Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/v20revuedeluniver1950univ
Revue
de
l'Université d'Ottaiva
Revue
de
l'Uiiîversîté d'OÉtaiva
1950
vingtième année
L'Université d'Ottawa
Canada
Les valeurs spirituelles
dans le protestantisme
Les protestants ont une âme qui vaut celle des païens, et il y
aurait quelque chose d'inconvenant dans notre zèle, si nous ne nous
préoccupions pas de nos frères séparés. Il ne nous appartient pas
de décider si leur ignorance de la vraie foi est invincible ou non.
Tout en ne doutant pas de leur sincérité, qui est un état d'âme sub-
jectif, nous avons bien le droit de porter un jugement sur la vérité,
qui est quelque chose d'objectif. Sincérité et vérité sont loin d'être
synonymes.
Je ne m'attarderai pas à évaluer ce qui reste de chritianisme
dans les religions protestantes et ce qu'on pourrait appeler la zone
commune de croyances et de pratiques chrétiennes, auxquelles nom-
bre de protestants adhèrent comme les catholiques. Ce que les pro-
testants ont retenu de la foi chrétienne conserve une valeur spirituelle
et peut, jusqu'à un certain point, satisfaire leurs aspirations religieuses.
Il faut se rappeler toutefois que ce fonds commun, qui comprend cer-
taines notions de religion naturelle et une portion de la Révélation
chrétienne et de la Tradition catholique, dont le protestantisme n'a
pu se défaire complètement, n'est pas spécifiquement protestant, et
que le protestantisme comme tel est spirituellement stérile.
Ce serait une tâche bien ardue que de faire l'inventaire de ce
qui est catholique et de ce qui est protestant dans chaque secte. Au
risque de simplifier le problème un peu trop, on peut affirmer que
ce qui est positif dans le protestantisme est d'origine catholique,
tandis que ce qui est négatif est exclusivement protestant.
Lorsque les novateurs du XVI' siècle ont brisé avec Rome, quel-
ques-uns d'entre eux, tel Henri VIII, ne voulaient abandonner aucune
vérité catholique, si ce n'est la reconnaissance de la primauté de juri-
diction du pape; mais le schisme fut de courte durée, et toutes les
sectes devinrent bientôt hérétiques à divers degrés. Tout en rejetant
6 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
plusieurs articles de foi, elles prétendirent cependant conserver la
majeure partie de la Révélation; même, leur but avoué n'était-il
pas de restaurer la religion chrétienne dans sa pureté primitive ? et
la plupart d'entre elles ont continué pendant longtemps à réciter le
Credo, comme si rien n'était, même lorsque leurs adeptes en sont
venus à ne plus comprendre le sens des mots qu'ils prononçaient.
Malheureusement, il y a, au fond du protestantisme, un péché
originel, un ferment de dissolution, une force centrifuge: à savoir,
le principe du libre examen, qui n'a pas tardé à opérer au grand
détriment de la religion; et les ravages causés par la révolte de
l'individualisme contre l'autorité spirituelle de l'Eglise, se sont constam-
ment accentués, au point que, de nos jours, il semble que la tradition
catholique dans le protestantisme se soit complètement épuisée, et
que ce qui reste, dans un grand nombre de cas, soit une religion
purement naturelle.
Au sujet des effets néfastes du principe même de la révolte qu'il
est convenu d'appeler Réforme, Lewis Mumford, le sociologue amé-
ricain bien connu, écrit: « The outcome of the doctrine and practice
of private judgment has been perpetual schism, a perpetual split-
ting off of one sect from another, and eventually extreme individualism
and indeed nihilism. As Protestantism grew, man seemed to move
further and further away from any basis of unity; thought and
Society became increasingly atomized. »
Après avoir admis qu'un certain nombre de protestants pourront
être sauvés, à cause de leur bonne foi et de leur bonne volonté, et du
fait qu'ils sont catholiques sans le savoir, et après avoir rappelé que
l'Eglise contient tout ce qu'il peut y avoir de bon dans le protestan-
tisme, je montrerai que, à cause du libre examen, principe fonda-
mental de toutes les sectes dissidentes, l'état de flou et d'incertitude,
dans lequel se trouvent les protestants, fait qu'il est impossible de
présumer de leurs connaissances religieuses, parce que chez eux c'est
le sentiment qui importe par dessus tout. Cette désaffection du
dogme et de la croyance a conduit la majorité d'entre eux au libé-
ralisme doctrinal et à la banqueroute de leur foi. Enfin, j'indiquerai
que, dans les temps troubles que nous vivons, il est nécessaire que
LES VALEURS SPIRITUELLES DANS LE PROTESTANTISME 7
tous ceux qui ont conservé la foi totale ou partielle, s'unissent pour
faire face à l'incroyance et au paganisme modernes.
Si l'on me permettait de faire appel à mon expérience person-
nelle et au fait que j'ai donné de l'instruction religieuse à des juifs,
à des Chinois et à des protestants, je pourrais dire que la majorité de
mes catéchumènes protestants, dont plusieurs n'avaient jamais été
baptisés, mais insistaient à s'appeler protestants, n'étaient pas plus
renseignés en matières religieuses que ne l'étaient les païens avec
qui je suis venu en contact. Cependant, à côté de nombreux cas
d'ignorance inconcevable, au sujet de l'existence de Dieu, de la divi-
nité du Christ, de l'immortalité de l'âme, de l'éternité des peines de
l'enfer, etc., j'ai rencontré quelques âmes, non seulement conscientes
des réalités surnaturelles, mais pieuses, ferventes et animées d'un désir
de sainteté. Cela ne doit pas nous surprendre, car la grâce de Dieu,
comme disent les théologiens, n'est pas enchaînée aux sacrements,
ni à l'Eglise elle-même. Dieu n'est certainement pas limité dans la
distribution de sa grâce aux moyens ordinaires par lui établis. L'Esprit
souffle où il veut, et il lui arrive souvent de mouvoir des âmes par
des grâces exceptionnelles, qui sont, j'oserais dire, en dehors de
l'économie normale de la Rédemption. Ces âmes de bonne foi, qui
n'appartiennent pas ouvertement à l'Eglise catholique, mais qui pro-
fitent de la grâce personnelle qui leur est octroyée, seront sauvées,
non parce qu'elles sont protestantes, mais malgré le fait qu'elles le
soient. Elles seront sauvées parce qu'elles sont catholiques sans le
savoir, c'est-à-dire d'un désir qui n'est qu'implicite. Cette apparte-
nance inconsciente à l'Eglise du Christ permet d'espérer qu'un grand
nombre de protestants et de païens de bonne volonté seront sauvés,
bien qu'extérieurement ils soient hors de l'Eglise. Si leur salut est
possible, il ne s'ensuit pas qu'il soit également probable et surtout
également facile. A égalité de bon vouloir, la situation n'est pas la
mâme de celui qui est dans l'Eglise et de celui qui en est dehors.
Ce n'est pas la même chose de recevoir une lumière diffuse à travers
de sombres nuages et d'être en plein soleil. Comme le dit Sertillanges,
les ressources que l'Eglise présente pour l'utilisation du bon vouloir
sont énormes et garantissent l'âme contre les périls redoutables aux-
quels les dissidents même de bonne foi sont exposés. Les Eglises dis-
8 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
sidentes offrent des moyens de salut qui ne sont pas les vrais ou
qu'elles réduisent et altèrent au détriment des âmes. En ce qu'elles
ont de bon, elles reflètent l'Église véritable et peuvent, pour autant,
accidentellement et partiellement, en exercer le rôle. Elles sont pour
l'œuvre authentique de la Providence comme des dépendances ou
des abris provisoires. Détachées du roc aurifère de la religion chré-
tienne authentique, ces fondations humaines n'ont en soi aucune vertu
surnaturelle, bien qu'on y puisse trouver encore quelques paillettes
d'or, en autant qu'elles ont conservé quelque chose du catholicisime,
qui contient à un degré eminent toutes les valeurs des autres religions.
Cette pensée a été magnifiquement développée par le père Sertillanges,
dans une page de son Catéchisme des Incroyants: « Ce qu'il y a de
bon dans le judaïsme, c'est la notion du vrai Dieu et le messianisme,
c'est une histoire de Dieu et de son gouvernement; or, nous avons
l'unité de Dieu enrichie de la Trinité, nous présentons des annales
de Dieu qui englobent le judaïsme et le prolongent, car le Messie
est pour nous un fait au lieu d'une promesse. Ce qu'il y a de bon
dans le paganisime, c'est l'apparat externe, la poésie des rites, le
culte des grands êtres, le culte du foyer. Nous avons, dans le poly-
théisme, une liturgie splendide, une piété toute spéciale pour la
famille et un culte des ancêtres religieux ou des saints. Ce qu'il y
a de bon dans le bouddhisme, c'est la mysticité, la grandeur des con-
ceptions cosmiques, le détachement, la charité. Nous avons et ample-
ment toutes ces choses, nous les avons renforcées, nous les avons
épurées, et nous évitons, avec le panthéisme, le sommeil de la vie.
Ce qu'il y a de bon dans le mahométisme, c'est un vif sentiment du
gouvernement universel de Dieu. Nous croyons en un Dieu pro-
vident, sans le fatalisme auquel Mahomet succombe, sans le sensualisme
et le matérialisme de l'au-delà. Ce qu'il y a de bon dans le protestan-
tisme, c'est la foi en l'Évangile et le libre examen de ses titres, c'est
l'interprétation spirituelle des rites, par opposition à des pratiques
purement extérieures. Or, là encore, nous n'écartons que l'excès,
qui produit, par le libre examen absolu, l'émiettement des croyances
et, par excès de spiritualité, le dessèchement du rite et l'oubli du
composé humain. »
LES VALEURS SPIRITUELLES DANS LE PROTESTANTISME 9
On montrerait de la même manière que le catholicisme a, de
toutes les philosophies, tout ce qu'elles ont de bon, n'écartant que
leurs tares, leurs exagérations dans un sens ou dans l'autre, leurs
insufl&sances, leurs erreurs. En d'autres termes, il n'est rien de vrai,
de bon, d'ennoblissant dans les sectes protestantes, qu'on ne trouve
dans la religion catholique, comme dans sa source; et les protestants
qui se convertissent ne sont pas appelés à abandonner quoi que ce
soit de ce qui leur a été utile et bienfaisant jusqu'à présent, mais,
en surajoutant aux biens spirituels qu'ils possédaient déjà, ils s'enri-
chissent. C'est cette pensée qui inspirait sans doute le célèbre écrivain
anglais, Samuel Johnson, lorsqu'il disait: « A man who is converted
from Protestantism to Popery parts with nothing; he is only super-
adding to what he already had. But a convert from Popery to Pro-
testantism gives up as much of what he had held as sacred as any-
thing he retains. There is so much laceration of mind in such a
conversion, that it can hardly be sincere and lasting. » Et Chesterton
d'écrire; « The principle of life in all these varieties of Protestantism,
in so far as it is not a principle of death, consists of what remained
in the;in of Catholic Christendom, and to Catholic Christendom they
have returned to be charged with vitality. »
Avant d'aller plus loin dans notre étude, est-il besoin de rap-
peler que le mot « protestantisme » est un terme tout à fait équivoque,
qui recouvre une multitude d'opinions différentes et opposées. Les
efforts des sectes vers l'œcuménisme ont misérablement échoué et
n'ont jamais su produire l'unanimité. Il est vrai que quelques-unes
de leurs réunions mondiales, organisées par le groupement du chris-
tianisme pratique « Life and Work », qui ne traitait que de problèmes
d'ordre social, économique et politique, ont abouti à certaines réso-
lutions communes; mais les conciles pan-protestants, convoqués par
le mouvement « Faith and Order », qui s'occupait de doctrine, n'ont
fait qu'ajouter à la confusion des esprits. Il n'y a pas de réalité
unique que nous puissions appeler le protestantisme, mais un agglo-
mérat bigarré de sectes indépendantes qui érigent telle ou telle partie
de la vérité en vérité totale et qui diffèrent souvent entre elles plus
qu'avec l'Eglise catholique. C'est ainsi que les ritualistes anglicans,
qui aiment à s'appeler anglo-catholiques, n'ont aucune sympathie
10 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
pour les unitarians, qui ne croient même pas à la Trinité. Il n'y a
pas de lien qui tienne les protestants ensemble, et le seul point sur
lequel toutes les sectes s'entendent, c'est leur attitude de méfiance,
d'opposition sinon de haine à l'égard de l'Église catholique et de la
papauté en particulier. Sous l'étiquette protestante, à côté de quel-
ques individus dont les connaissances religieuses dépassent parfois
celles de beaucoup de catholiques et dont la vie est plus chrétienne,
on en rencontre plusieurs qui sont ni plus ni moins que des athées
ou des agnostiques. Il semble que les conditions exigées pour être
protestant se réduisent à n'être pas catholique, c'est-à-dire à rien de
positif. Le protestant peut garder son nom, tout en changeant de
doctrine, car son nom ne signifie qu'une renonciation au catholicisme.
Règle générale, tous les catholiques qui ont fait leur première
communion, savent le petit catéchisme, mêcne s'ils ont abandonné la
pratique de leur religion; mais, lorsqu'il s'agit des protestants, on
ne peut guère dire à priori ce qu'ils savent en matière de religion.
A cause du caractère éclectique et essentiellement individualiste et
variable du protestantisme, il est presque impossible de présumer des
connaissances religieuses de tel ou tel individu. Comme l'écrivait
Georges Goyau, dans son ouvrage sur l'Allemagne religieuse: « Les
idées de libre examen, de religion personnelle et d'évolutionisme
dogmatique sont devenues, pour beaucoup d'adeptes de la Réforme,
comme des catégories de la pensée; et l'intérêt véritable ne consiste
pas à savoir quels sont les dogmes qu'ils croient, mais quelles sont
les émotions religieuses qu'ils ressentent et quels sont les points de
vue qu'ils aiment. Or, on ne peut le savoir que par un contact
assidu et immédiat avec leur âme et il faudrait presque être en
eux pour être certain de les bien comprendre. » C'est pourquoi,
l'instruction individuelle des convertis est de beaucoup préférable
aux leçons données à des groupes, à moins qu'on prenne soin d'avoir
plusieurs classes adaptées au niveau des connaissances religieuses de
chacun. Il est des cas où il faut commencer par leur prouver
l'existence de Dieu et de leur âme immortelle; tandis que d'autres
protestants, en très petit nombre il est vrai, nous arrivent qui croient
déjà presque tout le contenu de notre petit catéchisme, qui ont l'habi-
tude de la prière et de l'oraison jaculatoire, qui ont même une cer-
LES VALEURS SPIRITUELLES DANS LE PROTESTANTISME H
taine dévotion envers la Sainte Vierge, qui prient pour les âmes des
défunts, qui ont non seulement un sens religieux mais une vie inté-
rieure développée, et à qui il faut expliquer seulement quelques
points de doctrine, comme l'infaillibilité pontificale et Tlmmaculée
Conception. On sait que plusieurs protestants se sont joints à la
Croisade du Rosaire en famille, organisée récemment, aux Etats-Unis
et au Canada, par le père Peyton. Ce sont là cependant des cas
extrêmes de part et d'autre, ou, si vous voulez, les deux pôles vers
lesquels gravitent les protestants. D'un côté, ceux qui ont la tête vide
d'idées religieuses, parce qu'ils ne sont jamais entrés dans une église
et qu'ils n'ont jamais reçu d'instruction religieuse soit à la maison,
soit à l'école; et de l'autre côté, ceux qui ont faim et soif de Dieu,
qui s'occupent de leur religion consciencieusement et qui fréquentent
leurs églises plus ou moins assiduement. Ceux-ci, malheureusement
une infime minorité, adhèrent ordinairement aux articles du Credo,
lisent révérencieusement l'Ecriture sainte et possèdent déjà une abon-
dance de notions, qui appartiennent à la tradition catholique et
qui ne demandent qu'à être complétées. Entre ces deux extrêmes,
on rencontre toutes les nuances de religiosité.
Le sujet de notre travail porte sur le protestantisune et non sur
les protestants, et il importe de ne pas confondre les personnes et
les doctrines. La charité que nous devons avoir pour les personnes,
ne doit pas nous empêcher de juger objectivement la valeur des
doctrines. Parce qu'ils ne sont pas toujours logiques avec eux-mêmes,
les individus sont rarement aussi bons ou aussi mauvais que leurs prin-
cipes H y a une force de gravité, une inertie chez l'homme, qui rend
bien difficile la parfaite application des bons principes, et, par ail-
leurs, il reste dans la nature humaine un élément de bonté naturelle
qui empêche de pousser à leurs conclusions ultimes les principes défec-
tueux. Cette marge entre la théorie et la pratique explique qu'on
puisse trouver nombre de bons protestants, qui valent beaucoup mieux
que la religion qu'ils professent. S'il y en a, grâce à Dieu, qui
gardent encore une foi spécifiquement chrétienne et qui croient à
la divinité du Christ et à la valeur objective de la Rédemption, cela
vient de ce qu'ils méconnaissent, dans la pratique, le principe du
libre examen, et de ce que leur foi est reçue comme une tradition incon-
12 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
testée, bien que les fondateurs du protestantisme se soient insurgés
contre un tel magistère. Quand un protestant reste fidèle à une partie
de l'orthodoxie, c'est qu'il rejette le principe individualiste et pro-
testant et adopte en pratique la règle de foi catholique. Que les
sectes aient non seulement duré jusqu'à présent, mais qu'elles aient
accompli une œuvre immense d'évangélisation et de prosélytisme, et
qu'elles aient façonné le caractère, la mentalité de millions d'indi-
vidus et même de peuples entiers, cela s'explique seulement par le
fait qu'elles se sont abstenues de donner libre cours au principe
même du protestantisme et que, après avoir protesté contre une
autorité religieuse et une organisation ecclésiastique, elles en ont
aussitôt établi une autre, et se sont appliquées à imiter l'Eglise
catholique.
Il n'y a pas de justification rationnelle de l'erreur. Seules, la
violence, la supercherie et l'ignorance en expliquent la diffusion. Aussi,
peu de protestants, si tant est qu'il y en ait, ont la moindre notion
de l'apologétique. Leurs convictions ne s'appuient sur aucune enquête
personnelle objective, mais simplement sur un atavisme qu'ils n'ont
aucune envie de sonder ou de vérifier. Leur religion élastique et
accommodante ne les gêne guère, aussi leur faut-il un courage peu
ordinaire pour se déranger, pour quitter leur lit confortable et pour
correspondre à la grâce de la conversion, même lorsque la lumière
de la vérité leur crève les yeux.
Romano Guardini, dans son ouvrage UEsprit de la Liturgie, rap-
pelle que, dans le protestantisme contemporain, Vethos a la préséance
sur le logoSy l'action sur la pensée, la volonté sur l'intelligence, l'émo-
tionnel sur le rationnel. On ne se soucie guère de la logique, même
on s'en méfie. Cette tendance anti-intellectualiste date de Luther
et s'est développée au temps de Kant, le père du subjectivisme, qui
a été appelé le philosophe du protestantisme. L'épistémologie pro-
testante est toute subjectiviste. En raison du principe individualiste,
chacun a sa vérité, chacun peut faire son salut en prenant pour guide
unique la Bible, qu'il interprètre comme bon lui semble, c'est-à-dire
a son gré; chacun peut composer son régime religieux comme l'on
choisit son repas dans un cafétéria, et l'on trouve intolérable la
pensée d'une Eglise avec magistère et autorité. On affirme que le
LES VALEURS SPIRITUELLES DANS LE PROTESTANTISME 13
christianisme véritable n'offre pas à ses adeptes une loi ou une doc-
trine, mais une personne, un idéal, Jésus-Christ. À l'accusation que
cela puisse conduire à l'anarchie de la pensée, on répond tout simple-
ment qu'une vérité rigide n'est pas souhaitable. Selon le Rév. D"^
Micklem lui-même, « Most protestants seem to think that Christianity
is but a way of life and not a system of truth » ; et le pasteur Monod
ira jusqu'à dire : « Abolissons le culte et rallions-nous dans le senti-
ment. » On distingue entre la foi, qu'on dit être un acte du cœur, et la
croyance, qui est un acte intellectuel; et on prétend que la première
seule importe et qu'on peut avoir une religion sans dogme précis.
On prise de moins en moins la vérité objective, que l'on remplace
par le sentiment et l'expérience religieuse. On soutient que la
religion consiste tout entière dans la piété intérieure et le sentiment
du cœur. Peu importe ce qu'on pense de Dieu et du Christ, pourvu
que sa piété tire d'eux son inspiration.
Faut-il rappeler que le sentiment ne constitue pas à lui seul
toute la religion ? La vertu fondamentale de charité est affaire de
volonté, et non de sentiments et d'impressions. La foi nous rensei-
gne sur la présence et l'action de Dieu; et c'est essentiel à toute
religion intérieure que nous ayons ces connaissances, mais ce n'est
qu'accessoire que nous en éprouvions le sentiment. Sans faire fi des
consolations sensibles, les maîtres de la vie spirituelle forment leurs
disciples à s'en passer. Il est plus important qu'une religion apporte
à l'homme des lumières sur Dieu, sur lui-même et sur sa destinée,
que des sentiments de paix et de confiance; et d'ailleurs, les élé-
ments affectifs qui constituent l'expérience religieuse ne peuvent réel-
lement s'épanouir que si le dogme les vivifie et les oriente. Quand
on ne se préoccupe pas des affirmations doctrinales et des fonde-
ments objectifs, mais seulement de l'expérience personnelle d'une foi
qui n'est qu'une poussée sentimentale et qui se suffit à elle-même, il
ne reste plus de corps de doctrine qui éclaire et renseigne. Quand
la vérité s'élabore au sein de la conscience individuelle et s'identifie
avec des dispositions subjectives, l'espèce de religion qui s'ensuit
ne dépasse pas le niveau humain et ne \met pas en contact avec les
réalités invisibles de l'ordre surnaturel, mais se réduit à une psycha-
nalyse, une éthique ou une sociologie, qui s'occupe beaucoup plus
14 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
des choses temporelles qu'éternelles. Se désintéressant de la vérité,
objet de l'esprit humain, le protestantisme n'est plus qu'une nourrice
qui tâche d'endormir, avec des sornettes, l'inquiétude humaine.
Un incroyant, Northrop, auteur d'un livre remarquable intitulé
The Meeting of East and West, a porté un jugement sévère, mais juste
sur le protestantisme actuel: «A religion ungrounded on reason and
without theology is a religion which does not know what it means
by the words it uses. The pursuit of modern Protestant faith to its
necessary conclusion leads to skepticism and demoralization. So much
of modem Protestantism has become an intellectually empty, emotional-
ly tepid, morally and socially inadequate, esthetically blind religion. »
Un autre incroyant, André Gide, est tout aussi sévère, lorsqu'il
écrit dans son Journal: « Puisqu'il n'y a pas de limite au libre
examen, le protestantisme a créé une religion sans limite, et donc
indéfinie et indéfinissable, qui ne saura décider si oui ou non l'athé-
isme fait partie du protestantisme. C'est une religion qui ne sait oii
elle doit s'arrêter, ni où elle va. »
Je ne puis m'empêcher de citer aussi Robert Hugh Benson, qui
connaissait bien l'Eglise anglicane, dont il fut un ministre pendant
de nombreuses années avant de se convertir, et qui disait: « I can
no longer see in it anything more than hints and fragments and
aspirations detached from their center and reconstructed into a purely
human edifice without foundation or solidity. »
II fut un temps, dans l'histoire du protestantisme, où l'on sou-
tenait que la foi sans les œuvres suffisait à justifier l'âme pécheresse,
mais aujourd'hui il semble qu'on attache peu d'importance à la
foi et qu'on appuie uniquement sur l'action, comme si l'on disait:
« Ce n'est pas ce que l'on pense qui compte, mais ce que l'on fait. »
L'insistance de l'Eglise sur la pensée, sur l'unité de l'interprétation
de la Révélation, sur l'étude de la doctrine surprend bon nombre
de protestants qui frappent à notre porte et qui voudraient être
admis dans l'Eglise tout de suite. Ils ne tardent pas à voir cependant
le bien-fondé de notre attitude intellectualiste et à comprendre que
l'action dépend des idées; qu'on ne peut pas avoir un code de vie
chrétienne sans un credo; que la foi est le premier pas vers la justi-
fication, et que cette foi, qu'il ne faut pas confondre avec la con-
LES VALEURS SPIRITUELLES DANS LE PROTESTANTISME 15
fiance ou l'espérance, demande un objet catégorique, et exige, pour
être explicite et renseignée, un stage plus ou moins long d'instruction.
Les âmes qui font appel à nos services, ont été touchées par la grâce;
leurs dispositions morales sont ordinairement excellentes, et notre
travail ne consiste qu'à leur découvrir les panoramas de la foi et à
leur fournir des explications qui satisfassent leur soif de croire.
Naturellement, ce n'est pas nous qui leur donnons la foi, et notre
fonction se réduit à leur présenter l'objet à croire en même temps
que les raisons justificatives, de leur foi.
Chaque fois que nous avons à donner de l'instruction, il nous
faut nous enquérir minutieusement des connaissances précises et
certaines de notre catéchumène. Nous ne pouvons pas présumer
que, parce qu'il se réclame de telle ou telle secte, il possède déjà
un bagage de connaissances bien définies qui correspondent aux profes-
sions de foi officielles de ces sectes. Très souvent, les protestants,
avant de venir à nous, ont essayé plusieurs religions et ont butiné ici
et là; et ils se disent membres de telle ou telle dénomination, non
pas toujours à cause de convictions bien arrêtées, mais pour des raisons
parfois purement sentimentales. Même lorsqu'ils soutiennent qu'ils
croient déjà un point quelconque de la doctrine catholique, il est
rare que nous n'ayons pas besoin d'y revenir, car ordinairement tous
leurs concepts religieux sont tellement vagues et confus, qu'il nous
les faut épurer et préciser. Pour ne citer que deux exemples, j'ai
dû expliquer longuement à un bon anglican, qui avait communié
régulièrement dans son église et qui croyait n'avoir rien à apprendre
au sujet de l'eucharistie, que la présence réelle de Jésus dans le
saint sacrement n'était pas simplement l'eiïet de notre foi; et j'ai
rencontré un grand nombre de protestants qui connaissaient l'expres-
sion « communion des saints » pour l'avoir souvent récitée dans le
Credo, mais qui n'en comprenaient pas le premier mot.
Outre la division des protestants en des centaines de sectes qui
se contredisent, il y a deux grandes écoles de pensée, qui se parta-
gent tous les dissidents aujourd'hui, les écoles conservatrice et libérale;
et il n'est pas nécessaire d'ajouter que c'est le libéralisme qui
prédomine.
15 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Les protestants conservateurs, qui sont de rares unités, considè-
rent encore le christianisme comme le fruit d'une intervention sur-
naturelle. Tout en refusant de reconnaître la Tradition comme source
de la Révélation et lieu théologique adéquat, ils croient que la parole
de Dieu est tout entière contenue dans l'Ecriture, unique règle de
foi. Bien qu'entachée d'erreurs et de déficiences notoires, leur reli-
gion conserve une bonne proportion de pratiques et de principes
chrétiens et coïncide avec la religion catholique sur plusieurs points.
On n'en peut dire autant du protestantisme libéral, qui rejette
le surnaturel pour associer le sentiment religieux à la conception
moderne de l'ordre universel et pour n'arriver qu'à une religion ou
plutôt une philosophie naturelle. Ces émancipés, qui forment l'aile
gauche du protestantisme, ne considèrent plus la Bible comme code
fixe de la foi. Selon eux, la lecture qu'on peut encore faire de la
Bible ne serait qu'une invitation à exercer l'autonomie de sa pensée,
et la religion chrétienne ne consisterait pas à donner l'adhésion de
son esprit et de tout son être à des dogmes définitifs et permanents,
mais simplement à pratiquer certaines vertus morales et sociales, tout
en laissant son esprit divaguer à cœur joie.
A tour de rôle, les systèmes philosophiques les plus extrava-
gants ont porté de graves atteintes au protestantisme, et depuis un
demi-siècle, les ravages du modernisme, ramassis de toutes les erreurs
et de toutes les hérésies, y ont été tels que la plupart des sectes sont
maintenant absoluiment vides de tout surnaturel. Les premières vic-
times de cet abandon de la foi en la divinité du Christ et du christia-
nisme ont été les ministres eux-mêmes et les étudiants en théologie
protestante. A leur suite, le peuple naturellement a glissé vers l'indif-
férence religieuse, et il n'est pas du tout surprenant que partout
leurs églises soient presque vides.
Le revival piétiste de John Wesley, fondateur du méthodisme,
au XVIII* siècle; le mouvement ritualiste d'Oxford au siècle dernier,
qui ramena tant de brebis égarées au bercail et qui fonda dans
l'Eglise anglicane elle-même quelques congrégations religieuses; l'union
de la haute Eglise luthérienne, au commencement de notre siècle,
qui réclamait le rétablissement de la liturgie, de la messe, de la
confession, du culte de la Sainte Vierge, du bréviaire pour les pasteurs
LES VALEURS SPIRITUELLES DANS LE PROTESTANTISME 17
et des tiers-ordres pour les fidèles; le retour au protestantisnie évan-
géiique que prône actuellement le théologien Karl Barth, tous ces
mouvements de réaction et de sursaut devant l'abîme, ont quelque
peu retardé la débâcle, mais ils n'ont pu l'arrêter; et aujourd'hui on
peut dire que le protestantisme sous toutes ses formes s'accommode
volontiers du courant moderniste et libéral, et se trouve à la rermor-
que des rationalistes. Quand on voit des évêques anglicans, qu'on
s'attendait à être les plus conservateurs des protestants, nier impu-
nément la divinité de Jésus-Christ, bénir le communisme matérialiste
et athée, et approuver, en concile général à Lambeth, le « birth control »
et le divorce, on se rend compte des modifications profondes qu'ont
subies toutes les sectes, au point qu'aucun de leurs fondateurs, s'il
revenait sur terre de nos jours, ne reconnaîtrait son œuvre. Quand
on sait que les sectes ont à peu près éliminé tout le fond doctrinal
de la religion chrétienne et n'ont conservé de leur état initial que le
principe du libre examen, il est ironique de se rappeler avec quelle
main impitoyable Calvin frappait tous ceux qui, invoquant ce prin-
cipe, osaient exprimer une opinion personnelle en contradiction avec
le dogme fixé par le réformateur de Genève.
Construites sur le sable mouvant de la libre interprétation et
du sentiment individuel, les religions hérétiques ont non seulement
varié dès le commencement, mais se sont décomposées et volatilisées;
et le protestantisme libéral, qui les engouffre toutes, n'est qu'à un pas
du rationalisme et de l'incroyance. En autant que le libéralisme a
décidément pris le dessus dans toutes les sectes, celles-ci sont appelées
à disparaître comme sociétés religieuses et à n'être plus que des clubs
beaucoup plus intéressés à exercer une influence politique qu'à pro-
mouvoir la sainteté. Après tout, religion et libéralisme s'entre-
choquent; car la religion, comme le mot lui-même l'indiqpie, sup-
pose une obligation, tandis que le libéralisme doctrinal suppose
l'absence d'obligation et la liberté complète de l'individu de penser
et de faire ce qu'il veut, comme si sa religon était une affaire tout
à fait privée où il ne devrait y avoir aucun contrôle, aucune dis-
cipline, aucune organisation hiérarchique, aucun credo. Le protes-
tantisme libéral, saturé de naturalisme, imprégné d'une psychologie
matérialiste et à base d'immanenti&me, est une pseudo-religion sans
18 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
transcendance vivante, sans mystère révélé, sans sacrement, sans con-
viction bien arrêté, autant dire, un humanisme tronqué. Voici quel-
ques citations d'un théologien libéral contemporain: « Original sin
and guilt, basic in the medieval religious synthesis, are rejected by
modern man . . . All our theories of salvation are ideologies of men,
who have reflected the limitations of their age and perspective . . .
An interpretation based upon the facts of life is always more satisfying
than one built upon the guesses of the Fathers of the Church . . .
We must abandon the vain attempt to secure unity through doctrinal
statement or the establishment of a universal church. »
Voilà le ton habituel d'une vaste partie de la théologie protes-
tante, qui a sombré jusqu'à la négation de toutes les vérités essen-
tiellement chrétiennes. Comme l'assure le pasteur Monod, le pro-
testantisme est devenu une série de formes religieuses de la libre
pensée, dernier avatar du libre examen, qui se révèle comme un
plan incliné, sur lequel, de négation en négation, le protestantisme
ne peut s'empêcher de glisser jusqu'au doute ou à la négation de tout.
Certes, toutes les sectes n'en sont pas encore là, mais si nous devions
tâcher de déterminer quel est le commun dénominateur d'articles
fondamentaux sur lequel elles s'entendent, nous aurions un bagage
doctrinal extrêmement léger. Alzog, dans son Histoire de FEglise,
cite un théologien protestant du siècle dernier, qui disait: « J'écrirais
sur l'ongle de mon pouce tout ce qui reste de dogme généralement
cru dans l'Eglise protestante. » Certains ont essayé de faire la concorde
dans le camp protestant en proposant le minimum de dogmes sui-
vant: la création, la Providence, le péché originel, l'Incarnation, la
Rédemption. Mais il est des théologiens qui ne veulent plus du
péché originel, d'autres trouvent que les dogmes de l'Incarnation et
de la Rédemption ne sont pas populaires et qu'ils sont d'ailleurs
inutiles s'il n'y a pas de péché originel, et ainsi tous les articles
peuvent se réduire à deux: création et Providence. Mais d'autres
viennent qui croient difficilement à la Providence, et d'autres enfin
qui ne se soucient pas d'admettre la création. Quelqu'un peut rejeter
toute foi en un Dieu personnel et demeurer membre d'une Eglise
protestante. Ainsi, de dogme universellement admis dans les Églises
protestantes, il n'y en a point.
LES VALEURS SPIRITUELLES DANS LE PROTESTANTISME 19
Toutes les sectes n'ont pas subi au même degré l'action cor-
rosive des principes de la Réforme. Il en est qui ont réussi mieux
que d'autres à tenir en échec pour un temps l'émiettement de la Révé-
lation et l'évanouissement de la foi, mais elles ne peuvent s'arrêter
indéfiniment sur la pente fatale des concessions. Ce n'est que gra-
duellement que les révoltés contre Rome ont dissipé les trésors de la
Révélation, qu'ils ont cessé de garder le dépôt et l'ont laissé s'effriter.
Au XVI^ siècle, ils ont rejeté l'Eglise du Christ, tout en conservant
la foi dans le Christ. Au XVII* siècle, bon nombre d'entre eux ont
nié la divinité du Christ, tout en retenant la croyance en Dieu. Au
XVIII* siècle, ce déisme lui-même a été abandonné par plusieurs
et, avec le matérialisme, le rationalisme s'est implanté. Au XIX*
siècle et de nos jours, comme conséquence d'une éducation scolaire
qui se dit neutre mais qui est irreligieuse et que toutes les sectes ont
approuvée, la masse des protestants est tombé dans le doute, l'in-
croyance, l'indifférence et a cessée d'être influencée par le dogme et
la morale chrétienne. Cette chute du libre examen jusqu'à l'athéisme
et à l'apostasie complète, prédite par Bossuet dans son Histoire des
Variations, s'est réalisée de nos jours. Les sectes n'ont rien fait pour
empêcher la civilisation occidentale de briser avec ses origines chré-
tiennes et de devenir séculière et païenne. Au contraire, elles ont
contribué à la déchristianisation de notre temps, qu'on a appelé l'ère
post-chrétienne et qui, hélas ! paraît ne vivre que du souvenir et
des suites du christianisme, comme d'un parfum qui subsiste même
lorsque la substance s'est évaporée. La majorité des sectes n'ont pu
éviter l'écueil du rationalisme et du naturalisme et les protestants
qui sont restés fidèles au Christ font figure d'exceptions et ne repré-
sentent plus la norme du protestantisme.
La révolte impie contre l'Église infaillible et indéfectible, qui
est l'Epouse du Christ, ne pouvait produire des institutions qui eussent
une efficacité divine ou qui fussent assurées des promesses de la vie
éternelle; en conséquence, toutes les sectes devront tôt ou tard se
désintégrer complètement. En attendant, quelques-unes peuvent
encore offrir à leurs adeptes des bribes de la Révélation chrétienne
et un code de morale naturelle, qui n'est pas sans valeur. Ce sont
20 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
là les biens spirituels que certaines âmes sincères, qui ne sont que
matériellement hérétiques, peuvent trouver dans leur religion, qui n'en
est une que par analogie. Il semble que ce christianisme exsangue
et truqué satisfasse leur curiosité intellectuelle et les aspirations de
leur cœur. Ne connaissant pas la vraie lumière, ils se contentent
de pâles lueurs, et la plupart se cantonnent dans une honnête médio-
crité, une décence, une dignité d'ordre naturel, où les clartés de la
foi surnaturelle ne jouent aucun rôle. Mais d'autres, qui ont une
tournure d'esprit plus exigeante, poursuivis par une certaine inquié-
tude religieuse et un sentiment d'insécurité morale, cherchent une
issue à leur impasse et s'acheminent vers la vraie foi. Le nombre
de convertis grandit sans cesse, mais il serait beaucoup plus consi-
dérable, si tous les catholiques irradiaient la foi, qu'ils ont reçue
comme une grâce et sans qu'il y eût mérite de leur part, s'ils étaient
conscients de leurs responsabilités auprès de ceux qui sont dans
l'erreur, et ne se contentaient pas de leur lancer des anathèmes
ou de les ignorer complètement.
Si la désagrégation des sectes voulait dire un accroissement de
conversions, nous aurions raison de nous en réjouir, mais malheu-
reusement la plupart de ceux qui sont désillusionnés et désabusés du
protestantisme abandonnent toute pratique religieuse; et c'est encore
mieux d'avoir une religion fausse que de n'en pas avoir du tout.
Devant la vague menaçante du paganisme moderne qui s'attaque
à toute religion, il convient que tous ceux qui croient en Dieu et
en sa providence, dans le Christ et son message évangélique, même
s'ils n'appartiennent pas à la même Eglise, serrent leurs rangs et s'en-
tendent pour exercer une influence salutaire dans l'ordre économique
et social. L'Eglise est intransigeante avec l'erreur, elle est jalouse
de son orthodoxie, elle ne consentira jamais à des compromis de
doctrine, mais elle encourage, surtout de nos jours, une action con-
certée de tous les chrétiens, catholiques ou non, contre l'impiété,
le communisme, le matérialisme, le sécularisme, que les évêques amé-
ricains, dans une magnifique lettre collective, ont dénoncé, l'an passé.
Des mouvements, comme « The Sword of the Spirit » fondé par
le cardinal Hinsley en 1943, ont réuni catholiques et protestants dans
LES VALEURS SPIRITUELLES DANS LE PROTESTANTISME 21
une commune affirmation de principes chrétiens. Cet exemple de col-
laboration a été suivi par plusieurs partis politiques d'après-guerre
en Europe, tels les Chrétiens démocrates en Italie et en Allemagne,
le Mouvement républicain populaire en France, et autres groupes
en Belgique et en Hollande, où catholiques et non-catholiques se
sont ralliés autour de certains principes traditionnels et de certaines
directives inspirées par le christianisme.
Rome même, en 1945, a donné l'exemple d'une telle coopé-
ration et unité spirituelle entre ceux de différentes confessions qui
reconnaissent Jésus-Christ pour leur maître, en approuvant et bénis-
sant la fondation d'une organisation internationale et interconfession-
elle, appelée « Unitas », dont le père Charles Boyer, jésuite, préfet
des études à l'Université Grégorienne, est le premier président. Une
main amicale a été offerte aux hérétiques et aux schismatiques qui
ont conservé la foi dans le Christ, afin que, s'entendant sur ce point
du moins, tous les chrétiens puissent présenter un front uni aux
violentes attaques des communistes et des ennemis de toute religion.
Jusqu'à présent, c'est l'Eglise catholique seule qui a soutenu le choc
de ces attaques, et même, mus par leur animosité contre l'Eglise,
nombre de ministres protestants supposés chrétiens se sont associés
aux forces anti-chrétiennes; et il est grand temps que tous les croyants
sincères se rangent sous l'étendard du Christ pour la bataille peut-
être finale qui se livre dans les temps tragiques et catastrophiques
que nous vivons.
Bien que nous soyons encore loin des grandes réconciliations,
le pape lui-même espère que l'organisation « Unitas » favorisera le
rapprochement des âmes de bonne volonté et la restauration de l'unité
chrétienne. C'est à cette fin que nous devons nous associer à la
prière sacerdotale de Notre-Seigneur : « Père Saint, garde en ton
nom ceux que tu m'as donnés, afin qu'ils soient un comme nous . . .
Mais je ne prie pas seulement pour eux, je prie aussi pour tous
ceux que leur parole conduira à croire en moi; afin qu'ils soient
aussi un en nous et qu'ainsi le monde croie que c'est toi qui m'as
envoyé. Et la gloire que tu m'as donnée, je la leur ai donnée afin
qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi.
22 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
afin qu'ils atteignent la perfection de l'unité, et que le monde sache
que tu m'as envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé.
Père, ceux que tu m'as donnés, je veux que là oii je suis ils soient
avec moi, afin qu'ils voient la gloire que tu m'as donnée. »
Henri Saint-Denis, o.mi.,
Professeur à la Faculté de Philosophie.
Lamartine et V Institut Canadien
de Montréal
Se souvient-on aujourd'hui d'une controverse célèbre qui, vers
1850, passionna les lettrés du Canada français ? Elle transforma le
Landerneau littéraire de l'époque en deux camps ennemis. Nos
journaux répercutèrent les échos de la querelle jusqu'en France où
un auteur réputé entra, lui aussi, en lice. Même si l'affaire n'eut pas
de suites graves et si, aux yeux de la postérité, elle s'en est allée
en brouet d'andouille, il convient d'en évoquer la genèse, les prin-
cipales phases ainsi que les amusantes péripéties, ne serait-ce que
pour savoir quelle conception nos arrière-grands-pères se faisaient
du rôle de la morale dans les lettres. Cette évocation permet de
jauger, dans le Canada français de 1850, l'influence du romantisme
et notamment de Lamartine.
En outre, ce débat littéraire se doubla bientôt d'un débat poli-
tique qui mit aux prises ultr amont ains ainsi que le ban et l'arrière-
ban du libéralisme canadien. À n'en pas douter, dans la seconde
moitié du XIX" siècle, Lamartine devint l'un des saints du calen-
drier des « rouges » authentiques qui ferraillaient alors au Canada
français.
Pour être renseigné sur tous les tenants et aboutissants de l'affaire,
il suffit de consulter nos vieux journaux. C'est l'édition du 6 octobre
1856, de la Patrie, qui met sur la piste amateurs et spécialistes des
lettres canadiennes.
Lamartine connaissait alors des heures sombres. À lui n'allaient
plus, comme en 1848, les vivats sonores de citoyens en délire et les
acclamations de tout un peuple. Le second Empire battait froid
au sauveur de la deuxième République. A court d'argent et de res-
sources, Lamartine n'était plus assuré du pain quotidien. De tous
temps d'ailleurs, la poésie et les chiffres ont fait mauvais ménage;
vers 1856 notamment, le poète illustra, hélas ! cet axiome.
24 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Réduit à la misère, Lamartine se décida à monnayer sa prose.
Ainsi naquit son Cours familier de Littérature; même s'il abonde
en aperçus ingénieux, l'ouvrage n'ajouta pas grand-chose à la gloire
du poète.
On sait que ce Cours familier s'adressait à toutes les bonnes
familles de France. En s'abonnant d'avance à cette publication, elles
venaient, financièrement parlant, à la rescousse de l'indigence tout
en servant les intérêts des lettres françaises. Belle et bonne action,
en vérité, qui eût dû obtenir une approbation unanime en France
et outre- Atlanti que ; mais un excès de zèle et des propos malencon-
treux gâtèrent l'affaire.
La France n'avait pas alors le monopole des bonnes familles;
il s'en trouvait assurément quelques-unes au Canada français. Ne
pourraient-elles pas, elles aussi, tirer profit de la lecture de ces
Cours fam-iliers ? Poser la question, c'était la résoudre. Cette idée
d'intéresser les familles américaines et canadiennes-françaises à la
future publication germa-t-elle dans le cerveau de Lamartine ou de
l'un de ses amis ? Les documents de l'époque sont muets là-dessus.
Ce qui est sûr, c'est qu'elle plut à l'illustre poète. D'un commun
accord, lui et ses disciples décidèrent d'y donner suite sans tarder,
afin d'accroître d'autant la recette.
C'est à Montréal que l'idée prit corps grâce à l'obligeance de
membres, pour la plupart, de l'Institut Canadien. On ne soulignera
jamais assez l'importance du rôle de cette institution dans le monde
littéraire du Canada français, au cours du siècle dernier. Rendez-
vous de quelques-unes des meilleures plumes et des penseurs les plus
personnels de l'époque, l'Institut Canadien rêvait de nouer plus soli-
dement les liens intellectuels qui unissaient le Canada à la France
et, si possible, d'en forger de nouveaux.
Dès 1856, il pouvait se féliciter d'entretenir de fructueuses rela-
tions avec le Musée impérial de France. En effet, ce Musée prêta
à l'Institut Canadien les objets d'art que voici: la Vénus de Milo,
Y Apollon du Belvédère, le Groupe du Laocoon, la Nymphe de Fontaine-
bleau et le Grand Candélabre de la « Salle du Conseil ». A partir du
24 juin 1856, l'Institut Canadien invita le public montréalais à pren-
dre connaissance de ces chefs-d'œuvres au « marché Bonsecours, dans
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTRÉAL 25
la chambre du comité no 1, vis-à-vis le bureau du trésorier de la
cité ^ ».
Les bons offices de l'Institut Canadien ne devaient pas faire
défaut au comité établi en France pour secourir Lamartine.
C'est dans la Patrie, édition du 6 octobre 1856, que sont annon-
cées pour la première fois la constitution probable d'un comité cana-
dien de souscripteurs ainsi que la venue, à Montréal, du représentant
même de M. de Lamartine. Il s'appelait M. Desplaces ^. Avant de
parcourir le sud des Etats-Unis, dans le dessein d'intéresser à son
projet les admirateurs de la culture française, il voulait bien lier
d'abord connaissance avec les cousins du Canada en séjournant pen-
dant quelques jours à Montréal. Il va de soi que M. Desplaces n'avait
d'autre motif que de constituer ainsi un comité montréalais d'aide à
Lamartine, sorte de pendant canadien au comité américain déjà établi,
dont faisaient partie quelques personnalités et, entre autres notables,
Washington Irving, Halleck, Bancroft, Longfellow et Wenthrop.
Ainsi muni de hautes recommandations, M. Desplaces pouvait
escompter un retentissant succès en terre canadienne. Lui aussi sau-
rait, de science certaine, que l'hospitalité québécoise n'est pas un
vain mot. En premier lieu, M. Starnes, « l'estimable maire de Mont-
réal ^ », ainsi que MM. D.-B. Viger et L.-H. Lafontaine lui ménagèrent
un chaleureux accueil. Un mois ne s'était pas écoulé depuis la venue
de M. Desplaces sur les bords du Saint-Laurent que déjà fonctionnait
un comité canadien d'aide à Lamartine. Comité fort imposant, en
vérité, par le nombre et la qualité de ceux qui daignèrent patronner
la louable initiative sous la direction de l'honorable P.-J.-O. Chauveau,
surintendant de l'Instruction publique dans la province de Québec.
On nous saura gré de reproduire cette liste de personnages telle
qu'elle parut alors dans un journal montréalais, avec ses abréviations,
ses parenthèses, ses juxtapositions de titres et de qualités hétéroclites:
Bernard, Edm. Avocat.
Beaujeu, (Hon. Saveuse De) Membre du Conseil Législatif.
Berczey, W. Avocat.
1 La Patrie, 9 juillet 1856.
2 M. Desplaces jouissait évidemment de l'entière confiance de M. de Lamartine
qui avait osé écrire à M. de Trobriand, rédacteur du Courrier des Etats-Unis:
«Desplaces est un autre moi-même» (La Patrie, 6 octobre 1856).
3 Ibid.
26 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Bibeau, M. Prés, de la Société Polytechnique.
Bleury, (Hon. Sabrevois De) Avocat.
Chauveau, (Hon. P.-J.-O.) Surintendant de Tlnstruction Publique, ancien
ministre.
Cherrier, C.-S. Conseil de la Reine.
Coursol, Chs. Avocat.
Daoust, CHs. Membre de l'Assemblée Législative, Président de l'Institut-
Canadien.
Day, (Hon. Juge Ch.)
Dessaulles, L.-A. Membre du Conseil Législatif.
Dorion, A.-A. Membre de l'Assemblée Législative.
Doutre, Joseph, Avocat.
Dunkin, Christ., Avocat.
Drummond, (L.-T.) ancien ministre.
Hudon, E. Négociant.
Hunt, Th. Sterry Chimiste de la Commission Géologique du Canada.
Labrèche-Viger, Ls. Avocat,
Laflamme, R. Avocat.
Lafrenaye, P.-R. Avocat.
Lenoir, Joiseph, Avocat.
Leslie, (Hon. J.) ancien ministre.
Loranger, T.-J.-J. Memb. de l'Assemb. Législat.
McCord, (Hon. Juge J.-S.)
Mondelet, (Hon. Juge Chs.).
Papin, J. Membre de l'Assemblée Législative.
Papineau, (Hon. L.-J.) ancien Président de l'Assemblée Législative du Bas-
Canada.
Papineau, L.-J.-A., Avocat.
Ramsay, D.-S. Maître-ès-arts.
Ramsay, T.-K. Avocat.
Rose, John, Conseil de la Reine.
Roy, Adolphe, Négociant.
Roy, Euclide, Avocat.
Sicotte, (Hon. L.-V.) Prés, de l'Assemb. Législ.
Starnes, Henry, Maire de Montréal.
Urquhart, Alex. Négociant.
Viger, (Bon. D.-B.) ancien ministre.
Viger, (Le commandeur, J.) *
Ces gens qui n'étaient pas tous de même acabit avaient entre
eux un trait d'union: leur culte des lettres françaises et leur com-
misération en présence de l'extrême nécessité du poète. Tous étaient
acquis à M. Desplaces, propagandiste bénévole des œuvres lamar-
tiniennes. Tous estimaient que les Canadiens cultivés devaient s'em-
presser de délier leur bourse pour assurer la plus large diffusion,
même en Nouvelle-France, au Cours familier de Littérature.
4 La Patrie, 24 octobre 1856.
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTRÉAL 27
Ce comité était susceptible d'accroître ses effectifs. Dans le
dessein d'obtenir des adhésions des quatre coins du Canada français,
il fit comme tout comité qui se respecte: il rédigea un vibrant mani-
feste. À le lire on constate que la pensée lamartinienne donne, sur
la branche canadienne, un fruit d'arrière-saison. Fruit trop hâtive-
ment mûri, hélas ! et voué à l'oubli, voire à l'hostilité et au mépris,
en raison de malheureuses conjonctures.
Ce fruit se présentait pourtant sous des auspices favorables. Qu'on
en juge par le manifeste lui-même dont le style volontiers périodique
et ampoulé confère à plusieurs de ces paragraphes un caractère vieil-
lot et réhausse le morceau d'une patine vénérable.
APPEL AU CANADA EN FAVEUR DE LAMARTINE.
Après avoir rempli son siècle de sa gloire liuéraire et de ison élo-
quence; après avoir tenu dans ses mains les destinées de sa Patrie et de
l'Europe, Lamartine se voit menacé, sur le seuil de la vieillesse, par la
pauvreté.
Avec un courage digne de lui-même, il veut, dit-il, faire tête à ses
malheurs par le travail.
n abandonne la politique pour se réfugier dans les lettres. C'est
exclusivement comme homme de lettres qu'il fait appel aux sympathies
du Nouveau-Monde.
Il a entrepris au commencement de cette année la publication, en Fran-
çais et en Anglais, d'un recueil mensuel, intitulé: Cours Familier de
Littérature.
C'est pour cet ouvrage qu'il demande à l'Amérique l'hospitalité intel-
lectuelle, et c'est sur lui qu'il compte pour rétablir «a fortune.
Dans une lettre adressée à l'un de nous, il s'exprime ainsi:
« Je vous recommande, aussi vivement que j'en suis capable, mon
excellent ami, M. J.-B. Desplaces, et l'affaire dont il a bien voulu se char-
ger par dévoûment à mes malheurs. Cette affaire contient mon salut et
celui de huit cents pauvres paysans compromis dans ma ruine, si cette
ruine imméritée venait à s'accomplir faute de travail. En aidant M. Desplace
c'est moi que vous sauvez. »
Le Canada, dont une partie de la population parle la langue dans
laquelle Lamartine a écrit tant de chefs-d'œuvre, et où la population anglaise
devient de plus en plus familière avec l'idiome français, le Canada est le
pays, où, après la France, ce grand écrivain est sûr de trouver le plus de
sympathie. Aussi l'opinion publique s'est-elle émue, et tout annonce
qu'elle répondra chaleureusement à cet appel ^.
Jusqu'ici rien à reprendre: ces considérations méritent de rallier
tous les suffrages non seulement des Canadiens français, mais aussi des
5 La Patrie» 24 octobre 1856.
28 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Anglo-Canadiens ou des Américains. Le paragraphe qui suit s'adresse
particulièrement aux habitants de la France Nouvelle:
Il n'y a pas à s'en étonner: un peuple pieux comme le nôtre n'a pas
oublié les efforts de l'illustre poète pour arrêter son siècle sur la pente
du matérialisme; il se souvient que Lamartine a puissamment contribué
au retour des idées religieuses, en entretenant ses contemporains de l'âme
et de Dieu ^.
Ici perce le bout de l'oreille. L'auteur du manifeste veut miser
sur les sentiments religieux du peuple canadien-français pour accroître
la collecte de M. Desplaces. Il s'y prend d'excellente façon. Il pos-
sède autant que quiconque le credo lamartinien. Il se garde bien,
dans ce paragraphe, de mentionner le mot catholicisme. Il préfère,
en habile tacticien qu'il est, retenir l'attention sur l'aspect le plus
sympathique de l'auteur des Méditations et des Harmonies: le spiri-
tualisme de sa poésie, ses fréquentes envolées vers l'au-delà, sa soif
du mystère, de l'inaccessible et du divin. En ce sens, il est juste
d'affirmer que Lamartine a lutté contre le matérialisme de son époque
et qu'il a pu contribuer à ramener à Dieu certaines âmes encore
égarées dans les broussailles du voltairianisme ou de l'athéisme.
Non content de pareilles lettres de créance données ainsi, en
terre canadienne, au déisme lamartinien, M. Desplaces, désireux de
conduire l'entreprise tambour battant, pria le rédacteur de la Patrie
d'annexer au manifeste quelques notes explicatives sur l'esprit du
Cours familier de Littérature, N'allons pas croire qu'il cédera ici à
la tentation de plastronner d'une façon difficilement supportable pour
des Canadiens. Si d'autres n'ont pas su toujours éviter ce traque-
nard, lui prendra ses précautions pour ne pas s'y laisser choir. Il
apostille le manifeste tout simplement . . . sans renoncer au plaisir
.de le développer un tantinet. Mais il s'imagine qu'il reste ainsi,
depuis le commencement jusqu'à la fin de ses commentaires, dans
le droit fil de la pensée et des sentiments du Canada français. Ecoutons-
le discourir; voyons-le s'approcher insensiblement du point vif du
débat:
Ce Cours Familier de Liuérature, écrit par Lamartine seul, est, comme
je l'ai dit ailleurs, l'évocation, par un homme de Génie, des grandes intel-
ligences qui ont éclairé le monde.
C'est l'essence des études, des méditations et des jugements de toute
6 Ibid.
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTREAL 29
la vie de Lamartine: Son œuvre embrassera tous les temps et tous les
peuples.
Dans un pays comme le Canada, jaloux de conserver intacts ses prin-
cipes religieux et la pureté des mœurs, le Cours Familier de Littérature
se place naturellement sous le patronage des mères de famille. Le lan-
gage de Lamartine est aussi chaste que son style est beau. Il n'alarme
jamais l'innocence. Non seulement il parle des choses sacrées avec le
respect qui leur est dû, mais il l'inspire. Il enveloppe le lecteur d'une
atmosphère bienfaisante qui élève l'âme et la fortifie ^.
S'il ne s'était arrêté dans cette voie, M. Desplaces aurait fini par
prendre figure de bon apôtre. Ce Cours familier est vraiment l'essence
des méditations de toute la vie de Lamartine ? On comprend alors
que quelques-uns de nos arrière-grands-pères aient accueilli le futur
ouvrage sous bénéfice d'inventaire. Même dans le Canada français
de 1856, il s'en trouvait quelques-uns qui n'ignoraient pas les deux
manières de Lamartine: la première manière où le poète arbore le
drapeau d'un spiritualisme religieux qui conte fleurette au patriotisme,
au traditionalisme et au catholicisme; la seconde manière oii le grand
homme, accablé sous les coups de maintes infortunes, laisse s'évaporer
les croyances de sa jeunesse et de son adolescence pour en arriver
à se faire une âme musulmane et à écrire, sans sourciller, que « la voix
du muezzin, voix vivante, animée, qui sait ce qu'elle dit et ce qu'elle
chante, est bien supérieure à la voix stupide et sans conscience de
la cloche de nos cathédrales ». Même en 1856, quelques-uns de ces
liseurs avertis — qui ne se souciaient pas des règles de VIndex comme
d'un fétu — s'étaient rendus compte que plusieurs fragments de l'œuvre
lamartinienne ne constituaient pas des pages de tout repos pour les
jeunes filles. Ils se demandaient sans doute en quoi certains épisodes
et certaines conclusions de Graziella « fortifient » l'âme. Aussi bien
ne se résignaient-ils pas à placer, par ignorance ou par snobisme,
« sous le patronage des mères de familles » le Cours familier qui
venait de paraître en France. Ils y flairaient un danger possible.
A M. Desplaces ils refusaient de donner un blanc-seing dont ils eussent
pu ultérieurement se repentir. Bref, ils ne se laissèrent pas esbroufer
par cette manœuvre.
Il y avait quelque toérite à faire machine arrière alors que,
depuis 1848, Lamartine était devenu la coqueluche des salons cana-
7 La Patrie, 24 octobre 1856.
30 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
diens. Ce comité montréalais arrivait donc au moment psycholo-
gique. Au diapason de cet état d'esprit, l'un des quotidiens de Mont-
réal avivait la curiosité de l'élite en substituant à son feuilleton habi-
tuel, pendant quelques jours, la publication d'une notice biographique
sur M. de Lamartine ^.
En octobre 1856, la ferveur lamartinienne au Canada français
allait crescendo. Elle connut son apogée à la fin du mois, en raison
du zèle intempestif d'un certain Emile Chevalier, Français de France,
mais Montréalais d'adoption, homme de lettres, journaliste combattif,
mieux pourvu d'enthousiasme que de bon sens. Romantique effréné,
il fit un pas de clerc, alors que M. Desplaces et l'auteur du manifeste
ne s'étaient pas trop départis des règles de la prudence à l'égard des
sentiments religieux du Canada français.
Tout le monde sait aujourd'hui que le Jocelyn de Lamartine
ne constitue pas précisément le bréviaire de la morale et de l'ortho-
doxie, même s'il illustre à merveille l'amour romantique: l'ou\Tage
appelle des réserves manifestes. Loin de prendre là-dessus d'élémen-
taires précautions, Emile Chevalier lança bel et bien sur le comité
montréalais d'aide à Lamartine le pavé de l'ours; à son sentiment,
Jocelyn était un livre digne d'éloges dithyrambiques puisque c'était
« l'espérance qui dissipe les ténèbres du cœur » ! C'était aussi « l'amour,
voyez-vous, l'amour pur qui nous embrase aux rayons de son soleil ^ » !
Même en 1856, le papier canadien souffrait tout.
Ce beau raisonnement, qui ne valait pas les quatre fers d'un
chien, devait sous peu donner de la tablature aux fervents amis
canadiens de Lamartine.
La première riposte — assez maladroite, il est vrai — ne tarda
pas à se produire. Exactement trois jours plus tard, c'est-à-dire le
3 novembre 1856, le quotidien montréalais, qui avait élevé Lamartine
sur le pavois, se voyait contraint d'offrir l'hospitalité de ses colonnes
à des propos aigre-doux sur l'idole. Une lettre adressée à M. Emile
Chevalier était ainsi conçue:
Monsieur,
Nous avons lu avec intérêt le premier article que vous avez écrit au
sujet de Lamartine; nous lirons les autres avec autant de plaisir sans
8 La Patrie, 27 octobre 1856.
9 La Patrie, 31 octobre 1856.
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTREAL 31
doute; mais nous ne pouvons vous accorder, comme vous l'affirmez, que
Lamartine isoit vraiment religieux, qu'il ait ces sentiments que vous lui
attribuez. Lamartine est, sans doute, un grand poète et un grand littéra-
teur; cependant, le rôle qu'il a joué dans la révolution française de 1848,
la plupart de ses écrits eux-mêmes, plaident un peu bien fort contre
les vertus dont vous l'ornez à plaisir. Nous ne voulons pas, monsieur,
vous imposer notre opinion sur M. de Lamartine; mais nous espérons,
par cet avertissement, vous mettre en garde contre des impressions légè-
rement fausses ^^.
Critique irrecevable assurément ! Elle semble bien émaner d'une
plume royaliste qui n'a jamais pactisé avec la révolution de 1848.
Comme si la politique devait s'immiscer dans la littérature ! Pas plus
en 1856 qu'en 1940 ou en 1950, elle ne doit servir de guide aux esthètes
en quête de chefs-d'œuvre. Critique trop timide, en vérité; loin d'atta-
quer de front l'adversaire, elle étale involontairement son ignorance
et prête le flanc à une mise au point qui s'impose et que M. Emile
Chevalier ne manquera pas de faire avec force preuves à l'appui.
Que le catholicisme de Lamartine soit sujet à caution, nul n'en
disconviendra: qu'il ait fini par se volatiliser sous l'influence grandis-
sante de l'islamisme, après le voyage en Orient, beaucoup de critiques
l'admettent; mais que le poète soit vraiment religieux, c'est l'évidence
même. A son déclin surtout, le poète semblera identifier religion
et déisme. Paysagiste-né, il contemple dans la création, par delà les
beautés évanescentes des êtres et des choses, la gloire du Créateur,
A ceux qui lui reprochent de n'y pas voir le Christ, il faut dire,
avec un critique pourtant hostile au romantisme en général et à
Lamartine en particulier: « Prise en elle-même, la nature n'est que
religieuse, elle n'est que déiste, elle n'est pas encore chrétienne; à
toute âme droite elle atteste Dieu; à personne elle n'atteste directe-
ment Jésus-Christ ^^. »
Aussi bien Emile Chevalier prend-il avec agilité la balle qu'on
lui lance pour la renvoyer prestement à son contradicteur dépourvu
d'esprit critique. Il lui pose des questions pertinentes. Ce quidam
a-t-il seulement lu Lamartine ? Si tel est le cas, pourrait-il monter
en épingle le passage incriminé ? Puis vient un beau mouvement
oratoire dont nos pères, impénitents rhétoriciens, ont dû se délecter:
1^ La Patrie, 3 novembre 1856.
11 G. LoNGHAYE, s.j., Dix-neuvième siècle, p. 378.
32 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Pas religieux, lui ! mais il n'est pas tombé de sa plume un seul
vers, — dis-je ? un seul mot, — en faveur de l'irréligion. Il l'a com-
battue et il la combat, sachez-le, par principe et conviction. La religion !
mais elle est innée chez M. de Lamartine ! mais c'est son âme, sa poésie,
son souffle. Ôtez à Lamartine ses instincts, ses croyances religieuses,
et il n'est plus rien ^2.
Et M. Chevalier d'illustrer immédiatement cette thèse avec deux
morceaux bien choisis: U Hymne de V enfant à son réveil (O père
qu'adore mon père ! Toi qu'on ne nomme qu'à genoux !) ainsi qu'un
autre passage célèbre sur les âmes méditatives « que la solitude et la
contemplation élèvent invinciblement vers les idées infinies, c'est-à-
dire vers la religion ».
Bref l'inexpérience de son adversaire avait fourni à M. Chevalier
l'occasion d'emboucher de nouveau le buccin en l'honneur de son
dieu. Mais attendons la fin.
Quelqu'un se chargea bientôt de river son clou à M. Chevalier.
Il se cache sous le voile d'un pseudonyme banal et c'est dommage:
on aimerait connaître le nom véritable de celui qui est digne de
croiser le fer avec Emile Chevalier. Le premier, en l'occurrence,
il met le doigt sur l'apostume. Le premier, il établit une opportune
distinction entre la religion et le catholicisme de Lamartime. Loin
d'obéir au doigt et à l'œil aux consignes camouflées d'Emile Chevalier,
le critique canadien exorcise les mélodieuses incantations du propa-
gandiste plus frotté de littérature que de philosophie. Voici les
principaux passages de cette maîtresse pièce qui, tout en péchant par
un excès de sévérité, met certains points sur certains « i ».
Il est évident qu'il y a méprise dans le public catholique au sujet
de Lamartine et de ses œuvres . . .
On veut à tout force et sur tous les tons que Lamartine soit religieux;
et dans un pays comme le nôtre, nous dit-on, par compliment, Lamartine,
à ce titre large, doit trouver chez les Canadiens sympathie entière. Sa
religion, comme ses infartunes doivent également nous constituer ses
amis dévoués. Halte là ! Messieurs ses admirateurs quand même. Passe
pour les infortunes; elles méritent tout ce que vous demandez; et nous
nous joignons bien cordialement à tous vos nobles sentiments sur ce
point.. Le génie dans le malheur se recommande par lui-même, comme
don de Dieu, à toute âme bien née. Mais il faut en rester là avec
Lamartine. Autre chase est le génie, autre chose l'usage qu'on en fait.
L'un vient de Dieu, il est toujours bon: l'autre est de l'homme, et
12 La Patrie, 3 novembre 1856.
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTRÉAL 33
participe à isa nature faible et faillible. Le vrai et le plus grand malheur
de Lamartine vient de ce que cette belle intelligence a perdu, ou n'a
jamais eu, comme tant d'autres beaux esprits parmi ses compatriotes, la
foi de ses pères et des nôtres: la foi catholique.
Jocelyn, la Chute <Fun Ange, le Voyage en Orient, sont des preuves
péremptoires des idées étrangement religieuses de Lamartine. Impossible
à un catholique éclairé d'y trouver l'orthodoxie de sa foi. Il y a donc
pour le moins à s'étonner de la confiance et de l'aplomb avec lesquels
on vient exalter ici ces œuvres, condamnées, du reste, par l'Eglise:
tribunal sans réplique pour tout vrai catholique.
Tout ce que vous admirez dans le grand poète constitue, surtout pour
la jeunesse ou les personnes non assez instruites, un danger très grave.
La vérité catholique s'y efface sous le clinquant des expressions, on s'y
perd dans le vide, on s'y embrouille dans le sentimentalisme. L'hymne
de l'enfant à son réveil, pièce charmante sans doute, n'est pas exemple
de ce vague, de ce vide qui ne définit rien de précis en fait de religion.
Un enfant musulman comme un enfant catholique pourraient également
faire cette prière ...
Donc, en résumé, que le talent de Lamartine reste ce qu'il est; que
son infortune soit reconnue et soulagée, nulle contradiction à cet égard.
Quand à sa religion instinctive, poétique, illuminée, c'est en Canada que
le beau génie de cet homme doit trouver des vœux et des prières pour que
ce génie brille de tout l'éclat de sa véritable lumière i^.
Même s'il s'est ainsi rendu coupable de forfaiture envers la
gent lamartinienne qui n'admettait pas qu'on pût signaler avec désin-
volture les lacunes de son modèle, le critique canadien loge ici à
bonne enseigne. Plus fin que lui n'est pas bête. Il dissipe l'équivoque
en vertu de laquelle Emile Chevalier et ses semblables conviaient
effrontément les Canadiens français à servir les intérêts du catho-
licisme par la diffusion de la prose de Lamartine. S'il n'y avait
pas entre ces deux choses antinomie, il n'y avait pas non plus identité.
Désormais on le saurait à Québec comme à Montréal.
Une hirondelle ne fait pas le printemps: un article de journal
ne suffisait pas, surtout en 1856, à enrayer un mouvement d'opinions
et de sentiments en faveur d'un illustre poète indigent. Le comité
montréalais d'aide à Lamartine déploya bientôt une remarquable
activité.
Fondé en 1844, muni d'une charte civile en 1852, l'Institut Cana-
dien n'était pas encore devenu, en 1856, le point de polarisation
des efforts anticléricaux ou anticatholiques dans la métropole: l'intér-
im La Patrie, 12 novembre 1856.
34 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
vention de M^' Bourget date de 1868; l'affaire Guibord éclate en
1869.
Mais, dès cette époque, au sein de ce cercle littéraire et philo-
sophique, s'effectuaient des compromissions hardies et s'étalaient d'in-
quiétantes promiscuités. Libres penseurs et esprits forts s'y trouvaient
à leur aise. Déjà se multipliaient sous le manteau les concessions aux
turlutaines gallicanes et voltairiennes. Quiconque prenait le contre-
pied d'une thèse catholique ou d'idées préconisées dans les milieux
catholiques avait l'assurance d'obtenir bon accueil à l'Institut. L'op-
portune mise au point du 12 novembre 1856 portait la signature que
voici: un Canadien français catholique. Indication suffisamment
claire ! L'Institut Canadien de Montréal se devait de faire entendre un
autre son de cloche; il ne faillit pas à la mission dont déjà l'avaient
investi certaines têtes chaudes exerçant chez lui des fonctions spéciales.
Dans la soirée du 19 novembre 1856, quatorze signataires de
l'appel au public montréalais, en faveur de Lamartine, se réunirent
dans une des salles de l'Institut Canadien: MM. C.-S. Cherrier, A.-A.
Dorion, L.-A. Dessaulles, Chs Daoust, E. Hudon, T.-K. Ramsay, C.
Roy, L. Labrèche-Viger, E. Ouellet, R. Laflamme, M. Bibaud, M.
Marchand, E. Roy, H.-E. Chevalier ^^.
Cette petite liste renferme, comme on l'a déjà constaté, les noms
de certains polémistes, qui, plus tard, feront parler d'eux. Encore
une douzaine d'années et ils mettront flamberge au vent afin de
défendre les positions de l'authentique libéralisme doctrinaire. Pour
le moment, ils entourent Emile Chevalier et endossent, par leur pré-
sence, ses remarques inconsidérées.
Au cours de la réunion, M. Dorion proposa la constitution d'un
comité chargé d'obtenir le plus de souscripteurs au Cours familier de
Littérature de M. de Lamartine. À un siècle — ou peu s'en faut —
de distance, il est intéressant de connaître le nom des laïcs qui, dans
le Montréal antérieur à la Confédération, résolurent de faire la quête,
si l'on peut dire, pour accroître de quelques sous canadiens les
dollars américains et les francs français que les amis de Lamartine
se flattaient d'obtenir sans délai. Liste hétéroclite, elle aussi, dres-
sée sans ordre hiérarchique; plusieurs Anglo-Saxons viennent grossir
14 La Patrie, 21 novembre 1856.
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTREAL 35
les rangs des admirateurs du chantre de Milly: MM. Hudon, Ch.-D.
Roy, Rouer Roy, Louis Marchand, R. Laflamme, L.-A. Dessaulles,
E. Masson, L. Labrèche-Viger, T.-K. Ramsay, C. Dunkin, D. Kinnear,
B. Chamberlin, Wm. Bristow, Jos. Doutre, C. Daoust, C. Laberge,
D. S. Ramsay, H. Stuart, L. Renaud, H. Starnes, L.-H. Holton, E. G.
Penney, R. Wily, Chs. Garth, A. N. Rennie, D^ Pehier, D^ Boyer,
D.-E. Papineau, Euclide Roy, E. Chevalier, D' Coderre, D"^ Jones,
D^ McDonald, H. Chapman, H. Hunt ^^
Sous le manteau de la littérature, l'Institut Canadien dissimu-
lait mal des préoccupations étranges. Il annonça une série de confé-
rences sur Lamartine. Pardon ! On disait alors non pas conférence,
mais bien lecture. Affreux anglicisme que les gens cultivés ont depuis
banni de leur conversation et de leurs écrits.
Porte-parole de Lamartine et de ses amis, M. Desplaces lui-
même prononça, vers la fin de novembre 1856, une conférence sur le
poète. Il n'ignorait pas le secret de flatter son auditoire mixte et de
tirer parti de toutes les situations. Il eut un mot aimable pour madame
de Lamartine. Quel en était le motif ? Un journaliste d'alors nous
l'apprend: « Quand M. Desplaces vint à parler de madame de Lamar-
tine qui est anglaise, il doit, pensons-nous, avoir singulièrement flatté
les dames ses compatriotes qui assistaient en grand nombre à la
lecture ^^. »
D'une pierre, l'habile conférencier avait fait deux coups: louanger
madame de Lamartine, autrefois mademoiselle Birch, anglaise authen-
tique, c'était s'attirer les bonnes grâces des dames ... et des Anglo-
Canadiens, membres du comité montréalais. Comme il ne voulait
pas être en reste de politesse à l'égard de qui que ce soit, il s'empressa
d'ajouter que, à son sentiment, madame de Lamartine était « la
plus haute expression de la femme chrétienne ^^ ». Que madame de
Lamartine ait été une bonne chrétienne, nous n'avons aucune raison
de ne pas le croire. Mais dire qu'elle était la plus haute expression
de la femme chrétienne ? Consigner cela noir sur blanc sans susciter
quelques remous même chez les anticléricaux de l'Institut ? On peut
1» La Patrie, 21 novembre 1856.
16 La Patrie, 1*"" décembre 1856.
17 Ibid,
36 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
ainsi mesurer l'étendue et la profondeur du snobisme et de la badau-
derie qui sévissaient alors dans certains cercles littéraires de la
métropole.
Après M. Desplaces, ce fut M. Dessaulles, le fameux M. Dessaulles,
qui fit une lecture sur le même sujet. Ici un bon mot — tout à fait
inconscient — du journaliste qui, le lendemain, rédigea le compte
rendu de la réunion. M. Dessaulles parla devant une salle pleine à
craquer. Le journaliste probablement imberbe voulait dire que la
salle était littéralement comble. Au lieu d'employer cette expression
courante, il écrivait avec une parfaite assurance: « La salle était lit-
téralement encombrée ^^. » Faut-il conclure que les spectateurs, voire
le conférencier, étaient encombrants ?
On sait de quel bois se chauffait M. Dessaulles. Pas n'est besoin
d'être devin pour connaître le sens et la portée de cette lecture.
Puis ce fut le tour d'un M. Marie, ancien rédacteur du Constitutionnel,
de célébrer les mérites de Lamartine. Si l'on en croit le même jour-
naliste, M. Marie « enleva, transporta » les auditeurs et fut « applaudi
à outrance ^^». Mais j'allais oublier le qualificatif que le pauvre
homme réserve au conférencier: savant lectureur ! A n'en pas douter,
l'anglicisme ne s'est pas implanté hier seulement au Canada français.
Ainsi, vers la fin de l'année 1856, les conférences sur Lamartine
viennent de plusieurs points de l'horizon montréalais. Les fêtes
de la Noël et du Jour de l'An suppriment momentanément cette
quasi-incontinence de plume et de salive. Toutefois, le silence qui
suit n'équivaut nullement, de la part du camp adverse, à un acquies-
cement ou à un accommodement. L'année 1857 réservait là-dessus
des surprises aux directeurs de l'Institut.
. Afin d'obtenir du public montréalais un changement d'optique
sur la physionomie morale et religieuse de Lamartine, le Canadien
français catholique résolut de mettre de nouveau la main à la plume.
Cette fois néanmoins, il n'entra pas seul en lice: son compagnon
d'armes, écrivain de race, n'était autre qu'Eugène Veuillot.
Cette façon unilatérale d'attribuer à Lamartine tous les mérites,
tous les éloges, sans les tempérer d'un soupçon de prudente réserve,
18 La Patrie, V décembre 1856.
19 La Patrie, 3 décembre 1856.
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTREAL 37
ce battage de grosse caisse horripilait le Canadien français catholique.
En outre, il pestait contre nos journaux alors amorphes et atones,
du point de vue littéraire, et trop souvent incapables de barrer la
route au mal surtout quand il se dissimulait sous des dehors esthé-
tiques. « Tous nos journaux français, écrit-il mélancoliquement, même
les meilleures sont avant tout politiques. C'est un sujet désolant
de voir comme l'erreur circule parmi nous, en tout genre, sans que
nulle digue ne la contienne, sans que nul obstacle ne la détourne ^^. »
Force était donc au Canadien français catholique de 1856, d'aller
chercher en France ce qu'il ne parvenait pas à découvrir au Canada.
Il eut la main heureuse au début de l'année 1857.
Fervent de V Univers, grand journal de Louis Veuillot, le critique
canadien lut, dans l'édition du 3 janvier 1857, des paragraphes qui
lui allaient comme un gant. Cette prose virile et caustique avait
pour auteur Eugène Veuillot. Elle étrillait de la belle manière les
trop zélés propagandistes canadiens en quête de gros sous et hostiles
aux distinctions opportunes. Elle méritait donc une reproduction
dans le journal montréalais qui, depuis plusieurs mois, encensait
Lamartine et ses disciples. Il semble bien que le rédacteur en chef
ne se fit pas trop tirer l'oreille pour montrer aux abonnés le revers
de la médaille. En février 1857, ceux-ci purent lire dans leur journal
un long article ou l'humour, le persiflage, le sarcasme et le bon sens
se prêtaient un mutuel concours pour le plus grand dam de M.
Desplaces et de ses amis.
Depuis six mois, M. de Lamartine a entrepris, en Amérique, une
campagne; qui paraît devoir être fort avantageuse à se& finances. On quête
pour lui au Brésil, au Canada, aux Etats-Unis. Le grand poète a expédié
vers le Nouveau-Mgnde un de ses admirateurs M. Desplaces, lequel a
réussi à former un comité composé des plus grands noms politiques
et littéraires des Etats-Unis. Ces messieurs ont été extrêmement flattés
de recevoir de Paris des billets pathétiques, où M, de Lamartine leur
parle de son coeur qui saigne, de ses entrailles qui s'arrachent de sa
poitrine brisée, de son sein meurtri, et autres métaphores. On a fait
aussitôt un appel éloquent au peuple américain, pour le presser de secou-
rir la grande infortune, lui offrant en échange le Cours Familier de
littérature,
20 La Patrie, 4 février 1857.
38 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Évidemment, Eugène Veuillot était en verve ce jour-là î Un
peu plus et on aurait pu le soupçonner d'attifer ses propos. Lui non
plus ne déteste pas les métaphores, puisqu'il les monte en épingle.
Tant que la souscription ne sortait pas des limites des Etats-Unis,
nous n'avions rien à en dire, et nous étions charmés, au contraire, que
les Américains, qui sont riches, vinssent apporter leurs dollars au bureau
d'x4pollon. Mais voilà que l'on se prépare à traire aussi l'Amérique du
sud et le Canada. Le diligent M. Desplaces est aujourd'hui à Montréal,
organisant un comité pour débiter le Cours Familier de Littérature. Ce
Comité a fait un appel au peuple.
« Les Américains qui sont riches » : déjà l'expression a cours en
France. Notons au passage un aveu intéressé que les arrière-petits-
neveux de Veuillot devaient répéter dans des conjonctures plus
tragiques.
Bref, Eugène Veuillot jusqu'ici approuve le projet d'une sous-
cription pour venir en aide à Lamartine. Mais il le fait avec mau-
vaise grâce et comme à regret. Quelques-uns de ses mots dépassent
sa pensée: traire l'Amérique et le Canada est une expressive figure
de style qui a toutefois le défaut de ne correspondre en rien à la
réalité. Surtout la charité en subit un accroc.
Cet appel, reproduit par tous les journaux, est signé des chefs du
parti rouge et socialiste du Canada. Rien de mieux. Mais nous y voyons
aussi figurer les noms les plus considérables du parti français catholique,
et nous en sommes surpris. Venir vanter les sentiments religieux du
poète, et exalter le bien que ses écrits ont fait à la France, c'est se
montrer un peu trop en retard sur l'histoire. Les Canadiens sont encore
sous l'impression des Méditations et des Harmonies poétiques; mais,
depuis lors, il y a eu la Chute d'un Ange, les Girondins et le reste; il y
a eu la Glorification de Robespierre, les Confidences intimes, oiî le maté-
rialisme nous a semblé plus cultivé que le spiritualisme; il y a eu les
Romans, dont une mère fera bien de ne pas permettre la lecture à sa
fille. En honorant de leur patronage les œuvres de M. de Lamartine,
les Canadiens catholiques nous semblent donc trop prouver qu'ils ne
les ont pas lus, et ils nous pardonneront d'avoir cherché à les éclairer.
Ici Veuillot restitue aux valeurs lamartiniennes une hiérarchie
juste. Quel avertissement donné aux catholiques du Canada français !
Avec tact, le polémiste conseille aux cousins d'outre-Atlantique de
ne pas se laisser berner, de ne pas entonner le magnificat à matines
en proclamant uniquement les vertus et les qualités de Lamartine
de la première manière, quand c'est le Lamartine de la seconde
manière, le Lamartine en rupture de ban avec les religions positives
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTREAL 39
et les dogmes, qui retient alors, en Europe et aux Etats-Unis, l'atten-
tion des esprits cultivés. En raison de l'inertie intellectuelle — faci-
lement explicable d'ailleurs — des Canadiens français de 1850, Mont-
réal et Québec retardaient de plusieurs années sur Paris; la pro-
pagande lamartinienne au Canada en est une autre preuve ab absurdo.
Après cet avertissement suit une nasarde assez bien administrée:
Les Canadiens paraissent, en effet, très décidés à prendre au sérieux
la mission de M. Desplaces; et non contents de remplir l'escarcelle du
frère-quêteur, ils ont voulu remplir son estomac. Un banquet national
lui a été offert; on a entouré des plus grands honneurs l'ami de l'illustre
poète.
Enfin, un dernier paragraphe résumait la thèse et disait caté-
goriquement ce qu'il fallait dire:
M. de Lamartine se doit à lui-même de signifier aux naïfs souscrip-
teurs du Canada, de Bahia et autres lieux, qu'il n'est plus l'homme de
ses premières poésies. Ces braves gens en sont restés là, et, en sous-
crivant pour le philosophe humanitaire, l'apologiste de la révolution, l'ad-
mirateur de l'Islamisme, ils croient venir en aide au poète religieux.
Il faut les avertir de la méprise où ils tombent, et leur déclarer que si
leurs offrandes ne se trompent pas de nom, elles se trompent de but 21.
L'Institut Canadien, le comité montréalais, M. Desplaces et ses
collaborateurs trépignaient de colère. Une riposte s'imposait. Elle
vint sur-le-champ.
Qui en est l'auteur ? Le rédacteur de la Patrie ? L'un des
chefs accrédités de l'Institut ? M. DessauUes ? M. Dorion ? La
réponse ne porte aucune signature. Quant à moi, si quelqu'un venait
me dire qu'elle vient de la plume de M. Desplaces lui-même, je le
croirais sur parole.
En effet, examinez attentivement ces paragraphes. Ils sont
empreints d'une retenue et d'une urbanité difficilement attribuables
à d'endurcis ferrailleurs comme l'étaient déjà les dirigeants de l'Insti-
tut. En outre, cette prose a grande allure avec ses phrases élégantes
et distinguées qui ne dépareraient pas la plume de Veuillot lui-
jnême. D'ailleurs un Français, de passage à Montréal, n'était-il pas
tout désigné pour répondre à un autre Français ? Toutjours est-il
que cette page d'une haute tenue littéraire surprend dans un journal
canadien de 1857. Et si elle renferme maintes inexactitudes, elle
21 La Patrie, 4 février 1857.
40 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
témoigne d'une habileté consommée pour confondre l'adversaire et
reconquérir les cœurs montréalais en faisant vibrer une corde bien sen-
sible: leur affection pour la France.
Nous croyons, écrit cet inconnu, devoir faire observer à notre
correspondant que tous ceux qui ont souscrit à l'œuvre de M. Lamartine
ont voulu rendre hommage au génie seul de l'homme sans s'occuper de
ses sentiments religieux.
Pourtant, au début de la campagne, les propagandistes eux-
mêmes tablaient sur les sentiments religieux du Canada français.
Autrement à quoi auraient rimé les expressions du manifeste ? On
s'en souvient encore: peuple pieux comme le nôtre, retour des idées
religieuses, patronage des mères de famille, sans oublier l'amour pur
de Jocelyn. Mais poursuivons la lecture d'un texte qui suscite d'autres
points d'interrogation.
Chacun sait fort bien ici [ au Canada ] que l'auteur des Méditations
a chanté la Chute d'un Ange . . .
Non et non ! Voilà une autre inexactitude carabinée ! Comme
si en règle générale, le Canada de 1856 ne retardait pas de plusieurs
années, tout au moins, sur la France ! Vraiment on nous la baille
belle avec cette histoire ! Chaque admirateur canadien de Lamartine
connaîtrait nécessairement Jocelyn parce qu'il aurait d'abord lu les
Méditations ? A d'autres ! —
Nous avons vu avec peine YUnivers blâmer l'œuvre de M. Lamartine,
et son représentant M. Desplaces, en insinuant que les Canadiens avait été
exploités.
Exploité ? En effet le mot est trop fort. Il eût mieux valu
écrire : manœuvré sourdement.
Puis le couplet obligatoire que l'on pressent sur l'affection des
Canadiens pour la France.
L'accueil empressé fait à tous les Français de note qui sont venus
nous visiter, s'adresse moins encore aux hommes qui en sont l'objet qu'à
cette France dont nou« sommes séparés depuis tant d'années et que nous
chérissons toujours comme aux temps héroïques de Montcalm . . .
Tel est le sentiment — et nul autre — qui nous a poussés à faire à
M. Ampère, à M. Marmier et autres marins de la Capricieuse cet accueil
flatteur dont ils nous ont promis de conserver un doux souvenir. Si, en
agissant ainsi, nous méritons les épithètes de braves gens et de Canadiens
naïfs, un journaliste français a du moins fort mauvaise grâce de venir
nous l'apprendre.
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTREAL 41
Tout cela est fort bien tourné et ce correspondant anonyme sait
manier sa plume mieux que quiconque. Mais de quelle aberration
d'esprit ne témoigne-t-il pas en associant dans une commune pensée
et en mettant sur le même pied les marins de la Capricieuse et . . .
M. Desplaces ! Envoyés ici en mission officielle, M. de Belvèze et ses
hommes venaient nouer ou renouer des relations commerciales entre
la France et le Canada. La corvette arborait le drapeau tricolore et
symbolisait ainsi le retour de la France sur les bords du Saint-Laurent.
C'en était assez pour exciter dans les cœurs canadiens-français un
indescriptible enthousiasme qui finit d'ailleurs par embarrasser sin-
gulièrement le commandant de la Capricieuse. Entre ce chef et
l'émissaire parisien, quelle distance !
Et le correspondant anonyme d'ajouter qu'un autre motif incitait
les Canadiens à faire bon accueil au représentant de Lamartine:
Il s'agissait de secourir une illustre infortune; le Canada, qui avait
envoyé vingt mille louis aux troupes alliées campées autour de Sébastopol,
pouvait-il refuser de souscrire quelques piastres à une œuvre de bien-
faisance à laquelle ont pris part tant de princes, d'ecclésiastiques et d'autres
lecteurs honorables des deux mondes ? Nous nous sommes rappelés les
Méditations et les Harmonies; était-ce le moment de se souvenir des
Girondins et de la Chute d'un Ange ?
C'est à dessein, mal poser la question. C'est éluder le problème.
C'est ne pas fermer la parenthèse que les auteurs du manifeste avaient
pourtant ouverte en parlant des sentiments religieux des Canadiens
français et de l'opportunité d'enrôler, en quelque sorte, nos bonnes
mères de famille dans une manière d'archiconfrérie de lectrices de
Lamartine. L'affaire avait été mal engagée.
La fin de cette longue lettre renferme une pointe particulière-
ment empoisonnée que son auteur a décochée avec adresse contre
VUnivers et Eugène Veuillot:
Il est vrai que M. Desplaces, — l'ami de M. Lamartine et le por-
teur de sa lettre, — a été, en outre, invité à un petit dîner par quelques
Français établis à Montréal. Si M. Eugène Veuillot venait parmi nous, il
trouverait lui aussi sans doute, une douzaine de braves compatriotes qui
lui feraient le même honneur pour l'entendre parler de la France; et
alors, nous en sommes certains, il serait le premier à douter du bon goût
de cette phrase : « Ils ont voulu remplir son estomac. » En terminant, nous
dirons aussi que nous avons été choqué de voir un journal dont la mission
est de défendre les institutions catholiques, essayer de jeter du ridicule
sur un galant homme en le traitant de frère quêteur. Voltaire a mis en
42 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
vogue ces railleries contre les Moines mendiants; mais il nous semble
qu'il sied peu à VUnivers d'employer ce persiflage ^-.
Voilà qui permit sans doute aux chefs de l'Institut de rire sous
cape. UUnivers qui use de procédés voltairiens ? Accusation peu
J3anale. Il est certain que, dans un journal catholique, un peu plus
de charité et un peu moins d'esprit n'eussent eu, en l'occurrence,
rien de messéant. Mais ce sont des peccadilles dont YUnivers était,
hélas ! trop coutumier.
Si l'on en juge uniquement par les lettres qui, au sujet de
l'incident, parurent dans nos journaux canadiens, il semble bien
que le correspondant anonyme eut le dernier mot. Il va de soi
qu'Eugène Veuillot avait d'autres chats à fouetter et que YUnivers
pouvait difficilement consacrer plusieurs rubriques à la querelle. De
toute façon, ni en France, ni au Canada, il n'y avait là-dessus péril
en la demeure.
Quelques jours plus tard, exactement le 9 février 1857, quelqu'un
qui signe Un Catholique — mais ne serait-ce pas là un trompe-
l'œil ? — continue à guerroyer contre Veuillot. Il reste, en somme,
sous l'ascendant des idées du correspondant anonyme. Tous deux
ont ajusté leurs flûtes. Tous deux passent à l'alambic l'article de
Veuillot. Tous deux ont l'art de dissimuler leurs griffes — griffes
pointues assurément — sous des gants de velours et de tenir avec
la plus parfaite urbanité, accompagnée de maints sourires, des pro-
pos suprêmement désagréables. Excellents stylistes tous deux, ils
se ressemblent comme des frères. Le texte vaut d'être intégra-
lement cité tant il est significatif.
M. le Rédacteur,
Un catholique canadien-français qui a pris pour épigraphe: la vérité
avant tout, et qui, après tout, pourrait bien se tromper sur ce qui est
juste et vrai, vous a prié d'insérer dans vos colonnes un article de M.
Eugène Veuillot.
S'il m'en souvient, cet estimable correspondant est le même qui signala,
il y a quelque temps, à l'animadversion publique le manifeste en faveur
de M; de Lamartine. Ceci pourrait faire soupçonner que l'attention de
M. Veuillot jeune, ne s'est point portée d'elle-même sur ce document, et
que quelqu'un ici veut copier un rôle sur l'utilité duquel il y a, au
moins, deux opinions parmi les catholiques de France.
22 La Patrie, 4 février 1857.
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTRÉAL 43
Voudrez-vous bien publier la lettre ci-jointe adressée à M. Veuillot jeune
et me permettre d'ajouter que, dans un moment où nous avons tant
d'ennemis conjurés contre nous, un Canadien français catholique, pour-
rait avoir de meilleurs services à rendre à la religion et à la nationalité
que de provoquer des discussions de la nature de celle qu'il paraît tenir
à cœur d'engager.
L'habile homme ! Il ne dit pas toute la vérité, mais il dit la
vérité. Oui, tout homme est faillible y compris l'adversaire ici en
cause. Oui, le dénonciateur canadien de la propagande lamartinienne,
à Montréal, a bien pu écrire à Veuillot et le prier de lui prêter
main-forte. Oui, les catholiques de France sont divisés au sujet de
Louis Veuillot. Oui, le Canada français de 1850 comptait des ennemis
acharnés et fanatiques.
Suit la lettre adressée à Eugène Veuillot lui-même:
Monsieur,
L'intérêt que vous paraissez porter aux catholiques de ce pays me fait
espérer que vous jetterez un regard favorable sur ces quelques lignes.
Vous avez cru voir une tendance dangereuse dans un appel fait à nos
compatriotes en faveur de M. de Lamartine. Puisque telle était votre
opinion, on aurait pu s'attendre de votre part à une remontrance digne
et sérieuse, surtout lorsqu'elle s'adressait à des hommes que vous pro-
clamez vous-même les plus considérables du parti catholique en Canada,
et dont quelques-uns ont vu leurs noms figurer avec honneur, dans les
colonnes de VUnivers. C'est donc avec regret que l'on remarque dans
votre article, au lieu du ton grave et convaincu d'un journaliste religieux,
l'espièglerie d'un parisien pur sang qui prend pour la Béotie tout ce qui se
trouve en dehors des douze arrondissements.
Que de pointes d'épée cachées sous ces roses ! La dernière com-
paraison est mordante et d'excellente frappe. L'auteur l'a placée
à dessein à la fin du paragraphe afin qu'on la remarque. Nul doute
que lui-même s'en délecte. Tout cela est de bonne guerre à condi-
tion qu'on ne s'y attarde pas trop: autrement l'auteur rechercherait,
semble-t-il, beaucoup plus que la vérité, les satisfactions faciles que
procurent les mots d'esprit et le beau langage.
Une fort douteuse bienveillance vous fait attribuer à l'ignorance
d'admirateurs attardés la sympathie que nous avons témoignée à un homme
de génie malheureux.
Grosse inexactitude indigne d'un honnête homme ! Péché d'omis-
sion qui est de taille, mais passons: nous nous sommes là-dessus suf-
fisamment renseignés.
44 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Les œuvres de Montalembert et de Lamartine, les sermons de Lacordaire
et de Combalot, les écrits de votre illustre frère et, comme vous le voyez,
les vôtres aussi, sont lus en Canada presque aussitôt après leur publication.
Mensonge ! On aimerait connaître le nom des Canadiens — si
tant est qu'il y en eût — qui lisaient, en 1857, avec tant de précipi-
tation les sermons de Combalot.
C'est précisément parce que nous savions tout ce que l'on peut trouver
de reprehensible, dans quelques œuvres récentes de Lamartine, que nous
avons rappelé tout ce qu'il y avait de vraiment religieux et de vraiment
catholique dans ses premiers ouvrages. Nous avons pensé que, lorsqu'il
s'agissait de secourir une grande infortune, la religion pouvait conseiller
d'oublier les fautes pour ne se souvenir que des bonnes actions.
D'une grande douceur apparente et avec tous les dehors de la
courtoisie, cette réponse reste evasive et impertinente. Voilà bien,
énoncées dans le style de Tartufe, des pensées de Joseph Prudhomme.
L'auteur eût été bien en peine d'indiquer ce qu'il y avait de vrai-
ment catholique dans les premiers ouvrages de Lamartine. Ce que
le bon apôtre passe sous silence, c'est que le comité montréalais
voulait apporter un secours financier à Lamartine sous de faux pré-
textes. Avec quelle touchante unanimité lui et ses compères omettent
ce fait essentiel !
Et le couplet rituel que voici, sur l'amour de la France, ne
modifie pas d'un iota la situation fausse où les adversaires canadiens
de Veuillot se débattent à qui mieux mieux:
De plus, ces braves gens, dont vous parlez si lestement, ces naïfs
Canadiens, ont un tort, celui de ne détacher jamais, ni leurs pensées, ni
leurs affections de la patrie de leurs aïeux, de porter une sorte de culte
à toutes les gloires de la France et de faire l'accueil le plus hospitalier
à tous les voyageurs, à tous les enfants exilés de la mère commune.
C'est un défaut que l'impertinence de quelques européens guérira peut-
être; mais je souhaite, pour ma part, qu'il résiste aux remèdes même les
plus héroïques.
Pour revenir à M. de Lamartine et à son cours familier de littérature,
si la mission de M. Desplaces eût été jugée dangereuse, il y avait sur
les lieux un légitime contradicteur.
Il est des juges à Berlin; de même il y a des prêtres en Canada, et
de nos consciences seraient vraiment par trop attardées si elles devaient
attendre de vos bureaux leur règle de conduite.
Mais celui qui, dans la Patrie du 12 novembre 1856, donnait un
avertissement à ses compatriotes, ce Canadien français catholique
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTREAL 45
ne pourrait-il pas être un prêtre ? Ainsi ce beau raisonnement s'écrou-
lerait comme château de cartes.
Dans M. de Lamartine on peut admirer un grand génie, le premier
poète du siècle, et l'un de ses plus fertiles et ses plus élégants prosateurs,
on peut surtout respecter l'homme qui, un jour, a sauvé la France et
peut-être l'Europe, (VUnivers l'a dit en toutes lettres, ceci soit mis entre
parenthèses, sans crainte d'un procès) sans pour tout cela, renier une foi
pour laquelle nous faisons ici des sacrifices qui valent bien des paragraphes
de gazette.
Si le comité montréalais avait simplement décliné les titres et
qualités de Lamartine sans s'aventurer dans certains marécages, il
aurait obtenu un unanime assentiment. Et la recette eût été accrue
d'autant :
M. de Lamartine a pu errer, son imagination a pu s'égarer; son cœur
est toujours resté bon. Il n'a jamais fait de polémique haineuse, même
sous le coup des plus violentes provocations. Il a conservé, entre autre
vertus catholiques, la charité qui n'est pas la moindre, si l'on en croit
la devise du pieux Archevêque dont nous déplorons avec vous la perte.
Major autem horum est caritas, répétait après l'apôtre saint Paul, voire
illustre martyr, qui, vous ne l'ignorez pas, a donné de cette vertu tant de
leçons et tant d'exemples.
Nous sommes nous-mêmes tellement charitables que s'il survenait en
France une nouvelle révolution sans qu'il y eût un autre Lamartine pour
sauver la société, et que s'il vous arrivait, planche légère, d'échapper au
naufrage, nous vous recueillerions ici avec toute la naïveté dont nous nous
faisons gloire et que nous vous souhaitons ^3.
Cette longue discussion se termine donc avec des personnalités
faites sous le couvert de la charité. Son auteur a eu beau décor-
tiquer l'article de Veuillot et, en termes distingués et onctueux, lui
chanter pouilles, il n'a pas su répondre victorieusement à l'unique
objection que souleva, le 12 novembre 1856, le correspondant ano-
nyme de la Patrie. De parti pris, il a écarté le point vif du débat.
Bref, en dépit de ses figures de style et de ses formules heureuses, il
a soldé ses lecteurs en monnaie de singe. Sincère, il l'était assuré-
ment; mais la sincérité, belle vertu, n'a jamais tenu lieu de tout
mérite.
23 La Patrie, 9 février 1857.
46 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Ultérieurement l'Institut Canadien devait se rapprocher des sirè-
nes libérales et même être en coquetterie ouverte avec elles. Alors
il devait apprendre à ses dépens que, selon l'expression du corres-
pondant plus haut cité, il y avait « des juges à Berlin et des prêtres
en Canada ». Il y avait surtout, à Montréal, M^"^ Bourget.
En 1857, la discussion ne se poursuivit pas davantage. Chacun
resta sur ses positions. L'ami canadien de Veuillot persista à croire
que catholicisme et déisme lamartinien étaient deux choses qui ne
devaient se confondre ni dans la pensée, ni dans celle des autres.
D'autre part, s'ils ne sortaient pas victorieux du combat, l'Institut
Canadien et ses amis pouvaient se flatter, en l'occurrence, d'avoir
bien usé de l'ironie, arme dangereuse quand elle est mal maniée,
puisqu'elle atteint par ricochet son auteur. Elle suppose une finesse
de touche, une souplesse d'exécution qui ne faisait pas défaut à bon
nombre de ces libéraux canadiens qui, s'ils manquaient de philosophie,
avaient des lettres. Ajoutons aussi, à leur décharge, que s'ils n'ont pas
toujours respecté la vérité intégrale, ils ont manifesté beaucoup de
déférence pour leurs adversaires.
Combien de gros sous affluèrent au comité canadien d'aide à
Lamartine ? Mystère. Là-dessus les journaux de 1857 et des années
ultérieures sont excessivement chiches de renseignements. Il est per-
mis de croire, en l'absence de précisions sur le sujet, que la recette
fut maigre au point de rendre nécessaire le silence de tous les inté-
ressés. Echec regrettable: Lamartine méritait mieux que l'indifférence
ou l'hostilité, même en terre canadienne. Il faut imputer la respon-
sabilité de l'échec au comité canadien, et notamment à Emile
Chevalier, dont la psychologie était un peu simple et auquel man-
quait sinon l'esprit de géométrie, au moins l'esprit de finesse.
Ce petit duel littéraire, est-il besoin de le dire, ne transforma
pas la face des choses sur les bords du Saint-Laurent. Astreints presque
autant que nous à la vie routinière, nos ascendants continuèrent
à vaquer à leurs prosaïques occupations et à gagner péniblement
leur pain quotidien. Et les chefs-d'œuvre se firent attendre comme à
l'accoutumée. Nul n'a vu fleurir sur la tombe de tous ces polémistes
LAMARTINE ET L'INSTITUT CANADIEN DE MONTREAL 47
et de tous leurs sectateurs l'immortel laurier. Rendons toutefois un
juste hommage à ces lettrés canadiens qui, au sein d'un pays neuf
et d'une ambiance défavorable, ont su entretenir la vie de l'esprit
français et lui préparer cahin-caha des lendemains meilleurs.
Séraphin Marion,
de la Société royale,
professeur au cours supérieur
de la Faculté des Arts.
La protection des étudiants
à Vijniversitè de Paris
au XI Ile siècle
L'étudiant qui se dirigeait vers Paris au début du XIII* siècle
se trouvait devant bien des problèmes. Aussi sa mère ne voyait-
elle pas sans inquiétude son fils prendre le chemin de Paris, cette
Babylone que saint Bernard conseillait de fuir ^, et dont Pierre de
Celle disait : « Paris, tu prends les âmes à la glu ^. »
Quand le fils du pauvre paysan arrivait à Paris « pour honneur
conquérir » selon l'expression de Rutebeuf, il errait dans la cité,
exposé à tous les dangers et périls de la capitale '^.
[ . . . ] à Paris venuz
Por faire à quoi il est tenuz
Et por mener honeste vie
Par chacune rue regarde
Où voie la belle musarde
Partout regarde, partout muze.
Son père, sans doute avait vendu deux ou trois arpents de terre
pour faciliter les études de son fils, et voilà qu'il y avait grand
danger qu'une fois arrivé à Paris, le fils ne dissipe tout ce qu'il
avait mis de côté.
Il fallait protéger cet étudiant contre les tentations de la grande
ville, contre la pauvreté, contre la méchanceté des libraires et de
tous ceux qui voulaient profiter de son séjour. Pour résoudre le
problème de la crise du logement, il fallait songer à assurer un gîte
à ceux qui n'auraient pas trouvé de place dans les institutions cha-
1 P.L., 182, col. 855 : « Fugite de medio Babylonis, f ugite et salvate animas
vestras. »
2 P.L., 202, col. 519. H. Denifle et E. Châtelain, Chartularium universitatis
Parisiensis, Ed. Paris 1889, v. 1. p. 24, n° 22: «O Parisius, quam idonea es ad
capiendas et decipiendas animas ! In te retiacula vitiorum, in te malorum decipula,
in te sagitta inferni transigit insipientium corda. »
3 A. JuBiNAL, Œuvres complètes de Rutebeuf, Paris 1874, p. 185.
5-1
eu
CD
X5
in
•i-H
!— (
o
o
X
0
O)
C/3 B
03 <
X
CO
cu
> ^
•i-H
5-.
a
O)
O
• p— I
03
S
O
LA PROTECTION DES ETUDIANTS ... 49
ritables dans les nombreux collèges de Paris. L'Eglise a pris sous
sa tutelle l'Université de Paris et a pris, dès sa formation, des mesu-
res efficaces pour faire face aux problèmes menaçant l'existence de
YUniversitas Scolarium et Magistrorum.
Car une misère noire régnait parmi les étudiants. On a pu voir
au début du siècle des étudiants errant et mendiant pour un mor-
ceau de pain.
Les Bons-Enfans orrez crier du Pain 4.
Jean d'Hauteville, poète anglo-normand, nous a laissé dans son
Architrenius une image douloureuse de l'étudiant pauvre:
Il a perdu la grâce et la beauté; les couleurs ont abandonné son visage
amaigri. La neige de son teint s'est obscurcie, ses yeux éteints n'ont
plus de flamme [ . . . ] Le lys de ses joues, les roses de ses lèvres, la
blancheur de ses épaules, tout a disparu [ . . . ]
Sa cuisine est misérable:
Près du tison murmure un petit pot de terre,
où nagent des pois secs, un oignon solitaire,
des fèves, un poireau, maigre espoir du dîner.
Ici cuire les mets, c'est les assaisonner.
Et quand l'esprit s'enivre aux sources d'Hippocrène,
La bouche ne connaît que les eaux de la Seine ^.
Et quand il a rassasié sa faim, il n'aura pas grand'chose à attendre:
L'oreille sur sa main, le coude sur son livre,
à ses morts immortels tout entier il se livre ^.
L'Eglise, représentée en partie par son cbancelier, veille sur
ces indigents. Eudes de Chateauroux — chancelier de 1238 à 1244, —
dans un sermon adressé aux pauvres écoliers du Louvre, fit un devoir
à ses auditeurs de venir au secours de leurs frères indigents ^.
Les privilèges accordés aux étudiants par les papes et les rois
de France, allégeaient leurs souffrances et les attiraient en plus grand
nombre à Paris, les encourageant à entreprendre des voyages péril-
4 GuiLLEAUME DE ViLLENEUVE, Les Crîeries de Paris, d'après A. Franklin, La
Vie privée d'Autrefois, t. X Ecoles et Collèges, Paris 1892, p. 20.
5 Architrinius, ch. 1, dans Hist. Litt. France, 14 (1849), p. 575 et suiv. —
Architrinius a été publié par Jodocus Badius Ascenius [ Josse Bade d'Asche, Paris
1517 ] — Traduction par E. Bernard, Les Dominicains dans l'Université de Paris,
Paris, 1883, p. 297-298.
<> E. Bernard, o.c, p. 298.
7 Paris, B.N., Ms. lat. 15955: « Eleemosynas nostras fratribus nostris pauperibus
scolaribus scilicet, erogare debemus. » — Lecoy de la Marche, La Chaire française
au Moyen Age, Paris 1886, p. 462.
50 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
leux et fatigants. Ils vont bénéficier des mêmes privilèges que les
membres du clergé; l'Eglise dans son amour pour les gens d'études,
a fait profiter d'avantages les laïques qui embrassaient la carrière des
« clercs » à l'Université de Paris. Ces privilèges étaient destinés
d'une part à protéger la personne de l'étudiant, comme membre
d'une organisation corporative, par le droit de jurisdiction, le pri-
vilegium canonis, le privilège du for, et d'autre part, ils représen-
taient des avantages dans sa situation matérielle, comme la taxation,
c'est-à-dire le droit à un logement à prix modéré, le contrôle des
libraires, l'exemption des tailles et la protection quand il voyageait.
L'étudiant du moyen âge ressemblait au citoyen romain, la fierté
du civis Romanus sum était sur ses lèvres. En effet, une fois
enregistrés à l'Université, les étudiants étaient sûrs qu'une organisa-
tion très puissante veillait sur eux, toujours prête à faire valoir leurs
droits, même quand il ne s'agissait que d'un étudiant pauvre et
inconnu.
La difficulté était de protéger l'Université contre les faux étu-
diants qui envahissaient les environs de la rue de Fouarre,
[ . . . ] qui vont la nuit en armes, forcer la maison des femmelettes
et leur faire violence, attentats dont chaque jour elles portent plainte, les
unes disant qu'elles ont été battues, les autres qu'on a déchiré leurs vête-
ments, qu'on leur a fait bien d'autres injures dont la pudeur m'empêche
de parler ^.
Ainsi se lamentait le chancelier Prévostin.
Aussi peut-on facilement imaginer qu'on ait cherché des garan-
ties sérieuses en cas d'application des privilèges papaux et royaux,
à savoir si l'étudiant était « un vray escholier », par l'attestation qu'il
résidait à Paris et l'assurance qu'il suivait assidûment les cours pro-
fessés dans une des quatre facultés. D'après une expression du
XV^ siècle, les sujets des privilèges devaient être « des vray escho-
liers estudiens et généralement fréquentans demourans et résidans
8 B. HaurÉau, Prévostin dans Mélanges J. Havet, Paris 1895, p. 302-303. Texte
latin: Paris, Arsenal, Ms. 543, fol. 225; B. N., 14804 fol. 101. Voir B. Hauréau,
Notices et Extraits de quelques^ manuscrits, III, p. 165-166: «Quid dicam de scolaribus
artium qui nocte incedunt armati et frangunt domus muliercularum, violentiam eis
facientes . . . quae etiam dicere verecundum est. » A Lecoy de la Marche, o.c.
p. 460: Ms. Arsenal 602 initio. Sur Prévostin, chancelier entre 1206-1209, voir G.
Lacombe, La Vie et les Œuvres de Prévostin, Kain, Le Saulchoir (Bibl. Thomiste,
XI, Sect. Hist., X, 1927).
LA PROTECTION DES ÉTUDIANTS ... 51
es Universitez de Paris, Orléans, Angiers, Poitiers et autres par nous
approuvées pour acquérir degrez en sciences ^ ».
Et si l'Église accordait généreusement ses privilèges aux vrais
étudiants, par contre elle combattait les faux, les clercs ribauds,
clerici vagantes, les goliards. Si un étudiant était convaincu de goliar-
dise on faisait disparaître la trace de sa tonsure, et il était privé
de tous ses privilèges, ne relevait plus du tribunal ecclésiastique, et
était livré aux autorités civiles. Selon Robert de Sorbon on n'était
réputé « étudiant » que lorsqu'il était manifeste qu'on fréquentait
les cours ordinaires au moins deux fois par semaine ^^. Naturel-
lement, on n'a pas pu exclure les volages, les insouciants qui vien-
nent s'asseoir sur les bancs une ou deux fois par semaine, et se ren-
dent de préférence aux leçons des décrétistes, parce qu'elles n'ont
lieu qu'à la troisième heure, et qu'elles leur permettent de dormir à
leur aise le matin ^^.
Les frictions étaient très fréquentes entre les étudiants et les bour-
geois de Paris et nous pouvons dire qu'un conflit de cet ordre fut
à l'origine du premier privilège accordé par Philippe Auguste aux
étudiants de Paris. L'opposition, à mon avis, est des mieux exprimée
dans le cri du cœur d'un bourgeois de Paris dans une bagarre à
Orléans en 1382,
Par le sanc-Dieu, nous serons maistres ou les escoliers le seront ^2 ?
Qui seront les maîtres ? Cette question fut posée certainement
à l'occasion de la rixe qui éclata en 1200 entre les étudiants et les
bourgeois de Paris, bagarre à la suite de laquelle le roi de France
accorda le fameux privilège de l'an 1200, par lequel il soustrayait
les écoliers et les maîtres de Paris à la jurisdiction civile et les sou-
mettait au tribunal de l'Eglise.
^ G. Dupont-Ferrière, Etudes sur les Institutions financières de la France à
la fin du Moyen Age, Paris 1933, II, p. 17, notes 49-51.
10 Ch. H. Haskins, Studies in Mediaeval Culture, Oxford, 1929, p. 53. Pour
L' « examin » du faux étudiant, voir C. L. Tanon: Histoire des Justices des anciennes
Eglises, Paris 1883, p. 104-105.
11 Paris, B. N., Ms. lat. 17509, fol. 30. Voir Lecoy de la Marche, o.c, 453.
12 Fr. Olivier-Martin, L'Organisation corporative de la France d'Ancien Régime,
Paris 1938, p. 11.
52 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Un jour, le serviteur de l'évêque-élu de Liège fut battu dans
une taverne. Les étudiants allemands, ayant appris l'outrage commis
contre le serviteur, envahirent la taverne et rouèrent de coups le
propriétaire, le laissant à demi-mort. Apprenant le méfait, le pré-
vôt de Paris, Thomas, accompagné de bourgeois en armes, forcèrent
les hospices des étudiants allemands, en tuèrent ^plusieurs, dont
l'évêque-élu de Liège. Les maîtres vinrent se plaindre au roi,
Philippe Auguste. Celui-ci, craignant de voir les étudiants et les
maîtres quitter Paris, voulut leur donner complète satisfaction. Il
fit démolir les maisons et les vignes des bourgeois et voulut soumettre
le prévôt au jugement de l'eau ou du fer. Les écoliers, pris de com-
passion, intercédèrent en sa faveur et celle de ses complices, mais
demandèrent qu'ils fussent fouettés dans les écoles à la manière des
écoliers. Le roi n'y consentit pas, disant que ce serait contraire aux
droits royaux. Il décida qu'à l'avenir les étudiants ne seraient plus
justiciables devant le tribunal séculier, mais que, même en cas de
causes criminelles, ils relèveraient du tribunal ecclésiastique ^^.
Philippe Auguste donna l'ordre au prévôt de Paris de ne mettre
la main sur un étudiant qu'en cas de flagrant délit, a) Il ne
pourra le mettre dans une prison civile que si le crime est tel qu'il
est obligé d'arrêter l'étudiant sur-le-champ, b) Dans ce cas il ne
devra pas le maltraiter, à moins que l'écolier ne fasse résistance, et il
le remettra à la justice ecclésiastique, c) Si les juges ne sont pas
13 Chronica Magistri Rogeri de Houedène, Ed. W. Stubbs, London, 1871, IV,
p. 120-121. Rolls Ser.: « Erat itaque Parisius quidam nobilis scholaris Teutonichus,
qui erat unus electorum in episcopum de Legis. Hujus serviens, cum in taberna
vinum emeret, verberatus est et vas suum vinarium fractum est. Quo audito, factus
est concursus clericorum Teutonichorum; et intrantes tabernam vulneraverunt hospitem
domus, et plagis impositis abierunt, relinquentes eum semivivum [ . . . ] Thoma
praepositus Parisius, cum plèbe, civitatis armata armatus, fecit insultum in hospitium
clericorum Teutonichorum: in quorum conflictu nobilis ille scholaris, qui erat unus
de electis in episcopum de Legis, interfectus est cum quibusdam suorum. Magistri
igitur scholarum Parisius abeuntes ad Philippum regem Franciae, conquesti sunt ei
de Thomas prasposito, et de illius complicibus, qui interfecerunt praedictos scholares;
[ . . . ] rex quidem Franciae iratus, fecit domus illorum demoliri, et vineas et arbores
illorum fructiferas exstirpari. De praeposito autem illo definitum est, quod ipse in
carcere regis non exiturus servetur, donec judico aquse vel ferri se mundaverit . . .
Attamen scholares, miserti illius, supplicaverunt régi Franciae, ut praepositus ille et
complices sui more scholarium in scholis flagellati essent quieti, et facultatibus sui
restituti. Sed rex Franciae hoc concedere noluit, dicens quod multum derogaret honori
suo, si alius quam ipse vindictam sumeret de malefactoribus suis. Praeterea idem
rex Franciae timens quod magistri scholarum et scholares a civitate sua recédèrent,
satisfecit eis, statuens quod de caetero nuUus clericus trahatur ad saeculare examen. »
LA PROTECTION DES ETUDIANTS ... 53
disponibles à l'heure de l'arrestation, on gardera le coupable dans
une maison d'écoliers jusqu'à ce qu'il puisse être traduit devant le
tribunal, d) Le « capital » — le chevtain ? — de l'Université ne
pourra pas être arrêté.
La première partie de la charte défend les écoliers et les maîtres
contre le « mauvais vouloir » des bourgeois de Paris. Ceux-ci doivent
jurer que s'ils voient un écolier maltraité par un laïque, ils n'hésite-
ront pas à témoigner devant les juges. Ils devront courir à l'aide
de l'étudiant qui est attaqué à main armée, à coups de bâtons, à coups
de pierres, et devront saisir, sans se retirer, l'assaillant et le livrer à
la police royale ^*.
Désormais, grâce à la charte royale, les étudiants devront être
traités secundum judicium cleri ^^ et vont jouir d'une certaine indé-
pendance et protection. William de Breton a peut-être raison quand
il attribue la préférence des étudiants pour Paris aux privilèges et
aux prérogatives accordées par le roi aux écoliers de cette ville.
Si n'estoit pas tant seulement pour la délitablelé du lieu, ne pour la
plenté des lïiens qui en la cité habundent mais pour la pais et pour la
franchise que li bons Rois Laoys avoit toujours portées i^.
Mais ce privilège du for ou privilège de juridiction n'était pas
une nouveauté. Laissant de côté le privilège de Frédéric Barberousse,
accordé aux étudiants de Bologne, dans son Habita promulgé en 1158
à la diète de Roncaglia ^^, nous trouvons d'abord le privilège
d'Alexandre III, déclarant à l'occasion d'une querelle qui éclata à
Reims entre les étudiants et un prêtre, que personne ne devra molester
les étudiants et ne pourra les citer devant le tribunal avant qu'ils
paraissent devant « leurs maîtres ^^». Le privilège de Célestin HT, aux
14 La charte de Philippe Auguste a été reproduite dans Chart. Univ. Paris., I,
p. 59-61, n° 1. Voir M. Poëte, Une Vie de Cité, Paris, Paris 1924, I, 107-108.
!•'' Chronica Magistri Rogeri de Houedene, Ed. W. Stubbs, IV, p. 121.
1^ Rec. Hist, des Gaules, XVII, p. 395 c: Les gestes de Philippe Auguste. Texte
latin, ibid., p. 82 e : « Quod non solum fiebat propter loci illius adrairabilem amœni-
tatem, et bonorum omnium superabundantem affluentiam, sed etiam propter libertatera
et specialem praerogativam defensionis quam Philippus Rex et pater ejus ante ipsum
ipsius Scholaribus impendebant. »
1'^ H. Rashdall — F. PowiCKE — A. Emden, The Universities of Europe in the
Middle Ages, Oxford 1936, I. 143 ss. H. Denifle, Die Entstehung der Universitaten des
Mittelalters bis 1400, Berlin 1885, p. 56 ss.
1^ Chart. Univ. Paris., I, p. 5, Introd., n° 5: « Prohibeatis omnibus ne prefatos
scolares contra libertatem eorum in aliquo molestare audeant vel gravare, quandiu
coram magistro suo parati sunt iusticie stare. »
54 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
environs de 1194, semble plutôt s'être appliqué aux clercs résidant
à Paris, qui naturellement pouvaient être des étudiants; ce privilège
confirme le droit des clercs à être jugés selon le droit canon. Ce
n'est pas autre chose que le privilège de foro competenti qui assure
les clercs en résidence à Paris qu'ils seront jugés, même dans les cas
civils, d'après le droit canon, et qu'ils seront soustraits aux juges
séculiers ^^. Par le privilégiant canonis les étudiants ont été protégés
contre les « agresseurs ». D'après l'opinion de M. M. Davy, il paraît
que le privilegium canonis élargissait le droit des étudiants laïques
sans restreindre celui des « clercs ». Désormais les étudiants laïques
vont jouir du privilège du for et dans une certaine mesure du privi-
legium canonis et ainsi ils seront assimilés aux clercs ^^.
A l'origine du privilège de Philippe Auguste, nous retrouvons
donc ceux des papes, qui en vertu des vocations des étudiants, les
considéraient comme relevant de la juridiction ecclésiastique. Ce
privilège a été confirmé par saint Louis en 1229 ^^, par Philippe
le Hardi en 1276 ^2 et renouvelé par Philippe le Bel en 1302 ^3. Mal-
heureusement dans les siècles suivants la compétence de l'officialité
dans les causes personnelles va diminuer considérablement ^*, D'après
la charte de Philippe Auguste, le prévôt de Paris, avant son entrée
en charge, devait prêter serment, un dimanche dans une église, en
présence des maîtres et des étudiants, qu'il respecterait les droits
des écoliers de Paris ^^,
Nous possédons le texte français de son serment dont la teneur
est la suivante:
Premièrement vous jurrés que vou« ferés jurer les bourgeois de Paris
que s'ils voient a aucun escolier de Paris mal faire d'aucun lai, que seur
ce ils porteront loial tesmoing [ . . . ]
1^ Chart. Univ. Paris., I, p. 15, n° 15: « Clerici Parisius commorantes [ . . . ]
nec quidquam est eis publicis commune cum legibus. » — Voir Rashdall, o.c, I,
p. 291, note 1 et H. Denifle, Die Entstehang . . . , 1, p. 679.
^^ M. M. Davy, La situation juridique des étudiants de l'Université de Paris au
Xlll" siècle, dans la Revue -d'Histoire de l'Eglise de France, 17 (1931), p. 297-311.
21 Chart. Univ. Paris., I, p. 120, n° 66.
22 Ibid., I, p. 538, n° 466.
23 Ibid., II, p. 94, n° 624.
2'* Fr. Olivier-Martin, o.c, p. 38.
25 Chart. Univ. Paris., I, p., 20 n" 66. Dans la charte de saint Louis 1229:
« Inter ipsa prepositure sue inicia, dominica videlicet prima vel secundo, in una eccle-
siarum Parisiensium coram scolaribus predicta omnia se bona fide servaturum jura-
mento publiée confirmavit. »
LA PROTECTION DES ÉTUDIANTS ... 55
Après vous jurrés que pour nul for et vous ne métrés main ne
ne ferés meitre a escolier de Paris, ne vous ne les métrés ne ne ferés
mener en prison, se le fourfet de l'escolier ne semble tel que l'en le
doie arester [ . . . ]
Et adonc vous le rendrés ou ferés rendre a la justice de sainte eglyse,
laquelle le doit garder pour faire satisfaction au roi et au blecié . . .
Après vous jurés que es serjans lais des escoliers de Paris [ . . . ] ne
métrés mains ne ne ferés mettre, se le fourfet n'apert tel que vous le doiés
faire [ . . . ] Après vous jurrés que, d'aucun escolier soit arestés [ . . . ]
a tel eure que le justice de sainte église ne puisse estre trouvée ou tost
eu, vous le ferés garder en aucune maison d'escoliers sans le faire injure
et vilanie ^6.
A cause de la « faiblesse de la mémoire humaine », Philippe IV
le Bel avait ordonné en 1302 que le privilège fût lu tous les deux
ans en présence du prévôt de Paris, de ses assistants et des députés
de l'Université et qu'après la lecture du privilège le prévôt dise en
français, «Gallico dicat », à ses sergents: «Je veux que vous sachier
que j'ai juré à observer ce privilège ^^. »
Dans le cas où un étudiant était arrêté et mis en prison, s'il était
de la faculté des arts, son maître devait aller le chercher accompa-
gné de deux autres maîtres régents et témoigner devant le prévôt
que le délinquant était vraiment un « écolier », quod sit scolaris Si
le prévôt refusait de relâcher l'étudiant le susdit maître devait notifier
le recteur, et celui-ci devait répéter la demande au nom de l'Univer-
sité. Dans le cas où la démarche était sans résultat, le recteur devait
recourir au chancelier et enfin à l'évêque ou à son officialité ^^. Les
Statuts de Robert de Courçons font déjà mention, en 1215, du droit
de juridiction du « maître » sur l'étudiant confié à ses soins. D'autre
part, l'étudiant relève du contrôle de l'Eglise, c'est l'évêque qui a
le droit de posséder une prison et de l'incarcérer ^^. Pour béné-
26 Ibid.^ I, p. 122, n° 67. L'original du présent texte date peut-être de 1231 ou
de 1251.
27 Ibid., II, p. 94, n° 624: « Item quia labilis est hominum memoria et ser\'ientes
dicti prepositi Parisius frequenter mutantur, volumus et istud privilegium legatur de
biennio in biennium in presentia prepositi Parisiensis et omnium se vientium suorum
et aliquorum magistrorura de Universitate ad hoc per Universitatem deputatorum et
quod lecto privilegio et exposito in Gallico dicat prepositus suis servientibus: « Volo
vos scire, quod ego juravi istud privilegium servare. »
28 Ibid., I, p. 223, n° 197. [ En 1251 ] « Modus autem repetendi scolares
captos talis erit apud magistros artium, quod magister scolaris capti cum duobus
magistris regentibus, quibus constet, quod sit scolaris, accedet ad prepositum et
scolarem suum repetet [...]»
29 Ibi'd., I, p. 78, n** 20.
56 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
ficier de ce privilège l'étudiant devait être immatriculé par le ser-
ment qu'il prêtait soit au procureur de sa nation, soit au recteur •^^.
Les maîtres des écoles de Paris veillaient jalousement sur leurs
privilèges et sur ceux des étudiants qui leur étaient confiés. On ne
peut qu'admirer cette solidarité qui existait entre maîtres et étudiants;
les premiers étaient toujours prêts à bondir au moindre outrage
commis contre les écoliers de Paris, comme le montre la dispersion
de 1229.
« La pire et la plus pire guerre entre clercs et laïques — pour
rien», disait à tort un chroniqueur^^ en parlant des événements qui
suivirent la néfaste bagarre en 1229, et cela parce qu'il ne compre-
nait pas qu'il s'agissait pour les maîtres d'assurer et de faire préva-
loir les privilèges donnés par Philippe Auguste et violés par le pré-
vôt de Paris. Voici les faits d'après le savoureux récit de Mathieu
de Paris ^^,
En 1229 pendant le Carnaval, le 26 février, jour qui précédait
le mercredi des Cendres, quelques étudiants étaient sortis pour
« prendre un peu d'air », propter aeris accomoditatem. Après avoir
joué dans le quartier, ils trouvèrent dans une taverne du très bon
vin qui se prêtait à boire '^^. Mais au moment où il fallut payer,
le prix du vin semblant trop cher, une querelle surgit entre les éco-
liers et l'aubergiste, les écoliers furent malmenés ^*. Le lendemain,
munis de glaives et de bâtons, les étudiants retournèrent sur les lieux
et usèrent de représailles, battant les bourgeois et l'aubergiste, pil-
30 Les cartulaires des nations commencent très souvent par les versets de saint
Jean l'Evangéliste : In principio erat Verbum . . . généralement accompagnés par une
miniature représentant le Christ crucifié entre la Sainte Vierge et saint Jean (voir
Paris, B. N.N. acqu. lat. 535, le Cartulaire de la Nation Anglaise. — Paris, Bibl.
Nat. MM. 261 fol. V).
31 M.G.H., SS. XXIIL, Albéric des Trois Fontaines, p. 923: « Guerra pessima nimis
et crudelis orta est Parisius intrante quadragesima inter clericos et laycos satis pro
nichilo. »
32 Matthei Parisiensis Chronica Majora, Ed. H. R. Luard, London, 1876, III,
p. 166. — Pour les autres récits voir la bibliographie dans Rashdalls, I, 336, n° 1.
et M. M. Davy, Les Sermons universitaires parisiens, Paris 1931, p. 80, n° 2.
33 Mattheus Parisiensis, o.c, 166-167: « Invenerunt ibi casu vinum optimum in
tabema quadam et ad bibendum suave. »
34 Ibifd., 167: « Ubi inter clericos potantes et caupones de pretio vini conten-
tione suborta, cœperunt ad invicem alapas dare et capillos. laniare. »
LA PROTECTION DES ETUDIANTS ... 57
lant la taverne, et maltraitant les gens du quartier voisin. Le prieur
de Saint-Marcel porta plainte au légat et à l'évêque de Paris,
Guillaume d'Auvergne. L'affaire fut portée devant la régente, Blanche
de Castille, qui précipitamment ordonna à son prévôt de sortir avec
les archers et de punir les étudiants ^^. Les archers attaquèrent
un groupe d'étudiants parfaitement innocents qui jouaient hors de la
ville. Une bataille s'engagea et le gens du prévôt tuèrent plusieurs
étudiants dont deux écoliers de famille distinguée, un Flamand et
un Normand, complètement innocents car la bagarre avait été menée
par les Picards. Les maîtres, révoltés par l'énormité de l'outrage,
proclamèrent la cessation des cours, et allèrent en délégation se plain-
dre devant la régente. L'insulte consistait dans la violation des pri-
vilèges de la part des bourgeois et du pouvoir civil. Comme la régente
refusait de leur donner satisfaction, ils décidèrent la dispersion géné-
rale ^'^, facta est universalis discessio, le 27 mars 1229, dissolvant peut-
être leurs obligations vis-à^is de la Corporation. Mesure très grave
si nous considérons les conséquences. Les maîtres se dispersèrent,
les uns allant en Angleterre, les autres vers Toulouse, Angers, et
d'autres écoles.
Les goliards déploraient la dispersion:
Clere tremisco metu, quia vis contempnere me tu
Perfundor fletu, mea dampna fleo, tua fie tu 3^.
Philippe, chancelier de Paris — né entre 1160 et 1185, — dans son
sermon prononcé à Orléans faisait une allusion nostalgique à cette
dispersion: « Paris, l'heureuse cité qui reçoit pieusement ses fils dis-
persés [ . . . ] pour les nourrir et les rendre à la mère », il voulait
dire l'Université de Paris ^^. Le chancelier, après avoir loué les étu-
diants de Paris, qu'il compare à des abeilles chassées de leur ruche,
^'^ Ibid., 167: « At ilia muliebri procacitate simul et impetu mentis agitata,
praepositis civitatis et quibusdam ruptariis suis dédit illico in mandatis, ut sub omni
celeritate armati ab urbe exeuntes, hujus violentiae auctores, nulli parcentes, punirent. »
36 Mattheus Parisiensis, o.c, 163: « Sed cum tandem omnimoda eis justitia
tam a rege et legato, quam ab episcopo civitatis, denegata fuisset, facta est univer-
salis discessio magistrorum et scholarum dispersio, cessante doctorum doctrina et
discipulorum disciplina. »
37 Ibid., p. 169.
38 Ms. Avranches 132 fol. 34 vo; Troyes Ms. 1099 fol. 16 vo. — « Felix locus
et felix civitas que filios dispersos pie coUegit, pie dico scilicet ut eos nutriret et
postmodum matri restitueret, quia signum est quod talis nutrix non diligit dispersi-
onem » (Haskins, o.c, p. 61-62).
58 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
les prie de regagner la cité, et leur rappelle le noble geste du pape
qui avait tout fait pour faciliter leur retour, en demandant instam-
ment au roi de France de respecter les privilèges donnés par Philippe
Auguste.
La corporation suspendit alors son activité pour obtenir des
garanties et l'assurance que ses anciens privilèges seraient observés.
Les hostilités durèrent à peu près deux ans. Finalement le pape mit
tout en œuvre, faisant démarches sur démarches auprès des intéres-
sés. Grégoire IX n'hésita même pas à blâmer l'évêque de Paris,
Guillaume d'Auvergne, qui ne se pressait pas d'intervenir en faveur
des étudiants ^^.
Les négociations furent couronnées de succès, et la paix établie
par la fameuse bulle Parens Scientiaruni accordée le 14 avril 1231 *^,
qui aura d'immenses conséquences et deviendra la Grande Charte de
l'Université de Paris. Le pape accordait le droit de grève au cas où
les privilèges de l'Université ne seraient pas respectés. Il priait
Louis IX, roi de France, d'observer les privilèges de Philippe Auguste *^.
L'abbé de Saint-Germain-des-Prés, et le prieur de Saint-Marcel où
la querelle avait éclaté, durent prêter serment à la manière du pré-
vôt et des bourgeois de Paris. Les écoliers et les maîtres étaient pro-
tégés de tous côtés. Mais d'autre part, l'Université était invitée à
n'user de ses privilèges qu'en faveur des vrais étudiants, qui désor-
mais ne pourront plus porter des armes.
Un modus vivendi tolerable s'établit entre les écoliers et les
habitants; les bourgeois de leur côté seront protégés contre les faux
étudiants « perturbateurs de la paix et des études ^^ ».
Le privilège de suspendre les cours causait cependant tant de
difficultés et de désordres que le pape Alexandre IV résolut de le
restreindre en 1225, l'Université en abusant dans la querelle des
Mendiants ^^.
39 Chart. Univ. Paris., I, p. 125, n° 69 [1229].
40 Ibid., I, p. 140, n° 79.
41 Ibid., I, p. 140, n" 82: « Privilegium clare memorie Philippe regis avi tui
eis innoves et observes et facias ab iis observari. »
42 Ibid., I, p. 136, n° 79 [ 1231 ] ; voir T.-D. Irsay, Histoire des Universités,
Paris 1933, I. p. 73-74.
43 Ibid., 1, p. 279, n" 247. On ne pouvait suspendre les cours qu'en cas du
consentement des deux tiers des professeurs dans chaque faculté.
LA PROTECTION DES ETUDIANTS ... 59
Le sentiment de protection à l'égard des étudiants restait tou-
jours efficace. En 1267 trois étudiants ayant été blessés, l'Université
suspendit immédiatement non seulement ses cours, mais aussi ses
sermons **.
Un prédicateur, très attaché à l'Université, Gérard de Reims,
chantre de Paris, dans un sermon prononcé le 1" mai, se plaignait
d'une nouvelle interruption des cours en 1273. Il s'écriait à la fin
de son sermon:
Prions pour les écoles de Paris; car c'est un préjudice irréparable
et sans égal qu'amène un seul jour de leçons perdues. Nos écoles sont
la source vive d'où se répandent sur l'Eglise entière les hommes sages et
les prélats ^5.
L'essentiel du privilège de Philippe Auguste confirmé par tant
de rois, résidait dans le privilège du for, privilegium fori, dont ne
jouissaient jusqu'au début du XII^ siècle que les membres de l'Eglise.
Les étudiants recevront bientôt un autre privilège, le droit du non
trahi extra, qui les exemptait d'être cités devant un tribunal ecclé-
siastique au delà d'une certaine distance de Paris. Le privilège fut
accordé en 1245 par Innocent IV, afin qu'ils puissent consacrer plus
de temps à leurs études ^^.
* * *
Les étudiants étrangers étaient particulièrement chers non seule-
ment à l'Université de Paris, mais aux rois de France. Bien que
Jacques de Vitry se laissât aller à appeler les Anglais ivrognes et
couards, les Teutons furieux, les Normands vains et superbes, les Poite-
vins traîtres, les Bretons étourdis et vagabonds, sans parler qu'on leur
reproche souvent le meurtre d'Arthur, les Lombards avares, fourbes
et lâches, les Romains querelleurs et mordant les mains, manus
rodentes, les Siciliens cruels et tyranniques et les Brabançons incen-
diaires, bandits, voleurs, les Flamands prodigues, adonnés aux festins ^^,
tout cela n'empêchait pas Philippe le Bel d'accorder à ces derniers
44 G. CoMPAYRÉ, Abelard, New- York, 1893, p. 89, sans indication de la source
de cette cessation.
46 Paris, B. N. Ms. lat. 16481 n° 134; voir Lecoy de la Marche, o.c, p. 85, 451.
46 Chart. Univ. Paris.y I, p. 181, n° 142: « Ut eo liberius vacare litterarum. studio
valeatis [ . . . 1 vobis presentium indulgemus ut extra civitatem Parisiensem super
questionibus intra cam exortis trahi per litteras apostolicas non possitis. »
47 P, FÉRET, La Faculté 4e Théologie de Paris et ses Docteurs les plus célèbres
au Moyen Age, Paris 1894-97, I, p. 247.
50 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
en particulier, et à leurs serviteurs, une protection toute spéciale,
nonobstant la guerre qu'il faisait contre le comte de Flandre ^^.
Comme il était d'usage, le prévôt de Paris devenait le conser-
vateur de ce privilège royal. Le caractère international en a été souli-
gné par le fait que les étudiants étrangers étaient soustraits au droit
d'aubaine. Leurs bagages et provisions personnels étaient exemptés
des droits de péage et de traite ^^.
Les suppôts de l'Université étaient exempts des droits d'aides pour
les fruits provenant de leurs propres bénéfices, ils pouvaient les con-
sommer librement, même les vendre dans leurs domiciles, mais il
leur était défendu de faire commerce dans une taverne. Cette exemp-
tion offrait un grand avantage dans le cas de l'achat du vin, puisque
les étudiants ne payaient aucun impôt.
Cette exemption favorisait la pratique des fraudes parmi les
étudiants, qui abusaient de ce privilège, compromettant ainsi la
bonne renommée de l'Université ^^.
M. Dupont-Ferrier nous raconte un cas typique, une des mul-
tiples fraudes qui ont été commises au nom de ce privilège. Il y
avait à Paris un « grant, riches homs . . . marchant publique », père
d'un écolier qui était probablement de la faculté des arts; celui-ci
était très jeune, âgé seulement de treize ans. Le père, marchand
de vin, se hâta d'émanciper son fils-escolier, pour lui faire une dona-
tion de plusieurs quartiers de vin, parce qu'il savait qu'il pouvait
le vendre sans impôt, en franchise.
Interrogé à la cour des aides, parce qu'en
[ . . . ] ceste année, y creus V tonneaux de vin, qui ci fist venden-
gier au nom dudit filz et le vin apporta en l'ostel dudit père, pou ce
qu'il [ l'écolier, son fils ] n'a point d'ostel.
Le père se défendit, alléguant son ignorance de la procédure et
accusant son procureur ^^.
4^ Chart. Univ. Paris., II, p. 75, n° 601: « Illis tamen qui scolasticis disciplinis
insistant, — ne pretextu rebellionis Guidonis quondam Flandrie comitis, vel aliorum
nobis adversantium quorumcumque magistros et scolares Parisius et Aurelianis stu-
dentes seu famulantes eisdem undecunque traxerint originem, molestari contingat,
ipsos in Parisiensi et Aurelianensi studiis sub nostra volumus protectione manere. »
49 Fr. Olivier-Martin, o.c, 39.
50 Ibid., 40-41.
51 Dupont-Ferrière, Etudes sur les Institutions financières de la France à la
fin du Moyen Age, Paris 1933, II, 173, note 69. — Le procès s'est déroulé en
1398-1399.
LA PROTECTION DES ÉTUDIANTS ... 61
Il est curieux de noter que c'est au milieu de vignobles que l'Uni-
versité de Paris s'est développée; la corporation des crieurs de vin
remonte bien avant le XII* siècle; le roi avait ses vignes, le Clos-le-
Roi sur la partie méridionale de la montagne Sainte-Geneviève *"*-.
Guilbert de Metz nous apprend qu'il se vendait chaque jour à
Paris « sept cens tonneaux de vin, dont le Roy avait son quatriesme ».
Il a soin de faire remarquer dans sa Description de Paris vers 1320
que les étudiants ne payaient aucune redevance pour la consom-
mation du vin ^^. Innocent IV, en 1246, avait déclaré que les étudiants
allant et retournant à Paris sont exempts de « péage ^*». Ils étaient
francs de tailles, aides et subsides quelconques, et Philippe le Bel
les déclara exempts des charges personnelles ^^ :
Nous croyons qu'il est dû de grands égards aux travaux, aux veilles,
à la disette de toutes choses, aux peines et aux périls qu'endurent les étu-
diants en vue d'acquérir la perle précieuse de la science.
Cent ans après, en 1341, Philippe VI confirma les étudiants et
les maîtres, qui In Parisiensi studio acquirunt Litterarum et dogma-
turn margaritam, dans leur privilège de l'exemption de la taille ^^.
Le grand nombre d'étudiants qui fourmillaient autour de la rue
Saint-Jacques et de la rue de Garlande, posait un grave problème
au point de vue logement. Déjà au XII** siècle les étudiants se heur-
taient à des difficultés pour trouver un logis. Le cas de Jean de
Salisbury, qui dut payer 12 livres d'avance pour son loyer, est très
caractéristique ^^. Les écoliers habitaient ensemble dans les hospices
52 M. POËTE, o.c, I, p. 243.
53 Franklin, o.c, p. 40.
54 Chart. Univ. Paris., I, p. 194, n° 164: « Cupientes igitur clericos se
ad Parisiense studium tranferentes ac recedentes ab ea débita libertate gaudere
55 Ibid., II, p. 65, n° 589.
56 Ibid., II, 507, n'' 1044.
57 Ibid., I, p. 19, n° 19: « Veniens ergo Parisius juxta instructionem vestram
pro tempore, ut videtur, commodum conduxi hospitium, et antequam illud ingrederer,
duodecim fere libras expendi. Neque enim introitum potui obtinere, nisi in annum
tot pretio prerogato. »
52 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
qu'on appelait quelquefois « gîte ^^ ». Nous avons des documents
indiquant que les maîtres du XII^ siècle donnaient leurs cours dans
les hospices; ces endroits étaient le lieu de vives discussions, comme
Robert Krikeladensis, étudiant anglais nous le relate ^^. Nous avons
vu qu'au moment des bagarres de 1200, les bourgeois envahirent les
hospices des étudiants allemands ^^, qui, par conséquent, devaient
vivre ensemble, comme les Anglais ^^.
Les écoliers louaient des maisons de bourgeois, auxquelles on
donnait le nom d'hospice ou d'hôtel. Etienne Langton dans un de
ses sermons mentionne ces hospices le long de la rue Saint-Jacques,
qui alléchaient les étudiants naïfs avec des enseignes superbes, offrant
des lits très confortables, mais où une fois entré, on ne trouvait que
de la paille ^^.
Les plaintes provenant des prix exorbitants des hospices, furent
entendues. En 1215, le cardinal Robert de Courçon, se rendant compte
de la malheureuse situation des écoliers, et « au conseil des hommes
de bonne volonté, voulant la tranquillité des étudiants », introduisit
la taxation des loyers ^^. Les statuts de 1215 sont le plus ancien
document mentionnant le logement des écoliers. Par cette mesure,
le cardinal fournit les moyens d'améliorer des conditions très dures
et de prévenir l'avidité des bourgeois.
Pouvoir est donné aux maîtres et écoliers de contracter aussi bien
entre eux qu'avec des personnes étrangères, des pactes ou obligations
[ . . . ] en ce qui concerne la taxe de la valeur des loyers ^^.
L'acte du cardinal a été renforcé par la bulle du pape Grégoire IX,
qui dans son Parens Scientiarum fit appel à l'autorité royale, la
58 Du Cange, GIoss., III, 706. — Giraldus Cambrensis a donné ses cours dans
un hospice: « Lectiones tamen duas in hospitio suo sociis de decretis Gratiani unam in
distincionibus et alteram in causis, ad instantiam ipsorum quotidie legi » {De Rebus a Se
Gestis, Ed. Brewer, London 1861, I. p. 48).
5^ R. W. Hunt, English Learning in the Late Twelfth Century, dans Transact.
Royal Hist. Society, 4th Ser., 19 [1936], p. 32 et 37.
60 Chronica Magistri Rogerii, Ed. W. Stubbs, IV., p. 120 : « Thomas praepositus
Parisius, cum plebe civitatis armata armatis fecit insultum in hospitium clericorum
Teutonicorum. »
61 NiGELLUS Wireker: «Parisius subeunt, hospitiumque petunt » (Bibl. Brit.
Lit. II,. 354-55).
62 (( Sic hospites in via beati Jacobi ostendunt lectas pulcherrimas, set com
dormituni vadunt peregrini nihil reperiunt nisi palem » (Ms. Magdalen College 168
fol. 60 cité par Fr. Powicke, Stephen Langton, Oxford 1928, p. 44).
63 Chart. Univ. Paris., I, p. 78-79, n° 20 [août 12151.
64 Ibid., I, p. 79, n° 20. Pro taxandis pretiis hospitiorum, voir Ch. Jourdain,
Excursions historiques, Paris 1888, p. 251-252.
LA PROTECTION DES ÉTUDIANTS ... 63
priant d'accorder à l'Université le droit d'établir la taxe sur la valeur
des loyers. C'est-à-dire que deux maîtres et deux bourgeois ensem-
ble taxaient les maisons, établissant le prix des loyers et des hospices ^^.
Mais dans l'intérêt de la vraie protection des écoliers il fallait
surmonter une autre difficulté: la rivalité des étudiants qui se dispu-
taient entre eux pour avoir un bon logement et étaient prêts à
offrir un loyer plus élevé. C'est pourquoi, l'évêque de Prénest,
d'accord avec le chancelier de Paris, défendit de louer un hospice
déjà occupé par un étudiant ^^.
L'Université, de communi sensu, trouva — en 1244 — bien vite
le remède. Si le propriétaire refusait de céder sa maison ou son
habitation au prix fixé, supposant que l'étudiant qui voulait louer
la maison lui offrait toute sécurité nécessaire, l'Université interdisait
la maison pour cinq ans. Et si un écolier ou un maître se hasar-
dait à louer une telle maison, il était considéré comme déchu de ses
privilèges universitaires. Ce n'était pas autre chose que le boycottage
des maisons, sanctionné par la perte des droits d'écolier ^^.
Le pape Innocent IV, en 1245, approuva la décision de l'Uni-
versité en étendant la taxation sur les maisons des religieux, Cha-
noines Prémontrés, Templiers, Hospitaliers et Cisterciens ^^. Le pape
autorisa même la cessation des cours si les seigneurs temporels refu-
saient la taxation ^^.
Nous possédons les noms des délégués de l'Université et des bour-
geois de Paris qui furent chargés de déterminer le prix des loyers
pour une année. En 1286 deux maîtres en théologie, frère Gilles,
peut-on penser à Gilles de Rome ? et Jacques Dalos, quatre maîtres
^5 Ibvd., I, p. 140, n° 82. « Hospitiorum quoque taxationem per duos magistros
et duos burgenses ad hoc de consensu magistrorum electos juramento prestito fideliter
faciendam, sive si burgenses non curaverint interesse per duos magistros, sicut fieri
consuevit, eis sine difficultate concédas cum alias nimis hospicia conducere coge-
retur » {Parens Scientiarum, 14 avril, 1231).
6^ Ibid., I, p. 587, n° 50: «Quia non omnes qui Parisius ad studendum veniunt
moribusque scienciam afferunt, se exercent; immo unus ad alterius aspirans hospicium,
ipsum sibi reddit interdum pretii carioris. »
^"^ Ibid., I, p. 178, n° 136: « Item si hospes non voluerit hospitium suum dare ad
pretium taxatum, et scolaris obtulerit se daturum pretium taxatum et securitatem
obtulerit super hoc facere competentem eadem domus interdicetur per V. annos. Ille
vel illi scolares, qui domum interdictam receperunt vel moram ibi fecerint [ . . . ]
beneficiis scolarum et Universitatis priventur. »
68 Ibid., I, p. 179, n° 138.
69 Olivier-Martin, o.c, 10.
64 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
ès-arts et deux bourgeois taxèrent 29 maisons. Les « taxateurs »
donnaient une description de la maison et le prix de loyer pour
une année.
Les écoles de Thomas Flamang, ayant trois portes, avec colonnes:
11 sous. — la maison de dame Agathe, la maréchale, rue Saint-Jacques,
à la longue entrée: 10 livres "^.
Comme on peut voir il y avait une grande différence entre le
loyer du pauvre Flamand à 11 sous pour une année — la maison
devait être en bien mauvaise condition — et celle de madame Agathe
qui a été taxée à 10 livres.
La taxation fonctionna normalement pendant le XIIF siècle,
mais tomba en désuétude dans les siècles suivants, la création de
nombreux collèges rendant cette mesure moins nécessaire.
Dans une étude si restreinte sur la protection des étudiants il
n'y a guère de place pour parler de la création des collèges, ces lieux
d'asile si importants où les pauvres étudiants trouvaient refuge, vivre
et protection. On a appelé les premiers collèges: maisons des étu-
diants pauvres^^. Le Collège Saint-Honoré, en 1209, était une maison
simple et modeste avec treize lits pour accomoder des étudiants pau-
vres; le Collège de Saint-Thomas du Louvre n'étaient qu'une maison
de pauvres écoliers ^^. Et que dire de la Sorbonne, fondée par
Robert de Sorbon, chapelain de saint Louis, pour les pauvres maîtres
étudiants à la faculté de théologie ^^, chacun ayant son couvert
d'argent dû à la libéralité de Robert de Sorbon.
Après la question du logement, celle des livres pour les étudiants
occupe particulièrement l'Université. Les libraires avaient tout inté-
rêt à devenir suppôts de l'Université et comme tels, ils étaient soumis
à la juridiction de celle-ci; par conséquent l'Université pouvait con-
"^^ Jourdain, o.c, p. 255^ 258.
'^^ Chart. Univ. Paris., I, p. 68-69, n° 9: «[...] que lectis tredecim ad opus
pauperum scolaribus muniretur. »
72 Ibid., I, p. 69, n° 10.
■'^ A. Franklin, La Sorbonne, Paris 1875, p. 16-17: « Congregationi pauperum
magistrorum seu ipsis pauperibus magistris Parisius in theologica facultate studenîibus. »
LA PROTECTION DES ÉTUDIANTS ... 65
trôler le commerce des livres dans l'intérêt des étudiants pauvres
de Paris. Les Statuts de 1275 avaient réglé l'exercice de ce com-
merce ^*.
Si un volume avait trouvé un acheteur, l'argent devait être versé
au propriétaire. Le marchand ne pouvait acheter des livres pour son
compte qu'après les avoir gardés un mois à la disposition des maîtres
et des écoliers. Mesure extrêmement efficace pour protéger le pouvoir
d'achat des écoliers. Les libraires et les « stationnaires » devaient prê-
ter le serment ainsi conçu:
Vous jurez que vous ne les supprimerez ni les cacherez, mais que vous
les exposerez en temps et en lieu opportuns pour les vendre ^5.
Ils devaient jurer en outre qu'ils ne tenteraient pas de duper ou
de frauder leur clientèle, mais qu'ils recevraient, garderaient, expo-
seraient les livres pour la vente ^^.
Il est curieux de noter que l'Université, dans l'intérêt des écoliers,
ne voyait pas d'inconvénient à ce que les libraires et les enlumineurs
fassent commerce de vins aussi bien que de livres. Elle pouvait
ainsi mieux veiller sur ses suppôts s'ils fréquentaient un établis-
sement dont le propriétaire dépendait de l'Université. Nous rencon-
trons une Thomassa enlumineuse et tavernière, Jean l'Abbé, ta ver-
nier et bedeau de l'Université ^^.
L'Université contrôlait la correction des livres, notamment des
Exemplaria; elle obligeait les libraires d'employer
[ . . . ] tous leurs soins et tous les efforts, avec la plus sérieuse
attention, à ne posséder que des exemplaria en bon état et correct '^^.
Elle voulait mettre dans la main des étudiants le texte le plus par-
fait possible qu'elle vérifiait pour le bien des études. L'Université
vigilante ne perdit pas de vue, même dans les siècles suivants, les
''^ Chart. Univ. Paris., I, p. 532 et suiv., 462.
75 Ibid., II, p. 97, n° 628 (Serment du 24 août, 1302): «Item jurabitis quod
ratione libri vel librorum a venditore magistro vel scolare nichil exigetis » (traduc-
tion par Franklin, La Vie privée d'Autrefois, t. X Ecoles et Collèges, p. 97-98).
"^^ Ibid.: « Item jurabitis quod non attemptabitis aliquid doli vel fraudis circa
officium vestrum unde possit studio vel studentibus irrogari aliquod detrimentum. »
'^'' Franklin, o.c. p. 92-93.
■^s J. Destrez, La Pecia dans les Manuscripts universitaires du XIIP et du XIV*
siècle, Paris 1935, p. 25-26.
66 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
libraires, et dès qu'elle s'apercevait qu'ils avaient recherché leur pro-
fit plus que l'intérêt des étudiants, elle les accusait sans retard.
* * »
Les étudiants et leurs maîtres étaient autorisés par les bulles
papales à conserver leurs bénéfices durant leurs études et séjour à
Paris. Ceux qui fréquentaient les centres universitaires, étaient favo-
risés dans l'attribution des bénéfices, et par un Rotulus spécial, l'Uni-
versité recommandait les suppôts les plus méritants ^^.
Les clercs étudiants destinés à étudier à Paris étaient exempts de
la résidence et autorisés à abandonner leurs charges afin de pour-
suivre des études, pourvu que leur séjour ne dépassât pas cinq ans.
Ce privilège a été accordé par le IV^ concile de Latran en 1215.
Néanmoins il était défendu de posséder plusieurs bénéfices, sauf dans
le cas où il s'agissait d'une personne éminente et excellente dans les
études universitaires ^^. L'Eglise s'efforçait d'empêcher la pluralité
des bénéfices. Les chanceliers de l'Université et les maîtres pré-
dicateurs luttaient contre ces abus et blâmaient ceux qui abandon-
naient leurs paroisses et la charge des âmes pour venir à Paris.
Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, dans son traité De Collations
et Singularitate Beneficiorum, écrit avant 1228 ^^^ s'est opposé ouver-
tement à la pluralité des prébendes. Les prédicateurs ne cessent de
flageller ceux qui possèdent plusieurs bénéfices et les étudiants qui
ne cherchent que la faveur des grands de ce monde pour recevoir
des biens temporels: « Beaucoup aujourd'hui suivent le Seigneur pour
acquérir des bénéfices, puis les ayant eus, ils abandonnent le Sei-
gneur ^^. » Eudes de Chateauroux, chancelier de Paris, réprouve ceux
qui, venus à Paris, font administrer leurs églises par des vicaires ^^.
Mais, à part des éléments turbulents, il y avait beaucoup de
braves étudiants qui méritaient des bénéfices comme le protégé de
79 Olivier-Martin, o.c, 36; Chart. Univ. Paris., I, p. 591, n° 507 (10 oct.
1281, Martin IV).
80 Mansi, Concilia, XXII, p. 1018: «Circa sublimes tamen et litteras personas
quae majoribus sunt beneficiis honorandae, cum ratione postulaverit per Sedem aposto-
licam poterit dispensari. »
81 P. Glorieux, Répertoire des Maîtres en Théologie de Paris, II, p. 318, n° 141.
82 M. M. Davy, Sermons . . . , p. 91; texte: p. 411.
83 Paris, B. N., N. acqu. lat. 338 fol. 106. Voir Hauréau, Notices et Extraits,
t. VI, p. 209. « Clericis commorantibus Parisius, qui nec addiscunt nec in ecclesiis
Deo serviunt, potest dici, « Quid hic, id est Parisius, maxime statis tota die otiosi ? »
LA PROTECTION DES ETUDIANTS ... 67
saint Louis, qui reçut une prébende parce qu'il était « lui coustumier
de se lever la nuit pour étudier ^^ ».
L'Université fut autorisée assez tôt par Clément IV à envoyer
une liste des étudiants et maîtres qualifiés dignes de bénéfices. Le
pape ensuite accorda des prébendes aux suppôts méritants dont le
nom figurait sur les Rotuli Nomlnandorum ^^, Tous ces bénéfices
étaient destinés à faciliter la vie des étudiants et leur séjour à Paris.
Mais les maîtres de l'Université, soucieux du salut de leurs écoliers,
ne voyaient pas sans inquiétude cet afflux vers Paris de clercs qui
abandonnaient leurs églises.
Le Christ fut studieux, mais il n'a pas voulu sacrifier son épouse,
c'est-à-dire l'Eglise, pour ses études, donnant en cela une leçon à ceux
qui ont charge d'âmes, montrant qu'ils ne doivent point délaisser l'Eglise
à cause de leurs études [ . . . ] le Christ ne fut maître que trois ans
et demi; par là sont blâmés ceux qui passent leur vie à l'Université
sans produire aucun fruit ^^.
Les maîtres compatissaient avec les étudiants pauvres; avec une
libéralité fraternelle ils écrivaient des traités à l'usage de ceux qui
ne pouvaient pas fréquenter les leçons ^^.
* * *
Mais la vraie protection des étudiants, plus importante que le
privilège de juridiction, du droit de non trahi extra, consistait dans
la protection morale. Détourner les étudiants de l'oisiveté et les
conduire aux sermons universitaires, lutter contre la vaine gloire et
contre ceux « qui n'étudient que pour savoir », c'est-à-dire pour satis-
faire une vaine curiosité ^^, voilà la vocation primordiale des pré-
dicateurs universitaires.
Il serait long d'énumérer toutes les mesures prises par l'Uni ver-
bité de Paris pour sauver l'âme des étudiants. D'excellentes études
sur la prédication universitaire nous renseignent sur ces détails.
84 M. M. Davy, La situation juridique . . . , p. 307.
85 M. Toulouse, La Nation Anglaise-Allemande <de VUnîversité de Paris, Paris
1939, p. 66.
86 Jean de Saint-Gilles, Paris, B. N., N. Acqu. lat. 338 fol. 98 vo, Davy, Sermons
. . . , p. 289-292.
87 Paris, Mazarine, Ms. 1007, Explicit: «Pro utilitate Minorum et pauperum
clericorum qui scolas theologiae frequentare non valent. » Lecoy de la Marche,
La Chaire française . . . , p. 462.
88 Hauréau, Mélanges Havet, p. 302; Notices et Extraits, III, p. 166: « f ... 1
non discunt ut aedificentur, quod esset prudens humilitas, vel ut aedificent, quod esset
fraterna caritas. »
68 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Les serinons étaient parsemés d'exemples édifiants et quelque-
fois amusants qui contiennent des histoires savoureuses sur la vie uni-
versitaire à Paris ^^. Je me restreins à n'en citer qu'une, celle de l'étu-
diant et de ses deux amies, d'après Etienne de Bourbon:
Un écolier s'était épris de la beauté d'une petite demoiselle avec
qui il dépensa tout ce qui lui avait été envoyé de son pays. Il ne
put sauver qu'une chappe. Les études finies quand le moment s'ap-
procha de rentrer à la maison paternelle, la belle et douce demoiselle
l'accompagna un bout de chemin avec une autre mignonne de Paris.
Au moment de faire les adieux, elle éclata en sanglots. À peine
l'écolier disparu dans la poussière de la route, ladite fille se mit à
rire de bon cœur et à plaisanter avec sa compagne. Celle-ci, très
étonnée, l'interrogea:
— « Comment, s'écria-t-elle, à l'instant même tu pleurais, et main-
tenant tu ris joyeusement ?
— Je ne pleurais pas de le voir partir, mais je regrettais qu'il
emportât une belle chappe dont nous n'avons pu nous accaparer ^^. »
L'Université de Paris avait un souci maternel pour ses suppôts,
même après leur mort. Elle déplorait le trépas de ses sujets comme
une mère pleure la mort de son enfant. Le cardinal Robert de Courçon,
ancien écolier de Paris, avait ordonné, en 1215, qu'à la mort d'un
écolier la moitié des professeurs de la faculté a laquelle le défunt
appartenait devaient être présents à l'enterrement et suivre le convoi.
Doué d'un sens pratique, le cardinal n'oublia pas d'ajouter que les
professeurs devaient attendre la fin des cérémonies et qu'ils ne pour-
raient s'en aller avant ^^.
Tous ces privilèges n'avaient qu'un seul but, faciliter la tâche
de l'écolier à se bien préparer à un dernier examen qui aura lieu
devant le Grand Chancelier après sa mort. Robert de Sorbon, le
8^ Avant tout: Lecoy de la Marche, La Chaire française; M. M. Davy, Les
Sermons Universitaires Parisiens . . . , et l'article de Ch. Haskins, The University of
Paris in the sermons of the Thirteenth century, dans Studies in Mediœval Culture,
Oxford 1929, p. 36-71.
^^ Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés de recueil inédit d'Etienne
de Bourbon, publié par A. Lecoy de la Marche, Paris, 1877, p. 406, n° 472.
91 Chart. Univ. Paris, I, p. 79, n" 20; voir E. Lavisse, Histoire de France, III;
A. Luchaire, Louis VII — Philippe Auguste — Louis VIII, Paris, [ s.d. 1, p. 340.
LA PROTECTION DES ETUDIANTS ... 69
modeste fondateur du Collège de la Sorbonne, nous a laissé une
saisissante comparaison entre l'examen parisien de l'étudiant et le
jugement dernier, dans son œuvre De Conscientia:
Celui qui veut entrer au Paradis ressemble à l'écolier de Paris,
au bachelier plein d'angoisse qui aimerait passer son « examin »
devant le chancelier de l'Université pour obtenir une licence d'ensei-
gner. Pour jouir du privilège des écoliers, il faut suivre régulière-
ment des cours, autrement son maître ne sera pas obligé de le sauver
de là prison du Châtelet. Mais comment pourrait-on sauver les gens
de la prison infernale, qui sera plus pénible que celle du Châtelet,
s'ils négligent les pratiques de la religion ?
Le cardinal Robert de Courçon, auteur des premiers Statuts, Robert
de Sorbon, les maîtres des quatre facultés, faisaient tout pour pré-
parer, à l'aide des privilèges, les écoliers confiés à leurs soins à paraî-
tre un jour au dernier « examin », comme disait le fondateur de la
Sorbonne dans son ouvrage De la Conscience, devant le « Grand Chan-
celier » qui est Dieu ^^.
The Mediaeval Institute
University of Notre Dame,
Indiana, U.S.A.
A.-L. Gabriel, O. Praem.
^2 Dorothy L. Mackay (Quynn), « Le système d' examin du XI 1 1" siècle d'après
le De Conscientia de Robert de Sorbon » dans les Mélanges Ferdinand Lot, Paris 1925,
p. 491-500.
U équipement du laic
en face
des philosophies nouvelles
Pour prévenir toute méprise, je crois devoir bien préciser immé-
diatement que ma conférence * ne concerne pas rexistentialisme, mais
les réactions nécessaires chez les laïcs contre diverses philosophies
nouvelles, parmi lesquelles se trouve l'existentialisme. Celui-ci n'est
donc pas le fond de cet entretien, mais un de ses aspects. Mais
puisque j'y suis provoqué, j'en dirai un mot, et immédiatement,
d'autant que cela m'amène à mon sujet principal, saint Augustin.
Appelé en Amérique pour parler de la philosophie de saint Augus-
tin, j'ai cru pouvoir tirer de ce thème quelques réflexions générales
sur certaines philosophies actuelles et la manière pour un chrétien de
les utiliser sans danger et même avec profit.
Naturellement, l'existentialisme, qui est aujourd'hui si en vogue,
s'est présenté à moi, d'autant que saint Augustin a pu être comme
un précurseur, très lointain, mais très réel, du mouvement.
On devine, d'après cela, qu'il y a plusieurs sortes d'existentialismes
et qu'il faut faire un choix. Je ne parlerai que pour mémoire de
celui de M. J.-P. Sartre qui n'est d'ailleurs qu'une refonte française
de celui du philosophe allemand Heidegger, professeur athée de
Fribourg-en-Brisgau. Malgré son prestigieux talent de lettré, de psy-
chologue et d'artiste, M. Sartre ne s'impose pas comme philosophe.
Sa grande thèse VEtre et le Néant, a certes une allure métaphysique,
mais plus apparente que réelle. Elle semble reposer sur une concep-
tion dé l'être, matérielle au point de nier totalement l'esprit et de
ramener toute l'activité de l'homme à un néant. Une grande part
* Conférence prononcée à la Société thomiste de l'Université d'Ottawa sous les
auspices de l'ACFAS.
LES LAÏCS ET LES PHILOSOPHIES NOUVELLES 71
de son succès vient des analyses liciencieuses dont ses pages sont rem-
plies et qui justifient largement les condamnations dont il a été frappé.
Le fond même de son œuvre n'est pas tant d'ordre métaphysique que
d'ordre moral et se ramène à un cri de révolte contre toutes les valeurs
que les plus grands esprits depuis plus de vingt siècles ont posées à
la base de la vie humaine. Pour lui, l'humanité va non pas à la vie,
mais à la mort, au néant. Il n'y a devant l'hoimme que le néant.
Hors de là tout est chimère, vaine idole, tout, même Dieu, surtout
Dieu ! Il n'y a à admettre Dieu que les lâches. Les vrais grands
hommes, les seuls dignes de ce nom, sont ceux qui savent dire non
à Dieu et lever l'étendard de la révolte. Voilà la seule liberté qui
compte aux yeux de M. Sartre, celle dont tout l'ouvrage fait l'apolo-
gie et prétend établir l'empire. Voilà le fond de la thèse. On pour-
rait la négliger. J'en retiendrai cependant l'affirmation qui éclate
jusque dans sa révolte, du problème de la destinée qui se pose, devant
cette âme, avec une étonnante acuité, et voilà le fond de l'existentialisme,
l'aspect par oii il rejoint les grandes philosophies.
En exposant ce problème, l'existentialisme moderne a réalisé un
grand progrès sur les philosophies à la mode il y a cinquante ans.
Le positivisme négligeait ce qu'il y a de plus important dans le réel,
l'âme vivante, et l'idéalisme dans ses rêves la dépassait, réduisant tout
à la pensée. Sous l'action de la souffrance physique et morale, à
l'occasion des guerres et des calamités présentes, de vrais penseurs ont
retrouvé l'objet par excellence de la spéculation, Vâme humaine,
l'esprit humain, l'esprit vivant, perçu dans sa vie même, dans son
existence concrète. Certains l'ont saisi en y cherchant, comme Sartre,
une occasion de bafîouer toutes les valeurs spirituelles. Laissons-les à
leur œuvre de néant. D'autres, au contraire, y cherchent un moyen
de les approfondir et ce sont eux évidemment que j'ai en vue, d'abord,
quand je propose au laïc chrétien quelque guide moderne de son
action parmi les philosophes.
1. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'arracher le catholique au
catéchisme, ni dans son enfance, ni dans sa jeunesse, ni dans son âge
mûr, car les richesses de celui-ci sont inépuisables. Mais à mesure que
l'homme grandit, il a besoin d'envisager ces richesses à tous les points
de vue, et il en est un de ces points de vue qu'on oublie parfois, à
72 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
tort, me semble-t-il. En dehors de la religion proprement dite, on
pense aux œuvres sociales et rien n'est plus urgent. Mais on néglige
trop la culture philosophique, qui n'est pas moins nécessaire, du
moins pour une élite.
Le recours à la philosophie que nous constatons sur un plan
parallèle, même purement économique, nous y oblige. Les théories
de Marx ont contribué au succès du communisme autant que les haran-
gues des tribuns. Le mot d'humanité, sous son allure abstraite, a peut-
être plus fait que bien des meetings pour la répandre. Et pour le
dire en passant, ce mot « d'humanité », qui est chrétien historique-
ment et doctrinalement, nous l'avons laissé tourner contre nous par
des meneurs antichrétiens, faute de vrais penseurs chrétiens pour en
saisir et en montrer la force et les exigences. Il faut au chrétien dans
le monde une philosophie de l'action directement adaptée aux exi-
gences de la vie.
2. Dans ce choix de nos guides immédiats, dans le jugement à
porter sur eux, nous avons besoin de maîtres de portée supérieure,
universelle, qui sans tout dire peut-être, fournissent au moins sur l'essen-
tiel, des directives sûres et fermes. J'en citerai deux qui s'imposent
à nous de toute la hauteur de leur génie: saint Augustin et saint
Thomas.
Celui-ci, venu plus tard, a donné à la culture philosophique une
allure scientifique rigoureuse qui en fait le guide suprême et infail-
lible en tout domaine.
Celui-là, équipé à la légère, mais profond et pénétrant, est parti-
culièrement adapté à l'action, par l'attention spéciale qu'il porte aux
plus hauts problèmes de la vie et des rapports de l'âme avec Dieu.
L — SAINT AUGUSTIN PHILOSOPHE.
Ne pouvant tout dire, je voudrais particulièrement m'attacher à
saint Augustin, en qui je me plais à contempler un modèle eminent
du laïc philosophe, car les années qui précédèrent son sacerdoce, depuis
sa conversion, furent presque exclusivement consacrées à des œuvres
philosophiques immortelles connues sous le nom de Dialogues, et il
y en a une dizaine. Ce n'est donc pas au hasard qu'on vous propose
un tel maître.
LES LAÏCS ET LES PHILOSOPHIES NOUVELLES 73
On lui a reproché d'être alors tellement philosophe qu'il n'était
pas chrétien et cette accusation est tombée d'elle-même.
Plus souvent on dit qu'il était tellement chrétien qu'il n'était
pas philosophe, et ce point de vue trouve encore des partisans, mais
il est démenti par les faits.
La vérité est qu'Augustin, revenu à la foi, a cherché à avoir une
connaissance solide et profonde non, seulement de sa foi, mais des fon-
dements rationnels de cette foi. Voilà sa philosophie. Il est un chré-
tien qui cultive avec soin sa raison et il trouve dans cette culture une
puissance admirable pour s'élever à Dieu et y ramener les autres. Il
est, en un mot, un vrai philosophe, au sens courant du terme.
Même pour être ordonnée à l'action une philosophie implique
une vraie culture. Je ne parle pas ici d'une spécialisation qui isole
totalement celui qui s'y livre par la technicité qu'elle exige; ni d'une
vulgarisation qui la rabaisse à trop de simplicité. Une collection de
truismes ou de grosses vérités populaires ne sera jamais en état de
s'imposer au respect de personne, bien qu'il soit toujours dangereux
d'en offenser les maximes. Le bon sens est à la base de tout, mais
il faut l'enrichir, le dépasser et c'est tout le propre de la vraie philo-
sophie. Cette fidélité au bon sens écartera les vues capricieuses de
certains penseurs modernes en quête de popularité éphémère. C'est
dire que la philosophie véritable exige une vraie formation, la plus
difficile qui soit peut-être sur le plan humain, précisément parce qu'elle
est un couronnement de toute l'œuvre d'éducation. L'art le plus raf-
finé et la science la plus étendue ne trouveront leur achèvement que
dans une certaine philosophie. Par contre, celle-ci, quelque enrichis-
sement que puissent lui apporter la science et les arts, a son domaine
bien propre et peut se développer avec un minimum de ces branches
auxiliaires. La vraie philosophie, à l'état pur, est une discipline par-
faite de soi, la discipline reine, et l'on s'explique qu'un Platon ait
voulu confier aux philosophes le gouvernement des peuples.
Le christianisme n'a pas songé à arracher le sceptre à leurs mains
vénérables, bien qu'il ait ici distingué le surnaturel et le naturel, et
qu'il ait franchement réservé tout ce qui est du premier ordre à la
sagesse de la croix qui passe pour folie aux yeux des Grecs et des
Gentils, déclare saint Paul. N'allons-nous pas, en introduisant la philo-
74 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Sophie dans l'action catholique, nous heurter à l'Apôtre, et faire appel
à des moyens qu'il réprouve ? La question se posa, en effet, dans
la primitive Eglise, mais elle est résolue depuis longtemps, car dès le
IIP siècle, la philosophie grecque fut utilisée, avec éclat, par les plus
grands docteurs, et notamment au IV siècle par saint Augustin, qui
fit école en Occident. Au moyen âge, le grand siècle chrétien fut
éminemment le temps de la philosophie, et c'est jusque dans le sanc-
tuaire de la théologie qu'elle entra avec des docteurs du plus haut
mérite, saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure, pour ne nommer
que ceux-là. Je souhaiterais que ce recours à la philosophie se répan-
dît à nouveau parmi les chrétiens, comme au temps des Pères où
chacun devait être assez cultivé pour voir le point faible des théories
ambiantes, en une société encore pénétrée d'esprit païen. Un nouvel
effort en ce sens s'impose de nos jours. Précisons bien notre position.
Au moyen âge, la théologie était le vrai terrain de rencontre des
esprits cultivés. Aujourd'hui le champ d'action doctrinale s'est élargi.
Depuis la Renaissance, et de nos jours surtout, ce sont les principes
mêmes de la vie rationnelle qui sont discutés par les philosophies nou-
velles et par là sont ébranlés après les organisations sociales, les fon-
dements eux-mêmes de toute vie de l'esprit, jusque sur le plan de la
raison. Un sauvetage général s'impose et comme dans les cas extrêmes,
il ne suffit plus de techniciens pour y travailler; tous y sont appelés.
Et voilà l'un des domaines qui attendent l'action catholique contem-
poraine.
A ses bons ouvriers je dis sans hésiter: vous êtes chrétiens, vous
voulez aider le christianisme à remplir sa mission; rien n'est plus lou-
able ni plus urgent. Vous voulez y travailler par les organismes spé-
ciaux, notamment ceux qui déploient leur activité sur le plan social, ou
sur un terrain mixte, très proche du domaine social, et cela est excellent.
Mais si vous avez de la culture, si vous avez un peu de loisir, si vous
avez certaine habileté pour bien penser, parler ou écrire, n'oubliez
pas qu'il y a quelque chose de plus urgent peut-être, de plus essentiel
à notre époque: c'est une philosophie, élémentaire maisi puissante, que
j'appellerai une philosophie religieuse.
Entendons-nous bien d'abord sur ce mot qui pourrait être mal
compris.
LES LAÏCS ET LES PHILOSOPHIES NOUVELLES 75
La religion est essentiellement une foi et une piété, et la philoso-
phie n'est ni l'une ni l'autre. Il n'y a donc pas de philosophie
religieuse au sens strict. Il ne peut s'agir que d'un auxiliaire de la
foi et de la piété. Et de même qu'une philosophie peut se dresser,
au moins de fait sinon de droit, contre la foi et la piété — l'histoire,
hélas ! le prouve — une autre philosophie peut, au contraire, les sou-
tenir l'une et l'autre, du dehors sans doute, mais très efficacement.
Toutes les philosophies chrétiennes y ont apporté une certaine
contribution, mais aucune n'égale en valeur celles de saint Thomas et
de saint Augustin, qui se complètent d'ailleurs utilement et il est bon,
nécessaire de bien considérer le domaine propre de chacune.
Le thomisme, par l'attention qu'il consacre à la nature, est éminem-
ment adapté à une mission scientifique fondamentale. Mais sa per-
fection même qui le défend contre toute déformation, le rend aussi
plus difficilement assimilable et exige une initiation technique rigou-
reuse, que trop peu de laïcs sont en état de s'imposer. A ce point de
vue de l'adaptation aux exigences de la vie, la philosophie de saint
Augustin peut offrir de précieuses ressources. Les chrétiens laïcs cul-
tivés peuvent y trouver un instrument de choix d'autant mieux adapté
à cette mission, qu'elle a été, en fait, élaborée en majeure partie par
saint Augustin encore laïc et indépendamment de toute préoccupation
théologique directe. D'ailleurs, la théologie était encore dans les langes
à cette époque, et celui qui devait être son principal promoteur dans
l'antiquité, était alors loin d'y songer lui-même: c'est seulement après
le sacerdoce et surtout après l'épiscopat, qu'il a abordé cette activité
nouvelle, et en utilisant l'instrument philosophique qu'il avait forgé
pendant son laïcat.
Du fait de cette origine, la philosophie augustinienne a mis immé-
diatement l'accent sur les points vitaux de la pensée humaine et
chrétienne. Il a posé en ces matières des bases que les grandes syn-
thèses médiévales, notamment celle de saint Thomas, ont confirmées
et utilisées. Que certains éléments de la philosophie patristique aient
été retouchés ou abandonnés, on ne saurait s'en étonner: ils sont très
secondaires et fort peu nombreux. Le fond subsiste, et il constitue
dans sa simplicité, un ensemble solide et puissant.
76 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Au terme de ces remarques préliminaires et pour les confirmer
en quelque manière, je me plais à rappeler que de nos jours un grand
philosophe chrétien, qui a centré son effort sur l'action, s'est aussi
très instamment recommandé de saint Augustin, et il est indubitable
qu'une certaine parenté d'âme existe entre M. Blondel et son maître
lointain. Mais je tiens à ajouter aussitôt que les thèses propres au
philosophe d'Aix sont trop accusées, ses défiances à l'égard de l'intel-
lectualisme des grands scolastiques, trop tenaces pour qu'on puisse voir
en lui un vrai représentant de cet augustinisme que les grands
auteurs du moyen âge ont pu assimiler sans les défigurer, tant son
point de vue dépasse les horizons de chacun. J'admire la fière pensée
de M. Blondel, mais j'avoue que je lui préfère la noble et puissante
simplicité et de saint Thomas et de saint Augustin, qui restent les \Tais
maîtres de la science et de l'action chrétiennes poussées à quelque
profondeur. C'est de cette dernière que je dois spécialement vous
parler et je voudrais l'aborder immédiatement, par les sommets et
cependant avec quelques précisions.
IL — TRAITS ESSENTIELS DE CETTE PHILOSOPHIE.
1. Un trait domine tout dans la philosophie de saint Augustin:
c'est Dieu ! Dieu avant tout, et toujours Dieu, mais un Dieu très net-
tement conçu et présenté comme une nature spirituelle. Le fils de
Monique avait très longtemps nourri en son âme de grossières con-
ceptions touchant Dieu. Lui-même l'avoue en termes touchants. Mais
permettez-moi de vous le dire, ne vous en scandalisez pas trop: quel
est celui d'entre-nous qui peut se flatter de n'avoir jamais eu, et même
de n'avoir plus, quelque vue chimérique sur Dieu, une sorte d'idole,
qui se cache dans le fond de notre esprit ? Je crains même que les
plus subtils philosophes n'aient quelque mal à se débarrasser de toute
cette imagerie encombrante. L'homme conçoit toujours un peu Dieu
à son image ou à l'image des choses qui lui sont familières. Il les
épure sans doute, mais rarement il en ôte toutes les scories. Saint
Augustin a analysé ses propres faiblesses à cet égard en termes qui
méritent d*être rappelés: à l'âge de trente ans, ce brillant rhéteur
se fait encore de la nature divine, en dépit d'efforts prolongés, une
idée trop engagée dans le sensible.
LES LAÏCS ET LES PHILOSOPHIES NOUVELLES 77
Il avait, il est vrai, écarté définitivement à cette époque la repré-
sentation de Dieu en un corps humain, qui avait pu hanter son ima-
gination d'enfant, mais il le concevait comme un corps subtil répandu
dans l'espace, ou comme une lumière diffuse à travers l'air ou la
matière ^. Ailleurs Dieu est représenté comme un réceptable immense
dans lequel le monde est plongé comme une éponge dans l'océan ^.
C'est là une image qui nous paraît inoffensive, et même féconde, si
elle reste image. Mais saint Augustin se rend compte des dangers
qu'elle présente quand on la prend à la lettre. Ce fut son cas. Aussi
reçut-il avec reconnaissance les lumières qui lui vinrent du néo-
platonisme et lui permirent de concevoir enfin Dieu comme un pur
esprit.
L'auteur, écrivant douze ou qfuinze ans après l'événement, a un sens
profond du service immense que lui rendit cette philosophie, du seul
fait qu'elle purifia sa conception de Dieu. C'est qu'il sentait alors
quelle force est pour une âme qui pense, une saine, une haute, une
pure idée de Dieu. Et tous ici nous pouvons nous mettre à son école.
En effet saint Augustin n'a pas en vue une simple reconnaissance
intellectuelle de la spiritualité divine. Cela est relativement facile
quand cela n'engage à rien; mais non, si l'on a en vue, comme lui,
outre l'idée spéculative de la divinité, une idée qui saisit la vie. Car
précisément le propre de sa philosophie est d'être telle qu'elle exige
un comportement vital, entraînant tout l'homme dans son sillage. De
fait, la philosophie platonicienne tendait en effet à remplacer la reli-
gion, à devenir une religion, et c'était sa faiblesse, fruit de son orgueil.
Saint Augustin comprenait que la philosophie ne peut rien de positif
dans ce domaine, mais qu'elle peut et doit conduire à la religion, et
cela très spécialement par cette haute et pure idée de Dieu qui est la
base de tout mouvement vers Dieu.
Si nous franchissons les siècles et si nous regardons autour de nous,
pour chercher ce qui empêche tant de nos contemporains, même les
baptisés, de faire fructifier leur christianisme, pour eux et pour autrui,
nous y trouvons une position analogue à celle qu'a décrite saint
Augustin. Un certain matérialisme a peu à peu engourdi les éner-
1 Confessions, livre VII, chap. I, 2.
2 ConjessionSy livre VII, chap. V, 7.
78 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
gies d'âmes faites pour monter: sans doute c'est la religion seule, la
piété pour lui donner son vrai nom, car hors de là, la religion est plus
un poids qu'une force, c'est la religion seule qui soulève les âmes
vers les hauteurs où Dieu habite, mais beaucoup sont alourdies par
des images grossières, qui arrêtent le souffle divin. Si l'on veut former
des âmes aptes à s'élever, et cela est possible, nécessaire, même pour
des laïcs, et sans les enfermer tous dans des cloîtres, on doit les affran-
chir du poids lourd de conceptions grossières touchant Dieu.
Ceci peut mener très loin, à la condition d'être poussé à fond, non
par de simples argumentations, aussi vaines que faciles, mais par toute
une vraie discipline, organisée sur ce plan de base. Il ne faut rien
moins que cela pour combattre le matérialisme envahissant, qui
menace de tout engloutir. Saint Augustin peut ainsi être un maître
eminent du spiritualisme de conquête dont a besoin le monde actuel.
Mais voici une autre tendance qui appelle de nouveaux remèdes.
2. L'existentialisme moderne a eu le mérite, on l'a vu, de ramener
l'attention des penseurs sur l'homme, non pas l'homme abstrait, mais
cet homme concret, individuel, personnel, vivant que je suis, que
vous êtes. Il veut le saisir dans son existence, en lui faisant prendre
conscience de sa destinée. L'intention est bonne et excellente même,
et peut-être est-ce le moyen le plus sûr de l'arracher à l'emprise de la
matière, à la condition de ne pas le raidir dans une indépendance
orgueilleuse vis-à-vis des lois qui s'imposent, malgré qu'il en ait, à
tout être dans le monde, ou, à l'inverse, de ne pas l'écraser sous le
poids de la fatalité. Double excès qui, hélas ! n'a eu que trop de
représentants ! D'autres ont pris une attitude moyenne plus com-
prehensive, et je me plais à citer ici de vrais penseurs comme Gabriel
Marcel, qui, depuis son retour à la foi, apprend à Vhomo viator, sur-
tout aux jeunes, à s'élever à l'être et à Dieu par la voie de l'engagement,
de l'expérience, de la fidélité. Cette tendance fondée sur la sympathie
à l'égard de Dieu, comme à l'égard de l'homme, fait appel à des valeurs
morales très utiles, mais qui ne peuvent remplacer totalement la vraie
métajphysique. Il faudra en dire autant de celles qu'invoquait Max
Scheler en Allemagne. La méthode des deux brillants promoteurs fran-
çais de la philosophie de l'esprit, René Le Senne et Louis Lavelle, les
dépasse manifestement, dans la mesure où ces penseurs rejoignent les
LES LAÏCS ET LES PHILOSOPHIES NOUVELLES 79
anciens. M. Lavelle notamment se donne volontiers comme un dis-
ciple de saint Augustin par Malebranche. Mais précisément pourquoi
nous contenter de ces présentations lointaines et le plus souvent dégra-
dées, d'une vérité que nous pouvons puiser chez saint Augustin, dans
sa pureté, à la source même ? Pourquoi ne pas mettre les laïcs
chrétiens capables d'avoir une action doctrinale, en état de compren-
dre le maître par excellence de ce spiritualisme vivant, concret, tel
que le présente l'immortel auteur des dialogues philosophiques ? Car
l'originalité de l'évêque d'Hippone est là, dans l'art de trouver, de
réunir dans la vie de l'âme, les éléments multiples que la science
spéculative ou analytique des modernes s'acharne à dissocier à l'infini,
au détriment de la vie. En fait, l'existentialisme sain, ouvert, par
l'angoisse qui l'étreint, n'est qu'un appel à la vie. Or, cette vie pour
l'homme est avant tout dans son âme, à la condition d'envisager cette
âme en son activité, et très spécialement dans son activité la plus haute,
ses relations avec Dieu. C'est tout le programme de saint Augustin:
« Deum et animam scire cupio. Dieu et l'âme: voilà ce que je
désire connaître ». — Tout l'intéresse sans doute, parce que tout est
œuvre de Dieu, et dans la mesure où Dieu s'y reflète. Mais l'âme est,
à ce point de vue, au sommet du réel créé, un sommet où le créateur
se révèle, parfois dans la tempête comme au Sinaï, plus souvent dans
la paix, comme au Thabor, toujours dans la chaude lumière de l'amour.
Et précisément le génie d'Augustin est là, dans cette observation
sagace de l'âme vivante, et, en ce domaine, il est sans rival. Saint
Thomas, qui, sans aucun doute, le dépasse dans l'étude scientifique de
l'âme, ne saurait lui être comparé sur ce point de la vie, selon une fine
remarque de M. Gilson, que je voyais encore ces jours-ci reproduite
dans une page du R. P. Simard, o.m.i., qui m'est tombée par hasard
sous la main. M. Gilson y déclare: « Tout cet immense territoire de
l'observation intérieure, où il n'a pas de rival, resterait donc en friche
si l'on abandonnait saint Augustin; aucune des pistes qu'il a amor-
cées ne serait suivie; ces montées que Dieu a préparées au cœur
de l'homme cesseraient d'être un objet de méditation pour le philo-
sophe en tant que tel; des voies possibles vers Dieu seraient définiti-
80 RE^TJE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
vement closes, qu'il vaut peut-être mieux de laisser ouvertes pour le
plus grand bénéfice de la pensée chrétienne ^. »
Dans ces mouvements intérieurs de l'âme, saint Augustin observe
et analyse toutes les formes d'inquiétude, depuis celle du pécheur et
de l'incroyant dont il a tant souffert et que décrivent en traits de feu
presque toutes les pages des premiers livres des Confessions, jusqu'à
celles du juste, que tourmente une autre ardeur, celle de toujours
mieux posséder le Dieu qu'il aime. Faut-il citer ici ce chapitre qui est
une des plus belles pages de toute littérature, où saint Augustin se
réjouit de posséder Dieu enfin obtenu après de longs détours ? Je
n'y résiste pas. Distinguons-y trois thèmes, trois strophes. Voici
d'abord un cri du cœur: c'est le premier thème qui donne le ton à
ce morceau de très pur lyrisme chrétien:
Tard je vous ai aimée:
O si antique et si neuve Beauté.
Tard je vous ai aimée
Sero te amavi . . .
Le deuxième thème est celui des regrets au souvenir des fautes commises :
Voici que vous étiez en moi.
Et moi j'étais dehors !
Je vous cherchais là-bas.
Et sur ces beautés, qui sont votre œuvre.
Je me ruais dans ma laideur !
En moi vous étiez.
Et moi je n'étais pas avec vous !
Elles me tenaient loin de vous.
Elles qui ne seraient pas
Si elles n'étaient en vous !
A la troisième strophe, l'action de grâce est décrite en traits de
feu, tirés des cinq sens: l'analogie est saisissante. Pour Augustin, Dieu
a été tour à tour une voix, une lumière, une odeur, une saveur, un
toucher.
Vous avez appelé, crié, brisé ma sourde oreille
Vous avez brillé, resplendi, chassé mon aveuglement !
Vous avez exhalé votre parfum, je l'ai respiré, et je soupire après vous !
Je .vous ai goûté, et j'ai faim, j'ai soif de vous !
Vous m'avez touché et j'ai couru tout en feu à votre paix !
3 E. GiLSON, Mélanges augustiniens, p. 381, cité par G. Simard, o.m.i., Les
Maîtres chrétiens de nos Pensées et de nos Vies, Les Editions de l'Université d'Ottawa,
1937, p. 191-196.
LES LAÏCS ET LES PHILOSOPHIES NOUVELLES 81
L'incomparable puissance de saint Augustin en ce domaine de la
vie intérieure est dans la maîtrise avec laquelle il saisit, avec les défi-
ciences de l'âme qui a perdu Dieu, les richesses de celle qui l'a trouvé.
Les philosophes ont pu décrire le vide de l'âme privée de Dieu,
mais non la plénitude de celle qui le possède: il a les réponses.
3. En un autre domaine nos philosophes modernes ont prétendu
audacieusement se passer des anciens et ce point est encore plus
délicat que les précédents: ils ont tout laïcisé, même la conscience;
et l'on a vu en effet, depuis quelque cent ans, se multiplier les spé-
culations les plus savantes pour élaborer des cadres nouveaux de
morale sans Dieu. Après les théoriciens de la philanthropie, et les
promoteurs de l'ordre social, nous avons maintenant et nous aurons
de plus en plus les animateurs d'une morale existentielle, par la mise
en relief des valeurs spirituelles. Il est incontestable que ceci encore
représente un progrès sur les initiateurs laïques.
Jusque dans les analyses psychologiques de J.-P. Sartre, il y a
du vrai à relever. Il dénonce les idoles que se forge l'humanité pour
justifier ses fautes et ses reculs devant le devoir: idole, le prétendu
déterminisme naturel qui ne peut tuer la liberté ! Idole, l'ordre social
qui ne peut justifier toutes les injustices ! Idole, le faux dieu qui couvre
nos ambitions ou nos lâchetés. Oui, mais M. Sartre, après les avoir
détrôné toutes, en crée une nouvelle plus dangereuse, parce que plus
proche de chacun: c'est le Dieu Ego ! c'est le Moi ! vrai démon,
qui s'impose au nom d'un Cogito bien plus puissant que celui de
Descartes. Et, tous les caprices, toutes les haines et toutes les ambi-
tions peuvent ainsi renaître et pulluler sur les ruines de toutes les
valeurs que l'on prétendait instaurer sans Dieu.
Plus avertis, les meilleurs existentialistes du jour, pour appeler
ainsi des maîtres comme Le Senne et Lavelle, font à Dieu une large
place dans leur morale, et il faut les en louer hautement. Mais
quel que soit leur mérite, il faut bien constater qu'ils ont quelque
peine, l'un et l'autre, à sortir des cercles d'initiés et à devenir des
maîtres pour le grand nombre, à cause de la forme même de leurs
études. Peut-être d'ailleurs leur action serait-elle dangereuse, tant
à cause du point de vue idéaliste prédominant, que des lacunes méta-
physiques signalées déjà et dont la morale ne peut manquer de subir
82 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
le contre-coup. Par contre, ce que ces maîtres ont de meilleur, se
trouve en plénitude chez saint Augustin.
Je ne puis développer ici un tel sujet, tant il est vaste. Mais je
tiens à marquer l'orientation de la pensée augustinienne. Il s'agit
de philosophie. Laissons de côté tout ce qui touche au péché originel
qui a, du reste, son contrepoids surabondant en une grâce toute puis-
sante, dont le Felix culpa de la liturgie est un écho lointain. Outre
cet optimisme surnaturel, il y a, chez Augustin, sur le plan de la seule
nature, un optimisme dont les principes sont tirés de Plotin, lequel,
on le sait bien, n'avait que trop tendance à exagérer ses forces et
celles de tout homme qui veut s'élever vers Dieu. Saint Augustin garde
ses cadres, mais en y infusant un esprit nouveau. Il apprend à
l'homme, tout composé qu'il soit essentiellement de chair et d'esprit,
et sans détriment pour cette thèse élémentaire, à s'élever peu à peu
par degrés à une vue de plus en plus nette de Dieu qui réside dans
la conscience, c'est-à-dire dans l'esprit pensant, qui y agit, qui y
parle, et spécialement dans la conscience morale, où chacun entend
sa voix lui disant d'autorité il faut faire ceci, il faut fuir cela !
Dieu est là, puisqu'il parle et il parle de vérité, d'autant qu'il est
lui-même la Vérité.
Ecoutons Augustin, dans les lignes qui précèdent immédiatement
le passage lyrique cité tout à l'heure. Il vient de scruter les profon-
deurs de son esprit pour y trouver l'endroit où Dieu réside (chapitre
25), et en définitive il s'arrête à la conscience (chapitre 26), qu'il
considère vivante, parlante, agissante, et qu'il décrit dans ces termes
en s'adressant à Dieu:
O vérité, vous donnez partout audience à ceux qui vous consultent, et
vous répondez en même temps à toutes ces consultations diverses. Vous
répondez clairement, mais tous n'entendent pas clairement. Ils vous con-
sultent sur ce qu'ils veulent: mais ils n'entendent pas toujours les réponses
qu'ils veulent. Votre meilleur serviteur est celui qui ne songe pas à
recevoir de vous la réponse qu'il veut, mais plutôt à vouloir ce que vous
lui dites "*.
Toute la puissance éducatrice de saint Augustin est précisément
là dans cette netteté avec laquelle il évoque la pensée de Dieu, la
parole de Dieu s'exprimant dans la conscience. Tout le reste est
verbiage comparé à ceci, qui est force, puissance et vie. Même sur
4 Confessions, livre X, chap. XXVI, trad. Trabucco (éd. Garnier, p. 119).
LES LAÏCS ET LES PHILOSOPHIES NOUVELLES 83
le plan métaphysique, il y a ici toute une éducation à réaliser, et
la force de l'existentialisme est là, dans cette emprise actuelle des
principes sur le sujet, sur l'homme même, sur l'âme. Car il ne suf-
fit pas, en ces domaines, de démonstrations théoriques. Il faut
réaliser au concret, et tout ici aboutit, en définitive, à soumettre l'âme
à Dieu présent en elle et s'imposant d'autorité. La grande loi de
la morale existentielle est là, dans la dernière phrase d'Augustin
que nous venons de citer, et que je me plais à répéter: « Votre meil-
leur serviteur est celui qui ne songe pas à recevoir de vous la réponse
qu'il veut, mais plutôt à vouloir ce qu'il vous entend lui dire. »
Cette voix de la conscience individuelle, parce qu'elle est un écho
de la parole de Dieu et le signe de sa présence, est le vrai fondement
de la morale personnelle, A l'inverse du farouche individualisme de
tant de penseurs modernes, Augustin met toujours l'homme en face
de Dieu, en qui il trouve la vraie grandeur.
Mais par là, il ne l'isole pas non plus de ses semblables, témoin
sa théorie de l'ordre, qui est très nettement psychologique et moral,
et qui s'achève en ordre social. Dans la Cité de Dieu, la morale est
définie, sur le plan de l'humanité, d'apijès cette admirable notion trop
oubliée de la paix humaine universelle : « pax hominum, ordinata
concordia, une concorde ordonnée ». Quelle expression admirable !
Plus riche encore que la formule générale qui achève la pensée de
l'auteur une ligne plus loin: « tranquillitas ordinis: la tranquilité de
l'ordre ». On a surtout retenu celle-ci à cause de son universalité,
mais l'autre n'est pas moins lapidaire comme facture, mais combien
plus puissante sur le plan social, celui de Yhumanité entière. Car
la concorde envisagée ici n'est pas seulement l'absence de heurts, ce
qui est un aspect trop négatif: elle est une entente cordiale positive
et ordonnée et cela entre tous les hommes, car personne n'y est exclu.
Quel programme, messieurs, pour les diplomates chargés de construire
la paix ! Quel programme surtout pour les chrétiens soucieux de
leurs devoirs non seulement religieux, mais civils et politiques, car
la vraie concorde s'étend à tout dans l'humanité. Quel programme
pour le laïc chrétien conscient de sa force qui veut édifier la cité
de Dieu sur une cité terrestre embrassant l'humanité entière selon
le plan du Créateur confié à la conscience de chacun de nous, pierre
84 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
d'attente sur laquelle le Christ vient écrire la Loi Nouvelle, loi de
charité formulée d'abord sur la Montagne, au rythme des béatitudes
évangéliques.
Quel honneur pour une philosophie d'être directement adaptée
à une telle mission !
Quel honneur pour un philosophe d'être le précurseur d'un tel
message !
III. — ORIENTATION DE LA PHILOSOPHIE
AUGUSTINIENNE.
1. Au terme de cette analyse, je sens les très graves lacunes de
mon exposé, et si je m'écoutais, j'ajouterais à chacun des points pro-
posés toute la série des sujets qui s'y rattachent, comme naturelle-
ment, pour en montrer la richesse.
Mais ce faisant, peut-être aggraverais-je une objection que je
devine au fond de vos esprits et que je tiens à écarter avant tout. C'est
pourquoi, renonçant à vous détailler par le menu les thèmes sous-
jacents, que chacun peut d'ailleurs utilement s'exercer à trouver par
lui-même, je vous montrerai, en guise de conclusion, en quel sens
nous oriente la philosophie augustinienne.
Car voici l'objection que je devine chez-vous, et qui est celle
des actifs de tous les continents, d'Europe comme d'Amérique. Vous
me dites: votre philosophie soi-disant de l'action, n'est-elle pas, du
seul fait qu'elle est une philosophie, un obstacle, sinon à toute action
(nous avons vu que non, au contraire), du moins à une action
religieuse ?
Et ceci serait grave pour des chrétiens.
De fait, l'action religieuse pourrait être écartée par trois ten-
dances naturelles que la philosophie, par elle-même, accuse en effet
au lieu de les tempérer. Et précisément le plotinisme les exagérait à
un degré qui provoqua de vives réactions de saint Augustin. Ses
orientations personnelles — que ce fût alors par un instinct de nature
ou plus exactement sous l'influence de la foi et de la grâce, peu
importe ici — le portèrent vite en un sens diamétralement opposé,
et l'on peut, sans crainte de se tromper, les rattacher à la philosophie
même du docteur africain. Du reste, chez lui, l'homme et le pen-
LES LAÏCS ET LES PHILOSOPHIES NOUVELLES 85
seur ne sont jamais totalement séparés, quoiqu'il soit possible et bon
et utile de distinguer ces points de vue. De ces divers aspects, je
ne dirai qu'un mot, pour ne pas trop mettre à l'épreuve votre patience,
mais je tiens à les signaler expressément, de peur de fausser l'ensem-
ble du tableau que j'ai tracé.
2. Et avant tout, je vous proposerai en exemple la magnifique
humilité de saint Augustin philosophe. Quel contraste avec Plotin !
Ce grand esprit, qui nous séduit tant par sa noblesse, nous heurte
par sa suffisance. Il ne connaît point de limite à ses ambitions de
conquête intellectuelle. Le « Quousque non ascendant ? » de l'Ecri-
ture semble être son vrai programme. Il n'hésite pas à tendre seul aux
plus hautes expériences divines.
Saint Augustin, au contraire, a le sens du mystère divin au plus
haut degré, lorsqu'il aborde la philosophie grecque. Ses expériences
passées n'auront pas été vaines. Dix ans durant, il a été ballotté sur
les flots mouvants de l'erreur, du manichéisme au scepticisme; mais
revenu à la foi, il s'y fixe assez solidement pour saisir la vanité des
aspirations humaines de la plus pure spéculation antique. Il en
aperçoit le point faible et le dénonce avec énergie, sans renoncer
pour autant à utiliser ce qu'il y trouve de sain et de grand. La
philosophie devient désormais pour lui un auxiliaire. Il a confiance
en elle; il en use largement . . . surabondamment peut-être, mais il la
maintiendra à sa vraie place, devant Dieu: à son rôle de servante.
Les derniers chapitres du Livre VII des Confessions devraient être
médités par tous les philosophes croyants. Ils apprendraient à l'école
du Platon chrétien que devant Dieu, l'humilité du penseur est aussi
nécessaire que la recherche, puisqu'elle féconde l'effort, au lieu de
l'arrêter.
La piété d'Augustin n'est pas moins rayonnante que son humi-
lité, et cela dès sa conversion. Elle éclate en maintes pages de ces
Dialogues du jeune penseur, encore laïc, disciple enthousiaste du
plus dur des anciens philosophes. Car rien ne frappe autant dans
l'ceuvre de Plotin que sa sécheresse de cœur. Le traducteur moderne
des EnnéadeSf très stoïcien lui-même d'esprit et de cœur, M. Emile
86 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Bréhier, doit reconnaître que son maître alexandrin n'avait rien de
vraiment religieux en son âme, en dépit de ses aspirations les plus
hautes. « Chez lui, dit-il, la prière se réduit, soit à une concentration
intérieure de son âme qui cherche sa propre essence, soit à une
formule qui produit nécessairement son effet, non pas parce que les
dieux Font voulu, mais en vertu de la sympathie qui lie ensemble
les parties du monde. Mais la prière n'a jamais un rapport intime
de l'âme avec une personne supérieure ^. » Sans demander à une philo-
sophie qu'elle devienne une religion, ce qui n'est pas nécessaire,
on peut attendre du philosophe une attitude favorable à la religion
et à la piété. Sur ce point encore, Augustin est infiniment supérieur
à son maître et on peut au moins rappeler ici l'admirable prière
qui ouvre les Soliloques^ œuvre d'un simple catéchumène épanchant
devant Dieu une âme déjà embrasée d'amour. Quelle leçon pour
les philosophes de toute école ! et spécialement pour le philosophe
chrétien, que parfois la philosophie dessèche au lieu de l'attendrir.
Souvent aussi la philosophie durcit les cœurs en développant
le culte du moi, au lieu de les porter à ce dévouement au prochain
qui devrait être le fruit normal de toute élévation de l'âme. L'his-
torien de Plotin, Porphyre, décrivant les vertus de son héros, lui a
reconnu de nobles sentiments et nous devons nous en réjouir. De
telles vertus se manifesteront chez Augustin à peine converti avec
un éclat étonnant, et mieux que chez Plotin, elles furent sans aucun
doute le fruit de sa philosophie. Car, chez lui nous l'avons vu,
la spéculation s'épanouissait en amour. Cet amour s'étendait au pro-
chain, au sens le plus large du terme, et, par ailleurs, il se traduisait
en œuvres, témoin le zèle que le jeune néophyte déploya, dès sa con-
version, pour faire participer ses amis et tous ceux qu'il pouvait
atteindre aux trésors spirituels qu'il venait de découvrir. Et voilà
sans doute l'un des traits les plus frappants de la personnalité
d'Augustin: le dévouement apostolique infatigable pour répandre la
vérité et faire participer à la vraie lumière tous ceux que la Pro-
vidence situe sur son chemin.
5 Emile Bréhier, La Philosophie de Plotin, p. 114-115.
LES LAÏCS ET LES PHILOSOPHIES NOUVELLES 87
Chacun peut conclure, je pense, à la nécessité pressante, urgente,
d'une philosophie pour le laïc chrétien, pour le laïc d'action.
Au laïc, saint Augustin fournit un programme, en somme léger
— telle la fronde de David. Mais cette fronde, il faut savoir la
manier. Un exercice s'impose, d'autant qu'il s'agit ici de l'âme en
ce qu'elle a de plus haut, ou de Dieu présent en elle ! Mais pour
se familiariser avec ces valeurs supérieures, il y faut moins des discus-
sions spéculatives que des exercices pratiques, vitaux.
Nombre de pages des Dialogues de saint Augustin et d'autres
ouvrages peuvent y aider. Encore faut-il les utiliser en ce sens et
l'on n'a rien trouvé de mieux jusqu'ici pour s'y entrainer que des
exercices en commun. Je souhaite qu'il y en ait hors des universités.
Mais je voudrais qu'ils soient mis en honneur là, dans ces milieux
où une élite intellectuelle se prépare à une vie féconde en tout domaine.
Je rêve de voir, à côté des facultés traditionnelles, se créer des sortes
de Hautes Études spirituelles, où avec les sciences religieuses, une
culture philosophique adaptée à l'action serait largement développée.
J'ai la conviction qu'à une telle œuvre, saint Augustin peut
apporter un concours puissant, parce que lumineux, optimiste, vivant,
en un mot très humain dans toute la force du terme. Et le secret
de sa fécondité spirituelle sera dans cette plénitude de vie que nous
voyons déjà déployée dans le converti de Milan et le pieux chrétien
laïc de Tagaste.
Vie humaine sur le plan naturel, vie divine sur le plan surna-
turel: avec aisance Augustin passe de l'un à l'autre sans effort. Et
puisque nous présentons ici le philosophe, modèle du laïc d'action,
rappelons bien que si, comme nos existentialistes, il s'intéresse à
l'âme vivante, mieux qu'eux il en trouve les richesses profondes dans
sa métaphysique. Les meilleurs parmi les modernes ont une onto-
logie hésitante. La sienne est d'une netteté éclatante, bien digne du
Platon chrétien, qui vit sans effort dans l'éclat du pur soleil. Il est
l'aigle prêt à emporter sur ses ailes les apprentis de la lumière qui
voudront se confier à lui. Je souhaite qu'ils soient nombreux. Du
reste, le maître est de taille. Il est prudent, garanti qu'il est dans
88 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
son orthodoxie, même rationnelle, par son culte de la vérité et l'ar-
deur de sa charité. En lui le laïc moderne trouvera un guide sûr
de son action.
Fulbert Cayre, a.a.,
professeur à l'Institut catholique de Paris,
professeur invité à la Faculté de Philosophie.
Dostoievsky^ prophète du monde
contemporain
Au moment où la Russie soviétique émerge d'un monde boule-
versé avec tous les signes d'une grande puissance dynamique et con-
quérante, où le communisme et le matérialisme athées ébranlent la
structure de nos sociétés et tourmentent tant d'esprits, la grande
figure de Dostoievsky nous apparaît comme celle d'un prophète, d'un
visionnaire du malaise contemporain, et c'est à cet égard que son
nom est devenu si actuel, son œuvre d'un intérêt si brûlant. Dos-
toievsky soulève tout un monde de problèmes, non pas seulement
d'ordre littéraire (ce qui d'ailleurs occupe très peu de place dans
son œuvre), mais surtout d'ordre métaphysique et moral. Les parti-
sans de « l'art pour l'art » de même que de la « littérature engagée »,
comme on dit actuellement à Paris, pourraient méditer avec fruit
l'œuvre et la destinée de ce grand écrivain. Ce qui se fait beaucoup
d'ailleurs présentement, car Dostoievsky est plus discuté que jamais,
du moins en Europe.
Je n'hésite pas à faire miennes les paroles du R. P. Robillard,
o,p., lorsqu'il disait qu'il fallait nous intéresser aux œuvres de l'esprit
« en tant qu'hommes cultivés et chrétiens ». Les surréalistes de nos
jours, sinon dans leurs œuvres, du moins dans leur attitude en face
de la vie, ressemblent étrangement aux nihilistes de Dostoievsky.
Les hommes ne changent guère d'un siècle à l'autre, les intellectuels
peut-être moins que les autres. On croit innover, renverser des idoles,
progresser et au fond on ne fait que supputer un problème tou-
jours éternel et insoluble: Y a-t-il un Dieu ? Pourquoi existons-
nous ? Où allons-nous ? Quelle est la signification de cette mysté-
rieuse tragédie qu'est l'existence de l'homme sur la terre ? Bien
avant Sartre et autres existentialistes de tout acabit, Dostoievsky
s'était posé ces problèmes; et il se les était posés d'une façon si
palpitante qu'on ne peut s'empêcher de sentir dans toute son œuvre
90 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
un grand souffle chrétien, un frémissement d'âme inquiète comme
seule une âme slave peut éprouver l'inquiétude. C'est pourquoi, en
dépit des apparences contraires qu'une lecture superficielle de son
œuvre peut révéler, Dostoievsky nous apparaît-il comme un grand
croyant et un grand chrétien, tourmenté d'inquiétude, il va sans
dire, mais toujours sincère.
Fédor Mihailovitch Dostoievsky, né à Moscou en 1821, appar-
tenait à une famille bourgeoise pauvre. Son père était médecin,
d'humeur sombre, misanthrope, brutal comme seul un Russe peut
l'être et vers la fin de sa vie, ivrogne. Sa mère par contre était la
douceur et la bonté mêmes. Très jeune, on prétend que Dostoievsky
éprouvait une espèce de haine naturelle à l'égard de son père, qui
pouvait difficilement comprendre la nature hypersensible et mélan-
colique de son fils. Ces aversions instinctives sont explicables et
même assez fréquentes: la psychanalyse moderne nous en a décelé
tous les secrets. Mais Dostoievsky, à cause de sa nature scrupuleuse,
porta toute sa vie le remords de ne pas avoir aimé son père. Il
en arriva même à se croire responsable de la mort de son père lors-
que celui-ci se fit abattre férocement par des domestiques mécontents.
C'est ce que nous verrons magistralement décrit dans Les Frères
Karamazov.
Son enfance auprès de son père et de sa mère est donc mono-
tone, triste et grisâtre comme une steppe russe ou un soir de pluie
à Saint-Pétersbourg. Ancien officier, son père voue un culte difficile-
ment déracinable pour la discipline. On se couche et on se lève à
des heures fixes. On fait la lecture en famille le soir, de la Bible
surtout, et il est facile d'imaginer tous les rêves d'évasion qui bouil-
lonnent dans l'imagination du jeune Dostoievsky.
Vers l'âge de 15 ans, son père l'envoie avec son frère Michel
dans une école d'officiers à Saint-Pétersbourg. Tous deux sont ravis.
Heureusement, ils s'entendent à merveille. Michel sera jusqu'à sa
mort un des plus fidèles et compréhensifs confidents du romancier.
Au collège militaire, Dostoievsky se rend vite compte qu'il n'est
pas fait pour la brutalité de ses camarades et la vulgarité de leurs
jeux et distractions. La vie militaire le dégoûte, il va sans dire.
Pourtant, il réussit à s'y faire des amis, puisqu'on raconte que le
DOSTOIEVSKY, PROPHÈTE DU MONDE CONTEMPORAIN 91
soir, dans le calme du dortoir, Dostoievsky lisait à ses confrères les
contes de Gogol et les poèmes de Pouchkine dont il était un admi-
rateur passionné. Pendant ses loisirs, il dévore des livres, surtout
Rousseau, George Sand, Balzac et Walter Scott. A part ces lectures
romantiques il ne semble pas que Dostoievsky ait lu énormément;
la lecture littéraire demeurera toujours assez limitée; ce qui lui sera
salutaire d'ailleurs, puisque cela lui a permis ensuite de peindre son
peuple et son pays avec des yeux neufs. Il s'est vite détaché d'ailleurs,
et avec mépris très souvent, de l'influence occidentale, si puissante
chez un Tourgueniev par exemple.
Malgré le dégoût que lui inspire tout ce qui est militaire, Dos-
toievsky réussit à décrocher le grade de lieutenant, mais il ne per-
siste pas longtemps dans la carrière militaire comme il fallait s'y
attendre. Dans l'intervalle, sa mère meurt et son père, plus sombre
que jamais, noie son chagrin dans l'ivrognerie. La vie devient donc
pour Dostoievsky aussi insupportable chez lui qu'à la caserne. Il
quitte l'uniforme et la maison paternelle et une période assez obscure
de sa vie commence. Il s'établit à Saint-Pétersbourg à la seule fin
d'écrire. Il y mène une vie solitaire désespérante. On peut deviner
ce qu'a vraisemblablement été cette période difficile de la vie de
Dostoievsky, par les premières nouvelles qu'il publie à cette époque
{Nuits Blanches, M, Protarchin, etc.). Dans ces premiers récits du
romancier, il est presque toujours question d'un être solitaire et falot
qui promène son ennui à travers les rues grises de Saint-Pétersbourg
à la recherche de l'amitié, de l'amour et du bonheur, sans succès.
A part les nouvelles et contes de cette époque, aucun document ne
révèle ce que fut en réalité la vie de Dostoievsky à ce moment-là.
Il est à soupçonner qu'elle fut semée d'amours de passage, et de
fredaines communes à la jeunesse de tous les temps. Mais Dostoievsky
n'est pas de nature à oublier facilement ses écarts de jeunesse. Il
en portera la marque toute sa vie et même, par une espèce de maso-
chisme, s'ingéniera souvent à en exagérer l'importance. À travers le
comportement d'un Raskolnikov (Crime et Châtiment), de Stavroguine
(Les Possédés) ou d'Ivan Karamazov (Les Frères Karamazov), on
peut deviner du moins le climat intellectuel et moral dans lequel le
jeune Dostoievsky se débattait à cette époque, à Saint-Pétersbourg.
92 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Il a eu ses crises de doute religieux, ses périodes d'agnosticisme, voire
d'athéisme fanfaronnant, et même de cynisme élégant; mais toujours,
au fond, il demeurait un grand chrétien dévoré par la nostalgie du
bien et de la paix intérieure. Chrétien aussi par ce seul trait
qu'il n'a jamais perdu le sens du péché et du mal, et en cela Dostoievsky
se distingue-t-il nettement d'un Nietszche, par exemple, sur qui il
a exercé une profonde influence, qui lui, rejeta catégoriquement le
christianisme pour fonder une philosophie nouvelle qui devait aboutir
nous savons où et comment.
La première étape marquante de la vie littéraire de Dostoievsky
est la publication en 1846 d'un roman intitulé Les Pauvres Gens,
Le grand critique russe Biélinsky écrit aussitôt: «Un nouveau Gogol
nous est né. » Ce premier succès ouvre à Dostoievsky la porte des
grands salons. La période de solitude écrasante est enfin terminée,
mais le pauvre Dostoievsky ne se doutait pas qu'un nouveau calvaire
allait commencer. Dostoievsky est par nature un être renfermé,
susceptible, sensible, d'une vie intérieure intense, et forcément tout
l'opposé du dandy de salon qu'il voulait être. Surtout lorsque le
grand seigneur Tourgueniev, avec ses belles manières d'Européen
rafiiné, sa verve et son esprit, trône dans les salons que Dostoievsky
fréquente, celui-ci en revient plus morose et plus amer que jamais.
Totalement dépourvu d'esprit et d'humour, Dostoievsky souffre énor-
mément des flèches d'ironie qu'on ne manque pas de lui décocher.
Incapable de riposter, il se fâche, commet des bévues, et tout Saint-
Pétersbourg est naturellement mis au courant de ses moindres mala-
dresses. Pour comble de malheur (comme cela arrive presque tou-
jours), il s'amourache d'une certaine dame de la haute société et il
en subit d'amères désillusions, il va sans dire. Bref, il n'est pas
destiné pour cette atmosphère brillante et factice. Il voudrait bien
y accéder, mais sa maladresse naturelle, ses manières timides et sau-
vages ne lui attirent que déboires et désillusions.
Dégoûté de la vie de salon, Dostoievsky redoute toutefois de
retourner à sa solitude. C'est alors qu'il s'associe à un groupe d'étu-
diants exaltés et de révolutionnaires en herbe pour se préparer, sans
le savoir, une longue et douloureuse épreuve qui le révélera réel-
lement à lui-même. Au fond, Dostoievsky n'était qu'un idéaliste;
DOSTOIEVSKY, PROPHÈTE DU MONDE CONTEMPORAIN 93
certes, il rêvait à rémancipation des serfs, au progrès des masses
populaires, car il s'est toujours penché avec amour et compassion
sur les misères des paysans et du peuple russe. Mais jamais il ne
fut révolutionnaire comme les Soviets veulent aujourd'hui qu'il l'ait
été. Il n'y a pas de toute que Dostoievsky, dans la fièvre de la
discussion, ait pu proférer des paroles compromettantes. Imaginons
en effet ce que devaient être ces soirée tumultueuses dans quelque
grenier humide de Saint-Pétersbourg, où de jeunes cerveaux, assoif-
fés de justice et d'égalité, nourris de Fourier, de Rousseau et de
Prud'hon, parlent de massacres, de renversements de gouvernements,
de la mort de Dieu, de révolution universelle, etc.; Dostoievsky ne
pouvait certes demeurer insensible à cette atmosphère saturée de
tant de propos passionnés.
Le résultat de ce flirt avec la révolution, c'est que quelque temps
après, les autorités, ayant appris que le déjà célèbre écrivain fré-
quentait une cellule subversive, font une incursion à quatre heures
du matin dans sa chambre et l'arrêtent au nom du tsar. C'est le
début d'un nouveau calvaire, évidemment bien plus douloureux que
le précédent, qui devait le conduire au bagne sibérien pendant quatre
ans. Il est condamné à mort avec une douzaine d'autres révolution-
naires, mais le tsar les amnistie à la dernière minute et la peine
est commuée. Dostoievsky a été hanté tout le reste de sa vie par
cette condamnation à mort et il en a donné une description des plus
saisissantes dans YIdiot.
Son unique consolation en Sibérie est la lecture de l'Evangile
qu'une âme pieuse a réussi à glisser dans ses vêtements lorsqu'il
était en route vers le bagne. Aucune autre lecture n'est permise.
C'est une période extrêmement importante dans la vie de Dostoievsky.
Il en sortira tout transformé, non révolté et amer, mais résigné défini-
tivement à la volonté divine et à celle de son souverain. Ce qui
est surtout remarquable, c'est que jamais Dostoievsky ne désespéra
de son art: il était destiné à écrire et il sentait qu'il avait un mes-
sage différent des autres à communiquer au monde.
Au bout de quatre ans d'une vie d'enfer, Dostoievsky est enfin
libéré. On le nomme simple soldat de garnison dans la petite ville
de Sémipalatinsk. C'est mieux que le bagne sans doute, mais ce n'est
94 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
pas encore Saint-Pétersbourg. Il commence à rédiger ses Souvenirs
de la Maison des Morts. Il a le bonheur de rencontrer un ami sin-
cère dans la personne du colonel Vrangel, qui fera tout pour aider
à le réhabiliter. Par contre, Dostoievsky ne tarde pas à s'amouracher
de nouveau d'une femme qui ne saura pas le comprendre. Le 20
octobre 1856, il est nommé sous-lieutenant et le 6 février 1857, il
se marie avec Maria Dimitrievna Issaiev. Malgré ce nouvel amour
qui le rendra malheureux, Dostoievsky ne songe qu'à son œuvre lit-
téraire. Il entreprend alors une critique des auteurs russes contem-
porains. Il est intéressant de noter ce qu'il écrit de Tourgueniev
et de voir à quel point il a oublié le grand seigneur snob qui le
méprisait, pour ne s'attacher qu'à son œuvre littéraire: « Tourgueniev
me plaît par-dessus tout, écrit-il, mais il est dommage qu'un si grand
talent soit entaché de tant de négligences ^. » Son jugement sur Tolstoï
n'est guère prophétique. Voici ce qu'il en dit: « J'aime fort Tolstoï,
mais il ne me semble pas qu'il écrira beaucoup. » Il s'empresse d'ajou-
ter toutefois: « Après tout, je peux me tromper. » En effet Guerre
et Paix et Anna Karénine n'avaient pas encore paru.
Le séjour de Dostoievsky en Sibérie l'a mûri profondément et lui
a inspiré un nouveau souci scrupuleux de son art. Voici ce qu'il
écrit à son frère Michel en 1858: « En ce qui concerne mon roman
il m'est arrivé une bien désagréable aventure et voici pourquoi:
j'ai décidé, j'ai juré qu'à partir de maintenant je ne publierai rien
qui n'eût été médité, mûri comme il convient, que je ne publierai rien
pour une date fixe sous le seul prétexte qu'on me l'a payé d'avance ^. »
Hélàs ! le pauvre Dostoievsky ne prévoyait pas qu'il lui faudrait par la
suite écrire toujours sous le coup de la plus pressante nécessité.
Il ajoute dans cette lettre à son frère : « Voilà pourquoi, constatant
que mon roman prend des proportions gigantesques, qu'il s'écha-
f aude admirablement et qu'il faut absolument [ à cause de l'argent ]
le finir très rapidement, j'ai été pris d'hésitation. Je me suis vu
dans l'obligation de gâcher un sujet sur lequel je méditais depuis trois
ans, pour lequel j'avais accumulé une foule de documents ! . . . Mais
je voyais bien que je n'achèverais même pas cette moitié pour la date
1 Cité par Henri Troyat, dans Dostoievsky, p. 273.
2 Correspondance générale.
DOSTOIEVSKY, PROPHÈTE DU MONDE CONTEMPORAIN 95
à laquelle j'aurais besoin d'argent. Voilà pourquoi tout le roman et
toutes les notes ont été rangés dans un tiroir ^. » Voilà à quel
point Dostoievsky poussait le souci de son art. On songe naturel-
lement à Balzac et à Walter Scott qui, eux aussi, eurent à souiïrir
de soucis d'argent, mais ni l'un ni l'autre n'a poussé le culte de la
perfection littéraire à ce point.
Pour écrire librement, Dostoievsky sent qu'il lui faut à tout prix
quitter l'uniforme et la vie militaire. Il fait donc des démarches répé-
tées et parfois humiliantes pour obtenir la libération définitive. Il n'a
qu'une idée, une obsession, écrire. Voici ce qu'il dit dans une lettre
au général Totleben: « Je sais que j'ai été condamné pour des idées,
pour des théories. Mais les idées, les convictions se modifient avec
le temps. Et pourquoi dois- je à présent souffrir pour ce qui n'est
plus, pour ce qui a changé en moi, souffrir pour mes anciens erre-
ments dont je vois bien toute la gratuité ? J'ai envie d'être utile ^. »
Dostoievsky sent qu'il a quelque chose de puissant et de profond à
communiquer à son peuple, à l'univers et tous ses efforts tendent à le
libérer d'un joug qui l'empêche de livrer ce message. Il continue dans
cette même lettre : « Il est dur, ayant une certaine force d'âme et
une tête sur les épaules, d'être torturé par l'inaction. Ma seule
pensée est de quitter l'armée et de prendre un emploi civil, n'importe
où en Russie ... Je voudrais avoir le droit de publier ^. » On
sait que même après sa libération du bagne, Dostoievsky continuait
d'être l'objet d'une surveillance étroite de la police tsariste. Cette
surveillance se prolongera presque jusqu'à la fin de sa vie.
Le 18 mars 1859, un rescrit impérial accorde à Dostoievsky la
licence de quitter l'armée et de retourner en Russie. On lui inter-
dit cependant de vivre à Saint-Pétersbourg ou à Moscou. Il quitte
donc la petite ville sibérienne de Sémipalatinsk pour une autre petite
ville aussi morne et déprimante, Tver. Rendu là avec sa femme, il
continue de se sentir étouffé. Il lui faut Saint-Pétersbourg à tout
prix pour respirer et écrire librement. Il multiplie les démarches
auprès de son bon ami Vrangel et le supplie de lui indiquer à qui
s Correspondance générale.
* Correspondance générale.
5 Correspondance générale.
96 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
il lui faudait s'adresser pour obtenir la permission d'aller vivre dans
sa chère capitale. Le 19 octobre 1859, il écrit directement au tsar
Alexandre II, dans les termes suivants: « Majesté, c'est de vous seule
que dépendent ma destinée, ma santé, ma vie. Permettez-moi de me
rendre à Petersbourg pour y consulter des médecins [ on sait que
Dostoievsky souffrait déjà d'épilepsie que son séjour au bagne avait
aggravée ]. Rendez-moi libre et donnez-moi la possibilité, en réta-
blissant ma santé, d'être utile à ma famille, et aussi, d'une manière
ou d'une autre à ma patrie ^* ! » Malgré le ton quelque peu obséquieux
de cette supplique, Dostoievsky était sincère; son exil douloureux lui
avait appris l'humilité et la résignation.
Non seulement se sent-il malheureux de ne pas être libre d'écrire,
mais Dostoievsky est aussi malheureux en ménage. Maria Issaiev qui
l'a épousé dans un moment de fièvre romantique, ne l'aime plus,
devient acariâtre, capricieuse et jalouse. Il écrira plus tard en 1865,
en parlant d'elle: «Nous n'étions pas heureux ensemble^.» Pour
comble, les crises d'épilepsie se font de plus en plus fréquentes.
Enfin le 25 novembre 1859, le gouverneur de Tver reçoit du
tsar la communication suivante: « L'Empereur a gracieusement
acquiescé à la demande susvisée, sous la seule condition toutefois que
la surveillance secrète établie autour de Dostoievsky soit maintenue
à Petersbourg ^ . . . »
Le Saint-Pétersbourg d'après l'exil offre une image quelque peu
différente de celui que Dostoievsky avait quitté, dix ans auparavant.
L'émancipation des serfs n'est plus qu'une question de mois; la
censure est plus libérale; les châtiments corporels constamment en
usage auparavant sont presque totalement disparus; et d'autres grandes
réformes libérales sont à l'étude. Ces transformations radicales,
venues après des siècles d'un absolutisme écrasant, ne sont pas sans
enfiévrer l'opinion publique. Dans ce monde bouleversé, Dostoievsky
se jette avec toute l'ardeur dont il est capable. Il sait que les réformes
étaient désirables, mais ce n'est pas en révolutionnaire qu'il y sous-
crit et qu'il les préconise. Il veut que la Russie se façonne une
^ Cité par Henri Troyat, dans Dostoievsky.
7 Correspondance générale.
8 Henri Troyat, op. cit.
DOSTOIEVSKY, PROPHÈTE DU MONDE CONTEMPORAIN 97
âme nouvelle, en tirant d'elle-même, de son propre fonds national,
les réformes qui s'imposent. Dostoievsky commence à manifester
un nationalisme purement russe et à répudier l'influence des socia-
listes occidentaux comme Fourier et Proud'hon qui lui avaient valu
la Sibérie. Non ce n'est pas cela qu'il faut à la Russie; Dostoievsky
a trop réfléchi à ces problèmes pendant ses années de bagne; ce qu'il
faut, c'est une prise de conscience nationale et des réformes locales qui
puissent convenir aux aspirations profondes de son peuple.
Dès 1860, c'est-à-dire à peine quelques mois après son retour à
Saint-Pétersbourg, il fonde un journal avec son frère Michel (Vremia
« Le Temps » ) . La manifeste inaugural, de la plume de Dostoievsky,
est intéressant. Voici ce qu'il écrit: « Nous avons compris enfin que
nous aussi nous sommes une nation bien déterminée, au plus haut
point originale, et que notre devoir est de nous créer une nouvelle
forme de vie, notre forme de vie spéciale, notre propre forme de vie,
tirée de notre sol, puisée dans notre âme et dans nos traditions
populaires ^. » On voit à quel point l'exil a rapproché Dostoievsky de
son peuple et avec quelle acuité il analyse l'angoissant dilemme dans
lequel se débat sa patrie. Deux doctrines extrémistes s'affrontent
à ce moment-là en Russie: l'une qui préconise l'occidentalisation à
outrance, partagée surtout par l'aristocratie déjà européanisée depuis
longtemps, et l'autre qui préconise une révolution violente purement
nationale. Dostoievsky ne veut pas que la Russie s'occidentalise,
qu'elle soit mise à feu et à sang pour ébranler sa structure de fond
en comble. Il préconise plutôt une réforme graduelle et conforme
aux aspirations de son peuple. Un an plus tard, il précise dans son
même journal: « Le public a compris qu'avec les Occidentaux nous
essayions obstinément de revêtir une défroque qui ne nous allait pas
et qui craquait de toutes parts, et qu'avec les slavophiles [ c'est-à-
dire les nationalistes extrémistes ] nous formions le rêve de ressus-
citer la Russie suivant une conception idéale des mœurs passées ^^. »
Les occidentaux et les slavophiles ne manquent pas de l'attaquer aussi-
tôt. Cette polémique entre slavophiles et occidentaux ne fait qu'aug-
menter le nombre des abonnés au journal de l'écrivain, et Dostoievsky
^ Henri Troyat, op. cit.
10 Id., ibid.
98 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
réussit même à obtenir la collaboration de son rival Tourgueniev.
Le travail devient de plus en plus épuisant pour Dostoiesvky et les
crises d'épilepsie plus fréquentes. C'est dans ces conditions que
Dostoievsky rédige son premier grand roman depuis le bagne, intitulé
Offensés et Humiliés. Ce livre n'est pas très marquant, il ressemble
encore trop aux Pauvres Gens d'avant l'exil. Cependant le succès
retentissant des Souvenirs de la Maison des Morts rachète facilement
l'échec de ce second roman.
Les événements politiques continuent cependant de se précipiter.
Le 19 février 1861, le tsar Alexandre II affranchit les serfs. Mais cette
réforme d'apparence si révolutionnaire, ne satisfait pas encore les
extrémistes. Herzen, nihiliste exilé à Londres, écrit ce qui suit: « De
tous les coins de notre immense patrie, du Don à l'Oural, de la
Volga au Dnieper, le gémissement grandit, la révolte se soulève !
C'est le premier grondement de la vague qui commence à bouillonner
et qui apportera beaucoup de tempêtes après un calme déprimant ^^ »
Paroles prophétiques. En novembre 1861, éclate la fameuse affaire
des étudiants. Des manifestations extrémistes circulent sous le manteau.
Dostoievsky commence à s'émouvoir sérieusement de la tournure des
événements qu'il décrira bientôt d'une façon magistrale dans Les
Possédés. Sur les événements de cette époque il écrira plus tard
dans son Journal d'un Ecrivain ces mots qui expliquent bien l'atti-
tude de Dostoievsky: « Et moi, moi qui depuis longtemps déjà étais
en désaccord d'intelligence et de coeur avec ces gens-là et avec l'esprit
de leur mouvement, voilà soudain que j'étais peiné et quasi honteux
de leur maladresse ^^. » Il souhaitait plus que tout autre sans doute
que sa chère Russie progressât dans le sens du libéralisme, mais jamais
il ne souscrivit aux mesures sanguinaires qui étaient prônées par de
jeunes écervelés.
Le 7 juin 1862, déprimé par la tournure tragique des événements,
Dostoievsky décide d'entreprendre un voyage à l'étranger, à la fois pour
se reposer et pour consulter des médecins au sujet de sa maladie.
Contrairement à Tourgueniev, qui était intime de Flaubert, de
Daudet, de George Sand et en général de tout le monde littéraire
11 Henri Troyat, op. cit.
12 Journal d'un Ecrivain.
DOSTOIEVSKY, PROPHÈTE DU MONDE CONTEMPORAIN 99
du Paris de l'époque, Dostoievsky en arrivant dans la capitale française
se cantonne dans une solitude sauvage et regrette, chaque instant, sa
chère Russie. Voici ce qu'il dit de Paris (ce qui est fort amusant) :
« Paris est une ville affreusement triste. S'il n'y avait pas eu ici une
quantité de monuments admirables, je serais mort d'ennui. » Pauvre
Dostoievsky ! Il est tellement Russe jusqu'au bout des ongles qu'il
ne peut même pas ni ne veut voir et aimer ce qui est étranger. A
Londres, il rencontre Herzen qui dira ensuite de lui: « C'est un être
naïf, un peu confus, mais très gentil. Il a une confiance enthousiaste
dans le peuple russe. » Après l'Angleterre, c'est la Suisse que
Dostoievsky trouve également « sombre et maussade ». De là, il se
rend en Italie. Jamais il ne sait voyager. Il est absorbé par sa
vie intérieure. Il est comme un somnanbule. Par contre, il ne man-
que jamais l'occasion d'étudier les petites gens, de deviner leurs drames
intimes, leurs joies et plaisirs mesquins, et tout cela il le traduira avec
génie dans ses livres. Son ami Stratkov disait de lui: « Ni la nature,
ni les monuments, ni les œuvres d'art ne l'intéressaient. Toute son
attention se portait sur les gens. »
Comme il fallait s'y attendre, Dostoievsky est désenchanté de son
premier voyage en Europe occidentale. Lui qui en avait admiré les
écrivains et le raffinement de la civilisation, voilà que son intense
christianisme ranimé par son exil en Sibérie, lui fait voir une Europe
gâchée par le progrès matériel, sans Dieu ni diable, obsédée par
l'argent, la science et le progrès. Il ne voit le salut du monde que
dans le peuple russe qui n'a pas été gâté par toute cette culture raf-
finée, qui a conservé la foi des premiers siècles de son histoire.
Dostoievsky est plus que jamais convaincu que la Russie devra sauver
l'Europe qui se désagrège. Le salut auquel songeait Dostoievsky était
évidemment un salut spirituel par la religion chrétienne. Au fond,
Dostoievsky n'avait peut-être pas tout à fait tort; il voyait peut-être
déjà dans une vision apocalyptique les deux hécatombes monstrueuses
dont l'Europe a peine encore à se relever aujourd'hui. Mais il faut
dire qu'il a mal vu lorsqu'il a cru que le christianisme était définitive-
ment éteint en Europe.
De retour en Russie, voilà qu'un autre événement pousse Dos-
toievsky à voyager de nouveau: il s'agit de la révolte polonaise impitoya-
100 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
blement réprimée par le gouvernement russe. Dégoûté de nouveau, il
ne songe qu'à s'éloigner du bouleversement slave. Cette fois il ne
voyage pas seul. Depuis son retour à Saint-Pétersbourg, il avait fait
la connaissance d'une de ses admiratrices, Pauline Sousslova. Elle est
nihiliste, passionnée, violente et belle. Dostoievsky s'en éprend éper-
dument il va sans dire. Il lui semble qu'elle seule peut enfin le com-
prendre; sa femme, toujours acariâtre et ombrageuse ne saurait com-
prendre ce caractère tumultueux. Cette Pauline Sousslova sera
cependant une nouvelle source d'embarras et de malheur. Dès leur
arrivée à Paris, elle épuise son gousset, s'amourache d'un jeune
Espagnol aux yeux étincelants, et Dostoievsky, réduit à un rôle de
comparse, et sans le sou, se voit forcé de recourir au jeu pour pou-
voir retourner en Russie.
Cet amour malheureux et ses suites lui inspirent une de ses
premières grandes œuvres, intitulée Mémoires écrits dans un Sou-
terrain, C'est dans cette oeuvre que Dostoievsky révèle pour la pre-
mière fois ses tourments métaphysiques. Désormais, tous les person-
nages qu'il créera seront comme cet homme souterrain qui est déchiré
entre l'amour de Dieu et la négation absolue de tout surnaturel.
C'est aussi l'image la plus véritable de la Russie éternelle, constam-
ment déchirée entre deux angoisses, celle du ciel et de l'enfer. On
sait par contre, par sa correspondance, que Dostoievsky n'a jamais
complètement perdu la foi en Dieu et on a tort de l'assimiler sans
discernement à Nietszche, malgré les analogies qui peuvent exister
entre les œuvres de ces deux esprits. Il y a beaucoup de surhommes,
d'orgueilleux et d'athées dans l'œuvre de Dostoievsky: par exemple
Raskolnikov, Stavroguine et Ivan Karamozov (qui en sont les trois
prototypes les plus célèbres), mais tous sans exception, Dostoievsky
les montre brisés par la vie, l'expérience; il les fait sombrer dans
le désespoir, le suicide (Kirillov, par exemple) ; jamais il ne les mon-
tre triomphants, sereins et heureux, et c'est ce qui fait la grandeur
morale de Dostoievsky. Les problèmes angoissants qui bouleversent
ses personnages ne sont pas toutefois spécifiquement russes, et c'est
ce qui assure l'universalité aux œuvres de Dostoievsky. D'autre part,
on a l'impression en lisant ces phrases haletantes que seul un Russe
pouvait les écrire et exprimer avec tant de précision les angoisses
DOSTOIEVSKY, PROPHETE DU MONDE CONTEMPORAIN 101
de l'âme slave, qui sont aussi, dans une certaine mesure, les angoisses
de notre monde moderne. Voici ce que dit Henri Troyat des per-
sonnages de Dostoievsky: « Les créatures de Dostoievsky ne sont pas
strictement russes, puisqu'elles sont dominées par des problèmes uni-
versels. Les idées qu'elles représentent sont des idées qui dépassent
le domaine de la littérature nationale. Elles disent l'angoisse du
monde et non l'angoisse du Russe en face de la création. Le souter-
rain de Dostoievsky traverse les frontières et unit les pays par un
réseau secret ^^. »
Cette même année, 1865, de son retour à Saint-Pétersbourg après
sa fugue à Paris avec Pauline Sausslova, son frère Michel meurt.
Dostoievsky est au désespoir. Dans la fièvre de son chagrin et de sa
trop grande générosité, Dostoievsky assume une dette de vingt-cinq
mille roubles et se charge de la veuve et des quatre enfants de son
frère. Il se remet avec acharnement à la publication de son journal,
travaille comme un forcené et ne dort que quelques heures par jour.
Ce régime épuisant lui inspire ces mots écrits à son ami Vrongel:
« Ah ! mon ami, je retournerais bien volontiers au bagne pour le
même nombre d'années si je pouvais ainsi payer mes dettes et me
sentir libre de nouveau . . . De toute ma réserve de force et d'éner-
gie, il ne m'est resté qu'un sentiment de trouble et d'inquiétude
proche du désespoir . . . L'anxiété, l'amertume, une agitation froide,
l'état le plus anormal pour moi. Et puis, je suis seul ... Et
cependant, il me semble toujours que je me prépare à vivre. C'est
risible n'est-ce pas ? Une vitalité de chat ^^ ! »
Menacé d'emprisonnement pour dettes, Dostoievsky se voit forcé
d'accepter un contrat malhonnête d'un éditeur qui engage d'avance
tous les livres qu'il n'a pas encore écrits. Acculé au pied du mur
par cet abject personnage, il est forcé d'accepter. Aussitôt après, il
décide d'aller tenter sa chance de nouveau à la roulette, en Allemagne.
En cinq jours, à Weisbaden, il perd les 175 roubles qui lui restaient.
Il fait appel à Tourgueniev qui lui envoie un peu d'argent pour sub-
venir à ses besoins immédiats. C'est dans ces conditions morales et
matérielles atroces que Dostoievsky écrit son second grand roman qui
13 Op. cit., p. 180.
1* Correspondance générale.
102 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
lui vaudra la renoanmée universelle, c'est-à-dire Crime et Châtiment.
C'est dans ce roman que nous rencontrons les êtres tourmentés qu'il
continuera de créer avec tant d'intensité par la suite. Voici ce que
dit encore Troyat à ce sujet: « Certes, au premier abord, nous n'avons
rien de commun avec ces êtres déconcertants. Et, cependant, il nous
attirent comme le fond d'un abîme. Nous ne les avons jamais ren-
contrés, mais ils nous sont mystérieusement familiers. Nous les
comprenons. Nous les aimons. Enfin nous nous reconnaissons en
eux. C'est qu'ils ne sont pas plus anormaux que nous. C'est qu'ils
sont ce que nous n'osons pas être, c'est qu'ils font, c'est qu'ils disent
ce que nous n'osons pas faire, ce que nous n'osons pas dire. C'est
qu'ils offrent à la lumière du jour ce que nous enfouissons dans les
ténèbres de nos consciences. » On peut conclure de ces mots à quel
point sont redevables à Dostoievsky des écrivains comme Mauriac,
Gide et Proust, par exemple.
Avec Crimée et Châtim,ent, c'est déjà la gloire. On compare
Dostoievsky à Tolstoï, à Tourgueniev et même à Dante. Par contre,
les embarras financiers sont loin d'être réglés, et Dostoievsky est
toujours lié par son contrat.
Puisqu'il lui faut écrire au plus vite pour payer ses dettes, un
ami lui conseille d'engager une sténographe, ce qui accélérerait le
rythme de sa production littéraire. C'est ainsi que Dostoievsky fait
la connaissance d'Anna Grigorievna, celle qui jusqu'à la fin de sa
vie apportera un peu d'équilibre et de joie dans son existence. Elle
ne le comprendra peut-être pas tout à fait comme il l'aurait voulu
(mais peut-on jamais comprendre un artiste de la trempe d'un
Dostoievsky), mais du moins elle lui sera d'un grand secours. Elle
a le sens des affaires qu'il n'a pas du tout.
Peu après son mariage avec Anna Grigorievna, Dostoievsky est
de nouveau harcelé par ses créanciers. Incapable de rencontrer ses
dettes, Anna vend tous leurs meubles et ils partent tous deux pour
l'étranger. C'est le troisième voyage de Dostoievsky. Ils ne reviendront
qu'au bout de quatre ans.
Aussitôt à l'étranger, Dostoievsky éprouve la nostalgie de sa belle
Russie; il ne comprend rien et ne veut rien comprendre de l'étran-
ger. Après avoir été sévère pour les Français, voici ce qu'il dit des
I
DOSTOIEVSKY, PROPHETE DU MONDE CONTEMPORAIN 103
Allemands: « Les mornes AUeimands ont détraqué mes nerfs jusqu'à
l'exaspération. » Il a fui la Russie de nouveau pour se mettre à
l'abri de ses créanciers, mais à l'étranger il n'a pas plus d'argent et
surtout il lui manque l'atmosphère de son pays où seul il se sent capa-
ble de travailler. Pourtant, c'est encore dans de telles conditions
pénibles qu'il écrit un autre grand roman Uldiot. Ce roman, dans
l'esprit de Dostoievsky, était destiné à faire pendant à Crime et Châ-
timent en ce qu'il voulait peindre un saint homme, une espèce
d'image du Christ par opposition à son démoniaque Raskolnikov.
Pendant qu'il rédige ce grand livre, un des plus grands de toute
son œuvre, il trouve le moyen de perdre encore, à la roulette, le peu
d'argent qu'il avait. Cette passion du jeu qui le prend, il la méprise
souverainement, mais c'est d'après lui le seul moyen de gagner rapi-
dement l'argent qu'il lui faut. Malheureusement, il n'est pas chan-
ceux et ne le sera jamais.
D'Allemagne, le ménage de Dostoievsky se rend à Genève. Un
jour, il voit passer Garibaldi dans la rue du Mont-Blanc qu'on a
pavoisée en son honneur. Il écoute le discours des révolutionnaires
et il en est dégoûté. Voici un passage tiré du Journal d'un Ecrivain,
qui éclaire singulièrement la pensée de Dostoievsky à l'égard des révo-
lutionnaires, et qui suffit, je crois, à donner le change aux Soviets
qui ont toujours voulu s'approprier la légende révolutionnaire de
Dostoievsky: « Impossible d'imaginer ce que ces messieurs les socia-
listes et les révolutionnaires, que je voyais pour la première fois
en chair et en os et non dans les livres, ont pu débiter comme men-
songes du haut de la tribune à 5,000 auditeurs. Le ridicule, la fai-
blesse, l'incohérence, l'absurdité, les contradictions de tout cela étaient
inconcevables. Et cette canaille soulève les populations laborieuses.
C'est triste. Il commencèrent par nous dire que, pour faire régner
la .paix sur terre, il fallait anéantir la foi chrétienne, détruire les
grandes nations et les remplacer par de petites, supprimer le capital
afin que tout soit commun à tous, et cela sans aucune preuve à
l'appui. »
La publication de YIdiot est mal reçu et Dostoievsky s'attelle
alors à un autre roman YEternel Mari, Celui-ci paraît en 1869, mais
ne réussit pas encore à payer les dettes. Non accablé par les épreuves
104 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
de toutes sortes (il vient de perdre une petite fille Sonia), il se tourne
vers un projet qui le hante depuis longtemps et qui le hantera toute
sa vie, c'est-à-dire écrire la vie d'un grand pécheur avec l'intention
de prouver l'existence de Dieu. Le projet était grandiose et Dostoievsky
possédait sûrement le génie pour le mener à bien. Il n'en fera qu'un
fragment, mais ce fragment s'appelle « Les Frères Karamozov », un des
plus grands monuments de la littérature universelle.
Pour rédiger cette œuvre, Dostoievsky sentait qu'il lui faudrait
vivre quelque temps dans un monastère et pour cela il lui faut sa
Russie. Le ménage se met donc de nouveau en route, cette fois pour
rentrer en Russie définitivement. Dès son retour, Dostoievsky est atterré
par un événement tragique. Un jeune nihiliste, ayant trahi la cause
d'une cellule révolutionnaire dont il faisait partie, est assassiné lâche-
ment par des memhres de cette cellule. Dostoievsky laisse de côté
son grand projet et rédige rapidement une espèce de roman pam-
phlétaire d'une puissance extraordinaire. Il s'agit du roman intitulé
Les Possédés. Voici ce qu'il dit au moment où il écrit ce livre:
*c La chose que j'écris est tendancieuse. Je veux m'exprimer avec
fougue. Oh ! ils glapiront les nihilistes et les occidentaux. Ils me
traiteront de rétrograde. Mais que le diahle les emporte, je dirai
toute ma pensée ^^. » Imaginons ce qu'aurait pu écrire Dostoievsky
si les conditions de sa vie financière ne l'eussent tourmenté. « Me
croiriez-vous, écrivit-il à un de ses amis, si j'avais deux ou trois ans
d'assurés pour composer ce roman comme c'est le cas pour Tourgueniev,
Gontchavov et Tolstoï, j'écrirais mois aussi une œuvre dont on parlerait
encore dans cent ans. » Vanité bien naturelle chez un écrivain, est-
on porté à dire, mais quand on sait que malgré cela Dostoievsky a
réussi à écrire une œuvre comme Les Possédés, on pardonne volon-
tiers cette vanité. Surtout lorsque l'on sait que Tourgueniev est à
peine lu aujourd'hui et que Dostoievsky est plus actuel que jamais.
Voici ce qu'écrit Jacques Madaule dans Le Christianisme de Dostoievsky
(1939): «La convulsion générale dont l'Europe et le monde sont
depuis vingt-cinq ans, le théâtre, a Dostoievsky pour annonciateur. »
Plus que toiit autre de ses grands romans, Les Possédés était un livre
prophétique. On a cru qu'il ne s'agissait que d'une caricature de
1^ Correspondance générale.
DOSTOIEVSKY, PROPHETE DU MONDE CONTEMPORAIN 105
son temps, mais on sait aujourd'hui à quel point Dostoievsky avait
vu juste. Un des héros de ce livre, Verhovensky dit, au cours d'une
réunion secrète de la cellule révolutionnaire qu'il a fondée, ces
paroles inhumaines que la réalité a confirmé par la suite: « Nos
partisans ne sont pas seulement ceux qui égorgent et incendient,
ceux qui tirent du pistolet suivant la méthode classique ou bien qui
mordent leur officiers. Ceux-là nous gênent tout au plus. Le maître
d'école qui se rit avec ses élèves de leur Dieu et de leur berceau
est des nôtres. L'avocat plaidant la cause du meurtrier instruit,
parce que celui-ci est d'une culture supérieure à celle de sa victime,
et que pour se procurer de l'argent il ne pouvait pas ne pas tuer,
celui-là est des nôtres. Les écoliers qui assassinent un moujik pour
éprouver des sensations sont des nôtres . . . Nous ferons une révo-
lution telle que tout sera renversé sur ses bases . . . Pour com-
mencer, le niveau de l'éducation, des sciences et des talents sera
abaissé. Un niveau élevé dans les sciences et les arts n'est acces-
sible qu'aux esprits supérieurs et nous n'avons que faire des esprits
supérieurs. Il faudra bannir ou condamner à mort. Arracher la
langue à Cicéron, crever les yeux à Copernic, lapider Shakespeare. »
Et plus loin, ce même être diabolique dit encore: « À peine apparais-
sent la famille et l'amour, que voilà déjà le désir de la propriété.
Nous tuerons ce désir, nous laisserons libre cours à l'ivrognerie, aux
calomnies, aux délations, nous autoriserons une débauche effrénée;
nous étoufferons dès l'enfance tout génie. Que tout soit réduit au
même dénominateur égalité complète. » Comment décrire avec plus
de perspicacité ce qui se passait dans le cerveau des jeunes révolu-
tionnaires des années 1870 ? Ce tableau sombre et sanguinaire rap-
pelle malgré soi, ce qui se passe encore, hélas ! de nos jours dans
cette pauvre Russie.
Autre déception. Le livre de Dostoievsky est mal accueilli par la
critique, et on ne lui trouve plus aucun talent.
Il ne se décourage pourtant pas. Il devient rédacteur en chef d'un
grand journal de l'époque et commence à rédiger son Journal d'un
106 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Ecrivain. Il loue une maison de campagne à Staraïa Russa et com-
mence un autre roman UAdolescent. Ce roman est un succès et
Dostoievsky commence de nouveau à être recherché dans le monde.
En 1878, il est admis à l'Académie des Sciences et enfin il com-
mence à respirer, à payer ses dettes, à goûter un peu de bonheur.
Mais ce bonheur est de courte durée; une autre épreuve l'attendait:
le 16 mai 1878, il perd son fils Alexis. Momentanément accablé par
ce chagrin, il se sauve encore par le travail et cette fois c'est le
couronnement sublime de toute son oeuvre d'écrivain, c'est-à-dire
Les Frères Karamazov,
C'est la gloire la plus authentique avec ce livre. Dostoievsky
a d'autres projets grandioses en tête, mais il est épuisé par les misères,
les épreuves et les chagrins de toutes sortes.
Au mois de mai 1880, la Société des Amis de la Littérature
russe lui demande de prononcer un discours à l'occasion de l'inaugu-
ration du monument de Pouchkine à Moscou. Dostoievsky accepte
et se rend à Moscou. Très modestement, Dostoievsky lit son discours
devant un auditoire nombreux. Dès qu'il a fini, c'est un triomphe
écrasant. Tout le monde se jette à ses pieds, et même Tourgueniev,
oubliant tout le passé, l'embrasse en pleurant. Dostoievsky est brisé
par l'émotion. Sa fin est proche.
En janvier 1881, dans la nuit du 27 au 28, il appelle sa femme
à son chevet, lui dit qu'il va mourir dans la journée, lui demande
d'allumer un cierge et de lui donner l'Evangile. Ayant réuni ses
enfants autour de lui, il leur dit: « Ayez toujours une absolue con-
fiance en Dieu et ne désespérez jamais de son pardon. Je vous
aime bien mais mon amour n'est rien à côté de l'immense amour
de Dieu pour les hommes ses créatures. »
Il meurt à huit heures du soir, sa famille réunie autour de lui.
Devant son cercueil, des ministres, des nobles, des savants, des col-
légiens, des grandes dames viennent porter en pleurant un dernier
hommage à l'écrivain qui a le mieux compris et exprimé l'âme de
son peuple. Trente mille personnes suivent son corps aux funérailles.
Un évêque fait son oraison funèbre et exalte ses vertus chrétiennes.
DOSTOIEVSKY, PROPHÈTE DU MONDE CONTEMPORAIN 107
L'œuvre de Dostoievsky fut lente à pénétrer en Europe. C'est
Melchior de Vogiie qui fut le premier à l'introduire en France. Il
se défendait bien toutefois de présenter au goût français une œuvre
aussi broussailleuse. De Vogiie ne voit en Dostoievsky que l'auteur
de Crime et Châtiment et j'ai l'impression que c'est encore l'attitude
générale un peu partout, même de nos jours. Et même on connaît
cette œuvre surtout à cause du cinéma qui l'a vulgarisée.
Pourtant, quelques adhérents passionnés ne manquent pas dès
1900 de discerner la puissance du grand romancier russe. Et nous
savons à quel point, sans parler de Nietszche, un Gide, un Mauriac,
un Duhamel en France, un Conrad en Angleterre furent influencés
par l'œuvre envoûtante de Dostoievsky.
Evidemment, on n'aborde pas facilement cette œuvre à pre-
mière vue déroutante. C'est s'aventurer dans une forêt bien touiïue
et bien ténébreuse que de pénétrer dans ce maquis slave. Je me
permettrai d'ajouter qu'elle ne s'adresse sûrement pas aux adoles-
cents. Si Dostoievsky remue à ce point son lecteur, s'il peut même
s'avérer dangeureux pour certaines âmes pusillanimes, ou certains
esprits scrupuleux, quel aliment spirituel vigoureux y trouvera celui
qui se donne la peine de le lire avec ferveur et compréhension.
Il serait trop long d'analyser en détail l'œuvre de Dostoievsky.
De plus, il est presque impossible de résumer un roman de Dostoievsky
car ce n'est pas tant l'action ou l'intrigue qui importe, que les états
d'âmes, l'atmosphère générale du récit et les conversations des per-
sonnages. Les romans de Dostoievsky sont plutôt des drames au sens
grec du mot. L'action est réduite au minimum et se déroule habi-
tuellement en très peu de temps. Pourtant après avoir lu Crimée et
Châtiment, Les Possédés ou les Frères Karamazov (qui sont assuré-
ment les plus importants), on a l'impression de connaître intimement
chaque personnage, de deviner leurs pensées les plus intimes, de
prévoir leurs moindres gestes. Et le tout est marqué d'une telle inten-
sité dramatique qu'on a aussi l'impression de vivre au sein d'un
événement actuel et réel. Dès le premier paragraphe de chacun de
ses romans, Dostoievsky nous plonge aussitôt en plein drame, pour
108 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
ne s'arrêter qu'à la dernière page. On en sort fourbu, ébranlé, mais
aussi enrichi d'une connaissance plus intime du comportement des
êtres humains.
Je ne m'arrêterai qu'au plus important des romans, celui qui de
l'avis de tous les grands critiques contemporains, est le plus puissant
et peut-être un des plus extraordinaires chefs-d'œuvre de toutes les
littératures, je veux dire Les Frères Karamazov. Ce roman ressemble,
si l'on peut établir cette comparaison, à la Neuvième Symphonie de
Beethoven, vaste symphonie en eiïet où tous les thèmes de Dostoievsky
se mêlent, se développent parallèlement pour finir en une apothéose
sublime. Les trois héros, Alexis, Dimitri et Ivan représentent les
trois pôles de la pensée de Dostoievsky et l'on pourrait dire peut-
être les trois extrêmes de l'âme slave qui ne parvient jamais à s'équi-
librer harmonieusement. Alexis, c'est la sainteté, Dimitri, la passion
fougueuse, et Ivan la raison ou plutôt le rationalisme. Alexis, c'est
le christianisme dans ce qu'il a de plus simple, de plus touchant;
Dimitri, c'est l'être faible et voluptueux; Ivan le raisonneur cynique
et finalement désespéré. Le plus humain est sans doute Dimitri.
Mais le but de Dostoievsky dans cette émouvante fresque de l'âme
slave qui rappelle les tableaux les plus sombres de Rembrandt c'est
de démontrer la faillite du rationalisme en face de l'inexorable volonté
divine ^^. Ivan Karamazov pousse à l'extrême le rationalisme qu'il
a appris des occidentaux. Il représente le jeune intellectuel russe
qui veut briser avec toutes les traditions, qui veut tout renverser au
nom de la science, de la raison et du progrès. Les conséquences
logiques de cette attitude sont le désespoir et la catastrophe. Tandis
que le faible Dimitri pèche et se repent (comme le Raskolnikov de
Crime et Châtiment), Ivan finit par se suicider. Il n'y a pas de doute
que dans l'âme de Dostoievsky lui-même, ces trois attitudes ont coha-
bité constamment. C'est l'humilité et la soumission au malheur qui
ont épargné à Dostoievsky le sort probable de ses personnages.
L'âme slave, si magistralement analysée par Dostoievsky, déchirée
entre le mysticisme et le rationalisme, entre la magie de l'Orient et
16 « Le sujet unique des romans de Dostoievsky c'est l'étude des ravages que
le rationalisme occidental a produits dans l'âme russe » (J. Madaule, Le Christianisme
de Dostoievsky),
DOSTOIEVSKY, PROPHETE DU MONDE CONTEMPORAIN 109
les splendeurs de rOccident, est encore de nos jours en proie aux mêmes
angoisses. Le communisme essaie de répondre à ces angoisses. La
longue expérience du christianisme nous porte à croire cependant
qu'une telle doctrine ne peut satisfaire les aspirations profondes de
l'être humain, pas plus le Russe qu'un autre. Il aura appartenu à
Dostoievsky de faire entendre en Russie une voix authentiquement
chrétienne au moment où son pays s'apprêtait à rouler dans un
abîme dont on ne voit pas encore le fond.
Jacques GouiN,
professeur d'histoire contemporaine
à la Faculté des Arts.
Next Poet Laureate - American?
Twentieth century man is more familiar with Ministers of Propa-
ganda than with Poets Laureate. There was a time, however, when
a commemorative ode was more common than a communiqué or
code. The poet preceded the pamphleteer and was the original man
of distinction.
The practice of honouring poets is as old as the parchments
used by the early scribes. Even the Greeks had a word for it.
They also had a symbol for it. It was the laurel — the wreath
sacred to Apollo which was used to form a crown of honour for
poets. Like so many young men, the custom moved westward and
in time England had her Poets Laureate.
These writers were originally minstrels and versifiers belonging
to the king's retinue. It was their duty to praise and flatter the
monarch and celebrate in rhyme and song the deeds of valour of
the loyal heroes of the time.
It helped when the monarch was truly illustrious and the feats
of the day truly great. The poor Laureates of some centuries mir-
rored mediocre monarchs in equally middling minstrelsy. The calibre
of the Laureate often reflected the values of the age. Just as Eng-
land has had her cultural and political ups and downs, so have the
laurels of her oflicial court minstrels graced the brows of talented
scribes as well as inferior scribblers. Amongs the Poets Laureate of
England have been petty pamphleteers, drunkards, time-servers, court-
favourites, political hacks, nonentities and miscasts. A few have been
excellent poets.
— II —
The Laureateship does not necessarily imply that the holder of
the office is the greatest living poet. The Court of St. James has
more to say about the appointment than the Court of Apollo. The
Muses ofen play second fiddle to the monarch in this matter. Under
NEXT POET LAUREATE — AMERICAN? Ill
the circumstances, the inevitable result has been that some minor
figures debased the Laureateship while far superior poets stood on
the sidelines for political rather than poetical reasons.
There was Rudyard Kipling, the unofficial press-agent of the
British Empire, who lost his chance by calling Queen Victoria
the "widow of Windsor"; and there was Swinburne whose ethical
standards shocked Victorian reserve. There was Pope, the waspish
satirist, whose Catholicism eliminated him in predominantly Protest-
ant England. William Morris, the Victorian Socialist, did not
have a Clement Attlee to champion his poetic aspirations. There
was Gray, the author of the beloved Elegy, whose preference for
quiet and retirement led him to decline the offer. Sir Walter Scott
also refused the appointment. Officialdom felt that Byron and Shelley
were too daring in their lives and in their lyrics to wear the laurel
with becoming dignity. None of these "greats" was appointed Poet
Laureate.
How often have you heard of Davenant, Shadwell, Tate, Rowe,
Eusden, Cibber, Whithead, Warton and Pye ? Every one of these
was a Poet Laureate ! A few of them, although minor, were true
poets. Most were both minor and mediocre.
Davenant, who almost encouraged the legend that Shakespeare,
a visitor to the Davenant household whenever he travelled through
the city of Oxford, was his father, sold his dramatic talents to a
depraved Restoration audience and owed his Laureateship to the
intercession of the queen rather than to any outstanding poetic merit.
Shadwell was one of the many Laureates lampooned into notoriety
by mightier pens less favoured by monarchy. The sound of Shadwell's
name today brings echoes of the slaps in the face given to him by
Dryden:
Sh — alone, of all my sons, is he
Who stands confirmed in full stupidity.
The rest to some faint meaning make pretense.
But Sh — never deviates into sense.
A Lord Chamberlain persuaded King William to name Tate Poet
Laureate. Posterity remembers only that poor Tate died bankrupt
having taken refuge from his creditors. Alexander Pope helped us
remember: "He steals much, spend little, yet has nothing left."
112 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Nicholas Rowe succeeded Tate and died three years later. He
was fortunate in that Pope and Swift, whose deadly satire had
toppled other laurelled heads, were his friends.
In Ben Jonson's day the appointment, which was unofficial, brought
with it an annual pension. It also brought a butt of Canary wine.
And so, intoxicating songs of patriotic fervour flowed from Laureate
pens. Some paid more attention to the liquor than to the lyrics.
One of these was Eusden, who had written in praise of the Duke
of Newcastle on the latter's wedding day and was rewarded with the
laurel when the duke became Lord Chamberlain. Pope immortalized
Eusden's weaknesses in the lines:
Know, Eusden thirst no more for sack or praise;
He sleeps among the dull of ancient days.
Two other Laureates, Pye and Southey, fared badly from Byron's
pen. Writing of his own mistakes, Byron penned these insulting lines:
What then ? the self-same blunder Pope has got,
And careless Dryden — "Ay, but Pye has not:" —
Indeed ! — 't is granted, faith ! — but what care I ?
Better to err with Pope, than shine with Pye.
Byron's views of Southey were not much more flattering:
Bob Southey ! You're a poet — Poet Laureate,
And representative of all the race;
Although 't is true that you turn'd out a Tory at
Last, — yours has lately been a common case;
And now, my Epic Renegade ! what are ye at ?
With all the Lakers, in and out of place ?
A nest of tuneful persons, to my eye
Like "four and twenty Blackbirds in a pye . . .'*
He might well have capitalized that last word !
— Ill —
Because the Laureateship had fallen into' disrepute with Shadwell,
Tate, Eusden and Whitehead, many wanted to discontinue the custom
altogether. Scott declined the appointment at the time of Pye's death.
However, having had such great Laureates as Jonson and Dryden
in the past, others were hopeful that equal greatness might return.
It was pointed out, realistically if not too patriotically, that the
occupants of the throne during the lean Laureate years had done
little to inspire these poets.
NEXT POET LAUREATE — AMERICAN? 113
One might point out that While Jonson's position was equivalent
to that of Poet Laureate, his appointment was not a formal one.
Dryden seems to have been the first to have had the title conferred
upon him officially.
Dry den's was a sharp tongue and a biting pen in private as well
as in public life. One of the great satirists of English literature, he
did not limit his sarcasm to his public foes but even showed it in
the epitaph he wrote for his wife:
Here lies my wife — here let her lie;
Now she's at peace — and so am I.
Surely her post-mortem existence must have been more pleasant
than her life on earth. Having once expressed the wish that she
might become a book in order to enjoy his company more often,
she was staggered by the reply: "Be an almanac then, dear, that I
may change you once a year."
We have to travel from Dryden's seventeenth century to the
nineteenth before we come to another truly great Laureate. William
Wordsworth succeeded Southey in 1843 and the Laureateship regained
much of the dignity it had once had. The Wordsworth who first
refused the laurel but was finally prevailed upon to accept was not
the young wild-eyed radical of the French Revolution period, but an
older, wiser and sadder Wordsworth.
By the time he wrote as Laureate, the odes were no longer set
to music and sung at court, the poet was no longer expected to write
odes to commemorate every great royal event, and the Canary wine,
which had meant so much to Jonson and Eusden, was no longer
granted.
While not contributing much in a typically laureate vein,
Wordsworth's stature as a poet restored prestige to the office. In
1850, he was followed by Tennyson. The latter's Charge of the Light
Brigade is standard fare for all school-children. These two men were
not at their best in the usual laureate themes, but when they passed
on everyone despaired of finding worthy successors.
In fact, a successor was not named for four years. And then
Queen Victoria named Alfred Austin. Later, when it was too late,
it was discovered that she had meant to appoint Austin Dobson !
114 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Austin, who thus got off on the wrong foot, was out of step with
official policy and public popularity from that time on.
— IV —
The present holder of the office is John Masefield. He succeeded
Robert Bridges as Poet Laureate in 1930. Whereas Bridges was too
scholarly and difficult, Masefield is down-to-earth and straightforward.
If the course of the Laureateship reminds us of the title of an old
Masefield novel, Odtaa ^, the dusty lanes and shady byways have at
last given way to the broad sweep of the majestic sea of high song
and epic grandeur.
Without being high falutin' or stiffly formal, this great poet
of the people won an audience by his superb narrative skill and heart-
warming lyrics.
For instance, during World War II, Masefield's pen paid tribute
to the ordinary men who rescued 316,663 troops in 9 days from
the German-encircled beaches of Dunkerque. This poetic chronicle.
The Nine Days Wonder, was another example of Masefield's preference
for "the men of the tattered battalion which fights till it dies", over
"the princes and prelates with periwigged charioteers riding tri-
umphantly laurelled to lap the fat of the years." As a story-teller,
he ranks with the great.
When not telling a tale of epic proportions, Masefield delights
the reader with short burst of emotion that move the dullest. Often
he writes of the sea — or rather, he relives the years he spent at
sea. When he does, as in his wonderful "Sea Fever", even the die-
hard land-lubber shares the intoxicating enthusiasm of the sailing
man.
I must down to the seas again, to the lonely
sea and the sky.
And all I ask is a tall ship, and a star to steer
her by.
And the wheel's kick and the wind's song and
the white sail's shaking.
And a grey mist on the sea's face and a grey
dawn breaking.
I must down to the seas again, for the call of
the running tide
^ One damn thing after another.
NEXT POET LAUREATE — AMERICAN? 115
Is a wild call and a clear call that may not be
denied;
And all I ask is a windy day with the white
clouds flying,
And the flung spray and the brown spume
and the sea-gulls crying.
I must down to the seas again to the vagrant
gypsy life.
To the gull's way and the whale's way where
the wind's like a whetted knife;
And all I ask is a merry yarn from a laughing
fellow-rover.
And quiet sleep and a sweet dream when the
long trick's over.
It's sad to think that the last line of the lyric applies to Masefield
himself today. He was horn in 1874 and long ago came home to
harbour, waiting for the pilot star to guide him across the seas of
eternity. No, Masefield won't be with us much longer. And the
messages of hope that silvered the edges of his darkest clouds will
be missed.
— V —
Who will inherit the Laureateship in the post-Masefield epoch ?
It is more, remember, than poetic recognition. It has its political
side as well. What is the present situation ? The people of England
are in many ways conservative. Even their Socialistic government
is of a slow, evolutionary or Fabian brand. England is at the same
time a monarchy. And then too, England is closer to America than
she has been in centuries. Granted, this is a most incomplete picture.
But with these basic principles in mind, is there a likely candidate
in sight ?
Naturally, the man chosen must be an able poet. Well, in 1948
the Nobel Prize went to an English writer who is recognized by
many as the world's greatest poet. That should help simplify the
selection. But, the Poet Laureate must be acceptable politically too.
There is no problem there either, because this English Nobel Prize
winner is a royalist by conviction and not merely by convenience.
What of his moral views ? Are they beyond reproach ? From an
English point of view, yes. He is an Anglo-Catholic.
116 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
The man is T. S. Eliot, who has described himself as "a royal-
ist, a classicist and an Anglo-Catholic".
To Eliot, the religious element is the important one. This out-
spoken fervour will meet with a sympathetic reception. It is widely
realized and frequently admitted that a religious renaissance will
help England and Europe to stem the forces of atheism and rebuild
the ruins left by World War II. In Eliot's "The Waste Land" is
found the most discussed poetic picture of decayed European civil-
ization in modern verse. His hope of reclaiming this exhausted
cultural soil lies in the life-giving waters of an irrigating religious
philosophy. "If you will not have God", said Eliot, "you should pay
your respects to Hitler or Stalin."
Surely, his royalist leanings make him eminently fitted for the
office of Laureate on political grounds. By describing himself as a
royalist, Eliot means that his political outlook is one of temperate
conservatism. This would not necessarily bring upon him the frowns
of the Socialists. The conservative hue of their leaders was aptly
described by Churchill's phrase picturing Attlee as "a sheep in sheep's
clothing".
As a classicist, Eliot is solidly grounded in ancient lore and
literature and therefore familiar with the poetic duties and pos-
sibilities of a Laureate.
A product of America's Harvard, France's Sorbonne and England's
Oxford, this American-bom, British-naturalized writer is, in a sense,
the personification of the hopes of millions of men in these and
other countries who preach the necessity for a return to religious
orthodoxy. If we are not to become dominated by totalitarianism,
he says, we must build our culture upon religious foundations.
The man and his works may also be looked upon as an intel-
lectual and spiritual synthesis of the hoped-for and growing friendship
between America, France and England.
In 1941, Winston Churchill quoted a few lines of poetry to thank
America for the aid it sent to the Old World. He read a stanza by
Clough:
NEXT POET LAUREATE — AMERICAN? 117
And not by eastern windows only,
When daylight comes, comes in the light,
In front, the sun climbs slow, how slowly.
But westward look, the land is bright.
The Primer Minister was thinking of implements of war. But
today it is remembered that "peace hath her victories no less renowned
than war". Perhaps America's post-war co-operation may include the
wisdom of a bard of New England stock.
Eliot, the American-English poet and scholar is eminently suited
as a poet, morally commendable and politically acceptable.
Who knows, an American may well be England's next Poet
Laureate !
E. Emmett O'Grady,
Professor in the Faculty of Arts.
Chronique universitaire
Voyage du T.R.P. Recteur.
Le T.R.P. Jean-Charles Laframboise, o.m.i., recteur, vient de
rentrer d'un voyage de plusieurs mois en Europe. Parti par avion
au début de septembre, le T.R.P. Recteur s'est rendu au Congrès
international des Universités catholiques tenu à Rome du 19 au 23
septembre. Il a profité de l'occasion pour soumettre un rapport com-
plet sur les activités et les développements de l'Université à la Sacrée
Congrégation des Séminaires et Universités. Au cours d'une audience
privée avec Sa Sainteté, le T.R.P. a eu le plaisir d'entendre le Saint-
Père redire son admiration pour l'œuvre accomplie et assurer l'Uni-
versité de ses ferventes prières et de ses précieuses bénédictions.
Après la visite à Rome, le T.R.P. Recteur a passé quelques jours
en Espagne, l'invité du gouvernement espagnol. Il a pu visiter les
principaux centres universitaires de la péninsule, puis il s'est rendu
en France et en Belgique afin de recruter un certain nombre de pro-
fesseurs pour les nouvelles facultés récemment ouvertes.
Doctorats honorifiques.
L'Université a décerné plusieurs doctorats honorifiques depuis le
début de l'année académique. Elle avait d'abord l'honneur d'offrir
cette distinction au comte Carlo Sforza, ministre des Affaires étrangères
d'Italie Avant de lui remettre le diplôme de docteur es sciences
politiques, le R. P. Arthur Caron, o.m.i., vice-recteur, a retracé la
brillante carrière du distingué diplomate et a souligné que l'Univer-
sité voulait, par ce geste, offrir une preuve de l'amitié que le Canada
porte à l'Italie et à sa culture auxquelles tant de canadiens sont
redevables.
Dans sa réponse, le comte Sforza, a insisté sur le rôle formidable
que le Canada sera bientôt appelé à jouer dans l'histoire du monde.
Pour être à la hauteur de la tâche qui l'attend, le Canada doit
veiller spécialement sur son éducation, ses universités et ses centres
CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 119
de culture. Au sujet du doctorat, l'illustre récipiendaire a souligné
qu'il était un gage « de l'estime qui unit le Canada à l'Italie et que
l'honneur allait exclusivement à son pays ».
Une très forte représentation du corps diplomatique assistait à
cette réunion présidée par S. Exe. M^' Alexandre Vachon, chancelier
de l'Université.
Quelques jours à peine s'étaient écoulés que l'Université avait
le grand privilège de décorer un catholique convaincu, un diplomate
de haute valeur et un politicien aux vues sûres dans la personne de
M. Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères de France. Le
R. P. Caron, o.m.i., souligna que c'était « un très grand honneur
pour l'Université d'Ottawa, d'acceuillir ici le ministre des Affaires
étrangères de la France. Il es»l le représentant le plus autorisé de la
France, de cette France qui reste pour nous, le pays par excellence,
puisque nos traditions, notre langue, tout notre héritage nous est venu
d'elle .»
En remerciant l'Université, M. Schuman révéla qu'il venait de
recevoir le premier diplôme après celui qu'il avait conquis en 1910,
à l'Université de Strasbourg. Il rappela ensuite les liens particuliers
existant entre sa contrée natale, la Lorraine, et l'Université d'Ottawa
ainsi que le Canada, puisque le célèbre père Marquette, un des grands
découvreurs de l'Amérique, partit de l'Université de Pont-à-Mousson
pour venir poursuivre une carrière d'évangélisation et de découvertes
dans notre pays et aux Etats-Unis.
A l'occasion du jubilé d'or sacerdotal de M^"^ Hilaire Chartrand,
vicaire général de l'archidiocèse d'Ottawa, le Sénat universitaire tint
à reconnaître publiquement les mérites et les vertus de ce grand
ecclésiastique. L'Université voulait également remercier, M*^' le Grand
vicaire pour tout ce qu'il a fait, et toujours de si bon cœur, pour
la cause de l'éducation supérieure à Ottawa. C'est par des paroles
toutes empreintes de bonté et de simplicité que M^' Chartand répon-
dit à l'honneur que l'Université voulait bien lui faire.
Les autorités universitaires ont voulu signaler d'une façon spé-
ciale l'événement historique de l'entrée de Terre-Neuve dans la Con-
fédération canadienne en honorant l'un de ses fils les plus éminents.
Elle décerna donc un doctorat en droit honoris causa à Sir Albert
120 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Walsh, juge en chef de la Cour suprême de Terre-Neuve et premier
lieutenant-gouverneur de l'île. Dans sa réponse Sir Walsh profita
de la circonstance pour dire que les libertés scolaires étaient assurées
dans la dixième province canadienne et il réitéra son assurance
que dans la nouvelle province, on ne légiférerait jamais au pré-
judice des écoles confessionnelles.
Facultés ecclésiastiques.
Le R. P. Maurice Giroux, o.m.i., professeur de théologie dogma-
tique à la faculté de théologie a été chargé de la lectio brevis. Obligé
de s'absenter à la dernière minute pour cause de deuil, son travail
intitulé Les tendances de la « théologie nouvelle » a été lu par le
R. P. Marcel Bélanger, o.m.i., doyen de la faculté de théologie. Le
R. P. Arthur Caron, o.m.i., vice-recteur, a présidé la réunion inau-
gurale et a fait part aux 350 étudiants des facultés ecclésiastiques des
récents développements des facultés et de leurs espoirs prochains.
Les étudiants sont venus plus nombreux dans les trois facultés,
en particulier à l'Institut de Missiologie et à l'Institut de Philosophie.
Quarante-quatre laïques sont inscrits à la faculté de philosophie. Ce
nombre est encourageant et il témoigne de l'opportunité pour les
laïques d'une formation philosophique plus profonde et plus adéquate.
Plusieurs professeurs ont pris part à des congrès ou à des
réunions scientifiques. Au cours des vacances, les RR. PP. Rosaire
Bellemare, o.m.i., Sebastiano Pagano o.m.i., et Donat Poulet, o.m.i.,
ont assisté aux réunions de l'A.C.E.B.A.C. tenues à Saint-Hyacinthe.
Le R. P. Poulet a été élu président de l'Association. De son côté
le R. P. Vincent Caron, o.m.i., vice-doyen de la faculté de théologie
s'est rendu à Cincinnati pour la réunion de l' American Theological
Association. Lors de la semaine d'études missionnaires tenue à
Québec au cours de l'automne et organisée par le R. P. Joseph-
Etienne Champagne, o.m.i., directeur de l'Institut de Missiologie, les
RR.. PP. Henri Saint-Denis, o.m.i., Fernand Jette, o.m.i., et Guy de
Bretagne, o.m.i., ont prononcé des causeries sur des sujets missionnaires.
Les facultés ecclésiastiques comptent présentement plusieurs pro-
fesseurs aux études dans divers centres universitaires américains
et européens. L'un d'eux se spécialise en sciences médiévales à Mont-
CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 121
real, tandis que d'autres étudient la philosophie à la Catholic Uni»
versity de Washington et à Louvain, la théologie à Louvain, l'histoire
ecclésiastique et l'Ecriture sainte à Rome.
La Croisade de l'Amour, à l'Université.
Au début de l'année académique, le R. P. Riccardo Lomhardi,
s.j., célèbre dans le monde entier par sa Croisade de l'Amour,
visitait l'Université. Le R. P. a profité de son séjour pour donner
une conférence sur le mouvement qu'il dirige. Dans la vaste salle
de l'Ecole Technique d'Ottawa, environ un millier de personnes avaient
pris place, au nombre desquelles on remarquait Son Exe. M^*^ Ildebrando
Antoniutti, délégué apostolique au Canada, Son Exe. M. Mario di
Stefano, ambassadeur d'Italie, un grand nombre de membres du clergé,
des étudiants et des laïques éminents.
Le R. P. daigna passer une journée au Séminaire universitaire
et parler plus intimement aux étudiants des facultés ecclésiastiques.
Institut interaméricain de l'Université d'Ottawa.
Le printemps dernier, l'Université fondait l'Institut Est et Sud
européen. À l'automne c'était le tour de l'Institut interaméricain à
voir le jour. Cet institut est destiné à devenir un centre de recher-
ches et de relations extérieures. M. Marcel Roussin, ancien élève
de l'Université nationale à Rio de Janeiro, où il a poursuivi ses
études comme boursier du gouvernement brésilien, a été nommé direc-
teur de cet organisme qui relève de l'Ecole des Sciences politiques.
On y organisera des cours sur l'histoire, les problèmes et les langues
de l'Amérique. On rassemblera la documentation se rapportant à
tous les problèmes continentaux et surtout aux relations du Canada
avec les pays de notre continent. L'Institut, le premier du genre au
Canada, est assuré de l'étroite collaboration de l'Organisation des
Etats américains, dont le siège est à l'Union panaméricaine, à
Washington.
L'ouverture officielle de l'Institut eut lieu le 16 novembre, alors
que le directeur expliquait la genèse de la fondation et qu'en pré-
sence du très honorable juge en chef du Canada, M. Thibaudeau
Rinfret, du R. P. Arthur Caron, o.m.i., vice-recteur, du doyen du
corps diplomatique et de plusieurs ambassadeurs et agents diploma-
122 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
tiques, S. Exe. M. Aeyr do Naseimento Paes, ambassadeur du Brésil
au Canada, donnait une très intéressante conférence sur son pays.
Il eut des paroles très aimables à l'endroit de l'Institut. « Je salue
cette institution, dit-il, comme un instrument de coopération intel-
lectuelle, dont la contribution à la culture sera d'une grande valeur. »
Institut canadien du Film.
On vient également de fonder à l'Université un Institut cana-
dien du Film afin de mieux répondre aux besoins d'un cinéma sain
et éducatif. Le nouvel Institut a ses locaux au Centre catholique
de l'Université et l'Office national du Film a bien voulu déposer dans
la cinématèque de l'Institut un exemplaire de chaque film français
de l'O.N.F. afin de desservir les auditoires franco-ontariens. On
étudiera, sous la direction du R. P. André Guay, o.m.i., en charge
de l'Institut, tous les problèmes que pose le cinéma, en relation avec
des organismes étrangers ou internationaux, notamment avec l'Office
catholique international du Cinéma.
Avec le Service de Presse et de Cinéma du Centre catholique de
l'Université, dont le R. P. Paul Gay, c.s.sp., est président, l'Institut est
appelé à rendre de grands services en vue d'un travail d'éducation
nationale basé sur les principes de la plus saine pédagogie.
École de Médecine.
L'Ecole de Médecine entre dans sa cinquième année avec un nom-
bre d'élèves encore accru. Afin de remplir les cadres du corps pro-
fessoral, le Conseil d'Administration de l'Université a retenu les ser-
vices de 17 nouveaux médecins canadiens et étrangers.
Cours et conférences.
Comme par les années passées, la Société des Conférences de
l'Université, offrira durant l'année académique un programme des
plus varié et des plus intéressant. Voici la liste des conférences.
M. Marcel Giraud, professeur au Collège de France, La France et
la Louisiane au début du XV IIP siècle; Son Excellence M. Mario di
Stefano, ambassadeur d'Italie au Canada, La correspondance diploma-
tique de Joseph de Maistre; M. Henri Prat, directeur de l'Institut de
CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 123
Biologie de l'Université de Montréal, Climats et flores de la Côte cTAzur
et de la Californie; R. P. Gaston Carrière, o.m.i., secrétaire de la
faculté de philosophie de l'Université d'Ottawa, Un pèlerin de l'Absolu
au IIP siècle; M. Jean-Marie Beaudet, directeur musical à Radio-
Canada, Causerie-concert sur Chopin; M""^ Marie-Paule Vinay, assis-
tante à la direction du Service social de l'Université de Montréal,
La femme, cette inconnue; M. Georges Langlois, publiciste et jour-
naliste. Un journaliste voyage; R. P. Pierre Angers, s.j., professeur
à l'Université de Montréal, Claudel, poète catholique; M. W. R.
Thompson, membre de la Société royale du Canada, La lutte biologique
contre les insectes nuisibles: principes et pratique; M. L.-P. Audeî,
du ministère du Bien-être social et de la Jeunesse de la Province de
Québec, Le peuple qui ne veut pas mourir (Importance de Vécole
confessionnelle) .
'W Louis Pichard, doyen de la faculté des lettres de l'Institut
catholique de Paris a donné une conférence très goûtée sur les Acti-
vités catholiques en France, en particulier au sein des groupements
de la jeunesse et des intellectuels.
A l'occasion du deuxième centenaire de la naissance de Goethe,
M. le professeur Paul Freed, de la faculté des arts a organisé un
concert-causerie où il a salué Goethe comme un géant de la littéra-
ture universelle. Des pièces musicales inspirées par les œuvres du
poète furent exécutées au cours de la soirée.
École de Musique.
Le R. P. Jules Martel, o.m.i., directeur de l'Ecole de Musique a
participé au premier congrès interaméricain de musique sacrée tenu
au Mexique du 11 au 22 novembre. Les séances du congrès eurent
lieu successivement à Guadalajara, Morella, Leon, Queretaro et Mexico.
Le R. P., qui est également directeur du Chœur Palestrina, donna
une conférence intitulée La polyphonie vocale classique.
Deuil au Séminaire universitaire.
Le 13 octobre, à l'âge de 33 ans, le R. P. Albert Blanchette, o.m.i.,
professeur de théologie morale à la faculté de théologie, était rappelé
à Dieu. Le R. P. est décédé à la suite d'une intervention chirur-
124 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
gicale. Né dans l'Ouest canadien, le père Blanchette avait fait ses
études classiques au Collège de Gravelbourg et après son noviciat
avait été envoyé à Rome pour y parfaire ses études philosophiques
et théologiques. Il fréquenta l'Angelicum et l'Université Grégorienne.
À son retour de Rome au cours de la dernière guerre, il terminait
ses études à notre faculté de théologie en 1941 et était immédiate-
ment nommé professeur au Scolasticat du Sacré-Cœur à Lebret, Sas-
katchewan. Après quelques années d'enseignement, il passait au grand
séminaire de Saint-Boniface nouvellement confié aux Oblats, et l'année
suivante, en septembre 1948, il venait prêter main forte au person-
nel de la faculté de théologie. Dès ses premiers cours, les étudiants
reconnurent en lui un professeur eminent et admirèrent sa science,
son talent d'exposition et son affabilité. La faculté de théologie a
subi une lourde perte par le décès de ce jeune professeur qui pro-
mettait beaucoup. R.I.P.
Publications.
Deux nouveaux volumes ont été publiés par les Éditions de l'Uni-
versité d'Ottawa, au cours de l'automne: La Nature de la Théologie
diaprés Melchior Cano, par le R. P. Eugène Marcotte, o.m.i., pro-
fesseur à la faculté de théologie, et Jésus notre Sauveur, par le R. P.
Paul-Henri Barabé, o.m.i., supérieur des gardiens du sanctuaire national
du Cap-de-la-Madeleine.
Bibliographie
Comptes rendus bibliographiques
Chanoine A. Tricot. — Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Nouv. éd. Paris,
Desclée et Cie, 1946. 17 cm., 303 p.
— L'Église naissante de l'An 30 à l'An 100 . . . Paris, Desclée et Cie, 1946.
17 cm., 478 p.
These two little volumes are presented as an help to the student of the
Catechism, both young and old, to know the story of Jesus, and the Church
He founded and commissioned to teach all men. It is in the Gospels that we see
the life of Jesus, who, says the author, « n'est pas un héros de la mythologie
à la manière d'Orphée; il n'est pas apparu comme le Bouddha, à une époque
incertaine ...» (préface). Canon Tricot outlines the life of Christ by means
of the Gospel texts, which are arranged in chronological order. That a better
understanding of the person and teaching of Jesus may be had. Canon Tricot
explains in the Introduction the conditions and circumstances of the Jewish
Palestinian world in the time of Christ. Thus he gives the geographical picture,
the historical aspect of the Jewish nature, the religious life of the Jewish world,
and a clear and concise exposition of the purpose and value of the Gospels.
It is written in a way that young readers will easily understand. Teachers of
Catechism too, will find here a very useful aid in their tasks.
L'Église naissante consists of an Introduction, and the texts with explanatery
notes, of the Acts of the Apostles, the Epistles and the Apocalypse. In these
books of the New Testament, we see the events of the earliest period of the
life of the Church, which runs from the year 30 to the end of the first century.
In the Introduction, Canon Tricot gives an historical exposition of the circum-
stances amid which the infant Church grew and spread. The author proposes
to furnish the reader «... sous forme de résumé, les renseignements indispen-
sables à qui veut connaître au moins isommairement l'histoire de VEglise Naissante »
(préface).
Both of these works, which together form a whole, should be of great help
in understanding the New Testament.
Dom Gerard Donnelley, o.s.b.
Jean Engel. — Insta opportune. Sermons pour tous les dimanches de
r année. Traduits par l'abbé Marcel Grandclaudon. Mulhouse (Haut-Rhin), Edi-
tions Salvator; Tournai, Éditions Casterman, 1948. 18 cm., 319 p.
Ce n'est pas un recueil d'homélies sur les Evangiles des dimanches de l'année
que l'on trouvera dans Insta opportune, mais un résumé succinct et très sug-
gestif de sermons inspirés par un texte de l'Epitre ou de l'Evangile de chaque
126 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
dimanche de l'année liturgique. En cinq ou six pages, l'auteur ramasse selon
un plan très clair, des réflexions et des faits de nature à mieux faire comprendre
la vie chrétienne.
Il ne faudrait pas cependant s'attendre à trouver ici un ensemble de sermons
qui constitueraient un exposé systématique et complet du dogme ou de la morale
chrétienne. On y trouvera pourtant une représentation populaire des principales
vérités de notre isainte religion, voire même de grande actualité, telles l'action
catholique, l'indissolubilité du mariage et l'éducation des enfants, etc. Ce ser-
monaire est tout fait pour apporter nombre de suggestions aux pasteurs d'âmes
qui ont à cœur de rendre leur prédication intéressante, vivante et mieux adaptée
à notre temps.
Roland Osticuy, o.m.i.
Louis Lachance, o.p. — Le Concept de Droit selon Aristote et saint Thomas.
Ottawa-Montréal, Les Editions du Lévrier, 1948. 23,5 cm., 336 p.
Lorsque en 1933 le R. P. Lachance publiait son ouvrage: Le concept de
droit selon Aristote et saint Thomas^ il faisait œuvre nouvelle, c'était un travail de
pionnier dans un domaine laissé en friche par philosophes et théologiens thomistes.
Son ouvrage fut reçu avec reconnaissance et on le loua justement.
C'est ce même ouvrage que le R. P. réédite quinze ans plus tard, avec quel-
ques retouches. À dire vrai, on s'attendait à plus que des retouches, mais à une
reprise du travail. L'ouvrage eût certes gagné en clarté à être présenté dans un
autre plan qui eût mieux fait ressortir l'unité systématique du sujet traité. C'est le
point faible de l'ouvrage qui par ailleurs a beaucoup de mérites.
L'ouvrage eût aussi gagné à être redressé sur certains points particuliers. En
voici deux. Selon le R. P., la loi serait cause efficiente morale du droit (p. 180-
187). Cette causalité ne peut, croyons-nous, être comprise qu'à la condition d'être
réduite à la causalité finale.
L'auteur laisse aussi à entendre qu'Aristote n'aurait pas considéré le debitum
comme essentiel à sa notion du droit. Il est vrai que le Philosophe n'en parle
pas explicitement et que ce n'est qu'en passant qu'il fait allusion au debitum
juridique. Selon le R. P., ce ne serait même qu'inconsciemment que le Stagyrite
emploierait des expressions qui impliquent que le droit est un dû. Ce n'est pas
notre avis. Il y a là une question d'interprétation de la pensée d'Aristote qui
demande que l'on tienne compte de la méthode dialectique dont il se sert en
morale. Nous l'avons déjà fait remarquer ici même, nous n'y reviendrons pas.
Qu'il nous suffise d'y renvoyer le lecteur. (Revue de VU. O., De la nature du
droit selon saint Thomas, avril-juin, 1947, p. 72* et p. 77*-78 *.)
Dans sa réédition le R. P. essaie de justifier sa position par des raisons qui
nous paraissent faibles et quelque peu distraites, p. 189, note 7. Ce qui est
certain, c'est qu'au temps d'Aristote comme aujourd'hui, la Cité avait ses lois
et imposait à ses sujets, tout autant qu'aujourd'hui, des devoirs stricts et bien
précis' à l'endroit de l'Etat et des concitoyens. Le philosophe ne pouvait donc
pas l'ignorer en traitant du droit en particulier. Ajoutons que la présentation
du volume est très soignée, même élégante, moins considérable que la première
édition parce que la mise en page est plus nourrie.
Tel quel, l'ouvrage continuera à rendre d'appréciables services. Les quelques
réserves que nous avons faites, loin de vouloir le déprécier, voudraient plutôt
BIBLIOGRAPHIE 127
indiquer le désir que nous avions de voir l'auteur dépasser ce qu'il avait déjà
écrit en 1933 et rendre définitive une œuvre sur un sujet que philosophes, théo-
logiens et juristes ont intérêt à connaître dans toute sa clarté.
Roland Ostiguy, o.m.i.
La Déchristianisation des Masses prolétariennes. Tournai-Paris, Casterman,
1948. 20 cm., 166 p. (Cercle d'Études Sociales Godefroid Kurth — Session 1946-
1947.)
Ce sont des conférences faites au Cercle d'Etudes Godefroid Kurth de Liège
(Belgique). «Nous en connaissons les nombreuses imperfections», dit l'Introduc-
tion: «membra disjecta,» . . . certains exposés manquent de sérénité, semblent
exagérément pessimistes, font penser à un réquisitoire plutôt qu'à ime étude
objective; ... le sujet n'est traité qu'à demi. Parmi les causes et parmi les
remèdes, que d'omissions ... et des plus regrettables . . . Un de nos amis leur
reprochait (à ces pages) «une erreur de perspective» . . .
Voilà aussi notre impression. Et telles sont, trop souvent, les sérieuses défi-
ciences de nos cercles d'études. Les historiens de métier sont toujours hésitants
et très nuancés quand il s'agit de porter des jugements d'ensemble: tant d'élé-
ments entrent en jeu, et leur dosage est si délicat . . . Ici, on ne voit guère
de torts que du côté des catholiques, ... et des prêtres, . . . tandis qu'on
relève la sincérité et la bonne volonté des pires adversaires du nom chrétien:
«le parti communiste travaille en vue d'un but noble: le bien de l'humanité»
(p. 73) ; (nous pensons que les communistes verront dans ce 5® chapitre un éloge
et un encouragement) — voir p. 97, sur Karl Marx et Proudhon . . . En face,
on dirait que les œuvres de charité du siècle dernier agacent et que tout est
hypocrisie chez les catholiques bourgeois. Quel pénible esprit tendancieux dans
le chapitre 6 !
Nous permettra-t-on quelques conseils pour nos cercles d'études ? Que les
catholiques cessent de jeter dans le public les torts de leurs frères et de leurs
prêtres (pourquoi ne pas envoyer, à l'occasion, un rapport à l'évêché ? Ce
sera au moins efficace). Qu'ils évitent d'être théoriciens et censeurs amers; mais
qu'ils recherchent les moyens pratiques d'amélioration dans leur milieu. Qu'ils
publient le bien accompli par les catholiques: il y a tant de dévouement, même
parmi la bourgeoisie. Tout le monde sera encouragé à faire mieux. Que les
prêtres directeurs de cercles veillent avec grand soin à développer par-dessus
tout cet esprit de bienveillance fraternelle qui sera toujours notre meilleure
propagande. Alors, ils donneront le véritable esprit de réforme, lequel est d'abord
réforme de soi et ne blesse jamais la charité.
L.-M. S.
Dom Jean Leclercq, o.s.b. — Saint Bernard Mystique. Paris, Desclée de
Brouwer, 21 cm., 494 p.
Un très beau livre, fait de main d'ouvrier. La solide érudition critique alliée
a la bonne grâce bénédictine vous fera sourire finement plus d'une fois.
Je gage que vous retoucherez votre portrait de saint Bernard, si vous en
avez un. Toute rigidité disparaîtra au profit d'une admirable harmonie, . . .
128 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
celle d'un homme <de Dieu comme il en existe très peu, ... un grand cœur de
prêtre épris d'amour envers le Verbe incarné et profondément possédé du même
esprit de miséricorde: dans ce cœur, on sent battre le Cœur de Jésus.
Mais l'explication d'une destinée si extraordinaire, c'est, vous le verrez, une
puissance de contemplation exceptionnelle: Bernard a compris réellement que
c'est la « meilleure part ». Tout lui a été subordonné . . . Aussi bien, quel
centuple en retour ! Ce malade — un mourant plutôt, — ce timide, cet homme
« d'une extrême douceur » et délicatesse, c'est lui qui dirige l'Europe, évêques,
pape et rois tout ensemble. Comment n'y pas voir un miracle de Dieu perma-
nent et multiple ? Le mot de FEsprit-Saint fut-il jamais plus vrai: Infirma mundi
elegit Deus ut confundat fortia ?
La première partie vous en convaincra. (Ne faudrait-il pas donner plus de
relief à l'illumination racontée p. 19-20, puisque « Bernard lui-même accordait de
l'importance à cette vision », fondamentale, semble-t-il, à l'égal du songe du petit
Jean Bosco ?) Dans la seconde partie, vous pourrez goûter à la contemplation
de notre grand saint grâce aux judicieux extraits de ses œuvres. Les pages 324
à 330, à elles seules, en disent long sur le sens théologique de leur auteur.
En avançant dans ce livre, vous aimerez davantage saint Bernard, en qui
vous admirerez vous aussi « une des plus belles réussites de la Grâce ».
Il faut répandre un volume si bienfaisant, ... et si actuel.
L.-M. Simon, o.m.i.
Henri Berthet. — Le Saint du Jour. Paris, Lethielleux, 1947. 18 cm.,
330 p.
Comme le titre l'indique, ce volume contient la notice biographique du saint
de chaque jour de l'année liturgique. Son but est d'instruire et de replacer
dans son cadre réel, l'ensemble des saints dont l'Eglise fait l'office au cours de
l'année.
Ces notices sont bien faites. Brèves, elles n'en donnent pas moins les traits
essentiels de la vie des saints. Elles ne s'embarassent pas des légendes qui
ont voulu faire des saints des êtres à part, mais puisant aux bonnes sources, elles
fournissent le détail qui doit servir à notre édification.
Ce volume rapproche de nous, à mesure que la liturgie nous les présente,
ces saintes âmes qui ont vécu si pleinement la vie chrétienne. Il intéressera tous
ceux qui, n'ayant pas le temps de parcourir de longues biographies, veulent
cependant mieux connaître ceux que la liturgie propose à notre imitation.
G. D.
« * *
Omer Englebert. — Le Père Damien, Apôtre des Lépreux. Paris, Pion;
Montréal, Granger, [ c 1949 ]. 19 cm., v-298 p.
G. HuNERMANN. — Le Père Damien de Veuster. L'Apôtre des Lépreux.
Traduit par M. Grandclaudon, Mulhouse, Editions Salvator; Paris-Tournai, Caster-
man, 1949. 21 cm., 326 p.
Une des figures missionnaires les plus populaires est sans contredit le P. Damien
de Veuster, missionnaire aux îles Hawaï de 1864-1889, surtout célèbre par son
dévouement de seize années à la léproserie de Molokaï, oîî il mourut lépreux parmi
BIBLIOGRAPHIE 129
les lépreux. Et la popularité de ce grand missionnaire n'est nullement restreinte
à la Belgique, son pays d'origine, mais elle s'est largement imposée dans de nom*
breux pays. De multiples biographies de ce grand apôtre ont été écrites dans
diverses langues — en 1940 l'abbé Englebert, écrivain belge, en signalait «...
une trentaine en anglais, une vingtaine en français, une quinzaine en néerlandais,
une dizaine en allemand, d'autres en italien, en espagnol, en russe, en danois,
en latin, en idiome gallois, en langue Sindhi, en caractères Braille, etc. », —
par des auteurs de diverses nationaltés, prêtres et laïcs, hommes et femmes,
catholiques et protestants, y compris un pasteur méthodiste japonais. Cette popu-
larité n'a fait qu'augmenter ces dernières années, dans des milieux plus larges
encore et plus internationaux, par le film Pèlerin de VEnfer qui remporta un vif
succès dans de nombreux pays, malgré une certaine absence de flamme intérieure
chez l'acteur principal et de couleur locale chez les Hawaïens — pour la plu-
part d'authentiques Bruxellois ! — et malgré les faiblesses compréhensibles de
la technique cinématographique belge au sortir de la guerre. Et ces deux volumes
récents montrent que l'intérêt pour le P. Damien ne fait que croître. Le premier
constitue une réédition canadienne de l'ouvrage d'Omer Englebert, paru en 1940
chez Pion; et le second est une traduction française d'un travail publié en
Autriche. Ce dernier est fortement romancé et ne manque ni de coloris ni
d'enthousiasme; les jeunes surtout y trouveront leurs délices. Et ceux qui
aiment plus d'exactitude historique dans une lecture coulante et agréable, liront
avec intérêt l'ouvrage de l'abbé Englebert.
André- V. Sêumois, o.m.i.
Pierre Mesnard. — Le Vrai Visage de Kierkegaard. Paris, Beauchesne, 1948.
22 cm., 496 p.
C'est un esprit sérieux que M. Mesnard. Rien d'un dilettante chez lui.
Il professe le culte le plus noble pour la vérité. D'où cette mesure dans l'appré-
ciation, et la vigilance à considérer tous les aspects. Il pourrait être brillant,
mais il préfère la sobriété dans l'élégance, et s'interdit le mot à effet qui dépare
tant d'écrits de nos jours.
Il connaît Kierkegaard: voyez plutôt ses dix pages de bibliographie critique
où, après avoir indiqué les « Editions de base danoises et allemandes », les « Tra-
ductions françaises » et les « Principales Etudes sur Kierkegaard », il dit « Comment
entreprendre l'étude » de cet auteur, soit qu'on veuille faire un « appronfondis-
sement psychologique », ou une « Interprétation à partir de l'Ethique », ou une
« Pénétration directe par le plan religieux », ou une « Pénétration par l'Histoire
de la Philosophie » ou enfin, une étude du point de vue de la « Littérature com-
parée », car « Kierkegaard fut essentiellement un écrivain, que l'histoire littéraire
peut revendiquer ».
Quelle est donc la méthode de M. Mesnard ? « Celle qui consiste, après
avoir pris une première mesure de l'homme, à suivre dans ses ouvrages l'appari-
tion, puis le développement de ses tendances essentielles, et enfin, l'effort mani-
feste pour ramener à l'unité non seulement la production d'un auteur, mais
l'expérience d'une vie» (p. 477).
C'est que — une « Introduction » de trente-deux pages, riche de psychologie,
nous en prévient, — il s'agit non d'un philosophe de type classique partisan d'un
130 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
système bien défini, mais d'un penseur religieux « existentiel », dont les œuvres,
éminemment subjectives, sont toutes frémissantes de ce passionné qu'une philo*
Sophie purement rationnelle éliminait par principe. Dans ces conditions, la
pensée de Kierkegaard ne saurait être exactement saisie que dans la vie même
d'oiî elle a surgi.
Précisément, on peut trouver regrettable que l'analyse des œuvres soit séparée
de l'exposé biographique dans ce volume: tout le livre y perd en clarté, sans
parler de l'effort qu'a dû requérir le souci d'éviter les redites au cours des trois
parties.
D'autre part, Kierkegaard est un écrivain religieux — les soixante dernières
pages disent avec quelles nuances le comprendre, — un écrivain à mentalité
protestante, encore qu'il ait rompu avec son Eglise (p. 366407). Dès lors, pour
le saisir tel qu'il est, semble-t-il indispensable de caractériser l'ambiance luthé-
rienne — avec son nominalisme anti-intellectuel (voir Maritain, Trois Réforma-
teursy p. 39 et sv.) — dans laquelle il a grandi. Jointe au romantisme allemand,
elle dispose à rejeter toute démonstration objective du christianisme, bien plus, à
faire table rase de l'objectivité, pour ne plus voir que la « subjectivité s>
et s'y complairjB jusqu'au pathétique de la souffrance et de la faute, jusqu'au
désespoir (p. 286-365).
M. Mesnard le montre, mais seulement aux pages 366 et suivantes, de sorte
qu'on se demandait auparavant s'il approuvait les erreurs protestantes de Kierkegaard.
La déformation luthérienne, sans expliquer tout, a préparé le jeune homme à
perdre l'équilibre devant la révélation de son origine illégitime (le Tremblement
de terre, p. 62-69), et devant son impuissance à contracter mariage, (p. 269-279).
Elle trouvera là matière à développer la « subjectivité » jusqu'à des états extrêmes.
Par la suite, l'écrivain, en bon romantique, ne fera qu'universaliser son cas (voir
p. 447).
Quant au jugement d'ensemble sur Kierkegaard, il est trop nuancé pour que
l'avenir le modifie beaucoup (p. 443 et suiv.). On découvrira dans le bel ouvrage
de M. Mesnard cela même qu'il a voulu y mettre, « le vrai visage de Kierkegaard »,
et la bibliographie critique, VIndex Perum, et la table détaiUée des matières,
aideront à en reconstituer les traits. Nous croyons seulement que les remarques
ci-dessus formulées pourraient le faire apparaître en plus vive lumière.
L.-M. Simon, o.m.i.
Sylvain. — Le long de la route. [ Montréal ], Fides, 1946. 22 cm., 150 p.
Ce n'est pas un roman, mais un ensemble de croquis que la plume de Sylvain
nous livre ici. Vous irez le long de la route d'autrefois et vous l'aimerez.
Vous passerez oiî la vie est simple, vous passerez sous l'orme, devant les maisons
de pierres où demeurent les grands-pères. Les « quêteux » ont passé eux aussi ;
on en a même trouvé un qui s'était pendu à un arbre ...
Sylvain sait voir le beau côté, le côté pittoresque. Il sait raconter aussi, témoins
les quelques récits — par exemple « le vieux » — que l'on rencontre dans l'ouvrage.
Il a un grand amour de la campagne et des choses d'antan, mais on sent qu'il
ne l'a pas dit d'une manière aussi belle que c'est en lui. On voudrait trouver
BIBLIOGRAPHIE 131
un ton poétique plus original, une phrase plus élégante et des images plus nou-
velles.
Les illustrations de Rodolphe Duguay font bien dans l'ouvrage; elles en
sont comme un résumé.
M. D.
Ouvrages parvenus à la rédaction.
SwAMi Akhilananda. — Hindu View of Christ. New York, Philosophical Library,
[cl949]. 22 cm., 4 f. p., 291 p.
François-Albert Angers. — Initiation à VEconomie politique (avec applications
au Canada). Montréal, Fides, 1948. 20,5 cm., 308 p. (Bibliothèque écono-
mique et sociale.)
S. Antonio di Padova Dottore Evangelico. Volume commemorative délia pro-
clamazione di S. Antonio a Dottore délia Chiesa universale a cura délia pro-
vincia patavina di S. Antonio del FF. Min. Conventuali. Padova, Il Messagère
di S. Antonio, 1946. 25 cm., 214 p.
Hermas Bastien. — UOrdre hospitalier de Saint-Jean-de-Dieu au Canada. Mont-
réal, Les Éditions Lumen, 1948. 20 cm., 210 p.
Richard N. Bender. — A Philosophy of Life. New York, Philosophical Library,
[cl949]. 22,5 cm., xi-249 p.
Jean Bousquet, o.p. — Saint Vincent Ferrier, le grand thaumaturge dominicain.
Ottawa-Montréal, Les Éditions du Lévrier, 1949. 19,5 cm., 133 p.
Albert Caraco. — Le Livre des Combats de VÂme. Paris, E. de Boccard, 1949.
20 cm., 3 f. p., 235 p.
Ch. Cordonnier. — Les Grandes Heures du Foyer. Montréal, Fides, 1948. 19,5
cm., 176 p.
ToM Peete Cross. — Bibliographical Guide to English Studies . . . 9th éd.,
with an index. Chicago, The University of Chicago Press, 1947. 20 cm.,
X.73 p. Price $1.50.
Jean Delorme. — Carrières industrielles . . . Montréal, Fides, 1947. 24 cm.,
175 p.
L'heure dominicale ... 3® série. Montréal, Les Éditions Chantecler Ltée, [cl949].
19,5 cm., 206 p.
LÉON GÉRIN. — Le Type économique et social des Canadiens. Milieux agricoles
et Traditions françaises. 2" éd., Montréal, Fides, 1948. 20,5 cm., 223 p.
(Bibliothèque économique et sociale.)
Pierre de Grandpré. — Marie-Louise des Champs. Roman. Montréal, Fides, 1948.
19,5 cm., 173 p.
Jacques de Marquette. — Introduction to Comparative Mysticism. New York,
Philosophical Library, [cl949]. 21,5 cm., 229 p.
. . . Mélanges Auguste Pelzer. Etudes d'histoire littéraire et doctrinale de la
Scolastique médiévale offertes à Monseigneur Auguste Pelzer ... à Vocca-
sion de son soixante-dixième anniversaire. Louvain, Bibliothèque de l'Uni-
132 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
versité; Éditions de Flnstitut supérieur de Philosophie, 1947. 25,5 cm., xix,
662 p.
Walter McIntosh Merrill. — From Statesman to Philosopher, A Study in
Bolingbroke's Deism, New York, Philosophical Library, [cl949]. 22 cm.,
8 f. p., 284 p.
LuiGi Mengoni. — Uacquisto « a non domino ». Milano, Società éditrice « Vita
e Pensiero », 1949. 25 cm., xiv, 290 p. (Edizione delPUniversità cattolica del
Sacro Cuore. Série « Pubblicazioni », vol. xxvi.)
HuMBERTO Mesa Gonsalez. — Banco, Emisor, Fisco y Proteccionismo aduanero,
. . . Tunja, Imprenta officiai, 1948. 23,5 cm., 157 p. (Tesis para optar el
titulo de Doctor en Ciencias Juridicas Economicas. Pontificia Catolica Uni-
versidad Javeriana.)
Lucio Pabon Nunez. — Quevedo politico de la oposiciôn. Bogota, Editorial Agra,
1949. 22,5 cm., 266 p. 1 f.
Mario Romani. — Pellegrini e viaggiatori nelVaconomia di Roma dal XIV al
XVII secolo. Milano, Società éditrice « Vita e Pensiero », 1948. 25,5 cm.,
XV 351 p. (Edizioni dell'Universktà Cattolica del Sacro Cuore.)
Dagobert D. Runes. — Letters to my Son. New York, Philosophical Library,
[cl949]. 22,5 cm., 92 p.
Joseph T. Shipley. — Trends in Literature. New York, Philosophical Library,
[cl949]. 22 cm., 8 f. p. 457 p.
Raymond Tanghe. — Géographie économique du Canada. 2" éd. mise à jour.
Montréal, Fides, [ 1947 ]. 20,5 cm., 271 p. (Bibliothèque économique et
sociale, 6.)
Joaquin Perez Villa. — Elementos para una estilistica de Virgilio. Bogota
[ Pontificia Universidad catolica Javeriana ], 1948. 25 cm., 56 p. (Tesis de
Grado.)
Address
given by
The Honourable Ray Lawson^ O.B.E.^ LL.D.^D.Cn.L.
on his Receiving an Honorary Degree
at the University of Ottawa
on Wednesday^ December 7th^ 1949
Father Rector, — Your Grace, — Ladies and Gentlemen:
May I first thank the Senate of the University of Ottawa most
sincerely for conferring upon me this Honorary Degree and I trust
that I will ever prove worthy of its confidence.
It is, indeed, an impressive experience, and a high privilege,
to participate in today's ceremonies, and to witness such evidences
of the spirituality, of the scholarship and of the patriotism that have
given the University of Ottawa its distinguished place among Canada's
great sources of higher learning.
Your first centenary, so happily celebrated one year ago, was
properly an occasion for great rejoicing, and for congratulations to
your founding Order, to your illustrious staff, to your student body
and to your alumni.
Proud also are the people of Canada that the educational system
of this great country is strengthened by such a creditable institu-
tion, and the fact that this University of Ottawa graces the nation's
capital.
May I add my own congratulations, and best wishes for all suc-
cess in implementing the plans of this great University for further
development in so many important fields.
The University of Ottawa has earned the admiration and respect
of all who have at heart the advancement of our people, the enlighten-
ment of mankind and the extension of opportunities for higher
learning.
134 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Very special praise is due to the Oblate Fathers, whose labour,
whose zeal <and whose extraordinary sacrifice have made possible this
notable contribution to the cultural advancement of our country.
The success of your University has been richly deserved, for
no selfish motive underlies the great work that is being done.
The real beneficiaries of this vast effort are the students who
come to this seat of higher learning, not merely to be schooled, but
to be given direction in which each may best serve his day and
generation.
Today, with your permission, Father Rector, and as one who
has had some experience in the commercial life of our country, I
would like to discuss with your students some aspects of life in the
business world and the opportunities for above average success for
each one of your students.
Most of you may have become accustomed to hearing speeches
and reading articles extolling richness of our natural resources.
Perhaps you have found it difficult at times to reconcile this with
the drift of a part of the talent and the skill we produce going
across the border in quest of supposedly greater opportunities.
Today, in my opinion, we have seen the end of that era.
The trend is reversing and not a little of the talent developed
by our neighbours to the south is now turning to Canada, to develop
our Canadian resources, to exploit our Canadian prosperity and to
direct the vast new units of our industrial production.
The proofs that Providence has singularly blessed our land are
in evidence on every hand. The rewards are here for the enter-
prising. Opportunities are as great right here in our Canada as they
are in any part of the world and far greater than in most.
Fabulous wealth is pouring into the life stream of our country.
News of the day teems with fresh surprises affecting the fortunes
of every one of us.
Iron in prodigious deposits in North Western Ontario and in
Labrador; — Oil and Gas are reshaping the whole economy of the
West. The world's greatest supply of uranium for peaceful use
or for national security is within our borders.
Peace and plenty are on every hand.
ADDRESS 135
Was there ever in the history of the world such a favourable
time in which to graduate from this great University and to launch
a career ?
Certainly there has never in the past been such a feast of op-
portunity and yet in the past with the far lesser chances many of
our people have done very well.
Our inheritance from the past has given us in this free Western
world a standard of living no others can match as well as rich
treasures in self government and in religious freedom.
In this bénéficient atmosphere Canada needs and will pay hand-
somely for whatever contribution you decide to make to the wel-
fare and to the advancement of our country.
I am aware that I speak much of things on the worldly level,
though some of you are destined for the church. I know, too, that
the traditional objective of Catholic education is to make saints of
your scholars.
But as one who has had some experience in business, I can vouch
for the fact that business has its opening for saints, and values saint-
liness a great deal more than some may suspect.
It is an axiom of business that "You cannot do business with
one who does not inspire confidence" which is just another way
to the same destination.
The dishonest operator becomes a business outcast, repudiated
by his bank and abandoned by those who could and would have
been his friends.
But to the man of honor, of sincerity and of decency goes the
position of trust in every field.
We live in threatening times — the way of life pioneered —
struggled and fought for by our ancestors is being seriously chal-
lenged.
I am certain that we have the moral fibre to meet that chal-
lenge and we will not stand weakly aside. We are not a decadent
136 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
raoe — spoiled by easy living and we will not give up our hard
earned heritage for an entirely different way of life.
We read much these days of other ways of life. We read of
the cruelty, the slavery, the poverty, and even atheism. Yet in the
face of all of these negative characteristics, we still read of the
appalling strides made by this other way of life encompassing large
areas in China and in Europe.
These followers of other ways of life are fanatically impregnated
with their beliefs. The drive and the energy of these attackers on
our free way of life will not be stopped by diffident apathy and some
people in Canada are apt to unthinkingly criticize our form of
Government and will not inconvenience themselves in tackling the
doubters in our midst.
In order to become enthusiastic and energetic in upholding our
system and our appreciation of all of its great advantages, it is
most necessary that we all understand it more clearly.
Our democratic way of life has given us material things to
stagger the imagination of our Grandparents.
It has given us spiritual things and culture in abundance — il
has given u^ freedom — leisure and religious encouragement.
In the affairs of men in Canada, each man writes his own ticket
to his ultimate destination, and a good part of it is determined
in "T/ie Other Eight Hours'\ Eight hours for sleep . . . Eight hours
for work . . . and "T/ie Other Eight Hours",
Properly spent "T/ie Other Eight Hours" can be a virtual in-
surance against avoidable sickness, and a great stimulant toward
business success. If properly directed for moral, mental and physical
development, they can bring you amazing improvements. They can
lessen crime, spare police and spare clergy and social organization
a large part of their troubles.
Play, amusement, exercise, reading and study are all necessary
to fit us for eight hours sleep and for eight hours work, but the
way in which we spend "T/ie Othet Eight Hours" is that which really
counts.
ADDRESS 137
What do you suppose would have happened to the achievements
of Thomas Edison, of Alexander Graham Bell, of Henry Ford, of Sir
Charles Saunders, or of Sir Frederick Banting, if they had followed
useless pleasures till after midnight ?
We owe to the gentlemen of the Press a number of descriptive
titles that have become more or less standardized in the biographies
of the great: a distinguished churchman ... an eminent scholar . . .
a brilliant scientist ... a top-flight diplomat ... a business tycoon
... a captain of industry ... a wizard of finance or a merchant
prince.
But there are words of a totally different kind for the sluggards
among our people.
If you covet honours, position or prosperity in any line, it might
be worthwhile to give a little thought to the extent to which you
really and honestly are prepared to labour to obtain your ambition.
If you do nothing more than is actually required of you in your
work, if you put no extras into your work; then, when men are
being picked for executive advancement, you will attract no attention.
Men who follow that course will be found ten or twenty years
from now quoting the old absurdity about what you know counting
for so much less than for whom you know.
Within your own life time the leaders of today will be handing
over their responsibilities to their successors.
Those who now bear great responsibilities will be searching about
for outstanding men.
Go over to the library and take a look at the biographies of
the men whose positions you would like to occupy. You will find that
most of them came up through the ranks, and a great majority of
them with far less equipment and apparently with far less op-
portunity than any of you now have.
Some people talk a great deal as if it were a new and a strange
and an unfair thing to cut across all lines of race and creed to let
the best man win.
138 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
The great institutions of modem times have grown great and
prosperous hy just such means and there is an unceasing quest for
men who will work hard, men who are honourable and men who
are resourceful.
That is the reason big business spends millions on scholarships
and on rich rewards in every field you can name.
Your antecedents matter little if you have the character and
equipment to strengthen an organization in this highly competitive
world.
Whether you are rich or poor is not the governing factor in
your chances for success. Every one of you shares in the richest
inheritance in the world today. That is the living legacy that our
civilization has brought in equal measure to every one of you.
The sum total of all the knowledge, all the discoveries of the
centuries is yours. No man can take that from you but yourself.
It cannot be willed to others, — You cannot take it with you.
At this stage in history, yours is the richest inheritance since
the foundation of the world.
This great University has shown you where it is, the way in which
you can find it and the best way in which you can use it.
As Dr. Samuel Johnson said — "You have the recesses of learn-
ing to enter and to ransack."
During your course you have had the time and the opportunity
to bring yourselves into touch with great minds, — both with the
living as exemplified by your instructors and also in the records of
thought and deed which those now dead have left behind them as an
imperishable legacy to all mankind.
I am sure that most of you are fully conscious of that great
privilege which has been yours.
I envy you your youth, and the confidence and the faith that
go with it — and I hope that you will always remember that no
person derives anything out of this life that he does not put into it.
The old idea of getting something for nothing was discounted
many years ago.
ADDRESS 139
Fifteen or twenty years from now, some of you will be the cap-
tains, the tycoons, the giants of your day.
Unfortunately perhaps some of you will not. But remember
this.
Never under-rate your own abilities and do not discount the suf-
ficiency of your equipment. Remember "T/ie Other Eight Hours''
and never take your eyes off the only man who can make or break
your own career. That man is you.
Lieut.-Colonel the Honourable
Ray Lawson, O.B.E., LL.D., D.Cn.L.,
Lieutenant-Governor of the Province of Ontario
Chancellor of the University of King's College
and
Knight of Grace of the Order of St. John of Jerusalem
La signification théologique
du pontificat de Grégoire VII
Peu de pontificats, dans l'histoire de l'Église, ont suscité autant
de controverses que celui de Grégoire VII. Tour à tour protestants,
gallicans et libéraux de toute nuance l'ont accusé d'avoir introduit
dans l'Eglise un système de gouvernement pontifical nouveau, absolu,
théocratique, en opposition avec la tradition antérieure. Bref, son
action énergique et tenace marquerait une secousse révolutionnaire,
incompatible avec l'ancienne constitution de l'Eglise. On connaît
le mot de Napoléon: « Je suis de la religion de Bossuet, mais non
de celle de Grégoire VIL »
Bossuet, en effet, a écrit: « En retournant ces choses dans mon
esprit, cette seule idée me parut juste: comme Grégoire VII, animé
d'un esprit bouillant, supportait avec aigreur tant de mauvais prin-
ces qui vivaient à son époque, et comme il les voyait insensibles aux
censures ecclésiastiques, il songea à les terrifier par d'autres sanctions
et à leur ôter leur pouvoir, revendiquant ainsi sans aucune crainte
des choses entièrement nouvelles et insolites pour le Siège aposto-
lique ^. »
Edgar Quinet écrivait, au siècle dernier, en mêlant beaucoup de
romantisme à certaines vues pénétrantes : « A quelques égards, Gré-
goire VII est le Napoléon de l'Eglise: il a fait le 18 brunaire du
catholicisme, nouvelle révolution dans le gouvernement spirituel de
l'Eglise qui prétend n'en subir aucune. La démocratie de l'Eglise
primitive avait été remplacée par la féodalité des évêques; ces barons
de l'Eglise se brisent entre les mains du moine Hildebrand ... Ce
1 « Mihi vero hœc omnia animo revolvento, id unum occurrit, nempe Gregorium
Vil fervido ingénia prœditum, cum tam malos principes, qiios ea œtes tulerat, œgre
pateretur; neque ecclesiasticis pœnis jam satis commoveri cerner et . . . eo devinisse,
ut aliis pœnis exterre facer et, atque adeo de imperio ipsis adimendo cogitasse, omnia
nova et insolita Sedi apostolicœ vindicare, nil quvdquam metuentem » (Bossuet,
Defensio Declarationis cleri gallicani, Liège 1768, Pars P, lib. I, sect. 1, p. 143).
LE PONTIFICAT DE GRÉGOIRE VII 141
qui marque ce génie tout nouveau dans le monde, c'est qu'en ôtant
aux rois leurs royaumes, il ne doute pas un moment du droit qu'il
a de les dépouiller ... Or ce droit il l'avait par la sainteté du
cœur et l'héroïsme de l'esprit. Il savait, il sentait qu'il habitait réel-
lement un monde meilleur que n'était la société de son temps; sans
hésiter il puisait dans sa conscience une de ces colères de Dieu,
iram Dei, un de ces rayons de flamme que tout le monde reconnais-
sait, il jetait cette flamme vivante au front des rois ... Il a posé
le droit chrétien pour fondement du droit politique ^. »
A la même époque, Michelet, après avoir fait un tableau de la
décadence de l'Eglise, asservie aux pouvoirs séculiers aux X*' et
XI^ siècles, écrit dans le même sens: « C'était fait du christianisme,
si l'Eglise se matérialisait dans l'hérédité féodale ^. » Le sel de la
terre s'évanouissait, et tout était dit. Dès lors, plus de force inté-
rieure ni d'élan au ciel. Jamais une telle Eglise n'aurait soulevé
la voûte du chœur de la cathédrale de Cologne, ni la flèche de
Strasbourg; elle n'aurait enfanté ni l'âme de saint Bernard, ni le
pénétrant génie de saint Thomas: à de tels hommes il faut le recueil-
lement solitaire. Dès lors, point de croisade. Pour avoir droit
d'attaquer l'Asie, il faut que l'Europe dompte la sensualité asiatique,
qu'elle devienne plus Europe, plus pure, plus chrétienne . . . L'Eglise
en péril se contracta pour vivre encore. La vie se concentra au
cœur . . .
« Pour que l'Eglise échappât à la domination des laïques, il
fallait qu'elle cessât d'être laïque elle-même, qu'elle recouvrât sa
2 Edgar Quinet, Le Christianisme et la Révolution française, Paris, éd. Hachette,
dans Œuvres complètes, 28 vol. [sans date], t. III, p. 127-134. Ed. Quinet (1803-
1875) a été un des grands initiateurs du laïcisme en France. Nommé, en 1842, pro-
fesseur au Collège de France (chaire de langue et de littérature de l'Europe méri-
dionale), il fut révoqué au coup d'Etat de 1851, comme son ami Michelet. Il a
écrit, au sujet de leurs relations, un, fascicule plein d'intérêt: Cinquante Ans cT Amitié,
où l'on voit que leur anticléricalisme a été renforcé par leur disgrâce. Les pages
qu'il consacre à Grégoire VII manifestent autant d'éloquence que d'ignorance sur
la façon dont la question se pose réellement en face de l'historien. Elles eurent
beaucoup de succès à leur époque; aujourd'hui aucun historien de Grégoire VII n'y
fait allusion. Elles n'en sont pas moins significatives de l'idée qu'on s'est fait de
Grégoire VII.
3 Le mariage des clercs tendait, en effet, à devenir une institution: voir les
détails dans notre ouvrage: H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, Essai sur sa
Conception du Pouvoir pontifical, Paris, Vrin, 1934, chap. P"^, Hildebrand, Dans la
crise, p. 7-67.
142 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
force par la vertu de l'abstinence et des sacrifices, qu'elle se plongeât
dans les froides eaux du Styx, qu'elle se trempât dans la chasteté.
C'est par là que commença le moine [ Hildebrand ] . Déjà sous les
deux papes qui le précédèrent au pontificat, il fit déclarer qu'un prê-
tre marié n'était plus prêtre ^. Là-dessus grande rumeur ... Le
réformateur ne recula pas. Cette épuration révolutionnaire de l'Eglise
lui communiqua un immense ébranlement. Alors dans la fierté sau-
vage de sa virginité, ayant repris sa vertu et sa force, elle interrogea
le siècle et le somma de lui rendre la primatie qui lui était due ^. »
Un peu plus tard, à la veille du concile du Vatican, un savant
remarquable, l'abbé Dœllinger, professeur à l'Université de Munich,
écrivait en 1869: « On n'a peut-être pas fait ressortir avec assez de
force, qu'en réalité, dans toute la longue série des papes, Grégoire
VII est le seul qui ait eu la pleine et claire conscience de son
œuvre, et qu'il ait été décidé à introduire dans l'Eglise un nouvel
ordre de choses, par l'emploi de moyens nouveaux. Bien qu'il invo-
quât souvent l'exemple de ses prédécesseurs, il ne s'est point seule-
ment considéré comme le réformateur de l'Eglise, mais comme le
fondateur, désigné par Dieu, d'une institution jusqu'alors inconnue ^. »
On voit clairement où Dœllinger devait aboutir, surtout après la défi-
nition de l'infaillibilité pontificale: si le système ecclésiastique qui
est en vigueur a pour origine la pensée et l'action de Grégoire VII,
il n'est plus marqué du sceau divin.
4 II est évident que si Grégoire VII condamna sévèrement le mariage et l'incon-
tinence des clercs, s'il les déclara « suspens a divins », comme les simoniaques, il
les considérait toujours comme prêtres et se montrait prêt à les recevoir dans « la
grâce de l'Eglise » après amendement.
5 MiCHELET, Histoire de France, édit. définitive, Paris (sans date), t. II, p. 135-
137. Michelet (1798-1874) reste un grand historien, surtout pour son sens divinatoire
et sa valeur littéraire. Professeur au Collège de France en 1838 (chaire de morale
et d'histoire), il en fut expulsé par le Second Empire, comme Edgar Quinet. Son
aversion pour le catholicisme s'en accrut, et elle le porta à réviser dans un sens
hostile ses ouvrages antérieurs, notamment son Histoire du Moyen Age, qui était
son chef d'œuvre. Un critique pénétrant, pourtant peu sympathique à l'Eglise, a écrit
justement: « Michelet eut la faiblesse de se repentir d'avoir rendu justice au catho-
licisme. Il' a traité de mirage, AHllusion poétique son tableau du Moyen Age. Il
a essayé d'y mettre après coup le contraire de ce qu'il y avait mis d'abord. Son
livre se défend contre lui et ne se laisse ni diffamer ni travestir » (G. Lanson, Litté-
rature française, Paris 1916, p. 1024).
^ Dœllinger, La Papauté, trad. Giraud-Teulon, Paris 1904, p. 36.
LE PONTIFICAT DE GRÉGOIRE VII 143
Martens, historien protestant, déclarait, en 1894, que les deux
lettres de Grégoire VII à Hermann de Metz (qui contiennent en
effet toute sa doctrine politico-religieuse) manifestaient un nouvel
enseignement « hiérocratique ^ ».
Les travaux de M. Fliche marquent un réel progrès dans la com-
préhension de la personne de Grégoire VII et de son oeuvre. Mais
il n'a pas traité le problème théologique que pose son pontificat.
Il ne saurait être question, dans ce bref exposé, de présenter autre
chose qu'une rapide esquisse des principaux éléments qui composent
le problème posé par la pensée et par l'action grégoriennes.
Grégoire VII avait-il, au moment où il accède au trône de saint
Pierre, une doctrine toute faite, opposée à la Tradition, appuyée sur
des faux notoires, comme les Fausses décrétales — sur des interpré-
tations mensongères de documents traditionnels, — ou sur des faits
historiques inexacts: tout cela destiné à soutenir une ambition désor-
donnée et un appétit de domination incoercible ? C'est l'histoire qu'il
faut interroger et particulièrement le document qui nous donne le
reflet le plus pur de la pensée du pape : le Registre de ses lettres ^.
Il faut donc rechercher quelle a été l'inspiration foncière de
son pontificat, — ensuite voir très succinctement comment il a été
"^ Martens, Gregor VII, sein Lehen und Wirken, Leipzig 1894, 2 vol., t. II,
p. 49.
8 A. Fliche, Saint Grégoire VU (Collection Les Saints), Paris 1921; La Réforme
grégorienne, 3 vol., Paris 1924-1937; La Réforme grégorienne et la Reconquête chré-
tienne, Paris 1940; Grégoire VII, à Canossa, a-t-il réintégré Henri IV dans sa fonc-
tion royale ? dans les Studi gregoriani, Rome 1947, t. I, p. 373. Nous sommes en
complet désaccord avec lui, sur cette question ainsi qu'on le verra dans le Tome IV
des Studi gregoriani (à paraître prochainement). On doit signaler aussi, malgré ses
tendances hagiographiques, l'œuvre de l'abbé Delarc, Grégoire VII et la Réforme
de l'Eglise au XI^ siècle, 3 vol., Paris 1889.
Les Studi gregoriani, dont la publication se poursuit à Rome en ce moment,
sous la direction de G. Borino, contiennent une véritable somme de travaux impor-
tants sur le pontificat de Grégoire VII.
La dernière critique est celle de Caspar (Erich), Das Register Gregors VII,
parue dans les Monumenta Germaniœ historica, série in-S° ,Epistolœ Selectœ, Berlin
1920. L'auteur a édité le Registre ofiSciel du Vatican. Quelques lettres de Grégoire VII
n'y sont pas contenues. On les trouvera dans Jaffé, Monumenta Gregoriana, Berlin
1865. Les historiens sont d'accord pour reconnaître aux Lettres de Grégoire VII une
valeur exceptionnelle (voir Fliche, La Réforme grégorienne, Paris 1926, t. II, p. 4
et 31; et surtout W. M. Pietz, Das original Register Gregors VII . . . dans les Sit-
zungsberichte der Kais. Académie zu Wien^ Vienne 1911, t. cxlv, fasc. 5).
144 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
amené à prendre ses décisions capitales: décrets contre l'investiture
laïque, excommunication et déposition du roi de Germanie Henri IV
(le futur empereur), et enfin comment se justifie doctrinalement son
attitude.
Il ne faut jamais perdre de vue le fait qui est à la base de
l'œuvre grégorienne: la profonde décadence de l'Eglise. Abaissement
des mœurs de la papauté elle-même sous les pontificats issus de la
maison de Tusculum: surtout de Sergius III, de Jean XII, de Benoît IX;
avilissement de l'épiscopat placé sous l'influence des puissances féodales
par l'investiture laïque; démoralisation du clergé: tel était le spec-
tacle qui s'offrait aux yeux du jeune Hildebrand, à l'âge où se forme
dans l'esprit d'un futur homme d'action le sentiment des maux à
combattre, des abus à corriger, des besoins spirituels à satisfaire, de
l'idéal à faire prévaloir ^. Pour un être exceptionnellement doué, on
conçoit quelles irritations, quelles virtualités, quelles énergies ce
spectacle répété a pu accumuler dans l'âme du futur réformateur.
Second danger à éviter dans cette étude, il faut se garder d'isoler
la personne du souverain pontife. Il faut, au contraire, le placer dans
le courant de la vie pontificale traditionnelle. Il était plein, lui-
même, de cette vie ecclésiastique du passé. À cette époque, d'ail-
leurs, on ne songeait guère à innover, lui moins que tout autre, puisque
sans cesse il se réclame de la tradition des « Saints Pères ^^ », et qu'il
déclare comme sa suprême sauvegarde: nil novi facientes, nil adinven-
Hone nostra statuentes ^^. Il avait pu se pénétrer de cette vie tradition-
9 M^" L. Duchesne, Les Premiers Temps de l'Etat pontifical, Paris 1911,
passim, surtout p. 338-339. Voir Liutprand, Liber de rebus gestis Ottonis magni
imperatoris, dans M. G. Script., t. III, p. 340-346; Benoît de Saint-André du
MoNT-SocRATE, Chronica, dans M. G., Scriptores, t. III, p. 714-719. Voir aussi les
textes que nous avons rassemblés dans notre Saint Grégoire VII, ch. I, Hildebrand,
Dans la crise, p. 7-17.
1^ Sous cette expression qui revient constamment sous sa plume: Sanctorum patrum
décréta, régula, doctrina, sanctiones, dicta, statuta, il serait tout à fait inexact de
n'apercevoir que des allusions aux Pères de l'Eglise proprement dits (saint Augustin,
saint Jérômje, saint Ambroise, saint Grégoire le Grand, etc.) Cette locution a une
étendue beaucoup plus vaste. Elle comprend, en outre, les décrets des conciles, les
décisions pontificales, les doctrines approuvées et en général tout ce qui constitue la
Tradition de l'Eglise (voir notre Saint Grégoire VII, ch. IV, Les sources de la pensée
grégorienne, p. 201-288, surtout p. 279).
11 Registrum, III, 10: éd. Caspar, p. 263.
LE PONTIFICAT DE GREGOIRE VII 145
nelle, au temps de sa formation au monastère de Sainte-Marie- A ventine
— fondé à Rome par saint Odon de Cluny, — où l'Office divin et la
Lectio divina remplissaient la plus grande partie de ses journées.
C'est là que, sans cesse, il pouvait méditer sur les Psaumes, sur
l'Ancien et le Nouveau Testament, sur saint Paul en particulier, sur
les Pères de l'Eglise ^^. Il avait eu, enfin, une autre occasion de
s'imprégner de la vie traditionnelle de l'Eglise: ce sont les hautes
missions qu'il eut à remplir sous ses prédécesseurs immédiats, les pre-
miers papes réformateurs, particulièrement sous Etienne IX (1057-
1058), sous Nicolas II (1059-1061), sous Alexandre II (1061-1073).
Lorsque, malgré sa vive répulsion (comme il l'a maintes fois
déclaré), il fut porté par le vœu unanime du clergé et du peuple
sur le trône de saint Pierre (avril 1073), il était imbu du programme
de réforme inauguré par la papauté antérieure depuis Léon IX (1049-
1054) et animé de la seule volonté — mais une volonté de fer —
de dépenser tous ses efforts à le faire aboutir.
La décadence de l'Eglise avait été accélérée par l'emprise néfaste
des puissances laïques: son premier acte fut d'affirmer son indé-
pendance à l'égard du pouvoir séculier. Il applique, au moment même
de son accession au trône pontifical, le décret libérateur de 1059, qui
soustrayait l'élection du souverain pontife à l'intervention de l'em-
pereur ^^. Il fait une simple notification de son élection au roi
Henri IV ^*. Il avait une autre raison d'agir ainsi. En 1073, le
jeune roi de Germanie avait encouru l'excommunication pour n'avoir
pas cessé d'entretenir des rapports constants avec ses conseillers, déjà
excommuniés au temps d'Alexandre II. Ce n'est qu'en 1074 que
Grégoire VII le reconcilia avec l'Eglise ^^. On n'aperçoit pas qu'au
12 Nous avons fait l'étude détaillée des citations de Grégoire VIL Voir le
chapitre IV cité plus haut (note 10). On s'apercevra que le nombre des citations
scripturaires est de beaucoup plus élevé dans son Registre. Nous en avons relevé
166 pour l'Ancien Testament et 335 pour le Nouveau Testament.
13 II avait, du reste, participé activement à l'élaboration de ce décret, au con-
cile du Latran (1059), puisque son nom figure parmi les signataires du décret (voir
Mansi, Concilia, t. XIX, p. 909; H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VU, p. 46-54.
14 Ibid., p. 74-79.
1-^ « Filium vestrum, Heinricum regem, communioni Ecclesîœ restitui », écrit-il
à l'impératrice Agnès, le 15 juin 1074 {Registrum, I, 85: éd. Caspar, p. 121).
146 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
sujet de l'attitude pontificale, il y ait eu alors aucune réclamation
du roi.
Si le pape entendait sauvegarder son indépendance, il ne nour-
rissait pourtant aucune hostilité à l'égard d'Henri IV. Il savait la
déplorable éducation qu'il avait reçu, il connaissait ses vices et ses
tares, mais il avait de l'indulgence pour sa jeunesse: le roi avait
alors 23 ans. Son programme initial impliquait, au contraire, une
collaboration affectueuse et confiante avec les princes séculiers pour
réformer l'Eglise, pour travailler de concert au salut des peuples.
Il l'afiirme nettement, dès le mois de mai 1073, un mois après son
élection, lorsqu'il fait connaître au duc Godefroy de Lorraine sa
position au sujet du roi:
« Quant au roi, dit-il, vous pouvez connaître pleinement nos
pensées et nos désirs. Nous croyons devant Dieu que personne n'est
plus soucieux que nous de sa gloire présente et future. C'est notre
ferme volonté, à la première occasion, de le faire entretenir par
nos légats, en termes affectueux et paternels, de ce qui touche à la
prospérité de l'Église et à l'honneur de la dignité royale. S'il nous
écoute, nous serons aussi heureux de son salut que du nôtre, et
il sera certainement sauvé, si en suivant la justice ^^, il se montre
1^ Ce mot, en apparence si vague et si malléable, qui a recouvert des idées
si diverses, a un sens solide et plein sous la plume de Grégoire VII. Il a été beau-
coup étudié. Il est un de ces mots-miroirs qui reflètent toute une civilisation et
changent avec elle. Qu'on étudie sa signification dans le droit romain et qu'on la
confronte avec celle qu'il a revêtu au moyen âge et l'on s'apercevra de ses modifi-
cations successives: voir Bernheim, Politische Begriffe des Mittelnlters im Lichte der
Anschauungen Augustins dans Deutsche Zeitschrift fur Geschichtsivissenchaft [ 1896 ],
p. 1-22; du même, Mlttelaterliche Zeitanschauungen in ihren Einfluss auf Politik und
Geschichtschreibung, Tiibingen, 1918. Les idées de Bernheim ont été fidèlement
reprises par ses disciples, comme H. Kruger, Was versteht Gregor VII unter {(justitja »
und wie wendet er diesen Begriff im einzelnen praktisch an. Diss. Greifwald, 1910;
Hammler, Gregors VII. Stellung zu Frieden und Krieg im Rahmen seiner Gesem-
tanschauung. Diss. Greifswald, 1912. Bernheim, qui a eu le mérite de poser le
premier cette question, a cru voir dans l'idée augustinienne de la « paix » la clé de
voûte d'une série de concepts qui reviennent constamment dans la littérature politique
du moyen âge. Il nous a paru que ce rôle revenait plutôt à l'idée de « justice »,
condition même de la « paix » selon saint Augustin lui-même. Voir cette discus-
sion dans notre Augustinisme politique, Paris, Vrin, 1934, p. 9 et suiv. On y verra
aussi le point de départ de nos divergences avec Bernheim. Notre conception a été
confirmée et élargie dans une thèse récente, présentée à l'Université de Leyde par
E. H. P. Baudet, Onderzoenkinden over het system der middeleeuswsche geschidbes-
chuuing, — Een studie over Ernst Bernheim* s « Mittelaterliche zeitanschanungen »,
Leyde, 1947.
LE PONTIFICAT DE GREGOIRE VII 147
docile à nos avertissements et à nos conseils. Si, au contraire, ce que
nous ne souhaitons pas, il nous rend haine pour amour; si, mécon-
naissant la justice du Dieu tout-puissant, il ne lui rend pas pour un
si grand honneur qu'il en a reçu oe que commande l'équité, ce
n'est pas sur nous que retombera la sentence: maledictus qui pro-
hibet gladium suum a sanguine (Jér. xlviii, 10), Car nous n'avons
pas le droit de préférer les grâces de quiconque à la loi de Dieu ou
de nous écarter du droit chemin pour une faveur humaine ^^. »
On trouve là l'idée fondamentale que Grégoire VII se faisait du
pouvoir pontifical: le service du salut pour tous, souverains et sujets,
évêques, prêtres et fidèles. C'est par cette responsabilité du salut
du monde qu'il se rattache jusqu'à l'Evangile, à travers la longue
lignée de ses prédécesseurs. C'est dans l'idée surnaturelle de la « jus-
tice » que le Christ a apportée au monde, dont tous doivent se revêtir
pour être sauvés, qu'il faut chercher le lien profond de tous ses actes,
même de ceux qui paraissent le plus insolites.
Quelle est donc la signification exacte du mot « justice » qui
revient avec tant d'insistance sous la plume de Grégoire VII ^'^ ? Il
correspond assurément, dans l'âme du pape, à un sentiment naturel
très vif de l'équité, de l'obligation qui incombe à un gouvernant d'être
impartial. Et il n'est pas douteux que Grégoire VII ne l'emploie
ça et là dans son sens naturel. Mais il faudrait tout ignorer de la
pensée du grand pape, pour s'étonner que, même lorsqu'il obéit à
une réaction naturelle, celle-ci n'est pas pénétrée et vivifiée par la
doctrine qu'il incarne.
En poussant plus avant l'étude de ce mot dans son contexte,
on s'aperçoit qu'il est lourd de toute une théologie. La justice, dans
la pensée grégorienne, c'est essentiellement Dieu justifiant l'homme,
c'est l'insertion du surnaturel dans l'être humain, c'est la grâce agis-
sant en lui pour le rendre juste aux yeux de Dieu. Le sacerdoce
n'a d'autre but, pour l'administration des sacrements, que de la
donner quand on ne l'a pas, de la restaurer quand on l'a perdue, de
l'augmenter quand on la possède. Quoi d'étonnant qu'elle soit la
17 Registrum, I, 9: Caspar, p. 14-15.
18 Bernheim a relevé plus de 200 fois cette expression dans son Registre.
148 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
suprême préoccupation du souverain pontife, et comme le leit-motif
qui rythme sa pensée et son action ? Ce mot synthétique, si riche
de substance religieuse, convenait à merveille à sa manière concise
et nette de penser et d'écrire.
Aussi, rien de plus varié que l'usage qu'il en fait ^^. Quelques
traits suffiront à mettre en relief le contenu de ce concept. Après
avoir signalé les pratiques simoniaques du moine Robert en Espa-
gne, il invite l'abbé de Cluny à le seconder « pour l'exécution de la
justice qui a presque déserté ce monde ^^ » Il explique au patriarche
du Grado que l'aversion des évêques allemands à l'égard du Saint-
Siège n'est due qu'à ses efforts « pour endiguer leurs perversités
selon les préceptes de Dieu et des saints Pontifes et les ramener
dans la voie de la justice ^^ ». Il félicite Guillaume IV, comte de
Poitiers, de s'être séparé d'une épouse qu'un « lien proche de con-
sanguinité rendait inapte à ce mariage, afin de suivre les exigences
de la justice^"». On pourrait multiplier ces exemples. Ils l'apparen-
tent à saint Augustin. Gilson dit à juste titre que ce dernier « réduit
l'histoire du monde à celle du péché et de la grâce parce qu'il pense
le drame cosmique en fonction du drame qui s'est joué dans son
âme^^». Mais, au fond, le concept de justice qui anime la pensée
du grand pontife, remonte plus haut. Il n'est autre que celui du
Nouveau Testament et particulièrement de saint Paul ^^. C'est la
justice théologique, c'est celle qui résulte de l'incorporation au Christ
par le baptême et les autres sacrements, par la grâce sanctifiante,
par l'observation des préceptes divins et des lois de l'Eglise, par
l'éloignement du péché sous toutes ses formes. Grégoire VII lui
donne une ampleur qui ne pouvait guère se rencontrer dans les textes
19 Registrum, I, 10; IV, 15; I, 65; I, 9; I, 11; I, 75; II, 12; III, 15; ÏII, 7;
rV, 28; V, 4; I, 1; VI, 20; VIII, 20; V, 14a; VI, 3; VIII, 21; IV, 12; IX, 11;
IX, 34; IX, 28: III, 14; V, 13; IX, 5; IX, 8; 25, 33 etc. Voir H.-X. Arquil-
LiÈRE, Saint Grégoire VII, p. 260-272.
20 Registrum, VIII, 2: Caspar, p. 517.
21 Registrum, III, 14: Caspar, p. 275-276.
22 Registrum, II, 3: Caspar, p. 127.
23 E. Gilson, Introduction à l'Etude de saint Augustin, Paris 1929, p. 299-300;
Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin, dans Archives d'Histoire
doctrinale et littéraire du Moyen Age, 1926-1927, p. 5-127.
24 Voyez-en l'analyse détaillée dans notre Autustinisme politique, p. 22 et suiv.
LE PONTIFICAT DE GREGOIRE VII 149
néo-testamentaires, et dont l'aire d'application correspond au dévelop-
pement prodigieux acquis par l'Eglise, et dans l'Eglise par la papauté.
Il ressort de ces brèves indications que l'inspiration foncière
de Grégoire VII, dans l'exercice des prérogatives pontificales, était
fondée sur une doctrine théologique puisée aux meilleures sources.
Comment l'a-t-il appliquée dans ses principaux actes ?
Grégoire VII avait rêvé, on s'en souvient, d'une collaboration
pacifique lavec les souverains, dans son œuvre de restauration de la
discipline et des mœurs. Au lieu de la paix, c'est la guerre qui est
venue et qui a pris rapidement des proportions dramatiques. Comment
est-elle venue ? Est-ce par son fait ? C'est ce qu'il importe de fixer.
Il poursuit d'abord simplement l'application du programme de ses
prédécesseurs: lutte contre la simonie et l'incontinence des clercs.
Il prend, contre ces abus, des sanctions rigoureuses, soit dans ses
lettres, soit au synode romain de 1074 ^^. Pendant deux longues
années, toutes ces mesures, toute l'énergie qui les appuie s'avèrent,
hélas ! inefficaces. Les mauvaises coutumes se défendent, les clercs
font la sourde oreille. Le pape se heurte plus d'une fois à des résis-
tances violentes. Les clercs s'écrient en plein concile, comme à
Mayence, que « si des hommes ne lui suffisent pas pour gouverner les
Eglises particulières, qu'il s'arrange pour se procurer des anges ^^».
Ailleurs, comme à Rouen, les clercs chassent à coups de pierre les
évêques qui leur parlent de réforme ^^. Le pape en est presque
découragé ^^. Que faire devant cet insuccès qui peut se prolonger ?
Grégoire VII voit bien la racine commune de ces maux, qui est dans
l'investiture laïque par la crosse et l'anneau. Mais attaquer cette
coutume déjà séculaire est une périlleuse aventure, d'autant plus
que les souverains sont les complices et les bénéficiaires de cet abus.
25 Voyez dans le Registrum les lettres de 1073 à 1075 et le synode romain de
1074 voir Héfélé-Leclercq, Histoire des Conciles, t. V. p. 218.
26 Lambert de Hersfeld, Annales, ad an. 1074, dans M.G., Script, t. V., p. 218.
27 Orderic Vital, Historia ecclesiastica, IV, 9 (éd. Leprévost, t. II, p. 237).
Voir MiRBT, Die Publizistik im Zeitalter Gregors VII, p. 237.
28 Voyez la lettre extrêmement suggestive où il fait ses confidences désolées à
Hugues de Cluny (Registrum, II, 49: Caspar, p. 188-190).
150 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Ses prédécesseurs ne l'ont pas osé. Le cardinal Humbert lui-même,
qui l'a dénoncé avec la plus grande énergie, ne s'en dissimule ni
l'étendue ni les difficultés ^^. Cependant elle est contraire à la vraie
Tradition de l'Église. Le concile de Chalcédoine (451) ^^ et surtout
le IV** concile de Constance (869) ^^ ont condamné l'immixtion sécu-
lière dans la collation du pouvoir spirituel. Après des hésitations
et des réflexions prolongées, Grégoire VII se décide, au synode romain
(1075), à porter résolument la cognée dans la racine des tares qui
ravagent la chrétienté.
C'est le commencement de la querelle des investitures. Le décret
qui interdit aux pouvoirs séculiers de conférer les bénéfices ecclé-
siastiques et au clergé de les recevoir, sous peine d'excommunication,
ne fut pas promulgé partout. Il est publié en Italie, en France et
en Allemagne, mais non en Angleterre. Car Guillaume le Conqué-
rant, qui investissait par la crosse et l'anneau, ne pratiquait pas la
simonie. Il faisait de bons choix d'évêques. Cependant, en Allema-
gne, le coup était rude pour le souverain qui se livrait à un trafic
éhonté des évêchés et des abbayes, et qui trouvait dans cette cou-
tume, un accroissement de richesse, d'influence et de prestige. Henri IV
feint d'abord d'ignorer le décret et continue ses pratiques lucratives.
Puis au début de 1076, quand il a vaincu ses éternels adversaires, les
Saxons; quand il se croit maître de la situation, sûr de son clergé,
hostile à la réforme, il réunit les évêques en conciliabule à Worms
(janvier 1076) et, sous sa pression, ils rédigent et signent un acte
de déposition de Grégoire VII ^^.
À ce moment, la querelle des investitures se transforme en lutte
du Sacerdoce et de l'Empire. La déposition du pape lui est notifiée
le mois suivant (février 1076), pendant qu'il tient à Rome son synode
aïinuel du carême. C'est là que se précise le véritable enjeu du litige:
29 Humbert (cardinal), Adversus Simoniacos, libri III, dans M. G., Libelli de
lite, t. I.
30 Conc. Chalcedonense, c. 2 dans Mansi, t. VII, p. 384. Voir Canones qui
dicuntur apostolici dans l'édition allemande d'HÉFÉLÉ, Conciliengeschichte, t. 1, p. 809.
31 Conc, Constantinopolitanum IV, c. 22, dans Mansi, t. XVI, p. 174.
32 M. G., Constitutiones et acta, t. I, p. 106-108. Lambert de Hersfeld, Annales,
ad an. 1076, a résumé très exactement les griefs formulés contre le pape. Voyez aussi
le texte de Worms dans le Codex Udalrici, n° 48, publié par JaffÉ, Monumenta
Bambergensia, p. 105 et suiv.
LE PONTIFICAT DE GRÉGOIRE VII 151
l'emprise du pouvoir séculier sur la hiérarchie ecclésiastique et l'effort
pontifical pour s'en libérer — lutte qui se personnifie alors dans les
deux plus hauts représentants de chacune des deux puissances ^^.
En face de l'insolent défi qui était lancé à Grégoire VII par
Henri IV, principal complice des abus que le pape combattait, que
faire ? Déjà en 1075, dans l'imminence du péril entrevu, le pape
avait jeté sur le parchemin ses fameux Dictatus Papœ où il avait con-
densé, sous une forme lapidaire, toutes les prérogatives du souverain
pontife ^^. Parmi ces vingt-sept sentences, on lit dans la XII^ : « Le
pape a le droit de déposer l'empereur: Ei licet deponere imperatorem. »
Cette maxime se présente sous une forme absolue. C'était le moment
d'en faire usage. Aussi, dans la sentence synodale qu'il prononce au
lendemain de l'injonction brutale qui lui était infligée, il commence par
enlever au roi de Germanie le gouvernement de son royaume, puis
il délie ses sujets de leur serment de fidélité, enfin, il le frappe d'ana-
thème ^^. Grave mesure, encore inusitée, qui fait peu à peu le vide
autour du souverain déchu et finit par l'amener à Canossa. Là, revêtu
de la robe de laine des pénitents, les pieds nus, il implore pendant
trois jours le pardon du pontife. Enfin Grégoire VII ému de cette
humiliation sans précédent, le reçoit dans la communion de l'Eglise —
33 La notion de l'Etat, indépendant et autonome dans sa sphère, si fortement
forgée par les Romains, s'était obscurcie. Nous verrons plus loin qu'elle s'était peu
à peu diluée et comme fondue dans la fonction religieuse exercée par la royauté.
Ce ministère apparaissait aux théoriciens du pouvoir séculier — tous ecclésiastiques —
comme sa principale raison d'être. Nous avons essayé de marquer les étapes de
cette évolution dans notre Augustinisme politique. Voir aussi E. H. P. Baudet,
Onderzoekingen over het systeem der Middeleenwsche Geschiedbeschonwing, Ley de
1947, p. 9-12; p. 73 et suiv.; p. 168.
34 On a souvent contesté l'authenticité des Dictatus Papœ. Elle ne fait plus
aucun doute depuis les travaux du P. Peitz (que nous avons cités plus haut) sur
le Registre original de Grégoire VII (voir en particulier Excurs III: Das Dictatus
papœ, Geschichte der seiner exégèse, p. 265, et suiv.; voyez le texte des 27 propo-
sitions dans Caspar, Registrum, p. 201-202). Cet historien a pris soin de montrer
pour chaque sentence ses antécédents historiques, sauf pour la proposition XII, qui
est neuve. On discute encore sur l'occasion qui a donné naissance aux Dictatus.
Ce qu'on ne conteste pas, c'est leur parfaite correspondance avec la pensée de
Grégoire VIL
35 Dans la deuxième condamnation d'Henri IV en 1080, le pape a suivi l'ordre
inverse: il excommunie d'abord Henri IV, puis il délie ses sujets du serment de fidé-
lité, et enfin il le dépose. Mais il a soin de préciser qu'en 1077, il l'a reçu dans
la communion de l'Eglise à Canossa, sans lui restituer la couronne: a solam ei corn-
munionem redidi, non tamen in regno, a quo eum in romana synodo deposueram, ins-
tauravi y) {Registrum, VII, 14a: Caspar, p. 484).
152 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
mais sans le réintégrer dans la royauté (27 janvier 1077). Au reste,
le pape a soin de spécifier aussitôt après, dans une lettre aux Allemands,
que toute l'affaire est encore à régler: « adhuc totius negocii causa
suspensa est ^^. » Cette affaire mi-religieuse mi-politique était remise
à l'Assemblée d'Augsbourg qui devait se tenir peu après, le 2 février.
Le pape, après avoir entendu Henri IV et ses adversaires, devait y
prononcer un verdict définitif. Cette diète ne se réunit jamais,
constamment empêchée par les intrigues et la mauvaise volonté du
roi déchu.
Cette carence obstinée du « roi », qui avait retrouvé une armée,
mettait Grégoire VII dans un dédale de difficultés. Son embarras
s'accrut de l'élection inopinée d'un nouveau roi ^^. Pendant trois
ans, il reste fidèle à l'attitude qu'il avait prise. Même avant Canossa,
il avait soigneusement distingué l'excommunication et la déposition.
Il avait même fixé une procédure particulière pour chacune de ces
deux sentences. Il s'était réservé une compétence exclusive pour lever
l'excommunication. Quant à la déposition (question politique), il ne
se reconnaissait pas le droit d'agir seul, sans le consentement des
représentants de l'Allemagne ^^.
Jusqu'en 1080, il s'emploiera à dirimer le schisme politique, issu
de la rivalité de deux prétendants à la couronne germanique, Henri
et Rodolphe. Au milieu des intrigues qui s'entrecroisent, un seul
point lumineux le guide, la justice: « Nous désirons, écrit-il à ses légats
[ 31 mai 1011 ], avec le concours des clercs et des laïques de ce
royaume examiner la cause des deux rois et désigner lequel des deux
la justice recommande pour le gouvernement de l'Etat ^^. »
36 Registrum, IV, 12: Caspar, p. 313.
37 Pendant ce temps, l'assemblée de Forchheim (mars 1077), où Henri IV avait
refusé de se rendre et où le pape s'était fait représenter par deux légats, s'était
réunie. Malgré leur intervention, après des discussions animées, cette diète élut
pour roi de Germanie, Rodolphe de Rheinfelden, duc de Souabe. Il y avait donc
désormais deux compétiteurs de la couronne, Henri et Rodolphe. Texte et détails
dans notre Saint Grégoire VU, p. 176 et suiv.
38 Jaffé, Monumenta gregoriana, Epistol, collectœ, n* 14, p. 535 et suiv.
Noter lesr expressions significatives : « prout caritas vestra nobis consuluerit ...»
Voir Registrum, ÏV, 3: Caspar, p. 298 et suiv.). Noter les termes: acommuni con-
silio » et les mots encore plus expressifs: « Ut autem vestram electionem . . . aposto-
lica auctoritate firmemus. »
39 Registrum, IV, 23: Caspar, p. 335.
LE PONTIFICAT DE GREGOIRE VII 153
Au synode de Rome (27 février 1078), il déclare: « Comme cette
querelle et ces troubles du royaume ont causé et causent encore à la
Sainte Église des maux incalculables, nous jugeons à propos d'envoyer
dans le pays des légats du Siège apostolique [ . . . ] D'accord avec
eux, les clercs et les laïques de Germanie auront à rétablir la paix
et la concorde, ou bien, lorsque la vérité sera connue, à favoriser
énergiquement celui qui a pour lui la justice ^^. »
Même note au clergé et aux fidèles teutons, le 1^"^ avril 1078:
«[...] Nous avons ordonné la réunion d'une diète de tous les
évêques et de tous les laïques qui craignent Dieu et veulent la paix,
pour qu'il soit décrété devant nos légats lequel, de Henri ou de
Rodolphe, favorise la justice ^^. »
Qu'entendait-il par là ? Il va le montrer lorsque, édifié sur la
perfidie, les pratiques simoniaques et la conduite de Henri IV, il le
condamne de nouveau, au synode de 1080, et reconnaît pour unique
roi de Germanie: Rodolphe. « Si par son orgueil, dit-il, sa désobéis-
sance et sa fausseté, Henri est justement déchu de la dignité royale,
de même par son humilité, sa soumission, sa sincérité, Rodolphe
reçoit la dignité et le titre de roi ^^. » Donc, l'humilité chrétienne,
l'obéissance à l'Eglise et particulièrement au pape, la droiture reli-
gieuse: tels sont les éléments essentiels qui entrent dans le concept
pontifical du « roi juste ».
De ce bref exposé des faits dominants qui ont marqué son pon-
tificat, il ressort déjà que Grégoire VII n'a pas voulu la guerre. Elle
lui a été imposée brutalement. Son unique but était la réforme
de l'Église, déjà poursuivie par ses prédécesseurs. Il lui a donné
l'impulsion décisive. Préoccupé avant tout de faire prévaloir la
« justice », avec le riche contenu doctrinal que les siècles antérieurs
avaient accumulés dans ce concept, il a été conduit par les événe-
ments à en tirer quelques conclusions inédites.
40 Registrum, V, 14a: Caspar, p. 370.
41 Registrum, VI, 1: Caspar, p. 389-390.
42 Registrum, VII, 14a: Caspar, p. 486.
154 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Peut-on dire, comme on l'a fait maintes fois, qu'il inaugurait le
« pouvoir direct » sur le temporel ? A vrai dire, parler de « pouvoir
direct » ou de « pouvoir indirect » à cette époque, c'est commettre
un anachronisme. Ces expressions, devenues classiques depuis Bellar-
min, on les chercherait vainement sous la plume des doctrinaires du
moyen âge. Grégoire VII n'a été inspiré que de pures intentions
religieuses, même lorsqu'il frappait Henri IV du glaive pontifical.
Bien plus, il se montre — nous l'avons vu — soucieux de sépa-
rer l'excommunication et la déposition, au point d'instituer une pro-
cédure particulière pour lever chacune de ces sentences. Seul, il
peut délier de l'excommunication. Quant à la déposition, il ne se
reconnaît pas le droit de pourvoir seul à la vacance du trône. Dans
l'étendue immense des prérogatives pontificales, spécifiées par les
Dictatus Papœ, ce droit n'a pas trouvé place. Il ne songe à recon-
naître un nouveau roi qu'avec l'accord d'une assemblée représentant
l'Allemagne. Et, en 1080, après l'échec de toutes ses tentatives pour
la réunir, en choisissant le roi Rodolphe, il se prononce pour l'élu
d'une assemblée antérieure, la diète de Forchheim.
Il nous reste à voir d'un peu plus près la portée théologique de
son effort.
La doctrine grégorienne concerne essentieEement l'ecclésiologie ^^.
Elle touche les deux institutions capitales de l'Eglise: l'épiscopat et
la papauté. Quel est son apport dans ces deux domaines ? A-t-il
vraiment innové ? D'abord, il a dégagé l'épiscopat de la gangue
séculière qui, depuis le IX° siècle, l'avait peu à peu enveloppé. Le
mouvement féodal avait lentement entraîné l'Eglise qui, pour être
protégée contre de fréquentes déprédations, devait entrer dans une
mouvance seigneuriale ou royale. L'évêque ou l'abbé acceptait ainsi
43 On sait que le traité de l'Eglise a vu le jour, à une date relativement tardive,
après divers tâtonnements. Un savant théologien, M^' d'Herbigny, dans son dernier
travail sur l'Eglise, Theologia de Ecclesia, v. I, De Deo universos evocante ad sui
regni vitam seu de institutione ecclesiœ primœvœ, Paris 1920, p. 9, voit encore la
première apparition de ce traité dans la Summa de Ecclesia de Torquemada (1489).
Nous avons montré qu'il faut reculer de plus d'un siècle et demi l'élaboration de
cet important traité (H.-X. Arquillière, Le plus Ancien Traité de V Eglise: Jacques
de Viterbe, De regimine christiano » (1301-1302), Etude des sources et édition critique
du texte, Paris 1926).
LE PONTIFICAT DE GREGOIRE VU 155
la protection du suzerain et lui prêtait le serment de fidélité. En
Allemagne, le serment précédait, l'investiture par la crosse et l'anneau,
emblèmes de la juridiction spirituelle. Les termes généraux d'épisco-
patus et d^abbatia comprenaient les biens matériels et la juridiction:
autorité sur la terre et autorité sur les âmes **. C'était l'application
du droit féodal à l'Eglise. Cette tradition du bénéfice ecclésiastique
s'accompagnait très souvent d'un paiement ou achat plus ou moins
élevé: elle engendrait naturellement la simonie.
Le principal effort des réformateurs du XI^ siècle a été de libérer
l'Eglise de cette mainmise laïque sur les institutions ecclésiastiques.
Nicolas II a soustrait l'élection du pape à l'intervention décisive de
l'empereur par le décret de 1059. Grégoire VII a voulu affranchir
l'épiscopat et l'abbatiat de l'investiture laïque. En cela, nous l'avons
vu, il ne faisait que substituer le droit canon au droit féodal *^. Le
sentiment chrétien avait déjà protesté par la bouche des premiers
réformateurs. Le cardinal Humbert s'insurge contre cette investiture
qui est une subversion de l'ancien droit: « Voici que les premiers
sont les derniers et les derniers sont les premiers. C'est le pouvoir
séculier qui est le premier dans l'élection et la confirmation; viennent
ensuite, bon gré mal gré, le consentement du clergé et du peuple,
et, enfin, pour terminer, la décision du métropolitain. Ceux qui sont
promus de la sorte ne peuvent être considérés comme évêques parce
que la substitution du nouveau prélat s'est faite à l'envers, — et
ce qui aurait dû apparaître en dernier lieu est venu tout d'abord,
et par l'entremise de ceux auxquels rien n'est permis en pareille
4* Cette vue simple qui faisait un seul bloc de l'évêché ou de l'abbatiat (terres
et biens matériels unis à la juridiction spirituelle) était encore celle de Grégoire VII,
comme de tous ses contemporains. Ce n'est qu'au concordat de Worms (1122),
conclu entre le pape Callixte II et l'empereur Henri V, que se fera une distinction
juridique qui mettait fin à la querelle: l'évêque ou l'abbé était investi par le sceptre
pour ses biens matériels de la part de l'autorité laïque, et il était investi par la
crosse et Vanneau pour la juridiction spirituelle de la part de l'autorité ecclésiastique.
L'investiture laïque ne cessera d'ailleurs pas subitement. Comme elle était née d'une
façon sporadique, elle s'éteindra peu à peu, ça et là, après des interventions et des
tractations plus ou moins laborieuses (voir M^"" Lesne, Histoire de la Propriété ecclé-
siastique, t. m et t. IV; du même, une étude plus succincte, mais assez incomplète
au mot Investiture dans le Dictionnaire apologétique).
^^ Concile de Chalcédoine et IV* concile œcuménique de Constantinople, cités
plus haut.
156 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
matière. En quoi les laïques ont-ils le droit de distribuer les sacre-
ments de l'Eglise, de disposer de la grâce pontificale et pastorale,
d'investir par la crosse et l'anneau, au moyen desquels s'achève et
se parfait la consécration épiscopale ^^ ? » Il poursuit, un peu plus
loin: « Les puissances laïques appliquent tout leur pouvoir, toute la
terreur qu'elles inspirent, à usurper, à s'approprier les biens des
Eglises confiées à leur tutelle ^^. »
L'abrogation d'une vieille coutume aussi avantageuse pour les
puissances laïques devait provoquer de nombreux remous. Or, dit
excellemment Imbart de la Tour: « On ne froisse pas impunément les
intérêts et les avantages d'une possession, qui cache sous sa durée le
vice de son origine. Ce progrès vers la liberté a beau n'être qu'un
retour à l'ancien droit : c'est une révolution qui s'accomplit ^^. »
La question de la papauté est plus complexe. La doctrine gré-
gorienne s'est affirmée d'abord dans les faits. Ce sont les événements,
comme il arrive souvent, qui l'ont fait mûrir dans l'esprit de Gré-
goire VII. Il a pris soin de la fixer lui-même, soit dans les Dictatus
papœ, soit surtout dans ses deux lettres à Hermann de Metz: en
1076, après la première condamnation d'Henri IV, et en 1081, après
la deuxième sentence. Cette dernière lettre contient tous les élé-
ments de la première et les développe.
Dans les Dictatus, il affirme équivalemment l'infaillibilité du pape.
Elle n'est pas explicitement formulée. Mais d'abord il déclare que le
pouvoir pontifical n'est limité ni par les évêques ni par le droit
canonique: « Quod nullum capitulum nullusque liber canonicus hahe-
retur absque illius auctoritate ^^. » En d'autres termes, il n'y a de
canonique que ce qu'il reconnaît comme tel. Il affirme ensuite « quod
46 Humbert, Adversus simoniacos, III, 6, dans M. G., Libelli de lite, t, I, p. 205.
47 Ibidem. III, 10. Le cardinal Humbert est d'accord avec tous les canonistes
de son temps, sur le caractère abusif de l'investiture laïque: voyez par exemple,
Deusdedit, Libellus contra invasores et simoniacos, lib. IV, surtout, oii il traite: quod
sœculari potestati non liceat in ecclesiam clericos introducers vel expellere, nec res
ecclesiastic as regere vel in sua jura transferre. Il cite les textes conciliaires qui sont
à la base de sa démonstration (M. G. Libelli de lite, t. II, p. 292 et suiv.).
48 Imbart de la Tour, Les Elections épiscopales du IX" au XII" Siècle, Paris 1891,
p. 410.
49 Registrum, II, 55a: Caspar, p. 205.
LE PONTIFICAT DE GREGOIRE VII 157
romana Ecclesia nunquam erravit nec in perpetuum, Scriptura tes-
tante, errabit ^^ ». Il s'agit de l'Eglise romaine. Mais qui est-ce qui
parle au nom de l'Eglise romaine, et qui seul peut parler avec la
suprême autorité en son nom ? On répondra peut-être: c'est le con-
cile général. Mais il déclare, un peu plus loin : « Quod nulla sy nodus
absque precepto ejus [ papœ ] debet generalis vocari ^^. » Il a pré-
cisé encore : « Quod sententia illius [ papœ ] a nullo debeat retractari
et ipse omnium solus retractare possit ^^. » Et dans la sentence sui-
vante, nous lisons : « Quod a nemine ipse judicari debeat ^^. » Si per-
sonne ne peut réformer ses jugements, s'il ne peut être jugé par per-
sonne, s'il parle seul au nom de l'Eglise romaine et si l'Eglise romaine
est infaillible, on ne voit guère ce qu'on pourrait ajouter pour affirmer
l'infaillibilité personnelle du pape. Il est vrai qu'il ne précise pas
les conditions d'exercice de cette immense prérogative et que jamais,
dans ses lettres, il ne s'en réclame. Mais saint Bernard n'aura pas
un grand pas à franchir, au siècle suivant, pour préconiser l'infail-
libilité personnelle du pape. En cette matière, Grégoire VII n'inncve
pas, puisque Nicolas l**^ avait déjà affirmé le principe que « le pape
ne peut être jugé par personne ^* ». Bien plus, dans les premiers
siècles, saint Augustin fait écho à cette doctrine quand il écrit son
fameux apophtegme : « Roma locuta est, causa finita est ^^. »
Le grand docteur africain n'est, en effet, qu'un écho. M^"^ Batifîol
a rassemblé et coordonné les textes et documents relatifs à la préémi-
nence papale. Il a retracé, avec un soin minutieux, la croissance pro-
gressive (à partir du «Tu es Petrus ») de la Cathedra Petri, à mesure
que l'Eglise se développe et que la doctrine se précise dans les écrits
50 Ibidem, p. 207.
51 Registrum, III, 55a: Caspar, p. 205.
52 Ibidem, p. 206.
53 Ibidem, p. 206.
54 Ces principes d'ailleurs ne sont pas nouveaux. Celui qui les contient tous
et qui était gros de l'infaillibilité: «le pape ne peut être jugé par personne»,
n'est pas seulement dans les Fausses Décrétales, Pseudo-Isidori Decretales, édit.
Hinschius, p. 449: a neque presul summua a quoquam judicetur y*. On le trouve
déjà énoncé au IX® siècle par le pape Nicolas P"^: M. G-, Epistolarum, t. VI, p. 466.
55 Voy. les circonstances et les textes qui appuient cette déclaration dans P.
Batiffol, Le Catholicisme de saint Augustin, p. 393-399.
158 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
des Pères et des conciles, pendant les six premiers siècles ^^. Qu'on
s'y reporte et l'on constatera combien est justifié le sentiment de l'histo-
rien protestant Hauck : « Aucune institution ne s'est développée avec
autant de logique interne et une aussi profonde cohérence que la
papauté ^^. » L'apport de Grégoire VII se réduit à quelques for-
mules plus précises et à la mise en œuvre d'une autorité plus cons-
ciente de son étendue et plus énergique dans ses applications.
Parmi ces actes d'autorité, une décision paraît tout à fait neuve:
c'est la déposition du roi. C'est celle qui a suscité le plus de contro-
verses. Cette sanction était, en effet, jusqu'alors inusitée. En soi,
elle paraît une conclusion logique de l'anathème qui frappe un
roi et de la rupture du serment de fidélité de ses sujets dans une
société où tout le monde est chrétien. Que reste-t-il de pouvoir à
un prince excommunié, avec qui ses sujets ne peuvent plus avoir
de rapports — surtout quand ils ont été déliés formellement du
serment de fidélité à son égard ? Même aujourd'hui, personne ne
conteste qu'un pape ait le droit d'excommunier un roi chrétien ou
de libérer quiconque d'un serment de nature religieuse, quand les
circonstances impérieuses l'exigent et qu'il ne doit pas en résulter
plus de mal que de bien.
Cependant, il est indubitable que l'excommunication d'un prince
peut être portée sans qu'elle soit suivie de la déposition. Grégoire
VII lui-même en a usé ainsi envers Robert Guiscard. Il l'excom-
munie solennellement au synode de 1074 ^^. Mais il ne le dépose
pas, il ne délie pas ses sujets du serment de fidélité. Il semble
laisser en sommeil les conséquences pratiques de la sanction ful-
minée. En réalité, sa doctrine ne paraît pas être encore complète-
ment mûre en son esprit ^^.
^6 Pierre Batiffol, Cathedra Petri, Etudes d'Histoire ancienne de l'Eglise, Paris
1938. C'est le dernier ouvrage du savant historien, où il a condensé les résultats
de recherches qui l'ont occupé une grande partie de sa vie.
57 A. Hauck, Der Gedanke der pàpslichen Weltherrschaft bis auf Bonifaz VIII,
Leipzig 1904.
58 Les actes de ce synode sont perdus. Le Registre mentionne néanmoins cette
excommunication dans une sorte de bilan des principaux actes de la première année
du pontificat: Jahresschlussberich (28 juin 1074): a excommunicavit atque anathemati-
zavit Rohertum Guiscardum, ducem Apuliœ et Calabriœ atque Siciliœ, cum omnibus
fautoribus suis, quousque resipiscat » {Registrum, I, 85a: Caspar, p. 123).
59 H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VU, ch. II, Les premiers actes pontificaux
de Grégoire VII, p. 67-123.
LE PONTIFICAT DE GREGOIRE VII 159
Il faut pourtant reconnaître que si, dans la sentence de 1080,
où il prononçait la deuxième condamnation d'Henri IV, il a suivi
l'ordre logique: excommunication, annulation du serment de fidélité
et déposition ^^, en 1076 il a suivi un ordre inverse : déposition, solu-
tion du serment de fidélité et anathème. Il applique simplement la
proposition XII des Dictatus Papœ: « quod ei liceat imper atores
deponere ».
Faut-il en conclure qu'il considérait le pouvoir séculier comme
ayant une origine diabolique ? Beaucoup d'historien l'ont cru ^^. Ils
s'appuient sur un passage, souvent cité, de la seconde lettre à Hermann
de Metz: « Qui ignore que les rois et les chefs de peuple se sont
établis à l'origine chez les peuples ignorants Dieu par l'orgueil, par
les rapines, par la perfidie, par l'homicide, enfin par presque tous les
crimes, sous l'excitation du diable, prince de ce monde, et qu'ils
ont voulu dominer leurs égaux c'est-à-dire les hommes, poussés par
une aveugle cupidité et par une intolérable présomption ^^ ? » Bossuet
se scandalisait de cette phrase: « Jamais aucun chrétien, aucun pon-
tife n'avait parlé ainsi. »
Bossuet confondait le droit avec le fait. La remarque a été faite
depuis longtemps. Que beaucoup de royaumes, à l'origine, aient été
acquis en fait par le fer et par le feu, à travers d'innombrables
crimes, qui le contesterait ? Mais quand le pouvoir est établi et
accepté et qu'il remplit sa fonction de justice et de paix, d'où tire-
t-il son autorité, sinon de Dieu ? Grégoire VII en était parfaitement
6^ C'est l'ordre qui sera adopté par les canonistes ultérieurs.
^1 Par exemple, E. Quinet, Le Catholicisme et la Révolution française, Paris
1845, p. 145; E. Friedberg, De finium inter ecclesiam et civitatem regundorum judicio
quid medii œvi doctores et leges statuerint, Leipzig 1871, p. 8; du même, Des Mis-
sbranch der geistlichen Antsgewalt und der Recurs an den Staat, dans Zeitschrijt filr
Kirchenrecht (1863), t. III, p. 72; C. B. Hundeshagen, Uber einige Hauptmomente in
der geschichtlichen Entwickelung des Verhàlnisses zwischen Staat und Kirche, dans
Zeitschrijt fiir Kirchenreicht (1861), t. I, p. 450 et suiv. ; Gierke, Johannes Althusius
und die Entwickelung der naturrechtlichen staatstheorien, 2e édit. 1883, Breslau 1902,
p. 62 et suiv. etc.
En sens contraire, voir Hergenrœther, Katholische Kirche und christlicher
Staat in ihrer geschichtlicher Entwickelung, Freiburg, 1872, p. 460 et suiv.; Michael,
Wie dachte Papst Gregor VII « uber den Ursprung und das Wesen der weltlichen
Gewalt, dans Zeitschrijt fiir katholische Théologie (1891), t. XV, p. 164; Ch, Bayet,
Grégoire VII et les rois, dans Lavisse et Rambaud, Histoire générale, Paris, 1893,
t. II, p. 95, etc.
«2 Registrum, VIII, 21: Caspar, p. 547-562).
160 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
convaincu et il le montre à travers tout son Registre dans ses rap-
ports avec les princes. Il devait l'être d'autant plus qu'à son époque,
les souverains recevaient leur sacre de la main des évêques et que
l'empereur était couronné par le pape. Il montre quelle haute con-
ception il se faisait de leur pouvoir dans le même texte de la seconde
lettre à Hermann de Metz: « C'est pourquoi ceux qui spontanément
ou après mûre délibération, sont appelés par la sainte Eglise à la
royauté ou à l'empire, doivent répondre humblement à cet appel, non
pas pour acquérir une gloire éphémère mais pour procurer le salut
d'un grand nombre [ . • • ] Qu'ils aient également bien gravée dans
le cœur cette parole de l'Evangile: «Je ne cherche pas ma gloire»;
et cette autre: « Que celui d* entre-vous qui veut être le premier soit
le serviteur de tous, » Qu'ils placent toujours l'honneur de Dieu
avant leur honneur, qu'ils pratiquent la justice en respectant fidèle-
ment le droit de chacun ^^. » Grégoire stigmatise les passions et les
vices des rois, mais il respecte l'institution royale.
Il montre bien, par ce dernier passage, le caractère profondé-
ment religieux qu'avait revêtu la royauté, dans l'esprit des hommes,
à travers une évolution séculaire. Ce dernier trait achèvera d'éclairer
l'attitude et la doctrine de Grégoire VII. Saint Paul, à la suite du
Christ, avait parfaitement reconnu l'indépendance de l'Etat, fondée
sur le droit naturel: « Omnis anima potestatibus suhlimiorihus sub'
dita sit, non enim est potestas nisi a Deo ^^. » Le pouvoir, à ce
moment, était représenté par Néron. L'apôtre voit, dans l'autorité,
même païenne, un ordre naturel voulu par Dieu, conforme à son
dessein providentiel pour la vie de l'homme en société : « Qui potestati
resistit Dei ordinationi resistit. » Les Pères de l'Eglise ont suivi fidè-
lement le sillage de saint Paul. Or, dès Grégoire le Grand, qui accentue
la mission religieuse des rois, on aperçoit peu à peu la lente absorp-
tion de leur droit naturel par leur mission religieuse ^^. De telle sorte
qu'au VIII' siècle, Isidore de Seville déclarait: « Les princes du siècle
63 Ibidem.
64 Epist. ad Rom., XIII, 1-7.
65 C'est la courbe de ce mouvement de pensée, indispensable à notre avis
pour comprendre les rapports des deux pouvoirs au moyen âge, que nous avons
tenté de retracer en suivant de près les textes, dans notre Augastinisme politique^
p. 1-150. Nous ne pouvons en donner ici que l'idée la plus sommaire.
LE PONTIFICAT DE GREGOIRE VII 161
occupent parfois les sommets du pouvoir dans l'Eglise [ . . . ] Au
reste, ces pouvoirs ne seraient pas nécessaires s'ils n'imposaient par
la terreur de la discipline ce que les prêtres sont impuissants à faire
prévaloir par la parole ^^.» Le service de l'Eglise, telle est déjà,
aux yeux d'Isidore, la principale raison d'être de la puissance séculière
et le fondement de son autorité. C'est ainsi que le droit naturel, base
antique de l'indépendance de l'Etat tend à s'absorber dans sa mission
chrétienne. Dès lors, quand un roi, comme Henri IV, au lieu de
remplir ce rôle sacré, s'est montré complice des pires abus, fauteur
de schisme et irréconciliable adversaire du pape, celui-ci n'a pas cru
sortir de son droit primordial de défenseur de l'Église en le frap-
pant d'anathème et de déposition. Car la royauté était devenue
comme un organe de l'Eglise, préposé au gouvernement des choses
séculières.
L'idée du droit naturel de l'Etat réapparaîtra, avec la renais-
sance du Droit romain, avec les légistes, avec saint Thomas, avec Jean
de Paris, avec Philippe-le-Bel et triomphera dans le droit moderne ^^.
Mais Grégoire VII, tout en maintenant avec fermeté ce qu'il y a d'im-
muable et de permanent dans les prérogatives de Pierre, a vécu dans
son temps, avec les idées de son temps, en s'efîorçant de l'améliorer
à travers tous les orages, jusqu'à l'exil, jusqu'à la mort.
M^"^ H.-X. Arquillière,
doyen de la Faculté de Théologie de Paris,
professeur à l'Ecole des Hautes Etudes (Sorbonne).
66 Isidore, Sentitiœ, III, 51 dans Patrol, lat., t. Ixxxiii, col. 723-724. Voir H.-X.
Arquillière, U Augustinisme politique, p. 93-97.
67 Voy. comment se concilie parfaitement la papauté médiévale avec la papauté
moderne, sans la moindre solution de continuité, dans notre Saint Grégoire VU, Con-
clusion générale, p. 588-595. Voir notre étude Origines de la théorie des deux glaives
dans Studi Gregoriani, t. I, p. 501-521. Voir Dom Jean Leclerc, Jean de Paris et
VEcclésiologie du XIIP siècle, Paris, 1942.
Travail et loisir
Leurs conditions présentes
Les hommes s'épuisent aujourd'hui à ordonner leur travail; et il
leur faut assumer encore une autre besogne non moins ardue, celle de
rectifier leur loisir. Ces deux problèmes surgissant de faits inéluc-
tables et nécessaires puisque enracinés au plus intime de notre être, ne
sont pas nouveaux. Ils ont toujours existé, sous des modalités diverses.
Dans l'antiquité, le travail était un, signe de servilité; et tous ceux
qui pouvaient l'esquiver, s'en écartaient comme d'une déchéance. Le
loisir était, au contraire, une marque de supériorité; et les vrais
citoyens s'y adonnaient comme à une libération ^. Le christianisme
réhabilita le travail, sans abaisser le loisir. Il ne réussit pourtant pas
du premier coup à transformer la société païenne. Jusqu'à la fin du
moyen âge, le travail revêtit une valeur profonde: mais surtout celle
d'une punition terrestre acceptée généreusement en vue d'un rachat
céleste ^. Les chevaliers, puis les nobles, continuèrent à considérer le
loisir comme l'apanage de leur sang, abandonnant le travail aux artisans
et aux serfs; mais l'Eglise pénétra le labeur de ces derniers, d'une
multitude de fêtes religieuses toujours accompagnées de réjouissances
populaires. Elles « émanaient d'une Europe que le culte du travail
pour le travail n'avait pas encore pénétré; d'une Europe où toutes
les fêtes étaient encore chrétiennes, où le carnaval lui-même supposait
la réalité du jeûne quadragesimal, où la veillée de Noël n'était pas
tout simplement la « nuit du réveillon », où les glides, les corporations
1 Dans la cité de Platon, les sages capables de contempler prennent la
première place; puis viennent les guerriers, classe mitoyenne; enfin la multitude
des artisans, voués au travail manuel (voir La République, surtout liv. III, IV, V et
VIII). — ■ Pour Aristote, l'activité proprement humaine est la contemplation; le travail
manuel est réservé aux esclaves, qui sont des outils de leur maître (voir Ethique à
Nicomaque, I, 5, 1-6: 1095a, 15-20; Politique, I, 1, 4: 1252a, 24-32; I, 2, 2:
1253b, 15-18; I, 2, 6: 1254a 15-32). Voir Johannes Haessle, Le Travail, Traduit
de l'allemand par Etienne Borne et Pierre Linn, Paris, Desclée de Brouwer, 1933,
p. 62-63, 80; Etienne Borne et François Henry, Le Travail et V Homme, Paris,
Desclée de Brouwer, 1937, p. 28-45.
2 Voir Johannes Haessle, Le Travail, p. 80-82; Borne-Henry, Le Travail et
r Homme, p. 46-62.
TRAVAIL ET LOISIR 163
avaient leur patron, leur chapelle ou leur autel, leurs insignes, leurs
festivités, où les processions occupaient la rue un jour sur six; où
les péripéties de Saint-Jacques et de Saint-Pierre se rencontraient à
tous les gîtes d'étapes; où les Rogations n'étaient pas la promenade
d'un curé en chape accompagnée de quelques enfants de chœur,
mais la supplication de tous les laboureurs à travers champs; l'Europe
où l'on dansait la danse du jugement dernier après la messe du diman-
che, sur la place, devant l'église du village, où tous les actes de la
vie civile et privée, tous les événements de la famille et du village res-
taient imbibés de pratique et d'émotion religieuse, où le tonnerre ne
pouvait gronder au loin sans que, dans leur pyramide d'ardoises, les
cloches ne se missent à tinter, et où dans nos villes ceinturées de
leurs remparts, la sirène de l'usine n'avait pas encore remplacé la
musique des carillons faisant une harmonie de la fuite des heures ^ ».
Les moines, dans leurs innombrables monastères, donnèrent un exem-
ple vivant de cette conception chrétienne, alliant le travail intel-
lectuel au travail manuel, et imbibant l'un et l'autre de prière litur-
gique et personnelle. Leur conduite était la mise en œuvre des
principes philosophiques repris et précisés par saint Thomas d'Aquin.
Ce dernier, à l'encontre d'Aristote, affirme que celui qui s'occupe
utilement n'est pas oisif *. Tout travail, soit manuel, soit intel-
lectuel, a une valeur humaine et chrétienne ^. Il y a donc dans
l'activité humaine deux sortes d'occupations: les unes sont pour la
vie contemplative, les autres pour la vie active ^. Bien que la vie
active soit nécessaire à notre situation présente, toutefois la vie con-
templative est supérieure ^. Le travail manuel en effet a quatre buts
principaux: procurer la nourriture, supprimer l'oisiveté, refréner la
concupiscence, faire l'aumône ^. Le travail, comme travail, n'a donc
de sens qu'en autant qu'il facilite sur terre la vie intellectuelle de
3 Pierre Charles, s.j., La portée théologique et missionnaire de ce qu'on appelle
les divertissements, dans La Mission et les Joies populaires: XVI' Semaine de Mis-
siologie de Louvain, 1938, Bruxelles, L'Edition Universelle, 1939, p. 11-23; ici p. 16
(Collection Museum Lessianum. Section missiologique).
4 Saint Thomas, S. TheoL, II-II, 187, 5.
5 Id., ibid., II-II, 100, 3.
6 Id., ibid., II-II, 179, 1.
7 Id., ibid., II-II, 182, 1, voir C. Gent., Ill, 135.
8 Id., ibid., II-II, 187, 3.
164 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
l'homme et prépare la vision béatifique du ciel ^. Le jeu lui-même
n'est qu'une détente temporaire, mais nécessaire aux ascensions de
la vie intellectuelle ^^.
La Réforme protestante du XV* siècle, introduisant dans le monde
une conception religieuse différente, brouilla cet équilibre tradition-
nel. Pour les Pères et les docteurs de l'Eglise, l'homme est orienté
à la vision béatifique de Dieu au ciel, par la recherche de ses per-
fections dans les êtres de cette terre. Pour les novateurs, qui se
disent réformateurs. Dieu est plus volonté qu'intelligence. Nous
l'imitons donc et nous nous unissons à lui, non pas surtout en le
connaissant, mais en travaillant pour lui: l'action prend le pas sur
la contemplation. La foi, ne cherchant plus à voir, s'applique à
faire. La profession devient une vocation pratique; l'exercice d'un
métier, un acte religieux. « Sur le rude front du travail, Luther
dépose une couronne. Le travail sort de ses mains baigné de dignité
religieuse. La porte qui donne sur les temps modernes est défini-
tivement ouverte ^^. »
L'activité productrice, mise ainsi à l'honneur sur le plan moral,
devait bientôt conquérir la première place dans tous les domaines
de l'activité humaine, grâce à une pléiade d'intellectuels qui tentèrent
de lui élaborer une base scientifique universelle. Francis Bacon et
René Descartes lui fournirent une méthode expérimentale. Pre-
nant occasion des erreurs d'une scolastique décadente, ils n'exaltèrent
l'activité pratique qu'en rabaissant l'activité contemplative. Kant porta
ses analyses au cœur même de l'intelligence. Non seulement l'ac-
tivité pratique est supérieure à l'activité contemplative, mais l'intel-
ligence elle-même est essentiellement f abricatrice : connaître, ce n'est
donc pas saisir, mais construire. « Kant est le premier à concevoir
^ Voir Johannes Haessle, Le Travail, p. 80-81; Borne-Henry, Le Travail et
VHomme, p. 46-62.
10 « Quod autem homo studeat speculationi, et laboret in actione propter ludum,
videtur esse stultum et valde puerile [ 2076 ]. Sed e converso, recte se videtur habere
secundum sententiam Anacharsis, quod aliquis ludat ad horam et ad hoc quod postea
diligentius studeat. Quia in ludo est quaedam relaxatio et requies. Homines autem,
cum non possint continue laborare, indigent requie. Unde patet, quod ludus sive
requies non est finis; quia requies est propter operationem, ut scilicet homo postea
vehementius operetur. Et sic patet, quod félicitas non consistit in ludo [ 2077 ] »
(Saint Thomas, In X Ethic, lect. 9: 2076-2077). Voir C. Gent., HI, 2, fin.
11 A. TiLGHER, Le Travail dans les Mœurs et dans les Doctrines, Paris, Alcan.
1931, p. 38. Voir Borne-Henry, Le Travail et VHomme, p» 62-70.
TRAVAIL ET LOISIR 165
la connaissance [ . . . ] comme une force synthétique et unificatrice,
qui du chaos des données sensibles extrait en procédant selon les
lois immanentes de l'esprit le cosmos, le monde ordonné de la nature.
L'esprit apparaît comme une activité qui crée de son propre fond
l'ordre et l'harmonie. Connaître, c'est faire, c'est agir, c'est pro-
duire ^^. » Elargissant les perspectives aux dimensions de l'univers,
Hegel, son disciple Marx, puis les évolutionnistes matérialistes moder-
nes, appliqueront cette doctrine non seulement à la religion et à la
pensée, mais à l'être lui-même. Etre, ce n'est pas posséder l'exis-
tence, mais plutôt produire cette existence par l'épanouissement normal
de son élan naturel ^^.
Le XIX^ siècle, par l'importance de ses découvertes positives, ainsi
que par l'étendue de ses transformations industrielles obtenues par
la machine et le libre échange, canonisa le travail. Toute la vie
humaine fut organisée pour la production matérielle. Les fêtes chômées
du moyen âge furent supprimées les unes après les autres, comme
inutiles et même nuisibles. Quelques-unes furent conservées, à regret,
moins comme l'approbation d'un ordre essentiel, que comme une
concession inévitable à la paresse de l'ouvrier^*. On voulut même
abolir le repos hebdomadaire, appelé repos dominical en chrétienté.
Il ne fut protégé que par une loi, obtenue de haute lutte en Europe
et en Amérique; et qu'il faut encore défendre, au Canada, par des
12 A. TiLGHER, op. cit., p. 70-7L Voir Borne-Henry, op. cit., p. 71-84.
13 Voir Jean Hyppolite, La structure du capital et de quelques présuppositions
philosophiques dans l'œuvre de Marx, Commun, à la soc. de phil. de Paris, séance
du 10 avril 1948, dans Bal. de la Soc. franc, de Philos., 42 (1948), 169-203.
1* « Lorsqu'on reprend l'origine de la révolution industrielle en Allemagne, de
même, on peut lire, jusque dans les chansons d'alors, les plaintes des ouvriers qui,
passant du régime corporatif au régime de la manufacture, se voyaient supprimer
les quelques loisirs dont ils pouvaient jouir: les fêtes nombreuses des corporations
et des confréries, et qu'ils étaient tenus de plus en plus au travail régulier, mono-
tone et intense des manufactures nouvelles. Et c'est ainsi que nous avons entendu
peu à peu la plainte ouvrière monter à travers le XIX* siècle » (Albert Thomas,
Conférence faite à Prague, 4 juillet 1927, citée dans Politique sociale internationale,
Genève, Bureau international du Travail, 1947, p. 57-58). Voir cet extrait du pre-
mier rapport de la Y.M.C.A., fondée à Londres en 1844: « Jusqu'à ces derniers temps,
les jeunes gens occupés dans les entreprises commerciales étaient complètement
négligés. On les traitait comme des êtres dépourvus de pensée, créés uniquement
pour travailler et pour dormir. Ils étaient condamnés à aller de leur lit au comptoir
et du comptoir à leur lit, sans un instant pour leur culture intellectuelle et spirituelle,
sans la possibilité ou même la force d'accomplir les exercices de dévotion néces-
saire à la vie spirituelle » (cité dans la Revue internationale du Travail, 9 (1924),
882.
166 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
campagnes continuelles ^^. Des savants renommés du vieux continent
n'en ont pas moins calculé la « perte » que représentaient pour la
société ces quelques cinquante jours annuels de fainéantise. De nom-
breux signes révèlent encore ce culte sacro-saint du travail pro-
ducteur. Il n'est pas rare de rencontrer de bons catholiques, qui
regrettent naïvement le nombre croissant des églises, dans une ville
comme Montréal: on pourrait, disent-ils employer ces sommes con-
sidérables à construire tant d'usines ! Le système moderne d'édu-
cation n'est pas exempt de ce mal. Léon Bérard a stigmatisé un
projet récent de réforme de l'enseignement en France, dans lequel
« il s'agit de faire des citoyens, sans aucun doute, mais aussi et du
même coup des producteurs '^ ». Dans nos collèges la prière et la
récréation n'ont-elles pas été trop souvent conçues en fonction du
travail scolaire, plutôt qu'en fonction de l'élève ? On les adminis-
trait alors « comme l'huile de foie de morue, à la dose prescrite ^^ »,
sans peut-être se rendre compte suffisamment qu'elles étaient tout
aussi nécessaires à la formation de la personne humaine, que l'étude !
Voici que nous assistons, au XIX* siècle, à une réaction vigou-
reuse contre l'idolâtrie de la production, chère aux dirigeants de
la période précédente: on diminue le travail et l'on multiplie le
loisir. On fait un devoir de se récréer. Tout le monde s'en mêle:
l'Etat encourage; les industriels contribuent; les financiers lancent
des entreprises de loisirs; les ouvriers deviennent de plus en plus
exigeants. Au culte du travail, succède celui du loisir. « Soon we
shall have a new generation that has not made a god of work, that
does not apologize for « having fun », that without self-consciousness,
without priggishness, can live in the present as well as in the
past and in the future ^^ .» Les hommes ont toujours senti le besoin
de se refaire en se récréant. Ecrasés par les accaparements de
l'industrialisme moderne, ils s'en voyaient de moins en moins capa-
bles. Déjà vers le milieu du XIX" siècle, des groupements se for-
^5 Voir Le Repos hebdomadaire dans le Commerce et les Bureaux, Genève, Bureau
international du Travail, 1939.
16 U Avenir de la culture classique, dans La Revue, 2 (1949), 385-403; ici p. 391.
17 Pierre Charles, s.j., art. cit., p. 14.
18 Hov\^ard Braucher, fFhat Holds Recreation back from Making its Greatest
Contribution to Human Welfare, dans Recreation, 27 (1934), 548.
TRAVAIL ET LOISIR 167
mèrent pour libérer les travailleurs de cet envahissement démo-
ralisateur. Signalons-en quelques-uns.
En Angleterre, la Young Men's Christian Association, fondée
là-bas en 1844, au Canada en 1851, ainsi que sa filiale la Young
Women's Christian Association, créée en Angleterre en 1855, au
Canada en 1893, recherchait l'amélioration de la vie personnelle
des jeunes. En Tchécoslovaquie, le D' Miroslaw Tyrs, dès 1861, posait
les bases d'une vaste organisation nationale, les Sokols, qui pour-
suivait le développement harmonieux de l'homme par une culture
physique et morale plus intense ^^. Au dernier quart du XIX^, en
Suède, le Riksdag accordait de substantielles subventions aux orga-
nisations sportives, ainsi qu'aux institutions d'éducation populaire ^^.
La Boy Scout Association, établie en Angleterre en 1908 et au Canada
en 1910, avec une méthode apparemment différente, s'acheminait au
même but. L'établissement de la journée de huit heures, à partir
de 1918, donna graduellement au problème du loisir un intérêt natio-
nal, dans les différents pays ^^. « Le loisir, c'est aussi le bien qu'au
cours du XIX* siècle, les ouvriers ont constamment réclamé; cela a
été l'aspiration de toute la classe salariée moderne: huit heures
de travail, huit heures de sommeil, huit heures de loisir. Cela a
été la formule constamment répétée dans les programmes de reven-
dications d'avant-guerre ^^. » La Belgique donna un exemple remar-
quable sur ce point, par la constitution de commissions provinciales
des loisirs, dès 1919 ^^. Les régimes totalitaires, qui naquirent un
peu plus tard, ne furent pas lents à saisir l'importance de cette ques-
tion, dans leur programme de rénovation sociale. Dès 1925, Mussolini
coordonnait les loisirs de son pays dans une vaste organisation officielle;
YOpera nazionale Dopolavoro, VŒuvre nationale des Loisirs ouvriers.
19 Voir Rev. intern, du Trav., 35 (1937), 84.
20 Voir ibid., 9 (1924), 902-904.
21 Autriche, voir Rev. Intern, da Trav., 9 (1924), 235-252; Finlande, ibid., 9
(1924), 608-622; Suède, ibid., 9 (1924), 616-622; Tchécoslovaquie, ibid., 9 (1924),
934-952; Grande-Bretagne, ibid., 9 (1924), 957-996; Belgique, ibid., 9 (1924), 917-934.
22 Albert Thomas, conférence faite à Royan, op. cit., p. 58.
23 Voir Rev. intern, du Trav., 9 (1924), 917-934; Doss. Act. pop., (1938),
371-374.
168 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
déjà existante d'ailleurs depuis 1919 ^*. En Allemagne, l'année même
de son accession au pouvoir en 1933, Hitler prenait le contrôle
eiFectif de tous les loisirs populaires, par la fondation de la Kraft
durch Freude, la Force par la Joie ^^.
En Amérique, continent immense, riche, neuf, englobant donc
des groupements humains aux tendances variées encore accaparés par
les besoins immédiats d'une industrialisation extraordinaire, le pro-
blème des loisirs devient extrêmement complexe ^^. Ce qui est surtout
frappant au Canada et aux Etats-Unis, à cause du caractère fédé-
ratif de la constitution politique. En cette dernière contrée, les ter-
rains de jeux se multiplièrent dans les grandes villes, avant 1910:
à Détroit en 1901, à Chicago en 1904, à New York en 1906. Les
équipes sportives apparurent dans les écoles et dans les centres. Un
groupement national s'efforça d'orienter tant bien que mal tous ces
efforts sous le nom de Playground and Recreation Association of
America^ bientôt transformée en National Recreation Association,
publiant une revue spécialisée, Recreation, La situation est encore
beaucoup plus délicate au Canada, oii deux langues et deux cultures
coexistent sur toute l'étendue du pays. Considérons le cas du
Québec. Ici, comme ailleurs, il y eut des jeux et des distractions
depuis les premiers jours de la colonie. Ces initiatives prirent une
forme stable avec VŒuvre des Terrains de Jeux, Elle naquit à
Québec en 1930, à Sherbrooke la même année, aux Trois-Rivières
en 1939, par la suite dans d'autres agglomérations. Diverses tenta-
tives furent faites à Montréal, entre autres au parc Lafontaine, par
les Jésuites, depuis 1927. Elles furent centralisées par la ville en
1942, sous le nom de VŒuvre des Terrains de Jeux de Montréal,
Cet organisme municipal, qui, l'année de son apparition, disposait
de 9 terrains, d'un budget de $300.000,00 et d'un personnel restreint,
peut compter en 1949 sur 106 terrains' de jeux, un budget de
24 Voir Achille Starace, UOpera nazionale Dopolavoro. Milano, Mondadori, 1933.
Pierre Clerget, L'Organisation des Loisirs en Italie et en Allemagne, dans U Actualité
économique, 13.2 (1937-38), 253-264. Giacomo Dusmet, L'utilisation des loisirs des
travailleurs agricoles en Italie, dans Rev. Intern, du Trav., 33 (1936), 245-251.
25 Voir Pierre Clerget, art. cit. — ■ L'Illustration, 10 fév. 1937, p. 213 et suiv. —
Doss. de l'Act. Pop., (1937), 974-984.
26 Voir Rev. Intern, du Trav., 9 (1924), 953-974; 10 (1924), 125-1441.
TRAVAIL ET LOISIR 169
$1.400.000,00 ainsi que sur un personnel de 450 personnes ^'^. Voici
que maintenant on sent le besoin non seulement d'emplacements
à ciel ouvert, mais aussi d'immeubles spécialement destinés aux acti-
vités récréatives. Ils s'élèvent repidement un peu partout, sous les
formes les plus variées. Dans le diocèse de Montréal enfin, depuis
1946, un Service des Loisirs, libre de toute responsabilité financière,
travaille splendidement, en chaque paroisse, à susciter la naissance
et à soutenir le développement d'organismes locaux soucieux d'orienter
sainement les loisirs de chacun dans des groupements paroissiaux ^^.
Pressées par des exigences sociales nouvelles, plusieurs de nos
universités canadiennes sentirent la nécessité d'améliorer méthodi-
quement l'état physique de la nation, en créant une science et un
art de la santé personnelle; et, pour cela, de former sérieusement
des personnes compétentes, capables de mieux diriger les activités
laborieuses ou récréatives de nos concitoyens. De là sont nés des
instituts spécialisés en ce domaine. Dès 1912, l'Université McGill, à
Montréal, fondait une School of Physical Education, rattachée à la
Faculté de Médecine. Ne comportant tout d'abord qu'un cours d'été,
cette école présentait, en 1933, un cours régulier de trois ans, porté
à quatre en 1945-46 et conduisant au degré de Bachelor of Science
in Physical Education. « The aim of the school is to provide Canada
with well-qualified teachers of health and physical education who
realize the contribution these subjects should make towards sane
and happy living-^*.» Depuis 1940, l'Université de Toronto pos-
sède une School of Physical and Health Education, comprenant un
cours de trois ans, couronné par le degré de Bachelor in Physical
and Health Education. Les origines et les buts de cette école sont
clairement indiqués. « The application of the scientific knowledge
of biological principles of reproduction and growth, heredity and
27 Voir causerie, intitulée Vos terrains de jeux, prononcée au poste CKAC
(Montréal), le 22 août 1949, par M. Claude Robillard.
28 Voir plusieurs articles du père Wilfrid GariÉpy, s.j., dans Relations, de 1941
à 1945; entre autres Terrains de jeux et paroisses. Relations, 4 (1944), 65-67; Loisirs
chrétiens organisés, dans Relations, 5 (1945), 90-93. Voir aussi Abbé Jean-Paul
Tremblay, Culture et loisirs au Canada français, dans Rev. de VUniv. d'Ottawa,
19 (1949), 360-374; Jean-Paul Dallaire, s.j., Orientation des Loisirs, dans Relations,
9 (1949), 39-41.
28* McGiU University, Montreal: School of Physical Education. Calendar 1949-
1950, p. 3104.
170 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
environment, has resulted in the raising of the standards of quality
and production in plants, crops and animals. One of the purposes
of this course is to point out to the student that the application of
these same biological principles to the human being has its object
the raising of the standard of his health and of enabling him to
live a more effective and satisfying life. It is an attempt to create
an art and science of personal health ^^. L'Université d'Ottawa, qui
marche toujours de l'avant malgré ses ressources financières limitées,
vient d'organiser, au début de septembre 1949, un Institut d'Éducation
Physique, intégré à la Faculté des Arts. « Le but de l'Institut est de
former des professeurs d'hygiène et d'éducation physique, convaincus
de l'importante contribution de ces facteurs au bien-être des citoyens
canadiens ^^*. » L'Institut offrira un cours de quatre années aux
détenteurs du diplôme de douzième année, dans la province d'Ontario
(ou l'équivalent pour les étudiants des autres provinces). Les por-
teurs d'un diplôme de treizième année (en Ontario, ou l'équivalent
dans les autres provinces) entreront immédiatement en seconde année,
avec l'obligation de compléter les matières spéciales en éducation
physique, vues en première année. Le tout sera couronné par un
baccalauréat es arts ou es sciences en éducation physique. D'autres
universités ont mis sur pied des programmes analogues. Ainsi depuis
1946-47, l'University of British Columbia donne un cours d'éduca-
tion physique, conduisant au degré de Bachelor in Physical Education.
Pareillement l'University of Western Ontario offre un cours de quatre
années, aboutissant au degré de Bachelor of Arts in Honors Physical
Education, Health and Recreation. Queen's University, Kingston, pos-
sède une School of Physical and Health Education, rattachée à la
Faculté des Arts. Cette école applique un programme combiné de
quatre ans « in Arts and Physical and Health Education, conduisant
au degré de Bachelor of Arts and Bachelor of Physical and Health
Education ». A Edmonton, l'University of Alberta, dans sa Faculté
d'Education, présente un cours de quatre ans, couronné par le degré
de bachelier en éducation, avec choix en éducation physique; mais
29 University of Toronto: School of Physical and Health Education. Calendar
1949-1950, p. 12.
29* Université d'Ottawa: Prospectas de l'Institut d'Education Physique, p. 1.
TRAVAIL ET LOISIR 171
elle projette, pour septembre prochain, un nouveau programme de
quatre ans plus spécialisé, avec un nouveau B. Ed. in Physical
Education. Ces quelques détails, nécessairement très sommaires, mon-
trent à l'évidence que nos universités se préoccupent de l'organisation
méthodique et scientifique des activités humaines.
Si nous quittons maintenant le plan régional ou provincial, pour
passer dans le domaine fédéral, nous constatons tout d'abord la
constitution, en avril 1943, d'une Commission de la Jeunesse Canu'
dienne. C'est un organisme privé qui s'applique, par des études et
des recherches, à résoudre les problèmes des jeunes de 15 à 24 ans,
puis à recommander ses conclusions aux autorités compétentes. Du
point de vue du droit, un grand pas fut accompli, par le vote le
31 juillet 1943, et la proclamation le 1^"^ octobre suivant, de la Loi
sur Vaptitude physique nationale. Son application est confiée au
Service d^ Aptitude physique, de la branche du Bien-être social, du
ministère de la Santé et du Bien-être social, lequel fut créé le 24
juillet 1944 et ouvert officiellement le 13 octobre suivant. Le but
de cette loi est de promouvoir le bien-être physique des Canadiens,
en fournissant aux provinces intéressées qui en font la demande, des
subventions pécuniaires et les meilleures informations sur les récré-
ations, les centres de loisirs, la gymnastique, les sports et autres
activités du même genre ^^. Le ministère en question est aidé dans
son travail, par un corps consultatif, le Conseil national de V Aptitude
physique, institué le 15 février 1944. Se réunissant deux fois l'an,
il est composé de dix membres, comprenant les représentants des pro-
vinces sous la présidence du directeur national de l'Aptitude
physique ^^* .
Après avoir créé des organisations capables de perfectionner les
loisirs sur le plan municipal, puis sur le plan national, il était tout
naturel que les hommes songent à assurer des contacts fructueux
entre ces diverses initiatives plus ou moins particulières et tentent
de fonder une sorte de comité international des loisirs. La formation
30 Voir Canada 1945: Manuel officiel des Conditions présentes et des Progrès
récents, p. 40; Canada 1947, p. 210; Canada 1948, p. 55-58; The Canada Year Book,
1943-44, p. 661-663; Annuaire du Canada, 1945, p. 882-883; Annuaire du Canada, 1947,
p. 243-244.
30* Le directeur actuel du Service d'Aptitude physique, en même temps président
du Conseil national d'Aptitude physique, est M. Ernest Lee.
172 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
de la Société des Nations, après la guerre de 1914-1918, précisa et
favorisa ces aspirations, en préparant une atmosphère de meilleure
compréhension mutuelle et en provoquant l'établissement d'un orga-
nisme central permanent. Albert Thomas, le premier directeur du
Bureau international du Travail, fut un initiateur. Tout en batail-
lant pour la journée de huit heures de travail, il songeait à l'emploi
que les prolétaires feraient de leurs loisirs. « Je me rappelle qu'en
1919, nous raconte-t-il, déjà nous nous sommes réunis quelques-uns
des intellectuels, des coopérateurs, des représentants de syndicats, dans
un petit bureau des environs de la Madeleine. Il y avait là des
artistes, il y avait Grémier, il y avait Jouhaux, il y avait Merrheim,
il y avait nos camarades de la coopération, et nous avons étudié,
pendant quelques séances, comment les loisirs pouvaient être orga-
nisés ^^. » En 1924, le Bureau international du Travail soumet aux
délibérations de la Conférence internationale du Travail, un projet
intitulé « Recommandations concernant l'utilisation des Loisirs des
Travailleurs ». Il est étudié par une commission spécialement formée,
remanié et définitivement approuvé par un vote de 79 pour et 16
contre ^^. Par la suite une Commission internationale des Loisirs
des Travailleurs fut fondée en 1934 ^^. Enfin des congrès interna-
tionaux des loisirs commencèrent et continuèrent périodiquement.
Le premier se réunit, à Liège, en 1930; un autre, intitulé First Inter-
national Recreation Congress, à Los Angeles, en 1932; à Bruxelles,
juin 1936; à Hambourg, juillet 1936; à Rome, en 1938. Depuis la
création des Nations-Unies, il n'existe pratiquement plus d'organisme
international spécialisé pour les loisirs. L'UNESCO, Organisation des
Nations Unies pour VEducation, la Science et la Culture, institution
spécialisée des Nations-Unies, s'occupe toutefois de plusieurs aspects
essentiels des loisirs ^*.
Les brèves considérations historiques qui précèdent, montrent
que le problème des loisirs, donc du loisir, est au premier plan des
31 Politique sociale internationale, p. 58-59.
32 Voir Conférence internationale du Travail, VP Session, Genève, dans BIT,
1924, p. 548-552; 557-562; 272-300; 644-649.
33 Voir G. MÉQUET, Vers une action internationale en faveur des loisirs des
travailleurs, dans Rev. intern. Trav., 30 (1934), 617-636.
34 Voir Annuaire des Nations Unies, Edition 1948, Lake-Success, N.-Y., Nations
Unies, Départ, de l'Inform., 1948, p. 707-725. Voir Une résolution de la commission
des loisirs, dans Rev. intern. Trav., 39 (1939), 533-539.
TRAVAIL ET LOISIR 173
préoccupations de tous ceux qui ont le souci de mieux comprendre
les hommes afin de les orienter vers leur destinée. « La jeunesse
d'aujourd'hui connaît, écrit S. S. Pie XII, dans les dures conditions
économiques présentes, des difficultés que le corps social doit l'aider
à résoudre, sous peine de la voir entravée dans son développement
normal, soit sur le plan éducatif, soit sur le plan professionnel et
familial. Enfin, des questions de pédagogie moderne voudront être
étudiées, à la lumière des enseignements pontificaux, en relations
avec l'évolution des modes de vie et de la technique. Nous pen-
sons en particulier à une organisation des loisirs et à une sage pra-
tique des sports, qui, bien comprises, peuvent et doivent être un
précieux adjuvant dans la formation de l'homme complet et du
parfait chrétien, qui pense et agit selon la raison éclairée par la
foi ^^. » Cet intérêt se manifeste aussi chez nous : « Recreation has
always been a major interest of youth, but not since the days of
Ancient Greece have the values inherent in it been as clearly re-
cognized as they are today. In Canada, at the present time, we
see many evidences of a new impulse to improve recreational op-
portunities for all members of the community. From small out-of-
the-way villages right up to the Federal government there are stirings
which indicate a desire to assist the individual citizen in the con-
structive use of his leisure-time ^^. » II n'est donc pas surprenant
qu'on parle partout aujourd'hui sur les loisirs, qu'on écrive sur les
loisirs, qu'on étudie sérieusement les loisirs. Les Semaines sociales
de France leur ont consacré trois cours consécutifs, en 1936, en 1937
et en 1938 ^^. Les Semaines de Missiologie de Louvain leur ont attri-
bué leur XVI° Session, en 1938 ^^. Les Semaines sociales du Canada^
qui leur avaient déjà accordé deux études précédentes, en 1938 et
35 Lettre du 27 juillet au père Joseph-Papin Archambault, s.j., à l'occasion de
la Semaine Sociale de Saint-Hyacinthe, sur la Jeunesse {Act. Apost. Sed., 38 [19461,
380; et aussi Sem. soc. du Canada 1946, p. 8).
3^ R. E. G. Davis, Youth and Recreation, New Plans for New Times. Prepared
for the Canadian Youth Commission, Toronto, Ryerson Press, 1946, pref., p. III.
'^7 Voir M""® G. Etienne, La question des loisirs, dans 28" Semaine sociale de
France, Versailles, Paris, Gabalda, 1936, p. 437-456; François Henry, Loisirs et
personne humaine, dans 29' Semaine sociale de France, Clermont-F errant, Paris,
Gabalda, 1937; p. 477-488; Joseph Danel, Temps libre et emploi des loisirs, dans
30' Semaine sociale de France, Rouen, Paris, Gabalda, 1938, p. 433-450.
38 La mission et les joies populaires, dans XVI' Session de Missiologie de Louvain,
1938, Bruxelles, L'Edition universelle, 1939 (Collection Museum Lessianum, section
missiologique) .
174 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
en 1946, leur ont réservé la moitié de leur dernière réunion de 1949,
à Joliette, en prenant le titre général: Travail et Loisirs ^^. Le congrès
de l'Enseignement secondaire au Canada, du 30 juin au 3 juillet
1947, mit aussi ce sujet au programme ^^. Enfin, nouveauté significa-
tive, le père André Marc, s.j., dans son magistral ouvrage. Psychologie
reflexive, analyse tout lau long d'un chapitre remarquable, les fon-
dements philosophiques de ce problème humain *^. En face de ces
réalisations pratiques et de ces préoccupations théoriques, on peut
se demander où nous en sommes, chez nous, à propos du travail et
du loisir.
Ce qui frappe les observateurs parcourant le vaste champ du
travail au Canada, c'est la force croissante, définitivement établie et
reconnue, des unions ouvrières. Cette puissance nouvelle coïncide
avec une recrudescence de grèves plus ou moins prolongées, para-
lysant toujours quelques aspects de la vie économique, mais sou-
tenues malgré tout par la sympathie de l'opinion publique. Ces
arrêts de travail visent un but précis: diminution des heures de
travail, amélioration des conditions du labeur, augmentation de salai-
res proportionnellement aux profits de l'entreprise et au coût géné-
ral de la vie, garanties plus sérieuses et plus variées en cas de
maladie ou d'accident, etc. Ces manifestations, qui ennuient les
employeurs, appauvrissent les employés, dérangent et inquiètent le con-
fort de la classe bourgeoise, ne sont pas encore, à tout prendre,
ce qu'il y a de plus troublant. Elles sont tout simplement les dif-
ficultés accompagnant le développement normal de toute activité en
passe d'organisation. Ce qui devrait nous préoccuper davantage, c'est
39 Voir M.-J.-Donat Dufour, Organisation des Loisirs, dans XVI' Semaine sociale
du Canada, Sherbrooke, 1938, Montréal, Ecole sociale populaire, p. 260-285; abbé
F.-X. Saint-Armand, Loisirs des jeunes, dans XXIIP Semaine sociale du Canada,
Saint-Hyacinthe, 1946, Montréal, Ecole sociale populaire, 1946, p. 206-224; Travail et
loisirs: XXV P Semaine sociale du Canada, Joliette, 1949, Montréal, Ecole sociale
populaire, 1949.
^^ Abbé Gérard Coderre, Les loisirs et la formation de l'esprit chrétien, dans
La Formation religieuse: Congrès de V Enseignement secondaire du Canada, 30 juin —
3 juillet 1947, Comité permanent de l'Enseignement secondaire de la Province de
Québec, 1948, p. 394-422.
41 André Marc, s.j., Psychologie reflexive. Lettre-préface de monsieur René Le
Senne, 2 vols, Bruxelles, L'Edition universelle, 1949 (Museum Lessianum, section
philosophique, n*" 29 et 30).
TRAVAIL ET LOISIR 175
que, au fond de toutes ces agitations sociales et malgré ces sou-
bresauts toujours douloureux, propriétaires et prolétaires semblent
ne pas saisir la véritable valeur humaine du travail.
Parlant devant la section de Bordeaux de la Confédération fran-
çaise des Professions, Son Exe. M^' Feltin, maintenant archevêque
de Paris, rapportait ainsi l'opinion d'un industriel: « Dans nos usines,
nous tissons le lin ou la soie, nous blanchissons le coton, nous dur-
cissons l'acier, nous broyons le minerai, mais nous n'avons pas à nous
occuper de ceux qui travaillent; cela n'entre pas en ligne de compte
dans nos frais généraux, cela ne produit pas de dividendes ^^. »
Les patrons catholiques de chez nous protesteront. Ils sont loin de
soutenir une position aussi païenne, aussi brutale. Chrétiens, ils
savent reconnaître, affirment-ils, les exigences de la justice et de la
charité envers leurs subordonnés. Seulement, dès que les unions
urgent un tant soit peu et présentent certaines revendications
légitimes bousculant un état de choses anormal, bien que soi-disant
consacré par une longue tradition, on constate sans peine que ceux-
là même qui se disent catholiques ont souvent dans la pratique envers
leurs ouvriers une attitude qui est loin de l'être. On reconnaît les
syndicats, dans la mesure où ils consentent à ne pas être trop encom-
brants et à ne pas déranger une situation stabilisée par l'usage.
Pressés par leurs ouvriers et contraints par le gouvernement, des
patrons acceptent certaines discussions avec leurs employés; mais
ils s'ingénient, au moyen des manœuvres les plus subtiles suggérées
par des avocat retors, à contourner et à miner légalement les meil-
leures lois: leur seul but, c'est de concéder le moins possible, de
rouler le plus possible leurs partenaires et de placer sous la sauvegarde
de l'autorité leurs gains les plus douteux. Si, malgré toutes leurs
menées et leurs prévisions, ils sont obligés de reconnaître les deman-
des qui leur sont faites, ils jouent leur dernière carte, ferment leurs
usines, les démantèlent jusqu'à la dernière poutre au prix de sommes
rondelettes, les transportent en d'autres régions où la main d'œuvre
n'est pas encore organisée. Ils n'hésitent pas ainsi, sans aucune pitié
humaine et sans aucun sens social, à ruiner des villes entières. En
somme, ce que ces hommes recherchent avant tout, c'est le rende-
*2 La Croix, 6-7 mai 1937, p. 3, 2" colonne.
176 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
ment de leur entreprise; ce qu'ils voient dans leurs ouvriers, ce
sont des instruments de rendement *^.
Après avoir examiné la conduite de trop de patrons, écoutez
maintenant les discours prononcés en certaines réunions officielles.
Les orateurs insistent sur la nécessité du travail, pour réussir dans
la vie: se faire une situation enviable, placer ses enfants, en somme
s'enrichir. Sans travail, dit-on, on n'acquiert rien; avec le travail,
on acquiert tout. Ces directives de chefs politiques ou de profes-
seurs universitaires, considérant dans le travail surtout le rendement
productif, rejoignent la pratique des industriels, ne voyant dans le
travailleur qu'un instrument de production. Tout cela n'est pas
complètement faux ! Le travail est évidemment nécessaire; seul le
travail ardu et constant améliore la vie terrestre. Toutefois cet
aspect du travail, son rendement matériel, est-il le seul ? Est-il même
le plus important ? Il ne serait pas malaisé de démontrer, avec
preuves à l'appui, que ces vues ressemblent fort aux principes fon-
damentaux de la doctrine communiste. La seule différence c'est que
cette dernière vise à faire de la production une mystique et une
religion. Qu'il nous suffise, pour l'instant, de constater le fait: cer-
tains patrons et certains dirigeants paraissent vraiment ignorer ou
oublier le sens humain du travail.
Les ouvriers, directement en contact avec leurs machines, le
comprennent-ils mieux ? Il ne semble pas. Voilà un second fait tout
aussi inquiétant. Il n'est pourtant qu'une conséquence du premier.
Quand les employeurs ne regardent leurs employés que comme des
instruments producteurs, ceux-ci s'habituent tout naturellement, sous
43 Dans ce tableau nécessairement simplifié, il ne faudrait pas généraliser trop
vite, en négligeant la complexité du réel. Remarquons tout d'abord qu'on ne dit
pas ici, « les », mais « des » patrons. Il faudrait, de plus, distinguer deux cas bien
différents, celui des gérants de grosses compagnies bien rentées, pour qui une hausse
de salaires, tout en restant ennuyeuse, ne bouleverse pas l'économie; et celui des
entreprises moins importantes, au capital naturellement limité, et dont semblable
mesure peut compromettre le budget. Combien d'usines ou de manufactures de ce
dernier genre ont été mises sur pied et développées par l'initiative entreprenante
et le travail acharné d'un seul homme ! Il s'y est enrichi; mais il sait parfaitement
ce que ça lui a coûté de sueurs et de veilles. Aujourd'hui, cette fortune, qui est
la sienne et celle de ses enfants, est placée dans la firmet qu'il dirige. Son ambition,
légitime d'ailleurs, c'est de conserver son argent, de le rendre productif et même
d'augmenter son capital. Il n'en reste pas moins vrai que cet aspect du rendement
matériel ne doit pas seul compter; qu'il y en a d'autres aussi importants à con-
sidérer. Et voilà justement ce qu'on ne fait pas ou pas assez souvent.
TRAVAIL ET LOISIR 177
l'influence lente mais sûre du milieu où ils vivent, à n'être plus que
des machines inertes, inconscientes et serviles, se désintéressant de
plus en plus de leur besogne, ainsi que du fruit de leur besogne.
Pour s'en convaincre, on n'a qu'à prendre le tramway, aux petites
heures du matin, à se mêler à cette foule de gens en route vers
leurs diverses occupations, serrant sous le bras la traditionnelle boîte
à lunch froid. Observez attentivement leurs visages. La plupart
sont tendus, durcis, fatigués, mécontents. Ils donnent l'impression
d'être rivés à une tâche, qu'ils traînent comme un boulet trop lourd.
Ils la subissent plus qu'une corvée, mais comme une véritable ser-
vitude. Ils ne peuvent l'éviter; il s'y résignent, parce qu'il n'y a
pas moyen de faire autrement. Se traînant au travail sans goût et
sans joie, ils s'y cramponnent sans attention et sans attrait. C'est
une plainte quasi générale, dans presque tous les domaines. On fait
tout à peu près, tuant le temps, se contenant du minimum de réflexion
et d'application. On ne jette pas tout son esprit et toute sa volonté
dans son activité et dans ses œuvres. On ne prête que ses mains
de plus en plus malhabiles, de moins en moins humaines, juste assez
pour remplir les conditions extérieures du contrat, pour ne pas ris-
quer le renvoi. On n'a plus le sens de la précision et du fini en
chacune des parties des objets que l'on fabrique. On sauve les
apparences. Les pièces non aperçues de l'extérieur sont expédiées
à la hâte et souvent pleines de défauts. Le reste lui-même ne man-
que pas d'accrocs, dès que la surveillance du contremaître fléchit.
Le temps du départ est-il sonné, on lâche tout, sans demeurer une
minute de plus; même si la besogne commencée doit en souffrir.
Certains vont parfois jusqu'à prévoir et préparer leur sortie, un
gros quart d'heure avant la fin.
Les industriels n'envisagent trop souvent dans leur entreprise
que le seul rendement matériel; et, par suite, ne traitent leurs employés
que comme des outils mécaniques. Premier résultat: les ouvriers
apprennent la leçon, ne voient bientôt plus dans le travail qu'un
salaire de plus en plus élevé; et ils cherchent les moyens pour l'ob-
tenir, même au risque de compromettre la position financière de
leurs patrons. Deuxième résultat: mécanisés forcément par une
atmosphère déprimante, ces mêmes ouvriers travaillent moins et moins
178 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
bien. Trop de patrons deviennent de plus en plus durs et inexora-
bles dans le travail qu'ils font faire; trop d'ouvriers deviennent de
plus en plus insouciants dans le travail qu'ils font. Les uns et les
autres détruisent, dans le travail et par le travail, leurs plus belles
qualités humaines; ils ont évidemment perdu le sens profond du travail.
Si les hommes travaillent de moins en moins, en longueur, en
intensité et en qualité, par contre, ils multiplient, sous toutes ses
formes, les périodes de ce qu'on appelle aujourd'hui « les loisirs ».
Les conditions du travail moderne déshumanisent les hommes.
Trouvent-ils au moins, dans leurs loisirs, quelque chose pour se
resaisir et se relever ? La situation semble assez tragique en France:
« Nous assistons, écrit Yves Cosson, indifférents à l'avènement, dans
toutes les activités de la vie sociale, du règne de! la médiocrité et de la
facilité. Les loisirs que l'on propose aux masses manifestent une
pauvreté intellectuelle et une abjection morale dont on mesure mal
l'étendue et la gravité. Il n'est pas surprenant en effet de constater
que se vérifie simplement l'assertion: A travail abrutissant, loisir
abrutissant . . . Le caractère forcené d'un travail inhumain les
entraîne [ les travailleurs ] fatalement à rechercher une détente dans
les plaisirs violents et faciles, dans l'évasion et l'oubli. Or le diver-
tissement moderne offre à ses consommateurs une marchandise facile
que l'on accepte passivement sans choisir. Le cinéma comme la
radio, et le spectacle sportif font strictement appel à la sensation
et demandent une simple réceptivité. Ainsi s'étend par des moyens
puissants et efficaces un climat d'abrutissement: à production de
masse, loisirs de masse flattant toutes les perversions et toutes les
banalités, présentant des spectacles faux et bêtes, imposant des slo-
gans, caporalisant les esprits ^^. » Commentant cet article, Leopold
Richer écrivait dans Notre Temps: « Le cinéma se dégrade de plus
en plus. La radio se plaît à s'abêtir. Le sport est devenu un com-
merce, un véritable marché. Et au-dessus de tout cela trône le
« comique » qui couronne le gangstérisme et la banale histoire d'amour.
Plus une entreprise abêtit les masses, plus elle a de chance de devenir
une fructueuse affaire. A oe compte, l'ouvrier ne s'évade pas, il ne
*■* Yves Cosson, Loisirs des masses modernes: Plaisir d'ilotes, dans Témoignages,
n" 21 (1949), 151-154.
TRAVAIL ET LOISIR 179
se détend pas, il ne se repose pas: il est l'esclave de vils entrepreneurs
en abrutissement général ^^. »
Pour qui considère les loisirs chez nous, deux faits sautent aux
yeux. Le premier, c'est qu'on passe ses loisirs de moins en moins
au foyer, de plus en plus dans des endroits publics: cinéma, spec-
tacles, tavernes, restaurants, courses, sports ^^. Le second fait aussi
patent, c'est que les loisirs sont devenus des entreprises commer-
ciales, sous le contrôle de plus en plus exclusif de quelques financiers
dont le but principal est de faire de l'argent, le plus possible et le
plus rapidement possible. Que visent les directeurs d'un studio en
lançant un nouveau film ? Les millions qu'il rapportera. Le sujet
traité, le talent des « étoiles », l'éducation des spectateurs sont tout à fait
secondaires. On en tient compte en autant que ça rapporte et dans la
mesure où ça rapporte: ce sont des outils à frabriquer de l'argent. Dès
qu'ils faillissent à leur tâche, on écarte sans regret des interprètes
habiles mais malchanceux, et l'on cuisine son public à coup de pro-
pagande. Que recherchent les grands propriétaires des ligues officiel-
les de hockey et de balle au camp ? L'honneur de leur ville ou
de leur pays ? Le déploiement harmonieux d'une équipe bien équi-
librée ? L'élégance et la puissance d'un joueur exceptionnel ? Le
développement physique des jeunes ? La détente enrichissante du
peuple ? Bien non ! Tout cela n'est qu'un instrument. Ce qui
compte avant tout, ce sont les profits reluisants de chaque saison; et
seuls les initiés peuvent entrevoir leur quantité croissante. Tout est
en fonction de ça; tout est sacrifié à ça. C'est ainsi que les « entre-
preneurs » sportifs de nos grandes villes nord américaines amoncel-
lent des revenus; c'est ainsi que dans une région du Québec, un
trust, contrôlant une ligne d'autobus, des arenas et une ligue d'équipes
formées en presque totalité de joueurs étrangers grassement payés,
a réalisé en peu d'années des millions.
Que les organisations sportives se paient par elles-mêmes et paient
leurs commenditaires, il n'y a pas de mal à ça; c'est normal. Qu'elles
45 Notre Temps, 10 sept. 1949. p. 1.
4^ Ce fait préoccupe les sociologues. Voir Les loisirs familiaux d'aujourd'hui.
Rapport du Congrès tenu à Montréal, les 25-26 mars 1949, sous les auspices de la
Division des Loisirs, Conseil canadien du Bien-être social. Texte miméographié,
42 p., plus deux appendices.
180 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
soient tout orientées vers des dividendes de plus en plus grossis,
voilà le danger et voilà ce qui corrompt actuellement les sports amé-
ricains et canadiens. Parce qu'ils visent surtout à produire de l'ar-
gent, ils abaissent le peuple en le tourmentant, au lieu de l'élever en
le reposant.
Tout d'abord, nos loisirs commercialisés modernes tuent, chez
leurs adeptes, le sens de l'économie, en développant des habitudes
effrénées de dépense. D'où viennent en effet les profits réalisés par
les grands financiers des loisirs ? Des masses populaires, qui, au
lieu d'épargner, jettent à pleines mains cet argent qui assurerait la
sécurité de leur famille. « Perdre son temps de façon agréable, de
façon profitable et enrichissante, c'est donc presque aussi difficile,
en notre pays, que de gagner son sel. Et l'argent que reçoit l'ouvrier
en échange de sa peine, il le cède en grande partie aux marchands
de bonheur. Est-ce normal ^^ ? » C'est un problème angoissant pour
les familles moyennes; encore plus chez les jeunes qui songent
à fonder un foyer et, par conséquent, doivent s'ingénier pour se
constituer une réserve. Sortir à deux, une couple de fois la semaine
pour aller au cinéma, au concert, au stadium ou au forum, avec les
dépenses qui accompagnent ou suivent habituellement, devient fort
dispendieux et pèse lourdement sur le salaire hebdomadaire.
Non seulement les loisirs modernes, entraînant au gaspillage et
par conséquent ruinant la vertu d'économie, faussent à la longue le juge-
ment pratique, mais aussi et surtout désorganisent de plus en plus le
fonctionnement ordonné de nos facultés humaines. Dans le domaine
du sport, on joue de moins en moins; on préfère regarder jouer.
Et ces longues séances de spectateurs débilitent. Pour s'en convain-
cre, il suffit d'assister aux grandes parties de hockey. Avant la partie,
un tintamarre de musique échevelée frappent les nerfs, les excitent
et les préparent aux émotions fortes de la lutte. Le jeu s'amorce.
Les yeux sont fixes, les corps tendus, les mains s'agitent, les figures
s'enflamment. On s'échauffe, on crie, on frappe du pied, on tré-
pigne, on perd le contrôle de sa sensibilité, on s'emporte. L'esprit
voit double et juge mal; des paroles insensées jaillissent et se multi-
47 Georges Pelletier, Recherche du temps perdu, II, dans Le Devoir, 13 avril
1948, p. 10.
TRAVAIL ET LOISIR 181
plient. Ce qui est déplorable chez des jeunes gens est encore plus
désastreux chez les jeunes filles. Plus délicates, plus émotives, elles
sortent de ces grands matchs, brisées physiquement et moralement.
Ecrasé par une partie mais ensorcelé par cette atmosphère excitante, on
répète l'expérience, on s'y habitue, on s'y passionne, on ne peut plus
s'en passer. On trouve toutes sortes de prétextes à ces sorties dispen-
dieuses pour sa bourse et ruineuses pour sa santé. Il faut bien se diver-
tir. Plus le spectacle est violent, plus il est attirant; mais aussi plus il
est démoralisant. C'est à ce régime, qu'on sape son système nerveux,
et que, par contrecoup, on ankylose sa conscience et l'on paralyse
les choix raisonnes de sa liberté. C'est ainsi qu'en se dopant de
bruits, pour tâcher d'oublier la monotonie ahurissante du travail jour-
nalier, on gaspille ses loisirs à se détruire soi-même et par consé-
quent à se déshumaniser, à se rendre de moins en moins propre à
une besogne humaine sérieuse. « Le temps que l'homme tue tuera
l'homme en son temps ! » lit-on sur un vieux cadran solaire du moyen
âge. Le loisir, tout comme le travail, mal employé, abaisse l'homme
en le rendant de moins en moins maître de ses facultés spirituelles
et par contrecoup de plus en plus esclave des puissances inférieures
de sa nature ^^.
Le travail abrutit l'ouvrier, parce qu'on mesure cette activité
par son seul rendement matériel; voici que le loisir continue la
déchéance de l'homme, justement parce que cette autre forme d'ac-
tivité est aussi orientée à faire d'abord de l'argent. Que veulent
donc les ouvriers, grommellent souvent les patrons impatientés ?
Ils ont des salaires plus élevés qu'autrefois, un train de vie plus con-
sidérable que celui dont jouissaient leurs pères, des congés payés,
^8 Autres aspects désordonnés du sport moderne commercialisé. Il est pra-
tiquement impossible aux joueurs ordinaires, sans talent spécial, qui ne jouent
pas pour s'enrichir, mais pour se développer ou se reposer, de former des équipes
indépendantes et de trouver des endroits pour s'ébattre. Tout est accaparé par les
ligues officielles. Si vous avez du talent, vous êtes aussitôt encerclé par les tenta-
cules des grands financiers, toujours aux aguets de chair neuve pour alimenter les
ligues majeures. C'est ainsi que des centaines de jeunes sont entraînés chaque
année en dehors de leurs études. Au lieu de se préparer à remplir dans la société
une profession ou un métier, ils deviennent librement et légalement les esclaves des
grands promoteurs sportifs, qui se disputent quelques années leurs énergies, avant
de les abandonner à leur sort. Voir un article récent sur le monopole du hockey,
dans Montréal-Matin, 6 déc. 1949, p. 22; voir aussi une note sur Un abus du sport
commercialisé, dans Relations, 9 (1949), 331.
182 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
des divertissements variés. Exactement, tout cela n'est pas l'essen-
tiel, car tout cela est ordonné à une fin inférieure, qui, au lieu de
perfectionner l'homme, l'abaisse et le réduit au rang d'une bête. On
ne remédiera jamais aux maux issus du travail inhumain à l'usine,
en augmentant le confort du travailleur chez lui, ou en multipliant
des plaisirs d'ilotes autour de lui. « Si les conditions du travail
du prolétaire de l'industrie et du commerce ne changent pas, l'élé-
vation du niveau des salaires ne pourra que lui nuire. L'homme
voué à un travail malsain est voué à un loisir malsain. Le loisir
(avec toutes les distractions qu'il implique) n'est plus pour lui le
prolongement rythmique du travail, c'est une manière de s'évader,
de se venger du travail: au lieu de rendre la reprise du travail plus
facile, il la rend plus amère ^^. »
« Ce que veulent les ouvriers, c'est bien simple, répond avec
vigueur Son Exe. M^' Ancel, évêque auxiliaire de Lyon. Ils veu-
lent devenir des hommes comme les autres et être traités en hommes
comme les autres [ . . • ] Le mouvement ouvrier est la participation
de la classe ouvrière au progrès général de l'humanité. Les ouvriers
souffrent parce qu'ils ne sont pas des hommes comme les autres.
Les ouvriers désirent monter. C'est le mouvement ouvrier. Bien
sûr, à la base de tout cela, au point de départ de tout cela, il faut
un salaire vital et un travail humain. Mais ce n'est pas le but,
c'est le point de départ. Le but, c'est de devenir des hommes comme
les autres et d'être traités en hommes comme les autres. Ce n'est
pas du marxisme, ce n'est pas de la lutte des classes, ce n'est pas
de l'anticapitalisme. C'est seulement un aspect particulier du progrès
humain ^^. »
* « «
L'exposé qu'on vient de lire n'apporte encore aucune solution
précise; tel n'était pas son but. Il se proposait simplement d'ana-
lyser les conditions présentes du travail et du loisir chez nous. Et
de ce point de vue, il est, semble-t-il, révélateur.
4^ Gustave Thibon, Diagnostics. Essai de physiologie sociale, préface de Gabriel
Marcel, Paris, Librairie de Médicis, 1942, p. 30 (Collection Civilisation).
5^ Témoignage Chrétien, cité par Notre Temps, 21 mai 1949, p. 1.
TRAVAIL ET LOISIR 183
Il relève deux séries de faits évidents: 1** les heures de travail
diminuent; celles du loisir augmentent; 2° aux périodes de travail,
on accomplit sa besogne de moins en moins bien; à celles de loisir,
on se repose de moins en moins réellement. Partant de ces données,
l'étude précédente diagnostique un mal chronique, qu'on ne peut
plus nier, bien qu'on s'efforce de le cacher à coup de discours sonores
ou de l'atténuer avec des palliatifs de fortune. On peut ramener
ce désordre aux deux points suivants: 1* le travail et le loisir actuels
rabaissent l'homme, au lieu de l'élever; 2° parce que l'un et l'autre
sont dominés par l'appât presque exclusif de l'argent.
Pareille situation doit faire réfléchir ceux qui s'intéressent, de
près ou de loin, au sort des hommes. Leur premier souci devrait
être de revenir à la base et de déterminer nettement la vraie valeur
humaine du travail et du loisir. C'est ce que nous tenterons dans
un article subséquent.
Jean-Paul Dallaire, s.j.,
professeur au Scolasticat
de l'Immaculée-Conception,
Montréal.
Situation de Gœthe
Deux amours ont donc bâti les
deux cités [ . . . ] (Saint Augustin.)
La célébration des centenaires qui s'affirme de plus en plus
comme un coutume générale, ne présente pas seulement l'avantage
de multiplier les études et les publications sur un sujet donné; le
ton même et les diverses réactions provoquées par l'évocation d'une
figure exemplaire, constituent peut-être l'un des symptômes les plus
clairs pour qui cherche à déceler l'orientation générale, profonde,
de la pensée contemporaine.
Disparus depuis si longtemps, en effet, ces hommes au nom pres-
tigieux ont pris la valeur de symboles. Non d'ailleurs qu'ils puis-
sent être absolument compris, sans aucune référence au temps même
où ils vécurent. Tout au contraire, leur génie a seulement cristallisé
autour de leur personne ou de leur œuvre tout le substrat intellectuel
de leur temps, de sorte qu'ils permettent de « faire le point » et,
situant dans les multiples courants de pensée, la position d'une époque
donnée, la réaction même qu'ils provoquent en nous — ^admiration
ou blâme — est le plus sûr indice de notre propre position ^.
Ainsi, les hommes de la Renaissance se reconnurent en leur
commune admiration pour l'antiquité classique; ainsi Shakespeare
fut le drapeau derrière lequel se groupèrent les jeunes romantiques,
jusqu'alors hésitants et dispersés.
Ainsi, plus près de nous, l'art nègre fut le catalyseur qui pré-
cipita la naissance du cubisme.
1 Le meilleur exemple d'étude soucieuse de juger un auteur concrètement,
c'est-à-dire en tenant compte de son rôle dans l'évolution historique — et donc,
par rapport à nous, — - je le trouve justement dans la traduction récente des études
de Georges Lukacs, groupées sous le titre Gœthe et son Epoque (éd. Nagel, 1949).
Jugeant les faits sur des présupposés idéologiques très différents des nôtres, il est
d'autant plus remarquable qu'il aboutisse à des conclusions sur l'unité dialectique
des XVIIP et XIX* siècles (ère de lumières issue du classicisme — Aufklrung, roman-
tisme) assez voisines des miennes (voir plus bas, et dans un autre article publié
dans Témoignages, n° 20, p. 98-106).
SITUATION DE GŒTHE 185
Or deux centenaires tout récents ont suscité certaines révisions
de valeurs qu'il ne faut point exagérer, mais qu'il semble pourtant
utile de souligner afin d'en mesurer l'exacte portée.
Tandis en effet, que le centenaire de Chateaubriand redonnait
à son œuvre, d'abord si haut portée, puis à peu près oubliée, un
regain d'actualité ^, Goethe, jusqu'ici unanimement vénéré voit s'élever
dans le concert de louanges qui célèbre sa naissance, quelques sons
discordants: témoins A.-M. Schmidt parlant, dans Réforme, du mythe
gœthéen, tandis qu'Ed. Humeau, dans Arts, lui oppose la supé-
riorité des romantiques allemands, et qu'André Rousseaux parle plus
clairement de l'inactualité d'un tel centenaire ^.
Sans doute, les éloges ne manquent point — et dithyrambiques.
Par exemple Edmond Jaloux: « Que l'on critique autant qu'on le
veut mon travail, je défie qu'on y trouve une ligne qui ne témoi-
gne pas de mon culte pour le grand homme dont j'ai voulu résumer
l'exemple ^. »
Mais le nombre et l'excès même de ces éloges ne doit point cacher
que les critiques viennent de ceux qui font profession de suivre
au plus près l'évolution de la pensée d'aujourd'hui. Et il est remar-
2 Entre beaucoup d'autres, rappelons seulement les remarquables travaux de
Maurice Levaillant pour les Mémoires d'Outre Tombe (Edition du Centenaire,
Flammarion), l'essai du Gustave Thibon (Ed. du Rocher) et la biographie de L.-M.
Ch AUFFIER ( Gallimard ) .
3 Dans sa chronique du Figaro littéraire, 27 août 1949. Voici le tableau des
études — seulement récentes — que j'utilise au cours de cet article:
En tout premier lieu, le volume de Ch. Du Bos, Aperçus sur Goethe (Corréa),
qui est bien la plus minutieuse et perspicace « approximation » de la personnalité et
de la vie religieuse de Gœthe. Devant une telle compréhension, les deux biographies
d'Ed. Jaloux (A. Fayard, réédition de 1949) et de M. Brion (Albin Michel) parais-
sent très superficielles.
Rob. d'Harcourt, La Religion de Gœthe, Strasbourg, F.-X. Le Roux, est un
relevé de tous les signes positifs en faveur de la tendance au catholicisme chez
Gœthe. Il ne donne donc qu'un petit aspect de sa religion,
Jean Boyer, Pour connaître la Pensée de Gœthe (Ed. Bordas) : choix de textes
commentés.
Th. Mann, Gœthe et Tolstoï (éd. Attinger, 1947).
Deux numéros spéciaux de la Revue de Littérature comparée (avril et sep-
tembre 1949) qui avait eu l'excellente idée de grouper l'hommage aux deux « cen-
tenaires ». Malheureusement, à part l'article de F. Baldensperger qui n'envisage
d'ailleurs que le rapport historique, tous les autres étudient soit Gœthe, soit Cha-
teaubriand, sans les comparer, ce qui eût pourtant convenu dans une telle revue.
Etudes germaniques: un numéro spécial (avril-septembre 1949) contient en
particulier une bibliographie de 1912 à 1948, et un important article de A. Closs,
Gœthe und Kierkegaard : Gleichgewichtige Mitte und « Entweder-Oder », qui sont
évidemment deux types de pensée très divergents (alors que Lukacs rapproche au
contraire Gœthe d'Hegel, non sans raison).
* Jaloux, op. cit., p. 10.
186 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
quable qu'André Gide, lui-même, autrefois si élogieux, mette
aujourd'hui quelque réserve dans son admiration pour Goethe. Bref,
cette étoile présente les premiers signes d'un déclin encore accru
par la faveur dont jouit à présent Chateaubriand.
Pour mieux juger du travail qui se fait ainsi dans les meilleurs
esprits de notre temps, souvent à leur insu, rappelons d'abord les
pièces du débat.
Le rapprochement même des éloges que Gide et Valéry, ces ému-
les, décernent à Gœthe, fait à lui seul pressentir la raison dernière
de son prestige et tout à la fois de ses limites.
« Il nous donne, explique A. Gide, le plus bel exemple, à la fois
souriant et grave, de ce que, sans aucun secours de la grâce, l'homme
de lui-même peut obtenir [...]», et Valéry précise: « Il nous repré-
sente ... un des meilleurs essais de nous rendre semblables à des
dieux ^. »
« Il représente »...,« c'est une exemple »... : nous voici dès
l'abord prévenus que le cas de Gœthe dépasse, et de beaucoup, sa
propre personnalité. Il s'agit ici d'une vie élevée au rang — au
« mythe », disait A.-M. Schmidt — de modèle, de « canon » humain.
Et quel est cet idéal dont il semble la vivante réalisation, sinon
l'humanisme, envisagé comme le parfait développement des facultés
et de la personne humaine ?
Gœthe ou Vhomme parfait. Voilà le thème à peu près univer-
sel des innombrables louanges dont il fut le sujet.
Avouons que l'idole était bien choisie. Quelque raisons que
l'on puisse avoir de se méfier d'un tel humanisme — nous y revien-
drons à l'instant — il convient toutefois de reconnaître qu'on ne
reprend jamais contact avec Gœthe sans un certain sentiment d'ai-
sance, qui découle comme de source, de la noblesse, de la plénitude,
bref, de l'harmonie que Gide note au plus juste par ces deux mots:
« souriant et grave ». Grave, parce (jue pleine de substance et d'hu-
maine sagesse; souriante, pourtant, et réalisant comme sans eiîort
cette perfection de la vie.
Charles du Bos, avec l'admirable compréhension qui le carac-
térise, a détaillé les différents éléments de la sagesse de Gœthe:
5 Cité par A. Rousseaux.
SITUATION DE GŒTHE 187
«[...] cette aptitude heureuse à s'enrichir de tout, cette spon-
tanéité créatrice à chaque instant provoquée par le monde des objets,
bref cette culture au sens le plus complet de ce mot; et plus fonda-
mentalement le souci de préserver et d'user au mieux de sa person-
nalité, « Hochstes Gluck der Erderkinder », cette béatitude suprême
des enfants de la terre ^. »
Enfants de la terre ^ ! Ici revient à la mémoire la précision
apportée par Gide: «sans aucun secours de la grâce», et l'on serait
porté à conclure avec W. Gœthe lui-même que cet homme très ter-
restre ^ «consacre le triomphe de l'humain dans toute sa pureté^».
Ce qui est vrai, sans doute, au sens du moins oii « l'humain
dans toute sa pureté » n'exclut pas toute valeur religieuse, ni même
toute grâce divine.
Nous n'avons, par exemple, aucune raison de mettre en doute la
bincérité de Gœthe écrivant en 1823 (donc neuf ans seulement avant
sa mort) : « Nous prenons plaisir à tout ce qui défile sous nos yeux,
et cette fuite du temps ne nous contristera pas si à chaque instant
nous avons l'éternité présente à la pensée. Toute ma vie [ . . . ]
j'aurai traversé l'agitation de la terre le regard fixé sur les objets
suprêmes ^^. »
Et c'est encore sous la même préoccupation de l'éternité que
W. Gœthe écrit l'un des plus beaux éloges qu'il ait faits du catho-
licisme: «[...] l'étemel, les habitants de cette demeure l'avaient
trouvé dans une foi qui solennellement affirme et promet ce que
d'autres religions ne font qu'enseigner et laisser espérer ^^. » Werther
même, d'après l'importante étude de J. J. Anstett, serait lui aussi
tourmenté par la recherche de l'éternité ^^.
6 Voir Du Bos, Aperçu sur Gœthe, p. 13-101 — ces entretiens datent de 1932,
l'année même du premier centenaire de sa mort, et le zénith de sa gloire.
"^ C'est le thème majeur de Mann, qui en profite pour rapprocher Tolstoï de
Gœthe, au lieu que Du Bos les opposait — non sans raison — sur la difference
de leur culture — subjective chez Tolstoï, objective chez Gœthe (voir Du Bos, op. cit.,
p. 62 et suiv.).
Du Bos, op. cit., p. 62 et suiv.).
8 R. d'Harcourt, op. cit., p. 23. Voir Mann, op. cit., p. 5: reprenant d'ailleurs
la comparaison de Gœthe dans Mutter Erde, il parle de la « conscience antéenne ».
^ Cité et commenté par Du Bos, op. cit., p. 27-28.
10 Cité par R. d'Harcourt, op. cit., p. 62.
11 Cité par R. d'Harcourt, op. cit., p. 49-50.
12 Dans Etudes germaniques, 1949, p. 121-127.
188 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Mais dans cette quête de l'absolu, bien trop fondamentalement
humaine pour qu'elle n'aiguille pas aussi l'œuvre entière de Gœthe,
on ne voit point qu'il ait opté pour l'une ou l'autre religion. Bien
au contraire: « Je me composais, dit-il, un Christianisme à mon usage
personnel ^^. » Idée assez blasphématoire pour qui tient la religion
comme objet de Révélation, mais dont Gœthe ne semble pas même
voir l'énormité: «[...] rien ne me sembla plus naturel que de
former ma religion, et je le fis avec beaucoup d'agrément ^^. »
On peut voir dans cet aimable syncrétisme religieux, le comble
de l'humanisme et de la tolérance: ainsi rien ne lui reste étranger ^^^:
« Pour moi, avec les tendances diverses de ma nature je ne puis me
contenter d'une seule manière de penser. Comme poète et comme
artiste je suis polythéiste; panthéiste au contraire en tant que natu-
raliste, et l'un aussi décidément que l'autre ^^. »
Après cela on peut conclure avec E. Callot: « Certes rien ne
s'oppose plus à l'idéal chrétien que ce tranquille et harmonieux
épanouissement dans la joie, et il est naturel que l'Eglise n'admette
pas cette éthique ^^. »
* * *
Gardons-nous pourtant de tomber dans le panneau. L'opposi-
tion entre le triomphe « de la joie » de cet humanisme et la morale
de l'Eglise est tout à la fois trop simple — car notre catholicisme
n'est pas triste non plus, et Notre-Seigneur a laissé à ses disciples
la consigne que leur joie fût pleine — et cependant beaucoup plus
importante qu'on l'imaginerait d'abord.
Parce que, loin de pouvoir s'établir entre « paganisme » et « chris-
tianisme », l'opposition joue ici entre humanisme et sagesse divine
( c'est-à-dire chrétienne ) .
Gœthe, encore une fois, n'exclut rien, du moins en apparence,
pas même la grâce dont il définit le rôle dans la célèbre finale du
second Faust
13 Cité par R. d'Harcourt, op. cit., p. 77.
14 Brion, op. cit., p. 86.
15 E. Vermeil, dans Revue de Littérature comparée, 1949, p. 207.
16 Lettre à Jacobi, 6 janvier 1813.
17 Dans L'Age nouveau, oct. 1949, p. 20 (article sur l'universalisme et le libé-
ralisme de Gœthe).
SITUATION DE GŒTHE 189
Celui qui s'efforce et cherche dans la peine
Nous pouvons le sauver
Et si surtout l'amour
D'en haut intercède en sa faveur ^^ . . .
commentée ainsi par Gœthe lui-même: « Il y a en ce texte la clé
du salut de Faust. D'un côté, en Faust lui-même l'activité toujours
plus haute et plus pure jusqu'à la fin; de l'autre l'amour éternel
venant d'en haut. Solution en conformité parfaite avec nos concep-
tions religieuses d'après lesquelles nous ne parvenons pas à la béati-
tude par nos propres efforts mais au moyen de la grâce divine se
surajoutant à nos efforts ^^. »
On ne pouvait mieux dire et porter jusqu'à l'extrême, l'illusion
qui est sans doute à la base de l'humanisme même chrétien, que dans
l'œuvre du salut, l'homme et la grâce divine sont comme deux
forces seulement conjuguées « en attelage ».
De telle sorte que Gœthe ici représente aussi l'humanisme chré-
tien poussé à son extrême. Ce que Gide, me semble-t-il, n'a pas vu.
Et du coup, voilà doublée l'importance des réactions à son égard,
surtout quand on pense que A.-M. Schmidt et Rousseaux, après Du
Bos, sont des chrétiens.
Mais il n'est pas moins évident que « cette situation religieuse
fondamentale ^^ » — à savoir humaniste — est le fruit normal de
la racine que nous avons décelée à l'humanisme gœthéen: savoir,
le respect et l'attachement à la personnalité. Pour employer un
mot de Gœthe lui-même, « le but de la vie, c'est la vie même » . Ou
encore, « je n'ai visé qu'à me perfectionner et me rendre plus clair-
voyant, à accroître le contenu de ma propre personnalité ^^ ».
Ainsi « l'homme sauve son moi, sa personne, au ciel comme
sur la terre. Il réclame toutes les joies sur la terre, la satisfaction
de tous ses sens, en même temps la Parole de Dieu [ • . . ] ^^ »
Mais la Parole de Dieu c'est: « Qui s'aime se perdra. » Il nous
faut en voir à présent la réalisation sous l'apparent triomphe de
Gœthe. * ^ .,
IS Je cite dans la traduction de H. Lichtenberger (coll. bilingue Aubier).
1^ Cité par R. d'Harcourt, op. cit., p. 114.
20 Expression employée par Du Bos (op. cit., p. 223 et suiv.) dans un sens
d'ailleurs assez différent.
21 Mann, op. cit., p. 45.
22 E. Vermeil, dans Etudes germaniques, 1949, p. 119.
190 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
On devine où mène une telle idolâtrie de soi. Non seulement
Gœthe « évanouit » de la religion catholique ce qui en est le centre,
je veux dire l'Incarnation et la Rédemption;
Puisque Dieu s'est fait homme pour nous permettre, à nous pauvres
créatures charnelles, de le saisir et de le concevoir, il ne faut se garder
de rien tant que de le refaire Dieu ^3.
Une croix sur un hahit, une décoration, est un objet agréable,
mais cet affreux bois du supplice, qui est la plus abominable image qui
existe sous le soleil, aucun homme sensé ne devrait la dresser dans le
ciel 24.
mais ce « déisme » de la personnalité sera encore, par un fatal retour-
nement, la cause de l'échec même purem^ent hum,ain de la vie de
Gœthe.
Je ne parlerai pas ici de l'orgueil et du fatal égoïsme de cette
vie qui progressait sur les cadavres de son amour. Il faut l'aveugle-
ment des panégyristes pour l'applaudir ^^.
C'est, plus subtilement, mais beaucoup plus profondément, sur
le plan personnel de son humanisme que je voudrais montrer l'échec
de Gœthe. Valéry du reste le dit implicitement: tragique aventure
pour l'homme que de se vouloir semblable à Dieu.
Gœthe pourtant, semblait avoir tôt renoncé à la tentation pro-
méthéenne : « Avec les dieux ne doit se mesurer nul homme » ; et,
classique en cela, il affirmait que la sagesse était de tenir compte
de ses limites: «[.••] un cercle étroit enserre notre vie [ . . . ] Si
l'homme se dresse et touche de la tête les étoiles, nulle part alors
ne sont attachés ses pieds incertains, et il est le jouet des nuages et
des vents. Qu'il se campe avec ses os consistants et pleins de sève
sur la terre durablement et solidement fondée, qu'il ne s'élève pas
jusqu'à se comparer à rien de plus haut que le chêne ou que la
vigne ^^. »
Mais rien ne vaut contre la logique du sentiment et cette poussée
religieuse initiale qui ne perd jamais ses droits. Une fois posée la
personnalité comme fin dernière réelle, il est fatal qu'elle polarise,
23 Je ne retrouve plus la référence de ce texte qu'il faudrait d'ailleurs comparer
à celui des Mémoires, 1. VIII, in fine.
24 Cité par Brion, op. cit., p. 66.
25 L'analyse psychologique de la vie sentimentale de Gœthe, si souvent étudiée,
est reprise surtout dans Brion et dans Jaloux qui avoue: «Chez Gœthe, tout tour-
nait à l'orgueil » (p. 25).
26 Cité et commenté par Du Bos, op. cit., p. 59-60. Voir Brion, op. cit., p. 145.
SITUATION DE GŒTHE 191
avec cet aspect de « béatitude » qu'elle a usurpé, toute la religiosité
latente et prenne elle-même, de ce fait, une valeur de religion. Autre-
ment dit, qu'elle devienne Dieu, ou plus exactement l'idole qui
remplace le seul vrai Dieu.
Ch. Du Bos a souligné toute la gravité d'un texte apparemment
badin: «[••.] depuis mon enfance j'avais cru avoir de très bons
rapports avec mon Dieu; bien plus je me figurais après diverses
expériences quil était même en reste avec m,oi et j'étais assez hardi
pour croire que j'avais quelque chose à lui pardonner. Cette suf-
fisance se fondait sur ma bonne volonté infinie, à laquelle il aurait
dû, me semblait-il, venir mieux en aide ^^. »
Suffisance, en effet — et Dieu seul se suffit, — que de réclamer
à Dieu ses comptes, comme s'il devait quelque chose; en fait, la
palinodie est complète: ayant renversé les termes et mis, pour ainsi
dire. Dieu au service de sa personnalité, c'est-à-dire encore, ayant fait
de Dieu sa chose, un pur objet, il est naturel qu'il ne puisse même
plus le concevoir comme un être personnel. La propre personnalité
de Goethe vient d'éclipser, pour tout le reste de sa vie, l'être person-
nel de Dieu qu'il avait pourtant connu dans la crise religieuse
de son adolescence. Que l'on se rappelle en effet les deux lettres
célèbres, à Langer (17 janvier 1769): «Le Seigneur s'est emparé de
moi. Je marchais trop lentement ou trop vite à son gré et alors il
m'a empoigné par les cheveux ^^ » ; puis à Augusts Trapp (28 juil.
1770) : « Je vis au jour le jour et je remercie Dieu, et parfois aussi
son Fils ^^ quand je m'en sens le droit [ . . . ] un seul mouvement,
un seul débordement de notre cœur au nom de Celui qu'en attendant
nous nommions Un Seigneur jusqu'à ce que nous nous sentions auto-
risés à le nommer Notre Seigneur ^^. » Peut-on mieux indiquer le
seuil de la vraie religion — passer d'f/n. à Notre Dieu, c'est-à-dire au
Tu augustinien — et du même coup la condition fondamentale: la
27 Du Bos, op. cit., p. 219.
28 Cité par Du Bos, op. cit., p. 217.
29 Du Bos {op. cit., p. 183) insiste avec raison sur la difficulté que Goethe eut
toujours à reconnaître un médiateur dans ses rapports avec Dieu. Voir sa maxime
célèbre sur les deux seules vrais religions (piétiste ou naturiste) à l'exclusion de
toute autre « idolâtrie » {Maximes et Réflexions, d. CLXVII).
30 Cité par Du Bos, op. cit., p 244.
192 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
grâce divine ( « empoigné par les cheveux » ) qui nous délivre de nous-
même ( « un seul débordement de notre cœur » ) ?
Après de tels aveux, comme le panthéisme de Goethe prend
figure d'un échec ! et presque d'un cachot: cette âme qui fut si près
de s'ouvrir à l'infinie richesse de Notre-Seigneur, ne fait plus que
dilater à la mesure de son infini besoin de Dieu, sa propre person-
nalité. Je sais bien que son tempérament le portait à cet évanouis-
sement de la personnalité divine, et Ch. du Bos note fort justement
que c'est le danger des natures poétiques trop portées aux choses
visibles pour atteindre à travers elles autre chose qu'un Dieu assez
impersonnel^^: le panthéisme sera toujours l'écueil du lyrisme, tan-
dis que la foi commence où l'on ne voit plus.
Je sais bien aussi, que sa philosophie l'y portait. Un texte
des conversations avec Muller éclaire le rôle joué à ce point de
vue par le platonisme latent à tout l'humanisme: Il y a longtemps
que j'ai eu l'idée du type primordial. Aucun être organique n'est
tout à fait adéquat à l'idée sur laquelle il repose; derrière tout
être il y a son idée supérieure. C'est là mon Dieu, le Dieu que
de toute éternité nous cherchons ^^ [ . . . ] »
Ces composants ont joué sans aucun doute leur rôle néfaste
dans l'évolution de la pensée religieuse de Gœthe, mais bien plus
décisif, me semble-t-il, cet attachement à soi-même dont Gœthe est
peut-être le représentant idéal.
* •» *
Examinant ainsi le drame de ce point de vue religieux, on voit
mieux les affinités profondes qui unissent les prétentions romantiques
au superbe classicisme de Gœthe ^^,
31 Id., ibid., p. 186.
32 BOYER, op. cit., p. 148.
33 Si étonnant qu'il paraisse, nous n'avons pas encore de bonne vue d'ensem-
ble sur l'aspect religieux du romantisme (à part les thèses de Seillières qui sont
assez tranchées). La meilleure chose serait encore le numéro spécial de Cahier
du Sud sur le Romantisme allemand (nous le citerons selon l'édition de 1949, très
remaniée). Malheureusement l'article de E. Vermeil sur le romantisme religieux est
assez faible, et il faut se contenter de monographies comme les précieux fragments de
Du Bos sur Novalis (p. 145-160) et de Raymonde Vincent sur Hoffmann (p. 292-
299) . A propros de l'article de P. Missac sur Hoffmann et le péché originel, pré-
cisons avec Du Bos (Aperçus sur Gœthe, p. 227 et suiv.) que le sens de la cul-
pabilité n'est pas le sens du péché, et qu'à interpréter dans un sens freudien le
sentiment du péché originel, on le supprime dans ce qu'il a de propre et qui ne
peut se concevoir que par rapport à Dieu (donc théologiquement).
SITUATION DE GŒTHE 193
Sans doute, l'antithèse est profonde entre l'un et les autres.
Gœtlie accepte avec ses limites, l'obligation pour toute pensée humaine
de se cultiver sur un monde qui est extérieur, objectif, et de ce fait,
harmonise les hauts moments de sa vie en un bel ensemble plas-
tique, tandis que les romantiques, assoiffés d'infini se perdent en leurs
aspirations subjectives, y rencontrant un chaos qu'ils espèrent seule-
ment exorciser par le charme de la musique. Et rien que sous cet
angle de la prédominance de l'un ou l'autre de ces sens, la vue
et l'ouïe, il serait tentant de reprendre une fois de plus le thème
de l'opposition entre classiques et romantiques ^^.
Cette opposition pourtant reste bien superficielle, en regard du
lien profond d'humanisme qui unit ces deux attitudes, et l'on pour-
rait dans le sens des magnifiques prospections de G. Bachelard sur
les formes de l'imagination estimer que, pour différents qu'ils soient
— comme peuvent l'être extraversion et intraversion — l'imagination
de l'ouïe et celle de la vue ressortissent au même type formel, par
opposition à l'imagination du toucher (qui, pour le dire en passant,
se trouve comme par hasard être celle dont usent le plus volontiers
les mystiques orthodoxes). Mais, pour en revenir à notre sujet parti-
culier, on passe par un renversement dialectique extrêmement simple
de Gœthe au romantisme ^^, de l'aspect affectif de la religion gœthéenne,
« le sentiment est tout ^^ », au primat du subjectif et de l'irration-
nel, chez Novalis par exemple. De même, l'effort prométhéen qui est
l'un des signes les plus constants du romantisme, on le trouve déjà,
plus qu'en germe, dans l'effort de l'humanisme gœthéen pour nous
rendre semblables à des dieux.
Écoutons par exemple Novalis: « Lorsque, se détachant de tout
objet particulier et réel, le cœur se sert lui-même, lorsqu'il devient
à lui-mêmie son propre idéal, alors naît la religion. Tous les pen-
34 Comparer, par exemple, Du Bos, op. cit., p. 80 et suiv., ou Brion, op. cit.,
p. 414 et suiv., sur le génie plastique de Gœthe, et Kreisleriana d'HoFFMANN (je les
cite dans la traduction de A. Béguin, Gallimard, 1949), ou le commentaire de Ch.
Du Bos sur la Stimmung {Romantisme allemand, numéro spécial de Cahier du Sud,
p. 152).
3o C'est ici que je rejoindrais G. Lukacs: classicisme et romantisme s'opposent
beaucoup moins entre eux qu'ils ne participent à un commun mouvement appelé
par Lukacs progressiste et par moi humaniste (finalement opposé au Christ).
36 Sur cet aspect affectif de la piété de Gœthe et de sa croyance, voir R.
d'Harcourt, op cit., p. 120-121 et 74.
194 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
chants se fondent en un penchant unique, dont le miraculeux oh jet
est un être plus haut, une divinité [ . . . ] Ce Dieu naturel nous
consomme, nous enfante [ . . . ] se donne à nous, se laisse consom-
mer, engendrer, enfanter par nous; en un mot, il est l'étoffe infinie
de notre agir et de notre pâtir ^^. »
Plus clairement encore, voici maintenant Hoffmann: « La vérita-
hle musique sacrée, celle qui accompagne le culte ou qui plutôt
est elle-même le culte, est une musique surnaturelle, un langage
céleste. Les pressentiments de l'être suprême qu'éveillent dans le
cœur de l'homme les accords sacrés sont VEtre suprême lui-même ^^. »
Mais Gœthe qui au dire, d'Ed. Jaloux, « s'abandonnait volontiers
à cet état qu'on pourrait appeler prémystique ^^ » — et que Gide nomme
plus justement antimystique, — Gœthe ne parle pas autrement: « Je
compris, dit-il, que l'homme supérieur [ déjà le surhomme de Nietz-
sche ] éprouve sans doute le désir de répandre en dehors Vidée divine
qui est en lui ^^. » Et l'on sait assez l'importance de cette « Produk-
tivitat » chez Gœthe; la voici à présent divinisée car, dit-il encore,
« l'existence c'est Dieu même ».
Bref, c'est la même racine qui alimente les deux temps de la
dialectique. Romantisme et classicisme, en apparence frères ennemis,
ne sont que deux tentatives extrêmes et pourtant similaires, pour
remplacer le Dieu personnel par l'orgueil du moi érigé en idole *^.
Folle attitude, en elle-même contradictoire: comment trouver en
l'homme de quoi dépasser l'homme, et, comme le dit Novalis « sauter
au dessus de soi ». Celui qui, par ses forces, prétend se faire
Dieu (Valéry) est en proie aux nuages, de l'aveu même du grand
Gœthe.
« « «
Après cette longue analyse, indispensable pour situer ce que
représente Gœthe dans toute son ampleur et ses prolongements, de
37 Cité dans Romantisme allemand, numéro spécial de Cahier du Sud, p. 148.
38 Kreisleriana, p. 185; voir aussi p. 52.
39 Jaloux, op. cit., p. 90.
40 Cité par Jaloux, op. cit., 112.
41 Précisons ici que personnalité pour Gœthe comme pour les romantiques,
c'est beaucoup plus que la simple « originalité » psychologique. Il s'agit de la
personne comme perfection métaphysique d'un être (voir Du Bos, op., cit., p. 13
et suiv.; Jaloux, op. cit., p. 25).
SITUATION DE GŒTHE 195
telle sorte qu'à présent il « figure » très exactement l'attitude « païenne »
ou « du monde » au sens où l'entendent saint Paul et saint Jean,
ou de l'humanisme ^^, nous sommes en mesure de comprendre l'exacte
portée du mouvement qui ose rejeter Goethe du collège de nos
maîtres de la pensée.
Il n'est pas étonnant que cette contre-offensive parte de la cri-
tique littéraire chrétienne, aujourd'hui si forte en France. Elle est
au juste, et pour ténue qu'on la veuille, un des multiples signes qui
témoignent du déclin de l'humanisme.
Sans doute, ce n'est pas suffisant. Et beaucoup se bornent à
ne rejeter de l'humanisme que son aspect classique — le moins mau-
vais je pense — pour, en réalité, se jeter dans l'humanisme prométhéen
qui est pire encore. Les positions d'A. Rousseaux sont trop connues
pour qu'on puisse le soupçonner d'une telle incohérence. S'il dresse,
en face du déclin de Gœthe, l'astre renaissant de Chateaubriand, ce
n'est point qu'il accepte sans plus toute la sentimentalité malsaine du
malheureux auteur de René, Plus qu'Albert Béguin lui-même, au
seuil de sa nouvelle édition du Romantisme allemand ^^, Rousseaux
a mis en garde contre les dangers inhérents à la désincarnation roman-
tique et aux déviations religieuses qui en en découlent. S'il table
sur Chateaubriand, c'est d'abord que l'actualité mettait ce symbole
sous sa plume de chroniqueur littéraire; c'est, beaucoup plus profon-
dément, que Chateaubriand, si proche de Gœthe à tant d'égards sur
le plan de sa vie et de son art, a pu, grâce à la discontinuité inté-
rieure qui le caractérise, conjuguer avec tant d'erreurs et une vie si
peu convertie, une pensée qui, elle, retrouve en bien des points
le tuf chrétien le plus authentique ^'*, et qui depuis lors s'est affirmée
avec une pureté sans cesse accrue dans les œuvres de ce qu'on appelle
aujourd'hui à bon droit la renaissance catholique.
Qu'il y ait fort à faire, encore, pour restaurer sans aucune atté-
nuation, l'intégrité de la mentalité catholique, c'est trop évident. Si
^2 Cette opposition, assez délicate à préciser, fait le sujet de tout le Cahier XXIII
de Témoignages (revue publiée par le Monastère de la Pierre-qui-Vire) auquel je me
permets de renvoyer.
"^3 Introduction nouvelle motivée par la guerre de 1939 et qui précise avec justesse
la part de responsabilité du romantisme à l'égard du nazisme, justement par suite de
cette désincarnation.
^^ J'ai essayé de le montrer dans une étude sur la sincérité religieuse de Chateau-
briand (dans Culture catholique, nov. 1949).
196 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
l'on mesure pourtant l'emprise de l'humanisme sur les chrétiens les
plus évidemment sincères, au cours des siècles qui nous ont précédés,
et son effet stérilisant — au point que toute la civilisation ait pro-
gressivement glissé hors de la vérité catholique, — on estimera sans
doute que les signes de désaffection envers cet humanisme ne doivent
point nous laisser indifférents, mais nous encourager à préparer acti-
vement la relève. Car, il n'y a pas de milieu: l'emplacement de
l'idole ne restera pas vide. Si l'on ne révèle au cœur de l'homme
son Dieu, il se créera quelque nouveau Moloch, plus terrible que
l'ancien.
Tant est vraie la parole de saint Augustin: « Deux amours ont
donc bâti les deux cités; l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu,
la cité de la terre; l'Amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité
de Dieu ^^. »
Dom Claude-Jean Nesmy, o.s.b.,
Abbaye Sainte-Marie
de la Pierre-qui-Vire, France.
45 Cité de Dieu, XIV, 28.
Un pèlerin de V Absolu
au troisième siècle
Plotinus inter philosophiœ professores
cum Platone princeps ^.
« Je m'efforce de reconduire le divin qui est en moi au divin
qui réside dans l'univers ^. » Telles furent les dernières paroles du
mystique Plotin de Lycopolis, en Egypte, alors que frappé par la
lèpre, réduit à la suprême indigence et délaissé même de ses amis et de
ses admirateurs, seul avec son Dieu, il rendit l'âme en Campanie
vers 269. Testament du philosophe, elles constituent la plus magni-
fique synthèse de sa doctrine et de sa vie, consacrées toutes deux à
sa propre purification et à son union à la divinité.
Formé à la doctrine de Platon, il en a retenu toute la substance
purificatrice et l'a développée en un effort soutenu et continu vers
la perfection personnelle, vers l'abandon progressif et radical des
frivolités sensibles en vue de s'identifier et de se fondre dans l'océan
infini de perfection qu'est Dieu, source de toute réalité sensible et
intelligible.
Modernes, notre tendance nous porte souvent à reléguer dans
l'ombre les choses du passé, ou par un procédé inverse, déprimés
par les difficultés du présent et découragés par la méchanceté des
hommes, nous nous transformons rapidement en apologistes des temps
reculés. Dans notre imagination inquiète et fatiguée en quête de
bonheur, nous les rêvons comme un âge d'or approchant le sort du
premier couple au paradis terrestre.
Les gens de 1950 ne jouissent pas du monopole exclusif de l'aveu-
glement sur leur siècle. Les anciens critiquaient volontiers leur
époque pour insister sur les jours lointains oii les humains vivaient
en paix dans la possession de la vertu. Homère chante pour les
grands de ce monde l'âge heureux où les Achéens, encore au large
1 P-IP, q. 61, a. 5, sed contra.
2 Porphyre, Vie de Plotin, 2, 26-27.
198 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
dans leur patrie, se livraient à la douce joie de vivre, sans souci du
lendemain. Hésiode trace un bien sombre tableau de l'Hellade con-
temporaine par opposition à la Grèce antique.
La race humaine vivait auparavant sur la terre à l'écart et à l'abri
des peines, de la dure fatigue, des maladies douloureuses, qui apportent
le trépas aux hommes ^.
Mais des tristesses en revanche errent innombrables au milieu des
hommes: la terre est pleine de maux, la mer en est pleine ! Les mala-
dies, les unes de jour, les autres de nuit, à leur guise, visitent les hommes,
apportant la souffrance aux mortels — en silence, car le sage Zeus leur a
refusé la parole. Ainsi donc il n'est nul moyen d'échapper aux destins
de Zeus ^.
Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l'écart et à
l'abri des peines et des misères: la vieillesse misérable sur eux ne pesait
pas; mais, bras et jarret toujours jeunes, ils s'égayaient dans les festins,
loin de tous les maux. Mourant, ils semblaient succomber au sommeil.
Tous les biens étaient à eux [ . . . ] et eux, dans la joie et la paix,
vivaient dans leurs champs, au milieu de biens sans nombres ^.
Aristophane, de son côté, médit de l'éducation moderne au profit
de la formation d'autrefois, sans défauts ^\ Horace stigmatise définiti-
vement cette manie des gens plus âgés de dénigrer le présent en
faveur du passé. Laudator temporis acti ^ . . .
Si nous inclinons vers le pessimisme aux soirs de pluie, un matin
ensoleillé change nos lunettes. Les anciens n'ont rien compris aux
problèmes de la vie humaine; leurs productions littéraires méritent
tout simplement Vindex ou le bûcher. Ne cherchons donc pas même
à savoir ce qu'ils ont pu dire. Nous voici tombés dans l'excès propre
à la jeunesse. Deux dispositions également fausses, exagérées et qui
demandent nuance et équilibre.
Les générations nouvelles n'ont que trop d'inclination à mécon-
naître et à sous-estimer la puissance de leurs devanciers. Les systèmes
philosophiques surtout, que l'on adore ou que l'on boude, selon les
modes, forment de vastes réservoirs d'énergies qui ont besoin d'être
étudiés sérieusement pour servir à la bonne cause et pour être puri-
fiés de leurs scories. Que l'on songe par exemple à Platon baptisé
3 Les Travaux et les Jours, éd. « Les Belles Lettres », v. 90-92.
4 Ibid., v. 100-104.
5 Ibid., v. 112-119.
« Nuées, éd. « Les Belles Lettres ». v. 1012-1019.
■^ Art poétique, 173.
UN PELERIN DE L'ABSOLU ... 199
par saint Augustin, ou à Aristote, « il maestro di coloro che sanno ^ »,
devenu de par le génie de saint Thomas d'Aquin, l'instrument le
plus souple au service de la Parole révélée.
Les problèmes qu'agitent ces grands esprits de tous les temps,
sont des problèmes éternels. Anciens, ils demeurent toujours actuels
et nouveaux. Problèmes radicalement humains, il conserveront leur
à-propos aussi longtemps que l'homme restera inséré dans la trame
de l'histoire; en d'autres termes, aussi longtemps que la vie terrestre
des hommes — et ses prolongements ultra-terrestres — présentera
quelque intérêt pour les penseurs. Or, il est indubitable que l'homme
lui-même est l'un des plus chers objets d'observation, le plus pas-
sionnant aussi. La connaissance de soi, offre un sujet d'étude iné-
puisable et le mystère de la destinée, de l'existence n'est-il pas de
nature à enivrer même les plus apathiques ?
Le problème de la chute de l'homme et de l'état qui en résulte
bouleverse les philosophes de toutes les époques et de toutes les
écoles. Chacun a tenté de le résoudre dans les cadres plus ou moins
rigides de sa philosophie. Pessimistes et optimistes, matérialistes et
spiritualistes, athées et croyants s'y sont tour à tour essayés.
En somme, la solution réside dans la réponse que le philoso-
phe — et tout homme est philosophe — propose au mystère des
relations entre le relatif et l'Absolu, entre la créature et son Créateur.
Qui dit Absolu, dit premier principe éternel, souverain et indé-
pendant. Qui nomme l'Absolu exprime l'être par excellence, source
de tout et vers qui tout doit faire retour, l'Alpha et l'Oméga, le
Père souverainement bon et aimable, unique objet digne de notre
amour et terme de nos adorations. Hors de là, il n'y a que le relatif,
le contingent, l'être dépendant et indigent, revêtu d'une existence
d'emprunt. S'il s'agit de l'homme, nous sommes en face d'une créature
libre, tenue d'utiliser sa liberté pour cheminer vers son Créateur et
son Père par la fidélité à la vocation que la Providence lui a signi-
fiée, unique moyen d'atteindre au bonheur et à l'immortalité.
Vérité en fait bien élémentaire pour le chrétien et que l'enfant
du catéchisme connaît parfaitement, car il possède la science de son
origine et de sa fin. Il sait que Dieu, qui l'a créé par amour, lui
8 Dante, La Divina Commedia, Inferno, IV, 131.
200 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
réserve une éternité bienheureuse. Interrogé sur cette vérité, sa
réponse est empreinte du calme solennel de nos docteurs en théologie.
Le sens profond de la réponse qu'il débite lui échappe sans doute,
mais il a néanmoins l'assurance de dire vrai et l'immense bonne
fortune de posséder le tout de la vérité sur sa destinée. Il connaît
l'essentiel.
Combien de nos savants modernes, de nos sages philosophes,
pèlerins fatigués dans la recherche de la vérité n'en savent pas autant,
s'embrouillent en ces mystères et ne profèrent que balbutiements
lorsqu'ils se tiennent à l'abri du blasphème.
Ils ignoraient les anciens qui perdaient contenance en face de
la « mort funeste » et ils ignorent les modernes, qui à la suite de
Heidegger suivent la voix de l'angoisse répétant que nous sommes
jetés dans le monde pour mourir. Le pessimisme est commun à tous
les existentialistes, ces surémotifs sensibles au concret et au drame
de la conscience, plus sensibles aux arguments du cœur qu'aux juge-
ments objectifs, se complaisant dans des doctrines proches de la vie,
mais souvent tronquées, étriquées et fausses dans la mesure où elles
sont incomplètes.
Un rapide coup d'oeil sur les positions existentialistes fera mieux
apparaître la beauté et l'optimisme de la solution de notre Pèlerin.
Kierkegaard, le fondateur de l'existentialisme, prétend que la foi
est aveugle et que « le croyant fait le saut dans l'absurde ^ » ; incer-
tain du résultat, il risque, il choisit dans la nuit; d'où nécessité de
s'engager avec crainte et tremblement ignorant si nous sommes ou
non dupes d'une illusion démoniaque. Plotin optera à la lumière d'un
soleil de midi et au lieu de sauter dans l'absurde, fera le bond dans
l'Etre et dans la Vie. Heidegger représente l'homme comme un être
jeté dans le monde, sans l'avoir choisi ni voulu. « Quand elle prend
conscience, l'existence humaine est déjà « embarquée »... Aussi
se sent-elle précaire, démunie, délaissée. L'aventure, d'autre part,
s'achèvera dans l'abîme de la mort. Entre-temps, l'homme, s'il prend
en charge son existence, reconnaît le néant, le non-sens absolu des
^ Roger Troisfontaines, s.j., Existentialisme et Pensée chrétienne^ Louvain,
E. Nauwelaerts; Paris, G. Vrin, 1946, p. 22.
UN PÈLERIN DE L'ABSOLU ... 201
choses. C'est F angoisse ^^ . . . Les gens vivent dans l'inauthentique ;
« l'homme de la rue ne pense guère à la mort et pour assurer l'exis-
tant il se forge des idoles — tels l'absolu divin, l'humanité, la science
etc. ^^ ». Le non-sens absolu des choses; il se forge des idoles: expres-
sions à retenir et à comparer aux réactions de Plotin en face des
mêmes problèmes accablants.
Athée convaincu, philosophe à la mode, Sartre, le grand prêtre
existentialiste, est plus radical encore. « Toutes les démarches humai-
nes, dit-il, traduisent en actes l'impossible désir de se diviniser; elles
impliquent toutes la mauvaise foi fondamentale qui nous masque l'an-
goissante vérité. Abandonnés à nous-mêmes, radicalement seuls, nous
avons en effet à nous faire suivant notre propre initiative ^^. » Nous
voilà misérablement seuls, constitués en Absolu.
Si vous admettez Dieu, disait encore Sartre, c'est que vous avez
la « frousse » d'être ce que vous êtes, c'est-à-dire simplement des hommes,
d'être vous-mêmes, c'est que vous ne croyez pas vous suffire et redoutez
un au-delà. Moi, je pars d'un postulat contraire: je n'ai pas besoin de
Dieu et n'en ai que faire. Je dis au départ: Dieu n'est pas, l'homme
se suffit. Au delà, il n'y a rien ^^.
Ne serait-il pas, lui, coupable de mauvaise foi pour ne pas vou-
loir considérer la possibilité de l'existence de Dieu, même si cela no
l'intéresse pas !
La réalité humaine « est donc par nature » « conscience malheu-
reuse » sans dépassement possible de l'état de malheur ^^ ».
Tels sont les services que certaine philosophie moderne est prête
à nous rendre: nous enlever Dieu, nous inoculer l'optimisme de la
conscience malheureuse et nous faire déboucher sur l'aurore du déses-
poir. L'homme, néant de sa nature, se constitue en un Absolu, néant.
Tout est néantisé: les issues sont fermées et selon le mot de Camus,
nous sommes enfermés entre des « murs absurdes » qui nous emprison-
10 Ibid., p. 24.
11 Ibi'd., p. 25.
12 Ibid., p. 35-36.
13 P. Descoqs, s.j., L'athéisme de Jean-Paul Sartre dans U Existentialisme, Revue
de Philosophie, 1946, 2" éd., Paris, Téqui, 1947, p. 56-57. (Extrait d'une conférence
privée donnée aux catholiques.)
14 Jean-Paul Sartre, UEtre et le Néant, Gallimard, p. 134.
202 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
nent sans espoir d'évasion ^^. L'idéal de l'homme : vivre dans un
immense camp de concentration, surveillé par un Dieu tyran ou par
un je ne sais quoi d'Absurde. C'est le règne de Dachau érigé en
idéal. Le cri de guerre contre Dieu a retenti: Non serviam ! L'atti-
tude normale de l'homme, selon Camus, consiste dans la révolte.
Le divorce entre l'homme et Dieu, entre le contingent et l'Absolu
est consommé et définitivement. Etre fragile séparé de sa force,
l'homme divinisé sombre dans le vide et le néant. Et désormais
désespéramment seul, il devient un dieu aux pieds d'argile et au
cœur de pierre.
Combien plus réconfortante et plus logique aussi la situation de
l'homme telle qu'enseignée dans un cadre philosophique optimiste.
La vie n'a rien de tragique ni de dramatique, elle est simplement
sérieuse; le soleil dore ses avenues et l'existence au lieu de s'achever
dans la nuit du néant ou du désespoir débouche sur l'aube lumineuse
de l'au-delà. L'homme est vraiment établi Pèlerin de V Absolu. Plotin
se range dans ce dernier groupe de penseurs.
Avec lui, nous dit le R. P. René Arnou, s.j., l'homme peut s'élancei
vers l'avenir dans un optimisme confiant, par un chemin illuminé de
certitude et d'espérance, car il aboutit à l'Etre ^^.
C'est une âme détachée de ce monde qui passe, éprise d'un idéal
de pureté, de vie intérieure, de simplification, soulevée d'ambitieux désirs
et par un instinct divinateur qui la pousse vers Dieu comme au principe
de son être et à la source du bonheur l"^.
Optimiste, Plotin l'est assurément et avec conviction, mais n'allons
pas croire que son optimisme soit en quelque point assimilable à
l'ardeur et à l'enthousiasme un peu juvéniles de nos étudiants philo-
sophes face à la découverte du monde merveilleux des essences. Non,
vocation tardive, Plotin aborde, à 28 ans, l'étude de la philosophie,
et il reste longtemps déçu par le verbiage de ses premiers professeurs.
Les maîtres modernes, pas plus d'ailleurs que ceux du rhinocéros
15 L. Le Meur, Un nouveau stoïcisme : la philosophie « sans espoir » d'Albert
Camus dans Recherches et Travaux, 2, (1948), p. 80. Sur la réaction de Plotin en
face de Yangoisse, voir Gaston Carrière, o.m.i., Plotin et la tragédie humaine dans
L'Année théologique, 10 (1949), p. [97] -115. Sur le même problème voir Rosaire
Bellemare, o.m.i., Deux visages d'Antigone dans Revue de l'Université d'Ottawa,
19 (1949), p. [3351-359.
16 Le Désir de Dieu dans la Philosophie de Plotin, Paris, Alcan, 1921, p. 13.
17 Ibid., p. 13.
UN PELERIN DE L'ABSOLU ... 203
Abélard ^^, ne peuvent revendiquer pour eux seuls le monopole du
bavardage.
Plotin finit heureusement par rencontrer Ammonius, le profes-
seur selon son idéal. Dix années durant, il en fréquentera les cours.
(Quel contraste avec nos étudiants qui trouvent parfois éternelles les
deux ou trois années qu'ils consacrent à la philosophie et dire qu'ils
les considèrent bien consacrées !) La philosophie que Plotin fera
sienne est un eccléctisme composé d'Aristotélisme, de Pythagorisme et
de Platonisme, avec une préférence très marquée pour le dernier
système. Il accepte les doctrines platoniciennes des idées et du monde
intelligible qu'il portera à leur sommet de perfection dialectique.
Chez lui, la philosophie prend une valeur religieuse encore incon-
nue, destinée qu'elle est d'une façon exceptionnellement pratique et
unique à conduire à Dieu au moyen de la purification et de l'uni-
fication ^^. Le philosophe doit, par vocation, défendre les dieux contre
les accusateurs^^; Plotin s'acquitte parfaitement de sa tâche au cours
de son oeuvre et, en particulier, en consacrant deux traités à réfuter
les accusations que l'on porte parfois contre la Providence ^^.
L'homme est fils de l'Un [ Dieu ] et le but de la vie consiste
dans l'union à Dieu auquel on accède par les démonstrations et la
contemplation. « La fin et le but, c'était pour lui l'union intime avec
le Dieu qui est au-dessus de toutes choses», assure Porphyre ^^.
« L'apaisement [ du désir de Dieu ], dit Plotin, peut venir de la répé-
tition même de nos discours ^^. »
Si le terme normal de la vie réside en haut, les biens d'ici-bas per-
dent du coup tout leur prix, et l'homme doit regarder la terre juste
^8 « Acessi igitur ad hune senem, cui magus longaevus usus, quam ingenium vel
memoria nomen comparaverat. Ad quem si quis de aliqua quasstione pulsandum
accederet incertus, redibat incertior. Mirabilis quidem erat in oeulis auscultantium,
sed nullus in conspectu quaestionantium, Verborum usum habebat mirabilem, sed
sensu contemptibilem, et ratione vacuum. Cum ignem accenderet, domum suam
fumo implebat, non luce illustrabat. Arbor ejus tola in foliis aspicientibus a longe
conspicua videbatur, sed propinquantibus, et diligentius aspicientibus infructuosus
reperiebatur. Ad banc itaque cum accessissem ut fructum inde colligerem, deprehendi
iUam esse ficulneam cui maledixit Dominus ...» {Historia calamitatum mearum:
P. L., 178, col. 123).
^^ III, 8, 6. Nous utilisons le texte établi par M. Emile Bréhier dans l'édition
€ Les Belles Lettres ».
20 IV, 4, 30.
21 III, 2; III, 3.
22 Porphyre, Vie de Plotin, 23, 15.
23 V, 3, 17.
204 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
assez pour en faire un hommage à Dieu. Le corps, matériel et terrestre,
ne compte pas plus que les autres créatures et son biographe nous
assure qu'il avait honte de vivre dans un corps. Un jour que ses
disciples désiraient obtenir sa « photographie », Plotin leur fit cette
réponse: « N'est-ce pas assez de porter cette image dont la nature
nous a revêtu ? Faut-il encore permettre qu'il reste de cette image
une autre image plus durable, comme si elle valait qu'on la regar-
de 24 ? »
« Les arguments persuadent, seule l'expérience est convain-
cante 2^. » Religieux et mystique, Plotin tend à l'union intime avec
Dieu et s'il faut en croire son plus fidèle disciple. Porphyre, notre
Pèlerin atteignit le but au moins quatre fois au cours de sa vie, tandis
que l'élève, lui, moins privilégié, dut attendre sa soixante-huitième
année pour jouir de sa première extase. Deux choses seules piquent
son intérêt: Dieu et son âme, le premier retrouvé à l'intérieur de
la seconde. Dieu seul est objet de sa recherche; en redonnant à son
âme sa beauté et sa splendeur primitives, il y découvrira son Père
et son architecte. Tout le reste lui est indifférent. Ici, comme en
bien d'autres points, saint Augustin l'a suivi et d'ailleurs dépassé
dans son dialogue avec la raison ^^ :
Augustin. — Ma prière est achevée.
La Raison. — Eh bien, que veux-tu savoir ?
Augustin. — Tout ce que j'ai demandé dans ma prière.
La Raison. — Résume-le en quelques mots.
Augustin. — Connaître Dieu et l'âme : voilà ce que je désire.
La Raison. — Et rien de plus ?
Augustin. — Rien absolument.
Et plus loin:
Deus semper idem, noverim me, noverim te 27.
O Dieu qui êtes toujours le même, faites que je me connaisse, faites
que je vous connaisse !
Plotin est un « esprit de tradition platonicienne pour qui les réalités
véritables sont celles qui ne se voient pas, un esprit qui confesse
pourtant les limites de l'esprit, son impuissance à satisfaire tous
24 V, 3, 17.
25 VI, 7, 40.
26 Soliloques, I, 2, (7), trad. P. Labriolle dans Œuvres de Saint Augustin^
[Paris], Désolée, De Brouwer et Cie, 1939, V, Dialogues philosophiques. (Biblio-
thèque augustinienne.)
27 Ibid., 2, 1 (1).
UN PELERIN DE L'ABSOLU ... 205
les besoins du cœur comme à dire le dernier mot des choses, une
âme éprise du plus grand idéal, qui ne borne ses ambitions qu'à la
possession de Dieu et qui tend tous ses efforts avec courage et per-
sévérance vers ce terme béatifiant ^^. »
Il prétend que l'objet le plus accessible à nos recherches et le
plus digne de nos observations est notre âme — ce qui en philoso-
phie platonicienne signifie l'homme tout entier. De la sorte, il rejoint
l'Oracle de Delphes par l'intermédiaire de Socrate, le martyr de la
vérité et de la lumière.
Le point de départ de son pèlerinage réside dans un sentiment
de malaise, dans une conscience nette que l'état présent de l'huma-
nité en est un de déchéance et de malheur. Au lieu de s'y attarder
de façon morbide, il en profitera pour conclure à l'urgence d'un retour
à l'homme que nous fumes un jour, puisque l'homme n'est pas resté
dans l'état de sa création ^^.
L'âme humaine, placée dans le corps, subit le mal et la souffrance;
elle vit dans le chagrin, le désir, la crainte et dans tous les maux; le
corps est, pour elle, une prison et un tombeau; le monde, un© caverne et
un antre ^^.
Les platoniciens se complaisent volontiers dans le jeu de mots
( (S(ù\La ) corps, ( c^JExa ) tombeau.
L'âme est tombée qui s'unit à la matière, principe mauvais.
Eprise par les beautés apparentes des corps, beautés qui sont de simples
reflets de sa propre beauté, elle descend, s'élance inconsidérément
vers le corps ^^ et descendue dans le bourbier du corps, l'âme est
salie ^^, méconnaissable: c'est de l'or recouvert de boue ^'^.
Les âmes superficielles s'imaginent trouver la joie et le bonheur
en compagnie du corps; seules, les joies sensibles les émeuvent. Ils
prétendent vivre pleinement en passant d'une sensation à une autre;
ce sont de perpétuels endormis qui, au lieu de se réveiller totale-
ment, consument leur existence à changer de lits ^*. Ils ignorent que
le corps nuit à l'âme, puisque les deux forment une union dange-
rs René Arnou, s.j., Le Désir de Dieu dans la Philosophie de Plotin, p. 15 passim.
29 m, 3, 4.
30 IV, 8, 3.
31 IV, 3, 13.
32 VI, 7, 31.
33 IV, 7, 10.
34 V, 6, 6.
206 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
reuse et peu solide ^^ et que la vie de l'âme en compagnie du corps
est une vie mélangée de mort ^^.
Le sage, grâce à la philosophie, estime toute chose à sa juste
valeur et en découvrant la heauté de son âme, saisit sa véritable place
dans l'univers. Il comprend, selon l'expression de Platon, que les
hommes sont dans la garderie des dieux ^^ et que Dieu est l'auteur
du drame humain. C'est lui qui a composé le drame et a distribué
les rôles; l'acteur n'a qu'à s'y conformer et à bien jouer sa partie^*.
Le théâtre est plus vaste que nos scènes et les acteurs possèdent plus
d'indépendance aussi; ils choisissent entre l'honneur et l'infamie; la
récompense ou le châtiment couronnera leurs actions. N'étant pas des
hors-d'œuvre dans la création ^^ nous entrons dans l'ordre général de
l'univers et si l'on « s'étonne de voir l'injustice parmi les hommes
[ c'est ] parce que l'on juge que l'homme est la partie la plus pré-
cieuse de l'univers et l'être le plus sage de tous ^^ » tandis que sa
place est entre les dieux et les bêtes, inclinant tantôt vers les uns,
tantôt vers les autres. La philosophie les élèvera.
Si nous nous permettons de critiquer la Providence pour cela,
nous sommes comme des critiques ignorants qui accusent le peintre
de ne pas avoir mis de belles couleurs partout ^^, tandis qu'il a mis
partout les couleurs convenables, compte tenu de l'ensemble. Con-
sidérant la dignité réelle de l'homme, nous serons épris d'amour pour
lui et serons forcés d'admettre que « l'homme est une belle créature,
aussi belle qu'elle peut l'être ^^ » et que dans le tissu de l'univers,
l'homme a plus de prix que tous les animaux qui vivent sur la
terre ^^.
Les maux alors ne nous affecteront plus et nous ne serons pas
portés à reprocher à la Providence l'existence de certains petits ani-
maux qui « sont l'ornement de la terre ; [ car ] c'est un reproche
ridicule de dire qu'ils piquent les hommes, comme si les hommes
35 IV, 4, 18.
36 I, 6, 5.
37 Phédon, 62 b.
38 III, 2, 17.
39 III, 3, 3.
40 III, 2, 8.
*i III, 2, 11.
42 III, 2, 9.
43 II, 9, 13.
UN PÈLERIN DE L'ABSOLU ... 207
devaient passer leur vie à dormir^*». Le sage n'est pas ému par
l'existence des maux, puisque sans eux l'univers serait imparfait ^^
et qu'ils sont utiles bien que nous n'en saisissions pas toujours
l'utilité.
Considérons comme un spectacle au théâtre, ces meurtres, ces morts,
ces prises et ces pillages de villes; tout cela, ce sont des changements de
scène, des changements de costume, les lamentations et les gémissements
des grands rôles. Car, dans toutes ces circonstances de la vie réelle, ce
n'est pas l'âme au dedans de nous, c'est son ombre, l'homme extérieur,
qui gémit, se plaint et remplit tous «es rôles sur ce théâtre à scènes
multiples, qui est la terre entière. Tels sont les actes de l'homme
qui ne sait vivre que d'une vie inférieure et extérieure; il ignore que ses
larmes et ses occupations les plus sérieuses ne sont que des jeux. Seul
l'homme sérieux doit prendre au sérieux les choses sérieuses; le reste
des hommes n'est qu'un jouet. Ils prennent leurs jouets au sérieux parce
qu'ils ignorent ce qui .est sérieux, et parce qu'ils sont eux-mêmes des
jouets 46.
Instruit sur la nature, le philosophe comprendra sans peine qu'une
partie de l'univers
[ . . . ] en remplissant son rôle, [ . . . ] est utile aux êtres capables
de profiter de son action, mais elle détruit ou elle lèse ceux qui ne
peuvent supporter l'impétuosité de son action, comme on voit des plantes
rôties par le passage du feu, ou de petits animaux emportés ou écrasés
par la course des grands ^7 [ . . . ]
ou la tortue, trop lente, broyée par l'armée qui avance: tant pis
pour elle, elle n'avait qu'à ne pas s'y trouver ou à marcher plus vite !
Quoi de plus simple !
Pour qui sait voir et comprendre, le monde est beau *^, car son
ordre est parfait ^^. Il témoigne lui-même de sa perfection ^^ cepen-
dant que son gouvernement prouve la grandeur de la nature intel-
ligible ^^ ; en un mot, il est la manifestation de ce qu'il y a de meil-
leur dans les êtres intelligibles ^^. L'univers s'écrit constamment
«C'est Dieu qui m'a fait; venu de lui, je suis parfait ^^»; autre idée
44 III, 2, 9.
45 II, 3, 18.
46 III, 2, 15.
47 IV, 4, 32.
48 II, 9, 4.
49 IV, 4, 45.
50 III, 2, 2.
51 II, 9, 8.
52 IV, 8, 6.
53 III, 2, 2.
208 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
reprise par saint Augustin. Malheureusement, l'habitude fait mépriser
les plus belles choses: assueta vilescunt.
Nous serions étonnés des choses les plus ordinaires, si l'on nous racon-
tait leurs opérations, avant que nous en ayons eu Texpérienoe ^^.
Le monde peut nous apparaître mauvais parce que nous attribuons
trop à la spontanéité et au hasard, au détriment de la Providence ^^
dont la loi universelle dirige absolument tout ^^. L'ordre universel
est divin et juste; il distribue exactement à chacun ce qui lui convient;
mais nous ignorons les causes, et cela fournit à notre ignorance les
occasions de le blâmer ^^; la Providence donne toujours trop aux
créatures ^^.
Plotin a donc bien rempli la première fonction du philosophe
qui est de justifier la Providence de tout manque de sagesse et de
l'apparence même d'injustice. Comme nous sommes loins de l'absurde
des existentialistes !
Venus de Dieu et vivant dans un monde, son œuvre et en un sens
son plus beau miroir, nous sentons un besoin profond d'Absolu,
nous désirons vivement, même à notre insu parfois, retourner à Celui
qui constitue notre propre intérieur. Il y a dans la partie la plus
intime de notre âme une trace de lui. Fils de Dieu, orphelins peut-
être depuis longtemps séparés de lui au point de l'avoir oublié ^^,
ou fils déments errant au loin ^^, nous devons retourner à notre Père.
Plotin pose expressément la question:
Où faut-il aller ? C'est au principe premier qu'il faut aller.
Et alors : allons en haut, là-bas ^^, enfuyons-nous dans notre chère
patrie ^^, dit-il encore. Mais où est notre patrie ?
Notre patrie est le lieu d'où nous venons et notre père est là^bas.
Que sont ce voyage et cette fuite ? Ce n'est pas avec nos pieds qu'il faut
l'accomplir; car nos sens nous portent toujours d'une terre à une autre;
il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque navire, mais il faut
54
IV, 4, 37.
55
ni, 2, 1.
56
IV, 3, 16.
57
IV, 3, 16.
58
IV, 3, 3.
59
VI, 9, 9.
60
VI, 9, 7.
61
III, 4, 2.
62
I. 6, 8.
UN PELERIN DE L'ABSOLU ... 209
cesser de regarder, et fermant les yeux, échanger cette manière de voir
pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais
dont peu font usage ^^.
Du même coup, Plotin enseigne le terme et la façon d'y parvenir;
une simple explicitation suffira. Ne prétend-il pas en effet qu'« il est
tout à fait superflu de dire: « Regardez vers Dieu, si l'on n'enseigne
pas comment regarder^* ... », d'où les questions:
Quel est l'art, quelle est la méthode, quelle est la pratique qui
nous conduisent où il faut aller ? Où faut-il aller ? C'est au Bien et au
principe premier. Voilà ce que nous posons comme accordé [ tant la
chose lui semble évidente ] et démontrée de mille manières; et les démons-
trations qu'on en donne sont aussi des moyens de s'élever jusqu'à lui.
Que devra être celui qui «'élève ainsi ? [ . . . ] Oui, le philosophe,
l'ami des muses et l'amant doivent s'élever ^^.
Sa foi en la réussite encourage, son optimisme entraîne, mais
son rationalisme est trop cru: le philosophe, l'ami des muses et
l'amant doivent s'élever. Il n'est aucunement question du cœur humble
et de la confiance filiale en Dieu. La prière par trop mercantile
des Grecs, ne vaut rien pour approcher de la source du bonheur.
« Ce qu'il y a de réellement désirable pour nous, c'est de remonter
par nous-mêmes jusqu'à ce qu'il y a de meilleur en nous ^^. » « Obte-
nir la vision de Dieu est l'œuvre propre de qui a voulu l'obtenir ®^. »
« Si l'on échoue dans sa tentative [ . • . ] qu'on s'inculpe soi-même
de n'avoir pas tout fait pour se détacher de tout pour être seul avec
lui ^^. » « On n'obtient pas de récoltes en priant, mais en prenant soin
de la terre et l'on est mal portant, si l'on néglige le soin de sa
santé ^^. » « S'il en est qui sont sans armes, ceux qui sont bien armés
les battent. Ce n'était pas à Dieu à combattre pour les pacifiques;
la loi veut qu'à la guerre on trouve son salut dans la bravoure et
non dans les prières ^^ », et la « loi divine ne nous permet pas, si nous
sommes méchants, de demander à d'autres de s'oublier eux-mêmes pour
nous sauver, en leur adressant des prières ^^ ». Il affirme en outre
63 I, 6, 8.
64 II, 9, 15.
65 I, 3, 1.
66 VI, 7, 30.
67 VI, 9, 4.
68 VI, 9, 4.
69 III, 2, 8.
70 Ibid.
71 m, 2, 9.
210 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
que les dieux n'ont pas à négliger leur propre vie pour régler nos
affaires particulières. Porphyre parle de la même façon: « Balbutier
des litanies, égorger des victimes, ce n'est pas la vraie piété ^^. »
Plotin veut une religion plus pure et il s'élève contre la fausse
piété de ceux qui n'agissent qu'à leur « caprice dans tous les actes
de la vie, [ et qui ne font rien . . . ] comme il plaît aux dieux ».
Il « serait ridicule de trouver son salut auprès des dieux, bien qu'on
n'ait fait aucun des actes que les dieux prescrivent comme des moyens
d'être sauvé ^^. » Il ne se gêne pas de critiquer les gens à la piété
matérielle :
Ne cherchez pas à le voir [ Dieu ] avec des « yeux mortels » comme
on dit; ne croyez pas qu'on puisse le voir ainsi, comme le pensent les
gens qui ne croient qu'aux choses sensibles et nient la suprême réalité.
Les choses qu'ils pensent être au plus haut point, ne sont pas celles
qui sont au plus haut point; le Premier est principe de l'être et supérieur
même à l'essence; il faut donc avoir l'opinion inverse de la leur; sinon
vous resterez privé de Dieu, comme les gens qui, dans les fêtes sacrées,
ne satisfont que leur gloutonnerie, avec des mets dont il faut s'abstenir
quand on entre chez les dieux; ils croient que ce sont là des réalités bien
plus certaines que la contemplation du Dieu qu'il convient de fêter, et ils
ne prennent point part aux cérémonies sacrées. Parce qu'on ne voit pas
le dieu dans ces cérémonies, on ne croit pas qu'il existe; et l'on n'admet
d'autre réalité certaine que celle qu'on voit avec les yeux du corps.
Ainsi des gens plongés dans le sommeil leur vie durant prendraient leurs
rêves pour des réalités véritables, et, si on les éveillait, ils ne croiraient
pas à ce qu'ils voient les yeux ouverts, et ils reprendraient leur sommeil '^4.
Les hommes retournent à la caverne de Platon. Ceux qui, à
la vue du Dieu suprême se contentent d' « avoir regardé son escorte ^^ »,
constituent une autre catégorie de mauvais priants.
Non la route qui mène à Dieu diffère: le pèlerinage est plus
spirituel; le tourisme, la curiosité et la gourmandise ne trouvent pas
place dans cette montée tout intérieure et toute pure. Le pèlerin
doit se purifier, se détacher de tout ce qui l'entoure, c'est-à-dire du
sensible pour se retrouver enfin lui-même, seul, pur, simple en face
de la Solitude, de la Pureté et de la Simplicité. Il nous assure que
"^2 J. BiDEZ, Vie de Porphyre . . . , Gand, E. Van Goethem; Leipzig, B.C. Teubner,
1913, p. 114.
73 III, 2, 8.
7* V, 5, II.
75 V, 5, 3.
UN PELERIN DE L'ABSOLU ... 211
« l'âme purifiée est avec Dieu '^^ ». Cette séparation des choses sen-
sibles, de ces riens charmants qui nous ensorcellent et nous rejet-
tent loin de notre père, s'accomplit par la philosophie ^^. Reviens
en toi-même, nous dit-il encore, et regarde ^^ : c'est en nous, grâce
à la faible trace de lui-même qu'il y a laissée ^^, que nous pourrons
trouver Dieu pour nous unir à lui.
Il accepte facilement comme siennes les paroles de Platon:
C'est qu'en effet, [ . . . ] c'est un grand combat, Glaucon, un combat
plus grand qu'on ne pense, que celui où il s'agit de devenir bon ou
méchant; aussi ne faut-il nous laisser entraîner ni par la gloire, ni par la
richesse, ni par aucune dignité, ni par la poésie même à négliger la justice
et les autres vertus ^^.
Voilà le bon combat, puisque « ce sont les progrès dans la vertu
intérieure à l'âme et accompagnée de prudence qui font voir Dieu;
sans la vertu véritable, Dieu n'est qu'un mot^^». Pour combien
hélas. Dieu n'est qu'un mot ! Il semble bien qu'ils soient innom-
brables les hommes de cette race, car il ne faut pas l'oublier, il y a
trois classes d'hommes: ceux qui se contentent des biens sensibles,
ceux qui n'ont de la vertu que le nom, et les contemplatifs, les
« hommes divins ^^ ». Pour entrer dans la catégorie des hommes
divins, quels sacrifices ne faudra-t-il pas consentir !
On peut le dire d'un mot : « Il faut tout laisser » et fuir là-
bas ^^, vers notre chère patrie ^^. Le corps traité en étranger, on lui
donnera tout juste ce qu'on donnerait à un étranger ^^ ; on le gou-
vernera, on le matera et parfois aussi, on le devra combattre, en
vue toujours d'arriver à la fin véritable de l'homme. On utilisera
tout ce qui purifie l'âme et la rapproche de sa simplicité native, et
conséquemment de Dieu qu'elle est destinée à posséder. La pureté
ou la beauté de l'âme consiste dans l'isolement ^^, « à ne pas laisser
7« IV, 3, 24.
'7 I, 1, 3.
78 I, 6, 7.
79 III, 8, 9.
80 République, X, 608 b.
81 II, 9, 15.
82 V, 9, 1.
83 III, 4, 2.
84 I, 6, 8.
85 6, 4, 15.
86 I, 6, 5.
212 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Tâme s'unir à d'autres choses; qu'elle ne les regarde pas . . . qu'elle
ne regarde pas ces fantômes^^. »
Se purifier, c'est se réveiller des rêves absurdes, c'est séparer
l'âme du corps.
C'est aussi supprimer les objets dont on la sépare, lorsque à l'abri
des exhalaisons épaisses venues, par sa gourmandise, de la trop grande
abondance de nourriture, son corps, sans être entièrement décharné, est
assez frêle pour pouvoir être facilement gouverné ^^.
Le corps doit faire l'expérience de la souiïrance ^^ et Porphyre
soutient « qu'il faut connaître la douleur et les larmes pour avoir de
vrais élans vers Dieu; il faut savoir que le monde n'est qu'une mer
de folles agitations pour sentir que le seul bien réside dans la pureté
de l'âme et dans l'union avec l'infini ^^. » Le dépouillement qu'exige
l'union à Dieu est total. « Il faut laisser là les royaumes et la domi-
nation de la terre entière, de la mer et du ciel, si grâce à cet abandon
et à ce mépris, on peut se tourner vers lui pour le voir ^^. » Il faut
abandonner « les sensations, les désirs, la colère et les autres futilités
qui nous font incliner complètement vers les choses périssables ^^. »
« Il faut tout laisser et c'est grâce à ce mépris qu'on peut le voir ^^. »
Ailleurs Plotin insiste encore: «Retranche tout^*», «il faut déposer
tout le reste et s'en tenir à lui seul ^^ », « la vie des hommes bien-
heureux est d'être seuls avec lui seul^^».
Reviens en toi-même et regarde: si tu ne vois pas encore la beauté en
toi, fais comme le sculpteur d'une statue qui doit devenir belle; il enlève
une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu'à ce qu'il dégage de belles
lignes dans le marbre; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est
oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas
de sculpter ta propre statue, jusqu'à ce que l'éclat divin de la vertu se
manifeste, jusqu'à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône
sacré. Es-tu devenu cela ? Est-ce que tu as avec toi-même un commerce
pur, sans aucun obstacle à ton unification [...]? [ . . . ] Te vois-tu
87 III, 6, 5.
88 Ibid.
89 I, 4, 14.
90 J. BiDEZ, Vie de Porphyre, p. 114.
I, 6, 7.
V, 3, 9.
93 I, 6, 7.
94 V, 3, 17.
95 VI, 9, 9.
96 VI, 9, 11.
91
92
UN PELERIN DE L'ABSOLU ... 213
dans cet état ? Tu es alors devenu une vision; aie confiance en toi, même
en restant ici, tu as monté; et tu n'as plus besoin de guide; fixe ton regard
et vois 9'^.
Retenons encore une fois que les biens extérieurs ne servent
même pas « à apprendre la flûte ^^ » ; on perd plus à les garder qu'à
les perdre.
A la suite de Platon, il renouvellerait sans doute l'exhortation:
« Courage, mon Théétète. Si petites que soient nos forces, il faut
toujours aller de l'avant ^^ » ; l'enjeu est de grande valeur. A tout
prix, on doit revenir à « l'homme que l'on fut un jour ^^^ » et on
verra bien qu'il n'est ni convenable, ni raisonnable de continuer à
vivre cette «vie mélangée de mort^^^». Aurions-nous donc oublié
que les vies d'ici-bas ne sont qu'étroitesse et petitesse ^^^ et que, viles
et impures, elles flétrissent la pureté ?
Travail pénible, soit ! Mais l'ignorerait-il celui qui a écrit : « Ici
s'impose à l'âme la plus grande et la suprême lutte pour laquelle
elle donne tout son effort ^^^ [...]: il faut tout laisser. » Simples
paroles ? Nullement ! La pratique de ses disciples et la sienne en
font foi. Le sénateur Rogatianus peut servir de cas typique. Par-
venu au détachement complet, il abandonna ses biens, renvoya ses
serviteurs, renonça à ses dignités, et ne voulut même plus habiter
sa propre maison. Il se contentait de manger un jour sur deux.
Rien de surprenant alors que Plotin l'ait considéré comme un modèle
de philosophe ^^*. Nos philosophes modernes consentiraient-ils de
pareils sacrifices pour assurer le succès de leur vocation ?
Plotin négligeait complètement les soins du corps, ne permettait
pas qu'on célèbre son anniversaire, ne mangeait ni viande ni pain^^^
parce qu'il prétendait que le bonheur ne consiste pas à s'empif-
fj.çj.106 jjj ^ gg souvenir d'un bon repas que l'on a pris il y a dix
97 I, 6, 9.
98 i^ 4^ 15,
99 Sophiste, 216 b.
100 VI, 4, 15.
101 I, 6, 5.
102 VI, 7, 15.
103 I, 6, 7.
104 Porphyre, Vie de Plotin, 7.
105 Ibid., 2.
106 I, 1, 2.
214 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
ans ^^^. La continence, préférable au mariage ^^^, est un idéal à attein-
dre ^^^. Le bonheur ne consiste pas davantage dans un corps grand
et robuste ^^^. Qui ne comprend pas ces choses ne mérite pas le nom
de sage, mais simplement celui de « brave homme ^^^ ».
Le sage, lui, goûte un plaisir stable et possède la sérénité ^^-.
Ainsi séparée de tout, l'âme est purifiée, simplifiée, elle devient belle
« elle appartient tout entière au divin, où est la source de la Beauté ^^^ » ;
il lui est permis d'avoir confiance en elle, car elle est montée.
L'amour que l'âme peut désormais avoir pour elle-même, vient
de l'Un « qui embellit ses propres amants et les rend dignes d'être
aimés ^^* » et cet amour ne constitue pas un amour-propre exclusif
de tout autre amour, mais l'amour du Bien qui englobe dans son uni-
versalité notre propre bien, on aime à cause de la trace du Bien
qui « le colore », en sorte que se chercher soi-même comme il faut
c'est chercher en même temps le Bien qui est Dieu ^^^ et cet amour
tend à se fondre avec l'objet aimé ^^^. Plotin va maintenant décrire
le suprême degré de la perfection et expliquer le rôle de l'amour.
La connaissance ou le tact du Bien est ce qu'il y a de plus grand.
C'est, selon Platon, la plus grande des sciences, bien qu'il entende ici par
science moins la vision du Bien en lui-même que la connaissance raisonnée
qui la précède.
La marche à suivre consiste dans la pratique des purifications et
des vertus, la culture d'un ordre intérieur, l'ascension vers l'intelligible,
l'édification dans l'intelligible, et enfin le banquet spirituel où le convive
devient à la fois spectateur et spectable, et de soi-même et des autres
choses. [ . . . ] Ce n'est plus à l'extérieur de lui qu'il contemple le
Bien. A ce moment, il approche de Celui qui se trouve immédiatement
après les intelligibles et qui répand sur chacun d'eux sa lumière [Dieu].
Laissant alors toute science et tout ce qui l'a conduit jusque là, édifié
dans le Beau, il pense encore tant qu'il ne dépasse pas ce degré. Mais
là, soulevé pour ainsi dire par le même flot de l'intelligence qui l'em-
porte, hissé sur la vague qui se gonfle, il voit soudain «ans connaître
1^7 I, 5, 8.
108 III, 5, 1.
109 II, 9, 17.
110 I, 4, 14.
111 II, 9, 12.
112 I, 4, 12.
113 I, 6, 6.
114 I, 6, 7.
115 René Arnou, s.j.. Le Désir de Dieu dans la Philosophie de Plotin, p. 77.
ii« V, 6, 6.
UN PÈLERIN DE L'ABSOLU ... 215
comment il voit. La vision qui lui remplit les yeux de lumière ne lui
fait pas voir une chose extérieure, mais la lumière elle-même est identique
à l'objet de sa vision il".
Emportée par l'amour, elle est dans une stupeur joyeuse à la
vue de l'aimé, et elle désire s'y unir à tout prix ^^^. Les amants et
les amoureux ne savent pas toujours ce qu'il faut aimer, c'est à nous
de le leur dire ^^^. L'âme se demande alors qui a engendré cette
beauté ^^^ et comme l'objet de son amour est sans mesure, l'amour
qu'elle a pour lui est aussi sans mesure ^^^, et l'extase mystique la
saisit:
Celui qui possède spontanément cet amour n'attend pas l'avertissement
des beautés d'ici-bas; dès qu'il a cet amour, ignorant même qu'il le pos-
sède, il est toujours à la recherche du Bien; voulant monter jusqu'à lui,
il dédaigne les beautés d'ici-bas; oui, il voit les beautés de cet univers
sensible, et il les dédaigne parce qu'il les voit incarnées en des corps,
souillées par le lieu même où elles résident, et se divisant dans l'étendue;
certes ce ne sont pas les beautés de là-bas; celles-là, si hautes soient-
elles, ne supporteraient pas d'être plongées dans le bourbier des corps pour
s'y salir et y disparaître; et lorsqu'il voit les beautés d'ici-bas lui glisser
des mains, il sait fort bien qu'elles tirent d'ailleurs cet éclat qui circule
en elles. Puis l'âme se transporte là-bas, où elle est habile à découvrir
«on aimé; et elle ne s'arrête pas avant de l'avoir saisi, à moins qu'on
ne lui arrache aussi son amour. Alors elle voit toutes les beautés et
les réalités véritables; elle se fortifie, parce qu'elle est remplie par la vie
de l'être; elle devient elle-même un être réel, parce qu'elle est auprès
de lui; elle sent enfin ce qu'elle cherchait depuis longtemps 1^2^
Elle se demande alors:
Où est celui qui a produit une pareille beauté et une pareille vie ?
Où est celui qui a engendré l'être ? Vous voyez bien la beauté répandue
sur toute la variété des idées: la beauté réside là. [ . . . Ce ] désirable
dont on ne peut saisir ni la figure ni la forme, est le plus désirable
et le plus aimable; l'amour qu'on a pour lui est sans mesure; oui, l'amour
est ici sans limites, puisque l'aimé est lui-même «ans limites ^23,
Alors,
Dès que l'âme s'enflamme d'amour pour lui, elle se dépouille de
toutes ses formes, et même de la forme de l'intelligible qui était en elle
[ la nuit de l'esprit ] ; elle ne peut ni le voir ni s'ajuster à lui, si elle con-
117 VI, 7, 36. Trad. Marcel De Corte.
118 VI, 7, 31.
119 V, 8, 8.
120 VI, 7, 32.
121 VI, 7, 33.
122 VI, 7, 32.
123 VI, 7, 33.
216 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
tinue à s'occuper de, n'importe quel objet; elle ne doit rien garder pour
elle, ni bien ni mal, afin de le recevoir seul à seul. Supposons que l'âme
ait la chance qu'il vienne vers elle, ou plutôt que sa présence se mani-
feste à elle, lorsqu'elle s'est détournée des choses présentes, et lorsqu'elle
s'est préparée en se faisant aussi belle et aussi semblable à lui que pos-
sible, préparation et arrangements intérieurs bien connus de ceux qui les
pratiquent: alors elle le voit subitement apparaître en elle; rien entre
elle et lui; ils ne sont plus deux, mais les deux n'en font plus qu'un;
plus de distinction possible tant qu'il est là [...]; elle ne sent plus
son corps, parce qu'elle est en lui; elle ne dit plus qu'elle est un homme,
un être animé, un être ou quoi que ce soit; contempler de tels objets, ce
serait rompre l'uniformité de «on état; et elle n'en a ni le loisir, ni la
volonté. Elle le cherche, va au-devant de lui quand il se pré&ente, et
voit non plus elle, mais lui [ . . .] Elle n'échangerait rien contre lui,
lui promît-on le ciel tout entier, parce qu'elle sait bien qu'il n'y a rien
de meilleur et de préférable à lui; elle ne peut monter plus haut, et les
autres choses, si hautes soient-elles, la forceraient à descendre. En cet
état, elle peut juger et connaître que c'est bien là ce qu'elle désirait; et
elle peut affirmer qu'il n'y a rien au-dessus [ . . . ] Elle dit que cette
joie [ . . . est due ] au retour à son bonheur d'autrefois. Tout ce qui lui
faisait plaisir auparavant, dignités, pouvoir, richesses, beauté, science, tout
cela, elle le méprise et elle le dit; le dirait-elle si elle n'avait rencontré
des biens meilleurs ? Elle ne craint aucun mal, tant qu'elle est avec lui,
et qu'elle le voit. Et si, autour d'elle, tout était détruit, elle y consen-
tirait volontiers, afin d'être près de lui seule à seul: tel est l'excès de
sa joie 124,
Evidemment « la connaissance ou le tact du Bien est ce qu'il y
a de plus grand ^^^ ». L'âme et Dieu ne font qu'un ^^^ et rien ne les
sépare ^^^ plus. Après avoir tout délaissé, l'âme est entrée dans la
nuit de l'esprit, mais dans une nuit lumineuse où elle voit la lumière
elle-même et finalement « ne voit plus à force de regarder ^-^ ».
Elle voit sans rien voir, et c'est surtout alors qu'elle voit [ car ]
montée au dessus de l'intelligence qui contemple 129 [ . . . ] mettant un
voile sur les autres objets et se recueillant dans son intimité, elle ne
voit plus aucun objet, mais elle contemple alors une lumière qui n'est
point en autre chose, et qui est apparue subitement, seule, pure et existant
en elle-même ^^^,
124 VI, 7, 34.
125 VI, 7, 36.
126 VI, 7, 34.
127 VI, 8, 9.
128 VI, 7, 35.
129 V, 5, 7.
130 V, 5, 8.
UN PÈLERIN DE L'ABSOLU ... 217
Vouloir embrasser l'immensité qu'est Dieu
c'est s'écarter du chemin qui mène à la faible trace que nous en
pouvons avoir [ . . . ] [ Sa ] nature ne peut être saisie par l'ouïe ni com-
prise par celui qui l'entend nommer, mais seulement par celui qui la
voit. Encore, si celui qui voit cherchait à contempler sa forme, il ne la
connaîtrait pas ^^i.
Platon avait raison d'affirmer qu'après avoir vu la beauté inté-
rieure, on est prêt à tout ^^^ car l'homme spirituel est bien loin de
l'homme matériel. Dans la vision, l'homme est rassasié, « rassaisie-
ment [ qui ] n'empêche pas de désirer encore, une faim et une soif
dont l'aliment infiniment varié et toujours nouveau n'engendre pas
la satiété et le dégoût, car dépassant infiniment toutes les exigences
du désir, il les renouvelle en les contentant — et cela non pas dans
la succession du temps, mais dans le perpétuel présent de l'éternité ^^^ ».
L'homme vient d'entrer dans le « grand silence » de la contemplation,
mais comme le père Gratry l'a dit un jour « ce silence-là aura son
prix et rendra le reste sonore».
Oui, c'est ce silence plein qui peuplera notre solitude au milieu
des difficultés terrestres. La vision et l'extase deviendront le soleil
capable d'éclairer tous les sentiers ombreux de la vie humaine. On
y trouvera force, réconfort et courage, car, malheureusement, sur terre,
la vision est passagère et Plotin ne cache pas sa mélancolie et son
angoisse au lendemain du banquet céleste:
Souvent, je m'éveille à moi-même en m'échappant de mon corps; étran-
ger à tout autre chose, dans l'intimité de moi-même, je vois une beauté
aussi merveilleuse que possible. Je suis convaincu, surtout alors, que j'ai
une destinée supérieure, mon activité est le plus haut degré de la vie; je
suis uni à l'être divin, et, arrivé à cette activité, je me fixe en lui au-
dessus des autres êtres intelligibles. Mais, après ce repos dans l'être divin,
redescendu de l'intelligence à la pensée réfléchie, je me demande comment
j'opère actuellement cette descente, et comment l'âme a jamais pu venir
dans les corps, étant en elle-même comme elle m'est apparue, bien qu'elle
soit en un corps ^34^
Ce que saint Augustin traduit:
Alors averti de revenir à moi, j'entrai dans l'intimité de mon cœur,
et c'était vous mon guide; je l'ai pu parce que «vous m'avez donné
131 V, 5, 6.
132 Banquet, 216 d. et suiv.
133 René Arnou, s.j., Le Désir de Dieu dans la Philosophie de Plotin, p. 289.
134 IV, 8, 1.
218 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
votre aide ». J'y entrai et je vis avec l'œil de mon âme, si trouble fut-il,
au dessus de l'œil de mon âme, au-dessus de mon intelligence, la lumière
immuable ^^^.
Si, selon l'expression de Jean Guitton ^'^•', «nous sommes tous de
pauvres êtres avec bien de la grandeur, mais aussi avec ce même habit
de faiblesse qui uniformise » ; déposons cet habit à la mode, et chan-
geons notre manière de voir pour cette autre que tout le monde
possède et dont peu font usage. Essayons d'entrer le plus souvent
possible dans ces oasis que nous ménage la Providence.
Compelle intrare . . . [dit Gustave Thibon], L'homme a des ailes
qu'il ignore. Mais il faut que toute voie terrestre lui manque, que sa seule
chance d'évasion palpite au ciel — qu'il n'ait le choix qu'entre le vol et
la mort — pour qu'il se souvienne de ses ailes, pour que l'instinct du
vol, le pressentiment du ciel s'éveille en lui ^^'^.
Telle est la valeur de la vie et son véritable sens. Voici bien
imparfaitement tracé le tableau d'une ascension vers Dieu, telle que
décrite et vécue, selon ses moyens, par un philosophe païen du troi-
sième siècle de notre ère. Exposition trop hâtive pour être complète
et trop incomplète pour rendre justice à son auteur. Des modernes
ou des anciens, de Sartre ou de Plotin, du désespoir athée ou de
l'optimisme un peu exalté d'un philosophe grec, lequel devons-nous
préférer ? Ne ferait-il pas bonne figure dans un monde matérialiste
à l'excès comme le nôtre où l'action fébrile prime au mépris de la
contemplation ? Péguy a eu raison de dire:
Ce sont les mystiques qui sont même pratiques et ce sont les politiques
qui ne le sont pas. C'est nous qui sommes pratiques, qui faisons quelque
chose, et c'est eux qui ne le sont pas, qui ne font rien. C'est nous qui amas-
sons et c'est eux qui pillent. C'est nous qui bâtissons, c'est nous qui fondons,
et c'est eux qui démolissent. C'est nous qui nourissons et c'est eux qui
parasitent. C'est nous qui faisons les œuvres et les hommes, les peuples
et les races. Et c'est eux qui ruinent i^^.
Admirable leçon à traduire en pratique. Faut-il s'étonner alors
que saint Thomas d'Aquin, le grand saint Thomas d'Aquin, ait osé
dire de lui: « Plotinus inter philosophise prof essores cum Platone
135 Confessions, VII, X, 16.
136 l^ç Livre des Vocations, cité dans Morceaux choisis de Jean Guitton, Tournai-
Paris, Casterman, 1948, p. 55.
137 L'échelle <de Jacob, Lyon, H. Lardanchet, 1946, p. 40.
138 Cité par W. R. Inge, The Philosophy of Plotinus, London, Longmans, Green
and Co., 1918, vol. 2, p. 181 en note.
UN PÈLERIN DE L'ABSOLU ... 219
princeps ^^^ » ? Plotin ne serait-il pas encore capable, pour la part
qu'il mérite, de préparer les premières ascensions vers une religion
d'amour, pour ceux que la lumière trop vive du christianisme effraie
ou aveugle ? « Le philosophe des gens intelligents et de l'élite de
l'esprit », pour reprendre le mot de M. Daniel-Rops ^^^, aurait-il achevé
sa mission ? Ecoutons plutôt madame Raïssa Maritain nous dire ce
qui se passa au sortir des cours de Bergson expliquant Plotin:
Je me mis à lire Plotin en dehors du cours, avec beaucoup de joie.
Mais un seul souvenir, éblouissant, se détache pour moi de cette lecture
et rejette tout le reste dans l'ombre. Un jour d'été, à la campagne, je
lisais donc les Ennéades. J'étais assise sur mon lit, et le livre était posé
sur mes genoux; arrivé à un de ces nombreux passages où Plotin parle
de l'âme et de Dieu en mystique autant qu'en métaphysicien, [ . . . ] un
trait d'enthousiasme me traversa le cœur; en un instant je me trouvai à
terre agenouillée devant le livre, et couvrant de baisers passionnés la page
que je venais de lire, le cœur brûlant d'amour 1^2,
Comme le spectacle assez peu édifiant de nos plages serait différent
si tous les villégiateurs se mettaient à lire les Ennéades de Plotin.
Madame Maritain nous parle ailleurs d'une visite qu'elle fit, vers
1936 ou 1937, à son ancien maître, Bergson, au cours de laquelle,
« supprimant toutes les distances, [ il lui ] . . . dit tout à coup , sans
autre préambule: « Est-ce que pour vous aussi cela a commencé par
Plotin ? » « Cela, c'était notre conversion au catholicisme qu'il con-
naissait très bien. Pouvait-il plus clairement me dire que cela avait
commencé pour lui aussi de cette façon, et que son enquête religieuse,
sa quête mystique avait débuté par Plotin •^^^.
Séminaire universitaire.
Gaston Carrière, o.m.i.,
secrétaire de la Faculté de Philosophie.
139 uj^ 52^ 5^ 5g^ contra.
140 L'Eglise des Apôtres et des Martyrs, Paris, Fayard, [1948], p. 371.
1*1 Les Grandes Amitiés, New- York, Editions de la Maison Française, [c 19421,
p. 139-140.
i'*2 Henri Bergson, Essais et témoignages recueillis par Albert Béguin et Pierre
Thévenaz, Neuchatel, Editions de la Baconnière, 1943, (Les cahiers du Rhone), p. 355.
Primauté de V ordre
entre les nations
L'Amour divin a pensé le monde et prévu tous les détails de la
création, en permettant le libre jeu de la volonté humaine dont les
écarts sont compensés par la mystérieuse économie de la Rédemption
et les pouvoirs surnaturels qu'elle accorde au sacerdoce pour aider le
salut des consciences. Dans ce merveilleux équilibre, dont le mouve-
ment se déploie tous les instants sous les yeux de chaque génération,
ce n'est point seulement l'individu qui joue un rôle important, mais
aussi les nations où s'épanouissent toutes les grandeurs et les misères de
l'homme social. De même que le péché a soumis tout homme à la
loi du travail, de la souffrance, de la dépendance physique et morale,
ainsi les nations n'ont qu'une vie relative, s'hiérarchisant sous des
formes changeantes à travers les âges, se limitant les unes les autres
pour corriger leurs défauts ou leurs excès, et réalisant ainsi collec-
tivement les intentions et les tolérances du Créateur pour la plus
grande manifestation de la justice et de la gloire divines.
Il est vrai que l'homme résiste à la contrainte, qu'il aspire à la
liberté dans tous les plans de son activité. Mais cette liberté, qui
devrait tendre invariablement vers la réalisation volontaire du bien,
est trop souvent viciée par l'apparence du bien qui provoque de
graves déviations dans la volonté humaine. Les correctifs multiples
inventés par l'homme ou imposés par la conscience, pour rétablir la
justice, sont acceptés par la raison comme dignes et salutaires: ils
sont mêmes considérés comme les moyens permis par l'ordre de la
création pour maintenir les consciences dans la direction du Bien
Souverain qui reste inéluctablement la cause finale de la destinée
humaine.
Ainsi les nations aspirent aussi à la libéré, à leur indépendance
souveraine, qui devrait les faires tendre invariablement vers le bien
commun. Mais cette indépendance, elle aussi, est trop souvent viciée
par l'apparence du bien collectif, qui provoque de tragiques dévia-
PRIMAUTÉ DE L'ORDRE ENTRE LES NATIONS 221
tions dans la volonté nationale. Ici encore, les correctifs multiples
imposés par la conscience des peuples ou par la justice immanente,
doivent être acceptés par la raison comme dignes et salutaires. S'il
est une peine pour une nation de subir la contrainte par une autre
nation plus forte, cette contrainte peut être juste pour permettre le
rétablissement d'un tort, pour compenser les torts passés, ou pour
servir d'épreuve. Sans être nécessairement et toujours bonnes en
soi, de telles contraintes sont tolérées par la Providence, qui utilise
ainsi des causes secondes pour manifester à l'homme social la bonté
divine.
Dans le perpétuel devenir des états, dans leur évolution indi-
viduelle et collective, on peut suivre la naissance, le développement,
la disparition ou les efforts de survivance de nations indépendantes,
comme aussi d'agglomérations de peuples liés par les modes les plus
divers de gouvernement. La profonde influence du déterminisme
géographique, économique et démographique sur cette évolution, doit
assouplir ses lois par les inévitables compromis avec les caprices de
la volonté de l'homme. La géopolitique humaniste peut suivre, expli-
quer, diriger même ces phases de la vie des Etats. Mais il appartient
au théologien de l'histoire de donner l'ultime interprétation des évé-
nements nationaux, de prédire même dans une certaine mesure la
courbe de leur évolution. Car le monde est dépendant de la volonté
divine. Dans la connaissance que nous en avons par les lumières
de la raison et celles de la Révélation, il sait puiser les lois et les
conseils que comporte cette interprétation et les appliquer aussi avec
prudence à l'avenir.
♦ » *
C'est qu'en définitive, la primauté de l'ordre s'affirme aussi bien
dans la vie de chaque homme, que dans la grande histoire de la
race humaine. Et il appartient à quelques esprits puissants d'inter-
préter sainement la courbe psychologique de l'individu, comme aussi
la courbe complexe des événements mondiaux. À ce sujet, qu'on
nous permette de signaler l'importance et l'ampleur de l'œuvre du
R. P. Georges Simard, o.m.i., qui s'est attaché dans sa longue car-
rière à retrouver dans la trame lourde des faits de l'histoire, la vérité
des principes de base de la pensée augustinienne et thomiste. Lui
222 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
aussi contemple d'un œil serein l'avènement, l'expansion et le déclin
des grandes organisations politiques de l'histoire; et il se fait fort de
présenter certaines conclusions frappantes sur le destin des empires
qui s'étalent encore sur la face du globe.
Nous disons avec lui que l'empire de domination est un mal,
même si le vouloir divin le permet pour réaliser des compensations
de bien dans l'ordre du péché. Car la contrainte venant d'en-haut,
pèse douloureusement sur l'esprit collectif et les justes aspirations
de ceux qui la subissent. Mais il ne faut pas croire non plus qu'en
enlevant cette contrainte, on permet nécessairement aux bénéficiaires
de s'affirmer dans l'ordre du bien, et de jouer justement leur rôle
pour le bien commun. Car la théorie de la bonté naturelle des
peuples est aussi fausse que la théorie de la bonté naturelle des
hommes: l'une et l'autre ont été condamnées par l'Eglise; et le
Syllabus dénonce spécialement la thèse que tout ce que veut ou fait
le peuple est nécessairement juste et bon.
Aussi l'octroi de la liberté politique à certains peuples ne mène
pas toujours à une situation normale. Dans la direction du bien,
cet octroi exige souvent des compensations pratiques et des mesures
graduelles vers le normal, plutôt que des gestes décisifs qui peuvent
satisfaire tout au plus le sentiment des masses et les intérêts de
certains chefs, mais non point toujours les vrais intérêts des popu-
lations. Souvent même, cet octroi de la liberté politique favorise le
désordre, en laissant libre cours à l'expression d'une prétendue
volonté collective. On l'a xu en Birmanie, en Indochine, en Malaisie,
en Indonésie, en Mandchourie et ailleurs. Et l'on sait que par un
choc en retour compréhensible, les peuples qui croient échapper à
une tutelle impérialiste ou capitaliste, versent naturellement dans des
attitudes extrêmes comme le communisme, qui prétend corriger ces
systèmes.
Le choix à faire ici est entre la liberté nationale et le bien com-
mun international, quand ces deux valeurs ne cadrent pas ensemble
accidentellement. Or, la primauté du bien commun dicte la réponse
à donner; malgré la peine que cette solution peut causer à ceux qui
prônent la liberté comme un bien absolu. Et qu'on n'aille pas dire
qu'une telle solution soit réactionnaire, qu'elle retarde l'évolution
PRIMAUTE DE L'ORDRE ENTRE LES NATIONS 223
des peuples, ou qu'elle soit inspirée par des intérêts égoïstes; bien
qu'elle puisse être grevée, en fait, par des tares politiques étrangères
à sa justice propre. Une solution pareille aurait tous ces défauts et
serait injuste, si elle restait statique et permanente: car la sujétion
à un ordre politique paresseux ou égoïste est mauvaise en soi. Elle
ne serait justifiable que si elle se révélait comme provisoire et si elle
prenait les moyens nécessaires pour améliorer les conceptions et les
conditions de la nation vassale, lui permettant d'attendre ainsi l'indé-
pendance.
Evidemment, le choix n'est pas aussi difficile à faire entre la liberté
nationale et un bien commun plus large, quand un peuple possède
les conditions requises pour utiliser son indépendance dans le sens du
bien commun. Le maintien de liens politiques de suzeraineté réelle ou
symbolique, favorisant des intérêts économiques ou militaires, devient
alors une question de prudence, et non point de coercion effective
ou de stricte obligation morale. C'est dans ce sens, croyons-nous,
qu'il convient d'interpréter l'évolution de certains empires, en faisant
les distinctions de fait et d'intention qui préparent une décision pra-
tique à leur égard. Or, le jugement prudentiel à faire ici, doit pren-
dre en considération moins le passé, que le présent et l'avenir pro-
bable, dans le cadre des circonstances nationales et internationales du
moment et des faiblesses habituelles de la nature et de la société
humaines.
Nous ne cachons pas les difficultés du jugement prudentiel à
faire dans les deux cas que nous venons de signaler. Et d'abord l'en-
trelacement effectif du bien et du mal dans les actes humains depuis
le plan individuel jusqu'au niveau international, explique en un cer-
tain sens la partialité des chefs et des masses pour la liberté natio-
nale. En effet, l'homme a une tendance compréhensible à préférer
le bien qui est le plus près de lui, même si ce bien n'est qu'apparent
dans des circonstances précises.
Or la liberté nationale est plus près de l'homme qui a, sans
. grand effort, le sentiment de la famille et de la patrie, tandis que
le bien commun qui est plus éloigné de lui doit être vu d'abord par
la raison avant de provoquer un assentiment volontaire et se trans-
former en sentiment immédiat. Et l'on sait à quels obstacles se
224 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
heurte la raison humaine, différenciée en fait dans les individus et les
nations, quand il s'agit de percevoir et de définir un concept et une
réalité aussi complexe que le bien commun.
La situation se complique par l'hésitation à déterminer l'autorité
légitime qui interpréterait, défendrait et imposerait le respect du bien
commun. Malgré les efforts des nations pour organiser un ordre
mondial, les résultats obtenus sont encore bien loin de satisfaire aussi
bien les besoins des peuples que les exigences de la loi divine, source
unique de l'ordre et de la paix.
Comme il est impossible de respecter justement les uns sans les
autres, nous sommes ainsi amenés à la question des rapports pratiques
de l'Eglise et de l'Etat. Ces relations avaient pris un sens utilitaire
depuis la Réforme, ce qui était tolerable en vertu de l'inspiration
foncièrement chrétienne des constitutions nationales et des règles de
la vie internationale. Mais aujourd'hui la nature de ces relations revêt
un éclat dramatique, en raison de l'opposition irréductible entre le
christianisme et le communisme, qui a passé du domaine des idées
et des essais timides, à celui de la vie internationale affectant immé-
diatement le bien commun.
* * *
Ainsi les menaces pour la paix mondiale, qui s'affirment malheu-
reusement chaque jour, posent à la conscience chrétienne le problème
de la situation et de l'avenir du catholicisme pour notre temps. Car
il est entendu que dans la totalité de la vie humaine, le triomphe
de l'Eglise sur ses ennemis et les forces du mal, est une promesse
divine qui rend inutile toute discussion.
Du point de vue catholique, il faut convenir que la situation
internationale laisse beaucoup à désirer. Il ne s'agit pas de la dif-
fusion de l'Evangile et de l'organisation religieuse, que l'Eglise pour-
suit avec toute l'énergie dont elle est capable avec les moyens humains
à sa disposition, mais plutôt de la pression épouvantable que la cons-
cience chrétienne doit subir par l'action dynamique de Thérésie com-
muniste, qui a une influence non seulement politique et économique,
mais encore sociale et religieuse. Alors que la plupart des hommes
d'Etat envisagent exclusivement les deux premiers aspects de l'action
communiste, le vrai politique, inquiet pour l'avenir du monde, ne
PRIMAUTÉ DE L'ORDRE ENTRE LES NATIONS 225
saurait s'empêcher de donner la primauté aux deux autres aspects,
où les ravages sont bien plus considérables.
En effet, l'imposition dans un pays, d'un régime communiste
au sens politique et économique, n'est qu'un pont entre la corrosion
initiale de ses ressorts sociaux et religieux, et la persécution ouverte
dans ce double domaine. Nous le voyons clairement aux mesures
abusives prises par les gouvernements communistes dans tous les pays
où ils se sont installés. Car en somme, la persécution ou la contrainte
communiste ne donnent leur plein effet que dans l'organisation sociale
et la vie religieuse des pays. Les mesures strictement politiques ou
économiques que le communisme peut prendre seraient humaine-
ment tolérables si elles n'empiétaient pas sur les autres domaines. Et
en somme, c'est ce qui rend le communisme odieux, même à ceux
qui ne pensent pas en premier lieu à la défense des valeurs sociales
et religieuses des nations.
On ne saurait être optimiste pour l'avenir immédiat de l'expan-
sion du catholicisme dans le monde, même si la situation actuelle pro-
voque un héroïsme religieux chez un grand nombre de personnes,
qui formeraient ainsi le levain d'une éclosion éclatante dans un avenir
plus éloigné. Car les méthodes communistes d'infiltration et d'abat-
tement des pays sains, vont continuer avec des résultats capables
d'affecter l'organisation et la pratique du catholicisme. Nous le
voyons dans plusieurs pays qui ont toujours été les plus forts bastions
du catholicisme. Et si l'on recourt à la guerre pour arrêter le com-
munisme, le déséquilibre social et les violences qui en résulteront,
ne sauraient être un encouragement immédiat pour les masses catho-
liques dans le monde. Les tristes effets des deux guerres mondiales
en sont la preuve.
Les arguments dialectiques et les mesures violentes ne suffisent
pas pour triompher du communisme en permanence: il faut encore et
surtout la grâce divine pour changer les cœurs et ordonner les esprits
au vrai bien. Les moyens pour mériter cette grâce, qui nous ont été
donnés par le Christ lui-même, sont rappelés et commentés pour cha-
que génération par la voix du souverain pontife. Mais si la sagesse
papale devrait pénétrer rintelhgence et la volonté des hommes poli-
226 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
tiques, la plupart de ceux-ci négligent de l'entendre, ou même lui
sont hostiles.
Dans les pays chrétiens, nous constatons trop de compromis avec
les idéologies libérales ou bénévolement athées; ce qui porte les res-
ponsables catholiques à pratiquer sans contrainte le volontaire indirect
et la coopération matérielle, sous prétexte qu'il faut sauver certaines
valeurs minimum et tendre la main aux hommes de bonne volonté.
Dans les pays à gouvernement communiste, la voix du pape ne saurait
être ni entendue, ni suivie librement. Les ambitions de Moscou la
Rouge à devenir la Troisième Rome triomphant des précédentes, rédui-
sent effectivement le rayon d'influence de la sagesse pontificale, et
affaiblissent d'autant l'action possible que pourraient y avoir les catho-
liques pratiquant la coopération matérielle. D'ailleurs l'inutilité de
cette coopération et les dangers qu'elle présente pour les âmes et
l'ordre social, provoqua le grave décret d'excommunication promulgué
en juillet 1949 par le Saint-Office contre les catholiques qui collaborent
volontairement avec les communistes.
* * *
A défaut d'une intervention divine miraculeuse, ou d'un change-
ment spontané du cœur des chefs et des gouvernements communistes,
certains pensent que le choc d'une guerre malgré ses malheurs et
ses conséquences, pourrait ramener à la raison ceux dont l'orgueil
brave en ce moment les pressantes injonctions du Vicaire du Christ
sur terre. Car le communisme est agressif dans tous les domaines
et il ne serait pas ce qu'il est, s'il renonçait à l'action persistante
selon une prudence de la chair qui lui indique les moyens pour
mieux s'imposer. Comme le chrétien se doit de défendre sa vie reli-
gieuse et ses institutions pour l'amour du prochain, par tous les
moyens licites, la lutte peut se révéler à lui comme l'unique moyen
possible pour atteindre cette fin juste et charitable.
Mais un conflit n'est justifiable que s'il est le seul moyen pos-
sible pour redresser un mal encore plus grave et plus préjudiciable
à la vie sociale et religieuse. Malheureusement, ce mal plus grave
empire au lieu de se résorber, par l'action insistante des groupes
communistes qui prennent délibérément le contrepied des règles de
la conscience et à plus forte raison des directives de bon sens du
PRIMAUTÉ DE L'ORDRE ENTRE LES NATIONS 227
souverain pontife. Nous le voyons non seulement par la persécution
qui sévit dans les pays satellites de Moscou, mais encore par les
mille refus du gouvernement soviétique de travailler en justice à la
promotion du bien commun. Il est entendu que tous ces faits comme
tels ne sont pas des causes immédiates de guerre; mais ils invitent
les nations pacifiques à la prudence politique et militaire, comme
cela se voit par le Pacte de l'Atlantique et d'autres événements récents.
Nous ajouterons qu'en dépit de toutes les menaces de conflit, le chré-
tien se doit de prier pour l'éviter, sans trahir toutefois les valeurs
qu'il tenterait de sauver par la violence.
Par ailleurs, les motifs directs d'un conflit éventuel entre les
deux blocs communiste et anti-communiste, ne s'exprimeront jamais
selon cette hiérarchie de valeur partant du bien commun pour des-
cendre par degrés des niveaux religieux, moral, social, culturel, poli-
tique et économique, pris dans cet ordre. C'est que les gouvernants
ont une idée confuse du bien commun et des obligations qu'il com-
porte. De plus, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, même chez
les peuples chrétiens, ne porte guère les hommes d'Etat à insister
sur les motifs élevés, même si certains d'entre eux y pensent dans leur
for intérieur.
La cause directe d'un conflit éventuel, sera donc d'ordre politico-
économique: pour les démocraties, il s'agira de sauver leurs intérêts
matériels dans les cadres politico-économiques qui les favorisent. Mais
comme ce sont ces cadres qui permettent à l'Eglise d'exercer en plus
grande liberté sa mission divine et humaine, le catholique qui parti-
ciperait ou défendrait cette guerre éventuelle, n'a qu'à faire les distinc-
tions que nous venons d'indiquer, même si les gouvernants qui la
mènent ne s'y intéressent pas directement, mais sans attribuer à ces
hommes d'Etat les motifs pleins et bien ordonnés que le catholique
doit considérer comme tel. De sorte que le caractère matériel
et idéologiquement insufiisant des motifs de guerre éventuelle pour
les démocraties, ne devrait pas diminuer chez le catholique son
adhésion à ce qui serait en même temps pour lui une lutte contre
les ravages du communisme.
Dans ces conditions, il n'est pas nécessaire que cette lutte, même
dans sa phase gouvernementale, soit en faveur de la démocratie. Ce
228 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
terme est employé dans un sens général, mais non pas dans un sens
strict. Si la démocratie est en elle-même la meilleure forme de
gouvernement, elle n'est pas nécessairement imposable comme telle
à tous les peuples et dans toutes les circonstances. D'ailleurs il y a
d'autres formes de gouvernement qui sont bonnes en elles-mêmes,
sans avoir à être les meilleures. La justice exige qu'un gouverne-
ment soit bon, qu'il convienne aux circonstances particulières de cha-
que peuple, et qu'il respecte ses devoirs internationaux. Le catho-
lique doit donc défendre un gouvernement juste et bon, et non point
nécessairement la démocratie comme telle. Car il pourrait commet-
tre un acte d'injustice en cherchant à imposer des formes démocratiques
théoriquement bonnes à un peuple qui n'est pas organisé pour les
recevoir et s'en servir. Mais à titre particulier, il peut défendre la
démocratie qui existerait dans son pays ou dans des pays amis, en
faisant les distinctions que nous venons d'indiquer et qui correspon-
dent d'ailleurs à l'enseignement chrétien.
C'est pourquoi une lutte contre le communisme peut englober
dans ses rangs des régimes à caractère fasciste et dictatorial, si ces
régimes respectent les conditions et les pratiques d'un bon gouver-
nement. Les considérations qu'on pourrait faire sur des pays jouis-
sant de gouvernements dont les nuances vont de la dictature d'un
parti, mênie allié à l'Eglise, comme en Espagne, à une démocratie
suffisante comme aux Etats-Unis, feraient entrer en jeu des concepts
prudentiels particuliers qui peuvent colorer l'opinion par rapport
à ces Etats, mais sans affecter les principes profonds du front qu'il
convient d'établir contre le communisme. Il est bien difficile pour
les actes humains individuels, et pour les actes gouvernementaux qui
sont collectifs, d'atteindre la perfection. Dans la pratique, une cer-
taine tolérance s'impose en charité à leur égard, pourvu qu'ils sauve-
gardent les valeurs fondamentales qui respectent la dignité humaine
et le bien commun.
« * *
A la lumière de toutes ces réflexions, on peut définir le rôle des
catholiques dans le monde inquiet oii nous vivons. Il suffit de grou-
per les nombreuses déclarations pontificales qui conviennent si bien
aux besoins de notre époque. Pour les résumer en une brève synthèse,
PRIMAUTÉ DE L'ORDRE ENTRE LES NATIONS 229
il faut distinguer le plan individuel, le plan national et le plan mon-
dial. Sur le premier, une pleine vie catholique intense et persis-
tante donnerait aussi bien une base d'action sur les deux autres plans,
qu'elle aurait l'avantage de réaliser nos devoirs de chrétien et de
nous rendre dignes des promesses divines, quel que soit d'ailleurs
le bonheur ou le malheur qui peut nous attendre sur les deux autres
plans.
Sur le niveau d'action sociale et nationale, les règles de la jus-
tice légale précisant les droits et les devoirs du citoyen, lient en
conscience, parachèvent nos devoirs individuels et préparent la justice
des actes internationaux. A ces règles de la justice légale, il convient
d'ajouter celles de la justice distributive qui se rapportent plus parti-
culièrement aux actes des fonctionnaires et des hommes d'Etat. De
plus, les catholiques doivent travailler à assurer dans leur milieu la
justice sociale, qui aurait aussi pour effet d'éliminer les oppositions
des classes et de mieux assurer le bien national en ce qu'il a de
difïusif.
Mais c'est le plan international qu'il est plus difficile à conten-
ter. Car ici le catholique ne peut s'empêcher d'agir de concert avec
des groupes et des nations qui ne partagent ni son genre de vie com-
plète ni ses aspirations de justice internationale. Aussi pour bien
utiliser les tolérances du volontaire indirect et de la coopération maté-
rielle, il doit commencer par s'instruire lui-même des règles de la
morale internationale, les faire connaître autour de lui, chercher à
les faire valoir dans le domaine politique national, et être à même
de pouvoir les appliquer dans toutes ces circonstances aux nombreux
cas concrets que les événements internationaux nous fournissent tous
les jours. Il y aurait là toute une éducation, ou du moins un complé-
ment d'éducation religieuse à faire pour tous les catholiques.
Dans la richesse de la doctrine catholique reliant le divin à
l'humain, l'esprit politique averti saura toujours puiser des principes
de vérité qu'il pourra ensuite appliquer aux cas concrets de la vie
internationale. Il serait souhaitable plus particulièrement que les
chefs d'Etat bien pensants méditent dans la solitude de leur cons-
cience les exhortations pontificales, prenant la vérité là oii ils la
trouvent, sans écouter les préjugés des religions ou des groupes aux-
230 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
quels ils peuvent eux-mêmes appartenir. C'est ce qui renforcerait
les analogies profondes qu'on peut remarquer entre les déclarations
pontificales sur les conditions du bien commun des peuples, et les
affirmations officielles des gouvernements pacifiques concernant les
principes pratiques à réaliser dans la vie internationale. Il en est
ainsi des buts essentiels que proclament les Nations Unies, même
s'ils comportent des ajustements spécifiques pour chacune d'elles
dans la perspective du bien commun.
Car en somme la perception du bien commun et de sa primauté
entre les nations, qui est la condition de permanence de toute orga-
nisation internationale, est effectivement une question théologique.
Avec les grands penseurs chrétiens, c'est ce que voit aussi le R. P.
Simard en bâtissant sur la vérité et la suprématie de l'Eglise, son
interprétation de l'évolution des nations.
Avec cette vision théologique de l'univers, et dans les larges limi-
tes d'action imposées par la justice et la charité internationales, le
catholique devra utiliser la vertu de prudence pour poser des actes
particuliers qui tendraient à éliminer les divisions à chaque palier de
l'individuel, du national et du mondial, pour découvrir un ordre juste
entre les nations et réaliser cette paix complète et universelle, qui
est le souhait du Christ pour tous les enfants de Dieu sur cette terre,
et la meilleure préparation à notre vie future.
Thomas Greenwood,
professeur à l'Université de Montréal.
Education for Democracy
or Communism?
When Joe College graduated from university back in the early
years of the twentieth century he stepped into a world eager to
accept him, use him and pay him well. Possession of a sheepskin
was an 'Open Sesame' then. The college degree was all. It was
the academic age of the raccoon coat and of material plenty. The
wiseacres described college-bred as a four year loaf on the old man's
dough. True, there were serious students, but the majority got by
on a smattering of ignorance. And a thriving national economy could
use them to advantage.
In 1929 the depression crashed through the academic ivy and
toppled these ivory towers of disinterested complacency. All of a
sudden college graduates were thrown out into a most inhospitable
world. At first they were bewildered and then embittered. The
depression went on and on and still there were no jol^s.
Relief helped the body survive but it killed the soul. Initiative
disappeared and opportunity waned. The graduates of '29, '30, '31
and some of the '32 crop found closed doors waiting for them.
They were a lost generation who wandered into public library reading
rooms to keep warm. Many of them warmed up in another way
too. The sparks of resentment were often fanned by the winds of
radical reading into flames of revolution and despair. They were
sickened by the mellifluous tones of the politicians telling them that
prosperity was around the corner. All they ever found were bread-
lines. They cried for reform and sought happiness in vain. They
were the down-trodden, the beaten, the poor. They ate the promise-
crammed air and died in spirit of material malnutrition.
Poets of despair became their mouthpieces:
When we asked the way to Heaven, these directed us ahead
To the padded room, the clinic and the hangman's little shed.
232 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Shut up talking, charming in the best suits to be had in town.
Lecturing on navigation while the ship is going down.
These irony-laden lines of W. H. Auden's made a mockery of
Tennyson's optimism in Locksley Hall and the echoic nature of the
verse sharpened the thrust.
By the time recovery raised its head the victims of the depres-
sion were hollow men and the jobs went to the graduates of '34, '35
and on. The vitality and faith of youth held priority over the
sapped strength and disillusionment of those who were old before
their time. The nation recovered and soon forgot the scar left by
the lost generation of the depression.
» » *
Today there are approximately ten times as many students enrol-
led in institutions of higher learning as there were at the beginning
of the century. In spite of the boom times we are living in there
are not ten times as many openings or jobs waiting for today's
graduates as there were fifty years ago. As a result, a university
degree is no guarantee of financial security in the years following
graduation. College years are now not times of leisure. Competition
is keener because the intelligent undergraduate realizes that those
who are scholastically fittest will survive in the struggle for economic
existence in the years ahead.
While the future for today's student is not as promising as it
was for his father a generation ago, still there is justification for
hope. There exists a need for young men who have mastered various
techniques and who can contribute to the development of the nation.
But, what would happen if our college population were doubled ?
Would there be jobs for them all.
In the United States, President Truman's Commission on Higher
Education has proposed a college enrollment of 4.6 million students
in 1960. That just about doubles the present numbers in institutions
of higher learning. While in Canada the numbers will be smaller,
the proportions will probably be the same.
In other words, in ten years there will be twice as many college
graduates looking for professional jobs or their equivalents as there
EDUCATION FOR DEMOCRACY OR COMMUNISM? 233
are today. Will the jobs exist ? These are not ordinary jobs,
mind you. These are above average positions bringing in above
average monetary returns.
The employment market may absorb them satisfactorily. If it
does there will be no problem. On the other hand, it may not. A
problem will then exist.
What would be the result of society's failure to employ and
satisfy the graduates of 1960 ?
He would be a foolish man who would try to answer that question
with any pat formula or clichéd solution. Because we don't know
what the next decade holds in store for us, we don't know the
answer. However, other things being equal and basing our opinion
of the future upon our knowledge of the past, there are some
legitimate and reasonable predictions that can be made.
Large scale unemployment or even dissatisfaction of university
graduates would inevitably produce a reaction of distrust of much
of what they had been taught. Many would lose their faith in the
ability of the intellect to produce a better world. The Caliban in
man would come to the fore. Violence would come to be preferred
to reason. A frightening number of disgruntled intellectuals would
nurse their grudge against society. They would be the outcasts —
resentful, hurt and angry. The law of the jungle would become
their guide. Might would become right.
Under somewhat similar circumstances these very things hap-
pened before. The rise of the totalitarian concept of rule in Europe
was in no small part attributable to men of great mental ability
who felt wronged by a society which seemed to make outcasts of
them.
The same thing could happen here.
When children are not kept busy they become mischievous. When
adolescents are all dressed up and have nowhere to go they too
often become juvenile delinquents. When adults find nothing con-
structive to do they frequently turn to destruction. This destructive
outlet of energy is even true of our modern university graduates
because of the nature of the training received in the average college
of today.
234 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
From his freshman to his senior year the average student thinks
and is taught to think in terms of material comfort. The profit derived
from his years of study is measured in dollars and cents. The big-
ger his income after graduation the better the school he attended.
While lip service is paid to justice and right, monetary values eclipse
ethical considerations and materialistic philosophies, outweigh aesthetic
appreciation. Quantity is sought after and quality is despised. Results
are clamored for and the means to these ends not examined too con-
scienciously. Keep up with the Joneses at all costs and keep up
appearances no matter what. Coddle the body, forget the soul.
Impress your fellow man, ignore your God.
At no time in school, it is true, are these opposites stated so
bluntly and educators would rise in wrath and denounce any such
claim as untrue. Nevertheless, the over-all effect of the ordinary col-
lege education today is not far removed from the above description.
As long as a sheepskin pays cash dividends no one complains.
When the gains are small or non-existent there is a vacuum, a sense
of loss. Nothing seems worthwhile.
» * *
Will all the graduates of 1960 find the material comfort and
satisfaction they hope for ? Probably not.
Unless they are given a different set of values they are headed
for the rocks of disillusionment. What set of values can save them ?
Where should these values be given to youth ?
To begin with a lot can and must be done in the home. Of
greater importance than a worthwhile formal education is a sound in-
formal education preparing a child for school. The school works
upon the raw material it receives from the home. Under ideal
circumstances, the better the raw material, the better the future
processing.
But, circumstances are not ideal. Until we make a concerted
effort to approach the ideal, we are flirting with disaster. At present,
we cannot hope to build up to the ideal because the foundations
are unable to serve as a basis.
What is negative cannot support the positive; destruction does
not make for construction; wrong does not lead to right; the partial
EDUCATION FOR DEMOCRACY OR COMMUNISM? 235
is less than the whole. An education that concentrates on the purely
material cannot prepare a man for spiritual crises.
The natural and social sciences are very necessary but they are
not enough nor are they the most important knowledge for an educated
man. The humanities will give polish and experience but there is
something greater still. Philosophy, like Abou Ben Adhem, must
lead all the rest. (It would probably be too Utopian to hope for a
study of Theology in our schools.)
By Philosophy we mean the study of causes and of the Cause of all
causes — God. We mean, too, the study of man's relationship
to God, the analysis of right and wrong, the weighing of good and
bad, the acquiring of values divorced from self-interest. We mean
a knowledge of Christ's purpose in coming on earth and a deter-
mination to obey His law.
When education gets around to keeping these basic truths in
the foreground — not merely in courses in religion and philosophy
but in all courses dealing with ideas that are either true or false
to Christ's teaching — more and more students will see beyond the
superficial present into the everlasting future.
The above suggestion is a positive one. There is a negative
approach to this education for better citizenship which might well
do a tremendous amount of good. Why couldn't a course on Com-
munism be given in the vast majority of our secondary schools, col-
leges and universities. Drag it out of the secret meetings and expose
its fallacies. Admit its qualities too !
Why has Communism taken root ? How can its growth and
development be explained ? Is it attractive because it preaches
atheism ? No ! Is it popular because it favours a class struggle ?
No ! Does the idea of dictatorship capture the fancy of its devotees ?
No ! These unattractive characteristics of Communism are hardly
designed or calculated to promote the strange increase in the number
of its followers. What does attract the ordinary man to Communism ?
Communism succeeds because there are some things to be said
in its favour. It succeeds because the common man finds in Com-
munistic propaganda an energetic and violent denunciation of much
of what he himself vaguely and dimly opposes. Its appeal is explain-
236 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
ed by the simple fact that there is some good in Communi'sin as we
in America hear it preached.
The Communistic denunciation of the rugged individualism of
capitalism's exploiters, which leads to the ragged individualism of
the exploited, wins a sympathetic audience. The little man often finds
much that he shares in the Communist's opinion. They are opposed
to the same evils. Our economic system is far from perfect. Evils
exist. Communism attacks them. And many people are duped into
becoming Communists because they share the same dislikes.
But there is the important point. Catholicism is every bit as
violent and energetic in its denunciation of these same evils. Read
the encyclicals. "The poor are the true children of the Church",
said Bossuet. This being true, the fathers of the Church have ever
been solicitous about their material, as well as their spiritual, wel-
fare.
Let these things be made clear. Condemn the evil in Com-
munism — fine ! But, don't condemn what makes Communism at-
tractive lest you appear to be an exploiter to the exploited. This
latter course alienates the worker and is unfair to the Church.
As Catholics we owe it to ourselves and to our Church to find
out exactly what we are fighting before we become too vocal in
condemnation. Shouting is too often the effort of a limited mind
to express itself.
Why couldn't all this be taught to tomorrow's leaders ? Teach
youth that there are more things between heaven and earth than
are dreamt of in the materiaHst's philosophy and youth will accept
fortune's buffets and rewards with equal thanks. Once man becomes
fully conscious of the short time he is to spend in this world, he will
spend more time preparing for the next.
If these things are not done soon, we may witness the tragedy
of the comrades in anti-Christ triumphing over the brothers in Christ
in our time.
E. Emmett O'Grady,
Professor at the Faculty of Arts.
Qu^ est-ce que le catholicisme?
Le grand homme d'État et historien anglais, Thomas Babington
Macaulay, dans ses Essais historiques et biographiques, a écrit ces
mots remarquables sur le catholicisme et l'Eglise catholique romaine:
[ . . . ] Il n'y a pas en Europe d'autre institution qui date de ces
époques où la fumée des sacrifices montait du Panthéon, où des girafes
et des tigres bondissaient dans l'amphithéâtre flavien. Auprès de la lignée
des papes, les dynasties les plus orgueilleuses datent d'hier. Sans une
lacune nous pouvons suivre cette lignée depuis le Pape qui couronna
Napoléon au XIX^ siècle jusqu'à celui qui sacra Pépin au VHP, et la
vénérable dynastie s'étend bien au delà pour se perdre dans les brumes
de la légende . . .
La république de Venise arrive la première en date, mais elle-même
doit être considérée comme récente en comparaison de la Papauté; et la
république de Venise a péri et la Papauté existe toujours. La Papauté
existe toujours, pleine de vie et de force, tandis que tous les empires,
ses contemporains, sont depuis longtemps tombés en poussière. L'Eglise
catholique envoie encore ses missionaires jusqu'aux confins du monde et
résiste encore aux rois ennemis avec la même force dont elle résista à
Attila. Le nombre de ses fidèles est plus considérable que jamais. Ses
conquêtes dans le monde moderne l'ont amplement dédommagée de ses
pertes dans l'ancien. Elle a assisté à la naissance de tous les gouverne-
ments, de toutes les institutions ecclésiastiques qui subsistent à présent
dans le monde, et nous ne pouvons pas garantir qu'elle ne survivra pas
à toutes. Elle était grande et respectée dès avant que le Saxon eût posé
le pied dans la Grande Bretagne, avant que le Franc eût passé le Rhin,
alors que l'éloquence grecque florissait encore à Antioche, alors qu'à La
Mecque on adorait encore les idoles. Elle existera encore le jour ou quel-
que voyageur d'outre-mer s'assiéra sur une arche brisée du Pont de Londres
au milieu d'jn désert pour peindre les ruines de la cathédrale Saint-
Paul [ . . . ]
Or, qu'est-ce que le catholicisme ? En quoi consiste ce que nous
pourrions appeler l'esprit de la catholicité ? En quoi consiste la force
si permanente de l'Eglise catholique ? Franz Werfel, écrivain de
renommée internationale, auteur du Chant de Bernadette, a exprimé
la pensée que deux mille ans, hélas ! n'auraient pas suffi à l'huma-
nité pour saisir la catholicité dans toute sa profondeur, dans toute
son ampleur et dans toute sa beauté. Ce sont les préjugés cente-
naires qui constituent le plus grand obstacle qui empêche de com-
238 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
prendre et d'apprécier le catholicisme. Par exemple, on oppose très
souvent le catholicisme au protestantisme ou à l'orthodoxie, en pré-
supposant que le premier s'identifierait avec le dogmatisme, le clérica-
lisme, l'esprit étroit et rétrograde, tandis que le deuxième et la troi-
sième signifieraient quelque chose de progressif, de plus avancé et
de plus moderne: étrange mésintelligence historique ! Faute per-
nicieuse qui doit être rectifiée le plus tôt possible ! Nous voudrions
justement montrer que les plus grands problèmes de notre âge se
réduisent à un seul: celui du catholicisme. A notre avis c'est l'Eglise
qui renferme tous les problèmes sociaux et qui donne la clef
pour résoudre les difficultés et guérir les maux de notre siècle. Ou
bien le monde moderne redécouvrira les valeurs éternelles éduca-
tives et les richesses spirituelles inépuisables dont la porteuse et
distributrice est l'Eglise, une, sainte, catholique, universelle, Corps
mystique de Jésus-Christ; ou bien l'humanité tout entière, déchirée
par les grandes antinomies de notre époque, se plongera dans les âges
sombres, barbares, douloureux.
« Les idées fausses ou faussées, ce qui est pis », écrit Gonzague
de Reynold, l'auteur du livre retentissant UEurope tragique, « nous
ont amenés, de répercussion en répercussion, à la faillite. Des idées
justes nous aideront à reconstruire, et à reconstruire solidement [ . . • ]
Ainsi comprenons le bien, il suffit quau point de départ, une erreur
se produise dans la conception de Thomme et de la vie, dans Véchelle
des valeurs, pour quau point d^ arrivé toute une civilisation s écroule ^
[...]» Il s'agit justement « des idées fausses ou faussées, ce qui
est pis », quand on parle du bolchévisme, d'une part, et du capita-
lisme, d'autre part. De même que le bolchévisme oriental, ainsi le
capitalisme occidental, tous deux, ont pour point de départ une idée
faussée. Et comme le point de départ est faux, l'édifice tout entier
de la civilisation n'est bâti que sur une grande faute et mésintel-
ligence. Or, rien d'étonnant si cet édifice menace de s'écrouler com-
plètement et de tomber en ruine. Les grandes fautes, fautes primor-
diales, fondamentales, sur lesquelles reposent le bolchévisme, d'une
part, et le Ciapitalisme, d'autre part, doivent être découvertes, si on
veut trouver des moyens de remédier aux maux redoutables de notre
1 Gonzague de Reynold, UEurope tragique, 2* éd., Paris, Spes, p. 38, 12.
QU'EST-CE QUE LE CATHOLICISME? 239
siècle. Il y a, hélas ! des gens qui considèrent le capitalisme comme
le « rempart » contre le bolchévisme, ou, au contraire, le bolchévisme
est conçu comme le remède contre le capitalisme. Conceptions
bien détestables ! Le bolchévisme et le capitalisme, sont tous deux,
des maladies de la civilisation moderne, comme la conséquence de la
négation du principe de la catholicité. Une maladie peut-elle être
guérie par une autre maladie ? Au contraire, une faute en entraîne
une autre. Abyssus abyssum invocat. Le capitalisme n'est, en réalité,
que le tremplin vers le bolchévisme et, inversement, le bolchévisme
n'est que le capitalisme étatique. Les principales maladies de notre
siècle, le capitalisme et le bolchévisme, sont en interdépendance interne.
Leur racine est commune: la négation de la catholicité. Notamment,
le capitalisme repose exclusivement sur le principe protestant, c'est-à-
dire le principe anthropocentrique. L'homme, l'individu est ici le
principal critère, la loi suprême de tout ordre de la vie. Le bol-
chévisme, au contraire, repose exclusivement sur le principe cosmo'
centrique, c'est-à-dire le principe orthodoxe et anti-protestant: ce n'est
pas l'homme, ce n'est pas la réalité subjective, mais c'est la nature,
la réalité cosmique ou objective qui est ici le critère suprême et la
loi de tout ordre de la vie. Or, 1© cosmocentrisme oriental orthodoxe,
d'une part, et l'enthropocentrisme occidental protestant, d'autre part,
s'opposent diamétralement, comme l'eau et le feu. Si le capitalisme,
comme l'expression économique et sociale de l'anthropocentrisme pro-
testant, ne signifie que l'hypertrophie du personnisme (le personnisme
et le personnalisme, la personne et la personnalité sont des notions
différentes !), l'individualisme, le bolchévisme, à qui le cosmocen-
trisme oriental orthodoxe a préparé le sol historique et psycholo-
gique, au contraire, n'est que l'hypertrophie de l'impersonnalisme.
Le sociocentrisme ou le socialisme (soit le socialisme nationaliste,
raciste ou étatiste) qui entreprend de remédier au capitalisme et au
bolchévisme, n'est en réalité que la troisième principale maladie de
notre siècle. L'entreprise des socialistes européens de jouer « la
troisième force mondiale » qui s'intercale entre l'Orient communiste
et l'Occident capitaliste pour mettre le monde tout entier en équi-
libre est une grande illusion. Le socialisme, étant une idée faussée,
n'est pas un remède contre le bolchévisme et le capitalisme; le
240 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
socialisme lui-même a besoin de remède. Il n'y a pas et il n'y aura
pas de vrai socialisme hors de la société divino-humaine qui embrasse
et incorpore toutes les familles, toutes les nations, toutes les races,
tout le genre humain, en réconciliant le Créateur et la créature, le
temps et l'éternité: F Eglise — Corps mystique de Jésus.
Le bolchévisme qui est en connection interne avec l'imperson-
nalisme oriental orthodoxe, le capitalisme qui est en connection interne
avec l'anthropocentrisme occidental protestant, et enfin, le socialisme
qui voudrait remédier à tous deux, ont complètement déséquilibré et
désorbité le monde moderne. Alors, où faut-il chercher la force spiri-
tuelle qui pourrait réconcilier ces trois grandes antinomies redoutables
de notre siècle et ainsi mettre le monde en équilibre ?
Un eminent héraut des idéaux de la catholicité, le cardinal
Suhard, remarque à bon droit que le catholicisme se caractérise par
trois traits essentiels, notamment: 1° le trait cosmique, 2° le trait
personnaliste, et 3° le trait social ou universaliste. Le catholicisme
repose sur la grande loi de la vie: le principe de la polarité, de la
« complémentarité », de l'équilibre, de la synthèse, de l'intégralité,
de la plénitude. Voilà pourquoi il peut être défini l'unité dans la
diversité, ou complexio oppositorum, c'est-à-dire l'équilibre et l'har-
monie des forces opposées. (L'opposé et la contradiction sont des
notions bien différentes). Le catholicisme, par sa nature, par son
essence la plus profonde, est un facteur équilibreur, réconciliateur
et pacificateur. Le cardinal Jean-Henri Newman a écrit ces mots
remarquables sur le catholicisme: « La vraie philosophie de la vie
est le sommet et l'achèvement de conceptions erronées. Elle synthétise
le vrai et le bon éparpillé dans les autres. Ainsi le catholicisme est,
pour une grande partie, la synthèse de vérités particulières que les
hérétiques se sont partagées, — et précisément ce partage constituait
leur erreur [...]»
Le bolchévisme, le capitalisme et le socialisme, sont justement trois
hérésies, c est-à-dire trois conceptions exclusivistes et manquées de la
vie qui ont partagé et fractionné la vérité catholique ou intégrale, et
qui, par conséquent, ont nié la catholicité: le bolchévisme a faussé
le principe cosmique en V exagérant et en le divinisant; le capitalisme
a faussé le principe personnaliste; enfin, le socialisme a faussé le prin-
QU'EST-CE QUE LE CATHOLICISME? 241
cipe social ou universaliste. Rien d'étonnant donc, si la civilisation
moderne, basée sur les idées fausses et la négation de la catholicité,
menace de s'écrouler et de tomber en ruine. Dans la doctrine catho-
lique ou intégrale les trois grands principes de la vie: le principe cos-
mique, le principe personnaliste et le principe universaliste ne s'ex-
cluent pas, mais se présupposent et se complètent mutuellement, tan-
dis que dans les doctrines non catholiques ou partielles, ils deviennent
trois grandes antinomies qui déchirent notre siècle et qui ont creusé
le gouffre béant entre l'Orient et l'Occident.
Or, voici ce qu'est le catholicisme: la réconciliation, la synthèse,
Vharmonie de toutes les vérités partielles, fragmentaires, et par con-
séquent, le remède le plus efficace pour guérir les trois principales
maladies de notre siècle, le bolchévisme, le capitalisme et le socialisme.
Voilà pourquoi le catholicisme est la seule force spirituelle, capable
d'équilibrer le monde. Voilà pourquoi le catholicisme renferme tous
les plus grands problèmes de notre siècle. Voilà pourquoi l'Eglise,
une, sainte, catholique, universelle, porteuse et distributrice des
valeurs éternelles, tient la clef du salut de notre époque. Nous ne
pouvons que finir ce bref exposé du catholicisme par ces mots, mis
dans la bouche de l'Eglise par la grande convertie du XX^ siècle,
la poétesse baronne Gertrud von Le Fort:
Je porte encore dans mes bras des fleurs de la solitude;
Je porte encore sur mes cheveux de la rosée des vallons de l'aurore de
l'humanité ;
Je possède encore des prières qu'écoutent les champs;
Je sais encore comment on calme les tempêtes et bénit les eaux;
Je porte encore dans mon sein les mystères du désert;
Je porte sur la tête la noble toile de penseurs séculaires
Car je suis mère de tous les enfants de la terre:
Regarde, en moi s'agenouillent des peuples morts depuis longtemps;
J'étais mystérieusement dans les temples de vos dieux;
J'étais cachée dans les proverbes de vos sages.
J'étais sur les tours de vos astronomes.
rétais le souhait, la lumière de tous les siècles, je suis la plénitude des
siècles ;
Je suis votre grand Ensemble, je suis votre éternel unique;
Je suis la voie de toutes vos voies: par moi les siècles crient vers VEter-
nel . . .
Antanas Paplauskas-Ramunas,
professeur à la Faculté des Arts.
Classiques païens et chrétiens ^
Le 21 îaars 1853, dans son encyclique Inter multiplices, S. S.
Pie IX disait à l'épiscopat français: « N'épargnez rien pour que les
jeunes séminaristes puissent apprendre l'art de parler et d'écrire avec
élégance turn ex sapientissimis Sanctorum Patrum operibus turn ex
clarissimis ethnicis scriptoribus. » Le 15 février 1867, par l'entre-
mise d'une lettre du cardinal Patrizi à W Baillargeon de Québec,
le même pape réitérait la même recommandation, en prescrivant de
recourir aux mêmes sources et en leur assignant le même ordre:
« sive ex sapientissimis Sanctorum Patrum operibus sive ex clarissimis
ethnicis scriptoribus. »
A propos de ces deux textes, de leurs particules surtout, deux
équipes de traducteurs se firent front. Les antigaumistes ou parti-
sans de ce qu'on désignera comme la « méthode païenne » compre-
naient: « soit dans les œuvres si savantes des Saints Pères soit chez les
écrivains profanes les plus illustres ». Au contraire, les gaumistes ou
tenants de ce qui s'appellera la « méthode chrétienne » lisaient :
« tant dans les œuvres des Saints Pères que dans les écrits des auteurs
profanes ».
Devant cette différence d'interprétation, S. S. Pie IX dut reve-
nir à la charge. Dans un bref du 22 avril 1874 à M^"^ Gaume, le
pape renouvelait ses prescriptions en maintenant les mêmes sources,
mais il en intervertissait l'ordre : « cum classicis ethnicorum exem-
plaribus, quavis labe purgatis, auctorum etiam christianorum opera. »
Il n'y avait ici qu'une traduction possible: « [ Mettez entre les mains
des séminaristes ], avec les œuvres classiques des païens d'autrefois,
les ouvrages aussi des écrivains chrétiens. » Cette fois, la termino-
logie levait la discussion; « Pie IX donnait raison aux tenants de la
méthode chrétienne et de la traduction tant . . . que » (p. 166).
1 A propos de Marion (Séraphin): Les Lettres canadiennes d'autrefois, VI,
La querelle des humanistes canadiens au XIX' siècle (1 vol., 223 p., 8 x 5^, Ottawa
1949).
CLASSIQUES PAÏENS ET CHRÉTIENS 243
Dans oe dernier document comme dans les deux autres, le pape
ne faisait que répercuter la grande voix de saint Basile. Aussi bien,
déjà dans son homélie à des jeunes gens Sur la manière de tirer
parti de la littérature grecque profane (vers 375 ap. J.-C), ce disciple
des maîtres d'Athènes avait-il résolu une fois pour toutes le problème
que soulevait, même alors, en matière de formation littéraire, l'em-
ploi des classiques païens. Il disait: « Voici exactement ce que je
viens vous conseiller: Vous ne devez pas sans discrétion confier à
ces auteurs, pas plus que l'on ne ferait celui d'un vaisseau, le gou-
vernail de votre esprit et, n'importe où ils vous entraînent, les y
suivre; au contraire, accueillant de leur part tout ce qui est utile,
vous devez aussi savoir ce quil en faut écarter, » Il disait encore, un
peu plus loin : « A l'exemple des teinturiers . . . , initions-nous d'abord
au moyen des œuvres profanes, puis nous nous mettrons à Vécole des
Livres saints. S'il existe quelques rapports entre ces deux littératures,
leur connaissance pourrait nous être utile; que s'il n'y en a point,
le fait de les avoir mises en parallèle et d'en avoir saisi la différence
n^est pas peu de chose pour nous assurer quelle est la meilleure. »
L'abbé Gaume faisait écho, lui aussi, à cet enseignement quand
il entreprit en France la campagne, et y soutint la doctrine, que l'on
allait désigner toutes deux du nom de gaumisme. De ses quatorze
volumes sur la question, synthétisés dans la brochure Où en sommes-
nous ? (1871), les uns exposaient le mal qu'avait causé à la société
française l'étude à peu près exclusive dans les collèges des auteurs
païens (v.g. Le Ver rongeur, La Révolution), Les autres constituaient
des éditions de ces auteurs, mais émondées de tout ce qui chez eux
pouvait être nocif. D'autres enfin offraient, comme un contrepoison
à ces sources païennes, même ainsi épurées, les meilleurs extraits de
l'ancienne littérature chrétienne.
M'^'^ Gaume appliquait là les principes dans lesquels il devait
condenser un jour son enseignement. Après les avoir énoncés à deux
reprises dans une lettre du 14 mai 1867 (p. 111), il leur donnait
leur forme définitive, le 26 novembre 1869, dans ce passage d'une
lettre à Louis Veuillot: «Je ne cesserai de demander trois choses:
1° Introduire largement Vêlement littéraire chrétien dans les études
244 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
classiques; 2* Expurger sévèrement les auteurs païens; 3* Enseigner
chrétiennement les auteurs païens » (p. 149).
Cette doctrine fit s'affronter deux camps: l'école ultramontaine,
qui adhérait au gaumisme ou « méthode chrétienne » ; l'école libérale
ou l'antigaumisme, qui voulait qu'on s'en tienne à la « méthode
païenne ». Si l'on vit figurer à la tête de celle-ci le futur chef
de l'école antiinfaillibiliste, M^' Dupanloup d'Orléans, de son côté
M^*^ Gaume vit se ranger autour de lui des partisans de toute prove-
nance: en Italie, M^' Filippi, évêque d'Aquila, et le jésuite Ventura;
en Espagne, Donoso Cortès et l'abbé Jacques Balmès; en France même,
les cardinaux Gousset et Donnet (non Do/iey), les évêques de Salinis,
Parisis et Gerbet, dom Guéranger, des laïcs comme le comte de Mon-
talembert et Louis Veuillot ^. Que l'approbation du pape soit allée
toujours à cette dernière école plutôt qu'à l'autre, on peut s'en ren-
dre compte à l'aide de cinq documents, dont l'un destiné au Canada:
le bref de Grégoire XVI à M^' Gaume (p. 18), la lettre du cardinal
Antonelli au cardinal Gousset (p. 18), la lettre du cardinal Patrizi
à M^"^ Baillargeon de Québec (p. 92), les deux brefs de Pie IX à
M^' Gaume, celui du 15 janvier 1872 (p. 157) et celui du 22 avril
1874 (p. 167.)
C'est la lutte que se livrèrent ces deux écoles sur ce terrain parti-
culier qui sert de toile de fond au spectacle décrit par M. Marion
dans son livre récent. Mais, en historien consciencieux, il n'a laissé
de côté aucun aspect du sujet: ni les polémiques antérieures, ce qu'il
appelle le « gaumisme avant la lettre » (p. 197), ni les interventions
postérieures, telles que celles de Jules Lemaître (p. 19) et d'Emile
Faguet (p. 201). Il n'a pas oublié non plus les deux crises assez
récentes: celle de 1893, soulevée par l'abbé Garnier, dont le jésuite
Delaporte s'est fait l'historien (p. 197); celle de 1932, déclenchée
dans les Etudes et VEnseignement chrétien, où figurèrent, à côté de
Paul Claudel en personne, les jésuites Charmot et Théolier (p. 199,
203, 207).
♦ * »
Si cette querelle bien française a rebondi au Canada français,
c'est en vertu de la loi que confirme toute l'histoire de notre pre-
2 UAmi du Clergé, XXVII, 1905, n** 1, p. 2-11.
CLASSIQUES PAÏENS ET CHRÉTIENS 245
mier régime. Cette loi, notre Frechette Fa concrétée en ces termes
(Légende (Tun Peuple: Notre histoire):
. . . Prêtes toujours à s'égorger entre elles
Et trouvant le vieux monde étroit dans leurs querelles.
Pour donner à leur haine un plus vaste champ clos,
Les vieilles nations ont traversé les flots.
Politique exclue et restreinte à la nobilissima Gallorum gens, la loi
peut s'exprimer ainsi: Dès lors que, dans notre ancienne mère-patrie,
une question met aux prises deux partis, pourvu qu'elle soit d'ordre
intellectuel, donc théologique ou philosophique, littéraire, pédagogique,
artistique ou scientifique, presque infailliblement, au Canada français,
elle dresse l'une contre l'autre deux écoles identiques.
C'est ce qui s'est produit ici à l'occasion de la querelle soulevée
en France autour des classiques païens et chrétiens. C'est la réper-
cussion qu'a obtenue chez nous une polémique originairement fran-
çaise qui fiait le fond du livre de M. Marion.
Ce fond, l'auteur le traite comme on ferait le récit d'une guerre.
Il débute par l'exposé d'une série d'escarmouches: articles du Courrier
du Canada, première et deuxième brochures de Georges S.-Aimé, arti-
cles du Canadien et du Journal de Québec (p. 22-57). C'est ensuite
la mêlée: troisième et quatrième brochures de Georges S.-Aimé, inter-
ventions de M^' Baillargeon et du cardinal Patrizi, cinquième bro-
chure de Georges S.-Aimé toujours, lettre de M^' Gaume et conférence
de l'abbé Chandonnet (p. 59-124). Vient alors la résistance sans
quartier: sixième brochure de Georges S.-Aimé encore, articles du
Journal de Québec, condamnation par M^' Baillargeon, articles de
Luigi dans le Franc-Parleur et septième brochure de Luigi-S.-Aimé
(p. 125-170). Et la guerre s'achève: soumission inattendue de S.-Aimé-
Luigi, huitième brochure de ce dernier, sa condamnation par NN.
SS- Fabre, Taschereau et Antoine Racine (p. 171-191). Nous avons
omis intentionnellement le vrai nom du principal champion; seules
des indiscrétions contemporaines ou l'histoire postérieure l'ont révélé.
» ♦ ♦
Que soutenaient les adversaires ? Pour bien saisir le nœud de
la querelle, il faut se rappeler l'incise qu'avait insérée Pie IX dans
son bref de 1874. Le pontife voulait bien mettre aux mains des
246 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
séminaristes les œuvres païennes, mais à la condition qu'elles fussent
« purgées de toute souillure, qiiavis lobe purgatis ». C'est autour de
cette incise qu'en fin de compte se livra la bataille, ici comme en
France.
Au début, les partisans canadiens de la thèse gaumiste préten-
dirent que nos manuels n'étaient pas expurgés. Plus tard, ils en
vinrent à dire que, même quand elles le sont, les œuvres païennes
conservent encore un relent d'immoralité qui les rend dangereuses
quand même. On fit enfin un dernier pas: aucune expurgation ne
devant jamais réussir à laver les œuvres païennes de toute tache, il
n'est que de les écarter et de les remplacer par les œuvres chrétiennes.
De leur côté, au début aussi, les tenants canadiens de la « méthode
païenne » affirmaient que les éditions mises entre les mains de nos
séminaristes n'offraient aucun danger, parce qu'elles avaient été soi-
gneusement émondées. Plus tard, devant les dénégations des gau-
mistes, ils se retranchèrent derrière le fait que, même si cela n'était
pas, nos maisons suivaient tout bonnement le programme du Collège
Pie., le séminaire pontifical lui-même.
Cet argument, si apodictique qu'il parût, ne désarma point les
partisans de la « méthode chrétienne ». Après avoir soutenu d'abord
que le paganisme intellectuel, aussi répandu au Canada qu'en France,
y provenait de la même et unique cause: l'étude des auteurs païens,
ils allèrent jusqu'à rendre cette étude responsable aussi du libéralisme
qui envahissait notre société (p. 186). Comme ils ne distinguaient
pas entre libéralisme philosophique et libéralisme politique, ils avaient
l'air d'attribuer par là à la « méthode païenne », et à elle seule, le recul
du parti conservateur jusque-là dominant.
Aussi bien le protagoniste de cette doctrine était-il l'un des inspi-
rateurs et des conseillers secrets de ce parti, presque le chef d'une
coterie dont on commençait à désigner les membres du nom de
« castors ».
Ce chef, caché sous les pseudonymes successifs de Georges S.-Aimé,
Conservateur, Luigi, Un catholique, c'était l'abbé Alexis Pelletier.
On ne le connut guère de son temps; on le connaît mieux aujourd'hui
depuis l'étude si sereine et si documentée du père Thomas Charland
{Revue d'Histoire de V Amérique française, septembre et décembre
CLASSIQUES PAÏENS ET CHRÉTIENS 247
1947) et les renseignements complémentaires fournis par M^"^ Wilfrid
Lebon {Histoire du Collège de Sainte- Anne-de-la-Pocatière, I, 1948).
A ses côtés firent à peine figure un abbé Pouliot (p. 138) et l'évêque
de Birtha, M^' Pinsonnault (p. 151).
En opposition à ce paladin, la « méthode païenne » ne possédait
en réalité qu'un soutien, l'abbé Chandonnet. Car l'abbé Benjamin
Paquet paraît bien avoir servi seulement d'agent de liaison entre le
premier, alors étudiant à Rome, et l'archevêque de Québec (p. 125-
131). L'on a même toutes les raisons de croire que les cinq ou six
propositions soumises au Saint-Siège par M^"^ Baillargeon (p. 90-91 et
102-105) avaient pour rédacteur l'abbé Chandonnet en personne
(p. 128).
En face de ces contestants, quelle attitude prend M. Marion ?
« « *
Pour l'abbé Pelletier il ne cache pas son admiration. Avouons
qu'elle s'appuie sur bien des raisons.
Voilà d'abord un homme qui, pour garder sa liberté de défendre
ce qu'il considère comme la vérité, sort du séminaire de Québec,
abandonne le collège de Sainte-Anne, quitte même son diocèse pour
se réfugier à Montréal: on a beau le taxer d'obstination, elle est fon-
dée sur une conviction telle qu'elle mérite plutôt le nom de persé-
vérance ou au moins de ténacité. M. Marion loue encore la vigueur
dialectique de cet esprit, la solidité habituelle de ses démonstrations,
la sûreté de sa marche, l'élégance et même l'éloquence occasionnelle
du style, la prestesse avec laquelle le jouteur démantibule d'une chi-
quenaude les échafaudages de ses adversaires (p. 128 et suiv.). M.
Marion s'incline enfin devant ce vrai prêtre qui, dès l'ordre de Rome,
brise sa plume et fait aussitôt savoir au public sa soumission.
Mais le panégyriste ne se laisse pas aveugler. Dès qu'il entre-
prend de résumer les troisième (p. 59), quatrième (p. 68) et cinquième
(p. 97) brochures de l'abbé Pelletier, il signale en toute conscience
les défauts du polémiste: ses outrances de langage, ses personnalités,
son irrespect à l'égard des autorités, les sophismes aussi auxquels il
recourt. Même, M. Marion condamne l'inconstance qui portera le
personnage à se fendre, après sa rétractation publique, d'une huitième
brochure (p. 177).
248 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
L'auteur va plus loin encore. Il fait presque voir, dans ce pour-
fendeur que pourtant il admire, le prototype de quelques-unes des
pires faiblesses dont souffre notre race: la manie de s'attribuer une
espèce d'infaillibilité et de se soustraire dès lors aux décisions des
autorités les plus légitimes; la tendance à simplifier les questions les
plus compliquées pour se donner plus facilement raison; l'abus des
généralisations, qui porte à transformer Vune des causes possibles d'un
mal en la cause unique de ce mal (p. 193); la maladresse enfin qui
introduit la politique là où elle n'a que faire (p. 185-186). S'il y
avait pensé, M. Marion aurait eu raison d'aller encore plus loin; il
aurait convenu que la tactique adoptée par l'abbé Pelletier découle
du pire de nos défauts nationaux.
Puisqu'il trouvait reprehensible le système que l'on appliquait
au séminaire de Québec et dans les collèges qui allaient être affiliés
à l'Université, l'abbé devait signaler la faute aux autorités de la mai-
son d'abord, et cela en tout respect et discrétion. S'il n'avait pas
obtenu satisfaction de ce côté, il eût été alors justifié de porter sa
cause au tribunal de l'archevêque de Québec, à la fois supérieur
majeur de l'institution et chancelier de l'Université identifiée avec
elle. À supposer que cette juridiction eût écarté sa requête, il lui
restait un recours: transmettre le dossier de l'affaire à la Congré-
gation romaine appropriée et en attendre une décision finale qui n'au-
rait pas manqué de se produire.
Mais non ! Bien que cette procédure s'imposât à l'abbé Pelletier
à deux titres, en tant que clerc et comme professeur au séminaire,
au lieu d'y recourir il préféra s'en rapporter à nos journaux et mul-
tiplier les brochures. Il pratiquait ainsi la pire des stratégies, celle
qui nous met dans la plus laide des postures devant un double
public: le nôtre, dont les quatre cinquièmes sont hors d'état de com-
prendre quoi que ce soit à une question de cette nature et dont
l'autre cinquième n'y peut absolument rien: celui de nos émules,
qui épient toutes les occasions pour se justifier de nous considérer
comme une race de brachycéphales. La voilà, la véritable erreur de
l'abbé PeUetier !
Une aventure assez récente permet de constater que notre visage
n'est pas encore libéré de cette verrue. L'un de nos maîtres univer-
CLASSIQUES PAÏENS ET CHRÉTIENS 249
sitaires, un ecclésiastique lui aussi, avait été prié, par son ancienne
Aima Mater la Sorbonne de Paris, d'y professer un cours en dix
leçons sur Uévolution intellectuelle du Canada français. Il songea
tout de suite que deux obligations impérieuses lui incombaient: comme
il n'avait que dix heures à sa disposition pour traiter un aussi vaste
sujet, celle d'abord de se borner à une synthèse et aux choses essen-
tielles; puisqu'il allait parler devant des étrangers et que, demi-
Anglais lui-même d'éducation, il croyait qu'entre Français comme
entre Anglais ont doit « laver son linge sale en famille », celle d'in-
sister le moins possible sur les défauts des intellectuels ses compa-
triotes et de faire ressortir surtout leurs mérites.
En 1941, le cours parut en volume, tel quel. Eh bien ! il se
trouva un critique, un ecclésiastique encore, pour découvrir dans le
livre deux faiblesses, entre autres: celle «de ne pas avoir tout dit»,
celle aussi « de n'avoir manœuvré partout que le grand bénissoir » !
Le critique jetait alors à la face de l'auteur, comme une injure
évidemment autant que comme une leçon, une page dirigée contre
le vénérable et regretté M^' Camille Roy par Jules Fournier, une auto-
rité assez peu reluisante, on l'avouera ! Heureusement, l'auteur, pres-
que un Anglais d'éducation encore une fois, prit pour un éloge ce
que le critique voulait qui fût une insulte et un châtiment; il en . . .
remercia son Zoïle !
Pour comprendre combien de pareilles tactiques sont malhabiles
et peuvent nous nuire particulièrement à Rome, il suffit de relire un
mot que nous tenons personnellement de S. S. Benoît XV {Action
universitaire, Montréal, juin 1945): «Tant qu'un problème est l'objet
de querelles acerbes, Rome ne lui donne que des solutions partielles,
provisoires. Elle ne dit la parole définitive que quand, le calme
rétabli, elle est sûre d'être entendue. » La soumission imposée par le
Saint-Siège à l'abbé Pelletier (p. 173), l'échec en somme de la cam-
pagne menée par lui pendant vingt ans (1864-1883) n'ont pas d'autre
explication.
* it *
A l'iautre pôle, que pense M. Marion de l'abbé Chandonnet ?
Ici, l'auteur a beau jeu; il lui suffit d'exhiber le personnage, de
le laisser parler, de reproduire ses lettres et discours, pour nous per-
250 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
mettre de le juger. En vérité, la mesure de l'abbé est étroite; mais
à qui la faute si ses écrits le montrent un artiste en rouerie ? Et
encore ne l'emploie- t-il pas à faire triompher une cause juste, mais
à accroître sa propre gloriole !
On eût aimé pourtant qu'ici M. Marion eût accentué le trait.
Le grand tort de l'abbé Chandonnet, ce ne fut pas de soutenir les
thèses aujourd'hui ridicules du « beau latin » ou de la « beauté de
la forme » ; ni non plus d'avoir caché son escopette derrière le man-
teau violet de son archevêque; ni même d'avoir défendu la « méthode
païenne ». Sa maladresse insigne, ce fut de tirer sur la « méthode
chrétienne » et de l'avoir fait avec un fusil mal chargé.
Plus honnête et aussi plus habile, il eût employé la seule tac-
tique convenable en pareil cas, celle qui a toujours permis à nos
collèges de ne pas même répondre à des attaques comme celles de
l'abbé Pelletier, celle qui leur permettra de garder la même attitude à
l'avenir, chaque fois que des mêmes bastions partira la même bordée.
Elle procède, cette tactique, d'un principe: à moins d'être un pri-
maire, on ne juge pas un programme by its face value, d'après son
contenu apparent, mais d'après la façon dont on l'applique. Car, si
l'on s'en rapporte aux programmes publiés par le séminaire de Québec
pour 1862-1863 (p. 48) et pour les environs de 1875 (p. 162-163), il
faut bien admettre qu'ils font la part du lion aux auteurs païens
et tiennent assez peu compte de la littérature ecclésiastique. Mais il
reste à savoir, de ce programme aussi profane que vaste, ce que
retenait en réalité l'enseignement.
Eh bien ! nous avons toutes les raisons de croire qu'on l'appli-
quait alors tel qu'il nous fut appliqué, dans une autre de nos mai-
sons, de 1886 à 1894, tel qu'à notre tour nous avions à l'appliquer
en personne, dans la même institution, pendant vingt ans (1894-
1914). Nous savons en plus deux choses: que le programme en
question ne différait pas de ceux que citait l'abbé Pelletier; que
la façon de le pratiquer ne différait pas, dans les autres collèges, de
la façon dont l'on s'y prenait à Saint-Hyacinthe. Or, comment les
choses se passaient-elles, à Saint-Hyacinthe ?
Sans doute les élèves avaient entre les mains les auteurs indi-
qués; mais ils les avaient, dans la plupart des cas, en éditions par-
CLASSIQUES PAÏENS ET CHRÉTIENS 251
tielles seulement, soigneusement choisies et, quand on avait pu se
les procurer, expurgées. Et maintenant, de ces éditions que traduisait-
on en fait ?
Pour ce qui est d'Homère, nous ne nous rappelons pas avoir étudié
nous-même, au avoir fait étudier, autre chose que, dans Ylliade, le tout
début, l'amusant portrait de Thersite, la touchante entrevue d'Hector
et d'Andromaque, la visite émouvante de Priam à Achille. De
VOdyssée, nous ne commentions que le délicieux épisode de Nausicaa,
les reconnaissances entre Ulysse et Eumée ou Euryclée, ses rencontres
avec Laërte et Pénélope, plus la réception de Télémaque et Pisistrate
par Ménélas.
A l'égard de Virgile, la pratique ne dijfférait pas. À Dieu ne
plaise que l'on eût proposé aux élèves soit la deuxième ou la sep-
tième églogue, soit les amours de Didon ! L'étude se bornait à la
quatrième églogue; dans les Géorgiques, à l'épisode d'Aristée et sur-
tout à sa légende d'Orphée et d'Eurydice; dans Y Enéide, à l'histoire
du cheval de Troie, à l'entrevue d'Enée avec son père Anchise, à
l'épisode larmoyant de Nisus et Euryale, au combat singulier entre
Enée et Turnus. Quant à Horace, lorsqu'on avait traduit et appris
VArt poétique pour mieux comprendre celui de Boileau, expliqué
quelques odes et quelques satires inoffensives, le temps manquait
pour aller plus loin. Nous ne mentionnons ni Cicéron ni Tite-Live,
pas plus que nous n'avons parlé de Thucydide ou de Démosthène,
lesquels ne sont pas en cause.
En ce qui concerne les Pères et écrivains ecclésiastiques, on
employait comme manuels le Flores de Malines (1868) ou le Choix
(1895) du chanoine Poëy pour le latin et, pour le grec, ces chefs-
d'œuvre: le Discours de Flavien ou la Disgrâce d^Eutrope, de saint
Jean Chrysostome; YOraison funèbre de Césaire ou le Panégyrique
des Macchabées, de saint Grégoire de Nazianze; surtout l'homélie
Sur la lecture des auteurs profanes, de saint Basile. Si l'on établit
une comparaison entre les textes païens cités plus haut et ces sour-
ces chrétiennes, l'on constate que la quantité des uns et des autres
est à peu près égale.
Si l'abbé Chandonnet, au lieu de s'amuser à danser autour de
son adversaire avec un pistolet-joujou, avait vraiment pensé à défen-
252 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
dre sa cause, voilà, nous semble-t-il, l'espèce d'argument qu'il eût
exploitée. Voilà aussi ce qu'on eût laimé que M. Marion fît remarquer.
Mais peut-être cela n'entrait-il pas dans son propos.
Du moins, tout ce qu'il a cru qui devait y figurer se rencon-
tre-t-il dans son livre.
Par exemple, de même que, quand il traitait de la querelle
française, il n'avait omis ni le gaumisme d'avant la lettre ni celui
d'après; de même, arrivé au gaumisme canadien, ne néglige-t-il ni
les antécédents, tels que l'attitude prise par l'abbé Raymond à Saint-
Hyacinthe dès 1829, 1835 et 1847 (p. 15-16), ni l'appui prêté au
gaumisme par le même personnage, en 1869 et 1872 (p. 97-98).
Telle quelle, l'enquête de M. Marion nous paraît suffisamment
exhaustive. Nous nous demandons seulement pourquoi il n'a pas
tenu compte des articles signés. T. L. que contiennent les Annales
térésiennes du temps. Ils révèlent déjà le penseur à l'esprit clair,
l'homme de mesure et de goût, mais aussi le convaincu que se mon-
trera, plus tard, dans sa prédication aux auditoires collégiaux sur-
tout, le jésuite Télesphore Lord — nous tenons le renseignement de
lui-même. Sa façon de traiter le problème est si pondérée que nous
n'hésiterions pas à y reconnaître, sinon la griffe, du moins l'inspira-
tion, de ce maître d'une si haute et si vaste culture, M^'^ Antonin
Nantel.
« * *
L'enquête menée par M. Marion était-elle aussi opportune qu'elle
apparaît complète ou presque ?
On voit tout de suite de quel bon naturel procéderait la pensée
qu'elle est intempestive: même sans être un clérical à tout crin, on
souffre de voir s'étaler en public des querelles entre clercs. L'on
se redit tout bas la remarque étonnée de ceux qui assistèrent à la
chicane du Lutrin:
Tant de fiel entre-t-ii dans l'âme des dévots ?
Mais, dès lors que cette algarade alimenta nos journaux pendant
près de vingt ans, il y a moins de scandale pour la postérité à la
CLASSIQUES PAÏENS ET CHRÉTIENS 253
voir ressuscitée dans un récit qu'il n'y en avait pour les contemporains
à contempler la joute.
D'autre part, l'histoire de cette échauffourée s'imposait, et à cette
place, à l'auteur de cet embryon d'encyclopédie littéraire: Les Lettres
canadiennes d^autrefois. Car, outre qu'elle est « un chapitre méconnu
de notre histoire » (p. 13), outre qu'elle expose « ime situation unique »
(p. 30), cette Querelle des humanistes canadiens au XIX^ siècle s'in-
tégrait d'elle-même, et juste à ce point, dans l'enquête de M. Marion.
Même s'il n'avait lu ni Victor Hugo, dans la préface de son Cromwell,
ni l'abbé Lecigne (Le Fléau romantique) ni l'abbé Delfour (Catho-
licisme et Romantisme) ni Pierre Lasserre (Le Romantisme français)
ni Léon Daudet (Le Stupide XIX^ siècle) ni enfin Maurice Souriau
(Histoire du Romantisme, 3 vols), sa seule perspicacité lui eût fait
saisir quel puissant allié le paganisme intellectuel issu de la « méthode
païenne » trouvait dans le paganisme sentimental cultivé par le roman-
tisme. M. Marion vient de quitter Crémazie, le chef de notre école
romantique, parti pour la France en 1862; il perçoit les premiers
coups de la fusillade dirigée contre le gaumisme dès 1864. Or, bien
que la querelle eût un aspect pédagogique, elle était avant tout
d'ordre littéraire; elle portait, plus encore que sur une « méthode »,
sur les bases mêmes de notre civilisation intellectuelle, la culture
gréco-latine. M. Marion n'eût-il pas manqué à son devoir, s'il n'eût
pas inséré cet épisode dans son enquête, et à cette place ?
Cette publication se justifiait plus encore peut-être par la leçon
qu'elle nous inflige sur la vanité et même l'inutilité de la plupart
de nos conflits. L'abbé Pelletier, le tenant de la « méthode chré-
tienne », meurt en 1910, oublié depuis quinze ans; l'abbé Chandonnet,
le partisan de la « méthode païenne », avait déjà sombré en 1881 dans
un oubli encore plus tristement justifié que celui de son adversaire.
Quel enterrement, et après quel vacarme pourtant ! Mais aussi quelle
leçon !
Plus que leur vanité, la nocivité de beaucoup de nos chicanes a
de quoi faire réfléchir. Au moins, au temps des abbés Pelletier et
Chandonnet, le peu d'étroitesse des relations entre les deux races
maintenait confiné intra muros le bruit des coups. Deux guerres
ont changé la situation: la promiscuité des camps et l'extension de la
254 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
culture française chez les Anglo-Canadiens transforment aujourd'hui
en un péril national les jeux enfantins d'autrefois. Que gagnent de
ce point de vue nos écrivains à se jeter mutuellement à la face les
accusations d'ignorance, d'imbécillité, de fourberie, de lâcheté, de
trahison surtout ? et que gagne notre race à les lancer à ses repré-
sentants les plus en vue ? Cet apotympanismos, ces bastonnades
insensées et généralement injustifiées accentuent chez nos émules la
conviction que nous souffrons de ce qu'ils appellent notre inferiority-
complex. Ah ! si le récit de nos querelles passées pouvait nous
inciter à ne plus étaler au grand jour dans l'avenir nos dissensions
intestines !
Ce serait là le meilleur profit à tirer de livres comme celui de
M. Marion. Même si certaines juvenilia de son style ne nous agréent
point, il nous faut avoir au moins l'esprit de rendre grâces à l'auteur
pour ce discret caveant consules.
Qu'est-ce que tout cela qui n'est pas éternel ?
Dans un pays bilingue, en cette matière il y a ceci d'éternel: la
triste réputation que nous laisserons après nous, si nous persistons
dans les mêmes errements.
Emile Chartier, P. D.,
de rAcadémie canadienne (R.S.CJ.
Chronique universitaire
Recensement étudiant.
Les dernières statistiques fourmes par l'archiviste de l'Université
montre qu'à Ottawa la population étudiante accuse cette année encore
un accroissement, tandis qu'elle a tendance à décroître dans certaines
autres universités. Ceci est probablement dû aux nouveaux insti-
tuts et écoles ouverts cette année, mais aussi au fait que l'Université
est mieux connue à l'extérieur. Voici le nombre d'étudiants par facul-
tés et écoles: facultés ecclésiastiques, 351 (Théologie y compris l'Insti-
tut de Missiologie: 189; Droit canonique, 9; Philosophie, 153 y
compris les 47 étudiants laïques de l'Institut de Philosophie) ; Ecole
de Médecine, 263; Faculté des Arts, 2008 (y compris les cours régu-
liers, les cours du soir, les cours d'été, les cours par correspondance
et les cours de l'Institut d'Education physique) ; Ecole des Sciences
appliquées, 55; Ecole des gradués, 188 (y compris les sections lit-
térature, d'histoire du Canada, de bibliothéconomie, de psychologie,
de sciences politiques et sociales, de missiologie et l'Institut Est et
Sud européen); École d'Infirmières, 121; l'Ecole Normale, 148; l'Ecole
de Musique, 132; et le Cours d'Immatriculation, 633. Le grand total
s'élève à 3929. En plus des dix provinces canadiennes et des vingt
Etats Américains représentés, les étudiants sont recrutés dans les pays
étrangers suivants: Angleterre, Australie, Autriche, Brésil, Chili, Chine,
Colombie, Cuba, Danemark, Ecosse, Estonie, France, Galles (Pays de),
Guatemala, Haïti, Hollande, Hongrie, Indes, Indes occidentales, Italie,
Lettonie, Mexique, Pakistan, Panama, Perse, Philippines, Pologne, San
Salvador, Siam, Suède, Suisse, Venezuela, Yougoslavie.
Trois cent quarante deux professeurs, dont 46 femmes, forment
le corps professoral.
256 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
Visite du lieutenant-gouverneur de l'Ontario.
En décembre dernier l'honorable Ray Lawson, lieutenant-gouver-
neur de la province d'Ontario et visiteur royal de l'Université était
reçu officiellement. La réception eut lieu dans la Rotonde de l'édi-
fice central. Au cours de la cérémonie, S. Exe. M^"^ Alexandre Vachon,
archevêque d'Ottawa et chancelier de l'Université, remit à l'illustre
visiteur, le diplôme de docteur en droit honoris causa.
Dans son discours de présentation, le T. R. P. Recteur souligna
que l'honorable Lawson, était le premier lieutenant-gouverneur de
l'Ontario à être reçu officiellement à l'Université. Il ajouta cependant
que les « visiteurs ont toujours exercé leurs prérogatives avec discré-
tion et bienveillance. L'Université d'Ottawa a trouvé en eux, et en
M. Ray Lawson tout particulièrement, des amis et des soutiens véri-
tables de l'éducation universitaire. D'autre part, nous croyons que
notre institution est demeurée fidèle à la mission que l'Eglise et
l'Etat lui ont confiée. » Le T. R. P. profita de cette circonstance
pour faire une mise au point au sujet de certaine affirmation trop
sommaire et trop peu bienveillante à l'endroit de l'éducation univer-
sitaire, qui avait été faite quelques jours auparavant. Il insista sur
la nécessité d'une solide formation philosophique et des principes
« sur lesquels reposent la société humaine, la liberté, la paix et l'auto-
rité ». La seule formation scientifique et technique ne suffit pas si
elle n'est pas couronnée par la formation religieuse et morale.
« Aujourd'hui, l'humanité, pour être sauvée, doit retourner aux véri-
tés de la théologie naturelle, de la philosophie morale et de la divine
révélation. »
Le T. R. P. Recteur présenta ensuite l'honorable Lawson comme
un homme qui s'est taillé une réputation enviable en qualité d'homme
d'affaires et de patron de l'éducation universitaire. Depuis sa nomi-
nation au poste de lieutenant-gouverneur, M. Lawson s'est fait le
protecteur et l'ami des sciences et des arts.
Dans sa réponse, M. Lawson, félicita l'Université de ses succès
et du dévouement de ses maîtres. Il donna ensuite de très sages
conseils aux étudiants. L'allocution de l'honorable lieutenant-gou-
verneur est reproduite en tête de la présente livraison.
I
CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 257
RÉCEPTION DU Jour de l'An.
À l'occasion du nouvel an, S. Exe. M^"^ Alexandre Vachon, chan-
celier de l'Université et le T. R. P. Jean-Charles Laframboise, o.m.i.,
recteur, ont reçu les professeurs dans la rotonde de l'Université. Tous
les professeurs religieux et laïques participèrent, au nombre de plus
de trois cents, à cette réunion qui a donné à tous l'occasion de se
rencontrer et d'offrir leurs vœux à S. Exe. M^"^ le Chancelier et au
T. R. P. Recteur.
Mouvement « Pro Russia ».
Le Centre catholique de l'Université vient de lancer un vaste
mouvement d'entr'aide, de prière, d'étude et de pénitence en faveur
de la Russie. Le but du mouvement est d'assurer aux chrétiens russes
la sympathie des chrétiens des autres pays et les secours spirituels
et intellectuels dont ils ont besoin au milieu de leurs grandes afflictions.
DÉBUT d'Année sainte au Séminaire universitaire.
La veille de la sortie des étudiants pour les vacances de Noël,
S. Exe. M^"^ Ildebrando Antoniutti, délégué apostolique au Canada,
a fait une visite surprise aux directeura et aux étudiants du Séminaire
universitaire. Après avoir remis personnellement à chacun des pro-
fesseurs et des séminaristes une prière de Sa Sainteté Pie XII pour
l'Année Sainte, S. Exe. adressa la parole à la communauté réunie
dans le grand hall d'entrée. Le R. P. Philippe Cornellier, o.m.i.,
supérieur, remercia S. Excellence pour sa bienveillante et bienfaisante
visite.
Doctorat honorifique.
Un doctorat en droit honoris causa était décerné à la fin de
janvier à M. l'abbé Willie Laverdière, secrétaire de la Faculté des
Sciences de l'Université Laval de Québec.
Le T. R. P. Recteur souligna l'aide précieuse fournie par la Faculté
des Sciences de Laval au moment de la fondation de notre Ecole
des Sciences appliquées. Tout en voulant honorer et récompenser
les mérites personnels de M. l'abbé Laverdière comme savant et uni-
versitaire, l'Université voulait, par ce geste, le remercier personnel-
258 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
lernent et avec lui, ses collaborateurs de Laval des services signalés
qu'ils veulent bien nous rendre.
Agrandissement de l'hôpital universitaire.
S. Exe. M^"^ le Chancelier a béni récemment les deux étages ajoutés
à une partie de l'hôpital universitaire, dirigé par les révérendes
Sœurs Grises de la Croix d'Ottawa. Les révérendes Sœurs n'ont rien
négligé pour mettre leur institution sur un pied d'égalité avec les
meilleurs hôpitaux du pays. La partie présentement inaugurée n'est
qu'une étape dans le vaste programme de construction entrepris par
les religieuses et qui se terminera en 1952. L'Hôpital Général avec ses
800 lits sera l'un des plus modernes et des plus vastes de la province.
Au nombre des personnages qui assistaient à la bénédiction, on
remarquait le T. R. P. Recteur, l'honorable Paul Martin, ministre de
la Santé, le docteur R.-E. Valin, chirurgien en chef de l'Hôpital,
le docteur A.-L. Richard, secrétaire du comité exécutif de la Faculté
de Médecine, le commissaire Pickering, représentant la ville d'Ottawa,
et plusieurs médecins.
Le T. R. P. Jean-Charles Laframboise, o.m.i., remercia les auto-
rités de l'Hôpital au nom de l'Université pour tout ce qu'elles ont
fait en faveur de la Faculté de Médecine.
RÉUNION des anciens ÉLÈVES À WiNDSOR.
Le dimanche 12 février, plus de 700 anciens élèves de l'Université,
dont plusieurs hauts fonctionnaires, dignitaires ecclésiastiques, pro-
fessionnels et autres personnages de marque, ont rendu à Windsor,
Ontario, un retentissant hommage à leur Aima Mater.
S. Exe. M^' J. C. Cody, évêque de London, Ontario, a daigné
célébrer le saint sacrifice pour les anciens de l'Université. M*^"^ Wilfrid
Langlois, V.F., P.D., curé de la paroisse a souhaité la bienvenue aux
dignitaires et aux anciens élèves tandis que le R. P. René Lamoureux,
o.m.i., vice-recteur de l'Université et principal de l'Ecole Normale,
a prononcé le sermon de circonstance.
S. Exe. M^' l'Évêque, le T. R.P. Recteur, l'honorable Lionel
Chevrier, ministre des Transports ont également adressé la parole.
CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 259
Rapport annuel du T. R. P. Recteur.
Le T. R. P. Recteur vient de rendre public le rapport annuel de
l'Université pour l'année 1948-1949. Ce travail de plus de 80 pages
comprend deux parties: le rapport du Recteur et le rapport des
facultés, écoles, instituts et Organisations. On y trouve un compte
rendu des fêtes du centenaire, des détails sur le Bureau des Régents,
le corps professoral, les nouvelles fondations et le rapport financier.
Comme par les années passées, le budget de l'Université a pu être
bouclé, grâce à la forte contribution de la Congrégation des Oblats de
Marie Immaculée.
Travaux des professeurs.
Les professeurs des différentes facultés et écoles ont pris une
part active à plusieurs congrès scientifiques. Les professeurs de l'Insti-
tut de Psychologie ont joué un rôle très actif lors du Congrès de
l'Association des Psychologues de l'Ontario. Au cours du mois de
février, le R. P. Gaston Carrière, o.m.i., secrétaire de la Faculté de
Philosophie, a été invité à donner un travail intitulé Plotinus Quest
of Happiness devant les membres du Philosophie Club de l'Université
de Virginie, à Chalottesville, Etats-Unis.
Cours et conférences.
Durant le dernier trimestre plusieurs professeurs étrangers et
hommes de lettres ont donné des conférences ou des séries de cours
à l'Université. M. le chanoine Jean Viollet a donné six conférences
sous les auspices de l'Ecole des Sciences politiques et sociales sur les
sujets suivants: Les conceptions politiques en regard de la famille;
La conception moderne de F amour; Le vrai et le faux eugénisme;
Rôle de F Eglise et de F Etat en regard de la sécurité familiale; Les
bases de la spiritualité conjugale; La pastorale familiale.
À l'Institut Inter-Américain, M. Marins Barbeau a traité des
Origines des naturels de F Amérique du Nord. Ses quatre cours avaient
pour titre: Les derniers Mongols arrivés en Amérique; Les Sibériens
d^ Amérique, les Dénés ou Athapascans; Origine des naturels en Amé-
rique qui, depuis 15,000 ans, avaient les uns après les autres, précédé
les Mongols et les Sibériens; Les nations iroquoises et huronnes des
Grands Lacs et du Saint-Laurent.
260 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
La Faculté des Arts a eu l'honneur de présenter aux intellec-
tuels de la capitale M. Jean-Marcel Jeanneney, doyen de la Faculté
de Droit de l'Université de Grenoble. Celui-ci traita des Chances
et difficultés de Véconomie française.
Devant un auditoire de plus de 400 personnes, M. le docteur
Jean Ho Fang-Li, ancien secrétaire du président Tchang-Kai-Chek et
agent de liaison entre le gouvernement chinois et les missions catho-
liques a parlé de Thomisme et Sagesse chinoise.
Le supérieur général des Oblats de Saint-Joseph à l'Université.
Le T. R. P. Luigi Rosso, supérieur général des Oblats de Saint-
Joseph a passé plusieurs jours au Séminaire universitaire à l'occasion
de la visite qu'il fit aux étudiants de sa communauté qui suivent les
cours de la Faculté des Arts et de la Faculté de Philosophie. Le T. R. P.
était accompagné du R. P. Enrico Giovetto, o.s.j., supérieur de la
province américaine.
À LA Société thomiste.
La Société thomiste a tenu ses séances très régulièrement depuis
le début de l'année académique. La Société célèbre cette année le
vingtième anniversaire de sa fondation par le cardinal Villeneuve,
o.m.i.
Au cours de la première réunion, le R. P. Rosaire Bellemare,
o.m.i., du Séminaire universitaire et professeur de théologie dogma-
tique à la Faculté de Théologie a lu un rapport sur Béatitude et
Vision. Quelques semaines plus tard, le R. P. F. Bouchard, c.ss.r.,
du Mont-Saint- Joseph, Aylmer, Québec, donnait une communication
intitulée U Ignorance invincible chez Saint Thomas d'Aquin.
Trophée Villeneuve.
Lors des récents débats interuniversitaires, qui mirent aux prises,
dans une amicale joute oratoire, les Universités Laval, de Montréal
et d'Ottawa, nos élèves remportèrent le trophée Villeneuve.
Bibliographie
Comptes rendus bibliographiques
Son Exe. M^' Ildebrando Antoniutti. — Sub Umbra Petri. Ottawa 1949.
21 cm., 438 p.
Après avoir publié, sous ce même titre, il y a cinq ans, deux volumes de
discours, un en français et l'autre en anglais. Son Exe. le Délégué apostolique
au Canada a voulu commémorer le cinquantième anniversaire de la Délégation
apostolique, en offrant ce troisième volume de plus de quarante discours de cir-
constances, qu'il a prononcés depuis la parution des deux premiers volumes, et
dont presque les deux tiers sont en français.
On y trouve des allocutions prononcées à l'occasion de consécrations épisco-
pales, de congrès eucharistiques, (de semaines sociales, d'anniversaires d'instituts
religieux, de séances de l'Académie canadienne de Saint-Thomas d'Aquin, de
manifestations religieuses à la basilique de Sainte-Anne de Beaupré et au sanc-
tuaire de Notre-Dame du Cap, de divers congrès nationaux ou internationaux, etc.
Ainsi, les trois discours en français, en anglais et en espagnol, que Son Excellence
a prononcés, lors du Congrès international de la J.O.C., tenu à Montréal en 1947,
sont reproduits dans ce volume.
Outre la grande variété des thèmes traités, il y aurait à remarquer le ton
à la fois docte et onctueux qui les distingue.
Un Oblat ne saurait passer sous isilence l'allocution si sympathique que Son
Excellence a intitulée Les spécialistes des m.issions difficiles, et qu'il avait pro-
noncée, à l'Université d'Ottawa, à l'occasion de la visite du supérieur général des
Oblats de Marie-Immaculée.
Les Canadiens français seront heureux de relire les paroles encourageantes
que Son Excellence adressait aux voyageurs de la Survivance française, à qui
il donnait la consigne suivante: «Vous avez une double mission: 1) la mission
de conserver intact votre héritage religieux et national; 2) la mission de répan-
dre cet héritage. J'ajoute que c'est votre droit de garder cet héritage, et votre
devoir de le répandre. »
Ce troisième volume, comme les précédents, est la preuve tangible des qua-
lités éminentes de l'intelligence, du cœur et du zèle de celui qui représente si
dignement au Canada l'auguste personne de Sa Sainteté le Pape.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
Otto Walter. — Pie XII, sa Vie, sa Personnalité. Traduit par Marcel Pobé,
2* éd., Mulhouse (Haut-Rhin), Éditions Salvator, 1949. 20 cm., viii pis., 294 p.
M. Waller nous présente ici une bien intéressante biographie de Pie XII,
depuis son enfance jusqu'à son élévation au souverain pontificat. Les cinq parties:
Uenfance, Le prêtre. Le nonce. Le cardinal-secrétaire d*Etat, et Habemus papam,
sont remplies de détails pittoresques et intéressants. On trouve plus d'un détail
262 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
nouveau et piquant dans l'étude de M. Walter, et malgré le nombre assez con-
sidérable d'études sur le grand pape Pie XII, celle-ci nous apporte une lecture
agréable qui ne manque pas de nous instruire.
Nous permettra-t-on cependant de faire de légères réserves sur le style de
la traduction. On aimerait ici et là une phrase plus simple et un soufle poéti-
que ( ! ) moins évident.
Sur le fond de l'ouvage, il nous semble aussi que l'enthousiasme de l'auteur
le fait magnifier certains événements. Ceux qui ont eu l'avantage de vivre à
Rome au moment de l'élection du cardinal Pacelli comme successeur de Pie XI,
reliront avec agrément les pages que l'auteur y consacre, mais ne manqueront
de voir ici et là de légères exagérations.
Deux détails erronés nous ont un peu surpris dans l'ouvrage, pas exemple,
à la page 210: «Lorsque le «Conte di Savoia » fendit les eaux de la baie d'Hud-
son, le matin du 8 octobre 1936 . . . »; nous croyons que la baie d'Hudson est
bien éloignée de New York ! Nous n'avons pas été moins étonné d'apprendre
que les Américains, qui ont pourtant l'esprit patriotique assez développé s'étaient
trouvés dans l'obligation ou avaient eu la distraction d'arborer l'Union Jack
[ sic ] [ p. 213 ] et cela sur les aérodromes des sept villes que Son Eminence
visita.
Ce volume, orné de belles planches, fera mieux connaître la grande et
noble figure du Saint-Père.
Gaston Carrière, o.m.i.
Fernand Porter, o.f.m. — U Institution catéchistique au Canada. Deux siècles
de formation religieuse 1633-1833. Montréal, Les Editions franciscaines, 1949.
xxxvi-332 p.
D'une belle présentation et dans des cadres d'une claire logique, voici une
solide étude historique s'appuyant sur des recherches scientifiquement élaborées.
Ce livre intéressera non seulement les Canadiens français mais tout historien et
tout éducateur soucieux du rôle que joue la culture religieuse et les aidera à
« rechercher le secret des valeurs profondes de l'âme des ancêtres » (préf. VII)
dans une étude qui « nous fait voir tout un peuple réalisant son éducation
par la vertu de religion, et cela grâce au travail des facteurs paroisses et famil-
les » (p. 313). La théologie cathéchistique en tirera aussi profit: l'A. montre
que le catéchisme n'est pas seulement une question de manuels et de méthodes
mais une vaste entreprise éducationnelle, « une formation religieuse » qui requiert
la coopération et la formation de maîtres qualifiés ; plus encore : une « institu-
tion », i.e. au dire des sociologues, une organisation sociale, naturelle et sur-
naturelle, s'adaptant parfaitement aux conditions d'un milieu donné pour s'y
inviscérer.
D'où les divisions: première partie, La formation des maîtres; deuxième partie.
Les livres employés; troisième partie. Le fonctionnement de Vinstitution; quatrième
partie. Son évaluation.
L'A. étudie un cas typique d'un milieu chrétien, homogène, rural. On sait
le rôle qu'y joue la famille et la paroisse. M^' Landrieux avait montré l'im-
portance de la « paroisse canadienne dans la province de Québec » {Doc. cath.y
1922, 579-593). La théologie pastorale trouve dans la thèse de l'A. un argu-
ment solide pour la division des grosises paroisses et le maintien du contact
BIBLIOGRAPHIE 263
entre le prêtre et les familles. La théologie catéchistique prend conscience de
l'aspect institutionnel de son problème là où le milieu devient de plus en plus
complexe comme dans les grandes villes où les cadres de la famile et de la paroisse
ne sont plus les seules lignes structurales de la société; l'A., en montrant l'impor-
tance de ces deux facteurs, aide ainsi par les leçons du passé à construire les
bases religieuses de la Cité chrétienne, en nous faisant deviner les principes de
solution qui présideront au problème de l'adaptation institutionnelle moderne dans
toute son ampleur quand on se rendra compte de l'organisation du catéchuménat
post-baptismal en fonction du milieu.
Guy DE Bretagne, o.m.i.
4: :!: H:
Chanoine G. Bardy. — Les Religions non chrétiennes. Paris, Désolée et Cie.,
1949. 17 cm., 358 p.
Le tome VII de la collection Verbum Dei, consacrée à l'histoire de la Révé-
lation juive et chrétienne, offre en un minimum de pages le maximum de ren-
seignements et de documentation sur les religions non chrétiennes. Ce volume
comprend deux parties: d'une part, après un chapitre préliminaire sur La religion
et les religions, l'histoire proprement dite des religions des primitifs, des Égyp-
tiens, des Babyloniens et Assyriens, des Phéniciens, de l'Islam, de l'Iran, des
Grecs, des Romains, des Celtes, des Germains, de l'Inde, de la Chine et du
Japon; et d'autre part, en un appendice d'une centaine de pages, les Textes et
Documents empruntés à la littérature religieuse des différents peuples, dont les
croyances et le culte font l'objet de la première partie.
Il y a près de trente ans que les ouvrages de Bricout et de Huby sur ce
sujet ont paru, et le présent volume, dont l'auteur est une autorité incontestable,
répondra à l'intérêt actuel dans l'histoire comparative des religions et servira à
mettre en pleine lumière la transcendance de la Bible.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
WiLHELM Schmidt, S.V.D. — Rassen und Vblker in Vorgeschichte und Ges-
chichte des Abendlandes: Bd. I. Die Rassen des Abendlandes, 1946, 18,5 cm.,
XV.326 p., Bd. II. Die Vôlker des Abendlandes, 1946, 18,5 cm., XII-329 p., Bd. III.
Gegenwart und Zukunft des Abendlandes, 1949, 18,5 cm., xix-619 p. Lucerne, Verlag
Josef Stocker.
During the past three years the venerable Swiss anthropologist and linguist.
Father Schmidt, of the University of Freiburg, still indefatigable in spite of his
eighty-odd years, has brought to completion a three-volume work that may sur-
pass in importance even his earlier monumental work on the languages of the
entire world.
The first two volumes of his new work seek to examine the basic elements
in the civilization of Western Europe. He begins by slaughtering Hitler's racial
theories with the same scientific efficiency that had led to an earlier book of
his, Rasse und Volk (Munich 1927, Salzburg 1935), being placed on the Nazi
Index of forbidden books in 1936. He then proceeds to examine a scientific
basis for race, and notes a fundamental physical change in the predominant
physical types in Europe, as revealed by a study of cranial indices from the
264 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
graves of different periods of European history. From somatic anthropology
and the racial pattern of Europe, he passes on to a study of the origins and
migrations of European national groups and their culture-systems. As a philologist
he is greatly interested in the evidence of language as to cultural evolution and
miscegenation. Among the end-products of the evolutionary process in Europe
are the peasants on the one hand, living an organic existence close to the
life-giving soil, and the rootless, dissatisfied urban proletariat on the other.
With his third volume Father Schmidt comes to grips with the ominous
question: Has the West declined to a point where recovery is impossible or is
there hope for a spiritual and cultural renaissance ? Is the corroding tide of
envy, hate and nihilistic evil represented by Soviet Communism destined to
destroy civilization ? Is the West doomed, body and soul ?
Father Schmidt believes that all is not lost if the nations of the West will
recognize their several shares in the guilt of their contemporary betrayal of
Christian civilization and will repentantly devote themselves to a united defence
of civilized values. He notes the guilt of Germany and Austria but points out
also the worse than criminal folly with which Britain and the United
States surrendered whole nations to the tyranny of Communism from 1944 on.
He is encouraged to see that the political drunkenness of the Roosevelt Soviet-
worshipping policy is beginning to wear off, and that the Anglo-Saxon Allies now
appreciate the efforts of Berlin and Vienna to avoid absorption in the Soviet
horror.
Father Schmidt finds that the core of Occidental resistance to the atheistic
Powers of Darkness is in the Christian communities of the West; and he urges
Christians of all denominations to co-operate in a new upsurge of consecrated
spiritual energy that will rescue the world from the forces of tyranny and
degradation.
Watson KiRKCONNELL.
Avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.
L ^aménagement
de la capitale nationale
Ayant eu le grand honneur d'être appelé par le gouvernement
canadien comme urbaniste-conseil pour le projet d'aménagement de
la capitale nationale, je veux tout d'abord remercier la Revue de FUni'
versité (TOttawa pour m'avoir permis de soumettre à ses lecteurs un
bref résumé de nos travaux.
On a trop souvent parlé d'embellissement. C'est bien peu con-
naître la région d'Ottawa que d'exprimer un tel pléonasme. La beauté
naturelle du site se charge gratuitement de satisfaire à un programme
de pure esthétique. Le but de notre projet est beaucoup plus large:
il vise à V organisation totale d'un territoire de neuf cent milles carrés,
au centre duquel se sont développées les villes et municipalités qui
forment la région urbaine de la Capitale, sur les deux rives de la
rivière Ottawa, axe vivant de tout l'ensemble.
Cette organisation du territoire, sous des formes extrêmement
diverses, s'impose d'autant plus qu'on connaît le rapide et considéra-
ble développement, en moins d'un siècle, du noyau initial de Bytown
et des petits établissements de Hull, qui pendant la première partie
du XIX* siècle limitaient leurs activités à quelques industries du bois
et à quelques comptoirs d'échanges commerciaux.
Deux causes ont justifié ce développement; d'abord la construc-
tion en 1827 du canal stratégique de la rivière Rideau, œuvre du
colonel By, et qui donna naissance à la petite agglomération de
Bytown; puis surtout à la providentielle décision de la reine Victoria,
trente ans plus tard, de faire de Bytown, devenue Ottawa, la capitale
du Canada. A partir de ce moment, l'évolution suit une courbe ascen-
dante en forme de parabole. Au dernier recensement (1941), la région
urbaine d'Ottawa comptait 238.000 âmes. Deux guerres successives
n'ont d'ailleurs aucunement retardé cette ascension, qui continue actuel-
lement au même rythme. Normalement, le demi-million pourrait
être atteint à la fin de ce siècle. Et c'est là le danger principal d'une
266 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
croissance non contrôlée, non guidée. Les inconvénients multiples
en sont connus: extensions tentaculaires, développements linéaires le
long des routes, lotissements spéculatifs, inorganiques, bâtis sans la
moindre réserve de terrain pour écoles, églises, terrains de jeux, cen-
tres culturels ou de récréation, souvent même sur des terrains impro-
pres à l'habitation; réseau de rues inadéquat, les voies de grande
circulation se confondant avec les voies de desserte domiciliaire,
industries et installations ferroviaires mêlées aux habitations. Fumées
et émanations empoisonnent l'atmosphère tandis que les bruits et dan-
gers des exploitations nuisent au confort des habitants. Du fait des
emprises ferroviaires, la zone urbaine compte près de cent cinquante
passages à niveau sur son territoire, et de nombreuses rues sans issue.
Tous ces inconvénients concernent uniquement la fonction urbaine.
Que dire des paysages gâtés, dans la périphérie, par des entreprises
laissées au hasard de leurs seuls intérêts, trop souvent à l'encontre
de l'intérêt général. Un site urbain peut offrir d'immenses possibi-
lités aux multiples points de vue du logement, du travail, de la pro-
menade, du tourisme, de l'esthétique pure, mais il peut être irrépa-
rablement saccagé en bien peu d'années, si les mesures prévoyantes
d'aménagement et de simple protection n'ont pas été prises. Il ne
s'agit plus alors d'embellissement, mais d'une lutte coûteuse contre
Y enlaidissement. Et c'est pourquoi le parlement et le gouvernement
ont sagement agi en étendant si loin autour de l'agglomération urbaine
les limites de l'étude à entreprendre; car aménager une ville en négli-
geant son cadre est une dangereuse erreur.
Mais tout ceci est valable pour une ville quelconque; une capitale
pose en plus un autre problème, conséquent de sa fonction. Elle est
comme le reflet de la nation, qu'elle représente sur le plan mondial,
comme dans le domaine intérieur. Surtout dans le cas d'un Etat
fédéral, la capitale est le siège de l'union de ses diverses parties,
l'organe de coordination des intérêts et des aspirations de chacune
d'elles. Washington, Berne, Rio de Janeiro, Ottawa ont, toutes pro-
portions gardées, des rôles analogues.
Siège du gouvernement, du parlement, des ambassades, des con-
grès nationaux et internationaux, la capitale doit apparaître aux autres
villes du pays comme un modèle, par l'ordre de son plan, ses monu-
L'AMENAGEMENT DE LA CAPITALE NATIONALE 267
ments publics, ses centres de culture intellectuelle, sa dignité, son
accueil, sa grâce. C'est là un rôle facile pour Ottawa et sa région,
si largement dotées par la nature.
C'est sur cette double donnée que nos études ont été entrepri-
ses pour Ottawa, Hull et leurs environs: corriger les inconvénients
que l'absence de plan directeur avait accumulés, tracer le dévelop-
pement futur des extensions probables, protéger la beauté naturelle,
rurale ou forestière du paysage environnant, et concevoir tous les amé-
nagements nécessaires au fonctionnement harmonieux de la Capitale.
Les divers éléments de cet aménagement ne doivent pas être con-
centrés dans la seule ville d'Ottawa, mais une sage répartition, basée
sur le principe de la décentralisation, peut les distribuer sur l'en-
semble du territoire urbain, aussi bien dans la province de Québec
que dans celle d'Ontario. N'y a-t-il pas là encore un symbole éloquent
de la nature même de la nation canadienne, par l'association, au
bénéfice de sa capitale, des deux éléments fondamentaux de sa gran-
deur, apportés par deux races et deux cultures parfaitement com-
plémentaires.
La clé du plan directeur était le problème ferroviaire, déjà con-
sidéré avant nous, en 1915, comme la question essentielle, par les
auteurs du rapport Holt, première grande étude d'urbanisme de
la région d'Ottawa et de Hull. Et ce qui était si vrai en 1915, s'est
confirmé et aggravé trente-cinq ans plus tard ! La refonte géné-
rale, et graduelle du réseau ferré situé à l'intérieur de la zone urbaine,
apportera les avantages suivants:
1° La simplification des lignes d'accès à la ville d'Ottawa, et
des manœuvres diverses d'exploitation, facilitera grandement le tra-
fic ferroviaire et donnera aux industries de meilleures conditions de
production et d'expansion.
2° En éliminant plusieurs lignes qui coupent actuellement la
ville et déprécient sa valeur foncière, et en les regroupant sur une
ceinture distributrice à la périphérie de l'agglomération, on pourra
utiliser leurs emprises abandonnées pour constituer un réseau ration-
nel de nouvelles artères circulatoires diamétrales, circulaires et trans-
versales, qu'il aurait fallu de toute façon créer à grands frais pour
268 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
assurer les mouvements faciles de la circulation et des transports en
commun.
3" Sur l'ensemble du parcours de ces nouvelles avenues, auto-
routes et voies de promenade, suivant les emplacements, des quar-
tiers nouveaux se développeront, et apporteront une revalorisation
considérable des terrains environnants. Cet avantage profitera à la
fois à la prospérité de la population et aux finances municipales.
4° Cette complète rénovation du centre de la région urbaine
peut s'opérer progressivement sans interrompre l'exploitation ferro-
viaire ni bouleverser la vie des quartiers, mais suivant un plan d'exé-
cution par étapes, correspondant à l'urgence des améliorations et aux
moyens financiers qui pourront être mis en œuvre par les autorités
gouvernementales et municipales, avec le concours possible de l'ini-
tiative privée.
Basé sur cette nouvelle structure de la circulation, le regroupe-
ment des unités de quartier (community units), subdivisées chacune
en un certain nombre de paroisses ou d'unités de voisinage, permettra
une extension urbaine moins compacte, plus aérée et enchâssée dans
un réseau continu de ceintures vertes. La trame de ce réseau sera
réservée principalement sur des terrains plutôt impropres à la construc-
tion (plateaux rocheux ou vallées de criques), dont la conservation
comme espaces libres mettra en valeur les accidents naturels de la
topographie.
Dans cette distribution de centres résidentiels ou industriels, un
zonage rationnel évitera et corrigera peu à peu le désordre résultant
du mélange des diverses activités qui est nuisible au confort des habi-
tants comme à l'expansion de la production. Ce zonage limitera la
densité de construction et par là même éliminera le danger de zones
surpeuplées. La normalisation des densités et des localisations exer-
cera en outre une influence importante sur les mouvements quoti-
diens de la population, surtout aux heures de pointe, et supprimera
les déplacements inutiles et coûteux qui sont pour une grande part
cause de la congestion circulatoire.
La capitale, de par son rôle de centre administratif, est surtout
une ville de fonctionnaires. De nombreux ministères et bâtiments
de services publics inscrits au programme d'aménagement de la capi-
L'AMÉNAGEMENT DE LA CAPITALE NATIONALE 269
taie seront, suivant leur fonction, mieux distribués par rapport aux
secteurs résidentiels et, dans la mesure du possible, décentralisés.
Leur construction impliquera la réalisation simultanée d'un programme
de nouvelles unités résidentielles pour leur personnel, à proximité
de leur travail.
Les emplacements nécessaires pour écoles, églises, centres com-
merciaux, culturels et récréatifs, terrains de jeux, espaces libres de
diverses catégories, seront prévus dès la création de chaque unité nou-
velle, au lieu d'être plus tard aménagés tant bien que mal à coup
d'expropriations quand le quartier est déjà construit et peuplé.
Voilà en quelques lignes oe qu'est le plan directeur. Nous
sommes, comme on le voit, loin d'un plan d'embellissement, sans
cependant que le souci de l'esthétique en soit absent. Mais l'urgence
d'une mise en ordre sur les plans matériel et technique, qui engen-
drera automatiquement une mise en ordre sur le plan social, s'im-
posait avant toute autre considération.
Il est impossible dans une étude aussi brève de mentionner cha-
que opération proposée. Ceci est l'affaire du rapport général qui
accompagnera nos plans et qui va paraître incessamment. La presse
a d'ailleurs donné de très importants extraits de ce rapport lorsqu'il
fut soumis à titre préliminaires au Comité d'Aménagement de la
Capitale nationale, au gouvernement et aux municipalités.
Cependant, il est un élément important du plan de la capitale
qui intéresse tout particulièrement les lecteurs de cette revue: c'est
l'Université.
Depuis la fondation du premier collège il y a un siècle, l'Uni-
versité d'Ottawa occupe un emplacement situé au cœur de la ville
et s'accroît graduellement. L'enseignement y est donné dans plusieurs
édifices dont le principal revêt une indiscutable majesté. Il s'est créé
une atmosphère de tradition autour de œs premiers bâtiments et
il semble que le domaine actuel de cette importante institution pour-
rait facilement s'étendre sans qu'on soit obligé de le déplacer. Il
pourrait éventuellement être compris entre la rue Wilbrod au nord et
la rue Somerset au sud, pour communiquer directement avec le ter-
rain de l'Ovale, et de l'est à l'ouest aller de la rue King-Edward jus-
qu'aux rues Nicholas et Waller. La rue King-Edward, belle artère
270 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
principale nord-sud, est prévue pour être ultérieurement élargie dans
la partie comprise entre la rue Rideau et son extrémité sud, où elle
communiquera avec l'entrée nouvelle de la capitale pour les routes
venant de l'est (Montréal), et du sud-est (Etats-Unis).
D'autre part, le projet comporte dans un avenir plus ou moins
rapproché le remplacement de^ lignes ferroviaires qui conduisent à
la gare centrale actuelle par un parkway qui longera le canal à l'est.
L'Université se trouverait de ce côté en bordure de ce nouveau park-
way. La réalisation de ce plan de longue haleine consacrera l'empla-
cement traditionnel de l'Université au centre d'un quartier résiden-
tiel en progrès constant, et à proximité du futur séminaire et des
autres institutions religieuses de la rue Main.
Sur ces bases, un beau plan d'ensemble des différentes facultés
est en cours d'étude et l'on peut dire que l'Université d'Ottawa consti-
tuera un des principaux facteurs de beauté et de valeur spirituelle
de la capitale nationale.
Pour réaliser un programme d'aménagement aussi complexe que
l'était celui dont nous avions la charge, il fallait d'abord en réunir
toutes les données imperatives: géographiques, historiques, physiques,
économiques, sociales ... Ce fut le travail de plusieurs années d'en-
quêtes, de relevés et d'examens sur place. Il se dégage de cet ensem-
ble de recherches une vision nette des possibilités apportées par le
site, ainsi que de ses défauts, et des modifications souvent heureuses
et parfois fâcheuses que lui ont fait subir les entreprises des habi-
tants. C'est une intéressante leçon de géographie humaine qui montre
la grande responsabilité des hommes dans le sort qu'ils imposent à
la terre que le Créateur leur a donnée.
La traduction graphique des résultats de l'enquête fait apparaître
comme sur un cliché photographique l'image vraie, totale et com-
plexe de ce que nous appelons le « fond de plan ». C'est en tra-
vaillant en superposition sur ce document que nous étudions les diver-
ses solutions, créatives ou correctives, que propose le « plan directeur ».
Si tous les renseignements recueillis au cours de l'enquête, rapports
écrits, statistiques et analyses, qui permettent d'établir le fond de plan,
restaient dans leur état initial, il en résulterait un volume confus et
fastidieux, cause d'erreurs et d'omissions sans nombre. Au contraire,
L'AMÉNAGEMENT DE LA CAPITALE NATIONALE 271
leur traduction graphique donne lieu à d'attrayantes et convaincantes
images dont la lecture et la compréhension sont, pour ainsi dire,
instantanées. L'enquête documentaire est une des parties les plus
passionnantes du travail de l'urbaniste, et l'on peut affirmer que la
valeur pratique et l'économie des solutions qu'il propose varient en
raison directe de l'exactitude et de la profondeur de l'enquête.
Il ne faudrait pas conclure sans réaffirmer qu'un tel travail, con-
sacré avant tout à organiser le bien-être et la prospérité d'une popu-
lation, soit seulement un ouvrage de caractère technique. Bien qu'à
la base l'arpenteur-géomètre, l'ingénieur, l'architecte, le statisticien,
doivent apporter leur savoir et leur expérience, l'inspiration maîtresse
est également le fruit de consultations multiples avec les sociologues,
juristes, hygiénistes, sans oublier les historiens et les géographes; car
si les hommes sont responsables en grande partie du mauvais usage
qu'ils font de la terre où ils vivent, ils peuvent également, par la pré-
vision, l'imagination et la connaissance complète des besoins, conser-
ver et améliorer la portion de territoire qu'ils occupent, et faire
œuvre positive et méritoire dans la construction de cette fraction de
géographie humaine qu'est une ville.
Jacques Gréber.
Paul Claudel
poète catholique^
Au cours d'une conférence consacrée à l'éloge du vaste génie
de Dante, Paul Claudel rangeait le poète florentin au nombre de
quelques grands écrivains de la littérature universelle qui ont eu la
gloire de produire une œuvre dont l'ampleur est égale à celle de
la Création. « Ces poètes précellents, écrit-il, ont reçu de Dieu des
choses si vastes à exprimer que le monde entier leur est nécessaire
pour suffire à leur œuvre » (Pos.y 1. 164) ^. Leur création est une
image et une évocation de l'Univers. Ainsi d'immenses étendues spi-
rituelles se découvrent et s'illuminent dans le progrès des vers de la
Divine Comédie, et à mesure que s'enchaînent les larges strophes,
le spectacle de la réalité visible et invisible se reconstitue lentement
sous nos yeux émerveillés.
Le caractère d'universalité que Claudel se plaît à souligner avec
satisfaction dans les tableaux de la Divine Comédie, il n'est pas témé-
raire à notre tour de lui en attribuer le mérite. L'immense entre-
prise de l'imagination à laquelle il a voué une part vive de ses forces
durant une carrière de plus de 50 ans, ne révèle pas une ambition
moins hardie. A travers la passion qui soulève Dante de s'aisir le
monde en sa masse indivisible, Claudel entend la voix de ses pro-
1 Conférence prononcée à la Société des Conférences de l'Université d'Ottawa,
le 12 février 1950.
2 Abréviations :
Annonce. L'Annonce faite à Marie. (Gallimard.)
Art. Art poétique. (Mercure.)
Correspondance. Jacques Rivière et Paul Claudel, Correspondance. (Pion.)
Est. Connaissance de F Est. (Mercure.)
Feuilles. Feuilles de Saints. (Gallimard.)
Odes. Cinq Grandes Odes. (Gallimard, pagination de la 19® édition.)
Partage. Partage de Midi. (Mercure.)
Père. Le Père Humilié. (Gallimard.)
Pos. I. II. Positions et Propositions, vol. I et II. (Gallimard.)
Ruth. .„- Introduction au Livre de Ruth. (Desclée de Brouwer.)
Soulier. Le Soulier de Satin. (Gallimard, pagination de la 18® édition.)
Tête. Tête d'Or. (Mercure.)
Tobie. Le Livre de Tobie et de Sara. (Gallimard.)
Ville La Ville. (Mercure.)
Violaine. La Jeune Fille Violaine. (Mercure.)
PAUL CLAUDEL 273
près désirs. Il découvre dans la vision dantesque l'accomplissement
de «es vœux et de ses tentatives d'écrivain. Le sentiment d'une étroite
parenté d'esprit l'a porté vers le poète du Paradis et de l'Enfer, tout
autant que vers Homère et Virgile, Eschyle et Shakespeare, ces poètes
impériaux qu'il a adoptés pour maîtres dès l'époque de sa jeunesse.
Les goûts révèlent ici les pentes du génie — d'un génie orienté vers
l'univers et que nous pourrions définir le sens de la totalité.
Cette expression « le sens de la totalité » rend assez exactement,
me semble-t-il, le caractère le plus intime du génie de cet écrivain
qui, à la veille de sa conversion, était en voie d'étouffer dans les
cadres étroits de l'incroyance et qu'ont épanoui dans la joie et la
liberté les amples horizons et le plein air de la Révélation chrétienne.
Il se sent en accord et en continuité avec le monde entier. Et
cette aspiration à la totalité ne se réduit pas chez lui à la volonté
de ne considérer le monde que sous cet angle de vision ni à celle
de créer dans ses poèmes, pour traduire cette ^iie, de vastes fresques
de l'Univers; elle ne se résume pas à un accueil de l'esprit, si ardent
et si généreux soit-il. Sans doute, le sentiment de l'universel impli-
que ces éléments; et il est évident, pour qui s'arrête un instant à prê-
ter l'oreille aux résonances des Cinq Grandes Odes, que le poète
répugne à envisager les objets en eux-mêmes et à les isoler du réseau
de leurs rapports, mais qu'il les situe dans leur décor, qu'il se reporte
sans cesse à l'inépuisable richesse de la perception de ces réalités et
qu'il s'attache à la saisir et à les peindre dans leurs multiples rela-
tions avec l'ensemble des choses.
La terre tient au ciel, le corps tient à l'esprit, toutes les choses qu'il a
créées ensemble communiquent, toutes à la fois sont nécessaires l'une à
l'autre.
(Annonce, 62.)
Cette parole recueillie dans la bouche de l'un des personnages
de U Annonce faite à Marie, il ne fait aucun doute que ce ne soit
l'une de ces expressions qui révèle, en son âme profonde, l'œuvre
du poète. Il jouit du don de la totalité. Il en est possédé. Car,
chez lui, cette disposition ne résulte pas d'un patient effort de la
réflexion; elle n'est pas le fruit de convictions mûries lentement et
obscurément. Un travail ininterrompu de méditations et de recher-
ches ont contribué à l'éclairer et à l'affermir. Mais elle n'est pas
274 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
l'effet d'une qualité acquise. Elle est un don de nature, quelque
chose de gratuit, de libre et de souverain, une vertu naïve, spontanée
et irrépressible comme la vie d'où elle procède et qui avec l'âge et
l'étude s'est accrue en force et en vigueur. Elle est un instinct et
une sympathie. Ce génie est habité par l'instinct de l'Unité et, dès
qu'il réfléchit ou s'exprime, il révèle l'Unité des êtres. Au cours de
ses explorations de l'Univers, ce n'est pas le raisonnement qui le
conduit, c'est le sentiment de la parenté des choses et de leur intime
liaison.
Dans une lettre adressée à Jacques Rivière, Claudel observait
avec une grande justesse: « Tout artiste vient au monde pour dire
une seule chose, une seule toute petite chose, et c'est cela qu'il
s'agit de trouver en groupant le reste autour» {Correspondance, 191).
C'est chez le peintre une couleur préférée ou plutôt fondamentale;
chez le poète, c'est une note essentielle, partout obsédante et obsti-
née qui sourd, affleure ou s'épanche à travers les divers dévelop-
pements du poème. Chez Claudel, ce thème privilégié et dominateur,
c'est le sentiment de la solidarité qui perçoit tous les êtres réunis en
un seul Univers: c'est un don de sympathie qui éprouve et crée
l'unité. La foi a éclairé ces dons: elle a découvert au poète d'im-
menses étendues invisibles que l'œil et l'esprit n'auraient pu percevoir
par leurs seules ressources; elle a manifesté les liens qui unissent au
monde et à Dieu les divers domaines du monde visible.
Cette analyse très sommaire permet d'entrevoir avec quel bon-
heur le terme de « catholique » est approprié à une œuvre élargie
aux dimensions de toute la réalité. Elle qualifie l'une de ses tendan-
ces fondamentales, et peut-être la plus profonde.
O credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec
un cœur catholique !
Où que je tourne la tête
J'envisage l'immense octave de la Création !
Le monde s'ouvre et, si large qu'en soit l'empan, mon regard le traverse
d'un bout à l'autre.
J'ai pesé le soleil ainsi qu'un gros mouton que deux hommes forts
suspendent à une perche entre leurs épaules.
J'ai recensé l'armée des Cieux et j'en ai dressé état.
Depuis les grandes Figures qui se penchent sut le vieillard Océan.
Jusqu'au feu le plus rare englouti dans le plus profond abîme.
PAUL CLAUDEL 275
Ainsi que le Pacifique bleu-sombre où le baleinier épie Févent d'un
80u£Qeur comme un duvet blanc.
Vous êtes pris et d'un bout du monde jusqu'à l'autre autour de Vous
J'ai tendu l'immense rets de ma connaissance.
Comme la phrase qui prend aux cuivres
Gagne les bois et progressivement envahit les profondeurs de l'orchestre.
Et comme les éruptions du soleil
Se répercutent sur la terre en crises d'eau et en raz-de-marée.
Ainsi du plus grand Ange qui vous voit jusqu'au caillou de la route
et d'un bout de votre création jusqu'à l'autre.
Il ne cesse point continuité, non plus que dç l'âme au corps;
Le mouvement ineffable des Séraphins se propage aux Neuf ordres des
Esprits,
Et voici le vent qui se lève à son tour sur la terre, le Semeur, le Mois-
sonneur.
Ainsi l'eau continue l'esprit, et le supporte, et l'alimente,
Et entre
Toutes vos créatures jusqu'à vous il y a comme un lien liquide.
{Odes, 57.)
Ajoutons à des réflexions sèches et brèves et à ce permier con-
tact, quelques sondages plus prolongées en vue d'écouter à loisir les
accords d'une aussi puissante harmonie.
Dès le jeune âge, Claudel a noué avec la nature une amitié sans
déclin. Son enfance s'est écoulée dans le sévère pays du Tardenois,
situé aux confins de l'Ile-de-France et de la Champagne, à l'orée
de la grande plaine du Nord qui conduit vers Soissons, et plus loin,
derrière l'horizon, vers la cathédrale de Laon. C'est un très ancien
terroir des Gaules dont Claudel a assimilé les vertus avec une ivresse
sauvage et ce sens aigu de la réalité terrienne que possèdent les paysans.
Il l'a sillonné en d'immenses promenades, il a poussé des explorations
vers les quatre horizons que son imagination peuplait de légendes
et d'être fantastiques.
Moments féconds de joie et de liberté au cours desquels le poète
se nourrit des spectacles de la Création. Il engage alors avec les
êtres un dialogue ininterrompu et passionné, tandis qu'il croît et mûrit,
mélangé à son terroir, comme la vigne enroulé à l'olivier. Il n'y
a qu'à ouvrir au hasard les premiers drames pour récolter à pleines
mains les souvenirs encore humides de la rosée matinale et resplen-
dissant sous l'éclat du soleil:
276 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
O quand reviendra le soleil !
O la Marne dorée,
Où le batelier croit qu'il vogue sur les coteaux et les vignes, et les
maisons aux faîtes de plâtre, et les jardins où le linge est étendu !
Encore quelques heures.
Quelques heures et le soleil poussera sa splendeur hors du Noir !
O il y a quelques années, alors que je n'avais pas «ncore achevé de
grandir.
J'allais me baigner avant le jour, et quand je remontais, marchant
dans la boue et les roseaux,
Je voyais l'Aurore grandir au-dessus des forêts, et comme quelqu'un
qui remet sa chemise, tout nu je levais les deux bras vers les coquelicots
d'or!
O quand reviendra le soleil ! Que je te revois encore cette fois,
soleil de la terre !
(Tête, 280.)
En juin chante le coucou; l'enfant se met en route pour le trouver;
Il n'y a personne; il y a un charme sur la route; il s'arrête, le cœur
gonflé de douleur.
Comme tout est tranquille ! Comme il fait beau temps !
J'entends toujours là-bas l'oiseau . . .
La tourterelle.
On l'entend au temps de la moisson à quatre heures, quand tout le
monde est à goûter;
Les filles qui sont placées loin de chez elles pleurent;
La laveuse qui lave son linge toute seule à l'entrée du bois
S'arrête quand elle l'entend, le battoir en l'air, et se retourne pour
voir qui est-ce qui est là.
(Violaine, 66.)
Cette gerbe d'images a été ramassée sur la terre natale du poète:
elles conservent le charme et la suavité des souvenirs de l'enfance.
Quelques années plus tard les devoirs de la diplomatie vont tra-
cer au poète une route qui le mène en Extrême Orient. Il y sera
retenu par des fonctions consulaires et pour des séjours prolongés.
Plusieurs années de résidence à Shanghai, à Fou Tchéou et à Pékin,
de rapides tournées au Japon et en Indochine lui découvrent des
paysages hier inconnus et la diversité multiforme des contrées de la
planète. Un recueil de poèmes en prose, intitulé Connaissance de
VEst, est né des observations et des contacts assidus qu'a poursuivis
le poète avec la nature chinoise. Un profond respect à l'égard de la
nature, une sympathie toujours en éveil et le sentiment qu'un drame
religieux se passe derrière le voile changeant et coloré des spectacles
quotidiens, animent tous les morceaux. Le promeneur infatigable
PAUL CLAUDEL 277
qu'il est vit entouré de la Création et en continuité avec « ce monde
de la Sagesse de Dieu » dont il perçoit le message et qu'il a mission
d'interpréter.
C'est grâce à ce commerce d'amitié avec la nature que le poète
a reçu l'intuition des liens multiples et parfois secrets qui rattachent
dans un même dessein et à un sort commun le lever du soleil au
cours de la vie humaine. Au ciel, le temps est indiqué par le mou-
vement circulaire des grandes constellations comme sur le cadran
de l'horloge cosmique; et ce même temps bat sous la cage de notre
poitrine, indiqué par les pulsations du cœur. Les rythmes de notre
vie humaine se joignent et s'enlacent au progrès du jour et de l'année.
Les mêmes incidents qui composent l'existence, la chaîne des tra-
vaux et des jours se fondent dans la toile mobile des saisons. Ecou-
tez ce passage de YAnnonce faite à Marie,
A. V. — Pierre de Craon, tu as beaucoup de pensées, mais pour moi
ce soleil me suffit qui va s'éteindre.
Toute ma vie j'ai fait la même chose que. lui, la culture de la terre, me
levant et rentrant avec lui.
Et maintenant j'entre dans la nuit et elle ne me fait pas peur, et
je sais que là aussi tout est clair et réglé, en la saison de ce grand hiver
Céleste qui met toute chose en mouvement.
Le ciel de la nuit où tout est travail et qui est comme un grand
labour, et une pièce d'un seul tenant.
Et le Colon éternel y pousse les Sept Bœufs, l'œil fixé sur une étoile
immuable.
Comme nous autres sur la branche verte qui marque le bout du sil-
lon.
Le Soleil et moi, côte à côte.
Nous avons travaillé, et ce qui sort de notre travail ne nous regarde
pas. Le mien est fait.
Je me suis uni à la nécessité et maintenant je voudrais m'y dissoudre.
{Annonce^ 202.)
Et cet autre passage:
Me voici assis, et du haut de la montagne je vois tout le pays à
mes pieds.
Et je reconnais les routes, et je compte les fermes et les villages,
et je les connais par leurs noms et tous les gens qui y habitent.
La plaine par cette échappée à perte de vue vers le Nord !
Et ailleurs, se relevant, la côte autour de ce village forme comme
un théâtre.
Et partout, à tout moment.
Verte et rose au printemps, bleue et blonde l'été, brune l'hiver ou
toute blanche sous la neige.
278 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
Devant moi, à mon côté, autour de moi,
Je ne cesse point de voir la Terre, comme un ciel fixe tout peint de
couleurs changeantes.
Celle-ci ayant une forme aussi particulière que quelqu'un est tou-
jours là avec moi présente.
Maintenant c'est fini.
Que de fois ne suis-je pas sorti de mon lit, allant à mon ouvrage !
Et maintenant voici le soir, et le soleil ramène les hommes et les
animaux comme avec une main.
(Annonce^ 205.)
L'homnie n'est donc pas un être isolé dans la Création; il est
rattaché à la terre, aux plantes et aux étoiles par de multiples liens
grâce auxquels il demeure en continuité avec l'ensemble de tout ce
qui a un nom et un visage autour de lui. Sa présence est réclamée:
sa participation est sollicitée:
« Au dessus de la nature, écrit Claudel, au-dessus de ce spectacle
que circonscrit l'horizon et où s'exerce l'action du temps, et qui nous
a été donné en avoir compréhension, possession et usage, retentit
dans le cœur de l'homme une confession permanente. Nous ne ces-
sons pas d'être avec cette chose que Dieu a faite. Elle a quelque
chose à dire. Nous nous sentons constitués en tant que ses délégués
à l'expression. Et cette expression, c'est quelque chose de trop sacré
et de trop solennel pour appartenir au domaine de la spontanéité
et de l'improvisation personnelle. C'est un texte antérieur à nous-
mêmes à quoi nous avons à nous incorporer. Nous l'assumons comme
un vêtement . . . C'est Dieu même en grande paix avec son œuvre
qui l'a mis dans notre bouche et sur nos épaules ... La nature
aussi depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, et depuis le lever
de la lune et des étoiles jusqu'à leut coucher, célèbre un office, et
ses Heures sous l'inclinaison sans cesse variée du rayon dominical ne
cessent pas d'accompagner et de soutenir les nôtres. C'est le senti-
ment confus de cette solidarité, de ce mystère à élucider, de cette
parole muette à interpréter qui est la raison de l'intérêt de plus en
plus attentif et poignant que le peintre moderne prend au paysage »
(Œil, 189).
La ferveur passionnée qui court à travers cette page donne à
entendre le culte que le poète rend à la nature. Elle s'offre à lui
comme un texte sacré, tout imprégné des grandeurs divines et chargé
d'en communiquer aux hommes quelques parcelles lumineuses.
PAUL CLAUDEL 279
Voilà pourquoi à qui désire pénétrer la nature, l'entendre chan-
ter et prendre part à son chant, s'imposent certaines dispositions de
l'âme et du cœur, et Claudel n'a pas craint de les recommander.
Car elle exige du sujet qui l'interroge une attitude de respect, de
silence et d'attention. Un personnage épisodique du Soulier de
Satin et qui figure dans l'une des scènes de la quatrième journée,
tient sur cette question des propos décisifs — c'est un peintre japo-
nais, ami de Rodrigue, qui se fait le porte-parole du poète:
Il est écrit que les grandes vérités ne se communiquent que par le
silence. Si vous voulez apprivoiser la nature, il ne faut pas faire de
bruit. Comme une terre que Feau pénètre. Si vous ne voulez pas écouter,
vous ne pourrez pas entendre.
{Soulier, 329.)
Le silence est la clef qui établit le contact entre les choses et
nous, et fait que nous en comprenons le sens. Les spectacles de la
nature qui font décor à notre existence, et les êtres que nous croi-
sons sur le chemin ont un sens, et ce sens est divin, car il vient de
Dieu. Le Créateur est Celui qui a produit les choses. Et lorsqu'il
les a posés dans l'existence, il ne leur retire pas son assistance pour
les abandonner à leur sort. Au contraire, il les maintient dans l'Etre
sans interruption. C'est lui qui leur fournit l'existence, la vérité,
la signification. Chaque chose, si humble et cachée soit-elle, est une
parole par laquelle s'exprime la Sagesse de Dieu; chaque chose: cet
érable qui étend son feuillage au-dessus du cours d'eau, ce lièvre qui
traverse en bondissant la chaussée de gravier, la colline toute rose
des bourgeons qui éclatent au soleil printanier, le firmament et la
mer, le crayon qui est devant moi et la nourriture que je prends.
Toutes les choses rendent un message et il y a des hommes qui le
perçoivent clairement, tandis que d'autres, la plupart du temps, ne
l'entendent pas.
C'est que pour saisir ce message multiforme mais toujours sacré,
certaines dispositions d'esprit sont indispensables, et parmi celles-ci,
il y a le silence et l'attention. Les maîtres de l'Orient l'ont enseigné
au poète, eux qui ont fait un large emploi de la sagesse de l'im-
mobilité : « Un des principes de la secte Zen, écrit Claudel, est que
les grandes vérités sont ineffables. Elles ne peuvent pas être ensei-
gnées, elles se communiquent à l'âme par une espèce de contagion.
280 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Un raisonnement toujours va être neutralisé par un autre raison-
nement. Mais le tumulte au fond de notre âme ne pourra pas se
défendre longtemps contre le silence, ni l'eau contre le reflet » {Oiseau,
127).
Ainsi que le fait observer un personnage de Partage de Midi,
s'adressant à Dieu:
Vous êtes là et c'est assez. Taisez-vous seulement
Mon Dieu, afin que votre créature entende. Qui a goûté à votre
silence,
Il n'a pas besoin d'explication.
{Partage, 132.)
Mais pour goûter au silence de Dieu et permettre à sa voix de
s'élever dans la demeure de l'âme, il faut établir le recueillement
intérieur. Le message que Dieu publie par le truchement de ses
créatures restera imperceptible à qui est habité par le vacarme assour-
dissant des passions et assujetti aux sollicitations de l'égoïsme. Ce
sont nos mauvaises dispositions qui obscurcissent la transparence de
la parole divine dans les choses. Elle n'est pas en elle-même obscure,
elle est rendue opaque à cause de nos misères. Nous en abusons.
Cette parole qui donne du prix au plus humbles choses, nous l'em-
ployons aux fins de notre jouissance personnelle. Nous nous empiarons
de cette parole qui confère aux êtres un sens, un poids divin, une
fraîcheur de paradis, et nous la déformons, nous l'intégrons dans les
cadres de nos vues personnelles, mesquines, souvent orgueilleuses et
futiles, sans remarquer que nous commettons un vol et une fraude.
L'orgueil qui se nourrit de sa suffisance, la convoitise qui poursuit
l'accomplissement d'ambitions personnelles, l'exploitation du monde
pour le profit et l'intérêt détournent l'esprit d'y voir briller les
reflets de la Sagesse divine et son langage est rendu impénétrable à
des oreilles devenues sourdes.
Les autres autour de moi, toutes ces personnes,
Qu'est-ce qu'ils savent des choses ? n'en prenant bien vite que ce qui
leur est nécessaire, deux clins d'œii pour se guider au travers de leur
petite comédie ?
Mais moi, tout me parle, tout me touche jusqu'au fond du cœur.
{Père, 15.)
C'est Pensée, un personnage du Père Humilié, qui s'exprime dans
cette langue mélodieuse et qui définit le don de sympathie intuitive
PAUL CLAUDEL 281
qui dilate Tame du poète et la rend accueillante et attentive aux moin-
dres murmures que profère la réalité. Pour avoir accès à ce trésor,
il suffit de se rendre disponible, de rompre avec l'agitation et la fièvre
qui nous possèdent, et parvenu à cet état de paix, de s'accorder à l'har-
monie des choses.
Qu'est-ce qui se passe dans le silence de la nuit ? À quoi sont occu-
pées les forêts et la mer ?
Nous ne comprenons les choses que si nous nous mettons avec elles
dans le même état de prière.
(Feuilles, 62.)
Alors devant le regard purifié, toutes choses deviennent transpa-
rentes. Le monde apparaît dans sa limpidité, ruisselant de la Sagesse
qui l'a créé, qui l'illumine et lui donne une saveur. Et dans l'âme
conquise du poète, l'acclamation s'élève comme un chant triomphal:
Écoute ma voix retentir seule dans l'immensité ! Les vents se recueil-
lent, et seul avec moi dans les hauteurs suprêmes est entendu ce faible
chant.
Vois autour de moi la terre saine et nettoyée, considère l'étendue
illimitée, le jour avec la pureté de la nuit, la splendeur du Lion dans
la limpidité de l'hiver, et connais que toutes choses «ont dévoilées !
Ne vois-tu pas que tout est préparé pour la paix et quei tu ne saurais
te refuser plus longtemps à la trêve et au pacte ?
La lumière commence, l'air prend d'un bout à l'autre ! Voici la pré-
sence latérale du Soleil, voici l'irrésistible invasion du Feu !
Voici l'extension, voici la gloire, voici le jour de l'ostension de Dieu
pareille à la victoire de l'Eté !
{Ville, 292.)
Le monde dans une fumée d'or émerge à la fenêtre du poète:
« Sortant du sommeil de la nuit, je me suis réveillé dans les flammes.
Tant de beauté me force à rire ! Quel luxe ! quel éclat, quelle vigueur
de la couleur inextinguible ! C'est l'aurore. Ce n'est point du rouge,
et ce n'est point la couleur du soleil: c'est la fusion du sang dans
l'or ! C'est la vie consommée dans la victoire, c'est, dans l'éternité,
la ressource de la jeunnesse ! » (Est, 123.)
Et maintenant voici la confidence d'un souvenir rapporté d'une
excursion sur une plage japonaise: «Cette odeur de marée tout-à-
coup, cette odeur d'algues marines dans ma pensée est si forte qu'elle
renverse tout ! Te rappelles-tu cette plage d'Isé à neuf heures du matin,
cette mer dans la fraîcheur du matin, cette fraîcheur qui est le con-
tact de la pureté, la mer sous le soleil de neuf heures et le cri
282 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
visible de la lumière, une orgie de visibilité, riante, retentissante,
resplendissante, pleine d'esprit, d'espérance et de lumière, à la fois
vive monnaie et nappe étoilée: la plénitude de l'eau ? » {Oiseau, 178.)
Ainsi le poète est introduit dans les mystères de la nature; il par-
ticipe à son ivresse et à sa joie; il s'associe au déroulement de l'am-
ple cérémonie. Les heures tournent sur la surface de la terre et la
couleur du jour varie selon les heures: la nuit spacieuse et resplen-
dissante, présidée par la Lune; la fraîcheur de l'Aube; Midi aveu-
glant de splendeur; le Soir porteur de la Paix.
Puis se dessine la ronde des Saisons: le Printemps, qui renou-
velle la jeunesse primitive du monde, la flamme ardente de l'Eté
qui consume, l'Automne chargée de fruits, l'Hiver, période du dépouil-
lement. Et au cours de cette lente révolution de l'année, qui forme
la toile de fond des principaux drames, le coucou chante sur la haute
branche d'un hêtre; un charme déploie ses feuillages dans la blan-
cheur de Midi; on entend roucouler la tourterelle au temps de la
moisson; une laveuse lave son linge à l'entrée du bois, tandis qu'un
vent faible et doux agite légèrement les blés et les feuilles. Sous le
grand ciel bleu, tandis que se poursuit le déroulement de cette ample
liturgie, le poète ne cesse de regarder et d'acclamer du fond de l'âme.
Lorsqu'il était en Chine, jeune diplomate alors et encore au
début de ses longs tête-à-tête avec la nature, que de fois, promeneur
infatigable, il s'est fait de la contrée l'observateur silencieux. Il a
habité la solitude paisible et copieuse : « Devant les pas du prome-
neur s'ouvre l'étendue aimable et solennelle. Je mesure de l'œil le
circuit qu'il me faudra suivre » {Est, 57). « Je goûte la lente modifi-
cation des heures. Car, perpétuel piéton, juge sagace de la longueur
des ombres, je ne perds rien de l'auguste cérémonie de la journée;
ivre de voir, je comprends tout» {Est, 58). «J'ai longuement étudié
les mœurs des étoiles » {Est, 109).
Mais le poète fait plus que d'observer la nature: il se mêle à
ses rondes, il participe à ses rythmes, il se fond dans sa lumière:
« Vienne midi, et il me sera donné de considérer ton règne. Eté,
et de consommer, consolidé dans ma joie, le jour — assis parmi
la paix de toute la terre, dans la solitude céréale» {Est, 125). Par
un jour où il pleut immensément, le piéton s'aventure dans le val-
PAUL CLAUDEL 283
Ion « qu'emplit la rumeur des fontaines diverses. Je m'arrête ravi par
le chagrin. Que ces eaux sont copieuses ! et si les larmes comme le
sang ont en nous une source perpétuelle, l'oreille à ce chœur liquide
de voix abondantes ou grêles, qu'il est rafraîchissant d'y assortir toutes
les mances de sa peine ! » {Est, 138.)
Peu à peu, au cours d'entretiens avec une nature qui se décou-
vre toujours plus cordiale et plus fraternelle, ce sont ses rythmes
que le poète lui emprunte et qu'il reporte dans sa vie personnelle.
« Il s'incorpore au texte », il s'assimile au déroulement de l'auguste
calendrier de l'année, il existe avec la Nature.
Le poète ressent profondément la douceur des après-midi de
décembre: « Rien encore n'y parle du tourmentant avenir. Et le
passé n'est pas si peu mort qu'il souffre que rien lui survive. De
tant d'herbe et d'une si grande moisson, nulle chose ne demeure
que de la paille parsemée et une bourre flétrie; une eau froide mortifie
la terre retournée. Tout est fini. Entre une année et l'autre, c'est
ici la pause et la suspension. La pensée, délivrée de son travail, se
recueille dans une taciturne allégresse, et méditant de nouvelles entre-
prises, elle goûte, comme la terre, son sabbat ! » {Est, 92.)
Décembre veille à l'entrée de l'hiver: la terre s'est dépouillée des
feuillages, des couleurs et des ornements: elle a renoncé au privilège
de sa fécondité; la voici recueillie, détachée des choses fugitives et
précaires, abîmée sous le regard de Dieu. Ce spectacle de détache-
ment trouve un écho dans le cœur attentif du poète; et il engage
une conversation avec son âme:
Paix, réjouis-toi !
Et dis: Autrement que par des paroles mon âme magnifie le Seigneur !
Elle demande à cesser d'être une limite, elle refuse d'être à sa sainte
volonté aucun obstacle.
Il le faut, oe n'est plus l'été ! il n'y a plus de verdure, ni aucune chose
qui passe, mais Dieu seul.
Et regarde, et vois la campagne dépouillée; et la terre de toutes parts
dénuée, comme un vieillard qui n'a point fait le mal !
La voici solennellement à la ressemblance de la mort qui va recevoir
pour le labeur d'une autre année ordination.
Comme le prêtre couché sur la face entre ses deux assistants, comme
un diacre qui va recevoir l'ordre suprême.
Et la neige sur elle descend comme une absolution.
(Odes, 97.)
284 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Ici le poète joint au recueillement devant un auguste spectacle
un geste de participation: il cède au conseil de la nature; il s'unit à
sa mobilité; il modèle son existence sur le cours des choses; il s'ac-
corde à une mesure et à un rythme. De tout son être, il participe
au déploiement de la liturgie universelle, « le cœur anéanti dans la
mesure» {Est, 190).
Comme nous avons pu le constater, l'un des traits du catholi-
cisme de Paul Claudel, c'est un ardent accueil à l'égard de la nature
entière et attentif aux objets les plus humbles et les plus obscurs.
Il n'existe pas d'être si déshérité ni d'âme si avilie en qui le poète
ne sache percevoir un titre de noblesse ou tirer de multiples accords:
Je pense qu'il n'est point d'être si vil ni si infirme
Qui ne soit nécessaire à notre unanimité.
rVille, 203.)
De cet accueil octroyé respectueusement aux simples choses naît
chez Claudel un réalisme exubérant et dru. Que l'on ouvre au hasard
l'un des drames les plus poignants et les plus proches de nos vies
qu'est U Annonce faite à Marie. Qu'y découvrons-nous ? Un dia-
logue direct, des répliques franches, des brusqueries, des confidences
embarrassées, des moments émouvants de tendresse et de grandeur.
Puis sur un fond de tableau qui accompagne le cours du drame, nous
est livrée, comme sur une toile de Breughel, une peinture de la rude
vie paysanne, dans la variété de ses aspects: images familières de la
vie domestique, menus incidents de la journée, visages de la terre,
successions des labours, des éteules et des vergers en fleurs.
Voyez cette silhouette de Jacques Hury que dessine à larges
traits Anne Vercors au premier acte du drame:
Je le connais depuis qu'il est un petit gars et que sa mère nous l'a
donné. C'est moi qui lui ai tout appris.
Les graines, les bêtes, les gens, les armes, les outils, les voisins, les
supérieurs, la coutume, — Dieu, —
Le temps qu'il fait, l'haibitude de ce terroir antique,
La manière de réfléchir avant que de parler.
Je l'ai vu devenir homme pendant qu'il me regardait, et la barbe
lui pousser autour de sa bonne figure.
Comme voilà qu'il est maintenant, toute droite et par pinceaux comme
des épis d'orge.
Et il n'était point de ceux qui contredisent, mais qui réfléchissent,
comme une terre qui accepte toutes les graines.
Et ce qui est faux, ne prenant aucunes racines, cela meurt;
PAUL CLAUDEL 285
Et ainsi pour ce qui est vrai on ne peut dire qu'il y croit, mais cela
croît en lui, ayant trouvé nourriture.
{AnnoncCt 40.)
Ainsi chez Claudel, l'amour des vastes ensembles ne tend pas
à sacrifier le détail du tableau: le sens de la totalité ne s'affirme
pas dans l'abstrait, au détriment du foisonnement des modestes choses
dont est formé le tissu journalier.
Bien au contraire, c'est de la réunion et de l'assemblage de toutes
ces humbles choses que se compose l'Univers du poète:
Je ne suis pas tout entier si je ne suis pas entier avec ce monde qui
m'entoure. C'est tout entier moi que tu demandes ! C'est le monde tout
entier que tu me demandes !
Lorsque j'entends ton appel, pas un être, pas un homme.
Pas une voix qui ne soit nécessaire à mon unanimité.
(Odes, 141.)
Tous les êtres, qui trouvent accès auprès de lui, sont interpré-
tés par rapport à la totalité. Le poète récolte et butine tout à
l'entour de lui, mais en vue de rassembler les gerbes et de réunir en
un seul poème les pièces de cette immense moisson:
Mon désir est d'être le rassembleur de la terre de Dieu ! Comme
Christophe Colomb quand il mit à la voile.
Sa pensée n'était pas de trouver une terre nouvelle.
Mais dans ce cœur plein de sagesse la passion de la limite et de la
sphère calculée de parfaire l'éternel horizon.
{Odes, 160.)
Chanter l'Univers, l'acclamer dans sa fraîcheur et sa jeunesse inal-
térables; observer les plus légers mouvements qui parcourent le visage
de la terre; explorer le monde par le cœur, l'intelligence, le sentiment;
et, par le contact avec les œuvres de la Sagesse divine, évangéliser
toutes les régions de son âme, telle est la tâche à laquelle s'est con-
sacré Paul Claudel. Le poète s'efface derrière le chrétien. Ses dra-
mes, où il est parlé de Dieu, de la Création, de la Rédemption, du
ciel et de l'enfer, des hommes et des femmes qui vivent sur la terre
et que la grâce poursuit, sollicite et entraîne, témoignent de la qua-
lité chrétienne de son effort de créateur.
Mais à côté de ces entreprises de l'imagination, il a tenté dans une
recherche qui s'apparente à la réflexion philosophique de reconstituer
une synthèse de l'Univers dont le caractère est systématique, et de
déterminer avec rigueur la position que l'homme occupe parmi les
286 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
choses créées. Il a défini le but auquel rhomme est destiné et en
vue duquel il a reçu des facultés d'agir. Il y a formulé la nature dei
rapports qui rattachent l'homme au milieu qui l'entoure et de ceux
qui l'unissent à Dieu.
Cette conception se trouve exposée, soit en des aperçus partiels,
soit dans ses lignes maîtresses, au cours d'un drame ou des dévelop-
pements lyriques d'une grande Ode. Elle a été développée sous une
forme plus didactique dans les deux traités de l'^rt poétique ou à
l'occasion de divers articles de prose. Elle se présente comme un
corps de doctrine dont le contour est fermement tracé et qu'il est
utile de connaître à qui désire aborder et fréquenter l'œuvre de Clau-
del. Elle indique l'attitude fondamentale de son esprit et détermine
le cadre dans lequel se meuvent ses pensées. Elle fixe de nouvau notre
attention sur ce trait dont il a été parlé au début comme étant la
tonalité essentielle de cette œuvre: le sens de la totalité. Permettez-
moi d'en détacher ici quelques éléments de base.
1. Aucun être dans la création, aucun événement ni aucun fait
ne doit être considéré, ni chanté, ni même décrit pour lui-même car
aucun être ne subsiste sur lui seul, ni n'existe retranché sur sa soli-
tude. Toute chose fait partie d'un ensemble plein, cohérent, indivi-
sible. Tout se tient dans l'Univers, tout est en rapport avec l'en-
semble de la Création, et le poète a le devoir de respecter cette soli-
darité qui réunit les êtres dans l'espace et dans la durée. Et Claudel
en tire des conséquences qui s'appliquent à la fonction du poète dont
le chant doit être en accord avec la mélodie de ce monde:
« Pour faire une chose (pour composer un poème sur l'érable,
disons, ou encore sur la souffrance), vous avez à comprendre com-
ment elle est faite. Et pour comprendre comment elle est faite, vous
devez comprendre en vue de quoi elle a été faite, quelles sont ses
relations avec les autres êtres et quelle a été l'idée de Celui à l'ori-
gine qui a tout fait . . . Même pour le simple envol d'un papillon,
le ciel tout entier est nécessaire. Vous ne pouvez comprendre une
pâquerette dans l'herbe, si vous ne comprenez pas le soleil parmi
les étoiles» {Pos., 2, 9).
Ce texte nous permet de savoir la manière dont Claudel con-
çoit une œuvre de création qui procède d'un sens catholique. Il aime
PAUL CLAUDEL 287
à peindre des tableaux où sont évoqués les quatre horizons et il
situe les êtres dans l'ensemble de la Création. La scène de ses prin-
cipaux drames s'étend à la mesure de l'Univers. Au début du Sou-
lier de Satin, l'auteur a pris soin d'indiquer que « la scène de ce drame
est le monde ». Le lever de rideau sur la première journée transporte
l'assistance sur un point de la planète situé à quelque degré sous la
ligne de l'équateur, à égale distance de l'Ancien et du Nouveau Monde.
Au-dessus de notre tête, voici dans la nuit limpide la voûte céleste et
les grandes constellations: Orion, la Grande Ourse, Cassiopée, la Croix
du Sud, et sous nos pieds, la mer libre et mouvante, image de l'éter-
nité. Claudel a accompli dans le Soulier de Satin la drame total qu'il
a cherché à créer tout au long de sa carrière d'écrivain: une vaste
représentation de l'Univers évoqué dans son ampleur et son intégrité,
et où figure la somme des êtres visibles et invisibles.
2. Dans l'étoffe indéchirable des créatures, chacun des êtres est
réuni à l'ensemble comme les cuivres ou les bois dans un orchestre:
il est appelé à fournir la note juste qui est réclamée de lui, mais cette
note doit se fondre dans l'harmonieux accord de toutes les voix. Tout
autant que les autres corps, l'homme ne doit pas être tenu pour un être
isolé dans l'Univers. Il n'est pas constitué comme un sujet fermé sur
lui-même et complet à l'intérieur de ses contours. L'organisme humain
et ses facultés sont disposés de manière à s'adapter au monde environ-
nant. L'homme vit en rapport perpétuel d'échanges et d'analogies
avec les corps qui l'entourent et qui contribuent à l'alimenter et à
l'accomplir. Il est un membre de la Création, et c'est parce qu'il est
établi en continuité avec les choses qu'il peut se proposer comme leur
témoin: un témoin capable de les pénétrer par l'intelligence et la
sympathie, entendue au sens le plus fort du terme: l'homme reçoit
sur sa chair animée le poids et la masse des corps et il forme bloc
avec eux. Comme l'exprime si fortement le poète, « Il porte en lui
les racines de toutes les forces qui mettent le monde en oeuvre . . .
Avant d'ouvrir les yeux, je sais tout par cœur, et cette noire puis-
sance que je contiens en moi n'exige pas moins au ciel si je les
ouvre que ce soleil en effet que j'y trouve » {Art. Com., 223).
C'est pourquoi le poète a reçu avec le pouvoir de comprendre
toute chose la vocation de les célébrer et de dégager le secret de joie
288 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
et de béatitude qu'elles recèlent. Toute créature, déclare le Psal-
miste, a été appelé à louer Dieu. Mais comment les choses j)ourraient-
elles le louer si l'homme accourant à leur secours ne leur prête sa voix ?
La fleur qui croît silencieusement sous l'ombre d'un sapin, la surface
du lac qui recueille les teintes du soleil couchant, comment pourraient-
ils publier la gloire de Dieu, si une intelligence et une parole ne leur
donnent expression ?
« De tout ce que Dieu a fait, écrit Claudel, nous n'avons rien à
mépriser ni à rejeter. Nous avons à comprendre. Nous avons à déga-
ger de toutes les créatures la marque du Créateur, la louange dont
il l'a faite dépositaire responsable, ce qu'elle a à nous dire de Dieu
et pour cela, à la lire par le dedans, à la regarder sans préjugés,
avec attention, patience et sympathie » {Pos., II, 198).
Est-ce que toute cette beauté sera inutile ? venue de Dieu, est-ce
qu'elle n'est pas faite pour y revenir ? Il faut le poète et le peintre
pour l'offrir à Dieu, pour réunir un mot à l'autre mot et de tout ensem-
ble faire action de grâces et reconnaissance et prière soustraite au temps.
C'est avec son œuvre toute entière que nous prierons Dieu ! rien
de ce qu'il a fait n'est vain, rien qui soit étranger à notre salut. C'est
elle, sans en oublier aucune part que nous élèverons dans nos mains con-
naissantes et humbles.
(Soulier, 151.)
Claudel a donc eu l'ambition de concevoir un poème qui fût
une vaste image de l'Univers, un parfait miroir de toute chose qui
existe. Cette immense conquête a été l'œuvre de sa foi chrétienne
dont l'énergie communique à la prose et à la poésie de l'écrivain
une allure triomphale, un accent de confiance victorieuse et la puis-
sance de la certitude. Le poète a puisé aux sources de la Révéla-
tion non seulement l'aliment religieux de sa vie personnelle, et une
juste conscience des êtres et des choses, mais la substance nourricière de
ses poèmes et de ses drames, les principes actifs de son art. Il a
compris les avantages inestimables que la foi assure à l'action drama-
tique: elle donne à tous les gestes de l'existence un sens précis et
profond; elle étend jusqu'à l'infini les horizons du spectacle, en révé-
lant les répercussions illimitées de nos actes; elle situe ces actes
en rapport avec le « grand drame de la Création et du Salut » qui sert
de fond à la trame quotidienne de nos vies. Cette ampleur et cette
intrépidité de la pensée créatrice est propre au catholicisme. « La
PAUL CLAUDEL 289
position catholique soit universelle par excellence, observe l'auteur
du Soulier de Satin, Je veux dire celle qui non contente de rassem-
bler toute la terre, la rattache au ciel» (Contacts, 137).
Claudel livre dans cette parole la tendance dominante de son
art: une saisie de tous les êtres dans leurs rapports avec l'Eternel.
Son œuvre n'est qu'un immense effort de l'imagination et la tenta-
tive indéfiniment reprise dans chaque pièce de théâtre pour réunir
le monde visible, ce monde de la misère et de la souffrance, de
l'épreuve et de la déception, au monde des causes, de la vie et de la
béatitude, cherchant ainsi à dominer d'un lieu plus élevé les éten-
dues trop étroites que notre vue saisit ici-bas et d'obtenir une par-
celle tout au moins de la vision de Dieu sur les créatures.
Grâce aux données de la foi, il est possible au poète de restituer
dans ses lignes maîtresses ce vaste paysage ordonné et illuminé par
la Sagesse où toute chose se meut dans l'harmonie et observe la mesure,
le nombre et le poids. Ces multiples incidents qui, observés de la
mêlée où nous vivons, paraissent à nos yeux myopes absurdes, inco-
hérents et chaotiques, s'accordent, s'unissent, se concertent. Le monde
prend un sens, il cesse d'être cette foire ensevelie sous le brouhaha et
le tapage de la criée, il perd son apparence de hasard, il vient de
quelque part et il retourne quelque part; il vient de Dieu et il
retourne à Dieu.
Lorsqu'il s'est engagé sur cette route, au lendemain de sa con-
version, Claudel a renoué, par-dessus trois siècles de naturalisme dans
le théâtre et la poésie, avec une longue tradition chrétienne que
l'humanisme de la Renaissance avait méconnue et délaissée. Il a
retrouvé, en la vivant lui-même, cette expérience spirituelle des doc-
teurs du moyen âge pour qui la Création visible était un Signe
de Dieu et sa première Révélation. « Chaque être [ est ] comme un
trait de Son effigie, chaque mouvement un mime de Son geste, et une
interprétation de Ses intentions, le monde visible une correspon-
dance à l'autre moitié invisible » [Ruth, 75). Et alors, au lieu de
goûter, comme Mallarmé, à l'amère saveur du Néant, ou, comme Bau-
delaire, de ne rencontrer autour de lui que la nuit étouffante et un
ciel sombre et bas, il a vu ses yeux s'ouvrir à la lumière. Son oreille
a perçu la musique et l'harmonie de toutes les choses qui existent
290 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
dans la joie. Il a été attiré par la suavité de ces mélodies d'une
inflexion toujours imprévue, toujours fraîche, toujours nouvelle; il a
suivi cet attrait; il a parcouru la campagne dans la fraîcheur du matin
inondé de soleil: il a entendu sifiler le loriot dans les bosquets: il
a assisté à la levée des jeunes pousses sur les sillons encore bruns:
et il s'est arrêté au milieu de ce monde magnifique et il a déclaré
combien il était beau; combien toutes choses étaient soulevées par
l'inaltérable rythme de la paix. Il a levé ses yeux vers une étoile
allumée dans la rougeur éteinte du couchant, et il a prononcé ce mot
qu'avait oublié tant de poètes: Merci. Et ravi, au cœur même de la
Création, il a perçu l'appel de la voix merveilleuse:
Lorsque Dieu joue de la flûte, il n'y a point de bercail qui soit capa-
ble de retenir le troupeau . . .
Lorsque Dieu joue de la flûte, il n'y a point de barrière
Qui isoit capable de retenir ce cœur de chair !
(Tobie, 33.)
Pierre Angers, s.j.
Lafemtne^ cette inconnue
Le sexe féminin se perd, disent les revues et les livres. «Pour-
quoi parler encore du sexe féminin, dit Simone de Beauvoir dans
un livre qui soulève en ce moment de vives polémiques. Il n'y a
pas de sexe féminin, il n'y a qu'un seul sexe dont les membres ont
les mêmes droits. »
Nous voulons justement démontrer qu'aujourd'hui la femme se
diminue à se faire trop connaître, qu'une femme est puissante en
raison de l'ombre qui la couvre, que le sexe féminin tout entier
se perd dans la mesure où il s'expose, où il revendique les droits
masculins, la vie des hommes et leurs tâches.
En se masculinisant la femme se détruit elle-même. Elle ne devient
pas homme, mais elle se perd comme femme, entraînant dans sa
chute l'homme lui-même. Quand une moitié du fruit pourrit, tout
le fruit se gâte.
Mon propos n'est certes pas de remettre la femme au gynécée ni
de la cloîtrer dans des sanctuaires familiaux si profonds que le monde
ne jouisse plus de ses parfums que par dessus le mur. Le monde
souffre toutefois d'un déséquilibre profond qui vient de ce que la
bipolarité de la race humaine est sérieusement compromise par l'évo-
lution sociale. Une étude même rapide et superficielle de l'univers
et de ses lois nous montre le caractère ambivalent, c'est-à-dire équi-
libré entre deux forces opposées, de toute la création. La vie notam-
ment n'est qu'équilibre actif, en reconstitution perpétuelle, en oscil-
lations sans fin entre deux forces contraires. Attraction, répulsion;
activité, passivité; extenseurs, fléchisseurs; enfin homme, femme. La
bissexualité est la traduction caractéristique sur le plan vivant, de
cette loi universelle de bipolarité.
Or, l'équilibre universel tend à être perturbé en ce sens que la
femme quittant la place, physiologiquement et psychologiquement
sienne, vient de plus en plus sur les domaines masculins. Dans la
vie sociale, les forces et contre-forces à s'uniformiser, les êtres se pous-
292 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
sant vers une égalité illusoire. À cause de cet envahissement des ter-
rains masculins par les femmes, le monde social tend à basculer non
pour s'élever plus haut, mais pour tomber plus bas. Les notions de
mesure, d'équilibre, d'harmonie se perdent au profit d'un mélange
neutre qu'aucun contre-poids ne tend plus à retenir sur les pentes de
la confusion et de l'illusion. Il semble que la société a besoin
moins de réformes politiques que d'une compréhension profonde de
ses conditions de santé. Le corps social ne peut maintenir ses pro-
pres conditions de progrès sans une sérieuse étude de l'équilibre néces-
saire entre ses deux constituants: le sexe masculin et le sexe féminin.
Pour qu'un arbre tienne droit il faut de la terre autour de ses raci-
nes, il faut cet élément obscur et dense, le sol qui mûrit les sèves et
les transformations biologiques fondamentales. Il faut, pour que
l'arbre se dresse, la chimie de l'ombre et ses constants apports. Nous
voulons seulement attirer l'attention aujourd'hui sur le rôle spécifique
de la femme, condition essentielle de l'équilibre de l'homme. Ce
rôle est par excellence un rôle caché dont l'enfouissement mesure
en quelque sorte l'efficacité. En effet, pluâ le renoncement féminin
est pur et silencieux, plus l'homme peut avancer loin dans les con-
quêtes de l'esprit et du cœur sans aucun danger pour l'équilibre du
corps social tout entier. Il existe une proportionnalité entre l'avan-
cement masculin et le retrait féminin qui n'est pas une ignorance
nécessaire comme quelques siècles l'ont cru, mais une science plus
profonde que le commun savoir aujourd'hui abondamment répondu;
non pas la science d'utiliser les choses ou de les analyser, mais celle
de faire, de créer; non pas la science d'exploiter de riches legs du
passé, mais un art rénovateur du présent et préparateur de l'avenir.
La femme vingtième siècle ne doit pas se confiner dans l'ignorance
antique, mais avant de savoir les lois des transformations physiques
elle doit savoir connaître les lois de la formation des hommes. Sa
besogne n'est pas d'être une obscure laborantine, mais de modeler des
hommes si hauts et droits qu'ils sachent vouloir se servir du monde
comme d'un laboratoire à fabriquer, en même temps que le bonheur
commun des humains, la gloire de Dieu. Or on ne peut jouer à la
fois sur les deux tableaux. À passer dans les catégories d'activité
masculine la femme déserte les siennes, aussi le monde a-t-il les mains
LA FEMME, CETTE INCONNUE 293
remplies de conditions de bonheur, mais il ne sait pas s'en servir,
s'y soumettre en les utilisant. Plus personne ne sait utiliser ce qui
est et l'on force la production industrielle pour remplir ce tonneau des
Danaïdes qu'est l'impéritie générale des familles, des peuples et des
races. Le goût des bacchanales antiques s'est mué en orgie de forces.
Chacun a l'appétit de la destruction massive qui le juche au sommet
tremblant d'une illusion de toute-puissance. Il vise à l'atteindre,
s'enivre un court instant et meurt, laissant la grande corruption de
son gaspillage et de sa nullité empoisonner ses traces terrestres.
Les conditions internes et profondes du bonheur sont liées à
l'utilisation des richesses de vie et non à l'exploitation forcenée des
choses matérielles.
Tout le problème de la destinée des hommes semble suspendu
non à l'O.N.U. et associations similaires, mais à la position que les
femmes voudront ou non occuper dans une société qui par elles con-
tinuera ses conquêtes ou évoluera vers un collectivisme propice aux
épanouissements rétrogrades de l'animalité humaine.
Pour qu'un monde soit en équilibre il faut que chacun trouve
ou retrouve sa place. On parle de la crise familiale, du renouveau
des traditions folkloriques, de psychologie enfantine, de techniques
éducatives, etc., mais ce qui ne marche pas ne vient pas d'une igno-
rance 'autant que d'un désordre. Aucune technique n'excusera jamais
une femme de déserter son rôle de femme. Il n'y a pas de science
maternelle synthétique articifielle qui puisse donner les fruits d'un
lent esclavage de la maternité réelle, totale, humaine.
La famille souffre de ce que la femme n'est pas assez femme
et mère, elle ne souffre pas d'ignorance relative au complexe d'Œdipe.
Par nature, la femme est une puissance cachée. Elle est au
deuxième rang de la puissance et de l'efficacité. Une femme n'ignore-
t-elle pas normalement son essence et ses rôles avant qu'un autre
la révèle à elle-même ? Combien d'entre nous ne commencent à se
connaître qu'un enfant dans les bras ?
La femme voilée des siècles passés se connaissait mieux en tant
que femme que l'Eve moderne. Ses voiles soulignaient l'essence pro-
fonde de sa mission et l'obligeaient à croître selon un axe unique.
Mère ou belle-mère, la femme antique avait une puissance énorme
294 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
parce que basée sur les besoins des petits et grands enfants, exercée
dans le sens de l'excellence féminine et déployée sans compétition.
Le règne de la mère se prolongeait par l'affection du fils et l'obéis-
sance de la belle-fille. Dans les pays chrétiens la vieille femme
inconnue de jadis était sage d'une sagesse prudente et noble. A elle
seule, elle constituait une école de savoir-vivre et du savoir aimer.
Les vieilles femmes d'aujourd'hui n'intéressent plus grand monde,
parfois pas même leurs propres enfants. Bien avant de mourir elles
s'enfoncent dans l'oubli ou la reconnaissance vague qui nimbe les
morts. On les entoure d'une sorte de mépris déçu, sous-entendant
qu'elles devraient savoir mourir à temps, c'est-à-dire avant de procurer
aux autres ce curieux sentiment de malaise qui suit les désirs homi-
cides inconscients.
Sous le voile de leurs cheveux blancs, les femmes du peuple
cachaient des trésors d'abnégation, de résignation souriante et de tra-
vail forcé. Je n'en veux pour preuve que cette habitude des filles
citadines d'envoyer à leurs vieilles mères leurs enfants, légitimes ou
non, à élever. Pour ces petits la vieille reprenait les tâches usantes,
les lessives qui brûlent les doigts, la sordide économie qui tord les
reins. Le tout, pour un sourire d'enfant ou un merci de Dieu. La
méconnaissance absolue de ces dévouements leur conservait une pureté,
une profondeur qui basaient les civilisations chrétiennes dans les régions
d'éternité. La vieille femme revendiquant comme ses jeunes sœurs
le droit de vivre sa vie, dans l'afiirmation d'un égoïsme intégral,
jouissant de paraître, dupant son monde et elle-même par mille arti-
fices, ne peut atteindre les hauteurs morales d'où ses devancières s'en-
volaient en Paradis.
Les répercussions de ce nouveau modus vivendi des vieilles femmes
sont d'ailleurs pleines de surprises. Dans les milieux aisés fleurissent
les névroses, fruits normaux des vies repliées sur elles-mêmes, pesant
et repesant le poids de chaque fardeau, calculant et recalculant le
lustre de chaque mérite. Un fardeau n'a que le poids qu'on lui
trouve, il est d'autant plus lourd qu'on l'affiche comme tel à ses yeux
comme à ceux des autres. Un mérite se déprécie à chaque nouveau
tripotage auquel on le soumet. L'oubli de soi permet seul de conser-
LA FEMME, CETTE INCONNUE 295
ver la part de mystère qui est ici-bas comme le frigide gardien des
humaines vertus. A trop sortir de l'ombre, la vraie femme se perd.
La mère reste longtemps pour ses enfants la Femme inconnue.
Pour eux, elle est la nourriture physique, morale, spirituelle. Comme
à une sorte de magasin général, l'enfant va chercher en sa mère tout
ce dont il a besoin. Il la regarde pour savoir s'il doit rire ou pleu-
rer, agir ou s'abstenir, il la prie de combler tous ses désirs. La
mère répond instinctivement d'abord à ses demandes, puis de plus
en plus consciemment. Les besoins de l'enfant se compliq[uent à
mesure qu'il grandit et l'instinct se tait, dépassé. La mère trouve
alors, dans le matériel accumulé par ses expériences et réflexions de
quoi continuer à donner. A ce fruit de vie, l'enfant mord capricieu-
sement, guidé par son appétit du jour, de l'heure. Jamais il ne le
voit dans son entier, tel qu'en lui-même, mais toujours par rapport
à ses besoins à lui. La femme reste l'inconnue, la mère se dissimule
sous l'opportunité des croissances. Elle est d'autant moins appréciée
par le jugement objectif des siens qu'ils s'appuient davantage sur
elle et l'exploitent plus familièrement. Les meilleures femmes ne
sont appréciées qu'après leur mort.
L'épouse, dans la famille, est d'autant plus utile qu'elle est plus
effacée. Cette loi semble inéluctable. La femme qui ne s'efface
pas en efface d'autres, une femme qui n'est plus toile de fond devient
écran. Ceci se vérifie partout. Suivant l'importance personnelle
qu'elle reprend, différents secteurs de la vie familiale sont perturbés.
Une série de nécessités familiales s'anémient, s'étiolent sous les dures
conditions que leur font les ambitions féminines. Les journaux auront
beau célébrer les nombreux enfants de telle femme politique, de
telle actrice, si l'on creuse les faits au delà d'un superficiel interview,
on découvrira que l'illustration féminine se paie d'une carence fami-
liale. Garder et donner ne se peut.
D'autre part, entre l'homme et la femme règne une vieille querelle
qui ne s'apaise qu'autant que l'épouse reste l'inconnue de la maison,
celle qui rayonne vers tous sauf vers elle-même. La société vit de
l'anonymat de ces femmes constructrices. Aussi ne peut-elle porter
la main sur son équilibre familial sans se sentir inexprimablement
296 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
malade. Ainsi en est-il notamment après chaque faute sociale qui
met rhumilité ou le renoncement de la femme en péril.
Faute sociale que l'appel à l'égoïsme, à l'existence pour soi que
sont les lois du divorce et des stérilités volontaires.
Faute sociale que le drainage industriel des activités féminines.
Faute sociale, plus spécialement de la dernière décade, que cette
mode d'explorations analytiques des cœurs et des reins sans autre
besoin que de satisfaire à une vogue.
La femme inconnue, amie des silences de sa maison, donne au
monde une leçon d'ordre. Elle se tient à la place qui est sienne. Elle
proclame aussi fortement qu'il est humainement possible, la réus-
site d'une discipline expérimentée depuis des milliers d'années et qui
ne s'inscrit pas seulement dans l'ordre d'une époque, mais dans celui
d'une nature. Comme une pierre anonyme dans un édifice, elle sou-
tient ce qui est en haut et s'appuyant sur ce qui est en bas. Elle
légitime et unit l'un et l'autre de tout son être. Elle est pour l'édi-
fice, totale bénédiction. Son action muette figure la paix de l'ef-
ficience, la splendeur du service intégral.
Cette sorte de vie est préparée de longue main, les chemins en
sont frayés depuis toujours, les normes connues; aussi, la femme qui
s'y engage disparaîtra-t-elle immédiatement aux yeux de ses contem-
porains ? L'amoncellement des tâches ordinaires la fond dans une
tonalité grise plus impénétrable que les ténèbres. Derrière ce gris,
un destin de femme s'accomplit, soutenant ceux de son temps en les
rattachant lau passé et à l'avenir. Ceux-là même qui la méprisent
n'oublient pourtant pas d'en profiter.
Cette fonction obscure de mûrir la vie dans l'obscurité de l'in-
timité, la fonction physiologique maternelle l'apprend à la fonction
ménagère, celle-ci l'enseigne à la fonction éducative qui transmet
la leçon à la fonction religieuse. Ces quatre niveaux procèdent du
même centre, rendent un même son.
C'est une seule^ parole, un geste identique, qui accompagne
l'obscure naissance de l'enfant et les dynamismes les plus apostoliques
de l'union à Dieu.
Que tremblent les splendeurs de la vie normale, que chancelle
ou détonne cette harmonie qui prend l'être aux racines et l'épanouit
LA FEMME, CETTE INCONNUE 297
jusqu'à baiser les cieux, et c'est la foi — l'inconnue par excellence
des valeurs vitales, — qui est la première victime. On l'injurie, on
la maltraite, on proclame sa faillite ou sa nocivité. Elle devient le
bouc émissaire des mauvaises consciences. Le destin de la femme est
lié dans ses profondeurs à celui de la foi. Toutes deux semblent
parfois de passives victimes, mais ceux qui les blessent sont eux-mêmes
touchés dans leurs œuvres vives. Par les coups qu'il leur ont con-
jointement portés, leur propre sève s'écoule. Il existe une sorte de
jeu de boomerang entre la foi, la femme et leurs adversaires.
Toute vie de femme digne de ce nom est, pour la vie de l'homme,
un message de la tendresse de Dieu. Chaque mot s'en écrit avec des
heures et le sens total n'est lisible que la dernière heure sonnée.
En ceci. Du Maurier a raison, la femme morte l'emporte sur la vivante.
Chacun de ces messages comporte une part obscure, seul l'inconnu
en protège le sens final. Si la femme veut immédiatement se lire
elle-même, elle détruit, ce faisant, l'ordre des lettres. Plus cet effort
est tenté précocement, plus le sens attribué au passé est interprété
comme un ordre de révolte envers le donné quotidien. Et c'est une
vie brisée, une vie à l'envers dont le vide résonne de plaintes d'au-
tant plus lamentables qu'elles se doublent de fautes en fautes. Il
est difficile à la femme de vivre et de se regarder vivre sans qu'une
angoisse de peur ou d'orgueil ne la précipite d'erreurs en erreurs.
Aussi la nature a-t-elle prodigué les voiles autour de sa vie profonde.
Rien ne fut fait sans raison dans ces plans éternels qui se reflètent
jusque dans les structures physiques. La femme œuvre ses splen-
dides besognes dans le silence des choses cachées. La substance même
de ses pensées, ce contenu non verbal de forces nouées, qu'on appelle
aujourd'hui « complexes » se situe normalement au delà de sa cons-
cience. Ainsi peut-elle vivre en autrui et pour autrui d'un élan natu-
rel et protégé. Or, actuellement, des sciences fouillent et refouillent
les plans secrets de sa vie. On offre à tous et à la femme son propre
panorama interne et externe.
Le tout converge dans ce qu'on appelle les sciences sexuelles.
La femme ne peut les aborder à froid avec l'esprit rigoureusement
scientifique qui ne caractérise d'ailleurs pas un savant sur cent. Aussi
y trouve-t-elle, en général, mille justifications d'un intérêt surémi-
298 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
nent pour elle-même. Elle se dresse nonchalamment à ses propres
yeux au moins — ce ne sont pas les moins perfides, — comme ces
idoles hindoues aux multiples hras. Elle croit que la multiplicité
de ses nouvelles connaissances lui donne, ipso facto, une multiplicité
de droits, de la lésion desquels elle commence, incontinent, à souffrir.
Dans les cas exceptionnels dont toute littérature sexologique est
farcie, la femme trouve facilement un exemple à suivre, comme avec
un catalogue des modes de demain elle a vite fait d'accuser celles d'au-
jourd'hui. Chez elle, particulièrement, l'exception fait école, surtout
dans les domaines dont nous parlons, à cause de leur extraordinaire
potentiel émotif. Des jeunes filles, l'élite de nos mères de demain,
à la lumière fausse dont les inondent certains de ces livres, conçoivent
littéralement les germes des difformités qu'une grande partie d'entre
elles développera par la suite. Les générations intoxiquées de con-
naissances sur ce que la nature avait sagement voilé produisent des
êtres étranges. Parmi la clientèle psychiatrique on voit apparaître
couramment l'intoxiquée de lumières indigérées. Garçons et filles
sortent de ces expériences dangereuses comme des « amputés de l'af-
fectivité » selon le terme de De Greef. Leurs déceptions sur leur
famille, leur passé, leur sexe, leurs exigences devant l'avenir déposent
au fond de leurs âmes comme un levain d'aigreur qui corrompt leur
présent. Ces jeunes renforcent leurs sentiments d'auto direction, d'auto-
possession, de libre disposition qui laissent peu de chances à leurs
destins normaux. L'être qui prétend se refuser à Dieu, bien entendu,
aux autres par conséquent, se refuse à lui-même, bien qu'il cherche
précisément le contraire. Quand cet être est une femme, la créature
qui fut un don, qui ne se réalise que par le don, qui n'est heureuse
et comblée, de par la loi essentielle de sa nature, que dans la mesure
où elle comble les autres, tout le corps social est en danger. En plus
du problème moral et psychologique sur lequel nous ne revenons pas,
existe un problème budgétaire de répartition des forces.
Un être peut difficilement distribuer ses pouvoirs d'attention sur
les nombreux phénomènes qu'on lui indique au-dessus et au-dessous
de son inconscient et en avoir encore de reste pour autrui. L'oubli
de soi préserve non seulement l'intégrité du don, mais encore sa pos-
sibilité. L'esprit mal éclairé introduit au sein d'ineffables mystères
LA FEMME, CETTE INCONNUE 299
d'amour, les sacrilèges visés du calcul et de l'intérêt personnel qui
en stérilisent jusqu'à la racine.
Un poète écrit précisément à ce sujet ces quelques vers:
Ce champ bêché de mille bêches
Cette terre retournée par mille mains
Fleurira-t-elle ma semence ?
Ou ce bouquet mêlé d'ivraie
Qui ne sera pas moi, qui ne sera pas elle
Mais nos luttes entre nous et contre tous
Un tonnerre dans une tête d'enfant
Un éclair qui fait sourd et craintif et amer
L'enfant bêché de mille bêches,
L'enfant pétri par mille mains.
Nous pourrions considérer rapidement les champs extérieurs de
l'activité féminine et en arriver aux mêmes conclusions générales.
Voici cinquante ans que la femme est entrée dans le domaine des acti-
vités sociales. À vrai dire, elle n'avait pas attendu l'aube du XX* siècle
pour chercher, sous des voiles divers, par les rues des villes et les sen-
tiers des champs, des misères à secourir. Jamais toutefois, on n'avait
vu des professions laïques et féminines s'orienter aussi nettement vers
le politique et le social. Un certain type de société niveleuse était
nécessaire à cette nouvelle démarche du génie féminin.
Tant que la maladie du pauvre ne retombait que sur le pauvre,
la société s'en occupait le moins possible, mais quand la science décou-
vrit le mystère des épidémies, la société pensa tout de suite à se pro-
téger contre les fauteurs de santé publicjue. Quand les sciences écono-
miques et politiques vulgarisèrent les possibilités révolutionnaires par
défense vitale, la société entendit sonner l'heure d'appliquer la cha-
rité dont elle parlait tant et qu'elle pratiquait si peu. Quand un
subtil climat de terreur vint à s'installer par l'eflfet de guerres toujours
plus universelles et aveugles, la société se pencha sur les moyens pos-
sibles d'éviter ce fléau. On découvrit alors que cette fatalité meurtrière
tenait non pas tant aux régimes économiques ou politiques qu'à quel-
que chose de plus profond qu'on appela « psyché » pour ne pas
revenir à « l'Ame » du temps passé. Aussi la science mondiale est-
elle en train de faire dévier son axe, des sciences physiques aux
sciences psychologiques, individuelles ou collectives, saines, patholo-
giques, etc.
300 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Là, croit-on, se trouverait le secret d'un bonheur qui met à fuir
autant de persévérance qu'il est plus exclusivement pourchassé.
Cette déviation des sciences vers le centre de l'homme conduit
le XX* siècle à faire à la femme une plus grande part dans la bâtisse
du futur monde. Quand on veut connaître un produit, on scrute
instinctivement son moule. Or le moule de l'homme c'est la femme,
et on s'accroche ferme à la notion que le moule commun aux deux,
c'est le milieu social. Ce qui revient à dire que le moule de chacun,
c'est tous, autrement dit personne. Molière parlait d'une certaine
vertu dormitive, qui avait bien de la ressemblance avec cette explica-
tion-là ! De grands esprits s'en contentent pourtant, car, personnel-
lement, elle est pour eux une protection contre la remise en question
de l'amélioration personnelle obligatoire, conséquemment contre la
confession de Dieu, donc contre la décapitation de cette idée satanique
que les hommes, ultimement, sont des dieux.
Dans ces domaines difficiles où personne ne se sent irréprocha-
ble, on fait appel à la femme comme à la mère. Les mauvaises cons-
ciences ont toujours la nostalgie des pardons maternels qui suffisaient
à restaurer leurs innocences enfantines. Le problème social du bon-
heur de tous est un problème compliqué. « Mettons-le, dit-on, dans
les bras de la femme. Au moins si rien ne s'améliore, nous saurons à
qui nous en prendre. » On sait d'ailleurs que les femmes se débrouil-
lent assez bien pour démontrer que si le problème ne trouve pas de
solution, ce n'est pas elles qui ont tort, mais bien le problème
d'exister. Elles ont en plus une intuition, animale, disent les uns,
spirituelle, disent les autres, pour trouver dans un écheveau embrouillé
le fil sauveur. Le domaine social est ainsi et autrement devenu le
lieu d'exercice d'une profession en majorité féminine.
Les circonstances de la remise entre les mains de la femme du
problème social furent malheureusement entourées d'une certaine
atmosphère de scientisme, de savoirs aussi tronqués qu'absolus met-
tant au maximum la personnalité féminine elle-même en danger. La
femme supporte mal l'altitude et le pouvoir conjugués. Erigée au
milieu de la foule des dépendants, des inférieurs à un titre quel-
conque, comme la détentrice des recettes pour s'en tirer, comme la
praticienne diplômée du système « D » pour civilisés, la tête lui tourne
LA FEMME, CETTE INCONNUE 301
facilement. Son esprit absorbe à longs traits le poison destructeur
de sa féminité, c'est-à-dire de la seule raison qu'elle aurait eu de
réussir où l'homme échoua.
La nouvelle tâche des femmes coïncide en effet avec une évolu-
tion qui tend à rendre la femme stérile en tant que femme. En plus
de l'évolution sociale qui veut que la femme professionnelle ne se
charge plus de ces fruits naturels que sont les enfants, la femme
technicienne des problèmes sociaux est initiée aux arcanes du con-
trôle des naissances, aux théories réclamant satisfaction pour tous les
instincts et notamment, dit-on, du plus persécuté d'entre eux, l'instinct
sexuel. Elle travaille ainsi d'une main à réduire la femme au rôle de
machine à plaisirs, tandis que de l'autre elle brandit le titre de gué-
risseuse des maux causés, précisément, par l'animalisation ou l'intel-
lectualisation excessive des femmes.
A celles qui ont pour tâche de guérir les malaises sociaux sont
ainsi injectés les virus qui ont fait naître ces malaises. Les auxili-
aires féminines furent choisies à cause du sens maternel qu'elles sont
censées posséder et qui se rapproche du sens social, et on leur pré-
pare un destin masculin, une estime excessive des procédés scientifi-
ques, une méconnaissance plus ou moins accentuée de la foi qui fait
toute la valeur des femmes. On n'a livré le salut de la société aux
femmes que lorsque celles-ci ne furent plus tout à fait des femmes,
mais bien souvent des dévoyées des chemins normaux de la féminité.
Y a-t-il donc lieu d'espérer un salut social d'un service de la
femme en dehors de la famille ? Tout dépend, non de ce service,
mais des conceptions qui présideront à son exercice.
Pour Marx, l'état social est en fin de compte une résultante des
techniques de production; pour Freud, l'homme est un animal et
tout se réduit en lui à l'instinct de reproduction avec ses incoercibles
floraisons de libidos diversement colorées.
La théorie marxiste et la théorie freudienne, dont les formations
de service social sont en nombreux pays si fortement imprégnées, sont
complémentaires. Elles se tiennent parce qu'elles analysent avec beau-
coup de finesse et de réalisme ce qui serait la vérité sur l'homme
si celui-ci n'était qu'un animal sociable. Evidemment si l'homme
oscille, dès son apparition en ce monde entre ces deux forces motrices:
302 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
la société et l'instinct biologique, la femme n'a pas grand chose à
lui apporter. Moins elle se mêlera aux jeux sociaux qu'on appelle
politique et aux jeux animaux qu'on appelle sociaux, moins elle ris-
quera de se déconsidérer. À qui ne fait rien on ne songe pas toujours
à reprocher de mal faire.
Mais il émerge, aux avant-gardes de la science, que l'homme pour-
rait bien être chose et davantage qu'un animal social, mais une sorte
de lunette de chair et d'os, construite pour voir au delà de ses consti-
tuants vers un Absolu qui le hante comme l'âme de son âme. L'homme
se révèle aujourd'hui scientifiquement comme une sorte d'instrument
à mettre l'univers à genoux devant une réalité qui serait le cœur de
toute réalité. L'astronome Eddington nous dit clairement que pour
lui, l'étoffe même de l'univers physique serait de nature mentale.
Il répète ce que ses collègues commencent à balbutier sur tous
les fronts de la science. Freud et Marx en pâlissent. Seul les pro-
tège l'effroi d'être allés si loin quant aux conséquences pratiques
des derniers horizons intellectuels. Ce nouvel esprit scientifique peut
conduire à une volonté d'anéantissement de toute exploration ultérieure
par une catastrophe cosmique. Il y a beaucoup de cette angoisse démis-
sionnaire dans les tentations de guerre atomique qui tourmentent
tant de gens. Elle peut conduire à un avènement de sainteté par
l'acception pleine d'amour de ce principe supérieur et un dévouement
total à son triomphe. L'époque des champs sociaux ouverts à la femme
est celle où ce domaine descend au second plan. Aménager notre
maison terrestre visera à laisser le plus d'être possibles disponibles
pour bâtir une maison céleste. Si réellement s'occuper du social est,
pour la femme, un moyen de libérer des énergies masculines pour
de plus hautes besognes, elle le fera sans danger et sans appauvrir
ses perspectives personnelles. Du dessous de son action extérieure vont
éclore des germes qui seront comme un troisième monde, le monde
spirituel qui est à la porte pour chacun de nous car il jaillit sitôt
notre mort consommée, mais qui se tient peut-être aussi à la porte
pour l'ensemble de l'humanité.
La femme, dans l'arène sociale, se trouverait une place naturelle.
Elle couverait une enfance pénible, elle ferait une éducation prépa-
rant un terrain adéquat au grand avènement attendu depuis beaucoup
LA FEMME, CETTE INCONNUE 303
plus que quatre mille ans. Sous ce jour on comprend mieux la con-
venance qui ouvrirait aux femmes les professions sociales, juste au
moment où la société mûrirait son fruit définitif. Le rôle social
féminin ne risquerait pas d'aboutir au labeur perpétuel de jardinière
d'enfants monstrueux qu'il devient nécessaire de rendre plus infantiles
encore en accentuant leur collectivisation, afin que leurs tuteurs
et tutrices ne soient pas obligés aux vertus gênantes, mais à la force
camouflée sur les indications d'une science matérialiste.
Le rôle de telles femmes serait comparable à celui de mères
amputant leurs enfants pour se rendre nécessaire à leur faiblesse. Il
serait une illustration, en grand et en couleurs, des complexes d'Œdipe
qui, depuis Freud, prêchent à chaque enfant, aux filles surtout, la
frayeur de leur mère comme si, derrière les plus tendres d'entre
elles, se cachait la méchante sorcière qui coupe les jambes ou rogne
les ailes. Diverses psychologies à la mode montrent déjà la femme
dans le rôle de « vamp » perfectionnée, non plus seulement de l'homme
— c'est vieux jeu, — mais de ces futurs hommes et de ces futures
femmes que sont ses propres enfants. Pas un adolescent qui ne se
préoccupe de rompre son « cordon ombilical psychique », selon l'ex-
pression consacrée, pas une adolescente qui ne fasse de ses conflits
avec sa mère le bouc émissaire de ses difficultés. Tous les vieux
péchés capitaux sont appelés à la barre et sommés de dire qu'ils ne
tiennent qu'à des excès parentaux et que le péché originel c'est
précisément cela: que les jeunes soient dans l'obligation d'obéir à
des valeurs biologiques inférieures aux leurs, fanées, usées. Certes
le dynamisme biologique des parents ne vaut plus celui de leurs
enfants. Et l'on comprend qu'une société organisée sur des valeurs
sociales instinctives considère la famille comme un réseau de liens
insupportables. Une telle société ne peut attendre de libération dans
le développement logique de ses croyances que dans la réduction des
parents au rôle exclusif de géniteurs. Ce faisant, elle ne fait d'ail-
leurs que transposer les problèmes familiaux à l'échelle nationale ou
de civilisation. Cette société aurait un besoin urgent de ces mères
anonymes de tous que pourraient devenir les auxiliaires sociales dont
le rôle principal serait d'alléger la dépendance de leurs clients envers
leurs mères véritables.
304 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
On reconnaît là certains services sociaux dont les auxiliaires ne
pouvant, à leur grand regret, supprimer la fonction maternelle indi-
viduelle tendent à lui superposer la fonction maternelle collective.
L'avènement de la femme dans des champs sociaux ainsi conçus est
une catastrophe car il ne peut qu'accentuer, avec la violence d'un
sexe qui croit marcher vers la liberté, une évolution fatale à la femme
individuelle et donc, à court terme, à la femme sociale: l'efficacité
de la seconde venant toute des antiques grandeurs de la première.
Les fameux complexes familiaux des enfants contre la mère se trans-
forment en complexes sociaux contre les assistantes.
Par contre, si l'auxiliaire sociale se donne pour tâche de régé-
nérer l'estime des valeurs spirituelles pour préparer le terrain aux
épanouissements des nouvelles conceptions scientifiques, quelles seront
ses normes d'action ? Un terrain propice aux vérités supra-naturelles,
spirituelles et, en partie, mystérieuses que la science trouve au fond
de ses fours et de ses microscopes n'exige-t-il pas une foi ? Ne
demande-t-il pas un lent labeur pour que chaque être purifie les
yeux internes qui lui permettront quelque appréhension personnelle
de la vérité ? Comment purifier ce regard interne qu'est la sensibilité
aux valeurs ? L'affinement des pouvoirs sensitifs internes à des véri-
tés absolues et non plus relatives à soi, procède de l'amour désinté-
ressé qu'on est capable d'avoir pour autre chose que pour soi. Ce
dépouillement douloureux des égoïsmes instinctifs est une besogne
maternelle et féminine par excellence. Cette éducation de l'œil interne,
c'est presque un enfantement. C'est un éveil aux valeurs du dedans
auxquelles les femmes de tous les temps ont adhéré. Ayant une
valeur relative à celle de l'homme, la femme a toujours eu un inté-
rêt direct à ce que l'homme excelle dans les domaines intérieurs et
notamment qu'il éprouve sa relativité masculine en face de cet Absolu
formidable qu'on appelle Dieu. L'homme conscient de sa relativité
en face de Dieu est tendre à la relativité de la femme envers lui-même,
et c'est le salut de la féminité. L'impossible et perpétuelle compéti-
tion s'éteint alors, car servir l'homme devient la seule manière de
l'assujettir sa relativité de créature, petite, pécheresse. C'est aussi la
seule manière de l'ouvrir à l'amour car le véritable amour de l'homme
pour la femme ne peut être qu'une miette de son amour pour Dieu.
LA FEMME, CETTE INCONNUE 305
Les valeurs internes ne se réduisent ni aux valeurs biologiques
qu'elles gêneraient plutôt, ni aux valeurs sociales, car elles demandent
pour se développer un certain écart de la socialite, une préservation,
au moins temporaire, des complicités sociales au moins-être, au pro-
fit du paraître.
Cet isolement favorable à l'épanouissement des femmes incon-
nues n'a rien d'anti-social. Il s'achève par le triomphe de la distinc-
tion au sein de la socialite, par la victoire de l'homme intérieur au
sein de la foule la plus dense. L'expérimentation pratique de cette
solitude se rencontre aux Indes, au Thibet comme dans le sanctuaire
des grands laboratoires capitonnés, dans les luxueuses retraites des
artistes comme dans le monachisme catholique.
Si l'idéal de l'homme n'est pas un pur reflet du réel mais plu-
tôt la conscience de ce qui manque au réel pour rejoindre cet Absolu
dont la nostalgie hante les cœurs, précisément dans la mesure de
leur humanité, on conçoit que la femme ait un rôle privilégié dans la
culture de ce sentiment d'absence. En soi — et la psychologie freu-
dienne y apporte sa pierre, — la femme est une sorte de béante
absence, une aspiration vers ce qu'elle n'a pas, donc un guide expert
en matière d'idéal. Son imagination est une forme d'appel à l'absolu
et elle est normalement plus développée là où l'absolu manque le plus.
Elle l'est plus chez la femme moyennement occupée et recluse que
chez la femme active et répandue. Tels seraient les titres de la femme
à jouer le rôle de guide de la société vers ce qui dépasse le sensible
immédiat, les valeurs internes et, finalement, l'idéal.
Selon une boutade de Bertrand Russell, la sensibilité aux valeurs
morales serait une fidélité extemporané à la voix de notre nour-
rice. Il entend par là que notre conscience serait seulement un
écho des premiers impératifs moraux que nous ayons entendu. Dans
son errance explicative de l'intérieur par l'extérieur, la psychanalyse
nous livre là, involontairement dans le sens qui sera nôtre, la clef
du règne de la femme dans la société. La science actuelle, en affir-
mant que la conscience se réduit à la voix de notre nourrice, pense
avoir déconsidéré la question ou l'avoir reculée aux limites du pos-
sible, un peu comme les savants du XVIII' siècle pensaient avoir fait
en nous définissant l'atome indivisible. Il est vrai que la voix de
306 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
notre conscience est pour partie la voix de notre nourrice, en un
point précis du cycle évolutif humain, mais derrière cette nourrice
se profilent encore des infinis comme derrière l'atome classique jail-
lissent les mondes de l'infiniment petit. Ce qu'on nous oppose comme
une barrière infranchissable, comme l'ultime mur, se révèle, dans les
deux cas, comme une simple porte d'un second univers aux impos-
sibles limites.
La voix de notre nourrice s'entend de la voix de Celui qui dit
de lui-même: «... et comme une nourrice, je vous prendrai sur mes
genoux et vous consolerai. » L'Absolu personnel a emprunté cette
image féminine pour nous autoriser à penser que dans la voix de
notre nourrice de la chair, la sienne peut en effet parler. En fait,
à un moment précis de l'évolution humaine, la voix de notre mère
est l'écho direct de Dieu, ce pourquoi on dit que l'obéissance est
la sainteté des petits enfants.
La sensibilité aux valeurs internes est donc bien œuvre féminine.
Elle ne saurait être cultivée que par une femme qui ne se prenne
pas pour un absolu mais pour une docile servante, comme l'est une
messagère, comme l'est un écho auquel incombe le devoir d'être fidèle.
La femme faisant œuvre sociale dans les champs de la politique,
comme dans ceux de l'assistance, ne le pourra valablement qu'en renon-
çant à définir les normes des redressements ou des adaptations. Ses
plans d'action seront pris dans le spirituel et l'invisible révélés autant
que dans l'immédiatement visible et le matériellement sensible, révé-
lés aussi puisque nous commençons à savoir que ce dernier n'est
qu'un moment qui doit être dépassé. Il importe donc de conformer
l'homme, qui doit franchir ce pas, aux possibilités qui naîtront
de son dépassement. Plus la femme reviendra à sa mission fonda-
mentale, plus elle essaiera de nourrir en ceux qui viennent à elle
des forces qui, peut-être, s'ignorent, mais doivent mûrir dans leur
lutte et par leur lutte. Pour paraphraser un mot de Léon Bloy, « plus
elle sera femme, plus elle sanctifiera la société ».
Que la femme puisse agir ainsi avec ses seules forces, je le crois
d'autant moins qu'elle n'a presque pas de force, sinon empruntée.
La femme est un être faible et rapidement consommable. Si elle pré-
tend accomplir son labeur sans aucun secours, elle marche à con-
LA FEMME, CETTE INCONNUE 307
tre courant de son génie qui veut précisément qu'elle n'agisse qu'unie
ou soumise à un autre. De même qu'il ne lui est pas donné d'ac-
céder seule à la maternité naturelle, elle ne peut seule secourir l'homme
collectif qui vient à elle de toutes parts.
À ce propos il est curieux de remarquer qu'aucun service social,
aucune agence ne diminue autour d'elle le nombre de ses clients.
Le cercle de ceux-ci s'étend toujours, si bien que là où il y en avait
trois jadis, il en faut dix aujourd'hui. Les raisons de cet état de
fait sont multiples, nous n'en examinerons qu'une aujourd'hui. Les
gens viennent à l'agence pour retrouver dans les voix féminines de
leur enfance, un écho plus pur de cet absolu si proche jadis, si loin
aujourd'hui, qui peut seul leur donner le courage nécessaire d'accé-
der au nouveau monde qui mûrit sous l'ancien. L'intérêt de la femme
est de ne pas croire qu'on va à elle pour elle et ses acquisitions, ses
recettes et ses sagesses, mais comme à une dépositaire de gestations
qui la dépassent, d'élans vers plus haut qu'elle. Elle ne servira les
hommes que par une étroite union avec l'Absolu qu'ils cherchent fon-
damentalement en elle. Pour que cet absolu se fasse jour, la femme
doit se réduire, se donner, s'oublier. Comme nous le disions dans la
première partie de cet entretien, elle doit se faire toile de fond et
non écran, s'effacer non devant des techniques mais devant une Per-
sonne, non devant des évidences destinées à passer demain pour de
l'obscurantisme, mais devant une Présence qui fut, qui est et qui
sera, et vers laquelle monte la longue chaîne humaine des bras de
femmes et des tombeaux de terre.
La femme dont le rôle social est le plus efficace est celle qui
reçoit ses leçons de la Vie qui forme en elle ces bruits vivants que
sont les hommes, qui tisse en elle les nerfs, les os et l'âme qu'elle
a la douloureuse mission d'enfanter. Le jugement qui pèse une femme
cherche toujours dans ses bras ou à sa main, l'enfant. L'enfant justi-
fie sa mère. Sans lui, elle n'est qu'une silhouete falotte d'où rien
ne part et où rien n'aboutit.
La technicienne sociale a des leçons à recevoir des mères. Elle
leur empruntera cette humilité essentielle qui la fera disparaître
devant l'importance de son œuvre, cette union avec le Principe qui
308 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
attire les êtres à une vie nouvelle, à la fois plus riche que la vie
communautaire et plus secrète que le plus farouche individualisme.
Cette attitude ne lui sera possible que par la religion qui soude
les sommets des grandeurs féminines au sommet des renoncements
féminins, par la religion bâtie sur l'humble Fiat d'une Femme
inconnue.
L'action sociale sans l'ombre de la foi ne peut que décentrer la
femme, la projeter vers un ordre de valeurs artificielles. Et si l'on se
révolte aujourd'hui devant la mère selon la chair qui oublie sa mis-
sion sacrée d'aide de Dieu dans la construction d'une personne
humaine, on se révoltera demain devant la technicienne sociale qui
oublierait ce même rôle d'aide de Dieu dans la construction d'une
société agenouillée. Car revenir vers les voix de son enfance c'est
pour l'homme d'aujourd'hui se remettre à genoux aux côtés de l'in-
connue que fut sa mère.
L'Inconnue par excellence, n'est-elle pas cette Femme qui se
cache au sein de la Lumière, la Bienheureuse Immaculée dont une
seule caractéristique intime nous fut livrée: « Elle gardait toutes ces
choses dans son cœur. »
Cette conservation dans le cœur répète de troublante façon la
condition de croissance du germe humain. Il pousse chez la femme
jusqu'au jour de son entrée dans la famille en milieu clos. Le temps
de sa manifestation dans le monde signale le début de sa période
d'usure sans régénération correspondante. Après ce temps, il est caché
de nouveau dans l'ombre de la terre et dans celle de l'au-delà. La
plante humaine enracinée dans la femme ne peut perdre tout d'un
coup l'ombre propice à ses plus grands développements. Il lui faudra
toujours un jeu nuancé de clartés et d'obscurités, de silence et de
manifestations. Tout se passe comme si dans nos vies, la nuit mûris-
sait le jour et le jour appelait la nuit. Le rythme fondamental de
la nature terrestre est reproduit dans le sexe de ses habitants. La
femme est l'inconnue qui règne sur la nuit des paix, des solitudes
et des semis. L'homme est le flambeau d'une création qui jubile en
lui de monter par lui au pied du trône divin. La femme est la
reine sans nom des foyers de paix et d'ombre. Elle s'appelle: «ma
LA FEMME, CETTE INCONNUE 309
femme » ou « la mère » ou « la sœur ». Le peuple en la nommant
ainsi l'a voilée sous la grandeur de ses rôles. Dès qu'elle s'en évade
elle meurt. Puissance anonyme dont le propre est d'agir sans reven-
diquer, elle permet l'agitation du jour car elle est la certitude du
repos. Grâce à elle toutes les techniques à progresser peuvent ne
pas fonctionner à contre-temps ou à contre-sens. En voulant bien
rester l'oasis secrète de l'homme, elle maintient la valeur profonde
de son compagnon. Quand la femme remplit ses devoirs, l'homme
ne ressent pas de dégoût pour les siens. Elle guérit les appétits de
mort, les pessimismes collectifs, les démissions. La douceur du monde
humain se mesure au nombre de ces femmes obscures. La douceur
de la vie de l'époux se mesure à l'humilité de sa femme et corréla-
tivement la douceur de sa famille, qui est son petit monde à lui.
Dans la mesure ou celui-ci est aimable, il aime le monde du dehors,
il veut s'y dévouer, l'améliorer et, au besoin, il sait mourir pour lui.
Quand l'homme sent tarir son estime du monde extérieur c'est
que son premier monde à lui, que sa femme est passée dans le clan
extérieur, qu'elle se ligue avec le monde des affaires, des concur-
rences contre son homme à elle. L'aiguillon qui faisait l'homme actif
le serre alors de trop près, il lui perce le cœur et tue sa virilité.
Cet homme perd son sexe lui aussi et n'en retrouve pas d'autre. On
dit qu'aujourd'hui l'homme se féminise et que la femme se masculi-
nise. Ce n'est pas vrai: l'homme disparaît, la femme s'anéantit et, sous
ces essences mortes, l'animal dresse une tête victorieuse. Le monde
des sexes perdus, s'il doit un jour exister, ne pourra même plus se
faire une idée de ce que fut une grande âme de femme à la Blanche
de Castille, à la Jeanne Mancc et l'on reconstituera sur documents psy-
chologiques les plus grossiers rouages de l'âme d'un Polyeucte, d'un
honnête homme au sens pascalien du mot.
A Dieu ne plaise que cela arrive jamais ! Le Dieu qui est sur
terre un jaillissement de Vie éternelle et qui, aujourd'hui, laisse nos
savants toucher la frange de son manteau, nous est donné dans l'om-
bre d'une muette Hostie. Sa Mère, la Mère de la Vie, a choisi les
voiles de la médiocrité sociale, des devoirs tous semblables, des accep-
tations sans condition.
310 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Cachée par son manteau maternel et virginal, la femme moderne
pourrait redevenir un des pôles du bonheur terrestre, un gage de
bonheur éternel, à l'école du silence, au culte de la ressemblance, à
l'ombre enfin de cette Femme inconnue.
Madame Marie-Paule VlNAT.
Gœthe *
Heaven sometimes bestows an immeasurable wealth of gifts on
a single individual in order that his works of genius may bring
joy and inspiration into this world. Certainly there has hardly
ever been a man endowed with a greater wealth of gifts than Johann
Wolfgang von Goethe.
It was in the ancient city of Frankfort-on-Main that Gœthe
first saw the light of day. This child of genius, destined to become
the greatest lyric poet of the western world, was bom on the 28th
of August, 1749.
From the earliest years of his boyhood Goethe showed signs
of being endowed with an extraordinary measure of intelligence
far beyond his years. At the age of six he was already learning
Latin, Greek, and Italian, and at ten years of age he was writing
his own verses.
The city of his birth offered much to stimulate the child's
imagination. There were mementoes of a long and notable past,
an annual fair, and, above all, colourful medieval pageantry, for
Frankfort was the coronation seat of the Holy Roman Empire.
As so often happens in life, circumstances played a very con-
siderable part in the development of Goethe's personality as he grew
up, and contributed greatly to the accomplishing of the tasks he
was ultimately destined to fulfill.
The Seven Years War brought important influences into his
early life. When Frankfort was occupied by the French, Goethe's
house was taken over by a French Count and his Staff. This was
naturally felt as an unwelcome disturbance in the routine of the
household, but the young Goethe found the whole experience thorough-
ly entertaining, for it brought to him a world of new impressions.
He soon learned to converse fluently in French, and attended the
theatre where French plays were performed, so that by the time
* Commemoration Address given at the University of Ottawa October 2nd,
1949, for the Bi-centenary Celebration of the birth of Johann Wolfgang von Goethe
(August 28th, 1749).
312 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
he was twelve years old, he was well grounded, not only in the French
language, hut also in French Drama.
The French Count who occupied Goethe's house happened to
he an Art Connoisseur, and, during the time of his residence there
he invited many of the most gifted artists to come and paint
pictures for him. This afforded a rare opportunity for the young
boy to listen to discussions on Art, and to observe the artists at
their work. These early contacts had a considerable influence on
him, and were the means of directing Goethe towards drawing and
painting, thus opening up new fields of interest for him in artistic
pursuits.
The study of foreign languages also became an absorbing pas-
time for Goethe, for he learned with little effort. In his early youth
a desire to perfect himself in these studies prompted him to write
a novel in the form of letters in seven different languages.
It was his father's ambition that Goethe should study law,
but Goethe's great desire was to follow an academic and literary
career. Nevertheless, at the age of sixteen, Goethe became a student
at Leipzig, and later at Strassburg University, but the study of law
held no attraction for him, and he soon developed an intense dis-
taste for it. While ostensibly continuing his law studies, his in-
terests were diverted in many other directions, and when he started
to take lessons in Art, he showed so much real talent in this sub-
ject that, for some time, he thought of abandoning his literary
pursuits, and of devoting his whole time to painting.
While attending Strassburg University, Goethe had his first con-
tact with Herder, the great thinker and philosopher, who exerted
a very profound influence on the young poet. Goethe's whole way
of thinking was revolutionised by Herder's ideas, and he wrote at
that time some of the most beautiful lyric poetry that has ever
been written.
In spite of so many diversions, Goethe completed his law course
at the age of twenty-two, and he then felt free to follow his own
inclinations. So many literary projects, including his great master-
piece, Faust, were taking shape in his mind, and he now seized
the opportunity to devote himself entirely to writing. About this
GŒTHE 313
time he passed through a very melancholy, emotional experience,
from which he sought some measure of relief in his writing. He
poured out his thoughts and experiences on paper, and, at the age
of twenty-four, he had completed his first great work, the play,
Gotz von Berlichingen. The following year his novel, Werther, was
published, and these two early works established his fame, not
only throughout Germany, but far beyond her borders, for they were
soon translated into many languages. The play, Gotz von Berli-
chingen, so aroused the admiration of Sir Walter Scott that he trans-
lated it into English.
It was the year 1775, however, that proved to be a great turn-
ing point in G^Kthe's life, for at this stage he entered upon a period
during which his life was greatly enriched by personal contacts.
He had been invited to the court at Weimar as guest of the young
Duke who always liked to surround himself with people of high
culture. Thus Goethe was able to come into close contact with out-
standing personalities who had an important influence upon him.
It was in Weimar that he met Wieland, the famous German scholar
and critic, and also the poet, Schiller, whose friendship proved
such a stimulus to his creative activities, while his contact with
Charlotte von Stein, a woman of rare culture and refinement, brought
to him new ideals of womanhood, and inspired him to write many
of his most beautiful poems. But it was not only among people
of high rank that he moved. The Duke was anxious for Goethe
to remain in Weimar, and appointed him to many official positions
which brought him into contact with people from all walks of life,
and it was characteristic of Goethe that he showed the same sincerity
towards everyone regardless of rank. He welcomed all opportunities
for entering into conversation with the working people, for he was
always in close sympathy with them and with common humanity.
His whole attitude was revealed when he said, "How greatly my
liking goes out to the so-called lower classes, who are perhaps the
highest in God's sight. In them all the virtues are combined, con-
tentment in austerity, pleasure in the least good fortune, and en-
durance unto the end."
314 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
It wias part of Goethe's deeply sensitive and highly artistic
nature that he experienced prolonged pauses between periods of
intense artistic creation, and this, in part, explains why the years
spent in Weimar were not outstanding in the fruitfulness of his
poetic activity. But the circumstances of his life always determined
the path he had to follow, and during this period when Goethe's
poetic activities were laid aside for a time, it seems as if it had
to be that way, in order that his many other talents might be
brought into activity by the demands life made upon him. It was
in Weimar that Goethe's great versatility was revealed.
At the age of twenty-seven he was appointed Privy-Councillor,
and later held positions as Finance Minister, War Minister, and
finally that of Prime Minister. He was also appointed Minister of
Education, and all scholastic institutions came under his supervision.
His other official duties involved responsibility for highway con-
struction, mining, regulation of rivers, and development of agricul-
ture and forestry. To each of his arduous duties he applied him-
self with all the ability at his command, and, with that deep sincerity
that was at all times part of his nature, he undertook every task
with characteristic conscientiousness and devotion.
His administrative duties led him to occupy himself more and
more with natural science and all its branches. Botany, Geology,
Mineralogy, Physics, and Chemistry. In all his studies he relied
for the most part on his own investigations, and it was as if the
nature of things unfolded itself under his keen observant eye. He
would stop on his way to pick up an unusual looking stone that
attracted his attention, and his mind was immediately occupied with
its geological origin. When looking at palm trees in Italy, he tried
to trace their development from simpler forms of plant life. His
interest in cloud-formations led him to work out a cloud-calendar
on which he recorded his daily observations.
It was to be expected that after years of work in so many dif-
ferent fields his energies were spent, and his mind and spirit craved
a change of scene and a period of rest. He had made a few trips
to the Hartz mountains, and also to Switzerland, but his great long-
ing to see Italy was still unfulfilled, and so he decided to seek
GŒTHE 315
respite and recuperation amidst the inspiring beauty of the Italian
scene.
It would be difficult to exaggerate the importance of Goethe's
journey to Italy. He, himseK regarded it as a kind of climax to his
life, for it was in that southern land that his poetic creativeness was
re-awakened. He became possessed with a poetic fervour, and was
once more inspired to take up the writings he had laid aside in-
complete. He re-wrote his play, Iphegenia, in new form, and com-
pleted the play, Egmont, These two plays were followed by TassOy
and finally he took up his unfinished manuscript of Faust, intend-
ing to bring it to completion within a few weeks. But the time
was not ripe for this, and his work upon Faust had once more
to be postponed to a more convenient season.
The sojourn to Italy which extended over two years brought
him the inner peace and tranquillity that he craved for, and restor-
ed to him a sense of joy in life. Confidence in his poetic calling
was re-kindled and he felt that he could look forward to a period
of intense poetic creation. But, on his return to Weimar after so
long an absence, he found it difficult to accommodate himself to
conditions there. He felt somehow estranged from his former friends,
and an intense feeling of loneliness took hold of him.
It was at this time that he met Christiane Vulpius, a young
girl of simple birth and parentage, who was later to become his
wife and the mother of his only son. He now sought to be relieved
of many of his former duties in order to devote more of his time
to writing.
He finished his work on the play, Tasso, and decided to publish
the part of Faust that he had so far completed. But his writings
aroused little enthusiasm from the public, and it is not surprising
that, in his disappointment, he sought diversion by occupying him-
self with natural science.
He made a special study of the theory of colour, and compiled
a lengthy treatise on the subject, refuting entirely the teachings
of Sir Isaac Newton. But, also his writings on scientific subjects
were not readily accepted. Disheartened and disappointed he felt
316 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
himself torn within, and an intense longing for intellectuel friend-
ship came over him.
It seems more than mere co-incidence, therefore, that at this
point he made his first contact with the poet, Schiller, and although
they did not take to each other from the very beginning, there
eventually developed a life-long friendship which proved to be a
creative stimulus to both of them. Thus, at the time when he
needed it most, Goethe found in Schiller the friend he had longed
for, the one who could fully comprehend his mind.
During the time of his friendship with Schiller, Gœthe produced
many famous writings, including his great novel, Wilhelm Meister,
the narrative poem, Hermann and Dorothea, and many beautiful bal-
lads. It was also under the influence of this deep friendship that
Goethe was urged to bring his greatest masterpiece, Faust, a step
further, and, at this stage, he decided to divide the whole work
into two parts, leaving the second part to some future date.
Schiller's early death was the greatest loss Goethe experienced,
and it is certainly true that, without this friendship, many of Goethe's
most beautiful poems would never have been given to the world.
During the lonely years that followed Schiller's death, Goethe
took up once again his scientific studies, and occupied himself with
plant study, meteorology, and his colour theory. He published his
novel. The Elective Affinities, and began to write an autobiography
of his childhood and early youth. This presents a detailed account
of his life up to the time when he went to Weimar. The memoirs
were published in several volumes, and appeared between the years
1811 and 1814.
These were the years during which Europe was under Napoleon's
domination, but Goethe worked on with a seeming indifference to
the political events that were taking place at such close proximity.
He became deeply engrossed in the study of Oriental poetry, and
started learning Persian and Arabic. The final outcome of this was
a comprehensive collection of poems published in twelve volumes
under the title of West-Eastern Divan,
Goethe's attitude was much criticised by those who thought that
he should have shown more patriotism at such a time, but Goethe hated
GŒTHE 317
war, and the fierce passions that it fosters. To iise his own words,
he regarded war as a disease in which the forces useful for re-
covery and health are dissipated in the service of something alien
and abnormal. To his critics he replied unhesitatingly, "What is
meant by love of one's country ? What is meant by patriotic
deeds ? If the poet has employed a life in battling with pernicious
prejudices, in setting aside narrow views, in enlightening the minds,
purifying the tastes, ennobling the feelings and thoughts of his
countrymen, what better could he have done ? How could he
have acted more patriotically ?"
But Goethe was not so indifferent as he may have appeared
to be. He took a different view of the situation. With charac-
teristic optimism he shared the hope that the trials and difficulties
of the time were only the foreshadows of a better future, and he
recognized in Napoleon the one who would bring this new era into
being. Thus he did not conceal his admiration for the great
conqueror, and felt highly honoured when Napoleon expressed a
desire to meet him.
It was on the 2nd of October that the famous interview between
the two took place.
We come now to the closing years of Goethe's life. Though
he had already lived through nearly eight decades, his talents and
mental capacity showed no signs of decline. On the contrary, the
aged Goethe felt that as time was running short he must continue
to work while his strength lasted. Not until his mission on earth
was complete could he earn his eternal rest.
With amazing energy and enthusiasm he embarked on the tre-
mendous task of collecting together all his writings. Assisted by a
few of his closest friends, he arranged and re-arranged his manus-
cripts which were eventually to fill 60 volumes. Yet that was but
a small part of what was still to be done. There were some of his
works that he wanted to revise, and a large accumulation of scien-
tific writings that were to be prepared for publication, but, above
all, he knew that he must complete his greatest masterpiece, Faust,
which he had taken up again and again, and, as often, laid aside
318 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
to await that supreme moment when he felt equal to the task of
completing it.
As he now approached his 80th year it was apparent, however,
that his physical strength was diminishing. Yet, in spite of this,
his creative vitality seemed to be re-kindled. It was at this advanc-
ed age that Goethe wrote some of his most exquisite Nature poems.
To one of his closest friends he confided, "I have the good fortune
in my old age to find thoughts arising in me, which to pursue, it
would be well worth while to live life over again."
He suffered several intermittent spells of physical collapse, yet
these did not halt his determination to see his work through to
the end. His will to live prevailed, and with each recovery he
gained fresh vigour.
In . his 82nd year Goethe took up once more his manuscript of
Faust. He had resolved to finish the work before his next birth-
day, the birthday that was to be his last.
As if to meet the demands of this supreme task his creative
genius burst forth for the final effort. He dictated his last act of
Faust, and then sealed his manuscript. His energies were drained
to the uttermost, yet still he did not feel that he could rest from
his labours. With the main burden off his shoulders, he regarded
as a gift the days that still remained to him, and he wanted to
make use of them to the end. His interest in matters of a scientific
nature still held his attention. Only a few days before he died he
carried in a shovelful of soil from his garden to make an analysis
of it. To the very last, as if he did not wish to lose one precious
moment of life, he read books and wrote letters. He never grew
tired of investigating and experimenting, and this never-ending
desire to go on learning kept him young to the end of his days.
It was when he was 80 years old that he heard about the construc-
tion of a new harbour at Bremen, and immediately he became
engrossed in the study of maps and plans for embankments, quays,
and harbours. He loved life to the end, and held on to it as long
as there was any breath left in him. He had no fear of death,
however. With that inner serenity that comes with advancing years,
he said, "The thought of death leaves me perfectly calm for I have
GŒTHE 319
the firm conviction that our spirit is an absolutely indestructible
form of being, something that works on from eternity to eternity.
It is like the sun which merely seems to our earthly eyes to set,
while it really never sets, but shines on unceasingly."
In the evening of his life Goethe had experienced a full measure
of sorrow, for after the death of his friend Schiller, he lost also
his devoted wife, Christiane, and a few years later, his only son.
Yet in spite of these cruel blows of Fate, his love of life was indes-
tructible. In one of his poems, which was to be, as it were, his
Swan Song he blesses Life as a revelation of beauty, for Life is good
whatever it may bring.
Ihr gliicklichen Augen,
Was je ihr gesehn,
Es sei, wie es wolle:
Es war doch so schon.
The final summons came towards noon on March 22nd, 1832.
The great poet passed on to new horizons, to the fuller life beyond.
* * ♦
We have now followed Goethe through many of the events of
his long life.
In introducing this paper with a biography, I was taking into
account that there are certainly facts in Goethe's life which are
not commonly known, and I was guided by the thought that to
understand and appreciate an artist we must first know the man
himself and the influences that shaped him, a thought that is also
expressed by Goethe in one of his poems.
We come now to a consideration of the works of this great
master artist, and in doing so, we are impressed not only by the
tremendous output of his writings, but also by the fact that in the
sphere of literature he was more versatile than any other poet, be-
fore or after him. He wrote drama, tragedy, and comedy, allego-
rical and realistic plays, besides dramatic works of a political,
philosophical, historical, and social nature. His poetic writings in-
cluded epic and elegy, lyrical poems and simple songs, while his
prose writings embraced novels, essays, aphorisms and speeches.
In addition to all these, he wrote thousands of most interest-
ing letters, many of which have been preserved for posterity to
320 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
read. But, if Goethe had written nothing else, his lyrics and his
masterpiece, Faust, would have secured for him a place among the
world's greatest. As a lyrical poet his supremacy is unchallenged.
No other poet has succeeded so perfectly in attuning his thoughts
to the music of words. He possessed a supreme mastery over
language and rhythm which gives to his poems a bewitching en-
chantment.
Goethe's Faust is not only the finest monument of German
literature, but we may say, without exaggeration, that it has no equal.
It has been compared with The Ditnne Comedy of Dante. In
some respects it resembles a medieval Miracle Play, yet it portrays
all the yearnings and strivings of modern man, and leads us into
every sphere of human interest. It reaffirms belief in the goodness
of Life, and, like Shakespeare's plays, it speaks to mankind in every
age, and is, therefore, timeless in its appeal.
We read in the Old Testament story how the Lord gave Satan
power over Job. In Faust, God allows the Devil, here named
Mephistopheles, to try out his seductive powers over Faust, but,
in spite of all his erring ways, Faust's soul is saved in the end by
the mercy of God, because God weighs in the balance man's striv-
ing and endeavour to do good.
Apart from the magnitude of the work as literature, Faust is
also a great interest to us as a key to the poet's thinking. The
work itself has not only come to be regarded as a world classic, but
it is recognized as the most complete revelation of Goethe's mind
and art. This is enhanced by the fact that he was working on it
for over sixty years of his life, and he put into the work many
of his thoughts during those years. In fact, the two characters,
Faust and Mephistopheles, represent Goethe's dual-personality, of
which I shall speak later.
In his autobiography, Goethe refers to the fact that he, like
Faust, had drifted about in all the ways of knowledge, and felt the
futility of it all, that he, too, had made all kinds of experiments in
life, and had come back each time more unsatisfied, and more
tormented.
GŒTHE 321
It is not only in Faust, however, that Goethe reveals himself
to us. Also the heroes of his other plays and novels reflect his
own way of thinking, for his writings are based on experience and
observation. Goethe himself tells us in his autobiography that
throughout his life he felt the urge to express in poetical form
or figuratively everything that gave him pain or pleasure, or other-
wise interested him. In fact he could not write about things which
were outside his own experience.
As an illustration of this limitation of his extraordinary abilities,
he admitted that he could only write a love poem when he was in
love, but, that this was the case not infrequently is testified by the
many superb love poems he wrote at various periods of his life.
Just as we recognized Goethe himself in Faust, it is the author
who is revealed in the characters of Wilhelm Meister, and Tasso.
In fact, Goethe referred to his works as "a prolonged self-revelation".
We also recognise many familiar figures from his environment. In
the womanly ideal, pictured by him so incomparably in his Iphe-
genia, we see the noble and uplifting influence of Charlotte von Stein,
and it is Goethe's mother whom we recognize in the faithful wife of
Gotz von Berlichingen.
In addition to his great work in the field of literature, Goethe
wrote also a very considerable number of articles on scientific sub-
jects such as Physics, Botany, Zoology, Geology, and Meteorology,
and he also wrote on agricultural methods, rotation of crops, sani-
tation problems, and many other scientific topics.
Our amazement at such productivity is all the greater when
we consider that Goethe never did any of his writing at night. He
once humorously remarked that it was in the morning that he "skim-
med the cream off the day, and used the rest of the time for cheese-
making !"
In the wide range of his accomplishments we have seen that
Goethe was everything a modern man can be, for, besides having a
wide knowledge of law, science, and médecine, he was a philologist,
philosopher, diplomat, theatre-manager, actor, poet, and painter. He
was a brilliant conversationalist, a passionate traveller, and a good
business man whose speculations, we are told, reached as far as Mexico.
322 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
One of Goethe's great passions was collecting. His house re-
sembled a museum with its many collections of engravings, drawings,
pictures, books, silhouettes, busts, stones, bones, plants, fossils, animal
teeth, and a host of other objects too numerous to mention.
Of all Gcethe's many interests, the one which has perhaps been
least taken notice of is his great love of music. He, himself, main-
tained that he felt more inspired to write after he had listened to
some music. His sensitiveness to its beauty was never better il-
lustrated than when he spoke of the impression Bach's music made
upon him. "It is as if the eternal harmony were conversing within
itself as it may have done in the bosom of God just before the
creation of the world."
Gcethe's refined musical taste is also revealed in his deep ven-
eration of Mozart, Handel, and Gluck. He had heard Mozart per-
form as a child prodigy, and, as theatre-manager in Weimar, he
very often included Mozart's operas in his repertoire. Mendelssohn,
as a young boy, was a frequent visitor in his house, and it was a
source of never-ending delight to Goethe to listen to his improvis-
ations on the piano.
Goethe also encountered Beethoven personally, and they spent
a few days in each other's company. Rarely was Goethe so pro-
foundly moved as he was after Beethoven had played for him.
With the same thoroughness that he approached everything in
life, Goethe learned to play the piano and the cello. He also made
a theoretical study of music, and even set down an arrangement for
four voices. A little Choral Society assembled in his house from time
to time, and Gkethe derived so much delight from these musical
evenings that he sometimes joined in the singing quite wholeheart-
edly !
For several years Goethe was possessed with the idea of writing
Libretti for musical plays, and he was looking for a competent com-
poser with whom he could collaborate. He even approached Gluck
in the matter, but the plan never materialised.
Although I have been able to touch only briefly on Goethe's
many-sided interests and the wide range of his achievements, it
will have sufficed to convey some idea of his versatile abilities, but.
GŒTHE 323
with all his accomplishments, he did not indulge in self-glorification,
and never failed to give praise to others, readily acknowledging his
indebtedness to those who had inspired him. Often he noted down
wise sayings of other men. "We must all receive and learn", he
said, "both from those who were before us, and from those who
are with us. Even the greatest genius would not go far if he tried
to owe everything to his own internal self."
Thus we find among Goethe's utterances numerous expressions
of highest appreciation for the poets of ancient Greece, as well
as for Shakespeare, Carlyle, Molière, and many others.
Although Goethe had a high respect for royalty and aristoc-
racy, — when the diploma of nobility was conferred on him, it did
not mean very much to him. His comment on this occasion was
merely, "We Frankfort patricians always considered ourselves equal
to the nobility, anyhow !"
For himself he preferred the simpler mode of life to the court
splendour associated with the years spent in Weimar. In fact, the
intrigues and petty jealousies of the court life repelled him, for
the salient features of his character were sincerity and love of truth.
In every respect he lived up to his oft-quoted maxim, "Man
should be noble, helpful, and good." He never withheld himself
from anyone who needed him, and, as a friend he gave himself com-
pletely. In his philosophy there was no place for hatred. The love
he extended to man was a universal love that knew no boundary
of nationality or class. How perfectly he expressed this when he
said, "I embrace my brother man with my inmost soul."
A touching story is related about Goethe how he once had
a bookbinder come to his house to bind one of his novels. While
the old man's nimble fingers went about their work, he told Goethe
about his life, and he, the great poet, listened with rapt attention
to the story of this humble craftsman. "I could not describe the
reverence I felt for the man," G<Ethe later confessed. "Every word
he said was worth its weight in gold."
This is just a little incident, yet it reveals to us so much of
Goethe's character which was so perfectly defined by Lewes when he
324 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
said, "The heart of Goethe which few knew, was as great as his intel-
lect which all knew."
This love and respect which Goethe felt for his fellowmen sprang
from his deep religious feelings, for he lived by the conviction that
God is revealed in Nature and in Man. Thus we find him with mind
and heart always open to discover and receive the wonderful man-
ifestations of God's creation.
It was in communion with Nature that Goethe found solace and
peace for his troubled spirit. The dual-personality that was his
caused him to suffer an inner unrest, for he revealed a high degree
of nervous instability such as is often observed in persons of a highly-
artistic nature. His temperament was one of extremes. Life was by
no means easy for him, for, at all times, he felt two opposing spirits
battling for domination within him. Resignation had to be the
ruling and controlling influence along his way, but, as always, it
was his love of Nature that helped him. He spent many happy
hours in his garden, watching the unfolding mystery of life as he
observed it in the plants, trees, and flowers that he tended with
so much devotion and care.
In concluding our study of Goethe's character, it must be ad-
mitted that, while there was so much to admire in his personality
and achievements, there were also certain qualities in him that we
wish had not been his, yet, in our judgment of him, we must not
forget that, like all the rest of us, he was only human, and even in
his weaker moments the finer qualities in his nature always saved
him. And so we shall abide by the dictum of Ancient Rome —
de mortuis nil nisi bonum.
At this point let us hear a few of the judgments of Goethe's
personality as expressed by some of his contemporaries.
We are indebted to Count Baudissin, the poet, for a very vivid
portrayal of Goethe's appearance. "I have never seen a handsomer
man of sixty. Nose, eyes, and brow are those of the Olympian
Jupiter, and the eyes, absolutely unpaintable and incomparable.
When he began to tell stories and to gesticulate, those two black
suns seemed to be twice their size, and they gleamed and sparkled
so divinely that I can't imagine how anyone can face their lightning
GŒTHE 325
when he is angry. He speaks low, but with a voice of such splendid
quality, neither too fast, nor too slow. And the way he enters a
room, the way he stands, and walks, — he is one of the horn kings
of the world."
Goethe's faithful secretary, Eckermann, who preserved for pos-
terity so many of Goethe's utterances, had this to say. "We may
compare this extraordinary mind and man to a many-sided diamond
which in each direction shines with a different hue."
Lord Byron spoke of Goethe as "the undisputed sovereign of
European literature". And sir Walter Scott referred to him as "a
poet to whom all the writers of the present generation owe so much
that they feel themselves bound to look up to him with childlike
veneration".
Schiller, who for years lived in such close friendship with Goethe,
regarded him as the most inestimable of men he had ever met, and
he admitted that he never left Goethe without having something of
worth implanted in him.
Beethoven's deep veneration of the poet was revealed when
he said of him, "He is the most precious jewel of our nation. The
appearance of such a man is, in my opinion, the greatest thing that
can happen in any epoch."
Many years have passed since the days of Goethe, the world
has taken on a different appearance, and different problems are
facing our generation. In a Faust-like endeavour to solve the last
riddles, man has gone on from one invention to another, and be-
hind the scenes Mephistopheles is lurking, trying to exert his se-
ductive powers. Two ideologies are in a gigantic struggle, and, in
thinking of one of the greatest men of the past, the question might
arise in our minds, what would his outlook be if he were living
today ?
It is not difficult to answer this question. In one of his own
political utterances Goethe clearly expressed his conviction that the
state was made for man, not man for the state.
We also have abundant evidence of his belief in the sacred-
ness of human personality, and of his love of freedom. But, above all,
if we recall some of his spiritual utterances, we know that no ma-
326 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
terialistic philosophy could ever have satisfied the yearnings of that
great soul for spiritual serenity and inner peace. "Even if mental
culture progresses for ever", he said, "science becoming wider and
deeper, and the human spirit expanding as it may, there will be no
outgrowing of the majesty and moral culture of Christianity as it
shimmers and gleams in the gospels."
Here, as in so many other of his writings, Goethe does not
speak only to his own nation, nor only to his own time. He, the
great humanitarian, belongs to the world, like Dante and Shake-
speare, and his works, like all works of greatness, bear the stamp
of immortality.
And in concluding this paper, I could not think of anything
more appropriate than to leave with you one of Goethe's utterances,
inspired by words familiar to all of us. "All my life long, I have
been sincere with myself and others, and, through all my strivings
here below have ever looked above. Let us then work together
while yet it is day [ . . . ] and so we need take no thought for
the morrow. In our Father's House are many mansions, and He,
Who has given us so fair an abiding place here, will assuredly care
for us in the Beyond. It may be that what we have failed in here,
we shall accomplish there, — to know one another face to face,
and love one another still more truly."
Paul Freed,
Professor at the Faculty of Arts.
Uniformes et drapeaux
des régiments au Canada
sous Louis XIV et Louis X V
L'armée française, au temps de la monarchie, n'appartenait pas
exclusivement au roi. Beaucoup de régiments étaient la propriété
de leurs colonels, lesquels les avaient achetés. Dans ce cas, le régi-
ment portait le nom de son colonel propriétaire. Sous Louis XIV,
les régiments de Castelnau, d'Harcourt, de Carignan, de Saint-Vallier,
de Dampierre, de La Roque, de Crussol, de Turenne, de Montpezat,
etc., étaient la propriété des colonels de ces noms. Le roi payait la
solde des hommes, mais le colonel pourvoyait à leur entretien en
vivres, armes, habits, chevaux. Un colonel propriétaire de son régi-
ment devait être un grand seigneur car c'était ruineux. Tellement
ruineux que les colonels vendaient leurs régiments lorsqu'ils ne pou-
vaient plus les entretenir. C'est ce qui explique les fréquents chan-
gements de noms des régiments d'alors. Le régiment de Ramhures
qui demeura Ramhures pendant soixante-quatre ans (de 1612 à 1676)
parce qu'il passa par héritage à cinq colonels de la même famille, est
le seul qui ait gardé son nom aussi longtemps. Il finit d'ailleurs
par en changer lorsque le marquis de Feuquières l'acheta au dernier
des Ramhures.
L'armée royale était aussi composée de régiments qui appartenaient
au roi, c'est-à-dire à l'Etat. C'étaient d'ahord les troupes de la Mai-
son du Roi. Appartenaient à la Maison du Roi, les mousquetaires
gris et les mousquetaires noirs (nommés ainsi d'après la couleur de
leurs chevaux), les gardes du corps, la gendarmerie et les chevau-
légers. Les mousquetaires étaient obligés à des preuves de noblesse.
C'était le seul régiment de France où cette formalité était exigée.
Sur le champ de bataille, les mousquetaires étaient toujours placés en
première ligne et aux sièges des villes en tête des colonnes d'assaut.
328 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Les autres régiments du roi portaient les noms des provinces
de France: Normandie, Picardie, Guyenne, Bretagne, Auvergne, Anjou,
Languedoc, Berry, Artois, Flandre, etc. Ces noms étaient immuables
et demeurèrent tels jusqu'à la Révolution. Enfin, il y avait les Trou-
pes de Marine, appelées Royal- Vaisseaux, à la fin du règne de Louis XV,
qui servaient sur les navires de guerre et dans les colonies.
L'armée française était alors une armée de volontaires. Personne
en France, sous la monarchie, n'était tenu au service militaire. C'est
la première République qui institua le service militaire obligatoire
pour tous les citoyens français. Louis XIV, le plus absolu de tous
les souverains, ne s'est jamais permis de forcer ses sujets à être sol-
dats. Etre militaire, c'était un métier. On disait « l'état militaire »
comme on disait l'état d'avocat ou l'état de menuisier. C'est pour-
quoi Biaise Pascal a écrit: « Il est des gens qui ont pour métier de
se faire tuer. »
Le recrutement des soldats se faisait, dans les villes et les cam-
pagnes, parmi toutes les classes de la société.
Beaucoup de jeunes gens de la noblesse s'engageaient comme
soldats. La noblesse était très pauvre, surtout dans certaines pro-
vinces comme la Bretagne, la Gascogne, le Languedoc. Le « service »
était un moyen de sortir de la misère. Et c'était parfois le chemin
d'une belle carrière. Le maréchal de Guébriand commença par être
soldat de même que le marquis de Bréauté et le duc d'Epernon ■^.
Les maréchaux de Catinat, de Fabert et de Chevert portèrent le fusil
avant de sortir du rang ^. Les jeunes gens de la bourgeoisie prenaient
volontiers du service car c'était un moyen d'être anobli. Une ordon-
nance royale conférait la noblesse aux officiers ayant vingt ans de
service ^. Cet anoblissement était hériditaire. De sorte que de bra-
ves soldats, passés officiers, apportèrent ainsi la noblesse à leur des-
cendance « mâle et femelle, née et à naître », ainsi que s'exprimaient
les Lettres Patentes. Enfin une multitude de jeunes paysans s'enga-
geaient par goût de l'aventure.
1 Le Laboureur, Histoire du Comte de Guébriand ; Mouton, Vie du Duc d'Eper-
non.
2 P. Barré, Vie de Fabert.
3 Ordonnance du roi conférant la noblesse aux officiers ayant vingt ans de
service (Isambert, Anciennes Lois françaises).
UNIFORMES ET DRAPEAUX ... 329
L'engagement était pour quatre ans. Les recruteurs choisissaient
des hommes entre vingt et trente ans, mais ils prenaient aussi des
garçons entre quinze et vingt ans. « Lorsque les soldats de quinze à
seize ans sont bien tournés, disait Louvois, il faut les laisser dans
les compagnies parce que, quelques années après, ils sont en état
de bien servir et mieux que les autres qui y entrent plus vieils ^. »
Les jeunes gens du peuple devenus soldats avaient, comme les
nobles et les bourgeois, toutes les chances de passer officiers s'ils
étaient intelligents et braves. En 1674, le soldat La Fleur, du régi-
ment de Dampierre, fit une action d'éclat à la défense de Grave.
Il fut recommandé par le gouverneur de la ville, M. de Chamilly, au
ministre de la guerre, pour un grade. Le marquis de Louvois répon-
dit: « Le roi a fort estimé l'action du nommé La Fleur et Sa Majesté
désire qu'il soit fait lieutenant ^. »
Les soldats avaient tous des « noms de guerre » et s'appelaient
La Fleur, La Rose, La Franchise, Vadeboncœur, Sans-Quartier, La
Ramée, Pretaboire, La Débauche, Sans-Façon, etc. C'est pourquoi
tant de familles canadiennes, de nos jours, portent ces vieux noms
des soldats de Louis XIV et de Louis XV. Les troupes envoyées
dans la colonie y étaient licenciées. Les héroïques surnoms des soldats
devinrent les patronymes de leurs descendants. Les officiers eux-
mêmes étaient souvent connus par leurs noms de guerre. Le maré-
chal d'Harcourt s'appelait Cadet La Perle parce qu'il était cadet de
la Maison de Lorraine et qu'il avait la singulière habitude de porter
une perle à l'oreille gauche. Le futur maréchal de France et roi
de Suède, Bernadotte, se nommait le sergent Belle jambe dans l'armée
de Louis XVI. Le maréchal Victor, créé duc de Bellune par Napo-
léon, avait commencé sa carrière militaire sous le nom de Beausoleil.
Ce qui faisait dire aux soldats que l'empereur avait changé un Beau-
soleil en une Belle Lune.
Jusqu'en 1670 l'armée française n'eut pas d'uniformes. C'est le
marquis de Louvois, ministre de la guerre, qui introduisit l'usage
« des habits tout d'une parure », ainsi qu'il s'exprimait dans une
* Louvois à Dufay, 23 juin 1673 (Archives du ministère de la Guerre, Paris,
vol. 335).
5 Chamilly à Louvois (Arch. Guerre, vol. 335). — Louvois à Chamilly (i6.,
398).
330 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
lettre à un officier en 1668 ^. Ce qui détermina surtout Louvois à
prescrire l'uniforme est l'argument tout militaire fourni par les offi-
ciers. « Il me semble. Monseigneur, lui écrivait M. d'Autichamp en
1672, que les soldats auraient plus de mal à déserter s'ils étaient vêtus
de même manière parce qu'on les reconnaîtrait plus facilement ^. »
Ainsi, l'uniforme fut institué pour une raison pratique et non pour
une raison d'esthétique militaire.
Les troupes envoyées au Canada, de Champlain au marquis de
Tracy, n'avaient donc pas d'uniformes. Les soldats portaient simple-
ment une cocarde non au chapeau, mais à l'épaule droite. Ces cocar-
des de couleur différenciaient les régiments. La cocarde rouge était
spéciale au régiment de Picardie, la verte appartenait au régiment de
Lorraine et au régiment de Champagne, la noire à celui des Piémon-
tais, d'où leur surnom de Bandes Noires.
Le régiment de Carignan a été le premier régiment régulier
envoyé au Canada. Les officiers et soldats de ce corps n'avaient pas
d'uniformes lorsqu'ils débarquèrent à Québec en 1665, puisque l'uni-
forme ne fut donné aux troupes qu'en 1670, date où elles furent
habillées aux frais du roi. Les hommes de Carignan devaient donc
être vêtus de costumes civils, c'est-à-dire qu'ils portaient l'habit à
longues basques, l'ample veste, la culotte, le feutre à bords roulés.
Sur l'épaule droite, la cocarde noire.
Carignan avait certainement un drapeau et même plusieurs. En
eiïet, chaque formation militaire possédait un drapeau colonel et
plusieurs drapeaux d'ordonnance ou enseignes. Les enseignes étaient
les drapeaux particuliers des compagnies. Ces drapeaux étaient de
toutes couleurs et portaient souvent des signes héraldiques: croix,
fleurs de lys, fasces et autres armoiries. Le drapeau blanc fleur-
delisé était la bannière royale et appartenait au roi seul. Mais les
drapeaux colonels étaient généralement blancs. On peut supposer
que le régiment de Carignan-Salières arborait au Canada un drapeau
blanc ^.
Le régiment de Carignan avait été formé en Piémont par le
prince Thomas de Savoie pour son fils le prince de Carignan. Il
^ Louvois à Martinet (Arch. Guerre, vol. 221).
"^ Autichamp à Louvois (Arch. Guerre, vol. 279).
8 Desjardins, Recherches sur les Drapeaux.
UNIFORMES ET DRAPEAUX ... 331
prit le nom de Carignan en 1643. Le prince de Carignan ne pou-
vant continuer à l'entretenir en Savoie, le vendit à Louis XIV ^.
Le corps fut dès lors admis dans l'armée française, mais sur le
pied étranger et à dix compagnies seulement. Chaque compagnie
étant de cent hommes, Carignan était une formation militaire de mille
hommes. Le colonel Balthazard, allemand au service de la France,
reçut le commandement du régiment qui prit le nom de Carignan-
Balthazard. Remplacé par M. de Salières, capitaine dans Carignan-
Balthazard, le régiment devint Carignan-Salières. C'est sous ce nom
qu'il fut envoyé au Canada en 1665. Le marquis de Tracy, lieutenant-
général en Nouvelle-France, l'employa contre les Iroquois qu'il bat-
tit. Le glorieux régiment qui avait fait la campagne de Hongrie
contre les Turcs et contribué à la victoire du brave comte de Coligny
à la bataille de Saint-Gothard, sauva le Canada en écrasant les Iro-
quois. Il était alors composé non de Piémontais, mais de Français.
Parmi les noms des officiers et soldats de Carignan-Salières, on ne
relève guère qu'un patronyme qui soit piémontais, celui de Nicolis
de Brandis, compagnie de La Freydière. Brandis était originaire de
Turin ^^.
Une partie du régiment fut licenciée au Canada et l'intendant
distribua des terres et des seigneuries aux officiers et soldats qui con-
sentirent à se faire colons. La plupart des Canadiens d'aujourd'hui
ont eu un ancêtre dans le régiment de Carignan.
De retour en France, avec ce qui restait de son régiment, M.
de Salières abandonna le service. En 1704, Carignan appartenait au
roi qui lui donna le nom de régiment du Perche ^^.
Les anciens officiers de Carignan établis au Canada comme colons
recevaient annuellement une gratification de 150 livres ^^. Cette
maigre pension ne pouvait les faire vivre. En 1686, les filles de M.
de Saint-Ours labouraient de leurs mains la seigneurie que le roi
avait donnée jadis au brave officier de Carignan. M. de Saint-Ours
^ Père Daniel, Carte militaire de la France.
^^ Benjamin Sulte, Le Régiment de Carignan; Roy et Malchelosse, Régiment
de Carignan.
11 Colonel SusANE, Histoire de l'Infanterie française.
12 Champigny au Ministre, 13 oct. 1697: «Le sieur Dupuy jouit d'une gratifica-
tion de 150 livres comme ancien officier de Carignan. Il a trente ans de service au
Canada » (Arch, de Colonies, Paris, C"% vol. 15, ff. 128-160).
332 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
songeait d'ailleurs à retourner en France, disait le gouverneur marquis
de Denonville, « pour y chercher du pain et mettre ses enfants à
servir chez ceux qui voudraient les nourrir et pour lui essayer de
se mettre dans les troupes ^^ ». Les seuls officiers de Carignan qui
firent fortune au Canada sont ceux qui se livrèrent à la traite des
fourrures. Berthé de Chailly, par exemple, établi sur une conces-
sion au bout de l'île de Montréal, et qui était riche en 1685 ^*.
En même temps que Carignan, des éléments des régiments de
Poitou, d'Orléans, de Chambellé et de Broglie débarquèrent à Qué-
bec en 1665. Leurs costumes devaient être semblables à ceux de
Carignan, sauf pour les cocardes.
Si les renseignements manquent en ce qui concerne le costume
des officiers et soldats envoyés au Canada avant 1670, on est mieux
renseigné au sujet de l'aspect vestimentaire des troupes après cette
date, c'est-à-dire à la suite de la réforme de Louvois.
De 1670 à 1700, toute l'armée française fut habillée de gris. Les
régiments se distinguaient par la couleur de la veste et de la culotte,
parfois par la doublure de l'habit qui ressortait au collet et aux man-
ches ainsi qu'aux parements retroussés. Ces couleurs étaient le
bleu et le rouge, c'est-à-dire celles de la livrée royale. Les hommes
portaient des cocardes, au chapeau, et les officiers des plumes, parfois
des nœuds aux couleurs du colonel. De plus, officiers et soldats,
avaient sur l'épaule gauche une touiîe de rubans. Cette touffe de
rubans est l'origine des epaulettes ^'\ Enfin, les soldats portaient
l'épée comme les officiers. Ils l'attachaient à un baudrier de cuir
passé en bandoulière.
Peu à peu, chaque régiment eut ses couleurs, ses signes distinc-
tifs. Les chapeaux furent bordés d'un galon métallique blanc ou jaune
13 Denonville au marquis de Seignelay, Québec, 1686 (Arch, des Colonies, C"%
vol. 8, ff 192-266).
1* Denonville à Seignelay, 1685-1686: «Le sieur Chailly arrivé pauvre au Canada
a une concession au bout de l'île de Montréal oiî il a fait fortune par la traite.
Il veut retourner en France. » — « Vous serez surpris, Monseigneur, d'apprendre
que le sieur de Chailly n'ayant pu avoir son congé de moi pour se retirer en France,
a déserté le pays. Je croyais que son honneur l'engageait à servir un pays qui
lui a fait sa fortune puisque de simple cadet dans le régiment de Carignan, sans
un sol de patrimoine, il a amasé ici 40 mille livres, il aurait dû attendre quel-
qu'occasion de rendre service à la colonie » (Arch, des Colonies, C'^*, vol. 7, fî.
1-87).
15 Le Mau de La Jaisse, Carte générale de la Monarchie française.
UNIFORMES ET DRAPEAUX ... 333
selon la couleur des boutons de l'habit. Des cravates de crépon, des
« agréments » ou galons d'or et d'argent complétèrent les uniformes ^^.
Un Mémoire sur les habits des soldats envoyés au Canada en
1688, donne la description suivante : « Habits de sergents : justaucorps
de drap gris blanc doublé de rouge, à parements d'écarlate, boutons
de cuivre doré, culotte de ratine rouge, bas rouges, chapeau bordé.
— Habits de soldats: justaucorps gris blanc doublés de bleu, bou-
tons de cuivre, culotte grise, bas gris, chapeau bordé. — Habits
des tambours: justaucorps bleus, doublés de rouge, culotte gris blanc,
bas bleus ^^. » Ce document n'indique pas à quel régiment apparte-
naient ces troupes envoyées au Canada en 1688. Probablement des
compagnies de la Marine.
A dater de 1704, on peut savoir à peu près comment étaient vêtus
les hommes de chaque corps militaire. Comme ce sont des détache-
ments des troupes de la Marine qui furent expédiés dans la colonie
jusque vers 1740, il sied de dire tout d'abord comment étaient habil-
lés ces soldats.
Les troupes ou Compagnies Franches de la Marine (car tel
était leur nom officiel) servaient sur les vaisseaux de guerre et dans
les colonies. Beaucoup d'officiers et de soldats de Marine furent licen-
ciés au Canada. Beaucoup de Canadiens servirent dans les Compa-
gnies de la Marine. En 1758, on trouvait parmi les officiers Mes-
sieurs de Repentigny, de Boishébert, de Montigny, chevalier de
Niverville, de Sabrevois, de Hertel, de La Chevrotière, Le Gardeur
de Montesson, de Montizambert, de Bleury, Baby, de Juchereau, tous
Canadiens ^^. Le costume des Compagnies de la Marine était: habit
et parements blancs, doublure bleue, petit collet blanc boutonné, bou-
tons de cuivre plats, manches en bottes, pattes en travers, veste,
culotte et bas blancs, chapeau bordé d'or, cocarde noire; les capi-
taines ont les manches bordées d'or fin, des brandebourgs sur les
manches; les sergents de même, sans brandebourgs. Le drapeau des
troupes de Marine était: écartelé bleu et vert à la croix blanche ^^.
1^ Lucien Mouillard, Armée française.
17 Arch, des Colonies, C"% vol. 10, f. 146.
18 Bulletin des Recherches historiques, Québec, vol. 51, n" 3.
19 LoNCCHAMPS-MoNTANDRE, Carte militaire.
334 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
À dater du milieu du XVIIP siècle, une fleur de lys et une ancre
ornèrent la manche des soldats des régiments de Marine ^^,
Régiment de Karrer, — Des éléments de ce corps servirent à deux
reprises au Canada: en 1722 à l'Ile Royale, en 1737 à l'Ile Royale et
surtout à Louisbourg^^. Le régiment de Karrer portait le nom de
son colonel M. Adam de Karrer, propriétaire. Créé en 1719, il fut
tiré en 1721 du service de terre pour entrer au service de marine.
Il était cantonné au port de Rochefort et servait sur les vaisseaux
du roi et dans les colonies. Ce régiment comptait 32 officiers, un
bataillon de 4 compagnies dont la colonelle de 350 hommes. Le
costume du régiment de Karrer était: habit rouge, col rabattu, dou-
blure verte, veste et culotte bleues, guêtres blanches, brandebourgs
blancs, cocarde rouge et bleue. Le régiment avait quatre drapeaux:
un blanc colonel semé de fleurs de lys d'or, trois d'ordonnance à
flammes rouges, bleues et; jaunes '^. Les trois premiers officiers
étaient M. de Karrer, colonel; M. de Merveilleux, lieutenant-colonel;
M. de Ginoux, major. Aucun canadien ne servit dans Karrer qui
était composé surtout de Suisses.
Régiment d'Aunis. — Le premier bataillon de ce corps servit
à l'Ile Royale en 1751. Le costume des hommes était: tout blanc
sauf les parements rouges des manches. Col droit. Trois boutons
de cuivre sur la manche. Poches en long. Chapeau bordé d'or.
Cocarde blanche et bleue. Drapeau gironné de huit pièces rouges
et vertes. Croix isabelle (brune ou feuille morte) en sautoir, croix blan-
che brochant sur le tout. Colonel: comte de Montboissier ^^.
Régiment de Tournaisis. — A Louisbourg, en 1756. Costume:
habit, culotte, doublure blancs. Col, parements et veste rouges.
Petits boutons ronds de cuivre. Chapeau bordé d'un large galon
d'or faux. Cocarde noire. Drapeau rouge et jaune, par bandes dans
les carrés opposés. Colonel: marquis de Courcy; major: M. Dal-
cousse ^*.
20 Archives nationales, Paris, Marine, B^, vol. 343, ff. 173-174.
21 Arch, des Colonies, C"% vol. 12, f. 16; Colonies, D2, c. 48, f!. 25-48.
22 Le Mau de La Jaisse, Carte générale de la Monarchie française,
23 Lucien Mouillard, Armée française.
2^ Etat général des Troupes françaises pour 1753.
UNIFORMES ET DRAPEAUX ... 335
Régiment des Volontaires royaux, — Il avait été formé en 1758
avec d'anciennes Compagnies Franches de la Marine, et fut envoyé
à Louisbourg en 1758^^. L'habillement des soldats consistait en un
justaucorps bleu à parements verts, veste, doublure, col rouges. Culotte
blanche. Boutons blancs sur l'habit et sur la veste. Bonnet de peau
d'ours pour les fusilliers et grenadiers, l'infanterie portait le chapeau
bordé d'argent. Drapeau bleu à la croix blanche écartelé, 3 fleurs
de lys dans chaque carré ^^.
Régiment des Volontaires étrangers. — Le 2* bataillon fut envoyé
à Louisbourg en 1758. Ce corps était composé de trois bataillons
commandés par trois lieutenants-colonels: MM. de Tirant, d'Anthonay
et le baron Stein. C'est M. d'Anthonay qui commandait le bataillon
envoyé au Canada. Le régiment changea de nom en 1759 et devint
« Volontaires d'Austrasie ». Il fut incorporé dans la Légion de Hai-
naut en 1762. Le costume des hommes de Volontaires étrangers
était: habit blanc, col, veste et parements verts, chapeau galonné d'ar-
gent, cocarde rouge et bleue, boutons blancs. Drapeau noir à croix
de Saint- André blanche ^^.
Régiment de Cambis, — Le 2** bataillon fut envoyé à Louis-
bourg en 1758^^. Costume: habit, doublure et culotte blancs, pare-
ments verts, col rouge, chapeau bordé or et argent, cocarde noire.
Drapeau onde de dix pièces rouges et blanches dans les carrés à la
croix blanche 2^ Colonel: M. de Cambis; major: M. Durieux de
Villepreux ^^.
Régiment de Ponthieu. — Le 2* bataillon de 908 hommes destiné
à Chibouctou en 1746. Ce régiment portait: habit blanc sauf les
parements des manches rouges. Boutons blancs, chapeau bordé d'ar-
gent, cocarde noire. Drapeau orangé et vert onde en sautoir à la
croix blanche. Colonel: marquis de Joyeuse ^^.
Régiment de Bourgogne, — Le 2* bataillon envoyé à Louisbourg
en 1755. Habit, culotte, doublure blancs, veste rouge, boutons de
25 Journal du Chevalier de Levis.
26 LoNCCHAMPS-MoNTANDRE, Etat militaire pour 1758.
27 Colonel Sus A NE, Histoire de F Infanterie française.
28 Journal du Chevalier de Levis.
29 Lucien Mouillard, op. cit.
30 LoNCCHAMPS-MoNTANDRE, Etat général des Troupes pour 1758,
81 Lucien Mouillard, op. cit.
336 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
cuivre, chapeau bordé d'or, cocarde bleue et blanche. Drapeau blanc
semé de fleurs de lys d'or à la croix rouge de Bourgogne. Colonel:
comte d'Hérouville; capitaine: M. de Marin ^-.
Régiment d'Artois, — Le 2^ bataillon arriva à Louisbourg le
19 juin 1755. Habit blanc, veste rouge, poches à grands écussons
garnis de neuf boutons de cuivre, chapeau bordé d'or, cocarde noire.
Drapeau jaune et bleu à la croix blanche. Colonel: chevalier de
Brienne; major: M. de Saint-Julien -^^
Régiment de Guyenne. — Le 2^ bataillon débarqua à Québec
en 1755 avec le baron de Dieskau. Habit, doublure et culotte blancs,
col, veste et parements rouges, boutons de cuivre, chapeau bordé d'or,
cocarde noire. Ce régiment créé en 1684 avait trois drapeaux dont
un colonel blanc et deux enseignes d'ordonnance vertes et isabelles
(brunes) à la croix blanche. Colonel: marquis de Laval-Montmorency;
major: M. de Fontbonne •'^*.
Régiment de Béarn. — Le 2^ bataillon débarqua à Québec en
1755 avec le baron de Dieskau. Habit gris-blanc, col, parements des
manches et veste rouges, ceinture blanche, chapeau bordé d'or, cocarde
bleue et blanche. Ce régiment créé en 1684 avait trois drapeaux:
un blanc colonel et deux orangés à quatre fasces rouges à la croix
blanche. Colonel: M. de Thienbrune, capitaine: M. de l'Hôpital ^^.
Régiment de Languedoc. — Le 2^ bataillon débarqua à Québec
en 1755 avec Dieskau. Une partie du 1^' bataillon s'était embarquée
à Brest sur Le Lys a destination du Canada. Le navire Le Lys atta-
qué et pris par les Anglais fut emmené à Halifax en Acadie. Le
1^"^ bataillon de Languedoc fut envoyé prisonnier en Angleterre. Le
costume de Languedoc était: habit, doublure, culotte et guêtres blancs;
col, parements, plastron bleus; boutons dorés, chapeau bordé d'or,
cocarde bleue et blanche. Ce régiment créé en 1672, avait trois dra-
peaux: un blanc colonel, deux d'ordonnance violets et bruns, à croix
blanche. Colonel : comte de Morangis ; capitaine : M. de Privas ^^.
32 Lucien Mouillard, op. cit.
33 Etat général des Troupes françaises pour 1753.
34 Ib.
35 Lucien Mouillard, op. cit.; Desjardins, Recherches sur les Drapeaux.
36 Lucien Mouillard, op. cit.
UNIFORMES ET DRAPEAUX . . . 337
Régiment de La Reine. — Le 2^ bataillon débarqua à Québec
en 1755 avec Diesku. Habit et culotte blancs, col et parements rou-
ges, veste bleue, boutons blancs, chapeau bordé d'argent, cocarde
blanche et bleue. Créé en 1635 sous le nom d'Uxel, ce régiment prit
le nom de La Reine en 1661. Il avait six drapeaux: un blanc colonel,
et cinq d'ordonnance verts et noirs à croix blanches semées de fleurs
de lys d'or et de quatre couronnes. Colonel: M. de Gouin; capitaine:
M. de Roquemaure ^^.
Régiment de La Sarre, — Le 2* bataillon débarqua à Québec
en 1756 avec le marquis de Montcalm et le chevalier de Levis. Habit
et culotte gris-blanc, doublure et parements bleus, veste rouge, bou-
tons de cuivre, chapeau bordé d'or, cocarde bleue et blanche. Créé
en 1651, ce régiment avait trois drapeaux: un blanc colonel et deux
d'ordonnance rouges et noirs à croix blanche. Colonel: comte de
Montpouillan ; captaine : M. de La Roque de Senezergues ^^.
Régiment de Vatan, — Un détachement de 24 hommes débar-
qua à Québec en 1756. Habit, parements, collet, doublure, veste et
culotte blancs, chapeau bordé d'or, cocarde blanche et bleue. Dra-
peau jaune et noir à la croix blanche. Colonel: marquis de Vatan;
capitaine: M. de Saint-Roman^^.
Chasseurs de Fischer. — Des éléments de ce régiment arrivèrent
à Québec en 1756. L'uniforme des chasseurs de Fischer était entière-
ment vert avec guêtres blanches, col et epaulettes rouges, bonnet
vert à plumet blanc, baudrier et ceinture en cuir de vache fauve.
Les grenadiers étaient verts également avec col, parements, epau-
lettes rouges et guêtres noires, giberne rouge bordée de jaune et
portant les armoiries du chevalier de Fischer. Bonnet d'ourson noir
orné d'une flamme rouge et de fleurs de lys. Les chasseurs de Fischer
n'avaient pas de drapeaux. Colonel: le chevalier de Fischer; major:
M. d'Orbs^^
Régiment de Bresse. — Un détachement débarqua à Québec en
1756. Habit et culotte gris-blanc, col, parements, veste bleus, bou-
37 Colonel Sus A NE, op. cit.
38 Colonel Sus A NE, op. cit.
39 Etat général des Troupes françaises pour 1753.
40 Ganier, Costumes des Régiments des Anciennes Provinces, Sarre, Alsace,
Lorraine.
338 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
tons de cuivre, la veste garnie d'agréments jaunes, chapeau bordé
d'or, cocarde bleue et blanche. Drapeau fascé vert, jaune, vert, à
la croix blanche. Colonel : comte de Carcado ; capitaine : M. Leblanc *^.
Régiment de Saint-Chamond, — Un détachement débarqua à
Québec en 1756 et fut incorporé dans d'autres régiments. Habit, dou-
blure et culotte blancs, col et parements rouges, poches en écusson
à sept boutons de cuivre, chapeau bordé d'or. Les oflSciers portaient
col et parements de velours cramoisi. Cocarde noire. Drapeau vert
à losanges blancs et croix blanche. Colonel: marquis de Saint-
Chamond; major: M. de La Bauve ^^.
Régiment de Bigorre, — Un détachement arriva à Québec en 1756
et fut incorporé dans d'autres régiments. Habit blanc, veste et pare-
ments bleus, 3 agréments aux manches et un bordé jaune à l'habit,
chapeau bordé d'or, cocarde noire. Drapeau écartelé, fascé rouge,
jaune et vert au 1 et 4, vert, jaune et rouge au 2 et 3. Colonel: M.
de Maupeou; major: M. de Fornel^^.
Régiment de Brissac. — Un détachement arriva à Québec en 1756
et fut incorporé dans d'autres régiments. Habit, doublure et culotte
blancs, col, parements et veste rouges, chapeau bordé d'or, cocarde
noire. Drapeau jaune, noir, rouge et vert dans chaque quartier,
écartelé à la croix blanche. Colonel: duc de Cossé-Brissac; major:
M. Le Riche des Dormans ^*.
Régiment de Flandre. — Un détachement débarqua à Québec en
1756. Habit, culotte, doublure blancs, boutons blancs et jaunes, cha-
peau bordé d'or et argent, cocarde noire. Drapeau bleu à deux
fasces, orangé, à la croix blanche. Colonel: M. de Nozière; major:
M. de Biarge^^.
Régiment de Royal'Roussillon. — Le 2* bataillon débarqua à
Québec en juin 1756. Habit gris-blanc, doublure, parements bleus
de roi, boutons de cuivre, veste bleue et brandebourgs aurore des
deux côtés, manches fendues et poches en travers, chapeau noir bordé
d'or, cocarde blanche et bleue. Ce régiment créé en 1651, avait trois
^1 Lucien Mouillard, op. cit.
*2 Etat général des troupes françaises pour 1753.
*3 LoNGCHAMPS-MoNTANDRE, Etat militaire pour 1758.
<* LONCCHAMPS-MONTANDRE, op. Cit.
*5 LONCCHAMPS-MONTANDRE, Op. cU,
UNIFORMES ET DRAPEAUX ... 339
drapeaux: un blanc colonel à croix blanche et fleurs de lys d'or, deux
d'ordonnance bleus, rouges et verts. Colonel: comte d'Haussonville ;
capitaine : M. de Bernets ^\
Régiment de Berry, — Le 2* et le 3^ bataillons débarquèrent à
Québec le 11 avril et le 24 juillet 1757. Habit, doublure et culotte
blancs, parements, collet et veste rouges, poches en long à trois bou-
tons, cinq boutons à la manche, chapeau bordé d'argent, cocarde noire.
Ce régiment créé en 1684, comportait trois bataillons de 500 hommes
chacun. Il avait sept drapeaux, un blanc colonel et six d'ordonnance
fascés de violet et feuille morte (isabelle) rayés par opposition, avec
croix blanche. Colonel : M. d'Hugues ; major : M. de Trivio ^^.
Tous les hommes des régiments de France recevaient, en arrivant
au Canada, un équipement d'hiver. Cet équipement se composait d'une
paire de mitaines, un gilet, deux paires de souliers en peau de che-
vreuil, une couverte, une paire de raquettes, une traîne à chiens, un
prélart, un bonnet de fourrure. Les officiers avaient en plus une
peau d'ours '*^.
Beaucoup de Canadiens, officiers et soldats, furent incorporés
dans les régiments de France. Cette mesure avait été prise par le
marquis de Montcalm, d'accord avec le ministre de la guerre à qui
il avait écrit à ce sujet. C'est que le lieutenant-général Montcalm
s'était aperçu que les Canadiens étaient d'excellents soldats, merveil-
leux tireurs, habitués à faire ce que les Français appelaient « la
guerre à la canadienne ». En dépit de l'opposition du marquis de
Vaudreuil, Montcalm fit entrer « 108 canadiens de choix » dans chaque
bataillon français ^^ ». On ignore les noms des soldats canadiens qui
ont servi alors dans les régiments français. Parmi les officiers, on
trouve: 2* bataillon de Languedoc, Messieurs Le Ber de Senneville,
Hertel de Rouville, Martel et Martel de Majesse, Margane de La
Valtrie; Royal-Roussillon, M. Le Vasseur de Néré; Béarn, MM. Denis
de LaRonde, de Boucherville, de La Corne, de Bonne; Berry , MM.
La Roque de Roquebrune, Vassal de Montviel, Gauthier de Varennes,
*6 Colonel SusANE, op. cit.
^■^ LoNCCHAMPS-MoNTANDRE, Etat militaire pour 1758.
*8 Journal de Montcalm.
*® Garneaû, Histoire du Canada, t. 2, p. 228; Lettres de Bourlamaque à Levis
et de Mcntcalm à Bourlamaque, 5 juin 1759, publ. par Casgrin.
340 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
de LaMothe-Cadillac; La Sarre, M. Tarieu de Lanaudière; La Marine,
MM. d'Ailleboust, de Lorimier, Le Borgne, Boucher de LaPerrière,
Noyel de Fleurimont, Herbin, de Sabrevois, Juchereau de Saint-Denis,
de Hertel, LeMoyne de Longueil, chevalier de Niverville, Boucher
de Montizambert ^^. Tous ces officiers suivirent leurs régiments en
1760 et s'embarquèrent pour la France où ils servirent durant plu-
sieurs années. Quelques-uns rentrèrent au Canada, de 1763 à 1775,
mais la plupart de ces Canadiens n'y revinrent jamais ^^.
Tous les habitants du Canada étaient soldats. Louis XIV avait
ordonné en 1669 au gouverneur de la colonie de former des milices
et de rendre tous les Canadiens « experts au maniement des armes
et à la discipline militaire ^^ ». Les milices canadiennes furent formées
à l'exemple des régiments de milices et gardes-côtes de France, a
dit Moreau de Saint-Méry. Les miliciens canadiens étaient employés
dans les forts, comme garnison, aux expéditions contre les Indiens
et à la guerre de frontière contre les Anglais. Les milices étaient
commandées par des officiers canadiens. L'esprit militaire de la
colonie était tel, qu'il fallut un ordre du ministre pour empêcher
l'engagement des garçons ayant moins de seize ans ^^.
Montcalm forma un régiment des milices qui fut appelé Régi-
ment de la Colonie. Le costume de La Colombie était: habit blanc-gris
avec parements bleus, collet bleu, boutons de laine. L'équipement de
campagne d'hiver était: mitaine, gilet, une couverte, deux paires de
souliers de chevreuil, une paire de raquettes, une traîne à chiens, un
bonnet de laine, une peau d'ours pour les officiers ^^. La Colonie
n'avait pas de drapeau.
De 1759 à 1760 les officiers de La Colonie tués ou blessés furent
très nombreux, de même que les soldats. Parmi les officiers tués
■ 50 Archives du ministère de la Guerre, Paris, vol. 3574. — Arch, des Colonies,
C'\ vol. 105.
51 Rapport sur les Archives du Canada, 1886, Ottawa.
52 Champigny à Pontchartrain, 13 oct. 1687 (Arch, des Colonies, C^'% vol. 15,
£F. 128-165). — Lettre du Roi à M. de Courcelles, Paris, 3 avril 1669 (Arch, des
Colonies, C", vol. 125, f. 81).
53 Champigny à Pontchartrain, Québec, 10 mai 1691 (Arch, des Colonies, C'^*,
vol. 11, f. 442). — Gustave Lanctot, Les Troupes de la Nouvelle-France, dans
Canadian Historical Association Report, 1926.
54 Lettre du maréchal de Belle-Isle au comte d'Estrées, 18 juin 1746. — Journal
de Montcalm.
UNIFORMES ET DRAPEAUX ... 341
on trouve MM. Deschaillon de Saint-Ours, Le Marchand de Ligneris,
Lefèvre, Amelin, Ménard, de Lisle, Hurtubise, Neveu, Prévost, de La
Croix-Réaume, Gaudette, Auge, Descaries. Parmi les blessés: MM.
de LaCorne de Saint-Luc, Aubry, Marin, de Montigny, de Villiers ^^.
Certains officiers du Régiment de La Colonie allèrent servir en
France après la conquête, notamment Levrault de Langy et le cheva-
lier de Repentigny. Ce dernier termina sa carrière comme gouver-
neur du Sénégal.
Les officiers canadiens, appartenant à tous les régiments qui
avaient servi en Amérique, étaient si nombreux en France que le
roi leur donna un commandant et les réunit en Touraine. Ce com-
mandant fut LeMoyne de Longueil, puis Sabrevois de Bleury. Le
commandant des Canadiens était chargé du payement des pensions
que le roi avait octroyées à ces militaires coloniaux revenus dans la
mère patrie. En 1774, au décès de Sabrevois de Bleury, il n'y avait
plus d'officiers canadiens en Touraine. Les uns étaient morts, les
autres avaient pris du service dans des régiments en France et aux
colonies françaises, et beaucoup étaient retournés au Canada.
Les Canadiens se souvinrent longtemps des régiments de France
et de leurs beaux uniformes. La poésie et le roman canadiens ont
évoqué « les blancs soldats de France » et leurs drapeaux fleurdelysés.
Mais les historiens ont manqué de précision et de documents quant
à ces uniformes et à ces enseignes. C'est pourquoi il nous a paru
utile de donner quelques informations exactes à ce sujet. Car les
uniformes blancs des soldats français étaient souvent gris et ornés
de quelques « agréments », les « drapeaux blancs fleurdelysés » étaient
généralement bleus, rouges ou verts et comportaient des signes héral-
diques qui n'étaient pas toujours des fleurs de lys.
Ces brillants uniformes des régiments français furent souvent
teints du rouge des blessures, car bien des soldats et bien des officiers
de Royal-Rousillon, de Languedoc, de La Reine, de Guyenne, de
Berry ont été blessés et sont morts sur les champs de bataille du
Canada. M. de Sennezergues, commandant de LaSarre, M. de Font-
bonne, commandant de Guyenne furent tués; M. de Privas, comman-
ds Arch. Guerre, vol. 3574, ff. 89-94.
342 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
dant de Languedoc, fut blessé. Trépezec et Brignolet, tués; Malartic,
blessé. Le souvenir de ces braves soldats doit être associé à celui de
Montcalm, car ils ont tous donné leur sang pour la défense du Canada.
Et leurs beaux uniformes sont à jamais décorés d'héroïsme et de
gloire.
Robert La Roque de Roquebrune.
y
Vladimir Soloviev
Le pont vivant
entre la Russie orthodoxe et Rome
1900 - 1950
UN NEWMAN RUSSE.
Vladimir Soloviev, l'esprit le plus vaste, le plus clairvoyant et
le plus universel, après les maîtres de la pensée comme Aristote,
saint Thomas, saint Albert le Grand, Leibniz, embrasse, rassemble,
synthétise et réduit dans un tout cohérent et harmonieux les riches-
ses doctrinales et scientifiques, les trésors spirituels multiséculaires
de l'Orient et de l'Occident chrétiens. Son œuvre n'est qu'un monu-
ment, monuiiientum perennis, élevé à l'honneur des grands idéaux
de la catholicité. Ce monument semble être supraspatial et supra-
temporel, parce qu'il repose sur le Roc, sur la Pierre inébranlable
posée par l'Architecte divin: Tu es Petrus et super hanc Petram
œdificabo ecclesiam meam, La vie personnelle de ce grand converti,
au visage qui fait penser au Christ, est auréolée de sainteté. Solo-
viev anima Candida, pia ac vere sancta est, écrit M'''^ J. G. Strossmayer ^
au cardinal Vincent Vannutelli, alors nonce du Saint-Siège à Vienne.
« Ce Doctor mirabilis, dit de Soloviev, le vicomte de Vogue, [ . . . est ]
un cerveau puissant, élargi par une lecture encyclopédique, par la
connaissance de toutes les philosophies, des sciences de la nature, des
langues principales qu'il parlait à merveille, et mieux encore, une
âme dont les secrètes beautés transparaissaient sur ce beau visage,
dans ces beaux yeux fascinateurs ^ [•••]» Dostoïevski (1821-1881),
le comte Léon Tolstoï (1828-1910), Vladimir Soloviev (1853-1900):
trois étoiles radieuses de la Russie chrétienne, trois génies russes
d'une rare puissance, trois grands « chercheurs de Dieu » qui agitent,
1 Le fameux évêque de Bosnie et Sirmium, collaborateur du pape Léon XIII
(encycliques Grande Munus et Slavorum Gente).
2 Cité par M*^' d'Herbicny, Un Newman russe, Paris, Gabriel Beauchesne et
ses Fils, 1934, p. 58.
344 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
tourmentent, ébranlent, fascinent, mettent en extase et transfigurent
les âmes modernes par la richesse, la profondeur, l'ampleur du sen-
timent religieux et la puissance d'expression incomparables. « Garde
en toi l'image du Christ et incarne-la, si tu le peux », tel est le
message de Dostoïevski au peuple russe. Tolstoï, l'apôtre du « véri-
table » christianisme, a l'audace de déclarer aux partisans de l'athéisme
triomphant que la vision matérialiste et athée du monde n'est que
la conséquence de l'ignorance moutonnière, de l'obscurantisme com-
plet. Par conséquent, il enseigne, il réclame que toute l'éducation,
ainsi que toute la vie, soit organisée sur la base religieuse. C'est
ce trait du tolstoïsme qui choque et inquiète le plus maintenant les
bolchevistes ^. Vladimir Soloviev, l'ami intime de Dostoïevski et
l'adversaire du christianisme rousseauiste de Tolstoï, approfondit, com-
plète et achève l'œuvre de ces deux grands maîtres. Ainsi il joue
le rôle de réconciliateur, de pacificateur, de guérisseur et de « sur-
élévateur », à l'égard de ses amis, de ses ennemis, de la Russie et,
comme nous le verrons, de l'humanité tout entière. Reproduire le
Christ dans notre vie personnelle et sociale, restaurer toutes les sphères
dans le Christ et par le Christ, tel est son message au monde moderne.
Rien d'étonnant si les représentants de la spiritualité russe, comme
N. Arseniev, N. Berdiaev, S. Boulgakov, L. Chestov, G. Fedotov, P. A.
Florenski, S. L. Frank, V. Ivanov, H. Isvolski, N. O. Losski, L. Karsavine,
V. A. Kojevnikov, D. Merejkovski, le prince E. Troubetskoï, le prince
A. Volkonski, V. V. Zienkovski, sont plus ou moins influencés par
le plus grand logicien, gnoséologue, esthète, moraliste, juriste, théo-
logien, métaphysicien, ascète, visionnaire et prophète russe. Tous,
directement ou indirectement, se nourrissent des sources intarissables
de l'héritage spirituel laissé par Vladimir Soloviev.
Après Pierre Tchaadaiev (1794-1856), Vladimir Soloviev est le
premier penseur russe qui consacre toutes ses forces, toute sa vie et
toute son œuvre à restaurer l'alliance religieuse et spirituelle entre
l'Orient et l'Occident. Voilà pourquoi l'œuvre missionnaire accom-
plie par ce « Newman russe », dépasse non seulement les frontières
nationales, mais aussi les frontières continentales et porte ainsi la
marque expressément universaliste, œcuménique, c'est-à-dire catho-
3 Voir L. N. Tolstoï, Pedagogitcheskie Sotcineniya (Les Œuvres pédagogiques),
Moscou 1948, p. 5-40.
VLADIMIR SOLOVIEV 345
lique. Après saint Augustin, l'auteur du célèbre ouvrage, La Cité de
Dieu, Soloviev est peut-être le premier penseur qui développe l'idée
centrale du christianisme, celle du royaume de Dieu, d'une façon
merveilleusement riche, convaincante et saisissante. Le royaume de
Dieu, pense Soloviev, c'est une tâche universelle qui doit être accom-
plie par les efforts communs de tous les peuples du globe. Mais
parce que c'est l'Eglise, une, indivisible, catholique, fondée par Jésus-
Christ et dirigée par son successeur, le souverain pontife, le pape,
sous sa forme concrète et visible, qui constitue la cité céleste ou le
royaume de Dieu dont parle la sainte Ecriture, comment, conclut
Soloviev, la Russie pourrait-elle s'isoler de Rome, se renfermer dans
sa coquille nationale ou même nationaliste et rester en dehors du
progrès historique universel de l'humanité ? Ainsi, le « Newman
russe », développant la notion du royaume de Dieu, c'est-à-dire l'Eglise,
une, sainte, catholique, et de la papauté, aboutit à la nécessité de
la réunion des Eglises. D'après sa conception, Yunité catholique serait
la seule voie pour combler le gouffre béant entre VOrient et VOc-
cident, le seul moyen de sauver la Russie et le monde de la catastro-
phe menaçante. C'est pour cette raison qu'il mène toute sa vie,
une lutte inlassable et héroïque contre deux maladies, deux mons-
truosités de notre temps: le nationalisme et Vétatisme.
Voilà pourquoi actuellement, après deux catastrophes mondiales,
le nom de Soloviev grandit chaque année, sinon chaque mois. Ses
œuvres sont traduites dans les diverses langues, comme la source
intarissable de la sagesse de la vie, du recueillement religieux, du
repos de l'âme, de l'élévation spirituelle. Il est l'inspirateur du
mouvement catholique russe représenté par telles figures comme le
R. P. Tolstoï, M^"^ Léonide Féodorov, la princesse Elisabeth Volkonski,
S. E. M^'"^ André Szeptycki, archevêque de Léopol et de Galice.
L'œuvre de Soloviev nous apparaît comme un phare resplendis-
sant, éclairant la nuit sombre, les ténèbres épaisses dans lesquelles
sont plongées l'Europe et l'Asie d'aujourd'hui.
Hélas ! nous ne pouvons ici que tracer les grandes lignes de
l'œuvre monumentale de Soloviev, constituant le pont vivant entre
la Russie orthodoxe et Rome.
346 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
«À L'AUBE D'UNE JEUNESSE NÉBULEUSE.)»
La grande crise et la redécouverte de la foi.
Vladimir Serguéiévitch Soloviev, né le 16 (le 28 janvier) 1853,
à Moscou, est le fils du fameux historien russe, Serge Mikhailovitch
Soloviev (1822-1879), recteur de l'Université de Moscou, auteur du
célèbre ouvrage comprenant vingt-neuf volumes: Histoire de la Russie
depuis les Temps les plus reculés. C'est une famille exceptionnelle:
par sa mère, Polyxène Vladimirovna Romanov, Vladimir est un des-
cendant du fameux chercheur de Dieu, le philosophe errant de la
Petite-Russie ou Ukraine: Grégoire Skovoroda (1722-1794); son grand-
père, Mikhail Vassiliévitch Soloviev, prêtre orthodoxe, est le fidèle
gardien des traditions ancestrales de la Russie orthodoxe; son frère
aîné, Vsevolod (1849-1903), se distingue comme romancier de mar-
que; son frère Mikhail (1862-1903), sa sœur Polixena (1867-1924),
ainsi que son neveu Serge, fils de Mikhail, sont des poètes renommés.
C'est dans une atmosphère énormément riche, imbibée profon-
dément de l'esprit religieux, moral, scientifique et artistique que s'épa-
nouit l'intelligence merveilleusement ouverte et réceptive du jeune
Vladimir.
À l'âge de onze ans (en 1864), il entre dans un des meilleurs
lycées de Moscou où il rencontre ses futurs camarades: N. I. Karéiev,
qui deviendra historien; le prince D. N. Tsertélev, poète et philo-
sophe; le second fils du romancier A. F. Pisemski, Léon Lopatine,
philosophe spiritualiste, etc.
Le jeune collégien se met à dévorer, avec une avidité rare, les
écrits des matérialistes et des athées européens, commençant par le
Bréviaire du Matérialisme, Il lit, en allemand. Force et Matière, de
Ludwig Buechner (1824-1899), l'apôtre du matérialisme grossier; la
Vie de Jésus, de David Strauss (1808-1874), qui considère l'histoire
évangélique comme un véritable mythe. Il étudie, dans le texte fran-
çais, la Vie de Jésus d'Ernest Renan (1823-1892). Après quelques
années de lectures matérialistes (en 1867), le jeune lycéen moscovite
déclare, à l'âge de treize ans, que « le catéchisme de la science, celui
de Buechner, avait vaincu le catéchisme de la foi, celui du métro-
polite Philarète ». Ainsi Vladimir Soloviev, dans sa jeunesse, suc-
combe à l'esprit matérialiste, nihiliste et athée qui triomphe dans
VLADIMIR SOLOVIEV 347
la Russie de 1860. Ivan Tourgueniev (1818-1883), dans Pères et
Enfants, publié en 1862, nous brosse l'image fidèle de cette Russie
naufragée: Bazarov, le représentant de la jeune génération, le grand
admirateur de Ludwig Buechner, le « réaliste », « nihiliste », s'oppose
à l'ancienne génération pour la « convertir » au matérialisme le plus
grossier selon lequel l'homme serait identique à la grenouille . . .
Ayant perdu la foi ancestrale, Vladimir Soloviev traverse une
crise douloureuse qui correspond a celle de la société russe des années
soixante, profondément agitée par les réformes du tsar Alexandre II
(1855-1881), qui accorde la liberté personnelle à quarante-sept mil-
lions des serfs. L'incroyance de Vladimir, jeune disciple de Ludwig
Buechner, est poussée à l'extrême: à l'âge de treize ou quatorze ans
(1866-1867), Vladimir devient un ardent matérialiste, athée, socialiste,
révolutionnaire, communiste même. D. I. Pisarev (1840-1868), cri-
tique littéraire russe, porte-parole de la doctrine panmatérialiste de
Buechner, devient le maître, le guide admiré du jeune lycéen, nihi-
liste à la Bazarov.
De 14 à 18 ans (1867-1871) Soloviev passe, selon sa propre
expression, « par différentes phases de négation théorique et pra-
tique », pour aboutir enfin à la conversion. Son âme, assoiffée de
vérité et pleine de nostalgie de l'Absolu, mais troublée, assombrie,
enténébrée et égarée par la cécité spirituelle de l'époque, est bien
semblable à celle d'un des plus grands convertis, saint Augustin, qui
s'écrie : Inquietum est cor nostrum donee requiescat in Te ^.
Dès l'âge de quinze ans, il se plonge passionnément dans les
écrits de Spinoza, son « premier amour philosophique ». La philo-
sophie spinoziste joue pour le grand converti russe le même rôle que
la philosophie néo-platonicienne pour saint Augustin. Notamment,
c'est la première fois que son âme éprouve, quoique de façon encore
bien ombragée, troublée, voilée, nébuleuse, la réalité et l'éclat de la
Divinité comme Causa sui et Causa omnium. Les premiers rayons
du soleil lumineux, c'est-à-dire de la transcendance divine, apparais-
sent et tombent dans les profondeurs de l'âme tourmentée. Les
nuages du panmatérialisme buechnérien commencent à se dissiper.
Mais vers 1870, la philosophie d'Auguste Comte (1798-1857), fonda-
* Confessions, I, 1, chap. 1.
348 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
leur du positivisme, fait son irruption triomphale en Russie et s'em-
pare de l'élite intellectuelle de ce pays. D'autre part, l'hégélia-
nisme de droite et de gauche, tombé dans le sol russe et ayant poussé
ses germes panrationalistes, ne tarde pas à porter des fruits perni-
cieux. G. W. F. Hegel (1770-1831) et son disciple de gauche, Karl
Marx (1818-1883), se manifestent bientôt comme deux côtés d'une
même monnaie. Après la philosophie de E. Kant (1724-1804), de
J. C. Fichte (1762-1814), de G. W. Fr. Hegel (1770-1831) et de Fr.
W. Schelling (1775-1854) qui font fructifier le mouvement slavophile
en Russie, c'est la philosophie panvolontariste et panirrationaliste,
la philosophie de l'inconscient qui envahit et s'empare de la men-
talité russe; Arthur Schopenhauer (1788-1860), l'auteur du Monde
comme Volonté et comme Représentation^ et Eduard von Hartmann
(1842-1906), porte-parole de la philosophie de l'inconscient, devien-
nent les maîtres de la situation. Mais l'irrationalisme schopenhauerien
et hartmannien est déjà un de ces courants de la pensée européenne
qui tournent le regard de l'Occident vers l'Orient contemplatif et
mystique: il commence à bâtir le pont vers le boudhisme, vers 1' « in-
tériorisation » de l'homme, vers l'expérience mystique, religieuse,
existentielle. « Ma doctrine [...], déclare Hartmann, n'est que
le développement philosophique de l'ancien dogme chrétien sur l'éta-
blissement de toutes choses en Dieu "^. »
C'est ainsi que la Russie du XIX^ siècle se trouve à la croisée
des chemins. La mentalité russe est douloureusement déchirée et
complètement désorbitée par les divers courants diamétralement oppo-
sés: panmatérialisme, panidéalisme, panirrationalisme; Hegel, Marx,
Schopenhauer, Nietsche: tous se rencontrent sur le sol russe où ils
mènent une lutte acharnée pour l'hégémonie spirituelle en Orient
mystique. On peut dire que tous les mouvements de la pensée occi-
dentale se répandent en Russie et remuent les fibres les plus intimes
de la nature slave. La Russie de cette époque semble être sur un
volcan qui menace de faire éruption. C'est dans cette atmosphère
agitée, bouillonnante, exaspérante, pleine de dissonances, de contrastes,
de déchirantes antinomies idéologiques et sociales, que mûrit et s'épa-
nouit le génie universel de Vladimir Soloviev. Dès l'âge de quinze ans
5 Voir Prof. V. Szylkarski, Der Junge Solowjew, dans Philosophisches Jahrbuch^
1950, p. 55, 62.
VLADIMIR SOLOVIEV 349
il est déjà victorieux du panmatérialisme qui se ramène à la fameuse
formule forgée par Ludwig Feuerbach (1804-1872): « Der Menscli ist,
was er isst », Homo est, quod est (edit), c'est-à-dire « L'homme est ce
qu'il mange ». Mais son esprit si ouvert et si réceptif ne peut pas
échapper à l'influence de tous les autres courants ou mouvements de la
pensée russe du XIX* siècle. Il les étudie, les repense, les analyse, les
scrute passionnément et les passe au crible critique : son ouvrage La Cri-
tique des Principes exclusifs fruit d'une longue méditation, ne sera
que la petite Somme contre les principales demi-vérités des temps
modernes. Ni le panmatérialisme de Buechner, de Feuerbach, de
Pisarev, de Tchernychevski, ni le positivisme de Comte, de S. J. S.
Mill, ni le panrationalisme à la Hegel, ni le panirrationalisme pes-
simiste de Schopenhauer et de Hartmann, ni enfin le slavophilisme,
c'est-à-dire la philosophie nationale religieuse de Kiréiévski ou de
Khomiakov, ne sont en état de satisfaire son âme, pleine de nostal-
gie de la vérité intégrale et de l'Absolu. C'est seulement pour s'enri-
chir, s'élargir, s'approfondir, pour s'affranchir définitivement et pren-
dre son libre essor, que son intelligence pénètre les divers courants
spirituels de l'époque.
Quand Vladimir Soloviev entre à l'Université de Moscou, en 1869,
il est encore sous l'influence du positivisme. H se plonge dans les
sciences naturelles, prônées par P. L. Lavrov (1823-1909), dans ses
Lettres historiques, comme le seul véritable savoir. Dans sa Cor-
respondance, publiée par Radlov % nous trouvons cette assertion :
« L'Absurdité logique du système a été reconnue et les matérialistes
tant soit peu raisonnables ont passé au positivisme qui est une bête
d'un genre tout à fait différent et n'est pas à mépriser. Quand au
matérialisme, il n'a jamais eu rien de commun avec la raison ou la
conscience, mais c'est un produit fatal de la loi logique qui réduit
à l'absurdité l'esprit humain séparé de la divine vérité. » Etudiant à
la Faculté des Sciences physiques et mathématiques, fils du célèbre
savant et recteur de l'Université de Moscou, Soloviev, rêve déjà, pour
quelque temps, de la chaire de paléontologie. Hélas ! ni les sciences
naturelles, ni les philosophies modernes à la Schopenhauer ou à la
Hartmann ne sont en état de remplir le « vide » terrible, les profon-
« Vol. I, p. 159.
350 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
deurs existentielles de son âme assoiffée de la vérité absolue. La
vie du jeune étudiant devenu pessimiste se trouve devant un tour-
nant bien brusque, mortellement dangereux, mais décisif et salutaire.
Déjà en janvier 1872, à l'âge de 19 ans, il parle du « véritable christia-
nisme », voilé et assombri par l'histoire ^. Au mois de mai de la
même année (1872) Soloviev est en voyage de Moscou à Kharkov.
Il veut restaurer sa santé ruinée, en faisant une cure de koumis dans
les steppes kirghises. En passant d'un wagon dans un autre, il perd
soudainement conscience et va tomber sous les roues du wagon en
marche. Heureusement, il est sauvé par une voyageuse. Quand il
reprend ses sens, il n'aperçoit autour de lui que l'image d'une jeune
femme, penchée sur lui et au visage indiciblement doux, maternel, lumi-
neux, céleste, tout à fait transfiguré. C'est maintenant que le jeune
chercheur de Dieu comprend et éprouve, d'une façon réelle et exis-
tentielle, cette vérité fondamentale du christianisme que la Divinité,
V Absolu quil cherche depuis longtemps, non seulement peut, mais
aussi doit vivre et se manifester activement dans Vhomme et par
Vhomme. Ainsi par l'amour de l'homme qui n'est que le reflet de
l'amour de Dieu, le jeune pessimiste est régénéré et ressuscite à la
véritable vie. « En moi, lisons-nous dans sa correspondance ^, s'accom-
plit quelque chose de merveilleux, comme si tout mon être ... se
dissolvait et se fondait en une sensation infiniment douce, claire et
calme; et dans cette sensation, comme en un pur miroir, se reflé-
tait, immobile, une image merveilleuse; et je sentais et savais qu'en
cette unique image étaient toutes choses, j'aimais d'un nouvel amour,
infini, qui embrassait tout, et, en lui, je sentais pour la première
fois toute la plénitude et le sens de la vie ...»
La vision mystique, l'expérience religieuse, métaphysique, exis-
tentielle, éclairent « le vide » terrible, les profondeurs de son âme
tourmentée et lui font apercevoir que dans l'homme il y a Dieu, qu'il
y a du bien et de la joie véritables dans la vie.
La grande résurrection, le retour aux grandes sources divines
s'accomplit. La crise est finie. La vie de la plénitude religieuse,
vivifiante et édifiante, commence. La lumière divine redécouverte,
Soloviev abandonne (en 1872) la Faculté des Sciences pour pouvoir
7 Voir Lettres, vol. III, p. 58-61.
8 Lettres, vol. III, p. 285.
VLADIMIR SOLOVIEV 351
faire ses études à la Faculté des Lettres. Il se met en contact plus
intime avec ses professeurs préférés: P. D. lourkévitch (1827-1874)
et le père Ivantsov-Platonov (1835-1894) qui s'intéressent au dévelop-
pement spirituel du jeune chercheur de Dieu. En 1873 et 1874, il
poursuit ses études théologiques à l'Académie ecclésiastique.
Il lit, recherche, scrute et passe au crible les principales philo-
sophies des temps antiques et modernes. Il lit et annote dans leur
langue originale les maîtres de la pensée, comme Platon, Plotin,
saint Augustin, Bacon, Descartes, Kant, Schelling, Hegel, de Bonald,
Joseph de Maistre, Schopenhauer, Hartmann, Tolstoï, Dostoïevski,
Kiréiévski, Khomiakov. Il s'intéresse au mouvement des populistes
(narodniki) russes, surtout à l'idéologie progressiste de N. K.
Mikhaïlovski (1842-1904), chef du socialisme russe non marxiste, un
des inspirateurs du programme socialiste-révolutionnaire en Russie.
Il étudie les écrits de Tolstoï et de Dostoïevski. C'est dans les
Possédés de Dostoïevski, publiés en 1871, que le jeune Soloviev trouve
peut-être le meilleur exposé, la critique pénétrante et la condamna-
tion de toutes les théories révolutionnaires, nihilistes, athéistes et
extrémistes. Deux personnages de ce roman se détournent des fan-
tômes révolutionnaires, ils deviennent des chercheurs de Dieu. Dos-
toïevski oppose deux idées, deux réalités tout à fait contradictoires:
celle du Dieu-Homme, c'est-à-dire du Christ, d'une part, et celle de
l'homme-dieu, c'est-à-dire V Antéchrist, d'autre part. Dostoïevski mon-
tre d'une façon magistrale où peuvent nous conduire les hommes-
dieux, les « surhommes », ces « possédés » ou révolutionnaires athéistes
qui entreprennent de bouleverser le monde, de renverser toutes les
vertus en faisant « arracher la langue à Cicéron, crever les yeux à
Copernic, lapider Shakespeare ...» En 1873, Soloviev rencontre
l'auteur des Possédés et devient son ami intime.
Durant ses quelques années d'études à la Faculté des Lettres et
à l'Académie ecclésiastique (1872-1874), le jeune étudiant moscovite
rassemble, synthétise et passe au crible un immense savoir philoso-
phique et théologique. Il acquiert la connaissance la plus vaste et
la plus approfondie de tous les principaux courants de la pensée
antique, médiévale et moderne, de tous les trésors spirituels de l'Orient
et de l'Occident chrétiens. Dans les lettres de Soloviev, adressées à
352 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
sa cousine E. V. Romanova pendant la période de 1872 à 1873, nous
trouvons déjà, in nuce, les éléments doctrinaux et méthodologiques
de son système. Un idéal religieux, constructif et universel, se dessine
et se dresse devant ses yeux: l'idéal du Royaume de Dieu comme la
restauration de toute créature, blessée par le mal primordial, c'est-
à-dire le péché originel; la spiritualisation, la transfiguration de toutes
les sphères de la vie: sphère cosmique, personnelle, sociale. Le
monde, pense Soloviev, doit-être changé, modifié radicalement, essen-
tiellement, existentiellement, non pas cependant par la révolution
destructive nihiliste, athéiste à la Pierre A^erkhovenski des Possédés,
ni par la violence. La véritable transformation et transfiguration du
monde ne peut venir que du dedans. Donc la vrai révolution, la
révolution pacifique, constructive, édifiante, prend ses sources secrè-
tes et sa force vitale dans les profondeurs de l'âme humaine. Les
convictions, la foi, l'amour, le cœur, l'intelligence jouent ici le prin-
cipal rôle. Il faut donc commencer par changer et rectifier les fausses
convictions et les fausses idées des gens. Il faut commencer par
convaincre ^. C'est pour cette raison que Soloviev considère comme
la principale tâche de sa vie, l'édification d'un système universel qui
revêt la foi, la doctrine chrétienne d'une forme scientifique et con-
vaincante. Il faut, selon ses propres mots, « introduire la vérité
éternelle du christianisme dans une nouvelle forme qui lui soit adé-
quate ». Ainsi, Soloviev aboutit au grand principe méthodologique
qui constitue à la fois une des clefs de voûte de son futur système,
notamment au principe de l'unité des rapports mutuels entre la foi
et la raison. Cette idée maîtresse de la philosophie médiévale sco-
lastique devient le fil d'Ariane à l'aide duquel Soloviev sort du laby-
rinthe de la pensée moderne: il quitte ainsi définitivement les faux
chemins, les carrefours de la « jeunesse nébuleuse ». Les ténèbres
de la nuit et la brume du matin se dissipent. L'aurore apparaît,
resplendit et éclaire la voie de la vie. D'un pas sûr, intrépide, il
parcourt maintenant le long et dur chemin sur une « terre inexplo-
rée », « vers les rives désirées » où, « sur la montagne, dans l'étincel-
lement des feux de triomphe », resplendit la Cité céleste, le temple
» Lettres, vol. Ill, p. 88-89.
VLADIMIR SOLOVIEV 353
divin, c'est-à-dire le royaume de Dieu, l'Eglise une, sainte, catholique,
universelle.
Sous la brume du matin j'allais vers vous d'un pas tremblant, rivages
magiques, pleins de mystères. Les pourpres de la première aurore chas-
saient les dernières étoiles; mes rêves papillonnaient encore, et mon âme,
enlacée par eux, priait: elle priait des divinités inconnues.
A la fraîcheur blanche du jour, je marche, solitaire comme jadis, sur
une terre inexplorée. Le brouillard s'est dissipé [ . . . ] Là-devant,
l'œil voit — très clair — combien est dur le sentier de la montagne et
comme tout est loin encore — loin, tout ce que nous avons rêvé !
Je marcherai jusqu'à la nuit; j'irai d'un pas intrépide vers les rives
désirées où resplendit sur la montagne, à la clarté d'étoiles nouvelles et
dans V étincellement des jeux de triomphe, le temple qui m'est promis, le
temple qui m'attend.
Le 24 novembre 1874 (selon le calendrier russe), Soloviev sou-
tient à l'Université de Saint-Pétersbourg, une thèse sur la Crise de la
Philosophie occidentale (en sous-titre: Contre les positivistes), pour
obtenir le degré de magister. La soutenance publique de la thèse
devient un événement retentissant dans la capitale de la Russie. Dans
son travail, écrit d'une façon originale et pénétrante, Soloviev mon-
tre les racines les plus profondes, ainsi que les funestes conséquen-
ces de la crise de la philosophie occidentale. Voici la fameuse con-
clusion de sa thèse:
On voit par là que ces derniers résultats nécessaires de l'évolution
philosophique occidentale affirment, sous la forme de la connaissance
rationaliste, ces mêmes vérités, qui sous la forme de la foi et de la con-
templation spirituelle, étaient affirmées par les grandes doctrines théolo-
giques de l'Orient (en partie de l'Orient ancien et surtout de l'Orient
chrétien). Ainsi cette toute nouvelle philosophie tend à unir à la perfec-
tion logique de la forme occidentale, la plénitude de contenu des concep-
tions religieuses de l'Orient. En s'appuyant d'une part sur les données
de la science positive, celte philosophie, d'autre part, donne la main à la
religion. La réalisation de cette synthèse universelle de la science, de la
philosophie et de la religion (dont nous avons les principes premiers et
encore bien imparfaits dans la «philosophie du surconscient») doit être le
but le plus élevé et le dernier résultat du développement intellectuel. Ainsi
sera restaurée la parfaite unité intérieure du monde intellectuel, en accom-
plissant le testament de l'antique sagesse: « Attache le tout et le non4out,
ce qui s'accorde et ce qui ne s'accorde pas, ce qui est en harmonie et ce qui
ne l'est pas, Vun sortant de tout et tout sortant de Vun^^.:^
Le jeune savant russe montre non seulement les déviations prin-
cipales et l'impasse de la pensée moderne, mais il découvre aussi le
^^ V. Soloviev, Crise de la Philosophie occidentale, trad, par M. Herman, Paris,
Aubier, 1947, p. 343.
354 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
fil d'Ariane pour faire sortir l'Etirope, l'Occident, la Russie, l'Orient,
l'humanité tout entière, du labyrinthe des doctrines fausses, erronées.
Ce fil d'Ariane, c'est Vunité, raccord, Vharmonie entre la foi et la
raison.
La thèse de maîtrise, brillamment soutenue, provoque une véri-
table vague d'enthousiasme dans les couches intellectuelles de la
Russie. L'historien E. Zamyslovski (1841-1896) s'écrie: « C'est un
homme inspiré, c'est un prophète ! » Un autre historien, Bestoujev-
Roumine, le grand rival de Serge Soloviev dans le domaine des
recherches historiques, déclare: « Si les espérances de ce jour se
réalisent dans l'avenir, la Russie possède un nouvel homme de génie:
il ressemble à son père par ses manières et par sa tournure d'esprit,
mais il le dépassera. Jamais, à aucune soutenance de thèse, je n'avais
constaté une puissance intellectuelle si prodigieuse. » Mais d'autre
part, la thèse de Soloviev, dirigée contre les positivistes, ne peut que
causer de l'inquiétude et produire du bruit dans les milieux pro-
gressistes. Les attaques commencent contre le jeune savant qui a
l'audace de parler, urbi et orbi, de la religion, du monde transcendant
et du retour à la métaphysique ! Pour les adhérents d'Auguste Comte,
comme K. D. Kaveline, Lessevitch, Mikhaïlovski, c'est inouï ! Le
premier d'entre eux publie une brochure dirigée contre Soloviev:
Philosophie apriorique ou Science positive, Soloviev répond d'une
façon pénétrante et tranchante: Sur la Réalité du Monde extérieur et
les Fondements de la Connaissance métaphysique, Kaveline réplique:
La Connaissance métaphysique est-elle possible ? Soloviev se met
alors à élucider le problème de la connaissance d'une façon fondamen-
tale. Semblable dispute se développe entre Soloviev et le professeur
Lessvitch. Les Slavophiles (N. N. Strakhov et M. P. Pogodine) s'im-
miscent dans ces débats émouvants. D'un coup, Soloviev devient une
célébrité. D'illustres dames, comme A. F. Aksakova, fille du célèbre
poète russe F. I. Tiouttchev, devenue femme du slavophile Ivan
Sergéiévitch Aksakoc, cherchent à rencontrer cette nouvelle étoile,
récemment parue dans le firmament de la Russie.
Un mois seulement après la fameuse soutenance de sa thèse,
le jeune maître, âgé de vingt et un an, est élu professeur de philo-
sophie à la Faculté des Lettres de l'Université de Moscou. Il occupe
VLADIMIR SOLOVIEV 355
la chaire du philosophe P. D. lourkevitch (1827-1874), adversaire
du matérialisme et du positivisme, qui vient de mourir.
Le 27 janvier 1875, il donne son premier cours sur la Métaphy-
sique et la Science positive, fascinant les auditeurs par son éloquence,
son acuité et ses élans audaciens de l'intelligence, par son esprit vaste,
pénétrant et ennoblissant.
ENTRE CHARIBDE SLAVOPHILE
ET SCYLLA OCCIDENTALE.
Pour être en mesure de comprendre tous les tournants brusques,
inattendus, stupéfiants de la carrière académique et de la vie per-
sonnelle de Vladimir Soloviev après la fameuse soutenance de sa thèse,
il faut avant tout avoir une connaissance vaste et approfondie de
la Russie du XIX* siècle et du problème russe en général. Hélas !
l'étude bien étoffée, objective, comparée et à la fois synthétique des
problèmes russes est encore en germe. Ce dont nous avons besoin,
c'est une Summa Russologica, une synthèse russologique, synthèse
vaste, fulgurante, édifiante, dressant devant nos yeux l'ensemble des
problèmes concernant les relations de la Russie avec Byzance, l'Asie,
l'Europe, l'Occident ; une synthèse qui nous révélerait les traits dif-
férents et les points de contact entre l'orthodoxie, le protestantisme
et le catholicisme, sans quoi le grand idéal de l'unité catholique
proclamée en Russie par Vladimir Soloviev et poursuivi pendant des
siècles par l'Eglise catholique et tous les hommes de bonne volonté,
perdrait une de ses principales bases, son fondement doctrinal.
L'œuvre de Soloviev serait une des meilleures introductions à
la russologie: c'est un phare lumineux qui, d'une part nous fait voir
les ténèbres du passé russe, c'est-à-dire toutes les principales dévia-
tions de la Russie ancienne et moderne et d'autre part éclaire, trace
au peuple russe, les voies vers un grand avenir chrétien, christo-
phore, universaliste, oecuménique, catholique.
Voilà pourquoi Soloviev, s'efïorçant toute sa vie dé libérer son
peuple de tous les préjugés multiséculaires, de toutes les apparences
décevantes et de lui inspirer les grands idéaux universalistes du
christianisme, ne pourra éviter le conflit avec tous les groupes et les
mouvements particularistes, nationalistes, césaropapistes, étatistes,
extrémistes, qui dominent en Russie du XIX' siècle.
356 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
On peut dire que Vladimir Soloviev passe toute sa vie entre
Charybde et Scylla, parce que la Russie du XIX* siècle est déchirée
et complètement désorbitée par deux courants, deux mouvements bien
opposés: celui des slavophiles (slavianofily) et celui des occidenta-
listes (zapadniki). Cette désastreuse scission de la mentalité russe a
beaucoup apporté à la catastrophe de 1917. Vladimir Soloviev, pré-
voyant les maux et les conséquences des idéologies exclusivistes, mène
une lutte héroïque contre l'extrême droite et l'extrême gauche.
Les principaux slavophiles sont: F. I. Tiouttchev (1803-1873);
Ivan Kiréiévski (1806-1856), l'auteur des fameux essais sur Le Carac-
tère de la Culture européenne et son Rapport avec la Culture spiri-
tuelle russe (1852), et De la Nécessité et de la Possibilité de Nouveaux
Principes pour la Philosophie (1856); Alexis Stepanovitch Khomiakov
(1804-1860), un des principaux inspirateurs et chefs du mouvement
Slavophile; Ivan Aksakov (1823-1886); louri Samarine (1819-1876),
l'ami intime de ce dernier; Michel N. Katkov (1820-1887), l'éditeur
du quotidien influent Moskovskiya Vedomosti ( « Les Nouvelles de
Moscou»); N. la. Danileski (1822-1885), l'auteur du fameux ouvrage
Russie et Europe (1871), surnommé «le catéchisme du Slavophilisme
et du panslavisme»; N. N. Strakhov (1828-1896), l'auteur de la pré-
face de Russie et Europe de Danilevski (2' éd. parue en 1888) ; Fedor
M. Dostoïevski (1821-1881); K. P. Pobedonostsev (1827-1907), procu-
reur-général du Saint-Synode.
Le fameux poète F. I. Tiouttchev arrive à la conclusion que la
Russie orthodoxe, d'une part, et Rome catholique, d'autre part, doivent
s'unir et lutter ensemble contre les forces sombres, révolutionnaires,
subversives, qui menacent l'Europe depuis la Révolution 1789. L'al-
liance du pape et de l'empereur pourrait sauver le monde du chaos
universel.
Kiréiévski s'occupe activement de la mission de la Russie en
Europe et sur le globe. L'Europe occidentale, pense Kiréiévski, a
déjà passé le zénith de sa gloire. La décadence commence. Il n'y
a que deux principaux pouvoirs mondiaux: les Etats-Unis et la Russie.
Mais comme l'Amérique du Nord est trop éloignée de son ancienne
métropole, l'hégémonie en Europe appartient à la Russie !
VLADIMIR SOLOVIEV 357
Khomiakov jette les assises doctrinales de recclésiologie ortho-
doxe ^^ qui sert d'une des principales bases au mouvement néo-
orthodoxe contemporain ^".
Les idées de Kiréiévski et de Khomiakov sont propagées, modi-
fiées et enfin foncièrement changées par les générations suivantes des
Slavophiles, par les panslavistes, les césaropapistes, les étatistes, les
absolutistes et les panrussites de toute sorte, comme Danilevski,
Strakhov, Pogodine, Goldmann, Stur, Katkov, Pobedonostsev. Le comte
S. S. Ouvarov (1786-1855), ministre de l'Instruction publique sous le
régime policier du tsar Nicolas 1^"" (1825-1855), ramène la doctrine Sla-
vophile à la fameuse formule: « Autocratie, orthodoxie, nationalité »
(sainoderjavie, pravoslavie, narodnost), la formule qui, par ces trois
mots, exprime l'essence des principales déviations religieuses, politi-
ques, sociales et culturelles de la Russie; cette formule a enseveli la
Russie chrétienne. Vladimir Soloviev, comme nous verrons, est un des
premiers russes qui ait eu l'audace et la force de détruire cette for-
mule, qui pourrait aujourd'hui servir d'inscription sur le sépulcre de
la Russie tsariste . . .
Si chez les premiers slavophiles, Kiréiévski et Khomiakov, le
nationalisme russe est soumis à l'universalisme chrétien, chez leurs
successeurs, I. Samarine et I. Aksakov, le nationalisme russe et l'uni-
versalisme chrétien sont identifiés; afin chez tels panslavistes et pan-
russistes comme Danilevski, Katkov, Pobedonostsev, le christianisme
n'est qu'une façade extérieure, qu'un attribut du nationalisme et de
l'étatisme russes. Le nationalisme, le chauvinisme pathologique triom-
phe ici complètement de Vuniversalisme chrétien. Ainsi on aboutit
à la funeste fusion de la nation, de l'Eglise et de l'Etat. Rien d'éton-
nant si l'Eglise orthodoxe, intercalée et resserrée entre deux forces
temporelles, l'autocratie et la nationalité, l'étatisme policier et le
nationalisme impérialiste, s'étouffe, perd enfin toute son influence
et sa force vitale.
^1 Lire son ouvrage: L'Eglise latine et le Protestantisme au point de vue de
l'Eglise d'Orient. Recueil d'articles sur les questions religieuses, Lausanne et Vevey,
Benda, 1872.
^2 Lire, avant tout, le livre de S. Boulcakov, L'Orthodoxie, qui commence par
ces mots: «L'Eglise du Christ n'est pas une institution; c'est une vie nouvelle avec
le Christ et dans le Christ dirigée par l'Esprit. »
358 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
L'occidentalisme est le pôle diamétralement opposé du slavophi-
lisme. Si les Slavophiles idéalisent le passé russe, avant tout la Russie
moscovite, en considérant l'époque de Pierre le Grand comme un
recul, une déviation, un reniement de la mission nationale de la
sainte Russie, les occidentalistes, au contraire, font saillir Pierre le
Grand comme Atlas qui soutient, qui porte sur ses épaules la Russie
vers un grand avenir, un avenir éclairé et sécularisé, un avenir façonné
sur le modèle de l'Europe libéraliste, progressiste, socialiste, révolu-
tionnaire.
Les Slavophiles glissent de plus en plus vers l'extrême droite
et deviennent pour ainsi dire les « fascistes » blancs; les occidentalistes,
au contraire, inclinent de plus en plus vers l'extrême gauche; ils
deviennent les « fascistes » de gauche, c'est-à-dire les révolutionnaires,
socialistes, populistes, progressistes, nihilistes, marxistes, mencheviks,
bolchevistes. Si l'extrême droite est influencée par la doctrine éta-
tiste de Hegel, l'extrême gauche est agitée et excitée par les idées
révolutionnaires, subversives, de Marx. En réalité, ces deux extrêmes,
Hegel et Marx, sont en interdépendance interne: ce ne sont que
deux côtés d'une même monnaie. Voilà pourquoi il est parfois dif-
ficile de tracer la ligne entre le slavophilisme et l'occidentalisme.
Parmi les principaux occidentalistes, citons: V. G. Belinski (1810-
1848), brillant critique littéraire; Alexandre Herzen (1812-1870) et
ses disciples populistes comme N. G. Tchemichevski (1826-1889), P.
L. Lavrov (1823-1900) et N. K. Mikhaïlovski (1842-1904); Michel
Bakounine (1814-1876), anarchiste révolutionnaire, ami de Proudhon
et de Marx, traducteur du Manifeste communiste et du Capital de
Marx; T. N. Granovski (1823-1855); Ivan Tourgueniev (1818-1883),
brillant romancier, un des meilleurs peintres de la vie populaire
russe; les marxistes comme Plekhanov, Lénine, Martov, Axelrode,
Boukharine.
Herzen, exilé par le tsar Nicolas 1", vit à Londres oii il publie
un périodique: La Cloche (Kolokol); il décrit la Russie prépétro-
vienne comme un pays « laid, pauvre et barbare ». Granovski, pro-
fesseur à l'Université de Moscou, sème les idées occidentalistes parmi
VLADIMIR SOLOVIEV 359
la jeunesse étudiante. Tourgueniev joue à l'égard du mouvement
occidentaliste le même rôle que Dostoïevski à l'endroit du mouve-
ment Slavophile: ce sont deux foyers de rayonnement des idées dans
la Russie du XIX* siècle. C'est Tourgueniev qui forge le mot nihiliste;
c'est Dostoïevski qui brosse la tableau de la future révolution rouge ^^.
Les Slavophiles sont contre l'Europe, contre « l'Occident pourri »
(gniloy zapad): ils idolâtrent le passé et l'avenir de la Russie auto-
cratique, orthodoxe et nationale. Quand Pierre Tchaadaiev (1794-
1856), dans ses Lettres philosophiques, ose parler du catholicisme et
critiquer l'exclusivisme russe, il provoque l'indignation universelle.
Le chef de la police russe et l'ami intime du tsar Nicolas I*', le comte
Beckendorff, s'écrie: « Le passé de la Russie a été admirable; son
présent est plus que magnifique; quant à son avenir il est au delà
de tout ce que l'imagination la plus hardie se peut figurer. » Tchaa-
daiev est déclaré fou ^^ et soumis à la surveillance de la police et des
médecins. L'Occident, pensent les Slavophiles, n'est que le repré-
sentant de la Première Rome, c'est-à-dire Yincamation du catholicisme.
Les Slavophiles identifient l'Eglise catholique et l'Europe ^^ (faute
fatale !). Selon les slavophiles, l'Orient, incamé dans l'orthodoxie
byzantine, représente la Deuxième Rome, Mais celle-ci a transmis son
héritage à la Troisième Rome, c'est-à-dire la Russie autocratique et
orthodoxe avec son ancienne capitale, la sainte Moscou, La sainte
Russie est appelée à remplir une mission rare, exceptionnelle: régénérer
l'Europe, l'Occident et le monde entier. Le jeu des notions: la Pre-
mière Rome (l'Europe) — la Deuxième Rome (Byzance) — la Troi-
sième Rome (la sainte Russie) répond au schéma hégélien: thèse —
anthithèse — synthèse, schéma qui enchante et séduit les slavophiles,
ainsi que les occidentalistes. A l'aide de la dialectique hégélienne on
élabore une théorie fantastique du progrès infini du paradis terrestre
rouge.
Les occidentalistes sont pour l'Europe, pour l'Occident. Selon
leur doctrine, la Russie, libérée par Pierre le Grand des ténèbres et
^* Les Possédés.
1^ Lire son Apologie d*un Fou.
15 Voir V. V. Zenkovski, Rousskie Mysleteli i Evropa (Les Penseurs russes et
r Europe), Paris, Y.M.C.A. Press, p. 127.
360 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
de la barbarie médiévales et une fois européanisée, occidentalisée,
industrialisée, modernisée, éclairée, ne doit que poursuivre son che-
min glorieux, se lançant vers l'avenir lumineux, vers l'âge d'or, vers
le paradis terrestre ! C'est pour cette raison qu'ils déclarent la
guerre au médiévalisme de toute sorte et font sauter les fondements
de la Russie autocratique, orthodoxe, nationale, portant la robe de
la Moscovie médiévale.
Néanmoins, un trait négatif est commun aux slavophiles et aux
occidentalistes : l'anti-catholicisme allant jusqu'aux préjugés les plus
grossiers et les plus ridicules, jusqu'à l'aversion et à la haine sans
précédent de tout ce qui est catholique, latin, romain, juridique,
médiéval, « scolastique », « rationaliste », « jésuitique », « papiste ».
Or, avoir l'audace de parler positivement de l'Eglise catholique, ou
même — horrible auditu ! — se convertir au catholicisme, signifierait
tout simplement devenir fou . . . Nous avons mentionné déjà la tra-
gédie du premier grand penseur russe, Pierre Tchaadaiev, précurseur
de Vladimir Soloviev.
Nous avons brossé, à grands traits, le tableau de la Russie intel-
lectuelle du XIX^ siècle. Sans ce tableau, l'œuvre, la grande tra-
gédie de la vie personnelle de Vladimir Soloviev, célèbre converti
russe au catholicisme, nous resteraient terra remota ac incognita.
Par son universalisme chrétien, Soloviev fait sauter et s'écrouler
tous les particularismes, toutes les demi-vérités, soit matérialistes, soit
nationalistes, soit étatistes et césaropapistes, soit slavophiles, soit occi-
dentalistes. Il vient comme un grand réconcilateur, un grand paci-
ficateur des âmes et de son peuple, mais, hélas ! il est méconnu,
méprisé, haï et persécuté par les esprits étroits, les gens pusillanimes
et aveugles. Au lieu des demi-vérités qui dominent le siècle et
assombrissent la conscience du peuple, il apporte à la Russie ortho-
doxe Fidéal de la Sagesse divine, la vérité intégrale, catholique qui
s'exprime par ces mots de saint Augustin: Litigas tu pro PARTE . . .
Ego tibi contradico ut totum possideas. Intellige litem concordent,
litem caritatis . . . C'est ainsi qu'une grande bataille historique se
prépare peu à peu, éclate et est livrée entre la Russie slavophile
et la Russie occidentaliste d'une part, et Vladimir Soloviev, repré-
sentant de la Russie universaliste, catholique, d'autre part.
VLADIMIR SOLOVIEV 361
À LA RECHERCHE DE LA SAGESSE DIVINE.
Prisonnier de ce monde illusoire, /
Sous la rude écorce de la matière.
J'ai pu apercevoir la pourpre éternelle
Et l'éclat de la divinité.
(SoLOViEV, Trois Rencontres.)
Déjà dans la Crise de la Philosophie occidentale, Soloviev dépasse,
en grande partie, les cadres de la mentalité purement occidentaliste
et Slavophile: il détruit les fondements de la philosophie progressiste,
positiviste, et, à la fois, il passe au crible certaines conceptions Slavo-
philes, en soulignant qu'elles doivent être revisées et rectifiées. Pour
la première fois, le philosophe court le danger de tomber entre l'en-
clume Slavophile et le marteau occidentaliste. En mai 1875, c'est-à-dire
après trois mois seulement d'enseignement universitaire, il est écarté
de la vie académique sous le prétexte d'une mission scientifique à
l'étranger. Ses adversaires se vengent. Ses études en Occident durent
quinze mois. En juin 1875, il part pour Londres — il avait choisi cet
endroit afin de pouvoir mieux se documenter dans la bibliothèque du
British Museum. En route, il s'arrête à Varsovie pour lire, en polonais,
l'œuvre d'Adam Miczkewicz (1798-1855), grand poète lithuano-polonais.
C'est durant son séjour à Londres, puis en Egypte, que Soloviev
s'abîme dans les études de la sophiologie, c'est-à-dire de la Sagesse
divine (Sophia tou ThéouJ, Cette notion est d'importance primordiale
pour comprendre l'œuvre de Soloviev, ainsi que la spiritualité de
l'Orient chrétien. Mais, qu'est-ce que la Sagesse divine (Prémoudrost
Bojia) ? Soloviev remarque à bon droit qu'il n'introduit pas de nou-
veaux éléments dans le contenu traditionnel du christianisme. Il
s'agit tout simplement de la Sagesse divine dont parlent les livres
de l'Ancien Testament, l'apôtre saint Paul, les Pères et les grands
maîtres de l'Eglise.
La Sagesse se loue elle-même [ . . . ]
Et se glorifie en présence de sa Majesté:
« Je suis sortie de la bouche du Très-Haut, [ . . . ]
Seule, j'ai parcouru le cercle du ciel, [ . . . ]
Avant tous les siècles, dès le commencement il m'a créée.
Et jusqu'à l'éternité je ne cesserai d'être [ . . . ] »
(Ecclésiastique 24, 1-12.)
Dans la vision soloviénîenne du monde, la Sagesse divine est
d'abord en rapport intime avec le plan providentiel selon lequel
362 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Dieu un et trine, le Créateur, a créé, racheté et restauré le monde
par la Sainte Vierge, Jésus-Christ et l'Eglise une, universelle; selon
lequel Dieu un et trine restaure, accomplit, achève le monde jusqu'à
la plénitude des temps alors qu'une « Jérusalem nouvelle, vêtue comme
une nouvelle mariée parée pour son époux, descendra du ciel ^^ »,
et quand « tout sera en tout ». La Sagesse divine apparaît comme
le synonyme de la notion centrale du christianisme dont l'Evangile
parle presque à chaque page: le royaume de Dieu. Le royaume
de Dieu n'est que l'incarnation, la manifestation sous des formes
réelles, de la Sagesse divine. C'est la suite et l'achèvement du mys-
tère de l'incarnation divine. De tout ce qui précède, il ressort claire-
ment pourquoi la sophiologie ou la notion du royaume de Dieu
inclut, selon la doctrine soloviévienne, quatre principaux éléments:
1° l'élément mariologique, la Femme éternelle, l'éternel-f éminin ;
2° l'élément christologique ou théandrique, l'Homme éternel, Dieu-
Homme; 3° l'élément ecclésiologique, la divino-humanité, le com-
munautaire-éternel, l'humanité rachetée, restaurée et vivifiée par la
grâce, c'est-à-dire l'Église universelle; 4° l'élément eschatologique,
la plénitude des temps, le second avènement de Jésus-Christ et la
clôture de l'histoire; quatre éléments qui sont liés organiquement,
intimement, indissolublement; quatre éléments qui, pris ensemble,
ne font qu'un tout cohérent et harmonieux de la vérité chrétienne.
Voilà dans quel sens la sophiologie, ancrée dans la trinitologie et
liée indissolublement à la notion du royaume de Dieu, est le centre
unificateur du système de Soloviev. Chaque aspect de la sophiologie,
de la notion du royaume de Dieu, est développé par Soloviev. Les
aspects mariologique et christologique prédominent dans la période
orthodoxe ou précatholique de sa vie, c'est-à-dire jusqu'en 1881.
L'écclésiologie, la doctrine de l'Église une, universelle, catholique,
apostolique, occupe la place centrale dans la deuxième période de
sa vie (1881-1890), alors qu'il découvre les grands idéaux de la catho-
licité et travaille inlassablement à la réunion des Eglises orthodoxe
et catholique. La troisième et dernière période de sa vie (1890-1900)
se caractérise par le trait eschatologique, par le pressentiment de
^6 Apocalypse 21, 2-3.
VLADIMIR SOLOVIEV 363
la grande crise, de la grande catastrophe qui s'approche, qui menace
la Russie, l'Europe, l'humanité entière.
La différence des aspects du but détermine la différence des
moyens, c'est-à-dire la différence de l'activité pour chaque période:
la première période se distingue principalement par l'activité
intellectuelle, logique, philosophique; la deuxième, par l'activité voli-
tive; la troisième, par le penchant vers l'activité esthétique, vers l'art
mystique. Soloviev lui-même a indiqué, dans son ouvrage Les Prin-
cipes philosophiques de la Connaissance intégrale, les bases subjec-
tives de ces trois sphères de l'activité comme trois principales voies
vers l'incarnation de la Sagesse divine. Pour chacune de ces trois
sphères d'activité tendant vers la réalisation du royaume de Dieu, vers
la vie intégrale, divine, il donne même un nom spécial: théosophie,
théocratie, théurgie.
Or, durant toute sa vie, Soloviev ne travaille, ne souffre, ne lutte
que pour un seul but ultime: l'incarnation de la Sagesse divine, la
réalisation du royaume de Dieu; les moyens, les formes de l'activité
changent, mais le but reste le même. Certains auteurs russes et étran-
gers qui oublient ou méconnaissent ce point cardinal dans l'œuvre
et dans la vie de Soloviev, perdent la clef pour résoudre l'énigme
d'un des plus grands convertis du XIX^ siècle.
Déjà, durant son séjour à Londres, Soloviev compose une prière
bien remarquable. Elle commence par ces mots: « Au nom du Père,
du Fils et du Saint-Esprit, » Il s'adresse d'abord à la Sainte-Trinité,
source de toute vie; puis à la Sagesse divine, cette image de la beauté
céleste, et il termine comme suit: « Incarne-toi en nous et dans le
monde, en rétablissant la plénitude des siècles pour que Dieu soit
tout en tout. »
Cette prière est enfin exaucée: le 16 octobre 1875, Soloviev quitte
Londres et se dirige vers l'Egypte. Solitaire, il se rend au désert
où il passe une nuit enchanteresse à la belle étoile; une nuit mira-
culeuse, loin des lieux habités. C'est ici qu'il a la troisième et der-
nière vision de l'éternel-féminin, de la Sagesse divine incarnée sous
l'image céleste de la beauté féminine ... Le matin, soudainement,
tout l'univers est embaumé par l'odeur des roses et Soloviev aperçoit
la compagne céleste, éternelle, de sa vie:
364 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Je vis tout et tout n'était qu'un.
Une seule image de la beauté féminine . . .
Devant moi, en moi, il n'y avait que toi . . .
Ce qui est, ce qui fut, ce qui vient pour l'éternité . . .
Et quelque temps après, il traduit en russe un des plus beaux hymnes
mariologiques, écrit par Pétrarque:
Vêtue de Soleil, couronnée d'étoiles.
Vierge aimée par le Soleil suprême ! . . .
Œil rayonnant de l'Infini . . .
C'est dans les Trois Rencontres (Tri Svidanya), que nous trouvons
la description des trois visions de la Sagesse divine incarnée.
Après avoir montré l'essence et les divers aspects de la sophio-
logie, de l'idéal du royaume de Dieu, qui constitue la clef de voûte
du système soloviévien, qui détermine toutes les phases de sa vie,
nous ne pouvons maintenant que brièvement toucher à chacune des
trois périodes que nous avons indiquées: 1° période orthodoxe, pré-
catholique ou logique (théosophique), 2° période ecclésiologique
(théocratique) ; 3° période escliatologique, esthétique (théurgique),
VERS UN SYSTÈME DE SAVOIR INTÉGRAL.
Au mois de juillet 1876, quand après avoir visité l'Egypte, l'Italie
et la France, Soloviev arrive en Russie, le grand plan de sa vie émerge,
se dessine déjà devant ses yeux: Yincarnation de la Sagesse divine.
Il ne lui reste qu'à jeter les assises logiques ou philosophiques d'une
architecture nonumentale.
A l'automne de 1876, il reprend ses cours de philosophie à l'Uni-
versité de Moscou, mais il doit bientôt donner sa démission, le 14
février 1877. Ses idées, surtout sa conférence sur les Trois Forces,
inquiètent et choquent les néoslavophiles, les nationalistes, les pan-
russistes à la Michel Nikiforovitch Katkov, porte-parole agressif de
ces écoles. Les positivistes et les nationalistes s'unissent contre le
jeune philosophe: c'est la deuxième fois que Soloviev tombe entre
l'enclume slavophile et le marteau occidentaliste.
Le 4 mars 1877, il est nommé membre du Conseil de l'Instruction
publique de Saint-Pétersbourg. Il rencontre et fréquente de nou-
veaux amis : N. N. Strakhov, F. M. Dostoïevski, K. Leontiev, la com-
tesse Sophie Tolstoï, veuve du poète Alexis Tolstoï, Sophie Khitrovo,
nièce du même poète.
VLADIMIR SOLOVIEV 365
Durant son séjour à Saint-Pétersbourg (1877-1881), Soloviev écrit
trois ouvrages importants: Les Principes philosophiques de la Con-
naissance intégrale (1877); La Critique des Principes exclusifs (1877-
1880); Les Conférences sur la Tréandrie (1877-1881). Ces trois ouvra-
ges constituent les assises gnoséologiques et logiques de son système.
Les Principes philosophiques de la Connaissance intégrale, publiés
dans le Journal du Ministère de VInstruction publique, ne sont qu'une
ébauche systématique, une synthèse fulgurante des vues philosophi-
ques de Soloviev. L'expérience religieuse, mystique, existentielle est
posée sur la base du système philosophique, mais elle est liée orga-
niquement à l'expérience purement empirique et rationnelle. Soloviev
aboutit ainsi à la « logique organique », c'est-à-dire à une « vaste syn-
thèse de la science, de la philosophie et de la théologie ».
La Critique des Principes exclusifs, c'est sa thèse doctorat, qu'il
soutient brillamment le 6 avril 1880. Ce deuxième ouvrage n'est
que le développement et l'approfondissement des principes exposés
dans le premier. L'auteur y démontre que toutes les philosophies
modernes, portant la marque unilatérale et exclusive, ne sont que
des demi-vérités, des vérités partielles, fragmentaires, et par consé-
quent, ne sont que des pas particuliers vers la vérité absolue, religieuse,
intégrale.
Cette brillante soutenance apporte à Soloviev un nouveau succès:
il est nommé privatdocens à l'Université de Saint-Pétersbourg. Paral-
lèlement, il enseigne aux Cours supérieurs féminins.
Son troisième ouvrage. Les Conférences sur la Théandrie, est
une série de conférences prononcées au Solianoï Gorodok, devant une
élite intellectuelle parmi laquelle on remarque M^"^ Makarii, archevê-
que de Lithuanie, devenu plus tard métropolite de Moscou, le grand
romancier russe Léon Tolstoï, F. M. Dostoïevski, la princesse E. Vol-
konskaya, la comtesse Sophie Tolstoï, N. N. Strakhov, Sophie Khitrovo.
Soloviev devient une célébrité.
Jusqu'ici, on a supposé que certains passages des Conférences sur
la Théandrie, comme les chapitres sur l'Eglise catholique, sont le
fruit de l'influence personnelle de Dostoïevski sur le jeune Soloviev.
Un eminent connaisseur du monde slave et en particulier de Soloviev,
le professeur Vladimir Szylkarski, démontre justement le contraire:
366 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
dans les relations amicales, intimes, de Soloviev et de Dostoïevski,
c'est le premier qui est le donateur, tandis que le second est sur-
tout le donataire ^^.
Les Conférences sur la Théandrie peuvent être considées comme
le pont entre la période orthodoxe — portant la marque gnoséologique,
logique, philosophique — et la période catholique — à caractère
ecclésiologique, théologique, social, communautaire, universaliste.
Soloviev en développant ici le principe théandrique, c'est-à-dire la
vérité de l'incarnation divine, aboutit pour la première fois, et encore
d'une façon subconsciente, à l'idéal du théandrisme universel, de
la divino-humanité, à la notion de la catholicité. Cela fera bientôt
sauter tous les cadres de l'exclusivisme orthodoxe.
«UNA, SANCTA, CATHOLIC A, APOSTOLICA ».
Ceterum censeo: primum et ante omnia
Ecclesiœ unitas instauranda, ignis foven-
dus in gremio sponsœ Christi . . .
La carrière académique de Vladimir Soloviev à l'Université de
Saint-Pétersbourg est plus éphémère encore que son professorat à
l'Université de Moscou. Le 1^*^ (13) mars, le « tsar libérateur »
Alexandre II est assassiné par les révolutionnaires. La Russie tout
entière est ébranlée par le régicide. Les slavophiles surtout sont indi-
gnés et se jettent contre tous les bacilles révolutionnaires, subversifs,
importés d'Europe. La tension entre le front slavophile et le front
occidentaliste augmente, elle atteint son paroxisme. Soloviev pro-
nonce deux conférences devant un public très nombreux. Il définit
le régicide comme un mal, mais d'autre part, il démontre qu'un
mal ne peut être anéanti ou diminué par un autre mal: il prône
l'incompatibilité de la peine capitale avec la doctrine chrétienne.
Les révolutionnaires applaudissent, les conservateurs s'indigent. Solo-
viev est mal interprété et dénoncé. En novembre 1881, il doit donner
sa démission: pour la troisième fois, il tombe entre l'enclume slavo-
phile, nationaliste, conservatrice, appuyant le régime autocratique, et
le marteau occidentaliste, révolutionnaire, minant les fondements du
tsarisme. Il est écarté pour toujours de l'enseignement universitaire.
1*^ Voir Vladimir Szylkarski, Solowjew und Dostojewkij, Goetz Schwippert
Verlag Bonn, 1948, p. 10-20; voir plusieurs écrits de V. Szylkarski, publiés par Verlag
Erich Wewel, Krailling von Muenchen.
VLADIMIR SOLOVIEV 367
La troisième période, la période la plus orageuse, la plus émou-
vante et à la fois la plus féconde de la vie de Soloviev va commen-
cer. Le Newman russe ébranlera l'Orient et l'Occident !
De 1881 à 1890, il écrit et publie une série d'ouvrages divers,
ainsi que des articles qui font retentir son nom, non seulement en
Russie et en Europe, mais dans le monde entier: Du Pouvoir spirituel
en Russie (1881); Trois Discours à la Mémoire de Dostoïevski (1881-
1882-1883); Le Grand Débat et la Politique chrétienne (1883); Les
Fondements spirituels de la Vie (1882-1884); Les Juifs et la Question
chrétienne (1884); UHistoire et V Avenir de la Théocratie (1885-1889);
Uldée russe (1888); La Russie et V Eglise universelle (1889); La Ques-
tion nationale en Russie (1889-1891).
L'article Du pouvoir spirituel en Russie est la critique de l'ency-
clique du Saint-Synode publiée au sujet du régicide. Soloviev montre
que l'action, l'influence et l'autorité de l'Eglise orthodoxe en Russie
se réduisent pratiquement à rien. Le troisième discours à la mémoire
de Dostoïevski, son ami le plus aimé et le plus intime, provoque déjà
un véritable scandale. Soloviev jette ici pour la première fois le
pont entre la Russie Orthodoxe et Rome. Le gouffre béant entre
l'Orient et Rome, résultat du péché historique de Byzance, doit être
comblé par la Russie. Touchant l'idéal de l'Eglise universelle, il
cite ces mots de son ami Dostoïevski: « Le Christ n'est connu que
par l'Eglise, aimez avant tout l'Eglise. » Pour la première fois,
Soloviev se fait le défenseur de Rome : « Rome est vraiment chré-
tienne, car elle est universaliste . . . Ne reprochons point à l'Occi-
dent des fautes, même réelles. Nous ne pouvons agir au lieu et place
des autres; mais quand les autres agissent mal, nous, agissons bien ...»
Le Grand Débat et la Politique chrétienne produit l'effet de
l'explosion d'une bombe. Il fait sortir de leurs gonds tous les Sla-
vophiles, nationalistes, panslavistes et panrussistes. Le rôle historique
de cet ouvrage peut être comparé à celui du fameux Tract 90 de
John Newman. Le chapitre central du livre est intitulé: Papisme
et papauté. Soloviev y répond à trois questions principales: 1°
L'unité d'un pouvoir central est-elle vraiment nécessaire ? 2° De
quel droit ce pouvoir se trouve-t-il relié au siège episcopal de Rome ?
3° Comment Rome a-t-elle utilisé cette puissance ? Avec une acuité
368 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
intellectuelle remarquable et une puissance d'argumentation sans répli-
que, Soloviev répond à ces trois questions en expliquant à la Russie
orthodoxe l'essence, et en démontrant la nécessité de la papauté.
Quand l'archiprêtre A. M. Ivantzov-Platonov s'efforce de réfuter
le fameux exposé sur la papauté, Soloviev ramène ses thèses à neuf
principales questions qu'il pose à la Russie orthodoxe. Personne
parmi les théologiens, les chefs de l'Eglise orthodoxe et les savants
russes, n'est en état de répondre à ce questionnaire. Les réponses
sont données par Soloviev lui-même, dans sa Lettre à M"' /. G. Stross-
mayer, évêque de Bosnie et Sirmium, touchant les « considérations
sur la réunion des Églises », et par M. l'abbé Tilloy qui publie, à
Paris, un ouvrage fondamental intitulé: Les Eglises orientales diS'
sidentes et F Église romaine: Réponse aux Neuf Questions de M.
Soloviev,
Après avoir étudié à fond la théologie, la patrologie, l'histoire
des Églises orthodoxe et catholique, Soloviev ose aller jusqu'au fonds
et au tréfonds du problème. Il élucide la question de la papauté
et démontre l'absurdité des préjugés byzantins multiséculaires. Il
touche aux trois principales divergences doctrinales entre l'orthodoxie
et le catholicisme: le Filioque, le primat romain et VImmaculée Con-
ception ^^. Soloviev démontre que le pape, comme successeur de saint
Pierre, est Pastor et magister infaillibilis Ecclesiœ universalis. C'est
ainsi que Soloviev dresse devant les yeux de la Russie orthodoxe,
l'idéal de YÉglise universelle, bâtie sur le Roc inébranlable de saint
Pierre,
Les fondements spirituels de la Vie peuvent être appelés la
«Méthodologie de la vie chrétienne». Les Occidentaux liront ce
chef-d'œuvre de la littérature religieuse avec beaucoup d'intérêt, de
ravissement, d'élévation spirituelle. Qui de nous ne sera saisi par
des passages comme celui-ci ? « La religion personnelle et la religion
sociale, en plein accord et liaison entre elles, s'adressent donc à cha-
que homme, lui intimant ces préceptes: prie Dieu, viens en aide aux
autres, refrène la nature, conforme-toi intérieurement au Christ, Dieu-
18 Voir un des meilleurs ouvrages sur le sujet: A. Volkonsky, Katolitchestvo i
Sviachtchennoe Predanie Vostoka (Le Catholicisme et la Tradition de l'Orient) (en
russe), Paris 1933, 3 vol.; le troisième volume est spécialement consacré aux Trois
Dogmes.
VLADIMIR SOLOVIEV 369
Homme vivant, reconnais sa présence réelle dans l'Eglise et que tes
actes tendent à traduire son esprit dans tous les domaines de la
vie humaine et naturelle, pour que s'accomplisse par nous le but
théandrique [ divino-humain ] du Créateur, que le ciel s'unisse à
la terre ...»
L'étude intitulée Les Juifs et la Question chrétienne révèle la plus
grande compréhension à l'égard du peuple juif, du judaïsme, source
primordiale du christianisme. Il détruit les bases idéologiques de
l'antisémitisme. Il défend le peuple juif, persécuté et haï; il analyse
les possibilités de la conversion des Hébreux à l'Eglise universelle.
Il publie une série d'études objectives sur le problème hébreu. Voilà
pourquoi Soloviev est si foncièrement aimé et estimé des Juifs.
Ses études juives sont couronnées par un ouvrage d'une impor-
tance primordiale: Histoire et Avenir de la Théocratie. L'ouvrage
est inachevé: des trois volumes, seul le premier est publié. C'est, pour
ainsi dire, la philosophie de l'histoire biblique, jetant les assises his-
toriques et doctrinales de la théocratie universelle: Y Eglise édifiée
sur le Roc de saint Pierre,
En juillet 1886, Soloviev passe la frontière de la Russie et se
rend à Diakovo pour visiter M^' J. G. Strossmayer, qui deviendra
son ami intime, — le fameux évêque sous l'influence duquel le
pape Léon XIII inscrit Cyrille et Méthode, les grands apôtres des
peuples slaves, au nombre des saints de l'Eglise catholique. C'est par
l'intermédiaire de M^*^ Strossmayer, ce champion du catholicisme
oriental et de la réunion des Eglises, que Soloviev soumet ses vues
au pape Léon XIII et obtient sa complète approbation. Cependant,
certains croient que Soloviev eut un entretien personnel avec le sou-
verain pontife de l'Eglise catholique ^^.
Uldée russe, conférence prononcée en français à Paris, le 15 mai
1888, esquisse à grands traits les voies historiques, la destinée, ainsi
que la mission nationale de la Russie orthodoxe à l'égard de l'Eglise
une, sainte, catholique, universelle.
La Question nationale en Russie (1888-1891) est la critique la plus
pénétrante et la plus lumineuse du slavophilisme antiromain, du natio-
nalisme, du panslavisme, du panrussisme, de l'antipapisme et de l'éta-
is Lire: C. Motchoulski, Vladimir Soloviev (en russe), Paris 1937.
370 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
tisme russes. Soloviev a toujours souligné qu'il est patriote, mais qu'il
n'est pas nationaliste, et il ajoute qu'il refuse de remplacer la devise
Ad Majorent Dei Gloriam par Ad Majorem Russiœ Gloriam.
La Russie et VEglise universelle, mûri et préparé par de tels tra-
vaux préliminaires comme Histoire et Avenir de la Théocratie et
Uldée russe, peut être appelé à la fois Summa Fidei orthodoxœ et
Summa Fidei catholicœ. Par cet ouvrage, écrit en français et publié
à Paris chez Savine en 1889, Soloviev jette le pont entre la Russie
et Rome, et établit les assises de la réunion des Eglises orthodoxe et
catholique. La préface du livre se termine par cette profession de
foi.
Comme membre de la vraie vénérable Eglise orthodoxe orientale ou
gréco-russe qui ne parle pas par un synode anticanonique ni par les
employés du pouvoir sécalier, mais par la voix de ses grands Pères et
docteurs, je reconnais pour juge suprême en matière de religion celui qui
a été reconnu comme tel par saint Irénée, saint Denis le Grand, saint
Athanase le Grand, saint Jean Chrysostome, saint Cyrille, saint Flavien,
le bienheureux Téodoret [ sic ], saint Maxime le Confesseur, saint Téodore
le Studite, saint Ignace, etc., à savoir Vapôtre Pierre qui vit dans ses suc-
cesseurs et qui n'a pas entendu en vain les paroles du Seigneur: « Tu
es Pierre et sur cette pierre j'édifierai mon Eglise. — Confirme tes frères. —
Pais mes brebis, pais mes agneaux. »
La deuxième partie de l'ouvrage développe ces trois principales
thèses: 1° la primauté de Pierre comme institution permanente;
2° le magistère irréformable de Pierre; 3° l'assistance divine pour
que ce magistère soit infaillible ^^.
Ainsi, par les nombreux écrits de la deuxième période de sa
vie, Soloviev libère la pensée russe des entraves nationalistes, éta-
tistes et césaropapistes, détruit le rêve multiséculaire de Moscou comme
Troisième Rome et jette les assises historiques, psychologiques, doc-
trinales, dogmatiques, de la réunion des Eglises orthodoxe et catho-
lique, afin « que tous soient un », afin qu'il n'y ait « qu'un seul
troupeau et un seul pasteur », afin que « Dieu [ soit ] tout en tout ».
SUB SPECIE ANTICHRISTI VENTURL
O Russie ! dans une haute prévoyance
Une pensée orgueilleuse te préoccupe:
Quel est l'Orient que tu veux être
UOrient de Xerxès ou celui du Christ ? . . .
(Ex Oriente Lux.)
20
Voir M^' d'Herbicny, op. cit., p. 267-268.
VLADIMIR SOLOVIEV 371
O Russie ! oublie ta gloire passée.
L'aigle à deux têtes est vaincu,
Et les lambeaux de tes drapeaux
Sont donnés en jouet aux enfants jaunes.
Celui qui a pu oublier le testament d'amour . . .
S'humiliera dans la peur et l'effroi.
La troisième Rome est prosternée dans la poussière.
Et il n'y aura pas de quatrième.
(Panmongolisme.)
Le grand plan irénique de Soloviev de restaurer l'unité catholique
immédiatement, finit par une déception. Selon sa conception, l'alliance
spirituelle entre l'Orient et l'Occident devrait être fondée sur une
triple union: sacerdotale, royale et prophétique. Union sacerdotale,
c'est-à-dire, entente, collaboration de la hiérarchie de l'Eglise; union
royale, ou entente des gouvernements pour organiser la vie sur des
bases chrétiennes; union prophétique enfin, qui désigne les efforts
sincères, inlassables de tous les saints, de toute l'élite de l'humanité
pour semer et implanter la vérité chrétienne dans toutes les familles,
dans tous les peuples, dans tout le genre humain. Bref, le plan
élaboré par Soloviev demande la collaboration et l'organisation de
toutes les forces de vie pour réaliser l'idéal du royaume de Dieu.
La cause principale de la déception de Soloviev est d'abord l'Etat
autocratique russe, puis l'Eglise orthodoxe, dépendante de l'Etat. Ni
l'un ni l'autre, pénétrés d'une papophobie séculaire, ne sont prêts à
réaliser l'unité catholique. Ainsi, le plan irénique, fondé sur le triple
union, s'écroule complètement parce que deux des principales com-
posantes de cette union, le pouvoir sacerdotal, ecclésiastique et le
pouvoir royal, civil, se dérobent délibérément.
En 1891, une terrible catastrophe ébranle la Russie et enténcbre
complètement son visage social: la famine. Cette « plaie d'Egypte »
donne un coup douloureux à tous les rêves et à toutes espérances
théocratiques. D'ailleurs, Soloviev prévoit la nuit qui vient de l'Orient
asiatique. Il s'inquiète, s'attriste. Des écrits comme Chine et Japon,
(1890), Japon (1890), Contre-façons (1891), Sur la Décadence de la
Conception médiévale du Monde (1891), montrent déjà un tour-
nant dans la pensée de Soloviev. Il ne renonce aucunement au grand
idéal de toute sa vie: l'incarnation de la Sagesse divine, la réalisa-
tion du royaume de Dieu, mais il voit maintenant que les moyens,
les voies conduisant à la réalisation de ce but doivent être changés.
372 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
C'est pour cette raison qu'il abandonne, qu'il exclut maintenant l'ac-
tivité pratique (théocratique) et revient à l'activité purement intel-
lectuelle et esthétique. Il écrit une série d'ouvrages, d'études, d'arti-
cles importants: La Beauté dans la Nature (1889); Le Sens général
de VArt (1890) ; Le Sens de V Amour (1892-1894), une des plus belles et
des plus profondes études sur l'amour conjugal; Le Byzantinisme et
la Russie (1896) ; La Justification du Bien (1894-1897), La Vie tragique
de Platon (1898); La Philosophie théorique (articles publiés en 1897,
1898 et 1899); Les Trois Entretiens (1899-1900).
Dans le Byzantinisme et la Russie, après avoir scruté les fon-
dements historiques, spirituels, religieux, de Byzance, la Deuxième
Rome, et de son héritière la Russie, Soloviev fait ressortir la pensée
que l'Etat russe représente VOrient de Xerxès, l'Orient païen, et non
VOrient du Christ, Il fait ainsi s'écrouler les rêves illusoires des
Slavophiles qui considèrent Moscou comme la Troisième Rome, régé-
nératrice de l'Europe et de l'humanité tout entière.
La Justification du Bien est une œuvre des plus mûrie. A l'instar
d'un architecte ingénieux et bien expérimenté dans ses entreprises
pratiques, ce maître de la pensée trace ici les grandes lignes de l'or-
ganisation de la vie économique, culturelle, sociale, politique, reli-
gieuse, dans les divers cadres individuel, familial, national, inter-
national, universel. C'est principalement par cette œuvre monumen-
tale que le nom de Soloviev luit, brille, resplendit comme une étoile
au firmament de la pensée juridique et couvre de son ombre les
plus grands juristes russes, tel que Boris N. Tchitcherine (1828-1904,
qu'il ne faut pas confondre avec son fils, G. V. Tchitcherine, le com-
missaire soviétique pour les Affaires étrangères).
Le 18 février 1896, dans une chapelle privée de Moscou, con-
sacrée à Notre-Dame de Lourdes, en présence de quelques témoins,
Soloviev est admis dans l'Église catholique et reçoit la communion
des mains d'un prêtre catholique du rite oriental, le R. P. Nicolas
Tolstoï. Vers 1898, Soloviev s'inquiète, se tourmente: il prévoit déjà
la grande catastrophe nationale, continentale, mondiale, qui s'annonce.
Les Trois Entretiens est une vision eschatologique émouvante,
saisissante et peut-être prophétique. Le grand converti et visionnaire
russe peint, d'une main géniale, le réveil et l'hégémonie de l'Asie
jaune, le conflit en l'Orient et l'Occident, l'apparition, l'ascension
VLADIMIR SOLOVIEV 373
l'apothéose de l'Antéchrist, la réunion des Eglises, le second avènement
du Christ, l'éclat et le triomphe de la Sagesse divine incarnée, c'est-
à-dire de l'Eglise universelle, apparaissant dans le ciel comme la
« Femme revêtue du soleil, ayant la lune sous ses pieds, et sur la tête
une couronne de douze étoiles ...»
Cette oeuvre eschatologique est le chant du cygne de Soloviev:
le 31 juillet (13 août) 1900, s'éteint le grand flambeau vivant, illumi-
nant les voies de la Russie passée et future . . ,
LE MOUVEMENT «PRO RUSSIA».
L'œuvre missionnaire de Vladimir Soloviev peut être considérée
comme la préparation de la Russie orthodoxe et de la chrétienté
tout entière au message céleste, divin de Notre-Dame de Fatima:
c'est Elle, l'Immaculée, la Sagesse divine incamée, « revêtu du soleil,
ayant la lune sous les pieds et sur la tête une couronne de douze
étoiles » Stella Maris, l'Etoile de la Mer, elle seule qui brille d'un
éclat céleste dans le firmanent des temps et de l'éternité, et qui peut
faire face à l'étoile pentagonale de Moscou, qui peut dissiper les
ténèbres hérétiques dans lesquelles sont plongées l'Europe, l'Occident
et l'Asie, qui peut amener la Russie, l'Orient, la chrétienté tout entière
à l'unité catholique. C'est pour cette raison que déjà le pape
Léon XIII souligne le rôle de Marie, de la Sagesse divine incarnée dans
l'œuvre de l'Union:
La puissance de Marie est assez grande pour Tealiser parmi les nations
chrétiennes cette unité des esprits dans une même foi, cette union des
volontés dans les liens d'une charité parfaite qui donneraient à la religion
un lustre nouveau et si désirable. Que ne fera pas la Mère de Dieu pour
diriger vers Vadmirable lumière de la foi les nations pour lesquelles son
Fils unique a prié le Père et qu'il a appelées au même héritage par la
même réception d'un baptême unique ? Son cœur maternel ne déploie-t-il
pas ses trésors de tendresse et de sollicitude pour alléger les longs labeurs
de l'Eglise, épouse du Christ, et pour accorder à la famille chrétienne
ce bienfait de la charité, fruit merveilleux de sa maternité ? C*est Vespoir
confiant des âmes pieuses que, dans un avenir prochain, Marie sera Vheu-
reux lien dont la douce énergie réunira tous ceux qui aiment Jésus-Christ
sous le sceptre paternel de son vicaire sur la terre, le Pontife romain.
N'est-elle pas providentielle, cette coïncidence de l'apparition
de Marie à Lourdes (1858) avec l'irruption et le triomphe des ténèbres
naturalistes, matérialistes, immanentistes, dans le domaine de la science
374 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
moderne ^^ ? Et, que dire de la coïncidence de la manifestation lumi-
neuse de Marie à Fatima et de son message au monde (1917), avec
l'irruption et le triomphe des mêmes ténèbres naturalistes, matérialistes,
immanentistes dans tous les domaines de la vie: économique, social,
culturel, politique, religieux, dans la Russie de 1917. N'est-il pas éga-
lement remarquable que ce soit justement l'Université catholique
d'Ottawa, dont la patronne est l'Immaculée Conception, qui au début
de l'Année sainte, ait lancé le Mouvement Pro Russia afin de faire
luire les grands idéaux de la catholicité, de l'unité catholique, afin de
faire circuler largement et d'appliquer les vérités fondamentales con-
cernant la véritable unité de la chrétienté; bref afin de mettre en
pratique les instructions données par le souverain pontife pour la
réalisation de l'Unité catholique.
Le Mouvement Pro Russia, dont le lancement coïncide avec le
cinquantenaire de la mort de Soloviev, a une double et immense
tâche à remplir: d'une part, montrer au Canada et au monde occi-
dental, le vrai visage de la chrétienté orthodoxe; d'autre part, révéler
à la chrétienté orthodoxe, la profondeur, la beauté des trésors éter-
nels de l'Eglise catholique. Cette double tâche conduisant à l'unité
catholique est clairement indiquée et définie par le souverain pontife
lui-même, à l'occasion de la fondation de l'Institut pontifical oriental:
Nous voulons que l'exposé de la doctrine catholique et celui de la
doctrine orthodoxe s'y poursuivent parallèlement, afin que chacun puisse
reconnaître par lui-même les sources desquelles l'une et l'autre dérivent,
si c'est de la prédication des Apôtres qui nous a été transmise par le
magistère impérissable de l'Eglise, ou si c'est d'une autre source.
Ces paroles du Vicaire du Christ peuvent être également con-
sidérées comme la meilleure appréciation et approbation de l'œuvre
et de tous les efforts faits par le plus grand converti de la Russie et
de l'Orient orthodoxe: Vladimir Soloviev.
Antanas Paplauskas-Ramunas,
professeur à l'Institut de Missiologie.
21 John Stuart Mill, Les Principes de F Economie politique, 1858; Charles Darwin,
UOrigine des Espèces 1858; Karl Marx, La Critique de l'Economie politique, 1858.
Chronique universitaire
Une nouvelle parvenue récemment de la Cité du Vatican faisait
connaître le contenu d'une note de la Secrétairerie d'Etat par laquelle
S. Exe. M^"^ Alexandre Vachon, notre distingué archevêque, devenait
président du Comité des Congrès eucharistiques internationaux.
La direction de la Revue ne peut laisser passer sans le signaler
un événement d'une telle importance. Le Saint-Siège veut sans doute,
par ce geste bienveillant, manifester une fois de plus à notre illustre
chancelier toute son estime, en même temps que sa confiance à l'émi-
nent organisateur et réalisateur du grand Congrès mariai d'Ottawa,
de 1947.
Nous sommes assurés que dans sa nouvelle fonction, celui qu'on
a si justement surnommé le grand archevêque mariai apportera le
même zèle et la même piété dans la préparation et la mise en œuvre
des Congrès eucharistiques internationaux. L'amour de la Vierge est
inséparable de l'amour de l'eucharistie. De plus, Son Excellence qui
a eu l'insigne avantage d'assister à un grand nombre de congrès en
l'honneur de la très sainte eucharistie saura mettre cette expérience
au profit de sa nouvelle charge, lourde de responsabilités, mais com-
bien importante et honorable pour celui qui vient d'être appelé à
en prendre la direction. Le succès obtenu lors du Congrès mariai
laisse bien augurer des succès à venir.
A Son Exe. M''' Alexandre Vachon, archevêque d'Ottawa, comte
romain, assistant au trône pontifical, grand chancelier de l'Univer-
sité et président du Comité des Congrès eucharistiques internationaux,
la Revue de F Université d'Ottaiva offre ses plus respectueux hom-
mages.
Le t. R. p. Léo Deschatelets, o.m.i.
Le 6 juin 1925, S. Exe. M^' Joseph-Médard Émard, archevêque
d'Ottawa conférait l'onction sacerdotale au jeune scolastique oblat
Léo Deschatelets. Le nouveau prêtre laissait entrevoir que sa car-
rière serait des plus fructueuse. Nommé professeur au Scolasticat
376 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Saint-Joseph, il y enseigna ainsi qu'à l'Université d'Ottawa jusqu'en
1939. Il occupa pendant plusieurs années le poste de vice-doyen de
la Faculté de Théologie.
Ami des missions, le R. P. se vie confié la charge du cours de
missiologie au Scolasticat et joua un rôle de première importance dans
l'organisation des Semaines d'Etudes missionnaires du Canada. En
1933, il assista au Congrès international de l'Union Missionnaire du
Clergé à Rome et en 1937 il devenait sous-secrétaire du conseil géné-
ral de l'Union Missionnaire du Clergé à Rome.
De retour au Canada, il était nommé supérieur du Scolasticat
Saint-Joseph et à la fin de son deuxième triennat, il devenait pro-
vincial de la province dite du Canada est.
Son zèle, ses talents d'administrateur, sa vertu, le portèrent le
1*' mai 1947 à la tête de la Congrégation des Missionnaires Oblats
de Marie-Immaculée. Depuis son élection au poste de Supérieur géné-
ral, le T. R. P. Deschatelets a mis son zèle communicatif au service
de sa Congrégation. Les nouvelles œuvres qu'il a entreprises et les
nouvelles missions ouvertes en sont un témoignage éloquent.
Parmi les œuvres chères au T. R. P., nous devons signaler l'Uni-
versité d'Ottawa qu'il veut bien prendre sous sa haute protection.
Les marques d'estime envers l'Université ne se comptent plus. Aussi
en cet anniversaire, la Revue de V Université (T Ottawa veut-elle lui
redire son admiration, l'assurer de sa plus vive reconnaissance et
lui souhaiter encore de nombreuses années à la tête de sa famille
religieuse qu'il dirige avec tant de compétence.
Faculté de Médecine.
L'honorable Leslie Frost, premier ministre et trésorier de la pro-
vince d'Ontario, a fait voter un octroi de cent vingt-cinq mille dol-
lars pour la Faculté de Médecine. C'est la troisième subvention
de la trésorerie provinciale en faveur de l'Université. En 1948,
elle octroyait la somme de deux cent cinquante mille dollars pour
la construction et l'équipement de la Faculté; en 1949, cent mille
dollars devaient subvenir aux dépenses courantes. L'Université est
particulièrement reconnaissante à la province pour sa générosité qui
permet de maintenir la Faculté à un niveau des plus élevé.
CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 377
Le rapport du T. R. P. Recteur pour l'année 1948-1949, montre
avec évidence la valeur exceptionnelle de l'enseignement qui y est
départi. Le même rapport souligne également la part prise par les
professeurs aux divers congrès scientifiques, et les résultats de leurs
recherches.
Institut d'Éducation physique.
Ce nouvel organisme universitaire, fondé à l'été de 1949 et rat-
taché à la Faculté des Arts ^, jouit déjà d'une excellente renommée
et a ajouté plusieurs cours à son programme d'études qui vient d'être
définitivement approuvé par le Sénat académique pour toutes les années
du cours. Durant les vacances, l'Institut offre un cours de quatre
semaines destiné à préparer des moniteurs en éducation physique.
Journées mariales.
Fondée pour unir les théologiens canadiens dans l'étude des pro-
blèmes de théologie mariale, la Société canadienne d'Etudes mariales
vient de tenir à l'Université sa deuxième réunion annuelle. Les rap-
ports furent lus par M. l'abbé Gagnon, p.s.s., de Montréal, le R. P.
H.-M. Guindon, s.m.m., de Papineauville, le R. P. Bélanger, o.m.i.,
doyen de la Faculté de Théologie de l'Université d'Ottawa et secrétaire
de la Société, M. Auguste Ferland, p.s.s., de la Faculté de Théologie de
l'Université de Montréal et président, ainsi que par M. Roger Brien,
directeur de la revue Marie.
La séance de clôture eut lieu sous la présidence de Son Exe.
M^' Alexandre Vachon, archevêque d'Ottawa et fondateur de la Société
d'Etudes mariales. La chorale des facultés ecclésiastiques, sous la
direction du R. P. Maurice Giroux, o.m.i., du Séminaire univer-
sitaire, exécuta des pièces de polyphonie classique.
Doctorats honorifiques.
Lors de la collation des grades universitaires, le Sénat universi-
taire décerna des grades honorifiques à quatre personnages de marque.
Son Exe. M. Jean Désy, ambassadeur du Canada en Italie, le très
honorable Francis Forde, haut-commissaire d'Australie au Canada,
et M^' Adéodat Chaloux, es., supérieur du séminaire diocésain
1 Voir Revue de VUniversité d'Ottawa, 19 (1949), p. 491.
378 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
reçurent le titre de docteur en droit tandis que Son Honneur E.-A.
Bourque, maire d'Ottawa, se vit décerner le doctorat en administra-
tion d'affaires.
École de Musique.
Le Chœur Palestrina, sous la direction du R. P. Jules Martel,
o.m.i., directeur de l'Ecole de Musique, a donné un concert d'une
haute tenue artistique à l'Ecole technique d'Ottawa. Le concert a été
répété au gymnase de l'Université à l'intention des membres du clergé,
des communautés religieuses et des étudiants. La presse locale est
unanime à louer la valeur exceptionnelle de la chorale.
Le Chœur s'est également fait entendre au Monument national,
à Montréal, sous les auspices de la Société du Bon Parler français.
Maison des Étudiants.
Grâce à un don d'un bienfaiteur qui désire conserver l'anony-
mat, l'Université vient de mettre une maison à la disposition des
étudiants. Ils pourront y grouper leurs diverses organisations et
avoir un lieu de réunion plus adéquat. C'est un besoin qui se
faisait déjà sentir depuis quelque temps.
BÉNÉDICTION de l'ÉDIFICE DU COLLEGE NoTRE-DaME.
Les religieuses de la Congrégation de Notre-Dame qui dirigent le
Collège Notre-Dame, affilié à l'Université, viennent de terminer l'amé-
nagement du Collège dans de nouveaux locaux, entièrement séparés du
couvent de la rue Gloucester. La bénédiction du nouvel édifice a
été faite par S. Exe. M^' Alexandre Vachon, archevêque d'Ottawa, le
dimanche douze mars dernier.
La Société thomiste.
La Société thomiste a terminé son année académique par deux
nouveaux rapports lus par le R. P. Richard Mignault, o.p., profes-
seur au Studium Générale des RR. PP. Dominicains et le R. P.
Fernand Jette, o.m.i., du Scolasticat Saint-Joseph et secrétaire de
l'Institut de Missiologie. Les conférenciers ont traité respectivement
des sujets suivants: La vie philosophique et Missiologie et théologie.
CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 379
Publications.
Les Éditions de l'Université viennent de publier trois volumes:
ils portent les n^ 33, 34 et 35 dans la série des Publications sériées.
Dans un ouvrage de 264 pages, le R. P. Napoléon Boutin, o.m.i.,
traite de la Pénitence, le plus Humain des Sacrements, Une lettre-
préface très élogieuse de M. l'abbé R. Fournier, p.s.s., supérieur du
Grand Séminaire de Montréal et doyen de la Faculté de Théologie
de l'Université de Montréal, présente le livre. Qu est-ce que la Mis-
siologie ? De Vunité scientifique en missiologie, tel est le sujet de
l'ouvrage du R. P. Fernand Jette, o.m.i., professeur à l'Institut de
Missiologie. Dans un volume intitulé Hull, 1800-1950, M. Lucien
Brault, professeur à la Faculté des Arts, retrace l'histoire de la ville
de Hull.
Catholic Information Services.
Le Centre catholique de l'Université, qui ne manque aucune occa-
sion de diffuser la doctrine catholique dans tous les milieux, vient
d'inaugurer un nouveau service sous le nom de Catholic Information
Services (C.I.S.). Le Centre catholique veut ainsi renseigner les non-
catholiques sur les croyances des catholiques. L'enseignement est
diffusé sous forme de cours par correspondance. Une salle de lec-
ture aménagée à l'édifice du Centre complète la documentation.
Institut interaméricain.
L'Institut inter américain, dirigé par M. Marcel Roussin, a brillam-
ment terminé son année académique par une causerie de M. Charles
Fenwick, spécialiste en droit international et directeur du départe-
ment de droit international de l'organisation des Etats américains
à Washington. A l'occasion de la journée panaméricaine, l'éminent
conférencier, présenté par le R. P. Georges Simard, o.m.i., a parlé
du progrès accompli depuis vingt-cinq ans dans le domaine de la
coopération interaméricaine.
Cours d'été.
Durant les vacances, l'Université offre des cours conduisant au
baccalauréat es arts ainsi qu'aux baccalauréats avec spécialisation
380 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
et aux grades supérieurs de l'Ecole des Gradués. Trente matières
seront enseignées au cours des sous-gradués et vingt-sept aux cours
supérieurs dans les sections d'Histoire, de Littérature, de Psychologie,
d'Education et de Philosophie. L'Institut d'Education physique et
l'Institut Est et Sud européen donnent également des séries de cours.
Le nouveau cours de français destiné aux étudiants de langue anglaise
(quatre heures chaque matinée) sera certainement très populaire.
Faculté de Philosophie.
Le R. P. Gérard Gagnon, o.m.i., du Séminaire universitaire et
professeur à la Faculté de Philosophie, a été délégué au congrès
annuel de l' American Catholic Philosophical Association tenu à Saint-
Paul, Minnesota. Le R. P. Roméo Trudel, o.m.i., doyen, a été invité
à donner le sermon de circonstance en l'église Saint- Jean-Baptiste
d'Ottawa à l'occasion de la fête de saint Thomas d'Aquin. Selon
la tradition, la Saint-Thomas a été fêtée, cette année, au Collège
Dominicain.
La Faculté a été heureuse d'accueillir un nouveau professeur
dans la personne du R. P. Clemens Stroïck, o.m.i., de la province
d'Allemagne. Le R. P. diplômé en sciences médiévales, de l'Univer-
sité de Bonn, est chargé du cours d'histoire de la philosophie médié-
vale et d'un cours de texte.
Le trophée Villeneuve a l'Université.
Lors du débat interuniversitaire tenu au cours du printemps, nos
étudiants ont vaincu les équipes des universités Laval et de Montréal.
Messieurs Rosaire Beaulé de la Faculté des Arts, Raymond Boily,
Benoît Garceau et Jean-Marie Déry, ces trois derniers de la Faculté
de Philosophie assurèrent le triomphe de l'Université. On se souvient
que le trophée a été offert par le regretté cardinal Jean-Marie Rodrigue
Villeneuve, o.m.i., archevêque de Québec. C'est la septième fois que
nos étudiants remportent ce trophée.
S. Exe. M^' l'Archevêque au déjeuner-causerie de la Faculté de
MÉDECINE.
À la suite d'une cérémonie religieuse dans la chapelle de l'Uni-
versité, au cours de laquelle les étudiants en médecine firent leur
CHRONIQUE UNIVERSITAIRE 381
communion pascale, S. Exe. M^"^ le Chancelier adressa la parole au
cours d'un déjeuner-causerie. Présenté par MM. Jean Leduc et Frank
Ellis, M^"^ Alexandre Vachon prononça une causerie sur l'euthanasie.
Le sujet est devenu très actuel à la suite de la sentence rendue
dans deux célèbres procès aux Etats-Unis et dans la province d'Ontario.
Travaux et conférences.
Le R. P. Gustave Sauvé, o.m.i., chef du Secrétariat de l'Associa-
tion d'Education d'Ontario, de retour d'un voyage en Europe où
il visita notamment la France, l'Espagne la Suisse, le Portugal et
l'Italie a été invité à prononcer plusieurs causeries, en particulier
au club social B.S.C. et au Richelieu Ottawa-Hull.
Il parla également aux membres du Cercle Saint-Luc, groupant
les étudiants de langue française de la Faculté de Médecine de l'Uni-
versité, sur Le prix de notre foi.
Bibliographie
Comptes rendus bibliographiques
Jacques Leclercq. — Le Problème de la Foi. Tournai, Casterman, 1949.
18 cm., 84 p.
Il est question, dans cet opuscule dont le titre complet est Le problème de
la foi dans les milieux intellectuels du XX* siècle, non de la théologie de la foi,
qui analyse la nature intrinsèque de la foi et détermine l'action divine qu'elle
requiert, mais du problème de la foi, qui cherche, au point de vue humain,
les motifs de la foi. Le chanoine Leclercq, professeur à l'Université de Louvain,
pose ce problème dans des perspectives nouvelles, il considère la manière dont
le christianisme se présente à l'esprit moderne et il étudie diverses sources de
trouble pour la foi.
Ayant expliqué la psychologie de la foi, qui est une confiance dans le
Christ vivant, une adhésion vitale qui engage l'homme tout entier, il insiste sur
les motifs qui déclanchent la foi: à savoir, l'ascendant de la personne du Christ
et le lien de l'Église avec le Christ. Puis, il expose l'importance des disposi-
tions morales et d'une ascèse pour conduire à la foi et pour la conserver.
Dans un chapitre sur La foi et la méthode scientifique, il discute des rap-
ports entre la connaissance scientifique et les convictions religieuses, précise le
but de la recherche scientifique, indique comment le savant et le philosophe
envisagent la vérité, et montre que « la science cerne la foi, comme elle cerne
la philosophie, c'est-à-dire qu'elle élimine les mauvaises raisons de croire ».
Enfin, il traite de la foi dans le chrétien de naissance, qui arrive à l'âge
adulte avec les convictions préétablies; il met en garde contre une acceptation
non vécue des doctrines religieuses et contre un enseignement trop cérébral qui
sépare la doctrine de la vie, et il explique que la foi, que ce soit au commen-
cement de sa vie ou plus tard qu'on la reçoive, est un bienfait qu'il faut appré-
cier à sia juste valeur, auquel il faut tenir et dont il faut se servir pour trans-
former sa vie.
L'autorité indiscutable du chanoine Leclercq nous dispense d'ajouter que
cet ouvrage serait très utile à toute personne qui voudrait vérifier ses croyances.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
« 4: 4:
Jacques Leclercq. — Le Mariage chrétien. Tournai, Casterman, 1949. 20 cm.,
214 p.
Le chanoine Leclercq, professeur à l'Université de Louvain, est parmi les
théologiens contemporains qui comprennent parfaitement les préoccupations de
l'esprit moderne et qui savent le mieux exposer les questions religieuses à notre
génération. On a dit de ses nombreux livres qu'ils étaient écrits « les deux pieds
BIBLIOGRAPHIE 383
sur la terre et la tête dans le Ciel ». Le présent ouvrage, qu'on pourrait appeler la
mystique (dans son sens précis) du mariage et qui est un des « Cahiers de la
Revue Nouvelle », n'est certes pas écrit pour les enfants, mais pour des chré-
tiens adultes. Il donnera, à ceux qui sont déjà mariés ou qui se préparent au
mariage, une prise de conscience du caractère sacramentel de cet état de vie, et
leur indiquera la voie de la sainteté par l'union conjugale. Le mariage y est
étudié sous tous ses aspects: à savoir, sentimental, social, économique, psycho-
logique, moral et religieux.
Un des- huit chapitres traite des enfants, qui à leur insu stimulent les époux
à la grandeur et qui ont besoin d'un foyer où les époux s'aiment l'un l'autre.
On y voit comment le sacrement vient perfectionner l'amour naturel et même
l'amour charnel « dont la noblesse et la pureté dépendent de l'amour spirituel
qu'il manifeste ». Il y a des pages, qui rivalisent de franchise et de délicatesse,
sur la chasteté conjugale. À plus d'une reprise, on s'attendrait à ce qu'il men-
tionne la méthode Ogino-Knaus, mais il semble qu'il ait délibérément évité d'en
parler.
C'est un ouvrage de fine psychologie et de haute spiritualité, qui trace un
programme de vie intérieure à deux et d'entre-aide spirituelle, qui conseille la
vertu de pauvreté dans le mariage et qui favorise l'établissement et le dévelop-
pement de foyers chrétiens. On ne saurait donner de meilleures directives à
ceux qui veulent s'acheminer au ciel la main dans la main et qui ne demandent
pas seulement à Dieu de bénir leur union mais qui veulent mettre Dieu dans
leur union.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
Cahiers LaënneCy n*** 3 et 4. Les Guérisons de Lourdes. Paris, Lethielleux,
1948. Deux fascicules de 19 cm. et 48 pages chacun.
On sait que depuis huit ans les Cahiers Laënnec sont publiés, à raison de
quatre livraisons par année, par le Centre de Recherches et de Déontologie médi-
cale du Mouvement international des Intellectuels catholiques. Les Cahiers 3 et
4 de 1948 déterminent, en regard des nouvelles techniques d'investigation et de
la thérapeutique actuelle, les conditions scientifiquesi que l'on est en droit d'exiger
de tout dossier médical dans l'enquête préalable à la déclaration faite par les
autorités ecclésiastiques compétentes, lors d'une guérison extraordinaire.
Sept médecins éminents, dont plusieurs ont été chefs de clinique dans les
hôpitaux de Paris, apportent des études isur le rôle du médecin dans la consta-
tation des miracles. Après avoir scruté les archives du Bureau des Constatations
de Lourdes, ces spécialistes nous donnent des descriptions savantes et détaillées
d'affection oculaires, neurologiques ou ostéo-articulaires, de maladies de l'appareil
digestif et de tuberculose pulmonaire, qui ont été guéries surnaturellement, et ils
soumettent un certain nombre de cas concrets à une analyse sévère. Comme
le dit un des médecins: « Si, pour les besoins de la cause, nous avons en quel-
que sorte joué le rôle de l'avocat du diable, croyez bien que ne nous visions qu'un
seul but : faire éclater la vérité. » Et un autre d'écrire : « Alors qu'on cesse de
nous parler de « psychose collective » ou « d'action radio-active des eaux de la
fontaine » ou « de choc émotif par balnéation froide », pour ne retenir que la
seule prière du malade ou de son entourage comme unique élément toujours
384 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
«
retrouvé à l'origine des guérisons; et c'est bien en cela que se situe l'interven-
tion divine. »
Cet ouvrage d'une «grande valeur apologétique contient aussi une belle étude
théologique sur l'idée chrétienne du miracle, une courte bibliographie médicale
sur Lourdes, un extrait d'un discours de S.S. Pie XII aux chirurgiens et un
compte-rendu de la récente Rencontre de Pontoise. Cette rencontre interna-
tionale des étudiants en médecine, convoquée sous les auspices de Pax Romana,
réunissait, l'été dernier, près de Paris, environ 80 représentants de plus de trente
pays des quatre coins du monde. Il est inexplicable et tout à fait déplorable
que le Canada, qui compte un grand nombre d'étudiants catholiques, y ait brillé
par son absence . . .
Henri Saint-Denis, o.m.i.
s!: * *
Etienne de Greeff. — Nos Enfants et Nous. Tournai, Casterman, 1948. 20 cm.,
248 p.
Cet ouvrage, de la collection « Cahiers de la Revue Nouvelle », n'est pas
seulement d'un professeur d'université et d'un homme de science, mais d'un méde-
cin praticien et d'un père de famille. L'auteur est un des rares psychiatres qui
puisse être opposé à Freud sur le plan même où Freud s'était placé. Il sait
l'importance de l'inconscient dans la psychologie enfantine, mais par ailleurs
son humanisme intégral de bon aloi lui fait éviter les écueils où vont s'échouer
la plupart des psychanalistes.
Les parents, qui sont les éducateurs naturels de l'enfant, y trouveront une
foule de conseils qui les aideront dans leur tâche irremplaçable, et ils seront
stimulés à façonner le milieu familial normal et honnête, qui est le milieu péda-
gogique idéal et nécessaire. L'auteur distingue entre le milieu imposé, le milieu
trouvé, c'est-à-dire l'école, et milieu accepté ou recherché ou choisi.
L'ouvrage pétille de phrases qui mériteraient d'être des aphorismes, ainsi:
« Moins la formation morale des parents est poussée, plus les dispositions capri-
cieuses tendent à remplacer les véritables buts de l'éducation », et « la préoc-
cupation à se compléter dans ses enfants ne peut que mener dans la plupart
des cas à des exagérations ou des erreurs ».
L'auteur démontre que les premières fixations de l'enfant s'opèrent bien plus
tôt qu'on ne pense, et il étudie, sous tous ses angles, le développement de
l'enfant jusqu'à cinq ans, ajoutant qu'on « peut prévoir, dès cet âge, le drame
de sa vie future ». Il est question de la formation des perceptions, des émotions,
du langage, des vertus, de l'éducation de la pudeur, en particulier, ainsi que du
développement religieux. Dans un chapitre sur « le monde de l'enfant de 6 à
12 ans, » il trace l'évolution de son sens moral et le rôle formatif de Dieu et de
la personnalité du Christ dans l'épanouissement moral de l'enfant, et il affirme
que « vers 12 ans l'enfant est parvenu à un stade d'autonomie morale plus ou
moins parfait ».
Les trois derniers chapitres du livre portent sur l'adolescent, qui apparaît
comme un mélange d'insubordination et de suggestibilité, qui fait de lui « le
gibier de choix des nouvelles idoles ».
L'ouvrage du docteur de Greefî contribuera beaucoup à résoudre l'énigme
qu'est l'enfant, cet inconnu, que la plupart des grandes personnes, y inclus les
parents eux-mêmes, parviennent rarement à comprendre.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
BIBLIOGRAPHIE 385
R. Savatier. — La Responsabilité médicale. Paris, Lethielleux, 1948. 19 cm.,
86 p.
Cet ouvrage fortement documenté, qui fait partie de la Collection du Centre
d'Etude Laënnec, reproduit le texte de trois conférences données, à Louvain, par
le célèbre professeur à la Faculté de Droit de Poitiers. L'auteur reconnaît la
difficulté pour les magistrats, qui ne sont pas des techniciens de la science
médicale, de s'immiscer dans la médecine, en vue de juger la responsabilité des
médecins, et il rappelle et explique l'arrêt de principe que voici : « Le médecin
ne répond, en dehors de la négligence ou de l'imprudence que tout homme peut
commettre, que si, eu égard à l'état de la science, ou aux règles consacrées de
la pratique de son art, l'imprudence, l'inattention ou la négligence qui lui sont
imputées, révèlent une méconnaissance certaine de ses devoirs. » Lorsqu'il traite
de l'humanisme médical, expression qu'il préfère au mot déontologie, et de
la responsabilité civile du médecin, il analyse la nature du contrat médical et
indique les droits du malade à la vérité et au respect de sa liberté et de sa
conscience morale. Puis, il étudie la responsabilité à chaque étape de la pra-
tique médicale, à savoir prophylaxie, diagnostic, traitement, chirurgie, etc. Il
est aussi question de la double responsabilité du médecin au service du malade
et au service de la société, ainsi que de l'élément de droit public dans tout
contrat médical.
Tout en s'en tenant à l'aspect légal, l'auteur a des pages très judicieuses sur
la conscience médicale, sur le médecin de famille, le médecin fonctionnaire, l'eu-
génisme, l'hypnose, l'insémination artificielle, la narco-analyse, etc.
Ce petit livre substantiel sera lu avec profit par les juristes, qui peuvent
être appelés à se prononcer sur la responsabilité d'un médecin, par les médecins
eux-mêmes, qui doivent les premiers respecter « le sacerdoce médical » et à qui
il est bon parfois de rappeler leur devoir envers ceux qu'il s'engagent à soigner,
et par le grand public, les malades actuels ou potentiels, qui auraient tout à
gagner d'être renseignés sur l'étendue de leurs droits à l'égard des médecins à
qui ils se confient.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
1): 4: «
Etienne de Greeff. — Ames criminelles. Tournai, Castermann, 1949. 20 cm.,
260 p.
Dans cet ouvrage, qui fait partie de la collection « Lovanium », le docteur
de Greefï, professeur à l'Ecole des Sciences cirminelles, à Louvain, donne le
fruit de ses vingt ans d'expérience comme médecin anthropologue dans l'admi-
nistration pénitentiaire de la Belgique.
Avec une acuité psychologique remarquable, il décrit le processus d'anesthésie
morale, qu'il appelle « criminogène », par lequel le criminel semble passer et
qui restreint sa liberté, au point que l'auteur peut écrire, à la page 9 : « Quoi
qu'en disent les bien-pensants, les criminels ne sont pas libres de tuer ou de ne
pas tuer. » Cette phrase qui doit surprendre devient moins effarante dans son
contexte.
Ce livre projette une vive lumière non seulement sur le problème crimino-
logique, qui est beaucoup plus complexe qu'on ne l'imagine, mais aussi sur le
mystère de l'âme humaine en général. Il analyse la réaction de l'honnête homme
devant le crime, et tâche de pénétrer dans l'esprit du magistrat qui s'apprête à
386 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
prononcer une sentence. Il dépouille, pour notre instruction, les dossiers détail-
lés de plusieurs cas concrets et étudie la personnalité criminelle à l'aide de
statistiques anthropologiques recueillies dans les prisons.
Le rôle de l'alcool dans la genèse de bien des actes délictueux, les rapports
énigmatiques de certaines formes de criminalité avec la vie instinctive, et la com-
paraison des facteurs sociaux (milieu, occasions) et des facteurs pathologiques
(tares, obsessions) de la criminalité sont l'objet de fines et profondes observa-
tions. Enfin, sous le titre de Niveau intellectuel et criminalité, il a soin d'éviter
les généralisations d'usage et arrive à des conclusions nuancées. Ses réflexions
finales sur la probatian et la rééducation nous le révèlent comme un expert
en criminologie, un psychiatre averti, un psychologue spiritualiste et un homme
de cœur.
Henri Saint-Denis, o.m.î.
Louis Dupraz. — Contribution à l'Histoire du Eegnum Francorum pendant
le Troisième Quart du VIP Siècle (656-680) — [ Titre de la couverture : Le
Royaume des Francs et l'Ascension politique des Maires du Palais au Déclin du
VIV Siècle (656-680) ]. BVibourg en Suisse, Imprimerie Saint-Paul, 1948. 24 cm.
426 p., 3 annexes: 1 planche, 1 tableau généalogique, 1 carte géographique.
L'ouvrage de M. Dupraz présente quatre études particulières: 1° Le diplôme
de Lothaire V^ du 21 octobre 843 et le diplôme de Clotaire III concédant l'im-
munité au monastère de Saint-Denis (660-662). Ce dernier diplôme est aujourd'hui
perdu. L'A. essaie de reconstituer une partie du dispositif, en partant des diplômes
postérieurs de confirmation. 2° La succession de Sigebert III et la chronologie
royale mérovingienne dans les années 656 à 662. C'est dans ce court espace
que l'on doit placer le règne de Dagobert II, fils légitime de Sigebert III; puis
ce que l'on a appelé le coup d'état de Grimoald; puis l'accession au trône de
Childebert, fils selon le sang de Grimoald et adopté légitimement par Sigebert III;
puis la destruction de Grimoald et la disparition de son fils Childebert; un court
interrègne puis l'accession au trône d'Austrasie de Chiidéric II, fils de Clovis II
et de la reine Balthilde. 3° Les Mérovingiens de Neustrie et l'ouverture de la
succession de Sigebert III d'Austrasie (V février 656). Dans ce chapitre, l'A.
étudie les répercussions qu'eurent en Neustrie les événements qui se passèrent
en Austrasie de 656 à 662. Les Neustriens, reconnaissent passagèrement, sans enthou-
siasme toutefois, la régularité du titre de Childebert l'adoptif. Mais bientôt,
ils tendent un piège à Grimoald et le mettent à mort. Childebert disparaît
dans un court intervalle, sans que l'on sache trop comment. Durant l'inter-
règne qui précède l'avènement de Chiidéric II, c'est effectivement la reine Balthilde
qui gouverne au nom de son fils aîné, Clotaire III. 4° Le coup d'Etat de
Grimoald, fils de Pépin l'Ancien (660-662). L'auteur donne une interprétation
personnelle et nouvelle de fameux coup d'État. A proprement parler, il n*y
eut pas de coup d'État. Sigebert III adopta comme héritier, au cas où il n'aurait
pas de fils, Childebert, fils de Grimoald, le maire du palais d'Austrasie. Puis le
roi a un fils, qui, à la mort de son père, règne sous le nom de Dagobert II. Le
jeune roi est exilé en Irlande, non seulement à l'instigation de Grimoald, mais
à celle des Mérovingiens de Neustrie. Ceux-ci croient pouvoir réaliser l'unifica-
tion du Regnum Francorum en réunissant de nouveau l'Austrasie à la Neustrie.
Mais Grimoald établit son fils Childebert sur le trône d'Austrasie, ce que les
BIBLIOGRAPHIE 387
Austrasiens ont considéré comme une accession régulière. Le règne dura peu.
Les Neustriens prirent Grimoald à un piège et le firent périr. Childebert dispa-
rut peu après.
Le livre de M. Dupraz est extrêmement dense, fortement documenté, d'un
al)ord peut-être pas absolument facile. On aimerait signaler ici, sans prendre
position sur un problème ou les historiens se séparent encore trop nettement,
l'étude diplomatique très détaillée par l'immunité mérovingienne (p. 29 et suir.) .
L'immunité n'était point constitutive d'un droit personnel (contre Kroell), ni
d'un droit réel (contre Levillain). Elle n'était pas directement l'exemption fiscale,
mais « elle donnait à l'immuniste un statut juridique de droit public privilégié
qui informait les biens-fonds de l'immuniste d'une propriété légale exceptionnelle,
l'exemption . . . Dans tout précepte, l'assentiment ou, plus exactement, la déci-
sion est la partie essentielle du dispositif; l'ordre aux fonctionnaires, que certains
diplomatistes dénomment, dans les auctoritates immunitatum, la clause d'exclusion,
est un corollaire de l'immunité et de l'exemption» (p. 387). Nous mentionnons
oe problème comme étant le plus considérable du volume aux points de vue juri-
dique et diplomatique. On lira également avec un grand intérêt l'étude de l'A.
sur les expressions factum^ datum, exemplaria (p. 120-130). On trouvera à la
deuxième annexe le tableau généalogique des Mérovingiens selon les travaux
de Levison, Krush et d'après l'étude de l'auteur lui-même.
L'A. a réussi à poursuivre la rédaction de son ouvrage « à temps perdu »
(p. 7). Ce « fruit tardif » est dû à l'enthousiasme pour le haut moyen âge « uni
à l'attrait qu'ont la sérénité et la douceur des choses pasisées » (p. 8). De
l'histoire des choses passées, M. Dupraz a su étudier une tranche extrêmement
difficile avec un sens critique sévère joint à un flair très judicieux.
Paul-Henri Lafontaine, o.m.i.
John L. LaMonte. — The World of the Mirf ^^e Ages. A Reorientation of
Medieval History. New York, Appleton-Century-Crofts, [ 1949 ]. 24 cm., xxi-827 p.,
8 pis., 18 c. géogr., 25 tables généalog.
M. John L. LaMonte, professeur à l'Université) de Pennsylvanie, dont la compé-
tence d'historiographe est bien établie, livre au grand public le fruit de vingt-
cinq années de professorat. Plus de onze siècles d'histoire médiévale en une
vaste synthèse qui ne le cède en rien aux meilleurs ouvrages du genre. Et ce
n'est pas un mince mérite quand on sait les difficultés auxquelles s'exposent de
telles entreprises. Tel ne réussira qu'à monter un squelette d'histoire trop dépourvu
de cette musculature que «ont les faits, quitte à leur substituer une parure, plus
ou moins heureusement ajustée, de réflexions personnelles. Un autre dévelop-
pera outre mesure une période particulière au détriment d'aspects pourtant essen-
tiels; ou encore attachera une même importance à tous les événements sans
tenir compte de cette première loi de la synthèse historique ainsi formulée par
Belloc: «Truth lies in proportion» {Crisis of Civilisation, p. 12). Nous croyons
que l'A. a réussi à surmonter tous ces obstacles, et non sans élégance.
The World of the Middle Ages offre quelque 800 pages d'un texte bien
étoffé de faits ou de descriptions immédiatement basées sur eux. Texte dense,
sans considérations étrangères à la matière historique. Texte toutefois suffisam-
ment jalonné de titres et de sous-titres précis pour permettre au lecteur de pren-
388 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
dre haleine et de s'orienter lui-même. Des caries géographiques nombreuses,
des tableaux généalogiques et des listes dynastiques distribués dans le texte ou
donnés en appendice rendront d'inappréciables services car, à certains moments,
l'histoire voyage beaucoup et des dynasties défilent rapidement: c'est inévitable
dans une synthèse, et surtout une synthèse médiévale.
L'âge médiéval de M. LaMonte s'étend du IV^ siècle jusqu'à la fin du
XV% et il couvre l'Europe entière, orientale aussi bien qu'occidentale. Ce n'est
donc pas uniquement une histoire de la chrétienté. Dans les deux premiers
livres surtout, l'A. a largement étudié les civilisations byzantine, musulmane
et slave. Note d'intégrité qu'il faut signaler, d'autant plus que l'A. la considère
comme la caractéristique principale de sa synthèse, elle correspond à ce qu'il
annonce au sous-titre de son ouvrage: « A Reorientation of Medieval history. »
La matière est distribuée en 6 livres sur la base d'un critère chronologique
suffisamment justifié d'ailleurs par l'évolution du/ donné historique. I. The Decline
of Roman Unity 330-630. II. The Ascendancy of the East, 630-1050. III. The As-
cendancy of the West, 1050-1200. IV. The Apogee of the Middle Ages: The
Thirteenth Century. V. The Cultural Revival of the West, 1100-1300. VI. The De-
cline of the Medieval World, 1300-1500. On remarquera que l'A. consacre trois livres
à la période de sommet du monde médiéval, soit les XIP et XIIP siècles, sans pour
autant traiter à la légère les autres périodes. Il a tenu compte des proportions.
Chaque livre, à son tour, constitue une synthèse dont le sens est défini par son titre
et la brève vue d'ensemble qui l'introduit. Tous les aspects historiques (politique,
religion, culture, commerce, etc.) de toute l'Europe de l'époque sont l'objet d'une
attention mesurée à leur importance respective. Les subdivisions ultimes, de
deux pages en moyenne, coiffées d'un titre précis, constituent autant de tableaux
pour la plupart fort bien réussis. De l'ensemble, il se dégage une heureuse har-
monie qui n'est pas la moindre qualité de l'ouvrage.
L'A. n'affiche pas de prétention strictement scientifique, du moins au point
de vue technique. Aucune référence en dehors des citations. C'est donc dire
que le chercheur désireux de remonter aux sources n'y trouvera pas même les
indications essentielles. Il devra, si nécessaire, recourir aux ouvrages mentionnés
à la fin du volume dans une bibliographie classifiée et assez bien choisie, mais
très sommaire. De cette absence d'apparat scientifique, il ne serait pas juste de
conclure qu'on nous sert une quelconque vulgarisation. La science et la longue
expérience de l'A. nous interdisent de supposer qu'il ne s'est pas assimilé les
sources de son monde médiéval. Le résultat obtenu en témoigne d'ailleurs
assez éloquemment. Tout compte fait, même le spécialiste y gagnera à savourer,
pour une fois, un exposé d'ensemble non hérissé de renvois.
Quant à la « pure objectivité historique », l'A. concède, au prologue, qu'elle
demeure un idéal impossible à atteindre (p. viii). Du moins dans un exposé
d'une telle étendue, ajouterons-nous. En réalité, le récit est généralement con-
forme aux conclusions des meilleurs historiens. Les réserves que nous croyons
pouvoir faire, à ce propos, n'entament pas la substance de l'ouvrage.
Ainsi, au paragraphe intitulé: «The blood of the Martyrs» (p. 23), on
affirme que l'adhésion à la « secte » chrétienne n'a pas constitué, per se, un
motif suffisant à condamnation que sous Dioclétien. Comment alors interpréter la
Lettre de Pline, le Rescrit de Trajan, l'Acte des martyrs scilitains et VApologeticujn
de Tertullien ? Le motif des condamnations retenu dans ces documents, n'était-
ce pas simplement la qualité de chrétien, le nomen christianum ? De même, il
BIBLIOGRAPHIE 389
n'est pas prudent d'affirmer, sans plus, que l'Eglise primitive se réunissait dans
les Catacombes (p. 27). N'a-t-on pas trop longtemps abusé de cette prétendue vie
souterraine de l'Eglise au temps dos persécutions ? L'A. ne paraît pas favorable
aux ermites: il souscrit à deux conclusions de C. Kingsley qui sont vraiment trop
brutales (p. 33). Il prend aussi rudement à partie les moines orientaux dans la
fameuse querelle iconoclaste (p. 126 et suiv.). Qu'il y ait eu des moines icono-
lâtres, personne n'en doute. S'ensuit-il que nous devions tenir pour superstitieux
et bigots tous ceux qui se sont opposés au décret de Léon l'Isaurien ? Entre
l'iconolâtrie et l'iconoclasme, il y a un juste milieu qui, d'ailleurs, a fini par
triompher. Condamner l'excès iconoclaste, ce n'est pas nécessairement s'aligner
avec les forces de la superstition, ainsi que l'A. l'affirme du pape Grégoire II
(p. 127). Et une telle attitude, de la part du pape, ne procède pas nécessaire-
ment de l'ignorance de la situation ou d'un conservatisme naturel; elle s'explique
assez bien, en toute hypothèse, par un souci d'orthodoxie qui tient lieu de toute
autre excuse.
A propos de cette querelle encore, il conviendrait de nuancer l'affirmation
qui fait de Charlemagne un défenseur de l'iconoclasme des empereurs contre le
clergé (p. 158). Il serait plus juste de dire que la doctrine des Libri Carolini
et les décrets de Francfort rejettent, il est vrai, les décisions du concile de Nicée
faussement accusé d'iconolâtrie, mais sans cependant approuver la politique exces-
sive et destructrice des empereurs et du concile inconoclaste de 754.
Nous croyons, aussi, que l'A. a inutilement chargé la mémoire de Boni-
face VIII de petites bassesses historiquement douteuses (p. 439-440). Le tableau
reste assez sombre sans elles. De même, il est regrettable que, dans un moment
de distraction sans doute, l'A. ait reproduit cette légende trop répandue qui
attribue aux fétides émanations de la cour romaine la révolte de Luther (p. 722).
On sait que cette rupture est en réalité le dénouement malheureux de l'évolu-
tion d'une doctrine personnelle que l'Eglise a jugée hérétique. C'est la contra-
diction qui lui a tourné le nez dans le vent ! Une dernière remarque au
sujet du paragraphe « Types of towns: Communes » (p. 272). L'A. s'en tient à
Pirenne dont l'autorité certes est grande en cette matière. Il aurait dû cepen-
dant mentionner les conclusions opposées de l'étude fort sérieuse de Petit-Dutaillis
sur les communes françaises. Il nous semble que ce dernier eût été assez sur-
pris d'apprendre qu'il partageait les théories de Pirenne et de C. Stephenson sur
ce point (p. 778).
On voudra bien noter que ces quelques remarques ne tendent pas à jeter
du discrédit sur une synthèse dont la valeur est évidente. Imprécisions inévita-
bles dans une telle vue d'ensemble. Notons en terminant que l'exposé est des
plus vivants. Conséquence, sans doute, de son origine scolaire. Jugements précis
qui frappent fort, formules brèves qui résument bien une situation, réflexions
piquantes, paradoxes inattendus, tout cela soutient l'attention de l'élève et impres-
sionne la mémoire. Le lecteur ne regrettera pas que cette vivacité pédogogique
soit passée dans le texte. Il se souviendra, toutefois, qu'il est toujours loisible
au professeur de tempérer par des explications ultérieures — impraticables dans
une synthèse — ce que certaines affirmations auraient de trop absolu. The World
of the Middle Ages rendra service aux étudiants et il mérite d'être lu par tous
ceux qui s'intéressent à cette attachante et sympathique période de l'histoire
européenne.
Paul Drouin, o.m.i.
390 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
A. Allix, R. Guillier, J. Lambert et R. Pelloux. — Les Fondements de la
Politique extérieure des États-Unis. Paris, A. Colin, 1949. 24 cm., 206 p.
Ce huitième numéro de la collection « Cahiers de la Fédération nationale
des Sciences politiques », est dû à la plume de M. Allix, recteur de l'Université
de Lyon, et de trois professeurs de la Faculté de Droit de cette même univer-
sité. Les quatre études n'ont aucim rapport entre elles, si ce n'est qu'elles ont
trait à la politique extérieure des Etals-Unis et sont écrites afin d'en faire com-
prendre aux Français les sources profondes.
La contribution brève mais dense de M. Allix, intitulée Les conditions naturelles
de Voccupation humaine^ indique comment l'étendu du pays et la diversité des
populations ont influencé l'occupation humaine et donné à la civilisation amé-
ricaine un caractère de « colonie d'Europe ».
M. Lambert, étudiant la Formation des attitudes américaines en matière de
politique extérieure, montre que les Etats-Unis ont passé, en quelques années,
de l'isolement à la prépondérance et que les nations du monde se doivent de
comprendre non seulement la politique officielle, mais aussi l'opinion publique
américaine. Cette dernière, oiî traditionalisme et innovation, isolationisme et
impérialisme culturel se mêlent, est finement analysée, à la lumière des facteurs
psychologiques de la sensibilité américaine. L'auteur explique aussi les fonde-
ments du pacifisme américain, qu'il compare à celui d'Europe, et traite de l'idéa-
lisme américain et des responsabilités de la prépondérance. Nous ne pouvons
résister à l'envie de citer une phrase de ce magistral article: «Dans une période
oil la technique de la guerre psychologique a été remarquablement développée
et où la propagande est devenue une science, il n'est pas besoin d'un grand
effort pour présenter les interventions américaines les plus généreuses et les plus
désintéressées comme dictées par l'égoïsme et par l'impérialisme et c'est une
propagande dont on ne peut se défendre que par un effort de compréhension
du caractère américain. »
Sous l'en-tête Océan Pacifique et politique extérieure des USA [ sic 1 M. Guillier
montre que, pendant près d'un siècle, la « frontière » américaine a glissé vers
l'Ouest et que les Etats-Unis ont eu une tendance à interpréter les questions
mondiales à travers leurs intérêts dans le Pacifiique et en fonction de leurs rela-
tions avec la Chine et le Japon, mais que, pour le moment, il n'y a plus de
question du Pacifique et « la fin de la frontière » pourrait fort bien se situer
dans l'année 1947, celle du plan Marshall.
Un article de M. Pelloux intitulé Un nouveau Machiavel: James Burnham
et ses idées sur la domination du monde, donne un sommaire des œuvres peu
banales de Burnham, en particulier The Managerial Revolution (L'Ere des Orga-
nisateurs) et The Struggle for the World (Pour la Domination mondiale). Le
premier des ces livres apporte une vision de la société future où l'effondrement
du capitalisme ne ferait pas place au socialisme, mais à une société dictatoriale
marquée par l'avènement d'une nouvelle classe dominante, celle des « Managers »
ou organisateurs. Le second ouvrage recensé évoque le grand problème inter-
national d'aujourd'hui, à savoir, la rivalité des Etats-Unis et de la Russie soviéti-
que pour l'empire mondial. L'auteur de l'article ne semble pas partager les con-
victions de l'économiste américain sur le caractère vil, malhonnête et inhumain
du communisme, mais il reconnaît cependant que la manière réaliste de Burnham
BIBLIOGRAPHIE - 391
de poser la question et de démasquer l'adversaire « nous oblige à repenser bien
des problèmes ».
Henri Saint-Denis, o.m.i.
André Siegfried. — Géographie électorale de VArdéche sous la IIP République
Paris, A. Colin, 1949. 24 cm., 140 p.
Cette monographie, qui est le neuvième des « Cahiers de la Fédération
nationale des Sciences politiques », dont M. Siegfried est le président, indique
l'évolution politique, durant trois quarts de siècle, d'un département français que
l'auteur connaît à fond, puisque sa mère en était originaire.
Après l'étude des conditions géographiques, économiques et démographiques
de cette région, qui tient du Midi et du Massif central, l'éminent professeur du
Collège de France extrait, d'un relevé soigneux des statistiques électorales et
des votes successifs de ces populations, non seulement une géographie électorale,
mais un portrait bien nuancé des modes de vie et des courants d'opinion d'une
unité politique vivante.
L'auteur consacre de nombreuses pages à analyser le facteur religieux, car,
d'après lui, « il est impossible de parler de l'Ardèche, de quelque point de vue
que ce soit, sans attacher une place importante au facteur protestant ». À cette
occasion, il rappelle que les protestants en France votent traditionnellement à
gauche et que « le socialisme ardéchois maintient la propriété et cependant accepte
en principe la doctrine marxiste ».
Quelque soit l'intérêt que puisse susciter chez nous l'Ardèche, dont la popu-
lation n'est qu'un pourcent de la population totale de la France, hâtons-nous de
dire que cette étude, enrichie de cartes, de figures et de statistiques, est un
modèle du genre.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
Fernand Van Steenberchen. — Directives pour la Confection d'une Mono-
graphie scientifique, avec Applications concrètes aux Recherches sur la Philosophie
médiévale, 2* éd. rev. et corr. Louvain, Editions de l'Institut supérieur de Philo-
sophie, 1949. 20 cm., 86 p.
Spécialiste en sciences médiévales, on comprend que l'A. ne se contente pas
de nous donner un précis de méthodologie générale, mais qu'il veuille y faire
des applications concrètes au domaine qui l'intéresse. Il repasse cependant les
sujets que l'on retrouve dans tous les traités de méthodologie: le choix du sujet,
les travaux auxiliaires (préparation philosophique, préparation historique, prépa-
ration linguistique, préparation technique et sciences auxiliaires), l'heuristique, la
documentation, la critique, la construction et la rédaction.
Nous ne pouvons que nous joindre au concert unanime de louanges que
la critique a adressé au distingué professeur de Louvain. Ces 86 pages sont rem-
plies de conseils précieux. L'A. a également trouvé le moyen de signaler aux
étudiants, nombre de répertoires et d'instruments de travail, utiles non seulement
pour le moyen âge, mais pour tout travail scientifique en philosophie.
Nous souhaitons une très large diffusion à ces excellentes Directives.
Gaston Carrière, o.m.i.
392 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Luici BocLiOLO. — La Tesi di Laurea. Guida al lavoro scientifico per gli
studendi universitari. Torino [ etc. ], Société Editrice Internazionale, [ 1948 ].
23 cm., 87 p.
Tous les professeurs adonnés à l'enseignement universitaire remarquent les
difficultés qu'éprouvent les étudiants dans la préparation de la dissertation doc-
torale. Le R. P. Bogliolo, salésien, veut leur venir en aide par son court traité
de méthodologie. Il reprend lui aussi, à l'intention des étudiants italiens, les
points communs à tous les manuels: Uuomo e la scienza, La scella del tenia. Le
scienze ausiliari e la preparazione tecnica, Ueuriatica (la biblioteconomia, la
hïbliograjia, la compilazione delict scheda bibliografica), La documentazione scienti-
fica, La critica, la composizione o sintesi mentale, la redazione o stesura, lavoro e
igiene mentale, Lo spirito del lavoro.
S'il est vrai, comme le dit M. Harsin dans «son manuel de méthodologie histo-
rique Comment on écrit l'histoire, que « c'est un peu le cas de tous les manuels
de méthodologie historique de ne pouvoir guère sortir du champ des banalités.
Et pourtant certaines de ces banalités sont particulièrement bonnes à répéter et
toutes sont utiles à lire», il faut dire que le R. P. Bogliolo sait bien dire les
choses et de façon pratique. Ce petit volume rendra de très grands services aux
étudiants qui pourront y recourir pour une foule de détails utiles et qu'ils sont
si souvent portés à oublier au moment de la rédaction de la thèse.
Gaston Carrière, o.m.i.
♦ * 4:
Jacques Hébert. — Autour de l'Afrique. I. La Route du Désert. II. La
Route noire. Montréal, Fides, 1949. 20 cm., 176 et 196 p.
Il plaît de voir deux jennes Montréalais — sont-ils si jeunes ? ils étaient
scouts il y a dix ans — il plaît, dis-je, de les voir pris du mal de voyager et
partir pour leur grand tour d'Afrique. On partage, au départ, leur enthousiasme,
mais on se demande, avec raison, comment cela va se passer, et surtout comment,
avec des moyens de fortune, cela va finir. N'ayez crainte ! Si, comme moi, vous
n'avez pas grand confiance dans leur bagnoUe, surnommée l'Alouette, et qui
crèvera d'enlisement au Sahara, sachez, en revanche, qu'ils sont bien équipés,
moralement. Du courage, de l'enduriance, de la débrouillardise, il leur en faudra
pour traverser plus de vingt pays à peine ou point civilisés, pour affronter et
supporter des courses épuisantes, la chaleur et le froid, la faim et la soif, les
moustiques, la saleté, la vermine et, plus que tout, les tracasseries de fonction-
naires hargneux et volontairement malveillants. D'autre part, tout n'est pas misère.
La joie de découvrir un continent. L'enrichissement qui en est le fruit. Elt
puis, ces francs dévouements, ces secours qui arrivent souvent à point nommé.
Ils sont partis, deux de nos braves gars; et ils «ont revenus. C'est le résultat
de leur expérience, notée au jour la journée, que l'un d'eux, Jacques Hébert,
nous livre en denx bouquins édités par Fides et abondamment fournis de hors-
textes. Le style, comme il convient, est celui du journal; en général très cor-
rect, il se laisse lire avec plaisir et facilité.
En terminant, on se pose une question: « Reoommenceraient-ils ? » J'entends
leur réponse: « Et pourquoi pas ? '^
Rodrigue Normandin, o.m.i.
Avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.
SEGRETERIA DI STATO Du Vatican, 23 Septembre 1950
DI
SUA SANTITA
N. 237241
Mon Reverend Père,
Vous avez voulu profiter de F occasion de V Année Jubilaire pour
offrir à Sa Sainteté dix-neuf volumes de la « Revue de V Université
d^Ottawa » et quarante-six autres ouvrages, que divers professeurs
et collaborateurs de celle-ci ont publiés en ces dernières années.
Je suis heureux de pouvoir vous assurer que le Saint-Père a
réservé le meilleur accueil à ce filial hommage, qui témoigne très élo-
quemment à Ses yeux de Vactivité scientifique du méritant institut
d^ enseignement supérieur dont vous avez la charge.
Il a Lui-même, à plusieurs reprises, comme vous le savez, insisté
sur Vimportance de cet enseignement pour la défense et la propaga-
tion de la vérité dans le monde d^ aujourd'hui. Il ne peut donc que
Se réjouir paternellement de voir Ses fils de V Université d Ottawa
s'inscrire avec honneur dans cette phalange d'hommes d^études dési'
reux de faire progresser la science à la lumière de la foi. Leur pro-
duction littéraire, d'une notable importance, constitue une belle con-
tribution à la culture générale de leur patrie; et leur esprit de filial
attachement à FEglise et à son Chef est la meilleure garantie des
fruits que cette activité a portés et portera encore pour le plus grand
bien des âmes.
394
REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
En souhaitant que V Université d^ Ottawa continue à s'illustrer par
des travaux de valeur et en nombre toujours croissant. Sa Sainteté
vous envoie, ainsi quà tous vos collaborateurs, en gage de Sa recon-
naissance et avec Ses plus paternels encouragements, la Bénédiction
Apostolique,
Veuillez agréer. Mon Révérend Père, l'assurance de mon religieux
dévouement en N, S,
Le R. P. Charles Laframboise
Recteur Magnifique
de r Université Catholique
OTTAWA
J. B. MONTINI
Subst.
Libération de Vhomme*
Il fait bon de revenir à des demeures anciennes. On y retrouve
un peu de ce qu'on a été, le souvenir des amitiés disparues, la figure
familière d'anciens compagnons. On foule le champ des travaux et
des songes passés et l'on y repère pour soi seul, la trace de ses pas.
Il y a vingt-cinq ans, j'entrais au Ministère des Affaires exté-
rieures et je venais vivre parmi vous. Aux autorités de l'Université
d'Ottawa je suis reconnaissant de s'être souvenues de cet anniversaire.
Depuis le temps que je fréquentais assidûment, auditeur ou con-
férencier, la Société des Conférences, votre maison a grandi, mais
son visage n'a pas changé: d'une génération à l'autre, les mêmes
qualités animent la jeunesse et les mêmes vertus soutiennent les
maîtres. Ce perpétuel renouvellement empêche des institutions comme
la vôtre de vieillir. Pour les hommes, hélas ! il en va tout autrement.
L'onde antique est tarie où l'on rajeunissait:
Comme il n'est plus de Styx, il n'est plus de Jouvence. C'est
ainsi que votre bienveillance m'accorde, à titre de faveur, un par-
chemin que mon âge n'est plus en mesure de conquérir. Pour ne
l'avoir pas mérité, je ne me réjouis pas moins de le recevoir, et
grande est la gratitude que je vous en ai.
N'est-ce pas un symbole rassurant, pour notre vie nationale, que,
sur les bords du canal Rideau, la cité universitaire fasse pendant à
la Cité parlementaire et administrative ?
Il nous paraîtrait vain de confier à la politique et à la diplo-
matie la défense de notre patrimoine, s'il n'y avait, pour en assurer
la conservation et la mise en valeur, des écoles de haut savoir. Sans
elles, notre société pourrait difficilement prendre conscience d'elle-
même, de son existence matérielle et spirituelle, des réalités qui,
phares lointains, doivent l'orienter et marquer le but de son chemi-
nement.
* Discours prononcé dans la salle académique de l'Université d'Ottawa, le
19 septembre 1950.
396 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Personne ne souhaite dorénavant, à l'instar de Platon, une répu-
blique où les philosophes seraient princes. La mission des clercs
n'est pas tant de gouverner que de former et d'éclairer les gouver-
nants. Dans le règlement des querelles et des conflits, ils sont appelés
maintenant à jouer le rôle capital de guides et de pacificateurs.
Dans le heurt des intérêts, leur désintéressement ajoute à l'autorité
de leurs conseils.
L'histoire nous montre, au cours des âges, une singulière répé-
tition de certains phénomènes: crises, dévastations, catastrophes, en
même temps qu'une singulière reprise de mouvements régénérateurs.
Chaque siècle fournit un honorable contingent de moralistes, de
censeurs, de redresseurs; depuis les prophètes bibliques jusqu'à nos
contemporains, la liste en est longue. Sommes-nous meilleurs que
nos devanciers ? J'en doute. Sommes-nous pires ? Je ne le crois
pas. Qu'il soit de Ninive ou de Babylone, d'Athènes ou de Rome,
de la Cité antique ou de l'État moderne, l'homme ne change guère.
C'est avec raison qu'un Caton, un saint Paul, un saint Bernard, un
Savonarole condamnent l'impiété, la prévarication, l'injustice, le dérè-
glement, l'iniquité. Chaque siècle paie lourdement ses fautes, et
l'on voit se vérifier d'une façon cyclique la prophétie de Sophonie:
« Le jour de Yahweh viendra, jour de fureur, jour d'angoisse, jour
de ruine et de désolation, de ténèbres et d'obscurité, de nuages et de
brouillards denses. Trompettes ! Alarmes sur les villes fortes et les
créneaux ! Les hommes seront dans la détresse; leur sang mouil-
lera la poussière et leur chair deviendra fumier. »
Nous venons de connaître ces jours affreux, et nous découvrons,
avec une tristesse accablée, le chaos qui les suit, chaos des idées,
des doctrines, des systèmes.
Le philosophe de Sils-Maria prétendait que notre civilisation
ne réfléchit plus, qu'elle craint de réfléchir. Or, il n'est peut-être
pas inopportun de faire un retour sur soi-même et de se demander
comment on peut prévenir le naufrage des valeurs spirituelles et celui
des vertus rédemptrices.
Sur le plan théorique, il est loisible aux philosophes de soute-
nir, en invoquant Aristote, que tous les systèmes de gouvernement
se valent. A l'heure actuelle, cependant, entre les régimes de force
LIBERATION DE L'HOMME 397
et les régimes de liberté, l'écart est si grand qu'une telle indifférence
devient impossible. Les premiers ont englouti les peuples dans la
masse, dont ils ont fait un troupeau, ou plutôt un magma. Les
seconds s'appliquent à sauvegarder des acquêts de civilisation. Mal-
gré les doutes qui parfois les paralysent, les lenteurs qui compromet-
tent souvent leurs entreprises, en dépit de leurs fautes, de leurs
tâtonnements et de leur indécision, ils voient dans les détenteurs de
l'autorité les « vicaires de la multitude », comme dit saint Thomas
d'Aquin. Ils sont les seuls, sinon à garantir pleinement, du moins
à reconnaître les droits inaliénables de l'homme et de la famille.
Si les démocraties manquent de confiance, c'est sans doute parce
qu'elles ne se sentent pas sans peur et sans reproche. Elles ont
des démissions à se faire pardonner, des idées fausses à redresser,
des erreurs à expier. Il appartient à ceux qui sont les gardiens et
les apôtres de la vérité de les aider à voir clair en elles-mêmes, et
de favoriser l'épanouissement des puissances de bien qu'elles renfer-
ment.
Dans notre état déchu, nous sommes souvent forcés d'opter pour
le moindre mal. Mais si la perfection est hors d'atteinte, rien ne
nous empêche d'y tendre, en écartant les obstacles qui entravent notre
montée vers un idéal social conforme aux aspirations communes.
Les nations libres éprouvent confusément le besoin de défendre cer-
taines positions, conquises par des siècles de luttes, contre les exac-
tions des chefs et les excès des foules. Y renoncer serait ouvrir
l'écluse aux débordements d'une nouvelle barbarie. Mais ce senti-
ment, pour sincère qu'il soit, n'est pas une conviction. Les mythes
qui l'inspirent sont trop factices pour engendrer la certitude.
Malgré les majuscules dont elles se parent, malgré le culte qu'on
leur voue, les idéologies qui s'affrontent au-dessus du choc des armées
se révèlent impuissantes et vides, comme ces pauvres insignes de bois
peint, comme ces totems que brandissaient les sauvages dans les
batailles de tribus. Faute de mieux, ces abstractions, aussi intransi-
geantes et aussi dévorantes que les appétits qu'elles recouvrent, sont
érigées en universels symboles d'explication. A ces succédanés d'ab-
solu, notre tâche consiste à substituer un réalisme qui tienne compte
de l'homme total, et qui lui offre la possibilité de s'accomplir. Le
398 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
détournant des idoles qu'il s'est forgées dans un accès d'orgueil,
replaçons l'honinie en face de lui-même et de sa vocation réelle.
C'est par l'action de l'intelligence et de la volonté disciplinées,
non sous l'empire de l'émotion ou de la violence, que se réalise tout
progrès véritable. Il serait assez facile de rallier nos énergies contre
des conceptions étrangères à nos habitudes de vie et de pensée; mais
si nous triomphions maintenant dans une épreuve de force, nous
n'aurions réussi qu'à ajourner le règlement des comptes. Dans une
courte formule, Barrés a défini le motif péremptoire qui unissait ses
compatriotes contre l'agresseur: « La Patrie, c'est les Prussiens. »
Ce réflexe négatif ne vaut plus dans une lutte dont l'enjeu est plus
important que le prestige national. Il ne suffit pas de nous serrer
les coudes pour mieux serrer les poings. Devant la menace que font
peser sur nous ceux qui se sont faits les champions d'une doctrine
dissolvante, quelques-uns par ressentiment ou par désir de domina-
tion, mais la plupart par contrainte, il est nécessaire que nous ayons
des raisons positives de combattre. A l'unanimité tout extérieure
des Etats totalitaires, les nations libres doivent opposer l'unanimité
morale, fondée sur l'adhésion des esprits et des cœurs. Il s'agit
pour elles de renouer avec le christianisme.
A compter de l'instant où les principautés d'Europe ont com-
mencé à contester le magistère spirituel de l'Eglise, les liens qui
avaient uni l'Occident se sont graduellement relâchés. Au morcel-
lement des Empires et des Etats a succédé l'émiettement de l'armature
sociale. Toute hiérarchie s'effondrant, chacun devenait un absolu.
L'homme, à quelque classe, à quelque race qu'il appartienne, prend
conscience de ses droits et de sa puissance créatrice. Croyant se
libérer, il se prépare un nouvel esclavage. Aucune norme supérieure
ne régit plus les relations des citoyens et des pays entre eux. La
politique cesse d'être une prudence pour devenir un art. La morale
cède le pas à la convention arbitraire et fugace. Dans ce laisser-
aller général, des inégalités reparaissent. D'une part, ceux que les
circonstances favorisent se refusent aux réformes qui amèneraient
la participation de tous à un mieux-être général. D'autre part, des
populations entières se délivrent de leurs préoccupations intérieures
dans les « vacances perpétuelles » imposées par un dirigisme déver-
LIBERATION DE L'HOMME 399
gondé. Elles tirent une sorte d'ivresse de leur anéantissement dans
un tout anonyme.
Nous assistons alors au spectacle atterrant de la dissolution col-
lective dans la masse. Des générations se suicident, sans espoir, sans
même le désir de jouir des richesses qu'elles ont contribué à créer:
elles s'immolent à un avenir mythique. La promesse illusoire d'une
fraternité universelle justifie la haine et l'oppression. Plus de criti-
que, plus de contrôle, plus de libre arbitre dans cet abandon aux
exigences tentaculaires des puissances terrestres.
Dès que la société prend à l'homme plus qu'elle ne lui rend,
elle manque à sa fonction, qui est d'équilibrer les sacrifices et les ser-
vices. D'un côté du rideau de fer, comme de l'autre, on trahit, à
des degrés différents, cette obligation de fournir à chacun l'occasion
de se dépasser. C'est par l'emploi irrationnel de la machine que les
Etats démocratiques jouxtent les Etats totalitaires. Par un étrange
renversement, la matière, « principium limitationis et divisionis »
au dire des scolastiques, devient terrain d'entente. Des régimes, enne-
mis par la pensée, se rejoignent dans la technique.
En s'appropriant les secrets des conquêtes matérielles, les nations
avaient cru s'affranchir de l'encombrant appareil religieux que la chré-
tienté leur a légué. Elles ont perdu la maîtrise des démons qu'elles
ont déchaînés et qui les ont asservies. L'avancement technique ne
s'est pas accompagné d'un avancement moral correspondant. L'homme,
ayant nié la primauté du spirituel d'où lui vient sa seule supériorité,
n'est pas parvenu à dominer les forces obscures auxquelles il a donné
carrière.
Les pays qui, naguère, ont tiré leur prospérité du libre jeu de
l'initiative privée penchent à présent vers une réglementation plus
sévère de leurs ressources. La planification outrancière supplante,
dans d'autres pays, la concurrence et l'exploitation au petit bonheur.
Ce n'est pourtant pas en se rapprochant du marxisme que les démo-
craties préviendront le retour des crises de l'individualisme. On ne
corrige pas un abus par un autre. La sagesse ne s'arrête pas à mi-
chemin entre les extrêmes: elle se tient à un palier plus élevé.
Chez ceux-là qui ont coupé définitivement toute attache avec le
surnaturel comme chez ceux qui en gardent la nostalgie, la machine
400 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
assume une puissance démesurée. Chacun se transforme en rouage,
dans un vaste engrenage de production, tourné vers l'exploitation tou-
jours plus efficace. Le profit est devenu le mobile de toute réali-
sation, le critère de toute appréciation. L'écrivain est estimé d'après
le débit de ses livres, le peintre d'après le prix de ses tableaux, l'ac-
teur d'après l'importance de son cachet, le dramaturge d'après le
nombre de représentations de ses pièces, le directeur de maison d'en-
seignement d'après le supplément d'élèves qu'il a recrutés et les béné-
fices qu'il a encaissés. Tout s'emploie à ordonner, compartimenter,
confiner dans une fonction particulière, en vue d'un rendement
maximum.
Notre temps semble accablé par l'ampleur et la diversité de ses
moyens. Tandis que s'accumulent autour de lui les instruments de plus
en plus précis, les engins de plus en plus redoutables, l'homme se voit
diminué. Anonymat, irresponsabilité, interchangeabilité, interdépen-
dance, uniformité: voilà les notes dominantes d'un âge qui vise à
faire du globe une usine hypertrophiée. Le travail en soi, l'effort
personnel deviennent condamnables parce qu'ils risqueraient de détra-
quer un mécanisme aussi savant. Nul ne peut quitter la place qui
lui est assignée, à la table de montage; l'individu est un maillon de
la chaîne sans fin.
Ainsi que l'observait Claude Bernard, toute science individua-
lisée dans un système « s'isole et devient un véritable enkystement;
toute partie enkystée dans un organisme cesse de participer à la vie
générale de cet organisme ». Le technicien qui se blottit dans sa
spécialité devient un kyste dans la société. Mais aussi bien la notion
d'une société, considérée comme être vivant, ne recueille guère
d'adhésions, dans une époque tellement envahie par l'automatisme:
Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressort:
Nul sentiment, point d'âme; en elle tout est corps.
La machine est vorace et réclame constamment de nouvelles pâtu-
res. Pour qu'elle ne tourne pas à vide, on s'ingénie à l'employer à
des besoins inédits. C'est la publicité qui se charge de provoquer
ces soifs artificielles. Notre romancier Ringuet a mis dans la bouche
de Lacerte, brasseur d'affaires, une phrase qui caractérise la pression
LIBERATION DE L'HOMME 401
des annonciers sur les consommateurs: « Il faut leur faire demander
ce qu'on leur offre. »
On manufacture en série non seulement les objets, mais le maté-
riel humain qui sert à les produire et à les absorber. L'éducation,
en maints endroits, s'efface devant la propagande, qui informe de
tout et supprime jusqu'à la velléité de comprendre. Mon ami, le
regretté Georges Bernanos, m'a dit souvent, avant de l'écrire, qu'il
n'est pas d'invention plus funeste que la « machine à bourrer les
crânes et à liquéfier les cerveaux ».
La langue elle-même se laisse pénétrer par le galimatias. A
l'impersonnalité des foules correspondent les sigles qui, de l'ACFAS
à l'UNESCO, enserrent groupements et associations dans l'ésotérisme
d'un répertoire renouvelé de la Cabale. Par manie de simplification,
on aboutit aux ténèbres.
D'astucieuses mécaniques viennent décharger l'esprit de ses tâches
les plus pénibles; l'enregistrement des images et des sons soulage la
mémoire qui peut restituer à volonté des impressions passées; des
appareils qu'un enfant peut manier exécutent les calculs les plus
complexes. On a mis au point une machine qui, paraît-il, traduit
un texte dans trois langues, sans l'aide des dictionnaires. « La tech-
nique, cette jeune et nouvelle divinité, dit André Siegfried, l'emporte
sur la culture, cette déesse en déclin. » On est en droit de se deman-
der si tant de secours, tant de puissants auxiliaires, ne risquent pas
de réduire peu à peu notre puissance d'attention et notre aptitude
pour le travail mental soutenu ou ordonné. Paul Valéry, qui s'est
posé la question, y répondait dans ces termes: « Adieu, travaux infi-
niment lents, cathédrales de trois cents ans dont la croissance
interminable s'accommodait curieusement des variations et des enri-
chissements successifs qu'elle semblait poursuivre et comme produire
dans l'altitude . . . C'est que le temps est passé, où le temps ne
comptait pas. L'homme d'aujourd'hui ne cultive guère ce qui ne
peut point s'abréger. L'attente et la constance pèsent à notre époque
qui essaie de se délivrer de sa tâche à grands frais d'énergie. La
mise en jeu, la mise en train de cette énergie exigent le machinisme,
et le machinisme est le véritable gouvernant de notre époque. »
402 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
Une image assez exacte de la façon dont tend à se résoudre de
nos jours l'antinomie entre l'individu et l'Etat a paru au frontispice
d'un livre de Thomas Hobbes, publié il y a trois cents ans. On y voit,
émergeant, derrière des collines, sur une ville entourée de champs,
de bois et de châteaux, un géant couronné dont le corps est fait de
plusieurs milliers de petits individus agglomérés. C'est le Leviathan
contemporain, qui reçoit l'existence des molécules humaines dont il
se compose, tandis que ces molécules n'ont d'autre vie que celle du
monstre.
Je ne jette jamais les yeux sur cette gra\aire sans penser, avec
quelque amertume, au rôle de plus en plus machinal auquel sont
astreintes les administrations. Il est à peu près impossible de con-
cevoir à présent de grands commis, de la taille et de la trempe de
Colbert et de Talon, de Goethe, de Samuel Pepys et de Rowland Hill.
En devenant cellule, l'employé abdique sa personnalité. La désin-
carnation des rapports, consécutives à l'extension des entreprises, nous
a accoutumés à évoluer dans un milieu fictif de commissions et de
bureaux. Nous traitons avec des êtres imaginaires, sans visage et
sans voix.
Mon cher Léon-Paul Fargue imagine ce que sera la grande nuit
des robots: «J'ai fait souvent ce rêve «étrange et pénétrant» d'un
siècle futur où il ne restait plus sur la terre que les inventions du
progrès, que les derniers perfectionnements de l'industrie, mais plus
d'hommes. Pas un seul ! On y voyait des machines à manger, des
machines à fumer, des machines pour apprendre le grec, des machines
à aimer, des appareils qui pensaient pour vous, qui appliquaient le
socialisme, qui guérissaient de l'aérophagie, de la stérilité, de la
paresse, du gâtisme précoce, du manque de goût, de l'absence de
style; diverses lampes pour voir dans les intestins, le mensonge ou
la musique; des installations pour le remplacement de l'effort, de
la mémoire, des dictionnaires, du solfège, du velours, du pain, des
lunettes, de l'air pur; on y voyait des usines à fabriquer de l'abstrait,
des phonographes à théories; la pilule-journal, la pilule-talent, la
pilule-sensibilité; la boisson contre le nez en trompette, contre la
taille courte, contre les fautes d'orthographe. Mais d'hommes, point.
Personne ! »
LIBERATION DE L'HOMME 403
De son côté, François Mauriac écrit: « Tout le génie humain est
aujoiu-d'hui axé sur la machine. Des hommes retombés à l'enfance
construisent d'extraordinaires jouets mécaniques, et ils en sont fiers,
et ils admirent comme ça marche bien, et ils fabriquent en série,
en un rien de temps, en moins de temps qu'il ne faut pour raser
une ville . . . Allons-nous céder à l'obsession de notre décadence, de
notre petitesse ? »
Ces cris d'alarme sonnent à point, en un temps oii les vagues
de fond du matérialisme battent les digues de notre civilisation.
Ces idées, que nous prétendons combattre, craignons qu'elles ne con-
tinuent d'exercer, chez nous, leurs ravages à notre insu. Il serait
tragique d'avoir à constater que l'Etat démocratique diffère de l'Etat
totalitaire surtout par les formes qu'il met à déshumaniser l'homme.
Pourtant, sans une vigilance étroite, il est bien difficile d'enrayer
les incursions des théories étatistes. Nous sommes rassasiés d'hor-
reurs, blasés de merveilles. Le prodige et le crime ne nous émeuvent
plus. Comment déceler, avec des yeux lassés, un mal sournois, plus
inquiétant que la menace militaire du dehors, parce qu'il nous cor-
rompt au dedans.
Pour reprendre la pensée qu'exprimait, le mois dernier, le Saint-
Père, dans une allocution au Congrès international des sciences admi-
nistratives, « qui ne voit, dans ces conditions, le dommage qui
résulterait du fait que le dernier mot dans les affaires de l'Etat
serait réservé aux purs techniciens de l'organisation ? Non, le der-
nier mot appartient à ceux qui voient dans l'Etat une entité vivante,
une émanation normale de la nature humaine, à ceux qui admi-
nistrent, au nom de l'Etat, non pas immédiatement l'homme, mais
les affaires du pays, en sorte que les individus ne viennent jamais,
ni dans leur vie privée, ni dans leur vie sociale, à se trouver
étouffés sous le poids de l'administration de l'Etat. »
Aux négations du communisme, comme aux hésitations des démo-
craties, il faut substituer les certitudes du christianisme. La fin de
l'homme en soi, c'est Vassimilari Deo de saint Thomas d'Aquin, vers
laquelle il doit tendre, avec l'appui de la société. L'homme, en tant
qu'individu, est encadré dans l'Etat. En tant que personne, il dépasse
l'Etat. C'est sur cette distinction que repose l'humanisme chrétien.
404 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Gonzague de Raynold résume en quelques lignes le sens de cet
humanisme, dans lequel s'établit tout naturellement la hiérarchie
des droits et des devoirs. « En tant qu'individu, je suis un dans une
série, mais en tant que personne, je suis quelqu'un. En tant qu'in-
dividu, ma fin ne peut être que celle de la collectivité. En tant
que personne, ce n'est pas à la collectivité que je me sens uni, mais
à Dieu. Comme individu, il y a des libertés que je dois sacrifier
à la collectivité. Comme personne, il y a des libertés que je ne dois
pas sacrifier, parce qu'elles n'appartiennent pas à moi seul: elles
appartiennent à Dieu. »
On voit assez clairement ce qui se passe quand l'homme ren-
verse cette échelle des valeurs. C'est dans la mesure où il s'éloigne
de cet ordre qu'il s'ouvre aux plus barbares crédulités. Quand le
christianisme lui manque, c'est à d'autres concepts qu'il demande
d'assurer l'unité de ses aspirations. C'est alors qu'il se livre à toutes
les fausses mystiques de la Révolution, de la Classe, de la Race, de
l'Etat, de la Nation. Selon le mot de Gustave Thibon, « Les idoles
sont par nature exclusives. Elles possèdent des appétits totalitaires ».
Là où la raison et la foi n'ont plus d'ascendant, la brutalité de
l'instinct étend son empire.
On est forcé de constater que l'abandon du christianisme conduit
à la servitude. Seul un humanisme intégral, comme l'appelle Jacques
Maritain, et qui considère l'homme dans l'intégralité de son être
naturel et surnaturel, peut contribuer effectivement à sa libération.
Pour cette tâche de délivrance et de restauration, c'est à des insti-
tutions comme la vôtre qu'il revient de donner l'impulsion. Ainsi
que l'écrivait, il y a quelques années, le Père Georges Simard, « ce
dévouement aux choses de la société et de l'Etat, telle est la mis-
sion temporelle des chrétiens, l'œuvre urgente à laquelle de la part
de l'Eglise les universités sont priées de s'intéresser particulièrement ».
A la suite des grands humanistes, des pédagogues, des philo-
sophes, du cardinal Newman, de Francis Bacon, de John Stuart Mill,
réclamons d'abord un élargissement de la culture générale. Nous
ne voulons pas de l'instruction à la carte, de l'éducation en compri-
més, de cet enseignement strictement spécialisé qui n'a eu pour résul-
tat que de mettre en circulation des pseudo-savants, des ignorants
LIBÉRATION DE L'HOMME 405
encyclopédiques, des primaires affublés de diplômes, de licences, de
doctorats, qui ne seront jamais que des gamins costumés en pédants,
des esprits voués à la puérilité perpétuelle. Il est plus que jamais
urgent de rechercher le juste équilibre des humanités et des sciences,
de former par la culture générale le caractère et le jugement, de
mettre les nôtres en mesure de comprendre et de remplir leur mis-
sion dans une société qui doit, pour demeurer humaine, rapprendre
à vivre le principe chrétien.
J'ai relevé, dans un ouvrage de John Bartlett Brebner, une cita-
tion d'Ortega qui met en lumière la nécessité de relier la pensée au
réel: « Celui qui se dit médecin, magistrat, général, philologue ou
évêque, c'est-à-dire qui appartient aux classes dirigeantes de la société,
s'il ignore ce qu'est aujourd'hui le monde physique à l'égard de
l'Européen, est un parfait barbare, quelle que soit sa connaissance
du droit, de la médecine ou des Pères de l'Eglise. De même celui
qui n'a pas une conception suffisamment nette des grands mouve-
ments de l'histoire qui ont amené l'humanité à la croisée des che-
mins, car notre temps est celui des gestes décisifs. De même égale-
ment celui qui ne saisit pas clairement la façon dont la Pensée
spéculative reprend maintenant sa perpétuelle tentative de formu-
ler un plan de l'univers, ou la biologie son explication des fonde-
ments de la vie organique ».
Le conflit, plus dramatique qu'il ne l'a jamais été, entre l'autorité
et la liberté, ne peut se résoudre par l'aménagement ou la révision
des systèmes politiques ou des institutions. Il est au centre de
l'homme. Pour en sortir victorieux, l'homme doit fixer, plus haut
que lui, sa fin et son destin. Modeste devant les forces qu'il a déclen-
chées, résigné à son état de créature périssable, confiant dans sa gran-
deur spirituelle, il doit ressaisir son âme prête à lui échapper. Je
souhaite que l'Université d'Ottawa, que les universités canadiennes,
dispensatrices de lumières, éclairent notre volonté d'édifier un ave-
nir meilleur sur ce qui mérite de survivre.
Jean Désy, LL.D.,
ambassadeur du Canada en Italie.
Anachronismes du XVIIP siècle
Vieille France, vieux Paris du dix-huitième siècle ! L'archaïsme
des coutumes, des mœurs, du cadre extérieur contredit les idées qui
veulent éclore et dont les novateurs philosophes s'entretiennent à
huis clos. Les blasphèmes se colportent sous le manteau: le crieur
public annonce dans les rues l'ouverture du Jubilé. La foi du peuple
demeure vivante et parfois d'une intolérance agressive. Ainsi Charles
Jordan, pasteur luthérien d'Allemagne, qui séjourne à Paris, en 1733,
pour consulter des livres rares, prend bien soin de ne pas rencon-
trer sur son chemin « le dieu de la messe que l'on porte aux mala-
des ». Mettre chapeau bas serait pour lui hypocrisie, ne pas se décou-
vrir au passage du viatique, danger: « Il y a du risque aux halles. »
Et le même voyageur observe « les foules épouvantables » que la fête
de sainte Geneviève rassemble à Nanterre autour d'une eau miracu-
leuse. Cette foi populaire se complaît dans un irrationnalisme super-
stitieux qui se heurte violemment à la tendance contraire d'une élite.
Lorsque Massillon, évêque de Clermont, s'arrête à Riom, au cours de
sa tournée pastorale, en 1720, et qu'il veut vérifier ce que contient
le reliquaire de saint Amable, une émeute éclate où le prélat, qui a
manifesté tant d'esprit critique, manque d'être assommé. Il s'en
tire sain et sauf: les dévots en furie se contentent de briser à coups
de pierres les vitres de son carrosse. Et selon le journal de l'avocat
Barbier, c'est au geste superstitieux d'une pauvre femme qu'est dû
l'incendie du Petit Pont qui épouvanta les Parisiens, le 27 avril 1718.
Pour retrouver le corps de son fils noyé, elle avait placé sur une
petite planche un cierge allumé et bénit, offert à saint Nicolas de
Tolentino. Hélas î un bateau de foin se trouvait à proximité et,
de malchance en malchance, la flamme a gagné l'une après l'autre
les maisons de bois, bâties sur pilotis.
Que d^églises, de couvents, de chapelles ! — vingt et un sanc-
tuaires dans la seule île de la Cité ! — foisonnement touffu de tra-
ditions languissantes ou mortes. La pérennité du souvenir, qui n'évo-
que plus rien, laisse à l' Anglo-Saxon sa quiétude. La France, elle.
ANACHRONISMES DU XVIII^ SIÈCLE 407
figure la ménagère trop logique, par amour de l'ordre, qui veut tou-
jours interroger les êtres et les choses sur leur utilité et, faute d'une
réponse adéquate, les balaie tôt ou tard. Un peu plus d'un demi-
siècle et tout l'édifice croulera. Pour l'instant, il tient debout et
les vieux usages restent tous en vigueur. Un cérémonial compliqué,
variable selon l'histoire et les prérogatives de chaque diocèse, accom-
pagne les intronisations des évêques. Celui de Rouen se rend nu-
pieds de l'église Saint-Herbland à la cathédrale; celui de Cahors
reçoit l'hommage de son vassal, le comte de Cessac, qui mène sa mule
par la bride et sert à table le nouveau prélat; du moins possédera-t-il
ensuite la mule et le buffet — qui doit être de vermeil et valoir
trois mille livres. A Lisieux, la veille et le jour de Saint-Ursin, deux
chanoines élus par un tirage au sort, comtes de la ville, exercent pen-
dant ces quarante-huit heures la justice civile et militaire. Ils che-
vauchent escortés de vingt-cinq hommes d'armes.
Il arrive que le besoin d'unifier et de simplifier l'emporte sur
la stabilité des usages. Un procès résulte de l'infraction. A Rouen,
en 1719, les chanoines s'impatientent de toutes les marches et contre-
marches qui leur sont prescrites lors du décès d'un archevêque.
Au lieu de porter la dépouille à l'Abbaye de Saint-Ouen, de l'y lais-
ser un jour et de la reprendre pour l'amener à l'abbesse de Saint-
Amand — dont le rôle est de remplacer au doigt du défunt l'anneau
pastoral par une simple bague d'or, — les chanoines ont tout abrégé
et se sont contentés de descendre l'archevêque dans le caveau de ses
prédécesseurs. Les religieux de Saint-Ouen relèveront l'affront, obtien-
dront gain de cause. Un arrêt du Parlement, le 27 avril 1719, obli-
gera les chanoines délinquants à l'exhumation du corps et à l'accom-
plissement de tous les rites supprimés. Les traditions se vengent
quand on les oublie. « La forme ! La forme ! » hurlera Brid'oison.
Elle subsiste intacte. Toute spirituelle, la rupture avec les âges de
ferveur est masquée par les survivances. A la rentrée du Parlement,
les magistrats qui se divertissent à lire la Pucelle du jeune Voltaire,
assistent à la messe du Saint-Esprit, dite la Messe rouge, avec tous
les insignes de leur dignité, et les présidents à mortier, si vieux soient-
ils, n'omettent aucune des révérences, aucune des évolutions qu'un
code de lointaine origine leur impose. Et le régent suit les proces-
sions, celle de la Fête-Dieu, celle qui commémore le vœu de Louis XIII,
408 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
fort convenablement, malgré son impiété connue. « Quoiqu'il crût
malgré lui », dit de lui Saint-Simon. Phrase rocailleuse et chargée
de sens. La foi se déracine encore plus difficilement qu'elle ne s'im-
plante. Entre le cynisme véritable d'un Talleyrand et les saturnales
de blasphèmes où s'abandonnent les roués de la Régence, ces ama-
teurs d'illuminisme, ces curieux de l'autre monde, il y a la même
différence qu'entre la mort et l'agonie, — l'agonie interminable et
délirante d'un corps vigoureux.
■K- * *
Ce décor archaïque est celui du drame de conscience qu'a suscité
en 1713, deux ans avant la mort de Louis XIV, la bulle Unigenitus,
condamnation définitive du jansénisme. Il atteint son maximum d'in-
tensité en pleine Régence, tandis que le système de Law agite l'opi-
nion et que les plus scabreux ragots mondains pimentent les corres-
pondances. Par l'un de ces paradoxes dont l'histoire est coutumière,
c'est sur une question religieuse — tout au moins dans son fond —
que le pays se partage. Plus d'une institution monastique, consumée
par ses propres discordes, mourut alors par le dedans de la vraie
mort qui compte. Il n'est guère un écrivain du temps qui ne men-
tionne cette scission de la France en deux factions rivales. Dans les
Lettres persanes, Montesquieu ne manque pas d'y faire allusion. Selon
lui, les femmes furent « les motrices de cette révolte qui divise la
cour, tout le royaume, toutes les familles ».
La querelle dont il s'agit n'est pas neuve. C'est la reprise de
celle qui aboutit à la destruction de Port-Royal. Il s'agit toujours
de défendre contre Rome un accusé: au dix-septième siècle, feu l'évê-
que d'Ypres, Jansénius et son Augustinus, au dix-huitième siècle, un
vieillard, parti prudemment pour la Hollande, l'ex-oratorien Pasquier
Quesnel et ses Réflexions sur le Nouveau Testament, suspectes d'hé-
résie. Regain de colère, regain d'amertume, mais les querelles mêmes
participent à la grandeur ou à la décadence du temps qui les voit
naître. Tout occupés de théologie, les jansénistes du Grand Siècle
controversaient au sujet de la grâce. Ceux du dix-huitième préfèrent
marquer les frontières entre les pouvoirs temporels et spirituels. Le
niveau de l'argument s'est abaissé. La politique se mêle à la théo-
logie jusqu'à l'altérer. Le problème éternel, insoluble, l'anxieuse
ANACHRONISMES DU XVIII* SIECLE 409
recherche d'un accord entre la liberté de riiomme et le caractère
immuable, insondable, du décret divin, le mystère que Jansénius, pen-
seur téméraire, soumis d'avance à Rome, tenta d'élucider au coût
de sa santé durant ses studieuses veilles, tout ce qui fait le fond même
du débat a cédé la place à un autre problème. Si des moines, si
des laïques, soucieux de vie intérieure, lisent avec douleur les 101
propositions condamnées par la bulle du pape, litanies de la grâce
toute-puissante, statuts sévères et nobles de l'élection et de la répro-
bation divine, la plupart des mécontents s'arrêtent à d'autres sentences
proscrites. Ce qui indigne surtout Saint-Simon — et avec lui des
gallicans âpres à la défensive contre Rome et ses empiétements —
c'est tout ce qui paraît exalter jusqu'à l'omnipotence, la souveraineté
du pape, surtout en ce qui concerne l'excommunication des princes.
« Rome nous domine plus que jamais. Nos libertés s'en vont et nous
allons tomber dans l'infaillibilité . . . On ne veut plus entendre
parler de nos libertés qui sont sacrifiées au pape ! » gémit le pré-
sident Mathieu Marais. Un grand mot est lancé, celui d'un dogme
qu'il n'est pas encore question de proclamer et dont Clément XI, le
pontife régnant, apparaît comme l'un des précurseurs. Un homme
pieux, scrupuleux et timide, sujet à des crises de larmes; il a pleuré,
il a tremblé lorsque le Sacré Collège a décidé son élection; il aurait
voulu décliner la responsabilité suprême. Et pourtant, il impose
implacablement son autorité et sa politique tend à renverser les bar-
rières dressées par les légistes, gardiens des indépendances nationales
entre les peuples et lui.
Que la bulle Unigenitus soit un coup d'état pontifical en même
temps que la condamnation d'un livre, que des vices de forme aient
entaché sa promulgation, qu'elle ait blessé les maximes du royaume:
une partie de la France le dit et le répète. Quel déluge d'encre !
Que de discours, de pamphlets, d'épigrammes ! Les magistrats, sou-
cieux de maintenir d'anciennes franchises menacées par l'ultramonta-
nisme, communient dans une semblable amertume avec les fidèles de
Port-Royal qui confrontent les textes de saint Paul et de saint Augus-
tin avec les 101 propositions condamnées par Clément XI. Dès lors,
gallicanisme et jansénisme — mouvements séparés par la différence
de leur nature — se rapprochent jusqu'à se fusionner. Mais les mots
en isme, toujours arbitraires, n'expliquent pas l'effervescence qui règne
410 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
à travers tout le pays et provoque des scènes, de loin pittoresques et
de près scandaleuses. Des gentilshommes, qui manifestent la couleur
de leurs opinions par celle de leurs rubans, tirent l'épée pour ou
contre la bulle Unigenitus; des paroissiens interrompent le prône de
leur curé; le Sulpicien s'oppose à l'Oratorien, le Jésuite au Bénédic-
tin; les évêques s'injurient, et même aux Etats du Languedoc — en
1725 — celui d'Uzès soufflettera celui de Saint-Papoul ! De tels con-
flits qui, chez nous, se reproduisent à diverses époques et sous des
prétextes changeants, sont tout entiers psychologiques. Chacun de
nous possède en son for intérieur une certaine conception de l'auto-
rité, de la liberté, de la sincérité, de l'obéissance, et c'est moins un
résultat de l'intelligence que du tempérament, du caractère et de ce
dressage que l'homme subit dans son enfance et dont l'empreinte
ne s'efface jamais tout à fait. Parmi les batailles d'évêques, le duel
entre Belzunce (de Marseille) et Colbert (de Montpellier) se distin-
gue par sa violence. M^' de Belzunce occupe la position ultramon-
taine la plus avancée pour le temps dont il s'agit. D'origine pro-
testante, fils de converti, il a grandi dans l'ombrageuse défiance des
erreurs abjurées et, en général, de toute insubordination. D'esprit
rectiligne, charitable envers le pestiféré, féroce envers le théologien
qui se fourvoie, que comprendrait-il au neveu de Colbert, gallican
de formation et d'instinct ? Les deux prélats ne pourront que s'at-
taquer sans trêve ni conclusion. Ces grandes querelles déchaînent
les inconciliables.
Les jansénistes au dix-huitième siècle, parce qu'ils surexcitent
l'opinion, détruisent le respect, enveniment encore davantage les rap-
ports du Parlement et de la monarchie, ont certainement contribué
à surchauffer l'atmosphère où s'est préparée la Révolution. Il n'en
est pas moins vrai que leur cause n'est pas celle de l'avenir, mais
d'un passé. Féodaux, descendants des frondeurs, défenseurs instinc-
tifs des anciens particularismes, ils luttent de toute leur force contre
les accroissements et les concentrations de pouvoirs, soit aux mains
du pape, soit aux mains du roi. L'année même (1717) où ils mani-
festent leur position doctrinale par une action d'éclat, les Mémoires
du cardinal de Retz sont livrés au public, et les mêmes magistrats,
qui s'arrachent avec une ardeur particulière les exemplaires d'une
ANACHRONISMES DU XVIIP SIECLE 411
premiere édition, bientôt introuvable, applaudiront bruyamment l'Ap-
pel des quatre évêques. '
Cet Appel, c'est le plus frappant des anachronismes qu'offre à
foison le règne de Louis XV. Nous sommes sur la montagne Sainte-
Geneviève où collèges et librairies alternent avec les édifices religieux.
La chapelle Saint- Yves, rue Saint-Jacques, attire les plaideurs qui ont
gagné leur procès. La chicane victorieuse suspend ses ex-voto; petits
sacs bourrés de papiers qui décorent bizarrement les murs du chœur.
Quelle large place occupent dans la vie les débats du prétoire î Un
procès extraordinaire va s'ouvrir que toute la nation suivra passion-
nément.
C'est le matin du 5 mars 1717. A la Sorbonne, la Faculté de
Théologie tient l'une de ses séances coutumières, lorsque quatre visi-
teurs s'annoncent; quatre évêques. On les reçoit avec les honneurs
dus à leur rang. L'estampe a popularisé leur physionomie. D'abord
passe La Broue, évêque de Mirepoix, le plus âgé. La bonté, qui
n'est pas toujours vertu janséniste, semble répandue sur son visage
grave et plein. Saint-Simon ne lui ménage pas son estime; il le
peint « résidant aumônier, édifiant ses ouailles dont il était adoré et
de tout le pays, et d'ailleurs très savant et fort éloquent ». — Comme
La Broue, Pierre de Langle, évêque de Boulogne, porte le bonnet des
docteurs en théologie. Il fut jadis appelé par Bossuet à la cour et
nommé précepteur du comte de Toulouse. Un septuagénaire émacié
par la sévérité de ses jeûnes. Pauvre par esprit de dépouillement,
on le reconnaît à ses vêtements rapiécés, ses bas ravaudés, son cha-
peau qui se décolore. — Enfin, voici les deux personnages les plus
importants du groupe: Soanen et Colbert. Messire Jean Soanen,
évêque de Senez — bourgade perdue des Alpes — semble être l'ini-
tiateur de la démarche qui va s'accomplir. Il y songe depuis le
jour oil la bulle Unigenitus l'a frappé comme un coup de foudre —
« vrais tempête sur l'Eglise », écrivait-il au cardinal de Noailles. « Evê-
que des rochers », comme il se définit, il donne tout ce qu'il possède
en faveur de ses diocésains indigents — si miséreux pendant les inon-
dations du Verdon, — jusqu'aux couvertures de son lit, jusqu'à son
anneau pastoral; mais il se montre implacable envers les acteurs
ambulants qui troublent la sanctification du dimanche. Auvergnat,
fils d'un procureur, il sait poursuivre ses ennemis avec les ruses d'un
412 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
juriste né. Le front haut, le grand nez fouineur .et busqué, la bou-
che largement fendue, il présente une figure typiquement française
de basoche et de cathédrale. — Son ami, Joachim Colbert, évêque
de Montpellier est de beaucoup le plus jeune des quatre: il n'a que
cinquante ans. On voit remuer, pour les refus, cette grosse tête
énergique oii brillent des yeux noirs, prompts à la colère. Un indé-
pendant qui, bravant les disgrâces certaines, adresse ses « Remon-
trances au roi », un processif aussi ferme pour maintenir ses droits
de chasse et de péage que pour restaurer les pénitences publiques
de la primitive Eglise. Impétueusement, il engage ses collègues « à
résister jusqu'à la déposition, jusqu'à la mort ».
La Broue de Mirepoix prend la parole et, dans un discours en
latin, tout en s'appuyant sur les canons de l'Eglise et sur la Tradi-
tion, annonce l'Appel de la bulle Unigenitus déclarée « irrecevable »
au concile général futur « librement et juridiquement convoqué ».
Telle était la hardiesse qui, depuis longtemps préparée dans l'ombre,
éclatait au grand jour. Il ne serait pas équitable de la juger avec
les idées catholiques d'aujourd'hui comme une rébellion de fils spiri-
tuels contre un Père suprême. C'est bien plutôt le procès qu'in-
tentent à leur suzerain des vassaux mécontents. Un procès avec
exploit d'huissier. Certain sieur Le Grand, qui remplit au Châtelet
cette fonction, est parti pour Rome très secrètement en habits de
pèlerin: il trouvera moyen de remettre au pape, pendant une audience,
le texte de l'Appel — rédigé en latin — et de l'afficher à minuit
au Campo di Fiore et sur les murs mêmes de Saint-Pierre, près de
la porte principale ! De cet acte officiel, passé préalablement devant
notaire, Soanen, évêque de Senez, donne à présent lecture. Et les
docteurs en théologie écoutent avec un recueillement exalté: cer-
tains versent de chaudes larmes gallicanes, et le syndic Ravechet se
compare au vieillard Simeon de l'Evangile qui obtint la grâce de
ne pas mourir avant d'avoir vu le jour de Dieu. Nunc dimittis !
Quand Soanen a fini, des acclamations en latin s'élèvent: Omnes
adheremus appelationi et provocationi ! Mais voici que la réunion
devient tumultueuse. Une formule contraire — toujours en latin —
de fidélité absolue au pape s'élabore et réussit à frayer son chemin
à travers le bruit. Et cette discorde autour d'une table et d'un
registre, ce n'est que le début de l'orage qui va se déchaîner à tra-
ANACHRONISMES DU XVIIP SIÈCLE 413
vers toute la France, dès lors scindée entre Appelants et Acceptants
— ou comme le dira le pénétrant d'Argenson, entre Nationaux et
Sacerdotaux, A la Sorbonne, les docteurs en théologie, ceux-là qui,
selon l'usage, prêtent serment dans une chapelle de Notre-Dame, sur
les reliques de Saint Denis, de défendre la foi, adhèrent en masse
à l'appel qui pourrait conduire au schisme. Cent dix se trouvent
présents, quatre-vingt-dix-sept se précipitent pour signer le document
présenté par les évêques, tandis que les treize protestataires clament
ou murmurent leur réprobation. Le conflit des ordres religieux s'an-
nonce: il y a, d'un côté, deux Jacobins, de l'autre, un Récollet.
Le curé de Saint-Merry, le plus ardent de la minorité, sort de
la salle. C'est par son intermédiaire que sera donnée l'alarme au
Palais Royal. En d'autres temps, le duc d'Orléans se fût contenté
de hausser les épaules. Que lui importait ces querelles ecclésiastiques ?
Après la mort de Louis XIV, le régent avait libéré les jansénistes de
toute contrainte. La disgrâce du Jésuite, Le Tellier, confesseur du
feu roi, la nomination au Conseil de Conscience du cardinal de Noailles,
archevêque de Paris, qui le premier avait opposé à la bulle Unigenitus
un refus retentissant: autant de gages accordés aux persécutés de la
veille. Mais la politique extérieure avait ramené l'intolérance. Cour-
roucé de ne pouvoir obtenir chez nous la subordination, le pape exas-
pérait encore davantage l'Espagne contre la France. Or ces ingé-
rences hostiles de Rome étaient plus que jamais redoutables au lende-
main de la triple alliance — conclue en janvier 1717 entre la France,
l'Angleterre et les Provinces-Unies — et tandis que s'élaborait la qua-
druple alliance avec l'adjonction de l'Empereur. Ainsi, des jansénistes
punis pour leur obstination, invoqueront la cause de l'Evangile et de
l'Eglise primitive, tandis que le gouvernement ne les brime qu'afin
que se déroule en paix l'écheveau des pourparlers en cours ! Ces con-
fusions provoquent toujours le trouble des consciences sincères. L'ap-
pel des quatre évêques, offense pour le pape, s'insérait entre deux
grandes négociations diplomatiques que menait, avec succès, l'abbé
Dubois. Quelle initiative inopportune ! C'est pourquoi le régent
s'emporte — « jamais plus en colère », observera Dangeau — avec les
jurons gras et drus qui lui viennent si naturellement.
Des sanctions immédiates, d'ailleurs bénignes, se prononcent contre
les principaux responsables. Le plus sévèrement traité, c'est le
414 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
notaire du Chatelet, enlevé de son carrosse et saisi par les archers
qui le conduisent à la Bastille. Les quatre évêques reçoivent l'ordre de
quitter Paris sur-le-champ. L'opinion, vite renseignée, les salue moins
comme les défenseurs d'une doctrine que comme les champions d'une
fierté nationale. Qu'ils regagnent leurs diocèses et n'en bougent pas
de si tôt. Quant au syndic de la Faculté de Théologie, l'abbé
Ravechet, c'est à Saint-Brieuc qu'il est expédié. L'ancien régime
excelle à calmer les turbulences par ces résidences forcées dans les
tranquilles petites villes, bien éloignées de la capitale, où s'éteignent
doucement, faute de combustible, les flammes susceptibles d'allumer
les incendies. Mais l'abbé Ravechet n'arrivera pas jusqu'à Saint-
Brieuc ! A Rennes il tombe gravement malade et les Bénédictins
de l'Abbaye Saint-Melaine, partisans de l'appel contre la bulle Uni-
genitus, accueillent avec des respects infinis ce lutteur pour la vérité
qui leur fera l'honneur de mourir chez eux. Avant la réception du
viatique, à genoux sur le carreau, revêtu de la soutane et du sur-
plis, le vieux docteur de Sorbonne formula sa profession de foi gal-
licane et déclara détester l'esprit de schisme. Les Bénédictins de
Saint-Melaine l'inhumèrent avec une pompe inouïe. De Rennes,
ville parlementaire, accoururent les magistrats qui pensaient comme
le défunt. Ces obsèques, transformées en manifestations d'un parti,
traverseront tout le règne de Louis XV, de plus en plus ostentatoires
à mesure que s'accentuera la défaite janséniste. Et celui qu'on porte
en terre c'est bien souvent un homme de Dieu, charitable et mortifié
sinon humble. La passion sectaire grave à gros traits, pour le trou-
ble des âmes simples, un parallèle entre certains prélats qui soutien-
nent la cause romaine: le mondain cardinal de Rohan, Tencin, simo-
niaqpie et agioteur, et les quatre pieux évêques qui ont lancé l'appel
au concile général. Lorsque meurt leur doyen d'âge, La Broue de
Mirepoix, la foule découpe des reliques dans ses vêtements.
Du saint au thaumaturge, la distance se franchit aisément. Dix
ans d'attente exaltée, d'illuminisme progressif, préparent les con-
vulsions du cimetière Saint-Médard. Quelques jours après la séance
fameuse, de la Sorbonne, un cri jaillit d'une foule entassée dans une
église: Miracle ! C'est le premier appel à Dieu. A Reims et à Nantes,
les Facultés de Théologie ont adhéré spontanément à l'appel des
quatre évêques. Un vieux prêtre nantais, M. de la Noë-Menard se
ANACHRONISMES DU XVIII^ SIECLE 415
traîne, malgré ses infirmités, jusqu'au Collège de TOratoire. Il a
longuement prié devant son crucifix et comme s'il accomplissait un
acte saint qui devait lui valoir le pardon de ses fautes, il en appelle
solennellement du pape mal informé au concile général, puis il rentre
chez lui pour n'en plus sortir. Le 16 avril, trois cents ecclésiastiques,
le cierge à la main, accompagnent son cercueil, et tandis qu'on célè-
bre la messe des funérailles, une clameur interrompt le chant du
Sanctus. Un jeune homme, Pierre Lallemand, victime de son dévoue-
ment pendant une inondation de la Loire, a soudain retrouvé avec
sueurs et pâmoison l'usage de son bras droit paralysé ! Miracle !
Vers la tombe de l'abbé de la Noë-Menard, précurseur du diacre
Paris, les malades affluent.
* * *
On a tenté d'établir une carte du jansénisme en France au dix-
huitième siècle: elle ne peut être qu'arbitraire. Les points névral-
giques se posent, s'effacent, se déplacent selon l'une ou l'autre influence
transitoire, celle d'un grand personnage ecclésiastique ou d'une com-
munauté. Pourtant certaines provinces, certaines portions de pro-
vinces demeurent marquées de façon permanente: Champagne, Anjou,
Normandie, Picardie, Auxerrois et, sinon la Basse-Bretagne imper-
méable, tout au moins les pays de Rennes et de Nantes. La tache
noire qui frappe le regard, c'est Paris et l'Ile-de-France. À Paris,
le jansénisme est une guerre de rues et de quartiers. Il a ses gar-
nisons et ses refuges, ses fidèles troupes de choc cantonnées aux abords
de Saint-Sèverin, de Saint- Jacques-du-Haut-Pas, de Saint-Etienne-du-
Mont; ses bastions éloignés, comme la paroisse Sainte-Marguerite, parmi
les artisans du Faubourg Saint-Antoine; ses centres de ferveur: biblio-
thèque Sainte-Geneviève, avec ses moines sympathisants, séminaire
oratorien de Saint-Magloire (actuellement l'Institution des Sourds-
Muets, rue Saint-Jacques) où étudia le diacre Paris. Le séminaire
Saint-Sulpice, si dévoué à la cause romaine, représente, comme Saint-
Nicolas-du-Chardonnet, une citadelle ennemie. Et que dire du Col-
lège Louis-le-Grand où les Jésuites, adversaires acharnés et trop ama-
teurs de spectacles, s'apprêtent à lancer contre les Appelants quelque
maligne parodie interprétée par leurs élèves î
Une agitation futile éclipse la haute origine philosophique du
débat. La bulle Unigenitus — ou, comme l'on disait alors, la Consti-
416 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
tution, — c'est la pierre d'achoppement où se brisent les politesses
mondaines, en sorte que les reines des salons, soucieuses de mainte-
nir la bonne entente autour des tasses de chocolat, défendent par
d'adroites digressions les approches de l'entretien brûlant. Mieux vaut
parler du théâtre à la mode, discuter les mérites des acteurs célè-
bres. Mais quoi ! Ce n'est pas seulement sur les tréteaux des Jésuites
qu'on met en scène les affaires religieuses du temps; sous des tra-
vestissements japonais, une comédie de Crébillon fils, Tanzdi et Néa-
derme, prétend raconter l'histoire de la bulle Unigenitus, et l'abbé
de Grécourt, spécialiste de la poésie grivoise, a rompu momentané-
ment avec son genre habituel pour offrir au parti janséniste les
grâces moqueuses de son esprit — diluées en plus de quinze cents
vers.
Tour à tour, notre dix-huitième siècle nous découvre sa légèreté
caustique et son tourment spirituel, et le jansénisme à cette époque
ne se comprend qu'avec des contrastes abrupts, pointes avancées vers
l'avenir et refoulements vers le passé. Voici que le rideau se lève
sur un décor austère. Convoqués au son de la cloche pour une
assemblée extraordinaire, des moines gagnent en silence la salle du
chapitre. L'abbé ou le prieur prononce un discours; il décrit les
maux de l'Église, aggravés par la bulle Unigenitus qu'il déclare con-
traire aux saines doctrines chrétiennes. Comme les docteurs de la
Sorbonne, il en appelle au concile général. Il signe l'acte de protes-
tation qui passera devant notaire et invite ses religieux à le suivre.
Dans cette vieille France, peuplée de couvents, la scène se répète
avec les mêmes paroles, les mêmes gestes rituels, des prairies picar-
des aux vignobles de Provence, de Saint-Riquier à Montmajour. Sans
doute faut-il se garder d'un partage trop systématique des ordres
religieux en deux camps opposés. Mais on peut avancer qu'en géné-
ral les communautés vouées à l'action pratique et populaire, les Fran-
ciscains, les Minimes, les Frères des Écoles chrétiennes, de fonda-
tion récente, optent, avec les Jésuites, pour la soumission pure et
simple, tandis que la cause de l'appel au concile général groupe les
hommes d'études et les contemplatifs. L'orage atteint les Chartreuses
les plus reculées du monde; il trouble Oratoriens et Dominicains;
il déferle sur les Bénédictins. À l'Abbaye de Saint-Germain-des-Prés,
foyer d'érudition, fameux dans toute l'Europe, les chercheurs de docu-
ANACHRONISMES DU XVIIP SIECLE 417
ments — défenseurs du passé comine les magistrats lettrés qui se
plaisent en leur compagnie — sont sortis de leurs chartriers pour
signer contre la bulle Unigenitus leurs revendications. Non pas una-
nimes, certes. Sur deux religieux attelés à une grande œuvre, il
arrive que l'un soit « acceptant » et l'autre « appelant » : ainsi, des
deux savants Dom de Vie et Dom Vaissette qui écrivent l'histoire
du Languedoc. A Saint-Denis, les moines ont chanté solennellement
le Veni Creator; à Saint-Médard-de-Soissons, ils se sont préparés à leur
délibération par trois jours de prières et de jeûne. Au nom de
saint Benoît, l'abbé les exhorte à signer l'appel au concile général.
Les grandes abbayes normandes — celle de Fecamp, la plus riche et
la plus considérable avec ses cent mille livres de revenus, — Le
Bec, oil viennent se recueillir des mondains touchés par la grâce,
Saint-Ouen, Jumièges ont fourni leur contingent plus ou moins nom-
breux de protestataires.
Cette résistance ne va pas sans scrupules, ni tourments intérieurs.
La hauteur des âmes se mesure à celle de leurs souffrances. Au
grand couvent des Frères Prêcheurs, rue Saint- Jacques, un vieillard
renommé pour sa science théologique, le père Alexandre, ne s'associe
« qu'avec des pleurs et les plaintes les plus amères » à une démarche
dont la témérité l'inquiète. A l'Abbaye du Bec, les moines les plus
obstinés mis en pénitence, honorent d'un culte particulier les gisants
de pierre dans leurs tombeaux gothiques. Ils n'entendent secouer
l'autorité des vivants que pour se placer sous la protection des morts
très anciens. Un de ces religieux réfractaires voudra que son acte
d'appel soit placé dans son cercueil, comme une pièce justificative à
présenter au suprême tribunal.
L'ordre se rétablira, mais trop souvent par la victoire d'un con-
formisme extérieur et non de la véritable obéissance qui apaise et
adoucit. En 1730, à la diète de Saint-Germain-des-Prés, les Bénédic-
tins se soumettent à la bulle Unigenitus proclamée — par une étrange
confusion de pouvoirs — loi d'Etat comme loi d'Eglise. C'est alors
que livrés à l'abandon, les jansénistes irréductibles lanceront, plus
fort que jamais, sur la tombe du diacre Paris le grand appel à Dieu !
De ces luttes spirituelles, les âmes resteront blessées. Le temps
n'est plus — comme au siècle précédent — oii ces querelles peuvent
sévir sans que s'entame le fond même de la foi. Les hommes, les
418 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
femmes de Port-Royal ne tendaient qu'au redressement et à l'épuration
d'une doctrine. Mais voici qu'au dix-huitième siècle ces disputes pro-
longées sur la grâce et la prédestination deviennent des anachronismes
et contribuent de manière paradoxale à la montée de l'incroyance.
Ecoutons ce que disent les mondains, les indifférents, les observateurs
irrités de ces discordes. La belle Orientale, connue sous le nom de
Mademoiselle Aissé que M. de Ferriol, l'ambassadeur de France à
Constantinople, a rapportée dans ses bagages, s'attriste de tout ce
qu'elle constate. Or, comme Madame de Ferriol, sa protectrice, est
la sœur du cardinal de Tencin, elle est bien placée pour saisir le fil
des intrigues anti- jansénistes, retorses et cyniques, et la douce trans-
plantée de conclure: « Ce que je vois me donne de furieux doutes
du passé. » Il suffit à l'avocat parisien Barbier de descendre dans la
rue Galande où il habite pour apprendre quelque nouveau prodige
extravagant en faveur du jansénisme. Et lui aussi de s'interroger:
les prophéties et les miracles consacrés méritaient-ils plus de créance ?
Et lui aussi de s'avancer à pas menus vers un scepticisme généralisé.
Nul portrait de Voltaire n'est équitable sans une toile de fond:
églises tumultueuses, disputes de clercs et de moines, envoûtements
et sortilèges, obsèques où triomphe l'un ou l'autre sectarisme. Ce
monde discordant fut le sien. Près de lui, comme un repoussoir ou
comme une explication, se dessine la figure de son frère, le crédule
Armand Arouët, receveur des Epices à la Cour des Comptes, dévot
fanatique du diacre Paris et promoteur de réunions secrètes où de
fameuses convulsionnaires, sœur Madeleine et sœur Félicité, invulné-
rables à la façon des fakirs, s'assènent de vigoureux coups d'épée sans
se faire mal. Dans le discrédit du surnaturel s'installe cette Religion
naturelle qu'a prônée le poète de la Henriade. « C'est un jeune homme
maigre qui paraît attaqué de consomption », a noté l'étranger Charles
Jordan, qui a été reçu par Voltaire en 1733. Le type de l'intellectuel
pur, celui d'autrefois et d'aujourd'hui, le Parisien dont les idées qui
veulent surchauffer l'Europe bouillonnent en vase clos. Comme l'au-
teur des Voyages de Gulliver a vu les Whigs et les Tories, il voit
s'agiter les jansénistes et leurs adversaires. Son snobisme exaspère son
aversion. Il est le commensal de grands seigneurs placés aux avant-
gardes du libertinage intellectuel et moral et chez lesquels il est de
mode de ne parler des querelles religieuses qu'avec un souverain
ANACHRONISMES DU XVIII" SIECLE 419
mépris. Comme il hait ces peuplades liliputiennes ! Avec quelle joie
féroce n'attend-il pas qu'elles s'entre-déchirent jusqu'à l'extermination !
Et Voltaire d'adresser sa prière au Dieu géant qui de plus loin
encore contemple nos turbulences misérables: « S'il est permis à de
faibles créatures, perdues dans l'immensité et imperceptibles au reste
de l'univers, d'oser te demander quelque chose à toi qui as tout donné,
à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regar-
der en pitié les erreurs attachées à notre nature; que ces erreurs ne
fassent point nos calamités ...»
Agnès DE LA Gorge.
Le martyr de la lumière
et de V équité
Socrate, fils du sculpteur Sophronisque, Athénien de la brillante
époque de Périclès est certes l'un des personnages les plus énigma-
tiques de l'antiquité. Tour à tour exalté comme le plus sage des
hommes ou tourné en ridicule par les comédiens, comparé au Christ
et méprisé comme le plus vulgaire représentant de l'espèce humaine,
Socrate est toujours resté l'une des plus attachantes figures de l'his-
toire. A la pensée de toutes ces contradictions, Maier n'avait certes pas
tort d'écrire: « L'homme dont l'influence fut si profonde et si éten-
due ne peut pas avoir été tel que nous le connaissons ^. » Impéné-
trable, Socrate l'est en effet. Il a su s'associer des disciples passion-
nés pour leur maître jusqu'à ne penser que par lui, mais il a su
également s'attirer la haine et la malédiction d'un nombre considé-
rable de ses concitoyens au point qu'on ne recula même pas devant
la peine capitale pour se débarrasser d'un censeur par trop fatiguant.
Le problème socratique, comme on l'a appelé, car il y a vraiment
un problème autour du père spirituel de Platon, est surtout la ques-
tion des sources. A qui nous fier pour pénétrer dans la connais-
sance du « filosofo del diAdno nell'uomo », selon la magnifique expres-
sion du professeur Sciacca ^ ? Le biographe Aristoxène dont la pré-
férence marquée va du côté de la légende, du roman, et qui verse
habituellement dans la chronique scandaleuse, ne saurait se présen-
ter en guide sûr pour l'étude de Socrate. Il n'y a non plus rien
de bon à attendre des rhéteurs et des comédiens; les uns, selon la
définition même de Socrate, n'ont cure de la vérité, les autres, de
par leur profession, tel Aristophane dans Les Nuées, ne sauraient
présenter autre chose qu'une caricature grotesque du personnage.
Il suffit de se rappeler la maîtrise des grecs dans l'art de la carica-
1 Cité par John Burnet, The Socratic Doctrine of the Soul, dans Essays and
Adresses, London, Chatte & Windus, 1929, p. 127.
2 Federico M. Sciacca, La verità di Platone, dans Giornale di Metafisica, 1
(1946), p. 170.
LE MARTYR DE LA LUMIÈRE ET DE L'ÉQUITÉ 421
ture délicate, du sourire gracieux, du ridicule amusant et de la con-
trefaçon comique ^.
Aristote pourrait facilement paraître le meilleur témoin de Socrate,
étant suffisamment éloigné de lui pour être impartial et cependant
assez rapproché pour posséder des informations tout à fait exactes.
Il faut pourtant remarquer avec le père Deman, o.p., qu' « Aristote
n'a nulle part entrepris de nous représenter au complet la person-
nalité ni de nous fournir un exposé systématique de la philosophie
de Socrate. Il ne le nomme jamais qu'occasionnellement et chaque
fois l'information se tient dans les limites de la circonstance. Rien
n'interdit donc de chercher ailleurs sur Socrate et sur sa doctrine
des renseignements qu' Aristote ne nous donne pas, n'ayant pas eu
le dessein de nous les donner ^. »
Xénophon, soldat toujours en campagne, esprit pratique, dépeint
Socrate comme un homme trivial et intellectuellement médiocre.
Comment s'expliquer alors son ascendant sur les foules et sur les
esprits d'une élévation telle que celui de Platon ?
Il reste donc que le meilleur témoin est encore Platon. Sa
fréquentation assidue de Socrate, son amour inaltérable pour le maître,
peuvent sans doute le préjuger favorablement, mais il n'en est pas
moins vrai d'autre part qu'une personnalité aussi riche que celle de
Socrate et en même temps très particulièrement complexe, ne saurait
être saisie parfaitement que par une intelligence supérieure et par
un cœur sympathique ^. Parlant de V Apologie de Socrate par Platon,
le père Marie-J. Lagrange, o.p., la juge ainsi: « Si l'on peut nom-
mer un penseur plus pénétrant que Platon dans l'analyse, plus ferme
dans ses conclusions, nul ne l'a surpassé dans l'antiquité pour l'élan
vers la beauté, et pour l'art de la rendre vivante sous la forme la
plus expressive dans une exquise simplicité ^. » Quant à Socrate, il
3 Recueil Edmond Pottier. Etudes d'Art et d'Archéologie, Paris, E. de Boccard,
1937, Les origines de la caricature dans Vantiquité, p. 90-9L
^ Thomas Deman, o.p., Le Témoignage d'Aristote sur Socrate, Paris, Société
d'édition « Les Belles Lettres », 1942, p. 120.
^ Thomas Deman o.p., Socrate et Jésus, Paris, L'Artisan du Livre, 1945, p. 27
et sv.
® Marie-J. Lagrange, o.p., L'Evangile de Jésus-Christ, Paris, J. Gabalda et Fils,
1932, p. 612. (Etudes Bibliques.)
422 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
le considère comme le « type le plus noble d'humanité pensante et
consciente qu'ait pu concevoir le génie humain ^ ».
Nous suivrons donc Platon dans l'étude de cette puissante phy-
sionomie qui ne ferait certes pas mauvaise figure dans notre monde
contemporain. Il y a si peu de héros de la justice civique ! Le
travail est d'envergure et le risque est grand de ne pouvoir donner
un portrait exact du sujet. Peut-être devrions-nous nous appliquer
les mots de Platon au sujet de la philosophie. « Pour écrire, il
faut avoir perdu l'esprit », tant le sujet est sérieux et difficile. Mais,
s'il est vrai, comme le dit Cicéron, que Socrate a fait descendre la
philosophie sur la terre, on voit le grand intérêt qui pousse à ris-
quer l'entreprise.
Les Athéniens ne semblaient guère plus habiles que nous à com-
prendre cette boîte de surprise ^, eux qui lui demandèrent un jour:
« Qui donc es-tu ? » S'ils vivaient de nos jours, il nous suffirait
peut-être de leur dire: « Regardez le Socrate buvant la cigiie de
Louis David et vous comprendrez mieux les merveilles que recèle
cette nature extérieurement grossière. » Heureusement pour les
Athéniens, Apollon lui-même s'est chargé de leur répondre. Socrate
nous l'assure.
Maintenant, n'allez pas murmurer, Athéniens, si je vous parais pré-
somptueux. Ce que je vais alléguer n'est pas de moi. Je m'en référerai
à quelqu'un qu'on peut croire sur parole. Le témoignage qui attestera
ma science, si j'en ai une, et ce qu'elle est, c'est le dieu qui est à Delphes.
— Vous connaissez certainement Chéréphon. Lui et moi, nous étions amis
d'enfance, et il était aussi des amis du peuple; il prit part avec vous
à l'exil que vous savez et il revint ici avec vous. Vous n'ignorez pas
quel était son caractère, combien passionné en tout ce qu'il entrepre-
nait ^. Or, un jour qu'il était allé à Delphes, ne vous récriez pas en
l'entendant; — il demanda donc s'il y avait quelqu'un de plus savant
que moi. Or, la Pythie lui répondit que nul n'était plus savant. Cette
. réponse, son frère que voici pourra l'attester devant vous, puisque Ché-
réphon lui-même est mort ^0. »
Porphyre dans la vie de Plotin corrobore ce témoignage: « Apollon
a dit: Socrate, le plus sage de tous les hommes » et le Scoliaste
d'Aristophane sur les Nuées affirme la même vérité: « Sophocle est
7 Ibid., p. 612.
8 Banquet, 215 b.
^ Il sera un témoin irrécusable.
10 Apologie, 20 e - 21 a.
LE MARTYR DE LA LUMIÈRE ET DE L'ÉQUITÉ 423
savant, Euripide est plus savant, mais Socrate est le plus savant de
tous les hommes. » Non seulement les païens prodiguent des éloges au
maître de Platon, mais le grand saint Augustin a pu dire de lui:
« Socrate s'est mis au-dessus de tous les autres pour la philosophie
active qui a pour objet de former les mœurs ^^. »
La jeunesse de Socrate (il est né en 468 avant Notre-Seigneur)
fut celle de tout jeune athénien de son époque. Il apprit la musi-
que et la gymnastique. Même dans son âge mûr, les exercices de
culture physique prenaient un peu de son temps. Il sait en outre
la géométrie et l'astronomie et connaît les doctrines d'Heraclite, de
Parménide, celles des atomistes et d'Anaxagore. Si nous voulons
pousser notre enquête plus à fond, nous voilà réduits à l'impuissance
et force nous est de faire nôtre la parole de Socrate: « Je sais que
je ne sais rien. »
Devenu homme, il sentit en lui un mystérieux et puissant appel.
Sa mission propre ne sera autre que la sublimation de la vocation
de son père et de la profession de sa mère. Sophronisque burinait
dans la pierre, Socrate, son fils, produira des chefs-d'œuvre de beauté
dans les âmes de ses concitoyens. Phanérète délivrait les corps,
Socrate se dépensera à délivrer les esprits et le plus grand privilège
de l'art qu'il pratique est « qu'il sait faire l'épreuve et discerner, en
toute rigueur, si c'est apparence vaine et mensongère qu'enfante la
réflexion du jeune homme, ou si c'est fruit de vie et de vérité ^^ ».
Ému de la parole de l'Oracle, selon laquelle il serait le plus
sage des hommes et ne pouvant, par contre, croire à sa science, mais
ne pouvant davantage se faire à l'idée que les dieux savaient men-
tir, il se mit à la recherche du sens de la déclaration de la Pythie.
Le voilà désormais qui soumet ses concitoyens à l'interrogatoire, sur-
tout les hommes prétendus savants, certain que par là l'Oracle sera
facilement contrôlé et qu'il pourra ensuite lui dire nettement : « Voilà
quelqu'un qui est plus savant que moi, et toi, tu m'as proclamé
plus savant ^^. » Il examine d'abord un chef d'Etat, puis un second
avec un résultat décourageant. L'ignorance est patente. Après l'exa-
men des chefs d'État vient celui des poètes et des artisans; la con-
11 De Cons. Evang., I, 12.
12 Théétète, 150 b-c.
13 Apologie, 21 c.
424 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
elusion est la même toujours: ee que ces gens prétendent savoir, ils
l'ignorent. Convaincus d'ignorance, ces faux savants deviennent ses
ennemis déclarés et ils ne manqueront pas, l'occasion venue, de le lui
faire voir d'une façon bien tragique. A la suite de son enquête,
Socrate conclut que le sens de l'Oracle doit être celui-ci; « O humains,
celui-là, parmi vous, est le plus savant qui sait, comme Socrate,
qu'en fin de compte son savoir est nul ^^. »
Fort de ses recherches, Socrate comprit que la société était malade,
et du mal le plus terrible pour l'homme, l'ignorance s'ignorant elle-
même. Et non seulement une ignorance qui s'ignore, mais sur le
sujet le plus important de tous, à savoir en quoi consiste le juste
et l'injuste. Après avoir travaillé dans la grande clinique d'Athènes
dont il ne sortira jamais, il laissera le fruit de ses investigations,
ainsi que son zèle brûlant pour la vérité, à son disciple favori,
Platon. A son tour, celui-ci continuera le travail du maître et se
donnera entièrement à la guérison des malades athéniens ^^ *.
Tout à l'œuvre de sa vocation et de sa mission, Socrate prê-
chera d'abord le soin de l'âme. Bien original et un peu révolution-
naire, il devait le paraître, du moins pour ceux qui étaient capables
de le comprendre. Son insistance sur le soin à donner à l'âme les
intriguait. Il enseigne que l'âme est l'homme lui-même ^•^. Le corps,
corruptible et périssable n'a aucun prix; tout doit être considéré en
fonction de l'âme immortelle qu'il importe à tout prix de sauver
afin d'assurer à l'homme un sort heureux dans l'au-delà et éviter le
cycle des générations. Non seulement l'homme attentif à l'essentiel
sortira-t-il de ce cycle des générations, non seulement assurera-t-il son
bonheur futur, mais encore par une conduite raisonnable et juste,
il jouira du bonheur ici-bas et donnera à sa vie son véritable sens.
Vivant à l'époque des Sophistes tout engagés dans l'enseigne-
ment d'une technique de la discussion et des Rhéteurs, propagan-
distes eux aussi d'une doctrine immédiatement pratique sans autre
souci que la réussite en politique, Socrate personnifiera l'adversaire
juré. « Moins commercial », il se « fait le porte-parole de la vieille
14 Apologie, 23 b. ^
14* Voir Gaston Carrière, o.m.i., Platon, médecin des âmes, dans la Revue de
rVniversité d'Ottawa, 18 (1948), p. [22*]-37*.
15 Alcibiade, 130 c.
LE MARTYR DE LA LUMIERE ET DE L'EQUITE 425
tradition aristocratique [ . . . ] et met au premier plan, dans l'édu-
cation, l'élément éthique, la « vertu » au sens strictement moral qu'à
pris aujourd'hui ce mot (sous l'influence, précisément, de la pré-
dication des Socratiques) ^^. » « En second lieu, en face de l'utili-
tarisme foncier de la Sophistique, de cet humanisme strict qui ne
voit en toute matière d'enseignement qu'un instrument, un moyen de
doter l'esprit d'efficacité et de puissance, Socrate maintenait la trans-
cendance de l'exigence de la Vérité. Il apparaît ici l'héritier des
grands philosophes ioniens ou italiques, de ce puissant effort de
pensée, tendu, avec tant de gravité et de sérieux, vers le déchiffre-
ment du mystère des choses, de la nature du monde ou de l'Etre.
Cet effort, Socrate le transpose maintenant des choses à l'homme, sans
rien lui faire perdre de sa rigueur. C'est par la Vérité, non plus par
la technique de la puissance, qu'il veut former son élève à 1' apsTiQ , à la
à la perfection spirituelle, à la « vertu » : la finalité humaine de l'édu-
cation s'accomplit dans la soumission aux exigences de l'Absolu ^^. »
Jardinier des cœurs, Socrate se donnera donc tout entier à la
culture des âmes. Là sera son unique souci. Cultiver l'âme de l'in-
dividu en vue d'améliorer l'âme de la cité entière, telle est sa voca-
tion. Il s'y donnera sans réserve avec la conviction d'un important
message à transmettre, et avec l'assurance que même sa faillite per-
sonnelle ne constituerait pas une faillite totale; le bon grain jeté
en terre devant tôt ou tard faire germer les épis d'or.
Voilà pourquoi Socrate prêchera son «évangile », opportune et
importune; il est l'homme d'une seule idée et d'un désir unique.
Socrate pourtant ne sera pas le professeur itinérant que fut le
Sophiste, obligé de se former une clientèle susceptible de lui rap-
porter un revenu substantiel. Le fils de Sophronisque ne sera pas
non plus le conférencier payé « au sanctuaire panliellénique comme
Olympic où ils [ les Sophistes ] profitent de la TuavYj-fuptc ^ du public
international qui s'y trouve rassemblé à l'occasion des jeux ^^. » Il y
a assez de travail pour occuper une vie humaine dans sa ville natale,
Athènes; sa mission l'y dédie tout entier et exclusivement. Jamais
1^ Henri Marrou, Histoire de VEducation dans VAntîquité, Paris, Editions du
Seuil, [1948], p. 95-96.
17 Ibid., p. 96.
18 Ibid., p. 85.
426 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
il n'en sortira, pas même pour s'assurer quelques années de vie de
plus. Peut-être avait-il raison de ne pas se hasarder au dehors;
comment en effet les étrangers auraient-ils pu supporter ce censeur
que ses propres citoyens ne pouvaient souffrir ? Et Ménon disait
peut-être plus vrai qu'il ne croyait lorsque s'adressant à Socrate, il
l'avisait: « Tu as bien raison, crois-moi, de ne vouloir ni naviguer
ni voyager hors d'ici: dans une ville étrangère, avec une pareille con-
duite, tu ne serais pas long à être arrêté comme sorcier ^^. »
Déjà la menace du sort qui pèse sur lui à Athènes même n'est
pas enviable, selon les paroles que lui adresse Anytos: « Socrate, tu
me fais l'effet d'avoir le dénigrement facile. Si j'ai un conseil à te
donner, et si tu veux bien m'en croire, surveille-toi. Peut-être est-
il plus facile en tout pays de faire aux gens du mal que du bien, ici
j'en suis sûr, et je suppose que tu le sais aussi ^^. » L'avenir prou-
vera qu' Anytos soupçonnait ce qui devait venir, et Socrate, avec la
connaissance qu'il possédait de ses compatriotes, ne l'ignorait pas
non plus.
Mais il a également conscience de la grandeur de la mission à
laquelle il doit se dévouer de toutes ses forces, assuré qu'il est que
la vie de l'homme honnête ne consiste pas à mesurer ses chances
de vivre ou de mourir, mais bien plutôt à se garder de tout mal,
et que ce que l'on doit redouter le plus n'est pas d'être tué, mais
de commettre l'injustice sous toutes ses formes et de désobéir aux
dieux.
Ce risque de la mort, il est tout à fait évident que Socrate l'en-
visage dans la harangue de Calliclès, s'il ne l'a fait auparavant, mais
la mort ne saurait l'effrayer et le détourner de son devoir. Ecou-
tons plutôt le dialogue ^^.
Socrate. — Ne me répète pas une fois de plus que je serais mis à
mort par qui voudrait, car je serais obligé de te répéter à mon tour que
ce serait un méchant qui tuerait un honnête homme; ni que je serais
dépouillé de mes biens, car je répéterais encore une fois que mon spo-
liateur n'y gagnerait rien, mais que les ayant acquis injustement, il en
ferait, un usage injuste; donc honteux parce qu'injuste et funeste parce
qu'injuste. .
19 Ménon, 80 b.
20 Ménon, 94 e - 95 a.
21 Gorgias, 521 b - 522 c.
LE MARTYR DE LA LUMIÈRE ET DE L'ÉQUITÉ 427
Calliclès. — Tu me parais, Socrate, étrangement sûr qu'il ne t'arrivera
jamais rien de semblable, que tu vis à l'abri et que tu ne saurais être traîné
devant le tribunal par un homme de tout point peut-être méchant et
méprisable î
Socrate. — Je serais vraiment privé de raison, Calliclès, si je pou-
vais croire que personne, dans Athènes, pût être absolument à l'abri
d'un pareil accident. Mais ce que je sais à merveille, c'est que si jamais
je suis traduit en justice sous une accusation qui m'expose à une des
peines dont tu parles, celui qui m'y aura traduit sera un méchant; car il
est impossible qu'un honnête homme cite en justice un innocent. Je ne
serais même pas surpris d'être condamné à mort: veux-tu que je te dise
pourquoi ?
Calliclès. — Oui certes.
Socrate. — Je crois être un des rares Athéniens, pour ne pas dire le
seul, qui cultive le véritable art politique et le seul qui mette aujourd'hui
cet art en pratique. Comme je ne cherche jamais à plaire par mon lan-
gage, que j'ai toujours en vue le bien et non l'agréable, que je ne puis
consentir à faire toutes ces jolies choses que tu me conseilles, je n'aurai
rien à répondre devant un tribunal. Je te répète donc ce que je disais
à Polos: je serai jugé comme le serait un médecin traduit devant un
tribunal d'enfants par un cuisinier.
Et bien, je sais que la même chose m'arriverait si j'étais amené
devant les juges. Je ne pourrais me vanter de leur avoir procuré ces
plaisirs qu'ils prennent pour des bienfaits et des services, mais que je
n'envie quant à moi ni à ceux qui les procurent ni à ceux qui les reçoi-
vent. Si l'on m'accuse de déformer la jeunesse en la mettant à la torture
par mes questions, ou d'insulter les vieillards en tenant sur eux des pro-
pos sévères en public et en particulier, je ne pourrai ni leur répondre
selon la vérité: «Mon langage est juste, ô juges, et ma conduite con-
forme à votre intérêt», — ni dire quoi que ce soit d'autre; de sorte
que selon toute apparence je n'aurai qu'à subir mon destin.
Evidemment Socrate se moque de la considération publique, et
Platon manifeste beaucoup d'habileté en mettant dans la bouche de
son maître des paroles qui prouvent à l'envie que l'infatigable ques-
tionneur n'était pas sans se douter du danger qui le menaçait. On
voit aussi que Socrate reprend à son compte les accusations qu'Aris-
tophane portait contre lui jusque sur la scène. Comme tous les réfor-
mateurs réels ou simulés, Socrate souffre la persécution, le persif-
flage des encroûtés à demeure dans une tradition surrannée. On le
voit bien clairement lorsque dans les Nuées, le comédien fait la dis-
tinction entre l'ancienne et la nouvelle éducation.
[ . . . ] d'abord tu auras le teint pâle, les épaules étroites, la poi-
trine ressérée, la langue longue, la fesse grêle, [ . . . ] la proposition de
décret longue.
428 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
tandis, que si le jeune homme suit l'ancienne éducation, voici ce
qu'on lui promet:
Brillant et frais comme une fleur, tu passeras ton temps dans les
gymnases [ . . . ] Tu descendras à l'Académie où, sous les oliviers
sacrés, tu prendras ta course, couronné de léger roseau, avec un ami de
ton âge, fleurant le smilax, l'insouciance et le peuplier blanc qui perd
ses chatons, jouissant de la saison printannière, quand le platane chu-
chote avec l'orme.
Si tu fais ce que je te dis, et y appliques ton esprit, tu auras toujours
la poitrine robuste, le teint clair, les épaules larges, la langue courte,
la fesse grosse [ . . . ] Mais si tu pratiques les mœurs du jour [ . . . ] -2.
En un mot, vaut-il mieux cultiver l'homme ou la bête humaine ?
Le problème est là.
Notre héros ne connaîtra aucune limite dans son zèle, nous le
retrouverons enquêtant sur la science et la vertu de ses compatriotes,
dans la rue, sur la place publique, dans les boutiques de toutes espè-
ces; nous le rencontrerons le jour entier, et la nuit tombée il conti-
nuera encore avec la même ardeur son travail d'examinateur.
S'il a juré fidélité à sa vocation, la considération de la richesse,
du profit personnel ne pourront l'en détourner; il dépense sa vie au
mépris même de la fortune, fortune tant estimée et tellement con-
voitée des sophistes et des Athéniens. Que l'on songe à la richesse
fabuleuse amassée par Protagoras au cours de son enseignement ^^,
lui qui demandait la somme considérable de dix mille drachmes pour
former son disciple ! Que l'on songe à l'enthousiasme des jeunes
ambitieux disposés à dépenser tout leur avoir et celui de leurs amis
pour se procurer l'avantage d'être admis à l'école des Sophistes ^* !
Socrate, lui, ne se fait pas payer, il ne retire rien de son commerce
avec les jeunes gens, mais il est si fréquenté et on s'attache tellement
à lui que l'on pourrait bien penser qu'il paye de bon cœur ceux qui
viennent l'écouter. Non vraiment, tout cela ne l'intéresse guère.
Son témoignage dans VApologie est garant de la gratuité de ses
expérimentations publiques. « Et si quelqu'un vous a dit encore que
je fais profession d'enseigner à prix d'argent, cela non plus n'est pas
vrai^^. » Comment pourrait-il départir un enseignement celui qui
22 Aristophane, Nuées, 1012-1019.
23 DiOGÈNE LaËRCE, IX, 52.
24 Protagoras, 309 a, sv.
25 Apologie, 19 d-e.
LE MARTYR DE LA LUMIERE ET DE L'EQUITE 429
ne croit pas à l'enseignement, mais seulement aux réminiscences ?
Non, Socrate ne réclame pas de salaire de qui veut bien l'entendre.
Et il s'entretiendra avec qui le voudra « jeune ou vieux, [ . . . ]
étranger ou citoyen », et on peut avoir l'assurance qu'il ne manquera
pas de l'interroger et de discuter à fond.
Il se moque à tel point de l'argent qu'il va ordinairement nu
pieds et mal vêtu ^^, et sa vie se passe dans une extrême pauvreté.
Du moins s'en plaint-il. Sans une mission spéciale qui pourrait négli-
ger ainsi ses propres affaires ? Ce qui ne signifie pourtant pas que
Socrate n'aurait pu jouir de la richesse, car il a certainement déjà
possédé de l'argent lui qui fut hoplite dans plusieurs batailles et l'on
sait que le soldat grec devait pourvoir lui-même à son équipement
et à son entretien. Non, s'il renonce à tout, c'est pour mieux appar-
tenir à tous et pour qu'ils sentent bien qu'il est à leur entière dispo-
sition. « Si quelqu'un désire m'écouter quand je parle, quand je
m'acquitte de ce qui est mon office, jeune ou vieux, je n'en refuse
le droit à personne. Je ne suis pas de ceux qui parlent quand on
les paye, et qui ne parlent pas, quand on ne les paye pas. Non,
je suis à la disposition du pauvre comme du riche, sans distinction,
pour qu'ils m'interrogent, ou, s'ils le préfèrent, pour que je les ques-
tionne et qu'ils écoutent ce que j'ai à dire ^^. »
Au-dessus de la considération des Athéniens, méprisant les riches-
ses, Socrate dédaigne également les honneurs et il serait le dernier
à s'y laisser entraîner. Il est en effet honteux de rechercher les
honneurs ^^ et notre personnage ne se laissera certes pas leurrer par
les ombres ténébreuses de notre pauvre monde.
Tel est la raison qui le fait mépriser les affaires de l'Etat. Il
ne s'en occupe pas car le sort que l'on réserve aux philosophes dans
l'Etat est tel que les gens adonnés à la philosophie s'estiment heu-
reux s'ils peuvent se conserver en vie et se tenir à l'abri de tout ce
qui peut souiller l'âme ^^. Pourquoi il ne s'est pas préoccupé des
affaires de l'Etat, il nous le dit encore:
Je crois d'ailleurs que cet empêchement [ son démon ] est très heu-
reux. Car sachez-le Athéniens, si je m'étais adonné, il y a longtemps,
26 Banquet, 174 a; Phèdre, 229 a.
27 Apologie, 33 b.
28 République, I, 347 b.
29 République, VI, 496 e.
430 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
à la politique, je serais mort depuis longtemps; €t ainsi je n'aurais été
utile ni à vous, ni à moi-même. Oh ! ne vous fâchez pas de m'entendre
dire des vérités: il n'est aucun homme qui puisse éviter de périr, pour
peu qu'il s'oppose généreusement soit à vous, soit à toute autre assemblée
populaire, et qu'il s'attache à empêcher dans sa cité les injustices et les
illégalités. Oui, si quelqu'un entend combattre vraiment pour la justice,
et si l'on veut néanmoins qu'il conserve la vie un peu de temps, il est
nécessaire qu'il reste simple particulier, qu'il ne soit pas homme public ^^.
Et maintenant, dites-moi: pensez-vous que j'aurais vécu cette longue
vie, si j'avais fait de la politique et si, en honnête homme, j'avais pris
la défense de la justice, décidé, comme on doit l'être, à la mettre au-
dessus de tout ? Tant s'en faut. Athéniens. Et nul autre n'y aurait
réussi mieux que moi. Car, toujours, durant ma vie entière, dans les
fonctions publiques que j'ai pu exercer par hasard, on reconnaîtra que je
me suis montré tel, et dans ma vie privée, non plus, jamais je n'ai fait
une concession quelconque contraire à la justice, pas même à aucun de
ceux que mes calomniateurs appellent mes disciples ^^.
On le voit Socrate conserve son franc parler; il ne s'en dépar-
tira jamais. Oui vraiment, il serait mort s'il s'était mêlé à la chose
publique car « si on ne dit pas comme la foule, on est frappé
d'amende et même de mort ^^ ».
Ce qui l'a retenu cependant ce n'est pas la crainte de la mort,
mais bien plutôt le respect dû à sa voix intérieure et sa préoccupa-
tion d'être utile à ses compatriotes. Il prétend en outre qu'il « est
mal [ . . . ] d'affirmer [ . . . ] qu'un homme de quelque valeur ait
à calculer ses chances de vie ou de mort, au lieu de considérer uni-
quement, lorsqu'il agit, si ce qu'il fait est juste ou non, s'il se con-
duit en homme de cœur ou en lâche ^^ ». Le plus redoutable n'est
pas de mourir injustement ou de subir des maux, mais de commettre
l'injustice.
Socrate serait mort depuis longtemps, constamment forcé qu'il
est par sa sincérité, de ne dire que la vérité, lui qui « ne peut donner
son assentiment au mensonge » et qui n'étant pas poète ne saurait
donner congé à la vérité. Il est vraiment bien stupide le pauvre
homme de Socrate qui prétend qu'en toute chose il faille dire la
vérité et qui ne craint pas en disant vrai de faire rire de lui. Ce
serait puéril. Ce qui l'inquiète pourtant parfois, c'est de se voir
30 Apologie, 31 d - 32 a.
31 Apologie, 32 e - 33 a.
32 République, VI, 492 d.
33 Apologie, 28 b.
LE MARTYR DE LA LUMIÈRE ET DE L'ÉQUITÉ 431
exposé « à glisser à côté de la vérité et entraîner ses amis dans
l'erreur^*». Lorsque la vérité doit être dite, «le mot sera dit pour-
tant, dût-il, comme une vague qui éclaterait de rire, me submerger
sous le ridicule et le dédain ^^ ». Socrate, qui se qualifie de « mal
élevé, grossier, sans autre souci que celui de la vérité ^^ », est effec-
tivement l'homme de la vérité, alors que les chefs et le peuple crai-
gnent la lumière et la vérité.
La mission à lui dévolue, Socrate l'exercera même au mépris de
la vie de famille. On a fait de sa femme Xanthippe, le prototype
de la mégère, mais il semble que sa vie conjugale n'a pas été aussi
tempétueuse qu'on nous le laisse entendre. S'il est vrai qu'inter-
rogé par un ami sur les raisons qui l'avaient porté à épouser Xan-
thippe, il aurait répondu qu'elle exerçait sa patience et que s'il réus-
sissait à la supporter il pourrait également souiïrir les autres, il faut
croire qu'il en arriva à un degré de vertu suffisamment élevé et que
la vie de ménage ne lui réserva pas que des orages et des déboires.
On ne peut contester que dans VApologie, Socrate ne souffle mot de
sa femme, mais se contente de parler de ses enfants. « Moi aussi,
mon ami, j'ai des proches; car comme dit Homère, « je ne suis
pas né d'un chêne ni d'un rocher », mais d'êtres humains; et, par
conséquent, j'ai des parents, j'ai aussi des fils, au nombre de trois,
dont un qui est déjà grand garçon et deux tout petits ^^. » Dans le
Phédon ^^, on retrouve Xanthippe avec Socrate à l'approche de la
mort de ce dernier. « Nous pénétrons donc et trouvons, avec Socrate
qu'on venait de détacher, Xanthippe (tu n'es pas sans la connaître !)
qui tenait leur petit enfant et était assise contre son mari. Dès que
Xanthippe nous eut aperçus, ce furent des malédictions et des discours
tout à fait dans le genre habituel aux femmes : « Voici, Socrate, la
dernière fois que s'entretiendront avec toi, ceux qui te sont attachés,
et toi avec eux ! » Socrate jeta un coup d'œil du côté de Criton:
« Criton, dit-il, qu'on l'emmène à la maison ! » Et, tandis que l'em-
menaient quelques-uns des gens de Criton, elle hurlait et se frappait
la poitrine. Rien ne paraît ici de la mégère de Xénéphon, mais
34 République, V, 451 a.
35 République, V, 473 c.
36 Hippias majeur, 288 d.
37 Apologie, 34 d.
38 Phédon, 60 d.
432 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
tout simplement les lamentations d'une épouse aimante incapable
de contenir l'excès de sa douleur.
Le même esprit accompagnera Socrate dans l'accomplissement
de sa mission jusqu'à sa mort, avec une jeunesse et une fraîcheur
d'âme dignes des cœurs nobles et purs qui voient beau et grand.
Sa mission constituera l'unique objet de toute sa vie et nulle part
Socrate ne se sentira plus chez lui que dans les ruelles de sa ville
natale, sur la place publique, au gymnase ou dans l'échoppe de quel-
que corroyeur ou des vendeurs de saucisses. Il y enseignera aux
gens à se débarrasser de leur vaine science et les exhortera à tra-
vailler de toutes leurs forces à l'acquisition de la véritable sagesse et
à l'amélioration de leur âme.
Si Aristote affirme avec raison que l'homme est un animal poli-
tique, à suivre Socrate dans ses pérégrinations à travers la cité on
sera forcé de conclure qu'il est le grand animal politique ou l'ani-
mal politique par excellence, par opposition à un nombre considé-
rable de ses contemporains qui ont perdu tout véritable sentiment
du politique.
Athéniens, je vous sais gré et je vous aime; mais j'obéirai au dieu
plutôt qu'à vous; et, tant que j'aurai un souflfle de vie, tant que j'en serai
capable, soyez sûrs que je ne cesserai pas de philosopher, de vous exhor-
ter, de faire la leçon à qui de vous je rencontrerai. Et je lui dirai
comme j'ai coutume de le faire : « Quoi ! cher ami, tu es Athénien, citoyen
d'une ville qui est plus grande, plus renommée qu'aucune autre pour sa
science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta for-
tune, pour l'accroître le plus possible, ainsi qu'à ta réputation et à tes
honneurs; mais quant à ta raison, quant à la vérité, quant à ton âme,
qu'il s'agirait d'améliorer sans cesse, tu ne t'en soucies pas, tu n'y songes
pas 3^.
Socrate montre ainsi quelles sont ses ambitions et ses préoc-
cupations personnelles et celles qu'il s'efforce de suggérer aux autres.
Si quelqu'un conteste qu'il en fait précisément l'objet de ses études,
il en sera quitte pour une humiliation s'il imagine qu'une affirmation
sans preuve suffit à Socrate. Bien au contraire, ce dernier le har-
cèlera de ses interrogations et de ses examens jusqu'à ce que l'on
convienne d'un commun accord que la vérité est toute contraire.
De fait, Socrate n'aime pas qu'en sa présence on lance des affirma-
39
Apologie, 29 d-e.
LE MARTYR DE LA LUMIÈRE ET DE L'ÉQUITÉ 433
tions à la légère ^^. Et c'est ainsi que son existence se consume
dans l'application à sa seule affaire:
Ma seule affaire, c'est en effet d'aller par les rues pour vous persuader,
jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps ni de votre fortune
aussi passionnément que de votre âme, pour la rendre aussi bonne que
possible; oui, ma tâche est de vous dire que la fortune ne fait pas la vertu,
mais que de la vertu provient la fortune et tout ce qui est avantageux,
soit aux particuliers, soit à l'Etat ^^.
Il sait cependant que « les yeux de l'âme vulgaire ne sont pas
de force à maintenir leur regard fixé sur le divin » et pour les enno-
blir il se soumettra à une méthode qu'il a inventée et qu'il maniera
avec art. C'est elle qui fera des hommes politiques des hommes
purifiés par la pensée droite. Socrate prêchera également la mort
au corps qui est un obstacle à la pensée; l'homme raisonne mieux
sevré du corps *^, puisque le plus vrai des choses ne s'observe pas par
le corps ^^. Sans aucun intérêt pour ce qui ne le regarde pas, le
précepteur d'Athènes dépensera son temps et sa vie à faire naître
la vérité dans les âmes et à les faire passer de ce qui naît à ce
qui est et à les arracher du domaine de l'opinion, la pâture des
âmes déchues.
Il faudra parfois bien du temps pour convaincre les gens
d'Athènes, ils n'écouteront pas et n'étudieront pas de bonne grâce.
Souvent ceux du commun interrogeront Socrate: « Mais enfin pour-
quoi tant de discours sous tant de forme sur ce sujet ? » Ou encore:
« Pourquoi ne pas le dire tout de suite, plutôt que de tourner en rond
et de faire quantité de distinctions pour rien ?» à tel point que cer-
tain interlocuteur verra ses propres idées tourner autour de lui *^.
Le but de la méthode n'est pas de plaire, mais de former: « Nous
n'avons nullement besoin de concilier encore la longueur avec le
souci de plaire, à moins que ce ne soit de façon accessoire » ; le
sujet lui-même présente peu d'importance pourvu que le résultat soit
assuré. On ne vise pas à un résultat immédiatement palpable, mais
à une formation à longue échéance. Ce que l'on veut: la pénétra-
40 Hippias majeur, 298 c.
41 Sophiste, 254 b.
42 Phédon, 65 c.
43 Phédon, 65 d-e.
44 EatyphroUy 11 b, sv.
434 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
tion d'esprit ^^. La facilité et la rapidité du succès ne peuvent rien
changer à la méthode:
Pour ce qui est de l'étude du sujet proposé, d'en trouver la solu-
tion de la façon la plus aisée et la plus rapide, le raisonnement nous
(Signifie de nous en inquiéter en second lieu seulement, non en premier;
mais de placer avant tout et en première ligne la méthode même qui
enseigne à diviser par espèces et, en particulier, si un discours même
d'une longueur considérable rend l'auditeur plus inventif, de nous y
attacher sans nous scandaliser de sa longueur et si, une autre fois plus
ibref, il conduit au même résultat, de l'adopter dans le même esprit ^e.
Que l'interlocuteur adopte une allure chagrine comme Hippias *^,
qu'il veuille se soustraire comme Protagoras qui est pressé et veut
en reparler une autre fois ^^, qu'il en vienne à ne plus savoir ce
qu'il dit ^^, peu importe ; l'application de la méthode suivra toute
sa rigueur et si on peut finalement admettre qu'on ne sait rien,
la partie sera gagnée; voilà pourtant chose moins facile à obtenir
qu'à raconter.
Sa méthode, on le sait, Socrate la tient de sa mère Phanérète^^;
la maïeutique délivre les esprits. De même que sa mère, impro-
pre à la génération à cause de son âge avancé, se contente d'aider
les autres par son travail de sage-femme, ainsi Socrate, inhabile de
lui-même à rien produire qui vaille, aidera les autres à donner nais-
sance à la science. Ainsi lui sera fournie l'occasion non d'ensei-
gner, mais d'étudier en commun.
Enfanter en sagesse n'est point en mon pouvoir, et le blâme dont
plusieurs déjà m'ont fait opprobre, qu'aux autres posant questions je ne
donne jamais mon avis personnel sur aucun sujet et que la cause en est
dans le néant de ma propre sagesse, est blâme véridique. La vraie
cause, la voici: accoucher les autres est contrainte que le dieu n'impose;
procréer est puissance dont il m'a écarté. Je ne suis donc moi-même
sage à aucun degré et je n'ai, par devers moi, nulle trouvaille qui le
soit et que mon âme à moi ait d'elle-même enfantée. Mais ceux qui
viennent à mon commerce, à leur premier abord, semblent, quelques-uns
même totalement, ne rien savoir. Or tous, à mesure qu'avance leur com-
merce et pour autant que le dieu leur en accorde faveur, merveilleuse
est l'allure dont ils progressent, à leur propre jugement comme à celui
des autres. Le fait est pourtant clair qu'ils n'ont jamais rien appris de
45 Sophiste, 227 b.
46 Politique, 286 d-e.
47 Hippias mineur, 369 b — 373 b.
48 Protagoras, 195.
4^ Alcibiade, 116 e.
50 Théétète, 149 a.
LE MARTYR DE LA LUMIÈRE ET DE L'ÉQUITÉ 435
moi, et qu'eux seuls ont, de leur propre sein, conçu cette richesse de
beaux pensers qu'ils découvrent et mettent au jour. De leur délivrance, par
contre, le dieu et moi sommes les auteurs. Et voici qui le prouve. Plu-
sieurs déjà l'ont méconnu, ont cru à leur propre pouvoir et n'ont fait
nul cas de moi. Ils se sont donc eux-mêmes persuadés ou laissé persuader
par d'autres de me quitter plus tôt qu'ils ne devaient; ils m'ont quitté
et non seulement ont laissé avorter tous autres germes dans leurs méchan-
tes fréquentations, mais encore, à ceux dont je les avais délivrés, n'ont
donné que mauvais aliment, dont ceux-ci dépérirent, et, de mensonges et
d'apparences vaines faisant plus de cas que du vrai, ils n'ont abouti
qu'à prendre, à leurs propres yeux et aux yeux des autres figures d'igno-
rants ^1.
Tel est l'essentiel de la méthode et les heureux fruits qu'il faut
en attendre, à condition de ne pas devenir sauvage. Ils ignorent
qu'aucun dieu ne veut du mal aux hommes et que, Socrate de même,
ne les traite pas ainsi par malveillance, mais que donner assentiment
au mensonge et masquer la clarté du vrai lui est interdit par toutes
lois divines ^^.
Suivons maintenant Socrate par les ruelles tortueuses d'Athènes
et écoutons-le appliquer sa méthode. Voyons combien les jeunes
qui l'accompagnent prennent intérêt à l'expérience. Ne nous atten-
dons pas à trouver un savant; il ne sait rien et se « borne à dire la
vérité, comme il est naturel à un profane ^^ ». N'allons pas croire
non plus qu'il se laissera entraîné par le plaisir de faire des discours,
non ce n'est pas sa manière. Bien au contraire, ignorant, il prend
plaisir à chercher et s'il dispute, il ne le fait pas pour le plaisir
de disputer, mais pour éprouver la valeur de ses propres idées par
crainte de croire savoir ce dont il est ignorant ^^. On ne le com-
prend pas toujours, le contraire serait très surprenant, et alors on
l'accuse injustement de faire la chasse aux mots ou selon sa pro-
pre expression d'être « chicannier et difficile à satisfaire » et même
«insupportable^^». Ne nous scandalisons pas non plus de ce que
sa conduite puisse, au premier abord, paraître grotesque. S'il parle
d'ânes bâtés, de forgerons, de cordonniers, de tanneurs, la raison vient
de ce que l'exemple importe très peu et que la seule chose digne de
51 Théétète, 150 c - 151 a.
52 Théétète, 151 c-d.
53 Ion, 532 e.
54 Charmide, 166 d.
55 Hippias majeur, 290 e.
436 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
considération est de savoir si la méthode s'applique de façon à pro-
duire son effet.
UApologie assure que Socrate, après avoir entendu la parole
de l'Oracle à son sujet, voulut en vérifier la vérité. Il se mit donc
à « discuter le coup » avec des représentants des différentes classes de
la société. Platon nous le montre à l'œuvre dans les Dialogues, On
nous permettra de donner quelques exemples pris au hasard, mais
mettant bien en lumière les différents moments de l'application de la
méthode.
La connaissance de soi constitue le point de départ. Elle consiste
dans la juste appréciation de sa science réelle et de ses pouvoirs
propres. U'Alcibiade insiste sur l'importance de ce premier pas.
Si Alcibiade nourrit si naïvement de grandes ambitions de gouverne-
ment cela provient de sa parfaite ignorance de lui-même et de ses
capacités. Soumis à l'interrogatoire de Socrate, il ne tarde pas, et
plus vite et plus facilement que nous le désirerions, à admettre qu'il ne
connaît pas ce qu'il prétend enseigner aux autres en qualité de chef
d'Etat: la vie vertueuse, guide de la conduite convenable dans la
cité et garantie du bonheur personnel dans le dévouement à l'acqui-
sition du bonheur pour la cité entière. Alcibiade ignore le tout de
cette science du juste et de l'injuste, science qui devrait faire l'objet
premier de tous ses soins. Il ne l'a jamais étudiée pour la simple
raison que les professeurs de vertu sont absents d'Athènes. Cette pénu-
rie de spécialistes rend Alcibiade incapable d'indiquer quels furent
ses maîtres, à moins qu'il veuille bien, adossé au mur, affirmer qu'il
l'a apprise de tout le monde, ce « fameux maître » qui ne peut même
pas enseigner à jouer au tric-trac. L'aurait-il, par hasard, apprise
seul ? L'a-t-il déjà étudiée ? Y a-t-il un moment, dans sa vie, où
il a pensé sérieusement l'ignorer ? A toutes ces questions, Alcibiade
est contraint de répondre négativement. L'unique science nécessaire
pour le gouvernement des peuples lui fait donc défaut. La conclu-
sion évidente s'impose; avant de se mêler des affaires de l'Etat, il
ferait bien de s'améliorer lui-même, en d'autres termes, le soin de
son âme voilà le seul objet présentement digne de son attention.
Dégonflé de sa fausse science, rendu savant de sa propre igno-
rance, Alcibiade peut maintenant progresser dans la connaissance.
Du fait qu'Alcibiade a forcément été réduit au silence et obligé d'avouer
LE MARTYR DE LA LUMIERE ET DE L'EQUITE 437
qu'il y aurait grande humiliation s'il parlait devant l'assemblée du
peuple de choses dont il est ignorant, cette première étape de la
méthode prend le nom d'ironie socratique.
Le même procédé se retrouve dans les autres dialogues, par
exemple, Ménon qui doit avouer ne pas savoir ce en quoi consiste
la vertu; Gorgias, Polos, Calliclès, Polémarque et Thrasymaque con-
vaincus d'ignorance totale et honteuse sur la nature de la justice.
L'ironie ne constitue pas une fin en soi; son rôle consiste uni-
quement à déblayer le terrain pour y édifier le temple de la science.
La maïeutique entrera dans sa fonction principale. On cherchera
dorénavant la définition des choses; « ce qui importe en toute chose,
c'est de s'entendre sur la chose même au moyen des raisons qui la
définissent et non seulement sur le nom ^^ ». Voilà qui n'est pas
si simple ! L'enquête commencera d'ordinaire par le plus facile
comme dans la recherche sur la définition du sophiste où un petit
exemple servira de modèle ^^; la définition de la pêche à la ligne,
où interviendront divisions et subdivisions, genres et espèces, pour
en arriver à conclure que le sophiste est un chasseur de jeunes gens
riches ^^, qui fait compagnie au pêcheur à la ligne ^^.
Le dialogue bien conduit forcera l'âme à manifester ce qu'elle
recèle en son intérieur. L'exemple le plus saisissant est celui de l'es-
clavage de Ménon qui sous la conduite de Socrate retrouve seul la
solution du problème compliqué de géométrie ^^. L'esclave, né dans
la maison de Ménon, n'a jamais étudié et pourtant, malgré certaines
erreurs dues à son inexpérience de la méthode et à sa précipita-
tion à répondre sans le contrôle suffisant, réussit à conclure correc-
tement. Il tire donc tout de lui-même. Nous possédons du même
coup un exemple de l'utilité de la maïeutique et une preuve en
faveur de la réminiscence. Socrate n'a rien enseigné, n'a pas donné
de leçon, mais il s'est tout simplement borné à diriger habilement
l'interrogatoire.
Si le but proposé est d'en arriver à une définition, Socrate débu-
tera par la définition vulgaire, par exemple, de la justice. On étu-
56 Sophiste, 218 c.
57 Sophiste, 218 d.
58 Sophiste, 221 d.
59 Sophiste, 222 a.
60 Ménon, 81 b - 86 c.
438 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
diera successivement la définition des honnêtes gens, des poètes, des
sophistes et des orateurs. Chacune de ces définitions se montrera
inadéquate et il y aura lieu, au moyen de l'interrogation toujours,
de lui faire subir des modifications successives, pour en arriver à
une définition définitive, par exemple, dans la République où. la
définition de la justice chez l'individu est modelée sur celle de la
justice dans l'Etat, puisqu'il est plus facile de trouver la réalité dans
un cadre agrandi que dans un cadre restreint ^^. Ici encore la maïeuti-
que parviendra au terme désiré. De la même façon, Socrate arrivera
à la formation du concept, de l'idée, dernière étape de la méthode ^^.
La mise en pratique de cette merveilleuse méthode, en tous temps
et en tous lieux, par le maître le plus habile à la manier, ne peut
manquer de lui attirer des sympathisants. Les jeunes surtout s'amu-
sent grandement à voir la fausse science des prétendus savants s'éclip-
ser avec la rapidité de l'éclair devant la maïeutique de Socrate.
Croyez-moi, Athéniens, je vous l'ai dit en toute franchise; c'est
qu'il leur plaît, en m'écoutant, de voir examiner ceux qui se croient
savants et qui ne le sont pas. Et, en fait, cela n'est pas sans agrément.
Mais, pour moi, je l'affirme, c'est un devoir que la divinité m'a prescrit par
des oracles, par des songes, par tous les moyens dont une puissance divine
quelconque a jamais usé pour prescrire quelque chose à un homme ^^.
Ces jeunes, Socrate le présume, lui survivront et continueront
son apostolat en faveur de la vérité.
Quant à l'avenir, je désire vous faire une prédiction, à vous qui
m'avez condamné. Car me voici à cette heure de la vie où les hommes
prédisent le mieux, un peu avant d'expirer. Je vous annonce donc, à
vous qui m'avez fait mourir, que vous aurez à subir, dès que j'aurai
cessé de vivre, un châtiment hien plus dur, par Zeus, que celui que vous
m'avez infligé. En me condamnant, vous avez cru vous délivrer de l'en-
quête exercée sur votre vie; or, c'est le contraire qui s'ensuivra, je vous
le garantis. Oui, vous aurez affaire à d'autres enquêteurs, plus nom-
breux, que je réprimais, isans que vous vous en soyez doutés. Enquêteurs
d'autant plus importuns qu'ils sont plus jeunes. Et ils vous irriteront
davantage. Car, si vous vous figurez qu'en tuant les gens, vous empê-
cherez qu'il ne ise trouve quelqu'un pour vous reprocher de vivre mal,
vous vous trompez. iCette manière de se débarrasser des censeurs, entendez-
le bien, n'est ni très efficace ni honorable. Une seule est honorable et
d'ailleurs très facile; elle consiste, non pas à fermer la bouche aux autres,
mais à se rendre vraiment homme de bien ^4.
^1 République, II, 368 d, sv.
62 Claudius Piat, Socrate, 2" éd. rev. et corr., Paris, Félix Alcan, 1912, p. 117 sv.
63 Apologie, 33 c.
64 Apologie, 39 c-d.
LE MARTYR DE LA LUMIERE ET DE L'EQUITE 439
Si les jeunes et les amis de Socrate admirent son zèle, un groupe
plus imposant de personnes humiliées, réprimandées sans cesse ne
partage pas la même admiration. Au contraire. Ces représentants
de la classe des dirigeants, des poètes, des artistes et des orateurs
ragent de colère et non contents de proférer des menaces à peine
voilées à l'endroit du censeur officiel, s'apprêtent à mettre fin à cette
carrière par trop encombrante. Mélétos, Lycon et Anytos incarne-
ront cette rancune et cette haine ^^. Ainsi la noble mission de Socrate
va bientôt prendre fin par l'auréole du martyre.
Vénérable vieillard de soixante-dix ans, après avoir sacrifié le
meilleur de sa vie à veiller sur les intérêts véritables de ses compa-
triotes, Socrate est entraîné dans un procès où ses adversaires croi-
ront trouver la fin de leurs humiliations, mais où l'accusé recon-
naîtra une fois encore l'excellence de sa vocation et verra un appel
de la divinité à changer de demeure.
Dépourvu d'art oratoire, sans expérience des discours des tri-
bunaux, le futur condamné parlera la langue de son enfance et selon
ses habitudes se contentera de la vérité, évitant avec soin les péchés
d'impiété et les manques de respect à la loi. Connaissant bien ses
juges, n'ignorant pas que le procès n'est que façade et farce gro-
tesque, et que l'accusé est condamné avant d'être entendu, il se pro-
curera l'ultime plaisir, un peu malin toutefois, de refaire l'histoire
de sa mission, de réduire ses adversaires au silence en les obligeant à
se contredire, et finalement à se payer leur tête.
Les accusations déposées contre Socrate sont formulées dans un
langage exquis, en des phrases bien agencées et bien modelées, style
par trop malséant pour un homme de son âge. Coupable de ne pas
croire aux dieux de la cité, d'en inventer de nouveaux, de corrom-
pre la jeunesse, de faire prévaloir la mauvaise cause et d'enseigner
aux autres à faire de même, voilà le dossier. Accusations subtiles et
difficiles à démolir; on les répète depuis toujours, dans le temps où
les juges étaient encore jeunes et crédules. Les délateurs anciens
sont disparus, d'où l'impossibilité de les faire comparaître et les con-
vaincre de fausseté. Quant aux nouveaux, ils seront confondus dans
la personne de Mélétos. Socrate explique d'abord qu'on lui prête une
65 Apologie, 23 e - 24 a.
440 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
science qu'il ne se reconnaît pas et passe ensuite à quelques éclair-
cissements sur sa mission pour ne pas forcer ses juges à se forger
une explication qui risquerait d'être fort loin de la vérité.
Il assure les honorables juges qu'il ne ressent aucune honte au
sujet de sa conduite au moment où la vie est à la veille de lui échapper.
Au contraire, il aurait honte d'avoir vécu autrement et d'avoir ainsi
été infidèle alix dieux par crainte de la mort. Craindre la mort, ce
serait s'arroger une science qu'il n'a pas, une science supra-humaine.
D'ailleurs il ne saurait consentir à un mal véritable par crainte d'un
mal hypothétique. On regrette que Platon n'ait pas donné à Socrate
l'assurance de l'immortalité qu'il lui prête dans le Phédon. Les juges
ne doivent même pas l'assurer de la libération à la condition de ne
plus philosopher, de ne plus scruter les autres et lui-même; la vie
alors perdrait tous ses charmes en devenant le fruit d'une désobéis-
sance aux dieux. Ils feraient bien de ne pas oublier non plus, ces
juges, qu'il y va de leur intérêt de sauver celui qui a toujours eu le cou-
rage de les corriger au mépris de ses propres affaires. La vie publi-
que ne l'a pas retenue parce que sa voix intérieure s'y est toujours
opposée et si on veut lui faire grief d'avoir eu des disciples, on
devra se rendre à l'évidence qu'il n'a jamais eu d'élèves et qu'il ne
donne de leçon à personne. Ceux qui veulent l'écouter le font libre-
ment, et si après cela, ils tournent bien ou mal, Socrate n'en saurait
être tenu responsable.
Semblable aux accusés qui paraissent devant le conseil, Socrate
pourrait user de supplications, essayer d'appitoyer ses juges en leur
parlant de sa femme et de ses enfants, mais il craindrait alors de
les déshonorer. Ce serait montrer trop d'attachement à cette vie,
et devant un tribunal, seules la persuasion et la justice doivent acquit-
ter l'accusé, non les larmes et les prières même au risque d'habituer
les juges au parjure. Vraiment il y aurait alors péché d'impiété qui
mériterait une sévère punition.
Malgré son plaidoyer bien conduit établissant son innocence, le
juste est condamné. Mélétos propose la peine la plus sévère, la mort.
S'indigner serait inconvenant, mais il n'est peut-être pas défendu de
se réjouir de ce que les accusateurs ont failli ne pas recueillir le
nombre de suffrages requis pour la condamnation. La peine mérité
par Socrate, du moins le pense-t-il, pour avoir renoncé à tout et
LE MARTYR DE LA LUMIÈRE ET DE L'ÉQUITÉ 441
avoir rendu le plus grand service possible à la société, serait une
pension et un bon traitement que l'on accorde d'ordinaire à un bien-
faiteur.
Mais, si pour satisfaire les amis et se conformer à l'usage, on
doit proposer une peine, Socrate ne refusera pas d'examiner les peines
possibles et d'en suggérer une. Il a répugnance pourtant à se con-
damner à ce qui est véritablement un malheur, tandis que la mort
n'en est peut-être pas un ! Il est cruel de se condamner soi-même
lorsque la conscience ne reproche rien. Vivre en prison esclave des
gardes est un sort peu enviable. Se condamner à une amende et atten-
dre en prison qu'elle soit payée lorsque ses moyens ne le permettent
pas, ne présente pas un agrément considérable. S'exiler soi-même,
et vivre dans un pays où l'on sera probablement à charge à ses nou-
veaux compatriotes, n'est-ce pas manifester trop d'attachement à la
vie, surtout lorsqu'il n'en reste presque plus ? D'ailleurs si nos pro-
pres concitoyens ne peuvent pas supporter notre présence, les étran-
gers nous verront-ils venir d'un bon œil ? Le risque est grand !
Le cas est particulièrement grave pour Socrate qui ne peut se résou-
dre à vivre tranquillement. Il ne peut désobéir à sa mission et où
qu'il se réfugie, les jeunes viendront l'écouter. Enfin à la suggestion
d'un ami il propose une légère amende. Ses amis s'en portent
garants.
Le succès ne couronne pas cette nouvelle intervention de Socrate.
Il devra subir la peine capitale. Dans un dernier discours, le pré-
tendu coupable s'adresse à ses juges. A ceux qui l'ont condamné,
il annonce qu'ils seront diffamés parce qu'ils le font mourir. Il aurait
pu se défendre plus énergiquement et plus efficacement s'il avait tant
estimé la vie, mais c'eût été indigne de lui. Le difficile en effet n'est
pas d'éviter la mort, mais d'éviter le mal. Puisque la condamna-
tion a été portée aujourd'hui, il fallait que les choses en fussent
ainsi.
À ceux qui l'ont absous et qui de ce chef méritent le nom de
juges, il affirme que son démon ne l'a nullement retenu de venir au
procès et ne lui a défendu aucune des paroles prononcées au cours
de la défense. Ce qui lui arrive est donc bon. Mourir sera un
bien car si après la mort on est totalement dépourvu de sentiment,
voilà un merveilleux avantage. Si la mort est le passage de l'âme
442 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
dans un autre lieu ^^ comme il le croit fermement, quelle bonne
fortune que de retrouver chez Ha dès tous ceux qui sont partis ! Là,
règne l'amour ^^ et il y aura des juges véritables. Et quel plaisir
dites donc que de rencontrer tous les grands anciens ! Les interroger,
quel bonheur ! Et sans risque d'être tué pour cela.
Son exhortation se termine par des paroles de consolation. Il
ne peut y avoir de mal pour un homme de bien, ni en cette vie ni
en l'autre. Une dernière demande pourtant avant de mourir.
Je ne leur [ aux juges qui l'ont condamné et aux accusateurs ] demande
qu'une seule chose: quand mes enfants auront grandi, Athéniens, punissez-
les, en les tourmentant comme je vous tourmentais, pour peu qu'ils vous
paraissent se soucier de l'argent ou de n'importe quoi plus que de la
vertu. Et s'ils s'attribuent une valeur qu'ils n'ont pas, morigénez-les
comme je vous morigénais, reprochez-leur de négliger l'essentiel et de se
croire un mérite dont ils sont dénués. Si vous faites cela, vous serez
justes envers moi et envers mes fils ^^.
Et la scène du tribunal se ferme sur une parole de confiance
en la divinité. « Mais voici l'heure de nous en aller, moi pour mou-
rir, vous pour vivre. De mon sort ou du vôtre, lequel est le meil-
leur ? Personne ne le sait, si ce n'est la divinité ^^. »
La sérénité avec laquelle Socrate prononce ces derniers mots
montre que sa conviction profonde est qu'il vaut mieux mourir en
homme de bien que de continuer à vivre l'existence ténébreuse de
ces contempteurs de la vérité et de la sagesse. D'ailleurs, Socrate
trouvera l'occasion de nous en donner l'assurance avant le jour de
l'exécution de la sentence. Le long espace de temps qui séparera
la condamnation de la mort, du fond de son cachot, Socrate l'occu-
pera encore en de nombreux tête à tête avec ses disciples favoris.
Certaines accusations formulées contre le maître seront péremptoire-
ment vengées et feront resplendir encore davantage la beauté morale
du condamné.
On a tenté de représenter Socrate comme un impie; Platon ven-
gera sa mémoire dans VEutyphron, Sa religion y paraît de beau-
coup plus pure que celle des Athéniens de son époque, et comme
tous ceux qui voient mieux que leur entourage, Socrate subira la
66 Apologie, 40 e.
67 Cratyle, 403-404.
68 Apologie, 41 e.
69 Apologie, 42 a.
LE MARTYR DE LA LUMIÈRE ET DE L'ÉQUITÉ 443
haine de ces esprits bornés et terre à terre. La religion grecque d'alors
est purifiée d'une large portion de la légende mythologique. Le dieu
de Socrate n'est pas un dieu querelleur, impur, mais un être moral
incliné à combler les humains de biens. Voilà un magnifique modèle
pour les hommes de la société. Dieu est juste et son service ne con-
siste pas dans une relation de serviteurs à maître; il n'a nullement
besoin de nous. Faire de la religion une espèce de technique com-
merciale en l'identifiant à la science des sacrifices et des prières à
offrir à la divinité pour nous la rendre favorable, est une autre idée
qui ne convient pas à Socrate. En un mot, la vraie piété ne peut
être séparée de la justice et le culte n'a aucune valeur en dehors
de cette union intime. En définitive, le culte réside dans l'hommage
d'une conscience pure à une justice supérieure. Telle est la religion
qui fonde son espérance au moment de paraître dans l'autre monde.
On a voulu discréditer Socrate dans la pensée du peuple en le
condamnant comme séducteur de la jeunesse. Le silence qu'il impose
à Mélétos montre l'inanité de l'accusation. Platon le représente encore
se moquant du même Mélétos dans VEutyphron '^^. Mélétos, y est-il
dit, est un bon politique. Il s'occupe d'abord des jeunes gens pour
les rendre excellents. Il prendra soin des autres ensuite. De plus
« il commence le nettoyage de la cité par les vieux qui la corrom-
pent ». Dans la perspective de V Apologie, ces lignes d'un ridicule
consommé constituent un chef-d'œuvre d'argument ad hominem.
Ses disciples enfin, et parmi eux, Platon, forment la réplique la plus
éloquente possible à ces calomnies.
Les dernières paroles de Socrate au tribunal, toutes empreintes
de calme et de sérénité, pourraient sembler prononcées sous l'effet
d'une exaltation et avec l'orgueil d'un faux prophète qui se sent
auréolé de la couronne des martyrs. La prison, temps propice à la
réflexion et à l'examen approfondi d'une vie passée qui a mérité cette
rétribution, serait l'endroit propice à faire naître le remord et à
pousser le coupable à inventer des moyens d'évasion pour échapper
au dernier supplice. Rien de semblable ne se produira.
A la veille de sa mort, de grand matin, après avoir soudoyé le
gardien, Criton réussit à pénétrer dans la prison de Socrate. Criton,
■70 Eutyphron, 2 d.
444 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
peiné, lui annonce le retour du navire de Délos pour le jour même
et Socrate, qui l'étonné par son calme devant le trépas, devra mourir
le lendemain ^^.
Fou de douleur à la pensée de la mort qui approche, Criton,
oubliant les grandes leçons passées, utilisera toutes les ressources
de l'imagination et fera appel à tous les sentiments pour décider
Socrate à fuir et à éviter le dénouement funèbre qui s'annonce. Il
dressera à la mémoire de ce dernier le fantôme de l'opinion de la
foule accusant les amis de Socrate de lâcheté et d'avarice s'ils ne met-
tent tout leur génie et tout leur avoir à procurer la liberté de leur
maître. Malheureusement pour Criton, Socrate n'a souci de la foule,
convaincu qu'il est que les meilleurs parmi les citoyens sauront com-
prendre ^-, et de plus l'opinion de la foule ne peut faire ni bien
ni mal. La tentation se fera défenseur du devoir: Socrate, tu com-
mets une faute en te trahissant toi-même, tu fais le jeu de tes adver-
saires et leur donne raison, tu trahis tes fils qui ont besoin de toi.
Il ne fallait pas avoir d'enfants ou bien prendre soin de les élever
et de les bien élever. A cette fin, tu es nécessaire. Enfin tu nous rem-
plis de honte et pour toi et pour nous.
Ces nouveaux épouventails n'émeuvent pas le vieillard, qui se
laisse persuader par des raisons seulement. Il estime que ses anciens
principes gardent leur valeur quoi qu'il lui soit arrivé de nouveau.
Les jugements des hommes le laissent indifférent, l'important n'est
pas de savoir ce que les hommes pensent, mais de connaître le juste
et l'injuste, le beau et le laid, le bien et le mal et surtout le bien
et le mal de l'âme. Tous ces effrois, mon cher Criton, sont pour
ceux qui ne suivent pas la raison. En somme l'essentiel n'est pas
de vivre, mais de bien vivre ^^.
Le mortel doit à tout prix respecter les lois. Ce sont elles qui
m'ont préparé un foyer, qui m'ont permis d'avoir des enfants, et dont
je suis l'esclave. Maintenant qu'elles veulent me donner la mort
parce que cela leur paraît juste, il y aurait mauvaise grâce et mau-
vaise volonté à vouloir m'esquiver. Elles me diraient que ma sagesse
me fait méconnaître qu'il faut estimer la patrie et les lois au-dessus
71 Criton, 43 d.
72 Criton, 44 c.
73 Criton, 48 b.
LE MARTYR DE LA LUMIÈRE ET DE L'ÉQUITÉ 445
de tout le reste. Il était entendu aussi qu'en les acceptant et en vivant
sous leur dictée je reconnaîtrais leur jugement pour valable, et alors
que je pouvais me soustraire à leur gouverne, je n'ai pas jugé devoir
le faire. Je violerais mes engagements à l'âge de soixante-dix ans
après avoir eu beaucoup de temps pour réfléchir ? Partir en exil à
Thèbes, j'y passerai pour un destructeur des lois, et donnerai raison
à mes persécuteurs, car étant capable de détruire les lois je le serais
également de corrompre la jeunesse. Me réfugier en Thessalie? Il
faudrait en arrivant expliquer la façon bouffonne dont je me serai
enfui. Que deviendront alors mes anciens beaux discours ? Mes
enfants ! S'en chargera-t-on davantage et de meilleur gré si je pars
pour l'étranger que si je les quitte pour aller chez Hadès ? Non, il
ne faut pas désobéir aux lois, ce sera au moins une excuse en arri-
vant dans l'autre monde.
Puisque Socrate ne veut pas se soumettre aux conseils de Criton,
la justice suivra son cour normal et il faudra mourir. Ses amis et
disciples ne le bouderont cependant pas et ils viendront s'entretenir
avec lui en ce dernier jour de sa vie. Le sujet de leur entretien
sera comme tous les autres, de nature philosophique, mais en cette
heure grave, on choisira un sujet en harmonie avec la circonstance.
Au moment où l'âme de Socrate va quitter son corps et entreprendre
le grand voyage, il ferait bon d'avoir quelque assurance sur le sort
de l'âme chez Hadès. Va-t-elle disparaître à jamais ? Dans le Phédon
qui rappelle ce dernier entretien, Platon nous représente Socrate prou-
vant l'immortalité de l'âme à ses disciples soucieux de se renseigner
sur ce point.
La confiance de Socrate en ces derniers instants est très forte. Si
la vie du philosophe doit être un exercice préparatoire à la mort ^*,
il ne comprend pas bien pourquoi on serait effrayé et rempli de répul-
sion pour cette libératrice, juste au moment où on est à la veille de
recevoir ce qu'on a toujours espéré. La mort, mal du corps n'af-
fecte pas l'âme, car l'âme purifiée par la philosophie ne peut mourir.
Voilà les sentiments de Socrate au moment du grand voyage.
Lucide et calme il ne parvient pas à inspirer les mêmes dispositions
à ses auditeurs. Alors qu'il passe dans une pièce voisine pour se
74 Phédon, 64-68.
446 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
baigner, ses disciples s'entretiennent sur l'infortune oii ils sont tom-
bés ^^. De retour du bain, on lui amena ses enfants et ses parents
avec qui il cause en présence de Criton; puis il dit ensuite aux femmes
et aux enfants de se retirer. Le soleil était prêt de se coucher; l'heure
de la mort approchait. Le serviteur des Onze ne tarda pas à se pré-
senter et à inviter Socrate à boire le poison. Habitué aux impréca-
tions de la part de ceux qu'il visite, le serviteur se félicite de s'adres-
ser à un homme tel que Socrate.
[ . . . ] je suis sûr que ce n'est pas contre moi que tu es en colère,
tu les connais en effet, les responsables, mais contre ces gens-là. Main-
tenant donc, car tu n'ignores pas ce que je suis venu t'annoncer, adieu !
Tâche de supporter de ton mieux ce qui est fatal ^^ !
En même temps, il se mit à pleurer et, s'étant détourné, il
s'éloigna. Socrate touché de la gentillesse du jeune homme s'adressa
à Criton: « Eh bien donc, allons ! obéissons-lui Criton, et qu'on m'ap-
porte le poison s'il est broyé; sinon, que celui qui le broie s'en
occupe ! » Criton objecte que le soleil n'a pas encore fini de se cou-
cher et que plusieurs ont bu le poison bien longtemps après en avoir
reçu l'invite. Socrate se refuse à différer de boire la potion: « Quant
à moi, il est naturel que j'en fasse rien, car je pense ne rien gagner
d'autre à boire un peu plus tard le poison, sinon de devenir pour
moi-même un objet de risée, en me collant ainsi à la vie et en l'éco-
nomisant alors qu'il n'en reste plus ! Assez parlé, dit-il; va obéis et
ne me contrarie pas ^^. »
Un serviteur se mit donc en oeuvre d'obéir et après avoir rap-
porté le poison, Socrate lui demanda comment il obtiendrait son
effet. Sur les indications du serviteur, Socrate
le prit, et en conservant, Echécrate, toute sa sérénité, sans un tremble-
ment, sans une altération, ni de son teint, ni de ses traits. Mais, regar-
dant dans la direction de l'homme, un peu en dessous à son habitude et
■ avec ses yeux de taureau: «Dis-moi, interrogea-t-il, une libation de ce
breuvage-ci à quelque divinité est-elle permise ou non ? — Nous en
broyons, Socrate, répondit l'homme, juste autant qu'il convient d'en avoir
bu. — Compris, dit-il. Mais au moins est-il permis, et c'est même un
devoir, d'adresser aux dieux une prière pour l'heureux succès de ce chan-
gement de résidence, d'ici là-bas. Voilà ma prière: ainsi soit-il ! » Aussi-
tôt dit,, sans s'arrêter, sans faire aucunement le difficile ni le dégoûté, il
but jusqu'au fond.
75 Phédon, 116 a.
76 Phédon, 116 c-d.
77 Phédon, 116 e . 117 a.
LE MARTYR DE LA LUMIÈRE ET DE L'EQUITE 447
Alors nous, qui presque tous jusqu'alors avions de notre mieux réussi
à nous retenir de pleurer, quand nous vîmes qu'il buvait, qu'il avait bu,
il n'y eut plus moyen: ce fut plus fort que moi,; mes larmes, à moi
aussi, partent à flots, si bien que, la face voilée, je pleurais tout mon
saoul sur moi-même (car, bien sûr non, ce n'était pas sur lui !), oui, sur
mon infortune à moi qui serais privé d'un tel compagnon ! Criton du
reste, hors d'état, même avant moi, s'était levé pour sortir. Quand à
Appollodore qui, déjà auparavant, n'avait pas un instant cessé de pleurer,
il se mit alors, comme de juste, à pousser de tels rugissements de dou-
leur et de colère, que tous ceux qui étaient présents en eurent le cœur
brisé, sauf, il est vrai, Socrate lui-même ^^.
Ce dernier les rappelle à l'ordre, c'est avec des paroles heureu-
ses qu'il faut finir, dit-il. Soyez calmes, voyons ! ayez de la fermeté !
Socrate se sentit bientôt alourdir les jambes, signe que le poison
accomplissait son oeuvre funeste. Il se coucha alors et au bout de
quelques instants, il rendit l'esprit. Resté lui-même jusqu'au der-
nier moment, il ne s'était pas démenti, enseignant la modération, la
justice, la soumission à la volonté des dieux manifestée par les lois.
Le R. P. E. Elorduy, s.j., a bien résumé la philosophie de Socrate
en écrivant: « Segûn Socrates, el hombre es para la verdad, el filosofo
es su servidor incondicional e insobornable. La Filosofia es el arte
de ajustar la vida a la verdad, que es la medida; no el medio de
expresar conocimientos y defenderlos airosamente, segùn nos conven-
gan . . . La Filosofia commenzo a ser de este modo una vivencia
integral ^^. »
Le véritable portrait de Socrate dépasse tout ce qu'on pour-
rait en dire, même ce qu'Alcibiade déclame à la fin du Banquet ®^.
Personnage vraiment énigmatique. La meilleure intuition que nous
puissions en avoir nous est suggérée par la peinture de David, Socrate
buvant la Ciguë ^^ où on y voit Socrate assis sur le lit funèbre au
milieu de ses disciples, s'apprêtant à recevoir la coupe de poison d'une
main et portant l'autre vers le ciel. Sa figure baignée de lumière
est le symbole de la mission qu'il avait reçue des dieux, celle de
rendre témoignage à la lumière et à la vérité et de préparer ses
78 Phédon, 117 b-d.
"^^ Filosofia y vida en Socrates y en Aristôteles, dans Pensamiento, 2 (1946),
p. 462.
80 Banquet, 215 a, sv.
81 Reynolds a qualifié cette toile « le plus grand effort de l'art depuis la chapelle
Sixtine et les chambres de Raphaël » (Charles Saunier, Louis David et son école
dans Le Musée d'Art . . . , Paris, Librairie Larousse, [ s.d. ], vol. 2, p. 62 b).
448 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
citoyens pour une vie heureuse ici-bas en préparation de la vie de
l'au-delà.
Si les bustes marmoréens du Museo Capitolino de Rome, du Musée
de Naples, du Louvre de Paris et si la fresque de Raphaël où Socrate
figure dans l'Ecole d'Athènes, nous montrent le Socrate extérieur,
même revêtu de noblesse, la toile de David nous fait voir une âme
purifiée par l'ascèse philosophique et la fréquentation assidue de la
vérité.
Lamartine a décrit cette dernière scène de la mort de Socrate
en des vers magnifiques.
Le front calme et serein, l'œil rayonnant d'espoir,
Socrate à ses amis fît signe de s'asseoir;
À ce signe muet soudain ils obéirent.
Et sur les bords du lit en silence ils s'assirent:
Symmias abaissait son manteau sur ses yeux;
Criton d'un œil pensif interrogeait les cieux;
Cébès penchait à terre un front mélancolique;
Anaxagore, armé d'un rire sardonique,
Semblait, du philosophe enviant l'heureux sort.
Rire de la fortune et défier la mort !
Et le dos appuyé sur la porte de bronze,
Les bras entrelassés, le serviteur des Onze,
De doute et de pitié tour à tour combattu.
Murmurait sourdement: « Que lui sert sa vertu ? »
Mais Phédon, regrettant l'ami plus que le sage
Sous ses cheveux épars voilant son beau visage.
Plus près du lit funèbre aux pieds du maître assis.
Sur ses genoux plies se penchait comme un fils,
Levait ses yeux voilés sur l'ami qu'il adore.
Rougissait de pleurer, et le pleurait encore 82 T
La poésie rejoint ici les arts plastiques et nous laisse entrevoir
le sublime de la fin tragique de l'homme « dont nous pouvons bien
dire qu'entre tous ceux de son temps qu'il nous fut donné de con-
naître il fut le meilleur, et en outre le plus sage et le plus juste ^^ ».
Oui, Socrate, témoin authentique de la lumière et de l'équité,
a été la victime de la face et de la farce.
Gaston Carrière, o.m.i.,
secrétaire de la Faculté de Philosophie.
82 la mort de Socrate, [Paris], Librairie Hatier, [1924], v. 97-116. (Les Clas-
siques pour Tous, n° 288.)
83 Phédon, 118 a.
Two Soviet Labour Documents
The small part played by the Russian language in North Ameri-
can academic experience probably accounts for the fact that articles
on Soviet Russia so seldom go back to original Russian documents
in their analysis of the Soviet economy. Fundamental research of
this sort is necessary, however, since almost all secondary sources are
tendencious in character and the scholar who has done no basic
study is not competent to gauge the amount of distortion that has
been perpetrated. As a modest contribution to direct documentation,
I am presenting here, translated (I believe for the first time) from
the pages of Izvestia, two rather significant items dealing respectively
with labour discipline and with the hours of labour:
DOCUMENT «A».
ON MEASURES FOR REGULATING LABOUR DISCIPLINE, IM-
PROVEMENT IN THE PRACTICE OF STATE INSURANCE AND THE
STRUGGLE AGAINST ABUSES IN THIS FIELD, i
Regulations of the Council of People's Commissars of the USSR, of
the Central Committee of the AU-Union Communist Party (of Bolsheviks)
and of the All-Union Central Council of Trade Unions. ^
In the Soviet Union the workers work not for the Capitalists but for them-
selves, for their own socialist State, for the welfare of all the people. The over-
whelming majority of the workers and employees work honestly and conscien-
tiously in the plants, in transport, in institutions, showing a conscientious attitude
towards their work, giving examples of shock initiative and labour valour,
strengthening the might and defensive capacity of the Fatherland.
But along with the honest and conscientious workers there are also individual
unscrupulous, backward, or dishonest people — drifters, loafers, shirkers and
grabbers.
1 Published in Izvestia, Dec. 29, 1938.
2 This joint decree, dated Dec. 28, 1938, is signed by V. Molotov as president
of the Council of People's Commissars, by J. Stalin as secretary of the Central Com-
mittee of the All-Union Communist Party, and by N. Shvernik as secretary of the
AU-Union Central Council of Trade Unions. The combination of these three bodies
as joint authorities for a law is significant. Transferred to Canada, it would represent
an Order-in-Council issued jointly by the Federal Cabinet, the Liberal party machine,
and the Trades and Labour Congress. In a country where laws are made almost
entirely by decrees by the Executive (Council of People's Commissars, Presidium of
the Supreme Soviet, etc.) or by the Communist Party, rather than by parliamentary
legislation, and where the trade unions are likewise a tool of the Party, the incongruity
is not felt. The present decree is made up of 26 sections, of which the first 14 are
translated here.
450 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
These people through their unscrupulous work, truancy, lateness at work,
aimless wandering about the plant during working hours and through other
breaches of the rules of Internal Labour regulations, and also by frequent wilful
transfer from one plant to others ^ disrupt the discipline of labour, do much
harm to industry, to transport and to the entire national economy.
They strive to give as little work as possible to the State, while grabbing
for themselves as much money as possible. They abuse the Soviet laws and rules
on Labour, taking advantage of them for their own interests. They do not even
work the full established number of hours of the working day, but frequently
work only four or five altogether, wasting the remaining two to three hours of
the working time in idleness. In this way the people and the State lose millions
of working days and billions of rubles every year.
When drifters and shirkers are discharged they begin to cavil and, while
they are not working, they try to obtain pay for a legitimately enforced idleness.
Discharge from a plant for breach of labour discipline is not, as a rule a suf-
ficient actual punishment for the idlers and absentees, as in most cases they
immediately find work in other plants.
Taking advantage of the present functioning rule concerning leave, in
accordance with which the right to vacation is given after five and onehalf
months of work in the plant or institution, the drifters and shirkers, changing
from one plant to another manage to receive two vacations in the course of the
year, thereby placing themselves in an advantageous position over the conscientious
workers and employees.
In houses built by the plants and factories for their own workers and
employees, apartments are frequently occupied by people who have of their own
accord thrown up their work in these plants or who have been discharged for
a breach of labour discipline, and because of that workers and employees working
for a long time and honestly in one plant are frequently deprived of necessary
living space.
3 The point of this protest is that voluntary transfer from one plant to another
is against the law. A decree of September 6, 1930, published in Izvestia on Sept. 8,
1930, and signed on behalf of the Council of People's Commissars by D. Lebed and
V. Usievich, expressly forbade freedom of movement to free industrial workers. This
edict was frequently re-enacted, e. g. on June 26, 1940.
The corollary of this law is the compulsory transfer of workers by the state.
Izvestia for Oct. 20, 1940, carries a decree of the Presidium of the Supreme Soviet
reiterating this point:
"The Presidium of the Supreme Soviet of the USSR decrees:
1, To invest, the People's Commissars of the USSR with the right
of compulsory transfer of engineers, designers, technicians, foremen, draftsmen,
bookkeepers, economists, accountants and planning personnel, as well as skilled
workers of the sixth category and up, from one enterprise or institution to
another, regardless of the territorial location of the institutions or enter-
prises . . .
5. Persons failing to carry out the orders of the People's Commissars
on their compulsory transfer to another enterprise or institution are to be
regarded as having left the enterprise or institution without permission and are
committed for trial in accordance with Article 5 of the Edict of the Presidium
of the Supreme Soviet of the USSR of June 26, 1940, prohibiting workers and
employees from leaving enterprises or institutions without permission."
TWO SOVIET LABOUR DOCUMENTS 451
In the distribution of trips to houses of rest and sanatoria the drifters and
absentees enjoy the same rights as the honest employees and workers. * Like*
wise, in the paying out of insurance-aid for temporary disability, as also in the
assigning of pensions, there is not exercised the necessary sharp discrimination
between the conscientious workers with a long uninterrupted record of work in
a given plant or institution and the violators of labour discipline — the drifters,
those who run about from one plant and institution to another.
Some trade union, economic, as well as legal organs (institutions) show an
inadmissable anti-national tolerance towards the violators of labour discipline and
even connive with them — regardless of the interests of the people and the State
— frequently deciding questions of reinstatement at work, of the payment of
benefits for temporary disability, of evictions from plant apartments and so on
in favour of the drifters and loafers.
All this brings about a situation, wherein unscrupulous workers, doing little
work, are able to live at the expense of the State, at the expense of the people,
that evokes justified protests on the part of the majority of workers and employees
and demands the introduction of some changes in the existing rules of internal
labour regulations and in the norms of social insurance in order to guard against
the equal treatment of scrupulous workers and the idlers and drifters, in order to
encourage the honestly toiling workers and employees, and not those who under-
mine labour discipline and lightly go from one factory to another.
A great aibuse is also taking place in the practice of using up leave for
pregnancy and birth. Cases are not rare in which women, trying to make profit
at the expense of the State by deception, get jobs in plants and institutions a short
time before confinement only with the object of obtaining the 4 months leave
of absence at the expense of the State and do not return to their jobs any more. ^
The interests of the State demand that an end must be put to these abuses.
The Council of People's Commissars of the USSR, the Central Committee
of the AU-Union Communist Party (of Bolsheviks) and the All-Union Central
Council of Trade Unions — decree:
1. To compel the administration of plants and institutions together with
the trade union organs to conduct a resolute struggle with all violators of labour
discipline and rules of internal labour regulations, with shirkers, idlers, grafters,
— with all those who adopt a dishonest attitude towards their labour obligations,
whether employees or workers.
* The preamble is here denouncing the occasional failure to obey a rule laid
down by the Soviet of National Economy on April 10, 1934 : « To stimulate still more
an increase in the productivity of labour, the trade union organizations are asked
to make sure that the productive shock workers and those with a large record of
output are assured their full prerogatives at the sanatoria and hours of rest. At
our sanatoria and cure resorts, in the matter of special diet and full pay during
temporary illness, in access to children's nurseries and kindergartens — the first
claim on these privileges belongs to the shock brigades. We have turned social
insurance into a weapon in the battle for getting greater productivity out of labour »
(Trud, April 11, 1934). The point is that accommodation was limited. In 1937 the
USSR had 26,000,000 workers and rest house accommodation for only 2,200,000,
spread over the year at approximately 85,000 each fortnight. In other words, nine
per cent of the workers and none of the peasants may hope to see these resorts;
and the Government, by reserving them for the most productive workers, openly regards
this as a device for sweating more work out of the entire labour force.
5 Section 132 of the Labour Code had guaranteed eight weeks of paid leave
before, and eight weeks after, the birth of the child.
452 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
The law demands the discharge of a worker ^ or an employee '^ absent without
justifiable reason. This measure is directed against parasites who do not want
to work but try to live at the expense of the State, at the expense of the people.
The demands of the law concerning the discharge of loafers must be executed
without fail.
The law has established and the workers have adopted the eight-hour day, the
seven-hour day, the six-hour day for plants and institutions depending on the
conditions of work. Incidentally the overwhelming majority of the workers have
the seven hour day. The State demands and the workers support this demand
that the length of the working day established by law must be observed accurately
and without any violations, in order that where an eight-hour, seven-hour or six-
hour day has been established the work will be carried on, in accordance with
the law, during the full eight, (seven and six hours. Lateness at work, leaving
early for lunch, late return from lunch, leaving the plant prematurely as well as
loafing during working hours — all this constitutes the gravest breach of labour
discipline, a violation of the law, bringing harm to the economic and defensive
might of the country and the well-being of the people.
A worker or employee who is late for work without a satisfactory reason,
or who leaves prematurely for lunch, or who is late in returning from lunch,
or who leaves the plant or institution before the time is up, or who loafs during
working hours is subject to a penalty by the management: a scolding or reprimand,
or a reprimand with a warning of discharge, transfer to other, lower paid work
for a period of three months, or removal to a lower job. ^
A worker or employee who commits three such violations during one month
or four violations during four months in succession in subject to discharge as a
loafer, as a violator of the law on labour and labour discipline.
2. To establish, that evasion in putting into effect the measures for strengthening
labour discipline and failure to take steps against truants, drifters, and idlers in
accordance with this Decree and with the Decree of the Central Executive Com-
mittee and of the Council of People's Commissars of the Union of USSR
of the 15th of November 1932 "On absence without a valid reason" (Coll. Laws
USSR 1932, No. 78, p. 475) the managers of enterprises and institutions, work-
shops and departments will be held responsible by the above organs up to and
including discharge from their work and being put on trial.
3. When discharged at their own request workers and employees must give
the administration of the plant or institution a month's warning. ^
6 Russian rabochi, a manual laborer, factory worker.
■^ Russian sluzhashchi, an office worker, clerk.
8 A decree of the Presidium of the Supreme Soviet, dated June 26, 1940,
prescribes two to four months of forced labour for workers who quit their jobs,
and permits release from a job only in case of unfitness for it, in case of admission
to an educational institution for training as a specialist, and in case of transfer to
another job by the authorities. Instead of the former law (Sect. 1, paragraph 5, of
the decree of Dec. 28, 1938) requiring dismissal for absence or lateness, the new
decree introduces a penalty of "correctional" labour at the old place of employment
with a reduction in pay of 25 per cent. A further clarification was made in a ruling
(Izvestia, July 25, 1940) of the Plenum of the Supreme Court, USSR, where new
absenteeism committed by a worker already sentenced to corrective labour must
be punished by a prison term of the same duration.
9 Within three days of the publication of this edict, the Moscow press an-
nounced the inauguration of a system of labour passports for all Soviet workers.
TWO SOVIET LABOUR DOCUMENTS 453
4. In the case of the discharge of a worker or employee without justifiable
reason, pay for the forced idleness will be made at the rate of the average wage,
but not for more than 20 days and the administration of the plant and institution,
the plant committees, the local committees and the Appraisement and Conflict
commissions must review complaints concerning improper discharge in the course
of 3 days from receipt of the complaint, and the legal organs — in the course of
five days.
5. Relief for temporary disability (excluding sick-pay for pregnancy and
child-birth) will be paid to workers and employees who are members of a trade
union at the following rates — depending on the record of uninterrupted work
in the given plant or institution:
a) with an uninterrupted record of
work in the same plant or institution over 6 years 100% of earnings
b) work in the same plant or institution from 3 to 6 years 80% of earnings
c) work in the same plant or institution from 2 to 3 years 60% of earnings
d) work in the same plant or institution up to 2 years 50% of earnings
6. To juveniles up to 18 years who are members of a trade union, the benefits
shown in article 5 will be paid at the following rates — depending on the record
of uninterrupted work in a given plant or institution: with an uninterrupted
record over 2 years — 80% of the earnings, and up to 2 years — 60% of the
earnings.
7. To underground workers in the coal industry who are members of a trade
union and who work at mining the coal or on preparatory work in the pit, the
benefits shown in article 5 will be paid at the following rates — depending on
the record of uninterrupted work in the given pit : with an uninterrupted record
over two years — 100% of the earnings, and up to 2 years — 60% of the earnings.
8. In plants and factories that came into operation after the P* of January
1933, to workers and employees who are members of a trade union and who
entered the service of the enterprise not later than the P^ of January 1936 and
worked there uninterruptedly, relief for temporary disability (excluding sick-
pay for pregnancy and child-birth) will be paid at the following rates — depending
on the record of uninterrupted work at the given enterprise: with an uninter-
rupted record over 5 years — 100% of the earnings, from 3 to 5 years — 80%
of the earnings. For workers and employees in these enterprises with an uninter-
rupted record of work of not less than 3 years, the order of payment of relief
for temporary disability (excluding sick-pay for pregnancy and child-birth) will
9. To workers and employees who are not members of a trade union, relief
for temporary disability (excluding sick-pay for pregnancy and child-birth) will
be paid at half the rate established for members of a union. ^^
10. In fixing the rate of relief for temporaxy disability the record will be
regarded as uninterrupted also in such cases when the worker or employee has
Managers were forbidden to employ anyone without a labour passport. All labour
offenses were to be carefully recorded in the document, but all information as to
good behaviour was specifically excluded. This device of the labour passport was
apparently borrowed from Hitler, wl^o had applied it to all German workers in
1935. Hitlerite Germany, however, forbade the blacklisting that was a fundamental
part of Stalin's system.
1^ This virtually means that membership in a union is compulsory.
454 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
moved from one enterprise or institution to another on the orders of the admin-
istration of the economic organ or institution.
11. Workers and employees who have been discharged for a breach of
labour discipline or for committing a crime, as well as those who have left
voluntarily have the right to the provisions for relief for temporary disability
after they have been working for not less than 6 months in their new place of
employment. This rule is not extended to workers and employees who have
been discharged or who have left their place of employment of their own accord
prior to the publication of this Decree.
12. On the basis of Art. 31 of the Decree of the CEC and the Council of
People's Commissars of the USSR of the 17th October 1937 on "The preservation
of the housing fund and improvement of housing economy in the towns" (Coll.
Laws USSR 1937, No. 69, art 314) it is established that workers and employees
who are provided with living quarters in a house of a State plant, institution or
social organization (or in a house rented by such plants and institutions), are
subject to compulsory eviction within ten days by administrative order without
provision for living space, in the event that they leave the plant or institution,
after the publication of this Decree, of their own free will or have been dis-
charged for a breach of labour discipline or for committing a crime.
13. The right to regular leave is extended to workers and employees on the
completion of 11 months of uninterrupted work at a given plant or institution.
14. Over and above the established yearly leave for women workers and
women employees, in cases of pregnancy and birth leave is granted for thirty
calender days before birth and for twenty-eight calendar days after birth with
payment of aid for that period at government expense at the previously established
rates. The leave mentioned is granted and the aid for pregnancy and births are
paid to those who have worked without interruption in the given plant (insti-
tution) for not less than seven months.
DOCUMENT «B».
APPEAL OF THE ALL-UNION CENTRAL
COUNCIL OF TRADE UNIONS ^^
to all working-men and working-women, engineers, technicians and
employees, to all members of trade unions.
Comrades !
The capitalist world is again shaken by a world war. The second imperialist
war has already caught more than half the population of the world into its orbit.
11 Published in Izvestia, June 26, 1940. There was signed in the Kremlin that
same day, and published in Izvestia on June 27, 1940, a decree of the Presidium
of the Supreme Soviet restoring the seven-day week and the eight-hour day (instead
of the seven-hour day), except for the heaviest work, without any increase in pay.
Exactly one year later, in Izvestia of July 27, 1941, there was published a decree of
the Presidium of the Supreme Soviet, ordering every worker to do three hours over-
time work daily, if requested to do so, against overtime pay.
Once again, the close correlation between the trade union "Appeal" for a longer
working day and the simultaneous signing of a Government edict to the same effect
(both on June 26, 1940) indicates that the trade union organization is simply a
tool of the Government.
TWO SOVIET LABOUR DOCUMENTS 455
In the whole of the capitalist world — in Europe and Asia, America, Africa and
Australia — industry, transport and agriculture are wholly subordinated to the
interests of the war. The vise of capitalist exploitation has been squeezed to the
limit; the worker works 10 to 12 hours a day; and all Sundays and holidays
have been cancelled, i- By means of such all-round militarization of their economy,
the imperialistic states have increased the production of all kinds of arms
tremendously.
Thus the danger of war for our country has grown; the international situation
is pregnant with the unexpected.
Under these conditions, our country, faithful to the policy of peace, is obliged
to strengthen its defensive and economic might still more in the interests of the
people of the USSR. Our country cannot be less prepared in the production of
arms and other necessary goods than the capitalist countries. We must become
many times stronger in order to be prepared on all sides for any tesits. We
must become a still more powerful country, as much in an economic as in a military
respect. Our task is to strengthen the Red Army, the Navy and Air Fleet, to
perfect and increase their equipment, to strengthen the socialist industry which
supplies the Red Army with equipment, to strengthen the socialist industry which
supplies the Red Army with all its needs. We must exert all our strength for
the further development of industry in the fortification of our state. We need
more metal, coal, crude oil, more aeroplanes, tanks, guns, shells, more railroad
engines, freight cars, lathes, automobiles, more production in all branches of our
national economy.
For the further strengthening of the defensive might of our native land, the
working class of the USSR must make the necessary sacrifices. The All-Union
Central Council of Trade Unions considers that the present 7 - 6 hours working day
in our plants and establishments is inadequate at the present time for the fulfilment
of the tasks facing the Soviet land. If a worker in the capitalist countries is
obliged to work 10 to 12 hours for the bourgeoisie, then our Soviet worker
can and must work more than at present, at least 8 hours, as he is working fo'F
himself, for his socialist state, for the welfare of the people.
The Ail-Union Central Council of Trade Unions considers that under present
conditions the length of the working day must be increased for workers and
employees in all state, co-operative and communal enterprises and establishments
and brought up to eight hours. The length of the working day must be increased:
from seven to eight hours in enterprises with a seven-hour day;
from six to seven hours — on work with a six-hours day, with the exception
of trades with harmful conditions of labour;
from six to eight hours — for office workers in establishments;
from six to eight hours — for persons having reached the age of 16.
The All-Union Central Council of Trade Unions considers also that the
existing organization of work in enterprises and establishments on the basis of
the six-day week lowers productivity. And while on this subject, the transition
^2 Page 698 of the Canada Year Book, 1941, gives the hours of labour in Canada
in 1940, a war year here but not in the USSR. No Canadians were working more
than 48 hours a week, most were working 40 to 44, while some were as low as 371/^.
The article in Izvestia assured the Russian worker that workers under capitalism
were toiling 70 to 84 hours a week all year round, a palpable falsehood to cloak
their own increase.
456 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
of the six-day week in the towns created a irift between the toilers of the towns
and the country, as even up to the present time the seven-day week exists in the
country. It is necessary to go over to the «even-day week in the towns also in
state, co-operative and communal enterprises and establishments.
These measures will be a serious step in further strengthening the economic
and defensive might of the Soviet land. Every working man and woman knows
well that the extra hour of work and the change-over to the seven-day week will give
an additional amount of production. The increase in the working day and the
number of working days will give our country additional hundreds of thousands
of tons of crude oil, coal, ores and metal, thousands of new lathes, guns, aeroplanes,
tanks and other machines in millions of rubles of goods of wide consumption.
Even after the increase of one hour, the working day in the USSR remains
the shortest working day in the world. ^^ It must also become the most productive.
The overwhelming mass of workers and employees in our enterprises and
establishments apply themselves honestly and conscientiously to their duties, to
complying with the laws on labour and on labour discipline. But side by side
with them there is a certain portion, namely 3 to 4 per cent of young workers
and employees recently come to production, who, taking advantage of the absence
of unemployment, which was abolished by the Soviet authority, and abusing the
patience of the Soviet state, run about from plant to plant, disrupt discipline, do
not wish to work honestly, conduct themselves contemptuously towards the ful-
filment of requirements established by law and approved by the people. The
measures for punishing these flighty persons, these truants, must he strengthened
at the present time. The socialist state of workers and peasants cannot tolerate
any longer that these people should bring damage to the national economy.
The state is obliged to defend the national economy from disorganizers of
production; it is obliged to protect the interests of the people.
The AU-Union Central Council of Trade Unions considers the self-willed
departure of workers and employees from state, co-operative and communal enter-
prises and establishments must be prohibited and likewise the unauthorized trans-
fer from one enterprise to another and from establishment to another. The All-
Union Central Council of Trade Unions considers that workers and employees
who leave state, co-operative, and communal enterprises and establishments, without
permission must be handed over to the courts and on sentence of the court sub-
jected to imprisonment, while truants must be punished with corrective-labour
work at the place of employment, with a deduction of part of their pay for a
definite period.
The AU-Union Central Council of Trade Unions went to the Government
of the USSR and the Presidium of the Supreme Council of the USSR with a
proposal about increasing the working day and bringing it up to eight hours,
about the change-over from a six-day week to a seven-day week, and about the
prohibiting of the wilful departure of workers and employees from enterprises
and establishments, i* These proposals were approved by the Government of
the USSR and by the Presidium of the Supreme Council of the USSR.
^3 Another obvious falsehood.
14 American trade unionists will be startled to find the Soviet "trade unions"
asking the Government, in peacetime, to increase the working week substantially and
to put in goal any workers who leave their jobs without the boss's permission.
TWO SOVIET LABOUR DOCUMENTS 457
The All-Union Central Council of Trade Unions calls on the whole working
class and all the intelligentsia to utilize to the full all the possibilities for
further increasing the productivity of labour in the USSR, bearing in mind the
words of Lenin that the productivity of labour is in the last analysis most
important, the main thing for the victory of the new social structure. It is the
first duty, the obligation of every toiler, no matter in what branch of the national
economy he works, to increase the productivity of labour, to give to our state
more of the production needed foir the growth of economic and defensive might.
In the fulfilment of this duty, every citizen of the Soviet Union displays his
patriotism, shows his devotion to his native land. '^^
The All-Union Central Council of Trade Unions expresses its confidence that
the working men and working women, engineers, technicians and employees, all
members of the Trade Unions, will en masse and fully support these measures,
will fulfil their duty to their socialist native land honestly, displaying new examples
of labour heroism in the struggle for further strengthening the economic and
defensive might of the great land of socialism, in the struggle for new victories
for Communism, in the struggle for the great work of Lenin — of Stalinu
All-Union Central Council of Trade Unions.
Edited by Watson Kirkconnell,
President of Acadia University.
Even here, the whole picture does not appear. As far back as Dec. 4, 1932,
(cf. Izvestia, Dec. 5, 1932) a decree signed by Molotov for the Council of People's
Commissars and by Stalin as secretary of the Communist Party put food supplies
and other necessaries under the control of the factory directors "in order to strengthen
the power of directors of enterprises". The factory boss, does not only set the
wage scale and the norm of production required from the worker; He had power
to reduce or to cut off the food of any employee. It is significant that not a word
of protest came from the trade unions.
i-'^ It is interesting to see the Soviet unions preaching the doctrine that the
paramount source of national progress lies in an increase in the productivity of
labour. Even if the voice is that of their Communist rulers, the thesis is significant.
En marge d^un livre
sur la carrière
Marcel Cadieux a fait œuvre utile et brillante en publiant aux
Editions Variétés son étude sur le Ministère des Affaires extérieures ^.
L'auteur a bien mis ses lecteurs en garde qu'il ne s'agissait que de
conseils qu'il donnait « aux étudiants qui se destinent à la Carrière ».
Entraîné par sa verve naturelle autant que par l'intérêt de son sujet
cependant, Cadieux a souvent fait craquer les cadres qu'il s'était lui-
même imposés; nous le suivrons d'autant plus volontiers à travers
les pages de son volume qu'il est mieux qualifié pour parler de ce
qui nouB occupe.
Ce livre de « conseils » tient un peu de l'art de réussir le con-
cours d'admission aux Affaires extérieures en sept chapitres et trois
appendices; les jeunes y trouveront de précieux renseignements sur
la procédure à suivre pour devenir un aspirant-diplomate. Avec un
peu de discernement ils se rendront compte si leur vocation en herbe
vaut d'être suivie.
Marcel Cadieux nous livre davantage que des conseils aux étu-
diants et c'est par là que son ouvrage s'adresse à un public moins
spécialisé en touchant aux questions plus vastes du fonctionnarisme
fédéral, de l'administration et de la diplomatie.
Ces problèmes sont d'importance; ce n'est pas en les ignorant
qu'on pourra réussir à les régler. Le Canada passe en ce moment
par une crise de croissance dont peu de pays, à part sans doute ces
puissances asiatiques comme l'Inde, le Pakistan et l'Indonésie, ont
connu l'équivalent. De petite puissance, notre pays, en un tourne-
main, est passé au premier plan du monde international. Il faut
donc des spécialistes de la chose publique si on veut que le nouvel
édifice soit maintenu en bon état; tout n'est pas de construire, encore
faut-il maintenir en bon état et radouber.
1 Le Ministère des Affaires extérieures, 1 vol. publié aux Editions Variétés,
1460, avenue Union, Montréal.
EN MARGE D'UN LIVRE SUR LA CARRIERE 459
Un petit jeune homme de vingt et quelques années qui se pré-
sente, et qui est reçu au concours du ministère des Affaires exté-
rieures, c'est bien peu de chose. Un fonctionnaire de plus, voilà tout !
Si ce petit jeune homme a de l'étoffe cependant, il pourra fort
bien devenir un pilier de l'administration civile, un rouage essentiel
à son bon fonctionnement; le fonctionnaire « de plus » devra repré-
senter le Canada à l'étranger, en défendre les intérêts, intérêts d'un
pays qui, de par sa composition ethnique, sa situation géographique,
son développement politique et sa vie économique, est à la merci de
toute friction internationale et de toute fluctuation dans les marchés
mondiaux.
C'est sur un tel échiquier que le fonctionnaire « de plus » devra
jouer. S'il gagne la partie, il n'a fait que son devoir; s'il la perd,
c'est le pays tout entier qui peut en souffrir.
Le Canada se lance dans ce domaine d'activité internationale à
un moment où les relations entre les peuples sont particulièrement
tendues. Les esprits les plus sérieux répètent que la diplomatie est
en train, sinon de disparaître, du moins, de changer de caractère. Il
est vrai que dans un certain sens la diplomatie a complètement cessé
d'exister. Comment pourrait-on appliquer ce vocable à certains actes,
à certaines déclarations ou attitudes internationales que la presse ampli-
fie et dont le caractère grossier contredit toutes les notions diploma-
tiques préétablies ?
Jules Cambon qui, il est vrai, n'a pas connu l'ère des bêtises
internationales à la brasse, mais qui n'en reste pas moins un des
grands diplomates des temps modernes, ne croyait pas à ces change-
ments profonds et ramenait le problème à une proportion plus juste
et plus humaine à la fois lorsqu'il écrivait ceci:
Diplomatie nouvelle, vieille diplomatie, ce sont des mots qui ne répon-
dent à rien de réel. Ce qui tend à se modifier c'est l'extérieur ou, si
l'on veut, la parure de la diplomatie. Le fond restera le même parce que
la nature humaine ne change pas, que les nations n'auront jamais qu'une
même façon de régler entre elles leurs différends, et que la parole d'un
honnête homme sera toujours le meilleur instrument dont un gouvernement
pourra se servir pour faire triompher ses vues.
Un honnête homme, jouissant de l'autorité morale que lui con-
fèrent son honnêteté et sa fonction, et «'appliquant à la conciliation
460 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
entre les peuples; voilà sans doute une définition satisfaisante du
diplomate.
Marcel Cadieux, avec beaucoup d'à-propos, souligne le caractère
nouveau du ministère des Affaires extérieures du Canada; la nou-
veauté expliquerait, selon lui, à la fois l'enthousiasme de certains
fonctionnaires et l'aspect improvisé de ses méthodes et de son orga-
nisation. Une tradition ne se crée pas en quelques années. Pour ceux
qui connaissent des institutions aussi vénérables que le Quai d'Orsay
ou le « Foreign Office », notre propre ministère des Affaires exté-
rieures n'en est qu'à ses premiers vagissements. Il y a sans doute
beaucoup de bois mort dans ces vieilles organisations; toute tradition
en a une bonne corde à revendre.
De là à conclure que tout soit à rejeter dans cette diplomatie
d'ancien régime, il y a une marge et, si l'on est forcé de choisir, il
n'y a aucune raison pour que la diplomatie en bras-de-chemise rem-
place la diplomatie à monocle. Le choix ne se présente pas de cette
façon, heureusement. Ce n'est pas parce que nous sommes nés à
la vie internationale au moment où les bonnes manières semblent
en train de disparaître à cause d'éléments nouveaux et peu sûrs d'eux-
mêmes, qu'il nous faille adopter un vocabulaire de charretier dans
un monde qui, jusqu'à présent, avait tout de même maintenu un cer-
tain vernis.
Un peu de précision dans les termes serait utile, car, venus au
monde diplomatique assez tardivement, nous n'appliquons pas au
vocable « diplomatie » un sens aussi plein qu'on le fait dans d'autres
pays. Harold Nicolson, qui a serré ce sujet d'assez près, a découvert
que le mot « diplomatie », pour un Européen, avait cinq sens dif-
férents :
a) synonyme de politique extérieure d'un pays déterminé;
b) synonyme de négociations internationales;
c) ensemble des procédés et le mécanisme au moyen desquels
les négociations sont exécutées ;
d) nom donné à une branche des affaires étrangères d'un pays;
et
c) la qualité ou l'habilité à conduire des négociations interna-
tionales.
EN MARGE D'UN LIVRE SUR LA CARRIERE 461
Au Canada, toujours de façon assez générale, bien entendu, il
semble que nous pourrions éliminer les sens donnés par Nicolson au
mot « diplomatie » sous (a), (b) et [d). On entend rarement par-
ler de « diplomatie canadienne » dans le sens de politique extérieure
de notre pays; rares également sont ceux qui emploient ce mot dans
le sens de négociations internationales; enfin quand, au Canada, on
veut parler de ministère des Affaires étrangères, ce sont ces mots que
l'on emploie et non le mot « diplomatie ». Tout compte fait, le mot,
n'ayant pas été défloré par l'usage au Canada, garde un sens assez
strict, i.e.: la qualité et les procédés par lesquels les gouvernements
d'Etats indépendants maintiennent et développent leurs relations offi-
cielles. Nous aurions donc du mal à accepter la plus classique des
définitions de la diplomatie, celle que donnait Sir Eric Satow qui la
définissait comme suit: « L'intelligence et le tact mis au service des
relations officielles entre les gouvernements d'Etats indépendants. »
C'est qu'il n'y a pas eu surabondance d'intelligence et de tact
dans les relations internationales durant ces dernières années. On
a souvent l'impression d'assister à des joutes oratoires entre spécialistes
de l'invective plutôt qu'entre gens soumis à la définition de Sir Eric.
En serrant d'un peu près la réalité internationale contemporaine
on se rend compte d'une autre déviation de ce même terme, d'une
extension de ce vocable à une activité nouvelle qui s'y raccroche
par l'un d'un côté mais qui ne semble pas en avoir acquis l'esprit,
celle des Nations-Unies. La Charte de l'organisation des Nations-Unies
prévoit en effet que les peuples acceptent de « pratiquer la tolérance
et de vivre en paix l'un avec l'autre dans un esprit de bon voisi-
nage ». Voilà certes une obligation qui demande qu'on la traite avec
« intelligence et tact ». La réalité est toute autre et le vocable « diplo-
matie » ne peut pas s'appliquer à la conduite des relations interna-
tionales telle que pratiquée aux Nations-Unies dans l'atmosphère qui
y a prévalu depuis quelques années; il faudrait trouver un autre mot.
Si on le trouve, il sera assez éloigné du terme qui nous occupe.
Au fond, le diplomate est essentiellement un homme de paix; soD
rôle s'arrête où commence celui du général et c'est vouloir forcer
le terme et l'agent que de leur assigner un rôle qui n'est pas le leur.
462 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
Je sais bien que Bismarck disait que « le premier venu, dûment
lavé et habillé, peut faire un honnête diplomate ». Boutade de vieux
politicien qui voulait endormir ses victimes. On n'a qu'à lire les
pages que Marcel Cadieux consacre aux qualités requises pour le
concours d'admission au ministère des Affaires extérieures pour se
rendre compte de la chance que peut avoir un jeune homme « bien
léché » de passer cet examen. Malgré que bien qu'elle soit difficile,
cette épreuve d'ailleurs n'est qu'un commencement.
Pour bien donner une idée de ce à quoi on s'attend du candidat
heureux, donc, du jeune diplomate, je juxtapose deux phrases tirées
de Cadieux: « Le spécialiste de la politique internationale suppose
l'expert en politique nationale » ; et « le Ministère des Affaires Exté-
rieures est le conseiller attitré du gouvernement sur les conséquences
domestiques que peuvent avoir certains événements internationaux
et, réciproquement, sur les répercussions des mesures domestiques dans
l'ordre international. » Le jeune diplomate doit donc être:
a) un spécialiste en politique internationale;
b) un expert en politique intérieure;
c) un conseiller sur les rapports réciproques entre (a) et (b)
et entre (b) et (a).
Ce programme, quoique de réalisation difficile, me paraît incom-
plet. Le diplomate, qui est avant tout un représentant de son pays,
doit toujours avoir la réalité nationale présente à l'esprit. Quand il
est en poste au ministère des Affaires extérieures, il devient spécia-
liste de la politique internationale; quand il est à l'étranger, il se
transforme en spécialiste de la politique intérieure. Son rôle est de
défendre les intérêts permanents de son pays; s'il a du métier et
de l'envergure, il ne verra aucune incompatibilité à être à la fois un
internationaliste et un homme accroché à son terroir. Il servira son
pays en le plaçant toujours dans son contexte international.
Où faudrait-il situer son action entre ces deux rôles de nation
et d'inter-nation ? Il appliquera son esprit à tâcher de ramener
à un dénominateur commun les droits nationaux exclusifs et les inté-
rêts internationaux communs. C'est à lui, dans son rôle créateur,
qu'il incombe de réconcilier ces irréconciliables. Il y réussira d'au-
tant mieux qu'il sera mieux servi par une connaissance profonde de
EN MARGE D'UN LIVRE SUR LA CARRIÈRE 463
son pays et de la scène internationale, qu'il aura un métier sûr et
qu'il jouira de ce que Jules Cambon appelait « l'autorité morale ».
Nous sommes loin de cette autre définition du diplomate que donnait
un jour Sir Henry Wotton qui disait que « un ambassadeur est un
honnête homme qu'on envoie mentir à l'étranger pour le bien de
son pays ».
Le diplomate doit donc rester attaché à ses origines. Puisqu'il
passera une partie de sa vie à l'étranger dans des conditions aptes
à lui faire voir les pays étrangers sous leurs plus beaux jours et par-
fois sous leurs plus belles nuits, il pourrait, par un procédé d'intoxi-
cation, en venir à se dénationaliser ou tout au moins à perdre racine.
C'est un fait assez courant dans ce milieu et plus humain qu'on ne
croit. C'est à partir du moment où l'ambassadeur se trouve complè-
tement chez lui dans un pays étranger qu'il devrait être rappelé
dans son pays ou envoyé dans un autre poste.
La représentation du Canada à l'étranger est œuvre difficile. Plus
un pays est unifié au point de vue culturel, ethnique, financier, éco-
nomique et politique, plus sa représentation est facile. À rebours:
plus un pays est varié dans sa culture, sa population, son économie
et sa politique, plus sa représentation devient compliquée. Il serait
trop long d'énumérer dans les cadres de cet article les avantages qui,
heureusement, découlent également d'un tel état de choses. Déjà
l'expression « attachement à ses origines » peut prêter à confusion
dans un pays comme le Canada. Le Canadien français, le Canadien
anglais, devra-t-il rester attaché à son clocher ? Il ferait un bien
piètre diplomate. Ce qu'il ne doit jamais oublier c'est le son des
cloches et l'apport particulier de ces cloches dans le carillon cana-
dien. La réalité nationale est plus riche que la réalité paroissiale
ou provinciale, mais elle n'est jamais différente. Autrement le tout
serait différent de ses parties composantes, ce qui est absurde.
La connaissance de la scène internationale ne peut s'acquérir
que par l'étude, les voyages et les contacts. Le diplomate est comme
Ulysse et s'il ne vit pas dans ses valises il y passe tout de même une
bonne partie de sa vie. La science et l'économie politiques, le droit
international et l'histoire, autant de sujets qui touchent de près à la
diplomatie et que le jeune homme qui se destine à cette carrière
devra approfondir. Une fois accepté au Ministère, il se rendra compte
464 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
bien souvent qu'il y a une marge très large entre les données qu'il
aura retenues de ses études et la réalité à laquelle il devra appliquer
son esprit. Il en sera d'autant plus embrouillé. Il faut admettre
cependant que cela est également vrai du jeune médecin devant son
premier patient ou de l'avocat à sa première cause. La vie a de ces
surprises que même la science la plus profonde n'a pas encore réussi
à cataloguer. C'est d'ailleurs ce qui en fait l'attrait.
Les voyages, voulus ou imposés, sont le lot du diplomate. Il
y acquiert à la longue un certain détachement des choses de ce monde
et beaucoup d'attachement pour ses semblables. A la longue rien
de ce qui est humain ne lui est étranger. S'il acquiert également,
après un certain temps, le sens de la relativité des faits et celui de
l'universalité de l'humain, il aura alors acquis une expérience qui le
servira non seulement dans sa carrière mais qui enrichira sa propre
vie.
Pour ce qui est de son métier, le diplomate l'apprendra égale-
ment à l'école de l'expérience diplomatique. Pour reprendre l'expres-
sion de Sir Eric Satow citée plus haut, son métier sera d'autant plus
solide qu'il mettra plus « d'intelligence et de tact » dans ses relations
officielles, voire quotidiennes. Car, tout compte fait, les relations
internationales ne deviennent inhumaines qu'à partir du moment oii
elles cessent d'être inter-humaines pour devenir inter-états ou inter-
idéologies. Le diplomate, qui ne serait qu'homme de science, pour-
rait sans doute jongler avec les nations et tenter d'éviter un caram-
bolage désastreux; ce serait là un rôle négatif. L'artiste en diplomatie
cherchera plutôt à trouver chez chaque peuple ce fond commun d'hu-
manité qui fait que, malgré les différences de race, de religion, de
langue et de couleur, l'homme est toujours semblable à son frère.
Reste 1' « autorité morale » dont le diplomate doit jouir s'il veut
réussir. Voyons sur quel terrain précis le représentant d'un pays
étend son activité: il se situe entre les droits nationaux et les inté-
rêts internationaux. Plus les premiers seront exclusifs, moins il y
aura de possibilité d'entente; plus les seconds seront communs, plus
il y aura de jeu. Il peut arriver qu'il n'y ait pas de jeu du tout
entre ces droits et ces intérêts; le diplomate aura alors perdu sa
raison d'être.
EN MARGE D'UN LIVRE SUR LA CARRIERE 465
En période normale, la marge de négociation sera assez large
cependant; ce sera à lui de la remplir. Plus il aura d'autorité, plus
il pourra élargir cette marge, travaillant à la fois pour le pays qu'il
représente et pour la paix. Donc, tout compte fait, plus son autorité
sera grande, plus grandes seront les chances de paix mondiale.
En quoi consiste cette autorité morale ? Au lieu de la recher-
cher dans l'abstrait, nous nous appliquerons à la situer dans l'espace
et dans le temps. Prenons, par exemple, l'ambassadeur du Canada
en Argentine. Quel sera le crédit dont il jouira auprès du président
de la République de l'Argentine, du ministère des Affaires extérieures
et de ses collègues du Cabinet ? L'autorité qu'on lui reconnaît
vient de différentes sources:
a) du crédit dont jouit le Canada en Argentine;
b) de la réputation dont l'envoyé du Canada s'est entouré en
Argentine s'il y a séjourné quelque temps ou qu'il a acquise
ailleurs dans le service diplomatique ou dans d'autres sphères
d'activité nationale ;
c) de l'autorité qu'on lui reconnaît au ministère des Affaires
extérieures à Ottawa, dans les sphères gouvernementales et
politiques du Canada, autorité fondée sur ses aptitudes et
son expérience ;
d) de sa propre personnalité adaptée au monde diplomatique,
autrement dit, de ses facultés de négociateur.
Voilà les atouts dont il dispose comme diplomate; le mieux il
saura les jouer, le mieux il remplira sa mission. Les sources de son
autorité se confondent en un tout assez homogène; mais il arrive
parfois qu'un chef de mission ait personnellement plus de crédit dans
un pays déterminé que le pays qu'il représente, ou inversement, qu'il
en ait moins. Il arrive également qu'on reconnaisse plus d'autorité
au ministère des Affaires extérieures à Ottawa à une personne qu'on
est prêt à lui en reconnaître dans le pays où il est accrédité. Il y a
là un jeu de nuances compliqué et difficile à saisir- C'est le rôle du
secrétaire d'Etat aux Affaires extérieures de tâcher de trouver des
personnalités du monde canadien parmi les fonctionnaires de son
ministère ou en dehors des cadres qui remplissent le mieux possible
le rôle qui leur est assigné dans tel pays déterminé, rôle qui peut
466 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
varier considérablement selon le pays. L'élément personnel doit donc
jouer un rôle important dans toute nomination, non seulement de
chef de mission mais également de secrétaire diplomatique ou d'at-
taché. Le secrétaire d'Etat a cet avantage de pouvoir tirer ses diplo-
mates de milieux différents et de pouvoir choisir parmi les Cana-
diens de langue anglaise ou de langue française pour les nombreux
postes diplomatiques qu'il doit remplir.
Retour au fonctionnaire.
Car qu'il le veuille ou non, le diplomate fait partie de l'admi-
nistration civile et, comme tel, n'est ni plus ni moins qu'un fonc-
tionnaire. Je sais bien que, depuis Courteline, ce terme provoque
bien des sourires. La désignation anglaise de « civil servant », i.e.,
fonctionnaire de l'état civil, a plus de noblesse. Et le vieux terme
français de « commis de l'Etat » avait encore plus d'éclat. Quoi qu'il
en soit, faute de désignation plus auguste, le diplomate est un fonc-
tionnaire et relève de l'administration civile. Le concours qu'il passe,
les appointements qu'il reçoit, les promotions qu'on lui décerne, autant
de liens qui lui rappellent son état. Il n'y a pas lieu d'établir une
distinction par trop subtile entre fonctionnaire et ambassadeur par
laquelle ce dernier, en tant que représentant d'un chef d'Etat auprès
d'un autre chef d'Etat, ne pourrait pas, en toute honnêteté, être
ravalé au rang de fonctionnaire. Cette distinction, dans la réalité,
vaut bien peu.
C'est une autre sorte de distinction qu'il faudrait établir de nos
jours: ce serait au diplomate lui-même à démontrer qu'il est d'une
étoffe différente de celle dont parlait Courteline quand il s'attaquait
aux ronds-de-cuir. Ce serait à lui de prouver que, tout en restant
fidèle à son rôle d'interprète et de négociateur et en suivant à la
lettre les instructions de son gouvernement, il peut, par son carac-
tère, ses connaissances et son travail, être classé parmi les esprits
créateurs où une nation se retrouve et dont toute administration
a besoin pour se développer harmonieusement. Une telle liberté
de coopération, coopération étroite dans l'élaboration d'une politique
nationale et internationale, ne se trouve nulle part acceptée de meilleur
gré que dans le fonctionnarisme au Canada.
EN MARGE D'UN LIVRE SUR LA CARRIERE 467
Encore, ne faut-il pas aller trop vite dans trop de directions à
la fois. Une diplomatie qui n'est pas fondée sur la réalité natio-
nale est non seulement déséquilibrée mais peut devenir extrême-
ment dangereuse. Si le secrétaire d'Etat aux Affaires extérieures,
d'accord avec ses collègues et, pour des raisons qui lui semblent
valables, lançait le pays dans des aventures internationales pour les-
quelles le Canada n'est pas mûr ou qui ne sont pas liées à sa réalité
nationale, il en résulterait une tension pouvant provoquer une crise,
non seulement de caractère national mais même de caractère inter-
national. Il s'agit de ne pas essayer de tout faire à la fois parce
qu'on a encore presque rien fait. Les écueils sont nombreux; le
monde international en est plein. Les spécialistes en matière inter-
nationale ont besoin d'appui. Le rôle du diplomate ne manque pas
de noblesse; quoiqu'on en pense il est essentiel. Marcel Cadieux a
fait œuvre utile en nous le rappelant.
Jules LÉGER.
Partie Documentaire
Allocution prononcée
par M""^ Adéodat Chaloux,
supérieur du Grand Séminaire d'Ottawa,
à Voccasion de la Collation des Grades,
le 4 juin 1950,
Excellence Révérendissime,
Au Doge de Venise, venu à Versailles présenter les excuses de la Sérénissime
République, on demandait ce qui Tétonnait le plus parmi les merveilles du Palais,
alors dans toute la splendeur de ses marbres nouveaux. « C'est de me voir ici »,
répondit-il. Je crois bien qu'en cette cérémonie, ce qui m'étonne le plus, moi-
même, c'est de me trouver sur cette tribune, revêtu des insignes du doctorat en
droit, adressant la parole à un auditoire aussi distingué que celui-ci.
Certes, cet honneur, je l'apprécie à sa juste valeur, je l'avoue «ans honte
aucune, et j'en remercie de tout cœur le T.R.P. Recteur et l'auguste Sénat de
l'Université. Mais ce devoir accompli, je m'empresse de proclamer bien haut
que ce n'est pas à ma pauvre personne qu'il s'adresse surtout. Car si l'on peut
recevoir des honneurs en vertu de ses mérites personnels, on peut aussi en être
comblé en raison de la haute qualité de celui que l'on représente ou de l'im-
portance de la communauté ou de l'œuvre que l'on dirige. C'est là ce que saint
Thomas met en fulgurante lumière sa somme théologique, 2^ T^, quaest. 65,
art. 3. «Honor est quoddam testimonium de virtute ejus qui honoratur; scien-
dum tamen quod aliquis potest honorari non solum propter virtutem propriam,
sed propter virtutem alterius, sicut principes et praelati honorantur, inquantum
gerunt personam Dei et communitatis cui praeficiuntur. » À la lumière de cette
claire précision, il m'est facile de conclure que je suis tout simplement un sym-
bole dans la circonstance ... A travers l'un de ses prêtres, on a voulu rendre
hommage à Son Excellence Monseigneur l'Archevêque, notre brillant Chancelier,
dont la forte personnalité, le haut prestige et l'indomptable dévouement ont
auréolé l'Université d'un lumineux éclat. Dans la personne de son supérieur,
on a daigné souligner l'importance du Séminaire diocésain, et honorer la science
et le dévouement de ses professeurs; et comme tous ces derniers ne pouvaient pas
ensemble recevoir la toge doctorale et surtout l'épitoge, il a bien fallu qu'une
fois de plus le Supérieur se dévouât pour en accepter l'honneur et le fardeau,
honor et onus . . . mais je m'empresse d'ajouter que le joug en est suave, et le
fardeau, léger, jugiim meum suave est et onus meum levé . . . C'est donc au
nom de mes collègues du Séminaire, au nom aussi de tous les prêtres et les
citoyens du diocèse, qui en sont sortis et qui sentent tout le prix de l'honneur
fait à la maison où se forgea leur sacerdoce et leurs convictions, que je vous
dis, T.R.P. Recteur et à vous. Honorés Membres du Sénat Universitaire, le merci
PARTIE DOCUMENTAIRE 469
le plus sincère et le plus respectueux dont je suis capable. Je ne croirais pas
déroger aux convenances ni à la vérité, en ajoutant que ce merci cordial, je
l'exprime aussi au nom de mon cher collègue et confrère dans le doctorat,
monsieur le maire d'Ottawa. Avec tous les amis de Son Honneur, je me réjouis
grandement de voir officiellement reconnus, par la première institution de Haut-
savoir de notre ville, les hauts mérites d'un homme d'affaires important, d'un
loyal citoyen, d'un chef politique qui fait l'honneur de sa race et de la popu-
lation qu'il représente avec dignité, d'un chrétien convaincu, sans peur et sans
reproche.
Ce merci cependant n'est pas sans être empreint d'une certaine inquiétude.
Par un doctorat, en effet, le récipiendaire voit son sort se lier à celui de l'Uni-
versité qui l'insorit au nombre de ses docteurs. Sa réputation personnelle engage
désormais celle de l'Université. A l'avenir il se doit de soutenir cette institu-
tion, de favoriser son développement, d'étendre son influence, de l'appuyer dans
ses luttes, de la glorifier dans ses succès et ses victoires. À cela je veux bien
me consacrer. Mais je ne puis toutefois m'empêcher de réaliser qu'il y va d'une
tâche aussi difficile que belle et agréable, oiî le danger existe de ne pas tenir
toujours comme on voudrait ou comme il le faudrait. C'est qu'en effet, elle
grandit chaque jour cette université, laquelle, pour me servir du témoignage du
cardinal Pizzardo, à l'occasion du centenaire, « a si bien mérité en formant la
jeunesse selon la vraie doctrine, sous l'impulsion et la direction des excellents
prêtres de la Congrégation des Oblats de la B.V.M. Immaculée, qui, soutenus
par une foi agissante et poussés par l'amour de Dieu et des âmes, se sont
appliqués à développer, à guider et à faire progresser l'Université d'Ottawa avec
tant de mérite. » Chaque jour s'étend l'influence et le renom de ses maîtres.
Ils sont bien loin les temps du petit collège de Bytown, bien loin même ceux
du Collège secondaire auquel n'était adjointes que les seules facultés ecclésiasti-
ques. Successivement a surgi, en une précieuse mosaïque, toute une pléiade de
nouvelles facultés, d'écoles et d'instituts: faculté des arts, de médecine, de
droit; école des gradués, des sciences appliquées, des sciences politiques et
sociales, de bibliothéconomie, des infirmières, école normale, de musique, insti-
tut de psychologie, d'éducation physique, de missiologie, institut Est et Sud euro-
péen, etc. etc . . . Chaque année l'Université a mobilisé, toujours plus nom-
breuses, les meilleures intelligences de la Congrégation des Oblats, aussi bien
que ses éducateurs les plus avisés. Elle n'a pas hésité pour s'attirer à elle, tant
de l'étranger que du pays, toute un© élite de savants, à qui elle offre de remar-
quables facilités de travail et qui, à leur tour, lui assureront le prestige et le
renom qui accroîtront, avec son influence bienfaisante, la réalisation toujours
plus complète de sa mission providentielle; car elle en a une mission provi-
dentielle notre Université, mission que je voudrais dégager brièvement.
Toute université, quelle qu'elle soit, joue un rôle dont on ne soulignera
jamais assez l'importance. Elle forme les élites d'un pays: élite intellectuelle
qui guide la pensée; élite sociale aussi, puisque c'est chez elle que se pré-
parent les chefs religieux, politiques, administratifs, industriels; dirigeants de
toute sorte et dans tous les domaines. Et selon que cette élite sera bien ou
mai formée, qu'elle aura un idéal chrétien ou païen, rationnel ou chimérique,
1© pays en sera un de progrès ou de décadence, de paix ou de trouble, un pays
heureux ou malheureux.
470 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
L'Université d'Ottawa, elle, en raison de sa position géographique, a une
mission que pas une autre ne saurait remplir à sa place. Située dans la capi-
tale de ce pays immense qu'est notre Canada, c'est vers elle que convergent
et dans elle que se (rencontrent les intérêts et les aspirations, les grandeurs et
aussi les petitesses des deux races qui ont construit notre patrie et qui, si elles
s'appuient l'une sur l'autre, si elles acceptent de se compléter mutuellement par
leurs qualités et même par leurs défauts, doivent donner à notre pays la place
de premier ordre que son étendue, ises richesses humaines et économiques lui
font un devoir d'occuper et de conserver.
Elle est placée, notre Université, à la charnière où s'imbriquent la race
française et la race anglaise, où, par conséquent, l'une et l'autre sont à même
de se mieux connaître, de s'estimer, d'amoindrir les divergeuces inévitables mais
qui deviendraient funestes à tout le pays isi elles s'entretenaient et surtout si
elles s'aggravaient. C'est pour cela qu'à Ottawa on peut voir plus large qu'à
Halifax, à Québec, à Toronto, ou à Vancouver. Que, par conséquent, à Ottawa
on peut mieux comprendre les exigences de ces races diverses, qu'on peut mieux
juger ce qui doit être accompli, dans un réalisme courageux, pour satisfaire
à leurs besoins légitimes et calmer leurs revendications dangereuses.
C'est cette position qui impose à notre Université bilingue sa mission propre
qu'avec une parfaite lucidité, ont vue, dans une intuition de génie, ses fonda-
teurs avec le père Tabaret, et qu'ont comprise toutes les générations de ses
Maîtres qui, depuis cent ans, l'ont faite ce que nous la voyons aujourd'hui.
Cette mission, c'est d'être l'instrument de compréhension et d'estime mutuelles
entre l'élément français et anglais, de telle façon que chacun des deux puisse,
à l'intérieur de frontières communes, vivre pleinement sa vie propre, développer
et satisfaire ses aspirations légitimes dans le respect mutuel de ses droits pour
le plus grand bien de la communauté canadienne tout entière.
iCette mission, il faut que ses élèves, ses gradués anciens et actuels, comme
ceux qui lui viendront dans les années futures, en aient la vision nette; il
faut davantage encore qu'ils aient la volonté arrêtée de travailler à la réaliser.
C'est donc ici, plus que partout ailleurs, que vous, gradués de ce soir et
étudiants de demain qui m'écoutez, pouvez vous habituer à embrasser du regard
l'immensité de notre pays, à prendre conscience de ses intérêts généraux, à
mesurer les dangers qui menaceraient sa prospérité et sa gloire. Certes, je ne
voudrais pour rien au monde rabaisser la grandeur et le travail admirables des
Universités sœurs de nos différentes provinces . . . elles aussi contribuent au
prestige du pays tout entier . . . mais ce n'est ni à Québec ou à Toronto, ni
à Régina ou à Vancouver, que viennent confluer, de tous les coins du pays,
et les aspirations et les besoins communs, comme aussi les exigences particu-
lières dont le retentissement pourrait, en bien ou en mal, modifier la marche
générale du Canada tout entier. C'est ici . . . et non ailleurs . . . que vous pour-
rez voir, entendre, observer les hommes les meilleurs qui viennent au centre
promouvoir et défendre le bien-être de toutes nos populations a mari usque ad
mare. Combien enrichissant est un tel contact; combien vivifiante pour vous cette
formation vraiment « canadienne » que vous devez au simple fait de vivre dans
cette atmosphère constituée de tout ce qu'il y a de plus noble, de plus intel-
ligent, de plus désintéressé, de plus patriotique aussi, non seulement dans les
deux grands groupements, français et anglais, mais aussi dans les autres natio-
nalités que nous recevons si généreusement, pour en faire avec nous les citoyens
PARTIE DOCUMENTAIRE 471
dévoués d*un grand pays, vraiment un et riche de toute la diversité des langues,
de ses génies, de ses traditions. Il n'est pas jusqu'aux défauts, aux petitesses,
aux méchancetés même, qu'inévitablement vous rencontrerez dans un tel mélange
de personnalités si variées, qui ne puissent être souverainement instructifs pour
vous.
Et c'est précisément parce que vos maîtres vivent intensément, eux aussi,
dans cette atmosphère, pensent dans cette ambiance les doctrines qu'ils vous
enseignent, étudient dans ce climat les problèmes concrets qui se posent sans
cesse, cherchent leur solution en fonction de ce milieu, que, vous autres étu-
diants, vous vous formez à penser « Canada » et chrétien sans effort et comme
tout naturellement, et cela sans rien perdre, au contraire, de l'amour dû à votre
Province natale dont vous devez devenir les chefs et les modèles.
D'ailleurs, il n'y a pas que le point de vue national; le Canada n'est plus une
colonie. Il n'est plus même un Dominion enfermé dans les limites, si vastes
soient-elles d'un Commonwealth au-delà desquelles il ne pourrait regarder. La
part immense que nous avons prise dans les deux grandes guerres, dans la der-
nière surtout, le sang de nos soldats qui a si largement, hélas ! arrosé les champs
de bataille de l'Europe, les richesses de notre industrie, de notre commerce et de
notre agriculture, l'ordre et la tranquillité qui régnent chez nous et que nous
envient tant de peuples, tout cela a fait du Canada un pays indépendant qui a
ses intérêts mondiaux, qui a son mot à dire, qu'on écoute sur tous les grands
problèmes internationaux, économiques, moraux aussi bien que patriotiques, finan-
ciers et même militaires. Le Canada est donc obligé d'avoir des hommes qui
sachent penser sur le plan mondial, qui puissent mesurer les difficultés inter-
nationales, qui enfin, de concert avec les grandes nations attachées encore à la
civilisation chrétienne, puissent faire leur part, au nom du Canada, dans la réa-
lisation de cet idéal pour le plus grand bonheur de tous les êtres humains.
Or cet esprit international, c'est à Ottawa que, depuis dix ans surtout, il
se développe et devait se développer. Ce sont les hommes d'Ottawa qui, par
leur intelligence, leur désintéressement, leur valeur morale, leur sagesse politique,
ont conquis à notre patrie la place magnifique qu'elle occupe déjà dans les
assemblées des nations civilisées. Pour assurer, pour augmenter cet esprit inter-
national, qui permettra à notre pays de jouer un rôle de plus en plus grand
dans l'univers, il faut que les chefs de demain, vous par conséquent, chers gra-
dués, chers étudiants, chefs de la pensée, chefs religieux, chefs de l'industrie ou
du commerce, chefs politiques et grands fonctionnaires, techniciens de tout ordre,
soient habitués à voir au delà des frontières, à comprendre tous les problèmes
sous cet angle immensément ouvert, à les juger sainement pour les résoudre
adéquatement.
Et n'est-ce pas ici, dans notre Université, que vous pouvez recevoir cette
formation, que vous pouvez prendre ces habitudes ? C'est cela que veulent vos
maîtres, pleinement conscients qu'ils sont de leur mission. C'est à cela qu'ils
travaillent de toute la force de leur volonté et de toute la lucidité de leur intel-
ligence. C'est pour cela qu'ils se dévouent, qu'ils multiplient facultés et écoles
au prix de durs sacrifices et de luttes âpres parfois, souvent incompris et critiqués,
(comme tous ceux qui ambitionnent le bien commun et tentent de le réaliser),
mais toujours inlassables et inébranlables dans leur effort d'élever leur Univer-
sité à la hauteur des destinées splendides du Canada tout entier.
472 REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
On a dit — c'est un français — que le siècle prochain serait celui du Canada.
Pour que se réalise cette prophétie, il faut que vous voyiez clairement le but;
il faut que vous le vouliez avec acharnement. Et c'est la mission de l'Univer-
sité d'Ottawa que de vous mettre à même d'avoir cette vision et de vous armer
de cet acharnement.
A cette mission, jamais l'Université n'y a manqué; à cette mission, jamais
l'Université n'y manquera. Et c'est pour cela que vous devez, chers étudiants,
être heureux et fiers de lui appartenir comme je suis heureux et fier moi-même,
et mes honorables confrères avec moi, de compter désormais au nombre de ceux
qu'elle a daigné honorer de sa plus haute distinction.
Chers gradués de cette vaillante Université, à vous maintenant de faire
honneur indéfectiblement à l'Institution méritante qui vient de vous couron-
ner. Sans doute, vous êtes encore jeunes; mais par l'instruction et la solide
formation philosophique, (scientifique et chrétienne dont vous vous êtes armés,
vous n'avez plus le droit d'être ce que l'apôtre Paul appelle des « Enfants flot-
tants et emportés à tout vent de doctrine, par la tromperie des hommes, par
leur astuce pour induire en erreur ». Vous n'avez plus le droit de vous mon-
trer inférieurs à quiconque dans le domaine de la foi et de la morale, de la
science et de la profession. Dans l'espoir de vous stimuler encore davantage
à rester toujours à la hauteur de la tâche sublime que vous assumez, chers
universitaires, j'ai cru qu'il serait opportun de vous rappeler, en guise de con-
clusion, la proposition lapidaire du Saint-Père qu'il énonçait dans une allocution
prononcée en 1940, aux universitaires Italiens : « Un vrai savant, dit le pape,
un vrai professieur, un vrai juriste, un vrai médecin, d'un mot un véritable
Universitaire ne pourront jamais, pleinement et en toute sécurité, rester iné-
branlablement fidèles à la vocation et à la dignité de leur profession sans une
forte vie intérieure, sans un sens délicat du devoir, sans cette vigueur des ver-
tus, que les chrétiens puissent à la plus féconde et intarrissable de toutes les
sources, celle des exemples et de la grâce de Notre-Seigneur. » En haut les
cœurs, par conséquent ! Et pour l'honneur de l'Eglise et la renommée de votre
foi, pour la gloire de votre patrie et le bien de la société, efforcez-vous d'être
les meilleurs d'entre tous les praticiens et techniciens, les meilleurs des univer-
sitaires. Vous deviendrez ainsi ce que Pie XII appelle « les hérauts de la vérité
catholique, les apôtres de l'Evangile, les témoins authentiques du Christ au
sein de la société ides savants modernes. »
Bibliographie
Comptes rendus bibliographiques
René Dubosq, p.s.s. — Bénédiction des Fondations. Tournai, Société Saint-
Jean-rÉvangéliste, Desdée et Cie, 1949. 16,5 cm., 122 p. (Bibliothèque Sacra-
mentaire, 4^ série, l^*" groupe, fasc. I.)
René Dubosq, p.s.s. — La Dédicace des Églises. Tournai, Société Saint-Jean-
rÉvangéliste, Desclée et Cie, 1948. 16,5 cm., 362 p. (Bibliothèque sacramen-
taire, 4* série, 1*"" groupe, fasc. III.)
René Dubosq, p.s.s. — La Dédicace des Cloches. Tournai, Société Saintjean-
rÉvangéliste, Desclée et Cie, 1948. 16,5 cm., 128 p. (Bibliothèque sacramenlaire,
4*" série, l^"" groupe, fasc. IV.)
René Dubosq, p.s.s. — Les Offices du Jeudi-Saint. 2* partie. La Messe chris-^
maie. Tournai, Société Saint-Jean-rÉvangéliste, Desclée et Cie, 1949. 16,5 cm.,
172 p. (Bibliothèque sacramentaire, 4^ série, 2* groupe, fasc. II.)
Avec les présents volumes, l'abbé Dubosq fait un grand pas vers l'achève-
ment de son œuvre dogmatique, historique et liturgique si bien dénommée:
Bibliothèque Sacramentaire. Il entre de plain-pied dans la dernière série de cette
collection, celle de Vlnitiation liturgique.
Par un ingénieux rapprochement avec l'homme qui, par les sacrements de
l'initiation chrétienne, devient complètement fils adoptif de Dieu et temple vivant
de l'Esprit-Saint, une liturgie solennelle s'est peu à peu organisée, qui a pour
objet d'attribuer définitivement l'édifice culturel au service exclusif de Dieu. La
Bénédiction des Fondations expose le premier temps de ces rites. En effet,
la bénédiction et la pose de la première pierre constitue une sorte de préambule
à la construction qui se propose de réserver à sa destination future l'emplacement
de l'édifice à bâtir. Le détail des deux ordos que l'on peut observer est expliqué
au long: celui où la cérémonie est faite par un évêque, celui oii elle est
présidée par un simple prêtre délégué.
L'adaptation définitive des églises au rôle capital qu'elles jouent dans la vie
terrestre des chrétiens se fait au moins par la bénédiction. Parfois, on a recours
aux rites plus solennels de la consécration, à cette longue et imposante céré-
monie dite de La Dédicace des Eglises, dont il n'est guère possible d'apprécier
l'incomparable grandeur sans un guide sûr et aussi bien ordonné que l'ouvrage
de l'abbé Dubosq.
La cloche elle-même doit être adaptée à ses fonctions sacrées. La Dédicace
des Cloches analyse les trois formulaires de ses rites sanctificateurs: rites de la
consécration par l'évêque, rite de la bénédiction des cloches d'une église bénite,
bénédiction simplifiée de cloches non destinées au service des églises et oratoires.
Un supplément décrit la cérémonie de la bénédiction du métal en fusion.
Ces trois fascicules se groupent sous le sous-titre: Initiation chrétienne des
Églises. La Messe chrismale, deuxième partie des Offices du Jeudi-Saint, se classe,
elle, dans un second groupe: Les Grands Anniversaires, où l'auteur se propose
de présenter les cérémonies de la semaine sainte.
474 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
En projetant sur les rites actuels la lumière de l'Histoire et de l'ancien droit,
l'auteur vise à provoquer dans les âmes plus de respect et d'amour pour nos
temples sacrés, à redonner de l'élan aux formules. Il veut aider les fidèles à
saisir toutes les beautés et à bénéficier de toutes les suggestions du Pontifical
et du Rituel. Rien n'a été négligé pour faire ressortir le développement pro-
gressif de chaque fonction liturgique, pour permettre aux fidèles de suivre facile-
ment et avec intérêt ces gestes antiques qui ravissaient nos pères. À cet effet,
une table analytique des matières, placée au début, guide le lecteur et lui donne
une claire vue d'ensemble de l'exposé. De plus, pour la traduction française, l'auteur
n'a pas tant visé à prendre la littérature du latin qu'à faire passer dans son
texte tout ce que la prière de l'Eglise contient d'idées et de sentiments. Il a même
ajouté — en note, pour ne pas encombrer la marche des cérémonies, — l'ex-
plication des allusions à l'Ancien Testament.
Ces ouvrages, comme d'ailleurs tous les autres de la même collection, se
signalent à l'attention du chercheur par leur caractère technique. L'avant-propos
— retranché de l'édition abrégée soit de la Dédicace des Eglises, soit de la Messe
chrismale — envisage les objets liturgiques sous les aspects multiples: philo-
logique, architectural, historique, canonique, théologique, etc., et se clôt chaque
fois par une ample bibliographie des sources consultées. Il est proportionné
à l'étendue et à la variété des questions importantes à connaître. Par souci de
faire de chaque étude un instrument de travail facile à utiliser, des tables ont
été ajoutées: table des noms propres cités, table alphabétique doctrinale, table
des citations empruntées à l'Ecriture Sainte, au droit canonique ou aux décrets
de la Sacrée Congrégation des Rites.
Souhaitons la plus large diffusion aux volumes de l'abbé Dubosq. L'œuvre
qu'il a entreprise est admirable à tous points de vue. Les fascicules déjà parus
sont d'une typographie très claire qui les rend attrayants. Ils permettront aux
fidèles de mieux prier et d'entrer avec toutes leurs facultés dans la vie liturgique
de l'Église.
Gérard Cloutier, o.m.i.
Chanoine Louis Soubigou. — Ames de Lumière. Les Exigences intellectuel-
les de la Vie du Chrétien et du Prêtre. Paris, Lethielleux, 1949. 19 cm., 94 p.
Ce n'est pas dans quelques lignes que l'on peut rendre justice à ce petit
livre d'à peine cent pages, d'une richesse doctrinale considérable. Pour se con-
former aux exigences intellectuelles de la vie du chrétien et du prêtre, il n'est
que de se laisser envahir par cette lumière intérieure que la foi ajoute à la
raison, non pour l'enchaîner, mais pour la libérer, non pour l'obscurcir, mais
poiur l'éclairer, non pour la rapetisser, mais pour l'agrandir, l'élever au niveau
même de Dieu, source de toute vérité, lumière essentielle.
Cet envahissement par la foi, qui opère une véritable consécration de l'in-
telligence, comme font la grâce et le caractère sacramentel, trouve son modèle
dans l'intelligence divinisée du Christ, et doit, pour être entière, se soumettre
aux conditions purifiantes de toute consécration d'ordre religieux: séparation,
affectation, consommation, donation. Là, dans ce domaine de la vie de l'esprit,
s'exercent et trouvent leur compte les plus nobles vertus chrétiennes: chasteté
intellectuelle, humilité, pauvreté, obéissance. La dernière partie, intitulée « Cul-
BIBLIOGRAPHIE 475
ture sacrée et culture profane » s'adresse spécialement aux clercs. Si ce n'est
pas un manifeste, c'est du moins tout un programme.
Louons donc sans restriction aucune l'excellent petit livre de M. le cha-
noine Soubigou, vice-recteur de l'Université catholique d'Angers.
Rodrigue Normandin, o.m.i.
Joseph A. Lutz. — Le Cardinal John Henry Newman. Une Vie et une
Epoque. Mulhouse, Editions Salvator, 1950. 20 cm., xvi-352 p.
Cette attachante biographie, écrite en 1946, par l'abbé Lutz, du diocèse de
Strasbourg, et récemment traduite en français, contribuera beaucoup à faire con-
naître et aimer la figure attirante de celui qui fut peut-être le plus grand con-
verti du XIX* siècle.
Les deux phases de l'activité de Newman, avant et après sa conversion, sont
traitées en deux parties à peu près égales. Le mouvement tractarien d'Oxford,
le « Second Printemps » en Angleterre, ainsi que la fine sensibilité, les vertus
profondes et l'influence considérable du cardinal y sont étudiés avec compré-
hension et affection.
Les deux gros volumes que Wilfrid Ward a consacrés à Newman, n'ont pas
encore été traduits en français; et ceux qui ne connaissent pas cette biographie
« définitive », auront grand profit à lire le présent ouvrage, dont nous ne sau-
rions trop recommander la lecture intéressante et instructive.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
NoËLE Maurice-Denis et Robert Boulet. — Romée ou le Pèlerin moderne
à Rome. Seconde édition entièrement refondue et mise à jour. En supplément:
Rome chrétienne et profane en cinq jours (petit guide du pèlerin pressé). Paris,
Desclée et Brouver et Cie, 1948. XXX-982-61 p.
Rome, depuis les premiers âges du christianisme, a toujours été le centre
d'attraction des pèlerins. Plus que tout autre carrefour de la civilisation, elle
offre à leur sens religieux et à leur désir de culture un aliment de qualité supé-
rieure. Que de témoins des premiers siècles chrétiens conservés par le zèle des
papes et la piété des Romains ! Que de monuments d'architecture, de peinture,
de sculpture illustrant les périodes les plus glorieuses de l'art chrétien î Et tout
cela, dans une atmosphère vivante, animée constamment par le rayonnement
unique du vicaire de Jésus-Christ.
L'inconvénient, pour le pèlerin, c'est la surabondance des endroits à visiter:
basiliques, catacombes, musées, forums, etc. C'est aussi pour le grand nombre,
la difficulté de prendre rapidement connaissance de la signification historique
et de lia valeur culturelle de tous ces trésors artistiques et scientifiques semés
comme à profusion par toutes les rues de Rome.
Parmi les guides qui peuvent à la fois préparer un étranger à son voyage à
Rome et l'accompagner dans les rues de la ville, on n'en trouvera guère de
meilleur que Romée. C'est un « livre d'étude et de voyage ». Non un travail
de spécialiste au sens fort du mot, il a cependant puisé, aux sources les plus
476 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
sûres, les renseignements utiles au visiteur qui veut pénétrer le sens culturel et
religieux des monuments auxquels il Tintroduit. Sans négliger les vestiges si
nombreux de la capitale de l'empire romain, il s'intéresse surtout à la civili-
sation chrétienne de la Ville éternelle. Aussi s'attarde-t-il dans les centres les
plus révélateurs de la vie des premiers chrétiens, de la Rome des papes, de
la capitale de l'art religieux. Au surplus, quelle excellente leçon d'histoire
ecclésiastique s'est-il plu à donner à son lecteur en calquant le plan de son
livre sur l'évolution historique de la Rome catholique !
Le pèlerin qui l'utilisera pourra lui glisser un substantiel pourboire. Il
avait pour le guider un maître cicerone.
Jean Pétrin, o.m.i.
Slavonic Encyclopedia edited by J. S. Roucek. New York, Philosophical
Library, 1949. 24 cm., xi-1445 p.
Well over one hundred persons have contributed articles to this first attempt
to provide the first Slavonic Encyclopedia in English. The history, the literature,
the economic life and the main personalities of the Slavonic world up to 1946
have been dealt with pretty exhaustively and on the whole quite fairly. Naturally,
when there is such a variety of collaborators, the approach and the outlook can-
not be altogether uniform. Besides such reliable authorities as Dushnyck, Kohn,
Lissner, Mihanovitch, Misiak, Timashiefî, Watson Kirkconnell, etc., who are fully
awake to the Red Menace, other writers seem to show a tendency to extol and
whitewash the Soviets. Ignoring completely the North African Campaign in the
last war, some of these latter contributors write of the Red Army as "the first
army to defeat Hitler's Army". Mention is also made of the "anti-fascist'*
activities of Stalin's agents, such as Beirut, etc., in the "liberated" countries of
Eastern and Central Europe. This substitution of the expression "anti-fascist'*
fo.r "communist" is a stock-in-trade of some people. If there are any traces of
a subtle Soviet propaganda, it is undoubtedly due to the fact that many unsigned
articles of the Encyctlopedia were taken from the "USSR Information Bulletin".
On reading the Encyclopedia, no one would suspect that there are still millions
forcibly detained in the Siberian labor camps, nor that the Jews have not been
unmolested by the Soviets, nor that the Uriiate Church has been systematically
liquidated behind the Iron Curtain, nor that there might be a less unsympathic
way of writing about Father Hlincka and about Mihalovic, nor would any doubt
arise concerning Russia's right to occupy either militarily or politically several
independent countries and to incorporate them in its expanding empire.
The article on the Baltic countries, however, does not deserve that reproach.
It is really fair to those unfortunate peoples orushed if not annihilated by the
Soviets.
Communism appears to have been on the brain of some of the contributors,
and that might account for the following sentence, on page 1334, dealing with
the origins of the Uniate Church: "several bishops petitioned the Holy See to
admit them to Communism with the Roman Church". Obviously the author
meant communion.
Despite a few reservations, we are glad to say that, generally throughout
the Encyclopedia, there is a sincere attempt to be objective, and that this com-
BIBLIOGRAPHIE 477
prehensive volume is a most useful instrument for any one who wishes to study
the Slav peoples and their civilization.
Dr. Kirckconneirs article on the Ukrainians in Canada, which may be a
revelation for many Canadians, deserves special praise.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
Jerome Davis. — Character Assassination. New York, Philosophical Library,
1950. 22 cm., xix-259 p.
This impassioned plea pro domo, which rests upon a series of ambiguous
statements and idiotic ideas and which presumes on the silliness of people, is
a brazen attempt to hoodwink the public. The investigations of the Committee
on un-American activities are branded as "witch-hunts", and wild cries are raised
against those who call "Communist" any person, who likely is not officially
member of the Communist Party but who invariably shows up with the Com-
munist-front organizations, that have been cited as "subversive" by the Attorney-
General of the USA or by the Committee on un-American activities. It is a
well-known fact that the Communists, who plot the overthrow by violent means
not only of the government but of the very constitution of the democratic
countries, get their main support, not from the mere handful of paid-up members
of the Party; but from the much larger number of fellow-travellers, who can
swear on a stack of Bibles that they are not Communists because they are not
actually members of the Party, though they follow th-e Party line, just as if
they were.
Usually, one can tell what people are by company they keep. "Birds
of the same feather flock together." And Mr. Davis, who has identified him-
self with more than 40 Communist-front organizations, may protest that he is
not a Communist, in the sense that he does not belong to the Party, but he has
amply shown where his sympathies lie. The "guilt by association" principle,
which Mr. Davis so vehemently condemns, has a real justification, when national
security is at stake. In the present Cold War, the fraternization record of
persons in positions of trust, their attendance at the Russia-First rallies and their
participation in Communist-sponsored activities are enough to arouse suspicion
and to justify an enquiry. The Soviet connivers and their evasive friends, some
of whom are perhaps more foolish than actually disloyal, would like nothing
better than to be granted complete freedom of action in order to destroy our
freedoms, and quite naturally they resent being exposed or even suspected.
Slander, character assassination and rash judgment are certainly to be avoided.
But the fact remains that it is possible for one to destroy or compromise his
own reputation, by indiscreet and suspicious conduct. If the family man goes
around with another woman, he may in fact not be adulterous; but, has he any
right to kick about the rumours, which he himself has provoked ?
In the midst of a lot of nonsense, as an oasis in a desert, there are some
fine pages against race discrimination, which are worth while mentioning but
which do not make up for the general trend of this book entirely based on a
false notion of liberty.
478 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
On page 6, I find this gem: "I do not believe in suppressing opinion. I
think it should be tolerated and, if any one believe it wrong, combatted." Please
make up your mind, Mr. Davis ! Which is it: "tolerated" or "combatted" ?
Henri Saint-Denis, o.m.i.
G. Sacehomme, s.j. — Répertoire alphabétique de 15.500 auteurs avec 55.000
de leurs ouvrages, qualifiés quant à leur valeur morale. 8^ édition revue et
complétée par E. Dupuis, s.j. Tournai-Paris, Casterman, 1950. 20 cm., 732 p.
On connaît la méthode de ce précieux ouvrage dont les éditions antérieures
ont connu le plus grand succès. Les livres sont appréciés du point de vue moral,
exclusivement: des signes TB, B, B ?, D, M indiquent respectivement les ouvra-
ges: bons pour tous; bons pour lecteurs formés; bons avec réserves plus ou
moins graves; dangereux; mauvais. Cette huitième édition, revue et complétée
par le R. P. Dupuis, directeur de la Revue des Auteurs et des Livres, juge
les romans, récits — ceci est une importante innovation — et pièces de théâtre
publiés jusqu'au mois de novembre 1949: 15.500 auteurs, avec 55.000 titres, sont
ainsi appréciés. L'ouvrage est de consultation rapide et aisée. Ce répertoire
mis à jour (5.000 nouveaux titres) évitera les recherches inutiles; c'est un
instrument indispensable à tous ceux qui ont la charge du contrôle moral des
lectures.
4c « *
Pierre Groult. — La Formation des Langues romanes. Tournai-Paris, Caster-
man, 1947. 20 cm., 227 p. (Collection « Lovanium ».)
Le livre de M. Pierre Groult n'a pas été écrit pour des spécialistes. C'est
un travail de vulgarisation qui répond au but de la collection de culture générale
« Lovanium ». L'auteur exprime lui-même exactement le but de son travail :
« Dans le petit livre que voici, nous voudrions donner un aperçu aussi simple
que possible des résultats auxquels a abouti la philologie romane dans le domaine
linguistique. Nous nous proposons d'y examiner, sous quelques-uns de leurs
aspects, selon la méthode historique et comparative, la formation et la structure
des langues romanes» (p. 26-27).
Le profane cependant et l'étudiant novice en linguistique liront ce tableau
général avec intérêt et profit. Ils trouveront dans les trois parties de l'ouvrage
un résumé intéressant de l'histoire, de l'évolution phonétique et de la structure
des principales langues romanes, le français, l'italien et l'espagnol. Les nom-
breux points d'interrogation laissés sans réponse leur indiqueront les limites
des connaissances actuelles dans ce domaine, mais ils inciteront sans doute des
étudiants à pousser plus loin leurs recherches.
Bernard Julien, o.m.i.
Gustave Cohen. — Recueil de Farces françaises inédites du XF* siècle,
publiées pour la première fois avec une Introduction, des Notes, des Indices
et un Glossaire. Cambridge, Massachusetts, The Mediaeval Academy of America,
1949. 27,5 cm., xxxii-459 p.
M. Gustave Cohen a réussi à sauver des ruines de la guerre et a fait paraître,
sous le patronage de la « Mediaeval Academy of America », « un gros recueil de
BIBLIOGRAPHIE 479
farces pour la plupart inconnues, qui vient enrichir et compléter de façon remar-
quable notre connaissance du théâtre profane du XV* siècle» (Introd., p. XI).
Peu de professeurs de France ont plus contribué que M. Cohen à faire con-
naître et aimer le théâtre du moyen âge. C'est à lui tout particulièrement que
revient l'initiative de répandre le goût de ce théâtre parmi les étudiants uni-
versitaires. Le succès de son groupe de Théophiliens a largement confirmé les
espérances du maître. Il s'est servi d'eux pour illustrer de façon concrète ses
cours de Sorbonne, originalité peu banale et extrêmement intéressante, il a pré-
paré avec eux des spectacles pour le grand public. Je conserve de l'adaptation
scénique d'Aucassin et Nicolette donnée au Sarah Bernhardt en 1948 le souvenir
d'une chose exquise. Je me souviens d'avoir entendu le cher maître exprimer
en Sorbonne l'espoir de voir continuer son œuvre, et il est bon de l'espérer
avec lui.
Il me semMe donc qu'il appartenait en quelque sorte à M. Cohen de publier
cet important recueil. C'est peut-être une des dernières contributions du savant
médiévaliste à la science, et c'est un digne couronnement de son œuvre. Ce
volume s'ajoute heureusement à ses ouvrages déjà rares sur le moyen âge.
Le recueil contient 53 farces. Eugénie Droz, éditrice du Recueil Trepperel,
avait déjà signalé son importance en 1935: «Ce volume, trouvé en même temps
que le Recueil Trepperel, est d'un intérêt capital et il sera impossible de parler
de la farce, en temps que genre littéraire, avant que ces pièces soient publiées »
(cit. p. XI).
Dans son introduction substantielle, M. Cohen nous donne un bref résumé de
chacune des pièces du recueil, étudie la chronologie et la localisation des pièces,
et fait ressortir avec raison l'intérêt que présente son recueil du point de vue
de l'étude des types comiqu>es. « Ceci me paraît un aspect tout à fait nouveau
du théâtre comique du XV* siècle qui pouvait déjà s'induire du Recueil Trep-
perel, mais qui éclate ici avec une évidence plus grande encore, surtout par
l'apparentement avec celui-ci. Plus remarquable que la ressemblance avec la
Commedia dell'arte est le fait que certains des types rencontrés ici anticipent
sur ceux du XVII® siècle, tels Turlupin et Gautier Garguille. La continuité
de notre théâtre, manifestant simplement la continuité française, s'avère une fois
de plus» (p. xxviii).
Des notes, des indices et un bref glossaire des mots difficiles achèvent de
faire du recueil un excellent instrument de travail.
Bernard Julien, o.m.i.
Table des matières
ANNÉE 1950
Articles defend
PAGES
Angers (P.), s.j. — Paul Claudel 272-290
Arquillière (M^"^ H.-X.). — La signification théologique du
pontificat de Grégoire VII 140-161
Carrière (G.)? o.m.i. — Le Martyr de la lumière et de V équité 420-448
— Un pèlerin de F Absolu au troisième siècle 197-219
CayrÉ (F.) 9 a.a. — Uéquipement du laïc en face des philo-
sophies nouvelles 70-88
Ch ARTIER (M^' É.). — Classiques païens et chrétiens 242-254
Dallaire (J.-P.). — Travail et loisir. Leurs conditions pré-
sentes 162-183
DÉSY (J.)» — Libération de r homme 395-405
Freed (P.). — Goethe 311-326
Gabriel (A.-L.), o.p. — La protection des étudiants à FUni"
versité de Paris au XIIV siècle 48-69
GouiN (J.). — Dostoievsky, prophète du monde contemporain 89-109
Gréber (J.). — L'aménagement de la capitale nationale .... 265-271
Greenwood (T.). — Primauté de F ordre entre les nations _ 220-230
KiRKCONNELL (W.). — Two Soviet Labour Documents — 449-457
La Gorce (A. de). — Anachronismes du XVIII' siècle 406-419
La Rocque de Roquebrune (R.)- — Uniformes et drapeaux
des régijnents français au Canada sous Louis XIV et
Louis XV 327-342
TABLE DES MATIERES 481
PAGES
Lawson (Hon. R.). — Address 133-139
LÉGER (J.)« — En marge d'un livre sur la carrière 458-467
Lettre de Sa Sainteté 393-394
Marion (S.). — Lamartime et le Canada français 23-47
Nesmy (Dom C.-J.), o.s.b. — Situation de Gœthe 184-196
O'Grady (E.). — Education for Democracy or Communism 231-236
— Next Poet Laureate — American ? 110-117
Paplauskas-Ramunas (A.). — Qu est-ce que le catholicisme ? 237-241
— Vladimir Soloviev 343-374
Saint-Denis (H.), o.m.i. — Les valeurs spirituelles dans le
protestantisme 5-22
ViNAY (M""* M.-P.). — La femme, cette inconnue 291-310
Partie documentaire
Allocution prononcée par M^' Adéodat Chalout, supérieur du
Grand Séminaire d'Ottawa, à l'occasion de la Collation
des Grades, le 4 juin 1950 468-472
Chronique universitaire
118-124; 255-260; 375-381.
Bibliographie
Comptes rendus bibliographiques
Allix (A.), GuiLLiER (R.)î Lambert (J.) et Pelloux (R.).
— Les Fondements de la Politique extérieure des Etats-
Unis, (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 390-391
Antoniutti (Son Exe. M^' Ilbedrando). — Suh Umbra Petri,
(Henri Saint-Denis, o.m.i.) 261
482 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
PAGES
Bardy (Chanoine G.). — hes Religions non chrétiennes,
(Henri Saint-Denis, o.m.i.) 263
Berthet (Henri). — Le Saint du Jour. (G. D.) 128
BoGLiOLO (Luigi). — La Tesi di Laurea. Guida al lavoro
scientifico per gli studendi universitari. (Gaston
Carrière, o.m.i.) 392
Boulet (Robert) et Maurice-Denis (Noële). — Romée ou
le pèlerin moderne à Rome. (Jean Pétrin, o.m.i.) — 475-476
Cahiers Laënnec, n" 3 et 4. Les Guérisons de Lourdes.
(Henri Saint-Denis, o.m.i.) 383-384
Cohen (Gustave). — Recueil de Farces françaises inédites
du XV' siècle. (Bernard Julien, o.m.i.) 478-479
Davis (Jérôme). — Character Assassination. (Henri Saint-
Denis, o.m.i. 477
DuBOSQ (René), p.s.s. — Bénédiction des Fondations.
(Gérard Cloutier, o.m.i.) 473-474
— La Dédicace des Cloches. (Gérard Cloutier, o.m.i.) 473-474
— La Dédicace des Églises. (Gérard Cloutier, o.m.i.) 473-474
— Les Offices du Jeudi-Saint. 2* partie. La Messe
chrismale. (Gérard Cloutier, o.m.i.) 473-474
DupRAZ (Louis). — Contribution à F Histoire du Regnum
Francorum pendant le Troisième Quart du VIP siècle
(656-680). (Paul-Henri Lafontaine, o.m.i.). 386-387
Engel (Jean). — Insta opportune. Sermons pour tous les
dimanches de V Année. (Roland Ostiguy, o.m.i.) 125-126
Englebert (Omer). — Le Père Damien, Apôtre des Lépreux.
(André-V. Seumois, o.m.i.) 128-129
Greeff (Etienne de). — Ames criminelles. (Henri Saint-
Denis, o.m.i. ) 385-386
— Nos Enfants et Nous. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 384
Groult (Pierre). — La Formation des Langues romanes.
(Bernard Julien, o.m.i.). 478
TABLE DES MATIÈRES 483
PAGES
GuiLLiER (R.)r Allix (A.), Lambert (J.) et Pelloux (R.).
— Les Fondements de la Politique extérieure des Etats-
Unis. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 390-391
HÉBERT (Jacques). — Autour de l'Afrique, I. La Route du
Désert. H. La Route noire. (Rodrigue Normandin,
o.m.i.) 392
HuNERMANN (G.). — Le Père Damicn de Veuster. L'Apôtre
des Lépreux. (A.-V. Seumois, o.m.i.) 128-129
Lachance (Louis), o.p. — Le Concept du Droit selon Aristote
et saint Thomas. (Roland Ostiguy, o.m.i.) 126-127
La Déchristianisation des Masses prolétariennes. (L.-M. S.) 127
Lambert (J.), Allix (A.), Guillier (R.) et Pelloux (R.).
— Les Fondements de la Politique extérieure des Etats-
Unis. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 390-391
LaMonte (John L.). — The World of the Middle Ages. A
Reorientation of Medieval History. (Paul Drouin,
o.m.i.) 387-389
Leclercq (Jacques). — Le Mariage chrétien. (Henri Saint-
Denis, o.m.i.) 382-383
— Le Problème de la Foi. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 382
Leclercq (Dom Jean), o.s.b. — Saint Bernard Mystique.
(L.-M. Simon, o.m.i.) 127-128
LuTZ (Joseph A.). — Le Cardinal John Henry Newman. Une
vie et une époque. (Henri Saint-Denis, o.m.i.). 475
Maurice-Denis (Noële) et Boulet (Robert). — Romée ou le
pèlerin moderne à Rome. (Jean Pétrin, o.m.i.) 475-476
Mesnard (Pierre). — Le Vrai Visage de Kierkegaart. (L.-M.
Simon, o.m.i. ) 129-130
Pelloux (R.), Allix (A.), Lambert (J.) et Guillier (R.).
— Les Fondements de la Politique extérieure des États-
Unis. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 390-391
484 REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
PAGES
Porter (Fernand), o.f.m. — U Institution catéchistique au
Canada. Deux siècles de formation religieuse 1633^
1833, (Guy de Bretagne, o.m.i.) 262-263
Sabatier (R.) — La Responsabilité médicale. (Henri Saint-
Denis, o.m.i.) 385
Schmidt (Wilhelm), S.V.D. — Rassen und Vôlker in VorgeS'
chichte und Geschichte des Abendlandes. Bd. I. Die
Rassen des Abendlandes. — Bd. II. Die Volker des
Abendlandes. — Bd. III. Gegenwart und Zukunft des
Abendlandes. (Watson Kirkconnell. ) 263-264
Sagehomme (G.), s.j. — Répertoire alphabétique de 15.500
auteurs avec 55.000 de leurs ouvrages, qualifiés quant à
leur valeur morale 478
Siegfried (André). — Géographie électorale de VArdèche
sous la II r République. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 391
Slavonic Encyclopedia. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 476-477
SoUBiGOU (Chanoine Louis). — Ames de Lumière. Les exi-
gences intellectuelles de la vie du chrétien et du prêtre.
(Rodrigue Normandin, o.m.i.) 474-475
Steenberghen (Fernand Van). — Directives pour la con-
fection d^une Monographie scientifique avec applica-
tions concrètes aux Recherches sur la Philosophie
médiévale. (Gaston Carrière, o.m.i.) 391
Sylvain. — Le Long de la Route (M. D.). 130-131
Tricot (Chanoine A.). — L^ Eglise naissante de VAn 30 à
VAn 100. (Dom Gérard Donnelley, o.s.b.) 125
— Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ. (Dom Gérard
Donnelley, o.s.b.) 125
Walter (Otto). — Pie XII, sa Vie, sa Personnalité. (Gaston
Carrière, o.m.i. ) 261-262
Avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.
Revne
de
l'Université d'Ottaiva
Revue
de
PUniversité d^Ottaiva
Section spéciale
Volume vingtième
1950
L' Uni veriiite d^Ottaiva
Canada
La conversion des gentils
dans les psaumes
L — LA MISSION D'ISRAËL DANS LE MONDE.
La théologie des psaumes, qui est d'ailleurs celle de tout l'Ancien
Testament ^, révèle (en raison de son monothéisme absolu et exclu-
sif) un universalisme indiscutable et unique parmi les religions de
l'Antiquité. Néanmoins on ne peut nier l'existence du particularisme
provenant de la conscience d'une élection spéciale de la part de
Dieu et d'une alliance privilégiée avec Yahweh. Des études assez
nombreuses, tant générales pour tout l'Ancien Testament ^ que parti-
culières pour les psaumes ^ nous dispensent d'insister sur ce point.
Ce qui nous intéresse à présent c'est l'attitude des psalmistes à l'égard
des gentils, en conformité avec leurs conceptions doctrinales au sujet
des relations de Dieu avec l'humanité.
Si l'on peut assigner une finalité au particularisme israélite, c'est
sans conteste celle de la conservation de la vraie foi dans le monde
voué à l'idolâtrie, foi en un Dieu unique, créateur universel et dont
la providence s'étend aux confins de la terre. Cependant l'univer-
1 « Sicut inter Scripturas Veteris Testamenti maxime frequentantur in Ecclesia
psalmi David qui post peccatum veniam obtinuit, ita in Novo Testament© frequentantur
Epistolae Pauli qui misericordiam consecutus est, ut ex hoc peccatores ad spem
erigantur. Quamvis posset et alia ratio esse, quia in utraque scriptura fere tota
theologiae continetur doctrina » Sanctus Thomas, Comm. in Ep. ad Rom., éd. Marietti,
Turin 1929, p. 2, col. 2).
2 A ce sujet on consultera avec avantage les études de théologie biblique sur
l'Ancien Testament. Il nous suffira de citer les deux dernières en date, la première
protestante l'autre catholique: W. Eichrodt, Théologie des Alten Testamentes, 3 Bde,
Leipzig 1933-1939; P. Heinisch, Théologie des Alten Testamentes, Bonn 1940. —
Ajoutons quelques études comparatives: B. Baentsch, Altorientalischer und israelitis-
cher Monotheismus, Tiib. 1906; J. Hehn, Die biblische und babylonische Gottesidee,
Leipzig 1912; M. Jastrow, Die Religion Babyloniens und Assyriens, 3 Bde, Giessen
1905-1912; Lagrange, Etudes sur les Religions sémitiques, Paris 1903, — Ch. Jean,
Le Milieu biblique, 3 vol., Paris 1922.
3 J. KÔNIG, Die Théologie der Fsalmen, Freiburg 1857; P. Scholz, Handbuch
der Théologie des Alten Bundes im Lichte des Neuen, Regensburg 1861-1862; A.
Miller, Die Psalmen I (Ecclesia Orans IV), Freiburg 1924, 114 ss; P. Synave, Les
Psaumes: DTC, XIII, 1, col. 1114-1147; Pannier: DB, V, 1 coL 820-825; J.M.P. Smith,
The religion of the Psalms, Chicago 1922.
6* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
salisme foncier de cette foi monothéiste dépasse les limites étroites du
territoire national pour en projeter la lumière sur le monde environ-
nant, bien que ce monde ne soit pas appelé à être intégré actuel-
lement dans la communauté du peuple, issue de l'élection d'Abraham
et cimentée par l'alliance sinaïtique. En ce sens Israël est le témoin
de Yahweh, surtout des attributs divins de la puissance et de la
fidélité. Du sentiment de ce rôle de témoin découle une activité
plus vive encore, celle de héraut du vrai Dieu, par la publication
des louanges de Yahweh non seulement en Sien, mais parmi les
nations, pour leur faire comprendre le néant des idoles et que
Yahweh seul mérite leurs hommages *,
A. Israël gardien de la vraie foi.
C'est sa vocation propre, la raison première de ses privilèges:
« Israël est le peuple choisi de Dieu pour conserver au milieu des
nations polythéistes la connaissance et le culte du seul et unique
Dieu et pour préparer l'avènement du Messie et de la religion chré-
tienne dans le monde ^. »
Il le sait bien, son Dieu est aussi le Dieu de toute la terre:
« Yahweh, notre Seigneur, que ton nom est admirable par toute la
terre ^ ! » Il est le Créateur de l'univers qui n'est qu'un cantique
de louanges à l'égard de celui qui l'a fait ^.
Cependant Israël est un peuple privilégié: il en est fier. Avec
raison, car il est le seul élu parmi tant de peuples plus puissants et
plus civilisés. Election gratuite, il est vrai, mais appuyée sur un con-
trat par lequel Yahweh a donné sa parole d'être le Dieu d'Israël ^.
Aussi grande liesse en Israël:
4 Idée assez fréquente dans les hymnes, les psaumes d'action de grâces et les
prières.
5 E. Mangenot, DB, III, 1, col. 996.
6 Ps. 8,2.
"^ Les mythes païens de la création supposent un dualisme et une dépendance
physique des principes (Deimel, Enuma Elis, pp. 72 ss.) tandis que pour les psalmistes
il a suffi d'un acte de la volonté divine: Ps. 32 (33), 9; 73 (74), 12-17. En conséquence
il y a une subordination de la création à Dieu dont elle doit procurer la louange:
Ps. 18 (19). Enfin responsabilité morale de l'homme devant Dieu: Ps. 5, 11; 7, 7;
9,8 ss.; 10 (11), 5 ss.; 27 (28), 4; 30(31)^18 ss.; 43(44); 55 (56), 8; 56(57),
6.12; etc.
8 Ps. 104(105),8; 105(106), 45; 110 (111), 5. Sur le rôle qu'a joué l'idée de
l'alliance dans la formation du sentiment national en Israël, voir Eichrodt, Théologie
des AT, t. I.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 7*
Glorifiez-vous de son saint nom
Que le cœur de ceux qui cherchent Yahweh se réjouisse ^ !
Allégresse justifiée d'ailleurs par les faits et les prodiges opérés en
sa faveur dans le cours de son histoire ^^ et dont l'Israélite, fidèle
à la recommandation du psalmiste, garde un souvenir impérissable
malgré les vicissitudes des événements:
Souvenez-vous des merveilles qu'il a faites
De ses prodiges et des jugements de sa bouche;
Race d'Abraham, son serviteur.
Fils de Jacob son élu.
C'est lui, Yahweh qui est notre Dieu;
Ses jugements s'exercent par toute la terre il.
Souvent dans les psaumes revient ce motif; on peut dire qu'il
tisse la trame des prières d'Israël. Ce Dieu universel, dont la pro-
vidence englobe l'univers entier s'occupe d'une façon toute spéciale
de son peuple élu. C'est qu'il se souvient du pacte et des promesses
décrétées pour mille générations : de l'alliance contractée avec Abraham,
confirmée à Isaac par un nouveau serment et devenue un statut juri-
dique pour Jacob qui donne son nom au peuple élu ^^.
Et toute l'histoire d'Israël est là pour illustrer cette fidélité de
Yahweh à ses promesses. Qu'on lise les psaumes historiques, les
psaumes de l'action de grâces collective ou individuelle: partout
transparaît cette fierté nationale de l'Israélite; il fait partie du peuple
élu, de la race d'Abraham, du peuple de Yahweh.
Mais, en retour, Israël s'est engagé par contrat de rester fidèle
au Dieu des promesses et de garder intègre sa foi au milieu des
nations idolâtres, dont tous les dieux sont des idoles vaines ^^. Aussi
les auteurs inspirés montrent un souci constant de préserver les fidèles
de l'idolâtrie, danger trop réel pour être passé sous silence, et ils
ne manquent pas d'exercer leur verve satirique dans la dérision des
idoles ^^. Israël n'a que Yahweh pour Dieu:
9 Ps. 104 (105), 3. —
10 Ps. 77 (78); 104 (105); 105 (106); 106 (107); 135 (136) et ailleurs passim.
11 Ps. 104 (105), 5-7.
12 Ps. 104 (105), 8-10.
13 Ps. 95 (96), 5.
14 Pss. 114(115), 4-7; 134 (135), 15-17.
8* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Écoute, mon peuple je te l'ordonne.
Israël, puisses-tu m'écouter !
Il n'y aura pas chez toi un dieu étranger
Et tu n'adoreras pas un autre Dieu:
Moi je suis Yahweh ton Dieu,
Qui t'a fait sortir du pays d'Egypte 15,
Mission sublime certes que celle de conserver le dépôt de la vraie
foi quand l'humanité est abandonnée à l'idolâtrie. Mission qui expli-
que également le particularisme de la religion d'Israël qui jusqu'au
Messie n'avait pas d'ordre divin pour exercer dans le monde un
apostolat de conversion.
L'Ancien Testament parle, il est vrai, des « étrangers » résidant
au milieu du peuple et capables de se convertir à sa religion en deve-
nant des prosélytes ^^. Mais ce fut un mouvement sans grande impor-
tance, du moins jusqu'au temps d'Esdras et de Néhémie ^^ quand on
n'était plus si regardant sur le principe de l'appartenance à la race
et qu'on suivait en Palestine le principe posé par Isaïe pour les
étrangers reconnaissant Yahweh dans le pays d'exil: observance des
préceptes de l'alliance ^^. Somme toute, on peut dire que s'il y avait
un moyen de s'agréger comme prosélyte à la religion de Yahweh, Israël
n'a jamais exercé un apostolat proprement dit et de vaste envergure.
B. Israël témoin de Yahweh.
Cette vocation d'Israël, incluse dans l'élection et l'alliance, ne
comportait pas la réprobation du reste de l'humanité. Elle devait
être, au contraire, la voie du salut pour le monde entier ^^. Et déjà
dans le temps présent elle plaçait Israël, par rapport aux gentils,
dans la situation d'un témoin de Yahweh. Témoin déjà par l'affir-
mation intransigeante de sa foi, mais surtout par l'illustration de son
histoire.
15 Ps. 80 (81), 9-11.
16 Voir DoLLER, ProselytenbUder ans davidischer Zeit: ZMW, 1 (1911), 227-236.
17 Esd. 6,22; Neh. 10,29-30.
18 Is. 56,3-7. Cette importance est suggérée par certains psaumes qui appellent les
prosélytes « timentes Dominum»: 113, 19-21 (115, 11-13); 117 (118), 4; 134 (135), 20.
Surtout dans la diaspora le prosélytisme a été notable (Ricciotti. Storia dlsraele,
2* éd. t. 2, n° 20 ss.) et chez les Pharisiens (voir la 13* demande de la prière
Semone Esre, dans Strack-Billerbeck, IV, 213).
1^ Gen. 12,3: Abraham reçoit la bénédiction pour que, en lui, soient bénies toutes
les familles de la terre. Voir Heinisch, Das Buch Genesis, p. 210; Dennefeld, Le
Messianismey p. 24.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 9»
Est-il histoire plus étonnante que ce témoignage de la foi d'un
petit peuple enclavé entre les grands empires de l'antiquité, l'Egypte
et la Babylonie, et donc sur la route de communication entre les
grands centres de la culture antique ? D'un côté cette fidélité au
témoignage était battue en brèche par les restes des peuples idolâtres
qui avaient occupé la Terre promise avant l'arrivée des Israélites
et qui continuaient à exercer une influence néfaste après l'occupation
de Canaan ^^. Mais le plus grand danger venait des empires du
voisinage. Souvent la Palestine était le champ de leurs contestations
et, par suite, soumise à l'influence de leurs civilisations qui devaient
exercer une forte attraction sur ce peuple rétrograde à leur égard
en bien des points. La lutte âpre que les prophètes ont dû mener
en est un témoignage éloquent ^^. Une chose est certaine : si ces
civilisations ont marqué fortement de leur empreinte la Palestine de
leur époque, elles n'ont pas réussi à supplanter le monothéisme
israélite, ni même à teinter tant soit peu la doctrine religieuse d'Israël ^^.
Au contraire, malgré la domination étrangère et l'influence des civi-
lisations païennes, Israël est resté fidèle à son Dieu, du moins dans
son ensemble et dans sa doctrine: « Yahweh, notre Dieu, d'autres
maîtres que toi ont dominé sur nous; c'est toi seul, ton nom que
nous célébrons ^^. » Témoignage sublime en face des gentils !
Et les psalmistes ont compris l'histoire d'Israël de cette façon:
Israël doit être de par son élection et de par l'alliancec un témoin
de Yahweh. S'il est infidèle à sa mission, les châtiments ne tardent
pas ^*. S'il est fidèle, Yahweh ne tarde jamais à le secourir: les
psaumes ne cessent de le redire: que les gentils attaquent Israël et
20 Même les prophètes auront encore à lutter contre les dangers de l'idolâtrie
autochtone: voir Vincent, Canaan, pp. 90 ss.; Chaîne, Introd. à la Lecture des
Prophètes, pp. 26-32; Jean, Jérémie, sa Politique, sa Théologie, pp. 26 ss. ; Ps.
105 (106), 34-39.
21 Pour la lutte contre les cultes étrangers voir les articles du P. Lemon nyer dans
la Revue des Sciences philosophiques et théologiques: La reine du ciel, 1910, pp. 82-
103; Achéra, 1912, pp. 32-48; Moloch, 1913, pp. 432-466; Les tisseuses d'achéra, 1913,
pp. 726-727.
22 Voir Lagrange, Le Judaïsme avant Jésus-Christ, pp. 409-414 (Babylone) ; 414-
418 (l'Egypte); 418-422 (la Grèce).
23 Is. 26, 13. Il s'agit des oppresseurs qui ont, à tour de rôle, asservi le peuple
élu, non des faux dieux (Dennefeld, Les Grands prophètes: t. VII de la Bible de
Pirot).
24 Ps. 88 (89), 31-33. Il s'agit d'un devoir résuhant de l'alliance, car à l'infidélité
du peuple élu est opposée la fidélité de Yahweh qui ne « violera pas son alliance »
iibid. 34-35).
10* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Yahweh Sebaoth prend en main la défense de son peuple. Par là
même, Israël proclame devant les nations que Yahweh est Dieu:
Chantez à Yahweh qui réside en Sion,
Proclamez ses hauts fails parmi les peuples.
Car le vengeur du sang versé s'est souvenu d'eux:
Il n'a point oublié le cri des affligés ^ô.
Il est évident que l'universalisme de ces appels aux nations, de
ce témoignage devant les gentils, n'est pas un appel à une conversion
à la religion d'Israël. Ils sont plutôt une monition destinée à inspirer
aux gentils un respect salutaire pour les tenir éloignés d'Israël: con-
naissant la puissance universelle de Yahweh, le Dieu d'Israël, ils
n'oseront pas attaquer le peuple de ses préférences:
Arrêtez, et apprenez, que c'est moi qui suis Dieu.
Je domine sur les nations, je domine sur la terre 26.
C. Israël héraut du vrai Dieu.
Pourtant il est un rôle plus élevé encore dont témoignent les
psaumes d'action de grâces. Si déjà le suppliant babylonien, pour
gagner les faveurs de la divinité, promet à son dieu une louange
« parmi les nations lointaines ^^ », l'universalisme doctrinal du psal-
miste inspirera à celui-ci un sentiment à tout le moins égal, certaine-
ment supérieur en richesse doctrinale. Il est déjà dans la nature
de l'action de grâces de remercier le bienfaiteur par une louange.
Or le psalmiste sait que Yahweh est le Dieu de toute la terre. De
ce fait il a droit à l'hommage universel. N'est-il pas naturel que
25 Ps. 9, 12-13. C'est le sens d'un bon nombre de textes universalistes dans les
actions de grâces des psalmistes à l'occasion d'une aide divine contre les ennemis:
p. ex. Ps. 9,8-9; 17 (18), 50-51; 56 (57), 10. Cette note se retrouve fréquemment dans
les psaumes dits eschatologiques, quand il est question du jugement universel de
Dieu ou de la libération de Jérusalem: Ps. 47 (48), 11; 74 (75); 75 (76), 11-13. A
noter encore l'universalisme du jugement de Dieu dans le groupe des psaumes du
règne de Yahweh: Ps. 92(93); 95 (96) -98 (99).
26 Ps. 45 (46), 11; voir 46 (47), 10; 47 (48), 14-15.
27 « Moi serviteur de votre divinité, je célébrerai votre grandeur, je vous servirai
parmi les nations lointaines », dit une action de grâces de la littérature religieuse
d'Assur (Ebeling, Keilschrifttexte aus, Assur religiosen Inhalts, n° 37). Pour d'autres
textes semblables voir L. W. King, Babylonian Magic and Sorcery^ n. 18.21; The
Seven Tablets of Creation, I, 222; II, pi. 75 ss. A comparer surtout la finale de
l'histoire du « Juste souffrant » babylonien : « Aussi loin que s'étendent ciel et terre,
que luit le soleil, que brûle le feu, que coule l'eau, que souffle le vent . . . que tous
célèbrent Marduk » (Gressmann: AOT, 281). Pourtant la théologie israélite est bien
supérieure, car nulle trace dans la Bible de cette faiblesse religieuse courante chez
les rois de l'antiquité et qui consiste à se concilier les dieux d'une ville à conquérir:
exemple pour Cyrus le grand, voir le texte dans Jean, Le Milieu biblique^ II, 397.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES H»
dans un splendide mouvement lyrique, il prête 8a voix à la louange
universelle non seulement de la créature inanimée, mais encore des
hommes et qu'il invite même les gentils à rendre gloire à Dieu ^^ ?
Il les conjure même d'apporter leurs présents dans le Temple et
d'offrir des sacrifices à Yahweh ^^.
La puissance de Yahweh a inspiré aux psalmistes d'être des
témoins. Deux autres attributs divins ont pareillement fait l'objet
des chants d'Israël. Dans les psaumes nous nous trouvons devant un
usage fréquent d'unir la bonté et la fidélité dans la même louange ^^.
C'est précisément cette bonté (hesed), c'est cette fidélité ('emeth)
à tenir les promesses faites qui inspire aux psalmistes israélites une
confiance inébranlable ^^ et c'est à elle que va l'action de grâces ^^
qui se résume dans la formule liturgique: « Rendez grâces à Yahweh,
parce qu'il est bon, parce que éternelle est sa bonté ^^. » Il est donc
naturel que, si la puissance divine a inspiré aux psalmistes le témoi-
gnage devant les nations païennes, la bonté et la fidélité de Yahweh
en aient fait des hérauts du vrai Dieu en invitant les gentils à
s'associer à leur louange. Parmi les textes déjà cités nous nous con-
tentons de relever et de commenter le psaume 116 (117) qui les
résume tous:
Nations, louez toutes Yahweh,
Glorifiez-le tous les peuples,
Parce que grande est sa bonté pour nous
Et que la fidélité de Yahweh subsiste à jamais.
Ce psaume, sans allusion historique, veut sans doute rendre
grâces pour une manifestation de la bonté et de la fidélité divines
dans une intervention de Yahweh en faveur du psalmiste ou du peuple
d'Israël, comme ailleurs dans les psaumes ^*.
Pourtant nombre de commentateurs sont en droit de dire que
la bonté et la fidélité de Dieu s'entendent avant tout des bénédictions
messianiques, d'autant plus qu'une allusion historique fait ici com-
plètement défaut. En conséquence ces bienfaits sont destinés égale-
28 Ps. 17(18), 50; 56(57), 10; 66(67), 2-8; 116 (117), etc.
29 Ps. 75 (76), 11-12; 95 (96), 7-10.
30 Ps. 35(36), 6; 24(25), 10; 39(40), 11; 60(61), 8; 84(85), 11; 88(89), 15.
31 Ps. 5,8.
32 Ps! 47 (48), 10; 16 (17), 7; 88 (89), 2.
33 Ps. 99 (100), 5; 105(106), 1; 106 (107), 1.8. 15.21.31, etc.
34 Ps. 24 (25), 10; 39 (40), 11; 60 (61),8, etc.
12* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
ment aux gentils, puisqu'ils sont invités à la louange. Et de fait
c'est dans le règne messianique que cette louange sera pleinement
réalisée ^^.
Cette invitation somblp. donc être un appel à la réalisation des
espérances messianiques. Toujours est-il que pour les psalmistes il
était certain qu'un jour « le royaume de Yahweh » devrait s'établir
sur la terre et que tous les hommes étaient obligés de rendre compte
à Dieu ^^. Il y aura même un jugement sur les nations :
Lève-toi, Yahweh dans ta colère,
Dresse-toi contre la rage de mes oppresseurs,
Soutiens ma cause dans le jugement annoncé.
Et l'assemblée des nations va t'entourer
Viens la présider du haut de ton trône:
Yahweh est le juge des peuples !
Or le salut messianique coïncide avec l'avènement du règne de Yahweh
dans la perspective prophétique. Il est donc naturel que l'attente
messianique soit à l'arrière-plan de ces appels à la louange et leur
confère un sens plénier, puisque seule la réalisation messianique de
la louange universelle répond pleinement à cette invitation.
II. — LA CONVERSION DES GENTILS
DANS LES PSAUMES MESSIANIQUES.
L'universalisme fondamental de la religion d'Israël étant pro-
videntiellement restreint par le particularisme de l'alliance afin
d'assurer la conservation de la foi en Dieu, on ne peut s'attendre à
une prophétie de la conversion des gentils en dehors de l'attente mes-
sianique, sur laquelle se greffent les idées de l'économie du salut
promis après la chute.
Les premières pages de l'Écriture contiennent le récit de cette
chute de l'humanité avec la promesse de la réhabilitation dans un
avenir lointain peut-être et indéterminé, mais certain. L'inimitié,
35 Liber Psalmorum, p. 245. Herkenne, Das Bach der Psalmen: «Rom 15.11
zitiert V. 1 als Hinweis auf die Universalitât des messianischen Heils, die in der
betr, von Israel ausgehenden Aufforderung keimhaft ausgesprochen ist. » Notons
cependant que l'union des gentils et des Israélites dans la même louange n'est pas
exprimée dans la lettre: « goyim » et « ' ummim » ont la même signification (voir
Lagrance, Epître aux Romains, 15,11).
36 Ps. 5,11; 7,7; 10(11), 5 ss.; 27 (28), 4; 30 (31), 18-19.24; 74(75); 93(94),
1-2; 124 (125), 3 ss.; 9,8 ss.; 43(44); 55(56), 8 ss.; 56(57), 6.12; 75(76), 8 ss.;
78 (79), 6 ss.; 88 (89), 39 ss.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 13*
dont il est question dans ces pages, n'est pas restreinte aux premiers
parents et au tentateurs, mais étendue à leurs descendants. Et dans
cette lutte qui s'annonce séculaire, c'est la descendance de la femme
qui remportera la victoire ^, L'attente messianique plonge donc ses
racines dans le paradis et se base précisément sur le récit de la
chute. Aussi nous y trouvons les thèmes essentiels par lesquels cet
espoir de la restitution s'exprimera au cours des siècles en variantes
nombreuses: félicité paradisiaque et lutte sanglante. C'est la resti-
tution de l'humanité dans son intimité avec Dieu, comme il en était
au paradis, et cela après une victoire sur l'ennemi obtenue au
prix d'une lutte sans merci ^.
Or la conversion des gentils, dont nous avons la première annonce
dans la bénédiction d'Abraham ^, renouvelée aux autres patriarches ^,
est, dès la fameuse prophétie messianique de Jacob, un trait caracté-
ristique de l'avènement des temps messianiques ^. Il n'est donc pas
étonnant que les images symboliques et descriptives courantes dans
l'Ancien Testament pour représenter la libération et la restitution
messianiques s'appliquent à la conversion future des gentils, c'est-à-
dire à leur intégration et à leur condition dans la société messianique.
Trois genres de psaumes nous donnent un écho de ces descriptions
littéraires. Il y a d'abord les psaumes du règne de Yahweh, consi-
dérés souvent comme psaumes eschatologiques et dénommés en consé-
quence; ensuite les prières individuelles dans leur action de grâces
hymnique; enfin les psaumes qui décrivent la conquête et le règne du
Messie personnel.
A. Le règne de Yahweh.
1. Il s'agit ici des psaumes, messianiques pour la plupart, mais
dans lesquels, à la suite de Stade ®, on a décelé des idées eschatolo-
1 P. Heinisch, Das Bach Genesis^ pp. 125-127.
2 E. Ceuppens, Quœstiones selectœ ex Historia primœva, 2*" éd., Torino, pp. 222-
223.
3 Gen. 12,2-3.
4 Gen. 26,4 (Isaac) ; 28,14 (Jacob).
•^ Gen. 49,10. Il n'entre pas dans le cadre de ce travail de faire une étude
critique de ce texte. Nous renvoyons aux Commentateurs par ex., P. Heinisch, I.e.,
p. 413-14; Dennefeld, Le Messianisme, pp. 26-27.
^ Stade, Die messianische Ho§nung im Psalter, dans Zeitschr. fur Theol. und
Kirche, 1892.
14* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
giques ^. D'après eux, ces psaumes chanteraient l'avènement du règne
de Yahweh à la fin des temps, la gloire de son règne et le bonheur
de l'humanité. Ce serait une méprise de donner à ces psaumes une
occasion historique, comme la libération de Jérusalem. Il s'agirait
de la fin du monde, quand accoureront les peuples, quand les mon-
tagnes se précipiteront dans les mers, quand apparaîtra la cité de
Dieu et quand Yahweh, par un coup d'éclat, mettra fin à toutes les
guerres ^.
D'après Mowinckel ^ ce groupe constitue un recueil de chants
liturgiques qui auraient été composés à l'occasion de ce qu'il appelle
la fête liturgique d'intronisation de Yahweh, à l'instar des intronisa-
tions royales usitées en Babylonie. Mais l'hypothèse est dénuée de
tout fondement, car cette fête n'est mentionnée ni dans les parties
législatives, ni dans les parties historiques de l'Ancien Testament, et
la célébration d'une telle fête sur les bords de l'Euphrate n'en prouve
pas l'existence en Palestine ^^. D'autre part Mowinckel lui-même
a vu le côté faible de sa thèse, puisqu'il admet que son explication
suppose une dégénérescence religieuse. Or quand une religion perd
sa vitalité, le développement normal dans les masses populaires con-
duit à la magie ou au rationalisme. Ce qui n'est certes pas le cas
pour Israël. C'est donc un cercle vicieux d'en appeler à la vitalité de
la foi populaire: une foi vitale ne vide pas les rites religieux de
leur contenu, comme le suppose Mowinckel.
Quoi qu'il en soit, nous conservons cette classification qui réunit
les psaumes du règne de Yahweh. Ayant pour objet la royauté de
Dieu sur le monde ou le règne messianique, s'ils parlent du règne de
Yahweh à venir, ils contiennent une note universaliste et parlent de
la situation des gentils dans ce règne. Même s'ils célèbrent un fait
historique, la vision du psalmiste s'étend parfois jusqu'à l'avenir
messianique, et de ce fait ils rentrent dans ce groupement. La cou-
"^ Une étude systématique en a été faite par Gunkel, Die Psalmen: RGG, 4,
1611 ss. ; Die Psalmen ilbersetzt urvd erklàrt, 1926; et surtout, Einleitung in die
Psalmen, 1933. Il a été suivi par W. Staerk, Lynk (SAT), 2" éd. 1920 et R. Kittel,
Die Psalmerii ûbersetzt erklàrt, 1925-1926.
8 Gunkel, RGG, 4, 1623.
^ Psalmenstudien II: Das Thronbesteigungsfest Jahves und der Urprung der
Eschatologie.
i<* Dennefeld, Le Messianisme, Paris 1929, p. 258.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 15*
leur parfois eschatologique des descriptions ne peut nous étonner,
vu la superposition fréquente des plans dans la perspective prophétique.
2. Dans ce groupe il y a d'abord les cantiques composés à
l'occasion d'une victoire sur des ennemis du peuple d'Israël ou de la
libération de Jérusalem ^^. Alors que les auteurs critiques les expli-
quent comme des psaumes eschatologiques, les auteurs catholiques
leur assignent une occasion historique plus ou moins determinable.
Dans cette interprétation, l'univers alisme qui s'exprime est celui de
la puissance divine qui se manifeste non seulement en Israël, mais
s'exerce contre les nations:
Arrêtez et reconnaissez que je suis Dieu
Dominant sur les nations, dominant sur la terre ^2 t
Tel est le sens premier de la plupart de ces textes. Mais, pensent
certains commentateurs, « une exégèse demeurerait trop superficielle,
qui ne saurait pas découvrir aux tableaux du psaume une perspective
plus étendue, un arrière-fond messianique, qui leur donne toute leur
ampleur et toute leur profondeur de sens ^^ ». Cette remarque a
sa valeur. En effet, la délivrance historique peut être regardée
comme le type d'une plus grande et plus définitive, qui est encore
attendue. La Sion palestinienne figure une Sion spirituelle. En
conséquence il est possible que le psalmiste élève son regard vers
l'avenir du règne universel de Yahweh, dont la victoire finale est
représentée dans la victoire historique.
Dans ce groupe, le psaume 46 (47) a une importance spéciale,
en raison du v. 10:
2. Tous les peuples, battez des mains,
Célébrez Yahweh par des cris d'allégresse;
3. Car Yahweh est très haut, redoutable.
Grand roi sur toute la terre.
4. Il nous a soumis les peuples
Et mis les nations sous nos pieds.
5. Il nous a choisi notre héritage
La gloire de Jacob qu'il aime.
6. Dieu est monté avec des acclamations,
Yahweh, au son de la trompette.
11 Ps. 45 (46); 46(47); 47 (48); 75 (76).
12 Ps. 45 (46), 10-11; voir Ps. 46 (47), 11; 47 (48), 11, louange universelle;
75 (76), 8-13.
13 Cales, Le Livre des Psaumes^ I, 479.
16* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
7. Chantez à Dieu, chantez !
Chantez à notre roi, chantez !
8. Parceque roi de toute la terre est Dieu,
Chantez un hymne.
0. Dieu règne sur les nations
Dieu siège sur son trône saint.
10. Les princes des peuples sont réunis
Avec le peuple du Dieu d'Abraham !■* ;
11. Car ils sont à Dieu les puissants de la terre.
Il est très élevé.
La lecture du verset 10 a des chances d'être communément accep-
tée ^^. Dans ce cas nous avons une vue assez nette sur la situation future
des gentils dans le règne messianique, puisqu'ils ne constituent qu'un
peuple avec le peuple israélite. Le psalmiste suppose la barrière
raciale supprimée ^^. Telle est l'interprétation commune des exégètes
tant de ceux qui se sont ralliés à l'interprétation messianique ^^ ou
eschatologique ^^ du psaume, que de ceux qui préfèrent l'interpréter
comme un cantique composé à l'occasion d'une victoire historique ^^.
Dennefeld écrit: «[...] l'unique conception messianique exprimée
dans le psaume 47 et qui a été reconnue de tout temps comme telle,
est donc celle de la conversion des païens ^^. » Il reste pourtant un
doute possible sur l'interprétation de ce verset. Herkenne ^^ lit avec
les LXX « *im » et traduit le niphal du verbe « 'asaph » par « se
retirer » ; « Les princes des peuples se sont retirés devant le Dieu
d'Abraham. »
3. Il reste le groupe des psaumes "j^O niiT : Yahweh règne ^^.
D'après Staerk, cette introduction hymnique signifie l'avènement du
règne universel de Yahweh, thème développé dans la suite de ces
1* C'est la lecture du Liber Psalmoram, combinant la leçon du TM « * am » avec
celle des LXX « ' im », supposant un des deux termes tombé par haplographie.
15 Cales, I.e., I. p. 483; Notscher, Die Psalmen, p. 94.
. 16 jo. 10,16.
17 Lagrange: RB, 1905, p. 196: il s'agit du règne futur de Dieu . . . Aucune
circonstance historique, mais un sublime pressentiment d'avenir. Voir Lib. Psalm.,
p. 85.
18 Staerk, I.e., p. 50; Gunkel, R. Kittel, etc.
1^ Delitzsch, Fillion, Herkenne, Zorell après Cornely (voir Psalterium, p. 111),
Desnoyers, Dennefeld, Gratz, Briggs, etc. Plusieurs auteurs reconnaissent une perspec-
tive messianique (Cales, 1. e., I, p. 484).
20 DTC, art. Messianisme, p. 1461; voir Cales. Le, p. 484 et Notscher, Le,
p. 93.
21 Herkenne, Das Buch der Psalmen, p. 179.
22 Ps. 92 (93); 95 (96) -98 (99).
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 17*
psaumes ^^. Pour Gunkel surtout, ce sont des psaumes d'intronisation
du règne final de Yahweh. Par analogie à l'acclamation qui accom-
pagnait l'intronisation du roi ^^, l'expression « Yahweh est devenu
roi » indiquerait que Yahweh a effectivement inauguré son règne
universel à la fin des temps.
Cette interprétation qui pourrait peut-être se défendre — dans
une certaine mesure — pour le psaume 96 (97), est contraire aux
autres psaumes de ce groupe. En effet le développement du thème
de la royauté de Yahweh suppose, dans le psaume 92 (93), l'inau-
guration de ce règne dès la création, non l'inauguration eschatolo-
gique: il chante la puissance divine qui se manifeste dans la création
(w.1-4). La signification est donc: Yahweh est devenu roi et il
continue d'exercer sa royauté ^^. De même le thème du psaume 95
(96) est celui du jugement de Yahweh sur le monde, donc de son
gouvernement, et le jugement n'est pas le jugement eschatologique,
mais celui qui a été inauguré dès la création ^^. Aucune trace d'un
règne eschatologique dans le psaume 98 (99), qui chante la sainteté
et la justice du règne de Yahweh. Seul le psaume 96 (97) semble
attendre pour l'avenir un avènement du juge universel. Encore les
images de la théophanie ne sont pas nécessairement celles de la théo-
phanie eschatologique ^^. Si, dans ces psaumes, il y a une attente de
l'avenir, c'est l'attente de l'avenir messianique.
Quant à l'universalisme, il est un des traits caractéristiques de
ces psaumes. Les principaux textes invitent toutes les terres à chanter
Yahweh ^^, les familles des peuples à le louer ^^, et affirment que
Yahweh règne sur toute la terre et gouverne avec justice ^^. C'est
l'application de la théologie universaliste du psautier. Universalisme
qui regarde l'état présent des choses, Yahweh gouvernant le monde
entier dès la création et ayant droit à la louange universelle ^^. Mais
le psaume 95 (96) semble regarder plus loin. Partant du règne actuel
23 Staerk, I.e., p. 5L
24 2 Sam. 15,10; 2 Reg. 9,13.
25 Lib. Psalm., p. 190.
26 Ps. 95 (96) ,10.
27 Voir Ps. 17 (18), 8-16.
28 Ps. 95(96),1; 96 (97), 1.12; 97 (98), 4-6.
29 Ps. 95 (96), 4.
Ps. 92 (93), 1-2; 95 (96), 13; 96 (97), 6. 10. 11; 97 (98), 9; 98(99),L4.
30
31 Ps. 95 (96) ,4.
18* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
de Yahweh, il entrevoit l'avènement du règne de l'avenir, donc du
règne messianique ^% quand il demande aux gentils, dans une strophe
hymnique, de rendre à Dieu gloire, offrandes et sacrifices:
Rendez à Yahweh, familles des peuples.
Rendez à Yahweh gloire et puissance;
Offrez à Yahweh la gloire de son nom.
Offrez un sacrifice et entrez dans ses parvis,
Adorez Yahweh dans l'ornement sacré.
Tremble devant lui, toute la terre;
Annoncez parmi les nations : Yahweh règne 33 f
B. Les prières.
Les prières ou lamentations, soit individuelles, soit collectives,
forment de loin la partie la plus nombreuse du Livre des Psaumes.
Après l'invocation du nom de Yahweh, le psalmiste fait un exposé
de ses misères et de ses besoins, adresse à Dieu sa supplication avec
un acte de confiance et termine sa prière par un action de grâces.
C'est pourquoi il existe relativement peu de prières dans le psautier
qui ne renferment au moins quelques lignes de reconnaissance
pour la bonté de Yahweh. Or, en Israël, l'action de grâces est prin-
cipalement un « sacrifice de louange », et chanter un cantique d'action
de grâces, c'est avant tout publier la grâce de Yahweh parmi les
hommes ^*. Nous avons noté dans la première partie de cette étude
que la reconnaissance du psalmiste Israélite tend souvent à englober
les païens dans sa louange ou fait du moins la promesse de publier
la grâce reçue parmi les nations. Il nous reste à relever ici les pas-
sages de certaines prières dans lesquelles le psalmiste, après l'exposé
du thème et l'appel à la bonté divine, entonne sans transition appa-
rente, en un style d'allure hymnique, une action de grâces messia-
nique. Alors il ne se borne pas à promettre une louange parmi les
gentils et il ne se contente pas d'exprimer une invitation aux païens
32 P. 95 (96), 11-13. — « Auf die Zukunft bezieht sich nur der dritte Teil, Gottes
Erscheinen zum Gericht. Trotzdem hait man den Psalm gem fiir eschatologisch, weil
Jahwes Konigtum, von Urzeit an bestehend, in der Endzeit besonders machtvoU in
Erscheinung trete » (Notscher, I.e., p. 193).
33 Comparer Is. 60, 6-10.
34 Ps. 9, 15; 21 (22), 26; 34 (35), 18; 39 (40), 10-11; 50 (51), 17, etc. En cela
la psychologie de la prière est universelle: elle se retrouve dans les autres religions.
Il nous suffira de citer la promesse d'action de grâces dans une prière à Istar (Dhorme,
Choix de Textes religieux assyro-babyloniens, p. 356 ss.): «Et moi près des humains
je glorifierai ta divinité ! » (Trad. Dhorme, 1. 102.)
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 19*
de s'associer à la sienne. Sachant qu'un jour les nations reviendront
au service de Yahweh et lui rendront une louange effective, il adresse
à Dieu une prière de hâter l'avènement de ces temps et se complaît
à décrire ce retour à la religion universelle de Yahweh. Elévation
de pensée sublime unique dans les religions de l'antiquité ^^. Sous
le présent titre nous réunissons les psaumes 56 (57); 85 (86); 101
(102;); 137 (138).
1. Le psaume 56 (57) est, dans la première partie, une prière
et un acte de confiance suivis d'une action de grâces anticipée con-
tenant la promesse de louange parmi les nations (vers. 10) avec le
refrain (vers. 6.12):
Elève ta gloire au-dessus des cieux, Elohim,
Et que ta gloire soit sur toute la terre.
Littéralement il n'est probablement question dans ce refrain que de la
puissance divine qui domine l'univers ^^. Des exégètes pensent pour-
tant à la manifestation messianique: « Le poète supplie Dieu de
manifester sa grandeur [ . . . ] de faire briller sa gloire sur toute la
terre ; en d'autres termes, d'inaugurer son règne sur toute la terre »
(Cales, Le, p. 555).
2. Plus certaine est la portée messianique de la prière exprimée
dans le psaume 66 (67) :
Que Dieu nous soit favoraible et qu'il nous bénisse
Qu'il fasse briller sur nous sa face.
Afin que l'on connaisse sur terre sa voie
Parmi toutes les nations son salut ^7.
Que les nations exultent et trésaillent
De ce que tu guides les peuples avec droiture
Et que tu gouvernes les nations de la terre.
Que les peuples te louent, ô Dieu !
Oui, que les peuples te louent tous !
35 Pour l'étude de ce genre de psaumes nous renvoyons à Gunkel, Einleitung in
die Psalmen. — On trouvera une étude sur les hymnes et les prières babyloniennes
dans Jastrow, Die Religion Babyloniens und Assyriens, I, 393-552. — Une étude com-
parative sur les hymnes babyloniens et les psaumes d'Israël a été faite par R. G.
Castellino, Le Lamentazioni individuali e gli Inni in Babilonia e in Israele, Turin
1939.
36 Comme Ps. 8,2; 112 (113), 4; 148, 13. « Der Dichter spricht in poetischem
Pathos, das nach Vers 11 zu bemessen ist; er denkt hier nicht an Mission oder
Heidenbekehrung » (Nôtscher, Das Buch der Psalmen, p. 112).
37 Avec la Pesittô 3* p. sing, au lieu de la 2* p. dans le TM.
20* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
La terre a donné ses fruits:
Dieu, notre Dieu nous a bénis.
Que Dieu nous bénisse et qu'on le craigne
Jusques aux confins de la terre !
Les Pères, tant grecs que latins, interprètent le v. 7, qui parle des
fruits de la terre, dans le sens strictement messianique, comme un
futur prophétique ^^. Mais les exégètes regardent ce psaume comme
une action de grâces pour la cessation d'une sécheresse et d'une sté-
rilité ^^ : les gentils, témoins de la bonté et de la puissance de Yahweh,
qui exauce les prières d'Israël, seront engagés par là à abandonner leurs
idoles impuissantes à les secourir *^.
De fait, « la connaissance des voies de Yahweh et de son salut '^^ »
indique que le psalmiste, partant de la bénédiction temporelle à
l'occasion de la moisson, s'élève à la moisson spirituelle et messianique,
pour laquelle il demande la bénédiction divine. De la sorte « il
désire et fait prévoir le règne de Dieu messianique, annoncé par les
prophètes ^^ ». Certes le psalmiste a conscience que ce règne ne devien-
dra effectif qu'aux temps messianiques. Aussi ne demande-t-il pas
cette bénédiction pour l'apostolat actuel d'Israël, mais pour celui
de l'Israël messianique et supplie tout au plus le Maître de la mois-
son de hâter la venue de ces temps. En tous cas, ce psaume est un
témoignage pour la conscience en Israël d'un rôle messianique à
remplir à l'égard des gentils et qui consiste, en attendant, dans la
prière.
3. Plus expressive encore est l'action de grâces hymnique du
psaume 85 (86) 8-10:
Nul, parmi les dieux, ne t'égale, ô Adonaï;
Personne qui fasse des œuvres semblables' aux tiennes !
Toutes les nations que tu as faites viendront
Se prosterner devant toi. Seigneur,
Et rendre gloire à ton nom.
Car tu es grand et tu opères des prodiges.
Toi seul, tu es Dieu.
38 Soit Jésus (fructus) issue de Marie (terra) : saint Jérôme, Breviarium in
Psalmos, PL 26, 1011; soit l'œuvre messianique: la vertu (fructus) sur la terre spi-
rituelle: saint Athanase, Expositio in Psalmos; Eusèbe; Saint Hilaire, Tractatus
super Psalmos; etc.
39 Comme les Ps. 64 (65), 10-14; 84 (85), 12-14.
^*^ Delitzsch, Biblischer Kommentar iiber die Psalmen, in h. 1.; Ch Brigcs and
E. Grace, A Critical and Exegetical Commentary of Psalms, in h. 1.
41 Voir Is. 2,2-3; Mich. 4,1-2.
42 Cales, Le, I, p. 633.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 21*
C'est un sublime acte de foi que cet hymne sur la puissance et la
divinité de Yahweh au milieu de la prière d'un homme souffrant et
persécuté. La puissance universelle et l'unicité de Yahweh exigent
le culte universel. Aussi, dans sa reconnaissance et son action de
grâces anticipée, il exprime à tout le moins le vœu que ce culte
devienne effectif, s'il ne fait pas une annonce positive du fait ^^. Tou-
jours est-il que le psalmiste, dans une action de grâces débordante
entrevoit et souhaite pour la glorification de Yahweh la réalisation
du rétablissement de l'universalisme religieux tel qu'il était au début
de l'humanité et qui est une des notes caractéristiques des temps
messianiques. Cette idée est exprimée encore ailleurs dans les psaumes:
21 (22), 28; 65 (66), 4; 86 (87); 101 (102), 20-21.
4. Une action de grâces semblable est faite par l'auteur du
psaume 137 (138), dans son invitation à la louange (vv. 4-6) à la
suite d'un bienfait obtenu:
Ils te rendront hommage, Yahweh, tous les rois de la terre
Quand ils auront entendu les paroles de ta bouche
Et ils chanteront les voies de Yahweh:
Vraiment grande est la gloire de Yahweh !
Certains exégètes, comme Gunkel et Notscher, interprètent ces versets
dans le sens d'une invitation adressée aux gentils de participer à la
louange reconnaissante du psalmiste à l'égard de Yahweh, parce qu'ils
ont été les témoins de la puissance et de la volonté divines de sauver
le suppliant conformément à ses promesses. Cette pensée serait alors
apparentée à celle des psaumes 46 (47), 2; 116 (117), 1. Elle
serait plutôt une hyperbole lyrique que l'expression de l'attente
messianique.
Calés pourtant interprète ainsi: « Un jour, les rois des nations
se convertiront au vrai Dieu en voyant quelles promesses il avait faites
par ses prophètes et comment il les a merveilleusement réalisées.
Ils chanteront sa gloire, sa condescendance pour les petits [ pour son
petit peuple, Israël, en particulier ] et son jugement sévère sur les
43 Notons, en passant, que la traduction du w*yiqtol au sens de et ils se proster-
neront n'est pas classique (JoiJON, Grammaire, 119 y, note 1). La forme est plutôt
celle du jussif (JoiJON, ibid., 116 b). D'ailleurs, même le vœu pour la réalisation
suppose la connaissance du fait attendu.
22* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
orgueilleux [ sur les grands empires, enflés de leurs victoires, de leurs
richesses et de leur puissance ] ^^. »
5. Le psaume 101 (102) présente un caractère spécial. Lamen-
tation individuelle dans la première (2-12) et la troisième partie
(24-29), il devient dans la deuxième une lamentation collective d'Israël
sur les ruines de Sion, dont le psalmiste espère, avec une confiance
assurée, la restauration certaine ^'\ Et il exprime la foi, comme sou-
vent ailleurs dans les psaumes, que « les nations révéreront le nom
de Yahweli et tous les rois de la terre sa gloire quand Yahweh
rebâtira Sion », donc à la vue des prodiges opérés en faveur d'Israël
et de la Cité sainte ^^. Plus loin la foi du psalmiste exprime la
certitude de la libération (w. 20-21) et qu'alors
Le nom de Yahweh sera publié en Sion,
Et sa gloire à Jérusalem,
Quand les peuples se réuniront
Et les royaumes pour servir Yahweh.
C'est dire que la prédication des prophètes sur le rôle messianique
de Sion "^ est connue du psalmiste : pour que la Cité sainte puisse être
la métropole du culte universel de Yahweh dans les temps mes-
sianiques, il faudra que Dieu restaure Sion, gémissante à présent
dans de lamentables ruines.
6. Conclusion. — Ces différents textes nous montrent d'un côté
les nations venant pour partager la foi d'Israël et servir son Dieu, de
l'autre Israël au centre de cet universalisme et Sion la métropole
religieuse du monde. Remarquons cependant qu'il ne s'agit pas d'un
sentiment activement missionnaire, comme si Israël cherchait à con-
duire les hommes à Dieu. Ces textes expriment la foi dans le trésor
destiné à l'humanité et qui lui a été confié. Ils affirment haute-
ment que Dieu est toujours prêt à entendre toute prière humaine et
à communiquer sa connaissance et son salut à tous les hommes,
ce qui se réalisera certainement lors de la restitution de la Sion
messianique.
44 L.C., II, p. 543; voir Pannier, p. 543.
45 Lamentation individuelle ou collective, voir à ce sujet les commentaires.
46 Ps. 101 (102), 16. — Pour la référence de l'hommage universel aux prodiges
opérés, voir 85 (86), 9-10; 116 (117); 137 (138),4-6 et les textes au sujet de la libé-
ration de Jérusalem et de l'avènement du règne de Yahweh vus plus haut.
47 Voir Is. 2,2 ss.; 60,3 ss.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 23*
C. Le Messie personnel.
Remarques préliminaires.
Les psaumes qui nous intéressent ici, parce qu'ils contiennent
une note univers aliste, sont les cinq psaumes suivants: 2; 21 (22);
44 (45); 71 (72); 109 (110). Deux de ces psaumes, 21 et 44, con-
tiennent une indication spéciale sur la conversion future des gentils.
Ils parlent d'une race nouvelle, dont le Messie sera le chef, inaugu-
rant une société religieuse nouvelle, dans laquelle il n'y aura plus
de distinction entre Israélites et gentils. En raison de cette précision
sur la condition des gentils convertis, nous les considérerons à part
dans la troisième partie de cette étude.
Pour nous, ensuite, il peut être secondaire qu'un psaume soit
considéré directement ou seulement typiquement messianique. Dans
les deux cas les textes ont valeur de preuve, car pour les Apôtres,
qui citaient ces textes, ils prouvaient également.
Enfin il nous importe peu qu'on regarde un psaume comme
étant à l'origine un chant profane en l'honneur d'un roi d'Israël.
Leur place dans le canon nous indique que l'auteur inspiré, qui en
a fait un psaume de l'Ecriture, a eu en vue le sens religieux, qui
en l'occurrence est le sens messianique. Ceci est dit sans préjudice
de l'opinion plus commune admettant que l'auteur a pu se servir
dans ses descriptions d'images et d'exemples contemporains.
1. Le Messie conquérant: Ps. 2 et 109 (110),
Dans ces psaumes le Messie nous apparaît comme un roi d'Israël
idéalisé, et l'universalisme s'y exprime à la façon d'une conquête
guerrière du monde entier ou d'un gouvernement sur les gentils réduits
à la vassalité. Dans le psaume 2, 7-9, cette entreprise de conquête
et la répression des révoltes sont basées sur le droit conféré par un
décret divin:
Je vais promulger le décret de Yahweh
Yahweh '*8 m'a dit: Tu es mon fils;
Moi-même aujourd'hui, je t'ai engendré.
Demande-le et je te donnerai les nations comme héritage.
Et pour domaine les extrémités de la terre.
*8 Avec les LXX pour rétablir le rythme ternaire du psaume.
24* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
Tu les gouverneras ^^ avec un sceptre de fer
Et comme le vase du potier tu les briseras.
Avec l'origine divine du Messie ^^, ces versets affirment son droit au
gouvernement universel et identifient le règne du Messie au règne
de Yahweh. Ce règne universel revient au Messie à titre d'héritage;
le monde entier est son domaine, sa possession.
Certains exégètes interprètent ces versets comme une flatterie
courante dans le style des cours royales en Orient, et les comparant
à la littérature inspirée par le culte des rois en Babylonie. Mais
si ces exagérations avaient un sens dans la bouche d'un sujet baby-
lonien par rapport à son souverain, il n'en va pas de même en Israël.
Les rois de Babylone avaient un puissant empire et une force militaire
redoutable, capable de conquérir le monde dans le sens de l'anti-
quité ^^, tandis que les espérances d'Israël n'ont jamais poussé plus
loin les frontières de leur empire que de la « Grande Mer » jusqu'au
« Fleuve », c'est-à-dire de la Méditerranée jusqu'à l'Euphrate, de
Bersabée jusqu'à Dan, du Torrent d'Egypte jusqu'à l'entrée d'Emath •^^.
On peut dire qu'une telle prétention pour un roi d'Israël de l'histoire
eût été trop ridicule, tandis que l'on sait par ailleurs que cette
espérance est une des caractéristiques essentielles du royaume mes-
sianique.
L'appartenance des gentils au royaume du Messie est décrite sous
la forme de la soumission à un roi politique. Le gouvernement du
Messie est un gouvernement puissant qui brisera toutes les tentatives
de rébellion d'une façon sanglante. L'image descriptive est connue
dans la législation orientale pour marquer la volonté et la puissance
de faire exécuter la loi ^^.
Pareillement l'intégration des gentils dans le royaume messianique
est décrite comme une conquête guerrière:
4^ «tir ' em » avec les LXX, Pesittô, Jérôme (d'après l'hébreu).
50 Vaccari maintient la filiation physique pour le texte, malgré les textes paral-
lèles babyloniens apportés par P. Paffrath. Der Titel « Sohn der Gottheit » bed den
Babyloniern (Or. Stud., Fr. Hommel gew. Mitteil. Vorderas. Gesellsch., 21 (1927),
vol. I, p. 157 ss.) en faveur d'une filiation métaphorique. Voir Vaccari, De Messia
Filio Dei in Veteri Testamento, dans Verb. Dom., 15 (1935), 48-55; 77-86.
51 Kaupel: Th. Gl, 1923, p. 42 s.
52 1 R'eg. 5,1. Voir Landersdorfer, Die Bâcher der Konige, p. 35; Ez. 47, 15;
Deut. 1,6-8.
53 Code de Hammourabi XXVIII r, 24-39: «Que Nergal, le fort d'entre les dieux,
le héros sans pareil [ . . . ] le mette en pièces de son arme puissante et fracasse ses
membres comme un vase d'argile ». Gressmann : AOT 410.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 25*
Le Seigneur est à ta droite:
Il brisera les rois au jour de sa colère.
Il jugera les nations, accumulera les cadavres.
Il brisera les têtes par toute la terre.
Il boira au torrent sur le chemin.
C'est pourquoi il relèvera la tête ^*.
Dans la bataille qui se livre pour l'avènement du règne mes-
sianique, Yahweh assiste son Messie: au jour de sa colère il brise
les rois, tient jugement sur les nations, accumule les cadavres, brise les
têtes de partout. Dans les récits orientaux qui chantent les combats
des rois et leurs victoires nous rencontrons fréquemment ces descrip-
tions sanglantes ^^.
Quant à la signification de ces textes, voulue par Dieu qui a
inspiré le psalmiste, il ne peut exister de doute possible. Ils enten-
dent décrire avant tout l'extension universelle du règne messianique,
tradition certaine de l'attente messianique en Israël. Les symboles de la
description sanglante et guerrière sont une adaptation à la men-
talité contemporaine du thème de la lutte contenu dans la prophétie
messianique du protévangile. Cette lutte, présentée alors comme une
défense contre les morsures du serpent, est ici une conquête guerrière
à la façon des campagnes orientales. Symbolisme bien compréhen-
sible aux Israélites pour en avoir été eux-mêmes si souvent et les
auteurs et les victimes. La réalisation messianique donnera la pleine
lumière sur le sens de cette lutte entre les deux règnes qui se dispu-
tent la domination sur cette terre.
2. Le Messie-Roi pacifique du psaume 71 (72).
Tandis que les deux psaumes précédents supposent le règne de
David comme arrière-plan de la composition, le psaume 71 emprunte
ses images à la splendeur du règne de Salomon. Voici comment
s'exprime dans ce cadre l'universalisme du règne messianique:
Il dominera d'une mer à l'autre.
Du Fleuve jusqu'aux extrémités de la terre.
Devant lui se prosterneront tous ses ennemis ^^
Et ses adversaires mordront la poussière.
Les rois de Tharsis et des îles offriront des présents,
Les rois des Arabes et de Saba apporteront des offrandes:
£^4 Ps. 109 (110), 5-7.
^5 Voir G. Closen, ITege in die Heilige Schrift, p. 218.
5^ « Sarîm », en raison du parallélisme.
26* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Et tous les rois se prosterneront devant lui,
Toutes les nations le serviront.
Son nom sera béni à jamais
Tant que luira le soleil son nom se perpétuera
Et en lui seront bénies toutes les tribus de la terre.
Toutes les nations le proclameront bienheureux ^^.
Déjà les deux premières strophes, avec les thèmes de la justice
et de la paix, placent le Roi dans la perspective messianique et la
durée perpétuelle de son règne est une résonnance non équivoque
de la prophétie messianique de Nathan ^^.
Mais après, chose inouïe dans les annales des rois d'Israël, comme
pour l'auteur du psaume 2, les domaines de ce Roi ne s'étendent
plus seulement de la Grande Mer jusqu'au Fleuve, mais d'une mer
jusqu'à l'autre, et du Fleuve jusqu'aux extrémités de la terre.
C'est donc l'universalisme le plus absolu qui s'exprime. Et pour
dire qu'il s'agit d'une domination plus effective que celle de droit,
chantée par les hymnes de louange ou les psaumes du règne de
Yahweh, le psalmiste décrit la vassalité des peuples et des rois païens
en les faisant affluer au trône du Messie. S'ils ont résisté, ils sont
soumis et mordent la poussière ^^. Tous apportent des présents et
des dons, signes de leur vassalité et de la suzeraineté du Roi-Messie.
La prostration dans la poussière est, en effet, une image bien
orientale, souvent représentée dans les bas-reliefs babyloniens et
égyptiens. Il en est de même pour le tribut que doivent apporter
les peuples vaincus ^^. Les étrangers viennent de Tharsis. C'est la
Tartessus de la mystérieuse Espagne, colonie phénicienne célèbre par
ses mines d'or et qui avait, dans les imaginations sémites, le prestige
d'un eldorado antique ^^. Ils viennent des îles. Ils s'agit des îles de
la mer Egée jusqu'aux rivages de l'Europe ^^. Viennent aussi les rois
des Arabes, du pays des Sabéens ^^ et les rois de Saba, région de
57 Liber Psalmorum.
58 2 Sam. 7,16.
59 Thème des Ps. 2 et 109 (110).
60 Gressmann: AOB, 73-75. 87. 125-127.
61 Cales, Lés Psaumes, I, p. 685.
62 Voir les frontières de l'empire messianique d'après Isaïe, 60, 5-9.
63 Allusion à la reine des Sabéens qui visita Salomon.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 27*
l'Afrique ^*. C'est, à ne pouvoir s'y méprendre, l'universalité du
monde dans le langage de l'Ancien Testament.
Et le psalmiste voit dans cette soumission universelle au Messie-
Roi la réalisation des promesses faites aux patriarches: toutes les
nations seront bénies en lui ^^, d'après le verset 17 du psaume. Il
nous donne cet avertissement pour nous dire que ces descriptions à
couleur politique visent une réalité d'intérêt religieux, se trouvant
dans la ligne des bénédictions antiques relatives aux temps mes-
sianiques. Et que cet universalisme se réalisera, non pas sous l'impul-
sion d'un roi quelconque d'Israël, mais sous l'égide du grand Roi
davidique attendu pour l'avenir, sous l'égide du Roi-Messie.
III. — LA CONVERSION À UNE NOUVELLE
SOCIÉTÉ RELIGIEUSE.
Les textes du psautier que nous avons réunis jusqu'ici établis-
sent solidement la conclusion suivante: Israël attendait pour les temps
messianiques le rétablissement de l'universalisme religieux, comme
il en était aux origines. Ayant seul conservé la vraie foi dans le
monde, il sera le centre vers lequel afflueront les gentils lors de leur
retour au service de Yahweh, seul et unique Dieu. Et ce retour
apparaît dans la perspective prophétique comme une conversion à la
foi d'Israël.
Un autre point qui ressort de l'analyse des textes est que l'artisan
de la conversion n'est pas Israël, mais le Messie. Les textes qui ne
parlent pas du Messie personnel, semblent envisager la conversion
comme un retour spontané des gentils vers la foi d'Israël, générale-
ment à la vue des prodiges et des hauts faits éclatants de Yahweh
en faveur de son peuple lors de l'avènement des temps messianiques ^.
Nulle part il n'est question dans ces passages d'un apostolat actif
d'Israël auprès des gentils pour les amener à se convertir ^.
Les psaumes du Messie personnel, par contre, présentent cette
conversion comme l'œuvre du Messie. Les moyens d'expression sont
64 D'après Gen. 10,6-28, région africaine peuplée par les Chamites. On a pensé
à Meroe de l'ancienne Ethiopie (Jos., Ant., II, 10.2).
6r. Gen. 22,18. — Ps. 71 (72), 17.
1 Ps. 137 (138), 4-6; 101 (102), 13-23; 85 (86), 8-10; 116(117); 65(66), 1-8;
45(46),9-12; 75 (76), 11-13; 97(98), 1.4.6.
2 H. H. Rowley, The Missionary Message of the Old Testament, London 1945,
p. 32.
28* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
des images et des symboles em.pruntés à la royauté historique 'd'Israël.
En effet, c'est le Messie qui, par ses conquêtes guerrières, amènera
les gentils à passer sous l'obédience de son règne, en sorte que son
influence s'étendra sur toute la terre, réunissant toutes les nations dans
un empire unique, puisqu'elles viennent se prosterner devant le trône
du Messie en signe d'allégeance et apportent le tribut de leur
vassalité ^.
Pourtant nous avons dans le psautier deux psaumes précieux
povir l'objet de notre étude. Deux psaumes qui apportent les cor-
rectifs utiles à une interprétation erronnée des symboles employés
par les psalmistes et des précisions plus explicites sur deux points
déjà acquis: Israël, centre du monde messianique et le Messie, artisan
de la conversion des gentils. Il s'agit des psaumes 21 (22) et 86 (87).
L'interprétation erronnée des prophéties du passé était fort pos-
sible. Qu'il y ait eu des méprises en Israël sur le sens de ces pro-
phéties il ne peut y avoir de doute. La littérature apocalyptique
et rabbinique ^ est là pour nous l'attester, de même que la pensée
et l'attitude des Apôtres au temps de Notre-Seigneur nous documen-
tent sur la foi populaire. C'est pourquoi nous jugeons les précisions
contenues dans ces deux psaumes souverainement importantes pour
l'interprétation des prophéties contenues dans les autres psaumes.
Le psaume 21 précise d'une part le rôle du Messie comme auteur
de la conversion messianique parce qu'il explique la conquête du
monde non pas à la manière de guerres politiques, mais par ses
propres souffrances méritoires. La guerre sanglante, c'est lui-même
qui la livre, dans son âme et dans son corps. Et la cause déter-
minante de la conversion, qui est ailleurs les prodiges opérés en faveur
d'un Israélite ou du peuple d'Israël, est ici précisée en ce sens qu'il
s'agit de la passion du Messie et des prodiges opérés par Yahweh en
faveur de celui qui résume dans sa personne tout Israël.
3 Ps. 2; 44 (45), 4-6; 71 (72), 8-11; 109 (110), 5-7.
4 Henoch, XCI, 9; Ps. de Salomon, 7,36-37; 9,16.17.19; 10,5; et surtout le
Ps. 17, 1. 3. 26. etc. — A ce sujet on/ consultera avec avantage Lagrange, Le Judaïsme
avant Jésus-Christ. — Pour le rabbinisme, voir Strack-Billerbeck, Kommentar zum
Neun Testament aus Talmud und Midrasch, III, 81.120-121.126. 139-140.261; IV,
32. 35. 847. 852 ; J. Bonsirven, Le Judaïsme palestinien au Temps de Jésus-Christ, I,
pp. 407 ss.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 29*
D'autre part le Messie libéré, qui convoque d'abord les Israé-
lites à prendre part à son action de grâces, puis les gentils, annonce
qu'il est le Père d'une nouvelle race, qui n'est plus la race d'Abrabam,
mais la race du Messie. Il inaugure donc une nouvelle société reli-
gieuse, ce qui présuppose l'abrogation de l'ancienne alliance, annon-
cée d'ailleurs clairement par les prophètes, et la constitution d'une
nouvelle alliance, dans laquelle le salut messianique sera annoncé
aux générations à venir.
En second lieu nous avons le psaume 86. Il chante les gloires
de Sion, métropole du monde messianique. La vassalité décrite dans
les autres psaumes n'est pas une vassalité politique, mais unique-
ment spirituelle en ce sens que pour recevoir la lumière et le salut,
les gentils doivent se rendre à Sion. Mais là ils acquièrent le droit
de cité au même titre que les citoyens de naissance. Le critère d'appar-
tenance à la société messianique sera donc un autre que celui de la
naissance physique, et le code ancien qui régissait la situation des
étrangers en Israël sera remplacé par un code nouveau. Ici encore la
conversion des gentils suppose l'ancienne alliance abrogée et une
nouvelle alliance constituée.
Ces précisions plus explicites sur la conversion future des gentils
justifient la préférence accordée à ces deux prophéties, objet de notre
étude dans les pages qui suivent.
A. Le psaume 21 (22).
Parmi les psaumes messianiques, le psaume 21 occupe une place
à part en raison de la conception spéciale qu'il présente du Messie.
Tout comme le Serviteur de Yahweh dans Isaïe, il rompt la tradition,
sans la supprimer d'ailleurs, pour le présenter non plus comme un
Messie conquérant et dominateur, mais comme un juste souffrant.
Et ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, son œuvre mes-
sianique est le résultat de sa passion. L'annonce de la conversion
des gentils, fruit de la passion du Messie, est si évidente que les
maîtres de l'école critique la regardent comme une interpolation ou
bien ils nient l'unité de composition et le sens messianique.
30* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
§ 1. Unité et messianisme du psaume,
1. Une première partie (2-22) décrit la passion du Juste, les
douleurs intérieures de l'âme (2-12), puis les douleurs corporelles
(13-22).
Il se plaint d'être abandonné de Dieu, d'être frustré de l'espé-
rance et du secours accordé aux pères (2-6) ; de plus, au lieu d'être
exaucé, il est « un ver et non un homme », donc dans l'abjection
la plus profonde; aussi on se moque de lui; on le ridiculise de ce
qu'il met sa confiance en Yahweh malgré tout, sachant que dès sa
naissance il est un objet de la providence particulière de Dieu (7-11);
aussi il répète son appel au secours (12).
La description des douleurs corporelles énumère les tourments
infligés par les ennemis qui sont des « taureaux », un « lion », des
«chiens»: sa force est perdue comme l'eau qui s'écoule; c'est la
souffrance de la soif; ce sont les affres de la mort: « in pulverem
deduxisti me » ; ses mains sont percées et il peut compter tous ses
os; les bourreaux partagent ses vêtements en vue de sa mort pro-
chaine (13-19). Suit la répétition suprême d'un angoissant appel
au secours (20-22).
Dans la deuxième partie le ton change: c'est un cantique d'action
de grâces, dont le contenu suit le schéma habituel dans ce genre
de psaumes: promesse de louanges et appel à la louange (23-24);
motif, récit du bienfait (25); variante sur le thème de la louange:
elle sera officielle et accompagnée d'un banquet (26-27) ; suit la pro-
phétie de la conversion des gentils (28-30) et le Juste libéré, chef
d'une génération nouvelle, publiera à celle-ci la louange et la « justice
de Yahweh ».
2. Bien que le ton soit différent dans les deux parties, jusqu'au
siècle dernier on n'a pas mis en doute l'unité du psaume. Duhm ^,
devant la prophétie de la conversion, fruit des souffrances du Juste,
5 Duhm, Dos Buch der Psalmen, p. 22. — Pour l'étude de ce psaume nous
citons, outre les commentaires habituels: J. Corluy, De Christi satisfactione vicaria,
psalmus 21 (22), 2. 1884, 111-133; V. Rose, Psaume XXII, dans Revue bibl 4 (1895),
411-420; Lagrange, Notes sur les psaumes messianiques, dans Revue bibl., 14 (1905),
52-53; L. Durr, Ursprung und Ausbau der israelitischen, judischen Heilandserwartung,
Berlin 1925, pp. 151-152; L. Dennefeld, Messianisme, dans DTC, 10, 1929, col. 1505-
1506; A. Vaccari, De libris didacticis VT., Rome 1929, pp. 118-121; F. Ceuppens,
De Prophetiis messianicis in Antiquo Testamento, Rome 1935, pp. 359-381.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 31*
le divise en deux psaumes distincts, la première partie constituant,
à son avis, le psaume primitif. Il a été suivi par Cheyne ^, Kautzsch
Bertholet ^, la Bible du Centenaire^, Cependant la majorité des cri-
tiques reconnaissent l'inanité de ces tentatives et maintiennent l'unité
de composition avec tous les auteurs catholiques ^.
En effet, le rythme est le même dans les deux parties du psaume
et vouloir séparer l'action de grâces de l'invocation du secours divin
c'est méconnaître la psychologie de la prière et les procédés litté-
raires de composition dans ce genre de psaumes ^^.
Quant à l'époque de la composition, elle est plus difficile à déter-
miner. Suivant le titre, la tradition l'a généralement attribué à
David ^^, tandis que les critiques proposent une date postérieure,
Duhm le reporte même à l'époque des Hasmonéens. Parmi les catho-
liques, Bède le vénérable le place au temps des prophètes, suivi
par le cardinal Meignan et Dennefeld ^^.
Suivant en cela les rabbins du moyen âge, les protestants moder-
nes ^^ l'interprètent comme les chants du Serviteur de Yahweh dans
Isaïe. Il s'agit de la collectivité du peuple d'Israël souffrant dans
l'exil et dont les souffrances aboutiront pour le peuple, comme pour
les nations, au règne messianique universel. Mais cet essai d'inter-
prétation allégorique conduit fatalement à des absurdités ^^, et les
versets 23 et 26 excluent le sens collectif, le sujet du psaume s'opposant
aux « frères », c'est-à-dire au peuple ^^.
6 Cheyne, Origin and religious content of the Psalms, 1891.
'^ Kautzsch-Bertholet, Die HI. Schrift des Alien Testamentes, Tubingen 1922,
11, p. 143.
8 Marti et Briggs distinguent même quatre fragments combinés ensemble.
^ Voir, par exemple, Kittel et Gunkel dans leurs commentaires.
i<^ Voir W. Staerk, Lyrik (SAT), p. 184; Gunkel, Einleitung in die Psalmen,
p. 247 ss.
11 Et, avec elle, la généralité des auteurs catholiques: Corluy, Lesêtre, Fillion,
Knabenbauer, Herkenne, etc. De même les auteurs non catholiques jusqu'au siècle
dernier.
12 Voir Dennefeld, Messianisme, dans DTC, t. 10, col. 1505-1506,
13 Pour l'exposé des opinions, nous renvoyons à F. Ceuppens, De Prophetiis mes-
sianicis, pp. 375-380.
14 Voir Staerk, Lyrik, p. 185.
1'^ Il parle aussi de sa mère, de son cœur, de son palais (10. 15. 16), de la
répartition de ses vêtements.
Au sujet de la discussion sur le sens collectif ou individuel des chants du
« Serviteur de Yahweh » dans Isaïe, problème analogue à celui du psaume, nous
renvoyons aux ouvrages suivants: A. Vaccari, / carmini del « Servo di Jahve ». Ultime
risonanze e discussioni, dans Miscellanea Biblica, 2 (Roma 1934), 216-244; J. Fischer,
32* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
En raison de quoi Delitzsch, après Théodore de Mopsueste^^,
pense à David même, comme sujet du psaume et type du Messie.
Cependant l'hyperbole dans la description des souffrances et les résul-
tats qui en découlent est si forte que la généralité des auteurs catho-
liques, même s'ils regardent le sens typique possible, inclinent plutôt
au sens messianique direct et exclusif comme étant plus probable ^^.
De fait, si certains détails peuvent fort bien convenir à un type,
l'ensemble du tableau des souffrances ne saurait être celui d'un
personnage historique de l'Ancien Testament sans une hyperbole exa-
gérée, mais il convient excellemment au Messie ^^. Si la tradition
juive a ignoré le messianisme du psaume, cela ne fait que prouver une
fois de plus combien la révélation du Messie souffrant était inacces-
sible à la mentalité Israélite et n'a jamais pénétré l'âme juive.
Enfin la conversion des gentils, annoncée comme un fruit de la
passion du Juste souffrant, constitue un élément essentiel de l'avenir
messianique, puisque l'Ancien Testament ne reconnaît ni au peuple
d'Israël, ni à aucun personnage de l'ancienne alliance une mission de
conversion. Au contraire, on l'a toujours considérée en Israël comme
une des caractéristiques de l'avenir messianique ^^.
§ 2. La prophétie de la conversion des gentils.
L'action de grâces promet d'abord la louange divine dans le
cercle restreint d'Israël (vers 23-27), accompagnée d'un sacrifice
auquel participent les pauvres. Ensuite (à partir du verset 28) le
Wer ist der Ebed ?, dans Altl. Abh., 8, 4/5 (Munster i. W. 1916) ; F. Ceuppens, De
Prophetiis messianicis in A.T., 274-339; J. S. van der Ploeg, Les Chants du Serviteur
de Jahvé, Paris 1935; Gressmann, Der Messias, Gôttingen 1929, 308-339.
1^ C'est la description des souffrances de David, non de celles du Messie, en
raison du verset 2 : « verba delictorum meorum ». L'on sait qu'il fut condamné par
le 2® concile de Constantinople et que d'après le texte original il ne s'agit pas de
« péchés », cf. ci-dessous note 18.
1'^ Voir Lagrange, Notes sur le Messianisme, dans Revue bibl., 14 (1905), 51.
is Les difficultés qu'on a soulevées contre le sens messianique direct ne sont pas
concluantes. L'on sait que les « verba delictorum meorum » sont une erreur de tra-
duction de la Vulgate, et l'expression « jour et nuit » du verset 3 signifie une prière
continuelle. Par contre, la justice du Juste de ce psaume n'est pas celle de David
dans les autres psaumes davidiques. Là il est question d'une justice relative (supé-
rieure à celle des ennemis comme Saiil, Absalom, Doeg, etc.), celle du psaume 21 est
absolue. De plus il s'y montre une humilité qui n'est pas l'apanage des justes de
l'Ancien Testament et l'absence de tout sentiment de vengeance a de quoi étonner.
1^ Ceci vaut surtout si l'on considère, ainsi que nous le dirons plus loin, la con-
version des gentils comme le fruit de la passion du Juste, que l'on admet donc, comme
dans le chapitre 53 du livre d'Isaïe, une relation de causalité.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 33*
regard du Juste s'étend aux confins de la terre et il voit les nations
revenir à Dieu. Le texte de ce passage est le suivant:
28. Elles se ressouviendront et se convertiront a Yahweh
Toutes les extrémités de la terre;
Et devant lui se prosterneront
Toutes les familles des nations.
29. Car à Yahweh appartient le règne.
Et c'est lui qui domine sur les nations.
30. Lui seul sera adoré par ceux qui dorment dans la terre.
Devant lui se prosterneront tous ceux qui descendent dans la poussière.
Et mon âme vivra pour lui.
31. Ma postérité le servira.
Elle racontera d'Adonaï à la race (32.) à venir
Et on annoncera sa justice au peuple à naître:
Oui, Yahweh a fait cela 20,
1. Le verset 28. — « Les extrémités de la terre » désignent habi-
tuellement, dans les psaumes, les peuples du monde entier, pratique-
ment les gentils. D'ailleurs le parallélisme explique: ce sont les
« familles des nations ».
Ces gentils «se ressouviendront», en hébreu: « yizk'rû » se res-
souvenir d'une chose passée ^^. Très souvent l'infidélité des pécheurs
est appelée « un oubli de Dieu ^^» et, pour l'auteur du psaume 43 (44),
21, le paganisme est censé être un oubli de Dieu. Si donc le psalmiste
dit que les gentils se ressouviendront de Dieu, il a en vue le mono-
théisme primitif de l'humanité qui actuellement est oublié dans la
gentilité. Fait qui est raconté dans les onze premiers chapitres de la
Genèse quand l'auteur expose comment les Caïnites font d'abord
défection ^^, puis les Sethites ^* ; et puis c'est le déluge, premier essai
de redressement universel. Après la faillite de cet essai, c'est la voca-
tion d'Abraham, qui aura pour mission de maintenir sur terre la con-
naissance du vrai Dieu. Mais elle marque pour les gentils la con-
sécration définitive de leur oubli, ne leur laissant la « bénédiction »
que dans un avenir très lointain. Quant à Israël, il n'a jamais oublié
complètement son Dieu, malgré toutes les vicissitudes humaines ^'^
et il a conservé la tradition du retour futur des gentils à la vraie foi.
20 Les versets 30 à 31 sont certainement corrompus dans le texte massorétique.
Nous suivons la restitution du Liber Psalmorum, p. 37.
21 Par exemple, des œuvres de Dieu, Ps. 104 (105), 5.
22 Ps. 9, 18; 43 (44), 21; 49 (50), 22.
23 Exprimée par le rappel de la cruauté et de la polygamie (Gen. 4,23-24).
24 Gen. 6,1-2; voir Heinisch, Dos Buch Genesis, p. 161.
25 Ps. 43(44),2L
34* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
Ce retour vers Dieu est exprimé par le verbe « sûb », terme
habituel pour exprimer le retour à Dieu après l'abandon de la foi
en Yahweli et la pratique du culte des idoles -^\ L'idée exprimée par
le verset 28 est donc la suivante: comme ils ont abouti à l'oubli
complet de Yahweb, en glissant dans la polythéisme, les gentils
feront, à la suite du Juste souffrant et dans le cadre de son action
de grâces, le chemin inverse du retour à Yahweh, se ressouvenant de
leur religion primitive.
2. Le verset 29. — « Car à Icahweh appartient le règne, c'est
lui qui domine sur les nations. » Plutôt qu'une dépendance de
causalité le « kî » du verset 29 signifie l'effet obtenu ~^ : alors se
réalisera de nouveau le règne de Yahweh qui lui appartient de droit
depuis toujours.
Il n'est donc pas nécessaire de nier la relation de causalité de
la conversion avec la première partie du psaume parce que le verset
indiquerait comme cause du retour le domaine souverain de Dieu ^^.
En effet, l'action de grâces est toujours motivée par le bienfait accordé,
et si le psalmiste l'entonne avant d'avoir été favorisé par l'obtention
de la grâce, c'est parce qu'il est à l'avance certain d'être exaucé. Le
droit de souveraineté absolu de Yahweh n'est pas, en soi, la cause de
ce retour. Même sous le régime du paganisme ce droit n'a pas cessé
d'exister. Un grand nombre de psaumes contiennent cette doctrine
du souverain domaine de Dieu sur toute la terre et tous les hommes -^,
mais aucun de ces textes n'est suivi de cette conversion des gentils.
Par contre, les textes du psautier qui en parlent, la font dériver du
Messie et de son œuvre. Il en est ainsi ici. Dans la première partie
le psalmiste expose et décrit les souffrances du Messie, dans la seconde
il entonne le chant d'action de grâces qui sera particulièrement solen-
nel. Et si dans ce contexte il voit, à la façon d'Isaïe •^^, les peuples
revenir à Dieu, c'est que ce retour est causé par l'œuvre du Juste.
Il nous semble donc que c'est trop peu que d'affirmer: le peuple pro-
se Voir 2 Chron. 6,24; Os. 5,4; Is. 10,21; Jer. 1,27; 3,12.14; etc.
27 A l'origine, le « kî » a le sens démonstratif: voir Brockelmann, Grundriss
der semitischen Sprachen, II, p. 111. Comparer encore Ps. 43 (44) 20.
28 Lagrange, dans Revue blbi., 14 (1905), 51.
29 Surtout les psaumes du « règne de Yahweh », cf. ci-dessus IL 3. p. 16 *.
30 Dans les chants du Serviteur de Yahweh la relation de causalité entre la
passion du Messie et la conversion des gentils est plus explicitement affirmée.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 35*
clame, à l'occasion de la libération du Messie souffrant, la puissance
de Yahweh, si bien que les nations pourront comprendre que Yaîiweli
est le seul Dieu auquel tous doivent venir '^^. Il y a donc entre cette
action de grâces qui prédit la conversion des gentils et la passion du
Messie, plus qu'un simple lien d'occasion, il y a une relation de causa-
lité qui n'existe pas dans les autres interventions divines, si éclatantes
soient-elles, et donc capables de montrer aux païens la puissance
de Yahweh.
3. Le verset 30ab affirme l'extension de la louange aux défunts.
L'hébreu lit:
Ils mangent et se prosternent tous les gras de la terre,
Devant lui s'inclinent tons ceux qui descendent dans la poussière.
Les LXX et la Vulgate suivent également cette lecture. Mais les cri-
tiques modernes sont d'accord pour voir dans le premier verbe une
lecture fautive et, au lieu de « âkîû », ils lisent « âk lô yistahawû ».
De mênie « disnê » semble être une lecture fautive, et les exégètes
préfèrent « y^'sênê » : « ceux qui dorment dans la terre, ce qui est
aussi conforme aux lois du parallélisme: non seulement les vivants,
mais aussi les morts reconnaîtront Yahweh •'-.
4. Les versets 30c et 31 parlent de la vie future du Messie dans
sa postérité. Nous avons suivi, dans la traduction, la lecture du
Liber Psalmorum, basée sur la tradition des Septante:
Et mon âme vivra pour lui.
Ma postérité le servira.
C'est une conclusion analogue à celle du psaume 44 (45), 17:
A la place de tes pères seront tes fils;
Tu les établiras princes de toute la terre.
Dans les deux textes il est question d'une race nouvelle, la race
messianique qui sortira du Messie et de son œuvre. Lui-même sera
l'initiateur de la louange messianique qui se perpétuera dans sa postérité
et les gouvernants de la race messianique seront pris dans la postérité
du Messie, non dans la race d'Israël comme telle. Ces passages envisa-
31 Lacrange, 1. c, p. 51.
•^- Voir 1 Pet, 3,19; «(...] In quo [ Christo ] etiam his qui in carcere erant
spiritibus veniens praedicavit » ; ou encore saint Paul: Phil. 2,10: «Ut in nomine
Jesu omne genu flectatur cœlestium, terrestrium et infernorum. »
36* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
gent donc la constitution d'une nouvelle société religieuse pour per-
pétuer sur terre le service divin. Ce que le psaume 21 contient en
plus, c'est qu'elle sera le fruit de la passion du Messie ^^ .
5. 31b-32. — On parlera de Yahweh à la race à venir
Et on annoncera sa justice au peuple à naître;
Oui, Yahweh a fait cela.
C'est dans cette nouvelle société messianique que se fera la
publication et la propagation du nom de Yahweh. Le message que
l'on transmettra est indiqué dans le stique parallèle: c'est l'évangile
de la justice.
Or « la justice de Yahweh » est, dans l'Ancien Testament, le
terme technique pour désigner le salut promis par Dieu, c'est-à-dire
la Rédemption, et cela surtout dans Isaïe et dans les psaumes ^^.
L'œuvre de Dieu qui fera l'objet de la prédication dans la posté-
rité spirituelle du Messie, c'est l'exécution des promesses faites aux
ancêtres se réalisant dans la passion du Juste souffrant. Une fois de
plus nous constatons le lien intime qui existe entre la Passion dans
la première partie et l'action de grâces dans la seconde partie de ce
psaume. On peut aussi voir dans ce verset la prophétie de l'action
missionnaire qui sera inaugurée après la passion du Messie.
§ 3. Portée de cette prophétie.
Nous étions déjà, dans le cours de cette étude, en présence d'un
texte semblable dans sa formation:
Toutes les nations que tu as faites viendront
Se prosterner devant toi, Yahweh,
Et rendre gloire à ton nom.
Car tu es grand et tu opères des prodiges.
Toi seul tu es Dieu.
Une comparaison des deux textes permet de constater que la
prophétie du psaume 21 est plus explicite. Le psaume 85 reste dans
33 Voir Isaïe 53,10: «S'il se sacrifie pour le péché, il verra une postérité, il
vivra longtemps. » Knabenbauer commente : « videbit semen, i,e. posteritatem ; innume-
rabilis multitudo hominum, qui per ipsum ad veram vitam pervenerunt eique quasi
parenti et leirgitori vitae adhearent per eum regenerati, ut praemium ei conceditur . . .
Ad taie semen vel posteritatem Messiae pertinent quotquot per regenerationem ad
vitam supefnaturalem evecti Christo alteri humani generis parenti inseruntur » (Comm.
in Is. 53,10).
34 Is. 45, 21; 46, 13;' 51, 5; Pss. 35 (36), 7. 11; 39 (40), 11; 70 (71), 2.15; 102
(103), 17. — Sur ce sujet voir Lyonnet, De justitia Dei in Epistola ad Romanos,
dans Verb. Dom., 25 (1947), 28-29.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 37*
raffirmation générale du fait de la conversion pour les temps mes-
sianiques, tandis que le psaume 21 rattache le retour des gentils à
la passion du Messie ^% dont il est le fruit. Et, ce qui plus est, le
psalmiste décrit l'auteur du retour comme le chef d'une race nouvelle:
Mon âme vivra pour lui.
Ma postérité le servira.
Dans cette nouvelle société il n'est plus question du « semen Abrahae »,
mais du « semen » du Messie. C'est dans le cadre de cette organisation
nouvelle, prévue par l'auteur de ce psaume, que se fera la promul-
gation et la propagation de la « justice de Yahweh ». Et le psalmiste
de préciser que c'est là la réalisation du règne universel de Yahweh ^^.
Notons encore que le psalmiste n'a pas oublié les privilèges
d'Israël, même dans le cadre messianique. La louange divine qui
suit la passion du Messie se fait d'abord en Israël ^^ et le retour des
gentils est comme un retour vers Israël, tout comme chez Isaïe ^^,
privilège qui sera encore plus accentué par le psaume 86 que nous
étudierons dans les pages qui suivent.
Enfin nous pouvons constater que toutes les affirmations des
différents psalmistes se tiennent et ne sont au fond qu'une variante
dans la description d'une même réalité, à savoir l'universalisme mes-
sianique. La diversité des descriptions provient de la diversité de
mentalité ou de génie littéraire des auteurs ou des époques, si elles
n'appartiennent pas déjà à l'héritage littéraire du peuple d'Israël.
B. Le psaume 86 (87).
« Psalmus brevis est numéro verborum, magnus pondère senten-
tiarum », dit saint Augustin au début du sermon dans lequel il entre-
prit d'expliquer ce psaume au peuple de Carthage ^^.
35 Cette remarque vaut même si, avec Lagrange, on ne voit qu'un lien d'occasion
entre la Passion et la conversion des gentils, car c'est à l'occasion de cette Passion
que les gentils, témoins de la puissance de Dieu, entreprennent le chemin du retour
au service de Yahweh.
30 Ps. 21 (22), 29.
37 Ps. 21 (22), 23-27.
38 «In aU these passages (Is. 56.6 ss.; Jer. 3,17; Ps. 86,9 s.; 103, 15 ss.) we
find the thought of Jerusalem as the great religious centre of the world. It is not
alone believed that the nations will come to share Israel's faith and worship Israel's
God, but Israel herself shall be in the centre of the picture, and the Temple shall
be looked to by all men as the religious headquarters of the world » (Rowley, The
Missionary Message of the Old Testament, p. 32).
39 AuGUSTiNUS, In Ps. LXXXVI: PL, 37, 1100.
38* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Petit psaume, en effet, de sept versets, peu remarqué d'ailleurs
jusqu'à ces derniers temps, puisque même les études consacrées à
l'idée missionnaire dans le psautier ont omis de prendre ces quelques
vers en considération^^. Pourtant il mérite une attention particulière.
C'est peut-être celui qui, d'une façon précise, exprime le plus nette-
ment la conversion future des gentils, en spécifiant leur situation
civique dans la Sion de l'ère messianique. Là ils ne seront plus
considérés comme des étrangers, mais ils auront le titre de citoyens
de naissance. C'est l'annonce dans l'Ancien Testament de la parole
de saint Paul: « Il n'y a plus ni Juif ni Grec; il n'y a plus ni esclave
ni homme libre; il n'y a plus ni homme ni femme; car vous n'êtes
tous qu'une seule personne dans le Christ Jésus ^^. » Saint Augustin
cependant l'avait déjà remarqué: « Civitas quaedam in isto psalmo
cantata et commendata est: cujus cives sumus, in quantum christiani
sumus ^". »
Comme le texte de la Vulgate est assez obscur et le texte mas-
sorétique difficile par endroits, nous consacrerons un premier para-
graphe à la critique textuelle et littéraire. Dans le second, nous
réunirons les enseignements relatifs à la conversion des gentils.
§ 1. Critique textuelle et littéraire.
Le psaume rétabli, dont nous proposons la lecture, est, en tra-
duction française, le suivant:
2. Yahweh aime sa fondation sur les montagnes saintes:
Les portes de Sion plus que toutes les tentes de Jacob.
3. Des choses glorieuses sont dites de toi, cité de Dieu !
II
4. J'inscrirai Rahab et Babel parmi ceux qui servent Yahweh;
La Philistie et Tyr avec l'Ethiopie: ils sont nés là î
5. Et de Sion l'on dira: oui, tous sont nés en elle !
^^ Citons ViTTi, // Salterio et Vapostolato missionario, dans UMC Italia, 1929 ;
ScHMiTT. L'idée missionnaire dans les psaumes, dans UMC France, 1934; Andres,
Missionsgedanken im Psalter, dans Akad. Missionsblàtter, XXVI, 1938. — Cela est
dû sans doute à la traduction défectueuse de la Vulgate. La nouvelle version romaine
du Psautier a apporté un remède opportun à cet état de choses.
41 Gai. 3, 28.
42 A.c., col. 1100.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 39*
III
Et lui-même l'a ratifié, Yahweh le Très-Haut
6. Il écrira en enregistrant les peuples: ils sont nés là !
IV
7. Et l'on chantera en dansant: toutes mes sources sont en toi !
Le psaume chante donc la gloire de Sion, aimée de Yahweh et
glorieuse entre toutes les cités d'Israël (1-3). Sa gloire est celle d'être
la mère spirituelle de tous les peuples qui y sont inscrits comme
citoyens (4-5). Inscription confirmée par Yahweh lui-même (5-6).
Conclusion: joie de tous.
1. La gloire de Sion (1-3). — Le texte massorétique lit:
1. Ses fondations sur les montagnes saintes
2. Yahweh aime les portes de Sion plus que toutes les tentes de Jacob.
3. Des choses glorieuses sont dites de toi, cité de Dieu !
Les critiques modernes sont communément d'accord pour regar-
der ce texte corrompu. Aussi se sont-ils ingéniés à reconstruire un
psaume acceptable à leurs yeux transposant des mots, des stiques
ou des versets ^^. Il est certain que le rythme est brisé, le premier
vers contenant trois accents, le second sept et le troisième cinq.
Mais au lieu de tailler dans le texte transmis, il suffit de faire des
divisions plus adéquates dans la ponctuation pour rétablir trois vers
de rythme quinaire, qui est celui du psaume ^*. Sans faire violence
au texte, il suffit de reporter les deux premiers mots du second vers
au premier, dont il constitue le deuxième stique et nous lisons, le
troisième vers restant intact:
T : " v' " : - : t :
Sa fondation sur les montagnes saintes Yahweh l'aime:
Les portes de Sion plus que toutes les tentes de Jacob.
Des choses glorieuses sont dites de toi, cité de Dieu.
Le suffixe de « fondation » étant masculin il faut le rapporter
à Yahweh et non à Sion, avec le sens actif ^^\ accusatif -objet de
«Yahweh aime*^». Construction inattendue certes au début du
43 Voir R. KiTTEL, Biblia hebraica, note au verset 1; aussi Herkenne, Das Buch
der Psalmen, p. 290.
44 Voir Liber Psalmorum, p. 193; A. Vaccari, dans Biblica, 28 (1947), 394 ss.
45 Et non « ses fondements » (de Sion).
46 C'est sur cette consrruction inattendue que déjà Olshausen s'est basé pour
intervertir l'ordre des stiques.
40* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
psaume, mais saint Augustin l'a expliquée fort à propos en disant:
« Repletus ergo Spiritu Sancto, cives iste, et multa de amore et desi-
derio civitatis hujus volvens secum, tanquam plura intus apud se
meditatus, erupit in hoc : Fundamenta ejus in montibus Sanctis ^'^. »
Le mouvement lyrique de ce début de psaume suffit à justifier la
construction.
Le deuxième vers est parallèle au premier, le verbe étant sous-
entendu. De la sorte il n'offre pas de difficulté rythmique. A pro-
prement parler, Sion est bâtie sur une seule colline ^^. Ce peut
être un pluriel poétique ^^. Il se peut aussi que Sion soit pris pour
Jérusalem ^^. Les « portes de Sion » sont la dénomination de la ville
par le lieu le plus important: jusqu'à l'âge de bronze et de fer, en
effet, l'urbanisme ne prévoyait pas d'emplacement pour le marché
et les réunions ^^, qui se tenaient aux portes de la ville ^^. De là leur
importance devenue proverbiale dans la littérature d'Israël ^^. Les
« tentes » sont la « maison des nomades ». Elles servaient aux Israélites
jusqu'au XI* siècle environ ^*. Aussi n'est-il pas extraordinaire que
le terme ait continué de rester longtemps encore dans la langue pour
désigner les maisons, surtout en language poétique.
Si Yahweh préfère Sion à toute autre ville israélite, c'est que cette
cité sera le point de départ et le centre du royaume messianique ^^.
C'est le sens du troisième vers.
2. La maternité spirituelle de Sion (4-5), — La nouvelle ver-
bion romaine du psautier a conservé le texte massorétique :
Accensebo Rahab et Babel colentibus me:
Ecce Philistœa et Tyrus populusque ^^ iî^thiopum:
Hi nati sunt illic.
^7 Saint Augustin, l.c.y col. 1101.
48 Comme Ps. 2: « supra Sion, montem sanctum ejus ».
4^ Introduit pour une raison rythmique.
^^ Jérusalem est bâtie sur les monts Sion et Moriah, les collines saintes par
excellence.
^^ K. Galling, Biblisches Reallexicon, 525.
52 Neh. 8,16; 2 Reg. 5,1. On y passait des contrats: Gen. 23,18. On y
soumettait les questions en litige au jugement des anciens: Deut. 22,15; etc.
53 La sagesse est représentée, comme instrument et invitant les hommes à la porte
de la ville: Prov. 1,21; 8,3; 9,14.
54 Galling, Biblisches Realïexicon, 539.
55 Ps. 2 et 109 (110).
5<i En ceci le Lib. Psalm, suit les LXX.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 41*
Outre la perturbation du rythme quinaire ^^, remarque le père
Vaccari très justement, il faut noter que le texte massorétique intro-
duit ici Yahweh parlant à la première personne, alors que dans le
reste du psaume il n'est mentionné qu'à la troisième. Or tous ces
inconvénients sont supprimés si à la place du substantif ""VT?
(colentibus me) on lit, avec une différence de vocalisation seulement,
le participe à l'état construit ''7'^''? (colentibus) et si le HA»!
(ecce) qui suit est regardé comme une erreur de lecture pour ''3*^^ ,
le yod initial étant tombé par haplographie avec le yod précédent et
le nun lu pour le vau ^^. Il en résulte deux vers quinaires, dont le
sujet est le psalmiste, non plus Yahweh:
T : •• : : v t - - • : -
T -\ V • : V V :
J'inscrirai Rahab et Babel parmi ceux qui servent Yahweh,
La Philistie et Tyr avec l'Ethiopie: ceux-là sont nés là !
« ' Azkîr » est le hiphil du verbe « zâkar », se souvenir ^^, Et
le hiphil, en conséquence, signifie: rappeler le souvenir ou établir un
mémorial ^^. Le participe de ce verbe a donné lieu à la formation
d'un substantif, le mazkîr, qui est le titre d'un personnage à la cour
des rois d'Israël. Le premier nommé dans l'Ecriture est un certain
Jo^ah, mazkîr du roi Ezéchias. Il figure parmi les parlementaires
envoyés par ce roi à Sennacherib pour répondre à l'ultimatum de ce
dernier ^^. Sous le règne de Josias le mazkîr s'appelle également
Jo^ah; il est désigné par le roi, en même temps que Saphan, préfet de
la ville, pour s'occuper de la restauration du Temple ^^. C'est un
personnage qui se trouve mêlé aux affaires importantes du royaume,
et si le nom a sa signification, il pourrait être ce que nous appel-
lerions aujourd'hui l'historiographe du roi^^: c'est lui qui enregistre
les faits pour les conserver et les rappeler à la postérité ^^. C'est
57 Le rythme du TM est 4 + 4 (5) + 2.
58 Biblica, 28 (1947), 395.
59 Voir plus haut l'explication au verset 28 du psaume 21(22).
^^ Le même sens de « rappeler » ou « établir un mémorial » se trouve aussi au
psaume 44 (45), 18.
61 2 Reg. 18. 18. 26. 37.
62 2 Chron. 34.8.
63 LXX: anamimnëskôn; Vg: a Commentariis.
64 Voir « hizkîr sëm », conserver le nom de quelqu'un, établir un mémorial: 2 Sam.
18.18; Ex. 20,24.
42* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
sans doute la raison de sa présence aux tractations importantes du
royaume.
Le psalmiste semble donc se revêtir de la qualité d'historio-
graphe du royaume messianique, et il inscrit sur les registres de
citoyenneté de la nouvelle Sion, Rahab et Babel comme serviteurs
de Yahweh. Rahab est le nom symbolique de l'Egypte ^^ et Babel,
nom de la capitale, désigne l'empire babylonien ^^. Ces deux grands
empires de l'époque serviront Yahweh ^^. Les peuples qui suivent
sont de moindre importance: les Philistins, les Tyriens, les Kusites.
Les premiers (Vulg. d'après la lecture des LXX: alienigenœ) sont
les habitants de la région du sud-ouest de la Palestine, venus dans le
pays lors de l'invasion des « peuples de la mer » et probablement
originaires de la Crête et de l'Asie Mineure ^^. Tyr était la capitale
de la Phénicie, tandis que Kus ^^ représente le peuple d'Ethiopie.
De ces peuples étrangers, représentants de toute la gentilité, le
psalmiste dit: « Ils sont nés là ! » Par là il prophétise que Sion sera
la métropole religieuse des temps messianiques et que les gentils y
seront admis comme citoyens à l'égal des Israélites au point de vue
religieux, puisqu'ils y sont enregistrés comme citoyens de naissance.
Or c'était le droit de naissance dont se prévalaient les Israélites et
qui avait conféré aux fils d'Abraham leurs privilèges religieux, si
bien que, dans l'ancienne alliance, même les prosélytes étaient toujours
demeurés des « étrangers ». Il s'agit donc d'une organisation reli-
gieuse nouvelle. Chose inouïe en Israël ! Aussi le psalmiste de
s'écrier: « Et de Sion l'on dira: oui, tous sont nés en elle ! »
3. La ratification de Yahweh (5-6). — Ce verset présente lui
aussi quelque difficulté: T^??"???^^^ ^^^) . Le suffixe féminin est rap-
porté à Sion par les LXX (Vg), Calés, le Liber Psalmorum: « et
le Très-Haut l'aiïermira ». Mais alors cette expression semble se
réduire à une tautologie, puisque déjà le premier verset avait annoncé
que Yahweh a établi sa fondation de Sion sur les montagnes saintes.
^5 Voir 30, 7 ; 50, 9. La signification du terme est « monstre ».
66 Ps. 135 (136) 1; Is. 14,4.
67 « vâda ' », connaître, implique plus qu'une simple connaissance, la reconnais-
sance des droits de Yahweh.
68 Voir Abel, Géographie biblique, I, pp. 261 ss.
69 Voir Kasi dans les tablettes d'El-Amarna: Kn. 49, 20; 76, 15; 104, 20; etc.
Egalement au t. II, p. 1100.
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 43*
On s'attendrait plutôt, vu le lyrisme déployé par le poète dans sa
vision de l'avenir, à un progrès de la pensée ^^. C'est pourquoi nous
adoptons l'explication ingénieuse proposée par le père Vaccari ^^
qui interprète le suffixe féminin comme un neutre ^^ et le rapporte à
la proposition qui précède ^^: la maternité spirituelle de Sion. Alors
le verbe « y^kônën » a le sens de : il confirma, il ratifia. Citons deux
exemples pour cette interprétation: « Si l'on te dénonce un fait d'ido-
lâtrie, fais une enquête, et si le fait est reconnu comme vrai . . .
que le coupable soit lapidé ^^. » Il s'agit d'une accusation qui, si
l'enquête la confirme, entraînera la punition du coupable. Encore
le psaume 98 (99), 4: Dieu exerce le droit et la justice en ratifiant
ce qui est droit.
De fait, le verset parallèle exprime ce sens en disant : « Yahweli
écrit en enregistrant ^^ les peuples : ils sont nés là ! » Le texte même
reproduit, en l'attribuant au compte de Yahweh, ce que le psalmiste
lui-même a annoncé pour son compte. C'est la ratification divine de
son action d'historiographe de la Sion messianique quand il inscrivait
les peuples étrangers sur les registres de citoyenneté de la métropole
religieuse des temps à venir ^^.
Mais il convient de noter que dans le texte massorétique le rythme
est troublé. Pour le rétablir il suffit, d'ailleurs, de rapporter le tétra-
gramme au nom divin du vers précédent ^'^:
T : I : V Tv; : :
"^^ C'est pourquoi certains auteurs, comme Gunkel, Herkenne transposent ce
stique au premier verset.
71 L.c, p. 396.
72 JoûoN, Grammaire, 150.
73 Ps. 26 (27), 4; jer. 7,31 (cités par Vaccari).
74 Deut. 17,4.
75 Infinitif construit.
76 Le sens reste le même si, au lieu de l'infinitif construit, on lit avec le Liber
Psalmorum un substantif: « le livre des peuples ». Ce livre des peuples est connu
des psalmistes. C'est celui dans lequel sont inscrits les justes, exclus les pécheurs
(voir Ps. 68 (69); 29; 138 (139), 16.
77 Vaccari, i.e., p. 396.
78 Le père Vaccari compte deux accent» (i.e., p. 397).
79 La réunion de ces deux noms divins se retrouve dans d'autres psaumes: 7,18;
46 (47), 3; 96 (97), 9. Expression semblable à cette autre très fréquente: Yahweh
S*baôth. Elles paraissent être en usage pour appuyer la conclusion d'un fait ou
d'une vérité d'importance. Voir Verb. Dom., 9 (1929), 184-188.
44* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
4. Conclusion, — Après cette vision splendide de l'historiographe
des temps messianiques qui enregistre les citoyens de Sion, ce que
Yahweh confirme du haut des cieux, il ajoute, en guise de conclusion:
Et l'on chantera en dansant: toutes mes sources sont en toi !
L'expression veut dire que l'on célébrera des fêtes de joie ^^.
5. Il nous reste à dire, au moins sommairement, un mot sur
une nouvelle interprétation, dont nous venons d'avoir connaissance
et que H. Junkers a présentée dans Biblica, 30 (1949), 197-203. Selon
cet exégète le psalmiste a voulu célébrer la supériorité de Sion sur
les empires païens de Rahab et de Babel. Ironiquement il « glorifie »
ces grands empires devant ses fidèles en disant: voici ce sont des Phi-
listins, des Tyriens, des Kusites, ceux qui sont nés là (verset 4). En
d'autres termes. Egyptiens et Babyloniens, malgré leur civilisation,
ne sont autre chose que des païens méprisables et impurs qui ne
connaissent pas Yahweh et incapables de mener une vie supérieure.
Par contre (verset 5), l'on dira de Sion: tous les hommes nobles sont
nés en elle !
Contre l'objection linguistique disons que dans le texte de Jérémie
(4, 16), cité à l'appui de cette interprétation, « 'azkir » n'a que deux
accusatifs d'objet, tandis que dans notre psaume ce verbe en aurait
trois: Rahab-Babel, les fidèles et la qualification des premiers nom-
més, ce qui ne manque pas d'être un fait curieux. Dans l'interpré-
tation reçue « 1* » a le sens fréquent d'appartenance.
Mais la difficulté principale. Junkers la trouve dans le contexte.
Il ne découvre pas de rapport entre « sâm » et Sion. Or les trois versets
précédents en parlent et il est évident que les gloires de Sion font
l'objet du psaume. D'autre part, il nous semble invraisemblable
que l'auteur qualifie les Egyptiens et les Babyloniens de Philistins, de
Tyriens, de Kusites ! Pour un Israélite, Egyptiens et Babyloniens
étaient aussi « impurs » ou « barbares », ne connaissant pas Yahweh,
que les Philistins ou les Tyriens. Il est donc difficile de découvrir
en quoi ces derniers peuples pouvaient servir de qualificatif péjoratif,
même aux yeux d'Israël. L'explication proposée nous semble moins
probable que celle que nous avons donnée ci-dessus, même et surtout
en tenant compte du contexte.
^^ Pour les danses en usage dans la célébration des fêtes religieuses, voir encore
Ps. 67 (68), 25-29 .
LA CONVERSION DES GENTILS DANS LES PSAUMES 45*
§ 2. Portée de cette prophétie,
1. C'est ici peut-être la prophétie la plus claire de l'Ancien
Testament sur la situation des gentils dans l'avenir messianique. On
ne peut s'expliquer plus nettement sur le pied d'égalité sur lequel
se trouvent juifs et gentils dans la Sion entrevue par le psalmiste.
Le psaume pourrait préfacer « L'Evangile des Gentils » de saint Paul.
Aussi l'école critique, depuis Wellhausen et Duhm, cherche-t-elle
à limiter la portée de la prophétie. Il ne serait question que des
juifs de la diaspora. Bertholet ^^ les résume: « Où que les juifs soient
dispersés de par le monde, chacun a droit de cité à Sion, ce que
Yahweh lui-même doit reconnaître s'il contrôle la liste des peuples
qu'il tient au ciel; il trouvera en Egypte, à Babel, en Philistie, en
Phénicie, en Ethiopie quelques-uns de ceux qui le reconnaissent et
de qui vaut ce qui convient naturellement à ceux qui habitent Sion:
c'est ici qu'ils ont leur patrie. »
Cependant, déjà Baethgen et Kittel ont vu l'arbitraire de cette
interprétation. C'est pourquoi ils ont ajouté aux juifs de la diaspora
les prosélytes qui viennent de ces pays énumérés par le psalmiste.
Mais il ne peut y avoir de doute sur l'intention de l'auteur du
psaume. Depuis toujours les psalmistes ont entendu, par cette enume-
ration de peuples étrangers venant au service de Yahweh dans les
temps messianiques, désigner l'ensemble des peuples de la gentilité.
Cela est apparent à l'époque préprophétique quand les poètes d'Israël
présentaient l'universalisme messianique sous l'image des rois et des
princes des nations venant faire acte de soumission au roi d'Israël
et lui apporter leurs présents et leur tribut ^^, si ce n'est à Dieu lui-
même ^^, et là, l'intention du psalmiste ne peut être douteuse, car les
Israélites reconnaissaient cette souveraineté. Et jamais, dans les
psaumes, on ne trouvera l'idée que le Messie devra faire la conquête
des Israélites. Au contraire, c'est d'Israël que part la conquête du
monde dans les temps messianiques. Or tous ces textes se tiennent.
C'est toujours la même idée qui s'exprime, bien que les moyens
d'expression varient et évoluent suivant les habitudes littéraires de
l'époque et la mentalité des auteurs.
81 Kautzsch-Bertholet, Die Schriften des Alten Testamentes, Band II, 215.
82 Voir Ps. 71 (72), 9-11; 44 (45),13.
83 Ps. 67 (68), 30. 32; 75 (76), 11-13.
46* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Notons aussi la parenté de cette prophétie avec l'image présentée
par Isaïe et Michée ^*, d'après laquelle les gentils s'acheminent vers
Sion pour y chercher la lumière et le salut. Dans les deux prophéties,
Sion est sur une colline ou une montagne, visible au loin pour que
tous la voient. Signe de ralliement. C'est, semble-t-il, le sens de ce
détail topographique de l'antique ville de Jérusalem bâtie sur deux
collines.
2. Le psaume prévoit encore la réunion de tous les peuples
en une société religieuse servant Yahweh, Les privilèges étant abolis
en Sion, celle-ci peut être le centre de cette organisation sociale, en
tant que principe d'unité: de tous les points de la terre on viendra
s'y faire inscrire. Si différents que soient entre eux les divers peuples,
ils sont unifiés par la citoyenneté de Sion. Principe d'unité non plus
d'ordre temporel, comme c'était le cas pour la Sion contemporaine
du psalmiste, mais d'ordre spirituel, ce qui suppose un renversement
fondamental dans l'organisation religieuse d'Israël. La vision du
psalmiste contient donc également l'élément prophétique de la sub-
stitution des Israélites par les gentils ^^ .
Sion, principe d'unité, quoique d'ordre spirituel, est pourtant
visible. En effet, la Sion messianique est ici comme ailleurs repré-
sentée sur la montagne. Dans la perspective du psalmiste ce détail
semble important, puisque la visibilité est un élément non négligeable
quand il s'agit d'une société essentiellement spirituelle.
3. L'intégration des gentils dans la société messianique est enfin
considérée comme une seconde naissance. Trois fois le psalmiste
enthousiaste répète cette vérité: ils sont nés là ! Nécessairement
il s'agit d'une naissance spirituelle qui n'est pas déterminée de plus
près, mais est conçue par analogie à la naissance dans une ville, con-
férant les droits de citoyen. L'auteur suppose donc lui aussi la consti-
tution d'une nouvelle race, que le psaume 21 (22) avait appelé le
« semen » du Messie.
Albert Strobel, o.m.i.
Huenfeld, Allemagne.
84 Is. 2,2-4; Mich. 4,1.
85 Is. 55,3-5; 59,21; Jer. 31,31-37; Bar. 2,35; Ez. 34,25.
Note sur la connaissance
artistique ^
Les quelques réflexions qui suivent se situent dans une perspec-
tive pratique; elles veulent répondre à cette question: Quel doit
être notre comportement devant l'œuvre d'art ?
Les comportements possibles.
Si nous partons d'un fait d'expérience, nous constatons ceci: cer-
taines personnes, quand elles sont au naturel, demeurent tout à fait
indifférentes devant un beau paysage; d'autres n'en saisissent que
l'aspect utilitaire; d'autres enfin, devant le même paysage, se sentent
pénétrées d'une émotion particulière, spontanément monte à leurs
lèvres cette expression: « Oh, que c'est beau ! »
Ces comportements s'expliquent, en partie, par la profession ou
l'éducation; cependant, la première et la plus profonde explication
réside dans la nature du sujet connaissant. Il est vrai, la nature
humaine est essentiellement la même chez tous les hommes et, en
conséquence, elle est, chez tous, en puissance à tous les dévelop-
pement humains, y compris les développements artistiques. La puis-
sance, toutefois, à tel développement précis peut être bien minime,
chez certains, en raison des individualités particulières. La pensée
de Pascal reste toujours vraie: « Il est rare que les géomètres soient
fins, — et, par contre, — que les fins soient géomètres ^. » Semblable
constatation se retrouve, à un plan plus élevé, sous la plume d'auteurs
spirituels : « Il y a des parfaits, diront-ils, à qui Dieu refuse le don
[ de l'union mystique ] parce qu'ils n'ont pas le tempérament assez
calme pour la contemplation ■^. »
1 On nous permettra d'employer ici cette expression dans un sens participé.
Par « connaissance artistique », nous n'entendrons pas, ordinairement, la connais-
sance de l'artiste, auteur de l'œuvre, mais celle de l'homme cultivé, admirateur de
l'œuvre.
2 Pascal, Pensées, Montréal, Editions Variétés, 1944, n° 1, p. 74.
8 Alvarez de Paz, De inquisitione pacis, III (cité dans Léonce de Grandmaison,
8.J., La Religion Personnelle^ Paris, Gabalda 1930, p. 155, note 1).
48* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Dans les comportements décrits, le troisième donc, celui qui
s'étonne, admire et exulte dans la joie du beau paysage, offre un
naturel très apte à la connaissance artistique. Qu'il développe cette
tendance, qu'il la « régularise », la dispose à toujours réagir de façon
droite, conformément aux règles de l'art, et il possédera l'habitus de
connaissance et même de production artistique.
La connaissance artistique.
Ici, il y a lieu de distinguer entre ces deux aspects, qui ne sont
pas deux habitus différents. Toute connaissance artistique est, en un
sens, production ou création. Si elle porte sur une beauté naturelle,
par exemple le chant des oiseaux, un coucher de soleil, elle saisit plus
que ce qui lui est matériellement présenté, elle « découvre des rayon-
nements spirituels que les autres n'y savent pas discerner * » ; la nature
lui a servi de prétexte, mais déjà « c'est l'homme ajouté à la nature ».
Il y a toujours, dans la connaissance artistique, une certaine construc-
tion imaginative de mots, de lignes, de couleurs ou de sons faisant
resplendir une forme, et la preuve en est que, devant le même spec-
tacle, deux artistes différents verront deux beautés différentes. Si,
au contraire, la connaissance porte sur une oeuvre humaine, le sujet
doit en quelque sorte refaire, à l'intérieur de soi, le travail de l'artiste;
il doit recréer l'œuvre à sa suite et s'approprier son inspiration;
autrement, il peut inventer une œuvre nouvelle mais il ne connaît
pas celle de l'artiste.
Ainsi, toute véritable connaissance artistique exige création ou
recréation: elle recrée l'objet pour le saisir et le saisit en le recréant.
Exige-t-elle production extérieure de l'œuvre ? Pas nécessairement.
Chez l'artiste, certes, elle tend, de tout son être, à cette expression
extérieure et n'est pleinement satisfaite qu'en elle ^. Chez l'amateur,
pareille exigence n'existe pas, ou, du moins, pas au même degré; sa
connaissance artistique est une connaissance participée; l'œuvre est
déjà faite, elle est là devant lui; il n'a plus à la produire, mais à
renouveler modulo suo l'expérience interne de l'artiste.
Jacques Maritain, Art et Scolastique, Paris, Louis Rouart, 1927, p. 102.
Il est bon de noter cependant, avec Maritain, que « l'habileté manuelle ne
s partie de l'art; qu'elle n'en est qu'une condition matérielle extrinsèque »
;.. D. 19-20).
4
5
fait pas part.„
(op. cit., p. 19-20).
NOTE SUR LA CONNAISSANCE ARTISTIQUE 49*
Ajoutons encore, pour préciser cette connaissance, qu'elle est
intuitive. La beauté est connue, expérimentalement, quand l'artiste
(ou l'amateur) saisit l'intégrité, la proportion et la splendeur de la
forme. Pour ce faire, il doit saisir l'objet tout entier et tout à la
fois; infailliblement, dès qu'il voudra décomposer ou analyser l'objet,
la connaissance artistique cessera.
Enfin, cette connaissance, quoique essentiellement intellectuelle —
puisqu'il s'agit de percevoir la proportion et la splendeur d'une forme,
— s'accomplit dans le sensible et par le sensible. La forme belle
est, en effet, une forme incarnée ^ et, pour la saisir de manière intui-
tive, il faut que l'intelligence descende de quelque façon dans les
sens, là où la forme jouit encore de sa singularité et de toute sa
richesse concrète.
Si maintenant nous ramassons ensemble ces divers éléments, nous
obtenons, de la connaissance artistique, la définition suivante: « l'acte
par lequel l'intelligence, pénétrant dans les sens, connaît intuitive-
ment et fruitivement un singulier sensible beau, sous sa raison propre
de beau. »
Elle se distingue donc du savoir scientifique par le mode et par
l'objet formel. Ce savoir est abstractif, il atteint son objet sub rations
veri; la connaissance artistique est intuitive et, de plus, elle atteint son
objet sub rations delectabilis. Elle se distingue encore de la connais-
sance mystique et des autres connaissances à mode affectif non seule-
ment parce qu'elle est factive ou créatrice et que les autres ne le sont
pas, mais aussi, et plus profondément, parce que leur médium formel
diffère. Toutes sont affectives, il est vrai, mais la connaissance artisti-
que se sert, comme médium formel, de Vappétit naturel de l'intel-
ligence, puisque le beau se définit ens prout convenit appetitui natu-
rali intellectus, tandis que les autres connaissances à mode affectif
utilisent, comme médium formel, un appétit élicite: amor (amor eli-
citus) transit in conditionem objecti.
Disons enfin que, pour le beau comme pour le vrai et pour le
bon, quoique de manière bien différente, il y a au fond de l'intel-
® Nous traitons, dans ces quelques pages, uniquement de la connaissance artis-
tique^ ^wmame; en conséquence, la forme belle, proportionnée à cette connaissance,
est nécessairement une forme incarnée.
50* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
ligence une sorte de premier principe, qui fait qu'on appelle beau
ce qui se réduit à lui, selon le mode propre de la connaissance artis'
tique, et laid ce qui lui est irréductible. « H y a un certain modèle
d'agrément et de beauté, nous dit encore Pascal, qui consiste en
un certain rapport entre notre nature, faible ou forte, telle qu'elle
est, et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle
nous agrée: soit maison, chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux,
rivières, arbres, chambres, habits, etc. Tout ce qui n'est point fait
sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon ^. »
Il ne faudrait pas entendre cette pensée de Pascal dans un sens
trop matériel. Le « certain modèle » dont il parle, tout comme le
« premier principe » auquel nous avons fait allusion, semble bien
n'être que le goût inné de l'intelligence humaine pour le resplendis-
sement de la forme incarnée dans une matière sensible. Ainsi, l'œuvre
est belle dans la mesure où elle satisfait vraiment à ce goût inné de
l'intelligence.
La disponibilité nécessaire.
Mais y a-t-il des conditions requises pour expérimenter ce beau ?
Oui, une condition surtout est nécessaire, la disponibilité, c'est-à-
dire l'empressement à accepter le point de vue de l'artiste. S'il faut
juger l'œuvre, on y verra dans la suite. Pour l'instant, et avant de
la juger, il faut la connaître, et, pour la connaître, il faut absolu-
ment entrer dans la perspective de l'artiste. C'est là un principe
fondamental; il repose sur la nature de la beauté artistique. L'artiste,
avons-nous dit, est un créateur; la vérité de l'œuvre consiste donc en
la conformité, non pas à la chose représentée, mais à la conception,
à l'idée que l'artiste en a eue, et nous-mêmes, nous devons, pour
connaître l'œuvre, entrer dans cette conception.
Un tel principe vaut tout aussi bien pour la connaissance des
beautés de la nature. Mais ici, l'idée de Dieu étant infinie, le choix
des perspectives sera plus grand: devant une même œuvre, l'intel-
ligence pourra varier ses points de vue et toujours, sans jamais épuiser
la fécondité de la conception divine, elle trouvera de la beauté. Dans
ce domaine, le saint, — à condition qu'il ait l'outillage sensible
7 Pascal, op. cit., n" 32, p. 81.
NOTE SUR LA CONNAISSANCE ARTISTIQUE 51*
requis, — possède sur nous un avantage: il sait se placer spontané-
ment, tel François d'Assise, au point de vue du Premier Artiste.
L'amateur doit donc, devant l'œuvre belle, après s'être informé
du point de vue de l'artiste, se laisser pénétrer et séduire par elle,
sans raisonner. Alors, recréant l'œuvre, il la connaît vraiment. Sans
cette sympathie au point de vue de l'autre — sympathie qui n'exige
pas nécessairement de nous l'acceptation spéculative de ce point de
vue, — à peu près rien à faire: nous pouvons toujours juger de la
légitimité du point de vue, mais nous ne possédons aucun droit à
juger de la réalisation artistique de l'œuvre.
La critique (Tart,
L'homme cultivé devra normalement porter un jugement sur
l'œuvre belle. Deux aspects seront à considérer: le point de vue
de l'artiste est-il légitime ? l'artiste a-t-il réalisé une œuvre belle dans
ce point de vue ?
Le point de vue de l'artiste est-il légitime ? Toutes les disputes
d'écoles: classicisme ou romantisme, réalisme ou impressionnisme,
cubisme ou fauvisme ... et même davantage, les grandes disputes sur
la moralité de l'œuvre d'art entreront ici ^. Les principes généraux,
enseignés par la philosophie de l'art, guideront le critique dans ce
domaine.
L'artiste a-t-il réalisé une œuvre belle ? À ce moment précis,
apparaîtra la vraie valeur de l'artiste, comme artiste, et, pour la
saisir, le critique devra être, lui aussi, un peu artiste. Pas plus à lui
qu'à l'auteur de l'œuvre, le « goût exquis des règles » ne suffira ; il lui
faudra posséder le don de pénétration artistique, et juger d'après
ce don. S'il ne possède pas ce don, qu'il ne juge pas.
Voici donc, en résumé, les trois phases de notre comportement
devant l'œuvre d'art: nous placer au point de vue de l'artiste, nous
laisser séduire par l'œuvre et enfin, après avoir jugé de la légiti-
mité du point de vue, juger de la réussite artistique.
Fernand Jette, o.m.i.,
professeur à la Faculté de Théologie.
8 II peut arriver que le point de vue de l'artiste soit mauvais, moralement
mauvais; alors, la prudence a le droit de s'opposer à ce qu'on s'y abandonne pour
connaître l'œuvre.
Bibliographie
Comptes rendus bibliographiques
Mélanges F. Cavallera. Toulouse, Bibliothèque de l'Institut catholique 1948.
25 cm., XVII-524 p.
Les nombreux admirateurs du R. P. Ferdinand Cavallera, s.j., — il en compte
bien au delà des frontières de son pays — se réjouissent de l'hommage bien
mérité de ces Mélanges que lui a offerts l'Institut catholique de Toulouse, à
l'occasion de la quarantième année de son professorat à cet Institut. Une brève
préface de S. Em. le cardinal Saliège y met bien en relief la figure imposante
et sympathique de cet infatigable ouvrier de la théologie; quant à son œuvre,
d'une variété et d'une richesse plus qu'impressionnante, on peut en avoir une
idée par les 29 pages, au texte serré, de sa bibliographie.
Les Mélanges s'ouvrent par deux travaux d'exégèse scripturaire sur des pro-
blèmes difficiles: les deux chants du coq, d'après Marc 14, 30 (M^"" Louis Saltet),
et la restriction uNisi oh fornicationem » (R. P. Joseph Bonsirven, s.j.). Le
R. P. Joseph de Ghellinck, s.j., apprécie ensuite les progrès des recherches patris-
tiques en ces derniers temps, et il examine les problèmes que pose l'utilisation
de leurs résultats.
Puis viennent, rangées selon l'ordre chronologique des sujets traités, diver-
ses études sur des points particuliers d'histoire des doctrines, ou d'histoire tout
court. Énumérons brièvement: « Origène théoricien de la méthode théologique»
(long article dans lequel le R. P. J.-Frs Bonnefoy, o.f.m., reprend son interpré-
tation fort discutable de certains textes de saint Thomas sur la nature de la
théologie); Un trattato ascetico attribuito a S. Girolamo » (R. P. Alberto Vaccari,
s.j.) ; « Le dogme de l'inspiration chez saint Ephrem d'après ses commentaires de
l'Ancien Testament» (M. Xavier Ducros); «Le processus de la création d'après
saint Augustin», par le regretté P. Jacques de Blic, s.j.; «L'Eglise et l'enseigne-
ment en Occident au V" siècle» (M. Gustave Bardy); «Les Passions de saint
Denys » (R. P. Henri Moretus-Plantin, s.j.) ; « L'Imitation de Jésus-Christ dans
la spiritualité byzantine» (R. P. Irénée Hauscherr, s.j.); «Les provinces chal-
déennes «de l'extérieur» au moyen âge» (M. Jean Dauvillier) ; « Achard de
Saint- Victor et les controverses christologiques du XII* siècle » (M. Jean Chatillon) ;
« Evangélisme et théologie au XIIP siècle» (R. P. Marie-Dominique Chenu, o.p.);
«Sur un vieux distique: la doctrine du «quadruple sens» (R. P. Henri de Lubac,
s.j.); «La cohérence de la métaphysique de l'âme d'Albert le Grand» (M^"" Bruno
de Solages) ; « Quel est le scribe de r« Autographe » des Exercices spirituels »
(R. P. Henri Bernard, s.j.); «La vie et l'œuvre de Jean des Anges» (R. P.
Fidèle de Ros, o.m. cap.) ; «Le P. Surin et saint Jean de la Croix» (R. P. Michel
Olphe-Galliard, s.j.) ; « La vie souffrante de Jésus d'après Chardon » (R. P. Jules
Lebreton, s.j.) ; « Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, du Jardin des Buissonnets aux
pieds de Léon XIII » (M. André Combes) ; « La légende de l'intervention du
Gesù dans l'affaire Dreyfus» (M. Louis Capéran).
BIBLIOGRAPHIE 53*
Point n'est besoin d'ajouter, on en conviendra, que ce volume de Mélanges
se recommande de lui-même par l'intérêt des sujets traités et par la compétence
des collaborateurs. C'est donc fort heureux que cet anniversaire de professorat
du R. P. Cavallera nous ait valu un tel recueil, indispensable dans toute biblio-
thèque théologique.
Eugène Marcotte, o.m.i.
Joseph Falcon. — La Crédibilité du Dogme catholique. Apologétique Scien-
tifique. Nouvelle éd. rev. et aug. Lyon-Paris, Vitte, 1948. 23,5 cm., 573 p.
L'ouvrage du R. P. Falcon est assez connu — croyons-nous — depuis sa
première publication en 1933, pour que cette nouvelle édition n'ait pas besoin
d'une présentation détaillée. C'est « un travail de mise à jour concernant sur-
tout la bibliographie ... ; d'amélioration par une rédaction plus parfaite et
plus étendue de certains passages et l'addition de quelques notes; . . . d'achèvement
qui vise la fin de l'ouvrage » que l'auteur a voulu nous donner. Evidemment
le plan général en est sorti par là quelque peu modifié, mais il n'est pas moins
vrai qu'il reste à son état originaire et par le fond et par l'orientation. Ce sont
les grandes traces du célèbre De Revelatione du R. P. Garrigou-Lagrange qui
reviennent; cependant faut-il avouer que le solide nerf spéculatif de l'œuvre
du Maître se trouve ici passablement atténué.
Une nouvelle édition est, elle-même, un éloge authentique à l'auteur. En
la présentant, nous aimons à nous associer cordialement à cet éloge.
A. JoppoLO, o.m.i.
Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, doctrine et histoire, publié
sous la direction de Marcel Viller, s.j., assisté de F. Cavallera et M. Olphe-
Galliard, s.j., avec le concours d'un grand nombre de collaborateurs. Fascicule
XI. Clugny 'Communion fréquente. Paris, Beauchesne, 1948. 30 cm., c. 1009-1264.
Nous sommes un peu en retard pour parler de ce fascicule du Dictionnaire
de Spiritualité, mais ce n'est pas une raison qui nous dispense de le faire. Nous
signalerons donc quelques articles qui se remarquent par leur intérêt à la fois
actuel et plus général.
Tout d'abord, l'article du P. de Ghellinck, Collections spirituelles (c. 1102-1121),
fait voir le développement des publications spirituelles en séries et fournira une
très utile initiation bibliographique. L'A. regrette que, parfois, dans ces collections
le médiocre et l'excellent voisinent (c. 1120) : ses propres remarques glissées ci
et là dans son travail, aideront à une première discrimination. Le P. Viller, à
l'article Vie communautaire dans le clergé diocésain (c. 1156-1184), aborde avec
souplesse, clarté, bon sens, un des problèmes majeurs du clergé actuel de France
(et peut-être d'ailleurs . . . ). Les notes historiques contenues dans l'article,
malgré leur brièveté, portent le germe de profitables leçons. Les trois derniers
articles du fascicule sont consacrés à la communion {Effets, F. Cuttaz, c. 1187-1207;
Pratique, M. Viller, c. 1207-1234; Communion fréquente, J. DUhr, c. 1234-1264,
ce dernier encore incomplet). Une fois de plus l'histoire se montre précieuse
pour ses enseignements. Le dogme de l'eucharistie est si riche qu'il est difficile
de rester fidèle, dans la pratique, à toute sa richesse; à moins de vigilance, on
54* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
s'en tiendra facilement à un aspect avec quelque détriment pour d'autres. Il
n'est pas superflu de connaître les diverses orientations de la piété eucharistique
au cours des âges et de constater que toutes n'ont pas toujours eu la justesse
désirable.
R. B.
R. Garrigou-Lagrange, o.p. — La Synthèse thomiste. Paris, Desclée, DeBrouwer
et Cie., 1947. 20,5 cm., 739 p.
Ce récent ouvrage du R. P. Garrigou-Lagrange est une précieuse addition à
la série « Bibliothèque française de Philosophie », bien que la majeure partie du
volume ne soit qu'une reproduction, avec quelques précisions nouvelles, de l'article
Thomisme, que l'illustre professeur à l'Angelicum avait écrit dans le Diction-
naire de Théologie catholique. Il est heureux que cet important article, qui
équivaut à un volume de près de six cents pages, ait été ainsi publié à part.
L'auteur rappelle la synthèse métaphysique que suppose la théologie thomiste.
Ceux qui ont eu le bonheur de suivre les cours du R. P. ne seront pas surpris
d'y trouver des chapitres sur « l'être intelligible et les premiers principes » et
sur « la doctrine de l'acte et de la puissance et ses conséquences ». À l'aide des
grands commentateurs de saint Thomas, tels que Cajetan, Jean de Saint-Thomas, les
Salmanticenses, etc., le R. P. expose ce qu'il y a d'essentiel et de capital dans
le thomisme, par rapport aux traités De Deo uno et trino. De Angelis, De Hominc^
De Verbo încarnato, De Gratia. Il est aussi question de théologie morale et de
spiritualité.
Dans cette ample synthèse, qui couvre toute la doctrine catholique et oii
tout est tellement cohérent, on hésite à signaler une partie plutôt qu'une aitfre.
Cependant, parmi les cinquante chapitres qui constituent cette section du volume,
celui sur la mariologie mérite une mention spéciale.
Sous le titre « Les bases réalistes de la synthèse thomiste », l'auteur traite des
vingt-quatre thèses thomistes, du principe de contradiction et du problème des
universaux, de la vraie notion de la vérité et de celle du pragmatisme, de la
personnalité ontologique selon les thomistes et de la raison suprême de la distinc-
tion entre la grâce efficace et la grâce suffisante.
En appendice, il y a une réponse à la question: «La théologie nouvelle où
va-t-elle ?» Le R. P. Garrigou-Lagrange n'est pas de ceux qui se laissent prendre
à tout vent de doctrine. Plus qu'aucun de nos contemporains, il personnifie la
pensée thomiste; et voici comment il fustige îles nouveautés de certains théologiens
qui se croient orthodoxes: «La vérité n'est plus la conformité du jugement avec
le réel extramental et ses lois immuables, mais îa conformité du jugement avec
les exigences de l'action et de la vie humaine qui évolue toujours. A la philo-
sophie de l'être ou ontologie se substitue la philosophie de l'action qui définit
la vérité en fonction non plus de l'être mais de l'action. On revient ainsi à la
position moderniste. »
Pour qui veut parfaire l'unification de ses connaissances philosophiques et
théologiques, en repassant les données fondamentales du thomisme, on ne saurait
trop recommander cet ouvrage magistral.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
BIBLIOGRAPHIE 55*
LuDOVicus Bender, o.p. — Jus Publicum Ecclesiasticum. Bussum, Paulus Brand,
1948. 23,5 cm., 232 p.
Ce manuel de droit public de l'Eglise que nous livre le R. P. Bender est
un travail plutôt élémentaire dont le mérite principal est de renfermer certains
aspects personnels. L'auteur aura ainsi atteint le but fixé dans la préface (p. 6).
Le P. Bender insiste avec raison sur l'aspect théologique du droit public de
l'Église dans lequel il intègre les exposés récents de philosophie sociale. Ainsi,
il explique très bien et d'une façon nouvelle dans ce domaine, les notions de
droit public de l'Église (p. 15), d'autorité civile (p. 31-32), de pouvoir coactif
ecclésiastique (p. 70).
Par ailleurs, il nous semble que l'aspect proprement juridique est trop négligé.
L'auteur rejette à la légère, croyons-nous, les « res mixtae » dont parle le Code
au can. 726 et dont la connaissance parfaite est requise pour une saisie complète
des relations de l'Eglise et de l'Etat (p. 201). De même, nous jugerions volon-
tiers discutable son opinion sur la nature juridique des concordats (p. 229-230).
Le volume du P. Bender est une acquisition très utile en raison surtout de la
clarté et de la concision de ses exposés. Ses arguments sont ordinairement brefs,
mais solides et suffisants pour un cours ordinaire de droit public. On aimerait
cependant trouver en leur lieu des références à des ouvrages spécialisés en matière
d'Ecriture sainte, de patrologie et d'histoire de l'Eglise.
Ce manuel devrait donner une orientation nouvelle, plus moderne et plus théo-
logique aux études de droit public de l'Eglise.
Germain Lesage, o.m.i.
Sciences et Problèmes d'Unité. Paris, Beauchesne, 1948. 24 cm., 101 p.
Archives de Philosophie, vol. xvii, cahier 2.)
Afin de réagir contre les dangers de la spécialisation, les éditeurs de ce
volume, qui fait partie de la collection « Archives de Philosophie », ont voulu
aborder la question de l'unité dans les sciences et entre les sciences. Il est
permis de douter que cet ouvrage ait réussi à atteindre son but. Si, au lieu
de s'adresser à des spécialistes isolés à l'intérieur de leur domaine, on avait
fait appel à des philosophes, le problème eût pu être résolu; car la critique des
sciences ne relève pas des sciences elles-mêmes, mais d'une discipline supérieure
qui donne une largeur de vue et une perspective que les savants en tant que
tels n'ont pas. On chercherait en vain dans ces pages la mention d'un objet formel
quod et quo, et sans cette précision comment peut-on espérer réaliser une unité
du savoir. '^^*"''!
Les études, qui composent ce livre, traitent de l'unité, ou plutôt de la crise
de l'unité et du manque d'unité, dans la mathématique, la physique, la chimie,
la biologie et l'anthropologie. Les points de vue, le vocabulaire et les méthodes
des différents auteurs, qui ont contribué à cet ouvrage, sont tellement disparates
qu'on ne peut pas dire qu'il y ait unité dans le livre lui-même. Ce sont moins
les cinq chapitres d'un livre que cinq monographies bien distinctes, dont la
plus satisfaisante est celle de J. Caries sur « le problème de l'unité de la vie »,
qui ont été reliées sous une même couverture.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
56* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Ouvrages parvenus à la rédaction
Lambert Beaudoin, o.s.b. — La Piété liturgique. Montréal, Fides, [ 1947 ]. 19 cm.,
151 p.
F. CuTTAZ. — Le Juste. Splendeurs et richesses de Vétat de grâce. Précieux
effets de la grâce sanctifiante. 4" éd. Montréal, Editions Granger, [ 1941]. 19 cm.,
429 p.
Cesar A. Davilla. — La concupiscenca y su relaciôn con el pecado original origù
nante y originado. Bogota, Pontificia Universidad Catolica Javeriana, [1947].
22 cm., 29 p.
Servio Tulio Dorado. — La conexion del Primado de la Iglesia universal con la
Sede Romana. Bogota, Editorial San Juan Eudes, 1947. 24,5 cm., 118 p.
Guillermo Duque Botero. — El nombramiento de los Obispos en Colombia y
en la disciplina general de la Iglesia. Manizales, Beyco, 1944. 23 cm., 170 p.
André-J. Krzesinski. — Le Problème du Christianisme en Extrême-Orient. Mont-
réal, Fides, 1947. 20,5 cm., 145 p.
Leonardo Lopera Montano. — La concupiscensia en la doctrina de San Augustin.
Bogota, «Prensa Catolica », 1946. 23,5 cm., 172 p.
Eugenio Restrepo Uribe. — El Protestantismo en Colombia. [ s. 1. n. d. ] 22 cm.,
151 p.
Albert Schulte, S.V.D. — Le Prêtre dans VŒuvre de sa propre Sanctification.
Mulhouse, Éditions Salvator; Tournai, Casterman, 1947. 19 cm., 230 p.
Verslag van de dertiende algamene vergadering der vereniging voor Thomistische
Wijsbegeerte en van de vierde studiedagen van het tvijsgerig gezelschap te
Leuven. De Persoon. Nijmegen, N. V. Dekker & Van de Vegt; Louvain,
Nauwelaerts, 1848. 24,5 cm., 64 p.
Avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.
Le Protêvangile
et r Immaculée Conception
Une définition dogmatique du magistère ne marque pas un point
final au travail du théologien: son effort, qui vise à une intelligence
toujours plus approfondie du donné révélé, ne s'arrêtera qu'avec la
marche de l'Egli&e voyageuse.
A cette vérité, les années présentes fournissent une illustration
remarquable en ce qui regarde l'Immaculée Conception. Un siècle
après la définition infaillible, on se pose bien des questions aux-
quelles des solutions très divergentes sont proposées, tant sur l'inter-
prétation de la bulle Ineffabilis, que sur les sources révélées qui lui
servent de base.
Arrivé au verset 15 du chapitre 3 de la Genèse, le P. Ceuppens,
o.p., dans ses Quœstiones selectœ ex Historia primœva, ramène les
interprétations des exégètes catholiques aux quatre suivantes:
1° la Femme ici indiquée est Marie et Marie seulement, au
sens littéral;
2° au sens littéral imparfait, c'est Eve; au sens littéral plein,
c'est Marie;
3° au sens littéral, c'est Eve; au sens typique, Marie.
4° au sens littéral, c'est Eve seule; il n'est pas prouvé que Marie
y soit désignée, même au simple sens typique ^.
Le R. P. soutient la quatrième opinion, après avoir défendu la
troisième dans le passé ^.
M. l'abbé Michel, dans UAmi du Clergé^, adopte sans hésiter
« l'exégèse qui restreint à Eve le sens littéral de tout le Protêvangile ».
Quant à « la signification mariale, elle répond à une « interprétation
1 Quœstiones selectœ ex Historia primœva, éd. 2", Marietti, 1948, p. 90, De
mariologia biblica.
2 Voir Angelicum, janvier-mars 1949, p. 58. — M. Bonnetain, p.s.s., conclut
de façon embarrassée: « L'application littérale du mot femme à la Mère du Messie
présente de sérieuses difficultés » (Diet, de la Bible, suppL, art. Immaculée Conception^
col. 296-297).
3 L'Ami du Clergé, 30 oct. 1946, p. 54-57.
58* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
théologique » clairement et ouvertement déduite du texte inspiré, à
la lumière de l'enseignement des Pères et des écrivains ecclésiastiques;
« interprétation pratique du Protévangile », dit le P. Le Bachelet. »
L'auteur se rapporte, en effet, à l'article Immaculée Conception
du Dictionnaire de Théologie catholique. Après avoir exposé et admis
l'interprétation mariale au sens littéral propre du Protévangile *, le
P. Le Bachelet, s.j., reproduit en français le passage de la bulle Inef-
fabilis favorable à sa manière de voir: « Les Pères et les écrivains
ecclésiastiques . . . ont enseigné que, par ce divin oracle: « Je met-
trai des inimitiés entre toi et la femme, entre ta descendance et la
sienne », Dieu avait clairement et ouvertement montré à l'avance le
miséricordieux Rédempteur du genre humain, Jésus-Christ, son Fils
unique, et désigné sa Bienheureuse Mère, la Vierge Marie, et en
même temps exprimé d'une façon marquée (insigniter) la commune
inimitié de l'un et de l'autre contre le démon. C'est pourquoi, comme
le Christ, Médiateur entre Dieu et les hommes, se servit de la nature
humaine qu'il avait prise pour détruire l'arrêt de condamnation
porté contre nous et l'attacha triomphalement à la Croix, ainsi la
Très Sainte Vierge, unie avec Lui étroitement et inséparablement,
fut avec Lui et par Lui l'éternelle ennemie du serpent venimeux et
le vainquit pleinement en lui broyant la tête sous son pied virginal. »
Le P. Le Bachelet ajoute, non sans une certaine hésitation dont
M. Michel a tiré parti: « Texte qui contient deux phrases nettement
distinctes: une première, narrative, où l'on attribue aux Pères et
aux écrivains ecclésiastiques le susdit enseignement, « docuere » ; une
seconde, deductive, « quocirca » . . . , où les Pères ne sont plus mis
directement en scène: ce sont les rédacteurs de la Bulle, et Pie IX
avec eux, qui, partant de l'enseignement des Pères comme fournis-
sant le principe, tirent la conséquence et font l'application. » Suit
la recommandation de ne pas mêler, « ce qui dans la Bulle est pro-
prement attribué aux Pères et ce qui s'y trouve affirmé comme une
conséquence tirée de leur enseignement ».
Par ailleurs, voici le contexte où se trouve l'expression « inter-
prétation pratique du Protévangile » : « Prise dans toute son ampleur,
la doctrine du nouvel Adam et de la nouvelle Eve forme comme
4 Diet, de Théol. cath., art. Immaculée Conception, col. 853-860.
LE PROTÉVANGILE ET L'IMMACULEE CONCEPTION 59*
une interprétation pratique du Protévangile ...» Le Père ajoute
même: « Les considérations précédentes [où il a analysé la doctrine
des Pères sur ce point ] écartent seulement l'opinion arbitraire de
ceux qui, ne reconnaissant là que des données exclusivement tradi-
tionnelles, enlèvent par le fait même toute* valeur scripturaire à l'argu-
ment tiré du Protévangile ^. »
De son côté, le P. Jugie, a.a., remarque, dans YAnnée théologU
que, que les rédacteurs de la Bulle ont bien vu la faiblesse de
l'argument tiré du Protévangile, si l'on se place sur le terrain de
l'exégèse littérale proprement dite. Aussi l'ont-ils rattaché à la tra-
dition patristique et ecclésiastique ^. » Ayant cité le passage de la
bulle reproduit plus haut, ainsi que les réflexions du P. Le Bachelet,
il continue: « La distinction entre la partie narrative et la partie
deductive est importante, car elle permet de laver les rédacteurs de
la Bulle du reproche qu'on leur a fait d'avoir prêté aux Pères des
choses qu'ils n'ont pas dites. Ils n'ont pas dit, à propos du Proté-
vangile, que Marie fut, par Jésus, Véternelle ennemie du serpent. Ce
sont les rédacteurs de la Bulle qui ont déduit cela des affirmations
patristiques. On voit cependant combien lointain est le lien qui rat-
tache au texte scripturaire l'idée de la Conception immaculée de
la Mère de Dieu. On part d'une interprétation pratristique, où il
n'est pas directement question de cette conception, pour en inférer
cette doctrine par voie de conséquence logique. »
Que retient donc le P. Jugie? Il cite le P. Bainvel^: «L'Ecri-
ture ne dit rien de l'Immaculée Conception. Tout au plus pouvons-
nous, le mystère une fois connu d'ailleurs, en éclairer, pour ainsi dire,
l'Ecriture et, à cette lumière, inclure aussi l'Immaculée Conception
dans la plénitude du texte biblique, qui nous dit les inimitiés entre
la femme et le serpent et comment le fils de la femme broiera la
tête du serpent »... Hors de là l'Ecriture est plutôt faite pour
nous dérouter sur ce point. »
Et le P. Jugie d'insister: « Nous pensons que le P. Bainvel a
raison s'il s'agit d'apprécier la preuve scripturaire, telle qu'elle a été
5 Ibid., col. 857.
^ Année théologique, 1947, p. 413-414.
7 Etudes, 101 (1904), p. 613.
60* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
communément présentée jusqu'ici par les théologiens soit dans les
manuels classiques, soit ailleurs. Cette preuve est si enveloppée, si
nourrie de déductions subjectives, que sa valeur, au point de vue
strictement exégétique, est à peu près nulle, et qu'elle légitime le mot:
« L'Écriture ne dit rien de l'Immaculée Conception. » Cette preuve
n'a pu être trouvée et formulée que par ceux qui croyaient déjà à
l'Immaculée Conception. Ce n'est pas l'Ecriture qui l'a suggérée par
son texte même; c'est la foi préalable qui a projeté sa lumière sur
le texte. Comment, en effet, découvrir l'idée de la conception imma-
culée de la Mère du Sauveur dans ce qu'on a appelé le Protévangile:
« Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et
sa postérité; celle-ci te meurtrira à la tête et tu la meurtriras au
talon », sinon par une série de suppositions et de déductions qui
n'ont rien à voir ni avec le texte ni avec le contexte ? Un esprit
non prévenu trouverait plutôt dans la phrase: Tu la meurtriras au
talon, une indication que la femme et sa lignée ne sortiront pas
indemnes de la lutte contre le serpent. »
Il serait difficile d'être plus catégorique.
Par contre, le P. Jugie ^, qui voit dans le chap. XII de l'Apoca-
lypse « comme un commentaire inspiré du Protévangile » en tire la
preuve suivante « en faveur de la doctrine de l'Immaculée Conception:
le fait que Marie, avec le secours de Dieu, a échappé complètement
aux attaques du Dragon, tout comme Jésus son Fils, suggère l'idée
que le démon n'a pu avoir aucune prise sur elle, à aucun moment de
son existence; que par conséquent, elle a été exempte de tout péché.
Ce n'est qu'une suggestion, un argument très implicite et très loin-
tain; mais moins implicite et moins lointain que celui que beaucoup
de théologiens font sortir du Protévangile. »
Dans la même revue ^, le P. Sibum, a.a., corrigeant les vues du
P. Jugie, soutient que les rédacteurs de la Bulle « entendent faire
un argument scripturaire » et nous donner « une interprétation authen-
tique du Protévangile », que « la Bulle Ineffabilis enseigne, et comme
scripturaire, le sens messianique et mariai de l'oracle». Il ajoute:
« Comme habituellement en pareil cas, l'Eglise n'a pas déclaré en quel
8 Ibid., p., 422-423.
^ Année théologique, 1949, p. 33-49.
LE PROTÉVANGILE ET L'IMMACULÉE CONCEPTION 61*
sens, littéral ou typique, le Protévangile parle de Jésus et de sa
Mère 1^. »
Contre le P. Ceuppens, le P. da Fonseca, s.j., défend aussi l'inter-
prétation mariale au sens littéral ^^; le P. Gallus, s.j., également, tout
en parlant de sens « allégorico-dogmatique » soutient qu'au sens pro-
pre des termes, il s'agit d'inimitiés dans l'ordre physique, mais qu'il
faut l'entendre au sens métaphorique (métaphore continuée ou allé-
gorie) : le texte désigne Jésus-Christ et la très Sainte Vierge et leur
opposition victorieuse au démon ^^.
À LA LUMIÈRE DE LA BULLE « INEFFABILIS ».
Pour voir clair en notre sujet, il semble de première importance
de revenir à la bulle Ineffabilis, de prendre son point de vue et de la
suivre d'un bout à l'autre: on ne saurait trop méditer un monument
semblable. C'est le pape qui parle. Il ne s'agit plus de l'autorité
des rédacteurs. Quel qu'ait pu être leur rôle, le pape a adopté le
texte, le faisant sien au sens le plus strict. En proclamant son con-
tenu devant l'univers catholique, il remplit officiellement sa mission
de maître de doctrine, infailliblement vrai, au moins dans la défini-
tion dogmatique; mais même dans le reste, porte-voix de Notre-
Seigneur et législateur Jésus-Christ, et, comme tel, assisté de l'Esprit-
Saint.
Considérée dans son ensemble, la bulle donne l'impression d'un
bloc doctrinal sans fissure. On pense au mot de l'Ecriture : « columna
et firmamentum veritatis ». L'Eglise, quel soutien inébranlable de la
vérité ! Avec une assurance d'éternité, l'exposé part du fait actuel,
incontestable, de la croyance de l'Eglise à l'Immaculée Conception;
il remonte à la source de la Révélation écrite, montre le travail
de la Tradition, cet effort de réflexion continué au long des siècles
pour assimiler et exposer un oracle venu de Dieu. Et l'émerveil-
lement grandit à mesure que la construction s'élève pour aboutir à
l'infaillible définition dogmatique.
On ne médite pas assez les documents de ce genre. Et pourtant,
qu'il fait bon s'abreuver aux eaux pures que l'Eglise nous sert avec
10 Ibid., p. 47-48.
11 Biblica, 1949, p. 117-122.
12 Ver bum Domini, 1949, 33-43; Divus Thomas, 1949, p. 126-133.
62* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
abondance ! « Le principal facteur constitutif du progrès dogmatique
ne fut-il pas toujours l'action du Magistère infaillible de l'Eglise ^^ ? »
C'est encore prudence, en face des divagations modernes, d'écouter
celui qui nous redit avec saint Pierre: « Non doctas fabulas secuti . . .
habemus firmiorem propheticum sermonem, cui benefacitis attendentes
quasi lucernae lucenti in caliginoso loco » ; au lieu de mythes, nous
avons la vérité révélée; il suffit d'écouter attentivement celui qui a
compétence pour nous l'exposer ^^.
Ayant rappelé ce que l'Eglise entend par l'Immaculée Conception,
savoir tout l'ensemble des faveurs, exemption du péché originel, plé-
nitude de sainteté, qui placent la Mère de Dieu bien au-dessus des
anges et des saints, le pape établit qu'elle n'a jamais cessé de favo-
riser cette vérité: en témoignent les encouragements donnés à la
dévotion, l'institution d'une fête spéciale en l'honneur de la Concep-
tion de la très Sainte Vierge, le soin des papes à développer ce culte
et cette doctrine, interdisant sévèrement d'y contredire, la déclaration
du concile de Trente spécifiant qu'il n'a pas du tout l'intention
d'inclure la très Sainte Vierge dans l'universalité du péché originel ^^.
La raison d'une pareille attitude, c'est que l'Immaculée Conception
fut toujours considérée dans l'Eglise comme une doctrine reçue des
Pères et marquée du caractère de vérité révélée. Le pape va le prou-
ver, d'abord par un argument général, proprement théologique: ce
que l'Eglise croit, elle l'a toujours cru. Argument certes capable de
dérouter les incroyants; mais rappelons-nous que tout un monde
de vérités leur échappe et qu'il y aurait grave erreur de méthode à
se mettre à leur école. Ecoutons le pape nous dire que la raison
est absolument convaincante: l'Eglise ne change rien, ne retranche
rien, n'ajoute rien aux dogmes, dont elle assure la garde et la défense;
lout son soin tend à en préciser le contenu, à les limer, à les polir,
pour que, gagnant en clarté, ils conservent leur intégrité parfaite:
ainsi progressent-ils tout en restant eux-mêmes, c'est-à-dire en restant
le même dogme, qui garde le même sens et répond à la même idée.
^3 Diet, de Théol. cath., art. Dogme, col. 1621.
14 2 Pierre 1, 16-21.
1^ A part quelques réflexions, faciles à reconnaître, la présente analyse n'est
qu'une traduction du texte abrégé de la bulle.
LE PROTÉVANGILE ET L'IMMACULEE CONCEPTION 63*
Puisque l'Eglise ne saurait altérer ce qu'elle croit, le pape n'a
pas besoin de dérouler siècle par siècle les témoignages qui montre-
raient la catholicité de l'Immaculée Conception; que l'évidence his-
torique soit déjà acquise ou encore à établir sur ce point, il est cer-
tain que le seul fait de la croyance actuelle de l'Eglise démontre
que l'Immaculée Conception est une doctrine révélée.
Poursuivant donc sa marche, notre docteur va nous en indiquer
les sources scripturaires. Mais, une fois de plus, il faut admirer l'am-
pleur et l'assurance de son exposé. Les conciles de Trente et du
Vatican proclament que le vrai sens de la sainte Ecriture est celui
qu'admet l'Eglise, quelle que soit la voix par laquelle nous arrive
son interprétation: voix des Pères, voix du magistère extraordinaire
dans les interventions solennelles des papes à la tête des conciles ou
en dehors, voix du magistère ordinaire du pape et des congrégations
romaines, ou des évêques dispersés dans le monde. Ici, le pape
s'adresse à l'Eglise dans une bulle d'une importance extraordinaire,
car elle contient la définition de l'Immaculée Conception. Mais, avant
de juger immuablement que cette doctrine est révélée, lui dont l'au-
torité ne connaît pas les décisions arbitraires, il tient à nous mon-
trer quels textes inspirés contiennent la précieuse vérité. Lui: c'est
l'Eglise, c'est Dieu qui nous enseigne. Or — et c'est ce qui nous
paraît admirable, — pour nous faire constater que l'Eglise du passé
n'est point autre que l'Eglise actuelle, qu'elle ne saurait se contre-
dire, qu'elle n'a, en définitive qu'une voix, celle du pape vivant, tou-
jours docile à traduire l'inspiration qui vient du Père ^^, Pie IX va
nous dire sa pensée en empruntant le langage même des Pères, con-
firmant, consacrant définitivement la vérité déjà proposée par eux.
Ainsi, tout à la fois, prouvera-t-il ce qu'il veut que nous admettions,
et que l'Immaculée Conception est une doctrine révélée, et que la
Tradition l'a transmise comme telle, et que les textes scripturaires par
lui et par eux allégués comme contenant cette vérité la contiennent
véritablement: « Hanc doctrinam ... in ipsa Ecclesia semper extitisse
veluti a Majoribus acceptam ac révéla tae doctrinae charactere insigni-
tam ...»
16 Matth. 16, 17.
64* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Il écrit donc que cette doctrine nous est arrivée par les Pères
et les écrivains ecclésiastiques dans les livres qu'ils composèrent pour
l'explication des Ecriture, la défense des dogmes et l'instruction des
fidèles; mais, note le pontife, eux-mêmes l'ont apprise à l'école des
saintes Lettres, « caelestibus edocti eloquiis ».
Quelle est leur pensée ? D'abord, argument général: leur façon
de parler enveloppe la très Sainte Vierge dans une sorte de climat
d'Immaculée Conception. Nous traduisons : « Un des thèmes qui leur
tient le plus à cœur consiste à célébrer et à exalter dans la Vierge
Marie sa souveraine sainteté, dignité et intégrité de toute tache du
péché, et aussi son incomparable victoire sur l'infernal ennemi du
genre humain; cela, ils le font à l'envi, de multiple et admirable
manière. »
Dans cette perspective, (quapropter) ils sont préparés à bien saisir
la portée du texte de la Genèse « dans lequel Dieu, en annonçant les
remèdes disposés par sa bonté pour le relèvement de l'humanité,
réprimait l'insolence du Serpent et suscitait une prodigieuse espé-
rance au cœur de notre race ». Voici le texte inspiré, avec l'expli-
cation que le pape nous en donne à la suite des Pères, (car, il faut
le répéter, le pape n'est pas un érudit qui rapporte des opinions;
il est le docteur qui enseigne au nom du Seigneur Jésus) : « Inimicitias
ponam inter te et mulierem, semen tuum et semen illius. »
Quand donc les Pères et les écrivains ecclésiastiques expliquent
ces paroles, ils enseignent que par cet oracle Dieu a clairement et
ouvertement montré à l'avance le Rédempteur miséricordieux du genre
humain, à savoir le Fils unique de Dieu, Jésus-Christ, et désigné sa
Bienheureuse Mère la Vierge Marie, et en même temps remarqua-
blement exprimé les inimitiés elles-mêmes de l'Un et de l'autre contre
le diable. « Quapropter [ Patres Ecclesiaeque Scriptores ] enarrantes
verba . . . docuere divino hoc oraculo clare aperteque praemonstra-
tum fuisse misericordem humani generis Redemptorem, scilicet, Uni-
genitum Dei Filium Christum Jesum, ac designatam Beatissimam Ejus
Matrem Virginem Mariam, ac simul ipsissimas utriusqu© contra diabo-
lum inimicitias insigniter expressas. »
La phrase suivante ne fait que préciser la manière de compren-
dre ce que dit le texte sur l'union de la très Sainte Vierge à son Fils
LE PROTÉVANGILE ET L'IMMACULEE CONCEPTION 65*
dans la lutte contre le Serpent: en raison de cette union, la très
Sainte Vierge, elle aussi, avec son Fils et par lui, a pleinement
triomphé du Serpent et lui a écrasé la tête sous son pied immaculé:
« Quocirca, sicut Christus, Dei hominumque Mediator, humana
assumpta natura delens quod adversus nos erat chirographum decreti,
illud cruci triumphator affixit, sic Sanctissima Virgo, arctissimo et
indissolubili vinculo cum Eo conjuncta, una cum Illo et per Ilium,
sempiternas contra venenosum Serpentem inimicitias exercens ac de
ipso plenissime triumphans, illius caput immaculato pede contrivit. »
Ce triomphe de la très Sainte Vierge, son innocence, sa sainteté,
et l'océan de ses privilèges, les mêmes Pères les ont vus (iidem Patres
viderunt) symbolisés en de nombreux types de l'Ancien Testament,
et, pour décrire une telle somme de dons divins et l'intégrité origi-
nelle, ils ont emprunté beaucoup d'expressions aux Prophètes et aux
Livres inspirés.
Lorsqu'ils viennent à considérer la salutation de l'Archange
Gabriel: «pleine de grâce», «ils enseignent [et le pape avec eux]
que cette salution nous montre la Mère de Dieu comme le trône de
toutes les grâces, ornée de tous les dons du Saint-Esprit, bien plus,
trésor presque infini et abîme inépuisable de ces dons, de telle sorte
qu'EUe n'encourut jamais de malédiction mais fut associée à la ])éné-
diction éternelle de son Fils, comme le Lui dit Elizabeth sous l'inspi-
ration du Saint-Esprit. D'où leur accord enthousiaste pour voir en
la Glorieuse Vierge le sommet de tous les miracles, ce qui la rend
si proche de Dieu, Elle, simple créature humaine, qu'Elle surpasse
toutes les louanges des hommes et des anges.
« Atque idcirco » : toujours à la lumière des données de l'Ecriture,
et afin de mieux montrer l'innocence et la sainteté originelle de la
Mère de Dieu, les Pères la mettent au-dessus d'Eve innocente avant
la chute, car, loin d'être victime du Serpent, la bienheureuse Vierge,
croissant toujours dans sa grâce originelle, reçut de Dieu la vertu
d'ébranler la puissance infernale, jusqu'en ses profondeurs. Aussi
les Pères ne se lassent-ils pas de lui donner les titres les plus évoca-
teurs: « lis au milieu des épines, terre intacte», etc.
Mais, comme si ces appellations resplendissantes ne suffisaient
pas, ils déclarent en termes propres et précis que lorsqu'il s'agit
66* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
de péché, il ne saurait être aucunement question de la très Sainte
Vierge Marie, étant donné le surcroît de grâce à elle conféré afin
de vaincre absolument tout péché; et ils saluent en elle la Répara-
trice du péché de ses parents, la cause de vie pour leur postérité,
l'Elue éternelle du Très-Haut, prédite par Dieu quand il dit au Ser-
pent: « Je placerai des inimitiés entre toi et la femme », Celle qui
indubitablement a écrasé la tête pleine de venin de ce même Ser-
pent . . . Celle qui, toujours intègre de toute tache du péché, . . .
toujours tournée vers Dieu, . . . fut le digne Temple de Jésus-Christ
à cause de sa grâce originelle.
A cela s'ajoutent les expressions si remarquables dont usent les
Pères en parlant de la conception de la Vierge; ils attestent que la
nature céda le pas à la grâce, la Vierge Mère de Dieu ne devant
pas être conçue avant que la grâce eût donné son fruit ... ils attestent
que la chair de la Vierge issue d'Adam n'a pas admis les souillures
d'Adam; voilà pourquoi la Bienheureuse Vierge est l'œuvre de Dieu
lui-même, son Chef-d'œuvre, qui, parce que immaculée dans sa concep-
tion, s'avance en notre monde comme une aurore de toute part ruti-
lante. Il n'en pouvait être autrement pour la Mère du Fils unique
du Père trois fois saint.
Dans une dernière remarque, on dirait que le pape veut nous
faire toucher du doigt l'espèce de miracle qu'est le témoignage des
Pères: « Il faut, dit-il, que cette doctrine se soit emparée de leur
esprit et de leur cœur à un degré extraordinaire pour les amener à
cette façon de parler inouïe et absolument étonnante qu'ils adoptent
à l'égard de la Mère de Dieu ... Et ce langage a passé dans la
Liturgie sainte oii il règne largement. »
Rien de surprenant, dès lors, que pasteurs et fidèles se soient
fait une gloire d'honorer de plus en plus la Vierge Mère de Dieu
conçue sans le péché originel, que dès les temps anciens on ait demandé
la définition de l'Immaculée Conception comme doctrine de foi catho-
lique, pétitions renouvelées à Grégoire XVI et à Pie IX lui-même.
Le pontife connaît pertinemment toute l'histoire de cette doctrine:
il y a mûrement réfléchi et avec un profond bonheur. Son désir
le plus cher, depuis qu'il est pape, a été d'accomplir le vœu de
l'Église, pour l'honneur de la Vierge bienheureuse.
LE PROTÉVANGILE ET L'IMMACULÉE CONCEPTION 67*
En conséquence, après avoir consulté, tout pesé, prié et jeûné,
il définit infailliblement que l'Immaculée Conception est une doctrine
révélée de Dieu et doit être crue de tous. Le cœur tout à l'allé-
gresse, il prie la Bienheureuse Vierge immaculée d'accorder la pros-
périté à l'Eglise, et il exhorte les catholiques à montrer une dévotion
et une confiance croissantes envers cette très douce Mère de la
miséricorde et de la grâce.
ÉCLAIRCISSEMENTS.
Il a paru convenable d'analyser avec quelque détail le docu-
ment solennel du souverain pontife. C'est pour respecter concrète-
ment la grande loi de l'exégèse, pour mieux se laisser enseigner par
l'Eglise maîtresse d'interprétation scripturaire.
Le pape a terminé son exposé en demandant aux catholiques un
acte de foi surnaturelle sur cet objet précis: «L'Immaculée Concep-
tion de la très Sainte Vierge Marie est une doctrine révélée de Dieu. »
Il a montré préalablement qu'elle est de fait révélée. La preuve
apportée n'est autre que la foi même de l'Eglise dans le passé, à
laquelle Pie IX vient de donner la suprême consécration officielle
de la définition infaillible.
Mais la foi catholique ne crée pas son objet, comme certains
le supposent de manière inepte. Il vient de Dieu par la Révélation:
« Fides ex auditu. » Pour le cas présent, le pape nous a précisé
quand et comment: particulièrement dans la prophétie du Protévan-
gile et dans la salutation angélique. Quelle garantie en avons-nous ?
L'Eglise, interprète compétente, nous le dit.
Ainsi apparaît-il dans l'exemple qui nous occupe comment « les
vérités de foi reposent uniquement sur l'autorité divine » : ici, autorité
divine de l'Ecriture, reconnue et exprimée par l'autorité divine de
l'Église.
Il ne suit pas du tout que la critique rationnelle puisse être
sous-estimée ; mais, science auxiliaire de la foi, elle lui reste extérieure
et d'un ordre inférieur.
Même quand il s'agit d'un texte profane, nous savons bien que
le critique le plus érudit et le plus consciencieux n'est pas toujours
l'interprète le plus éclairant de la pensée d'un auteur. C'est que
68* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
les ressources de son art sont plutôt des précautions à prendre, des
conditions à respecter, une méthode à suivre pour atteindre la pensée
de l'auteur. L'assimilation, la vigueur de pénétration, en un mot,
et c'est le plus juste, l'intelligence de cette pensée, cela dépasse toutes
les ressources mises en oeuvre pour la rejoindre ^^.
Valable déjà pour les œuvres simplement naturelles, cette remar-
que n'a que plus d'importance à l'égard du Livre proprement divin,
qui, presque à chaque ligne, recèle des abîmes. Qui l'aborde doit
certes tenir grand compte des indications de la critique. Mais, à
travers ses recherches et en méditant les pages sacrées, il a besoin plus
encore d'être éclairé par l'Esprit de Dieu qui les inspira. Qu'est-ce
à dire sinon qu'il lui faut la foi, une foi vive renforcée par les dons
du Saint-Esprit ? Voilà bien le sens nouveau nécessaire pour l'intel-
ligence des Ecritures ^^.
Les Pères l'ont eu à un degré eminent. C'est pourquoi ils nous
conduisent si loin, par delà tous les renseignements d'ordre critique.
Même perspicacité chez une sainte Thérèse de l'Enfant- Jésus ^^ ou
une Sœur Elisabeth de la Trinité, lorsque, sans études spéciales, elles
touchent aux profondeurs de l'Evangile ou des Epîtres de saint Paul.
Quel contraste avec les critiques rationalistes demeurant interdits
devant maint passage de saint Jean. On se rappelle Nicodème, quand
Jésus lui parlait d'une nouvelle naissance, ou les Juifs scandalisés
devant la perspective de manger la chair du Fils de l'homme ^^. Exem-
ples frappants de l'inaptitude de la simple raison à saisir les choses
surnaturelles.
Dans leur juste souci de procéder selon les méthodes de la
critique, les exégètes catholiques n'ont-ils pas un peu oublié parfois
que la sagesse de nos saints Livres déborde en largeur et en profon-
deur les capacités des plus puissantes intelligences ? Sagesse de Dieu,
1^ Ecoutons le P. Lagrange terminant son Avant-propos à VEvangile selon Saint
Luc: «Nous avons, hélas! conscience d'offrir au lecteur un commentaire beaucoup
plus littéraire que théologique . . . Rien ne nous serait plus flatteur et plus agréable
que de voir un théologien accorder quelque crédit à cette étude et s'en servir pour
pénétrer plus avant dans l'intelligence de la Parole de Dieu. Non omnia possumus
omnes. »
18 Luc 24, 45. 25-27; voir Somme théoL IP-IP, q. 45, a. 2.
19 « Elle nourrissait son esprit et son cœur de la méditation assidue des
saintes Ecritures; et l'Esprit de Vérité lui découvrit et enseigna ce qu'il cache ordi-
nairement aux sages et aux prudents » (Pie XI).
20 Jean 2, 1-21; 6, 22; etc.
LE PROTÉVANGILE ET L'IMMACULÉE CONCEPTION 69*
chantait saint Paul, mystérieuse et cachée, que nul des maîtres de ce
siècle n'a connue, mais que Dieu nous a révélée à nous . . . S'il
faut l'esprit de l'homme pour apprécier l'homme, à plus forte raison
avons-nous hesoin de l'Esprit de Dieu pour saisir l'Ecriture qui nous
révèle quelque chose du Mystère de Dieu ^^.
Formulons un souhait: la mise en œuvre de toutes les ressources
de la critique, il la faut; mais dirigée et animée par l'esprit théolo-
gique -^, et tendant de soi à fleurir en méditation. Car « notre cœur
à nous aussi veut être ardent au dedans de nous-même » lorsqu'on
nous « explique les Ecritures ^^ ». Il est douloureux d'entendre des
aveux comme ceux-ci, pas du tout inventés : « Le cours d'exégèse m'a
déçu ... on ne nous a pas fait aimer la sainte Ecriture au Séminaire. »
Revenons de plus près à notre matière.
1. Le pape, infaillible quand il définit que l'Immaculée Concep-
tion est une doctrine révélée, peut-il se tromper quand il nous ensei-
gne ce qui sert de fondement à cette même définition: savoir, la
manière traditionnelle de comprendre les sources scripturaires ^^ ?
Il se tromperait ou sur l'interprétation de la Tradition, ou, avec la
Tradition, sur l'interprétation de la sainte Ecriture, ou sur les deux
à la fois. On est péniblement impressionné de rencontrer sous la
plume de prêtres professeurs et éducateurs, cette préoccupation de
minimiser la portée des interventions doctrinales du magistère, comme
si c'étaient des « odiosa restringenda », des menaces à notre liberté
. . . Croit-on pratiquement que l'Eglise est assistée de Dieu jusque
dans les démarches quotidiennes de sa vigilance sur le dépôt de la foi
et même pour s'entourer des précautions humaines requises ?
2. Se rend-on compte de l'attitude que l'on donne au pape quand
on lui fait assigner comme fondement d'une définition dogmatique
(même s'il n'en fait pas l'unique fondement) une interprétation
accommodatice du texte inspiré ? D'ailleurs, est-ce par une phrase
comme celle-ci qu'une interprétation accommodatice serait exprimée:
« Quand les Pères et les écrivains ecclésiastiques expliquent ces paro-
21 1 Cor. 2, 6-16.
22 A méditer, les col. 462 à 471 de l'article du P. Congar, Théologie, dans le
Diet, de ThéoL cath.
23 Luc 24, 32; voir vv. 25-32.
2* Diet, de Théol. eathy art. Infaillibilité, col. 1713.
70* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
les, « Je placerai des inimitiés entre toi et la femme, entre ta race
et sa race », ils enseignent que par cet oracle Dieu a clairement dési-
gné sa Bienheureuse Mère la Vierge Marie ^^, . . . »
3. De même, trouve-t-on dans cette phrase quelque indice per-
mettant de croire qu'il s'agisse d'une signification typique ? Est-il
dit quelque part dans la bulle qu'Eve préfigurerait Marie ? Le pon-
tife note bien que les Pères ont très souvent comparé la très Sainte
Vierge à Eve, mais à Eve innocente, non encore trompée par le Ser-
pent, et c'est pour lui préférer l'auguste Mère de Dieu. Quant à
Eve pécheresse, la bulle, comme la Bible, ne fait pas allusion à une
lutte de sa part contre le démon, par où elle pourrait servir de type;
elle lui oppose plutôt la très Sainte Vierge comme n'ayant jamais
écouté le Serpent, mais ayant renversé son empire et réparé la faute
de nos premiers parents; elle est la Nouvelle Eve, mais en prenant
le contre-pied de la première. Semblablement, lorsque les Pères
exposent la doctrine du Nouvel Adam et de la Nouvelle Eve, ils
montrent que la très Sainte Vierge travaille à l'inverse d'Eve ^^.
4. En vérité, la bulle ne garde cohérence, cette cohérence imper-
turbable des actes doctrinaux du magistère suprême, qu'à la condi-
tion de prendre son interprétation du Protévangile au sens littéral
propre ^^, Le pape le note avec soin: les Pères entendent bien expli-
quer le passage, « enarrantes verba » ; ils enseignent que cet oracle
de Dieu désigne clairement et ouvertement la Mère du Rédempteur,
la Bienheureuse Vierge Marie et qu'il exprime aussi son inimitié avec
le diable, « docuere divino hoc oraculo clare aperteque . . . designa-
tam » ; ils n'enseignent pas à propos de cet oracle, mais ce que signifie
cet oracle. (Nous pensons que les adverbes « clare aperteque » affectent
aussi « designatam », la syntaxe, loin de s'y opposer, y étant plutôt
favorable.) Quand on explique un texte et qu'on enseigne ce qu'il
désigne, ne doit-on pas comprendre qu'il s'agit de la signification lit-
térale propre, celle qu'attend l'esprit spontanément ?
Cela, à moins que le texte même n'indique son caractère méta-
phorique, typique ou accommodatice. Ainsi, lorsque le pape expose
25 Voir l'article du P. da Fonseca, dans Biblica, 1949, I, p. 117-122.
26 Voir Diet, de Théol. cath., art. Immaculée Conception, coll. 857-858.
27 Voir plus haut, p. : « Dans cette perspective ...» jusqu'à « pede contrivit ».
Evidemment, l'expression « pede contrivit » est métaphorique.
LE PROTÉVANGILE ET L'IMMACULEE CONCEPTION 71*
que les Pères ont vu (viderunt) les privilèges de la très Sainte
Vierge annoncés à l'avance (insigniter prœnunciatam fuisse tradide'
runt) dans divers prodiges comme l'arche de Noé, l'échelle de Jacob,
etc., il semble clair qu'il s'agit de préfigurations typiques; de même,
quand les Pères appliquent à la très Sainte Vierge des expressions
empruntées à nos saints Livres, telles que « colombe, sainte Jérusa-
lem », etc., il paraît tout indiqué d'y voir des extensions accommo-
datices (iidem Patres Prophetarum adhibentes eloquia).
Le P. Ceuppens estime que dans ces deux cas (viderunt et adhi-
bentes eloquia) les Pères veulent parler de signification accoramoda-
tice. Mais il y a lieu de trouver surprenant le raisonnement qu'il
en tire: comme ces deux cas sont le contexte qui suit immédiate-
ment l'explication du v. 15 du Protévangile, l'interprétation patristique
de ce verset doit s'entendre elle-même au sens accommodatice. Et
le Père fait des rapprochements de verbes; il ne tient pas compte
des sujets et des compléments ^^. Avec ce procédé, comment n'obtien-
drait-on pas des assimilations factices ?
5. En suivant la théologie du docteur parlant ex cathedra^ nous
n'aurons pas besoin de subtilités difficiles pour comprendre le Proté-
vangile, tant il est vrai que la foi ne saurait torturer les principes
naturels de l'exégèse, avec lesquels plutôt elle réalise une heureuse
harmonie, tout en les débordant.
L'idée d'inimitié est centrale dans le passage; rien d'étonnant qu'il
faille partir d'elle pour en découvrir la vraie portée. Cette inimitié
est dite commune à la femme et à sa race (le singulier indique encore
mieux qu'il n'y a qu'une seule et même inimitié) ; cependant la victoire
est attribuée à la race, comme à celle qui mène la lutte; inimitié
indéterminée, illimitée, absolue, puisqu'elle va jusqu'à l'écrasement
de la tête du serpent 2^. Reste à identifier les personnages. Le texte
est prophétique, comme tout le jugement divin. Dans la race de la
femme, on ne peut hésiter à reconnaître Jésus-Christ, car le Nouveau
28 Quœstiones selectœ ex Hlstoria primœva, p. 206-208; De Mariologia biblica,
p. 21-23.
29 Le P. Sibum explique bien le « Conteret » de la Vulgate {Année théologique,
1949, p. 33-49) .
72* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Testament nous enseigne qu'il est le vainqueur de l'Enfer ^^. Quelle
femme partage son inimitié ? Eve ? l'Ecriture n'y fait jamais allusion,
et ce n'est que par un raisonnement théologique que les exégètes lui
font jouer un rôle bien disproportionné. Mais le Saint-Esprit nous
renseigne abondamment sur l'intime association de la très Sainte Vierge
Marie à l'œuvre du Sauveur; d'elle il a été formé ^^; d'elle il est né ^^;
elle est à ses pieds quand, sur la Croix, il détruit la mort. Quand
on pense à cela et la foi y fait penser comme spontanément en nous
invitant à interpréter l'Ecriture par l'Ecriture et à y chercher la Mère
et l'Associée du Vainqueur du Serpent, on trouve parfaitement exact
de déclarer avec le pape et avec les Pères que « l'oracle divin désigne
clairement et ouvertement la Bienheureuse Mère du Rédempteur,
la Vierge Marie ».
En tout cela, semble-t-il, on se contente de substituer le nom
d'une personne, aux caractéristiques propres que nous en fournit le
texte. Que l'on dispose ces explications en forme de syllogisme, on
n'obtiendra qu'un syllogisme « explicatif », lequel, dit-on en logique,
déduit bien d'une certaine façon, mais sans amener de vérité nou-
velle ^^. Qu'est-ce à dire ? sinon que ce texte prédit la très Sainte
Vierge formellement (vraiment elle-même) et implicitement (le nom
ne figure pas, mais la personne est facile à reconnaître).
Le P. Le Bachelet ^* note a bon droit que le pape ne raisonne
pas à partir du pronom Ipsa de la Vulgate, mais à partir du premier
membre du verset, inimicitias. Là est la perle précieuse que l'Eglise
a découverte, « limée et polie ».
C'est également en réfléchissant sur cette inimitié que l'intel-
ligence chrétienne y découvrira l'Immaculée Conception. « Inimitié »
illimitée, avons-nous remarqué. Cela signifie exclusion de toute entente
si minime soit-elle, et depuis le premier moment de l'existence jus-
qu'au dernier. N'avons-nous pas là, exprimée implicitement, l'idée
30 Les membres de son Corps mystique sont aussi la race de la Femme; les
pécheurs au contraire, sont couramment appelés race du diable dans l'Ecriture:
1 Jean 38, 18; Sag. 2, 24; Jean 6, 70; 13, 2; 8, 44; Actes 13, 70.
31 Luc 1, 26-38; Gai. 4, 4.
32 Matth. 1, 17; Luc 11, 6-7.
33 Voir les excellents Elementa Philosophiœ de Maquart (Paris, Blot. t. I,
p. 160-161), qu'on a plaisir à recommander. Voir aussi R. Garrigou-Lacrange, De
Christo Salvatore, p. 528-529.
3* Diet, de ThéoL cath.^ art. Immaculée Conception, col., 859.
LE PROTÉVANGILE ET L'IMMACULÉE CONCEPTION 73*
de l'Immaculée Conception ? Evidemment, il a fallu la Révélation
chrétienne pour l'y découvrir; mais on ne l'y a pas mise, elle y
était.
Une fois de plus, on est surpris de voir le P. Ceuppens '^^ opposer
à l'autorité du pape et des Pères, le principe d'exégèse rationnelle
que dans tout le contexte la personne désignée par le terme « femme »
est Eve et qu'il n'y a pas de raison de lui substituer la très Sainte
Vierge. Dans les Quœstiones selectœ, on dirait même qu'il se réclame
avec insistance des critiques rationalistes et protestants ^^. Le De
Mariologia hihlica ^^, ne les nomme plus. Il nous semble que la posi-
tion de l'Eglise indique assez que la raison suffisante doit exister;
de fait, l'inimitié signalée dans le texte ne peut s'appliquer à Eve.
La signification (la suppositio diraient les logiciens, avec une nuance
très utile) du terme « femme » change donc dans le verset 15. Rien
d'étonnant d'ailleurs, puisque la perspective devient elle-même subi-
tement toute différente, pour s'adapter à la grandiose vision de l'his-
toire religieuse à venir ^^. Admirons la justesse de vue du sens chré-
tien lorsqu'il se plaît à reconnaître dans cette prophétie une ébauche
de l'Evangile.
6. Comment comprendre « Patres Ecclesiaeque Scriptores » dans
le texte de la bulle ? Faut-il traduire « les » Pères ou « des » Pères ?
Y voir la généralité de ces témoins — ce que l'histoire justifierait
difficilement, — ou seulement un petit groupe — et alors, pourquoi
suivre le sentiment de la minorité ? Autant de questions qu'on
se pose ^^.
Ici encore, nous semble-t-il, l'embarras vient de ce qu'on ne se
met pas au point de vue théologique si vigoureusement affirmé dans
^•'^ Quœstiones selectœ ex Historia primœva et De Mariologia biblica.
36 P. 189 et 193.
^"^ P. 4 et 8. — L'exégèse du P. Ceuppens a été l'objet de réserves sérieuses,
notamment de la part du P. Roschini (dans Marianum, 1948, p. 377 et suiv., 402
et suiv.) et du P. da Fonseca (dans Biblica, 1949, p. 116 et suiv.). La note parue
dans Angelicum (1949, p. 57 et suiv.) ne semble pas en détruire toute la portée.
38 « Substituer Marie [ à Eve 1 comme sens littéral, n'est-ce pas, dit M. Bonne-
tain {art. cit., col. 247), une véritable méprise grammaticale? » — Oui, si on ne
reconnaît pas le caractère prophétique du texte.
^^ Voir le P. Le Bachelet (art. cit.), assez nuancé; le P. Roschini (loc. cit.),
qui l'est moins; le P. da Fonseca (loc. cit.); le P. Gallus (Diviis Thomas, 1948,
p. 325 et suiv.; 1949, p. 77 et suiv.). En sens contraire: le P. Lennerz {Gregorianum,
1943, p. 347 et suiv.; 1946, p. 300 et suiv.).
74* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
la bulle. Il ne va certes pas contre l'histoire, mais il la déborde
en l'envisageant sous la lumière de la foi.
Le pape dit: « Les Pères et les Ecrivains ecclésiastiques », sans
distinguer entre leurs témoignages, . . . sans distinguer non plus les
périodes successives des siècles: preuve que son but n'est pas d'éta-
blir une simple démonstration historique. Ce qui se remarque dans
la bulle, c'est comme une progression de ferveur, un renchérissement
de louanges à l'adresse de la très Sainte Vierge Marie, et, en même
temps, un travail de réflexion qui s'avance vers l'affirmation explicite
et triomphale de son Immaculée Conception, jusqu'à faire pression
sur le pape afin d'obtenir qu'il consacre la foi commune par la défini-
tion infaillible.
« Les Pères et les Ecrivains ecclésiastiques » mentionnés sont
tous ceux qui dirigent, favorisent et représentent cette surnaturelle
prise de conscience du trésor caché dans la Révélation. Par là même,
ils se trouvent être, sur ce point, les témoins authentiques de la foi
de l'Eglise et le pape les cite comme tels. Combien sont-ils ? Ce
n'est pas, avant tout, une question de majorité. Mais le pape nous
garantit que ceux-là sont les porte-voix de la Tradition et les orga-
nes par lesquels l'Esprit de Dieu développa notre intelligence de la
vérité révélée. Peu nombreux peut-être, d'abord, ils ne pouvaient
manquer de se multiplier et d'arriver à l'unanimité dans les temps
qui précédèrent la définition irrévocable.
Remarquons cependant Yargument général, dont nous avons dit
qu'il entoure la très Sainte Vierge d'un climat d'Immaculée Concep-
tion (p. 4). « Exalter sa souveraine sainteté, dignité et intégrité de
toute tache du péché, et aussi son incomparable victoire sur l'infernal
.Ennemi du genre humain », c'est encore professer, sans s'en rendre
compte peut-être, et implicitement, le glorieux privilège. Or, trou-
verait-on beaucoup de Pères et d'écrivains ecclésiastiques qui ne chan-
tèrent jamais ainsi l'Auguste Mère de Dieu ? Et s'ils ne le firent
pas, devrait-on se hâter de conclure que leur pensée était contraire ?
Bref, « les Pères et les Ecrivains ecclésiastiques » comprendraient tout
le monde, sauf ceux qui, explicitement ou implicitement, rejetèrent
l'Immaculée Conception.
LE PROTÉVANGILE ET L'IMMACULÉE CONCEPTION 75*
7. Qu'il soit permis de le redire, l'esprit théologique ne nuit en
rien, mais sert beaucoup à l'exégèse et à l'histoire. « Ad omnia utilis
est. » Ce n'est pas un vain mot que celui des scolastiques procla-
mant la théologie reine de tout le savoir humain. Guidé par elle, on
éviterait de nous montrer le pape hésitant sur la valeur de la preuve
scripturaire tirée du Protévangile et se réfugiant en quelque sorte der-
rière l'interprétation de certains Pères, qu'on ne sait trop comment
justifier ^^ ; après quoi elle deviendrait l'un des fondements de la
définition infaillible. On reconnaitrait plutôt que l'Eglise, en somme,
n'a qu'une voix, celle du pape, en laquelle nous entendons, jamais
trahies, toujours fidèlement mises à notre portée, et l'Ecriture et la
Tradition, celle-ci expliquant l'autre. Ainsi sommes-nous fondés sur
Pierre inébranlable, par qui nous parle l'Esprit du Seigneur Jésus ^^.
Si, le pape se prononce sur la signification du Protévangile: il
adopte l'interprétation des Pères et des Ecrivains ecclésiastiques par
lui mentionnés; il nous fait savoir que telle est la pensée de l'Eglise;
pensée si assurée qu'il n'hésite pas à s'y appuyer pour prononcer avec
son autorité infaillible que l'Immaculée Conception est une doctrine
révélée.
« Que personne donc, conclut-il, n'ait l'audace de déchirer ou
d'attaquer et contredire cette page de notre déclaration, sentence et
définition. Le présomptueux qui le fera, qu'il le sache bien, encourra
l'indignation du Dieu Tout-Puissant et des saint Apôtres Pierre et
Paul. »
Brouiller ou affaiblir l'écho de cette voix, c'est marcher à recu-
lons, en sens contraire de l'Église. Le progrès ne se réalise qu'en
captant toute sa sonorité et en la savourant.
Louis-Marie Simon, o.m.i.,
professeur à la Faculté des Arts.
'*<^ M. BoNNETAiN, art. cit., col. 238, écrit, par exemple: «En fondant l'argument
d'Ecriture dans celui de la Tradition, la Bulle s'est abstenue d'apprécier la preuve
biblique en elle-même. »
41 Matth. 16, 23-20.
De la méthode dHnterprètation
ou du role de Vinterprète privé
en droit canonique
Interpréter vient du mot latin, qui après avoir signifié « inter-
médiaire, courtier dans le commerce », finit par désigner « chargé
d'expliquer, de servir de truchement ^ ». De ces deux sens, la langue
française a retenu le dernier.
Par ailleurs, comme l'intelligence humaine reçoit son objet de
l'extérieur, on pourrait dire que sa fonction est essentiellement d'inter-
préter ^. Communément, on ne parle toutefois d'interprétation que
pour l'explication d'un texte donné: par exemple, le texte des saintes
Ecritures ou les textes de lois.
En droit, on distingue l'interprétation proposée par le législateur
lui-même, l'interprétation dont se charge la coutume, et enfin l'in-
terprétation élaborée par les juristes ^ ; et, comme chaque espèce d'in-
terprétation peut être l'objet d'une étude spéciale *, nous nous bor-
nerons à la dernière.
Nous avons dit qu'interpréter se dit communément de l'explica-
tion d'un texte quelconque. Or quand il s'agit d'un texte de loi, on
peut l'aborder de deux façons: on peut l'aborder ou bien avec la
pensée d'y trouver une solution pour tous les cas possibles et imagi-
nables, ou bien avec l'appréhension des lacunes qui ont pu s'y glis-
ser. De cela, il n'y a pas à s'étonner: en même temps que les lois
1 A. Ernout, a. Meillet, Dictionnaire étymologique de la Langue latine. His-
toire des Mots, V^ éd., Paris 1932, v. Interpres.
2 J. Maritain, Les Degrés du Savoir, 2® éd., Paris 1935, p. 68. Pour ce qui
est de la théologie, voir G. Paré, A. Brunet, P. Tremblay, La Renaissance du
XIP siècle. Les écoles et l'enseignement, Paris-Ottawa 1933, p. 302.
3 J. D'Annibale, Summula Theologiœ moralis, 4^ éd., Romas 1896, t. 1, n" 184.
■* O. GiACCHi, Formazione e sviluppo délia dottrina délia inter pretazione autentica
in diritto canonico, Milano 1935; J. R. Schmidt, The Principles of Authentic Inter-
pretation in c. 17 of the Code of Canon Law, Washington 1945.
DE LA METHODE D'INTERPRETATION ... 77*
ont un prestige, elles sont exposées à être déconsidérées en raison
de l'imperfection inhérente à toute œuvre humaine.
Ceux qui abordent les textes de lois de la première façon, les
considèrent, pourrait-on dire, comme des œuvres d'art où il s'agit
de chercher tout ce que l'inspiration initiale de l'auteur aura pu
y mettre. Il s'agit pour eux de donner sa pleine portée à la pensée
du législateur exprimée dans les textes émanés de lui. D'après eux,
en effet, la loi écrite est en mesure, pourvu qu'elle soit bien com-
prise, de fournir toutes les solutions désirables. Ce travail se fera
ordinairement sans grande difficulté, quand la formule de la loi
est claire, précise, bien frappée: il suffira d'en analyser soigneusement
le contenu, d'en peser tous les termes. Ce genre d'interprétation,
qui cherche à donner au texte écrit toute sa portée, s'appelle « inter-
prétation littérale ou grammaticale » : on suppose, en effet, que le
législateur, pour s'exprimer, s'en tient aux règles usuelles du lan-
gage ^.
Mais souvent, la pensée du législateur n'est pas adéquatement
traduite par la formule employée. Obscur ou incomplet, en tous cas
manifestement insuffisant, le texte de loi n'est pas toujours en mesure
de fournir les solutions demandées. Alors intervient pour suppléer
à l'impuissance de l'interprétation grammaticale, l'interprétation « logi-
que ^* » . Cette interprétation consiste, ne s'en tenant point aux
mots, à chercher la véritable pensée du législateur ^, celle que Pascal
appellerait sa pensée de « derrière ». Comme la formule qui aurait
dû nous renseigner reste muette, on cherche ailleurs l'intention du
législateur. C'est ici que prennent place les procédés de l'investiga-
•^ A. Van Hove, De Legibiis ecclesiasticis, Mechliniœ-Romae 1930, p. 259-261
n° 251-252. — B. Ojetti, Commentarium in Codicem Juris Canonici, t. I, Normœ Géné-
rales, Romae 1927, p. 141-142. — F. Laurent, Principes de Droit civil, Paris 1869,
t. 1, n° 273. — M. -P. Fabreguettes, La Logique judiciaire et VArt de juger, Paris
1914, p. 378. — Aubry-Rau, Cours de Droit civil français d'après la Méthode de
Zachariœ, 5" éd. revue et mise au courant de la législation et de la jurisprudence
par G. Rau, et C. Falcimaigne avec collaboration de M. Gault, Paris 1897, t. 1,
p. 194-195. — • Baudry-Lacantinerte-Houques-Fourcades, Traité théorique et pratique
de Droit civil, t. 1, Des Personnes, 3" éd., Paris 1907, p. 211.
6 Aubry-Rau, o.p cit.; p. 193-194. — M. P. Fabreguettes, op. cit., p. 379.
'^ A. Van Hove, De Legibus, p. 258, n° 249: « Logica Test] qua mens legisla-
toris inquiritur si verba manent obscura. » — Voir la division proposée par F.-C.
Savigny, System des heutigen rœmischen Rechts, 1849, traduction française Gueunoux,
Paris 1855, t. 1, p. 207-208.
78* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
tion auxiliaire. Alors, ou bien on recourt aux « lieux parallèles ^ »,
ou bien l'on considère la fin poursuivie par le législateur en édictant
sa loi ^ ; ou bien encore l'on examine les circonstances qui ont accom-
pagné l'élaboration et la promulgation de la loi ^^, ainsi que les tra-
vaux préparatoires de la loi ^^.
Tout cela n'apporte que bien rarement la lumière complète sur un
texte obscur ou équivoque. De fait, quelque effort que l'on fasse,
si profondément que l'on pénètre dans la pensée intime de la loi,
des hypothèses se présentent toujours, qui n'ont pu raisonnablement
figurer dans l'horizon du législateur ^^. Il faudra alors consulter
l'équité, que le législateur n'aura jamais dû perdre de vue ^^, ou bien
8 B. OjETTi, op. cit., p. 144: «In primis magistratus et judices [ . . . ] debent
recurrere ad Codicem ipsum [ ... ]. Quod quidem semperverum est, etsi ageretur
de legibus quae post Codicem eidem accédèrent; sed verura maxime est quando de
ipsis legibus Codicis interpretandis est sermo. In ordinatione enim juridica alicujus
eocietatis necessario praesumi debet unitas quaedam principiorum, quae constituit
illam harmoniam juris, quae in legislatione nostra omnium certe non deficit. »
L'argument tiré des « lieux parallèles » est aussi appelé « argument a pari »
(sous-entendu ratione), parce que inspiré par une raison semblable à celle qui établit
telle autre disposition de loi. — De l'argument « a pari » se rapproche l'argument
<( majori ad minus », par lequel on étend une disposition légale aux hypothèses qu'elle
n'a pas prévues, et dans lesquelles cependant on rencontre le motif, en vue duquel
elle a statué. — Voir à ce sujet M.-P. Fabreguettes, op. cit., p. 376-377. — Il faut
remarquer en tout cela que si une disposition est exceptionnelle de sa nature,
elle doit être restreinte aux cas pour lesquels elle est statuée: « Exceptio format
regulam in casibus non exceptis. »
9 A. Van Hove, op. cit., p. 268-272, n° 260-264. — B. Ojetti, op. cit., p. 144. —
Iherinc, Zweck im Recht, Leipzig 1877, t. 1, ch. 1. — A noter cependant que ce
dernier auteur exagère quand il affirme que dans chaque cas, il suffirait de rechercher
le but de la loi pour trouver un éclaircissement. De fait cette investigation n'est
pas toujours d'un grand secours: ne dit-on pas en effet, que «Ratio juris non
facit jus ». — Voir à ce sujet, Suarez, De Legibus, 1. VI, c. 1, n° 19: «Ratio legis
non est textus legis [...], et ideo non omnibus quae per leges statuuntur ratio
reddi potest. Quamvis enim lex semper sit rationi consentanea, nihilominus electio
inter ea, quae rationabilia sunt, saepe non habet rationem. »
10 II s'agit ici des inductions tirées soit des transformations successives du texte
de loi, soit de la législation antérieure. En effet, « en général il est à présumer
que le législateur a voulu rester fidèle à la législation de l'ancien ou du droit
intermédiaire, lorsqu'il a puisé ses dispositions à ces sources » (Fabreguettes, op. cit.,
•p. 385).
11 F. Laurent, op. cit. t. 1, p. 348-350. — A. Van Hove, op cit., p. 273: « Sane qui
munus accipiunt a Sancta Sede legem praeparandi nullo modo participant potestati
legislativae, secus ac fit in comitiis Civitatum, et eorum doctrina et opinio est viri
privati. At Sancta Sedes v.g. approbando Codicem illum approbavit, sicut est ela-
boratus a viris quibus munus fuit commissum, et proinde ex schematibus et discus-
sionibus praeliminariis interdum sensus legis potest determinari. Eodem modo res-
ponsa SS. Congregationum declarantur per vota consultorum. »
12 A. Van Hove, op cit., p. 273: «Non diffitemur tamen argumentum esse peri-
culosum et erroribus obnoxium. » — Baudry-Lacantinerie, Traité de Droit civil, t. 1,
p. 213. — Baudry-Lacantinerie, Précis dé Droit civil, 3 vol.. 13® éd., Paris 1922, t. 1,
p. 56.
13 B. Ojetti, op. cit., p. 146.
DE LA METHODE D'INTERPRETATION ... 79*
demander la solution à des lois concernant des objets connexes ^*. On
pourra aller aussi jusqu'à résoudre la difficulté, en délaissant ouverte-
ment la lettre de la loi: l'on présume que le législateur aurait rai-
sonnablement voulu autre chose dans les circonstances où l'on se
trouve ^^. Après cela, on pourra par une fiction juridique, con-
sidérer toutes les solutions ainsi élaborées comme faisant partie inté-
grante de la législation écrite ^^.
Ce procédé, on le voit, permet de donner aux textes de lois la
largeur et l'élasticité qui manqueraient à leur sèche formule. Toute-
fois, on ne peut s'empêcher de remarquer, malgré les sérieux avantages
de cette méthode ^^, qu'elle ne s'est pas tenu, comme elle se le pro-
posait, aux limites imposées par les termes de la loi ^^. Aussi bien,
n'est-il pas facile de distinguer dans ses procédés, ce qui appartient
à la pure interprétation des textes, de ce qui la dépasse. Nous n'in-
sistons pas pour le moment: nous aurons l'occasion d'y revenir un peu
plus loin.
On peut ainsi aborder les textes de lois avec un optimisme qui
pousse à croire qu'on peut y trouver toutes les solutions désirables.
Toujours sous la même poussée, on peut aller plus avant: on peut
aller jusqu'à prétendre que la loi écrite ne saurait présenter de
lacunes ^^, et s'arroger pour autant le droit d'échafauder à partir du
texte de loi tout un ensemble de théories, afin de fournir une réponse
1* B. OjETTi op. cit., p. 146: « Si autem aliqua habeatur in jure, cujus verba
interpretatio extensiva tantisper protracta, dubiam mentem legislatoris declarare pos-
set, ea utendum ad hoc est. » Baudry-Lacantinerîe, Traité de Droit civil, t. 1,
p. 234. Fabreguettes, op. cit., p. 395-400.
15 A. Van Hove, op. cit., p. 274, n° 266. — Baudry-Lacantinerie, Traité de
Droit civil, t. 1, p. 213, n° 263.
16 B. OjETTi, op. cit., 153, note 14: «Ex quibus optime deducit Coviello: «Non
è una creazione di norme giuridiche, poiche il principio che si scopre col proce-
dimento analogico, è gia contenuto implictamente nella legge, che aveva in se la
potenzialità di addatarsi al caso non previsto dal legislatore. Si puo dire dunque
che è una semplice integrazione delle norme legislative. »
1*^ Le grand avantage est l'exclusion de l'arbitraire.
18 A. Van Hove, op. cit., p. 321, n** 314: « Cum in omni hypothesi deficiat
régula juris normativa, admittendum videtur [ . . . ] illum cui agnoscitur potestas
authentice in casu particulari rem dirimendi, verum jus novum inducere sed in
casu tantum applicandum ».
1^ A. Brinz, Lehrbuch der Pandekten, Erlangen 1884, t. 1, p. 150: « Luecken die
namentlich die Analogie ausfuellen solle, existieren im Recht ueberhaupt nicht. »
80* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
à tous les cas possibles et imaginables ^^. C'est ce que les juristes
allemands ont appelé la « Logische Geschlossenheit des Rechts ^^ ».
Quelle que soit la séduction que ce système est susceptible d'exer-
cer à cause de l'impeccabilité logique de ses déductions et de la cohé-
sion admirable de ses théories, il demeure qu'il part d'un point pour
le moins discutable: la fausse présomption que la loi écrite ne sau-
rait présenter de lacunes -- ! De fait on n'a pas besoin d'un grand
effort de réflexion pour voir qu'il existe des points exigeant un
règlement juridique, qui non seulement n'ont pas été, mais encore
n'ont pas pu être prévus par la loi écrite. La raison en est bien
simple: si affiné qu'on suppose l'esprit d'un homme, on ne saurait
concevoir un législateur capable de connaître à l'avance tous les con-
flits et toutes les difficultés qui peuvent surgir dans la vie de chaque
jour. Du reste, imaginât-on par impossible quelqu'un d'assez pers-
picace pour embrasser toute une époque, force sera toujours de recon-
20 K. Bergbohm, Jurisprudenz und Rechstphilosophie, Peipzig 1892, t. 1, p. 372-
393.
21 E. Jung, Von der « Logischen Geschlossenheit des Rechts », Beriin 1900 (cet
ouvrage est une réfutation du système). — C'est surtout en Allemagne que cette
tendance a été développée au cours du siècle dernier. A première vue, rien ne
semblait moins favoriser ce courant que le système du « droit commun » allemand,
dont le fond était le « heutiges rœmisches Recht » adapté aux circonstances par les
coutumes et les lois locales (voir à ce sujet R, Salleiles, Introduction à l'Etude du
Droit civil allemand, Paris 1904, p. 5-18, 38, 55). Mais, quand avec Savigny triom-
pha l'école historique, la science allemande se vit poussée vers l'idée que le droit
positif d'un pays et d'une époque donnée fonne un tout organique composé de
pièces qui peuvent se suffire à elles-mêmes, sans rien demander du dehors, c'est-à-
dire un ensemble clos, ne devant s'alimenter qu'en soi, appelé à se développer par
ses propres moyens avec le concours de la seule logique. C'est ce qu'on a voulu
exprimer par la formule « Die logische Geschlossenheit des Rechts ». Il n'y a pas à
s'étonner de cette tendance: à force d'éplucher les documents, on finit par les croire
impeccables, surtout quand on est en face de textes qui comme les textes des juris-
consultes romains, semblent le dernier mot de la perfection juridique. Par ailleurs,
comme ces sources ne sauraient tout prévoir, il faut nécessairement chercher un autre
moyen de résoudre les conflits ou les problèmes que pose la vie de chaque jour,
La difficulté fut résolue par Savigny qui, après voir mentionné l'opinion de ceux
qui pensent trouver le complément du droit positif dans le droit naturel, s'arrêta
comme plus satisfaisante, à l'opinion de ceux qui tiennent que le droit positif se
complète lui-même (F.-C. Savigny, Traité de Droit romain, trad. Guenoux, p. 1-24, 32-
54, 310-313, 279-282).
Cette unité organique du droit sera la base de toute analogie; mais elle ne
saurait se borner à inspirer des déductions purement logiques; elle suggérera aussi
de partir de l'ensemble des rapports du droit et des institutions qui les dominent,
afin de trouver dans son développement la solution de certaines difficultés. Ainsi
quelquefois la matière donnée sera sans doute une loi particulière; mais ordinaire-
ment on devra chercher la solution « dans les théories du droit, formées elles mêmes
par voie d'abstraction » (F.-C. Savigny, op. cit., p. 282).
22 Voir la note 19.
DE LA METHODE D'INTERPRETATION ... 81*
naître qu'il ne saurait prévoir le futur, avec ses conditions de vie
et ses problèmes. De toutes façons, n'oublions pas que le législa-
teur exprime sa volonté en une formule. Or, s'il veut s'exprimer
clairement et éviter que dans la suite on dise: « Legem potuit aper-
tius dicere », il ne pourra envisager dans la formule de loi, que quel-
ques catégories générales, qu'on rattachera à des dispostions d'en-
semble -^.
Par ailleurs la logique n'est pas d'un plus grand secours. De
fait, ni la déduction, ni l'induction (procédés qui épuisent les res-
sources du raisonnement), n'y suffisent. Pour la déduction rien de
plus clair: elle ne peut tirer, en effet, d'un principe donné que les
conséquences qu'il renferme ^'^. Quant à l'induction, elle ne nous
aide pas plus: car ses généralisations ne se légitiment dans les sciences
de la nature que moyennant l'admission du postulat suivant lequel
une régularité fondamentale régit la multiplicité des phénomènes ^^.
Or, pareil postulat paraît des plus téméraires quand il s'agit de rat-
tacher non plus des effets à leurs causes, mais des règles de conduites
aux conditions de fait qui les imposent.
Jusqu'ici, nous avons vu quelle attitude on peut adopter si on
étudie les textes de lois avec un excès d'optimisme. Renchérir, par
contre, sur les lacunes des formules de loi, peut conduire à une
attitude diamétralement opposée. De fait, de la disproportion qui
existe entre la loi écrite et les exigences auxquelles elle doit parer,
on conclura que le texte de loi devra être subordonné au milieu
social et en suivre toutes les fluctuations ^^. Or, de cette notion de
la loi, il ne pourra résulter que la notion suivante de l'interprétation:
la meilleure interprétation des lois sera celle qui les pliera le mieux
aux besoins du moment présent ^".
23 Somme théologique, P IP, q. 96, a. 6, ad 3: « Nullius hominis sapientia
tanta est, ut possit omnes singulares casus excogitare: et ideo non potest sufficienter
per verba sua exprimere quas conveniunt ad finem intentum; et si posset legislator
omnes casus considerare, non opporteret ut omnes exprimeret propter confusionem
vitandam; sed legem ferre deberct secundum ea quae in pluribus accidunt. »
24 J. Gredt, Elementa Philosophiœ aristotelico-thomisticœ, Friburgii Brisgoviae
1929, Logica, c. III.
25 J, Gredt, op. cit., c. III, 7.
26 G. Crisostomi, Di alcune rerenti teorie sulle fonti et suWinterpretazwne nel
diritto privato, Frascati 1904, p. 20-21. — R. Salleiles, Introduction à l'Etude du
Droit civil allemand, Paris 1904, p. 98-102.
27 G. Delisle, Traité de l'Interprétation juridique, Paris 1849, t. 1, Introduction,
p. XVI: «Par progrès je n'entends point le système, qui conduit à interpréter les
82* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
Pour la critique de ce système, il nous suffira de faire remar-
quer, que si l'interprète peut non seulement négliger l'intention du
législateur, mais encore torturer comme bon lui semble les textes
de lois, ce nest pas de V interprétation des lois quil fait. La loi,
en effet, est essentiellement l'expression d'un acte d'intelligence et
de volonté ~^. Il serait contradictoire, pour autant, de l'interpréter
autrement; partant, toute méthode d'interprétation qui revendiquerait
d'inclure autre chose dans ses attributions, serait viciée à la base. En
d'autres termes, la loi est essentiellement l'expression d'une volonté
intelligente bornée: dès lors, tout système, qui aurait la prétention
de s'écarter sciemment de ce qu'a réellement voulu le législateur, ne
pourrait pas, en stricte rigueur de termes, s'appeler un système d'in-
terprétation. C'est ici que se place précisément la critique de la
première tendance exposée plus haut et que nous avions alors rejetée ^^.
Cette critique a été faite de main de maître par F. Gény^^; nous
n'aurons qu'à y ajouter quelques remarques, en vue d'en faire ressor-
tir le bien-fondé.
Nous avons eu à relever précédemment le doute émis par cer-
tains au sujet du droit de Y interprétation pure et simple des lois,
de s'occuper de l'extension du texte de loi par voie d'analogie, ou
par le recours aux principes généraux du droit ^^. F. Gény ne se
contente pas de cela: il va jusqu'à demander s'il faut bannir de la
lois dans le sens plus ou moins probable de la volonté de leurs auteurs. Le
progrès consiste suivant moi, à donner à la loi le sens, qui eu égard à l'état actuel
des mœurs et des besoins du pays tend à rendre les citoyens meilleurs ou plus heu-
reux. Toutes les ressources de l'argumentation et de l'interprétation juridique doivent
avoir cet objet. » — Pour les essais d'application d'un système d'interprétation pure-
ment sociologique, voir F. Gény, Méthode d'Interprétation et Sources en Droit privé
positif. Essai critique, 2^ éd., Paris 1932, 2 vol., t. 2, p. 287-307; p. 252. — Pour ce
qui est des auteurs qui prônaient simplement l'assouplissement des textes, voir R.
Salleiles, Préface au livre de F. Gény, p. XIX-XX.
28 0. LoTTiN, La définition classique de la loi, dans la Revue néo-scolastique de
Philosophie, t. 26, 1925, p. 229-273. Nous n'entrerons pas dans la question qui se
poserait de savoir, en quoi consiste formellement la loi: dans l'acte de l'intelligence
pratique ou dans l'acte de volonté. Saint Thomas incline à y voir formellement un
acte de la «ratio practica » (Somme théologique, P-IP, q. 90 a. 1, ad 3): pour le Doc-
teur Angélique, en effet, l'élection des moyens en vue de la fin est formellement un
acte de la raison pratique (P-IP, q. 13, a. 1), et impérer est formellement un acte
de la raison pratique (P-IP, q. 90, a. 1, ad 3). Par contre, pour Suarez la loi
est formellement un acte de la volonté {Tractatus de Legibus et Legislatore Dec,
1. I, 4, 5).
29 Voir page 5; —
30 F. GÉNY, Méthode d'Interprétation, t. 1, p. 61-316.
31 Voir note 18.
DE LA METHODE D'INTERPRETATION ... 83*
sphère légitime de l'interprétation de la loi écrite toute recherche
d'intention visant à connaître non pas ce que le législateur a effec-
tivement voulu, mais ce qu'il aurait dû vouloir: « Je n'hésite pas
à dire, écrit-il en effet, que la défaillance [ • • • ] de la volonté
législative ne permettant pas un développement éclairé du texte, il
ne saurait y avoir place à l'interprétation proprement dite de la loi,
et il faut recourir à une autre branche de la méthode [ juridique ] ^-. »
Le docte professeur de Nancy ne se doutait pas que l'un des dis-
ciples les plus en vue de saint Thomas, le père A.-D. Sertillanges
pense exactement comme lui. Parlant, en effet, du cas où l'on délaisse
la lettre de la loi pour en prendre l'esprit, le P. Sertillanges remar-
que d'abord: « Ce n'est pas obéir avec moins de fidélité aux lois justes,
puisqu'on les suit au delà même de ce qu'elles ont pu préciser de
leurs intentions, n'abandonnant la lettre que là où elle serait nuisi-
ble à la volonté qui l'anime. » Puis le docte dominicain ajoute: « Ce
n'est pas là [ . . . ] juger de la loi, mais du cas qu'elle n'a pu pré-
voir. [ Car ] Juger de la loi ce serait dire qu'elle n'a pas été bien
faite, là même où ses déterminations s'appliquent » ; et il conclut en
disant que « ce n'est pas [ non plus ] interpréter [ . . . Car ] Inter-
préter c'est déclarer l'intention du législateur quand elle est douteuse;
[ alors qu' ] ici rien n'est douteux : [ . . . ] la lettre seule défaille ^^. »
Pour justifier cette limitation des attributions de l'interprétation
proprement dite des lois, F. Gény se base sur les limites mêmes
dont est objet la loi écrite: celle-ci, nous dit-il, « ne peut être tenue
pour autre chose, qu'une information très limitée du droit, résul-
tant d'un ensemble d'injonctions, consacrées par un organe supérieur,
à l'effet d'établir sans conteste quelques règles, qui ont paru suscep-
tibles d'une formule nette, ou pratiquement indispensables^*». C'est
ce que le père Sertillanges exprime en disant que « le droit positif
suppose [ . . . ] le droit naturel et ne l'institue pas; il institue seule-
ment sa détermination positive donnant autorité à cette détermination,
au lieu de la laisser à l'arbitraire^^». Nous pouvons dire pour
32 F. GÉNY, op. cit., t. 2, p. 221.
^'"^ A.-D. Sertillanges, La Philosophie morale de Saint Thomas d'Aquin, Paris
1932, p. 333-334.
34 F. GÉNY, op. cit., t. 2, p. 221.
35 A.-D. Sertillanges, op. cit., p. 235.
84* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
autant, que le droit positif « ne peut pas légitimement s'opposer à la
nature [ des choses ] ; elle peut seulement déterminer à certaines quo-
tités ou à certaines formes l'indétermination relative qu'on y relève ^^ ».
Ainsi la loi est essentiellement l'expression d'une volonté intel-
ligente bornée. Partant, le système d'interprétation qui se greffe
dessus ne saurait, sans empiéter sur un terrain qui n'est pas le sien,
prétendre déduire du texte de loi ce qui ne s'y trouve pas: au sys-
tème qui le prétendrait, on imputerait tout simplement un vice de
méthode. Dès lors, la question se pose de savoir comment qualifier
l'activité qui vise à connaître ou bien ce que le législateur aurait
dû rationnellement vouloir, ou bien ce qu'il aurait décidé si sa pensée
s'était portée sur tel ou tel objet.
Pour le droit canonique, la majorité des juristes s'accorde à voir
dans le « norma sumenda est » du canon 20, rien moins que la recon-
naissance par le législateur ecclésiastique d'une activité créatrice de
droit en faveur du juge qui supplée au silence de la loi écrite ^" ;
mais quand nous entendons les mêmes auteurs faire remarquer que
ce pouvoir de création juridique sera exercé par les tribunaux d'une
façon toute concrète et sans tirer à conséquence pour l'avenir ^^ (ce
qui veut dire que la jurisprudence des tribunaux ne saurait valoir
en dehors du cas jugé et n'est pas obligatoire pour le juge), nous
nous demandons ce que vaut cette force créatrice de droit dont on
nous parlait.
De fait, si ce pouvoir n'est pas à même de constituer, comme
le pouvoir prétorien des Romains ^^, une norme de droit non seule-
ment valable en dehors du cas concret, mais encore obligatoire pour
le juge, nous ne voyons pas très bien en quoi il pourrait revendi-
quer d'être créateur de droit.
Pour ce qui est du droit civil, on sait qu'en Angleterre, les
précédents judiciaires ont une autorité reconnue à l'effet d'établir
•"^6 A.-D. Sertîllanges, op. cit., p. 234.
3*^ Voir ci-dessus note 18. — Voir aussi S. D'Angelo, Le lacune nel vigente ordi-
namento giuridico canonico, in Saggi sn qnestioni giuridiche, I, Torino 1928, p. 70-73.
3S -A. Van Hove, op. cit., p. 321, n° 312: « Solutio tantum ligat personas et
affipersonas pro quibus data est. « G. Michiels, Normœ Générales Juris Canonici,
Lublin 1929, p. 460-461, soutient le contraire.
•^9 Voir à ce sujet S. Romani, De bonis Ecclesiœ temporalibus. Pars Generalis,
p. 65, 113-116.
DE LA METHODE D'INTERPRETATION ... 85*
des règles de droit qui s'imposent aux jurisconsultes eux-mêmes ^^ ;
mais cela est dû, semble-t-il, à ce que le Lord Chancellor « grâce à
une fiction [ . . . ] se trouve investi d'une autorité quasi-législative,
après coup et d'une façon toute empirique dans la mesure des besoins
pratiques [ . . . ] ^^ ».
Par ailleurs, si dans d'autres pays, en France par exemple, un
mouvement a paru se dessiner, en vue d'attribuer à la jurisprudence
des tribunaux la valeur du droit coutumier ^^, cependant il est à
remarquer qu'on est loin d'être fixé sur les raisons qui devraient
faire ériger en source normalement productive de règles cette juris-
prudence qu'on prône ^^ ; et surtout, on est encore moins fixé sur
l'autonomie de cette source de droit par rapport à la loi écrite '^*.
Du reste il faut remarquer que ce mouvement a rencontré de fortes
oppositions ^^.
Ainsi, il arrive un moment où l'interprète, privé de tout appui
du côté de la loi écrite, doit chercher ailleurs les éléments de sa
solution. Si, de toute évidence, on ne saurait dire qu'il fait alors
œuvre d'interprétation de la loi écrite, on ne voit pas d'autre part
comment considérer son activité comme créatrice de droit, si ses déci-
sions ne sont pas obligatoires pour l'avenir. Ceci du reste est très
prudent: on devine en effet l'insécurité à laquelle serait exposée
la règle de droit, en raison des sautes brusques et déconcertantes
d'opinion dans les tribunaux ^^.
40 S. Romani, op. cit., p. 65-66.
41 F. GÉNY, op. cit., t. 2, p. 38-39.
42 H. Langlois, Essai sur le Pouvoir prétorien de la Jurisprudence, Caen 1897.
43 M. Planiol, Traité élémentaire de Droit civil, 6^ éd., Paris 1911, t. 1, p. 4
note 1, cherche à le prouver par un rattachement direct à la coutume. — E. Lambert,
Une Réforme nécessaire des Etudes du Droit civil, Paris 1900, p. 16-20, rejette la
notion romano-canonique de la coutume, pour ne reconnaître que la coutume établie
par les décisions de justice.
44 R. Salleiles, Méthode historique et codification, dans Atti del Congresso inter-
nazionale di scienze storiche, Roma 1904, t. 9, p. 17: «On peut discuter et se deman-
der si la jurisprudence constitue une source autonome à côté de la loi; je ne le
crois pas. »
45 E. Glasson, Les sources du droit, dans les Séances et Travaux de F Académie
des Sciences morales et politiques, 1900, t. 153, p. 504-505. — A. Esmetn, La cou-
tume doit-elle être reconnue comme source du droit civil français ? dans le Bul-
letin de la Société d'Etudes législatives, 4 (1905), p. 540-544. — E. Meynial, Compte
rendu critique du livre de F. Gény, dans la Revue historique de Droit français et
étranger, Paris, 25 (1901), p. 390-391; p. 376-377. — Voir surtout, F. Gény, Méthode
d'Interprétation, t. 2, p. 35-38, 44-53, 264-266.
4^> Cette mobilité est reconnue par ceux-là même qui prônent la jurisprudence
comme source de droit. Voir en effet M. Planiol, Traité élémentaire de Droit civil.
86* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Est-ce à dire que l'activité de celui qui cherche à connaître ce
que le législateur aurait décidé si sa pensée s'était portée sur tel
ou tel objet, ou encore ce que le législateur aurait dû rationnel-
lement vouloir, soit irréductible à une qualification ? Entre la
« réceptivité purement passive » de l'interprète de la loi écrite, et
« l'activité créatrice du pouvoir législatif », n'y aurait-il pas place pour
quelque chose d'intermédiaire ? Ce quelque chose d'intermédiaire est
très difficile à préciser; mais ne pourrait-on pas dire par exemple, que
cette activité qui consiste « à interroger la raison et la conscience, pour
découvrir en notre nature intime les bases mêmes de la justice [...];
et à s'adresser aux phénomènes sociaux, pour saisir [ . . . ] les prin-
cipes d'ordre qu'ils requièrent ^^ », que cette activité, malgré qu'elle
prend l'aspect d'une très libre recherche scientifique, n'est au fond
que l'interprète de ce droit qui domine le droit positif, et dont ce
dernier n'est qu'une détermination ^^ ? Ne pourrait-on pas encore,
pour lui donner plus d'autorité, y voir l'activité d'une véritable « insti-
tution » de droit naturel : le corps des juristes ? Ne serait-ce pas,
en effet, un des cas où il faudrait appliquer la notion d' « Institution »,
si importante dans le droit, et si justement remise en lumière de
nos jours *^ ? De fait on peut dire « qu'il n'y a [ . . . ] que deux
philosophies juridiques [...]. La première est une vraie mysti-
que de l'Etat: l'assimilation kelsenienne du droit et de l'Etat, et tous
les totalitarismes [ . . . ] ne sont qu'une reprise d'un jacobinisme,
qui ne date pas de la Révolution, mais des légistes, son mode socialiste
ou socialisant en continuité avec son mode individualiste et libéral.
C'est à ce refoulement arbitraire du social dans le souverain que
s'oppose la philosophie institutionnelle ^^. »
t. 1, p. 6, note 4; il fait remarquer cependant qu'en fait une fixité est assurée à la
jurisprudence des tribunaux par la tendance « des corps judiciaires, quels qu'ils
soient [ . . . 1 à se créer une tradition » (p. 45-46). — Voir de même les aveux
de E. Lambert, La Fonction du Droit civil comparé, Paris 1903, t. 1, p. 19, note 1;
p. 143, note 2; cet auteur cependant confie au jurisconsulte le soin de redresser les
écarts de cette mobilité {ibid., p. 18-22; 809-825).
47 F. GÉNY, op. cit., t. 2, p. 92.
48 Voir plus haut note 31.
49 R.-G. Renard, L'Institution, Fondement d'une Rénovation de l'Ordre social,
Paris 1933; La Théorie de l'Institution, Essai d'Ontologie juridique, Paris 1930;
La Philosophie de l'Institution, Paris 1939.
s<> R.-G. Renard, La Philosophie de l'Institution, Paris 1939, p. 190-191.
DE LA MÉTHODE D'INTERPRÉTATION ... 87*
Ce ne sont que des questions que nous posons à de plus avisés.
De toutes les façons, quand l'interprète se voit dépourvu de l'appui
de la loi écrite, il doit se fier à lui-même: ce serait pour lui, non
seulement un vice de méthode que de se réclamer encore de la lettre
de la loi écrite, quand il la délaisse ouvertement, mais encore un
manque de confiance en la raison pratique, où le Créateur a déposé
les germes de moralité. Du reste, alors même qu'il scrute la lettre
de la loi, pour en dégager les directives qu'elle contient, l'interprète
ne joue pas un rôle purement mécanique: ses facultés doivent entrer
en jeu pour découvrir et employer à propos de la formule qu'il
analyse, les éléments objectifs de tout ordre, qui seuls la font valoir
et la fécondent ^^, De fait l'interprète ne doit pas oublier que la
raison humaine participe de cette « Sapientia » qui dirige tout avec
mesure: « suaviter fortiterque ».
Voilà le rôle de l'interprète privé dans le droit.
Jean-Marie Salgado, o.m.i.,
Les Cayes, Haïti.
51 F. GÉNY, op. cit., t. 1, p. 284-300, 355-383.
Opinion et contingence
Dans un article, publié par cette Revue, il y a quatre ans ^,
j'avais essayé de déterminer le Rôle de la Volonté dans VOpinion,
De cette étude se dégageait en pleine lumière la très grande com-
plexité psychologique de cet état de l'esprit à la recherche de la
vérité. Cette complexité, d'où vient-elle ? Pourquoi caractérise-
t-elle la marche de notre intelligence dans son acte opinatif ? Ces
questions surgissent tout naturellement et il nous faut y répondre,
ou du moins chercher à le faire, si nous voulons connaître à fond notre
activité intellectuelle dans une de ses plus importantes manifestations.
Nous sommes en possession du principe fondamental qui nous
permettra de les résoudre: toute faculté est puissance d'action par
rapport à un objet déterminé — la vue est puissance de saisie d'un
objet coloré; la mémoire, puissance de reconnaissance de l'image en
tant que déjà vue; la volonté, puissance de tendance vers l'être en
tant que revêtu de bonté, etc. C'est ce rapport transcendantal entre
la puissance et son objet qui définit la faculté. Il faut donc qu'il y
ait entre elle et lui une proportion rigoureuse. Si bien que, connais-
sant la constitution d'un objet, nous pourrons conclure ce que doit être
la faculté destinée à le saisir. Et vice versa, connaissant la nature
d'une faculté donnée, nous pourrons dire comment se présente l'objet
vers lequel par essence tend cette faculté.
D'autre part, nulle faculté créée n'atteint son objet que par l'in-
termédiaire d'un acte, distinct à la fois de la faculté qui le pose
et de l'objet qu'elle saisit par lui. L'acte est donc, lui aussi, tout
entier tendu vers ce même objet; par lui, il est défini dans son
essence la plus rigoureuse. Dès lors, connaître la nature de cet objet
nous conduira nécessairement à connaître celle de l'acte; et vice versa,
connaître la nature de cet acte nous permettra de découvrir celle
de l'objet.
Appliquons ce principe à notre cas. Nous connaissons la psycho-
logie complexe de cet acte intellectuel spécial qu'on appelle opinion,
1 Revue de l'Université d'Ottawa, 15 (1945), p. 221*-246*; 16 (1946), 2 *-27 *.
OPINION ET CONTINGENCE 89*
Nous voulons en avoir l'explication profonde. Puisque cet acte est
fait pour saisir un objet précis, c'est dans et par cet objet que s'expli-
quera cet acte. Cet objet ne pourra être qu'un « quelque chose »
dont la constitution corresponde exactement à la constitution de l'acte
opinatif. Le problème posé tout à l'heure devient donc celui-ci:
Quel est l'objet de l'opinion ?
Vaste problème que celui-là ! Cette question peut se compren-
dre de trois façons.
D'abord, quels sont les êtres à propos desquels l'homme peut
former des opinions ? C'est, selon la formule des scolastiques, en
chercher l'objet matériel.
Ensuite, ces êtres, sous quel aspect particuHer l'homme les envi-
sage-t-il quand il forme une opinion à leur propos ? C'est vouloir
déterminer ce que les mêmes scolastiques appellent son objet formel.
Enfin, de quelle qualité doit jouir, de quel éclairage doit être
illuminé l'aspect ainsi retenu, pour que nous puissions nous en for-
mer une opinion ? C'est préciser sa « raison formelle^ ».
— I —
La recherche de l'objet matériel ne nous occupera pas longtemps.
Il est clair en effet que nous pouvons former des opinions sur n'im-
porte quel être actuel ou possible: sur Dieu et les esprits, sur les
corps vivants et les corps inanimés. Que l'on songe aux sciences
physiques, chimiques, biologiques; que l'on considère l'histoire ou
la sociologie, la morale ou la philosophie; que l'on regarde la critique
artistique ou littéraire, partout, dans ces domaines, s'il y a des certi-
tudes, il y a encore plus d'opinions.
Et cette constatation quasi expérimentale se justifie fort bien du
point de vue des principes. L'opinion est en effet un acte de l'intel-
ligence, nous l'avons vu. Or l'objet de l'intelligence, de toute intel-
ligence, même de notre intelligence humaine, c'est l'être en tant que
tel, c'est-à-dire tout ce qui existe ou peut exister. D'autre part, notre
intelligence est essentiellement imparfaite; elle reste, comme dit saint
Thomas empruntant une formule de Proclus, « à l'horizon de l'intel-
2 Ou en me servant des formules dans toute leur technicité: ohjectum formate
quod (sous-entendu cognoscitur) et ratio formalis sub qua (sous-entendu objectum
formale cognoscitur).
90* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
lect, au dernier rang des esprits^». Il est donc évident que, en
toute rencontre du moins, nous ne saisirons pas tous et chacun des
êtres connus par nous, dans cette clarté fulgurante que requiert
un assentiment certain donné en vertu du seul dynamisme de notre
intelligence. Cela est vrai des êtres réels, des êtres concrets: ils
entrent tous dans l'objet matériel de l'opinion.
Peut-on en dire autant des êtres de raison, comme les essences,
les principes premiers, les raisonnements et tout ce qui touche à la
logique ? Il est clair que la crainte d'erreur ne saurait mordre sur
le principe de contradiction ou sur celui de raison suffisante. Per-
sonne non plus ne peut hésiter à admettre que la circonférence est
une courbe dont tous les points sont à égale distance de son centre.
Par contre, respect des lois de la pensée dans le raisonnement induc-
tif ou déductif; valeur des conclusions auxquelles ils aboutissent;
interprétation d'expériences ou d'expérimentations, analyses et syn-
thèses psychologiques ou scientifiques, tout cela peut présenter et
présente souvent des points d'ombre où s'accrochera la crainte d'erreur
et, par conséquent, tout cela fera partie de l'objet matériel de l'opi-
nion. En seront exclues au contraire les essences, du moins celles
qui demeurent au plus humble degré de complication et sont saisies
par une sorte d'intuition, ainsi que les principes premiers, à con-
dition qu'ils soient correctement énoncés et exactement compris.
Il avait donc bien raison, saint Thomas, d'écrire: « De quolibet enim
cognito potest homo opinari quod possit aliter se habere, nisi forte
de primis principiis per se notis, quorum contraria non cadunt in
existimatione *. »
— XI —
La question de l'objet matériel réglée, il nous faut aborder celle
de l'objet formel, c'est-à-dire, il nous faut déterminer l'aspect qu'at-
teint l'intelligence dans les êtres, quand elle doit se contenter d'une
adhésion opinative au lieu de l'adhésion de certitude vers laquelle
elle tend par nature.
3 Saint Thomas, par exemple, In IV Sent, d. 50, q. 1, a. 1, et II Contra Gent.,
cap. 68, n° 6. — Voir mon Intellectus et Ratio selon saint Thomas (TAquin, Paris-
Ottawa 1936, p. 78-82.
4 Saint Thomas, In l Post. Analyt., lect. 44, n° 8, éd. Léonine, I, p. 321 a.
OPINION ET CONTINGENCE 91*
Rappelons-nous les caractéristiques de l'acte opinatif: c'est un
assentiment donné avec la conscience qu'il pourrait y avoir inadé-
quation entre ce à quoi il est donné et la réalité objective de la
chose connue. D'où possibilité d'erreur. Cette possibilité provient
de cette sorte d'obscurité dans laquelle l'objet s'obstine à rester mal-
gré nos recherches. Et le résultat de cette obscurité, c'est que la
chose se présente à nous comme existant, alors qu'elle pourrait fort
bien ne pas exister, comme existant de telle manière, alors qu'en
fait c'est de telle autre peut-être qu'elle existe. L'inhabitabilité de la
planète Mars se présente à l'abbé Moreux comme donnée, alors qu'elle
peut fort bien ne pas l'être. Le radium se présente à Pierre Curie
et à sa femme comme un corps spécifiquement distinct du barium,
alors qu'il n'est peut-être qu'une variété inconnue encore des réactions
de ce même barium ^.
Entre cette manière dont la chose est connue et les modalités
propres à l'acte opinatif, il y a une véritable correspondance. En
effet, dans l'acte opinatif, il y a assentiment positif (et, en un cer-
tain sens, total) à quelque chose de connu; dans l'objet de cet acte,
il faudra qu'il y ait quelque chose qui est ou du moins qui paraît
être, sinon l'assentiment donné ne serait pas possible. Dans l'acte
opinatif, l'esprit prend conscience qu'entre la réalité objective de
ce « quelque chose » et son propre assentiment il pourrait fort bien
ne pas y avoir correspondance, ce qui est l'essentiel de la crainte
d'erreur contenue dans toute opinion; or cette crainte d'erreur serait
impossible si l'objet ne se présentait pas enveloppé d'une certaine
obscurité, en d'autres termes, s'il ne se présentait comme tel sans
doute, mais pouvant, en même temps, être d'une autre façon, ou
même ne pas être du tout.
Or être et pouvoir cependant ne pas être; être tel, de telle
nature, avec telles qualités et cependant pouvoir être autre, avec
une nature et des qualités autres, c'est ce qu'on appelle être contingent.
C'est donc sous l'aspect de contingent que l'intelligence opinante
5 Ces deux exemples se basent le premier sur les travaux de l'abbé Moreux,
Les Enigmes de la Science, Paris, Doin, 1926, p. 103-210, à propos de Mars; le
second sur ceux des époux Curie dans les divers comptes rendus donnant le récit de
leur découverte du radium. Voir ci-après, note 14.
92* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
atteint son objet. Le contingent sera donc à juste titre regardé comme
l'objet formel de l'opinion.
Et nous pouvons faire la contre-épreuve, en partant de l'être
envisagé comme nécessaire. En effet, l'être nécessaire, connu comme
nécessaire, ne saurait être saisi par un assentiment instable et mélangé
de crainte. Car si cet être est objectivement et par nature néces-
saire, il ne peut pas ne pas être et il ne peut pas être autrement
qu'il n'est: c'est l'essence même de la nécessité. Si d'autre part, par
hypothèse de travail, je le connais comme nécessaire et si je con-
forme mon assentiment à ce que je vois et ai conscience de voir
dans cet être, je ne puis donner qu'un assentiment excluant toute
possibilité d'erreur, donc un assentiment à qui il manquera le consti-
tutif formel de l'opinion. La prise de conscience d'une erreur pos-
sible serait, dans ce cas, totalement inexplicable et sans fondement
aucun, et cela, qu'on regarde l'objet en lui-même dans sa réalité
objective authentique ou qu'on se limite à l'aspect sous lequel l'en-
visage l'esprit qui opine. Et comme tout être est ou nécessaire ou
contingent, apparaît également ou comme nécessaire ou comme con-
tingent, si le nécessaire, en tant que tel et connu comme tel, ne
peut fonder un assentiment opinatif, cet assentiment ne pourra se
fonder que sur le contingent, en tant que contingent, c'est-à-dire,
qu'il soit nécessaire ou non en lui-même, peu importe, pourvu qu'il
se présente à l'esprit comme contingent.
Et cette doctrine rejoint toute la tradition philosophique, celle
d'Aristote dont le P. Régis, o.p., résume ainsi la pensée: « Tout
ce qui ne sera connu par l'intelligence ni dans ses principes cons-
titutifs, ni dans sa cause efficiente par soi et nécessaire, mais par
les seules apparences extérieures et dont l'activité révélera un ordre
.intelligible, une nature s'exerçant habituellement dans tel sens tout
en gardant une possibilité pour la direction contraire, tout con-
naissable de cette sorte sera contingent et sera perçu dans un acte
opinatif ^. » Quels que soient les détails de cet exposé, il y a bien,
aux yeux d'Aristote, ce que nous ont donné nos analyses: l'être
apparaissant comme contingent, seul accessible à l'esprit dans
l'opinion.
^ RÉGIS, o.p., U Opinion selon Aristote, Paris-Ottawa 1935, p. 108.
OPINION ET CONTINGENCE 93*
C'est ainsi que parle aussi saint Thomas ; « De ratione autem
opinionis est quod id quod est opinatum existimetur possibile aliter
se habere. » C'est la leçon des éditions courantes, mais la Léonine
lit: « De ratione autem opinionis est quod quis existimat, existime-
tur possibile aliter se habere. » Ce mot existimare, deux fois répété,
montre nettement que le saint docteur ne pense pas à une contin-
gence obligatoirement réelle, mais à un être apparaissant à l'esprit
comme contingent, quelle que soit par ailleurs sa réalité objective ^.
Il le déclare plus nettement encore dans le Commentaire sur les
Seconds Analytiques: « Circa omnia mediata quorum est demonstra-
tio et scientia, potest quis existimare quod possibile sit aliter se
habere, et ita potest ea opinari. Non enim opinio est solum de his
quae sunt contingentia in sui natura . . . , sed opinio est de his
quae accipiuntur ut contingentia aliter se habere, sive sint talia sive
non ^. »
Parmi les modernes, on ne se préoccupe que très peu de ces
questions, cependant l'on rencontre des formules qui énoncent plus
ou moins implicitement cette doctrine. Ainsi Locke, dans son Traité
de la Nature humaine^ enseigne que la probabilité suppose des rai-
sons « dont le lien n'est ni solide ni inaltérable, ou du moins dans
lesquelles l'on ne peut se rendre compte de ces deux caractères^».
Ce « lien » qui n'est, ou du moins ne semble, ni solide ni inaltérable
correspond de toute évidence à ce qu'il y a de contingent dans
l'objet de la probabilité, donc de l'opinion.
Kant, dans sa Logique, est beaucoup plus explicite : « La croyance
est certaine ou incertaine, écrit-il. La certitude est une croyance
accompagnée de la conscience de la nécessité. La croyance incer
taine, au contraire, ou la non-certitude est accompagnée de la con
tingence ou de la possibilité du contraire de ce que l'on croit
Quand la croyance est insuffisante tant subjectivement qu'objective
ment, il y a opinion ^^. » Donc pour Kant, cette insuffisance, carac
téristique de l'opinion, ne peut venir que de ce que l'objet accepté
7 Sum. theoL, IV-ir, q. 1, a. 5 ad 4.
^ In I Post. Analyt., c. 33, lect. 44, n° 8, éd. Léonine, I, p. 321.
9 Locke, Traité de la Nature humaine^ III p., sect. XI, trad, franc, par Maxime
David, Paris, p. 162.
i<* Kant, Logique, Introduction, p. IX, cité par Janet-SÉailles, Histoire de la
Philosophie, W éd., Paris, 1928, p. 705-706.
94* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
pourrait fort bien (nous en prenons la conscience très nette) être
autrement, c'est-à-dire qu'il nous apparaît comme contingent. Cela
ressort d'ailleurs, et clairement, des lignes qui suivent immédiate-
ment la citation de tout à l'heure: « Ce que j'opine, ajoute en
effet l'auteur, n'est regardé par moi que comme problématiquement
certain; ce que je crois, je le crois comme assertoriquement cer-
tain mais non comme objectivement certain, c'est-à-dire, nécessaire-
renient valable, bien qu'il le soit subjectivement ou pour moi seul;
enfin ce dont je suis certain, je l'affirme comme apodictiquement
certain, c'est-à-dire, comme nécessaire objectivement et valable pour
tout le monde. »
— III —
L'objet formel de l'opinion est donc le contingent: voilà qui
est acquis. Il s'agit maintenant de donner toute la précision pos-
sible et désirable à cette notion de contingent, prise non pas dans
son sens universel, comme l'étudié la métaphysique, mais dans l'usage
particulier qu'on en fait dans la question qui nous occupe: cela
nous permettra de creuser plus avant dans la nature de l'opinion.
On pourrait mener cette recherche autour de deux aspects du
contingent que je désignerai par deux mots chers aux logiciens,
la compréhension et Vextension, Déterminer la compréhension du
contingent, ce serait s'efforcer de découvrir les différentes manières
dont il peut se réaliser. Etudier son extension, ce serait, pour cha-
cune des disciplines dont est constitué le savoir humain, préciser ce
qui par nature appartient à l'opinion, ou, du moins, ce dont on peut
le plus facilement et le plus fréquemment se former une opinion.
Les limites de cet article ne nous permettent de nous occuper que
du premier de ces aspects, la compréhension du contingent.
La marche à suivre dans cette étude n'est pas absolument assu-
rée. Il n'y a pas ici de tradition philosophique qui nous guide, du
moins que je sache. Sans doute, il y a bien les diverses notations
sur le contingent en général que les commentateurs grecs d'abord,
les scolastiques ensuite, un Albert le Grand ou un Thomas d'Aquin
ont tirées d'Aristote, des Topiques surtout, en les développant et les
OPINION ET CONTINGENCE 95*
complétant. Il y a aussi les pages du P. Richard, o.p. ^^, qui synthé-
tise ces notions traditionnelles et les groupe autour de trois espèces
de contingent, dites
contingens ut in pluribus ou contingens natum,
contingens ad utrumque ou contingens neutrum,
contingens ut in paucioribus ou contingens rarum.
Mais, si l'on compare cette doctrine avec des cas réels d'opi-
nion que présente tous les jours la vie humaine, on n'arrive pas à
faire cadrer le tout. A mon avis, la raison est en ceci: la position
des scolastiques, tirée surtout de saint Albert le Grand et de saint
Thomas d'Aquin, envisage, semble-t-il, l'ordre de l'opération et regarde
l'action plutôt en tant que future. Elle se place au point de atic
de l'éternité. Dans cette vision, un être quelconque est contingent
ou nécessaire selon qu'il est, ou non, déterminé dans sa cause, efficiente
surtout. Au contraire, à examiner des cas réels et concrets d'opi-
nions scientifiques ou historiques, on constate que, dans l'immense
majorité des cas, on se trouve en face soit de faits qui, par rap-
port à l'opinant, sont dans le passé, soit de phénomènes actuels indé-
pendants du temps, en ce sens qu'ils se réalisent et dans le passé
et dans le présent et dans l'avenir. Il est très rare, du moins quand
il s'agit d'opinions scientifiques, qu'on ait devant soi des prévisions
d'événements ou. des phénomènes futurs.
A cause de cette difficulté, il m'a semblé de bonne méthode
d'analyser des cas concrets et réels d'opinion, espérant y trouver ce
en quoi consiste Ja contingence dont ils sont affectés et les conditions
dans lesquelles peut et doit se réaliser cette contingence. Il serait
fastidieux de reproduire ici dans le détail l'analyse de chacun des
vingt cas qui m'ont servi. Je me contenterai d'en donner les résul-
tats, quitte à les appuyer par un ou deux exemples.
— IV —
Une première série porte sur un fait ou un phénomène, qui
a existé à un moment plus ou moins reculé de l'histoire, mais qui
n'existe plus, au moment où un esprit humain quelconque forme
11 Voir Richard, o.p., Le Probabilisme moral et la Philosophie, Paris 1922,
pp. 24-30.
96* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
une opinion à son sujet. Telle l'extase de saint Paul au troisième
ciel par rapport à saint Thomas; telles les circonstances du martyre
de la Légion thébéenne pour l'historien qu'est Paul AUard; telle
encore, pour Pastor, la destination précise et exacte de cette salle
du Vatican où Raphaël étala ses fresques célèbres de la Dispute du
Saint Sacrement ou du Miracle de Bolsena ^^ ; telles enfin des miliers
et des millions d'autres opinions, portant sur la politique ou la
guerre, les sciences ou les arts, la vie religieuse ou la vie économique.
A propos de ces faits, il s'agit de décider de leur existence, des cir-
constances qui les ont entourés, de l'intention qui les a dirigés, des
relations qui les enchaînent, de l'interprétation authentique à leur
donner.
Tout cela, est-ce du contingent ? Avant l'événement, oui. Car
ces faits historiques auraient pu ne pas arriver, ou arriver d'une
autre manière. Dieu seul en effet est nécessaire au sens fort du mot;
les faits historiques, eux, dépendent souvent plus ou moins immé-
diatement du libre choix que font les volontés humaines. Mais
après l'événement, ils ne peuvent plus ne pas être arrivés; ils ne
peuvent plus davantage s'être produits d'une façon différente de
celle qui, en fait, s'est réalisée dans les circonstances de lieu, de temps
et de personnes au milieu desquelles, en fait, ils se sont réalisés. Ils
sont donc devenus nécessaires par application pure et simple de
l'axiome: Prœteritum transit in necessarium. Donc en réalité et
en fait, les historiens, économistes, critiques d'art qui émettent des
opinions à propos de ces faits et de ces phénomènes du passé se
trouvent devant du nécessaire et Dieu lui-même n'y peut rien changer.
L'extase de saint Paul a eu lieu, je suppose, de telle sorte que
furent ravis au ciel, non seulement l'âme de l'Apôtre, mais aussi
son corps; Dieu n'est plus capable de faire qu'elle ait eu lieu sans
le corps.
12 Dans Sum. theoL, IP-II"', q. 175, a. 6 ad 1 et dans De Ver., q. 13, a. 6 ad 1,
saint Thomas admet l'opinion que, dans son extase au troisième ciel, saint Paul a
été ravi avec son corps. — Paul Allard, dans La Persécution de Dioclétien et le
Triomphe de VEglise, admet comme une opinion probable une version du martyre de
la fameuse Légion (vol. I, p. 23-32 et dans vol. II, appendice, p. 351-352, il en
discute le bien-fondé). — Enfin, pour ce qui regarde la Camera délia Segnatura au
Vatican, Louis Pastor admet comme opinion que cette salle était destinée à être
la bibliothèque privée de Jules III. Histoire des Papes, traduction française par F.
Raynaud, Paris, vol. VI, p. 544-546.
OPINION ET CONTINGENCE 97*
Mais ce contingent par nature avant sa réalisation, devenu objec-
tivement nécessaire post eventum, dans quelle situation se trouve-t-il
par rapport à l'esprit qui opine ? D'une part, il n'apparaît pas à
cet esprit comme nécessaire, sinon il y aurait certitude et nullement
opinion; d'autre part, il ne lui apparaît pas non plus avec cette con-
tingence qui l'affectait avant qu'il arrivât. Cette contingence, tout
comme cette nécessité, sont des attributs du fait réel; or, dans l'opi-
nion, ce fait réel, ou bien nous ne l'atteignons pas du tout en lui-
même, mais seulement par des indices ou signes reliés d'une façon
non nécessaire au fait réel; ou bien nous ne l'atteignons qu'avec
une lumière insuffisante pour découvrir, sans hésitation aucune, cette
nécessité post factum. À la vérité, l'esprit sait parfaitement que
c'est à la découverte d'un nécessaire qu'il est parti, mais ce néces-
saire, l'esprit ne sait pas où il se trouve en fait. Saint Thomas sait
très bien que si saint Paul a été ravi au ciel avec son corps, il est
impossible qu'il le fût sans ce même corps (dans ce cas, la pré-
sence du corps est nécessaire). Mais est-ce ainsi que s'est réalisée
l'extase ? saint Thomas répond: Oui, et il donne son assentiment à
un objet de pensée qu'on pourrait énoncer ainsi: «saint Paul a été
ravi au ciel corps et âme. » Qui ne voit cependant qu'il ne s'agit
plus de l'objet dans sa réalité ontologique, restée, elle, obscure, mais
d'un objet conçu tel qu'il apparaît à saint Thomas, admis pour des
raisons jugées suffisantes à légitimer un choix positif et total, quoi-
que accompagné d'une crainte de se tromper. Et cet objet (qu'on
peut, pour faire bref, appeler objet de pensée logique en l'opposant
au fait historique pris en lui-même qui sera dit alors objet de pensée
ontologique), c'est lui qui est contingent, c'est lui qui est donné,
affirme-t-on, tout en ayant nettement conscience que peut-être n'a-t-il
pas été donné en réalité.
C'est donc en présence d'une contingence logique que se trouve
l'esprit. Ce n'est pas cependant — qu'on le remarque avec soin —
une contingence subjective (au sens péjoratif surtout où facilement
l'on entend ce mot), parce que les motifs intellectuels qui fondent
l'assentiment ont une valeur vraiment objective. Malgré tout, cette
contingence ne trouve pas son fondement dans l'objet ontologique-
ment réalisé, il y a tant d'années ou de siècles; mais, d'une part.
98* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
dans la capacité de l'esprit opinant à adopter l'une ou l'autre des
deux parties de l'alternative, et, d'autre part, dans son impuissance
à exclure absolument la possibilité du membre qui n'a pas été choisi.
Et cela est si vrai que le jour où l'esprit réussira d'une façon ou
d'une autre à éliminer cette contingence logique de l'objet auquel
il assentit, le jour où on lui montrera l'impossibilité positive de la
contradictoire, ce jour-là, l'objet de pensée logique deviendra lui
aussi nécessaire, c'est-à-dire, il ne pourra plus, même pour l'esprit
ex-opinant, être autrement qu'il n'est. Alors — et alors seulement —
cet objet apparaît comme véritablement identique à l'objet ontolo-
gique. La certitude est acquise ! Dans ce passage de l'opinion à la
certitude que subit alors l'esprit, qu'est-ce qui a changé ? Ce n'est
nullement l'objet ontologique, immuable depuis des siècles peut-
être, c'est uniquement l'objet logique, c'est-à-dire l'objet tel qu'il
apparaissait.
— V —
Une seconde série d'opinions comprend celles que l'on forme
à propos de phénomènes actuels et indépendants du temps au sens
précisé ci-dessus. Telle est l'opinion de Lavoisier, dans un Mémoire
présenté à l'Académie des Sciences en 1777 sur la nature de la com-
bustion^^; telle est la pensée de Pierre Curie sur l'existence du polo-
nium et du radium spécifiquement distincts l'un du bismuth et l'au-
tre du barium^*; telle est l'existence, vraisemblable pour le profes-
seur Houllevigue, d'un nuage interstellaire, absorbant la lumière
astrale ^^ ; telle est l'inhabitabilité de la planète Mars pour l'abbé
Moreux ^^ ; telle est l'origine animale des phosphates sous-marins
13 Voir Lavoisier, Œuvres complètes, publiées par les soins du ministère de
l'Instruction publique, Paris 1862, vol. II p. 225-233.
14 Voir Pierre Curie, Œuvres, publiées par les soins de la Société française
de Physique, Paris, 1910, vol. I, p. 335-338 pour le polonium, 339-342 pour le radium.
Je prends ces deux rapports qui font le point à un moment des recherches; plus
tard, chacun sait que les époux Curie sont arrivés à la certitude sur ces deux nou-
veaux corps.
15 Voir HouLLEViQUE, professeur à la Faculté des Sciences de Marseille, Que
savons-nous de notre Galaxie ? dans Science et Vie, mai 1932, p. 353-354.
1^ Voir Moreux, ouvrages cités note 5 ci-dessus. Inutile de faire remarquer que
je n'ai pas à prendre parti, du point de vue scientifique, dans les controverses, ni à
tenir compte de l'évolution scientifique de la question. En juin 1949, les Etudes
des PP. Jésuites ont donné (pp. 321-331) un travail de Pierre Gaufroy sur L'énigme
de la vie martienne.
OPINION ET CONTINGENCE 99*
pour plus d'un géologue ^^ ; telle est enfin la nature de pile électrique
d'une sorte de vase, trouvé en 1926, au cours des fouilles, près de
Bagdad, pile qui remonterait aux environs de l'an 250 avant le
Christ ^^, etc.
Si l'on analyse ces exemples et d'autres encore, on constate que
les opinions de cette série portent
1° sur le fait de F existence actuelle de certains phénomènes;
c'est le cas du nuage interstellaire absorbant la lumière astrale,
qu'étudie M. Houllevigue;
2° sur la formation, et le processeus qui y préside, d'un être
déterminé actuel, donc processus qui fonctionne aujourd'hui et que
l'on peut étudier; c'est le cas de la formation des phosphates sous-
marins;
3° sur la nature d^un phénomène que l'on peut à volonté pro-
voquer et analyser, ou d'un être que l'on peut examiner à loisir.
Et ce mot de nature devra se prendre tantôt au sens philosophique
d'essence comme lorsque Platon veut, à travers les choses sensibles,
déterminer la nature de la beauté ou de la justice ^^ ; tantôt au
sens scientifique, comme dans le cas de la distinction spécifique du
radium d'avec le barium; tantôt enfin au sens courant et vulgaire,
comme à propos de cet appareil qui serait une pile électrique cons-
truite il y a 2000 ans;
4° sur une propriété actuelle essentielle ou simplement acci-
dentelle d'un être ou d'un phénomène, par exemple, l'habitabilité
ou son impossibilité, de la planète Mars, ou encore l'homogénéité
plus ou moins parfaite de ce que les géologues appellent la pyro-
sphère ^^;
5° sur le sens exact ou la portée précise d'un texte littéraire,
historique ou juridique; telle la réponse négative de l'excellent juriste
canadien, M^ Léo Pelland, à la question: Le Code de procédure civile
17 Voir Haug, Traité de Géologie, vol. I, 4" tirage, Paris, 1927, p. 118-119.
18 Voir dans La Nature, du 12 février 1939, . p. 100, la note anonyme intitulée
Une pile électrique datant de 2.000 ans.
19 Voir Platon, La République, I. V, 478d.
20 Voir Haug, op.cit. vol. I, p. 327-329 : « Au-dessous de la lithosphère se trouve
une zone continue, la pyrosphère constituée par un magma fondu à une haute tem-
pérature ... La composition de ce magma est probablement variable dans sa partie
supérieure seulement ... A une plus grande profondeur, il est probable que sa
composition est plus homogène. »
100* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
de Québec aux termes duquel un défendeurf peut être assigné « devant
le tribunal du lieu où la demande lui est signifiée personnellement »
autorisait-il la Cour d'appel à se reconnaître compétente dans une
cause qui n'appartenait à cette Province ni quant aux personnes,
ni quant aux faits litigieux ^^ ?
6° enfin sur les relations entre deux phénomènes ou deux êtres,
relations qui seront la plupart du temps des relations d'effet à cause
ou vice versa, de signe à chose signifiée: on pourrait en voir un cas
dans les opinions touchant l'influence des taches solaires et de leurs
variations sur les aurores boréales.
Dans ces cas auxquels l'on peut, je crois, ramener toutes les
opinions qui n'appartiennent pas à l'histoire, avons-nous du con-
tingent ? Oui, de toute évidence, si on envisage les objets de ces
opinions comme des êtres créés; mais la question n'est pas là.
Si c'est comme existant en acte et étant ce qu'ils sont actuel-
lement qu'on considère ces objets, alors nous avons du nécessaire;
car ils ne peuvent pas être et en même temps ne pas exister, ni
être ce qu'ils sont et en même temps être autrement. Cette néces-
sité peut fort bien être dite nécessité in facto.
Certains de ces objets ne peuvent avoir que cette seule néces-
sité, parce que, non seulement ils sont contingents au même titre que
n'importe quel être créé, mais de plus il est de leur nature de pou-
voir être changé. Ainsi le fait de la non-compétence des tribunaux
québécois dans les litiges étrangers à la province de Québec dont
parle M^ Léo Pelland, une loi de la Législature pourrait leur donner
cette compétence.
Un bon nombre au contraire, à cette nécessité que j'appellerais
commune, en ajoutent une autre: celle qui découle de ce que ces
objets appartiennent à l'essence d'un être ou d'un phénomène, soit
comme note essentielle, soit comme propriété. On sait en effet que
les essences sont d'une nécessité, au moins hypothétique, donc égale-
ment tout ce qui s'y rattache par un lien absolu. Si la planète
21 J'utilise ici la réponse qu'a bien voulu m'adresser M* Léo Pelland, en 1937,
à l'enquête que je faisais alors auprès de certains maîtres en sciences, droit ou his-
toire, sur la psychologie de l'opinion. Que M* Pelland reçoive ici mes sincères
remerciements d'autant plus vifs qu'il a été un des rares enquêtes qui ont trouvé le
temps de répondre à mes questions.
OPINION ET CONTINGENCE 101*
Mars existe dans telles conditions atmosphériques que décrit l'abbé
Moreux, il est nécessaire qu'elle soit inhabitable.
Nous nous trouvons donc devant des objets de pensée qui sont
nécessaires, au moins de cette nécessité que je viens d'appeler néces-
sité in facto. Nous n'y trouvons donc pas de contingent. Seulement,
dans chacun des exemples étudiés, l'objet d'opinion n'apparaît pas
lui-même tel qu'il est objectivement et dans la réalité. On ne
voit pas que le vase découvert près de Bagdad soit en fait une
pile électrique. On ne constate pas cette transformation que subis-
sent dans le fond des mers, les squelettes de vertébrés par laquelle
se formeraient les phosphates sous-marins. On ne peut atteindre le
nuage stellaire, mais seulement certains caractères du spectre, consta-
tés dans la constellation Persée, qui ne peuvent s'expliquer que par
la présence d'un nuage invisible, lequel absorbe les vapeurs de
calcium etc. Il faut donc dire que l'objet de pensée auquel adhère
l'esprit des savants qui acceptent ces diverses opinions n'est que
l'objet tel qu'il leur apparaît, étant donnés les indices et analogies
constatés et les déductions qu'ils en tirent. C'est donc ce que j'ap-
pelais tout à l'heure un objet logique, qui se présente tel sans doute,
mais qui pourrait fort bien être autrement dans la réalité et même
se présenter autrement. C'est donc lui qui est contingent de cette
contingence logique qui explique seule la possibilité de l'opinion
dans tous ces cas. Et c'e&t en lui aussi — et seulement en lui —
que disparaît la contingence pour faire place à la nécessité, lorsque
le savant parvient enfin à découvrir les arguments ou preuves apodic-
tiques qui donnent l'évidence et fondent la certitude. Ce fut le cas
de P. Curie dans ses travaux sur la distinction chimique entre le radium
et le barium; en d'autres termes quand, ayant accumulé observations
et analyses, il parvint à constater avec évidence l'identité réelle et
objective de l'objet de pensée logique avec l'objet ontologique.
— VI —
Reste la troisième série d'opinions: celles qui prévoient un évé-
nement ou phénomène futur. C'est à propos de ces événements
futurs que s'applique, et à fond, le mot de saint Thomas: « Conlin-
102* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
gentia respicit ordinem causae ^^. » Le contingent en effet est ce qui
peut être ou ne pas être; le nécessaire au contraire, ce qui ne peut
pas ne pas être. Dès lors contingence et nécessité dépendent directe-
ment et avant tout de cette cause qui a la puissance de réaliser tel
événement, de mettre hors du néant tel phénomène. Et cette cause-
là, c'est la cause efficiente. Si cette cause ne peut pas ne pas agir;
si agissant, elle ne peut pas ne pas agir de telle façon, l'effet qui
en sortira sera nécessaire. Si au contraire, munie de tout ce qui est
requis à son action, cette cause peut agir ou ne pas agir; si, agis-
sant, elle peut agir de telle façon ou de telle autre, l'effet qu'elle
produira dans de telles conditions ne pourra être que contingent.
D'autre part, c'est de la fin à obtenir que dépend l'action de
la cause efficiente, et par conséquent son effet: non seulement l'exis-
tence de cette action, mais aussi sa spécification et par contre-coup
non seulement l'existence de l'effet à produire, mais aussi sa nature
et les modalités de cette nature. C'est dire que la contingence ou la
nécessité de ce même effet dépendent, elles aussi, de la fin que pour-
suit la cause efficiente et de la nécessité ou de la non-nécessité où
se trouve l'agent de tendre ou de ne pas tendre vers cette fin.
Et comme tout agent qui n'est pas Dieu travaille nécessairement
sur quelque chose qu'il transforme ou simplement modifie, cet agent,
même considéré sous l'influence de la cause finale, devra s'adapter
aux exigences intrinsèques ou extrinsèques de ce quelque chose, de
ce sujet, de cette matière, pour utiliser les termes techniques des sco-
lastiques. Un sculpteur ne travaille pas le bronze comme il travaille
l'argile, et un père de famille, s'il est éducateur avisé, n'élève pas
ses filles exactement comme ses garçons. C'est pourquoi, dans la
contingence ou la nécessité, souvent de son existence, toujours de
ses modalités, l'effet à prévoir dépendra de la cause matérielle, c'est-
à-dire de la nature et des exigences du sujet qui « pâtit » l'action de
la cause efficiente.
22 Saint Thomas, In I Periherm, cap. IX, lect. 14, n" 21 de l'édition Léonine.
A vrai dire, ce mot, dans son contexte, n'a pas cette valeur absolue. Voici tout
le passage: « Ex hoc autem quod homo videt Socratem sedere non tollitur ejus con-
tingentia quae respicit ordinem causae ad effectum, tamen certissime [ un autre texte
porte verissime 1 et infaillibiliter oculus hominis Socratem sedere, dum sedet, quia unum-
quodque prout est in seipso jam determinatum est. »
OPINION ET CONTINGENCE 103*
Ainsi, la contingence d'un être, d'un phénomène se trouve
donc véritablement en dépendance de la relation qui existe entre
lui et ses trois causes efficiente, finale et matérielle. Il ne saurait être
question de la cause formelle, parce que, selon le mot très juste
de saint Thomas : « Nécessitas consequitur rationem f ormae -^. » Et
c'est évident: la forme est cet élément qui détermine un être à être
cet être-là et non cet autre. S'il existe, cet être ne peut pas ne pas
avoir cette forme-là et cette forme ne peut pas ne pas être ce qu'elle
est. Le concept même de forme implique donc celui de détermina-
tion et de nécessité; il exclut dès lors toute idée d'indétermination
d'où pourrait surgir une détermination quelconque.
Ainsi si nous voulons pénétrer à fond ce qu'est la contingence,
objet formel de cette opinion qui prévoit un événement ou un phéno-
mène futur, il nous faut l'étudier dans sa triple dépendance par rap-
port aux causes efficiente, finale et matérielle. Seulement la cause
efficiente se présente sous deux aspects qui vont influer très dif-
féremment sur la formation de l'opinion. Elle est en effet tantôt
soumise au déterminisme de la matière dont les lois sont souvent
bien peu connues et tantôt elle s'en trouve libérée et se trouve donc
indifférente, en soi, à agir ou à ne pas agir, à produire tel effet ou
tel autre. Notre analyse ne saurait négliger ce double aspect.
— VU —
Commençons donc par l'examen dé la cause efficiente soumise
au déterminisme des lois de la nature. Ce sera le cas des phéno-
mènes à prévoir dans le cadre des sciences positives: physique, chi-
mie, biologie, minéralogie, astronomie, etc. A première vue, aucune
contingence possible ici. Les causes, ou si l'on veut, les antécédents
sont nécessités à agir de telle façon bien déterminée, dès que les
conditions prérequises sont réalisées. L'effet, lui aussi, est prédé-
terminé dans et par sa cause, et cela quant à son existence, quant
à sa nature propre et quant aux différentes modalités de cette nature.
La prévision en est donc certaine et l'opinion ne saurait trouver
place ici. N'est-ce pas d'ailleurs à cause de la rigueur de ce déter-
minisme que les astronomes sont capables de préciser, des siècles
2» Voir saint Thomas, Sum. theoL, I", p. 86, a. 3.
104* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
à l'avance, le jour, l'heure, la minute des éclipses, le passage de
chaque comète, etc.; que les chimistes sont capables de vous dire
la réaction de toute solution de chlorure de sodium traversée par
un double courant d'ammoniaque et de gaz carbonique. Et cepen-
dant, malgré ces apparences, il y a place — et très large — pour
la contingence de l'effet et donc pour l'opinion qui porterait sur cet
effet.
D'abord à cause de la faiblesse innée de l'esprit humain. Très
souvent, même en notre siècle d'étonnantes découvertes scientifiques,
nous ne connaissons que très peu de choses sur la matière et ses lois.
Il y a donc toujours à se demander si l'on possède toutes et chacune
des conditions requises pour l'application d'une loi que le savant regarde
comme bien établie; si on peut évaluer à leur portée exacte l'influence
de chacune de ces conditions sur l'effet à prévoir. Il est clair que l'igno-
rance ou une évaluation inexacte d'une de ces conditions entraînera
une erreur dans la prévision. L'objet de notre jugement se présentera
alors comme pouvant être autre qu'il ne nous apparaît, ce qui est
précisément la contingence logique propre à l'opinion. Aussi les hommes
de science sont-ils les premiers à reconnaître que les lois ne sont que
des lois statistiques, c'est-à-dire résumant ce qui a été constaté pour
les cas observés dans le passé, incapables par contre de donner pour
l'avenir, autre chose qu'une probabilité, qui croîtra d'ailleurs avec le
nombre des constatations scientifiques faites.
Ensuite — et surtout, — en vertu des conditions objectives dans
lesquelles les causes efficientes exercent leur activité et produisent leur
effet. Puisque, par hypothèse de travail, nous sommes dans le domaine
des sciences physiques où règne le déterminisme absolu, la cause agira
selon sa nature et l'effet sera produit. Aucune hésitation, semble-t-il,
n'est possible: où règne le déterminisme nécessitant, règne aussi la
certitude sans ombre.
Ce serait le cas, si la cause efficiente (ou, si l'on veut, les anté-
cédents) du phénomène à prévoir n'était pas sujette à des influences
extrinsèques. C'est ainsi que, connaissant la marche de la terre, les
évolutions de la lune et la position du soleil, les astronomes peuvent
prévoir, sans la moindre crainte d'erreur, la date, la durée, le point
de visibilité des éclipses. Et cela, semble-t-il, parce que les lois astrales
OPINION ET CONTINGENCE 105*
et les révolutions des sphères célestes fonctionnent imperturbables dans
l'espace infini.
Il n'en serait pas ainsi — du moins nécessairement — si la cause,
pour pouvoir entrer en activité et poser son action propre, dépendait
d'un ou de plusieurs agents extérieurs à elle-même. Ici, c'est l'évidence
même, pour prévoir avec certitude l'effet attendu, il faudrait: 1° con-
naître, et avec certitude, tous et chacun de ces agents extérieurs;
2° mesurer, et avec certitude, l'influence exacte de chacun sur l'activité
de la cause en question; 3° préciser, et avec certitude, les actions et
réactions que ces agents peuvent exercer, et exercent en fait, les uns
sur les autres, ainsi que la répercussion que tout cela aura sur l'acti-
vité de cette même cause.
Qui ne voit que cette condition sera bien rarement remplie, si même
elle l'est jamais ! Possible s'il n'y avait qu'un ou deux agents à con-
naître, la certitude de l'effet à prévoir deviendra rapidement impossible
dans la mesure même où se multiplient les agents extérieurs et où
ee complique l'enchevêtrement de leurs actions et réactions mutuelles.
L'objet ontologique sur quoi devrait porter notre jugement s'éloigne
de plus en plus pour ne nous laisser à saisir qu'un objet logique. Et
nous nous rendrons compte très nettement que cet objet logique pour-
rait fort bien être autrement qu'il ne se présente à nous. C'est donc à
cette contingence logique que nous arrivons alors, objet formel de
l'opinion, et ce sera à cet état d'esprit qu'il faudra nous arrêter. Ce
sera là un cas favorable, car souvent cet objet logique nous apparaîtra
si peu que nous devrons nous contenter d'une conjecture ou «suspicio »
plus ou moins vague, bien plus, suspendre tout assentiment, même
simplement esquissé, pour nous en tenir au doute pur et simple.
Nous avons, ce me semble, un exemple typique de cette situation
dans les prévisions météorologiques données pour telle journée précise.
La multiplicité des agents qui influent sur la pression barométrique,
sur la production des vents, sur la formation des nuages, sur les pré-
cipitations des pluies est trop grande; leurs actions et réactions mutuel-
les sont trop difficiles à constater; leur variabilité est trop insaisissable
pour que l'on puisse prévoir (mis à part certains phénomènes de pre-
mière grandeur et extraordinaires) le temps qu'il fera, en tel endroit,
dix jours plus tard, ou même cinq ou six. Il est pratiquement impos-
106* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
sible de chercher, dans de telles prévisions non seulement une certitude,
mais simplement une opinion proprement dite. Ce ne sera toujours
qu'une conjecture plus ou moins aventurée. Par contre, il sera beau-
coup plus facile de prévoir le rendement d'une récolte, étant connues
la superficie du champ ensemencé, la qualité et le degré de préparation
du terrain, la qualité de la semence, la moyenne des précipitations
atmosphériques dans la région ainsi que sa température moyenne par
année. Ici, les éléments, pour complexes qu'ils soient, sont beaucoup
moins nombreux, sont plus stables et peuvent être plus facilement
connus.
Nous avons supposé en tout cela que l'effet serait nécessairement
donné une fois posée l'action normale de l'agent et que, dès lors, nous
pourrions prévoir cet effet, dans la mesure même où nous pourrions
prévoir, ou simplement constater, l'activité de l'agent et le mode sui-
vant lequel il la réalise. Mais une question se pose tout de suite : admet-
tons que nous connaissions et cette activité et son mode de réalisation,
l'effet, lui, va-t-il se réaliser d'une façon nécessaire ou d'une façon
contingente ?
D'une façon nécessaire si sa réalisation dépend exclusivement et
uniquement de la seule opération causale, et la prévision de cet effet
ne pourra être alors objet que d'un jugement certain, sans place aucune
pour un jugement opinatif. Cela s'impose, puisque du côté de l'agent,
nous aurons, dans cette hypothèse, la nécessité que j'ai appelée plus
haut nécessité in facto; du côté de l'effet nous aurons le déterminisme
physique fonctionnant dans des conditions idéalement parfaites.
Mais c'est là un cas qui jamais, ou presque, je crois, ne sera
réalisé. Toute opération d'un agent corporel n'est, et ne peut être,
que transitive, c'est-à-dire elle produit son effet ou terme en dehors
de l'agent, dans et sur un « sujet » qui, lui, est matériel. Or ce
* sujet » c'est-à-dire ce corps qui va recevoir l'action, dans lequel et
sur lequel cette action va produire l'effet, peut avoir lui-même cer-
taines exigences intrinsèques découlant de sa nature, qui, non satisfai-
tes, pourront fort bien rendre inutile l'action de l'agent et empêcher
la production de l'effet. Le même feu détruira du bois ou même du
fer et cependant laissera intacte l'amiante. La production de l'effet
dépend, diraient les anciens scolastiques, de la puissance passive du
OPINION ET CONTINGENCE 107*
patient. Ou bien ce corps, sujet récepteur de l'action de l'agent, pourra
lui-même être soumis à certaines conditions extrinsèques qui, elles,
aboutiront au même résultat de rendre impuissante l'activité de l'agent.
S'il s'agit de produire à 100 degrés centigrades l'ébullition d'une masse
d'eau, il ne faudra pas que celle-ci soit contenue dans un vase clos.
Dans tous ces cas, la prévision de l'effet à produire dépend
évidemment de la connaissance que possède J.'esprit, d'abord de la
nécessité théorique et abstraite de toutes les ex^ences et de toutes les
conditions dont nous venons de parler et qui varieront suivant la
nature des phénomènes et effets à produire; ensuite de la réalisation
concrète de toutes ces exigences et conditions dans les cas précis à
propos desquels on prétend hasarder une prévision. Dans certains cas,
l'on pourra atteindre à cette double connaissance d'une façon suffisante
pour permettre la certitude de cette prévision. C'est ainsi que l'in-
dustriel peut mesurer avec une certitude rigoureuse la qualité de
l'acier qu'il veut obtenir, de même que son coefficient précis de résis-
tance et de flexibilité, la température stable de son four comme la
quantité et la nature des éléments chimiques à introduire dans la
masse en fusion. Si au contraire, l'on ne parvient pas à cette con-
naissance assez rigoureuse, on aura, du point de vue de la psychologie
de l'opinion, une situation assez semblable à celle que nous avons
trouvée dans l'opinion portant sur des faits du passé, à savoir un objet
de pensée logique qui pourrait ne pas correspondre à l'objet onto-
logique. Nous sommes donc de nouveau devant une véritable contin-
gence de l'effet, puisque malgré le déterminisme des lois physiques,
l'effet pourrait se réaliser ou ne pas se réaliser, se réaliser de telle
façon ou de telle autre. L'opinion trouve donc sa place et s'impose
même aux dépens de la certitude.
Cette contingence dans les effets de causes naturelles n'aurait donc
d'autre source que l'ignorance plus ou moins inévitable et temporaire,
plus ou moins étendue aussi, des conditions dans lesquelles ces causes
peuvent et doivent agir ? Faut-il ajouter à cette première source, la
part d'indéterminisme qui entrerait nécessairement dans toute opéra-
tion matérielle ? Je ne parle pas, ici, de cet indéterminisme que des
découvertes récentes ont obligé les savants à admettre à l'échelle des
infiniment petits, dans le monde des atomes et des électrons. Je
108* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
parle d'un indéterminisme qui se rencontrerait à l'échelle normale,
dans le monde macroscopique.
Il consisterait en ceci: tout être corporel, toute cause matérielle
par conséquent, est composé de matière et de forme, au sens aristo-
télicien. La matière, pure puissance, infinie de puissance, reçoit une
forme substantielle et est ainsi déterminée sur un point, mais elle
reste en puissance sur tous les autres. C'est pourquoi, en regard de
ceux-ci, le composé lui-même doit être regardé comme en puissance:
ontologiquement déterminé sous un aspect, il reste indéterminé sous
tous les autres. D'autre part, operari sequitur esse; il sera donc
également en puissance et par conséquent indéterminé quant à son
action. Il suffira alors que cette cause matérielle rencontre des cir-
constances favorables pour que cette indétermination s'actue et pro-
duise, non pas l'effet attendu, mais un autre totalement imprévu.
Cette indétermination négative (comme l'appelle M. de Koninck, pour
la distinguer de l'indétermination positive^ caractéristique de la liberté),
expliquerait tous les cas de hasard: « Envisagé sous le rapport de
l'indétermination négative, écrit le professeur de Québec, tout effet
naturel futur peut être incertain, non seulement parce qu'il peut ne
pas répondre à l'intention de la nature, mais aussi parce qu'aucun
des effets intentionnés [ sic ] n'est suffisamment prédéterminé dans
sa cause 2^. »
Ce n'est pas le lieu de discuter la théorie de cet indéterminisme
ontologique. Mais, même si on pouvait l'admettre telle quelle, y aurait-il
là une source vraiment nouvelle de cette contingence logique, objet
formel du jugement opinatif ?
Que cette doctrine d'un indéterminisme négatif soit exacte pour
la matière prime envisagée in abstractor nul de ceux qui admettent
l'hylémorphisme ne saurait le nier. Mais n'oublie-t-on pas qu'une
fois actuée et déterminée par une forme substantielle quelconque,
il y a un composé corporel constitué de cette matière première qui
est, non plus abstraite, mais bien concrète ? et ce composé est doué
d'une unité essentielle authentique et donc d'une détermination bien
authentique, elle aussi. Parler alors à son sujet d'une indétermi-
24 Voir Charles de Koninck, Réflexions sur le problème de V indéterminisme, dans
Revue thomiste, 1937, p. 233.
OPINION ET CONTINGENCE 109*
nation même négative, c'est simplement dire que ce composé, étant
ce qu'il est, n'est pas actuellement ce en quoi il pourra être trans-
formé, advenant la réalisation des conditions favorables. Mais qui
ne voit que si cette transformation se réalise, elle ne le pourra que
selon des lois qui, elles, seront parfaitement déterminées, et qui abou-
tiront à un nouveau composé bien déterminé lui aussi, et ne pour-
ront aboutir qu'à ce composé-là et non pas à un autre ? Quand le
« hasard » veut qu'une vache mette bas un veau à deux têtes, ce
résultat « monstrueux » est le fait de la rencontre de deux ou plu-
sieurs séries d'antécédents biologiques bien déterminés, agissant d'une
façon bien déterminée et qui ne pourraient pas faire que le veau
en question ait quatre queues ou huit pattes. Que nous les connais-
sions, ces causes, ou que nous les ignorions, cela ne change rien à
l'affaire. Quand le « hasard » amena le bouillon de culture de Sir
Alexandre Flemming, l'inventeur de la pénicilline, à produire ces
champignons microscopiques que le savant n'attendait pas du tout, ce
« hasard » l'a fait selon des lois inconnues de nous, mais existant en
réalité et parfaitement connues de Dieu; et l'actualisation de la pré-
paration en question ne pouvait pas donner autre chose que ces
champignons-là. Qu'elles existent, ces lois et ces conditions, la preuve
en est que, pour la pénicilline, on les connaît aujourd'hui. Et, si la
production des veaux à deux têtes était plus fréquente et plus facile
à observer, on pourrait en découvrir les lois et devenir capables de
fabriquer ces sortes de veaux et même, si c'était l'intérêt de l'huma-
nité, à les fabriquer en quantités industrielles.
Dans cette indétermination négative, il n'y a donc pas une rai-
son nouvelle de contingence ontologique pour ce qui regarde l'effet,
pris comme un être dépendant, dans son existence comme dans sa
nature et ses propriétés, de causes efficientes inconnues, agissant dans
des circonstances inconnues et selon des lois non encore découvertes,
sur tel composé de matière première et de forme substantielle. Il
n'y a pas non plus de raison nouvelle de contingence logique de
l'effet par rapport à la connaissance que peut en avoir l'esprit humain.
Il y a simplement, chez nous, pour ces cas extraordinaires et « mons-
trueux », une ignorance plus grande et de ces circonstances et de
ces lois comme aussi de leur fonctionnement, si bien que, par rapport
110* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
à ces effets, non seulement nous ne pouvons pas nous en former
une opinion, mais même une prévision quelconque. Il avait donc
bien raison de dire, Emile Borel: « La caractéristique des phéno-
mènes que nous appelons fortuits, c'est de dépendre de causes trop
complexes pour que nous puissions les connaître toutes et les étu-
dier ^^. » Dans le même sens, Henri Poincaré disait que s'il existait
un esprit assez puissant pour connaître toutes et chacune des lois
de la nature et leur fonctionnement précis, il ne pourrait rien exister,
pour cet esprit, qui lui soit imprévisible et cela avec la certitude
la plus absolue. Or, nous autres philosophes chrétiens, nous savons
qu'existe cet Esprit et il s'appelle Dieu.
C'est ainsi que le contingent pénètre même dans le domaine
de la nature non douée de liberté. Ce contingent, quand c'est celui
des causes qui normalement réussissent à produire leur effet, rejoint
ce que saint Thomas appelait contingens ut in plurihus et saint Albert
le Grand, contingens natum. Les effet en sont prévisibles et peuvent
être objet d'opinion, du moins quant à leur existence et à leur nature,
car leurs modalités restent trop souvent, par rapport à notre esprit,
indéterminées dans leurs antécédents. Si ce contingent est celui des
causes produisant des « monstres » ou ces effets dits fortuits, il rejoint
ce que saint Thomas appelait contingens ut in paucioribus et saint
Albert le Grand contingens rarum. De tels effets, même quant à leur
existence et à leur nature restent, pour nous, trop dans la contin-
gence pour être prévisibles simplement par une prévision opinative;
tout au plus peuvent-ils engendrer quelque vague soupçon, et encore !
— VIII —
Dans les cas des agents naturels, la nécessité de leur nature et
le déterminisme de leur opération semb aient, à première vue, ren-
dre impossible la crainte d'erreur, dans la prévision de leurs effets
futurs, et, par contre-coup, rendre impossible la formation de toute
opinion à leur sujet, au profit de la certitude. Dans le cas des causes
libres, c'est le contraire: totalement indéterminées dans leur être et
dans leur opération, indifférentes à agir ou à ne pas agir, à choisir
telle action ou telle autre, elles semblent interdire à l'esprit, quand
25 Emile Borel, Le Hasard, Paris 1914, p. 7.
OPINION ET CONTINGENCE 111*
il s'agit de prévoir un de leurs effets possibles, tout assentiment, sur-
tout tout assentiment positif et total, indispensable à la réalisation
de l'opinion. Et pourtant, même dans les causes libres, la consistance
de jugement peut être assez forte pour nous permettre de former
une authentique opinion. Voyons pourquoi et à quelles conditions.
Qu'il y ait des opinions qui portent sur un phénomène futur
dépendant d'une cause libre, c'est un fait chaque jour constaté. Cette
cause peut être un groupe d'individus. C'est ainsi qu'on pouvait
lire dans un journal français du 28 septembre 1939 -^, quelques jours
après la dissolution du parti communiste par Daladier: « Il est pos-
sible, il est même vraisemblable que le parti communiste essaiera
de continuer à vivre secrètement et illégalement, comme le prévoient
ses statuts. » Et un journal canadien ^^, quelques jours avant l'élec-
tion présidentielle des Etats-Unis, en 1940, faisait savoir que le séna-
teur A. D. MacRae, de la Colombie-Britannique, regardait comme
probable la réélection du président Roosevelt par l'électorat améri-
cain. L'on se rappelle également le résultat de l'enquête Gallup,
en novembre 1948, annonçant l'échec du Président Truman devant
ce même électorat. Dirigeants communistes français, électeurs amé-
ricains de 1940 ou de 1948, voilà les groupes, causes de l'effet à
prévoir qui est d'une part la continuation du travail communiste
en France au début de la guerre et d'autre part, le retour de Roosevelt
à la Maison-Blanche ou le départ de Truman. Et, dans l'esprit du
journaliste du Temps comme dans celui du sénateur MacRae ou des
enquêteurs Gallup, il ne peut être question d'une certitude véritable,
moins encore d'un simple soupçon. C'est donc bien une adhésion
positive et totale qui est donnée, telle qu'elle est exigée par l'essence
même de l'opinion; ce qui n'empêche pas ces messieurs d'avoir réel-
lement conscience qu'ils peuvent se tromper dans leur affirmation.
Il s'agit donc bien d'opinion au sens technique où nous l'employons
dans cette recherche. Et l'on peut en dire autant si cette cause
libre est un individu, homme public célèbre ou particulier parfaite-
ment inconnu.
26 Le Temps hebdomadaire. On se rappelle que cette dissolution avait été entraînée
par l'alliance de la Russie et de l'Allemagne, à la veille de la guerre 1939-1945.
2'^ La Presse, Montréal, 2 novembre 1940. Je prends ces exemples parce que
le recul du temps nous permet de contrôler la vérité ou la fausseté de la prévision
ici analysée.
112* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Il est d'ailleurs facile d'expliquer la possibilité de ces opinions.
La cause libre est en effet, avant d'agir, absolument indifférente et
indéterminée. C'est sa définition même, que tout le monde accepte.
Mais tout le monde doit également admettre que cette cause n'existe
pas dans un monde vide de tout autre être: elle n'est pas une entité
séparée de tout. Elle est une volonté, faculté-accident d'une per-
sonne humaine concrète, individualisée dans tel lieu et dans tel temps
bien déterminés. Cette personne, outre sa volonté, possède d'autres
facultés par lesquelles elle entre en contact avec des êtres qui, de
près ou de loin, agiront sur elle et desquelles elle « pâtit » diverses
influences: personnes humaines semblables a elle, ensemble des choses
constituant l'univers matériel, intellectuel ou moral dans lequel tout
cela évolue. D'autre part, cette personne humaine, seule cause véri-
table de l'effet à prévoir, tend nécessairement à son bonheur suprême,
quel que soit d'ailleurs l'objet dans lequel elle l'incarne. Pour attein-
dre ce bonheur, elle a une intelligence analogue à la mienne, qui
normalement jugera à peu près comme je le ferais; elle a aussi des
moyens divers qu'elle peut employer et des obstacles qu'elle peut
rencontrer. Elle a une sensibilité douée des mêmes passions et éprou-
vant les mêmes émotions que la mienne, lesquelles réagissent aux
mêmes objets et selon un comportement analogue aux réactions de
mes passions à moi et de mes émotions. Cette personne a un passé,
que je connais, ou du moins, que je puis connaître, ne serait-ce
qu'en partie, et ce passé est constitué d'un ensemble d'actes, de paroles,
dirigés par certaines connaissances, certains désirs sublimes, banals
ou dépravés dont je puis constater s'ils persistent ou non.
À cause de tout cela, cette volonté libre qui, théoriquement et
in ahstracto, jouit d'une indifférence absolue par rapport aux biens
qui ne sont pas son bien suprême, perd beaucoup de cette indifférence.
Elle qui, théoriquement et in ahstracto, est indéterminée, apparaît en
bien des points sérieusement déterminée. Aussi ses actes de demain,
d'après-demain même, je puis, dans cette détermination, en découvrir
l'existence future, la nature et plus d'une modalité accidentelle, dans
la mesure même où je connaîtrai ses tendances et ses passions, ses
habitudes et ses idées, ses projets enfin et les possibilités immédiates
dont elle peut disposer. Tout cela donnera à mon assentiment une
OPINION ET CONTINGENCE 113*
assise assez solide pour qu'il soit vraiment cet assentiment positif
et total que réclame l'opinion ^^.
Les indices ne manquent pas qui permettront d'arriver à cette
connaissance. S'il s'agit d'un individu: on peut par l'observation de
sa conduite, de son caractère, de son tempérament, de ses réactions
devant le succès et l'insuccès; par des renseignements, puisés à bonne
source, privée ou publique, sur son milieu, son éducation, ses intérêts,
etc., parvenir à une connaissance presque directe de tous les éléments
qui permettront de prévoir sa conduite future ou les décisions qu'il
prendra en face de telle ou telle situation. A travers tous ces éléments,
une psychologie pratique, une acuité d'esprit plus ou moins pénétrante
arriveront à démêler ses diverses intentions et ses modes probables
de réactions futures. Si cet individu est un personnage public, à
n'importe quel titre, scientifique, littéraire, artistique, militaire, poli-
tique, etc., on ajoutera les on-dit, les études d'amis et d'adversaires
dont tels personnages sont l'objet. N'est-ce pas pour avoir négligé
de telles données qu'en 1939, au moment d'attaquer la Pologne, Hitler
admettait (et c'était bien une opinion au sens philosophique du
mot) que Neville Chamberlain n'irait pas jusqu'à lui déclarer la
guerre ^^ ?
S'il s'agit d'un groupe: ce peut être un groupe restreint comme,
par exemple, les membres d'un gouvernemnt démocratique. Nous
rentrons alors dans le cas précédent, car ces ministres, on peut les
connaître individuellement. Seulement il faudra tout de même tenir
compte de la mentalité particulière de ces individus, même peu
nombreux, quand ils délibèrent en conseil et prennent des décisions
communes. Ce peut être une masse humaine, comme un parti poli-
tique, un syndicat ou une union de syndicats, ou tout l'ensemble
28 Je ne fais qu'indiquer rapidement les éléments de toutes les influences qui
peuvent « déterminer » une volonté libre. Aujourd'hui, les progrès de la psychologie
expérimentale individuelle aussi bien que collective nous font entrevoir un « déter-
minisme », une influence déterminatrice si poussés de la part de tous ces éléments
que l'on peut, à bon droit, se demander s'ils sont nombreux et importants les actes
posés avec une authentique liberté par un homme normal et, à plus forte raison,
par un individu atteint, à quelque degré que ce soit, d'une maladie quelconque,
surtout psychique, plus ou moins larvée. A ce sujet, je recommande la méditation
de l'article récent du P. Jean Rimaud, s.j., dans les Etudes, octobre 1949, p. 3-22,
Les psychologues contre la morale.
29 Voir W. S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, vol. I,
D'une Guerre à Vautre, p. 352, trad, française, Paris, Pion, 1948.
114* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
des électeurs d'une circonscription, d'une province ou d'un Etat. Il
faut alors étudier et analyser les idées, les tendances et les passions
des hommes représentatifs de ces masses, des chefs de partis avoués
et aussi des « eminences grises » qui, dans la coulisse, manient les
ficelles, des chefs syndicalistes et des meneurs, des organisateurs élec-
toraux et des pontifes de comités, etc. Il faut de plus tenir compte
des intérêts économiques plus ou moins immédiats, plus ou moins
angoissants aussi de cette masse, de ses idéaux sentimentaux plus ou
moins conscients qui domineront par exemple son vote. Et tout
cela s'éclairera par la connaissance de l'histoire, récente ou plus éloi-
gnée, petite ou grande, où cette masse et ses chefs ont pu se trouver
dans des circonstances plus ou moins semblables à celles qui se réali-
sent actuellement. Il ne faudra pas oublier non plus de tenir compte,
et très attentivement, de l'instinct grégaire de la foule, en tant que
telle.
On voit les possibilités de connaître les éléments qui vont influen-
cer l'effet à prévoir. Mais l'on ne peut pas ne pas remarquer égale-
ment qu'à l'indétermination déterminée (si je puis dire) de toute
cause libre prise en elle-même, tous ces moyens ajoutent leur propre
indétermination inséparée et inséparable de leur propre détermination.
Aussi se trouve-t-on devant un enchevêtrement de plus en plus com-
plexe de tous ces éléments et, par contre-coup, devant des chances de
plus en plus grandes pour qu'un fossé toujours plus large sépare l'objet
de pensée logicjue qu'atteindra le jugement opinatif et l'objet onto-
logique constitué par la réalité objective de cet effet que produira,
en réalité, la cause libre. La contingence de l'objet de pensée est
donc là qui non seulement nous interdira la certitude, mais sera faci-
lement telle que l'opinion elle-même pourra devenir un simple soup-
çon, une pure conjecture.
Si maintenant, à la fin de cette analyse, nous voulions faire le
raccord de ses résultats avec les catégories traditionnelles en tho-
misme, nous dirions ceci: considéré théoriquement et in abstracto,
le contingent futur qui dépend d'une volonté libre, se ramènerait
au contingens ad utrumque; celui qui peut devenir indifféremment
ceci ou cela et mériterait aussi le nom de contingens neutrum: il
n'est pas déterminé dans sa cause; il est neutre par rapport à sa
OPINION ET CONTINGENCE 115*
production ou à sa non-production. Si, au contraire, on le plonge
dans les circonstances réelles et concrètes dans lesquelles vit et agit la
personne humaine réelle et concrète, douée d'une volonté libre, réelle
elle aussi et concrète, le contingent futur que produira cette personne
sera tantôt du contingens ut in pluribus, tantôt du contingens ut in
paucioribus. Contingens ut in pluribus (ou, si l'on veut, contingens
natum,) quand il s'agira d'un effet produit conformément à ce que les
circonstances normales permettent de supposer à un esprit normale-
ment sain et droit, jugeant selon les normes ordinaires de la vie quo-
tidienne humaine; contingens ut in paucioribus {contingens rarum,
dit-on également), quand il s'agit d'une de ces décisions inexpliquées
d'une volonté qui, malgré tout maîtresse d'elle-même, choisit contre
tout ce qu'annonçait le contexte vital dans lequel elle s'épanouit.
Quelle décision surprenante, du moins pour le commun des mortels,
pour ceux qui n'étaient pas dans le secret des dieux, que l'alliance
de Hitler et de Staline, le 27 août 1939 ! Y avait-il deux hommes, deux
idéologies plus opposés et moins faits pour s'unir ? Et pourtant !
En vérité, s'il y a des « monstres » dans l'ordre physique, il y en a
aussi dans l'ordre intellectuel et moral (monstres, s'entend, au sens
étymologique de choses tellement extraordinaires qu'on se les montre).
Tout oe qui précède ne concerne que la prévision de l'acte de
volonté par lequel la cause libre décide de réaliser tel effet: par exem-
ple, en 1940, Roosevelt réélu décide de déclarer la guerre à l'Allemagne.
Mais autre chose est la décision, acte élicite de la volonté que per-
sonne ne peut empêcher et autre est l'exécution extérieure de la chose
décidée. Quelquefois l'objet d'une opinion portant sur le futur sera
simplement la décision, tout au plus certains actes « impérés » par
cette décision, en vertu desquels l'agent essaiera de passer à l'exécution.
Dans ce cas, l'analyse précédente est exhaustive. D'autres fois, cet
objet d'opinion sera bel et bien l'exécution de la décision. Nous avons
alors quelque chose d'analogue à la situation trouvée et analysée plus
haut à propos des causes non libres et de la prévision de leurs
effets. De même que nous avons trouvé des obstacles empêchant l'ac-
tion elle-même, ainsi nous pouvons en trouver qui détournent l'agent
libre, de gré ou de force, de donner suite à sa décision. Le Congrès
américain pouvait empêcher Roosevelt de déclarer la guerre à l'Ai-
116* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
lemagne. De même que son opération une fois posée, la cause
non libre peut ne pas réussir à produire son effet naturel, ainsi
l'agent libre pourra fort bien déployer toute sa puissance et cepen-
dant échouer dans son entreprise, peu importe que l'insuccès vienne
de la faiblesse propre à l'agent ou qu'il soit le résultat de la puissance
plus grande de l'adversaire.
C'est pourquoi, quand il s'agit de former une opinion sur un
fait futur et dépendant d'un être libre, il ne faut pas seulement
tenir compte des circonstances dans lesquelles se trouvera l'agent au
moment de prendre sa décision, mais aussi de celles qui accompagne-
ront la mise à exécution. Qui ne voit que, par le fait même, si,
en quelques rares occasions, l'incertitude déjà inhérente à la décision
reste la même, l'incertitude portant sur l'exécution s'ajoutera à celle
de la décision et ainsi sera rendu plus difficile l'assentiment positif
que réclamerait une authentique opinion.
Nous savons maintenant comment l'opinion formée par l'esprit
à propos de l'effet à prévoir dépend, elle aussi, de la cause efficiente
de cet effet et de la connaissance que nous pouvons en avoir. Mais,
comme disaient les anciens: Causa causarum causa finalis. La cause
efficiente, l'agent, pour mieux dire, est soumis, dans son activité, à la
fin qu'il poursuit. Dès lors la nécessité ou la contingence de l'effet,
pris en lui-même, dépendra également de la nécessité ou de la
contingence de cette fin, et par contre-coup en dépendra la possibilité
d'abord, la facilité ensuite ou la difficulté de former une opinion
portant sur cet effet.
C'est pourquoi notre analyse de la contingence, en tant qu'objet
formel de l'opinion, n'enserrerait pas tout le réel, si nous ne cher-
chions pas à déterminer la nature et les conditions de cette con-
.tingence qui prend sa source dans la fin. Il ne peut être évidem-
ment question ici que d'un agent libre, car les causes naturelles n'ont
pas à se déterminer à elles-mêmes la fin pour laquelle elles agissent,
ni par conséquent à choisir les moyens pour y parvenir.
Quand nous prévoyons un effet futur à réaliser par un agent
libre, nous admettons, implicitement ou explicitement, qu'entre cette
fin et cet effet il y a un lien: l'effet prévu nous apparaît comme un
moyen utilisé par l'agent pour atteindre la fin dont l'influence va le
OPINION ET CONTINGENCE 117*
décider à agir ou à ne pas agir, à agir de telle façon ou de telle autre.
Précisément la connaissance que peut avoir l'opinant et de cette fin
et de ce lien lui permettra de former son jugement sur l'effet futur.
Or cette fin, tantôt l'agent ne peut pas ne pas la vouloir, étant donné
son caractère, sa situation, sa charge, ses antécédents, etc., tantôt il
peut fort bien ou la vouloir ou la refuser. Dans le premier cas, cette
fin sera dite nécessaire; dans le second, elle est contingente.
Examinons le premier cas. Soit Churchill, premier ministre
britannique en 1940. Etant ce qu'il est, il ne peut pas ne pas vouloir
la victoire sur l'Allemagne et il est bien certain qu'entre cette vic-
toire et la maîtrise des mers tenue par les flottes anglaises, il y a un
lien nécessaire. En 1940, je pouvais donc prévoir que Churchill, en
1942, voudrait cette maîtrise; et de cela j'avais la certitude, puisqu'il
n'y avait de place que pour le nécessaire dans son objet de pensée.
Mais, si au lieu de prévoir simplement une volonté interne de
Churchill, je m'étais posé la question: Le premier ministre anglais
ordonnera-t-il, en 1942, l'occupation du port irlandais de Cohb (Queens-
town anciennement) ? Certes, Churchill ne peut pas ne pas vouloir
la victoire sur l'Allemagne et par conséquent, la maîtrise anglaise des
océans et spécialement l'exclusion totale de toute incursion germa-
nique dans le voisinage de l'Irlande, puisque c'est par là que passait
tout le ravitaillement anglais et américain en hommes et en matériel.
Aussi l'occupation du port irlandais, malgré et contre la volonté de
M. de Valéra, a un lien de moyen à fin par rapport à cette maîtrise
et à la victoire. Mais, tout bien considéré, ce moyen n'est pas néces-
saire, car ces deux fins, nécessaires, elles, on peut les atteindre,
avec peut-être moins de facilité, c'est vrai, sans que Cohb tombe aux
mains de la Royal Navy. Ici, le contingent se réintroduit et c'est
pourquoi, en 1941, je ne pouvais avoir qu'une simple opinion sur
la future décision que pourrait prendre Churchill au sujet de ce port
irlandais.
Qu'on le remarque soigneusement, je ne parle que de la décision,
acte de volonté de Churchill. S'il s'agissait de la mise à exécution
de cette décision, et surtout de la réussite de l'opération, la part de
contingence s'accroît très rapidement et devient même immense: cette
mise à exécution, et surtout la réussite de cette entreprise dépendent
118* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
non plus seulement de la volonté du seul Churchill, quelque sou-
veraine que soit son autorité, mais aussi, et surtout, de l'habileté,
de la bonne volonté, de l'énergie des exécutants comme de la résistance
opposée par les Irlandais aidés peut-être par les Allemands. Cette
contingence peut même tout envahir, si bien que je n'aurais plus
eu le droit de dire, même comme simple opinion: Cohb sera occupé
par les Anglais en 1942 ! Tout au plus aurais-je pu hasarder une
conjecture plus ou moins inconsistante.
La possibilité et la facilité de l'opinion seront beaucoup plus
grandes si la fin de l'agent libre n'est pas nécessaire, mais contin-
gente. En 1830, l'encyclique Mirari vos de Grégoire XVI condamne
Lamennais et son journal U Avenir: le tribun catholique va-t-il se sou-
mettre ? La révolte, voilà l'effet à prévoir et l'agent libre, Lamennais.
La fin qu'il veut atteindre, s'il se révolte, c'est le triomphe de ses
idées politico-religieuses. Cette fin est évidemment contingente: on
conçoit très bien Lamennais ne la voulant pas. Le lien entre cette
fin et le refus d'acquiescer à la sentence pontificale est par contre
nécessaire: se soumettre serait reconnaître son erreur et renoncer à
la position qu'il a prise d'une façon si retentissante sur la liberté
dans l'Eglise. Quand, pendant sa longue hésitation avant de se pro-
noncer, amis et adversaires, connaissant son caractère entier, son orgueil
et son entêtement, disaient: « Il ne se soumettra pas ! » ils ne pou-
vaient avoir qu'une opinion. Car, d'un côté, sa piété réelle, son
amour sincère de l'Eglise pouvaient malgré tout faire taire cet orgueil,
briser cet entêtement et décider Lamennais à cet acte d'humilité que
lui demandait le pape, vicaire du Christ, que lui conseillait aussi
avec tant d'insistance l'amour fraternel de l'abbé Jean-Marie. Ici,
toute la crainte d'erreur, élément constitutif de l'opinion, s'appuie
uniquement sur la contingence de la fin.
Supposez au contraire que, sans condamner sa doctrine, on ne
lui eût demandé que de supprimer son journal, sa campagne de
presse étant jugée inopportune. Dans cette hypothèse, Lamennais
pouvait garder sa fin: le triomphe de ses idées. Mais le moyen, la
publication de YAvenir, n'ayant pas, avec cette fin, un lien néces-
saire, il était bien plus difficile de prévoir une révolte. C'est qu'à
la contingence de la fin serait venue s'ajouter celle du moyen. L'opi-
OPINION ET CONTINGENCE 119*
nion portant sur la révolte était beaucoup moins solidement assise
que dans le cas historique.
De cette analyse se dégage, semble-t-il, la loi suivante: quand il
s'agit de prévoir l'effet futur d'une cause efficiente libre, l'opinion
sera possible et souvent inévitable, 1° dans la mesure oii seront connus
le caractère, la situation, le milieu, les intérêts matériels ou spirituels
de cette cause (c'est sur cette connaissance que l'esprit pourra baser
son assentiment, essentiel à toute opinion) ; 2° dans la mesure aussi
où, d'une part, la fin voulue par cette cause et, d'autre part, le
lien entre l'effet à prévoir et cette fin seront, chacun, connus comme
contingents (c'est de cette double contingence que prendra sa source
la crainte d'erreur essentielle, elle aussi, à toute opinion).
Ce n'est pas tout. Ces deux contingences, si elles se réalisent
simultanément, vont se renforcer mutuellement et s'ajouteront à ce
qu'il y aurait d'inconnu, ou de moins connu, dans le caractère, la
situation, le milieu, les intérêts de l'agent. Alors la base même de
l'assentiment va se revêtir, elle aussi, de contingence, si bien que
dans l'effet à prévoir, diminuera la part de certitude et s'augmentera
d'autant celle de la possibilité de l'erreur. Si bien que facilement
l'assentiment positif et total deviendra si peu fondé qu'on approchera
du simple soupçon ou conjecture plus ou moins hasardée et l'on
en arrivera ainsi à sortir du domaine de l'opinion véritable.
— X —
Nous avons vu comment la cause efficiente d'abord, la cause finale
ensuite introduisent, chacune à leur manière, du contingent dans
l'objet de pensée et dans quelle mesure ce contingent rend possible
une opinion portant sur l'effet de ces causes. Mais la cause maté-
rielle, ou mieux le sujet récepteur de l'influence efficiente, introduit-
il à son tour, du contingent ? et comment ? C'est ce qu'il nous
reste à découvrir.
Ce sujet récepteur peut être ou un être matériel, non doué de
liberté et donc soumis au déterminisme des lois de la nature, ou un
être intelligent, donc doué d'une volonté libre.
Dans le premier cas, la réaction de ce sujet à l'action de l'agent
sera en étroite dépendance de sa nature agissant d'après les lois
120* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
du déterminisme physique, chimique, biologique, etc., qui régissent
cette nature. Ces lois, nous pouvons les connaître, tantôt avec une
certitude entière (ce qui sera assez rare à cause de la complexité
de cette nature et aussi de l'infirmité de l'intelligence humaine) ; tan-
tôt sans cette certitude entière et donc simplement avec une pro-
babilité plus ou moins grande. Elle sera aussi, cette réaction, en
étroite dépendance des influences extérieures qui peuvent modifier
plus ou moins profondément l'activité réelle et concrète de ces lois
dans des cas particuliers. Et de nouveau, ces influences pourront
être connues soit, dans quelques rares phénomènes, avec une entière
certitude, soit, le plus souvent, avec une probabilité comportant des
degrés infiniment variés.
De là il ressort que la connaissance des réactions du sujet aura
très fréquemment un objet de pensée qui sera purement logique;
donc qui laissera une marge par rapport à l'objet de pensée ontolo-
gique et dès lors place à une possibilité, peut-être même, à une pro-
babilité d'être autrement qu'ils nous apparaît. Un élément de crainte
d'erreur va donc se glisser qui rendra possible l'opinion.
Si, au contraire, nous sommes en présence d'un sujet récepteur
doué de volonté libre, sa réaction dépendra évidemment de celle-ci,
au moins dans une grande part. Une identique formation intellec-
tuelle et morale donnée par un même éducateur à deux enfants aura
des résultats qui seront fonction des dispositions morales, du carac-
tère, des ambitions du sexe propres à l'un et à l'autre. Et, comme
ces dispositions sont certainement diverses chez l'un et l'autre, l'effet
de l'activité éducatrice de la cause efficiente sera sensiblement divers.
D'autant que cette réaction ne dépend pas exclusivement de la liberté
purement personnelle à chacun de ces élèves. L'un et l'autre, outre
sa volonté, possède une affectivité plus ou moins vibrante, plus ou
moins soumise ou réfractaire à d'autres influences qui n'ont rien à
voir, directement du moins, avec l'éducation reçue: influence de la
famille et de la formation première, influence des passions plus ou
moins développées, influence même du climat, du régime alimentaire
et du train de vie, etc. Toutes ces influences étrangères porteront la
volonté, même libre, à se déterminer très diversement devant l'édu-
cation reçue en commun. Ici encore, et beaucoup plus que dans les
OPINION ET CONTINGENCE 121*
être entièrement soumis au déterminisme physique, il y aura une
marge entre l'objet de pensée ontologique et l'objet logique, entre
l'être et le paraître, entre le vrai et le vraisemblable. Le contingent
s'installe donc, et parfois en maître absolu, si bien que seule sera
possible une opinion portant sur les effets réels et réellement atteints
par cette éducation pourtant identique du côté de la cause efficiente
et du côté de la cause finale.
Dans le domaine de la cause matérielle, nous aurons donc quel-
que chose de semblable à ce que nous avons eu dans le domaine
de la cause efficiente; si bien que cette part de contingent provenant
du sujet récepteur viendra s'ajouter et à la contingence qui se trouve
dans l'agent, soumis ou non au déterminisme, et à la contingence qui
provient de la fin poursuivie et des moyens employés pour y atteindre.
La contingence définitive de l'effet sera donc le total de ces trois
contingences qui s'aditionneront pour éloigner toujours davantage
l'objet de pensée logique de l'objet de pensée ontologique. L'opinion
qui en résultera augmentera donc son coefficient de crainte d'erreur,
qui pourra parfois atteindre un degré tel que même une opinion
véritable sera pratiquement impossible. Nous tomberons donc de
nouveau dans la simple « suspicio », ou même dans cette impossibilité
de donner un assentiment quelconque, caractéristique du doute.
Remarquons enfin que cette analyse n'est, rigoureusement parlant,
que celle de l'esprit devant un effet futur à prévoir. S'il s'agissait
d'un effet déjà réalisé, soit dans un passé plus ou moins lointain, soit
à l'instant même sous nos yeux, nous nous trouverions devant un
effet, contingent certes par nature et en soi, mais devenu nécessaire
post factum ou in facto et saisi comme tel; nous pourrions alors, comme
dans les faits historiques ou les faits actuels, former une certitude
proprement dite.
Conclusion.
Qu'on l'examine avec soin sous ses différents aspects et selon
chacune des influences qui contribuent à sa formation, l'opinion a
donc le contingent comme domaine exclusif et propre: domaine pro-
pre parce que réclamé, nous l'avons vu, par son essence même;
domaine exclusif, car ni le doute, ni la certitude ne peuvent atteindre
122* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
le contingent comnie contingent. Pas le doute, puisque l'esprit, dans
cet état, ne donne aucune adhésion alors que le contingent, par le
fait qu'il est ou du moins qu'il semble être, donnerait le droit de
poser cette adhésion. Pas la certitude non plus, parce que l'esprit
certain saisit, dans une vue tantôt immédiate, tantôt médiate, l'objet
en lui-même, le constate comme donné, donc ne pouvant pas ne pas
l'être ou l'être d'une façon différente de celle qu'il constate, c'est-à-
dire, le constate comme nécessaire au moins in facto ou post factum.
L'opinion, au contraire, s'attache au contingent et l'exploite.
Ce contingent pourra d'ailleurs se trouver dans les situations variées.
Il peut être enté, si j'ose dire, sur du nécessaire proprement dit, même
sur ce nécessaire par excellence qu'est l'Etre divin, pourvu toutefois
que l'esprit opinant ne le découvre pas comme tel. C'est ce qui per-
met à Banez comme à Molina d'opiner l'un pour la prémotion divine
par les décrets prédéterminants, l'autre pour la science moyenne.
D'autres fois, on le rencontrera accroché à cette nécessité que le fait
d'être réalisé depuis des siècles ou simplement actué à l'instant confère
à tout être contingent par nature. Dans ce cas — ne l'oublions pas, —
le contingent qui fonde l'opinion n'est pas ce contingent par nature,
caractère de tout être créé (ce contingent-là a disparu, si je puis dire,
derrière la nécessité du fait accompli), c'est le contingent d'un objet
de pensée qui apparaît sous un aspect, alors que l'on sait qu'il pour-
rait être seloi^ un autre.
C'est pour n'avoir pas vu cette distinction entre ces deux contin-
gents, que certains scolastiques ont fait entrer dans la simple opi-
nion tout ce qui regarde les sciences physique, chimique, biologique,
et historique: les phénomènes, les faits qu'étudient ces « sciences »
ne sont-ils pas essentiellement du contingent ? Le raisonnement induc-
tif, qui les construit, en grande partie du moins, ne prend-il pas son
départ sur ces phénomènes et faits essentiellement contingents ? Dès
lors peut-il donner autre chose que du probable ? peut-il aboutir enfin
à autre chose qu'à une opinion ? Et le démon de la logique pous-
sant, on en arrive à soutenir que physique, chimie, biologie, minéra-
logie et toutes leurs filiales ne sauraient mériter le beau nom de
« science ». Qui pourrait ignorer en effet que la science a pour objet
OPINION ET CONTINGENCE 123*
l'universel et le nécessaire qu'elle aboutit et ne peut aboutir qu'à la
certitude ?
L'opinion certes règne en maîtresse dans ces sciences: je l'ai
montré plus haut et je me garde bien de l'oublier. Mais faut-il en
chercher la raison (comme semblent le croire trop facilement ces
scolastiques), dans le simple fait que ces sciences n'étudient pas
les essences métaphysiques et les « propres » qui en découlent par
une nécessité elle aussi métaphysique ? ou dans cet autre fait qu'en
majeure ou en mineure, l'induction pose des propositions dont le
sujet et le prédicat sont liés par un lien découvert par et dans l'ex-
périence et non pas trouvé par et dans une analyse conceptuelle ?
Je suis persuadé que non. A ces phénomènes concrets et singuliers,
constatés par l'expérience physique, chimique, biologiqpie, etc., s'ap-
plique le mot de saint Thomas : « Rien n'est tellement contingent
qu'il ne contienne quelque chose de nécessaire ^^. » Ils ont donc du
nécessaire. Pas seulement celui du concept abstrait qui les énonce,
par exemple, la combustion, la pesanteur, le foie, la circulation du
sang, etc. Mais celui du fait concret, singulier, réalisé comme tel, à
telle date, dans telles ou telles circonstances. Et cette goutte de néces-
saire, même perdue dans un océan de contingent, suffit, quand on par-
vient à l'atteindre, à fonder une science authentique.
Mais il faut l'atteindre ! C'est là le difficile. Car d'une part,
l'objet de ces sciences, l'être matériel, le phénomène qui se produit
dans notre univers est tellement complexe, l'enchevêtrement de leur
activité et de leur passivité tellement inextricable; d'autre part, telle-
ment faible est la portée de notre intelligence, placée, comme dit saint
Thomas, sur l'horizon du monde spirituel '^^, tellement obscure sa
lumière, tellement impuissante son emprise sur le monde corporel,
qu'elle ne peut saisir qu'avec une extrême difficulté et dans des cas
extrêmement rares, l'objet ontologique de la pensée lui-même et doit,
en conséquence, se contenter de l'objet logique. Et c'est précisément
le hiatus, toujours possible, entre deux objets de pensée, donc entre
l'être et le paraître, entre le vrai et le vraisemblable, qui l'oblige à
n'adhérer à cet objet qu'avec une crainte d'erreur, tantôt plus, tantôt
30 Voir Sum. iheol, P, q. 86, a. 3.
31 II Cont. Gent., c. 68, n° 6., etc.
124* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
moins intense; d'où l'extrême prudence des affirmations lancées par
les savants authentiques ^^.
Malgré cette situation — qui est une situation de fait et non
de droit, — il faut maintenir énergiquement que notre univers maté-
riel peut fournir à l'esprit le nécessaire, facteur de certitude. Cette
position a avant tout l'inestimable avantage de se conformer au réel
et de permettre l'espoir parfaitement fondé de voir la très modeste
somme de certitudes possédées actuellement par les sciences positives
et historiques s'augmenter jusqu'à devenir une explication presque
complète des énigmes de l'univers.
Ne croyons pas trop en effet que nous sommes à la fin, ou pres-
que, du monde. Qui sait si, au contraire, notre XX^ siècle, si
orgueilleux de ses découvertes, n'est pas simplement un des nom-
breux siècles qu'englobera l'enfance de l'humanité ? Qui peut dire
ce que connaîtront sur notre monde nos arrières-petits-neveux, dans
quelques millions d'années ?
Elle a de plus, cette position, l'avantage d'éviter ce ridicule (et
le ridicule tue) de prétendre que ces sciences ne sont pas des
sciences. Sans doute, en philosophie, l'idéal ne consiste pas à hurler
avec les loups, ni à suivre la mode. Quand cependant une position
doctrinale a contre soi la presque totalité des esprits sérieux, ren-
seignés et sincères, le simple bon sens doit engager les tenants de
cette position à y regarder de très près avant de s'y attacher mordicus.
Si trop souvent les penseurs post-kantiens, sous prétexte qu'elle s'élance
hors du domaine de l'expérience, ont refusé à la métaphysique ce
beau nom de science que réclament pour elle les thomistes et bien
d'autres, ce n'est pas une raison pour que les disciples de saint Thomas
— ou même de Jean de Saint-Thomas — refusent ce même titre à
tout ce qui n'est pas saisie du nécessaire ontologique.
Julien Peghaire, c.s.sp.,
professeur à l'Université de Montréal.
32 C'est bien là la pensée des philosophes contemporains. Lachelier écrit : « Une
loi énonce quelque chose doit être ou arriver, ce qui peut s'entendre de quatre
manières: 1. de ce qui ne peut pas ne pas arriver ...» et il ajoute après avoir
énuméré ces quatre manières : « à la première correspond la loi physique ou mathé-
matique ». Si, dans la pratique, les savants regardent leurs lois comme purement
statistiques et non pas comme absolues, ne pouvant donner, pour l'avenir, que du
probable, cela ne vient pas de la nature de la loi scientifique, mais de ce fait que
le savant ne parvient pas — ■ ou bien rarement — à établir une loi dans sa parfaite
réalisation, laquelle implique cette nécessité dont l'esprit humain a soif.
Bibliographie
Comptes rendus bibliographiques
R. Garrigou-Lagrance, O.P. — De Unione Sacerdotis cum Christo Sacerdote
et Victima. Taurini-Romae, Marietti, [ 1948 ]. 22 cm., xv-162 p.
Devant le danger contemporain, pas du tout chimérique, d'un apostolat trop
naturaliste et terrestre, l'A. insiste sur la primauté du quœrite regnum Dei et
justitiam ejus dans la vie personnelle et dans le ministère du prêtre d'aujourd'hui.
Après une introduction dogmatique sur la dignité du sacerdoce (p. 3-22), il décrit
la vie intime du prêtre, vie d'union au Christ prêtre et victime, et à Marie
(p. 23-91). Cette vie intime apparaît ensuite comme la condition première de
la véritable efficacité du ministère sacerdotal: prédication (p. 95-122), confession
(p. 123-126), direction spirituelle (p. 126-156).
Basé sur une profonde théologie thomiste, illustré par les exhortations et
les exemples suggestifs des grands apôtres et des grands mystiques, présenté
avec conviction et simplicité, ce rappel opportun de vérités isi importantes devrait
nourrir très heureusement la piété sacerdotale à l'heure actuelle.
Eugène Marcotte, o.m.i.
4i 4c 4:
Gommarus Michiels, — O.F.M. Cap. — Norm,œ Générales Juris Canonici.
Com.Tnentarius Libri I Codicis Juris Canonici. Ed. altera penitus retractata et
notabiliter aucta. Torinaci, etc., Desclée et Socii, 1949. 24 cm., 2 vol.
Quand, en 1929, la première édition des Normœ Générales du P. Michiels
parut, les canonistes, d'un commun accord, placèrent cet ouvrage au premier rang
parmi les commentaires du premier livre du Code. Les vingt années d'expé-
rience supplémentaire du vieux professeur et du travailleur infatigable, n'ont
pas été sans enrichir la deuxième édition de son commentaire. On peut même
dire que les qualités qu'on lui reconnaissait jadis, son caractère scientifique
rigoureux, sa très ample érudition, sa clarté, en même temps que sa vision
approfondie et exhaustive des questions de droit, revêtent un lustre plus brillant.
Tandis que la présentation matérielle reste excellente, la méthodologie juridique
conserve toujours son caractère hautement pédagogique, en particulier pour les
étudiants des facultés canoniques.
Quant aux additions mentionnées dans le titre, elles concernent d'abord les
décisions du Saint-Siège et leurs implications; elles se retrouvent également dans
la bibliographie qui est à jour et s'avère un instrument de travail des plus
utiles. Les additions et corrections personnelles de l'A., c'est tout au long de
l'ouvrage qu'elles peuvent être relevées. Notons en particulier, que la nouvelle
édition place cette fois, la promulgation au nombre des notes spécifiques de la
loi ecclésiastique (I, p. 180). Certaines opinions émises jadis par l'A. se trouvent
pour ainsi dire, officiellement confirmées, comme par exemple, dans le problème
de l'option dans la supputation du temps (II, p. 246).
126* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Nous nous étonnons cependant, du manque d'information de l'éminent cano*
niste sur un point important de droit missionnaire: les nouvelles facultés aposto-
liques accordées aux Ordinaires de missions. L'A. nous dit (.11, p. 661) que les
facultés en vigueur aujourd'hui sont celles de 1919, rédigées par la Propagande
et approuvées par Benoît XV: Formules I, II et III, les deux dernières sub-
divisées en majeure et mineure. Or la Propagande a déjà supprimé les formules
I et II, pour ne garder que la IIP, légèrement modifiée, et cela en vertu
de l'autorité à elle confiée par le souverain pontife Pie XII. La même formule
vaut donc pour tous les Ordinaires de missions — alors qu'auparavant les Ordi-
naires plus rapprochés de Rome recevaient moins de pouvoir (les anciennes for-
mules I et II). La nouvelle formule des facultés apostoliquesj est dite 1" majeure,
i.e. à l'usage des Ordinaires de missions revêtus du caractère episcopal, ou
2* mineure, i.e. à l'usage des Ordinaires qui en sont dépourvus. Elle fut concédée
pour une durée de 10 ans. Il en existe déjà d'excellents commentaires.
L'ouvrage du P. Michiels, tout en demeurant plutôt l'instrument de travail
du professeur et de l'étudiant, prend place parmi les contributions contemporaines
les plus remarquables à la science canonique.
Raymond Chaput, o.m.i.
* ♦ *
Eugene Forbes. — The Canonical Separation of Consorts. An Historical
Synopsis and Commentary on Canons 1128-11)32. The University of Ottawa Press,
Ottawa, Ontario, 1948. 24 cm., 286 p. (Universitas Catholica Ottaviensis. Disserta-
tiones ad gradum laureae in facultatibus ecclesiasticis consequendum conscriptae.
Series canonica. — Tomus 15.)
Father Forbes, now Chancellor of the diocese of Saginaw, Michigan, wrote
The Canonical Separation of Consorts as his dissertation for the Doctorate in
Canon Law. The separation of consorts means the cessation of cohabitation between
the husband and wife with the marriage bond remaining intact. The subject is
one of importance, and a work that treats it thoroughly is of great practical value.
It has been developed somewhat by commentators of the Code; especially by Fr.
Doheny in his work. Canonical Procedure in Matrimonial Cases. But, "to the
writer's knowledge, there has been no previous work dealing exclusively" with
the subject (p. 15). Canonists, therefore, will be thankful to the Author for
his extensive and scholarly treatise on the subject.
The historical synopsis considers the legal separation of consorts as it is
found in the Old and New Testament, Roman Law, and Ecclesiastical Law before
the promulgation of the Code.
The author devotes 126 pages of his dissertation to the history of the subject.
The attaching of such importance to the evolution of the law on the separation
of consorts, as shown by the lengthy consideration of it, is of no slight merit.
This, of the two parts of the thesis, offers the better and newer contribution to
juridical science. The author devoted a special article to the teaching of St.
Thomas on the subject. He has found it unnecessary to review the writings
of all the theologians on the subject because of the great similarity of their
teaching^' (p. 103-104). However this reviewer feels that some hints, both his-
torical and bibliographical, as to this tradition, the points of agreement and
disagreement, would have been useful. This is only a wish, and by no means a
blame.
BIBLIOGRAPHIE 127*
This incidental remark could also serve as an answer to the fears of future
doctors of Canon Law, that, with the field being narrowed each year by the
theses that are being published by Catholic Universities, topics will not remain
to be treated. This reviewer would rather think that every dissertation suggests
several others, especially as to the historical development, which is almost
limitless, and, at the same time, extremely interesting.
In the second part — the canonical commentary, — the author studies the
nature and kinds of separation, the grounds for a separation, the authority for it,
and its effects. This section is developed according to the traditional method of
commentators, albeit more thoroughly than in the authors, especially the last
chapter — chapter 8 — on the effects of separation. The question of the domicile
of the separated wife — whether legitimately or not — is treated very well.
The wording of one sentence fosters confusion. On page 233, it is written: "She,
then, who separates legitimately propria auctoritate on account of her husband's
certain and manifest or public adultery, or he from her, is capable of acquiring
her own domicile." This seems to be an incorrect way of stating that the wife
acquires her own domicile regardless of whether it is she or her husband who
separates legitimately propria aciUaritate on account of the partner's adultery.
In the Appendix, the author has added formulas for the decree of separation
and the oath to be administered to consorts who seek permission for a civil
divorce. Secondly, he gives a synopsis of the civil legislation of the United States
and Canada pertaining to the separation of consorts.
Throughout the book, the sources that were used are indicated. The
author definitely has been earnest in checking all the data gathered in his research
work. The extensive bibliography includes the Latin, French and English lit-
erature on the subject. This reviewer would express a desideratum in reference
to the quotations from the latin being given exclusively in English (e.g. pp. 103,
156, 157).
Praise is well due to Fr. Forbes for the choice of his dissertation, for its
scholarly treatment and its practical presentation. The book will certainly be of
great assistance to the Diocesan Curias, and it is to be hoped that its success
will incite the author to make further contributions to the science of Canon Law.
Paul-Henri Lafontaine, o.m.i.
*
André Marc, s.j. — Psychologie reflexive. Tome I. La Connaissance. Tome
II. La Volonté et l'Esprit. Paris, Desclée de Brouwer, 1949, 23, 5 cm., 382 et
422 p.
Constituant les numéros 29 et 30 de la section philosophique du Museum
Lessianum, publié par des Jésuites, cet ouvrage n'est pas vme histoire de la
philosophie, ni l'exposé détaillé, ni la discussion d'ensemble de la doctrine d'au-
cune philosophie. Au fur et à mesure que se présentent les problèmes de l'intel-
ligence et de la volonté, l'auteur interroge les penseurs les plus marquants, et
on a l'impression d'être assis à une table ronde autour de laquelle une discus-
sion s'engage, avec de fructueux échanges intellectuels. Platon et Aristote, les
scolastiques du moyen âge, représentés surtout par saint Thomas et les grands
commentateurs, dont Jean de Saint-Thomas, Cajetan et Suarez, les modernes
comme Descartes, Leibnitz, Hume, Locke, Berkeley, Kant et Renouvier, ainsi
128* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
que les contemporains Bergson, Blondel, Lachelier, Hamelin, Maréchal, Sertil-
langes, Maritain et G. Dumas ont chacun leur mot à dire. Cet essai de philo-
sophie comparée prouve la continuité de la pensée humaine et l'identité des
questions, et permet aux différentes écoles de se compléter mutuellement. Trop
souvent, parce qu'on s'est contenté de répéter les thèses thomistes sans trop
se préoccuper du vocabulaire et des courants modernes, la philosophie scolastique
a pris un air vieillot. On ne peut faire ce reproche au père Marc. Il ne faut
pas conclure cependant que sa méthode soit tout à fait éclectique, car, au fond,
il reste fidèle à la philosophia parennis, même s'il l'enrichit de tout l'apport
des quatre derniers siècles.
L'auteur, qui ne se confine pas aux cadres ordinaires de la psychologie
rationnelle, traite longuement de la connaissance sensible et intellectuelle, en abor-
dant fréquemment les problèmes epistémologiques. Il est aussi question de la
volonté, de la liberté, de l'habitude, de la réalité et de la nature de l'esprit,
du composé humain, et enfin de la personne et de l'individu.
Dans la conclusion, intitulée La méthode, il traite de l'élaboration des idées,
de la méthode reflexive et du système. Voici comment il résume celui-ci:
Parce qu'il anime et organise l'intelligence, qui se pense scientifique-
ment, le système fait d'elle un vivant, dont il assouplit les mouvements, sans
les raidir. Quand il se développe, elle devient adulte, comme un corps
par la différenciation de ses membres. Surtout le système naît et grandit
comme un organisme: littéralement il s'enfante, car il est à l'inverse d'une
juxtaposition de concepts mais côte à côte et reçus tout formés. Il est
leur liaison, en sorte qu'ils s'appellent, s'impliquent et s'engendrent. Vous
assistez à leur naissance ; vous suivez leur histoire et leur genèse, telle-
ment qu'il est impos-sible de penser les uns, ou même l'un quelconque,
sans penser tous les autres. Etant donné le signe, par exemple, je ne puis
le penser sans penser la loi de la connaissance, acte commun du connais-
sant et du connu, sans penser l'intelligence et la sensibilité. A son tour
je ne puis penser la sensation et ne pas penser le mouvement, l'espace,
le temps et la mémoire, ainsi que les divers sens selon diverses struc-
tures de l'espace et du temps. Il m'est impossible de penser l'intelligence
liée au sens et distincte de lui, sans penser l'intellect activant et l'in-
tellect passif, le schématisme, l'abstraction des concepts à partir des phan-
tasmes et leur objectivation en eux, la volonté, le libre arbitre. Pour
comprendre ces facultés, je suis contraint de poser l'esprit, comme leur
source et comme forme du corps; moyennant quoi je pose tout le com-
posé humain, la personne et l'individu. Pour expliquer un acte, je dois
poser l'homme tout entier, comme l'embryon s'accomplit dans l'adulte.
Qui dit système ne dit donc pas pensée incomplète, mais pensée achevée,
finie ! En elle, système, spontanéité, raisonnement, pourvu qu'ils soient
bien entendus, sont faits pour se promouvoir et renforcer. La vue de
l'ensemble et des détails dans leur compénétration, telle est la vie de
l'intelligence !
Cet ouvrage riche, touffu et nuancé, qui ne cache pas sa préférence pour
la philosophie scolastique, jouit d'une Lettre-Préface de M. René Le Senne, dont
la philosophie des valeurs présente certaines affinités avec l'existentialisme de
Gabriel Marcel, la philosophie de l'esprit de Lavelle et aussi l'idéalisme de Le
Roy. C'est une nouvelle et brillante présentation de la psychologie rationnelle,
à laquelle les penseurs de tous les temps ont apporté quelque chose.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
* * *
Avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.
Tentatives françaises
pour un renouvellement
de la théologie*
L'activité théologique a été grande en France au cours des der-
nières années. Le trait dominant peut en être signalé dans les ten-
tatives faites par un certain nombre de théologiens afin de renouveler
leur science, avec les réactions et controverses qui s'ensuivirent. Notre
intention est d'offrir un aperçu d'ensemble de cette production en même
temps que d'avancer les appréciations convenables. Nous ne l'entre-
prendrons point sans prudence: car à qui s'informe de la littérature
en cause, il apparaît aussitôt que l'on n'a point affaire avec quelque
dessein concerté et dont l'exécution se déroulerait selon des phases
méthodiques. On est plutôt en présence d'un esprit, qui au surplus
n'a point commencé par se définir clairement à lui-même, mais dont
les manifestations diverses ont assez de convergence pour être grou-
pées en un exposé suivi. Le mot de « théologie nouvelle » a pour
lui l'autorité de Sa Sainteté Pie XII qui le rapporta, par manière
d'avertissement, au cours de l'allocution prononcée devant la 29** Con-
grégation générale de la Compagnie de Jésus, le 17 septembre 1946 ^.
Il a été employé depuis par les adversaires du mouvement et dans
une acception péjorative. Son danger serait de favoriser la simpli-
fication de ce qui demande à être discerné. Quelle réalité le mot
recouvre, c'est ce qui ressortira, nous l'espérons, de la présente
relation.
* La Theologische Revue de Munster (Allemagne) a prié le R. P. Th. Deman,
o.p., d'écrire un article d'information et d'appréciation doctrinale sur l'activité théo-
logique française des dernières années à laquelle fait allusion le nom répandu de
« théologie nouvelle ». Cette étude a paru en version allemande légèrement abrégée
dans le fascicule 2, t. 46 (1950). Nous croyons en faciliter l'accès aux lecteurs de
langue française en en publiant ici, avec la bienveillante autorisation de la Theologische
Revue, la rédaction originale. (N.D.L.R.)
1 Acta Apostolicœ Sedis, 38, S. 2, 13 (1946), p. 385. Texte ci-dessous, note
n* 41.
130* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Entre les diverses manifestations que nous allons dire et cer-
taines opinions émises ailleurs, le lecteur ne manquera pas de remar-
quer des ressemblances. Pour donner ou rendre à la théologie une
efficacité pratique et pastorale que son traitement scolaire ne lui
assurait point, de nombreux auteurs ont proposé, principalement en
Allemagne, le programme et les règles d'une « Verkiindigungstlie-
ologie ^ ». Nous ne croyons pas que les tentatives dont nous devons
parler procèdent historiquement et par voie de dépendance directe
de cet ordre de recherches. Le « message », s'il n'est pas étranger
aux perspectives des théologiens français, n'occupe pas universellement
dans leur pensée la place centrale et organique qu'on lui vit chez
les théologiens allemands. En un sens, le nouveau mouvement enga-
gerait une réforme plus radicale, puisqu'en somme il remet en ques-
tion la manière de comprendre r« intelligence de la foi ». Il serait
à ce titre davantage apparenté, quant à l'inspiration, avec les débats
où fut contestée de quelque manière la qualité rationnelle ou scien-
tifique de la théologie ^. Entre plusieurs autres, le regretté A. Stolz,
inquiet de l'introduction en théologie de la notion aristotélicienne
de science, avait tenté de promouvoir une « théologie charisma-
tique ^ ». Il n'apparaît pas toutefois que même ces dernières discus-
sions aient déterminé les conceptions des auteurs français. Elles sem-
blent procéder d'un milieu propre et d'initiatives originales; elles
offrent en tout cas leurs caractères distincts.
Sous le titre de « Sources chrétiennes », une collection a com-
mencé de paraître en 1942, dirigée par les rév. pères H. de Lubac
et J. Daniélou, s.j. On voulait « mettre à la disposition du public
cultivé des ouvrages complets des Pères de l'Eglise en y joignant tous
2 Voir la recension critique de cette littérature dans Bulletin thomiste, VI
(1940-1942), n°^ 582-606, par A.-F. Utz, o.p. Une étude formelle sur le mouvement:
E. Kappler, Die Verkilndigungstheologie. Gotteswort auf Lehrstuhl und Kanzel
(Studia Friburgensia, N. F., H. 2), Fr. i. d. Schweiz, 1949.
3 Aperçu de cette littérature, pour la langue allemande et les années qui pré-
cèdent 1943, dans la même revue critique de A.-F. Utz, ibid., n°^ 561-581.
^ Exposé et critique par M.-R. Gagnebet, o.p.. Le problème actuel de la théo-
logie et la science aristotélicienne d'après un ouvrage récent, dans Divus Thomas
(Piacenza), 20 (1943), pp. 237-270.
TENTATIVES FRANÇAISES ... 131*
les éléments qui peuvent en permettre une totale intelligence ^ »,
dans l'intention de conduire les esprits modernes jusqu'à ces textes
antiques plutôt que d'adapter ceux-ci à la mentalité des hommes
d'aujourd'hui. Effort de culture patristique par conséquent, dont
s'inspireraient le choix des auteurs, les introductions, les notes. L'un
des résultats que les éditeurs ont de fait particulièrement poursuivis
a été la remise à l'honneur de l'exégèse spirituelle. Le premier
volume laissait paraître déjà cette préoccupation. Elle devint patente
avec le volume 7, paru en 1943, et qui contenait les Homélies d^Ori-
gène sur la Genèse, L'un des deux directeurs, le P. de Lubac, écrivit
pour cet ouvrage une longue introduction. Elle constituait un vigou-
reux plaidoyer en faveur de la méthode exégétique pratiquée par
Origène, avec la réfutation des griefs ordinairement intentés contre
cet allégorisme. Bien qu'il fût spécifié qu'Origène reconnaissait un sens
littéral et historique de l'Ancien Testament, il était manifeste que le
P. de Lubac, à l'encontre sans doute de l'interprétation exclusive-
ment positive dont la Bible est parmi nous l'objet, entendait par-
dessus tout faire valoir la beauté et l'intérêt de l'exégèse figurative,
si même Origène en avait exagéré les procédés. Le plaidoyer fut
repris et poursuivi dans le volume 16, où étaient présentées, en 1947,
du même Origène, les Homélies sur TExode. La grande pensée de
l'unité des deux Testaments était ici dégagée, qui anime l'exégèse
origénienne: l'Ancien est la figure du mystère du Christ, et de là
vient son prix permanent, comme l'Evangile à son tour est la figure
du royaume à venir. 11 n'y a en cette position, insiste le père de
Lubac, aucun dédain des faits; Origène a bien plutôt découvert le
sens profond de l'histoire sainte, supérieur en cela à Philon et aux
Grecs. Il reste, dirons-nous, qu'Origène est incapable de se reporter
dans le passé comme tel et que l'idée d'une préparation évolutive
à l'avènement du Christ, par manière de lente et progressive éduca-
tion du peuple élu, à travers les mille vicissitudes d'événements forte-
ment engagés dans le mouvement du monde, lui est étrangère. Il
réduit le passé au présent, il pousse le présent dans le futur. Or,
5 Sources chrétiennes. 1 : Grégoire de Nysse. Contemplation sur la vie de
Moïse ou traité de la perfection en matière de vertu. Introduction et traduction de
Jean Daniélou, s.j., Paris-Lyon, 1942, Avertissement des éditeurs, p. 7.
132* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
nous sommes devenus curieux du passé et capables d'en prendre
l'intelligence. Sans abolir le caractère figuratif de l'Ancienne Loi,
sobrement interprété, nous concevons désormais l'histoire du peuple
juif, en sa substance la plus humaine, comme acheminement effectif
vers le Christ. Rien n'est pour nous privé d'intérêt, des détails qui
choquaient l'écrivain alexandrin ou lui semblaient inutiles. Et certes
le caractère inspiré des Ecritures n'exige pas que nous traitions celles-
ci à la manière d'une lecture spirituelle dont toutes les syllabes doivent
être immédiatement édifiantes. Il y a plus à tirer du donné bibli-
que, nous n'en doutons pas, que ne font les disciplines profanes
employées à son explication, fussent-elles réglées par les normes de
la foi. Encore faut-il que toute explication soit fondée en définitive
sur le donné biblique. Dans la mesure oii une interprétation ne
dépend que de l'ingéniosité de l'exégète, elle cesse à bon droit de
nous intéresser.
Les pages brillantes du P. de Lubac laissaient donc la place à
une mise au, point. Lui-même revint sur le sujet dans un long article
où est revendiqué, avec le sens noble et traditionnel du mot d'allé-
gorie, le mode d'interprétation qui, sans préjudice du sens historique,
discerne dans l'Ancien Testament un sens des choses ^. Mais d'autres
auteurs entraient dans la lice. À l'aide du même mot d'allégorie, le
R. P. L. Bouyer, de l'Oratoire, estimant nécessaire à la liturgie une
meilleure connaissance de la Bible faisait valoir le rapport des diverses
parties de l'Écriture entre elles, de façon que les données initiales
du livre sacré apparaissent reprises dans la suite selon des significa-
tions de plus en plus spirituelles. En sa substructure la plus intime,
disait-il, la prédication de Jésus s'entend comme « allégorisation »
d'idées prises de l'Ancien Testament. L'exégèse spirituelle, en consé-
quence, « inviscérée dans le propre progrès de la révélation» (p. 44),
ne sera rien d'autre qu'une génétique de ces idées ou thèmes pro-
gressivement manifestés. Elle n'a plus rien de commun avec la fan-
^ H. DE LuBAC, s.j., « Typologie » oa « allégorisme », dans Recherches de Science
religieuse, 34 (1947), pp. 180-226. La thèse de l'article était amorcée dans une note
de l'introduction aux Homélies sur la Genèse, p. 52, n° 4. Parmi les volumes à
paraître de la collection « Théologie » (voir infra), est annoncé maintenant du même
auteur un Origène et l'Ecriture.
TENTATIVES FRANÇAISES ... 133*
taisie; elle se concilie naturellement avec l'exégèse scientifique^. La
même intention de justifier le sens spirituel en le disjoignant de tout
arbitraire inspire l'article du R. P. A.-M. Dubarle, o.p. Le mot d'al-
légorie toutefois est ici rejeté comme signifiant l'interprétation d'un
texte, tandis que le sens spirituel appartient à la réalité que signifie
le texte littéralement pris. Par là est plus fortement marquée qu'elle
ne l'était chez le précédent auteur, la nécessaire connexion des deux
sens de l'Écriture. Loin de s'opposer à l'étude scientifique de la
Bible comme une méthode toute différente, la recherche du sens spi-
rituel requiert celle-là et la suppose. En même temps qu'il mettait
en garde contre l'imitation indiscrète des Pères en matière d'inter-
prétation de l'Ecriture, le P. Dubarle invitait à rechercher dans le
Nouveau Testament les exemples et les règles de cette spiritualisation
de l'Ancien Testament, que le sens spirituel en somme est chargé
de découvrir; il rejoignait en cela l'une des idées maîtresses du P.
Bouyer ^. Pour le fond des choses, la méthode préconisée par le
R. P. J. Guillet, s.j., ne diffère guère de ce qu'on vient de dire: il
s'agit cette fois encore de donner à l'Ancien Testament une entière
valeur religieuse et chrétienne en le lisant dans la lumière de la
totalité de l'Écriture. Des rapprochements doivent être ainsi obtenus
et des thèmes dégagés, qu'une exégèse moins synthétique eût laissés
''' L. Bouyer, de l'Oratoire. Liturgie et exégèse spirituelle, dans La Maison-
Dieu, cah. 7 (1946), pp. 27-50. L'auteur ne cache pas (p. 42, n° 10) ce que doit
son article à l'ouvrage du théologien anglican A.-G. Hébert, The Throne of David.
A study of the Fulfilment of the Old Testament in Jesus Christ and his Church,
Londres 1945 ^. — C. r. de cet ouvrage dans Revue des Sciences philos, et théol.,
32 (1948), p. 78 (A.-M. Dubarle, o.p.). Les études suivantes du P. Daniélou
montrent l'exégèse spirituelle à l'œuvre dans la liturgie chrétienne: Déluge, baptême,
jugement, dans Dieu vivant, cah. 8, pp. 97-112; Traversée de la mer rouge et baptême
aux premiers siècles, dans Recherches de Science religieuse, 33 (1946), pp. 402-430.
8 A.-M. Dubarle, o.p.. Le sens spirituel de l'Ecriture, dans Revue des Sciences
philos, et théoL, 31 (1947), pp. 41-72. La littérature récente du sujet, plus étendue
qu'il ne peut être indiqué dans la présente chronique, est relevée dans cet article.
Le R. P. C. Spicq, o.p., a fait des réserves sur l'usage du Nouveau Testament' comme
règle de discernement des sens spirituels, dans la crainte manifeste qu'on n'abuse du
procédé et qu'on ne porte atteinte à l'excellence du sens littéral: « Dieu a tout dit,
dans le sens littéral, de ce qui intéressait notre vie spirituelle » (Revue des Sciences
philos, et théoL, 32 [1948], p. 92). Le Bulletin d'où est extrait cette remarque
{ibid., pp. 84-93) est une vigoureuse protestation contre les excès et maladresses dont
s'accompagne aujourd'hui la volonté de lire religieusement la Bible, au détriment de
l'étude scientifique, en dehors de laquelle cependant nul progrès n'est à espérer. Sont
atteints notamment par cette critique des articles plus sensationnels que réfléchis du
P. Daniélou. Le P. Spicq n'a aucune peine à fonder ses considérations sur des pas-
sages essentiels de l'encyclique Divino afflante Spiritu.
134* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
inaperçus. Entre Alexandrie et Antioche, les oppositions seraient du
coup surmontées. Le même auteur offrait récemment un exemple de sa
méthode qui tient, peut-on dire, dans le discernement des transpo-
sitions que reçoit un même événement, telle la marche au désert
du peuple hébreu, d'une partie de l'Ecriture à l'autre et de l'An-
cien Testament au Nouveau ^. A condition de le bien entendre, il
ressort donc de ces études que le sens spirituel n'emporte nulle dépré-
ciation, mais bien plutôt un approfondissement de l'étude scientifique
de la Bible. Les auteurs nommés ont en commun de vouloir sous-
traire cette part précieuse de l'Ecriture aux justes reproches et au
dédain que se sont mérités les procédés artificiels des Alexandrins.
Tel est le bénéfice qu'a pu entraîner, un peu par manière de provo-
cation initiale, la réhabilitation d'Origène plaidée par le P. de Lubac.
Plus récemment le P. Daniélou dans un chapitre de son Origène,
s'est efforcé de rattacher à la Tradition l'exégèse de l'Alexandrin,
distinguant en celle-ci la « typologie » valable de 1* « allégorie > fan-
taisiste ^*.
Une question naît de là, pertinemment posée par M. l'abbé J.
Chatillon à l'occasion de l'article du P. Dubarle ^". Qu'en est-il du rap-
port du sens spirituel avec la théologie ? M. Chatillon l'ordonne à
ce qu'il appelle la spiritualité, la théologie ayant en propre, estime-
t-il, de tirer de l'Ecriture des « prémisses », à partir desquelles elle
argumente. Mais on laisse paraître de la sorte une notion singulière-
ment appauvrie de la théologie. Celle-ci reçoit de l'Ecriture ses
principes, entendons-les chargés de toute la substance religieuse et
de la signification la plus riche que contiennent les Livres inspirés.
Le donné biblique n'est point empêché de posséder toute sa force
au départ de la théologie. Il est recueilli par la foi, en laquelle il
est bien sûr que convergent tous les mouvements de l'âme fervente
éprise de Dieu. Pourquoi le théologien ne commencerait-il pas par
savoir sa Bible à fond ? Et puisque la Bible possède un sens spirituel,
^ J. GuiLLET, s.j., Les exégèses d'Alexandrie et d' Antioche. Conflit ou malen-
tendu, dans Recherches de Science religieuse, 34 (1947), pp. 257-302. Id., Le thème
de la marche au désert dans V Ancien et le Nouveau Testament, ibid., 36 (1949),
pp. 16M8L
9' J. Daniélou, Origène, Paris 1948 (coll.: «Le génie du chritianisme »), Voir
le chap.: Origène exégète, pp. 195-198.
10 Dans la Revue du Moyen Age latin, 4 (1948), pp. 437-439.
TENTATIVES FRANÇAISES . . . 135*
il n'aura garde de le négliger. Mais cette information prise, le travail
théologique demeure entier. Il consiste dans la pénétration du donné
par le moyen de l'intelligence humaine. Et comme l'intelligence
humaine est discursive, on appliquera sans hésiter, avec audace et con-
fiance, à la matière religieuse d'abord assumée, la variété des pro-
cédés rationnels. Cette sorte d'investigation est d'autant plus néces-
saire que le donné est lui-même plus riche et plus divers. La théologie
à cet égard apparaît comme une discipline faute de laquelle l'esprit du
fidèle risque de ne plus maîtriser ses pensées. A réserver le sens
spirituel à la spiritualité, sous prétexte qu'il s'obtient non par voie
deductive, mais par intuition et expérience intérieure — qu'on n'oublie
pas cependant le rôle directeur de l'exégèse littérale, — on prive la
théologie d'une part de son donné en même temps qu'on soustrait
une part de l'Écriture à l'élaboration rationnelle. Aussi bien n'est-
il rien dans le sens spirituel, suivant le principe de saint Thomas,
quod Scriptura per litteralem sensum alicubi manifeste non tradat
(I* p., qu. 1, a. 10, ad l'") ^^. On devra donc attendre des méthodes
d'exégèse signalées ci-dessus moins, semble-t-il, une extension de la
matière théologique qu'une prise de possession plus parfaite du donné,
d'où la théologie reçoive, en son labeur propre, une stimulation salu-
taire.
Les réflexions qui précèdent sont parties de quelques volumes
des « Sources chrétiennes ». La collection a continué sa carrière.
Bien des volumes se contentent de nous offrir des textes probes, fidè-
lement traduits, honnêtement commentés. Maints collaborateurs
demeurent entièrement étrangers au mouvement théologique que nous
décrivons ici. Une série latine, puis une série de textes hétérodoxes
ont été annexées à la série grecque. Peut-être remarque-t-on, dans
l'ensemble, une tendance à retenir les auteurs favorables au type
d'exégèse loué dans les débuts. Une déclaration du P. Daniélou, au
cours d'un article qu'il faudra de nouveau évoquer plus loin, cau-
serait une inquiétude. Comparant la collection actuelle avec celle
11 Voir C. Spicq, Le, p. 90: «Si l'on a toujours profit à éclairer renseigne-
ment néo-testamentaire du baptême, par exemple, par la typologie de la mer rouge,
le fruit spirituel de ces rapprochements sera bien loin de valoir celui d'une théo-
logie biblique du baptême d'après saint Paul ou saint Jean selon le sens littéral.
L'achèvement de la révélation est plus clair que ses débuts; et au vrai, ceux-ci
8'éclairent par ceux-là. »
136* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
qu'entreprirent jadis en France Hemmer et Lejay, il marquait en
ces termes leurs différences : « Pour cette dernière, disait-il, il s'agis-
sait avant tout de publier des documents historiques, témoins de la
foi des anciens. La nouvelle pense qu'il y a plus à demander aux
Pères. Ils ne sont pas seulement les témoins véritables (vénérables ?)
d'un état de choses révolu: ils sont encore la nourriture la plus actuelle
pour les hommes d'aujourd'hui, parce que nous y retrouvons précisé-
ment un certain nombre de catégories qui sont celles de la pensée
contemporaine et que la théologie scolastique avait perdues ^^. » On
disait plus à propos dans la préface générale de la collection (vol. 1,
p. 7) que les Pères « représentent pour nous un domaine culturel
presque aussi éloigné que celui de l'Inde ou de la Chine ». Retenons
donc les volumes des « Sources chrétiennes » comme autant d'aides
propres à nous introduire dans l'intelligence difficile des Pères et écri-
vains ecclésiastiques. Si la scolastique doit ou non en pâtir, la ques-
tion en sera débattue ci-dessous.
Parmi les catégories qu'il est soucieux de récupérer, l'auteur qu'on
vient de citer semble tenir spécialement à ce qu'il appelle une théo-
logie de l'histoire. Entre la restauration de l'exégèse spirituelle et
cette préoccupation, la parenté est certaine. Il s'agit en effet de
découvrir une intelligibilité à la suite du temps et à la succession des
événements, plus spécialement d'évaluer le rapport de l'Ancien au
Nouveau Testament, de définir le rôle de l'histoire profane à l'égard
du christianisme et réciproquement, de déterminer le sens de la période
présente dans le déroulement chrétien de l'histoire. On a pour cette
raison accordé une attention privilégiée à l'ouvrage de l'exégète pro-
testant, Oscar CuUmann, sur le Christ et le Temps, paru en 1947
•à la fois en allemand et en français. Une aspiration religieuse et une
perception plus pénétrante du fait chrétien commandent cet ordre
de recherches. Mais on y décèle en outre l'influence des diverses
philosophies qui ont pris en considération la dimension historique
ou temporelle, soit l'hégélianisme et le marxisme. Des travaux divers
sont nés de là, qui ne sont pas sans enrichir en effet notre connais-
12 Etudes, 249 (1946, 2), p. 10.
TENTATIVES FRANÇAISES . . . 137*
sance du christianisme comme réalité temporelle ^^. La scolastique
a été mise en cause également à ce sujet, comme privée de l'ordre
de pensées auxquelles on voudrait ainsi revenir. Il n'est pas sûr qu'elle
en soit entièrement démunie, si l'on s'avise des nombreux endroits où
saint Thomas, par exemple, a réfléchi aux rapports de la Loi ancienne
avec la nouvelle, ainsi qu'à l'ordre progressif de la Révélation. A
supposer même que les études actuelles dussent innover purement
et simplement sur ce point, qui y verrait un motif de mépriser l'ap-
port considérable qu'a fourni d'autre part la scolastique ? Il faudrait
s'exercer à accueillir de telle sorte les acquisitions du présent qu'on
ne renonçât point à la possession des trésors du passé. Et l'on n'aura
garde de méconnaître la compétence de la raison pour l'élaboration
du donné nouveau que les études positives auraient chance de nous
constituer: en quoi la scolastique a proposé un exemple qui ne perd
rien de sa validité.
Où peut conduire une vision chrétienne de l'histoire libérée
des contraintes théologiques, on en a l'exemple dans les spéculations
que n'a pas hésité à proposer au public le R. P. Teilhard de Chardin,
s.j. Citons parmi plusieurs autres, l'article des Etudes intitulé: Vie
et planètes. Que se passe-t-il en ce moment sur la terre ^* ? On
trouvera annoncée là — faut-il dire prophétisée ? — une « planétisa-
tion » de l'homme, c'est-à-dire l'établissement d'une sorte de règne
de l'amour, dans l'unité et la solidarité universelles, comme terme
prochain de l'évolution cosmique. Il nous est révélé au surplus
que la « fin du monde » est à concevoir comme une projection en
Dieu de l'humanité devenue tout entière mystique, la terre étant
abandonnée à la destruction. On est moins confondu encore par ces
13 Quelques titres dans l'article du P. Daniélou: Christianisme et histoire,
dans Etudes, 255 (1947, 4), pp. 399-402. Un Père de l'Eglise signalé comme exem-
ple de l'investigation souhaitée: J. Daniélou, Saint Irénée et les origines de la théo-
logie de l'histoire, dans Recherches de Science religieuse, 34 (1947), pp. 227-231.
D'anciens usages liturgiques explorés comme significatifs d'une conception chrétienne
de l'histoire: J. Daniélou, La typologie de la semaine au IV' siècle, ibid., 35 (1948),
pp. 382-411; Id. La typologie millénariste de la semaine dans le christianisme pri-
mitif, dans Vigiliœ christianœ, 2 (1948), pp. 1-16. La classification reçue des sens
scripturaires confrontée avec la nécessité de prendre l'intelligence de l'histoire (pour
conclure à une lacune de cette classification) : G. Courtade, s.j., dans Recherches
de Science religieuse, 36 (1949), pp. 136-141. Un article du R. P. H. Rahner, s.j.,
a été traduit en français et publié dans la revue Dieu vivant, cah. 10, pp. 93-115, sous
le titre La théologie catholique de l'histoire; l'auteur s'y inspire de saint Augustin.
14 Etudes, 249 (1946, 2), pp. 145-169.
138* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
aventureuses conceptions que par le crédit qu'ont prétendu leur accor-
der des esprits distingués. Le recteur de l'Institut catholique de Tou-
louse, M^' Bruno de Solages, a fait des vues du P. Teilhard de Char-
din l'objet du discours de rentrée prononcé le 18 novembre 1947
devant un auditoire universitaire ^^. Exposé fidèle et intelligent,
où l'on se renseignera opportunément sur le système. Mais que le
savant jésuite ait christianisé la théorie de l'évolution, en sorte que
voilà théologiquement assimilée l'une des découvertes que la science
moderne semblait avoir vouées au matérialisme, on ne l'affirme qu'à
la condition de n'être difficile ni sur le christianisme ni sur la théo-
logie ^^.
* « *
Concurremment avec les « Sources chrétiennes », la collection
« Théologie » devait bientôt s'imposer à l'attention. Elle s'annon-
çait comme une série d'« Etudes publiées sous la direction de la Faculté
de Théologie S. J. de Lyon-Fourvière ». Le premier volume parut
chez un grand éditeur parisien en 1944. Il avait pour auteur le
R. P. H, Bouillard, s.j., nom inconnu à cette date dans les cercles théo-
logiques, et s'intitulait: Conversion et Grâce chez Saint Thomas
(TAquin, Etude historique. L'ouvrage avait été présenté comme thèse
de doctorat à la Faculté susdite. Sur la foi du titre et de l'appareil
historique mis en oeuvre, on aurait attendu qu'il prît rang parmi
15 Texte dans Bulletin de Littérature ecclésiastique, 48 (1947), pp. CIII-CXVI.
1^ UOsservatore Romano du 4 décembre 1948 (88^ année n" 283) avait publié
en 4^ page la relation datée de Paris de journées d'études d'aumôniers de l'Action catho-
lique ouvrière française. Parmi les conférences données par d' « éminents théologiens »,
figurait celle du P. Teilhard de Chardin, oii se retrouvaient les vues habituelles
de ce dernier sur la cosmogénèse, la psychogénèse, la christogénèse, les trois ères de
l'évolution cosmique qui se succèdent avec une continuité à la fois logique et phy-
sique. Dans son numéro du 30 janvier 1949 (89^ année, n° 24), le même journal
■ introduisait dans sa première page, sous le titre « Precisazione », un texte non signé.
Il y était déclaré que la correspondance parue dans le numéro du 4 décembre pré-
cédent avait suscité des « remontrances et observations », spécialement pour deux
motifs: le premier, parce qu'il n'avait été fait aucune réserve sur les enseignements
attribués dans ce communiqué au P. Teilhard de Chardin; le second, «pour avoir
présenté comme « eminent théologien » le même P. Teilhard de Chardin, alors qu*il
est notoire que ce religieux ne se distingue pas précisément dans le domaine de la
théologie, sa compétence spéciale appartenant à un autre domaine scientifique ».
Le journal romain ajoutait que, sans contester le moins du monde la compétence
spéciale dudit auteur en paléontologie, il estimait devoir préciser que nombre des
observations de caractère doctrinal proposées par le P. Teilhard de Chardin « sont
sujettes à de graves réserves, étant donné que son système, sous l'aspect philoso-
phique et théologique, n'est point privé d'obscurités et d'ambiguités dangereuses ».
TENTATIVES FRANÇAISES ... 139*
les nombreuses monographies qui sont consacrées de nos jours à la
théologie médiévale et à saint Thomas d'Aquin en particulier. Mais
l'auteur, s'inspirant de la thèse ancienne du P. J. Stufler, préten-
dait démontrer que la notion moderne de grâce actuelle est absente
de la théologie de saint Thomas. Fort de l'enquête ainsi conduite,
il expliquait dans sa conclusion que la doctrine thomiste de la grâce,
fâcheusement conditionnée par l'aristotélisme, était à considérer comme
une théologie médiévale désormais dépassée. Aussi bien est-ce la loi
de la théologie d'être soumise au renouvellement incessant qui la fasse
correspondre à la mentalité du jour. Ici s'inscrivait la phrase appe-
lée à devenir fameuse: « Une théologie qui ne serait pas actuelle serait
une théologie fausse » (p. 219). Un livre ainsi conçu devait être
remarqué. Il mettait en cause et la permanence du thomisme et la
stabilité de la théologie — pour ne rien dire de l'immutabilité dog-
matique que l'auteur, sentant le péril, s'était efforcé de sauvegarder.
De fait, on a beaucoup disputé de cette publication, qui demeure
l'exemple d'un succès dû moins à la qualité de l'œuvre qu'à l'audace
juvénile et probablement inexpérimentée de l'auteur ^^. Il est n:ême
permis de dire que la controverse instituée autour de la « théologie
nouvelle » a concerné principalement le genre de problèmes soulevés
par ce volume. Et là gît en effet le point vif des dissentiments, auquel
se ramènent les débats plus particuliers. Avant d'en traiter à notre
tour, nous devons suivre la production ultérieure pour relever ce
qu'elle offre de significatif.
Nous pouvons ne pas nous attacher au second volume où le P.
Daniélou, intervenant dans le domaine de sa compétence, présentait
la doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse comme expression
d'une expérience authentiquement chrétienne. De même parmi les
volumes qui ont succédé, s'il en est peu qui ne prêtent à quelques
remarques du point de vue de cette chronique, il suffira de retenir
expressément, comme plus caractéristiques et comme plus débattues,
les deux contributions du P. de Lubac, déjà rencontré ci-dessus à pro-
1'^ L'application formelle de la méthode historique à l'étude d'une doctrine tho-
miste a valu à l'auteur le suffrage de plusieurs recenseurs, qui montrent au demeu-
rant n'être guère entrés dans le sujet traité. Parmi les recensions dégageant heureu-
sement le contenu de l'ouvrage, nous signalerons celle de A. Farne, dans L'Année
théologique, 6 (1945), pp. 426-441, bien qu'elle se soit attiré le mécontentement de
l'intéressé (Recherches de Science religieuse, 33 [ 1946 ], p. 113).
140* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
pos de l'exégèse spirituelle. La collection compte à ce jour 15 volu-
mes. Les titres parus et annoncés représentent quelques changements
par rapport au programme primitif; certains débordent les strictes
limites d'études théologiques.
L'étude publiée en 1944, comme troisième volume de la collection,
et qui vient de para-tre en 2" édition revue et augmentée ^^, signalait
à l'attention un phénomène curieux et instructif de l'histoire de la
théologie. Tandis que le « corps mystique » est pour nous l'Eglise,
il désignait dans le haut moyen âge l'eucharistie. Le passage d'un
sens à l'autre, motivé en premier lieu par le souci de marquer expres-
sément la présence réelle contre l'hérésie de Bérenger de Tours, n'a
pas été sans troubler la conception traditionnelle de l'eucharistie et
de l'Eglise. Détachée du sacrement, celle-ci perdait de son mystère
pour se rapprocher d'une organisation sociale juridiquement com-
prise. Et l'eucharistie était vue, par le moyen des catégories de sub-
stance et d'accident, comme contenant réellement le corps et le sang
du Seigneur, mais sans que l'on retînt avec un soin pareil son rapport
essentiel avec la constitution et l'achèvement du corps ecclésial. Sans
forcer l'histoire, en en respectant bien plutôt l'extrême diversité, l'ou-
vrage dénonce cet ensemble de faits avec une grande abondance de
preuves documentaires. Il remet le lecteur moderne en présence d'une
tradition et d'une forme de pensée à quoi les traités en usage de l'eu-
charistie comme de l'Eglise ne l'avaient guère initié. D'où une inquié-
tude, que le mouvement général du livre contribue à éveiller: dans une
matière aussi religieuse que le mystère du corps du Christ, ne faut-
il pas déplorer l'intervention de la raison et le recours à la philo-
sophie ? La scolastique ne se révèle-t-elle pas impuissante à retenir
en ses concepts rigoureux la plénitude de l'authentique pensée chré-
tienne ? Le P. de Lubac pour son compte se garde bien d'en juger
aussi simplement. Il avoue que l'avènement de la dialectique ici
comme ailleurs fut une nécessité de l'histoire. Il n'estime point que
les plus grands parmi les théologiens scolastiques aient perdu toute
notion du symbolisme en farv^eur avant eux. Il ne voudrait nullement
que l'on renonçât aux avantages que leur science a acquis à la théo-
18 H. DE LuBAC, s.j.. Corpus mysticum. L'Eucharistie et l'Eglise au Moyen Age.
Etude historique (Théologie, 3), 2" édition, revue et augmentée, Paris, Aubier, 1949.
TENTATIVES FRANÇAISES ... 141*
logie chrétienne. L'avant-propos de la 2* édition affirme, contre
des interprétations outrées, ces intentions que l'ouvrage laisse en effet
paraître. Il reste que cette étude marque avec force un changement
de mentalité survenant vers la seconde moitié du XI* siècle. Et la
méthode désormais triomphante se chiffre bel et bien par l'abandon
pratique d'admirables complexes où s'étaient complu depuis les ori-
gines l'ensemble des penseurs chrétiens. Non point passage du confus
au distinct, comme on le pense souvent, mais des inclusions du symbo-
lisme aux antithèses de la dialectique. Sans faire le procès de la
scolastique, le P. de Lubac induisait par là des esprits moins pru-
dents en la tentation de l'entreprendre. Il les aurait mieux prémunis
en évitant de disjoindre l'intelligence de la foi, telle que la poursuivit
un saint Anselme, du type de recherche pratiqué par saint Augustin.
Car chez le docteur médiéval, le P. de Lubac perçoit un souci de
« démonstration » qui ne permet plus, estime-t-il, cette étonnante con-
ciliation de la raison et de la mystique dont saint Augustin nous
offre l'exemple. On peut répondre que la raison augustinienne est
fortement dialectique et que tous les procédés de la sagesse philo-
sophique, le saint docteur n'a pas hésité à les transposer sur les objets
chrétiens. En un sens, la théologie scolastique, si attentive à dis-
cerner la part de la foi et celle de la raison dans les conclusions de
sa recherche, sauvegarde le mystère davantage qu'un saint Augustin
tout appliqué à son œuvre de sagesse. Le sens de l'inconnaissable
est aussi plus aigu chez qui a davantage réfléchi à la constitution du
savoir théologique ^^. De sorte qu'il n'est pas tellement assuré que
la mentalité dont il est fait discrètement reproche à saint Anselme
ne soit pas présente déjà chez le penseur chrétien considéré à bon
droit comme le plus respectueux et le plus épris des valeurs religieuses
de la Révélation. Au fond, comme le suggère en de belles pages
(2* éd., pp. 258-265) le P. de I^ubac, il n'y a pas d'antinomie réelle
entre raison et foi. Tout le malheur et les malentendus proviennent
d'une conception « laïcisée » de l'intelligence. Mais celle-ci ne nous
est pas inévitable. Il nous suffirait d'en surmonter le préjugé pour
19 Sur les rapports de la foi et de la raison dans la recherche augustinienne
et la différence de la « sagesse » par rapport à la théologie scolastique, on peut
consulter notre étude: Composantes de la théologie, dans: Revue des sciences philos,
et théoL, 28 (1939), pp. 386-434. Voir spécialement pp. 398 sq., 415 sq.
142* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
associer de nouveau l'investigation rationnelle la plus rigoureuse avec
le sens le plus fervent des mystères chrétiens. Spéculer ne s'entend
pas comme contraire à contempler. Nous croyons que la fréquenta-
tion d'un théologien comme saint Thomas favorise singulièrement
l'usage religieux de l'intelligence. A propos de l'eucharistie spéciale-
ment, il a été signalé combien sa doctrine si fortement « dialectique »
s'est montrée respectueuse du symbolisme et de l'héritage patristi-
que ^^. Une enquête historique comme celle du P. de Lubac garde
au demeurant la grande utilité de nous avertir des trésors de pensée
que la mission du théologien n'est jamais de méconnaître, mais n'est
de qu'il se doit toujours de promouvoir.
Quant au genre de travail, sinon quant au sujet traité, la con-
tribution suivante du même auteur n'est pas sans rapport avec l'étude
qu'on vient de signaler. Intitulé: Surnaturel. Etudes historiques, le
volume parut en 1946 comme 8" de la collection. Il consiste essen-
tiellement, sur le point annoncé par le titre, en une critique de la
théologie telle qu'elle s'est constituée depuis le XVI* siècle avec la
censure et la réfutation du baïanisme. On en vint en effet à conce-
voir un ordre naturel complet en soi, auquel la grâce n'était plus que
surajoutée. Indépendamment de ce don divin, on estimait que la
nature possédait sa fin propre et qu'il eût été parfaitement possible
qu'elle fût comblée comme nature. On sauvait manifestement de cette
manière la gratuité de l'ordre surnaturel, mais l'on versait en d'autres
périls et l'on rompait avec une tradition consacrée, que le propos du
P. de Lubac est précisément de remettre à l'honneur. L'entreprise n'est
pas absolument neuve. Un grand nombre de travaux, au contraire,
ont paru depuis une trentaine d'années qui, stimulés peut-être par
la prise de position de M. Blondel, se sont efforcés de déterminer
l'enseignement de saint Thomas d'Aquin notamment sur le rapport
de la nature au surnaturel. On peut s'informer dans les tomes suc-
cessifs du Bulletin thomiste de l'état et du progrès de cette recherche.
Le livre du P. de Lubac suscita néanmoins une particulière attention,
pour la raison peut-être qu'au lieu de se présenter comme une mono-
graphie il affrontait hardiment, muni d'une érudition voyante, l'ensem-
20 M.-J. Nicolas, o.p., dans Revue thomiste^ 46 (1946), p. 387 (recension de
l'ouvrage du P. de Lubac).
TENTATIVES FRANÇAISES ... 143*
ble du mouvement théologique issu de l'opposition aux thèses de
Baïus et de Jansénius, avec l'intention déclarée de redresser cette
déviation. Trois gros blocs d'études composent l'ouvrage, que com-
plètent des notes finales et une conclusion. On est loin d'un travail
achevé jusque dans l'ordonnance extérieure et les détails de la rédac-
tion. Mais le fond importe principalement. Pour justifier son juge-
ment sur la rupture qu'il réprouve dans la théologie moderne, le P.
de Lubac arguait principalement de saint Thomas et rendait toute sa
force à ce désir naturel de la vision divine qui est l'une des doctrines
certaines du Docteur angélique. Il allait jusqu'à dire que saint Thomas,
s'il connaît un état de nature pour l'homme, ne connaît point d'ordre
naturel et de fin dernière assignée à la nature humaine comme telle.
La fidélité à cet enseignement n'eût donc jamais autorisé l'introduc-
tion en théologie du concept de pure nature. Non que saint Thomas
lui-même soit sans reproche: car il use à propos de l'homme de la
catégorie aristotélicienne de nature, alors que toute équivoque eût été
bannie avec la catégorie patristique et biblique d'image de Dieu. On
reconnaît le genre de grief qu'intentait à saint Thomas le P. Bouil-
lard dans les matières de la grâce. Mais le P. de Lubac n'est pas
empêché de se réclamer surtout du Docteur angélique, dont la théo-
logie par conséquent semble posséder à l'égard des doctrines modernes
une remarquable puissance de renouvellement. Mieux valût en somme
pour la thèse du présent livre que celle du P. Bouillard ne s'imposât
point. Nous ne ferons point difficulté pour notre part de recon-
naître chez saint Thomas un rapport de la nature à la grâce infini-
ment plus fort que ne le laisse soupçonner le dualisme aujourd'hui
répandu, en sorte que l'interprétation du P. de Lubac, quant à son
orientation générale, mérite l'adhésion. Nous n'entendons point
approuver pour autant le détail des exégèses ou la conduite de la
démonstration. On le comprendra mieux tout à l'heure. Plus géné-
ralement, il apparaît légitime, voire nécessaire, d'opérer dans la théo-
logie moderne le travail de rectification et de purification dont ce
livre offre un exemple. Des travaux analogues ont été entrepris à
propos de la foi ou des principes de la moralité. D'autres traités
donneraient lieu à la même entreprise critique. « On est en droit
de penser, écrivait l'auteur dans l'Avant-Propos, que bien des con-
144* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
ceptions mûries dans le champ de la théologie ne représentent
point des acquêts indiscutables. » Assurément. Et défendant cette
position, le P. de Lubac déclarait dans une article postérieur: « Nous
ne partagerons pas la superstition qui semble être celle de quel-
ques théologiens pour le « moderne » en tant que tel ^^. » Pour cette
fois, la «théologie nouvelle » consiste donc dans le retour délibéré à
l'ancien ^^. On ne peut qu'y applaudir. Ces remarques faites, qui
concernent la partie historique et critique de l'ouvrage, nous ne cache-
rons point que la faiblesse de Surnaturel est précisément de rester
pour l'essentiel un ouvrage historique et critique. L'auteur y est allé
de toute sa vigueur. Mais comment n'a-t-il point perçu que le dépla-
cement des positions admises qu'il entend opérer entraîne un pro-
blème, celui-là précisément que le système de la pure nature résolvait
si radicalement, à savoir la gratuité de l'ordre surnaturel ? Ou plu-
tôt le P. de Lubac a fort bien perçu le problème. Mais il ne l'a point
résolu. Seules les notes et la conclusion du livre y sont consacrées.
Elles n'emportent pas l'assentiment. Pour sauvegarder à la fois la
destinée surnaturelle inscrite dans la nature spirituelle et la gratuité
du don divin sans lequel cette destinée est inaccessible, l'auteur est
conduit à penser que la création même de la nature spirituelle pos-
sède la signification d'un appel de la grâce. L'homme n'exige rien
de Dieu, ce qui serait en effet intolérable; mais Dieu même a pris
l'initiative de combler l'homme lorsqu'il le fit à son image, en vue
de le parfaire à sa ressemblance. L'ordre de la grâce est-il donc pro-
mis déjà du seul fait de la création des esprits ? On n'évite pas
de le penser. Il est permis d'estimer que dans cette conception, si
les méfaits du dualisme sont conjurés, l'admirable valeur chrétienne
que représente l'absolue gratuité de la vocation surnaturelle se trouve
compromise. De même que le plaidoyer prononcé plus haut en faveur
de l'exégèse d'Origène appelait une mise au point, de même le procès
intenté cette fois à la théologie moderne appelle un complément ^^.
21 Recherches de Science religieuse, 36 (1949), p. 84.
22 Tel était déjà le cas, dans une mesure, avec l'ouvrage précédent. Plus d'une
fois, le P. de Lubac s'est élevé contre l'idée qu'une théologie plus récente serait de
ce fait une théologie plus accomplie.
23 Entre ces deux séries de travaux, il n'est pas défendu de percevoir une cer-
taine unité d'inspiration. Elle ressort de ces lignes que le P. de Lubac écrivait à
propos d'Origène: «L'Ecriture, l'âme, l'univers: trois pièces d'un même ensemble,
TENTATIVES FRANÇAISES ... 145*
Faute d'une solution satisfaisante au problème que nous disions, l'en-
treprise critique risque de rester inefficace et elle ne va pas sans incon-
vénients. Telle est à notre avis la réserve fondamentale qu'appelle
Surnaturel. Le livre a été abondamment commenté. Sur sa thèse
historique et critique, les avis sont partagés. Sur son essai constructif,
ils sont autant dire unanimes. Car nous n'avons relevé, parmi les
comptes rendus sérieux et les études consacrés à l'ouvrage, aucune
adhésion plénière à la solution du P. de Lubac, mais au contraire
nombre de protestations "*. L'auteur est revenu sur son livre. Il a
exigeant de notre part la même attitude foncière, pour nous conduire jusqu'à Dieu .' . .
Ce que nous appelons dans l'Ecriture sens spirituel, dans l'âme nous le nommons
image de Dieu » (OrigÈne, Homélies sur l'Exode, Sources chrétiennes, 16, p. 70).
24 Ne laissons point sans preuve cette affirmation. Nous retenons les inter-
ventions suivantes, en ordre chronologique:
J. DE Blic, s.j., Mélanges de Science religieuse, 4 (1947), p. 93-113. Critique
la thèse historique de l'ouvrage, mais en prenant appui sur ce que présente d'insuf-
fisant l'explication théorique. Car le surnaturel doit être « impostulable ».
B. RoMEYER, s.j., Archives de Philosophie, vol. 17, cah. 2, SuppL bibl. n° 2,
pp. 1-6. Sympathique à l'idée de désir naturel, maintient que la surnaturalisation
est gratuite. Mais n'approfondit pas.
L. Malevez 6.J., Nouvelle Revue théologique, 79 (1947), pp. 3-31. La critique
essentielle de cette étude pénétrante et bienveillante est que, si le désir naturel de
voir Dieu est inefficace, il doit être aussi conditionné, c'est-à-dire soumis au bon
plaisir de Dieu. Ouvre toutefois un aperçu sur la solution selon laquelle le sur-
naturel serait « infaillible », vu l'amour infini de Dieu. De tous les recenseurs, le
P. M. serait celui qui accorde le plus au P. de L., quant à la partie constructive
du livre. Mais son assentiment ne va point sans réserves.
Ch. BoYER, s.j., Gregorianum, 28 (1947), pp. 379-395. Demande avec sévérité
comment le surnaturel reste gratuit dans la théorie du P. de L.
M. C. [ Appuyns ] o.s.b.. Bulletin de Théologie ancienne et médiévale, 5 (1947),
n° 724, pp. 251-254. Se déclare substantiellement d'accord sur la partie historique.
Ne se prononce pas quant à la partie constructive.
L.-B. GiLLON, o.p.. Revue thomiste, 46 (1947), pp. 304-310. Cite des textes anté-
rieurs à Cajetan où l'ordre de l'âme humaine à la grâce se définit selon une puis-
sance obédientielle.
G. Frénaud, o.s.b., La Pensée catholique, cah. 5 (1948), pp. 25-47. Fait des
réserves sur l'érudition historique du P. de L. Refuse notamment le reproche d'infidélité
thomiste adressé à Cajetan, la puissance obédientielle caractérisant déjà, chez ses
prédécesseurs thomistes et chez saint Thomas lui-même, le rapport de la nature à
la grâce. — Ibid., cah. 6 (1948), pp. 30-41, Conteste formellement que le désir
naturel entendu à la façon du P. de L. respecte la gratuité du surnaturel.
G. DE Brogue, s.j.. De Fine ultimo Vitœ humanœ, Paris, 1948, App. III, pp. 245-
264. Attaque le P. de L. sur le point vif de la gratuité de la vocation surna-
turelle. Tient la thèse critiquée pour contraire à saint Thomas.
Philippe de la Trinité, o.c.d.. Etudes carmélitaines, 27: Satan (1948), pp. 44-
85. Saint Thomas enseigne une double destinée de l'esprit. Il y a un désir naturel
inefficace du surnaturel. Indique une solution du problème de la gratuité, toute dif-
férente de celle qu'a proposée le P. de L.
H. RoNDET, s.j.. Recherches de Science religieuse, 35 (1948), pp. 481-521. Etude
historique, propre à confirmer la thèse du P. de L. Ne discute pas le problème de
la gratuité.
R. Garricou-Lagrance, o.p., Angelicum, 25 (1948), pp. 294-298. Partant de la
gratuité du surnaturel, conclut, contre le P. de L., à la nécessité d'une fin natu-
146* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
relevé certaines difficultés qu'on lui a faites du point de vue de l'his-
toire et notamment en ce qui regarde saint Thomas ^^. Il s'est défendu
de ce que la renonciation au système de la pure nature entraînerait
l'amoindrissement du surnaturel; et expliquant sa propre pensée, il
aboutit aux énoncés suivants: « Ce n'est pas le surnaturel qui s'ex-
plique par la nature, au moins comme postulé par elle: c'est la nature
qui s'explique, aux yeux de la foi, par le surnaturel, comme voulue
pour lui . , . Ainsi ce n'est dans aucun cas la nature qui d'elle-
même appelle le surnaturel: c'est le surnaturel, si l'on peut ainsi
parler, qui suscite la nature avant de la mettre en demeure de l'ac-
cueillir ^^. » La volonté de sauvegarder la gratuité du surnaturel est
évidente dans ces lignes. Mais l'antithèse des formules est illusoire.
Car selon leur expresse signification, la nature est de soi ordonnée
à la grâce, même si de soi elle est entièrement indigente pour accé-
der à la grâce. Or, l'ordre et l'intention postulent l'exécution. Faute
de quoi ils demeurent inintelligibles, privés qu'ils sont de raison d'être.
On revient à la proposition que le P. de Lubac voulait écarter. Par
rapport à la conclusion du livre, ces nouvelles déclarations ne repré-
sentent aucun progrès. Il est permis de trouver que l'auteur se défait
à bon compte des critiques dont fut l'objet la partie constructive de
son ouvrage, lorsqu'il se plaint au cours du même article, d'avoir été
mal compris ^^. Nous croyons au contraire que la solution du problème
ainsi soulevé ne peut aller sans que de sérieuses rectifications ne
soient introduites dans la partie historique elle-même de l'ouvrage,
l'orientation générale étant sauve, que nous avons louée. Il ressort
donc de ce livre, qpi'il n'est point si aisé d'innover en théologie, quand
relie possible. Le désir naturel est conditionnel et inefficace, « comme celui par lequel
l'agriculteur désire la pluie » (p. 297, note 1). Si la nature chez l'homme ou chez
l'ange n'est pas complète de soi, avec des propriétés et une fin proportionnée, il
n'y a plus de nature proprement dite ni par suite de surnaturel. Voir Angelicum,
24 (1947), p. 135.
V. White, o.p., Dominican Studies, 2 (1949), pp. 62-73. Sympathise avec l'idée
d'une révision de la théologie reçue. Marque la faiblesse de la thèse qui inclut
dans le désir naturel non seulement la possibilité, mais la réalité de l'ordre surnaturel.
Le P. de L. ne peut sur ce point se réclamer de saint Thomas.
25 « Duplex hominis beatitudo », dans Recherches de Science religieuse, 35
(1948), -pp. 290-299. Saint Thomas, n Compendium theologiœ y>, c. 104, ibid., 36 (1949)
pp. 300-305.
26 Le mystère du surnaturel, dans Recherches de Science religieuse, 36 (1949),
pp. 80-121. Le paragraphe cité se lit p. 105.
27 Ibid., p. 90.
TENTATIVES FRANÇAISES . . . 147*
même l'innovation consiste dans une restauration du passé. La tâche
en est urgente, nous l'avons dit; mais elle requiert un tact et des
précautions s'alliant mal peut-être avec l'entrain critique. L'attache-
ment à saint Thomas compris profondément, jusque dans les inten-
tions et l'équilibre de la doctrine, doit fournir en tout cas pour ce
genre de travaux la plus sûre des garanties. Au prix de cette fidélité,
il est permis d'être audacieux.
« « *
Les ouvrages signalés jusqu'ici constituent des recherches à l'oc-
casion desquelles se découvraient les intentions que nous avons dites.
Un article parut dans les Etudes en 1946 qu'il fallut bien comprendre
comme un manifeste. Dû au P. Daniélou, directeur avec le P. de Lubac
des « Sources chrétiennes » et collaborateur de « Théologie », il formu-
lait à l'égard de la théologie des revendications dont l'accord était
visible avec l'une ou l'autre des tendances observées précédemment^^.
Le besoin y était exprimé d'une théologie « vivante » et qui répondît à
la demande des auditoires contemporains. D'où nécessité d'une accom-
modation. On l'obtiendra selon trois voies. L'une est d'assumer en
théologie les courants philosophiques de ce temps en leur significa-
tion primordiale, soit le marxisme avec la valeur d'historicité et l'exis-
tentialisme avec la valeur de subjectivité. Le P. Teilhard de Chardin
est loué au passage, qui a « pensé le christianisme en tenant compte
des perspectives ouvertes par l'évolution» (p. 15). L'autre voie s'en-
tend comme un retour aux sources: la Bible, les Pères, la liturgie;
car une intelligence de l'histoire doit être par là obtenue et des caté-
gories récupérées que réclame impérieusement l'homme d'aujourd'hui.
En troisième lieu enfin on mettra la pensée chrétienne en contact avec
la vie et l'on en dégagera les attitudes qui soient la réponse aux pro-
blème concrets du présent. De l'accommodation ainsi comprise, la
théologie scolastique faisait les frais: car elle est manifestement étran-
gère aux philosophies de ce temps, elle a manqué d'exploiter l'héritage
traditionnel du christianisme en sa totalité, elle s'est confinée dans la
spéculation. Certaines formules désinvoltes aggravaient l'accusation.
On perçoit aussitôt ce qu'elle menaçait: la fonction essentielle de la
28 J. Daniélou, s.j.. Les orientations présentes de la pensée religieuse, dans: Etudes^
249 (1946, 2), pp. 5-21.
148* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
théologie, qui n'est pas de s'accominoder à un temps déterminé, mais
de prendre l'intelligence de la pensée divine contenue dans la Révéla-
tion ; le sain rationalisme chrétien dont la théologie scolastiqne demeure
le monument insigne; l'idée même de contemplation et c'est-à-dire
de connaissance désintéressée, dont tout le prix vient de la vérité intel-
lectuellement possédée. Il est permis certes de souhaiter des amé-
liorations à la théologie telle qu'elle est souvent faite, et dans le sens
d'une adhésion plus vivifiante à ses sources comme dans celui d'une
plus grande efficacité auprès des esprits. Encore faut-il que son statut
fondamental soit respecté. Et l'on ne peut non plus traiter par le
dédain sa réalisation historique sous la forme des ouvrages ou de l'en-
seignement scolastiques. Les quelques réserves par lesquelles l'auteur
dans le même article corrigeait sa propre pensée non plus que des
réflexions émises ici ou là dans un sens différent n'étaient en mesure
d'apaiser l'inquiétude soulevée ^^. D'autant que l'on retrouvait ail-
leurs l'inspiration principale de cet article. A l'occasion d'une recen-
sion, le même P. Daniélou, avec son intrépidité coutumière, faisait
de la diversité des spiritualités la règle d'une diversité pareille de
29 Dans l'article cité, le danger était signalé en passant de certaines tendances
contemporaines, qu'il appartient à la théologie de ramener à de justes proportions:
ainsi l'insistance mise sur l'amour du prochain, qui ne doit point faire tort au primat
de l'amour de Dieu (pp. 18-19); ainsi l'exaltation du mariage, qui ne doit entraîner
aucune dépréciation de la virginité (p. 19). Sous la plume du P. Daniélou, on lisait
ces lignes irréprochables dans la même livraison des Etudes (p. 117): «Le christia-
nisme d'aujourd'hui est l'héritier de ce christianisme éternel qui a lutté à l'intérieur
de toutes les forces historiques pour les maintenir subordonnées au service de la
destinée éternelle de l'humanité dont il est responsable devant Dieu ... La
tâche propre du christianisme, qui est de témoigner pour la vérité permanente de
l'homme et de Dieu. » Ailleurs, le même auteur écrivait éloquemment, marquant
la différence de la conception chrétienne et des conceptions humaines du progrès:
« Celles-ci attendent des découvertes de la science ou des révolutions sociales des chan-
gements qui modifient la condition humaine. Or, le chrétien est quelqu'un pour qui
jamais aucune révolution ni aucune invention n'apportera ce qu'il possède déjà en
Jésus-Christ. Il n'est pas question pour lui de la formation d'un homme « nouveau »
à notre époque. C'est Jésus-Christ qui est à jamais l'homme nouveau, homo novissimus,
celui qui est la fin déjà présente. Et ce que les hommes de notre temps appellent
la recherche d'un homme nouveau, ce ne sont que des variations de l'homme ancien,
qui n'apportent aucune nouveauté essentielle et qui sont périmées à l'avance par
la nouveauté efficace que nous possédons déjà en Jésus-Christ. On voit que cette vue
commande entièrement l'attitude chrétienne à l'égard du progrès. Elle ne signifie pas
qu'aucun progrès ne soit possible, mais ce progrès ne peut jamais être que la décou-
verte des richesses de Jésus-Christ, il ne pourra jamais consister à dépasser Jésus-
Christ. Et cette affirmation est l'acte essentiel de la foi à notre époque oiî l'incroyance
ne consiste pas à nier la valeur du christianisme, mais à le présenter comme une
étape importante, mais non dernière, de l'évolution de l'humanité » {Dieu vivant,
cah. 11, p. 146).
TENTATIVES FRANÇAISES ... 149*
la théologie ^^. Le R. P. G. Fessard, s.j., se plaisait de son côté à
décocher une phrase irrévérencieuse contre le thomisme ^^. On dira
que ce sont là des bagatelles. Plus sérieuses étaient les considérations
par où le P. Bouyer terminait une belle étude à la louange des Pères ^^.
Dénonçant les dangers de la spéculation rationnelle de forme scolasti-
que appliquée au mystère chrétien — et qui n'ont pas manqué, certes,
d'être historiquement vérifiés, — • il laissait paraître une méprise sur la
nature véritable de la théologie scientifique. Car la connaissance
exacte et rigoureuse du donné possède de soi une valeur contem-
plative et religieuse. La fonction apologétique et didactique qu'elle
exerce n'ôte rien à la théologie de ce caractère: consistant en l'intel-
ligence de la foi, elle répond à l'aspiration la plus brûlante de l'âme
chrétienne. Pourquoi juger de la théologie sur les seuls défauts où
ont versé les théologiens ? Un « contrepoids » ne devient nécessaire
à la « théologie rationnelle » que dans le cas où elle fut maladroite-
ment conduite. On ne peut témoigner envers le mystère de plus grand
respect qu'en le prenant pour principe de l'investigation. Il suffirait
en somme de percevoir la force de ce dernier mot (volontiers rem-
placé chez les auteurs dont nous parlons par celui de prémisses; ainsi
déjà chez M. Chatillon nommé ci-dessus) pour que tombent bien
des méfiances à l'adresse de la théologie scolastique ^^. La nature
30 Dans Revue du Moyen Age latin, 1 (1945), p. 65.
31 Dans Etudes, 247 (1945, 4), p. 270.
32 Le renouveau des études patristiques, dans La Vie intellectuelle, févr. 1947,
pp. 6-25. Une conférence du R. P. O. Rousseau, o.s.b., publiée dans La Vie spirituelle,
n° 336, janv. 1949, pp. 70-87, sous le titre Théologie patristique et Théologie moderne,
distingue à la façon de l'auteur précédent la méthode théologique en usage dans
l'antiquité, caractérisée à la fois par « le mouvement dialectique de la pensée entre
l'Ancien et le Nouveau Testament » et la « tension eschatologique », de la méthode
scolastique, caractérisée par l'emploi du concept et la construction des systèmes. Bien
que Saint Thomas soit expressément soustrait dans cette étude à toute appréciation
défavorable, il est difficile que de telles vues, fort sommaires à la vérité, n'encoura-
gent pas la méfiance à l'égard de la théologie comme investigation rationnelle du
donné révélé.
33 La même idée d'un double plan de la pensée chrétienne, celui de l'Ecriture,
des Pères, de la liturgie d'une part, celui de la pensée scolastique d'autre part, apparaît
dans une autre étude du P. Bouyer consacrée à un sujet plus particulier: Le pro-
blème du mal dans le christianisme antique, dans Dien vivant, cah. 6, pp. 17-42, Cette
fois est dénoncée l'inefficacité (voire la «supercherie») de la spéculation (dont l'au-
teur doit bien concéder qu'elle a commencé avec saint Augustin) et proclamée la néces-
sité de revenir à la position existentielle du problème. Le dualisme que le P. B. se
plaît à marquer en ces termes est artificiel. Pour peu en effet que l'on réfléchisse aux don-
nées chrétiennes et qu'on en veuille prendre l'intelligence, ne sera-t-on pas conduit
aux définitions, distinctions et explications élaborées par la théologie classique ? Celle-
ci n'a rien fait d'autre que d'interpréter scientifiquement les affirmations de l'Ecriture,
150* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
de la Révélation était en cause, et non plus seulement la théo-
logie, dans un nouvel article ^* où le P. Daniélou allait jusqu'à affir-
mer que le christianisme est avant tout Fait, Événement, Histoire.
Pour la pensée chrétienne — définie comme « le retentissement de
l'existence chrétienne sur cette autre dimension cosmique qu'est la
pensée » (p. 931), — elle résulta de la rencontre du fait chrétien avec
la philosophie et naquit avec saint Justin. D'où il suit que, loin de
s'en tenir au type hellénistique alors adopté, elle est appelée à devenir
chinoise, hindoue et le reste. Ainsi s'opérera l'incarnation du chris-
tianisme dans les mentalités variées. L'auteur n'était pas sans aperce-
voir l'étonnante simplification dont il se rendait coupable, puisqu'il
notait, pour écarter du reste ce genre de considération, que « la réa-
lité chrétienne comporte elle-même sa pensée » (p. 932). Telle est
précisément la donnée décisive. La Révélation est communication
d'une vérité divine à l'esprit de l'homme. Et nous ne pouvons faire
que Dieu n'ait choisi de nous parler selon un langage humain déter-
miné. Le P. Daniélou semble disposé à concéder l'immutabilité des
éléments judaïques de la parole de Dieu; il est moins attaché à la
forme grecque de la Révélation, car en ce qui concerne saint Jean
et saint Paul, écrit-il, « leur pensée est purement biblique, si leur lan-
gage est grec » (p. 932). Il faut déplorer cette façon légère de tou-
cher aux plus graves problèmes et d'insinuer dans les esprits les pires
malentendus. Le zèle apostolique d'où naissent de tels articles ne les
excuse pas. Et leur multiplication aggrave la portée de chacun
d'eux.
• « «
Les publications que nous venons d'énumérer appelaient la polé-
mique. Il y faut joindre des doctrines particulières avancées de divers
côtés. Les Mélanges théologiques du regretté P. Y. de Montcheuil,
s.j. ^^, contiennent sur l'eucharistie une étude suggestive, certes, mais
dans le plus grand respect de leur signification authentique. Elle n'élude pas le
problème, elle le traite avec rigueur. A la façon dont elle est menée par le P. B.,
la restauration de la pensée chrétienne risque de ne plus signifier qu'un relâche-
ment de- l'exigence intellectuelle. Voir la réponse du P. Sertillanges, à cet article,
suivie d'une réplique de l'auteur: Dieu, vivant, cah. 8, pp. 131-137.
3* La pensée chrétienne, dans Nouvelle Revue théologique, 69 (1947), pp. 930-
940.
35 Collection « Théologie », voL 9, 1946.
TENTATIVES FRANÇAISES . . . 151*
où la théologie de la transsubstantiation le cède à la préoccupation de
relever la valeur religieuse du sacrement; où le sacrifice du Christ
sur la croix, plutôt que sacrifice réel dont la messe est le sacrement,
est présenté comme le sacrement du sacrifice de l'humanité ^^. Sur
la présence réelle, sur la foi, sur le péché originel, des feuilles dacty-
lographiées, tombées entre beaucoup de mains, répandaient des opi-
nions téméraires ^'^. La préoccupation d'accorder les vérités chrétien-
nes avec les acquisitions récentes ou même les hypothèses de la science
semblait conduire certains esprits à solliciter quelque peu les pre-
mières ^^. La controverse devait s'emparer de ces divers éléments,
tout en s'orientant vers le genre de problèmes posés, nous l'avons dit,
par le livre du P. Bouillard. A la faveur des écrits appelés mainte-
nant à s'entrecroiser, quelques thèmes principaux doivent ressortir et
le dissentiment fondamental apparaître qui sépare réellement les
théologiens de l'un et de l'autre camp.
La dispute avait commencé entre le R. P. M.-L. Guérard des
Lauriers, o.p., et le P. Bouillard. En deux longues études ^^, le pre-
mier de ces théologiens avait attaqué l'auteur de Conversion et Grâce
et sur son interprétation de la pensée de saint Thomas et sur sa con-
ception du développement de la théologie. Il s'attira de la part du
P. Bouillard deux répliques distinctes, portant sur l'un et l'autre
point ^^ : le mot de « méprise » y revient à tout instant pour quali-
fier l'attitude de l'adversaire. Mais bien que l'auteur entreprenne de
justifier les moindres nuances d'expression de son livre, il est amené
36 Un bon compte rendu de l'ouvrage par le R. P. M.-J. Nicolas, o.p., dans
Revue thomiste, 47 (1947), pp. 153-158. On connaît d'autre part l'attachement du
P. de Montcheuil pour la philosophie de M. Blondel. Voir V. de Broclie, s.j., De
Fine ultimo humanœ vitœ, p. 273, note 1.
37 Dans sa réponse au R. P. Garrigou-Lagrange, M""" Bruno de Solages (Bul-
letin de Littérature éccL, 48 [ 1947], p. 67; voir ci-dessous) attribue ces feuilles
dactylographiées au R. P. Teilhard de Chardin, à l'exception de celles qui traitent
de la présence réelle et dont il considère l'auteur comme inconnu.
38 D'où fréquents débats sur le polygénisme en relation avec le dogme du péché
originel. On peut lire la mise au point du cardinal Liénart, Le chrétien devant les
progrès de la science, dans Etudes, 255 (1947, 4), pp. 289-300. Sur l'accord de la
doctrine catholique de l'eucharistie avec la physique moderne, voir l'article de F.
Selvaggi, s.j., dans Gregorianum, 30 (1949), pp. 7-45.
39 La théologie de saint Thomas et la grâce actuelle, dans L'Année théologique,
6 (1945), pp. 276-325. La théologie historique et le développement de la théologie,
ibid., 7 (1946), pp. 15-55.
40 A propos de la grâce actuelle chez saint Thomas d'Aquin, dans Recherches de
Science religieuse, 33 (1946), pp. 92-114. Notes sur le développement de la théo-
logie. A propos d'une controverse, dans L'Année théologique, 7 (1946), pp. 254-264.
152* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
déjà à mettre en évidence tout ce qui, dans sa thèse, est favorable
à la conception de la motion divine comme grâce chez saint Thomas
et à une certaine stabilité de la théologie. La controverse devait rebon-
dir avec l'intervention du R. P. R. Garrigou-Lagrange, o.p. De peu
postérieur à l'allocution de Pie XII rappelée ci-dessus — elle s'y
trouve citée, p. 134, en son passage le plus frappant '^^, — un article en
eiîet paraissait dans la revue Angelicum sous la signature du théolo-
gien romain bien connu : Iai théologie nouvelle, où va-t-elle ^- ? Titre
improvisé, mais très ferme critique portant sur cette proposition du
P. Bouillard (p. 219 de l'ouvrage) selon laquelle « quand l'esprit
évolue, une vérité immuable ne se maintient que grâce à une évo-
lution simultanée et corrélative de toutes les notions » : où les notions
changent, riposte le P. Garrigou-Lagrange, la vérité n'est plus main-
tenue. Ou bien l'on a affaire à une vérité de type pragmatique, se
prenant des nécessités de Faction et de la vie. Telle n'est point
celle assurément qui convient aux formules dogmatiques. Le repro-
che était donc grave en sa simplicité. Certains vocables dont se ser-
vait l'auteur de l'article n'étaient point faits pour l'atténuer. Et
rien n'était dit qui permît de rejoindre des intentions louables au
delà des erreurs redressées ^^. En faveur du P. Bouillard et des autres
^1 Le Saint-Père s'était ainsi exprimé: « Plura dicta sunt, at non satis explorata
ratione, « de nova theologia » quae cum universis semper volventibus rebus, una vol-
vatur, semper itura, nunquam perventura. Si talis opinio amplectenda esse videatur,
quid fiet de nunquam immutandis catholicis dogmatibus, quid de fidei unitate et
stabilitate ? » (Acta Apost. Sedis, 1. c.)
42 Angelicum, 23 (1946), pp. 126-145.
43 Dans la même allocution, le Saint-Père avait encouragé certaines des préoc-
cupations visibles chez maints théologiens de la Compagnie de Jésus. Juste avant
le passage cité à la route 41, il disait: « Quodsi iidem apprime fidem debent colère,
debent etiam accuratam perfectamque scientiam sibi adipisci et, prœclara sui Insti-
tut! vestigia secuti, doctrinarum progressus, quantum possunt et quamodo possunt,
sectari, id sibi persuasum habentes, se hoc itinere, quamvis aspero, plurimum ad
•majorem Dei gloriam et ad aedificationem Ecclesiae conferre posse. Insuper suae
aetatis hominibus, sive ore sive scriptis, debent ita loqui, ut intelligenter et libenter
audiantur. Ex quo id infertur, ut in proponendis et proferendis quaestionibus, in
argumentationibus ducendis, in dicendi quoque génère deligendo, oporteat sui saeculi
ingenio et propensioni sapienter orationem suam accommodent. At quod immutabile
est, nemo turbet et moveat ». Ibid., pp. 384-385. Puis réunissant l'une et l'autre
monition, le Saint-Père concluait: « Dum igitur inocciduam Veritatem vereri sanc-
tum sollemneque habetis, operam date problemata, quae labens fert tempus, studiose
investigare et exsolvere . . . Verumtamen, cum novae vel libers agitantur quaestiones,
catholicae doctrinae principia semper mentibus praefulgeant; quod in re theologica
omnino novum sonat, evigilanti cautione perpendatur; certum firmumque ab eo, quod
conjectura ducitur, ab eo, quod labilis nec semper laudabilis mos etiam in theologiam
et philosophiam introducere et invehere potest, secernatur; errantibus amica prae-
TENTATIVES FRANÇAISES ... 153*
théologiens que nommait ou sous-entendait son adversaire, se leva
M*' Bruno de Solages ^*. Ecrit sur le mode de l'indignation, cet
article voulait être une leçon de méthode, voire de courtoisie, à l'adresse
du P. Garrigou-Lagrange, en même temps que la réfutation de ces
critiques. La phrase fameuse du P. Bouillard recevait l'exégèse selon
laquelle l'auteur « n'affirme nullement cette monstruosité qu'une théo-
logie qui aurait été vraie à un moment donné devienne objectivement
fausse « quand l'esprit évolue », mais qu'elle sera fausse subjectivement,
c'est-à-dire interprétée en un sens faux par un esprit qui ne donnerait
plus, par suite de son évolution même, le même sens aux diverses notions
dont usait cette théologie » (p. 75). Malgré l'approbation que cette
interprétation devait obtenir du principal intéressé ^^, il faut avouer
que la distinction du subjectif et de l'objectif est loin de se lire aussi
clairement dans l'ouvrage original. Le P. Bouillard n'y envisageait
pas que les esprits fissent l'effort de comprendre les notions anciennes;
et son insistance était bien plutôt en faveur d'un renouvellement pério-
dique des notions, d'où la permanence de la vérité, estimait-il, ne
devait recevoir aucun dommage. La discussion continue avec la répli-
que du P. Garrigou-Lagrange ^^, suivie bientôt d'un nouvel article
oil il est expliqué que les conciles ont usé de notions techniques —
celle de cause formelle, par exemple, dans la définition de la justi-
fication — et que la vérité de leurs affirmations n'est point gardée
là oil aux notions employées d'autres seraient substituées, si même
elles étaient dites analogues ou équivalentes *^. En réalité, le col-
laborateur d^Angelicurn répondait de cette manière aux éclaircissements
non encore publiés qu'avait rédigés le P. Bouillard à la suite de l'ar-
ticle de 1946. Le texte en devait paraître, complété d'une prise de
position par rapport aux articles plus récents, dans une livraison des
beatur manus, nihil autem indulgeatur opinionum erroribus » (ibid., p. 385), La
même insistance sur l'immutabilité des principes, que ne doit pas compromettre l'adap-
tation de la doctrine chrétienne aux esprits contemporains, apparaît dans l'entretien
de Pie XII avec l'évêque de Nancy, rapporté dans la Semaine religeuse du Diocèse
de Nancy et Toul, 84^ année, n° 20 (18 mai 1947), pp. 161-162. La validité perma-
nente des directives de l'Eglise en matière de philosophie thomiste fut afl&rmée par la
même occasion.
44 Pour l'honneur de la théologie. Les contre-sens du R. P. Garrigou-Lagrange,
dans Bulletin de Littérature eccL, 48 (1947), pp. 65-84.
45 Recherches de Science religieuse, 35 (1948), p. 263, note 1.
46 Vérité et immutabilité du dogme, dans Angelicum, 24 (1947), pp. 124-139.
47 Les notions consacrées par les Conciles, ibid., pp. 217-230.
154* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Recherches de Science religieuse ^^, Soucieux de parer l'attaque, l'au-
teur de Conversion et Grâce relève tout ce qu'il a dit dans son ouvrage
en faveur de la permanence de la vérité. Bien que cette revendica-
tion essentielle ne lui paraisse pas encore inconciliable avec une varia-
tion dans les notions, telle que l'exigent le mouvement de l'histoire
et la diversité des esprits, il est amené toutefois à professer plus expli-
citement une certaine sorte de stabilité pour les notions elles-mêmes.
« Les formules conciliaires restent toujours vraies, écrit-il, à condition
qu'on les entende au sens voulu par les Conciles » (pp. 263-264). Nous
aurions là un premier résultat de cette controverse, à l'avantage du
P. Garrigou-Lagrange. Mais celui-ci ne se satisfait point d'une si légère
concession. Revenant sur la question, il déclare derechef que l'affir-
mation des conciles ne serait pas conservée là où les notions adoptées
seraient elles-mêmes transformées ^^. A quoi le P. Bouillard n'avait
rien opposé d'efficace. Que si l'on disait au P. Garrigou-Lagrange:
mais l'on obtiendrait une affirmation équivalante là où les notions
nouvelles sont équivalentes aux anciennes; il riposterait à coup sûr
que les définitions conciliaires sont établies pour toujours et ne peu-
vent d'aucune manière être considérées comme des explications pro-
visoires. Par là est soustraite à tout changement la vérité définie.
Reste à rendre compte des variations de fait que démontre l'histoire
en ce qui concerne l'expression d'une seule et même vérité. Sur ce
point, les articles du théologien romain nous laissent à peu près dému-
nis. Il n'est point revenu notamment sur cette différence du confus
et du distinct avancée à propos de saint Augustin et de saint Thomas
expliquant la présence réelle du Christ dans l'eucharistie et que le
P. Bouillard, non sans pertinence, avait récusée (pp. 265-266) ^^.
48 Notions conciliaires et analogie de la vérité, dans Recherches de Science reli-
gieuse, 35 (1948), pp. 251-271.
49 L'Immutabilité des vérités définies et le surnaturel, dans Angelicum, 25 (1948),
pp. 285-298 (la deuxième partie de cet article concerne l'ouvrage du P. de Lubac,
voir ci-dessus, note 24).
^^ Les suggestions du P. de Lubac sur ce que dut être la prise de possession
de la révélation aux origines (dans son Bulletin de théologie fondamentale: Le pro-
blème du développement du dogme, dans Recherches de Science religieuse, 35 [ 1948 ],
pp. 130-160) ne seraient pas sans éclairer le problème auquel nous venons de faire
allusion. - Sans doute faut-il invoquer en effet « un plus haut état de connaissance »,
se référant au « Tout du dogme », par quoi se concilie la supériorité d'intelligence
chez les apôtres (et dans une mesure moindre chez les Pères) avec le caractère
objectif du progrès dogmatique. Sur l'insuffisance de l'explication ramenant à la
distinction du confus et du distinct le passage de la théologie patristique à la théo-
TENTATIVES FRANÇAISES ... 155*
À ce premier épisode de la controverse peut être rattachée l'in-
tervention du R. P. J.-M. Le Blond, s.j. Comme elle sera critiquée
toutefois par d'autres auteurs, nous passons aussitôt au second groupe
d'écrits polémiques, qui fut aussi le plus notable. Le débat cette
fois fut engagé par une chronique du R. P. M.-M. Labourdette, o.p.,
parue dans la Revue thomiste en 1946 •^^. Elle portait sur l'ensem-
ble des volumes alors parus des deux collections mentionnées plus haut,
auxquelles étaient jointes certaines des publications également nom-
mées ci-dessus. Non sans ménagements ni discernements, le P. Labour-
dette dégageait de ces diverses productions un esprit commun et qui
lui semblait consister dans la mésestime de la théologie scolastique,
plus généralement dans la méconnaissance du caractère scientifique
de la théologie comme telle. Partant de là, il dénonçait un danger
de relativisme attaché à la méthode historique, bonne et nécessaire
en soi, c'est-à-dire le danger de substituer la vérité historique à la
vérité spéculative. Il parlait à ce sujet d'une dépréciation nomina-
liste de l'intelligence. Nommant alors le P. Bouillard, il contestait
que l'effort de ce dernier pour échapper au relativisme eût abouti:
et la critique du P. Labourdette à ce point rencontrait celle du P.
Garrigou-Lagrange. D'autres thèmes de la littérature envisagée étaient
réfutés en même temps, qui portaient atteinte eux aussi à la qualité
scientifique et à la permanence de la vérité théologique. Avec quel-
que excès sans doute dans la systématisation et sur un ton qui devait
provoquer l'agacement de certains lecteurs, le chroniqueur de la Revue
thomiste proposait de la sorte les termes d'un débat réel et impor-
tant. La reconnaissance explicite de l'intérêt du travail historique
en théologie promettait entre le P. Labourdette et ses adversaires un
contact réel, qui n'était pas possible au même degré de la part du
P. Garrigou-Lagrange. Aussitôt intervint M^' Bruno de Solages, déjà
nommé. La lettre qu'il écrivit à cette occasion et la réponse qu'elle
s'attira du R. P. M.-J. Nicolas, o.p., ont été publiées ^^. Tandis que
le premier, dans le sens du P. Bouillard, argumentait, au nom de l'ana-
logie scolastique, voir encore la note F: «Une illusion de l'histoire de la théologie»,
dans l'ouvrage du P. de Lubac présenté ci-dessus: Corpus mysticum, 2® éd., pp. 365-
367.
^1 La théologie et ses sources dans Revue thomiste, 46 (1946), pp. 353-371.
52 Bulletin de Littérature eccL, 48 (1947), pp. 3-17. La lettre de M^' Bruno
de Solages est datée du 3 février 1947; la réponse du P. Nicolas, du 12 du même mois.
156* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
logie, pour une « transposition » renouvelée des systèmes anciens, son
correspondant le priait de ne pas confondre l'analogie avec l'opposi-
tion contradictoire des conclusions, telle qu'elle se vérifie de fait entre
deux théologies ayant en commun une même notion confuse; le P.
Nicolas revendiquait en outre l'immutabilité des éléments métaphysi-
ques intervenant dans l'élaboration de la théologie. Dans le sens
toutefois des théologiens adverses, il déclarait que le système thomiste
admet des éléments complémentaires et pris d'autres systèmes incom-
patibles avec celui-là comme système.
Mais la réponse la plus significative à l'article du P. Labourdette
paraissait sous la forme d'une déclaration non signée, quoique donnée
comme émanant des auteurs critiqués par la Revue thomiste (à savoir
les rév. pères jésuites de Lubac, Daniélou, Bouillard, Fessard, von
Balthasar), qu'on put lire dans la livraison suivante des Recherches
de Science religieuse ^'^. Ce texte trahissait la plus vive émotion.
Il attaquait la méthode du P. Labourdette et protestait contre ses con-
clusions. Le ton en était vigoureux, sensiblement différent en cela
des justifications qu'avait opposées le P. Bouillard au premier article
du P. Garrigou-Lagrange. Définissant leur position véritable, les
auteurs insistaient sur ce qu'offre d'inépuisable la pensée chrétienne,
d'ovi suit la nécessaire imperfection de toute théologie. Ils montraient
par là n'être nullement d'accord avec leur contradicteur sur la qua-
lité scientifique de cette connaissance. Là gît probablement le fond du
débat et nous y reviendrons ci-dessous. On retiendra aussi de cette
déclaration collective que l'opinion jusque là représentée par le P.
Bouillard est défendue pour l'essentiel comme la pensée commune du
groupe. Quant à l'article du P. Daniélou dans les Etudes, dont s'était
si fort inquiété le P. Labourdette, on l'excusait d'un mot bref comme
« un article de large information, aux formules parfois un peu rapides »
(p. 390).
La chronique de la Revue thomiste et la réponse des Recherches
de Science religieuse furent bientôt réunies par les soins du P. Labour-
dette et de ses amis en une brochure intitulée : Dialogue théologique ^^.
53 La théologie et ses sources. Réponse, dans Recherche de Science religieuse,
33 (1946), pp. 385-401.
ô4 Les Arcades, Saint Maximin (Var), 1947; in-12, 151 pp.
TENTATIVES FRANÇAISES . . . 157*
La première des deux pièces était munie d'annotations. La seconde
était suivie d'une réplique du P. Labourdette intitulée: De la critique
en théologie, où l'auteur justifie sa méthode et raconte les origines de
son intervention; de nature principalement polémique, ce nouvel écrit
n'ajoute guère aux considérants doctrinaux précédemment exprimés.
A cet ensemble étaient jointes une introduction du R. P. R.-L. Bruck-
berger, o.p., et une étude du P. Nicolas, nommé ci-dessus, sur « le
progrès de la théologie et la fidélité à saint Thomas ». En complé-
ment de la brochure, le P. Labourdette, réfléchissant sur cette polé-
mique et sur son enjeu, rédigea des Fermes propos sous la forme d'un
article ^^. Les deux affirmations principales dont il s'est fait le repré-
sentant s'y dégagent bien: d'une part, validité permanente des vérités
scientifiquement établies par la théologie; d'autre part aptitude de
la théologie thomiste à assimiler les pensées nouvelles, sans concor-
disme ni éclectisme, mais par «intégration» (p. 17). A ce point sur-
vint l'article du P. Le Blond, mentionné ci-dessus ^^. Il arguait de
la condition imparfaite de la vérité dans l'esprit humain pour justi-
fier et l'investigation historique des doctrines et le recours à d'autres
pensées propres à compléter celle que chacun adopte. Cet exposé
retint l'attention des pères Labourdette et Nicolas qui, pour le mieux
réfuter, développèrent la conception déjà exprimée dans leurs études
précédentes ^^. Un effort de surcroît y était fait en vue de rendre
compte des facteurs de diversité intervenant entre pensées humaines
comme entre théologies, de telle sorte toutefois que l'absolu de la
vérité comme de la science demeurât hors d'atteinte. Ce long article
conclut brillamment la controverse dont nous venons de suivre les
péripéties. Quel retentissement eut le débat en dehors même des
cercles théologiques ? on en prendra l'idée par la relation qu'en four-
nit l'un des numéros suivants de la Revue thomiste ^^.
Entre les deux groupes de théologiens ainsi confrontés, l'origine
du dissentiment semble devoir se prendre de deux conceptions diffe-
rs Revue thomiste, 47 (1947), pp. 5-19.
5^ Uanalogie de la vérité. Réflexions d'un philosophe sur une controverse théo-
logique, dans Recherches de Science religieuse, 34 (1947), pp. 129-141.
57 M.-M. Labourdette et M.-J. Nicolas, o.p.. L'analogie de la vérité et l'unité
de la science théologique, dans Revue thomiste, 47 (1947), pp. 417-466.
58 IiDEM, Autour du il Dialogue théologique y), dans Revue thomiste, 47 (1947),
pp. 577-585.
158* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
rentes qu'ils se font de la Révélation chrétienne. On a remarqué ci-
dessus l'insistance du P. Daniélou sur le christianisme comme Réalité.
En termes incomparablement plus corrects, la réponse des Recherches
de Science religieuse au P. Labourdette fait valoir de son côté que la
Révélation chrétienne est d'abord manifestation d'une Personne. S'il
ne suit pas de là que Révélation et concepts soient étrangers l'un à
l'autre, il s'ensuit bien une sorte de débordement nécessaire et irréduc-
tible de la vérité catholique par rapport à ses expressions conceptuel-
les. La multiplicité des systèmes théologiques est de droit. Elle signi-
fie une quête incessante de l'insaisissable et qui ne peut jamais être
que partiellement récompensée ^^. Or, on refuse légitimement la pen-
sée qui s'exprime en ces termes, si séduisante qu'elle soit à l'âme reli-
gieuse. Et nous voudrions à ce point nous en expliquer.
La Révélation chrétienne est communication de la vérité de Dieu,
et nul ne doute que cette vérité, telle que Dieu la connaît, ne dépasse
sans mesure les idées que nous en prenons; mais elle est communica-
tion de la vérité divine selon des énoncés humains. Cette dernière
clause est essentielle. Le Verbe a parlé notre langage. Parce qu'il
y a de notre langage à la pensée de Dieu la différence du créé et de
l'incréé, le passage de la foi à la vision nous sera d'un enrichissement
sans prix. Mais de l'un à l'autre il y a communication. Notre foi
porte inséparablement sur les énoncés et sur Dieu. Sa dignité est d'at-
59 Nous reproduisons ce passage important: « Il peut y avoir en théologie un
certain intellectualisme contre lequel nous n'hésiterons point à prendre position. C'est
celui qui tendrait à faire de la révélation chrétienne la communication d'un système
d'idées, alors qu'elle est d'abord — et qu'elle reste à jamais — la manifestation d'une
Personne, de la Vérité en Personne. Le Christ est en même temps le porteur et
l'objet du message divin. La Parole de Dieu, en sa plénitude unique et définitive,
c'est le Verbe fait chair. Il ne suit pas de là que la révélation n'ait pas à s'expri-
mer en concepts, que le déroulement du temps n'oblige point cette expression con-
ceptuelle à se préciser et à s'amplifier, ou qu'on n'en doive attendre qu'un secours
d'ordre pragmatique, sans valeur de vérité proprement dite . . . Mais il s'ensuit
que la vérité catholique débordera toujours son expression conceptuelle, à plus forte
raison sa formulation scientifique en un système organisé » {Recherches de Science
religieuse, 33 [1946], pp. 396-397). Et en note: «N'est-ce pas aussi un fait que,
dans leur apparition successive, les systèmes théologiques et les exposés dogmatiques
eux-mêmes, dès qu'ils revêtent une certaine ampleur, sont toujours plus ou moins
liés, dans leur structure, à des mentalités diverses ? Ils ne laissent pas pour autant
d'atteindre une même vérité objective, mais chacun n'en exprime à fond qu'un aspect
et tous ensemble ne l'épuisent pas. » De cette déclaration, il est permis de rappro-
cher les explications qu'offre le P. de Lubac sur le mystère chrétien et sur l'impar-
faite connaissance qu'en prend la raison, dans le Bulletin cité de théologie fonda-
mentale {Recherches de Science religieuse, 35 [1948], pp. 147-149).
TENTATIVES FRANÇAISES ... 159*
teindre jusqu'à la vérité divine telle que Dieu la conçoit et la pro-
fère; mais il est si assuré qu'elle ne l'atteint qu'à travers les énon-
cés que ces derniers, s'il faut en croire saint Thomas, prennent rang
d'objet de la foi. On marque leur statut propre en les disant ohjec-
turn ex parte nostra, tandis que la vérité divine est objectum secun'
dum rem. Du même coup, les énoncés sont proclamés immuables,
puisque Dieu s'est exprimé en eux. Et il n'est pas exact que la Vérité
catholique, telle que nous la professons et avons à la professer, déborde
son expression conceptuelle: de choix divin, les énoncés sont irrépro-
chables et indépassables. Pour atteindre plus parfaitement la vérité
divine, il ne nous est pas loisible de passer à des énoncés nouveaux
et complémentaires; nous n'avons d'autre ressource que de passer de
la foi à la vision. En régime de foi, l'adhésion aux énoncés révélés
est inviolable: c'est en y adhérant, et à proportion de la force de
cette adhésion, que nous rejoignons la vérité divine. Dès alors, qu'on
le remarque, la parole de Dieu est liée à une «mentalité» humaine:
car les énoncés de la foi assument des concepts soit judaïques soit
helléniques. Mais cette circonstance n'ôte rien de leur validité et
immutabilité: Dieu a ainsi parlé. Il n'a point usé du langage humain
en général, mais d'une certaine langue engageant des notions mar-
quées du signe d'un peuple et d'un temps. Nous avons à en prendre
notre parti. Aussi est-ce sur les énoncés de la Révélation que l'Eglise
opère son œuvre d'explicitation et de précision. Et si nous reconnais-
sons à ses définitions dogmatiques valeur de vérités de foi, cela veut
dire que de telles formules à leur tour ont un rapport assuré avec la
vérité connue de Dieu, laquelle nous demeure inaccessible en dehors
des énoncés. La relativité historique des concepts employés, dussent-
ils provenir d'Aristote, n'ôte rien non plus de la validité et de l'im-
mutabilité de ces formules. Tel est encore une fois le statut de la
Révélation même. La théologie se situe dans la suite du même tra-
vail — sauf à perdre la garantie que confère aux déterminations de
l'Église comme telle l'assistance du Saint-Esprit. Son rôle n'est point
de nous transporter du régime des énoncés à la vision immédiate. Il
est donc concevable qu'une théologie soit parfaite, c'est-à-dire qu'elle
prenne la meilleure intelligence de la foi, c'est-à-dire qu'elle ajuste
au mieux les explications rationnelles avec les énoncés de la Révéla-
160* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
tion. Le tout est que Dieu le premier nous ait parlé à travers des
énoncés. Le danger de la théologie, à proportion qu'elle invoque
des raisons et assume une philosophie au service de son dessein pro-
pre, est certes de tirer les énoncés divins dans le sens d'une inter-
prétation humaine et donc douloureusement appauvrissante. Mais
ce danger ne doit que la rendre vigilante, il ne la condamne pas.
Dieu a offert sa Révélation aux entreprises de la théologie lorsqu'il
a usé de nos mots pour nous livrer son secret. Il faudra seulement
que le théologien ne pense jamais que par rapport aux énoncés divins
et que sa recherche entretienne en lui, loin de l'abolir, l'émerveille-
ment d'une communication désormais établie entre des propositions
qu'appréhende notre esprit et la Vérité de Dieu. Mais puisque la
théologie a pour tâche d'expliquer les propositions mêmes que Dieu
a consacrées (et non pas encore une fois de nous introduire dans
l'éblouissement de la lumière de Dieu), les moyens humains qu'elle
emploie ne l'affectent pas d'une imperfection nécessaire. Elle n'est
pas vouée aux recommencements perpétuels. Nous tiendrons seule-
ment pour probable, vu l'infirmité des plus grands génies, qu'une
théologie donnée, admise qu'elle soit la meilleure de toutes, doit
gagner encore à s'informer d'une théologie différente et attendre du
temps son achèvement. C'est pourquoi le thomisme, pour ceux-là
mêmes qui y voient la plus accomplie des théologies, n'est pas un
système clos. Mais il n'est pas non plus un système éphémère: car
son enrichissement peut avoir lieu par voie d'assimilation. S'il consti-
tue vraiment la théologie excellente qu'il est permis de penser, il a
de quoi assimiler, c'est-à-dire introduire organiquement dans sa syn-
thèse, toute considération valable non retenue de fait par saint Thomas.
De cette manière l'on poursuit l'œuvre exactement que saint Thomas
a entreprise: car c'est l'un des traits les plus frappants de sa méthode
que l'assimilation et l'unification des pensées les plus diverses que
lui fournissait la Tradition. Nous ne sommes pas dans la nécessité
de passer incessamment d'un « aspect » de la vérité chrétienne à l'au-
tre. Et l'on aura compris que la justification dernière de la condi-
tion de la théologie ici revendiquée se prend de la condition même
de la foi, telle que nous la rappelions plus haut. L'illusion d'où
procède le texte des théologiens jésuites est que la foi puisse avoir
TENTATIVES FRANÇAISES ... 161*
pour objet pur et simple la vérité en Personne. Elle l'a pour objet,
certes, mais secundum rem; et la res s'atteint par la seule voie des
enuntiabilia. Il n'est pas sans maladresse d'exalter une conception
« personnelle » de la foi, où cette part inaliénable des énoncés ne
serait pas expressément ménagée ^^.
Montrons de surcroît, pour conclure cet ordre de remarques, que
la position ici défendue ne conduit pas aux inconvénients dénoncés,
dans le même document auquel nous venons de nous référer, comme
liés à F « intellectualisme ». Rien n'empêche en effet le théologien dont
nous parlons de se montrer « conciliant envers d'autres formules de
pensée que la sienne propre» (p. 397): non qu'il doute de tenir la
vérité ou qu'il professe l'équivalence de tous les systèmes; non pas
même qu'il soit à la recherche d'une vérité-limite destinée à n'être
jamais atteinte: mais (comme nous l'indiquions déjà) à cause de l'in-
firmité de son esprit qu'il sait ne point suffire à la tâche; et c'est
bel et bien dans le sens de son système, élargi du même coup, qu'il
adoptera la pensée étrangère. Son esprit conciliant ne signifie point
l'éclectisme. Il n'est pas vrai que l'éclectisme soit la loi de la théo-
logie; et n'est-ce pas cette attitude qu'entraîne nécessairement l'affir-
mation selon laquelle la vérité catholique débordera toujours son
expression conceptuelle, à plus forte raison sa formulation scienti-
fique dans un système organisé ? Nous ne nous interdisons pas non
plus de comprendre « le prix que l'Eglise attache à la liberté des écoles
théologiques à l'intérieur d'une même orthodoxie » (p. 397) : car il
ne faut point déduire de cette disposition qu'aucune des écoles théo-
logiques ne soit meilleure que l'autre, ni davantage que toutes soient
vouées à poursuivre la vérité théologique sans l'atteindre jamais. On
estimera seulement qu'aucune école n'est dans la situation de n'avoir
rien à retenir des autres, pour la raison exposée ci-dessus; surtout,
on conviendra de la différence qui distingue la formulation de la foi
de l'explication théologique, même entièrement valide et vraie: car là
se retrouve la pure parole de Dieu, ici le commentaire rationnel de
cette Révélation. Mais ne devrons-nous pas avouer, selon la position
défendue plus haut, que le théologien est amené à « monopoliser la
60 Nous le remarquions déjà à propos d'un article de M.-J. MouROUX sur la
Structure a personnelle » de la foi, dans Bulletin thomiste, VI (1940-1942), n° 664.
162* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
vérité » (p. 398) ? H n'y a point de mal à cela. Mis à part le verbe
déplaisant dont on se sert, il est de la nature de l'intelligence d'aspirer
à la vérité, de la, chérir possédée, de dénoncer chez l'adversaire ce qui
est incompatible avec elle. L'effort du théologien est ruiné dès le
principe s'il ne lui est point permis au terme de préférer son système.
Non qu'il veuille « imposer à tous une conception particulière au nom
de la foi » (p. 398) : car à l'exemple de l'Église, il fait fort bien la
différence de la théologie et de la foi. Il peut être difficile de con-
cilier l'humilité avec l'attachement à sa pensée propre. Mais il serait
étrange qu'on ne sauvât l'humilité que dans le relâchement des adhé-
sions de l'intelligence.
En portant le jugement qu'on vient de lire, nous donnons rai-
son pour l'essentiel aux rédacteurs de la Revue thomiste. Car si la
Révélation chrétienne et la foi sont telles que nous l'avons rap-
pelé, il s'ensuit que la théologie est une science et qui fonde des
conclusions définitives. Rien n'est diminué par là de sa qualité reli-
gieuse, puisque les énoncés d'où procède la théologie accommodent à
notre esprit une Vérité que Dieu seul (et les bienheureux en Dieu)
connaît comme elle est: transcendance de l'objet réel, qui ne peut
qu'affecter la totalité de la connaissance théologique. La méprise en
somme des théologiens jésuites est de n'avoir fait jouer dans le débat
que deux considérations: la vérité absolue est en Dieu; les vérités
humaines sont sujettes aux fluctuations de 1' « analogie ». Trois con-
sidérations, au contraire, inspirèrent leurs adversaires: la vérité abso-
lue est en Dieu; l'esprit humain accède à des vérités immuables et
nécessaires, principalement en théologie; toute sorte de facteurs intro-
duisent de la diversité dans les pensées humaines et la théologie. À
la faveur de la polémique que nous venons de relater, un effort sérieux
. en effet a été entrepris par les défenseurs du thomisme et de la théo-
logie scientifique pour apercevoir et justifier les variations auxquelles
se montrent sujettes, à travers l'histoire, les conceptions de notre
esprit. De ce chef, ils ont explicitement reconnu pour la théologie
et le thomisme la possibilité d'un progrès. Ils adoptaient par là l'une
des insistances et des revendications de leurs adversaires. Mais tout
leur soin fut de concilier cette condition de la pensée humaine avec
une permanence fondamentale du thomisme et la nécessité irrévocable
TENTATIVES FRANÇAISES ... 163*
de la science théologique. Telle est l'exigence que laissaient échap-
per en face d'eux des esprits trop sensibles au mouvement de l'his-
toire en même temps qu'insuffisamment attentifs à la nature de la
Révélation.
La controverse dont nous venons de dire l'objet et les résultats
essentiels engageait en outre des positions d'intérêt missionnaire. Car
selon l'idée qu'on se fait de la Révélation et de sa liaison avec des
énoncés humains déterminés, on est plus ou moins enclin à détacher
le message chrétien des formes qu'il a reçues à l'origine et sous les-
quelles il s'est transmis jusqu'à nous. Rien de plus fréquent chez les
théologiens dont le P. Daniélou était ci-dessus le représentant, que
l'emploi du mot d'incarnation pour désigner l'insertion du pur chris-
tianisme dans les diverses mentalités et civilisations selon lesquelles
se partage le genre humain: car le christianisme tel que nous le
connaissons en Occident n'est que l'une des réalisations dont la Révé-
lation est susceptible. Grave méprise, nous dit-on, de tenir pour néces-
saire et immuable un certain type de vie et de pensée chrétiennes
dont la contingence est manifeste au missionnaire autant qu'à l'histo-
rien. On perçoit aussitôt avec quelles précautions il faut parler de
ces choses et quels désastres entraîneraient des « incarnations » plus
zélées que prudentes. Dans le même esprit où ils ont récusé la
contingence essentielle de la théologie, les PP. Labourdette et Nicolas,
rendant compte d'un opuscule du P. Daniélou ^^, protestent contre
la dissolution dont est menacée, du fait de ces théories, la vérité chré-
tienne. Celle-ci est engagée dans des concepts que le choix de Dieu
et de l'Eglise ont rendus immuables. Tels quels, ils sont intelligi-
bles pour tous les hommes et assimilables par toute culture. L'ap-
port original des mentalités et civilisations différentes de la nôtre
est à concilier, par un effort d'intégration, avec la vérité chrétienne
d'ores et déjà possédée ^^. On ne peut que souscrire à ces jugements
61 Le Mystère du Salut des Nations, Paris, 1946 (Coll. « La sphère et la croix »)
62 Revue thomiste, 46 (1946), pp. 582-583. Ces corrections étant faites, les
auteurs du bulletin reconnaissent que le P. Daniélou, dans la brochure citée, « met
beaucoup de prudence et de nuances à corriger l'optimisme excessif qui risquerait de
se faire jour en missiologie. Il montre tout ce que les religions non chrétiennes
comportent d'obstacles positifs au christianisme, quel renoncement, quel dépouillement,
quel aveu d'erreur et d'insuffisance comporterait l'entrée de l'Inde, par exemple, dans
l'Eglise catholique » (p. 582). Le même sujet est touché dans l'article des mêmes
auteurs cité plus haut, Revue thomiste, 47 (1947), pp. 464-465.
164* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
où se trouve accordé avec la nature certaine de la Révélation le res-
pect de tout élément de valeur contenu dans les cultures jusqu'à pré-
sent étrangères au christianisme.
* * ♦
Le succès des initiatives relatées ci-dessus nous est signalé par
les oppositions mêmes qu'elles ont suscitées. Outre la controverse
directe, dont nous venons de rendre compte, des cours ont été créés,
des congrès organisés, qui se réfèrent manifestement à ce mouvement.
Telle la Semaine théologique tenue au mois de septembre 1948 à
l'Université Grégorienne à Rome, si même on s'abstint de donner
à cette manifestation l'éclat auquel elle semblait d'abord promise.
Un certain nombre des leçons prononcées à son occasion ont été publiées
dans la revue Gregorianum ^^. Telle encore la IX** Semaine espa-
gnole de Théologie tenue à Madrid, sous les auspices de l'Institut
François-Suarez, au mois de septembre 1949, où fut institué un vérita-
ble examen méthodique de la « théologie nouvelle » en ses divers
aspects ^*. Dans l'un et l'autre cas, l'orientation générale des exposés
révélait une volonté de réaction.
63 Voir tome 29 (1948), pp. 337 suiv. Ces études concernent principalement les
problèmes du péché originel et de l'origine de l'homme, de l'ordre surnaturel et do
sa gratuité. L'immutabilité des dogmes et le progrès doctrinal avaient fait en outre
l'objet d'une leçon prononcée par le R. P. M. Cordovani, o.p.; la méthode théologique,
celui d'une autre leçon prononcée par le R. P. T. Zapelena, s.j.
6"* Le programme annonçait les thèmes suivants, traités par autant de théologiens.
On y reconnaît sans peine, quoique sous une forme amplifiée et systématique, les sujets
auxquels nous eûmes à faire allusion:
L'usage de la terminologie et des concepts d'un système philosophique dans les
définitions dogmatiques garantit-il à quelque degré la vérité de ce système humain ?
Jusqu'à quel point une théologie catholique nouvelle est-elle possible ? Doctrine
du Magistère ecclésiastique.
Pour l'intelligence humaine et l'explication de la Révélation et du dogme, peut-
on utiliser les schemes:
de l'évolutionnisme moderne ?
du vitalisme et du relativisme ?
de l'existentialisme ?
La théologie traditionnelle et celle qu'on nomme la « théologie nouvelle » coïn-
cident-elles, se complètent-elles, sont-elles en désaccord sur l'explication:
du dogme de la Révélation divine et de ses sources ?
du dogme du péché originel ?
du dogme de l'Incarnation ?
du dogme de la justification, de la doctrine de la grâce et des habitus infus ?
de la doctrine sacramentaire en général et du mystère de l'Eucharistie en
particulier ?
Existentialisme et mystique.
Organisation et mysticisme dans le corps mystique du Christ.
L'actualité théologique.
TENTATIVES FRANÇAISES ... 165*
Si l'on cherche d'où le mouvement a pris sa force, on découvre
hientôt plus d'une explication. L'avènement d'une « théologie nou-
velle » aurait été salué avec moins d'empressement si toujours la théo-
logie établie avait mieux répondu à sa nature véritable: comme il
arrive, les fautes de l'un ont servi les entreprises de l'autre. Et peut-
être faut-il dénoncer principalement, dans l'enseignement commun de
la théologie, pour le dire d'un mot, une prépondérance des raisons
sur le donné, par quoi elle prend figure de philosophie, sacrée tant
que l'on voudra, plutôt que de théologie. Le même appareil de scien-
ces profanes a pu discréditer auprès de certains les méthodes' en usage
de l'exégèse littérale. A cette première raison ajoutons, en ce qui
concerne spécialement le thomisme, la difficulté de pénétrer jusqu'à
l'intérieur du système et de le comprendre en ses significations essen-
tielles; d'où des critiques superficielles mais persistantes et le senti-
ment d'une disproportion invincible entre cette pensée médiévale et
les exigences contemporaines. Il faut relever toutefois que saint Tho-
mas est loin d'être universellement déconsidéré parmi les représentants
de la « théologie nouvelle » : on a vu le sincère effort d'un P. de Lubac
pour retrouver par delà les malentendus postérieurs la position originale
de saint Thomas, et l'estime où celle-ci est tenue. Dès qu'on aborde
sérieusement un problème théologique, peut-être n'est-il pas si facile
de négliger les monuments du passé. Il reste que le goût de la nou-
veauté a contribué pour sa part au succès du mouvement, ou plutôt
cette conscience répandue aujourd'hui chez beaucoup d'appartenir
à un âge exceptionnel et tel que toute chose, si elle ne veut point
disparaître, doit être vigoureusement rénovée. L'actuel, auprès de
tels esprits, jouit d'un prestige singulier. Ils se sentent beaucoup moins
issus d'une tradition qu'engagés dans un présent plein de périls ou
de promesses. En conséquence, ils sont plus prompts à percevoir
des « problèmes » qu'à apprécier les solutions déjà acquises. Cette
disposition n'empêche point le retour aux « sources » : mais pour quel-
ques-uns, s'ils préfèrent les Pères, la raison en est encore qu'ils les
trouvent plus actuels que la scolastique. Une méconnaissance de la
Objectivation et dogme.
La création, le naturel et le surnaturel.
L'apologétique selon la théologie nouvelle.
166* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
fonction propre de la théologie doit être également signalée parmi
les causes que nous relevons: on en ferait un moyen d'audience auprès
des incroyants ou des philosophes, avec le souci de s'accommoder le
plus possible à leurs positions variables, plutôt que de l'ordonner à
l'intelligence de la foi, dans l'amour souverain de la vérité. De ce
fait, la théologie est violemment tirée du côté de l'action, tandis qu'elle
est avant tout de nature contemplative.
Mais la raison principale, à notre gré, pour laquelle le mouve-
ment dont nous parlons a connu le succès, doit se prendre du carac-
tère religieux revendiqué pour la théologie. Nous avons observé plus
haut cette insistance. Elle ne peut que séduire maints esprits. La
Bible leur apparaît plus riche, interprétée selon l'exégèse spirituelle.
Les Pères leur deviennent un trésor inépuisable. Et l'idée n'est-elle
pas émouvante selon laquelle la Révélation divine ne cesse d'échap-
per aux concepts humains par le moyen desquels les théologiens de
siècle en siècle s'efforcent de la siaisir ? Une forte exigence de sin-
cérité chrétienne inspire ces positions. Le danger n'est plus à redou-
ter, pour qui s'y soumet, de quelque contamination par la raison et la
philosophie de la pure affirmation de la foi. Plus n'est besoin d'en
passer par Aristote pour communier selon l'intelligence à la pensée
de Dieu. Entre théologie et sainteté, l'obstacle est désormais levé qui
empêchait ces deux termes de se rejoindre ^^. Il n'y aurait qu'à se
rendre à une aussi noble intention si elle ne s'accompagnait d'une
méprise sur la nature de la révélation et d'une dépréciation de l'élé-
ment rationnel en théologie. Nous nous en sommes expliqué plus
haut. Rien n'est à refuser certes, de la qualité religieuse et de l'ef-
ficacité sanctifiante de la théologie. Le mérite des théologiens que
nous avons mentionnés demeurera d'avoir rappelé ce statut de la
sacra doctrina. Mais leur tort fut de ne point concilier une si loua-
ble revendication avec le fort intellectualisme que la révélation même,
telle que Dieu la fit, invitait à promouvoir. Pourvu qu'elle procède
du donné révélé et qu'elle ne cesse de s'y référer, une théologie peut
se permettre d'être rationnelle et d'invoquer Aristote. Elle doit trou-
ver selon ces voies des certitudes qu'elle n'eût pas possédées autre-
^5 Sur ce dernier point, voir spécialement l'article français de H. U. von Baltha-
SAR, 8.J., Théologie et sainteté^ dans Dieu vivant, cah. 12, pp. 15-31.
TENTATIVES FRANÇAISES ... 167*
ment. Loin de profaner la parole de Dieu, elle assume de cette
manière dans l'ordre de la révélation, où elles se transfigurent, le
meilleur des pensées humaines. Ainsi s'est constituée, nous n'en pou-
vons plus douter, la théologie dans l'Eglise. Des controverses et des
travaux que nous avons relatés, on voudrait que cette théologie tra-
ditionnelle reçût l'impulsion qui la rendît plus fidèle à sa nature véri-
table. On aurait opéré de cette manière le meilleur et le plus sûr des
renouvellements .
Th. Deman, o.p.
Fribourg (Suisse), octobre 1949
Le concept d^ éducation
et de pédagogie
Dans l'élaboration philosophique du concept de pédagogie et dans
la recherche de la note intime et essentielle qui caractérise chaque
moment du procédé éducatif, ou encore, en synthétisant les résultats
atteints par un courant remarquable et plein de promesses de la pensée
italienne, je ne puis oublier deux autres grands courants qui se sont
affirmés ces derniers temps: le courant à teintes particulièrement
positivistes et pragmatistes, et le courant idéaliste.
Même en Italie, surtout durant la dernière période du XIX* siècle,
le positivisme a inspiré, en même temps que les autres branches de
la culture, la pédagogie, en appliquant la causalité mécanique à notre
monde intérieur. Selon le positivisme, l'homme n'est qu'un objet
parmi d'autres objets, et l'éducation doit se résoudre dans les fac-
teurs d'oii elle résulte et dans les causes qui nous influencent. Sous
la poussée fatale de ces forces internes et externes, dont la direction
et l'intensité peuvent s'établir avec autant de précision que s'il s'agis-
sait d'une force physico-chimique, l'être humain se développe selon
des lois inéluctables. Rien de nouveau ne se produit qui ne puisse
se réduire aux éléments qui agissent sur le sujet à éduquer, ou qui
le constituent. Et ce déterminisme, on le considère comme la conditio
sine qua non d'une recherche scientifique, seule capable, à travers
les expériences et les épreuves, de découvrir les lois propres à cette
classe de phénomènes.
Une conception semblable, qui objectivait l'esprit, le phénomé-
nisait, lui enlevait toute activité véritable, en le soumettant au jeu
déterministe des forces, et réduisait la pédagogie à une science, donna
aussi la même physionomie à l'application des méthodes expérimen-
tales dans les recherches pédagogiques. Les laboratoires de psycho-
logie pédagogique et de didactique expérimentale qui se multiplièrent
bientôt pour élaborer scientifiquement les observations empiriques et
LE CONCEPT D'EDUCATION . . . 169*
qui, depuis les machines et la biométrie à la statistique, de la péda-
gogie à l'étude des enfants anormaux et criminels, se servirent de
tout pour élaborer leur programme, conservèrent cette physionomie
scientifique.
Une vive et vigoureuse réaction a eu pour représentant dans notre
siècle l'idéalisme italien et particulièrement le néohégélianisme de
Giovini Gentile. À l'objet du positivisme on opposa alors la sub-
jectivité pure, ce moi transcendental qui ne doit pas être confondu avec
le moi empirique, avec l'homme de notre expérience quotidienne et
de celle des autres, et qui est l'activité absolue, l'unique réalité. En
se posant elle-même, cette unique réalité pose aussi l'objet en fonction
d'une synthèse à priori qui n'a pas toutefois comme chez Kant à
l'égard de soi un « Ding an sich », mais qui est créatrice de soi et de
l'objet dans un acte unique d'autoposition ou d'autoctise.
Dans l'éducation il n'y a donc plus la bipolarité de celui qui
reçoit l'éducation et de celui qui est l'éducateur, d'un esprit formé
et d'un autre en formation. Le maître et le disciple s'unifient et
s'amalgament dans un procédé spirituel unique. L'éduqué doit se
développer tout seul en lui-même par l'activité spontanée de sa nature
spirituelle. L'éducation ne peut donc être qu'une autoéducation.
L'éducateur symbolise le point d'arrivée, mais il n'est pas un moment
de l'activité, différent et séparé de la nature spirituelle de l'élève,
mais un moment intrinsèque de celle-là. La pédagogie en arriva de
cette façon à être complètement absorbée par la philosophie. Et
tout ce qui sous une forme quelconque pouvait avoir des attaches
avec la psychologie, le laboratoire ou la science, était tourné en ridi-
cule et condamné.
Pendant que d'autres formes moins importantes se développaient
dans le camp idéaliste, un jeune professeur, Mario Casotti, de l'Uni-
versité de Turin, après une crise intellectuelle laborieuse et féconde,
ouvrit cette série de conversions de l'actualisme gentilien au catho-
licisme, lesquelles furent dans ces dernières années un des phéno-
mènes les plus intéressants du néohégélianisme italien. Appelé par
le R. P. Agostino Gemelli, recteur de l'Université catholique du Sacré-
Cœur, il y devint professeur de pédagogie. C'était en 1925.
170* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
Aujourd'hui, la pédagogie positiviste, tout comme l'idéaliste, sont
en Italie dans un déclin considérable. Depuis des années on ne voit
plus paraître une œuvre de quelque valeur. Et le professeur Casotti,
grâce à son activité extraordinaire qui se poursuit de conquête en
conquête, est la personne la plus digne de considération dans le monde
pédagogique italien actuel.
Son influence de véritable maître s'est manifestée non seulement à
Milan, à l'Université des catholiques italiens, mais aussi dans un mou-
vement pédagogique qui, avec des buts surtout pratiques, s'est déve-
loppé à Brescia (grâce à un savant en physique, M. Angelo Zammarchi).
Par ses publications et ses nombreuses revues, ce mouvement est devenu
l'animateur d'une grande partie des instituteurs et des professeurs
de l'Italie, soit des écoles du gouvernement, soit des écoles libres.
Aujourd'hui, grâce à l'initiative du recteur de l'Université catholique,
le R. P. Gemelli, deux grands sillons, l'un scientifique et universitaire,
l'autre pratique, ont donné naissance au Pedagogium, institut pour les
études sur l'éducation. Cet institut favorise les recherches de carac-
tère théorique et historique en pédagogie, les expériences didactiques;
il organise avec de grands succès, des réunions annuelles dans toutes
les régions de l'Italie, des congrès nationaux de pédagogie, des cours
pour discuter les différents problèmes ou pour donner des commu-
nications sur des expériences, pour l'adaptation culturelle, pédagogique
et didactique des professeurs et des instituteurs. Le professeur Casotti,
merveilleusement aidé par Vittorino Chizzolini, Marco Agosti et Aldo
Agazzi, préside et inspire tout ce mouvement qui, par le nombre de
ses adhérents, la vigueur de ses initiatives et la richesse de ses publi-
cations et de ses revues, par l'originalité et le sérieux des propos, a
atteint une primauté indiscutable sur tout autre courant italien.
Ce n'est pas mon intention de donner un rapport de toutes les
œuvres que M. Casotti a publiées durant ces vingt-cinq années. Nous
devrions rappeller sa Pedagogia générale (2 vol., 1947 et 1948), sa
Didattica (2 vol., 1947), ses travaux scientifiques dans les Pubblicazioni
deirUniversità Cattolica del S. Cuore (entre autres; Maestro et scolaro,
saggio di filosofia delVeducazione; Il moralismo di G. Rousseau; La
pedagogia di Raffaello Lambruschini; La pedagogia di Antonio Rosmini
et le sue basi filoso fiche), ses contributions nombreuses comme La
LE CONCEPT D'ÉDUCATION ... 171*
Scuola Attiva (1937), La pedagogia di S. Tomaso d' Aquino (1931),
UEducazione cattolica (1932), // Metodo Montessori et il Metodo
Agazzi (1931), et beaucoup d'autres essais ou articles publiés dans des
revues philosophiques et pédagogiques.
Je ne me propose pas de résumer toute la pensée de l'illustre
maître de l'Université catholique italienne. Je voudrais, en utilisant
quelques-unes des études que je viens de signaler, exposer son concept
de pédagogie, c'est-à-dire la nature essentielle de l'activité pédagogi-
que. Ma brève évocation précédente de la thèse positiviste qui réduisait
toute la pédagogie à une science, et de la thèse idéaliste qui la résout
dans la philosophie, n'avait d'autre but que de mieux faire ressortir
la conception que je voudrais tâcher d'exposer, dans l'espoir de ne
pas trahir la pensée de l'éminent pédagogue italien, qui a su pré-
senter dans une forme géniale la penséel de saint Thomas.
Qu'est-ce que la pédagogie ?
Pour pouvoir envisager ce problème si débattu, dont la solution,
même parmi les thomistes, ne rencontre pas un consentement unanime,
il faut toujours se rappeler le procédé éducatif. Le concept — j'emploie
oe terme dans sa signification classique qui nous a été transmise par
la doctrine socratique — doit être l'explication profonde de la réalité,
sa clef de voûte, la raison intrinsèque qui nous exprime la nature du
réel. C'est de l'expérience pédagogique et didactique que nous devons
partir. Le point de départ pour nous est toujours le fait, tandis que
le point d'arrivée est la valeur du fait même. En un mot, le concept
doit illuminer du dedans la réalité, car cette lumière intérieure seule-
ment, que le procédé philosophique de la conceptualisation a le but
de faire ressortir, pourra ensuite guider avec sûreté nos pas dans le
travail quotidien de l'action éducative. Or, dans l'éducation, nous
distinguons différents aspects qu'il est opportun de souligner, soit
dans leur distinction même, soit au point de vue de leur synthèse.
1. Tout d'abord, l'éducation, lorsque nous la considérons non
pas abstraitement, mais dans le concret, implique un développement.
Sans cette action de devenir, sans — pour nous exprimer en langage
thomiste — un passage de la puissance à l'acte, nous ne pourrions
ni être éduqué, ni éduquer. L'éducation indique dans son essence une
formation, une réalisation, un perfectionnement, une marche vers un
172* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
but, une ascension vers un sommet. Personne ne peut parler de l'édu-
cation, de l'Acte pur, parce qu'en Dieu il n'y a pas et il ne peut y
avoir de « devenir ». Ce développement ne peut être considéré abstrai-
tement, mais dans sa réalité historique. Le concept d'histoire se réduit
justement au concept d'une réalité qui devient, prise dans sa significa-
tion et dans sa valeur, et cette formation est vue dans sa réalité con-
crète, dans sa particularité ou dans son individualité, en connexion
organique avec le tout, et dans son orientation finaliste et dynamique.
La note du devenir, du progrès ou du . développement, ressort
dans chaque forme du moment éducatif. S'agit-il d'éducation intel-
lectuelle ? Nous aurons le développement de l'esprit, c'est-à-dire de
la science, de la culture, de l'instruction. S'agit-il d'éducation morale ?
Il sera nécessaire d'acquérir la maîtrise sur soi, des habitus bons, de
l'énergie intime, grâce au développement de la volonté. S'agit-il
d'éducation esthétique ? Nous aurons la formation du sens artistique
ou poétique. MêmeJ quand on parle, plus ou moins exactement, d'édu-
cation physique, nous ne pourrons la conquérir que par le dévelop-
pement de notre organisme.
2. Toutefois le développement, ou le progrès, ne suffit pas pour
spécifier le procédé éducatif. Même une plante se développe et croît,
mais personne ne pensera jamais à écrire un traité sur l'éducation
des végétaux. Partout où se trouve l'activité concrète de l'éducation,
de la formation, nous avons un développement, un *t devenir»; mais
chaque développement ou progrès ne peut être dit éducation. Ce
premier élément est donc nécessaire, mais il n'est pas suffisant. L'édu-
cation est un développement, oui, mais un développement du moi,
de la personne humaine. Le second élément indispensable pour le
concept de l'éducation est donc le sujet.
Ce mot sujet nous l'employons ici au point de vue ontologique,
non pas au point de vue logique, ni gnoséologique. L'analyse logi-
que ne nous intéresse pas dans la question que nous sommes en train
d'examiner: c'est une âme, un esprit, une personne qui doit se
développer, ce n'est pas une idée plus ou moins claire et distincte
que nous devons analyser. Nous parlons ici de « sujet » au point de
vue des constitutifs essentiels de cette grande réalité que saint Thomas
appelait le perfectissimum in natura, lorsque, en exprimant plus con-
LE CONCEPT D'EDUCATION . . . 173*
cisément la définition de la « personne » donnée par Boèce, il la défi-
nissait de cette façon précise: ens intelligens et liherum.
Pour avoir un « sujet », un procédé quelconque d'intériorisation
ne suffit pas. Cette intériorisation, chaque être vivant la possède, parce
que le concept de vie consiste justement dans une actio immanens,
dans une activité intériorisante: au tombeau de Tutankamen il pou-
vait y avoir toutes sortes d'aliments, mais la momie ne pouvait avoir
la capacité de les assimiler et de se nourrir. Et même la seule cons-
cience sensible ne suffit pas pour constituer un véritable « sujet »,
car s'il est vrai que dans la sensation — à la différence de ce qui
arrive dans les phénomènes de la vie végétative — l'unification se
fait de façon que la personne qui sent rend présent à elle-même ce
qu'elle a senti comme quelque chose de distinct de soi; s'il est encore
vrai, pour dire comme saint Thomas {De Veritate, q. I, a. 9), que
« sensus [ . . . ] non solum cognoscit sensibile, sed etiam cognoscit
se sentire », nous avons là toutefois une dépendance intrinsèque de
la matière, parce que « sensus nihil cognoscit nisi per organum cor-
porale ». Et par conséquent, la conscience sensible est encore liée
à l'objet dans sa particularité et dans ses conditions de temps et
d'espace; elle ne réussit pas à le dématérialiser de hoc, de nunc, de
hicy elle n'en pénètre pas la nature, elle ne peut encore moins com-
prendre sa propre nature. Le sens ne peut se replier sur lui-même,
comme le fait l'intelligence: « intellectus reflectitur supra actum suum,
non solum secundum quod cognoscit actum suum, sed secundum quod
cognoscit proportionem ejus ad rem: quod quidem cognisci non potest,
nisi cognita natura ipsius actus; quae cognosci non potest nisi cog-
noscatur natura principii activi, quod est ipse intellectus» (ib.).
Quand nous avons la possibilité de cette reditio compléta indicatrice
d'une réalité spirituelle non liée intrinsèquement à la matière dans
son action, ni, par conséquent, dans son essence, l'intériorisation atteint
le sommet de la subjectivation, parce que cette dernière nous fait
entrer dans le domaine de V autoconnaissance et en même temps elle
rend possible la liberté d^agir.
Voici les deux caractères essentiels des sujets: l'intelligence et
la volonté libre. Si une réalité les possède, au moins en puissance,
c'est-à-dire si elle se développe et se transforme, mais que son pro-
174* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
grès et sa formation se vérifient en fonction de l'intelligence et de
l'autoconscience, de la volonté et de la maîtrise de soi, alors nous
avons non pas un développement dynamique quelconque, mais le
développement d'un sujet, qui domine son activité et se diversifie
de la brute, non par une différence de degré ou quantitative, mais
par une différence de nature.
Nous atteignons ainsi le point d'arrivée de l'éducation. Car nous
aurons atteint, par exemple, l'éducation intellectuelle dans un champ
déterminé, non pas lorsque l'élève aura appris tout ce qui se rap-
porte à ce champ — ce qui est impossible, car tout degré du savoir
peut et doit toujours pouvoir se développer ultérieurement — mais
quand il sera arrivé à savoir employer par lui-même les instruments
scientifiques et culturels nécessaires pour son perfectionnement indé-
fini, et quand il sera à même de poursuivre ses études sans l'aide,
l'intervention et les corrections de ses maîtres. Nous aurons atteint
l'éducation morale, non pas lorsque nous aurons porté le sujet au
plus haut sommet de la perfection, mais quand nous lui aurons
enseigné à se dominer de façon qu'il puisse continuer à progresser
avec une activité autonome, c'est-à-dire autoconsciente et autodomi-
natrice.
On pourra objecter que notre âme, tout en étant spirituelle, est
« forma corporis », c'est-à-dire qu'elle organise, vivifie et donne la
vie à l'organisme corporel. Pour cette raison, l'éducation ne doit pas
considérer l'esprit pur, mais l'homme, qui, comme nous le rappelle
Pascal, n'est ni ange, ni bête, mais un animal raisonnable. De là le
danger de celui qui, s'imaginant faire l'éducation d'un ange, peut se
trouver devant une bête. De là le précepte de mens sana in corpore
sano. Personne ne discute plus la nécessité de la gymnastique et le
devoir de s'occuper des bâtiments scolaires avec tout l'ensemble des
instruments nécessaires à la vie de l'école.
Mais ceux qui soulèvent cette difficulté confondent deux sortes
de questions essentiellement différentes: ils confondent le problème de
la genèse avec le problème de la nature et de la valeur de Téducation,
Dans le premier problème, qui concerne le développement de l'édu-
cation du point de vue du quomodo (comment le procédé éducatif
se développe), l'observation est très juste: de cette façon cependant
LE CONCEPT D'EDUCATION ... 175*
on ne considère pas le concept d'éducation, mais les conditions néces-
saires à l'éducation. Pour la genèse de la Divine Comédie, je devrai
m'intéresser même à la plume d'oie avec laquelle Dante a rédigé son
poème; mais l'essence du poème même n'a rien à faire avec cette
plume. La gymnastique, la santé, l'hygiène, les salles de classe sont
la condition du procédé éducatif; elles peuvent l'entraver ou l'em-
pêcher: si à un écrivain je brise la plume ou j'enlève l'encre, il ne
peut plus exprimer sa pensée sur le papier, quoique celle-ci soit quel-
que chose d'essentiellement différent du papier, de la plume et de
l'encre.
Mais nous sommes à discuter de la nature essentielle, à savoir,
de la valeur du procédé éducatif; ces conditions, en tout cas, sont
étrangères à l'élaboration du concept. Nous en avons la preuve, si
nous faisons, par exemple, l'éducation d'un malade ou d'un infirme
condamné pour toute sa vie à rester dans un lit d'hôpital; je puis
développer l'action éducative même dans un milieu que les yeux d'un
hygiéniste regarderaient sans aucun enthousiasme (l'éducation donnée
dans les catacombes romaines durant les trois premiers siècles chré-
tiens se déroulait dans un milieu qui était hygiéniquement déplorable,
et toutefois on formait les esprits plus que dans les temples fastueux
de la Renaissance). D'autre part, toutes ces conditions, de la gym-
nastique à l'alimentation, peuvent aussi servir pour l'élevage d'une
brute, et elles ne peuvent pas prétendre à se résoudre en éducation.
Le « concept » doit indiquer cette note, ou ces notes essentielles, qui
se vérifient dans toute forme et à tout moment de l'éducation (comme
le concept de cercle doit se vérifier dans chaque cercle, à défaut de
quoi on n'aura plus un cercle, mais un carré, ou une autre figure
géométrique).
On comprend ainsi — même si on ne la justifie pas — la ten-
tation du pédagogue, quand il cultive la pédologie, ou bien quand
il étudie le problème éducatif des anormaux: a savoir, la tentation
de réduire à ces champs toute la pédagogie.
La tentation est suggestive, parce que dans la pédologie, le péda-
gogue a devant lui l'enfant, qui est le « sujet » (parce qu'il est un
esprit qui a la puissance de s'élever demain au plan de l'autocons-
cience, de l'intelligence et de la maîtrise de soi), mais pour le moment,
176* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
il ri agit plus comme un sujet. Nous avons, pour reprendre une expres-
sion de Socrate, l'homme en tant qu'animal, non en tant qu'homme.
De même dira-t-on de l'enfant anormal. L'éducation consiste
précisément à provoquer des énergies dominantes encore en puissance,
à les développer, de façon à les rendre actives. La tâche est difficile;
elle n'est pas toujours possible. Mais si on se trompait, si on devait
réduire toute la pédagogie à ce champ, il est sûr que plus que jamais
nous verrions indiqué ici le but de l'action éducative et toute la beauté
merveilleuse d'un réveil qui ouvre les yeux de l'âme, en la lançant
dans une voie féconde d'activité intellectuelle et morale.
Avons-nous atteint la note spécifique de l'éducation avec le déve-
loppement d'un sujet ? Pas encore, puisque, répétons-le, tout pro-
cédé éducatif implique le développement spirituel décrit, mais chaque
devenir ou développement du sujet n'équivaut pas à l'éducation: à
peu près — et l'exemple est de saint Thomas — comme la médecine
est une science qui se propose la guérison des malades, mais le fait
de raffermir sa santé ou de surmonter une maladie n'est pas la
médecine,
3. Il ne suffit pas non plus, pour spécifier la nature du procédé
éducatif, de fixer son regard sur l'objet, qui est également indispen-
sable pour le développement du sujet.
Il faut éviter deux excès: celui du positivisme pédagogique,
qui, en réduisant le sujet à un objet, croit pouvoir atteindre le
développement du sujet seulement par des moyens objectifs (les
livres, le matériel didactique, les différentes méthodes « intuitives »
découvertes par la pédagogie moderne depuis Comenius, etc.) ; et
l'autre excès: celui de l'idéalisme, qui, en partant de V Emile de Rous-
seau et de la théorie de l'éducation négative (l'œuvre de l'éducateur
devrait être purement secondaire et devrait consister essentiellement
à enlever les obstacles qui peuvent empêcher le libre développement
intérieur des activités de l'enfant), est arrivé aux théories actuelles de
l'éducation réduite à l'autoéducation (le maître unique c'est nous,
parce que nous nous éduquons pour autant que nous sommes maîtres
de nous-mêmes).
Il y a, dans la théorie des positivistes, un fond de vérité; car
même si j'ai l'estomac le plus sain et le plus fort du monde, je ne
LE CONCEPT D'ÉDUCATION . . . 177*
pourrais me nourrir si je manque d'aliment. Même dans l'alimen-
tation il n'y a pas de possibilité d'intériorisation sans l'objet. Dieu
seul, Acte pur ou Perfection absolue, n'a besoin de rien en dehors
de lui, justement parce qu'en lui il n'y a pas la possibilité d'un
développement, c'est-à-dire d'un devenir. Mais dans chaque être,
l'homme compris, qui même avec les virtualités intimes décrites doit
passer de la puissance à l'acte, domine la loi métaphysique du deve-
nir: omne quod movetur, ah alio movetur. Personne ne peut se consti-
tuer soi-même en acte, ou, comme dit monsieur Casotti, il est impos-
sible qu'une personne soit fils et père de soi-même. Notre moi, s'il
n'était pas réalisé par le non-moi, ne se développerait pas. Et toutes
les conversations savantes sur l'autoctise, sur l'activité autocréatrice
de l'esprit, sur la synthèse à priori, etc., oublient que pour agir il
faut avant tout être, et que la puissance, active autant que passive,
a besoin d'être mise en acte par un autre pour ne pas rester éternel-
lement à l'état de passivité. Ce n'est pas avec les ténèbres que l'on
explique la lumière, s'écrie encore l'illustre pédagogue italien; ce
n'est pas avec la puissance que l'on explique de façon complète et
satisfaisante l'actuation. C'est un jeu de l'imagination de croire que,
comme du grain se développe la plante par la force intrinsèque du
grain même, ainsi du sujet vient son développement, comme si le
grain avait en lui-même son explication, et comme s'il n'était pas expli-
qué par une plante précédente, ou comme si le grain pouvait devenir
une plante sans le suc vital qu'elle absorbe.
Il y a, même dans la théorie des idéalistes, une part de vérité;
il est clair en effet qu'il peut arriver qu'un Dauphin de France, ayant
à sa disposition des maîtres comme Bossuet et des livres comme le
Discours sur VHistoire universelle, n'apprenne rien. Si notre sub-
jectivité ne suffit pas à elle-même sans l'objet, il est cependant indis-
pensable qu'elle agisse, car sans l'assimilation spirituelle, c'est-à-dire
sans cette activité du sujet qui entend et veut librement, on ne peut
parler d'éducation. D'un mot plutôt vulgaire, mais significatif, Scho-
penhauer disait: « Si tu veux devenir gras, je ne puis manger à ta
place. » Et toutes les récentes écoles activistes soulignent justement,
malgré leurs exagérations, la nécessité de ce caractère intime et déli-
catement actif, exigé par le développement intellectuel et la forma-
178* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
tion morale. Quelle importance pourrait avoir la plus riche bibliothè-
que, si des illettrés seulement se promenaient à travers ses rayons ?
Et quel profit pourrait tirer d'un volume de calcul infinitésimal, une
personne qui ne saurait rien comprendre aux mathématiques, pas
même les premiers principes ? Nous ne pouvons être éduqués intel-
lectuellement en prétendant créer le monde par notre acte de pensée;
de même nous ne pouvons être éduqués moralement en prétendant nous
donner des lois à nous-mêmes. Même l'étymologie proteste contre
cette divinisation de l'homme, car le mot même de concept vient de
concipere (cum-capere) et le mot allemand Begriff dérive justement
de greifen, c'est-à-dire saisir. L'homme ne crée pas la vérité, il la
saisit, il ne crée pas la loi morale, mais il doit la reconnaître et la
suivre librement.
C'est pourquoi, d'un côté, le sujet a besoin de l'objet, il a besoin
de la vérité à comprendre, il a besoin d'une situation de fait et de
la condition historique à laquelle il réagira dans son activité auto-
dominante; et il n'est pas indifférent que l'on nourrisse l'enfant de
vérité ou d'erreur, de pain de bon blé ou de poison, d'aliments nour-
rissants ou de succédanés. D'un autre côté, l'objet se sert pas à l'édu-
cation, s'il n'est pas subjective. La thèse idéaliste qui, par l'affir-
mation que toute éducation est une autoéducation, méprise et détruit
l'objet, ressemble à la thèse de celui qui pense que se nourrir est
impossible, si ce n'est pas une autonutrition; et de cette façon, il
néglige les aliments et se contente seulement d'avoir les organes de la
digestion sains. De même il est absurde de penser que le sujet peut
se développer uniquement par l'influence ou la combinaison des forces,
sans la première force essentielle, qui est la force intrinsèque, assi-
milatrice et subjectivante.
La difficulté soulevée par l'idéalisme est ainsi vaincue, cet idéa-
lisme qui accuse Dieu d'être la négation de l'homme, comme si le
transcendant équivalait à l'hétéronomie et à la négation de l'inté-
riorité humaine. De même, se trouve coupée à la racine la plante
moderniste, qui, selon la méthode d'immanence, prétend que tout
doit procéder et être conquis du dedans, en commençant par le dogme
révélé et par la grâce surnaturelle. Dieu, la vérité et la grâce mettent
en acte la potentialité humaine, ils donnent la force à nos énergies
LE CONCEPT D'ÉDUCATION . . . 179*
naturelles, sans anéantir le sujet, mais plutôt en l'élevant. Et, quoique
la vérité et la grâce ne viennent pas de nous, elles sont les promo-
trices de la vie intérieure et de l'intériorisation: ce qui ne signifie
pas que la religion, qui est aussi de nécessité absolue pour la forma-
tion intégrale du disciple et doit être l'animatrice par excellence du
procédé éducatif, entre comme note essentielle dans l'élaboration philo-
sophique du concept de pédagogie. Nous n'avons pas seulement la
formation religieuse, mais aussi l'instruction ou la formation intel-
lectuelle; et il n'est pas impossible que le disciple, sous la direction
d'un savant latiniste, apprenne à la perfection la langue d'Horace et
de Virgile, même si sa religiosité était éteinte. Dans cette hypothèse,
se vérifierait aussi fort exactement le concept de pédagogie, parce que
nous aurions l'action d'un sujet sur un sujet, qui développe dans ce
dernier une activité spirituelle. Au contraire, ce concept ne se vérifie
pas, malgré les illusions de certains tenants de la pédagogie comparée
(mot malheureux si l'on veut mettre sur le même plan l'homme et
l'animal), quand on dresse un chien ou un cheval, parce qu'il n'y a
pas de possibilité de développer dans la brute une activité qui ait
les caractéristiques de l'autoconscience et de l'autodomination, de
l'intelligence et de la volonté (ce sont des objets, dont le perfec-
tionnement reste lié à la loi de la nécessité).
On voit alors — selon le professeur Casotti — toute la génialité
de la pédagogie de saint Thomas: lorsque, dans une des Quœstiones
disputatœ du De Veritate, il écrivait son De Magistro, et lorsque, dans
la question 117 de la première partie de la Summa theologica, il per-
fectionnait toujours davantage son système, il semble déjà avoir eu
l'intuition des débats actuels du monde pédagogique. S'il insiste sur
la passivité qui doit être mise en acte par l'objet et par le maître,
d'un autre côté il a soin d'insister sur la cause véritable de la for-
mation, en la plaçant dans l'activité intellectuelle et morale, origi-
nale et spontanée du disciple, comme il s'oppose énergiquement à
la tentative de confondre activité avec création, et le fait d^acquérir la
science par soi-même avec la thèse combattue par lui, que l'on peut
être son propre éducateur. Il illustre dans des pages admirables le
procédé spontané et naturel de la découverte et de Yinventio, lors-
que « la raison naturelle arrive par elle-même à la connaissance de la
180* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
vérité inconnue » ; mais, avec une profonde pénétration, digne de
son admirable élaboration conceptuelle, il ajoute qu'elle n'est pas
encore le « magistère », ni l'enseignement, — elle n'est pas encore
doctrina et disciplina, traduisons mieux: elle n'est pas encore le pro-
cédé éducatif. Celui-ci implique le développement et le devenir d'un
sujet, mis en acte par l'objet; mais sa nature spécifique n'est pas ici.
Car, par exemple, l'acquisition naturelle d'une science qui s'accom-
plit par le seul fait de penser, de regarder autour de soi, d'abstraire
des objets sensibles, d'arriver par soi-même à une vérité, de mûrir
dans son moi le propos d'un renouvellement moral, et, même à l'âge
mûr, de développer sa culture par ses propres énergies et en se ser-
vant de tous les instruments utiles à une recherche, tout cela ne con-
cerne pas encore cette activité particulière dans laquelle consiste
l'éducation.
4. Quel est donc l'élément formel et spécifique de celle-ci ? Quel
est le concept d'éducation ?
Nous savons que c'est Yactivité du maître, qui suscite, excite,
pousse, favorise le développement spirituel que nous venons de décrire,
activité qui a sa physionomie propre essentielle; car, même le méde-
cin exerce une activité sur le malade de façon à exciter en lui les
énergies de la nature; mais l'activité pédagogique a cette propriété
et cette nature d'être Taction d'un sujet sur un autre sujet, en tant
que celui-ci est traité comme sujet (ce qui n'arrive pas dans le cas
du médecin) ; c'est Faction qui se propose de susciter F activité spiri-
tuelle de Vintelligence et de la volonté, de V autoconscience et de Vau-
todomination. Nous avons l'éducation lorsque cette activité atteint
son but; nous ne l'avons pas quand, par la faute du maître ou du
disciple, on n'arrive pas au but. Telle est la note qui caractérise le
concept d'éducation.
De sorte que pour l'éducation, la bipolarité du maître et du dis-
ciple, de l'éducateur et de celui qui doit être éduqué, est essentielle,
comme pour le concept de connaissance la dualité du sujet connais-
sant et de la réalité connue est nécessaire, parce que c'est l'action du
maître qui met en acte le disciple.
A cette conclusion, on pourra opposer la maïeutique socratique,
qui conçoit l'éducation comme le développement d'un sujet unique
LE CONCEPT D'EDUCATION ... 181*
qui développe la science de son intérieur, ou même le Ménon de Platon,
avec l'esclave habilement interrogé par Socrate, qui montre qu'on ne
transmet pas au disciple une science toute faite, mais qu'on l'aide
seulement à découvrir une science qu'il a déjà en lui-même et qu'il
doit seulement se rappeler (théorie de l'ananmésis) : idées, nous le
répétons, chères aux idéalistes, défenseurs de l'autodidactisme ou de
l'autoéducation. Mais saint Thomas répond que sûrement l'élève a
déjà en lui la science ou la vertu, mais qu'il l'a seulement en puis-
sance, en tant qu'il a l'intelligence et la volonté, c'est-à-dire son acti-
vité intérieure, qui toutefois, pour passer à l'acte, a besoin d'un être
déjà en acte. D'autre part, le disciple ne reçoit ni une science ni une
vertu qui lui est transmise, mais il en forme une sem-blable à celle
de l'éducateur.
Naturellement, l'éducateur n'est pas seulement l'instituteur des
écoles primaires ou le professeur de lycée, mais chaque sujet ou groupe
de sujets qui agissent, non comme des objets, mais comme des sujets
sur d'autres sujets. C'est pourquoi, parmi les éducateurs, il y aura
les parents, l'Eglise, la société, l'écrivain, le magistrat. Dieu, enfin
tous ceux qui coopèrent à faire en sorte que le sujet, conscient et libre
seulement potentiellement, devienne le membre actuellement cons-
cient, et libre de la communauté familiale, sociale ou ecclésiastique.
Mais personne ne pourra éduquer, s'il ne réalise pas ce concept que
nous venons d'énoncer, c'est-à-dire s'il ne réussit pas à exciter, par son
activité, l'activité intrinsèque du disciple.
De même, il est évident que le terme « élève » ne comprend pas
seulement ceux qui sont inscrits à une institution scolaire, mais tous
ceux qui ont besoin d'un maître, depuis l'ouvrier qui doit apprendre
son art jusqu'au soldat qui doit être préparé à la défense de la
patrie, depuis le criminel en prison qui exige une rééducation jus-
qu'à l'âme religieuse, qui est aidée dans son progrès par un guide spi-
rituel. La pédagogie intéresse donc non seulement l'école, mais l'Eglise,
les armées, les industries, les maisons, les organisations qui se propo-
sent la formation de leurs associés, les journaux, les partis politiques,
etc.
Les divergences sont toujours plus manifestes entre notre concept
d'éducation et celui qui est élaboré par les positivistes ou les prag-
182* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
matistes et par les idéalistes. Le positivisme conçoit Taction du maître
et Vohjet, qui sert pour instruire, comme les causes qui produisent
nécessairement l'éducation, c'est-à-dire il objective tout et transforme
le sujet en objet. L'idéalisme conçoit l'action et l'objet comme s'ils
étaient posés par la subjectivité pure et donc identifiés avec elle, c'est-
à-dire il subjective tout, même l'objet. L'un réduit le procédé édu-
catif à la passivité et au déterminisme; l'autre le résout en activité
pure. Si l'on observe bien, on notera que l'un et l'autre laissent échap-
per le caractère véritable et essentiel du procédé éducatif, de sorte
que le positivisme le réduit à une science et Vidéalisme le réduit à
la philosophie. Tandis que le véritable concept d'éducation, soit que
nous nous placions au point de vue du disciple, soit que nous nous
placions au point de vue de l'éducateur, soit que nous considérions
le procédé éducatif, qui implique deux pôles — justement parce qu'il
est activité et passivité en même temps et qu'il est une action qui con-
siste à susciter d'autres activités — se réduit au concept d'art, qui sauve
ce qu'il y a de vrai dans le positivisme et dans l'idéalisme, sans lais-
ser échapper l'élément spécifique, c'est-à-dire l'essence même de la
pédagogie.
« « *
Il serait bon d'ouvrir ici une parenthèse, parce que la réduction
du concept d'éducation au concept d'art peut être confondue avec la
conception qui se représente l'éducateur comme un homme génial, à
l'intuition rapide et aiguë, lequel, à la ressemblance du médecin, pos-
sède son « œil clinique ». Effaçons alors du champ éducatif toutes les
machines des laboratoires de didactique expérimentale et de psycho-
logie pédagogique, toutes les applications des méthodes scientifiques
et expérimentales, tous les tests mentaux, les tests d'intelligence et de
sélection. Ce qu'il faut, c'est l'artiste de génie: il saura mouler les
consciences, il saura nous enseigner à construire notre vie comme une
œuvre d'art. C'est lui seulement qui est l'éducateur véritable. —
Non, non. Nous verrons aussitôt que ceci équivaudrait à la théorie
de celui qui, enthousiaste de l'« ceil clinique » d'un médecin ou d'un
chirurgien, proposerait de fermer et d'abolir toutes les facultés de
médecine, confiant dans une génialité irrationnelle et inintelligible,
sans aucune parenté avec la science.
LE CONCEPT D'ÉDUCATION ... 183»
Tout d'abord, sans diminuer le moins du monde l'importance de
la personnalité originelle de l'artiste — qu'il s'agisse d'un médecin
ou d'un maître — parce que, comme le rappelle bien le professeur
Casotti, « le génie ne se fabrique pas », il ne faut pas croire que le
prétendu œil clinique ou, en général, le regard intuitif ait un caractère
d'irrationalité. Le regard intuitif consiste dans la rapidité et la sûreté
avec lesquelles on perçoit une situation de fait et avec lesquelles on la
juge. Dans le langage scolastique, nous dirions que dans ces hommes
de génie Vintellectus prévaut sur la ratio; parce que «ratio diseur r it »,
c'est-à-dire la ratio est comme un train qui passe d'une gare à l'autre;
et la ratio d'un grand nombre est semblable à un petit train qui s'ar-
rête souvent et qui procède lentement. Uintellectus saisit l'idée, c'est
un train rapide qui dévore l'espace à toute vitesse, qui ne semble même
pas avoir besoin des étapes, indispensables à la ratio. En réalité, le
génie de l'artiste, quand il s'agit non des virtualités qui, semblables à
des sources frémissantes de vie, peuvent être excitées par un rien et
s'épanouir, mais quand il s'agit d'une action à développer sur d'autres
personnes — comme dans le cas du médecin et de l'éducateur —
est toujours le fruit d'une longue étude, de longues expériences et
d'une large moisson d'erreurs.
En outre, nous n'employons pas le mot art dans le sens où on
l'emploie aujourd'hui, mais dans sa signification aristotélicienne: on
sait en effet qu'Aristote distinguait les sciences en spéculatives, pra-
tiques et poétiques. La philosophie par excellence c'est le spéculation
métaphysique, qu'il appelle philosophia prima; mais aussi V éthique qui
concerne Yaction (la recta ratio agibilium, disaient nos philosophes
du moyen âge) et l'art qui concerne le faire, le construire (recta ratio
factihilium) ont la dignité de philosophie. De là le titre de ses œu-
vres fameuses: la Poétique, de xotslv et les sciences poétiques.
Uagibile ne doit pas être confondu avec le factihile. La morale,
en effet, étudie Yaction en elle-même, à Tégard des huts constitutifs
de r agent humain; l'art au contraire étudie l'action productrice, con-
sidérée en rapport avec Fœuvre produite.
Donc, non seulement la poésie, la sculpture, la peinture et la
musique sont des arts, mais aussi la science de l'édile, la médecine,
la chirurgie. Et comme l'art n'est pas par son essence un procédé
184* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
éminemment irrationnel, mais implique un ensemble de connaissances
et de principes que Von peut organiser en une unité systématique,
il est possible d'avoir une science de chaque art.
L'éducation, étant une action qui tend à susciter l'activité intel-
lectuelle et morale dans un sujet est un art, et la pédagogie n'est que
la science de cet art.
Mais alors, demandera-t-on, les deux concepts d'éducation et de
pédagogie s'identifient-ils, ou se différencient-ils ? Le problème mérite
d'être diligemment discuté, d'autant plus qu'entre les pédagogues du
même camp catholique il n'y a pas unanimité de consentement.
« « «
Commençons d'abord par exposer la thèse du professeur Casotti
qui, dans sa Pedagogia générale, écrit: « L'art coïncide avec la science
poétique, avec la seule différence qu'elle est la traduction effective,
dans la pratique, de ces idées et de ces procédés constructifs^ qui dans
la science correspondante sont seulement étudiés et exposés. La
musique comme science étudie ces complexes harmoniques et mélo-
diques des sons, que la musique comme art réalise ensuite dans les
compositions concrètes des artistes. La médecine comme science étudie
ces maladies et ces processus diagnostiques et thérapeutiques, que
la médecine comme art applique aux soins de chaque malade. La
science édilicienne, comme science, étudie ces matériaux et ces métho-
des de construction qu'elle réalise comme art dans la construction
effective de chaque machine et de chaque bâtiment. Tel est le cas
de l'éducation qui est à la fois art et science practico-poétique. La
pédagogie peut donc se définir au choix, ou la science, ou l'art de
l'éducation; car la science de l'éducation ne peut être qu'un art, comme
d'autre part l'art de l'éducation ne peut être qu'une science: entre
les deux en effet, il y a seulement la différence qui existe entre l'étude
ou l'exposition théorique générale des buts et des moyens éducatifs,
et leur concrète application constructive dans les cas particuliers. »
Il faut rappeler, poursuit l'éminent pédagogue, que « pour la
pédagogie, comme pour les autres arts, il y a un cercle complet, car
si l'action éducative est orientée vers la connaissance théorique des buts
et des moyens qui forment le procédé éducatif, sa mise en exercice
pratique de la part du maître fait naître toujours de nouvelles expé-
LE CONCEPT D'ÉDUCATION ... 185*
riences et de nouveaux problèmes, qui exigent une nouvelle élabora
tion scientifique et font ainsi progresser la science . . . On compren
dra aisément alors que, pour l'éducation comme pour tout autre art
l'erreur, commise tant de fois par les modernes, de séparer artificieuse
ment la théorie de la pratique, et l'étude de l'apprentissage, est néfaste
L'erreur se réfléchit aussitôt sur la science même que l'on voulait sau
ver en V épurant des vulgarités de la pratique; en réalité, elle se flé
trit, enlevée qu'elle est à son champ d'expérience et à sa plus grande
source de progrès. Puisque l'essence véritable de l'art réside dans
l'action constructive et non dans la spéculation, le procédé naturel
de son apprentissage n'est pas l'exposition abstraitement théorique,
mais l'apprentissage pratique et l'exercice, illuminés, bien entendu, par
la théorie . . . Comme dans la salle d'anatomie et dans les cliniques,
le médecin; comme dans les académies, le peintre et le sculpteur, le
maître se formera par l'apprentissage, précédé de l'étude théorique
de la pédagogie. » Et l'on comprend comment dans les réalisations
de son activité de pédagogue, le professeur Casotti accorde une impor-
tance essentielle à la didactique et à l'expérience pédagogique, que
certains ont trouvé excessive.
Cette identification de la pédagogie et de l'éducation me laisse
perplexe, quoiqu'il soit bien clair même pour moi, que vouloir cul-
tiver la pédagogie sans se jeter à corps perdu dans le procédé édu-
catif vécu, est une prétention semblable à celle de celui qui veut
apprendre à nager sans se jeter à l'eau; et, pour moi aussi, l'influence
mutuelle entre la science de l'éducation et l'art d'éduquer est hors
de discussion. Je me permettrai toutefois d'exposer fort brièvement
mes doutes.
La pédagogie, à mon avis, comme science de l'éducation, doit éla-
borer le concept de cette dernière, et rien n'est fécond en consé-
quences, pour l'art même d'éduquer, comme ce concept. Il est
indispensable de tenir présent à l'esprit de l'éducateur la nature de
son action, qui s'exerce non pas sur un être quelconque, mais sur un
être qui a la dignité très haute d'une personne. Lui rappeler que
l'activité même éducative doit par conséquent non pas tendre à un
effet au moyen des causes extérieures, mais qu'elle doit réveiller et
aider la mise en acte des énergies qui ne peuvent être conçues qu'au
186* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
point de vue de l'esprit; considérer le rapport entre les moyens les
plus variés auxquels on peut recourir à cette fin, comme un rapport
entre condition et conditionné, mais un conditionné qui réagit à sa
façon aux conditions et qui, à cause de cela, n'est pas réduisible à
ces conditions; examiner toute explication du procédé éducatif dans
les champs les plus différents, toujours en fonction d'une bipolarité
entre deux sujets, qui n'a rien de commun avec les relations entre
les objets; rappeler tout cela est d'une importance suprême.
Bien des parents, s'ils comprenaient ce concept, orienteraient tout
autrement l'éducation de leurs enfants: leurs recommandations, les
conseils, les reproches, etc., auraient une âme nouvelle. Bien des
maîtres révolutionneraient les systèmes suivis jusqu'à présent dans
les écoles. Les pensionnats de religieux ne concevraient jamais la
formation religieuse des élèves d'après le nombre des prières et des
cérémonies du culte que chaque pensionnaire est obligé de suivre,
sauf à les abandonner le soir même où il sort du pensionnat. Les
organisateurs d'une initiative quelconque ne suivraient pas la méthode
totalitaire de faire tout, ou d'obliger tout le monde à agir selon l'uni-
que tête du dirigeant, avec le résultat que le jour oii celui-ci dispa-
raît, tout l'édifice s'écroule, parce qu'il s'était entouré d'exécuteurs
voués à la passivité aveugle et non de coopérateurs libres. Enfin,
si la pédagogie, dans les différentes branches de son immense règne,
savait faire pénétrer dans les esprits son « concept » essentiel, elle
susciterait un profond renouvellement intérieur dans chaque camp.
Car si la technique et la pratique sont importantes, elles ne sont pas
la vie. La théorie et la pratique sont semblables à l'oeuvre d'un
électricien habile, qui dispose les fils électriques et met en place
les interrupteurs et les lampes nécessaires à une installation électri-
que parfaite. Mais, gare ! Si le courant électrique faisait défaut,
il serait inutile de multiplier les fils et les lampes. De même, comme
font, hélas ! bien des pseudo-éducateurs, il serait inutile de multiplier
les livres, les heures de leçon, les punitions ou les sermons: la lumière
ne viendrait jamais. C'est le courant qui manque; c'est le concept
initial, essentiel pour le procédé éducatif, qui fait défaut. Et je ne
sais pas si dans d'autres nations, la pédagogie catholique a eu un
maître qui, comme le professeur Casotti, a su illustrer avec autant
LE CONCEPT D'EDUCATION . . . 187*
de maîtrise cette idée fondamentale, en la faisant briller dans la doc-
trine thomiste avec autant d'éclat, en montrant ainsi sa constante
fraîcheur et sa perpétuelle vitalité.
Mais il faut distinguer ce « concept », c'est-à-dire la pédagogie
comme science, et l'éducation comme procédé et action.
La pédagogie a, comme chaque concept, les caractères de Yuni'
versalité et de Vabstraction propre formelle. L'éducation est une acti-
vité concrète, particulière, qui ne peut faire abstraction d'une situa-
tion individuelle et historique,
La première est une connaissance de l'activité. La seconde est
une action, de sorte que, tandis que celle-là a un caractère théorique
— un traité de morale ne l'a-t-il pas aussi ? — celle-ci a un caractère
pratique.
Le pédagogue est nécessairement un philosophe; l'éducateur et
l'éducatrice — en commençant par les mères chrétiennes, qui peut-
être n'ont jamais entendu discuter de « philosophie », de « pédagogie »
et de « didactique » — peuvent ne l'être pas. Il leur suffira de con-
naître et d'utiliser les résultats de la spéculation d'autrui. Les péda-
gogues d'une nation ne seront jamais nombreux. Mais nous aurions
besoin au contraire d'un grand nombre d'éducateurs.
Et ne semble-t-il pas au professeur Casotti qu'Aristote même,
cité par lui et si profondément connu, quand il reconnaît la dignité
de philosophia non seulement à la métaphysique et à la morale, mais
aussi à la poétique (tout en partant du principe que la poétique est
un art), réduisait par là même le concept de pédagogie non pas à
l'art, mais à la philosophie ? Il y a une philosophie de l'art qui se
distingue de l'éducation, comme il y a une considération philoso-
phique de la morale, qui se distingue bien de la morale vécue. Si
donc le concept d'éducation ou de procédé éducatif doit se réduire
à l'art, le concept de pédagogie appartient à la philosophie.
Au fond, le positivisme aussi, qui réduisait le concept d'éducation
à une science et à un fait, énonçait par cette théorie une thèse philo-
sophique, qui n'était pas un fait, mais une doctrine, c'est-à-dire un
concept, erroné tant qu'on veut, mais toujours un « concept » du
fait. Et l'erreur de l'idéalisme, quand il résolvait la pédagogie dans
la philosophie, ne résidait pas seulement dans sa conception philoso-
188* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
phique erronée, mais dans l'erreur de confondre l'éducation, comme
procédé et action, avec la pédagogie. Comme tout système a sa
métaphysique, sa gnoséologie, son éthique en fonction de son concept
de la réalité, il a aussi sa pédagogie, en tant qu'il élabore, à la lueur
de ce dernier concept, même l'activité éducatrice.
J'ajouterai une autre réflexion à propos des rapports entre la
pédagogie et les sciences.
Le professeur Casotti, qui suit d'un œil vigilant et qui a souvent
choisi comme sujet de ses recherches toutes les applications des dif-
férentes sciences — j'emploie maintenant le mot « science » non pas
dans sa signification aristotélicienne, mais dans celle des modernes —
au champ pédagogique, de la psychologie à la psychiatrie, de la sta-
tistique à l'expérimentalisme de John Dewey, est bien loin de la doc-
trine idéaliste, qui condamnait à l'ostracisme et banissait la science
pédagogique. Et même il n'hésite pas à écrire dans son traité de
Pédagogie générale: « Comme la science édilicienne et la médecine,
la pédagogie est un ensemble de sciences, puisque toutes les connais-
sances, de quelque côté qu'elles viennent, capables d'illustrer le pro-
cédé éducatif, lui seront toujours indispensables, de l'anatomie et de
la physiologie de l'enfant à la logique et à l'esthétique. Uunité des
sciences pratiques ne peut être que dans le but et jamais dans les
moyens: comme la médecine a pris de l'anatomie et de la physiologie,
puis de la chimie et de la physique, les connaissances nécessaires à
son but qui est de diagnostiquer et de soigner les malades, de même
la pédagogie peut prendre et prend partout les connaissances néces-
saires à son but qui est d'éduquer. Peut-être pourrait-on prévoir
que, par analogie à ce qui est arrivé pour d'autres sciences pratiques,
le progrès rendra nécessaire une quantité toujours plus grandes de
connaissances utiles à l'éducateur. Ceci, d'ailleurs, n'enlève rien au
caractère autonome et original de la pédagogie, comme, dans d'autres
domaines, cela n'enlève rien au caractère autonome et original de
l'architecture, de la politique et de la médecine, d'avoir à recourir
à une multitude de sciences et de notions, pour arriver à leur but.
Parce que c'est justement, comme nous venons de le dire, l'élabora-
tion de ces connaissances en vue du but unique de construire, de
gouverner les états, de guérir les malades ou d'éduquer, qui donne à
LE CONCEPT D'EDUCATION . . . 189*
ces connaissances leur caractère spécifique, architectural ou politique,
médical ou pédagogique. »
Fort bien. Personne ne pourra rien reprocher à l'éducateur quand,
dans son action, il demande l'aide des différentes sciences, même
si celles-ci traitent le sujet comme s'il était l'objet (la psychologie
aussi, tant qu'elle reste sur le plan scientifique, doit nécessairement
procéder avec ce critère méthodologique). L'éducateur se sert de
la contribution de toutes les différentes sciences, en y mettant, cha-
que fois qu'il les utilise, un nouveau souffle de vie, en rapport avec les
exigences individuelles du sujet et des problèmes particuliers qu'il doit
résoudre. Il cherchera partout le bois à mettre sur le feu, sans con-
fondre le bois avec cette étincelle de l'esprit qu'il doit faire briller
et qui changera ce bois en une flamme vive. Tout ceci est fort bien
compris quand il s'agit de l'éducation. Mais quand nous parlons de
pédagogie, les conditions pour allumer le feu, c'est-à-dire toutes les
aides et tous les schémas approximatifs que les différentes sciences
nous fournissent à propos du lien qui existe entre les phénomènes,
ne la concernent pas. Le philosophie de l'éducation doit, au con-
traire, faire abstraction de ce qui est d'une immense utilité dans l'œu-
vre éducative.
Peut-être quelqu'un me fera-t-il à ce moment une observation
et un reproche, en disant que la thèse du professeur Mario Casotti
et l'autre thèse qui met entre la pédagogie et l'éducation le même
rapport qu'entre une science philosophique et l'art, diffèrent plus
dans les mots que dans leur contenu réel.
Je ne fais pas de difficultés à reconnaître que cette remarque
est assez justifiée. Ce qui importe surtout, c'est de souligner Vactivité
excitatrice des virtualités de l'esprit dans le concept d'éducation, et
cela non seulement pour des motifs exclusivement théoriques, mais
aussi dans les buts pratiques de la vie. Car il est fort agréable d'af-
firmer avec Rousseau que l'homme naît bon, et de dire avec l'idéalisme
transcendental que nous nous suffisons à nous-mêmes et que nous
sommes autoéducateurs. La réalité quotidienne nous apprend que notre
formation exige une lutte dure et que l'aide d'autrui nous est néces-
saire. L'animalité est en contraste avec la rationalité: les ailes vou-
draient nous faire voler, mais la boue nous attire; nous pouvons
190* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
admirer les étoiles, mais le video meliora proboque, détériora autem
sequor est à l'ordre du jour. Le petit « moi » qui a voulu se divi-
niser soi-même en se proclamant Acte pur et Pensée de la pensée, est
obligé de déclarer sa banqueroute en pleine fraude. Nous ne pas-
sons de la puissance à l'acte que par l'impulsion d'un être en acte:
omne quod movetur, ah alio movetur.
D'autre part, l'homme n'est pas un automate. Pour la vie, pour
l'intelligence, pour la volonté qu'il possède, il est un centre d'énergies
spirituelles, qui ne peuvent être traitées mécaniquement.
Je conclurai moi aussi avec le professeur Casotti que la pédagogie
moderne, fille d'un âge indiscipliné et stérilement inquiet, a produit
ces graves inconvénients qui sont dérivés ou de l'anéantissement de la
personne humaine ou de son élévation au degré de Dieu. « Etudier
saint Thomas signifie, en ceci comme en toute autre question, nous
retrouver nous-mêmes. Une pédagogie du passé ? Disons plutôt une
pédagogie de l'avenir. »
M*' Francesco Olgiati,
professeur à l'Université catholique
du Sacré-Cœur. Milan.
Bibliographie
Comptes rendus bibliographiques
1. CoRENTiNUS Larnicol, C.S.Sp. — De Verbo Incarnato et de B.V. Maria.
Romae, Officium Libri Catholici, 1948. 23,5 cm., 246 p.
2. Marcellinus Daffara, O.P. — Cursus Manualis Theologiœ Dogmaticœ.
[ Vol. III ] : De Peccato Originali et de Verbo Incarnato. Taurini-Romae, Marietti,
[ 1948 ]. 22 cm., xxiii462 p.
1. Le traité du R. P. Larniool se présente comme un compendium theologi-
cum, pour l'utilité des étudiants et des pasteurs d'âmes. C'est un exposé bref,
mais assez complet, des grandes questions chrisitologiques et mariales, des prin*
cipales erreurs à leur sujet et des arguments classiques des théologiens. Le tout,
parce que résumé, apparaît forcément superficiel: rappel plutôt qu'approfondis-
sement. Les grandes controverses scolastiques sont examinées elles aussi, à leur
place: présentation sommaire des diverses opinions et modeste essai de solution.
2. Cet ouvrage du R. P. Dafîara se recommande par la clarté, la profon-
deur et la solidité de la doctrine, par la richesse et l'heureux choix de la biblio-
graphie, par le soin donné à la présentation matérielle. Le De Peccato Originali
étudie longuement l'état de justice primitive et la nature et les conséquences
du péché originel. Le De Verbo suit de près, fort heureusement, l'ordre adopté
par saint Thomas, tout comme il en expose fidèlement la doctrine.
Comme isaint Thomas, l'A. fait entrer la mariologie dans les cadres de la
christologie. Le procédé a certainement du bon, même de nos jours; dans le
cas présent, toutefois, il a le grand inconvénient de trop laisser dans l'ombre
la prédestination de Marie à être Mère du Rédempteur, ce qui est la clef de
voûte de tout le mystère mariai, ainsi que la grande question du rôle de Marie
dans l'acquisition des grâces.
Eugène Marcotte, o.m.i.
LÉON LE Grand. — Sermons* T. 1. Paris, Les Editions du Cerf, 1949, 20,5 cm.,
263 p. (Sources chrétiennes, 22.)
Cette traduction des sermons de saint Léon le Grand est bienvenue. Tout
d'abord à cause des mérites de saint Léon et de ses sermons. Ce n'est pas le
lieu d'en faire l'éloge: il y aurait trop à dire. Renvoyons à l'introduction de
66 pages que Dom Jacques Leclercq a écrite pour la présente traduction; elle
montre bien le profit que les chrétiens peuvent encore tirer à entendre le grand
pontife. Le mérite considérable de l'introduction, c'est de ramasser à peu près
tous les points que saint Léon a traités et de les rattacher organiquement à
celui qui paraît à l'auteur de l'introduction être central et fondamental: l'union
hypostatique. On en conviendra facilement d'un point de vue logique et déduc-
tif: l'union hypostatique que saint Léon a définie avec tant de précision et
contribué à faire définir avec la même exactitude au concile de Chalcédoine,
explique bien toute la doctrine qu'il prêche. Mais il faut ajouter qu'en réalité
192* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
saint Léon se met à un point de vue plus concret: l'objet qu'il fixe le plus,
ce n'est pas tant l'union hypostatique elle-même que la personne du Rédempteur^
Dieu et homme; la rédemption opérée par le Verbe incarné, telle me semble
être plutôt l'idée-mère des sermons léoniens. Ce point de vue étant admis —
qui amènerait un certain déplacement de perspective dans l'introduction, — il
reste que la double qualité de Dieu et d'homme est bien ce qui constitue le
Christ le Sauveur par excellence; c'est bien ce qui fait du christianisme de
saint Léon le plus chrétien des christianismes.
Tout ce plan de l'Incarnation rédemptrice avec ses modalités constitue le
grand sacrement ou le grand mystère de la miséricorde divine. Saint Léon
emploie fréquemment ces deux termes synonymes. On est surpris de consta-
ter que l'introduction n'ait pas expliqué ces termes ni les idées qu'ils expriment;
d'autant plus surpris que l'auteur de l'introduction les emploie lui-même et
que le traducteur se plaint de la difficulté de rendre l'idée complexe exprimée
par ces termes. On sait aussi que la doctrine du mystère du culte chrétien
s'appuie par des textes comme ceux de saint Léon.
La traduction elle-même des sermons dont nous n'avons ici qu'une partie,
est méritoire. Il y a certainement de la joie à analyser de si beaux textes pour
les rendre en français. Mais il doit être presque désespérant, l'auteur en fait,
du reste, l'aveu, de rendre la concision et la souplesse de la phrase léonienne.
Il faudrait le style d'un Bossuet. Il me semble que la présente traduction
est un peu lourde, du moins on la compare au texte original auquel la syn-
taxe latine permet un allant si énergique et si élastique.
Comme toute traduction, celle-ci néglige nécessairement quelques nuances;
il est aisé d'en dépister. Cependant elles semblent plutôt minimes et ne devien-
nent pas des contresens. Quant aux expressions proprement intraduisibles, je
ne me consolerais pas aussi facilement que le traducteur en disant qu'elles
sont des "préciosités de décadence"; il y a là, au contraire, un bonheur d'ex-
pression où la doctrine trouve son meilleur compte. Chaque langue a de ces
ressources qu'utilisent à plein les chefs-d'œuvre.
Souhaitons que la nouvelle traduction ouvre à un plus grand nombre de
chrétiens les trésors de sagesse, d'esprit liturgique, de sens ecclésiastique, de
vie chrétienne, que contiennent les sermons de saint Léon le Grand.
Jacques Gervais, o.m.i.
:(: :t: 1^
Ollecarius Dominguez, o.m.i. — De functione missionali in Corpore Mystico
secundum S. Thomam. Romae, Pontificiœ Universitalis Gregorianae, 1949. (Extrait
de Studia Missionalia, .IV, p. 65-117.)
Ce travail du P. Olegario Dominguez, professeur au scolastioat oblat de
Pozuelo de Alarcôn (Madrid), donne un aperçu des premiers chapitres d'une
thèse défendue en 1948 à l'Université Grégorienne de Rome. L'A. examine ici
les points suivants: saint Thomas et l'activité missionnaire de son époque
(p. 67-76) ; le concept général de l'activité missionnaire chez saint Thomas (p. 76-
84); ses divers aspects (p. 84-96); sa notion spécifique (p. 96-105); l'idée mis-
sionnaire d'ans la doctrine du Corps mystique (p. 105-115) ; conclusion (p. 115-
117). Dans le premier point, l'A. explique, par les croyances générales de l'épo-
que et la tradition patristique sur la prédication mondiale des Apôtres et de
leurs successeurs immédiats — croyances qui, notons-le, perdurèrent encore chez
BIBLIOGRAPHIE 193 *
de nombreux théologiens même après la découverte de l'Amérique, — comment
saint Thomas qui n'ignorait pas les grandes lignes de l'activité missionnaire de
son temps, ne connut que progressivement et dans une mesure encore très rela-
tive, l'existence de certaines nations vivant en dehors de l'Eglise, et comment
il resta toujours convaincu que la loi évangélique fut du temps des Apôtres vir-
tuellement promulgée sur toute la terre. Dans le deuxième point, l'A. fait
judicieusement observer que la délimitation concrète et précise de l'activité des
missions étrangères est d'ordre administratif ou juridique; que la mission ne
fut envisagée comme activité distincte dans le complexe du ministère ecclésiasti-
que qu'à partir du XVP siècle et qu'elle ne fut clairement délimitée qu'à
l'époque actuelle (p. 76) ; d'où l'inutilité de vouloir chercher chez saint Thomas
une notion spécifique claire et précise de l'action missionnaire. Mais on peut
toutefois rechercher coipment saint Thomas entend désigner ce que nous délimi-
tons actuellement sous l'expression « travail missionnaire » ; et c'est ainsi que
l'A. constate que si la notion de « prédication initiale de la foi salutaire »
prédomine, celle de « plantation de l'Eglise » n'est nullement étrangère à saint
Thomas; et comme cette notion correspond à la façon actuelle de circonscrire
le champ propre à l'activité missionnaire, il suffit d'étudier les données doctrinales
que saint Thomas attache à cette notion pour connaître sa doctrine théologique
missionnaire. L'A. montre ensuite quelles sont les autres notions que saint
Thomas met en rapport avec celle d'implantation de l'Eglise (p. 84-96) et com-
ment elles peuvent rentrer dans cette activité ainsi délimitée (p. 96-105) ; il
situe enfin le concept de mission dans la synthèse du Corps mystique, c'est-à-
dire sous l'angle de la finalité subjective de la mission, angle sous lequel il
est normal que saint Thomas — qui considérait l'action missionnaire comme
globalement accomplie — ait envisagé de préférence l'activité missionnaire. Bref,
il s'agit d'un excellent travail, très fouillé et pleinement mûri, sur l'idée mis-
sionnaire chez le grand docteur; c'est une pierre de plus à d'édifice mis-
siologique. Souhaitons que le P. Domînguez puisse également, par la connais-
sance qu'il a acquise des nombreux écrits du Docteur Angélique, fournir des
synthèses de l'enseignement du maître sur les multiples problèmes théologiques
missionnaires, qui soient tout aussi intéressantes que celle qu'il vient de pré-
senter sur le concept de mission.
André-V. Seumois, o.m.i.
* * *
Proceedings of the American Catholic Philosophical Association. Volume
xxii. Washington, D.C., Catholic University of America, 1948 23 cm., 246 p.
The aforementioned Association held its twenty-second annual meeting in
St. Louis, in December 1947, and the central theme of its discussions was
The Absolute and the Relative.
The main addresses dealt with the following: The Natural Law — A New
Opportunity for Catholic Philosophy — A General Survey of the Problem of
the Absolute and Relative — The Absolute and the Relative in the Metaphysical
Order, in the Moral Order, and as a Problem in Modern Philosophy.
The major part of this volume reports the Round Table discussions on
Symbolic Logic — "Essential Relevance'^ in Whitehead — Sensus Communis and
the Visual Perception of Distance — Relativism and Right — Practical Knowledge
and Relativity — Primordial Particles and Hylemorphism — Hans Kelsen and
194* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
the Problem of Relativism in the Law — The Historial Relativism, of Ortega
y Gasset — The Past and Being in Jean-Paul Sartre.
This bare nomenclature of topics clearly shows that, under one formal
object of enquiry, there was a very wide field covered by the members of that
Association, whose annual reports, as a rule, constitute a valuable contribution
to philosophical literature.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
« « *
S. Thom;e Aquinatis — Opuscula omnia necnon opera minora, ad fldem
codicum restituit ac edidit R. P. Joannes Perkier, o.p. — T. I. Opuscula philoso-
phica. Paris, Lethielleux, 1949. 23 cm., xx-620 p.
Ce n'est pas encore une édition critique attendue depuis longtemps et sans
laquelle beaucoup d'œuvres doctrinales sur la philosophie et la théologie thomiste
ne peuvent être définitives. C'est une édition ad fidem codicum, pour la prépa-
ration de laquelle, l'auteur, tablant sur les conclusions des PP. Castagnoli, Rossi,
Roland-Gosselin, Keeler et autres, choisit comme texte de base le « ms. Paris
Bibl. Nat. Jat. 14546 » qu'il soumet à une étude comparative avec les autres
meilleurs manuscrits connus.
L'éditeur classifie les opuscules selon un ordre différent de celui des édi-
tions antérieures. Distinguant les opusculee proprement dits des commentaires
sur Denys, Boèce et le De Causis qu'il réserve pour le troisième tome, il nous
présente d'abord les opuscules philosophiques (dans le présent volume), puis les
opuscules théologiques (t. 2, à venir) selon un ordre logique allant du général
au particulier. Il supprime tout simplement les traités certainement inauthen-
tiques, rejette en appendice les œuvres douteuses (ainsi que la continuation du
de Regno) dont il a cependant préparé le texte avec un soin égal — nous assure-
t-il à celui qu'il a apporté au texte des œuvres authentiques. Enfin, outre l'intro-
duction générale, il fait précéder chacun de ces derniers d'une brève note le
situant dans la chronologie des écrits de saint Thomas, indiquant le sens du titre
et faisant connaître les sources de l'édition.
Cette réalisation est un progrès très appréciabe sur les éditions antérieures
qui reproduisent la Piana en y ajoutant leurs propres fautes d'impression. Tous
ceux qui s'intéressent au mouvement thomiste sauront gré au R. P. Perrier d'avoir
mis entre leurs mains un excellent instrument de travail.
Jean Pétrin, o.m.i.
* * t
Jacobo Gustavo Moran, s.j. — Psychologia. Mexici, Buena Prensa, 1949.
22 cm., XVI-302 et XI-331 p. (Cursus Philosophicus Collegii Maximi Ysletensis,
S.J. Pars V.)
Les Jésuites de la province mexicaine, professeurs au scolasticat d'Ysleta (El
Paso, Texas, USA), ont entrepris et poursuivent courageusement, depuis quelques
années, la publication d'un Cursus Philosophicus, en huit parties. Voici quel-
ques détails au sujet des volumes déjà parus. P. Julio Dâvila: Critica (1941;
2* édit. 1947), Introductio ad Philosophiam et Logica (1945), Metaphysica Gene-
ralis (1946-; 2* édit. en prép.) ; P. Rafael Martinez del Campo: Theologia Naturalis
(1943), Doctrina Sancti Thomœ De Actu et Potentia et de Concursu (1944), Ethica
(à paraître) ; P. Jacobo Gustavo Moran: Cosmologia (1944; 2* édit. en prép.),
Psychologia (1949).
BIBLIOGRAPHIE 195*
Cette dernière œuvre du Père Moran se présente en deux forts volumes de
plus de trois cents pages chacun, riches de doctrine, manifestant une vaste et
sérieuse connaissance des anciens et des modernes. Elle débute par une impor-
tante introduction d'une cinquantaine de pages, sur le sens et l'histoire de la
psychologie; puis se développe selon l'ordonnance et la méthode traditionnelles
de la scolastique: une première partie sur la vie en général et sur les vivants
inférieurs (164 pp.); une seconde, sur la psychologie sensitive, surtout humaine
(167 à 302) ; une troisième, sur la psychologie de la vie rationnelle (tout le
2* vol.). Des renseignements bibliographiques choisis accompagnent chaque pro-
blème. Le tout se clôt par deux précieux index, l'un ommastique et l'autre
analytique.
On est heureux de constater que l'auteur appelle nettement son traité. Psycho-
logia philosophica (n° 11), pour le distinguer de la psychologie empirique; bien
que, quelques pages plus haut (n° 4), il semble admettre indifféremment psycho-
logie « métaphysique », ou « rationnelle », ou « spéculative ». Il définit ensuite
le contenu réel de cette psychologie philosophique: « scientia quae in supremas
causas vitae, praesertim humanae, inquirit » (n° 2); ce qu'il explique (n° 3):
«Partes tamen hic praecipuas, ut par est, tenet humana vita; unde latius omnino
de hac erit dicendum », et encore (n° 8); « Totum vero Psychologiae studium
maxime ad hominem referri constat, in quo triplicem gradum vitae, sicuti per-
fectiones ceteras aliis in rebus sparsas, invenire fas est. » S'il en est ainsi, pour-
quoi ne pas dire tout simplement que l'homme est de fait l'objet de la psy-
chologie philosophique moderne ? Et conséquemment pourquoi ne pas centrer
sur l'homme toutes les avenues de ce traité, comme l'ont tenté les Pères C. N.
Bittle, o.f.m. cap. i, et Henri Renard, s.j. 2.
Dans ces deux volumes très denses, on trouve des renseignements synthé-
tiques évidemment, mais clairs et suggestifs, sur plusieurs points parfois trop
négligés par les maîtres de la Scolastique: sur l'instinct (n°° 184-193) ; sur les
passions (n"' 341-350); sur les caractères de l'amour (n"" 345-348); sur la
conscience, les phénomènes inconscients et la psychanalyse (n°^ 686-501) ; sur
l'amour désintéressé (n**^ 523-525); enfin sur les habitus (n°" 588-596). Les
problèmes centraux de la psychologie scolastique traditionnelle sont exposés
avec beaucoup d'ampleur, une heureuse impartialité et une constante sérénité;
bien que parfois avec une tendance que d'aucuns refuseront à reconnaître thomiste.
On pourrait relever certaines formules qui gagneraient à être retouchées,
dans une édition subséquente. Au n° 209, l'auteur définit la connaissance:
« Operatio stricte immanens, qua cognoscens recipit in se objectum secundum
hujus esse repraesentativum ordinis intentionalis. » La phrase semble insinuer
que le connaître soit une réception. Chose curieuse, au n° 253, on rencontre
l'assertion suivante: « Sensatio formaliter considerata non stat in mera recep-
tione speciei impressae, sed in actione perfecte immanente quae inde consequi-
tur. » Le premier texte détermine la connaissance par une réception; le second
nie que la sensation, une vraie connaissance, soit formellement une réception.
En fait, si notre connaissance créée implique une réception, elle n'est pas essen-
tiellement cette réception.
1 The Whole Man: Psychology, Milwaukee, Bruce, 1944.
2 The Philosophy of Man, Milwaukee, Bruce, 1948.
196* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
La thèse XXI s'énonce ainsi (n° 375); « Intellectus humani objectum adaequa^
tum est ens in tota latitudine ; proportionatum vero sunt res sensibiles. »
Pareille proposition n'est pas assez précise et risque d'être mal interprétée. Et
d'ailleurs Fauteur lui-même se voit obligé d'apporter certaines distinctions (n° 382):
« Et sic probatum manet res materiales seu sensibiles esse objectum proportio-
natum, materialCf intellectus humani. Objectum autem proportionatum formule
est quidditas seu essentia rei materialis »eu sensibilis. »
Le chapitre sur l'origine du corps du premier homme prête à discussion.
La deuxième partie de la thèse XL (n" 742) ne semble pas assez nuancée:
« Evolutionismus autem theisticus integralis, ipsam ad corpus humanum perdu-
cens, nec rationis exigentiis satis congruit nec scientifice demonstratur. » A
ce sujet, on comparera avec intérêt le texte de la première édition de la
Philosophia Naturalis du Père C. Frank, s.j. (Frigurbi Br., Herder, 1926) : « Hypo-
thesis vero, quae positive postulat applicationem theories generalis evolutionis
ad corpus humanum, arbitrarie proponitur, immo pariter repugnare dicenda
est», avec la formule de l'édition de 1949: «Hypothesis, quae postulat applicatio-
nem theoriae generalis evolutionis (organicae) ad ortum et evolutionem corporis
humani, scientifice probabilis dici potest. » De même, puisque le Père Moran
cite avec faveur l'opinion du Père Charles Boyer, s.j., il pourra rapprocher,
non sans utilité, la 3^ édition de son De Deo Créante (Roma, Univers. Gregor.,
1940), de la 4" édition (1948); il consultera aussi avec avantage un article du
même auteur, intitulé Le corps du premier hom,me et l'évolution {Acta Pont.
Acad. Rom. S. Thomœ, 10 [ 1945 ], p. 230-255).
L'exposition, qui suit l'énoncé de la thèse XL, se borne à une critique des
preuves de science expérimentale (ce qui est de la philosophie des sciences),
plutôt qu'à l'établissement d'arguments strictement philosophiques. Quelle que
soit la position que l'on tienne sur cette question, encore faut-il situer exacte-
ment le sens et les limites du problème; en distinguer les multiples aspects:
théologique, expérimental, philosophique; dégager la différence entre le fait et
le mode de l'évolution; enfin, dans un manuel de philosophie, montrer ce que
cette science peut nous apporter de lumière sur ce point, en demeurant cepen-
dant sur son terrain et en utilisant la méthode qui lui est propre.
La nouvelle Psychologie du Père Moran présente une doctrine sérieusement
élaborée et richement documentée. Elle n'en est pas moins entachée d'un défaut
radical, commun à trop de psychologies: d'une part, un développement considé-
rable du mécanisme de l'intellection à côté d'une analyse insuffisante du pro-
cessus de la volition; d'autre part, orientation de l'exposé autour de l'âme, nous
laissant sous l'impression qu'en définitive l'homme est une âm«, et non pas une
personne dont le corps est une partie essentielle. Joseph McAllister déplorait
tout récemment cette attitude, dans sa recension de la Psychologie reflexive du
Père André Marc, s.j.: «I cannot view but with distaste its emphasis upon man
as mind and soul. The truth is that man is not mind. Neither is he soul. Neither
is he a collectivity of atoms, just plain or with the perfections of life and
sensation admitted. Man is all of these things together — not just in the unity
of the individual but in the mysterious unity of the human person » (The New
Scholasticism, 24 [ 1950 ], 101).
Jean-Paul Dallaire, s.j.
Avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supéri«urs.
U encyclique "Humani Generis ^^
La publication de l'encyclique Humani Generis n'a surpris per-
sonne; personne, non plus, n'aura lieu de se trouver déçu: bien que
relativement bref, ce document est d'une netteté et d'une précision
qui suppriment toute équivoque, et d'une fermeté qui ne laisse place
à aucune hésitation.
Le Saint-Père a jugé nécessaire d'intervenir dans le débat qui
agitait le monde des théologiens et des philosophes catholiques. Si
d'aucuns doutaient encore de la gravité de la crise, il leur suffira,
pour s'en convaincre, de remarquer le ton du document — la forme
la plus solennelle du magistère ordinaire — et le sérieux des consi-
gnes données aux évêques et aux supérieurs religieux. De toute son
autorité, le pape dénonce à l'Eglise entière « certaines opinions fausses
qui menacent de ruiner les fondements de la doctrine catholique »
et il impose les mesures à prendre pour remédier au présent état
de choses.
Ces opinions fausses, l'encyclique les met constamment en rap-
port avec deux grands mouvements contemporains: le renouveau
philosophico-théologique et l'œcuménisme. Non pas que l'Eglise
veuille jeter du discrédit sur ces deux mouvements, fort louables
l'un et l'autre et qui ont maintes fois reçu ses encouragements. Mais
ce qui est profondément regrettable, c'est que certains de leurs adep-
tes, et parfois des plus en vue, se soient laissé entraîner à des aber-
rations contre lesquelles il faut maintenant sévir.
Impossible de présenter en quelques pages toute la doctrine de
ce document, d'une extrême densité. En attendant des études plus
élaborées à paraître dans cette Revue, contentons-nous d'en indiquer
les lignes principales. Ce contre quoi s'élève surtout le Saint-Père,
c'est un certain courant de « relativisme dogmatique », aux mani-
festations plus ou moins audacieuses, qui minimise l'importance
des notions engagées dans l'expression humaine des dogmes défi-
nis par l'Eglise. Tendance à réduire le plus possible l'essentiel
de la vérité définie; tendance à chercher à traduire cette vérité dans
198* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
des notions nouvelles, soit qu'on les croie plus accessibles aux esprits
de notre temps, soit même qu'on les déclare objectivement plus aptes
que les anciennes à exprimer le réel surnaturel. Par où l'on a été
conduit à des affirmations incompatibles avec la foi catholique: sur
la démonstration, par exemple de l'existence d'un Dieu personnel,
ou encore sur la prescience divine, sur la gratuité de l'ordre surna-
turel, sur la présence réelle du Sauveur dans l'eucharistie, etc.
Que ce courant ait pris naissance, le fait s'explique — sans se
justifier — et l'encyclique s'y arrête longuement. En effet, les apôtres
de l'union des chrétiens se sont vite butés, pour leur part, sur les
difficultés que causent à bon nombre de dissidents de bonne foi les
définitions dogmatiques de l'Eglise, surtout à partir du concile de
Trente. Avec raison, ils ont voulu mettre en valeur les éléments
de doctrine chrétienne que ces frères séparés gardent encore et qui
sont susceptibles de les ramener à l'Eglise. Mais en insistant sur
« oe qui nous unit », plusieurs n'ont pu résister à la tentation de
rejeter le plus possible dans l'ombre, pour aplanir la voie du retour,
« ce qui nous sépare » : ce qui, joint à la juste préoccupation de ne pas
imposer à la foi des dissidents des opinions librement discutées, les
a conduits à écarter ou à ignorer des expressions ou des doctrines
auxquelles l'Eglise, pourtant, ne peut renoncer sans porter atteinte
à l'intégrité du dépôt révélé.
D'autre part, et surtout, le besoin de renouveau en théologie
et en philosophie catholiques, besoin né d'une réaction contre le
caractère excessivement rationnel et abstrait, du moins en apparence,
de la scolastique des siècles derniers, a engendré chez plus d'un la
méfiance, voire le mépris, à l'égard de la scolastique elle-même. Au
lieu de chercher dans la pensée traditionnelle, où ils les auraient
trouvés, les principes directeurs du renouveau nécessaire, ces penseurs
épris de nouveautés se sont tournés vers les philosophies contempo-
raines, philosophies où la part de l'intelligence est beaucoup trop
réduite au profit des intuitions obscures de l'affectif. D'où mécon-
naissance de la stabilité et de l'exclusivisme des certitudes intel-
lectuelles et des notions qu'elles impliquent; d'où aussi préférence
excessive pour une expression plus concrète et moins technique des
vérités révélées, telle qu'on la trouve chez les Pères, les Pères grecs
surtout.
L'ENCYCLIQUE « HUMANI GENERIS» 199*
Ces erreurs auraient pu être évitées si l'on avait su chercher
lumière dans les instructions du magistère ecclésiastique. Mais pré-
cisément — et le pape le déplore vivement — ces mêmes penseurs
se permettent facilement de mépriser le magistère, de le considérer
comme un obstacle au renouveau doctrinal ou à l'apostolat unioniste,
de prétendre même le corriger au nom de l'enseignement des sources
chrétiennes. Dans de telles dispositions, rien d'étonnant qu'on ait
abouti aux conséquences les plus lamentables. A ce propos, le Saint-
Père rappelle fortement la grave portée doctrinale des encycliques,
expression la plus forte du magistère ordinaire de l'Eglise.
Le remède à ces maux, c'est évidemment une fidélité franche,
totale, confiante aux directives pontificales. C'est aussi, par consé-
quent, un retour intégral à la philosophie et à la théologie du Doc-
teur Commun, car c'est en elles, l'encyclique l'enseigne magnifique-
ment, qu'on trouvera la vérité que demandent les esprits de notre
temps, comme ceux d'ailleurs de tous les temps.
En même temps qu'aux théologiens et aux philosophes, le pape
s'adresse aux exégètes catholiques. Il les met gravement en garde
contre des interprétations imprudentes des textes scripturaires. Il
regrette, en particulier, que d'aucuns semblent vouloir n'examiner
les Livres sacrés qu'à l'aide des seuls moyens humains, sans tenir
compte de l'analogie de la foi ni de l'interprétation traditionnelle
de l'Eglise. Il précise aussi la portée de la célèbre lettre au cardinal
Suhard sur la liberté laissée aux exégètes dans l'interprétation des
premiers chapitres de la Genèse.
Le problème, toujours actuel, de l'accord de la foi avec les décou-
vertes scientifiqpies est abordé lui aussi. Le pape déclare qu'un
certain polygénisme ne peut se concilier avec la doctrine catholique
sur le péché originel, et ne saurait donc être acceptée par des catho-
liques. Quant à l'évolutionnisme, c'est une question laissée aux libres
discussions entre catholiques, mais dans laquelle il faut procéder
avec grande prudence, vu son caractère encore très hypothétique et,
par ailleurs, son rapport avec des doctrines de foi.
Voilà donc les grandes questions qu'aborde l'encyclique et qu'elle
expose avec une profondeur et un souci des nuances que n'a pu
rendre ce bref résumé. Retenons, du moins, que c'est un document
dont on ne saurait exagérer l'importance et qui donnera lieu à des
200* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
études des plus profitables. C'est un coup de barre vigoureux et
décisif donné à l'orientation des sciences sacrées; c'est un frein, aussi,
appliqué à des tendances excessives, mais qui n'en assurera que
mieux, comme toujours, l'essor et le succès durable des deux grands
mouvements qui se trouvent le plus directement en cause.
Une dernière remarque. Les questions touchées par l'encyclique
ont jusqu'ici divisé les penseurs catholiques en deux camps, parfois
violemment opposés. En intervenant d'autorité dans le débat, le
Saint-Siège n'a certainement pas l'intention d'écraser les uns ni de
faire triompher les autres, mais uniquement d'indiquer à tous les
normes sûres à l'intérieur desquelles ils pourront donner pleine valeur
et pleine fécondité aux idées et aux initiatives qui leur sont chères.
Qu'il ne soit donc pas puérilement question de vainqueurs ni de
vaincus. Sachons tous, plutôt, dans une humble et sincère soumis-
sion aux directives pontificales, nous réjouir des heureux fruits qu'elles
sont de nature à produire, et bénissons le divin Maître de l'inestima-
ble secours que le magistère ecclésiastique sait apporter, in tempore
opportuno, à nos pauvres esprits humains en quête de la pleine
lumière divine. Tu verba vitœ œternœ habes . . .
Eugène Marcotte, o.m.i.,
professeur à la Faculté de Théologie.
Chronique Biblique
Ancien Testament
LES TEXTES.
Pour l'exégète, qui s'adonne à l'étude de la sainte Ecriture, il
est essentiel d'avoir en main une copie du texte aussi fidèle que pos-
sible. Si l'on met tant de soin aujourd'hui à établir des éditions
critiques pour les textes de la littérature profane, à plus forte raison
convient-il de ne rien négliger pour rétablir, autant que le permet
l'état actuel de nos connaissances, le texte original de la Bible, « à
cause du respect dû à la parole divine », comme s'exprime S. S. Pie XII
dans la lettre encyclique Divino afflante Spiritu ^.
De fait, un travail considérable a déjà été fourni au cours des
dernières années dans ce domaine qui tient tant à cœur à l'Eglise.
La présente chronique veut donner aux lecteurs de la Revue un
aperçu sur les dernières éditions critiques du texte biblique de
l'Ancien Testament.
L'on sait que notre texte hébreu est celui des Massorètes, défini-
tivement fixé au IX^ siècle après J.-C. Le textus receptus de la Bible
hébraïque était, jusqu'à ces derniers temps, celui de Jacob ben
Hayyim, paru à Venise chez Bomberg en 1524-1525. Rud Kittel,
avec l'aide de P. Kahle, avait publié avant la guerre, en 1937, une
nouvelle édition du meilleur texte raassorétique accessible et plus
ancien que celui de Jacob ben Hayyim ^. Il s'est servi d'une source
plus ancienne, le manuscrit B 19 " de la bibliothèque publique de
Leningrad, copie fidèle, exécutée en 1008, du manuscrit d'Aaron ben
Asher, datant du X* siècle.
Non contents de reproduire ce texte célèbre, Kittel et ses col-
laborateurs ont colligé avec soin tout ce que l'art de la critique
1 A AS, 35 (1943), p. 307.
2 Biblia Hebraica, éd. Rud Kittel, textum massoreticum curavit P. Kahle,
Stuttgart, Priv. Wiirtt. Bibelanstalt. Le texte recensé ici est celui de la troisième
édition, publiée en 1937. L'édition en vente actuellement est Veditio quinta typis
editionis tertiœ expressa qui reproduit telle quelle la troisième édition, mais enrichie
de deux cartes géographiques de G. Dalman: l'Asie antérieure aux temps de l'AT et
la Palestine aux temps de l'AT.
202* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
textuelle avait déjà obtenu comme résultats tangibles pour améliorer
le texte dans le sens de l'original. En dessous du texte, un premier
apparat critique note les variantes dites de moindre importance
et classées sous des lettres grecques. Puis, classées sous des lettres
latines, les variantes de plus grande importance, dans un second
apparat, ainsi que les propositions de la critique conjecturale. Il
va sans dire que cette distinction en variantes de moindre ou plus
grande importance repose bien des fois sur un jugement tout sub-
jectif de l'auteur et ne dispense pas le lecteur de s'en servir avec
sens critique. À plus forte raison, cette critique est-elle nécessaire
pour les corrections proposées par la critique conjecturale. En tous
cas, cet apparat critique, qui suppose un travail immense, restera
le mérite principal de cette Biblia Hebraica, et les spécialistes seront
reconnaissants aux éditeurs pour l'abondant choix de variantes et
de corrections proposées à leur sagacité.
Une autre innovation, dans l'édition du texte massorétique, est
l'adjonction de la petite massore de Ben Asher, reproduite en marge
du texte. L'usage en est facilité par un « Index Siglorum et Abbre-
viationum Masorae parvae », aux pages XXXIV à XXXIX de l'intro-
duction.
Telle qu'elle est, cette édition manuelle, si commode pour les
étudiants, est en même temps ce qu'on peut avoir de mieux actuel-
lement en fait de texte de la Bible hébraïque. Et de ce fait elle
constitue l'édition classique indispensable à tout exégète. Souhai-
tons que les éditions à venir ne soient plus une simple reproduction
de la troisième édition, aussi parfaite qu'elle soit, mais puissent
tenir compte des perfectionnements possibles. Ainsi l'apparat cri-
tique pourrait s'enrichir des variantes fournies par les nouveaux
manuscrits hébreux découverts dans le désert de Juda et dont nous
allons parler plus bas dans cette chronique.
Un travail analogue a été fait pour la version des Septante par
Alfred Rahlfs qui nous a donné une édition manuelle fort com-
mode, publiée en 1935 par les soins de la même maison d'éditions^.
3 Septuaginta id est Vêtus Testamentum grrece juxta LXX interprètes edidit
Alfred Rahlfs, Stuttgart, Pri. Wiirtt. Bibelanstalt, 1935. Comme l'édition de Kittel,
celle-ci était réimprimée après la guerre mais elle est de nouveau épuisée et il faut
attendre une nouvelle édition.
CHRONIQUE BIBLIQUE 203*
Le texte repose sur un choix critique fait entre les leçons des trois
principaux témoins: BSA. L'apparat critique n'indique que les prin-
cipales variantes. Avec la Biblia Hebraica, l'ouvrage d'Alfred Rahlfs
est un instrument de travail indispensable pour ceux auxquels les
éditions plus complètes sont inaccessibles.
En effet, il convient d'attribuer une importance de premier ordre
à la version des Septante. Elle est le seul témoin de l'état du texte
avant l'ère chrétienne, puisque la traduction fut faite durant les deux
derniers siècles avant J.-C. Même en tenant compte du génie dif-
férent des différents traducteurs et des fautes de traduction inévi-
tables, on peut souvent discerner quelle était la leçon hébraïque de
leur texte.
C'est pourquoi A. Rahlfs avait commencé une réédition plus
complète des Septante. L'ouvrage est publié par la Maison Vanden-
hoek et Ruprecht à Gœttingue. Bien qu'elle ne progresse que len-
tement, l'édition continue à paraître. Nous signalons les deux der-
niers volumes parus et dus à M. Joseph Ziegler, professeur au
Séminaire de Regensburg : à savoir, le livre d'/saïe ^ et le livre des
Douze Prophètes ^. Ces volumes font dignement suite à l'édition
des Psaumes d'A. Rahlfs. Ce qui fait la valeur de cette édition,
c'est l'abondant apparat critique en dessous du texte contenant les
variantes des manuscrits de quelque importance, des collections de
papyrus, des citations des Pères grecs dans leurs commentaires, des
anciennes versions. Une innovation fort heureuse est l'adjonction,
à partir du livre d'Isaïe, d'un second apparat avec les variantes four-
nies par les Hexaples. Innovation heureuse, disons-nous, parce qu'elle
dispense, ce qui n'est pas le cas pour les Psaumes de Rahlfs, de
recourir à Field, Origenis Hexaplorum, quœ supersunt fragm-enta.
Quant aux principes qui ont déterminé le choix de la leçon
et l'établissement du texte, M. J. Ziegler les a exposés dans une
longue introduction en tête de chacun des volumes {Isaias, p. 7-94;
^ Septuaginta. Vêtus Testamentum Grascum Auctoritate Societatis Litterarum
Gottingensis editum: XIV. Isaias edidit Joseph Ziegler, Gottingen, Vandenhoek und
Ruprecht, 1939, 370 p.
5 Septuaginta. Vêtus Testamentum Graîcum . . . XIII. Duodecim prophètes edidit
Joseph Ziegler, Gottingen, Vandenhoek und Ruprecht, 1943, 339 p. Ont parus
précédemment: X. Psalmi cum Odis (Rahlfs) 1931; XI, 1 Macchabœorum liber I
(Kappler), 1936.
204* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
Duodecim prophetœ, p. 7-101). Il étudie d'abord les témoins du
texte, oe qui lui permet de réduire la tradition des manuscrits en
quatre groupes; le texte alexandrin, la recension hexaplaire, la recen-
sion lucianique et enfin les Chaînes, Sa préférence va au texte
alexandrin, auquel il donne la prééminence et, par conséquent, lui
fait confiance dans les cas douteux ^.
Avec ces volumes les spécialistes ont désormais sous la main
tout ce qui leur faut pour contrôler, d'une façon critique, le texte
de la traduction des Septante.
Si la version des Septante est de première importance pour
l'étude du texte, les autres versions méritent également d'être prises
en considération. Pour les versions latines on connaît les mérites
de saint Jérôme, dont la traduction, appuyée sur la « hebraica
Veritas », constitue le digne pendant de celle des Septante. Mais,
comme tous les textes souvent recopiés, la Bible hiéronymienne dut
subir bien des altérations avant que le concile de Trente en fasse
d'autorité la Vulgate de l'Eglise catholique dans la tradition du texte
appelée la Sixto-Clémentine, bien que déjà courante dès le XIII* siècle.
C'est pourquoi on sentit assez tôt le besoin de faire une édition
critique de la Vulgate pour rétablir, dans la mesure du possible, le
texte de saint Jérôme.
A cet effet, après l'essai de Charles Vercellone (1860-1864) et
de J. Wordsworth — H. White (commencé en 1889), le pape Pie X
a institué en 1907 une Commission pontificale, confiée à des moines
bénédictins, dont l'animateur a été le regretté dom Quentin, mort
en 1935. Cette Commission est devenue en 1933 l'Abbaye bénédic-
tine de Saint- Jérôme à Rome. Après la publication de la Genèse
en 1926, de YExode et du Lévitique en 1929, suivirent les Nombres
et le Deutéronome en 1936, Josué, les Juges et Ruth en 1939, les
livres de Samuel en 1944, les livres des Rois en 1945, enfin les livres
des Paralipomènes en 1948 ^.
Pour L'Octateuque, dom Quentin avait reconnu comme meil-
leurs témoins: le Turonensis (G) du groupe espagnol, l'Amiatinus
^ Le meilleur témoin du groupe alexandrin est le Marchalianus (Q): Im Gegensatz
zu A hat Q den urspriinglichen Text viel getreuer bewahrt » (Isaias, p. 29).
'^ Biblia Sacra juxta Latinam Vulgatam Versionem ad codicum fidem . . . cura
et studio Monachorum Abbatiae Pontificiae S. Hieronymi in Urbe . . . édita. VII.
Liber Verborum Dierum, Romœ, Typis Polyglottis Vaticanis, 1948.
CHRONIQUE BIBLIQUE 205*
(A) du groupe préalcuin et VOttobonianus (O) du groupe théodul-
fien ^. D'après la « Règle de fer » de dom Quentin ces témoins
décident, à la majorité, du texte de l'archétype, à moins d'une
erreur évidente forçant de recourir à la critique interne ^.
Pour Samuel et les Rois les manuscrits-guides sont le Veronensis
(R) qui ne contient que ces livres, VAmiatinus (A) et le Cavensis
(C), tandis que le livre Verba Dierum n'a plus que ces deux der-
niers, corrigés à l'aide des autres manuscrits quand ils ont une lec-
ture erronnée ^^..
Il est certain que cette entreprise constitue une oeuvre magni-
fique et un monument scientifique tout à l'honneur de l'Eglise et
des moines de saint Benoît.
* * *
Une nouvelle bien agréable pour le monde savant des exégètes
est l'annonce de la parution d'un Nouveau Sabatier, dont le premier
fascicule vient de sortir des presses chez Herder ^^.
L'utilité de cette publication tient d'abord à l'autorité du texte
de la Vêtus Latina en tant que témoin d'un texte très ancien (cer-
tains textes datent de la première partie du deuxième siècle) et de
plus témoin très servil (ce qui permet une reconstitution plus facile
du texte traduit), ensuite au caractère fragmentaire de la tradition
des anciennes versions latines. Il suffit de lire à la page 35 du
premier fascicule la liste des manuscrits classés d'après les parties
de la Bible reproduites soit en entier soit fragmentairement pour
se convaincre du service que rendra le Nouveau Sabatier, Liste d'ail-
leurs très utile pour faciliter la recherche d'un texte donné.
Ce n'est pas que ce travail n'ait pas encore été entrepris. Le
plus important a été celui de Pierre Sabatier qui a publié en 1743
l'ouvrage Bibliorum Sacrorum Latinœ Versiones antiquœ seu Vêtus
8 Quand G fait défaut (Josué, Juges, Ruth), la tradition espagnole fournit
des suppléants. Pour Juges XIII, 20 — Ruth, on n'a pas de suppléant.
^ Déjà Lagrance, RB, 1930, 118 et suiv., avait démontré qu'il ne pouvait être
question d'attribuer une valeur absolue à cette « Règle de fer ». De fait elle apparaît
plus assouplie à partir de l'édition du livre de Samuel.
l<^ Verba Dierum, p. XI.
11 Vêtus Latina, Diev Reste der altlateinischen Bibel nach Petrus Sabatier neu
gesammelt und herausgegeben von der Erzabtei Beuron. — 1. Verzeichnis der Siegel
fiir Handschriften und Kirchenschrifsteller von B. Fischer, Freiburg, Herder, 1949,
104 pages in-4''; broché, DM. 10. Pour les souscripteurs à la publication: DM 8,50.
206* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
Italica. Mais depuis cette date les témoins se sont multipliés. Les
pages 40-42 contiennent la liste des manuscrits utilisés par Sabatier,
Il y en a 75. Les manuscrits consultés par les éditeurs du Nouveau
Sabatier se chiffrent à 453 (p. 11-34) et bien que cette numération
ne soit pas continue, pour permettre la classification de nouveaux
manuscrits, il y a tout de même une somme réelle de 350 manuscrits
utilisés. Rien que cette différence justifie amplement la nouvelle
édition, parce que, même aux spécialistes, il serait trop difficile de
trouver toutes les publications séparées des textes qui ont été faites
après Pierre Sabatier.
La plus grande partie du fascicule est occupée par la liste des
écrivains ecclésiastiques avec une bibliographie de leurs œuvres ou
des ouvrages qui leur ont été attribués. A défaut d'une édition cri-
tique complète de la patrologie on aura donc en main un moyen
de contrôler l'attribution réelle ou supposée des textes patristiques.
De cette façon cette liste, qui concerne plutôt la patrologie, a une
réelle valeur pour les exégètes. De toute façon le Nouveau Sabatier
leur épargnera un immense travail de recherches.
« « «
Malgré l'importance des versions dont nous venons de parler,
elles cèdent toujours le pas au texte hébreu, surtout s'il est plus
ancien que ces versions. On comprend donc tout l'intérêt qu'a
suscité la nouvelle d'une découverte sensationnelle de manuscrits
hébreux datant d'avant Vère chrétienne. De ce que nous avons dit
plus haut à propos de la Biblia Hebraica de R. Kittel, on peut en
saisir d'emblée toute l'importance. C'est de cette importance que
nous voulons référer à nos lecteurs, pour autant que les fragments
publiés permettent un jugement, après avoir retracé en quelques
lignes l'histoire de la découverte, nous permettant de renvoyer, pour
le détail, aux revues qui en parlent ex professo.
Dès le mois d'avril 1948 se répandait dans le monde la nouvelle
de cette découverte faite par un bédouin pendant l'été de 1947.
Cinq rouleaux furent acquis par le couvent des moines syriens ortho-
doxes de Saint-Marc à Jérusalem, les six autres par le docteur
Sukenik de l'Université hébraïque de Jérusalem. Les cinq rouleaux
des moines de Saint-Marc contiennent le livi*e d'Isaïe, un commen-
CHRONIQUE BIBLIQUE 207*
taire d'Habacuc, un manuel de discipline d'une secte juive sur deux
rouleaux et un rouleau non encore déroulé. Ceux de l'Université
hébraïque contiennent le « Combat des fils de la lumière contre les
fils des ténèbres », trois rouleaux de chants d'action de grâces et deux
rouleaux non encore déroulés ^^.
L'importance extraordinaire de ces documents vient de leur anti-
quité et de leur contenu. D'après M. Sukenik (Meghillôt ghenou-
zot . . . , Jérusalem 1948), aucun n'est postérieur à la destruction de
Jérusalem et le rouleau d'Isaïe est antérieur à l'époque des Maccha-
bées. W. F. Albright a émis un jugement semblable ^^. En compa-
rant l'écriture du rouleau d'Isaïe avec celle du papyrus Nash il faut
lui attribuer une plus haute antiquité. Cette assertion fut mise en
doute par quelques savants ^^ qui proposaient le IP ou le III^ siècle
après J.-C, voire le moyen âge. Ces discussions ne se basaient encore
que sur des arguments paléographiques fournis par les documents
eux-mêmes.
Depuis la découverte de la grotte qui servait de cachette et son
exploration ^^, l'antiquité des rouleaux semble définitivement établie.
Le père R. de Vaux, directeur de l'Ecole biblique de Jérusalem,
associé à M. Harding, directeur du Service des Antiquités de Trans-
jordanie à Amman, a non seulement confirmé les dates proposées par
MM. Sukenik et Albright, mais, sur la base de l'examen de la céra-
mique ^^ qui renfermait les rouleaux, propose une date plus ancienne.
12 Sur la découverte et le contenu des rouleaux, voir W. F. Albright, dans BASOR,
110 (1948), 2 s.; John C. Trever, The discovery of the Scrolls, dans The Biblical
Archœologist, II (1948), 46-57 (avec la photographie des colonnes 32 et 33 du livre
d'Isaïe, de la I""* et de la 2^ col. du Commentaire d'Habacuc) ; G. Lambert, Les
manuscrits découverts dans le désert de Juda, dans NRTh, 71 (1949), 286-304, 414-
416; 72 (1950), 53-64; A. Bea, Nova manuscripta hebraica, dans Biblica, 29 (1948),
446-48; 30 (1949) 128s., 293-95, 474s.; R. Tournay, dans RB, 56 (1949), 204-233;
O. EissFELDT, dans ThLZ, 74 (1949), 96-98, 222-228; P. Kahle, dans ThLZ, 74 (1949),
91-94. Dans la suite de cette chronique, nous ne considérons que les textes bibli-
ques, sans vouloir méconnaître l'importance des autres textes pour la littérature et la
grammaire hébraïque comme aussi pour l'histoire d'Israël.
13 BASOR, 110 (1948), p. 3; III (1949), p. 3.
1"* Zeitlin, « A Commentary of the Book of Habahkuk » ; Important Discovery
or Hoax ? dans Jew. Quart. Rev., 39 (1949), 235-47; Id., Scholarship and the Hoax of the
Recent Discoveries: ibid. 337-363; H. M. Orlinski, The Recently Discovered Isaiah
Scroll — Is it a Hoax ? Rapport présenté au 159*** Meeting of the American Oriental
Society, 1949.
15 R. de Vaux, dans RB, 56 (1949), 234-37, 586-609; G. Lambert, dans NRTh,
72 (1950), 53-64.
1^ On a réussi une reconstitution presque complète de la jarre qui contenait
les manuscrits: RB, 56 (1949), PI. XV. Les éléments recueillis prouvent que la
grotte contenait une cinquantaine au moins de ces jarres, dont chacune pouvait con-
208* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
En effet, la céramique est certainement antérieure à l'époque romaine,
donc aucun des manuscrits n'est plus tardif que cela, mais plus
ancien ^^.
Lors de l'exploration de la grotte on a découvert environ 600
fragments manuscrits, malheureusement réduits à quelques lettres
parfois, dont plusieurs en écriture dite « phénicienne ». Quelques-uns
de ces fragments appartiennent au Lévitique. Le père R. de Vaux
est parvenu à les identifier en les remettant dans leur contexte. L'exa-
men paléographique rapproche ces fragments des ostraka de Lâkish
du début du VI* siècle avant J.-C. et derniers témoins, jusqu'ici, de
l'écriture « phénicienne » en Palestine. Mais l'orthographe des frag-
ments indique une date postérieure aux ostraka de Lâkish ^^. Et le
P. de Vaux de conclure: « Tout bien considéré, je proposerai de
dater ce manuscrit du Lévitique du IV^ siècle avant J.-C. Il est dif-
ficilement plus récent, puisque la graphie n'est pas très éloignée de
celle de Lâkish et que l'écriture « araméenne » a probablement évincé
l'écriture « phénicienne » dès le 111*" siècle. Il est difficilement plus
ancien, à cause de son orthographe et de la forme évoluée de cer-
taines lettres ^^. »
L'importance du contenu vient de ce que désormais nous avons
une copie complète du livre d'haïe, antérieure de plusieurs siècles
à notre texte massorétique. Une première constatation qui s'est impo-
sée à tous ceux qui ont examiné les fragments déjà publiés, est celle
de la fidélité du texte massorétique, plus grande que celle des Sep-
tenir au moins trois rouleaux, donc au total un minimum de 150 rouleaux à l'origine.
Ont été retrouvés finalement 8 rouleaux et quelques fragments. Que sont devenus
les autres ? Une poignée de tessons romains de la fin du IP ou du début du IIP siècle
a fait penser le père R. de Vaux à une violation ancienne de la cachette, RB, 56
(1949), 236. Le même auteur rappelle aussi la découverte, faite au temps d'Origène,
aux environs de Jéricho, d'une version grecque des Psaumes dans une jarre avec
d'autres manuscrits hébreux et grecs. Enfin, dans la Theologische Liter aturzeitungy
74 (1949), 597-599, M. Otto Eissfeldt verse au débat un document dans lequel il
est question de la découverte de manuscrits hébreux dans une grotte aux environs de
Jéricho, découverte qui aurait eu lieu vers 790 après J.-C. (voir un extrait de ce
document dans Biblica, 31 [1950], 123; NRTh, 72 [1950], 199-202).
17 R DE Vaux, dans RB, 56 (1949), 596.
1^ Il s'agit des maires lectionis, écrites dans les fragments et régulièrement omises
dans les ostraka, la graphie restant presque toujours « defective » dans l'écriture
phénicienne, tandis qu'elle est « plene » dans la Massore.
Sur la. foi de la tradition juive on a généralement fait remonter à Esdras l'in-
troduction araméenne. Mais, affirme le P. de Vaux, la substitution ne s'est accomplie
que progressivement et a touché les documents privés ou profanes avant les livres
sacrés (voir RB, 56 (1949), 600.
19 RB, 56 (1949), 602.
CHRONIQUE BIBLIQUE 209*
tante 2^ C'est la conclusion de l'étude de M. Millar Burrows sur les
Variant Readings in the Isaiah manuscript ^^.
Pourtant cette antiquité du manuscrit ne tranchera pas la ques-
tion longuement débattue de la composition du livre d'Isaïe dont
le texte était déjà définitivement fixé à l'époque proposée pour le
manuscrit 22. Le problème du deutéro-Isaie n'apparaît donc pas sous
une lumière nouvelle.
Pareillement les fragments du Lévitique ne peuvent infirmer
la théorie documentaire. A l'issue de la communication de M. le
chanoine Ryckmans à l'Académie des Inscriptions, concernant ces
fragments dont l'écriture s'apparente à celle des ostraka de Lâkish,
M. Dussaud exprima l'avis que si la « Loi de Sainteté ^^ » nous est
parvenue dans un document datant de cette époque 2*, il est impos-
sible d'affirmer, avec Wellhausen, sa dépendance littéraire à l'égard
d'Ezéchiel, et de le dater de l'époque postexilique ^^, Le père R. de
Vaux écrit: « Il ne faut pas exagérer l'importance de ces quelques
fragments pour la critique littéraire de la Bible. Bien qu'ils soient
en écriture « phénicienne », dont nous n'avons pas de longs textes
postérieurs à l'Exil et provenant de la Palestine, il ne faut pas se
hâter de conclure que le Lévitique existait, tel que nous le lisons,
avant l'Exil. La critique documentaire attribue le Lévitique à la der-
nière couche rédactionnelle du Pentateuque, après le retour de Baby-
lone, mais elle distingue la « Loi de Sainteté », Lév. XVII à XXVI,
qu'elle met en rapport avec l'activité d'Ezéchiel, au début du VI" siècle
avant J.-C. Il est peut-être accidentel, il est au moins notable que tous
les fragments du Lévitique, identifiés jusqu'ici dans la collection de
la grotte appartiennent à cette Loi de Sainteté. Je suis personnel-
20 Pourtant le rouleau appuie les Septante pour un texte considéré comme obscur;
Is. 53, 11: «A cause des souffrances de son âme il verra, il se rassasiera» (TM),
tandis que les Saptante lisent : «... il verra la lumière et se rassassiera ». La
fidélité au texte massorétique donne d'autant plus de poids à cette leçon.
21 BASOR, 111 (1949), 16-24. L'auteur écrit: «Differing notably in orthography
and somewhat in morphology, it agrees with the massoretic text to a remarkable degree
in wording. Herein lies its chief importance, supporting the fidelity of the Mas-
soretic tradition ». Voir aussi O. Eissfeldt, dans ThLZ, 74 (1949), 221 ss.; J. T. Milik,
Note sui Manoscritti di Ain Feshka, dans Biblica, 31 (1950), 76-91.
22 Eccli 48, 24-25 (LXX), 27-28 (Vg) témoigne de la tradition qui attribue au
prophète le Livre de la Consolation.
23 Tous les fragments trouvés et identifiés font partie de la « Loi de Sainteté ».
24 A savoir le VI* siècle avant J.-C, date des ostraka de Lâkish.
25 NRTh, 71 (1949), 415.
210* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
lement d'avis que cette partie au moins du Lévitique existait, sous
une certaine forme, avant Ezéchiel et avant l'Exil. Mais cette opinion
ne se fonde pas sur les nouveaux fragments, car ceux-ci datent d'une
époque à laquelle, de l'aveu de tous les critiques, la rédaction du
Pentateuque était achevée. On trouvera, si l'on y tient, dans la
nouvelle découverte, une présomption en faveur de l'ancienneté du
livre, mais les arguments efficaces pour ou contre la thèse critique
doivent être cherchés ailleurs. Il reste extrêmement important que
ces petits morceaux de peau nous restituent l'aspect extérieur d'un
manuscrit biblique plus ancien que tout ce qu'on rêvait de con-
naître et nous assurent de la fidélité minutieuse de la tradition
massorétique ^^.
Cette chronique prouve avec quel soin et labeur immense tous
ceux qui s'intéressent à l'Ecriture sainte, catholiques et protestants,
s'attachent à redécouvrir le texte original de la Bible. Mais ces valeu-
reux pionniers d'un travail ardu, auquel ils se consacrent « à cause du
respect dû à la parole divine », sont récompensés quand une décou-
verte sensationnelle, comme celle des manuscrits du désert de Juda,
vient confirmer, ne fût-ce qu'en partie, les résultats de leurs recherches.
Albert Strobel, o.m.i.
Hûnfeld (Allemagne)
26 RB, 56 (1949), 602.
Bibliographie
Comptes rendus bibliographiques
Giovanni Rommerskirchen, o.m.i., Giovanni Dindinger, o.m.i. — Bihlio-
grafia missionaria. Roma, Unione missionaria del Clero in Italia. 24 cm.
Anno F/, 1939, 120 p. Anno VU, 1940, 135 p. Anno VIII, 1941, 67 p. Indice
Î938-1941, IV.58 p. Anno /X, 1942, 166 p. Anno X, 1943-1946, 183 p. Anno X/,
1947, 105 p. Anno XII, 1948, 150 p.
Il n'«.st jamais trop tard pour parler de cette collection si utile de la
Bibliografia missionaria. Un nouveau fascicule exhaustif paraît chaque année sur
les livres et articles de revues qui traitent des différents problèmes mission-
naires de l'Eglise. L'ordre suivi à l'intérieur de chaque fascicule correspond
aux divisons traditionnelles de la missiologie. Après avoir fait connaître les
bibliographies et nouveaux périodiques missionnaires publiés au cours de l'année,
les auteurs énumèrent les travaux relatifs à la doctrine missionnaire spéculative
et pratique, à l'histoire générale des missions et à la missiographie, et enfin à
l'histoire particulière de chaque pays de mission. A tous les quatre ou cinq ans,
un index général par noms d'auteurs et par sujets traités vient faciliter l'utili-
sation de l'ouvrage.
Certains fascicules contiennent des appendices très précieux. Ainsi par exem-
ple le fascicule de 1940 offre, en plus de la bibliographie habituelle, deux
bibliographies spécialisées : l'une sur l'art indigène et la liturgie, et l'autre sur
la musique indigène et la liturgie. De même le fascicule de 1942 contient, en
appendice, la table bibliographique de tous les synodes et conciles missionnaires.
Point m'est besoin d'insister sur la valeur scientifique et le mérite de l'œuvre;
pour en être assuré, il suffit de se rappeler que les PP. Dindinger et Rommerskirchen
sont respectivement directeur et assistant directeur de la bibliothèque pontificale
de la Propagande.
Fernand Jette, o.m.i.
GuiDO DE RucciERO. — Existentialism. New York, Social Sciences Publishers,
1948. 24 cm., 96 p.
It was said that in post-war Paris there were three schools of philosophic
thought, Thomism, Marxism and Existentialism. The present book is by a distin-
guished representative of a fourth school in another country. Ruggiero is an
Italian Idealist. His attitude toward Existentialism is well indicated by hi»
sub-title Disintegration of Man's Soul. His critique is devastating.
The first of the four parts comprises about one fifth of the book and is
an introduction by Rayner Heppenstall entitled The Documents in the Case.
It is somewhat chatty and anecdotal but pleasant and useful for its virtual glos-
sary and history. Ruggiero wrote a preface for this American edition and the
212* REVUE DE L'UNIVERSITE D'OTTAWA
last three parts. In the third part which deals with "the masters" of this
school, Ruggiero presents Kierkegaard, Heidegger, Jaspers and Marcel. He
omits Sartre and explains why in the preface. Existentialism is morbid, nihilistic
and individualistic, he rightly states.
The vogue of this recent school is surely due in part at least to the reaction
against collectivism and totalitarianism (Nazi, Fascist and Marxist), because
existentialism is surely a type of individualism. It also has much in common
with the "private interpretation" doctrine of Protestantism. It has in it some-
thing of Romantic revolt, of scepticism, of pessimism and of subjectivism. Al-
though Croce calls it "degenerate, poisonous and perverse" many critics regard
existentialism as itself a form of idealism.
There is a sense in which Plato can be called an essentialist and Aristotle
an existentialist. Both Maritain and Gilson have offered definitions too, of
Thomistic existentialism. In this traditonal sense, the new school is concerned
with the celebrated problem of universals. Ruggiero points out that it is nothing
new (p. 82).
Besides the sensational aspects of this school known to the general public
and identified chiefly with the novels and plays of Sartre, there has been in
the past decade a considerable academic revival, especially of Soren Kierkegaard.
The undersigned followed with interest the series of translations issued by the
Princeton and Oxford University Presses and rendered by David Swenson and
Walter Lowrie.
He also enjoyed hearing Jean Wahl deliver a masterful exposition, doctrinal
and historical, of the entire movement. He cannot but agree, however, with
most of the strictures of Ruggiero.
An important distinction must be made between the religious or Christian
members of the school such as Kierkegaard, Gabriel Marcel and Alexander
Dru, and the other members such as Heidegger, Jaspers and Sartre. But turning
to the Danish thinker himself, Soren Kierkegaard (1813-55) we find such as-
sertions as "Truth is suljjectivity" (p. 169; C.U.P.) and "repetition is reality . . ,
all life is repetition ... all knowledge is recollection . . . recollection and
repetition are the same movement, only in opposite directions" (Repetition,
p. 3, 6). It is not difficult to detect the failure to distinguish between the
ultimate and the derivative in such thoughts.
Notre Dame, Indiana.
Daniel C. O'Grady.
-Karl Jaspers. — The Perennial Scope of Philosophy. New York, Philo-
sophical Library, 1949. 22 cm., 188 p.
This volume consists of a series of six lectures delivered at the University
of Basel in 1947 and translated by Ralph Manheim, in which Jaspers outlines
his own philosophy and deals especially with the position of philosophy in relation
to science and theology. The six chapters are entitled: What is Philosophical
Faith. Contents of Philosophical Faith. Man. Philosophy and Religion. Phi-
losophy and anti-philosophy. The Philosophy of the Future.
Jaspers, who was professor of philosophy at Heidelberg before the war, is
one of the contemporary Existentialists, whom it is difficult to classify, for he
BIBLIOGRAPHIE 213*
is neither atheistic, as Heidegger and Sarte, nor Christian, as Kierkegaard and
Marcel. He was greatly influenced by Nietzche and particularly hy Kant in his
knowledge about God, of Whose existence he claims that "the proof do not
prove", that "a proved Gpd is no God", and that **a certainty of the existence
of God is a premise not a result of philosophical activity". According to him,
"religion is inseparaible from myth". While he seems to have much respect for
what he calls the "Biblical religion", he frequently attacks Christianity, which
he considers as "a fundamental perversion". He asserts that "we must abandon
the religion of Christianity that sees God in Christ", and he also complains
about "Kierkegaard's excessive Christianity".
"Faith is a different thing from knowledge", and philosophical faith would
consist in "wanting to know what is knowable and to be conscious of its own
premises".
"Being is neither the object that confronts us, whether we perceive it or
think it, nor is it the subject." He identifies being with the Comprehensive,
which is either the Being in itself, that surrounds us and that is called world
and transcendence, or the Being that we are, that is the inner world (dasein,
being there), namely consciousness, spirit existence. We believe that one
has to be conditioned, before he can understand or appreciate this non-Aristotelian
language.
In the chapter "The Contents of Philosophical Faith", he answers the follow-
ing questions; What do I know ? What is authentic ? What is truth ? How
do I know ? and he deals with the following propositions: God is. There is
an absolute imperative. The world is an empirical stage between God and
existence.
Very few persons would agree with his definition of philosophical truth
as "the philosophia perennis to which no one can lay claim but with which
every one engaged in philosophical thought is concerned". He has no patience
whith those who make any claim to "exclusivity". This is probably due to his
Kantian subjectivism.
In the chapter on religion, he more or less felicitously answers a series
of charges against religion. One might suspect that he took more pains to
draft the attacks than to formulate the answers. In fact, elsewhere, he says
that there is no conflict between religion and philosophy, provided religious
faith is subordinated to philosophizing.
"Anti-philosophy" is the name he gives to unbelief, which denies trans-
cendence and which he illustrates with three examples, namely demonology,
deification of man, and nihilism. In the last chapter of the book, he reminds
his audience of the threat of nihilism, and of the necessity of "finding in
existence itself a new foundation for reason"; and for this task he prescribes
that we seek peace of mind by keeping ourselves constantly alert, and that we
do not break with the past, because, as he says, the new is not always the
true, and that we entertain a boundless desire for Communication. This will
to boundless Communication, where the different and even the opposite meet
in the Comprehensive, is, according to Jaspers, the very essence of philosophical
faith. One may still doubt whether this sort of philosophical faith, with all
its sincerity and pathetic vagueness, is entirely adequate.
Henri Saint-Denis, o.m.i.
Table des matières
Section spéciale
ANNEE 1950
Articles defend
PAGES
Deman (Th.), o.p. — Tentatives françaises pour un
renouvellement de la théologie 129 *-167 *
Jette (F.), o.m.i. — Note sur la connaissance artistique 47 *-51 *
Marcotte (E.), o.m.i. — Uencyclique « Humani Generis » 197 *-200
«
Olgiati (M^"" F.). — Le concept (T éducation et de pédago-
gie 168 *.190 *
Peghaire (J.), c.s.sp. — Opinion et contingence 88 *-124 *
Salgado (J.-M.), o.m.i. — De la méthode d^ interprétation
ou du rôle de Vinterprète privé en droit cano-
nique 76 *-87 *
Simon (L.-M.), o.m.i. — Le Protévangile et T Immaculée
Conception 57 *-75 *
Strobel (A.), o.m.i. — Chronique biblique. Ancien Tes-
tament 201 *-210 *
— La conversion des gentils dans les Psaumes — 5 *-46 *
Bibliographie
Comptes rendus bibliographiques
Bender (Ludovicus) , o.p. — Jus Publicum Ecclesiasticum.
(Germain Lesage, o.m.i.) 55
TABLE DES MATIÈRES 215*
PAGES
Daffara (Marcellinus, o.p. — Cursus Manualis Theologiœ
Dogmaticœ. Vol. III. De Peccato Originali et de
Verho Incarnato, (Eugène Marcotte, o.m.i.) 191
»
*
Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, doC'
trine et histoire, (R. B.) 53 *-54 *
DiNDiNGER (Giovanni), o.m.i. — Bibliografia missionaria,
(Fernand Jette, o.m.i.) 211
DoMiNGUEZ (Ollegarius), o.m.i. — De functione missionali
in Corpore Mystico secundum S. Thomam, (An-
dré-V. Seumois, o.m.i.) 192 *-193
Falcon (Joseph). — La Crédibilité du Dogme catholique.
Apologétique Scientifique, (A. Jappolo, o.m.i.) 53
»
*
Forbes (Eugène). — The Canonical Separation of Con^
sorts. An Historical Synopsis and Commentary
on Canon, 1128-1132, (Paul-Henri Lafontaine,
o.m.i.) 126 *-127 *
Garrigou-Lagrange (R.), o.p. — De Unione Sacerdotis
cum Christo Sacerdote et Victima. (Eugène Mar-
cote, o.m.i.) 123
— La Synthèse thomiste, (Henri Saint-Denis,
o.m.i. ) 54
*
*
Jaspers (Karl). — The Perennial Scope of Philosophy,
(Henri Saint-Denis, o.m.i.) 212 *-213 *
Larnicol (Corentinus), c.s.sp. — De Verho Incarnato
et de B.V, Maria, (Eugène Marcotte, o.m.i.) 191 *
LÉON LE Grand. — Sermons. (Jacques Gervais, o.m.i.) - 191 *-192 *
Marc (André), s.j. — Psychologie reflexive. Tome I.
La Connaissance, Tome II. La Volonté et VEsprit,
(Henri Saint-Denis, o.m.i.) — 127 *-128 *
Mélanges F. Cavalerra, (Eugène Marcotte, o.m.i.) 52 *-53
«
216* REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA
PAGES
MiCHiELS (Gommarus), o.f.m. cap. — Normœ Générales
Juris Canonici, Commentarius Libri I Codicis Juris
Canonici, (Raymond Chaput, o.m.i.) 125 *-126 *
MoRAN (Jacobo Gustavo), s.j. — Psychologia. (Jean-
Paul Dallaire, s.j.) 194 *-196 *
Proceedings of the American Catholic Philosophical As-
sociation. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 193 *-194 *
RoMMERSKlRSHEN (Giovanni), o.m.i. — Bibliografia mis-
sionaria, (Fernand Jette, o.m.i.) 211 *
RuGGiERO (Guido de). — Existentialism. (Daniel C.
O'Grady) 211 *-212
*
S. ThoMvE Aquinatis. — Opuscula omnia necnon opera
minora, ad fidem codicum restituit ac edidit R. P.
Joannes Perrier, o.p. T. I. Opuscula philosophica.
(Jean Pétrin, o.m.i.) 194 *
Sciences et Problèmes d^ Unité. (Henri Saint-Denis, o.m.i.) 55
«
Avec l'autorisation de l'Ordinaire et des Supérieurs.