  si  pour  satisfaire  les  amis  et  se  conformer  à  l'usage,  on 
doit  proposer  une  peine,  Socrate  ne  refusera  pas  d'examiner  les  peines 
possibles  et  d'en  suggérer  une.  Il  a  répugnance  pourtant  à  se  con- 
damner à  ce  qui  est  véritablement  un  malheur,  tandis  que  la  mort 
n'en  est  peut-être  pas  un  !  Il  est  cruel  de  se  condamner  soi-même 
lorsque  la  conscience  ne  reproche  rien.  Vivre  en  prison  esclave  des 
gardes  est  un  sort  peu  enviable.  Se  condamner  à  une  amende  et  atten- 
dre en  prison  qu'elle  soit  payée  lorsque  ses  moyens  ne  le  permettent 
pas,  ne  présente  pas  un  agrément  considérable.  S'exiler  soi-même, 
et  vivre  dans  un  pays  où  l'on  sera  probablement  à  charge  à  ses  nou- 
veaux compatriotes,  n'est-ce  pas  manifester  trop  d'attachement  à  la 
vie,  surtout  lorsqu'il  n'en  reste  presque  plus  ?  D'ailleurs  si  nos  pro- 
pres concitoyens  ne  peuvent  pas  supporter  notre  présence,  les  étran- 
gers nous  verront-ils  venir  d'un  bon  œil  ?  Le  risque  est  grand  ! 
Le  cas  est  particulièrement  grave  pour  Socrate  qui  ne  peut  se  résou- 
dre à  vivre  tranquillement.  Il  ne  peut  désobéir  à  sa  mission  et  où 
qu'il  se  réfugie,  les  jeunes  viendront  l'écouter.  Enfin  à  la  suggestion 
d'un  ami  il  propose  une  légère  amende.  Ses  amis  s'en  portent 
garants. 

Le  succès  ne  couronne  pas  cette  nouvelle  intervention  de  Socrate. 
Il  devra  subir  la  peine  capitale.  Dans  un  dernier  discours,  le  pré- 
tendu coupable  s'adresse  à  ses  juges.  A  ceux  qui  l'ont  condamné, 
il  annonce  qu'ils  seront  diffamés  parce  qu'ils  le  font  mourir.  Il  aurait 
pu  se  défendre  plus  énergiquement  et  plus  efficacement  s'il  avait  tant 
estimé  la  vie,  mais  c'eût  été  indigne  de  lui.  Le  difficile  en  effet  n'est 
pas  d'éviter  la  mort,  mais  d'éviter  le  mal.  Puisque  la  condamna- 
tion a  été  portée  aujourd'hui,  il  fallait  que  les  choses  en  fussent 
ainsi. 

À  ceux  qui  l'ont  absous  et  qui  de  ce  chef  méritent  le  nom  de 
juges,  il  affirme  que  son  démon  ne  l'a  nullement  retenu  de  venir  au 
procès  et  ne  lui  a  défendu  aucune  des  paroles  prononcées  au  cours 
de  la  défense.  Ce  qui  lui  arrive  est  donc  bon.  Mourir  sera  un 
bien  car  si  après  la  mort  on  est  totalement  dépourvu  de  sentiment, 
voilà   un   merveilleux   avantage.     Si  la  mort   est  le  passage   de  l'âme 


442  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

dans  un  autre  lieu  ^^  comme  il  le  croit  fermement,  quelle  bonne 
fortune  que  de  retrouver  chez  Ha  dès  tous  ceux  qui  sont  partis  !  Là, 
règne  l'amour  ^^  et  il  y  aura  des  juges  véritables.  Et  quel  plaisir 
dites  donc  que  de  rencontrer  tous  les  grands  anciens  !  Les  interroger, 
quel  bonheur  !      Et  sans  risque   d'être  tué  pour  cela. 

Son  exhortation  se  termine  par  des  paroles  de  consolation.  Il 
ne  peut  y  avoir  de  mal  pour  un  homme  de  bien,  ni  en  cette  vie  ni 
en  l'autre.     Une  dernière  demande  pourtant  avant  de  mourir. 

Je  ne  leur  [  aux  juges  qui  l'ont  condamné  et  aux  accusateurs  ]  demande 
qu'une  seule  chose:  quand  mes  enfants  auront  grandi,  Athéniens,  punissez- 
les,  en  les  tourmentant  comme  je  vous  tourmentais,  pour  peu  qu'ils  vous 
paraissent  se  soucier  de  l'argent  ou  de  n'importe  quoi  plus  que  de  la 
vertu.  Et  s'ils  s'attribuent  une  valeur  qu'ils  n'ont  pas,  morigénez-les 
comme  je  vous  morigénais,  reprochez-leur  de  négliger  l'essentiel  et  de  se 
croire  un  mérite  dont  ils  sont  dénués.  Si  vous  faites  cela,  vous  serez 
justes    envers    moi    et    envers    mes    fils  ^^. 

Et  la  scène  du  tribunal  se  ferme  sur  une  parole  de  confiance 
en  la  divinité.  «  Mais  voici  l'heure  de  nous  en  aller,  moi  pour  mou- 
rir, vous  pour  vivre.  De  mon  sort  ou  du  vôtre,  lequel  est  le  meil- 
leur ?     Personne  ne  le  sait,  si  ce  n'est  la  divinité  ^^.  » 

La  sérénité  avec  laquelle  Socrate  prononce  ces  derniers  mots 
montre  que  sa  conviction  profonde  est  qu'il  vaut  mieux  mourir  en 
homme  de  bien  que  de  continuer  à  vivre  l'existence  ténébreuse  de 
ces  contempteurs  de  la  vérité  et  de  la  sagesse.  D'ailleurs,  Socrate 
trouvera  l'occasion  de  nous  en  donner  l'assurance  avant  le  jour  de 
l'exécution  de  la  sentence.  Le  long  espace  de  temps  qui  séparera 
la  condamnation  de  la  mort,  du  fond  de  son  cachot,  Socrate  l'occu- 
pera encore  en  de  nombreux  tête  à  tête  avec  ses  disciples  favoris. 
Certaines  accusations  formulées  contre  le  maître  seront  péremptoire- 
ment vengées  et  feront  resplendir  encore  davantage  la  beauté  morale 
du  condamné. 

On  a  tenté  de  représenter  Socrate  comme  un  impie;  Platon  ven- 
gera sa  mémoire  dans  VEutyphron,  Sa  religion  y  paraît  de  beau- 
coup plus  pure  que  celle  des  Athéniens  de  son  époque,  et  comme 
tous    ceux    qui    voient   mieux    que    leur    entourage,    Socrate    subira    la 

66  Apologie,  40  e. 

67  Cratyle,  403-404. 

68  Apologie,  41  e. 

69  Apologie,  42  a. 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIÈRE  ET  DE  L'ÉQUITÉ  443 

haine  de  ces  esprits  bornés  et  terre  à  terre.  La  religion  grecque  d'alors 
est  purifiée  d'une  large  portion  de  la  légende  mythologique.  Le  dieu 
de  Socrate  n'est  pas  un  dieu  querelleur,  impur,  mais  un  être  moral 
incliné  à  combler  les  humains  de  biens.  Voilà  un  magnifique  modèle 
pour  les  hommes  de  la  société.  Dieu  est  juste  et  son  service  ne  con- 
siste pas  dans  une  relation  de  serviteurs  à  maître;  il  n'a  nullement 
besoin  de  nous.  Faire  de  la  religion  une  espèce  de  technique  com- 
merciale en  l'identifiant  à  la  science  des  sacrifices  et  des  prières  à 
offrir  à  la  divinité  pour  nous  la  rendre  favorable,  est  une  autre  idée 
qui  ne  convient  pas  à  Socrate.  En  un  mot,  la  vraie  piété  ne  peut 
être  séparée  de  la  justice  et  le  culte  n'a  aucune  valeur  en  dehors 
de  cette  union  intime.  En  définitive,  le  culte  réside  dans  l'hommage 
d'une  conscience  pure  à  une  justice  supérieure.  Telle  est  la  religion 
qui  fonde  son  espérance  au  moment  de  paraître  dans  l'autre  monde. 

On  a  voulu  discréditer  Socrate  dans  la  pensée  du  peuple  en  le 
condamnant  comme  séducteur  de  la  jeunesse.  Le  silence  qu'il  impose 
à  Mélétos  montre  l'inanité  de  l'accusation.  Platon  le  représente  encore 
se  moquant  du  même  Mélétos  dans  VEutyphron  '^^.  Mélétos,  y  est-il 
dit,  est  un  bon  politique.  Il  s'occupe  d'abord  des  jeunes  gens  pour 
les  rendre  excellents.  Il  prendra  soin  des  autres  ensuite.  De  plus 
«  il  commence  le  nettoyage  de  la  cité  par  les  vieux  qui  la  corrom- 
pent ».  Dans  la  perspective  de  V Apologie,  ces  lignes  d'un  ridicule 
consommé  constituent  un  chef-d'œuvre  d'argument  ad  hominem. 
Ses  disciples  enfin,  et  parmi  eux,  Platon,  forment  la  réplique  la  plus 
éloquente   possible   à   ces   calomnies. 

Les  dernières  paroles  de  Socrate  au  tribunal,  toutes  empreintes 
de  calme  et  de  sérénité,  pourraient  sembler  prononcées  sous  l'effet 
d'une  exaltation  et  avec  l'orgueil  d'un  faux  prophète  qui  se  sent 
auréolé  de  la  couronne  des  martyrs.  La  prison,  temps  propice  à  la 
réflexion  et  à  l'examen  approfondi  d'une  vie  passée  qui  a  mérité  cette 
rétribution,  serait  l'endroit  propice  à  faire  naître  le  remord  et  à 
pousser  le  coupable  à  inventer  des  moyens  d'évasion  pour  échapper 
au   dernier  supplice.     Rien   de  semblable  ne  se   produira. 

A  la  veille  de  sa  mort,  de  grand  matin,  après  avoir  soudoyé  le 
gardien,  Criton  réussit  à  pénétrer  dans  la  prison  de  Socrate.     Criton, 

■70     Eutyphron,   2   d. 


444  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

peiné,  lui  annonce  le  retour  du  navire  de  Délos  pour  le  jour  même 
et  Socrate,  qui  l'étonné  par  son  calme  devant  le  trépas,  devra  mourir 
le  lendemain  ^^. 

Fou  de  douleur  à  la  pensée  de  la  mort  qui  approche,  Criton, 
oubliant  les  grandes  leçons  passées,  utilisera  toutes  les  ressources 
de  l'imagination  et  fera  appel  à  tous  les  sentiments  pour  décider 
Socrate  à  fuir  et  à  éviter  le  dénouement  funèbre  qui  s'annonce.  Il 
dressera  à  la  mémoire  de  ce  dernier  le  fantôme  de  l'opinion  de  la 
foule  accusant  les  amis  de  Socrate  de  lâcheté  et  d'avarice  s'ils  ne  met- 
tent tout  leur  génie  et  tout  leur  avoir  à  procurer  la  liberté  de  leur 
maître.  Malheureusement  pour  Criton,  Socrate  n'a  souci  de  la  foule, 
convaincu  qu'il  est  que  les  meilleurs  parmi  les  citoyens  sauront  com- 
prendre ^-,  et  de  plus  l'opinion  de  la  foule  ne  peut  faire  ni  bien 
ni  mal.  La  tentation  se  fera  défenseur  du  devoir:  Socrate,  tu  com- 
mets une  faute  en  te  trahissant  toi-même,  tu  fais  le  jeu  de  tes  adver- 
saires et  leur  donne  raison,  tu  trahis  tes  fils  qui  ont  besoin  de  toi. 
Il  ne  fallait  pas  avoir  d'enfants  ou  bien  prendre  soin  de  les  élever 
et  de  les  bien  élever.  A  cette  fin,  tu  es  nécessaire.  Enfin  tu  nous  rem- 
plis de  honte  et  pour  toi  et  pour  nous. 

Ces  nouveaux  épouventails  n'émeuvent  pas  le  vieillard,  qui  se 
laisse  persuader  par  des  raisons  seulement.  Il  estime  que  ses  anciens 
principes  gardent  leur  valeur  quoi  qu'il  lui  soit  arrivé  de  nouveau. 
Les  jugements  des  hommes  le  laissent  indifférent,  l'important  n'est 
pas  de  savoir  ce  que  les  hommes  pensent,  mais  de  connaître  le  juste 
et  l'injuste,  le  beau  et  le  laid,  le  bien  et  le  mal  et  surtout  le  bien 
et  le  mal  de  l'âme.  Tous  ces  effrois,  mon  cher  Criton,  sont  pour 
ceux  qui  ne  suivent  pas  la  raison.  En  somme  l'essentiel  n'est  pas 
de  vivre,  mais  de  bien  vivre  ^^. 

Le  mortel  doit  à  tout  prix  respecter  les  lois.  Ce  sont  elles  qui 
m'ont  préparé  un  foyer,  qui  m'ont  permis  d'avoir  des  enfants,  et  dont 
je  suis  l'esclave.  Maintenant  qu'elles  veulent  me  donner  la  mort 
parce  que  cela  leur  paraît  juste,  il  y  aurait  mauvaise  grâce  et  mau- 
vaise volonté  à  vouloir  m'esquiver.  Elles  me  diraient  que  ma  sagesse 
me  fait  méconnaître  qu'il  faut  estimer  la  patrie  et  les  lois  au-dessus 

71  Criton,  43  d. 

72  Criton,  44  c. 

73  Criton,  48  b. 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIÈRE  ET  DE  L'ÉQUITÉ  445 

de  tout  le  reste.  Il  était  entendu  aussi  qu'en  les  acceptant  et  en  vivant 
sous  leur  dictée  je  reconnaîtrais  leur  jugement  pour  valable,  et  alors 
que  je  pouvais  me  soustraire  à  leur  gouverne,  je  n'ai  pas  jugé  devoir 
le  faire.  Je  violerais  mes  engagements  à  l'âge  de  soixante-dix  ans 
après  avoir  eu  beaucoup  de  temps  pour  réfléchir  ?  Partir  en  exil  à 
Thèbes,  j'y  passerai  pour  un  destructeur  des  lois,  et  donnerai  raison 
à  mes  persécuteurs,  car  étant  capable  de  détruire  les  lois  je  le  serais 
également  de  corrompre  la  jeunesse.  Me  réfugier  en  Thessalie?  Il 
faudrait  en  arrivant  expliquer  la  façon  bouffonne  dont  je  me  serai 
enfui.  Que  deviendront  alors  mes  anciens  beaux  discours  ?  Mes 
enfants  !  S'en  chargera-t-on  davantage  et  de  meilleur  gré  si  je  pars 
pour  l'étranger  que  si  je  les  quitte  pour  aller  chez  Hadès  ?  Non,  il 
ne  faut  pas  désobéir  aux  lois,  ce  sera  au  moins  une  excuse  en  arri- 
vant dans  l'autre  monde. 

Puisque  Socrate  ne  veut  pas  se  soumettre  aux  conseils  de  Criton, 
la  justice  suivra  son  cour  normal  et  il  faudra  mourir.  Ses  amis  et 
disciples  ne  le  bouderont  cependant  pas  et  ils  viendront  s'entretenir 
avec  lui  en  ce  dernier  jour  de  sa  vie.  Le  sujet  de  leur  entretien 
sera  comme  tous  les  autres,  de  nature  philosophique,  mais  en  cette 
heure  grave,  on  choisira  un  sujet  en  harmonie  avec  la  circonstance. 
Au  moment  où  l'âme  de  Socrate  va  quitter  son  corps  et  entreprendre 
le  grand  voyage,  il  ferait  bon  d'avoir  quelque  assurance  sur  le  sort 
de  l'âme  chez  Hadès.  Va-t-elle  disparaître  à  jamais  ?  Dans  le  Phédon 
qui  rappelle  ce  dernier  entretien,  Platon  nous  représente  Socrate  prou- 
vant l'immortalité  de  l'âme  à  ses  disciples  soucieux  de  se  renseigner 
sur    ce    point. 

La  confiance  de  Socrate  en  ces  derniers  instants  est  très  forte.  Si 
la  vie  du  philosophe  doit  être  un  exercice  préparatoire  à  la  mort  ^*, 
il  ne  comprend  pas  bien  pourquoi  on  serait  effrayé  et  rempli  de  répul- 
sion pour  cette  libératrice,  juste  au  moment  où  on  est  à  la  veille  de 
recevoir  ce  qu'on  a  toujours  espéré.  La  mort,  mal  du  corps  n'af- 
fecte pas  l'âme,  car  l'âme  purifiée  par  la  philosophie  ne  peut  mourir. 

Voilà  les  sentiments  de  Socrate  au  moment  du  grand  voyage. 
Lucide  et  calme  il  ne  parvient  pas  à  inspirer  les  mêmes  dispositions 
à   ses    auditeurs.      Alors    qu'il   passe    dans   une    pièce   voisine    pour   se 

74    Phédon,  64-68. 


446  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

baigner,  ses  disciples  s'entretiennent  sur  l'infortune  oii  ils  sont  tom- 
bés ^^.  De  retour  du  bain,  on  lui  amena  ses  enfants  et  ses  parents 
avec  qui  il  cause  en  présence  de  Criton;  puis  il  dit  ensuite  aux  femmes 
et  aux  enfants  de  se  retirer.  Le  soleil  était  prêt  de  se  coucher;  l'heure 
de  la  mort  approchait.  Le  serviteur  des  Onze  ne  tarda  pas  à  se  pré- 
senter et  à  inviter  Socrate  à  boire  le  poison.  Habitué  aux  impréca- 
tions de  la  part  de  ceux  qu'il  visite,  le  serviteur  se  félicite  de  s'adres- 
ser à  un  homme  tel  que  Socrate. 

[  .  .  .  ]  je  suis  sûr  que  ce  n'est  pas  contre  moi  que  tu  es  en  colère, 
tu  les  connais  en  effet,  les  responsables,  mais  contre  ces  gens-là.  Main- 
tenant donc,  car  tu  n'ignores  pas  ce  que  je  suis  venu  t'annoncer,  adieu  ! 
Tâche    de    supporter    de    ton    mieux    ce    qui    est    fatal  ^^  ! 

En  même  temps,  il  se  mit  à  pleurer  et,  s'étant  détourné,  il 
s'éloigna.  Socrate  touché  de  la  gentillesse  du  jeune  homme  s'adressa 
à  Criton:  «  Eh  bien  donc,  allons  !  obéissons-lui  Criton,  et  qu'on  m'ap- 
porte le  poison  s'il  est  broyé;  sinon,  que  celui  qui  le  broie  s'en 
occupe  !  »  Criton  objecte  que  le  soleil  n'a  pas  encore  fini  de  se  cou- 
cher et  que  plusieurs  ont  bu  le  poison  bien  longtemps  après  en  avoir 
reçu  l'invite.  Socrate  se  refuse  à  différer  de  boire  la  potion:  «  Quant 
à  moi,  il  est  naturel  que  j'en  fasse  rien,  car  je  pense  ne  rien  gagner 
d'autre  à  boire  un  peu  plus  tard  le  poison,  sinon  de  devenir  pour 
moi-même  un  objet  de  risée,  en  me  collant  ainsi  à  la  vie  et  en  l'éco- 
nomisant alors  qu'il  n'en  reste  plus  !  Assez  parlé,  dit-il;  va  obéis  et 
ne  me  contrarie  pas  ^^.  » 

Un  serviteur  se  mit  donc  en  oeuvre  d'obéir  et  après  avoir  rap- 
porté le  poison,  Socrate  lui  demanda  comment  il  obtiendrait  son 
effet.     Sur  les  indications   du  serviteur,  Socrate 

le  prit,  et  en  conservant,  Echécrate,  toute  sa  sérénité,  sans  un  tremble- 
ment, sans  une  altération,  ni  de  son  teint,  ni  de  ses  traits.  Mais,  regar- 
dant dans  la  direction  de  l'homme,  un  peu  en  dessous  à  son  habitude  et 
■  avec  ses  yeux  de  taureau:  «Dis-moi,  interrogea-t-il,  une  libation  de  ce 
breuvage-ci  à  quelque  divinité  est-elle  permise  ou  non  ?  —  Nous  en 
broyons,  Socrate,  répondit  l'homme,  juste  autant  qu'il  convient  d'en  avoir 
bu.  —  Compris,  dit-il.  Mais  au  moins  est-il  permis,  et  c'est  même  un 
devoir,  d'adresser  aux  dieux  une  prière  pour  l'heureux  succès  de  ce  chan- 
gement de  résidence,  d'ici  là-bas.  Voilà  ma  prière:  ainsi  soit-il  !  »  Aussi- 
tôt dit,,  sans  s'arrêter,  sans  faire  aucunement  le  difficile  ni  le  dégoûté,  il 
but  jusqu'au  fond. 

75  Phédon,   116  a. 

76  Phédon,   116  c-d. 

77  Phédon,   116  e  .  117  a. 


LE  MARTYR  DE  LA  LUMIÈRE  ET  DE  L'EQUITE  447 

Alors  nous,  qui  presque  tous  jusqu'alors  avions  de  notre  mieux  réussi 
à  nous  retenir  de  pleurer,  quand  nous  vîmes  qu'il  buvait,  qu'il  avait  bu, 
il  n'y  eut  plus  moyen:  ce  fut  plus  fort  que  moi,;  mes  larmes,  à  moi 
aussi,  partent  à  flots,  si  bien  que,  la  face  voilée,  je  pleurais  tout  mon 
saoul  sur  moi-même  (car,  bien  sûr  non,  ce  n'était  pas  sur  lui  !),  oui,  sur 
mon  infortune  à  moi  qui  serais  privé  d'un  tel  compagnon  !  Criton  du 
reste,  hors  d'état,  même  avant  moi,  s'était  levé  pour  sortir.  Quand  à 
Appollodore  qui,  déjà  auparavant,  n'avait  pas  un  instant  cessé  de  pleurer, 
il  se  mit  alors,  comme  de  juste,  à  pousser  de  tels  rugissements  de  dou- 
leur et  de  colère,  que  tous  ceux  qui  étaient  présents  en  eurent  le  cœur 
brisé,    sauf,   il  est   vrai,   Socrate   lui-même  ^^. 

Ce  dernier  les  rappelle  à  l'ordre,  c'est  avec  des  paroles  heureu- 
ses qu'il  faut  finir,  dit-il.     Soyez  calmes,  voyons  !  ayez  de  la  fermeté  ! 

Socrate  se  sentit  bientôt  alourdir  les  jambes,  signe  que  le  poison 
accomplissait  son  oeuvre  funeste.  Il  se  coucha  alors  et  au  bout  de 
quelques  instants,  il  rendit  l'esprit.  Resté  lui-même  jusqu'au  der- 
nier moment,  il  ne  s'était  pas  démenti,  enseignant  la  modération,  la 
justice,  la  soumission  à  la  volonté  des  dieux  manifestée  par  les  lois. 

Le  R.  P.  E.  Elorduy,  s.j.,  a  bien  résumé  la  philosophie  de  Socrate 
en  écrivant:  «  Segûn  Socrates,  el  hombre  es  para  la  verdad,  el  filosofo 
es  su  servidor  incondicional  e  insobornable.  La  Filosofia  es  el  arte 
de  ajustar  la  vida  a  la  verdad,  que  es  la  medida;  no  el  medio  de 
expresar  conocimientos  y  defenderlos  airosamente,  segùn  nos  conven- 
gan  .  .  .  La  Filosofia  commenzo  a  ser  de  este  modo  una  vivencia 
integral  ^^.  » 

Le  véritable  portrait  de  Socrate  dépasse  tout  ce  qu'on  pour- 
rait en  dire,  même  ce  qu'Alcibiade  déclame  à  la  fin  du  Banquet  ®^. 
Personnage  vraiment  énigmatique.  La  meilleure  intuition  que  nous 
puissions  en  avoir  nous  est  suggérée  par  la  peinture  de  David,  Socrate 
buvant  la  Ciguë  ^^  où  on  y  voit  Socrate  assis  sur  le  lit  funèbre  au 
milieu  de  ses  disciples,  s'apprêtant  à  recevoir  la  coupe  de  poison  d'une 
main  et  portant  l'autre  vers  le  ciel.  Sa  figure  baignée  de  lumière 
est  le  symbole  de  la  mission  qu'il  avait  reçue  des  dieux,  celle  de 
rendre   témoignage    à   la   lumière    et   à    la   vérité    et    de   préparer   ses 

78    Phédon,  117  b-d. 

"^^  Filosofia  y  vida  en  Socrates  y  en  Aristôteles,  dans  Pensamiento,  2  (1946), 
p.  462. 

80  Banquet,    215    a,    sv. 

81  Reynolds  a  qualifié  cette  toile  «  le  plus  grand  effort  de  l'art  depuis  la  chapelle 
Sixtine  et  les  chambres  de  Raphaël  »  (Charles  Saunier,  Louis  David  et  son  école 
dans  Le  Musée  d'Art  .  .  .  ,  Paris,  Librairie   Larousse,   [  s.d.  ],  vol.  2,  p.   62  b). 


448  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

citoyens  pour  une  vie  heureuse  ici-bas  en  préparation  de  la  vie  de 
l'au-delà. 

Si  les  bustes  marmoréens  du  Museo  Capitolino  de  Rome,  du  Musée 
de  Naples,  du  Louvre  de  Paris  et  si  la  fresque  de  Raphaël  où  Socrate 
figure  dans  l'Ecole  d'Athènes,  nous  montrent  le  Socrate  extérieur, 
même  revêtu  de  noblesse,  la  toile  de  David  nous  fait  voir  une  âme 
purifiée  par  l'ascèse  philosophique  et  la  fréquentation  assidue  de  la 
vérité. 

Lamartine   a   décrit   cette    dernière   scène   de  la   mort   de   Socrate 

en  des  vers  magnifiques. 

Le    front    calme    et    serein,    l'œil    rayonnant    d'espoir, 

Socrate    à    ses    amis    fît    signe    de    s'asseoir; 

À    ce    signe    muet    soudain    ils    obéirent. 

Et    sur    les    bords    du    lit    en    silence    ils    s'assirent: 

Symmias    abaissait    son    manteau    sur    ses    yeux; 

Criton    d'un    œil    pensif    interrogeait    les    cieux; 

Cébès    penchait    à    terre    un    front    mélancolique; 

Anaxagore,   armé   d'un   rire   sardonique, 

Semblait,    du    philosophe    enviant    l'heureux    sort. 

Rire    de   la   fortune    et   défier   la   mort  ! 

Et   le    dos    appuyé    sur   la    porte    de   bronze, 

Les    bras    entrelassés,    le    serviteur    des    Onze, 

De    doute    et    de    pitié    tour    à    tour    combattu. 

Murmurait    sourdement:    «  Que    lui    sert    sa    vertu  ?  » 

Mais    Phédon,    regrettant    l'ami    plus    que    le    sage 

Sous    ses    cheveux    épars    voilant    son    beau    visage. 

Plus    près    du   lit   funèbre    aux   pieds    du   maître    assis. 

Sur    ses    genoux    plies    se    penchait    comme    un    fils, 

Levait    ses    yeux    voilés    sur    l'ami    qu'il    adore. 

Rougissait    de    pleurer,    et    le    pleurait    encore  82  T 

La  poésie  rejoint  ici  les  arts  plastiques  et  nous  laisse  entrevoir 
le  sublime  de  la  fin  tragique  de  l'homme  «  dont  nous  pouvons  bien 
dire  qu'entre  tous  ceux  de  son  temps  qu'il  nous  fut  donné  de  con- 
naître il  fut  le  meilleur,  et  en  outre  le  plus  sage  et  le  plus  juste  ^^  ». 

Oui,  Socrate,  témoin  authentique  de  la  lumière  et  de  l'équité, 
a  été  la  victime   de  la  face  et   de  la  farce. 

Gaston  Carrière,  o.m.i., 
secrétaire   de  la  Faculté   de  Philosophie. 

82  la  mort  de  Socrate,   [Paris],  Librairie  Hatier,   [1924],  v.  97-116.     (Les  Clas- 
siques pour  Tous,  n°    288.) 

83  Phédon,  118  a. 


Two  Soviet  Labour  Documents 


The  small  part  played  by  the  Russian  language  in  North  Ameri- 
can academic  experience  probably  accounts  for  the  fact  that  articles 
on  Soviet  Russia  so  seldom  go  back  to  original  Russian  documents 
in  their  analysis  of  the  Soviet  economy.  Fundamental  research  of 
this  sort  is  necessary,  however,  since  almost  all  secondary  sources  are 
tendencious  in  character  and  the  scholar  who  has  done  no  basic 
study  is  not  competent  to  gauge  the  amount  of  distortion  that  has 
been  perpetrated.  As  a  modest  contribution  to  direct  documentation, 
I  am  presenting  here,  translated  (I  believe  for  the  first  time)  from 
the  pages  of  Izvestia,  two  rather  significant  items  dealing  respectively 
with  labour  discipline  and  with  the  hours  of  labour: 

DOCUMENT  «A». 

ON  MEASURES  FOR  REGULATING  LABOUR  DISCIPLINE,  IM- 
PROVEMENT  IN  THE  PRACTICE  OF  STATE  INSURANCE  AND  THE 
STRUGGLE   AGAINST   ABUSES   IN   THIS   FIELD,  i 

Regulations  of  the  Council  of  People's  Commissars  of  the  USSR,  of 
the  Central  Committee  of  the  AU-Union  Communist  Party  (of  Bolsheviks) 
and    of    the    All-Union    Central    Council    of    Trade    Unions.  ^ 

In  the  Soviet  Union  the  workers  work  not  for  the  Capitalists  but  for  them- 
selves, for  their  own  socialist  State,  for  the  welfare  of  all  the  people.  The  over- 
whelming majority  of  the  workers  and  employees  work  honestly  and  conscien- 
tiously in  the  plants,  in  transport,  in  institutions,  showing  a  conscientious  attitude 
towards  their  work,  giving  examples  of  shock  initiative  and  labour  valour, 
strengthening    the    might    and    defensive    capacity    of    the    Fatherland. 

But  along  with  the  honest  and  conscientious  workers  there  are  also  individual 
unscrupulous,  backward,  or  dishonest  people  —  drifters,  loafers,  shirkers  and 
grabbers. 

1  Published    in    Izvestia,   Dec.    29,    1938. 

2  This  joint  decree,  dated  Dec.  28,  1938,  is  signed  by  V.  Molotov  as  president 
of  the  Council  of  People's  Commissars,  by  J.  Stalin  as  secretary  of  the  Central  Com- 
mittee of  the  All-Union  Communist  Party,  and  by  N.  Shvernik  as  secretary  of  the 
AU-Union  Central  Council  of  Trade  Unions.  The  combination  of  these  three  bodies 
as  joint  authorities  for  a  law  is  significant.  Transferred  to  Canada,  it  would  represent 
an  Order-in-Council  issued  jointly  by  the  Federal  Cabinet,  the  Liberal  party  machine, 
and  the  Trades  and  Labour  Congress.  In  a  country  where  laws  are  made  almost 
entirely  by  decrees  by  the  Executive  (Council  of  People's  Commissars,  Presidium  of 
the  Supreme  Soviet,  etc.)  or  by  the  Communist  Party,  rather  than  by  parliamentary 
legislation,  and  where  the  trade  unions  are  likewise  a  tool  of  the  Party,  the  incongruity 
is  not  felt.  The  present  decree  is  made  up  of  26  sections,  of  which  the  first  14  are 
translated  here. 


450  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

These    people    through    their    unscrupulous    work,    truancy,    lateness    at  work, 

aimless    wandering    about    the    plant    during    working    hours    and    through  other 

breaches  of  the  rules  of  Internal   Labour  regulations,  and  also  by  frequent  wilful 

transfer    from    one    plant    to    others  ^    disrupt    the    discipline    of    labour,    do  much 
harm   to    industry,   to   transport   and   to    the   entire   national    economy. 

They  strive  to  give  as  little  work  as  possible  to  the  State,  while  grabbing 
for  themselves  as  much  money  as  possible.  They  abuse  the  Soviet  laws  and  rules 
on  Labour,  taking  advantage  of  them  for  their  own  interests.  They  do  not  even 
work  the  full  established  number  of  hours  of  the  working  day,  but  frequently 
work  only  four  or  five  altogether,  wasting  the  remaining  two  to  three  hours  of 
the  working  time  in  idleness.  In  this  way  the  people  and  the  State  lose  millions 
of  working   days   and  billions   of  rubles   every  year. 

When  drifters  and  shirkers  are  discharged  they  begin  to  cavil  and,  while 
they  are  not  working,  they  try  to  obtain  pay  for  a  legitimately  enforced  idleness. 
Discharge  from  a  plant  for  breach  of  labour  discipline  is  not,  as  a  rule  a  suf- 
ficient actual  punishment  for  the  idlers  and  absentees,  as  in  most  cases  they 
immediately   find   work   in   other   plants. 

Taking  advantage  of  the  present  functioning  rule  concerning  leave,  in 
accordance  with  which  the  right  to  vacation  is  given  after  five  and  onehalf 
months  of  work  in  the  plant  or  institution,  the  drifters  and  shirkers,  changing 
from  one  plant  to  another  manage  to  receive  two  vacations  in  the  course  of  the 
year,  thereby  placing  themselves  in  an  advantageous  position  over  the  conscientious 
workers    and    employees. 

In  houses  built  by  the  plants  and  factories  for  their  own  workers  and 
employees,  apartments  are  frequently  occupied  by  people  who  have  of  their  own 
accord  thrown  up  their  work  in  these  plants  or  who  have  been  discharged  for 
a  breach  of  labour  discipline,  and  because  of  that  workers  and  employees  working 
for  a  long  time  and  honestly  in  one  plant  are  frequently  deprived  of  necessary 
living    space. 


3  The  point  of  this  protest  is  that  voluntary  transfer  from  one  plant  to  another 
is  against  the  law.  A  decree  of  September  6,  1930,  published  in  Izvestia  on  Sept.  8, 
1930,  and  signed  on  behalf  of  the  Council  of  People's  Commissars  by  D.  Lebed  and 
V.  Usievich,  expressly  forbade  freedom  of  movement  to  free  industrial  workers.  This 
edict   was    frequently   re-enacted,    e.  g.    on   June   26,    1940. 

The  corollary  of  this  law  is  the  compulsory  transfer  of  workers  by  the  state. 
Izvestia  for  Oct.  20,  1940,  carries  a  decree  of  the  Presidium  of  the  Supreme  Soviet 
reiterating  this  point: 

"The    Presidium   of   the    Supreme    Soviet    of   the    USSR    decrees: 

1,  To  invest,  the  People's  Commissars  of  the  USSR  with  the  right 
of  compulsory  transfer  of  engineers,  designers,  technicians,  foremen,  draftsmen, 
bookkeepers,  economists,  accountants  and  planning  personnel,  as  well  as  skilled 
workers  of  the  sixth  category  and  up,  from  one  enterprise  or  institution  to 
another,  regardless  of  the  territorial  location  of  the  institutions  or  enter- 
prises .  .  . 

5.  Persons  failing  to  carry  out  the  orders  of  the  People's  Commissars 
on  their  compulsory  transfer  to  another  enterprise  or  institution  are  to  be 
regarded  as  having  left  the  enterprise  or  institution  without  permission  and  are 
committed  for  trial  in  accordance  with  Article  5  of  the  Edict  of  the  Presidium 
of  the  Supreme  Soviet  of  the  USSR  of  June  26,  1940,  prohibiting  workers  and 
employees  from   leaving   enterprises  or   institutions   without   permission." 


TWO   SOVIET  LABOUR   DOCUMENTS  451 

In  the  distribution  of  trips  to  houses  of  rest  and  sanatoria  the  drifters  and 
absentees  enjoy  the  same  rights  as  the  honest  employees  and  workers.  *  Like* 
wise,  in  the  paying  out  of  insurance-aid  for  temporary  disability,  as  also  in  the 
assigning  of  pensions,  there  is  not  exercised  the  necessary  sharp  discrimination 
between  the  conscientious  workers  with  a  long  uninterrupted  record  of  work  in 
a  given  plant  or  institution  and  the  violators  of  labour  discipline  —  the  drifters, 
those  who  run  about  from  one  plant  and  institution  to  another. 

Some  trade  union,  economic,  as  well  as  legal  organs  (institutions)  show  an 
inadmissable  anti-national  tolerance  towards  the  violators  of  labour  discipline  and 
even  connive  with  them  —  regardless  of  the  interests  of  the  people  and  the  State 

—  frequently  deciding  questions  of  reinstatement  at  work,  of  the  payment  of 
benefits  for  temporary  disability,  of  evictions  from  plant  apartments  and  so  on 
in    favour    of    the    drifters    and    loafers. 

All  this  brings  about  a  situation,  wherein  unscrupulous  workers,  doing  little 
work,  are  able  to  live  at  the  expense  of  the  State,  at  the  expense  of  the  people, 
that  evokes  justified  protests  on  the  part  of  the  majority  of  workers  and  employees 
and  demands  the  introduction  of  some  changes  in  the  existing  rules  of  internal 
labour  regulations  and  in  the  norms  of  social  insurance  in  order  to  guard  against 
the  equal  treatment  of  scrupulous  workers  and  the  idlers  and  drifters,  in  order  to 
encourage  the  honestly  toiling  workers  and  employees,  and  not  those  who  under- 
mine labour   discipline   and   lightly   go   from   one   factory   to   another. 

A  great  aibuse  is  also  taking  place  in  the  practice  of  using  up  leave  for 
pregnancy  and  birth.  Cases  are  not  rare  in  which  women,  trying  to  make  profit 
at  the  expense  of  the  State  by  deception,  get  jobs  in  plants  and  institutions  a  short 
time  before  confinement  only  with  the  object  of  obtaining  the  4  months  leave 
of  absence  at  the  expense  of  the  State  and  do  not  return  to  their  jobs  any  more.  ^ 

The   interests   of  the   State   demand  that   an   end   must   be  put  to   these   abuses. 

The  Council  of  People's  Commissars  of  the  USSR,  the  Central  Committee 
of  the  AU-Union  Communist  Party  (of  Bolsheviks)  and  the  All-Union  Central 
Council    of    Trade    Unions    —    decree: 

1.  To  compel  the  administration  of  plants  and  institutions  together  with 
the  trade  union  organs  to  conduct  a  resolute  struggle  with  all  violators  of  labour 
discipline   and  rules   of   internal   labour   regulations,   with   shirkers,   idlers,   grafters, 

—  with  all  those  who  adopt  a  dishonest  attitude  towards  their  labour  obligations, 
whether    employees    or   workers. 

*  The  preamble  is  here  denouncing  the  occasional  failure  to  obey  a  rule  laid 
down  by  the  Soviet  of  National  Economy  on  April  10,  1934  :  «  To  stimulate  still  more 
an  increase  in  the  productivity  of  labour,  the  trade  union  organizations  are  asked 
to  make  sure  that  the  productive  shock  workers  and  those  with  a  large  record  of 
output  are  assured  their  full  prerogatives  at  the  sanatoria  and  hours  of  rest.  At 
our  sanatoria  and  cure  resorts,  in  the  matter  of  special  diet  and  full  pay  during 
temporary  illness,  in  access  to  children's  nurseries  and  kindergartens  —  the  first 
claim  on  these  privileges  belongs  to  the  shock  brigades.  We  have  turned  social 
insurance  into  a  weapon  in  the  battle  for  getting  greater  productivity  out  of  labour  » 
(Trud,  April  11,  1934).  The  point  is  that  accommodation  was  limited.  In  1937  the 
USSR  had  26,000,000  workers  and  rest  house  accommodation  for  only  2,200,000, 
spread  over  the  year  at  approximately  85,000  each  fortnight.  In  other  words,  nine 
per  cent  of  the  workers  and  none  of  the  peasants  may  hope  to  see  these  resorts; 
and  the  Government,  by  reserving  them  for  the  most  productive  workers,  openly  regards 
this    as    a    device    for    sweating    more    work    out    of    the    entire    labour    force. 

5  Section  132  of  the  Labour  Code  had  guaranteed  eight  weeks  of  paid  leave 
before,  and   eight  weeks  after,   the   birth  of  the  child. 


452  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

The  law  demands  the  discharge  of  a  worker  ^  or  an  employee  '^  absent  without 
justifiable  reason.  This  measure  is  directed  against  parasites  who  do  not  want 
to  work  but  try  to  live  at  the  expense  of  the  State,  at  the  expense  of  the  people. 
The  demands  of  the  law  concerning  the  discharge  of  loafers  must  be  executed 
without   fail. 

The  law  has  established  and  the  workers  have  adopted  the  eight-hour  day,  the 
seven-hour  day,  the  six-hour  day  for  plants  and  institutions  depending  on  the 
conditions  of  work.  Incidentally  the  overwhelming  majority  of  the  workers  have 
the  seven  hour  day.  The  State  demands  and  the  workers  support  this  demand 
that  the  length  of  the  working  day  established  by  law  must  be  observed  accurately 
and  without  any  violations,  in  order  that  where  an  eight-hour,  seven-hour  or  six- 
hour  day  has  been  established  the  work  will  be  carried  on,  in  accordance  with 
the  law,  during  the  full  eight,  (seven  and  six  hours.  Lateness  at  work,  leaving 
early  for  lunch,  late  return  from  lunch,  leaving  the  plant  prematurely  as  well  as 
loafing  during  working  hours  —  all  this  constitutes  the  gravest  breach  of  labour 
discipline,  a  violation  of  the  law,  bringing  harm  to  the  economic  and  defensive 
might   of   the   country   and  the  well-being   of  the   people. 

A  worker  or  employee  who  is  late  for  work  without  a  satisfactory  reason, 
or  who  leaves  prematurely  for  lunch,  or  who  is  late  in  returning  from  lunch, 
or  who  leaves  the  plant  or  institution  before  the  time  is  up,  or  who  loafs  during 
working  hours  is  subject  to  a  penalty  by  the  management:  a  scolding  or  reprimand, 
or  a  reprimand  with  a  warning  of  discharge,  transfer  to  other,  lower  paid  work 
for   a  period   of  three   months,   or   removal   to   a   lower  job.  ^ 

A  worker  or  employee  who  commits  three  such  violations  during  one  month 
or  four  violations  during  four  months  in  succession  in  subject  to  discharge  as  a 
loafer,    as    a    violator    of   the   law    on   labour    and    labour    discipline. 

2.  To  establish,  that  evasion  in  putting  into  effect  the  measures  for  strengthening 
labour  discipline  and  failure  to  take  steps  against  truants,  drifters,  and  idlers  in 
accordance  with  this  Decree  and  with  the  Decree  of  the  Central  Executive  Com- 
mittee and  of  the  Council  of  People's  Commissars  of  the  Union  of  USSR 
of  the  15th  of  November  1932  "On  absence  without  a  valid  reason"  (Coll.  Laws 
USSR  1932,  No.  78,  p.  475)  the  managers  of  enterprises  and  institutions,  work- 
shops and  departments  will  be  held  responsible  by  the  above  organs  up  to  and 
including   discharge   from   their  work   and   being   put   on   trial. 

3.  When  discharged  at  their  own  request  workers  and  employees  must  give 
the    administration    of    the    plant    or    institution    a    month's    warning.  ^ 

6     Russian   rabochi,   a   manual   laborer,    factory   worker. 
■^     Russian    sluzhashchi,    an    office    worker,    clerk. 

8  A  decree  of  the  Presidium  of  the  Supreme  Soviet,  dated  June  26,  1940, 
prescribes  two  to  four  months  of  forced  labour  for  workers  who  quit  their  jobs, 
and  permits  release  from  a  job  only  in  case  of  unfitness  for  it,  in  case  of  admission 
to  an  educational  institution  for  training  as  a  specialist,  and  in  case  of  transfer  to 
another  job  by  the  authorities.  Instead  of  the  former  law  (Sect.  1,  paragraph  5,  of 
the  decree  of  Dec.  28,  1938)  requiring  dismissal  for  absence  or  lateness,  the  new 
decree  introduces  a  penalty  of  "correctional"  labour  at  the  old  place  of  employment 
with  a  reduction  in  pay  of  25  per  cent.  A  further  clarification  was  made  in  a  ruling 
(Izvestia,  July  25,  1940)  of  the  Plenum  of  the  Supreme  Court,  USSR,  where  new 
absenteeism  committed  by  a  worker  already  sentenced  to  corrective  labour  must 
be  punished  by   a  prison  term  of  the  same  duration. 

9  Within  three  days  of  the  publication  of  this  edict,  the  Moscow  press  an- 
nounced   the    inauguration    of    a    system    of    labour    passports    for    all    Soviet    workers. 


TWO  SOVIET  LABOUR  DOCUMENTS  453 

4.  In  the  case  of  the  discharge  of  a  worker  or  employee  without  justifiable 
reason,  pay  for  the  forced  idleness  will  be  made  at  the  rate  of  the  average  wage, 
but  not  for  more  than  20  days  and  the  administration  of  the  plant  and  institution, 
the  plant  committees,  the  local  committees  and  the  Appraisement  and  Conflict 
commissions  must  review  complaints  concerning  improper  discharge  in  the  course 
of  3  days  from  receipt  of  the  complaint,  and  the  legal  organs  —  in  the  course  of 
five   days. 

5.  Relief  for  temporary  disability  (excluding  sick-pay  for  pregnancy  and 
child-birth)  will  be  paid  to  workers  and  employees  who  are  members  of  a  trade 
union  at  the  following  rates  —  depending  on  the  record  of  uninterrupted  work 
in   the   given  plant   or   institution: 

a)  with   an   uninterrupted    record    of 

work  in  the  same  plant  or  institution  over  6  years     100%  of  earnings 

b)  work  in  the  same  plant  or  institution  from  3  to  6  years       80%  of  earnings 

c)  work  in  the  same  plant  or  institution  from  2  to  3  years       60%  of  earnings 

d)  work  in  the  same  plant  or  institution        up       to  2  years       50%  of  earnings 

6.  To  juveniles  up  to  18  years  who  are  members  of  a  trade  union,  the  benefits 
shown  in  article  5  will  be  paid  at  the  following  rates  —  depending  on  the  record 
of  uninterrupted  work  in  a  given  plant  or  institution:  with  an  uninterrupted 
record  over  2  years  —  80%  of  the  earnings,  and  up  to  2  years  —  60%  of  the 
earnings. 

7.  To  underground  workers  in  the  coal  industry  who  are  members  of  a  trade 
union  and  who  work  at  mining  the  coal  or  on  preparatory  work  in  the  pit,  the 
benefits  shown  in  article  5  will  be  paid  at  the  following  rates  —  depending  on 
the  record  of  uninterrupted  work  in  the  given  pit  :  with  an  uninterrupted  record 
over  two  years  —  100%  of  the  earnings,  and  up  to  2  years  —  60%  of  the  earnings. 

8.  In  plants  and  factories  that  came  into  operation  after  the  P*  of  January 
1933,  to  workers  and  employees  who  are  members  of  a  trade  union  and  who 
entered  the  service  of  the  enterprise  not  later  than  the  P^  of  January  1936  and 
worked  there  uninterruptedly,  relief  for  temporary  disability  (excluding  sick- 
pay  for  pregnancy  and  child-birth)  will  be  paid  at  the  following  rates  —  depending 
on  the  record  of  uninterrupted  work  at  the  given  enterprise:  with  an  uninter- 
rupted record  over  5  years  —  100%  of  the  earnings,  from  3  to  5  years  —  80% 
of  the  earnings.  For  workers  and  employees  in  these  enterprises  with  an  uninter- 
rupted record  of  work  of  not  less  than  3  years,  the  order  of  payment  of  relief 
for   temporary    disability    (excluding    sick-pay    for    pregnancy    and    child-birth)    will 

9.  To  workers  and  employees  who  are  not  members  of  a  trade  union,  relief 
for  temporary  disability  (excluding  sick-pay  for  pregnancy  and  child-birth)  will 
be  paid  at  half  the  rate  established  for  members  of  a  union.  ^^ 

10.  In  fixing  the  rate  of  relief  for  temporaxy  disability  the  record  will  be 
regarded    as   uninterrupted   also    in   such   cases   when   the   worker   or   employee   has 

Managers  were  forbidden  to  employ  anyone  without  a  labour  passport.  All  labour 
offenses  were  to  be  carefully  recorded  in  the  document,  but  all  information  as  to 
good  behaviour  was  specifically  excluded.  This  device  of  the  labour  passport  was 
apparently  borrowed  from  Hitler,  wl^o  had  applied  it  to  all  German  workers  in 
1935.  Hitlerite  Germany,  however,  forbade  the  blacklisting  that  was  a  fundamental 
part   of   Stalin's   system. 

1^     This   virtually   means    that   membership    in    a   union   is   compulsory. 


454  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

moved  from  one  enterprise  or  institution  to   another  on  the  orders  of  the  admin- 
istration  of  the   economic   organ   or   institution. 

11.  Workers  and  employees  who  have  been  discharged  for  a  breach  of 
labour  discipline  or  for  committing  a  crime,  as  well  as  those  who  have  left 
voluntarily  have  the  right  to  the  provisions  for  relief  for  temporary  disability 
after  they  have  been  working  for  not  less  than  6  months  in  their  new  place  of 
employment.  This  rule  is  not  extended  to  workers  and  employees  who  have 
been  discharged  or  who  have  left  their  place  of  employment  of  their  own  accord 
prior    to    the    publication    of   this   Decree. 

12.  On  the  basis  of  Art.  31  of  the  Decree  of  the  CEC  and  the  Council  of 
People's  Commissars  of  the  USSR  of  the  17th  October  1937  on  "The  preservation 
of  the  housing  fund  and  improvement  of  housing  economy  in  the  towns"  (Coll. 
Laws  USSR  1937,  No.  69,  art  314)  it  is  established  that  workers  and  employees 
who  are  provided  with  living  quarters  in  a  house  of  a  State  plant,  institution  or 
social  organization  (or  in  a  house  rented  by  such  plants  and  institutions),  are 
subject  to  compulsory  eviction  within  ten  days  by  administrative  order  without 
provision  for  living  space,  in  the  event  that  they  leave  the  plant  or  institution, 
after  the  publication  of  this  Decree,  of  their  own  free  will  or  have  been  dis- 
charged  for  a  breach   of  labour   discipline   or  for   committing   a   crime. 

13.  The  right  to  regular  leave  is  extended  to  workers  and  employees  on  the 
completion    of    11    months    of   uninterrupted    work   at   a    given   plant    or    institution. 

14.  Over  and  above  the  established  yearly  leave  for  women  workers  and 
women  employees,  in  cases  of  pregnancy  and  birth  leave  is  granted  for  thirty 
calender  days  before  birth  and  for  twenty-eight  calendar  days  after  birth  with 
payment  of  aid  for  that  period  at  government  expense  at  the  previously  established 
rates.  The  leave  mentioned  is  granted  and  the  aid  for  pregnancy  and  births  are 
paid  to  those  who  have  worked  without  interruption  in  the  given  plant  (insti- 
tution)   for  not  less  than   seven  months. 

DOCUMENT  «B». 

APPEAL  OF  THE  ALL-UNION  CENTRAL 

COUNCIL  OF  TRADE  UNIONS  ^^ 

to    all    working-men    and    working-women,    engineers,    technicians    and 
employees,    to    all   members   of   trade   unions. 

Comrades  ! 

The  capitalist  world  is  again  shaken  by  a  world  war.  The  second  imperialist 
war  has  already  caught  more  than  half  the  population  of  the  world  into  its  orbit. 

11  Published  in  Izvestia,  June  26,  1940.  There  was  signed  in  the  Kremlin  that 
same  day,  and  published  in  Izvestia  on  June  27,  1940,  a  decree  of  the  Presidium 
of  the  Supreme  Soviet  restoring  the  seven-day  week  and  the  eight-hour  day  (instead 
of  the  seven-hour  day),  except  for  the  heaviest  work,  without  any  increase  in  pay. 
Exactly  one  year  later,  in  Izvestia  of  July  27,  1941,  there  was  published  a  decree  of 
the  Presidium  of  the  Supreme  Soviet,  ordering  every  worker  to  do  three  hours  over- 
time work  daily,   if  requested  to  do  so,   against  overtime  pay. 

Once  again,  the  close  correlation  between  the  trade  union  "Appeal"  for  a  longer 
working  day  and  the  simultaneous  signing  of  a  Government  edict  to  the  same  effect 
(both  on  June  26,  1940)  indicates  that  the  trade  union  organization  is  simply  a 
tool   of   the    Government. 


TWO   SOVIET  LABOUR   DOCUMENTS  455 

In  the  whole  of  the  capitalist  world  —  in  Europe  and  Asia,  America,  Africa  and 
Australia  —  industry,  transport  and  agriculture  are  wholly  subordinated  to  the 
interests  of  the  war.  The  vise  of  capitalist  exploitation  has  been  squeezed  to  the 
limit;  the  worker  works  10  to  12  hours  a  day;  and  all  Sundays  and  holidays 
have  been  cancelled,  i-  By  means  of  such  all-round  militarization  of  their  economy, 
the  imperialistic  states  have  increased  the  production  of  all  kinds  of  arms 
tremendously. 

Thus  the  danger  of  war  for  our  country  has  grown;  the  international  situation 
is   pregnant   with    the    unexpected. 

Under  these  conditions,  our  country,  faithful  to  the  policy  of  peace,  is  obliged 
to  strengthen  its  defensive  and  economic  might  still  more  in  the  interests  of  the 
people  of  the  USSR.  Our  country  cannot  be  less  prepared  in  the  production  of 
arms  and  other  necessary  goods  than  the  capitalist  countries.  We  must  become 
many  times  stronger  in  order  to  be  prepared  on  all  sides  for  any  tesits.  We 
must  become  a  still  more  powerful  country,  as  much  in  an  economic  as  in  a  military 
respect.  Our  task  is  to  strengthen  the  Red  Army,  the  Navy  and  Air  Fleet,  to 
perfect  and  increase  their  equipment,  to  strengthen  the  socialist  industry  which 
supplies  the  Red  Army  with  equipment,  to  strengthen  the  socialist  industry  which 
supplies  the  Red  Army  with  all  its  needs.  We  must  exert  all  our  strength  for 
the  further  development  of  industry  in  the  fortification  of  our  state.  We  need 
more  metal,  coal,  crude  oil,  more  aeroplanes,  tanks,  guns,  shells,  more  railroad 
engines,  freight  cars,  lathes,  automobiles,  more  production  in  all  branches  of  our 
national    economy. 

For  the  further  strengthening  of  the  defensive  might  of  our  native  land,  the 
working  class  of  the  USSR  must  make  the  necessary  sacrifices.  The  All-Union 
Central  Council  of  Trade  Unions  considers  that  the  present  7  -  6  hours  working  day 
in  our  plants  and  establishments  is  inadequate  at  the  present  time  for  the  fulfilment 
of  the  tasks  facing  the  Soviet  land.  If  a  worker  in  the  capitalist  countries  is 
obliged  to  work  10  to  12  hours  for  the  bourgeoisie,  then  our  Soviet  worker 
can  and  must  work  more  than  at  present,  at  least  8  hours,  as  he  is  working  fo'F 
himself,   for  his   socialist   state,  for   the  welfare   of  the   people. 

The  Ail-Union  Central  Council  of  Trade  Unions  considers  that  under  present 
conditions  the  length  of  the  working  day  must  be  increased  for  workers  and 
employees  in  all  state,  co-operative  and  communal  enterprises  and  establishments 
and  brought  up  to  eight  hours.     The  length  of  the  working  day  must  be  increased: 

from    seven   to    eight   hours   in   enterprises   with    a    seven-hour    day; 

from  six  to  seven  hours  —  on  work  with  a  six-hours  day,  with  the  exception 
of   trades   with   harmful   conditions   of   labour; 

from  six  to   eight  hours  —  for  office  workers   in   establishments; 

from   six   to   eight  hours  —  for   persons   having   reached   the   age   of   16. 

The  All-Union  Central  Council  of  Trade  Unions  considers  also  that  the 
existing  organization  of  work  in  enterprises  and  establishments  on  the  basis  of 
the   six-day    week   lowers    productivity.      And    while    on    this    subject,   the    transition 

^2  Page  698  of  the  Canada  Year  Book,  1941,  gives  the  hours  of  labour  in  Canada 
in  1940,  a  war  year  here  but  not  in  the  USSR.  No  Canadians  were  working  more 
than  48  hours  a  week,  most  were  working  40  to  44,  while  some  were  as  low  as  371/^. 
The  article  in  Izvestia  assured  the  Russian  worker  that  workers  under  capitalism 
were  toiling  70  to  84  hours  a  week  all  year  round,  a  palpable  falsehood  to  cloak 
their  own   increase. 


456  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

of  the  six-day  week  in  the  towns  created  a  irift  between  the  toilers  of  the  towns 
and  the  country,  as  even  up  to  the  present  time  the  seven-day  week  exists  in  the 
country.  It  is  necessary  to  go  over  to  the  «even-day  week  in  the  towns  also  in 
state,    co-operative    and    communal    enterprises    and   establishments. 

These  measures  will  be  a  serious  step  in  further  strengthening  the  economic 
and  defensive  might  of  the  Soviet  land.  Every  working  man  and  woman  knows 
well  that  the  extra  hour  of  work  and  the  change-over  to  the  seven-day  week  will  give 
an  additional  amount  of  production.  The  increase  in  the  working  day  and  the 
number  of  working  days  will  give  our  country  additional  hundreds  of  thousands 
of  tons  of  crude  oil,  coal,  ores  and  metal,  thousands  of  new  lathes,  guns,  aeroplanes, 
tanks  and  other  machines  in  millions  of  rubles  of  goods  of  wide  consumption. 

Even  after  the  increase  of  one  hour,  the  working  day  in  the  USSR  remains 
the  shortest  working  day  in  the  world.  ^^     It  must  also  become  the  most  productive. 

The  overwhelming  mass  of  workers  and  employees  in  our  enterprises  and 
establishments  apply  themselves  honestly  and  conscientiously  to  their  duties,  to 
complying  with  the  laws  on  labour  and  on  labour  discipline.  But  side  by  side 
with  them  there  is  a  certain  portion,  namely  3  to  4  per  cent  of  young  workers 
and  employees  recently  come  to  production,  who,  taking  advantage  of  the  absence 
of  unemployment,  which  was  abolished  by  the  Soviet  authority,  and  abusing  the 
patience  of  the  Soviet  state,  run  about  from  plant  to  plant,  disrupt  discipline,  do 
not  wish  to  work  honestly,  conduct  themselves  contemptuously  towards  the  ful- 
filment of  requirements  established  by  law  and  approved  by  the  people.  The 
measures  for  punishing  these  flighty  persons,  these  truants,  must  he  strengthened 
at  the  present  time.  The  socialist  state  of  workers  and  peasants  cannot  tolerate 
any  longer  that  these  people  should  bring  damage  to  the  national  economy. 
The  state  is  obliged  to  defend  the  national  economy  from  disorganizers  of 
production;  it  is  obliged  to  protect  the  interests  of  the  people. 

The  AU-Union  Central  Council  of  Trade  Unions  considers  the  self-willed 
departure  of  workers  and  employees  from  state,  co-operative  and  communal  enter- 
prises and  establishments  must  be  prohibited  and  likewise  the  unauthorized  trans- 
fer from  one  enterprise  to  another  and  from  establishment  to  another.  The  All- 
Union  Central  Council  of  Trade  Unions  considers  that  workers  and  employees 
who  leave  state,  co-operative,  and  communal  enterprises  and  establishments,  without 
permission  must  be  handed  over  to  the  courts  and  on  sentence  of  the  court  sub- 
jected to  imprisonment,  while  truants  must  be  punished  with  corrective-labour 
work  at  the  place  of  employment,  with  a  deduction  of  part  of  their  pay  for  a 
definite   period. 

The  AU-Union  Central  Council  of  Trade  Unions  went  to  the  Government 
of  the  USSR  and  the  Presidium  of  the  Supreme  Council  of  the  USSR  with  a 
proposal  about  increasing  the  working  day  and  bringing  it  up  to  eight  hours, 
about  the  change-over  from  a  six-day  week  to  a  seven-day  week,  and  about  the 
prohibiting  of  the  wilful  departure  of  workers  and  employees  from  enterprises 
and  establishments,  i*  These  proposals  were  approved  by  the  Government  of 
the  USSR  and  by  the  Presidium  of  the  Supreme  Council  of  the  USSR. 

^3     Another    obvious    falsehood. 

14  American  trade  unionists  will  be  startled  to  find  the  Soviet  "trade  unions" 
asking  the  Government,  in  peacetime,  to  increase  the  working  week  substantially  and 
to   put   in   goal   any   workers   who   leave   their   jobs   without   the   boss's   permission. 


TWO   SOVIET  LABOUR  DOCUMENTS  457 

The  All-Union  Central  Council  of  Trade  Unions  calls  on  the  whole  working 
class  and  all  the  intelligentsia  to  utilize  to  the  full  all  the  possibilities  for 
further  increasing  the  productivity  of  labour  in  the  USSR,  bearing  in  mind  the 
words  of  Lenin  that  the  productivity  of  labour  is  in  the  last  analysis  most 
important,  the  main  thing  for  the  victory  of  the  new  social  structure.  It  is  the 
first  duty,  the  obligation  of  every  toiler,  no  matter  in  what  branch  of  the  national 
economy  he  works,  to  increase  the  productivity  of  labour,  to  give  to  our  state 
more  of  the  production  needed  foir  the  growth  of  economic  and  defensive  might. 
In  the  fulfilment  of  this  duty,  every  citizen  of  the  Soviet  Union  displays  his 
patriotism,  shows  his   devotion  to  his  native  land.  '^^ 

The  All-Union  Central  Council  of  Trade  Unions  expresses  its  confidence  that 
the  working  men  and  working  women,  engineers,  technicians  and  employees,  all 
members  of  the  Trade  Unions,  will  en  masse  and  fully  support  these  measures, 
will  fulfil  their  duty  to  their  socialist  native  land  honestly,  displaying  new  examples 
of  labour  heroism  in  the  struggle  for  further  strengthening  the  economic  and 
defensive  might  of  the  great  land  of  socialism,  in  the  struggle  for  new  victories 
for   Communism,  in  the  struggle   for  the   great  work  of  Lenin  —  of  Stalinu 

All-Union   Central   Council   of  Trade  Unions. 

Edited  by  Watson  Kirkconnell, 

President   of   Acadia   University. 


Even  here,  the  whole  picture  does  not  appear.  As  far  back  as  Dec.  4,  1932, 
(cf.  Izvestia,  Dec.  5,  1932)  a  decree  signed  by  Molotov  for  the  Council  of  People's 
Commissars  and  by  Stalin  as  secretary  of  the  Communist  Party  put  food  supplies 
and  other  necessaries  under  the  control  of  the  factory  directors  "in  order  to  strengthen 
the  power  of  directors  of  enterprises".  The  factory  boss,  does  not  only  set  the 
wage  scale  and  the  norm  of  production  required  from  the  worker;  He  had  power 
to  reduce  or  to  cut  off  the  food  of  any  employee.  It  is  significant  that  not  a  word 
of   protest   came   from   the   trade    unions. 

i-'^  It  is  interesting  to  see  the  Soviet  unions  preaching  the  doctrine  that  the 
paramount  source  of  national  progress  lies  in  an  increase  in  the  productivity  of 
labour.     Even  if  the  voice  is  that  of  their  Communist  rulers,  the  thesis  is  significant. 


En  marge  d^un  livre 
sur  la  carrière 


Marcel  Cadieux  a  fait  œuvre  utile  et  brillante  en  publiant  aux 
Editions  Variétés  son  étude  sur  le  Ministère  des  Affaires  extérieures  ^. 
L'auteur  a  bien  mis  ses  lecteurs  en  garde  qu'il  ne  s'agissait  que  de 
conseils  qu'il  donnait  «  aux  étudiants  qui  se  destinent  à  la  Carrière  ». 
Entraîné  par  sa  verve  naturelle  autant  que  par  l'intérêt  de  son  sujet 
cependant,  Cadieux  a  souvent  fait  craquer  les  cadres  qu'il  s'était  lui- 
même  imposés;  nous  le  suivrons  d'autant  plus  volontiers  à  travers 
les  pages  de  son  volume  qu'il  est  mieux  qualifié  pour  parler  de  ce 
qui  nouB  occupe. 

Ce  livre  de  «  conseils  »  tient  un  peu  de  l'art  de  réussir  le  con- 
cours d'admission  aux  Affaires  extérieures  en  sept  chapitres  et  trois 
appendices;  les  jeunes  y  trouveront  de  précieux  renseignements  sur 
la  procédure  à  suivre  pour  devenir  un  aspirant-diplomate.  Avec  un 
peu  de  discernement  ils  se  rendront  compte  si  leur  vocation  en  herbe 
vaut  d'être  suivie. 

Marcel  Cadieux  nous  livre  davantage  que  des  conseils  aux  étu- 
diants et  c'est  par  là  que  son  ouvrage  s'adresse  à  un  public  moins 
spécialisé  en  touchant  aux  questions  plus  vastes  du  fonctionnarisme 
fédéral,   de  l'administration  et   de  la   diplomatie. 

Ces  problèmes  sont  d'importance;  ce  n'est  pas  en  les  ignorant 
qu'on  pourra  réussir  à  les  régler.  Le  Canada  passe  en  ce  moment 
par  une  crise  de  croissance  dont  peu  de  pays,  à  part  sans  doute  ces 
puissances  asiatiques  comme  l'Inde,  le  Pakistan  et  l'Indonésie,  ont 
connu  l'équivalent.  De  petite  puissance,  notre  pays,  en  un  tourne- 
main, est  passé  au  premier  plan  du  monde  international.  Il  faut 
donc  des  spécialistes  de  la  chose  publique  si  on  veut  que  le  nouvel 
édifice  soit  maintenu  en  bon  état;  tout  n'est  pas  de  construire,  encore 
faut-il  maintenir  en  bon  état  et  radouber. 

1     Le    Ministère    des    Affaires    extérieures,    1    vol.    publié    aux    Editions    Variétés, 
1460,   avenue   Union,   Montréal. 


EN  MARGE  D'UN  LIVRE   SUR  LA   CARRIERE  459 

Un  petit  jeune  homme  de  vingt  et  quelques  années  qui  se  pré- 
sente, et  qui  est  reçu  au  concours  du  ministère  des  Affaires  exté- 
rieures, c'est  bien  peu  de  chose.    Un  fonctionnaire  de  plus,  voilà  tout  ! 

Si  ce  petit  jeune  homme  a  de  l'étoffe  cependant,  il  pourra  fort 
bien  devenir  un  pilier  de  l'administration  civile,  un  rouage  essentiel 
à  son  bon  fonctionnement;  le  fonctionnaire  «  de  plus  »  devra  repré- 
senter le  Canada  à  l'étranger,  en  défendre  les  intérêts,  intérêts  d'un 
pays  qui,  de  par  sa  composition  ethnique,  sa  situation  géographique, 
son  développement  politique  et  sa  vie  économique,  est  à  la  merci  de 
toute  friction  internationale  et  de  toute  fluctuation  dans  les  marchés 
mondiaux. 

C'est  sur  un  tel  échiquier  que  le  fonctionnaire  «  de  plus  »  devra 
jouer.  S'il  gagne  la  partie,  il  n'a  fait  que  son  devoir;  s'il  la  perd, 
c'est  le  pays  tout  entier  qui  peut  en  souffrir. 

Le  Canada  se  lance  dans  ce  domaine  d'activité  internationale  à 
un  moment  où  les  relations  entre  les  peuples  sont  particulièrement 
tendues.  Les  esprits  les  plus  sérieux  répètent  que  la  diplomatie  est 
en  train,  sinon  de  disparaître,  du  moins,  de  changer  de  caractère.  Il 
est  vrai  que  dans  un  certain  sens  la  diplomatie  a  complètement  cessé 
d'exister.  Comment  pourrait-on  appliquer  ce  vocable  à  certains  actes, 
à  certaines  déclarations  ou  attitudes  internationales  que  la  presse  ampli- 
fie et  dont  le  caractère  grossier  contredit  toutes  les  notions  diploma- 
tiques   préétablies  ? 

Jules  Cambon  qui,  il  est  vrai,  n'a  pas  connu  l'ère  des  bêtises 
internationales  à  la  brasse,  mais  qui  n'en  reste  pas  moins  un  des 
grands  diplomates  des  temps  modernes,  ne  croyait  pas  à  ces  change- 
ments profonds  et  ramenait  le  problème  à  une  proportion  plus  juste 
et  plus  humaine  à  la  fois  lorsqu'il  écrivait  ceci: 

Diplomatie  nouvelle,  vieille  diplomatie,  ce  sont  des  mots  qui  ne  répon- 
dent à  rien  de  réel.  Ce  qui  tend  à  se  modifier  c'est  l'extérieur  ou,  si 
l'on  veut,  la  parure  de  la  diplomatie.  Le  fond  restera  le  même  parce  que 
la  nature  humaine  ne  change  pas,  que  les  nations  n'auront  jamais  qu'une 
même  façon  de  régler  entre  elles  leurs  différends,  et  que  la  parole  d'un 
honnête  homme  sera  toujours  le  meilleur  instrument  dont  un  gouvernement 
pourra    se   servir   pour   faire   triompher    ses   vues. 

Un  honnête  homme,  jouissant  de  l'autorité  morale  que  lui  con- 
fèrent son  honnêteté  et  sa  fonction,  et  «'appliquant  à  la  conciliation 


460  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

entre  les  peuples;  voilà  sans  doute  une  définition  satisfaisante  du 
diplomate. 

Marcel  Cadieux,  avec  beaucoup  d'à-propos,  souligne  le  caractère 
nouveau  du  ministère  des  Affaires  extérieures  du  Canada;  la  nou- 
veauté expliquerait,  selon  lui,  à  la  fois  l'enthousiasme  de  certains 
fonctionnaires  et  l'aspect  improvisé  de  ses  méthodes  et  de  son  orga- 
nisation. Une  tradition  ne  se  crée  pas  en  quelques  années.  Pour  ceux 
qui  connaissent  des  institutions  aussi  vénérables  que  le  Quai  d'Orsay 
ou  le  «  Foreign  Office  »,  notre  propre  ministère  des  Affaires  exté- 
rieures n'en  est  qu'à  ses  premiers  vagissements.  Il  y  a  sans  doute 
beaucoup  de  bois  mort  dans  ces  vieilles  organisations;  toute  tradition 
en  a  une  bonne  corde  à  revendre. 

De  là  à  conclure  que  tout  soit  à  rejeter  dans  cette  diplomatie 
d'ancien  régime,  il  y  a  une  marge  et,  si  l'on  est  forcé  de  choisir,  il 
n'y  a  aucune  raison  pour  que  la  diplomatie  en  bras-de-chemise  rem- 
place la  diplomatie  à  monocle.  Le  choix  ne  se  présente  pas  de  cette 
façon,  heureusement.  Ce  n'est  pas  parce  que  nous  sommes  nés  à 
la  vie  internationale  au  moment  où  les  bonnes  manières  semblent 
en  train  de  disparaître  à  cause  d'éléments  nouveaux  et  peu  sûrs  d'eux- 
mêmes,  qu'il  nous  faille  adopter  un  vocabulaire  de  charretier  dans 
un  monde  qui,  jusqu'à  présent,  avait  tout  de  même  maintenu  un  cer- 
tain vernis. 

Un  peu  de  précision  dans  les  termes  serait  utile,  car,  venus  au 
monde  diplomatique  assez  tardivement,  nous  n'appliquons  pas  au 
vocable  «  diplomatie  »  un  sens  aussi  plein  qu'on  le  fait  dans  d'autres 
pays.  Harold  Nicolson,  qui  a  serré  ce  sujet  d'assez  près,  a  découvert 
que  le  mot  «  diplomatie  »,  pour  un  Européen,  avait  cinq  sens  dif- 
férents : 

a)  synonyme   de   politique   extérieure   d'un  pays   déterminé; 

b)  synonyme    de   négociations    internationales; 

c)  ensemble   des   procédés   et   le   mécanisme   au   moyen   desquels 
les  négociations  sont  exécutées  ; 

d)  nom  donné  à  une  branche  des  affaires  étrangères  d'un  pays; 
et 

c)     la   qualité   ou  l'habilité   à   conduire   des  négociations   interna- 
tionales. 


EN   MARGE  D'UN   LIVRE   SUR  LA   CARRIERE  461 

Au  Canada,  toujours  de  façon  assez  générale,  bien  entendu,  il 
semble  que  nous  pourrions  éliminer  les  sens  donnés  par  Nicolson  au 
mot  «  diplomatie  »  sous  (a),  (b)  et  [d).  On  entend  rarement  par- 
ler de  «  diplomatie  canadienne  »  dans  le  sens  de  politique  extérieure 
de  notre  pays;  rares  également  sont  ceux  qui  emploient  ce  mot  dans 
le  sens  de  négociations  internationales;  enfin  quand,  au  Canada,  on 
veut  parler  de  ministère  des  Affaires  étrangères,  ce  sont  ces  mots  que 
l'on  emploie  et  non  le  mot  «  diplomatie  ».  Tout  compte  fait,  le  mot, 
n'ayant  pas  été  défloré  par  l'usage  au  Canada,  garde  un  sens  assez 
strict,  i.e.:  la  qualité  et  les  procédés  par  lesquels  les  gouvernements 
d'Etats  indépendants  maintiennent  et  développent  leurs  relations  offi- 
cielles. Nous  aurions  donc  du  mal  à  accepter  la  plus  classique  des 
définitions  de  la  diplomatie,  celle  que  donnait  Sir  Eric  Satow  qui  la 
définissait  comme  suit:  «  L'intelligence  et  le  tact  mis  au  service  des 
relations    officielles    entre    les    gouvernements    d'Etats    indépendants.  » 

C'est  qu'il  n'y  a  pas  eu  surabondance  d'intelligence  et  de  tact 
dans  les  relations  internationales  durant  ces  dernières  années.  On 
a  souvent  l'impression  d'assister  à  des  joutes  oratoires  entre  spécialistes 
de  l'invective  plutôt  qu'entre  gens  soumis  à  la  définition  de  Sir  Eric. 

En  serrant  d'un  peu  près  la  réalité  internationale  contemporaine 
on  se  rend  compte  d'une  autre  déviation  de  ce  même  terme,  d'une 
extension  de  ce  vocable  à  une  activité  nouvelle  qui  s'y  raccroche 
par  l'un  d'un  côté  mais  qui  ne  semble  pas  en  avoir  acquis  l'esprit, 
celle  des  Nations-Unies.  La  Charte  de  l'organisation  des  Nations-Unies 
prévoit  en  effet  que  les  peuples  acceptent  de  «  pratiquer  la  tolérance 
et  de  vivre  en  paix  l'un  avec  l'autre  dans  un  esprit  de  bon  voisi- 
nage ».  Voilà  certes  une  obligation  qui  demande  qu'on  la  traite  avec 
«  intelligence  et  tact  ».  La  réalité  est  toute  autre  et  le  vocable  «  diplo- 
matie »  ne  peut  pas  s'appliquer  à  la  conduite  des  relations  interna- 
tionales telle  que  pratiquée  aux  Nations-Unies  dans  l'atmosphère  qui 
y  a  prévalu  depuis  quelques  années;  il  faudrait  trouver  un  autre  mot. 
Si  on  le  trouve,  il  sera  assez  éloigné  du  terme  qui  nous  occupe. 

Au  fond,  le  diplomate  est  essentiellement  un  homme  de  paix;  soD 
rôle  s'arrête  où  commence  celui  du  général  et  c'est  vouloir  forcer 
le  terme  et  l'agent  que  de  leur  assigner  un  rôle  qui  n'est  pas  le  leur. 


462  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

Je  sais  bien  que  Bismarck  disait  que  «  le  premier  venu,  dûment 
lavé  et  habillé,  peut  faire  un  honnête  diplomate  ».  Boutade  de  vieux 
politicien  qui  voulait  endormir  ses  victimes.  On  n'a  qu'à  lire  les 
pages  que  Marcel  Cadieux  consacre  aux  qualités  requises  pour  le 
concours  d'admission  au  ministère  des  Affaires  extérieures  pour  se 
rendre  compte  de  la  chance  que  peut  avoir  un  jeune  homme  «  bien 
léché  »  de  passer  cet  examen.  Malgré  que  bien  qu'elle  soit  difficile, 
cette  épreuve  d'ailleurs  n'est  qu'un  commencement. 

Pour  bien  donner  une  idée  de  ce  à  quoi  on  s'attend  du  candidat 
heureux,  donc,  du  jeune  diplomate,  je  juxtapose  deux  phrases  tirées 
de  Cadieux:  «  Le  spécialiste  de  la  politique  internationale  suppose 
l'expert  en  politique  nationale  »  ;  et  «  le  Ministère  des  Affaires  Exté- 
rieures est  le  conseiller  attitré  du  gouvernement  sur  les  conséquences 
domestiques  que  peuvent  avoir  certains  événements  internationaux 
et,  réciproquement,  sur  les  répercussions  des  mesures  domestiques  dans 
l'ordre  international.  »     Le  jeune  diplomate  doit  donc  être: 

a)  un  spécialiste  en  politique  internationale; 

b)  un  expert  en  politique  intérieure; 

c)  un   conseiller   sur   les   rapports   réciproques   entre    (a)    et   (b) 
et  entre   (b)  et   (a). 

Ce  programme,  quoique  de  réalisation  difficile,  me  paraît  incom- 
plet. Le  diplomate,  qui  est  avant  tout  un  représentant  de  son  pays, 
doit  toujours  avoir  la  réalité  nationale  présente  à  l'esprit.  Quand  il 
est  en  poste  au  ministère  des  Affaires  extérieures,  il  devient  spécia- 
liste de  la  politique  internationale;  quand  il  est  à  l'étranger,  il  se 
transforme  en  spécialiste  de  la  politique  intérieure.  Son  rôle  est  de 
défendre  les  intérêts  permanents  de  son  pays;  s'il  a  du  métier  et 
de  l'envergure,  il  ne  verra  aucune  incompatibilité  à  être  à  la  fois  un 
internationaliste  et  un  homme  accroché  à  son  terroir.  Il  servira  son 
pays  en  le  plaçant  toujours  dans  son  contexte  international. 

Où  faudrait-il  situer  son  action  entre  ces  deux  rôles  de  nation 
et  d'inter-nation  ?  Il  appliquera  son  esprit  à  tâcher  de  ramener 
à  un  dénominateur  commun  les  droits  nationaux  exclusifs  et  les  inté- 
rêts internationaux  communs.  C'est  à  lui,  dans  son  rôle  créateur, 
qu'il  incombe  de  réconcilier  ces  irréconciliables.  Il  y  réussira  d'au- 
tant mieux  qu'il  sera  mieux  servi  par  une  connaissance  profonde  de 


EN   MARGE   D'UN   LIVRE   SUR  LA   CARRIÈRE  463 

son  pays  et  de  la  scène  internationale,  qu'il  aura  un  métier  sûr  et 
qu'il  jouira  de  ce  que  Jules  Cambon  appelait  «  l'autorité  morale  ». 
Nous  sommes  loin  de  cette  autre  définition  du  diplomate  que  donnait 
un  jour  Sir  Henry  Wotton  qui  disait  que  «  un  ambassadeur  est  un 
honnête  homme  qu'on  envoie  mentir  à  l'étranger  pour  le  bien  de 
son  pays  ». 

Le  diplomate  doit  donc  rester  attaché  à  ses  origines.  Puisqu'il 
passera  une  partie  de  sa  vie  à  l'étranger  dans  des  conditions  aptes 
à  lui  faire  voir  les  pays  étrangers  sous  leurs  plus  beaux  jours  et  par- 
fois sous  leurs  plus  belles  nuits,  il  pourrait,  par  un  procédé  d'intoxi- 
cation, en  venir  à  se  dénationaliser  ou  tout  au  moins  à  perdre  racine. 
C'est  un  fait  assez  courant  dans  ce  milieu  et  plus  humain  qu'on  ne 
croit.  C'est  à  partir  du  moment  où  l'ambassadeur  se  trouve  complè- 
tement chez  lui  dans  un  pays  étranger  qu'il  devrait  être  rappelé 
dans  son  pays  ou  envoyé   dans  un  autre  poste. 

La  représentation  du  Canada  à  l'étranger  est  œuvre  difficile.  Plus 
un  pays  est  unifié  au  point  de  vue  culturel,  ethnique,  financier,  éco- 
nomique et  politique,  plus  sa  représentation  est  facile.  À  rebours: 
plus  un  pays  est  varié  dans  sa  culture,  sa  population,  son  économie 
et  sa  politique,  plus  sa  représentation  devient  compliquée.  Il  serait 
trop  long  d'énumérer  dans  les  cadres  de  cet  article  les  avantages  qui, 
heureusement,  découlent  également  d'un  tel  état  de  choses.  Déjà 
l'expression  «  attachement  à  ses  origines  »  peut  prêter  à  confusion 
dans  un  pays  comme  le  Canada.  Le  Canadien  français,  le  Canadien 
anglais,  devra-t-il  rester  attaché  à  son  clocher  ?  Il  ferait  un  bien 
piètre  diplomate.  Ce  qu'il  ne  doit  jamais  oublier  c'est  le  son  des 
cloches  et  l'apport  particulier  de  ces  cloches  dans  le  carillon  cana- 
dien. La  réalité  nationale  est  plus  riche  que  la  réalité  paroissiale 
ou  provinciale,  mais  elle  n'est  jamais  différente.  Autrement  le  tout 
serait  différent  de  ses   parties  composantes,  ce  qui  est  absurde. 

La  connaissance  de  la  scène  internationale  ne  peut  s'acquérir 
que  par  l'étude,  les  voyages  et  les  contacts.  Le  diplomate  est  comme 
Ulysse  et  s'il  ne  vit  pas  dans  ses  valises  il  y  passe  tout  de  même  une 
bonne  partie  de  sa  vie.  La  science  et  l'économie  politiques,  le  droit 
international  et  l'histoire,  autant  de  sujets  qui  touchent  de  près  à  la 
diplomatie  et  que  le  jeune  homme  qui  se  destine  à  cette  carrière 
devra  approfondir.    Une  fois  accepté  au  Ministère,  il  se  rendra  compte 


464  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

bien  souvent  qu'il  y  a  une  marge  très  large  entre  les  données  qu'il 
aura  retenues  de  ses  études  et  la  réalité  à  laquelle  il  devra  appliquer 
son  esprit.  Il  en  sera  d'autant  plus  embrouillé.  Il  faut  admettre 
cependant  que  cela  est  également  vrai  du  jeune  médecin  devant  son 
premier  patient  ou  de  l'avocat  à  sa  première  cause.  La  vie  a  de  ces 
surprises  que  même  la  science  la  plus  profonde  n'a  pas  encore  réussi 
à  cataloguer.     C'est  d'ailleurs  ce   qui  en  fait  l'attrait. 

Les  voyages,  voulus  ou  imposés,  sont  le  lot  du  diplomate.  Il 
y  acquiert  à  la  longue  un  certain  détachement  des  choses  de  ce  monde 
et  beaucoup  d'attachement  pour  ses  semblables.  A  la  longue  rien 
de  ce  qui  est  humain  ne  lui  est  étranger.  S'il  acquiert  également, 
après  un  certain  temps,  le  sens  de  la  relativité  des  faits  et  celui  de 
l'universalité  de  l'humain,  il  aura  alors  acquis  une  expérience  qui  le 
servira  non  seulement  dans  sa  carrière  mais  qui  enrichira  sa  propre 
vie. 

Pour  ce  qui  est  de  son  métier,  le  diplomate  l'apprendra  égale- 
ment à  l'école  de  l'expérience  diplomatique.  Pour  reprendre  l'expres- 
sion de  Sir  Eric  Satow  citée  plus  haut,  son  métier  sera  d'autant  plus 
solide  qu'il  mettra  plus  «  d'intelligence  et  de  tact  »  dans  ses  relations 
officielles,  voire  quotidiennes.  Car,  tout  compte  fait,  les  relations 
internationales  ne  deviennent  inhumaines  qu'à  partir  du  moment  oii 
elles  cessent  d'être  inter-humaines  pour  devenir  inter-états  ou  inter- 
idéologies. Le  diplomate,  qui  ne  serait  qu'homme  de  science,  pour- 
rait sans  doute  jongler  avec  les  nations  et  tenter  d'éviter  un  caram- 
bolage désastreux;  ce  serait  là  un  rôle  négatif.  L'artiste  en  diplomatie 
cherchera  plutôt  à  trouver  chez  chaque  peuple  ce  fond  commun  d'hu- 
manité qui  fait  que,  malgré  les  différences  de  race,  de  religion,  de 
langue  et  de  couleur,  l'homme  est  toujours  semblable  à  son  frère. 

Reste  1'  «  autorité  morale  »  dont  le  diplomate  doit  jouir  s'il  veut 
réussir.  Voyons  sur  quel  terrain  précis  le  représentant  d'un  pays 
étend  son  activité:  il  se  situe  entre  les  droits  nationaux  et  les  inté- 
rêts internationaux.  Plus  les  premiers  seront  exclusifs,  moins  il  y 
aura  de  possibilité  d'entente;  plus  les  seconds  seront  communs,  plus 
il  y  aura  de  jeu.  Il  peut  arriver  qu'il  n'y  ait  pas  de  jeu  du  tout 
entre  ces  droits  et  ces  intérêts;  le  diplomate  aura  alors  perdu  sa 
raison  d'être. 


EN   MARGE   D'UN   LIVRE   SUR  LA   CARRIERE  465 

En  période  normale,  la  marge  de  négociation  sera  assez  large 
cependant;  ce  sera  à  lui  de  la  remplir.  Plus  il  aura  d'autorité,  plus 
il  pourra  élargir  cette  marge,  travaillant  à  la  fois  pour  le  pays  qu'il 
représente  et  pour  la  paix.  Donc,  tout  compte  fait,  plus  son  autorité 
sera  grande,  plus  grandes  seront  les  chances  de  paix  mondiale. 

En  quoi  consiste  cette  autorité  morale  ?  Au  lieu  de  la  recher- 
cher dans  l'abstrait,  nous  nous  appliquerons  à  la  situer  dans  l'espace 
et  dans  le  temps.  Prenons,  par  exemple,  l'ambassadeur  du  Canada 
en  Argentine.  Quel  sera  le  crédit  dont  il  jouira  auprès  du  président 
de  la  République  de  l'Argentine,  du  ministère  des  Affaires  extérieures 
et  de  ses  collègues  du  Cabinet  ?  L'autorité  qu'on  lui  reconnaît 
vient  de  différentes  sources: 

a)  du  crédit  dont  jouit  le  Canada  en  Argentine; 

b)  de  la  réputation  dont  l'envoyé  du  Canada  s'est  entouré  en 
Argentine  s'il  y  a  séjourné  quelque  temps  ou  qu'il  a  acquise 
ailleurs  dans  le  service  diplomatique  ou  dans  d'autres  sphères 
d'activité    nationale  ; 

c)  de  l'autorité  qu'on  lui  reconnaît  au  ministère  des  Affaires 
extérieures  à  Ottawa,  dans  les  sphères  gouvernementales  et 
politiques  du  Canada,  autorité  fondée  sur  ses  aptitudes  et 
son   expérience  ; 

d)  de  sa  propre  personnalité  adaptée  au  monde  diplomatique, 
autrement   dit,   de   ses   facultés   de  négociateur. 

Voilà  les  atouts  dont  il  dispose  comme  diplomate;  le  mieux  il 
saura  les  jouer,  le  mieux  il  remplira  sa  mission.  Les  sources  de  son 
autorité  se  confondent  en  un  tout  assez  homogène;  mais  il  arrive 
parfois  qu'un  chef  de  mission  ait  personnellement  plus  de  crédit  dans 
un  pays  déterminé  que  le  pays  qu'il  représente,  ou  inversement,  qu'il 
en  ait  moins.  Il  arrive  également  qu'on  reconnaisse  plus  d'autorité 
au  ministère  des  Affaires  extérieures  à  Ottawa  à  une  personne  qu'on 
est  prêt  à  lui  en  reconnaître  dans  le  pays  où  il  est  accrédité.  Il  y  a 
là  un  jeu  de  nuances  compliqué  et  difficile  à  saisir-  C'est  le  rôle  du 
secrétaire  d'Etat  aux  Affaires  extérieures  de  tâcher  de  trouver  des 
personnalités  du  monde  canadien  parmi  les  fonctionnaires  de  son 
ministère  ou  en  dehors  des  cadres  qui  remplissent  le  mieux  possible 
le   rôle   qui   leur   est   assigné   dans   tel   pays   déterminé,   rôle   qui   peut 


466  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

varier  considérablement  selon  le  pays.  L'élément  personnel  doit  donc 
jouer  un  rôle  important  dans  toute  nomination,  non  seulement  de 
chef  de  mission  mais  également  de  secrétaire  diplomatique  ou  d'at- 
taché. Le  secrétaire  d'Etat  a  cet  avantage  de  pouvoir  tirer  ses  diplo- 
mates de  milieux  différents  et  de  pouvoir  choisir  parmi  les  Cana- 
diens de  langue  anglaise  ou  de  langue  française  pour  les  nombreux 
postes    diplomatiques    qu'il    doit   remplir. 

Retour  au  fonctionnaire. 

Car  qu'il  le  veuille  ou  non,  le  diplomate  fait  partie  de  l'admi- 
nistration civile  et,  comme  tel,  n'est  ni  plus  ni  moins  qu'un  fonc- 
tionnaire. Je  sais  bien  que,  depuis  Courteline,  ce  terme  provoque 
bien  des  sourires.  La  désignation  anglaise  de  «  civil  servant  »,  i.e., 
fonctionnaire  de  l'état  civil,  a  plus  de  noblesse.  Et  le  vieux  terme 
français  de  «  commis  de  l'Etat  »  avait  encore  plus  d'éclat.  Quoi  qu'il 
en  soit,  faute  de  désignation  plus  auguste,  le  diplomate  est  un  fonc- 
tionnaire et  relève  de  l'administration  civile.  Le  concours  qu'il  passe, 
les  appointements  qu'il  reçoit,  les  promotions  qu'on  lui  décerne,  autant 
de  liens  qui  lui  rappellent  son  état.  Il  n'y  a  pas  lieu  d'établir  une 
distinction  par  trop  subtile  entre  fonctionnaire  et  ambassadeur  par 
laquelle  ce  dernier,  en  tant  que  représentant  d'un  chef  d'Etat  auprès 
d'un  autre  chef  d'Etat,  ne  pourrait  pas,  en  toute  honnêteté,  être 
ravalé  au  rang  de  fonctionnaire.  Cette  distinction,  dans  la  réalité, 
vaut  bien  peu. 

C'est  une  autre  sorte  de  distinction  qu'il  faudrait  établir  de  nos 
jours:  ce  serait  au  diplomate  lui-même  à  démontrer  qu'il  est  d'une 
étoffe  différente  de  celle  dont  parlait  Courteline  quand  il  s'attaquait 
aux  ronds-de-cuir.  Ce  serait  à  lui  de  prouver  que,  tout  en  restant 
fidèle  à  son  rôle  d'interprète  et  de  négociateur  et  en  suivant  à  la 
lettre  les  instructions  de  son  gouvernement,  il  peut,  par  son  carac- 
tère, ses  connaissances  et  son  travail,  être  classé  parmi  les  esprits 
créateurs  où  une  nation  se  retrouve  et  dont  toute  administration 
a  besoin  pour  se  développer  harmonieusement.  Une  telle  liberté 
de  coopération,  coopération  étroite  dans  l'élaboration  d'une  politique 
nationale  et  internationale,  ne  se  trouve  nulle  part  acceptée  de  meilleur 
gré   que  dans  le  fonctionnarisme  au  Canada. 


EN   MARGE   D'UN   LIVRE   SUR   LA   CARRIERE  467 

Encore,  ne  faut-il  pas  aller  trop  vite  dans  trop  de  directions  à 
la  fois.  Une  diplomatie  qui  n'est  pas  fondée  sur  la  réalité  natio- 
nale est  non  seulement  déséquilibrée  mais  peut  devenir  extrême- 
ment dangereuse.  Si  le  secrétaire  d'Etat  aux  Affaires  extérieures, 
d'accord  avec  ses  collègues  et,  pour  des  raisons  qui  lui  semblent 
valables,  lançait  le  pays  dans  des  aventures  internationales  pour  les- 
quelles le  Canada  n'est  pas  mûr  ou  qui  ne  sont  pas  liées  à  sa  réalité 
nationale,  il  en  résulterait  une  tension  pouvant  provoquer  une  crise, 
non  seulement  de  caractère  national  mais  même  de  caractère  inter- 
national. Il  s'agit  de  ne  pas  essayer  de  tout  faire  à  la  fois  parce 
qu'on  a  encore  presque  rien  fait.  Les  écueils  sont  nombreux;  le 
monde  international  en  est  plein.  Les  spécialistes  en  matière  inter- 
nationale ont  besoin  d'appui.  Le  rôle  du  diplomate  ne  manque  pas 
de  noblesse;  quoiqu'on  en  pense  il  est  essentiel.  Marcel  Cadieux  a 
fait   œuvre   utile   en   nous   le   rappelant. 

Jules   LÉGER. 


Partie  Documentaire 


Allocution  prononcée 

par  M""^  Adéodat  Chaloux, 

supérieur   du    Grand    Séminaire    d'Ottawa, 

à  Voccasion  de  la  Collation  des  Grades, 

le  4  juin  1950, 


Excellence   Révérendissime, 

Au  Doge  de  Venise,  venu  à  Versailles  présenter  les  excuses  de  la  Sérénissime 
République,  on  demandait  ce  qui  Tétonnait  le  plus  parmi  les  merveilles  du  Palais, 
alors  dans  toute  la  splendeur  de  ses  marbres  nouveaux.  «  C'est  de  me  voir  ici  », 
répondit-il.  Je  crois  bien  qu'en  cette  cérémonie,  ce  qui  m'étonne  le  plus,  moi- 
même,  c'est  de  me  trouver  sur  cette  tribune,  revêtu  des  insignes  du  doctorat  en 
droit,   adressant   la   parole   à   un   auditoire  aussi   distingué   que    celui-ci. 

Certes,  cet  honneur,  je  l'apprécie  à  sa  juste  valeur,  je  l'avoue  «ans  honte 
aucune,  et  j'en  remercie  de  tout  cœur  le  T.R.P.  Recteur  et  l'auguste  Sénat  de 
l'Université.  Mais  ce  devoir  accompli,  je  m'empresse  de  proclamer  bien  haut 
que  ce  n'est  pas  à  ma  pauvre  personne  qu'il  s'adresse  surtout.  Car  si  l'on  peut 
recevoir  des  honneurs  en  vertu  de  ses  mérites  personnels,  on  peut  aussi  en  être 
comblé  en  raison  de  la  haute  qualité  de  celui  que  l'on  représente  ou  de  l'im- 
portance de  la  communauté  ou  de  l'œuvre  que  l'on  dirige.  C'est  là  ce  que  saint 
Thomas  met  en  fulgurante  lumière  sa  somme  théologique,  2^  T^,  quaest.  65, 
art.  3.  «Honor  est  quoddam  testimonium  de  virtute  ejus  qui  honoratur;  scien- 
dum tamen  quod  aliquis  potest  honorari  non  solum  propter  virtutem  propriam, 
sed  propter  virtutem  alterius,  sicut  principes  et  praelati  honorantur,  inquantum 
gerunt  personam  Dei  et  communitatis  cui  praeficiuntur.  »  À  la  lumière  de  cette 
claire  précision,  il  m'est  facile  de  conclure  que  je  suis  tout  simplement  un  sym- 
bole dans  la  circonstance  ...  A  travers  l'un  de  ses  prêtres,  on  a  voulu  rendre 
hommage  à  Son  Excellence  Monseigneur  l'Archevêque,  notre  brillant  Chancelier, 
dont  la  forte  personnalité,  le  haut  prestige  et  l'indomptable  dévouement  ont 
auréolé  l'Université  d'un  lumineux  éclat.  Dans  la  personne  de  son  supérieur, 
on  a  daigné  souligner  l'importance  du  Séminaire  diocésain,  et  honorer  la  science 
et  le  dévouement  de  ses  professeurs;  et  comme  tous  ces  derniers  ne  pouvaient  pas 
ensemble  recevoir  la  toge  doctorale  et  surtout  l'épitoge,  il  a  bien  fallu  qu'une 
fois  de  plus  le  Supérieur  se  dévouât  pour  en  accepter  l'honneur  et  le  fardeau, 
honor  et  onus  .  .  .  mais  je  m'empresse  d'ajouter  que  le  joug  en  est  suave,  et  le 
fardeau,  léger,  jugiim  meum  suave  est  et  onus  meum  levé  .  .  .  C'est  donc  au 
nom  de  mes  collègues  du  Séminaire,  au  nom  aussi  de  tous  les  prêtres  et  les 
citoyens  du  diocèse,  qui  en  sont  sortis  et  qui  sentent  tout  le  prix  de  l'honneur 
fait  à  la  maison  où  se  forgea  leur  sacerdoce  et  leurs  convictions,  que  je  vous 
dis,  T.R.P.  Recteur  et  à  vous.  Honorés  Membres  du  Sénat  Universitaire,  le  merci 


PARTIE   DOCUMENTAIRE  469 

le  plus  sincère  et  le  plus  respectueux  dont  je  suis  capable.  Je  ne  croirais  pas 
déroger  aux  convenances  ni  à  la  vérité,  en  ajoutant  que  ce  merci  cordial,  je 
l'exprime  aussi  au  nom  de  mon  cher  collègue  et  confrère  dans  le  doctorat, 
monsieur  le  maire  d'Ottawa.  Avec  tous  les  amis  de  Son  Honneur,  je  me  réjouis 
grandement  de  voir  officiellement  reconnus,  par  la  première  institution  de  Haut- 
savoir  de  notre  ville,  les  hauts  mérites  d'un  homme  d'affaires  important,  d'un 
loyal  citoyen,  d'un  chef  politique  qui  fait  l'honneur  de  sa  race  et  de  la  popu- 
lation qu'il  représente  avec  dignité,  d'un  chrétien  convaincu,  sans  peur  et  sans 
reproche. 

Ce  merci  cependant  n'est  pas  sans  être  empreint  d'une  certaine  inquiétude. 
Par  un  doctorat,  en  effet,  le  récipiendaire  voit  son  sort  se  lier  à  celui  de  l'Uni- 
versité qui  l'insorit  au  nombre  de  ses  docteurs.  Sa  réputation  personnelle  engage 
désormais  celle  de  l'Université.  A  l'avenir  il  se  doit  de  soutenir  cette  institu- 
tion, de  favoriser  son  développement,  d'étendre  son  influence,  de  l'appuyer  dans 
ses  luttes,  de  la  glorifier  dans  ses  succès  et  ses  victoires.  À  cela  je  veux  bien 
me  consacrer.  Mais  je  ne  puis  toutefois  m'empêcher  de  réaliser  qu'il  y  va  d'une 
tâche  aussi  difficile  que  belle  et  agréable,  oiî  le  danger  existe  de  ne  pas  tenir 
toujours  comme  on  voudrait  ou  comme  il  le  faudrait.  C'est  qu'en  effet,  elle 
grandit  chaque  jour  cette  université,  laquelle,  pour  me  servir  du  témoignage  du 
cardinal  Pizzardo,  à  l'occasion  du  centenaire,  «  a  si  bien  mérité  en  formant  la 
jeunesse  selon  la  vraie  doctrine,  sous  l'impulsion  et  la  direction  des  excellents 
prêtres  de  la  Congrégation  des  Oblats  de  la  B.V.M.  Immaculée,  qui,  soutenus 
par  une  foi  agissante  et  poussés  par  l'amour  de  Dieu  et  des  âmes,  se  sont 
appliqués  à  développer,  à  guider  et  à  faire  progresser  l'Université  d'Ottawa  avec 
tant  de  mérite.  »  Chaque  jour  s'étend  l'influence  et  le  renom  de  ses  maîtres. 
Ils  sont  bien  loin  les  temps  du  petit  collège  de  Bytown,  bien  loin  même  ceux 
du  Collège  secondaire  auquel  n'était  adjointes  que  les  seules  facultés  ecclésiasti- 
ques. Successivement  a  surgi,  en  une  précieuse  mosaïque,  toute  une  pléiade  de 
nouvelles  facultés,  d'écoles  et  d'instituts:  faculté  des  arts,  de  médecine,  de 
droit;  école  des  gradués,  des  sciences  appliquées,  des  sciences  politiques  et 
sociales,  de  bibliothéconomie,  des  infirmières,  école  normale,  de  musique,  insti- 
tut de  psychologie,  d'éducation  physique,  de  missiologie,  institut  Est  et  Sud  euro- 
péen, etc.  etc  .  .  .  Chaque  année  l'Université  a  mobilisé,  toujours  plus  nom- 
breuses, les  meilleures  intelligences  de  la  Congrégation  des  Oblats,  aussi  bien 
que  ses  éducateurs  les  plus  avisés.  Elle  n'a  pas  hésité  pour  s'attirer  à  elle,  tant 
de  l'étranger  que  du  pays,  toute  un©  élite  de  savants,  à  qui  elle  offre  de  remar- 
quables facilités  de  travail  et  qui,  à  leur  tour,  lui  assureront  le  prestige  et  le 
renom  qui  accroîtront,  avec  son  influence  bienfaisante,  la  réalisation  toujours 
plus  complète  de  sa  mission  providentielle;  car  elle  en  a  une  mission  provi- 
dentielle   notre    Université,   mission    que   je    voudrais    dégager   brièvement. 

Toute  université,  quelle  qu'elle  soit,  joue  un  rôle  dont  on  ne  soulignera 
jamais  assez  l'importance.  Elle  forme  les  élites  d'un  pays:  élite  intellectuelle 
qui  guide  la  pensée;  élite  sociale  aussi,  puisque  c'est  chez  elle  que  se  pré- 
parent les  chefs  religieux,  politiques,  administratifs,  industriels;  dirigeants  de 
toute  sorte  et  dans  tous  les  domaines.  Et  selon  que  cette  élite  sera  bien  ou 
mai  formée,  qu'elle  aura  un  idéal  chrétien  ou  païen,  rationnel  ou  chimérique, 
1©  pays  en  sera  un  de  progrès  ou  de  décadence,  de  paix  ou  de  trouble,  un  pays 
heureux   ou   malheureux. 


470  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

L'Université  d'Ottawa,  elle,  en  raison  de  sa  position  géographique,  a  une 
mission  que  pas  une  autre  ne  saurait  remplir  à  sa  place.  Située  dans  la  capi- 
tale de  ce  pays  immense  qu'est  notre  Canada,  c'est  vers  elle  que  convergent 
et  dans  elle  que  se  (rencontrent  les  intérêts  et  les  aspirations,  les  grandeurs  et 
aussi  les  petitesses  des  deux  races  qui  ont  construit  notre  patrie  et  qui,  si  elles 
s'appuient  l'une  sur  l'autre,  si  elles  acceptent  de  se  compléter  mutuellement  par 
leurs  qualités  et  même  par  leurs  défauts,  doivent  donner  à  notre  pays  la  place 
de  premier  ordre  que  son  étendue,  ises  richesses  humaines  et  économiques  lui 
font    un    devoir    d'occuper    et    de    conserver. 

Elle  est  placée,  notre  Université,  à  la  charnière  où  s'imbriquent  la  race 
française  et  la  race  anglaise,  où,  par  conséquent,  l'une  et  l'autre  sont  à  même 
de  se  mieux  connaître,  de  s'estimer,  d'amoindrir  les  divergeuces  inévitables  mais 
qui  deviendraient  funestes  à  tout  le  pays  isi  elles  s'entretenaient  et  surtout  si 
elles  s'aggravaient.  C'est  pour  cela  qu'à  Ottawa  on  peut  voir  plus  large  qu'à 
Halifax,  à  Québec,  à  Toronto,  ou  à  Vancouver.  Que,  par  conséquent,  à  Ottawa 
on  peut  mieux  comprendre  les  exigences  de  ces  races  diverses,  qu'on  peut  mieux 
juger  ce  qui  doit  être  accompli,  dans  un  réalisme  courageux,  pour  satisfaire 
à   leurs   besoins    légitimes    et   calmer   leurs   revendications    dangereuses. 

C'est  cette  position  qui  impose  à  notre  Université  bilingue  sa  mission  propre 
qu'avec  une  parfaite  lucidité,  ont  vue,  dans  une  intuition  de  génie,  ses  fonda- 
teurs avec  le  père  Tabaret,  et  qu'ont  comprise  toutes  les  générations  de  ses 
Maîtres  qui,  depuis  cent  ans,  l'ont  faite  ce  que  nous  la  voyons  aujourd'hui. 
Cette  mission,  c'est  d'être  l'instrument  de  compréhension  et  d'estime  mutuelles 
entre  l'élément  français  et  anglais,  de  telle  façon  que  chacun  des  deux  puisse, 
à  l'intérieur  de  frontières  communes,  vivre  pleinement  sa  vie  propre,  développer 
et  satisfaire  ses  aspirations  légitimes  dans  le  respect  mutuel  de  ses  droits  pour 
le    plus    grand    bien    de    la    communauté    canadienne    tout    entière. 

iCette  mission,  il  faut  que  ses  élèves,  ses  gradués  anciens  et  actuels,  comme 
ceux  qui  lui  viendront  dans  les  années  futures,  en  aient  la  vision  nette;  il 
faut    davantage    encore    qu'ils    aient   la   volonté    arrêtée    de    travailler    à    la   réaliser. 

C'est  donc  ici,  plus  que  partout  ailleurs,  que  vous,  gradués  de  ce  soir  et 
étudiants  de  demain  qui  m'écoutez,  pouvez  vous  habituer  à  embrasser  du  regard 
l'immensité  de  notre  pays,  à  prendre  conscience  de  ses  intérêts  généraux,  à 
mesurer  les  dangers  qui  menaceraient  sa  prospérité  et  sa  gloire.  Certes,  je  ne 
voudrais  pour  rien  au  monde  rabaisser  la  grandeur  et  le  travail  admirables  des 
Universités  sœurs  de  nos  différentes  provinces  .  .  .  elles  aussi  contribuent  au 
prestige  du  pays  tout  entier  .  .  .  mais  ce  n'est  ni  à  Québec  ou  à  Toronto,  ni 
à  Régina  ou  à  Vancouver,  que  viennent  confluer,  de  tous  les  coins  du  pays, 
et  les  aspirations  et  les  besoins  communs,  comme  aussi  les  exigences  particu- 
lières dont  le  retentissement  pourrait,  en  bien  ou  en  mal,  modifier  la  marche 
générale  du  Canada  tout  entier.  C'est  ici  .  .  .  et  non  ailleurs  .  .  .  que  vous  pour- 
rez voir,  entendre,  observer  les  hommes  les  meilleurs  qui  viennent  au  centre 
promouvoir  et  défendre  le  bien-être  de  toutes  nos  populations  a  mari  usque  ad 
mare.  Combien  enrichissant  est  un  tel  contact;  combien  vivifiante  pour  vous  cette 
formation  vraiment  «  canadienne  »  que  vous  devez  au  simple  fait  de  vivre  dans 
cette  atmosphère  constituée  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble,  de  plus  intel- 
ligent, de  plus  désintéressé,  de  plus  patriotique  aussi,  non  seulement  dans  les 
deux  grands  groupements,  français  et  anglais,  mais  aussi  dans  les  autres  natio- 
nalités  que  nous  recevons  si  généreusement,  pour  en  faire  avec  nous  les  citoyens 


PARTIE   DOCUMENTAIRE  471 

dévoués  d*un  grand  pays,  vraiment  un  et  riche  de  toute  la  diversité  des  langues, 
de  ses  génies,  de  ses  traditions.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  défauts,  aux  petitesses, 
aux  méchancetés  même,  qu'inévitablement  vous  rencontrerez  dans  un  tel  mélange 
de  personnalités  si  variées,  qui  ne  puissent  être  souverainement  instructifs  pour 
vous. 

Et  c'est  précisément  parce  que  vos  maîtres  vivent  intensément,  eux  aussi, 
dans  cette  atmosphère,  pensent  dans  cette  ambiance  les  doctrines  qu'ils  vous 
enseignent,  étudient  dans  ce  climat  les  problèmes  concrets  qui  se  posent  sans 
cesse,  cherchent  leur  solution  en  fonction  de  ce  milieu,  que,  vous  autres  étu- 
diants, vous  vous  formez  à  penser  «  Canada  »  et  chrétien  sans  effort  et  comme 
tout  naturellement,  et  cela  sans  rien  perdre,  au  contraire,  de  l'amour  dû  à  votre 
Province   natale   dont  vous   devez   devenir   les    chefs   et   les   modèles. 

D'ailleurs,  il  n'y  a  pas  que  le  point  de  vue  national;  le  Canada  n'est  plus  une 
colonie.  Il  n'est  plus  même  un  Dominion  enfermé  dans  les  limites,  si  vastes 
soient-elles  d'un  Commonwealth  au-delà  desquelles  il  ne  pourrait  regarder.  La 
part  immense  que  nous  avons  prise  dans  les  deux  grandes  guerres,  dans  la  der- 
nière surtout,  le  sang  de  nos  soldats  qui  a  si  largement,  hélas  !  arrosé  les  champs 
de  bataille  de  l'Europe,  les  richesses  de  notre  industrie,  de  notre  commerce  et  de 
notre  agriculture,  l'ordre  et  la  tranquillité  qui  régnent  chez  nous  et  que  nous 
envient  tant  de  peuples,  tout  cela  a  fait  du  Canada  un  pays  indépendant  qui  a 
ses  intérêts  mondiaux,  qui  a  son  mot  à  dire,  qu'on  écoute  sur  tous  les  grands 
problèmes  internationaux,  économiques,  moraux  aussi  bien  que  patriotiques,  finan- 
ciers et  même  militaires.  Le  Canada  est  donc  obligé  d'avoir  des  hommes  qui 
sachent  penser  sur  le  plan  mondial,  qui  puissent  mesurer  les  difficultés  inter- 
nationales, qui  enfin,  de  concert  avec  les  grandes  nations  attachées  encore  à  la 
civilisation  chrétienne,  puissent  faire  leur  part,  au  nom  du  Canada,  dans  la  réa- 
lisation de   cet  idéal  pour  le  plus   grand  bonheur  de  tous   les   êtres  humains. 

Or  cet  esprit  international,  c'est  à  Ottawa  que,  depuis  dix  ans  surtout,  il 
se  développe  et  devait  se  développer.  Ce  sont  les  hommes  d'Ottawa  qui,  par 
leur  intelligence,  leur  désintéressement,  leur  valeur  morale,  leur  sagesse  politique, 
ont  conquis  à  notre  patrie  la  place  magnifique  qu'elle  occupe  déjà  dans  les 
assemblées  des  nations  civilisées.  Pour  assurer,  pour  augmenter  cet  esprit  inter- 
national, qui  permettra  à  notre  pays  de  jouer  un  rôle  de  plus  en  plus  grand 
dans  l'univers,  il  faut  que  les  chefs  de  demain,  vous  par  conséquent,  chers  gra- 
dués, chers  étudiants,  chefs  de  la  pensée,  chefs  religieux,  chefs  de  l'industrie  ou 
du  commerce,  chefs  politiques  et  grands  fonctionnaires,  techniciens  de  tout  ordre, 
soient  habitués  à  voir  au  delà  des  frontières,  à  comprendre  tous  les  problèmes 
sous  cet  angle  immensément  ouvert,  à  les  juger  sainement  pour  les  résoudre 
adéquatement. 

Et  n'est-ce  pas  ici,  dans  notre  Université,  que  vous  pouvez  recevoir  cette 
formation,  que  vous  pouvez  prendre  ces  habitudes  ?  C'est  cela  que  veulent  vos 
maîtres,  pleinement  conscients  qu'ils  sont  de  leur  mission.  C'est  à  cela  qu'ils 
travaillent  de  toute  la  force  de  leur  volonté  et  de  toute  la  lucidité  de  leur  intel- 
ligence. C'est  pour  cela  qu'ils  se  dévouent,  qu'ils  multiplient  facultés  et  écoles 
au  prix  de  durs  sacrifices  et  de  luttes  âpres  parfois,  souvent  incompris  et  critiqués, 
(comme  tous  ceux  qui  ambitionnent  le  bien  commun  et  tentent  de  le  réaliser), 
mais  toujours  inlassables  et  inébranlables  dans  leur  effort  d'élever  leur  Univer- 
sité   à    la   hauteur    des    destinées    splendides    du    Canada    tout    entier. 


472  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

On  a  dit  —  c'est  un  français  —  que  le  siècle  prochain  serait  celui  du  Canada. 
Pour  que  se  réalise  cette  prophétie,  il  faut  que  vous  voyiez  clairement  le  but; 
il  faut  que  vous  le  vouliez  avec  acharnement.  Et  c'est  la  mission  de  l'Univer- 
sité d'Ottawa  que  de  vous  mettre  à  même  d'avoir  cette  vision  et  de  vous  armer 
de    cet    acharnement. 

A  cette  mission,  jamais  l'Université  n'y  a  manqué;  à  cette  mission,  jamais 
l'Université  n'y  manquera.  Et  c'est  pour  cela  que  vous  devez,  chers  étudiants, 
être  heureux  et  fiers  de  lui  appartenir  comme  je  suis  heureux  et  fier  moi-même, 
et  mes  honorables  confrères  avec  moi,  de  compter  désormais  au  nombre  de  ceux 
qu'elle    a    daigné   honorer   de   sa   plus   haute   distinction. 

Chers  gradués  de  cette  vaillante  Université,  à  vous  maintenant  de  faire 
honneur  indéfectiblement  à  l'Institution  méritante  qui  vient  de  vous  couron- 
ner. Sans  doute,  vous  êtes  encore  jeunes;  mais  par  l'instruction  et  la  solide 
formation  philosophique,  (scientifique  et  chrétienne  dont  vous  vous  êtes  armés, 
vous  n'avez  plus  le  droit  d'être  ce  que  l'apôtre  Paul  appelle  des  «  Enfants  flot- 
tants et  emportés  à  tout  vent  de  doctrine,  par  la  tromperie  des  hommes,  par 
leur  astuce  pour  induire  en  erreur  ».  Vous  n'avez  plus  le  droit  de  vous  mon- 
trer inférieurs  à  quiconque  dans  le  domaine  de  la  foi  et  de  la  morale,  de  la 
science  et  de  la  profession.  Dans  l'espoir  de  vous  stimuler  encore  davantage 
à  rester  toujours  à  la  hauteur  de  la  tâche  sublime  que  vous  assumez,  chers 
universitaires,  j'ai  cru  qu'il  serait  opportun  de  vous  rappeler,  en  guise  de  con- 
clusion, la  proposition  lapidaire  du  Saint-Père  qu'il  énonçait  dans  une  allocution 
prononcée  en  1940,  aux  universitaires  Italiens  :  «  Un  vrai  savant,  dit  le  pape, 
un  vrai  professieur,  un  vrai  juriste,  un  vrai  médecin,  d'un  mot  un  véritable 
Universitaire  ne  pourront  jamais,  pleinement  et  en  toute  sécurité,  rester  iné- 
branlablement  fidèles  à  la  vocation  et  à  la  dignité  de  leur  profession  sans  une 
forte  vie  intérieure,  sans  un  sens  délicat  du  devoir,  sans  cette  vigueur  des  ver- 
tus, que  les  chrétiens  puissent  à  la  plus  féconde  et  intarrissable  de  toutes  les 
sources,  celle  des  exemples  et  de  la  grâce  de  Notre-Seigneur.  »  En  haut  les 
cœurs,  par  conséquent  !  Et  pour  l'honneur  de  l'Eglise  et  la  renommée  de  votre 
foi,  pour  la  gloire  de  votre  patrie  et  le  bien  de  la  société,  efforcez-vous  d'être 
les  meilleurs  d'entre  tous  les  praticiens  et  techniciens,  les  meilleurs  des  univer- 
sitaires. Vous  deviendrez  ainsi  ce  que  Pie  XII  appelle  «  les  hérauts  de  la  vérité 
catholique,  les  apôtres  de  l'Evangile,  les  témoins  authentiques  du  Christ  au 
sein    de   la   société   ides    savants   modernes.  » 


Bibliographie 

Comptes  rendus  bibliographiques 


René  Dubosq,  p.s.s.  —  Bénédiction  des  Fondations.  Tournai,  Société  Saint- 
Jean-rÉvangéliste,  Desdée  et  Cie,  1949.  16,5  cm.,  122  p.  (Bibliothèque  Sacra- 
mentaire,   4^    série,    l^*"    groupe,    fasc.    I.) 

René  Dubosq,  p.s.s.  —  La  Dédicace  des  Églises.  Tournai,  Société  Saint-Jean- 
rÉvangéliste,  Desclée  et  Cie,  1948.  16,5  cm.,  362  p.  (Bibliothèque  sacramen- 
taire,   4*    série,    1*""    groupe,    fasc.   III.) 

René  Dubosq,  p.s.s.  —  La  Dédicace  des  Cloches.  Tournai,  Société  Saintjean- 
rÉvangéliste,  Desclée  et  Cie,  1948.  16,5  cm.,  128  p.  (Bibliothèque  sacramenlaire, 
4*"    série,    l^""    groupe,    fasc.    IV.) 

René  Dubosq,  p.s.s.  —  Les  Offices  du  Jeudi-Saint.  2*  partie.  La  Messe  chris-^ 
maie.  Tournai,  Société  Saint-Jean-rÉvangéliste,  Desclée  et  Cie,  1949.  16,5  cm., 
172   p.    (Bibliothèque   sacramentaire,  4^   série,   2*   groupe,  fasc.   II.) 

Avec  les  présents  volumes,  l'abbé  Dubosq  fait  un  grand  pas  vers  l'achève- 
ment de  son  œuvre  dogmatique,  historique  et  liturgique  si  bien  dénommée: 
Bibliothèque  Sacramentaire.  Il  entre  de  plain-pied  dans  la  dernière  série  de  cette 
collection,    celle    de    Vlnitiation    liturgique. 

Par  un  ingénieux  rapprochement  avec  l'homme  qui,  par  les  sacrements  de 
l'initiation  chrétienne,  devient  complètement  fils  adoptif  de  Dieu  et  temple  vivant 
de  l'Esprit-Saint,  une  liturgie  solennelle  s'est  peu  à  peu  organisée,  qui  a  pour 
objet  d'attribuer  définitivement  l'édifice  culturel  au  service  exclusif  de  Dieu.  La 
Bénédiction  des  Fondations  expose  le  premier  temps  de  ces  rites.  En  effet, 
la  bénédiction  et  la  pose  de  la  première  pierre  constitue  une  sorte  de  préambule 
à  la  construction  qui  se  propose  de  réserver  à  sa  destination  future  l'emplacement 
de  l'édifice  à  bâtir.  Le  détail  des  deux  ordos  que  l'on  peut  observer  est  expliqué 
au  long:  celui  où  la  cérémonie  est  faite  par  un  évêque,  celui  oii  elle  est 
présidée   par   un    simple   prêtre    délégué. 

L'adaptation  définitive  des  églises  au  rôle  capital  qu'elles  jouent  dans  la  vie 
terrestre  des  chrétiens  se  fait  au  moins  par  la  bénédiction.  Parfois,  on  a  recours 
aux  rites  plus  solennels  de  la  consécration,  à  cette  longue  et  imposante  céré- 
monie dite  de  La  Dédicace  des  Eglises,  dont  il  n'est  guère  possible  d'apprécier 
l'incomparable  grandeur  sans  un  guide  sûr  et  aussi  bien  ordonné  que  l'ouvrage 
de    l'abbé    Dubosq. 

La  cloche  elle-même  doit  être  adaptée  à  ses  fonctions  sacrées.  La  Dédicace 
des  Cloches  analyse  les  trois  formulaires  de  ses  rites  sanctificateurs:  rites  de  la 
consécration  par  l'évêque,  rite  de  la  bénédiction  des  cloches  d'une  église  bénite, 
bénédiction  simplifiée  de  cloches  non  destinées  au  service  des  églises  et  oratoires. 
Un  supplément   décrit  la   cérémonie   de  la  bénédiction   du   métal   en   fusion. 

Ces  trois  fascicules  se  groupent  sous  le  sous-titre:  Initiation  chrétienne  des 
Églises.  La  Messe  chrismale,  deuxième  partie  des  Offices  du  Jeudi-Saint,  se  classe, 
elle,  dans  un  second  groupe:  Les  Grands  Anniversaires,  où  l'auteur  se  propose 
de    présenter   les    cérémonies    de    la    semaine    sainte. 


474  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

En  projetant  sur  les  rites  actuels  la  lumière  de  l'Histoire  et  de  l'ancien  droit, 
l'auteur  vise  à  provoquer  dans  les  âmes  plus  de  respect  et  d'amour  pour  nos 
temples  sacrés,  à  redonner  de  l'élan  aux  formules.  Il  veut  aider  les  fidèles  à 
saisir  toutes  les  beautés  et  à  bénéficier  de  toutes  les  suggestions  du  Pontifical 
et  du  Rituel.  Rien  n'a  été  négligé  pour  faire  ressortir  le  développement  pro- 
gressif de  chaque  fonction  liturgique,  pour  permettre  aux  fidèles  de  suivre  facile- 
ment et  avec  intérêt  ces  gestes  antiques  qui  ravissaient  nos  pères.  À  cet  effet, 
une  table  analytique  des  matières,  placée  au  début,  guide  le  lecteur  et  lui  donne 
une  claire  vue  d'ensemble  de  l'exposé.  De  plus,  pour  la  traduction  française,  l'auteur 
n'a  pas  tant  visé  à  prendre  la  littérature  du  latin  qu'à  faire  passer  dans  son 
texte  tout  ce  que  la  prière  de  l'Eglise  contient  d'idées  et  de  sentiments.  Il  a  même 
ajouté  —  en  note,  pour  ne  pas  encombrer  la  marche  des  cérémonies,  —  l'ex- 
plication   des   allusions    à    l'Ancien   Testament. 

Ces  ouvrages,  comme  d'ailleurs  tous  les  autres  de  la  même  collection,  se 
signalent  à  l'attention  du  chercheur  par  leur  caractère  technique.  L'avant-propos 
—  retranché  de  l'édition  abrégée  soit  de  la  Dédicace  des  Eglises,  soit  de  la  Messe 
chrismale  —  envisage  les  objets  liturgiques  sous  les  aspects  multiples:  philo- 
logique, architectural,  historique,  canonique,  théologique,  etc.,  et  se  clôt  chaque 
fois  par  une  ample  bibliographie  des  sources  consultées.  Il  est  proportionné 
à  l'étendue  et  à  la  variété  des  questions  importantes  à  connaître.  Par  souci  de 
faire  de  chaque  étude  un  instrument  de  travail  facile  à  utiliser,  des  tables  ont 
été  ajoutées:  table  des  noms  propres  cités,  table  alphabétique  doctrinale,  table 
des  citations  empruntées  à  l'Ecriture  Sainte,  au  droit  canonique  ou  aux  décrets 
de   la    Sacrée    Congrégation   des    Rites. 

Souhaitons  la  plus  large  diffusion  aux  volumes  de  l'abbé  Dubosq.  L'œuvre 
qu'il  a  entreprise  est  admirable  à  tous  points  de  vue.  Les  fascicules  déjà  parus 
sont  d'une  typographie  très  claire  qui  les  rend  attrayants.  Ils  permettront  aux 
fidèles  de  mieux  prier  et  d'entrer  avec  toutes  leurs  facultés  dans  la  vie  liturgique 
de   l'Église. 

Gérard   Cloutier,  o.m.i. 


Chanoine  Louis  Soubigou.  —  Ames  de  Lumière.  Les  Exigences  intellectuel- 
les de  la  Vie  du  Chrétien  et  du  Prêtre.     Paris,  Lethielleux,  1949.     19  cm.,  94  p. 

Ce  n'est  pas  dans  quelques  lignes  que  l'on  peut  rendre  justice  à  ce  petit 
livre  d'à  peine  cent  pages,  d'une  richesse  doctrinale  considérable.  Pour  se  con- 
former aux  exigences  intellectuelles  de  la  vie  du  chrétien  et  du  prêtre,  il  n'est 
que  de  se  laisser  envahir  par  cette  lumière  intérieure  que  la  foi  ajoute  à  la 
raison,  non  pour  l'enchaîner,  mais  pour  la  libérer,  non  pour  l'obscurcir,  mais 
poiur  l'éclairer,  non  pour  la  rapetisser,  mais  pour  l'agrandir,  l'élever  au  niveau 
même    de    Dieu,    source    de    toute    vérité,    lumière    essentielle. 

Cet  envahissement  par  la  foi,  qui  opère  une  véritable  consécration  de  l'in- 
telligence, comme  font  la  grâce  et  le  caractère  sacramentel,  trouve  son  modèle 
dans  l'intelligence  divinisée  du  Christ,  et  doit,  pour  être  entière,  se  soumettre 
aux  conditions  purifiantes  de  toute  consécration  d'ordre  religieux:  séparation, 
affectation,  consommation,  donation.  Là,  dans  ce  domaine  de  la  vie  de  l'esprit, 
s'exercent  et  trouvent  leur  compte  les  plus  nobles  vertus  chrétiennes:  chasteté 
intellectuelle,    humilité,   pauvreté,    obéissance.      La    dernière    partie,   intitulée    «  Cul- 


BIBLIOGRAPHIE  475 

ture    sacrée    et    culture    profane  »    s'adresse    spécialement    aux    clercs.      Si    ce    n'est 
pas    un    manifeste,    c'est    du    moins    tout    un    programme. 

Louons    donc    sans    restriction    aucune    l'excellent    petit    livre    de    M.    le    cha- 
noine   Soubigou,    vice-recteur    de    l'Université    catholique     d'Angers. 

Rodrigue    Normandin,    o.m.i. 


Joseph  A.  Lutz.  —  Le  Cardinal  John  Henry  Newman.  Une  Vie  et  une 
Epoque.      Mulhouse,    Editions    Salvator,    1950.    20    cm.,    xvi-352    p. 

Cette  attachante  biographie,  écrite  en  1946,  par  l'abbé  Lutz,  du  diocèse  de 
Strasbourg,  et  récemment  traduite  en  français,  contribuera  beaucoup  à  faire  con- 
naître et  aimer  la  figure  attirante  de  celui  qui  fut  peut-être  le  plus  grand  con- 
verti   du   XIX*    siècle. 

Les  deux  phases  de  l'activité  de  Newman,  avant  et  après  sa  conversion,  sont 
traitées  en  deux  parties  à  peu  près  égales.  Le  mouvement  tractarien  d'Oxford, 
le  «  Second  Printemps  »  en  Angleterre,  ainsi  que  la  fine  sensibilité,  les  vertus 
profondes  et  l'influence  considérable  du  cardinal  y  sont  étudiés  avec  compré- 
hension   et    affection. 

Les  deux  gros  volumes  que  Wilfrid  Ward  a  consacrés  à  Newman,  n'ont  pas 
encore  été  traduits  en  français;  et  ceux  qui  ne  connaissent  pas  cette  biographie 
«  définitive  »,  auront  grand  profit  à  lire  le  présent  ouvrage,  dont  nous  ne  sau- 
rions   trop    recommander    la    lecture    intéressante    et    instructive. 

Henri    Saint-Denis,    o.m.i. 


NoËLE  Maurice-Denis  et  Robert  Boulet.  —  Romée  ou  le  Pèlerin  moderne 
à  Rome.  Seconde  édition  entièrement  refondue  et  mise  à  jour.  En  supplément: 
Rome  chrétienne  et  profane  en  cinq  jours  (petit  guide  du  pèlerin  pressé).  Paris, 
Desclée   et    Brouver   et    Cie,   1948.   XXX-982-61   p. 

Rome,  depuis  les  premiers  âges  du  christianisme,  a  toujours  été  le  centre 
d'attraction  des  pèlerins.  Plus  que  tout  autre  carrefour  de  la  civilisation,  elle 
offre  à  leur  sens  religieux  et  à  leur  désir  de  culture  un  aliment  de  qualité  supé- 
rieure. Que  de  témoins  des  premiers  siècles  chrétiens  conservés  par  le  zèle  des 
papes  et  la  piété  des  Romains  !  Que  de  monuments  d'architecture,  de  peinture, 
de  sculpture  illustrant  les  périodes  les  plus  glorieuses  de  l'art  chrétien  î  Et  tout 
cela,  dans  une  atmosphère  vivante,  animée  constamment  par  le  rayonnement 
unique    du    vicaire    de    Jésus-Christ. 

L'inconvénient,  pour  le  pèlerin,  c'est  la  surabondance  des  endroits  à  visiter: 
basiliques,  catacombes,  musées,  forums,  etc.  C'est  aussi  pour  le  grand  nombre, 
la  difficulté  de  prendre  rapidement  connaissance  de  la  signification  historique 
et  de  lia  valeur  culturelle  de  tous  ces  trésors  artistiques  et  scientifiques  semés 
comme    à    profusion    par    toutes    les    rues    de    Rome. 

Parmi  les  guides  qui  peuvent  à  la  fois  préparer  un  étranger  à  son  voyage  à 
Rome  et  l'accompagner  dans  les  rues  de  la  ville,  on  n'en  trouvera  guère  de 
meilleur  que  Romée.  C'est  un  «  livre  d'étude  et  de  voyage  ».  Non  un  travail 
de    spécialiste    au    sens    fort    du    mot,    il    a    cependant    puisé,    aux    sources    les    plus 


476  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

sûres,  les  renseignements  utiles  au  visiteur  qui  veut  pénétrer  le  sens  culturel  et 
religieux  des  monuments  auxquels  il  Tintroduit.  Sans  négliger  les  vestiges  si 
nombreux  de  la  capitale  de  l'empire  romain,  il  s'intéresse  surtout  à  la  civili- 
sation chrétienne  de  la  Ville  éternelle.  Aussi  s'attarde-t-il  dans  les  centres  les 
plus  révélateurs  de  la  vie  des  premiers  chrétiens,  de  la  Rome  des  papes,  de 
la  capitale  de  l'art  religieux.  Au  surplus,  quelle  excellente  leçon  d'histoire 
ecclésiastique  s'est-il  plu  à  donner  à  son  lecteur  en  calquant  le  plan  de  son 
livre    sur   l'évolution   historique    de    la    Rome    catholique  ! 

Le    pèlerin    qui    l'utilisera    pourra    lui    glisser    un    substantiel    pourboire.      Il 
avait   pour   le    guider    un   maître    cicerone. 

Jean   Pétrin,    o.m.i. 


Slavonic  Encyclopedia  edited  by  J.  S.  Roucek.  New  York,  Philosophical 
Library,   1949.     24  cm.,  xi-1445   p. 

Well  over  one  hundred  persons  have  contributed  articles  to  this  first  attempt 
to  provide  the  first  Slavonic  Encyclopedia  in  English.  The  history,  the  literature, 
the  economic  life  and  the  main  personalities  of  the  Slavonic  world  up  to  1946 
have  been  dealt  with  pretty  exhaustively  and  on  the  whole  quite  fairly.  Naturally, 
when  there  is  such  a  variety  of  collaborators,  the  approach  and  the  outlook  can- 
not be  altogether  uniform.  Besides  such  reliable  authorities  as  Dushnyck,  Kohn, 
Lissner,  Mihanovitch,  Misiak,  Timashiefî,  Watson  Kirkconnell,  etc.,  who  are  fully 
awake  to  the  Red  Menace,  other  writers  seem  to  show  a  tendency  to  extol  and 
whitewash  the  Soviets.  Ignoring  completely  the  North  African  Campaign  in  the 
last  war,  some  of  these  latter  contributors  write  of  the  Red  Army  as  "the  first 
army  to  defeat  Hitler's  Army".  Mention  is  also  made  of  the  "anti-fascist'* 
activities  of  Stalin's  agents,  such  as  Beirut,  etc.,  in  the  "liberated"  countries  of 
Eastern  and  Central  Europe.  This  substitution  of  the  expression  "anti-fascist'* 
fo.r  "communist"  is  a  stock-in-trade  of  some  people.  If  there  are  any  traces  of 
a  subtle  Soviet  propaganda,  it  is  undoubtedly  due  to  the  fact  that  many  unsigned 
articles    of   the   Encyctlopedia   were   taken    from    the    "USSR    Information   Bulletin". 

On  reading  the  Encyclopedia,  no  one  would  suspect  that  there  are  still  millions 
forcibly  detained  in  the  Siberian  labor  camps,  nor  that  the  Jews  have  not  been 
unmolested  by  the  Soviets,  nor  that  the  Uriiate  Church  has  been  systematically 
liquidated  behind  the  Iron  Curtain,  nor  that  there  might  be  a  less  unsympathic 
way  of  writing  about  Father  Hlincka  and  about  Mihalovic,  nor  would  any  doubt 
arise  concerning  Russia's  right  to  occupy  either  militarily  or  politically  several 
independent    countries    and    to    incorporate    them    in    its    expanding    empire. 

The  article  on  the  Baltic  countries,  however,  does  not  deserve  that  reproach. 
It  is  really  fair  to  those  unfortunate  peoples  orushed  if  not  annihilated  by  the 
Soviets. 

Communism  appears  to  have  been  on  the  brain  of  some  of  the  contributors, 
and  that  might  account  for  the  following  sentence,  on  page  1334,  dealing  with 
the  origins  of  the  Uniate  Church:  "several  bishops  petitioned  the  Holy  See  to 
admit  them  to  Communism  with  the  Roman  Church".  Obviously  the  author 
meant  communion. 

Despite  a  few  reservations,  we  are  glad  to  say  that,  generally  throughout 
the   Encyclopedia,   there   is   a   sincere   attempt   to   be   objective,   and   that   this   com- 


BIBLIOGRAPHIE  477 

prehensive  volume  is   a  most  useful   instrument  for  any  one  who  wishes  to   study 
the    Slav   peoples   and   their    civilization. 

Dr.    Kirckconneirs    article    on    the    Ukrainians    in    Canada,    which    may    be    a 
revelation    for    many    Canadians,    deserves    special    praise. 

Henri    Saint-Denis,    o.m.i. 


Jerome  Davis.  —  Character  Assassination.  New  York,  Philosophical  Library, 
1950.      22    cm.,    xix-259    p. 

This  impassioned  plea  pro  domo,  which  rests  upon  a  series  of  ambiguous 
statements  and  idiotic  ideas  and  which  presumes  on  the  silliness  of  people,  is 
a  brazen  attempt  to  hoodwink  the  public.  The  investigations  of  the  Committee 
on  un-American  activities  are  branded  as  "witch-hunts",  and  wild  cries  are  raised 
against  those  who  call  "Communist"  any  person,  who  likely  is  not  officially 
member  of  the  Communist  Party  but  who  invariably  shows  up  with  the  Com- 
munist-front organizations,  that  have  been  cited  as  "subversive"  by  the  Attorney- 
General  of  the  USA  or  by  the  Committee  on  un-American  activities.  It  is  a 
well-known  fact  that  the  Communists,  who  plot  the  overthrow  by  violent  means 
not  only  of  the  government  but  of  the  very  constitution  of  the  democratic 
countries,  get  their  main  support,  not  from  the  mere  handful  of  paid-up  members 
of  the  Party;  but  from  the  much  larger  number  of  fellow-travellers,  who  can 
swear  on  a  stack  of  Bibles  that  they  are  not  Communists  because  they  are  not 
actually  members  of  the  Party,  though  they  follow  th-e  Party  line,  just  as  if 
they    were. 

Usually,  one  can  tell  what  people  are  by  company  they  keep.  "Birds 
of  the  same  feather  flock  together."  And  Mr.  Davis,  who  has  identified  him- 
self with  more  than  40  Communist-front  organizations,  may  protest  that  he  is 
not  a  Communist,  in  the  sense  that  he  does  not  belong  to  the  Party,  but  he  has 
amply  shown  where  his  sympathies  lie.  The  "guilt  by  association"  principle, 
which  Mr.  Davis  so  vehemently  condemns,  has  a  real  justification,  when  national 
security  is  at  stake.  In  the  present  Cold  War,  the  fraternization  record  of 
persons  in  positions  of  trust,  their  attendance  at  the  Russia-First  rallies  and  their 
participation  in  Communist-sponsored  activities  are  enough  to  arouse  suspicion 
and  to  justify  an  enquiry.  The  Soviet  connivers  and  their  evasive  friends,  some 
of  whom  are  perhaps  more  foolish  than  actually  disloyal,  would  like  nothing 
better  than  to  be  granted  complete  freedom  of  action  in  order  to  destroy  our 
freedoms,   and   quite   naturally  they  resent  being  exposed   or   even   suspected. 

Slander,  character  assassination  and  rash  judgment  are  certainly  to  be  avoided. 
But  the  fact  remains  that  it  is  possible  for  one  to  destroy  or  compromise  his 
own  reputation,  by  indiscreet  and  suspicious  conduct.  If  the  family  man  goes 
around  with  another  woman,  he  may  in  fact  not  be  adulterous;  but,  has  he  any 
right   to    kick    about   the   rumours,   which   he   himself   has   provoked  ? 

In  the  midst  of  a  lot  of  nonsense,  as  an  oasis  in  a  desert,  there  are  some 
fine  pages  against  race  discrimination,  which  are  worth  while  mentioning  but 
which  do  not  make  up  for  the  general  trend  of  this  book  entirely  based  on  a 
false    notion    of   liberty. 


478  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

On  page  6,  I  find  this  gem:  "I  do  not  believe  in  suppressing  opinion.  I 
think  it  should  be  tolerated  and,  if  any  one  believe  it  wrong,  combatted."  Please 
make  up  your  mind,  Mr.  Davis  !     Which  is  it:   "tolerated"  or  "combatted"  ? 

Henri    Saint-Denis,    o.m.i. 


G.  Sacehomme,  s.j.  —  Répertoire  alphabétique  de  15.500  auteurs  avec  55.000 
de  leurs  ouvrages,  qualifiés  quant  à  leur  valeur  morale.  8^  édition  revue  et 
complétée  par  E.   Dupuis,   s.j.     Tournai-Paris,   Casterman,   1950.     20  cm.,   732  p. 

On  connaît  la  méthode  de  ce  précieux  ouvrage  dont  les  éditions  antérieures 
ont  connu  le  plus  grand  succès.  Les  livres  sont  appréciés  du  point  de  vue  moral, 
exclusivement:  des  signes  TB,  B,  B  ?,  D,  M  indiquent  respectivement  les  ouvra- 
ges: bons  pour  tous;  bons  pour  lecteurs  formés;  bons  avec  réserves  plus  ou 
moins  graves;  dangereux;  mauvais.  Cette  huitième  édition,  revue  et  complétée 
par  le  R.  P.  Dupuis,  directeur  de  la  Revue  des  Auteurs  et  des  Livres,  juge 
les  romans,  récits  —  ceci  est  une  importante  innovation  —  et  pièces  de  théâtre 
publiés  jusqu'au  mois  de  novembre  1949:  15.500  auteurs,  avec  55.000  titres,  sont 
ainsi  appréciés.  L'ouvrage  est  de  consultation  rapide  et  aisée.  Ce  répertoire 
mis  à  jour  (5.000  nouveaux  titres)  évitera  les  recherches  inutiles;  c'est  un 
instrument  indispensable  à  tous  ceux  qui  ont  la  charge  du  contrôle  moral  des 
lectures. 

4c  «  * 

Pierre  Groult.  —  La  Formation  des  Langues  romanes.  Tournai-Paris,  Caster- 
man,   1947.     20   cm.,   227   p.    (Collection   «  Lovanium  ».) 

Le  livre  de  M.  Pierre  Groult  n'a  pas  été  écrit  pour  des  spécialistes.  C'est 
un  travail  de  vulgarisation  qui  répond  au  but  de  la  collection  de  culture  générale 
«  Lovanium  ».  L'auteur  exprime  lui-même  exactement  le  but  de  son  travail  : 
«  Dans  le  petit  livre  que  voici,  nous  voudrions  donner  un  aperçu  aussi  simple 
que  possible  des  résultats  auxquels  a  abouti  la  philologie  romane  dans  le  domaine 
linguistique.  Nous  nous  proposons  d'y  examiner,  sous  quelques-uns  de  leurs 
aspects,  selon  la  méthode  historique  et  comparative,  la  formation  et  la  structure 
des    langues    romanes»    (p.    26-27). 

Le  profane  cependant  et  l'étudiant  novice  en  linguistique  liront  ce  tableau 
général  avec  intérêt  et  profit.  Ils  trouveront  dans  les  trois  parties  de  l'ouvrage 
un  résumé  intéressant  de  l'histoire,  de  l'évolution  phonétique  et  de  la  structure 
des  principales  langues  romanes,  le  français,  l'italien  et  l'espagnol.  Les  nom- 
breux points  d'interrogation  laissés  sans  réponse  leur  indiqueront  les  limites 
des  connaissances  actuelles  dans  ce  domaine,  mais  ils  inciteront  sans  doute  des 
étudiants    à    pousser    plus    loin    leurs    recherches. 

Bernard  Julien,  o.m.i. 


Gustave    Cohen.    —    Recueil    de    Farces    françaises    inédites    du  XF*    siècle, 

publiées    pour    la    première    fois    avec    une    Introduction,    des    Notes,  des    Indices 

et  un   Glossaire.     Cambridge,   Massachusetts,   The   Mediaeval   Academy  of   America, 
1949.     27,5    cm.,   xxxii-459   p. 

M.  Gustave  Cohen  a  réussi  à  sauver  des  ruines  de  la  guerre  et  a  fait  paraître, 
sous  le  patronage   de  la   «  Mediaeval  Academy   of  America  »,   «  un   gros   recueil   de 


BIBLIOGRAPHIE  479 

farces  pour  la  plupart  inconnues,  qui  vient  enrichir  et  compléter  de  façon  remar- 
quable notre   connaissance  du  théâtre  profane  du  XV*   siècle»    (Introd.,  p.  XI). 

Peu  de  professeurs  de  France  ont  plus  contribué  que  M.  Cohen  à  faire  con- 
naître et  aimer  le  théâtre  du  moyen  âge.  C'est  à  lui  tout  particulièrement  que 
revient  l'initiative  de  répandre  le  goût  de  ce  théâtre  parmi  les  étudiants  uni- 
versitaires. Le  succès  de  son  groupe  de  Théophiliens  a  largement  confirmé  les 
espérances  du  maître.  Il  s'est  servi  d'eux  pour  illustrer  de  façon  concrète  ses 
cours  de  Sorbonne,  originalité  peu  banale  et  extrêmement  intéressante,  il  a  pré- 
paré avec  eux  des  spectacles  pour  le  grand  public.  Je  conserve  de  l'adaptation 
scénique  d'Aucassin  et  Nicolette  donnée  au  Sarah  Bernhardt  en  1948  le  souvenir 
d'une  chose  exquise.  Je  me  souviens  d'avoir  entendu  le  cher  maître  exprimer 
en  Sorbonne  l'espoir  de  voir  continuer  son  œuvre,  et  il  est  bon  de  l'espérer 
avec   lui. 

Il  me  semMe  donc  qu'il  appartenait  en  quelque  sorte  à  M.  Cohen  de  publier 
cet  important  recueil.  C'est  peut-être  une  des  dernières  contributions  du  savant 
médiévaliste  à  la  science,  et  c'est  un  digne  couronnement  de  son  œuvre.  Ce 
volume    s'ajoute   heureusement   à   ses    ouvrages    déjà   rares   sur   le   moyen   âge. 

Le  recueil  contient  53  farces.  Eugénie  Droz,  éditrice  du  Recueil  Trepperel, 
avait  déjà  signalé  son  importance  en  1935:  «Ce  volume,  trouvé  en  même  temps 
que  le  Recueil  Trepperel,  est  d'un  intérêt  capital  et  il  sera  impossible  de  parler 
de  la  farce,  en  temps  que  genre  littéraire,  avant  que  ces  pièces  soient  publiées  » 
(cit.   p.   XI). 

Dans  son  introduction  substantielle,  M.  Cohen  nous  donne  un  bref  résumé  de 
chacune  des  pièces  du  recueil,  étudie  la  chronologie  et  la  localisation  des  pièces, 
et  fait  ressortir  avec  raison  l'intérêt  que  présente  son  recueil  du  point  de  vue 
de  l'étude  des  types  comiqu>es.  «  Ceci  me  paraît  un  aspect  tout  à  fait  nouveau 
du  théâtre  comique  du  XV*  siècle  qui  pouvait  déjà  s'induire  du  Recueil  Trep- 
perel, mais  qui  éclate  ici  avec  une  évidence  plus  grande  encore,  surtout  par 
l'apparentement  avec  celui-ci.  Plus  remarquable  que  la  ressemblance  avec  la 
Commedia  dell'arte  est  le  fait  que  certains  des  types  rencontrés  ici  anticipent 
sur  ceux  du  XVII®  siècle,  tels  Turlupin  et  Gautier  Garguille.  La  continuité 
de  notre  théâtre,  manifestant  simplement  la  continuité  française,  s'avère  une  fois 
de    plus»    (p.    xxviii). 

Des  notes,  des  indices  et  un  bref  glossaire  des  mots  difficiles  achèvent  de 
faire    du    recueil    un    excellent    instrument    de    travail. 

Bernard  Julien,  o.m.i. 


Table  des  matières 

ANNÉE    1950 


Articles  defend 


PAGES 

Angers    (P.),   s.j.  —  Paul  Claudel    272-290 

Arquillière    (M^"^  H.-X.).  —  La  signification  théologique  du 

pontificat  de  Grégoire   VII    140-161 

Carrière  (G.)?  o.m.i.  —  Le  Martyr  de  la  lumière  et  de  V équité  420-448 

—  Un  pèlerin  de  F  Absolu  au  troisième  siècle    197-219 

CayrÉ    (F.)  9  a.a.  —  Uéquipement  du  laïc  en  face  des  philo- 

sophies   nouvelles    70-88 

Ch ARTIER   (M^'  É.).  —  Classiques  païens  et  chrétiens    242-254 

Dallaire   (J.-P.).  —  Travail  et  loisir.     Leurs  conditions  pré- 

sentes   162-183 

DÉSY  (J.)»  —  Libération  de  r homme    395-405 

Freed   (P.).  —  Goethe   311-326 

Gabriel   (A.-L.),  o.p.  —  La  protection  des  étudiants  à  FUni" 

versité   de   Paris   au   XIIV   siècle    48-69 

GouiN  (J.).  —  Dostoievsky,  prophète  du  monde  contemporain  89-109 

Gréber    (J.).  —  L'aménagement  de  la  capitale  nationale    ....  265-271 

Greenwood  (T.).  —  Primauté  de  F  ordre  entre  les  nations    _  220-230 

KiRKCONNELL    (W.).   —   Two   Soviet  Labour  Documents    —  449-457 

La  Gorce   (A.  de).  —  Anachronismes  du  XVIII'  siècle   406-419 

La  Rocque  de  Roquebrune   (R.)-  —  Uniformes  et  drapeaux 
des  régijnents  français  au  Canada  sous  Louis  XIV  et 

Louis  XV   327-342 


TABLE   DES   MATIERES  481 

PAGES 

Lawson   (Hon.  R.).  —  Address    133-139 

LÉGER  (J.)«  —  En  marge  d'un  livre  sur  la  carrière    458-467 

Lettre  de  Sa  Sainteté    393-394 

Marion    (S.).  —  Lamartime  et  le  Canada  français    23-47 

Nesmy   (Dom  C.-J.),  o.s.b.  —  Situation  de  Gœthe    184-196 

O'Grady    (E.).  —  Education  for  Democracy  or  Communism  231-236 

—  Next  Poet  Laureate   —   American  ?    110-117 

Paplauskas-Ramunas  (A.).  —  Qu  est-ce  que  le  catholicisme  ?  237-241 

—  Vladimir   Soloviev    343-374 

Saint-Denis    (H.),  o.m.i.  —  Les  valeurs  spirituelles  dans  le 

protestantisme    5-22 

ViNAY   (M""*  M.-P.).  —  La  femme,  cette  inconnue    291-310 


Partie  documentaire 

Allocution  prononcée  par  M^'  Adéodat  Chalout,  supérieur  du 
Grand  Séminaire  d'Ottawa,  à  l'occasion  de  la  Collation 
des    Grades,    le   4    juin    1950    468-472 


Chronique  universitaire 

118-124;  255-260;   375-381. 


Bibliographie 


Comptes  rendus  bibliographiques 

Allix  (A.),  GuiLLiER  (R.)î  Lambert  (J.)  et  Pelloux  (R.). 
—  Les  Fondements  de  la  Politique  extérieure  des  Etats- 
Unis,      (Henri   Saint-Denis,   o.m.i.)     390-391 

Antoniutti  (Son  Exe.  M^'  Ilbedrando).  —  Suh  Umbra  Petri, 

(Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)     261 


482  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

PAGES 
Bardy     (Chanoine    G.).    —    hes    Religions    non    chrétiennes, 

(Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)     263 

Berthet    (Henri).  —  Le  Saint  du  Jour.      (G.  D.)     128 

BoGLiOLO  (Luigi).  —  La  Tesi  di  Laurea.  Guida  al  lavoro 
scientifico  per  gli  studendi  universitari.  (Gaston 
Carrière,    o.m.i.)    392 

Boulet    (Robert)    et  Maurice-Denis    (Noële).  —  Romée  ou 

le  pèlerin  moderne  à  Rome.      (Jean  Pétrin,  o.m.i.)     —     475-476 

Cahiers    Laënnec,    n"    3    et    4.      Les    Guérisons    de    Lourdes. 

(Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)     383-384 

Cohen    (Gustave).  —  Recueil  de  Farces  françaises   inédites 

du   XV'   siècle.      (Bernard   Julien,   o.m.i.)     478-479 

Davis  (Jérôme).  —  Character  Assassination.  (Henri  Saint- 
Denis,  o.m.i.  477 

DuBOSQ      (René),     p.s.s.     —     Bénédiction     des     Fondations. 

(Gérard  Cloutier,  o.m.i.)    473-474 

—  La  Dédicace  des  Cloches.     (Gérard  Cloutier,  o.m.i.)  473-474 

—  La  Dédicace  des  Églises.     (Gérard  Cloutier,  o.m.i.)  473-474 

—  Les    Offices    du   Jeudi-Saint.      2*    partie.      La    Messe 
chrismale.      (Gérard  Cloutier,  o.m.i.)    473-474 

DupRAZ  (Louis).  —  Contribution  à  F  Histoire  du  Regnum 
Francorum  pendant  le  Troisième  Quart  du  VIP  siècle 
(656-680).      (Paul-Henri    Lafontaine,    o.m.i.).    386-387 

Engel    (Jean).  —  Insta  opportune.     Sermons  pour   tous   les 

dimanches  de  V Année.      (Roland  Ostiguy,  o.m.i.)     125-126 

Englebert  (Omer).  —  Le  Père  Damien,  Apôtre  des  Lépreux. 

(André-V.  Seumois,  o.m.i.)     128-129 

Greeff  (Etienne  de).  —  Ames  criminelles.  (Henri  Saint- 
Denis,  o.m.i.  )    385-386 

—  Nos  Enfants  et  Nous.      (Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)  384 

Groult    (Pierre).    —    La   Formation    des    Langues    romanes. 

(Bernard  Julien,  o.m.i.).    478 


TABLE  DES   MATIÈRES  483 

PAGES 

GuiLLiER   (R.)r  Allix  (A.),  Lambert   (J.)    et  Pelloux   (R.). 

—  Les  Fondements  de  la  Politique  extérieure  des  Etats- 

Unis.     (Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)     390-391 

HÉBERT  (Jacques).  —  Autour  de  l'Afrique,  I.  La  Route  du 
Désert.  H.  La  Route  noire.  (Rodrigue  Normandin, 
o.m.i.)     392 

HuNERMANN   (G.).  —  Le  Père  Damicn  de  Veuster.     L'Apôtre 

des  Lépreux.      (A.-V.  Seumois,  o.m.i.)     128-129 

Lachance  (Louis),  o.p.  —  Le  Concept  du  Droit  selon  Aristote 

et  saint  Thomas.      (Roland   Ostiguy,  o.m.i.)     126-127 

La  Déchristianisation  des  Masses  prolétariennes.      (L.-M.  S.)  127 

Lambert   (J.),  Allix   (A.),  Guillier   (R.)    et  Pelloux   (R.). 

—  Les  Fondements  de  la  Politique  extérieure  des  Etats- 
Unis.      (Henri   Saint-Denis,   o.m.i.)    390-391 

LaMonte  (John  L.).  —  The  World  of  the  Middle  Ages.  A 
Reorientation  of  Medieval  History.  (Paul  Drouin, 
o.m.i.)     387-389 

Leclercq  (Jacques).  —  Le  Mariage  chrétien.  (Henri  Saint- 
Denis,  o.m.i.)    382-383 

—  Le  Problème  de  la  Foi.     (Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)  382 

Leclercq    (Dom    Jean),    o.s.b.    —   Saint    Bernard    Mystique. 

(L.-M.   Simon,   o.m.i.)    127-128 

LuTZ  (Joseph  A.).  —  Le  Cardinal  John  Henry  Newman.     Une 

vie  et  une  époque.      (Henri  Saint-Denis,  o.m.i.).    475 

Maurice-Denis  (Noële)  et  Boulet  (Robert).  —  Romée  ou  le 

pèlerin  moderne  à  Rome.      (Jean  Pétrin,  o.m.i.)     475-476 

Mesnard   (Pierre).  —  Le  Vrai  Visage  de  Kierkegaart.   (L.-M. 

Simon,   o.m.i.  )    129-130 

Pelloux   (R.),  Allix   (A.),  Lambert   (J.)   et  Guillier   (R.). 

—  Les  Fondements  de  la  Politique  extérieure  des  États- 
Unis.      (Henri   Saint-Denis,   o.m.i.)     390-391 


484  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

PAGES 

Porter  (Fernand),  o.f.m.  —  U Institution  catéchistique  au 
Canada.  Deux  siècles  de  formation  religieuse  1633^ 
1833,     (Guy  de  Bretagne,  o.m.i.)     262-263 

Sabatier  (R.)  —  La  Responsabilité  médicale.  (Henri  Saint- 
Denis,    o.m.i.)     385 

Schmidt  (Wilhelm),  S.V.D.  —  Rassen  und  Vôlker  in  VorgeS' 
chichte  und  Geschichte  des  Abendlandes.  Bd.  I.  Die 
Rassen  des  Abendlandes.  —  Bd.  II.  Die  Volker  des 
Abendlandes.  —  Bd.  III.  Gegenwart  und  Zukunft  des 
Abendlandes.       (Watson    Kirkconnell. )     263-264 

Sagehomme  (G.),  s.j.  —  Répertoire  alphabétique  de  15.500 
auteurs  avec  55.000  de  leurs  ouvrages,  qualifiés  quant  à 
leur  valeur  morale  478 

Siegfried    (André).    —   Géographie   électorale   de    VArdèche 

sous   la  II r  République.      (Henri   Saint-Denis,   o.m.i.)  391 

Slavonic  Encyclopedia.      (Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)    476-477 

SoUBiGOU  (Chanoine  Louis).  —  Ames  de  Lumière.  Les  exi- 
gences intellectuelles  de  la  vie  du  chrétien  et  du  prêtre. 
(Rodrigue  Normandin,  o.m.i.)     474-475 

Steenberghen  (Fernand  Van).  —  Directives  pour  la  con- 
fection d^une  Monographie  scientifique  avec  applica- 
tions concrètes  aux  Recherches  sur  la  Philosophie 
médiévale.      (Gaston   Carrière,   o.m.i.)     391 

Sylvain.  —  Le  Long  de  la  Route    (M.  D.).    130-131 

Tricot    (Chanoine   A.).   —  L^ Eglise  naissante  de  VAn  30  à 

VAn  100.      (Dom  Gérard  Donnelley,  o.s.b.)     125 

—  Vie  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.      (Dom  Gérard 
Donnelley,   o.s.b.)    125 

Walter  (Otto).  —  Pie  XII,  sa  Vie,  sa  Personnalité.     (Gaston 

Carrière,   o.m.i.  )    261-262 

Avec    l'autorisation    de    l'Ordinaire    et    des    Supérieurs. 


Revne 

de 

l'Université  d'Ottaiva 


Revue 


de 


PUniversité  d^Ottaiva 


Section  spéciale 

Volume  vingtième 

1950 


L'  Uni  veriiite    d^Ottaiva 
Canada 


La  conversion  des  gentils 
dans  les  psaumes 


L  — LA  MISSION  D'ISRAËL  DANS  LE  MONDE. 

La  théologie  des  psaumes,  qui  est  d'ailleurs  celle  de  tout  l'Ancien 
Testament  ^,  révèle  (en  raison  de  son  monothéisme  absolu  et  exclu- 
sif) un  universalisme  indiscutable  et  unique  parmi  les  religions  de 
l'Antiquité.  Néanmoins  on  ne  peut  nier  l'existence  du  particularisme 
provenant  de  la  conscience  d'une  élection  spéciale  de  la  part  de 
Dieu  et  d'une  alliance  privilégiée  avec  Yahweh.  Des  études  assez 
nombreuses,  tant  générales  pour  tout  l'Ancien  Testament  ^  que  parti- 
culières pour  les  psaumes  ^  nous  dispensent  d'insister  sur  ce  point. 
Ce  qui  nous  intéresse  à  présent  c'est  l'attitude  des  psalmistes  à  l'égard 
des  gentils,  en  conformité  avec  leurs  conceptions  doctrinales  au  sujet 
des  relations  de  Dieu  avec  l'humanité. 

Si  l'on  peut  assigner  une  finalité  au  particularisme  israélite,  c'est 
sans  conteste  celle  de  la  conservation  de  la  vraie  foi  dans  le  monde 
voué  à  l'idolâtrie,  foi  en  un  Dieu  unique,  créateur  universel  et  dont 
la   providence   s'étend   aux   confins   de   la   terre.      Cependant   l'univer- 

1  «  Sicut  inter  Scripturas  Veteris  Testamenti  maxime  frequentantur  in  Ecclesia 
psalmi  David  qui  post  peccatum  veniam  obtinuit,  ita  in  Novo  Testament©  frequentantur 
Epistolae  Pauli  qui  misericordiam  consecutus  est,  ut  ex  hoc  peccatores  ad  spem 
erigantur.  Quamvis  posset  et  alia  ratio  esse,  quia  in  utraque  scriptura  fere  tota 
theologiae  continetur  doctrina  »  Sanctus  Thomas,  Comm.  in  Ep.  ad  Rom.,  éd.  Marietti, 
Turin  1929,  p.  2,  col.  2). 

2  A  ce  sujet  on  consultera  avec  avantage  les  études  de  théologie  biblique  sur 
l'Ancien  Testament.  Il  nous  suffira  de  citer  les  deux  dernières  en  date,  la  première 
protestante  l'autre  catholique:  W.  Eichrodt,  Théologie  des  Alten  Testamentes,  3  Bde, 
Leipzig  1933-1939;  P.  Heinisch,  Théologie  des  Alten  Testamentes,  Bonn  1940.  — 
Ajoutons  quelques  études  comparatives:  B.  Baentsch,  Altorientalischer  und  israelitis- 
cher  Monotheismus,  Tiib.  1906;  J.  Hehn,  Die  biblische  und  babylonische  Gottesidee, 
Leipzig  1912;  M.  Jastrow,  Die  Religion  Babyloniens  und  Assyriens,  3  Bde,  Giessen 
1905-1912;  Lagrange,  Etudes  sur  les  Religions  sémitiques,  Paris  1903,  —  Ch.  Jean, 
Le  Milieu  biblique,  3  vol.,  Paris   1922. 

3  J.  KÔNIG,  Die  Théologie  der  Fsalmen,  Freiburg  1857;  P.  Scholz,  Handbuch 
der  Théologie  des  Alten  Bundes  im  Lichte  des  Neuen,  Regensburg  1861-1862;  A. 
Miller,  Die  Psalmen  I  (Ecclesia  Orans  IV),  Freiburg  1924,  114  ss;  P.  Synave,  Les 
Psaumes:  DTC,  XIII,  1,  col.  1114-1147;  Pannier:  DB,  V,  1  coL  820-825;  J.M.P.  Smith, 
The  religion  of  the  Psalms,  Chicago  1922. 


6*  REVUE   DE   L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

salisme  foncier  de  cette  foi  monothéiste  dépasse  les  limites  étroites  du 
territoire  national  pour  en  projeter  la  lumière  sur  le  monde  environ- 
nant, bien  que  ce  monde  ne  soit  pas  appelé  à  être  intégré  actuel- 
lement dans  la  communauté  du  peuple,  issue  de  l'élection  d'Abraham 
et  cimentée  par  l'alliance  sinaïtique.  En  ce  sens  Israël  est  le  témoin 
de  Yahweh,  surtout  des  attributs  divins  de  la  puissance  et  de  la 
fidélité.  Du  sentiment  de  ce  rôle  de  témoin  découle  une  activité 
plus  vive  encore,  celle  de  héraut  du  vrai  Dieu,  par  la  publication 
des  louanges  de  Yahweh  non  seulement  en  Sien,  mais  parmi  les 
nations,  pour  leur  faire  comprendre  le  néant  des  idoles  et  que 
Yahweh  seul  mérite  leurs  hommages  *, 

A.    Israël  gardien  de  la  vraie  foi. 

C'est  sa  vocation  propre,  la  raison  première  de  ses  privilèges: 
«  Israël  est  le  peuple  choisi  de  Dieu  pour  conserver  au  milieu  des 
nations  polythéistes  la  connaissance  et  le  culte  du  seul  et  unique 
Dieu  et  pour  préparer  l'avènement  du  Messie  et  de  la  religion  chré- 
tienne dans  le  monde  ^.  » 

Il  le  sait  bien,  son  Dieu  est  aussi  le  Dieu  de  toute  la  terre: 
«  Yahweh,  notre  Seigneur,  que  ton  nom  est  admirable  par  toute  la 
terre  ^  !  »  Il  est  le  Créateur  de  l'univers  qui  n'est  qu'un  cantique 
de  louanges  à  l'égard  de  celui  qui  l'a  fait  ^. 

Cependant  Israël  est  un  peuple  privilégié:  il  en  est  fier.  Avec 
raison,  car  il  est  le  seul  élu  parmi  tant  de  peuples  plus  puissants  et 
plus  civilisés.  Election  gratuite,  il  est  vrai,  mais  appuyée  sur  un  con- 
trat par  lequel  Yahweh  a  donné  sa  parole  d'être  le  Dieu  d'Israël  ^. 
Aussi  grande  liesse  en  Israël: 

4  Idée  assez  fréquente  dans  les  hymnes,  les  psaumes  d'action  de  grâces  et  les 
prières. 

5  E.  Mangenot,  DB,  III,  1,  col.  996. 

6  Ps.  8,2. 

"^  Les  mythes  païens  de  la  création  supposent  un  dualisme  et  une  dépendance 
physique  des  principes  (Deimel,  Enuma  Elis,  pp.  72  ss.)  tandis  que  pour  les  psalmistes 
il  a  suffi  d'un  acte  de  la  volonté  divine:  Ps.  32  (33),  9;  73  (74),  12-17.  En  conséquence 
il  y  a  une  subordination  de  la  création  à  Dieu  dont  elle  doit  procurer  la  louange: 
Ps.  18  (19).  Enfin  responsabilité  morale  de  l'homme  devant  Dieu:  Ps.  5,  11;  7,  7; 
9,8  ss.;  10  (11), 5  ss.;  27  (28), 4;  30(31)^18  ss.;  43(44);  55  (56), 8;  56(57), 
6.12;   etc. 

8  Ps.  104(105),8;  105(106),  45;  110  (111), 5.  Sur  le  rôle  qu'a  joué  l'idée  de 
l'alliance  dans  la  formation  du  sentiment  national  en  Israël,  voir  Eichrodt,  Théologie 
des  AT,  t.  I. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  7* 

Glorifiez-vous  de  son  saint  nom 

Que  le  cœur  de  ceux  qui  cherchent  Yahweh  se  réjouisse  ^  ! 

Allégresse   justifiée   d'ailleurs   par  les   faits   et  les   prodiges   opérés   en 

sa   faveur   dans   le   cours    de   son   histoire  ^^   et   dont   l'Israélite,   fidèle 

à   la   recommandation    du   psalmiste,   garde   un   souvenir   impérissable 

malgré  les  vicissitudes  des  événements: 

Souvenez-vous    des    merveilles    qu'il    a    faites 

De  ses  prodiges  et  des  jugements  de  sa  bouche; 

Race   d'Abraham,   son  serviteur. 

Fils  de  Jacob  son  élu. 

C'est  lui,  Yahweh  qui  est  notre  Dieu; 

Ses   jugements    s'exercent   par   toute   la   terre  il. 

Souvent  dans  les  psaumes  revient  ce  motif;  on  peut  dire  qu'il 
tisse  la  trame  des  prières  d'Israël.  Ce  Dieu  universel,  dont  la  pro- 
vidence englobe  l'univers  entier  s'occupe  d'une  façon  toute  spéciale 
de  son  peuple  élu.  C'est  qu'il  se  souvient  du  pacte  et  des  promesses 
décrétées  pour  mille  générations  :  de  l'alliance  contractée  avec  Abraham, 
confirmée  à  Isaac  par  un  nouveau  serment  et  devenue  un  statut  juri- 
dique pour  Jacob  qui  donne  son  nom  au  peuple  élu  ^^. 

Et  toute  l'histoire  d'Israël  est  là  pour  illustrer  cette  fidélité  de 
Yahweh  à  ses  promesses.  Qu'on  lise  les  psaumes  historiques,  les 
psaumes  de  l'action  de  grâces  collective  ou  individuelle:  partout 
transparaît  cette  fierté  nationale  de  l'Israélite;  il  fait  partie  du  peuple 
élu,   de   la   race   d'Abraham,   du   peuple   de   Yahweh. 

Mais,  en  retour,  Israël  s'est  engagé  par  contrat  de  rester  fidèle 
au  Dieu  des  promesses  et  de  garder  intègre  sa  foi  au  milieu  des 
nations  idolâtres,  dont  tous  les  dieux  sont  des  idoles  vaines  ^^.  Aussi 
les  auteurs  inspirés  montrent  un  souci  constant  de  préserver  les  fidèles 
de  l'idolâtrie,  danger  trop  réel  pour  être  passé  sous  silence,  et  ils 
ne  manquent  pas  d'exercer  leur  verve  satirique  dans  la  dérision  des 
idoles  ^^.     Israël  n'a  que  Yahweh  pour  Dieu: 

9  Ps.  104  (105),  3.  — 

10  Ps.  77   (78);   104   (105);   105   (106);   106   (107);   135   (136)    et  ailleurs  passim. 

11  Ps.  104   (105),  5-7. 

12  Ps.  104  (105),  8-10. 

13  Ps.  95   (96),  5. 

14  Pss.  114(115),  4-7;   134  (135),  15-17. 


8*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Écoute,  mon  peuple  je  te  l'ordonne. 

Israël,  puisses-tu  m'écouter  ! 

Il  n'y  aura  pas   chez  toi  un  dieu  étranger 

Et  tu  n'adoreras  pas  un  autre  Dieu: 

Moi  je  suis  Yahweh  ton  Dieu, 

Qui  t'a  fait  sortir  du  pays   d'Egypte  15, 

Mission  sublime  certes  que  celle  de  conserver  le  dépôt  de  la  vraie 
foi  quand  l'humanité  est  abandonnée  à  l'idolâtrie.  Mission  qui  expli- 
que également  le  particularisme  de  la  religion  d'Israël  qui  jusqu'au 
Messie  n'avait  pas  d'ordre  divin  pour  exercer  dans  le  monde  un 
apostolat  de  conversion. 

L'Ancien  Testament  parle,  il  est  vrai,  des  «  étrangers  »  résidant 
au  milieu  du  peuple  et  capables  de  se  convertir  à  sa  religion  en  deve- 
nant des  prosélytes  ^^.  Mais  ce  fut  un  mouvement  sans  grande  impor- 
tance, du  moins  jusqu'au  temps  d'Esdras  et  de  Néhémie  ^^  quand  on 
n'était  plus  si  regardant  sur  le  principe  de  l'appartenance  à  la  race 
et  qu'on  suivait  en  Palestine  le  principe  posé  par  Isaïe  pour  les 
étrangers  reconnaissant  Yahweh  dans  le  pays  d'exil:  observance  des 
préceptes  de  l'alliance  ^^.  Somme  toute,  on  peut  dire  que  s'il  y  avait 
un  moyen  de  s'agréger  comme  prosélyte  à  la  religion  de  Yahweh,  Israël 
n'a  jamais  exercé  un  apostolat  proprement  dit  et  de  vaste  envergure. 

B.    Israël  témoin  de  Yahweh. 

Cette  vocation  d'Israël,  incluse  dans  l'élection  et  l'alliance,  ne 
comportait  pas  la  réprobation  du  reste  de  l'humanité.  Elle  devait 
être,  au  contraire,  la  voie  du  salut  pour  le  monde  entier  ^^.  Et  déjà 
dans  le  temps  présent  elle  plaçait  Israël,  par  rapport  aux  gentils, 
dans  la  situation  d'un  témoin  de  Yahweh.  Témoin  déjà  par  l'affir- 
mation intransigeante  de  sa  foi,  mais  surtout  par  l'illustration  de  son 
histoire. 

15  Ps.  80  (81),  9-11. 

16  Voir  DoLLER,  ProselytenbUder  ans  davidischer  Zeit:  ZMW,  1  (1911),  227-236. 

17  Esd.   6,22;    Neh.    10,29-30. 

18  Is.  56,3-7.  Cette  importance  est  suggérée  par  certains  psaumes  qui  appellent  les 
prosélytes  «  timentes  Dominum»:  113,  19-21  (115,  11-13);  117  (118),  4;  134  (135),  20. 
Surtout  dans  la  diaspora  le  prosélytisme  a  été  notable  (Ricciotti.  Storia  dlsraele, 
2*  éd.  t.  2,  n°  20  ss.)  et  chez  les  Pharisiens  (voir  la  13*  demande  de  la  prière 
Semone   Esre,   dans  Strack-Billerbeck,  IV,   213). 

1^  Gen.  12,3:  Abraham  reçoit  la  bénédiction  pour  que,  en  lui,  soient  bénies  toutes 
les  familles  de  la  terre.  Voir  Heinisch,  Das  Buch  Genesis,  p.  210;  Dennefeld,  Le 
Messianismey  p.  24. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  9» 

Est-il  histoire  plus  étonnante  que  ce  témoignage  de  la  foi  d'un 
petit  peuple  enclavé  entre  les  grands  empires  de  l'antiquité,  l'Egypte 
et  la  Babylonie,  et  donc  sur  la  route  de  communication  entre  les 
grands  centres  de  la  culture  antique  ?  D'un  côté  cette  fidélité  au 
témoignage  était  battue  en  brèche  par  les  restes  des  peuples  idolâtres 
qui  avaient  occupé  la  Terre  promise  avant  l'arrivée  des  Israélites 
et  qui  continuaient  à  exercer  une  influence  néfaste  après  l'occupation 
de  Canaan  ^^.  Mais  le  plus  grand  danger  venait  des  empires  du 
voisinage.  Souvent  la  Palestine  était  le  champ  de  leurs  contestations 
et,  par  suite,  soumise  à  l'influence  de  leurs  civilisations  qui  devaient 
exercer  une  forte  attraction  sur  ce  peuple  rétrograde  à  leur  égard 
en  bien  des  points.  La  lutte  âpre  que  les  prophètes  ont  dû  mener 
en  est  un  témoignage  éloquent  ^^.  Une  chose  est  certaine  :  si  ces 
civilisations  ont  marqué  fortement  de  leur  empreinte  la  Palestine  de 
leur  époque,  elles  n'ont  pas  réussi  à  supplanter  le  monothéisme 
israélite,  ni  même  à  teinter  tant  soit  peu  la  doctrine  religieuse  d'Israël  ^^. 
Au  contraire,  malgré  la  domination  étrangère  et  l'influence  des  civi- 
lisations païennes,  Israël  est  resté  fidèle  à  son  Dieu,  du  moins  dans 
son  ensemble  et  dans  sa  doctrine:  «  Yahweh,  notre  Dieu,  d'autres 
maîtres  que  toi  ont  dominé  sur  nous;  c'est  toi  seul,  ton  nom  que 
nous  célébrons  ^^.  »     Témoignage  sublime  en  face  des  gentils  ! 

Et  les  psalmistes  ont  compris  l'histoire  d'Israël  de  cette  façon: 
Israël  doit  être  de  par  son  élection  et  de  par  l'alliancec  un  témoin 
de  Yahweh.  S'il  est  infidèle  à  sa  mission,  les  châtiments  ne  tardent 
pas  ^*.  S'il  est  fidèle,  Yahweh  ne  tarde  jamais  à  le  secourir:  les 
psaumes   ne  cessent   de  le  redire:    que  les   gentils   attaquent  Israël   et 

20  Même  les  prophètes  auront  encore  à  lutter  contre  les  dangers  de  l'idolâtrie 
autochtone:  voir  Vincent,  Canaan,  pp.  90  ss.;  Chaîne,  Introd.  à  la  Lecture  des 
Prophètes,  pp.  26-32;  Jean,  Jérémie,  sa  Politique,  sa  Théologie,  pp.  26  ss.  ;  Ps. 
105  (106),  34-39. 

21  Pour  la  lutte  contre  les  cultes  étrangers  voir  les  articles  du  P.  Lemon nyer  dans 
la  Revue  des  Sciences  philosophiques  et  théologiques:  La  reine  du  ciel,  1910,  pp.  82- 
103;  Achéra,  1912,  pp.  32-48;  Moloch,  1913,  pp.  432-466;  Les  tisseuses  d'achéra,  1913, 
pp.  726-727. 

22  Voir  Lagrange,  Le  Judaïsme  avant  Jésus-Christ,  pp.  409-414  (Babylone)  ;  414- 
418   (l'Egypte);   418-422   (la  Grèce). 

23  Is.  26, 13.  Il  s'agit  des  oppresseurs  qui  ont,  à  tour  de  rôle,  asservi  le  peuple 
élu,  non  des  faux  dieux  (Dennefeld,  Les  Grands  prophètes:  t.  VII  de  la  Bible  de 
Pirot). 

24  Ps.  88  (89),  31-33.  Il  s'agit  d'un  devoir  résuhant  de  l'alliance,  car  à  l'infidélité 
du  peuple  élu  est  opposée  la  fidélité  de  Yahweh  qui  ne  «  violera  pas  son  alliance  » 
iibid.   34-35). 


10*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Yahweh   Sebaoth   prend   en   main  la   défense   de   son  peuple.     Par  là 

même,  Israël  proclame  devant  les  nations  que  Yahweh  est  Dieu: 

Chantez   à   Yahweh   qui   réside  en   Sion, 
Proclamez  ses  hauts  fails  parmi  les  peuples. 
Car  le  vengeur  du  sang  versé  s'est  souvenu  d'eux: 
Il  n'a  point  oublié  le  cri   des  affligés  ^ô. 

Il  est  évident  que  l'universalisme  de  ces  appels  aux  nations,  de 
ce  témoignage  devant  les  gentils,  n'est  pas  un  appel  à  une  conversion 
à  la  religion  d'Israël.  Ils  sont  plutôt  une  monition  destinée  à  inspirer 
aux  gentils  un  respect  salutaire  pour  les  tenir  éloignés  d'Israël:  con- 
naissant la  puissance  universelle  de  Yahweh,  le  Dieu  d'Israël,  ils 
n'oseront  pas  attaquer  le  peuple  de  ses  préférences: 

Arrêtez,   et  apprenez,   que  c'est  moi   qui   suis   Dieu. 
Je   domine  sur  les  nations,  je  domine   sur  la  terre  26. 

C.     Israël  héraut  du  vrai  Dieu. 

Pourtant  il  est  un  rôle  plus  élevé  encore  dont  témoignent  les 
psaumes  d'action  de  grâces.  Si  déjà  le  suppliant  babylonien,  pour 
gagner  les  faveurs  de  la  divinité,  promet  à  son  dieu  une  louange 
«  parmi  les  nations  lointaines  ^^  »,  l'universalisme  doctrinal  du  psal- 
miste  inspirera  à  celui-ci  un  sentiment  à  tout  le  moins  égal,  certaine- 
ment supérieur  en  richesse  doctrinale.  Il  est  déjà  dans  la  nature 
de  l'action  de  grâces  de  remercier  le  bienfaiteur  par  une  louange. 
Or  le  psalmiste  sait  que  Yahweh  est  le  Dieu  de  toute  la  terre.  De 
ce   fait   il   a    droit   à   l'hommage   universel.      N'est-il   pas   naturel   que 

25  Ps.  9,  12-13.  C'est  le  sens  d'un  bon  nombre  de  textes  universalistes  dans  les 
actions  de  grâces  des  psalmistes  à  l'occasion  d'une  aide  divine  contre  les  ennemis: 
p.  ex.  Ps.  9,8-9;  17  (18), 50-51;  56  (57),  10.  Cette  note  se  retrouve  fréquemment  dans 
les  psaumes  dits  eschatologiques,  quand  il  est  question  du  jugement  universel  de 
Dieu  ou  de  la  libération  de  Jérusalem:  Ps.  47  (48),  11;  74  (75);  75  (76),  11-13.  A 
noter  encore  l'universalisme  du  jugement  de  Dieu  dans  le  groupe  des  psaumes  du 
règne  de  Yahweh:   Ps.  92(93);   95  (96) -98  (99). 

26  Ps.  45   (46),  11;  voir  46  (47),  10;  47   (48),  14-15. 

27  «  Moi  serviteur  de  votre  divinité,  je  célébrerai  votre  grandeur,  je  vous  servirai 
parmi  les  nations  lointaines  »,  dit  une  action  de  grâces  de  la  littérature  religieuse 
d'Assur  (Ebeling,  Keilschrifttexte  aus,  Assur  religiosen  Inhalts,  n°  37).  Pour  d'autres 
textes  semblables  voir  L.  W.  King,  Babylonian  Magic  and  Sorcery^  n.  18.21;  The 
Seven  Tablets  of  Creation,  I,  222;  II,  pi.  75  ss.  A  comparer  surtout  la  finale  de 
l'histoire  du  «  Juste  souffrant  »  babylonien  :  «  Aussi  loin  que  s'étendent  ciel  et  terre, 
que  luit  le  soleil,  que  brûle  le  feu,  que  coule  l'eau,  que  souffle  le  vent  .  .  .  que  tous 
célèbrent  Marduk  »  (Gressmann:  AOT,  281).  Pourtant  la  théologie  israélite  est  bien 
supérieure,  car  nulle  trace  dans  la  Bible  de  cette  faiblesse  religieuse  courante  chez 
les  rois  de  l'antiquité  et  qui  consiste  à  se  concilier  les  dieux  d'une  ville  à  conquérir: 
exemple  pour  Cyrus  le  grand,  voir  le  texte  dans  Jean,  Le  Milieu  biblique^  II,  397. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  H» 

dans  un  splendide  mouvement  lyrique,  il  prête  8a  voix  à  la  louange 
universelle  non  seulement  de  la  créature  inanimée,  mais  encore  des 
hommes  et  qu'il  invite  même  les  gentils  à  rendre  gloire  à  Dieu  ^^  ? 
Il  les  conjure  même  d'apporter  leurs  présents  dans  le  Temple  et 
d'offrir  des  sacrifices  à  Yahweh  ^^. 

La  puissance  de  Yahweh  a  inspiré  aux  psalmistes  d'être  des 
témoins.  Deux  autres  attributs  divins  ont  pareillement  fait  l'objet 
des  chants  d'Israël.  Dans  les  psaumes  nous  nous  trouvons  devant  un 
usage  fréquent  d'unir  la  bonté  et  la  fidélité  dans  la  même  louange  ^^. 
C'est  précisément  cette  bonté  (hesed),  c'est  cette  fidélité  ('emeth) 
à  tenir  les  promesses  faites  qui  inspire  aux  psalmistes  israélites  une 
confiance  inébranlable  ^^  et  c'est  à  elle  que  va  l'action  de  grâces  ^^ 
qui  se  résume  dans  la  formule  liturgique:  «  Rendez  grâces  à  Yahweh, 
parce  qu'il  est  bon,  parce  que  éternelle  est  sa  bonté  ^^.  »  Il  est  donc 
naturel  que,  si  la  puissance  divine  a  inspiré  aux  psalmistes  le  témoi- 
gnage devant  les  nations  païennes,  la  bonté  et  la  fidélité  de  Yahweh 
en  aient  fait  des  hérauts  du  vrai  Dieu  en  invitant  les  gentils  à 
s'associer  à  leur  louange.  Parmi  les  textes  déjà  cités  nous  nous  con- 
tentons de  relever  et  de  commenter  le  psaume  116  (117)  qui  les 
résume  tous: 

Nations,  louez  toutes  Yahweh, 

Glorifiez-le   tous  les  peuples, 

Parce  que  grande  est  sa  bonté  pour  nous 

Et    que   la   fidélité    de   Yahweh   subsiste   à   jamais. 

Ce  psaume,  sans  allusion  historique,  veut  sans  doute  rendre 
grâces  pour  une  manifestation  de  la  bonté  et  de  la  fidélité  divines 
dans  une  intervention  de  Yahweh  en  faveur  du  psalmiste  ou  du  peuple 
d'Israël,  comme  ailleurs  dans  les  psaumes  ^*. 

Pourtant  nombre  de  commentateurs  sont  en  droit  de  dire  que 
la  bonté  et  la  fidélité  de  Dieu  s'entendent  avant  tout  des  bénédictions 
messianiques,  d'autant  plus  qu'une  allusion  historique  fait  ici  com- 
plètement  défaut.     En  conséquence  ces  bienfaits  sont  destinés   égale- 

28  Ps.  17(18),  50;  56(57),  10;  66(67),  2-8;  116  (117),  etc. 

29  Ps.  75  (76),  11-12;  95  (96),  7-10. 

30  Ps.  35(36), 6;  24(25), 10;  39(40), 11;  60(61), 8;  84(85), 11;  88(89), 15. 

31  Ps.  5,8. 

32  Ps!  47  (48),  10;  16  (17), 7;  88  (89), 2. 

33  Ps.  99  (100), 5;  105(106), 1;  106  (107),  1.8. 15.21.31,  etc. 

34  Ps.  24  (25),  10;  39  (40),  11;  60  (61),8,  etc. 


12*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

ment    aux   gentils,   puisqu'ils   sont   invités    à   la   louange.      Et   de   fait 

c'est   dans   le   règne  messianique    que   cette   louange   sera   pleinement 

réalisée  ^^. 

Cette   invitation  somblp.   donc   être  un  appel  à  la  réalisation   des 

espérances   messianiques.      Toujours   est-il   que   pour   les   psalmistes   il 

était   certain   qu'un  jour   «  le  royaume   de   Yahweh  »    devrait   s'établir 

sur  la  terre  et  que  tous  les  hommes  étaient  obligés  de  rendre  compte 

à  Dieu  ^^.     Il  y  aura  même  un  jugement  sur  les  nations  : 

Lève-toi,  Yahweh   dans  ta   colère, 
Dresse-toi  contre  la  rage   de  mes  oppresseurs, 
Soutiens  ma  cause  dans  le  jugement  annoncé. 
Et  l'assemblée  des  nations  va  t'entourer 
Viens  la  présider   du  haut   de  ton  trône: 
Yahweh   est   le   juge   des   peuples  ! 

Or  le  salut  messianique  coïncide  avec  l'avènement  du  règne  de  Yahweh 

dans   la   perspective   prophétique.      Il   est    donc   naturel   que   l'attente 

messianique   soit   à   l'arrière-plan   de  ces  appels   à  la  louange   et  leur 

confère  un  sens  plénier,  puisque  seule  la  réalisation  messianique   de 

la  louange  universelle  répond  pleinement  à  cette  invitation. 

II.  —  LA  CONVERSION  DES  GENTILS 
DANS  LES  PSAUMES  MESSIANIQUES. 

L'universalisme  fondamental  de  la  religion  d'Israël  étant  pro- 
videntiellement restreint  par  le  particularisme  de  l'alliance  afin 
d'assurer  la  conservation  de  la  foi  en  Dieu,  on  ne  peut  s'attendre  à 
une  prophétie  de  la  conversion  des  gentils  en  dehors  de  l'attente  mes- 
sianique, sur  laquelle  se  greffent  les  idées  de  l'économie  du  salut 
promis  après  la  chute. 

Les  premières  pages  de  l'Écriture  contiennent  le  récit  de  cette 
chute  de  l'humanité  avec  la  promesse  de  la  réhabilitation  dans  un 
avenir    lointain    peut-être    et    indéterminé,    mais    certain.      L'inimitié, 

35  Liber  Psalmorum,  p.  245.  Herkenne,  Das  Bach  der  Psalmen:  «Rom  15.11 
zitiert  V.  1  als  Hinweis  auf  die  Universalitât  des  messianischen  Heils,  die  in  der 
betr,  von  Israel  ausgehenden  Aufforderung  keimhaft  ausgesprochen  ist.  »  Notons 
cependant  que  l'union  des  gentils  et  des  Israélites  dans  la  même  louange  n'est  pas 
exprimée  dans  la  lettre:  «  goyim  »  et  «  '  ummim  »  ont  la  même  signification  (voir 
Lagrance,  Epître  aux  Romains,  15,11). 

36  Ps.  5,11;  7,7;  10(11), 5  ss.;  27  (28), 4;  30  (31),  18-19.24;  74(75);  93(94), 
1-2;  124  (125), 3  ss.;  9,8  ss.;  43(44);  55(56), 8  ss.;  56(57), 6.12;  75(76), 8  ss.; 
78  (79), 6  ss.;   88  (89), 39  ss. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  13* 

dont  il  est  question  dans  ces  pages,  n'est  pas  restreinte  aux  premiers 
parents  et  au  tentateurs,  mais  étendue  à  leurs  descendants.  Et  dans 
cette  lutte  qui  s'annonce  séculaire,  c'est  la  descendance  de  la  femme 
qui  remportera  la  victoire  ^,  L'attente  messianique  plonge  donc  ses 
racines  dans  le  paradis  et  se  base  précisément  sur  le  récit  de  la 
chute.  Aussi  nous  y  trouvons  les  thèmes  essentiels  par  lesquels  cet 
espoir  de  la  restitution  s'exprimera  au  cours  des  siècles  en  variantes 
nombreuses:  félicité  paradisiaque  et  lutte  sanglante.  C'est  la  resti- 
tution de  l'humanité  dans  son  intimité  avec  Dieu,  comme  il  en  était 
au  paradis,  et  cela  après  une  victoire  sur  l'ennemi  obtenue  au 
prix   d'une  lutte  sans  merci  ^. 

Or  la  conversion  des  gentils,  dont  nous  avons  la  première  annonce 
dans  la  bénédiction  d'Abraham  ^,  renouvelée  aux  autres  patriarches  ^, 
est,  dès  la  fameuse  prophétie  messianique  de  Jacob,  un  trait  caracté- 
ristique de  l'avènement  des  temps  messianiques  ^.  Il  n'est  donc  pas 
étonnant  que  les  images  symboliques  et  descriptives  courantes  dans 
l'Ancien  Testament  pour  représenter  la  libération  et  la  restitution 
messianiques  s'appliquent  à  la  conversion  future  des  gentils,  c'est-à- 
dire  à  leur  intégration  et  à  leur  condition  dans  la  société  messianique. 
Trois  genres  de  psaumes  nous  donnent  un  écho  de  ces  descriptions 
littéraires.  Il  y  a  d'abord  les  psaumes  du  règne  de  Yahweh,  consi- 
dérés souvent  comme  psaumes  eschatologiques  et  dénommés  en  consé- 
quence; ensuite  les  prières  individuelles  dans  leur  action  de  grâces 
hymnique;  enfin  les  psaumes  qui  décrivent  la  conquête  et  le  règne  du 
Messie   personnel. 

A.    Le  règne  de  Yahweh. 

1.  Il  s'agit  ici  des  psaumes,  messianiques  pour  la  plupart,  mais 
dans  lesquels,  à  la  suite  de  Stade  ®,  on  a  décelé  des  idées  eschatolo- 

1  P.  Heinisch,  Das  Bach  Genesis^  pp.  125-127. 

2  E.  Ceuppens,  Quœstiones  selectœ  ex  Historia  primœva,  2*"  éd.,  Torino,  pp.  222- 
223. 

3  Gen.   12,2-3. 

4  Gen.  26,4   (Isaac)  ;  28,14  (Jacob). 

•^  Gen.  49,10.  Il  n'entre  pas  dans  le  cadre  de  ce  travail  de  faire  une  étude 
critique  de  ce  texte.  Nous  renvoyons  aux  Commentateurs  par  ex.,  P.  Heinisch,  I.e., 
p.   413-14;    Dennefeld,   Le  Messianisme,   pp.   26-27. 

^  Stade,  Die  messianische  Ho§nung  im  Psalter,  dans  Zeitschr.  fur  Theol.  und 
Kirche,  1892. 


14*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

giques  ^.  D'après  eux,  ces  psaumes  chanteraient  l'avènement  du  règne 
de  Yahweh  à  la  fin  des  temps,  la  gloire  de  son  règne  et  le  bonheur 
de  l'humanité.  Ce  serait  une  méprise  de  donner  à  ces  psaumes  une 
occasion  historique,  comme  la  libération  de  Jérusalem.  Il  s'agirait 
de  la  fin  du  monde,  quand  accoureront  les  peuples,  quand  les  mon- 
tagnes se  précipiteront  dans  les  mers,  quand  apparaîtra  la  cité  de 
Dieu  et  quand  Yahweh,  par  un  coup  d'éclat,  mettra  fin  à  toutes  les 
guerres  ^. 

D'après  Mowinckel  ^  ce  groupe  constitue  un  recueil  de  chants 
liturgiques  qui  auraient  été  composés  à  l'occasion  de  ce  qu'il  appelle 
la  fête  liturgique  d'intronisation  de  Yahweh,  à  l'instar  des  intronisa- 
tions royales  usitées  en  Babylonie.  Mais  l'hypothèse  est  dénuée  de 
tout  fondement,  car  cette  fête  n'est  mentionnée  ni  dans  les  parties 
législatives,  ni  dans  les  parties  historiques  de  l'Ancien  Testament,  et 
la  célébration  d'une  telle  fête  sur  les  bords  de  l'Euphrate  n'en  prouve 
pas  l'existence  en  Palestine  ^^.  D'autre  part  Mowinckel  lui-même 
a  vu  le  côté  faible  de  sa  thèse,  puisqu'il  admet  que  son  explication 
suppose  une  dégénérescence  religieuse.  Or  quand  une  religion  perd 
sa  vitalité,  le  développement  normal  dans  les  masses  populaires  con- 
duit à  la  magie  ou  au  rationalisme.  Ce  qui  n'est  certes  pas  le  cas 
pour  Israël.  C'est  donc  un  cercle  vicieux  d'en  appeler  à  la  vitalité  de 
la  foi  populaire:  une  foi  vitale  ne  vide  pas  les  rites  religieux  de 
leur  contenu,  comme  le  suppose  Mowinckel. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  conservons  cette  classification  qui  réunit 
les  psaumes  du  règne  de  Yahweh.  Ayant  pour  objet  la  royauté  de 
Dieu  sur  le  monde  ou  le  règne  messianique,  s'ils  parlent  du  règne  de 
Yahweh  à  venir,  ils  contiennent  une  note  universaliste  et  parlent  de 
la  situation  des  gentils  dans  ce  règne.  Même  s'ils  célèbrent  un  fait 
historique,  la  vision  du  psalmiste  s'étend  parfois  jusqu'à  l'avenir 
messianique,  et  de  ce  fait  ils  rentrent  dans  ce  groupement.     La  cou- 

"^  Une  étude  systématique  en  a  été  faite  par  Gunkel,  Die  Psalmen:  RGG,  4, 
1611  ss.  ;  Die  Psalmen  ilbersetzt  urvd  erklàrt,  1926;  et  surtout,  Einleitung  in  die 
Psalmen,  1933.  Il  a  été  suivi  par  W.  Staerk,  Lynk  (SAT),  2"  éd.  1920  et  R.  Kittel, 
Die  Psalmerii  ûbersetzt  erklàrt,  1925-1926. 

8    Gunkel,  RGG,  4,  1623. 

^  Psalmenstudien  II:  Das  Thronbesteigungsfest  Jahves  und  der  Urprung  der 
Eschatologie. 

i<*    Dennefeld,  Le  Messianisme,  Paris  1929,  p.  258. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  15* 

leur   parfois    eschatologique   des    descriptions    ne   peut    nous    étonner, 
vu  la  superposition  fréquente  des  plans  dans  la  perspective  prophétique. 

2.  Dans  ce  groupe  il  y  a  d'abord  les  cantiques  composés  à 
l'occasion  d'une  victoire  sur  des  ennemis  du  peuple  d'Israël  ou  de  la 
libération  de  Jérusalem  ^^.  Alors  que  les  auteurs  critiques  les  expli- 
quent comme  des  psaumes  eschatologiques,  les  auteurs  catholiques 
leur  assignent  une  occasion  historique  plus  ou  moins  determinable. 
Dans  cette  interprétation,  l'univers alisme  qui  s'exprime  est  celui  de 
la  puissance  divine  qui  se  manifeste  non  seulement  en  Israël,  mais 
s'exerce  contre  les  nations: 

Arrêtez  et  reconnaissez  que  je   suis  Dieu 
Dominant  sur  les  nations,  dominant  sur  la  terre  ^2  t 

Tel  est  le  sens  premier  de  la  plupart  de  ces  textes.  Mais,  pensent 
certains  commentateurs,  «  une  exégèse  demeurerait  trop  superficielle, 
qui  ne  saurait  pas  découvrir  aux  tableaux  du  psaume  une  perspective 
plus  étendue,  un  arrière-fond  messianique,  qui  leur  donne  toute  leur 
ampleur  et  toute  leur  profondeur  de  sens  ^^  ».  Cette  remarque  a 
sa  valeur.  En  effet,  la  délivrance  historique  peut  être  regardée 
comme  le  type  d'une  plus  grande  et  plus  définitive,  qui  est  encore 
attendue.  La  Sion  palestinienne  figure  une  Sion  spirituelle.  En 
conséquence  il  est  possible  que  le  psalmiste  élève  son  regard  vers 
l'avenir  du  règne  universel  de  Yahweh,  dont  la  victoire  finale  est 
représentée  dans  la  victoire  historique. 

Dans  ce  groupe,  le  psaume  46  (47)  a  une  importance  spéciale, 
en  raison  du  v.   10: 

2.  Tous  les  peuples,  battez  des  mains, 
Célébrez  Yahweh  par  des  cris  d'allégresse; 

3.  Car  Yahweh  est  très  haut,  redoutable. 
Grand  roi  sur  toute  la  terre. 

4.  Il  nous  a  soumis  les  peuples 

Et  mis  les  nations  sous  nos  pieds. 

5.  Il  nous  a  choisi  notre  héritage 
La    gloire    de   Jacob    qu'il    aime. 

6.  Dieu   est   monté   avec    des   acclamations, 
Yahweh,  au  son  de  la  trompette. 

11  Ps.  45   (46);   46(47);   47   (48);   75   (76). 

12  Ps.     45  (46),  10-11;     voir     Ps.     46  (47),  11;     47  (48),  11,     louange     universelle; 
75  (76), 8-13. 

13  Cales,  Le  Livre  des  Psaumes^  I,  479. 


16*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

7.  Chantez  à  Dieu,  chantez  ! 
Chantez  à   notre  roi,   chantez  ! 

8.  Parceque  roi   de  toute  la  terre  est  Dieu, 
Chantez  un  hymne. 

0.     Dieu  règne  sur  les  nations 

Dieu   siège    sur   son   trône    saint. 

10.  Les  princes   des  peuples   sont   réunis 
Avec  le  peuple   du   Dieu   d'Abraham  !■*  ; 

11.  Car  ils  sont  à  Dieu  les  puissants  de  la  terre. 
Il   est  très  élevé. 

La  lecture  du  verset  10  a  des  chances  d'être  communément  accep- 
tée ^^.  Dans  ce  cas  nous  avons  une  vue  assez  nette  sur  la  situation  future 
des  gentils  dans  le  règne  messianique,  puisqu'ils  ne  constituent  qu'un 
peuple  avec  le  peuple  israélite.  Le  psalmiste  suppose  la  barrière 
raciale  supprimée  ^^.  Telle  est  l'interprétation  commune  des  exégètes 
tant  de  ceux  qui  se  sont  ralliés  à  l'interprétation  messianique  ^^  ou 
eschatologique  ^^  du  psaume,  que  de  ceux  qui  préfèrent  l'interpréter 
comme  un  cantique  composé  à  l'occasion  d'une  victoire  historique  ^^. 
Dennefeld  écrit:  «[...]  l'unique  conception  messianique  exprimée 
dans  le  psaume  47  et  qui  a  été  reconnue  de  tout  temps  comme  telle, 
est  donc  celle  de  la  conversion  des  païens  ^^.  »  Il  reste  pourtant  un 
doute  possible  sur  l'interprétation  de  ce  verset.  Herkenne  ^^  lit  avec 
les  LXX  «  *im  »  et  traduit  le  niphal  du  verbe  «  'asaph  »  par  «  se 
retirer  »  ;  «  Les  princes  des  peuples  se  sont  retirés  devant  le  Dieu 
d'Abraham.  » 

3.  Il  reste  le  groupe  des  psaumes  "j^O  niiT  :  Yahweh  règne  ^^. 
D'après  Staerk,  cette  introduction  hymnique  signifie  l'avènement  du 
règne   universel   de   Yahweh,   thème   développé    dans   la   suite   de   ces 

1*  C'est  la  lecture  du  Liber  Psalmoram,  combinant  la  leçon  du  TM  «  *  am  »  avec 
celle  des  LXX  «  '  im  »,  supposant  un  des  deux  termes  tombé  par  haplographie. 

15    Cales,  I.e.,  I.  p.  483;  Notscher,  Die  Psalmen,  p.  94. 
.    16    jo.    10,16. 

17  Lagrange:  RB,  1905,  p.  196:  il  s'agit  du  règne  futur  de  Dieu  .  .  .  Aucune 
circonstance  historique,  mais  un  sublime  pressentiment  d'avenir.  Voir  Lib.  Psalm., 
p.  85. 

18  Staerk,  I.e.,  p.  50;  Gunkel,  R.  Kittel,  etc. 

1^  Delitzsch,  Fillion,  Herkenne,  Zorell  après  Cornely  (voir  Psalterium,  p.  111), 
Desnoyers,  Dennefeld,  Gratz,  Briggs,  etc.  Plusieurs  auteurs  reconnaissent  une  perspec- 
tive messianique   (Cales,  1.  e.,  I,  p.  484). 

20  DTC,  art.  Messianisme,  p.  1461;  voir  Cales.  Le,  p.  484  et  Notscher,  Le, 
p.  93. 

21  Herkenne,  Das  Buch  der  Psalmen,  p.  179. 

22  Ps.  92  (93);    95  (96) -98  (99). 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  17* 

psaumes  ^^.  Pour  Gunkel  surtout,  ce  sont  des  psaumes  d'intronisation 
du  règne  final  de  Yahweh.  Par  analogie  à  l'acclamation  qui  accom- 
pagnait l'intronisation  du  roi  ^^,  l'expression  «  Yahweh  est  devenu 
roi  »  indiquerait  que  Yahweh  a  effectivement  inauguré  son  règne 
universel  à  la  fin  des  temps. 

Cette  interprétation  qui  pourrait  peut-être  se  défendre  —  dans 
une  certaine  mesure  —  pour  le  psaume  96  (97),  est  contraire  aux 
autres  psaumes  de  ce  groupe.  En  effet  le  développement  du  thème 
de  la  royauté  de  Yahweh  suppose,  dans  le  psaume  92  (93),  l'inau- 
guration de  ce  règne  dès  la  création,  non  l'inauguration  eschatolo- 
gique:  il  chante  la  puissance  divine  qui  se  manifeste  dans  la  création 
(w.1-4).  La  signification  est  donc:  Yahweh  est  devenu  roi  et  il 
continue  d'exercer  sa  royauté  ^^.  De  même  le  thème  du  psaume  95 
(96)  est  celui  du  jugement  de  Yahweh  sur  le  monde,  donc  de  son 
gouvernement,  et  le  jugement  n'est  pas  le  jugement  eschatologique, 
mais  celui  qui  a  été  inauguré  dès  la  création  ^^.  Aucune  trace  d'un 
règne  eschatologique  dans  le  psaume  98  (99),  qui  chante  la  sainteté 
et  la  justice  du  règne  de  Yahweh.  Seul  le  psaume  96  (97)  semble 
attendre  pour  l'avenir  un  avènement  du  juge  universel.  Encore  les 
images  de  la  théophanie  ne  sont  pas  nécessairement  celles  de  la  théo- 
phanie  eschatologique  ^^.  Si,  dans  ces  psaumes,  il  y  a  une  attente  de 
l'avenir,  c'est  l'attente  de  l'avenir  messianique. 

Quant  à  l'universalisme,  il  est  un  des  traits  caractéristiques  de 
ces  psaumes.  Les  principaux  textes  invitent  toutes  les  terres  à  chanter 
Yahweh  ^^,  les  familles  des  peuples  à  le  louer  ^^,  et  affirment  que 
Yahweh  règne  sur  toute  la  terre  et  gouverne  avec  justice  ^^.  C'est 
l'application  de  la  théologie  universaliste  du  psautier.  Universalisme 
qui  regarde  l'état  présent  des  choses,  Yahweh  gouvernant  le  monde 
entier  dès  la  création  et  ayant  droit  à  la  louange  universelle  ^^.  Mais 
le  psaume  95  (96)  semble  regarder  plus  loin.     Partant  du  règne  actuel 

23  Staerk,  I.e.,   p.  5L 

24  2  Sam.  15,10;  2  Reg.  9,13. 

25  Lib.  Psalm.,   p.  190. 

26  Ps.  95  (96)  ,10. 

27  Voir  Ps.  17  (18), 8-16. 

28  Ps.  95(96),1;  96  (97),  1.12;  97  (98),  4-6. 

29  Ps.  95  (96), 4. 
Ps.  92  (93),  1-2;  95  (96),  13;  96  (97),  6. 10. 11;  97  (98), 9;  98(99),L4. 


30 


31  Ps.  95  (96)  ,4. 


18*  REVUE   DE   L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

de  Yahweh,  il  entrevoit  l'avènement  du  règne  de  l'avenir,  donc  du 

règne  messianique  ^%  quand  il  demande  aux  gentils,  dans  une  strophe 

hymnique,  de  rendre  à  Dieu  gloire,  offrandes  et  sacrifices: 

Rendez  à  Yahweh,  familles  des  peuples. 
Rendez   à    Yahweh    gloire   et   puissance; 
Offrez  à  Yahweh  la  gloire  de  son  nom. 
Offrez  un  sacrifice  et  entrez  dans   ses  parvis, 
Adorez   Yahweh    dans   l'ornement    sacré. 
Tremble   devant  lui,  toute   la   terre; 
Annoncez  parmi  les  nations  :   Yahweh  règne  33  f 

B.    Les  prières. 

Les  prières  ou  lamentations,  soit  individuelles,  soit  collectives, 
forment  de  loin  la  partie  la  plus  nombreuse  du  Livre  des  Psaumes. 
Après  l'invocation  du  nom  de  Yahweh,  le  psalmiste  fait  un  exposé 
de  ses  misères  et  de  ses  besoins,  adresse  à  Dieu  sa  supplication  avec 
un  acte  de  confiance  et  termine  sa  prière  par  un  action  de  grâces. 
C'est  pourquoi  il  existe  relativement  peu  de  prières  dans  le  psautier 
qui  ne  renferment  au  moins  quelques  lignes  de  reconnaissance 
pour  la  bonté  de  Yahweh.  Or,  en  Israël,  l'action  de  grâces  est  prin- 
cipalement un  «  sacrifice  de  louange  »,  et  chanter  un  cantique  d'action 
de  grâces,  c'est  avant  tout  publier  la  grâce  de  Yahweh  parmi  les 
hommes  ^*.  Nous  avons  noté  dans  la  première  partie  de  cette  étude 
que  la  reconnaissance  du  psalmiste  Israélite  tend  souvent  à  englober 
les  païens  dans  sa  louange  ou  fait  du  moins  la  promesse  de  publier 
la  grâce  reçue  parmi  les  nations.  Il  nous  reste  à  relever  ici  les  pas- 
sages de  certaines  prières  dans  lesquelles  le  psalmiste,  après  l'exposé 
du  thème  et  l'appel  à  la  bonté  divine,  entonne  sans  transition  appa- 
rente, en  un  style  d'allure  hymnique,  une  action  de  grâces  messia- 
nique. Alors  il  ne  se  borne  pas  à  promettre  une  louange  parmi  les 
gentils  et  il  ne  se  contente  pas  d'exprimer  une  invitation  aux  païens 

32  P.  95  (96),  11-13.  —  «  Auf  die  Zukunft  bezieht  sich  nur  der  dritte  Teil,  Gottes 
Erscheinen  zum  Gericht.  Trotzdem  hait  man  den  Psalm  gem  fiir  eschatologisch,  weil 
Jahwes  Konigtum,  von  Urzeit  an  bestehend,  in  der  Endzeit  besonders  machtvoU  in 
Erscheinung  trete  »   (Notscher,  I.e.,  p.  193). 

33  Comparer  Is.  60, 6-10. 

34  Ps.  9,  15;  21  (22),  26;  34  (35),  18;  39  (40),  10-11;  50  (51),  17,  etc.  En  cela 
la  psychologie  de  la  prière  est  universelle:  elle  se  retrouve  dans  les  autres  religions. 
Il  nous  suffira  de  citer  la  promesse  d'action  de  grâces  dans  une  prière  à  Istar  (Dhorme, 
Choix  de  Textes  religieux  assyro-babyloniens,  p.  356  ss.):  «Et  moi  près  des  humains 
je  glorifierai  ta  divinité  !  »   (Trad.  Dhorme,  1. 102.) 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  19* 

de  s'associer  à  la  sienne.  Sachant  qu'un  jour  les  nations  reviendront 
au  service  de  Yahweh  et  lui  rendront  une  louange  effective,  il  adresse 
à  Dieu  une  prière  de  hâter  l'avènement  de  ces  temps  et  se  complaît 
à  décrire  ce  retour  à  la  religion  universelle  de  Yahweh.  Elévation 
de  pensée  sublime  unique  dans  les  religions  de  l'antiquité  ^^.  Sous 
le  présent  titre  nous  réunissons  les  psaumes  56  (57);  85  (86);  101 
(102;);  137  (138). 

1.  Le  psaume  56  (57)  est,  dans  la  première  partie,  une  prière 
et  un  acte  de  confiance  suivis  d'une  action  de  grâces  anticipée  con- 
tenant la  promesse  de  louange  parmi  les  nations  (vers.  10)  avec  le 
refrain    (vers.   6.12): 

Elève   ta    gloire    au-dessus    des    cieux,   Elohim, 
Et  que  ta  gloire  soit  sur  toute  la  terre. 

Littéralement  il  n'est  probablement  question  dans  ce  refrain  que  de  la 
puissance  divine  qui  domine  l'univers  ^^.  Des  exégètes  pensent  pour- 
tant à  la  manifestation  messianique:  «  Le  poète  supplie  Dieu  de 
manifester  sa  grandeur  [  .  .  .  ]  de  faire  briller  sa  gloire  sur  toute  la 
terre  ;  en  d'autres  termes,  d'inaugurer  son  règne  sur  toute  la  terre  » 
(Cales,  Le,  p.  555). 

2.  Plus  certaine  est  la  portée  messianique  de  la  prière  exprimée 
dans  le  psaume  66  (67)  : 

Que  Dieu  nous  soit  favoraible  et  qu'il  nous  bénisse 
Qu'il  fasse  briller  sur  nous   sa  face. 
Afin    que    l'on    connaisse    sur    terre    sa    voie 
Parmi  toutes  les  nations  son  salut  ^7. 

Que  les  nations  exultent  et  trésaillent 

De  ce  que  tu  guides  les  peuples  avec  droiture 

Et   que  tu  gouvernes  les  nations   de  la  terre. 

Que   les  peuples  te   louent,   ô   Dieu  ! 

Oui,  que  les  peuples  te  louent  tous  ! 

35  Pour  l'étude  de  ce  genre  de  psaumes  nous  renvoyons  à  Gunkel,  Einleitung  in 
die  Psalmen.  —  On  trouvera  une  étude  sur  les  hymnes  et  les  prières  babyloniennes 
dans  Jastrow,  Die  Religion  Babyloniens  und  Assyriens,  I,  393-552.  —  Une  étude  com- 
parative sur  les  hymnes  babyloniens  et  les  psaumes  d'Israël  a  été  faite  par  R.  G. 
Castellino,  Le  Lamentazioni  individuali  e  gli  Inni  in  Babilonia  e  in  Israele,  Turin 
1939. 

36  Comme  Ps.  8,2;  112  (113),  4;  148,  13.  «  Der  Dichter  spricht  in  poetischem 
Pathos,  das  nach  Vers  11  zu  bemessen  ist;  er  denkt  hier  nicht  an  Mission  oder 
Heidenbekehrung  »    (Nôtscher,  Das  Buch  der  Psalmen,  p.  112). 

37  Avec  la  Pesittô  3*  p.  sing,  au  lieu  de  la  2*  p.  dans  le  TM. 


20*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

La  terre  a  donné  ses  fruits: 

Dieu,  notre  Dieu  nous  a  bénis. 

Que  Dieu  nous  bénisse  et  qu'on  le  craigne 

Jusques  aux  confins  de  la  terre  ! 

Les  Pères,  tant  grecs  que  latins,  interprètent  le  v.  7,  qui  parle  des 
fruits  de  la  terre,  dans  le  sens  strictement  messianique,  comme  un 
futur  prophétique  ^^.  Mais  les  exégètes  regardent  ce  psaume  comme 
une  action  de  grâces  pour  la  cessation  d'une  sécheresse  et  d'une  sté- 
rilité ^^  :  les  gentils,  témoins  de  la  bonté  et  de  la  puissance  de  Yahweh, 
qui  exauce  les  prières  d'Israël,  seront  engagés  par  là  à  abandonner  leurs 
idoles  impuissantes   à  les   secourir  *^. 

De  fait,  «  la  connaissance  des  voies  de  Yahweh  et  de  son  salut  '^^  » 
indique  que  le  psalmiste,  partant  de  la  bénédiction  temporelle  à 
l'occasion  de  la  moisson,  s'élève  à  la  moisson  spirituelle  et  messianique, 
pour  laquelle  il  demande  la  bénédiction  divine.  De  la  sorte  «  il 
désire  et  fait  prévoir  le  règne  de  Dieu  messianique,  annoncé  par  les 
prophètes  ^^  ».  Certes  le  psalmiste  a  conscience  que  ce  règne  ne  devien- 
dra effectif  qu'aux  temps  messianiques.  Aussi  ne  demande-t-il  pas 
cette  bénédiction  pour  l'apostolat  actuel  d'Israël,  mais  pour  celui 
de  l'Israël  messianique  et  supplie  tout  au  plus  le  Maître  de  la  mois- 
son de  hâter  la  venue  de  ces  temps.  En  tous  cas,  ce  psaume  est  un 
témoignage  pour  la  conscience  en  Israël  d'un  rôle  messianique  à 
remplir  à  l'égard  des  gentils  et  qui  consiste,  en  attendant,  dans  la 
prière. 

3.  Plus  expressive  encore  est  l'action  de  grâces  hymnique  du 
psaume  85   (86)   8-10: 

Nul,  parmi  les  dieux,  ne  t'égale,  ô  Adonaï; 

Personne  qui  fasse  des  œuvres  semblables'  aux  tiennes  ! 

Toutes  les  nations  que  tu  as  faites  viendront 

Se   prosterner    devant   toi.   Seigneur, 

Et  rendre  gloire  à  ton  nom. 

Car  tu  es  grand  et  tu  opères  des  prodiges. 

Toi  seul,  tu  es  Dieu. 

38  Soit  Jésus  (fructus)  issue  de  Marie  (terra)  :  saint  Jérôme,  Breviarium  in 
Psalmos,  PL  26,  1011;  soit  l'œuvre  messianique:  la  vertu  (fructus)  sur  la  terre  spi- 
rituelle: saint  Athanase,  Expositio  in  Psalmos;  Eusèbe;  Saint  Hilaire,  Tractatus 
super  Psalmos;   etc. 

39  Comme  les  Ps.  64    (65),  10-14;   84   (85),   12-14. 

^*^  Delitzsch,  Biblischer  Kommentar  iiber  die  Psalmen,  in  h.  1.;  Ch  Brigcs  and 
E.  Grace,  A  Critical  and  Exegetical  Commentary  of  Psalms,  in  h.  1. 

41  Voir  Is.  2,2-3;    Mich.  4,1-2. 

42  Cales,  Le,  I,  p.  633. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  21* 

C'est  un  sublime  acte  de  foi  que  cet  hymne  sur  la  puissance  et  la 
divinité  de  Yahweh  au  milieu  de  la  prière  d'un  homme  souffrant  et 
persécuté.  La  puissance  universelle  et  l'unicité  de  Yahweh  exigent 
le  culte  universel.  Aussi,  dans  sa  reconnaissance  et  son  action  de 
grâces  anticipée,  il  exprime  à  tout  le  moins  le  vœu  que  ce  culte 
devienne  effectif,  s'il  ne  fait  pas  une  annonce  positive  du  fait  ^^.  Tou- 
jours est-il  que  le  psalmiste,  dans  une  action  de  grâces  débordante 
entrevoit  et  souhaite  pour  la  glorification  de  Yahweh  la  réalisation 
du  rétablissement  de  l'universalisme  religieux  tel  qu'il  était  au  début 
de  l'humanité  et  qui  est  une  des  notes  caractéristiques  des  temps 
messianiques.  Cette  idée  est  exprimée  encore  ailleurs  dans  les  psaumes: 
21  (22),  28;  65  (66),  4;  86  (87);  101   (102),  20-21. 

4.  Une  action  de  grâces  semblable  est  faite  par  l'auteur  du 
psaume  137  (138),  dans  son  invitation  à  la  louange  (vv.  4-6)  à  la 
suite  d'un  bienfait  obtenu: 

Ils   te   rendront   hommage,   Yahweh,   tous   les   rois   de   la   terre 
Quand  ils  auront  entendu  les  paroles  de  ta  bouche 
Et  ils  chanteront  les  voies  de  Yahweh: 
Vraiment   grande   est   la    gloire    de   Yahweh  ! 

Certains  exégètes,  comme  Gunkel  et  Notscher,  interprètent  ces  versets 

dans  le  sens  d'une  invitation  adressée  aux  gentils   de  participer   à  la 

louange  reconnaissante  du  psalmiste  à  l'égard  de  Yahweh,  parce  qu'ils 

ont  été  les  témoins  de  la  puissance  et  de  la  volonté  divines  de  sauver 

le  suppliant  conformément  à  ses  promesses.     Cette  pensée  serait  alors 

apparentée    à    celle    des    psaumes    46    (47),    2;    116    (117),    1.      Elle 

serait    plutôt    une    hyperbole    lyrique    que    l'expression    de    l'attente 

messianique. 

Calés   pourtant   interprète   ainsi:    «  Un  jour,   les   rois   des   nations 

se  convertiront  au  vrai  Dieu  en  voyant  quelles  promesses  il  avait  faites 

par    ses    prophètes    et    comment    il    les    a    merveilleusement    réalisées. 

Ils  chanteront  sa  gloire,  sa  condescendance  pour  les  petits   [  pour  son 

petit   peuple,   Israël,   en   particulier  ]    et   son  jugement   sévère   sur   les 

43  Notons,  en  passant,  que  la  traduction  du  w*yiqtol  au  sens  de  et  ils  se  proster- 
neront n'est  pas  classique  (JoiJON,  Grammaire,  119  y,  note  1).  La  forme  est  plutôt 
celle  du  jussif  (JoiJON,  ibid.,  116  b).  D'ailleurs,  même  le  vœu  pour  la  réalisation 
suppose  la  connaissance  du  fait  attendu. 


22*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

orgueilleux  [  sur  les  grands  empires,  enflés  de  leurs  victoires,  de  leurs 
richesses  et  de  leur  puissance  ]  ^^.  » 

5.  Le  psaume  101  (102)  présente  un  caractère  spécial.  Lamen- 
tation individuelle  dans  la  première  (2-12)  et  la  troisième  partie 
(24-29),  il  devient  dans  la  deuxième  une  lamentation  collective  d'Israël 
sur  les  ruines  de  Sion,  dont  le  psalmiste  espère,  avec  une  confiance 
assurée,  la  restauration  certaine  ^'\  Et  il  exprime  la  foi,  comme  sou- 
vent ailleurs  dans  les  psaumes,  que  «  les  nations  révéreront  le  nom 
de  Yahweli  et  tous  les  rois  de  la  terre  sa  gloire  quand  Yahweh 
rebâtira  Sion  »,  donc  à  la  vue  des  prodiges  opérés  en  faveur  d'Israël 
et  de  la  Cité  sainte  ^^.  Plus  loin  la  foi  du  psalmiste  exprime  la 
certitude  de  la  libération   (w.  20-21)   et  qu'alors 

Le  nom  de  Yahweh  sera  publié  en  Sion, 

Et  sa  gloire  à  Jérusalem, 

Quand  les  peuples  se  réuniront 

Et  les  royaumes  pour  servir  Yahweh. 

C'est  dire  que  la  prédication  des  prophètes  sur  le  rôle  messianique 
de  Sion  "^  est  connue  du  psalmiste  :  pour  que  la  Cité  sainte  puisse  être 
la  métropole  du  culte  universel  de  Yahweh  dans  les  temps  mes- 
sianiques, il  faudra  que  Dieu  restaure  Sion,  gémissante  à  présent 
dans  de  lamentables  ruines. 

6.  Conclusion.  —  Ces  différents  textes  nous  montrent  d'un  côté 
les  nations  venant  pour  partager  la  foi  d'Israël  et  servir  son  Dieu,  de 
l'autre  Israël  au  centre  de  cet  universalisme  et  Sion  la  métropole 
religieuse  du  monde.  Remarquons  cependant  qu'il  ne  s'agit  pas  d'un 
sentiment  activement  missionnaire,  comme  si  Israël  cherchait  à  con- 
duire les  hommes  à  Dieu.  Ces  textes  expriment  la  foi  dans  le  trésor 
destiné  à  l'humanité  et  qui  lui  a  été  confié.  Ils  affirment  haute- 
ment que  Dieu  est  toujours  prêt  à  entendre  toute  prière  humaine  et 
à  communiquer  sa  connaissance  et  son  salut  à  tous  les  hommes, 
ce  qui  se  réalisera  certainement  lors  de  la  restitution  de  la  Sion 
messianique. 

44  L.C.,  II,  p.  543;  voir  Pannier,  p.  543. 

45  Lamentation   individuelle  ou   collective,  voir  à  ce   sujet  les  commentaires. 

46  Ps.  101  (102),  16.  —  Pour  la  référence  de  l'hommage  universel  aux  prodiges 
opérés,  voir  85  (86), 9-10;  116  (117);  137  (138),4-6  et  les  textes  au  sujet  de  la  libé- 
ration de  Jérusalem  et  de  l'avènement  du  règne  de  Yahweh  vus  plus  haut. 

47  Voir  Is.  2,2  ss.;  60,3  ss. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  23* 

C.    Le  Messie  personnel. 
Remarques  préliminaires. 

Les  psaumes  qui  nous  intéressent  ici,  parce  qu'ils  contiennent 
une  note  univers aliste,  sont  les  cinq  psaumes  suivants:  2;  21  (22); 
44  (45);  71  (72);  109  (110).  Deux  de  ces  psaumes,  21  et  44,  con- 
tiennent une  indication  spéciale  sur  la  conversion  future  des  gentils. 
Ils  parlent  d'une  race  nouvelle,  dont  le  Messie  sera  le  chef,  inaugu- 
rant une  société  religieuse  nouvelle,  dans  laquelle  il  n'y  aura  plus 
de  distinction  entre  Israélites  et  gentils.  En  raison  de  cette  précision 
sur  la  condition  des  gentils  convertis,  nous  les  considérerons  à  part 
dans  la  troisième  partie  de  cette  étude. 

Pour  nous,  ensuite,  il  peut  être  secondaire  qu'un  psaume  soit 
considéré  directement  ou  seulement  typiquement  messianique.  Dans 
les  deux  cas  les  textes  ont  valeur  de  preuve,  car  pour  les  Apôtres, 
qui  citaient  ces  textes,  ils  prouvaient  également. 

Enfin  il  nous  importe  peu  qu'on  regarde  un  psaume  comme 
étant  à  l'origine  un  chant  profane  en  l'honneur  d'un  roi  d'Israël. 
Leur  place  dans  le  canon  nous  indique  que  l'auteur  inspiré,  qui  en 
a  fait  un  psaume  de  l'Ecriture,  a  eu  en  vue  le  sens  religieux,  qui 
en  l'occurrence  est  le  sens  messianique.  Ceci  est  dit  sans  préjudice 
de  l'opinion  plus  commune  admettant  que  l'auteur  a  pu  se  servir 
dans  ses  descriptions  d'images  et  d'exemples  contemporains. 

1.     Le  Messie  conquérant:    Ps.  2  et  109  (110), 

Dans  ces  psaumes  le  Messie  nous  apparaît  comme  un  roi  d'Israël 

idéalisé,    et    l'universalisme    s'y    exprime    à    la    façon    d'une    conquête 

guerrière  du  monde  entier  ou  d'un  gouvernement  sur  les  gentils  réduits 

à   la  vassalité.     Dans  le  psaume  2,  7-9,  cette   entreprise   de  conquête 

et  la  répression  des  révoltes  sont  basées  sur  le  droit  conféré  par  un 

décret  divin: 

Je  vais  promulger  le  décret  de  Yahweh 

Yahweh '*8  m'a  dit:  Tu  es  mon  fils; 

Moi-même   aujourd'hui,  je   t'ai   engendré. 

Demande-le   et   je   te   donnerai   les   nations   comme   héritage. 

Et  pour   domaine   les   extrémités   de   la   terre. 

*8    Avec  les  LXX  pour  rétablir  le  rythme  ternaire  du  psaume. 


24*  REVUE   DE   L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

Tu  les   gouverneras  ^^  avec  un  sceptre  de  fer 
Et  comme  le  vase  du  potier  tu  les  briseras. 

Avec  l'origine  divine  du  Messie  ^^,  ces  versets  affirment  son  droit   au 

gouvernement   universel   et   identifient   le   règne    du    Messie    au   règne 

de  Yahweh.     Ce  règne  universel  revient  au  Messie  à  titre  d'héritage; 

le  monde  entier  est  son  domaine,  sa  possession. 

Certains  exégètes  interprètent  ces  versets  comme  une  flatterie 
courante  dans  le  style  des  cours  royales  en  Orient,  et  les  comparant 
à  la  littérature  inspirée  par  le  culte  des  rois  en  Babylonie.  Mais 
si  ces  exagérations  avaient  un  sens  dans  la  bouche  d'un  sujet  baby- 
lonien par  rapport  à  son  souverain,  il  n'en  va  pas  de  même  en  Israël. 
Les  rois  de  Babylone  avaient  un  puissant  empire  et  une  force  militaire 
redoutable,  capable  de  conquérir  le  monde  dans  le  sens  de  l'anti- 
quité ^^,  tandis  que  les  espérances  d'Israël  n'ont  jamais  poussé  plus 
loin  les  frontières  de  leur  empire  que  de  la  «  Grande  Mer  »  jusqu'au 
«  Fleuve  »,  c'est-à-dire  de  la  Méditerranée  jusqu'à  l'Euphrate,  de 
Bersabée  jusqu'à  Dan,  du  Torrent  d'Egypte  jusqu'à  l'entrée  d'Emath  •^^. 
On  peut  dire  qu'une  telle  prétention  pour  un  roi  d'Israël  de  l'histoire 
eût  été  trop  ridicule,  tandis  que  l'on  sait  par  ailleurs  que  cette 
espérance  est  une  des  caractéristiques  essentielles  du  royaume  mes- 
sianique. 

L'appartenance  des  gentils  au  royaume  du  Messie  est  décrite  sous 
la  forme  de  la  soumission  à  un  roi  politique.  Le  gouvernement  du 
Messie  est  un  gouvernement  puissant  qui  brisera  toutes  les  tentatives 
de  rébellion  d'une  façon  sanglante.  L'image  descriptive  est  connue 
dans  la  législation  orientale  pour  marquer  la  volonté  et  la  puissance 
de  faire  exécuter  la  loi  ^^. 

Pareillement  l'intégration  des  gentils  dans  le  royaume  messianique 
est  décrite  comme  une  conquête  guerrière: 

4^     «tir   '  em  »    avec   les   LXX,   Pesittô,   Jérôme    (d'après   l'hébreu). 

50  Vaccari  maintient  la  filiation  physique  pour  le  texte,  malgré  les  textes  paral- 
lèles babyloniens  apportés  par  P.  Paffrath.  Der  Titel  «  Sohn  der  Gottheit  »  bed  den 
Babyloniern  (Or.  Stud.,  Fr.  Hommel  gew.  Mitteil.  Vorderas.  Gesellsch.,  21  (1927), 
vol.  I,  p.  157  ss.)  en  faveur  d'une  filiation  métaphorique.  Voir  Vaccari,  De  Messia 
Filio  Dei  in  Veteri  Testamento,  dans  Verb.  Dom.,  15   (1935),  48-55;  77-86. 

51  Kaupel:   Th.  Gl,  1923,  p.  42  s. 

52  1  R'eg.  5,1.  Voir  Landersdorfer,  Die  Bâcher  der  Konige,  p.  35;  Ez.  47,  15; 
Deut.   1,6-8. 

53  Code  de  Hammourabi  XXVIII  r,  24-39:  «Que  Nergal,  le  fort  d'entre  les  dieux, 
le  héros  sans  pareil  [  .  .  .  ]  le  mette  en  pièces  de  son  arme  puissante  et  fracasse  ses 
membres  comme  un  vase  d'argile  ».  Gressmann  :  AOT  410. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  25* 

Le   Seigneur   est   à   ta   droite: 

Il  brisera  les  rois  au  jour  de  sa  colère. 

Il  jugera  les   nations,   accumulera  les   cadavres. 

Il  brisera  les  têtes  par  toute  la  terre. 

Il  boira  au  torrent  sur  le  chemin. 

C'est   pourquoi   il   relèvera   la   tête  ^*. 

Dans  la  bataille  qui  se  livre  pour  l'avènement  du  règne  mes- 
sianique, Yahweh  assiste  son  Messie:  au  jour  de  sa  colère  il  brise 
les  rois,  tient  jugement  sur  les  nations,  accumule  les  cadavres,  brise  les 
têtes  de  partout.  Dans  les  récits  orientaux  qui  chantent  les  combats 
des  rois  et  leurs  victoires  nous  rencontrons  fréquemment  ces  descrip- 
tions sanglantes  ^^. 

Quant  à  la  signification  de  ces  textes,  voulue  par  Dieu  qui  a 
inspiré  le  psalmiste,  il  ne  peut  exister  de  doute  possible.  Ils  enten- 
dent décrire  avant  tout  l'extension  universelle  du  règne  messianique, 
tradition  certaine  de  l'attente  messianique  en  Israël.  Les  symboles  de  la 
description  sanglante  et  guerrière  sont  une  adaptation  à  la  men- 
talité contemporaine  du  thème  de  la  lutte  contenu  dans  la  prophétie 
messianique  du  protévangile.  Cette  lutte,  présentée  alors  comme  une 
défense  contre  les  morsures  du  serpent,  est  ici  une  conquête  guerrière 
à  la  façon  des  campagnes  orientales.  Symbolisme  bien  compréhen- 
sible aux  Israélites  pour  en  avoir  été  eux-mêmes  si  souvent  et  les 
auteurs  et  les  victimes.  La  réalisation  messianique  donnera  la  pleine 
lumière  sur  le  sens  de  cette  lutte  entre  les  deux  règnes  qui  se  dispu- 
tent la  domination  sur  cette  terre. 

2.     Le  Messie-Roi  pacifique  du  psaume  71    (72). 

Tandis  que  les  deux  psaumes  précédents  supposent  le  règne  de 
David  comme  arrière-plan  de  la  composition,  le  psaume  71  emprunte 
ses  images  à  la  splendeur  du  règne  de  Salomon.  Voici  comment 
s'exprime  dans  ce  cadre  l'universalisme  du  règne  messianique: 

Il    dominera    d'une    mer   à    l'autre. 

Du  Fleuve  jusqu'aux  extrémités  de  la  terre. 

Devant  lui   se  prosterneront  tous   ses  ennemis  ^^ 

Et  ses  adversaires  mordront  la  poussière. 

Les  rois  de  Tharsis  et  des  îles  offriront  des  présents, 

Les   rois   des  Arabes  et  de  Saba   apporteront  des  offrandes: 

£^4    Ps.    109  (110), 5-7. 

^5    Voir  G.  Closen,   ITege  in  die  Heilige  Schrift,  p.  218. 

5^     «  Sarîm  »,  en  raison  du  parallélisme. 


26*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Et  tous  les  rois  se  prosterneront  devant  lui, 
Toutes   les   nations   le    serviront. 


Son  nom  sera  béni  à  jamais 

Tant  que  luira  le  soleil  son  nom  se  perpétuera 

Et  en  lui  seront  bénies  toutes  les  tribus  de  la  terre. 

Toutes  les  nations  le  proclameront  bienheureux  ^^. 

Déjà  les  deux  premières  strophes,  avec  les  thèmes  de  la  justice 
et  de  la  paix,  placent  le  Roi  dans  la  perspective  messianique  et  la 
durée  perpétuelle  de  son  règne  est  une  résonnance  non  équivoque 
de  la  prophétie  messianique  de  Nathan  ^^. 

Mais  après,  chose  inouïe  dans  les  annales  des  rois  d'Israël,  comme 
pour  l'auteur  du  psaume  2,  les  domaines  de  ce  Roi  ne  s'étendent 
plus  seulement  de  la  Grande  Mer  jusqu'au  Fleuve,  mais  d'une  mer 
jusqu'à  l'autre,  et  du  Fleuve  jusqu'aux  extrémités   de  la  terre. 

C'est  donc  l'universalisme  le  plus  absolu  qui  s'exprime.  Et  pour 
dire  qu'il  s'agit  d'une  domination  plus  effective  que  celle  de  droit, 
chantée  par  les  hymnes  de  louange  ou  les  psaumes  du  règne  de 
Yahweh,  le  psalmiste  décrit  la  vassalité  des  peuples  et  des  rois  païens 
en  les  faisant  affluer  au  trône  du  Messie.  S'ils  ont  résisté,  ils  sont 
soumis  et  mordent  la  poussière  ^^.  Tous  apportent  des  présents  et 
des  dons,  signes  de  leur  vassalité  et  de  la  suzeraineté  du  Roi-Messie. 

La  prostration  dans  la  poussière  est,  en  effet,  une  image  bien 
orientale,  souvent  représentée  dans  les  bas-reliefs  babyloniens  et 
égyptiens.  Il  en  est  de  même  pour  le  tribut  que  doivent  apporter 
les  peuples  vaincus  ^^.  Les  étrangers  viennent  de  Tharsis.  C'est  la 
Tartessus  de  la  mystérieuse  Espagne,  colonie  phénicienne  célèbre  par 
ses  mines  d'or  et  qui  avait,  dans  les  imaginations  sémites,  le  prestige 
d'un  eldorado  antique  ^^.  Ils  viennent  des  îles.  Ils  s'agit  des  îles  de 
la  mer  Egée  jusqu'aux  rivages  de  l'Europe  ^^.  Viennent  aussi  les  rois 
des   Arabes,   du   pays    des   Sabéens  ^^   et   les   rois   de   Saba,   région   de 

57  Liber   Psalmorum. 

58  2   Sam.   7,16. 

59  Thème  des  Ps.  2  et  109  (110). 

60  Gressmann:   AOB,  73-75.  87.  125-127. 

61  Cales,  Lés  Psaumes,  I,  p.  685. 

62  Voir  les  frontières  de  l'empire  messianique  d'après  Isaïe,  60,  5-9. 

63  Allusion  à  la  reine  des  Sabéens  qui  visita  Salomon. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  27* 

l'Afrique  ^*.      C'est,    à    ne    pouvoir    s'y    méprendre,    l'universalité    du 
monde   dans   le   langage    de   l'Ancien   Testament. 

Et  le  psalmiste  voit  dans  cette  soumission  universelle  au  Messie- 
Roi  la  réalisation  des  promesses  faites  aux  patriarches:  toutes  les 
nations  seront  bénies  en  lui  ^^,  d'après  le  verset  17  du  psaume.  Il 
nous  donne  cet  avertissement  pour  nous  dire  que  ces  descriptions  à 
couleur  politique  visent  une  réalité  d'intérêt  religieux,  se  trouvant 
dans  la  ligne  des  bénédictions  antiques  relatives  aux  temps  mes- 
sianiques. Et  que  cet  universalisme  se  réalisera,  non  pas  sous  l'impul- 
sion d'un  roi  quelconque  d'Israël,  mais  sous  l'égide  du  grand  Roi 
davidique  attendu  pour  l'avenir,  sous  l'égide  du  Roi-Messie. 

III.  — LA  CONVERSION  À  UNE  NOUVELLE 
SOCIÉTÉ  RELIGIEUSE. 

Les  textes  du  psautier  que  nous  avons  réunis  jusqu'ici  établis- 
sent solidement  la  conclusion  suivante:  Israël  attendait  pour  les  temps 
messianiques  le  rétablissement  de  l'universalisme  religieux,  comme 
il  en  était  aux  origines.  Ayant  seul  conservé  la  vraie  foi  dans  le 
monde,  il  sera  le  centre  vers  lequel  afflueront  les  gentils  lors  de  leur 
retour  au  service  de  Yahweh,  seul  et  unique  Dieu.  Et  ce  retour 
apparaît  dans  la  perspective  prophétique  comme  une  conversion  à  la 
foi  d'Israël. 

Un  autre  point  qui  ressort  de  l'analyse  des  textes  est  que  l'artisan 
de  la  conversion  n'est  pas  Israël,  mais  le  Messie.  Les  textes  qui  ne 
parlent  pas  du  Messie  personnel,  semblent  envisager  la  conversion 
comme  un  retour  spontané  des  gentils  vers  la  foi  d'Israël,  générale- 
ment à  la  vue  des  prodiges  et  des  hauts  faits  éclatants  de  Yahweh 
en  faveur  de  son  peuple  lors  de  l'avènement  des  temps  messianiques  ^. 
Nulle  part  il  n'est  question  dans  ces  passages  d'un  apostolat  actif 
d'Israël  auprès  des  gentils  pour  les  amener  à  se  convertir  ^. 

Les  psaumes  du  Messie  personnel,  par  contre,  présentent  cette 
conversion  comme  l'œuvre  du  Messie.     Les  moyens   d'expression  sont 

64     D'après  Gen.   10,6-28,  région  africaine  peuplée  par  les  Chamites.     On  a   pensé 
à  Meroe  de  l'ancienne  Ethiopie   (Jos.,  Ant.,  II,  10.2). 
6r.     Gen.   22,18.   —   Ps.   71  (72),  17. 

1  Ps.    137  (138), 4-6;    101  (102),  13-23;     85  (86), 8-10;     116(117);     65(66),     1-8; 
45(46),9-12;    75  (76), 11-13;   97(98),  1.4.6. 

2  H.   H.  Rowley,   The  Missionary  Message  of  the  Old  Testament,  London   1945, 
p.    32. 


28*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

des  images  et  des  symboles  em.pruntés  à  la  royauté  historique 'd'Israël. 
En  effet,  c'est  le  Messie  qui,  par  ses  conquêtes  guerrières,  amènera 
les  gentils  à  passer  sous  l'obédience  de  son  règne,  en  sorte  que  son 
influence  s'étendra  sur  toute  la  terre,  réunissant  toutes  les  nations  dans 
un  empire  unique,  puisqu'elles  viennent  se  prosterner  devant  le  trône 
du  Messie  en  signe  d'allégeance  et  apportent  le  tribut  de  leur 
vassalité  ^. 

Pourtant  nous  avons  dans  le  psautier  deux  psaumes  précieux 
povir  l'objet  de  notre  étude.  Deux  psaumes  qui  apportent  les  cor- 
rectifs utiles  à  une  interprétation  erronnée  des  symboles  employés 
par  les  psalmistes  et  des  précisions  plus  explicites  sur  deux  points 
déjà  acquis:  Israël,  centre  du  monde  messianique  et  le  Messie,  artisan 
de  la  conversion  des  gentils.    Il  s'agit  des  psaumes  21  (22)  et  86  (87). 

L'interprétation  erronnée  des  prophéties  du  passé  était  fort  pos- 
sible. Qu'il  y  ait  eu  des  méprises  en  Israël  sur  le  sens  de  ces  pro- 
phéties il  ne  peut  y  avoir  de  doute.  La  littérature  apocalyptique 
et  rabbinique  ^  est  là  pour  nous  l'attester,  de  même  que  la  pensée 
et  l'attitude  des  Apôtres  au  temps  de  Notre-Seigneur  nous  documen- 
tent sur  la  foi  populaire.  C'est  pourquoi  nous  jugeons  les  précisions 
contenues  dans  ces  deux  psaumes  souverainement  importantes  pour 
l'interprétation    des    prophéties    contenues    dans    les    autres    psaumes. 

Le  psaume  21  précise  d'une  part  le  rôle  du  Messie  comme  auteur 
de  la  conversion  messianique  parce  qu'il  explique  la  conquête  du 
monde  non  pas  à  la  manière  de  guerres  politiques,  mais  par  ses 
propres  souffrances  méritoires.  La  guerre  sanglante,  c'est  lui-même 
qui  la  livre,  dans  son  âme  et  dans  son  corps.  Et  la  cause  déter- 
minante de  la  conversion,  qui  est  ailleurs  les  prodiges  opérés  en  faveur 
d'un  Israélite  ou  du  peuple  d'Israël,  est  ici  précisée  en  ce  sens  qu'il 
s'agit  de  la  passion  du  Messie  et  des  prodiges  opérés  par  Yahweh  en 
faveur  de  celui  qui  résume  dans  sa  personne  tout  Israël. 

3  Ps.  2;   44  (45),  4-6;   71  (72), 8-11;    109  (110), 5-7. 

4  Henoch,  XCI,  9;  Ps.  de  Salomon,  7,36-37;  9,16.17.19;  10,5;  et  surtout  le 
Ps.  17, 1.  3. 26.  etc.  —  A  ce  sujet  on/  consultera  avec  avantage  Lagrange,  Le  Judaïsme 
avant  Jésus-Christ.  —  Pour  le  rabbinisme,  voir  Strack-Billerbeck,  Kommentar  zum 
Neun  Testament  aus  Talmud  und  Midrasch,  III,  81.120-121.126.  139-140.261;  IV, 
32. 35. 847. 852  ;  J.  Bonsirven,  Le  Judaïsme  palestinien  au  Temps  de  Jésus-Christ,  I, 
pp.  407  ss. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  29* 

D'autre  part  le  Messie  libéré,  qui  convoque  d'abord  les  Israé- 
lites à  prendre  part  à  son  action  de  grâces,  puis  les  gentils,  annonce 
qu'il  est  le  Père  d'une  nouvelle  race,  qui  n'est  plus  la  race  d'Abrabam, 
mais  la  race  du  Messie.  Il  inaugure  donc  une  nouvelle  société  reli- 
gieuse, ce  qui  présuppose  l'abrogation  de  l'ancienne  alliance,  annon- 
cée d'ailleurs  clairement  par  les  prophètes,  et  la  constitution  d'une 
nouvelle  alliance,  dans  laquelle  le  salut  messianique  sera  annoncé 
aux  générations  à  venir. 

En  second  lieu  nous  avons  le  psaume  86.  Il  chante  les  gloires 
de  Sion,  métropole  du  monde  messianique.  La  vassalité  décrite  dans 
les  autres  psaumes  n'est  pas  une  vassalité  politique,  mais  unique- 
ment spirituelle  en  ce  sens  que  pour  recevoir  la  lumière  et  le  salut, 
les  gentils  doivent  se  rendre  à  Sion.  Mais  là  ils  acquièrent  le  droit 
de  cité  au  même  titre  que  les  citoyens  de  naissance.  Le  critère  d'appar- 
tenance à  la  société  messianique  sera  donc  un  autre  que  celui  de  la 
naissance  physique,  et  le  code  ancien  qui  régissait  la  situation  des 
étrangers  en  Israël  sera  remplacé  par  un  code  nouveau.  Ici  encore  la 
conversion  des  gentils  suppose  l'ancienne  alliance  abrogée  et  une 
nouvelle  alliance  constituée. 

Ces  précisions  plus  explicites  sur  la  conversion  future  des  gentils 
justifient  la  préférence  accordée  à  ces  deux  prophéties,  objet  de  notre 
étude   dans   les   pages   qui   suivent. 

A.    Le  psaume  21   (22). 

Parmi  les  psaumes  messianiques,  le  psaume  21  occupe  une  place 
à  part  en  raison  de  la  conception  spéciale  qu'il  présente  du  Messie. 
Tout  comme  le  Serviteur  de  Yahweh  dans  Isaïe,  il  rompt  la  tradition, 
sans  la  supprimer  d'ailleurs,  pour  le  présenter  non  plus  comme  un 
Messie  conquérant  et  dominateur,  mais  comme  un  juste  souffrant. 
Et  ce  qui  nous  intéresse  plus  particulièrement  ici,  son  œuvre  mes- 
sianique est  le  résultat  de  sa  passion.  L'annonce  de  la  conversion 
des  gentils,  fruit  de  la  passion  du  Messie,  est  si  évidente  que  les 
maîtres  de  l'école  critique  la  regardent  comme  une  interpolation  ou 
bien  ils  nient  l'unité  de  composition  et  le  sens  messianique. 


30*  REVUE   DE  L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

§   1.     Unité   et   messianisme  du  psaume, 

1.  Une  première  partie  (2-22)  décrit  la  passion  du  Juste,  les 
douleurs  intérieures  de  l'âme  (2-12),  puis  les  douleurs  corporelles 
(13-22). 

Il  se  plaint  d'être  abandonné  de  Dieu,  d'être  frustré  de  l'espé- 
rance et  du  secours  accordé  aux  pères  (2-6)  ;  de  plus,  au  lieu  d'être 
exaucé,  il  est  «  un  ver  et  non  un  homme  »,  donc  dans  l'abjection 
la  plus  profonde;  aussi  on  se  moque  de  lui;  on  le  ridiculise  de  ce 
qu'il  met  sa  confiance  en  Yahweh  malgré  tout,  sachant  que  dès  sa 
naissance  il  est  un  objet  de  la  providence  particulière  de  Dieu  (7-11); 
aussi  il  répète  son  appel  au  secours  (12). 

La  description  des  douleurs  corporelles  énumère  les  tourments 
infligés  par  les  ennemis  qui  sont  des  «  taureaux  »,  un  «  lion  »,  des 
«chiens»:  sa  force  est  perdue  comme  l'eau  qui  s'écoule;  c'est  la 
souffrance  de  la  soif;  ce  sont  les  affres  de  la  mort:  «  in  pulverem 
deduxisti  me  »  ;  ses  mains  sont  percées  et  il  peut  compter  tous  ses 
os;  les  bourreaux  partagent  ses  vêtements  en  vue  de  sa  mort  pro- 
chaine (13-19).  Suit  la  répétition  suprême  d'un  angoissant  appel 
au  secours  (20-22). 

Dans  la  deuxième  partie  le  ton  change:  c'est  un  cantique  d'action 
de  grâces,  dont  le  contenu  suit  le  schéma  habituel  dans  ce  genre 
de  psaumes:  promesse  de  louanges  et  appel  à  la  louange  (23-24); 
motif,  récit  du  bienfait  (25);  variante  sur  le  thème  de  la  louange: 
elle  sera  officielle  et  accompagnée  d'un  banquet  (26-27)  ;  suit  la  pro- 
phétie de  la  conversion  des  gentils  (28-30)  et  le  Juste  libéré,  chef 
d'une  génération  nouvelle,  publiera  à  celle-ci  la  louange  et  la  «  justice 
de  Yahweh  ». 

2.  Bien  que  le  ton  soit  différent  dans  les  deux  parties,  jusqu'au 
siècle  dernier  on  n'a  pas  mis  en  doute  l'unité  du  psaume.  Duhm  ^, 
devant  la  prophétie  de  la  conversion,  fruit  des  souffrances  du  Juste, 

5  Duhm,  Dos  Buch  der  Psalmen,  p.  22.  —  Pour  l'étude  de  ce  psaume  nous 
citons,  outre  les  commentaires  habituels:  J.  Corluy,  De  Christi  satisfactione  vicaria, 
psalmus  21  (22),  2.  1884,  111-133;  V.  Rose,  Psaume  XXII,  dans  Revue  bibl  4  (1895), 
411-420;  Lagrange,  Notes  sur  les  psaumes  messianiques,  dans  Revue  bibl.,  14  (1905), 
52-53;  L.  Durr,  Ursprung  und  Ausbau  der  israelitischen,  judischen  Heilandserwartung, 
Berlin  1925,  pp.  151-152;  L.  Dennefeld,  Messianisme,  dans  DTC,  10,  1929,  col.  1505- 
1506;  A.  Vaccari,  De  libris  didacticis  VT.,  Rome  1929,  pp.  118-121;  F.  Ceuppens, 
De  Prophetiis  messianicis  in  Antiquo   Testamento,  Rome   1935,  pp.  359-381. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  31* 

le  divise  en  deux  psaumes  distincts,  la  première  partie  constituant, 
à  son  avis,  le  psaume  primitif.  Il  a  été  suivi  par  Cheyne  ^,  Kautzsch 
Bertholet  ^,  la  Bible  du  Centenaire^,  Cependant  la  majorité  des  cri- 
tiques reconnaissent  l'inanité  de  ces  tentatives  et  maintiennent  l'unité 
de   composition   avec   tous   les    auteurs   catholiques  ^. 

En  effet,  le  rythme  est  le  même  dans  les  deux  parties  du  psaume 
et  vouloir  séparer  l'action  de  grâces  de  l'invocation  du  secours  divin 
c'est  méconnaître  la  psychologie  de  la  prière  et  les  procédés  litté- 
raires de  composition  dans  ce  genre  de  psaumes  ^^. 

Quant  à  l'époque  de  la  composition,  elle  est  plus  difficile  à  déter- 
miner. Suivant  le  titre,  la  tradition  l'a  généralement  attribué  à 
David  ^^,  tandis  que  les  critiques  proposent  une  date  postérieure, 
Duhm  le  reporte  même  à  l'époque  des  Hasmonéens.  Parmi  les  catho- 
liques, Bède  le  vénérable  le  place  au  temps  des  prophètes,  suivi 
par  le  cardinal  Meignan  et  Dennefeld  ^^. 

Suivant  en  cela  les  rabbins  du  moyen  âge,  les  protestants  moder- 
nes ^^  l'interprètent  comme  les  chants  du  Serviteur  de  Yahweh  dans 
Isaïe.  Il  s'agit  de  la  collectivité  du  peuple  d'Israël  souffrant  dans 
l'exil  et  dont  les  souffrances  aboutiront  pour  le  peuple,  comme  pour 
les  nations,  au  règne  messianique  universel.  Mais  cet  essai  d'inter- 
prétation allégorique  conduit  fatalement  à  des  absurdités  ^^,  et  les 
versets  23  et  26  excluent  le  sens  collectif,  le  sujet  du  psaume  s'opposant 
aux  «  frères  »,  c'est-à-dire  au  peuple  ^^. 

6     Cheyne,  Origin  and  religious  content  of  the  Psalms,  1891. 

'^    Kautzsch-Bertholet,   Die  HI.   Schrift  des   Alien   Testamentes,   Tubingen    1922, 
11,  p.  143. 

8     Marti   et   Briggs    distinguent   même   quatre   fragments   combinés   ensemble. 

^     Voir,  par  exemple,  Kittel  et  Gunkel  dans  leurs  commentaires. 
i<^    Voir   W.   Staerk,   Lyrik   (SAT),   p.   184;    Gunkel,   Einleitung   in   die  Psalmen, 
p.  247  ss. 

11  Et,  avec  elle,  la  généralité  des  auteurs  catholiques:  Corluy,  Lesêtre,  Fillion, 
Knabenbauer,  Herkenne,  etc.  De  même  les  auteurs  non  catholiques  jusqu'au  siècle 
dernier. 

12  Voir  Dennefeld,  Messianisme,  dans  DTC,  t.   10,  col.   1505-1506, 

13  Pour  l'exposé  des  opinions,  nous  renvoyons  à  F.  Ceuppens,  De  Prophetiis  mes- 
sianicis,  pp.  375-380. 

14  Voir  Staerk,  Lyrik,  p.  185. 

1'^  Il  parle  aussi  de  sa  mère,  de  son  cœur,  de  son  palais  (10.  15.  16),  de  la 
répartition   de   ses   vêtements. 

Au  sujet  de  la  discussion  sur  le  sens  collectif  ou  individuel  des  chants  du 
«  Serviteur  de  Yahweh  »  dans  Isaïe,  problème  analogue  à  celui  du  psaume,  nous 
renvoyons  aux  ouvrages  suivants:  A.  Vaccari,  /  carmini  del  «  Servo  di  Jahve  ».  Ultime 
risonanze  e  discussioni,  dans  Miscellanea  Biblica,  2  (Roma  1934),  216-244;  J.  Fischer, 


32*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

En  raison  de  quoi  Delitzsch,  après  Théodore  de  Mopsueste^^, 
pense  à  David  même,  comme  sujet  du  psaume  et  type  du  Messie. 
Cependant  l'hyperbole  dans  la  description  des  souffrances  et  les  résul- 
tats qui  en  découlent  est  si  forte  que  la  généralité  des  auteurs  catho- 
liques, même  s'ils  regardent  le  sens  typique  possible,  inclinent  plutôt 
au  sens  messianique  direct  et  exclusif  comme  étant  plus  probable  ^^. 

De  fait,  si  certains  détails  peuvent  fort  bien  convenir  à  un  type, 
l'ensemble  du  tableau  des  souffrances  ne  saurait  être  celui  d'un 
personnage  historique  de  l'Ancien  Testament  sans  une  hyperbole  exa- 
gérée, mais  il  convient  excellemment  au  Messie  ^^.  Si  la  tradition 
juive  a  ignoré  le  messianisme  du  psaume,  cela  ne  fait  que  prouver  une 
fois  de  plus  combien  la  révélation  du  Messie  souffrant  était  inacces- 
sible à  la  mentalité  Israélite  et  n'a  jamais  pénétré  l'âme  juive. 

Enfin  la  conversion  des  gentils,  annoncée  comme  un  fruit  de  la 
passion  du  Juste  souffrant,  constitue  un  élément  essentiel  de  l'avenir 
messianique,  puisque  l'Ancien  Testament  ne  reconnaît  ni  au  peuple 
d'Israël,  ni  à  aucun  personnage  de  l'ancienne  alliance  une  mission  de 
conversion.  Au  contraire,  on  l'a  toujours  considérée  en  Israël  comme 
une  des  caractéristiques  de  l'avenir  messianique  ^^. 

§  2.     La  prophétie  de  la  conversion  des  gentils. 

L'action  de  grâces  promet  d'abord  la  louange  divine  dans  le 
cercle  restreint  d'Israël  (vers  23-27),  accompagnée  d'un  sacrifice 
auquel   participent   les   pauvres.     Ensuite    (à   partir   du   verset  28)    le 

Wer  ist  der  Ebed  ?,  dans  Altl.  Abh.,  8,  4/5  (Munster  i.  W.  1916)  ;  F.  Ceuppens,  De 
Prophetiis  messianicis  in  A.T.,  274-339;  J.  S.  van  der  Ploeg,  Les  Chants  du  Serviteur 
de  Jahvé,  Paris  1935;   Gressmann,  Der  Messias,  Gôttingen  1929,  308-339. 

1^  C'est  la  description  des  souffrances  de  David,  non  de  celles  du  Messie,  en 
raison  du  verset  2  :  «  verba  delictorum  meorum  ».  L'on  sait  qu'il  fut  condamné  par 
le  2®  concile  de  Constantinople  et  que  d'après  le  texte  original  il  ne  s'agit  pas  de 
«  péchés  »,  cf.  ci-dessous  note  18. 

1'^     Voir  Lagrange,  Notes  sur  le  Messianisme,  dans  Revue  bibl.,  14  (1905),  51. 

is  Les  difficultés  qu'on  a  soulevées  contre  le  sens  messianique  direct  ne  sont  pas 
concluantes.  L'on  sait  que  les  «  verba  delictorum  meorum  »  sont  une  erreur  de  tra- 
duction de  la  Vulgate,  et  l'expression  «  jour  et  nuit  »  du  verset  3  signifie  une  prière 
continuelle.  Par  contre,  la  justice  du  Juste  de  ce  psaume  n'est  pas  celle  de  David 
dans  les  autres  psaumes  davidiques.  Là  il  est  question  d'une  justice  relative  (supé- 
rieure à  celle  des  ennemis  comme  Saiil,  Absalom,  Doeg,  etc.),  celle  du  psaume  21  est 
absolue.  De  plus  il  s'y  montre  une  humilité  qui  n'est  pas  l'apanage  des  justes  de 
l'Ancien  Testament  et  l'absence   de  tout  sentiment  de  vengeance   a  de  quoi  étonner. 

1^  Ceci  vaut  surtout  si  l'on  considère,  ainsi  que  nous  le  dirons  plus  loin,  la  con- 
version des  gentils  comme  le  fruit  de  la  passion  du  Juste,  que  l'on  admet  donc,  comme 
dans  le  chapitre  53  du  livre  d'Isaïe,  une  relation  de  causalité. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  33* 

regard  du  Juste  s'étend  aux  confins  de  la  terre  et  il  voit  les  nations 
revenir  à  Dieu.    Le  texte  de  ce  passage  est  le  suivant: 

28.  Elles  se  ressouviendront  et  se  convertiront  a  Yahweh 
Toutes  les  extrémités  de  la  terre; 

Et  devant  lui  se  prosterneront 
Toutes  les  familles  des  nations. 

29.  Car   à   Yahweh   appartient  le   règne. 

Et  c'est  lui   qui  domine  sur  les  nations. 

30.  Lui  seul  sera  adoré  par  ceux  qui  dorment  dans  la  terre. 

Devant  lui   se  prosterneront  tous   ceux   qui   descendent   dans  la  poussière. 
Et  mon  âme  vivra  pour  lui. 

31.  Ma   postérité  le  servira. 

Elle  racontera  d'Adonaï  à  la  race  (32.)  à  venir 
Et  on  annoncera  sa  justice  au  peuple  à  naître: 
Oui,  Yahweh  a  fait  cela  20, 

1.  Le  verset  28.  —  «  Les  extrémités  de  la  terre  »  désignent  habi- 
tuellement, dans  les  psaumes,  les  peuples  du  monde  entier,  pratique- 
ment les  gentils.  D'ailleurs  le  parallélisme  explique:  ce  sont  les 
«  familles   des  nations  ». 

Ces  gentils  «se  ressouviendront»,  en  hébreu:  «  yizk'rû  »  se  res- 
souvenir d'une  chose  passée  ^^.  Très  souvent  l'infidélité  des  pécheurs 
est  appelée  «  un  oubli  de  Dieu  ^^»  et,  pour  l'auteur  du  psaume  43  (44), 
21,  le  paganisme  est  censé  être  un  oubli  de  Dieu.  Si  donc  le  psalmiste 
dit  que  les  gentils  se  ressouviendront  de  Dieu,  il  a  en  vue  le  mono- 
théisme primitif  de  l'humanité  qui  actuellement  est  oublié  dans  la 
gentilité.  Fait  qui  est  raconté  dans  les  onze  premiers  chapitres  de  la 
Genèse  quand  l'auteur  expose  comment  les  Caïnites  font  d'abord 
défection  ^^,  puis  les  Sethites  ^*  ;  et  puis  c'est  le  déluge,  premier  essai 
de  redressement  universel.  Après  la  faillite  de  cet  essai,  c'est  la  voca- 
tion d'Abraham,  qui  aura  pour  mission  de  maintenir  sur  terre  la  con- 
naissance du  vrai  Dieu.  Mais  elle  marque  pour  les  gentils  la  con- 
sécration définitive  de  leur  oubli,  ne  leur  laissant  la  «  bénédiction  » 
que  dans  un  avenir  très  lointain.  Quant  à  Israël,  il  n'a  jamais  oublié 
complètement  son  Dieu,  malgré  toutes  les  vicissitudes  humaines  ^'^ 
et  il  a  conservé  la  tradition  du  retour  futur  des  gentils  à  la  vraie  foi. 

20  Les  versets  30  à   31   sont   certainement   corrompus   dans   le  texte   massorétique. 
Nous  suivons  la  restitution  du  Liber  Psalmorum,  p.  37. 

21  Par  exemple,   des  œuvres  de  Dieu,  Ps.   104   (105),  5. 

22  Ps.  9,  18;  43   (44),  21;   49   (50),  22. 

23  Exprimée  par  le  rappel  de  la  cruauté  et  de  la  polygamie   (Gen.  4,23-24). 

24  Gen.  6,1-2;   voir  Heinisch,  Dos  Buch  Genesis,  p.  161. 

25  Ps.  43(44),2L 


34*  REVUE   DE   L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

Ce  retour  vers  Dieu  est  exprimé  par  le  verbe  «  sûb  »,  terme 
habituel  pour  exprimer  le  retour  à  Dieu  après  l'abandon  de  la  foi 
en  Yahweli  et  la  pratique  du  culte  des  idoles  -^\  L'idée  exprimée  par 
le  verset  28  est  donc  la  suivante:  comme  ils  ont  abouti  à  l'oubli 
complet  de  Yahweb,  en  glissant  dans  la  polythéisme,  les  gentils 
feront,  à  la  suite  du  Juste  souffrant  et  dans  le  cadre  de  son  action 
de  grâces,  le  chemin  inverse  du  retour  à  Yahweh,  se  ressouvenant  de 
leur  religion  primitive. 

2.  Le  verset  29.  —  «  Car  à  Icahweh  appartient  le  règne,  c'est 
lui  qui  domine  sur  les  nations.  »  Plutôt  qu'une  dépendance  de 
causalité  le  «  kî  »  du  verset  29  signifie  l'effet  obtenu  ~^  :  alors  se 
réalisera  de  nouveau  le  règne  de  Yahweh  qui  lui  appartient  de  droit 
depuis  toujours. 

Il  n'est  donc  pas  nécessaire  de  nier  la  relation  de  causalité  de 
la  conversion  avec  la  première  partie  du  psaume  parce  que  le  verset 
indiquerait  comme  cause  du  retour  le  domaine  souverain  de  Dieu  ^^. 
En  effet,  l'action  de  grâces  est  toujours  motivée  par  le  bienfait  accordé, 
et  si  le  psalmiste  l'entonne  avant  d'avoir  été  favorisé  par  l'obtention 
de  la  grâce,  c'est  parce  qu'il  est  à  l'avance  certain  d'être  exaucé.  Le 
droit  de  souveraineté  absolu  de  Yahweh  n'est  pas,  en  soi,  la  cause  de 
ce  retour.  Même  sous  le  régime  du  paganisme  ce  droit  n'a  pas  cessé 
d'exister.  Un  grand  nombre  de  psaumes  contiennent  cette  doctrine 
du  souverain  domaine  de  Dieu  sur  toute  la  terre  et  tous  les  hommes  -^, 
mais  aucun  de  ces  textes  n'est  suivi  de  cette  conversion  des  gentils. 
Par  contre,  les  textes  du  psautier  qui  en  parlent,  la  font  dériver  du 
Messie  et  de  son  œuvre.  Il  en  est  ainsi  ici.  Dans  la  première  partie 
le  psalmiste  expose  et  décrit  les  souffrances  du  Messie,  dans  la  seconde 
il  entonne  le  chant  d'action  de  grâces  qui  sera  particulièrement  solen- 
nel. Et  si  dans  ce  contexte  il  voit,  à  la  façon  d'Isaïe  •^^,  les  peuples 
revenir  à  Dieu,  c'est  que  ce  retour  est  causé  par  l'œuvre  du  Juste. 
Il  nous  semble  donc  que  c'est  trop  peu  que  d'affirmer:  le  peuple  pro- 
se    Voir  2  Chron.  6,24;   Os.  5,4;   Is.  10,21;   Jer.  1,27;   3,12.14;   etc. 

27  A    l'origine,    le    «  kî  »    a    le    sens    démonstratif:    voir    Brockelmann,    Grundriss 
der  semitischen  Sprachen,  II,  p.   111.     Comparer  encore  Ps.  43  (44)  20. 

28  Lagrange,   dans  Revue   blbi.,   14    (1905),   51. 

29  Surtout  les  psaumes  du  «  règne  de  Yahweh  »,  cf.  ci-dessus  IL  3.  p.  16  *. 

30  Dans    les    chants    du    Serviteur    de    Yahweh    la    relation    de    causalité    entre    la 
passion   du   Messie  et  la  conversion  des  gentils  est   plus  explicitement   affirmée. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  35* 

clame,  à  l'occasion  de  la  libération  du  Messie  souffrant,  la  puissance 
de  Yahweh,  si  bien  que  les  nations  pourront  comprendre  que  Yaîiweli 
est  le  seul  Dieu  auquel  tous  doivent  venir  '^^.  Il  y  a  donc  entre  cette 
action  de  grâces  qui  prédit  la  conversion  des  gentils  et  la  passion  du 
Messie,  plus  qu'un  simple  lien  d'occasion,  il  y  a  une  relation  de  causa- 
lité qui  n'existe  pas  dans  les  autres  interventions  divines,  si  éclatantes 
soient-elles,  et  donc  capables  de  montrer  aux  païens  la  puissance 
de  Yahweh. 

3.  Le  verset  30ab  affirme  l'extension  de  la  louange  aux  défunts. 
L'hébreu  lit: 

Ils  mangent  et  se  prosternent  tous  les   gras   de  la  terre, 

Devant  lui   s'inclinent  tons   ceux  qui   descendent  dans  la  poussière. 

Les  LXX  et  la  Vulgate  suivent  également  cette  lecture.  Mais  les  cri- 
tiques modernes  sont  d'accord  pour  voir  dans  le  premier  verbe  une 
lecture  fautive  et,  au  lieu  de  «  âkîû  »,  ils  lisent  «  âk  lô  yistahawû  ». 
De  mênie  «  disnê  »  semble  être  une  lecture  fautive,  et  les  exégètes 
préfèrent  «  y^'sênê  »  :  «  ceux  qui  dorment  dans  la  terre,  ce  qui  est 
aussi  conforme  aux  lois  du  parallélisme:  non  seulement  les  vivants, 
mais  aussi  les  morts  reconnaîtront  Yahweh  •'-. 

4.  Les  versets  30c  et  31  parlent  de  la  vie  future  du  Messie  dans 

sa    postérité.      Nous    avons    suivi,    dans    la    traduction,    la    lecture    du 

Liber  Psalmorum,  basée  sur  la  tradition  des  Septante: 

Et  mon  âme  vivra  pour  lui. 
Ma    postérité    le    servira. 

C'est  une  conclusion  analogue  à  celle  du  psaume  44  (45),  17: 

A  la   place  de  tes  pères   seront  tes   fils; 
Tu  les  établiras  princes  de  toute  la  terre. 

Dans  les  deux  textes  il  est  question  d'une  race  nouvelle,  la  race 
messianique  qui  sortira  du  Messie  et  de  son  œuvre.  Lui-même  sera 
l'initiateur  de  la  louange  messianique  qui  se  perpétuera  dans  sa  postérité 
et  les  gouvernants  de  la  race  messianique  seront  pris  dans  la  postérité 
du  Messie,  non  dans  la  race  d'Israël  comme  telle.     Ces  passages  envisa- 

31     Lacrange,  1.  c,  p.  51. 

•^-  Voir  1  Pet,  3,19;  «(...]  In  quo  [  Christo  ]  etiam  his  qui  in  carcere  erant 
spiritibus  veniens  praedicavit  »  ;  ou  encore  saint  Paul:  Phil.  2,10:  «Ut  in  nomine 
Jesu  omne  genu  flectatur  cœlestium,  terrestrium  et  infernorum.  » 


36*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

gent  donc  la  constitution   d'une  nouvelle  société   religieuse  pour  per- 
pétuer sur  terre  le  service  divin.     Ce  que  le  psaume  21   contient  en 
plus,   c'est   qu'elle   sera   le   fruit   de   la   passion   du   Messie  ^^    . 
5.     31b-32.  —  On  parlera  de  Yahweh  à  la  race  à  venir 

Et  on  annoncera  sa  justice  au  peuple  à  naître; 
Oui,  Yahweh   a   fait   cela. 

C'est  dans  cette  nouvelle  société  messianique  que  se  fera  la 
publication  et  la  propagation  du  nom  de  Yahweh.  Le  message  que 
l'on  transmettra  est  indiqué  dans  le  stique  parallèle:  c'est  l'évangile 
de  la  justice. 

Or  «  la  justice  de  Yahweh  »  est,  dans  l'Ancien  Testament,  le 
terme  technique  pour  désigner  le  salut  promis  par  Dieu,  c'est-à-dire 
la  Rédemption,  et  cela  surtout  dans  Isaïe  et  dans  les  psaumes  ^^. 
L'œuvre  de  Dieu  qui  fera  l'objet  de  la  prédication  dans  la  posté- 
rité spirituelle  du  Messie,  c'est  l'exécution  des  promesses  faites  aux 
ancêtres  se  réalisant  dans  la  passion  du  Juste  souffrant.  Une  fois  de 
plus  nous  constatons  le  lien  intime  qui  existe  entre  la  Passion  dans 
la  première  partie  et  l'action  de  grâces  dans  la  seconde  partie  de  ce 
psaume.  On  peut  aussi  voir  dans  ce  verset  la  prophétie  de  l'action 
missionnaire  qui  sera  inaugurée  après  la  passion  du  Messie. 

§    3.     Portée  de  cette  prophétie. 

Nous  étions  déjà,  dans  le  cours  de  cette  étude,  en  présence  d'un 
texte  semblable  dans  sa  formation: 

Toutes  les   nations   que  tu  as  faites   viendront 

Se  prosterner   devant  toi,  Yahweh, 

Et  rendre  gloire  à  ton  nom. 

Car  tu  es   grand  et  tu  opères   des  prodiges. 

Toi  seul  tu  es  Dieu. 

Une  comparaison  des  deux  textes  permet  de  constater  que  la 
prophétie  du  psaume  21  est  plus  explicite.     Le  psaume  85  reste  dans 

33  Voir  Isaïe  53,10:  «S'il  se  sacrifie  pour  le  péché,  il  verra  une  postérité,  il 
vivra  longtemps.  »  Knabenbauer  commente  :  «  videbit  semen,  i,e.  posteritatem  ;  innume- 
rabilis  multitudo  hominum,  qui  per  ipsum  ad  veram  vitam  pervenerunt  eique  quasi 
parenti  et  leirgitori  vitae  adhearent  per  eum  regenerati,  ut  praemium  ei  conceditur  .  .  . 
Ad  taie  semen  vel  posteritatem  Messiae  pertinent  quotquot  per  regenerationem  ad 
vitam  supefnaturalem  evecti  Christo  alteri  humani  generis  parenti  inseruntur  »  (Comm. 
in  Is.  53,10). 

34  Is.  45,  21;  46,  13;'  51,  5;  Pss.  35  (36),  7.  11;  39  (40),  11;  70  (71),  2.15;  102 
(103),  17.  —  Sur  ce  sujet  voir  Lyonnet,  De  justitia  Dei  in  Epistola  ad  Romanos, 
dans  Verb.  Dom.,  25    (1947),  28-29. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  37* 

raffirmation  générale  du  fait  de  la  conversion  pour  les  temps  mes- 
sianiques, tandis  que  le  psaume  21  rattache  le  retour  des  gentils  à 
la  passion  du  Messie  ^%  dont  il  est  le  fruit.  Et,  ce  qui  plus  est,  le 
psalmiste  décrit  l'auteur  du  retour  comme  le  chef  d'une  race  nouvelle: 

Mon  âme  vivra  pour  lui. 
Ma  postérité  le  servira. 

Dans  cette  nouvelle  société  il  n'est  plus  question  du  «  semen  Abrahae  », 
mais  du  «  semen  »  du  Messie.  C'est  dans  le  cadre  de  cette  organisation 
nouvelle,  prévue  par  l'auteur  de  ce  psaume,  que  se  fera  la  promul- 
gation et  la  propagation  de  la  «  justice  de  Yahweh  ».  Et  le  psalmiste 
de  préciser  que  c'est  là  la  réalisation  du  règne  universel  de  Yahweh  ^^. 

Notons  encore  que  le  psalmiste  n'a  pas  oublié  les  privilèges 
d'Israël,  même  dans  le  cadre  messianique.  La  louange  divine  qui 
suit  la  passion  du  Messie  se  fait  d'abord  en  Israël  ^^  et  le  retour  des 
gentils  est  comme  un  retour  vers  Israël,  tout  comme  chez  Isaïe  ^^, 
privilège  qui  sera  encore  plus  accentué  par  le  psaume  86  que  nous 
étudierons  dans  les  pages  qui  suivent. 

Enfin  nous  pouvons  constater  que  toutes  les  affirmations  des 
différents  psalmistes  se  tiennent  et  ne  sont  au  fond  qu'une  variante 
dans  la  description  d'une  même  réalité,  à  savoir  l'universalisme  mes- 
sianique. La  diversité  des  descriptions  provient  de  la  diversité  de 
mentalité  ou  de  génie  littéraire  des  auteurs  ou  des  époques,  si  elles 
n'appartiennent  pas  déjà  à  l'héritage  littéraire  du  peuple  d'Israël. 

B.     Le  psaume  86  (87). 

«  Psalmus  brevis  est  numéro  verborum,  magnus  pondère  senten- 
tiarum  »,  dit  saint  Augustin  au  début  du  sermon  dans  lequel  il  entre- 
prit d'expliquer  ce  psaume  au  peuple  de  Carthage  ^^. 

35  Cette  remarque  vaut  même  si,  avec  Lagrange,  on  ne  voit  qu'un  lien  d'occasion 
entre  la  Passion  et  la  conversion  des  gentils,  car  c'est  à  l'occasion  de  cette  Passion 
que  les  gentils,  témoins  de  la  puissance  de  Dieu,  entreprennent  le  chemin  du  retour 
au  service  de  Yahweh. 

30     Ps.  21  (22),  29. 

37  Ps.  21  (22),  23-27. 

38  «In  aU  these  passages  (Is.  56.6  ss.;  Jer.  3,17;  Ps.  86,9  s.;  103,  15  ss.)  we 
find  the  thought  of  Jerusalem  as  the  great  religious  centre  of  the  world.  It  is  not 
alone  believed  that  the  nations  will  come  to  share  Israel's  faith  and  worship  Israel's 
God,  but  Israel  herself  shall  be  in  the  centre  of  the  picture,  and  the  Temple  shall 
be  looked  to  by  all  men  as  the  religious  headquarters  of  the  world  »  (Rowley,  The 
Missionary  Message  of  the  Old  Testament,  p.  32). 

39  AuGUSTiNUS,  In  Ps.  LXXXVI:  PL,  37,  1100. 


38*  REVUE  DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Petit  psaume,  en  effet,  de  sept  versets,  peu  remarqué  d'ailleurs 
jusqu'à  ces  derniers  temps,  puisque  même  les  études  consacrées  à 
l'idée  missionnaire  dans  le  psautier  ont  omis  de  prendre  ces  quelques 
vers  en  considération^^.  Pourtant  il  mérite  une  attention  particulière. 
C'est  peut-être  celui  qui,  d'une  façon  précise,  exprime  le  plus  nette- 
ment la  conversion  future  des  gentils,  en  spécifiant  leur  situation 
civique  dans  la  Sion  de  l'ère  messianique.  Là  ils  ne  seront  plus 
considérés  comme  des  étrangers,  mais  ils  auront  le  titre  de  citoyens 
de  naissance.  C'est  l'annonce  dans  l'Ancien  Testament  de  la  parole 
de  saint  Paul:  «  Il  n'y  a  plus  ni  Juif  ni  Grec;  il  n'y  a  plus  ni  esclave 
ni  homme  libre;  il  n'y  a  plus  ni  homme  ni  femme;  car  vous  n'êtes 
tous  qu'une  seule  personne  dans  le  Christ  Jésus  ^^.  »  Saint  Augustin 
cependant  l'avait  déjà  remarqué:  «  Civitas  quaedam  in  isto  psalmo 
cantata  et  commendata  est:  cujus  cives  sumus,  in  quantum  christiani 
sumus  ^".  » 

Comme  le  texte  de  la  Vulgate  est  assez  obscur  et  le  texte  mas- 
sorétique  difficile  par  endroits,  nous  consacrerons  un  premier  para- 
graphe à  la  critique  textuelle  et  littéraire.  Dans  le  second,  nous 
réunirons  les  enseignements  relatifs  à  la  conversion  des  gentils. 

§    1.     Critique    textuelle    et    littéraire. 

Le  psaume  rétabli,  dont  nous  proposons  la  lecture,  est,  en  tra- 
duction française,  le  suivant: 


2.  Yahweh   aime   sa  fondation  sur  les  montagnes   saintes: 
Les  portes  de  Sion  plus  que  toutes  les  tentes  de  Jacob. 

3.  Des  choses   glorieuses  sont  dites  de  toi,  cité  de  Dieu  ! 

II 

4.  J'inscrirai  Rahab  et  Babel  parmi  ceux  qui  servent  Yahweh; 
La  Philistie   et  Tyr  avec  l'Ethiopie:    ils   sont  nés  là  î 

5.  Et  de  Sion  l'on  dira:  oui,  tous  sont  nés  en  elle  ! 

^^  Citons  ViTTi,  //  Salterio  et  Vapostolato  missionario,  dans  UMC  Italia,  1929  ; 
ScHMiTT.  L'idée  missionnaire  dans  les  psaumes,  dans  UMC  France,  1934;  Andres, 
Missionsgedanken  im  Psalter,  dans  Akad.  Missionsblàtter,  XXVI,  1938.  —  Cela  est 
dû  sans  doute  à  la  traduction  défectueuse  de  la  Vulgate.  La  nouvelle  version  romaine 
du  Psautier  a  apporté  un  remède  opportun  à  cet  état  de  choses. 

41  Gai.  3,  28. 

42  A.c.,   col.    1100. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  39* 

III 

Et  lui-même  l'a  ratifié,  Yahweh  le  Très-Haut 

6.  Il  écrira  en  enregistrant  les  peuples:   ils  sont  nés  là  ! 

IV 

7.  Et  l'on  chantera  en  dansant:  toutes  mes  sources  sont  en  toi  ! 

Le  psaume  chante  donc  la  gloire  de  Sion,  aimée  de  Yahweh  et 
glorieuse  entre  toutes  les  cités  d'Israël  (1-3).  Sa  gloire  est  celle  d'être 
la  mère  spirituelle  de  tous  les  peuples  qui  y  sont  inscrits  comme 
citoyens  (4-5).  Inscription  confirmée  par  Yahweh  lui-même  (5-6). 
Conclusion:  joie  de  tous. 

1.     La  gloire  de  Sion  (1-3).  —  Le  texte  massorétique  lit: 

1.  Ses   fondations   sur  les   montagnes   saintes 

2.  Yahweh  aime  les  portes  de   Sion  plus  que  toutes  les  tentes   de  Jacob. 

3.  Des  choses  glorieuses  sont  dites  de  toi,  cité  de  Dieu  ! 

Les  critiques  modernes  sont  communément  d'accord  pour  regar- 
der ce  texte  corrompu.  Aussi  se  sont-ils  ingéniés  à  reconstruire  un 
psaume  acceptable  à  leurs  yeux  transposant  des  mots,  des  stiques 
ou  des  versets  ^^.  Il  est  certain  que  le  rythme  est  brisé,  le  premier 
vers  contenant  trois  accents,  le  second  sept  et  le  troisième  cinq. 
Mais  au  lieu  de  tailler  dans  le  texte  transmis,  il  suffit  de  faire  des 
divisions  plus  adéquates  dans  la  ponctuation  pour  rétablir  trois  vers 
de  rythme  quinaire,  qui  est  celui  du  psaume  ^*.  Sans  faire  violence 
au  texte,  il  suffit  de  reporter  les  deux  premiers  mots  du  second  vers 
au  premier,  dont  il  constitue  le  deuxième  stique  et  nous  lisons,  le 
troisième  vers  restant  intact: 

T     :        "  v'  "  :  -  :  t       : 

Sa  fondation  sur  les  montagnes  saintes  Yahweh  l'aime: 
Les  portes  de  Sion  plus  que  toutes  les  tentes  de  Jacob. 
Des  choses   glorieuses   sont  dites   de  toi,  cité   de   Dieu. 

Le   suffixe    de    «  fondation  »    étant   masculin   il    faut   le   rapporter 

à    Yahweh    et    non    à    Sion,    avec    le    sens    actif  ^^\    accusatif -objet    de 

«Yahweh    aime*^».      Construction    inattendue    certes    au    début    du 

43  Voir  R.  KiTTEL,  Biblia  hebraica,  note  au  verset  1;   aussi  Herkenne,  Das  Buch 
der  Psalmen,  p.   290. 

44  Voir  Liber  Psalmorum,  p.   193;   A.  Vaccari,  dans  Biblica,  28   (1947),  394  ss. 

45  Et  non  «  ses   fondements  »    (de  Sion). 

46  C'est    sur    cette    consrruction    inattendue    que    déjà    Olshausen    s'est    basé    pour 
intervertir  l'ordre  des  stiques. 


40*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

psaume,  mais  saint  Augustin  l'a  expliquée  fort  à  propos  en  disant: 
«  Repletus  ergo  Spiritu  Sancto,  cives  iste,  et  multa  de  amore  et  desi- 
derio  civitatis  hujus  volvens  secum,  tanquam  plura  intus  apud  se 
meditatus,  erupit  in  hoc  :  Fundamenta  ejus  in  montibus  Sanctis  ^'^.  » 
Le  mouvement  lyrique  de  ce  début  de  psaume  suffit  à  justifier  la 
construction. 

Le  deuxième  vers  est  parallèle  au  premier,  le  verbe  étant  sous- 
entendu.  De  la  sorte  il  n'offre  pas  de  difficulté  rythmique.  A  pro- 
prement parler,  Sion  est  bâtie  sur  une  seule  colline  ^^.  Ce  peut 
être  un  pluriel  poétique  ^^.  Il  se  peut  aussi  que  Sion  soit  pris  pour 
Jérusalem  ^^.  Les  «  portes  de  Sion  »  sont  la  dénomination  de  la  ville 
par  le  lieu  le  plus  important:  jusqu'à  l'âge  de  bronze  et  de  fer,  en 
effet,  l'urbanisme  ne  prévoyait  pas  d'emplacement  pour  le  marché 
et  les  réunions  ^^,  qui  se  tenaient  aux  portes  de  la  ville  ^^.  De  là  leur 
importance  devenue  proverbiale  dans  la  littérature  d'Israël  ^^.  Les 
«  tentes  »  sont  la  «  maison  des  nomades  ».  Elles  servaient  aux  Israélites 
jusqu'au  XI*  siècle  environ  ^*.  Aussi  n'est-il  pas  extraordinaire  que 
le  terme  ait  continué  de  rester  longtemps  encore  dans  la  langue  pour 
désigner  les  maisons,  surtout  en  language  poétique. 

Si  Yahweh  préfère  Sion  à  toute  autre  ville  israélite,  c'est  que  cette 
cité  sera  le  point  de  départ  et  le  centre  du  royaume  messianique  ^^. 
C'est  le  sens  du  troisième  vers. 

2.     La   maternité  spirituelle   de  Sion    (4-5),   —  La   nouvelle  ver- 

bion   romaine   du   psautier   a   conservé   le   texte   massorétique  : 

Accensebo  Rahab  et  Babel  colentibus  me: 

Ecce  Philistœa   et  Tyrus  populusque  ^^   iî^thiopum: 

Hi  nati  sunt  illic. 

^7    Saint  Augustin,  l.c.y  col.  1101. 

48     Comme  Ps.  2:   «  supra  Sion,  montem  sanctum  ejus  ». 
4^     Introduit   pour   une   raison  rythmique. 

^^     Jérusalem    est    bâtie    sur    les    monts    Sion    et    Moriah,    les    collines    saintes    par 
excellence. 

^^    K.  Galling,  Biblisches  Reallexicon,  525. 

52  Neh.    8,16;    2    Reg.    5,1.      On    y    passait    des    contrats:    Gen.    23,18.      On    y 
soumettait   les   questions   en  litige   au  jugement   des   anciens:    Deut.   22,15;    etc. 

53  La  sagesse  est  représentée,  comme  instrument  et  invitant  les  hommes  à  la  porte 
de  la  ville:   Prov.  1,21;   8,3;   9,14. 

54  Galling,  Biblisches  Realïexicon,  539. 

55  Ps.  2  et  109  (110). 

5<i     En  ceci  le  Lib.  Psalm,  suit  les  LXX. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  41* 

Outre  la  perturbation  du  rythme  quinaire  ^^,  remarque  le  père 
Vaccari  très  justement,  il  faut  noter  que  le  texte  massorétique  intro- 
duit ici  Yahweh  parlant  à  la  première  personne,  alors  que  dans  le 
reste  du  psaume  il  n'est  mentionné  qu'à  la  troisième.  Or  tous  ces 
inconvénients  sont  supprimés  si  à  la  place  du  substantif  ""VT? 
(colentibus  me)  on  lit,  avec  une  différence  de  vocalisation  seulement, 
le  participe  à  l'état  construit  ''7'^''?  (colentibus)  et  si  le  HA»! 
(ecce)  qui  suit  est  regardé  comme  une  erreur  de  lecture  pour  ''3*^^  , 
le  yod  initial  étant  tombé  par  haplographie  avec  le  yod  précédent  et 
le  nun  lu  pour  le  vau  ^^.  Il  en  résulte  deux  vers  quinaires,  dont  le 
sujet  est  le  psalmiste,  non  plus  Yahweh: 

T     :      ••    :    :         v  t  -   -  •  :  - 

T  -\       V  •  :         V  V  : 

J'inscrirai   Rahab   et  Babel  parmi   ceux   qui   servent  Yahweh, 
La  Philistie  et  Tyr  avec  l'Ethiopie:   ceux-là  sont  nés  là  ! 

«  '  Azkîr  »  est  le  hiphil  du  verbe  «  zâkar  »,  se  souvenir  ^^,  Et 
le  hiphil,  en  conséquence,  signifie:  rappeler  le  souvenir  ou  établir  un 
mémorial  ^^.  Le  participe  de  ce  verbe  a  donné  lieu  à  la  formation 
d'un  substantif,  le  mazkîr,  qui  est  le  titre  d'un  personnage  à  la  cour 
des  rois  d'Israël.  Le  premier  nommé  dans  l'Ecriture  est  un  certain 
Jo^ah,  mazkîr  du  roi  Ezéchias.  Il  figure  parmi  les  parlementaires 
envoyés  par  ce  roi  à  Sennacherib  pour  répondre  à  l'ultimatum  de  ce 
dernier  ^^.  Sous  le  règne  de  Josias  le  mazkîr  s'appelle  également 
Jo^ah;  il  est  désigné  par  le  roi,  en  même  temps  que  Saphan,  préfet  de 
la  ville,  pour  s'occuper  de  la  restauration  du  Temple  ^^.  C'est  un 
personnage  qui  se  trouve  mêlé  aux  affaires  importantes  du  royaume, 
et  si  le  nom  a  sa  signification,  il  pourrait  être  ce  que  nous  appel- 
lerions aujourd'hui  l'historiographe  du  roi^^:  c'est  lui  qui  enregistre 
les    faits   pour   les    conserver   et   les    rappeler    à   la    postérité  ^^.      C'est 

57  Le  rythme  du  TM  est  4  +  4   (5)    +  2. 

58  Biblica,  28   (1947),  395. 

59  Voir  plus  haut   l'explication   au  verset  28   du   psaume  21(22). 

^^     Le   même  sens   de   «  rappeler  »   ou   «  établir  un   mémorial  »    se  trouve   aussi   au 
psaume  44  (45),  18. 

61  2  Reg.   18.  18.  26.  37. 

62  2  Chron.  34.8. 

63  LXX:   anamimnëskôn;   Vg:   a  Commentariis. 

64  Voir  «  hizkîr  sëm  »,  conserver  le  nom  de  quelqu'un,  établir  un  mémorial:  2  Sam. 
18.18;  Ex.  20,24. 


42*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

sans   doute  la  raison  de  sa  présence  aux  tractations  importantes  du 
royaume. 

Le  psalmiste  semble  donc  se  revêtir  de  la  qualité  d'historio- 
graphe du  royaume  messianique,  et  il  inscrit  sur  les  registres  de 
citoyenneté  de  la  nouvelle  Sion,  Rahab  et  Babel  comme  serviteurs 
de  Yahweh.  Rahab  est  le  nom  symbolique  de  l'Egypte  ^^  et  Babel, 
nom  de  la  capitale,  désigne  l'empire  babylonien  ^^.  Ces  deux  grands 
empires  de  l'époque  serviront  Yahweh  ^^.  Les  peuples  qui  suivent 
sont  de  moindre  importance:  les  Philistins,  les  Tyriens,  les  Kusites. 
Les  premiers  (Vulg.  d'après  la  lecture  des  LXX:  alienigenœ)  sont 
les  habitants  de  la  région  du  sud-ouest  de  la  Palestine,  venus  dans  le 
pays  lors  de  l'invasion  des  «  peuples  de  la  mer  »  et  probablement 
originaires  de  la  Crête  et  de  l'Asie  Mineure  ^^.  Tyr  était  la  capitale 
de  la  Phénicie,  tandis  que  Kus  ^^  représente  le  peuple  d'Ethiopie. 

De  ces  peuples  étrangers,  représentants  de  toute  la  gentilité,  le 
psalmiste  dit:  «  Ils  sont  nés  là  !  »  Par  là  il  prophétise  que  Sion  sera 
la  métropole  religieuse  des  temps  messianiques  et  que  les  gentils  y 
seront  admis  comme  citoyens  à  l'égal  des  Israélites  au  point  de  vue 
religieux,  puisqu'ils  y  sont  enregistrés  comme  citoyens  de  naissance. 
Or  c'était  le  droit  de  naissance  dont  se  prévalaient  les  Israélites  et 
qui  avait  conféré  aux  fils  d'Abraham  leurs  privilèges  religieux,  si 
bien  que,  dans  l'ancienne  alliance,  même  les  prosélytes  étaient  toujours 
demeurés  des  «  étrangers  ».  Il  s'agit  donc  d'une  organisation  reli- 
gieuse nouvelle.  Chose  inouïe  en  Israël  !  Aussi  le  psalmiste  de 
s'écrier:   «  Et  de  Sion  l'on  dira:  oui,  tous  sont  nés  en  elle  !  » 

3.  La  ratification  de  Yahweh  (5-6).  —  Ce  verset  présente  lui 
aussi  quelque  difficulté:  T^??"???^^^  ^^^)  .  Le  suffixe  féminin  est  rap- 
porté à  Sion  par  les  LXX  (Vg),  Calés,  le  Liber  Psalmorum:  «  et 
le  Très-Haut  l'aiïermira  ».  Mais  alors  cette  expression  semble  se 
réduire  à  une  tautologie,  puisque  déjà  le  premier  verset  avait  annoncé 
que  Yahweh  a  établi  sa  fondation  de  Sion  sur  les  montagnes  saintes. 

^5    Voir   30, 7  ;    50,  9.     La    signification   du   terme   est   «  monstre  ». 

66  Ps.   135  (136)  1;   Is.   14,4. 

67  «  vâda  '  »,   connaître,   implique   plus   qu'une   simple   connaissance,   la   reconnais- 
sance des  droits  de  Yahweh. 

68  Voir  Abel,   Géographie  biblique,  I,  pp.  261  ss. 

69  Voir  Kasi   dans   les  tablettes  d'El-Amarna:   Kn.   49,  20;   76,   15;    104,  20;   etc. 
Egalement  au  t.  II,  p.  1100. 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  43* 

On  s'attendrait  plutôt,  vu  le  lyrisme  déployé  par  le  poète  dans  sa 
vision  de  l'avenir,  à  un  progrès  de  la  pensée  ^^.  C'est  pourquoi  nous 
adoptons  l'explication  ingénieuse  proposée  par  le  père  Vaccari  ^^ 
qui  interprète  le  suffixe  féminin  comme  un  neutre  ^^  et  le  rapporte  à 
la  proposition  qui  précède  ^^:  la  maternité  spirituelle  de  Sion.  Alors 
le  verbe  «  y^kônën  »  a  le  sens  de  :  il  confirma,  il  ratifia.  Citons  deux 
exemples  pour  cette  interprétation:  «  Si  l'on  te  dénonce  un  fait  d'ido- 
lâtrie, fais  une  enquête,  et  si  le  fait  est  reconnu  comme  vrai  .  .  . 
que  le  coupable  soit  lapidé  ^^.  »  Il  s'agit  d'une  accusation  qui,  si 
l'enquête  la  confirme,  entraînera  la  punition  du  coupable.  Encore 
le  psaume  98  (99),  4:  Dieu  exerce  le  droit  et  la  justice  en  ratifiant 
ce  qui  est  droit. 

De  fait,  le  verset  parallèle  exprime  ce  sens  en  disant  :  «  Yahweli 
écrit  en  enregistrant  ^^  les  peuples  :  ils  sont  nés  là  !  »  Le  texte  même 
reproduit,  en  l'attribuant  au  compte  de  Yahweh,  ce  que  le  psalmiste 
lui-même  a  annoncé  pour  son  compte.  C'est  la  ratification  divine  de 
son  action  d'historiographe  de  la  Sion  messianique  quand  il  inscrivait 
les  peuples  étrangers  sur  les  registres  de  citoyenneté  de  la  métropole 
religieuse  des  temps  à  venir  ^^. 

Mais  il  convient  de  noter  que  dans  le  texte  massorétique  le  rythme 
est  troublé.  Pour  le  rétablir  il  suffit,  d'ailleurs,  de  rapporter  le  tétra- 
gramme  au  nom  divin  du  vers  précédent  ^'^: 

T     :     I      :   V        Tv;       :  : 


"^^  C'est  pourquoi  certains  auteurs,  comme  Gunkel,  Herkenne  transposent  ce 
stique  au  premier  verset. 

71  L.c,  p.   396. 

72  JoûoN,  Grammaire,  150. 

73  Ps.  26    (27),  4;   jer.  7,31    (cités  par  Vaccari). 

74  Deut.  17,4. 

75  Infinitif   construit. 

76  Le  sens  reste  le  même  si,  au  lieu  de  l'infinitif  construit,  on  lit  avec  le  Liber 
Psalmorum  un  substantif:  «  le  livre  des  peuples  ».  Ce  livre  des  peuples  est  connu 
des  psalmistes.  C'est  celui  dans  lequel  sont  inscrits  les  justes,  exclus  les  pécheurs 
(voir  Ps.  68    (69);   29;    138   (139),   16. 

77  Vaccari,  i.e.,  p.  396. 

78  Le  père  Vaccari  compte  deux  accent»  (i.e.,  p.  397). 

79  La  réunion  de  ces  deux  noms  divins  se  retrouve  dans  d'autres  psaumes:  7,18; 
46  (47),  3;  96  (97), 9.  Expression  semblable  à  cette  autre  très  fréquente:  Yahweh 
S*baôth.  Elles  paraissent  être  en  usage  pour  appuyer  la  conclusion  d'un  fait  ou 
d'une  vérité  d'importance.     Voir   Verb.  Dom.,  9    (1929),   184-188. 


44*  REVUE   DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

4.  Conclusion,  —  Après  cette  vision  splendide  de  l'historiographe 
des  temps  messianiques  qui  enregistre  les  citoyens  de  Sion,  ce  que 
Yahweh  confirme  du  haut  des  cieux,  il  ajoute,  en  guise  de  conclusion: 

Et  l'on  chantera  en  dansant:  toutes  mes  sources  sont  en  toi  ! 
L'expression   veut    dire    que    l'on    célébrera    des    fêtes    de    joie  ^^. 

5.  Il  nous  reste  à  dire,  au  moins  sommairement,  un  mot  sur 
une  nouvelle  interprétation,  dont  nous  venons  d'avoir  connaissance 
et  que  H.  Junkers  a  présentée  dans  Biblica,  30  (1949),  197-203.  Selon 
cet  exégète  le  psalmiste  a  voulu  célébrer  la  supériorité  de  Sion  sur 
les  empires  païens  de  Rahab  et  de  Babel.  Ironiquement  il  «  glorifie  » 
ces  grands  empires  devant  ses  fidèles  en  disant:  voici  ce  sont  des  Phi- 
listins, des  Tyriens,  des  Kusites,  ceux  qui  sont  nés  là  (verset  4).  En 
d'autres  termes.  Egyptiens  et  Babyloniens,  malgré  leur  civilisation, 
ne  sont  autre  chose  que  des  païens  méprisables  et  impurs  qui  ne 
connaissent  pas  Yahweh  et  incapables  de  mener  une  vie  supérieure. 
Par  contre  (verset  5),  l'on  dira  de  Sion:  tous  les  hommes  nobles  sont 
nés  en  elle  ! 

Contre  l'objection  linguistique  disons  que  dans  le  texte  de  Jérémie 
(4,  16),  cité  à  l'appui  de  cette  interprétation,  « 'azkir  »  n'a  que  deux 
accusatifs  d'objet,  tandis  que  dans  notre  psaume  ce  verbe  en  aurait 
trois:  Rahab-Babel,  les  fidèles  et  la  qualification  des  premiers  nom- 
més, ce  qui  ne  manque  pas  d'être  un  fait  curieux.  Dans  l'interpré- 
tation reçue  «  1*  »  a  le  sens  fréquent  d'appartenance. 

Mais  la  difficulté  principale.  Junkers  la  trouve  dans  le  contexte. 

Il  ne  découvre  pas  de  rapport  entre  «  sâm  »  et  Sion.    Or  les  trois  versets 

précédents   en  parlent  et  il  est  évident  que  les  gloires   de  Sion  font 

l'objet    du    psaume.      D'autre    part,    il    nous    semble    invraisemblable 

que  l'auteur  qualifie  les  Egyptiens  et  les  Babyloniens  de  Philistins,  de 

Tyriens,   de   Kusites  !      Pour   un   Israélite,   Egyptiens    et   Babyloniens 

étaient  aussi   «  impurs  »   ou   «  barbares  »,  ne  connaissant  pas  Yahweh, 

que  les  Philistins  ou  les   Tyriens.     Il  est  donc  difficile   de   découvrir 

en  quoi  ces  derniers  peuples  pouvaient  servir  de  qualificatif  péjoratif, 

même  aux  yeux  d'Israël.     L'explication  proposée  nous  semble  moins 

probable  que  celle  que  nous  avons  donnée  ci-dessus,  même  et  surtout 

en  tenant  compte  du  contexte. 

^^    Pour  les  danses  en  usage  dans  la  célébration  des  fêtes  religieuses,  voir  encore 
Ps.  67  (68), 25-29  . 


LA  CONVERSION  DES  GENTILS  DANS  LES  PSAUMES  45* 

§  2.     Portée  de  cette  prophétie, 

1.  C'est  ici  peut-être  la  prophétie  la  plus  claire  de  l'Ancien 
Testament  sur  la  situation  des  gentils  dans  l'avenir  messianique.  On 
ne  peut  s'expliquer  plus  nettement  sur  le  pied  d'égalité  sur  lequel 
se  trouvent  juifs  et  gentils  dans  la  Sion  entrevue  par  le  psalmiste. 
Le  psaume  pourrait  préfacer  «  L'Evangile  des  Gentils  »  de  saint  Paul. 

Aussi  l'école  critique,  depuis  Wellhausen  et  Duhm,  cherche-t-elle 
à  limiter  la  portée  de  la  prophétie.  Il  ne  serait  question  que  des 
juifs  de  la  diaspora.  Bertholet  ^^  les  résume:  «  Où  que  les  juifs  soient 
dispersés  de  par  le  monde,  chacun  a  droit  de  cité  à  Sion,  ce  que 
Yahweh  lui-même  doit  reconnaître  s'il  contrôle  la  liste  des  peuples 
qu'il  tient  au  ciel;  il  trouvera  en  Egypte,  à  Babel,  en  Philistie,  en 
Phénicie,  en  Ethiopie  quelques-uns  de  ceux  qui  le  reconnaissent  et 
de  qui  vaut  ce  qui  convient  naturellement  à  ceux  qui  habitent  Sion: 
c'est  ici  qu'ils  ont  leur  patrie.  » 

Cependant,  déjà  Baethgen  et  Kittel  ont  vu  l'arbitraire  de  cette 
interprétation.  C'est  pourquoi  ils  ont  ajouté  aux  juifs  de  la  diaspora 
les  prosélytes  qui  viennent  de  ces  pays  énumérés  par  le  psalmiste. 

Mais  il  ne  peut  y  avoir  de  doute  sur  l'intention  de  l'auteur  du 
psaume.  Depuis  toujours  les  psalmistes  ont  entendu,  par  cette  enume- 
ration de  peuples  étrangers  venant  au  service  de  Yahweh  dans  les 
temps  messianiques,  désigner  l'ensemble  des  peuples  de  la  gentilité. 
Cela  est  apparent  à  l'époque  préprophétique  quand  les  poètes  d'Israël 
présentaient  l'universalisme  messianique  sous  l'image  des  rois  et  des 
princes  des  nations  venant  faire  acte  de  soumission  au  roi  d'Israël 
et  lui  apporter  leurs  présents  et  leur  tribut  ^^,  si  ce  n'est  à  Dieu  lui- 
même  ^^,  et  là,  l'intention  du  psalmiste  ne  peut  être  douteuse,  car  les 
Israélites  reconnaissaient  cette  souveraineté.  Et  jamais,  dans  les 
psaumes,  on  ne  trouvera  l'idée  que  le  Messie  devra  faire  la  conquête 
des  Israélites.  Au  contraire,  c'est  d'Israël  que  part  la  conquête  du 
monde  dans  les  temps  messianiques.  Or  tous  ces  textes  se  tiennent. 
C'est  toujours  la  même  idée  qui  s'exprime,  bien  que  les  moyens 
d'expression  varient  et  évoluent  suivant  les  habitudes  littéraires  de 
l'époque  et  la  mentalité  des  auteurs. 

81  Kautzsch-Bertholet,  Die  Schriften  des  Alten  Testamentes,  Band  II,  215. 

82  Voir  Ps.  71  (72),  9-11;  44  (45),13. 

83  Ps.  67  (68),  30.  32;   75  (76),  11-13. 


46*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Notons  aussi  la  parenté  de  cette  prophétie  avec  l'image  présentée 
par  Isaïe  et  Michée  ^*,  d'après  laquelle  les  gentils  s'acheminent  vers 
Sion  pour  y  chercher  la  lumière  et  le  salut.  Dans  les  deux  prophéties, 
Sion  est  sur  une  colline  ou  une  montagne,  visible  au  loin  pour  que 
tous  la  voient.  Signe  de  ralliement.  C'est,  semble-t-il,  le  sens  de  ce 
détail  topographique  de  l'antique  ville  de  Jérusalem  bâtie  sur  deux 
collines. 

2.  Le  psaume  prévoit  encore  la  réunion  de  tous  les  peuples 
en  une  société  religieuse  servant  Yahweh,  Les  privilèges  étant  abolis 
en  Sion,  celle-ci  peut  être  le  centre  de  cette  organisation  sociale,  en 
tant  que  principe  d'unité:  de  tous  les  points  de  la  terre  on  viendra 
s'y  faire  inscrire.  Si  différents  que  soient  entre  eux  les  divers  peuples, 
ils  sont  unifiés  par  la  citoyenneté  de  Sion.  Principe  d'unité  non  plus 
d'ordre  temporel,  comme  c'était  le  cas  pour  la  Sion  contemporaine 
du  psalmiste,  mais  d'ordre  spirituel,  ce  qui  suppose  un  renversement 
fondamental  dans  l'organisation  religieuse  d'Israël.  La  vision  du 
psalmiste  contient  donc  également  l'élément  prophétique  de  la  sub- 
stitution des  Israélites  par  les  gentils  ^^  . 

Sion,  principe  d'unité,  quoique  d'ordre  spirituel,  est  pourtant 
visible.  En  effet,  la  Sion  messianique  est  ici  comme  ailleurs  repré- 
sentée sur  la  montagne.  Dans  la  perspective  du  psalmiste  ce  détail 
semble  important,  puisque  la  visibilité  est  un  élément  non  négligeable 
quand  il  s'agit  d'une  société  essentiellement  spirituelle. 

3.  L'intégration  des  gentils  dans  la  société  messianique  est  enfin 
considérée  comme  une  seconde  naissance.  Trois  fois  le  psalmiste 
enthousiaste  répète  cette  vérité:  ils  sont  nés  là  !  Nécessairement 
il  s'agit  d'une  naissance  spirituelle  qui  n'est  pas  déterminée  de  plus 
près,  mais  est  conçue  par  analogie  à  la  naissance  dans  une  ville,  con- 
férant les  droits  de  citoyen.  L'auteur  suppose  donc  lui  aussi  la  consti- 
tution d'une  nouvelle  race,  que  le  psaume  21  (22)  avait  appelé  le 
«  semen  »  du  Messie. 

Albert  Strobel,  o.m.i. 

Huenfeld,    Allemagne. 

84  Is.  2,2-4;   Mich.  4,1. 

85  Is.  55,3-5;   59,21;   Jer.   31,31-37;   Bar.  2,35;   Ez.   34,25. 


Note  sur  la  connaissance 
artistique  ^ 


Les  quelques  réflexions  qui  suivent  se  situent  dans  une  perspec- 
tive pratique;  elles  veulent  répondre  à  cette  question:  Quel  doit 
être  notre  comportement  devant  l'œuvre  d'art  ? 

Les    comportements    possibles. 

Si  nous  partons  d'un  fait  d'expérience,  nous  constatons  ceci:  cer- 
taines personnes,  quand  elles  sont  au  naturel,  demeurent  tout  à  fait 
indifférentes  devant  un  beau  paysage;  d'autres  n'en  saisissent  que 
l'aspect  utilitaire;  d'autres  enfin,  devant  le  même  paysage,  se  sentent 
pénétrées  d'une  émotion  particulière,  spontanément  monte  à  leurs 
lèvres  cette   expression:    «  Oh,   que   c'est  beau  !  » 

Ces  comportements  s'expliquent,  en  partie,  par  la  profession  ou 
l'éducation;  cependant,  la  première  et  la  plus  profonde  explication 
réside  dans  la  nature  du  sujet  connaissant.  Il  est  vrai,  la  nature 
humaine  est  essentiellement  la  même  chez  tous  les  hommes  et,  en 
conséquence,  elle  est,  chez  tous,  en  puissance  à  tous  les  dévelop- 
pement humains,  y  compris  les  développements  artistiques.  La  puis- 
sance, toutefois,  à  tel  développement  précis  peut  être  bien  minime, 
chez  certains,  en  raison  des  individualités  particulières.  La  pensée 
de  Pascal  reste  toujours  vraie:  «  Il  est  rare  que  les  géomètres  soient 
fins,  —  et,  par  contre,  —  que  les  fins  soient  géomètres  ^.  »  Semblable 
constatation  se  retrouve,  à  un  plan  plus  élevé,  sous  la  plume  d'auteurs 
spirituels  :  «  Il  y  a  des  parfaits,  diront-ils,  à  qui  Dieu  refuse  le  don 
[  de  l'union  mystique  ]  parce  qu'ils  n'ont  pas  le  tempérament  assez 
calme  pour  la  contemplation  ■^.  » 

1  On  nous  permettra  d'employer  ici  cette  expression  dans  un  sens  participé. 
Par  «  connaissance  artistique  »,  nous  n'entendrons  pas,  ordinairement,  la  connais- 
sance de  l'artiste,  auteur  de  l'œuvre,  mais  celle  de  l'homme  cultivé,  admirateur  de 
l'œuvre. 

2  Pascal,  Pensées,   Montréal,   Editions  Variétés,   1944,  n°    1,  p.   74. 

8  Alvarez  de  Paz,  De  inquisitione  pacis,  III  (cité  dans  Léonce  de  Grandmaison, 
8.J.,  La  Religion  Personnelle^  Paris,  Gabalda  1930,  p.   155,  note  1). 


48*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Dans  les  comportements  décrits,  le  troisième  donc,  celui  qui 
s'étonne,  admire  et  exulte  dans  la  joie  du  beau  paysage,  offre  un 
naturel  très  apte  à  la  connaissance  artistique.  Qu'il  développe  cette 
tendance,  qu'il  la  «  régularise  »,  la  dispose  à  toujours  réagir  de  façon 
droite,  conformément  aux  règles  de  l'art,  et  il  possédera  l'habitus  de 
connaissance  et  même  de  production  artistique. 

La  connaissance  artistique. 

Ici,  il  y  a  lieu  de  distinguer  entre  ces  deux  aspects,  qui  ne  sont 
pas  deux  habitus  différents.  Toute  connaissance  artistique  est,  en  un 
sens,  production  ou  création.  Si  elle  porte  sur  une  beauté  naturelle, 
par  exemple  le  chant  des  oiseaux,  un  coucher  de  soleil,  elle  saisit  plus 
que  ce  qui  lui  est  matériellement  présenté,  elle  «  découvre  des  rayon- 
nements spirituels  que  les  autres  n'y  savent  pas  discerner  *  »  ;  la  nature 
lui  a  servi  de  prétexte,  mais  déjà  «  c'est  l'homme  ajouté  à  la  nature  ». 
Il  y  a  toujours,  dans  la  connaissance  artistique,  une  certaine  construc- 
tion imaginative  de  mots,  de  lignes,  de  couleurs  ou  de  sons  faisant 
resplendir  une  forme,  et  la  preuve  en  est  que,  devant  le  même  spec- 
tacle, deux  artistes  différents  verront  deux  beautés  différentes.  Si, 
au  contraire,  la  connaissance  porte  sur  une  oeuvre  humaine,  le  sujet 
doit  en  quelque  sorte  refaire,  à  l'intérieur  de  soi,  le  travail  de  l'artiste; 
il  doit  recréer  l'œuvre  à  sa  suite  et  s'approprier  son  inspiration; 
autrement,  il  peut  inventer  une  œuvre  nouvelle  mais  il  ne  connaît 
pas  celle  de  l'artiste. 

Ainsi,  toute  véritable  connaissance  artistique  exige  création  ou 
recréation:  elle  recrée  l'objet  pour  le  saisir  et  le  saisit  en  le  recréant. 
Exige-t-elle  production  extérieure  de  l'œuvre  ?  Pas  nécessairement. 
Chez  l'artiste,  certes,  elle  tend,  de  tout  son  être,  à  cette  expression 
extérieure  et  n'est  pleinement  satisfaite  qu'en  elle  ^.  Chez  l'amateur, 
pareille  exigence  n'existe  pas,  ou,  du  moins,  pas  au  même  degré;  sa 
connaissance  artistique  est  une  connaissance  participée;  l'œuvre  est 
déjà  faite,  elle  est  là  devant  lui;  il  n'a  plus  à  la  produire,  mais  à 
renouveler  modulo  suo  l'expérience  interne  de  l'artiste. 


Jacques  Maritain,  Art  et  Scolastique,  Paris,  Louis  Rouart,  1927,  p.   102. 
Il    est    bon    de    noter    cependant,    avec    Maritain,    que    «  l'habileté    manuelle    ne 
s    partie    de    l'art;    qu'elle    n'en    est    qu'une    condition    matérielle    extrinsèque  » 
;..  D.  19-20). 


4 
5 

fait    pas   part.„ 

(op.  cit.,  p.  19-20). 


NOTE  SUR   LA  CONNAISSANCE   ARTISTIQUE  49* 

Ajoutons  encore,  pour  préciser  cette  connaissance,  qu'elle  est 
intuitive.  La  beauté  est  connue,  expérimentalement,  quand  l'artiste 
(ou  l'amateur)  saisit  l'intégrité,  la  proportion  et  la  splendeur  de  la 
forme.  Pour  ce  faire,  il  doit  saisir  l'objet  tout  entier  et  tout  à  la 
fois;  infailliblement,  dès  qu'il  voudra  décomposer  ou  analyser  l'objet, 
la  connaissance  artistique  cessera. 

Enfin,  cette  connaissance,  quoique  essentiellement  intellectuelle  — 
puisqu'il  s'agit  de  percevoir  la  proportion  et  la  splendeur  d'une  forme, 
—  s'accomplit  dans  le  sensible  et  par  le  sensible.  La  forme  belle 
est,  en  effet,  une  forme  incarnée  ^  et,  pour  la  saisir  de  manière  intui- 
tive, il  faut  que  l'intelligence  descende  de  quelque  façon  dans  les 
sens,  là  où  la  forme  jouit  encore  de  sa  singularité  et  de  toute  sa 
richesse   concrète. 

Si  maintenant  nous  ramassons  ensemble  ces  divers  éléments,  nous 
obtenons,  de  la  connaissance  artistique,  la  définition  suivante:  «  l'acte 
par  lequel  l'intelligence,  pénétrant  dans  les  sens,  connaît  intuitive- 
ment et  fruitivement  un  singulier  sensible  beau,  sous  sa  raison  propre 
de  beau. » 

Elle  se  distingue  donc  du  savoir  scientifique  par  le  mode  et  par 
l'objet  formel.  Ce  savoir  est  abstractif,  il  atteint  son  objet  sub  rations 
veri;  la  connaissance  artistique  est  intuitive  et,  de  plus,  elle  atteint  son 
objet  sub  rations  delectabilis.  Elle  se  distingue  encore  de  la  connais- 
sance mystique  et  des  autres  connaissances  à  mode  affectif  non  seule- 
ment parce  qu'elle  est  factive  ou  créatrice  et  que  les  autres  ne  le  sont 
pas,  mais  aussi,  et  plus  profondément,  parce  que  leur  médium  formel 
diffère.  Toutes  sont  affectives,  il  est  vrai,  mais  la  connaissance  artisti- 
que se  sert,  comme  médium  formel,  de  Vappétit  naturel  de  l'intel- 
ligence, puisque  le  beau  se  définit  ens  prout  convenit  appetitui  natu- 
rali  intellectus,  tandis  que  les  autres  connaissances  à  mode  affectif 
utilisent,  comme  médium  formel,  un  appétit  élicite:  amor  (amor  eli- 
citus)    transit  in  conditionem  objecti. 

Disons  enfin  que,  pour  le  beau  comme  pour  le  vrai  et  pour  le 
bon,   quoique   de  manière   bien   différente,   il  y   a   au  fond   de   l'intel- 

®  Nous  traitons,  dans  ces  quelques  pages,  uniquement  de  la  connaissance  artis- 
tique^ ^wmame;  en  conséquence,  la  forme  belle,  proportionnée  à  cette  connaissance, 
est  nécessairement  une  forme  incarnée. 


50*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

ligence  une  sorte  de  premier  principe,  qui  fait  qu'on  appelle  beau 
ce  qui  se  réduit  à  lui,  selon  le  mode  propre  de  la  connaissance  artis' 
tique,  et  laid  ce  qui  lui  est  irréductible.  «  H  y  a  un  certain  modèle 
d'agrément  et  de  beauté,  nous  dit  encore  Pascal,  qui  consiste  en 
un  certain  rapport  entre  notre  nature,  faible  ou  forte,  telle  qu'elle 
est,  et  la  chose  qui  nous  plaît.  Tout  ce  qui  est  formé  sur  ce  modèle 
nous  agrée:  soit  maison,  chanson,  discours,  vers,  prose,  femme,  oiseaux, 
rivières,  arbres,  chambres,  habits,  etc.  Tout  ce  qui  n'est  point  fait 
sur  ce  modèle  déplaît  à  ceux  qui  ont  le  goût  bon  ^.  » 

Il  ne  faudrait  pas  entendre  cette  pensée  de  Pascal  dans  un  sens 
trop  matériel.  Le  «  certain  modèle  »  dont  il  parle,  tout  comme  le 
«  premier  principe  »  auquel  nous  avons  fait  allusion,  semble  bien 
n'être  que  le  goût  inné  de  l'intelligence  humaine  pour  le  resplendis- 
sement de  la  forme  incarnée  dans  une  matière  sensible.  Ainsi,  l'œuvre 
est  belle  dans  la  mesure  où  elle  satisfait  vraiment  à  ce  goût  inné  de 
l'intelligence. 

La  disponibilité  nécessaire. 

Mais  y  a-t-il  des  conditions  requises  pour  expérimenter  ce  beau  ? 
Oui,  une  condition  surtout  est  nécessaire,  la  disponibilité,  c'est-à- 
dire  l'empressement  à  accepter  le  point  de  vue  de  l'artiste.  S'il  faut 
juger  l'œuvre,  on  y  verra  dans  la  suite.  Pour  l'instant,  et  avant  de 
la  juger,  il  faut  la  connaître,  et,  pour  la  connaître,  il  faut  absolu- 
ment entrer  dans  la  perspective  de  l'artiste.  C'est  là  un  principe 
fondamental;  il  repose  sur  la  nature  de  la  beauté  artistique.  L'artiste, 
avons-nous  dit,  est  un  créateur;  la  vérité  de  l'œuvre  consiste  donc  en 
la  conformité,  non  pas  à  la  chose  représentée,  mais  à  la  conception, 
à  l'idée  que  l'artiste  en  a  eue,  et  nous-mêmes,  nous  devons,  pour 
connaître  l'œuvre,  entrer  dans  cette  conception. 

Un  tel  principe  vaut  tout  aussi  bien  pour  la  connaissance  des 
beautés  de  la  nature.  Mais  ici,  l'idée  de  Dieu  étant  infinie,  le  choix 
des  perspectives  sera  plus  grand:  devant  une  même  œuvre,  l'intel- 
ligence pourra  varier  ses  points  de  vue  et  toujours,  sans  jamais  épuiser 
la  fécondité  de  la  conception  divine,  elle  trouvera  de  la  beauté.  Dans 
ce    domaine,    le    saint,    —    à    condition    qu'il    ait    l'outillage    sensible 

7    Pascal,   op.   cit.,  n"    32,   p.   81. 


NOTE   SUR   LA   CONNAISSANCE   ARTISTIQUE  51* 

requis,  —  possède  sur  nous  un  avantage:   il  sait  se  placer  spontané- 
ment, tel  François  d'Assise,  au  point  de  vue  du  Premier  Artiste. 

L'amateur  doit  donc,  devant  l'œuvre  belle,  après  s'être  informé 
du  point  de  vue  de  l'artiste,  se  laisser  pénétrer  et  séduire  par  elle, 
sans  raisonner.  Alors,  recréant  l'œuvre,  il  la  connaît  vraiment.  Sans 
cette  sympathie  au  point  de  vue  de  l'autre  —  sympathie  qui  n'exige 
pas  nécessairement  de  nous  l'acceptation  spéculative  de  ce  point  de 
vue,  —  à  peu  près  rien  à  faire:  nous  pouvons  toujours  juger  de  la 
légitimité  du  point  de  vue,  mais  nous  ne  possédons  aucun  droit  à 
juger  de  la  réalisation  artistique  de  l'œuvre. 

La  critique  (Tart, 

L'homme  cultivé  devra  normalement  porter  un  jugement  sur 
l'œuvre  belle.  Deux  aspects  seront  à  considérer:  le  point  de  vue 
de  l'artiste  est-il  légitime  ?  l'artiste  a-t-il  réalisé  une  œuvre  belle  dans 
ce  point  de  vue  ? 

Le  point  de  vue  de  l'artiste  est-il  légitime  ?  Toutes  les  disputes 
d'écoles:  classicisme  ou  romantisme,  réalisme  ou  impressionnisme, 
cubisme  ou  fauvisme  ...  et  même  davantage,  les  grandes  disputes  sur 
la  moralité  de  l'œuvre  d'art  entreront  ici  ^.  Les  principes  généraux, 
enseignés  par  la  philosophie  de  l'art,  guideront  le  critique  dans  ce 
domaine. 

L'artiste  a-t-il  réalisé  une  œuvre  belle  ?  À  ce  moment  précis, 
apparaîtra  la  vraie  valeur  de  l'artiste,  comme  artiste,  et,  pour  la 
saisir,  le  critique  devra  être,  lui  aussi,  un  peu  artiste.  Pas  plus  à  lui 
qu'à  l'auteur  de  l'œuvre,  le  «  goût  exquis  des  règles  »  ne  suffira  ;  il  lui 
faudra  posséder  le  don  de  pénétration  artistique,  et  juger  d'après 
ce  don.     S'il  ne  possède  pas  ce  don,  qu'il  ne  juge  pas. 

Voici  donc,  en  résumé,  les  trois  phases  de  notre  comportement 
devant  l'œuvre  d'art:  nous  placer  au  point  de  vue  de  l'artiste,  nous 
laisser  séduire  par  l'œuvre  et  enfin,  après  avoir  jugé  de  la  légiti- 
mité  du   point   de  vue,   juger   de  la   réussite   artistique. 

Fernand  Jette,   o.m.i., 
professeur  à   la   Faculté  de   Théologie. 

8  II  peut  arriver  que  le  point  de  vue  de  l'artiste  soit  mauvais,  moralement 
mauvais;  alors,  la  prudence  a  le  droit  de  s'opposer  à  ce  qu'on  s'y  abandonne  pour 
connaître   l'œuvre. 


Bibliographie 


Comptes  rendus  bibliographiques 


Mélanges  F.  Cavallera.  Toulouse,  Bibliothèque  de  l'Institut  catholique  1948. 
25  cm.,  XVII-524  p. 

Les  nombreux  admirateurs  du  R.  P.  Ferdinand  Cavallera,  s.j.,  —  il  en  compte 
bien  au  delà  des  frontières  de  son  pays  —  se  réjouissent  de  l'hommage  bien 
mérité  de  ces  Mélanges  que  lui  a  offerts  l'Institut  catholique  de  Toulouse,  à 
l'occasion  de  la  quarantième  année  de  son  professorat  à  cet  Institut.  Une  brève 
préface  de  S.  Em.  le  cardinal  Saliège  y  met  bien  en  relief  la  figure  imposante 
et  sympathique  de  cet  infatigable  ouvrier  de  la  théologie;  quant  à  son  œuvre, 
d'une  variété  et  d'une  richesse  plus  qu'impressionnante,  on  peut  en  avoir  une 
idée  par  les  29  pages,  au  texte  serré,  de  sa  bibliographie. 

Les  Mélanges  s'ouvrent  par  deux  travaux  d'exégèse  scripturaire  sur  des  pro- 
blèmes difficiles:  les  deux  chants  du  coq,  d'après  Marc  14,  30  (M^""  Louis  Saltet), 
et  la  restriction  uNisi  oh  fornicationem  »  (R.  P.  Joseph  Bonsirven,  s.j.).  Le 
R.  P.  Joseph  de  Ghellinck,  s.j.,  apprécie  ensuite  les  progrès  des  recherches  patris- 
tiques  en  ces  derniers  temps,  et  il  examine  les  problèmes  que  pose  l'utilisation 
de  leurs  résultats. 

Puis  viennent,  rangées  selon  l'ordre  chronologique  des  sujets  traités,  diver- 
ses études  sur  des  points  particuliers  d'histoire  des  doctrines,  ou  d'histoire  tout 
court.  Énumérons  brièvement:  «  Origène  théoricien  de  la  méthode  théologique» 
(long  article  dans  lequel  le  R.  P.  J.-Frs  Bonnefoy,  o.f.m.,  reprend  son  interpré- 
tation fort  discutable  de  certains  textes  de  saint  Thomas  sur  la  nature  de  la 
théologie);  Un  trattato  ascetico  attribuito  a  S.  Girolamo  »  (R.  P.  Alberto  Vaccari, 
s.j.)  ;  «  Le  dogme  de  l'inspiration  chez  saint  Ephrem  d'après  ses  commentaires  de 
l'Ancien  Testament»  (M.  Xavier  Ducros);  «Le  processus  de  la  création  d'après 
saint  Augustin»,  par  le  regretté  P.  Jacques  de  Blic,  s.j.;  «L'Eglise  et  l'enseigne- 
ment en  Occident  au  V"  siècle»  (M.  Gustave  Bardy);  «Les  Passions  de  saint 
Denys  »  (R.  P.  Henri  Moretus-Plantin,  s.j.)  ;  «  L'Imitation  de  Jésus-Christ  dans 
la  spiritualité  byzantine»  (R.  P.  Irénée  Hauscherr,  s.j.);  «Les  provinces  chal- 
déennes  «de  l'extérieur»  au  moyen  âge»  (M.  Jean  Dauvillier)  ;  «  Achard  de 
Saint- Victor  et  les  controverses  christologiques  du  XII*  siècle  »  (M.  Jean  Chatillon)  ; 
«  Evangélisme  et  théologie  au  XIIP  siècle»  (R.  P.  Marie-Dominique  Chenu,  o.p.); 
«Sur  un  vieux  distique:  la  doctrine  du  «quadruple  sens»  (R.  P.  Henri  de  Lubac, 
s.j.);  «La  cohérence  de  la  métaphysique  de  l'âme  d'Albert  le  Grand»  (M^""  Bruno 
de  Solages)  ;  «  Quel  est  le  scribe  de  r«  Autographe  »  des  Exercices  spirituels  » 
(R.  P.  Henri  Bernard,  s.j.);  «La  vie  et  l'œuvre  de  Jean  des  Anges»  (R.  P. 
Fidèle  de  Ros,  o.m.  cap.)  ;  «Le  P.  Surin  et  saint  Jean  de  la  Croix»  (R.  P.  Michel 
Olphe-Galliard,  s.j.)  ;  «  La  vie  souffrante  de  Jésus  d'après  Chardon  »  (R.  P.  Jules 
Lebreton,  s.j.)  ;  «  Sainte  Thérèse  de  l'Enfant-Jésus,  du  Jardin  des  Buissonnets  aux 
pieds  de  Léon  XIII  »  (M.  André  Combes)  ;  «  La  légende  de  l'intervention  du 
Gesù  dans  l'affaire  Dreyfus»   (M.  Louis  Capéran). 


BIBLIOGRAPHIE  53* 

Point  n'est  besoin  d'ajouter,  on  en  conviendra,  que  ce  volume  de  Mélanges 
se  recommande  de  lui-même  par  l'intérêt  des  sujets  traités  et  par  la  compétence 
des  collaborateurs.  C'est  donc  fort  heureux  que  cet  anniversaire  de  professorat 
du  R.  P.  Cavallera  nous  ait  valu  un  tel  recueil,  indispensable  dans  toute  biblio- 
thèque  théologique. 

Eugène  Marcotte,  o.m.i. 


Joseph  Falcon.  —  La  Crédibilité  du  Dogme  catholique.  Apologétique  Scien- 
tifique.    Nouvelle  éd.  rev.  et  aug.  Lyon-Paris,  Vitte,  1948.     23,5   cm.,  573   p. 

L'ouvrage  du  R.  P.  Falcon  est  assez  connu  —  croyons-nous  —  depuis  sa 
première  publication  en  1933,  pour  que  cette  nouvelle  édition  n'ait  pas  besoin 
d'une  présentation  détaillée.  C'est  «  un  travail  de  mise  à  jour  concernant  sur- 
tout la  bibliographie  ...  ;  d'amélioration  par  une  rédaction  plus  parfaite  et 
plus  étendue  de  certains  passages  et  l'addition  de  quelques  notes;  .  .  .  d'achèvement 
qui  vise  la  fin  de  l'ouvrage  »  que  l'auteur  a  voulu  nous  donner.  Evidemment 
le  plan  général  en  est  sorti  par  là  quelque  peu  modifié,  mais  il  n'est  pas  moins 
vrai  qu'il  reste  à  son  état  originaire  et  par  le  fond  et  par  l'orientation.  Ce  sont 
les  grandes  traces  du  célèbre  De  Revelatione  du  R.  P.  Garrigou-Lagrange  qui 
reviennent;  cependant  faut-il  avouer  que  le  solide  nerf  spéculatif  de  l'œuvre 
du  Maître   se  trouve  ici  passablement  atténué. 

Une  nouvelle  édition  est,  elle-même,  un  éloge  authentique  à  l'auteur.  En 
la   présentant,   nous   aimons   à    nous   associer   cordialement   à    cet   éloge. 

A.  JoppoLO,  o.m.i. 


Dictionnaire  de  Spiritualité  ascétique  et  mystique,  doctrine  et  histoire,  publié 
sous  la  direction  de  Marcel  Viller,  s.j.,  assisté  de  F.  Cavallera  et  M.  Olphe- 
Galliard,  s.j.,  avec  le  concours  d'un  grand  nombre  de  collaborateurs.  Fascicule 
XI.     Clugny 'Communion  fréquente.     Paris,   Beauchesne,   1948.   30   cm.,   c.   1009-1264. 

Nous  sommes  un  peu  en  retard  pour  parler  de  ce  fascicule  du  Dictionnaire 
de  Spiritualité,  mais  ce  n'est  pas  une  raison  qui  nous  dispense  de  le  faire.  Nous 
signalerons  donc  quelques  articles  qui  se  remarquent  par  leur  intérêt  à  la  fois 
actuel  et  plus  général. 

Tout  d'abord,  l'article  du  P.  de  Ghellinck,  Collections  spirituelles  (c.  1102-1121), 
fait  voir  le  développement  des  publications  spirituelles  en  séries  et  fournira  une 
très  utile  initiation  bibliographique.  L'A.  regrette  que,  parfois,  dans  ces  collections 
le  médiocre  et  l'excellent  voisinent  (c.  1120)  :  ses  propres  remarques  glissées  ci 
et  là  dans  son  travail,  aideront  à  une  première  discrimination.  Le  P.  Viller,  à 
l'article  Vie  communautaire  dans  le  clergé  diocésain  (c.  1156-1184),  aborde  avec 
souplesse,  clarté,  bon  sens,  un  des  problèmes  majeurs  du  clergé  actuel  de  France 
(et  peut-être  d'ailleurs  .  .  .  ).  Les  notes  historiques  contenues  dans  l'article, 
malgré  leur  brièveté,  portent  le  germe  de  profitables  leçons.  Les  trois  derniers 
articles  du  fascicule  sont  consacrés  à  la  communion  {Effets,  F.  Cuttaz,  c.  1187-1207; 
Pratique,  M.  Viller,  c.  1207-1234;  Communion  fréquente,  J.  DUhr,  c.  1234-1264, 
ce  dernier  encore  incomplet).  Une  fois  de  plus  l'histoire  se  montre  précieuse 
pour  ses  enseignements.  Le  dogme  de  l'eucharistie  est  si  riche  qu'il  est  difficile 
de  rester   fidèle,   dans  la   pratique,  à   toute   sa  richesse;    à   moins   de   vigilance,  on 


54*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

s'en  tiendra  facilement  à  un  aspect  avec  quelque  détriment  pour  d'autres.  Il 
n'est  pas  superflu  de  connaître  les  diverses  orientations  de  la  piété  eucharistique 
au  cours  des  âges  et  de  constater  que  toutes  n'ont  pas  toujours  eu  la  justesse 
désirable. 

R.  B. 


R.  Garrigou-Lagrange,  o.p.  —  La  Synthèse  thomiste.  Paris,  Desclée,  DeBrouwer 
et   Cie.,   1947.     20,5   cm.,   739   p. 

Ce  récent  ouvrage  du  R.  P.  Garrigou-Lagrange  est  une  précieuse  addition  à 
la  série  «  Bibliothèque  française  de  Philosophie  »,  bien  que  la  majeure  partie  du 
volume  ne  soit  qu'une  reproduction,  avec  quelques  précisions  nouvelles,  de  l'article 
Thomisme,  que  l'illustre  professeur  à  l'Angelicum  avait  écrit  dans  le  Diction- 
naire de  Théologie  catholique.  Il  est  heureux  que  cet  important  article,  qui 
équivaut  à  un  volume  de  près  de  six  cents  pages,  ait  été  ainsi  publié  à  part. 

L'auteur  rappelle  la  synthèse  métaphysique  que  suppose  la  théologie  thomiste. 
Ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  de  suivre  les  cours  du  R.  P.  ne  seront  pas  surpris 
d'y  trouver  des  chapitres  sur  «  l'être  intelligible  et  les  premiers  principes  »  et 
sur  «  la  doctrine  de  l'acte  et  de  la  puissance  et  ses  conséquences  ».  À  l'aide  des 
grands  commentateurs  de  saint  Thomas,  tels  que  Cajetan,  Jean  de  Saint-Thomas,  les 
Salmanticenses,  etc.,  le  R.  P.  expose  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  et  de  capital  dans 
le  thomisme,  par  rapport  aux  traités  De  Deo  uno  et  trino.  De  Angelis,  De  Hominc^ 
De  Verbo  încarnato,  De  Gratia.  Il  est  aussi  question  de  théologie  morale  et  de 
spiritualité. 

Dans  cette  ample  synthèse,  qui  couvre  toute  la  doctrine  catholique  et  oii 
tout  est  tellement  cohérent,  on  hésite  à  signaler  une  partie  plutôt  qu'une  aitfre. 
Cependant,  parmi  les  cinquante  chapitres  qui  constituent  cette  section  du  volume, 
celui   sur   la   mariologie   mérite   une   mention   spéciale. 

Sous  le  titre  «  Les  bases  réalistes  de  la  synthèse  thomiste  »,  l'auteur  traite  des 
vingt-quatre  thèses  thomistes,  du  principe  de  contradiction  et  du  problème  des 
universaux,  de  la  vraie  notion  de  la  vérité  et  de  celle  du  pragmatisme,  de  la 
personnalité  ontologique  selon  les  thomistes  et  de  la  raison  suprême  de  la  distinc- 
tion entre  la  grâce  efficace  et  la   grâce  suffisante. 

En  appendice,  il  y  a  une  réponse  à  la  question:  «La  théologie  nouvelle  où 
va-t-elle  ?»  Le  R.  P.  Garrigou-Lagrange  n'est  pas  de  ceux  qui  se  laissent  prendre 
à  tout  vent  de  doctrine.  Plus  qu'aucun  de  nos  contemporains,  il  personnifie  la 
pensée  thomiste;  et  voici  comment  il  fustige  îles  nouveautés  de  certains  théologiens 
qui  se  croient  orthodoxes:  «La  vérité  n'est  plus  la  conformité  du  jugement  avec 
le  réel  extramental  et  ses  lois  immuables,  mais  îa  conformité  du  jugement  avec 
les  exigences  de  l'action  et  de  la  vie  humaine  qui  évolue  toujours.  A  la  philo- 
sophie de  l'être  ou  ontologie  se  substitue  la  philosophie  de  l'action  qui  définit 
la  vérité  en  fonction  non  plus  de  l'être  mais  de  l'action.  On  revient  ainsi  à  la 
position  moderniste.  » 

Pour  qui  veut  parfaire  l'unification  de  ses  connaissances  philosophiques  et 
théologiques,  en  repassant  les  données  fondamentales  du  thomisme,  on  ne  saurait 
trop    recommander    cet    ouvrage   magistral. 

Henri  Saint-Denis,  o.m.i. 


BIBLIOGRAPHIE  55* 

LuDOVicus  Bender,  o.p.  —  Jus  Publicum  Ecclesiasticum.  Bussum,  Paulus  Brand, 
1948.     23,5  cm.,  232  p. 

Ce  manuel  de  droit  public  de  l'Eglise  que  nous  livre  le  R.  P.  Bender  est 
un  travail  plutôt  élémentaire  dont  le  mérite  principal  est  de  renfermer  certains 
aspects  personnels.     L'auteur  aura  ainsi  atteint  le  but  fixé  dans  la  préface   (p.  6). 

Le  P.  Bender  insiste  avec  raison  sur  l'aspect  théologique  du  droit  public  de 
l'Église  dans  lequel  il  intègre  les  exposés  récents  de  philosophie  sociale.  Ainsi, 
il  explique  très  bien  et  d'une  façon  nouvelle  dans  ce  domaine,  les  notions  de 
droit  public  de  l'Église  (p.  15),  d'autorité  civile  (p.  31-32),  de  pouvoir  coactif 
ecclésiastique    (p.    70). 

Par  ailleurs,  il  nous  semble  que  l'aspect  proprement  juridique  est  trop  négligé. 
L'auteur  rejette  à  la  légère,  croyons-nous,  les  «  res  mixtae  »  dont  parle  le  Code 
au  can.  726  et  dont  la  connaissance  parfaite  est  requise  pour  une  saisie  complète 
des  relations  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  (p.  201).  De  même,  nous  jugerions  volon- 
tiers   discutable    son    opinion    sur    la    nature   juridique    des    concordats    (p.    229-230). 

Le  volume  du  P.  Bender  est  une  acquisition  très  utile  en  raison  surtout  de  la 
clarté  et  de  la  concision  de  ses  exposés.  Ses  arguments  sont  ordinairement  brefs, 
mais  solides  et  suffisants  pour  un  cours  ordinaire  de  droit  public.  On  aimerait 
cependant  trouver  en  leur  lieu  des  références  à  des  ouvrages  spécialisés  en  matière 
d'Ecriture    sainte,    de    patrologie    et    d'histoire    de    l'Eglise. 

Ce  manuel  devrait  donner  une  orientation  nouvelle,  plus  moderne  et  plus  théo- 
logique   aux    études    de    droit    public    de    l'Eglise. 

Germain    Lesage,    o.m.i. 


Sciences    et    Problèmes    d'Unité.     Paris,    Beauchesne,    1948.      24    cm.,    101    p. 
Archives   de   Philosophie,   vol.   xvii,   cahier   2.) 

Afin  de  réagir  contre  les  dangers  de  la  spécialisation,  les  éditeurs  de  ce 
volume,  qui  fait  partie  de  la  collection  «  Archives  de  Philosophie  »,  ont  voulu 
aborder  la  question  de  l'unité  dans  les  sciences  et  entre  les  sciences.  Il  est 
permis  de  douter  que  cet  ouvrage  ait  réussi  à  atteindre  son  but.  Si,  au  lieu 
de  s'adresser  à  des  spécialistes  isolés  à  l'intérieur  de  leur  domaine,  on  avait 
fait  appel  à  des  philosophes,  le  problème  eût  pu  être  résolu;  car  la  critique  des 
sciences  ne  relève  pas  des  sciences  elles-mêmes,  mais  d'une  discipline  supérieure 
qui  donne  une  largeur  de  vue  et  une  perspective  que  les  savants  en  tant  que 
tels  n'ont  pas.  On  chercherait  en  vain  dans  ces  pages  la  mention  d'un  objet  formel 
quod  et  quo,  et  sans  cette  précision  comment  peut-on  espérer  réaliser  une  unité 
du    savoir.  '^^*"''! 

Les  études,  qui  composent  ce  livre,  traitent  de  l'unité,  ou  plutôt  de  la  crise 
de  l'unité  et  du  manque  d'unité,  dans  la  mathématique,  la  physique,  la  chimie, 
la  biologie  et  l'anthropologie.  Les  points  de  vue,  le  vocabulaire  et  les  méthodes 
des  différents  auteurs,  qui  ont  contribué  à  cet  ouvrage,  sont  tellement  disparates 
qu'on  ne  peut  pas  dire  qu'il  y  ait  unité  dans  le  livre  lui-même.  Ce  sont  moins 
les  cinq  chapitres  d'un  livre  que  cinq  monographies  bien  distinctes,  dont  la 
plus  satisfaisante  est  celle  de  J.  Caries  sur  «  le  problème  de  l'unité  de  la  vie  », 
qui   ont   été   reliées   sous   une  même   couverture. 

Henri    Saint-Denis,    o.m.i. 


56*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Ouvrages  parvenus  à  la  rédaction 


Lambert  Beaudoin,  o.s.b.  —  La  Piété  liturgique.  Montréal,  Fides,  [  1947  ].  19  cm., 
151  p. 

F.  CuTTAZ.  —  Le  Juste.  Splendeurs  et  richesses  de  Vétat  de  grâce.  Précieux 
effets  de  la  grâce  sanctifiante.  4"  éd.  Montréal,  Editions  Granger,  [  1941].  19  cm., 
429   p. 

Cesar  A.  Davilla.  —  La  concupiscenca  y  su  relaciôn  con  el  pecado  original  origù 
nante  y  originado.  Bogota,  Pontificia  Universidad  Catolica  Javeriana,  [1947]. 
22  cm.,  29  p. 

Servio  Tulio  Dorado.  —  La  conexion  del  Primado  de  la  Iglesia  universal  con  la 
Sede  Romana.     Bogota,  Editorial   San  Juan   Eudes,   1947.     24,5   cm.,   118   p. 

Guillermo  Duque  Botero.  —  El  nombramiento  de  los  Obispos  en  Colombia  y 
en  la  disciplina  general  de  la  Iglesia.     Manizales,  Beyco,  1944.     23   cm.,  170  p. 

André-J.  Krzesinski.  —  Le  Problème  du  Christianisme  en  Extrême-Orient.  Mont- 
réal, Fides,  1947.     20,5  cm.,  145  p. 

Leonardo  Lopera  Montano.  —  La  concupiscensia  en  la  doctrina  de  San  Augustin. 
Bogota,   «Prensa  Catolica  »,   1946.     23,5  cm.,  172  p. 

Eugenio  Restrepo  Uribe.  —  El  Protestantismo  en  Colombia.  [  s.  1.  n.  d.  ]  22  cm., 
151  p. 

Albert  Schulte,  S.V.D.  —  Le  Prêtre  dans  VŒuvre  de  sa  propre  Sanctification. 
Mulhouse,  Éditions   Salvator;   Tournai,  Casterman,   1947.     19   cm.,  230  p. 

Verslag  van  de  dertiende  algamene  vergadering  der  vereniging  voor  Thomistische 
Wijsbegeerte  en  van  de  vierde  studiedagen  van  het  tvijsgerig  gezelschap  te 
Leuven.  De  Persoon.  Nijmegen,  N.  V.  Dekker  &  Van  de  Vegt;  Louvain, 
Nauwelaerts,   1848.     24,5   cm.,  64  p. 


Avec  l'autorisation   de  l'Ordinaire  et  des  Supérieurs. 


Le  Protêvangile 
et  r Immaculée  Conception 


Une  définition  dogmatique  du  magistère  ne  marque  pas  un  point 
final  au  travail  du  théologien:  son  effort,  qui  vise  à  une  intelligence 
toujours  plus  approfondie  du  donné  révélé,  ne  s'arrêtera  qu'avec  la 
marche  de  l'Egli&e  voyageuse. 

A  cette  vérité,  les  années  présentes  fournissent  une  illustration 
remarquable  en  ce  qui  regarde  l'Immaculée  Conception.  Un  siècle 
après  la  définition  infaillible,  on  se  pose  bien  des  questions  aux- 
quelles des  solutions  très  divergentes  sont  proposées,  tant  sur  l'inter- 
prétation de  la  bulle  Ineffabilis,  que  sur  les  sources  révélées  qui  lui 
servent   de  base. 

Arrivé  au  verset  15  du  chapitre  3  de  la  Genèse,  le  P.  Ceuppens, 
o.p.,  dans  ses  Quœstiones  selectœ  ex  Historia  primœva,  ramène  les 
interprétations  des  exégètes  catholiques  aux  quatre  suivantes: 

1°  la  Femme  ici  indiquée  est  Marie  et  Marie  seulement,  au 
sens  littéral; 

2°  au  sens  littéral  imparfait,  c'est  Eve;  au  sens  littéral  plein, 
c'est  Marie; 

3°     au  sens   littéral,   c'est   Eve;    au   sens   typique,   Marie. 

4°  au  sens  littéral,  c'est  Eve  seule;  il  n'est  pas  prouvé  que  Marie 
y  soit  désignée,  même  au  simple  sens  typique  ^. 

Le  R.  P.  soutient  la  quatrième  opinion,  après  avoir  défendu  la 
troisième  dans  le  passé  ^. 

M.  l'abbé  Michel,  dans  UAmi  du  Clergé^,  adopte  sans  hésiter 
«  l'exégèse  qui  restreint  à  Eve  le  sens  littéral  de  tout  le  Protêvangile  ». 
Quant  à   «  la  signification  mariale,  elle  répond  à  une   «  interprétation 

1  Quœstiones  selectœ  ex  Historia  primœva,  éd.  2",  Marietti,  1948,  p.  90,  De 
mariologia   biblica. 

2  Voir  Angelicum,  janvier-mars  1949,  p.  58.  —  M.  Bonnetain,  p.s.s.,  conclut 
de  façon  embarrassée:  «  L'application  littérale  du  mot  femme  à  la  Mère  du  Messie 
présente  de  sérieuses  difficultés  »  (Diet,  de  la  Bible,  suppL,  art.  Immaculée  Conception^ 
col.   296-297). 

3  L'Ami  du  Clergé,  30  oct.   1946,  p.  54-57. 


58*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

théologique  »  clairement  et  ouvertement  déduite  du  texte  inspiré,  à 
la  lumière  de  l'enseignement  des  Pères  et  des  écrivains  ecclésiastiques; 
«  interprétation  pratique   du  Protévangile  »,  dit  le  P.  Le  Bachelet.  » 

L'auteur  se  rapporte,  en  effet,  à  l'article  Immaculée  Conception 
du  Dictionnaire  de  Théologie  catholique.  Après  avoir  exposé  et  admis 
l'interprétation  mariale  au  sens  littéral  propre  du  Protévangile  *,  le 
P.  Le  Bachelet,  s.j.,  reproduit  en  français  le  passage  de  la  bulle  Inef- 
fabilis  favorable  à  sa  manière  de  voir:  «  Les  Pères  et  les  écrivains 
ecclésiastiques  .  .  .  ont  enseigné  que,  par  ce  divin  oracle:  «  Je  met- 
trai des  inimitiés  entre  toi  et  la  femme,  entre  ta  descendance  et  la 
sienne  »,  Dieu  avait  clairement  et  ouvertement  montré  à  l'avance  le 
miséricordieux  Rédempteur  du  genre  humain,  Jésus-Christ,  son  Fils 
unique,  et  désigné  sa  Bienheureuse  Mère,  la  Vierge  Marie,  et  en 
même  temps  exprimé  d'une  façon  marquée  (insigniter)  la  commune 
inimitié  de  l'un  et  de  l'autre  contre  le  démon.  C'est  pourquoi,  comme 
le  Christ,  Médiateur  entre  Dieu  et  les  hommes,  se  servit  de  la  nature 
humaine  qu'il  avait  prise  pour  détruire  l'arrêt  de  condamnation 
porté  contre  nous  et  l'attacha  triomphalement  à  la  Croix,  ainsi  la 
Très  Sainte  Vierge,  unie  avec  Lui  étroitement  et  inséparablement, 
fut  avec  Lui  et  par  Lui  l'éternelle  ennemie  du  serpent  venimeux  et 
le  vainquit  pleinement  en  lui  broyant  la  tête  sous  son  pied  virginal.  » 

Le  P.  Le  Bachelet  ajoute,  non  sans  une  certaine  hésitation  dont 
M.  Michel  a  tiré  parti:  «  Texte  qui  contient  deux  phrases  nettement 
distinctes:  une  première,  narrative,  où  l'on  attribue  aux  Pères  et 
aux  écrivains  ecclésiastiques  le  susdit  enseignement,  «  docuere  »  ;  une 
seconde,  deductive,  «  quocirca  »  .  .  .  ,  où  les  Pères  ne  sont  plus  mis 
directement  en  scène:  ce  sont  les  rédacteurs  de  la  Bulle,  et  Pie  IX 
avec  eux,  qui,  partant  de  l'enseignement  des  Pères  comme  fournis- 
sant le  principe,  tirent  la  conséquence  et  font  l'application.  »  Suit 
la  recommandation  de  ne  pas  mêler,  «  ce  qui  dans  la  Bulle  est  pro- 
prement attribué  aux  Pères  et  ce  qui  s'y  trouve  affirmé  comme  une 
conséquence  tirée  de  leur  enseignement  ». 

Par  ailleurs,  voici  le  contexte  où  se  trouve  l'expression  «  inter- 
prétation pratique  du  Protévangile  »  :  «  Prise  dans  toute  son  ampleur, 
la   doctrine   du   nouvel   Adam   et   de   la   nouvelle   Eve   forme   comme 

4    Diet,  de  Théol.  cath.,  art.  Immaculée  Conception,  col.  853-860. 


LE    PROTÉVANGILE    ET    L'IMMACULEE    CONCEPTION  59* 

une  interprétation  pratique  du  Protévangile  ...»  Le  Père  ajoute 
même:  «  Les  considérations  précédentes  [où  il  a  analysé  la  doctrine 
des  Pères  sur  ce  point  ]  écartent  seulement  l'opinion  arbitraire  de 
ceux  qui,  ne  reconnaissant  là  que  des  données  exclusivement  tradi- 
tionnelles, enlèvent  par  le  fait  même  toute*  valeur  scripturaire  à  l'argu- 
ment tiré  du  Protévangile  ^.  » 

De  son  côté,  le  P.  Jugie,  a.a.,  remarque,  dans  YAnnée  théologU 
que,  que  les  rédacteurs  de  la  Bulle  ont  bien  vu  la  faiblesse  de 
l'argument  tiré  du  Protévangile,  si  l'on  se  place  sur  le  terrain  de 
l'exégèse  littérale  proprement  dite.  Aussi  l'ont-ils  rattaché  à  la  tra- 
dition patristique  et  ecclésiastique  ^.  »  Ayant  cité  le  passage  de  la 
bulle  reproduit  plus  haut,  ainsi  que  les  réflexions  du  P.  Le  Bachelet, 
il  continue:  «  La  distinction  entre  la  partie  narrative  et  la  partie 
deductive  est  importante,  car  elle  permet  de  laver  les  rédacteurs  de 
la  Bulle  du  reproche  qu'on  leur  a  fait  d'avoir  prêté  aux  Pères  des 
choses  qu'ils  n'ont  pas  dites.  Ils  n'ont  pas  dit,  à  propos  du  Proté- 
vangile, que  Marie  fut,  par  Jésus,  Véternelle  ennemie  du  serpent.  Ce 
sont  les  rédacteurs  de  la  Bulle  qui  ont  déduit  cela  des  affirmations 
patristiques.  On  voit  cependant  combien  lointain  est  le  lien  qui  rat- 
tache au  texte  scripturaire  l'idée  de  la  Conception  immaculée  de 
la  Mère  de  Dieu.  On  part  d'une  interprétation  pratristique,  où  il 
n'est  pas  directement  question  de  cette  conception,  pour  en  inférer 
cette  doctrine  par  voie   de  conséquence  logique.  » 

Que  retient  donc  le  P.  Jugie?  Il  cite  le  P.  Bainvel^:  «L'Ecri- 
ture ne  dit  rien  de  l'Immaculée  Conception.  Tout  au  plus  pouvons- 
nous,  le  mystère  une  fois  connu  d'ailleurs,  en  éclairer,  pour  ainsi  dire, 
l'Ecriture  et,  à  cette  lumière,  inclure  aussi  l'Immaculée  Conception 
dans  la  plénitude  du  texte  biblique,  qui  nous  dit  les  inimitiés  entre 
la  femme  et  le  serpent  et  comment  le  fils  de  la  femme  broiera  la 
tête  du  serpent  »...  Hors  de  là  l'Ecriture  est  plutôt  faite  pour 
nous  dérouter  sur  ce  point.  » 

Et  le  P.  Jugie  d'insister:  «  Nous  pensons  que  le  P.  Bainvel  a 
raison  s'il  s'agit  d'apprécier  la  preuve  scripturaire,  telle  qu'elle  a  été 

5    Ibid.,  col.  857. 

^     Année  théologique,   1947,  p.  413-414. 

7     Etudes,   101    (1904),   p.   613. 


60*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

communément  présentée  jusqu'ici  par  les  théologiens  soit  dans  les 
manuels  classiques,  soit  ailleurs.  Cette  preuve  est  si  enveloppée,  si 
nourrie  de  déductions  subjectives,  que  sa  valeur,  au  point  de  vue 
strictement  exégétique,  est  à  peu  près  nulle,  et  qu'elle  légitime  le  mot: 
«  L'Écriture  ne  dit  rien  de  l'Immaculée  Conception.  »  Cette  preuve 
n'a  pu  être  trouvée  et  formulée  que  par  ceux  qui  croyaient  déjà  à 
l'Immaculée  Conception.  Ce  n'est  pas  l'Ecriture  qui  l'a  suggérée  par 
son  texte  même;  c'est  la  foi  préalable  qui  a  projeté  sa  lumière  sur 
le  texte.  Comment,  en  effet,  découvrir  l'idée  de  la  conception  imma- 
culée de  la  Mère  du  Sauveur  dans  ce  qu'on  a  appelé  le  Protévangile: 
«  Je  mettrai  une  inimitié  entre  toi  et  la  femme,  entre  ta  postérité  et 
sa  postérité;  celle-ci  te  meurtrira  à  la  tête  et  tu  la  meurtriras  au 
talon  »,  sinon  par  une  série  de  suppositions  et  de  déductions  qui 
n'ont  rien  à  voir  ni  avec  le  texte  ni  avec  le  contexte  ?  Un  esprit 
non  prévenu  trouverait  plutôt  dans  la  phrase:  Tu  la  meurtriras  au 
talon,  une  indication  que  la  femme  et  sa  lignée  ne  sortiront  pas 
indemnes  de  la  lutte  contre  le  serpent.  » 

Il  serait  difficile  d'être  plus  catégorique. 

Par  contre,  le  P.  Jugie  ^,  qui  voit  dans  le  chap.  XII  de  l'Apoca- 
lypse «  comme  un  commentaire  inspiré  du  Protévangile  »  en  tire  la 
preuve  suivante  «  en  faveur  de  la  doctrine  de  l'Immaculée  Conception: 
le  fait  que  Marie,  avec  le  secours  de  Dieu,  a  échappé  complètement 
aux  attaques  du  Dragon,  tout  comme  Jésus  son  Fils,  suggère  l'idée 
que  le  démon  n'a  pu  avoir  aucune  prise  sur  elle,  à  aucun  moment  de 
son  existence;  que  par  conséquent,  elle  a  été  exempte  de  tout  péché. 
Ce  n'est  qu'une  suggestion,  un  argument  très  implicite  et  très  loin- 
tain; mais  moins  implicite  et  moins  lointain  que  celui  que  beaucoup 
de  théologiens  font  sortir  du  Protévangile.  » 

Dans  la  même  revue  ^,  le  P.  Sibum,  a.a.,  corrigeant  les  vues  du 
P.  Jugie,  soutient  que  les  rédacteurs  de  la  Bulle  «  entendent  faire 
un  argument  scripturaire  »  et  nous  donner  «  une  interprétation  authen- 
tique du  Protévangile  »,  que  «  la  Bulle  Ineffabilis  enseigne,  et  comme 
scripturaire,  le  sens  messianique  et  mariai  de  l'oracle».  Il  ajoute: 
«  Comme  habituellement  en  pareil  cas,  l'Eglise  n'a  pas  déclaré  en  quel 

8    Ibid.,  p.,  422-423. 

^     Année  théologique,   1949,  p.  33-49. 


LE    PROTÉVANGILE    ET    L'IMMACULÉE    CONCEPTION  61* 

sens,    littéral    ou    typique,    le   Protévangile    parle    de    Jésus    et    de    sa 
Mère  1^.  » 

Contre  le  P.  Ceuppens,  le  P.  da  Fonseca,  s.j.,  défend  aussi  l'inter- 
prétation mariale  au  sens  littéral  ^^;  le  P.  Gallus,  s.j.,  également,  tout 
en  parlant  de  sens  «  allégorico-dogmatique  »  soutient  qu'au  sens  pro- 
pre des  termes,  il  s'agit  d'inimitiés  dans  l'ordre  physique,  mais  qu'il 
faut  l'entendre  au  sens  métaphorique  (métaphore  continuée  ou  allé- 
gorie) :  le  texte  désigne  Jésus-Christ  et  la  très  Sainte  Vierge  et  leur 
opposition  victorieuse  au  démon  ^^. 

À  LA  LUMIÈRE  DE  LA  BULLE  «  INEFFABILIS  ». 

Pour  voir  clair  en  notre  sujet,  il  semble  de  première  importance 
de  revenir  à  la  bulle  Ineffabilis,  de  prendre  son  point  de  vue  et  de  la 
suivre  d'un  bout  à  l'autre:  on  ne  saurait  trop  méditer  un  monument 
semblable.  C'est  le  pape  qui  parle.  Il  ne  s'agit  plus  de  l'autorité 
des  rédacteurs.  Quel  qu'ait  pu  être  leur  rôle,  le  pape  a  adopté  le 
texte,  le  faisant  sien  au  sens  le  plus  strict.  En  proclamant  son  con- 
tenu devant  l'univers  catholique,  il  remplit  officiellement  sa  mission 
de  maître  de  doctrine,  infailliblement  vrai,  au  moins  dans  la  défini- 
tion dogmatique;  mais  même  dans  le  reste,  porte-voix  de  Notre- 
Seigneur  et  législateur  Jésus-Christ,  et,  comme  tel,  assisté  de  l'Esprit- 
Saint. 

Considérée  dans  son  ensemble,  la  bulle  donne  l'impression  d'un 
bloc  doctrinal  sans  fissure.  On  pense  au  mot  de  l'Ecriture  :  «  columna 
et  firmamentum  veritatis  ».  L'Eglise,  quel  soutien  inébranlable  de  la 
vérité  !  Avec  une  assurance  d'éternité,  l'exposé  part  du  fait  actuel, 
incontestable,  de  la  croyance  de  l'Eglise  à  l'Immaculée  Conception; 
il  remonte  à  la  source  de  la  Révélation  écrite,  montre  le  travail 
de  la  Tradition,  cet  effort  de  réflexion  continué  au  long  des  siècles 
pour  assimiler  et  exposer  un  oracle  venu  de  Dieu.  Et  l'émerveil- 
lement grandit  à  mesure  que  la  construction  s'élève  pour  aboutir  à 
l'infaillible  définition  dogmatique. 

On  ne  médite  pas  assez  les  documents  de  ce  genre.  Et  pourtant, 
qu'il  fait  bon  s'abreuver  aux  eaux  pures  que  l'Eglise  nous  sert  avec 

10  Ibid.,  p.  47-48. 

11  Biblica,  1949,  p.   117-122. 

12  Ver  bum  Domini,   1949,   33-43;   Divus   Thomas,   1949,   p.    126-133. 


62*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

abondance  !  «  Le  principal  facteur  constitutif  du  progrès  dogmatique 
ne  fut-il  pas  toujours  l'action  du  Magistère  infaillible  de  l'Eglise  ^^  ?  » 
C'est  encore  prudence,  en  face  des  divagations  modernes,  d'écouter 
celui  qui  nous  redit  avec  saint  Pierre:  «  Non  doctas  fabulas  secuti  .  .  . 
habemus  firmiorem  propheticum  sermonem,  cui  benefacitis  attendentes 
quasi  lucernae  lucenti  in  caliginoso  loco  »  ;  au  lieu  de  mythes,  nous 
avons  la  vérité  révélée;  il  suffit  d'écouter  attentivement  celui  qui  a 
compétence  pour  nous  l'exposer  ^^. 

Ayant  rappelé  ce  que  l'Eglise  entend  par  l'Immaculée  Conception, 
savoir  tout  l'ensemble  des  faveurs,  exemption  du  péché  originel,  plé- 
nitude de  sainteté,  qui  placent  la  Mère  de  Dieu  bien  au-dessus  des 
anges  et  des  saints,  le  pape  établit  qu'elle  n'a  jamais  cessé  de  favo- 
riser cette  vérité:  en  témoignent  les  encouragements  donnés  à  la 
dévotion,  l'institution  d'une  fête  spéciale  en  l'honneur  de  la  Concep- 
tion de  la  très  Sainte  Vierge,  le  soin  des  papes  à  développer  ce  culte 
et  cette  doctrine,  interdisant  sévèrement  d'y  contredire,  la  déclaration 
du  concile  de  Trente  spécifiant  qu'il  n'a  pas  du  tout  l'intention 
d'inclure  la  très  Sainte  Vierge  dans  l'universalité  du  péché  originel  ^^. 

La  raison  d'une  pareille  attitude,  c'est  que  l'Immaculée  Conception 
fut  toujours  considérée  dans  l'Eglise  comme  une  doctrine  reçue  des 
Pères  et  marquée  du  caractère  de  vérité  révélée.  Le  pape  va  le  prou- 
ver, d'abord  par  un  argument  général,  proprement  théologique:  ce 
que  l'Eglise  croit,  elle  l'a  toujours  cru.  Argument  certes  capable  de 
dérouter  les  incroyants;  mais  rappelons-nous  que  tout  un  monde 
de  vérités  leur  échappe  et  qu'il  y  aurait  grave  erreur  de  méthode  à 
se  mettre  à  leur  école.  Ecoutons  le  pape  nous  dire  que  la  raison 
est  absolument  convaincante:  l'Eglise  ne  change  rien,  ne  retranche 
rien,  n'ajoute  rien  aux  dogmes,  dont  elle  assure  la  garde  et  la  défense; 
lout  son  soin  tend  à  en  préciser  le  contenu,  à  les  limer,  à  les  polir, 
pour  que,  gagnant  en  clarté,  ils  conservent  leur  intégrité  parfaite: 
ainsi  progressent-ils  tout  en  restant  eux-mêmes,  c'est-à-dire  en  restant 
le  même  dogme,  qui  garde  le  même  sens  et  répond  à  la  même  idée. 

^3    Diet,  de  Théol.  cath.,  art.  Dogme,  col.  1621. 
14    2  Pierre   1,   16-21. 

1^     A    part    quelques    réflexions,    faciles    à    reconnaître,    la    présente    analyse    n'est 
qu'une   traduction   du   texte   abrégé   de  la  bulle. 


LE    PROTÉVANGILE    ET    L'IMMACULEE    CONCEPTION  63* 

Puisque  l'Eglise  ne  saurait  altérer  ce  qu'elle  croit,  le  pape  n'a 
pas  besoin  de  dérouler  siècle  par  siècle  les  témoignages  qui  montre- 
raient la  catholicité  de  l'Immaculée  Conception;  que  l'évidence  his- 
torique soit  déjà  acquise  ou  encore  à  établir  sur  ce  point,  il  est  cer- 
tain que  le  seul  fait  de  la  croyance  actuelle  de  l'Eglise  démontre 
que  l'Immaculée  Conception  est  une  doctrine  révélée. 

Poursuivant  donc  sa  marche,  notre  docteur  va  nous  en  indiquer 
les  sources  scripturaires.  Mais,  une  fois  de  plus,  il  faut  admirer  l'am- 
pleur et  l'assurance  de  son  exposé.  Les  conciles  de  Trente  et  du 
Vatican  proclament  que  le  vrai  sens  de  la  sainte  Ecriture  est  celui 
qu'admet  l'Eglise,  quelle  que  soit  la  voix  par  laquelle  nous  arrive 
son  interprétation:  voix  des  Pères,  voix  du  magistère  extraordinaire 
dans  les  interventions  solennelles  des  papes  à  la  tête  des  conciles  ou 
en  dehors,  voix  du  magistère  ordinaire  du  pape  et  des  congrégations 
romaines,  ou  des  évêques  dispersés  dans  le  monde.  Ici,  le  pape 
s'adresse  à  l'Eglise  dans  une  bulle  d'une  importance  extraordinaire, 
car  elle  contient  la  définition  de  l'Immaculée  Conception.  Mais,  avant 
de  juger  immuablement  que  cette  doctrine  est  révélée,  lui  dont  l'au- 
torité ne  connaît  pas  les  décisions  arbitraires,  il  tient  à  nous  mon- 
trer quels  textes  inspirés  contiennent  la  précieuse  vérité.  Lui:  c'est 
l'Eglise,  c'est  Dieu  qui  nous  enseigne.  Or  —  et  c'est  ce  qui  nous 
paraît  admirable,  —  pour  nous  faire  constater  que  l'Eglise  du  passé 
n'est  point  autre  que  l'Eglise  actuelle,  qu'elle  ne  saurait  se  contre- 
dire, qu'elle  n'a,  en  définitive  qu'une  voix,  celle  du  pape  vivant,  tou- 
jours docile  à  traduire  l'inspiration  qui  vient  du  Père  ^^,  Pie  IX  va 
nous  dire  sa  pensée  en  empruntant  le  langage  même  des  Pères,  con- 
firmant, consacrant  définitivement  la  vérité  déjà  proposée  par  eux. 
Ainsi,  tout  à  la  fois,  prouvera-t-il  ce  qu'il  veut  que  nous  admettions, 
et  que  l'Immaculée  Conception  est  une  doctrine  révélée,  et  que  la 
Tradition  l'a  transmise  comme  telle,  et  que  les  textes  scripturaires  par 
lui  et  par  eux  allégués  comme  contenant  cette  vérité  la  contiennent 
véritablement:  «  Hanc  doctrinam  ...  in  ipsa  Ecclesia  semper  extitisse 
veluti  a  Majoribus  acceptam  ac  révéla tae  doctrinae  charactere  insigni- 
tam  ...» 

16    Matth.   16,   17. 


64*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Il  écrit  donc  que  cette  doctrine  nous  est  arrivée  par  les  Pères 
et  les  écrivains  ecclésiastiques  dans  les  livres  qu'ils  composèrent  pour 
l'explication  des  Ecriture,  la  défense  des  dogmes  et  l'instruction  des 
fidèles;  mais,  note  le  pontife,  eux-mêmes  l'ont  apprise  à  l'école  des 
saintes  Lettres,  «  caelestibus  edocti  eloquiis  ». 

Quelle  est  leur  pensée  ?  D'abord,  argument  général:  leur  façon 
de  parler  enveloppe  la  très  Sainte  Vierge  dans  une  sorte  de  climat 
d'Immaculée  Conception.  Nous  traduisons  :  «  Un  des  thèmes  qui  leur 
tient  le  plus  à  cœur  consiste  à  célébrer  et  à  exalter  dans  la  Vierge 
Marie  sa  souveraine  sainteté,  dignité  et  intégrité  de  toute  tache  du 
péché,  et  aussi  son  incomparable  victoire  sur  l'infernal  ennemi  du 
genre  humain;  cela,  ils  le  font  à  l'envi,  de  multiple  et  admirable 
manière.  » 

Dans  cette  perspective,  (quapropter)  ils  sont  préparés  à  bien  saisir 
la  portée  du  texte  de  la  Genèse  «  dans  lequel  Dieu,  en  annonçant  les 
remèdes  disposés  par  sa  bonté  pour  le  relèvement  de  l'humanité, 
réprimait  l'insolence  du  Serpent  et  suscitait  une  prodigieuse  espé- 
rance au  cœur  de  notre  race  ».  Voici  le  texte  inspiré,  avec  l'expli- 
cation que  le  pape  nous  en  donne  à  la  suite  des  Pères,  (car,  il  faut 
le  répéter,  le  pape  n'est  pas  un  érudit  qui  rapporte  des  opinions; 
il  est  le  docteur  qui  enseigne  au  nom  du  Seigneur  Jésus)  :  «  Inimicitias 
ponam  inter  te  et  mulierem,  semen  tuum  et  semen  illius.  » 

Quand  donc  les  Pères  et  les  écrivains  ecclésiastiques  expliquent 
ces  paroles,  ils  enseignent  que  par  cet  oracle  Dieu  a  clairement  et 
ouvertement  montré  à  l'avance  le  Rédempteur  miséricordieux  du  genre 
humain,  à  savoir  le  Fils  unique  de  Dieu,  Jésus-Christ,  et  désigné  sa 
Bienheureuse  Mère  la  Vierge  Marie,  et  en  même  temps  remarqua- 
blement exprimé  les  inimitiés  elles-mêmes  de  l'Un  et  de  l'autre  contre 
le  diable.  «  Quapropter  [  Patres  Ecclesiaeque  Scriptores  ]  enarrantes 
verba  .  .  .  docuere  divino  hoc  oraculo  clare  aperteque  praemonstra- 
tum  fuisse  misericordem  humani  generis  Redemptorem,  scilicet,  Uni- 
genitum  Dei  Filium  Christum  Jesum,  ac  designatam  Beatissimam  Ejus 
Matrem  Virginem  Mariam,  ac  simul  ipsissimas  utriusqu©  contra  diabo- 
lum  inimicitias  insigniter  expressas.  » 

La  phrase  suivante  ne  fait  que  préciser  la  manière  de  compren- 
dre ce  que  dit  le  texte  sur  l'union  de  la  très  Sainte  Vierge  à  son  Fils 


LE    PROTÉVANGILE    ET    L'IMMACULEE    CONCEPTION  65* 

dans  la  lutte  contre  le  Serpent:  en  raison  de  cette  union,  la  très 
Sainte  Vierge,  elle  aussi,  avec  son  Fils  et  par  lui,  a  pleinement 
triomphé  du  Serpent  et  lui  a  écrasé  la  tête  sous  son  pied  immaculé: 
«  Quocirca,  sicut  Christus,  Dei  hominumque  Mediator,  humana 
assumpta  natura  delens  quod  adversus  nos  erat  chirographum  decreti, 
illud  cruci  triumphator  affixit,  sic  Sanctissima  Virgo,  arctissimo  et 
indissolubili  vinculo  cum  Eo  conjuncta,  una  cum  Illo  et  per  Ilium, 
sempiternas  contra  venenosum  Serpentem  inimicitias  exercens  ac  de 
ipso  plenissime  triumphans,  illius  caput  immaculato  pede  contrivit.  » 

Ce  triomphe  de  la  très  Sainte  Vierge,  son  innocence,  sa  sainteté, 
et  l'océan  de  ses  privilèges,  les  mêmes  Pères  les  ont  vus  (iidem  Patres 
viderunt)  symbolisés  en  de  nombreux  types  de  l'Ancien  Testament, 
et,  pour  décrire  une  telle  somme  de  dons  divins  et  l'intégrité  origi- 
nelle, ils  ont  emprunté  beaucoup  d'expressions  aux  Prophètes  et  aux 
Livres  inspirés. 

Lorsqu'ils  viennent  à  considérer  la  salutation  de  l'Archange 
Gabriel:  «pleine  de  grâce»,  «ils  enseignent  [et  le  pape  avec  eux] 
que  cette  salution  nous  montre  la  Mère  de  Dieu  comme  le  trône  de 
toutes  les  grâces,  ornée  de  tous  les  dons  du  Saint-Esprit,  bien  plus, 
trésor  presque  infini  et  abîme  inépuisable  de  ces  dons,  de  telle  sorte 
qu'EUe  n'encourut  jamais  de  malédiction  mais  fut  associée  à  la  ])éné- 
diction  éternelle  de  son  Fils,  comme  le  Lui  dit  Elizabeth  sous  l'inspi- 
ration du  Saint-Esprit.  D'où  leur  accord  enthousiaste  pour  voir  en 
la  Glorieuse  Vierge  le  sommet  de  tous  les  miracles,  ce  qui  la  rend 
si  proche  de  Dieu,  Elle,  simple  créature  humaine,  qu'Elle  surpasse 
toutes   les  louanges   des   hommes  et   des   anges. 

«  Atque  idcirco  »  :  toujours  à  la  lumière  des  données  de  l'Ecriture, 
et  afin  de  mieux  montrer  l'innocence  et  la  sainteté  originelle  de  la 
Mère  de  Dieu,  les  Pères  la  mettent  au-dessus  d'Eve  innocente  avant 
la  chute,  car,  loin  d'être  victime  du  Serpent,  la  bienheureuse  Vierge, 
croissant  toujours  dans  sa  grâce  originelle,  reçut  de  Dieu  la  vertu 
d'ébranler  la  puissance  infernale,  jusqu'en  ses  profondeurs.  Aussi 
les  Pères  ne  se  lassent-ils  pas  de  lui  donner  les  titres  les  plus  évoca- 
teurs:   «  lis  au  milieu  des  épines,  terre  intacte»,  etc. 

Mais,  comme  si  ces  appellations  resplendissantes  ne  suffisaient 
pas,    ils    déclarent    en    termes    propres    et    précis    que    lorsqu'il    s'agit 


66*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

de  péché,  il  ne  saurait  être  aucunement  question  de  la  très  Sainte 
Vierge  Marie,  étant  donné  le  surcroît  de  grâce  à  elle  conféré  afin 
de  vaincre  absolument  tout  péché;  et  ils  saluent  en  elle  la  Répara- 
trice du  péché  de  ses  parents,  la  cause  de  vie  pour  leur  postérité, 
l'Elue  éternelle  du  Très-Haut,  prédite  par  Dieu  quand  il  dit  au  Ser- 
pent: «  Je  placerai  des  inimitiés  entre  toi  et  la  femme  »,  Celle  qui 
indubitablement  a  écrasé  la  tête  pleine  de  venin  de  ce  même  Ser- 
pent .  .  .  Celle  qui,  toujours  intègre  de  toute  tache  du  péché,  .  .  . 
toujours  tournée  vers  Dieu,  .  .  .  fut  le  digne  Temple  de  Jésus-Christ 
à  cause  de  sa  grâce  originelle. 

A  cela  s'ajoutent  les  expressions  si  remarquables  dont  usent  les 
Pères  en  parlant  de  la  conception  de  la  Vierge;  ils  attestent  que  la 
nature  céda  le  pas  à  la  grâce,  la  Vierge  Mère  de  Dieu  ne  devant 
pas  être  conçue  avant  que  la  grâce  eût  donné  son  fruit  ...  ils  attestent 
que  la  chair  de  la  Vierge  issue  d'Adam  n'a  pas  admis  les  souillures 
d'Adam;  voilà  pourquoi  la  Bienheureuse  Vierge  est  l'œuvre  de  Dieu 
lui-même,  son  Chef-d'œuvre,  qui,  parce  que  immaculée  dans  sa  concep- 
tion, s'avance  en  notre  monde  comme  une  aurore  de  toute  part  ruti- 
lante. Il  n'en  pouvait  être  autrement  pour  la  Mère  du  Fils  unique 
du  Père  trois  fois  saint. 

Dans  une  dernière  remarque,  on  dirait  que  le  pape  veut  nous 
faire  toucher  du  doigt  l'espèce  de  miracle  qu'est  le  témoignage  des 
Pères:  «  Il  faut,  dit-il,  que  cette  doctrine  se  soit  emparée  de  leur 
esprit  et  de  leur  cœur  à  un  degré  extraordinaire  pour  les  amener  à 
cette  façon  de  parler  inouïe  et  absolument  étonnante  qu'ils  adoptent 
à  l'égard  de  la  Mère  de  Dieu  ...  Et  ce  langage  a  passé  dans  la 
Liturgie  sainte  oii  il  règne  largement.  » 

Rien  de  surprenant,  dès  lors,  que  pasteurs  et  fidèles  se  soient 
fait  une  gloire  d'honorer  de  plus  en  plus  la  Vierge  Mère  de  Dieu 
conçue  sans  le  péché  originel,  que  dès  les  temps  anciens  on  ait  demandé 
la  définition  de  l'Immaculée  Conception  comme  doctrine  de  foi  catho- 
lique, pétitions  renouvelées  à  Grégoire  XVI  et  à  Pie  IX  lui-même. 

Le  pontife  connaît  pertinemment  toute  l'histoire  de  cette  doctrine: 
il  y  a  mûrement  réfléchi  et  avec  un  profond  bonheur.  Son  désir 
le  plus  cher,  depuis  qu'il  est  pape,  a  été  d'accomplir  le  vœu  de 
l'Église,   pour  l'honneur   de  la   Vierge   bienheureuse. 


LE    PROTÉVANGILE    ET    L'IMMACULÉE    CONCEPTION  67* 

En  conséquence,  après  avoir  consulté,  tout  pesé,  prié  et  jeûné, 
il  définit  infailliblement  que  l'Immaculée  Conception  est  une  doctrine 
révélée  de  Dieu  et  doit  être  crue  de  tous.  Le  cœur  tout  à  l'allé- 
gresse, il  prie  la  Bienheureuse  Vierge  immaculée  d'accorder  la  pros- 
périté à  l'Eglise,  et  il  exhorte  les  catholiques  à  montrer  une  dévotion 
et  une  confiance  croissantes  envers  cette  très  douce  Mère  de  la 
miséricorde  et  de  la  grâce. 

ÉCLAIRCISSEMENTS. 

Il  a  paru  convenable  d'analyser  avec  quelque  détail  le  docu- 
ment solennel  du  souverain  pontife.  C'est  pour  respecter  concrète- 
ment la  grande  loi  de  l'exégèse,  pour  mieux  se  laisser  enseigner  par 
l'Eglise  maîtresse  d'interprétation  scripturaire. 

Le  pape  a  terminé  son  exposé  en  demandant  aux  catholiques  un 
acte  de  foi  surnaturelle  sur  cet  objet  précis:  «L'Immaculée  Concep- 
tion de  la  très  Sainte  Vierge  Marie  est  une  doctrine  révélée  de  Dieu.  » 
Il  a  montré  préalablement  qu'elle  est  de  fait  révélée.  La  preuve 
apportée  n'est  autre  que  la  foi  même  de  l'Eglise  dans  le  passé,  à 
laquelle  Pie  IX  vient  de  donner  la  suprême  consécration  officielle 
de  la  définition  infaillible. 

Mais  la  foi  catholique  ne  crée  pas  son  objet,  comme  certains 
le  supposent  de  manière  inepte.  Il  vient  de  Dieu  par  la  Révélation: 
«  Fides  ex  auditu.  »  Pour  le  cas  présent,  le  pape  nous  a  précisé 
quand  et  comment:  particulièrement  dans  la  prophétie  du  Protévan- 
gile  et  dans  la  salutation  angélique.  Quelle  garantie  en  avons-nous  ? 
L'Eglise,  interprète   compétente,  nous  le  dit. 

Ainsi  apparaît-il  dans  l'exemple  qui  nous  occupe  comment  «  les 
vérités  de  foi  reposent  uniquement  sur  l'autorité  divine  »  :  ici,  autorité 
divine  de  l'Ecriture,  reconnue  et  exprimée  par  l'autorité  divine  de 
l'Église. 

Il  ne  suit  pas  du  tout  que  la  critique  rationnelle  puisse  être 
sous-estimée  ;  mais,  science  auxiliaire  de  la  foi,  elle  lui  reste  extérieure 
et   d'un  ordre  inférieur. 

Même  quand  il  s'agit  d'un  texte  profane,  nous  savons  bien  que 
le  critique  le  plus  érudit  et  le  plus  consciencieux  n'est  pas  toujours 
l'interprète   le   plus   éclairant    de   la   pensée    d'un    auteur.      C'est   que 


68*  REVUE   DE  L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

les  ressources  de  son  art  sont  plutôt  des  précautions  à  prendre,  des 
conditions  à  respecter,  une  méthode  à  suivre  pour  atteindre  la  pensée 
de  l'auteur.  L'assimilation,  la  vigueur  de  pénétration,  en  un  mot, 
et  c'est  le  plus  juste,  l'intelligence  de  cette  pensée,  cela  dépasse  toutes 
les  ressources  mises  en  oeuvre  pour  la  rejoindre  ^^. 

Valable  déjà  pour  les  œuvres  simplement  naturelles,  cette  remar- 
que n'a  que  plus  d'importance  à  l'égard  du  Livre  proprement  divin, 
qui,  presque  à  chaque  ligne,  recèle  des  abîmes.  Qui  l'aborde  doit 
certes  tenir  grand  compte  des  indications  de  la  critique.  Mais,  à 
travers  ses  recherches  et  en  méditant  les  pages  sacrées,  il  a  besoin  plus 
encore  d'être  éclairé  par  l'Esprit  de  Dieu  qui  les  inspira.  Qu'est-ce 
à  dire  sinon  qu'il  lui  faut  la  foi,  une  foi  vive  renforcée  par  les  dons 
du  Saint-Esprit  ?  Voilà  bien  le  sens  nouveau  nécessaire  pour  l'intel- 
ligence  des   Ecritures  ^^. 

Les  Pères  l'ont  eu  à  un  degré  eminent.  C'est  pourquoi  ils  nous 
conduisent  si  loin,  par  delà  tous  les  renseignements  d'ordre  critique. 
Même  perspicacité  chez  une  sainte  Thérèse  de  l'Enfant- Jésus  ^^  ou 
une  Sœur  Elisabeth  de  la  Trinité,  lorsque,  sans  études  spéciales,  elles 
touchent  aux  profondeurs  de  l'Evangile  ou  des  Epîtres  de  saint  Paul. 
Quel  contraste  avec  les  critiques  rationalistes  demeurant  interdits 
devant  maint  passage  de  saint  Jean.  On  se  rappelle  Nicodème,  quand 
Jésus  lui  parlait  d'une  nouvelle  naissance,  ou  les  Juifs  scandalisés 
devant  la  perspective  de  manger  la  chair  du  Fils  de  l'homme  ^^.  Exem- 
ples frappants  de  l'inaptitude  de  la  simple  raison  à  saisir  les  choses 
surnaturelles. 

Dans  leur  juste  souci  de  procéder  selon  les  méthodes  de  la 
critique,  les  exégètes  catholiques  n'ont-ils  pas  un  peu  oublié  parfois 
que  la  sagesse  de  nos  saints  Livres  déborde  en  largeur  et  en  profon- 
deur les  capacités  des  plus  puissantes  intelligences  ?     Sagesse  de  Dieu, 

1^  Ecoutons  le  P.  Lagrange  terminant  son  Avant-propos  à  VEvangile  selon  Saint 
Luc:  «Nous  avons,  hélas!  conscience  d'offrir  au  lecteur  un  commentaire  beaucoup 
plus  littéraire  que  théologique  .  .  .  Rien  ne  nous  serait  plus  flatteur  et  plus  agréable 
que  de  voir  un  théologien  accorder  quelque  crédit  à  cette  étude  et  s'en  servir  pour 
pénétrer  plus  avant  dans  l'intelligence  de  la  Parole  de  Dieu.  Non  omnia  possumus 
omnes.  » 

18  Luc    24,   45.    25-27;    voir   Somme   théoL    IP-IP,    q.    45,    a.    2. 

19  «  Elle  nourrissait  son  esprit  et  son  cœur  de  la  méditation  assidue  des 
saintes  Ecritures;  et  l'Esprit  de  Vérité  lui  découvrit  et  enseigna  ce  qu'il  cache  ordi- 
nairement aux  sages  et  aux  prudents  »   (Pie  XI). 

20  Jean  2,   1-21;    6,  22;    etc. 


LE    PROTÉVANGILE    ET    L'IMMACULÉE    CONCEPTION  69* 

chantait  saint  Paul,  mystérieuse  et  cachée,  que  nul  des  maîtres  de  ce 
siècle  n'a  connue,  mais  que  Dieu  nous  a  révélée  à  nous  .  .  .  S'il 
faut  l'esprit  de  l'homme  pour  apprécier  l'homme,  à  plus  forte  raison 
avons-nous  hesoin  de  l'Esprit  de  Dieu  pour  saisir  l'Ecriture  qui  nous 
révèle  quelque  chose  du  Mystère  de  Dieu  ^^. 

Formulons  un  souhait:  la  mise  en  œuvre  de  toutes  les  ressources 
de  la  critique,  il  la  faut;  mais  dirigée  et  animée  par  l'esprit  théolo- 
gique -^,  et  tendant  de  soi  à  fleurir  en  méditation.  Car  «  notre  cœur 
à  nous  aussi  veut  être  ardent  au  dedans  de  nous-même  »  lorsqu'on 
nous  «  explique  les  Ecritures  ^^  ».  Il  est  douloureux  d'entendre  des 
aveux  comme  ceux-ci,  pas  du  tout  inventés  :  «  Le  cours  d'exégèse  m'a 
déçu  ...  on  ne  nous  a  pas  fait  aimer  la  sainte  Ecriture  au  Séminaire.  » 

Revenons  de  plus  près   à  notre  matière. 

1.  Le  pape,  infaillible  quand  il  définit  que  l'Immaculée  Concep- 
tion est  une  doctrine  révélée,  peut-il  se  tromper  quand  il  nous  ensei- 
gne ce  qui  sert  de  fondement  à  cette  même  définition:  savoir,  la 
manière  traditionnelle  de  comprendre  les  sources  scripturaires  ^^  ? 
Il  se  tromperait  ou  sur  l'interprétation  de  la  Tradition,  ou,  avec  la 
Tradition,  sur  l'interprétation  de  la  sainte  Ecriture,  ou  sur  les  deux 
à  la  fois.  On  est  péniblement  impressionné  de  rencontrer  sous  la 
plume  de  prêtres  professeurs  et  éducateurs,  cette  préoccupation  de 
minimiser  la  portée  des  interventions  doctrinales  du  magistère,  comme 
si  c'étaient  des  «  odiosa  restringenda  »,  des  menaces  à  notre  liberté 
.  .  .  Croit-on  pratiquement  que  l'Eglise  est  assistée  de  Dieu  jusque 
dans  les  démarches  quotidiennes  de  sa  vigilance  sur  le  dépôt  de  la  foi 
et  même  pour  s'entourer  des  précautions  humaines  requises  ? 

2.  Se  rend-on  compte  de  l'attitude  que  l'on  donne  au  pape  quand 
on  lui  fait  assigner  comme  fondement  d'une  définition  dogmatique 
(même  s'il  n'en  fait  pas  l'unique  fondement)  une  interprétation 
accommodatice  du  texte  inspiré  ?  D'ailleurs,  est-ce  par  une  phrase 
comme  celle-ci  qu'une  interprétation  accommodatice  serait  exprimée: 
«  Quand  les  Pères  et  les  écrivains  ecclésiastiques  expliquent  ces  paro- 

21  1   Cor.  2,  6-16. 

22  A   méditer,   les   col.   462   à   471   de   l'article   du   P.   Congar,    Théologie,   dans   le 
Diet,  de  ThéoL  cath. 

23  Luc   24,   32;    voir  vv.   25-32. 

2*     Diet,  de  Théol.  eathy  art.  Infaillibilité,  col.   1713. 


70*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

les,  «  Je  placerai  des  inimitiés  entre  toi  et  la  femme,  entre  ta  race 
et  sa  race  »,  ils  enseignent  que  par  cet  oracle  Dieu  a  clairement  dési- 
gné sa  Bienheureuse  Mère  la  Vierge  Marie  ^^,  .  .  .  » 

3.  De  même,  trouve-t-on  dans  cette  phrase  quelque  indice  per- 
mettant de  croire  qu'il  s'agisse  d'une  signification  typique  ?  Est-il 
dit  quelque  part  dans  la  bulle  qu'Eve  préfigurerait  Marie  ?  Le  pon- 
tife note  bien  que  les  Pères  ont  très  souvent  comparé  la  très  Sainte 
Vierge  à  Eve,  mais  à  Eve  innocente,  non  encore  trompée  par  le  Ser- 
pent, et  c'est  pour  lui  préférer  l'auguste  Mère  de  Dieu.  Quant  à 
Eve  pécheresse,  la  bulle,  comme  la  Bible,  ne  fait  pas  allusion  à  une 
lutte  de  sa  part  contre  le  démon,  par  où  elle  pourrait  servir  de  type; 
elle  lui  oppose  plutôt  la  très  Sainte  Vierge  comme  n'ayant  jamais 
écouté  le  Serpent,  mais  ayant  renversé  son  empire  et  réparé  la  faute 
de  nos  premiers  parents;  elle  est  la  Nouvelle  Eve,  mais  en  prenant 
le  contre-pied  de  la  première.  Semblablement,  lorsque  les  Pères 
exposent  la  doctrine  du  Nouvel  Adam  et  de  la  Nouvelle  Eve,  ils 
montrent  que  la  très  Sainte  Vierge  travaille  à  l'inverse  d'Eve  ^^. 

4.  En  vérité,  la  bulle  ne  garde  cohérence,  cette  cohérence  imper- 
turbable des  actes  doctrinaux  du  magistère  suprême,  qu'à  la  condi- 
tion de  prendre  son  interprétation  du  Protévangile  au  sens  littéral 
propre  ^^,  Le  pape  le  note  avec  soin:  les  Pères  entendent  bien  expli- 
quer le  passage,  «  enarrantes  verba  »  ;  ils  enseignent  que  cet  oracle 
de  Dieu  désigne  clairement  et  ouvertement  la  Mère  du  Rédempteur, 
la  Bienheureuse  Vierge  Marie  et  qu'il  exprime  aussi  son  inimitié  avec 
le  diable,  «  docuere  divino  hoc  oraculo  clare  aperteque  .  .  .  designa- 
tam  »  ;  ils  n'enseignent  pas  à  propos  de  cet  oracle,  mais  ce  que  signifie 
cet  oracle.  (Nous  pensons  que  les  adverbes  «  clare  aperteque  »  affectent 
aussi  «  designatam  »,  la  syntaxe,  loin  de  s'y  opposer,  y  étant  plutôt 
favorable.)  Quand  on  explique  un  texte  et  qu'on  enseigne  ce  qu'il 
désigne,  ne  doit-on  pas  comprendre  qu'il  s'agit  de  la  signification  lit- 
térale propre,  celle  qu'attend  l'esprit  spontanément  ? 

Cela,  à  moins  que  le  texte  même  n'indique  son  caractère  méta- 
phorique, typique  ou  accommodatice.     Ainsi,  lorsque  le  pape  expose 

25  Voir  l'article  du  P.  da  Fonseca,  dans  Biblica,  1949,  I,  p.   117-122. 

26  Voir  Diet,  de  Théol.  cath.,  art.  Immaculée  Conception,  coll.  857-858. 

27  Voir  plus  haut,  p.       :  «  Dans  cette  perspective  ...»  jusqu'à  «  pede  contrivit  ». 
Evidemment,    l'expression    «  pede   contrivit  »    est   métaphorique. 


LE    PROTÉVANGILE    ET    L'IMMACULEE    CONCEPTION  71* 

que  les  Pères  ont  vu  (viderunt)  les  privilèges  de  la  très  Sainte 
Vierge  annoncés  à  l'avance  (insigniter  prœnunciatam  fuisse  tradide' 
runt)  dans  divers  prodiges  comme  l'arche  de  Noé,  l'échelle  de  Jacob, 
etc.,  il  semble  clair  qu'il  s'agit  de  préfigurations  typiques;  de  même, 
quand  les  Pères  appliquent  à  la  très  Sainte  Vierge  des  expressions 
empruntées  à  nos  saints  Livres,  telles  que  «  colombe,  sainte  Jérusa- 
lem »,  etc.,  il  paraît  tout  indiqué  d'y  voir  des  extensions  accommo- 
datices   (iidem  Patres  Prophetarum  adhibentes  eloquia). 

Le  P.  Ceuppens  estime  que  dans  ces  deux  cas  (viderunt  et  adhi- 
bentes eloquia)  les  Pères  veulent  parler  de  signification  accoramoda- 
tice.  Mais  il  y  a  lieu  de  trouver  surprenant  le  raisonnement  qu'il 
en  tire:  comme  ces  deux  cas  sont  le  contexte  qui  suit  immédiate- 
ment l'explication  du  v.  15  du  Protévangile,  l'interprétation  patristique 
de  ce  verset  doit  s'entendre  elle-même  au  sens  accommodatice.  Et 
le  Père  fait  des  rapprochements  de  verbes;  il  ne  tient  pas  compte 
des  sujets  et  des  compléments  ^^.  Avec  ce  procédé,  comment  n'obtien- 
drait-on pas  des  assimilations  factices  ? 

5.  En  suivant  la  théologie  du  docteur  parlant  ex  cathedra^  nous 
n'aurons  pas  besoin  de  subtilités  difficiles  pour  comprendre  le  Proté- 
vangile, tant  il  est  vrai  que  la  foi  ne  saurait  torturer  les  principes 
naturels  de  l'exégèse,  avec  lesquels  plutôt  elle  réalise  une  heureuse 
harmonie,  tout  en  les  débordant. 

L'idée  d'inimitié  est  centrale  dans  le  passage;  rien  d'étonnant  qu'il 
faille  partir  d'elle  pour  en  découvrir  la  vraie  portée.  Cette  inimitié 
est  dite  commune  à  la  femme  et  à  sa  race  (le  singulier  indique  encore 
mieux  qu'il  n'y  a  qu'une  seule  et  même  inimitié)  ;  cependant  la  victoire 
est  attribuée  à  la  race,  comme  à  celle  qui  mène  la  lutte;  inimitié 
indéterminée,  illimitée,  absolue,  puisqu'elle  va  jusqu'à  l'écrasement 
de  la  tête  du  serpent  2^.  Reste  à  identifier  les  personnages.  Le  texte 
est  prophétique,  comme  tout  le  jugement  divin.  Dans  la  race  de  la 
femme,  on  ne  peut  hésiter  à  reconnaître  Jésus-Christ,  car  le  Nouveau 

28  Quœstiones    selectœ    ex    Hlstoria    primœva,    p.    206-208;    De    Mariologia    biblica, 

p.  21-23. 

29  Le  P.   Sibum  explique  bien  le  «  Conteret  »   de  la  Vulgate   {Année  théologique, 

1949,  p.  33-49) . 


72*  REVUE   DE   L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Testament  nous  enseigne  qu'il  est  le  vainqueur  de  l'Enfer  ^^.  Quelle 
femme  partage  son  inimitié  ?  Eve  ?  l'Ecriture  n'y  fait  jamais  allusion, 
et  ce  n'est  que  par  un  raisonnement  théologique  que  les  exégètes  lui 
font  jouer  un  rôle  bien  disproportionné.  Mais  le  Saint-Esprit  nous 
renseigne  abondamment  sur  l'intime  association  de  la  très  Sainte  Vierge 
Marie  à  l'œuvre  du  Sauveur;  d'elle  il  a  été  formé  ^^;  d'elle  il  est  né  ^^; 
elle  est  à  ses  pieds  quand,  sur  la  Croix,  il  détruit  la  mort.  Quand 
on  pense  à  cela  et  la  foi  y  fait  penser  comme  spontanément  en  nous 
invitant  à  interpréter  l'Ecriture  par  l'Ecriture  et  à  y  chercher  la  Mère 
et  l'Associée  du  Vainqueur  du  Serpent,  on  trouve  parfaitement  exact 
de  déclarer  avec  le  pape  et  avec  les  Pères  que  «  l'oracle  divin  désigne 
clairement  et  ouvertement  la  Bienheureuse  Mère  du  Rédempteur, 
la  Vierge  Marie  ». 

En  tout  cela,  semble-t-il,  on  se  contente  de  substituer  le  nom 
d'une  personne,  aux  caractéristiques  propres  que  nous  en  fournit  le 
texte.  Que  l'on  dispose  ces  explications  en  forme  de  syllogisme,  on 
n'obtiendra  qu'un  syllogisme  «  explicatif  »,  lequel,  dit-on  en  logique, 
déduit  bien  d'une  certaine  façon,  mais  sans  amener  de  vérité  nou- 
velle ^^.  Qu'est-ce  à  dire  ?  sinon  que  ce  texte  prédit  la  très  Sainte 
Vierge  formellement  (vraiment  elle-même)  et  implicitement  (le  nom 
ne  figure  pas,  mais  la  personne  est  facile  à  reconnaître). 

Le  P.  Le  Bachelet  ^*  note  a  bon  droit  que  le  pape  ne  raisonne 
pas  à  partir  du  pronom  Ipsa  de  la  Vulgate,  mais  à  partir  du  premier 
membre  du  verset,  inimicitias.  Là  est  la  perle  précieuse  que  l'Eglise 
a  découverte,  «  limée  et  polie  ». 

C'est  également  en  réfléchissant  sur  cette  inimitié  que  l'intel- 
ligence chrétienne  y  découvrira  l'Immaculée  Conception.  «  Inimitié  » 
illimitée,  avons-nous  remarqué.  Cela  signifie  exclusion  de  toute  entente 
si  minime  soit-elle,  et  depuis  le  premier  moment  de  l'existence  jus- 
qu'au   dernier.      N'avons-nous   pas   là,   exprimée   implicitement,   l'idée 

30  Les  membres  de  son  Corps  mystique  sont  aussi  la  race  de  la  Femme;  les 
pécheurs  au  contraire,  sont  couramment  appelés  race  du  diable  dans  l'Ecriture: 
1  Jean  38,  18;   Sag.  2,  24;  Jean  6,  70;   13,  2;  8,  44;  Actes  13,  70. 

31  Luc  1,  26-38;   Gai.  4,  4. 

32  Matth.    1,    17;    Luc    11,   6-7. 

33  Voir  les  excellents  Elementa  Philosophiœ  de  Maquart  (Paris,  Blot.  t.  I, 
p.  160-161),  qu'on  a  plaisir  à  recommander.  Voir  aussi  R.  Garrigou-Lacrange,  De 
Christo  Salvatore,  p.  528-529. 

3*     Diet,   de   ThéoL   cath.^  art.  Immaculée  Conception,  col.,  859. 


LE    PROTÉVANGILE    ET    L'IMMACULÉE    CONCEPTION  73* 

de  l'Immaculée  Conception  ?  Evidemment,  il  a  fallu  la  Révélation 
chrétienne  pour  l'y  découvrir;  mais  on  ne  l'y  a  pas  mise,  elle  y 
était. 

Une  fois  de  plus,  on  est  surpris  de  voir  le  P.  Ceuppens  '^^  opposer 
à  l'autorité  du  pape  et  des  Pères,  le  principe  d'exégèse  rationnelle 
que  dans  tout  le  contexte  la  personne  désignée  par  le  terme  «  femme  » 
est  Eve  et  qu'il  n'y  a  pas  de  raison  de  lui  substituer  la  très  Sainte 
Vierge.  Dans  les  Quœstiones  selectœ,  on  dirait  même  qu'il  se  réclame 
avec  insistance  des  critiques  rationalistes  et  protestants  ^^.  Le  De 
Mariologia  hihlica  ^^,  ne  les  nomme  plus.  Il  nous  semble  que  la  posi- 
tion de  l'Eglise  indique  assez  que  la  raison  suffisante  doit  exister; 
de  fait,  l'inimitié  signalée  dans  le  texte  ne  peut  s'appliquer  à  Eve. 
La  signification  (la  suppositio  diraient  les  logiciens,  avec  une  nuance 
très  utile)  du  terme  «  femme  »  change  donc  dans  le  verset  15.  Rien 
d'étonnant  d'ailleurs,  puisque  la  perspective  devient  elle-même  subi- 
tement toute  différente,  pour  s'adapter  à  la  grandiose  vision  de  l'his- 
toire religieuse  à  venir  ^^.  Admirons  la  justesse  de  vue  du  sens  chré- 
tien lorsqu'il  se  plaît  à  reconnaître  dans  cette  prophétie  une  ébauche 
de  l'Evangile. 

6.  Comment  comprendre  «  Patres  Ecclesiaeque  Scriptores  »  dans 
le  texte  de  la  bulle  ?  Faut-il  traduire  «  les  »  Pères  ou  «  des  »  Pères  ? 
Y  voir  la  généralité  de  ces  témoins  —  ce  que  l'histoire  justifierait 
difficilement,  —  ou  seulement  un  petit  groupe  —  et  alors,  pourquoi 
suivre  le  sentiment  de  la  minorité  ?  Autant  de  questions  qu'on 
se  pose  ^^. 

Ici  encore,  nous  semble-t-il,  l'embarras  vient  de  ce  qu'on  ne  se 
met  pas  au  point  de  vue  théologique  si  vigoureusement  affirmé   dans 

^•'^     Quœstiones  selectœ  ex  Historia  primœva  et  De  Mariologia  biblica. 

36     P.   189  et  193. 

^"^  P.  4  et  8.  —  L'exégèse  du  P.  Ceuppens  a  été  l'objet  de  réserves  sérieuses, 
notamment  de  la  part  du  P.  Roschini  (dans  Marianum,  1948,  p.  377  et  suiv.,  402 
et  suiv.)  et  du  P.  da  Fonseca  (dans  Biblica,  1949,  p.  116  et  suiv.).  La  note  parue 
dans  Angelicum    (1949,  p.  57  et   suiv.)    ne  semble  pas  en  détruire  toute  la  portée. 

38  «  Substituer  Marie  [  à  Eve  1  comme  sens  littéral,  n'est-ce  pas,  dit  M.  Bonne- 
tain  {art.  cit.,  col.  247),  une  véritable  méprise  grammaticale?  »  —  Oui,  si  on  ne 
reconnaît  pas  le  caractère  prophétique  du  texte. 

^^  Voir  le  P.  Le  Bachelet  (art.  cit.),  assez  nuancé;  le  P.  Roschini  (loc.  cit.), 
qui  l'est  moins;  le  P.  da  Fonseca  (loc.  cit.);  le  P.  Gallus  (Diviis  Thomas,  1948, 
p.  325  et  suiv.;  1949,  p.  77  et  suiv.).  En  sens  contraire:  le  P.  Lennerz  {Gregorianum, 
1943,  p.   347  et   suiv.;    1946,  p.  300  et  suiv.). 


74*  REVUE   DE   L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

la   bulle.      Il   ne   va   certes   pas   contre   l'histoire,   mais   il   la   déborde 
en  l'envisageant  sous  la  lumière  de  la  foi. 

Le  pape  dit:  «  Les  Pères  et  les  Ecrivains  ecclésiastiques  »,  sans 
distinguer  entre  leurs  témoignages,  .  .  .  sans  distinguer  non  plus  les 
périodes  successives  des  siècles:  preuve  que  son  but  n'est  pas  d'éta- 
blir une  simple  démonstration  historique.  Ce  qui  se  remarque  dans 
la  bulle,  c'est  comme  une  progression  de  ferveur,  un  renchérissement 
de  louanges  à  l'adresse  de  la  très  Sainte  Vierge  Marie,  et,  en  même 
temps,  un  travail  de  réflexion  qui  s'avance  vers  l'affirmation  explicite 
et  triomphale  de  son  Immaculée  Conception,  jusqu'à  faire  pression 
sur  le  pape  afin  d'obtenir  qu'il  consacre  la  foi  commune  par  la  défini- 
tion infaillible. 

«  Les  Pères  et  les  Ecrivains  ecclésiastiques  »  mentionnés  sont 
tous  ceux  qui  dirigent,  favorisent  et  représentent  cette  surnaturelle 
prise  de  conscience  du  trésor  caché  dans  la  Révélation.  Par  là  même, 
ils  se  trouvent  être,  sur  ce  point,  les  témoins  authentiques  de  la  foi 
de  l'Eglise  et  le  pape  les  cite  comme  tels.  Combien  sont-ils  ?  Ce 
n'est  pas,  avant  tout,  une  question  de  majorité.  Mais  le  pape  nous 
garantit  que  ceux-là  sont  les  porte-voix  de  la  Tradition  et  les  orga- 
nes par  lesquels  l'Esprit  de  Dieu  développa  notre  intelligence  de  la 
vérité  révélée.  Peu  nombreux  peut-être,  d'abord,  ils  ne  pouvaient 
manquer  de  se  multiplier  et  d'arriver  à  l'unanimité  dans  les  temps 
qui  précédèrent  la  définition  irrévocable. 

Remarquons  cependant  Yargument  général,  dont  nous  avons  dit 
qu'il  entoure  la  très  Sainte  Vierge  d'un  climat  d'Immaculée  Concep- 
tion (p.  4).  «  Exalter  sa  souveraine  sainteté,  dignité  et  intégrité  de 
toute  tache  du  péché,  et  aussi  son  incomparable  victoire  sur  l'infernal 
.Ennemi  du  genre  humain  »,  c'est  encore  professer,  sans  s'en  rendre 
compte  peut-être,  et  implicitement,  le  glorieux  privilège.  Or,  trou- 
verait-on beaucoup  de  Pères  et  d'écrivains  ecclésiastiques  qui  ne  chan- 
tèrent jamais  ainsi  l'Auguste  Mère  de  Dieu  ?  Et  s'ils  ne  le  firent 
pas,  devrait-on  se  hâter  de  conclure  que  leur  pensée  était  contraire  ? 
Bref,  «  les  Pères  et  les  Ecrivains  ecclésiastiques  »  comprendraient  tout 
le  monde,  sauf  ceux  qui,  explicitement  ou  implicitement,  rejetèrent 
l'Immaculée   Conception. 


LE    PROTÉVANGILE    ET    L'IMMACULÉE    CONCEPTION  75* 

7.  Qu'il  soit  permis  de  le  redire,  l'esprit  théologique  ne  nuit  en 
rien,  mais  sert  beaucoup  à  l'exégèse  et  à  l'histoire.  «  Ad  omnia  utilis 
est.  »  Ce  n'est  pas  un  vain  mot  que  celui  des  scolastiques  procla- 
mant la  théologie  reine  de  tout  le  savoir  humain.  Guidé  par  elle,  on 
éviterait  de  nous  montrer  le  pape  hésitant  sur  la  valeur  de  la  preuve 
scripturaire  tirée  du  Protévangile  et  se  réfugiant  en  quelque  sorte  der- 
rière l'interprétation  de  certains  Pères,  qu'on  ne  sait  trop  comment 
justifier  ^^  ;  après  quoi  elle  deviendrait  l'un  des  fondements  de  la 
définition  infaillible.  On  reconnaitrait  plutôt  que  l'Eglise,  en  somme, 
n'a  qu'une  voix,  celle  du  pape,  en  laquelle  nous  entendons,  jamais 
trahies,  toujours  fidèlement  mises  à  notre  portée,  et  l'Ecriture  et  la 
Tradition,  celle-ci  expliquant  l'autre.  Ainsi  sommes-nous  fondés  sur 
Pierre  inébranlable,  par  qui  nous  parle  l'Esprit  du  Seigneur  Jésus  ^^. 

Si,  le  pape  se  prononce  sur  la  signification  du  Protévangile:  il 
adopte  l'interprétation  des  Pères  et  des  Ecrivains  ecclésiastiques  par 
lui  mentionnés;  il  nous  fait  savoir  que  telle  est  la  pensée  de  l'Eglise; 
pensée  si  assurée  qu'il  n'hésite  pas  à  s'y  appuyer  pour  prononcer  avec 
son  autorité  infaillible  que  l'Immaculée  Conception  est  une  doctrine 
révélée. 

«  Que  personne  donc,  conclut-il,  n'ait  l'audace  de  déchirer  ou 
d'attaquer  et  contredire  cette  page  de  notre  déclaration,  sentence  et 
définition.  Le  présomptueux  qui  le  fera,  qu'il  le  sache  bien,  encourra 
l'indignation  du  Dieu  Tout-Puissant  et  des  saint  Apôtres  Pierre  et 
Paul.  » 

Brouiller  ou  affaiblir  l'écho  de  cette  voix,  c'est  marcher  à  recu- 
lons, en  sens  contraire  de  l'Église.  Le  progrès  ne  se  réalise  qu'en 
captant  toute  sa  sonorité  et  en  la  savourant. 

Louis-Marie  Simon,  o.m.i., 
professeur    à    la    Faculté    des    Arts. 


'*<^  M.  BoNNETAiN,  art.  cit.,  col.  238,  écrit,  par  exemple:  «En  fondant  l'argument 
d'Ecriture  dans  celui  de  la  Tradition,  la  Bulle  s'est  abstenue  d'apprécier  la  preuve 
biblique  en   elle-même.  » 

41     Matth.   16,  23-20. 


De  la  méthode  dHnterprètation 

ou  du  role  de  Vinterprète  privé 

en  droit  canonique 


Interpréter  vient  du  mot  latin,  qui  après  avoir  signifié  «  inter- 
médiaire, courtier  dans  le  commerce  »,  finit  par  désigner  «  chargé 
d'expliquer,  de  servir  de  truchement  ^  ».  De  ces  deux  sens,  la  langue 
française  a  retenu  le  dernier. 

Par  ailleurs,  comme  l'intelligence  humaine  reçoit  son  objet  de 
l'extérieur,  on  pourrait  dire  que  sa  fonction  est  essentiellement  d'inter- 
préter ^.  Communément,  on  ne  parle  toutefois  d'interprétation  que 
pour  l'explication  d'un  texte  donné:  par  exemple,  le  texte  des  saintes 
Ecritures   ou  les  textes   de  lois. 

En  droit,  on  distingue  l'interprétation  proposée  par  le  législateur 
lui-même,  l'interprétation  dont  se  charge  la  coutume,  et  enfin  l'in- 
terprétation élaborée  par  les  juristes  ^  ;  et,  comme  chaque  espèce  d'in- 
terprétation peut  être  l'objet  d'une  étude  spéciale  *,  nous  nous  bor- 
nerons à  la  dernière. 

Nous  avons  dit  qu'interpréter  se  dit  communément  de  l'explica- 
tion d'un  texte  quelconque.  Or  quand  il  s'agit  d'un  texte  de  loi,  on 
peut  l'aborder  de  deux  façons:  on  peut  l'aborder  ou  bien  avec  la 
pensée  d'y  trouver  une  solution  pour  tous  les  cas  possibles  et  imagi- 
nables, ou  bien  avec  l'appréhension  des  lacunes  qui  ont  pu  s'y  glis- 
ser.    De  cela,  il  n'y  a  pas  à  s'étonner:   en  même  temps  que  les  lois 

1  A.  Ernout,  a.  Meillet,  Dictionnaire  étymologique  de  la  Langue  latine.  His- 
toire  des  Mots,    V^  éd.,   Paris   1932,  v.   Interpres. 

2  J.  Maritain,  Les  Degrés  du  Savoir,  2®  éd.,  Paris  1935,  p.  68.  Pour  ce  qui 
est  de  la  théologie,  voir  G.  Paré,  A.  Brunet,  P.  Tremblay,  La  Renaissance  du 
XIP  siècle.     Les  écoles  et  l'enseignement,  Paris-Ottawa  1933,  p.  302. 

3  J.   D'Annibale,  Summula   Theologiœ  moralis,  4^  éd.,  Romas  1896,  t.  1,  n"    184. 

■*  O.  GiACCHi,  Formazione  e  sviluppo  délia  dottrina  délia  inter pretazione  autentica 
in  diritto  canonico,  Milano  1935;  J.  R.  Schmidt,  The  Principles  of  Authentic  Inter- 
pretation  in   c.   17  of  the   Code  of  Canon  Law,   Washington    1945. 


DE   LA   METHODE   D'INTERPRETATION  ...  77* 

ont   un   prestige,   elles   sont   exposées   à   être    déconsidérées   en   raison 
de  l'imperfection  inhérente  à  toute  œuvre  humaine. 

Ceux  qui  abordent  les  textes  de  lois  de  la  première  façon,  les 
considèrent,  pourrait-on  dire,  comme  des  œuvres  d'art  où  il  s'agit 
de  chercher  tout  ce  que  l'inspiration  initiale  de  l'auteur  aura  pu 
y  mettre.  Il  s'agit  pour  eux  de  donner  sa  pleine  portée  à  la  pensée 
du  législateur  exprimée  dans  les  textes  émanés  de  lui.  D'après  eux, 
en  effet,  la  loi  écrite  est  en  mesure,  pourvu  qu'elle  soit  bien  com- 
prise, de  fournir  toutes  les  solutions  désirables.  Ce  travail  se  fera 
ordinairement  sans  grande  difficulté,  quand  la  formule  de  la  loi 
est  claire,  précise,  bien  frappée:  il  suffira  d'en  analyser  soigneusement 
le  contenu,  d'en  peser  tous  les  termes.  Ce  genre  d'interprétation, 
qui  cherche  à  donner  au  texte  écrit  toute  sa  portée,  s'appelle  «  inter- 
prétation littérale  ou  grammaticale  »  :  on  suppose,  en  effet,  que  le 
législateur,  pour  s'exprimer,  s'en  tient  aux  règles  usuelles  du  lan- 
gage ^. 

Mais  souvent,  la  pensée  du  législateur  n'est  pas  adéquatement 
traduite  par  la  formule  employée.  Obscur  ou  incomplet,  en  tous  cas 
manifestement  insuffisant,  le  texte  de  loi  n'est  pas  toujours  en  mesure 
de  fournir  les  solutions  demandées.  Alors  intervient  pour  suppléer 
à  l'impuissance  de  l'interprétation  grammaticale,  l'interprétation  «  logi- 
que ^*  » .  Cette  interprétation  consiste,  ne  s'en  tenant  point  aux 
mots,  à  chercher  la  véritable  pensée  du  législateur  ^,  celle  que  Pascal 
appellerait  sa  pensée  de  «  derrière  ».  Comme  la  formule  qui  aurait 
dû  nous  renseigner  reste  muette,  on  cherche  ailleurs  l'intention  du 
législateur.     C'est  ici   que  prennent  place  les  procédés   de  l'investiga- 

•^  A.  Van  Hove,  De  Legibiis  ecclesiasticis,  Mechliniœ-Romae  1930,  p.  259-261 
n°  251-252.  —  B.  Ojetti,  Commentarium  in  Codicem  Juris  Canonici,  t.  I,  Normœ  Géné- 
rales, Romae  1927,  p.  141-142.  —  F.  Laurent,  Principes  de  Droit  civil,  Paris  1869, 
t.  1,  n°  273.  —  M. -P.  Fabreguettes,  La  Logique  judiciaire  et  VArt  de  juger,  Paris 
1914,  p.  378.  —  Aubry-Rau,  Cours  de  Droit  civil  français  d'après  la  Méthode  de 
Zachariœ,  5"  éd.  revue  et  mise  au  courant  de  la  législation  et  de  la  jurisprudence 
par  G.  Rau,  et  C.  Falcimaigne  avec  collaboration  de  M.  Gault,  Paris  1897,  t.  1, 
p.  194-195.  — •  Baudry-Lacantinerte-Houques-Fourcades,  Traité  théorique  et  pratique 
de  Droit  civil,  t.  1,  Des  Personnes,  3"  éd.,  Paris  1907,  p.  211. 

6     Aubry-Rau,   o.p   cit.;    p.   193-194.  —  M.   P.   Fabreguettes,   op.   cit.,  p.   379. 

'^  A.  Van  Hove,  De  Legibus,  p.  258,  n°  249:  «  Logica  Test]  qua  mens  legisla- 
toris  inquiritur  si  verba  manent  obscura.  »  —  Voir  la  division  proposée  par  F.-C. 
Savigny,  System  des  heutigen  rœmischen  Rechts,  1849,  traduction  française  Gueunoux, 
Paris    1855,   t.    1,   p.    207-208. 


78*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

tion  auxiliaire.  Alors,  ou  bien  on  recourt  aux  «  lieux  parallèles  ^  », 
ou  bien  l'on  considère  la  fin  poursuivie  par  le  législateur  en  édictant 
sa  loi  ^  ;  ou  bien  encore  l'on  examine  les  circonstances  qui  ont  accom- 
pagné l'élaboration  et  la  promulgation  de  la  loi  ^^,  ainsi  que  les  tra- 
vaux préparatoires  de  la  loi  ^^. 

Tout  cela  n'apporte  que  bien  rarement  la  lumière  complète  sur  un 
texte  obscur  ou  équivoque.  De  fait,  quelque  effort  que  l'on  fasse, 
si  profondément  que  l'on  pénètre  dans  la  pensée  intime  de  la  loi, 
des  hypothèses  se  présentent  toujours,  qui  n'ont  pu  raisonnablement 
figurer  dans  l'horizon  du  législateur  ^^.  Il  faudra  alors  consulter 
l'équité,  que  le  législateur  n'aura  jamais  dû  perdre  de  vue  ^^,  ou  bien 

8  B.  OjETTi,  op.  cit.,  p.  144:  «In  primis  magistratus  et  judices  [  .  .  .  ]  debent 
recurrere  ad  Codicem  ipsum  [  ...  ].  Quod  quidem  semperverum  est,  etsi  ageretur 
de  legibus  quae  post  Codicem  eidem  accédèrent;  sed  verura  maxime  est  quando  de 
ipsis  legibus  Codicis  interpretandis  est  sermo.  In  ordinatione  enim  juridica  alicujus 
eocietatis  necessario  praesumi  debet  unitas  quaedam  principiorum,  quae  constituit 
illam  harmoniam  juris,  quae  in  legislatione  nostra  omnium  certe  non  deficit.  » 

L'argument  tiré  des  «  lieux  parallèles  »  est  aussi  appelé  «  argument  a  pari  » 
(sous-entendu  ratione),  parce  que  inspiré  par  une  raison  semblable  à  celle  qui  établit 
telle  autre  disposition  de  loi.  —  De  l'argument  «  a  pari  »  se  rapproche  l'argument 
<(  majori  ad  minus  »,  par  lequel  on  étend  une  disposition  légale  aux  hypothèses  qu'elle 
n'a  pas  prévues,  et  dans  lesquelles  cependant  on  rencontre  le  motif,  en  vue  duquel 
elle  a  statué.  —  Voir  à  ce  sujet  M.-P.  Fabreguettes,  op.  cit.,  p.  376-377.  —  Il  faut 
remarquer  en  tout  cela  que  si  une  disposition  est  exceptionnelle  de  sa  nature, 
elle  doit  être  restreinte  aux  cas  pour  lesquels  elle  est  statuée:  «  Exceptio  format 
regulam  in  casibus  non  exceptis.  » 

9  A.  Van  Hove,  op.  cit.,  p.  268-272,  n°  260-264.  —  B.  Ojetti,  op.  cit.,  p.  144.  — 
Iherinc,  Zweck  im  Recht,  Leipzig  1877,  t.  1,  ch.  1.  —  A  noter  cependant  que  ce 
dernier  auteur  exagère  quand  il  affirme  que  dans  chaque  cas,  il  suffirait  de  rechercher 
le  but  de  la  loi  pour  trouver  un  éclaircissement.  De  fait  cette  investigation  n'est 
pas  toujours  d'un  grand  secours:  ne  dit-on  pas  en  effet,  que  «Ratio  juris  non 
facit  jus  ».  —  Voir  à  ce  sujet,  Suarez,  De  Legibus,  1.  VI,  c.  1,  n°  19:  «Ratio  legis 
non  est  textus  legis  [...],  et  ideo  non  omnibus  quae  per  leges  statuuntur  ratio 
reddi  potest.  Quamvis  enim  lex  semper  sit  rationi  consentanea,  nihilominus  electio 
inter   ea,   quae   rationabilia   sunt,   saepe   non   habet   rationem.  » 

10  II  s'agit  ici  des  inductions  tirées  soit  des  transformations  successives  du  texte 
de  loi,  soit  de  la  législation  antérieure.  En  effet,  «  en  général  il  est  à  présumer 
que  le  législateur  a  voulu  rester  fidèle  à  la  législation  de  l'ancien  ou  du  droit 
intermédiaire,  lorsqu'il  a  puisé  ses  dispositions  à  ces  sources  »   (Fabreguettes,  op.  cit., 

•p.  385). 

11  F.  Laurent,  op.  cit.  t.  1,  p.  348-350.  —  A.  Van  Hove,  op  cit.,  p.  273:  «  Sane  qui 
munus  accipiunt  a  Sancta  Sede  legem  praeparandi  nullo  modo  participant  potestati 
legislativae,  secus  ac  fit  in  comitiis  Civitatum,  et  eorum  doctrina  et  opinio  est  viri 
privati.  At  Sancta  Sedes  v.g.  approbando  Codicem  illum  approbavit,  sicut  est  ela- 
boratus  a  viris  quibus  munus  fuit  commissum,  et  proinde  ex  schematibus  et  discus- 
sionibus  praeliminariis  interdum  sensus  legis  potest  determinari.  Eodem  modo  res- 
ponsa    SS.    Congregationum    declarantur    per    vota    consultorum.  » 

12  A.  Van  Hove,  op  cit.,  p.  273:  «Non  diffitemur  tamen  argumentum  esse  peri- 
culosum  et  erroribus  obnoxium.  »  —  Baudry-Lacantinerie,  Traité  de  Droit  civil,  t.  1, 
p.  213.  —  Baudry-Lacantinerie,  Précis  dé  Droit  civil,  3  vol..  13®  éd.,  Paris  1922,  t.  1, 
p.   56. 

13  B.  Ojetti,  op.  cit.,  p.  146. 


DE   LA   METHODE   D'INTERPRETATION  ...  79* 

demander  la  solution  à  des  lois  concernant  des  objets  connexes  ^*.  On 
pourra  aller  aussi  jusqu'à  résoudre  la  difficulté,  en  délaissant  ouverte- 
ment la  lettre  de  la  loi:  l'on  présume  que  le  législateur  aurait  rai- 
sonnablement voulu  autre  chose  dans  les  circonstances  où  l'on  se 
trouve  ^^.  Après  cela,  on  pourra  par  une  fiction  juridique,  con- 
sidérer toutes  les  solutions  ainsi  élaborées  comme  faisant  partie  inté- 
grante de  la  législation  écrite  ^^. 

Ce  procédé,  on  le  voit,  permet  de  donner  aux  textes  de  lois  la 
largeur  et  l'élasticité  qui  manqueraient  à  leur  sèche  formule.  Toute- 
fois, on  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer,  malgré  les  sérieux  avantages 
de  cette  méthode  ^^,  qu'elle  ne  s'est  pas  tenu,  comme  elle  se  le  pro- 
posait, aux  limites  imposées  par  les  termes  de  la  loi  ^^.  Aussi  bien, 
n'est-il  pas  facile  de  distinguer  dans  ses  procédés,  ce  qui  appartient 
à  la  pure  interprétation  des  textes,  de  ce  qui  la  dépasse.  Nous  n'in- 
sistons pas  pour  le  moment:  nous  aurons  l'occasion  d'y  revenir  un  peu 
plus  loin. 

On  peut  ainsi  aborder  les  textes  de  lois  avec  un  optimisme  qui 
pousse  à  croire  qu'on  peut  y  trouver  toutes  les  solutions  désirables. 
Toujours  sous  la  même  poussée,  on  peut  aller  plus  avant:  on  peut 
aller  jusqu'à  prétendre  que  la  loi  écrite  ne  saurait  présenter  de 
lacunes  ^^,  et  s'arroger  pour  autant  le  droit  d'échafauder  à  partir  du 
texte  de  loi  tout  un  ensemble  de  théories,  afin  de  fournir  une  réponse 


1*  B.  OjETTi  op.  cit.,  p.  146:  «  Si  autem  aliqua  habeatur  in  jure,  cujus  verba 
interpretatio  extensiva  tantisper  protracta,  dubiam  mentem  legislatoris  declarare  pos- 
set, ea  utendum  ad  hoc  est.  »  Baudry-Lacantinerîe,  Traité  de  Droit  civil,  t.  1, 
p.  234.     Fabreguettes,  op.  cit.,  p.  395-400. 

15  A.  Van  Hove,  op.  cit.,  p.  274,  n°  266.  —  Baudry-Lacantinerie,  Traité  de 
Droit  civil,  t.    1,   p.   213,   n°    263. 

16  B.  OjETTi,  op.  cit.,  153,  note  14:  «Ex  quibus  optime  deducit  Coviello:  «Non 
è  una  creazione  di  norme  giuridiche,  poiche  il  principio  che  si  scopre  col  proce- 
dimento  analogico,  è  gia  contenuto  implictamente  nella  legge,  che  aveva  in  se  la 
potenzialità  di  addatarsi  al  caso  non  previsto  dal  legislatore.  Si  puo  dire  dunque 
che  è  una  semplice  integrazione  delle  norme  legislative.  » 

1*^     Le   grand   avantage  est  l'exclusion   de  l'arbitraire. 

18  A.  Van  Hove,  op.  cit.,  p.  321,  n**  314:  «  Cum  in  omni  hypothesi  deficiat 
régula  juris  normativa,  admittendum  videtur  [  .  .  .  ]  illum  cui  agnoscitur  potestas 
authentice  in  casu  particulari  rem  dirimendi,  verum  jus  novum  inducere  sed  in 
casu    tantum    applicandum  ». 

1^  A.  Brinz,  Lehrbuch  der  Pandekten,  Erlangen  1884,  t.  1,  p.  150:  «  Luecken  die 
namentlich   die  Analogie   ausfuellen   solle,   existieren   im   Recht   ueberhaupt   nicht.  » 


80*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

à   tous   les   cas   possibles   et   imaginables  ^^.      C'est   ce   que   les   juristes 
allemands  ont  appelé  la  «  Logische  Geschlossenheit  des  Rechts  ^^  ». 

Quelle  que  soit  la  séduction  que  ce  système  est  susceptible  d'exer- 
cer à  cause  de  l'impeccabilité  logique  de  ses  déductions  et  de  la  cohé- 
sion admirable  de  ses  théories,  il  demeure  qu'il  part  d'un  point  pour 
le  moins  discutable:  la  fausse  présomption  que  la  loi  écrite  ne  sau- 
rait présenter  de  lacunes  --  !  De  fait  on  n'a  pas  besoin  d'un  grand 
effort  de  réflexion  pour  voir  qu'il  existe  des  points  exigeant  un 
règlement  juridique,  qui  non  seulement  n'ont  pas  été,  mais  encore 
n'ont  pas  pu  être  prévus  par  la  loi  écrite.  La  raison  en  est  bien 
simple:  si  affiné  qu'on  suppose  l'esprit  d'un  homme,  on  ne  saurait 
concevoir  un  législateur  capable  de  connaître  à  l'avance  tous  les  con- 
flits et  toutes  les  difficultés  qui  peuvent  surgir  dans  la  vie  de  chaque 
jour.  Du  reste,  imaginât-on  par  impossible  quelqu'un  d'assez  pers- 
picace pour  embrasser  toute  une  époque,  force  sera  toujours  de  recon- 

20  K.  Bergbohm,  Jurisprudenz  und  Rechstphilosophie,  Peipzig  1892,  t.  1,  p.  372- 
393. 

21  E.  Jung,  Von  der  «  Logischen  Geschlossenheit  des  Rechts  »,  Beriin  1900  (cet 
ouvrage  est  une  réfutation  du  système).  —  C'est  surtout  en  Allemagne  que  cette 
tendance  a  été  développée  au  cours  du  siècle  dernier.  A  première  vue,  rien  ne 
semblait  moins  favoriser  ce  courant  que  le  système  du  «  droit  commun  »  allemand, 
dont  le  fond  était  le  «  heutiges  rœmisches  Recht  »  adapté  aux  circonstances  par  les 
coutumes  et  les  lois  locales  (voir  à  ce  sujet  R,  Salleiles,  Introduction  à  l'Etude  du 
Droit  civil  allemand,  Paris  1904,  p.  5-18,  38,  55).  Mais,  quand  avec  Savigny  triom- 
pha l'école  historique,  la  science  allemande  se  vit  poussée  vers  l'idée  que  le  droit 
positif  d'un  pays  et  d'une  époque  donnée  fonne  un  tout  organique  composé  de 
pièces  qui  peuvent  se  suffire  à  elles-mêmes,  sans  rien  demander  du  dehors,  c'est-à- 
dire  un  ensemble  clos,  ne  devant  s'alimenter  qu'en  soi,  appelé  à  se  développer  par 
ses  propres  moyens  avec  le  concours  de  la  seule  logique.  C'est  ce  qu'on  a  voulu 
exprimer  par  la  formule  «  Die  logische  Geschlossenheit  des  Rechts  ».  Il  n'y  a  pas  à 
s'étonner  de  cette  tendance:  à  force  d'éplucher  les  documents,  on  finit  par  les  croire 
impeccables,  surtout  quand  on  est  en  face  de  textes  qui  comme  les  textes  des  juris- 
consultes romains,  semblent  le  dernier  mot  de  la  perfection  juridique.  Par  ailleurs, 
comme  ces  sources  ne  sauraient  tout  prévoir,  il  faut  nécessairement  chercher  un  autre 
moyen  de  résoudre  les  conflits  ou  les  problèmes  que  pose  la  vie  de  chaque  jour, 
La  difficulté  fut  résolue  par  Savigny  qui,  après  voir  mentionné  l'opinion  de  ceux 
qui  pensent  trouver  le  complément  du  droit  positif  dans  le  droit  naturel,  s'arrêta 
comme  plus  satisfaisante,  à  l'opinion  de  ceux  qui  tiennent  que  le  droit  positif  se 
complète  lui-même  (F.-C.  Savigny,  Traité  de  Droit  romain,  trad.  Guenoux,  p.  1-24,  32- 
54,   310-313,  279-282). 

Cette  unité  organique  du  droit  sera  la  base  de  toute  analogie;  mais  elle  ne 
saurait  se  borner  à  inspirer  des  déductions  purement  logiques;  elle  suggérera  aussi 
de  partir  de  l'ensemble  des  rapports  du  droit  et  des  institutions  qui  les  dominent, 
afin  de  trouver  dans  son  développement  la  solution  de  certaines  difficultés.  Ainsi 
quelquefois  la  matière  donnée  sera  sans  doute  une  loi  particulière;  mais  ordinaire- 
ment on  devra  chercher  la  solution  «  dans  les  théories  du  droit,  formées  elles  mêmes 
par  voie  d'abstraction  »   (F.-C.  Savigny,  op.  cit.,  p.  282). 

22  Voir  la  note   19. 


DE   LA   METHODE   D'INTERPRETATION  ...  81* 

naître  qu'il  ne  saurait  prévoir  le  futur,  avec  ses  conditions  de  vie 
et  ses  problèmes.  De  toutes  façons,  n'oublions  pas  que  le  législa- 
teur exprime  sa  volonté  en  une  formule.  Or,  s'il  veut  s'exprimer 
clairement  et  éviter  que  dans  la  suite  on  dise:  «  Legem  potuit  aper- 
tius  dicere  »,  il  ne  pourra  envisager  dans  la  formule  de  loi,  que  quel- 
ques catégories  générales,  qu'on  rattachera  à  des  dispostions  d'en- 
semble -^. 

Par  ailleurs  la  logique  n'est  pas  d'un  plus  grand  secours.  De 
fait,  ni  la  déduction,  ni  l'induction  (procédés  qui  épuisent  les  res- 
sources du  raisonnement),  n'y  suffisent.  Pour  la  déduction  rien  de 
plus  clair:  elle  ne  peut  tirer,  en  effet,  d'un  principe  donné  que  les 
conséquences  qu'il  renferme  ^'^.  Quant  à  l'induction,  elle  ne  nous 
aide  pas  plus:  car  ses  généralisations  ne  se  légitiment  dans  les  sciences 
de  la  nature  que  moyennant  l'admission  du  postulat  suivant  lequel 
une  régularité  fondamentale  régit  la  multiplicité  des  phénomènes  ^^. 
Or,  pareil  postulat  paraît  des  plus  téméraires  quand  il  s'agit  de  rat- 
tacher non  plus  des  effets  à  leurs  causes,  mais  des  règles  de  conduites 
aux  conditions  de  fait  qui  les  imposent. 

Jusqu'ici,  nous  avons  vu  quelle  attitude  on  peut  adopter  si  on 
étudie  les  textes  de  lois  avec  un  excès  d'optimisme.  Renchérir,  par 
contre,  sur  les  lacunes  des  formules  de  loi,  peut  conduire  à  une 
attitude  diamétralement  opposée.  De  fait,  de  la  disproportion  qui 
existe  entre  la  loi  écrite  et  les  exigences  auxquelles  elle  doit  parer, 
on  conclura  que  le  texte  de  loi  devra  être  subordonné  au  milieu 
social  et  en  suivre  toutes  les  fluctuations  ^^.  Or,  de  cette  notion  de 
la  loi,  il  ne  pourra  résulter  que  la  notion  suivante  de  l'interprétation: 
la  meilleure  interprétation  des  lois  sera  celle  qui  les  pliera  le  mieux 
aux  besoins   du  moment  présent  ^". 

23  Somme  théologique,  P  IP,  q.  96,  a.  6,  ad  3:  «  Nullius  hominis  sapientia 
tanta  est,  ut  possit  omnes  singulares  casus  excogitare:  et  ideo  non  potest  sufficienter 
per  verba  sua  exprimere  quas  conveniunt  ad  finem  intentum;  et  si  posset  legislator 
omnes  casus  considerare,  non  opporteret  ut  omnes  exprimeret  propter  confusionem 
vitandam;    sed   legem   ferre   deberct   secundum   ea   quae   in   pluribus   accidunt.  » 

24  J.  Gredt,  Elementa  Philosophiœ  aristotelico-thomisticœ,  Friburgii  Brisgoviae 
1929,  Logica,  c.  III. 

25  J,  Gredt,  op.  cit.,  c.  III,  7. 

26  G.  Crisostomi,  Di  alcune  rerenti  teorie  sulle  fonti  et  suWinterpretazwne  nel 
diritto  privato,  Frascati  1904,  p.  20-21.  —  R.  Salleiles,  Introduction  à  l'Etude  du 
Droit  civil  allemand,  Paris   1904,  p.  98-102. 

27  G.  Delisle,  Traité  de  l'Interprétation  juridique,  Paris  1849,  t.  1,  Introduction, 
p.    XVI:    «Par   progrès   je   n'entends   point    le    système,   qui   conduit   à   interpréter   les 


82*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

Pour  la  critique  de  ce  système,  il  nous  suffira  de  faire  remar- 
quer, que  si  l'interprète  peut  non  seulement  négliger  l'intention  du 
législateur,  mais  encore  torturer  comme  bon  lui  semble  les  textes 
de  lois,  ce  nest  pas  de  V interprétation  des  lois  quil  fait.  La  loi, 
en  effet,  est  essentiellement  l'expression  d'un  acte  d'intelligence  et 
de  volonté  ~^.  Il  serait  contradictoire,  pour  autant,  de  l'interpréter 
autrement;  partant,  toute  méthode  d'interprétation  qui  revendiquerait 
d'inclure  autre  chose  dans  ses  attributions,  serait  viciée  à  la  base.  En 
d'autres  termes,  la  loi  est  essentiellement  l'expression  d'une  volonté 
intelligente  bornée:  dès  lors,  tout  système,  qui  aurait  la  prétention 
de  s'écarter  sciemment  de  ce  qu'a  réellement  voulu  le  législateur,  ne 
pourrait  pas,  en  stricte  rigueur  de  termes,  s'appeler  un  système  d'in- 
terprétation. C'est  ici  que  se  place  précisément  la  critique  de  la 
première  tendance  exposée  plus  haut  et  que  nous  avions  alors  rejetée  ^^. 
Cette  critique  a  été  faite  de  main  de  maître  par  F.  Gény^^;  nous 
n'aurons  qu'à  y  ajouter  quelques  remarques,  en  vue  d'en  faire  ressor- 
tir le  bien-fondé. 

Nous  avons  eu  à  relever  précédemment  le  doute  émis  par  cer- 
tains au  sujet  du  droit  de  Y  interprétation  pure  et  simple  des  lois, 
de  s'occuper  de  l'extension  du  texte  de  loi  par  voie  d'analogie,  ou 
par  le  recours  aux  principes  généraux  du  droit  ^^.  F.  Gény  ne  se 
contente  pas   de   cela:   il  va  jusqu'à   demander  s'il  faut  bannir  de  la 

lois  dans  le  sens  plus  ou  moins  probable  de  la  volonté  de  leurs  auteurs.  Le 
progrès  consiste  suivant  moi,  à  donner  à  la  loi  le  sens,  qui  eu  égard  à  l'état  actuel 
des  mœurs  et  des  besoins  du  pays  tend  à  rendre  les  citoyens  meilleurs  ou  plus  heu- 
reux. Toutes  les  ressources  de  l'argumentation  et  de  l'interprétation  juridique  doivent 
avoir  cet  objet.  »  —  Pour  les  essais  d'application  d'un  système  d'interprétation  pure- 
ment sociologique,  voir  F.  Gény,  Méthode  d'Interprétation  et  Sources  en  Droit  privé 
positif.  Essai  critique,  2^  éd.,  Paris  1932,  2  vol.,  t.  2,  p.  287-307;  p.  252.  — Pour  ce 
qui  est  des  auteurs  qui  prônaient  simplement  l'assouplissement  des  textes,  voir  R. 
Salleiles,   Préface  au  livre   de   F.   Gény,   p.   XIX-XX. 

28  0.  LoTTiN,  La  définition  classique  de  la  loi,  dans  la  Revue  néo-scolastique  de 
Philosophie,  t.  26,  1925,  p.  229-273.  Nous  n'entrerons  pas  dans  la  question  qui  se 
poserait  de  savoir,  en  quoi  consiste  formellement  la  loi:  dans  l'acte  de  l'intelligence 
pratique  ou  dans  l'acte  de  volonté.  Saint  Thomas  incline  à  y  voir  formellement  un 
acte  de  la  «ratio  practica  »  (Somme  théologique,  P-IP,  q.  90  a.  1,  ad  3):  pour  le  Doc- 
teur Angélique,  en  effet,  l'élection  des  moyens  en  vue  de  la  fin  est  formellement  un 
acte  de  la  raison  pratique  (P-IP,  q.  13,  a.  1),  et  impérer  est  formellement  un  acte 
de  la  raison  pratique  (P-IP,  q.  90,  a.  1,  ad  3).  Par  contre,  pour  Suarez  la  loi 
est  formellement  un  acte  de  la  volonté  {Tractatus  de  Legibus  et  Legislatore  Dec, 
1.  I,  4,  5). 

29  Voir  page  5;    — 

30  F.    GÉNY,    Méthode    d'Interprétation,    t.    1,    p.    61-316. 

31  Voir  note  18. 


DE   LA   METHODE   D'INTERPRETATION  ...  83* 

sphère   légitime    de   l'interprétation    de   la   loi   écrite   toute   recherche 
d'intention  visant   à   connaître   non   pas   ce   que   le   législateur  a   effec- 
tivement   voulu,    mais    ce    qu'il    aurait    dû    vouloir:     «  Je    n'hésite    pas 
à    dire,    écrit-il    en    effet,    que    la    défaillance    [   •  •  •   ]    de    la    volonté 
législative   ne   permettant   pas   un   développement   éclairé   du   texte,   il 
ne  saurait  y  avoir  place  à  l'interprétation  proprement  dite  de  la  loi, 
et  il  faut  recourir  à  une  autre  branche  de  la  méthode  [  juridique  ]  ^-.  » 
Le    docte   professeur   de   Nancy   ne   se   doutait   pas   que   l'un    des    dis- 
ciples   les   plus    en   vue    de   saint   Thomas,   le    père   A.-D.    Sertillanges 
pense  exactement  comme  lui.    Parlant,  en  effet,  du  cas  où  l'on  délaisse 
la  lettre  de  la  loi  pour  en  prendre  l'esprit,  le  P.   Sertillanges  remar- 
que d'abord:  «  Ce  n'est  pas  obéir  avec  moins  de  fidélité  aux  lois  justes, 
puisqu'on   les   suit   au    delà   même   de   ce    qu'elles   ont   pu   préciser   de 
leurs   intentions,   n'abandonnant  la   lettre   que   là   où   elle   serait  nuisi- 
ble à  la  volonté  qui  l'anime.  »     Puis  le  docte  dominicain  ajoute:    «  Ce 
n'est  pas  là   [   .  .  .   ]   juger  de  la  loi,  mais  du  cas  qu'elle  n'a  pu  pré- 
voir.     [  Car  ]   Juger   de  la  loi  ce  serait  dire  qu'elle  n'a  pas  été  bien 
faite,  là  même  où  ses  déterminations  s'appliquent  »  ;   et  il  conclut  en 
disant  que   «  ce  n'est  pas    [  non  plus  ]    interpréter    [  .  .  .  Car  ]    Inter- 
préter c'est  déclarer  l'intention  du  législateur  quand  elle  est  douteuse; 
[  alors  qu'  ]  ici  rien  n'est  douteux  :   [  .  .  .  ]  la  lettre  seule  défaille  ^^.  » 
Pour  justifier  cette  limitation  des  attributions   de  l'interprétation 
proprement    dite    des    lois,    F.    Gény    se    base    sur    les    limites    mêmes 
dont  est  objet  la  loi  écrite:   celle-ci,  nous  dit-il,   «  ne  peut  être  tenue 
pour    autre    chose,    qu'une    information    très    limitée    du    droit,    résul- 
tant d'un  ensemble  d'injonctions,  consacrées  par  un  organe  supérieur, 
à  l'effet  d'établir  sans  conteste  quelques  règles,  qui  ont  paru  suscep- 
tibles d'une  formule  nette,  ou  pratiquement  indispensables^*».     C'est 
ce   que  le  père   Sertillanges   exprime   en   disant   que    «  le   droit  positif 
suppose  [  .  .  .  ]  le  droit  naturel  et  ne  l'institue  pas;  il  institue  seule- 
ment sa  détermination  positive  donnant  autorité  à  cette  détermination, 
au    lieu    de    la    laisser    à    l'arbitraire^^».      Nous    pouvons    dire    pour 

32     F.    GÉNY,   op.   cit.,   t.   2,   p.   221. 

^'"^     A.-D.    Sertillanges,    La   Philosophie   morale   de   Saint    Thomas   d'Aquin,   Paris 

1932,  p.   333-334. 

34  F.  GÉNY,  op.  cit.,  t.  2,  p.  221. 

35  A.-D.  Sertillanges,  op.  cit.,  p.  235. 


84*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

autant,  que  le  droit  positif  «  ne  peut  pas  légitimement  s'opposer  à  la 
nature  [  des  choses  ]  ;  elle  peut  seulement  déterminer  à  certaines  quo- 
tités ou  à  certaines  formes  l'indétermination  relative  qu'on  y  relève  ^^  ». 

Ainsi  la  loi  est  essentiellement  l'expression  d'une  volonté  intel- 
ligente bornée.  Partant,  le  système  d'interprétation  qui  se  greffe 
dessus  ne  saurait,  sans  empiéter  sur  un  terrain  qui  n'est  pas  le  sien, 
prétendre  déduire  du  texte  de  loi  ce  qui  ne  s'y  trouve  pas:  au  sys- 
tème qui  le  prétendrait,  on  imputerait  tout  simplement  un  vice  de 
méthode.  Dès  lors,  la  question  se  pose  de  savoir  comment  qualifier 
l'activité  qui  vise  à  connaître  ou  bien  ce  que  le  législateur  aurait 
dû  rationnellement  vouloir,  ou  bien  ce  qu'il  aurait  décidé  si  sa  pensée 
s'était  portée  sur  tel  ou  tel  objet. 

Pour  le  droit  canonique,  la  majorité  des  juristes  s'accorde  à  voir 
dans  le  «  norma  sumenda  est  »  du  canon  20,  rien  moins  que  la  recon- 
naissance par  le  législateur  ecclésiastique  d'une  activité  créatrice  de 
droit  en  faveur  du  juge  qui  supplée  au  silence  de  la  loi  écrite  ^"  ; 
mais  quand  nous  entendons  les  mêmes  auteurs  faire  remarquer  que 
ce  pouvoir  de  création  juridique  sera  exercé  par  les  tribunaux  d'une 
façon  toute  concrète  et  sans  tirer  à  conséquence  pour  l'avenir  ^^  (ce 
qui  veut  dire  que  la  jurisprudence  des  tribunaux  ne  saurait  valoir 
en  dehors  du  cas  jugé  et  n'est  pas  obligatoire  pour  le  juge),  nous 
nous  demandons  ce  que  vaut  cette  force  créatrice  de  droit  dont  on 
nous  parlait. 

De  fait,  si  ce  pouvoir  n'est  pas  à  même  de  constituer,  comme 
le  pouvoir  prétorien  des  Romains  ^^,  une  norme  de  droit  non  seule- 
ment valable  en  dehors  du  cas  concret,  mais  encore  obligatoire  pour 
le  juge,  nous  ne  voyons  pas  très  bien  en  quoi  il  pourrait  revendi- 
quer d'être  créateur  de  droit. 

Pour  ce  qui  est  du  droit  civil,  on  sait  qu'en  Angleterre,  les 
précédents    judiciaires    ont    une    autorité    reconnue    à    l'effet    d'établir 

•"^6     A.-D.   Sertîllanges,  op.  cit.,  p.  234. 

3*^  Voir  ci-dessus  note  18.  —  Voir  aussi  S.  D'Angelo,  Le  lacune  nel  vigente  ordi- 
namento  giuridico  canonico,  in  Saggi  sn  qnestioni  giuridiche,  I,  Torino  1928,  p.  70-73. 

3S  -A.  Van  Hove,  op.  cit.,  p.  321,  n°  312:  «  Solutio  tantum  ligat  personas  et 
affipersonas  pro  quibus  data  est.  «  G.  Michiels,  Normœ  Générales  Juris  Canonici, 
Lublin   1929,   p.   460-461,   soutient   le   contraire. 

•^9  Voir  à  ce  sujet  S.  Romani,  De  bonis  Ecclesiœ  temporalibus.  Pars  Generalis, 
p.  65,  113-116. 


DE   LA   METHODE   D'INTERPRETATION  ...  85* 

des  règles  de  droit  qui  s'imposent  aux  jurisconsultes  eux-mêmes  ^^  ; 
mais  cela  est  dû,  semble-t-il,  à  ce  que  le  Lord  Chancellor  «  grâce  à 
une  fiction  [  .  .  .  ]  se  trouve  investi  d'une  autorité  quasi-législative, 
après  coup  et  d'une  façon  toute  empirique  dans  la  mesure  des  besoins 
pratiques   [  .  .  .  ]  ^^  ». 

Par  ailleurs,  si  dans  d'autres  pays,  en  France  par  exemple,  un 
mouvement  a  paru  se  dessiner,  en  vue  d'attribuer  à  la  jurisprudence 
des  tribunaux  la  valeur  du  droit  coutumier  ^^,  cependant  il  est  à 
remarquer  qu'on  est  loin  d'être  fixé  sur  les  raisons  qui  devraient 
faire  ériger  en  source  normalement  productive  de  règles  cette  juris- 
prudence qu'on  prône  ^^  ;  et  surtout,  on  est  encore  moins  fixé  sur 
l'autonomie  de  cette  source  de  droit  par  rapport  à  la  loi  écrite  '^*. 
Du  reste  il  faut  remarquer  que  ce  mouvement  a  rencontré  de  fortes 
oppositions  ^^. 

Ainsi,  il  arrive  un  moment  où  l'interprète,  privé  de  tout  appui 
du  côté  de  la  loi  écrite,  doit  chercher  ailleurs  les  éléments  de  sa 
solution.  Si,  de  toute  évidence,  on  ne  saurait  dire  qu'il  fait  alors 
œuvre  d'interprétation  de  la  loi  écrite,  on  ne  voit  pas  d'autre  part 
comment  considérer  son  activité  comme  créatrice  de  droit,  si  ses  déci- 
sions ne  sont  pas  obligatoires  pour  l'avenir.  Ceci  du  reste  est  très 
prudent:  on  devine  en  effet  l'insécurité  à  laquelle  serait  exposée 
la  règle  de  droit,  en  raison  des  sautes  brusques  et  déconcertantes 
d'opinion  dans  les  tribunaux  ^^. 

40  S.  Romani,  op.  cit.,  p.  65-66. 

41  F.  GÉNY,  op.  cit.,  t.  2,  p.  38-39. 

42  H.   Langlois,   Essai  sur  le  Pouvoir  prétorien  de  la  Jurisprudence,   Caen    1897. 

43  M.  Planiol,  Traité  élémentaire  de  Droit  civil,  6^  éd.,  Paris  1911,  t.  1,  p.  4 
note  1,  cherche  à  le  prouver  par  un  rattachement  direct  à  la  coutume.  —  E.  Lambert, 
Une  Réforme  nécessaire  des  Etudes  du  Droit  civil,  Paris  1900,  p.  16-20,  rejette  la 
notion  romano-canonique  de  la  coutume,  pour  ne  reconnaître  que  la  coutume  établie 
par  les  décisions  de  justice. 

44  R.  Salleiles,  Méthode  historique  et  codification,  dans  Atti  del  Congresso  inter- 
nazionale  di  scienze  storiche,  Roma  1904,  t.  9,  p.  17:  «On  peut  discuter  et  se  deman- 
der si  la  jurisprudence  constitue  une  source  autonome  à  côté  de  la  loi;  je  ne  le 
crois  pas.  » 

45  E.  Glasson,  Les  sources  du  droit,  dans  les  Séances  et  Travaux  de  F  Académie 
des  Sciences  morales  et  politiques,  1900,  t.  153,  p.  504-505.  —  A.  Esmetn,  La  cou- 
tume doit-elle  être  reconnue  comme  source  du  droit  civil  français  ?  dans  le  Bul- 
letin de  la  Société  d'Etudes  législatives,  4  (1905),  p.  540-544.  —  E.  Meynial,  Compte 
rendu  critique  du  livre  de  F.  Gény,  dans  la  Revue  historique  de  Droit  français  et 
étranger,  Paris,  25  (1901),  p.  390-391;  p.  376-377.  —  Voir  surtout,  F.  Gény,  Méthode 
d'Interprétation,   t.    2,   p.    35-38,   44-53,   264-266. 

4^>  Cette  mobilité  est  reconnue  par  ceux-là  même  qui  prônent  la  jurisprudence 
comme  source  de  droit.     Voir  en  effet  M.  Planiol,   Traité  élémentaire  de  Droit  civil. 


86*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Est-ce  à  dire  que  l'activité  de  celui  qui  cherche  à  connaître  ce 
que  le  législateur  aurait  décidé  si  sa  pensée  s'était  portée  sur  tel 
ou  tel  objet,  ou  encore  ce  que  le  législateur  aurait  dû  rationnel- 
lement vouloir,  soit  irréductible  à  une  qualification  ?  Entre  la 
«  réceptivité  purement  passive  »  de  l'interprète  de  la  loi  écrite,  et 
«  l'activité  créatrice  du  pouvoir  législatif  »,  n'y  aurait-il  pas  place  pour 
quelque  chose  d'intermédiaire  ?  Ce  quelque  chose  d'intermédiaire  est 
très  difficile  à  préciser;  mais  ne  pourrait-on  pas  dire  par  exemple,  que 
cette  activité  qui  consiste  «  à  interroger  la  raison  et  la  conscience,  pour 
découvrir  en  notre  nature  intime  les  bases  mêmes  de  la  justice  [...]; 
et  à  s'adresser  aux  phénomènes  sociaux,  pour  saisir  [  .  .  .  ]  les  prin- 
cipes d'ordre  qu'ils  requièrent  ^^  »,  que  cette  activité,  malgré  qu'elle 
prend  l'aspect  d'une  très  libre  recherche  scientifique,  n'est  au  fond 
que  l'interprète  de  ce  droit  qui  domine  le  droit  positif,  et  dont  ce 
dernier  n'est  qu'une  détermination  ^^  ?  Ne  pourrait-on  pas  encore, 
pour  lui  donner  plus  d'autorité,  y  voir  l'activité  d'une  véritable  «  insti- 
tution »  de  droit  naturel  :  le  corps  des  juristes  ?  Ne  serait-ce  pas, 
en  effet,  un  des  cas  où  il  faudrait  appliquer  la  notion  d'  «  Institution  », 
si  importante  dans  le  droit,  et  si  justement  remise  en  lumière  de 
nos  jours  *^  ?  De  fait  on  peut  dire  «  qu'il  n'y  a  [  .  .  .  ]  que  deux 
philosophies  juridiques  [...].  La  première  est  une  vraie  mysti- 
que de  l'Etat:  l'assimilation  kelsenienne  du  droit  et  de  l'Etat,  et  tous 
les  totalitarismes  [  .  .  .  ]  ne  sont  qu'une  reprise  d'un  jacobinisme, 
qui  ne  date  pas  de  la  Révolution,  mais  des  légistes,  son  mode  socialiste 
ou  socialisant  en  continuité  avec  son  mode  individualiste  et  libéral. 
C'est  à  ce  refoulement  arbitraire  du  social  dans  le  souverain  que 
s'oppose   la   philosophie   institutionnelle  ^^.  » 

t.  1,  p.  6,  note  4;  il  fait  remarquer  cependant  qu'en  fait  une  fixité  est  assurée  à  la 
jurisprudence  des  tribunaux  par  la  tendance  «  des  corps  judiciaires,  quels  qu'ils 
soient  [  .  .  .  1  à  se  créer  une  tradition  »  (p.  45-46).  —  Voir  de  même  les  aveux 
de  E.  Lambert,  La  Fonction  du  Droit  civil  comparé,  Paris  1903,  t.  1,  p.  19,  note  1; 
p.  143,  note  2;  cet  auteur  cependant  confie  au  jurisconsulte  le  soin  de  redresser  les 
écarts   de  cette  mobilité    {ibid.,   p.    18-22;    809-825). 

47  F.  GÉNY,  op.  cit.,  t.  2,  p.  92. 

48  Voir  plus  haut   note  31. 

49  R.-G.  Renard,  L'Institution,  Fondement  d'une  Rénovation  de  l'Ordre  social, 
Paris  1933;  La  Théorie  de  l'Institution,  Essai  d'Ontologie  juridique,  Paris  1930; 
La  Philosophie  de  l'Institution,  Paris   1939. 

s<>    R.-G.  Renard,  La  Philosophie  de  l'Institution,  Paris  1939,  p.   190-191. 


DE   LA   MÉTHODE   D'INTERPRÉTATION  ...  87* 

Ce  ne  sont  que  des  questions  que  nous  posons  à  de  plus  avisés. 
De  toutes  les  façons,  quand  l'interprète  se  voit  dépourvu  de  l'appui 
de  la  loi  écrite,  il  doit  se  fier  à  lui-même:  ce  serait  pour  lui,  non 
seulement  un  vice  de  méthode  que  de  se  réclamer  encore  de  la  lettre 
de  la  loi  écrite,  quand  il  la  délaisse  ouvertement,  mais  encore  un 
manque  de  confiance  en  la  raison  pratique,  où  le  Créateur  a  déposé 
les  germes  de  moralité.  Du  reste,  alors  même  qu'il  scrute  la  lettre 
de  la  loi,  pour  en  dégager  les  directives  qu'elle  contient,  l'interprète 
ne  joue  pas  un  rôle  purement  mécanique:  ses  facultés  doivent  entrer 
en  jeu  pour  découvrir  et  employer  à  propos  de  la  formule  qu'il 
analyse,  les  éléments  objectifs  de  tout  ordre,  qui  seuls  la  font  valoir 
et  la  fécondent  ^^,  De  fait  l'interprète  ne  doit  pas  oublier  que  la 
raison  humaine  participe  de  cette  «  Sapientia  »  qui  dirige  tout  avec 
mesure:    «  suaviter  fortiterque  ». 

Voilà  le  rôle  de  l'interprète   privé   dans  le   droit. 

Jean-Marie  Salgado,   o.m.i., 

Les    Cayes,    Haïti. 


51     F.   GÉNY,   op.  cit.,  t.   1,  p.  284-300,   355-383. 


Opinion  et  contingence 


Dans  un  article,  publié  par  cette  Revue,  il  y  a  quatre  ans  ^, 
j'avais  essayé  de  déterminer  le  Rôle  de  la  Volonté  dans  VOpinion, 
De  cette  étude  se  dégageait  en  pleine  lumière  la  très  grande  com- 
plexité psychologique  de  cet  état  de  l'esprit  à  la  recherche  de  la 
vérité.  Cette  complexité,  d'où  vient-elle  ?  Pourquoi  caractérise- 
t-elle  la  marche  de  notre  intelligence  dans  son  acte  opinatif  ?  Ces 
questions  surgissent  tout  naturellement  et  il  nous  faut  y  répondre, 
ou  du  moins  chercher  à  le  faire,  si  nous  voulons  connaître  à  fond  notre 
activité  intellectuelle  dans  une  de  ses  plus  importantes  manifestations. 

Nous  sommes  en  possession  du  principe  fondamental  qui  nous 
permettra  de  les  résoudre:  toute  faculté  est  puissance  d'action  par 
rapport  à  un  objet  déterminé  —  la  vue  est  puissance  de  saisie  d'un 
objet  coloré;  la  mémoire,  puissance  de  reconnaissance  de  l'image  en 
tant  que  déjà  vue;  la  volonté,  puissance  de  tendance  vers  l'être  en 
tant  que  revêtu  de  bonté,  etc.  C'est  ce  rapport  transcendantal  entre 
la  puissance  et  son  objet  qui  définit  la  faculté.  Il  faut  donc  qu'il  y 
ait  entre  elle  et  lui  une  proportion  rigoureuse.  Si  bien  que,  connais- 
sant la  constitution  d'un  objet,  nous  pourrons  conclure  ce  que  doit  être 
la  faculté  destinée  à  le  saisir.  Et  vice  versa,  connaissant  la  nature 
d'une  faculté  donnée,  nous  pourrons  dire  comment  se  présente  l'objet 
vers   lequel   par  essence   tend   cette   faculté. 

D'autre  part,  nulle  faculté  créée  n'atteint  son  objet  que  par  l'in- 
termédiaire d'un  acte,  distinct  à  la  fois  de  la  faculté  qui  le  pose 
et  de  l'objet  qu'elle  saisit  par  lui.  L'acte  est  donc,  lui  aussi,  tout 
entier  tendu  vers  ce  même  objet;  par  lui,  il  est  défini  dans  son 
essence  la  plus  rigoureuse.  Dès  lors,  connaître  la  nature  de  cet  objet 
nous  conduira  nécessairement  à  connaître  celle  de  l'acte;  et  vice  versa, 
connaître  la  nature  de  cet  acte  nous  permettra  de  découvrir  celle 
de  l'objet. 

Appliquons  ce  principe  à  notre  cas.  Nous  connaissons  la  psycho- 
logie complexe  de  cet  acte  intellectuel  spécial  qu'on  appelle  opinion, 

1     Revue  de  l'Université  d'Ottawa,  15  (1945),  p.  221*-246*;   16    (1946),  2  *-27  *. 


OPINION   ET   CONTINGENCE  89* 

Nous  voulons  en  avoir  l'explication  profonde.  Puisque  cet  acte  est 
fait  pour  saisir  un  objet  précis,  c'est  dans  et  par  cet  objet  que  s'expli- 
quera cet  acte.  Cet  objet  ne  pourra  être  qu'un  «  quelque  chose  » 
dont  la  constitution  corresponde  exactement  à  la  constitution  de  l'acte 
opinatif.  Le  problème  posé  tout  à  l'heure  devient  donc  celui-ci: 
Quel  est  l'objet  de  l'opinion  ? 

Vaste  problème  que  celui-là  !  Cette  question  peut  se  compren- 
dre  de  trois   façons. 

D'abord,  quels  sont  les  êtres  à  propos  desquels  l'homme  peut 
former  des  opinions  ?  C'est,  selon  la  formule  des  scolastiques,  en 
chercher  l'objet  matériel. 

Ensuite,  ces  êtres,  sous  quel  aspect  particuHer  l'homme  les  envi- 
sage-t-il  quand  il  forme  une  opinion  à  leur  propos  ?  C'est  vouloir 
déterminer  ce  que  les  mêmes  scolastiques  appellent  son  objet  formel. 

Enfin,  de  quelle  qualité  doit  jouir,  de  quel  éclairage  doit  être 
illuminé  l'aspect  ainsi  retenu,  pour  que  nous  puissions  nous  en  for- 
mer une  opinion  ?     C'est  préciser  sa  «  raison  formelle^  ». 

—  I  — 

La  recherche  de  l'objet  matériel  ne  nous  occupera  pas  longtemps. 
Il  est  clair  en  effet  que  nous  pouvons  former  des  opinions  sur  n'im- 
porte quel  être  actuel  ou  possible:  sur  Dieu  et  les  esprits,  sur  les 
corps  vivants  et  les  corps  inanimés.  Que  l'on  songe  aux  sciences 
physiques,  chimiques,  biologiques;  que  l'on  considère  l'histoire  ou 
la  sociologie,  la  morale  ou  la  philosophie;  que  l'on  regarde  la  critique 
artistique  ou  littéraire,  partout,  dans  ces  domaines,  s'il  y  a  des  certi- 
tudes, il  y   a  encore  plus   d'opinions. 

Et  cette  constatation  quasi  expérimentale  se  justifie  fort  bien  du 
point  de  vue  des  principes.  L'opinion  est  en  effet  un  acte  de  l'intel- 
ligence, nous  l'avons  vu.  Or  l'objet  de  l'intelligence,  de  toute  intel- 
ligence, même  de  notre  intelligence  humaine,  c'est  l'être  en  tant  que 
tel,  c'est-à-dire  tout  ce  qui  existe  ou  peut  exister.  D'autre  part,  notre 
intelligence  est  essentiellement  imparfaite;  elle  reste,  comme  dit  saint 
Thomas  empruntant  une  formule  de  Proclus,   «  à  l'horizon  de  l'intel- 

2  Ou  en  me  servant  des  formules  dans  toute  leur  technicité:  ohjectum  formate 
quod  (sous-entendu  cognoscitur)  et  ratio  formalis  sub  qua  (sous-entendu  objectum 
formale  cognoscitur). 


90*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

lect,  au  dernier  rang  des  esprits^».  Il  est  donc  évident  que,  en 
toute  rencontre  du  moins,  nous  ne  saisirons  pas  tous  et  chacun  des 
êtres  connus  par  nous,  dans  cette  clarté  fulgurante  que  requiert 
un  assentiment  certain  donné  en  vertu  du  seul  dynamisme  de  notre 
intelligence.  Cela  est  vrai  des  êtres  réels,  des  êtres  concrets:  ils 
entrent  tous   dans  l'objet  matériel  de  l'opinion. 

Peut-on  en  dire  autant  des  êtres  de  raison,  comme  les  essences, 
les  principes  premiers,  les  raisonnements  et  tout  ce  qui  touche  à  la 
logique  ?  Il  est  clair  que  la  crainte  d'erreur  ne  saurait  mordre  sur 
le  principe  de  contradiction  ou  sur  celui  de  raison  suffisante.  Per- 
sonne non  plus  ne  peut  hésiter  à  admettre  que  la  circonférence  est 
une  courbe  dont  tous  les  points  sont  à  égale  distance  de  son  centre. 
Par  contre,  respect  des  lois  de  la  pensée  dans  le  raisonnement  induc- 
tif  ou  déductif;  valeur  des  conclusions  auxquelles  ils  aboutissent; 
interprétation  d'expériences  ou  d'expérimentations,  analyses  et  syn- 
thèses psychologiques  ou  scientifiques,  tout  cela  peut  présenter  et 
présente  souvent  des  points  d'ombre  où  s'accrochera  la  crainte  d'erreur 
et,  par  conséquent,  tout  cela  fera  partie  de  l'objet  matériel  de  l'opi- 
nion. En  seront  exclues  au  contraire  les  essences,  du  moins  celles 
qui  demeurent  au  plus  humble  degré  de  complication  et  sont  saisies 
par  une  sorte  d'intuition,  ainsi  que  les  principes  premiers,  à  con- 
dition qu'ils  soient  correctement  énoncés  et  exactement  compris. 
Il  avait  donc  bien  raison,  saint  Thomas,  d'écrire:  «  De  quolibet  enim 
cognito  potest  homo  opinari  quod  possit  aliter  se  habere,  nisi  forte 
de  primis  principiis  per  se  notis,  quorum  contraria  non  cadunt  in 
existimatione  *.  » 

—  XI  — 

La  question  de  l'objet  matériel  réglée,  il  nous  faut  aborder  celle 
de  l'objet  formel,  c'est-à-dire,  il  nous  faut  déterminer  l'aspect  qu'at- 
teint l'intelligence  dans  les  êtres,  quand  elle  doit  se  contenter  d'une 
adhésion  opinative  au  lieu  de  l'adhésion  de  certitude  vers  laquelle 
elle  tend  par  nature. 

3  Saint  Thomas,  par  exemple,  In  IV  Sent,  d.  50,  q.  1,  a.  1,  et  II  Contra  Gent., 
cap.  68,  n°  6.  —  Voir  mon  Intellectus  et  Ratio  selon  saint  Thomas  (TAquin,  Paris- 
Ottawa  1936,  p.  78-82. 

4  Saint  Thomas,  In  l  Post.  Analyt.,  lect.  44,  n°  8,  éd.  Léonine,  I,  p.  321  a. 


OPINION  ET   CONTINGENCE  91* 

Rappelons-nous  les  caractéristiques  de  l'acte  opinatif:  c'est  un 
assentiment  donné  avec  la  conscience  qu'il  pourrait  y  avoir  inadé- 
quation entre  ce  à  quoi  il  est  donné  et  la  réalité  objective  de  la 
chose  connue.  D'où  possibilité  d'erreur.  Cette  possibilité  provient 
de  cette  sorte  d'obscurité  dans  laquelle  l'objet  s'obstine  à  rester  mal- 
gré nos  recherches.  Et  le  résultat  de  cette  obscurité,  c'est  que  la 
chose  se  présente  à  nous  comme  existant,  alors  qu'elle  pourrait  fort 
bien  ne  pas  exister,  comme  existant  de  telle  manière,  alors  qu'en 
fait  c'est  de  telle  autre  peut-être  qu'elle  existe.  L'inhabitabilité  de  la 
planète  Mars  se  présente  à  l'abbé  Moreux  comme  donnée,  alors  qu'elle 
peut  fort  bien  ne  pas  l'être.  Le  radium  se  présente  à  Pierre  Curie 
et  à  sa  femme  comme  un  corps  spécifiquement  distinct  du  barium, 
alors  qu'il  n'est  peut-être  qu'une  variété  inconnue  encore  des  réactions 
de  ce  même  barium  ^. 

Entre  cette  manière  dont  la  chose  est  connue  et  les  modalités 
propres  à  l'acte  opinatif,  il  y  a  une  véritable  correspondance.  En 
effet,  dans  l'acte  opinatif,  il  y  a  assentiment  positif  (et,  en  un  cer- 
tain sens,  total)  à  quelque  chose  de  connu;  dans  l'objet  de  cet  acte, 
il  faudra  qu'il  y  ait  quelque  chose  qui  est  ou  du  moins  qui  paraît 
être,  sinon  l'assentiment  donné  ne  serait  pas  possible.  Dans  l'acte 
opinatif,  l'esprit  prend  conscience  qu'entre  la  réalité  objective  de 
ce  «  quelque  chose  »  et  son  propre  assentiment  il  pourrait  fort  bien 
ne  pas  y  avoir  correspondance,  ce  qui  est  l'essentiel  de  la  crainte 
d'erreur  contenue  dans  toute  opinion;  or  cette  crainte  d'erreur  serait 
impossible  si  l'objet  ne  se  présentait  pas  enveloppé  d'une  certaine 
obscurité,  en  d'autres  termes,  s'il  ne  se  présentait  comme  tel  sans 
doute,  mais  pouvant,  en  même  temps,  être  d'une  autre  façon,  ou 
même  ne  pas  être  du  tout. 

Or  être  et  pouvoir  cependant  ne  pas  être;  être  tel,  de  telle 
nature,  avec  telles  qualités  et  cependant  pouvoir  être  autre,  avec 
une  nature  et  des  qualités  autres,  c'est  ce  qu'on  appelle  être  contingent. 
C'est    donc    sous    l'aspect    de    contingent    que    l'intelligence    opinante 

5  Ces  deux  exemples  se  basent  le  premier  sur  les  travaux  de  l'abbé  Moreux, 
Les  Enigmes  de  la  Science,  Paris,  Doin,  1926,  p.  103-210,  à  propos  de  Mars;  le 
second  sur  ceux  des  époux  Curie  dans  les  divers  comptes  rendus  donnant  le  récit  de 
leur   découverte   du   radium.     Voir  ci-après,   note   14. 


92*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

atteint  son  objet.  Le  contingent  sera  donc  à  juste  titre  regardé  comme 
l'objet  formel  de  l'opinion. 

Et  nous  pouvons  faire  la  contre-épreuve,  en  partant  de  l'être 
envisagé  comme  nécessaire.  En  effet,  l'être  nécessaire,  connu  comme 
nécessaire,  ne  saurait  être  saisi  par  un  assentiment  instable  et  mélangé 
de  crainte.  Car  si  cet  être  est  objectivement  et  par  nature  néces- 
saire, il  ne  peut  pas  ne  pas  être  et  il  ne  peut  pas  être  autrement 
qu'il  n'est:  c'est  l'essence  même  de  la  nécessité.  Si  d'autre  part,  par 
hypothèse  de  travail,  je  le  connais  comme  nécessaire  et  si  je  con- 
forme mon  assentiment  à  ce  que  je  vois  et  ai  conscience  de  voir 
dans  cet  être,  je  ne  puis  donner  qu'un  assentiment  excluant  toute 
possibilité  d'erreur,  donc  un  assentiment  à  qui  il  manquera  le  consti- 
tutif formel  de  l'opinion.  La  prise  de  conscience  d'une  erreur  pos- 
sible serait,  dans  ce  cas,  totalement  inexplicable  et  sans  fondement 
aucun,  et  cela,  qu'on  regarde  l'objet  en  lui-même  dans  sa  réalité 
objective  authentique  ou  qu'on  se  limite  à  l'aspect  sous  lequel  l'en- 
visage l'esprit  qui  opine.  Et  comme  tout  être  est  ou  nécessaire  ou 
contingent,  apparaît  également  ou  comme  nécessaire  ou  comme  con- 
tingent, si  le  nécessaire,  en  tant  que  tel  et  connu  comme  tel,  ne 
peut  fonder  un  assentiment  opinatif,  cet  assentiment  ne  pourra  se 
fonder  que  sur  le  contingent,  en  tant  que  contingent,  c'est-à-dire, 
qu'il  soit  nécessaire  ou  non  en  lui-même,  peu  importe,  pourvu  qu'il 
se  présente  à  l'esprit  comme  contingent. 

Et  cette  doctrine  rejoint  toute  la  tradition  philosophique,  celle 
d'Aristote  dont  le  P.  Régis,  o.p.,  résume  ainsi  la  pensée:  «  Tout 
ce  qui  ne  sera  connu  par  l'intelligence  ni  dans  ses  principes  cons- 
titutifs, ni  dans  sa  cause  efficiente  par  soi  et  nécessaire,  mais  par 
les  seules  apparences  extérieures  et  dont  l'activité  révélera  un  ordre 
.intelligible,  une  nature  s'exerçant  habituellement  dans  tel  sens  tout 
en  gardant  une  possibilité  pour  la  direction  contraire,  tout  con- 
naissable  de  cette  sorte  sera  contingent  et  sera  perçu  dans  un  acte 
opinatif  ^.  »  Quels  que  soient  les  détails  de  cet  exposé,  il  y  a  bien, 
aux  yeux  d'Aristote,  ce  que  nous  ont  donné  nos  analyses:  l'être 
apparaissant  comme  contingent,  seul  accessible  à  l'esprit  dans 
l'opinion. 

^     RÉGIS,  o.p.,  U Opinion  selon  Aristote,  Paris-Ottawa   1935,  p.   108. 


OPINION  ET   CONTINGENCE  93* 

C'est  ainsi  que  parle  aussi  saint  Thomas  ;  «  De  ratione  autem 
opinionis  est  quod  id  quod  est  opinatum  existimetur  possibile  aliter 
se  habere.  »  C'est  la  leçon  des  éditions  courantes,  mais  la  Léonine 
lit:  «  De  ratione  autem  opinionis  est  quod  quis  existimat,  existime- 
tur possibile  aliter  se  habere.  »  Ce  mot  existimare,  deux  fois  répété, 
montre  nettement  que  le  saint  docteur  ne  pense  pas  à  une  contin- 
gence obligatoirement  réelle,  mais  à  un  être  apparaissant  à  l'esprit 
comme  contingent,  quelle  que  soit  par  ailleurs  sa  réalité  objective  ^. 
Il  le  déclare  plus  nettement  encore  dans  le  Commentaire  sur  les 
Seconds  Analytiques:  «  Circa  omnia  mediata  quorum  est  demonstra- 
tio  et  scientia,  potest  quis  existimare  quod  possibile  sit  aliter  se 
habere,  et  ita  potest  ea  opinari.  Non  enim  opinio  est  solum  de  his 
quae  sunt  contingentia  in  sui  natura  .  .  .  ,  sed  opinio  est  de  his 
quae  accipiuntur  ut  contingentia  aliter  se  habere,  sive  sint  talia  sive 
non  ^.  » 

Parmi  les  modernes,  on  ne  se  préoccupe  que  très  peu  de  ces 
questions,  cependant  l'on  rencontre  des  formules  qui  énoncent  plus 
ou  moins  implicitement  cette  doctrine.  Ainsi  Locke,  dans  son  Traité 
de  la  Nature  humaine^  enseigne  que  la  probabilité  suppose  des  rai- 
sons «  dont  le  lien  n'est  ni  solide  ni  inaltérable,  ou  du  moins  dans 
lesquelles  l'on  ne  peut  se  rendre  compte  de  ces  deux  caractères^». 
Ce  «  lien  »  qui  n'est,  ou  du  moins  ne  semble,  ni  solide  ni  inaltérable 
correspond  de  toute  évidence  à  ce  qu'il  y  a  de  contingent  dans 
l'objet  de  la  probabilité,  donc   de  l'opinion. 

Kant,  dans  sa  Logique,  est  beaucoup  plus  explicite  :  «  La  croyance 
est  certaine  ou  incertaine,  écrit-il.  La  certitude  est  une  croyance 
accompagnée  de  la  conscience  de  la  nécessité.  La  croyance  incer 
taine,  au  contraire,  ou  la  non-certitude  est  accompagnée  de  la  con 
tingence  ou  de  la  possibilité  du  contraire  de  ce  que  l'on  croit 
Quand  la  croyance  est  insuffisante  tant  subjectivement  qu'objective 
ment,  il  y  a  opinion  ^^.  »  Donc  pour  Kant,  cette  insuffisance,  carac 
téristique  de  l'opinion,  ne  peut  venir  que  de  ce  que  l'objet  accepté 

7     Sum.   theoL,  IV-ir,  q.   1,   a.   5   ad  4. 

^    In  I  Post.  Analyt.,  c.  33,  lect.  44,  n°   8,  éd.  Léonine,  I,  p.  321. 

9     Locke,   Traité  de  la  Nature  humaine^  III  p.,  sect.  XI,  trad,  franc,  par  Maxime 
David,  Paris,  p.  162. 

i<*     Kant,    Logique,    Introduction,    p.    IX,    cité    par   Janet-SÉailles,    Histoire   de   la 
Philosophie,   W  éd.,   Paris,   1928,   p.   705-706. 


94*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

pourrait  fort  bien  (nous  en  prenons  la  conscience  très  nette)  être 
autrement,  c'est-à-dire  qu'il  nous  apparaît  comme  contingent.  Cela 
ressort  d'ailleurs,  et  clairement,  des  lignes  qui  suivent  immédiate- 
ment la  citation  de  tout  à  l'heure:  «  Ce  que  j'opine,  ajoute  en 
effet  l'auteur,  n'est  regardé  par  moi  que  comme  problématiquement 
certain;  ce  que  je  crois,  je  le  crois  comme  assertoriquement  cer- 
tain mais  non  comme  objectivement  certain,  c'est-à-dire,  nécessaire- 
renient  valable,  bien  qu'il  le  soit  subjectivement  ou  pour  moi  seul; 
enfin  ce  dont  je  suis  certain,  je  l'affirme  comme  apodictiquement 
certain,  c'est-à-dire,  comme  nécessaire  objectivement  et  valable  pour 
tout  le  monde.  » 

—  III  — 

L'objet  formel  de  l'opinion  est  donc  le  contingent:  voilà  qui 
est  acquis.  Il  s'agit  maintenant  de  donner  toute  la  précision  pos- 
sible et  désirable  à  cette  notion  de  contingent,  prise  non  pas  dans 
son  sens  universel,  comme  l'étudié  la  métaphysique,  mais  dans  l'usage 
particulier  qu'on  en  fait  dans  la  question  qui  nous  occupe:  cela 
nous  permettra  de  creuser  plus  avant  dans  la  nature  de  l'opinion. 

On  pourrait  mener  cette  recherche  autour  de  deux  aspects  du 
contingent  que  je  désignerai  par  deux  mots  chers  aux  logiciens, 
la  compréhension  et  Vextension,  Déterminer  la  compréhension  du 
contingent,  ce  serait  s'efforcer  de  découvrir  les  différentes  manières 
dont  il  peut  se  réaliser.  Etudier  son  extension,  ce  serait,  pour  cha- 
cune des  disciplines  dont  est  constitué  le  savoir  humain,  préciser  ce 
qui  par  nature  appartient  à  l'opinion,  ou,  du  moins,  ce  dont  on  peut 
le  plus  facilement  et  le  plus  fréquemment  se  former  une  opinion. 
Les  limites  de  cet  article  ne  nous  permettent  de  nous  occuper  que 
du  premier  de  ces  aspects,  la  compréhension  du  contingent. 

La  marche  à  suivre  dans  cette  étude  n'est  pas  absolument  assu- 
rée. Il  n'y  a  pas  ici  de  tradition  philosophique  qui  nous  guide,  du 
moins  que  je  sache.  Sans  doute,  il  y  a  bien  les  diverses  notations 
sur  le  contingent  en  général  que  les  commentateurs  grecs  d'abord, 
les  scolastiques  ensuite,  un  Albert  le  Grand  ou  un  Thomas  d'Aquin 
ont  tirées  d'Aristote,  des  Topiques  surtout,  en  les  développant  et  les 


OPINION   ET   CONTINGENCE  95* 

complétant.  Il  y  a  aussi  les  pages  du  P.  Richard,  o.p.  ^^,  qui  synthé- 
tise ces  notions  traditionnelles  et  les  groupe  autour  de  trois  espèces 
de  contingent,  dites 

contingens  ut  in  pluribus  ou  contingens  natum, 
contingens  ad  utrumque  ou  contingens  neutrum, 
contingens  ut  in  paucioribus  ou  contingens  rarum. 
Mais,  si  l'on  compare  cette  doctrine  avec  des  cas  réels  d'opi- 
nion que  présente  tous  les  jours  la  vie  humaine,  on  n'arrive  pas  à 
faire  cadrer  le  tout.  A  mon  avis,  la  raison  est  en  ceci:  la  position 
des  scolastiques,  tirée  surtout  de  saint  Albert  le  Grand  et  de  saint 
Thomas  d'Aquin,  envisage,  semble-t-il,  l'ordre  de  l'opération  et  regarde 
l'action  plutôt  en  tant  que  future.  Elle  se  place  au  point  de  atic 
de  l'éternité.  Dans  cette  vision,  un  être  quelconque  est  contingent 
ou  nécessaire  selon  qu'il  est,  ou  non,  déterminé  dans  sa  cause,  efficiente 
surtout.  Au  contraire,  à  examiner  des  cas  réels  et  concrets  d'opi- 
nions scientifiques  ou  historiques,  on  constate  que,  dans  l'immense 
majorité  des  cas,  on  se  trouve  en  face  soit  de  faits  qui,  par  rap- 
port à  l'opinant,  sont  dans  le  passé,  soit  de  phénomènes  actuels  indé- 
pendants du  temps,  en  ce  sens  qu'ils  se  réalisent  et  dans  le  passé 
et  dans  le  présent  et  dans  l'avenir.  Il  est  très  rare,  du  moins  quand 
il  s'agit  d'opinions  scientifiques,  qu'on  ait  devant  soi  des  prévisions 
d'événements  ou.  des  phénomènes  futurs. 

A  cause  de  cette  difficulté,  il  m'a  semblé  de  bonne  méthode 
d'analyser  des  cas  concrets  et  réels  d'opinion,  espérant  y  trouver  ce 
en  quoi  consiste  Ja  contingence  dont  ils  sont  affectés  et  les  conditions 
dans  lesquelles  peut  et  doit  se  réaliser  cette  contingence.  Il  serait 
fastidieux  de  reproduire  ici  dans  le  détail  l'analyse  de  chacun  des 
vingt  cas  qui  m'ont  servi.  Je  me  contenterai  d'en  donner  les  résul- 
tats, quitte  à  les  appuyer  par  un  ou  deux  exemples. 

—  IV  — 

Une  première  série  porte  sur  un  fait  ou  un  phénomène,  qui 
a  existé  à  un  moment  plus  ou  moins  reculé  de  l'histoire,  mais  qui 
n'existe    plus,    au    moment    où    un    esprit    humain    quelconque    forme 

11     Voir    Richard,    o.p.,    Le    Probabilisme    moral    et    la    Philosophie,    Paris    1922, 
pp.  24-30. 


96*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

une  opinion  à  son  sujet.  Telle  l'extase  de  saint  Paul  au  troisième 
ciel  par  rapport  à  saint  Thomas;  telles  les  circonstances  du  martyre 
de  la  Légion  thébéenne  pour  l'historien  qu'est  Paul  AUard;  telle 
encore,  pour  Pastor,  la  destination  précise  et  exacte  de  cette  salle 
du  Vatican  où  Raphaël  étala  ses  fresques  célèbres  de  la  Dispute  du 
Saint  Sacrement  ou  du  Miracle  de  Bolsena  ^^  ;  telles  enfin  des  miliers 
et  des  millions  d'autres  opinions,  portant  sur  la  politique  ou  la 
guerre,  les  sciences  ou  les  arts,  la  vie  religieuse  ou  la  vie  économique. 
A  propos  de  ces  faits,  il  s'agit  de  décider  de  leur  existence,  des  cir- 
constances qui  les  ont  entourés,  de  l'intention  qui  les  a  dirigés,  des 
relations  qui  les  enchaînent,  de  l'interprétation  authentique  à  leur 
donner. 

Tout  cela,  est-ce  du  contingent  ?  Avant  l'événement,  oui.  Car 
ces  faits  historiques  auraient  pu  ne  pas  arriver,  ou  arriver  d'une 
autre  manière.  Dieu  seul  en  effet  est  nécessaire  au  sens  fort  du  mot; 
les  faits  historiques,  eux,  dépendent  souvent  plus  ou  moins  immé- 
diatement du  libre  choix  que  font  les  volontés  humaines.  Mais 
après  l'événement,  ils  ne  peuvent  plus  ne  pas  être  arrivés;  ils  ne 
peuvent  plus  davantage  s'être  produits  d'une  façon  différente  de 
celle  qui,  en  fait,  s'est  réalisée  dans  les  circonstances  de  lieu,  de  temps 
et  de  personnes  au  milieu  desquelles,  en  fait,  ils  se  sont  réalisés.  Ils 
sont  donc  devenus  nécessaires  par  application  pure  et  simple  de 
l'axiome:  Prœteritum  transit  in  necessarium.  Donc  en  réalité  et 
en  fait,  les  historiens,  économistes,  critiques  d'art  qui  émettent  des 
opinions  à  propos  de  ces  faits  et  de  ces  phénomènes  du  passé  se 
trouvent  devant  du  nécessaire  et  Dieu  lui-même  n'y  peut  rien  changer. 
L'extase  de  saint  Paul  a  eu  lieu,  je  suppose,  de  telle  sorte  que 
furent  ravis  au  ciel,  non  seulement  l'âme  de  l'Apôtre,  mais  aussi 
son  corps;  Dieu  n'est  plus  capable  de  faire  qu'elle  ait  eu  lieu  sans 
le  corps. 

12  Dans  Sum.  theoL,  IP-II"',  q.  175,  a.  6  ad  1  et  dans  De  Ver.,  q.  13,  a.  6  ad  1, 
saint  Thomas  admet  l'opinion  que,  dans  son  extase  au  troisième  ciel,  saint  Paul  a 
été  ravi  avec  son  corps.  —  Paul  Allard,  dans  La  Persécution  de  Dioclétien  et  le 
Triomphe  de  VEglise,  admet  comme  une  opinion  probable  une  version  du  martyre  de 
la  fameuse  Légion  (vol.  I,  p.  23-32  et  dans  vol.  II,  appendice,  p.  351-352,  il  en 
discute  le  bien-fondé).  —  Enfin,  pour  ce  qui  regarde  la  Camera  délia  Segnatura  au 
Vatican,  Louis  Pastor  admet  comme  opinion  que  cette  salle  était  destinée  à  être 
la  bibliothèque  privée  de  Jules  III.  Histoire  des  Papes,  traduction  française  par  F. 
Raynaud,  Paris,  vol.  VI,  p.  544-546. 


OPINION  ET  CONTINGENCE  97* 

Mais  ce  contingent  par  nature  avant  sa  réalisation,  devenu  objec- 
tivement nécessaire  post  eventum,  dans  quelle  situation  se  trouve-t-il 
par  rapport  à  l'esprit  qui  opine  ?  D'une  part,  il  n'apparaît  pas  à 
cet  esprit  comme  nécessaire,  sinon  il  y  aurait  certitude  et  nullement 
opinion;  d'autre  part,  il  ne  lui  apparaît  pas  non  plus  avec  cette  con- 
tingence qui  l'affectait  avant  qu'il  arrivât.  Cette  contingence,  tout 
comme  cette  nécessité,  sont  des  attributs  du  fait  réel;  or,  dans  l'opi- 
nion, ce  fait  réel,  ou  bien  nous  ne  l'atteignons  pas  du  tout  en  lui- 
même,  mais  seulement  par  des  indices  ou  signes  reliés  d'une  façon 
non  nécessaire  au  fait  réel;  ou  bien  nous  ne  l'atteignons  qu'avec 
une  lumière  insuffisante  pour  découvrir,  sans  hésitation  aucune,  cette 
nécessité  post  factum.  À  la  vérité,  l'esprit  sait  parfaitement  que 
c'est  à  la  découverte  d'un  nécessaire  qu'il  est  parti,  mais  ce  néces- 
saire, l'esprit  ne  sait  pas  où  il  se  trouve  en  fait.  Saint  Thomas  sait 
très  bien  que  si  saint  Paul  a  été  ravi  au  ciel  avec  son  corps,  il  est 
impossible  qu'il  le  fût  sans  ce  même  corps  (dans  ce  cas,  la  pré- 
sence du  corps  est  nécessaire).  Mais  est-ce  ainsi  que  s'est  réalisée 
l'extase  ?  saint  Thomas  répond:  Oui,  et  il  donne  son  assentiment  à 
un  objet  de  pensée  qu'on  pourrait  énoncer  ainsi:  «saint  Paul  a  été 
ravi  au  ciel  corps  et  âme.  »  Qui  ne  voit  cependant  qu'il  ne  s'agit 
plus  de  l'objet  dans  sa  réalité  ontologique,  restée,  elle,  obscure,  mais 
d'un  objet  conçu  tel  qu'il  apparaît  à  saint  Thomas,  admis  pour  des 
raisons  jugées  suffisantes  à  légitimer  un  choix  positif  et  total,  quoi- 
que accompagné  d'une  crainte  de  se  tromper.  Et  cet  objet  (qu'on 
peut,  pour  faire  bref,  appeler  objet  de  pensée  logique  en  l'opposant 
au  fait  historique  pris  en  lui-même  qui  sera  dit  alors  objet  de  pensée 
ontologique),  c'est  lui  qui  est  contingent,  c'est  lui  qui  est  donné, 
affirme-t-on,  tout  en  ayant  nettement  conscience  que  peut-être  n'a-t-il 
pas  été   donné  en  réalité. 

C'est  donc  en  présence  d'une  contingence  logique  que  se  trouve 
l'esprit.  Ce  n'est  pas  cependant  —  qu'on  le  remarque  avec  soin  — 
une  contingence  subjective  (au  sens  péjoratif  surtout  où  facilement 
l'on  entend  ce  mot),  parce  que  les  motifs  intellectuels  qui  fondent 
l'assentiment  ont  une  valeur  vraiment  objective.  Malgré  tout,  cette 
contingence  ne  trouve  pas  son  fondement  dans  l'objet  ontologique- 
ment   réalisé,   il   y   a   tant   d'années   ou   de   siècles;    mais,   d'une   part. 


98*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

dans  la  capacité  de  l'esprit  opinant  à  adopter  l'une  ou  l'autre  des 
deux  parties  de  l'alternative,  et,  d'autre  part,  dans  son  impuissance 
à  exclure  absolument  la  possibilité  du  membre  qui  n'a  pas  été  choisi. 
Et  cela  est  si  vrai  que  le  jour  où  l'esprit  réussira  d'une  façon  ou 
d'une  autre  à  éliminer  cette  contingence  logique  de  l'objet  auquel 
il  assentit,  le  jour  où  on  lui  montrera  l'impossibilité  positive  de  la 
contradictoire,  ce  jour-là,  l'objet  de  pensée  logique  deviendra  lui 
aussi  nécessaire,  c'est-à-dire,  il  ne  pourra  plus,  même  pour  l'esprit 
ex-opinant,  être  autrement  qu'il  n'est.  Alors  —  et  alors  seulement  — 
cet  objet  apparaît  comme  véritablement  identique  à  l'objet  ontolo- 
gique. La  certitude  est  acquise  !  Dans  ce  passage  de  l'opinion  à  la 
certitude  que  subit  alors  l'esprit,  qu'est-ce  qui  a  changé  ?  Ce  n'est 
nullement  l'objet  ontologique,  immuable  depuis  des  siècles  peut- 
être,  c'est  uniquement  l'objet  logique,  c'est-à-dire  l'objet  tel  qu'il 
apparaissait. 

—  V  — 

Une  seconde  série  d'opinions  comprend  celles  que  l'on  forme 
à  propos  de  phénomènes  actuels  et  indépendants  du  temps  au  sens 
précisé  ci-dessus.  Telle  est  l'opinion  de  Lavoisier,  dans  un  Mémoire 
présenté  à  l'Académie  des  Sciences  en  1777  sur  la  nature  de  la  com- 
bustion^^; telle  est  la  pensée  de  Pierre  Curie  sur  l'existence  du  polo- 
nium et  du  radium  spécifiquement  distincts  l'un  du  bismuth  et  l'au- 
tre du  barium^*;  telle  est  l'existence,  vraisemblable  pour  le  profes- 
seur Houllevigue,  d'un  nuage  interstellaire,  absorbant  la  lumière 
astrale  ^^  ;  telle  est  l'inhabitabilité  de  la  planète  Mars  pour  l'abbé 
Moreux  ^^  ;    telle    est    l'origine    animale    des    phosphates    sous-marins 

13  Voir  Lavoisier,  Œuvres  complètes,  publiées  par  les  soins  du  ministère  de 
l'Instruction    publique,    Paris    1862,    vol.    II    p.    225-233. 

14  Voir  Pierre  Curie,  Œuvres,  publiées  par  les  soins  de  la  Société  française 
de  Physique,  Paris,  1910,  vol.  I,  p.  335-338  pour  le  polonium,  339-342  pour  le  radium. 
Je  prends  ces  deux  rapports  qui  font  le  point  à  un  moment  des  recherches;  plus 
tard,  chacun  sait  que  les  époux  Curie  sont  arrivés  à  la  certitude  sur  ces  deux  nou- 
veaux  corps. 

15  Voir  HouLLEViQUE,  professeur  à  la  Faculté  des  Sciences  de  Marseille,  Que 
savons-nous  de  notre  Galaxie  ?  dans  Science  et  Vie,  mai  1932,  p.  353-354. 

1^  Voir  Moreux,  ouvrages  cités  note  5  ci-dessus.  Inutile  de  faire  remarquer  que 
je  n'ai  pas  à  prendre  parti,  du  point  de  vue  scientifique,  dans  les  controverses,  ni  à 
tenir  compte  de  l'évolution  scientifique  de  la  question.  En  juin  1949,  les  Etudes 
des  PP.  Jésuites  ont  donné  (pp.  321-331)  un  travail  de  Pierre  Gaufroy  sur  L'énigme 
de  la  vie  martienne. 


OPINION  ET  CONTINGENCE  99* 

pour  plus  d'un  géologue  ^^  ;  telle  est  enfin  la  nature  de  pile  électrique 
d'une  sorte  de  vase,  trouvé  en  1926,  au  cours  des  fouilles,  près  de 
Bagdad,  pile  qui  remonterait  aux  environs  de  l'an  250  avant  le 
Christ  ^^,   etc. 

Si  l'on  analyse  ces  exemples  et  d'autres  encore,  on  constate  que 
les  opinions  de  cette  série  portent 

1°  sur  le  fait  de  F  existence  actuelle  de  certains  phénomènes; 
c'est  le  cas  du  nuage  interstellaire  absorbant  la  lumière  astrale, 
qu'étudie   M.   Houllevigue; 

2°  sur  la  formation,  et  le  processeus  qui  y  préside,  d'un  être 
déterminé  actuel,  donc  processus  qui  fonctionne  aujourd'hui  et  que 
l'on  peut  étudier;  c'est  le  cas  de  la  formation  des  phosphates  sous- 
marins; 

3°  sur  la  nature  d^un  phénomène  que  l'on  peut  à  volonté  pro- 
voquer et  analyser,  ou  d'un  être  que  l'on  peut  examiner  à  loisir. 
Et  ce  mot  de  nature  devra  se  prendre  tantôt  au  sens  philosophique 
d'essence  comme  lorsque  Platon  veut,  à  travers  les  choses  sensibles, 
déterminer  la  nature  de  la  beauté  ou  de  la  justice  ^^  ;  tantôt  au 
sens  scientifique,  comme  dans  le  cas  de  la  distinction  spécifique  du 
radium  d'avec  le  barium;  tantôt  enfin  au  sens  courant  et  vulgaire, 
comme  à  propos  de  cet  appareil  qui  serait  une  pile  électrique  cons- 
truite il  y   a  2000   ans; 

4°  sur  une  propriété  actuelle  essentielle  ou  simplement  acci- 
dentelle d'un  être  ou  d'un  phénomène,  par  exemple,  l'habitabilité 
ou  son  impossibilité,  de  la  planète  Mars,  ou  encore  l'homogénéité 
plus  ou  moins  parfaite  de  ce  que  les  géologues  appellent  la  pyro- 
sphère ^^; 

5°  sur  le  sens  exact  ou  la  portée  précise  d'un  texte  littéraire, 
historique  ou  juridique;  telle  la  réponse  négative  de  l'excellent  juriste 
canadien,  M^  Léo  Pelland,  à  la  question:  Le  Code  de  procédure  civile 

17  Voir  Haug,   Traité  de  Géologie,  vol.   I,  4"  tirage,   Paris,   1927,  p.   118-119. 

18  Voir  dans  La  Nature,  du  12  février  1939, .  p.  100,  la  note  anonyme  intitulée 
Une  pile  électrique  datant  de  2.000  ans. 

19  Voir   Platon,   La   République,   I.   V,   478d. 

20  Voir  Haug,  op.cit.  vol.  I,  p.  327-329  :  «  Au-dessous  de  la  lithosphère  se  trouve 
une  zone  continue,  la  pyrosphère  constituée  par  un  magma  fondu  à  une  haute  tem- 
pérature ...  La  composition  de  ce  magma  est  probablement  variable  dans  sa  partie 
supérieure  seulement  ...  A  une  plus  grande  profondeur,  il  est  probable  que  sa 
composition   est  plus  homogène.  » 


100*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

de  Québec  aux  termes  duquel  un  défendeurf  peut  être  assigné  «  devant 
le  tribunal  du  lieu  où  la  demande  lui  est  signifiée  personnellement  » 
autorisait-il  la  Cour  d'appel  à  se  reconnaître  compétente  dans  une 
cause  qui  n'appartenait  à  cette  Province  ni  quant  aux  personnes, 
ni  quant  aux  faits  litigieux  ^^  ? 

6°  enfin  sur  les  relations  entre  deux  phénomènes  ou  deux  êtres, 
relations  qui  seront  la  plupart  du  temps  des  relations  d'effet  à  cause 
ou  vice  versa,  de  signe  à  chose  signifiée:  on  pourrait  en  voir  un  cas 
dans  les  opinions  touchant  l'influence  des  taches  solaires  et  de  leurs 
variations   sur   les   aurores   boréales. 

Dans  ces  cas  auxquels  l'on  peut,  je  crois,  ramener  toutes  les 
opinions  qui  n'appartiennent  pas  à  l'histoire,  avons-nous  du  con- 
tingent ?  Oui,  de  toute  évidence,  si  on  envisage  les  objets  de  ces 
opinions  comme  des  êtres  créés;   mais  la  question  n'est  pas  là. 

Si  c'est  comme  existant  en  acte  et  étant  ce  qu'ils  sont  actuel- 
lement qu'on  considère  ces  objets,  alors  nous  avons  du  nécessaire; 
car  ils  ne  peuvent  pas  être  et  en  même  temps  ne  pas  exister,  ni 
être  ce  qu'ils  sont  et  en  même  temps  être  autrement.  Cette  néces- 
sité  peut  fort  bien  être  dite  nécessité  in  facto. 

Certains  de  ces  objets  ne  peuvent  avoir  que  cette  seule  néces- 
sité, parce  que,  non  seulement  ils  sont  contingents  au  même  titre  que 
n'importe  quel  être  créé,  mais  de  plus  il  est  de  leur  nature  de  pou- 
voir être  changé.  Ainsi  le  fait  de  la  non-compétence  des  tribunaux 
québécois  dans  les  litiges  étrangers  à  la  province  de  Québec  dont 
parle  M^  Léo  Pelland,  une  loi  de  la  Législature  pourrait  leur  donner 
cette   compétence. 

Un  bon  nombre  au  contraire,  à  cette  nécessité  que  j'appellerais 
commune,  en  ajoutent  une  autre:  celle  qui  découle  de  ce  que  ces 
objets  appartiennent  à  l'essence  d'un  être  ou  d'un  phénomène,  soit 
comme  note  essentielle,  soit  comme  propriété.  On  sait  en  effet  que 
les  essences  sont  d'une  nécessité,  au  moins  hypothétique,  donc  égale- 
ment   tout    ce    qui    s'y    rattache    par   un    lien    absolu.      Si    la    planète 

21  J'utilise  ici  la  réponse  qu'a  bien  voulu  m'adresser  M*  Léo  Pelland,  en  1937, 
à  l'enquête  que  je  faisais  alors  auprès  de  certains  maîtres  en  sciences,  droit  ou  his- 
toire, sur  la  psychologie  de  l'opinion.  Que  M*  Pelland  reçoive  ici  mes  sincères 
remerciements  d'autant  plus  vifs  qu'il  a  été  un  des  rares  enquêtes  qui  ont  trouvé  le 
temps  de  répondre  à  mes  questions. 


OPINION   ET   CONTINGENCE  101* 

Mars   existe   dans   telles   conditions   atmosphériques   que   décrit   l'abbé 
Moreux,  il  est  nécessaire  qu'elle  soit  inhabitable. 

Nous  nous  trouvons  donc  devant  des  objets  de  pensée  qui  sont 
nécessaires,  au  moins  de  cette  nécessité  que  je  viens  d'appeler  néces- 
sité in  facto.  Nous  n'y  trouvons  donc  pas  de  contingent.  Seulement, 
dans  chacun  des  exemples  étudiés,  l'objet  d'opinion  n'apparaît  pas 
lui-même  tel  qu'il  est  objectivement  et  dans  la  réalité.  On  ne 
voit  pas  que  le  vase  découvert  près  de  Bagdad  soit  en  fait  une 
pile  électrique.  On  ne  constate  pas  cette  transformation  que  subis- 
sent dans  le  fond  des  mers,  les  squelettes  de  vertébrés  par  laquelle 
se  formeraient  les  phosphates  sous-marins.  On  ne  peut  atteindre  le 
nuage  stellaire,  mais  seulement  certains  caractères  du  spectre,  consta- 
tés dans  la  constellation  Persée,  qui  ne  peuvent  s'expliquer  que  par 
la  présence  d'un  nuage  invisible,  lequel  absorbe  les  vapeurs  de 
calcium  etc.  Il  faut  donc  dire  que  l'objet  de  pensée  auquel  adhère 
l'esprit  des  savants  qui  acceptent  ces  diverses  opinions  n'est  que 
l'objet  tel  qu'il  leur  apparaît,  étant  donnés  les  indices  et  analogies 
constatés  et  les  déductions  qu'ils  en  tirent.  C'est  donc  ce  que  j'ap- 
pelais tout  à  l'heure  un  objet  logique,  qui  se  présente  tel  sans  doute, 
mais  qui  pourrait  fort  bien  être  autrement  dans  la  réalité  et  même 
se  présenter  autrement.  C'est  donc  lui  qui  est  contingent  de  cette 
contingence  logique  qui  explique  seule  la  possibilité  de  l'opinion 
dans  tous  ces  cas.  Et  c'e&t  en  lui  aussi  —  et  seulement  en  lui  — 
que  disparaît  la  contingence  pour  faire  place  à  la  nécessité,  lorsque 
le  savant  parvient  enfin  à  découvrir  les  arguments  ou  preuves  apodic- 
tiques  qui  donnent  l'évidence  et  fondent  la  certitude.  Ce  fut  le  cas 
de  P.  Curie  dans  ses  travaux  sur  la  distinction  chimique  entre  le  radium 
et  le  barium;  en  d'autres  termes  quand,  ayant  accumulé  observations 
et  analyses,  il  parvint  à  constater  avec  évidence  l'identité  réelle  et 
objective  de  l'objet  de  pensée  logique  avec  l'objet  ontologique. 

—  VI  — 

Reste  la  troisième  série  d'opinions:  celles  qui  prévoient  un  évé- 
nement ou  phénomène  futur.  C'est  à  propos  de  ces  événements 
futurs  que  s'applique,  et  à  fond,  le  mot  de  saint  Thomas:    «  Conlin- 


102*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

gentia  respicit  ordinem  causae  ^^.  »  Le  contingent  en  effet  est  ce  qui 
peut  être  ou  ne  pas  être;  le  nécessaire  au  contraire,  ce  qui  ne  peut 
pas  ne  pas  être.  Dès  lors  contingence  et  nécessité  dépendent  directe- 
ment et  avant  tout  de  cette  cause  qui  a  la  puissance  de  réaliser  tel 
événement,  de  mettre  hors  du  néant  tel  phénomène.  Et  cette  cause- 
là,  c'est  la  cause  efficiente.  Si  cette  cause  ne  peut  pas  ne  pas  agir; 
si  agissant,  elle  ne  peut  pas  ne  pas  agir  de  telle  façon,  l'effet  qui 
en  sortira  sera  nécessaire.  Si  au  contraire,  munie  de  tout  ce  qui  est 
requis  à  son  action,  cette  cause  peut  agir  ou  ne  pas  agir;  si,  agis- 
sant, elle  peut  agir  de  telle  façon  ou  de  telle  autre,  l'effet  qu'elle 
produira  dans  de  telles  conditions  ne  pourra  être  que  contingent. 

D'autre  part,  c'est  de  la  fin  à  obtenir  que  dépend  l'action  de 
la  cause  efficiente,  et  par  conséquent  son  effet:  non  seulement  l'exis- 
tence de  cette  action,  mais  aussi  sa  spécification  et  par  contre-coup 
non  seulement  l'existence  de  l'effet  à  produire,  mais  aussi  sa  nature 
et  les  modalités  de  cette  nature.  C'est  dire  que  la  contingence  ou  la 
nécessité  de  ce  même  effet  dépendent,  elles  aussi,  de  la  fin  que  pour- 
suit la  cause  efficiente  et  de  la  nécessité  ou  de  la  non-nécessité  où 
se  trouve  l'agent  de  tendre  ou  de  ne  pas  tendre  vers  cette  fin. 

Et  comme  tout  agent  qui  n'est  pas  Dieu  travaille  nécessairement 
sur  quelque  chose  qu'il  transforme  ou  simplement  modifie,  cet  agent, 
même  considéré  sous  l'influence  de  la  cause  finale,  devra  s'adapter 
aux  exigences  intrinsèques  ou  extrinsèques  de  ce  quelque  chose,  de 
ce  sujet,  de  cette  matière,  pour  utiliser  les  termes  techniques  des  sco- 
lastiques.  Un  sculpteur  ne  travaille  pas  le  bronze  comme  il  travaille 
l'argile,  et  un  père  de  famille,  s'il  est  éducateur  avisé,  n'élève  pas 
ses  filles  exactement  comme  ses  garçons.  C'est  pourquoi,  dans  la 
contingence  ou  la  nécessité,  souvent  de  son  existence,  toujours  de 
ses  modalités,  l'effet  à  prévoir  dépendra  de  la  cause  matérielle,  c'est- 
à-dire  de  la  nature  et  des  exigences  du  sujet  qui  «  pâtit  »  l'action  de 
la  cause  efficiente. 


22  Saint  Thomas,  In  I  Periherm,  cap.  IX,  lect.  14,  n"  21  de  l'édition  Léonine. 
A  vrai  dire,  ce  mot,  dans  son  contexte,  n'a  pas  cette  valeur  absolue.  Voici  tout 
le  passage:  «  Ex  hoc  autem  quod  homo  videt  Socratem  sedere  non  tollitur  ejus  con- 
tingentia  quae  respicit  ordinem  causae  ad  effectum,  tamen  certissime  [  un  autre  texte 
porte  verissime  1  et  infaillibiliter  oculus  hominis  Socratem  sedere,  dum  sedet,  quia  unum- 
quodque  prout  est  in   seipso  jam  determinatum  est.  » 


OPINION   ET   CONTINGENCE  103* 

Ainsi,  la  contingence  d'un  être,  d'un  phénomène  se  trouve 
donc  véritablement  en  dépendance  de  la  relation  qui  existe  entre 
lui  et  ses  trois  causes  efficiente,  finale  et  matérielle.  Il  ne  saurait  être 
question  de  la  cause  formelle,  parce  que,  selon  le  mot  très  juste 
de  saint  Thomas  :  «  Nécessitas  consequitur  rationem  f  ormae  -^.  »  Et 
c'est  évident:  la  forme  est  cet  élément  qui  détermine  un  être  à  être 
cet  être-là  et  non  cet  autre.  S'il  existe,  cet  être  ne  peut  pas  ne  pas 
avoir  cette  forme-là  et  cette  forme  ne  peut  pas  ne  pas  être  ce  qu'elle 
est.  Le  concept  même  de  forme  implique  donc  celui  de  détermina- 
tion et  de  nécessité;  il  exclut  dès  lors  toute  idée  d'indétermination 
d'où  pourrait  surgir  une   détermination   quelconque. 

Ainsi  si  nous  voulons  pénétrer  à  fond  ce  qu'est  la  contingence, 
objet  formel  de  cette  opinion  qui  prévoit  un  événement  ou  un  phéno- 
mène futur,  il  nous  faut  l'étudier  dans  sa  triple  dépendance  par  rap- 
port aux  causes  efficiente,  finale  et  matérielle.  Seulement  la  cause 
efficiente  se  présente  sous  deux  aspects  qui  vont  influer  très  dif- 
féremment sur  la  formation  de  l'opinion.  Elle  est  en  effet  tantôt 
soumise  au  déterminisme  de  la  matière  dont  les  lois  sont  souvent 
bien  peu  connues  et  tantôt  elle  s'en  trouve  libérée  et  se  trouve  donc 
indifférente,  en  soi,  à  agir  ou  à  ne  pas  agir,  à  produire  tel  effet  ou 
tel  autre.     Notre  analyse  ne  saurait  négliger  ce  double   aspect. 

—  VU  — 

Commençons  donc  par  l'examen  dé  la  cause  efficiente  soumise 
au  déterminisme  des  lois  de  la  nature.  Ce  sera  le  cas  des  phéno- 
mènes à  prévoir  dans  le  cadre  des  sciences  positives:  physique,  chi- 
mie, biologie,  minéralogie,  astronomie,  etc.  A  première  vue,  aucune 
contingence  possible  ici.  Les  causes,  ou  si  l'on  veut,  les  antécédents 
sont  nécessités  à  agir  de  telle  façon  bien  déterminée,  dès  que  les 
conditions  prérequises  sont  réalisées.  L'effet,  lui  aussi,  est  prédé- 
terminé dans  et  par  sa  cause,  et  cela  quant  à  son  existence,  quant 
à  sa  nature  propre  et  quant  aux  différentes  modalités  de  cette  nature. 
La  prévision  en  est  donc  certaine  et  l'opinion  ne  saurait  trouver 
place  ici.  N'est-ce  pas  d'ailleurs  à  cause  de  la  rigueur  de  ce  déter- 
minisme   que    les    astronomes    sont    capables    de    préciser,    des    siècles 

2»    Voir  saint  Thomas,  Sum.  theoL,  I",  p.  86,  a.  3. 


104*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

à  l'avance,  le  jour,  l'heure,  la  minute  des  éclipses,  le  passage  de 
chaque  comète,  etc.;  que  les  chimistes  sont  capables  de  vous  dire 
la  réaction  de  toute  solution  de  chlorure  de  sodium  traversée  par 
un  double  courant  d'ammoniaque  et  de  gaz  carbonique.  Et  cepen- 
dant, malgré  ces  apparences,  il  y  a  place  —  et  très  large  —  pour 
la  contingence  de  l'effet  et  donc  pour  l'opinion  qui  porterait  sur  cet 
effet. 

D'abord  à  cause  de  la  faiblesse  innée  de  l'esprit  humain.  Très 
souvent,  même  en  notre  siècle  d'étonnantes  découvertes  scientifiques, 
nous  ne  connaissons  que  très  peu  de  choses  sur  la  matière  et  ses  lois. 
Il  y  a  donc  toujours  à  se  demander  si  l'on  possède  toutes  et  chacune 
des  conditions  requises  pour  l'application  d'une  loi  que  le  savant  regarde 
comme  bien  établie;  si  on  peut  évaluer  à  leur  portée  exacte  l'influence 
de  chacune  de  ces  conditions  sur  l'effet  à  prévoir.  Il  est  clair  que  l'igno- 
rance ou  une  évaluation  inexacte  d'une  de  ces  conditions  entraînera 
une  erreur  dans  la  prévision.  L'objet  de  notre  jugement  se  présentera 
alors  comme  pouvant  être  autre  qu'il  ne  nous  apparaît,  ce  qui  est 
précisément  la  contingence  logique  propre  à  l'opinion.  Aussi  les  hommes 
de  science  sont-ils  les  premiers  à  reconnaître  que  les  lois  ne  sont  que 
des  lois  statistiques,  c'est-à-dire  résumant  ce  qui  a  été  constaté  pour 
les  cas  observés  dans  le  passé,  incapables  par  contre  de  donner  pour 
l'avenir,  autre  chose  qu'une  probabilité,  qui  croîtra  d'ailleurs  avec  le 
nombre  des  constatations  scientifiques  faites. 

Ensuite  —  et  surtout,  —  en  vertu  des  conditions  objectives  dans 
lesquelles  les  causes  efficientes  exercent  leur  activité  et  produisent  leur 
effet.  Puisque,  par  hypothèse  de  travail,  nous  sommes  dans  le  domaine 
des  sciences  physiques  où  règne  le  déterminisme  absolu,  la  cause  agira 
selon  sa  nature  et  l'effet  sera  produit.  Aucune  hésitation,  semble-t-il, 
n'est  possible:  où  règne  le  déterminisme  nécessitant,  règne  aussi  la 
certitude  sans  ombre. 

Ce  serait  le  cas,  si  la  cause  efficiente  (ou,  si  l'on  veut,  les  anté- 
cédents) du  phénomène  à  prévoir  n'était  pas  sujette  à  des  influences 
extrinsèques.  C'est  ainsi  que,  connaissant  la  marche  de  la  terre,  les 
évolutions  de  la  lune  et  la  position  du  soleil,  les  astronomes  peuvent 
prévoir,  sans  la  moindre  crainte  d'erreur,  la  date,  la  durée,  le  point 
de  visibilité  des  éclipses.     Et  cela,  semble-t-il,  parce  que  les  lois  astrales 


OPINION   ET   CONTINGENCE  105* 

et  les  révolutions  des  sphères  célestes  fonctionnent  imperturbables  dans 
l'espace  infini. 

Il  n'en  serait  pas  ainsi  —  du  moins  nécessairement  —  si  la  cause, 
pour  pouvoir  entrer  en  activité  et  poser  son  action  propre,  dépendait 
d'un  ou  de  plusieurs  agents  extérieurs  à  elle-même.  Ici,  c'est  l'évidence 
même,  pour  prévoir  avec  certitude  l'effet  attendu,  il  faudrait:  1°  con- 
naître, et  avec  certitude,  tous  et  chacun  de  ces  agents  extérieurs; 
2°  mesurer,  et  avec  certitude,  l'influence  exacte  de  chacun  sur  l'activité 
de  la  cause  en  question;  3°  préciser,  et  avec  certitude,  les  actions  et 
réactions  que  ces  agents  peuvent  exercer,  et  exercent  en  fait,  les  uns 
sur  les  autres,  ainsi  que  la  répercussion  que  tout  cela  aura  sur  l'acti- 
vité de  cette  même  cause. 

Qui  ne  voit  que  cette  condition  sera  bien  rarement  remplie,  si  même 
elle  l'est  jamais  !  Possible  s'il  n'y  avait  qu'un  ou  deux  agents  à  con- 
naître, la  certitude  de  l'effet  à  prévoir  deviendra  rapidement  impossible 
dans  la  mesure  même  où  se  multiplient  les  agents  extérieurs  et  où 
ee  complique  l'enchevêtrement  de  leurs  actions  et  réactions  mutuelles. 
L'objet  ontologique  sur  quoi  devrait  porter  notre  jugement  s'éloigne 
de  plus  en  plus  pour  ne  nous  laisser  à  saisir  qu'un  objet  logique.  Et 
nous  nous  rendrons  compte  très  nettement  que  cet  objet  logique  pour- 
rait fort  bien  être  autrement  qu'il  ne  se  présente  à  nous.  C'est  donc  à 
cette  contingence  logique  que  nous  arrivons  alors,  objet  formel  de 
l'opinion,  et  ce  sera  à  cet  état  d'esprit  qu'il  faudra  nous  arrêter.  Ce 
sera  là  un  cas  favorable,  car  souvent  cet  objet  logique  nous  apparaîtra 
si  peu  que  nous  devrons  nous  contenter  d'une  conjecture  ou  «suspicio  » 
plus  ou  moins  vague,  bien  plus,  suspendre  tout  assentiment,  même 
simplement  esquissé,  pour  nous  en  tenir  au  doute  pur  et  simple. 

Nous  avons,  ce  me  semble,  un  exemple  typique  de  cette  situation 
dans  les  prévisions  météorologiques  données  pour  telle  journée  précise. 
La  multiplicité  des  agents  qui  influent  sur  la  pression  barométrique, 
sur  la  production  des  vents,  sur  la  formation  des  nuages,  sur  les  pré- 
cipitations des  pluies  est  trop  grande;  leurs  actions  et  réactions  mutuel- 
les sont  trop  difficiles  à  constater;  leur  variabilité  est  trop  insaisissable 
pour  que  l'on  puisse  prévoir  (mis  à  part  certains  phénomènes  de  pre- 
mière grandeur  et  extraordinaires)  le  temps  qu'il  fera,  en  tel  endroit, 
dix  jours  plus  tard,  ou  même  cinq  ou  six.     Il  est  pratiquement  impos- 


106*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

sible  de  chercher,  dans  de  telles  prévisions  non  seulement  une  certitude, 
mais  simplement  une  opinion  proprement  dite.  Ce  ne  sera  toujours 
qu'une  conjecture  plus  ou  moins  aventurée.  Par  contre,  il  sera  beau- 
coup plus  facile  de  prévoir  le  rendement  d'une  récolte,  étant  connues 
la  superficie  du  champ  ensemencé,  la  qualité  et  le  degré  de  préparation 
du  terrain,  la  qualité  de  la  semence,  la  moyenne  des  précipitations 
atmosphériques  dans  la  région  ainsi  que  sa  température  moyenne  par 
année.  Ici,  les  éléments,  pour  complexes  qu'ils  soient,  sont  beaucoup 
moins  nombreux,  sont  plus  stables  et  peuvent  être  plus  facilement 
connus. 

Nous  avons  supposé  en  tout  cela  que  l'effet  serait  nécessairement 
donné  une  fois  posée  l'action  normale  de  l'agent  et  que,  dès  lors,  nous 
pourrions  prévoir  cet  effet,  dans  la  mesure  même  où  nous  pourrions 
prévoir,  ou  simplement  constater,  l'activité  de  l'agent  et  le  mode  sui- 
vant lequel  il  la  réalise.  Mais  une  question  se  pose  tout  de  suite  :  admet- 
tons que  nous  connaissions  et  cette  activité  et  son  mode  de  réalisation, 
l'effet,  lui,  va-t-il  se  réaliser  d'une  façon  nécessaire  ou  d'une  façon 
contingente  ? 

D'une  façon  nécessaire  si  sa  réalisation  dépend  exclusivement  et 
uniquement  de  la  seule  opération  causale,  et  la  prévision  de  cet  effet 
ne  pourra  être  alors  objet  que  d'un  jugement  certain,  sans  place  aucune 
pour  un  jugement  opinatif.  Cela  s'impose,  puisque  du  côté  de  l'agent, 
nous  aurons,  dans  cette  hypothèse,  la  nécessité  que  j'ai  appelée  plus 
haut  nécessité  in  facto;  du  côté  de  l'effet  nous  aurons  le  déterminisme 
physique  fonctionnant  dans  des  conditions  idéalement  parfaites. 

Mais  c'est  là  un  cas  qui  jamais,  ou  presque,  je  crois,  ne  sera 
réalisé.  Toute  opération  d'un  agent  corporel  n'est,  et  ne  peut  être, 
que  transitive,  c'est-à-dire  elle  produit  son  effet  ou  terme  en  dehors 
de  l'agent,  dans  et  sur  un  «  sujet  »  qui,  lui,  est  matériel.  Or  ce 
*  sujet  »  c'est-à-dire  ce  corps  qui  va  recevoir  l'action,  dans  lequel  et 
sur  lequel  cette  action  va  produire  l'effet,  peut  avoir  lui-même  cer- 
taines exigences  intrinsèques  découlant  de  sa  nature,  qui,  non  satisfai- 
tes, pourront  fort  bien  rendre  inutile  l'action  de  l'agent  et  empêcher 
la  production  de  l'effet.  Le  même  feu  détruira  du  bois  ou  même  du 
fer  et  cependant  laissera  intacte  l'amiante.  La  production  de  l'effet 
dépend,   diraient  les   anciens  scolastiques,   de  la   puissance  passive  du 


OPINION  ET   CONTINGENCE  107* 

patient.  Ou  bien  ce  corps,  sujet  récepteur  de  l'action  de  l'agent,  pourra 
lui-même  être  soumis  à  certaines  conditions  extrinsèques  qui,  elles, 
aboutiront  au  même  résultat  de  rendre  impuissante  l'activité  de  l'agent. 
S'il  s'agit  de  produire  à  100  degrés  centigrades  l'ébullition  d'une  masse 
d'eau,  il  ne  faudra  pas  que  celle-ci  soit  contenue  dans  un  vase  clos. 

Dans  tous  ces  cas,  la  prévision  de  l'effet  à  produire  dépend 
évidemment  de  la  connaissance  que  possède  J.'esprit,  d'abord  de  la 
nécessité  théorique  et  abstraite  de  toutes  les  ex^ences  et  de  toutes  les 
conditions  dont  nous  venons  de  parler  et  qui  varieront  suivant  la 
nature  des  phénomènes  et  effets  à  produire;  ensuite  de  la  réalisation 
concrète  de  toutes  ces  exigences  et  conditions  dans  les  cas  précis  à 
propos  desquels  on  prétend  hasarder  une  prévision.  Dans  certains  cas, 
l'on  pourra  atteindre  à  cette  double  connaissance  d'une  façon  suffisante 
pour  permettre  la  certitude  de  cette  prévision.  C'est  ainsi  que  l'in- 
dustriel peut  mesurer  avec  une  certitude  rigoureuse  la  qualité  de 
l'acier  qu'il  veut  obtenir,  de  même  que  son  coefficient  précis  de  résis- 
tance et  de  flexibilité,  la  température  stable  de  son  four  comme  la 
quantité  et  la  nature  des  éléments  chimiques  à  introduire  dans  la 
masse  en  fusion.  Si  au  contraire,  l'on  ne  parvient  pas  à  cette  con- 
naissance assez  rigoureuse,  on  aura,  du  point  de  vue  de  la  psychologie 
de  l'opinion,  une  situation  assez  semblable  à  celle  que  nous  avons 
trouvée  dans  l'opinion  portant  sur  des  faits  du  passé,  à  savoir  un  objet 
de  pensée  logique  qui  pourrait  ne  pas  correspondre  à  l'objet  onto- 
logique. Nous  sommes  donc  de  nouveau  devant  une  véritable  contin- 
gence de  l'effet,  puisque  malgré  le  déterminisme  des  lois  physiques, 
l'effet  pourrait  se  réaliser  ou  ne  pas  se  réaliser,  se  réaliser  de  telle 
façon  ou  de  telle  autre.  L'opinion  trouve  donc  sa  place  et  s'impose 
même  aux  dépens  de  la  certitude. 

Cette  contingence  dans  les  effets  de  causes  naturelles  n'aurait  donc 
d'autre  source  que  l'ignorance  plus  ou  moins  inévitable  et  temporaire, 
plus  ou  moins  étendue  aussi,  des  conditions  dans  lesquelles  ces  causes 
peuvent  et  doivent  agir  ?  Faut-il  ajouter  à  cette  première  source,  la 
part  d'indéterminisme  qui  entrerait  nécessairement  dans  toute  opéra- 
tion matérielle  ?  Je  ne  parle  pas,  ici,  de  cet  indéterminisme  que  des 
découvertes  récentes  ont  obligé  les  savants  à  admettre  à  l'échelle  des 
infiniment    petits,    dans   le   monde    des    atomes   et    des    électrons.      Je 


108*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

parle   d'un  indéterminisme   qui   se   rencontrerait   à   l'échelle   normale, 
dans  le  monde  macroscopique. 

Il  consisterait  en  ceci:  tout  être  corporel,  toute  cause  matérielle 
par  conséquent,  est  composé  de  matière  et  de  forme,  au  sens  aristo- 
télicien. La  matière,  pure  puissance,  infinie  de  puissance,  reçoit  une 
forme  substantielle  et  est  ainsi  déterminée  sur  un  point,  mais  elle 
reste  en  puissance  sur  tous  les  autres.  C'est  pourquoi,  en  regard  de 
ceux-ci,  le  composé  lui-même  doit  être  regardé  comme  en  puissance: 
ontologiquement  déterminé  sous  un  aspect,  il  reste  indéterminé  sous 
tous  les  autres.  D'autre  part,  operari  sequitur  esse;  il  sera  donc 
également  en  puissance  et  par  conséquent  indéterminé  quant  à  son 
action.  Il  suffira  alors  que  cette  cause  matérielle  rencontre  des  cir- 
constances favorables  pour  que  cette  indétermination  s'actue  et  pro- 
duise, non  pas  l'effet  attendu,  mais  un  autre  totalement  imprévu. 
Cette  indétermination  négative  (comme  l'appelle  M.  de  Koninck,  pour 
la  distinguer  de  l'indétermination  positive^  caractéristique  de  la  liberté), 
expliquerait  tous  les  cas  de  hasard:  «  Envisagé  sous  le  rapport  de 
l'indétermination  négative,  écrit  le  professeur  de  Québec,  tout  effet 
naturel  futur  peut  être  incertain,  non  seulement  parce  qu'il  peut  ne 
pas  répondre  à  l'intention  de  la  nature,  mais  aussi  parce  qu'aucun 
des  effets  intentionnés  [  sic  ]  n'est  suffisamment  prédéterminé  dans 
sa  cause  2^.  » 

Ce  n'est  pas  le  lieu  de  discuter  la  théorie  de  cet  indéterminisme 
ontologique.  Mais,  même  si  on  pouvait  l'admettre  telle  quelle,  y  aurait-il 
là  une  source  vraiment  nouvelle  de  cette  contingence  logique,  objet 
formel  du  jugement  opinatif  ? 

Que  cette  doctrine  d'un  indéterminisme  négatif  soit  exacte  pour 
la  matière  prime  envisagée  in  abstractor  nul  de  ceux  qui  admettent 
l'hylémorphisme  ne  saurait  le  nier.  Mais  n'oublie-t-on  pas  qu'une 
fois  actuée  et  déterminée  par  une  forme  substantielle  quelconque, 
il  y  a  un  composé  corporel  constitué  de  cette  matière  première  qui 
est,  non  plus  abstraite,  mais  bien  concrète  ?  et  ce  composé  est  doué 
d'une  unité  essentielle  authentique  et  donc  d'une  détermination  bien 
authentique,    elle    aussi.      Parler    alors    à    son    sujet    d'une   indétermi- 

24    Voir  Charles  de  Koninck,  Réflexions  sur  le  problème  de  V indéterminisme,  dans 
Revue   thomiste,   1937,   p.   233. 


OPINION  ET  CONTINGENCE  109* 

nation  même  négative,  c'est  simplement  dire  que  ce  composé,  étant 
ce  qu'il  est,  n'est  pas  actuellement  ce  en  quoi  il  pourra  être  trans- 
formé, advenant  la  réalisation  des  conditions  favorables.  Mais  qui 
ne  voit  que  si  cette  transformation  se  réalise,  elle  ne  le  pourra  que 
selon  des  lois  qui,  elles,  seront  parfaitement  déterminées,  et  qui  abou- 
tiront à  un  nouveau  composé  bien  déterminé  lui  aussi,  et  ne  pour- 
ront aboutir  qu'à  ce  composé-là  et  non  pas  à  un  autre  ?  Quand  le 
«  hasard  »  veut  qu'une  vache  mette  bas  un  veau  à  deux  têtes,  ce 
résultat  «  monstrueux  »  est  le  fait  de  la  rencontre  de  deux  ou  plu- 
sieurs séries  d'antécédents  biologiques  bien  déterminés,  agissant  d'une 
façon  bien  déterminée  et  qui  ne  pourraient  pas  faire  que  le  veau 
en  question  ait  quatre  queues  ou  huit  pattes.  Que  nous  les  connais- 
sions, ces  causes,  ou  que  nous  les  ignorions,  cela  ne  change  rien  à 
l'affaire.  Quand  le  «  hasard  »  amena  le  bouillon  de  culture  de  Sir 
Alexandre  Flemming,  l'inventeur  de  la  pénicilline,  à  produire  ces 
champignons  microscopiques  que  le  savant  n'attendait  pas  du  tout,  ce 
«  hasard  »  l'a  fait  selon  des  lois  inconnues  de  nous,  mais  existant  en 
réalité  et  parfaitement  connues  de  Dieu;  et  l'actualisation  de  la  pré- 
paration en  question  ne  pouvait  pas  donner  autre  chose  que  ces 
champignons-là.  Qu'elles  existent,  ces  lois  et  ces  conditions,  la  preuve 
en  est  que,  pour  la  pénicilline,  on  les  connaît  aujourd'hui.  Et,  si  la 
production  des  veaux  à  deux  têtes  était  plus  fréquente  et  plus  facile 
à  observer,  on  pourrait  en  découvrir  les  lois  et  devenir  capables  de 
fabriquer  ces  sortes  de  veaux  et  même,  si  c'était  l'intérêt  de  l'huma- 
nité, à  les  fabriquer  en  quantités  industrielles. 

Dans  cette  indétermination  négative,  il  n'y  a  donc  pas  une  rai- 
son nouvelle  de  contingence  ontologique  pour  ce  qui  regarde  l'effet, 
pris  comme  un  être  dépendant,  dans  son  existence  comme  dans  sa 
nature  et  ses  propriétés,  de  causes  efficientes  inconnues,  agissant  dans 
des  circonstances  inconnues  et  selon  des  lois  non  encore  découvertes, 
sur  tel  composé  de  matière  première  et  de  forme  substantielle.  Il 
n'y  a  pas  non  plus  de  raison  nouvelle  de  contingence  logique  de 
l'effet  par  rapport  à  la  connaissance  que  peut  en  avoir  l'esprit  humain. 
Il  y  a  simplement,  chez  nous,  pour  ces  cas  extraordinaires  et  «  mons- 
trueux »,  une  ignorance  plus  grande  et  de  ces  circonstances  et  de 
ces  lois  comme  aussi  de  leur  fonctionnement,  si  bien  que,  par  rapport 


110*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

à  ces  effets,  non  seulement  nous  ne  pouvons  pas  nous  en  former 
une  opinion,  mais  même  une  prévision  quelconque.  Il  avait  donc 
bien  raison  de  dire,  Emile  Borel:  «  La  caractéristique  des  phéno- 
mènes que  nous  appelons  fortuits,  c'est  de  dépendre  de  causes  trop 
complexes  pour  que  nous  puissions  les  connaître  toutes  et  les  étu- 
dier ^^.  »  Dans  le  même  sens,  Henri  Poincaré  disait  que  s'il  existait 
un  esprit  assez  puissant  pour  connaître  toutes  et  chacune  des  lois 
de  la  nature  et  leur  fonctionnement  précis,  il  ne  pourrait  rien  exister, 
pour  cet  esprit,  qui  lui  soit  imprévisible  et  cela  avec  la  certitude 
la  plus  absolue.  Or,  nous  autres  philosophes  chrétiens,  nous  savons 
qu'existe  cet  Esprit  et  il  s'appelle  Dieu. 

C'est  ainsi  que  le  contingent  pénètre  même  dans  le  domaine 
de  la  nature  non  douée  de  liberté.  Ce  contingent,  quand  c'est  celui 
des  causes  qui  normalement  réussissent  à  produire  leur  effet,  rejoint 
ce  que  saint  Thomas  appelait  contingens  ut  in  plurihus  et  saint  Albert 
le  Grand,  contingens  natum.  Les  effet  en  sont  prévisibles  et  peuvent 
être  objet  d'opinion,  du  moins  quant  à  leur  existence  et  à  leur  nature, 
car  leurs  modalités  restent  trop  souvent,  par  rapport  à  notre  esprit, 
indéterminées  dans  leurs  antécédents.  Si  ce  contingent  est  celui  des 
causes  produisant  des  «  monstres  »  ou  ces  effets  dits  fortuits,  il  rejoint 
ce  que  saint  Thomas  appelait  contingens  ut  in  paucioribus  et  saint 
Albert  le  Grand  contingens  rarum.  De  tels  effets,  même  quant  à  leur 
existence  et  à  leur  nature  restent,  pour  nous,  trop  dans  la  contin- 
gence pour  être  prévisibles  simplement  par  une  prévision  opinative; 
tout  au  plus  peuvent-ils  engendrer  quelque  vague  soupçon,  et  encore  ! 

—  VIII  — 

Dans  les  cas  des  agents  naturels,  la  nécessité  de  leur  nature  et 
le  déterminisme  de  leur  opération  semb  aient,  à  première  vue,  ren- 
dre impossible  la  crainte  d'erreur,  dans  la  prévision  de  leurs  effets 
futurs,  et,  par  contre-coup,  rendre  impossible  la  formation  de  toute 
opinion  à  leur  sujet,  au  profit  de  la  certitude.  Dans  le  cas  des  causes 
libres,  c'est  le  contraire:  totalement  indéterminées  dans  leur  être  et 
dans  leur  opération,  indifférentes  à  agir  ou  à  ne  pas  agir,  à  choisir 
telle   action  ou  telle   autre,   elles  semblent  interdire   à  l'esprit,  quand 

25     Emile  Borel,  Le  Hasard,  Paris  1914,  p.  7. 


OPINION  ET   CONTINGENCE  111* 

il  s'agit  de  prévoir  un  de  leurs  effets  possibles,  tout  assentiment,  sur- 
tout tout  assentiment  positif  et  total,  indispensable  à  la  réalisation 
de  l'opinion.  Et  pourtant,  même  dans  les  causes  libres,  la  consistance 
de  jugement  peut  être  assez  forte  pour  nous  permettre  de  former 
une  authentique  opinion.  Voyons  pourquoi  et  à  quelles  conditions. 
Qu'il  y  ait  des  opinions  qui  portent  sur  un  phénomène  futur 
dépendant  d'une  cause  libre,  c'est  un  fait  chaque  jour  constaté.  Cette 
cause  peut  être  un  groupe  d'individus.  C'est  ainsi  qu'on  pouvait 
lire  dans  un  journal  français  du  28  septembre  1939  -^,  quelques  jours 
après  la  dissolution  du  parti  communiste  par  Daladier:  «  Il  est  pos- 
sible, il  est  même  vraisemblable  que  le  parti  communiste  essaiera 
de  continuer  à  vivre  secrètement  et  illégalement,  comme  le  prévoient 
ses  statuts.  »  Et  un  journal  canadien  ^^,  quelques  jours  avant  l'élec- 
tion présidentielle  des  Etats-Unis,  en  1940,  faisait  savoir  que  le  séna- 
teur A.  D.  MacRae,  de  la  Colombie-Britannique,  regardait  comme 
probable  la  réélection  du  président  Roosevelt  par  l'électorat  améri- 
cain. L'on  se  rappelle  également  le  résultat  de  l'enquête  Gallup, 
en  novembre  1948,  annonçant  l'échec  du  Président  Truman  devant 
ce  même  électorat.  Dirigeants  communistes  français,  électeurs  amé- 
ricains de  1940  ou  de  1948,  voilà  les  groupes,  causes  de  l'effet  à 
prévoir  qui  est  d'une  part  la  continuation  du  travail  communiste 
en  France  au  début  de  la  guerre  et  d'autre  part,  le  retour  de  Roosevelt 
à  la  Maison-Blanche  ou  le  départ  de  Truman.  Et,  dans  l'esprit  du 
journaliste  du  Temps  comme  dans  celui  du  sénateur  MacRae  ou  des 
enquêteurs  Gallup,  il  ne  peut  être  question  d'une  certitude  véritable, 
moins  encore  d'un  simple  soupçon.  C'est  donc  bien  une  adhésion 
positive  et  totale  qui  est  donnée,  telle  qu'elle  est  exigée  par  l'essence 
même  de  l'opinion;  ce  qui  n'empêche  pas  ces  messieurs  d'avoir  réel- 
lement conscience  qu'ils  peuvent  se  tromper  dans  leur  affirmation. 
Il  s'agit  donc  bien  d'opinion  au  sens  technique  où  nous  l'employons 
dans  cette  recherche.  Et  l'on  peut  en  dire  autant  si  cette  cause 
libre  est  un  individu,  homme  public  célèbre  ou  particulier  parfaite- 
ment inconnu. 

26  Le  Temps  hebdomadaire.  On  se  rappelle  que  cette  dissolution  avait  été  entraînée 
par  l'alliance  de  la  Russie  et   de  l'Allemagne,   à  la  veille  de  la   guerre   1939-1945. 

2'^  La  Presse,  Montréal,  2  novembre  1940.  Je  prends  ces  exemples  parce  que 
le  recul  du  temps  nous  permet  de  contrôler  la  vérité  ou  la  fausseté  de  la  prévision 
ici  analysée. 


112*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Il  est  d'ailleurs  facile  d'expliquer  la  possibilité  de  ces  opinions. 
La  cause  libre  est  en  effet,  avant  d'agir,  absolument  indifférente  et 
indéterminée.  C'est  sa  définition  même,  que  tout  le  monde  accepte. 
Mais  tout  le  monde  doit  également  admettre  que  cette  cause  n'existe 
pas  dans  un  monde  vide  de  tout  autre  être:  elle  n'est  pas  une  entité 
séparée  de  tout.  Elle  est  une  volonté,  faculté-accident  d'une  per- 
sonne humaine  concrète,  individualisée  dans  tel  lieu  et  dans  tel  temps 
bien  déterminés.  Cette  personne,  outre  sa  volonté,  possède  d'autres 
facultés  par  lesquelles  elle  entre  en  contact  avec  des  êtres  qui,  de 
près  ou  de  loin,  agiront  sur  elle  et  desquelles  elle  «  pâtit  »  diverses 
influences:  personnes  humaines  semblables  a  elle,  ensemble  des  choses 
constituant  l'univers  matériel,  intellectuel  ou  moral  dans  lequel  tout 
cela  évolue.  D'autre  part,  cette  personne  humaine,  seule  cause  véri- 
table de  l'effet  à  prévoir,  tend  nécessairement  à  son  bonheur  suprême, 
quel  que  soit  d'ailleurs  l'objet  dans  lequel  elle  l'incarne.  Pour  attein- 
dre ce  bonheur,  elle  a  une  intelligence  analogue  à  la  mienne,  qui 
normalement  jugera  à  peu  près  comme  je  le  ferais;  elle  a  aussi  des 
moyens  divers  qu'elle  peut  employer  et  des  obstacles  qu'elle  peut 
rencontrer.  Elle  a  une  sensibilité  douée  des  mêmes  passions  et  éprou- 
vant les  mêmes  émotions  que  la  mienne,  lesquelles  réagissent  aux 
mêmes  objets  et  selon  un  comportement  analogue  aux  réactions  de 
mes  passions  à  moi  et  de  mes  émotions.  Cette  personne  a  un  passé, 
que  je  connais,  ou  du  moins,  que  je  puis  connaître,  ne  serait-ce 
qu'en  partie,  et  ce  passé  est  constitué  d'un  ensemble  d'actes,  de  paroles, 
dirigés  par  certaines  connaissances,  certains  désirs  sublimes,  banals 
ou  dépravés  dont  je  puis  constater  s'ils  persistent  ou  non. 

À  cause  de  tout  cela,  cette  volonté  libre  qui,  théoriquement  et 
in  ahstracto,  jouit  d'une  indifférence  absolue  par  rapport  aux  biens 
qui  ne  sont  pas  son  bien  suprême,  perd  beaucoup  de  cette  indifférence. 
Elle  qui,  théoriquement  et  in  ahstracto,  est  indéterminée,  apparaît  en 
bien  des  points  sérieusement  déterminée.  Aussi  ses  actes  de  demain, 
d'après-demain  même,  je  puis,  dans  cette  détermination,  en  découvrir 
l'existence  future,  la  nature  et  plus  d'une  modalité  accidentelle,  dans 
la  mesure  même  où  je  connaîtrai  ses  tendances  et  ses  passions,  ses 
habitudes  et  ses  idées,  ses  projets  enfin  et  les  possibilités  immédiates 
dont  elle  peut  disposer.     Tout  cela   donnera  à  mon  assentiment  une 


OPINION  ET  CONTINGENCE  113* 

assise  assez  solide  pour  qu'il  soit  vraiment  cet  assentiment  positif 
et  total  que  réclame  l'opinion  ^^. 

Les  indices  ne  manquent  pas  qui  permettront  d'arriver  à  cette 
connaissance.  S'il  s'agit  d'un  individu:  on  peut  par  l'observation  de 
sa  conduite,  de  son  caractère,  de  son  tempérament,  de  ses  réactions 
devant  le  succès  et  l'insuccès;  par  des  renseignements,  puisés  à  bonne 
source,  privée  ou  publique,  sur  son  milieu,  son  éducation,  ses  intérêts, 
etc.,  parvenir  à  une  connaissance  presque  directe  de  tous  les  éléments 
qui  permettront  de  prévoir  sa  conduite  future  ou  les  décisions  qu'il 
prendra  en  face  de  telle  ou  telle  situation.  A  travers  tous  ces  éléments, 
une  psychologie  pratique,  une  acuité  d'esprit  plus  ou  moins  pénétrante 
arriveront  à  démêler  ses  diverses  intentions  et  ses  modes  probables 
de  réactions  futures.  Si  cet  individu  est  un  personnage  public,  à 
n'importe  quel  titre,  scientifique,  littéraire,  artistique,  militaire,  poli- 
tique, etc.,  on  ajoutera  les  on-dit,  les  études  d'amis  et  d'adversaires 
dont  tels  personnages  sont  l'objet.  N'est-ce  pas  pour  avoir  négligé 
de  telles  données  qu'en  1939,  au  moment  d'attaquer  la  Pologne,  Hitler 
admettait  (et  c'était  bien  une  opinion  au  sens  philosophique  du 
mot)  que  Neville  Chamberlain  n'irait  pas  jusqu'à  lui  déclarer  la 
guerre  ^^  ? 

S'il  s'agit  d'un  groupe:  ce  peut  être  un  groupe  restreint  comme, 
par  exemple,  les  membres  d'un  gouvernemnt  démocratique.  Nous 
rentrons  alors  dans  le  cas  précédent,  car  ces  ministres,  on  peut  les 
connaître  individuellement.  Seulement  il  faudra  tout  de  même  tenir 
compte  de  la  mentalité  particulière  de  ces  individus,  même  peu 
nombreux,  quand  ils  délibèrent  en  conseil  et  prennent  des  décisions 
communes.  Ce  peut  être  une  masse  humaine,  comme  un  parti  poli- 
tique,  un    syndicat   ou    une   union    de    syndicats,    ou    tout   l'ensemble 

28  Je  ne  fais  qu'indiquer  rapidement  les  éléments  de  toutes  les  influences  qui 
peuvent  «  déterminer  »  une  volonté  libre.  Aujourd'hui,  les  progrès  de  la  psychologie 
expérimentale  individuelle  aussi  bien  que  collective  nous  font  entrevoir  un  «  déter- 
minisme »,  une  influence  déterminatrice  si  poussés  de  la  part  de  tous  ces  éléments 
que  l'on  peut,  à  bon  droit,  se  demander  s'ils  sont  nombreux  et  importants  les  actes 
posés  avec  une  authentique  liberté  par  un  homme  normal  et,  à  plus  forte  raison, 
par  un  individu  atteint,  à  quelque  degré  que  ce  soit,  d'une  maladie  quelconque, 
surtout  psychique,  plus  ou  moins  larvée.  A  ce  sujet,  je  recommande  la  méditation 
de  l'article  récent  du  P.  Jean  Rimaud,  s.j.,  dans  les  Etudes,  octobre  1949,  p.  3-22, 
Les  psychologues  contre  la  morale. 

29  Voir  W.  S.  Churchill,  Mémoires  sur  la  Deuxième  Guerre  mondiale,  vol.  I, 
D'une  Guerre  à  Vautre,  p.  352,  trad,  française,  Paris,  Pion,   1948. 


114*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

des  électeurs  d'une  circonscription,  d'une  province  ou  d'un  Etat.  Il 
faut  alors  étudier  et  analyser  les  idées,  les  tendances  et  les  passions 
des  hommes  représentatifs  de  ces  masses,  des  chefs  de  partis  avoués 
et  aussi  des  «  eminences  grises  »  qui,  dans  la  coulisse,  manient  les 
ficelles,  des  chefs  syndicalistes  et  des  meneurs,  des  organisateurs  élec- 
toraux et  des  pontifes  de  comités,  etc.  Il  faut  de  plus  tenir  compte 
des  intérêts  économiques  plus  ou  moins  immédiats,  plus  ou  moins 
angoissants  aussi  de  cette  masse,  de  ses  idéaux  sentimentaux  plus  ou 
moins  conscients  qui  domineront  par  exemple  son  vote.  Et  tout 
cela  s'éclairera  par  la  connaissance  de  l'histoire,  récente  ou  plus  éloi- 
gnée, petite  ou  grande,  où  cette  masse  et  ses  chefs  ont  pu  se  trouver 
dans  des  circonstances  plus  ou  moins  semblables  à  celles  qui  se  réali- 
sent actuellement.  Il  ne  faudra  pas  oublier  non  plus  de  tenir  compte, 
et  très  attentivement,  de  l'instinct  grégaire  de  la  foule,  en  tant  que 
telle. 

On  voit  les  possibilités  de  connaître  les  éléments  qui  vont  influen- 
cer l'effet  à  prévoir.  Mais  l'on  ne  peut  pas  ne  pas  remarquer  égale- 
ment qu'à  l'indétermination  déterminée  (si  je  puis  dire)  de  toute 
cause  libre  prise  en  elle-même,  tous  ces  moyens  ajoutent  leur  propre 
indétermination  inséparée  et  inséparable  de  leur  propre  détermination. 
Aussi  se  trouve-t-on  devant  un  enchevêtrement  de  plus  en  plus  com- 
plexe de  tous  ces  éléments  et,  par  contre-coup,  devant  des  chances  de 
plus  en  plus  grandes  pour  qu'un  fossé  toujours  plus  large  sépare  l'objet 
de  pensée  logicjue  qu'atteindra  le  jugement  opinatif  et  l'objet  onto- 
logique constitué  par  la  réalité  objective  de  cet  effet  que  produira, 
en  réalité,  la  cause  libre.  La  contingence  de  l'objet  de  pensée  est 
donc  là  qui  non  seulement  nous  interdira  la  certitude,  mais  sera  faci- 
lement telle  que  l'opinion  elle-même  pourra  devenir  un  simple  soup- 
çon, une  pure  conjecture. 

Si  maintenant,  à  la  fin  de  cette  analyse,  nous  voulions  faire  le 
raccord  de  ses  résultats  avec  les  catégories  traditionnelles  en  tho- 
misme, nous  dirions  ceci:  considéré  théoriquement  et  in  abstracto, 
le  contingent  futur  qui  dépend  d'une  volonté  libre,  se  ramènerait 
au  contingens  ad  utrumque;  celui  qui  peut  devenir  indifféremment 
ceci  ou  cela  et  mériterait  aussi  le  nom  de  contingens  neutrum:  il 
n'est   pas    déterminé   dans   sa   cause;    il   est   neutre   par  rapport   à   sa 


OPINION   ET   CONTINGENCE  115* 

production  ou  à  sa  non-production.  Si,  au  contraire,  on  le  plonge 
dans  les  circonstances  réelles  et  concrètes  dans  lesquelles  vit  et  agit  la 
personne  humaine  réelle  et  concrète,  douée  d'une  volonté  libre,  réelle 
elle  aussi  et  concrète,  le  contingent  futur  que  produira  cette  personne 
sera  tantôt  du  contingens  ut  in  pluribus,  tantôt  du  contingens  ut  in 
paucioribus.  Contingens  ut  in  pluribus  (ou,  si  l'on  veut,  contingens 
natum,)  quand  il  s'agira  d'un  effet  produit  conformément  à  ce  que  les 
circonstances  normales  permettent  de  supposer  à  un  esprit  normale- 
ment sain  et  droit,  jugeant  selon  les  normes  ordinaires  de  la  vie  quo- 
tidienne humaine;  contingens  ut  in  paucioribus  {contingens  rarum, 
dit-on  également),  quand  il  s'agit  d'une  de  ces  décisions  inexpliquées 
d'une  volonté  qui,  malgré  tout  maîtresse  d'elle-même,  choisit  contre 
tout  ce  qu'annonçait  le  contexte  vital  dans  lequel  elle  s'épanouit. 
Quelle  décision  surprenante,  du  moins  pour  le  commun  des  mortels, 
pour  ceux  qui  n'étaient  pas  dans  le  secret  des  dieux,  que  l'alliance 
de  Hitler  et  de  Staline,  le  27  août  1939  !  Y  avait-il  deux  hommes,  deux 
idéologies  plus  opposés  et  moins  faits  pour  s'unir  ?  Et  pourtant  ! 
En  vérité,  s'il  y  a  des  «  monstres  »  dans  l'ordre  physique,  il  y  en  a 
aussi  dans  l'ordre  intellectuel  et  moral  (monstres,  s'entend,  au  sens 
étymologique  de  choses  tellement  extraordinaires  qu'on  se  les  montre). 

Tout  oe  qui  précède  ne  concerne  que  la  prévision  de  l'acte  de 
volonté  par  lequel  la  cause  libre  décide  de  réaliser  tel  effet:  par  exem- 
ple, en  1940,  Roosevelt  réélu  décide  de  déclarer  la  guerre  à  l'Allemagne. 
Mais  autre  chose  est  la  décision,  acte  élicite  de  la  volonté  que  per- 
sonne ne  peut  empêcher  et  autre  est  l'exécution  extérieure  de  la  chose 
décidée.  Quelquefois  l'objet  d'une  opinion  portant  sur  le  futur  sera 
simplement  la  décision,  tout  au  plus  certains  actes  «  impérés  »  par 
cette  décision,  en  vertu  desquels  l'agent  essaiera  de  passer  à  l'exécution. 
Dans  ce  cas,  l'analyse  précédente  est  exhaustive.  D'autres  fois,  cet 
objet  d'opinion  sera  bel  et  bien  l'exécution  de  la  décision.  Nous  avons 
alors  quelque  chose  d'analogue  à  la  situation  trouvée  et  analysée  plus 
haut  à  propos  des  causes  non  libres  et  de  la  prévision  de  leurs 
effets.  De  même  que  nous  avons  trouvé  des  obstacles  empêchant  l'ac- 
tion elle-même,  ainsi  nous  pouvons  en  trouver  qui  détournent  l'agent 
libre,  de  gré  ou  de  force,  de  donner  suite  à  sa  décision.  Le  Congrès 
américain  pouvait  empêcher   Roosevelt   de  déclarer  la  guerre   à   l'Ai- 


116*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

lemagne.  De  même  que  son  opération  une  fois  posée,  la  cause 
non  libre  peut  ne  pas  réussir  à  produire  son  effet  naturel,  ainsi 
l'agent  libre  pourra  fort  bien  déployer  toute  sa  puissance  et  cepen- 
dant échouer  dans  son  entreprise,  peu  importe  que  l'insuccès  vienne 
de  la  faiblesse  propre  à  l'agent  ou  qu'il  soit  le  résultat  de  la  puissance 
plus   grande   de  l'adversaire. 

C'est  pourquoi,  quand  il  s'agit  de  former  une  opinion  sur  un 
fait  futur  et  dépendant  d'un  être  libre,  il  ne  faut  pas  seulement 
tenir  compte  des  circonstances  dans  lesquelles  se  trouvera  l'agent  au 
moment  de  prendre  sa  décision,  mais  aussi  de  celles  qui  accompagne- 
ront la  mise  à  exécution.  Qui  ne  voit  que,  par  le  fait  même,  si, 
en  quelques  rares  occasions,  l'incertitude  déjà  inhérente  à  la  décision 
reste  la  même,  l'incertitude  portant  sur  l'exécution  s'ajoutera  à  celle 
de  la  décision  et  ainsi  sera  rendu  plus  difficile  l'assentiment  positif 
que   réclamerait   une    authentique   opinion. 

Nous  savons  maintenant  comment  l'opinion  formée  par  l'esprit 
à  propos  de  l'effet  à  prévoir  dépend,  elle  aussi,  de  la  cause  efficiente 
de  cet  effet  et  de  la  connaissance  que  nous  pouvons  en  avoir.  Mais, 
comme  disaient  les  anciens:  Causa  causarum  causa  finalis.  La  cause 
efficiente,  l'agent,  pour  mieux  dire,  est  soumis,  dans  son  activité,  à  la 
fin  qu'il  poursuit.  Dès  lors  la  nécessité  ou  la  contingence  de  l'effet, 
pris  en  lui-même,  dépendra  également  de  la  nécessité  ou  de  la 
contingence  de  cette  fin,  et  par  contre-coup  en  dépendra  la  possibilité 
d'abord,  la  facilité  ensuite  ou  la  difficulté  de  former  une  opinion 
portant  sur  cet  effet. 

C'est  pourquoi  notre  analyse  de  la  contingence,  en  tant  qu'objet 
formel  de  l'opinion,  n'enserrerait  pas  tout  le  réel,  si  nous  ne  cher- 
chions pas  à  déterminer  la  nature  et  les  conditions  de  cette  con- 
.tingence  qui  prend  sa  source  dans  la  fin.  Il  ne  peut  être  évidem- 
ment question  ici  que  d'un  agent  libre,  car  les  causes  naturelles  n'ont 
pas  à  se  déterminer  à  elles-mêmes  la  fin  pour  laquelle  elles  agissent, 
ni  par  conséquent  à  choisir  les  moyens  pour  y  parvenir. 

Quand  nous  prévoyons  un  effet  futur  à  réaliser  par  un  agent 
libre,  nous  admettons,  implicitement  ou  explicitement,  qu'entre  cette 
fin  et  cet  effet  il  y  a  un  lien:  l'effet  prévu  nous  apparaît  comme  un 
moyen  utilisé  par  l'agent  pour  atteindre  la  fin  dont  l'influence  va  le 


OPINION   ET   CONTINGENCE  117* 

décider  à  agir  ou  à  ne  pas  agir,  à  agir  de  telle  façon  ou  de  telle  autre. 
Précisément  la  connaissance  que  peut  avoir  l'opinant  et  de  cette  fin 
et  de  ce  lien  lui  permettra  de  former  son  jugement  sur  l'effet  futur. 
Or  cette  fin,  tantôt  l'agent  ne  peut  pas  ne  pas  la  vouloir,  étant  donné 
son  caractère,  sa  situation,  sa  charge,  ses  antécédents,  etc.,  tantôt  il 
peut  fort  bien  ou  la  vouloir  ou  la  refuser.  Dans  le  premier  cas,  cette 
fin  sera  dite  nécessaire;   dans  le  second,  elle  est  contingente. 

Examinons  le  premier  cas.  Soit  Churchill,  premier  ministre 
britannique  en  1940.  Etant  ce  qu'il  est,  il  ne  peut  pas  ne  pas  vouloir 
la  victoire  sur  l'Allemagne  et  il  est  bien  certain  qu'entre  cette  vic- 
toire et  la  maîtrise  des  mers  tenue  par  les  flottes  anglaises,  il  y  a  un 
lien  nécessaire.  En  1940,  je  pouvais  donc  prévoir  que  Churchill,  en 
1942,  voudrait  cette  maîtrise;  et  de  cela  j'avais  la  certitude,  puisqu'il 
n'y  avait  de  place  que  pour  le  nécessaire  dans  son  objet  de  pensée. 
Mais,  si  au  lieu  de  prévoir  simplement  une  volonté  interne  de 
Churchill,  je  m'étais  posé  la  question:  Le  premier  ministre  anglais 
ordonnera-t-il,  en  1942,  l'occupation  du  port  irlandais  de  Cohb  (Queens- 
town  anciennement)  ?  Certes,  Churchill  ne  peut  pas  ne  pas  vouloir 
la  victoire  sur  l'Allemagne  et  par  conséquent,  la  maîtrise  anglaise  des 
océans  et  spécialement  l'exclusion  totale  de  toute  incursion  germa- 
nique dans  le  voisinage  de  l'Irlande,  puisque  c'est  par  là  que  passait 
tout  le  ravitaillement  anglais  et  américain  en  hommes  et  en  matériel. 
Aussi  l'occupation  du  port  irlandais,  malgré  et  contre  la  volonté  de 
M.  de  Valéra,  a  un  lien  de  moyen  à  fin  par  rapport  à  cette  maîtrise 
et  à  la  victoire.  Mais,  tout  bien  considéré,  ce  moyen  n'est  pas  néces- 
saire, car  ces  deux  fins,  nécessaires,  elles,  on  peut  les  atteindre, 
avec  peut-être  moins  de  facilité,  c'est  vrai,  sans  que  Cohb  tombe  aux 
mains  de  la  Royal  Navy.  Ici,  le  contingent  se  réintroduit  et  c'est 
pourquoi,  en  1941,  je  ne  pouvais  avoir  qu'une  simple  opinion  sur 
la  future  décision  que  pourrait  prendre  Churchill  au  sujet  de  ce  port 
irlandais. 

Qu'on  le  remarque  soigneusement,  je  ne  parle  que  de  la  décision, 
acte  de  volonté  de  Churchill.  S'il  s'agissait  de  la  mise  à  exécution 
de  cette  décision,  et  surtout  de  la  réussite  de  l'opération,  la  part  de 
contingence  s'accroît  très  rapidement  et  devient  même  immense:  cette 
mise  à  exécution,  et  surtout  la  réussite  de  cette  entreprise  dépendent 


118*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

non  plus  seulement  de  la  volonté  du  seul  Churchill,  quelque  sou- 
veraine que  soit  son  autorité,  mais  aussi,  et  surtout,  de  l'habileté, 
de  la  bonne  volonté,  de  l'énergie  des  exécutants  comme  de  la  résistance 
opposée  par  les  Irlandais  aidés  peut-être  par  les  Allemands.  Cette 
contingence  peut  même  tout  envahir,  si  bien  que  je  n'aurais  plus 
eu  le  droit  de  dire,  même  comme  simple  opinion:  Cohb  sera  occupé 
par  les  Anglais  en  1942  !  Tout  au  plus  aurais-je  pu  hasarder  une 
conjecture  plus   ou  moins  inconsistante. 

La  possibilité  et  la  facilité  de  l'opinion  seront  beaucoup  plus 
grandes  si  la  fin  de  l'agent  libre  n'est  pas  nécessaire,  mais  contin- 
gente. En  1830,  l'encyclique  Mirari  vos  de  Grégoire  XVI  condamne 
Lamennais  et  son  journal  U Avenir:  le  tribun  catholique  va-t-il  se  sou- 
mettre ?  La  révolte,  voilà  l'effet  à  prévoir  et  l'agent  libre,  Lamennais. 
La  fin  qu'il  veut  atteindre,  s'il  se  révolte,  c'est  le  triomphe  de  ses 
idées  politico-religieuses.  Cette  fin  est  évidemment  contingente:  on 
conçoit  très  bien  Lamennais  ne  la  voulant  pas.  Le  lien  entre  cette 
fin  et  le  refus  d'acquiescer  à  la  sentence  pontificale  est  par  contre 
nécessaire:  se  soumettre  serait  reconnaître  son  erreur  et  renoncer  à 
la  position  qu'il  a  prise  d'une  façon  si  retentissante  sur  la  liberté 
dans  l'Eglise.  Quand,  pendant  sa  longue  hésitation  avant  de  se  pro- 
noncer, amis  et  adversaires,  connaissant  son  caractère  entier,  son  orgueil 
et  son  entêtement,  disaient:  «  Il  ne  se  soumettra  pas  !  »  ils  ne  pou- 
vaient avoir  qu'une  opinion.  Car,  d'un  côté,  sa  piété  réelle,  son 
amour  sincère  de  l'Eglise  pouvaient  malgré  tout  faire  taire  cet  orgueil, 
briser  cet  entêtement  et  décider  Lamennais  à  cet  acte  d'humilité  que 
lui  demandait  le  pape,  vicaire  du  Christ,  que  lui  conseillait  aussi 
avec  tant  d'insistance  l'amour  fraternel  de  l'abbé  Jean-Marie.  Ici, 
toute  la  crainte  d'erreur,  élément  constitutif  de  l'opinion,  s'appuie 
uniquement  sur  la  contingence  de  la  fin. 

Supposez  au  contraire  que,  sans  condamner  sa  doctrine,  on  ne 
lui  eût  demandé  que  de  supprimer  son  journal,  sa  campagne  de 
presse  étant  jugée  inopportune.  Dans  cette  hypothèse,  Lamennais 
pouvait  garder  sa  fin:  le  triomphe  de  ses  idées.  Mais  le  moyen,  la 
publication  de  YAvenir,  n'ayant  pas,  avec  cette  fin,  un  lien  néces- 
saire, il  était  bien  plus  difficile  de  prévoir  une  révolte.  C'est  qu'à 
la  contingence  de  la  fin  serait  venue  s'ajouter  celle  du  moyen.     L'opi- 


OPINION   ET   CONTINGENCE  119* 

nion  portant  sur  la  révolte  était  beaucoup  moins  solidement  assise 
que  dans  le  cas  historique. 

De  cette  analyse  se  dégage,  semble-t-il,  la  loi  suivante:  quand  il 
s'agit  de  prévoir  l'effet  futur  d'une  cause  efficiente  libre,  l'opinion 
sera  possible  et  souvent  inévitable,  1°  dans  la  mesure  oii  seront  connus 
le  caractère,  la  situation,  le  milieu,  les  intérêts  matériels  ou  spirituels 
de  cette  cause  (c'est  sur  cette  connaissance  que  l'esprit  pourra  baser 
son  assentiment,  essentiel  à  toute  opinion)  ;  2°  dans  la  mesure  aussi 
où,  d'une  part,  la  fin  voulue  par  cette  cause  et,  d'autre  part,  le 
lien  entre  l'effet  à  prévoir  et  cette  fin  seront,  chacun,  connus  comme 
contingents  (c'est  de  cette  double  contingence  que  prendra  sa  source 
la  crainte  d'erreur  essentielle,  elle  aussi,  à  toute  opinion). 

Ce  n'est  pas  tout.  Ces  deux  contingences,  si  elles  se  réalisent 
simultanément,  vont  se  renforcer  mutuellement  et  s'ajouteront  à  ce 
qu'il  y  aurait  d'inconnu,  ou  de  moins  connu,  dans  le  caractère,  la 
situation,  le  milieu,  les  intérêts  de  l'agent.  Alors  la  base  même  de 
l'assentiment  va  se  revêtir,  elle  aussi,  de  contingence,  si  bien  que 
dans  l'effet  à  prévoir,  diminuera  la  part  de  certitude  et  s'augmentera 
d'autant  celle  de  la  possibilité  de  l'erreur.  Si  bien  que  facilement 
l'assentiment  positif  et  total  deviendra  si  peu  fondé  qu'on  approchera 
du  simple  soupçon  ou  conjecture  plus  ou  moins  hasardée  et  l'on 
en  arrivera  ainsi  à  sortir  du  domaine  de  l'opinion  véritable. 

—  X  — 

Nous  avons  vu  comment  la  cause  efficiente  d'abord,  la  cause  finale 
ensuite  introduisent,  chacune  à  leur  manière,  du  contingent  dans 
l'objet  de  pensée  et  dans  quelle  mesure  ce  contingent  rend  possible 
une  opinion  portant  sur  l'effet  de  ces  causes.  Mais  la  cause  maté- 
rielle, ou  mieux  le  sujet  récepteur  de  l'influence  efficiente,  introduit- 
il  à  son  tour,  du  contingent  ?  et  comment  ?  C'est  ce  qu'il  nous 
reste   à   découvrir. 

Ce  sujet  récepteur  peut  être  ou  un  être  matériel,  non  doué  de 
liberté  et  donc  soumis  au  déterminisme  des  lois  de  la  nature,  ou  un 
être   intelligent,    donc   doué    d'une   volonté   libre. 

Dans  le  premier  cas,  la  réaction  de  ce  sujet  à  l'action  de  l'agent 
sera    en    étroite    dépendance    de    sa    nature    agissant    d'après    les    lois 


120*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

du  déterminisme  physique,  chimique,  biologique,  etc.,  qui  régissent 
cette  nature.  Ces  lois,  nous  pouvons  les  connaître,  tantôt  avec  une 
certitude  entière  (ce  qui  sera  assez  rare  à  cause  de  la  complexité 
de  cette  nature  et  aussi  de  l'infirmité  de  l'intelligence  humaine)  ;  tan- 
tôt sans  cette  certitude  entière  et  donc  simplement  avec  une  pro- 
babilité plus  ou  moins  grande.  Elle  sera  aussi,  cette  réaction,  en 
étroite  dépendance  des  influences  extérieures  qui  peuvent  modifier 
plus  ou  moins  profondément  l'activité  réelle  et  concrète  de  ces  lois 
dans  des  cas  particuliers.  Et  de  nouveau,  ces  influences  pourront 
être  connues  soit,  dans  quelques  rares  phénomènes,  avec  une  entière 
certitude,  soit,  le  plus  souvent,  avec  une  probabilité  comportant  des 
degrés  infiniment  variés. 

De  là  il  ressort  que  la  connaissance  des  réactions  du  sujet  aura 
très  fréquemment  un  objet  de  pensée  qui  sera  purement  logique; 
donc  qui  laissera  une  marge  par  rapport  à  l'objet  de  pensée  ontolo- 
gique et  dès  lors  place  à  une  possibilité,  peut-être  même,  à  une  pro- 
babilité d'être  autrement  qu'ils  nous  apparaît.  Un  élément  de  crainte 
d'erreur  va  donc  se  glisser  qui  rendra  possible  l'opinion. 

Si,  au  contraire,  nous  sommes  en  présence  d'un  sujet  récepteur 
doué  de  volonté  libre,  sa  réaction  dépendra  évidemment  de  celle-ci, 
au  moins  dans  une  grande  part.  Une  identique  formation  intellec- 
tuelle et  morale  donnée  par  un  même  éducateur  à  deux  enfants  aura 
des  résultats  qui  seront  fonction  des  dispositions  morales,  du  carac- 
tère, des  ambitions  du  sexe  propres  à  l'un  et  à  l'autre.  Et,  comme 
ces  dispositions  sont  certainement  diverses  chez  l'un  et  l'autre,  l'effet 
de  l'activité  éducatrice  de  la  cause  efficiente  sera  sensiblement  divers. 
D'autant  que  cette  réaction  ne  dépend  pas  exclusivement  de  la  liberté 
purement  personnelle  à  chacun  de  ces  élèves.  L'un  et  l'autre,  outre 
sa  volonté,  possède  une  affectivité  plus  ou  moins  vibrante,  plus  ou 
moins  soumise  ou  réfractaire  à  d'autres  influences  qui  n'ont  rien  à 
voir,  directement  du  moins,  avec  l'éducation  reçue:  influence  de  la 
famille  et  de  la  formation  première,  influence  des  passions  plus  ou 
moins  développées,  influence  même  du  climat,  du  régime  alimentaire 
et  du  train  de  vie,  etc.  Toutes  ces  influences  étrangères  porteront  la 
volonté,  même  libre,  à  se  déterminer  très  diversement  devant  l'édu- 
cation reçue  en  commun.     Ici  encore,  et  beaucoup  plus  que  dans  les 


OPINION  ET   CONTINGENCE  121* 

être  entièrement  soumis  au  déterminisme  physique,  il  y  aura  une 
marge  entre  l'objet  de  pensée  ontologique  et  l'objet  logique,  entre 
l'être  et  le  paraître,  entre  le  vrai  et  le  vraisemblable.  Le  contingent 
s'installe  donc,  et  parfois  en  maître  absolu,  si  bien  que  seule  sera 
possible  une  opinion  portant  sur  les  effets  réels  et  réellement  atteints 
par  cette  éducation  pourtant  identique  du  côté  de  la  cause  efficiente 
et  du  côté  de  la  cause  finale. 

Dans  le  domaine  de  la  cause  matérielle,  nous  aurons  donc  quel- 
que chose  de  semblable  à  ce  que  nous  avons  eu  dans  le  domaine 
de  la  cause  efficiente;  si  bien  que  cette  part  de  contingent  provenant 
du  sujet  récepteur  viendra  s'ajouter  et  à  la  contingence  qui  se  trouve 
dans  l'agent,  soumis  ou  non  au  déterminisme,  et  à  la  contingence  qui 
provient  de  la  fin  poursuivie  et  des  moyens  employés  pour  y  atteindre. 

La  contingence  définitive  de  l'effet  sera  donc  le  total  de  ces  trois 
contingences  qui  s'aditionneront  pour  éloigner  toujours  davantage 
l'objet  de  pensée  logique  de  l'objet  de  pensée  ontologique.  L'opinion 
qui  en  résultera  augmentera  donc  son  coefficient  de  crainte  d'erreur, 
qui  pourra  parfois  atteindre  un  degré  tel  que  même  une  opinion 
véritable  sera  pratiquement  impossible.  Nous  tomberons  donc  de 
nouveau  dans  la  simple  «  suspicio  »,  ou  même  dans  cette  impossibilité 
de   donner  un   assentiment  quelconque,   caractéristique   du   doute. 

Remarquons  enfin  que  cette  analyse  n'est,  rigoureusement  parlant, 
que  celle  de  l'esprit  devant  un  effet  futur  à  prévoir.  S'il  s'agissait 
d'un  effet  déjà  réalisé,  soit  dans  un  passé  plus  ou  moins  lointain,  soit 
à  l'instant  même  sous  nos  yeux,  nous  nous  trouverions  devant  un 
effet,  contingent  certes  par  nature  et  en  soi,  mais  devenu  nécessaire 
post  factum  ou  in  facto  et  saisi  comme  tel;  nous  pourrions  alors,  comme 
dans  les  faits  historiques  ou  les  faits  actuels,  former  une  certitude 
proprement   dite. 

Conclusion. 

Qu'on  l'examine  avec  soin  sous  ses  différents  aspects  et  selon 
chacune  des  influences  qui  contribuent  à  sa  formation,  l'opinion  a 
donc  le  contingent  comme  domaine  exclusif  et  propre:  domaine  pro- 
pre parce  que  réclamé,  nous  l'avons  vu,  par  son  essence  même; 
domaine  exclusif,  car  ni  le  doute,  ni  la  certitude  ne  peuvent  atteindre 


122*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

le  contingent  comnie  contingent.  Pas  le  doute,  puisque  l'esprit,  dans 
cet  état,  ne  donne  aucune  adhésion  alors  que  le  contingent,  par  le 
fait  qu'il  est  ou  du  moins  qu'il  semble  être,  donnerait  le  droit  de 
poser  cette  adhésion.  Pas  la  certitude  non  plus,  parce  que  l'esprit 
certain  saisit,  dans  une  vue  tantôt  immédiate,  tantôt  médiate,  l'objet 
en  lui-même,  le  constate  comme  donné,  donc  ne  pouvant  pas  ne  pas 
l'être  ou  l'être  d'une  façon  différente  de  celle  qu'il  constate,  c'est-à- 
dire,  le  constate  comme  nécessaire  au  moins  in  facto  ou  post  factum. 

L'opinion,  au  contraire,  s'attache  au  contingent  et  l'exploite. 
Ce  contingent  pourra  d'ailleurs  se  trouver  dans  les  situations  variées. 
Il  peut  être  enté,  si  j'ose  dire,  sur  du  nécessaire  proprement  dit,  même 
sur  ce  nécessaire  par  excellence  qu'est  l'Etre  divin,  pourvu  toutefois 
que  l'esprit  opinant  ne  le  découvre  pas  comme  tel.  C'est  ce  qui  per- 
met à  Banez  comme  à  Molina  d'opiner  l'un  pour  la  prémotion  divine 
par  les  décrets  prédéterminants,  l'autre  pour  la  science  moyenne. 
D'autres  fois,  on  le  rencontrera  accroché  à  cette  nécessité  que  le  fait 
d'être  réalisé  depuis  des  siècles  ou  simplement  actué  à  l'instant  confère 
à  tout  être  contingent  par  nature.  Dans  ce  cas  —  ne  l'oublions  pas,  — 
le  contingent  qui  fonde  l'opinion  n'est  pas  ce  contingent  par  nature, 
caractère  de  tout  être  créé  (ce  contingent-là  a  disparu,  si  je  puis  dire, 
derrière  la  nécessité  du  fait  accompli),  c'est  le  contingent  d'un  objet 
de  pensée  qui  apparaît  sous  un  aspect,  alors  que  l'on  sait  qu'il  pour- 
rait être  seloi^  un  autre. 

C'est  pour  n'avoir  pas  vu  cette  distinction  entre  ces  deux  contin- 
gents, que  certains  scolastiques  ont  fait  entrer  dans  la  simple  opi- 
nion tout  ce  qui  regarde  les  sciences  physique,  chimique,  biologique, 
et  historique:  les  phénomènes,  les  faits  qu'étudient  ces  «  sciences  » 
ne  sont-ils  pas  essentiellement  du  contingent  ?  Le  raisonnement  induc- 
tif,  qui  les  construit,  en  grande  partie  du  moins,  ne  prend-il  pas  son 
départ  sur  ces  phénomènes  et  faits  essentiellement  contingents  ?  Dès 
lors  peut-il  donner  autre  chose  que  du  probable  ?  peut-il  aboutir  enfin 
à  autre  chose  qu'à  une  opinion  ?  Et  le  démon  de  la  logique  pous- 
sant, on  en  arrive  à  soutenir  que  physique,  chimie,  biologie,  minéra- 
logie et  toutes  leurs  filiales  ne  sauraient  mériter  le  beau  nom  de 
«  science  ».     Qui  pourrait  ignorer  en  effet  que  la  science  a  pour  objet 


OPINION  ET   CONTINGENCE  123* 

l'universel  et  le  nécessaire  qu'elle  aboutit  et  ne  peut  aboutir  qu'à  la 
certitude  ? 

L'opinion  certes  règne  en  maîtresse  dans  ces  sciences:  je  l'ai 
montré  plus  haut  et  je  me  garde  bien  de  l'oublier.  Mais  faut-il  en 
chercher  la  raison  (comme  semblent  le  croire  trop  facilement  ces 
scolastiques),  dans  le  simple  fait  que  ces  sciences  n'étudient  pas 
les  essences  métaphysiques  et  les  «  propres  »  qui  en  découlent  par 
une  nécessité  elle  aussi  métaphysique  ?  ou  dans  cet  autre  fait  qu'en 
majeure  ou  en  mineure,  l'induction  pose  des  propositions  dont  le 
sujet  et  le  prédicat  sont  liés  par  un  lien  découvert  par  et  dans  l'ex- 
périence et  non  pas  trouvé  par  et  dans  une  analyse  conceptuelle  ? 
Je  suis  persuadé  que  non.  A  ces  phénomènes  concrets  et  singuliers, 
constatés  par  l'expérience  physique,  chimique,  biologiqpie,  etc.,  s'ap- 
plique le  mot  de  saint  Thomas  :  «  Rien  n'est  tellement  contingent 
qu'il  ne  contienne  quelque  chose  de  nécessaire  ^^.  »  Ils  ont  donc  du 
nécessaire.  Pas  seulement  celui  du  concept  abstrait  qui  les  énonce, 
par  exemple,  la  combustion,  la  pesanteur,  le  foie,  la  circulation  du 
sang,  etc.  Mais  celui  du  fait  concret,  singulier,  réalisé  comme  tel,  à 
telle  date,  dans  telles  ou  telles  circonstances.  Et  cette  goutte  de  néces- 
saire, même  perdue  dans  un  océan  de  contingent,  suffit,  quand  on  par- 
vient à  l'atteindre,   à  fonder  une  science  authentique. 

Mais  il  faut  l'atteindre  !  C'est  là  le  difficile.  Car  d'une  part, 
l'objet  de  ces  sciences,  l'être  matériel,  le  phénomène  qui  se  produit 
dans  notre  univers  est  tellement  complexe,  l'enchevêtrement  de  leur 
activité  et  de  leur  passivité  tellement  inextricable;  d'autre  part,  telle- 
ment faible  est  la  portée  de  notre  intelligence,  placée,  comme  dit  saint 
Thomas,  sur  l'horizon  du  monde  spirituel  '^^,  tellement  obscure  sa 
lumière,  tellement  impuissante  son  emprise  sur  le  monde  corporel, 
qu'elle  ne  peut  saisir  qu'avec  une  extrême  difficulté  et  dans  des  cas 
extrêmement  rares,  l'objet  ontologique  de  la  pensée  lui-même  et  doit, 
en  conséquence,  se  contenter  de  l'objet  logique.  Et  c'est  précisément 
le  hiatus,  toujours  possible,  entre  deux  objets  de  pensée,  donc  entre 
l'être  et  le  paraître,  entre  le  vrai  et  le  vraisemblable,  qui  l'oblige  à 
n'adhérer  à  cet  objet  qu'avec  une  crainte  d'erreur,  tantôt  plus,  tantôt 

30  Voir  Sum.  iheol,  P,  q.  86,  a.  3. 

31  II   Cont.   Gent.,   c.   68,   n°    6.,   etc. 


124*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

moins  intense;  d'où  l'extrême  prudence  des  affirmations  lancées  par 
les  savants  authentiques  ^^. 

Malgré  cette  situation  —  qui  est  une  situation  de  fait  et  non 
de  droit,  —  il  faut  maintenir  énergiquement  que  notre  univers  maté- 
riel peut  fournir  à  l'esprit  le  nécessaire,  facteur  de  certitude.  Cette 
position  a  avant  tout  l'inestimable  avantage  de  se  conformer  au  réel 
et  de  permettre  l'espoir  parfaitement  fondé  de  voir  la  très  modeste 
somme  de  certitudes  possédées  actuellement  par  les  sciences  positives 
et  historiques  s'augmenter  jusqu'à  devenir  une  explication  presque 
complète   des   énigmes   de   l'univers. 

Ne  croyons  pas  trop  en  effet  que  nous  sommes  à  la  fin,  ou  pres- 
que, du  monde.  Qui  sait  si,  au  contraire,  notre  XX^  siècle,  si 
orgueilleux  de  ses  découvertes,  n'est  pas  simplement  un  des  nom- 
breux siècles  qu'englobera  l'enfance  de  l'humanité  ?  Qui  peut  dire 
ce  que  connaîtront  sur  notre  monde  nos  arrières-petits-neveux,  dans 
quelques  millions   d'années  ? 

Elle  a  de  plus,  cette  position,  l'avantage  d'éviter  ce  ridicule  (et 
le  ridicule  tue)  de  prétendre  que  ces  sciences  ne  sont  pas  des 
sciences.  Sans  doute,  en  philosophie,  l'idéal  ne  consiste  pas  à  hurler 
avec  les  loups,  ni  à  suivre  la  mode.  Quand  cependant  une  position 
doctrinale  a  contre  soi  la  presque  totalité  des  esprits  sérieux,  ren- 
seignés et  sincères,  le  simple  bon  sens  doit  engager  les  tenants  de 
cette  position  à  y  regarder  de  très  près  avant  de  s'y  attacher  mordicus. 
Si  trop  souvent  les  penseurs  post-kantiens,  sous  prétexte  qu'elle  s'élance 
hors  du  domaine  de  l'expérience,  ont  refusé  à  la  métaphysique  ce 
beau  nom  de  science  que  réclament  pour  elle  les  thomistes  et  bien 
d'autres,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  les  disciples  de  saint  Thomas 
—  ou  même  de  Jean  de  Saint-Thomas  —  refusent  ce  même  titre  à 
tout  ce  qui  n'est  pas  saisie  du  nécessaire  ontologique. 

Julien  Peghaire,  c.s.sp., 
professeur   à   l'Université   de   Montréal. 

32  C'est  bien  là  la  pensée  des  philosophes  contemporains.  Lachelier  écrit  :  «  Une 
loi  énonce  quelque  chose  doit  être  ou  arriver,  ce  qui  peut  s'entendre  de  quatre 
manières:  1.  de  ce  qui  ne  peut  pas  ne  pas  arriver  ...»  et  il  ajoute  après  avoir 
énuméré  ces  quatre  manières  :  «  à  la  première  correspond  la  loi  physique  ou  mathé- 
matique ».  Si,  dans  la  pratique,  les  savants  regardent  leurs  lois  comme  purement 
statistiques  et  non  pas  comme  absolues,  ne  pouvant  donner,  pour  l'avenir,  que  du 
probable,  cela  ne  vient  pas  de  la  nature  de  la  loi  scientifique,  mais  de  ce  fait  que 
le  savant  ne  parvient  pas  — ■  ou  bien  rarement  —  à  établir  une  loi  dans  sa  parfaite 
réalisation,  laquelle   implique  cette  nécessité  dont  l'esprit  humain  a  soif. 


Bibliographie 

Comptes  rendus  bibliographiques 


R.  Garrigou-Lagrance,  O.P.  —  De  Unione  Sacerdotis  cum  Christo  Sacerdote 
et   Victima.     Taurini-Romae,   Marietti,    [  1948  ].     22    cm.,   xv-162   p. 

Devant  le  danger  contemporain,  pas  du  tout  chimérique,  d'un  apostolat  trop 
naturaliste  et  terrestre,  l'A.  insiste  sur  la  primauté  du  quœrite  regnum  Dei  et 
justitiam  ejus  dans  la  vie  personnelle  et  dans  le  ministère  du  prêtre  d'aujourd'hui. 
Après  une  introduction  dogmatique  sur  la  dignité  du  sacerdoce  (p.  3-22),  il  décrit 
la  vie  intime  du  prêtre,  vie  d'union  au  Christ  prêtre  et  victime,  et  à  Marie 
(p.  23-91).  Cette  vie  intime  apparaît  ensuite  comme  la  condition  première  de 
la  véritable  efficacité  du  ministère  sacerdotal:  prédication  (p.  95-122),  confession 
(p.   123-126),   direction   spirituelle    (p.   126-156). 

Basé  sur  une  profonde  théologie  thomiste,  illustré  par  les  exhortations  et 
les  exemples  suggestifs  des  grands  apôtres  et  des  grands  mystiques,  présenté 
avec  conviction  et  simplicité,  ce  rappel  opportun  de  vérités  isi  importantes  devrait 
nourrir   très   heureusement   la   piété    sacerdotale   à    l'heure    actuelle. 

Eugène  Marcotte,  o.m.i. 

4i  4c  4: 

Gommarus  Michiels,  —  O.F.M.  Cap.  —  Norm,œ  Générales  Juris  Canonici. 
Com.Tnentarius  Libri  I  Codicis  Juris  Canonici.  Ed.  altera  penitus  retractata  et 
notabiliter   aucta.     Torinaci,  etc.,  Desclée  et  Socii,   1949.     24   cm.,  2  vol. 

Quand,  en  1929,  la  première  édition  des  Normœ  Générales  du  P.  Michiels 
parut,  les  canonistes,  d'un  commun  accord,  placèrent  cet  ouvrage  au  premier  rang 
parmi  les  commentaires  du  premier  livre  du  Code.  Les  vingt  années  d'expé- 
rience supplémentaire  du  vieux  professeur  et  du  travailleur  infatigable,  n'ont 
pas  été  sans  enrichir  la  deuxième  édition  de  son  commentaire.  On  peut  même 
dire  que  les  qualités  qu'on  lui  reconnaissait  jadis,  son  caractère  scientifique 
rigoureux,  sa  très  ample  érudition,  sa  clarté,  en  même  temps  que  sa  vision 
approfondie  et  exhaustive  des  questions  de  droit,  revêtent  un  lustre  plus  brillant. 
Tandis  que  la  présentation  matérielle  reste  excellente,  la  méthodologie  juridique 
conserve  toujours  son  caractère  hautement  pédagogique,  en  particulier  pour  les 
étudiants   des   facultés   canoniques. 

Quant  aux  additions  mentionnées  dans  le  titre,  elles  concernent  d'abord  les 
décisions  du  Saint-Siège  et  leurs  implications;  elles  se  retrouvent  également  dans 
la  bibliographie  qui  est  à  jour  et  s'avère  un  instrument  de  travail  des  plus 
utiles.  Les  additions  et  corrections  personnelles  de  l'A.,  c'est  tout  au  long  de 
l'ouvrage  qu'elles  peuvent  être  relevées.  Notons  en  particulier,  que  la  nouvelle 
édition  place  cette  fois,  la  promulgation  au  nombre  des  notes  spécifiques  de  la 
loi  ecclésiastique  (I,  p.  180).  Certaines  opinions  émises  jadis  par  l'A.  se  trouvent 
pour  ainsi  dire,  officiellement  confirmées,  comme  par  exemple,  dans  le  problème 
de   l'option    dans   la   supputation    du   temps    (II,   p.   246). 


126*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Nous  nous  étonnons  cependant,  du  manque  d'information  de  l'éminent  cano* 
niste  sur  un  point  important  de  droit  missionnaire:  les  nouvelles  facultés  aposto- 
liques accordées  aux  Ordinaires  de  missions.  L'A.  nous  dit  (.11,  p.  661)  que  les 
facultés  en  vigueur  aujourd'hui  sont  celles  de  1919,  rédigées  par  la  Propagande 
et  approuvées  par  Benoît  XV:  Formules  I,  II  et  III,  les  deux  dernières  sub- 
divisées en  majeure  et  mineure.  Or  la  Propagande  a  déjà  supprimé  les  formules 
I  et  II,  pour  ne  garder  que  la  IIP,  légèrement  modifiée,  et  cela  en  vertu 
de  l'autorité  à  elle  confiée  par  le  souverain  pontife  Pie  XII.  La  même  formule 
vaut  donc  pour  tous  les  Ordinaires  de  missions  —  alors  qu'auparavant  les  Ordi- 
naires plus  rapprochés  de  Rome  recevaient  moins  de  pouvoir  (les  anciennes  for- 
mules I  et  II).  La  nouvelle  formule  des  facultés  apostoliquesj  est  dite  1"  majeure, 
i.e.  à  l'usage  des  Ordinaires  de  missions  revêtus  du  caractère  episcopal,  ou 
2*  mineure,  i.e.  à  l'usage  des  Ordinaires  qui  en  sont  dépourvus.  Elle  fut  concédée 
pour    une    durée    de    10   ans.      Il    en    existe    déjà    d'excellents    commentaires. 

L'ouvrage  du  P.  Michiels,  tout  en  demeurant  plutôt  l'instrument  de  travail 
du  professeur  et  de  l'étudiant,  prend  place  parmi  les  contributions  contemporaines 
les   plus  remarquables   à   la   science   canonique. 

Raymond  Chaput,  o.m.i. 
*       ♦       * 

Eugene  Forbes.  —  The  Canonical  Separation  of  Consorts.  An  Historical 
Synopsis  and  Commentary  on  Canons  1128-11)32.  The  University  of  Ottawa  Press, 
Ottawa,  Ontario,  1948.  24  cm.,  286  p.  (Universitas  Catholica  Ottaviensis.  Disserta- 
tiones  ad  gradum  laureae  in  facultatibus  ecclesiasticis  consequendum  conscriptae. 
Series   canonica.  —  Tomus   15.) 

Father  Forbes,  now  Chancellor  of  the  diocese  of  Saginaw,  Michigan,  wrote 
The  Canonical  Separation  of  Consorts  as  his  dissertation  for  the  Doctorate  in 
Canon  Law.  The  separation  of  consorts  means  the  cessation  of  cohabitation  between 
the  husband  and  wife  with  the  marriage  bond  remaining  intact.  The  subject  is 
one  of  importance,  and  a  work  that  treats  it  thoroughly  is  of  great  practical  value. 
It  has  been  developed  somewhat  by  commentators  of  the  Code;  especially  by  Fr. 
Doheny  in  his  work.  Canonical  Procedure  in  Matrimonial  Cases.  But,  "to  the 
writer's  knowledge,  there  has  been  no  previous  work  dealing  exclusively"  with 
the  subject  (p.  15).  Canonists,  therefore,  will  be  thankful  to  the  Author  for 
his   extensive   and  scholarly  treatise   on  the   subject. 

The  historical  synopsis  considers  the  legal  separation  of  consorts  as  it  is 
found  in  the  Old  and  New  Testament,  Roman  Law,  and  Ecclesiastical  Law  before 
the   promulgation    of   the    Code. 

The  author  devotes  126  pages  of  his  dissertation  to  the  history  of  the  subject. 
The  attaching  of  such  importance  to  the  evolution  of  the  law  on  the  separation 
of  consorts,  as  shown  by  the  lengthy  consideration  of  it,  is  of  no  slight  merit. 
This,  of  the  two  parts  of  the  thesis,  offers  the  better  and  newer  contribution  to 
juridical  science.  The  author  devoted  a  special  article  to  the  teaching  of  St. 
Thomas  on  the  subject.  He  has  found  it  unnecessary  to  review  the  writings 
of  all  the  theologians  on  the  subject  because  of  the  great  similarity  of  their 
teaching^'  (p.  103-104).  However  this  reviewer  feels  that  some  hints,  both  his- 
torical and  bibliographical,  as  to  this  tradition,  the  points  of  agreement  and 
disagreement,  would  have  been  useful.  This  is  only  a  wish,  and  by  no  means  a 
blame. 


BIBLIOGRAPHIE  127* 

This  incidental  remark  could  also  serve  as  an  answer  to  the  fears  of  future 
doctors  of  Canon  Law,  that,  with  the  field  being  narrowed  each  year  by  the 
theses  that  are  being  published  by  Catholic  Universities,  topics  will  not  remain 
to  be  treated.  This  reviewer  would  rather  think  that  every  dissertation  suggests 
several  others,  especially  as  to  the  historical  development,  which  is  almost 
limitless,    and,    at    the    same    time,    extremely    interesting. 

In  the  second  part  —  the  canonical  commentary,  —  the  author  studies  the 
nature  and  kinds  of  separation,  the  grounds  for  a  separation,  the  authority  for  it, 
and  its  effects.  This  section  is  developed  according  to  the  traditional  method  of 
commentators,  albeit  more  thoroughly  than  in  the  authors,  especially  the  last 
chapter  —  chapter  8  —  on  the  effects  of  separation.  The  question  of  the  domicile 
of  the  separated  wife  —  whether  legitimately  or  not  —  is  treated  very  well. 
The  wording  of  one  sentence  fosters  confusion.  On  page  233,  it  is  written:  "She, 
then,  who  separates  legitimately  propria  auctoritate  on  account  of  her  husband's 
certain  and  manifest  or  public  adultery,  or  he  from  her,  is  capable  of  acquiring 
her  own  domicile."  This  seems  to  be  an  incorrect  way  of  stating  that  the  wife 
acquires  her  own  domicile  regardless  of  whether  it  is  she  or  her  husband  who 
separates   legitimately  propria  aciUaritate   on   account   of   the   partner's   adultery. 

In  the  Appendix,  the  author  has  added  formulas  for  the  decree  of  separation 
and  the  oath  to  be  administered  to  consorts  who  seek  permission  for  a  civil 
divorce.  Secondly,  he  gives  a  synopsis  of  the  civil  legislation  of  the  United  States 
and  Canada  pertaining  to  the  separation  of  consorts. 

Throughout  the  book,  the  sources  that  were  used  are  indicated.  The 
author  definitely  has  been  earnest  in  checking  all  the  data  gathered  in  his  research 
work.  The  extensive  bibliography  includes  the  Latin,  French  and  English  lit- 
erature on  the  subject.  This  reviewer  would  express  a  desideratum  in  reference 
to  the  quotations  from  the  latin  being  given  exclusively  in  English  (e.g.  pp.  103, 
156,  157). 

Praise  is  well  due  to  Fr.  Forbes  for  the  choice  of  his  dissertation,  for  its 
scholarly  treatment  and  its  practical  presentation.  The  book  will  certainly  be  of 
great  assistance  to  the  Diocesan  Curias,  and  it  is  to  be  hoped  that  its  success 
will  incite  the  author  to  make  further  contributions  to  the  science  of  Canon  Law. 


Paul-Henri   Lafontaine,   o.m.i. 


* 


André  Marc,  s.j.  —  Psychologie  reflexive.  Tome  I.  La  Connaissance.  Tome 
II.  La  Volonté  et  l'Esprit.  Paris,  Desclée  de  Brouwer,  1949,  23,  5  cm.,  382  et 
422   p. 

Constituant  les  numéros  29  et  30  de  la  section  philosophique  du  Museum 
Lessianum,  publié  par  des  Jésuites,  cet  ouvrage  n'est  pas  vme  histoire  de  la 
philosophie,  ni  l'exposé  détaillé,  ni  la  discussion  d'ensemble  de  la  doctrine  d'au- 
cune philosophie.  Au  fur  et  à  mesure  que  se  présentent  les  problèmes  de  l'intel- 
ligence et  de  la  volonté,  l'auteur  interroge  les  penseurs  les  plus  marquants,  et 
on  a  l'impression  d'être  assis  à  une  table  ronde  autour  de  laquelle  une  discus- 
sion s'engage,  avec  de  fructueux  échanges  intellectuels.  Platon  et  Aristote,  les 
scolastiques  du  moyen  âge,  représentés  surtout  par  saint  Thomas  et  les  grands 
commentateurs,  dont  Jean  de  Saint-Thomas,  Cajetan  et  Suarez,  les  modernes 
comme    Descartes,    Leibnitz,    Hume,    Locke,    Berkeley,    Kant    et    Renouvier,    ainsi 


128*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

que  les  contemporains  Bergson,  Blondel,  Lachelier,  Hamelin,  Maréchal,  Sertil- 
langes,  Maritain  et  G.  Dumas  ont  chacun  leur  mot  à  dire.  Cet  essai  de  philo- 
sophie comparée  prouve  la  continuité  de  la  pensée  humaine  et  l'identité  des 
questions,  et  permet  aux  différentes  écoles  de  se  compléter  mutuellement.  Trop 
souvent,  parce  qu'on  s'est  contenté  de  répéter  les  thèses  thomistes  sans  trop 
se  préoccuper  du  vocabulaire  et  des  courants  modernes,  la  philosophie  scolastique 
a  pris  un  air  vieillot.  On  ne  peut  faire  ce  reproche  au  père  Marc.  Il  ne  faut 
pas  conclure  cependant  que  sa  méthode  soit  tout  à  fait  éclectique,  car,  au  fond, 
il  reste  fidèle  à  la  philosophia  parennis,  même  s'il  l'enrichit  de  tout  l'apport 
des    quatre    derniers   siècles. 

L'auteur,  qui  ne  se  confine  pas  aux  cadres  ordinaires  de  la  psychologie 
rationnelle,  traite  longuement  de  la  connaissance  sensible  et  intellectuelle,  en  abor- 
dant fréquemment  les  problèmes  epistémologiques.  Il  est  aussi  question  de  la 
volonté,  de  la  liberté,  de  l'habitude,  de  la  réalité  et  de  la  nature  de  l'esprit, 
du   composé   humain,   et   enfin   de  la   personne   et   de   l'individu. 

Dans  la  conclusion,  intitulée  La  méthode,  il  traite  de  l'élaboration  des  idées, 
de  la  méthode  reflexive  et  du  système.     Voici   comment  il  résume  celui-ci: 

Parce  qu'il  anime  et  organise  l'intelligence,  qui  se  pense  scientifique- 
ment, le  système  fait  d'elle  un  vivant,  dont  il  assouplit  les  mouvements,  sans 
les  raidir.  Quand  il  se  développe,  elle  devient  adulte,  comme  un  corps 
par  la  différenciation  de  ses  membres.  Surtout  le  système  naît  et  grandit 
comme  un  organisme:  littéralement  il  s'enfante,  car  il  est  à  l'inverse  d'une 
juxtaposition  de  concepts  mais  côte  à  côte  et  reçus  tout  formés.  Il  est 
leur  liaison,  en  sorte  qu'ils  s'appellent,  s'impliquent  et  s'engendrent.  Vous 
assistez  à  leur  naissance  ;  vous  suivez  leur  histoire  et  leur  genèse,  telle- 
ment qu'il  est  impos-sible  de  penser  les  uns,  ou  même  l'un  quelconque, 
sans  penser  tous  les  autres.  Etant  donné  le  signe,  par  exemple,  je  ne  puis 
le  penser  sans  penser  la  loi  de  la  connaissance,  acte  commun  du  connais- 
sant et  du  connu,  sans  penser  l'intelligence  et  la  sensibilité.  A  son  tour 
je  ne  puis  penser  la  sensation  et  ne  pas  penser  le  mouvement,  l'espace, 
le  temps  et  la  mémoire,  ainsi  que  les  divers  sens  selon  diverses  struc- 
tures de  l'espace  et  du  temps.  Il  m'est  impossible  de  penser  l'intelligence 
liée  au  sens  et  distincte  de  lui,  sans  penser  l'intellect  activant  et  l'in- 
tellect passif,  le  schématisme,  l'abstraction  des  concepts  à  partir  des  phan- 
tasmes et  leur  objectivation  en  eux,  la  volonté,  le  libre  arbitre.  Pour 
comprendre  ces  facultés,  je  suis  contraint  de  poser  l'esprit,  comme  leur 
source  et  comme  forme  du  corps;  moyennant  quoi  je  pose  tout  le  com- 
posé humain,  la  personne  et  l'individu.  Pour  expliquer  un  acte,  je  dois 
poser  l'homme  tout  entier,  comme  l'embryon  s'accomplit  dans  l'adulte. 
Qui  dit  système  ne  dit  donc  pas  pensée  incomplète,  mais  pensée  achevée, 
finie  !  En  elle,  système,  spontanéité,  raisonnement,  pourvu  qu'ils  soient 
bien  entendus,  sont  faits  pour  se  promouvoir  et  renforcer.  La  vue  de 
l'ensemble  et  des  détails  dans  leur  compénétration,  telle  est  la  vie  de 
l'intelligence  ! 

Cet  ouvrage  riche,  touffu  et  nuancé,  qui  ne  cache  pas  sa  préférence  pour 
la  philosophie  scolastique,  jouit  d'une  Lettre-Préface  de  M.  René  Le  Senne,  dont 
la  philosophie  des  valeurs  présente  certaines  affinités  avec  l'existentialisme  de 
Gabriel  Marcel,  la  philosophie  de  l'esprit  de  Lavelle  et  aussi  l'idéalisme  de  Le 
Roy.  C'est  une  nouvelle  et  brillante  présentation  de  la  psychologie  rationnelle, 
à   laquelle  les  penseurs   de  tous  les  temps   ont   apporté   quelque   chose. 

Henri   Saint-Denis,   o.m.i. 

*       *       * 

Avec   l'autorisation   de   l'Ordinaire  et   des   Supérieurs. 


Tentatives  françaises 

pour  un  renouvellement 

de  la  théologie* 


L'activité  théologique  a  été  grande  en  France  au  cours  des  der- 
nières années.  Le  trait  dominant  peut  en  être  signalé  dans  les  ten- 
tatives faites  par  un  certain  nombre  de  théologiens  afin  de  renouveler 
leur  science,  avec  les  réactions  et  controverses  qui  s'ensuivirent.  Notre 
intention  est  d'offrir  un  aperçu  d'ensemble  de  cette  production  en  même 
temps  que  d'avancer  les  appréciations  convenables.  Nous  ne  l'entre- 
prendrons point  sans  prudence:  car  à  qui  s'informe  de  la  littérature 
en  cause,  il  apparaît  aussitôt  que  l'on  n'a  point  affaire  avec  quelque 
dessein  concerté  et  dont  l'exécution  se  déroulerait  selon  des  phases 
méthodiques.  On  est  plutôt  en  présence  d'un  esprit,  qui  au  surplus 
n'a  point  commencé  par  se  définir  clairement  à  lui-même,  mais  dont 
les  manifestations  diverses  ont  assez  de  convergence  pour  être  grou- 
pées en  un  exposé  suivi.  Le  mot  de  «  théologie  nouvelle  »  a  pour 
lui  l'autorité  de  Sa  Sainteté  Pie  XII  qui  le  rapporta,  par  manière 
d'avertissement,  au  cours  de  l'allocution  prononcée  devant  la  29**  Con- 
grégation générale  de  la  Compagnie  de  Jésus,  le  17  septembre  1946  ^. 
Il  a  été  employé  depuis  par  les  adversaires  du  mouvement  et  dans 
une  acception  péjorative.  Son  danger  serait  de  favoriser  la  simpli- 
fication de  ce  qui  demande  à  être  discerné.  Quelle  réalité  le  mot 
recouvre,  c'est  ce  qui  ressortira,  nous  l'espérons,  de  la  présente 
relation. 

*  La  Theologische  Revue  de  Munster  (Allemagne)  a  prié  le  R.  P.  Th.  Deman, 
o.p.,  d'écrire  un  article  d'information  et  d'appréciation  doctrinale  sur  l'activité  théo- 
logique française  des  dernières  années  à  laquelle  fait  allusion  le  nom  répandu  de 
«  théologie  nouvelle  ».  Cette  étude  a  paru  en  version  allemande  légèrement  abrégée 
dans  le  fascicule  2,  t.  46  (1950).  Nous  croyons  en  faciliter  l'accès  aux  lecteurs  de 
langue  française  en  en  publiant  ici,  avec  la  bienveillante  autorisation  de  la  Theologische 
Revue,  la  rédaction  originale.   (N.D.L.R.) 

1  Acta  Apostolicœ  Sedis,  38,  S.  2,  13  (1946),  p.  385.  Texte  ci-dessous,  note 
n*   41. 


130*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Entre  les  diverses  manifestations  que  nous  allons  dire  et  cer- 
taines opinions  émises  ailleurs,  le  lecteur  ne  manquera  pas  de  remar- 
quer des  ressemblances.  Pour  donner  ou  rendre  à  la  théologie  une 
efficacité  pratique  et  pastorale  que  son  traitement  scolaire  ne  lui 
assurait  point,  de  nombreux  auteurs  ont  proposé,  principalement  en 
Allemagne,  le  programme  et  les  règles  d'une  «  Verkiindigungstlie- 
ologie  ^  ».  Nous  ne  croyons  pas  que  les  tentatives  dont  nous  devons 
parler  procèdent  historiquement  et  par  voie  de  dépendance  directe 
de  cet  ordre  de  recherches.  Le  «  message  »,  s'il  n'est  pas  étranger 
aux  perspectives  des  théologiens  français,  n'occupe  pas  universellement 
dans  leur  pensée  la  place  centrale  et  organique  qu'on  lui  vit  chez 
les  théologiens  allemands.  En  un  sens,  le  nouveau  mouvement  enga- 
gerait une  réforme  plus  radicale,  puisqu'en  somme  il  remet  en  ques- 
tion la  manière  de  comprendre  r«  intelligence  de  la  foi  ».  Il  serait 
à  ce  titre  davantage  apparenté,  quant  à  l'inspiration,  avec  les  débats 
où  fut  contestée  de  quelque  manière  la  qualité  rationnelle  ou  scien- 
tifique de  la  théologie  ^.  Entre  plusieurs  autres,  le  regretté  A.  Stolz, 
inquiet  de  l'introduction  en  théologie  de  la  notion  aristotélicienne 
de  science,  avait  tenté  de  promouvoir  une  «  théologie  charisma- 
tique ^  ».  Il  n'apparaît  pas  toutefois  que  même  ces  dernières  discus- 
sions aient  déterminé  les  conceptions  des  auteurs  français.  Elles  sem- 
blent procéder  d'un  milieu  propre  et  d'initiatives  originales;  elles 
offrent  en  tout  cas  leurs  caractères  distincts. 


Sous  le  titre  de  «  Sources  chrétiennes  »,  une  collection  a  com- 
mencé de  paraître  en  1942,  dirigée  par  les  rév.  pères  H.  de  Lubac 
et  J.  Daniélou,  s.j.  On  voulait  «  mettre  à  la  disposition  du  public 
cultivé  des  ouvrages  complets  des  Pères  de  l'Eglise  en  y  joignant  tous 


2  Voir  la  recension  critique  de  cette  littérature  dans  Bulletin  thomiste,  VI 
(1940-1942),  n°^  582-606,  par  A.-F.  Utz,  o.p.  Une  étude  formelle  sur  le  mouvement: 
E.  Kappler,  Die  Verkilndigungstheologie.  Gotteswort  auf  Lehrstuhl  und  Kanzel 
(Studia  Friburgensia,   N.  F.,   H.  2),  Fr.   i.  d.   Schweiz,    1949. 

3  Aperçu  de  cette  littérature,  pour  la  langue  allemande  et  les  années  qui  pré- 
cèdent 1943,  dans  la  même  revue  critique  de  A.-F.   Utz,  ibid.,  n°^  561-581. 

^  Exposé  et  critique  par  M.-R.  Gagnebet,  o.p..  Le  problème  actuel  de  la  théo- 
logie et  la  science  aristotélicienne  d'après  un  ouvrage  récent,  dans  Divus  Thomas 
(Piacenza),  20  (1943),  pp.  237-270. 


TENTATIVES   FRANÇAISES  ...  131* 

les  éléments  qui  peuvent  en  permettre  une  totale  intelligence  ^  », 
dans  l'intention  de  conduire  les  esprits  modernes  jusqu'à  ces  textes 
antiques  plutôt  que  d'adapter  ceux-ci  à  la  mentalité  des  hommes 
d'aujourd'hui.  Effort  de  culture  patristique  par  conséquent,  dont 
s'inspireraient  le  choix  des  auteurs,  les  introductions,  les  notes.  L'un 
des  résultats  que  les  éditeurs  ont  de  fait  particulièrement  poursuivis 
a  été  la  remise  à  l'honneur  de  l'exégèse  spirituelle.  Le  premier 
volume  laissait  paraître  déjà  cette  préoccupation.  Elle  devint  patente 
avec  le  volume  7,  paru  en  1943,  et  qui  contenait  les  Homélies  d^Ori- 
gène  sur  la  Genèse,  L'un  des  deux  directeurs,  le  P.  de  Lubac,  écrivit 
pour  cet  ouvrage  une  longue  introduction.  Elle  constituait  un  vigou- 
reux plaidoyer  en  faveur  de  la  méthode  exégétique  pratiquée  par 
Origène,  avec  la  réfutation  des  griefs  ordinairement  intentés  contre 
cet  allégorisme.  Bien  qu'il  fût  spécifié  qu'Origène  reconnaissait  un  sens 
littéral  et  historique  de  l'Ancien  Testament,  il  était  manifeste  que  le 
P.  de  Lubac,  à  l'encontre  sans  doute  de  l'interprétation  exclusive- 
ment positive  dont  la  Bible  est  parmi  nous  l'objet,  entendait  par- 
dessus tout  faire  valoir  la  beauté  et  l'intérêt  de  l'exégèse  figurative, 
si  même  Origène  en  avait  exagéré  les  procédés.  Le  plaidoyer  fut 
repris  et  poursuivi  dans  le  volume  16,  où  étaient  présentées,  en  1947, 
du  même  Origène,  les  Homélies  sur  TExode.  La  grande  pensée  de 
l'unité  des  deux  Testaments  était  ici  dégagée,  qui  anime  l'exégèse 
origénienne:  l'Ancien  est  la  figure  du  mystère  du  Christ,  et  de  là 
vient  son  prix  permanent,  comme  l'Evangile  à  son  tour  est  la  figure 
du  royaume  à  venir.  11  n'y  a  en  cette  position,  insiste  le  père  de 
Lubac,  aucun  dédain  des  faits;  Origène  a  bien  plutôt  découvert  le 
sens  profond  de  l'histoire  sainte,  supérieur  en  cela  à  Philon  et  aux 
Grecs.  Il  reste,  dirons-nous,  qu'Origène  est  incapable  de  se  reporter 
dans  le  passé  comme  tel  et  que  l'idée  d'une  préparation  évolutive 
à  l'avènement  du  Christ,  par  manière  de  lente  et  progressive  éduca- 
tion du  peuple  élu,  à  travers  les  mille  vicissitudes  d'événements  forte- 
ment engagés  dans  le  mouvement  du  monde,  lui  est  étrangère.  Il 
réduit  le   passé  au  présent,   il   pousse  le   présent   dans   le   futur.      Or, 

5  Sources  chrétiennes.  1  :  Grégoire  de  Nysse.  Contemplation  sur  la  vie  de 
Moïse  ou  traité  de  la  perfection  en  matière  de  vertu.  Introduction  et  traduction  de 
Jean  Daniélou,  s.j.,  Paris-Lyon,   1942,  Avertissement  des  éditeurs,  p.  7. 


132*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

nous  sommes  devenus  curieux  du  passé  et  capables  d'en  prendre 
l'intelligence.  Sans  abolir  le  caractère  figuratif  de  l'Ancienne  Loi, 
sobrement  interprété,  nous  concevons  désormais  l'histoire  du  peuple 
juif,  en  sa  substance  la  plus  humaine,  comme  acheminement  effectif 
vers  le  Christ.  Rien  n'est  pour  nous  privé  d'intérêt,  des  détails  qui 
choquaient  l'écrivain  alexandrin  ou  lui  semblaient  inutiles.  Et  certes 
le  caractère  inspiré  des  Ecritures  n'exige  pas  que  nous  traitions  celles- 
ci  à  la  manière  d'une  lecture  spirituelle  dont  toutes  les  syllabes  doivent 
être  immédiatement  édifiantes.  Il  y  a  plus  à  tirer  du  donné  bibli- 
que, nous  n'en  doutons  pas,  que  ne  font  les  disciplines  profanes 
employées  à  son  explication,  fussent-elles  réglées  par  les  normes  de 
la  foi.  Encore  faut-il  que  toute  explication  soit  fondée  en  définitive 
sur  le  donné  biblique.  Dans  la  mesure  oii  une  interprétation  ne 
dépend  que  de  l'ingéniosité  de  l'exégète,  elle  cesse  à  bon  droit  de 
nous  intéresser. 

Les  pages  brillantes  du  P.  de  Lubac  laissaient  donc  la  place  à 
une  mise  au,  point.  Lui-même  revint  sur  le  sujet  dans  un  long  article 
où  est  revendiqué,  avec  le  sens  noble  et  traditionnel  du  mot  d'allé- 
gorie, le  mode  d'interprétation  qui,  sans  préjudice  du  sens  historique, 
discerne  dans  l'Ancien  Testament  un  sens  des  choses  ^.  Mais  d'autres 
auteurs  entraient  dans  la  lice.  À  l'aide  du  même  mot  d'allégorie,  le 
R.  P.  L.  Bouyer,  de  l'Oratoire,  estimant  nécessaire  à  la  liturgie  une 
meilleure  connaissance  de  la  Bible  faisait  valoir  le  rapport  des  diverses 
parties  de  l'Écriture  entre  elles,  de  façon  que  les  données  initiales 
du  livre  sacré  apparaissent  reprises  dans  la  suite  selon  des  significa- 
tions de  plus  en  plus  spirituelles.  En  sa  substructure  la  plus  intime, 
disait-il,  la  prédication  de  Jésus  s'entend  comme  «  allégorisation  » 
d'idées  prises  de  l'Ancien  Testament.  L'exégèse  spirituelle,  en  consé- 
quence, «  inviscérée  dans  le  propre  progrès  de  la  révélation»  (p.  44), 
ne  sera  rien  d'autre  qu'une  génétique  de  ces  idées  ou  thèmes  pro- 
gressivement manifestés.     Elle  n'a  plus  rien  de  commun  avec  la  fan- 

^  H.  DE  LuBAC,  s.j.,  «  Typologie  »  oa  «  allégorisme  »,  dans  Recherches  de  Science 
religieuse,  34  (1947),  pp.  180-226.  La  thèse  de  l'article  était  amorcée  dans  une  note 
de  l'introduction  aux  Homélies  sur  la  Genèse,  p.  52,  n°  4.  Parmi  les  volumes  à 
paraître  de  la  collection  «  Théologie  »  (voir  infra),  est  annoncé  maintenant  du  même 
auteur  un  Origène  et  l'Ecriture. 


TENTATIVES   FRANÇAISES  ...  133* 

taisie;  elle  se  concilie  naturellement  avec  l'exégèse  scientifique^.  La 
même  intention  de  justifier  le  sens  spirituel  en  le  disjoignant  de  tout 
arbitraire  inspire  l'article  du  R.  P.  A.-M.  Dubarle,  o.p.  Le  mot  d'al- 
légorie toutefois  est  ici  rejeté  comme  signifiant  l'interprétation  d'un 
texte,  tandis  que  le  sens  spirituel  appartient  à  la  réalité  que  signifie 
le  texte  littéralement  pris.  Par  là  est  plus  fortement  marquée  qu'elle 
ne  l'était  chez  le  précédent  auteur,  la  nécessaire  connexion  des  deux 
sens  de  l'Écriture.  Loin  de  s'opposer  à  l'étude  scientifique  de  la 
Bible  comme  une  méthode  toute  différente,  la  recherche  du  sens  spi- 
rituel requiert  celle-là  et  la  suppose.  En  même  temps  qu'il  mettait 
en  garde  contre  l'imitation  indiscrète  des  Pères  en  matière  d'inter- 
prétation de  l'Ecriture,  le  P.  Dubarle  invitait  à  rechercher  dans  le 
Nouveau  Testament  les  exemples  et  les  règles  de  cette  spiritualisation 
de  l'Ancien  Testament,  que  le  sens  spirituel  en  somme  est  chargé 
de  découvrir;  il  rejoignait  en  cela  l'une  des  idées  maîtresses  du  P. 
Bouyer  ^.  Pour  le  fond  des  choses,  la  méthode  préconisée  par  le 
R.  P.  J.  Guillet,  s.j.,  ne  diffère  guère  de  ce  qu'on  vient  de  dire:  il 
s'agit  cette  fois  encore  de  donner  à  l'Ancien  Testament  une  entière 
valeur  religieuse  et  chrétienne  en  le  lisant  dans  la  lumière  de  la 
totalité  de  l'Écriture.  Des  rapprochements  doivent  être  ainsi  obtenus 
et   des   thèmes   dégagés,   qu'une  exégèse  moins   synthétique   eût  laissés 

'''  L.  Bouyer,  de  l'Oratoire.  Liturgie  et  exégèse  spirituelle,  dans  La  Maison- 
Dieu,  cah.  7  (1946),  pp.  27-50.  L'auteur  ne  cache  pas  (p.  42,  n°  10)  ce  que  doit 
son  article  à  l'ouvrage  du  théologien  anglican  A.-G.  Hébert,  The  Throne  of  David. 
A  study  of  the  Fulfilment  of  the  Old  Testament  in  Jesus  Christ  and  his  Church, 
Londres  1945  ^.  —  C.  r.  de  cet  ouvrage  dans  Revue  des  Sciences  philos,  et  théol., 
32  (1948),  p.  78  (A.-M.  Dubarle,  o.p.).  Les  études  suivantes  du  P.  Daniélou 
montrent  l'exégèse  spirituelle  à  l'œuvre  dans  la  liturgie  chrétienne:  Déluge,  baptême, 
jugement,  dans  Dieu  vivant,  cah.  8,  pp.  97-112;  Traversée  de  la  mer  rouge  et  baptême 
aux  premiers  siècles,  dans  Recherches  de  Science  religieuse,  33  (1946),  pp.  402-430. 

8  A.-M.  Dubarle,  o.p..  Le  sens  spirituel  de  l'Ecriture,  dans  Revue  des  Sciences 
philos,  et  théoL,  31  (1947),  pp.  41-72.  La  littérature  récente  du  sujet,  plus  étendue 
qu'il  ne  peut  être  indiqué  dans  la  présente  chronique,  est  relevée  dans  cet  article. 
Le  R.  P.  C.  Spicq,  o.p.,  a  fait  des  réserves  sur  l'usage  du  Nouveau  Testament'  comme 
règle  de  discernement  des  sens  spirituels,  dans  la  crainte  manifeste  qu'on  n'abuse  du 
procédé  et  qu'on  ne  porte  atteinte  à  l'excellence  du  sens  littéral:  «  Dieu  a  tout  dit, 
dans  le  sens  littéral,  de  ce  qui  intéressait  notre  vie  spirituelle  »  (Revue  des  Sciences 
philos,  et  théoL,  32  [1948],  p.  92).  Le  Bulletin  d'où  est  extrait  cette  remarque 
{ibid.,  pp.  84-93)  est  une  vigoureuse  protestation  contre  les  excès  et  maladresses  dont 
s'accompagne  aujourd'hui  la  volonté  de  lire  religieusement  la  Bible,  au  détriment  de 
l'étude  scientifique,  en  dehors  de  laquelle  cependant  nul  progrès  n'est  à  espérer.  Sont 
atteints  notamment  par  cette  critique  des  articles  plus  sensationnels  que  réfléchis  du 
P.  Daniélou.  Le  P.  Spicq  n'a  aucune  peine  à  fonder  ses  considérations  sur  des  pas- 
sages  essentiels   de   l'encyclique  Divino  afflante  Spiritu. 


134*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

inaperçus.  Entre  Alexandrie  et  Antioche,  les  oppositions  seraient  du 
coup  surmontées.  Le  même  auteur  offrait  récemment  un  exemple  de  sa 
méthode  qui  tient,  peut-on  dire,  dans  le  discernement  des  transpo- 
sitions que  reçoit  un  même  événement,  telle  la  marche  au  désert 
du  peuple  hébreu,  d'une  partie  de  l'Ecriture  à  l'autre  et  de  l'An- 
cien Testament  au  Nouveau  ^.  A  condition  de  le  bien  entendre,  il 
ressort  donc  de  ces  études  que  le  sens  spirituel  n'emporte  nulle  dépré- 
ciation, mais  bien  plutôt  un  approfondissement  de  l'étude  scientifique 
de  la  Bible.  Les  auteurs  nommés  ont  en  commun  de  vouloir  sous- 
traire cette  part  précieuse  de  l'Ecriture  aux  justes  reproches  et  au 
dédain  que  se  sont  mérités  les  procédés  artificiels  des  Alexandrins. 
Tel  est  le  bénéfice  qu'a  pu  entraîner,  un  peu  par  manière  de  provo- 
cation initiale,  la  réhabilitation  d'Origène  plaidée  par  le  P.  de  Lubac. 
Plus  récemment  le  P.  Daniélou  dans  un  chapitre  de  son  Origène, 
s'est  efforcé  de  rattacher  à  la  Tradition  l'exégèse  de  l'Alexandrin, 
distinguant  en  celle-ci  la  «  typologie  »  valable  de  1*  «  allégorie  >  fan- 
taisiste ^*. 

Une  question  naît  de  là,  pertinemment  posée  par  M.  l'abbé  J. 
Chatillon  à  l'occasion  de  l'article  du  P.  Dubarle  ^".  Qu'en  est-il  du  rap- 
port du  sens  spirituel  avec  la  théologie  ?  M.  Chatillon  l'ordonne  à 
ce  qu'il  appelle  la  spiritualité,  la  théologie  ayant  en  propre,  estime- 
t-il,  de  tirer  de  l'Ecriture  des  «  prémisses  »,  à  partir  desquelles  elle 
argumente.  Mais  on  laisse  paraître  de  la  sorte  une  notion  singulière- 
ment  appauvrie  de  la  théologie.  Celle-ci  reçoit  de  l'Ecriture  ses 
principes,  entendons-les  chargés  de  toute  la  substance  religieuse  et 
de  la  signification  la  plus  riche  que  contiennent  les  Livres  inspirés. 
Le  donné  biblique  n'est  point  empêché  de  posséder  toute  sa  force 
au  départ  de  la  théologie.  Il  est  recueilli  par  la  foi,  en  laquelle  il 
est  bien  sûr  que  convergent  tous  les  mouvements  de  l'âme  fervente 
éprise  de  Dieu.  Pourquoi  le  théologien  ne  commencerait-il  pas  par 
savoir  sa  Bible  à  fond  ?     Et  puisque  la  Bible  possède  un  sens  spirituel, 

^  J.  GuiLLET,  s.j.,  Les  exégèses  d'Alexandrie  et  d' Antioche.  Conflit  ou  malen- 
tendu, dans  Recherches  de  Science  religieuse,  34  (1947),  pp.  257-302.  Id.,  Le  thème 
de  la  marche  au  désert  dans  V Ancien  et  le  Nouveau  Testament,  ibid.,  36  (1949), 
pp.   16M8L 

9'    J.   Daniélou,   Origène,   Paris   1948    (coll.:    «Le   génie   du   chritianisme  »),  Voir 
le  chap.:   Origène  exégète,  pp.   195-198. 

10    Dans  la  Revue  du  Moyen  Age  latin,  4  (1948),  pp.  437-439. 


TENTATIVES   FRANÇAISES  .  .  .  135* 

il  n'aura  garde  de  le  négliger.  Mais  cette  information  prise,  le  travail 
théologique  demeure  entier.  Il  consiste  dans  la  pénétration  du  donné 
par  le  moyen  de  l'intelligence  humaine.  Et  comme  l'intelligence 
humaine  est  discursive,  on  appliquera  sans  hésiter,  avec  audace  et  con- 
fiance, à  la  matière  religieuse  d'abord  assumée,  la  variété  des  pro- 
cédés rationnels.  Cette  sorte  d'investigation  est  d'autant  plus  néces- 
saire que  le  donné  est  lui-même  plus  riche  et  plus  divers.  La  théologie 
à  cet  égard  apparaît  comme  une  discipline  faute  de  laquelle  l'esprit  du 
fidèle  risque  de  ne  plus  maîtriser  ses  pensées.  A  réserver  le  sens 
spirituel  à  la  spiritualité,  sous  prétexte  qu'il  s'obtient  non  par  voie 
deductive,  mais  par  intuition  et  expérience  intérieure  —  qu'on  n'oublie 
pas  cependant  le  rôle  directeur  de  l'exégèse  littérale,  —  on  prive  la 
théologie  d'une  part  de  son  donné  en  même  temps  qu'on  soustrait 
une  part  de  l'Écriture  à  l'élaboration  rationnelle.  Aussi  bien  n'est- 
il  rien  dans  le  sens  spirituel,  suivant  le  principe  de  saint  Thomas, 
quod  Scriptura  per  litteralem  sensum  alicubi  manifeste  non  tradat 
(I*  p.,  qu.  1,  a.  10,  ad  l'")  ^^.  On  devra  donc  attendre  des  méthodes 
d'exégèse  signalées  ci-dessus  moins,  semble-t-il,  une  extension  de  la 
matière  théologique  qu'une  prise  de  possession  plus  parfaite  du  donné, 
d'où  la  théologie  reçoive,  en  son  labeur  propre,  une  stimulation  salu- 
taire. 

Les  réflexions  qui  précèdent  sont  parties  de  quelques  volumes 
des  «  Sources  chrétiennes  ».  La  collection  a  continué  sa  carrière. 
Bien  des  volumes  se  contentent  de  nous  offrir  des  textes  probes,  fidè- 
lement traduits,  honnêtement  commentés.  Maints  collaborateurs 
demeurent  entièrement  étrangers  au  mouvement  théologique  que  nous 
décrivons  ici.  Une  série  latine,  puis  une  série  de  textes  hétérodoxes 
ont  été  annexées  à  la  série  grecque.  Peut-être  remarque-t-on,  dans 
l'ensemble,  une  tendance  à  retenir  les  auteurs  favorables  au  type 
d'exégèse  loué  dans  les  débuts.  Une  déclaration  du  P.  Daniélou,  au 
cours  d'un  article  qu'il  faudra  de  nouveau  évoquer  plus  loin,  cau- 
serait  une    inquiétude.      Comparant   la   collection    actuelle    avec    celle 

11  Voir  C.  Spicq,  Le,  p.  90:  «Si  l'on  a  toujours  profit  à  éclairer  renseigne- 
ment néo-testamentaire  du  baptême,  par  exemple,  par  la  typologie  de  la  mer  rouge, 
le  fruit  spirituel  de  ces  rapprochements  sera  bien  loin  de  valoir  celui  d'une  théo- 
logie biblique  du  baptême  d'après  saint  Paul  ou  saint  Jean  selon  le  sens  littéral. 
L'achèvement  de  la  révélation  est  plus  clair  que  ses  débuts;  et  au  vrai,  ceux-ci 
8'éclairent   par  ceux-là.  » 


136*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

qu'entreprirent  jadis  en  France  Hemmer  et  Lejay,  il  marquait  en 
ces  termes  leurs  différences  :  «  Pour  cette  dernière,  disait-il,  il  s'agis- 
sait avant  tout  de  publier  des  documents  historiques,  témoins  de  la 
foi  des  anciens.  La  nouvelle  pense  qu'il  y  a  plus  à  demander  aux 
Pères.  Ils  ne  sont  pas  seulement  les  témoins  véritables  (vénérables  ?) 
d'un  état  de  choses  révolu:  ils  sont  encore  la  nourriture  la  plus  actuelle 
pour  les  hommes  d'aujourd'hui,  parce  que  nous  y  retrouvons  précisé- 
ment un  certain  nombre  de  catégories  qui  sont  celles  de  la  pensée 
contemporaine  et  que  la  théologie  scolastique  avait  perdues  ^^.  »  On 
disait  plus  à  propos  dans  la  préface  générale  de  la  collection  (vol.  1, 
p.  7)  que  les  Pères  «  représentent  pour  nous  un  domaine  culturel 
presque  aussi  éloigné  que  celui  de  l'Inde  ou  de  la  Chine  ».  Retenons 
donc  les  volumes  des  «  Sources  chrétiennes  »  comme  autant  d'aides 
propres  à  nous  introduire  dans  l'intelligence  difficile  des  Pères  et  écri- 
vains ecclésiastiques.  Si  la  scolastique  doit  ou  non  en  pâtir,  la  ques- 
tion en  sera  débattue  ci-dessous. 

Parmi  les  catégories  qu'il  est  soucieux  de  récupérer,  l'auteur  qu'on 
vient  de  citer  semble  tenir  spécialement  à  ce  qu'il  appelle  une  théo- 
logie de  l'histoire.  Entre  la  restauration  de  l'exégèse  spirituelle  et 
cette  préoccupation,  la  parenté  est  certaine.  Il  s'agit  en  effet  de 
découvrir  une  intelligibilité  à  la  suite  du  temps  et  à  la  succession  des 
événements,  plus  spécialement  d'évaluer  le  rapport  de  l'Ancien  au 
Nouveau  Testament,  de  définir  le  rôle  de  l'histoire  profane  à  l'égard 
du  christianisme  et  réciproquement,  de  déterminer  le  sens  de  la  période 
présente  dans  le  déroulement  chrétien  de  l'histoire.  On  a  pour  cette 
raison  accordé  une  attention  privilégiée  à  l'ouvrage  de  l'exégète  pro- 
testant, Oscar  CuUmann,  sur  le  Christ  et  le  Temps,  paru  en  1947 
•à  la  fois  en  allemand  et  en  français.  Une  aspiration  religieuse  et  une 
perception  plus  pénétrante  du  fait  chrétien  commandent  cet  ordre 
de  recherches.  Mais  on  y  décèle  en  outre  l'influence  des  diverses 
philosophies  qui  ont  pris  en  considération  la  dimension  historique 
ou  temporelle,  soit  l'hégélianisme  et  le  marxisme.  Des  travaux  divers 
sont  nés  de  là,  qui  ne  sont  pas  sans  enrichir  en  effet  notre  connais- 

12    Etudes,  249  (1946,  2),  p.  10. 


TENTATIVES   FRANÇAISES  .  .  .  137* 

sance  du  christianisme  comme  réalité  temporelle  ^^.  La  scolastique 
a  été  mise  en  cause  également  à  ce  sujet,  comme  privée  de  l'ordre 
de  pensées  auxquelles  on  voudrait  ainsi  revenir.  Il  n'est  pas  sûr  qu'elle 
en  soit  entièrement  démunie,  si  l'on  s'avise  des  nombreux  endroits  où 
saint  Thomas,  par  exemple,  a  réfléchi  aux  rapports  de  la  Loi  ancienne 
avec  la  nouvelle,  ainsi  qu'à  l'ordre  progressif  de  la  Révélation.  A 
supposer  même  que  les  études  actuelles  dussent  innover  purement 
et  simplement  sur  ce  point,  qui  y  verrait  un  motif  de  mépriser  l'ap- 
port considérable  qu'a  fourni  d'autre  part  la  scolastique  ?  Il  faudrait 
s'exercer  à  accueillir  de  telle  sorte  les  acquisitions  du  présent  qu'on 
ne  renonçât  point  à  la  possession  des  trésors  du  passé.  Et  l'on  n'aura 
garde  de  méconnaître  la  compétence  de  la  raison  pour  l'élaboration 
du  donné  nouveau  que  les  études  positives  auraient  chance  de  nous 
constituer:  en  quoi  la  scolastique  a  proposé  un  exemple  qui  ne  perd 
rien  de  sa  validité. 

Où  peut  conduire  une  vision  chrétienne  de  l'histoire  libérée 
des  contraintes  théologiques,  on  en  a  l'exemple  dans  les  spéculations 
que  n'a  pas  hésité  à  proposer  au  public  le  R.  P.  Teilhard  de  Chardin, 
s.j.  Citons  parmi  plusieurs  autres,  l'article  des  Etudes  intitulé:  Vie 
et  planètes.  Que  se  passe-t-il  en  ce  moment  sur  la  terre  ^*  ?  On 
trouvera  annoncée  là  —  faut-il  dire  prophétisée  ?  —  une  «  planétisa- 
tion  »  de  l'homme,  c'est-à-dire  l'établissement  d'une  sorte  de  règne 
de  l'amour,  dans  l'unité  et  la  solidarité  universelles,  comme  terme 
prochain  de  l'évolution  cosmique.  Il  nous  est  révélé  au  surplus 
que  la  «  fin  du  monde  »  est  à  concevoir  comme  une  projection  en 
Dieu  de  l'humanité  devenue  tout  entière  mystique,  la  terre  étant 
abandonnée  à  la  destruction.     On  est  moins  confondu  encore  par  ces 

13  Quelques  titres  dans  l'article  du  P.  Daniélou:  Christianisme  et  histoire, 
dans  Etudes,  255  (1947,  4),  pp.  399-402.  Un  Père  de  l'Eglise  signalé  comme  exem- 
ple de  l'investigation  souhaitée:  J.  Daniélou,  Saint  Irénée  et  les  origines  de  la  théo- 
logie de  l'histoire,  dans  Recherches  de  Science  religieuse,  34  (1947),  pp.  227-231. 
D'anciens  usages  liturgiques  explorés  comme  significatifs  d'une  conception  chrétienne 
de  l'histoire:  J.  Daniélou,  La  typologie  de  la  semaine  au  IV'  siècle,  ibid.,  35  (1948), 
pp.  382-411;  Id.  La  typologie  millénariste  de  la  semaine  dans  le  christianisme  pri- 
mitif, dans  Vigiliœ  christianœ,  2  (1948),  pp.  1-16.  La  classification  reçue  des  sens 
scripturaires  confrontée  avec  la  nécessité  de  prendre  l'intelligence  de  l'histoire  (pour 
conclure  à  une  lacune  de  cette  classification)  :  G.  Courtade,  s.j.,  dans  Recherches 
de  Science  religieuse,  36  (1949),  pp.  136-141.  Un  article  du  R.  P.  H.  Rahner,  s.j., 
a  été  traduit  en  français  et  publié  dans  la  revue  Dieu  vivant,  cah.  10,  pp.  93-115,  sous 
le  titre  La  théologie  catholique  de  l'histoire;  l'auteur  s'y  inspire  de  saint  Augustin. 

14  Etudes,  249    (1946,  2),  pp.   145-169. 


138*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

aventureuses  conceptions  que  par  le  crédit  qu'ont  prétendu  leur  accor- 
der des  esprits  distingués.  Le  recteur  de  l'Institut  catholique  de  Tou- 
louse, M^'  Bruno  de  Solages,  a  fait  des  vues  du  P.  Teilhard  de  Char- 
din l'objet  du  discours  de  rentrée  prononcé  le  18  novembre  1947 
devant  un  auditoire  universitaire  ^^.  Exposé  fidèle  et  intelligent, 
où  l'on  se  renseignera  opportunément  sur  le  système.  Mais  que  le 
savant  jésuite  ait  christianisé  la  théorie  de  l'évolution,  en  sorte  que 
voilà  théologiquement  assimilée  l'une  des  découvertes  que  la  science 
moderne  semblait  avoir  vouées  au  matérialisme,  on  ne  l'affirme  qu'à 
la  condition  de  n'être  difficile  ni  sur  le  christianisme  ni  sur  la  théo- 
logie ^^. 

*        «        * 

Concurremment  avec  les  «  Sources  chrétiennes  »,  la  collection 
«  Théologie  »  devait  bientôt  s'imposer  à  l'attention.  Elle  s'annon- 
çait comme  une  série  d'«  Etudes  publiées  sous  la  direction  de  la  Faculté 
de  Théologie  S.  J.  de  Lyon-Fourvière  ».  Le  premier  volume  parut 
chez  un  grand  éditeur  parisien  en  1944.  Il  avait  pour  auteur  le 
R.  P.  H,  Bouillard,  s.j.,  nom  inconnu  à  cette  date  dans  les  cercles  théo- 
logiques, et  s'intitulait:  Conversion  et  Grâce  chez  Saint  Thomas 
(TAquin,  Etude  historique.  L'ouvrage  avait  été  présenté  comme  thèse 
de  doctorat  à  la  Faculté  susdite.  Sur  la  foi  du  titre  et  de  l'appareil 
historique    mis    en   oeuvre,    on    aurait    attendu    qu'il    prît    rang    parmi 


15     Texte  dans  Bulletin  de  Littérature  ecclésiastique,  48    (1947),  pp.  CIII-CXVI. 

1^  UOsservatore  Romano  du  4  décembre  1948  (88^  année  n"  283)  avait  publié 
en  4^  page  la  relation  datée  de  Paris  de  journées  d'études  d'aumôniers  de  l'Action  catho- 
lique ouvrière  française.  Parmi  les  conférences  données  par  d'  «  éminents  théologiens  », 
figurait  celle  du  P.  Teilhard  de  Chardin,  oii  se  retrouvaient  les  vues  habituelles 
de  ce  dernier  sur  la  cosmogénèse,  la  psychogénèse,  la  christogénèse,  les  trois  ères  de 
l'évolution  cosmique  qui  se  succèdent  avec  une  continuité  à  la  fois  logique  et  phy- 
sique. Dans  son  numéro  du  30  janvier  1949  (89^  année,  n°  24),  le  même  journal 
■  introduisait  dans  sa  première  page,  sous  le  titre  «  Precisazione  »,  un  texte  non  signé. 
Il  y  était  déclaré  que  la  correspondance  parue  dans  le  numéro  du  4  décembre  pré- 
cédent avait  suscité  des  «  remontrances  et  observations  »,  spécialement  pour  deux 
motifs:  le  premier,  parce  qu'il  n'avait  été  fait  aucune  réserve  sur  les  enseignements 
attribués  dans  ce  communiqué  au  P.  Teilhard  de  Chardin;  le  second,  «pour  avoir 
présenté  comme  «  eminent  théologien  »  le  même  P.  Teilhard  de  Chardin,  alors  qu*il 
est  notoire  que  ce  religieux  ne  se  distingue  pas  précisément  dans  le  domaine  de  la 
théologie,  sa  compétence  spéciale  appartenant  à  un  autre  domaine  scientifique  ». 
Le  journal  romain  ajoutait  que,  sans  contester  le  moins  du  monde  la  compétence 
spéciale  dudit  auteur  en  paléontologie,  il  estimait  devoir  préciser  que  nombre  des 
observations  de  caractère  doctrinal  proposées  par  le  P.  Teilhard  de  Chardin  «  sont 
sujettes  à  de  graves  réserves,  étant  donné  que  son  système,  sous  l'aspect  philoso- 
phique  et   théologique,   n'est    point   privé    d'obscurités   et    d'ambiguités    dangereuses  ». 


TENTATIVES   FRANÇAISES  ...  139* 

les  nombreuses  monographies  qui  sont  consacrées  de  nos  jours  à  la 
théologie  médiévale  et  à  saint  Thomas  d'Aquin  en  particulier.  Mais 
l'auteur,  s'inspirant  de  la  thèse  ancienne  du  P.  J.  Stufler,  préten- 
dait démontrer  que  la  notion  moderne  de  grâce  actuelle  est  absente 
de  la  théologie  de  saint  Thomas.  Fort  de  l'enquête  ainsi  conduite, 
il  expliquait  dans  sa  conclusion  que  la  doctrine  thomiste  de  la  grâce, 
fâcheusement  conditionnée  par  l'aristotélisme,  était  à  considérer  comme 
une  théologie  médiévale  désormais  dépassée.  Aussi  bien  est-ce  la  loi 
de  la  théologie  d'être  soumise  au  renouvellement  incessant  qui  la  fasse 
correspondre  à  la  mentalité  du  jour.  Ici  s'inscrivait  la  phrase  appe- 
lée à  devenir  fameuse:  «  Une  théologie  qui  ne  serait  pas  actuelle  serait 
une  théologie  fausse  »  (p.  219).  Un  livre  ainsi  conçu  devait  être 
remarqué.  Il  mettait  en  cause  et  la  permanence  du  thomisme  et  la 
stabilité  de  la  théologie  —  pour  ne  rien  dire  de  l'immutabilité  dog- 
matique que  l'auteur,  sentant  le  péril,  s'était  efforcé  de  sauvegarder. 
De  fait,  on  a  beaucoup  disputé  de  cette  publication,  qui  demeure 
l'exemple  d'un  succès  dû  moins  à  la  qualité  de  l'œuvre  qu'à  l'audace 
juvénile  et  probablement  inexpérimentée  de  l'auteur  ^^.  Il  est  n:ême 
permis  de  dire  que  la  controverse  instituée  autour  de  la  «  théologie 
nouvelle  »  a  concerné  principalement  le  genre  de  problèmes  soulevés 
par  ce  volume.  Et  là  gît  en  effet  le  point  vif  des  dissentiments,  auquel 
se  ramènent  les  débats  plus  particuliers.  Avant  d'en  traiter  à  notre 
tour,  nous  devons  suivre  la  production  ultérieure  pour  relever  ce 
qu'elle  offre  de  significatif. 

Nous  pouvons  ne  pas  nous  attacher  au  second  volume  où  le  P. 
Daniélou,  intervenant  dans  le  domaine  de  sa  compétence,  présentait 
la  doctrine  spirituelle  de  saint  Grégoire  de  Nysse  comme  expression 
d'une  expérience  authentiquement  chrétienne.  De  même  parmi  les 
volumes  qui  ont  succédé,  s'il  en  est  peu  qui  ne  prêtent  à  quelques 
remarques  du  point  de  vue  de  cette  chronique,  il  suffira  de  retenir 
expressément,  comme  plus  caractéristiques  et  comme  plus  débattues, 
les  deux  contributions  du  P.  de  Lubac,  déjà  rencontré  ci-dessus  à  pro- 

1'^  L'application  formelle  de  la  méthode  historique  à  l'étude  d'une  doctrine  tho- 
miste a  valu  à  l'auteur  le  suffrage  de  plusieurs  recenseurs,  qui  montrent  au  demeu- 
rant n'être  guère  entrés  dans  le  sujet  traité.  Parmi  les  recensions  dégageant  heureu- 
sement le  contenu  de  l'ouvrage,  nous  signalerons  celle  de  A.  Farne,  dans  L'Année 
théologique,  6  (1945),  pp.  426-441,  bien  qu'elle  se  soit  attiré  le  mécontentement  de 
l'intéressé   (Recherches  de  Science  religieuse,  33   [  1946  ],  p.   113). 


140*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

pos  de  l'exégèse  spirituelle.  La  collection  compte  à  ce  jour  15  volu- 
mes. Les  titres  parus  et  annoncés  représentent  quelques  changements 
par  rapport  au  programme  primitif;  certains  débordent  les  strictes 
limites   d'études  théologiques. 

L'étude  publiée  en  1944,  comme  troisième  volume  de  la  collection, 
et  qui  vient  de  para-tre  en  2"  édition  revue  et  augmentée  ^^,  signalait 
à  l'attention  un  phénomène  curieux  et  instructif  de  l'histoire  de  la 
théologie.  Tandis  que  le  «  corps  mystique  »  est  pour  nous  l'Eglise, 
il  désignait  dans  le  haut  moyen  âge  l'eucharistie.  Le  passage  d'un 
sens  à  l'autre,  motivé  en  premier  lieu  par  le  souci  de  marquer  expres- 
sément la  présence  réelle  contre  l'hérésie  de  Bérenger  de  Tours,  n'a 
pas  été  sans  troubler  la  conception  traditionnelle  de  l'eucharistie  et 
de  l'Eglise.  Détachée  du  sacrement,  celle-ci  perdait  de  son  mystère 
pour  se  rapprocher  d'une  organisation  sociale  juridiquement  com- 
prise. Et  l'eucharistie  était  vue,  par  le  moyen  des  catégories  de  sub- 
stance et  d'accident,  comme  contenant  réellement  le  corps  et  le  sang 
du  Seigneur,  mais  sans  que  l'on  retînt  avec  un  soin  pareil  son  rapport 
essentiel  avec  la  constitution  et  l'achèvement  du  corps  ecclésial.  Sans 
forcer  l'histoire,  en  en  respectant  bien  plutôt  l'extrême  diversité,  l'ou- 
vrage dénonce  cet  ensemble  de  faits  avec  une  grande  abondance  de 
preuves  documentaires.  Il  remet  le  lecteur  moderne  en  présence  d'une 
tradition  et  d'une  forme  de  pensée  à  quoi  les  traités  en  usage  de  l'eu- 
charistie comme  de  l'Eglise  ne  l'avaient  guère  initié.  D'où  une  inquié- 
tude, que  le  mouvement  général  du  livre  contribue  à  éveiller:  dans  une 
matière  aussi  religieuse  que  le  mystère  du  corps  du  Christ,  ne  faut- 
il  pas  déplorer  l'intervention  de  la  raison  et  le  recours  à  la  philo- 
sophie ?  La  scolastique  ne  se  révèle-t-elle  pas  impuissante  à  retenir 
en  ses  concepts  rigoureux  la  plénitude  de  l'authentique  pensée  chré- 
tienne ?  Le  P.  de  Lubac  pour  son  compte  se  garde  bien  d'en  juger 
aussi  simplement.  Il  avoue  que  l'avènement  de  la  dialectique  ici 
comme  ailleurs  fut  une  nécessité  de  l'histoire.  Il  n'estime  point  que 
les  plus  grands  parmi  les  théologiens  scolastiques  aient  perdu  toute 
notion  du  symbolisme  en  farv^eur  avant  eux.  Il  ne  voudrait  nullement 
que  l'on  renonçât  aux  avantages  que  leur  science  a  acquis  à  la  théo- 

18    H.  DE  LuBAC,  s.j..  Corpus  mysticum.     L'Eucharistie  et  l'Eglise  au  Moyen  Age. 
Etude  historique    (Théologie,  3),  2"  édition,  revue  et   augmentée,  Paris,  Aubier,   1949. 


TENTATIVES    FRANÇAISES  ...  141* 

logie  chrétienne.  L'avant-propos  de  la  2*  édition  affirme,  contre 
des  interprétations  outrées,  ces  intentions  que  l'ouvrage  laisse  en  effet 
paraître.  Il  reste  que  cette  étude  marque  avec  force  un  changement 
de  mentalité  survenant  vers  la  seconde  moitié  du  XI*  siècle.  Et  la 
méthode  désormais  triomphante  se  chiffre  bel  et  bien  par  l'abandon 
pratique  d'admirables  complexes  où  s'étaient  complu  depuis  les  ori- 
gines l'ensemble  des  penseurs  chrétiens.  Non  point  passage  du  confus 
au  distinct,  comme  on  le  pense  souvent,  mais  des  inclusions  du  symbo- 
lisme aux  antithèses  de  la  dialectique.  Sans  faire  le  procès  de  la 
scolastique,  le  P.  de  Lubac  induisait  par  là  des  esprits  moins  pru- 
dents en  la  tentation  de  l'entreprendre.  Il  les  aurait  mieux  prémunis 
en  évitant  de  disjoindre  l'intelligence  de  la  foi,  telle  que  la  poursuivit 
un  saint  Anselme,  du  type  de  recherche  pratiqué  par  saint  Augustin. 
Car  chez  le  docteur  médiéval,  le  P.  de  Lubac  perçoit  un  souci  de 
«  démonstration  »  qui  ne  permet  plus,  estime-t-il,  cette  étonnante  con- 
ciliation de  la  raison  et  de  la  mystique  dont  saint  Augustin  nous 
offre  l'exemple.  On  peut  répondre  que  la  raison  augustinienne  est 
fortement  dialectique  et  que  tous  les  procédés  de  la  sagesse  philo- 
sophique, le  saint  docteur  n'a  pas  hésité  à  les  transposer  sur  les  objets 
chrétiens.  En  un  sens,  la  théologie  scolastique,  si  attentive  à  dis- 
cerner la  part  de  la  foi  et  celle  de  la  raison  dans  les  conclusions  de 
sa  recherche,  sauvegarde  le  mystère  davantage  qu'un  saint  Augustin 
tout  appliqué  à  son  œuvre  de  sagesse.  Le  sens  de  l'inconnaissable 
est  aussi  plus  aigu  chez  qui  a  davantage  réfléchi  à  la  constitution  du 
savoir  théologique  ^^.  De  sorte  qu'il  n'est  pas  tellement  assuré  que 
la  mentalité  dont  il  est  fait  discrètement  reproche  à  saint  Anselme 
ne  soit  pas  présente  déjà  chez  le  penseur  chrétien  considéré  à  bon 
droit  comme  le  plus  respectueux  et  le  plus  épris  des  valeurs  religieuses 
de  la  Révélation.  Au  fond,  comme  le  suggère  en  de  belles  pages 
(2*  éd.,  pp.  258-265)  le  P.  de  I^ubac,  il  n'y  a  pas  d'antinomie  réelle 
entre  raison  et  foi.  Tout  le  malheur  et  les  malentendus  proviennent 
d'une  conception  «  laïcisée  »  de  l'intelligence.  Mais  celle-ci  ne  nous 
est  pas  inévitable.     Il  nous   suffirait   d'en  surmonter  le  préjugé   pour 

19  Sur  les  rapports  de  la  foi  et  de  la  raison  dans  la  recherche  augustinienne 
et  la  différence  de  la  «  sagesse  »  par  rapport  à  la  théologie  scolastique,  on  peut 
consulter  notre  étude:  Composantes  de  la  théologie,  dans:  Revue  des  sciences  philos, 
et  théoL,  28    (1939),  pp.   386-434.     Voir  spécialement  pp.  398  sq.,  415  sq. 


142*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

associer  de  nouveau  l'investigation  rationnelle  la  plus  rigoureuse  avec 
le  sens  le  plus  fervent  des  mystères  chrétiens.  Spéculer  ne  s'entend 
pas  comme  contraire  à  contempler.  Nous  croyons  que  la  fréquenta- 
tion d'un  théologien  comme  saint  Thomas  favorise  singulièrement 
l'usage  religieux  de  l'intelligence.  A  propos  de  l'eucharistie  spéciale- 
ment, il  a  été  signalé  combien  sa  doctrine  si  fortement  «  dialectique  » 
s'est  montrée  respectueuse  du  symbolisme  et  de  l'héritage  patristi- 
que  ^^.  Une  enquête  historique  comme  celle  du  P.  de  Lubac  garde 
au  demeurant  la  grande  utilité  de  nous  avertir  des  trésors  de  pensée 
que  la  mission  du  théologien  n'est  jamais  de  méconnaître,  mais  n'est 
de   qu'il  se   doit  toujours   de  promouvoir. 

Quant  au  genre  de  travail,  sinon  quant  au  sujet  traité,  la  con- 
tribution suivante  du  même  auteur  n'est  pas  sans  rapport  avec  l'étude 
qu'on  vient  de  signaler.  Intitulé:  Surnaturel.  Etudes  historiques,  le 
volume  parut  en  1946  comme  8"  de  la  collection.  Il  consiste  essen- 
tiellement, sur  le  point  annoncé  par  le  titre,  en  une  critique  de  la 
théologie  telle  qu'elle  s'est  constituée  depuis  le  XVI*  siècle  avec  la 
censure  et  la  réfutation  du  baïanisme.  On  en  vint  en  effet  à  conce- 
voir un  ordre  naturel  complet  en  soi,  auquel  la  grâce  n'était  plus  que 
surajoutée.  Indépendamment  de  ce  don  divin,  on  estimait  que  la 
nature  possédait  sa  fin  propre  et  qu'il  eût  été  parfaitement  possible 
qu'elle  fût  comblée  comme  nature.  On  sauvait  manifestement  de  cette 
manière  la  gratuité  de  l'ordre  surnaturel,  mais  l'on  versait  en  d'autres 
périls  et  l'on  rompait  avec  une  tradition  consacrée,  que  le  propos  du 
P.  de  Lubac  est  précisément  de  remettre  à  l'honneur.  L'entreprise  n'est 
pas  absolument  neuve.  Un  grand  nombre  de  travaux,  au  contraire, 
ont  paru  depuis  une  trentaine  d'années  qui,  stimulés  peut-être  par 
la  prise  de  position  de  M.  Blondel,  se  sont  efforcés  de  déterminer 
l'enseignement  de  saint  Thomas  d'Aquin  notamment  sur  le  rapport 
de  la  nature  au  surnaturel.  On  peut  s'informer  dans  les  tomes  suc- 
cessifs du  Bulletin  thomiste  de  l'état  et  du  progrès  de  cette  recherche. 
Le  livre  du  P.  de  Lubac  suscita  néanmoins  une  particulière  attention, 
pour  la  raison  peut-être  qu'au  lieu  de  se  présenter  comme  une  mono- 
graphie il  affrontait  hardiment,  muni  d'une  érudition  voyante,  l'ensem- 


20    M.-J.    Nicolas,    o.p.,    dans   Revue    thomiste^   46    (1946),   p.    387    (recension   de 
l'ouvrage  du  P.  de  Lubac). 


TENTATIVES    FRANÇAISES  ...  143* 

ble  du  mouvement  théologique  issu  de  l'opposition  aux  thèses  de 
Baïus  et  de  Jansénius,  avec  l'intention  déclarée  de  redresser  cette 
déviation.  Trois  gros  blocs  d'études  composent  l'ouvrage,  que  com- 
plètent des  notes  finales  et  une  conclusion.  On  est  loin  d'un  travail 
achevé  jusque  dans  l'ordonnance  extérieure  et  les  détails  de  la  rédac- 
tion. Mais  le  fond  importe  principalement.  Pour  justifier  son  juge- 
ment sur  la  rupture  qu'il  réprouve  dans  la  théologie  moderne,  le  P. 
de  Lubac  arguait  principalement  de  saint  Thomas  et  rendait  toute  sa 
force  à  ce  désir  naturel  de  la  vision  divine  qui  est  l'une  des  doctrines 
certaines  du  Docteur  angélique.  Il  allait  jusqu'à  dire  que  saint  Thomas, 
s'il  connaît  un  état  de  nature  pour  l'homme,  ne  connaît  point  d'ordre 
naturel  et  de  fin  dernière  assignée  à  la  nature  humaine  comme  telle. 
La  fidélité  à  cet  enseignement  n'eût  donc  jamais  autorisé  l'introduc- 
tion en  théologie  du  concept  de  pure  nature.  Non  que  saint  Thomas 
lui-même  soit  sans  reproche:  car  il  use  à  propos  de  l'homme  de  la 
catégorie  aristotélicienne  de  nature,  alors  que  toute  équivoque  eût  été 
bannie  avec  la  catégorie  patristique  et  biblique  d'image  de  Dieu.  On 
reconnaît  le  genre  de  grief  qu'intentait  à  saint  Thomas  le  P.  Bouil- 
lard  dans  les  matières  de  la  grâce.  Mais  le  P.  de  Lubac  n'est  pas 
empêché  de  se  réclamer  surtout  du  Docteur  angélique,  dont  la  théo- 
logie par  conséquent  semble  posséder  à  l'égard  des  doctrines  modernes 
une  remarquable  puissance  de  renouvellement.  Mieux  valût  en  somme 
pour  la  thèse  du  présent  livre  que  celle  du  P.  Bouillard  ne  s'imposât 
point.  Nous  ne  ferons  point  difficulté  pour  notre  part  de  recon- 
naître chez  saint  Thomas  un  rapport  de  la  nature  à  la  grâce  infini- 
ment plus  fort  que  ne  le  laisse  soupçonner  le  dualisme  aujourd'hui 
répandu,  en  sorte  que  l'interprétation  du  P.  de  Lubac,  quant  à  son 
orientation  générale,  mérite  l'adhésion.  Nous  n'entendons  point 
approuver  pour  autant  le  détail  des  exégèses  ou  la  conduite  de  la 
démonstration.  On  le  comprendra  mieux  tout  à  l'heure.  Plus  géné- 
ralement, il  apparaît  légitime,  voire  nécessaire,  d'opérer  dans  la  théo- 
logie moderne  le  travail  de  rectification  et  de  purification  dont  ce 
livre  offre  un  exemple.  Des  travaux  analogues  ont  été  entrepris  à 
propos  de  la  foi  ou  des  principes  de  la  moralité.  D'autres  traités 
donneraient  lieu  à  la  même  entreprise  critique.  «  On  est  en  droit 
de   penser,    écrivait   l'auteur    dans    l'Avant-Propos,    que    bien    des    con- 


144*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

ceptions  mûries  dans  le  champ  de  la  théologie  ne  représentent 
point  des  acquêts  indiscutables.  »  Assurément.  Et  défendant  cette 
position,  le  P.  de  Lubac  déclarait  dans  une  article  postérieur:  «  Nous 
ne  partagerons  pas  la  superstition  qui  semble  être  celle  de  quel- 
ques théologiens  pour  le  «  moderne  »  en  tant  que  tel  ^^.  »  Pour  cette 
fois,  la  «théologie  nouvelle  »  consiste  donc  dans  le  retour  délibéré  à 
l'ancien  ^^.  On  ne  peut  qu'y  applaudir.  Ces  remarques  faites,  qui 
concernent  la  partie  historique  et  critique  de  l'ouvrage,  nous  ne  cache- 
rons point  que  la  faiblesse  de  Surnaturel  est  précisément  de  rester 
pour  l'essentiel  un  ouvrage  historique  et  critique.  L'auteur  y  est  allé 
de  toute  sa  vigueur.  Mais  comment  n'a-t-il  point  perçu  que  le  dépla- 
cement des  positions  admises  qu'il  entend  opérer  entraîne  un  pro- 
blème, celui-là  précisément  que  le  système  de  la  pure  nature  résolvait 
si  radicalement,  à  savoir  la  gratuité  de  l'ordre  surnaturel  ?  Ou  plu- 
tôt le  P.  de  Lubac  a  fort  bien  perçu  le  problème.  Mais  il  ne  l'a  point 
résolu.  Seules  les  notes  et  la  conclusion  du  livre  y  sont  consacrées. 
Elles  n'emportent  pas  l'assentiment.  Pour  sauvegarder  à  la  fois  la 
destinée  surnaturelle  inscrite  dans  la  nature  spirituelle  et  la  gratuité 
du  don  divin  sans  lequel  cette  destinée  est  inaccessible,  l'auteur  est 
conduit  à  penser  que  la  création  même  de  la  nature  spirituelle  pos- 
sède la  signification  d'un  appel  de  la  grâce.  L'homme  n'exige  rien 
de  Dieu,  ce  qui  serait  en  effet  intolérable;  mais  Dieu  même  a  pris 
l'initiative  de  combler  l'homme  lorsqu'il  le  fit  à  son  image,  en  vue 
de  le  parfaire  à  sa  ressemblance.  L'ordre  de  la  grâce  est-il  donc  pro- 
mis déjà  du  seul  fait  de  la  création  des  esprits  ?  On  n'évite  pas 
de  le  penser.  Il  est  permis  d'estimer  que  dans  cette  conception,  si 
les  méfaits  du  dualisme  sont  conjurés,  l'admirable  valeur  chrétienne 
que  représente  l'absolue  gratuité  de  la  vocation  surnaturelle  se  trouve 
compromise.  De  même  que  le  plaidoyer  prononcé  plus  haut  en  faveur 
de  l'exégèse  d'Origène  appelait  une  mise  au  point,  de  même  le  procès 
intenté   cette   fois   à  la  théologie   moderne   appelle  un  complément  ^^. 

21  Recherches   de  Science  religieuse,   36    (1949),   p.   84. 

22  Tel  était  déjà  le  cas,  dans  une  mesure,  avec  l'ouvrage  précédent.  Plus  d'une 
fois,  le  P.  de  Lubac  s'est  élevé  contre  l'idée  qu'une  théologie  plus  récente  serait  de 
ce  fait  une  théologie  plus  accomplie. 

23  Entre  ces  deux  séries  de  travaux,  il  n'est  pas  défendu  de  percevoir  une  cer- 
taine unité  d'inspiration.  Elle  ressort  de  ces  lignes  que  le  P.  de  Lubac  écrivait  à 
propos    d'Origène:    «L'Ecriture,    l'âme,    l'univers:    trois    pièces    d'un    même    ensemble, 


TENTATIVES    FRANÇAISES  ...  145* 

Faute  d'une  solution  satisfaisante  au  problème  que  nous  disions,  l'en- 
treprise critique  risque  de  rester  inefficace  et  elle  ne  va  pas  sans  incon- 
vénients. Telle  est  à  notre  avis  la  réserve  fondamentale  qu'appelle 
Surnaturel.  Le  livre  a  été  abondamment  commenté.  Sur  sa  thèse 
historique  et  critique,  les  avis  sont  partagés.  Sur  son  essai  constructif, 
ils  sont  autant  dire  unanimes.  Car  nous  n'avons  relevé,  parmi  les 
comptes  rendus  sérieux  et  les  études  consacrés  à  l'ouvrage,  aucune 
adhésion  plénière  à  la  solution  du  P.  de  Lubac,  mais  au  contraire 
nombre  de  protestations  "*.     L'auteur   est  revenu  sur  son  livre.     Il  a 

exigeant  de  notre  part  la  même  attitude  foncière,  pour  nous  conduire  jusqu'à  Dieu  .' .  . 
Ce  que  nous  appelons  dans  l'Ecriture  sens  spirituel,  dans  l'âme  nous  le  nommons 
image  de  Dieu  »    (OrigÈne,  Homélies  sur  l'Exode,  Sources  chrétiennes,  16,  p.  70). 

24  Ne  laissons  point  sans  preuve  cette  affirmation.  Nous  retenons  les  inter- 
ventions   suivantes,    en   ordre   chronologique: 

J.  DE  Blic,  s.j.,  Mélanges  de  Science  religieuse,  4  (1947),  p.  93-113.  Critique 
la  thèse  historique  de  l'ouvrage,  mais  en  prenant  appui  sur  ce  que  présente  d'insuf- 
fisant   l'explication    théorique.      Car    le    surnaturel    doit    être    «  impostulable  ». 

B.  RoMEYER,  s.j.,  Archives  de  Philosophie,  vol.  17,  cah.  2,  SuppL  bibl.  n°  2, 
pp.  1-6.  Sympathique  à  l'idée  de  désir  naturel,  maintient  que  la  surnaturalisation 
est  gratuite.     Mais  n'approfondit  pas. 

L.  Malevez  6.J.,  Nouvelle  Revue  théologique,  79  (1947),  pp.  3-31.  La  critique 
essentielle  de  cette  étude  pénétrante  et  bienveillante  est  que,  si  le  désir  naturel  de 
voir  Dieu  est  inefficace,  il  doit  être  aussi  conditionné,  c'est-à-dire  soumis  au  bon 
plaisir  de  Dieu.  Ouvre  toutefois  un  aperçu  sur  la  solution  selon  laquelle  le  sur- 
naturel serait  «  infaillible  »,  vu  l'amour  infini  de  Dieu.  De  tous  les  recenseurs,  le 
P.  M.  serait  celui  qui  accorde  le  plus  au  P.  de  L.,  quant  à  la  partie  constructive 
du   livre.      Mais   son   assentiment   ne   va   point   sans   réserves. 

Ch.  BoYER,  s.j.,  Gregorianum,  28  (1947),  pp.  379-395.  Demande  avec  sévérité 
comment   le   surnaturel  reste  gratuit   dans   la  théorie   du  P.   de  L. 

M.  C.  [  Appuyns  ]  o.s.b..  Bulletin  de  Théologie  ancienne  et  médiévale,  5  (1947), 
n°  724,  pp.  251-254.  Se  déclare  substantiellement  d'accord  sur  la  partie  historique. 
Ne   se   prononce   pas   quant   à   la   partie   constructive. 

L.-B.  GiLLON,  o.p..  Revue  thomiste,  46  (1947),  pp.  304-310.  Cite  des  textes  anté- 
rieurs à  Cajetan  où  l'ordre  de  l'âme  humaine  à  la  grâce  se  définit  selon  une  puis- 
sance  obédientielle. 

G.  Frénaud,  o.s.b.,  La  Pensée  catholique,  cah.  5  (1948),  pp.  25-47.  Fait  des 
réserves  sur  l'érudition  historique  du  P.  de  L.  Refuse  notamment  le  reproche  d'infidélité 
thomiste  adressé  à  Cajetan,  la  puissance  obédientielle  caractérisant  déjà,  chez  ses 
prédécesseurs  thomistes  et  chez  saint  Thomas  lui-même,  le  rapport  de  la  nature  à 
la  grâce.  —  Ibid.,  cah.  6  (1948),  pp.  30-41,  Conteste  formellement  que  le  désir 
naturel  entendu  à  la  façon  du  P.  de  L.  respecte  la  gratuité  du  surnaturel. 

G.  DE  Brogue,  s.j..  De  Fine  ultimo  Vitœ  humanœ,  Paris,  1948,  App.  III,  pp.  245- 
264.  Attaque  le  P.  de  L.  sur  le  point  vif  de  la  gratuité  de  la  vocation  surna- 
turelle.    Tient   la  thèse  critiquée   pour  contraire   à   saint   Thomas. 

Philippe  de  la  Trinité,  o.c.d..  Etudes  carmélitaines,  27:  Satan  (1948),  pp.  44- 
85.  Saint  Thomas  enseigne  une  double  destinée  de  l'esprit.  Il  y  a  un  désir  naturel 
inefficace  du  surnaturel.  Indique  une  solution  du  problème  de  la  gratuité,  toute  dif- 
férente   de   celle   qu'a    proposée    le    P.    de    L. 

H.  RoNDET,  s.j..  Recherches  de  Science  religieuse,  35  (1948),  pp.  481-521.  Etude 
historique,  propre  à  confirmer  la  thèse  du  P.  de  L.  Ne  discute  pas  le  problème  de 
la   gratuité. 

R.  Garricou-Lagrance,  o.p.,  Angelicum,  25  (1948),  pp.  294-298.  Partant  de  la 
gratuité    du    surnaturel,    conclut,    contre    le    P.    de    L.,    à    la   nécessité    d'une    fin   natu- 


146*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

relevé  certaines  difficultés  qu'on  lui  a  faites  du  point  de  vue  de  l'his- 
toire et  notamment  en  ce  qui  regarde  saint  Thomas  ^^.  Il  s'est  défendu 
de  ce  que  la  renonciation  au  système  de  la  pure  nature  entraînerait 
l'amoindrissement  du  surnaturel;  et  expliquant  sa  propre  pensée,  il 
aboutit  aux  énoncés  suivants:  «  Ce  n'est  pas  le  surnaturel  qui  s'ex- 
plique par  la  nature,  au  moins  comme  postulé  par  elle:  c'est  la  nature 
qui  s'explique,  aux  yeux  de  la  foi,  par  le  surnaturel,  comme  voulue 
pour  lui  .  ,  .  Ainsi  ce  n'est  dans  aucun  cas  la  nature  qui  d'elle- 
même  appelle  le  surnaturel:  c'est  le  surnaturel,  si  l'on  peut  ainsi 
parler,  qui  suscite  la  nature  avant  de  la  mettre  en  demeure  de  l'ac- 
cueillir ^^.  »  La  volonté  de  sauvegarder  la  gratuité  du  surnaturel  est 
évidente  dans  ces  lignes.  Mais  l'antithèse  des  formules  est  illusoire. 
Car  selon  leur  expresse  signification,  la  nature  est  de  soi  ordonnée 
à  la  grâce,  même  si  de  soi  elle  est  entièrement  indigente  pour  accé- 
der à  la  grâce.  Or,  l'ordre  et  l'intention  postulent  l'exécution.  Faute 
de  quoi  ils  demeurent  inintelligibles,  privés  qu'ils  sont  de  raison  d'être. 
On  revient  à  la  proposition  que  le  P.  de  Lubac  voulait  écarter.  Par 
rapport  à  la  conclusion  du  livre,  ces  nouvelles  déclarations  ne  repré- 
sentent aucun  progrès.  Il  est  permis  de  trouver  que  l'auteur  se  défait 
à  bon  compte  des  critiques  dont  fut  l'objet  la  partie  constructive  de 
son  ouvrage,  lorsqu'il  se  plaint  au  cours  du  même  article,  d'avoir  été 
mal  compris  ^^.  Nous  croyons  au  contraire  que  la  solution  du  problème 
ainsi  soulevé  ne  peut  aller  sans  que  de  sérieuses  rectifications  ne 
soient  introduites  dans  la  partie  historique  elle-même  de  l'ouvrage, 
l'orientation  générale  étant  sauve,  que  nous  avons  louée.  Il  ressort 
donc  de  ce  livre,  qpi'il  n'est  point  si  aisé  d'innover  en  théologie,  quand 

relie  possible.  Le  désir  naturel  est  conditionnel  et  inefficace,  «  comme  celui  par  lequel 
l'agriculteur  désire  la  pluie  »  (p.  297,  note  1).  Si  la  nature  chez  l'homme  ou  chez 
l'ange  n'est  pas  complète  de  soi,  avec  des  propriétés  et  une  fin  proportionnée,  il 
n'y  a  plus  de  nature  proprement  dite  ni  par  suite  de  surnaturel.  Voir  Angelicum, 
24   (1947),  p.  135. 

V.  White,  o.p.,  Dominican  Studies,  2  (1949),  pp.  62-73.  Sympathise  avec  l'idée 
d'une  révision  de  la  théologie  reçue.  Marque  la  faiblesse  de  la  thèse  qui  inclut 
dans  le  désir  naturel  non  seulement  la  possibilité,  mais  la  réalité  de  l'ordre  surnaturel. 
Le   P.    de    L.    ne   peut   sur   ce    point    se    réclamer    de   saint    Thomas. 

25  «  Duplex  hominis  beatitudo  »,  dans  Recherches  de  Science  religieuse,  35 
(1948), -pp.  290-299.  Saint  Thomas,  n  Compendium  theologiœ  y>,  c.  104,  ibid.,  36  (1949) 
pp.  300-305. 

26  Le  mystère  du  surnaturel,  dans  Recherches  de  Science  religieuse,  36  (1949), 
pp.  80-121.     Le  paragraphe  cité  se  lit  p.   105. 

27  Ibid.,   p.   90. 


TENTATIVES   FRANÇAISES  .  .  .  147* 

même  l'innovation  consiste  dans  une  restauration  du  passé.  La  tâche 
en  est  urgente,  nous  l'avons  dit;  mais  elle  requiert  un  tact  et  des 
précautions  s'alliant  mal  peut-être  avec  l'entrain  critique.  L'attache- 
ment à  saint  Thomas  compris  profondément,  jusque  dans  les  inten- 
tions et  l'équilibre  de  la  doctrine,  doit  fournir  en  tout  cas  pour  ce 
genre  de  travaux  la  plus  sûre  des  garanties.  Au  prix  de  cette  fidélité, 
il  est  permis  d'être  audacieux. 

«        «        * 

Les  ouvrages  signalés  jusqu'ici  constituent  des  recherches  à  l'oc- 
casion desquelles  se  découvraient  les  intentions  que  nous  avons  dites. 
Un  article  parut  dans  les  Etudes  en  1946  qu'il  fallut  bien  comprendre 
comme  un  manifeste.  Dû  au  P.  Daniélou,  directeur  avec  le  P.  de  Lubac 
des  «  Sources  chrétiennes  »  et  collaborateur  de  «  Théologie  »,  il  formu- 
lait à  l'égard  de  la  théologie  des  revendications  dont  l'accord  était 
visible  avec  l'une  ou  l'autre  des  tendances  observées  précédemment^^. 
Le  besoin  y  était  exprimé  d'une  théologie  «  vivante  »  et  qui  répondît  à 
la  demande  des  auditoires  contemporains.  D'où  nécessité  d'une  accom- 
modation. On  l'obtiendra  selon  trois  voies.  L'une  est  d'assumer  en 
théologie  les  courants  philosophiques  de  ce  temps  en  leur  significa- 
tion primordiale,  soit  le  marxisme  avec  la  valeur  d'historicité  et  l'exis- 
tentialisme avec  la  valeur  de  subjectivité.  Le  P.  Teilhard  de  Chardin 
est  loué  au  passage,  qui  a  «  pensé  le  christianisme  en  tenant  compte 
des  perspectives  ouvertes  par  l'évolution»  (p.  15).  L'autre  voie  s'en- 
tend comme  un  retour  aux  sources:  la  Bible,  les  Pères,  la  liturgie; 
car  une  intelligence  de  l'histoire  doit  être  par  là  obtenue  et  des  caté- 
gories récupérées  que  réclame  impérieusement  l'homme  d'aujourd'hui. 
En  troisième  lieu  enfin  on  mettra  la  pensée  chrétienne  en  contact  avec 
la  vie  et  l'on  en  dégagera  les  attitudes  qui  soient  la  réponse  aux  pro- 
blème concrets  du  présent.  De  l'accommodation  ainsi  comprise,  la 
théologie  scolastique  faisait  les  frais:  car  elle  est  manifestement  étran- 
gère aux  philosophies  de  ce  temps,  elle  a  manqué  d'exploiter  l'héritage 
traditionnel  du  christianisme  en  sa  totalité,  elle  s'est  confinée  dans  la 
spéculation.  Certaines  formules  désinvoltes  aggravaient  l'accusation. 
On  perçoit   aussitôt  ce  qu'elle  menaçait:    la  fonction  essentielle  de  la 

28    J.  Daniélou,  s.j..  Les  orientations  présentes  de  la  pensée  religieuse,  dans:  Etudes^ 
249   (1946,  2),  pp.  5-21. 


148*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

théologie,  qui  n'est  pas  de  s'accominoder  à  un  temps  déterminé,  mais 
de  prendre  l'intelligence  de  la  pensée  divine  contenue  dans  la  Révéla- 
tion ;  le  sain  rationalisme  chrétien  dont  la  théologie  scolastiqne  demeure 
le  monument  insigne;  l'idée  même  de  contemplation  et  c'est-à-dire 
de  connaissance  désintéressée,  dont  tout  le  prix  vient  de  la  vérité  intel- 
lectuellement possédée.  Il  est  permis  certes  de  souhaiter  des  amé- 
liorations à  la  théologie  telle  qu'elle  est  souvent  faite,  et  dans  le  sens 
d'une  adhésion  plus  vivifiante  à  ses  sources  comme  dans  celui  d'une 
plus  grande  efficacité  auprès  des  esprits.  Encore  faut-il  que  son  statut 
fondamental  soit  respecté.  Et  l'on  ne  peut  non  plus  traiter  par  le 
dédain  sa  réalisation  historique  sous  la  forme  des  ouvrages  ou  de  l'en- 
seignement scolastiques.  Les  quelques  réserves  par  lesquelles  l'auteur 
dans  le  même  article  corrigeait  sa  propre  pensée  non  plus  que  des 
réflexions  émises  ici  ou  là  dans  un  sens  différent  n'étaient  en  mesure 
d'apaiser  l'inquiétude  soulevée  ^^.  D'autant  que  l'on  retrouvait  ail- 
leurs l'inspiration  principale  de  cet  article.  A  l'occasion  d'une  recen- 
sion, le  même  P.  Daniélou,  avec  son  intrépidité  coutumière,  faisait 
de   la   diversité    des   spiritualités   la   règle    d'une   diversité   pareille   de 

29  Dans  l'article  cité,  le  danger  était  signalé  en  passant  de  certaines  tendances 
contemporaines,  qu'il  appartient  à  la  théologie  de  ramener  à  de  justes  proportions: 
ainsi  l'insistance  mise  sur  l'amour  du  prochain,  qui  ne  doit  point  faire  tort  au  primat 
de  l'amour  de  Dieu  (pp.  18-19);  ainsi  l'exaltation  du  mariage,  qui  ne  doit  entraîner 
aucune  dépréciation  de  la  virginité  (p.  19).  Sous  la  plume  du  P.  Daniélou,  on  lisait 
ces  lignes  irréprochables  dans  la  même  livraison  des  Etudes  (p.  117):  «Le  christia- 
nisme d'aujourd'hui  est  l'héritier  de  ce  christianisme  éternel  qui  a  lutté  à  l'intérieur 
de  toutes  les  forces  historiques  pour  les  maintenir  subordonnées  au  service  de  la 
destinée  éternelle  de  l'humanité  dont  il  est  responsable  devant  Dieu  ...  La 
tâche  propre  du  christianisme,  qui  est  de  témoigner  pour  la  vérité  permanente  de 
l'homme  et  de  Dieu.  »  Ailleurs,  le  même  auteur  écrivait  éloquemment,  marquant 
la  différence  de  la  conception  chrétienne  et  des  conceptions  humaines  du  progrès: 
«  Celles-ci  attendent  des  découvertes  de  la  science  ou  des  révolutions  sociales  des  chan- 
gements qui  modifient  la  condition  humaine.  Or,  le  chrétien  est  quelqu'un  pour  qui 
jamais  aucune  révolution  ni  aucune  invention  n'apportera  ce  qu'il  possède  déjà  en 
Jésus-Christ.  Il  n'est  pas  question  pour  lui  de  la  formation  d'un  homme  «  nouveau  » 
à  notre  époque.  C'est  Jésus-Christ  qui  est  à  jamais  l'homme  nouveau,  homo  novissimus, 
celui  qui  est  la  fin  déjà  présente.  Et  ce  que  les  hommes  de  notre  temps  appellent 
la  recherche  d'un  homme  nouveau,  ce  ne  sont  que  des  variations  de  l'homme  ancien, 
qui  n'apportent  aucune  nouveauté  essentielle  et  qui  sont  périmées  à  l'avance  par 
la  nouveauté  efficace  que  nous  possédons  déjà  en  Jésus-Christ.  On  voit  que  cette  vue 
commande  entièrement  l'attitude  chrétienne  à  l'égard  du  progrès.  Elle  ne  signifie  pas 
qu'aucun  progrès  ne  soit  possible,  mais  ce  progrès  ne  peut  jamais  être  que  la  décou- 
verte des  richesses  de  Jésus-Christ,  il  ne  pourra  jamais  consister  à  dépasser  Jésus- 
Christ.  Et  cette  affirmation  est  l'acte  essentiel  de  la  foi  à  notre  époque  oiî  l'incroyance 
ne  consiste  pas  à  nier  la  valeur  du  christianisme,  mais  à  le  présenter  comme  une 
étape  importante,  mais  non  dernière,  de  l'évolution  de  l'humanité  »  {Dieu  vivant, 
cah.  11,  p.  146). 


TENTATIVES   FRANÇAISES  ...  149* 

la  théologie  ^^.  Le  R.  P.  G.  Fessard,  s.j.,  se  plaisait  de  son  côté  à 
décocher  une  phrase  irrévérencieuse  contre  le  thomisme  ^^.  On  dira 
que  ce  sont  là  des  bagatelles.  Plus  sérieuses  étaient  les  considérations 
par  où  le  P.  Bouyer  terminait  une  belle  étude  à  la  louange  des  Pères  ^^. 
Dénonçant  les  dangers  de  la  spéculation  rationnelle  de  forme  scolasti- 
que  appliquée  au  mystère  chrétien  —  et  qui  n'ont  pas  manqué,  certes, 
d'être  historiquement  vérifiés,  — •  il  laissait  paraître  une  méprise  sur  la 
nature  véritable  de  la  théologie  scientifique.  Car  la  connaissance 
exacte  et  rigoureuse  du  donné  possède  de  soi  une  valeur  contem- 
plative et  religieuse.  La  fonction  apologétique  et  didactique  qu'elle 
exerce  n'ôte  rien  à  la  théologie  de  ce  caractère:  consistant  en  l'intel- 
ligence de  la  foi,  elle  répond  à  l'aspiration  la  plus  brûlante  de  l'âme 
chrétienne.  Pourquoi  juger  de  la  théologie  sur  les  seuls  défauts  où 
ont  versé  les  théologiens  ?  Un  «  contrepoids  »  ne  devient  nécessaire 
à  la  «  théologie  rationnelle  »  que  dans  le  cas  où  elle  fut  maladroite- 
ment conduite.  On  ne  peut  témoigner  envers  le  mystère  de  plus  grand 
respect  qu'en  le  prenant  pour  principe  de  l'investigation.  Il  suffirait 
en  somme  de  percevoir  la  force  de  ce  dernier  mot  (volontiers  rem- 
placé chez  les  auteurs  dont  nous  parlons  par  celui  de  prémisses;  ainsi 
déjà  chez  M.  Chatillon  nommé  ci-dessus)  pour  que  tombent  bien 
des    méfiances    à    l'adresse    de    la    théologie    scolastique  ^^.      La    nature 

30  Dans  Revue  du  Moyen  Age  latin,  1    (1945),  p.  65. 

31  Dans  Etudes,  247   (1945,  4),  p.  270. 

32  Le  renouveau  des  études  patristiques,  dans  La  Vie  intellectuelle,  févr.  1947, 
pp.  6-25.  Une  conférence  du  R.  P.  O.  Rousseau,  o.s.b.,  publiée  dans  La  Vie  spirituelle, 
n°  336,  janv.  1949,  pp.  70-87,  sous  le  titre  Théologie  patristique  et  Théologie  moderne, 
distingue  à  la  façon  de  l'auteur  précédent  la  méthode  théologique  en  usage  dans 
l'antiquité,  caractérisée  à  la  fois  par  «  le  mouvement  dialectique  de  la  pensée  entre 
l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  »  et  la  «  tension  eschatologique  »,  de  la  méthode 
scolastique,  caractérisée  par  l'emploi  du  concept  et  la  construction  des  systèmes.  Bien 
que  Saint  Thomas  soit  expressément  soustrait  dans  cette  étude  à  toute  appréciation 
défavorable,  il  est  difficile  que  de  telles  vues,  fort  sommaires  à  la  vérité,  n'encoura- 
gent pas  la  méfiance  à  l'égard  de  la  théologie  comme  investigation  rationnelle  du 
donné   révélé. 

33  La  même  idée  d'un  double  plan  de  la  pensée  chrétienne,  celui  de  l'Ecriture, 
des  Pères,  de  la  liturgie  d'une  part,  celui  de  la  pensée  scolastique  d'autre  part,  apparaît 
dans  une  autre  étude  du  P.  Bouyer  consacrée  à  un  sujet  plus  particulier:  Le  pro- 
blème du  mal  dans  le  christianisme  antique,  dans  Dien  vivant,  cah.  6,  pp.  17-42,  Cette 
fois  est  dénoncée  l'inefficacité  (voire  la  «supercherie»)  de  la  spéculation  (dont  l'au- 
teur doit  bien  concéder  qu'elle  a  commencé  avec  saint  Augustin)  et  proclamée  la  néces- 
sité de  revenir  à  la  position  existentielle  du  problème.  Le  dualisme  que  le  P.  B.  se 
plaît  à  marquer  en  ces  termes  est  artificiel.  Pour  peu  en  effet  que  l'on  réfléchisse  aux  don- 
nées chrétiennes  et  qu'on  en  veuille  prendre  l'intelligence,  ne  sera-t-on  pas  conduit 
aux  définitions,  distinctions  et  explications  élaborées  par  la  théologie  classique  ?  Celle- 
ci  n'a  rien  fait  d'autre  que  d'interpréter  scientifiquement  les  affirmations  de  l'Ecriture, 


150*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE   D'OTTAWA 

de  la  Révélation  était  en  cause,  et  non  plus  seulement  la  théo- 
logie, dans  un  nouvel  article  ^*  où  le  P.  Daniélou  allait  jusqu'à  affir- 
mer que  le  christianisme  est  avant  tout  Fait,  Événement,  Histoire. 
Pour  la  pensée  chrétienne  —  définie  comme  «  le  retentissement  de 
l'existence  chrétienne  sur  cette  autre  dimension  cosmique  qu'est  la 
pensée  »  (p.  931),  —  elle  résulta  de  la  rencontre  du  fait  chrétien  avec 
la  philosophie  et  naquit  avec  saint  Justin.  D'où  il  suit  que,  loin  de 
s'en  tenir  au  type  hellénistique  alors  adopté,  elle  est  appelée  à  devenir 
chinoise,  hindoue  et  le  reste.  Ainsi  s'opérera  l'incarnation  du  chris- 
tianisme dans  les  mentalités  variées.  L'auteur  n'était  pas  sans  aperce- 
voir l'étonnante  simplification  dont  il  se  rendait  coupable,  puisqu'il 
notait,  pour  écarter  du  reste  ce  genre  de  considération,  que  «  la  réa- 
lité chrétienne  comporte  elle-même  sa  pensée  »  (p.  932).  Telle  est 
précisément  la  donnée  décisive.  La  Révélation  est  communication 
d'une  vérité  divine  à  l'esprit  de  l'homme.  Et  nous  ne  pouvons  faire 
que  Dieu  n'ait  choisi  de  nous  parler  selon  un  langage  humain  déter- 
miné. Le  P.  Daniélou  semble  disposé  à  concéder  l'immutabilité  des 
éléments  judaïques  de  la  parole  de  Dieu;  il  est  moins  attaché  à  la 
forme  grecque  de  la  Révélation,  car  en  ce  qui  concerne  saint  Jean 
et  saint  Paul,  écrit-il,  «  leur  pensée  est  purement  biblique,  si  leur  lan- 
gage est  grec  »  (p.  932).  Il  faut  déplorer  cette  façon  légère  de  tou- 
cher aux  plus  graves  problèmes  et  d'insinuer  dans  les  esprits  les  pires 
malentendus.  Le  zèle  apostolique  d'où  naissent  de  tels  articles  ne  les 
excuse    pas.      Et    leur    multiplication    aggrave    la    portée    de    chacun 

d'eux. 

•       «       « 

Les  publications  que  nous  venons  d'énumérer  appelaient  la  polé- 
mique. Il  y  faut  joindre  des  doctrines  particulières  avancées  de  divers 
côtés.  Les  Mélanges  théologiques  du  regretté  P.  Y.  de  Montcheuil, 
s.j.  ^^,  contiennent  sur  l'eucharistie  une  étude  suggestive,  certes,  mais 

dans  le  plus  grand  respect  de  leur  signification  authentique.  Elle  n'élude  pas  le 
problème,  elle  le  traite  avec  rigueur.  A  la  façon  dont  elle  est  menée  par  le  P.  B., 
la  restauration  de  la  pensée  chrétienne  risque  de  ne  plus  signifier  qu'un  relâche- 
ment de-  l'exigence  intellectuelle.  Voir  la  réponse  du  P.  Sertillanges,  à  cet  article, 
suivie   d'une   réplique   de  l'auteur:    Dieu,  vivant,   cah.   8,   pp.    131-137. 

3*     La  pensée   chrétienne,    dans   Nouvelle   Revue   théologique,   69    (1947),   pp.    930- 
940. 

35     Collection  «  Théologie  »,  voL   9,   1946. 


TENTATIVES    FRANÇAISES  .  .  .  151* 

où  la  théologie  de  la  transsubstantiation  le  cède  à  la  préoccupation  de 
relever  la  valeur  religieuse  du  sacrement;  où  le  sacrifice  du  Christ 
sur  la  croix,  plutôt  que  sacrifice  réel  dont  la  messe  est  le  sacrement, 
est  présenté  comme  le  sacrement  du  sacrifice  de  l'humanité  ^^.  Sur 
la  présence  réelle,  sur  la  foi,  sur  le  péché  originel,  des  feuilles  dacty- 
lographiées, tombées  entre  beaucoup  de  mains,  répandaient  des  opi- 
nions téméraires  ^'^.  La  préoccupation  d'accorder  les  vérités  chrétien- 
nes avec  les  acquisitions  récentes  ou  même  les  hypothèses  de  la  science 
semblait  conduire  certains  esprits  à  solliciter  quelque  peu  les  pre- 
mières ^^.  La  controverse  devait  s'emparer  de  ces  divers  éléments, 
tout  en  s'orientant  vers  le  genre  de  problèmes  posés,  nous  l'avons  dit, 
par  le  livre  du  P.  Bouillard.  A  la  faveur  des  écrits  appelés  mainte- 
nant à  s'entrecroiser,  quelques  thèmes  principaux  doivent  ressortir  et 
le  dissentiment  fondamental  apparaître  qui  sépare  réellement  les 
théologiens   de   l'un   et   de   l'autre   camp. 

La  dispute  avait  commencé  entre  le  R.  P.  M.-L.  Guérard  des 
Lauriers,  o.p.,  et  le  P.  Bouillard.  En  deux  longues  études  ^^,  le  pre- 
mier de  ces  théologiens  avait  attaqué  l'auteur  de  Conversion  et  Grâce 
et  sur  son  interprétation  de  la  pensée  de  saint  Thomas  et  sur  sa  con- 
ception du  développement  de  la  théologie.  Il  s'attira  de  la  part  du 
P.  Bouillard  deux  répliques  distinctes,  portant  sur  l'un  et  l'autre 
point  ^^  :  le  mot  de  «  méprise  »  y  revient  à  tout  instant  pour  quali- 
fier l'attitude  de  l'adversaire.  Mais  bien  que  l'auteur  entreprenne  de 
justifier  les  moindres  nuances  d'expression  de  son  livre,  il  est  amené 

36  Un  bon  compte  rendu  de  l'ouvrage  par  le  R.  P.  M.-J.  Nicolas,  o.p.,  dans 
Revue  thomiste,  47  (1947),  pp.  153-158.  On  connaît  d'autre  part  l'attachement  du 
P.  de  Montcheuil  pour  la  philosophie  de  M.  Blondel.  Voir  V.  de  Broclie,  s.j.,  De 
Fine  ultimo  humanœ  vitœ,  p.  273,  note  1. 

37  Dans  sa  réponse  au  R.  P.  Garrigou-Lagrange,  M"""  Bruno  de  Solages  (Bul- 
letin de  Littérature  éccL,  48  [  1947],  p.  67;  voir  ci-dessous)  attribue  ces  feuilles 
dactylographiées  au  R.  P.  Teilhard  de  Chardin,  à  l'exception  de  celles  qui  traitent 
de   la  présence  réelle   et   dont   il  considère   l'auteur   comme   inconnu. 

38  D'où  fréquents  débats  sur  le  polygénisme  en  relation  avec  le  dogme  du  péché 
originel.  On  peut  lire  la  mise  au  point  du  cardinal  Liénart,  Le  chrétien  devant  les 
progrès  de  la  science,  dans  Etudes,  255  (1947,  4),  pp.  289-300.  Sur  l'accord  de  la 
doctrine  catholique  de  l'eucharistie  avec  la  physique  moderne,  voir  l'article  de  F. 
Selvaggi,   s.j.,  dans  Gregorianum,  30    (1949),  pp.  7-45. 

39  La  théologie  de  saint  Thomas  et  la  grâce  actuelle,  dans  L'Année  théologique, 
6  (1945),  pp.  276-325.  La  théologie  historique  et  le  développement  de  la  théologie, 
ibid.,  7   (1946),  pp.  15-55. 

40  A  propos  de  la  grâce  actuelle  chez  saint  Thomas  d'Aquin,  dans  Recherches  de 
Science  religieuse,  33  (1946),  pp.  92-114.  Notes  sur  le  développement  de  la  théo- 
logie.    A  propos  d'une  controverse,  dans  L'Année  théologique,  7   (1946),  pp.  254-264. 


152*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

déjà  à  mettre  en  évidence  tout  ce  qui,  dans  sa  thèse,  est  favorable 
à  la  conception  de  la  motion  divine  comme  grâce  chez  saint  Thomas 
et  à  une  certaine  stabilité  de  la  théologie.  La  controverse  devait  rebon- 
dir avec  l'intervention  du  R.  P.  R.  Garrigou-Lagrange,  o.p.  De  peu 
postérieur  à  l'allocution  de  Pie  XII  rappelée  ci-dessus  —  elle  s'y 
trouve  citée,  p.  134,  en  son  passage  le  plus  frappant  '^^,  —  un  article  en 
eiîet  paraissait  dans  la  revue  Angelicum  sous  la  signature  du  théolo- 
gien romain  bien  connu  :  Iai  théologie  nouvelle,  où  va-t-elle  ^-  ?  Titre 
improvisé,  mais  très  ferme  critique  portant  sur  cette  proposition  du 
P.  Bouillard  (p.  219  de  l'ouvrage)  selon  laquelle  «  quand  l'esprit 
évolue,  une  vérité  immuable  ne  se  maintient  que  grâce  à  une  évo- 
lution simultanée  et  corrélative  de  toutes  les  notions  »  :  où  les  notions 
changent,  riposte  le  P.  Garrigou-Lagrange,  la  vérité  n'est  plus  main- 
tenue. Ou  bien  l'on  a  affaire  à  une  vérité  de  type  pragmatique,  se 
prenant  des  nécessités  de  Faction  et  de  la  vie.  Telle  n'est  point 
celle  assurément  qui  convient  aux  formules  dogmatiques.  Le  repro- 
che était  donc  grave  en  sa  simplicité.  Certains  vocables  dont  se  ser- 
vait  l'auteur  de  l'article  n'étaient  point  faits  pour  l'atténuer.  Et 
rien  n'était  dit  qui  permît  de  rejoindre  des  intentions  louables  au 
delà  des  erreurs  redressées  ^^.     En  faveur  du  P.  Bouillard  et  des  autres 


^1  Le  Saint-Père  s'était  ainsi  exprimé:  «  Plura  dicta  sunt,  at  non  satis  explorata 
ratione,  «  de  nova  theologia  »  quae  cum  universis  semper  volventibus  rebus,  una  vol- 
vatur,  semper  itura,  nunquam  perventura.  Si  talis  opinio  amplectenda  esse  videatur, 
quid  fiet  de  nunquam  immutandis  catholicis  dogmatibus,  quid  de  fidei  unitate  et 
stabilitate  ?  »      (Acta   Apost.   Sedis,   1.  c.) 

42  Angelicum,   23    (1946),   pp.   126-145. 

43  Dans  la  même  allocution,  le  Saint-Père  avait  encouragé  certaines  des  préoc- 
cupations visibles  chez  maints  théologiens  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Juste  avant 
le  passage  cité  à  la  route  41,  il  disait:  «  Quodsi  iidem  apprime  fidem  debent  colère, 
debent  etiam  accuratam  perfectamque  scientiam  sibi  adipisci  et,  prœclara  sui  Insti- 
tut! vestigia  secuti,  doctrinarum  progressus,  quantum  possunt  et  quamodo  possunt, 
sectari,    id    sibi    persuasum    habentes,    se    hoc    itinere,    quamvis    aspero,    plurimum    ad 

•majorem  Dei  gloriam  et  ad  aedificationem  Ecclesiae  conferre  posse.  Insuper  suae 
aetatis  hominibus,  sive  ore  sive  scriptis,  debent  ita  loqui,  ut  intelligenter  et  libenter 
audiantur.  Ex  quo  id  infertur,  ut  in  proponendis  et  proferendis  quaestionibus,  in 
argumentationibus  ducendis,  in  dicendi  quoque  génère  deligendo,  oporteat  sui  saeculi 
ingenio  et  propensioni  sapienter  orationem  suam  accommodent.  At  quod  immutabile 
est,  nemo  turbet  et  moveat  ».  Ibid.,  pp.  384-385.  Puis  réunissant  l'une  et  l'autre 
monition,  le  Saint-Père  concluait:  «  Dum  igitur  inocciduam  Veritatem  vereri  sanc- 
tum sollemneque  habetis,  operam  date  problemata,  quae  labens  fert  tempus,  studiose 
investigare  et  exsolvere  .  .  .  Verumtamen,  cum  novae  vel  libers  agitantur  quaestiones, 
catholicae  doctrinae  principia  semper  mentibus  praefulgeant;  quod  in  re  theologica 
omnino  novum  sonat,  evigilanti  cautione  perpendatur;  certum  firmumque  ab  eo,  quod 
conjectura  ducitur,  ab  eo,  quod  labilis  nec  semper  laudabilis  mos  etiam  in  theologiam 
et    philosophiam    introducere    et    invehere    potest,    secernatur;    errantibus    amica    prae- 


TENTATIVES    FRANÇAISES  ...  153* 

théologiens  que  nommait  ou  sous-entendait  son  adversaire,  se  leva 
M*'  Bruno  de  Solages  ^*.  Ecrit  sur  le  mode  de  l'indignation,  cet 
article  voulait  être  une  leçon  de  méthode,  voire  de  courtoisie,  à  l'adresse 
du  P.  Garrigou-Lagrange,  en  même  temps  que  la  réfutation  de  ces 
critiques.  La  phrase  fameuse  du  P.  Bouillard  recevait  l'exégèse  selon 
laquelle  l'auteur  «  n'affirme  nullement  cette  monstruosité  qu'une  théo- 
logie qui  aurait  été  vraie  à  un  moment  donné  devienne  objectivement 
fausse  «  quand  l'esprit  évolue  »,  mais  qu'elle  sera  fausse  subjectivement, 
c'est-à-dire  interprétée  en  un  sens  faux  par  un  esprit  qui  ne  donnerait 
plus,  par  suite  de  son  évolution  même,  le  même  sens  aux  diverses  notions 
dont  usait  cette  théologie  »  (p.  75).  Malgré  l'approbation  que  cette 
interprétation  devait  obtenir  du  principal  intéressé  ^^,  il  faut  avouer 
que  la  distinction  du  subjectif  et  de  l'objectif  est  loin  de  se  lire  aussi 
clairement  dans  l'ouvrage  original.  Le  P.  Bouillard  n'y  envisageait 
pas  que  les  esprits  fissent  l'effort  de  comprendre  les  notions  anciennes; 
et  son  insistance  était  bien  plutôt  en  faveur  d'un  renouvellement  pério- 
dique des  notions,  d'où  la  permanence  de  la  vérité,  estimait-il,  ne 
devait  recevoir  aucun  dommage.  La  discussion  continue  avec  la  répli- 
que du  P.  Garrigou-Lagrange  ^^,  suivie  bientôt  d'un  nouvel  article 
oil  il  est  expliqué  que  les  conciles  ont  usé  de  notions  techniques  — 
celle  de  cause  formelle,  par  exemple,  dans  la  définition  de  la  justi- 
fication —  et  que  la  vérité  de  leurs  affirmations  n'est  point  gardée 
là  oil  aux  notions  employées  d'autres  seraient  substituées,  si  même 
elles  étaient  dites  analogues  ou  équivalentes  *^.  En  réalité,  le  col- 
laborateur d^Angelicurn  répondait  de  cette  manière  aux  éclaircissements 
non  encore  publiés  qu'avait  rédigés  le  P.  Bouillard  à  la  suite  de  l'ar- 
ticle de  1946.  Le  texte  en  devait  paraître,  complété  d'une  prise  de 
position  par  rapport  aux  articles  plus  récents,  dans  une  livraison  des 


beatur  manus,  nihil  autem  indulgeatur  opinionum  erroribus  »  (ibid.,  p.  385),  La 
même  insistance  sur  l'immutabilité  des  principes,  que  ne  doit  pas  compromettre  l'adap- 
tation de  la  doctrine  chrétienne  aux  esprits  contemporains,  apparaît  dans  l'entretien 
de  Pie  XII  avec  l'évêque  de  Nancy,  rapporté  dans  la  Semaine  religeuse  du  Diocèse 
de  Nancy  et  Toul,  84^  année,  n°  20  (18  mai  1947),  pp.  161-162.  La  validité  perma- 
nente des  directives  de  l'Eglise  en  matière  de  philosophie  thomiste  fut  afl&rmée  par  la 
même  occasion. 

44  Pour  l'honneur  de  la  théologie.     Les  contre-sens  du  R.  P.   Garrigou-Lagrange, 
dans  Bulletin  de  Littérature  eccL,  48   (1947),  pp.  65-84. 

45  Recherches   de  Science  religieuse,  35    (1948),   p.   263,  note   1. 

46  Vérité  et  immutabilité  du  dogme,  dans  Angelicum,  24   (1947),  pp.   124-139. 

47  Les   notions   consacrées  par  les   Conciles,   ibid.,   pp.   217-230. 


154*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

Recherches  de  Science  religieuse  ^^,  Soucieux  de  parer  l'attaque,  l'au- 
teur de  Conversion  et  Grâce  relève  tout  ce  qu'il  a  dit  dans  son  ouvrage 
en  faveur  de  la  permanence  de  la  vérité.  Bien  que  cette  revendica- 
tion essentielle  ne  lui  paraisse  pas  encore  inconciliable  avec  une  varia- 
tion dans  les  notions,  telle  que  l'exigent  le  mouvement  de  l'histoire 
et  la  diversité  des  esprits,  il  est  amené  toutefois  à  professer  plus  expli- 
citement une  certaine  sorte  de  stabilité  pour  les  notions  elles-mêmes. 
«  Les  formules  conciliaires  restent  toujours  vraies,  écrit-il,  à  condition 
qu'on  les  entende  au  sens  voulu  par  les  Conciles  »  (pp.  263-264).  Nous 
aurions  là  un  premier  résultat  de  cette  controverse,  à  l'avantage  du 
P.  Garrigou-Lagrange.  Mais  celui-ci  ne  se  satisfait  point  d'une  si  légère 
concession.  Revenant  sur  la  question,  il  déclare  derechef  que  l'affir- 
mation des  conciles  ne  serait  pas  conservée  là  où  les  notions  adoptées 
seraient  elles-mêmes  transformées  ^^.  A  quoi  le  P.  Bouillard  n'avait 
rien  opposé  d'efficace.  Que  si  l'on  disait  au  P.  Garrigou-Lagrange: 
mais  l'on  obtiendrait  une  affirmation  équivalante  là  où  les  notions 
nouvelles  sont  équivalentes  aux  anciennes;  il  riposterait  à  coup  sûr 
que  les  définitions  conciliaires  sont  établies  pour  toujours  et  ne  peu- 
vent d'aucune  manière  être  considérées  comme  des  explications  pro- 
visoires. Par  là  est  soustraite  à  tout  changement  la  vérité  définie. 
Reste  à  rendre  compte  des  variations  de  fait  que  démontre  l'histoire 
en  ce  qui  concerne  l'expression  d'une  seule  et  même  vérité.  Sur  ce 
point,  les  articles  du  théologien  romain  nous  laissent  à  peu  près  dému- 
nis. Il  n'est  point  revenu  notamment  sur  cette  différence  du  confus 
et  du  distinct  avancée  à  propos  de  saint  Augustin  et  de  saint  Thomas 
expliquant  la  présence  réelle  du  Christ  dans  l'eucharistie  et  que  le 
P.   Bouillard,  non  sans   pertinence,   avait  récusée    (pp.   265-266)  ^^. 

48  Notions  conciliaires  et  analogie  de  la  vérité,  dans  Recherches  de  Science  reli- 
gieuse, 35    (1948),  pp.  251-271. 

49  L'Immutabilité  des  vérités  définies  et  le  surnaturel,  dans  Angelicum,  25  (1948), 
pp.  285-298  (la  deuxième  partie  de  cet  article  concerne  l'ouvrage  du  P.  de  Lubac, 
voir  ci-dessus,  note  24). 

^^  Les  suggestions  du  P.  de  Lubac  sur  ce  que  dut  être  la  prise  de  possession 
de  la  révélation  aux  origines  (dans  son  Bulletin  de  théologie  fondamentale:  Le  pro- 
blème du  développement  du  dogme,  dans  Recherches  de  Science  religieuse,  35  [  1948  ], 
pp.  130-160)  ne  seraient  pas  sans  éclairer  le  problème  auquel  nous  venons  de  faire 
allusion.  -  Sans  doute  faut-il  invoquer  en  effet  «  un  plus  haut  état  de  connaissance  », 
se  référant  au  «  Tout  du  dogme  »,  par  quoi  se  concilie  la  supériorité  d'intelligence 
chez  les  apôtres  (et  dans  une  mesure  moindre  chez  les  Pères)  avec  le  caractère 
objectif  du  progrès  dogmatique.  Sur  l'insuffisance  de  l'explication  ramenant  à  la 
distinction  du  confus  et  du  distinct  le  passage  de  la  théologie  patristique  à  la  théo- 


TENTATIVES   FRANÇAISES  ...  155* 

À  ce  premier  épisode  de  la  controverse  peut  être  rattachée  l'in- 
tervention  du  R.  P.  J.-M.  Le  Blond,  s.j.  Comme  elle  sera  critiquée 
toutefois  par  d'autres  auteurs,  nous  passons  aussitôt  au  second  groupe 
d'écrits  polémiques,  qui  fut  aussi  le  plus  notable.  Le  débat  cette 
fois  fut  engagé  par  une  chronique  du  R.  P.  M.-M.  Labourdette,  o.p., 
parue  dans  la  Revue  thomiste  en  1946  •^^.  Elle  portait  sur  l'ensem- 
ble des  volumes  alors  parus  des  deux  collections  mentionnées  plus  haut, 
auxquelles  étaient  jointes  certaines  des  publications  également  nom- 
mées ci-dessus.  Non  sans  ménagements  ni  discernements,  le  P.  Labour- 
dette  dégageait  de  ces  diverses  productions  un  esprit  commun  et  qui 
lui  semblait  consister  dans  la  mésestime  de  la  théologie  scolastique, 
plus  généralement  dans  la  méconnaissance  du  caractère  scientifique 
de  la  théologie  comme  telle.  Partant  de  là,  il  dénonçait  un  danger 
de  relativisme  attaché  à  la  méthode  historique,  bonne  et  nécessaire 
en  soi,  c'est-à-dire  le  danger  de  substituer  la  vérité  historique  à  la 
vérité  spéculative.  Il  parlait  à  ce  sujet  d'une  dépréciation  nomina- 
liste  de  l'intelligence.  Nommant  alors  le  P.  Bouillard,  il  contestait 
que  l'effort  de  ce  dernier  pour  échapper  au  relativisme  eût  abouti: 
et  la  critique  du  P.  Labourdette  à  ce  point  rencontrait  celle  du  P. 
Garrigou-Lagrange.  D'autres  thèmes  de  la  littérature  envisagée  étaient 
réfutés  en  même  temps,  qui  portaient  atteinte  eux  aussi  à  la  qualité 
scientifique  et  à  la  permanence  de  la  vérité  théologique.  Avec  quel- 
que excès  sans  doute  dans  la  systématisation  et  sur  un  ton  qui  devait 
provoquer  l'agacement  de  certains  lecteurs,  le  chroniqueur  de  la  Revue 
thomiste  proposait  de  la  sorte  les  termes  d'un  débat  réel  et  impor- 
tant. La  reconnaissance  explicite  de  l'intérêt  du  travail  historique 
en  théologie  promettait  entre  le  P.  Labourdette  et  ses  adversaires  un 
contact  réel,  qui  n'était  pas  possible  au  même  degré  de  la  part  du 
P.  Garrigou-Lagrange.  Aussitôt  intervint  M^'  Bruno  de  Solages,  déjà 
nommé.  La  lettre  qu'il  écrivit  à  cette  occasion  et  la  réponse  qu'elle 
s'attira  du  R.  P.  M.-J.  Nicolas,  o.p.,  ont  été  publiées  ^^.  Tandis  que 
le  premier,  dans  le  sens  du  P.  Bouillard,  argumentait,  au  nom  de  l'ana- 
logie scolastique,  voir  encore  la  note  F:  «Une  illusion  de  l'histoire  de  la  théologie», 
dans  l'ouvrage  du  P.  de  Lubac  présenté  ci-dessus:  Corpus  mysticum,  2®  éd.,  pp.  365- 
367. 

^1     La  théologie  et  ses  sources  dans  Revue  thomiste,  46   (1946),  pp.   353-371. 

52  Bulletin  de  Littérature  eccL,  48  (1947),  pp.  3-17.  La  lettre  de  M^'  Bruno 
de  Solages  est  datée  du  3  février  1947;  la  réponse  du  P.  Nicolas,  du  12  du  même  mois. 


156*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

logie,  pour  une  «  transposition  »  renouvelée  des  systèmes  anciens,  son 
correspondant  le  priait  de  ne  pas  confondre  l'analogie  avec  l'opposi- 
tion contradictoire  des  conclusions,  telle  qu'elle  se  vérifie  de  fait  entre 
deux  théologies  ayant  en  commun  une  même  notion  confuse;  le  P. 
Nicolas  revendiquait  en  outre  l'immutabilité  des  éléments  métaphysi- 
ques intervenant  dans  l'élaboration  de  la  théologie.  Dans  le  sens 
toutefois  des  théologiens  adverses,  il  déclarait  que  le  système  thomiste 
admet  des  éléments  complémentaires  et  pris  d'autres  systèmes  incom- 
patibles  avec  celui-là   comme  système. 

Mais  la  réponse  la  plus  significative  à  l'article  du  P.  Labourdette 
paraissait  sous  la  forme  d'une  déclaration  non  signée,  quoique  donnée 
comme  émanant  des  auteurs  critiqués  par  la  Revue  thomiste  (à  savoir 
les  rév.  pères  jésuites  de  Lubac,  Daniélou,  Bouillard,  Fessard,  von 
Balthasar),  qu'on  put  lire  dans  la  livraison  suivante  des  Recherches 
de  Science  religieuse  ^'^.  Ce  texte  trahissait  la  plus  vive  émotion. 
Il  attaquait  la  méthode  du  P.  Labourdette  et  protestait  contre  ses  con- 
clusions. Le  ton  en  était  vigoureux,  sensiblement  différent  en  cela 
des  justifications  qu'avait  opposées  le  P.  Bouillard  au  premier  article 
du  P.  Garrigou-Lagrange.  Définissant  leur  position  véritable,  les 
auteurs  insistaient  sur  ce  qu'offre  d'inépuisable  la  pensée  chrétienne, 
d'ovi  suit  la  nécessaire  imperfection  de  toute  théologie.  Ils  montraient 
par  là  n'être  nullement  d'accord  avec  leur  contradicteur  sur  la  qua- 
lité scientifique  de  cette  connaissance.  Là  gît  probablement  le  fond  du 
débat  et  nous  y  reviendrons  ci-dessous.  On  retiendra  aussi  de  cette 
déclaration  collective  que  l'opinion  jusque  là  représentée  par  le  P. 
Bouillard  est  défendue  pour  l'essentiel  comme  la  pensée  commune  du 
groupe.  Quant  à  l'article  du  P.  Daniélou  dans  les  Etudes,  dont  s'était 
si  fort  inquiété  le  P.  Labourdette,  on  l'excusait  d'un  mot  bref  comme 
«  un  article  de  large  information,  aux  formules  parfois  un  peu  rapides  » 
(p.  390). 

La  chronique  de  la  Revue  thomiste  et  la  réponse  des  Recherches 
de  Science  religieuse  furent  bientôt  réunies  par  les  soins  du  P.  Labour- 
dette et  de  ses  amis  en  une  brochure  intitulée  :  Dialogue  théologique  ^^. 

53     La   théologie   et  ses   sources.     Réponse,   dans   Recherche   de   Science   religieuse, 
33    (1946),   pp.   385-401. 

ô4     Les    Arcades,    Saint    Maximin    (Var),    1947;    in-12,    151    pp. 


TENTATIVES   FRANÇAISES  .  .  .  157* 

La  première  des  deux  pièces  était  munie  d'annotations.  La  seconde 
était  suivie  d'une  réplique  du  P.  Labourdette  intitulée:  De  la  critique 
en  théologie,  où  l'auteur  justifie  sa  méthode  et  raconte  les  origines  de 
son  intervention;  de  nature  principalement  polémique,  ce  nouvel  écrit 
n'ajoute  guère  aux  considérants  doctrinaux  précédemment  exprimés. 
A  cet  ensemble  étaient  jointes  une  introduction  du  R.  P.  R.-L.  Bruck- 
berger,  o.p.,  et  une  étude  du  P.  Nicolas,  nommé  ci-dessus,  sur  «  le 
progrès  de  la  théologie  et  la  fidélité  à  saint  Thomas  ».  En  complé- 
ment de  la  brochure,  le  P.  Labourdette,  réfléchissant  sur  cette  polé- 
mique et  sur  son  enjeu,  rédigea  des  Fermes  propos  sous  la  forme  d'un 
article  ^^.  Les  deux  affirmations  principales  dont  il  s'est  fait  le  repré- 
sentant s'y  dégagent  bien:  d'une  part,  validité  permanente  des  vérités 
scientifiquement  établies  par  la  théologie;  d'autre  part  aptitude  de 
la  théologie  thomiste  à  assimiler  les  pensées  nouvelles,  sans  concor- 
disme  ni  éclectisme,  mais  par  «intégration»  (p.  17).  A  ce  point  sur- 
vint l'article  du  P.  Le  Blond,  mentionné  ci-dessus  ^^.  Il  arguait  de 
la  condition  imparfaite  de  la  vérité  dans  l'esprit  humain  pour  justi- 
fier et  l'investigation  historique  des  doctrines  et  le  recours  à  d'autres 
pensées  propres  à  compléter  celle  que  chacun  adopte.  Cet  exposé 
retint  l'attention  des  pères  Labourdette  et  Nicolas  qui,  pour  le  mieux 
réfuter,  développèrent  la  conception  déjà  exprimée  dans  leurs  études 
précédentes  ^^.  Un  effort  de  surcroît  y  était  fait  en  vue  de  rendre 
compte  des  facteurs  de  diversité  intervenant  entre  pensées  humaines 
comme  entre  théologies,  de  telle  sorte  toutefois  que  l'absolu  de  la 
vérité  comme  de  la  science  demeurât  hors  d'atteinte.  Ce  long  article 
conclut  brillamment  la  controverse  dont  nous  venons  de  suivre  les 
péripéties.  Quel  retentissement  eut  le  débat  en  dehors  même  des 
cercles  théologiques  ?  on  en  prendra  l'idée  par  la  relation  qu'en  four- 
nit l'un  des  numéros  suivants  de  la  Revue  thomiste  ^^. 

Entre  les   deux  groupes  de  théologiens  ainsi  confrontés,  l'origine 
du  dissentiment  semble  devoir  se  prendre  de  deux  conceptions  diffe- 
rs   Revue  thomiste,  47   (1947),  pp.  5-19. 

5^     Uanalogie   de  la  vérité.     Réflexions   d'un   philosophe  sur   une   controverse   théo- 
logique, dans  Recherches  de  Science  religieuse,  34   (1947),  pp.   129-141. 

57  M.-M.    Labourdette   et   M.-J.   Nicolas,   o.p..   L'analogie   de   la  vérité   et  l'unité 
de  la  science  théologique,  dans  Revue  thomiste,  47    (1947),  pp.  417-466. 

58  IiDEM,    Autour   du    il  Dialogue    théologique  y),   dans    Revue   thomiste,    47    (1947), 
pp.  577-585. 


158*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

rentes  qu'ils  se  font  de  la  Révélation  chrétienne.  On  a  remarqué  ci- 
dessus  l'insistance  du  P.  Daniélou  sur  le  christianisme  comme  Réalité. 
En  termes  incomparablement  plus  corrects,  la  réponse  des  Recherches 
de  Science  religieuse  au  P.  Labourdette  fait  valoir  de  son  côté  que  la 
Révélation  chrétienne  est  d'abord  manifestation  d'une  Personne.  S'il 
ne  suit  pas  de  là  que  Révélation  et  concepts  soient  étrangers  l'un  à 
l'autre,  il  s'ensuit  bien  une  sorte  de  débordement  nécessaire  et  irréduc- 
tible de  la  vérité  catholique  par  rapport  à  ses  expressions  conceptuel- 
les. La  multiplicité  des  systèmes  théologiques  est  de  droit.  Elle  signi- 
fie une  quête  incessante  de  l'insaisissable  et  qui  ne  peut  jamais  être 
que  partiellement  récompensée  ^^.  Or,  on  refuse  légitimement  la  pen- 
sée qui  s'exprime  en  ces  termes,  si  séduisante  qu'elle  soit  à  l'âme  reli- 
gieuse.    Et  nous  voudrions  à  ce  point  nous  en  expliquer. 

La  Révélation  chrétienne  est  communication  de  la  vérité  de  Dieu, 
et  nul  ne  doute  que  cette  vérité,  telle  que  Dieu  la  connaît,  ne  dépasse 
sans  mesure  les  idées  que  nous  en  prenons;  mais  elle  est  communica- 
tion de  la  vérité  divine  selon  des  énoncés  humains.  Cette  dernière 
clause  est  essentielle.  Le  Verbe  a  parlé  notre  langage.  Parce  qu'il 
y  a  de  notre  langage  à  la  pensée  de  Dieu  la  différence  du  créé  et  de 
l'incréé,  le  passage  de  la  foi  à  la  vision  nous  sera  d'un  enrichissement 
sans  prix.  Mais  de  l'un  à  l'autre  il  y  a  communication.  Notre  foi 
porte  inséparablement  sur  les  énoncés  et  sur  Dieu.     Sa  dignité  est  d'at- 


59  Nous  reproduisons  ce  passage  important:  «  Il  peut  y  avoir  en  théologie  un 
certain  intellectualisme  contre  lequel  nous  n'hésiterons  point  à  prendre  position.  C'est 
celui  qui  tendrait  à  faire  de  la  révélation  chrétienne  la  communication  d'un  système 
d'idées,  alors  qu'elle  est  d'abord  —  et  qu'elle  reste  à  jamais  —  la  manifestation  d'une 
Personne,  de  la  Vérité  en  Personne.  Le  Christ  est  en  même  temps  le  porteur  et 
l'objet  du  message  divin.  La  Parole  de  Dieu,  en  sa  plénitude  unique  et  définitive, 
c'est  le  Verbe  fait  chair.  Il  ne  suit  pas  de  là  que  la  révélation  n'ait  pas  à  s'expri- 
mer en  concepts,  que  le  déroulement  du  temps  n'oblige  point  cette  expression  con- 
ceptuelle à  se  préciser  et  à  s'amplifier,  ou  qu'on  n'en  doive  attendre  qu'un  secours 
d'ordre  pragmatique,  sans  valeur  de  vérité  proprement  dite  .  .  .  Mais  il  s'ensuit 
que  la  vérité  catholique  débordera  toujours  son  expression  conceptuelle,  à  plus  forte 
raison  sa  formulation  scientifique  en  un  système  organisé  »  {Recherches  de  Science 
religieuse,  33  [1946],  pp.  396-397).  Et  en  note:  «N'est-ce  pas  aussi  un  fait  que, 
dans  leur  apparition  successive,  les  systèmes  théologiques  et  les  exposés  dogmatiques 
eux-mêmes,  dès  qu'ils  revêtent  une  certaine  ampleur,  sont  toujours  plus  ou  moins 
liés,  dans  leur  structure,  à  des  mentalités  diverses  ?  Ils  ne  laissent  pas  pour  autant 
d'atteindre  une  même  vérité  objective,  mais  chacun  n'en  exprime  à  fond  qu'un  aspect 
et  tous  ensemble  ne  l'épuisent  pas.  »  De  cette  déclaration,  il  est  permis  de  rappro- 
cher les  explications  qu'offre  le  P.  de  Lubac  sur  le  mystère  chrétien  et  sur  l'impar- 
faite connaissance  qu'en  prend  la  raison,  dans  le  Bulletin  cité  de  théologie  fonda- 
mentale  {Recherches   de  Science  religieuse,   35    [1948],  pp.    147-149). 


TENTATIVES    FRANÇAISES  ...  159* 

teindre  jusqu'à  la  vérité  divine  telle  que  Dieu  la  conçoit  et  la  pro- 
fère; mais  il  est  si  assuré  qu'elle  ne  l'atteint  qu'à  travers  les  énon- 
cés que  ces  derniers,  s'il  faut  en  croire  saint  Thomas,  prennent  rang 
d'objet  de  la  foi.  On  marque  leur  statut  propre  en  les  disant  ohjec- 
turn  ex  parte  nostra,  tandis  que  la  vérité  divine  est  objectum  secun' 
dum  rem.  Du  même  coup,  les  énoncés  sont  proclamés  immuables, 
puisque  Dieu  s'est  exprimé  en  eux.  Et  il  n'est  pas  exact  que  la  Vérité 
catholique,  telle  que  nous  la  professons  et  avons  à  la  professer,  déborde 
son  expression  conceptuelle:  de  choix  divin,  les  énoncés  sont  irrépro- 
chables et  indépassables.  Pour  atteindre  plus  parfaitement  la  vérité 
divine,  il  ne  nous  est  pas  loisible  de  passer  à  des  énoncés  nouveaux 
et  complémentaires;  nous  n'avons  d'autre  ressource  que  de  passer  de 
la  foi  à  la  vision.  En  régime  de  foi,  l'adhésion  aux  énoncés  révélés 
est  inviolable:  c'est  en  y  adhérant,  et  à  proportion  de  la  force  de 
cette  adhésion,  que  nous  rejoignons  la  vérité  divine.  Dès  alors,  qu'on 
le  remarque,  la  parole  de  Dieu  est  liée  à  une  «mentalité»  humaine: 
car  les  énoncés  de  la  foi  assument  des  concepts  soit  judaïques  soit 
helléniques.  Mais  cette  circonstance  n'ôte  rien  de  leur  validité  et 
immutabilité:  Dieu  a  ainsi  parlé.  Il  n'a  point  usé  du  langage  humain 
en  général,  mais  d'une  certaine  langue  engageant  des  notions  mar- 
quées du  signe  d'un  peuple  et  d'un  temps.  Nous  avons  à  en  prendre 
notre  parti.  Aussi  est-ce  sur  les  énoncés  de  la  Révélation  que  l'Eglise 
opère  son  œuvre  d'explicitation  et  de  précision.  Et  si  nous  reconnais- 
sons à  ses  définitions  dogmatiques  valeur  de  vérités  de  foi,  cela  veut 
dire  que  de  telles  formules  à  leur  tour  ont  un  rapport  assuré  avec  la 
vérité  connue  de  Dieu,  laquelle  nous  demeure  inaccessible  en  dehors 
des  énoncés.  La  relativité  historique  des  concepts  employés,  dussent- 
ils  provenir  d'Aristote,  n'ôte  rien  non  plus  de  la  validité  et  de  l'im- 
mutabilité de  ces  formules.  Tel  est  encore  une  fois  le  statut  de  la 
Révélation  même.  La  théologie  se  situe  dans  la  suite  du  même  tra- 
vail —  sauf  à  perdre  la  garantie  que  confère  aux  déterminations  de 
l'Église  comme  telle  l'assistance  du  Saint-Esprit.  Son  rôle  n'est  point 
de  nous  transporter  du  régime  des  énoncés  à  la  vision  immédiate.  Il 
est  donc  concevable  qu'une  théologie  soit  parfaite,  c'est-à-dire  qu'elle 
prenne  la  meilleure  intelligence  de  la  foi,  c'est-à-dire  qu'elle  ajuste 
au  mieux  les  explications  rationnelles  avec  les  énoncés  de  la  Révéla- 


160*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

tion.  Le  tout  est  que  Dieu  le  premier  nous  ait  parlé  à  travers  des 
énoncés.  Le  danger  de  la  théologie,  à  proportion  qu'elle  invoque 
des  raisons  et  assume  une  philosophie  au  service  de  son  dessein  pro- 
pre, est  certes  de  tirer  les  énoncés  divins  dans  le  sens  d'une  inter- 
prétation humaine  et  donc  douloureusement  appauvrissante.  Mais 
ce  danger  ne  doit  que  la  rendre  vigilante,  il  ne  la  condamne  pas. 
Dieu  a  offert  sa  Révélation  aux  entreprises  de  la  théologie  lorsqu'il 
a  usé  de  nos  mots  pour  nous  livrer  son  secret.  Il  faudra  seulement 
que  le  théologien  ne  pense  jamais  que  par  rapport  aux  énoncés  divins 
et  que  sa  recherche  entretienne  en  lui,  loin  de  l'abolir,  l'émerveille- 
ment d'une  communication  désormais  établie  entre  des  propositions 
qu'appréhende  notre  esprit  et  la  Vérité  de  Dieu.  Mais  puisque  la 
théologie  a  pour  tâche  d'expliquer  les  propositions  mêmes  que  Dieu 
a  consacrées  (et  non  pas  encore  une  fois  de  nous  introduire  dans 
l'éblouissement  de  la  lumière  de  Dieu),  les  moyens  humains  qu'elle 
emploie  ne  l'affectent  pas  d'une  imperfection  nécessaire.  Elle  n'est 
pas  vouée  aux  recommencements  perpétuels.  Nous  tiendrons  seule- 
ment pour  probable,  vu  l'infirmité  des  plus  grands  génies,  qu'une 
théologie  donnée,  admise  qu'elle  soit  la  meilleure  de  toutes,  doit 
gagner  encore  à  s'informer  d'une  théologie  différente  et  attendre  du 
temps  son  achèvement.  C'est  pourquoi  le  thomisme,  pour  ceux-là 
mêmes  qui  y  voient  la  plus  accomplie  des  théologies,  n'est  pas  un 
système  clos.  Mais  il  n'est  pas  non  plus  un  système  éphémère:  car 
son  enrichissement  peut  avoir  lieu  par  voie  d'assimilation.  S'il  consti- 
tue vraiment  la  théologie  excellente  qu'il  est  permis  de  penser,  il  a 
de  quoi  assimiler,  c'est-à-dire  introduire  organiquement  dans  sa  syn- 
thèse, toute  considération  valable  non  retenue  de  fait  par  saint  Thomas. 
De  cette  manière  l'on  poursuit  l'œuvre  exactement  que  saint  Thomas 
a  entreprise:  car  c'est  l'un  des  traits  les  plus  frappants  de  sa  méthode 
que  l'assimilation  et  l'unification  des  pensées  les  plus  diverses  que 
lui  fournissait  la  Tradition.  Nous  ne  sommes  pas  dans  la  nécessité 
de  passer  incessamment  d'un  «  aspect  »  de  la  vérité  chrétienne  à  l'au- 
tre. Et  l'on  aura  compris  que  la  justification  dernière  de  la  condi- 
tion de  la  théologie  ici  revendiquée  se  prend  de  la  condition  même 
de  la  foi,  telle  que  nous  la  rappelions  plus  haut.  L'illusion  d'où 
procède  le  texte   des  théologiens   jésuites   est   que  la   foi  puisse   avoir 


TENTATIVES    FRANÇAISES  ...  161* 

pour  objet  pur  et  simple  la  vérité  en  Personne.  Elle  l'a  pour  objet, 
certes,  mais  secundum  rem;  et  la  res  s'atteint  par  la  seule  voie  des 
enuntiabilia.  Il  n'est  pas  sans  maladresse  d'exalter  une  conception 
«  personnelle  »  de  la  foi,  où  cette  part  inaliénable  des  énoncés  ne 
serait  pas  expressément  ménagée  ^^. 

Montrons  de  surcroît,  pour  conclure  cet  ordre  de  remarques,  que 
la  position  ici  défendue  ne  conduit  pas  aux  inconvénients  dénoncés, 
dans  le  même  document  auquel  nous  venons  de  nous  référer,  comme 
liés  à  F  «  intellectualisme  ».  Rien  n'empêche  en  effet  le  théologien  dont 
nous  parlons  de  se  montrer  «  conciliant  envers  d'autres  formules  de 
pensée  que  la  sienne  propre»  (p.  397):  non  qu'il  doute  de  tenir  la 
vérité  ou  qu'il  professe  l'équivalence  de  tous  les  systèmes;  non  pas 
même  qu'il  soit  à  la  recherche  d'une  vérité-limite  destinée  à  n'être 
jamais  atteinte:  mais  (comme  nous  l'indiquions  déjà)  à  cause  de  l'in- 
firmité de  son  esprit  qu'il  sait  ne  point  suffire  à  la  tâche;  et  c'est 
bel  et  bien  dans  le  sens  de  son  système,  élargi  du  même  coup,  qu'il 
adoptera  la  pensée  étrangère.  Son  esprit  conciliant  ne  signifie  point 
l'éclectisme.  Il  n'est  pas  vrai  que  l'éclectisme  soit  la  loi  de  la  théo- 
logie; et  n'est-ce  pas  cette  attitude  qu'entraîne  nécessairement  l'affir- 
mation selon  laquelle  la  vérité  catholique  débordera  toujours  son 
expression  conceptuelle,  à  plus  forte  raison  sa  formulation  scienti- 
fique dans  un  système  organisé  ?  Nous  ne  nous  interdisons  pas  non 
plus  de  comprendre  «  le  prix  que  l'Eglise  attache  à  la  liberté  des  écoles 
théologiques  à  l'intérieur  d'une  même  orthodoxie  »  (p.  397)  :  car  il 
ne  faut  point  déduire  de  cette  disposition  qu'aucune  des  écoles  théo- 
logiques ne  soit  meilleure  que  l'autre,  ni  davantage  que  toutes  soient 
vouées  à  poursuivre  la  vérité  théologique  sans  l'atteindre  jamais.  On 
estimera  seulement  qu'aucune  école  n'est  dans  la  situation  de  n'avoir 
rien  à  retenir  des  autres,  pour  la  raison  exposée  ci-dessus;  surtout, 
on  conviendra  de  la  différence  qui  distingue  la  formulation  de  la  foi 
de  l'explication  théologique,  même  entièrement  valide  et  vraie:  car  là 
se  retrouve  la  pure  parole  de  Dieu,  ici  le  commentaire  rationnel  de 
cette  Révélation.  Mais  ne  devrons-nous  pas  avouer,  selon  la  position 
défendue  plus   haut,   que  le  théologien  est  amené   à   «  monopoliser  la 

60     Nous    le    remarquions    déjà    à    propos    d'un    article    de    M.-J.    MouROUX    sur    la 
Structure  a  personnelle  »  de  la  foi,  dans  Bulletin  thomiste,  VI   (1940-1942),  n°   664. 


162*  REVUE    DE   L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

vérité  »  (p.  398)  ?  H  n'y  a  point  de  mal  à  cela.  Mis  à  part  le  verbe 
déplaisant  dont  on  se  sert,  il  est  de  la  nature  de  l'intelligence  d'aspirer 
à  la  vérité,  de  la,  chérir  possédée,  de  dénoncer  chez  l'adversaire  ce  qui 
est  incompatible  avec  elle.  L'effort  du  théologien  est  ruiné  dès  le 
principe  s'il  ne  lui  est  point  permis  au  terme  de  préférer  son  système. 
Non  qu'il  veuille  «  imposer  à  tous  une  conception  particulière  au  nom 
de  la  foi  »  (p.  398)  :  car  à  l'exemple  de  l'Église,  il  fait  fort  bien  la 
différence  de  la  théologie  et  de  la  foi.  Il  peut  être  difficile  de  con- 
cilier l'humilité  avec  l'attachement  à  sa  pensée  propre.  Mais  il  serait 
étrange  qu'on  ne  sauvât  l'humilité  que  dans  le  relâchement  des  adhé- 
sions de  l'intelligence. 

En   portant   le   jugement   qu'on  vient   de   lire,   nous   donnons   rai- 
son pour  l'essentiel  aux  rédacteurs   de  la  Revue  thomiste.     Car  si  la 
Révélation    chrétienne    et    la    foi    sont    telles    que    nous    l'avons    rap- 
pelé,   il    s'ensuit    que    la   théologie    est   une   science   et    qui   fonde    des 
conclusions  définitives.     Rien  n'est  diminué  par  là  de  sa  qualité  reli- 
gieuse, puisque  les  énoncés  d'où  procède  la  théologie  accommodent  à 
notre  esprit  une  Vérité   que  Dieu  seul   (et  les  bienheureux  en  Dieu) 
connaît   comme   elle   est:    transcendance   de   l'objet   réel,   qui   ne   peut 
qu'affecter  la  totalité  de  la  connaissance  théologique.     La  méprise  en 
somme  des  théologiens  jésuites  est  de  n'avoir  fait  jouer  dans  le  débat 
que    deux   considérations:    la   vérité    absolue   est   en   Dieu;    les   vérités 
humaines  sont  sujettes  aux  fluctuations  de  1'  «  analogie  ».     Trois  con- 
sidérations, au  contraire,  inspirèrent  leurs  adversaires:  la  vérité  abso- 
lue  est  en  Dieu;    l'esprit  humain   accède   à   des  vérités   immuables   et 
nécessaires,  principalement  en  théologie;  toute  sorte  de  facteurs  intro- 
duisent de  la  diversité  dans  les  pensées  humaines  et  la  théologie.     À 
la  faveur  de  la  polémique  que  nous  venons  de  relater,  un  effort  sérieux 
.  en  effet  a  été  entrepris  par  les  défenseurs  du  thomisme  et  de  la  théo- 
logie scientifique  pour  apercevoir  et  justifier  les  variations  auxquelles 
se    montrent    sujettes,    à    travers    l'histoire,    les    conceptions    de    notre 
esprit.     De   ce  chef,   ils   ont  explicitement   reconnu   pour  la   théologie 
et  le  thomisme  la  possibilité  d'un  progrès.     Ils  adoptaient  par  là  l'une 
des  insistances  et  des  revendications  de  leurs   adversaires.     Mais  tout 
leur  soin  fut  de  concilier  cette  condition  de  la  pensée  humaine  avec 
une  permanence  fondamentale  du  thomisme  et  la  nécessité  irrévocable 


TENTATIVES   FRANÇAISES  ...  163* 

de  la  science  théologique.  Telle  est  l'exigence  que  laissaient  échap- 
per en  face  d'eux  des  esprits  trop  sensibles  au  mouvement  de  l'his- 
toire en  même  temps  qu'insuffisamment  attentifs  à  la  nature  de  la 
Révélation. 

La  controverse  dont  nous  venons  de  dire  l'objet  et  les  résultats 
essentiels  engageait  en  outre  des  positions  d'intérêt  missionnaire.  Car 
selon  l'idée  qu'on  se  fait  de  la  Révélation  et  de  sa  liaison  avec  des 
énoncés  humains  déterminés,  on  est  plus  ou  moins  enclin  à  détacher 
le  message  chrétien  des  formes  qu'il  a  reçues  à  l'origine  et  sous  les- 
quelles il  s'est  transmis  jusqu'à  nous.  Rien  de  plus  fréquent  chez  les 
théologiens  dont  le  P.  Daniélou  était  ci-dessus  le  représentant,  que 
l'emploi  du  mot  d'incarnation  pour  désigner  l'insertion  du  pur  chris- 
tianisme dans  les  diverses  mentalités  et  civilisations  selon  lesquelles 
se  partage  le  genre  humain:  car  le  christianisme  tel  que  nous  le 
connaissons  en  Occident  n'est  que  l'une  des  réalisations  dont  la  Révé- 
lation est  susceptible.  Grave  méprise,  nous  dit-on,  de  tenir  pour  néces- 
saire et  immuable  un  certain  type  de  vie  et  de  pensée  chrétiennes 
dont  la  contingence  est  manifeste  au  missionnaire  autant  qu'à  l'histo- 
rien. On  perçoit  aussitôt  avec  quelles  précautions  il  faut  parler  de 
ces  choses  et  quels  désastres  entraîneraient  des  «  incarnations  »  plus 
zélées  que  prudentes.  Dans  le  même  esprit  où  ils  ont  récusé  la 
contingence  essentielle  de  la  théologie,  les  PP.  Labourdette  et  Nicolas, 
rendant  compte  d'un  opuscule  du  P.  Daniélou  ^^,  protestent  contre 
la  dissolution  dont  est  menacée,  du  fait  de  ces  théories,  la  vérité  chré- 
tienne. Celle-ci  est  engagée  dans  des  concepts  que  le  choix  de  Dieu 
et  de  l'Eglise  ont  rendus  immuables.  Tels  quels,  ils  sont  intelligi- 
bles pour  tous  les  hommes  et  assimilables  par  toute  culture.  L'ap- 
port original  des  mentalités  et  civilisations  différentes  de  la  nôtre 
est  à  concilier,  par  un  effort  d'intégration,  avec  la  vérité  chrétienne 
d'ores  et  déjà  possédée  ^^.     On  ne  peut  que  souscrire  à  ces  jugements 

61  Le  Mystère  du  Salut  des  Nations,  Paris,  1946   (Coll.  «  La  sphère  et  la  croix  ») 

62  Revue  thomiste,  46  (1946),  pp.  582-583.  Ces  corrections  étant  faites,  les 
auteurs  du  bulletin  reconnaissent  que  le  P.  Daniélou,  dans  la  brochure  citée,  «  met 
beaucoup  de  prudence  et  de  nuances  à  corriger  l'optimisme  excessif  qui  risquerait  de 
se  faire  jour  en  missiologie.  Il  montre  tout  ce  que  les  religions  non  chrétiennes 
comportent  d'obstacles  positifs  au  christianisme,  quel  renoncement,  quel  dépouillement, 
quel  aveu  d'erreur  et  d'insuffisance  comporterait  l'entrée  de  l'Inde,  par  exemple,  dans 
l'Eglise  catholique  »  (p.  582).  Le  même  sujet  est  touché  dans  l'article  des  mêmes 
auteurs  cité  plus  haut,  Revue  thomiste,  47    (1947),  pp.  464-465. 


164*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

où  se  trouve  accordé  avec  la  nature  certaine  de  la  Révélation  le  res- 
pect de  tout  élément  de  valeur  contenu  dans  les  cultures  jusqu'à  pré- 
sent étrangères  au  christianisme. 

*       *       ♦ 

Le  succès  des  initiatives  relatées  ci-dessus  nous  est  signalé  par 
les  oppositions  mêmes  qu'elles  ont  suscitées.  Outre  la  controverse 
directe,  dont  nous  venons  de  rendre  compte,  des  cours  ont  été  créés, 
des  congrès  organisés,  qui  se  réfèrent  manifestement  à  ce  mouvement. 
Telle  la  Semaine  théologique  tenue  au  mois  de  septembre  1948  à 
l'Université  Grégorienne  à  Rome,  si  même  on  s'abstint  de  donner 
à  cette  manifestation  l'éclat  auquel  elle  semblait  d'abord  promise. 
Un  certain  nombre  des  leçons  prononcées  à  son  occasion  ont  été  publiées 
dans  la  revue  Gregorianum  ^^.  Telle  encore  la  IX**  Semaine  espa- 
gnole de  Théologie  tenue  à  Madrid,  sous  les  auspices  de  l'Institut 
François-Suarez,  au  mois  de  septembre  1949,  où  fut  institué  un  vérita- 
ble examen  méthodique  de  la  «  théologie  nouvelle  »  en  ses  divers 
aspects  ^*.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  l'orientation  générale  des  exposés 
révélait  une  volonté  de  réaction. 

63  Voir  tome  29  (1948),  pp.  337  suiv.  Ces  études  concernent  principalement  les 
problèmes  du  péché  originel  et  de  l'origine  de  l'homme,  de  l'ordre  surnaturel  et  do 
sa  gratuité.  L'immutabilité  des  dogmes  et  le  progrès  doctrinal  avaient  fait  en  outre 
l'objet  d'une  leçon  prononcée  par  le  R.  P.  M.  Cordovani,  o.p.;  la  méthode  théologique, 
celui   d'une   autre   leçon   prononcée  par  le  R.   P.   T.   Zapelena,   s.j. 

6"*  Le  programme  annonçait  les  thèmes  suivants,  traités  par  autant  de  théologiens. 
On  y  reconnaît  sans  peine,  quoique  sous  une  forme  amplifiée  et  systématique,  les  sujets 
auxquels  nous  eûmes  à  faire  allusion: 

L'usage   de   la   terminologie   et   des   concepts   d'un   système   philosophique   dans   les 
définitions  dogmatiques   garantit-il  à   quelque   degré  la  vérité   de  ce  système  humain  ? 
Jusqu'à   quel  point   une  théologie  catholique  nouvelle   est-elle  possible  ?     Doctrine 
du   Magistère   ecclésiastique. 

Pour  l'intelligence  humaine  et  l'explication  de  la  Révélation  et  du  dogme,  peut- 
on  utiliser  les  schemes: 

de  l'évolutionnisme  moderne  ? 
du  vitalisme  et  du  relativisme  ? 
de  l'existentialisme  ? 
La   théologie   traditionnelle   et   celle    qu'on    nomme   la    «  théologie   nouvelle  »    coïn- 
cident-elles, se  complètent-elles,  sont-elles  en  désaccord  sur  l'explication: 
du  dogme  de  la  Révélation  divine  et  de  ses  sources  ? 
du  dogme  du  péché  originel  ? 
du  dogme  de  l'Incarnation  ? 

du  dogme  de  la  justification,  de  la  doctrine  de  la  grâce  et  des  habitus  infus  ? 
de  la    doctrine    sacramentaire    en    général    et    du   mystère   de   l'Eucharistie   en 
particulier  ? 
Existentialisme  et  mystique. 

Organisation  et  mysticisme  dans  le  corps  mystique  du  Christ. 
L'actualité  théologique. 


TENTATIVES    FRANÇAISES  ...  165* 

Si  l'on  cherche  d'où  le  mouvement  a  pris  sa  force,  on  découvre 
hientôt  plus  d'une  explication.  L'avènement  d'une  «  théologie  nou- 
velle »  aurait  été  salué  avec  moins  d'empressement  si  toujours  la  théo- 
logie établie  avait  mieux  répondu  à  sa  nature  véritable:  comme  il 
arrive,  les  fautes  de  l'un  ont  servi  les  entreprises  de  l'autre.  Et  peut- 
être  faut-il  dénoncer  principalement,  dans  l'enseignement  commun  de 
la  théologie,  pour  le  dire  d'un  mot,  une  prépondérance  des  raisons 
sur  le  donné,  par  quoi  elle  prend  figure  de  philosophie,  sacrée  tant 
que  l'on  voudra,  plutôt  que  de  théologie.  Le  même  appareil  de  scien- 
ces profanes  a  pu  discréditer  auprès  de  certains  les  méthodes'  en  usage 
de  l'exégèse  littérale.  A  cette  première  raison  ajoutons,  en  ce  qui 
concerne  spécialement  le  thomisme,  la  difficulté  de  pénétrer  jusqu'à 
l'intérieur  du  système  et  de  le  comprendre  en  ses  significations  essen- 
tielles; d'où  des  critiques  superficielles  mais  persistantes  et  le  senti- 
ment d'une  disproportion  invincible  entre  cette  pensée  médiévale  et 
les  exigences  contemporaines.  Il  faut  relever  toutefois  que  saint  Tho- 
mas est  loin  d'être  universellement  déconsidéré  parmi  les  représentants 
de  la  «  théologie  nouvelle  »  :  on  a  vu  le  sincère  effort  d'un  P.  de  Lubac 
pour  retrouver  par  delà  les  malentendus  postérieurs  la  position  originale 
de  saint  Thomas,  et  l'estime  où  celle-ci  est  tenue.  Dès  qu'on  aborde 
sérieusement  un  problème  théologique,  peut-être  n'est-il  pas  si  facile 
de  négliger  les  monuments  du  passé.  Il  reste  que  le  goût  de  la  nou- 
veauté a  contribué  pour  sa  part  au  succès  du  mouvement,  ou  plutôt 
cette  conscience  répandue  aujourd'hui  chez  beaucoup  d'appartenir 
à  un  âge  exceptionnel  et  tel  que  toute  chose,  si  elle  ne  veut  point 
disparaître,  doit  être  vigoureusement  rénovée.  L'actuel,  auprès  de 
tels  esprits,  jouit  d'un  prestige  singulier.  Ils  se  sentent  beaucoup  moins 
issus  d'une  tradition  qu'engagés  dans  un  présent  plein  de  périls  ou 
de  promesses.  En  conséquence,  ils  sont  plus  prompts  à  percevoir 
des  «  problèmes  »  qu'à  apprécier  les  solutions  déjà  acquises.  Cette 
disposition  n'empêche  point  le  retour  aux  «  sources  »  :  mais  pour  quel- 
ques-uns, s'ils  préfèrent  les  Pères,  la  raison  en  est  encore  qu'ils  les 
trouvent   plus   actuels   que  la   scolastique.     Une   méconnaissance   de   la 

Objectivation  et  dogme. 

La  création,  le  naturel  et  le  surnaturel. 

L'apologétique  selon  la  théologie  nouvelle. 


166*  REVUE    DE   L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

fonction  propre  de  la  théologie  doit  être  également  signalée  parmi 
les  causes  que  nous  relevons:  on  en  ferait  un  moyen  d'audience  auprès 
des  incroyants  ou  des  philosophes,  avec  le  souci  de  s'accommoder  le 
plus  possible  à  leurs  positions  variables,  plutôt  que  de  l'ordonner  à 
l'intelligence  de  la  foi,  dans  l'amour  souverain  de  la  vérité.  De  ce 
fait,  la  théologie  est  violemment  tirée  du  côté  de  l'action,  tandis  qu'elle 
est   avant   tout   de   nature    contemplative. 

Mais  la  raison  principale,  à  notre  gré,  pour  laquelle  le  mouve- 
ment dont  nous  parlons  a  connu  le  succès,  doit  se  prendre  du  carac- 
tère religieux  revendiqué  pour  la  théologie.  Nous  avons  observé  plus 
haut  cette  insistance.  Elle  ne  peut  que  séduire  maints  esprits.  La 
Bible  leur  apparaît  plus  riche,  interprétée  selon  l'exégèse  spirituelle. 
Les  Pères  leur  deviennent  un  trésor  inépuisable.  Et  l'idée  n'est-elle 
pas  émouvante  selon  laquelle  la  Révélation  divine  ne  cesse  d'échap- 
per aux  concepts  humains  par  le  moyen  desquels  les  théologiens  de 
siècle  en  siècle  s'efforcent  de  la  siaisir  ?  Une  forte  exigence  de  sin- 
cérité chrétienne  inspire  ces  positions.  Le  danger  n'est  plus  à  redou- 
ter, pour  qui  s'y  soumet,  de  quelque  contamination  par  la  raison  et  la 
philosophie  de  la  pure  affirmation  de  la  foi.  Plus  n'est  besoin  d'en 
passer  par  Aristote  pour  communier  selon  l'intelligence  à  la  pensée 
de  Dieu.  Entre  théologie  et  sainteté,  l'obstacle  est  désormais  levé  qui 
empêchait  ces  deux  termes  de  se  rejoindre  ^^.  Il  n'y  aurait  qu'à  se 
rendre  à  une  aussi  noble  intention  si  elle  ne  s'accompagnait  d'une 
méprise  sur  la  nature  de  la  révélation  et  d'une  dépréciation  de  l'élé- 
ment rationnel  en  théologie.  Nous  nous  en  sommes  expliqué  plus 
haut.  Rien  n'est  à  refuser  certes,  de  la  qualité  religieuse  et  de  l'ef- 
ficacité sanctifiante  de  la  théologie.  Le  mérite  des  théologiens  que 
nous  avons  mentionnés  demeurera  d'avoir  rappelé  ce  statut  de  la 
sacra  doctrina.  Mais  leur  tort  fut  de  ne  point  concilier  une  si  loua- 
ble revendication  avec  le  fort  intellectualisme  que  la  révélation  même, 
telle  que  Dieu  la  fit,  invitait  à  promouvoir.  Pourvu  qu'elle  procède 
du  donné  révélé  et  qu'elle  ne  cesse  de  s'y  référer,  une  théologie  peut 
se  permettre  d'être  rationnelle  et  d'invoquer  Aristote.  Elle  doit  trou- 
ver selon   ces   voies   des   certitudes   qu'elle  n'eût   pas   possédées   autre- 

^5    Sur  ce  dernier  point,  voir  spécialement  l'article  français  de  H.  U.  von  Baltha- 
SAR,  8.J.,  Théologie  et  sainteté^  dans  Dieu  vivant,  cah.  12,  pp.  15-31. 


TENTATIVES   FRANÇAISES  ...  167* 

ment.  Loin  de  profaner  la  parole  de  Dieu,  elle  assume  de  cette 
manière  dans  l'ordre  de  la  révélation,  où  elles  se  transfigurent,  le 
meilleur  des  pensées  humaines.  Ainsi  s'est  constituée,  nous  n'en  pou- 
vons plus  douter,  la  théologie  dans  l'Eglise.  Des  controverses  et  des 
travaux  que  nous  avons  relatés,  on  voudrait  que  cette  théologie  tra- 
ditionnelle reçût  l'impulsion  qui  la  rendît  plus  fidèle  à  sa  nature  véri- 
table. On  aurait  opéré  de  cette  manière  le  meilleur  et  le  plus  sûr  des 
renouvellements . 

Th.  Deman,  o.p. 
Fribourg    (Suisse),   octobre    1949 


Le  concept  d^ éducation 
et  de  pédagogie 


Dans  l'élaboration  philosophique  du  concept  de  pédagogie  et  dans 
la  recherche  de  la  note  intime  et  essentielle  qui  caractérise  chaque 
moment  du  procédé  éducatif,  ou  encore,  en  synthétisant  les  résultats 
atteints  par  un  courant  remarquable  et  plein  de  promesses  de  la  pensée 
italienne,  je  ne  puis  oublier  deux  autres  grands  courants  qui  se  sont 
affirmés  ces  derniers  temps:  le  courant  à  teintes  particulièrement 
positivistes   et   pragmatistes,  et  le   courant  idéaliste. 

Même  en  Italie,  surtout  durant  la  dernière  période  du  XIX*  siècle, 
le  positivisme  a  inspiré,  en  même  temps  que  les  autres  branches  de 
la  culture,  la  pédagogie,  en  appliquant  la  causalité  mécanique  à  notre 
monde  intérieur.  Selon  le  positivisme,  l'homme  n'est  qu'un  objet 
parmi  d'autres  objets,  et  l'éducation  doit  se  résoudre  dans  les  fac- 
teurs d'oii  elle  résulte  et  dans  les  causes  qui  nous  influencent.  Sous 
la  poussée  fatale  de  ces  forces  internes  et  externes,  dont  la  direction 
et  l'intensité  peuvent  s'établir  avec  autant  de  précision  que  s'il  s'agis- 
sait d'une  force  physico-chimique,  l'être  humain  se  développe  selon 
des  lois  inéluctables.  Rien  de  nouveau  ne  se  produit  qui  ne  puisse 
se  réduire  aux  éléments  qui  agissent  sur  le  sujet  à  éduquer,  ou  qui 
le  constituent.  Et  ce  déterminisme,  on  le  considère  comme  la  conditio 
sine  qua  non  d'une  recherche  scientifique,  seule  capable,  à  travers 
les  expériences  et  les  épreuves,  de  découvrir  les  lois  propres  à  cette 
classe  de  phénomènes. 

Une  conception  semblable,  qui  objectivait  l'esprit,  le  phénomé- 
nisait,  lui  enlevait  toute  activité  véritable,  en  le  soumettant  au  jeu 
déterministe  des  forces,  et  réduisait  la  pédagogie  à  une  science,  donna 
aussi  la  même  physionomie  à  l'application  des  méthodes  expérimen- 
tales dans  les  recherches  pédagogiques.  Les  laboratoires  de  psycho- 
logie pédagogique  et  de  didactique  expérimentale  qui  se  multiplièrent 
bientôt  pour  élaborer  scientifiquement  les  observations  empiriques  et 


LE    CONCEPT    D'EDUCATION  .  .  .  169* 

qui,  depuis  les  machines  et  la  biométrie  à  la  statistique,  de  la  péda- 
gogie à  l'étude  des  enfants  anormaux  et  criminels,  se  servirent  de 
tout  pour  élaborer  leur  programme,  conservèrent  cette  physionomie 
scientifique. 

Une  vive  et  vigoureuse  réaction  a  eu  pour  représentant  dans  notre 
siècle  l'idéalisme  italien  et  particulièrement  le  néohégélianisme  de 
Giovini  Gentile.  À  l'objet  du  positivisme  on  opposa  alors  la  sub- 
jectivité pure,  ce  moi  transcendental  qui  ne  doit  pas  être  confondu  avec 
le  moi  empirique,  avec  l'homme  de  notre  expérience  quotidienne  et 
de  celle  des  autres,  et  qui  est  l'activité  absolue,  l'unique  réalité.  En 
se  posant  elle-même,  cette  unique  réalité  pose  aussi  l'objet  en  fonction 
d'une  synthèse  à  priori  qui  n'a  pas  toutefois  comme  chez  Kant  à 
l'égard  de  soi  un  «  Ding  an  sich  »,  mais  qui  est  créatrice  de  soi  et  de 
l'objet  dans  un  acte  unique  d'autoposition  ou  d'autoctise. 

Dans  l'éducation  il  n'y  a  donc  plus  la  bipolarité  de  celui  qui 
reçoit  l'éducation  et  de  celui  qui  est  l'éducateur,  d'un  esprit  formé 
et  d'un  autre  en  formation.  Le  maître  et  le  disciple  s'unifient  et 
s'amalgament  dans  un  procédé  spirituel  unique.  L'éduqué  doit  se 
développer  tout  seul  en  lui-même  par  l'activité  spontanée  de  sa  nature 
spirituelle.  L'éducation  ne  peut  donc  être  qu'une  autoéducation. 
L'éducateur  symbolise  le  point  d'arrivée,  mais  il  n'est  pas  un  moment 
de  l'activité,  différent  et  séparé  de  la  nature  spirituelle  de  l'élève, 
mais  un  moment  intrinsèque  de  celle-là.  La  pédagogie  en  arriva  de 
cette  façon  à  être  complètement  absorbée  par  la  philosophie.  Et 
tout  ce  qui  sous  une  forme  quelconque  pouvait  avoir  des  attaches 
avec  la  psychologie,  le  laboratoire  ou  la  science,  était  tourné  en  ridi- 
cule et  condamné. 

Pendant  que  d'autres  formes  moins  importantes  se  développaient 
dans  le  camp  idéaliste,  un  jeune  professeur,  Mario  Casotti,  de  l'Uni- 
versité de  Turin,  après  une  crise  intellectuelle  laborieuse  et  féconde, 
ouvrit  cette  série  de  conversions  de  l'actualisme  gentilien  au  catho- 
licisme, lesquelles  furent  dans  ces  dernières  années  un  des  phéno- 
mènes les  plus  intéressants  du  néohégélianisme  italien.  Appelé  par 
le  R.  P.  Agostino  Gemelli,  recteur  de  l'Université  catholique  du  Sacré- 
Cœur,  il  y   devint  professeur  de  pédagogie.     C'était  en   1925. 


170*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

Aujourd'hui,  la  pédagogie  positiviste,  tout  comme  l'idéaliste,  sont 
en  Italie  dans  un  déclin  considérable.  Depuis  des  années  on  ne  voit 
plus  paraître  une  œuvre  de  quelque  valeur.  Et  le  professeur  Casotti, 
grâce  à  son  activité  extraordinaire  qui  se  poursuit  de  conquête  en 
conquête,  est  la  personne  la  plus  digne  de  considération  dans  le  monde 
pédagogique   italien   actuel. 

Son  influence  de  véritable  maître  s'est  manifestée  non  seulement  à 
Milan,  à  l'Université  des  catholiques  italiens,  mais  aussi  dans  un  mou- 
vement pédagogique  qui,  avec  des  buts  surtout  pratiques,  s'est  déve- 
loppé à  Brescia  (grâce  à  un  savant  en  physique,  M.  Angelo  Zammarchi). 
Par  ses  publications  et  ses  nombreuses  revues,  ce  mouvement  est  devenu 
l'animateur  d'une  grande  partie  des  instituteurs  et  des  professeurs 
de  l'Italie,  soit  des  écoles  du  gouvernement,  soit  des  écoles  libres. 
Aujourd'hui,  grâce  à  l'initiative  du  recteur  de  l'Université  catholique, 
le  R.  P.  Gemelli,  deux  grands  sillons,  l'un  scientifique  et  universitaire, 
l'autre  pratique,  ont  donné  naissance  au  Pedagogium,  institut  pour  les 
études  sur  l'éducation.  Cet  institut  favorise  les  recherches  de  carac- 
tère théorique  et  historique  en  pédagogie,  les  expériences  didactiques; 
il  organise  avec  de  grands  succès,  des  réunions  annuelles  dans  toutes 
les  régions  de  l'Italie,  des  congrès  nationaux  de  pédagogie,  des  cours 
pour  discuter  les  différents  problèmes  ou  pour  donner  des  commu- 
nications sur  des  expériences,  pour  l'adaptation  culturelle,  pédagogique 
et  didactique  des  professeurs  et  des  instituteurs.  Le  professeur  Casotti, 
merveilleusement  aidé  par  Vittorino  Chizzolini,  Marco  Agosti  et  Aldo 
Agazzi,  préside  et  inspire  tout  ce  mouvement  qui,  par  le  nombre  de 
ses  adhérents,  la  vigueur  de  ses  initiatives  et  la  richesse  de  ses  publi- 
cations et  de  ses  revues,  par  l'originalité  et  le  sérieux  des  propos,  a 
atteint  une  primauté  indiscutable  sur  tout  autre  courant  italien. 

Ce  n'est  pas  mon  intention  de  donner  un  rapport  de  toutes  les 
œuvres  que  M.  Casotti  a  publiées  durant  ces  vingt-cinq  années.  Nous 
devrions  rappeller  sa  Pedagogia  générale  (2  vol.,  1947  et  1948),  sa 
Didattica  (2  vol.,  1947),  ses  travaux  scientifiques  dans  les  Pubblicazioni 
deirUniversità  Cattolica  del  S.  Cuore  (entre  autres;  Maestro  et  scolaro, 
saggio  di  filosofia  delVeducazione;  Il  moralismo  di  G.  Rousseau;  La 
pedagogia  di  Raffaello  Lambruschini;  La  pedagogia  di  Antonio  Rosmini 
et  le  sue   basi   filoso fiche),    ses    contributions   nombreuses   comme   La 


LE    CONCEPT    D'ÉDUCATION  ...  171* 

Scuola  Attiva  (1937),  La  pedagogia  di  S.  Tomaso  d' Aquino  (1931), 
UEducazione  cattolica  (1932),  //  Metodo  Montessori  et  il  Metodo 
Agazzi  (1931),  et  beaucoup  d'autres  essais  ou  articles  publiés  dans  des 
revues  philosophiques  et  pédagogiques. 

Je  ne  me  propose  pas  de  résumer  toute  la  pensée  de  l'illustre 
maître  de  l'Université  catholique  italienne.  Je  voudrais,  en  utilisant 
quelques-unes  des  études  que  je  viens  de  signaler,  exposer  son  concept 
de  pédagogie,  c'est-à-dire  la  nature  essentielle  de  l'activité  pédagogi- 
que. Ma  brève  évocation  précédente  de  la  thèse  positiviste  qui  réduisait 
toute  la  pédagogie  à  une  science,  et  de  la  thèse  idéaliste  qui  la  résout 
dans  la  philosophie,  n'avait  d'autre  but  que  de  mieux  faire  ressortir 
la  conception  que  je  voudrais  tâcher  d'exposer,  dans  l'espoir  de  ne 
pas  trahir  la  pensée  de  l'éminent  pédagogue  italien,  qui  a  su  pré- 
senter dans  une  forme  géniale  la  penséel  de  saint  Thomas. 

Qu'est-ce  que  la  pédagogie  ? 

Pour  pouvoir  envisager  ce  problème  si  débattu,  dont  la  solution, 
même  parmi  les  thomistes,  ne  rencontre  pas  un  consentement  unanime, 
il  faut  toujours  se  rappeler  le  procédé  éducatif.  Le  concept  —  j'emploie 
oe  terme  dans  sa  signification  classique  qui  nous  a  été  transmise  par 
la  doctrine  socratique  —  doit  être  l'explication  profonde  de  la  réalité, 
sa  clef  de  voûte,  la  raison  intrinsèque  qui  nous  exprime  la  nature  du 
réel.  C'est  de  l'expérience  pédagogique  et  didactique  que  nous  devons 
partir.  Le  point  de  départ  pour  nous  est  toujours  le  fait,  tandis  que 
le  point  d'arrivée  est  la  valeur  du  fait  même.  En  un  mot,  le  concept 
doit  illuminer  du  dedans  la  réalité,  car  cette  lumière  intérieure  seule- 
ment, que  le  procédé  philosophique  de  la  conceptualisation  a  le  but 
de  faire  ressortir,  pourra  ensuite  guider  avec  sûreté  nos  pas  dans  le 
travail  quotidien  de  l'action  éducative.  Or,  dans  l'éducation,  nous 
distinguons  différents  aspects  qu'il  est  opportun  de  souligner,  soit 
dans  leur  distinction  même,  soit  au  point  de  vue  de  leur  synthèse. 

1.  Tout  d'abord,  l'éducation,  lorsque  nous  la  considérons  non 
pas  abstraitement,  mais  dans  le  concret,  implique  un  développement. 
Sans  cette  action  de  devenir,  sans  —  pour  nous  exprimer  en  langage 
thomiste  —  un  passage  de  la  puissance  à  l'acte,  nous  ne  pourrions 
ni  être  éduqué,  ni  éduquer.  L'éducation  indique  dans  son  essence  une 
formation,  une  réalisation,  un  perfectionnement,  une  marche  vers  un 


172*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

but,  une  ascension  vers  un  sommet.  Personne  ne  peut  parler  de  l'édu- 
cation, de  l'Acte  pur,  parce  qu'en  Dieu  il  n'y  a  pas  et  il  ne  peut  y 
avoir  de  «  devenir  ».  Ce  développement  ne  peut  être  considéré  abstrai- 
tement, mais  dans  sa  réalité  historique.  Le  concept  d'histoire  se  réduit 
justement  au  concept  d'une  réalité  qui  devient,  prise  dans  sa  significa- 
tion et  dans  sa  valeur,  et  cette  formation  est  vue  dans  sa  réalité  con- 
crète, dans  sa  particularité  ou  dans  son  individualité,  en  connexion 
organique  avec  le  tout,  et  dans  son  orientation  finaliste  et  dynamique. 

La  note  du  devenir,  du  progrès  ou  du .  développement,  ressort 
dans  chaque  forme  du  moment  éducatif.  S'agit-il  d'éducation  intel- 
lectuelle ?  Nous  aurons  le  développement  de  l'esprit,  c'est-à-dire  de 
la  science,  de  la  culture,  de  l'instruction.  S'agit-il  d'éducation  morale  ? 
Il  sera  nécessaire  d'acquérir  la  maîtrise  sur  soi,  des  habitus  bons,  de 
l'énergie  intime,  grâce  au  développement  de  la  volonté.  S'agit-il 
d'éducation  esthétique  ?  Nous  aurons  la  formation  du  sens  artistique 
ou  poétique.  MêmeJ  quand  on  parle,  plus  ou  moins  exactement,  d'édu- 
cation physique,  nous  ne  pourrons  la  conquérir  que  par  le  dévelop- 
pement de  notre  organisme. 

2.  Toutefois  le  développement,  ou  le  progrès,  ne  suffit  pas  pour 
spécifier  le  procédé  éducatif.  Même  une  plante  se  développe  et  croît, 
mais  personne  ne  pensera  jamais  à  écrire  un  traité  sur  l'éducation 
des  végétaux.  Partout  où  se  trouve  l'activité  concrète  de  l'éducation, 
de  la  formation,  nous  avons  un  développement,  un  *t devenir»;  mais 
chaque  développement  ou  progrès  ne  peut  être  dit  éducation.  Ce 
premier  élément  est  donc  nécessaire,  mais  il  n'est  pas  suffisant.  L'édu- 
cation est  un  développement,  oui,  mais  un  développement  du  moi, 
de  la  personne  humaine.  Le  second  élément  indispensable  pour  le 
concept  de  l'éducation  est  donc  le  sujet. 

Ce  mot  sujet  nous  l'employons  ici  au  point  de  vue  ontologique, 
non  pas  au  point  de  vue  logique,  ni  gnoséologique.  L'analyse  logi- 
que ne  nous  intéresse  pas  dans  la  question  que  nous  sommes  en  train 
d'examiner:  c'est  une  âme,  un  esprit,  une  personne  qui  doit  se 
développer,  ce  n'est  pas  une  idée  plus  ou  moins  claire  et  distincte 
que  nous  devons  analyser.  Nous  parlons  ici  de  «  sujet  »  au  point  de 
vue  des  constitutifs  essentiels  de  cette  grande  réalité  que  saint  Thomas 
appelait  le  perfectissimum  in  natura,  lorsque,  en  exprimant  plus  con- 


LE    CONCEPT    D'EDUCATION  .  .  .  173* 

cisément  la  définition  de  la  «  personne  »  donnée  par  Boèce,  il  la  défi- 
nissait de  cette  façon  précise:   ens  intelligens  et  liherum. 

Pour  avoir  un  «  sujet  »,  un  procédé  quelconque  d'intériorisation 
ne  suffit  pas.  Cette  intériorisation,  chaque  être  vivant  la  possède,  parce 
que  le  concept  de  vie  consiste  justement  dans  une  actio  immanens, 
dans  une  activité  intériorisante:  au  tombeau  de  Tutankamen  il  pou- 
vait y  avoir  toutes  sortes  d'aliments,  mais  la  momie  ne  pouvait  avoir 
la  capacité  de  les  assimiler  et  de  se  nourrir.  Et  même  la  seule  cons- 
cience sensible  ne  suffit  pas  pour  constituer  un  véritable  «  sujet  », 
car  s'il  est  vrai  que  dans  la  sensation  —  à  la  différence  de  ce  qui 
arrive  dans  les  phénomènes  de  la  vie  végétative  —  l'unification  se 
fait  de  façon  que  la  personne  qui  sent  rend  présent  à  elle-même  ce 
qu'elle  a  senti  comme  quelque  chose  de  distinct  de  soi;  s'il  est  encore 
vrai,  pour  dire  comme  saint  Thomas  {De  Veritate,  q.  I,  a.  9),  que 
«  sensus  [  .  .  .  ]  non  solum  cognoscit  sensibile,  sed  etiam  cognoscit 
se  sentire  »,  nous  avons  là  toutefois  une  dépendance  intrinsèque  de 
la  matière,  parce  que  «  sensus  nihil  cognoscit  nisi  per  organum  cor- 
porale  ».  Et  par  conséquent,  la  conscience  sensible  est  encore  liée 
à  l'objet  dans  sa  particularité  et  dans  ses  conditions  de  temps  et 
d'espace;  elle  ne  réussit  pas  à  le  dématérialiser  de  hoc,  de  nunc,  de 
hicy  elle  n'en  pénètre  pas  la  nature,  elle  ne  peut  encore  moins  com- 
prendre sa  propre  nature.  Le  sens  ne  peut  se  replier  sur  lui-même, 
comme  le  fait  l'intelligence:  «  intellectus  reflectitur  supra  actum  suum, 
non  solum  secundum  quod  cognoscit  actum  suum,  sed  secundum  quod 
cognoscit  proportionem  ejus  ad  rem:  quod  quidem  cognisci  non  potest, 
nisi  cognita  natura  ipsius  actus;  quae  cognosci  non  potest  nisi  cog- 
noscatur  natura  principii  activi,  quod  est  ipse  intellectus»  (ib.). 
Quand  nous  avons  la  possibilité  de  cette  reditio  compléta  indicatrice 
d'une  réalité  spirituelle  non  liée  intrinsèquement  à  la  matière  dans 
son  action,  ni,  par  conséquent,  dans  son  essence,  l'intériorisation  atteint 
le  sommet  de  la  subjectivation,  parce  que  cette  dernière  nous  fait 
entrer  dans  le  domaine  de  V autoconnaissance  et  en  même  temps  elle 
rend  possible  la  liberté  d^agir. 

Voici  les  deux  caractères  essentiels  des  sujets:  l'intelligence  et 
la  volonté  libre.  Si  une  réalité  les  possède,  au  moins  en  puissance, 
c'est-à-dire   si   elle   se   développe  et  se  transforme,   mais   que   son   pro- 


174*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

grès  et  sa  formation  se  vérifient  en  fonction  de  l'intelligence  et  de 
l'autoconscience,  de  la  volonté  et  de  la  maîtrise  de  soi,  alors  nous 
avons  non  pas  un  développement  dynamique  quelconque,  mais  le 
développement  d'un  sujet,  qui  domine  son  activité  et  se  diversifie 
de  la  brute,  non  par  une  différence  de  degré  ou  quantitative,  mais 
par  une  différence  de  nature. 

Nous  atteignons  ainsi  le  point  d'arrivée  de  l'éducation.  Car  nous 
aurons  atteint,  par  exemple,  l'éducation  intellectuelle  dans  un  champ 
déterminé,  non  pas  lorsque  l'élève  aura  appris  tout  ce  qui  se  rap- 
porte à  ce  champ  —  ce  qui  est  impossible,  car  tout  degré  du  savoir 
peut  et  doit  toujours  pouvoir  se  développer  ultérieurement  —  mais 
quand  il  sera  arrivé  à  savoir  employer  par  lui-même  les  instruments 
scientifiques  et  culturels  nécessaires  pour  son  perfectionnement  indé- 
fini, et  quand  il  sera  à  même  de  poursuivre  ses  études  sans  l'aide, 
l'intervention  et  les  corrections  de  ses  maîtres.  Nous  aurons  atteint 
l'éducation  morale,  non  pas  lorsque  nous  aurons  porté  le  sujet  au 
plus  haut  sommet  de  la  perfection,  mais  quand  nous  lui  aurons 
enseigné  à  se  dominer  de  façon  qu'il  puisse  continuer  à  progresser 
avec  une  activité  autonome,  c'est-à-dire  autoconsciente  et  autodomi- 
natrice. 

On  pourra  objecter  que  notre  âme,  tout  en  étant  spirituelle,  est 
«  forma  corporis  »,  c'est-à-dire  qu'elle  organise,  vivifie  et  donne  la 
vie  à  l'organisme  corporel.  Pour  cette  raison,  l'éducation  ne  doit  pas 
considérer  l'esprit  pur,  mais  l'homme,  qui,  comme  nous  le  rappelle 
Pascal,  n'est  ni  ange,  ni  bête,  mais  un  animal  raisonnable.  De  là  le 
danger  de  celui  qui,  s'imaginant  faire  l'éducation  d'un  ange,  peut  se 
trouver  devant  une  bête.  De  là  le  précepte  de  mens  sana  in  corpore 
sano.  Personne  ne  discute  plus  la  nécessité  de  la  gymnastique  et  le 
devoir  de  s'occuper  des  bâtiments  scolaires  avec  tout  l'ensemble  des 
instruments  nécessaires  à  la  vie  de  l'école. 

Mais  ceux  qui  soulèvent  cette  difficulté  confondent  deux  sortes 
de  questions  essentiellement  différentes:  ils  confondent  le  problème  de 
la  genèse  avec  le  problème  de  la  nature  et  de  la  valeur  de  Téducation, 

Dans  le  premier  problème,  qui  concerne  le  développement  de  l'édu- 
cation du  point  de  vue  du  quomodo  (comment  le  procédé  éducatif 
se   développe),  l'observation   est  très  juste:    de   cette  façon  cependant 


LE    CONCEPT    D'EDUCATION  ...  175* 

on  ne  considère  pas  le  concept  d'éducation,  mais  les  conditions  néces- 
saires à  l'éducation.  Pour  la  genèse  de  la  Divine  Comédie,  je  devrai 
m'intéresser  même  à  la  plume  d'oie  avec  laquelle  Dante  a  rédigé  son 
poème;  mais  l'essence  du  poème  même  n'a  rien  à  faire  avec  cette 
plume.  La  gymnastique,  la  santé,  l'hygiène,  les  salles  de  classe  sont 
la  condition  du  procédé  éducatif;  elles  peuvent  l'entraver  ou  l'em- 
pêcher: si  à  un  écrivain  je  brise  la  plume  ou  j'enlève  l'encre,  il  ne 
peut  plus  exprimer  sa  pensée  sur  le  papier,  quoique  celle-ci  soit  quel- 
que chose  d'essentiellement  différent  du  papier,  de  la  plume  et  de 
l'encre. 

Mais  nous  sommes  à  discuter  de  la  nature  essentielle,  à  savoir, 
de  la  valeur  du  procédé  éducatif;  ces  conditions,  en  tout  cas,  sont 
étrangères  à  l'élaboration  du  concept.  Nous  en  avons  la  preuve,  si 
nous  faisons,  par  exemple,  l'éducation  d'un  malade  ou  d'un  infirme 
condamné  pour  toute  sa  vie  à  rester  dans  un  lit  d'hôpital;  je  puis 
développer  l'action  éducative  même  dans  un  milieu  que  les  yeux  d'un 
hygiéniste  regarderaient  sans  aucun  enthousiasme  (l'éducation  donnée 
dans  les  catacombes  romaines  durant  les  trois  premiers  siècles  chré- 
tiens se  déroulait  dans  un  milieu  qui  était  hygiéniquement  déplorable, 
et  toutefois  on  formait  les  esprits  plus  que  dans  les  temples  fastueux 
de  la  Renaissance).  D'autre  part,  toutes  ces  conditions,  de  la  gym- 
nastique à  l'alimentation,  peuvent  aussi  servir  pour  l'élevage  d'une 
brute,  et  elles  ne  peuvent  pas  prétendre  à  se  résoudre  en  éducation. 
Le  «  concept  »  doit  indiquer  cette  note,  ou  ces  notes  essentielles,  qui 
se  vérifient  dans  toute  forme  et  à  tout  moment  de  l'éducation  (comme 
le  concept  de  cercle  doit  se  vérifier  dans  chaque  cercle,  à  défaut  de 
quoi  on  n'aura  plus  un  cercle,  mais  un  carré,  ou  une  autre  figure 
géométrique). 

On  comprend  ainsi  —  même  si  on  ne  la  justifie  pas  —  la  ten- 
tation du  pédagogue,  quand  il  cultive  la  pédologie,  ou  bien  quand 
il  étudie  le  problème  éducatif  des  anormaux:  a  savoir,  la  tentation 
de  réduire  à  ces  champs  toute  la  pédagogie. 

La  tentation  est  suggestive,  parce  que  dans  la  pédologie,  le  péda- 
gogue a  devant  lui  l'enfant,  qui  est  le  «  sujet  »  (parce  qu'il  est  un 
esprit  qui  a  la  puissance  de  s'élever  demain  au  plan  de  l'autocons- 
cience,  de  l'intelligence  et  de  la  maîtrise  de  soi),  mais  pour  le  moment, 


176*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

il  ri  agit  plus  comme  un  sujet.    Nous  avons,  pour  reprendre  une  expres- 
sion de  Socrate,  l'homme  en  tant  qu'animal,  non  en  tant  qu'homme. 

De  même  dira-t-on  de  l'enfant  anormal.  L'éducation  consiste 
précisément  à  provoquer  des  énergies  dominantes  encore  en  puissance, 
à  les  développer,  de  façon  à  les  rendre  actives.  La  tâche  est  difficile; 
elle  n'est  pas  toujours  possible.  Mais  si  on  se  trompait,  si  on  devait 
réduire  toute  la  pédagogie  à  ce  champ,  il  est  sûr  que  plus  que  jamais 
nous  verrions  indiqué  ici  le  but  de  l'action  éducative  et  toute  la  beauté 
merveilleuse  d'un  réveil  qui  ouvre  les  yeux  de  l'âme,  en  la  lançant 
dans  une  voie  féconde  d'activité  intellectuelle  et  morale. 

Avons-nous  atteint  la  note  spécifique  de  l'éducation  avec  le  déve- 
loppement d'un  sujet  ?  Pas  encore,  puisque,  répétons-le,  tout  pro- 
cédé éducatif  implique  le  développement  spirituel  décrit,  mais  chaque 
devenir  ou  développement  du  sujet  n'équivaut  pas  à  l'éducation:  à 
peu  près  —  et  l'exemple  est  de  saint  Thomas  —  comme  la  médecine 
est  une  science  qui  se  propose  la  guérison  des  malades,  mais  le  fait 
de  raffermir  sa  santé  ou  de  surmonter  une  maladie  n'est  pas  la 
médecine, 

3.  Il  ne  suffit  pas  non  plus,  pour  spécifier  la  nature  du  procédé 
éducatif,  de  fixer  son  regard  sur  l'objet,  qui  est  également  indispen- 
sable  pour   le   développement   du   sujet. 

Il  faut  éviter  deux  excès:  celui  du  positivisme  pédagogique, 
qui,  en  réduisant  le  sujet  à  un  objet,  croit  pouvoir  atteindre  le 
développement  du  sujet  seulement  par  des  moyens  objectifs  (les 
livres,  le  matériel  didactique,  les  différentes  méthodes  «  intuitives  » 
découvertes  par  la  pédagogie  moderne  depuis  Comenius,  etc.)  ;  et 
l'autre  excès:  celui  de  l'idéalisme,  qui,  en  partant  de  V Emile  de  Rous- 
seau et  de  la  théorie  de  l'éducation  négative  (l'œuvre  de  l'éducateur 
devrait  être  purement  secondaire  et  devrait  consister  essentiellement 
à  enlever  les  obstacles  qui  peuvent  empêcher  le  libre  développement 
intérieur  des  activités  de  l'enfant),  est  arrivé  aux  théories  actuelles  de 
l'éducation  réduite  à  l'autoéducation  (le  maître  unique  c'est  nous, 
parce  que  nous  nous  éduquons  pour  autant  que  nous  sommes  maîtres 
de  nous-mêmes). 

Il  y  a,  dans  la  théorie  des  positivistes,  un  fond  de  vérité;  car 
même  si  j'ai  l'estomac  le  plus  sain  et  le  plus  fort  du  monde,  je  ne 


LE    CONCEPT    D'ÉDUCATION  .  .  .  177* 

pourrais  me  nourrir  si  je  manque  d'aliment.  Même  dans  l'alimen- 
tation il  n'y  a  pas  de  possibilité  d'intériorisation  sans  l'objet.  Dieu 
seul,  Acte  pur  ou  Perfection  absolue,  n'a  besoin  de  rien  en  dehors 
de  lui,  justement  parce  qu'en  lui  il  n'y  a  pas  la  possibilité  d'un 
développement,  c'est-à-dire  d'un  devenir.  Mais  dans  chaque  être, 
l'homme  compris,  qui  même  avec  les  virtualités  intimes  décrites  doit 
passer  de  la  puissance  à  l'acte,  domine  la  loi  métaphysique  du  deve- 
nir: omne  quod  movetur,  ah  alio  movetur.  Personne  ne  peut  se  consti- 
tuer soi-même  en  acte,  ou,  comme  dit  monsieur  Casotti,  il  est  impos- 
sible qu'une  personne  soit  fils  et  père  de  soi-même.  Notre  moi,  s'il 
n'était  pas  réalisé  par  le  non-moi,  ne  se  développerait  pas.  Et  toutes 
les  conversations  savantes  sur  l'autoctise,  sur  l'activité  autocréatrice 
de  l'esprit,  sur  la  synthèse  à  priori,  etc.,  oublient  que  pour  agir  il 
faut  avant  tout  être,  et  que  la  puissance,  active  autant  que  passive, 
a  besoin  d'être  mise  en  acte  par  un  autre  pour  ne  pas  rester  éternel- 
lement à  l'état  de  passivité.  Ce  n'est  pas  avec  les  ténèbres  que  l'on 
explique  la  lumière,  s'écrie  encore  l'illustre  pédagogue  italien;  ce 
n'est  pas  avec  la  puissance  que  l'on  explique  de  façon  complète  et 
satisfaisante  l'actuation.  C'est  un  jeu  de  l'imagination  de  croire  que, 
comme  du  grain  se  développe  la  plante  par  la  force  intrinsèque  du 
grain  même,  ainsi  du  sujet  vient  son  développement,  comme  si  le 
grain  avait  en  lui-même  son  explication,  et  comme  s'il  n'était  pas  expli- 
qué par  une  plante  précédente,  ou  comme  si  le  grain  pouvait  devenir 
une  plante  sans  le  suc  vital  qu'elle  absorbe. 

Il  y  a,  même  dans  la  théorie  des  idéalistes,  une  part  de  vérité; 
il  est  clair  en  effet  qu'il  peut  arriver  qu'un  Dauphin  de  France,  ayant 
à  sa  disposition  des  maîtres  comme  Bossuet  et  des  livres  comme  le 
Discours  sur  VHistoire  universelle,  n'apprenne  rien.  Si  notre  sub- 
jectivité ne  suffit  pas  à  elle-même  sans  l'objet,  il  est  cependant  indis- 
pensable qu'elle  agisse,  car  sans  l'assimilation  spirituelle,  c'est-à-dire 
sans  cette  activité  du  sujet  qui  entend  et  veut  librement,  on  ne  peut 
parler  d'éducation.  D'un  mot  plutôt  vulgaire,  mais  significatif,  Scho- 
penhauer disait:  «  Si  tu  veux  devenir  gras,  je  ne  puis  manger  à  ta 
place.  »  Et  toutes  les  récentes  écoles  activistes  soulignent  justement, 
malgré  leurs  exagérations,  la  nécessité  de  ce  caractère  intime  et  déli- 
catement  actif,  exigé  par  le  développement  intellectuel  et  la  forma- 


178*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

tion  morale.  Quelle  importance  pourrait  avoir  la  plus  riche  bibliothè- 
que, si  des  illettrés  seulement  se  promenaient  à  travers  ses  rayons  ? 
Et  quel  profit  pourrait  tirer  d'un  volume  de  calcul  infinitésimal,  une 
personne  qui  ne  saurait  rien  comprendre  aux  mathématiques,  pas 
même  les  premiers  principes  ?  Nous  ne  pouvons  être  éduqués  intel- 
lectuellement en  prétendant  créer  le  monde  par  notre  acte  de  pensée; 
de  même  nous  ne  pouvons  être  éduqués  moralement  en  prétendant  nous 
donner  des  lois  à  nous-mêmes.  Même  l'étymologie  proteste  contre 
cette  divinisation  de  l'homme,  car  le  mot  même  de  concept  vient  de 
concipere  (cum-capere)  et  le  mot  allemand  Begriff  dérive  justement 
de  greifen,  c'est-à-dire  saisir.  L'homme  ne  crée  pas  la  vérité,  il  la 
saisit,  il  ne  crée  pas  la  loi  morale,  mais  il  doit  la  reconnaître  et  la 
suivre  librement. 

C'est  pourquoi,  d'un  côté,  le  sujet  a  besoin  de  l'objet,  il  a  besoin 
de  la  vérité  à  comprendre,  il  a  besoin  d'une  situation  de  fait  et  de 
la  condition  historique  à  laquelle  il  réagira  dans  son  activité  auto- 
dominante; et  il  n'est  pas  indifférent  que  l'on  nourrisse  l'enfant  de 
vérité  ou  d'erreur,  de  pain  de  bon  blé  ou  de  poison,  d'aliments  nour- 
rissants ou  de  succédanés.  D'un  autre  côté,  l'objet  se  sert  pas  à  l'édu- 
cation, s'il  n'est  pas  subjective.  La  thèse  idéaliste  qui,  par  l'affir- 
mation que  toute  éducation  est  une  autoéducation,  méprise  et  détruit 
l'objet,  ressemble  à  la  thèse  de  celui  qui  pense  que  se  nourrir  est 
impossible,  si  ce  n'est  pas  une  autonutrition;  et  de  cette  façon,  il 
néglige  les  aliments  et  se  contente  seulement  d'avoir  les  organes  de  la 
digestion  sains.  De  même  il  est  absurde  de  penser  que  le  sujet  peut 
se  développer  uniquement  par  l'influence  ou  la  combinaison  des  forces, 
sans  la  première  force  essentielle,  qui  est  la  force  intrinsèque,  assi- 
milatrice  et  subjectivante. 

La  difficulté  soulevée  par  l'idéalisme  est  ainsi  vaincue,  cet  idéa- 
lisme qui  accuse  Dieu  d'être  la  négation  de  l'homme,  comme  si  le 
transcendant  équivalait  à  l'hétéronomie  et  à  la  négation  de  l'inté- 
riorité humaine.  De  même,  se  trouve  coupée  à  la  racine  la  plante 
moderniste,  qui,  selon  la  méthode  d'immanence,  prétend  que  tout 
doit  procéder  et  être  conquis  du  dedans,  en  commençant  par  le  dogme 
révélé  et  par  la  grâce  surnaturelle.  Dieu,  la  vérité  et  la  grâce  mettent 
en   acte  la  potentialité  humaine,  ils   donnent  la  force   à  nos  énergies 


LE    CONCEPT    D'ÉDUCATION  .  .  .  179* 

naturelles,  sans  anéantir  le  sujet,  mais  plutôt  en  l'élevant.  Et,  quoique 
la  vérité  et  la  grâce  ne  viennent  pas  de  nous,  elles  sont  les  promo- 
trices de  la  vie  intérieure  et  de  l'intériorisation:  ce  qui  ne  signifie 
pas  que  la  religion,  qui  est  aussi  de  nécessité  absolue  pour  la  forma- 
tion intégrale  du  disciple  et  doit  être  l'animatrice  par  excellence  du 
procédé  éducatif,  entre  comme  note  essentielle  dans  l'élaboration  philo- 
sophique du  concept  de  pédagogie.  Nous  n'avons  pas  seulement  la 
formation  religieuse,  mais  aussi  l'instruction  ou  la  formation  intel- 
lectuelle; et  il  n'est  pas  impossible  que  le  disciple,  sous  la  direction 
d'un  savant  latiniste,  apprenne  à  la  perfection  la  langue  d'Horace  et 
de  Virgile,  même  si  sa  religiosité  était  éteinte.  Dans  cette  hypothèse, 
se  vérifierait  aussi  fort  exactement  le  concept  de  pédagogie,  parce  que 
nous  aurions  l'action  d'un  sujet  sur  un  sujet,  qui  développe  dans  ce 
dernier  une  activité  spirituelle.  Au  contraire,  ce  concept  ne  se  vérifie 
pas,  malgré  les  illusions  de  certains  tenants  de  la  pédagogie  comparée 
(mot  malheureux  si  l'on  veut  mettre  sur  le  même  plan  l'homme  et 
l'animal),  quand  on  dresse  un  chien  ou  un  cheval,  parce  qu'il  n'y  a 
pas  de  possibilité  de  développer  dans  la  brute  une  activité  qui  ait 
les  caractéristiques  de  l'autoconscience  et  de  l'autodomination,  de 
l'intelligence  et  de  la  volonté  (ce  sont  des  objets,  dont  le  perfec- 
tionnement reste  lié  à  la  loi  de  la  nécessité). 

On  voit  alors  —  selon  le  professeur  Casotti  —  toute  la  génialité 
de  la  pédagogie  de  saint  Thomas:  lorsque,  dans  une  des  Quœstiones 
disputatœ  du  De  Veritate,  il  écrivait  son  De  Magistro,  et  lorsque,  dans 
la  question  117  de  la  première  partie  de  la  Summa  theologica,  il  per- 
fectionnait toujours  davantage  son  système,  il  semble  déjà  avoir  eu 
l'intuition  des  débats  actuels  du  monde  pédagogique.  S'il  insiste  sur 
la  passivité  qui  doit  être  mise  en  acte  par  l'objet  et  par  le  maître, 
d'un  autre  côté  il  a  soin  d'insister  sur  la  cause  véritable  de  la  for- 
mation, en  la  plaçant  dans  l'activité  intellectuelle  et  morale,  origi- 
nale et  spontanée  du  disciple,  comme  il  s'oppose  énergiquement  à 
la  tentative  de  confondre  activité  avec  création,  et  le  fait  d^acquérir  la 
science  par  soi-même  avec  la  thèse  combattue  par  lui,  que  l'on  peut 
être  son  propre  éducateur.  Il  illustre  dans  des  pages  admirables  le 
procédé  spontané  et  naturel  de  la  découverte  et  de  Yinventio,  lors- 
que «  la  raison  naturelle  arrive  par  elle-même  à  la  connaissance  de  la 


180*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

vérité  inconnue  »  ;  mais,  avec  une  profonde  pénétration,  digne  de 
son  admirable  élaboration  conceptuelle,  il  ajoute  qu'elle  n'est  pas 
encore  le  «  magistère  »,  ni  l'enseignement,  —  elle  n'est  pas  encore 
doctrina  et  disciplina,  traduisons  mieux:  elle  n'est  pas  encore  le  pro- 
cédé éducatif.  Celui-ci  implique  le  développement  et  le  devenir  d'un 
sujet,  mis  en  acte  par  l'objet;  mais  sa  nature  spécifique  n'est  pas  ici. 
Car,  par  exemple,  l'acquisition  naturelle  d'une  science  qui  s'accom- 
plit par  le  seul  fait  de  penser,  de  regarder  autour  de  soi,  d'abstraire 
des  objets  sensibles,  d'arriver  par  soi-même  à  une  vérité,  de  mûrir 
dans  son  moi  le  propos  d'un  renouvellement  moral,  et,  même  à  l'âge 
mûr,  de  développer  sa  culture  par  ses  propres  énergies  et  en  se  ser- 
vant de  tous  les  instruments  utiles  à  une  recherche,  tout  cela  ne  con- 
cerne pas  encore  cette  activité  particulière  dans  laquelle  consiste 
l'éducation. 

4.  Quel  est  donc  l'élément  formel  et  spécifique  de  celle-ci  ?  Quel 
est  le  concept  d'éducation  ? 

Nous  savons  que  c'est  Yactivité  du  maître,  qui  suscite,  excite, 
pousse,  favorise  le  développement  spirituel  que  nous  venons  de  décrire, 
activité  qui  a  sa  physionomie  propre  essentielle;  car,  même  le  méde- 
cin exerce  une  activité  sur  le  malade  de  façon  à  exciter  en  lui  les 
énergies  de  la  nature;  mais  l'activité  pédagogique  a  cette  propriété 
et  cette  nature  d'être  Taction  d'un  sujet  sur  un  autre  sujet,  en  tant 
que  celui-ci  est  traité  comme  sujet  (ce  qui  n'arrive  pas  dans  le  cas 
du  médecin)  ;  c'est  Faction  qui  se  propose  de  susciter  F  activité  spiri- 
tuelle de  Vintelligence  et  de  la  volonté,  de  V autoconscience  et  de  Vau- 
todomination.  Nous  avons  l'éducation  lorsque  cette  activité  atteint 
son  but;  nous  ne  l'avons  pas  quand,  par  la  faute  du  maître  ou  du 
disciple,  on  n'arrive  pas  au  but.  Telle  est  la  note  qui  caractérise  le 
concept   d'éducation. 

De  sorte  que  pour  l'éducation,  la  bipolarité  du  maître  et  du  dis- 
ciple, de  l'éducateur  et  de  celui  qui  doit  être  éduqué,  est  essentielle, 
comme  pour  le  concept  de  connaissance  la  dualité  du  sujet  connais- 
sant et  de  la  réalité  connue  est  nécessaire,  parce  que  c'est  l'action  du 
maître    qui   met   en    acte   le   disciple. 

A  cette  conclusion,  on  pourra  opposer  la  maïeutique  socratique, 
qui   conçoit   l'éducation   comme   le    développement    d'un   sujet   unique 


LE    CONCEPT    D'EDUCATION  ...  181* 

qui  développe  la  science  de  son  intérieur,  ou  même  le  Ménon  de  Platon, 
avec  l'esclave  habilement  interrogé  par  Socrate,  qui  montre  qu'on  ne 
transmet  pas  au  disciple  une  science  toute  faite,  mais  qu'on  l'aide 
seulement  à  découvrir  une  science  qu'il  a  déjà  en  lui-même  et  qu'il 
doit  seulement  se  rappeler  (théorie  de  l'ananmésis)  :  idées,  nous  le 
répétons,  chères  aux  idéalistes,  défenseurs  de  l'autodidactisme  ou  de 
l'autoéducation.  Mais  saint  Thomas  répond  que  sûrement  l'élève  a 
déjà  en  lui  la  science  ou  la  vertu,  mais  qu'il  l'a  seulement  en  puis- 
sance,  en  tant  qu'il  a  l'intelligence  et  la  volonté,  c'est-à-dire  son  acti- 
vité intérieure,  qui  toutefois,  pour  passer  à  l'acte,  a  besoin  d'un  être 
déjà  en  acte.  D'autre  part,  le  disciple  ne  reçoit  ni  une  science  ni  une 
vertu  qui  lui  est  transmise,  mais  il  en  forme  une  sem-blable  à  celle 
de   l'éducateur. 

Naturellement,  l'éducateur  n'est  pas  seulement  l'instituteur  des 
écoles  primaires  ou  le  professeur  de  lycée,  mais  chaque  sujet  ou  groupe 
de  sujets  qui  agissent,  non  comme  des  objets,  mais  comme  des  sujets 
sur  d'autres  sujets.  C'est  pourquoi,  parmi  les  éducateurs,  il  y  aura 
les  parents,  l'Eglise,  la  société,  l'écrivain,  le  magistrat.  Dieu,  enfin 
tous  ceux  qui  coopèrent  à  faire  en  sorte  que  le  sujet,  conscient  et  libre 
seulement  potentiellement,  devienne  le  membre  actuellement  cons- 
cient, et  libre  de  la  communauté  familiale,  sociale  ou  ecclésiastique. 
Mais  personne  ne  pourra  éduquer,  s'il  ne  réalise  pas  ce  concept  que 
nous  venons  d'énoncer,  c'est-à-dire  s'il  ne  réussit  pas  à  exciter,  par  son 
activité,  l'activité  intrinsèque  du  disciple. 

De  même,  il  est  évident  que  le  terme  «  élève  »  ne  comprend  pas 
seulement  ceux  qui  sont  inscrits  à  une  institution  scolaire,  mais  tous 
ceux  qui  ont  besoin  d'un  maître,  depuis  l'ouvrier  qui  doit  apprendre 
son  art  jusqu'au  soldat  qui  doit  être  préparé  à  la  défense  de  la 
patrie,  depuis  le  criminel  en  prison  qui  exige  une  rééducation  jus- 
qu'à l'âme  religieuse,  qui  est  aidée  dans  son  progrès  par  un  guide  spi- 
rituel. La  pédagogie  intéresse  donc  non  seulement  l'école,  mais  l'Eglise, 
les  armées,  les  industries,  les  maisons,  les  organisations  qui  se  propo- 
sent la  formation  de  leurs  associés,  les  journaux,  les  partis  politiques, 
etc. 

Les  divergences  sont  toujours  plus  manifestes  entre  notre  concept 
d'éducation   et  celui   qui   est  élaboré   par   les   positivistes  ou  les   prag- 


182*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

matistes  et  par  les  idéalistes.  Le  positivisme  conçoit  Taction  du  maître 
et  Vohjet,  qui  sert  pour  instruire,  comme  les  causes  qui  produisent 
nécessairement  l'éducation,  c'est-à-dire  il  objective  tout  et  transforme 
le  sujet  en  objet.  L'idéalisme  conçoit  l'action  et  l'objet  comme  s'ils 
étaient  posés  par  la  subjectivité  pure  et  donc  identifiés  avec  elle,  c'est- 
à-dire  il  subjective  tout,  même  l'objet.  L'un  réduit  le  procédé  édu- 
catif à  la  passivité  et  au  déterminisme;  l'autre  le  résout  en  activité 
pure.  Si  l'on  observe  bien,  on  notera  que  l'un  et  l'autre  laissent  échap- 
per le  caractère  véritable  et  essentiel  du  procédé  éducatif,  de  sorte 
que  le  positivisme  le  réduit  à  une  science  et  Vidéalisme  le  réduit  à 
la  philosophie.  Tandis  que  le  véritable  concept  d'éducation,  soit  que 
nous  nous  placions  au  point  de  vue  du  disciple,  soit  que  nous  nous 
placions  au  point  de  vue  de  l'éducateur,  soit  que  nous  considérions 
le  procédé  éducatif,  qui  implique  deux  pôles  —  justement  parce  qu'il 
est  activité  et  passivité  en  même  temps  et  qu'il  est  une  action  qui  con- 
siste à  susciter  d'autres  activités  —  se  réduit  au  concept  d'art,  qui  sauve 
ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  le  positivisme  et  dans  l'idéalisme,  sans  lais- 
ser échapper  l'élément  spécifique,  c'est-à-dire  l'essence  même  de  la 
pédagogie. 

«        «        * 

Il  serait  bon  d'ouvrir  ici  une  parenthèse,  parce  que  la  réduction 
du  concept  d'éducation  au  concept  d'art  peut  être  confondue  avec  la 
conception  qui  se  représente  l'éducateur  comme  un  homme  génial,  à 
l'intuition  rapide  et  aiguë,  lequel,  à  la  ressemblance  du  médecin,  pos- 
sède son  «  œil  clinique  ».  Effaçons  alors  du  champ  éducatif  toutes  les 
machines  des  laboratoires  de  didactique  expérimentale  et  de  psycho- 
logie pédagogique,  toutes  les  applications  des  méthodes  scientifiques 
et  expérimentales,  tous  les  tests  mentaux,  les  tests  d'intelligence  et  de 
sélection.  Ce  qu'il  faut,  c'est  l'artiste  de  génie:  il  saura  mouler  les 
consciences,  il  saura  nous  enseigner  à  construire  notre  vie  comme  une 
œuvre  d'art.  C'est  lui  seulement  qui  est  l'éducateur  véritable.  — 
Non,  non.  Nous  verrons  aussitôt  que  ceci  équivaudrait  à  la  théorie 
de  celui  qui,  enthousiaste  de  l'«  ceil  clinique  »  d'un  médecin  ou  d'un 
chirurgien,  proposerait  de  fermer  et  d'abolir  toutes  les  facultés  de 
médecine,  confiant  dans  une  génialité  irrationnelle  et  inintelligible, 
sans  aucune  parenté  avec  la  science. 


LE    CONCEPT    D'ÉDUCATION  ...  183» 

Tout  d'abord,  sans  diminuer  le  moins  du  monde  l'importance  de 
la  personnalité  originelle  de  l'artiste  —  qu'il  s'agisse  d'un  médecin 
ou  d'un  maître  —  parce  que,  comme  le  rappelle  bien  le  professeur 
Casotti,  «  le  génie  ne  se  fabrique  pas  »,  il  ne  faut  pas  croire  que  le 
prétendu  œil  clinique  ou,  en  général,  le  regard  intuitif  ait  un  caractère 
d'irrationalité.  Le  regard  intuitif  consiste  dans  la  rapidité  et  la  sûreté 
avec  lesquelles  on  perçoit  une  situation  de  fait  et  avec  lesquelles  on  la 
juge.  Dans  le  langage  scolastique,  nous  dirions  que  dans  ces  hommes 
de  génie  Vintellectus  prévaut  sur  la  ratio;  parce  que  «ratio  diseur  r  it  », 
c'est-à-dire  la  ratio  est  comme  un  train  qui  passe  d'une  gare  à  l'autre; 
et  la  ratio  d'un  grand  nombre  est  semblable  à  un  petit  train  qui  s'ar- 
rête souvent  et  qui  procède  lentement.  Uintellectus  saisit  l'idée,  c'est 
un  train  rapide  qui  dévore  l'espace  à  toute  vitesse,  qui  ne  semble  même 
pas  avoir  besoin  des  étapes,  indispensables  à  la  ratio.  En  réalité,  le 
génie  de  l'artiste,  quand  il  s'agit  non  des  virtualités  qui,  semblables  à 
des  sources  frémissantes  de  vie,  peuvent  être  excitées  par  un  rien  et 
s'épanouir,  mais  quand  il  s'agit  d'une  action  à  développer  sur  d'autres 
personnes  —  comme  dans  le  cas  du  médecin  et  de  l'éducateur  — 
est  toujours  le  fruit  d'une  longue  étude,  de  longues  expériences  et 
d'une  large  moisson  d'erreurs. 

En  outre,  nous  n'employons  pas  le  mot  art  dans  le  sens  où  on 
l'emploie  aujourd'hui,  mais  dans  sa  signification  aristotélicienne:  on 
sait  en  effet  qu'Aristote  distinguait  les  sciences  en  spéculatives,  pra- 
tiques et  poétiques.  La  philosophie  par  excellence  c'est  le  spéculation 
métaphysique,  qu'il  appelle  philosophia  prima;  mais  aussi  V éthique  qui 
concerne  Yaction  (la  recta  ratio  agibilium,  disaient  nos  philosophes 
du  moyen  âge)  et  l'art  qui  concerne  le  faire,  le  construire  (recta  ratio 
factihilium)  ont  la  dignité  de  philosophie.  De  là  le  titre  de  ses  œu- 
vres  fameuses:    la   Poétique,   de  xotslv    et   les   sciences   poétiques. 

Uagibile  ne  doit  pas  être  confondu  avec  le  factihile.  La  morale, 
en  effet,  étudie  Yaction  en  elle-même,  à  Tégard  des  huts  constitutifs 
de  r  agent  humain;  l'art  au  contraire  étudie  l'action  productrice,  con- 
sidérée en  rapport  avec  Fœuvre  produite. 

Donc,  non  seulement  la  poésie,  la  sculpture,  la  peinture  et  la 
musique  sont  des  arts,  mais  aussi  la  science  de  l'édile,  la  médecine, 
la   chirurgie.     Et  comme  l'art   n'est  pas   par  son  essence  un   procédé 


184*  REVUE   DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

éminemment  irrationnel,  mais  implique  un  ensemble  de  connaissances 
et  de  principes  que  Von  peut  organiser  en  une  unité  systématique, 
il  est  possible  d'avoir  une  science  de  chaque  art. 

L'éducation,  étant  une  action  qui  tend  à  susciter  l'activité  intel- 
lectuelle et  morale  dans  un  sujet  est  un  art,  et  la  pédagogie  n'est  que 
la  science  de  cet  art. 

Mais  alors,  demandera-t-on,  les  deux  concepts  d'éducation  et  de 
pédagogie  s'identifient-ils,  ou  se  différencient-ils  ?  Le  problème  mérite 
d'être  diligemment  discuté,  d'autant  plus  qu'entre  les  pédagogues  du 
même  camp  catholique  il  n'y   a  pas  unanimité   de   consentement. 

«        «        « 

Commençons  d'abord  par  exposer  la  thèse  du  professeur  Casotti 
qui,  dans  sa  Pedagogia  générale,  écrit:  «  L'art  coïncide  avec  la  science 
poétique,  avec  la  seule  différence  qu'elle  est  la  traduction  effective, 
dans  la  pratique,  de  ces  idées  et  de  ces  procédés  constructifs^  qui  dans 
la  science  correspondante  sont  seulement  étudiés  et  exposés.  La 
musique  comme  science  étudie  ces  complexes  harmoniques  et  mélo- 
diques des  sons,  que  la  musique  comme  art  réalise  ensuite  dans  les 
compositions  concrètes  des  artistes.  La  médecine  comme  science  étudie 
ces  maladies  et  ces  processus  diagnostiques  et  thérapeutiques,  que 
la  médecine  comme  art  applique  aux  soins  de  chaque  malade.  La 
science  édilicienne,  comme  science,  étudie  ces  matériaux  et  ces  métho- 
des de  construction  qu'elle  réalise  comme  art  dans  la  construction 
effective  de  chaque  machine  et  de  chaque  bâtiment.  Tel  est  le  cas 
de  l'éducation  qui  est  à  la  fois  art  et  science  practico-poétique.  La 
pédagogie  peut  donc  se  définir  au  choix,  ou  la  science,  ou  l'art  de 
l'éducation;  car  la  science  de  l'éducation  ne  peut  être  qu'un  art,  comme 
d'autre  part  l'art  de  l'éducation  ne  peut  être  qu'une  science:  entre 
les  deux  en  effet,  il  y  a  seulement  la  différence  qui  existe  entre  l'étude 
ou  l'exposition  théorique  générale  des  buts  et  des  moyens  éducatifs, 
et  leur  concrète  application  constructive  dans  les  cas  particuliers.  » 

Il  faut  rappeler,  poursuit  l'éminent  pédagogue,  que  «  pour  la 
pédagogie,  comme  pour  les  autres  arts,  il  y  a  un  cercle  complet,  car 
si  l'action  éducative  est  orientée  vers  la  connaissance  théorique  des  buts 
et  des  moyens  qui  forment  le  procédé  éducatif,  sa  mise  en  exercice 
pratique  de  la  part  du  maître  fait  naître  toujours  de  nouvelles  expé- 


LE    CONCEPT    D'ÉDUCATION  ...  185* 

riences  et  de  nouveaux  problèmes,  qui  exigent  une  nouvelle  élabora 
tion  scientifique  et  font  ainsi  progresser  la  science  .  .  .     On  compren 
dra  aisément  alors  que,  pour  l'éducation  comme  pour  tout  autre  art 
l'erreur,  commise  tant  de  fois  par  les  modernes,  de  séparer  artificieuse 
ment  la  théorie  de  la  pratique,  et  l'étude  de  l'apprentissage,  est  néfaste 
L'erreur  se  réfléchit  aussitôt  sur  la  science  même  que  l'on  voulait  sau 
ver  en  V épurant  des  vulgarités  de  la  pratique;   en  réalité,  elle  se  flé 
trit,  enlevée  qu'elle  est  à  son  champ  d'expérience  et  à  sa  plus  grande 
source   de   progrès.     Puisque   l'essence   véritable   de   l'art   réside   dans 
l'action   constructive   et   non   dans   la   spéculation,   le   procédé   naturel 
de   son    apprentissage   n'est   pas   l'exposition   abstraitement   théorique, 
mais  l'apprentissage  pratique  et  l'exercice,  illuminés,  bien  entendu,  par 
la  théorie  .  .  .     Comme  dans  la  salle  d'anatomie  et  dans  les  cliniques, 
le  médecin;   comme  dans  les  académies,  le  peintre  et  le  sculpteur,  le 
maître   se   formera   par  l'apprentissage,   précédé   de   l'étude   théorique 
de  la  pédagogie.  »      Et  l'on  comprend  comment   dans  les  réalisations 
de  son  activité  de  pédagogue,  le  professeur  Casotti  accorde  une  impor- 
tance  essentielle   à  la   didactique  et   à   l'expérience  pédagogique,   que 
certains  ont   trouvé  excessive. 

Cette  identification  de  la  pédagogie  et  de  l'éducation  me  laisse 
perplexe,  quoiqu'il  soit  bien  clair  même  pour  moi,  que  vouloir  cul- 
tiver la  pédagogie  sans  se  jeter  à  corps  perdu  dans  le  procédé  édu- 
catif vécu,  est  une  prétention  semblable  à  celle  de  celui  qui  veut 
apprendre  à  nager  sans  se  jeter  à  l'eau;  et,  pour  moi  aussi,  l'influence 
mutuelle  entre  la  science  de  l'éducation  et  l'art  d'éduquer  est  hors 
de  discussion.  Je  me  permettrai  toutefois  d'exposer  fort  brièvement 
mes  doutes. 

La  pédagogie,  à  mon  avis,  comme  science  de  l'éducation,  doit  éla- 
borer le  concept  de  cette  dernière,  et  rien  n'est  fécond  en  consé- 
quences, pour  l'art  même  d'éduquer,  comme  ce  concept.  Il  est 
indispensable  de  tenir  présent  à  l'esprit  de  l'éducateur  la  nature  de 
son  action,  qui  s'exerce  non  pas  sur  un  être  quelconque,  mais  sur  un 
être  qui  a  la  dignité  très  haute  d'une  personne.  Lui  rappeler  que 
l'activité  même  éducative  doit  par  conséquent  non  pas  tendre  à  un 
effet  au  moyen  des  causes  extérieures,  mais  qu'elle  doit  réveiller  et 
aider  la  mise  en  acte  des  énergies  qui  ne  peuvent  être  conçues  qu'au 


186*  REVUE    DE    L'UNIVERSITE    D'OTTAWA 

point  de  vue  de  l'esprit;  considérer  le  rapport  entre  les  moyens  les 
plus  variés  auxquels  on  peut  recourir  à  cette  fin,  comme  un  rapport 
entre  condition  et  conditionné,  mais  un  conditionné  qui  réagit  à  sa 
façon  aux  conditions  et  qui,  à  cause  de  cela,  n'est  pas  réduisible  à 
ces  conditions;  examiner  toute  explication  du  procédé  éducatif  dans 
les  champs  les  plus  différents,  toujours  en  fonction  d'une  bipolarité 
entre  deux  sujets,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  les  relations  entre 
les  objets;   rappeler  tout  cela  est  d'une  importance  suprême. 

Bien  des  parents,  s'ils  comprenaient  ce  concept,  orienteraient  tout 
autrement  l'éducation  de  leurs  enfants:  leurs  recommandations,  les 
conseils,  les  reproches,  etc.,  auraient  une  âme  nouvelle.  Bien  des 
maîtres  révolutionneraient  les  systèmes  suivis  jusqu'à  présent  dans 
les  écoles.  Les  pensionnats  de  religieux  ne  concevraient  jamais  la 
formation  religieuse  des  élèves  d'après  le  nombre  des  prières  et  des 
cérémonies  du  culte  que  chaque  pensionnaire  est  obligé  de  suivre, 
sauf  à  les  abandonner  le  soir  même  où  il  sort  du  pensionnat.  Les 
organisateurs  d'une  initiative  quelconque  ne  suivraient  pas  la  méthode 
totalitaire  de  faire  tout,  ou  d'obliger  tout  le  monde  à  agir  selon  l'uni- 
que tête  du  dirigeant,  avec  le  résultat  que  le  jour  oii  celui-ci  dispa- 
raît, tout  l'édifice  s'écroule,  parce  qu'il  s'était  entouré  d'exécuteurs 
voués  à  la  passivité  aveugle  et  non  de  coopérateurs  libres.  Enfin, 
si  la  pédagogie,  dans  les  différentes  branches  de  son  immense  règne, 
savait  faire  pénétrer  dans  les  esprits  son  «  concept  »  essentiel,  elle 
susciterait  un  profond  renouvellement  intérieur  dans  chaque  camp. 
Car  si  la  technique  et  la  pratique  sont  importantes,  elles  ne  sont  pas 
la  vie.  La  théorie  et  la  pratique  sont  semblables  à  l'oeuvre  d'un 
électricien  habile,  qui  dispose  les  fils  électriques  et  met  en  place 
les  interrupteurs  et  les  lampes  nécessaires  à  une  installation  électri- 
que parfaite.  Mais,  gare  !  Si  le  courant  électrique  faisait  défaut, 
il  serait  inutile  de  multiplier  les  fils  et  les  lampes.  De  même,  comme 
font,  hélas  !  bien  des  pseudo-éducateurs,  il  serait  inutile  de  multiplier 
les  livres,  les  heures  de  leçon,  les  punitions  ou  les  sermons:  la  lumière 
ne  viendrait  jamais.  C'est  le  courant  qui  manque;  c'est  le  concept 
initial,  essentiel  pour  le  procédé  éducatif,  qui  fait  défaut.  Et  je  ne 
sais  pas  si  dans  d'autres  nations,  la  pédagogie  catholique  a  eu  un 
maître   qui,   comme   le   professeur   Casotti,   a   su   illustrer    avec    autant 


LE    CONCEPT    D'EDUCATION  .  .  .  187* 

de  maîtrise  cette  idée  fondamentale,  en  la  faisant  briller  dans  la  doc- 
trine thomiste  avec  autant  d'éclat,  en  montrant  ainsi  sa  constante 
fraîcheur  et  sa  perpétuelle  vitalité. 

Mais  il  faut  distinguer  ce  «  concept  »,  c'est-à-dire  la  pédagogie 
comme  science,  et  l'éducation  comme  procédé  et  action. 

La  pédagogie  a,  comme  chaque  concept,  les  caractères  de  Yuni' 
versalité  et  de  Vabstraction  propre  formelle.  L'éducation  est  une  acti- 
vité concrète,  particulière,  qui  ne  peut  faire  abstraction  d'une  situa- 
tion  individuelle  et   historique, 

La  première  est  une  connaissance  de  l'activité.  La  seconde  est 
une  action,  de  sorte  que,  tandis  que  celle-là  a  un  caractère  théorique 
—  un  traité  de  morale  ne  l'a-t-il  pas  aussi  ?  —  celle-ci  a  un  caractère 
pratique. 

Le  pédagogue  est  nécessairement  un  philosophe;  l'éducateur  et 
l'éducatrice  —  en  commençant  par  les  mères  chrétiennes,  qui  peut- 
être  n'ont  jamais  entendu  discuter  de  «  philosophie  »,  de  «  pédagogie  » 
et  de  «  didactique  »  —  peuvent  ne  l'être  pas.  Il  leur  suffira  de  con- 
naître et  d'utiliser  les  résultats  de  la  spéculation  d'autrui.  Les  péda- 
gogues d'une  nation  ne  seront  jamais  nombreux.  Mais  nous  aurions 
besoin  au  contraire  d'un  grand  nombre  d'éducateurs. 

Et  ne  semble-t-il  pas  au  professeur  Casotti  qu'Aristote  même, 
cité  par  lui  et  si  profondément  connu,  quand  il  reconnaît  la  dignité 
de  philosophia  non  seulement  à  la  métaphysique  et  à  la  morale,  mais 
aussi  à  la  poétique  (tout  en  partant  du  principe  que  la  poétique  est 
un  art),  réduisait  par  là  même  le  concept  de  pédagogie  non  pas  à 
l'art,  mais  à  la  philosophie  ?  Il  y  a  une  philosophie  de  l'art  qui  se 
distingue  de  l'éducation,  comme  il  y  a  une  considération  philoso- 
phique de  la  morale,  qui  se  distingue  bien  de  la  morale  vécue.  Si 
donc  le  concept  d'éducation  ou  de  procédé  éducatif  doit  se  réduire 
à  l'art,  le  concept  de  pédagogie  appartient  à  la  philosophie. 

Au  fond,  le  positivisme  aussi,  qui  réduisait  le  concept  d'éducation 
à  une  science  et  à  un  fait,  énonçait  par  cette  théorie  une  thèse  philo- 
sophique, qui  n'était  pas  un  fait,  mais  une  doctrine,  c'est-à-dire  un 
concept,  erroné  tant  qu'on  veut,  mais  toujours  un  «  concept  »  du 
fait.  Et  l'erreur  de  l'idéalisme,  quand  il  résolvait  la  pédagogie  dans 
la  philosophie,  ne  résidait  pas  seulement  dans  sa  conception  philoso- 


188*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

phique  erronée,  mais  dans  l'erreur  de  confondre  l'éducation,  comme 
procédé  et  action,  avec  la  pédagogie.  Comme  tout  système  a  sa 
métaphysique,  sa  gnoséologie,  son  éthique  en  fonction  de  son  concept 
de  la  réalité,  il  a  aussi  sa  pédagogie,  en  tant  qu'il  élabore,  à  la  lueur 
de  ce  dernier  concept,  même  l'activité  éducatrice. 

J'ajouterai   une    autre   réflexion    à   propos    des    rapports    entre   la 
pédagogie  et  les   sciences. 

Le  professeur  Casotti,  qui  suit  d'un  œil  vigilant  et  qui  a  souvent 
choisi  comme  sujet  de  ses  recherches  toutes  les  applications  des  dif- 
férentes sciences  —  j'emploie  maintenant  le  mot  «  science  »  non  pas 
dans  sa  signification  aristotélicienne,  mais  dans  celle  des  modernes  — 
au  champ  pédagogique,  de  la  psychologie  à  la  psychiatrie,  de  la  sta- 
tistique à  l'expérimentalisme  de  John  Dewey,  est  bien  loin  de  la  doc- 
trine idéaliste,  qui  condamnait  à  l'ostracisme  et  banissait  la  science 
pédagogique.  Et  même  il  n'hésite  pas  à  écrire  dans  son  traité  de 
Pédagogie  générale:  «  Comme  la  science  édilicienne  et  la  médecine, 
la  pédagogie  est  un  ensemble  de  sciences,  puisque  toutes  les  connais- 
sances, de  quelque  côté  qu'elles  viennent,  capables  d'illustrer  le  pro- 
cédé éducatif,  lui  seront  toujours  indispensables,  de  l'anatomie  et  de 
la  physiologie  de  l'enfant  à  la  logique  et  à  l'esthétique.  Uunité  des 
sciences  pratiques  ne  peut  être  que  dans  le  but  et  jamais  dans  les 
moyens:  comme  la  médecine  a  pris  de  l'anatomie  et  de  la  physiologie, 
puis  de  la  chimie  et  de  la  physique,  les  connaissances  nécessaires  à 
son  but  qui  est  de  diagnostiquer  et  de  soigner  les  malades,  de  même 
la  pédagogie  peut  prendre  et  prend  partout  les  connaissances  néces- 
saires à  son  but  qui  est  d'éduquer.  Peut-être  pourrait-on  prévoir 
que,  par  analogie  à  ce  qui  est  arrivé  pour  d'autres  sciences  pratiques, 
le  progrès  rendra  nécessaire  une  quantité  toujours  plus  grandes  de 
connaissances  utiles  à  l'éducateur.  Ceci,  d'ailleurs,  n'enlève  rien  au 
caractère  autonome  et  original  de  la  pédagogie,  comme,  dans  d'autres 
domaines,  cela  n'enlève  rien  au  caractère  autonome  et  original  de 
l'architecture,  de  la  politique  et  de  la  médecine,  d'avoir  à  recourir 
à  une  multitude  de  sciences  et  de  notions,  pour  arriver  à  leur  but. 
Parce  que  c'est  justement,  comme  nous  venons  de  le  dire,  l'élabora- 
tion de  ces  connaissances  en  vue  du  but  unique  de  construire,  de 
gouverner  les  états,  de  guérir  les  malades  ou  d'éduquer,  qui  donne  à 


LE    CONCEPT    D'EDUCATION  .  .  .  189* 

ces  connaissances  leur  caractère  spécifique,  architectural  ou  politique, 
médical  ou  pédagogique.  » 

Fort  bien.  Personne  ne  pourra  rien  reprocher  à  l'éducateur  quand, 
dans  son  action,  il  demande  l'aide  des  différentes  sciences,  même 
si  celles-ci  traitent  le  sujet  comme  s'il  était  l'objet  (la  psychologie 
aussi,  tant  qu'elle  reste  sur  le  plan  scientifique,  doit  nécessairement 
procéder  avec  ce  critère  méthodologique).  L'éducateur  se  sert  de 
la  contribution  de  toutes  les  différentes  sciences,  en  y  mettant,  cha- 
que fois  qu'il  les  utilise,  un  nouveau  souffle  de  vie,  en  rapport  avec  les 
exigences  individuelles  du  sujet  et  des  problèmes  particuliers  qu'il  doit 
résoudre.  Il  cherchera  partout  le  bois  à  mettre  sur  le  feu,  sans  con- 
fondre le  bois  avec  cette  étincelle  de  l'esprit  qu'il  doit  faire  briller 
et  qui  changera  ce  bois  en  une  flamme  vive.  Tout  ceci  est  fort  bien 
compris  quand  il  s'agit  de  l'éducation.  Mais  quand  nous  parlons  de 
pédagogie,  les  conditions  pour  allumer  le  feu,  c'est-à-dire  toutes  les 
aides  et  tous  les  schémas  approximatifs  que  les  différentes  sciences 
nous  fournissent  à  propos  du  lien  qui  existe  entre  les  phénomènes, 
ne  la  concernent  pas.  Le  philosophie  de  l'éducation  doit,  au  con- 
traire, faire  abstraction  de  ce  qui  est  d'une  immense  utilité  dans  l'œu- 
vre éducative. 

Peut-être  quelqu'un  me  fera-t-il  à  ce  moment  une  observation 
et  un  reproche,  en  disant  que  la  thèse  du  professeur  Mario  Casotti 
et  l'autre  thèse  qui  met  entre  la  pédagogie  et  l'éducation  le  même 
rapport  qu'entre  une  science  philosophique  et  l'art,  diffèrent  plus 
dans  les  mots   que  dans  leur  contenu  réel. 

Je  ne  fais  pas  de  difficultés  à  reconnaître  que  cette  remarque 
est  assez  justifiée.  Ce  qui  importe  surtout,  c'est  de  souligner  Vactivité 
excitatrice  des  virtualités  de  l'esprit  dans  le  concept  d'éducation,  et 
cela  non  seulement  pour  des  motifs  exclusivement  théoriques,  mais 
aussi  dans  les  buts  pratiques  de  la  vie.  Car  il  est  fort  agréable  d'af- 
firmer avec  Rousseau  que  l'homme  naît  bon,  et  de  dire  avec  l'idéalisme 
transcendental  que  nous  nous  suffisons  à  nous-mêmes  et  que  nous 
sommes  autoéducateurs.  La  réalité  quotidienne  nous  apprend  que  notre 
formation  exige  une  lutte  dure  et  que  l'aide  d'autrui  nous  est  néces- 
saire. L'animalité  est  en  contraste  avec  la  rationalité:  les  ailes  vou- 
draient   nous    faire    voler,    mais    la    boue    nous    attire;    nous    pouvons 


190*  REVUE    DE    L'UNIVERSITÉ    D'OTTAWA 

admirer  les  étoiles,  mais  le  video  meliora  proboque,  détériora  autem 
sequor  est  à  l'ordre  du  jour.  Le  petit  «  moi  »  qui  a  voulu  se  divi- 
niser soi-même  en  se  proclamant  Acte  pur  et  Pensée  de  la  pensée,  est 
obligé  de  déclarer  sa  banqueroute  en  pleine  fraude.  Nous  ne  pas- 
sons de  la  puissance  à  l'acte  que  par  l'impulsion  d'un  être  en  acte: 
omne   quod    movetur,    ah    alio    movetur. 

D'autre  part,  l'homme  n'est  pas  un  automate.  Pour  la  vie,  pour 
l'intelligence,  pour  la  volonté  qu'il  possède,  il  est  un  centre  d'énergies 
spirituelles,  qui  ne  peuvent  être  traitées  mécaniquement. 

Je  conclurai  moi  aussi  avec  le  professeur  Casotti  que  la  pédagogie 
moderne,  fille  d'un  âge  indiscipliné  et  stérilement  inquiet,  a  produit 
ces  graves  inconvénients  qui  sont  dérivés  ou  de  l'anéantissement  de  la 
personne  humaine  ou  de  son  élévation  au  degré  de  Dieu.  «  Etudier 
saint  Thomas  signifie,  en  ceci  comme  en  toute  autre  question,  nous 
retrouver  nous-mêmes.  Une  pédagogie  du  passé  ?  Disons  plutôt  une 
pédagogie  de  l'avenir.  » 

M*'  Francesco  Olgiati, 

professeur  à  l'Université  catholique 
du   Sacré-Cœur.   Milan. 


Bibliographie 

Comptes  rendus  bibliographiques 

1.  CoRENTiNUS  Larnicol,  C.S.Sp.  —  De  Verbo  Incarnato  et  de  B.V.  Maria. 
Romae,   Officium  Libri   Catholici,   1948.     23,5   cm.,  246  p. 

2.  Marcellinus  Daffara,  O.P.  —  Cursus  Manualis  Theologiœ  Dogmaticœ. 
[  Vol.  III  ]  :  De  Peccato  Originali  et  de  Verbo  Incarnato.  Taurini-Romae,  Marietti, 
[  1948  ].     22    cm.,   xxiii462   p. 

1.  Le  traité  du  R.  P.  Larniool  se  présente  comme  un  compendium  theologi- 
cum,  pour  l'utilité  des  étudiants  et  des  pasteurs  d'âmes.  C'est  un  exposé  bref, 
mais  assez  complet,  des  grandes  questions  chrisitologiques  et  mariales,  des  prin* 
cipales  erreurs  à  leur  sujet  et  des  arguments  classiques  des  théologiens.  Le  tout, 
parce  que  résumé,  apparaît  forcément  superficiel:  rappel  plutôt  qu'approfondis- 
sement. Les  grandes  controverses  scolastiques  sont  examinées  elles  aussi,  à  leur 
place:    présentation   sommaire   des   diverses   opinions   et   modeste   essai   de   solution. 

2.  Cet  ouvrage  du  R.  P.  Dafîara  se  recommande  par  la  clarté,  la  profon- 
deur et  la  solidité  de  la  doctrine,  par  la  richesse  et  l'heureux  choix  de  la  biblio- 
graphie, par  le  soin  donné  à  la  présentation  matérielle.  Le  De  Peccato  Originali 
étudie  longuement  l'état  de  justice  primitive  et  la  nature  et  les  conséquences 
du  péché  originel.  Le  De  Verbo  suit  de  près,  fort  heureusement,  l'ordre  adopté 
par    saint   Thomas,   tout   comme   il    en    expose   fidèlement   la    doctrine. 

Comme  isaint  Thomas,  l'A.  fait  entrer  la  mariologie  dans  les  cadres  de  la 
christologie.  Le  procédé  a  certainement  du  bon,  même  de  nos  jours;  dans  le 
cas  présent,  toutefois,  il  a  le  grand  inconvénient  de  trop  laisser  dans  l'ombre 
la  prédestination  de  Marie  à  être  Mère  du  Rédempteur,  ce  qui  est  la  clef  de 
voûte  de  tout  le  mystère  mariai,  ainsi  que  la  grande  question  du  rôle  de  Marie 
dans  l'acquisition  des  grâces. 

Eugène  Marcotte,  o.m.i. 


LÉON  LE  Grand.  —  Sermons*  T.  1.  Paris,  Les  Editions  du  Cerf,  1949,  20,5  cm., 
263   p.    (Sources   chrétiennes,   22.) 

Cette  traduction  des  sermons  de  saint  Léon  le  Grand  est  bienvenue.  Tout 
d'abord  à  cause  des  mérites  de  saint  Léon  et  de  ses  sermons.  Ce  n'est  pas  le 
lieu  d'en  faire  l'éloge:  il  y  aurait  trop  à  dire.  Renvoyons  à  l'introduction  de 
66  pages  que  Dom  Jacques  Leclercq  a  écrite  pour  la  présente  traduction;  elle 
montre  bien  le  profit  que  les  chrétiens  peuvent  encore  tirer  à  entendre  le  grand 
pontife.  Le  mérite  considérable  de  l'introduction,  c'est  de  ramasser  à  peu  près 
tous  les  points  que  saint  Léon  a  traités  et  de  les  rattacher  organiquement  à 
celui  qui  paraît  à  l'auteur  de  l'introduction  être  central  et  fondamental:  l'union 
hypostatique.  On  en  conviendra  facilement  d'un  point  de  vue  logique  et  déduc- 
tif:  l'union  hypostatique  que  saint  Léon  a  définie  avec  tant  de  précision  et 
contribué  à  faire  définir  avec  la  même  exactitude  au  concile  de  Chalcédoine, 
explique    bien    toute    la    doctrine    qu'il    prêche.      Mais    il    faut    ajouter    qu'en   réalité 


192*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

saint  Léon  se  met  à  un  point  de  vue  plus  concret:  l'objet  qu'il  fixe  le  plus, 
ce  n'est  pas  tant  l'union  hypostatique  elle-même  que  la  personne  du  Rédempteur^ 
Dieu  et  homme;  la  rédemption  opérée  par  le  Verbe  incarné,  telle  me  semble 
être  plutôt  l'idée-mère  des  sermons  léoniens.  Ce  point  de  vue  étant  admis  — 
qui  amènerait  un  certain  déplacement  de  perspective  dans  l'introduction,  —  il 
reste  que  la  double  qualité  de  Dieu  et  d'homme  est  bien  ce  qui  constitue  le 
Christ  le  Sauveur  par  excellence;  c'est  bien  ce  qui  fait  du  christianisme  de 
saint   Léon   le   plus    chrétien    des    christianismes. 

Tout  ce  plan  de  l'Incarnation  rédemptrice  avec  ses  modalités  constitue  le 
grand  sacrement  ou  le  grand  mystère  de  la  miséricorde  divine.  Saint  Léon 
emploie  fréquemment  ces  deux  termes  synonymes.  On  est  surpris  de  consta- 
ter que  l'introduction  n'ait  pas  expliqué  ces  termes  ni  les  idées  qu'ils  expriment; 
d'autant  plus  surpris  que  l'auteur  de  l'introduction  les  emploie  lui-même  et 
que  le  traducteur  se  plaint  de  la  difficulté  de  rendre  l'idée  complexe  exprimée 
par  ces  termes.  On  sait  aussi  que  la  doctrine  du  mystère  du  culte  chrétien 
s'appuie   par   des   textes   comme   ceux   de   saint   Léon. 

La  traduction  elle-même  des  sermons  dont  nous  n'avons  ici  qu'une  partie, 
est  méritoire.  Il  y  a  certainement  de  la  joie  à  analyser  de  si  beaux  textes  pour 
les  rendre  en  français.  Mais  il  doit  être  presque  désespérant,  l'auteur  en  fait, 
du  reste,  l'aveu,  de  rendre  la  concision  et  la  souplesse  de  la  phrase  léonienne. 
Il  faudrait  le  style  d'un  Bossuet.  Il  me  semble  que  la  présente  traduction 
est  un  peu  lourde,  du  moins  on  la  compare  au  texte  original  auquel  la  syn- 
taxe   latine    permet    un    allant    si    énergique    et    si    élastique. 

Comme  toute  traduction,  celle-ci  néglige  nécessairement  quelques  nuances; 
il  est  aisé  d'en  dépister.  Cependant  elles  semblent  plutôt  minimes  et  ne  devien- 
nent pas  des  contresens.  Quant  aux  expressions  proprement  intraduisibles,  je 
ne  me  consolerais  pas  aussi  facilement  que  le  traducteur  en  disant  qu'elles 
sont  des  "préciosités  de  décadence";  il  y  a  là,  au  contraire,  un  bonheur  d'ex- 
pression où  la  doctrine  trouve  son  meilleur  compte.  Chaque  langue  a  de  ces 
ressources    qu'utilisent   à   plein   les    chefs-d'œuvre. 

Souhaitons  que  la  nouvelle  traduction  ouvre  à  un  plus  grand  nombre  de 
chrétiens  les  trésors  de  sagesse,  d'esprit  liturgique,  de  sens  ecclésiastique,  de 
vie    chrétienne,    que    contiennent    les    sermons    de    saint    Léon    le    Grand. 

Jacques    Gervais,    o.m.i. 

:(:  :t:  1^ 

Ollecarius  Dominguez,  o.m.i.  —  De  functione  missionali  in  Corpore  Mystico 
secundum  S.  Thomam.  Romae,  Pontificiœ  Universitalis  Gregorianae,  1949.  (Extrait 
de  Studia  Missionalia,  .IV,  p.  65-117.) 

Ce  travail  du  P.  Olegario  Dominguez,  professeur  au  scolastioat  oblat  de 
Pozuelo  de  Alarcôn  (Madrid),  donne  un  aperçu  des  premiers  chapitres  d'une 
thèse  défendue  en  1948  à  l'Université  Grégorienne  de  Rome.  L'A.  examine  ici 
les  points  suivants:  saint  Thomas  et  l'activité  missionnaire  de  son  époque 
(p.  67-76)  ;  le  concept  général  de  l'activité  missionnaire  chez  saint  Thomas  (p.  76- 
84);  ses  divers  aspects  (p.  84-96);  sa  notion  spécifique  (p.  96-105);  l'idée  mis- 
sionnaire d'ans  la  doctrine  du  Corps  mystique  (p.  105-115)  ;  conclusion  (p.  115- 
117).  Dans  le  premier  point,  l'A.  explique,  par  les  croyances  générales  de  l'épo- 
que et  la  tradition  patristique  sur  la  prédication  mondiale  des  Apôtres  et  de 
leurs   successeurs   immédiats   —   croyances    qui,   notons-le,   perdurèrent   encore    chez 


BIBLIOGRAPHIE  193  * 

de  nombreux  théologiens  même  après  la  découverte  de  l'Amérique,  —  comment 
saint  Thomas  qui  n'ignorait  pas  les  grandes  lignes  de  l'activité  missionnaire  de 
son  temps,  ne  connut  que  progressivement  et  dans  une  mesure  encore  très  rela- 
tive, l'existence  de  certaines  nations  vivant  en  dehors  de  l'Eglise,  et  comment 
il  resta  toujours  convaincu  que  la  loi  évangélique  fut  du  temps  des  Apôtres  vir- 
tuellement promulgée  sur  toute  la  terre.  Dans  le  deuxième  point,  l'A.  fait 
judicieusement  observer  que  la  délimitation  concrète  et  précise  de  l'activité  des 
missions  étrangères  est  d'ordre  administratif  ou  juridique;  que  la  mission  ne 
fut  envisagée  comme  activité  distincte  dans  le  complexe  du  ministère  ecclésiasti- 
que qu'à  partir  du  XVP  siècle  et  qu'elle  ne  fut  clairement  délimitée  qu'à 
l'époque  actuelle  (p.  76)  ;  d'où  l'inutilité  de  vouloir  chercher  chez  saint  Thomas 
une  notion  spécifique  claire  et  précise  de  l'action  missionnaire.  Mais  on  peut 
toutefois  rechercher  coipment  saint  Thomas  entend  désigner  ce  que  nous  délimi- 
tons actuellement  sous  l'expression  «  travail  missionnaire  »  ;  et  c'est  ainsi  que 
l'A.  constate  que  si  la  notion  de  «  prédication  initiale  de  la  foi  salutaire  » 
prédomine,  celle  de  «  plantation  de  l'Eglise  »  n'est  nullement  étrangère  à  saint 
Thomas;  et  comme  cette  notion  correspond  à  la  façon  actuelle  de  circonscrire 
le  champ  propre  à  l'activité  missionnaire,  il  suffit  d'étudier  les  données  doctrinales 
que  saint  Thomas  attache  à  cette  notion  pour  connaître  sa  doctrine  théologique 
missionnaire.  L'A.  montre  ensuite  quelles  sont  les  autres  notions  que  saint 
Thomas  met  en  rapport  avec  celle  d'implantation  de  l'Eglise  (p.  84-96)  et  com- 
ment elles  peuvent  rentrer  dans  cette  activité  ainsi  délimitée  (p.  96-105)  ;  il 
situe  enfin  le  concept  de  mission  dans  la  synthèse  du  Corps  mystique,  c'est-à- 
dire  sous  l'angle  de  la  finalité  subjective  de  la  mission,  angle  sous  lequel  il 
est  normal  que  saint  Thomas  —  qui  considérait  l'action  missionnaire  comme 
globalement  accomplie  —  ait  envisagé  de  préférence  l'activité  missionnaire.  Bref, 
il  s'agit  d'un  excellent  travail,  très  fouillé  et  pleinement  mûri,  sur  l'idée  mis- 
sionnaire chez  le  grand  docteur;  c'est  une  pierre  de  plus  à  d'édifice  mis- 
siologique.  Souhaitons  que  le  P.  Domînguez  puisse  également,  par  la  connais- 
sance qu'il  a  acquise  des  nombreux  écrits  du  Docteur  Angélique,  fournir  des 
synthèses  de  l'enseignement  du  maître  sur  les  multiples  problèmes  théologiques 
missionnaires,  qui  soient  tout  aussi  intéressantes  que  celle  qu'il  vient  de  pré- 
senter   sur  le    concept   de   mission. 

André-V.   Seumois,   o.m.i. 
*       *       * 

Proceedings  of  the  American  Catholic  Philosophical  Association.  Volume 
xxii.      Washington,    D.C.,    Catholic    University    of    America,    1948    23    cm.,   246    p. 

The  aforementioned  Association  held  its  twenty-second  annual  meeting  in 
St.  Louis,  in  December  1947,  and  the  central  theme  of  its  discussions  was 
The  Absolute  and  the  Relative. 

The  main  addresses  dealt  with  the  following:  The  Natural  Law  —  A  New 
Opportunity  for  Catholic  Philosophy  —  A  General  Survey  of  the  Problem  of 
the  Absolute  and  Relative  —  The  Absolute  and  the  Relative  in  the  Metaphysical 
Order,   in  the  Moral  Order,  and  as  a  Problem  in  Modern  Philosophy. 

The  major  part  of  this  volume  reports  the  Round  Table  discussions  on 
Symbolic  Logic  —  "Essential  Relevance'^  in  Whitehead  —  Sensus  Communis  and 
the  Visual  Perception  of  Distance  —  Relativism  and  Right  —  Practical  Knowledge 
and    Relativity    —    Primordial    Particles    and    Hylemorphism    —    Hans    Kelsen    and 


194*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

the   Problem    of   Relativism    in   the    Law   —    The   Historial   Relativism,   of   Ortega 
y  Gasset  —  The  Past  and  Being  in  Jean-Paul  Sartre. 

This  bare  nomenclature  of  topics  clearly  shows  that,  under  one  formal 
object  of  enquiry,  there  was  a  very  wide  field  covered  by  the  members  of  that 
Association,  whose  annual  reports,  as  a  rule,  constitute  a  valuable  contribution 
to   philosophical   literature. 

Henri  Saint-Denis,  o.m.i. 

«       «       * 

S.  Thom;e  Aquinatis  —  Opuscula  omnia  necnon  opera  minora,  ad  fldem 
codicum  restituit  ac  edidit  R.  P.  Joannes  Perkier,  o.p.  —  T.  I.  Opuscula  philoso- 
phica.      Paris,    Lethielleux,    1949.     23    cm.,   xx-620   p. 

Ce  n'est  pas  encore  une  édition  critique  attendue  depuis  longtemps  et  sans 
laquelle  beaucoup  d'œuvres  doctrinales  sur  la  philosophie  et  la  théologie  thomiste 
ne  peuvent  être  définitives.  C'est  une  édition  ad  fidem  codicum,  pour  la  prépa- 
ration de  laquelle,  l'auteur,  tablant  sur  les  conclusions  des  PP.  Castagnoli,  Rossi, 
Roland-Gosselin,  Keeler  et  autres,  choisit  comme  texte  de  base  le  «  ms.  Paris 
Bibl.  Nat.  Jat.  14546  »  qu'il  soumet  à  une  étude  comparative  avec  les  autres 
meilleurs  manuscrits  connus. 

L'éditeur  classifie  les  opuscules  selon  un  ordre  différent  de  celui  des  édi- 
tions antérieures.  Distinguant  les  opusculee  proprement  dits  des  commentaires 
sur  Denys,  Boèce  et  le  De  Causis  qu'il  réserve  pour  le  troisième  tome,  il  nous 
présente  d'abord  les  opuscules  philosophiques  (dans  le  présent  volume),  puis  les 
opuscules  théologiques  (t.  2,  à  venir)  selon  un  ordre  logique  allant  du  général 
au  particulier.  Il  supprime  tout  simplement  les  traités  certainement  inauthen- 
tiques, rejette  en  appendice  les  œuvres  douteuses  (ainsi  que  la  continuation  du 
de  Regno)  dont  il  a  cependant  préparé  le  texte  avec  un  soin  égal  —  nous  assure- 
t-il  à  celui  qu'il  a  apporté  au  texte  des  œuvres  authentiques.  Enfin,  outre  l'intro- 
duction générale,  il  fait  précéder  chacun  de  ces  derniers  d'une  brève  note  le 
situant  dans  la  chronologie  des  écrits  de  saint  Thomas,  indiquant  le  sens  du  titre 
et    faisant    connaître   les    sources    de   l'édition. 

Cette  réalisation  est  un  progrès  très  appréciabe  sur  les  éditions  antérieures 
qui  reproduisent  la  Piana  en  y  ajoutant  leurs  propres  fautes  d'impression.  Tous 
ceux  qui  s'intéressent  au  mouvement  thomiste  sauront  gré  au  R.  P.  Perrier  d'avoir 
mis   entre  leurs   mains   un   excellent   instrument   de   travail. 

Jean   Pétrin,   o.m.i. 

*       *       t 

Jacobo  Gustavo  Moran,  s.j.  —  Psychologia.  Mexici,  Buena  Prensa,  1949. 
22  cm.,  XVI-302  et  XI-331  p.  (Cursus  Philosophicus  Collegii  Maximi  Ysletensis, 
S.J.  Pars  V.) 

Les  Jésuites  de  la  province  mexicaine,  professeurs  au  scolasticat  d'Ysleta  (El 
Paso,  Texas,  USA),  ont  entrepris  et  poursuivent  courageusement,  depuis  quelques 
années,  la  publication  d'un  Cursus  Philosophicus,  en  huit  parties.  Voici  quel- 
ques détails  au  sujet  des  volumes  déjà  parus.  P.  Julio  Dâvila:  Critica  (1941; 
2*  édit.  1947),  Introductio  ad  Philosophiam  et  Logica  (1945),  Metaphysica  Gene- 
ralis  (1946-;  2*  édit.  en  prép.)  ;  P.  Rafael  Martinez  del  Campo:  Theologia  Naturalis 
(1943),  Doctrina  Sancti  Thomœ  De  Actu  et  Potentia  et  de  Concursu  (1944),  Ethica 
(à  paraître)  ;  P.  Jacobo  Gustavo  Moran:  Cosmologia  (1944;  2*  édit.  en  prép.), 
Psychologia   (1949). 


BIBLIOGRAPHIE  195* 

Cette  dernière  œuvre  du  Père  Moran  se  présente  en  deux  forts  volumes  de 
plus  de  trois  cents  pages  chacun,  riches  de  doctrine,  manifestant  une  vaste  et 
sérieuse  connaissance  des  anciens  et  des  modernes.  Elle  débute  par  une  impor- 
tante introduction  d'une  cinquantaine  de  pages,  sur  le  sens  et  l'histoire  de  la 
psychologie;  puis  se  développe  selon  l'ordonnance  et  la  méthode  traditionnelles 
de  la  scolastique:  une  première  partie  sur  la  vie  en  général  et  sur  les  vivants 
inférieurs  (164  pp.);  une  seconde,  sur  la  psychologie  sensitive,  surtout  humaine 
(167  à  302)  ;  une  troisième,  sur  la  psychologie  de  la  vie  rationnelle  (tout  le 
2*  vol.).  Des  renseignements  bibliographiques  choisis  accompagnent  chaque  pro- 
blème. Le  tout  se  clôt  par  deux  précieux  index,  l'un  ommastique  et  l'autre 
analytique. 

On  est  heureux  de  constater  que  l'auteur  appelle  nettement  son  traité.  Psycho- 
logia  philosophica  (n°  11),  pour  le  distinguer  de  la  psychologie  empirique;  bien 
que,  quelques  pages  plus  haut  (n°  4),  il  semble  admettre  indifféremment  psycho- 
logie «  métaphysique  »,  ou  «  rationnelle  »,  ou  «  spéculative  ».  Il  définit  ensuite 
le  contenu  réel  de  cette  psychologie  philosophique:  «  scientia  quae  in  supremas 
causas  vitae,  praesertim  humanae,  inquirit  »  (n°  2);  ce  qu'il  explique  (n°  3): 
«Partes  tamen  hic  praecipuas,  ut  par  est,  tenet  humana  vita;  unde  latius  omnino 
de  hac  erit  dicendum  »,  et  encore  (n°  8);  «  Totum  vero  Psychologiae  studium 
maxime  ad  hominem  referri  constat,  in  quo  triplicem  gradum  vitae,  sicuti  per- 
fectiones  ceteras  aliis  in  rebus  sparsas,  invenire  fas  est.  »  S'il  en  est  ainsi,  pour- 
quoi ne  pas  dire  tout  simplement  que  l'homme  est  de  fait  l'objet  de  la  psy- 
chologie philosophique  moderne  ?  Et  conséquemment  pourquoi  ne  pas  centrer 
sur  l'homme  toutes  les  avenues  de  ce  traité,  comme  l'ont  tenté  les  Pères  C.  N. 
Bittle,    o.f.m.    cap.  i,    et    Henri    Renard,    s.j.  2. 

Dans  ces  deux  volumes  très  denses,  on  trouve  des  renseignements  synthé- 
tiques évidemment,  mais  clairs  et  suggestifs,  sur  plusieurs  points  parfois  trop 
négligés  par  les  maîtres  de  la  Scolastique:  sur  l'instinct  (n°°  184-193)  ;  sur  les 
passions  (n"'  341-350);  sur  les  caractères  de  l'amour  (n""  345-348);  sur  la 
conscience,  les  phénomènes  inconscients  et  la  psychanalyse  (n°^  686-501)  ;  sur 
l'amour  désintéressé  (n**^  523-525);  enfin  sur  les  habitus  (n°"  588-596).  Les 
problèmes  centraux  de  la  psychologie  scolastique  traditionnelle  sont  exposés 
avec  beaucoup  d'ampleur,  une  heureuse  impartialité  et  une  constante  sérénité; 
bien  que  parfois  avec  une  tendance  que  d'aucuns  refuseront  à  reconnaître  thomiste. 

On  pourrait  relever  certaines  formules  qui  gagneraient  à  être  retouchées, 
dans  une  édition  subséquente.  Au  n°  209,  l'auteur  définit  la  connaissance: 
«  Operatio  stricte  immanens,  qua  cognoscens  recipit  in  se  objectum  secundum 
hujus  esse  repraesentativum  ordinis  intentionalis.  »  La  phrase  semble  insinuer 
que  le  connaître  soit  une  réception.  Chose  curieuse,  au  n°  253,  on  rencontre 
l'assertion  suivante:  «  Sensatio  formaliter  considerata  non  stat  in  mera  recep- 
tione  speciei  impressae,  sed  in  actione  perfecte  immanente  quae  inde  consequi- 
tur.  »  Le  premier  texte  détermine  la  connaissance  par  une  réception;  le  second 
nie  que  la  sensation,  une  vraie  connaissance,  soit  formellement  une  réception. 
En  fait,  si  notre  connaissance  créée  implique  une  réception,  elle  n'est  pas  essen- 
tiellement   cette    réception. 

1  The    Whole   Man:   Psychology,    Milwaukee,   Bruce,    1944. 

2  The   Philosophy   of   Man,   Milwaukee,    Bruce,    1948. 


196*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

La  thèse  XXI  s'énonce  ainsi  (n°  375);  «  Intellectus  humani  objectum  adaequa^ 
tum  est  ens  in  tota  latitudine  ;  proportionatum  vero  sunt  res  sensibiles.  » 
Pareille  proposition  n'est  pas  assez  précise  et  risque  d'être  mal  interprétée.  Et 
d'ailleurs  Fauteur  lui-même  se  voit  obligé  d'apporter  certaines  distinctions  (n°  382): 
«  Et  sic  probatum  manet  res  materiales  seu  sensibiles  esse  objectum  proportio- 
natum, materialCf  intellectus  humani.  Objectum  autem  proportionatum  formule 
est    quidditas    seu    essentia    rei    materialis   »eu    sensibilis.  » 

Le  chapitre  sur  l'origine  du  corps  du  premier  homme  prête  à  discussion. 
La  deuxième  partie  de  la  thèse  XL  (n"  742)  ne  semble  pas  assez  nuancée: 
«  Evolutionismus  autem  theisticus  integralis,  ipsam  ad  corpus  humanum  perdu- 
cens,  nec  rationis  exigentiis  satis  congruit  nec  scientifice  demonstratur.  »  A 
ce  sujet,  on  comparera  avec  intérêt  le  texte  de  la  première  édition  de  la 
Philosophia  Naturalis  du  Père  C.  Frank,  s.j.  (Frigurbi  Br.,  Herder,  1926)  :  «  Hypo- 
thesis vero,  quae  positive  postulat  applicationem  theories  generalis  evolutionis 
ad  corpus  humanum,  arbitrarie  proponitur,  immo  pariter  repugnare  dicenda 
est»,  avec  la  formule  de  l'édition  de  1949:  «Hypothesis,  quae  postulat  applicatio- 
nem theoriae  generalis  evolutionis  (organicae)  ad  ortum  et  evolutionem  corporis 
humani,  scientifice  probabilis  dici  potest.  »  De  même,  puisque  le  Père  Moran 
cite  avec  faveur  l'opinion  du  Père  Charles  Boyer,  s.j.,  il  pourra  rapprocher, 
non  sans  utilité,  la  3^  édition  de  son  De  Deo  Créante  (Roma,  Univers.  Gregor., 
1940),  de  la  4"  édition  (1948);  il  consultera  aussi  avec  avantage  un  article  du 
même  auteur,  intitulé  Le  corps  du  premier  hom,me  et  l'évolution  {Acta  Pont. 
Acad.  Rom.  S.  Thomœ,  10   [  1945  ],  p.  230-255). 

L'exposition,  qui  suit  l'énoncé  de  la  thèse  XL,  se  borne  à  une  critique  des 
preuves  de  science  expérimentale  (ce  qui  est  de  la  philosophie  des  sciences), 
plutôt  qu'à  l'établissement  d'arguments  strictement  philosophiques.  Quelle  que 
soit  la  position  que  l'on  tienne  sur  cette  question,  encore  faut-il  situer  exacte- 
ment le  sens  et  les  limites  du  problème;  en  distinguer  les  multiples  aspects: 
théologique,  expérimental,  philosophique;  dégager  la  différence  entre  le  fait  et 
le  mode  de  l'évolution;  enfin,  dans  un  manuel  de  philosophie,  montrer  ce  que 
cette  science  peut  nous  apporter  de  lumière  sur  ce  point,  en  demeurant  cepen- 
dant   sur    son    terrain    et    en    utilisant    la    méthode    qui    lui    est    propre. 

La  nouvelle  Psychologie  du  Père  Moran  présente  une  doctrine  sérieusement 
élaborée  et  richement  documentée.  Elle  n'en  est  pas  moins  entachée  d'un  défaut 
radical,  commun  à  trop  de  psychologies:  d'une  part,  un  développement  considé- 
rable du  mécanisme  de  l'intellection  à  côté  d'une  analyse  insuffisante  du  pro- 
cessus de  la  volition;  d'autre  part,  orientation  de  l'exposé  autour  de  l'âme,  nous 
laissant  sous  l'impression  qu'en  définitive  l'homme  est  une  âm«,  et  non  pas  une 
personne  dont  le  corps  est  une  partie  essentielle.  Joseph  McAllister  déplorait 
tout  récemment  cette  attitude,  dans  sa  recension  de  la  Psychologie  reflexive  du 
Père  André  Marc,  s.j.:  «I  cannot  view  but  with  distaste  its  emphasis  upon  man 
as  mind  and  soul.  The  truth  is  that  man  is  not  mind.  Neither  is  he  soul.  Neither 
is  he  a  collectivity  of  atoms,  just  plain  or  with  the  perfections  of  life  and 
sensation  admitted.  Man  is  all  of  these  things  together  —  not  just  in  the  unity 
of  the  individual  but  in  the  mysterious  unity  of  the  human  person  »  (The  New 
Scholasticism,   24    [  1950  ],   101). 

Jean-Paul   Dallaire,   s.j. 

Avec    l'autorisation    de    l'Ordinaire    et    des    Supéri«urs. 


U encyclique  "Humani  Generis  ^^ 


La  publication  de  l'encyclique  Humani  Generis  n'a  surpris  per- 
sonne; personne,  non  plus,  n'aura  lieu  de  se  trouver  déçu:  bien  que 
relativement  bref,  ce  document  est  d'une  netteté  et  d'une  précision 
qui  suppriment  toute  équivoque,  et  d'une  fermeté  qui  ne  laisse  place 
à   aucune   hésitation. 

Le  Saint-Père  a  jugé  nécessaire  d'intervenir  dans  le  débat  qui 
agitait  le  monde  des  théologiens  et  des  philosophes  catholiques.  Si 
d'aucuns  doutaient  encore  de  la  gravité  de  la  crise,  il  leur  suffira, 
pour  s'en  convaincre,  de  remarquer  le  ton  du  document  —  la  forme 
la  plus  solennelle  du  magistère  ordinaire  —  et  le  sérieux  des  consi- 
gnes données  aux  évêques  et  aux  supérieurs  religieux.  De  toute  son 
autorité,  le  pape  dénonce  à  l'Eglise  entière  «  certaines  opinions  fausses 
qui  menacent  de  ruiner  les  fondements  de  la  doctrine  catholique  » 
et  il  impose  les  mesures  à  prendre  pour  remédier  au  présent  état 
de  choses. 

Ces  opinions  fausses,  l'encyclique  les  met  constamment  en  rap- 
port avec  deux  grands  mouvements  contemporains:  le  renouveau 
philosophico-théologique  et  l'œcuménisme.  Non  pas  que  l'Eglise 
veuille  jeter  du  discrédit  sur  ces  deux  mouvements,  fort  louables 
l'un  et  l'autre  et  qui  ont  maintes  fois  reçu  ses  encouragements.  Mais 
ce  qui  est  profondément  regrettable,  c'est  que  certains  de  leurs  adep- 
tes, et  parfois  des  plus  en  vue,  se  soient  laissé  entraîner  à  des  aber- 
rations contre  lesquelles  il  faut  maintenant  sévir. 

Impossible  de  présenter  en  quelques  pages  toute  la  doctrine  de 
ce  document,  d'une  extrême  densité.  En  attendant  des  études  plus 
élaborées  à  paraître  dans  cette  Revue,  contentons-nous  d'en  indiquer 
les  lignes  principales.  Ce  contre  quoi  s'élève  surtout  le  Saint-Père, 
c'est  un  certain  courant  de  «  relativisme  dogmatique  »,  aux  mani- 
festations plus  ou  moins  audacieuses,  qui  minimise  l'importance 
des  notions  engagées  dans  l'expression  humaine  des  dogmes  défi- 
nis par  l'Eglise.  Tendance  à  réduire  le  plus  possible  l'essentiel 
de  la  vérité  définie;  tendance  à  chercher  à  traduire  cette  vérité  dans 


198*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

des  notions  nouvelles,  soit  qu'on  les  croie  plus  accessibles  aux  esprits 
de  notre  temps,  soit  même  qu'on  les  déclare  objectivement  plus  aptes 
que  les  anciennes  à  exprimer  le  réel  surnaturel.  Par  où  l'on  a  été 
conduit  à  des  affirmations  incompatibles  avec  la  foi  catholique:  sur 
la  démonstration,  par  exemple  de  l'existence  d'un  Dieu  personnel, 
ou  encore  sur  la  prescience  divine,  sur  la  gratuité  de  l'ordre  surna- 
turel, sur  la  présence  réelle  du  Sauveur  dans  l'eucharistie,  etc. 

Que  ce  courant  ait  pris  naissance,  le  fait  s'explique  —  sans  se 
justifier  —  et  l'encyclique  s'y  arrête  longuement.  En  effet,  les  apôtres 
de  l'union  des  chrétiens  se  sont  vite  butés,  pour  leur  part,  sur  les 
difficultés  que  causent  à  bon  nombre  de  dissidents  de  bonne  foi  les 
définitions  dogmatiques  de  l'Eglise,  surtout  à  partir  du  concile  de 
Trente.  Avec  raison,  ils  ont  voulu  mettre  en  valeur  les  éléments 
de  doctrine  chrétienne  que  ces  frères  séparés  gardent  encore  et  qui 
sont  susceptibles  de  les  ramener  à  l'Eglise.  Mais  en  insistant  sur 
«  oe  qui  nous  unit  »,  plusieurs  n'ont  pu  résister  à  la  tentation  de 
rejeter  le  plus  possible  dans  l'ombre,  pour  aplanir  la  voie  du  retour, 
«  ce  qui  nous  sépare  »  :  ce  qui,  joint  à  la  juste  préoccupation  de  ne  pas 
imposer  à  la  foi  des  dissidents  des  opinions  librement  discutées,  les 
a  conduits  à  écarter  ou  à  ignorer  des  expressions  ou  des  doctrines 
auxquelles  l'Eglise,  pourtant,  ne  peut  renoncer  sans  porter  atteinte 
à  l'intégrité   du  dépôt  révélé. 

D'autre  part,  et  surtout,  le  besoin  de  renouveau  en  théologie 
et  en  philosophie  catholiques,  besoin  né  d'une  réaction  contre  le 
caractère  excessivement  rationnel  et  abstrait,  du  moins  en  apparence, 
de  la  scolastique  des  siècles  derniers,  a  engendré  chez  plus  d'un  la 
méfiance,  voire  le  mépris,  à  l'égard  de  la  scolastique  elle-même.  Au 
lieu  de  chercher  dans  la  pensée  traditionnelle,  où  ils  les  auraient 
trouvés,  les  principes  directeurs  du  renouveau  nécessaire,  ces  penseurs 
épris  de  nouveautés  se  sont  tournés  vers  les  philosophies  contempo- 
raines, philosophies  où  la  part  de  l'intelligence  est  beaucoup  trop 
réduite  au  profit  des  intuitions  obscures  de  l'affectif.  D'où  mécon- 
naissance de  la  stabilité  et  de  l'exclusivisme  des  certitudes  intel- 
lectuelles et  des  notions  qu'elles  impliquent;  d'où  aussi  préférence 
excessive  pour  une  expression  plus  concrète  et  moins  technique  des 
vérités  révélées,  telle  qu'on  la  trouve  chez  les  Pères,  les  Pères  grecs 
surtout. 


L'ENCYCLIQUE  «  HUMANI  GENERIS»  199* 

Ces  erreurs  auraient  pu  être  évitées  si  l'on  avait  su  chercher 
lumière  dans  les  instructions  du  magistère  ecclésiastique.  Mais  pré- 
cisément —  et  le  pape  le  déplore  vivement  —  ces  mêmes  penseurs 
se  permettent  facilement  de  mépriser  le  magistère,  de  le  considérer 
comme  un  obstacle  au  renouveau  doctrinal  ou  à  l'apostolat  unioniste, 
de  prétendre  même  le  corriger  au  nom  de  l'enseignement  des  sources 
chrétiennes.  Dans  de  telles  dispositions,  rien  d'étonnant  qu'on  ait 
abouti  aux  conséquences  les  plus  lamentables.  A  ce  propos,  le  Saint- 
Père  rappelle  fortement  la  grave  portée  doctrinale  des  encycliques, 
expression  la  plus  forte   du  magistère  ordinaire  de  l'Eglise. 

Le  remède  à  ces  maux,  c'est  évidemment  une  fidélité  franche, 
totale,  confiante  aux  directives  pontificales.  C'est  aussi,  par  consé- 
quent, un  retour  intégral  à  la  philosophie  et  à  la  théologie  du  Doc- 
teur Commun,  car  c'est  en  elles,  l'encyclique  l'enseigne  magnifique- 
ment, qu'on  trouvera  la  vérité  que  demandent  les  esprits  de  notre 
temps,  comme  ceux  d'ailleurs  de  tous  les  temps. 

En  même  temps  qu'aux  théologiens  et  aux  philosophes,  le  pape 
s'adresse  aux  exégètes  catholiques.  Il  les  met  gravement  en  garde 
contre  des  interprétations  imprudentes  des  textes  scripturaires.  Il 
regrette,  en  particulier,  que  d'aucuns  semblent  vouloir  n'examiner 
les  Livres  sacrés  qu'à  l'aide  des  seuls  moyens  humains,  sans  tenir 
compte  de  l'analogie  de  la  foi  ni  de  l'interprétation  traditionnelle 
de  l'Eglise.  Il  précise  aussi  la  portée  de  la  célèbre  lettre  au  cardinal 
Suhard  sur  la  liberté  laissée  aux  exégètes  dans  l'interprétation  des 
premiers  chapitres   de  la   Genèse. 

Le  problème,  toujours  actuel,  de  l'accord  de  la  foi  avec  les  décou- 
vertes scientifiqpies  est  abordé  lui  aussi.  Le  pape  déclare  qu'un 
certain  polygénisme  ne  peut  se  concilier  avec  la  doctrine  catholique 
sur  le  péché  originel,  et  ne  saurait  donc  être  acceptée  par  des  catho- 
liques. Quant  à  l'évolutionnisme,  c'est  une  question  laissée  aux  libres 
discussions  entre  catholiques,  mais  dans  laquelle  il  faut  procéder 
avec  grande  prudence,  vu  son  caractère  encore  très  hypothétique  et, 
par   ailleurs,  son  rapport  avec   des   doctrines   de  foi. 

Voilà  donc  les  grandes  questions  qu'aborde  l'encyclique  et  qu'elle 
expose  avec  une  profondeur  et  un  souci  des  nuances  que  n'a  pu 
rendre  ce  bref  résumé.  Retenons,  du  moins,  que  c'est  un  document 
dont  on  ne  saurait  exagérer  l'importance  et  qui   donnera  lieu  à   des 


200*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

études  des  plus  profitables.  C'est  un  coup  de  barre  vigoureux  et 
décisif  donné  à  l'orientation  des  sciences  sacrées;  c'est  un  frein,  aussi, 
appliqué  à  des  tendances  excessives,  mais  qui  n'en  assurera  que 
mieux,  comme  toujours,  l'essor  et  le  succès  durable  des  deux  grands 
mouvements  qui  se  trouvent  le  plus  directement  en  cause. 

Une  dernière  remarque.  Les  questions  touchées  par  l'encyclique 
ont  jusqu'ici  divisé  les  penseurs  catholiques  en  deux  camps,  parfois 
violemment  opposés.  En  intervenant  d'autorité  dans  le  débat,  le 
Saint-Siège  n'a  certainement  pas  l'intention  d'écraser  les  uns  ni  de 
faire  triompher  les  autres,  mais  uniquement  d'indiquer  à  tous  les 
normes  sûres  à  l'intérieur  desquelles  ils  pourront  donner  pleine  valeur 
et  pleine  fécondité  aux  idées  et  aux  initiatives  qui  leur  sont  chères. 
Qu'il  ne  soit  donc  pas  puérilement  question  de  vainqueurs  ni  de 
vaincus.  Sachons  tous,  plutôt,  dans  une  humble  et  sincère  soumis- 
sion aux  directives  pontificales,  nous  réjouir  des  heureux  fruits  qu'elles 
sont  de  nature  à  produire,  et  bénissons  le  divin  Maître  de  l'inestima- 
ble secours  que  le  magistère  ecclésiastique  sait  apporter,  in  tempore 
opportuno,  à  nos  pauvres  esprits  humains  en  quête  de  la  pleine 
lumière  divine.     Tu  verba  vitœ  œternœ  habes  .  .  . 

Eugène  Marcotte,  o.m.i., 
professeur  à  la  Faculté  de  Théologie. 


Chronique  Biblique 

Ancien  Testament 


LES   TEXTES. 

Pour  l'exégète,  qui  s'adonne  à  l'étude  de  la  sainte  Ecriture,  il 
est  essentiel  d'avoir  en  main  une  copie  du  texte  aussi  fidèle  que  pos- 
sible. Si  l'on  met  tant  de  soin  aujourd'hui  à  établir  des  éditions 
critiques  pour  les  textes  de  la  littérature  profane,  à  plus  forte  raison 
convient-il  de  ne  rien  négliger  pour  rétablir,  autant  que  le  permet 
l'état  actuel  de  nos  connaissances,  le  texte  original  de  la  Bible,  «  à 
cause  du  respect  dû  à  la  parole  divine  »,  comme  s'exprime  S.  S.  Pie  XII 
dans  la  lettre   encyclique  Divino  afflante  Spiritu  ^. 

De  fait,  un  travail  considérable  a  déjà  été  fourni  au  cours  des 
dernières  années  dans  ce  domaine  qui  tient  tant  à  cœur  à  l'Eglise. 
La  présente  chronique  veut  donner  aux  lecteurs  de  la  Revue  un 
aperçu  sur  les  dernières  éditions  critiques  du  texte  biblique  de 
l'Ancien    Testament. 

L'on  sait  que  notre  texte  hébreu  est  celui  des  Massorètes,  défini- 
tivement fixé  au  IX^  siècle  après  J.-C.  Le  textus  receptus  de  la  Bible 
hébraïque  était,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  celui  de  Jacob  ben 
Hayyim,  paru  à  Venise  chez  Bomberg  en  1524-1525.  Rud  Kittel, 
avec  l'aide  de  P.  Kahle,  avait  publié  avant  la  guerre,  en  1937,  une 
nouvelle  édition  du  meilleur  texte  raassorétique  accessible  et  plus 
ancien  que  celui  de  Jacob  ben  Hayyim  ^.  Il  s'est  servi  d'une  source 
plus  ancienne,  le  manuscrit  B  19  "  de  la  bibliothèque  publique  de 
Leningrad,  copie  fidèle,  exécutée  en  1008,  du  manuscrit  d'Aaron  ben 
Asher,  datant  du  X*  siècle. 

Non  contents  de  reproduire  ce  texte  célèbre,  Kittel  et  ses  col- 
laborateurs   ont    colligé    avec    soin    tout    ce    que    l'art    de    la    critique 

1  A  AS,    35    (1943),    p.    307. 

2  Biblia  Hebraica,  éd.  Rud  Kittel,  textum  massoreticum  curavit  P.  Kahle, 
Stuttgart,  Priv.  Wiirtt.  Bibelanstalt.  Le  texte  recensé  ici  est  celui  de  la  troisième 
édition,  publiée  en  1937.  L'édition  en  vente  actuellement  est  Veditio  quinta  typis 
editionis  tertiœ  expressa  qui  reproduit  telle  quelle  la  troisième  édition,  mais  enrichie 
de  deux  cartes  géographiques  de  G.  Dalman:  l'Asie  antérieure  aux  temps  de  l'AT  et 
la    Palestine    aux    temps    de    l'AT. 


202*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

textuelle  avait  déjà  obtenu  comme  résultats  tangibles  pour  améliorer 
le  texte  dans  le  sens  de  l'original.  En  dessous  du  texte,  un  premier 
apparat  critique  note  les  variantes  dites  de  moindre  importance 
et  classées  sous  des  lettres  grecques.  Puis,  classées  sous  des  lettres 
latines,  les  variantes  de  plus  grande  importance,  dans  un  second 
apparat,  ainsi  que  les  propositions  de  la  critique  conjecturale.  Il 
va  sans  dire  que  cette  distinction  en  variantes  de  moindre  ou  plus 
grande  importance  repose  bien  des  fois  sur  un  jugement  tout  sub- 
jectif de  l'auteur  et  ne  dispense  pas  le  lecteur  de  s'en  servir  avec 
sens  critique.  À  plus  forte  raison,  cette  critique  est-elle  nécessaire 
pour  les  corrections  proposées  par  la  critique  conjecturale.  En  tous 
cas,  cet  apparat  critique,  qui  suppose  un  travail  immense,  restera 
le  mérite  principal  de  cette  Biblia  Hebraica,  et  les  spécialistes  seront 
reconnaissants  aux  éditeurs  pour  l'abondant  choix  de  variantes  et 
de  corrections   proposées   à  leur  sagacité. 

Une  autre  innovation,  dans  l'édition  du  texte  massorétique,  est 
l'adjonction  de  la  petite  massore  de  Ben  Asher,  reproduite  en  marge 
du  texte.  L'usage  en  est  facilité  par  un  «  Index  Siglorum  et  Abbre- 
viationum  Masorae  parvae  »,  aux  pages  XXXIV  à  XXXIX  de  l'intro- 
duction. 

Telle  qu'elle  est,  cette  édition  manuelle,  si  commode  pour  les 
étudiants,  est  en  même  temps  ce  qu'on  peut  avoir  de  mieux  actuel- 
lement en  fait  de  texte  de  la  Bible  hébraïque.  Et  de  ce  fait  elle 
constitue  l'édition  classique  indispensable  à  tout  exégète.  Souhai- 
tons que  les  éditions  à  venir  ne  soient  plus  une  simple  reproduction 
de  la  troisième  édition,  aussi  parfaite  qu'elle  soit,  mais  puissent 
tenir  compte  des  perfectionnements  possibles.  Ainsi  l'apparat  cri- 
tique pourrait  s'enrichir  des  variantes  fournies  par  les  nouveaux 
manuscrits  hébreux  découverts  dans  le  désert  de  Juda  et  dont  nous 
allons    parler   plus    bas    dans    cette    chronique. 

Un  travail  analogue  a  été  fait  pour  la  version  des  Septante  par 
Alfred  Rahlfs  qui  nous  a  donné  une  édition  manuelle  fort  com- 
mode, publiée  en  1935  par  les  soins  de  la  même  maison  d'éditions^. 

3  Septuaginta  id  est  Vêtus  Testamentum  grrece  juxta  LXX  interprètes  edidit 
Alfred  Rahlfs,  Stuttgart,  Pri.  Wiirtt.  Bibelanstalt,  1935.  Comme  l'édition  de  Kittel, 
celle-ci  était  réimprimée  après  la  guerre  mais  elle  est  de  nouveau  épuisée  et  il  faut 
attendre   une   nouvelle   édition. 


CHRONIQUE    BIBLIQUE  203* 

Le  texte  repose  sur  un  choix  critique  fait  entre  les  leçons  des  trois 
principaux  témoins:  BSA.  L'apparat  critique  n'indique  que  les  prin- 
cipales variantes.  Avec  la  Biblia  Hebraica,  l'ouvrage  d'Alfred  Rahlfs 
est  un  instrument  de  travail  indispensable  pour  ceux  auxquels  les 
éditions   plus   complètes   sont   inaccessibles. 

En  effet,  il  convient  d'attribuer  une  importance  de  premier  ordre 
à  la  version  des  Septante.  Elle  est  le  seul  témoin  de  l'état  du  texte 
avant  l'ère  chrétienne,  puisque  la  traduction  fut  faite  durant  les  deux 
derniers  siècles  avant  J.-C.  Même  en  tenant  compte  du  génie  dif- 
férent des  différents  traducteurs  et  des  fautes  de  traduction  inévi- 
tables, on  peut  souvent  discerner  quelle  était  la  leçon  hébraïque  de 
leur  texte. 

C'est  pourquoi  A.  Rahlfs  avait  commencé  une  réédition  plus 
complète  des  Septante.  L'ouvrage  est  publié  par  la  Maison  Vanden- 
hoek  et  Ruprecht  à  Gœttingue.  Bien  qu'elle  ne  progresse  que  len- 
tement, l'édition  continue  à  paraître.  Nous  signalons  les  deux  der- 
niers volumes  parus  et  dus  à  M.  Joseph  Ziegler,  professeur  au 
Séminaire  de  Regensburg  :  à  savoir,  le  livre  d'/saïe  ^  et  le  livre  des 
Douze  Prophètes  ^.  Ces  volumes  font  dignement  suite  à  l'édition 
des  Psaumes  d'A.  Rahlfs.  Ce  qui  fait  la  valeur  de  cette  édition, 
c'est  l'abondant  apparat  critique  en  dessous  du  texte  contenant  les 
variantes  des  manuscrits  de  quelque  importance,  des  collections  de 
papyrus,  des  citations  des  Pères  grecs  dans  leurs  commentaires,  des 
anciennes  versions.  Une  innovation  fort  heureuse  est  l'adjonction, 
à  partir  du  livre  d'Isaïe,  d'un  second  apparat  avec  les  variantes  four- 
nies par  les  Hexaples.  Innovation  heureuse,  disons-nous,  parce  qu'elle 
dispense,  ce  qui  n'est  pas  le  cas  pour  les  Psaumes  de  Rahlfs,  de 
recourir    à    Field,    Origenis    Hexaplorum,    quœ    supersunt    fragm-enta. 

Quant  aux  principes  qui  ont  déterminé  le  choix  de  la  leçon 
et  l'établissement  du  texte,  M.  J.  Ziegler  les  a  exposés  dans  une 
longue  introduction  en  tête   de  chacun  des  volumes    {Isaias,  p.   7-94; 

^  Septuaginta.  Vêtus  Testamentum  Grascum  Auctoritate  Societatis  Litterarum 
Gottingensis  editum:  XIV.  Isaias  edidit  Joseph  Ziegler,  Gottingen,  Vandenhoek  und 
Ruprecht,    1939,    370    p. 

5  Septuaginta.  Vêtus  Testamentum  Graîcum  .  .  .  XIII.  Duodecim  prophètes  edidit 
Joseph  Ziegler,  Gottingen,  Vandenhoek  und  Ruprecht,  1943,  339  p.  Ont  parus 
précédemment:  X.  Psalmi  cum  Odis  (Rahlfs)  1931;  XI,  1  Macchabœorum  liber  I 
(Kappler),    1936. 


204*  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

Duodecim  prophetœ,  p.  7-101).  Il  étudie  d'abord  les  témoins  du 
texte,  oe  qui  lui  permet  de  réduire  la  tradition  des  manuscrits  en 
quatre  groupes;  le  texte  alexandrin,  la  recension  hexaplaire,  la  recen- 
sion lucianique  et  enfin  les  Chaînes,  Sa  préférence  va  au  texte 
alexandrin,  auquel  il  donne  la  prééminence  et,  par  conséquent,  lui 
fait  confiance  dans  les  cas  douteux  ^. 

Avec  ces  volumes  les  spécialistes  ont  désormais  sous  la  main 
tout  ce  qui  leur  faut  pour  contrôler,  d'une  façon  critique,  le  texte 
de    la    traduction    des    Septante. 

Si  la  version  des  Septante  est  de  première  importance  pour 
l'étude  du  texte,  les  autres  versions  méritent  également  d'être  prises 
en  considération.  Pour  les  versions  latines  on  connaît  les  mérites 
de  saint  Jérôme,  dont  la  traduction,  appuyée  sur  la  «  hebraica 
Veritas  »,  constitue  le  digne  pendant  de  celle  des  Septante.  Mais, 
comme  tous  les  textes  souvent  recopiés,  la  Bible  hiéronymienne  dut 
subir  bien  des  altérations  avant  que  le  concile  de  Trente  en  fasse 
d'autorité  la  Vulgate  de  l'Eglise  catholique  dans  la  tradition  du  texte 
appelée  la  Sixto-Clémentine,  bien  que  déjà  courante  dès  le  XIII*  siècle. 
C'est  pourquoi  on  sentit  assez  tôt  le  besoin  de  faire  une  édition 
critique  de  la  Vulgate  pour  rétablir,  dans  la  mesure  du  possible,  le 
texte  de  saint  Jérôme. 

A  cet  effet,  après  l'essai  de  Charles  Vercellone  (1860-1864)  et 
de  J.  Wordsworth  —  H.  White  (commencé  en  1889),  le  pape  Pie  X 
a  institué  en  1907  une  Commission  pontificale,  confiée  à  des  moines 
bénédictins,  dont  l'animateur  a  été  le  regretté  dom  Quentin,  mort 
en  1935.  Cette  Commission  est  devenue  en  1933  l'Abbaye  bénédic- 
tine de  Saint- Jérôme  à  Rome.  Après  la  publication  de  la  Genèse 
en  1926,  de  YExode  et  du  Lévitique  en  1929,  suivirent  les  Nombres 
et  le  Deutéronome  en  1936,  Josué,  les  Juges  et  Ruth  en  1939,  les 
livres  de  Samuel  en  1944,  les  livres  des  Rois  en  1945,  enfin  les  livres 
des  Paralipomènes  en  1948  ^. 

Pour  L'Octateuque,  dom  Quentin  avait  reconnu  comme  meil- 
leurs  témoins:    le    Turonensis    (G)    du    groupe    espagnol,   l'Amiatinus 

^  Le  meilleur  témoin  du  groupe  alexandrin  est  le  Marchalianus  (Q):  Im  Gegensatz 
zu  A  hat  Q   den  urspriinglichen  Text  viel  getreuer  bewahrt  »    (Isaias,  p.  29). 

'^  Biblia  Sacra  juxta  Latinam  Vulgatam  Versionem  ad  codicum  fidem  .  .  .  cura 
et  studio  Monachorum  Abbatiae  Pontificiae  S.  Hieronymi  in  Urbe  .  .  .  édita.  VII. 
Liber    Verborum   Dierum,   Romœ,   Typis    Polyglottis   Vaticanis,    1948. 


CHRONIQUE   BIBLIQUE  205* 

(A)  du  groupe  préalcuin  et  VOttobonianus  (O)  du  groupe  théodul- 
fien  ^.  D'après  la  «  Règle  de  fer  »  de  dom  Quentin  ces  témoins 
décident,  à  la  majorité,  du  texte  de  l'archétype,  à  moins  d'une 
erreur   évidente   forçant   de   recourir    à   la   critique   interne  ^. 

Pour  Samuel  et  les  Rois  les  manuscrits-guides  sont  le  Veronensis 
(R)  qui  ne  contient  que  ces  livres,  VAmiatinus  (A)  et  le  Cavensis 
(C),  tandis  que  le  livre  Verba  Dierum  n'a  plus  que  ces  deux  der- 
niers, corrigés  à  l'aide  des  autres  manuscrits  quand  ils  ont  une  lec- 
ture   erronnée  ^^.. 

Il  est  certain  que  cette  entreprise  constitue  une  oeuvre  magni- 
fique et  un  monument  scientifique  tout  à  l'honneur  de  l'Eglise  et 
des  moines   de  saint  Benoît. 

*        *        * 

Une  nouvelle  bien  agréable  pour  le  monde  savant  des  exégètes 
est  l'annonce  de  la  parution  d'un  Nouveau  Sabatier,  dont  le  premier 
fascicule    vient    de    sortir    des    presses    chez    Herder  ^^. 

L'utilité  de  cette  publication  tient  d'abord  à  l'autorité  du  texte 
de  la  Vêtus  Latina  en  tant  que  témoin  d'un  texte  très  ancien  (cer- 
tains textes  datent  de  la  première  partie  du  deuxième  siècle)  et  de 
plus  témoin  très  servil  (ce  qui  permet  une  reconstitution  plus  facile 
du  texte  traduit),  ensuite  au  caractère  fragmentaire  de  la  tradition 
des  anciennes  versions  latines.  Il  suffit  de  lire  à  la  page  35  du 
premier  fascicule  la  liste  des  manuscrits  classés  d'après  les  parties 
de  la  Bible  reproduites  soit  en  entier  soit  fragmentairement  pour 
se  convaincre  du  service  que  rendra  le  Nouveau  Sabatier,  Liste  d'ail- 
leurs  très   utile   pour   faciliter  la   recherche   d'un   texte   donné. 

Ce  n'est  pas  que  ce  travail  n'ait  pas  encore  été  entrepris.  Le 
plus  important  a  été  celui  de  Pierre  Sabatier  qui  a  publié  en  1743 
l'ouvrage   Bibliorum   Sacrorum   Latinœ    Versiones   antiquœ   seu    Vêtus 

8  Quand  G  fait  défaut  (Josué,  Juges,  Ruth),  la  tradition  espagnole  fournit 
des  suppléants.     Pour  Juges  XIII,  20  —  Ruth,  on  n'a  pas  de  suppléant. 

^  Déjà  Lagrance,  RB,  1930,  118  et  suiv.,  avait  démontré  qu'il  ne  pouvait  être 
question  d'attribuer  une  valeur  absolue  à  cette  «  Règle  de  fer  ».  De  fait  elle  apparaît 
plus  assouplie  à  partir  de  l'édition   du  livre  de  Samuel. 

l<^     Verba    Dierum,    p.    XI. 

11  Vêtus  Latina,  Diev  Reste  der  altlateinischen  Bibel  nach  Petrus  Sabatier  neu 
gesammelt  und  herausgegeben  von  der  Erzabtei  Beuron.  —  1.  Verzeichnis  der  Siegel 
fiir  Handschriften  und  Kirchenschrifsteller  von  B.  Fischer,  Freiburg,  Herder,  1949, 
104  pages  in-4'';   broché,  DM.  10.     Pour  les  souscripteurs  à  la  publication:  DM  8,50. 


206*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Italica.  Mais  depuis  cette  date  les  témoins  se  sont  multipliés.  Les 
pages  40-42  contiennent  la  liste  des  manuscrits  utilisés  par  Sabatier, 
Il  y  en  a  75.  Les  manuscrits  consultés  par  les  éditeurs  du  Nouveau 
Sabatier  se  chiffrent  à  453  (p.  11-34)  et  bien  que  cette  numération 
ne  soit  pas  continue,  pour  permettre  la  classification  de  nouveaux 
manuscrits,  il  y  a  tout  de  même  une  somme  réelle  de  350  manuscrits 
utilisés.  Rien  que  cette  différence  justifie  amplement  la  nouvelle 
édition,  parce  que,  même  aux  spécialistes,  il  serait  trop  difficile  de 
trouver  toutes  les  publications  séparées  des  textes  qui  ont  été  faites 
après   Pierre    Sabatier. 

La  plus  grande  partie  du  fascicule  est  occupée  par  la  liste  des 
écrivains  ecclésiastiques  avec  une  bibliographie  de  leurs  œuvres  ou 
des  ouvrages  qui  leur  ont  été  attribués.  A  défaut  d'une  édition  cri- 
tique complète  de  la  patrologie  on  aura  donc  en  main  un  moyen 
de  contrôler  l'attribution  réelle  ou  supposée  des  textes  patristiques. 
De  cette  façon  cette  liste,  qui  concerne  plutôt  la  patrologie,  a  une 
réelle  valeur  pour  les  exégètes.  De  toute  façon  le  Nouveau  Sabatier 
leur    épargnera    un   immense    travail    de   recherches. 

«        «        « 

Malgré  l'importance  des  versions  dont  nous  venons  de  parler, 
elles  cèdent  toujours  le  pas  au  texte  hébreu,  surtout  s'il  est  plus 
ancien  que  ces  versions.  On  comprend  donc  tout  l'intérêt  qu'a 
suscité  la  nouvelle  d'une  découverte  sensationnelle  de  manuscrits 
hébreux  datant  d'avant  Vère  chrétienne.  De  ce  que  nous  avons  dit 
plus  haut  à  propos  de  la  Biblia  Hebraica  de  R.  Kittel,  on  peut  en 
saisir  d'emblée  toute  l'importance.  C'est  de  cette  importance  que 
nous  voulons  référer  à  nos  lecteurs,  pour  autant  que  les  fragments 
publiés  permettent  un  jugement,  après  avoir  retracé  en  quelques 
lignes  l'histoire  de  la  découverte,  nous  permettant  de  renvoyer,  pour 
le   détail,   aux  revues   qui   en  parlent  ex  professo. 

Dès  le  mois  d'avril  1948  se  répandait  dans  le  monde  la  nouvelle 
de  cette  découverte  faite  par  un  bédouin  pendant  l'été  de  1947. 
Cinq  rouleaux  furent  acquis  par  le  couvent  des  moines  syriens  ortho- 
doxes de  Saint-Marc  à  Jérusalem,  les  six  autres  par  le  docteur 
Sukenik  de  l'Université  hébraïque  de  Jérusalem.  Les  cinq  rouleaux 
des   moines   de   Saint-Marc   contiennent   le   livi*e   d'Isaïe,   un   commen- 


CHRONIQUE    BIBLIQUE  207* 

taire  d'Habacuc,  un  manuel  de  discipline  d'une  secte  juive  sur  deux 
rouleaux  et  un  rouleau  non  encore  déroulé.  Ceux  de  l'Université 
hébraïque  contiennent  le  «  Combat  des  fils  de  la  lumière  contre  les 
fils  des  ténèbres  »,  trois  rouleaux  de  chants  d'action  de  grâces  et  deux 
rouleaux  non  encore  déroulés  ^^. 

L'importance  extraordinaire  de  ces  documents  vient  de  leur  anti- 
quité et  de  leur  contenu.  D'après  M.  Sukenik  (Meghillôt  ghenou- 
zot  .  .  .  ,  Jérusalem  1948),  aucun  n'est  postérieur  à  la  destruction  de 
Jérusalem  et  le  rouleau  d'Isaïe  est  antérieur  à  l'époque  des  Maccha- 
bées. W.  F.  Albright  a  émis  un  jugement  semblable  ^^.  En  compa- 
rant l'écriture  du  rouleau  d'Isaïe  avec  celle  du  papyrus  Nash  il  faut 
lui  attribuer  une  plus  haute  antiquité.  Cette  assertion  fut  mise  en 
doute  par  quelques  savants  ^^  qui  proposaient  le  IP  ou  le  III^  siècle 
après  J.-C,  voire  le  moyen  âge.  Ces  discussions  ne  se  basaient  encore 
que  sur  des  arguments  paléographiques  fournis  par  les  documents 
eux-mêmes. 

Depuis  la  découverte  de  la  grotte  qui  servait  de  cachette  et  son 
exploration  ^^,  l'antiquité  des  rouleaux  semble  définitivement  établie. 
Le  père  R.  de  Vaux,  directeur  de  l'Ecole  biblique  de  Jérusalem, 
associé  à  M.  Harding,  directeur  du  Service  des  Antiquités  de  Trans- 
jordanie  à  Amman,  a  non  seulement  confirmé  les  dates  proposées  par 
MM.  Sukenik  et  Albright,  mais,  sur  la  base  de  l'examen  de  la  céra- 
mique ^^  qui  renfermait  les  rouleaux,  propose  une  date  plus  ancienne. 

12  Sur  la  découverte  et  le  contenu  des  rouleaux,  voir  W.  F.  Albright,  dans  BASOR, 
110  (1948),  2  s.;  John  C.  Trever,  The  discovery  of  the  Scrolls,  dans  The  Biblical 
Archœologist,  II  (1948),  46-57  (avec  la  photographie  des  colonnes  32  et  33  du  livre 
d'Isaïe,  de  la  I""*  et  de  la  2^  col.  du  Commentaire  d'Habacuc)  ;  G.  Lambert,  Les 
manuscrits  découverts  dans  le  désert  de  Juda,  dans  NRTh,  71  (1949),  286-304,  414- 
416;  72  (1950),  53-64;  A.  Bea,  Nova  manuscripta  hebraica,  dans  Biblica,  29  (1948), 
446-48;  30  (1949)  128s.,  293-95,  474s.;  R.  Tournay,  dans  RB,  56  (1949),  204-233; 
O.  EissFELDT,  dans  ThLZ,  74  (1949),  96-98,  222-228;  P.  Kahle,  dans  ThLZ,  74  (1949), 
91-94.  Dans  la  suite  de  cette  chronique,  nous  ne  considérons  que  les  textes  bibli- 
ques, sans  vouloir  méconnaître  l'importance  des  autres  textes  pour  la  littérature  et  la 
grammaire   hébraïque   comme   aussi   pour   l'histoire   d'Israël. 

13  BASOR,  110   (1948),  p.  3;   III    (1949),  p.  3. 

1"*  Zeitlin,  «  A  Commentary  of  the  Book  of  Habahkuk  »  ;  Important  Discovery 
or  Hoax  ?  dans  Jew.  Quart.  Rev.,  39  (1949),  235-47;  Id.,  Scholarship  and  the  Hoax  of  the 
Recent  Discoveries:  ibid.  337-363;  H.  M.  Orlinski,  The  Recently  Discovered  Isaiah 
Scroll  —  Is  it  a  Hoax  ?  Rapport  présenté  au  159***  Meeting  of  the  American  Oriental 
Society,  1949. 

15  R.  de  Vaux,  dans  RB,  56  (1949),  234-37,  586-609;  G.  Lambert,  dans  NRTh, 
72   (1950),  53-64. 

1^  On  a  réussi  une  reconstitution  presque  complète  de  la  jarre  qui  contenait 
les  manuscrits:  RB,  56  (1949),  PI.  XV.  Les  éléments  recueillis  prouvent  que  la 
grotte  contenait  une  cinquantaine  au  moins  de  ces  jarres,   dont  chacune  pouvait   con- 


208*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

En  effet,  la  céramique  est  certainement  antérieure  à  l'époque  romaine, 
donc  aucun  des  manuscrits  n'est  plus  tardif  que  cela,  mais  plus 
ancien  ^^. 

Lors  de  l'exploration  de  la  grotte  on  a  découvert  environ  600 
fragments  manuscrits,  malheureusement  réduits  à  quelques  lettres 
parfois,  dont  plusieurs  en  écriture  dite  «  phénicienne  ».  Quelques-uns 
de  ces  fragments  appartiennent  au  Lévitique.  Le  père  R.  de  Vaux 
est  parvenu  à  les  identifier  en  les  remettant  dans  leur  contexte.  L'exa- 
men paléographique  rapproche  ces  fragments  des  ostraka  de  Lâkish 
du  début  du  VI*  siècle  avant  J.-C.  et  derniers  témoins,  jusqu'ici,  de 
l'écriture  «  phénicienne  »  en  Palestine.  Mais  l'orthographe  des  frag- 
ments indique  une  date  postérieure  aux  ostraka  de  Lâkish  ^^.  Et  le 
P.  de  Vaux  de  conclure:  «  Tout  bien  considéré,  je  proposerai  de 
dater  ce  manuscrit  du  Lévitique  du  IV^  siècle  avant  J.-C.  Il  est  dif- 
ficilement plus  récent,  puisque  la  graphie  n'est  pas  très  éloignée  de 
celle  de  Lâkish  et  que  l'écriture  «  araméenne  »  a  probablement  évincé 
l'écriture  «  phénicienne  »  dès  le  111*"  siècle.  Il  est  difficilement  plus 
ancien,  à  cause  de  son  orthographe  et  de  la  forme  évoluée  de  cer- 
taines lettres  ^^.  » 

L'importance  du  contenu  vient  de  ce  que  désormais  nous  avons 
une  copie  complète  du  livre  d'haïe,  antérieure  de  plusieurs  siècles 
à  notre  texte  massorétique.  Une  première  constatation  qui  s'est  impo- 
sée à  tous  ceux  qui  ont  examiné  les  fragments  déjà  publiés,  est  celle 
de  la  fidélité   du  texte  massorétique,  plus   grande   que  celle  des  Sep- 

tenir  au  moins  trois  rouleaux,  donc  au  total  un  minimum  de  150  rouleaux  à  l'origine. 
Ont  été  retrouvés  finalement  8  rouleaux  et  quelques  fragments.  Que  sont  devenus 
les  autres  ?  Une  poignée  de  tessons  romains  de  la  fin  du  IP  ou  du  début  du  IIP  siècle 
a  fait  penser  le  père  R.  de  Vaux  à  une  violation  ancienne  de  la  cachette,  RB,  56 
(1949),  236.  Le  même  auteur  rappelle  aussi  la  découverte,  faite  au  temps  d'Origène, 
aux  environs  de  Jéricho,  d'une  version  grecque  des  Psaumes  dans  une  jarre  avec 
d'autres  manuscrits  hébreux  et  grecs.  Enfin,  dans  la  Theologische  Liter aturzeitungy 
74  (1949),  597-599,  M.  Otto  Eissfeldt  verse  au  débat  un  document  dans  lequel  il 
est  question  de  la  découverte  de  manuscrits  hébreux  dans  une  grotte  aux  environs  de 
Jéricho,  découverte  qui  aurait  eu  lieu  vers  790  après  J.-C.  (voir  un  extrait  de  ce 
document   dans  Biblica,   31    [1950],   123;   NRTh,  72    [1950],   199-202). 

17    R  DE  Vaux,   dans  RB,  56    (1949),  596. 

1^  Il  s'agit  des  maires  lectionis,  écrites  dans  les  fragments  et  régulièrement  omises 
dans  les  ostraka,  la  graphie  restant  presque  toujours  «  defective  »  dans  l'écriture 
phénicienne,   tandis   qu'elle   est   «  plene  »   dans   la   Massore. 

Sur  la.  foi  de  la  tradition  juive  on  a  généralement  fait  remonter  à  Esdras  l'in- 
troduction araméenne.  Mais,  affirme  le  P.  de  Vaux,  la  substitution  ne  s'est  accomplie 
que  progressivement  et  a  touché  les  documents  privés  ou  profanes  avant  les  livres 
sacrés   (voir  RB,  56  (1949),  600. 

19    RB,  56    (1949),  602. 


CHRONIQUE   BIBLIQUE  209* 

tante  2^     C'est  la  conclusion  de  l'étude  de  M.  Millar  Burrows  sur  les 
Variant  Readings  in  the  Isaiah  manuscript  ^^. 

Pourtant  cette  antiquité  du  manuscrit  ne  tranchera  pas  la  ques- 
tion longuement  débattue  de  la  composition  du  livre  d'Isaïe  dont 
le  texte  était  déjà  définitivement  fixé  à  l'époque  proposée  pour  le 
manuscrit  22.  Le  problème  du  deutéro-Isaie  n'apparaît  donc  pas  sous 
une  lumière  nouvelle. 

Pareillement  les  fragments  du  Lévitique  ne  peuvent  infirmer 
la  théorie  documentaire.  A  l'issue  de  la  communication  de  M.  le 
chanoine  Ryckmans  à  l'Académie  des  Inscriptions,  concernant  ces 
fragments  dont  l'écriture  s'apparente  à  celle  des  ostraka  de  Lâkish, 
M.  Dussaud  exprima  l'avis  que  si  la  «  Loi  de  Sainteté  ^^  »  nous  est 
parvenue  dans  un  document  datant  de  cette  époque  2*,  il  est  impos- 
sible d'affirmer,  avec  Wellhausen,  sa  dépendance  littéraire  à  l'égard 
d'Ezéchiel,  et  de  le  dater  de  l'époque  postexilique  ^^,  Le  père  R.  de 
Vaux  écrit:  «  Il  ne  faut  pas  exagérer  l'importance  de  ces  quelques 
fragments  pour  la  critique  littéraire  de  la  Bible.  Bien  qu'ils  soient 
en  écriture  «  phénicienne  »,  dont  nous  n'avons  pas  de  longs  textes 
postérieurs  à  l'Exil  et  provenant  de  la  Palestine,  il  ne  faut  pas  se 
hâter  de  conclure  que  le  Lévitique  existait,  tel  que  nous  le  lisons, 
avant  l'Exil.  La  critique  documentaire  attribue  le  Lévitique  à  la  der- 
nière couche  rédactionnelle  du  Pentateuque,  après  le  retour  de  Baby- 
lone,  mais  elle  distingue  la  «  Loi  de  Sainteté  »,  Lév.  XVII  à  XXVI, 
qu'elle  met  en  rapport  avec  l'activité  d'Ezéchiel,  au  début  du  VI"  siècle 
avant  J.-C.  Il  est  peut-être  accidentel,  il  est  au  moins  notable  que  tous 
les  fragments  du  Lévitique,  identifiés  jusqu'ici  dans  la  collection  de 
la   grotte   appartiennent   à   cette  Loi   de   Sainteté.     Je   suis   personnel- 


20  Pourtant  le  rouleau  appuie  les  Septante  pour  un  texte  considéré  comme  obscur; 
Is.  53,  11:  «A  cause  des  souffrances  de  son  âme  il  verra,  il  se  rassasiera»  (TM), 
tandis  que  les  Saptante  lisent  :  «...  il  verra  la  lumière  et  se  rassassiera  ».  La 
fidélité   au   texte   massorétique    donne   d'autant   plus   de   poids   à   cette   leçon. 

21  BASOR,  111  (1949),  16-24.  L'auteur  écrit:  «Differing  notably  in  orthography 
and  somewhat  in  morphology,  it  agrees  with  the  massoretic  text  to  a  remarkable  degree 
in  wording.  Herein  lies  its  chief  importance,  supporting  the  fidelity  of  the  Mas- 
soretic tradition  ».  Voir  aussi  O.  Eissfeldt,  dans  ThLZ,  74  (1949),  221  ss.;  J.  T.  Milik, 
Note  sui  Manoscritti  di  Ain  Feshka,  dans  Biblica,  31   (1950),  76-91. 

22  Eccli  48,  24-25  (LXX),  27-28  (Vg)  témoigne  de  la  tradition  qui  attribue  au 
prophète  le  Livre  de  la  Consolation. 

23  Tous  les  fragments  trouvés   et   identifiés  font   partie   de  la   «  Loi  de  Sainteté  ». 

24  A   savoir  le  VI*  siècle   avant  J.-C,   date  des  ostraka  de  Lâkish. 

25  NRTh,   71    (1949),   415. 


210*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

lement  d'avis  que  cette  partie  au  moins  du  Lévitique  existait,  sous 
une  certaine  forme,  avant  Ezéchiel  et  avant  l'Exil.  Mais  cette  opinion 
ne  se  fonde  pas  sur  les  nouveaux  fragments,  car  ceux-ci  datent  d'une 
époque  à  laquelle,  de  l'aveu  de  tous  les  critiques,  la  rédaction  du 
Pentateuque  était  achevée.  On  trouvera,  si  l'on  y  tient,  dans  la 
nouvelle  découverte,  une  présomption  en  faveur  de  l'ancienneté  du 
livre,  mais  les  arguments  efficaces  pour  ou  contre  la  thèse  critique 
doivent  être  cherchés  ailleurs.  Il  reste  extrêmement  important  que 
ces  petits  morceaux  de  peau  nous  restituent  l'aspect  extérieur  d'un 
manuscrit  biblique  plus  ancien  que  tout  ce  qu'on  rêvait  de  con- 
naître et  nous  assurent  de  la  fidélité  minutieuse  de  la  tradition 
massorétique  ^^. 

Cette  chronique  prouve  avec  quel  soin  et  labeur  immense  tous 
ceux  qui  s'intéressent  à  l'Ecriture  sainte,  catholiques  et  protestants, 
s'attachent  à  redécouvrir  le  texte  original  de  la  Bible.  Mais  ces  valeu- 
reux pionniers  d'un  travail  ardu,  auquel  ils  se  consacrent  «  à  cause  du 
respect  dû  à  la  parole  divine  »,  sont  récompensés  quand  une  décou- 
verte sensationnelle,  comme  celle  des  manuscrits  du  désert  de  Juda, 
vient  confirmer,  ne  fût-ce  qu'en  partie,  les  résultats  de  leurs  recherches. 

Albert  Strobel,  o.m.i. 
Hûnfeld    (Allemagne) 


26    RB,  56    (1949),  602. 


Bibliographie 


Comptes  rendus  bibliographiques 


Giovanni  Rommerskirchen,  o.m.i.,  Giovanni  Dindinger,  o.m.i.  —  Bihlio- 
grafia  missionaria.  Roma,  Unione  missionaria  del  Clero  in  Italia.  24  cm. 
Anno  F/,  1939,  120  p.  Anno  VU,  1940,  135  p.  Anno  VIII,  1941,  67  p.  Indice 
Î938-1941,  IV.58  p.  Anno  /X,  1942,  166  p.  Anno  X,  1943-1946,  183  p.  Anno  X/, 
1947,  105  p.  Anno  XII,  1948,  150  p. 

Il  n'«.st  jamais  trop  tard  pour  parler  de  cette  collection  si  utile  de  la 
Bibliografia  missionaria.  Un  nouveau  fascicule  exhaustif  paraît  chaque  année  sur 
les  livres  et  articles  de  revues  qui  traitent  des  différents  problèmes  mission- 
naires de  l'Eglise.  L'ordre  suivi  à  l'intérieur  de  chaque  fascicule  correspond 
aux  divisons  traditionnelles  de  la  missiologie.  Après  avoir  fait  connaître  les 
bibliographies  et  nouveaux  périodiques  missionnaires  publiés  au  cours  de  l'année, 
les  auteurs  énumèrent  les  travaux  relatifs  à  la  doctrine  missionnaire  spéculative 
et  pratique,  à  l'histoire  générale  des  missions  et  à  la  missiographie,  et  enfin  à 
l'histoire  particulière  de  chaque  pays  de  mission.  A  tous  les  quatre  ou  cinq  ans, 
un  index  général  par  noms  d'auteurs  et  par  sujets  traités  vient  faciliter  l'utili- 
sation  de   l'ouvrage. 

Certains  fascicules  contiennent  des  appendices  très  précieux.  Ainsi  par  exem- 
ple le  fascicule  de  1940  offre,  en  plus  de  la  bibliographie  habituelle,  deux 
bibliographies  spécialisées  :  l'une  sur  l'art  indigène  et  la  liturgie,  et  l'autre  sur 
la  musique  indigène  et  la  liturgie.  De  même  le  fascicule  de  1942  contient,  en 
appendice,  la  table  bibliographique   de  tous  les   synodes   et   conciles  missionnaires. 

Point  m'est  besoin  d'insister  sur  la  valeur  scientifique  et  le  mérite  de  l'œuvre; 
pour  en  être  assuré,  il  suffit  de  se  rappeler  que  les  PP.  Dindinger  et  Rommerskirchen 
sont  respectivement  directeur  et  assistant  directeur  de  la  bibliothèque  pontificale 
de  la  Propagande. 

Fernand  Jette,   o.m.i. 


GuiDO  DE  RucciERO.  —  Existentialism.  New  York,  Social  Sciences  Publishers, 
1948.     24   cm.,  96  p. 

It  was  said  that  in  post-war  Paris  there  were  three  schools  of  philosophic 
thought,  Thomism,  Marxism  and  Existentialism.  The  present  book  is  by  a  distin- 
guished representative  of  a  fourth  school  in  another  country.  Ruggiero  is  an 
Italian  Idealist.  His  attitude  toward  Existentialism  is  well  indicated  by  hi» 
sub-title    Disintegration    of   Man's    Soul.      His    critique    is    devastating. 

The  first  of  the  four  parts  comprises  about  one  fifth  of  the  book  and  is 
an  introduction  by  Rayner  Heppenstall  entitled  The  Documents  in  the  Case. 
It  is  somewhat  chatty  and  anecdotal  but  pleasant  and  useful  for  its  virtual  glos- 
sary  and   history.     Ruggiero   wrote    a   preface   for   this    American    edition    and    the 


212*  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

last  three  parts.  In  the  third  part  which  deals  with  "the  masters"  of  this 
school,  Ruggiero  presents  Kierkegaard,  Heidegger,  Jaspers  and  Marcel.  He 
omits  Sartre  and  explains  why  in  the  preface.  Existentialism  is  morbid,  nihilistic 
and  individualistic,  he  rightly  states. 

The  vogue  of  this  recent  school  is  surely  due  in  part  at  least  to  the  reaction 
against  collectivism  and  totalitarianism  (Nazi,  Fascist  and  Marxist),  because 
existentialism  is  surely  a  type  of  individualism.  It  also  has  much  in  common 
with  the  "private  interpretation"  doctrine  of  Protestantism.  It  has  in  it  some- 
thing of  Romantic  revolt,  of  scepticism,  of  pessimism  and  of  subjectivism.  Al- 
though Croce  calls  it  "degenerate,  poisonous  and  perverse"  many  critics  regard 
existentialism    as    itself    a    form    of    idealism. 

There  is  a  sense  in  which  Plato  can  be  called  an  essentialist  and  Aristotle 
an  existentialist.  Both  Maritain  and  Gilson  have  offered  definitions  too,  of 
Thomistic  existentialism.  In  this  traditonal  sense,  the  new  school  is  concerned 
with  the  celebrated  problem  of  universals.  Ruggiero  points  out  that  it  is  nothing 
new    (p.   82). 

Besides  the  sensational  aspects  of  this  school  known  to  the  general  public 
and  identified  chiefly  with  the  novels  and  plays  of  Sartre,  there  has  been  in 
the  past  decade  a  considerable  academic  revival,  especially  of  Soren  Kierkegaard. 
The  undersigned  followed  with  interest  the  series  of  translations  issued  by  the 
Princeton  and  Oxford  University  Presses  and  rendered  by  David  Swenson  and 
Walter    Lowrie. 

He  also  enjoyed  hearing  Jean  Wahl  deliver  a  masterful  exposition,  doctrinal 
and  historical,  of  the  entire  movement.  He  cannot  but  agree,  however,  with 
most  of  the  strictures  of  Ruggiero. 

An  important  distinction  must  be  made  between  the  religious  or  Christian 
members  of  the  school  such  as  Kierkegaard,  Gabriel  Marcel  and  Alexander 
Dru,  and  the  other  members  such  as  Heidegger,  Jaspers  and  Sartre.  But  turning 
to  the  Danish  thinker  himself,  Soren  Kierkegaard  (1813-55)  we  find  such  as- 
sertions as  "Truth  is  suljjectivity"  (p.  169;  C.U.P.)  and  "repetition  is  reality  .  .  , 
all  life  is  repetition  ...  all  knowledge  is  recollection  .  .  .  recollection  and 
repetition  are  the  same  movement,  only  in  opposite  directions"  (Repetition, 
p.  3,  6).  It  is  not  difficult  to  detect  the  failure  to  distinguish  between  the 
ultimate  and  the  derivative  in  such  thoughts. 
Notre    Dame,    Indiana. 

Daniel    C.    O'Grady. 


-Karl  Jaspers.  —  The  Perennial  Scope  of  Philosophy.  New  York,  Philo- 
sophical   Library,    1949.     22    cm.,    188    p. 

This  volume  consists  of  a  series  of  six  lectures  delivered  at  the  University 
of  Basel  in  1947  and  translated  by  Ralph  Manheim,  in  which  Jaspers  outlines 
his  own  philosophy  and  deals  especially  with  the  position  of  philosophy  in  relation 
to  science  and  theology.  The  six  chapters  are  entitled:  What  is  Philosophical 
Faith.  Contents  of  Philosophical  Faith.  Man.  Philosophy  and  Religion.  Phi- 
losophy  and   anti-philosophy.     The  Philosophy   of  the   Future. 

Jaspers,  who  was  professor  of  philosophy  at  Heidelberg  before  the  war,  is 
one    of    the    contemporary    Existentialists,    whom    it    is    difficult    to    classify,    for   he 


BIBLIOGRAPHIE  213* 

is  neither  atheistic,  as  Heidegger  and  Sarte,  nor  Christian,  as  Kierkegaard  and 
Marcel.  He  was  greatly  influenced  by  Nietzche  and  particularly  hy  Kant  in  his 
knowledge  about  God,  of  Whose  existence  he  claims  that  "the  proof  do  not 
prove",  that  "a  proved  Gpd  is  no  God",  and  that  **a  certainty  of  the  existence 
of  God  is  a  premise  not  a  result  of  philosophical  activity".  According  to  him, 
"religion  is  inseparaible  from  myth".  While  he  seems  to  have  much  respect  for 
what  he  calls  the  "Biblical  religion",  he  frequently  attacks  Christianity,  which 
he  considers  as  "a  fundamental  perversion".  He  asserts  that  "we  must  abandon 
the  religion  of  Christianity  that  sees  God  in  Christ",  and  he  also  complains 
about    "Kierkegaard's    excessive    Christianity". 

"Faith  is  a  different  thing  from  knowledge",  and  philosophical  faith  would 
consist  in  "wanting  to  know  what  is  knowable  and  to  be  conscious  of  its  own 
premises". 

"Being  is  neither  the  object  that  confronts  us,  whether  we  perceive  it  or 
think  it,  nor  is  it  the  subject."  He  identifies  being  with  the  Comprehensive, 
which  is  either  the  Being  in  itself,  that  surrounds  us  and  that  is  called  world 
and  transcendence,  or  the  Being  that  we  are,  that  is  the  inner  world  (dasein, 
being  there),  namely  consciousness,  spirit  existence.  We  believe  that  one 
has  to  be  conditioned,  before  he  can  understand  or  appreciate  this  non-Aristotelian 
language. 

In  the  chapter  "The  Contents  of  Philosophical  Faith",  he  answers  the  follow- 
ing questions;  What  do  I  know  ?  What  is  authentic  ?  What  is  truth  ?  How 
do  I  know  ?  and  he  deals  with  the  following  propositions:  God  is.  There  is 
an  absolute  imperative.  The  world  is  an  empirical  stage  between  God  and 
existence. 

Very  few  persons  would  agree  with  his  definition  of  philosophical  truth 
as  "the  philosophia  perennis  to  which  no  one  can  lay  claim  but  with  which 
every  one  engaged  in  philosophical  thought  is  concerned".  He  has  no  patience 
whith  those  who  make  any  claim  to  "exclusivity".  This  is  probably  due  to  his 
Kantian    subjectivism. 

In  the  chapter  on  religion,  he  more  or  less  felicitously  answers  a  series 
of  charges  against  religion.  One  might  suspect  that  he  took  more  pains  to 
draft  the  attacks  than  to  formulate  the  answers.  In  fact,  elsewhere,  he  says 
that  there  is  no  conflict  between  religion  and  philosophy,  provided  religious 
faith  is  subordinated  to   philosophizing. 

"Anti-philosophy"  is  the  name  he  gives  to  unbelief,  which  denies  trans- 
cendence and  which  he  illustrates  with  three  examples,  namely  demonology, 
deification  of  man,  and  nihilism.  In  the  last  chapter  of  the  book,  he  reminds 
his  audience  of  the  threat  of  nihilism,  and  of  the  necessity  of  "finding  in 
existence  itself  a  new  foundation  for  reason";  and  for  this  task  he  prescribes 
that  we  seek  peace  of  mind  by  keeping  ourselves  constantly  alert,  and  that  we 
do  not  break  with  the  past,  because,  as  he  says,  the  new  is  not  always  the 
true,  and  that  we  entertain  a  boundless  desire  for  Communication.  This  will 
to  boundless  Communication,  where  the  different  and  even  the  opposite  meet 
in  the  Comprehensive,  is,  according  to  Jaspers,  the  very  essence  of  philosophical 
faith.  One  may  still  doubt  whether  this  sort  of  philosophical  faith,  with  all 
its   sincerity   and   pathetic   vagueness,   is    entirely   adequate. 

Henri    Saint-Denis,    o.m.i. 


Table  des  matières 

Section  spéciale 


ANNEE    1950 


Articles  defend 


PAGES 


Deman     (Th.),    o.p.    —    Tentatives    françaises    pour    un 

renouvellement   de    la    théologie    129  *-167  * 

Jette    (F.),  o.m.i.  —  Note  sur  la  connaissance  artistique  47  *-51  * 

Marcotte  (E.),  o.m.i.  —  Uencyclique  «  Humani  Generis  »  197  *-200 


« 


Olgiati  (M^""  F.).  —  Le  concept  (T éducation  et  de  pédago- 
gie         168  *.190  * 

Peghaire    (J.),  c.s.sp.  —  Opinion  et  contingence    88  *-124  * 

Salgado  (J.-M.),  o.m.i.  —  De  la  méthode  d^ interprétation 
ou  du  rôle  de  Vinterprète  privé  en  droit  cano- 
nique            76  *-87  * 

Simon    (L.-M.),  o.m.i.  —  Le  Protévangile  et  T Immaculée 

Conception  57  *-75  * 

Strobel  (A.),  o.m.i.  —  Chronique  biblique.  Ancien  Tes- 
tament       201  *-210  * 

—  La  conversion  des  gentils  dans  les  Psaumes    —  5  *-46  * 


Bibliographie 


Comptes  rendus  bibliographiques 

Bender  (Ludovicus) ,  o.p.  —  Jus  Publicum  Ecclesiasticum. 

(Germain  Lesage,  o.m.i.)     55 


TABLE  DES   MATIÈRES  215* 


PAGES 
Daffara  (Marcellinus,  o.p.  —  Cursus  Manualis  Theologiœ 
Dogmaticœ.    Vol.  III.    De  Peccato  Originali  et  de 
Verho  Incarnato,     (Eugène  Marcotte,  o.m.i.)     191 


» 


* 


Dictionnaire   de   Spiritualité   ascétique  et   mystique,   doC' 

trine  et  histoire,     (R.  B.)    53  *-54  * 

DiNDiNGER   (Giovanni),  o.m.i.  —  Bibliografia  missionaria, 

(Fernand    Jette,    o.m.i.)     211 

DoMiNGUEZ  (Ollegarius),  o.m.i.  —  De  functione  missionali 
in  Corpore  Mystico  secundum  S.  Thomam,  (An- 
dré-V.   Seumois,   o.m.i.)     192  *-193 

Falcon  (Joseph).  —  La  Crédibilité  du  Dogme  catholique. 

Apologétique    Scientifique,       (A.    Jappolo,    o.m.i.)  53 


» 


* 


Forbes  (Eugène).  —  The  Canonical  Separation  of  Con^ 
sorts.  An  Historical  Synopsis  and  Commentary 
on  Canon,  1128-1132,  (Paul-Henri  Lafontaine, 
o.m.i.)    126  *-127  * 

Garrigou-Lagrange  (R.),  o.p.  —  De  Unione  Sacerdotis 
cum  Christo  Sacerdote  et  Victima.      (Eugène  Mar- 

cote,    o.m.i.)     123 

—    La    Synthèse    thomiste,       (Henri    Saint-Denis, 

o.m.i.  )     54 


* 


* 


Jaspers    (Karl).  —  The  Perennial  Scope  of  Philosophy, 

(Henri    Saint-Denis,    o.m.i.)     212  *-213  * 

Larnicol    (Corentinus),    c.s.sp.    —    De    Verho    Incarnato 

et  de  B.V,  Maria,     (Eugène  Marcotte,  o.m.i.) 191  * 

LÉON  LE  Grand.  —  Sermons.     (Jacques  Gervais,  o.m.i.)    -     191  *-192  * 

Marc  (André),  s.j.  —  Psychologie  reflexive.  Tome  I. 
La  Connaissance,  Tome  II.  La  Volonté  et  VEsprit, 
(Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)    — 127  *-128  * 


Mélanges  F.  Cavalerra,     (Eugène  Marcotte,  o.m.i.)     52  *-53 


« 


216*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

PAGES 
MiCHiELS    (Gommarus),  o.f.m.  cap.  —  Normœ  Générales 
Juris  Canonici,    Commentarius  Libri  I  Codicis  Juris 
Canonici,      (Raymond   Chaput,   o.m.i.)     125  *-126  * 

MoRAN    (Jacobo    Gustavo),    s.j.    —    Psychologia.      (Jean- 
Paul  Dallaire,  s.j.)     194  *-196  * 

Proceedings  of  the  American  Catholic  Philosophical  As- 
sociation.     (Henri  Saint-Denis,   o.m.i.)     193  *-194  * 

RoMMERSKlRSHEN    (Giovanni),  o.m.i.  —  Bibliografia  mis- 

sionaria,      (Fernand  Jette,  o.m.i.)     211  * 

RuGGiERO     (Guido    de).    —    Existentialism.       (Daniel    C. 

O'Grady)     211  *-212 


* 


S.  ThoMvE  Aquinatis.  —  Opuscula  omnia  necnon  opera 
minora,  ad  fidem  codicum  restituit  ac  edidit  R.  P. 
Joannes  Perrier,  o.p.  T.  I.  Opuscula  philosophica. 
(Jean  Pétrin,  o.m.i.)     194  * 


Sciences  et  Problèmes  d^ Unité.    (Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)  55 


« 


Avec    l'autorisation    de    l'Ordinaire    et    des    Supérieurs.