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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX    MONDES 


LXV«   ANNEE.    —   QUATRIÈME   PÉRIODE 


TOME   CXXIX.    —    1er   MAI    1895. 


REVUE        \so 


DES 


DEUX  MONDES 


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LXVe   ANNÉE.    —   QUATRIÈME    PÉRIODE 


TOME  CENT  VINGT-NEUVIÈME 


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PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE     DE     L'UNIVERSITÉ,    15 

1895 


RACHETÉ 


PREMIERE    PARTIE 


I 

Le  Dnieper  et  la  Duna,  parallèles  entre  eux  dans  la  partie  su- 
périeure de  leurs  cours,  divergent  ensuite  :  le  premier,  en  sortant 
d'Orcha,  se  dirige  au  sud  ;  l'autre,  au  delà  de  Vitebsk,  tend  vers 
le  nord.  Les  deux  fleuves  ouvrent  ainsi  dans  la  plaine  russe  un 
large  débouché  que  barre  seulement  le  cours  de  la  Bérésina.  C'est 
par  cette  issue  que  Napoléon  devait  s'échapper,  c'est  cet  obstacle 
qu'il  allait  franchir  au  mois  de  novembre  1812.  Ignorant  encore 
l'extrémité  de  sa  situation,  il  avait  quitté  Smolensk  et  marchait  à 
l'ouest.  Or  Wittgenstein,  posté  en  avant  sur  sa  droite,  pouvait 
descendre  et  couper  sa  retraite  ;  ses  propres  colonnes  se  sentaient 
harcelées  en  queue  par  les  limiers  de  Koutousof,  vieux  piqueur 
somnolent  et  têtu  qui,  sachant  la  bête  blessée  à  mort,  la  regar- 
dait s'enfuir  et  priait  Dieu.  Tchitchagof  enfin,  sentinelle  sans  con- 
signe et  qui  demandait  un  mot  d'ordre,  gardait  la  route  même 
du  retour  et  montait  sa  faction  devant  la  grande  porte  stratégique. 
La  citadelle  de  Minsk  était  la  clef  de  cette  porte  :  il  la  tenait. 
Prise  dans  ce  triangle  insoluble,  cette  foule  française,  ruine  d'une 
grande  armée,  semblait  irrémédiablement  perdue  :  la  volonté  de 
quelques  hommes  allait  pourtant  la  contenir,  la  rassembler  devant 
le  danger,  la  lancer  outre,  et  la  mener  mourir  ailleurs. 

Au  sortir  même  de  Smolensk,  la  poursuite  de  Koutousof  se 
prononça  plus  vivement.  Il  fallut  s'arrêter,  faire  face,  découdre 


REVDE    DES   DEUX   MONDES. 


la  meute  à  grands  coups  de  boutoir  :  ce  furent  les  trois  journées 
de  Krasnoë.  Napoléon  marchait  en  tête,  par  la  rive  gauche  du 
Dnieper;  le  15,  il  rencontra  les  deux  corps  de  Miloradovitch  et 
les  traversa.  S'arrêtant  le  soir  à  Krasnoë  pour  attendre  le  reste 
de  son  armée,  il  fit  donner  la  jeune  garde  pendant  la  nuit  et  net- 
toya quelque  peu  ses  abords;  mais  Miloradovitch  retourna  se 
camper  sur  la  route,  et  se  déploya  à  l'encontre  d'Eugène.  Celui-ci, 
débouchant  le  lendemain  avec  6  000  hommes,  ne  réussit  pas  à 
percer,  mais  prit  le  parti  de  se  dérober  à  droite,  et  rejoignit  par 
ce  détour.  Enfin,  le  17,  Davout  parut  :  la  jeune  garde,  formée  en 
face  de  lui,  marcha  à  sa  rencontre.  En  combattant,  elle  lui  ouvrit 
le  passage.  Ayant  ces  trois  corps  dans  la  main,  Napoléon  ne  pensa 
plus  qu'à  fuir  la  bataille  et  qu'à  gagner  du  terrain.  Il  repartit, 
abandonnant  à  l'énergie  de  son  commandant  ou  à  la  pitié  des 
Russes  cette  arrière-garde  que  commandait  Ney. 

Le  18,  ces  dernières  colonnes,  s'avançant  à  travers  le  brouil- 
lard, donnèrent  vers  cinq  heures  du  soir  dans  une  batterie  de 
quarante  pièces  et  s'arrêtèrent  couvertes  de  mitraille.  Milorado- 
vitch fit  alors  avertir  le  maréchal  qu'il  attendait  sa  capitulation  ;  il 
opposait  80  000  hommes,  l'avantage  de  la  position,  la  certitude 
de  la  victoire.  Ney  ne  répondit  pas  et  commanda  l'attaque.  Mais 
sa  deuxième  division  ramenée,  rompue  et  chargée,  se  retira  en 
lambeaux;  il  dut  déployer  la  première  pour  relayer  au  feu. 
Celle-ci,  défoncée  comme  l'autre,  tint  pourtant  jusqu'à  la  nuit. 

La  complète  obscurité  venait  d'interrompre  le  combat;  on 
rétrogradait  vers  Smolensk.  Le  maréchal  avait  laconiquement 
donné  l'ordre  de  la  contremarche;  lui-même,  sans  mot  dire,  pré- 
cédait son  inonde.  Comme  on  sortait  de  la  portée  du  canon  russe, 
il  tourna  à  gauche  et  marcha  à  travers  champs. 

Son  escorte  était  nombreuse,  car  plusieurs  officiers  de  cava- 
lerie, demeurés  sans  commandement  après  l'entière  disparition 
de  leur  troupe,  servaient  comme  auxiliaires  dans  son  état-major. 
Ceux-là,  mêlés  au  personnel  régulier,  déployaient  des  cartes  sur 
leurs  genoux,  allumaient  de  petites  lanternes  qu'ils  tiraient  de 
leurs  fontes,  entamaient  de  maigres  victuailles;  le  bruit  léger  de 
leur  causerie  osait  s'élever  derrière  le  chef  silencieux.  Autour 
d'eux,  les  sabots  des  chevaux  battaient  sourdement  la  route,  les 
sabres  cliquetaient  contre  le  fer  des  étriers;  plus  loin,  l'infanterie 
en  marche,  l'artillerie  en  roulement,  faisaient  résonner  la  terre 
gelée,  et  toute  une  masse  humaine  suivait  que,  dans  le  silence  de 
ce  triste  soir,  on  sentait  vivre,  se  mouvoir,  respirer. 

Depuis  une  semaine,  le  lieutenant  de  hussards  Verdy  comp- 
tait parmi  ces  auxiliaires  d'état-major.  Beau  cavalier,  endurant, 


RACHETÉ.  7 

hardi,  affable,  gai,  il  s'était  promptement  accrédité  auprès  de  son 
nouveau  chef,  le  général  Gouret.  Justement,  il  marchait  botte  à 
botte  avec  lui,  le  pas  allongé  de  son  cheval  l'ayant  porté,  dans  le 
laisser  aller  de  cette  marche  en  retraite,  depuis  la  queue  du  peloton 
jusqu'à  la  tête.  Les  deux  officiers  causaient  : 

—  On  dirait  que  nous  allons  nous  jeter  à  l'eau... 

—  Dame!  je  ne  vois  plus  autre  chose... 

—  Qui  sait?  Le  maréchal  a  peut-être  une  idée. 

Ney,  les  entendant  parler,  se  tourna  à  demi  vers  eux  : 

—  Hein?  demanda-t-il  de  sa  voix  calme  :  vous  trouvez  que 
nous  ne  sommes  pas  bien? 

—  Nous  cherchions  simplement  à  deviner  ce  que  vous  allez 
faire,  monsieur  le  maréchal,  répondit  Verdy. 

—  Parbleu  !  passer  le  Dnieper. 

—  C'est  que...  nous  ne  voyons  pas  le  chemin. 

—  Nous  le  trouverons. 

—  Mais  si  le  Dnieper  n'est  pas  gelé? 

—  Il  le  sera. 

La  résolution  prise  lui  suggérant  les  ordres  à  donner,  le  maré- 
chal cria  :  Halte  !  pour  éviter  la  bousculade  qu'un  arrêt  inopiné 
eût  causée  dans  son  escorte,  marcha  quelques  pas  encore,  et  des- 
cendit de  cheval.  Il  demanda  sa  carte,  puis,  gêné  par  le  vent  qui 
agitait  ce  papier  et  le  repliait,  il  prit  le  parti  de  la  développer 
sur  la  neige;  lui-même,  la  fixant  par  le  poids  de  ses  bras,  s'al- 
longea à  plat  ventre  et  la  considéra  à  loisir.  Rien  que  la  simplicité 
de  sa  posture  rendit  à  ses  officiers  de  la  confiance  et  de  la  gaîté. 
Debout  derrière  lui,  serrés  entre  eux  pour  se  protéger  de  la  bise, 
ils  attendirent  sa  décision  ;  puis  ils  se  séparèrent,  se  fondirent  dans 
la  nuit,  emportant  de  droite  et  de  gauche  ses  commandemens. 

On  établit  d'abord  le  bivouac  pour  attendre  le  lever  de  la 
lune;  puis  on  gagna  le  Dnieper,  couvert  d'une  glace  très  faible, 
mais  qui  suffisait  pour  le  passage.  Les  dernières  heures  de  la  nuit 
furent  employées  à  franchir.  On  abandonnait  au  bord  l'artillerie, 
les  fourgons  et  les  blessés;  une  ligne  de  baïonnettes  contenait 
les  traînards  jusqu'à  ce  que  les  réguliers  eussent  pris  pied  de 
l'autre  côté.  Ceux-ci  virent  se  replier  devant  eux  des  avant-postes 
cosaques,  et,  changeant  de  direction  à  gauche,  défilèrent  en  vue 
du  camp  de  Platof.  Tout  le  monde  dormant  dans  ce  camp,  et 
l'hetman  lui-même,  que  personne  n'osa  ni  réveiller  ni  suppléer, 
l'alarme  n'y  fut  pas  donnée.  Il  était  plus  de  midi  quand  tous  ces 
cavaliers  du  Don  vinrent  se  répandre  sur  les  flancs  de  la  troupe 
française  :  dès  lors,  la  retraite  se  poursuivit  à  travers  un  incessant 
combat. 


8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

La  journée  semblait  finie  et  l'adversaire  écarté,  quand  tout 
à  coup  une  haute  crête  vers  laquelle  on  marchait  se  dessina,  s'é- 
claira, parut  toute  bordée  de  coups  de  canon.  En  même  temps, 
un  bruit  de  cavalerie  s'entendait  sur  la  gauche  dans  un  bois  qui 
flanquait  dangereusement  la  colonne.  La  position  de  Platof  valait 
celle  que  Miloradovitch  tenait  vingt-quatre  heures  auparavant; 
l'endroit  était  bien  choisi  pour  une  nouvelle  hécatombe.  Ney  vit 
sa  troupe  plus  que  lasse,  car  elle  désespérait  ;  mais,  sans  lui  laisser 
le  temps  de  s'abandonner,  il  jeta  dans  le  bois  sa  première  division, 
que  commandait  le  général  d'Hénin;  lui-même,  enlevant  l'autre 
moitié  de  ses  forces,  descendit  dans  le  ravin  et  marcha  droit  à 
l'adversaire.  Les  boulets,  mal  dirigés,  à  la  lumière  mourante  du 
jour,  sifflaient  sur  la  tête  des  assaillans,  et  s'en  allaient  ricocher 
au  loin  sur  un  sol  gelé  qu'ils  ne  pouvaient  pas  mordre.  Brusque- 
ment, le  silence  se  fit;  et  les  tirailleurs,  au  bout  de  leur  assaut, 
ne  rencontrèrent  rien.  Les  pièces  légères  des  Cosaques  avaient  fui 
sur  les  traîneaux  qui  leur  servaient  d'affûts. 

De  nouveau,  on  marchait  vers  l'ouest.  Personne  ne  parlait;  la 
neige  se  matait  sous  les  pieds,  chaque  pas  était  une  chute,  et  le 
crépuscule,  assombrissant  aussi  les  esprits,  ajoutait  à  l'accable- 
ment général.  A  plusieurs  reprises,  Ney,  s'arrêtant  court,  venait 
de  demander  :  «Entendez-vous  d'Hénin?  »  On  avait  prêté  l'oreille, 
et,  n'entendant  rien,  on  s'était  passivement  remis  en  chemin  der- 
rière lui,  seul  responsable. 

—  Verdy  est-il  là?  demanda-t-il  à  la  fin. 

—  Oui,  monsieur  le  maréchal. 

—  Voyez  donc  ce  que  le  général  d'Hénin  fait  en  arrière. 
Portez-lui  l'ordre  de  me  rejoindre  à  tout  prix. 

—  Oui,  monsieur  le  maréchal. 

«  Verdy  est-il  là?...  »  Tout  à  l'écho  de  ces  paroles  flatteuses, 
vraiment  distinctives,  le  hussard  s'empressait  à  répondre  et  ne 
croyait  pas  à  la  difficulté  de  la  mission. 

—  Hop,  Consul!  hop! 

Claquant  de  la  langue,  il  vira  à  tour  de  bras  son  cheval  harassé, 
il  le  soutint  qui  répugnait  à  descendre  le  long  de  la  colonne  qui 
montait.  La  bête,  depuis  deux  jours,  ne  sentait  plus  la  jambe,  et 
ne  se  rendait  qu'aux  actions  de  rênes. 

Aucun  bruit  ne  venait  do  l'avant;  en  arrière,  rien  non  plus, 
la  division  s'étant  éloignée  déjà  sur  la  jonchée  de  neige,  effacée 
derrière  le  rideau  des  arbres. 

—  Cela  commence  bien!...  dit-il  avec  humeur. 

Arrêté  sur  une  crête,  il  attendait  des  conditions  meilleures, 
quand  de  sourds  grondemens  retentirent  au  loin  vers  la  droite, 


RACHETÉ.  9 

des  salves  d'artillerie,  répétées  sur  de  longs  espaces, roulèrent  con- 
fusément jusqu'au  fleuve.  En  même  temps  des  globes  de  lumière 
fulgurante  jaillissaient  d'une  éminence  sans  contour  mêlée  à 
des  brouillards,  et  jetaient  des  ombres  rapides  dans  toutes  les 
profondeurs  du  terrain. 

—  Platof  tire  :  d'Hénin  n'en  a  pas  fini... 

S'orientant  sur  ce  vacarme,  il  franchit  le  ravin,  lieu  du  dernier 
combat;  quelques  corps  y  gisaient,  puis  des  fusils  abandonnés,  des 
shakos,  d'autres  débris.  Un  vent  violent  chassait  aux  yeux  une 
poussière  piquante  et  glacée;  le  couchant,  tache  orange  au  ras 
de  l'horizon, disparaissait  à  demi  dans  cette  tourmente;  puis  cette 
tache  s'éteignit  entièrement,  et  seule,  la  neige  noircissante,  moins 
sombre  pourtant  que  le  ciel,  continua  de  rayonner  quelque 
clarté. 

Des  feux  fixes  se  mêlaient  maintenant  aux  lueurs  momen- 
tanées du  canon;  en  nombre  croissant,  ils  s'étendaient  de  toutes 
parts  et  pendaient  à  des  hauteurs  différentes  dans  des  éloignemens 
inconnus.  En  quel  point  de  cette  obscurité  vaste,  de-çàou  de-là  de 
cette  mystérieuse  frontière,  la  troupe  française  se  tenait-elle  tapie? 
Marcher  était  toute  la  réponse  que  l'officier  pouvait  se  faire,  et  il 
s'engageait  en  effet  sous  bois  quand  une  légère  et  menaçante  ru- 
meur l'arrêta  brusquement.  En  même  temps,  l'éclair  d'une  salve 
nouvelle  lui  montrait,  dans  un  groupe  mouvant,  compact,  des 
bustes,  des  têtes,  des  piques  verticales,  des  papaks  dansant  sur 
les  nuques  des  cavaliers.  Rien  de  plus,  et  cette  vision  si  brève 
n'avait  pas  laissé  reconnaître  en  quel  sens  allaient  ces  Cosaques. 
Yerdy  ouvrit  à  tâtons  sa  fonte  et  prit  son  pistolet;  mais  le  bruit 
décrut,  le  danger  s'éloigna.  A  peine  entendait-on  le  heurt  acci- 
dentel des  lances  contre  (les  branches,  le  murmure  intermittent 
des  voix  et  des  rires,  quand  un  cheval  hennit  dans  le  rang  ennemi. 
Consul,  en  bonne  bête  d'embuscade,  ne  répondit  pas. 

Il  s'ébranla  lourdement,  bronchant  à  chaque  pas,  gêné  par 
les  pelotes  de  neige  adhérentes  sous  ses  sabots.  Verdy  le  soute- 
nait inconsciemment,  les  yeux  tournés  vers  son  étoile  terrestre  : 
éclipsée  momentanément  derrière  des  troncs  d'arbre,  ou  longue- 
ment cachée  par  des  obstacles  plus  lointains,  elle  demeurait  tou- 
jours dans  le  même  indéfini  recul.  Le  terrain  dévalait  doucement 
vers  l'avant  ;  pourtant  Consul  haletait  comme  pour  quelque  labo- 
rieuse escalade. 

—  Qu'as-tu  donc  à  souffler  comme  ça?  demanda  l'officier,  sans 
y  songer  ;  et  il  se  répondit  du  même  ton  vague  : 

—  Il  a  soif... 

Cependant,  il  mit  pied  à  terre,  et,  cheminant  à  côté  de  lui,  la 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

main  posée  amicalement  sur  son  garrot,  le  débarrassa  des  longs 
glaçons  attachés  à  son  mors.  Il  réfléchissait  aux  jeûnes  que  la  bête 
avait  subis ,  à  la  disette  d'eau  que  maintenait  cette  gelée  con- 
stante, pire  qu'une  sécheresse, aux  maigres  rations  de  chaume  dé- 
tachées chaque  jour  des  toits  des  maisons,  pendant  les  haltes  de 
midi,  aux  belles  meules  découvertes  l'autre  nuit  dans  ce  village... 

—  J'aurais  bien  fait  des  trousses  de  fourrage...  oui,  si  les 
Cosaques  n'avaient  pas  été  à  nos  trousses! 

Il  s'amusait  du  jeu  de  mots,  qu'il  s'étudiait  à  retourner  en 
différentes  manières,  quand  tout  à  coup  une  perspective  proche 
et  continue  se  développa  :  derrière  le  féerique  réseau  des  branches 
toutes  lleuries  d'un  givre  rose  et  scintillant,  un  sol  rougeoyant 
montait  vers  des  llammes  dansantes.  C'était  là  le  terme  lumineux 
qui,  l'instant  d'avant,  semblait  encore  inaccessible. 

Auprès  du  foyer,  une  tache  noire  pesait  sur  la  neige  ;  cela 
parut  d'abord  quelque  chose  d'épais,  bloc  ou  tronc,  et  cela  devint, 
enfin,  un  corps  humain  accroupi,  ramassé,  dont  les  coudes  s'ap- 
puyaient aux  genoux  et  dont  la  tête  s'inclinait  profondément. 

—  Eh!  l'ami!  es-tu  mort? 

N'ayant  pas  de  réponse,  Verdy  s'approcha  davantage. 

—  Voilà  son  fusil  :  ce  n'est  pas  un  traînard.  Ses  joues  sont 
encore  tièdes...  D'Hénin  ne  peut  être  loin. 

Tout  autour  la  clairière  piétinée  indiquait  qu'un  détachement 
important  avait  séjourné  là.  Des  traces  de  pieds,  s'éloignant  de  ce 
carrefour,  marquaient  un  sentier  qui  menait  au  but,  à  l'armée,  au 
salut. 

—  En  route,  Consul!  Au  retour!  reprit  l'officier,  et,  chaus- 
sant gaîment  l'étrier,  il  voulut  se  remettre  en  selle.  La  bête, 
pliant  vers  lui,  fit  mine  de  se  coucher  sur  le  flanc  gauche. 

—  L'ai-je  offensé  au  ventre?  poursuivit-il.  Puis,  comme  la 
botte,  l'éperon,  l'étrivière,  tout  paraissait  en  ordre  : 

—  Enfin  qu'as-tu,  Consul?  lui  redemanda-t-il ,  inquiet,  en 
le  caressant  encore  et  le  retournant  face  au  brasier. 

L'aspect  de  l'animal  était  étrange  :  ramenant  sous  lui  ses 
membres  de  devant,  campé  sur  ceux  de  derrière,  il  semblait 
chercher  sa  pose,  et  se  plaire  à  son  équilibre  laborieux.  Verdy 
l'examinait  en  différens  sens,  palpant  ses  oreilles  froides,  relevant 
ses  paupières  qui  retombaient  sur  ses  yeux  ternis,  écoutant,  sous 
ses  longs  poils,  la  pulsation  de  sa  veine  jugulaire.  Tout  à  coup, 
par  vingt  signes  concourant  à  la  même  preuve,  la  vérité  pénétra 
dans  le  cerveau  de  l'officier,  la  certitude  grave  accabla  son  esprit  : 
il  comprit  que  son  cheval  allait  mourir. 

—  N'importe...  je  me  sauverai  tout  seul,  décida-t-il  aussitôt; 


RACHETÉ.  11 

mais  il  frissonnait  malgré  lui,  car  c'est  une  terrible  conjoncture 
pour  un  cavalier  d'avant-postes  quand  il  vient  à  perdre  subite- 
ment les  jambes  et  les  poumons  de  sa  monture,  toute  cette  force, 
toute  cette  vitesse  dont  il  dispose  pour  affronter  l'obstacle  ou 
pour  fuir  le  danger.  Puis,  redressant  sa  taille,  relevant  la  tête, 
fixant  sur  les  silencieux  alentours  ses  yeux  hardis  qui  défiaient  la 
peur  : 

—  Si  je  perds  courage,  je  suis  un  homme  mort,  insista-t-il,  et 
il  regarda  ce  cadavre  étrangement  assis  devant  cette  braise  ;  il  rit 
de  cette  dépouille  qui,  gelée,  semblait  se  chauffer,  morte,  feignait 
de  dormir. 

Cependant,  Consul  fléchissait  davantage;  ses  naseaux  élargis, 
retournés,  se  fixaient  dans  la  rigidité  mortelle  ;  ses  lèvres  s'ouvrant 
sur  ses  mâchoires  contractées,  sa  langue  déborda  et  pendit.  Verdy, 
débouclant  promptement  ses  fontes  et  son  bissac,  posa  à  terre 
ses  pistolets,  une  bouteille  de  vin,  un  paquet  de  thé,  une  cuiller, 
un  sachet  à  poudre  et  à  balles,  deux  rouleaux  d'or,  une  minia- 
ture; puis  du  papier,  des  crayons,  un  rasoir,  toutes  les  menues 
choses  nécessaires  à  la  toilette  de  chaque  matin  et  aux  écritures 
de  chaque  soir.  Le  cheval,  de  plus  en  plus  allongé  et  déformé,  dé- 
tendit son  encolure  avec  brusquerie  et  comme  avidité,  du  geste 
qu'il  eût  fait  pour  boire  ou  pour  brouter,  et,  versant  définitivement 
du  côté  montoir,  là  où  le  poids  de  son  maître  l'avait  sollicité  tout 
à  l'heure,  il  s'écroula,  plongea  vers  l'avant,  s'aplatit  sur  l'épaule 
gauche.  Ses  pattes,  dressées  avec  roideur,  montrèrent  ses  quatre 
fers  étincelans,  et  d'autres  fugitifs  reflets  sur  la  vitre  de  ses  yeux 
signalèrent  ses  derniers  regards.  La  selle,  en  se  froissant,  avait 
craqué  dans  ses  cuirs;  mais  le  sol  matelassé  ne  retentit  pas.  Et  ce 
fut  autour  de  cet  homme  abandonné  à  sa  propre  énergie  le  grand 
silence  du  désert,  de  l'hiver,  de  la  nuit,  de  la  mort. 

II 

Il  s'agenouilla  pour  choisir  parmi  les  objets  qui  gisaient  à 
terre,  mit  l'or  et  les  balles  dans  sa  ceinture,  serra  la  bouteille 
sous  son  bras,  assura  son  sabre  à  son  côté.  Et,  s'arrêtant  à  consi- 
dérer ce  portrait  qu'il  épinglait  à  la  doublure  de  sa  pelisse  : 

—  Bonsoir,  maman...  dit-il  d'une  voix  d'enfant,  avec  un  accent 
de  tendresse  que  motivait  l'horreur  de  sa  condition  présente. 
Déjà  la  froidure  le  pinçait  au  front,  aux  poignets,  aux  aisselles;  il 
revint  vers  Consul  et  défit  son  portemanteau. 

—  Maintenant,  tu  ne  porteras  plus  mon  manteau...  reprit-il 
du  même  ton  mélancolique  ;  et  il  remarqua  que  la  robe  bai  clair 


]2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'animal  s'était  tout  à  coup  hérissée  d'un  givre  ténu.  Ce  court 
attendrissement,  cette  impression  pénible,  avaient  déjà  rompu  sa 
volonté. 

—  Sur  quoi  marcher?  que  faire?  balança-t-il ,  doutant  sur- 
tout de  lui-même,  accablé  par  sa  solitude. 

Pas  d'autre  issue  que  de  rejoindre  immédiatement  le  maré- 
chal ;  mais  le  moyen?  Dans  l'air,  plus  un  bruit  de  bataille  ;  à  l'ho- 
rizon, toujours  ces  feux  fixes...  Leur  fixité  même  trahissant  l'as- 
siette d'un  camp,  la  direction  qu'ils  ouvraient  menait  sûrement 
à  l'ennemi.  Vers  le  point  opposé,  rien  que  de  l'ombre,  du  silence, 
de  l'espace,  du  danger;  rien  que  la  piste  incertaine,  recoupée  de 
pistes  pareilles  qu'avait  tantôt  tracée  Consul,  la  bête  courageuse 
jusqu'à  mourir. 

Fallait-il  donc  s'attacher  à  cette  voie  précaire  ?  suivre  de  toise 
en  toise  ces  pieds  qui  se  chassent  l'un  l'autre,  se  posent  en  im- 
primant le  fer,  puis  se  relèvent  en  éraflantla  neige?  Entreprise  un 
peu  ridicule,  en  vérité...  Difficile  d'ailleurs...  impossible,  avec 
cette  lune  tout  empêtrée  de  nuages... 

Il  s'assit,  les  jambes  allongées  vers  le  feu,  le  dos  appuyé  contre 
le  ventre  du  cheval,  une  main  posée  sur  la  patte,  comme  sur  le 
bras  d'un  fauteuil.  Satisfait  de  cette  posture,  il  voulut  se  per- 
suader que  la  conjoncture  présente  n'avait  rien  d'extraordinaire; 
il  se  souvint  de  sa  jument  Frisette,  morte  autrefois  de  coliques, 
en  pleins  champs.  Puis  il  se  nomma  tous  les  autres,  tous  ces 
humbles  serviteurs  usés  sous  lui,  tués  sous  lui  :  Beausire,  Ravage, 
Huron,  Pistache,  Souris...  Pas  un  d'eux  ne  valait  Consul.  Ses 
regrets  se  mêlant  ainsi  à  ses  souvenirs,  sa  conscience  commença 
de  fuir  et  de  lui  échapper;  sujette  pourtant  à  ce  malaise  de 
froid,  d'hébétude  et  d'isolement,  elle  emportait  à  travers  rêves  le 
poids  de  résolutions  qui  ne  pouvaient  naître  ou  de  larmes  qui  ne 
pouvaient  couler.  Il  entendait  par  instans  le  bruit  du  vent  dans 
les  branches,  mais  seulement  comme  un  rythme;  les  silhouettes 
des  arbres  devenaient  ces  coquecigrues  que  la  nuit  évoque  d'or- 
dinaire dans  nos  cerveaux  las,  proches  du  sommeil;  et  toute  sa 
pensée  se  dissolvait  en  idées  indicibles  dont  il  ne  pouvait  savoir 
si  elles  étaient  mots,  formes  ou  sons. 

—  Il  faut  songer  à  des  choses  précises,  se  commanda-t-il 
enfin;  et,  clignant  des  yeux,  il  vint  près  de  ce  cadavre,  étrange 
factionnaire  sans  mot  d'ordre,  et  qui  menaçait,  qui  n'avertissait 
pas. 

—  Il  est  mort  de  chaleur...  Qui  sait  si  ses  camarades  l'ont 
porté  transi  devant  le  feu?  Ou  s'il  s'est  approché  lui-même  im- 
prudemment ? 


RACHETÉ.  13 

Pour  se  distraire,  il  s'imposa  des  jeux  d'esprit  :  d'abord,  de 
lire  dans  sa  mémoire  la  liste  chronologique  des  rois  de  France 
à  partir  de  Pharamond  ;  puis,  ne  démêlant  plus  les  fils  de  Louis  le 
Débonnaire,  les  envoyant  tous  au  diable,  il  passa  à  se  réciter  la 
nomenclature  de  la  bride  dans  les  termes  qu'il  exigeait  ordinaire- 
ment de  ses  hussards.  Partant  enfin  des  mots  :  «  Verdy  est-il 
là?  »  il  vint  à  détailler  les  faits,  à  critiquer  les  actes  dont  l'enchaî- 
nement fatal  se  rompait  au  moment  présent.  Ainsi,  la  chaleur  du 
foyer  pénétrant  ses  membres  et  détendant  ses  muscles,  il  refaisait 
en  pensée  sa  longue  marche  de  tout  à  l'heure  ;  il  allait  vers  ces 
feux  ressouvenus,  fuyans,  mystérieux;  un  écho  répétait  dans  ses 
moelles  la  cadence  suivant  laquelle  le  pas  du  cheval  berce  le 
corps  du  cavalier;  sa  rêverie  voguait  et  dérivait  vers  le  but  con- 
stellé, de  plus  en  plus  lointain,  qui  reculait  toujours... 

—  Je  dors,  je  dors!...  jugea-t-il  en  sursautant;  et  il  comprit 
que  la  consigne  de  la  sentinelle  morte  c'était  :  «  N'approche  pas 
du  feu.  »  Décidant  qu'il  irait  chercher  du  bois  très  loin,  jusqu'à 
deux  cents  toises,  il  battit  des  mains,  piétina,  respira  à  pleine 
bouche  l'air  froid  chargé  d'une  odeur  de  feuilles,  s'aventura  sous 
la  futaie;  étourdi  de  fatigue,  il  n'avançait  que  par  secousses  et 
perdait  conscience  au  milieu  de  son  mouvement.  Alors  il  chercha 
au  fond  de  lui-même  des  aiguillons  plus  puissans;  il  se  souvint 
de  son  enfance  et  de  sa  mère,  de  sa  jeunesse  et  de  ses  amours, 
puis  de  ses  succès  de  carrière,  de  sa  décoration,  de  l'estime  témoi- 
gnée tantôt  par  le  maréchal.  Et  de  toutes  les  joies  qu'il  avait  pu 
vivre,  il  se  faisait  des  raisons  pour  ne  pas  dormir. 

Il  revenait,  un  fagot  sous  le  bras,  quand  il  vit  la  dépouille  de 
Beausire  soubresauter  étrangement,  comme  reprise  d'une  vie 
partielle.  D'abord  une  flexion  d'encolure,  puis  une  détente  de 
reins  :  cette  carcasse  semblait  aussi  parodier  quelque  air  de  manège 
et  ruer  tout  en  rampant.  S'approchant,  Verdy  reconnut  deux 
bêtes  silencieuses,  chiens  ou  loups,  qui  mordaient  l'animal  aux 
crins  et  à  la  queue,  et  le  tiraient  du  côté  de  l'ombre.  Il  leur  courut 
sus  avec  de  grands  cris,  en  braquant  son  pistolet.  Plies  et  terrés, 
mais  ne  reculant  pas,  ces  chiens  en  rage  lui  montraient  leurs 
gueules  grimaçantes,  leurs  dents  serrées,  leurs  barbes  humides 
de  bave  et  de  sang  :  toutes  ces  défenses  risibles,  toutes  ces 
menaces  peureuses,  c'était  du  moins  de  la  vie  librement  déployée, 
hardiment  combattante,  et  l'officier,  provoquant  ces  fureurs,  se  les 
donnait  en  spectacle  quand  une  mêlée  de  voix  aiguës  s'éleva, 
s'accrut;  une  meute  entière  déboucha,  se  répandit. 

C'étaient  ces  grands  lévriers  velus  qui  suivaient  l'armée:  le 
goût  de  la  chair  humaine  les  avait  rendus  féroces.  Ils  formèrent 


14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  cercle  autour  du  brasier  et  leurs  cris  devinrent  furieux;  leurs 
yeux  brillèrent  comme  des  topazes;  leurs  queues  inquiètes  se 
fouettèrent  entre  elles;  ils  s'affairaient,  changeaient  de  place, 
bataillaient  comme  à  la  curée.  Pourtant  aucun  ne  se  risquait  sur 
l'esplanade  circulaire  où  rayonnaient  la  lueur  de  la  flamme  et  le 
regard  de  l'homme. 

—  Arrière  !  criait  Verdy  à  pleine  gorge  :  vous  ne  mangerez 
pas  mon  cheval! 

Attentif  à  toutes  leurs  attaques,  en  garde  dans  toutes  les 
lignes,  il  jetait  des  brandons,  lançait  des  coups  de  sabre,  déchar- 
geait ses  pistolets.  Ivre  de  cette  bataille,  réchauffé  par  le  jeu  de 
ses  muscles  et  la  dépense  de  son  sang,  il  savourait  son  activité 
joyeuse,  qui  lui  faisait  sentir  sa  force.  Quelques-uns  de  ses  adver- 
saires, roussis,  blessés,  hors  de  combat,  hurlaient  et  se  traînaient 
à  distance;  rappelés  par  ceux-là,  les  autres  s'écartèrent,  reprirent 
leur  quête,  et,  s'assemblant  peu  à  peu,  disparurent  dans  un  vacarme 
assourdissant.  Brusquement,  la  clairière,  pleine  tout  à  l'heure  de 
leurs  tournoiemens  confus,  s'étendit  vide,  lumineuse,  tachée  de 
sang;  plus  d'autres  ennemis  que  le  froid  et  le  sommeil  :  invi- 
sibles, ils  revenaient  cerner  cet  homme,  vivant  entre  le  cadavre 
du  soldat  et  la  charogne  du  cheval,  debout  près  de  ces  flammes 
défaillantes  que  la  moindre  rafale  pouvait  souffler.  Alors,  sans 
réfléchir,  docile  à  l'invincible  instinct  qui  nous  écarte  du  danger, 
ce  brave  prit  peur;  il  céda  à  l'horreur  de  sa  condition,  lâcha  pied 
devant  ces  traîtrises,  courut  de  toutes  ses  jambes  vers  la  vie  et 
vers  le  salut. 

Les  chiens  menaient  leur  poursuite  sur  les  brisées  de  l'armée  : 
lui  se  mit  à  chasser  derrière  eux.  Portant  son  manteau  tout  roulé 
sous  son  bras,  appuyé  sur  son  sabre  comme  sur  une  canne,  il 
allait,  couvert  bientôt  de  sueur,  calmé  pourtant  par  son  mouve- 
ment. Les  abois  de  la  meute  le  dirigeaient  :  «  En  somme,  c'est 
comme  si  je  chassais  le  cerf  en  forêt  de  Fontainebleau...  »  pen- 
sait-il. Mais  les  cris  des  lévriers  s'éteignirent  tout  à  coup,  ainsi 
qu'il  arrive  en  effet  dans  les  chasses;  et  l'officier  s'arrêta,  retom- 
bant à  l'inertie,  à  l'inquiétude. 

—  Si  seulement  je  pouvais  attraper  Lé  Dnieper!...  Mais  non, 
je  marche  au  hasard. 

Ces  mots  «  au  hasard  »  lui  firent  au  cœur  un  mal  affreux. 
Puis,  rejetant  l'idée  énervante,  il  voulut  se  convaincre  qu'il 
n'était  pas  entièrement  perdu  et  se  retourna  vers  le  point  brillant 
qui  marquait  au  loin  le  lieu  de  sa  dernière  halte.  Par  un  demi- 
tour  exécuté  suivant  l'ordonnance,  en  un  temps  et  trois  mouve- 
îii eus,  il  se  remit  enfin  face  aux  ténèbres,  face  aux  doutes  : 


RACHETÉ.  15 

—  Y  a-t-il,  oui  ou  non,  sur  l'horizon,  deux  masses  noires? 

Ignorant  s'il  recevait  vraiment  par  les  yeux  cette  double  im- 
pression, ou  si  ces  images  se  dressaient  d'elles-mêmes  dans  son 
cerveau  fatigué,  il  demeurait  à  débattre  cette  question  futile, 
dont  sa  vie  dépendait  peut-être,  et  se  refroidissait  et  s'affaiblissait. 

—  Mauvais  endroit  pour  mourir...  songeait-il  malgré  lui;  et, 
frémissant  aux  influences  sinistres  qui  l'environnaient,  il  dilatait 
quand  même  ses  prunelles  vers  l'horizon,  il  captait  cette  lumière 
éparse  sur  toutes  choses  et  dont  il  ne  pouvait  savoir  si  elle  venait 
du  ciel  ou  de  la  terre,  quand  les  ombres  des  arbres  s'allongèrent 
vivement  sur  la  neige  illuminée;  les  nuages,  un  instant  tour- 
mentés, pétris  par  le  vent,  s'ouvrirent,  et  la  lune  en  double  D 
parut  au  sommet  de  sa  course. 

—  Bonsoir,  ma  vieille  :  tu  me  tires  d'affaire,  dit-il  ;  et,  répon- 
dant en  lui-même  à  une  autre  évidence,  il  défit  son  dolman, 
tâtonna  de  ses  doigts  lourds,  chercha  et  pressa  le  bouton  de  sa 
montre;  elle  sonna  douze  coups.  Donc  la  vieille  indiquait  le  sud, 
comme  eût  fait  le  soleil  à  midi. 

Il  marcha  vers  sa  face  ridée  et  secourable,  impatient  d'at- 
teindre le  fleuve;  de  là,  suivre  la  rive,  rejoindre  l'armée  en  ten- 
dant vers  l'ouest,  n'était  plus  qu'un  jeu.  Mais  les  nuées  instables, 
épaisses,  le  menaçaient  d'obscurité:  il  doubla  son  pas.  Un  taillis 
qu'il  traversa  à  corps  perdu  lui  lacéra  la  face,  frappant  de  verges, 
à  chaque  pas,  ses  joues  froides  et  douloureuses.  Puis  une  clai- 
rière blanche,  également  vierge;  puis  un  bois  de  sapins,  noirs, 
hérissés,  mouvans...  D'un  arbre  à  l'autre,  les  branches  se  jume- 
laient, il  lui  fallait  les  écarter  avec  effort,  elles  pleuvaient  sur  sa 
tête  au  passage.  Brusquement  le  sol  lui  manqua;  il  se  sentit  tom- 
ber dans  une  sorte  de  gouffre  et  se  reçut  avec  un  choc  sur  un 
fond  dur  qui  craqua  en  différens  sens.  Pris  dans  la  neige  jus- 
qu'au front,  il  cherchait  à  se  hausser,  à  se  retourner,  à  tenter 
l'escalade  en  arrière,  quand  une  autre  secousse  le  précipita  plus 
bas  :  ses  pieds  s'abîmèrent  dans  de  la  vase. 

—  C'est  la  fin...  pensa-t-il;  et  cherchant  partout  un  appui,  il  se 
débattit  à  mesure  qu'il  plongeait;  il  élargit  l'entonnoir  et  fit  de 
l'air  autour  de  son  visage.  Enlizé  jusqu'aux  genoux  dans  une  glu 
froide  qui  pénétrait  ses  bottes,  il  ne  pouvait  se  mouvoir;  mais 
ses  bras,  demeurés  libres,  s'égaraient  autour  de  lui,  ne  rencon- 
traient rien,  et,  poursuivant  toujours  leur  folle  recherche,  ne  fai- 
saient autre  chose  que  lui  tailler  dans  cette  matière  un  sépulcre 
vertical. 

—  A  moi!  à  moi!...  monsieur  le  maréchal!... 

Il  appelait,  et  sa  voix  se  perdait  sur  le  sol  assourdi,  dans  le 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

site  sans  échos.  Sef  yeux,  déjà  retranchés  de  la  terre,  et  qui  ne  s'ou- 
vraient plus  que  sur  un  peu  de  ciel,  voyaient  deux  cimes  de  sapins 
se  balancer,  se  choquer,  s'écarter  en  démasquant  des  étoiles  der- 
rière elles  ;  le  bord  transparent  du  puits  entourait  d'un  halo  pâle  ce 
paysage  sublime,  plein  de  silence,  de  menace  et  de  condamnation. 
Cette  fois,  elle  était  écrite  là-haut,  la  mort  souvent  rencontrée, 
toujours  éludée;  et  peu  à  peu  elle  descendait,  lente,  sereine,  per- 
suasive. Vaincu  par  elle,  il  s'affaissait,  comme  un  cerf  à  l'hal- 
lali se  couche  et  s'abandonne  aux  chiens;  il  tombait  d'une 
suprême  chute  qui  n'était  pas  douloureuse,  quand  les  ressorts  de 
son  être  se  bandèrent  encore  et  luttèrent  pour  la  vie  avec  tout  le 
reste  de  sa  vie.  Il  bondit,  se  dégagea,  se  lança  plus  avant,  cassa 
de  la  glace  sous  ses  genoux,  se  hissa,  se  dressa.  Sa  tête  émergeait, 
il  revoyait  la  terre,  il  respirait,  il  espérait. 

—  Repris  pied...  pris  pied  sur  un  ruisseau  gelé...  ou  sur  une 
mare?...  Non  :  le  terrain  descend...  Il  descend...  Le  ruisseau 
coule...  Vers  le  Dnieper?...  Oui,  oui,  vers  le  Dnieper!... 

Il  se  parlait  à  haute  voix,  plus  certain  par  là  de  raisonner 
juste.  Se  déterminant  à  la  fin,  il  abandonna  d'abord  son  sabre, 
puis  s'avança  par  un  bond  et  des  craquemens  qu'il  entendit  lui 
serrèrent  le  cœur.  Tirant  des  bordées  à  droite  et  à  gauche,  il  évi- 
tait d'instant  en  instant  les  parois  rendues  résistantes  et  les 
couches  comprimées  par  son  précédent  effort.  La  sueur  baignait 
son  visage;  une  eau  froide  le  pénétrait  au  cou,  aux  aisselles,  aux 
poignets,  aux  hanches. 

—  Peut-être  serai-je  au  bout  de  mes  forces  avant  d'être  au  bout 
de  l'obstacle?... 

Sa  crainte  aggravant  sa  fatigue,  il  sentit  pour  la  première  fois 
le  poids  de  sa  ceinture,  lestée  d'une  bourse  et  d'un  sachet  à 
balles  :  elle  lui  cisaillait  les  reins,  le  tirait  bas.  Quant  au  métal 
dont  il  fallait  s'alléger,  pas  de  doute:  le  plomb  était,  dans  la  cir- 
constance, plus  précieux  que  l'or...  D'un  geste  furieux,  comme 
pour  frapper,  il  prit  une  poignée  de  napoléons  qu'il  jeta  large- 
ment autour  de  lui  et  qu'il  n'entendit  pas  tomber.  Puis,  cherchant 
du  pied  sa  voie  de  glace,  il  continua  d'ouvrir  sa  brèche  dans  le 
rempart  de  neige.  Tout  à  coup,  la  pente  du  terrain  s'accentua, 
marquée  à  droite  et  à  gauche  par  deux  croupes  descendantes  ; 
elle  l'aida  dans  ses  glissades,  et,  dès  lors,  en  ramant  des  deux 
bras,  il  put  progresser  d'un  mouvement  continu.  Une  seule  toise 
parcourue  suffit  à  le  dégager  jusqu'aux  cuisses;  puis,  les  deux 
arêtes  qui  bornaient  la  gorge  déclinant  et  s'effaçant,  lui-même 
reparut  de  toute  sa  taille  à  la  lumière  ;  son  ombre  s'allongea  sur 
un  sol  oblique,  rocheux,  sonore. 


RACHETÉ.  17 

—  Le  Dnieper  !  Ah,  ah  !  le  Dnieper  !  répéta-t-il,  ivre  de 
liberté,  ravi  de  se  mouvoir,  léger,  hors  de  lui.  Ses  yeux  dilatés 
et  fous  tendaient  à  l'horizon,  adoraient  des  lointains  de  nacre  qui 
étaient  peut-être  des  brumes  et  peut-être  des  bois;  au  fond,  en- 
core plus  loin,  blanchissait  la  nuit  mystérieuse...  Mais  il  ne  fit 
que  deux  pas  dans  ce  vertige;  et,  voyant  béante  derrière  lui, 
jusqu'aux  limites  du  regard,  la  fendue  surhumaine  qu'il  avait 
ouverte  : 

—  Sauvé  !  sauvé  !  cria-t-il  avec  épouvante  ;  puis  sans  résister 
davantage  à  sa  fatigue  et  à  son  émotion,  il  s'abattit  en  haletant  et 
en  gémissant. 

III 

Le  fleuve,  encaissé  clans  une  vallée  étroite  où  ne  pénétrait 
plus  la  lune  déclinante,  accusait  son  cours  par  un  sinus  obscur, 
prolongé  à  travers  les  neiges  jusqu'à  perte  de  vue;  le  vent  ba- 
layait ce  couloir,  se  froissait  avec  des  hou-hou  contre  les  rochers; 
hors  des  lèvres  béantes  du  gouffre,  un  autre  courant  d'air  mon- 
tait, glacial  et  puissant,  soufllé  par  les  poumons  de  la  terre. 

—  Tête  de  colonne  à  droite!  en  avant,  marche!  cria  Verdy, 
comme  s'il  eût  mené  toute  une  troupe  de  cavalerie,  et  il  s'obéit 
en  même  temps  qu'il  se  commandait. 

Devant  lui,  un  météore  étrange  colorait  le  ciel.  Ce  fut  d'abord 
comme  une  lueur  de  couchant;  puis  l'air  vibra  sur  l'horizon  par 
ondes  chaudes  et  parut  un  rideau  rose  qui  tremblait  au  vent. 
Enfin,  des  flammes  s'élevèrent,  portant  sur  leurs  pointes  un  dais 
opaque  fait  de  nuages  et  de  fumées;  des  flammèches  errantes 
mouchetèrent  l'espace  jusqu'au  zénith  ;  et  des  escarbilles  ardentes 
se  mêlèrent  aux  froides  étoiles. 

—  On  brûle  un  village,  se  dit-il;  et  devant  cette  impression 
coutumièreet  de  bon  augure,  il  marcha  plus  tranquille.  Atteindre 
les  limites  de  l'armée,  c'était  remettre  en  d'autres  mains  le  soin 
de  sa  propre  vie,  c'était  déposer  la  responsabilité  pesante  sous 
laquelle  il  avait  failli  succomber. 

—  Je  rendrai  compte  au  maréchal...  Peut-être  me  donnera-t-il 
un  cheval  de  son  écurie? 

Puis,  réfléchissant  qu'il  n'y  avait  pas  dans  toute  l'écurie  du 
maréchal  une  seule  bête  qui  valût  Consul,  il  venait  à  déplo- 
rer ses  irréparables  pertes  de  la  nuit  :  son  or,  ses  provisions, 
son  sabre,  —  le  sabre  surtout,  si  fin  de  pointe  et  si  mordant  de 
taille,  si  léger  à  la  main,  si  cher  au  cœur;  la  lame  était  une 
prise  de  bataille,  et  le  fourreau  de  similor,  présent  d'une  maî- 

TOME  CXX1X.   —  1895.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tresse  longuement  aimée,  portait  au-dessous  du  bracelet  deux 
chiffres  enlacés.  Balancé  entre  le  regret  et  l'espérance,  excité  par 
la  lumière  sauvage  qui  pourprait  le  ciel,  il  gagnait  rapidement 
vers  son  nouveau  phare  :  l'incendie.  Des  bouffées  chaudes  lui 
brûlaient  la  face;  il  s'arrêta  le  temps  de  s'accoutumer  à  cet  air. 
Pourtant  la  flambée  décroissante  suffisait  à  peine  pour  éclairer  la 
zone  sinistre  dont  le  village  paraissait  circonscrit;  sur  cette 
esplanade  de  terre  et  de  boue,  des  foyers  épars  grandissaient  dans 
la  lueur  mourante  du  brasier  principal:  des  silhouettes  humaines 
circulaient  alentour  ;  derrière  elles,  de  grandes  ombres  flot- 
tantes répétaient  vaguement  leurs  gestes.  S'approchant,  Verdy 
perçut  une  forte  odeur  de  chair  grillée  qui  lui  fît  sentir  sa  faim; 
il  s'arrêta,  désireux  d'obtenir  une  part,  honteux  de  la  demander. 

—  Qui  es-tu,  toi?  lui  dit  un  des  traînards,  assis  sur  son  sac, 
et  qui  surveillait  la  marmite.  D'autres,  debout  derrière  lui,  se  ser- 
raient entre  eux  comme  des  chevaux  dans  une  horde;  accrochés, 
enJacés,  ils  composaient  des  groupes  cyniques  et  lamentables. 

—  Un  officier...  qui  voudrait  manger,  répondit  Verdy,  par- 
tagé toujours  entre  le  dégoût  et  le  besoin. 

—  Alors,  montre  ta  monnaie,  reprit  un  autre,  drapé  dans  la 
couverture  de  son  cheval  et  qui  portait  les  deux  fontes  de  sa 
selle  appuyées  sur  sa  nuque,  ballantes  sur  sa  poitrine  comme  des 
mamelles.  Ici,  on  ne  régale  pas,  non!  quand  bien  même  ce  serait 
l'Empereur!... 

—  Ah!  malheur!  régaler  l'Empereur!  poursuivit  une  femme 
agenouillée,  vautrée,  qui,  cessant  de  souffler  sur  les  tisons,  releva 
sa  tête  sordide  ;  et  des  imprécations  s'élevèrent  en  français,  en 
allemand;  toutes  ces  bouches  abjectes  vomirent  avec  un  blas- 
phème le  nom  souverain. 

—  Merci,  bonsoir  !  dit  promptement  Verdy,  dès  qu'il  eut  dé- 
voré son  quartier  de  viande.  Ne  vous  endormez  pas  là:  les  Cosaques 
vont  revenir... 

Comme  il  entrait  dans  le  village,  une  recrudescence  de  feu 
survint  à  propos  sur  l'autre  lisière  et  facilita  son  passage.  Des 
reflets  palpitaient  sur  les  cloaques  de  neige  fondue;  les  cadavres 
étendus  là  paraissaient  baigner  dans  leur  sang.  Plus  loin,  des 
meubles  amoncelés  comme  pour  une  barricade  ;  une  femme 
accroupie  dans  une  pose  vivante  et  qui  peut-être  n'était  pas  morte  ; 
elle  tenait  sur  ses  genoux  quelque  chose...  un  petit  corps,  une 
momie,  son  enfant  brûlé.  Une  chanson  française  que  deux  voix 
engluées  d'alcool  et  de  rogomme  essayaient  à  l'unisson,  mêlait 
sa  mélodie  au  grésillement  des  flammes  :  celte  affreuse  gaîté 
zigzaguait  dans  l'air,  à  mesure  que  s'éloignait  ce  couple  d'une 


RACHETÉ.  19 

vivandière  accrochée  au  cou  d'un  soldat,  chacun  portant  son  sac. 
Un  défilé  nombreux  de  piétons  gagnait  droit  vers  l'horizon 
et  dessinait  en  noir  la  route,  ici  sur  le  sol  rouge,  là-bas  sous 
une  glaciale  clarté  de  lune.  On  eût  dit  le  retour  de  quelque  fête 
rurale  en  France,  et  tout  un  village  sortant  d'un  autre  village  à 
l'automne,  au  soleil  couchant.  Verdy  traversait  cette  foule,  im- 
patient d'arriver  jusqu'aux  troupes.  Pourtant  un  des  marcheurs, 
stimulé  sans  doute  par  son  exemple,  se  maintenait  obstinément  à 
son  côté. 

—  Monsieur,  dit  cet  homme  d'un  ton  poli,  réservé,  qui  sentait 
la  bonne  éducation,  me  permettrez-vous  bien  de  marcher  à  votre 
hauteur? 

—  Parfaitement,  monsieur. 

—  C'est  qu'à  deux  on  marche  mieux,  reprit  l'inconnu  avec 
bonhomie.  Et  durant  quelques  minutes,  il  scanda  leur  pas  com- 
mun, en  comptant  :  «  Un,  deux...  » 

—  Je  ne  suis  pas  fantassin,  poursuivit-il,  confus  de  sa  mau- 
vaise cadence.  Un  instant  après,  il  parla  encore,  conseillant  à 
Verdy  de  se  couvrir  le  crâne,  pour  éviter  le  refroidissement  du 
cerveau.  Mais  l'autre  ne  l'entendit  pas  :  l'écho  de  sa  marche  bat- 
tait dans  sa  tête,  y  sonnait  le  vide;  et,  cédant  au  double  fardeau 
de  la  fatigue  et  du  froid,  il  tombait  pour  la  première  fois  de  sa  vie 
dans  un  singulier  sommeil  qui  pouvait  encore  marcher  et  souffrir. 

Derrière  eux,  l'incendie  s'éteignait,  vaincu  par  une  aube  in- 
tense qui  se  réfléchissait  et  se  doublait  sur  le  miroir  de  la  neige. 
La  crête,  frontière  d'or  entre  la  terre  pâle  et  le  matin  vermeil,  se 
développait  en  une  douce  courbure;  seuls,  les  poteaux  d'angle 
des  isbas  incendiées  hérissaient  de  hachures  noires  ce  mol  ho- 
rizon. Le  soleil  couronnait  les  ruines;  accosté  de  deux  nuages 
massifs  et  symétriques,  il  en  portait  un  autre  comme  panache, 
allongé,  fuselé,  pareil  à  la  flamme  d'un  cierge.  Ecarlate  d'abord, 
le  météore  passa  vite  et  devint  rose  ;  puis  il  mourut  en  tons  indé- 
finis, et  bientôt  il  ne  resta  rien  de  lui  qu'un  bandeau  couleur  de 
soufre  qui  pâlit  davantage  à  mesure  que  l'azur  débordant  péné- 
trait les  restes  de  l'aurore.  A  droite,  le  Dnieper  montait  et  ser- 
pentait dans  la  clarté  ;  des  peupliers  se  reflétaient  à  sa  fixe  surface  ; 
sur  ses  rives,  des  barques  pontées  de  glace  attachaient  de  point 
en  point  des  escarboucles  à  son  ruban.  Mais  le  long  du  bord  le 
plus  voisin,  un  filet  de  courant  demeuré  libre  fuyait  autour  d'une 
presqu'île  boisée  ;  il  chatoyait  sous  la  ramure  traversée  de  rayons  : 
c'étaient  là  des  moires  fugitives,  des  reflets  changeans,  et  comme 
un  dernier  lambeau  du  ciel  nocturne  tombé  dans  l'eau  avec  toutes 
ses  étoiles. 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Belle  matinée!  reprit  l'inconnu,  et  il  examina  avec  un  sou- 
rire la  jolie  figure,  un  peu  pâle,  de  Verdy.  Car  c'est  une  curiosité 
ordinaire,  entre  gens  qui  ont  marché  de  conserve  pendant  la  nuit, 
que  de  s'observer  aux  premières  clartés  du  jour  et  de  recon- 
naître en  quels  signes  la  fatigue  est  inscrite  sur  les  visages  :  les 
yeux,  la  bouche  ou  les  moustaches  se  défaisant  plus  tôt  chez  les 
uns  que  chez  les  autres,  chacun  ayant  enfin  sa  manière  de  dé- 
périr. 

—  Vous  ne  paraissez  pas  trop  fatigué.  Vous  êtes  démonté 
depuis  peu  de  jours  sans  doute? 

—  Depuis  peu  d'heures...  J'ai  perdu  un  cheval  d'un  grand 
caractère;  peu  s'en  est  fallu  que  je  ne  périsse  moi-même  sous  la 
neige... 

—  N'en  parlons  plus,  monsieur,  interrompit  l'autre  avec  viva- 
cité. Vous  auriez  tort  de  vous  plaindre.  Moi,  je  marche  depuis 
Mojaïsk. 

—  Depuis  Mojaïsk?  répéta  méditativement  Verdy. 

Ses  idées  commençaient  à  se  rajuster  ;  la  pure  clarté  du  jour, 
entrant  par  ses  yeux  dans  sa  cervelle,  en  dissipait  peu  à  peu  les 
ombres;  mais,  en  cherchant  parmi  ses  proches  souvenirs  l'image 
de  désolation  qui  avait  nom  Mojaïsk,  il  ne  la  retrouvait  plus  : 
tous  les  événemens  antérieurs  à  la  mort  de  Consul  s'étaient  éloi- 
gnés, perdus  dans  le  passé. 

—  Oui,  depuis  Mojaïsk...  Trente  journées  sans  un  séjour. 
Aussi,  voyez  mes  bottes... 

Verdy  baissa  les  yeux  vers  les  chaussures  de  cet  homme  :  un 
des  orteils,  nu  et  d'une  mauvaise  couleur  violâtre,  apparaissait 
par  une  déchirure  du  cuir;  et  l'autre  semelle,  séparée  de  l'em- 
peigne, n'était  soutenue  que  par  un  mouchoir  noué  sur  le  cou- 
de-pied. 

—  Diable!  fit-il  en  relevant  la  tête  et  poursuivant  l'examen 
de  la  personne,  vous  voilà  bien  exposé  aux  engelures! 

Grand,  robuste,  barbu,  cet  officier  sans  armes  et  devenu 
paysan,  portait  des  houseaux,  une  peau  de  mouton,  un  bonnet 
de  fourrure;  sa  sabretache  bleue,  ornée  d'une  aigle  et  de  deux 
canons  croisés,  pendait  à  son  côté;  une  besace  et  une  petite 
marmite,  attachées  l'une  et  l'autre  à  la  même  courroie,  battaient 
sur  sa  hanche.  Ses  yeux,  injectés  de  sang,  clignaient  sans  cesse, 
las  de  la  neige  éblouissante;  une  plaie  profonde  qui  semblait 
entaillée  par  le  sabre,  mais  qui  n'était  qu'une  blessure  de  froid, 
crevassait  sa  joue,  recoupait  sa  moustache,  et  ne  s'achevait  que 
dans  sa  bouche;  ses  lèvres  épaisses  et  bonnes,  mais  fendillées 
de  toutes  parts,  ne  pouvaient  plus  sourire  que  d'un  sourire  ré- 


RACHETÉ.  21 

duit  et  douloureux.  Malgré  tant  de  marques  d'usure,  cette  face 
éprouvée  rayonnait  encore  la  force  et  l'intelligence  ;  et  le  dessin 
des  traits,  le  modelé  du  front,  le  port  de  la  tête,  respiraient  une 
hérédité  de  noblesse  et  l'habitude  du  commandement. 

—  Oui,  je  sais,  je  suis  pitoyable...  reprenait  cet  homme;  je 
donnerais  volontiers  la  moitié  de  ma  fortune  pour  une  paire  de 
sapogues,  comme  on  dit  dans  cette  Scythie.  Quant  aux  engelures, 
j'ai  eu  ce  pied-ci  gelé,  mais  je  l'ai  dégelé  :  depuis,  je  ne  m'arrête 
jamais.  La  gangrène  sèche  s'y  était  mise;  il  m'a  fallu  couper  les 
chairs  mortes  avec  mon  couteau. 

—  Vous  avez  fait  cela  vous-même?  demanda  Verdy  en  frisson- 
nant. 

—  Dame,  oui...  L'important,  voyez-vous,  c'est  de  vouloir 
vivre,  et  le  dangereux,  c'est  de  laisser  la  mélancolie  l'emporter 
sur  la  volonté.  C'est  pourquoi  je  vous  ai  si  grossièrement  inter- 
rompu tout  à  l'heure  quand  vous  vous  attendrissiez  sur  le  sort  de 
votre  cheval.  Pardonnez-moi  et  croyez-moi  :  rejetez  toutes  ces 
idées  qui  peuvent  vous  tirer  bas  et  ne  gardez  que  vos  espérances, 
car  voilà  bien  l'indispensable  morceau  de  pain...  Savez- vous  de 
quoi  je  me  souvenais  sans  cesse  au  milieu  de  mes  misères?  Du 
château  que  j'ai  sur  les  bords  de  la  Loire  et  des  belles  soirées  que 
j'y  passais  en  famille,  l'autre  été.  Peut-être  êtes-vous  marié? 

—  Non,  monsieur,  fort  heureusement. 

—  Et  pourquoi  donc,  heureusement?  Il  vaudrait  mieux  que 
vous  fussiez  marié.  Vous  seriez  plus  fort,  je  vous  assure. 

—  Soit.  Mais  la  pauvre  femme  que  j'aurais  épousée  ne  serait- 
elle  pas  bien  seule  et  bien  inquiète  ? 

Les  traits  de  l'inconnu  s'assombrirent;  il  ne  répondit  pas. 
Visiblement,  il  était  de  ceux  au  cœur  desquels  une  parole  peut 
entrer  comme  une  arme  et  faire  une  blessure.  Verdy  comprit  qu'il 
l'avait  atteint  plus  qu'en  lui-même  et  dans  un  être  infiniment 
cher. 

—  Pardon  !  reprit-il  avec  regret. 
L'homme  lui  tendit  les  deux  mains  : 

—  Ne  me  faites  pas  de  mal...  supplia-t-il  avec  un  accent 
d'humble  douleur.  Je  souffre  assez. 

Les  lambeaux  de  la  colonne  fugitive  traînaient  au  loin,  noirs 
sur  le  blanc  tapis  du  paysage.  On  eût  dit  une  scolopendre  :  à 
l'avant,  une  première  tache  instable  et  qui  s'égrenait,  se  refaisait, 
se  décomposait  sans  cesse,  en  marquait  la  tête.  C'était  l'état-major 
et  c'était  le  maréchal,  qui,  précédant  toujours  son  monde,  conti- 
nuait de  piloter  son  épave  avec  intrépidité.  Derrière  lui,  les  deux 
divisions,  allant  parallèlement,  simulaient  la  panse  de  l'animal  : 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ainsi,  d'Hénin  avait  rejoint,  et  tant  bien  que  mal  il  suivait  main- 
tenant à  sa  place  de  bataille.  Puis  des  irréguliers,  marchant  sur 
les  flancs,  attachaient  des  antennes  à  ce  corps  inconsistant;  ceux- 
là,  groupés  en  petites  caravanes,  se  succédaient  par  files,  pareils 
à  des  touristes  cheminant  sur  la  croupe  d'un  glacier.  Enfin,  toute 
une  traînée  humaine  s'attardait  à  distance,  longues  entrailles  que 
la  bête  décousue  laissait  pendre  derrière  elle. 

Un  tourbillon  s'éleva  vers  la  droite  ;  et,  sous  ce  voile  qui 
flottait  et  blanchissait,  quelque  chose  noircit,  grouilla,  menaça. 

—  Voilà  les  Cosaques  avec  leurs  traîneaux,  reprit  l'inconnu, 
qui  s'arrêtait,  clignant  des  yeux  à  cette  apparence  nouvelle. 

—  Nous  allons  être  enlevés  :  il  faut  abandonner  la  route. 

—  C'est  cela...  Oblique  à  gauche  !  Je  passe  devant... 

—  Non  pas!...  permettez-moi  au  contraire... 

Chacun  d'eux  s'offrait  ainsi  à  précéder  l'autre  sur  la  neige 
intacte  et  à  tracer  le  sentier.  Cependant  Ney  galopait  vers  le  flanc 
opposé  et  s'employait  à  reformer  sa  deuxième  division,  toujours 
hésitante  et  disloquée  ;  refoulant  les  rangs  désunis,  il  rendait  par 
compression  à  cette  troupe  la  forme  qu'il  voulait  qu'elle  tînt. 

—  Le  maréchal  prend  toujours  la  première  place  au  danger, 
continua  Verdy. 

—  Je  tremble  pour  sa  vie ,  répondit  derrière  lui  la  voix  de 
son  compagnon. 

—  Vous  le  connaissez  sans  doute  particulièrement  ? 

—  Non  pas.  Mais  je  réfléchis  que  s'il  mourait,  toute  cette  troupe 
serait  perdue. 

La  galopade  des  escadrons,  les  éclats  de  l'artillerie,  la  course 
des  boulets  qui  labouraient  la  terre  entre  des  haies  de  glace  et  de 
boue,  enfin  toute  la  dangereuse  farandole  menée  autour  d'eux  par 
les  Cosaques  occupa  tellement  les  deux  piétons,  qu'ils  atteignirent, 
sans  même  l'avoir  aperçu,  le  village  de  Jacoupovo  :  des  toits 
blancs  leur  apparurent  tout  à  coup,  à  portée  de  pistolet,  derrière 
un  pli  du  terrain. 

—  J'espère  que  le  maréchal  va  prendre  une  disposition  autour 
de  ce  point  d'appui,  observa  sentencieusement  le  hussard  :  il  se 
piquait  de  quelque  compétence  sur  les  problèmes  de  l'art  militaire. 

Justement,  la  2e  division  s'adossait  à  cet  asile  pour  tenir  tête 
aux  troupes  volantes  qui  continuaient  d?escarmoucher  contre  elle. 
«  Sachez  mourir  là  pour  l'honneur  de  la  France  » ,  avait  dit  Ney 
à  d'Hénin. 

— ...  Il  doit  être  trop  occupé  en  ce  moment  pour  m'entendre, 
poursuivait  Verdy,  sur  un  ton  d'irrésolution  ;  puis,  comme  s'il 
eût  craint  la  réponse  de  son  compagnon  : 


RACHETÉ.  23 

—  D'ailleurs,  je  suis  dans  un  tel  état  de  malpropreté... 

Mais  la  vraie  raison  pour  laquelle  il  appréhendait  de  repa- 
raître devant  son  chef  était  sa  blessure  d'amour-propre  et  ce  sen- 
timent cuisant  :  qu'il  n'avait  pas  réussi.  Entré  dans  une  maison 
déserte,  entière  cependant,  calfeutrée  et  chaude,  il  montait  sur  le 
poêle  quand  un  boulet  ricoché  vint  frapper  contre  une  des  parois. 
Toute  cette  cage  de  bois  résonna  longuement. 

—  Compris!  songea-t-il.  C'est  un  rappel  à  l'ordre. 

Mais,  se  promettant  de  servir  d'autant  mieux,  le  lendemain, 
qu'il  aurait  mieux  réparé  ses  forces,  il  acheva  en  fermant  les 
yeux  : 

—  C'est  singulier...  Plus  on  est  misérable,  et  moins  on  a 
d'envie  de  se  faire  tuer. 

La  profondeur  même  du  silence  et  de  l'obscurité  le  réveilla. 
Il  se  crut  seul,  distancé,  retombé  au  nombre  des  traînards. 

—  Quelle  heure  est-il  ?  Où  sommes-nous  ?  demanda-t-il  brus- 
quement. 

—  Je  ne  sais  guère  où  nous  sommes,  répondit  paisiblement 
dans  l'ombre  la  voix  de  son  camarade.  Mais  je  sais  l'heure  :  il  est 
huit  heures.  Je  viens  d'entendre  dire  dans  la  rue  que  l'Empereur 
n'est  plus  très  loin,  et  que  le  maréchal  va  faire  un  dernier  effort 
pour  le  rejoindre. 

Ils  traversèrent  des  rassemblemens  où  les  soldats,  muets, 
accablés,  paraissaient  livides  au  feu  des  cuisines.  Au  bout  du 
village,  une  colonne  qui  défilait  sans  bruit  les  arrêta.  Un  autre 
détachement  passa  encore  et  s'engagea  de  même  vers  Orcha. 

—  Suivons-nous?  demanda  Verdy. 

—  Sans  doute.  Il  nous  faut  nous  tenir  le  plus  près  possible  des 
troupes. 

—  C'est  que  je  n'ai  vu  passer  que  deux  régimens. 

—  Pardon,  ce  sont  les  deux  divisions. 

—  Vraiment,  les  divisions!...  Il  ne  reste  pas  autre  chose  des 
divisions? 

Les  600  hommes  qui  composaient  désormais  le  corps  d'armée 
ne  marchaient  pas  depuis  une  heure,  quand  des  flambées  subites 
s'allumèrent  en  face  d'eux  ;  des  trompettes  et  des  caisses  sonnèrent 
l'assemblée,  et  la  route  du  retour  parut  une  fois  de  plus  coupée 
par  une  ligne  ennemie. 

—  Nous  n'en  sortirons  pas,  dit  Verdy  d'un  ton  passif;  et,  sans 
s'inquiéter  davantage  d'un  événement  qu'il  ne  pouvait  changer, 
il  continua  de  suivre  la  colonne.  Phénomène  inattendu,  elle  doubla 
sa  vitesse  :  une  grêle  charge  l'entraînait,  battue  par  deux  ou  trois 
tambours  distendus  qui  n'avaient  plus  de  son.  Puis,  une  bande 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  tirailleurs,  la  baïonnette  en  avant,  parurent  devant  les  feux  et 
passèrent  fantastiquement  au  travers. 

—  Je  n'y  comprends  rien,  reprit  Verdy. 

—  Moi  non  plus,  niais  nous  franchissons. 

Ils  surent  plus  tard  que  Platof  avait  improvisé  ces  bivouacs 
pour  faire  croire  à  la  présence  d'une  nombreuse  infanterie  russe 
et  qu'il  s'était  replié  devant  l'assaut,  sans  combattre.  Mais  à  ce 
succès  définitif,  un  singulier  regain  de  vie  pénétrait  tout  à  coup 
la  troupe  ;  partout  des  voix  jasaient,  répétant  et  commentant  la 
grande  nouvelle. 

—  Il  paraît  que  nous  arrivons...  Voilà  les  Italiens...  Le  prince 
Eugène  est  sur  le  chemin...  Il  vient  d'Orcha.  —  D'où?  —  D'Orcha. 
—  L'Empereur  nous  attend....  Voilà  ce  qu'il  a  dit,  l'Empereur: 
«  J'ai  deux  cents  millions  dans  mon  trésor,  aux  Tuileries:  je  les 
donnerais  pour  sauver  Ney.  » 

En  effet,  une  division  du  4e  corps,  sortie  de  la  ville,  attendait 
devant  ses  faisceaux  ;  elle  reprit  les  armes  pour  se  ranger  et 
saluer  au  retour  ces  enfans  perdus  dont  depuis  trois  jours  on 
désespérait.  Plus  loin,  deux  cavaliers  isolés  se  faisant  face  ;  der- 
rière eux,  un  groupe  animé  :  le  prince  Eugène  embrassait  le 
maréchal,  des  officiers  se  reconnaissaient,  se  complimentaienl. 
Une  grande  joie  militaire  gonflait  le  cœur  de  tous  ces  hommes. 

On  cantonna  dans  un  faubourg  que  d'autres  troupes  venaient 
d'évacuer;  aucun  fourrier  n'ayant  préparé  le  logement,  les  rangs 
rompus  se  répandaient  sans  ordre  par  les  rues,  et  le  premier 
occupant  s'assurait  la  possession  de  son  gîte  en  s'y  barricadant. 
Verdy  dut  forcer  une  de  ces  entrées  ;  accueilli  par  des  jurons  et 
des  menaces,  il  répondit  du  même  ton,  puis  défendit  la  porte  à 
son  tour.  Cependant,  son  camarade  poussait  une  reconnaissance 
jusqu'à  l'autre  bout  de  la  cour. 

—  Aimez-vous  le  lait?  demanda-t-il  en  revenant. 

—  Le  lait?  oui,  beaucoup. 

—  Chut!  plus  bas!  reprit  l'officier,  jaloux  de  réserver  l'au- 
baine pour  eux  seuls,  et,  boitant  sur  son  pied  mutilé,  il  le  conduisit 
jusqu'à  l'étable.  Palpant  dans  l'ombre  le  dos  osseux  d'une  vache, 
ils  gagnèrent  jusqu'à  son  pis  et  commencèrent  à  la  traire.  Ils 
s'évertuaient  en  vain,  arrosaient  leurs  doigts,  aspergeaient  la 
litière,  et  ne  trouvaient  enfin  dans  leur  marmite  qu'un  peu  de 
mousse  douce  et  sucrée. 

—  Je  crois  que  vous  avez  découvert  là  une  des  vaches  maigres 
du  roi  Pharaon,  dit  Verdy,  contrefaisant  la  voix  d'un  grognard.  — 
Etait-ce  la  surprise  et  le  vertige  de  marcher  sur  un  sol  ferme,  non 
plus  sur  une  neige  inconsistante,  ou  la  chaleur  de  l'air,  ou  les 


RACHETÉ.  25 

rumeurs  de  la  rue?  mais  il  venait  tout  à  coup  de  se  reprendre  à 
la  vie  et  de  goûter  sa  jeunesse. 

L'autre  lui  répondit  par  un  rire  sonore  et  prolongé.  Ainsi, 
tous  deux  éprouvaient  le  même  violent  besoin  de  plaisanter,  et 
chaque  circonstance  de  cette  heureuse  soirée  prêtait  à  leur  bonne 
humeur  :  cette  ville  qui  n'était  pas  brûlée,  ce  toit  sous  lequel  on 
allait  dormir,  cette  bête  dont  on  réussirait  peut-être  à  tirer  quelque 
nourriture.  Pourtant,  l'idée  qu'il  manquait  à  son  poste  et  qu'il 
devait  rejoindre  le  maréchal  revint  à  l'esprit  de  Verdy. 

—  Bah!  se  répondit-il.  Attendons  les  événemens.  Rien  ne 
presse.  Tout  ira  bien.  Puisque  l'Empereur  est  là... 

IV 

Au  petit  jour  il  sortit,  curieux  d'une  nouvelle,  soucieux  d'une 
résolution.  D'abord  les  va-et-vient  de  la  rue  le  ballottèrent  de 
droite  et  de  gauche,  déconcerté;  puis  un  courant  descendant  de 
foule  l'entraîna  jusque  sur  une  place. 

—  Distribue-t-on  des  armes  ici  ?  demanda-t-il  à  des  fourriers 
qui  stationnaient  devant  la  porte  d'un  bâtiment.  Auprès  d'eux,  des 
soldats  de  corvée  qui  attendaient  aussi  s'enveloppaient  frileuse- 
ment dans  leurs  sacs  à  distribution. 

N'obtenant  pas  de  réponse  précise,  il  s'assit  sur  une  borne 
pour  réfléchir.  Des  irréguiiers  de  tout  costume  et  de  toute  langue 
pullulaient  autour  de  lui.  En  vain  le  général  Jomini,  pensant 
arrêter  cette  cohue,  maintenait-il  des  postes  aux  ponts  du  Dnie- 
per ;  le  fleuve  était  gelé,  les  traînards  pouvaient  traverser  sur  la 
glace.  Homme  par  homme,  un  groupe  muet  et  menaçant  se  forma 
face  à  la  sentinelle  qui  défendait  l'entrée  du  magasin.  Tout 
auprès  une  bande  de  soldats  espagnols  tournaient  le  dos  ;  ceux-ci 
se  pressaient  à  quelque  autre  spectacle  :  une  scène  de  viol,  sans 
doute;  car  de  forcenés  cris  de  femme  s'élevaient  par  instans  et  dé- 
chiraient l'air,  dominés  aussitôt  par  un  débordement  de  rires.  Puis 
des  claquemens  de  fouet,  des  vociférations  confuses  forcèrent  le 
passage  à  travers  la  haie  des  curieux,  et  des  conducteurs  du  train 
défilèrent,  leurs  manteaux  déchirés  laissant  voir  leurs  culottes 
jaunes:  ils  traînaient  par  la  bride  leurs  chevaux  velus,  boueux, 
mal  harnachés,  et  s'en  allaient  atteler  hors  les  murs  l'artillerie 
que  le  général  Latour-Maubourg  cédait  au  maréchal  Ney. 

Mais  une  musique  de  fifres,  de  trompettes  et  de  tambours, 
mêlant  son  rythme  coquet  aux  clameurs  et  aux  rumeurs,  sembla 
porter  et  scander  tout  le  brouhaha  chagrin  qui  régnait  sur  cette 
place. 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Est-ce  de  la  troupe?  songeait  Verdy,  marchant  avec  impa- 
tience vers  cette  sonnerie.  —  Déjà  la  petite  patrouille,  entrée  par 
la  rue  opposée,  s'était  perdue  dans  la  foule  ;  et  les  quolibets  cou- 
vraient le  bruit,  moquaient  les  paroles  d'une  voix  qui  s'enflait  à 
lire  un  ordre  de  l'Empereur. 

—  Cause  toujours,  réchauffé!...  Il  y  a  longtemps  que  l'Empe- 
reur ne  paie  plus  la  goutte...  S'il  nous  fusille,  hein!  quoi  qui  lui 
restera?... 

Puis  ce  fut  un  autre  accident,  par  lequel  tout  cet  odieux  dés- 
ordre atteignit  son  paroxysme  et  s'accrut  pour  se  dissiper.  Un 
projectile  toucha  terre  en  sifflant,  culbuta  plusieurs  de  ces  malheu- 
reux, rebondit  par-dessus  la  tête  des  autres  ;  un  deuxième,  presque 
simultanément,  creva  le  toit  du  magasin.  C'étaient  des  boulets 
rouges,  lancés  d'au  delà  du  Dnieper  par  l'artillerie  russe.  Cette 
menace  de  destruction  servit  de  signal  au  pillage,  car  tous  ceux  de 
ce  peuple  qui  pouvaient  encore  combiner  leurs  idées,  traduire  en 
actes  leurs  désirs  et  risquer  quelque  peu  leur  vie  pour  se  gagner 
les  moyens  de  la  prolonger,  ceux-là  se  jetèrent  vers  le  bâtiment 
et  désarmèrent  la  sentinelle.  On  les  voyait  reparaître  blancs  de 
farine,  dégouttant  d'eau-de-vie;  des  adjudans-majors,  envoyés 
par  Davout,  les  ramassaient  à  mesure. 

—  Les  hommes  du  3e  corps,  à  vos  aigles!...  Eh!  tas  de  clam- 
pins!  vous  n'entendez  pas  la  générale? 

En  effet,  ces  soldats  n'entendaient  plus.  Mais  refoulés  par  le 
poitrail  des  chevaux,  cédant  bestialement  à  cette  poussée  bes- 
tiale, ils  lâchaient  lentement  pied  devant  ceux  qui  parlaient  encore 
des  aigles  et  qui  songeaient  à  les  défendre.  Pas  à  pas,  les  chefs 
impuissans  suivaient  la  troupe  inerte  ;  ils  se  réglaient  prudem- 
ment sur  elle,  sentant  combien  ces  souffrans  étaient  près  d'être  des 
révoltés. 

Pour  si  peu  glorieuse  que  fût  en  ce  moment  leur  besogne, 
Verdy  la  leur  enviait.  Il  aborda  l'un  d'eux,  rasé,  ganté,  vêtu  d'un 
équipement  complet;  puis,  avec  une  politesse  proportionnée  à 
l'humilité  de  son  propre  costume,  il  s'enquit  du  «  maréchal  prince 
de  la  Moskowa  ». 

—  Me  prenez- vous  pour  un  de  ses  jockeys?  répondit  cet  offi- 
cier, et  il  passa  avec  un  rire  insolent. 

Que  signifiait  la  plaisanterie?  Voulait-il  simplement  protester, 
le  mirliflor,  qu'il  n'était  pas  sous  les  ordres  du  maréchal?  ou 
raillait-il,  par  surcroît,  tout  l'état-major,  toutes  les  troupes  du 
3e  corps?  u  Jockey,  je  voudrais  bien  l'être...  »  songeait  Verdy 
en  s'éloignant;  et,  s'entêtant  de  ce  désir  servile,  il  se  revoyait  à 
deux  longueurs  de  cheval,  derrière  le  premier  général  de  l'armée  ; 


RACHETÉ.  27 

il  l'entendait  dicter  ses  ordres,  recevoir  ses  rapports,  discuter  ses 
projets.  Gomme  il  sortait  de  la  ville,  il  donna  dans  un  embarras 
de  fourgons  arrêtés  au  pied  d'une  pente;  d'autres  voitures,  trop 
lourdes  pour  gravir,  les  avaient  renversés  en  reculant  sur  eux; 
ils  vomissaient  des  livres,  des  candélabres,  des  pendules,  de  la 
vaisselle.  Dans  ce  pêle-mêle,  un  cahier  de  musique,  dont  le  vent 
tournait  les  pages,  gisait  à  côté  d'une  guitare;  disposés  de  la 
sorte,  ces  deux  objets  reproduisaient  là,  comme  ironiquement, 
un  motif  de  décoration  que  Yerdy  connaissait  bien,  l'ayant  vu 
jadis  à  loisir  sur  les  trumeaux  d'un  certain  boudoir.  Frissonnant  à 
ce  souvenir  de  luxe,  de  jeunesse,  d'amour,  il  sentit  se  précipiter 
au  fond  de  son  cœur  tout  ce  qui  flottait  en  lui  d'ennui,  de  dégoût, 
de  rancune,  et  porta  rapidement  la  main  vers  ses  yeux  comme  pour 
y  arrêter  des  larmes.  Il  s'étonnait  de  se  trouver  si  lâche;  mais  la 
vue  de  cette  guitare,  à  ce  moment  où  il  ne  pouvait  rien  savoir 
du  maréchal,  lui  Causait  vraiment  une  envie  de  pleurer. 

Piqué  par  l'aiguillon  de  ce  dépit,  il  marchait  depuis  une 
heure  d'un  pas  précipité,  quand  il  reconnut  son  camarade  de  la 
veille,  courbé  davantage  et  boitant  plus  bas.  Un  instant  il  se 
demanda  si  lui,  maître  de  ses  quatre  membres,  ne  ferait  pas 
mieux  en  allant  son  allure  et  laissant  là  cet  invalide;  mais  l'autre, 
qui  souriait,  ne  sentait  pas  son  affaiblissement  manifeste  : 

—  Ceci  me  rappelle  la  route  de  Flandre  entre  la  Patte-d'Oie 
et  Dammartin,  dit-il  avec  sa  mine  gracieuse.  —  Il  montrait  du 
doigt  l'imposante  avenue  qui  se  développait  devant  eux,  bordée 
d'une  quadruple  rangée  d'arbres. 

Ils  convinrent  qu'il  n'y  a  pas  en  Europe  de  route  ennuyeuse 
comme  la  route  de  Flandre  ;  que  Dammartin  est  une  aimable 
petite  ville;  qu'on  y  trouve,  sur  l'esplanade  du  château,  un  em- 
placement propre  à  loger  des  chevaux  et  d'où  l'on  découvre  une 
vue  fort  étendue  ;  puis  ils  vinrent  à  se  taire,  sentant  le  peu  que 
sont  les  paroles  entre  gens  qui  ont  tout  commun  :  les  intérêts  et 
les  soucis,  le  métier  et  la  misère.  La  chaussée  glissante  fuyait 
sous  leurs  pieds  ;  la  queue  de  l'arrière-garde  s'éloignait  et  dispa- 
raissait; une  voiture  s'approchait,  grinçante  sur  ses  essieux- 
de  bois.  Longtemps  ce  cheval  talonna  ces  piétons  ;  traînant 
un  fer  à  demi  détaché  de  son  sabot,  il  battait  la  glace  avec  un 
bruit  de  cliquette.  Puis  le  véhicule  se  tint  à  leur  hauteur  et  les 
accompagna;  un  homme  à  pied  tournait  tout  autour,  comme  un 
chien  de  garde,  avec  des  yeux  furieux.  Entre  les  cerceaux,  on 
apercevait  une  nuque,  une  chevelure  emmêlée  :  une  femme 
croupissait  là:  c'était  sa  femelle.  Elle  allaitait  un  enfant:  c'était 
son  petit. 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant,  un  détachement  d'artificiers  détruisait  de  place  en 
place  les  caissons  demeurés  sans  attelage  au  bord  du  chemin. 
Abêti  par  le  bronchement  de  ce  cheval,  par  la  rotation  de  cette 
roue,  Verdy  n'entendait  pas  le  fracas  nombreux  des  explosions  ; 
mais  la  dernière  détonation,  que  signalait  une  gerbe  de  flammes, 
lit  tressaillir  son  compagnon. 

—  Je  n'ai  jamais  pu  m'y  habituer,  dit-il. 

—  A  quoi  ? 

—  A  ce  bruit... 

Faiblissant  encore  dans  sa  marche,  il  ajouta,  avec  un  singu- 
lier accent  de  tristesse  : 

—  Je  suis  officier  d'artillerie. 

—  Au  fait,  je  n'ai  pas  l'honneur  de  vous  connaître,  reprit 
Verdy.  —  Comment  lui-môme  avait  jusqu'alors  omis  de  se  nom- 
mer, c'est  ce  qu'il  ne  pouvait  comprendre. 

—  C'est  vrai,  on  oublie  tout  quand  on  est  au  point  où  nous 
sommes.  Voici  :  Pierre  Margeret,  capitaine  commandant  dans 
l'artillerie  du  4e  corps.  Et  vous? 

—  Jacques  Verdy,  lieutenant  de  hussards. 

—  Eh  bien,  Verdy  !  Savez-vous  combien  l'armée  a  perdu  de 
canons  depuis  Smolensk? 

—  Dame,  non...  cinquante?  cent? 

—  Deux  cent  cinquante...  Deux  cent  cinquante  canons!  re- 
prit-il sur  un  ton  d'humiliation  profonde  et  presque  repentante. 
On  n'encloue  même  plus  les  bouches  à  feu,  on  les  laisse  là  sur 
leurs  roues:  les  Cosaques  nont  qu'à  les  atteler  et  aies  emmener. 
Scier  un  rais,  briser  un  moyeu,  est-ce  si  difficile?  Moi,  à  Malo- 
Jaroslawetz,  j'ai  détruit  entièrement  mon  matériel... 

—  Ohé!  oh!  tirez!...  interrompirent  tout  à  coup  des  postil- 
lons qui  s'avançaient  rapidement  parmi  les  éclaboussures  et  les 
claquemens  de  fouet.  Un  wurst,  attelé  à  quatre,  escorté  par  des 
dragons,  dépassa  les  deux  officiers. 

—  Le  maréchal Davout...  dit  Verdy,  qui  venait  de  reconnaître 
et  de  saluer  la  personne  assise  sur  le  coffre.  —  Il  reprenait  le  mi- 
lieu de  la  chaussée  quand  un  autre  roulement  de  voiture  et  le 
vacarme  d'un  équipage  l'obligèrent  à  se  ranger  de  nouveau. 

—  Encore  un  général... 

—  Non.  C'est  plutôt  la  maîtresse  d'un  général... 

A  travers  les  glaces  de  la  dormeuse,  ils  virent  un  minois  rose 
qui  riait  parmi  des  fourrures  :  quelque  soubrette  de  théâtre,  em- 
portée dans  les  bagages,  comme  d'autres  objets  de  luxe,  et  qui 
se  prélassait,  aussi  coquette,  aussi  parée  que  pour  une  prome- 
nade aux  Champs-Elysées. 


RACHETÉ.  2d 

—  C'est  si  charmant,  une  jolie  femme...  observa  le  hussard, 
que  cette  impression  ressuscitait. 

—  Oui,  répondit  Margeret;  et  il  ajouta  ingénument: 

—  Un  bel  enfant  qui  joue,  c'est  aussi  très  agréable  à  voir... 
Ces  paroles  prenaient-elles  dans  son  esprit  un  sens  personnel? 

Elles  parurent  du  moins  rémouvoir,  car  il  tomba  dans  un  silence 
découragé  que  son  camarade  essaya  vainement  de  vaincre.  Mais 
là  où  les  instances  de  Verdy  demeuraient  impuissantes,  une 
circonstance  fortuite  et  commune  de  leur  marche  réussit  :  ils 
rencontrèrent  un  cadavre  couché  au  bord  du  chemin. Des  mains 
amies,  le  tirant  jusqu'en  cette  place,  avaient  marqué  derrière  lui 
son  passage  par  une  traînée  profonde,  pareille  à  la  trace  d'un 
énorme  ver.  Imberbe  et  blond,  il  portait  encore  tout  son  paque- 
tage et  tenait  son  fusil  dans  son  bras  droit. 

—  C'est  un  canonnier  de  la  Jeune  Garde,  dit  Margeret,  tombé 
brusquement  dans  l'immobilité.  La  mort  les  rajeunit  encore,  tous 
ces  enfans!  Celui-ci  était  artificier,  vous  voyez? 

Il  se  pencha  vers  lui  et  l'arrangea  dans  son  lit  de  terre  avec 
des  gestes  pieux  et  paternels  : 

—  Dors,  mon  garçon.  Tu  as  bien  fait  ton  devoir. 

Et  se  relevant  avec  effort  pour  se  remettre  en  chemin  : 

—  Les  miens  aussi  mouraient  sac  au  dos.  Oui,  pas  un  d'eux 
n'a  jeté  son  sac... 

—  Le  fait  est  que  les  soldats  souffrent  plus  que  les  officiers, 
reprit  Verdy,  empressé  à  détourner  l'entretien  vers  un  sujet  plus 
général. 

—  Qui  sait?...  Qui  pourrait  faire  le  compte  des  joies  et  des 
peines  ? 

—  Sans  faire  aucun  compte...  les  soldats  durent  moins  que 
les  officiers,  c'est  connu. 

—  Ceux  qui  abandonnent  les  drapeaux  durent  moins  parce 
qu'ils  se  découragent  plus  tôt.  Mais  les  autres,  soutenus  par 
l'exemple,  contenus  par  la  discipline,  résistent  bien  aussi  long- 
temps que  nous.  C'est  que  ceux-là  n'ont  pas  perdu  tout  sentiment 
de  confiance,  d'amour-propre,  d'honneur;  enfin,  ils  obéissent 
encore  aux  ressorts  secrets  qui  font  à  jamais  mouvoir  l'homme. 
Rien  que  pour  exister,  il  faut  de  la  croyance  et  de  l'amour.  Si 
malheureuse  que  soit  une  armée,  ces  grandes  sources  ne  tarissent 
pas  en  elle,  car  elles  jaillissent  d'elles-mêmes  partout  où  les 
hommes  ont  consenti  de  vivre  ensemble  ;  et  si  ignorant  que  soit 
un  soldat,  ces  deux  aides  ne  lui  manquent  pas  non  plus  :  étant 
simple,  il  croit  simplement  et  il  aime  simplement,  voilà  tout. 
Me  croirez-vous  si  je  vous  assure  qu'un  des  miens  a  vécu  tout 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  mois  sans  aucune  ressource,  rien  que  sur  des  mots  que  je 
lui  disais  ? 

—  Sur  des  mots?...  répéta  Verdy,  dont  l'esprit  se  dirigeait 
mal  à  travers  un  sujet  nouveau  pour  lui. 

—  Oui...  L'histoire  peut  être  instructive  pour  un  jeune  officier 
comme  vous.  Il  se  nommait  Beaucamp,  un  conscrit  de  Béthune, 
bon  menuisier...  Mais  il  s'enivrait,  comme  tous  ces  gens  du  Nord. 
Je  le  retrouvai  par  hasard  à  Dorogobouje  :  le  drôle  me  cherchait 
depuis  trois  semaines.  Dès  lors,  nous  marchâmes  côte  à  côte, 
car,  que  je  fusse  à  pied  ou  à  cheval,  j'étais  toujours  son  capitaine, 
et  qu'il  me  restât  un  canonnier  ou  qu'il  m'en  restât  cent,  je 
demeurais  responsable  de  ceux-là  devant  l'Empereur.  Je  lui  fis 
d'abord  jurer  qu'il  ne  boirait  plus;  et  pendant  huit  jours,  il  tint 
sa  promesse  avec  un  rare  courage.  Oui,  il  a  montré  un  grand 
courage...  Je  l'assurais  que  nous  trouverions  des  vivres  dans 
Smolensk,  que  l'Empereur  avait  donné  des  ordres  pour  cela.  C'est 
bien  votre  avis,  n'est-ce  pas?  qu'il  faut  dissimuler  aux  soldats 
les  fautes  du  commandement  :  ils  ne  les  voient  que  trop.  Celui-là 
croyait  donc  qu'on  nous  attendait  là,  et  il  marchait;  les  trou- 
piers français  marchent  toujours  quand  on  leur  donne  quelque 
chose  à  espérer.  Il  disait  qu'il  voulait  envoyer  des  boules  de 
neige  à  sa  bonne  amie,  et  mille  autres  folies.  Je  le  laissais  dire  : 
leur  gaîté  est  souvent  ce  qui  les  sauve...  Puis,  sa  bonne  hu- 
meur m'encourageait  ;  l'officier  aussi  a  besoin  du  soldat.  Nous 
sommes  arrivés  de  la  sorte  à  Smolensk:  vous  vous  souvenez.de 
cette  affreuse  journée? 

—  Smolensk?  songea  Verdy,  et  il  retrouva  dans  son  souvenir 
deux  scènes  tragiques  qui  se  nommaient  Smolensk.  La  première, 
une  échauffourée  confuse  dont  lui-môme  n'avait  été  que  le  témoin, 
arrêté  avec  son  peloton  sous  un  moulin  à  vent;  un  défilé  dans 
des  rues  brûlées  de  soleil,  empuanties  de  cadavres,  une  subite 
montée  de  flammes  répandues  dans  toute  cette  enceinte  comme 
dans  une  cuvette,  enveloppant  d'une  zone  incandescente  les 
parties  élevées  de  la  ville,  et  ce  clocher  dressé  tout  au  sommet, 
pétale  sombre  de  la  fleur  de  feu.  La  deuxième,  une  ville  morte 
de  silence  et  de  froid,  un  ciel  si  bas  qu'il  touchait  terre,  une 
montée  couverte  de  verglas,  intenable,  une  foule  de  soldats 
errans  qui  tombaient  gelés  avant  d'avoir  trouvé  un  logement  ;  et 
la  bataille  aux  portes,  et  les  hourras  cosaques,  et  ce  fatal  incendie 
revenant  insulter  la  nuit,  empourprer  la  neige,  ensanglanter  le 
clair  de  lune  jusqu'à  l'horizon... 

—  Oui,  Smolensk...  reprit-il.  C'était  affreux. 

—  Quand  Beaucamp  a  vu  qu'on  ne  distribuait  rien,  il  s'en  est 


RACHETÉ.  31 

allé  avec  les  autres  piller  et  boire  de  l'eau-de-vie.  Par  les  vingt- 
cinq  degrés  qu'il  faisait,  autant  valait  signer  sa  condamnation  à 
mort.  J'ai  compris  tout  de  suite  qu'il  était  perdu;  mais  lui  chan- 
tait. Mon  cher  Verdy,  je  voyais  qu'il  allait  mourir,  et  je  ne  pou- 
vais pas  l'empêcher  de  chanter.  Enfin,  il  s'est  couché  en  rond 
sur  la  neige,  et  il  n'a  plus  voulu  se  lever.  Mais  vous  ne  devineriez 
jamais  quelles  ont  été  ses  dernières  paroles... 

—  Parlait-il  de  ses  parens  ?  d'une  femme  ? 

—  Non...  Il  a  dit:  «  Si  l'Empereur  savait  ça...  »  Rien  n'avait 
pu  détruire  en  lui  cette  idée,  que  l'Empereur  s'occupait  incessam- 
ment de  sa  troupe,  mais  que  les  intendans  le  volaient.  Voilà  donc 
sa  pauvre  histoire;  il  est  mort  là,  sac  au  dos,  dans  la  confiance 
et  dans  l'illusion.  C'était  le  dernier  de  mes  hommes. 

—  Il  vous  reste  du  moins  un  lieutenant,  mon  capitaine;  et 
c'est  moi  !  reprit  promptement  Verdy. 

—  Parlons  en  officiers  alors,  dit  Margeret,  en  lui  posant  ami- 
calement la  main  sur  l'épaule.  Parlons  de  cette  guerre... 

Devant  eux  la  chaussée  rectiligne  s'effilait  jusqu'au  village  de 
Kokanof,  débordé  dans  le  ciel  par  un  splendide  couchant;  à 
droite  et  à  gauche,  sur  deux  rangées,  des  bouleaux  chargés  d'un 
givre  nombreux,  où  se  décomposait  la  dernière  lumière  du  jour, 
éclataient  de  toutes  les  couleurs  du  prisme.  Les  deux  hommes 
entrèrent  dans  la  féerique  avenue  de  cristal;  elle  semblait  à  Verdy 
le  vestibule  d'un  autre  monde,  pur,  généreux,  sublime,  tant 
étaient  neuves  à  son  esprit  les  idées  révélées  par  son  camarade, 
inouï  à  son  oreille  l'accent  de  ces  paroles  graves,  douloureuses, 
et  comme  testamentaires. 

—  Convenons-en,  disait  Margeret,  cette  guerre  est  un  châti- 
ment pour  la  France.  Nous  payons  la  rançon  de  nos  entreprises 
coupables  et  de  nos  succès  insolens.  Partout  le  désordre,  l'expia- 
tion, les  supplices.  D'une  part  des  conscrits  trop  faibles  pour  le 
service  et  qu'on  surmène  ;  de  l'autre,  des  officiers,  l'insulte  à  la 
bouche,  qui  frappent  pour  se  faire  obéir;  car  qui  veut  obtenir 
l'injuste  n'a  d'autre  recours  que  la  violence.  Puis,  cet  opprobre 
jeté  sur  nos  armes,  l'horreur  de  ce  grand  cimetière  où  nous 
aurons  été  les  fossoyeurs  de  nos  soldats,  l'armée  en  lambeaux, 
la  patrie  en  ruines,  les  abîmes  devant  et  derrière  nous  ! 

Il  s'arrêta  un  instant  pour  essuyer  ses  yeux  gonflés  de  sang, 
mouillés  de  larmes,  et  reprit  d'une  voix  lente  et  pénétrante  : 

—  Je  sais  la  cause  de  ce  mal,  je  la  sais...  C'est  que  toute 
conquête  est  impie;  c'est  que  cette  armée  conquérante  fait  une 
besogne  inique,  et  qu'elle  la  fait  avec  un  esprit  mauvais.  Nous 
marchons  égarés,  éblouis  par  notre  rêve  de  gloire,  et  les  mirages 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'ambition  nous  rendent  aveugles  au  bien.  Des  honneurs, 
des  titres,  ces  pauvres  choses  fléchissent  les  balances  de  nos 
consciences  !  Il  n'en  était  pas  ainsi  aux  premières  années  de 
la  République,  car  non  seulement  on  n'avait  pas  oublié  encore 
ces  belles  paroles  inscrites  dans  la  Déclaration  des  droits  de 
r homme:  que  «  la  force  publique  est  instituée  pour  l'avantage 
de  tous  et  non  pour  l'utilité  particulière  de  ceux  auxquels  elle  est 
confiée  »  ;  mais  il  se  trouvait  des  officiers  pour  conformer  leurs 
actions  à  ce  principe.  Pour  moi,  qui  commençai  de  servir  en 
l'an  IX,  à  l'armée  du  Rhin,  sous  l'admirable  général  Eblé,  j'ai 
voulu  suivre  son  exemple;  en  enflant  mon  mérite,  et  me  récla- 
mant de  mon  nom,  j'aurais  pu  comme  d'autres  gagner  des  grades 
dans  l'état-major;  mais  j'avais  une  préférence  naturelle  pour  la 
troupe.  Depuis  là,  d'en  bas,  j'assistais  aux  grands  changemens 
qui  s'accomplissaient  en  haut;  le  premier  Consul  devenait  em- 
pereur; l'armée,  levée  par  la  conscription  et  formée  par  la  guerre, 
l'armée  qui  devait  défendre  la  République  au  dehors,  servait  à  la 
détruire  au  dedans.  Je  me  gardais  d'accuser  personne:  je  voyais 
l'Empereur  contraint  lui-même  à  suivre  le  cours  des  choses  ;  mais 
je  frémissais  en  apercevant  de  loin  le  terme  effroyable  où  nous 
voici  parvenus. 

—  Il  faudrait  à  notre  tête  des  hommes  comme  vous,  hasarda 
Yerdy. 

—  Comme  moi?  Non...  Le  grade  de  capitaine  est  tout  ce  que 
je  désire,  et  d'ailleurs,  le  remède  aux  maux  présens  n'est  pas 
dans  le  choix  des  personnes,  mais  bien  dans  l'amélioration  des 
mœurs.  C'est  notre  travers,  en  France,  d'espérer  tout  du  génie  et 
de  fonder  notre  force  sur  les  artifices  de  notre  intelligence.  Pour 
moi,  je  ne  sais  plus  ce  qu'est  l'esprit  d'un  homme  devant  des 
confusions  pareilles  à  celles  que  nous  voyons  ;  je  dis  qu'une  seule 
chose  importe  alors,  le  souffle  de  la  troupe,  et  que  le  reste  n'est 
rien.  Que  signifie  par  exemple  cette  extrême  perfection  où  l'on 
porte  sans  cesse  le  matériel  de  notre  artillerie,  si  soigneusement 
remaniée  déjà  par  Gribeauval?  Rien,  rien  :  c'est  la  volonté  publique 
qu'il  faut  régénérer;  si  ce  peuple  avait  une  âme,  il  sortirait  du 
chaos.  Je  réfléchissais  à  tout  cela  le  long  de  mes  étapes,  avant 
que  je  n'eusse  l'honneur  de  vous  rencontrer,  et  j'ai  fait  sur  mes 
pauvres  pieds  bien  du  chemin  vers  la  vérité.  Je  pense  mainte- 
nant qu'une  grande  armée  ne  peut  être  que  celle  où  du  haut  en 
bas,  à  chaque  instant,  le  ressort  de  toutes  les  actions  sera  dans 
la  connaissance  et  dans  la  certitude  du  devoir. 

On  comprendra  ceci  dans  un  siècle,  et  nous  aurons  servi  à  le 
faire  comprendre,    nous   tous  qui   serons  morts  ici   le  long  des 


RACHETÉ.  33 

routes.  Alors,  ce  qu'on  préparera  pour  la  guerre,  ce  sera  l'âme  du 
soldat  ;  car  le  soldat  a  une  âme  égale  à  celle  de  l'officier.  Dieu  n'a 
pas  fait  de  différence  originelle  entre  les  hommes. 

—  Mais  quand  on  se  sera  mis  à  choyer  l'âme  du  soldat,  on  ne 
tardera  pas  peut-être  à  découvrir  que  l'âme  du  soldat  français  est 
pareille,  par  exemple,  à  celle  du  soldat  russe...  Alors  la  guerre 
ne  sera-t-elle  pas  impossible? 

Margeret  leva  ses  yeux  souffrans  vers  le  ciel  obscur  et  répon- 
dit: 

—  C'est  là  le  secret  de  Dieu. 


Le  corps  d'armée  de  Junot  occupant  Kokanof  depuis  la  veille; 
le  village,  brûlé,  démoli,  disparaissait  d'heure  en  heure.  Des 
gardes,  installés  dans  le  petit  nombre  des  maisons  encore  habi- 
tables, les  préservaient  jusqu'à  l'arrivée  des  états-majors.  Verdy 
et  Margeret,  appuyés  l'un  à  l'autre,  cherchaient  un  gîte,  à  défaut 
d'un  abri  ;  ils  s'arrêtèrent  enfin,  éblouis  et  ravis,  devant  une  aire 
carrée  que  recouvrait  une  épaisse  couche  de  braise  brunissante. 
C'était  l'emplacement  d'une  isba  détruite  :  seul  un  pan  de  la  con- 
struction demeurait  debout;  entièrement  carbonisé,  mais  séparé 
du  brasier  par  un  intervalle,  il  allait  pouvoir  servir  de  paravent. 

—  Chauffez-vous  là,  mon  capitaine  :  moi,  j'irai  au  marché, 
dit  Verdy.  Mais,  sous  ces  fixes  reflets  qui  les  couvraient  l'un  et 
l'autre  comme  d'un  fard,  il  vit  son  compagnon  tout  pâle,  pareil 
à  ce  soldat  mort  près  duquel  Consul  était  tombé,  et,  craignant 
pour  ses  pieds  malades  l'approche  du  feu,  il  l'assit  bien  à  l'écart, 
sur  un  lit  de  neige  et  de  cendres.  Lui-même  se  hâta  vers  ces 
rôtisseurs  dont  les  cuisines  infectes  consistaient  d'ordinaire  en 
viandes  de  cheval  graissées  de  suif,  salées  de  poudre  à  fusil. 

—  Il  y  a  de  la  soupe  aujourd'hui  !  cria-t-il  en  reparaissant 
avec  ses  provisions. 

Margeret,  accroupi,  tenait  une  feuille  de  papier  sur  ses  genoux, 
une  plume  de  corbeau  entre  ses  doigts  : 

—  A  demain  les  affaires  sérieuses  !  répondit-il  en  brandissant 
gaîment  sa  cuillère  au-devant  de  la  gamelle  commune.  Je  voulais 
ajouter  quelques  lignes  à  cette  lettre,  mais  rien  ne  va,  ni  mes 
doigts,  ni  mes  yeux.  De  la  soupe!...  Mangeons-en  le  plus  que 
nous  pourrons  ! 

Il  en  mangea  fort  peu,  sans  mot  dire;  puis  il  s'allongea  si 
brusquement  pour  dormir  qu'on  l'eût  dit  renversé  brutalement 
par  un  bras  invisible.  Comme  Verdy  s'approchait  pour  s'étendre 

TOME  CXXIX.  —  1895.  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

corps  à  corps  auprès  de  lui,  il  le  vit  qui  sursautait,  parlait  en  rêve, 
et  commandait  à  quelque  domestique  de  mettre  à  la  poste  «  la 
lettre  pour  Madame  » . 

La  nuit,  en  s'avançant,  ramenait  le  regel.  Verdy  se  réveillait 
d'heure  en  heure  pour  entretenir  le  feu  ;  il  palpait  Margeret,  tou- 
jours tranquille,  et  dont  les  extrémités  se  maintenaient  dans  une 
fraîcheur  moyenne,  bien  constante.  Vers  minuit,  il  marcha  un 
peu,  s'écarta,  huma  l'air  froid  qui  venait  de  la  steppe.  Le  ciel 
n'était  qu'ombre  et  silence;  aux  avant-postes,  pas  un  coup  de 
fusil,  pas  un  appel,  pas  un  cri. 

Tout  à  coup  retentit  un  bruit  net  et  brutal  qui  semblait  plus 
qu'un  bruit,  et  qui  portait  en  soi  comme  un  sens  de  ruine  et  d'ef- 
fondrement. Un  arbre  déraciné  venait  peut-être  de  se  renverser? 
Mais  non...  C'était  un  être  vivant  qu'avaient  couché  ces  deux  bû- 
cherons sinistres  :  l'Hiver  et  la  Faim.  Verdy,  tressaillant,  se  res- 
souvint de  Consul  Aersé  sur  le  flanc  gauche,  écroulé  auprès  du 
brasier.  Mais  déjà  un  autre  corps  mort  venait  à  résonner  sur  la 
terre  meurtrière;  puis  d'autres  bête,s  assommées,  hommes  ou 
chevaux ,  s'abattaient  avec  un  bruit  pareil ,  tandis  que  la  nuit 
répétait  au  loin  l'onomatopée  terrible  : 

Pan...  Pan...  Pan... 

Il  doubla  la  flambée  ;  frissonnant  de  toutes  ces  vies  qui  tom- 
baient autour  de  lui,  il  pensa  que  l'horreur  de  l'impression  le 
tiendrait  éveillé,  et  vint  s'appuyer  au  pan  de  bois,  les  yeux  fixés 
sur  Margeret.  Le  sommeil  le  surprit  bientôt  dans  cette  posture 
verticale;  et  ce  fut  la  neige  du  matin,  en  le  frôlant  au  visage,  qui 
le  réveilla.  Il  se  revit  debout,  les  pieds  disparus  sous  la  pure 
blancheur  qui  nivelait  tout  ;  le  brasier  rose  et  pâli  fumait  sans 
aucune  flamme;  Margeret  n'était  plus  qu'un  tas  informe... 

—  Mon  capitaine  !  mon  capitaine  !  cria-t-il  ;  et  il  l'épousseta  à 
tour  de  bras,  craignant  de  le  retrouver  là-dessous  raide  et  glacé. 

—  Pourquoi  me  réveillez-vous?  J'avais  chaud,  je  rêvais... 
répondit  le  dormant  sur  un  ton  de  reproche.  Il  se  leva  de  sa  cou- 
che de  mort,  dressa  sa  face  enduite  de  neige,  noircie  de  cendres, 
toute  barbouillée;  il  regarda  autour  de  lui,  revit  sa  misère,  com- 
prit, et,  retombant,  répéta  avec  l'accent  d'un  regret  profond  : 

—  Je  rêvais... 

VI 

N'ayant  pas  réussi  dans  la  journée  suivante  à  rejoindre  le 
maréchal,  ils  se  résolurent  le  surlendemain  à  le  devancer  et  à 
l'attendre  sur  la  route  de  Bobi\ 


RACHETÉ.  35 

—  Oui,  partons  les  premiers,  avait  dit  Margeret  :  nous  ver- 
rons passer  l'Empereur. 

Ils  sortirent  de  Tolotschin  et  reprirent  la  large  chaussée;  cou- 
verte de  neige,  elle  ondulait  comme  une  mer,  et  chaque  vague 
cachait  un  cadavre. 

—  On  ne  le  rencontre  jamais. . .  poursuivit  Margeret  dont  le 
cerveau  affaibli  ne  rêvait  plus  que  de  ce  sujet  :  l'Empereur.  —  Où 
donc  l'ai-je  vu  pour  la  dernière  fois?...  C'était  à  Moscou  ou  à 
Viazma.  En  tous  cas,  ce  que  je  sais  bien,  c'est  qu'il  m'a  décoré  le 
lendemain  de  Wagram. 

—  Et  moi  le  jour  de  Valoutina,  le  20  août  dernier. 
Retombés  dans  le  mutuel  silence  qu'ils  avaient  gardé  durant 

la  précédente  étape,  ils  évoquèrent  à  loisir  ces  deux  grands  sou- 
venirs. 


Le  lendemain  de  Wagram,  toute  l'armée  paradait  dans  une 
prairie  où  l'on  s'était  battu  la  veille,  bien  nettoyée  maintenant  de 
sang  et  de  cadavres;  l'Empereur,  en  grande  tenue,  passait  la 
revue.  Il  longeait  à  pied  le  front  des  troupes;  derrière  lui,  les 
officiers  de  l'état-major  général,  chamarrés,  attifés,  élégans;  puis 
toute  une  queue  pompeuse  et  servile  de  cavaliers  d'escorte  et  de 
domestiques  qui  menaient  des  chevaux  en  main.  La  musique  de 
la  Garde  l'accompagnait  aussi  :  à  chaque  station  qu'il  daignait 
faire  devant  un  régiment,  elle  s'arrêtait,  prenait  ses  instrumens, 
jouait  ses  airs  pimpans  qui  volaient  au  loin  sur  ce  champ  de 
bataille  et  s'en  allaient  danser  jusqu'aux  oreilles  des  morts.  Il 
passait  et  elle  passait,  réglée  par  le  bras  toujours  levé  du  chef 
d'orchestre;  avec  elle,  toute  la  traînée  obéissante  se  remettait  à 
ramper.  C'est  ainsi  que  l'Empereur  atteignit  les  formations  d'ar- 
tillerie, salué  à  droite  par  la  sonnerie  des  trompettes.  L'aigle 
était  en  avant  du  centre  ;  les  légionnaires,  groupés  autour  d'elle 
comme  pour  la  défendre,  portaient  leurs  armes;  devant  eux  les 
officiers  qu'on  allait  recevoir  attendaient  aussi,  alignés  suivant 
les  grades  et  les  anciennetés.  Tous  ceux  de  la  batterie  Drouot  se 
trouvaient  là.  Le  général  d'Aboville,  très  pâle,  tenait  la  droite; 
on  lui  avait  coupé  le  bras  pendant  la  nuit.  Ils  reçurent  leurs 
insignes,  attachés  par  la  main  même  du  souverain  sur  tous  ces 
cœurs  qui  ne  battaient  que  pour  lui...  Ils  criaient  :  «  Vive  l'Em- 
pereur! »  ils  s'embrassaient  entre  eux;  ils  répondaient  aux  com- 
plimens  par  des  larmes  ;  ils  avaient  des  envies  de  retourner  com- 
battre et  de  se  faire  tuer.  Et  seul,  l'homme  unique  à  qui  tous 
appartenaient,  l'homme   surhumain    qui   menait  le  monde,  ne 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paraissait  pas  sentir  sa  puissance,  et,  les  mains  derrière  le  dos, 
allant  son  petit  pas  égal,  il  continuait  à  descendre  son  grand  front 
de  bataille. 


A  Valoutina,  le  20  août,  vers  trois  heures  du  matin,  toutes  les 
troupes  qui  avaient  combattu  la  veille  et  dans  la  nuit  reprirent 
les  armes.  On  se  forma  sur  deux  rangs,  le  premier  complet,  et 
l'autre  creux,  de  manière  à  cacher  les  vides.  Malgré  tout,  l'Em- 
pereur les  voyait,  content  d'ailleurs  de  ce  qu'on  avait  fait  pour  lui 
sur  ce  champ  sacré,  familier,  souriant,  accordant  à  tous  quelques 
paroles.  Atteignant  le  43e  régiment  de  hussards,  il  posa  silencieu- 
sement son  doigt  sur  l'épaule  de  celui  qu'il  allait  décorer  d'abord. 

—  Sire,  soufila  un  officier,  le  lieutenant  Verdy... 

—  Bien,  Verdy... 

Et  le  maître,  avant  de  parler,  fixa  ses  yeux  puissans  sur  les 
yeux  de  son  serviteur. 

—  C'est  bien  toi  qui  mas  apporté  un  étendard  à  Friedland? 

—  Oui,  Sire. 

—  Tu  as  été  blessé  à  Friedland  et  à  Vitebsk.  Tu  m'as  sauvé 
des  canons  hier.  Je  te  fais  chevalier  de  la  Légion  d'Honneur. 

Il  s'éloigna  de  deux  pas  ;  puis,  se  ravisant  : 

—  Combien  d'hommes  manque-t-il  à  ton  peloton? 

—  Deux,  Sire. 

—  Pas  plus? 

—  Non,  Sire. 

—  Eh  bien!  que  sont-ils  devenus?...  Déserteurs?  Prisonniers? 

—  Non,  Sire.  Morts  au  champ  d'honneur. 

—  C'est  bien. 

Celui  à  qui  il  donna  la  croix  ensuite  était  un  vieil  adjudant 
petit,  ridé,  rabougri,  la  tête  enveloppée  de  linges.  Extrêmement 
content,  il  ne  pouvait  se  tenir  de  rire,  et  répondait  à  toute  ques- 
tion :  «  Oui,  mon  Empereur.  » 

—  Bonjour,  mon  vieil  Egyptien...  Je  ne  me  trompe  pas,  je 
t'ai  bien  connu  en  Egypte? 

—  Oui,  mon  Empereur. 

—  Tu  t'es  donc  encore  laissé  écharper  hier? 

—  Oui,  mon  Empereur. 

—  Voilà  assez  longtemps  que  cela  dure.  Je  te  fais  chevalier 
de  la  Légion  d'honneur.  Mais  prends  garde  que  je  ne  te  casse  : 
on  m'a  dit  que  tu  buvais. 

—  Oui,  mon  Empereur. 

Et  le  souverain,  pâle,  bouffi,  passa;  et  sa  suite  écoulée  cessa 


RACHETÉ.  37 

de  cacher  aux  yeux  le  champ  de  bataille,  qui  reparut  avec  ses  tas 
de  cadavres  et  ses  groupes  de  chirurgiens. 


Cependant  une  colonne  de  cavalerie  gagnait  sur  eux;  à 
l'embonpoint  seul  des  chevaux,  ils  la  reconnaissaient  pour  appar- 
tenir à  la  Garde.  C'était  l'escadron  de  service  auprès  de  l'Em- 
pereur. Ils  se  rangèrent  craintivement  hors  de  la  chaussée,  et 
s'engagèrent  à  travers  un  champ  dont  la  neige  haute  et  les  sil- 
lons durs  rompaient  et  retardaient  leur  marche. 

Devant  eux,  les  cuirassiers  défilaient  par  quatre,  leurs  man- 
teaux sombres  cachant  leurs  corsets  de  métal.  Ils  allaient  alignés, 
inertes,  réguliers,  et,  mieux  qu'aucune  cohue  de  traînards,  cette 
troupe  d'élite,  qui  se  retirait  en  ordre  et  par  ordre,  ramenait 
Verdy  au  sentiment  de  la  fuite  universelle  :  car  ce  mouvement, 
ailleurs  lâche,  irraisonné,  devenait  volontaire  ici;  il  émanait  de 
l'Empereur,  il  se  réglait  au  pas  de  l'Empereur.  Alors,  une  de  ces 
folles  envies  qui,  dominant  parfois  nos  volontés,  nous  inclinent 
malgré  nous  à  des  actes  impossibles,  faillit  jeter  le  hussard  au 
milieu  de  la  chaussée  et  lui  faire  crier  à  cette  troupe  qui  n'était 
pas  la  sienne,  à  cette  chiourme  sans  cœur,  sans  élan,  sans  rien  : 
«  Face  en  arrière  !  chargeons  !  » 

Mais  ses  regards  se  posèrent  par  hasard  sur  les  yeux  d'un 
officier  qui  passait  à  la  tête  de  son  peloton  :  yeux  fixes,  doulou- 
reux, résignés,  pleins  de  courage  et  de  désespoir.  «  Charger 
quoi  ?  »  disaient  ces  yeux  inoubliables  ;  et  Verdy  se  détourna  une 
fois  de  plus  vers  la  terre  blanche  et  le  ciel  sombre,  uniques  et 
insaisissables  ennemis,  tandis  que  s'en  allait  ce  frère  d'armes 
privé  de  ses  armes,  et  que  toute  sa  bande,  derrière  lui,  s'éloignait 
dans  la  steppe  et  gagnait  vers  l'horizon. 

Il  se  démasquait  cependant,  le  petit,  l'immense  cavalier,  qu'on 
pouvait  bien  précéder  ou  suivre,  mais  qu'on  n'accompagnait  pas. 
Ils  le  virent  qui  grandissait  vers  eux  dans  sa  majesté;  sa  taille 
sombre  et  courte  tachait  la  robe  grise,  chargeait  les  formes  sveltes 
de  sa  monture  qui,  d'un  port  soigneux,  d'une  allure  adroite,  indi- 
quait elle-même  tout  le  prix  de  son  fardeau.  Puis,  les  traits  du 
héros  se  dessinèrent,  conformes  à  l'effigie  que  chaque  homme  de 
ce  temps  gardait  au  fond  de  sa  mémoire,  et  dans  son  visage 
pâli,  ses  yeux  brillèrent  de  leur  éclat  ancien. 

L'Empereur  portait  un  bonnet  de  fourrures,  une  casaque  de 
velours  noir  doublée  de  zibeline,  rehaussée  de  brandebourgs  d'or; 
au  côté,  la  plaque  de  la  Légion  d'honneur;  aux  pieds,  des  bottes 
molles  qui  montaient  plus  haut  que  le  genou   et  s'achevaient 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sous  la  jupe  de  sa  pelisse.  D'un  geste  constant,  machinal,  il 
abattait  son  bras,  qu'il  arrêtait  court  :  il  faisait  ainsi  vibrer  sa 
baguette,  en  observant  les  oreilles  de  son  cheval. 

—  Qui  sait  à  quoi  pense  l'Empereur  ?  demanda  à  mi-voix  Verdy. 

—  Au  roi  de  Rome,  peut-être  :  il  a  l'air  tout  réjoui. 

Roide  comme  s'il  eût  défilé  en  tête  de  sa  compagnie,  après  une 
revue  impériale,  ranimé,  ressuscité,  Margeret  se  maintenait  à 
hauteur  du  premier  rang  de  la  suite;  ses  pieds  endoloris,  mais 
non  plus  douloureux,  foulaient  vivement  et  dispersaient  la  neige. 

—  L'Empereur  ne  nous  reconnaît  pas,  dit-il  avec  son  accent 
ordinaire  de  droiture  et  de  bonhomie. 

—  C'est  que  nous  sommes  peu  reconnaissables,  répondit  en 
souriant  Verdy. 

—  C'est  singulier,...  en  le  revoyant,  je  me  suis  souvenu  tout 
à  coup  de  cette  dernière  circonstance  où  je  l'avais  rencontré. 
C'était  à  Véreïa;  oui,  à  Véreïa... 

Il  se  tut  et  marcha  dans  la  contemplation  de  l'homme  prodi- 
gieux qui,  chargé  d'une  responsabilité  si  effrayante,  pouvait  la 
porter  sans  effort  et  s'en  aller,  vêtu  de  cet  habit  à  la  polonaise,  la 
badine  en  main,  comme  s'il  se  fût  agi  d'une  chasse  à  Fontaine- 
bleau. «  Beau  cheval  !...  »  songeait  Verdy,  admirant  l'aisance  et  la 
santé  de  cette  bête  glorieuse,  choisie  et  choyée  entre  mille,  sur- 
nourrie,  et  qui  faisait  litière  de  ses  rations.  Il  connaissait  assez  les 
catégories  usitées  dans  l'écurie  impériale  pour  savoir  que  c'était 
là  un  cheval  d'allure,  et  non  une  des  montures  de  bataille  :  il 
regarda  curieusement  vers  la  queue  de  l'escorte,  cherchant  si 
quelques  valets  conduisaient  en  main  ces  autres  heureux  animaux, 
gras,  luisans,  oisifs,  longuement  promenés  sur  les  routes  avant 
que,  embouchés  de  la  bride  dorée,  revêtus  de  la  selle  de  velours 
aux  courts  étriers,  ils  emportassent  à  travers  champs  ce  maître 
souverain  de  la  guerre,  de  qui  dépendaient  ensemble  tous  les 
hommes  et  tous  les  chevaux  français.  «  Le  dernier  palefrenier 
de  la  maison  est  mieux  partagé  que  moi...  »  poursuivit-il,  mé- 
content de  voir  tant  d'écuyers,  tant  de  piqueurs,  tant  de  jockeys 
si  bien  montés.  «  Le  comte  Rapp  a  mis  pied  à  terre...  »  Consolé 
un  peu  par  cette  idée,  que  le  comte  Rapp  s'était  lui-même  fait 
piéton,  il  remonta  du  regard  vers  le  premier  rang  de  ce  groupe 
et  se  nomma  les  personnages  qui  figuraient  derrière  le  héros.  Le 
comte  Lauriston  marchait  aussi,  l'air  fort  las,  la  bride  sous  le 
bras,  les  mains  fourrées  dans  le  pont  de  sa  culotte;  puis,  le  duc 
de  Frioul,  le  duc  d'Istrie,  le  prince  Eugène,  le  comte  de  Lobau... 

La  route  s'élevait  doucement  vers  une  hauteur  dont  le  contour 
flottait  indécis,  blanc  sur  les  nuées  grises;  on  vit  paraître  au 
sommet  de  cette  pente  un  plumet,  une  coiffure,  un  buste,  puis 


RACHETÉ.  39 

tout  un  cavalier.  Cet  homme,  apercevant  lui-même  le  cortège, 
poussa  son  cheval,  au  risque  de  tomber  sur  la  chaussée  glissante 
et  de  se  rompre  les  jambes.  Assis  au  fond  de  sa  selle,  il  avait  la 
main  haute  et  soutenait  à  pleins  bras  la  bête  dans  son  allure 
incertaine,  inégale. 

—  C'est  un  colonel  d'état-major,  annonça  Verdy,  amusé  de 
la  rencontre,  et  curieux  de  la  nouvelle. 

—  On  va  peut-être  se  battre,  dit  à  voix  basse  Margeret,  —  et 
Verdy  le  regarda  avec  surprise;  car,  depuis  qu'il  avait  croisé  ce 
camarade  inconnu  de  l'escorte  impériale  et  lu  au  passage  dans 
ses  yeux  désespérés,  il  sentait,  il  savait  à  n'en  pas  douter  qu'on 
ne  pouvait  plus  se  battre. 

L'arrivant  s'arrêta  et  salua  l'Empereur,  qui  n'eut  pas  l'air  de  le 
voir;  puis  il  se  rangea  aux  côtés  du  prince  Berthier  et  commença 
à  voix  basse  son  rapport.  Il  était  crotté  jusqu'au  col  de  son  dol- 
man;  sa  monture,  vidée,  essoufflée,  fléchissante,  faisait  aussi,  par 
sa  seule  attitude,  ce  rapport,  qu'elle  arrivait  en  hâte  et  de  fort 
loin. 

—  Que  dit-il  donc,  celui-là?  demanda  Napoléon,  qui  avait  pu 
entendre,  par  hasard,  les  mots  de  «  Russes  »  et  de  «  Bérésina  ». 

—  Sire,  reprit  l'officier,  à  qui  Berthier,  par  un  signe,  venait 
de  donner  l'ordre  de  répéter,  j'ai  l'honneur  de  vous  annoncer  que 
les  Russes  sont  maîtres  des  passages  de  la  Bérésina. 

L'Empereur  eut  un  sursaut;  mais,  se  reprenant  bien  vite,  il 
répondit  sur  un  ton  d'assurance  étonnée  qui  celait  entièrement 
son  inquiétude  : 

—  Je  pense  que  vous  vous  trompez,  monsieur.  Le  duc  de 
Reggio  m'écrit  tantôt  le  contraire. 

—  Sire,  je  vous  suis  envoyé  par  le  duc  de  Reggio. 

—  Ah  !  vous  m'êtes  envové  par  le  duc  de  Reggio  ?  répéta  vive- 
ment celui  qui,  d'ordinaire,  ne  disait  pas  de  mots  inutiles.  —  Il 
passa  sa  main  sur  son  front;  puis,  sortant  brusquement  de  la 
politesse  qu'il  avait  montrée  d'abord  : 

—  Eh  bien!  quoi?  Dites  ce  que  vous  avez  vu,  ordonna-t-il. 

—  Sire,  la  tête  de  pont  de  Borisof  est  perdue  depuis  cette 
nuit.  Les  Russes  tiennent  la  ville.  En  m'approchant  pour  cher- 
cher à  joindre  le  général  Dombrowski,  j'ai  été  reçu  à  coups  de 
fusil... 

Napoléon  blêmit  ;  ses  lèvres  balbutiantes  écumèrent  ;  en  agitant 
désordonnément  les  bras,  il  donnait  sur  le  mors  des  secousses  qui 
arrêtèrent  son  cheval. 

—  Vous  mentez  !  vous  mentez  !  vous  mentez  !  s'écria-t-il 
enfin  sur  un  ton  croissant  de  rage  et  de  délire. 

L'officier,  offensé,  salua  avec  froideur,  demandant  ainsi  à  se 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

retirer.  Alors  le  conquérant  lut  aux  yeux  de  ce  soldat  la  vérité; 
lui,  le  maître,  se  sentit  sujet  de  ce  destin  auquel  il  faut  bien  que 
tout  homme  se  plie,  quelque  empire  qu'il  ait  reçu  des  autres 
hommes  ;  et,  levant  sa  face  défigurée  vers  l'ennemi  sublime  qui 
lui  barrait  la  carrière,  par  deux  fois  il  brandit  sa  baguette 
comme  pour  le  fustiger.  Mais  une  main  invisible  l'abattit  sans 
doute,  car  il  retomba  sur  la  croupe  de  son  cheval,  ses  genoux  se 
détachèrent  de  la  selle,  ses  bras  disloqués  battirent  les  flancs  de  la 
bête  étonnée  et  sage,  qui,  les  membres  immobiles,  se  campait 
sur  l' avant-main  en  secouant  doucement  son  encolure.  Ecrasé  de 
la  sorte  et  couché,  tous  le  regardaient. 

Berthier,  en  voulant  le  retenir,  le  fit  se  relever  : 

—  Eh  bien  !  qu'avez-vous  ?  demanda-t-il,  les  sourcils  froncés; 
et  il  regarda  haineusement  tous  ces  témoins  de  sa  défaite.  Mais 
marchez  donc,  traînards  ! 

Le  temps  de  reprendre  les  rênes,  de  donner  le  coup  de  talon 
au  ventre  des  chevaux  fatigués,  et  Margeret  le  vit  qui  tournait 
contre  Verdy  et  lui  ses  yeux  pleins  d'un  feu  de  colère  ;  il  l'en- 
tendit qui  répétait  : 

—  F...  traînards  ! 

VII 

Immobile,  affaissé,  Margeret  regardait  défiler  l'escorte. 

—  Vous  avez  entendu?  disait-il  d'une  voix  désolée;  vous  avez 
entendu  ? 

—  Oui...  mais  que  nous  fait  cette  Bérésina?  Nous  la  passe- 
rons, nous  en  avons  passé  bien  d'autres. 

—  Beaucoup  d'autres  en  effet...  à  gué,  sur  des  ponts,  sur  la 
glace  et  de  toutes  manières... 

—  Marchons  donc,  marchons...  Que  nous  importe  la  perte 
d'un  pont,  à  nous  qui  ne  sommes  pas  combattans  ? 

Margeret  hocha  la  tête  d'un  mouvement  négatif  qui  signifiait  : 
Nous  ne  nous  comprenons  pas. 

—  Vous  pensez  comme  l'Empereur,  reprit-il;  vous  pensez  que 
nous  sommes  des  traînards.  Nous  n'avons  plus  assez  de  force  pour 
porter  désarmes,  c'est  vrai;  nous  ressemblons  à  des  traînards, 
j'en  conviens.  Mais  pourquoi  l'Empereur  nous  appelle-t-il  traî- 
nards, nous  qui  avons  tant  souffert  par  lui  et  pour  lui  ?  Comment 
a-t-il  pu  perdre  à  ce  point  tout  sentiment  des  convenances? 
Dites,  comment  ? 

—  C'est  cette  nouvelle  qui  l'a  mis  en  fureur.  Il  parlait  au 
hasard.  Mais  il  se  calmera,  il  réfléchira,  il  prendra  son  parti.  Il 
trouvera  des  moyens  de  nous  tirer  de  là,  soyez -en  sûr. 


RACHETÉ.  41 

—  J'en  suis  sûr.  Il  a  assez  de  génie  pour  nous  sauver  encore. 
Nous  n'avons  qu'à  le  suivre.  Seulement,  voilàbien  longtemps  que 
je  le  suis  et  que  je  me  fatigue  à  le  suivre.  Je  me  sens  faible, 
voyez-vous.  Il  faut  que  je  m'arrête  un  peu. 

—  Vous  disiez  que  vous  ne  vous  arrêtiez  jamais... 

On  apercevait  encore,  au  sommet  de  la  montée,  les  croupes 
dandinantes  des  chevaux,  leurs  queues  ballantes,  leurs  membres 
qui  se  levaient  et  se  posaient  symétriquement. 

Margeret  tourna  les  yeux  vers  cette  vision,  qui  était  sa  vie 
même  et  qui  le  fuyait. 

—  C'est  lui  qui  m'a  arrêté,  dit-il. 

*  —  Marchons  !  supplia  Verdy  :  ne  vous  entêtez  pas  à  vous  sou- 
venir d'un  mot!  Le  froid  vous  gagne...  Marchons!  L'arrêt,  c'est 
la  mort! 

—  Croyez- vous?  demanda  le  vagabond,  sursautant  au  vrai 
nom  dont  il  devait  nommer  ce  repos  qu'il  voulait  prendre;  et  il 
répéta  gravement,  comme  s'il  répondait  à  une  autre  question  pré- 
cédemment posée  en  lui-même  : 

—  C'est  peut-être  la  mort... 

Mais  cette  idée,  entrée  une  fois  dans  sa  conscience,  détermina 
tout  son  être  à  la  révolte  ;  il  redressa  sa  nuque  sur  laquelle  pe- 
sait cette  menace,  il  se  rassembla  pour  partir  :  une  de  ses  jambes 
lui  refusa  le  mouvement  et  demeura  prise  au  piège,  collée  au 
sol. 

—  Il  me  semble  que  mon  pied  gèle,  dit-il...  Celui  qui  avait 
déjà  gelé  une  fois. 

Il  s'agenouilla,  se  palpa  et  ne  put  plus  se  relever. 

—  Debout!  criait  désespérément  Verdy,  saisi  à  la  fois  par 
l'épouvante  et  par  le  froid.  Il  l'avait  pris  sous  les  aisselles  et  le 
tirait  en  haut  de  toute  sa  faible  force,  chancelant  lui-même  dans 
ce  lâche  vertige  qui  depuis  sa  nuit  d'angoisse  et  sa  chute  au 
gouffre  revenait  par  instans  hanter  son  cerveau.  —  Debout! 
Vous  disiez  qu'il  faut  vouloir  vivre!... 

Alors,  celui  qui  avait  vécu  lui  tendit  sa  main  froide;  il  lui 
sourit  comme  à  leur  première  rencontre,  et  trouvant  dans  sa  con- 
science évanouissante  une  de  ces  réponses  que  la  mort  seule  peut 
dicter  : 

—  Je  veux  encore,  dit-il,  mais  je  ne  peux  plus... 

Impuissant  en  effet  contre  lui-même,  trahi  par  ses  mem- 
bres qui  lui  manquaient  l'un  après  l'autre,  il  tentait  vainement  de 
s'appuyer  au  sol  ou  de  s'accouder  sur  son  genou  ;  il  ne  pouvait 
relever  que  sa  tète,  et  le  reste  tombait.  Mais  assis  dans  la  neige, 
il  se  défendait  encore;  ses  lèvres  mouvantes,  suppliantes,  ten- 
daient vers  le  ciel,  soit  qu'il  attendît  d'en  haut  quelque  secours 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surnaturel,  soit  qu'il  aspirât  vers  un  air  plus  pur,  et  qui  pût 
vaincre  le  ralentissement  de  son  cœur.  Puis  sa  bouche  se  fixa 
dans  un  sourire;  elle  n'exhala  plus  qu'une  haleine  raccourcie,  à 
peine  visible  en  une  pâle  buée;  et  seules  ses  larmes,  emplissant 
la  crevasse  de  sa  joue,  coagulées  aux  fils  de  sa  barbe,  témoignè- 
rent qu'il  se  mourait  dans  un  chagrin  profond.  Il  était  déjà  couché 
et  paraissait  dormir,  quand  un  dernier  soubresaut  l'agita;  il 
réussit  à  se  rasseoir,  ses  mains  déconcertées  errèrent  autour  des 
boutons  de  sa  veste. 

—  La  poste  française...  dit-il;  la  lettre...  la  lettre... 
Et  il  retomba. 

A  mesure  qu'il  passait  de  l'agonie  dans  la  mort,  une  joie 
étrange,  faite  de  charité,  de  confiance,  de  pardon,  se  répandait 
sur  son  visage.  Les  empreintes  de  la  douleur  étant  effacées,  il 
ne  restait  plus  que  les  stigmates  de  la  misère,  la  noblesse  des 
traits  les  éclairait  ;  son  âme  longtemps  refoulée  et  contrainte  au 
dedans  s'épanouissait  enfin  dans  son  évidente  bonté  ;  elle  faisait 
ce  vêtement  radieux  au  soldat  affranchi  de  sa  servitude  san- 
glante, citoyen  nouveau  de  l'éternelle  paix. 

Cependant,  le  survivant  rendait  au  mort  un  suprême,  un 
sommaire  devoir.  La  besace  et  la  marmite  une  fois  détachées  de 
l'épaule,  il  avait  ouvert  le  vêtement  ;  de  ses  mains  roides  et  sans 
tact  il  explorait  la  poitrine  et  s'étonnait  d'y  trouver  encore  tant 
de  chaleur.  Le  cœur  avait  tout  à  fait  cessé  de  battre,  mais  le 
front  rayonnait  davantage  et  devenait  un  signe  qui  dessillait  les 
yeux.  Les  poches  contenaient  une  bourse  ;  puis  un  carnet  chargé 
de  notes,  de  noms,  de  comptes  :  mémento  soigneux  du  capi- 
taine commandant,  chaque  canonnier  y  avait  sa  page.  Verdy 
détacha  la  croix  d'honneur  cousue  au  drap  de  l'habit,  et  défit  les 
broches  de  trois  miniatures  épinglées  au  dedans  de  la  veste. 
C'étaient  des  portraits  :  un  colonel  de  l'ancienne  armée,  en  grand 
costume,  le  mince  cordon  des  commandeurs  de  Saint-Louis 
visible  par  rentre-bâillement  de  son  habit;  une  vieille  dame, 
poudrée  et  parée  ;  une  femme  très  belle  et  très  jeune,  frisée  en 
coup  de  vent,  qui  tenait  sur  ses  bras  un  petit  garçon.  Toutes  ces 
figures  paraissaient  heureuses  et  réchauffées,  l'artiste  les  ayant 
peintes  sans  doute  dans  quelque  chambre  bien  close  où  l'atmo- 
sphère était  douce,  ou  bien  sur  la  terrasse  ensoleillée  de  ce  châ- 
teau que  Margeret  possédait  au  bord  de  la  Loire.  Fixées  dans 
leur  apparence  de  bonheur,  infidèles  à  ce  cœur  qui  ne  battait  plus, 
elles  souriaient  doucement,  cruellement,  à  celui  qui  les  ôtait  de  là. . . 
Pendant  qu'il  crispait  ses  doigts  à  tenir  ces  choses  délicates, 
un  traînard  en  guenilles  s'était  arrêté  derrière  lui;  besoigneux, 
avide,  et  le  couvant  d'un  regard  sournois,  il  attendait  ses  restes. 


RACHETÉ.  43 

—  Ya-t'en!  cria  Verdy;  mais,  craignant  que  le  gueux  ne  vînt 
après  lui  dépouiller  la  dépouille,  mettre  le  corps  à  nu,  il  lui  jeta 
la  marmite  et  la  besace  comme  on  jette  un  os  à  un  chien.  L'autre 
les  ramassa,  les  considéra,  hésita;  puis,  l'aubaine  certaine  le  per- 
suadant d'éviter  le  dommage  possible,  il  se  remit  en  chemin. 

Plusieurs  lettres,  serrées  entre  elles  par  des  ficelles,  gonflaient 
la  sabretache  ;  le  portefeuille  en  contenait  une  autre,  pliée  comme 
pour  être  jetée  à  la  poste.  Celle-ci  portait  en  adresse  : 

A  Madame  de  Margerel, 

au  château  de  Saint-Satur , 

département  du  Cher. 

Etait-ce  là  cette  lettre  «  pour  Madame  »  dont  Margeret  avait 
parlé  l'autre  soir  au  bivouac  pendant  son  sommeil,  et  tout  à 
l'heure  encore  dans  son  agonie?  Verdy  pensa  que,  devant  écrire 
lui-même  aux  parens  du  mort,  il  avait  à  se  renseigner  d'abord 
sur  les  personnes  ;  il  développa  le  papier,  et  lut  : 

«  Orcha,  le  21  novembre  1812. 

((  Ma  chère  femme, 

«  Notre  marche  se  poursuit  le  mieux  du  monde  au  sein  d'une 
nature  très  majestueuse;  nous  suivons  le  Borysthène,  beau 
fleuve  qui  ressemble  à  la  Loire,  mais  avec  plus  de  grandiose. 
Quand  le  soleil  se  lève  sur  ces  plaines  de  glace,  c'est  vraiment 
un  spectacle  dont  le  regard  enchanté  ne  peut  se  lasser. 

«  Depuis  le  combat  funeste  qui  m'a  privé  de  la  plupart  de  ma 
compagnie,  je  marche  avec  le  troisième  corps,  que  commande  le 
maréchal  Ney.  L'énergie  de  ce  général  est  admirable,  nous 
sommes  en  de  bonnes  mains.  Je  n'ai  rien  fait  pour  me  procurer 
un  nouveau  cheval,  car  après  cette  petite  engelure  que  j'ai  eue, 
il  vaut  mieux  que  j'aille  à  pied.  Ne  va  pas  cependant  penser  que 
le  climat  soit  rigoureux:  il  s'est  bien  adouci,  au  contraire,  depuis 
Smolensk.  L'armée  est  en  ordre:  vivres,  logemens,  habits,  sou- 
liers, tout  nous  arrive  régulièrement  ;  en  un  mot,  nous  ne  man- 
quons de  rien. 

«  Ne  t'alarme  pas  non  plus,  ma  chère  femme,  en  lisant  les 
bulletins  de  l'armée  :  l'Empereur  met  tout  au  pis  pour  tromper 
les  Russes.  La  vérité  est  que  nous  voilà  proches  de  nos  canton- 
nemens  d'hiver,  et  que  nous  allons  nous  y  bien  compléter  pour 
reprendre  la  campagne,  en  finir  avec  ces  sauvages,  et  retourner 
embrasser  nos  femmes.  C'est  là  qu'il  faut  m'écrire  :  à  la  Grande 
Armée,  dans  ses  cantonnemens  d'hiver.  Parle-moi  de  mon  fils. 


44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

J'espère  que  maintenant  il  peut  lire  mes  lettres.  Entretiens-le  de 
son  père,  de  tout  notre  métier,  de  ce  jeu  de  la  guerre  où  l'on  joue 
avec  de  vrais  chevaux  et  de  vrais  canons;  enfin,  persuade-le,  ce 
petit  Edgar,  qu'il  sera  soldat  à  son  tour  et  qu'il  servira  son 
pays.  0  mon  unique  amie,  la  pensée  que  tu  élèves  bien  notre 
enfant  est  toute  ma  consolation  dans  le  chagrin  que  j'ai  d'être 
séparé  de  toi...  Mais  je  ne  veux  pas  me  plaindre;  non,  je  n'ai  pas 
sujet  de  me  plaindre...  » 

Cela  se  continuait,  plein  de  tous  les  mensonges  que  peut 
dicter  la  haute  pitié  de  l'homme  pour  la  femme,  plein  aussi 
d'amour,  plein  d'espérance,  ces  autres  mensonges  dont  la  vie 
nous  leurre.  Verdy  pleurait,  et  ne  pouvait  achever.  Il  contempla 
une  dernière  fois  le  soldat  martyr,  tué  par  l'Empereur;  il 
arrangea  dans  une  pose  mortuaire  l'homme  admirable  qui  venait 
de  crever  là  comme  un  chien.  Ne  réussissant  ni  à  lui  baisser  les 
paupières,  ni  à  lui  fermer  la  bouche,  l'hiver  russe  l'ayant  défini- 
tivement pris  et  raidi,  il  le  coucha  du  moins  sur  le  dos  pour  qu'il 
pût  regarder  le  ciel,  puis  il  lui  croisa  les  mains  sur  la  poitrine 
comme  nous  faisons  d'ordinaire  à  ceux  qui  sont  morts  dans  des 
lits. 

—  Adieu,  mon  capitaine,  lui  dit-il  en  lui  faisant  le  salut  mi- 
litaire: j'ai  compris  et  j'obéirai. 

Puis,  les  bras  chargés  de  ses  reliques,  il  marcha,  luttant 
tout  ensemble  contre  la  lassitude  et  contre  le  chagrin.  Tout  seul 
maintenant  devant  tant  de  misères!...  Des  jours  nouveaux,  plus 
douloureux  encore,  allaient  commencer.  Cependant,  le  décor  où 
venait  de  s'accomplir  la  scène  mortelle  n'avait  pas  changé  ;  à 
peine  l'heure  s'était-elle  assombrie  :  dans  la  brume  du  soir,  les 
mêmes  cavaliers  s'éloignaient  toujours,  silhouettes  sombres  et 
massives,  casquées  de  lumière.  Alors,  la  majesté  redoutable  des 
choses  se  manifesta  aux  yeux  de  Yerdy,  purifiés  par  ses  larmes 
récentes.  Il  sentit  l'infinité  de  sa  faiblesse,  l'inutilité  de  son  cou- 
rage, le  danger  même  de  ses  espoirs... 

—  Il  faut  être  une  bête  brute  pour  sortir  d'ici!  songea-t-il.  Je 
serai  une  brute. 

Art  Roë. 
{La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


LACORDAIRE  INTIME 

L'AMI  ET  LE  PRÊTRE 


«  Si  c'est  vers  les  âmes  que  tes  affections  se  portent,  aime-les , 
ô  mon  âme,  mais  aime-les  êsi  Dieu.  Ramène  avec  toi  toutes  celles 
que  tu  pourras  ramener;  tu  les  entraîneras,  parce  que  l'esprit  de 
Dieu  parlera  par  ta  bouche.  »  Bien  des  siècles  se  sont  écoulés 
depuis  que  saint  Augustin  laissait  échapper  ces  paroles  dans  ces 
Confessions  brûlantes  où  il  exhalait  devant  Dieu  ses  remords  et  ses 
ardeurs;  et  cependant,  lorsque  naguère  elles  me  tombaient  sous 
les  yeux,  c'est  à  Lacordaire  qu'elles  me  faisaient  aussitôt  penser. 
Si,  parmi  les  orateurs  sacrés  que  notre  âge  a  connus,  il  en  est  un 
qui  ait  ramené  les  âmes,  c'est  assurément  celui  dont  l'éloquence 
rassemblait  sous  les  voûtes,  longtemps  désertes,  de  Notre-Dame, 
une  l'ouïe  telle  que,  depuis  le  moyen  âge,  la  vieille  basilique  n'en 
avait  point  vue.  Mais,  sil  les  a  entraînées,  ce  n'est  pas  seulement 
parce  que  l'esprit  de  Dieu  parlait  par  sa  bouche,  c'est  aussi,  c'est 
surtout  parce  qu'il  les  a  aimées. 

Cet  amour  du  prêtre  pour  les  âmes  est  le  grand  secret  de 
l'action  qu'il  exerce.  On  peut  dire  que  sa  force  est  en  proportion 
de  son  amour.  Quelle  est  l'origine  de  cet  amour,  sur  lequel  ne 
s'est  point  exercée  l'observation  des  psychologues,  et  qui  a  échappé 
aux  classifications  d'un  Stendhal,  parce  qu'il  était  incapable  même 
d'en  concevoir  l'idée  ?  Est-ce  un  sentiment  d'une  nature  toute  par- 
ticulière, qui  serait  chez  le  prêtre  un  des  fruits  surnaturels  de  la 
vocation,  qui  se  développerait  par  le  ministère  et  qui  se  confon- 
drait avec  les  autres  devoirs  du  sacerdoce?  Est-ce,  en  un  mot, 
ce  qu'on  appelle,  dans  la  langue  religieuse,  une  grâce  d'état? 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

N'est-ce  pas,  au  contraire,  un  sentiment  plus  pur,  sans  aucun 
doute,  plus  noble,  plus  relevé,  mais  cependant  du  même  ordre 
que  l'amour  humain?  Assurément,  un  vrai  prêtre  ne  reculera, 
pour  sauver  une  âme ,  devant  aucune  démarche ,  devant  aucun 
péril  ;  il  ira  porter  les  sacremens  à  un  malade  dans  un  hôpital  de 
pestiférés,  et  l'absolution  à  un  mourant  sur  le  champ  de  bataille. 
Gela,  c'est  le  devoir.  Mais  l'intelligence  des  besoins  d'un  cœur, 
la  participation  aux  souffrances  qu'il  éprouve,  la  divination  des 
remèdes  dont  il  a  besoin,  l'intime  association  à  toutes  les  luttes 
qu'il  engage,  la  joie  de  ses  triomphes,  la  tristesse  et  presque 
l'humiliation  de  ses  défaites,  cela,  c'est  autre  chose.  C'est  l'amour; 
et  Lacordaire  lui-même  l'a  écrit  :  «  Il  n'y  a  pas  deux  amours; 
l'amour  du  ciel  et  celui  de  la  terre  sont  le  même,  excepté  que 
l'amour  du  ciel  est  infini.  » 

Je  crois  ne  rien  avancer  de  profane  ni  d'irrespectueux,  en  di- 
sant que  tous  les  grands  pasteurs  d'âmes,  dont  s'honore  l'Eglise 
catholique,  n'ont,  à  leur  suite,  entraîné  tant  de  cœurs  vers  Dieu 
que  par  leur  puissante  faculté  d'aimer.  C'est  une  erreur  de  croire 
que  les  austères  obligations  du  sacerdoce  détruisent  cette  faculté 
chez  le  prêtre.  Elles  ne  font  que  la  transformer,  en  la  dégageant 
des  sentimens  moins  purs  qui  troublent  le  commun  des  hommes  ; 
mais  peut-être  que,  par  cela  même,  elles  la  fortifient  et  la  rendent 
plus  durable,  comme  l'amputation  des  branches  parasites  ajoute 
à  la  vigueur  du  tronc.  C'est  encore  Lacordaire  qui  va  nous  dire, 
en  termes  pleins  de  délicatesse,  comment  cette  transformation 
s'opère  :  «  Il  serait  singulier  que  le  christianisme,  fondé  à  la  fois 
sur  l'amour  de  Dieu  et  des  hommes,  n'aboutît  qu'à  la  sécheresse 
de  l'âme  à  l'égard  de  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu.  Seulement,  il  y 
a  souvent  de  la  passion  dans  les  amitiés,  et  c'est  ce  qui  les  rend 
dangereuses  et  dommageables.  La  passion  trouble  à  la  fois  les 
sens  et  la  raison,  et,  trop  souvent  même,  elle  aboutit  au  mal,  au 
péché.  Ce  qui  ruine  l'amour,  c'est  l'égoïsme,  ce  n'est  pas  l'amour 
de  Dieu,  et  il  n'y  eut  jamais  sur  la  terre  d'ardeurs  plus  durables, 
plus  pures,  plus  tendres  que  celles  auxquelles  les  saints  livraient 
leur  cœur,  à  la  fois  dépouillé  et  rempli,  dépouillé  d'eux-mêmes 
et  rempli  de  Dieu.  » 

Sans  y  penser,  sans  doute,  Lacordaire  a  retracé  dans  ces  lignes 
l'histoire  de  sa  vie  morale.  Son  cœur  dépouillé  a  été  rempli  de 
saintes  amitiés  ;  mais  avant  de  le  remplir,  il  avait  commencé  par 
le  dépouiller.  Il  était  né,  en  effet,  avec  une  nature  ardente  et 
rêveuse.  Ses  lettres  de  jeune  homme  nous  le  montrent  en  proie 
aux  inquiétudes  et  aux  mélancolies  de  son  âge.  Ce  qui  l'agite, 
c'est  l'inconnu  de  sa  destinée.  A  certains  jours  il  rêvait  la  gloire; 


LACORDAIKK    INTIME.  47 

puis,  le  lendemain,  il  écrivait  à  un  ami  :  «  Je  ne  comprends  pas 
comment  on  peut  se  donner  tant  de  mal  pour  cette  petite  sotte. 
Vivre  tranquille,  au  coin  du  feu,  sans  prétentions  et  sans  bruit, 
est  chose  plus  douce  que  jeter  son  repos  à  la  renommée,  pour 
qu'elle  nous  couvre  en  échange  de  paillettes  d'or.  »  Parfois  le 
désir  de  voir  des  pays  nouveaux  était  la  forme  que  prenait  son 
inquiétude,  et  les  seuls  mots  de  Grande-Grèce  le  faisaient  frémir 
et  pleurer.  Puis,  au  contraire,  il  se  persuadait  qu'il  ne  serait  jamais 
content  de  lui  que  lorsqu'il  posséderait  trois  châtaigniers,  un 
champ  de  pommes  de  terre,  un  champ  de  blé  et  une  cabane  au 
fond  d'une  vallée  suisse.  Dans  sa  chambrette  solitaire  de  la  rue 
du  Dragon,  il  rêvait  d'une  cure  de  campagne  ;  à  peine  avait-il 
passé  le  Pont-Neuf  que  ce  rêve  était  remplacé  par  celui  d'une  vie 
active  et  brillante;  et  ces  variations  incessantes  faisaient  naître 
chez  lui  le  dégoût  de  l'existence  que  son  imagination  avait  à 
l'avance  usée.  «  Je  suis  rassasié  de  tout,  écrivait-il,  sans  avoir  rien 
connu.  »  Il  souffrait  également  de  sa  solitude  et  de  l'inassouvi  de 
son  cœur.  A  Paris,  au  milieu  de  800000  hommes,  il  se  sentait 
dans  un  désert.  Il  cherchait  des  amitiés  humaines,  et  ces  amitiés 
le  fuyaient  ou  le  trompaient.  «  Où  est,  s'écriait-il,  l'âme  qui  com- 
prendra la  mienne?  »  Il  n'avait  plus  d'intérêt,  plus  de  goût  à  rien, 
ni  aux  spectacles,  ni  au  monde,  ni  aux  jouissances  de  l'amour- 
propre.  Il  sentait  sa  pensée  vieillir  et  il  en  découvrait  les  rides  à 
travers  les  fleurs  dont  son  imagination  la  couvrait  encore .  Il  com- 
mençaità  aimer  sa  tristesse  et  àvivre  beaucoup  avec  elle.  Mais  écou- 
tons-le nous  décrire  plus  tard  le  mal  dont  il  avait  souffert  :  «  A  peine 
dix-huit  printemps  ont-ils  épanoui  nos  années  que  nous  souffrons 
de  désirs  qui  n'ont  pour  objet  ni  la  chair,  ni  l'amour,  ni  la  gloire, 
ni  rien  qui  ait  une  forme  ou  un  nom.  Errant  dans  le  secret  des 
solitudes  ou  dans  les  splendides  carrefours  des  villes  célèbres,  le 
jeune  homme  se  sent  oppressé  d'aspirations  sans  but  ;  il  s'éloigne 
des  réalités  de  la  vie  comme  d'une  prison  où  son  cœur  étouffe,  et 
il  demande  à  tout  ce  qui  est  vague  et  incertain,  aux  nuages  du 
soir,  aux  vents  de  l'automne,  aux  feuilles  tombées  des  bois  une 
impression  qui  le  remplisse  en  le  navrant.  Mais  c'est  en  vain  ;  les 
nuages  passent,  les  vents  se  taisent,  les  feuilles  se  décolorent  et 
se  dessèchent,  sans  lui  dire  pourquoi  il  souffre.  » 

C'est  l'accent  et  presque  le  langage  de  René.  Supposez  main- 
tenant que  René  ne  fût  pas  devenu  chrétien  et  prêtre.  Que  lui 
serait-il  arrivé?  Probablement  l'éternelle  et  banale  histoire  de 
l'homme.  Il  aurait  cherché  l'âme  qui  comprendrait  la  sienne  et 
il  l'aurait  trouvée,  car  ces  âmes-là,  on  les  trouve  ou,  du  moins,  on 
croit  les  trouver  toujours.  Il  aurait  aimé  ;  il  aurait  plus  ou  moins 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souffert.  Gomme  il  avait  le  don  littéraire,  il  aurait  peut-être  raconté 
son  amour,  et  nous  aurions  un  roman  de  plus.  Puis  il  se  serait 
consolé,  et  il  aurait  vécu  de  la  commune  vie,  partagé  entre  des 
intérêts  prosaïques  et  des  affections  placides. 

Au  lieu  de  cela,  il  est  entré  au  séminaire  à  vingt-deux  ans. 
11  y  apportait  une  nature  passionnée  et  un  cœur  vierge.  Si  minu- 
tieusement qu'ait  été  fouillée  sa  vie,  la  trace  d'aucun  sentiment 
romanesque  n'a  pu  en  effet  y  être  découverte.  Le  Père  Gratry 
raconte,  dans  ses  Souvenirs,  avec  une  grâce  infinie,  qu'il  conserva 
deux  ans  certaine  rose  qui  lui  avait  été  jetée  un  soir  de  bal  et 
qu'au  moment  où  il  résolut  de  consacrer  sa  vie  à  Dieu,  rien  ne 
lui  en  coûta  autant  que  de  jeter  cette  rose  et  de  couper  cette  fibre 
de  cœur.  «  Je  sentis  longtemps,  ajoutait-il,  le  froid  de  cette  cou- 
pure. »  Rien  de  semblable  dans  la  vie  de  Lacordaire;  et  si  le 
témoignage  de  son  pieux  biographe,  le  Père  Chocarne,  ne  parais- 
sait pas  tout  à  fait  suffisant  sur  ce  point,  il  faudrait  bien  s'en  rap- 
porter à  celui  de  Lacordaire  lui-même.  Nous  avons  un  assez  grand 
nombre  de  lettres  écrites  par  lui  à  des  amis,  à  des  camarades  de 
son  âge.  On  vient  récemment  d'en  publier  un  gros  volume.  Elles 
sont  toutes  plutôt  sévères  et  un  peu  mélancoliques.  A  peine,  de 
temps  à  autre,  une  plaisanterie.  Ecrivant  à  un  de  ses  amis  qui 
était  aux  eaux  de  Luxeuil,  il  lui  demande  des  nouvelles  de  ses 
promenades,  des  incidens  qui  arrivent,  des  dames  auxquelles  il 
fait  la  cour,  puis  il  ajoute  :  «  Ah!  mon  Dieu,  j'oublie  que  je  parle 
à  un  sauvage,  à  un  homme  qui  ne  sait  pas  baiser  une  femme  au 
front.  »  Mais  il  ne  paraît  pas  que  lui-même  ait  été  moins  sau- 
vage que  son  ami,  car  il  écrivait,  à  la  même  date, à  l'un  de  ceux 
avec  lesquels  il  était  le  plus  intime  :  «  J'ai  aimé  des  hommes,  mais 
je  n'ai  point  encore  aimé  de  femmes  et  je  ne  les  aimerai  jamais 
par  leur  côté  réel.  »  Six  mois  après,  il  entrait  au  séminaire.  Une 
de  ses  cousines  a  raconté  qu'à  ses  premières  vacances,  il  se  pro- 
menait avec  elle,  à  la  campagne,  lorsqu'il  aperçut  sur  le  haut 
d'une  cabane  une  branche  de  chèvrefeuille  :  «  Ah!  ma  cousine, 
s'écria-t-il  avec  pétulance,  que  je  serais  tenté  de  grimper  là-haut, 
de  cueillir  cette  branche  et  de  vous  l'offrir;  mais  avec  mon  habit, 
ce  ne  serait  pas  convenable.  »  —  Qui  croirait,  si  les  deux  témoi- 
gnages n'étaient  également  sincères,  que  le  Père  Gratry  a  gardé 
deux  ans  la  rose,  et  que  le  Père  Lacordaire  n'a  même  pas  cueilli 
le  chèvrefeuille? 

11  est  superflu  d'ajouter  que  les  émotions  auxquelles  avait 
échappé  sa  jeunesse  furent  inconnues  à  son  sacerdoce.  «  Je  suis 
toujours  étonné,  écrivait-il  à  un  jeune  homme,  de  l'empire 
qu'exerce  sur  vous  la  vue  de  la  beauté  extérieure  et  du  peu  de 


LACORDAIRE    INTIME.  49 

force  que  vous  avez  pour  fermer  les  yeux.  Je  vous  plains  bien  de 
votre  faiblesse,  et  je  l'admire  comme  un  grand  phénomène  dont 
je  n'ai  pas  le  secret.  Jamais,  depuis  que  j'ai  connu  Jésus-Christ, 
rien  ne  m'a  paru  assez  beau  pour  le  regarder  avec  concupiscence. 
C'est  si  peu  de  chose  pour  une  âme  qui  a  vu  Dieu  une  fois  et  qui 
l'a  senti.  »  Mais  cette  vision  de  Dieu  ne  l'empêchait  pas  de  regarder 
aussi  les  âmes  et  de  s'attacher  à  elles.  Ceux-là  seulement  qui  en 
sentaient  le  prix  et  la  beauté  étaient,  suivant  lui,  appelés  au  sacer- 
doce qu'il  définissait  :  une  immolation  de  l'homme  ajoutée  à  celle 
de  Dieu.  Dans  cette  immolation  môme  de  tout  sentiment  égoïste 
et  passionné,  il  trouvait  la  sécurité  nécessaire  pour  se  livrer  aux 
attachemens  que  lui  rendait  indispensables  la  tendresse  naturelle 
de  son  cœur.  Avec  l'accomplissement  de  ses  devoirs  de  prêtre,  ces 
attachemens  ont  rempli  sa  vie.  Dans  sa  jeunesse  il  a  aimé  Monta- 
lembert;  dans  un  âge  plus  avancé,  l'abbé  Perreyve.  Il  a  aimé  éga- 
lement Mme  Swetchine,  la  comtesse  Eudoxie  de  La  Tour  du  Pin, 
et  une  personne  moins  connue,  dont  le  nom  revient  cependant 
parfois  dans  ses  lettres  à  Mme  Swetchine.  Nous  ne  possédons  de 
sa  correspondance  avec  Montalembert  et  avec  l'abbé  Pereyve 
que  des  fragmens.  Celle  avec  Mme  Swetchine  et  avec  la  comtesse 
Eudoxie  de  La  Tour  du  Pin  a  été,  au  contraire,  publiée  tout  en- 
tière. Une  bienveillante  communication  m'a  permis  de  tenir  entre 
mes  mains  toutes  ses  lettres  à  Mme  de  V...  Je  voudrais  le  montrer 
tel  qu'il  apparaît  dans  ses  relations  avec  ces  trois  femmes.  La  pre- 
mière fut  pour  lui  une  mère,  et  la  seconde  une  amie.  Quant  à  la 
troisième,  on  peut  dire  qu'elle  fut  l'amie. 

I 

A  l'époque  où  celui  que  l'Eglise  a  nommé  depuis  saint  Jérôme, 
et  qui  s'appelait  alors  Eusebius  Hieronymus,  quittait,  pour  revenir 
à  Rome,  le  désert  de  Chalcide  où  il  avait  dompté,  dans  la  péni- 
tence et  les  larmes,  les  ardeurs  de  sa  nature  fougueuse,  une  veuve 
qui  portait  un  nom  illustre  dans  les  fastes  romaines,  Marcella, 
fille  d'Albine,  venait  de  se  convertir  à  la  religion  chrétienne  et 
elle  avait  transformé  son  palais  somptueux  du  mont  Aventin  en 
un  lieu  de  réunion  pieuse.  Personnellement  elle  y  vivait  de  la  vie 
la  plus  simple,  toujours  habillée  de  vêtemens  de  couleur  brune, 
et  elle  y  avait  ouvert  un  oratoire  où  les  dames  pieuses  venaient 
prier.  «  Lorsque  les  affaires  de  l'Eglise  me  contraignirent  à  venir 
à  Rome,  a  écrit  le  saint,  comme  j'évitais,  par  une  retenue  que  je 
croyais  nécessaire  à  mon  propre  salut,  la  fréquentation  des  dames 
de  condition  dont  la  piété  jetait  alors  tant  d'éclat,  elle  montra, 

TOME  CXXIX.  —  1895.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  me  servir  de  l'expression  de  l'apôtre,  une  importunité  si 
persévérante  et,  en  même  temps  si  touchante,  qu'elle  me  força  de 
m'écarter  en  sa  faveur  de  la  règle  que  je  m'étais  prescrite.  »  Saint 
Jérôme  passa  en  effet  sous  le  toit  de  Marcella  les  trois  années  de 
son  séjour  à  Rome,  et  plus  d'une  fois,  pendant  ces  trois  années, 
au  cours  des  ardentes  controverses  auxquelles  il  se  trouva  mêlé, 
Marcella  eut  occasion  d'exercer  sur  lui  sa  douce  et  prudente  in- 
fluence. «  Marcella ,  disait-il ,  eût  voulu  mettre  sa  main  sur  ma 
bouche  pour  m'empêcher  de  parler,  »  et  dans  une  autre  lettre  : 
«  Souvent  mon  rôle  changeait  en  face  d'elle,  et  de  maître  je 
devenais  disciple.  »  Mais  comme  Marcella  avait  à  un  souverain 
degré  (c'est  encore  Jérôme  qui  parle)  le  tact  délicat  des  conve- 
nances, elle  donnait  toujours  ses  propres  idées,  lors  même  qu'elle 
ne  les  devait  qu'à  la  pénétration  de  son  esprit,  comme  lui  ayant 
été  suggérées  par  Jérôme  lui-même  ou  par  quelque  autre. 

Au  bout  de  trois  ans,  Jérôme  quitta  cependant  et  ce  palais  du 
mont  Aventin,  transformé  en  couvent,  et  Rome  elle-même,  qui 
était  toujours  la  ville  élégante  et  lettrée  par  excellence,  un  peu 
le  Paris  d'aujourd'hui,  pour  se  rendre  à  Jérusalem  et  pour  y  mettre 
en  pratique ,  d'accord  avec  celle  qui  devait  être  un  jour  sainte 
Paule,  son  grand  dessein  de  vie  monastique.  Mais  durant  les  vingt 
années  que  Jérôme  et  Marcella  demeurèrent  séparés  une  pieuse  cor- 
respondance les  consolait  de  vivre  éloignés  l'un  de  l'autre,  et  «  si 
leurs  corps  étaient  séparés,  leurs  âmes  étaient  unies.  »  Aussi  quand 
mourut  Marcella,  Jérôme  adressa-t-il  à  la  vierge  Principia,  qui 
lui  avait  fermé  les  yeux,  une  de  ces  lettres  que  les  chrétiens  de 
la  primitive  Eglise  se  communiquaient  les  uns  aux  autres  et  qui 
étaient  l'équivalent  d'une  notice  nécrologique  de  nos  jours.  Dans 
cette  lettre,  il  faisait  l'éloge  de  celle  qu'il  appelait  notre  Marcella, 
parce  que,  disait-il,  «  nous  l'avons  également  aimée  tous  les  deux 
et  nous  avons  également  partagé  ses  affections,  »  et  il  faisait  con- 
naître aux  autres  ce  trésor  dont  il  avait  eu  le  bonheur  de  jouir 
si  longtemps.  Moins  connue  que  Paula,  moins  publiquement 
associée  qu'elle  à  la  vie  et  aux  austérités  du  grand  propagateur  de 
l'idée  monastique,  la  pieuse  et  discrète  Marcella  n'a  pas  tenu  une 
moindre  place  dans  la  vie  du  saint.  A  la  fois  cénobite  et  grande 
dame,  ayant  accepté  la  plupart  des  obligations  de  la  vie  monas- 
tique, sans  être  cependant  tout  à  fait  retirée  du  monde,  elle  fut  le 
premier  tyoe  de  ce  qu'une  ironie  peu  justifiée  appelle  parfois  une 
mère  de  l'Eglise. 

Avec  la  différence  des  siècles  et  des  personnes,  il  y  a  plus 
d'une  ressemblance  entre  la  liaison  de  Jérôme  avec  Marcella  et 
celle  qui  a  si  longtemps  uni  Lacordaire  et  Mme  Swetchine.  Du  vi- 


LACORDAIRE    INTIME.  51 

vant  de  Lacordaire,  le  nom  de  Mrae  Swetchine  n'était  guère  connu. 
Je  serais  presque  tenté  de  dire  qu'il  l'est  un  peu  trop  aujour- 
d'hui. Je  ne  suis  pas  convaincu,  en  effet,  que  ceux  qui  avaient  à 
cœur  sa  mémoire  lui  aient  rendu  le  meilleur  des  services  en  la 
tirant  de  l'ombre  amie  où  elle  avait  toujours  vécu  pour  l'exposer 
au  grand  jour,  sous  les  yeux  d'un  public  indifférent.  Je  doute  éga- 
lement qu'il  fût  nécessaire  de  consacrer  à  sa  vie  et  à  ses  œuvres 
la  matière  de  deux  volumes  in-octavo.  Pour  la  faire  connaître,  il 
aurait  suffi  d'une  de  ces  publications  discrètes,  destinées  aux 
intimes,  mais  qui  font  peu  à  peu  leur  chemin  dans  le  monde, 
révélant  à  ceux  qui  sont  curieux  de  s'en  enquérir  des  mérites 
cachés,  sans  vouloir  les  imposer  de  vive  force  à  l'admiration  géné- 
rale. De  même,  un  choix  plus  sévère  parmi  des  productions  aux- 
quelles sa  modestie  n'attachait  aucune  importance  aurait  peut-être 
donné  une  plus  juste  idée  de  la  finesse  et  de  l'élévation  de  son 
esprit  que  cette  affirmation  un  peu  téméraire  que  «  dans  ses 
œuvres,  des  traits  dignes  de  La  Bruyère  abondent  à  côtés  d'élé- 
vations dignes  de  saint  Augustin.  »  Ecrire  au  crayon,  c'est  comme 
parler  à  voix  basse,  a  dit  joliment  Mme  Swetchine  elle-même.  Or 
presque  toutes  ses  œuvres  étaient  écrites  au  crayon,  et  en  la  faisant 
parler  à  voix  haute,  en  substituant  au  crayon  l'encre  d'impri- 
merie, ses  éditeurs  ne  semblent  pas  avoir  compris  le  conseil  in- 
direct qu'elle  leur  donnait. 

Il  est  rare  que  l'excès  dans  les  publications  et  l'abus  des 
superlatifs  dans  l'éloge  n'amènent  pas  une  certaine  réaction. 
La  réaction  s'est  produite  en  effet  sous  la  forme  d'un  article 
ironique  et  malicieux  de  Sainte-Beuve, par  lequel  seul  beaucoup 
de  personnes  connaissent  aujourd'hui  Mme  Swetchine.  Il  ne  serait 
pas  juste  cependant  que  les  faciles  malices  de  Sainte-Beuve 
fissent  un  tort  sérieux  à  cette  figure  originale  et  fière.  Née,  à  la 
fin  du  siècle  dernier,  en  pleine  corruption  d'une  cour  russe,  unie 
à  un  époux  plus  âgé  qu'elle  de  vingt-cinq  ans,  élevée  en  dehors  de 
toute  pratique  religieuse,  mais  attirée  vers  le  christianisme  par 
la  pureté  de  sa  nature,  elle  eut  le  courage,  en  dépit  des  railleries 
de  Joseph  de  Maistre  (qui  cependant  fut  un  peu  son  guide) ,  de 
chercher  par  elle-même  la  vérité  à  travers  une  longue  série  de 
lectures  et  d'études  théologiques  d'où  elle  sortit  catholique.  Une 
prédilection  naturelle  l'attira  vers  notre  pays,  à  une  époque 
où  il  s'en  fallait  qu'une  mutuelle  sympathie  rapprochât  les  deux 
nations;  elle  y  passa  quarante  années  de  sa  vie.  Durant  ces  qua- 
rante années,  elle  vécut  au  centre  d'une  petite  élite  d'hommes  de 
premier  ordre  qu'elle  avait  su  rassembler  autour  d'elle,  Guvier, 
Montalembert,  le  Père   de   Ravignan,  Alexis   de   Tocqueville, 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'autres  encore  que  je  pourrais  nommer.  On  a  pu  railler  ce  salon 
de  la  rue  Saint-Dominique,  à  côté  duquel  (tout  comme  Marcella 
dans  sa  maison  du  mont  Aventin)  elle  avait  établi  une  chapelle  où 
des  jeunes  femmes,  en  toilette  élégante,  allaient  furtivement  de- 
mander à  la  prière  un  secours  contre  les  tentations  du  monde. 
Mais  ce  n'en  est  pas  moins  un  des  lieux  où,  pendant  une  longue 
période  de  temps,  ont  été  échangés  entre  les  hommes  les  plus 
distingués  les  plus  nobles  propos.  Ce  qu'il  faut  reconnaître  et 
saluer  en  Mme  Swetchine,  plutôt  qu'une  émule  de  La  Bruyère  ou 
de  saint  Augustin  (bien  que  des  œuvres  distinguées  et  touchantes 
soient  sorties  de  sa  plume),  c'est,  comme  on  l'a  dit  excellemment  : 
«  une  chrétienne  accomplie  qui  savait  en  même  temps  com- 
prendre, avec  une  exquise  délicatesse,  les  rapports  de  sa  foi  avec 
les  mœurs  et  les  sentimens  de  la  société  où  elle  vivait.  »  Pour 
une  femme  qui  n'a  jamais  visé  à  la  sainteté  d'une  Paula,  c'est  le 
plus  fin  des  éloges,  et  si  elle  l'a  mérité  en  quelque  chose,  c'est 
assurément  dans  ses  relations  avec  Lacordaire,  telles  que  la  pu- 
blication de  leur  correspondance  nous  les  a  fait  connaître. 

Lacordaire  avait  été  présenté  à  Mme  Swetchine  par  Montalem- 
bert  à  une  époque  critique  de  sa  vie,  c'est-à-dire  au  moment  où  il 
venait  de  rompre  avec  Lamennais  :  «  J'abordais,  a-t-il  écrit,  aux  ri- 
vages de  son  âme  comme  une  épave  brisée  par  les  flots...  Par  quels 
sentimens  fut-elle  ainsi  poussée  à  me  donner  son  temps  et  ses  con- 
seils? Sans  doute  quelque  sympathie  l'y  portait,  mais,  si  je  ne  me 
trompe,  elle  fut  soutenue  par  la  pensée  d'une  mission  qu'elle  avait 
à  remplir  près  de  mon  âme.  Elle  me  voyait  entouré  d'écueils,  con- 
duit jusque-là  par  des  aspirations  solitaires,  sans  expérience  du 
monde,  sans  autre  boussole  que  la  pureté  de  mes  vues,  et  elle  crut 
qu'en  se  faisant  ma  providence,  elle  répondait  à  une  volonté  de 
Dieu.  »  Dans  ces  quelques  lignes,  Lacordaire  a  marqué  d'un  trait 
juste  la  nature  de  la  relation  si  particulière  qui  s'ouvrit  à  cette 
date  entre  Mme  Swetchine  et  lui,  et  qui  devait  durer  vingt-sept  ans. 
Du  côté  de  Mme  Swetchine,  cette  relation  avait  quelque  chose  de  ma- 
ternel et  d'un  peu  protecteur  ;  du  côté  de  Lacordaire,  quelque  chose 
de  confiant  et  d'ingénu.  Dans  plus  d'une  circonstance,  elle  fut  en 
eifet  sa  boussole.  Avec  son  esprit  sûr,  son  tact  de  femme,  sa  con- 
naissance du  monde,  elle  prévint  de  sa  part  des  résolutions  incon- 
sidérées, des  mouvemens  trop  vifs,  des  démarches  intempestives. 
De  même  que  Marcella  mettait  parfois  la  main  sur  la  bouche  de 
Jérôme  pour  l'empêcher  de  prononcer  des  paroles  imprudentes,  de 
même  Mme  Swetchine  (c'est  à  elle-même  qu'est  empruntée  l'image) 
tenait  Lacordaire  par  le  pan  de  son  habit,  pour  ralentir  des  mou- 
vemens trop  rapides  ou  trop  brusques.  C'est  avec  cet  esprit  de 


LACORDAIRE    INTIME.  53 

douce  autorité  qu'elle  apparaît  dans  leur  correspondance,  et  je  ne 
crois  pas  que  lettres  plus  originales  aient  jamais  été  échangées 
entre  une  femme  et  un  prêtre.  Rien  'qui  rappelle  les  correspon- 
dances spirituelles  que  l'on  connaît,  telles  que  celle  de  Bossuet 
avec  la  sœur  Gornuau,  ou  celle  de  Fénelon  avec  Mme  de  La  Mai- 
sonfort.  Ce  ne  sont  pas  des  lettres  de  piété  et  encore  moins  des 
lettres  de  direction,  car  le  directeur  était  plutôt  Mme  Swetchine. 
On  pourrait  dire  que  ce  sont  des  lettres  ecclésiastiques,  car  toutes 
les  questions  qui  ont  préoccupé  l'Eglise  catholique  pendant  un 
quart  de  siècle  y  sont  traitées  avec  une  grande  hauteur  de  vues, 
et  en  même  temps  des  lettres  de  cœur,  car  l'expression  des  sen- 
timens  personnels  y  tient  une  grande  place. 

Mme  Swetchine  environnait  en  effet  la  vie  de  Lacordaire  de 
cette  sollicitude  affectueuse  qui  lui  était  d'autant  plus  nécessaire 
que  sa  mère  lui  avait  manqué  de  bonne  heure.  Peu  s'en  fallut 
même  qu'à  une  certaine  époque  il  n'allât  s'établir  auprès  d'elle, 
dans  sa  maison  du  mont  Aventin.  Mais  si  leur  intimité  ne  fut 
jamais  poussée  aussi  loin,  jamais  non  plus,  à  travers  les  vicissi- 
tudes de  la  vie,  l'attachement  de  Mme  Swetchine  ne  fit  défaut  à 
Lacordaire,  pas  plus  au  prêtre  encore  obscur  qu'au  prédicateur 
en  renom,  pas  plus  au  solitaire  attristé  de  Sorèze  qu'au  Domini- 
cain belliqueux.  Cet  attachement  invariable  n'avait  rien  d'exalté 
ni  de  complaisant.  Mme  Swetchine  juge  celui  qu'elle  aime;  elle 
l'avertit;  elle  le  blâme  parfois;  mais  rien  ne  parvient  à  la  déta- 
cher de  lui  :  «  Mon  bonheur,  lui  écrivait-elle  un  jour,  eût  été  de 
vous  approuver  toujours,  mais  ma  tendresse  n'en  a  pas  besoin, 
et  peut-être  les  violentes  secousses  auxquelles  vous  la  soumettez 
renouvellent-elles  avec  plus  de  force  une  première  adoption. 
Comme  Rachel,  j'ai  pu  quelquefois  vous  nommer  l'enfant  de  ma 
douleur,  et  vous  savez  que  souffrir  ne  décourage  pas  les  pauvres 
mères.  » 

C'est,  en  effet,  avec  une  confiance  toute  filiale  que  Lacordaire 
s'ouvre  à  Mme  Swetchine  sur  tout  ce  qui  le  concerne.  Il  n'a  rien 
de  caché  pour  elle,  ni  ses  troubles,  ni  ses  incertitudes,  ni  ses  espé- 
rances, ni  ses  découragemens.  Constamment  il  parle  de  lui-même 
avec  une  humilité  touchante  :  «J'ai  trente-quatre  ans,  lui  écrit-il, 
et  il  est  vrai  de  dire  que  mon  éducation  n'est  achevée  sous  aucun 
rapport.  »  En  même  temps,  il  sent  vivement  ce  qui,  dans  son  hu- 
meur, est  de  nature  à  faire  souffrir  les  autres,  et  il  s'en  accuse  : 
«  J'aime,  j'en  suis  certain,  et  profondément;  et  néanmoins  il  est 
vrai  qu'il  y  a  en  moi  quelque  chose  que  je  ne  puis  pas  nommer 
et  qui  cause  de  la  peine  à  ceux  que  j'aime.  Ce  n'est  pas  de  l'â- 
preté  :  je  suis  doux;  ce  n'est  pas  de  la  froideur  :  je  suis  passionné. 


54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  quelque  chose  d'entier  qui  est  trop  non  ou  trop  oui,  une 
certaine  difficulté  de  découvrir  ce  dont  le  cœur  d'un  ami  a  be- 
soin, une  habitude  du  silence  qui  me  suit  quelquefois  sans  que 
je  m'en  doute.  Combien  j'ai  de  peine  à  parler!  »  Aussi  envie-t-il 
le  don  qu'ont  les  femmes  de  rendre  leurs  sentimens  :  «  Les  femmes 
ont  cela  d'admirable  qu'elles  peuvent  parler  tant  qu'elles  veulent, 
comme  elles  veulent,  avec  l'expression  qu'elles  veulent.  Leur  cœur 
est  une  source  qui  coule  naturellement.  Le  cœur  de  l'homme,  le 
mien  surtout,  est  comme  ces  volcans  dont  la  lave  ne  sort  que  par 
intervalles,  après  une  secousse.  » 

Cette  réserve  et  cette  froideur  apparente  étaient,  chez  Lacor- 
daire,  un  trait  dont  le  contraste  avec  l'impétuosité  naturelle  de 
son  caractère  a  été  souvent  relevé.  Chez  les  natures  passionnées 
qui  ont  pris  de  bonne  heure  l'habitude  de  se  gouverner  elles- 
mêmes,  ce  trait  se  retrouve  souvent;  la  froideur  et  la  réserve, 
d'abord  volontaires,  deviennent  une  enveloppe,  un  voile  dont 
elles  ne  peuvent  plus  parvenir  à  se  dégager.  Mais  si  Lacordaire, 
à  l'en  croire  du  moins,  ne  savait  pas  parler,  du  moins  il  savait 
écrire,  et  Mme  Swetchine  devait  être  bien  récompensée  de  la 
tendresse  qu'elle  lui  témoignait,  lorsqu'elle  recevait  des  lettres 
comme  celle-ci  :  «  Ayez  donc  un  peu  compassion  de  ma  nature 
sauvage  ;  je  voudrais  la  changer,  car  je  sens  plus  que  jamais  mes 
défauts,  à  mesure  que  le  christianisme  pénètre  dans  mon  âme; 
malheureusement  on  désire  plus  qu'on  ne  fait.  Que  la  confiance 
avec  laquelle  je  vous  ai  toujours  parlé  de  moi  vous  soit  une 
preuve,  sans  cesse  renaissante,  de  mon  affection.  Ma  vie,  dans  ses 
plus  petits  détails,  vous  appartient  tout  entière,  et  vous  ne  me 
verrez  jamais  vous  en  rien  ôter.  Les  nouveaux  amis  sont  peu  de 
mon  goût.  Je  sens  encore  parfois  qu'une  âme  qui  passe  me  plaît 
et  qu'autrefois  je  l'aurais  aimée.  Je  ne  vais  guère  plus  loin;  le 
temps  est  venu  d'aimer  Dieu  uniquement  et  de  vivre  avec  les 
destinées  que  sa  bonté  a  unies  à  nous  dans  les  chemins  passés.  » 

Lacordaire  ne  donne  cependant  jamais  ce  spectacle,  toujours 
un  peu  ridicule,  d'un  prêtre  soumis  à  l'influence  d'une  femme. 
S'il  consultait  Mme  Swetchine  sur  toutes  choses,  des  conseils 
qu'elle  lui  donnait  il  prenait  et  laissait  tour  à  tour.  C'est  ainsi 
que  toute  la  diplomatie,  qu'elle  savait  à  l'occasion  déployer, 
n'empêcha  pas,  entre  l'archevêque  de  Paris  Mgr  de  Quelen  et  lui, 
une  rupture  qui  le  retint  longtemps  éloigné,  en  lui  fermant  la 
chaire  de  Notre-Dame,  et  précipita  peut-être  son  entrée  dans 
l'Ordre  des  Frères  Prêcheurs.  Jamais  elle  ne  put  plier  la  nature, 
un  peu  roide,  de  Lacordaire  à  ces  ménagemens  et  à  cette  sou- 
plesse que  jugeait    parfois   nécessaires  sa  nature    de  femme  et 


LACORDAIRE    INTIME.  55 

de  Slave.  Elle  essuya  plus  d'une  rebuffade  de  sa  part,  entre  autres 
en  1843,  quand  sur  la  demande  expresse  de  Mgr  Affre,  elle  in- 
tervint pour  obtenir  qu'il  consentît  à  dépouiller  l'habit  de  saint 
Dominique  et  à  prêcher  à  Notre-Dame  en  prêtre  séculier.  Sa  main, 
disait-elle,  tremblait  en  lui  écrivant  et  en  lui  demandant  si  l'hom- 
me, en  lui,  serait  complètement  effacé  et  vaincu,  s'il  irait  jusqu'au 
sacrifice  d'une  sorte  de  point  d'honneur  et  de  jouissance  toute  per- 
sonnelle pour  que  la  parole  de  Dieu  fût  noblement,  libéralement, 
glorieusement  annoncée.  A  cette  diplomatique  missive,  Lacordaire 
répondit  par  une  fière  lettre  que  je  voudrais  pouvoir  citer  tout 
entière,  tant  y  respire  l'accent  de  l'honneur  : 

«  J'irais,  disait-il,  donner  dans  Notre-Dame,  à  nos  ennemis,  le 
spectacle  d'un  religieux  qui  a  peur,  après  avoir  affiché  le  cou- 
rage, qui  se  cache,  après  s'être  montré,  qui  demande  grâce  et 
merci  en  raison  de  son  déguisement  volontaire  ;  cela  n'est  pas 
possible.  Plus  la  situation  est  grave,  plus  les  catholiques  attendent 
de  ma  parole  une  éclatante  revanche,  moins  je  dois  leur  préparer 
une  si  douloureuse  surprise.  Il  vaut  mieux  cent  fois  se  taire  que 
trahir  leurs  espérances.  La  religion  n'a  pas  besoin  de  triompher; 
elle  peut  se  passer  de  ma  parole  à  Notre-Dame.  Dieu  est  là  pour 
la  soutenir  et  l'honorer  dans  l'opprobre  ;  mais  elle  a  besoin  que 
ses  en  fan  s  ne  l'humilient  pas  eux-mêmes  et  ne  déshonorent  pas 
ses  épreuves.  »  Et  il  terminait  en  disant  :  «  Le  caractère  est  ce 
qu'il  faut  toujours  sauver  avant  tout,  car  c'est  le  caractère  qui 
fait  la  puissance  morale  de  l'homme.  » 

Ajoutons,  pour  clore  l'épisode,  que  Lacordaire  ayant  tenu  bon 
jusqu'au  bout,  ordre  lui  vint,  du  maître  général  des  Dominicains, 
de  céder,  qu'il  s'y  refusa  encore,  et  que  la  seule  concession  qu'on 
put  obtenir  de  lui  fut  qu'il  revêtirait  le  rochet  et  la  mozette  de 
chanoine  par-dessus  son  costume  de  Dominicain.  Ce  fut  dans  ce 
bizarre  accoutrement  qu'on  le  força  d'apparaître  en  chaire  à 
Notre-Dame.  Sourions  de  ces  misères,  mais  ne  négligeons  pas 
cependant  de  constater  quel  progrès  a  fait,  dans  notre  pays,  à 
travers  les  temps  et  en  dépit  de  certaines  tentatives,  l'esprit  de 
tolérance  et  de  liberté. 

La  relation  de  Lacordaire  et  de  Mme  Swetchine  se  poursuivit 
ainsi  jusqu'à  la  fin,  non  pas  sans  dissentimens,  mais  sans  refroi- 
dissement et  sans  nuage.  Cette  relation  lui  devint  particulière- 
ment douce  et  nécessaire  durant  la  période  de  sa  vie,  où,  volon- 
tairement retiré  dans  la  maison  d'éducation  qu'il  avait  fondée  à 
Sorèze,  différant  d'avec  la  plupart  des  catholiques  sur  la  con- 
duite qu'il  convenait  de  tenir  vis-à-vis  du  régime  impérial,  un 
peu   suspect  à  Rome,  un  peu  oublié  des  générations  nouvelles, 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  ne  se  sentait  plus  d'intelligence  avec  l'opinion  publique.  Il 
gémissait  des  changemens  et  des  défaillances  dont,  chaque  jour, 
il  était  témoin  parmi  les  compagnons  de  ses  anciennes  luttes,  et 
il  se  raidissait  dans  une  fidélité  obstinée  au  fier  idéal  qu'il  s'était 
fait  du  prêtre  et  du  citoyen  dans  la  société  moderne.  «  Je  tiens 
par-dessus  tout,  écrivait-il,  à  l'intégrité  du  caractère  ;  plus  je  vois 
les  hommes  manquer  et  faillir  ainsi  à  la  religion  qu'ils  repré- 
sentent, plus  je  veux,  avec  la  grâce  de  celui  qui  tient  les  cœurs 
dans  sa  main,  me  tenir  pur  de  tout  ce  qui  peut  affaiblir  ou  com- 
promettre en  moi  l'honneur  du  chrétien.  N'y  eût-il  qu'une  âme 
attentive  à  la  mienne,  je  lui  devrais  de  ne  pas  la  contrister; 
mais  lorsque,  par  suite  d'une  providence  divine,  on  est  le  lien 
de  beaucoup  d'âmes,  le  point  qu'elles  regardent  pour  s'affermir 
et  se  consoler,  il  n'y  a  rien  qu'on  ne  doive  faire  pour  leur  épar- 
gner les  amertumes  et  les  défaillances  du  doute.  »  Un  peu  de 
tristesse  l'envahissait  cependant,  lui  qui  avait  tant  aimé  ce  siècle, 
qui  avait  cru  le  comprendre  et  en  être  compris,  de  se  sentir  au- 
jourd'hui tellement  isolé,  tellement  à  l'écart  du  nouveau  mouve- 
ment qui  l'emportait.  «  Je  suis,  disait-il,  comme  un  vieux  lion 
qui  a  voyagé  dans  les  déserts  et  qui,  assis  sur  ses  quatre  nobles 
pattes,  regarde  devant  lui,  d'un  air  un  peu  mélancolique,  la  mer 
et  ses  flots.  »  La  mélancolie  gagnait  en  effet  le  vieux  lion,  et  il  ne 
pouvait  s'empêcher  de  terminer  une  de  ses  dernières  lettres  à 
Mme  Swetchine  par  ces  mots,  les  plus  tristes  que  j'aie  relevés 
sous  sa  plume  :  «  Adieu,  chère  amie:  la  vie  est  triste  et  amère! 
Dieu  seul  y  met  un  peu  de  joie.  C'est  lui  qui  va  me  donner  celle 
de  vous  revoir  et  de  vous  dire  encore  combien  je  vous  aime  dans 
votre  vieillesse  si  éprouvée,  et  combien  je  me  rappelle  chaque 
jour  tout  le  bien  que  vous  m'avez  fait.  » 

Bien  que  de  beaucoup  plus  âgée  que  Lacordaire,  Mme  Swet- 
chine ne  devait  le  précéder  dans  la  tombe  que  de  quatre  ans. 
Une  de  ses  dernières  pensées  fut  pour  lui.  Déjà  sur  son  lit  de 
mort,  elle  se  fit  apporter  par  M.  de  Falloux  un  étui  qui  contenait 
la  vie  manuscrite  de  saint  Dominique.  «  Faites-moi  le  plaisir, 
lui  dit-elle,  de  me  lire  la  lettre  qui  est  à  la  première  page.  » 
Quand  M.  de  Falloux  fut  arrivé  à  cette  phrase  :  «  Je  souhaite 
qu'un  jour  quelqu'un  de  vos  neveux  sache  qu'il  eut  pour  aïeule 
une  femme  dont  saint  Jérôme  eût  été  l'ami,  comme  de  Paula  et 
de  Marcella,  et  à  qui  rien  ne  manqua  qu'une  plume  assez  illustre 
et  assez  sainte  pour  dire  ce  qu'elle  était...  »  elle  l'interrompit. 
«  Cette  phrase,  dit-elle ,  est  désagréable  ;  elle  est  ridicule,  appliquée 
à  moi.  »  Puis  elle  reprit  :  «  Du  reste,  là  où  je  serai,  blâme  ou 
éloge,  ce  me  sera  bien  égal.  »  Elle  remit  alors  à  M.  de  Falloux 


LAC0RDA1RE    INTIME.  De 

toute  la  correspondance  de  Lacordaire,  en  l'autorisant  à  en  faire 
un  jour  l'usage  qui  lui  semblerait  bon.  Conformément  à  son  désir, 
cette  correspondance  a  été  publiée  quelques  années  après  la  mort 
de  Lacordaire,  et  si  l'on  peut  regretter  qu'un  choix  plus  sévère 
n'ait  pas  présidé  à  la  publication  des  œuvres  de  Mme  Swetchine, 
ceux-là  qu'intéresse  l'histoire  du  mouvement  religieux  de  ce  siècle 
doivent,  au  contraire,  se  féliciter  de  ce  qu'aucune  n'ait  été  retran 
chée  des  lettres  qu'échangèrent  pendant  vingt-sept  ans  le  Jérôme 
et  la  Marcella  de  notre  âge. 

II 

Au  lendemain  de  la  mort  de  la  comtesse  Eudoxie  de  La  Toui 
du  Pin,  Lacordaire  écrivait  à  une  amie  commune  :  «  Elle  a  été 
pendant  vingt  ans  une  des  forces  de  ma  vie  »,  et  certes,  dans  la 
bouche  d'un  prêtre,  c'est  un  rare  témoignage  rendu  à  une  femme. 
Quelle  était  donc  la  personne  à  laquelle  cet  hommage  s'adressait? 
J'ai  eu  la  curiosité  de  m'en  enquérir,  comme  on  s'enquiert  d'une 
miniature  ancienne  ou  d'un  pastel  effacé,  en  se  demandant  quel 
en  était  le  modèle  ;  mais  je  n'ai  pu  recueillir  sur  elle  que  peu  de 
renseignemens.  Elle  était  de  vieille  et  forte  race.  Les  La  Tour  du 
Pin.  sont  originaires  du  Dauphiné,  province  fidèle  mais  fière, 
disaient  en  1788  ses  représentons  aux  Etats  de  Romans,  où,  de 
tout  temps,  l'humeur  a  été  un  peu  verte  et  les  têtes  un  peu 
chaudes.  De  bonne  heure,  les  La  Tour  du  Pin  se  sont  divisés  en 
plusieurs  branches.  —  La  comtesse  Eudoxie,  chanoinesse  de 
Sainte-Anne,  en  Bavière,  appartenait  à  celle  des  Gouvernet.  «  Le 
nom  et  l'état  de  la  maison  de  Gouvernet,  disaient  des  lettres  de 
rémission  obtenues  de  Louis  XIII  à  la  suite  d'un  duel,  sont  en 
Dauphiné  aussi  bien  qu'en  Languedoc  dans  un  tel  état  d'estime 
pour  les  services  et  le  rang  de  ceux  qui  le  portent  et  tiennent,  que 
nul  n'oserait  entreprendre  contre  eux.  »  Cette  famille  de  La  Tour 
du  Pin  semble  avoir  eu  le  privilège  d'engendrer  des  femmes  for- 
tes. Turris  fortitudo  mea,  dit  la  légende  de  ses  armes.  En  1692, 
Philis  de  La  Tour  du  Pin,  bien  qu'appartenant  a  la  religion  ré- 
formée ,  ralliait  ses  coreligionnaires  à  la  cause  royale  et  défen- 
dait, à  leur  tête,  les  hautes  vallées  de  la  Drôme  contre  une  inva- 
sion du  duc  de  Savoie,  qui  menaçait  de  déborder  l'armée  de 
Catinat.  On  l'appelle  encore  dans  le  pays  :  l'héroïne  du  Dauphiné. 
Une  autre  fille  de  la  même  race,  Lucrèce  de  La  Tour  du  Pin  de  la 
Charce,  fut,  pendant  trente-sept  ans,  à  la  fois  prieure  du  monas- 
tère de  Saint-Césaire  et  gouvernante  héréditaire  de  Nyons,  qui 
était  le  centre  des  possessions  de  sa  famille.  Quelque  chose  de  la 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vigueur  de  ces  femmes  semble  avoir  coulé,  avec  leur  sang,  dans 
les  veines  de  la  comtesse  Eudoxie.  Son  père,  chevalier  de  Saint- 
Louis,  était  mort  en  1822.  D'opinions  royalistes  très  exaltées,  elle 
s'était,  après  la  révolution  de  1830,  retirée  avec  sa  mère  à  Ver- 
sailles, dans  cette  vieille  ville,  pleine  de  souvenirs  monarchiques, 
où  l'exiguïté  de  leur  fortune  leur  faisait  préférer,  sans  doute,  la 
dignité  d'un  vieil  hôtel  un  peu  délabré  au  confortable  bourgeois 
d'un  appartement  parisien. 

Quelle  fut  l'occasion  de  ses  premières  relations  avec  Lacordaire 
qui  remontent  à  1834,  je  n'ai  jamais  pu  le  découvrir,  car  il  y  avait 
loin,  de  la  fière  demoiselle  légitimiste,  au  collaborateur  de  La- 
mennais dans  l'entreprise  toute  récente  de  l'Avenir.  Mais  souvent 
la  vie  met  ainsi  en  contact  deux  âmes  différentes  qui  se  prennent 
par  où  elles  devraient  se  séparer,  et  qu'un  attrait  mutuel  du  cœur 
réunit  par- dessus  les  divergences  de  l'esprit.  Au  moment  où 
s'ouvre  la  correspondance,  c'est-à-dire  en  1837,  Lacordaire  était 
en  relations  avec  Mme  de  La  Tour  du  Pin  depuis  trois  ans.  Après 
avoir  occupé,  pendant  deux  ans,  avec  éclat,  la  chaire  de  Notre- 
Dame,  il  venait  d'en  descendre  et  de  partir  pour  Rome,  découragé 
par  les  attaques  incessantes  dont,  malgré  ses  succès,  il  ne  cessait 
d'être  l'objet  dans  le  monde  religieux.  Il  vivait  à  Rome,  assez 
triste  et  solitaire.  Mme  de  La  Tour  du  Pin,  de  son  côté,  venait 
de  perdre  une  mère  tendrement  chérie,  et  Lacordaire  la  savait 
dans  un  grand  état  d'abattement,  incertaine  elle-même  de  ce 
qu'elle  allait  devenir.  Aussi  les  premières  lettres  qu'il  lui  adresse 
se  ressentent-elles  de  leur  disposition  commune:  «  Hélas!  quand 
nous  reverrons-nous?  lui  écrit-il.  Quand  nous  promènerons-nous 
sous  les  ombrages  de  Versailles?  Quand  nous  retrouverons-nous 
sous  les  voûtes  de  Notre-Dame?  Dieu  unit  les  hommes  et  les  dis- 
perse. Il  frappe  les  cœurs  qui  s'étaient  rencontrés;  il  ne  nous 
laisse  que  la  mémoire  des  temps  qui  ne  sont  plus,  et  ces  larmes 
involontaires  au  souvenir  des  amis.  Prions-le  de  nous  permettre 
de  nous  revoir  sur  la  terre.  Je  vous  renouvelle  tous  mes  senti- 
mens  tristes  et  dévoués,  et  l'hommage  d'un  cœur  qui,  vous  ayant 
une  fois  connue,  emportera  partout  votre  souvenir.  » 

Mais,  après  ces  premiers  momens  donnés  à  la  mélancolie, 
l'énergie  de  la  nature  recouvrait  ses  droits  chez  Lacordaire.  Il  y 
avait  de  l'indomptable  en  lui,  et  ni  les  difficultés  avec  lesquelles  il 
se  trouvait  souvent  aux  prises,  ni  les  malveillances  qu'il  rencon- 
trait sur  sa  route  ne  parvenaient  à  l'abattre.  Et  puis,  il  avait 
trouvé  un  asile  à  Saint-Louis  des  Français,  où  il  s'occupait  d'un 
travail  de  longue  haleine  qui  remplissait  suffisamment  ses  jour- 
nées et  lui  donnait  la  satisfaction  d'apporter  sa  part  de  travail 


LACORDAIRE    INTIME.  39 

sacerdotal  à  l'Eglise.  Il  se  sentait  calme  et  heureux  :  il  avait  la 
conscience  d'être  au  port.  Il  n'en  était  pas  de  même  de  son  amie, 
qui  continuait  à  se  consumer  dans  la  mélancolie.  Lacordaire  l'en 
reprend  avec  une  infinie  douceur.  Il  voudrait  lui  redonner  le  goût 
de  la  vie.  Il  cherche  à  l'y  rattacher  par  quelque  occupation  à  la- 
quelle elle  pourrait  se  consacrer  et  par  l'idée  du  bien  qu'elle 
pourrait  faire  aux  autres.  Sa  propre  vie  qui,  depuis  sa  sortie  du 
séminaire,  a  passé  par  tant  de  traverses,  lui  sert  d'exemple  pour 
la  réconforter,  et  il  ajoute  :  «  Une  femme,  je  le  sais,  n'est  pas  un 
prêtre;  mais  outre  que  nous  sommes  tous  prêtres  dans  un  sens 
large,  la  femme  a  été  douée  par  Dieu  d'une  influence  extrême- 
ment puissante,  surtout  dans  la  société  chrétienne.  Je  ne  crois 
pas  qu'une  femme  chrétienne  puisse  sous  ce  rapport  adresser  le 
moindre  reproche  à  sa  destinée.  » 

Cette  période  d'abattement  ne  devait  avoir  également  qu'un 
temps  chez  Mme  de  La  Tour  du  Pin.  Peu  à  peu,  la  vigueur  de  la 
race  dont  elle  était  issue  reprenait  le  dessus  en  elle,  et  au  travers 
des  lettres  que  lui  adresse  Lacordaire,  nous  la  voyons  revenir  à 
sa  véritable  nature,  qui  était  fortement  trempée.  La  confiance 
qu'il  lui  témoigne  est  très  grande.  Rarement  une  détermination 
est  à  prendre  dans  sa  vie  sans  qu'il  la  consulte  à  l'avance.  Le  mé- 
rite est  d'autant  plus  grand  de  sa  part  que  Mme  de  La  Tour  du  Pin 
paraît  avoir  été  d'un  esprit  un  peu  chagrin  et  contredisant.  Dans 
la  vie  de  Lacordaire,  elle  joue  un  rôle  assez  inattendu  :  celui  de 
censeur.  Souvent  elle  le  morigène  ;  elle  prend  le  contre-pied  de 
ses  desseins.  Elle  ne  croit  pas  au  succès  de  ses  entreprises;  elle 
lui  en  fait  apercevoir  les  difficultés.  Elle  raille  son  optimisme 
inextinguible.  Loin  de  prendre  ces  contradictions  en  mauvaise 
part,  Lacordaire  l'y  encourage  et  l'en  remercie  :  «  Vous  êtes,  lui 
dit-il,  du  petit  nombre  d'amis  que  je  serais  bien  aise  d'entendre 
dire  du  mal  de  moi,  même  quand  ils  ont  tort.  »  Et  dans  une  autre 
lettre  :  «  Croyez-moi  tout  à  vous,  malgré  tout,  c'est  dire  malgré 
vos  éternelles  défiances  au  sujet  de  tout  ce  qui  m'arrive.  Si  j'étais 
un  homme  sujet  par  caractère  à  m'abattre,  vous  me  renverseriez 
comme  une  pauvre  petite  fleur;  heureusement,  sans  être  un  chêne 
et  quoique  d'une  nature  timide,  je  trouve  dans  un  coin  de  mon 
cœur  un  peu  de  fermeté.  Bien  m'en  prend  quand  vous  me  faites 
la  guerre,  et  soyez  sûre,  du  reste,  que  je  ne  vous  en  veux  pas.  » 

Une  seule  fois,  cependant,  Lacordaire  se  plaint,  mais  c'est 
parce  que  Mme  de  La  Tour  du  Pin,  au  lieu  de  le  juger  sur  ce  qu'il  a 
dit  ou  écrit,  s'en  rapporte  aux  propos  qu'elle  entend  tenir  sur  son 
compte  et  lui  prête  ctes  opinions  qui  ne  sont  pas  les  siennes.  Les 
légitimistes  ne  pouvaient  pardonner  à  Lacordaire  l'attitude  qu'il 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  prise  au  lendemain  de  la  révolution  de  Juillet.  L 'Avenir, 
dont  il  avait  été  un  des  principaux  rédacteurs,  avait  séparé  la 
cause' de  l'Eglise  de  celle  de  l'ancienne  monarchie.  A  leurs  yeux 
c'était  un  grief  irrémissible.  Certain  sermon  sur  la  Vocation  de  la 
nation  française,  où  il  avait  parlé  en  chaire  de  l'avènement  de 
la  bourgeoisie,  avait  mis  le  comble  à  leurs  préventions.  On  l'ap- 
pelait couramment  un;  tribun.  Mme  de  La  Tour  du  Pin  s'était  fait 
sans  doute  l'écho  de  ces  accusations,  car  Lacordaire  lui  répondait 
cette  fois  sur  un  ton  ferme,  et,  tout  en  se  défendant  contre 
des  imputations  qu'il  jugeait  injustes,  il  lui  marquait  nettement 
la  situation  indépendante  qu'il  entendait  garder,  entre  l'opposition 
royaliste  et  le  gouvernement  :  «  Je  fais  des  fautes,  sans  doute, 
comme  tout  homme,  mais  infiniment  moins  que  vous  ne  pensez, 
et  si,  au  lieu  de  ouï-dire,  vous  aviez,  droit  devant  vous,  mes  actions, 
vous  connaîtriez  quel  degré  de  malice  et  de  ruse  il  y  a  dans  l'es- 
prit de  parti  pour  dénaturer  les  faits,  les  paroles  et  les  idées.  Je 
n'ai  jamais  écrit  une  ligne,  ni  dit  un  mot  qui  puisse  autoriser  la 
pensée  que  je  suis  un  démocrate.  J'ai  été,  depuis  vingt  ans  que 
date  ma  conversion  au  christianisme,  uniquement  et  profondé- 
ment monarchique,  mais  hostile  seulement  à  la  monarchie 
absolue,  telle  qu'elle  est  en  Russie  et  en  Autriche,  telle  qu'elle 
n'a  jamais  été  en  France,  même  sous  Louis  XIV.  Après  cinquante 
ans  que  tout  prêtre  français  était  royaliste  jusqu'aux  dents,  j'ai 
cessé  de  l'être.  Je  n'ai  pas  voulu  couvrir  de  ma  toge  sacerdotale 
un  parti  ancien,  puissant,  généralement  honorable,  et  d'une 
autre  part  me  donner  au  gouvernement  nouveau,  lequel  m'aurait 
protégé  au  moins,  béni,  sacré,  comme  tant  d'autres.  Je  suis  resté 
à  découvert  de  tous  côtés,  sous  la  seule  protection  de  Dieu  et  de 
mes  œuvres.  Est-ce  donc  là  une  position  qui  n'explique  pas  tout, 
et  si,  à  force  de  grâces  intérieures  et  de  douceur  de  cœur,  je  con- 
serve assez  de  liberté  pour  ne  pas  tomber  et  pour  rire  encore 
avec  mes  amis,  est-ce  de  l'optimisme,  ou  n'est-ce  pas  plutôt  la 
force  d'un  honnête  homme  qui  connaît  son  mal  et  n'y  succombe 
pas?  Jugez-moi  donc  sur  ce  que  vous  avez  vu  de  moi,  de  vos 
yeux,  et  entendu  de  vos  oreilles,  et  croyez  que  tout  est  possible 
aux  partis,  quand  ils  croient  avoir  intérêt  à  perdre  un  homme.  » 
Lacordaire  a  bien  encore  quelques  sujets  de  querelle  avec  la 
comtesse  Eudoxie,  mais  c'est  à  propos  de  ses  éternelles  méfiances. 
Il  lui  reproche  d'avoir  le  génie  des  monstres  et  d'en  voir  partout. 
Il  n'y  arien  de  si  rare  que  les  monstres,  lui  dit-il,  et  comme,  en 
lui  écrivant,  elle  avait  oublié  de  mettre  sur  l'adresse  de  sa  lettre 
l'indication  du  département,  il  ajoutait  :  «  Votre  lettre  pouvait 
passer  trois  semaines  avant  d'avoir  épuisé  tous  les  Flavigny. 


LACORDAIRE    INTIME.  61 

Vous  auriez  ensuite  conclu  de  mon  silence  quelque  lamentable 
histoire  sur  l'inconstance  du  cœur  humain  et  ses  mystérieuses 
énigmes.  En  mettant  :  Côte-d'Or,  tout  s'évanouit.  » 

Ces  petites  difficultés  n'enlevaient  rien  à  la  douceur  d'une 
affection  d'autant  plus  solide,  peut-être,  que  les  esprits  étaient  plus 
différens,  et  qu'elle  avait  pour  fondement  l'intelligence  des  cœurs. 
Les  esprits  peuvent  se  diviser;  les  cœurs  s'entendent  toujours. 
«  Je  ne  me  rappelle  pas  avoir  souffert  de  vous  une  seule  fois,  chose 
rare  même  entre  amis,  »  lui  disait-il  un  jour,  et  les  vicissitudes  de 
la  vie  ne  devaient  en  rien  distendre  le  lien  qui  les  unissait.  Leurs 
relations  ne  dataient  encore  que  de  quatre  années,  lorsque,  à  la 
veille  du  jour  solennel  où  il  allait  prendre  au  couvent  de  la 
Minerve  l'habit  de  saint  Dominique,  il  terminait  sa  lettre  en  lui 
disant  :  «  Pour  moi,  quelque  habit  que  je  porte  et  en  quelque  lieu 
que  j'aille,  je  n'oublierai  jamais  votre  amitié  et  toutes  les  marques 
que  vous  m'en  avez  données  dans  un  temps  plus  heureux  pour 
vous  que  celui  d'aujourd'hui,  et  où  j'avais  bien  peu  de  conso- 
lations. Un  religieux  n'a  pas  de  prospérité  à  attendre;  je  ne  puis 
donc  vous  dire  que  je  vous  serai  fidèle  dans  la  prospérité,  mais 
si  grande  que  soit  la  paix  de  l'âme  où  je  parvienne,  votre  souvenir 
y  demeurera  toujours.  »  Et  onze  ans  après,  il  lui  écrivait  encore, 
non  plus  de  Rome,  mais  de  Toulon  :  «  Dites-moi  un  peu  vos  pen- 
sées. Les  miennes,  malgré  tant  de  courses,  ne  m'entraînent  jamais 
loin  de  vous.  Je  suis  comme  l'hirondelle  qui  revient  toujours, 
excepté  quand  la  mort  lui  a  coupé  les  ailes.  » 

Ce  n'était  pas  à  Lacordaire,  c'était  à  Mme  de  La  Tour  du  Pin 
que  la  mort  devait  couper  les  ailes.  Elle  fut  enlevée  prématuré- 
ment le  5  mai  1851,  et  c'est  dans  la  douleur  de  sa  mort  que 
Lacordaire  lui  rendait  ce  glorieux  témoignage  :  «  Elle  a  été 
une  des  forces  de  ma  vie.  »  «  Un  ami  fidèle  est  une  protection 
forte,  dit  l'Ecriture,  et  celui  qui  Fa  trouvé  a  trouvé  un  trésor  !  » 
Combien  plus  précieux  devient  le  trésor,  si  cet  ami  est  une  amie. 
Lacordaire  avait  pourtant  fait  vœu  de  pauvreté;  mais,  si  rigou- 
reuse que  soit  la  règle  monastique,  elle  ne  va  pas  jusqu'à  dé- 
pouiller ceux  qui  l'embrassent  des  richesses  du  cœur. 

III 

La  correspondance  de  Lacordaire  avec  Mme  de  V...  s'ouvre 
par  un  billet  qu'il  lui  adresse  le  18  avril  1836.  Elle  se  termine 
le  29  octobre  1861  par  une  lettre  qu'il  n'avait  même  plus  la  force 
d'écrire  de  sa  main  et  qu'il  se  bornait  à  signer.  Le  21  novembre 
suivant  il  expirait  ;  elle-même  mourait  quatre  ans  après.  Ils  étaient 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  peu  près  du  même  âge.  Leurs  deux  vies  se  sont  donc  écoulées 
côte  à  côte,  et  le  lien  qui  les  unissait  n'a  jamais  été  rompu. 

D'où  vint  entre  eux  la  première  attache  ?  Il  est  assez  difficile 
de  le  deviner,  car  ils  étaient  nés  singulièrement  loin  l'un  de  l'autre. 
Mme  de  V...  appartenait,  par  sa  naissance  comme  par  son  mariage, 
au  monde  légitimiste.  Son  mari,  galant  homme,  dont  le  nom 
revient  souvent  à  travers  la  correspondance,  était  un  abonné  de  la 
Quotidienne,  et  cette  divergence  d'opinions  donne  lieu ,  dans  leurs 
lettres,  à  d'assez  fréquentes  plaisanteries.  Mme  de  V...  ne  paraît 
pas  cependant  avoir  été  aussi  vive  que  son  mari  sur  les  sujets 
politiques.  Autant  qu'on  peut  deviner  son  caractère  à  travers 
les  lettres  que  lui  adresse  Lacordaire  (car  les  siennes  ont  été 
détruites),  c'était  moins  un  esprit  supérieur  qu'une  âme  noble  et 
tendre,  passionnément  dévouée  à  ceux  qu'elle  aimait,  et  s'ingéniant 
à  les  servir  avec  une  délicatesse  et  une  générosité  discrètes.  On 
en  pourra  juger  par  ce  trait. 

Lacordaire  était  pauvre.  Il  avait  traversé  quelques  années 
auparavant  une  période  difficile.  Lorsque,  après  deux  années  de 
vie  commune  avec  Lamennais,  il  avait  rompu  avec  lui  et  quitté 
la  Ghesnaye,  c'était  avec  trois  écus  dans  sa  poche  et  un  habit 
d'été,  qu'en  plein  hiver,  il  était  arrivé  à  Paris.  La  mort  de  sa 
mère  l'avait  mis  en  possession  d'une  rente  de  douze  cents  francs, 
qui  constituait  tout  son  avoir,  et  le  capital  de  cette  rente  fondait 
rapidement  entre  ses  mains  imprévoyantes.  Les  deux  ou  trois  per- 
sonnes qui  étaient  au  courant  de  cette  situation  s'en  inquiétaient 
pour  lui.  Gomment  Mme  de  V...  en  fut-elle  informée?  Probable- 
ment par  Mme  Swctchine,  qu'elle  connaissait  également.  Elle  crut 
pouvoir  y  porter  remède  en  prenant  l'archevêque  de  Paris  comme 
intermédiaire  d'une  proposition  généreuse.  Lacordaire  refusa 
par  une  lettre  pleine  de  dignité.  «  Grâce  à  Dieu,  répondit-il,  je 
n'ai  besoin  de  rien,  je  suis  libre  et  content.  Si  la  Providence 
m'avait  fait  défaut  par  le  cours  naturel  des  choses,  j'aurais 
trouvé  fort  doux  qu'elle  le  rétablit  par  votre  cœur;  mais  il  n'en 
est  pas  ainsi.  Je  conserverai  dans  mon  souvenir  le  plus  intime 
la  marque  d'attachement  que  vous  m'avez  donnée  et  vous  prie 
de  me  conserver  aussi  les  sentimens  dont  vous  m'avez  fait  jouir 
depuis  plusieurs  années  et  dont  vous  m'avez  donné  cette  marque 
dernière.  » 

A  partir  de  ce  jour  la  glace  est  rompue.  Lacordaire  ne  lui  écrit 
plus  :  Madame  la  comtesse,  mais  chère  amie,  et  l'intimité  com- 
mence. Aussi  est-elle  une  des  premières  personnes  avec  lesquelles 
il  s'ouvre  sur  son  grand  dessein  de  rétablir  en  France  l'Ordre  de 


LACORDAIRE    INTIME.  63 

Saint-Dominique  et  d'aller  d'abord  à  Rome  pour  en  revêtir  l'habit. 
Ce  dessein  rencontrait  peu  d'encouragement  chez  ceux  auxquels 
Lacordaire  l'avait  confié.  «  Ces  choses-là  sont  dans  la  main  de 
Dieu,  avait  répondu  l'archevêque  de  Paris,  mais  sa  volonté  ne  paraît 
pas  s'être  manifestée.  »  Mme  Swetchine  le  laissait  faire  plus  qu'elle 
ne  le  poussait.  Mais  chez  Mme  de  V...  l'opposition  fut  des  plus 
nettes,  et  pendant  un  court  séjour  qu'il  fît  chez  elle  à  la  cam- 
pagne de  vifs  débats  s'élevèrent  entre  eux.  Ce  n'était  pas  la  car- 
rière qu'elle  souhaitait  pour  lui.  Elle  avait  rêvé  la  gloire,  les 
hautes  fonctions  de  l'Eglise,  d'abord  un  canonicat,  puis  un  évêché, 
et  il  allait  sacrifier  tout  cela  à  des  projets  lointains  et  chimériques. 
Lacordaire  tint  bon.  Il  était  de  ces  hommes  qui  prennent  leur 
parti  intérieurement,  après  des  réflexions  fortes,  et  qu'aucune 
influence  ne  parvient  ensuite  à  ébranler.  Mais  il  craignait  que 
cette  obstination  de  sa  part  n'eût  contristé  une  amitié  trop 
sensible,  et  il  s'en  expliquait  avec  elle  dans  une  lettre  qu'il  lui 
adressait  quelques  jours  après,  déjà  sur  le  chemin  de  Rome. 
«  Me  voici  déjà  bien  loin  de  vous,  lui  disait-il,  malgré  tous  vos 
bons  conseils,  et  lundi  prochain  je  serai  à  Rome.  Ce  n'est  pas 
que  je  n'aie  beaucoup  pensé  aux  raisons  que  vous  m'avez 
données  et  qui,  déjà  fortes  par  elle-mêmes,  l'étaient  encore  par 
l'affection  désintéressée  qui  les  dictait.  Mais  vous  concevez  qu'il 
est  difficile  de  déraciner  une  idée  qui  a  fait  son  trou  dans  notre 
esprit  et  vers  l'accomplissement  de  laquelle  une  force  qui  est 
dans  les  choses  nous  pousse...  Laissez-moi  me  confier  à  Dieu 
qui  m'a  tant  protégé  depuis  mon  enfance  et  qui  m'a  donné  une 
amie  telle  que  vous.  Je  compte  tout  à  fait  sur  votre  amitié.  Ne 
vous  découragez  pas  parce  que  je  n'ai  pas  cédé  à  votre  influence 
dans  une  affaire  capitale.  Nous  n'en  aurons  pas  de  semblables  et 
de  si  impossibles  à  traiter  tous  les  jours.  » 

Près  de  dix-huit  mois  devaient  encore  s'écouler  avant  que  La- 
cordaire pût  mettre  son  dessein  à  exécution,  et  durant  ces  dix- 
huit  mois,  coupés  au  reste  par  un  long  séjour  en  France,  il  ne  perd 
aucune  occasion  de  la  familiariser  peu  à  peu  avec  son  projet.  «  Il 
faudra,  lui  écrit-il,  vous  habituer  à  ma  grande  robe  de  laine 
blanche.  Nous  n'aurons  plus  que  cet  hiver-ci  pour  rire  un  peu. 
Ou  plutôt  soyez  persuadée  que,  si  l'habit  ne  fait  pas  le  moine,  le 
moine  non  plus  ne  perd  rien  de  ce  qui  est  vrai  et  simple,  bon  et 
digne  d'envie.  Nous  serons  donc  les  meilleurs  amis  du  monde  et 
rien  ne  nous  empêchera  de  nous  promener  avec  votre  mari  aux 
Ch...  ou  à  R...  » 

Le  retour  de  Lacordaire  à  Paris  suspendit  la  correspondance, 
qui  ne  consiste  plus  qu'en  quelques  petits  billets  insignifians. 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mme  de  V...  n'était  pas  encore  réconciliée  avec  l'idée  de  la  robe 
blanche.  Mais  si  opposée  qu'elle  demeurât  aux  projets  de  Lacor- 
daire,  sa  générosité  naturelle  ne  lui  permettait  pas  de  s'en  désin- 
téresser complètement.  Le  pli  qu'elle  avait  tenté  défaire  accepter 
par  lui,  en  se  servant  de  l'intermédiaire  de  Msr  de  Quélen,  était 
toujours  resté  entre  les  mains  de  ce  dernier.  Elle  eut  la  pensée 
que  peut-être  elle  pourrait  renouveler  son  offre  avec  plus  de 
succès.  Elle  consulta  cependant  l'abbé  Affre,  alors  vicaire  géné- 
ral. «  M.  Lacordaire  qui  a  refusé  un  secours  personnel,  ne  refu- 
sera point  un  secours  destiné  à  favoriser  son  futur  établissement,  » 
répondit  celui-ci.  Et  quelques  jours  après  Lacordaire  la  remer- 
ciait simplement  :  «  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  je  suis 
heureux  de  toutes  les  nouvelles  preuves  d'attachement  que  vous 
m'avez  données  depuis  huit  jours.  Ce  souvenir  m'accompagnera 
toujours  et  contribuera  à  alléger  les  peines  que  Dieu,  sans  doute, 
me  réserve  dans  le  cours  de  ma  vie.  A  demain  et  à  toujours.  »  Et 
comme  il  allait  quitter  Paris  quelques  jours  après,  il  terminait 
un  dernier  billet  par  ces  mots  :  «  Du  courage  !  » 

Dans  les  premiers  jours  de  mai  1839,  Lacordaire  partait  en 
effet  pour  la  seconde  fois,  emmenant  avec  lui  deux  compagnons 
de  voyage.  Tous  trois  devaient  revêtir  à  Rome  l'habit  de  saint 
Dominique  dans  les  premières  semaines  de  juin.  A  Milan,  il 
s'arrêtait  quelques  jours,  et  de  là  il  écrivait  deux  longues  lettres, 
l'une  à  Mme  Swetchine,  qui  a  été  publiée  dans  le  volume  de  leur 
correspondance,  l'autre  à  Mme  de  V...  «  Si  je  vous  avais  écrit 
toutes  les  fois  que  ma  pensée  s'est  tournée  vers  vous,  vous 
auriez  déjà  reçu  bien  des  lettres  de  moi,  »  lui  disait-il,  en  com- 
mençant; et  après  lui  avoir  donné  quelques  détails  sur  son 
voyage  il  continue  :  «  Je  vous  écris  dans  un  grand  moment  de 
douceur,  parce  que  je  suis  ravi  de  mes  deux  compagnons  de 
voyage  depuis  huit  jours,  et  que  j'ai  emporté  de  Paris  des  sou- 
venirs qui  m'accompagnent  partout.  Vous  pensez  peut-être  que 
ces  souvenirs  devraient  se  tourner  en  regrets  et  que  ma  joie 
ressemble  pas  mal  à  de  l'ingratitude.  Vous  auriez  tort.  Il  y  a  des 
regrets  consolans.  Peut-on  songer  à  ce  qui  est  bon,  aimable, 
sincère,  sans  qu'une  certaine  joie  tombe  dans  l'âme,  même  avec 
des  larmes?...  Votre  pensée  me  console  donc  et  ne  m'attriste  pas, 
malgré  l'absence.  Je  songe  que  Dieu  m'avait  préparé  en  vous 
une  amie  véritable  et  sûre,  dans  un  moment  où  ma  vie  devait  avoir 
à  supporter  une  épreuve  décisive.  Je  songe  avec  une  joie  douce 
à  tout  le  bien  que  vous  m'avez  fait  et  que  d'anciens  amis  ne 
pouvaient  pas  me  faire.  Je  vois  en  vous  Dieu  et  vous-même,  et 
par  ce  mélange  vous  n'êtes  pas  tout  à  fait  absente,  parce  que  Dieu 


LACORDAIRE    INTIME.  65 

n'est  absent  jamais.  Je  vous  le  dis  du  fond  de  mon  cœur.  Je  me 
reporte  vers  vous  avec  un  sentiment  qui  est  doux,  qui  est  pur,  qui 
est  plein.  Cela  est  rare  ici-bas,  parce  que  quelque  chose  manque 
presque  toujours  dans  les  affections,  et  ce  vide  entremêlé  fait  beau- 
coup souffrir.  J'ai  bien  peu  rencontré  d'âmes  qui  ne  causent  pas 
de  souffrances.  Mes  amis  sont  aux  vêpres,  à  la  cathédrale.  Je  vous 
écris  seul,  mais  ils  vont  revenir,  heureusement  pour  moi,  pour 
que  je  ne  vous  écrive  pas  avec  trop  d'attendrissement  ce  que  je 
voulais  vous  dire.  Dites  bien  à  votre  mari  que  je  le  regarde  comme 
un  ami,  malgré  la  différence  de  nos  âges,  et  que,  quoi  que  la  Pro- 
vidence fasse  de  moi,  les  jours  que  j'ai  passés  chez  lui  se  repré- 
senteront toujours  à  ma  pensée.  » 

Lacordaire  passa  l'année  de  son  noviciat  près  de  Yiterbe,  au 
couvent  de  la  Quercia,  dont  il  adresse  à  Mme  de  V...  une  jolie 
description.  Pendant  toute  cette  année,  la  correspondance  fut 
entre  eux  très  régulière,  une  lettre  toutes  les  trois  semaines  envi- 
ron. Dans  toutes  ces  lettres,  Lacordaire  prend  un  soin  évident  de 
dissiper  les  préventions  et  les  appréhensions  de  son  amie.  «  J'es- 
père, lui  écrit-il,  que  l'habit  de  saint  Dominique  me  rendra  plus 
saint,  mais  non  pas  moins  attaché  à  voire  personne.  »  Dans  une 
autre  lettre,  il  lui  expose  en  détail  les  obligations  de  sa  vie  monas- 
tique, et  il  cherche  à  la  réconcilier  avec  les  rigueurs  de  la  règle 
dominicaine.  «  C'est  une  vie  de  chanoine,  lui  écrit-il.  Vous  vou- 
liez à  toute  force  que  je  fusse  chanoine  ;  vous  voyez  que  j'ai  tout 
juste  accompli  vos  vœux.  » 

On  sent  bien  cependant,  à  travers  ces  lettres,  que  Mrae  de  V... 
demeure  rebelle.  Une  crainte  la  domine  :  c'est  que  l'Ordre  de 
Saint-Dominique  n'absorbe  Lacordaire  et  ne  le  retienne  en  Italie. 
Elle  n'a  qu'une  pensée  :  son  retour  à  Paris.  Aussi  se  trouve-t-elle 
entraînée  à  travailler,  en  quelque  sorte  malgré  elle,  au  rétablis- 
sement de  l'Ordre  en  France.  Elle  s'occupe  de  l'achat  d'une  maison, 
à  Charonne,  qui  pourrait  devenir  le  siège  d'un  premier  couvent. 
Ce  projet  ayant  échoué,  elle  voudrait  que  Lacordaire  accepte 
une  chaire  à  la  Sorbonne  que  M.  Cousin  aurait  été,  à  ce  qu'il 
paraît,  disposé  à  lui  offrir.  Il  faut  que  Lacordaire  lui  explique 
longuement  qu'ayant  attaqué  avec  une  extrême  vivacité  le  mono- 
pole universitaire,  il  serait  peu  honorable  pour  lui  de  profiter  de 
ce  monopole.  Elle  s'attache  alors  à  une  autre  idée.  L'archevêque 
de  Paris  étant  à  toute  extrémité,  elle  presse  Lacordaire  de  se 
mettre  sur  les  rangs  pour  lui  succéder.  Et  le  futur  Dominicain 
de  lui  répondre  cette  lettre  assez  verte  :  «  Le  vœu  que  vous 
formez  de  me  voir  parmi  les  prétendans  est ,  n'en  déplaise  à 
votre  intelligente  amitié,  un  vœu  qui  me  coûterait  bien  cher 
tome  cxxix.  —  i895.  S 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'il  se  réalisait.  Concevez-vous  l'enfer  qu'il  doit  y  avoir  dans  le 
cœur  de  tous  ces  braves  gens  qui  prêchent  l'abnégation  évan- 
gélique,  et  qui  calculent  leur  vie  pour  avoir  un  évêcbé,  ne 
disant  pas  un  mot,  ne  faisant  pas  un  geste  qui  puisse  être  un 
obstacle  à  leur  chimère  ?  Le  dernier  frère  convers  dominicain  est 
plus  heureux  cent  fois  et  plus  respectable  que  tout  ce  monde. 
Pensez-vous  d'ailleurs  qu'un  évêché  convînt  à  ma  nature,  et  que 
je  serais  bien  à  l'aise,  sous  l'amas  de  paperasses  et  de  notes 
administratives  qui  constituent  aujourd'hui  la  vie  d'un  évêque  ? 
Laissons  donc  là,  je  vous  prie,  les  évêchés,  et  contentons-nous  d'as- 
sister à  la  distribution  qui  s'en  fait,  avec  le  sincère  désir  qu'ils  arri- 
vent à  de  bons  prêtres.  Ni  vous  ni  moi,  chère  amie,  ne  verrons  la 
nouvelle  Eglise  que  Dieu  prépare  à  la  France.  Il  lui  faudra  plus 
d'un  siècle  pour  se  former;  mais,  à  moins  que  notre  patrie  ne 
périsse,  elle  se  formera  inévitablement.  Or,  c'est  tout  que  l'avenir; 
et  celui  qui  ne  veut  triompher  que  dans  son  moment  imperceptible 
est  semblable  à  l'homme  qui  préférerait  manger  un  pépin  que  le 
planter  pour  faire  un  arbre  à  sa  postérité.  Les  amateurs  de  pé- 
pins sont  innombrables,  depuis  l'oiseau-mouche  jusqu'aux  curés 
et  autres  qui  aspirent  à  la  mitre.  Ne  soyez  pas  du  nombre,  je  vous 
en  prie,  et  que  l'amitié  ne  vous  fasse  rien  perdre  de  la  grandeur 
naturelle  de  votre  esprit.  >> 

Cependant  le  noviciat  de  Lacordaire  touchait  à  son  terme.  Sa 
prise  d'habit  allait  avoir  lieu,  et  il  lui  faudrait  quitter  la  Quercia. 
Où  irait-il  le  lendemain?  Après  d'assez  longues  irrésolutions,  il 
écrivit  au  Maître  général  des  Dominicains  une  très  belle  lettre 
dans  laquelle  il  demandait,  en  son  nom  et  au  nom  de  son  com- 
pagnon, la  permission  de  demeurer  encore  trois  ans  à  Rome,  au 
centre  de  l'Ordre,  pour  s'initier  à  ses  traditions,  tout  en  déclarant 
«  qu'ils  continuaient  d'appartenir  à  la  France  par  leur  baptême, 
par  ses  malheurs  et  ses  besoins,  par  leur  foi  profonde  en  ses  des- 
tinées, par  leur  âme  tout  entière  et  qu'ils  voulaient  vivre  et  mourir 
ses  enfans  et  ses  serviteurs.  »  Mais  ce  n'était  pas  sans  appréhension 
que  Lacordaire  communiquait  cette  lettre  à  Mme  de  V...  Il  se  sentait 
si  loin  maintenant,  si  obscur,  si  moine,  et  il  redoutait  une  explosion 
de  son  amitié.  Au  premier  moment  elle  se  résigna.  Il  est  donc  assez 
difficile  de  comprendre  ce  qui  se  passa  entre  eux  quelques  mois 
après,  et  pourquoi  Lacordaire,  après  avoir  laissé  sans  réponse  deux 
lettres  consécutives,  finit  par  lui  adresser  ces  lignes  si  dures  :  «  La 
confiance  entre  difficilement  dans  le  cœur  de  l'homme  et  s'en  re- 
tourne vite.  Laissons  couler  le  temps  sur  ces  ruines  que  vous  avez 
faites.  Je  bénirai  Dieu  si  jamais  il  renoue  les  temps  interrompus 
et  met  un  baume  sur  une  blessure  dont  je  voudrais  guérir.  » 


LACORDAIRE    INTIME.  67 

La  blessure  devait  cependant  guérir  plus  vite  qu'il  ne  pen- 
sait. Une  nouvelle  lettre,  où  Mmo  de  V...  implorait  probablement 
son  pardon,  lui  arriva  dans  un  moment  douloureux.  Lacordaire 
s'était  pris  d'une  affection  passionnée  pour  un  jeune  homme  qu'il 
avait  amené  de  France,  et  avec  lequel  il  avait  pris  l'habit.  Ce  jeune 
homme  était  à  l'agonie ,  lorsque  Lacordaire  reçut  la  lettre  de 
Mme  de  V...  Comment  avoir  le  courage  de  couper  de  sa  propre 
main  les  liens  d'une  affection  ancienne  au  moment  même  où  la 
mort  tranchait  ceux  d'une  affection  nouvelle  ?  Du  chevet  de  son 
ami  mourant,  Lacordaire  écrivit  donc  à  son  amie  repentante  quel- 
ques lignes  affectueuses.  Mais  il  ne  voulut  pas,  cependant,  rentrer 
en  correspondance  régulière  sans  avoir  avec  elle  une  explication  sur 
le  malentendu  qui  les  divisait.  «Vous  me  le  dites  vous-même  dans 
votre  lettre  du  24,  lui  écrivait-il  :  //  n'est  pas  en  moi  de  m"1  associer 
aux  grandes  idées.  Je  ne  prends  point  cette  phrase  à  lalettre  ;  mais  il 
est  de  fait  que  vous  ne  m'avez  jamais  paru  vous  intéresser  aux  des- 
tinées de  l'Eglise,  à  l'avenir  du  monde.  Vous  me  faisiez  dans  votre 
cœur  une  vie  heureuse,  bien  accommodée,  ornée  d'une  gloire  sans 
péril  ;  je  vous  semblais  presque  fou  et  ingrat  de  repousser  un  sort 
si  clair.  C'est  là  ce  que  vous  avez  appelé  constamment  ne  pas  vous 
comprendre.  Eh  bien!  si,  je  vous  comprends;  il  n'y  a  rien  de  si 
facile  que  de  vous  comprendre.  Qui  ne  comprend  la  joie  de  l'ai- 
sance, d'une  vie  sûre  et  modérée,  des  jouissances  de  l'amitié? 
Qui  ne  comprend  que,  humainement  parlant,  cela  vaut  mieux 
que  de  ressusciter  un  Ordre,  de  vivre  dans  un  cloître,  de  sacrifier 
sa  vie  à  mille  devoirs  obscurs  et  à  mille  chances  de  ruine?  Mais 
jamais  homme  fort  et  bien  doué  s'arrêta-t-il,  qu'il  eût  agi  pour 
Dieu  ou  pour  soi,  dans  de  telles  espérances?  Si  je  vous  avais 
écouté,  je  serais  en  apparence  le  plus  heureux  homme  du  monde, 
et  en  réalité  j'aurais  à  lutter  à  la  fois  contre  tous  les  instincts  de 
ma  nature  et  contre  les  remords  d'une  conscience  manquant  sa 
voie.  J'aurais  eu,  dites-vous,  la  gloire  de  parler  et  d'écrire,  et  n'est- 
ce  donc  rien?  C'est  beaucoup  quand  on  a  reçu  de  Dieu  cette  seule 
vocation;  ce  n'est  rien  à  qui  en  a  reçu  une  autre.  Qu'eussiez- vous 
donc  dit  si  j'avais  eu  la  vocation  d'être  missionnaire  en  Chine,  et 
si  j'avais  quitté  Paris,  pour  le  plaisir  de  m'exposer  à  mourir  de 
faim  ou  à  avoir  la  tête  tranchée,  sans  parler  du  reste?  Qu'auriez- 
vous  dit  des  martyrs  de  la  primitive  Église,  qui  sans  doute  me 
valaient  bien?  Ne  voyez- vous  pas,  chrétienne  ou  non  chrétienne, 
que  les  plus  grands  hommes  n'ont  jamais  choisi  la  voie  aisée?  Je 
vous  accuserais  bien  à  mon  aise,  si  je  voulais,  d'incompréhension. 
Mais  à  quoi  sert  de  se  renvoyer  des  accusations?  C'est  un  malheur 
pour  moi  de  vous  savoir  rebelle  à  des  desseins  auxquels  j'ai  consacré 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ma  vie  ;  mais  ce  malheur  n'emporte  pas  pour  moi  que  tout  doive 
être  fini  et  impossible  entre  vous  et  moi.  J?ai  été  le  premier  à 
penser  que  la  pauvre  amitié  pouvait  trouver  sa  place  partout. 
Vous  seule  avez  paru  un  instant  croire  le  contraire.  C'est  là  ce 
qui  m'a  horriblement  blessé...  » 

Après  cet  orage,  la  relation  reprit  son  cours,  mais  la  pauvre 
amitié  continuait  à  passer  par  bien  des  épreuves.  Mme  de  V...  ne 
pouvait  mettre  un  terme  à  ses  inquiétudes.  Sans  cesse  elle  se  for- 
geait des  chimères.  Après  un  nouveau  séjour  en  France,  Lacor- 
daire  était  revenu  à  Rome,  ramenant  avec  lui  neuf  novices.  Le 
couvent  de  Saint-Clément  leur  avait  été  concédé,  et,  dans  la  pensée 
de  Lacordaire,  ce  couvent  serait  devenu  le  berceau  de  la  province 
dominicaine  de  France.  Tout  à  coup,  sans  que  rien  eût  pu  faire 
prévoir  un  coup  aussi  rude,  ordre  arriva  aux  novices  de  se  dis- 
perser. Moitié  du  petit  troupeau  était  envoyée  au  couvent  de  Bosco 
dans  le  Piémont,  l'autre  moitié  à  la  Quercia,  et  défense  était  faite 
à  Lacordaire  de  s'occuper  désormais  des  novices  ramenés  par  lui. 
Un  moins  ferme  eût  plié  sous  l'orage  et  renoncé  à  son  entreprise. 
Lacordaire  tint  bon,  et  il  demeura  seul  à  Rome,  inébranlable 
dans  son  dessein  et  dans  sa  confiance.  Mais  Mme  de  V...  était  en 
proie  à  des  transes  mortelles.  Elle  voyait  déjà  Lacordaire 
plongé  dans  les  cachots  de  l'Inquisition,  et  elle  voulait  qu'il  se 
dérobât  par  la  fuite  aux  périls  dont  elle  le  voyait  environné.  Il 
fallait  que  Lacordaire  la  rassurât,  d'abord  en  la  raillant  douce- 
ment, puis  en  opposant  de  nouveau  à  l'idéal  de  vie  douce  et  paisible 
qu'elle  rêvait  pour  lui,  la  vocation  du  serviteur  de  Dieu,  telle  qu'il 
la  comprenait.  «  Chère  amie,  lui  écrivait-il,  vous  m'étonnez  tou- 
jours par  le  charme  de  votre  esprit  et  la  faiblesse  de  vos  conseils. 
Vous  êtes  comme  le  passager  d'un  navire  qui,  au  premier  vent, 
demande  toujours  qu'on  pousse  à  la  côte,  et  ne  peut  se  figurer  qu'on 
arrive  plus  vite  avec  la  tempête.  Soyez  donc  tranquille,  une  bonne 
fois.  Avant  qu'on  ne  me  mette  en  prison,  vous  avez  bien  des 
choses  à  voir.  Cela  pourra  venir  avec  le  temps,  car  Dieu  sait  à  quoi 
est  réservée  notre  vie;  mais  les  événemens  qui  compromettraient  ma 
liberté  l'auraient  atteinte  sous  l'habit  séculier  comme  sous  le  froc. 
Non,  mon  amie,  vous  me  reverrez.  Vous  me  reverrez  toutes  les  fois 
que  je  le  voudrai  et  je  le  voudrai  toutes  les  fois  que  les  intérêts  de 
l'Eglise  me  le  permettront.  Le  sort  tranquille  que  vous  me  souhaitez 
est-il  fait  pour  l'homme?  Arrange-t-on  sa  vie  à  l'ombre  ou  au  soleil, 
selon  son  plaisir?  Oh!  que  je  voudrais  vous  voir  une  àme  non  pas 
moins  aimante,  mais  sachant,  malgré  l'affection,  encourager  aux 
fortes  œuvres!  Vous  me  disiez  l'autre  jour  que  les  hommes  vivent 
d'idées  et  les  femmes  de  sentimens.  Je  n'admets  pas  cette  dis- 


LACORDAIRE    INTIME.  69 

tinction.  Les  hommes  vivent  aussi  de  sentimens,  mais  de  senti- 
mens  quelquefois  plus  hauts  que  les  vôtres,  et  c'est  ce  que  vous 
appelez  des  idées,  parce  que  ces  idées  embrassent  un  ordre  plus 
universel  que  celui  auquel  vous  vous  attachez  le  plus  souvent.  Chère 
amie,  on  ne  fait  rien  sans  l'amour  ici-bas,  et  soyez  persuadée  que, 
si  nous  n'avions  que  des  idées,  nous  serions  les  plus  impuissans 
du  monde.  » 

La  régularité  et  la  fréquence  de  cette  correspondance  devaient 
cependant  diminuer  avec  le  retour  de  Lacordaire  en  France,  sans 
cesser  jamais  complètement.  Depuis  le  moment  où  il  revint  à  Paris 
avec  l'habit  de  saint  Dominique,  jusqu'à  celui  où  il  s'établit  dé- 
finitivement à  Sorèze ,  Lacordaire  ne  cessa  de  mener  une  vie  de 
Frère  pérégrinant  (c'est  ainsi  que  s'appelaient  autrefois  les  Domi- 
nicains missionnaires),  allant  prêcher  de  ville  en  ville,  à  Bordeaux, 
à  Strasbourg,  à  Nancy,  ou  bien  rendant  visite  aux  divers  maisons 
de  son  Ordre,  qui  se  développait  rapidement.  Par  sa  générosité 
inépuisable,  Mme  de  V...  fut  pour  beaucoup  dans  la  rapidité  de  ce 
développement,  et  les  Dominicains  d'aujourd'hui  ne  savent  peut- 
être  pas  tout  ce  qu'ils  doivent  à  cette  bienfaitrice  inconnue.  Il  y  eut 
de  sa  part  une  intervention  constante,  discrète,  ignorée  de  tous  et 
d'autant  plus  méritoire  qu'au  début  elle  avait  été  plus  opposée  à 
l'entreprise.  Elle  s'était  cependant  familiarisée  avec  cette  nouvelle 
existence  dont  elle  s'était  exagéré  les  rigueurs,  et  la  robe  de  moine 
avait  cessé  de  lui  faire  peur.  Elle  avait  même  obtenu  que  Lacor- 
daire se  fît  peindre  en  Dominicain,  ne  se  doutant  peut-être  pas 
qu'elle  favorisait  ainsi  un  de  ses  secrets  desseins.  «  Exposez, 
avait-il  dit  au  peintre,  qui  lui  demandait  l'autorisation  de  faire 
figurer  ce  portrait  au  Salon  :  ce  sera  une  manière  de  faire  con- 
naître mon  habit.  »  Mais  le  Salon  fermé,  le  portrait  partait  pour  le 
château  de  B...  où  il  était  suspendu  en  belle  place.  Lacordaire  en 
plaisantait  :  «  Je  suis  ravi  de  savoir  mon  portrait  si  bien  placé 
dans  votre  salle  à  manger,  offert  à  l'admiration  de  ceux  qui 
viennent  vous  voir,  évêques,  curés,  gentilshommes.  Voilà  des 
conversations  pour  bien  longtemps,  et  qui  sait  si  un  jour,  quand 
vous  et  moi  nous  serons  morts,  je  ne  deviendrai  pas  pour  votre 
postérité  un  vieux  parent  d'avant  la  Révolution  et  tout  ce  qui 
peut  s'ensuivre  d'un  portrait,  quand  la  Providence  le  veut?  » 
Ce  portrait  de  Chasseriau  existe  encore.  Il  a  figuré  en  1883  à 
l'Exposition  des  portraits  du  siècle.  Il  représente  Lacordaire 
avec  une  figure  pâle,  émaciée,  et  de  grands  yeux  noirs  un  peu 
durs.  Il  plaisantait  dans  cette  même  lettre,  et  avec  raison,  sur  cet 
air  de  dureté  que  le  peintre  lui  avait  donné  et  qui  n'était  pas 
dans  sa  physionomie  véritable,  car  il  avait  au  contraire  les  yeux 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remarquablement  brillans  et  doux.  «  Il  parle  peu,  mais  il  dit 
tant  du  regard,  »  écrivait  Eugénie  de  Guérin  qui  ne  l'avait  vu 
qu'une  fois. 

Cependant  l'affection  de  Mme  de  V...  demeurait  toujours  un 
peu  inquiète  et  ombrageuse.  Si,  pendant  ses  fréquentes  absences, 
Lacordaire  restait  trois  semaines  ou  un  mois  sans  lui  écrire,  elle 
se  croyait  oubliée,  sacrifiée  à  des  intérêts  nouveaux.  Elle  se 
plaignait,  et  Lacordaire  se  montrait  à  son  tour  un  peu  froissé  de  ses 
plaintes  :  «  Votre  lettre  du  30  janvier,  chère  bonne  amie,  lui  écri- 
vait-il de  Bordeaux,  m'a  causé  quelque  peine.  Il  semble  que  notre 
amitié  ne  vieillit  pas  avec  les  années,  et  qu'elle  soit  toujours  pour 
vous  sujette  au  doute  qui  environne  tout  ce  qui  est  nouveau. 
Parce  que  je  ne  vous  écris  pas  juste  au  bout  de  trois  semaines, 
parce  que  je  reçois  ici  un  bon  accueil,  voilà  que  vous  m'accuse/, 
dans  votre  cœur,  de  vous  oublier,  de  sacrifier  l'ancien  au  récent, 
d'être  une  feuille  qui  vole  au  premier  vent  venu.  Est-il  rien  de 
plus  injuste?...  J'aurais  donc  le  droit  de  récriminer  contre  vous  ; 
mais  j'aime  mieux  vous  certifier  de  nouveau  la  réalité  de  mon 
attachement,  non  seulement  créé  par  la  reconnaissance,  mais 
par  un  goût  sincère  pour  votre  cœur,  par  une  estime  très  haute 
de  vos  facultés,  par  une  sympathie  générale.  J'ai  d'ailleurs  été 
trop  malheureux,  en  bien  des  rencontres,  pour  oublier  jamais 
ceux  qui  m'ont  alors  aimé.  Vous  avez  été  l'une  des  trois  ou  quatre 
personnes  qui  m'ont  encouragé  et  sauvé  dans  des  temps  difficiles  ; 
plus  mon  existence  se  consolidera,  si  jamais  elle  doit  se  conso- 
lider, plus  je  me  rappellerai  avec  tendresse  ceux  qui  auront  con- 
tribué, en  me  tendant  la  main  dans  les  mauvais  jours,  à  arriver 
enfin  à  la  stabilité.  Je  manque  assurément  de  bien  des  qualités  ; 
mais  je  crois  posséder  jusqu'à  la  superstition  la  tendresse  fidèle, 
le  respect  du  passé,  la  mélancolie  des  souvenirs.  Seulement  je 
ne  puis  pas  donner  autant  qu'un  autre  à  la  nature,  à  cause  de 
tous  mes  devoirs,  et  j'avouerai  aussi  que  j'éprouve  une  peine  à 
votre  occasion,  c'est  de  vous  voir  rester  si  étrangère  d'esprit  aux 
œuvres  de  ma  vie.  Les  œuvres  d'un  homme,  c'est  tout  son  être, 
toute  son  activité,  toute  son  histoire.  Elles  peuvent  être  hasar- 
deuses; elles  ne  doivent  qu'inspirer  par  là  plus  d'intérêt.  Je 
souffre  donc  assurément  de  voir  une  âme  avec  laquelle  je  suis 
aussi  intime,  se  tenir  à  l'écart  de  mes  desseins  ;  j'en  souffre,  mais 
comme  d'une  anomalie  mystérieuse  que  je  respecte,  me  plaignant 
moi-même  d'avoir  si  peu  de  puissance  pour  persuader  une  per- 
sonne que  j'aime  autant.  Le  jour  où  Dieu  permettra  que  ce 
nuage  disparaisse  sera  un  des  plus  beaux  jours  de  ma  vie  ;  je  le 
hâte  de  tous  mes  vœux,  et,  demeurât-il  toujours,  pourtant  je  ne 


LACORDAIRE    INTrME.  71 

douterais  point  de  vous  ;  je  croirai  toujours  à  votre  cœur,  à  votre 
intelligence,  à  votre  dévouement,  auxquels  rien  n'aura  manqué 
que  le  don  de  me  faire  un  plaisir  de  plus.  » 

Cependant  ces  agitations  s'apaisent  avec  les  années,  mais  en 
même  temps  la  correspondance  devient  moins  active  et  moins 
familière.  Était-ce  que  les  sentimens  avaient  changé?  Non.  Mais 
l'intensité  de  sa  vie  et  de  ses  devoirs  absorbait  de  plus  en  plus 
Lacordaire  et  lui  laissait  moins  de  temps  pour  l'amitié.  Et 
puis  l'expansion  est  un  don  de  jeunesse.  A  mesure  qu'il  avance 
dans  ce  chemin  dont  parle  Dante,  l'homme  se  renferme  davan- 
tage en  lui-même,  et  lorsqu'il  en  a  dépassé  le  milieu,  il  vit  d'une 
vie  de  plus  en  plus  intérieure  et  solitaire,  jusqu'au  jour  où,  der- 
nier témoin  d'un  passé  disparu,  il  n'est  plus  connu  et  compris 
que  de  lui-même.  Nous  avons  vu  que  les  dernières  années  de 
Lacordaire  s'écoulèrent  dans  une  demi-retraite  à  Sorèze.  Viventi, 
hospitium,  morienti  sepulcrum,  utrique  beneficium,  disait-il  lui- 
même,  non  sans  quelque  secrète  mélancolie.  Autrefois  Mme  de  V... 
souhaitait  pour  lui  la  gloire  et  la  paix.  C'était  la  paix,  mais  ce 
n'était  plus  la  gloire.  Pendant  ce  temps,  elle-même  continuait  de 
vivre  à  Paris  ou  à  B...  de  la  vie  tranquille  d'une  femme  qui  n'est 
plus  jeune,  et  qui  se  livre  tout  entière  à  ses  devoirs  de  famille  et 
de  monde.  Les  préoccupations  étaient  devenues  différentes.  On 
s'en  aperçoit  au  ton  des  lettres,  de  plus  en  plus  rares.  Le  mot  de 
madame  y  revient  souvent.  Parfois  Lacordaire  y  ajoute  celui  d'an- 
cienne amie.  Ainsi  s'amortissent  avec  les  années  presque  tous  les 
sentimens  humains.  Cependant  on  retrouve  encore  parfois,  dans 
ces  lettres,  comme  un  écho  affaibli  des  anciennes  tendresses.  «  Il 
m'arrive  souvent,  lui  écrit  Lacordaire,  de  regretter  le  temps  où 
j'allais  vous  visiter  à  B...  Vous  y  reverrai-je  jamais?  Dieu  seul 
le  sait,  mais  quoi  qu'il  arrive,  le  temps  n'efface  point  les  souvenirs 
que  vous  m'avez  laissés.  » 

Il  devait  cependant  la  revoir  à  B...,  mais  dans  des  circon- 
stances singulièrement  tristes.  Pour  Lacordaire,  la  mort  fut  à 
la  fois  prématurée  et  lente  à  venir:  prématurée,  car  il  mourut  à 
cinquante-neuf  ans  ;  lente,  car  la  lutte  dura  longtemps  entre  le 
mal  qui  l'emportait  et  une  constitution  originairement  robuste 
qu'avaient  épuisée  les  fatigues  et  les  austérités.  Lorsque  l'illusion 
ne  fut  plus  permise,  l'affection,  qui  n'avait  fait  que  sommeiller, 
se  réveilla  et  se  traduisit  de  la  part  de  Mme  de  V...  par  d'ardens 
témoignages.  Il  n'est  presque  pas  une  lettre  de  Lacordaire,  durant 
la  dernière  année  de  sa  vie,  qui  ne  contienne  l'expression  de  sa 
reconnaissance  pour  quelque  marque  de  sollicitude  et  de  dévoue- 
ment. Trop  faible  pour  écrire,  il  ne  pouvait  déjà  plus  que  signer. 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Deux  fois  Mme  de  V...  fit  pour  le  voir  le  voyage  de  Sorèze.  Enfin 
elle  obtint  qu'au  retour  d'un  séjour  infructueux  aux  bains  de  mer, 
Lacordaire  vînt  passer  quinze  jours  à  B...  Vingt-deux  ans  s'étaient 
écoulés  depuis  que  Lacordaire,  encore  jeune  prêtre,  avait  fait  son 
premier  séjour  dans  ce  même  lieu,  avant  de  partir  pour  Rome,  et 
que,  inébranlable  en  son  dessein  de  revêtir  l'habit  de  saint  Domi- 
nique, il  avait  repoussé  avec  fermeté  les  objections  d'une  amitié 
désespérée.  Bien  des  événemens  s'étaient  succédé  depuis  lors; 
bien  des  changemens  étaient  survenus  en  eux  et  autour  d'eux; 
mais  leurs  deux  cœurs  étaient  demeurés  les  mêmes,  et  pendant 
que  sous  ces  ombrages,  dont  Lacordaire  parle  si  souvent  dans  ses 
lettres,  Mmc  de  V...  accompagnait  ses  pas  mourans,  il  dut  sentir, 
au  plus  profond  de  son  cœur,  combien  il  avait  eu  raison  de  dire 
dans  sa  vie  de  Marie-Madeleine  :  «  Il  faut  avoir  vécu  pour  être 
sûr  d'être  aimé.  » 

Témoin  de  son  extrême  difficulté  à  marcher,  Mmc  de  V...  lui 
envoya  une  voiture.  Dès  qu'il  fut  de  retour  à  Sorèze,  Lacordaire 
l'en  remerciait  :  «  Je  me  suis  servi  hier  pour  la  première  fois  du 
coupé  qui  a  beaucoup  plus  tardé  avenir  que  vous  ne  pensiez.  Il  est 
très  doux  et  de  couleur  sérieuse.  Néanmoins  je  suis  très  confus  de 
monter  en  cet  équipage  et  de  voir  tout  ce  que  vous  avez  fait.  Si 
je  guéris,  vous  aurez  bien  certainement  contribué  pour  une  très 
grande  part  à  ma  santé,  en  même  temps  qu'à  ma  consolation. 
Mais  Dieu  seul  sait  ce  qui  arrivera,  et  la  faiblesse,  s'il  est  possible, 
augmente  tous  les  jours.  »  Le  sentant  perdu,  elle  voulait  venir  le 
voir  à  Sorèze  une  dernière  fois.  Il  fallut  qu'il  l'en  détournât. 
«  La  conversation  me  fatigue  beaucoup  et  je  souffrirais  de  ne 
pouvoir  vous  faire  bon  accueil.  Vous  m'obligerez  d'abandonner 
ce  projet  d'où  il  ne  pourrait  sortir  pour  moi  aucune  consolation, 
mais  un  embarras  de  cœur  et  d'esprit,  et  une  fatigue  physique.  » 
La  dernière  lettre  est  pour  empêcher  Mme  de  V...  d'envoyer  de 
Paris  à  Sorèze  le  docteur  Rayer,  alors  célèbre.  Quelques  jours 
après  arrivait  une  première  dépêche  expédiée  par  un  serviteur 
fidèle  :  «  Le  Père  Lacordaire  administré,  très  mal.  »  Puis  le  lende- 
main une  seconde  :  «  Le  Père  Lacordaire  est  mort.  »  Ces  dépêches, 
encore  dans  leurs  enveloppes,  ont  été  enfermées,  par  Mmc  de  V... 
elle-même,  dans  un  coffret  de  bois  qui  contenait  toutes  les  lettres 
du  Père.  Depuis  sa  mort,  qui  survint  quatre  ans  après,  ces  lettres 
n'en  étaient  jamais  sorties.  Je  suis  le  seul  auquel  on  ait  bien  voulu 
les  confier.  Lorsque  j'ai  ouvert  ce  coffret,  il  m'a  semblé  qu'il  s'en 
exhalait  comme  un  délicat  parfum,  et  ma  main  n'a  pas  remué 
sans  une  respectueuse  émotion  ces  reliques  de  deux  âmes  qui  se 
sont  aimées. 


LAC0RDA1RE    INTIME.  73 


IV 


J'ai  montré  ce  que  fut  Lacordaire  comme  ami.  Je  voudrais 
dire  un  mot  de  ce  qu'il  fut  comme  prêtre  ;  je  n'ajouterai  pas  :  et 
comme  moine.  Je  ne  saurais,  en  effet,  prendre  sur  moi  de  ré- 
soudre la  question  que  s'est  posée  son  biographe,  le  Père  Gho- 
carne,  lorsque,  après  avoir  révélé  le  secret,  inconnu  de  tous,  des 
pénitences  incroyables  que  Lacordaire  s'imposait,  il  s'est  demandé 
s'il  avait  eu  tort  ou  raison  de  soulever  le  voile  qui  cachait  les 
mystères  de  sa  vie  monastique.  Certaines  âmes,  en  effet,  ont  pu 
être  édifiées  d'apprendre  que  ce  prédicateur  populaire,  ce  membre 
de  l'Académie  française,  avait,  en  plein  xixe  siècle,  renouvelé,  dans 
l'intimité  de  sa  cellule,  ces  macérations  dont  le  récit  étonne  et 
laisse  presque  incrédule  lorsqu'on  les  rencontre  dans  la  vie  des 
saints  de  la  primitive  Eglise.  Mais  d'autres  âmes,  trop  faibles 
sans  doute,  ont  pu  se  demander  si  la  sévérité  de  la  règle  de 
Saint-Dominique  n'aurait  pu  en  elle-même  lui  sembler  suffisante, 
et  s'il  n'aurait  pas  mieux  servi  la  grande  cause  à  laquelle  il  avait 
voué  sa  vie  en  conservant  pour  elle  ses  forces,  plutôt  qu'en  épui- 
sant son  corps  et  en  abrégeant  assurément  ses  jours.  Ce  sont  là 
questions  trop  hautes  pour  être  traitées  par  un  profane,  et  comme 
tel  je  m'abstiendrai  de  le  faire.  A  ceux-là  seulement  que  les 
récits,  un  peu  trop  détaillés  peut-être,  du  Père  Chocarne  ont  fait 
sourire  ou  s'indigner,  je  me  bornerai  à  dire  qu'avant  de  s'indi- 
gner ou  de  sourire  il  faut  comprendre,  et  qu'il  est  certains  états 
d'âme  dont  il  faut  avoir  le  secret  avant  de  les  juger.  En  1845, 
Lacordaire  avait  été  prêcher  le  Carême  à  Lyon.  Dans  cette  ville, 
où  les  ardeurs  religieuses  se  sont  toujours  montrées  si  vives,  le 
succès  dépassa  tous  ceux  qu'il  avait  obtenus  auparavant.  C'était 
du  délire.  Un  soir  que  son  sermon  avait  excité  particulièrement 
l'enthousiasme,  on  l'attendait  à  dîner.  Il  ne  venait  pas.  Quel- 
qu'un alla  le  chercher.  Il  le  trouva  pâle  et  en  larmes  au  pied  d'un 
crucifix.  «  —  Qu'avez-vous,  mon  Père?  lui  dit-il.  —  J'ai  peur  !  — 
Peur  do  quoi?  —  De  ce  succès.  —  »  Lorsqu'une  âme  en  est  arrivée 
à  ce  degré  de  scrupule,  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  elle  cherche  à 
corriger  par  la  pénitence  des  mouvemens  intérieurs  qui  nous 
paraissent  des  faiblesses  pardonnables,  et  la  pénitence,  surtout 
lorsqu'elle  est  ignorée,  silencieuse,  enfouie,  mérite  toujours  le 
respect. 

Celui  qui  était  si  dur  envers  lui-même  était  doux  envers  les 
autres.  Il  savait  garder  envers  les  âmes  faibles  les  ménagemens 
dont  elles  avaient  besoin  et  les  conduire  par  des  chemins  qui  ne 


74  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

fussent  point  trop  après.  Ce  n'est  pas  cependant  que  la  direction 
proprement  dite  ait  tenu  la  place  principale  dans  la  vie  de  Lacor- 
daire. Il  ne  faut  chercher  en  lui  ni  un  François  de  Sales,  ni  un 
Fénelon.  Sa  puissance  était  ailleurs,  dans  sa  parole,  dans  son 
action  sur  les  esprits.  «  Je  ne  confesse  point,  disait  Duguet,  un  des 
grands  directeurs  du  xvne  siècle,  mais  on  dit  que  j'ai  le  don  de 
consolation.  »  De  Lacordaire,  on  aurait  pu  dire  qu'il  avait  le  don 
de  persuasion.  Les  trente  premières  années  du  siècle  avaient  vu 
naître  une  génération,  élevée  vis-à-vis  de  la  doctrine  catholique 
dans  les  sentimens  d'une  indifférence  dédaigneuse,  quand  ce  n'était 
pas  ceux  d'une  hostilité  déclarée.  L'Eglise  était  considérée  comme 
une  grande  ruine,  respectée  des  uns,  méprisée  des  autres;  mais 
parmi  les  esprits  qui  naissaient  à  la  vie  et  au  mouvement  des 
idées,  personne  ne  songeait  à  chercher  un  abri  sous  son  toit.  La- 
cordaire avait  entrepris  de  restaurer  l'édifice.  Il  en  avait  montré 
l'antique  ordonnance  et  la  beauté  extérieure.  Les  brèches  que 
le  temps  avait  faites  à  ses  murailles,  il  s'était  efforcé  de  les  répa- 
rer. Il  conduisait  ceux  qui  le  suivaient  jusqu'au  seuil;  il  les  aidait 
à  le  franchir,  et,  s'il  ne  les  guidait  pas  toujours  jusqu'à  l'autel 
qui  s'élevait  au  fond,  c'est  qu'une  autre  main  se  trouvait  là 
pour  les  y  amener.  Ces  temps  où  le  Père  Lacordaire  prêchait  la 
station  de  l'Avent  et  le  Père  de  Ravignan  celle  du  Carême  qui  était 
suivie  de  la  retraite  et  de  la  communion  pascales,  sont  demeurés, 
en  ce  siècle,  l'âge  brillant  de  la  prédication  catholique.  Mais  le 
rôle  de  Lacordaire  n'était  pas  seulement,  comme  il  le  disait  avec 
trop  d'humilité,  de  préparer  les  esprits.  Ceux  qui  l'ont  poursuivi 
d'une  constante  malveillance  ont  singulièrement  exagéré  les 
choses  en  disant  qu'il  n'a  jamais  converti  personne.  Beaucoup 
d'âmes  se  sont  au  contraire  adressées  à  lui,  et  il  a  goûté  dans  leur 
commerce  la  meilleure  récompense  d'une  vie  consacrée  aux 
rudes  travaux  de  l'apostolat  :  «  C'est  à  Notre-Dame,  au  pied  de  ma 
chaire,  a-t-il  écrit,  que  j'ai  vu  naître  ces  affections,  et  ces  recon- 
naissances dont  aucune  qualité  naturelle  ne  peut  être  la  source  et 
qui  attachent  l'homme  à  l'apôtre  par  des  liens  dont  la  douceur 
est  aussi  divine  que  la  force...   » 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  sa  vie,  toujours  militante  et  longtemps 
errante,  ne  lui  permettait  pas  d'exercer  la  direction  sous  sa  forme 
la  plus  habituelle,  celle  des  entretiens  et  de  la  confession.  Il  avait 
surtout  recours  à  la  correspondance.  Aussi  la  correspondance 
tenait-elle  une  grande  place  dans  sa  vie.  Tous  les  jours,  il  y  con- 
sacrait plusieurs  heures.  Chose  qu'on  aurait  quelque  peine  à 
croire,  si  ceux  qui  ont  vécu  avec  lui  n'étaient  d'accord  pour  l'affir- 
mer, il  était  très  méthodique  dans   ses  habitudes.  Non  seulement 


LACORDAIRE    INTIME.  75 

sa  chambre  ou  sa  cellule,  mais  sa  table  même  étaient  toujours 
très  bien  rangées.  Papier,  plumes,  crayons,  canif,  étaient  disposés 
toujours  à  la  même  place.  Il  s'asseyait  devant  cette  table  à  une 
heure,  toujours  la  même,  et  il  commençait  à  écrire  avec  rapidité, 
d'une  petite  écriture  fine,  serrée,  sans  ratures,  un  grand  nombre 
de  lettres  qu'on  trouvait  ensuite  disposées  en  pile  sur  un  coin, 
toujours  le  même,  de  son  bureau.  Avec  la  même  régularité, 
lorsqu'il  était  à  Paris,  il  se  rendait  au  confessionnal  à  certains 
jours  et  à  certaines  heures  fixées.  Il  attendait  dans  la  sacristie 
que  l'heure  sonnât,  et  au  premier  coup  de  l'horloge  on  le  voyait 
ouvrir  la  porte  et  apparaître  avec  la  régularité  d'un  automate,  ce 
qui  amenait  quelquefois  un  sourire  sur  les  lèvres  de  ses  pénitens 
et  pénitentes.  La  direction  a  donc  occupé,  dans  la  vie  de  Lacor- 
daire,  une  place  plus  grande  qu'on  ne  Ta  dit.  C'est  surtout  dans 
la  seconde  moitié  de  sa  vie  et  vis-à-vis  des  jeunes  gens  qu'elle  s'est 
développée.  L'influence  qu'il  a  exercée  sur  les  jeunes  gens  et 
qui  s'est  fait  longtemps  sentir  dans  le  monde  catholique,  ses  mé- 
thodes d'éducation  qui  sont  encore  en  honneur  dans  certains  éta- 
blissemens  religieux,  mériteraient  une  étude  à  part.  Je  me  bor- 
nerai à  marquer,  par  un  trait,  quelle  conscience  il  apportait  dans 
la  direction  de  ces  jeunes  âmes.  Lorsqu'il  fut  question  de  sa 
candidature  à  l'Académie  française,  Lacordaire  dut  venir  pas- 
ser quelques  jours  à  Paris.  Il  avait  annoncé  son  retour  à  Sorèze 
pour  un  certain  samedi.  On  voulait  le  retenir  ce  jour-là  pour  une 
démarche  importante  :  «  Non,  répondit-il  ;  c'est  le  jour  où  je 
confesse,  et  l'on  ne  peut  pas  savoir  quel  trouble  une  confession 
retardée  peut  amener  dans  la  vie  d'une  âme.  » 

En  dehors  de  ses  Lettres  à  des  jeunes  gens,  la  seule  corres- 
pondance spirituelle  de  Lacordaire  que  nous  possédions  ce  sont 
ses  lettres  à  la  baronne  de  Prailly.  Elles  ont  été  publiées  vingt- 
trois  ans  après  la  mort  de  Lacordaire,  quatre  ans  seulement  après 
la  mort  de  Mme  de  Prailly,  mais  par  un  acte  exprès  de  sa  volonté, 
comme  un  témoignage  de  reconnaissance  envers  celui  qu'elle 
appelait  son  premier  et  son  seul  vrai  père.  Elles  pouvaient  l'être 
sans  inconvéniens.  La  vie  de  Mme  de  Prailly  fut,  en  effet,  une  de 
ces  vies  unies  et  transparentes  qui  peuvent  apparaître  au  grand 
jour  sans  qu'aucun  sentiment  de  discrète  pudeur  en  soit  choqué. 
Les  lettres  que  lui  adresse  Lacordaire  ne  marquent  point  d'au- 
tres étapes  que  celles  d'une  ascension,  lente  et  soutenue,  vers 
le  plus  haut  degré  de  perfection  et  d'austérité  chrétiennes  qui 
soit  compatible  avec  la  vie  du  monde.  Elle  était  née  dans  ce  riche 
milieu  de  la  bourgeoisie  industrielle  où,  il  y  a  cinquante  ans,  on 
donnait  encore  aux  jeunes  filles  une  éducation  religieuse  plus 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

apparente  que  sérieuse.  Ce  fut  le  hasard  d'une  rencontre  avec 
Lacordaire,  coïncidant  avec  une  grave  maladie,  qui  lui  donna  la 
secousse  dont  elle  avait  besoin  pour  sortir  de  cette  indifférence. 
«  Je  commence,  lui  écrivait-elle,  à  mieux  comprendre  ma  nature, 
inconnue  d'elle-même  jusqu'ici.  Je  sens  mon  intelligence  qui 
s'ouvre  à  toutes  les  idées,  mon  âme  émue  par  toutes  les  pensées 
nobles  et  généreuses.  Il  me  semble  que  j'avance  dans  un  monde 
nouveau  et  chaque  pas  m'apporte  une  jouissance  infinie.  Il  y  a 
vraiment  des  jours  de  bonheur,  même  dans  la  souffrance,  quand 
la  vie  et  la  lumière  vous  arrivent  si  puissantes.  »  Et  de  son  côté 
Lacordaire  lui  écrivait  :  «  Quiconque  arrive  à  connaître  Dieu  et  à 
l'aimer,  n'a  rien  à  désirer,  rien  à  regretter.  Il  a  reçu  le  don  suprême 
qui  doit  faire  oublier  tout  le  reste.  » 

Ces  deux  courts  fragmens  suffisent  à  résumer  l'esprit  qui  in- 
spirait la  direction  de  Lacordaire.  C'est  l'amour  de  Dieu,  c'est  ce 
don  suprême  qu'il  s'efforce  de  communiquer  à  une  âme  encore 
mondaine;  mais,  pour  y  parvenir,  il  s'applique  à  développer  ses 
facultés  et  à  élever  son  esprit,  tout  en  dilatant  son  cœur.  Il  la 
conduit  tout  droit  à  Jésus-Christ,  par  les  voies  directes  et  larges 
sans  l'attarder  aux  petites  pratiques.  Lorsqu'il  reçoit  ses  pre- 
mières confidences,  il  la  trouve  en  proie  à  des  peines  intérieures 
où  il  voit  la  marque  d'une  nature  ardente  et  noble.  «  Les  âmes 
faibles  et  peu  élevées,  lui  écrit-il,  trouvent  ici-bas  un  élément 
qui  suffit  à  leur  intelligence,  et  qui  rassasie  leur  amour.  Elles 
ne  découvrent  pas  le  vide  des  choses  visibles,  parce  qu'elles  sont 
incapables  de  les  sonder  fort  avant.  Mais  une  âme  que  Dieu, 
dans  la  création  qu'il  en  a  faite,  a  rapprochée  davantage  de  l'in- 
fini, sent  de  bonne  heure  la  limite  étroite  qui  la  resserre.  Elle  a 
des  tristesses  inconnues  sur  la  cause  desquelles  longtemps  elle 
se  méprend  ;  elle  croit  volontiers  qu'un  certain  concours  de  cir- 
constances a  troublé  sa  vie,  tandis  que  son  trouble  vient  de  plus 
haut.  Il  est  remarquable,  dans  la  vie  des  saints,  que  presque 
tous  ont  senti  cette  mélancolie  dont  les  anciens  disaient  qu'il  n'y 
a  pas  de  génie  sans  elle.  En  effet  la  mélancolie  est  inséparable  de 
tout  esprit  qui  va  loin  et  de  tout  cœur  qui  est  profond.  Ce  n'est 
pas  à  dire  qu'il  faille  s'y  complaire,  car  c'est  une  maladie  qui 
énerve  quand  on  ne  la  secoue  pas,  et  elle  n'a  que  deux  remèdes  : 
la  mort  ou  Dieu.  » 

Aussi,  quand  Mm<>  de  Prailly  se  confie  à  lui,  la  première 
chose  dont  il  s'occupe  pour  guérir  cette  mélancolie,  c'est  de 
régler  et  de  remplir  sa  vie.  Il  se  réjouit  de  ce  qu'elle  n'ait  pas 
attendu  le  déclin  de  l'âge  pour  renoncer  au  monde  et  à  ses  fri- 
volités   superbes,    et    de  ce    qu'elle  apporte  à  Dieu    une   âme 


LACORDAIKE    INTIME.  77 

encore  jeune,  encore  susceptible  d'illusions  et  non  pas  vidée  et 
défaite.  Mais  cette  âme,  il  veut  la  nourrir.  L'ignorance  est  un 
grand  ennemi.  Que  croire  quand  on  ne  sait  pas?  Qu'aimer  quand 
on  n'a  pas  vu?  Les  lectures  de  chaque  jour  alimentent  l'esprit 
et  le  dégoûtent  des  choses  vaines.  Il  ne  veut  point  cependant  de 
lectures  frivoles  ou  mièvres.  Il  faut  aller  aux  grandes  choses. 
Quand  on  peut  lire  Homère,  Plutarque,  Cicéron,  Platon,  David, 
saint  Paul,  saint  Augustin,  sainte  Thérèse,  Bossuet,  Pascal  et 
d'autres  semblables,  on  est  bien  coupable  de  perdre  son  temps 
dans  les  niaiseries  d'un  salon. 

Cette  vie  des  salons,  cette  vie  frivole  et  facile  à  laquelle  Mme  de 
Prailly  était  accoutumée  par  son  éducation  lui  paraît  d'abord  le 
grand  ennemi.  «  Si  une  goutte  de  la  foi  des  saints  tombait  en  vous, 
lui  écrit-il,  vous  n'auriez  pas  assez  de  larmes  pour  vous  pleurer, 
pour  pleurer  votre  vie  lâche,  molle,  insignifiante,  si  pleine  d'or- 
gueil et  de  la  satisfaction  des  sens.  »  Sous  l'influence  de  Lacordaire, 
elle  se  détache  peu  à  peu  de  cette  vie.  Sa  santé  toujours  chance- 
lante l'aide  à  se  séparer  du  monde.  Elle  passe  de  longs  mois  dans 
le  Midi,  dans  la  solitude  de  sa  villa  de  Costebelle.  Mais  alors  une 
autre  inquiétude  s'empare  de  celui  qui  la  dirige,  c'est  qu'elle  n'en 
arrive  à  se  trop  détacher  de  la  vie  elle-même,  et  qu'elle  ne  tombe 
dans,  une  sorte  d'indifférence.  «  Lorsque  l'âme  est  arrivée  à  un 
certain  degré  d'élévation  vers  Dieu,  lui  écrit-il,  elle  méprise  faci- 
lement la  vie,  et  c'est  alors  que  Dieu  l'y  rattache  par  l'idée  du 
devoir.  La  vie  est  un  office  important,  quoique  bien  souvent  nous 
n'en  voyions  pas  l'utilité.  Simples  gouttes  d'eau,  nous  nous  de- 
mandons en  quoi  l'océan  a  besoin  de  nous  :  l'océan  pourrait 
nous  répondre  qu'il  n'est  composé  que  de  gouttes  d'eau.  Ne 
haïssez  donc  pas  la  vie,  tout  en  vous  en  détachant.  » 

Après  avoir  ainsi  arraché  cette  âme  à  la  vie  du  monde  et 
l'avoir  rattachée  à  la  vie  du  devoir,  Lacordaire  s'efforce  ensuite 
de  lui  procurer  la  paix.  Il  avait  évidemment  affaire  à  une  nature 
ardente,  inquiète,  jamais  satisfaite  d'elle-même,  soupirant  toujours 
après  un  état  où  elle  ne  se  trouvait  pas.  C'est  avec  douceur  qu'il 
la  reprend.  «  Il  faut  éviter  de  vous  laisser  aller  à  la  tristesse  et 
à  rabattement.  Rien  n'est  plus  nuisible  à  la  santé  du  corps  et 
de  l'âme.  Saint  Paul  dit  que  la  joie  et  la  paix  sont  les  fruits  de 
l'esprit  de  Dieu.  Il  y  a  en  lui  une  plénitude  qui  chasse  la  mélan- 
colie, comme  le  soleil  levant  chasse  les  ombres.  Arrivez  donc  à 
la  joie.  C'est  le  grand  signe  de  Dieu.  Je  vous  le  souhaite  de  tout 
mon  cœur  en  partant.  Vous  êtes  encore  trop  humaine  et  pas  assez 
divine.  C'est  le  reproche  après  le  vœu.  » 

Une  des  souffrances  de  Mme  de  Prailly,  c'était  l'inégalité  de  sa 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ferveur.  Les  âmes  du  xvne  siècle,  dans  leur  langue  spéciale,  se 
plaignaient  de  n'avoir  pas  assez  de  sensible  en  ce  qui  concernait 
Dieu.  Mme  de  Prailly  s'en  plaignait  également,  et  Lacordaire 
trouvait  pour  l'en  consoler  d'ingénieuses  raisons.  «  La  Aie  spiri- 
tuelle est  pleine  d'écueils  et  de  vicissitudes.  Nous  ne  sentons  pas 
toujours  Dieu  avec  la  môme  vivacité  ;  la  tristesse  alors  s'empare 
de  nous,  et  le  monde,  au-dessus  duquel  nous  nous  sommes  mis, 
ne  peut  pas  non  plus  combler  ces  vides  momentanés  de  notre 
cœur  :  nous  sommes  comme  une  barque,  sans  voiles  ni  rames, 
qui  ne  tend  à  aucun  port.  Il  faut  nous  faire  à  ces  épreuves.  Dieu 
nous  les  envoie  dans  sa  miséricorde  pour  nous  dégoûter  de  la 
terre  et  nous  porter  à  souhaiter  ardemment  de  voir  nos  liens 
brisés.  » 

Je  ne  voudrais  pas  multiplier  indéfiniment  ces  citations.  Les 
correspondances  spirituelles  sont  toujours  un  peu  monotones  et 
tout  le  monde  n'a  pas  le  goût  de  celte  littérature  spéciale.  Ce  qui 
relève  cependant  l'intérêt  de  ces  lettres  de  Lacordaire  à  Mme  de 
Prailly,  c'est  qu'il  n'y  apparaît  pas  seulement  dans  son  rôle  de 
directeur,  tantôt  consolant  et  tantôt  réprimandant;  avec  la  par- 
faite simplicité  qui  était  en  lui,  il  s'y  laisse  encore  apercevoir  tel 
qu'il  était,  avec  ses  alternatives  d'ardeur  et  d'abattement,  sujet  lui- 
même  à  la  tristesse,  au  découragement,  aux  défaillances  inté- 
rieures, mais  toujours  soutenu  par  une  indéfectible  foi  dans  la 
Providence  et  faisant  tourner  à  son  perfectionnement  moral 
toutes  les  épreuves  qu'elle  lui  envoyait.  Ces  épreuves  furent 
nombreuses  dans  les  dernières  années  de  sa  vie.  Même  en  s'ense- 
velissant  à  Sorèze  il  n'avait  pas  trouvé  le  repos.  Jusque  dans  le 
sein  de  l'Ordre  restauré  par  lui,  il  rencontrait  des  oppositions,  des 
malveillances.  Des  appuis  lui  faisaient  défaut,  des  amitiés  le  tra- 
hissaient. Il  n'essayait  point  de  dissimuler  l'amertume  qu'il  en 
éprouvait,  et,  comparant,  avec  une  humilité  touchante,  son  état 
dame  à  celui  de  sa  pénitente,  peu  s'en  faut  qu'il  ne  se  mette  au- 
dessous  d'elle  :  «Je  suis  bien  aise  que  vous  vous  sentiez  arrivée 
à  la  paix.  C'est  le  grand  signe  et  le  grand  bien.  Je  ne  sais  si  je 
le  possède,  et  si  je  l'ai  jamais  eu.  Des  troubles,  dos  tristesses 
montent  souvent  dans  mon  âme,  car  j'ai  vu  et  j'apprends  sans 
cesse  des  choses  tristes.  Mais  il  est  vrai  qu'une  certaine  force  me 
ramène  au  repos  en  Dieu.  Il  faut  que  l'âme,  à  la  fin  de  sa  carrière 
mortelle,  tombe  de  ce  monde  comme  un  fruit  mûr.  C'est  là 
sans  doute  à  quoi  Dieu  tend  par  toutes  les  misères  qu'il  nous 
envoie.  Mais  la  souffrance  ne  détache  pas  toujours  et  ne  donne  pas 
toujours  la  paix.  Heureux  ceux  qui  ne  souffrent  pas  en  vain!   » 

Tel  nous  apparaît  Lacordaire,  comme  ami  et  comme  prêtre, 


LACORDAIRE    INTIME.  79 

dans  l'intimité  de  sa  correspondance.  Mmo  Svvetchine  avait  raison 
de  dire  :  «  On  ne  le  connaîtra  que  par  ses  lettres.  »  Je  voudrais  que 
de  ces  lettres,  aujourd'hui  éparses  dans  sept  volumes  différens  et 
qui  n'ont  pas  toutes  le  même  intérêt,  il  fût  fait  un  choix  sobre  et 
judicieux.  Ce  choix  en  rendrait  la  lecture  plus  facile  et  sa  mé- 
moire y  gagnerait.  Si  profonde  a  été,  en  effet,  depuis  un  demi- 
siècle,  la  transformation  de  nos  goûts  littéraires,  qu'à  quelques 
personnes,  d'un  goût  sévère,  son  éloquence  semble  aujourd'hui  un 
peu  vieillie.  «  L'orateur  et  l'auditoire,  a-t-il  écrit  dans  sa  Vie  de 
saint  Dominique ,  sont  deux  frères  qui  naissent  et  meurent  le 
même  jour.  »  Et  il  est  bien  mort  cet  auditoire  qui  suivait  autre- 
fois les  conférences  de  Notre-Dame,  mort  avec  celte  foi  dans  les 
idées  générales  un  peu  vagues,  avec  cet  enthousiasme  un  peu 
crédule  pour  la  liberté,  avec  ce  goût  pour  les  phrases  un  peu  redon- 
dantes, toutes  choses  fort  nobles  au  demeurant,  qui  ont  caractérisé 
la  génération  de  1830.  Et  comme  l'auditoire  est  mort,  l'orateur 
ne  lui  a  qu'à  demi  survécu.  Mais  l'homme  est  encore  vivant  dans 
ces  lettres  à  la  fois  éloquentes  et  simples,  écrites  au  courant  de  la 
plume,  sans  l'ombre  d'une  recherche  de  pensée  et  de  style.  «  Plus 
j'aime  quelqu'un,  écrivait-il  à  Mme  de  Prailly,plus  je  suis  simple 
dans  mes  relations  avec  lui,  soit  que  je  parle,  soit  que  j'écrive,  sauf 
les  occasions  naturelles  qui  obligent  à  s'élever  davantage.  J'écris 
vite  et  sans  art,  et  j'ai  un  invincible  éloignement  pour  le  style 
quand  il  ne  vient  pas  tout  seul,  par  la  nature  menu;  du  sujet. 
Croyez  donc  que  je  vous  montre  mon  âme  quand  je  vous  dis  ce 
que  je  pense,  et  ne  m'en  demandez  pas  davantage.  »  C'est  bien,  en 
effet,  l'âme  de  Lacordaire  qu'on  retrouve  dans  ses  lettres,  et  cette 
âme  fut  une  des  plus  nobles,  une  des  plus  ouvertes  à  tous  les 
sentimens  délicats,  fiers,  généreux  qui  aient  respiré  dans  la  poitrine 
d'un  homme.  Or  Vauvenargues  l'a  dit,  mais  Lacordaire  aimait 
à  le  répéter  :  «  Tôt  ou  tard  on  ne  jouit  que  des  âmes.  » 

Haussonville. 


TERRE  D'ESPAGNE 


IV(1) 

LISBONNE  —  CORDOUE  —  GRENADE  —  GIBRALTAR 


DE    MADRID    A    LISBONNE.    —    LE    MARQUE.    —    LA    VILLE 

Lisbonne,  9  octobre. 

Nous  montons  dans  le  Sud  Express  à  11  heures  du  soir.  Le 
train  a  été  réduit  autant  que  possible.  Il  ne  se  compose  plus  que 
de  trois  voitures,  dont  un  wagon-restaurant  et  un  fourgon.  Nous 
sommes  huit  ou  neuf  voyageurs.  Je  ne  compte  pas,  dans  le 
nombre,  une  mouche  élégante,  verte  et  or,  que  j'aperçois  grim- 
pant sur  la  vitre  de  ma  chambre  à  coucher.  Ma  première  pensée 
a  été  de  la  chasser.  J'ai  réfléchi  qu'elle  avait  sans  doute  pris  le 
Sud  Express  à  Paris,  qu'elle  avait  peut-être  des  projets  d'hiver- 
nage, et  que  nous  verrions  bien. 

Dix-sept  heures  de  route  par  le  plus  rapide  des  trains!  Les 
express  ordinaires  mettent  vingt  et  une  heure  et  demie  :  ce  sont 
de  gros  chiffres.  J'ai  besoin  de  me  répéter,  en  attendant  le  som- 
meil, que  la  Compagnie  internationale  a  rendu  le  voyage  moins 
long,  bien  moins  énervant,  et  que,  libre,  elle  eût  mieux  fait 
encore.  Le  train  est  bientôt  lancé  à  belle  allure;  il  coule  sur  les 
rails,  presque  sans  un  frémissement  ;  la  nuit  grise,  un  peu  laiteuse, 
couvre  des  plaines  d'une  désolation   sans  pareille  :  je  m'endors 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1er  février,  du  1er  mars  et  du  1er  avril. 


TERRE    D'ESPAGNE.  81 

avec  l'espoir  d'ouvrir  les  yeux,  au  réveil,  sur  un  tout  autre  paysage. 

Erreur!  Je  m'éveille,  au  grand  jour,  parmi  des  roches  grises 
et  des  vallonnemens  de  terre  nue,  coupés  de  failles  profondes  qui 
sont  des  lits  de  torrens.  L'air  matinal  est  déjà  chaud  ;  je  baisse  à 
moitié  la  vitre  du  compartiment  :  la  petite  mouche  n'en  profite 
pas,  elle  reste,  elle  a  certainement  une  idée.  Vers  dix  heures, 
nous  touchons  la  frontière  de  Portugal,  Valencia  de  Alcàntara. 
Deux  jeunes  femmes,  debout  sur  le  quai  de  la  gare,  appuyées 
nonchalamment  aux  montans  d'une  porte,  sont  vêtues  d'étoffes 
éclatantes,  de  robes  à  rayures  horizontales,  rouges  en  bas,  puis 
crème,  puis  vert  d'eau,  puis  rouge  cerise,  puis  couleur  de  paille 
mûre.  Elles  ont  chacune  un  bébé  sur  les  bras.  La  plus  jeune  n'a 
pas  quinze  ans.  Des  mouchoirs  rouges  cachent  leurs  cheveux,  et, 
de  teint,  elles  sont  dorées,  cuivrées  :  on  dirait  deux  oranges  man- 
darines qui  auraient  des  yeux  noirs. 

Bientôt  quelque  chose  de  nouveau  [apparaît  dans  le  paysage 
et  l'égaie  :  le  vert  des  feuilles  caduques.  Près  des  aloès  et  des 
cactus  en  ligne  servant  de  clôture,  voici  des  figuiers,  des  roseaux, 
des  vignes.  Un  berceau  de  chèvrefeuille  donne  un  air  de  paradis  à 
la  halte  de  Marvajo.La  nature  du  sol  s'est  modifiée,  et  la  physio- 
nomie des  gens.  Trois  paysans  chasseurs,  en  veste  brune  et  bonnet 
de  laine  vert,  la  poire  à  poudre  pendue  au  côté  et  longue  comme 
un  oliphant,  offrent  aux  employés  du  train  des  perdreaux  à 
trente-cinq  sous  la  couple.  Les  horizons  montueux  se  chargent 
de  bois  touffus,  bas,  môles  de  hautes  herbes  qui  doivent  être  des 
remises  merveilleuses.  Des  villages  d'une  blancheur  d'Orient 
brillent  çà  et  là  comme  des  gemmes.  Puis  la  terre  s'aplanit  ;  nous 
franchissons  le  Tage,  large  neuve  coupé  de  bancs  de  sable,  limo- 
neux, sillonné  de  barques  aux  formes  de  gondole,  aux  voiles 
pointues  couleur  d'ocre.Nous  suivons  la  rive  droite.  Une  des  plus 
belles  vallées  du  monde  s'ouvre  et  va  vers  la  mer  :  elle  s'agrandit 
démesurément;  elle  est  verte,  elle  est  bleue,  elle  est  bordée  au 
loin  par  la  lueur  des  eaux  vives.  La  richesse  de  ses  limons  modèle 
puissamment  ses  futaies  d'oliviers,  met  l'étincelle  des  sèves 
jeunes  à  la  pointe  des  herbes,  épaissit  les  cimes  rondes  des  bos- 
quets d'orangers.  Des  filles  ramassent  les  olives,  et  rient  au  train 
qui  passe.  Une  branche  de  lilas  fleuri  tremble  à  portée  de  la  main  : 
du  coup  la  petite  mouche  verte  et  or  a  pris  sa  volée.  Je  ne  m'étais 
pas  trompé  :  c'était  bien  une  Parisienne,  une  très  fine  mouche. 
Nous  nous  engageons  sous  un  long  tunnel,  et,  après  sept  minutes 
de  ténèbres,  nous  revoyons  la  lumière  en  gare  de  Lisbonne. 

Il  est  tard  lorsque  je  sors  au  hasard  dans  la  grande  ville  in- 
connue. La  promenade  de  l'Avenida  monte,  plantée  de  deux 
tome  cxxix.  —  1895.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rangs  de  palmiers  superbes, entre  des  hôtels,  puis  entre  des  mai- 
sons, puis  s'enfonce  dans  les  terrains  non  bâtis.  En  redescendant, 
je  trouve  une  grande  foule  buvant  l'air  tiède  du  soir  sur  la  place 
de  D.  Pedro  IV,  place  carrée,  pavée  de  cailloux  qui  forment  des 
zigzags  noirs  et  blancs.  Six  rues  parallèles,  dont  plusieurs  très 
commerçantes,  bien  éclairées,  la  rue  de  l'Or,  la  rue  de  l'Argent, 
partent  de  là  et  conduisent  au  bord  du  Tage.  L'arrivée  au  fleuve 
est  ménagée  avec  un  art  savant  et  tout  à  fait  imposante.  On  suit 
le  trottoir  en  flânant  ;  la  vue  est  barrée  au  fond  par  un  arc  de 
triomphe  ;  on  passe  sous  le  portique,  et,  soudainement,  on  éprouve 
la  sensation  de  la  nuit  bleue  immense  autour  de  soi.  Les  becs  de 
gaz  se  sont  écartés,  à  droite  et  à  gauche,  jusqu'à  n'être  plus  que 
des  petits  points  brillans.  Ils  éclairent  des  façades  monumentales  : 
la  Bourse,  la  Douane,  l'hôtel  des  Indes,  l'Intendance  de  la  ma- 
rine, des  ministères,  que  d'autres  suites  d'arcades,  d'autres  façades 
ornées  réunissent  en  arrière,  tandis  qu'en  avant,  dans  la  grande 
trouée  libre,  sans  limites  visibles  entre  le  ciel  et  l'eau,  le  Tage, 
enflé  par  la  marée,  réfléchit  les  étoiles  et  jette  son  écume  sur  des 
quais  de  marbre  blanc.  Aucun  promeneur:  je  suis  seul  avec  un 
douanier.  Je  me  figure  que  j'ai  été  transporté  au  premier  plan 
d'un  de  ces  tableaux  de  Claude  Lorrain,  où  l'on  voit  des  architec- 
tures royales  avancer  leurs  files  de  colonnes  et  de  statues  jus- 
qu'au bord  de  la  mer  luisante. 

Pour  revenir,  j'ai  repris  une  des  rues  parallèles  déjà  parcou- 
rues. Je  me  suis  arrêté  devant  la  boutique  d'un  fabricant  de 
malles.  Elles  sont  bien  curieuses  les  malles  portugaises,  et  par- 
lantes à  leur  manière.  Ce  n'est  plus  le  cube  offensant  pour  l'œil, 
mais  pratique,  solide,  protégé  et  cadenassé,  des  fabricans  anglais, 
non  :  des  boîtes  longues,  couvertes  de  papier  d'argent,  de  papier 
d'or,  garnies  aux  coins  avec  ces  tôles  peintes  où  sont  imités  des 
écailles  et  de  vagues  tourbillons;  des  meubles  de  pacotille,  mais 
voyans,  faits  pour  séduire  des  imaginations  orientales.  Les  prix 
affichés  étonnent  par  leur  apparente  énormité.  A  côté  de  la  bou- 
tique du  malletier,  je  vois  du  vin  à  500  réis  la  bouteille;  des 
chapeaux  de  dames  à  7000  réis.  Je  suis  au  Terminus-Hôtel  pour 
la  somme  de  3500  réis  par  jour.  Je  change  un  louis,  et  je  reçois 
une  poignée  de  billets  de  banque  représentant  un  tel  nombre  de 
réis  que  je  me  dis  innocemment  :  «  Suis-je  riche  !  »  ;  mais  ils 
fuient  comme  ils  viennent,  par  escadrons. 

Lisbonne,  10  octobre. 

Un  de  mes  amis,  qui  est  poète,  mais  qui  n'est  jamais  allé  en 
Portugal,   m'avait  dit,   sur  un  boulevard  de  Paris,   de  son  air 


TERRE    D'ESPAGNE.  83 

doucement  inspiré  :  «  Lorsque  vous  serez  à  Lisbonne,  mon  ami, 
vous  verrez,  au  milieu  du  Tage,  un  fort  de  grandes  dimen- 
sions et  de  construction  moderne,  formidable  s'il  était  besoin  de 
défendre  la  passe,  mais  que  la  longue  paix  a  livré  aux  fleurs. 
Elles  couvrent  les  glacis,  elles  s'épanouissent  autour  des  embra- 
sures. Un  jour,  un  navire  étranger  étant  entré  sans  faire  les 
saluts  d'usage ,  un  coup  de  canon  fut  tiré  du  fort.  Et  nul  ne 
sait  s'il  partit  un  boulet,  mais  des  bandes  d'oiseaux  s'envolèrent, 
et  la  rade  fut  jonchée  de  tant  de  milliers  de  pétales  de  roses,  et  de 
jasmins,  et  de  feuilles  flottantes,  qu'elle  ressemblait  à  un  jardin.  » 
Mon  ami  s'était  trompé.  Il  n'y  a  aucune  forteresse  pareille  à 
Lisbonne,  mais  l'image  éveillée  par  sa  légende  poétique  n'a  rien 
que  de  très  vrai:  un  climat  délicieux,  une  terre  heureuse  et  la 
douceur  de  vivre. 

Il  est  presque  trop  grand,  cet  enchantement  de  la  vie.  Il  in- 
cline vers  l'absolu  far  niente  un  peuple  qui  serait  riche  avec  peu 
de  travail.  Un  brave  homme  de  Portugais,  qui  vient  de  me  faire 
une  visite  matinale,  m'a  dit:  «  Notre  pays  est  comme  divisé  en 
deux  parties  qui  diffèrent  de  mœurs  autant  que  d'aspect.  Le  nord 
est  tout  verdoyant,  cultivé,  planté  de  vignes,  commerçant,  labo- 
rieux. La  province  d'entre  Minho  et  Douro,  monsieur  !  on  jurerait 
voir  un  paradis  terrestre  !  Mais  le  sud,  et  le  sud  commence,  hélas  ! 
avant  Lisbonne,  un  peu  au-dessous  deCoïmbre,  quel  abandon,  et 
souvent  quelle  désolation  !  Le  nord  mange  la  soupe  aux  choux 
et  aux  herbes  ;  le  sud  mange  la  soupe  aux  oignons  et  à  l'ail  : 
symboles  des  deux  couleurs  de  la  terre,  verte  là-haut,  et  rousse 
en  bas.  Rien  n'égale  la  tristesse  des  plaines  de  l'Alemtcjo  :  n'y 
allez  pas  !  Mais  ici  même,  dans  nos  rues,  voyez  le  nombre  des 
gens  qui  ne  font  rien.  La  grande  affaire  est  de  se  faufiler  dans 
une  administration,  et  le  moyen  de  forcer  la  porte,  c'est  de  faire 
de  l'opposition.  Dès  l'âge  de  quinze  ans,  nos  petits  jeunes  gens 
débutent  dans  les  journaux.  On  a  le  droit  de  tout  dire.  Vie  pu- 
blique, vie  privée,  rien  ni  personne  n'est  à  l'abri.  Lin  jour  ou 
l'autre ,  quand  ils  deviennent  gênans ,  on  leur  trouve  un  emploi 
public.  Ah  !  monsieur,  la  belle  armée  d'employés  que  nous  avons  ! 
mais  le  beau  pays  que  nous  aurions  sans  eux  !  » 

Dès  que  je  suis  dans  la  rue,  je  cherche  le  marché,  coin  tou- 
jours pittoresque  dans  les  villes  du  Midi.  Je  ne  sais  pas  la  route, 
mais  je  n'ai  qu'à  suivre  un  de  ces  paysans  chaussés  de  grandes 
bottes  et  coiffés  du  bonnet  de  laine  verte.  J'arrive  ainsi  dans 
une  halle  qu'annoncent  de  loin  la  rumeur  confuse  des  voix 
et  l'odeur  des  fruits  mûrs.  Tous  les  types  populaires  sont  là  :  des 
têtes  jaunes  comme  des  concombres,  d'autres  couleur  de  terre, 


84-  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'autres  rosées,  d'autres  brunes  avec  de  grosses  lèvres.  Le  mar- 
ché a  une  physionomie  de  bazar  colonial.  Une  négresse  passe, 
les  cheveux  roulés  dans  un  foulard  de  soie  aurore,  et,  sans  avoir 
de  semblables,  elle  a  plus  de  voisins  dans  cette  foule,  elle  étonne 
moins  qu'en  aucun  autre  pays  d'Europe.  Les  voix  sont  dures  et 
nasales.  Le  bruit  du  papier  froissé  remplace  le  cliquetis  du 
billon  autour  des  étalages  de  bananes,  de  coings,  de  poires,  de 
pêches,  de  tomates,  autour  des  mannes  de  raisin  rouge  ou  blond, 
transparent  et  tavelé,  pareil  à  ceux  des  vieilles  frises  de  marbre. 
Pour  acheter  une  poule,  une  cuisinière  tire  de  sa  poche  une  liasse 
de  billets  qu'un  paysan  enfouit  dans  un  portefeuille  de  cuir, 
bondé  comme  celui  d'une  petite  banque.  Dans  la  rue  voisine, 
dans  celles  qui  suivent,  dans  tout  Lisbonne  à  la  fois,  des  filles 
superbes,  un  panier  sur  la  tête,  crient  la  marée  fraîche.  Une 
main  touchant  le  bord  de  leur  panier,  large  et  plat  comme  un 
tamis  de  vanneur,  où  les  poissons  alignés  font  un  soleil  d'argent, 
l'autre  main  à  la  ceinture,  les  jupes  relevées,  les  jambes  nues, 
les  cheveux  cachés  par  un  foulard  de  soie  dont  la  pointe  flotte 
sur  les  épaules,  elles  vont  sans  remuer  la  taille,  d'un  pas  robuste 
et  rapide.  Le  passant  les  occupe  peu.  Elles  regardent  devant  elles, 
et  mangent  leur  pain  en  courant.  Quelques-unes  do  ces  pauvres 
femmes  sont  très  belles  ;  toutes  révèlent  une  communauté  d'ori- 
gine, un  type  primitif  au  teint  brun,  aux  traits  énergiques,  aux 
yeux  longs  et  très  noirs.  Et,  en  effet,  leur  colonie,  qui  habite  un 
quartier  distinct,  vient  du  nord  du  Portugal,  et  se  rattache,  dit- 
on,  à  une  souche  phénicienne.  On  les  nomme  quelquefois  ovari- 
nas,  du  nom  d'un  petit  port  près  de  Porto,  et  quelquefois  vari- 
nas,  mot  que  l'on  fait  dériver  de  vara,  perche  à  conduire  les 
bateaux.  Le  dimanche,  elles  mettent  leurs  pieds  nus  dans  des 
babouches  de  cuir  jaune. 

Une  aimable  attention  du  ministre  de  France  à  Lisbonne, 
M.  Bihourd,  va  me  permettre  de  voir  la  ville  comme  elle  doit 
être  vue,  c'est-à-dire  de  différens  points  de  l'autre  rive.  Sur  sa 
demande,  l'ingénieur  français  qui  dirige  les  travaux  du  port  a 
bien  voulu  me  donner  rendez-vous  à  l'un  des  débarcadères.  Une 
chaloupe  à  vapeur  chauffe  au  bas  de  l'appontemcnt.  Nous  embar- 
quons. Elle  suit  les  quais,  d'un  développement  considérable, 
qu'achève  la  maison  Hersent.  Nous  allons,  avec  le  courant,  vers  la 
mer  qu'on  ne  découvre  pas  encore.  Le  Tage,  en  cet  endroit,  est 
resserré  entre  la  ville  et  de  hautes  falaises.  Il  coule  rapide; on  le 
devine  profond.  Nous  croisons  des  gabares  chargées  de  pierre, 
des  barques  de  pèche  dont  l'équipage,  endormi  sur  le  pont,  dans 
la  belle  chaleur  tempérée  par   la  brise,  a  confié  sa  destinée  et 


TERRE    d'eSPAGNE.  85 

celle  du  bateau  aux  mains  d'un  mousse  crépu  qui  tient  la  barre. 
La  tour  de  Belcm,  au  bout  d'un  banc  de  sable,  un  côté  touchant 
la  vague  et  l'autre  à  sec  sur  la  berge,  grandit  dans  le  soleil.  C'est 
la  plus  jolie  forteresse  du  monde,  toute  de  marbre,  toute  fleurie 
de  créneaux  armoriés,  de  logettes  à  balcons,  de  tourelles  en 
poivrières,  de  fenêtres  divisées  par  une  colonne  légère.  La  gen- 
tille guerrière  !  A  qui  a-t-elle  bien  pu  faire  du  mal?  M.  Billot,  qui 
la  connaît  bien  et  qui  l'aime,  assure  que  ce  fut  contre  les  felou- 
ques des  Maures  qu'elle  se  battit.  Je  veux  bien  le  croire,  bien  qu'il 
n'y  paraisse  pas.  Le  fort,  à  ce  qu'il  prétend,  est  même  encore  armé. 
«  Au  temps  de  la  guerre  de  Sécession,  il  n'hésitait  pas  àcanonner 
un  croiseur  sudiste  qui  passait,  au  mépris  de  la  consigne.  Le 
galant  Américain  répondait  par  un  salut  :  il  était  de  ces  gentils- 
hommes qui  ne  frappent  pas  une  femme,  même  avec  une  fleur, 
qui  ne  risquent  pas  d'endommager  un  bijou  gothique  par  un 
brutal  boulet  (1).  » 

Les  Lisbonnais  n'ont  pas  eu  le  même  respect.  La  ville  ne 
possédait  pas  d'autre  monument  de  premier  ordre,  si  ce  n'est 
l'église  des  Hiéronymites,  cette  grande  fleur  de  pierre,  jaune  et 
touffue  comme  un  chrysanthème,  qui  se  dresse  à  deux  cents  pas 
de  là:  aussi  n'a-t-elle  pas  manqué  de  le  profaner.  Il  fallait  une 
usine  à  gaz  :  on  Fa  placée  juste  derrière,  pour  faire  contraste.  Ses 
cloches  noires  servent  d'écran  à  la  dentelle  de  marbre  ;  la  che- 
minée enfume  les  créneaux  ;  des  tas  de  charbon  se  répandent 
jusqu'aux  assises  de  la  tour.  Et  j'ai  entendu  dire  que  la  concession 
de  cette  entreprise  criminelle  fut  obtenue  par  un  Français  !  Je 
détourne  les  yeux,  pour  regarder  en  avant  le  fleuve  qui  s'ouvre, 
resplendit  de  lumière,  se  barre  au  loin  d'écume,  vers  Cascaes. 

Nous  virons  de  bord,  et  nous  traversons  le  Tage.  Le  bateau 
revient  vers  Lisbonne,  en  suivant  les  falaises  à  pic,  très  nues  et 
de  couleur  ardente,  qui  resserrent  le  courant.  Lisbonne  couvre 
la  rive  gauche,  et  semble  une  ville  immense.  De  la  tour  de  Beleni 
jusqu'à  la  place  du  Commerce,  où  la  côte  tourne  un  peu,  elle  se 
développe  sur  une  longueur  de  six  kilomètres,  et  s'étend  à  trois 
kilomètres  encore  au  delà.  Étroite  d'abord,  et  comme  étirée, 
composée  de  deux  ou  trois  rues  que  dominent  des  crêtes  pier- 
reuses ou  des  jardins  d'un  vert  sombre,  elle  s'élargit  régulière- 
ment, gagne  sur  les  collines,  les  revêt  tout  entières,  descend 
dans  leurs  plis,  remonte  les  pentes  voisines.  Ses  maisons,  assez 

(1)  Une  Conjuration  en  Portugal;  Pombal  et  les  Tavora.  M.  Billot,  qui,  avant 
d'être  ambassadeur  près  le  Quirinal,  a  été,  comme  on  le  sait,  ministre  de  France  à 
Lisbonne,  a  fait,  dans  cette  brochure,  la  plus  heureuse  description  que  j'aie  lue  du 
paysage  de  Belcm. 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hautes,  très  serrées,  s'enlèvent  en  teintes  vives  entre  Feau  et  le 
ciel.  Elles  sont  rarement  blanches,  souvent  roses,  bleues,  lilas, 
jaunes  ou  même  grenat.  Sur  la  première  ligne  de  cette  mosaï- 
que, qui  flambe  en  plein  soleil ,  les  mâts  de  navire  pointent, 
comme  une  moisson  d'herbes  sèches. 

Et  tout  à  coup,  juste  au  milieu  de  la  ville,  en  face  de  la 
place  du  Commerce,  où,  le  premier  soir,  j'ai  vu  ce  beau  clair  d'é- 
toiles, la  falaise  s'arrête,  et  le  Tage  se  répand  dans  une  baie  d'une 
admirable  courbe,  aux  horizons  très  plats,  très  doux,  avec  de 
vagues  silhouettes  de  palmiers  et  de  pins.  Nous  gouvernons  droit 
sur  le  fond  de  cette  rade  lumineuse,  que  pas  une  ride  ne  ternit. 
En  regardant  vers  l'ouest,  et  tout  à  fait  dans  le  lointain,  j'en 
découvre  une  seconde,  plus  étendue  encore,  paraît-il,  appelée  la 
Mer  de  paille,  —  mar  de  pailha,  —  et  l'ingénieur,  M.  Maury, 
m'explique  que  la  grande  masse  d'eau  emmagasinée  par  la  marée 
dans  ces  deux  réservoirs,  drague  et  creuse,  en  s'écoulant  deux 
fois  le  jour,  la  partie  plus  étroite  du  fleuve  qui  s'en  va  vers  la 
mer,  et  entretient,  sans  frais  pour  le  trésor,  un  chenal  de  qua- 
rante mètres  de  profondeur.  Des  pécheurs  tirent,  sur  la  grève,  un 
filet  dont  les  lièges  semblent  en  mousse  d'argent.  L'équipage 
d'une  baleinière  de  la  marine  portugaise,  peu  pressé,  nageant 
avec  lenteur,  pour  le  plaisir,  nous  hèle  gaîment  au  passage. 
Nous  descendons  sur  les  marches  boueuses  d'un  grand  escalier 
de  pierre,  débarcadère  d'une  petite  résidence  royale,  un  peu 
abandonnée,  cachée  à  l'extrémité  de  la  baie.  Les  jardins  qui  l'en- 
veloppent sont  pleins  d'arbres  étranges.  Nous  traversons  une 
charmille  de  buis  haute  de  plus  de  six  pieds,  où  les  brins 
d'herbe,  depuis  longtemps,  n'ont  pas  été  foulés,  et  nousmontons, 
par  un  raidillon  sablonneux  et  croulant,  au  sommet  d'un  monti- 
cule ombragé  de  pins  parasols.  Vue  de  là,  Lisbonne  est  encore 
plus  belle.  La  mosaïque  a  disparu,  et  la  ville  apparaît,  vapo- 
reuse, divisée  en  trois  blocs  pâles  par  les  failles  profondes  qui 
coupent  ses  collines.  Un  seul  nuage  allongé,  tordu  comme  une 
fumée,  s'est  arrêté  au-dessus  d'elle,  et,  chauffé  par  le  soleil, 
éclaboussé  par  les  reflets  du  fleuve  et  de  la  ville,  se  désagrège  et 
se  disperse  en  minces  flocons  d'or. 

DEUX   AUDIENCES 

12  octobre. 

J'ai  été  reçu  hier  par  le  roi  à  Lisbonne,  et  aujourd'hui  par 
la  reine,  au  château  de  Gascaes. 

Le  roi,  venu  pour  la  journée  à  Lisbonne,  donnait  audience 


TERRE    D'ESPAGNE.  87 

dans  le  palais  das  Necessidades,  dont  les  jardins  et  les  bosquets 
d'orangers    couvrent   le    sommet    d'une   colline,    à  l'est  de   la 
ville.  Des  lanciers,  sabre  au  clair,  montaient  la  garde  au  pied 
de  l'escalier  d'honneur.  En  haut,  dans  la  première  salle,  un  déta- 
chement de  hallebardiers  formait  la  haie.  Leur  uniforme,  assez 
sévère,  comme  celui  des  hallebardiers  de  la  cour  d'Espagne,  leur 
belle  prestance,  le   geste   de   tous  les  bras  reposant  à  terre  la 
hampe  de  l'arme  au  passage  des  visiteurs,  composaient  un  tableau 
moyen  âge,  d'un  goût  rare,  qui  eût  séduit  un  peintre.  Dans  un 
salon  voisin,  se  tenaient  le  secrétaire  particulier  du  roi,  M.  de 
Pindella,  des  chambellans,  des  officiers,  un  ou  deux  diplomates 
au  costume  chamarré  de  broderies,  attendant  l'audience.  Très 
vite,  un  petit  groupe  se  forma  autour  de  M.  le  ministre  de  France, 
qui  avait  bien  voulu  me  présenter.  Une  conversation  s'engagea, 
à  voix  basse.  Et  cela  ne  suffit  pas,  sans  doute,  pour  permettre  de 
juger  la  société  de    Lisbonne,   en  ce    moment  dispersée  ;  mais 
l'accueil  empressé  fait  au  ministre  de  France,  l'étude  des  phy- 
sionomies, le  thème  et  le  ton  de  la  causerie,  ne  démentaient  pas 
ce  qu'on  m'avait  dit  de  l'extrême  affabilité  du  monde  portugais. 
Pendant  cette  demi-heure  d'attente,  j'ai  entendu  parler,  —  en 
très  bon  français,  —  de  poésie,  de  théâtre,  de  paysage.  J'ai  appris 
même  qu'il  y  avait  des  poètes  à  la  cour  de  Portugal.  Quant  au 
souverain,  dont  la  présence  dans  une  pièce  voisine  était  à  chaque 
moment  rappelée  par  le   va-et-vient  d'un  officier  d'ordonnance, 
je  savais  quïl  était  également  lettré,  qu'il  possédait  à   fond  le 
français,  l'anglais,  l'espagnol,  l'allemand,  l'italien,  et  même,  je 
crois,  le   russe.   On  m'avait  raconté  qu'il    peignait   fort  bien  à 
l'aquarelle,  excellait  aux  armes,  et  pouvait  passer  pour  un  des 
premiers  fusils  de  l'Europe.  Mais  nous  ne  connaissons  la  phy- 
sionomie des  rois  que  par  les  timbres-poste.  Et  les  timbres-poste 
sont  souvent  en  retard.  Quand  je  fus  introduit  devant  Sa  Majesté 
le  roi  don  Carlos,  je  fus  surpris  de  voir  qu'il  portait  toute  sa  barbe, 
blonde,  courte  et  frisée.  Use  tenait  debout,  appuyé  à  une  console, 
en  uniforme  de  général  en  chef,  dolman  noir  avec  le  bâton  de 
commandement  brodé  au  col,  et  pantalon  gris  à  bande  rouge.  Il 
avait  causé  quelques  minutes,  seul  à  seul,  avec  M.  Bihourd.  Quand 
j'arrivai,  les  questions  d'affaires  terminées,  le  roi,  très  aimable- 
ment, me  tendit  la  main,  me  témoigna  le  regret  que  le  Portugal 
fût   si  peu  connu  à  l'étranger,  me  demanda  quelle  impression 
m'avait  faite  Lisbonne,  et,  sans  chercher  les  mots,  avec  la  même 
facilité  d'expressions  que  s'il  eût  parlé  portugais,  me  donna  des 
aperçus  intéressans  sur  les  diverses  provinces  du  royaume,  sur 
le  peuple,  et  parla  de  plusieurs  littérateurs  portugais  dont  le  nom 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  été  prononcé.  Puis,  relevant  avec  beaucoup  de  bonne  grâce 
une  allusion  du  ministre  de  France  :  «  Vraiment,  cela  vous  inté- 
resserait de  voir  quelques-unes  de  nos  pièces  rares  d'orfèvrerie?  » 
Le  roi  quitte  le  salon  de  réception.  Nous  le  suivons.  Il  traverse 
ses  appartenions  particuliers,  arrive  dans  un  grand  cabinet  de 
travail,  et  nous  montre  des  aiguières  ciselées,  d'un  très  beau 
style,  posées  sur  les  tables,  puis  des  manuscrits  et  des  livres 
précieux  de  sa  bibliothèque.  Je  remarque,  sur  des  chevalets, 
plusieurs  marines  ébauchées,  d'un  impressionnisme  très  juste. 
Enfin,  avant  de  nous  congédier,  pensant  qu'il  ferait  plaisir  à  ce 
Français  qui  passe,  le  roi  me  permet  de  voir  la  célèbre  argen- 
terie de  Germain,  et  ajoute  en  riant:  «  Si  vous  rencontrez  quel- 
qu'un, dites  que  c'est  moi  qui  vous  envoie.  »  Et  c'est  ainsi  que  j'ai 
pu  étudier  à  loisir,  sur  trois  dressoirs  de  la  salle  à  manger  du 
palais,  les  pièces  d'orfèvrerie  du  plus  pur  Louis  XV,  qui  n'ont 
pas,  prétend-on,  de  rivales  en  Europe.  La  maison  de  Bragance 
possédait  deux  services  du  même  maître,  l'un  pour  le  gras,  l'autre 
pour  le  maigre.  La  branche  brésilienne  emporta  celui-ci  en  Amé- 
rique, et  l'autre  partie  de  la  vaisselle  plate,  ornée  d'animaux,  de 
pampres,  de  feuillages,  d'une  valeur  inestimable,  demeura  la  pro- 
priété de  la  maison  de  Portugal. 

La  cour  est  encore  à  Cascaes.  C'est  un  petit  village  de  pêcheurs, 
à  l'embouchure  du  Tage,  devenu,  dans  ces  dernières  années,  une 
station  balnéaire  florissante  et  luxueuse.  On  voit  encore,  sur  la 
plage,  des  barques  longues,  tirées  à  sec,  d'autres  qu'on  repeint, 
d'autres  qui  arrivent  du  large,  n'ayant  qu'un  mât,  une  voile  en 
forme  de  croissant  de  lune  et  portant,  sur  la  vergue  cintrée,  une 
demi-douzaine  d'hommes  à  cheval,  occupés  à  carguer  la  toile. 
Les  rues  voisines  sont  tout  étroites,  avec  des  maisons  basses  et 
des  filets  pendus  à  des  clous.  Le  château  royal  n'est  lui-même 
qu'un  vieux  fort,  bâti  sur  une  pointe,  et  transformé,  tant  bien  que 
mal,  en  habitation.  Les  murs  d'enceinte  sont  intacts.  Une  terrasse 
à  créneaux,  encore  armée  de  canons,  borde  la  rive  de  la  petite 
anse,  et  sert  de  lieu  de  promenade  et  de  récréation  aux  infans. 
Ses  remparts  tombent  à  pic  sur  une  avenue  plantée  de  palmiers 
et  touchant  la  mer.  On  découvre  de  là  le  cours  du  Tage  jusqu'à 
Lisbonne,  et  les  montagnes  bleues  de  Cintra  dans  les  terres,  et, 
vers  l'occident,  la  mer  libre. 

Le  grand  deuil  de  la  reine  avait  suspendu  les  audiences,  et  j'ai 
été  reçu  par  une  exception  due  à  ma  qualité  de  Français,  et  dont 
j'ai  vu  tout  le  prix  lorsque  j'ai  été  admis  en  présence  de  la  souve- 
raine. L'aimable  comte  de  Sabugosa,  grand-maître  de  la  maison 
de  la  reine,  me  fit  traverser  une  cour,  une  antichambre  un  grand 


TERRE    D'ESPAGNE.  89 

salon,  et  m'introduisit  dans  un  petit  salon  jaune  ouvrant  sur  la 
terrasse.  La  reine  Amélie  était  en  deuil,  avec  de  simples  bracelets 
d'or  au  bras  gauche.  Elle  me  fit  asseoir,  et,  tout  de  suite  me  parla 
de  la  France.  Elle  est  grande,  jeune,  très  jolie,  avec  un  teint  déli- 
cieux et  des  yeux  si  bons,  si  intelligens,  si  sérieux,  qu'il  ne  me 
souvenait  guère  d'avoir  rencontré  un  charme  aussi  complet.  Tandis 
qu'elle  me  parlait,  j'étudiais  l'expressive  bonté  de  ce  regard  droit 
et  franc,  et  je  comprenais  l'enthousiasme  des  femmes  de  Séville 
qui,  dans  les  rues,  lorsque  la  reine  était  encore  la  duchesse 
de  Bragance,  l'interpellaient  avec  leur  liberté  méridionale,  et 
s'écriaient  :  «  Mais  arrôte-toi  donc!  Vive  ta  mère!  Vive  la  grâce! 
Que  tu  es  belle  !  »  La  reine  voulut  bien  me  dire  qu'elle  était  heu- 
reuse de  recevoir  un  compatriote  :  «  Si  vous  saviez  ce  que  cela 
m'a  coûté,  de  traverser  la  France,  mais  de  la  traverser  seule- 
ment !  »  Elle  ajouta,  retenant  à  peine  ses  larmes  :  «  Il  a  fallu 
que  mon  père  mourût  pour  qu'on  vît  quelle  grande  âme  c'était. 
D'ailleurs,  on  lui  a  rendu  justice...  On  a  été  respectueux...  » 
Elle  me  parla  ensuite  du  palais  de  Cintra,  de  Lisbonne  et  du  Por- 
tugal, de  plusieurs  choses  encore,  et  de  «  cette  admirable  reine 
d'Espagne.  »  Pendant  ce  temps,  un  vieux  chambellan  se  prome- 
nait sur  la  terrasse.  Je  voyais  passer,  dans  l'encadrement  de  la 
porte-fenêtre,  son  ombre  digne.  Les  jeunes  princes  couraient 
autour  d'un  affût  de  canon,  entre  deux  tas  de  boulets  noirs.  Plus 
loin,  deux  dames  d'honneur,  par-dessus  le  rempart,  regardaient 
la  mer.  Quand  la  reine  Amélie  se  leva,  elle  me  recommanda  : 
«  Dites  du  bien  de  ce  bon  peuple  portugais.  »  Je  n'ai  pu  étudier 
le  peuple  d'assez  près  et  assez  longuement  pour  le  juger,  mais 
j'ai  pu  acquérir  du  moins  la  conviction,  et  la  fierté,  que  la  France 
lui  a  donné  une  souveraine  accomplie. 

Je  retrouvai  dans  le  grand  salon  M.  de  Sabugosa;  une  voiture 
l'attendait  à  la  porte  du  palais,  et,  avant  de  rentrer  à  Lisbonne, 
je  pus  faire  le  tour  de  ce  petit  territoire  de  Cascaes,  où,  par  la 
vertu  de  la  faveur  royale  et  de  la  mode,  on  voit  surgir  de  terre  des 
villas,  des  hôtels  et,  ce  qui  est  beaucoup  plus  remarquable,  une 
végétation  inconnue.  Je  ne  sais  comment  les  arbres  réussissent  à 
pousser  sur  les  falaises  qui  s'étendent  au  delà  de  la  résidence 
royale.  La  pierre  affleure  partout,  mais  ils  poussent.  Un  bois  de 
Boulogne  se  dessine,  encore  jeune,  à  l'état  de  baliveaux  et  de 
bourgeons  pleins  d'espoir,  dont  la  vitalité  diminue,  cependant, 
dans  le  voisinage  de  la  mer.  Celle-ci  est  d'un  bleu  indigo,  du  bleu 
des  pays  très  chauds,  et  elle  bat  une  côte  sauvage,  hérissée  de 
roches  jaunes  veinées  de  noir.  Nous  nous  arrêtons  un  moment 
pour  voir  le  Trou  d'enfer,  un  de  ces  gouffres,  si  nombreux  sur  le 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

littoral  breton,  où  la  vague  tournoie  et  tonne  quand  la  marée 
monte.  Il  y  a  des  garde-fous  en  fil  de  fer,  une  terrasse  cimentée, 
avec  une  cabane  pour  les  marchands  de  gâteaux.  Heureusement 
cet  excès  de  civilisation  ne  gâte  qu'un  point  négligeable  de  la 
falaise,  qui  s'en  va,  rousse  et  bordée  de  lumière  aveuglante,  jus- 
qu'au cap  da  Roca,  le  plus  occidental  de  l'Europe.  Ces  mots-là 
sonnent  bien,  et  je  regarde  avec  complaisance  ce  cap,  le  plus  occi- 
dental... Puis,  un  détour  dans  les  terres,  et  alors,  de  vrais  jardins, 
des  parcs  touffus,  des  promenades  plantées  de  palmiers  magni- 
fiques, de  bananiers,  et  une  foule  de  maisons  d'un  grand  luxe 
peintes  de  couleurs  tendres,  toutes  fraîches,  toutes  pimpantes. 
La  plus  belle  est  peut-être  celle  du  duc  de  Palmella.  Mais  le  noble 
duc  a  bâti  non  loin  de  là  un  chalet  pour  ses  gens  de  service;  une 
liane  s'est  emparée  de  cette  construction  plus  modeste  qu'on  lui 
abandonnait,  et  je  ne  sais  pas  d'architecture  comparable  à  ces 
buissons  de  grappes  mauves  dont  elle  couvre  les  fenêtres. 

LES   JARDINS   DE   CINTRA 

Lisbonne,  13  octobre. 

Cintra  est  un  nid  de  verdure,  une  station  d'été  très  élégante, 
dans  une  toute  petite  sierra  hérissée  d'arbres,  qui  se  lève  à  peu 
de  distance  de  Lisbonne,  suit  une  ligne  parallèle  au  Tage  et  finit 
dans  la  mer.  La  cour  y  passe  près  de  trois  mois,  de  juillet  à  la 
mi-septembre,  et  descend,  quand  la  chaleur  s'apaise,  vers  le  châ- 
teau de  Cascaes,  où  elle  habite  jusqu'aux  premiers  jours  de 
novembre.  Le  roi,  dit-on,  préfère  le  mouvement  de  Cascaes,  les 
promenades  et  les  excursions  de  pêche  à  l'embouchure  du  Tage  ; 
la  reine  a  une  prédilection  pour  les  ombrages  recueillis  de  Cintra, 
pour  ces  beaux  chemins  en  pente,  aux  tournans  difficiles,  où  elle 
conduit  à  quatre,  avec  une  adresse  merveilleuse. 

Le  paysage  est  romantique  à  souhait.  En  une  heure  de  chemin 
de  fer,  à  travers  une  banlieue  pleine  do  jardins,  de  villas  et  de 
moulins  à  vent  dont  les  ailes  de  toile  dessinent  une  croix  de  Malte, 
on  atteint  le  pied  de  la  montagne.  Là  commence  l'enchantement. 
Vue  d'en  bas,  la  montagne  est  toute  bleue  ;  elle  porte  au  sommet 
un  grand  château  qui  paraît,  lui  aussi,  fait  avec  de  l'azur,  et  qui 
tord  ses  murailles  autour  de  toutes  les  pointes  de  roche,  qui 
dresse,  en  plein  ciel,  la  silhouette  la  plus  compliquée  de  tours 
rondes  et  carrées,  de  terrasses  crénelées,  de  coupoles  revêtues 
de  faïence  et  luisantes  vaguement.  On  monte  à  cheval  ou  à  âne, 
et,  dès  qu'on  a  dépassé  le  village  de  Cintra,  la  forêt  vous  enve- 
loppe, forêt  de  sapins  mêlés  d'ormes,  d'eucalyptus  et  de  bouleaux. 


TERRE    D'ESPAGNE.  91 

Le  chemin  se  plie  en  lacets  ;  le  lierre  roule  en  cascades  aux  deux 
bords;  on  aperçoit,  entre  les  branches,  des  plaines  qui  se  fondent 
peu  à  peu  et  pâlissent  à  leur  tour;  des  sources  coulent  à  travers 
bois  ;  l'air  salin  se  parfume  de  résine  ;  des  colonies  de  lis  roses 
s'épanouissent  aux  rares  endroits  où  le  soleil  peut  toucher  la 
terre.  Jusque-là  nous  avons,  mon  compagnon  de  voyage  et  moi, 
marché  en  route  libre,  sans  rencontrer  personne,  sur  le  sol 
commun  des  rois  et  des  charbonniers.  Une  barrière  coupe  une 
avenue  :  c'est  l'entrée  du  parc  royal.  Un  jardinier,  en  bonnet  de 
laine,  nous  introduit  et  nous  explique  que  les  équipages,  môme 
ceux  de  la  cour,  ne  pourraient  sans  danger  gravir  les  pentes  qui 
nous  séparent  du  château,  et  que  le  roi  et  la  reine,  en  descendant 
de  voiture,  doivent  monter  à  âne  pour  achever  le  trajet.  Nous 
traversons  des  jardins  abrités,  minutieusement  tenus,  où  les 
fleurs  sont  vives  encore,  un  bois  de  mimosas  côtoyant  un  ruis- 
seau très  clair,  un  bois  de  citronniers,  un  autre  de  camélias  géans, 
puis  un  corridor  voûté  et  tournant  qui  donne  accès  dans  le  palais, 
des  terrasses,  des  chemins  de  ronde,  une  chapelle  froide  et  battue 
par  le  vent  de  mer;  enfin,  par  une  échelle,  nous  grimpons  au 
sommet  de  la  grande  coupole  jaune  :  toute  la  sierra  est  à  nos 
pieds,  dentelée,  touffue,  énorme  haie  de  verdure  allant  droit  vers 
la  mer  que  le  soleil  met  en  feu;  au  bas  de  ses  deux  pentes,  à 
gauche  où  le  Tage  coule  au  loin,  à  droite  où  s'étendent  des 
plaines,  il  semble  qu'il  n'y  ait  plus  de  végétation,  mais  seulement 
des  terres  nues,  entièrement  plates,  d'une  môme  teinte  lilas,  que 
perlent  çà  et  là  des  semis  de  maisons  blanches,  et  d'où  le  regard, 
las  de  lumière  confuse,  revient  vers  la  forêt  fraîche,  vers  les 
cimes,  fuyantes  au-dessous  de  nous,  qu'illumine  le  scintillement 
des  pins,  vers  les  ravins  d'ombre  où  se  devine  un  détour  de  sen- 
tier. 

Et  ce  n'est  pas  encore  la  merveille  de  Cintra.  Un  ami  nous  a 
conseillé  de  visiter  la  villa  Cook.  Du  haut  du  château  de  la  Pena, 
j'ai  aperçu,  dans  les  frondaisons  qui  entaillent  le  bord  de  la  plaine, 
la  masse  pâle  d'un  palais  arabe.  Il  nous  faut  descendre  près  de 
six  cents  mètres  de  pente,  tantôt  à  travers  les  bois,  tantôt  dans 
des  lits  de  ruisseaux,  ou  entre  deux  murs  tapissés  de  lierre  et 
coiffés  de  branches  de  cèdres.  L'air  s'attiédit  et  se  charge  d'arômes 
puissans,  mystérieux,  qui  font  chercher  du  regard  des  arbres  in- 
connus. Les  eucalyptus  trouent  de  leurs  grandes  gerbes  glauques 
le  vert  noir  des  sapins.  Un  palmier  dresse  au-dessus  d'eux  son 
bouquet  de  plumes.  Voici  une  maison  de  garde,  une  toute  petite 
barrière,  et  une  allée  qui  s'enfonce  en  pente  raide  sous  les  arbres 
enchevêtrés. 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  C'est  bien  le  palais  de  Monscrrat,  la  villa  Cook  »,  me  dit  un 
homme  qui  passe,  à  cheval  sur  un  âne  minuscule  et  chargé  de 
fagots,  les  jambes  traînant  à  terre...  Lady  Cook!  on  m'a  parlé 
d'elle  à  Lisbonne  :  une  Américaine  qui  s'appelait,  de  son  nom  de 
jeune  fille,  miss  Tennessee  Claflin,  descendante  de  la  maison 
ducale  de  Hamilton,  richissime,  apôtre  de  l'émancipation  fémi- 
nine, mariée  à  un  Anglais,  l'un  des  principaux  importateurs  de 
la  cité.  Elle  est  célèbre  dans  son  pays  d'origine.  A  dix-neuf  ans, 
elle  commençait  une  campagne  de  conférences  en  faveur  des 
droits  de  la  femme  ;  un  peu  plus  tard,  elle  ouvrait,  à  New  York, 
avec  sa  sœur,  une  banque  où  elle  réalisait,  en  quelques  années, 
un  bénéfice  de  cinq  millions  de  dollars,  dirigeait  une  revue 
d'études  sociales,  écrivait  une  quinzaine  de  volumes,  se  faisait 
élire  membre  du  Sénat  ;  exclue  par  un  vote  des  Pères  conscrits 
de  là-bas,  elle  leur  intentait,  devant  la  cour  suprême,  un  procès 
retentissant  ;  enfin,  elle  fondait  à  ses  frais  les  premiers  clubs 
féminins,  dont  l'idée  a  fait  fortune,  comme  on  le  sait,  dans  toutes 
les  grandes  villes  d'Amérique.  A  Lisbonne,  on  n'avait  pas  pu  me 
dire  si  lady  Cook  se  trouvait  à  Cintra.  Je  savais  seulement  qu'elle 
n'habitait  Monserrat  que  quatre  ou  cinq  semaines  par  an,  et  que 
le  palais,  meublé  avec  une  richesse  inouïe,  était  sévèrement 
gardé  contre  la  curiosité  des  voyageurs. 

Mais,  une  fois  déplus,  la  chance  me  servit  bien.  Nous  suivons 
l'allée  qu'ombragent  des  arbres  de  toutes  les  essences  méridio- 
nales ;  les  feuillages  les  plus  rares  se  croisent  au-dessus  de  nous; 
des  lianes  courent  d'une  branche  à  l'autre  et  retombent  en  grappes 
violettes  ou  pourpre.  Je  commence  à  marcher  tout  doucement, 
de  peur  que  cette  forêt  vierge  ne  s'évanouisse,  au  bruit  étranger 
de  mes  pas,  comme  dans  les  contes  de  fée.  Les  sous-bois  sont 
pleins  de  mousse.  Il  y  a  une  grande  lumière  en  avant,  et,  quand 
j'ai  franchi  un  pont  de  bois,  je  vois  que  cette  lumière  est  une 
façade  blanche,  au  milieu  de  laquelle  s'ouvre  une  porte  au  faîte 
ajouré,  semblable  à  celle  des  mosquées,  et  que  sur  le  seuil 
deux  femmes  sont  debout,  près  d'une  balustrade  qu'enveloppent 
des  géraniums.  Elles  sont  en  noir.  Les  fées  ne  portant  jamais  le 
deuil,  autant  qu'il  m'en  souvient  d'après  d'anciennes  lectures,  je 
comprends  que  nous  sommes  en  présence  de  la  châtelaine  et 
d'une  de  ses  parentes  ou  amies.  Mon  compagnon  de  route  s'est 
avancé,  et,  comme  il  parle  très  facilement  l'anglais,  je  l'entends 
qui  demande  l'autorisation  de  visiter  le  parc.  La  dame  qui  lui 
répond  est  grande,  mince,  encore  jeune  de  visage  malgré  ses 
bandeaux  de  cheveux  gris.  Elle  a  dû  être  fort  belle,  d'une  beauté 
poétique  et  rêveuse.   Et  elle  a  des  yeux  clairs,  énergiques.  Le 


TERRE    D'ESPAGNE.  93 

dialogue  se  poursuit  une  minute.  Elle  apprend  que  je  suis  écrivain. 
Le  souvenir  de  sa  réputation  littéraire,  de  ses  articles,  de  ses  con- 
férences, du  Woodhull  and  Claflin  Weekhj,  plaident  sans  doute, 
auprès  de  lady  Cook,  en  faveur  des  deux  inconnus  ;  elle  a  le  bon 
goût  de  ne  pas  même  s'informer  si  je  suis  partisan  de  l'émanci- 
pation :  elle  nous  invite  à  visiter  le  palais.  Par  le  couloir  de 
style  oriental,  orné  de  colonnes  de  marbres  rares,  de  statues,  et 
d'une  fontaine  au  milieu,  nous  pénétrons  dans  une  série  de 
salons  qui  sont  plutôt  des  musées  que  des  appartemens  de  récep- 
tion. Les  vieux  japon,  les  vieux  chine  abondent,  non  pas  les 
modèles  de  bazar,  mais  des  pièces  de  toute  beauté,  d'un  rose  ou 
d'un  vert  tendre  à  désespérer  les  porcelainiers  de  Sèvres.  L'Inde, 
la  Perse,  l'Asie  Mineure,  l'Afrique,  sont  représentées  par  des 
meubles,  des  stores,  des  tentures,  des  idoles  dorées,  des  armes, 
des  ivoires,  des  vases  émaillés  de  la  grande  époque  arabe,  de 
ceux  dont  le  vernis  enferme,  dans  sa  transparence  nacrée,  tous 
les  reflets  de  l'arc-en-ciel.  Un  contraste  drôle  :  devant  les  che- 
minées, qui  sont  aussi  des  œuvres  d'art,  et  dans  chacune  des 
pièces,  on  avait  disposé  un  rang  de  potirons  et  de  courges,  qui 
achevaient  de  mûrir  à  l'abri. 

L'aimable  propriétaire  de  Monserrat,  malgré  le  soleil,  malgré 
une  promenade  projetée,  veut  encore  nous  montrer  une  vallée 
de  son  domaine.  «  Vous  allez  voir  mes  fougères  !  »  nous  dit-elle. 
Nous  repassons  près  des  lianes  lleuries,  nous  tournons  à  droite. 
J'entends  des  coups  de  pioche.  Sous  bois,  au  bord  d'une  cascade 
embarrassée  de  feuillages,  nous  saluons  M.  Cook,  vieil  Anglais  à 
barbe  blanche,  qui  surveille  la  transplantation  d'une  fougère 
arborescente  haute  de  cinq  ou  six  mètres  et  grosse  comme  un 
mât  de  navire.  Il  est  coiffé  du  large  panama  des  planteurs.  Il 
nous  indique  la  meilleure  route  à  suivre  pour  voir  le  plus  beau 
coin  du  parc.  Alors,  ayant  pris  congé  de  nos  hôtes,  nous  descen- 
dons seuls,  les  pieds  dans  les  lacis  de  lierre  et  les  touffes  de  per- 
venches, sous  la  voûte  découpée  à  jour  des  fougères  qui  emplissent 
le  ravin.  Des  palmiers,  des  cocotiers,  des  caoutchoucs,  des  poi- 
vriers leur  font  suite.  Ils  forment  une  épaisse  forêt.  Des  racines 
barrent  les  sentiers;  des  troncs  morts  de  vieillesse  ou  brisés  par 
le  vent,  couchés  sur  des  fourrés  verts,  dorment  leur  sommeil 
sans  plus  toucher  la  terre  qu'au  jour  des  premières  sèves.  C'est  la 
forêt  vierge,  un  jardin  sauvage  tel  que  je  n'en  ai  pas  vu  d'autre. 
Pendant  une  heure  j'ai  vécu  au  Brésil,  j'ai  cherché  les  aras  à 
huppe  d'or  au  sommet  des  lianes,  pensé  aux  tigres,  écouté  les 
sources  et  bu  les  lourds  parfums,  pétris  de  vie  et  de  soleil,  qui 
grisent  comme  du  Champagne. 


94  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


DERNIERES    PROMENADES   DANS    LISBONNE 

Lisbonne,  15  octobre. 

Voilà  une  semaine  entière  que  je  suis  à  Lisbonne.  Qu'ai-je 
fait  de  ces  deux  derniers  jours?  A  peu  près  rien.  J'ai  vécu  en 
plein  air,  matin,  midi  et  soir.  Je  me  suis  laissé  prendre  à  la 
paresse  de  toutes  les  choses  et  de  tous  les  êtres  qui  m'environ- 
naient. J'ai  contemplé,  de  la  terrasse  de  la  légation  de  France  où 
il  y  a  des  jasmins  bleus,  comme  j'en  avais  cueilli  à  Palerme,  où 
d'un  tout  petit  jardin  que  j'ai  découvert  en  haut  de  la  rua  do 
Quclhas,  le  Tage,  élargi  par  la  nuit  qui  efface  les  rives,  devenu  un 
grand  golfe  d'azur  pâle,  où  dorment  des  centaines  de  vaisseaux 
immobiles  parmi  des  millions  d'étoiles  tremblantes.  J'ai  assisté  à 
une  course  de  taureaux  portugaise,  point  sanguinaire,  point 
émouvante,  mais  d'une  jolie  mise  en  scène.  L'entrée  des  toreros, 
le  jeu  des  cavalleiros,  étaient  des  spectacles  du  plus  grand  art  : 
le  dernier  acte  était  presque  ridicule.  Vous  imaginez-vous  Mazzan- 
tini  obligé  de  paraître  avec  une  épée  de  bois,  devant  une  bête 
dont  les  cornes  sont  emmaillotées  dans  une  gaine  de  cuir!  Cela 
rappelait  beaucoup  trop  les  arènes  de  la  rue  Pergolèse. 

Qu'ai-je  fait  encore  pendant  ces  deux  jours?  Hier  matin, 
dimanche,  j'ai  vu  aussi  la  modeste  chapelle,  mais  toute  pleine  de 
souvenirs  de  France,  de  Saint-Louis  des  Français.  Elle  est  située 
dans  une  pauvre  rue,  touchant  le  beau  quartier  de  l'Avenida. 
Comme  celle  de  Madrid,  elle  est  propriété  nationale  française,  et 
elle  abrite,  à  son  ombre,  un  hôpital,  une  école  de  filles  tenue  par 
des  religieuses.  J'ai  causé  assez  longuement  avec  un  vénérable 
prêtre,  chapelain  de  l'œuvre  depuis  trente-huit  ans,  M.  l'abbé  Miel. 
«  Vous  trouverez  en  lui,  m'avait  dit  M.  Bihourd,  un  homme  fort 
aimable  et  des  plus  instruits.  »  A  peine  ai-je  eu  manifesté  l'in- 
térêt que  je  prenais  à  l'histoire  de  ces  fondations,  que  l'archi- 
viste passionné  se  révéla  en  effet.  «  Nous  avons  des  trésors,  me 
dit-il,  des  pièces  qui  racontent,  depuis  1438,  sans  lacune,  la  des- 
tinée de  nos  compatriotes  à  Lisbonne.  J'ai  tout  classé  moi-même. 
J'ai  dressé  une  table.  Venez  !  »  Nous  étions  dans  un  salon  assez 
vaste,  pareil  à  un  parloir  de  couvent,  mais  décoré  de  portraits 
officiels  :  Henri  IV  faisait  vis-à-vis  à  Napoléon  III,  Charles  X  à 
Louis-Philippe;  les  bustes  en  plâtre  de  M.  Thiers,  du  maréchal 
de  Mac-Manon,  de  M.  Grévy,  de  M.  Carnot,  regardaient  un 
Louis  XIV  en  perruque.  M.  l'abbé  Miel  passa  dans  un  cabinet 
voisin,  et  ouvrit  devant  moi  des  liasses  d'actes  portugais  ou  fran- 
çais, des  diplômes,  des  contrats  de  vente,  un  manuscrit  du  pre- 


TERRE    D'ESPAGNE.  95 

mier  règlement  élaboré,  au  commencement  du  xve  siècle,  par 
les  principaux  de  la  colonie.  «  Ils  étaient  en  majorité  Bretons, 
ajouta-t-il,  et  c'est  pourquoi  vous  avez  pu  voir  un  autel  dédié  à 
saint  Yves.  Les  traits  abondent  qui  mériteraient  d'être  connus.  Si 
j'avais  le  temps  !  Mais  cette  joie-là  sera  pour  un  autre.  Voulez- 
vous  un  petit  exemple?  La  messe  de  dix  heures,  qui  vient  de  finir, 
réunissait  comme  d'habitude  une  bonne  partie  de  la  colonie 
française  :  savez-vous  pour  qui  elle  a  été  dite?  —  Je  ne  m'en 
doute  pas.  —  En  1581,  la  façade  de  la  chapelle  était  obstruée  par 
une  maison  appartenant  à  un  Portugais,  nommé  Marc  Heitor.  Ce 
brave  homme  donna  son  logis  à  l'œuvre  française,  à  la  double 
condition  qu'il  lut  démoli,  et  qu'une  messe  fût  célébrée  chaque 
dimanche  à  l'intention  du  donateur.  La  tradition  n'a  pas  été 
interrompue.  Voilà  comment,  ce  matin,  la  messe  a  été  dite  pour 
le  vieux  Marc  Heitor,  qui  était,  de  son  vivant,  cuisinier  de  Sa  Ma- 
jesté le  roi  de  Portugal.  »  Et  l'histoire  ne  finit  pas  là,  car  la  ville, 
ne  voulant  pas  rester  en  arrière,  s'empressa  d'exempter  d'impôts, 
lorsqu'elles  ne  seraient  pas  louées,  les  boutiques  construites  en 
bordure  de  la  rue,  dans  les  soubasscmens  de  la  maison  d'Heitor, 
et,  même  aujourd'hui,  si  le  cas  se  présentait,  le  vieil  acte  de  géné- 
rosité de  Lisbonne  profiterait  encore  à  l'œuvre  française. 

Enfin  je  me  suis  égaré,  ce  soir,  dans  une  rue  en  échelle  où 
habitent  les  marchandes  de  poisson.  Les  varinas,  la  journée  finie, 
assises  en  rond  ou  couchées  sur  le  sol,  barraient  toute  la  route, 
leurs  jupes  rouges,  bleues,  jaunes,  étalées  autour  d'elles.  Des  nuées 
d'enfans  en  chemise  galopaient  de  l'une  à  l'autre  de  ces  grosses 
pivoines  formées  par  le  cercle  des  mères  et  des  sœurs  aînées.  Pour 
passer,  il  fallait  faire  le  tour.  Et  au-dessus  d'elles,  dans  l'ouver- 
ture des  toits,  en  plein  ciel,  des  loques  multicolores  séchaient  au 
bout  d'une  perche.  Le  vent  les  secouait,  le  soleil  les  trouait.  Ces 
pauvres  choses,  chez  nous,  n'auraient  pas  valu  un  regard,  mais  le 
goût  du  Midi  les  avait  choisies,  la  lumière  les  transfigurait, 
et  c'était  de  la  poésie  encore,  accrochée  là-haut,  dont  la  rue 
s'égayait... 

Hélas  !  je  vais  partir  tout  à  l'heure.  Il  m'en  coûte.  Est-ce  le 
voyage  qui  m'effraie  ou  m'ennuie?  Sûrement  non,  car  je  vais  vers 
l'Andalousie,  que  j'ai  tant  souhaité  voir.  C'est  Lisbonne  qui  me 
retient.  Et  de  quoi  est  fait  ce  charme  dont  je  me  sens  lié  ?  J'ai  beau 
chercher,  je  ne  trouve  aucune  raison  bien  forte,  mais  j'en  découvre 
plusieurs  petites,  si  faibles,  si  puériles  que  je  suis  tenté  de  rire 
en  les  énumérant,  et  si  puissantes  ensemble  que  j'ai  envie  de 
pleurer  dès  que  je  ne  les  sépare  plus.  Bien  des  tendresses  sont 
ainsi.  Quel  est  donc  ce  cantique  dont  une  phrase  me  revient,  et 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tourne  en  moi  comme  un  refrain  :  «  Tu  m'as  pris  le  cœur  avec  un 
de  tes  yeux  et  avec  un  de  tes  cheveux  »  ? 

LA   MOSQUÉE   ET    LE   VIEUX    PONT 

Cordoue,  17  octobre. 

Cordoue,  c'est  Tolède  sans  son  paysage,  une  Tolède  de  plaine, 
à  peu  près  plate.  On  entre  par  une  avenue  bordée  d'aloès  formi- 
dables, et  cela  dit  éloquemment  que  le  climat  a  changé,  que  nous 
sommes  en  Andalousie,  terre  africaine.  Je  revois  les  mômes 
ruelles  tournantes  et  compliquées,  pavées  de  cailloux  pointus  et 
de  dalles  aux  deux  côtés,  les  mômes  patios  blancs,  déserts,  avec 
une  fontaine  de  marbre  aperçue  au  travers  des  grilles.  Mais 
l'impression  générale  est  bien  différente.  Tolède  était  une  ville 
ancienne,  et  celle-ci  n'est  que  fanée.  Trop  peu  de  monumens 
d'autrefois  sont  ici  restés  debout.  Ils  survivent  à  l'état  d'accidens 
superbes  dans  un  amas  de  maisons  médiocres,  retapées  et  à  demi 
banales,  ou  bien  intactes  mais  sans  architecture,  et  telles  qu'il  fau- 
drait l'étrange  caprice  des  pentes  pour  leur  donner  la  vie.  Une 
petite  joie  sort  des  piquets  de  fleurs  que  les  femmes  plantent 
dans  leurs  cheveux  :  deux  roses,  trois  brins  d'œillets,  du  jasmin 
blanc  surtout.  Il  faut  qu'elles  soient  bien  vieilles  pour  renoncer 
à  cette  coquetterie.  La  pauvret/;  s'en  accommode.  Je  viens  de 
m'arrôter  devant  un  soupirail  d'où  s'échappait  le  bruit  claquant 
d'un  métier,  et  mes  yeux,  mal  accoutumés  à  l'obscurité  de  celfe 
cave,  n'ont  vu  qu'une  fleur  de  géranium-lierre,  qui  s'élevait  et 
s'abaissait,  coupant  l'ombre  en  mesure. 

J'allais  vers  la  mosquée,  le  plus  complet,  le  plus  grandiose 
des  monumens  arabes  que  possède  l'Espagne.  Il  est  situé  presque 
au  bord  du  Guadalquivir  et  enveloppé  de  hauts  murs  jaunes.  Ces 
Arabes,  si  habiles  à  décorer  l'intérieur  des  palais  et  des  temples, 
négligeaient  le  dehors.  La  masse  carrée  de  l'enceinte  est  comme 
une  mauvaise  reliure  enfermant  le  chef-d'œuvre  d'un  maître  en- 
lumineur. On  entre  par  une  tour,  et,  tout  de  suite,  un  charme 
vous  saisit.  Vous  êtes  dans  un  jardin  clos,  dans  un  patio  planté 
d'orangers  et  de  palmiers.  Des  canaux  d'arrosage  courent  de  l'un 
à  l'autre.  C'est  un  lien  de  repos  qui  précède  l'église.  Le  peuple  y 
vient  dormir  dans  l'ombre  ronde  des  orangers.  A  la  fontaine  du 
milieu,  des  femmes  et  des  filles  emplissent  leurs  cruches  de  terre 
pâle.  Traversez  le  patio  et  poussez  une  porte.  De  la  pleine  lu- 
mière, vous  passez  dans  la  pénombre,  mais  l'impression  se  pro- 
longe, et  l'imago  d'un  jardin  ne  quitte  pas  l'esprit.  Le  bosquet 
s'est  épaissi  et  assombri  seulement.  Oh!  les  douces  allées  cou- 


TERRE    D'ESPAGNE.  97 

vertes!  Des  centaines  de  colonnes  légères  fuient  en  tous  sens, 
sveltes  comme  de  jeunes  troncs  de  palmiers,  d'où  s  élancent,  assez 
près  du  sol,  deux  arcs  superposés  qui  les  relient  l'une  à  l'autre. 
Les  colonnes  sont  de  marbres  rares  ;  les  arcs  sont  faits  de  pierres 
rouges  et  blanches  alternées.  Je  m'avance  dans  ce  bois  sacré,  je 
m'appuie  aux  piliers,  je  suis  du  regard  leurs  avenues  décrois- 
santes, et  voilà  que  cette  première  sensation  de  bien-être  et  de 
fraîcheur,  qui  me  rappelait  les  promenades  tardives,  sous  les  arbres 
où  la  lumière  n'arrivait  qu'atténuée  et  diffuse,  se  mêle  d'un  mal- 
aise vague.  Cette  joie  de  paradis  humain  n'a  fait  que  m'effleurer. 
Je  cherche,  avec  l'inquiétude  d'un  prisonnier,  les  nefs  lancées 
dans  l'espace,  par  où  l'âme  s'échappe  au  moins,  les  ogives  sup- 
pliantes, les  jours  ouverts  sur  le  plein  ciel,  le  geste  universel  des 
lignes  qui  m'invite  à  monter.  Je  croyais  entrer  dans  un  lieu  de 
prière,  et  les  choses  ne  me  répondent  point  :  elles  n'expriment 
pas  l'effort  d'une  humanité  qui  souffre  ;  elles  me  ramènent  à  des 
émotions  éprouvées  ailleurs,  et  qui  me  plaisent  seulement,  mais 
qui  ne  me  grandissent  pas.  J'ai  peur  d'être  injuste  envers  cet  art 
nouveau,  de  n'avoir  pas  tout  compris,  et,  tandis  que  le  cicérone 
promène  encore  la  flamme  de  son  rat  de  cave  le  long  des 
parois  dorées  de  la  niche  où,  jadis,  reposait  le  Coran,  je  recom- 
mence à  faire  le  tour  de  la  grande  futaie  enclose.  Je  lui  dis  tous 
les  mots  qui  peuvent  rendre  le  plaisir  de  mes  yeux  :  «  Comme 
tu  es  jolie!  Comme  elle  est  harmonieuse,  la  courbure  de  tes  arcs! 
Comme  ils  fuient  bien,  les  fûts  légers  aux  feuilles  rouges  et 
blanches!  Le  poète  qui  t'a  bâtie  t'avait  rêvée  d'abord,  étendu  près 
d'une  source,  à  l'heure  où  la  lumière  du  couchant  vient  en  rasant 
la  terre  et  blondit  les  sous-bois!  »  Mais  mon  cœur  ne  s'est  pas 
ému,  et  j'ai  couru  voir  le  vieux  pont. 

•Il  est  superbe.  Dix  siècles  de  lutte  contre  le  Guadalquivir, 
contre  la  pluie  et  le  vent,  ont  rongé  la  base  de  ses  piles  et  effrité 
ses  pierres.  Il  est  devenu  tellement  pareil  au  sol  des  deux  rives 
qu'il  unit,  qu'on  ne  l'en  distingue  plus,  et  qu'il  semble  être  un 
long  talus  de  terre  moulée,  percée  de  trous,  durcie  par  le  temps 
et  par  le  pied  des  mules.  A  l'extrémité,  vers  la  campagne,  un 
château  crénelé  se  dresse,  taillé  dans  la  même  poussière.  La 
campagne  voisine  est  triste,  à  peine  teintée  de  vert  par  de  petits 
saules  pâles.  Des  bancs  de  sable  coupent  le  fleuve.  Au-dessous 
de  moi ,  des  terrasses  plantées  descendent.  Leurs  murs  à  demi  ruinés 
se  renflent  par  la  base,  et  dentellent  le  courant.  Toute  l'œuvre  de 
l'homme  perd  ainsi  sa  forme  première,  et  se  fond  peu  à  peu  dans  la 
nature.  Mais,  sur  les  étroites  terrasses,  restes  de  jardins  royaux, 
où  des  bourgeois  de  Cordoue  cultivent  aujourd'hui  des  légumes, 

TOME  CXX1X.  —  1895.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

çà  et  là  on  voit  monter  la  boule  d'un  vieux  citronnier,  la  pointe 
noire  d'un  vieil  if,  arbres  vénérables,  plus  feuillus  que  jamais, 
et  que  la  main  des  grands  califes  a  peut-être  touchés. 

GRENADE   LA   NUIT.    —   GRENADE   LE   JOUR.    —   l'aLIIAMBRA.    —  LES 
GITANOS   DE   L'ALBAYCIN.    —   DANS   UNE   VIEILLE    ÉGLISE 

Grenade,  18  octobre. 

J'arrive  à  Grenade  la  nuit.  La  gare  est  loin  des  hauteurs  de 
l'Alhambra,  où  j'ai  choisi  mon  hôtel,  pour  l'amour  de  ce  nom 
magique.  J'ai  la  tête  pleine  des  enthousiasmes  d'Henri  Regnault 
et  des  vignettes  de  Gustave  Doré.  Tout  s'annonce  bien  :  une  nuit 
sombre,  une  ville  tortueuse,  et,  derrière  ma  voiture,  une  dili- 
gence de  la  sierra  entrant  à  fond  de  train  dans  Grenade.  Elle  est 
fantastique,  la  vieille  guimbarde  espagnole;  elle  bouche  toute  la 
rue  comme  un  grand  écran  noir;  je  ne  vois  ni  les  roues,  ni  les 
fenêtres,  ni  le  majorai  caché  derrière  sa  lanterne,  mais  une 
masse  d'ombre  qui  vient,  et,  en  avant,  dans  une  gerbe  de  rayons 
rouges,  cinq  mules  cabrées,  fumantes,  couleur  de  feu.  On  dirait 
des  bêtes  échappées,  des  bêtes  [do  lumière  et  de  rêve,  qui  nous 
poursuivent,  le  cou  tendu,  les  naseaux  en  sang,  les  oreilles  bor- 
dées de  pourpre.  Elles  s'évanouissent  à  un  tournant.  Nous  pas- 
sons sous  une  porte,  et  nous  voilà  dans  une  futaie  montante. 
L'air  devient  froid.  Plus  de  pavés,  plus  de  maisons,  rien  que  des 
bois  en  pente  et  le  bruit  des  eaux  courantes  dans  le  silence  de  la 
nuit.  La  voiture  s'arrête.  Je  cherche  l'Alhambra,  et  je  n'aperçois 
qu'une  façade  d'hôtel,  et,  partout  autour,  une  forêt  d'ormes 
immenses,  mouillés  par  les  pluies  d'automne,  balayant  de  leurs 
cimes  un  ciel  gris  sans  étoiles... 

—  Monsieur,  prenez-moi,  si  vous  voulez  un  bon  guide!  Les 
autres  ne  savent  rien  ! 

Ils  étaient  deux,  ce  matin,  qui  m'ont  crié  cela  à  mon  premier 
pas  hors  de  l'hôtel.  J'ai  pris  avec  moi  le  troisième  gamin,  qui 
n'avait  rien  dit,  et  j'ai  traversé  dans  sa  largeur  la  futaie  de  grands 
ormes  que  je  montais  hier  soir.  Elle  longe  les  murs  d'enceinte 
de  l'Alhambra.  Mon  guide,  qui  a  le  regard  câlin  des  jeunes  Arabes, 
danse  de  joie  derrière  mon  dos.  Je  me  détourne. 

—  C'est  que  je  suis  content!  me  dit-il.  Mais  je  savais  que  je 
conduirais  aujourd'hui  un  étranger! 

—  Gomment  le  saviez-vous? 

—  Puisque  j'ai  rencontré  trois  morts  en  sortant  de  la  maison, 
j'étais  sûr  d'une  bonne  journée.  Il  n'y  a  pas  de  meilleur  signe, 
monsieur.  Quand  nous  rencontrons  un  aveugle,  un  borgne,  nous 


TERRE    D'ESPAGNE.  99 

pouvons  bien  renoncer  à  courir  les  hôtels  et  dormir  toute  l'après- 
midi  :  pas  un  voyageur  ne  louera  nos  services.  Mais  un  mort, 
trois  morts  surtout,  voilà  qui  annonce  le  bonheur!  Moi,  je  suis 
rentré  bien  vite  à  la  maison,  et  j'ai  crié  à  ma  famille  :  «  Ré- 
jouissez-vous, je  vais  travailler  aujourd'hui!  »  Vous  voyez  bien  ! 
Au  bout  de  l'avenue  que  nous  suivons,  une  grande  porte 
s'ouvre  dans  une  tour  carrée  sans  créneaux,  marquée  de  la  main 
et  de  la  clef.  Le  chemin  tourne  dans  l'épaisseur  des  murs,  con- 
tinue en  montant,  et  débouche  sur  un  tertre  planté  d'ormeaux, 
la  cour  des  Citernes.  Un  homme  m'offre  un  verre  d'eau  glacée  et 
bleue,  qu'il  tire  d'un  puits  profond.  Un  autre  se  précipite  à  ma 
rencontre,  en  gesticulant.  C'est  un  affreux  mendiant  au  chapeau 
pointu,  à  la  veste  de  velours  galonnée  et  fripée,  qui  se  dit  prince 
des  bohémiens  :  «  Achetez  ma  photographie,  monsieur!  Deux 
francs  pour  les  Américains,  un  franc  pour  vous  qui  ne  l'êtes  pas!  » 
Je  m'enfonce  à  gauche,  où  sont  de  pauvres  jardins,  des  ruines 
de  murailles,  des  soulèvemens  de  terre  couvrant  d'autres  ruines, 
et,  l'enceinte  se  rétrécissant,  j'arrive  à  la  tour  de  la  Vêla.  L'es- 
calier se  tord  en  spirale;  nous  vivons  cinq  minutes  dans  le  noir, 
puis  le  jour  reparaît;  je  pose  le  pied  sur  la  plate-forme,  et  je 
découvre  une  des  vues  les  plus  harmonieuses  que  l'homme  puisse 
contempler.  Derrière  moi,  la  Sierra  Nevada,  toute  blanche  de 
neige.  Un  éperon  s'en  détache,  entièrement  boisé,  portant  à  son 
sommet  le  vaste  palais  de  l'Alhambra.  Je  suis  à  l'extrémité  de  cet 
éperon  vert,  très  haut  et  très  ardu.  Il  s'avance  jusqu'au  milieu 
de  la  ville.  Elle  est  là  tout  entière,  rose  et  déployée  en  éventail 
au-dessous  de  moi,  Grenade,  la  citée  tant  rêvée.  Vers  la  gauche, 
c'est  la  ville  nouvelle,  plus  vive  de  couleur  et  plus  tassée;  vers 
la  droite,  c'est  la  ville  ancienne,  hachée  de  menus  traits  d'ombre 
par  les  jardins  plantés  d'ifs,  montant  un  peu  sur  les  collines 
pelées  de  l'Albaycin,  le  faubourg  bohémien.  En  avant,  au  delà 
du  cercle  immense  des  maisons,  une  plaine  sans  limite,  douce- 
ment bleue  parce  qu'elle  est  lointaine,  traversée  de  lueurs  pâles 
qui  sont  des  bras  de  fleuve.  La  nature  espagnole  se  révèle  ici 
dans  toute  sa  splendeur.  Elle  manque  d'intimité.  Ne  lui  demandez 
pas  une  chute  de  moulin  encadrée  de  vingt  chênes,  une  vallée 
d'herbe  fraîche  avec  des  peupliers  en  couronne,  ou  même  un  beau 
groupe  d'arbres  faisant  un  berceau  d'ombre  au  toit  centenaire 
d'une  ferme.  Elle  ignore  les  tableaux  de  genre,  les  petits 
cadres  tout  faits  :  elle  est  âpre,  elle  est  nue,  elle  est  ouverte 
au  vent.  Mais  donnez-lui  l'espace;  laissez-la  développer  les  plis 
larges  de  ses  terres,  fondre  les  tons  de  ses  plaines,  bleuir  ses 
montagnes,  mettre  dans  l'air  du  ciel  une  telle  limpidité  qu'aucun 


100  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

trait  du  dessin  ne  s'efface,  qu'aucun  rayon  ne  se  perde  :  si  les 
hommes  alors  bâtissent  Grenade  aux  toits  roses,  ils  auront  ajouté 
la  vie  à  la  beauté  sereine  et  qui  n'a  pas  de  saison. 

Tout  près  de  moi,  en  ramenant  mes  yeux  sur  la  tour,  j'aperçois 
une  cloche.  Elle  est  fameuse  dans  les  traditions  du  pays,  la 
cloche  de  la  Vêla:  elle  sonne  le  2  janvier  pour  fêter  l'anniver- 
saire de  1492,  époque  à  laquelle  la  bannière  chrétienne  flotta 
sur  l'Alhambra.  Les  jeunes  filles,  ce  jour-là,  montent  en  foule 
pour  tirer  la  corde,  car  il  est  de  foi  populaire  que  les  carillon- 
neuses  du  2  janvier  se  marieront  dans  l'année.  Je  ne  me  lasse 
pas  d'étudier  le  paysage.  Je  me  rends  compte  de  la  forme  de 
cette  forteresse  de  l'Alhambra,  dont  les  murailles  suivent  les 
crêtes  du  promontoire  boisé  ;  mais  les  constructions  ne  se  relient 
plus  les  unes  aux  autres,  et  se  lèvent  isolées,  tours  ou  morceaux 
de  palais,  sans  ornement  extérieur,  parmi  des  terrains  semés  de 
ruines.  Mon  guide  m'interrompt: 

—  Il  faut  se  hâter,  si  vous  ne  voulez  pas  être  trempé  par  la 
pluie  ! 

En  effet,  des  nuées  d'automne,  accourues  des  sommets  de  la 
Sierra  Nevada,  crèvent  sur  nous,  et  bruissent  lourdement  sur 
les  ormeaux  des  pentes. 

Je  repasse  dans  la  cour  des  Citernes,  près  du  monstrueux 
palais  inachevé  dont  Charles-Quint  enlaidit  la  terre  sacrée  de 
l'Alhambra,  près  des  boutiques  de  marchands  de  photographies, 
de  marchands  d'antiquités  parisiens,  qui  viennent  là  «  pour  la 
saison  »,  et  je  visite  la  tour  des  Infantes,  la  tour  de  la  Captive, 
puis  les  salles  ou  les  patios  qu'il  suffit  de  nommer  pour  qu'une 
image  précise  réponde  à  l'appel  des  sons  :  la  cour  des  Myrtes, 
la  cour  des  Lions,  la  salle  des  Ambassadeurs,  la  salle  des  Aben- 
cérages,  les  bains,  la  salle  des  Deux-Sœurs,  et  tout  le  reste  que 
détaillent  les  guides. 

Qu'y  a-t-il  donc?  Oh!  vraiment,  «  il  pleure  dans  mon  cœur 
comme  il  pleut  sur  la  ville  !  »  Est-ce  l'humeur  du  temps  qui 
assombrit  la  mienne?  Je  regarde,  et  je  m'étonne  de  ma  froideur 
en  présence  de  merveilles  tant  vantées.  J'évoque  le  souvenir  de 
ces  pages  célèbres  qui  m'avaient,  il  me  semble,  chargé  d'admira- 
tion, comme  une  bobine  aimantée  l'est  d'électricité.  L'étincelle 
ne  part  pas.  Je  suis  déçu,  et,  en  y  songeant  bien,  la  pluie  n'explique 
pas  toute  ma  déception.  Vous  qui  n'avez  vu  l'Alhambra  qu'en 
photographie,  mon  ami,  ne  le  regrettez  qu'à  demi  :  la  cour  des 
Lions,  que  vous  imaginez  grande,  est  petite  en  réalité,  presque 
mesquine;  ses  lions  sont  moisis  par  l'humidité;  le  patio  des  oran- 
gers renferme  surtout  des  ifs  malingres  ;  l'eau  ne  court  plus  dans 


TERRE    D'ESPAGNE.  101 

les  rigoles  taillées  en  plein  marbre  qui  promenaient  autrefois, 
à  travers  le  palais,  la  fraîcheur  et  la  vie;  des  touristes  en  par- 
dessus, guidés  par  des  employés  en  uniforme,  déambulent  entre 
les  colonnes  et  rompent  tout  rêve  qui  s'ébauche,  et  si  vous  jetez 
les  yeux  sur  le  prodigieux  décor  des  murs  et  des  plafonds,  ah! 
mon  ami,  c'est  là  que  le  temps  s'est  montré  cruel,  et  l'homme 
aussi.  Vos  photographes,  avec  une  habileté  qui  trompe  l'étranger, 
ont  saisi  la  minute  où  les  jeux  de  lumière  et  d'ombre  étaient  le 
plus  harmonieux,  et  choisi  l'endroit,  bien  limité,  je  vous  assure, 
d'où  les  dessins  tracés  dans  la  pierre,  les  revêtemens  de  faïence, 
les  dentelles  de  stuc  festonnant  le  cintre  des  portes,  pouvaient 
donner  l'illusion  d'un  chef-d'œuvre  à  peu  près  intact.  Vous 
échappez  aux  plâtrages  qui  remplacent  les  pièces  tombées  d'elles- 
mêmes  ou  volées,  aux  restaurations  malheureuses,  à  la  misère 
de  tant  de  motifs  exquis,  sur  lesquels  il  a  coulé  de  l'eau  et  du 
temps,  tapisseries  dont  il  reste  la  trame,  dont  la  couleur  est 
morte.  Elle  est  morte,  et  au  fond  de  ces  alvéoles,  nids  d'abeilles 
disposés  en  corniches  ou  tapissant  les  voûtes,  un  peu  d'or,  un 
peu  de  rouge,  un  peu  d'azur  mêlés,  parlent  d'une  poésie  disparue 
qu'avec  ces  courts  fragmens  l'imagination  ne  parvient  pas  à  re- 
constituer. Je  ne  m'en  consolerai  pas.  Il  aurait  fallu  voir 
TAlhambra  dans  sa  nouveauté,  quand  les  maîtres  de  l'Islam, 
vêtus  aussi  bien  que  lui,  frôlaient  ses  dalles  de  marbre  du  pli 
brodé  de  leurs  tuniques.  Cet  art  de  l'Alhambra  était  léger,  tout 
décoratif,  fantaisiste  et  souriant  ;  il  exprimait  le  bien-être,  la 
gloire,  le  repos,  la  richesse;  sa  grâce  presque  entière  était  dans 
sa  jeunesse  ;  ses  œuvres  n'avaient  pas  les  lignes  sévères  que  l'œil 
retrouve  aisément,  et  elles  ont  pâli  avec  l'éclat  des  pierres,  et 
leur  beauté  délicate  a  souffert  plus  qu'une  autre  de  la  mort  des 
détails. 

Il  y  a  cependant  deux  choses,  dans  ce  musée  de  l'Alhambra, 
qu'on  ne  peut  dessiner  ni  décrire,  et  que  rien  ne  fanera  jamais: 
ce  sont  les  reflets  des  faïences  arabes,  et,  dans  l'encadrement  de 
toutes  les  fenêtres  ouvertes  sur  le  ravin  du  Darro,  ces  paysages 
de  second  plan,  ces  bouts  de  collines  pâles,  qu'une  cause  inconnue 
de  moi,  une  vertu  mystérieuse  sans  doute  de  l'air  de  la  Sierra, 
colore  d'une  teinte  laiteuse  et  bleue,  comme  si  le  jour  venait  à 
travers  une  opale.  Ils  me  séduisent  depuis  si  longtemps,  ces 
lointains  de  l'Albaycin,  que  je  quitte  le  palais  pour  aller  vers 
eux.  Nous  descendons,  par  la  porte  de  Fer,  dans  un  chemin  en 
pente,  fortement  encaissé,  sauvage,  que  dominent  bientôt  à 
gauche  les  falaises  caillouteuses  qui  portent  l'Alhambra  et  à 
droite  de  hauts  talus  couronnés  d'ormes.  Le  chemin  s'enfonce 


102  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

en  tournant  dans  le  ravin.  Le  temps  s'est  embelli.  Tout  à  coup, 
mon  guide  lève  les  bras  et  s'exclame  :  «  Quel  bonheur  !  »  Je  ne 
comprends  pas  d'abord.  Il  me  montre  quatre  hommes  montant, 
deux  par  deux,  et  balançant  sur  leurs  épaules  une  boîte  rose. 
«  Un  mort,  monsieur!  »  Quelques  gens  du  faubourg  bohémien, 
hommes  et  femmes,  suivent  à  la  débandade.  Le  petit  cercueil 
approche.  L'enfant  est  à  découvert,  vêtu  d'une  robe  blanche,  son 
pauvre  visage  pâle  couronné  de  roses,  et,  comme  c'est  un  garçon, 
un  voile  de  tulle  rouge  le  couvre  et  flotte  au  vent.  Une  pitié 
m'étreint  le  cœur  à  la  vue  de  ce  cortège  d'indifférens,  qui  passe 
sans  une  larme.  Elle  dure  encore,  lorsque  le  guide  s'écrie  de 
nouveau  :  «  Encore  un,  monsieur!  Non,  c'est  trop  de  chance!  » 
Je  le  fais  taire.  Et  nous  croisons  un  autre  convoi,  une  autre 
boîte  ouverte,  blanche  cette  fois,  où  une  petite  fille  est  étendue, 
fleurie  aussi  et  voilée  de  bleu.  Ils  montent.  J'entends  leurs  rires 
derrière  nous,  et  le  bruit  des  cailloux  déplacés  qui  roulent  et 
nous  poursuivent. Nous  arrivons  au  bas  de  la  gorge;  la  campagne 
s'élargit  devant  nous.  Sur  l'autre  bord  d'un  ruisseau,  le  faubourg 
de  l'Albaycin  s'étage  aux  flancs  des  collines,  quelques  maisons  de 
pierre  d'abord,  puis  des  trous  irrégulièrement  percés  dans  la 
terre,  des  séries  de  cavernes  reliées  par  des  sentiers  bordés  de 
cactus.  C'est  le  royaume  des  bohémiens,  tondeurs  et  souvent  vo- 
leurs de  mules,  forgerons,  étameurs,  dont  les  femmes  sont  quel- 
quefois belles,  toujours  sales,  habiles  à  tisser  des  couvertures,  à 
tresser  des  paniers  et  à  dire  la  bonne  aventure.  Ils  vivent  là,  sans 
autres  lois  que  leurs  coutumes,  sous  l'autorité  d'un  capitaine 
qui  répond  de  leurs  délits  devant  la  police  de  Grenade. 

Je  n'ai  pas  fait  cent  pas  dans  la  rue  montante,  l'unique  rue 
digne  de  ce  nom  de  l'Albaycin,  que  le  fils  du  capitaine,  un  bel 
homme  de  trente  ans,  aux  moustaches  noires  soignées,  habillé 
en  bourgeois,  sort  d'une  maison  où  il  attendait  sans  doute  la 
venue  de  quelque  étranger,  la  vraie  aubaine  du  quartier.  Malgré 
les  prudentes  recommandations  des  itinéraires  en  Espagne,  il  n'y 
a  aucune  espèce  de  danger  à  se  risquer  seul  dans  l'Albaycin.  Sa 
bohème  est  mendiante,  gênante,  grouillante,  mais  très  appri- 
voisée. Les  bons  offices  du  capitaine  sont  seulement  nécessaires 
pour  organiser  une  représentation  de  danses  bohémiennes.  Je 
m'adresse  donc  à  D.  Juan  Amaya,  et  je  lui  fais  part  de  mon  désir. 
Il  donne  des  ordres.  Quatre  ou  cinq  estafettes,  prises  parmi  les 
oisifs  qui  se  chauffaient  le  long  des  murs,  partent  dans  différentes 
directions,  et,  en  attendant  que  le  corps  de  ballet  soit  réuni,  je 
visite  plusieurs  de  ces  caves,  creusées  dans  la  colline,  où  habi- 
tent les  sujets  du  capitaine.  Chacune   se  compose  de  plusieurs 


TERRE    D'ESPAGNE.  103 

chambres,  dont  l'une  est  éclairée  par  la  porte,  la  seconde  par  une 
fenêtre  sans  vitres,  la  troisième  par  le  jour  qui  peut  venir  à  tra- 
vers les  deux  autres.  Les  parois  de  pierre,  irrégulières,  bosse- 
lées, fendues,  qui  servent  de  mur,  sont  ornées  de  quelques  images 
pieuses;  le  mobilier  est  des  plus  sommaires,  et  la  cuisine 
semble  avoir  pour  base  le  riz  aux  pimens  doux.  Nous  sommes 
enveloppés  d'une  nuée  de  vieilles  qui  supplient,  de  gamins  pouil- 
leux qui  tendent  la  main,  de  bambines  merveilleusement  dressées 
à  envoyer  des  baisers  aux  étrangers  pour  obtenir  un  sou.  Des 
sons  de  guitare  nous  tirent  d'affaire.  On  nous  attend  là-bas. 
Nous  regagnons  la  rue,  et  nous  sommes  introduits,  mon  compa- 
gnon, le  guide  et  moi,  dans  une  petite  chambre  d'un  premier 
étage,  blanchie  à  la  chaux,  meublée  de  chaises  de  paille.  J'y  re- 
trouve les  chromolithographies  pieuses  des  cavernes  et  le  capi- 
taine pinçant  de  la  guitare.  Près  de  lui,  un  bohémien  maigre,  à 
la  peau  presque  noire,  joue  de  la  bandurria,  de  la  mandore.  Ils 
occupent  un  des  bouts  de  la  pièce,  près  de  la  porte  ;  nous  nous 
asseyons  en  face,  à  l'autre  extrémité.  Un  jeune  homme  «  au 
torse  d'écuyer  »,  et  cinq  danseuses,  vêtues  d'un  châle  et  d'une 
robe  bleue,  jaune  ou  rouge,  sont  rangés  le  long  du  mur,  à  droite. 
Les  cinq  femmes  s'appellent  Encarnacion  Amaya,  Josefa  Corte, 
Encarnacion  Rodriguez,  Trinidad  Fernandez  et  Trinidad  Amaya. 
La  première  est  célèbre,  on  vend  sa  photographie  dans  toutes 
les  boutiques  de  Grenade.  Sa  beauté  un  peu  molle  et  pleine  ne 
rappelle  cependant  que  de  loin  le  pur  type  des  gitanas.  La  vraie 
gitane  est  plutôt  une  fille  de  dix-sept  ans,  Encarnacion  Rodri- 
guez. Celle-là  est  grande  et  souple,  brune  à  la  croire  taillée  dans 
du  cuir  de  Cordoue  ;  elle  a  des  cheveux  bleus  et  lourds  qui  tom- 
bent en  mèches  sur  les  joues,  écrasent  à  moitié  l'oeillet  rouge 
piqué  au-dessus  de  l'oreille;  elle  ne  rit  pas  ;  une  tristesse  de 
captive  emplit  ses  yeux  très  longs,  et  on  ferait  un  profil  de  déesse 
avec  l'ombre  de  ses  traits  projetée  sur  un  écran. 

Au  signal  donné  par  le  chef,  homme  et  femmes  se  lèvent, 
dansant  et  chantant  en  mesure.  Les  danses  sont  élégantes,  et 
figurent  la  marche  d'un  cortège,  les  complimens  aux  fiancés,  les 
souhaits,  une  déclaration  d'amour.  Les  vers,  criés  sur  un  mode 
très  haut,  sont  d'un  goût  douteux.  Qu'importe  !  le  spectacle  est 
joli,  étrange,  plus  gracieux  cent  fois  que  les  sévillanes  exécutées 
à  Madrid,  dans  les  cafés-concerts.  Il  y  a,  dans  cette  race  bohé- 
mienne, un  charme  félin,  un  peu  sensuel  par  momens,  jamais 
vulgaire,  et  qu'on  n'imite  pas.  Elle  danse  gravement,  avec  une  es- 
pèce de  noblesse  perverse  et  naturelle.  Rien  ne  caractérise  mieux 
cette  manière  que  ces  duos  d'amour,  dansés  tantôt  par  un  homme 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  une  femme,  tantôt  par  deux  gitanes,  et  qui  succèdent  aux 
ligures  d'ensemble.  Les  amoureux  s'écartent,  se  rapprochent, 
passent  avec  une  œillade,  s'évitent  d'un  tour  de  rein,  ne  se 
touchent  jamais,  et  se  parlent  tout  le  temps,  font  un  dialogue 
avec  des  attitudes,  des  regards,  des  sons  de  castagnettes,  —  mâles 
et  femelles  d'après  le  timbre,  —  avec  le  geste  du  pied,  de  la 
main,  et  l'arc  changeant  des  lèvres.  La  guitare  et  la  mandore 
pleurent  langoureusement.  Un  tambour  de  basque  se  démène  en- 
diablé, et  toutes  les  bohémiennes  qui  ne  dansent  pas,  celles  aussi 
venues  en  curieuses  et  qui  assiègent  la  porte,  ponctuent  le  fan- 
dango de  cris  aigus.  Les  oie!  pleuvent.  Des  phrases  entières 
partent  dans  un  éclat  de  rire.  Bah  !  les  étrangers  ne  comprennent 
pas.  J'ai  saisi  au  vol  deux  ou  trois  de  ces  exclamations  que 
chacune  lance  au  hasard.  Elles  disaient  :  «  Vive  la  mère  qui  t'a 
enfanté!  »,  ou  bien  «  Bobadilla,  trois  minutes  d'arrêt!  »,  ou 
bien  «  Voyez  cette  belle  Encarnacion, monsieur, monsieur!  »  C'est 
à  la  fois  burlesque,  truqué,  naïf  et  d'un  art  indéniable. 

J'ai  dit  que  ces  bohémiens  de  l'Albaycin  étaient  très  appri- 
voisés. Avec  quelques  bravos,  un  compliment,  plusieurs  bou- 
teilles de  vin  blanc  discrètement  demandées,  et  que  les  bohé- 
miennes, d'ailleurs,  avaient  bues  «  à  la  France  »,  j'avais  cru 
comprendre  que  nous  jouissions  d'un  commencement  de  réputa- 
tion auprès  de  la  troupe  de  D.  Juan  Amaya.  J'en  fus  assuré  par 
lui-même,  au  moment  des  adieux.  Une  Française  et  son  mari 
étaient  entrés  dans  la  salle,  pendant  les  danses.  Quand  ils  se  le- 
vèrent pour  partir,  le  capitaine  s'approcha  de  moi,  et  me  dit,  avec 
une  dignité  affectueuse  : 

—  Monsieur,  les  gitanos  et  les  gitanas  sont  touchés  de  vos 
bons  procédés.  Ils  vous  proposent,  pour  vous  marquer  leur  gra- 
titude, d'exécuter,  devant  vous  quelques  pas  qui  ne  se  dansent- 
pas  devant  les  dames. 

Je  remerciai  D.  Juan  Amaya,  et  je  rentrai  dans  Grenade. 

La  nuit  tombait.  De  gros  nuages  roulaient  toujours  dans  le 
ciel;  un  peu  de  rouge, au  couchant,  divisait  leurs  fumées.  Je  m'en 
allai,  au  hasard,  dans  les  ruelles  misérables  et  pleines  d'imprévu 
qui  fourmillent  dans  cette  ville  ancienne.  Des  pignons  aux  toits 
avancés  et  très  vieux  se  levaient  çà  et  là,  des  entrées  de  posadas 
pareilles  à  des  gueules  de  fours,  des  forges,  des  balcons  protégés 
par  des  grilles  ventrues,  des  boutiques  rapprochées,  infimes, 
pauvres  à  faire  peine.  Une  cloche  tinta,  et  sa  voix  fêlée  s'harmo- 
nisait si  bien  avec  la  tristesse  des  choses,  c'était  une  voix  si  lasse 
et  si  pitoyable,  qu'elle  n'avait  jamais  dû  chanter,  même  dans  sa 
jeunesse,  et  qu'elle  m'attira.  Je  me  dirigeai  vers  elle,  comme  si  je 


TERRE    DESPAGNE.  105 

faisais  l'aumône  en  l'écoutant.  Elle  partait  du  clocheton  d'une 
église  enchâssée  entre  deux  maisons,  et  dont  la  façade  médiocre 
se  distinguait  seulement  des  voisines  par  un  fronton  roulé  à  ses 
extrémités.  J'entrai  en  soulevant  la  portière  de  cuir  mou.  L'in- 
térieur était  complètement  dans  l'obscurité.  Quelqu'un  remuait 
du  côté  du  chœur,  tout  au  fond.  Une  étincelle  brilla,  perdue  dans 
cette  masse  d'ombre,  décrivit  un  zigzag  en  montant,  et  se  fixa, 
rougeàtre,à  six  pieds  du  sol.  Le  bruit  se  rapprocha.  Une  seconde 
étincelle,  plus  près  de  moi,  étoila  le  mur,  et  fit  luire,  vaguement, 
une  surface  dorée.  Je  compris  que  le  sacristain  allumait  une 
veilleuse  devant  chacun  des  autels,  et,  quand  il  eut  dix  fois  ré- 
pété l'opération,  une  voix,  au  bout  de  l'église,  commença  la  prière 
du  soir.  Dans  les  ténèbres,  devenues  maintenant  comme  de  grands 
plis  de  deuil  tendus  d'une  arcade  à  l'autre  et  relevés  d'un  clou 
d'or,  je  distinguai  la  forme  agenouillée  de  deux  hommes,  deux 
mendians  enveloppés  de  leurs  manteaux  élargis.  Ils  avaient  seuls 
obéi  à  l'appel  de  la  cloche,  ils  venaient  seuls  prier  avec  le  prêtre, 
invisible  là-bas,  en  cette  fin  de  jour  lugubre.  Cet  abandon  me  fit 
songer  à  ce  que  m'avaient  dit,  de  la  situation  religieuse  en  Espagne, 
des  personnes  absolument  sûres  et  d'une  entière  compétence.  Je 
me  souvins  de  ces  conversations  que  j'avais  eues,  en  différens 
poinls  du  royaume,  et  qui  variaient  quelque  peu  dans  la  forme, 
mais  qui  s'accordaient  au  fond,  et  pouvaient  se  résumer  ainsi  : 
—  Nous  bénéficions,  monsieur,  d'une  antique  réputation,  qui 
ne  correspond  plus,  malheureusement,  à  la  réalité.  Je  sais  com- 
bien nos  compatriotes  tiennent  à  l'honneur  de  garder  à  leur  pays 
sa  renommée  de  royaume  très  chrétien,  mais  je  vous  dois  la  vé- 
rité, puisque  vous  la  demandez.  Or,  les  différentes  provinces 
sont  bien  loin  d'offrir,  chez  nous,  la  même  physionomie  reli- 
gieuse. Il  y  en  a  qui  sont  demeurées  très  fidèles,  et  d'autres  dont 
on  pourrait  affirmer  qu'elles  n'ont  conservé  de  la  religion  que 
le  goût  des  cérémonies  extérieures  et  une  sorte  de  foi  sans  pra- 
tique. Remarquez  que  ces  dernières  se  doutent  à  peine,  —  je 
parle  du  peuple,  —  de  l'indifférence  où  elles  sont  tombées,  et  que 
si  vous  répétez  mes  paroles,  elles  étonneront  beaucoup  d'Espa- 
gnols. Rien  de  plus  vrai,  cependant.  Tracez  une  ligne  de  biais, 
suivant  la  direction  des  Pyrénées,  et  enfermant  les  provinces 
basques,  la  Navarre,  une  partie  de  la  Vieille-Castille,  î'Aragon, 
la  Catalogne  :  vous  avez  là,  telle  qu'elle  figure  dans  l'histoire,  la 
vieille  Espagne  religieuse,  la  foi  vive  et  pratique,  un  clergé  irré- 
prochable, une  piété  de  cœur  reflétée  par  les  mœurs,  avec  trois 
villes  que  je  puis  appeler  trois  citadelles  catholiques,  Vittoria,  Bur- 
gos  et  Pampelune.  Et  n'allez  pas  commettre,  je  vous  prie,  Fer- 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reur  de  tant  de  Français  :  pour  être  plus  démonstrative  que  celle 
des  peuples  du  Nord,  la  foi  espagnole  n'en  est  pas  moins  ici  très 
éclairée.  Il  est  parfaitement  ridicule  de  prétendre  que,  parce  qu'ils 
habillent  de  riches  vêtemens  leurs  saints  et  leurs  madones,  les 
Espagnols  ignorent  qu'une  statue  n'est  qu'un  symbole.  Ils 
chantent  leur  foi  ;  vous  murmurez  la  vôtre  :  mais  les  mots  ont 
le  même  sens  et  les  esprits  la  même  pensée.  Partout  ailleurs,  je 
ne  dis  pas,  monsieur,  qu'on  ne  rencontre  des  villes,  des  villages, 
des  coins  de  campagne  pénétrés  d'un  christianisme  semblable,  ni 
surtout  qu'il  n'y  ait,  en  grand  nombre,  des  exemples  individuels 
de  haute  vertu,  de  dévouement,  d'héroïsme  même  si  vous  voulez. 
Mais  la  pratique  religieuse  a  diminué,  et,  avec  elle,  le  niveau  des 
mœurs.  Les  causes  en  sont  nombreuses.  Vous  en  devinez  plusieurs  : 
révolutions,  propagande  rationaliste,  abandon  des  provinces  par 
tant  de  familles  d'un  rang  supérieur,  qui  incarnaient  la  tradition 
et  la  maintenaient  autour  d'elles.  Cependant,  pour  qui  voit  juste, 
il  est  impossible  de  nier  que  l'insuffisance  du  clergé  de  paroisse 
ne  soit  aussi  l'une  des  causes  de  cet  affaiblissement.  Je  ne  parle 
pas  des  exceptions,  je  parle  de  la  masse,  et  je  dis  que  l'admission 
parfois  trop  facile  des  candidats  au  sacerdoce  ;  une  préparation 
hâtive,  tout  au  moins  dans  ce  que  nous  appelons  la  carrera  brève; 
le  relâchement  de  l'autorité  épiscopale,  rendu  presque  fatal  par  la 
difficulté  des  communications  dans  certaines  parties  du  royaume 
et  par  l'inamovibilité  des  bénéfices  ;  l'abandon  de  ce  prêtre  à  lui- 
même  pendant  de  longues  années,  abandon  si  complet  que,  jus- 
qu'en 1870,1a  plupart  des  diocèses  ignoraient  l'usage  des  retraites 
ecclésiastiques,  ont  produit  un  clergé  souvent  médiocre.  Ce  qu'on 
peut  lui  reprocher,  plus  encore  que  l'immoralité,  qui  demeure, 
en  somme,  exceptionnelle,  c'est  le  manque  de  zèle,  l'inertie,  la 
routine,  auxquels  font  si  fréquemment  allusion  les  chansons  po- 
pulaires improvisées  dans  les  fêtes  et  en  présence  même  du 
curé.  La  décadence  de  la  pratique  religieuse  en  Espagne  est 
en  grande  partie  venue  de  là.  Elle  est  manifeste  surtout  en 
Andalousie.  Je  pourrais  vous  citer  telle  ville  de  60000  âmes  où 
le  nombre  des  communions  pascales  ne  dépasse  pas  quelques  cen- 
taines. Et,  si  vous  étudiez  de  près  le  peuple  de  Séville,  par 
exemple,  vous  constaterez  que,  dans  ces  vastes  cités  ouvrières 
occupées  par  d'innombrables  familles,  plus  de  la  moitié  des  unions 
sont  libres;  vous  observerez,  non  pas  une  hostilité  contre  l'Eglise, 
car  ces  gens-là  sont  les  premiers  à  prendre  part  aux  processions, 
mais  une  ignorance  presque  totale  des  préceptes  de  morale  et 
de  discipline  chrétienne.  La  merveille,  c'est  que  la  foi  ait  survécu 
à  cet  oubli  de  ses  œuvres.  Elle  était  si  profonde  et  si  forte  dans 


TERRE    D'ESPAGNE.  107 

notre  Espagne,  qu'on  la  réveille,  comme  les  morts  de  l'Évangile, 
en  l'appelant.  Elle  répond  toujours  :  partout  où  sont  prêchées  des 
missions,  l'ancienne  Espagne  reparaît,  et  s'étonne  elle-même 
d'avoir  si  longtemps  dormi.  Nous  assistons,  cela  est  certain,  à  un 
mouvement  de  réformes.  Nos  évoques,  dont  plusieurs,  vous  le 
savez,  sont  des  hommes  remarquables,  ont  commencé,  comme  ils 
devaient  le  faire,  par  modifier  l'éducation  des  clercs.  Ils  suppriment, 
l'un  après  l'autre,  la  carrera  brève.  Ils  établissent  des  retraites 
ecclésiastiques.  Ils  brisent,  peu  à  peu,  la  routine.  Le  Pape,  de 
son  côté,  a  fondé  récemment  à  Rome  un  collège  de  clercs  espa- 
gnols. On  peut  dire  que  l'Espagne  religieuse  est  en  train  de  se 
refaire,  mais  il  y  faudra  le  temps,  et  vous  jugerez  vous-même  que 
le  mal  est  encore  sérieux.  » 

Tout  cela,  et  d'autres  traits,  d'autres  exemples,  repassaient 
dans  mon  esprit,  tandis  que  la  prière  s'élevait  là-bas,  entendue 
de  deux  pauvres  de  Grenade  et  d'un  étranger  que  le  hasard  avait 
conduit.  Elle  s'acheva  dans  les  ténèbres,  comme  elle  avait  dé- 
buté. Le  prêtre  s'éloigna.  J'écoutai  le  bruit  sourd  de  ses  pas  sur 
les  dalles,  puis  le  glissement  des  manteaux  et  des  espadrilles  tout 
près  de  moi.  Une  à  une  les  lampes  s'éteignirent,  et  il  n'y  avait 
plus,  lorsque  je  partis,  qu'une  seule  étincelle  vivante,  dans  un 
bas-côté  de  la  pauvre  église. 

AU   GÉNÉRALIFE 

19  octobre. 

Grenade  a  secoué  la  pluie  d'hier.  Un  peu  d'eau  tremble 
encore  et  rit  au  bout  des  feuilles,  dans  les  jardins  du  Généralité, 
où  nous  sommes  montés.  Les  Arabes  étaient  de  grands  jardiniers. 
L'idée  de  planter  de  fleurs  et  d'arbres  cette  haute  colline,  de  l'ar- 
roser de  centaines  de  petits  ruisseaux,  pour  que  la  fraîcheur  y 
régnât  en  toute  saison,  était  une  idée  heureuse,  et  celle  également 
de  border  l'avenue  principale  de  deux  haies  d'ifs  noirs,  arbustes 
impénétrables,  dont  chacun  fait  une  ombre  assez  large  pour  le 
repos  d'un  homme,  dont  la  suite  régulière  ouvre  une  série  de  fe- 
nêtres sur  les  deux  plus  belles  vues  qu'on  puisse  contempler,  la 
Sierra  Nevada  et  la  campagne  de  Grenade.  Nous  étions  absolument 
seuls  aujourd'hui  au  Généralité. Le  ciel  était  bleu;  la  plaine, avec 
ses  veines  et  ses  reflets,  ressemblait  aux  faïences  de  cet  Alhambra, 
superbe  au-dessous  de  nous.  Alors,  nous  nous  sommes  assis, 
simplement  pour  vivre  là  une  demi-heure,  dans  la  joie.  D'en  bas, 
de  quelque  sentier  invisible,  perdu  entre  les  cactus,  une  voix  s'est 
élevée.  Elle  était  jeune;  elle  disait  :  «  Je  t'aime  mieux  que  ma  vie  ; 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  je  t'aime  mieux  que  ma  mère,  —  et,  si  ce  n'était  un  péché,  — 
plus  que  la  Vierge  du  Carmel.  »  La  réponse  de  la  jeune  fille 
ne  vint  pas.  Je  la  connaissais  pour  l'avoir  entendue  ailleurs  :  «  Si 
la  mer  était  d'encre;  —  si  le  ciel  était  de  papier  blanc...  »  C'est  de 
la  simple  poésie  d'amoureux,  indéfinie.  Je  la  trouvai  émouvante 
en  ce  moment,  parce  qu'elle  me  semblait  chanter  la  gloire  de 
Grenade,  sa  beauté  qu'on  ne  peut  dire  qu'avec  des  mots 
extrêmes. 

GIBRALTAR 

Gibraltar,  21  octobre. 

Après  la  route  de  Santander  à  Venta  de  Banos,  dont  j'ai  parlé, 
je  n'en  connais  pas  de  plus  pittoresque  que  celle  de  Bobadilla  à 
Gibraltar.  Bobadilla,  c'est  le  point  de  jonction  des  trois  lignes  de 
Grenade,  Malaga  et  Algésiras.  Pour  se  rendre   à  cette  dernière 
ville,  on  monte,  à  Bobadilla,  dans  les  wagons  d'une  compagnie 
anglaise,  conduits  par  un  mécanicien  anglais,  traînés  par  une 
locomotive  qui,  au  lieu  de  siffler,  pousse,  comme  un  vaisseau,  des 
mugissemens  de  sirène.  On  passe  au  pied  de  Ronda,  la  ville  haut 
perchée,  célèbre  par  ses  ruines  romaines  et  par  ses  contreban- 
diers ;  de  Ronda  qui,  jadis,  après  les  courses  de  taureaux,  précipitait 
les  chevaux  morts  dans  le  fond  des  ravins.  Le  chemin  de  fer  suit,  en 
tournant,  le  cours  des  gaves.  Mais  nous  sommes  dans  l'extrême 
Sud,  et  dès  qu'un  peu  de  fraîcheur  peut  faire  vivre  une  racine, 
les  arbres  et  les  fleurs  foisonnent  aussitôt.  La  voie  traverse  des 
lieues  de  vergers  sauvages,  que  rougissent  les  grenades  mûres, 
puis  une  forêt  d'oliviers  qui  descend  vers  la  mer.  Elle  s'engage 
enfin  dans  une  plaine  herbeuse,  doucement  inclinée  à  la  base  des 
montagnes,  et  tachetée  d'innombrables  corbeilles  naturelles  de 
palmiers  nains.  Alors,  sur  la  gauche,  au-dessus  des  terres  basses, 
un  rocher  monstrueux  se  lève.  Il  est  bleu,  à  cause  de  l'éloigne- 
ment;  il  a  l'air  d'une  île.  On  devine  qu'il  a  un  éperon  dirigé  vers 
la  haute  mer,  mais  son   dos,  qu'on  aperçoit  d'abord,  lui  donne 
l'aspect  d'une  borne  colossale.  Sa  vraie  forme,  oblongue,  n'appa- 
raît qu'à  mesure  qu'on  s'avance  sur  la  rive  opposée.  Des  semis  de 
points  noirs  ponctuent  la  baie  entre  nous  et  lui. 

Je  ne  puis  détacher  mes  yeux  de  cette  montagne  que  rien  ne 
relie  à  la  chaîne,  déjà  loin  derrière  nous,  des  sierras  espagnoles, 
et  qui  commande  en  souveraine  le  paysage  de  terre  et  de  mer.  Le 
train  s'arrête  en  face,  au  bout  de  la  jetée  d'Algésiras.  Un  bateau 
chauffe  qui,  en  trois  quarts  d'heure,  nous  transportera  à  Gibral- 
tar. A  l'instant  précis  où  il  quitte  le  quai,  une  averse  torrentielle 
nous  cache  l'horizon,  et  nous  force  à   nous  réfugier   dans  les 


TERRE   D'ESPAGNE.  109 

cabines.  Je  ne  vois  plus  qu'une  chose,  à  travers  les  vitres  :  c'est 
que  nous  traversons  bientôt  des  lignes  de  pontons,  ces  points 
noirs  que  je  découvrais  de  loin,  et  qui  servent  de  dépôts  de 
charbon,  Gibraltar  ne  possédant  ni  port  sérieux,  ni  espace  libre 
où  puisse  s'emmagasiner  la  houille.  Nous  abordons.  Faute  d'es- 
pace, la  ville  ne  peut  s'étendre  en  profondeur.  Elle  se  tasse,  elle 
grimpe,  tant  qu'une  maison  peut  encore  tenir  debout,  sur  les 
premières  assises  de  la  montagne,  et,  prise  entre  ses  remparts  et 
cette  arête  de  granit  qui  la  domine  à  douze  cents  pieds  de  hau- 
teur, il  semble  qu'elle  coulerait  toute  dans  la  mer  si  le  rocher  se 
secouait  un  peu.  Il  pleut  toujours. 

C'est  une  note  anglaise  de  plus.  En  vérité  ne  suis-je  pas  dans 
un  port  de  la  grande  île?  Le  premier  homme  que  j'aperçois  est 
un  policeman,  flegmatique  et  poli;  le  premier  baraquement  du 
quai  est  couvert  en  tôle  gaufrée  fabriquée  à  Sheffield.  J'entre 
dans  la  ville,  —  après  autorisation  délivrée  par  écrit,  —  et  je  ren- 
contre des  soldats  en  veste  rouge  et  petite  toque,  armés  de  la 
baguette,  et  roses,  et  bien  nourris,  tels  qu'on  les  voit  à  Malte,  à 
Jersey,  à  Londres  ou  aux  Indes.  Les  fenêtres  de  l'hôtel  sont  à 
guillotine;  les  gravures  pendues  dans  les  corridors  représentent 
des  steeples  et  des  chasses  au  renard  ;  les  petits  flacons  de  sauces 
reposent  au  complet  sur  les  dressoirs  de  la  salle  à  manger  ;  quel- 
ques dames  causent  dans  la  ladies  room;  un  groupe  de  midship- 
men  lit  le  Times  et  boit  du  porto  dans  le  salon  réservé  aux  gentle- 
men; dehors, —  caria  pluie  vient  de  cesser,  et  les  rues,  les  rochers, 
toute  l'île  fume  comme  un  coin  de  Floride  au  soleil  couchant.  — 
les  soldats  et  les  marins  anglais  marchent  graves,  raides,  aussi 
nombreux  que  la  population  civile,  qui  est  souple  et  mêlée,  moitié 
espagnole,  moitié  juive.  Pas  une  rue  qui  n'ait  sa  caserne  ou  son 
magasin  d'artillerie  et  son  poste  de  sentinelles  montant  la  garde. 
Où  est  le  tennis?  Il  y  en  a  peu  dans  la  ville,  mais,  en  cher- 
chant, j'en  découvre  un.  Où  est  le  pasteur?  Le  voici  qui  arrive,  à 
cheval,  de  sa  paroisse  peu  lointaine.  Les  bébés  roses  doivent  être 
al  home;  mais  leurs  mères  et  leurs  sœurs  commencent  à  s'ache- 
miner vers  l'Alameda,  pour  prendre  le  frais  du  soir.  Elles  ont  les 
mêmes  tailles  rondes,  les  mêmes  jupes  courtes,  la  même  allure 
énergique  et  sportive  qu'on  leur  connaît  sous  tous  les  climats. 
L'Angleterre  est  là  tout  entière,  avec  ses  habitudes,  ses  modes, 
son  air  dominateur,  son  activité  ordonnée.  Les  latitudes  chan- 
gent, elle  ne  change  pas  avec  elles.  Le  soleil  ne  parvient  pas 
même  à  hâler  le  teint  charmant  de  ces  jeunes  misses,  qui  regar- 
dent la  foule,  encadrées  dans  la  fenêtre  d'un  cottage  et  dans  le 
décor  des  jasmins  grimpans. 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  coin  d'Espagne  ressemble  si  peu  à  l'Espagne,  il  a  été  si 
fortement  modelé  par  ses  maîtres,  que  le  premier  sentiment  qu'on 
éprouve  est  celui  d'une  admiration  véritable  pour  la  puissance 
qui  possède  une  telle  marque  de  fabrique.  Des  souvenirs  peuvent 
s'y  mêler,  et  des  regrets  ;  on  peut  souhaiter,  quand  on  sait  ce  que 
coûtent  ces  mutilations,  que  Gibraltar  rentre  un  jour  dans  le 
patrimoine  espagnol,  mais  l'impression  qui  saisit,  dès  le  début, 
c'est  qu'on  se  trouve  bien  en  pays  anglais. 

Pendant  que  je  flâne  dans  les  rues,  devant  les  étalages  des 
marchands  de  tabac,  dans  les  boutiques  où  des  Levantins  déploient 
des  étoffes  ^brodées  d'or  faux  et  des  couvertures  multicolores,  la 
nuit  est  venue.  Je  vais  aussi  du  côté  de  l'Alameda,  qui  est  la 
promenade  en  dehors  des  murs,  vers  le  Sud,  vers  la  haute  mer. 
Il  n'est  possible,  d'ailleurs,  de  sortir  de  Gibraltar  que  dans  cette 
direction,  lorsque  le  coup  de  canon  a  ordonné  de  fermer  la  porte 
qui  ouvre  sur  l'Espagne.  Les  habitans  ont  le  droit  de  se  répandre 
sur  l'étroite  bordure  de  terre  qui  longe  la  baie  d'Algésiras.  Ils 
sont  prisonniers  dans  la  forteresse,  mais  la  forteresse  a  un  jardin, 
et  ce  jardin  est  exquis.  A  peine  a-t-on  franchi  les  murs  qu'on 
entre  dans  de  grandes  avenues  que  coupent  des  sentiers  tournant 
parmi  des  arbres  de  mille  sortes,  touffus,  libres,  et  si  variés  d'as- 
pect que,  même  la  nuit,  on  devine  l'étrangeté  des  feuillages  et  la 
nouveauté  des  formes.  Les  plantes  trouvent  là  l'humidité  chaude 
des  pays  de  forêts  vierges,  et  elles  poussent  follement.  Les  Anglais 
se  sont  contentés  de  tracer  des  chemins  et  de  placer,  de  loin  en 
loin,  dans  l'épaisseur  des  massifs,  de  grosses  lampes  électriques, 
dont  le  foyer  est  le  plus  souvent  caché  et  dont  la  lumière  cendre 
curieusement  les  sous-bois.  On  erre  dans  un  paysage  fantastique. 
Les  bananiers  lèvent  leurs  grandes  feuilles,  qui  semblent  en  cristal 
vert.  Des  régimes  de  dattes  flambent  au-dessus  commodes  lustres 
d'or.  Les  voûtes  sont  faites  de  mille  draperies  tombantes  et  fines, 
de  branches  de  poivriers,  qu'on  suit  dans  la  lueur  décroissante 
venue  d'en  bas,  et  qui  se  perdent  dans  l'ombre.  Une  senteur  de 
forêt,  chaude  et  mouillée,  monte  du  sol,  et,  pour  l'avoir  respirée, 
la  mer  s'est  endormie.  Elle  est  là,  au  bout  de  tous  les  sentiers,  la 
longue  baie  d'Algésiras,  argentée  par  la  lune,  sans  une  ride,  sans 
une  brume.  Les  montagnes  sont  pâles  sur  l'autre  bord.  Vers  la 
haute  mer,  celles  du  Maroc  ondulent  au  ras  de  l'eau,  et  une  cou- 
leur d'orange,  comme  celle  des  sables  chauds  soulevés  par  le 
vent,  colore  le  ciel  au-dessus  d'elles.  Je  pense  aux  grands  navires 
qui  passent  là,  la  proue  vers  l'Orient,  dans  cette  nuit  si  bleue,  si 
calme. 


TERRE    D'ESPAGNE.  111 


22  octobre. 


Je  voulais  demander  au  général  gouverneur  l'autorisation  de 
visiter  une  caserne  de  soldats  mariés,  —  ce  qui  était  un  rêve  assez 
modeste.  Malheureusement,  une  lettre  de  recommandation  me 
poursuivait  à  travers  l'Espagne,  et  ne  m'avait  pas  encore  rejoint. 
J'ai  été,  ce  matin,  au  palais  situé  dans  la  grande  rue,  et  que 
gardent  de  beaux  soldats  rouges  à  casque  blanc,  et  j'ai  exposé  mon 
embarras  à  l'officier  secrétaire  de  «  S.  E.  sir  Robert  Biddulph, 
général  des  armées  de  Sa  Majesté,  vice-amiral  et  commandant 
en  chef  les  ville,  forteresse  et  territoire  de  Gibraltar.  »  J'ai  vu  là 
ce  que  j'avais  déjà  pu  observer  ailleurs  :  la  haute  obligeance  d'un 
gentleman  anglais  vis-à-vis  d'un  étranger  présenté,  ou  qui 
simplement  pourrait  l'être.  L'officier  a  disparu,  est  revenu  : 

—  Son  Excellence  estau  palais. Si  vous  désirez  lui  parler, elle 
vous  recevra  volontiers. 

Nous  pénétrons,  mon  compagnon  de  voyage  et  moi,  dans  un 
cabinet  de  travail  où,  devant  une  table  chargée  de  papiers,  est 
assis  un  homme  de  grande  taille,  aux  yeux  très  fins,  très  vifs  et 
portant  les  favoris  courts  et  la  moustache  à  peine  teintée  de  gris. 
Nous  causons  un  quart  d'heure.  Je  rappelle  l'excellent  souvenir 
que  j'ai  conservé  de  mon  séjour  à  Malte.  Le  gouverneur  se 
montre  très  aimable,  et  me  dit  : 

—  Nous  commencerons  par  voir  mon  jardin,  qui  n'est  pas  une 
merveille,  peut-être ,  mais  une  curiosité,  car  c'est  le  seul  de  la  ville. 

Dans  le  jardin,  il  y  avait  des  plantes  grimpantes  à  profusion 
sur  les  murs  du  palais,  —  un  ancien  couvent  de  franciscains,  — 
et  un  tennis,  et  des  charmilles  de  je  ne  sais  quel  arbuste  au  feuil- 
lage menu,  qui  faisait  des  ombres  transparentes,  et  des  arbres 
dont  plusieurs  m'étaient  inconnus. 

—  Celui-ci  surtout  est  fort  rare;  du  moins  il  atteint  bien 
rarement  de  pareilles  dimensions.  —  Sir  Robert  Biddulph  désir 
gnait  un  youka  de  vingt  mètres  de  haut,  de  trois  mètres  de  cir- 
conférence, et  enfonçait  la  pointe  d'un  canif  dans  l'écorce  d'où 
s'éefiappait  un  filet  de  sève  aussi  rouge  que  du  sang. 

—  La  légende  lui  donne  mille  ans  d'existence,  mais  je  n'af- 
firme rien. 

Nous  apercevions,  de  ce  jardin  plein  de  fleurs,  la  montagne 
de  Gibraltar,  son  pied  couvert  de  verdure,  ses  pentes  si  vite 
redressées,  presque  verticales,  tachées  en  bas  de  brousses  et 
d'oliviers  sauvages,  blanchâtres  et  éclairées  vers  le  haut  par  des 
falaises  de  quartz  disposées  en  gradins,  jusqu'à  cette  cime  longue, 
en  arête,  sur  laquelle  flottait  un  petit  drapeau,  aussi  menu  que 
ceux  des  jouets  d'enfans. 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  La  vue  doit  être  bien  belle  de  là-haut,  Excellence? 

—  Admirable  !  Cependant  les  factionnaires  trouvent  parfois  la 
place  un  peu  chaude.  Ils  ont  pour  distraction  de  voir  passer  au 
large  les  bateaux  et  tout  près  d'eux  les  singes.  Vous  saviez, 
monsieur,  que  Gibraltar  possédait,  seul  en  Europe,  une  bande  de 
singes  vivant  en  liberté? 

—  Oui,  Excellence,  mais  il  doit  être  difficile  d'avoir  des  nou- 
velles fraîches? 

—  Je  vous  demande  pardon.  Je  puis  vous  en  donner.  Le 
poste,  sur  le  rocher,  voit  constamment  les  singes  dans  la  brousse  ; 
il  met  à  leur  disposition  de  l'eau  potable  quand  la  chaleur  a 
tari  les  crevasses  ;  il  s'intéresse  à  leur  sort,  et  ne  manque  pas  de 
me  prévenir,  par  le  téléphone,  des  acoroissemens  constatés  dans 
la  bande.  J'ai  reçu  avis,  ces  jours-ci,  qu'on  remarquait  plusieurs 
petits  sur  le  dos  des  mères.  La  bande  se  refait.  Elle  a  été  si  ré- 
duite vers  le  milieu  de  ce  siècle,  qu'on  a  cru  qu'elle  allait  dispa- 
raître. Il  ne  restait  que  douze  individus  vers  1860. 

—  On  les  tuait? 

—  Jamais.  Personne  ici  n'a  le  droit  de  tirer  un  coup  de  fusil. 
Vous  verrez  nos  oiseaux  de  mer!  Non,  la  dépopulation  était  due 
à  des  épidémies  de  variole,  prétend-on.  Aujourd'hui  le  nombre 
a  remonté  à  cinquante.  Ils  habitent  les  fourrés,  où  ils  mangent 
surtout  les  racines  douces  du  palmier  nain,  descendent,  au  temps 
des  figues,  dans  les  jardins  des  villas,  et,  comme  ils  sont  très 
frileux,  se  sauvent  dès  que  souffle  le  vent  d'ouest,  passent  la  crête, 
et  se  réfugient  sur  la  côte  orientale.  Maintenant,  songeons  aux 
choses  sérieuses.  A^ous  désirez  visiter  quelque  chose  des  fortifi- 
cations et  une  ou  deux  casernes?  Eh  bien!  trouvez- vous  au  palais 
demain  à  huit  heures  :  je  désignerai  un  de  mes  officiers  pour  vous 
accompagner. 

Je  m'en  allai,  très  touché  de  la  courtoisie  de  ce  haut  fonc- 
tionnaire anglais,  et  je  pris  la  route  que  j'avais  suivie  hier  soir. 
La  promenade  de  l'Alameda  était  enchanteresse  encore,  elle 
avait  une  épaisseur  d'ombre,  et  des  dentelures,  et  des  retom- 
bées de  lianes  balancées  par  le  vent  que  n'ont  pas  nos  forêts. 
Bientôt  elle  s'amincit,  et  devient  un  chemin,  de  ceux  que  les 
massifs  d'ormes  et  les  buissons  de  fuchsias  rendent  si  plaisans 
dans  la  campagne  de  Jersey.  Nous  traversons  une  petite  ville, 
Rosia,  toute  composée  de  cottages  aussi  espacés  que  le  permet  le 
terrain,  maisons  de  campagne  de  quelques  habitans  de  Gibraltar, 
habitations  d'officiers  dont  les  soldats  sont  casernes  à  la  pointe 
de  l'île.  Beaucoup  de  jeunes  femmes,  de  jeunes  filles,  d'enfans 
et  de  clématites  aux  fenêtres,  qui  sont  toutes  ouvertes  sur  la  baie. 

Nous  sommes  à  une  lieue  du  port,  et,  au  deJà  de  cette  petite 


TERRE    D'ESPAGNE.  113 

anse  qui  dévie  le  chemin  et  le  serre  contre  le  rocher,  la  mer  libre 
apparaît,  avec  les  grands  navires  franchissant  le  détroit,  et  le 
Maroc  montagneux  qui  semble  tout  voisin.  Ceuta,  le  Gibraltar 
espagnol,  une  grosse  borne  avancée,  toute  pareille  à  celle-ci, 
émerge  en  face  de  nous.  La  pointe  d'Europe!  Elle  est  bien  nue, 
bien  brûlée,  beaucoup  moins  belle  que  l'entrée  de  la  presqu'île. 
Gibraltar  se  termine  par  un  plateau  de  roches  portant  un  fort  et 
des  casernes,  une  sorte  d'éperon  sans  un  arbre,  sans  une  herbe. 
L'arête  de  la  montagne  s'est  constamment  abaissée.  Elle  forme, 
derrière  nous,  une  falaise  à  pic,  une  muraille  crevassée  d'une 
centaine  de  mètres,  qui  brûle  de  ses  reflets  la  partie  basse  où 
nous  sommes.  L'aridité  de  ce  paysage  est  saisissante,  et  aussi  le 
nombre  des  sentiers  de  manœuvre  qui  s'élèvent  en  lacets  vers  les 
forts  invisibles.  On  ne  voit  que  des  poteaux  qui  prohibent  l'usage 
des  sentiers,  et  des  sentinelles,  rouges  comme  de  petits  pavots, 
disséminées  sur  les  pentes,  pour  appuyer  la  prohibition. 

Impossible  de  revenir  par  la  côte  orientale.  Il  n'existe  pas  de 
chemin.  La  forteresse,  de  ce  côté,  tombe  à  pic  dans  la  mer.  Je 
reprends  donc  la  route  de  l'Alameda,  je  traverse  la  ville,  et  je  des- 
cends par  la  porte  qui  ouvre  sur  l'Espagne. 

Rien  de  plus  impressionnant  que  cette  sortie  de  Gibraltar.  On 
découvre,  entre  deux  pointes  de  baies,  la  langue  de  terre  qui  relie 
la  place  aux  lointains  massifs  montagneux  du  continent.  Elle  est 
étroite  et  verte.  Les  Anglais  y  ont  établi  un  jardin  avec  des  pal- 
miers et  un  champ  de  courses.  Au  delà  de  celui-ci,  une  ligne 
macadamisée,  coupant  l'herbe,  marque  la  fin  de  leurs  posses- 
sions. Des  sentinelles  anglaises  s'y  promènent,  le  fusil  sur 
l'épaule.  A  cinq  cents  mètres  plus  loin,  seconde  ligne  de  maca- 
dam et  second  cordon  de  sentinelles,  mais,  cette  fois,  sombres  de 
costume,  maigres  dévisage,  espagnoles.  Il  y  a  quelque  chose  de 
tragique  dans  cette  promenade  silencieuse,  dans  ce  guet  perpé- 
tuel. L'espace  compris  entre  les  deux  frontières,  et  qu'on  ne  peut 
franchir  que  le  jour,  est  neutre,  et  doit  représenter,  je  suppose, 
le  plus  petit  des  Etats  tampons,  et  le  moins  peuplé.  Ce  n'est 
qu'une  prairie. 

Maintenant,  détournez- vous,  et  regardez  le  rocher.  Elle  est  su- 
perbe de  hardiesse  et  d'une  masse  écrasante,  cette  montagne  for- 
teresse! Elle  monte  d'une  seule  volée  à  430  mètres,  grise  d'abord, 
puis  blanche,  d'une  blancheur  qui,  dans  le  rayonnement  du  soleil, 
devient  presque  insoutenable.  Pour  apercevoir  ce  faîte  irradié,  il 
faut  renverser  la  tête,  comme  pour  suivre  un  aigle.  Et  dans  la 
falaise  qui  tourne,  qui  forme  une  bosse  énorme  sur  la  terre,  de 
petits  trous  sont  creusés,  à  toutes  les  hauteurs,  qu'on  prendrait 
pour  des  terriers  de  bêtes,  si  les  bêtes  pouvaient  grimper  là.  Les 
tome  cxx;x.  —  1895.  8 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hommes  les  ont  faits.  Ces  ouvertures  inégales  sont  des  embra- 
sures de  canons,  les  jours  par  où  respire  et  voit  cette  montagne 
entièrement  minée,  pleine  de  galeries,  d'arsenaux  et  de  casernes. 

L'épithète  d'imprenable  est  bien  celle  qui  lui  convient.  Les 
Anglais  entretiennent  à  Gibraltar  un  corps  de  6  000  hommes,  — 
plusieurs  personnes  m'ont  dit  davantage.  Cependant,  ni  la 
puissance  des  maîtres  actuels,  ni  leur  longue  possession  n'ont 
affaibli  chez  les  Espagnols  la  volonté  de  reconquérir  un  jour 
cette  parcelle  du  sol  national.  «  Il  faut  user  de  tous  les  moyens, 
écrit  le  général  D.  José  Lopez  Dominguez,  dans  la  préface  d'un 
ouvrage  que  j'ai  déjà  cité;  il  n'y  en  a  qu'un  auquel  on  ne  doit 
jamais  penser  :  celui  d'échanger  un  autre  morceau  de  l'Espagne 
contre  celui  qui  doit  redevenir  nôtre,  comme  l'exigent  l'honneur 
et  l'intégrité  de  l'Espagne  (1).  »  Et,  parmi  les  observations  que 
présente  l'auteur  du  travail,  M.  José  Navarete,  il  en  est  une, 
entre  autres,  assez  judicieuse.  Algésiras,  dit-il,  est  seulement  à 
9  000  mètres  de  la  place  ;  il  y  a  même,  derrière  Gibraltar,  une 
montagne  élevée,  la  Sierra  Carbonera,  qui  n'est  qu'à  6  000  mètres. 
De  telles  distances,  autrefois,  rendaient  toute  action  impossible: 
en  est-il  de  même  aujourd'hui? et  ne  peut-on  pas  dire  qu'avec  des 
batteries  de  marine  établies  sur  ces  deux  points,  on  rendrait 
intenable  la  position  d'une  flotte  réfugiée  dans  la  baie  d'Algé- 
siras,  et  qu'on  tiendrait  en  échec  une  partie  des  ouvrages 
anglais  ? 

Je  rapporte  cette  idée  pour  montrer  combien  vif  est  le  pa- 
triotisme espagnol,  et  combien  persistant  le  souvenir  des  blessures 
faites  à  l'honneur  national. 

23  octobre. 

A  huit  heures,  nous  nous  présentons,  mon  ami  et  moi,  au 
palais  du  gouverneur.  Je  n'y  rencontre  pas  l'officier  qui  devait 
nous  conduire,  je  me  fais  accompagner  par  un  soldat,  et,  en 
dix  minutes  de  montée  rai  de,  nous  sommes  devant  une  cour  de 
caserne,  dominant  Gibraltar,  Moorish  Castle,  quil  faut  traverser 
pour  pénétrer  dans  les  galeries.  Nous  parlementons  un  moment, 
et  nous  sommes  confiés  à  un  grand  sergent  d'artillerie,  qui  nous 
emmène  au  fond  de  la  cour,  s'engage  dans  un  petit  chemin  dé- 
couvert, et  soudain,  à  un  détour,  nous  nous  trouvons  sur  le  flanc 
du  rocher  regardant  l'Espagne,  à  600  pieds  au-dessus  de  la  pres- 
qu'île. Des  buissons  verts  bordent  le  sentier.  La  vue  est  mer- 
veilleuse sur  les  terres  basses,  resserrées  entre  deux  baies,  et  qui 
s'ouvrent,  et  qui  montent  ensuite  tumultueusement  vers  le  massif 

(1)  Las  Llaves  ciel  eslrecho,  préface,  p.  xxiv. 


TERRE    D'ESPAGNE.  115 

de  Ronda.  Au  bout  du  sentier,  une  porte  à  jour,  composée  de 
poutres  goudronnées.  Le  sergent  donne  un  tour  de  clef,  et  nous 
suivons  la  galerie  creusée  dans  le  roc,  large,  haute  et  suintante. 

La  visite  est  assez  monotone.  La  [galerie  monte  en  pente 
douce.  Tous  les  trente  pas  environ,  une  chambre  a  été  percée 
dans  la  paroi,  à  gauche,  et  une  pièce  de  canon,  d'un  modèle  daté 
de  1890,  s'allonge  jusqu'au  bord  du  trou  béant,  irrégulier,  taillé 
grossièrement.  Près  de  chaque  pièce,  une  provision  d'obus  et  de 
boîtes  à  mitraille.  Au  plafond,  des  plaques  de  tôle,  retenues  par 
des  crampons,  recueillent  les  infiltrations  de  pluie,  et  des  tuyaux, 
qui  les  réunissent  les  unes  aux  autres,  conduisent  l'eau  dans  des 
réservoirs  de  métal.  L'unique  intérêt,  pour  moi  du  moins,  con- 
siste dans  les  paysages  lointains,  et  si  variés,  qui  s'encadrent 
dans  les  ouverturesde  la  falaise.  Il  y  a  des  coins  de  mer  luisante, 
du  côté  de  l'Orient,  dont  la  beauté  gagne  encore  à  être  vue  ainsi, 
de  ce  recul  d'ombre.  Quand  on  s'approche  du  bord,  on  découvre 
la  pente  formidable  de  la  roche,  sans  un  buisson,  et  la  vague  en 
bas,  bleu  profond,  sur  laquelle  glisse  une  yole  montée  par 
six  jeunes  Anglais,  vétérans  d'Oxford  ou  de  Cambridge,  qui  font 
le  tour  de  l'île. 

Toute  cette  partie  des  fortifications  de  Gibraltar  ne  semble 
plus  appropriée  aux  conditions  de  la  guerre  moderne.  L'ébranle- 
ment que  produirait  la  décharge  des  canons  nouveaux,  la  fumée 
dont  ils  rempliraient  vite  les  tunnels,  rendraient  assez  périlleuse, 
je  crois,  la  situation  des  artilleurs.  Les  vraies  défenses  de 
Gibraltar  sont  ailleurs,  et  je  ne  les  ai  pas  vues. 

Mais  j'ai  vu  les  casernes  des  soldats  mariés.  Au  moment  où 
je  rentrais  dans  la  cour  de  Moorish  Castle,  un  officier  en  costume 
de  chasse,  le  fouet  à  la  main,  s'avança  vers  moi.  Il  avait  une 
physionomie  d'une  rare  distinction.  C'était  le  major  Walter  Blunt 
Fletcher,  brigadier  major  d'artillerie. 

—  J'arrive  en  hâte,  nous  dit-il;  mon  ordonnance  ne  m'a 
remis  que  tout  à  l'heure  la  lettre  de  Son  Excellence  le  gouver- 
neur, à  mon  retour  de  la  chasse  au  renard.  Nous  étions  là-bas, 
vous  voyez,  dans  la  plaine  espagnole. 

Il  montrait,  du  bout  de  son  fouet,  la  plaine  aux  palmiers 
nains,  où  s'engage  le  chemin  de  fer  au  sortir  des  montagnes. 
Grâce  à  cet  aimable  guide,  nous  avons  visité  d'abord  une  caserne, 
puis,  hors  de  l'enceinte  de  Moorish  Castle,  dans  la  rue,  un  joli 
cottage  servant  d'habitation  à  quatre  familles  de  sous-officiers. 

Les  soldats  mariés  logent  dans  un  bâtiment  qui  forme  un 
angle  droit  avec  la  caserne  des  soldats  célibataires.  Tous  les 
appartemens  ouvrent  sur  une  véranda.  Ils  se  composent  de  deux 
ou  trois  chambres,  selon  le  nombre  des  enfans.   Comme  nous 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  présentions  d'assez  bonne  heure,  le  major  demandait  en 
souriant  aux  jeunes  femmes  apparues  aux  fenêtres  ou  aux  portes  : 
«  Le  ménage  est-il  fait  ?  »  Presque  partout  le  ménage  était  fait, 
et  nous  entrions  :  des  enfans  aux  cheveux  bouclés  s'enfuyaient, 
—  j'en  ai  compté  cinq  dans  un  des  logemens;  —  des  chromoli- 
thographies, représentant  ordinairement  des  sujets  religieux,  des 
photographies,  un  râtelier  de  pipes,  des  éventails  en  feuilles  de 
palmier  étaient  pendus  aux  murs,  et  un  mobilier  propre  était 
disposé  autour  des  pièces,  une  table,  des  chaises,  des  lits.  L'es- 
sentiel est  fourni  par  le  gouvernement.  Quelques  petits  coffrets 
rapportés  de  l'Inde,  achetés  sur  les  économies  de  la  solde,  ornaient 
çà  et  là  les  chambres.  Je  demandai  : 

—  Est-ce  que  le  soldat  qui  se  marie  reçoit  une  paye  supérieure? 

—  Non,  monsieur  ;  il  peut  se  marier  après  sept  ans  de  service, 
et  reçoit  la  paye  d'un  shelling,  comme  avant.  Mais  sa  femme  a 
droit  à  une  ration,  et  chacun  de  ses  enfans  à  une  demi-ration.  A 
quarante  ans,  vient  la  retraite. 

—  Et  le  sous-officier  ? 

—  Ceux-là  sont  mieux  logés,  comme  vous  allez  en  juger,  et  ils 
touchent,  suivant  le  grade,  de  deux  shellings  six  pence,  à  cinq 
shellings  six  pence  par  jour. 

L'officier  frappe  à  la  porte  d'un  cottage  très  élégant,  situé  à 
droite,  dans  la  rue  qui  descend.  Une  femme  vient  ouvrir,  l'air 
intelligent  et  comme  il  faut.  Ici,  nous  sommes  chez  un  master 
gunner,  grade  qui  correspond,  je  crois,  à  notre  grade  d'adjudant. 
L'appartement  est  vaste  :  quatre  pièces  au  rez-de-chaussée,  deux  en 
haut,  et  un  balcon  ensoleillé  dominant  la  rade  d'Algésiras.  Le 
mobilier  est  presque  luxueux;  des  tapis  couvrent  les  tables;  une 
pendule  orne  la  cheminée;  je  remarque,  sur  une  commode,  un 
album  de  gravures.  La  maîtresse  de  la  maison  nous  raconte  qu'elle 
a  habité  sept  ans  les  Indes  et  cinq  ans  Malte.  Elle  préfère  «  ce  tran- 
quille Gibraltar  ». 

Je  ne  sais  ce  qui  pourrait  être  importé,  chez  nous,  d'un  pareil 
système,  ou  du  moins  dans  nos  colonies,  mais  le  sort  de  ces 
soldats  m'a  paru  enviable... 

Deux  heures  plus  tard,  je  partais  pour  Tanger.  Un  navire  de 
guerre  allemand  saluait  la  forteresse  anglaise,  et  couvrait  de 
fumée  blanche  le  coin  bleu  de  la  baie  où  il  venait  de  jeter  l'ancre. 

René  Bazin. 


MÉMOIRES  DE  BARRAS 

BONAPARTE  A  TOULON 


Le  fragment  qu'on  va  lire,  encadré  dans  une  introduction  et  une  conclusion  em- 
pruntées à  la  préface  de  M.  George  Duruy,  est  extrait  du  tome  Ier  des  Mémoires 
inédits  de  Barras,  dont  les  deux  premiers  volumes  (I  :  Ancien  Régime  et  Révo- 
lution; II  :  Directoire  jusqu'au  18  fructidor)  doivent  paraître  prochainement  à 
la  librairie  Hachette. 

Barras  a  pris  part,  une  part  très  honorable  même,  au  siège  de  Toulon  en 
1793.  Il  est  juste  de  rendre  hommage  à  l'énergie  des  mesures  ordonnées  par 
lui  au  début  de  la  rébellion,  à  son  activité,  à  la  vaillance  dont  il  fit  preuve 
en  payant  de  sa  personne  comme  un  simple  soldat,  le  sabre  de  représentant 
au  poing,  lors  de  la  grande  attaque  du  17  décembre  contre  les  positions  du 
Faron.  Dugommier,  qui  n'aimait  guère  pourtant  les  représentans  (1),  signale 
dans  le  rapport  sur  la  prise  de  Toulon  sa  belle  conduite  :  «  Que  le  peuple 
voie  donc  ses  représentans  donnant  au  milieu  de  la  nuit  la  plus  dure 
l'exemple  de  la  constance,  au  milieu  du  combat  l'exemple  du  dévouement. 
Saliceti,  Robespierre  jeune,  Ricord  et  Fréron  étaient  sur  le  promontoire  de 
l'Éguillette,  et  Barras  sur  la  montagne  du  Faron;  nous  étions  tous  alors 
volontaires.  Cet  ensemble  fraternel  et  héroïque  était  bien  fait  pour  mériter 
la  victoire  (2).  »  Barras  put  être  fier  d'avoir  obtenu  un  tel  témoignage  —  et  d'un 
tel  homme- 
Dans  les  effroyables  représailles  que  les  républicains  exercèrent  contre  la 
cité  traîtresse,  après  l'avoir  reprise  par  un  miracle  d'héroïsme,  Paul  Bar- 
ras, à  la  vérité,  ne  fut  nullement  le  vainqueur  modéré,  clément,  sensible 
même,  qu'il  prétend  dans  ses  Mémoires  avoir  été.  Il  se  montra,  comme  ses 
collègues,  impitoyable.  Un  témoin  oculaire  des  massacres  qui,  à  Toulon 
plus  cruellement  encore  qu'à  Lyon,  souillèrent  la  belle  victoire  des  armées 
conventionnelles,  déclare  que  Barras  présida  de  sa  personne  à  l'une  de  ces 

(1)  Il  se  plaint  avec  une  certaine  amertume  de  leur  ingérence  incessante  dans  la 
direction  des  opérations  :  «  Ce  n'est  plus  une  tête  qui  commande  ;  toutes  celles  qui 
ont  quelque  autorité  sont  de  la  partie,  et  cependant,  quand  elle  est  perdue,  la  tête 
seule  du  pauvre  général  en  répond...  »  Archives  de  la  Guerre,  lettre  de  Dugommier 
au  ministre  Bouchotte,  du  10  décembre  1793. 

(2)  Rapport  de  Dugommier,  du  quartier  général  de  Toulon,  le  6  nivôse  an  II 
(26  décembre  1793).  Archives  de  la  Guerre. 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tueries  (1).  Souvenons-nous  de  la  reprise  de  Paris  sur  les  bandes  de  la  Commune, 
il  y  a  vingt-quatre  ans.  Si  exécrable  qu'il  nous  paraisse  justement,  le  crime 
de  la  Commune  en  1871  n'est  pas  égal  à  celui  de  Toulon  en  1793.11  fut  moindre: 
et  presque  aussi  terrible  fut  pourtant  l'expiation.  Je  trouverais  kinique  de  re- 
procher à  Barras  des  rigueurs  que  j'excuse  chez  ceux  à  qui  le  malheur  des  temps 
imposa  naguère,  à  Paris,  la  douloureuse  obligation  d'y  recourir  également. 

Et  c'est  la  guerre  civile,  toujours  semblable  à  elle-même,  toujours 
hideuse  depuis  le  plus  lointain  des  âges;  c'est  la  criminelle  folie  des  hommes, 
fils  d'une  même  patrie,  qui  à  de  certains  momens  se  ruent  les  uns  contre 
les  autres  et  s'entre-déchirent;  c'est  l'héritage  exécrable  de  Caïn  égorgeant 
Abel,  dont  nous  portons  tous  une  parcelle  dans  nos  veines  et  qui  nous 
pousse  à  verser  avec  plus  d'allégresse  le  sang  de  nos  frères  que  celui  de  nos 
ennemis  mêmes;  c'est  tous  les  semeurs  de  germes  de  haine,  tous  les  apôtres 
de  discorde  sociale  que  'je  maudis  :  ce  n'est  pas  ceux  qui,  chargés  par  la 
patrie  aux  abois  du  soin  de  la  sauver  à  tout  prix,  accomplissent  rudement 
leur  rude  besogne,  et,  vainqueurs,  chauds  encore  de  la  lutte  scélérate, 
mesurent  l'ampleur  du  châtiment  à  l'énormité  du  forfait. 

Ainsi  fit  Barras  à  Toulon  (2).  Je  ne  veux  pas  savoir  s'il  continua  de 
frapper  alors  que  la  bataille  était  terminée,  —  comme  l'exigeait  d'ailleurs  la 
justice  sans  entrailles  de  la  Convention.  Paix  soit  à  sa  mémoire,  paix  et 
silence  à  leur  mémoire  à  tous  sur  cette  page  sanglante  de  leur  histoire!  Où 
prendrions-nous  donc  le  droit  de  condamner  ces  actes  terribles,  nous  qui 
hier  encore  en  avons  commis  de  semblables? 

Quelle  qu'ait  été  la  part  prise  par  Barras  à  la  répression,  le  récit  qu'il 
nous  donne  du  siège  lui-même  semble  devoir  emprunter  à  sa  qualité  de 
témoin  et  d'acteur  une  particulière  importance.  Bonaparte  a-t-il  conçu  le 
plan  dont  l'exécution  entraîna  la  chute  de  la  cité  rebelle?  a-t-il  seulement 
concouru  par  de  bonnes  mesures  d'ordre  technique  au  succès  de  ce  plan 
conçu  par  un  autre?  ou  bien  encore  n'a-t-il  rien  fait  de  plus  que  le  commun 
des  officiers  qui  servaient  à  ses  côtés  ?  De  ces  trois  opinions,  adoptées  la 
première  par  Thiers  (3),  la  seconde  par  MM.  Krebs  etMoris  (4),  la  troisième 

(1)  L'auteur  des  Notes  manuscrites  sur  le  siège  de  Toulon,  à  qui  j'emprunte  cette 
grave  déposition,  a  malheureusement  gardé  l'anonyme.  Il  est  bon  républicain  et 
paraît  avoir  appartenu  à  l'armée  qui  reprit  Toulon.  Voici  le  passage  qui  concerne 
Barras  :  «  Ces  infortunés,  en  grand  nombre  ignorant  leur  sort,  groupés  en  pelotons 
et  se  questionnant  les  uns  les  autres  avec  confiance  et  tranquillité,  furent  tous  mas- 
sacrés au  signal  que  donna  le  représentant  Barras,  qui  présidait  à  cheval  à  cette 
horrible  boucherie...  C'est  ainsi  que  trop  souvent  d'infâmes  gouvernans  ont  souillé 
notre  sublime  Révolution...  »  (Papiers  de  M.  de  Saint-Albin.) 

(2)  Si  ce  point  ne  paraissait  pas  suffisamment  établi  par  la  note  de  l'anonyme 
que  j'ai  citée  plus  haut,  je  pourrais  invoquer  le  témoignage  de  Barras  lui-même, 
sinon  dans  ses  Mémoires,  du  moins  dans  les  Dépêches  officielles  qu'il  a  signées  avec 
ses  collègues  :  «  Ils  (les  alliés)  étaient  entrés  icy  en  traîtres,  ils  s'y  sont  maintenus 
en  lâches,  ils  en  sont  sortis  en  scélérats...  La  vengeance  nationale  se  déployé.  L'on 
fusille  à  force.  Déjà  tous  les  officiers  de  la  marine  sont  exterminés.  La  République 
sera  vengée  d'une  manière  digne  d'elle;  les  mânes  des  patriotes  seront  apaisés...  >» 
«  La  justice  nationale  s'exerce  journellement  et  exemplairement...  Tout  ce  qui  se 
trouvait  dans  Toulon  avoir  été  employé  dans  la  marine,  dans  l'armée  des  rebelles  et 
dans  les  administrations  civiles  et  militaires  a  été  fusillé...  »  (Archives  de  la  Guerre, 
dépêches  du  30  frimaire  et  du  3  nivôse  adressées  au  Comité  de  salut  public  par  les 
représentans  Fréron,  Saliceti,  Robespierre  jeune,  Ricord  et  Barras.) 

(3)  Thiers,  Révolution  française  (Paris,  1825),  t.  VI,  p.  50  et  suiv. 

(4)  Campagnes  dans  les  Alpes  pendant  la  Révolution,  1792-1793,  1  vol.  in-8°  de 
399-clvii  pages,  avec  cinq  croquis.  Voir  page  373,  note  3. 


MÉMOIRES    DE    BARRAS.  119 

par  M.  le  colonel  Iung  (I),  laquelle  va  pouvoir  invoquer  comme  argument 
nouveau  le  témoignage  des  Mémoires?  Voilà  qui  paraîtra  sans  doute  de  plus 
de  conséquence  que  de  savoir  si  vraiment  Barras  a  fait  délivrer  au  jeune 
capitaine  un  habit  neuf  pour  remplacer  l'habit  percé  aux  coudes  que  le 
futur  empereur  portait  alors.  Oh  !  cet  habit  percé  aux  coudes,  cet  habit 
héroïque,  dédaigné  par  Barras  !  Comment  cet  homme  n'a-t-il  pas  compris 
que  ce  misérable  habit  du  capitaine  Bonaparte  au  siège  de  Toulon  parlerait 
à  nos  cœurs  plus  éloquemment  même  que  le  splendide  manteau  du  sacre? 
Il  a  cru  diminuer  Napoléon  en  nous  le  montrant  pauvre  au  début  de  sa  car- 
rière. Combien  plus  pauvre  encore  ce  calcul  d'une  haine  maladroite  et  mes- 
quine !  Car,  dans  cet  habit  troué  de  93  comme  dans  la  redingote  grise  de 
1814,  le  héros  ne  nous  paraît  que  plus  grand.  Et  voilà,  si  je  ne  me  trompe, 
un  simple  détail  qui  nous  annonce  déjà  dans  quel  esprit  les  Mémoires  vont 
nous  exposer  le  rôle  de  Bonaparte  à  Toulon  (2). 

I 

L'amiral  Hood  et  le  général  O'Hara,  commissaires  du  roi  d'An- 
gleterre, déclarèrent,  le  20  novembre,  que  leur  gouvernement 
approuvait  les  engagemens  contractés  en  son  nom  avec  Toulon  ; 
qu'une  fois  la  monarchie  rétablie  en  France,  ses  conquêtes  seraient 
restituées  après  une  juste  indemnité  de  frais;  et  au  bout  de  trois 
jours  ils  annoncèrent  que,  l'établissement  de  la  régence  intéres- 
sant l'Europe,  ils  ne  pouvaient  souscrire  au  désir  du  comité, 
encore  moins  consentir  à  ce  que  M.  le  comte  de  Provence  fût 
appelé  pour  y  exercer  les  fonctions  de  régent.  On  reconnaît  tou- 
jours les  Anglais  à  leurs  actes  ambigus. 

De  son  côté,  Garteaux  à  Ollioules  était  renforcé  par  une  partie 
des  bataillons  que  j'avais  fait  stationner  aux  environs  de  Toulon. 
Les  autres  avaient  rejoint  le  quartier  général  de  Lapoype  à  la 
Valette,  ^es  troupes  détachées  des  armées  d'Italie  et  des  Pyré- 
nées complétaient  les  forces  chargées  de  réduire  Toulon. 

Dans  la  préoccupation  où  j'étais  de  tout  ce  qu'allait  exiger 
une  opération  aussi  considérable  que  celle  de  la  reprise  de  Tou- 
lon, maintenant  au  pouvoir  de  forces  étrangères,  je  crus  qu'il 
fallait  d'abord  faire  une  sérieuse  attention  à  la  partie  de  nos  côtes 
de  la  Provence,  par  laquelle  les  ennemis  pouvaient  faire  de  nou- 
veaux débarquemens.  J'avais  besoin  d'un  officier  capable  défaire 
des  reconnaissances  et  de  placer  des  batteries.  Un  lieutenant 
intelligent  suffisait  pour  cette  opération.  J'en  chargeai  l'un  des 
plus  jeunes,  qui  se  [présenta  à  moi  :  il  remplit  sa  mission  avec 
promptitude  et  ponctualité.  Satisfait  du  rapport  qu'il  me  remet- 

(1)  Bonaparte  et  son  temps,  t.  II,  p.  394. 

(2)  Voyez  dans  la  Revue  du  15  mars  1894,  l'Introduction  aux  Mémoires  inédits  de 
Barras. 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tait  à  son  retour,  je  lui  dis  :  «  Je  vous  remercie,  capitaine.  »  Il 
me  répondit  fort  respectueusement  :  «  Je  vous  demande  pardon, 
je  ne  suis  que  lieutenant.  —  Vous  êtes  capitaine,  lui  répliquai-je, 
parce  que  vous  le  méritez,  et  que  j'ai  le  droit  de  vous  nommer.  » 
C'est  ici  la  première  entrevue  de  Bonaparte  avec  moi. 

Je  m'étais  transporté  au  camp  du  général  Lapoype  :  la  disci- 
pline la  plus  rigoureuse  y  était  observée;  mais,  en  arrivant  à 
Ollioules,  je  fus  frappé  du  désordre  qui  régnait  dans  la  division 
de  Carteaux  :  ses  dispositions  militaires  étaient  mal  combinées  ; 
ses  batteries  ne  causaient  aucun  dommage  aux  vaisseaux  anglais. 
Cette  fameuse  coulevrine,  qui  fut  dans  la  suite  d'un  si  grand 
secours,  placée  sans  art,  faisait  alors  un  feu  inutile.  Nos  muni- 
tions de  guerre  et  de  bouche  étaient  gaspillées  :  j'en  conférai  avec 
mon  collègue  Saliceti.  Il  pensa,  comme  moi,  qu'il  était  urgent  de 
renvoyer  Carteaux  à  ses  pinceaux  ;  nous  fîmes  part  de  nos  obser- 
vations au  Comité  de  salut  public  :  il  nomma  le  médecin  Doppet 
général  en  chef  de  l'armée  de  Toulon.  Ce  choix  d'un  homme  esti- 
mable à  beaucoup  d'égards  ne  pouvait  être  approuvé  quant  à  la 
capacité  :  nous  en  écrivîmes  avec  franchise  au  Comité  de  salut 
public  ;  nous  n'avions  point  d'autres  reproches  à  faire  à  ces  deux 
militaires,  sinon  qu'ils  étaient  au-dessous  d'une  mission  comme 
celle  dont  il  s'agissait. 

Carteaux  était  sans  doute  ce  qu'on  appelle  ordinairement  un 
brave  homme,  quand  on  veut  désigner  un  homme  médiocre;  mais 
il  n'avait  aucune  expérience  de  la  guerre.  Celui-là  aussi  avait  une 
femme  prétentieuse,  qui  voulait  se  mêler  d'administration  et 
même  de  la  guerre.  Suivant  le  dire  de  quelques  militaires,  et 
notamment  du  jeune  capitaine  d'artillerie,  qui  déjà,  à  la  vérité, 
n'était  pas  fort  disposé  à  dire  ni  à  entendre  dire  du  bien  des  autres, 
et  qui,  tout  en  faisant  sa  cour  à  Carteaux  et  à  sa  femme,  s'en 
moquait  sans  cesse,  c'était  Mme  Carteaux  qui  faisait  les  ordres  du 
jour,  et  qui  allait  jusqu'à  les  signer,  naïvement  ou  impudemment  : 
Femme  Carteaux.  Doppet  était  un  médecin  très  patriote,  qui  avait 
quitté  sa  profession  pour  celle  d'avocat;  puis  de  la  profession 
d'avocat  il  était  passé  à  celle  de  militaire,  et  il  était  devenu  géné- 
ral. Je  ne  veux  pas  conclure  que  ses  antécédens  fussent  incom- 
patibles avec  le  métier  des  armes,  s'il  en  avait  eu  la  vocation,  qui 
est  en  tout  le  point  de  départ  nécessaire.  Pendant  ma  tournée  au 
camp  de  Carteaux,  mécontent  de  ce  général,  et  n'obtenant  de  lui 
aucun  renseignement  satisfaisant,  dans  l'impatience  où  j'étais  de 
connaître  notre  véritable  position  devant  la  ville  insurgée,  je 
m'occupai  de  visiter  les  avant-postes.  Je  m'y  fis  accompagner  par 
le  jeune  officier  d'artillerie,  qui  s'était  mis  à  me  suivre  depuis 


MÉMOIRES    DE    BARRAS.  121 

mon  arrivée.  «  Tout  va  mal,  me  dit-il.  Je  dois,  citoyen  représen- 
tant, vous  rendre  compte  de  l'état  des  choses  ;  votre  loyauté  et 
votre  rang  militaire  m'assurent  que  vous  accueillerez  mes  obser- 
vations. Je  suis,  continua-t-il,en  butte  à  la  faction  corse,  à  l'arro- 
gance de  Cartcaux  et  de  sa  femme  ;  je  crois  n'être  pas  sans  quel- 
ques connaissances  dans  l'arme  de  l'artillerie.  J'invoque  vos 
lumières  :  tout  ce  que  je  propose  d'utile  est  écarté.  J'ai  reçu  l'ordre 
de  suspendre  la  construction  d'une  batterie  que  je  commençais  à 
former  sur  un  mamelon  que  l'ennemi  a  négligé  d'occuper  et  qui 
nous  mettrait  à  même  de  fermer  ce  passage  et  de  garantir  d'une 
surprise  le  bataillon  commandé  par  Victor.  Ajoutez  à  cela  que  le 
mamelon  est  situé  de  manière  que  le  feu  de  la  batterie  plongerait 
sur  les  retranchemens  de  l'ennemi;  je  sollicite  votre  appui  :mon 
zèle  vous  répondra  de  la  protection  que  vous  m'accorderez  lors- 
que vous  aurez  tout  examiné.  » 

En  me  parlant  ainsi,  Bonaparte  m'offrit  quelques  exemplaires 
d'une  brochure  qu'il  venait  de  composer  et  d'imprimer  à  Avi- 
gnon ;  et  il  me  priait  de  permettre  qu'il  en  donnât  aux  officiers  et 
même  aux  soldats  de  l'armée  républicaine.  Chargé  d'un  énorme 
ballot,  il  disait,  en  faisant  sa  distribution  à  chacun  :  «  On  peut 
voir  si  je  suis  patriote  !  Peut-on  être  assez  fort  en  révolution  ? 
Marat  et  Robespierre,  voilâmes  saints!  ».  Il  ne  se  surfaisait  point 
en  annonçant  cette  profession  de  foi;  il  est  réellement  impossible 
de  rien  imaginer  de  plus  ultramontagnard  que  les  principes  de 
cet  écrit  infernal  :  il  est  au  surplus  aujourd'hui  pièce  au  procès 
de  l'histoire. 

La  brochure  que  Bonaparte  répandait  ainsi  à  profusion  et  dont 
il  sollicita  bientôt  les  représentans  du  peuple  de  lui  rembourser 
les  frais,  ce  qu'ils  firent,  en  y  ajoutant  une  gratification  pour 
l'auteur,  c'était  son  fameux  Souper  de  Beaucaire.  On  voit,  dans 
des  ouvrages  postérieurs  à  la  circonstance  que  je  rappelle  ici, 
que  lors  de  l'avènement  de  Bonaparte  au  consulat,  la  veuve  du 
libraire  d'Avignon  qui  avait  imprimé  son  Souper  de  Beaucaire, 
s'étant  présentée  à  Paris  au  consul  pour  lui  demander  le  payement 
des  frais  d'impression,  qui  n'avaient  point  été  acquittés,  il  prit 
le  parti,  non  sans  humiliation,  de  solder  aussitôt  cette  dette  plus 
que  criarde,  et  qu'aurait  pu  rembourser  au  moins  le  général  de 
l'armée  d'Italie,  à  qui  ses  économies  en  donnaient  bien  les  moyens. 
Il  résulte  évidemment  de  cette  circonstance,  si  elle  est  constante, 
qu'après  avoir  été  payé  par  nous,  il  avait  gardé  l'argent  destiné 
à  la  libraire.  Cette  réclamation  réveilla  dans  son  esprit  le  sou- 
venir d'une  production  qu'il  croyait  effacée  de  la  mémoire  des 
acteurs  du  temps,  et  dérobée  à  la  connaissance  des  contemporains. 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  demanda  avec  empressement,  s'il  y  en  avait  encore  quelques 
exemplaires  dans  le  magasin.  Il  promit  une  somme  pour  retirer 
de  la  circulation  tous  ceux  qu'on  pourrait  retrouver.  La  recherche 
faite  à  ce  prix  fut  effectivement  si  minutieuse,  qu'ayant  écrit  moi- 
même  dans  le  pays,  et  voulant  me  procurer  cette  production  que 
je  n'avais  point  oubliée,  je  ne  pus  jamais  en  découvrir  un  exem- 
plaire. J'ai  appris,  depuis,  qu'une  seule  épreuve,  corrigée  par 
Bonaparte  lui-même,  avait  échappé  aux  perquisitions  faites  à 
grands  frais,  partout  où  l'on  en  soupçonnait  la  trace.  Cet  exem- 
plaire se  trouvait  miraculeusement  dans  les  mains  de  M.  Agricole 
Moureau,  qui  n'avait  jamais  voulu  s'en  dessaisir.  M.  Panckoucke, 
faisant,  en  1818,  une  édition  complète  de  ce  qu'il  a  appelé  les 
œuvres  de  Bonaparte,  désira  y  comprendre  la  pièce  fameuse  dont 
il  avait  tant  entendu  signaler  l'existence  comme  une  œuvre  tout 
à  fait  jacobine,  conséquemment  reniée  par  les  courtisans  qui,  à 
la  suite  de  leur  empereur,  veulent  qu'il  n'ait  jamais  été  qu'un 
ange  de  modération.  M.  Moureau  confia  à  M.  Panckoucke  l'exem- 
plaire unique  de  cette  édition  princeps.  Le  libraire  l'a  compris 
dans  sa  collection,  et  il  se  trouve  aujourd'hui  multiplié  par  la 
répétition  qu'en  ont  faite  les  compilateurs.  Ainsi  il  a  suffi  d'un 
seul  exemplaire  laissé  aux  mains  de  l'imprimeur  du  département 
de  Vaucluse,  pour  conserver  ce  monument  du  jacobinisme  le  plus 
cynique  ;  tant  il  est  vrai  que  la  presse  ne  permet  plus  la  destruc- 
tion des  pièces  que  la  société  a  intérêt  de  ne  pas  laisser  périr  ! 

En  même  temps  que  Bonaparte  faisait  d'aussi  belles  preuves 
de  civisme,  son  frère  Lucien,  garde-magasin  à  Saint-Maximin, 
dont  il  avait  fait  changer  le  nom  en  celui  de  Marathon,  jouait  la 
même  comédie  que  son  aîné  dans  cette  ville,  dont  il  était  la 
terreur  et  l'orateur  perpétuel  à  la  société  populaire. 

La  conduite  qu'il  y  tint  est  réellement  incomparable,  sous  le 
rapport  des  excès  en  tout  genre,  en  démagogie  comme  en  impiété. 
Dans  un  même  discours  on  l'entendait  alternativement  vouloir 
pendre  tous  les  aristocrates,  les  prêtres,  et  poursuivre  jusqu'à 
Dieu,  qu'il  bravait,  défiait  et  reniait  sans  cesse,  ayant  littéralement 
exécuté  ce  dont  les  démagogues  les  plus  délirans  ont  été  accusés 
dans  cette  terrible  époque,  je  veux  parler  de  la  profanation  des 
hosties  et  d'infâmes  turpitudes  dont  les  saints  ciboires  furent 
l'objet.  Mais  nous  reparlerons  de  Lucien,  revenons  à  Bonaparte. 

Dès  sa  première  rencontre  avec  moi,  je  fus  frappé  de  son 
activité.  Ses  prévenances  dans  son  service  me  disposèrent  favora- 
blement pour  lui.  Les  liaisons  se  forment  promptement  dans  une 
vie  de  périls  partagés  :  je  m'empressai  de  satisfaire  le  jeune  Corse 
surtout  ce  qu'il  réclamait  et  ce  qui  l'intéressait  personnellement. 


MÉMOIRES    DE    BARRAS.  123 

J'apaisai  les  préventions  de  Saliceti;  je  lui  donnai,  devant  tout 
le  monde,  des  preuves  de  ma  bienveillance,  et  l'autorisai  à  ache- 
ver la  construction  de  sa  batterie.  Pendant  les  préparatifs  du 
siège,  nos  conversations  furent  fréquentes.  Bientôt  admis  à  ma 
table,  il  fut  toujours  placé  à  côté  de  moi.  Nous  sommes  en  gé- 
néral portés  à  la  bienveillance  et  presque  à  une  certaine  admiration 
même  pour  l'homme  qui  dans  un  physique  faible  déploie  plus  de 
force  que  ne  semble  lui  en  avoir  accordé  la  nature.  Son  âme  nous 
paraît  supérieure  à  son  corps,  et  nous  croyons  devoir  lui  savoir 
gré  d'un  double  triomphe.  Indépendamment  de  cette  raison, 
peut-être  réelle  à  mon  insu,  une  raison  toute  singulière  et  dont 
je  ne  veux  point  faire  mystère  m'attirait  vers  ce  jeune  lieutenant 
d'artillerie.  Ce  n'était  pas  seulement,  dans  sa  petite  taille,  le 
mérite  de  cette  activité  courageuse,  de  ce  mouvement  perpétuel, 
de  cette  agitation  physique  qui,  pleine  d'énergie,  commençait  à 
la  tête  et  ne  s'arrêtait  pas  même  aux  dernières  extrémités  !  C'était, 
dis- je,  dans  tout  cet  ensemble,  une  ressemblance  frappante  avec 
l'un  des  plus  fameux,  ou  même  le  plus  fameux  des  révolution- 
naires qui  eussent  paru  sur  la  scène  de  la  République.  Ce  révo- 
lutionnaire, dont  on  est  impatient  de  savoir  le  nom,  je  n'ai  point 
à  hésiter  de  le  nommer,  dans  l'expression  naïve  de  la  franchise 
qui  dicte  mes  Mémoires.  Eh  bien  !  ce  ménechme  de  Bonaparte, 
c'était  Marat.  J'avais  beaucoup  vu  ce  dernier  sur  les  bancs  de  la 
Convention,  et  même  auparavant  ;  je  ne  pouvais  pas  avoir  éprouvé 
plus  d'attrait  pour  lui  que  n'en  inspiraient  et  que  ne  permettaient 
sa  violence  perpétuelle  et  ses  appels  au  carnage  ;  mais  cependant, 
sans  vouloir  justifier  ni  expliquer  son  système  comme  publiciste, 
j'étais  loin  de  croire  Marat  un  diable  aussi  monstrueux  qu'il  a 
passé  et  qu'il  passera  toujours  pour  l'être  :  et  puisque  sa  physio- 
nomie vient  de  m'être  rappelée  par  l'apparition  d'une  autre 
devenue  depuis  si  fameuse,  je  crois  devoir  placer  ici  quelques 
traits  qui  reviennent  à  ma  mémoire  sur  cette  première  famosité, 
non  supérieure,  mais*  antérieure  à  celle  de  Bonaparte. 

Lorsque  Louvet  attaqua  Robespierre,  Marat,  placé  sous  la 
tribune,  les  bras  croisés,  parlait  en  sa  faveur  avec  force  gesticu- 
lations. «  Je  n'aime  pas,  dit-il,  Robespierre  :  c'est  un  orgueilleux, 
jaloux  de  domination;  mais  c'est  un  républicain  pur,  et  je  dois 
sous  ce  rapport  le  soutenir.  Je  ne  suis  pas  plus  l'ami  de  Danton. 
Je  veux  que  les  républicains  soient  sévères  :  on  ne  fait  rien  pour 
le  peuple,  et  c'est  le  peuple  qui  doit  consolider  la  Révolution. 
Les  hommes  d'État  se  disputent  à  qui  sera  meneur:  ils  oublient 
l'intérêt  de  la  liberté,  et  n'écoutent  que  des  passions  et  des  inté- 
rêts funestes  à  la  République.  » 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Marat  était  républicain,  mais  avec  une  ardeur  qui  passait  les 
bornes  de  la  modération  ;  la  moindre  teinte  d'un  discours  con- 
traire aux  principes  d'égalité,  de  liberté,  le  portait  aux  soupçons 
les  plus  violens  :  bonhomme  d'ailleurs  dans  la  société,  où  son 
instruction  le  rendait  intéressant.  S'il  eût  vécu  assez  pour  voir 
la  République  triomphante,  il  se  serait,  disait-il,  renfermé  dans 
la  sphère  de  ses  études,  les  sciences  et  les  lettres  ;  et  il  y  avait 
plus  de  bonne  foi  dans  cette  annonce  de  ses  projets  ultérieurs, 
qu'il  n'y  en  aura  dans  la  pensée  de  celui  qui  est  le  sujet  de  ce 
parallèle,  lorsqu'il  dira,  quelques  jours  avant  le  passage  du 
Rubicon,  le  18  Brumaire,  et  après  cette  journée,  qu'il  n'a  d'autre 
pensée  que  celle  de  se  retirer  à  la  Malmaison,  pour  y  cultiver  les 
mathématiques,  et  tout  au  plus  pour  y  être  juge  de  paix. 

Lorsqu'il  s'agissait  de  ce  qu'il  croyait  l'intérêt  de  la  Répu- 
blique, aucune  considération  ne  l'arrêtait.  Il  apostrophait  à  la 
tribune  et  dans  ses  écrits  le  meilleur  de  ses  amis,  comme  il  eût 
soutenu  ses  ennemis  personnels,  quand  il  les  croyait  attachés  à 
la  liberté.  Telle  était  la  règle  de  sa  conduite  envers  Robespierre, 
Danton  et  tous  ses  collègues  de  la  Convention  nationale;  mar- 
chant d'ailleurs  le  plus  souvent  par  sauts  et  par  bonds,  et  se 
croyant  tous  les  droits  de  l'insolence  et  de  la  bizarrerie,  alors 
même  qu'il  avait  l'air  de  suivre  les  devoirs  de  l'humanité  et  d'en 
épouser  les  sentimens  généreux. 

L'une  des  premières  notabilités  féminines  de  1789,  qui  n'avait 
pas  cessé  d'être  en  mouvement  depuis  cette  époque,  M1Ie  Théroi- 
gne,  très  connue  dans  Paris,  surtout  par  sa  démocratie,  fut  soup- 
çonnée de  défection,  arrêtée  par  le  peuple  et  conduite  au  Comité 
siégeant  aux  Feuillans,  aux  cris  répétés  :  «  A  la  lanterne!  »  La 
foule  devint  si  grande,  si  considérable  et  si  menaçante,  que  les 
membres  du  Comité  désespéraient  de  sauver  la  pauvre  amazone; 
lorsque  Marat  arriva,  le  danger  était  imminent,  même  pour  les 
membres  du  Comité,  qui  différaient  de  la  livrer.  Marat  leur  dit  : 
«  Je  la  sauverai.  »  Il  prit  par  la  main  Mlle  Théroigne,  parut  devant 
le  peuple  irrité,  en  lui  disant  :  «  Citoyens,  vous  voulez  attenter  à 
la  vie  d'une  femme!  Allez-vous  vous  souiller  d'un  pareil  crime? 
La  loi  seule  aie  droit  de  la  frapper  :  méprisez  cette  courtisane. 
Revenez,  citoyens,  à  votre  dignité.  »  Les  paroles  de  Y  Ami  du  peu- 
ple apaisèrent  le  rassemblement.  Marat  profita  de  cet  intervalle 
de  calme  pour  enlever  M1Ie  Théroigne,  et  l'introduisit  ensuite 
dans  la  salle  de  la  Convention  :  il  la  sauva  par  cette  démarche 
hardie.  Je  fus  témoin  d'un  acte  à  peu  près  semblable  rue  Saint- 
Honoré.  Le  peuple  avait  saisi  un  homme  vêtu  d'un  habit  noir, 
poudré  et  frisé,  suivant  la  mode  de  l'ancien  régime.  «  A  la  lan- 


MÉMOIRES    DE    BARRAS.  125 

terne!  »  criait-on  de  toutes  parts,  «  à  la  lanterne,  l'aristocrate!  » 
On  se  disposait  à  l'y  accrocher,  lorsque  Marat  perça  la  foule,  en 
disant  :  «  Qu'allez- vous  faire  d'un  aristocrate  aussi  méprisable?  Je 
le  connais.  »  Il  le  saisit,  et,  lui  donnant  un  coup  de  pied  au  der- 
rière :  «  Voilà,  dit-il,  une  leçon  qui  le  corrigera.  »  Le  peuple  bat- 
tit des  mains,  et  l'aristocrate  se  sauva  à  toutes  jambes. 

La  mort  même  de  Marat,  ont  dit  ses  défenseurs,  n'a  tenu  qu'à 
un  mouvement  de  générosité.  Charlotte  Corday  se  présenta  chez 
lui  et  elle  demanda  à  lui  parler.  On  lui  répond  qu'il  est  dans  son 
bain  et  malade.  Elle  lui  fait  dire  qu'une  dame  malheureuse  vient 
réclamer  sa  protection  et  son  humanité.  C'est  sur  ces  paroles  ren- 
dues à  Marat  qu'il  ordonna  qu'elle  fût  admise.  «  Le  malheur, 
citoyenne,  lui  dit-il  en  la  voyant,  a  des  droits  que  je  n'ai  jamais 
méconnus  :  asseyez- vous.  »  C'est  alors  que  Charlotte  Corday  tira 
son  poignard  et  acheva  celui  qui  serait  peut-être,  quelques  jours 
plus  tard,  mort  de  maladie.  Quelle  série  d'événemens  bien  diffé- 
rens,  si  elle  avait  accordé  la  préférence  à  Robespierre!... 

Marat  donnait  aux  pauvres  tout  ce  qu'il  possédait  :  il  est  mort 
insolvable,  ayant  épuisé  tous  les  bénéfices  provenant  de  ses 
ouvrages  et  de  ses  journaux  politiques,  qui  avaient  eu  beaucoup 
de  vogue.  J'ai  peine  à  me  rendre  compte  qu'un  homme  qui  a 
montré  parfois  des  actes  et  même  des  élans  de  sensibilité,  ait 
débité  des  discours  et  tracé  des  pages  qui  feront  à  jamais  frémir 
les  siècles. 

Au  surplus,  puisqu'une  ressemblance  très  réelle  de  Bonaparte 
avec  Marat  vient  de  me  reporter  un  moment  sur  celui-ci  avec 
quelques  détails,  la  suite  des  événemens  pourra  mettre  le  lecteur 
à  même  de  continuer  le  parallèle  ;  et  s'il  est  d'abord  constant  que 
la  férocité  de  Marat,  plus  violente  ou  expressive,  a  été  moins 
personnelle  et  plus  désintéressée  que  celle  de  Bonaparte,  on  pourra 
juger  par  les  faits,  et  leur  ensemble  récapitulé,  lequel  des  deux 
personnages  en  intensité  et  en  quantité  numérique  aura  été  le 
plus  coupable  envers  l'humanité  et  le  plus  funeste  à  la  société  et 
à  la  liberté. 

Ma  prédilection  pour  Bonaparte  fit  taire  ses  ennemis.  Cepen- 
dant le  Comité  de  salut  public,  appréciant  la  justesse  de  nos 
réflexions  sur  l'incapacité  de  Carteàux  et  de  Doppet,  les  remplaça 
tous  les  deux  par  le  général  Dugommier.  Bonaparte  se  trouvait 
présent  à  l'arrivée  du  nouveau  général  en  chef,  au  moment  où  il 
venait  prendre  le  commandement  militaire.  Eminemment  capable, 
non  moins  loyal  et  généreux  que  brave,  Dugommier  accorda  de 
suite  la  plus  grande  confiance  à  celui  qu'il  appelait,  et  qui  s'ho- 
norait lui-même  de  son  nom  :  «   Mon  petit  protégé.  »  Bonaparte 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  tarda  pas  à  en  abuser  ;  il  prit  bientôt  un  ton  absolu  et  décisif 
qui  déplut  au  général  en  chef.  Dugommier  avait  une  réputation 
et  un  caractère  qu'on  ne  dominait  pas  :  ses  plans  étaient  à  lui,  et 
des  conseils  trop  officieux  n'y  changeaient  rien.  Bonaparte  com- 
mandait l'artillerie  provisoirement,  par  l'absence  du  général 
Léblé  (sic)  et  celle  du  commandant  Donmartin,  qu'une  blessure 
grave  avait  forcé  de  se  retirer  sur  Marseille.  Ce  n'était  pas  assez 
pour  lui  de  ce  commandement  important,  il  fallait  qu'il  se  mêlât 
de  tout  et  de  tout  le  monde.  Impatienté  de  ses  observations  et  de 
ses  insinuations,  tour  à  tour  adulatrices  et  violentes,  Dugommier 
invita  Bonaparte  à  rester  dans  la  sphère  de  son  commandement  :  il 
le  lui  ordonna  d'un  ton  ferme  et  qui  ne  permettait  pas  de  répliquer. 

II 

Les  désordres  avaient  cessé  devant  le  nouveau  général  en 
chef.  Déjà  il  avait  ordonné  toutes  les  dispositions  défensives  ; 
ensuite,  dans  un  conseil  de  guerre,  il  nous  lut  son  plan  d'at- 
taque, qui  fut  unanimement  adopté.  Mes  collègues  restèrent 
auprès  du  chef.  J'allai  prendre  mon  poste  à  la  division  de  gau- 
che, commandée  par  Lapoype. 

L'armée  assiégeante  de  Toulon  ne  dépassait  pas  vingt-cinq 
mille  hommes  :  l'ennemi  en  opposait  trente  mille.  Les  Espagnols 
et  les  Anglais,  principaux  maîtres  de  cette  ville,  avaient  réparé 
les  forts  et  établi  de  nouvelles  batteries  ;  celle  de  Malbousquet 
était  maîtresse  de  toute  la  plaine.  Dugommier  répara  la  faute  de 
nos  artilleurs,  qui  nous  laissaient  ce  désavantage.  Dans  une  nuit, 
sur  le  haut  d'un  rocher,  il  construisit  la  terrible  batterie  de  la 
Convention,  qui  domina  l'ennemi. 

Plusieurs  sorties  avaient  été  repoussées;  et  le  général  O'Hara, 
poursuivi  et  enveloppé  par  nos  grenadiers,  était  tombé  en  notre 
pouvoir.  Enfin,  le  jour  convenu,  le  18  décembre,  Toulon  fut 
attaqué  sur  tous  les  points;  le  combat  fut  sanglant.  Dugommier 
s'empara  de  toutes  les  redoutes  et  des  retranchemens  élevés  par 
l'ennemi  :  il  le  délogea  aussi  des  positions  formidables  de  Bala- 
guier  et  de  l'Aiguillette,  dont  il  s'était  emparé  par  la  négligence  de 
Bonaparte  à  perfectionner  les  moyens  de  défense  en  cet  endroit, 
où  il  aurait  dû  placer  de  la  grosse  artillerie  ;  et,  devenu  maître 
de  ces  postes  importans,  Dugommier  ordonna  à  Bonaparte  d'en 
prendre  possession.  Celui-ci  exécuta  ce  mouvement  avec  une  len- 
teur qui  facilita  aux  assiégés  l'évacuation  de  Toulon,  qui  eut  lieu 
le  19  décembre.  Avant  de  se  retirer,  quand  l'ennemi  jugea  ne 
pouvoir  plus  se  maintenir  dans  la  ville,  il  incendia  les  vaisseaux 


MEMOIRES    DE    BARRAS. 


127 


stationnés  dans  le  port,  prit  ceux  qui  étaient  armés  et  que  com- 
mandait TrogofY,  embarqua  ses  troupes  et  une  partie  des  insurgés, 
mit  sous  voile  et  sortit  du  port  ainsi  que  de  la  rade,  sans  éprouver 
de  grands  dommages.  L'incendie  de  nos  vaisseaux  et  de  quelques- 
uns  de  nos  établi ssemens  maritimes  fut  arrêté  par  les  employés 
de  l'arsenal,  et  plus  particulièrement  par  les  forçats,  qui  firent 
des  prodiges  pour  éteindre  ces  flammes  allumées  par  les  Anglais. 
C'est  parce  que,  dans  le  récit  des  faits,  nous  avions  cru  ne  pouvoir 
refuser  à  ces  malheureux  la  justice  qui  leur  revenait  dans  cette 
circonstance,  qu'on  a  dit  que  nous  les  avions  proclamés  «  les  seuls 
honnêtes  gens  de  la  ville  de  Toulon.  » 

Pendant  que  Dugommier  battaitl'ennemi  sur  la  droite,  Lapoype 
et  moi  nous  attaquions  avec  succès  le  fort  Pharon  (Faron),  qu'on 
réputait  imprenable.  Masséna,  que  j'avais  appelé  de  l'armée 
d'Italie,  était  avec  nous.  J'étais  d'avis  qu'on  investît  la  place  pen- 
dant la  nuit  ;  mais  la  marche  fut  si  lente,  que  nous  n'abordâmes 
les  parapets  du  fort  qu'au  grand  jour.  Un  feu  croisé  de  boulets, 
de  mitraille  et  de  balles  renversa  nos  premiers  rangs:  nos  troupes 
reculèrent,  se  dispersèrent  et  se  réunirent  au  bas  de  la  montagne. 
Je  connaissais  le  pays  :  de  concert  avec  le  général  Lapoype,  qui 
approuva  mes  dispositions,  j'envoyai  l'adjudant  général  Micas,  à 
la  tête  d'un  détachement,  avec  ordre  de  s'emparer  du  pic  de  la 
montagne  que  je  lui  désignai,  en  suivant  la  route  indiquée.  Muni 
de  quelques  pièces  de  petit  calibre,  qu'on  tira  par  le  moyen  de 
cordages,  Micas,  avec  autant  de  célérité  que  de  courage,  parvint 
au  passage  escarpé  du  pas  de  la  Masque,  extermina  les  Espagnols 
qui  le  gardaient,  et  s'établit  avec  ses  canons  au  pied  de  la  mon- 
tagne, derrière  quelques  murs  à  demi  éboulés.  De  là  il  plongeait 
sur  le  fort  Pharon.  Dès  que  Micas  eut  commencé  sa  canonnade, 
qu'il  soutint  vivement,  Lapoype  et  moi,  nous  redoublâmes  la 
nôtre.  J'avais  donné  mes  ordres  et  je  marchais  sur  Pharon,  lors- 
qu'un des  capitaines  de  la  troupe  que  je  conduisais,  et  qui  était 
fort  près  de  moi,  tomba  mort  à  mes  pieds  et  tout  couvert  de  sang  ; 
ce  sang  rejaillit  sur  mes  habits.  Je  ne  le  croyais  que  blessé,  et  je 
me  précipitais  sur  lui  pour  le  relever  et  le  secourir,  quand  les 
soldats  qui  nous  environnaient  s'imaginèrent  que  c'était  moi-même 
qui  me  trouvais  frappé,  et  l'un  d'eux  criait  avec  désespoir  :  «  Le 
représentant  du  peuple  est  mort  !  »  Je  tirai  aussitôt  mon  sabre, 
menaçant  celui  qui  proférait  ce  cri  et  tous  ceux  qui  l'auraient 
répété,  et  qui  auraient  porté  la  crainte  dans  l'armée  en  même 
temps  qu'ils  auraient  averti  l'ennemi.  «Non,  mes  camarades, leur 
dis-je  avec  véhémence  ;  je  marche  encore  à  votre  tête  :  nous  allons 
triompher  ensemble  !  En  avant,  mes  amis  !  » 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'ennemi,  assailli  de  toutes  parts,  sortit  du  fort,  dont  nous 
nous  emparâmes  à  l'instant,  et  se  retira  à  la  hâte.  Toutes  ses 
positions  inférieures  furent  écrasées  par  notre  feu,  qui  les  domi- 
nait. Ainsi  Toulon  et  le  fort  la  Malgue,  où  portaient  quelques-uns 
de  nos  boulets.  Vaincue  à  droite  par  Dugommier,  vaincue  à 
gauche  par  Lapoype,  l'armée  ennemie  opéra  sa  retraite.  La  nôtre 
brisa  les  portes  de  la  ville  insurgée.  Nous  entrâmes  dans  Toulon. 
Les  troupes  de  marine,  qui  avaient  refusé  d'ouvrir,  étaient  rangées 
en  bataille  sur  la  place  ;  elles  furent  cernées,  et  mirent  bas  les 
armes.  Nous  rendîmes  compte  au  Comité  de  salut  public  que 
l'armée  de  la  République  était  entrée  dans  Toulon  le  29  frimaire. 
Sur  le  rapport  du  Comité,  la  Convention  nationale  décréta  que 
l'armée  dirigée  sur  Toulon  avait  bien  mérité  de  la  patrie;  que  le 
nom  de  Toulon  serait  remplacé  par  celui  de  Port-de-la-Mon- 
tagne;  et  que  les  maisons  de  l'intérieur  de  cette  ville  seraient  rasées. 
Cette  mesure  nous  parut  si  grave  qu'elle  ne  fut  exécutée  que 
sur  des  maisons  où  se  réunissaient  les  comités  rebelles.  La 
Convention  ordonnait  aussi  la  punition  des  traîtres.  Les  chefs 
des  troupes  marines  nous  étaient  dénoncés  comme  auteurs  de  tous 
les  malheurs  de  cette  contrée  de  la  France.  Les  représentans  du 
peuple,  d'accord  avec  les  généraux, crurent  ne  pouvoir  se  dispen- 
ser d'obéir,  au  moins  en  partie,  aux  volontés  de  la  Convention  et 
du  Comité  de  salut  public,  et,  tous  réunis  pour  reconnaître  la 
nécessité  des  mesures  de  rigueur,  on  décida  l'établissement  d'un 
nombreux  et  grand  jury.  Ceux  des  chefs  militaires  et  civils  qui 
furent  convaincus  d'avoir  participé  à  la  rébellion  et  à  la  tradition 
de  Toulon  aux  ennemis  furent  condamnés,  suivant  l'exemple  qu'ils 
en  avaient  donné  les  premiers,  lorsque,  maîtres  de  Toulon  et 
soutenus  par  les  coalisés  qu'ils  y  avaient  introduits,  ils  avaient, 
au  nom  de  Louis  XVII,  arrêté,  condamné  et  exécuté  tant  de 
malheureux   patriotes. 

Au  moment  de  la  prise  de  Toulon,  et  alors  que  nous  entrions 
en  vainqueurs,  je  marchais  environné  de  tous  ceux  qui  ne  deman- 
daient que  justice  et  vengeance  et  qui  s'applaudissaient  du 
triomphe  que  nous  venions  de  remporter.  Éloigné  d'eux  avec  un 
sentiment  pénible,  je  ne  pus  retenir  un  soupir  :  «  Faut-il, 
m'écriai-je  avec  désespoir,  que  mon  oncle  se  trouve  parmi  ceux 
que  mon  devoir  m'impose  de  frapper,  et  que  mes  compagnons 
d'armes  désignent  comme  des  victimes  qu'on  doit  sacrifier  au 
salut  public!  »  Mes  larmes  furent  aperçues,  mais  elles  me  furent 
pardonnées  par  ceux  à  qui  la  colère  la  plus  légitime  ne  pouvait 
faire  prendre  ces  larmes  pour  une  trahison.  Ils  me  rendirent  la 
justice  de  reconnaître  que  si  j'avais  un  cœur  de  parent,  les  lois 


MÉMOIRES    DE    BAKKAS.  129 

sacrées  de  la  patrie  ne  pouvaient  être  méconnues.  Mon  oncle, 
Auguste  Barras,  dont  les  opinions  paraissaient  suspectes  alors, 
ne  se  trouva  pas  heureusement  dans  la  ville  rebelle.  Mme  Lapoype, 
qui  avait  si  généreusement  favorisé  l'évasion  de  nos  secrétaires 
des  cachots  de  Toulon,  n'avait  pu  les  suivre  quand  ils  s'échap- 
pèrent de  la  ville.  Lors  du  siège,  la  première  bombe  qui  fut  tirée 
tomba  dans  sa  chambre,  et  son  mari  commandait  une  division 
de  l'armée  assiégeante  !  Mme  Lapoype  fut  miraculeusement  sauvée. 

La  perte  des  ennemis  fut  évaluée  à  dix  mille  hommes.  Nous 
prîmes  plusieurs  arrêtés  pour  rétablir  l'ordre,  et  l'on  fit  cesser 
tout  pillage,  suite  malheureuse  d'une  pareille  catastrophe.  C'étaient 
les  sectionnaires  eux-mêmes,  premiers  auteurs  de  tant  de  mal- 
heurs, qui  étaient  les  premiers  pillards.  Les  effets  laissés  par  les 
rebelles  et  les  ennemis  furent  évalués  à  deux  millions.  Un  million 
fut  affecté  en  indemnité  à  l'armée. 

Tout  ce  que  je  viens  de  retracer  établit  assez  la  trahison  et 
les  massacres  commis  par  la  classe  des  privilégiés  d'une  ville  dont 
la  classe  populaire  fut  toujours  dévouée  à  la  République.  L'armée 
assiégeante  fut  bien  loin  d'exercer  dans  sa  victoire  les  vengeances 
que  la  malveillance  lui  attribua.  On  voit  que  l'exécution  des 
ordres  plus  que  rigoureux  des  comités  de  gouvernement  fut  sus- 
pendue et  ajournée. 

Saliceti,  Moltedo  et  Ricord  restèrent  à  Toulon;  ils  furent  en- 
suite remplacés  par  d'autres  députés.  Ceux-ci  amenèrent  avec 
eux  des  hommes  déconsidérés  qui  facilitèrent  de  nouvelles  réac- 
tions. Ces  réactions  du  Midi  sont  de  celles  dont  on  ne  peut  assi- 
gner la  fin.  Commencées  à  Avignon,  à  Marseille,  à  Toulon,  dans 
tous  les  pays  circonvoisins,  avant  1703,  elles  se  prolongeront  à 
des  époques  bien  avancées,  sous  la  Convention,  sous  le  Directoire. 
Croirons-nous  qu'elles  aient  jamais  été  éteintes,  lorsque  le  ci- 
devant  comtat  d'Avignon  deviendra,  en  1815,  le  nouveau  théâtre 
d'un  des  plus  épouvantables  crimes  qui  aient  été  commis  de  mé- 
moire d'homme,  l'assassinat  du  maréchal  Brune,  que  ses  bour- 
reaux ont  eu  l'impudente  férocité  de  travestir  en  un  suicide?  Cette 
invention  n'a  aucun  exemple  pareil  dans  l'histoire  :  elle  est  toute 
moderne  ! 

La  reprise  de  Toulon  vient  sans  doute  de  prendre  sa  place 
dans  l'histoire,  parmi  les  grands  faits  d'armes  qu'elle  conservera. 
Sa  gloire  ne  risque  point  d'être  effacée  par  ce  qu'il  est  réservé  aux 
armées  de  la  République  de  conquérir  bientôt.  Quelque  brillans 
que  puissent  être  des  triomphes  postérieurs,  ils  ne  peuvent 
obscurcir,  encore  moins  effacer,  ceux  qui  les  ont  précédés.  Celui 
dont  je  parle  a  le  mérite  incontestable  d'être  l'un  des  premiers 

TOME  CXXIX.   —  1893.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

obtenus  par  les  armées  républicaines  :  elles  commençaient  à 
prouver  que  rien  ne  serait  impossible  à  la  valeur  française.  La 
route  de  l'audace  fut  alors  frayée.  Je  craindrais  de  paraître 
abonder  dans  une  cause  personnelle  si  j'exprimais  l'enthousiasme 
que  réveille  encore  en  moi  ce  souvenir  de  mes  premières  années. 
Sans  doute  je  ne  vois  pas  pourquoi  je  me  séparerais  de  l'honneur 
qui  peut  m'en  revenir  pour  ma  part;  j'y  ai  coopéré  de  tous  mes 
efforts,  de  très  bon  cœur  et  non  sans  quelque  succès  ;  mais  le  vain- 
queur des  coalisés  de  Toulon,  le  véritable  «  preneur  »  de  la  ville, 
si  Ton  peut  ainsi  dire,  ce  n'est  pas  un  autre  que  le  général  Dugom- 
mier,  c'est  à  Dugommier  qu'en  appartient  l'immortel  trophée! 

La  prise  du  général  O'Hara,  attribuée  à  Bonaparte,  le  vaisseau 
anglais  qu'il  aurait  coulé  bas,  le  plan  de  campagne  auquel  il  aurait 
participé,  sont  autant  d'assertions  fausses,  imaginées  par  celui  qui 
en  a  imaginé  bien  d'autres,  répétées  par  ses  llatteurs  le  jour  où 
il  a  eu  de  l'argent  pour  les  payer.  Bonaparte  donna  quelques 
preuves  de  son  talent  militaire  qui  commençait  à  se  développer, 
mais  il  n'agit  que  secondairement  dans  cette  circonstance.  Je  le 
répète,  le  véritable  «  preneur  »  de  Toulon,  c'est  Dugommier. 

Les  troupes  de  l'armée  sous  Toulon  furent  de  suite  distribuées 
aux  armées  d'Italie  et  des  Pyrénées.  Dumerbion  prit  le  commande- 
ment de  la  première,  Dugommier  fut  envoyé  à  la  tête  de  celle 
des  Pyrénées,  où  il  devait  être  tué  après  plusieurs  combats  glo- 
rieux qui  décidèrent  la  paix  avec  l'Espagne.  Quant  à  Bonaparte, 
après  le  siège  de  Toulon,  il  fut  nommé  général  de  brigade,  avec 
ordre  de  se  rendre  à  l'armée  d'Italie,  sous  les  ordres  du  général 
Dumerbion  :  ce  fut  là  qu'il  se  lia,  par  la  protection  d'Arena,  avec 
Robespierre  jeune,  Ricord  et  sa  femme,  devenus  depuis  ses  pro- 
tecteurs. Dès  la  première  armée  d'Italie,  où  n'étant  encore  qu'offi- 
cier très  subalterne  il  avait  déjà  le  désir  et  le  système  d'arriver 
par  tous  les  moyens,  Bonaparte,  croyant  que  celui  des  femmes 
était  puissant,  faisait  assidûment  la  cour  à  la  femme  de  Ricord, 
qu'il  savait  avoir  beaucoup  d'empire  sur  Robespierre  jeune,  col- 
lègue de  ce  député.  Il  poursuivait  Mmc  Ricord  de  tous  les  égards, 
lui  remassant  ses  gants,  son  éventail,  lui  tenant,  quand  elle  mon- 
tait à  cheval,  la  bride  et  l'étrier  avec  un  profond  respect,  l'ac- 
compagnant dans  ses  promenades  à  pied,  le  chapeau  à  la  main, 
paraissant  trembler  sans  cesse  qu'il  ne  lui  arrivât  quelque 
accident. 

Avant  le  départ  des  généraux  et  des  représentans  du  peuple 
qui  avaient  reconquis  Toulon,  lorsque  les  exécutions  militaires 
auxquelles  il  avait  été  impossible  de  se  soustraire  n'étaient  pas 
encore  terminées,  d'après  le  vœu  des  Toulonnais  républicains. 


MÉMOIRES    DE    BARRAS.  l.'il 

peuple  et  fonctionnaires,  les  comités  révolutionnaires,  qui  avaient 
remplacé  les  comités  royalistes,  voulurent  nous  donner  un  repas 
d'amitié  et  de  fraternité.  Une  table  de  cent  couverts  était  dressée, 
autour  de  laquelle  étaient  rangés  un  bon  nombre  de  patriotes  qui 
justifiaient  tout  à  fait  le  titre  de  «  sans-culottes  »  dont  on  était 
alors  paré,  tant  ils  étaient  déguenillés.  Parmi  les  représentais 
du  peuple  était  déjà  assis  Fréron,  et  parmi  les  militaires  le  jeune 
capitaine  dont  j'avais  remarqué  et  apprécié  le  caractère  et  l'acti- 
vité avant  le  siège.  Il  était  aussi  déguenillé  et  remarquable  par 
son  sans-culottisme  qu'il  m'avait  paru  l'être  par  ses  dispositions 
précoces  dans  l'art  de  la  guerre.  On  m'avait  fait  l'honneur  de  m'at- 
tendre,  et  lorsque  j'arrivai,  je  trouvai  ma  place  vacante,  en  signe 
de  distinction.  J'avouerai  que,  malgré  toutes  mes  bonnes  dispo- 
sitions pour  rendre  justice  aux  hommes  du  peuple  qui  avaient 
tant  mérité  dans  ce  grand  combat  de  la  liberté,  je  fus  surpris  de 
la  composition  de  ce  repas,  dont  la  plus  franche  nature  faisait  un 
peu  trop  les  frais.  Je  crus  devoir  à  notre  caractère  de  représen- 
tons du  peuple  de  penser  et  de  dire  que  peut-être,  en  fraternisant 
tout  à  fait  de  cœur  avec  nos  concitoyens,  nous  devions  dîner  un 
peu  plus  de  côté,  c'est-à-dire  nous  faire  placer,  à  un  autre  étage, 
une  table  où  nous  pussions  encore  nous  occuper  des  affaires  de 
la  République  sans  être  dérangés  et  distraits  par  la  cohue.  Je  me 
voyais  salué  fort  respectueusement  par  le  jeune  capitaine,  qui, 
tout  prêt  qu'il  était  à  dîner  avec  les  sans-culottes,  me  témoignait 
par  son  regard  et  ses  politesses,  qui  ressemblaient  à  des  génu- 
flexions, le  désir  de  venir  avec  les  représentais  du  peuple  et  de 
jouir  déjà  d'un  privilège.  Je  lui  dis  :  «  Capitaine,  tu  viendras 
dîner  avec  les  représentais.  »  Bonaparte,  me  remerciant,  me 
montrait  ses  coudes  percés,  qui  lui  donnaient  l'inquiétude  de 
n'être  pas  présentable  à  notre  couvert.  Quoique  nous  fussions 
alors  très  peu  occupés  de  toilette,  il  était  difficile  cependant  de  ne 
pas  convenir  que  le  capitaine  aurait  pu  avoir  un  habit  plus  propre. 
«  Va  te  changer,  lui  dis- je,  au  magasin  militaire  :  j'en  donne 
l'ordre  au  commissaire  des  guerres  »  ;  ce  qui  fut  exécuté.  Bona- 
parte reparut  l'instant  d'après  avec  un  habit  complet,  équipé  à 
neuf  des  pieds  à  la  tête,  se  tenant  à  la  distance  la  plus  respec- 
tueuse des  représentans  du  peuple,  et,  toujours  le  chapeau  à  la 
main,  il  le  portait  aussi  bas  que  son  bras  pouvait  descendre.  Le 
dîner  se  passa  comme  alors  :  beaucoup  de  patriotisme,  une  con- 
versation très  ardente,  dans  laquelle  Bonaparte  se  mêlait  par 
intervalles  avec  la  plus  grande  vivacité;  mais,  commençant  déjà 
le  double  rôle  qui  était  dans  son  caractère,  il  trouvait  le  temps 
d'alterner  entre  le  repas  des  représentans  du  peuple,  dont  il  était 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

si  heureux  et  si  fier,  et  celui  des  sans-culottes,  rangés  dans  l'autre 
salle,  auxquels  il  allait  comme  offrir  des  regrets  de  n'être  point 
avec  eux,  et  faire  les  coquetteries  italiennes  dont  on  peut  entre- 
voir ici  le  prélude,  et  dont  la  suite  fera  probablement  connaître 
bien  d'autres  détails. 


Le  rôle  de  Bonaparte  à  Toulon  se  résume  donc,  selon  Barras,  en  trois 
fautes  militaires  commises.  Étranger  à  la  conception  du  plan,  dont  tout 
l'honneur  est  attribué  au  général  en  chef,  Bonaparte  est  resté  étranger 
même  à  l'exécution  de  ce  plan,  ou  n'y  a  participé  que  pour  compromettre 
maladroitement  une  combinaison  dont  la  réussite,  assurée  sans  cette 
«  bêtise  (1)  »,eût  rendu  plus  décisif  le  triomphe  de  l'armée  conventionnelle. 
Tout  ce  qu'accorde  Barras  à  Bonaparte,  c'est  d'avoir  donné  «  quelques 
preuves  de  son  talent  militaire  qui  commençait  à  se  développer,  »  d'avoir 
montré  des  «  dispositions  précoces  dans  l'art  de  la  guerre.  »  Un  officier  assez 
bien  doué,  en  somme,  actif  et  de  quelque  intelligence,  mais  qui  n'a  agi  que 
«  secondairement  >»  dans  cette  circonstance.  Le  véritable  «  preneur  »  de 
Toulon,  c'est  Dugommier. 

Il  ne  peut  être  question  d'aborder  ici  avec  les  développemens  qu'elle  com- 
porte la  discussion  de  cette  thèse  (2).  Je  me  contenterai  donc  de  rappeler 
que  l'héroïque  et  loyal  soldat  à  qui  Barras  attribue  la  prise  de  Toulon, 
Dugommier  lui-même,  a  rendu  à  Bonaparte  ce  qui  lui  appartient.  Lors  du 
conseil  de  guerre  qui  fut  tenu  Je  25  novembre,  neuf  jours  après  son  arrivée 
à  l'armée,  le  nouveau  général  en  chef  déclara  «  qu'il  ne  croyait  pas  pouvoir 
offrir  de  plan  d'attaque  plus  lumineux,  plus  exécutable,  que  celui  qui  lui 
avait  été  présenté  par  le  chef  de  bataillon  commandant  l'artillerie;  qu'ayant 
suivi  les  idées  de  ce  plan,  il  venait,  de  son  côté,  d'en  rédiger  un  lui-même  à 
la  hâte  ;  et  ce  plan,  dont  il  se  plaisait  à  rendre  tout  l'honneur  à  son  premier 
auteur,  Dugommier  le  soumit  au  conseil  (3).  » 

Arrivé  pour  ainsi  dire  de  la  veille  à  l'armée  de  Toulon,  comment  Dugom- 
mier aurait-il  eu  le  temps  de  mûrir,  de  dresser  un  plan?  L'honneur  est  assez 
grand  pour  lui  d'avoir  compris  du  premier  coup  le  mérite  de  l'idée  d'un 
autre  et,  après  l'avoir  adoptée  sans  hésitation,  de  l'avoir  en  outre  exécutée 
avec  une  indomptable  vigueur.  Jetez  les  yeux  sur  ce  plan  de  Dugommier  (4)  : 

(1)  Note  autographe  de  Barras  :  «  Aucun  vaisseau  de  guerre  anglais  ne  fut  coulé 
à  Toulon,  par  la  bêtise  de  Bonaparte.  »  {Papiers  de  M.  de  Saint-Albin.) 

(2)  On  trouvera  cette  discussion  dans  une  étude  consacrée  au  Rôle  de  Bonaparte 
au  siège  de  Toulon.  Voir  la  préface  du  tome  I'r  des  Mémoires  de  Barras,  p.  lu  à  lxxix. 

(3)  Vie  de  Dugommier,  composée  en  1799  par  A.  Rousselin  de  Saint-Albin,  encore 
inédite,  sauf  un  fragment  —  précisément  relatif  au  siège  de  Toulon  —  publié  par  le 
fils  de  l'auteur  parmi  les  Documens  relatifs  à  la  Révolution  française,  extraits  des 
œuvres  inédites  de  A.  Rousselin  de  Saint- Albin,  Paris,  Dentu,  1873,  1  vol.  in-8°.  Le 
passage  que  je  cite  est  extrait  du  manuscrit  même  de  M.  de  Saint-Albin,  dont  le 
texte  n'a  pas  toujours  été  scrupuleusement  reproduit  dans  la  publication  ci-dessu> 
mentionnée.  Composée  sur  de  nombreux  documens  authentiques  rassemblés  à  cet 
effet  par  M.  de  Saint-Albin  lorsqu'il  remplissait,  en  1798,  au  ministère  de  la  Guerre, 
les  fonctions  de  secrétaire  général  de  Bernadotte,  cette  Vie  de  Dugommier  présente 
un  véritable  intérêt  historique. 

(4)  Observations  sur  le  siège  de  Toulon,  manuscrit  de  huit  pages,  signé  Dugom- 
mier et  suivi  d'un  plan  d'attaque.  (Archives  de  la  Guerre,  correspondance  militaire, 
armée  de  Toulon,  décembre  1793.) 


MÉMOIRES    DE    BARRAS.  133 

certaines  phrases  sont  d'une  allure  si  étrangement  napoléonienne,  qu  o 
peut  se  demander  si  ce  ne  serait  pas,  d'aventure,  Bonaparte  lui-même  qui 
les  aurait  rédigées  pour  son  chef.  «  Le  succès  d'une  entreprise  quelconque 
dépend  du  calcul  exact  des  moyens  que  l'on  y  emploie,  de  leurs  justes  propor- 
tions et  de  leurs  rapports  respectifs.  »  Voilà  une  formule  qui  sort  d'un  cer- 
veau de  mathématicien.  «  Les  vaisseaux  sont  les  remparts  maritimes  de  la  ville 
de  Toidon.  Si  nous  les  forçons  de  s'éloigner,  elle  perd  son  principal  appui.  » 
Image  vive  et  raisonnement  serré  :  n'est-ce  point  là  encore  une  des  caracté- 
ristiques de  la  «  manière  »  de  Napoléon?  «  L'attitude  de  l'ennemi  après 
l'événement,  celle  de  notre  armée,  enfin  les  circonstances,  qu'il  faut  toujours 
consulter  à  la  guerre,  régleront  notre  conduite  ultérieure.  »  Quiconque  a  eu,  si 
peu  que  ce  soit,  commerce  avec  la  pensée  de  Napoléon,  conviendra  que  cette 
phrase-là  porte  indubitablement  la  marque  de  l'homme  de  guerre  avisé  dont 
la  stratégie  fut  toujours  aussi  souple  que  sa  politique,  hélas!  se  montrait 
inflexible. 

Dans  sa  relation  des  attaques  de  Toulon,  Marescot  fait  une  remarque 
importante.  Au  conseil  de  guerre  du  25  novembre  «  le  général  en  chef  lut 
un  projet  d'attaque  qui  fut  suivi  d'un  autre  plan  prescrit  par  le  Comité  de 
salut  public.  Ces  deux  plans  différaient  fort  peu  l'un  de  l'autre.  »  Comment 
auraient-ils  différé,  puisqu'ils  avaient  une  origine  commune,  le  plan  de 
Bonaparte  (1),  expédié  à  Paris  au  ministre  de  la  Guerre,  approuvé  parle 
Comité  (2)  et  communiqué  évidemment  par  le  jeune  commandant  de  l'artil- 
lerie à  son  général  en  chef,  dès  l'arrivée  de  Dugommier  à  l'armée  de 
Toulon  ? 

Ainsi,  de  quelque  côté  que  l'on  se  tourne,  c'est  toujours  la  pensée  de 
Bonaparte  qu'on  trouve  comme  inspiratrice  du  plan  dont  l'exécution  rendit 
les  armées  de  la  Convention  maîtresses  de  Toulon.  Cette  pensée  est  si  puis- 
sante, que  tous  ceux  qui  se  sont  trouvés  en  contact  avec  elle  en  demeurent 
imprégnés. 

Comme  s'il  avait  prévu  le  plaisir  que  cette  déclaration  causera  sans  doute 
à  M.  le  colonel  Iung,  qui,  dans  Bonaparte  et  son  temps,  a  soutenu  précisément 
la  même  thèse  (3),  Barras  affirme  que  Bonaparte  n'a  contribué  en  quoi  que 
ce  soit  à  la  reddition  de  la  place.  Les  documens  lui  répondent,  et  voici  ce 
qu'ils  disent  clairement  : 

1*  Bonaparte  a  vu  le  premier  où  étaient  les  clefs  de  la  ville; 

2°  11  a  préparé  seul  les  moyens  d'aller  les  prendre  là  où  il  avait  dit 
qu'elles  étaient; 

3°  Avec  ses  compagnons  et  ses  chefs  il  est  allé  les  chercher  à  cet  endroit, 
dès  longtemps  désigné  par  lui.  Et  comme  elles  y  étaient  en  effet,  Toulon  fut 
pris. 

Telle  est,  brièvement  et  exactement  résumée,  l'histoire  du  siège  de 
Toulon  en  1793;  tel,  le  caractère  du  rôle  que  Bonaparte  a  joué  à  ce  siège. 

(1)  Archives  de  la  section  technique  du  Génie,  au  ministère  de  la  Guerre.  Projet 
d'attaque  de  Toulon,  adressé  au  ministre  par  Bonaparte  le  24  brumaire  an  II.  Publié 
dans  la  Correspondance  de  Napoléon,  14  novembre  1793,  n"  4. 

(2)  «  Une  note  d'un  membre  du  Comité  de  salut  public  d'alors  nous  apprend... 
que  le  Comité  de  salut  public...  fut  si  content  des  vues  du  jeune  officier  d'artille- 
rie, qu'il  le  nomma  chef  de  brigade  et  pressentit  son  génie.  »  [Vie  de  Dugommier, 
par  A.  Roussclin  de  Saint-Albin,  fragment  publié  dans  les  Documens  relatifs  à  la 
Révolution  française,  par  H.  de  Saint-Albin,  p.  242.) 

(3)  Voir  Bonaparte  et  son  temps,  par  le  lieutenant-colonel  Th.  Iung,  II,  p.  386 
a  395. 


434  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  d'autres  termes,  il  fut  celui  qui  veille  quand  les  autres  se  reposent, 
celui  qui  agit,  tandis  qu'on  délibère  et  qu'on  bavarde.  Il  fut  la  pensée  de 
cette  héroïque  année, —  la  pensée  obstinément  lixée  sur  la  ville  rebelle  que 
la  République  avait  commandé  de  réduire,  —  l'oeil  toujours  ouvert  de  la 
Patrie  en  danger  sur  la  trahison  scélérate  qu'il  fallait  châtier. 

J'aime  à  me  le  représenter,  au  bord  de  la  mer,  fouillant  de  son  regard 
d'aigle  la  rade  où  se  balancent  les  vaisseaux  anglais,  les  vaisseaux  maudits 
qu'il  rencontre  dès  son  premier  pas,  qu'il  rencontrera  toujours,  jusqu'à  la 
lin!  —  ou  bien  encore,  le  soir,  contemplant  la  lune  qui,  comme  un  boulet 
rouge  échappé  de  ses  batteries,  monte  en  parabole  dans  le  ciel,  éclairant  les 
profils  menacans  du  fort  Mulgrave,  du  «  volcan  inaccessible  »  dont  parle 
Dugommier  dans  son  admirable  rapport  sur  la  prise  de  Toulon  (1).  Telle  la 
clarté  de  l'astre  remplit  l'espace,  telle  la  gloire  de  son  nomremplira  bientôt 
l'univers.  Quels  rêves  sublimes  devaient  hanter  sa  pensée,  orageuse  et  pro- 
fonde comme  le  Ilot  qui  venait  mourir  à  ses  pieds! 

Barras  a  compté  les  trous  qui  perçaient  son  habit;  mais  le  cœur  qui  bat- 
tait sous  cet  habit  troué,  comment  Barras  l'aurait-il  deviné  et  compris?  Dé- 
fense à  ce  qui  est  petit  de  mesurer  ce  qui  est  grand! 

Musset-Pal hay  a  mieux  vu  et  son  jugement  mérite  d'être  retenu.  Bona- 
parte, dit-il,  «■  fut  l'àme  du  siège  de  Toulon  (2)  ».  Une  àme,  oui,  c'est  bien 
cela  qu'il  était  déjà,  et  qu'il  fut  toujours;  l'âme  la  plus  forte,  la  plus  vérita- 
blement et  magnifiquement  souveraine  qui  ait  jamais  été.  Etsi  elle  fut  telle, 
c'est  que,  outre  les  dons  les  plus  éclatans  de  l'intelligence,  elle  avait  reçu  de 
Dieu  ce  qui  les  féconde,  ce  qui  fait  produire  au  génie  même  des  fruits  qu'il 
ne  donnerait  pas  sans  cela  :  la  volonté,  l'énergie,  la  constance,  la  trempe 
du  caractère  en  un  mot.  Il  n'est  pas  mauvais  de  rappeler  que,  si  cet  homme 
a  été  si  grand,  c'est  parce  qu'il  a  porté  au  suprême  degré  de  puissance  cette 
force  morale  sans  laquelle  nations  ou  individus  ne  sont  plus  que  des  appa- 
rences de  peuples,  des  simulacres  d'hommes,  —  un  je  ne  sais  quoi  sans  res- 
sort, qui  tombe  à  terre  dès  qu'on  le  touche. 

Ainsi  conçue,  l'admiration  pour  Napoléon  n'est  pas  un  fétichisme  puéril. 
C'est  un  acte  de  foi  en  la  royauté  de  l'esprit,  en  sa  haute  prééminence  sur 
tout  ce  qui  ne  relève  pas  de  lui.  J'ose  espérer  qu'on  me  fera  l'honneur  de 
croire  que  ces  raisons  d'ordre  philosophique  ne  sont  pas  étrangères  aux  sen- 
timens  que  j'ai  voués  à  la  mémoire  de  l'Empereur.  Si  quelqu'un  insinuait 
nonobstant,  ainsi  qu'il  arrivera  sans  doute,  que  l'âme  d'un  «grognard  »  re- 
vit en  moi,  je  répondrai  que  je  suis  sensible  à  l'honneur  qu'on  me  fait,  mais 
que  je  ne  m'en  crois  pas  tout  à  fait  digne. 

Certes,  je  suis  reconnaissant  à  l'Empereur  de  nous  avoir  gagné  beaucoup 
de  batailles.  Peut-être  de  bons  esprits  jugeront-ils  comme  moi  que  nous 
n'avons  pas  le  droit,  à  cette  heure  de  notre  histoire,  de  nous  montrer  par 
trop  détachés  sur  ce  point.  Mais  je  lui  sais  gré  bien  plus  encore  de  nous  avoir 
légué  le  plus  bel  exemplaire  qui  soit  de  l'instrument  moral  avec  lequel  on 
les  gagne.  J'estime,  en  effet,  que  plus  la  conception  matérialiste  prévaudra 
même  dans  le  noble  art  de  la  guerre;  plus  la  guerre  deviendra  scientifique, 
comme  on  dit  ;  plus  sa  préparation  sera  fondée  sur  les  seuls  moyens  de  la 
force  matérielle;  plus  le  nombre,  qui  règne  déjà  dans  la  politique,  sera  con- 
sidéré, là  aussi,  comme  la  raison  dernière  et  le  suprême  recours  :  plus  aussi 

(1)  Archives  de  la  Guerre,  lettre  de  Dugommier  au  président  de  la  Convention, 
du  6  nivôse  an  II  et  rapport  accompagnant  cette  lettre. 

(2)  Relations  des  principaux  sièges  faits  ou  soutenus  en  Europe  par  les  armées 
françaises,  depuis  1792;  Paris,  1806,  1  vol.  in-4°  de  texte  et  un  atlas. 


MÉMOfRES    DE    BARl'.AS.  135 

l'esprit  se  vengera  des  dédains  qu'on  lui  témoigne,  si  l'on  commet  la  faute 
de  ne  plus  croire  à  sa  vertu  souveraine,  de  ne  pas  s'adresser  à  lui,  qui  seul 
pourtant  peut  opérer  le  miracle  de  changer  en  armée  l'immense  et  flasque 
multitude  de  nos  soldats.  Qu'une  armée  soit  une  âme,  —  âme  multiple  et  une, 
ardente  et  vibrante,  irrésistible  quand  certains  souffles  passent  sur  elle  et 
la  soulèvent  :  c'est  là  un  enseignement  spiritualiste  qui  découle  avec  assez 
d'évidence,  il  me  semble,  de  l'histoire  de  Napoléon,  comme  de  celle  aussi  de 
la  Révolution. 

En  1812,  la  Grande  Armée  est  détruite.  On  le  croit  du  moins  :  et  l'Europe, 
délivrée  du  cauchemar  de  cette  héroïque  geôlière  qui  la  tenait  aux  fers,  tres- 
saille d'espérance.  Erreur!  Le  désastre  a  épargné  le  cerveau  brûlant  d'où  la 
Grande  Armée  est  sortie  comme  une  lave.  La  Grande  Armée,  c'est  la  pensée, 
c'est  l'âme,  —  il  me  faut  bien  revenir  toujours  à  ce  mot,  —  l'âme  de  Napo- 
léon, et  Napoléon  n'est  pas  mort.  Il  revient,  il  rapporte  une  étincelle  du 
feu  sacré  qui  embrasait  les  légions  invincibles  que  la  morne  Russie  lui  a 
prises.  Et  cette  étincelle  suffit.  Mise  au  cœur  des  conscrits  de  1813,  elle  fait 
de  ces  enfans  des  héros.  Du  tombeau  glacé  où  gît  la  Grande  Armée,  surgit 
soudain  une  autre  Grande  Armée,  sublime  comme  l'ancienne.  Le  brasier 
qu'on  croyait  éteint,  —  et  qui  ne  l'était  pas,  puisque  Napoléon,  principe  de 
cette  flamme,  vivait  encore,  —  se  ranime  et  flambe  de  nouveau.  Et  la  coalition 
terrifiée  se  demande,  à  Lûtzen,  à  Bautzcn  et  à  Dresde,  si  ce  ne  sont  pas 
les  soldats  d'Austerlitz  et  d'Iéna  qu'elle  retrouve  devant  elle. 

Avec  ce  seul  mot  :  la  Patrie  en  danger,  la  Révolution  avait  accompli  déjà 
des  prodiges  de  même  ordre  et  non  moins  étonnans  que  celui-là.  La  Patrie 
en  danger!  Mot  magique  qui  volait  sur  les  ailes  de  la  Marseillaise,  —  glaive 
flamboyant  que  les  quatorze  armées  de  la  République  portaient  devant 
elles,  et  à  l'approche  duquel  les  armées  ennemies  fondaient  comme  la  neige 
au  soleil  ! 

Et  si  l'on  me  demande  maintenant  pourquoi  j'aime,  pourquoi  j'admire 
la  Révolution  et  Napoléon,  —  j'espère  qu'aucun  esprit  assez  court  ne  se  ren- 
contrera pour  être  surpris  de  me  voir  associer  dans  un  môme  culte  cette 
grande  chose  et  ce  grand  homme,  —  je  répondrai  simplement  qu'entre  autres 
raisons  que  j'ai  de  les  admirer  et  de  les  aimer,  il  y  a  celle-ci  :  que  la  Révo- 
lution et  Napoléon  ont  rendu  à  une  doctrine  philosophique  qui  m'est  chère 
le  service  de  prouver  par  d'immortels  exemples  la  toute-puissance,  aujour- 
d'hui méconnue,  de  l'idée. 

George  Duruy. 


LA  MORALITÉ 


DE    LA 


DOCTRINE  ÉVOLUTIVE 


Il  ne  saurait  évidemment  y  avoir  de  morale  sans  obligation  ni 
sanction  ;  —  et  c'est  pourquoi  rien  ne  serait  plus  vain,  ou  plus  falla- 
cieux, que  de  vouloir  tirer  une  morale  de  la  science  en  général,  ou 
de  la  «  doctrine  évolutive  »  en  particulier.  Nous  ne  l'essaierons 
donc  point  dans  les  pages  qui  suivent.  Mais,  comme  les  savans 
eux-mêmes  ne  raisonnent  pas  toujours  parfaitement  juste,  j'ai 
pensé  qu'il  pourrait  être  utile  de  retourner  contre  les  plus  affir- 
matifs  d'entre  eux  les  conclusions  de  leur  propre  science,  ou,  si 
l'on  veut,  de  ruiner,  au  nom  de  leur  science  même,  la  prétendue 
philosophie  qu'ils  s'efforcent  aujourd'hui  d'en  déduire.  «  Nous 
lisons  dans  l'histoire  sainte  que  le  roi  de  Samarie  ayant  voulu 
bâtir  une  place  forte  qui  tenait  en  crainte  et  en  alarmes  toutes  les 
villes  du  roi  de  Judée,  ce  prince  assembla  son  peuple,  et  fit  un 
tel  effort  contre  l'ennemi  que  non  seulement  il  ruina  cette  for- 
teresse, mais  qu'il  en  fit  servir  les  matériaux  pour  construire  deux 
grandes  citadelles  par  lesquelles  il  fortifia  sa  frontière...  »  C'est 
le  début  superbe  et  hardi  du  second  sermon  de  Bossuet  sur  la 
Providence ,  et,  —  n'étant  pas  de  ceux  qui  ornent  leurs  discours  de 
comparaisons  superflues,  —  l'orateur  continue  en  ces  termes  :  «  Je 
médite  aujourd'hui,  messieurs,  quelque  chose  de  semblable,  et 
dans  cet  exercice  pacifique  je  me  propose  l'exemple  de  cette  entre- 
prise militaire.  »  Imitons-le  à  notre  tour  :  et,  de  toutes  les  philo- 
sophies  qui  s'autorisent  de  la  science,  puisque  Y évolutionnisme 
est  sans  doute  «  la  plus  avancée  »,  montrons  que  la  véritable 


LA    MORALITÉ    DE    LA    DOCTRINE    ÉVOLUTIVE.  137 

interprétation  de  la  doctrine  peut  différer  de  celle  que  beaucoup 
de  nos  savans  en  donnent  ;  qu'il  y  a  quelque  moyen  de  réduire  ses 
enseignemens  aux  leçons  de  l'éternelle  morale  ;  et  qu'il  ne  faut 
enfin  pour  cela  que  l'éclairer  elle-même  d'une  lumière  qui,  préci- 
sément, ne  soit  pas  «  le  flambeau  de  la  science  ». 

I 

C'est  ainsi  qu'en  premier  lieu,  si  nous  savons  l'entendre,  la 
«  théorie  de  la  descendance,  »  —  qui  est  comme  le  fort  inexpu- 
gnable, et  en  tout  cas  l'idée  maîtresse  de  la  doctrine  évolutive,  — 
a  discrédité  pour  longtemps  la  dangereuse  hypothèse  de  la  «  bonté 
naturelle  de  l'homme  ».  Naïve,  ou  même  niaise  autant  que  dan- 
gereuse, l'hypothèse  a-t-elle  peut-être  inspiré  jadis  la  philosophie 
des  Romains  et  des  Grecs?  C'est  donc  alors  pour  cela  qu'ils  sont 
morts,  et  de  cela!  Mais,  sans  approfondir  ce  point  d'érudition, 
toujours  est-il  que,  dans  l'histoire  de  la  pensée  moderne,  l'illu- 
sion de  la  «  bonté  naturelle  de  l'homme  »  ne  date  que  de  l'époque 
de  la  Renaissance,  et  la  fortune  qu'elle  a  faite  que  de  la  fin  du 
xvme  siècle.  C'est  Diderot  qui  en  a  donné  l'expression  la  plus 
simple,  et  la  plus  cynique,  dans  ce  Supplément  au  voyage  de  Bou- 
gainville,  dont  je  ne  puis  reproduire  ici  qu'un  trop  court,  mais 
assez  éloquent  passage  :  «  Si  vous  vous  proposez  d'être  le  tyran 
de  l'homme,  —  y  lisons-nous  en  propres  termes,  —  civilisez-le; 
empoisonnez-le  de  votre  mieux  d'une  morale  contraire  à  la  na- 
ture; faites-lui  des  entraves  de  toute  espèce;  embarrassez  ses 
mouvemens  de  mille  obstacles;  attachez-lui  des  fantômes  qui 
l'effraient;  éternisez  la  guerre  dans  la  caverne,  et  que  L'homme 
naturel  y  soit  enchaîné  sous  les  pieds  de  l'homme  moral.  »  Mais, 
au  contraire,  «  le  voulez- vous  heureux  et  libre?  ne  vous  mêlez 
pas  de  ses  affaires...  et  demeurez  à  jamais  convaincu  que  ce  n'est 
pas  pour  vous,  mais  pour  eux,  que  ces  sages  législateurs  vous  ont 
pétri  et  maniéré  comme  vous  l'êtes.  J'en  appelle  à  toutes  les  insti- 
tutions politiques,  civiles,  religieuses...  Méfiez- vous  de  celui  qui 
veut  mettre  de  l'ordre.  Ordonner,  c'est  toujours  se  rendre  maître 
des  autres  en  les  gênant  (1).  »  Et  je  n'ignore  pas  que  le  Supplément 
au  voyage  de  Bougainville  n'a  paru  qu'en  1796,  mais  les  idées  que 
Diderot  y  exprime  ne  s'en  retrouvent  pas  moins  dans  les  écrits 
de  Bernardin  de  Saint-Pierre  ou  de  Condorcet.  Les  Danton,  les 
Desmoulins,  les  Hébert,  les  Chaumette  les  ont  certainement  par- 
tagées! Elles  ont  constitué  le  legs  «  sociologique  »  du  xvnr3  siècle 

(1)  Œuvres  complètes  de  Diderot,  édition  Assézat  et  Maurice  Tourncux,  t.  II, 
p.  246-247. 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  ses  héritiers.  Et,  de  même  qu'elles  sont  au  fond  de  nos  lois  ré- 
volutionnaires, ce  sont  bien  elles  que  l'on  retrouve  à  la  source 
première  de  nos  utopies  socialistes. 

A  la  vérité,  je  ne  crois  pas  que  personne  osât  de  nos  jours  les 
soutenir  publiquement.  Les  excès  de  la  Révolution,  les  guerres 
de  l'Empire,  cinquante  et  quelques  années  d'agitations  politiques 
nous  ont  ramenés,  depuis  Diderot,  à  une  vue  plus  juste,  ou  moins 
optimiste  de  l'humanité.  Les  grands  écrivains  catholiques  du  com- 
mencement du  siècle,  Bonald,  Lamennais,  —  le  Lamennais  de 
YEssai  sur  l Indifférence,  —  Joseph  de  Maistre,  y  ont  contribué 
pour  leur  part,  ce  dernier  surtout,  dont  on  oublie  trop  souvent 
qu'il  nous  a  laissé,  —  dans  ses  Soirées  de  Saint-Pétersbourg ,  —  le 
plus  beau  tableau  qu'il  y  ait  de  la  «  concurrence  vitale  »  (1)  et 
le  plus  dramatique.  D'autres  ensuite  sont  venus,  Taine  par 
exemple,  et  même  Renan,  qui,  dans  leurs  Origines  de  la  France 
contemporaine,  ou  dans  Y  Histoire  d'Israël,  pour  nous  montrer 
«  l'homme  de  la  nature  »  dans  la  vérité  de  son  attitude,  n'ont  eu 
qu'à  s'approprier  les  derniers  résultats  de  l'anthropologie  préhis- 
torique (2).  Mais  ces  résultats  n'ont  eux-mêmes  été  rendus  pos- 
sibles que  par  «  la  théorie  de  la  descendance,  »  et  c'est  bien  elle 
qui  a,  comme  nous  Talions  voir,  achevé  de  ruiner  la  doctrine  de 
«  la  bonté  naturelle  de  l'homme.  » 

Si  nous  descendons  en  effet  du  singe,  ou  le  singe  et  nous  d'un 
ancêtre  commun,  et  cet  ancêtre  à  son  tour  de  quelque  origine 
d'autant  plus  «  animale  »  qu'elle  est  supposée  plus  lointaine,  ne 
faut-il  pas  qu'il  y  ait  quelque  reste  en  nous  de  toutes  les  formes 
que  nous  avons  traversées  avant  de  revêtir  celle  qui  est  aujour- 
d'hui la  nôtre?  Vitiam  hominis  natura  pecoris,  a  dit  saint  Au- 
gustin :  «  Ce  qui  est  vice  en  l'homme  est  nature  en  la  bête.  »  Nos 
mauvais  instincts  sont  en  nous  l'héritage  de  nos  premiers  ancêtres. 
Mais  à  quel  titre  et  de  quel  droit  les  appelons-nous  «  mauvais  »  , 
sinon  parce  qu'ils  nous  empêchent  de  nous  dégager  entièrement 
de  notre  animalité  foncière?  ou  encore,  et  d'après  la  «  théorie  de  la 
descendance  »,  parce  que  nous  ne  sommes  devenus  hommes  qu'à 
mesure,  et  dans  la  mesure  même  où  nous  avons  jadis  réussi  à  les 
surmonter?  C'est  pourquoi,  tous  ceux  qui  pensent  qu'il  importe  à 
la  morale  de  s'appuyer  sur  l'idée  de  la  perversité  native  de  l'homme 

(1)  Les  Soirées  de  Saint-Pétersbourg.  Septième  entretien. 

(2)  Comme  il  se  trouvera  peut-être  quelqu'un  pour  me  demander  où  Renan  a 
exprimé  ses  idées  sur  ce  point,  on  me  saura  gré  de  le  lui  dire  sans  plus  attendre  : 
«  Il  faut  se  figurer  la  primitive  humanité  comme  très  méchante.  Ce  qui  caractérisa 
l'homme  pendant  des  siècles,  ce  fut  la  ruse,  le  raffinement  qu'il  porta  dans  la  malice, 
et  aussi  cette  lubricité  de  singe  qui,  sans  distinction  de  dates,  faisait  de  toute  l'année 
pour  lui  un  rut  perpétuel.  »  Histoire  d'Israël,  t.  I,  p.  4. 


LA    MORALITÉ    DE    LA    DOCTRINE    ÉVOLUTIVE.  139 

comme  sur  son  indestructible  fondement,  n'ont  aucune  raison  de 
repousser  la  «  théorie  de  la  descendance  »  ;  et,  au  contraire,  ils  en 
ont  dix,  ils  en  ont  vingt  de  s'en  autoriser.  «  Les  différences  de 
structure  entre  l'homme  et  les  primates  qui  s'enrapprochent  le  plus, 

—  écrivait  récemment,  dans  la  dernière  édition  française  de  son 
livre  sur  la  Place  de  l'homme  dans  la  nature,  le  professeur  Huxley, 

—  ces  différences  ne  sont  pas  plus  grandes  que  celles  qui  existent 
entre  ces  derniers  et  les  autres  membres  de  l'ordre  des  primates, 
de  telle  sorte  que,  si  l'on  a  des  raisons  de  croire  que  tous  les  pri- 
mates, l'homme  excepté,  proviennent  d'une  seule  et  même  souche 
primitive,  il  n'y  a  rien  dans  la  structure  de  l'homme  qui  nous 
autorise  à  lui  assigner  une  origine  différente  (1  ).  »  C'est  ce  que  nous 
admettons  volontiers,  sans  hésitation  ni  réserve.  Loin  de  nous  les 
répugnances  d'une  ridicule  vanité!  Oui,  nous  avons  en  nous, 
dans  notre  sang,  et  pour  ainsi  parler,  comme  au  plus  profond  de 
nos  veines,  quelque  chose  de  la  brutalité,  de  la  lubricité,  de  la  fé- 
rocité du  gorille  ou  de  l'orang-outang!  Apportons-nous  d'ailleurs 
en  naissant  les  semences  de  quelques  vertus?  C'est  une  question  !  et 
pour  ma  part,  je  serais  plutôt  tenté  de  le  nier  :  nos  «  qualités  >» 
nous  sont  naturelles,  santé,  beauté,  vigueur,  adresse;  toutes  nos 
«  vertus  »  me  paraissent  acquises.  Mais  ce  que  nous  trouvons  très 
certainement  en  nous,  ce  sont  les  germes  de  tous  les  vices,  —  à 
commencer  par  ceux  que  l'on  impute  à  l'iniquité  de  l'institution 
sociale;  —  et  qu'y  a-t-il  de  plus  naturel,  je  veux  dire  de  plus 
explicable,  si  nous  ne  sommes  que  le  terme  actuel  d'une  suite 
infinie  d'ancêtres  animaux? 

C'est  ce  qu'exprime  admirablement  le  dogme,  —  ou  le  mythe, 
comme  on  le  voudra,  si  universel  et  si  profond,  —  du  Péché  ori- 
ginel. On  ne  s'attend  pas  que  j'entre  ici  dans  l'examen  des  contro- 
verses qu'il  a  soulevées,  et  qui  ne  sont  pas  plus  de  ma  compétence 
que  de  mon  sujet.  Mais  si  nous  le  dépouillons  de  son  enveloppe 
théologique,  et  que  nous  l'inclinions  seulement  un  peu  dans  le 
sens  protestant,  lequel  est  aussi  le  sens  janséniste,  à  quoi  le  dogme 
se  réduit-il?  Pour  n'y  rien  mêler  de  nous-même,  c'est  Calvin  qui 
va  nous  le  dire.  «  Le  péché  originel  est  une  corruption  et  per- 
versité héréditaire  de  notre  nature,  laquelle  étant  épandue  sur 
toutes  les  parties  de  l'âme,  nous  fait  coupables  premièrement  de 
l'ire  de  Dieu,  puis  après  produit  en  nous  les  œuvres  que  l'Ecriture 
appelle  œuvres  de  la  chair...  Par  quoi,  ceux  qui  ont  défini  le  péché 
originel  être  un  défaut  de  justice  originelle...  combien  qu'en  ces 
paroles  ils  aient  compris  toute  la  substance,  toutefois  ils  n'ont  suf- 

(1)  Th. -H.  Huxley,  la  Place  de  l'homme  dans  la  nature, nouTella  édition;  Paris, 
1891,  J.-B.  Baillière,  p.  1. 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fisammenl  exprimé  la  force  d'icelui.  Car,  notre  nature  n'est  pas 
seulement  vide  et  destituée  de  tous  biens,  mais  elle  est  tellement 
fertile  en  toute  espèce  de  mal,  qu'elle  n'en  peut  être  oisive  (1).  »  Un 
véritable  évolutionniste,  un  évolutionniste  convaincu  ne  saurait 
assurément  s'exprimer  en  termes  plus  précis  ni  plus  explicites. 
Oscrai-je  pourtant  avancer  qu'il  y  a  mieux  encore? Et  pourquoi 
non,  si  je  le  crois?  La  «  théorie  de  la  descendance  »  est  venue 
donner  en  quelque  sorte  une  base  physiologique  au  dogme  du 
péché  originel;  et  la  principale  difficulté  qui  suspendît  l'assen- 
timent des  incrédules  ou  de  quelques  croyans  même,  c'est  vrai- 
ment Darwin  et  Haeckel  qui  Font  levée. 

Le  dogme  choquait  la  raison.  Il  contrariait  l'idée  que  l'on  se 
formait  communément  du  pouvoir  de  la  liberté.  Mais  il  choquait 
surtout  nos  idées  de  justice  ;  et  ce  qui  paraissait  «  monstrueux  »  à 
de  fort  honnêtes  gens,  c'était  que  nous  fussions  punis,  dès  en  nais- 
sant, d'un  crime  ou  d'une  faute  que  nous  n'avions  pas  été  person- 
nellement avertis  de  ne  pas  commettre.  Quod  admoneri  non  potes t 
ut  caveatur,  imputari  non  potest  ut  puniaturl  Cependant,  au  lieu 
d'adoucir  ce  que  la  doctrine  avait  de  dur,  on  l'avait  rendu  plus 
dur  encore,  et  ce  qui  n'était  que  difficile  à  comprendre,  il  sem- 
blait qu'on  eût  pris  une  sorte  d'âpre  et  sombre  plaisir  à  nous  le 
rendre  inconcevable.  «  Chose  étonnante!  —  s'écriait  Pascal,  dans 
un  endroit  célèbre  des  Pensées,  —  chose  étonnante  que  le  mys- 
tère le  plus  éloigné  de  notre  connaissance,  qui  est  celui  de  la 
transmission  du  péché ,  soit  une  chose  sans  laquelle  nous  ne 
pouvons  avoir  aucune  connaissance  de  nous-mêmes!  Car  il  n'y 
a  rien  qui  choque  plus  notre  raison  que  de  dire  que  le  péché 
du  premier  homme  ait  rendu  coupables  ceux  qui,  étant  le  plus 
éloignés  de  cette  source,  semblent  incapables  d'y  participer.  Et 
cependant,  sans  ce  mystère,  le  plus  incompréhensible' de  tous,  nous 
sommes  incompréhensibles  à  nous-mêmes.  Le  nœud  de  notre 
condition  prend  ses  replis  et  ses  tours  dans  cet  abîme,  de  sorte  que 
l'homme  est  plus  inconcevable  sans  ce  mystère  que  ce  mystère 
n'est  incompréhensible  à  l'homme  !  »  Voltaire  triomphait,  sur  ces 
derniers  mots,  et  de  s'écriera  son  tour  :  «  Quelle  étrange  explica- 
tion !  l'homme  est  inconcevable  sans  un  mystère  inconcevable  ! . . .» 
En  quoi,  d'ailleurs,  il  ne  faisait  pas  attention  que,  tous  les  jours, 
nous  «  expliquons  »  ainsi  des  choses  que  nous  n'entendons  guère 
par  des  choses  que  nous  n'entendons  point  :  la  gravitation  par 
Y  attraction;  les  combinaisons  des  corps  par  les  affinités  chi- 
miques; les  phénomènes  de  la  vie  par  les  propriétés  de  la  matière 

(1)  Institution  chrétienne,  texte  français,  Édition  Baum,  Cunitz  et  Reuss,  1869 
Brunswig,  t.  I,  p.  293. 


LA    MORALITÉ   DE   LA    DOCTRINE    ÉVOLUTIVE.  141 

organisée.  Mais  il  n'avait  pas  non  pins  complètement  tort,  en  ce 
sens  qu'il  raisonnait  d'une  manière  tout  à  fait  «  analogue  »  à  la 
science  de  son  temps.  La  science  du  nôtre  a  en  partie  éclairci  le 
mystère.  Il  lui  a  suffi  pour  cela  de  le  transposer  de  l'ordre  théo- 
logique ou  métaphysique  dans  l'ordre  physiologique.  Et  ce  que 
Pascal  déclarait  «  inconcevable  »  ou  «  incompréhensible  »,  la 
théorie  de  la  descendance  en  a  fondé  la  recevabilité  sur  la  base 
même  de  l'histoire  naturelle  (1). 

Que  d'ailleurs  l'exégèse  orthodoxe,  —  je  dis  protestante  ou 
catholique,  —  ne  se  reconnaisse  pas  dans  cette  interprétation  du 
dogme,  c'est  pour  le  moment  ce  que  nous  n'avons  pas  à  recher- 
cher. Nous  ne  faisons  ici  qu'indiquer  un  moyen,  une  «  possibi- 
lité »  d'entente  entre  le  dogme  et  la  science.  L'abbé  de  Broglie 
écrivait,  voilà  deux  ou  trois  ans  :  «  Ni  l'apparition  successive  des 
types,  ni  leur  enchaînement  ne  sont  en  opposition  avec  l'ensei- 
gnement de  l'Eglise.  Bien  plus,  le  transformisme  lui-môme,  sous 
la  forme  que  lui  a  donnée  Darwin,  a  droit  de  cité  dans  les  écoles 
catholiques  (2).  »  Et  longtemps  avant  l'abbé  de  Broglie,  —  dans 
un  essai  bien  connu  sur  les  Limites  de  la  sélection  naturelle,  —  le 
naturaliste  Russel  Wallace  déclarait  expressément  que  les  forces 
qui  peuvent  rendre  compte  de  la  transformation  des  espèces  étaient 
incapables  d'expliquer  le  passage  de  l'animal  à  l'homme.  C'est  ce 
qu'il  redisait  encore,  en  1889,  dans  son  livre  sur  le  Darwinisme  (3). 
Mais  comme  cela  ne  l'empêchait  point  de  soutenir  toujours  «  la 
théorie  de  la  descendance,  »  et  môme  de  la  fortifier  ou  de  la  déve- 
lopper par  de  nouveaux  argumens,  c'est  tout  ce  que  nous  avons 
ici  besoin  de  retenir.  Pour  la  science  contemporaine,  l'abîme  où 
«  le  nœud  de  notre  condition,  selon  le  mot  de  Pascal,  prend  ses 
replis  et  ses  tours,  »  c'est  la  complexité  de  notre  arbre  généalo- 
gique. Ou,  en  d'autres  termes  encore,  un  dogme  qui  n'avait  autre- 
fois de  valeur,  ou  de  signification  que  pour  le  croyant,  en  a  pris 

(1)  Voyez  sur  ce  sujet  du  péché  originel  :  Bossuet,  Élévations  sur  les  mystères, 
VIIe  semaine,  en  particulier  la  cinquième  et  la  septième  élévations  ;  et  Lamennais, 
Essai  sur  l'indifférence,  t.  III,  ch.  xxvu. 

(2)  L'abbé  de  Broglie  :  le  Passé  et  le  Présent  du  catholicisme  en  France,  1  vol. 
in-18;  Paris,  1892,  Pion,  p.  113. 

(3)  Alfred  Russel  Wallace,  la  Sélection  naturelle,  trad.  de  M.  de  Candolle,  1  vol. 
in-8°;  Paris,  1872,  Reinwald,  p.  348-391. 

Voyez  encore  p.  403  :  «  Si  M.  Darwin  n'est  pas  anti-darwiniste  quand  il  admet 
que  peut-être  les  animaux  et  les  plantes  n'ont  pas  eu  d'ancêtre  commun...  je  ne  le 
suis  pas  davantage  moi-même  quand  je  fais  voir  que  chez  l'homme  certains  phéno- 
mènes ne  peuvent  être  complètement  expliqués  par  la  sélection  naturelle,  et  sem- 
blent dès  lors  indiquer  l'existence  de  quelque  loi  supérieure.  » 

Et  comparez  enfin  le  quinzième  chapitre  du  Darwinisme,  traduction  de  M.  H.  de 
Varigny;  Paris,  1891,  Lecrosnier  et  Babé.  Ce  volume  fait  partie  de  la  Bibliothèque 
évolutionniste. 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  pour  le  libre  penseur,  grâce  à  la  «  théorie  de  la  descendance  ;  » 
et  finalement  il  s'est  trouvé  que,  d'un  «  symbole  »  qui  répugnait 
à  la  «  raison  »  de  nos  pères,  l'évolutionnisme,  en  notre  temps,  a 
fait  presque  une  réalité. 

Dirai-je  maintenant  les  conséquences  qui  découlent  de  là?  Je 
les  recommande  à  l'attention  de  ces  étranges  moralistes  qui,  tout 
ce  qu'ils  ont  appris  de  la  doctrine  évolutive,  c'est  que  nous 
devrions  favoriser  en  nous  ce  qu'ils  appellent  avec  emphase  «  le 
développement  de  toutes  nos  puissances,  »  et  «  l'épanouissement 
de  toutes  nos  virtualités!  »  Mais,  tout  au  contraire,  et  confor- 
mément à  la  «  théorie  de  la  descendance  »,  si  nous  ne  sommes 
devenus  hommes;  si  notre  espèce  ne  s'est  différenciée  comme 
telle;  et,  en  deux  mots,  si  le  «  règne  humain  »  ne  s'est  réalisé 
qu'à  mesure,  et  dans  la  mesure  où  nous  nous  dégagions  de  l'an- 
tique animalité,  le  «  règne  humain  »  ne  subsiste,  il  ne  se  main- 
tient, il  ne  dure;  et  l'espèce  ne  se  développe,  elle  ne  continue  son 
évolution;  et  nous-mêmes,  enfin,  nous  ne  vivons  que  de  la  vic- 
toire qu'il  nous  faut  quotidiennement  remporter  sur  l'humiliante 
fatalité  de  notre  première  origine.  Ce  que  nous  nous  devons  en 
tout  cas,  et  avant  tout,  c'est  de  dompter,  de  soumettre,  et  de 
dominer  ce  que  nous  trouvons  d'instincts  en  nous  qui  nous  rap- 
prochent de  l'animal.  L'humanité  est  à  ce  prix,  dans  ce  combat 
contre  la  nature;  ou  encore,  elle  n'est  qu'une  conquête,  et  c'est 
ce  combat  qui  la  fonde.  Car  «  ce  qui  est  naturel,  c'est  que  la  loi 
du  plus  fort  ou  du  plus  habile  règne  souverainement  dans  le 
inonde  animal,  mais  précisément  cela  n'est  pas  humain; —  ce  qui 
est  naturel,  c'est  que  le  chacal  ou  l'hyène,  l'aigle  ou  le  vautour, 
quand  ils  sont  pressés  de  la  faim,  obéissent  à  l'impulsion  de  leur 
férocité,  mais  précisément  cela  n'est  pas  humain;  —  ce  qui  est 
naturel,  c'est  que  le  «  roi  du  désert  »  ou  le  «  sultan  de  la  jungle  » 
promènent  leur  amoureux  plaisir  de  femelle  en  femelle,  et  dis- 
putent l'objet  de  leur  choix  aux  enfans  de  leur  race,  mais  préci- 
sément, cela  n'est  pas  humain;  —  et  ce  qui  est  naturel,  c'est  que 
chaque  génération,  parmi  les  animaux,  étrangère  à  celle  qui 
l'a  précédée  dans  la  vie,  le  soit  également  à  celle  qui  la  suivra, 
mais  précisément  cela  n'est  pas  humain.  »  (1)  On  nous  pardonnera 
de  nous  citer  ainsi  nous-même,  si,  ce  que  nous  disions  il  y  a  tan- 
tôt six  ou  sept  ans,  nous  ne  saurions  mieux  le  redire  aujourd'hui. 
C'est  la  «  théorie  de  la  descendance  »  qui  nous  oblige  en  tout  à 
ne  nous  souvenir  de  nos  origines  que  pour  y  être  infidèles!  Et 
qui  ne  voit  en  effet  qu'à  développer  toutes  nos  «  puissances  »  et 

(1)  Voyez  dans  la  Revue  du  1er  septembre  1889  :  Une  Question  de  morale. 


LA    MORALITÉ    DE    LA    DOCTRINE    ÉVOLUTIVE.  143 

toutes  nos  «  virtualités  »,  si  nous  ne  manquions  pas  d'ailleurs  à 
quelque  devoir  plus  élevé,  nous  trahirions  à  tout  le  moins  les  inté- 
rêts de  l'espèce  entière  ?  Nous  travaillerions  à  la  dégrader,  en  la 
rengageant  dans  l'imperfection  de  son  propre  passé.  Nous  recule- 
rions au  lieu  d'avancer;  et,  tout  ce  que  nous  acquérons  de  pou- 
voir nouveau  sur  la  nature  n'étant  pas  contrepesé  par  un  pouvoir 
équivalent  sur  nous-mêmes,  nous  nous  renfoncerions  insensible- 
ment dans  une  animalité  plus  hideuse  que  l'ancienne,  puisque  des 
instincts  également  brutaux  y  seraient  servis  désormais  par  des 
moyens  plus  puissans. 

Sur  la  même  base  de  la  «  descendance,  »  —  qui  n'a  sans  doute 
rien  de  mystique, —  il  semble  encore  que  l'on  puisse  asseoir  le  vrai 
fondement  de  l'éducation.  «  Laissez  faire  et  laissez  passer!  »  je 
ne  sais  trop  quelle  est  aujourd'hui  la  valeur  de  cette  maxime  en 
économie  politique,  et  je  crains  au  surplus  qu'en  l'attaquant  on 
ne  l'interprète  généralement  mal  !  (Elle  est  du  temps  et  relative 
au  temps  où  la  grande  affaire  des  économistes  était  de  combattre 
une  législation  restrictive  du  commerce  des  grains.)  Mais  le  pro- 
blème essentiel  de  l'éducation  n'est  justement  que  de  déterminer 
avec  assez  d'exactitude  ce  que  l'on  ne  peut  humainement  «  ni  lais- 
ser faire  ni  laisser  passer  » .  Et  qu'est  ce  qu'on  ne  peut  ni  «  laisser 
passer,  ni  laisser  faire  ?  »  Si  vous  y  regardez  d'assez  près,  c'est 
encore,  c'est  toujours  tout  ce  qui  tendrait,  en  encourageant  la  pré- 
dominance des  mobiles  animaux  sur  les  motifs  sociaux,  à  nous 
rapprocher  de  notre  première  condition  (1).  L'éducation  a  pour 
objet  de  nous  aider  à  prendre  en  nous  le  dessus  de  l'instinct,  et  à 
réaliser  ainsi  la  définition  de  notre  propre  espèce.  Avant  d'être 
hommes,  et  pour  le  devenir,  l'éducation  s'efforce  à  nous  débar- 
rasser du  vice  ou  de  la  souillure  de  notre  plus  lointaine  origine. 
Mais  si  nous  commençons  à  l'entendre  aujourd'hui  plus  claire- 
ment, et  surtout  d'une  manière  plus  consciente  que  jamais,  n'est- 
il  pas  vrai  que  le  mérite  ou  l'honneur  en  revient  pour  une  large 
part  à  la  «  théorie  de  la  descendance  ?  » 

Et  la  même  théorie  peut  encore  servir  à  nous  faire  mieux 
comprendre  la  grandeur  et  la  beauté,  je  dirais  presque  la  «  sain- 
teté »  de  l'institution  sociale.  Car,  d'un  côté,  pour  nous  soustraire 
à  la  tyrannie  de  nos  impulsions  animales,  ce  n'est  pas  trop,  c'est 
à  peine  s'il  suffit  de  toutes  les  forces  de  la  société  conjurées 
ensemble,  et  avec  nous,  contre  la  nature.  Mais,  d'un  autre  côté, 
si  l'on  admet  que  nous  descendions  effectivement  de  l'animal,  alors 
ni  les  vrais  intérêts  de  l'individu  ne  sauraient  différer  en  principe 

(1)  Voyez  dans  la  Revue  du  15  février  1895  :  Éducation  et  Instruction. 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ceux  de  l'espèce,  ni  ceux  de  l'espèce  contrarier  les  intérêts  de 
l'individu.  Ils  semblent  quelquefois  s'opposer,  et  une  certaine  phi- 
losophie semble  avoir  pris  à  tâche  d'exagérer  l'opposition  et  d'exas- 
pérer le  conflit.  «  Les  poissons,  a-t-on  dit, sont  déterminés  par  la 
nature  à  nager,  et  les  grands  sont  déterminés  à  manger  les  petits. 
C'est  pourquoi  l'eau  appartient  aux  poissons,  et  les  grands  mangent 
les  petits  de  droit  naturel.  Il  suit  de  là  que  chaque  être  a  un  droit 
souverain  sur  tout  ce  qu'il  peut...  Et  nous  n'admettons  à  cet 
égard  aucune  différence  entre  les  hommes  et  les  autres  êtres  (1).  » 
Mais  ce  raisonnement  de  Spinosa,  comme  tous  les  raisonnemens 
du  même  genre,  n'a  quelque  apparence  de  logique  et  de  vérité 
que  dans  l'hypothèse  de  l'absolue  fixité  des  espèces.  Les  espèces 
varient-elles?  et  en  variant,  se  perfectionnent-elles  quelquefois  ?  Le 
raisonnement  en  ce  cas  n'est  pas  moins  arbitraire  et  ruineux  que 
cynique.  L'institution  sociale  ne  peut  avoir  d'autre  objet  que  de 
tendre  au  perfectionnement  de  l'espèce,  et  l'individu  n'en  saurait 
avoir  d'autre  que  de  tendre  au  perfectionnement  de  l'institution 
sociale.  Intellectuelle  ou  physique,  toute  dégradation  de  l'individu, 

—  non  seulement  toute  dégradation,  mais  son  obstination  même 
à  persévérer  dans  son  être  actuel,  tel  qu'il  est,  sans  y  rien  vou- 
loir corriger,  — ralentira,  retardera,  compromettra,  quand  elle  ne 
l'arrêtera  pas,  l'évolution  de  la  société.  Mais  si  quelque  autre 
catastrophe  interrompt  et  vient  comme  à  paralyser  l'évolution 
sociale,  c'est  dans  son  propre  développement  que  l'individu  se  trou- 
vera lui-même  empêché.  La  «  théorie  de  la  descendance  »,  en 
ramenant  au  même  principe,  —  qui  est  de  triompher  de  l'animalité , 

—  le  «  devoir  individuel  »  et  le  «  devoir  social,  »  n'a  certaine- 
ment pas  mis  terme  à  l'éternel  conflit  de  la  communauté  et  de 
l'individu.  Mais  n'est-ce  pas  quelque  chose  qu'elle  nous  ait  désap- 
pris d'y  voir  une  «  loi  de  nature  »  ?  et  au  contraire  qu'elle  ait 
identifié  les  conditions  du  progrès  individuel  avec  celles  du  pro- 
grès social,  en  les  identifiant  elles-mêmes  avec  la  loi  constitutive 
du  «  règne  humain  »? 


II 


II  suit  de  là  que  le  seul  genre  ou  la  seule  forme  de  «  progrès  » 
qui  mérite  vraiment  d'être  nommée  de  ce  nom,  c'est  le  «  progrès 
moral  ».  Apportons-en  quelques  exemples.  On  lit  dans  un  livre 

(1)  Spinosa,  Traité  théologico-politique,  ch.  xvi.  «  Pisces  a  y  attira  déterminait 
sunt  ad  natandum,  magni  ad  minores  comedendum  ;  adeoque  pisces  summo  natu- 
rali  jure  aqua  potiuntttr,  et  magni  minores  comedunt. 


LA   MORALITÉ    DE   LA.    DOCTRINE    ÉVOLUTIVE.  145 

récent,  sur  l'Origine  du  Mariage  dans  l'Espèce  humaine  (1)  : 
«  L'histoire  du  mariage...  est  l'histoire  d'une  relation  dans  la- 
quelle les  femmes  ont  graduellement  triomphé  des  passions,  des 
préjugés  et  des  intérêts  égoïstes  des  hommes.  »  Voilà  l'image  d'un 
vrai  progrès  !  C'en  est  un  autre,  et  du  môme  ordre,  je  veux  dire 
un  progrès  moral,  que  d'avoir,  dans  nos  temps  modernes,  et  quoi 
qu'en  dise  une  certaine  école,  favorisé  le  fractionnement  de  la  pro- 
priété foncière.  «  Une  famille,  —  a  écrit  quelque  part  Michelet,  — 
une  famille  qui,  de  mercenaire  devient  propriétaire,  se  respecte, 
s'élève  dans  son  estime,  et  la  voilà  changée;  elle  récolte  de  sa  terre 
une  moisson  de  vertus!  La  sobriété  du  père,  l'économie  de  la 
mère,  le  travail  courageux  du  fils,  la  chasteté  de  la  fille,  tous  ces 
fruits  de  la  liberté,  sont-ce  des  biens  matériels,  je  vous  prie,  sont-ce 
des  trésors  qu'on  puisse  payer  trop  cher (2)  ?»  Je  suis  de  l'avis 
de  Michelet!  Et,  sous  un  nom  barbare,  c'est  un  progrès  encore 
que  d'essayer,  comme  nous  le  faisons  aujourd'hui,  de  substituer 
l'altruisme  au  principe  d'individualisme  dont  on  a  fait  trop  long- 
temps, —  et  trop  inhumainement,  —  le  ressort  môme  de  l'acti- 
vité, la  loi  de  l'économie  politique,  et  la  condition  du  bonheur. 
Oui  !  voilà  de  vrais  progrès  !  et  combien  en  ce  sens  ne  nous  en 
reste-t-il  pas  à  réaliser  ou  à  poursuivre  encore  !  Mais,  qu'après 
cela  le  pouvoir  brisant  de  la  dynamite  soit  très  supérieur  à  celui 
de  la  poudre  de  mine,  ou  que  le  canon,  qui  se  chargeait  autrefois 
par  la  gueule,  se  charge  aujourd'hui  par  la  culasse,  y  voyez- vous, 
en  vérité,  de  quoi  tant  nous  enorgueillir?  Êtes-vous  bien  sûrs 
qu'on  doive  tant  admirer  la  chimie  d'avoir,  en  multipliant  les 
alcools,  multiplié  les  causes  de  dégénérescence,  de  déchéance, 
d'extinction  des  races  ?  Et  pour  avoir  augmenté  «  la  durée  moyenne 
de  la  vie  »,nous  flattons-nous  par  hasard  de  ne  jamais  mourir? 
C'est  ce  que  je  ne  souhaiterais  à  personne!  et  aussi  bien,  si  l'on 
était  franc,  c'est  ce  que  personne  ne  voudrait.  Schopenhauer  a  dit 
de  la  pensée  de  la  mort  qu'elle  était  «  le  Musagète  de  la  philo- 
sophie ;  »  et,  sous  une  forme  un  peu  prétentieuse,  on  ne  saurait 
mieux  dire.  Nous  ne  penserions  seulement  pas,  si  nous  ne  mou- 
rions pas,  et  si  nous  ne  savions  pas  que  nous  devons  mourir  ! 

(1)  Edouard  Westermarck,  l'Origine  du  mariage  dans  l'espèce  humaine,  trad.  de 
M.  H.  de  Varigny;  Paris,  1895,  Guillaumin,  p.  518. 

Ce  que  ce  livre  a  de  particulièrement  intéressant,  c'est  d'être  en  complet  désac- 
cord avec  ce  que  les  Darwin,  les  Spencer,  les  Bachofen,  les  Morgan,  les  Tylor,  et 
tant  d'autres,  ont  enseigné  sur  la  matière,  et  qui  a  passé  longtemps  pour  la  vérité 
«  scientifique.  »  On  y  apprend,  entre  autre  choses  instructives  :  «  que  le  mariage, 
généralement  parlant,  est  devenu  plus  durable,  à  mesure  que  la  race  humaine  pro- 
gressait. » 

(2)  Michelet,  le  Peuple.  «  Dans  cette  terre  sale,  dit-il  encore  magnifiquement,  le 
paysan  voit  reluire  l'or  de  la  liberté.  » 

TOME  CXXIX.   —  1895.  10 


146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais,  de  plus,  la  pensée  de  la  mort  est  la  condition  même  de  la 
moralité,  si  toute  «  immoralité  »  ne  procède,  en  dernière  analyse, 
que  de  notre  attache  trop  animale  à  la  vie  ! 

Puisque  c'est  toutefois  ce  genre  de  progrès  matériel  que  l'on 
vante ,  —  et  qu'au  fait  il  n'y  en  a  pas  qui  parle  davantage  aux  sens  ou  à 
l'imagination,  —  une  heureuse  nouveauté  de  la  doctrine  évolutive 
sera  donc  d'avoir  solidement  établi  qu'il  n'avait  rien  que  de  relatif, 
d'essentiellement  précaire,  et  de  discontinu.  Contemporaine  et  con- 
nexe de  la  théorie  de  la  bonté  naturelle  de  l'homme,  la  théorie 
de  «  la  perfectibilité  indéfinie  »  doit  disparaître  avec  elle  ;  et,  si  des 
«  autorités  »  pouvaient  suffire  à  décider  la  question,  je  n'aurais 
qu'à  choisir  entre  les  savans  et  les  philosophes.  N'est-ce  pas 
Claude  Bernard  qui  a  défini  révolution  par  «  la  marche  dans  une 
direction  dont  le  terme  est  fixé  d'avance?  (1)  »  Et  lisez  encore, 
dans  les  Premiers  principes  d'Herbert  Spencer,  le  chapitre  qu'il 
a  intitulé  :  ï Instabilité  de  l'homogène!  A  quoi  si  l'on  ajoute,  et 
il  le  faut  bien,  que  cette  marche  comporte,  en  outre,  des  temps 
d'arrêt  ou  de  rétrogradation  même,  c'est  alors  que  l'on  verra 
qu'au  lieu  d'être  adéquate,  ou  seulement  analogue,  à  l'idée  de 
progrès,  l'idée  d'évolution  en  serait  plutôt  le  contraire.  Le  progrès 
matériel  s'achète,  je  veux  dire  qu'il  se  paie;  ses  conquêtes  n'ont 
jamais  rien  d'assuré,  de  stable,  de  définitif;  et  quand  nous  en 
sommes  le  plus  enflés,  c'est  le  moment  que  choisit  une  force  ma- 
jeure pour  nous  en  prouver  durement  la  vanité. 

Dans  une  occasion  récente,  où  je  demandais  de  combien,  pour 
quelle  part,  le  développement  de  l'industrie  par  la  science  avait 
contribué,  de  notre  temps,  à  l'aggravation  du  poids  de  l'inégalité 
parmi  les  hommes,  on  ne  m'a  répondu  que  par  des  échappatoires 
ou  des  plaisanteries  qui  ne  font  guère  plus  d'honneur  à  l'huma- 
nité qu'à  l'esprit  de  leurs  auteurs.  Mais  il  voyait  plus  clair,  celui 
qui  s'appelait  alors  le  cardinal  Pecci,  quand  il  écrivait,  dans  une 
Lettre  pastorale  datée  de  1877  :  «  En  présence  de  ces  ouvriers 
épuisés  avant  l'heure  par  le  fait  d'une  cupidité  sans  entrailles, 
on  se  demande  si  les  adeptes  de  cette  civilisation  sans  Dieu,  au 
lieu  de  nous  faire  progresser,  ne  nous  rejettent  pas  de  plusieurs 
siècles  en  arrière.  »  Et  les  économistes  eux-mêmes  en  conve- 
naient, quelques  économistes  du  moins,  M.  Fawcett  en  Angle- 
terre, M.  de  Laveleye  en  Belgique,  ou  plutôt  en  France,  et  ici 
même  (2)  :  «  Il  est  incontestable ,  disait-il ,  que  le  capital  s'accu- 
mule dans  nos  sociétés  industrielles  en  raison  même  de  leurs 

(1)  Claude  Bernard,  Leçons  sur  les  phénomènes  de  la  vie  communs  aux  végétaux 
et  aux  animaux.  T.  I,  p.  33. 

(2)  Emile  de  Laveleye,  le  Socialisme  contemporain,  p.  xlii,  xliii. 


LA    MORALITÉ    DE    LA    DOCTRINE    ÉVOLUTIVE.  147 

progrès.  Gomme  les  procédés  perfectionnés  de  la  production  mo- 
derne s'accomplissent  de  plus  en  plus  au  moyen  de  machines... 
il  s'ensuit  que  la  totalité  des  profits  perçus  par  la  classe  supé- 
rieure s'accroît  rapidement.  »  Mais  il  continuait,  un  peu  naïve- 
ment :  «  Cependant  il  n'est  pas  exact  que  la  condition  des  ouvriers 
ait  empiré  !  »  Non,  sans  doute!  cela  n'est  pas  exact,  si  les  ouvriers 
ne  sont  eux-mêmes  que  des  machines!  Mais  s'ils  sont  des  hommes 
comme  nous,  s'ils  ont  des  sens  et  s'ils  ont  des  passions  comme 
nous,  leur  condition  a  «  empiré  »  de  toute  l'amertume  des  com- 
paraisons qu'ils  ne  peuvent  pas  ne  pas  faire.  Aigreur,  envie,  co- 
lère, mettons  d'ailleurs  que  ce  soient  là  de  «  mauvais  sentimens  », 
et  combattons-les  ou  tâchons  de  les  apaiser  dans  les  cœurs  !  Prê- 
chons-leur la  résignation  et  la  solidarité.  Quoi  encore?  Faisons- 
leur  voir,  si  nous  le  pouvons,  combien  le  paysan  du  xvne  siècle, 
le  paysan  de  La  Bruyère,  était  plus  malheureux  que  le  mineur 
de  Carmaux  ou  le  chauffeur  de  nos  transatlantiques  :  nous  ne 
ferons  pas  que  les  «  faits  »  ne  soient  ce  qu'ils  sont!  Les  progrès 
de  l'industrie,  qui  sont  ceux  de  la  science,  ont  amené  à  leur  suite, 
ils  ont  créé  dans  le  monde  entier  des  formes  nouvelles  de  «  mi- 
sère »,  plus  aiguës,  plus  intolérables;  et  de  compter  pour  y  remé- 
dier sur  les  progrès  ultérieurs  de  la  science  et  de  l'industrie,  je 
ne  sais  si  c'est  peut-être  de  l'homéopathie  politique,  mais  je  dis 
que  c'est  une  chimère,  et  je  le  dis  au  nom  de  la  science,  si  je  le 
dis  au  nom  de  la  doctrine  évolutive. 

Pas  de  progrès  sans  compensation,  nous  enseigne-t-elle  effecti- 
vement et,  —  bien  avant  que  Darwin  ou  Haeckel  eussent  paru,  — 
c'était  l'une  des  lois  les  mieux  établies  de  ce  que  l'on  appelait 
l'anatomie  philosophique.  «  Un  organe  normal  ou  pathologique, 
—  écrivait  Geoffroy  Saint-Hilaire  en  1818,  —  n'acquiert  jamais  une 
prospérité  extraordinaire  qu'un  autre  de  son  système  ou  de  ses  rela- 
tions n'en  souffre  dans  une  même  raison  (1).  »  C'est  ce  que  Goethe 
a  exprimé  d'une  manière  plus  vive  :  «  Les  chapitres  du  budget 
qui  doit  régler  les  dépenses  de  la  nature  sont  fixés  d'avance,  — 
si  elle  veut  dépenser  davantage  d'un  côté,  elle  ne  rencontre  point 
d'obstacles,  mais  elle  est  forcée  de  se  restreindre  sur  un  autre 
point  (2).  »  Et  Darwin  enfin,  plus  pratique,  ainsi  qu'il  convient 
au  génie  de  sa  race  :  «  Il  est  difficile  de  faire  produire  à  une 
vache  beaucoup  de  lait,  et  de  l'engraisser  en  même  temps...  Les. 
mêmes  variétés  de  choux  ne  produisent  pas  en  abondance  un 
feuillage  nutritif  et  des  graines  oléagineuses...  Quand  les  graines 

(1)  Vie,  travaux  et  doctrine  scientifique  d'Etienne  Geoffroy   Saint-Hilaire,  par 
son  fils  Isidore  Geoffroy  Saint-Hilaire;  Paris,  1847,  p.  214,  215. 

(2)  Œuvres  scientifiques  de  Gœthe,  analysées  par  M.  Ernest  Faivrc,  p.  130. 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  contiennent  nos  fruits  tendent  à  s'atrophier,  le  fruit  lui- 
même  gagne  beaucoup  en  grosseur  et  en  qualité  (1).  »  Et  la  loi  est 
si  simple;  elle  se  vérifie  si  constamment  dans  la  nature;  elle  est 
si  conforme  aux  leçons  de  l'histoire  et  à  l'expérience  de  la  vie 
que,  si  quelque  chose  étonne  le  lecteur,  ce  sera  sans  doute  qu'elle 
ait  attendu,  pour  trouver  son  expression,  le  xixe  siècle  et  Geoffroy 
Saint-Hilaire. 

Est-ce  là  nier  le  progrès?  Je  dirais  plutôt  qu'au  contraire 
c'est  l'affirmer,  c'est  le  démontrer,  —  en  tant  que  «  déplacement  », 
que  «  changement  »,  que  «  mouvement  »,  —  mais  d'ailleurs  c'est 
en  modifier  profondément  la  notion.  Il  y  a  de  faux  mouvemens, 
et  l'histoire  est  pleine  de  changemens  désastreux,  c'est-à-dire  qui 
ne  s'accomplissent  qu'au  détriment  de  quelque  chose  ou  de  quel- 
qu'un. 

Je  sais  que  le  fruit  tombe  au  vent  qui  le  secoue, 
Que  l'oiseau  perd  sa  plume  et  la  fleur  son  parfum, 
Que  la  création  est  une  grande  roue 
Qui  ne  peut  se  mouvoir  sans  écraser  quelqu'un. 

Il  en  est  de  la  «  société  »  comme  de  la  «  création  ».  Quelques 
progrès  se  compensent  ou,  en  quelque  sorte,  s'annulent;  mais 
quelques  autres  se  paient  plus  qu'ils  ne  valent;  et  en  fait  de  pro- 
grès matériels,  je  n'en  sache  guère  qui  soient  pour  l'espèce  un 
accroissement  de  bonheur  ou  de  dignité.  «  Depuis  cent  ans,  a-t-on 
dit,  —  et,  peut-être  n'est-ce  pas  un  savant  qui  l'a  dit,  mais  c'est  un 
anthropologiste,  —  l'Europe  occidentale  a  fait  plus  d'inventions 
que  l'humanité  tout  entière  depuis  vingt  siècles.  Mais  l'immen- 
sité des  résultats  matériels  acquis  devait  être  compensée  par  une 
somme  équivalente  de  douleurs  et  d'angoisses  provenant  de  la 
lutte  de  l'homme  contre  l'homme.  Le  résultat  n'est  point  visible, 
les  larmes  et  les  sueurs  ne  se  mesurent  point  au  poids,  les  déses- 
poirs ne  se  jaugent  pas,  et  les  suicides  mêmes  s'oublient  vite.  Mais 
qui  ne  voit  que  les  deux  genres  de  lutte  étant  engendrés  par  une 
même  passion  pour  l'argent,  la  puissance  de  ses  bienfaits  dans  le 
domaine  matériel  mesure  exactement  la  grandeur  de  ses  désastres 
dans  le  domaine  humain  (2)?  »  A  la  bonne  heure,  et  voilà  parler! 

(1)  Darwin,  l'Origine  des  Espèces,  édition  française  de  1876,  p.  159. 

Voyez  également,  dans  la  Variation  des  animaux  et  des  plantes,  les  chapitres 
xxi  :  sur  la  Sélection  par  l'homme;  et  xxv,  sur  la  Variabilité  corrélative. 

(2)  Dépopulation  et  Civilisation,  par  M.  Arsène  Dumont,  p.  243;  Paris,  1890, 
Lecrosnier  et  Rabé. 

Nous  nous  rappelons  avoir  autrefois  signalé  ce  volume,  dont  nous  sommes  fort 
éloigné  d'approuver  toutes  les  conclusions,  mais  que  nous  n'en  croyons  pas  moins 
devoir  signaler  de  nouveau,  comme  étant  l'un  des  plus  remarquables  de  la  Biblio- 
thèque anthropologique.  11  ne  contient,  en  apparence,  qu'une  «  théorie  de  la  nata- 


LA    MORALITÉ   DE   LA    DOCTRINE   ÉVOLUTIVE.  449 

Mais  voilà  ce  que  l'on  oublie  quand  on  s'emplit  la  bouche  de  ce 
grand  mot  de  «  progrès  ».  Car,  en  quoi  consiste-t-il,  je  vous  le 
demande,  ô...  savans  que  vous  êtes,  ce  «  progrès  »  que  vous  nous 
vantez,  si  jamais  les  revendications  ouvrières  n'ont  rien  eu  de 
plus  âpre  et  n'ont  paru  plus  justifiées?  si  la  «  misère  physio- 
logique »  et  la  «  détresse  morale  »  semblent  augmenter  tous  les 
jours?  et  dans  l'Europe  entière,  depuis  cinquante  ou  soixante  ans, 
si  le  nombre  des  suicides  a  plus  que  triplé?  On  ne  se  suicide 
guère  au  Congo;  et  ce  ne  sont  pas,  sans  doute,  les  religions  qui 
conseillent  à  leurs  fidèles  de  se  débarrasser  de  la  vie  par  une  mort 
volontaire!  Hélas!  une  seule  chose  est  certaine,  qui  est  que  nous 
marchons  ou,  comme  on  dit  familièrement,  que  nous  en  faisons 
le  geste;  mais  une  chose  est  douteuse,  problématique,  et  inquié- 
tante, qui  est  de  savoir  si  nous  avançons;  —  et  ceci,  c'est  encore  la 
théorie  de  l'évolution  qui  nous  en  avertit. 

Si  le  mot  d'évolution,  comme  on  affecte  encore  trop  souvent 
de  le  croire,  était  synonyme  de  progrès  —  ou,  en  d'autres  termes, 
si  c'étaient  toujours  et  constamment  les  mieux  doués,  les  plus  voi- 
sins de  la  perfection  idéale  de  leur  type,  qui  sortissent  victorieux 
de  la  lutte  pour  l'existence,  —  on  ne  s'expliquerait  pas  la  survivance 
obstinée  des  types  inférieurs  ;  et  leur  défaite  aurait  dû  se  ter- 
miner par  leur  anéantissement.  Ils  continuent  de  vivre,  pourtant, 
et  comme  leur  fécondité  ne  semble  pas  avoir  diminué,  —  les  re- 
cherches de  la  science  sembleraient  même  indiquer  plutôt  le 
contraire,  —  nous  n'entrevoyons  pas  de  «  progrès  »  qui  puissent 
triompher  de  leur  persistance.  Parmi  les  hommes  comme  dans 
la  nature,  il  y  aura  toujours  des  types  inférieurs,  et,  pour  dire 
encore  quelque  chose  de  plus,  dans  l'avenir  comme  dans  le  passé, 
c'est  leur  infériorité  même  qui  leur  sera  une  garantie  d'éternité. 
C'est  que  «  le  mieux  doué  »  n'est  pas  toujours  «  le  plus  apte  »  ;  cela 
dépend  des  conditions  de  la  lutte;  et  il  se  peut,  il  se  voit  tous  les 
jours  qu'un  manque,  un  défaut  ou  une  malformation  même  se 
tournent  en  autant  d'avantages. 

Les  évolutionnistes  en  citent  volontiers  un  exemple  devenu 
•classique  :  «  N'avons-nous  pas  vu,  disent-ils,  ce  qui  est  arrivé 
lorsque  le  rat  gris  a  été  introduit  en  Europe,  et  s'est  trouvé  en 
lutte  avec  le  rat  indigène  et  la  souris?  De  ces  deux  espèces  une 
seule  a  survécu  devant  l'invasion  du  rat  gris.  Est-ce  le  rat  noir 

lité,  »  mais  la  natalité  dépend  elle-même  de  tant  de  causes,  que,  pour  les  énumérer 
et  les  analyser  seulement,  M.  Dumont  a  dû  toucher  aux  plus  graves  questions  que  la 
«  sociologie  »  soulève;  et,  en  outre,  ce  qui  est  si  rare  en  pareille  matière,  son  livre 
est  vraiment  un  livre  de  bonne  foi.  Est-ce  peut-être  pour  cela  qu'il  a  passé  comme 
inaperçu  ? 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ou  la  souris,  l'un  plus  gros,  armé  de  dents  plus  fortes,  l'autre 
plus  petite  et  plus  faible?  C'est  la  souris.  Précisément  à  cause 
de  sa  faiblesse,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  de  sa  petite 
taille,  qui  lui  permettait  de  trouver  asile  dans  des  trous  étroits 
où  son  ennemi  ne  pouvait  venir  la  détruire  (1).  »  Mais  un  autre 
exemple,  plus  humain,  donne  bien  plus  à  songer  :  c'est  celui  des 
Chinois  de  New-York  ou  de  San-Francisco  ;  «  plus  dangereux 
pour  le  socialisme,  —  et  pour  l'ouvrier  américain,  je  pense,  — 
que  les  plus  féroces  capitalistes,  travaillant,  comme  ils  font,  pour 
rien  et  d'un  travail  toujours  égal,  jamais  rebuté,  jamais  lassé,  des 
quinze  et  des  seize  heures  d'affilée.  Avec  eux  la  main-d'œuvre 
s'avilit,  et  sans  cesse  il  faut  les  protéger  contre  la  fureur  de  leurs 
concurrens  de  race  blanche  qu'ils  ruineraient  en  quelques  années, 
si  on  les  laissait  libres  (2).  »  Il  y  aura  toujours  de  ces  Chinois 
parmi  nous,  qui  seront  forts  contre  nous  de  leur  infériorité  même, 
et  par  qui  le  «  progrès  matériel  »  deviendra  tôt  ou  tard  le  pire 
ennemi  du  progrès  intellectuel  et  moral.  Les  moins  préoccupés ,. 
les  moins  soucieux  des  seules  choses  qui  fassent,  après  tout,  la 
dignité  de  l'être  humain,  tous  ceux  qui  ne  seront  avides  unique- 
ment que  de  jouir,  les  moins  «  bien  doués  »  en  un  mot,  devien- 
dront les  «  plus  aptes  »  ;  et  de  même  qu'ils  ont  déjà  triomphé  de 
la  métaphysique,  ils  finiront  par  triompher  de  ce  que  les  appli- 
cations de  la  physique  ou  de  la  physiologie  n'auront  pas  d'im- 
médiat, d'industriel  et  de  mercantile. 

Écoutez-les  plutôt  célébrer  la  science!  Le  télégraphe,  le  télé- 
phone, les  matières  colorantes,  les  «  wagons  réfrigérateurs  », 
les  ignobles  usines  à  dépecer  les  moutons  ou  les  porcs  par 
centaines  de  mille,  voilà  surtout  ce  qu'ils  admirent!  Ont-ils 
jamais  entendu  parler  d'Ampère  ou  de  (lauchy?  Mais  ils  con- 
naissent tous  «  l'inventeur  »  Edison.  Et  ils  ne  s'aperçoivent 
pas  qu'à  traiter  ainsi  la  science,  ils  la  rabaissent  premièrement 
au  niveau  de  la  pire  vulgarité.  Leur  enthousiasme  se  tire  de  la 
satisfaction  que  la  science  procure  à  nos  plus  grossiers  appétits! 
Bien  moins  encore  se  doutent-ils  qu'ils  travaillent  de  leurs  mains 
comme  à  tarir  la  source  de  ses  «  progrès  »  futurs,  si  l'on  ne  sau- 
rait les  dériver  que  des  hauteurs  de  la  métaphysique  ou  de  la  spé- 
culation abstraite  (3).  Les  Chinois  en  sont  un  exemple,  dont  la  ci- 

(1)  Mathias  Duval,  le  Darwinisme,  p.  521;  Paris,  1886,  Lecrosnier  et  Babé. 

(2)  Paul  Bourget,  Outre-Mer. 

(3)  On  lit  dans  Plutarque  :  Vie  de  Marcellus  :  «  Archimedes  a  eu  le  cueur  si 
hault  et  l'entendement  si  profond,  qu'il  ne  daigna  jamais  laisser  par  escript  aucun 
oeuvre  de  la  manière  de  dresser  toutes  ces  machines  do  guerre  pour  lesquelles  il 
acquit  lors  gloire  et  renommée  non  de  science  humaine,  mais  plus  tost  de  divine 
sapience.   Ains   reputant  toute   cette   science  d'inventer  et  composer  machines,  et 


LA    MORALITÉ    DE    LA    DOCTH1NE    ÉVOLUTIVE.  151 

vilisation  no  s'est  peut-être  arrêtée  que  pour  n'avoir  eu  d'autre 
idéal  que  le  bien-être.  Et  pour  toutes  ces  raisons,  qui  dira  qu'en 
fin  de  compte  ce  qu'on  appelle  si  facilement  «  progrès  »  ne  serait 
pas  quelquefois  une  espèce  de  recul? 

C'est  en  tout  cas  la  question  que  la  doctrine  évolutive  nous 
autorise  à  nous  poser.  Et  en  effet,  depuis  si  peu  de  temps  que 
nous  nous  connaissons,  que  nous  pouvons  raconter  notre  his- 
toire, —  mettons  depuis  trois  ou  quatre  mille  ans,  —  combien  de 
civilisations  n'ont-elles  pas  disparu?  je  veux  dire,  combien  de 
démentis  l'expérience  n'a-t-elle  pas  infligés  à  la  théorie  du  pro- 
grès continu? 

Comme  une  mère  sombre,  et  qui,  dans  sa  fierté, 
Cache  sous  son  manteau  son  enfant  souffleté, 

L'Egypte  au  bord  du  Nil  assise, 
Dans  sa  robe  de  sable  enfonce,  enveloppés, 
Ses  colosses  camards  à  la  face  frappés 

Par  le  pied  brutal  de  Cambyse  ! 

Ce  que  l'invasion  et  la  conquête  brutale  ont  fait  de  l'an- 
cienne Egypte,  ou  de  Carthage,  ou  de  Rome  elle-même;  ce 
qu'elles  peuvent  demain  faire  de  nous,  de  nos  arts  et  de  nos 
sciences,  d'autres  moyens  peuvent  l'opérer,  qui  n'agissent  pas 
moins  sûrement;  et,  selon  le  mot  d'un  profond  observateur,  «  s'il 
y  a  des  peuples  qui  se  laissent  arracher  des  mains  la  lumière,  il  y 
en  a  d'autres  qui  l'étouffent  eux-mêmes  sous  leurs  pieds  (1).  » 
C'est  ce  qui  est  arrivé,  —  pour  des  raisons  que  je  me  contente 
aujourd'hui  d'indiquer,  —  aux  Grecs,  par  exemple,  ou  aux  Ita- 
liens de  la  Renaissance,  les  plus  intelligentes  pourtant,  les  mieux 
douées,  et  aussi,  dans  tous  les  sens  du  mot,  les  plus  «  avancées  » 
des  races  de  leur  temps.  Leur  civilisation  a  péri  sous  l'excès  de 
son  propre  principe.  Ils  sont  morts  d'avoir  cru  que  l'art  pouvait 
exercer  sur  la  vie  la  domination  absolue,  unique,  et  illimitée  que 
la  science  prétend  aujourd'hui  s'arroger.  Il  se  commettait  alors 
de  «  beaux  »  crimes,  des  crimes  «  esthétiques  »,  et  il  s'en  commet 
aujourd'hui  de  «  scientifiques  »  ou  de  «  savans  »  !  Mais  si  l'on 
dit  que,  de  ces  civilisations  expirées  les  acquisitions  ne  se  sont 
pas  perdues;  si  l'on  ajoute  que  d'autres  civilisations  les  ont  elles- 
mêmes  suivies  ou  remplacées,  qui  les  ont  dépassées;  si  l'on  répète 
une  fois  de  plus  que  «  rien  ne  pouvant  se  créer,  ni  se  perdre  »  il 
importe  assez  peu  qu'une   civilisation  particulière  ait  péri,  du 

généralement  tout  art  qui  apporte  quelque  utilité  à  la  mettre  en  usage,  vile,  basse 
et  mercenaire,  il  employa  son  esprit  et  son  estude  a  escrire  seulement  choses  dont  la 
beauté  et  subtilité  ne  fut  aucunement  meslée  avec  nécessité.  » 

(1)  A.  de  Tocqueville,  la  Démocratie  en  Amérique ,  III,  Ire  partie,  ch.  x. 


152  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

moment  que  l'humanité  continuait  de  progresser,  je  réponds  que 
c'est  une  question;  j'ajoute  à  mon  tour  qu'elle  esî  extrêmement 
difficile  à  résoudre;  et  je  dis  que  c'est  encore  ici  que  la  doctrine 
évolutive  intervient.  Il  y  a  des  «  rétrogradations  »  dans  l'histoire, 
il  y  a  des  «  décadences,  »  comme  il  y  en  a  dans  la  nature  ;  et  pour 
écarter  la  chimère  du  «  progrès  à  l'infini  »  nous  n'avons  qu'à 
invoquer  les  conclusions  de  la  science  elle-même. 

«  L'un  des  grands  mérites  de  l'hypothèse  de  M.  Darwin,  — 
écrivait  le  professeur  Huxley,  voilà  déjà  bien  des  années, —  pro- 
vient précisément  de  ce  qu'elle  n'implique  pas  nécessairement  la 
croyance  en  un  progrès  nécessaire  et  continu  des  organismes.  » 
Et  en  un  autre  endroit  :  «  Supposons,  disait-il,  que  nous  revenions 
à  la  période  glaciaire  et  que  les  conditions  de  climat  qui  sont  celles 
des  pôles  deviennent  celles  de  tout  notre  globe.  Dans  ces  circons- 
tances, l'action  de  lasélection  naturelle  tendrait  enfin  de  compte  à  la 
ruine  de  tous  les  organismes  supérieurs  et  à  la  prospérité  des 
formes  inférieures  de  la  vie  (1).  »  Cette  supposition  semble-t-elle 
trop  arbitraire  peut-être?  Voici  donc,  sur  la  régression,  les  propres 
paroles  du  savant  physiologiste  dont  les  travaux  sont  en  train  de 
renouveler  la  notion  de  l'hérédité.  «  Lorsque  l'on  parle  du  déve- 
loppement du  règne  animal  ou  du  règne  végétal ,  —  a  écrit 
M.  Weismann,  —  on  pense,  le  plus  souvent,  à  un  développement 
dirigé  de  bas  en  haut,  se  continuant  sans  interruption.  Telle  n'est 
pas  la  réalité.  La  régression  y  joue,  au  contraire,  un  rôle  très 
important,  et,  à  bien  considérer  les  phénomènes  de  retour  en 
arrière,  ils  nous  permettent,  presque  encore  plus  que  ceux  de  la 
marche  en  avant,  de  pénétrer  les  causes  qui  déterminent  les 
transformations  de  la  nature  vivante  (2).  »  Et  pour  bien  montrer 
que  l'homme  même  n'échappe  pas  à  l'empire  de  cette  loi,  c'est 
M.  Herbert  Spencer  qui  nous  dit  à  son  tour  «  que,  dans  les  soli- 
tudes de  l'Australie  comme  dans  les  forêts  de  l'ouest  de  l'Amé- 
rique, la  race  anglo-saxonne,  où  notre  civilisation  a  développé  à 
un  haut  degré  les  sentimens  élevés,  déchoit  rapidement  vers  une 
barbarie  relative  ;  elle  adopte  le  code  moral  et,  quelquefois,  les 
habitudes  des  sauvages  (3).  » 

On  me  permettra,  je  l'espère,  de  ne  pas  multiplier  inutile- 

(1)  L'Évolution  et  l'Origine  des  espèces,  par  Th.-H.  Huxley.  Édition  française; 
Paris,  1892,  J.-B.  Baillière,  p.  80,  81.  Sur  les  critiques  adressées  au  livre  de  M.  Dar- 
win. L'article  est  de  1864. 

(2)  Essais  sur  l'hérédité,  par  M.  A.  Weismann,  traduction  de  M.  Henry  de  Vari- 
gny;  Paris,  1892,  Reinwald,  p.  381.  C'est  le  début  d'une  conférence  sur  la  Régression 
dans  la  nature. 

(3)  Herbert  Spencer,  Principes  de  Biologie,  traduction  de  M.  Cazelles,  t.I,  p.  231. 
—  Cf.  Quatrefages,  les  Précurseurs  de  Darwin;  Paris,  1870,  Germer-Baillière. 


LA    MORALITÉ    DE    LA   DOCTRINE    ÉVOLUTIVE.  153 

ment  les  témoignages,  et  si  M.  Spencer  n'est  peut-être  qu'un  «  phi- 
losophe »,  je  ne  pense  pas  que  l'on  récuse  l'autorité  de  M.  Weis- 
mann  ni  celle  du  professeur  Huxley.  Ce  sont  bien  là  des  «  savans  »  ! 
Non  seulement  le  progrès  n'a  rien  de  nécessaire  et  de  continu,  non 
seulement  il  ne  va  jamais  sans  quelque  compensation,  mais  encore 
il  n'est  souvent  que  «  retour  en  arrière.  »  Je  me  rappelle  un  mot 
de  Mme  de  Staël  :  «  Cette  Révolution,  —  écrivait-elle,  il  y  a  bientôt 
cent  ans,  vers  1798, — peut  à  la  longue  éclairer  une  plus  grande  masse 
d'hommes,  mais  pendant  plusieurs  années  la  vulgarité  du  langage, 
des  manières  et  des  opinions  doit  faire  rétrograder,  à  beaucoup 
d'égards,  le  goût  et  la  raison.  »  Dira-t-on  qu'elle  ne  parlait  que  de 
«  littérature  »  ou  de  «  philosophie  »?  Mais  depuis  elle,  et  à  me- 
sure que  l'événement  s'éclairait  à  la  lumière  de  ses  conséquences, 
ai-je  besoin  de  rappeler  le  langage  de  M.  Emile  Montégut(l),  celui 
de  Taine,  ou  celui  de  M.  Paul  Bourget?  «  Nous  devrions...  dé- 
faire l'œuvre  meurtrière  de  la  Révolution  française.  C'est  le  con- 
seil qui,  pour  l'observateur  impartial,  se  dégage  de  toutes  les 
remarques  faites  sur  les  Etats-Unis...  C'est  pour  avoir  violemment 
coupé  toute  attache  historique  entre  notre  passé  et  notre  présent 
que  notre  Révolution  a  si  profondément  tari  les  sources  delà  vita- 
lité française.  »  Ainsi  conclut  l'auteur  à' Outre-Mer.  Et,  à  la  vé- 
rité, comme  je  l'ai  fait  autrefois  contre  Taine  lui-même  (2),  je  dé- 
fendrais volontiers  contre  M.  Bourget  la  Révolution  et  son  œuvre. 
Mais,  que  tant  d'observateurs,  «  partis  de  doctrines  si  différentes 
et  avec  des  méthodes  plus  différentes  encore,  »  aient  agité  la 
question,  c'est  une  preuve  au  moins  qu'elle  existe  et  qu'il  y  a  lieu 
de  nous  la  poser.  Reculions -nous  donc  peut-être  quand  nous 
nous  flattions  d'avancer?  En  croyant  faire  ce  que  nous  voulions, 
tendions-nous  peut-être  où  nous  ne  voulions  pas?  Le  passé  que 
nous  abolissions  valait-il  mieux  que  le  présent,  et  surtout  que 
l'avenir  dont  nous  nous  croyons  menacés?  C'est  ce  que  les  analo- 
gies de  la  doctrine  évolutive  nous  permettaient  tout  à  l'heure,  et 
c'est  maintenant  ce  qu'elles  nous  obligent  de  nous  demander. 
Puisqu'un  «  progrès  graduel  vers  la  perfection  est  très  loin  de 
faire  nécessairement  partie  de  la  doctrine  darwinienne  »  et  qu'on 
la  déclare  même  «  parfaitement  compatible  avec  un  recul  gra- 
duel »  (3),  la  théorie  du  progrès,  qui  n'avait  pas  de  base  dans 
l'histoire,  n'en  a  pas  davantage  dans  l'histoire  naturelle.  Elle  est 
en  l'air,  pour  ainsi  parler;  et  de  l'imprudente  confiance  que  nos 

(1)  Voyez  dans  la  Revue  du  15  août  1871  :  Où  en  est  la  Révolution  française? 

(2)  Voyez  dans  la  Revue  du  15  septembre  1885  :   Un  récent  historien  de  la  Révo- 
lution. 

(3)  Expressions  de  M.  Huxley,  dans  l'article  déjà  cité. 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pères  avaient  mise  en  elle,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  réparer  les 
désastreux  effets. 

Je  ne  veux  parler,  après  cela,  ni  de  la  lenteur  ni  de  l'instabi- 
lité du  progrès,  mais  comment  ne  dirais-je  pas  un  mot  des  théo- 
ries qui  tendent  à  nier  «  l'hérédité  des  particularités  acquises?  » 
Elles  nous  enseignent  que,  dans  la  nature  comme  dans  l'hu- 
manité, ni  les  mutilations,  par  exemple,  ni  les  acquisitions  vrai- 
ment individuelles  ne  semblent  se  transmettre.  Un  fils  n'hérite 
pas  de  la  «  science  »  ou  de  «  l'érudition  »  de  son  père.  La  géné- 
ration nouvelle  n'est  pas  nécessairement,  ni  même  ordinairement 
armée,  elle  ne  l'est  pas  naturellement,  de  toutes  les  ressources 
de  l'ancienne;  et  la  plus  grande  partie  du  chemin  que  les  pères 
ont  fait,  il  faut  que  les  enfans  le  fassent  ou  le  refassent  à  leur 
tour.  On  n'aurait  pas  besoin  de  nous  «  élever  »  ni  de  nous  «  in- 
struire »  s'il  en  était  autrement  (1)  !  Mais  ce  qui  se  transmet,  c'est 
le  fond  de  nature,  pour  ainsi  parler;  c'est  l'aptitude  générale  qui 
sert  en  même  temps  de  base  physiologique  à  la  persistance  du 
type,  et  de  moyen  aux  acquisitions  individuelles;  et  si  l'homme 
n'est  qu'un  animal  en  lutte  contre  ses  propres  instincts,  c'est  ce 
qui  nous  ramène  à  ce  que  nous  disions  :  qu'il  n'y  a  de  «  progrès  » 
vraiment  digne  de  ce  nom  que  le  «  progrès  moral  ». 

Ou  plutôt,  et  pour  mieux  dire,  toute  espèce  de  progrès,  scien- 
tifique ou  industriel,  n'existe  et  n'a  de  raison  d'être  qu'en  «  fonc- 
tion »  du  progrès  moral. 

As-tu  vendu  ton  blé,  ton  bétail  et  ton  vin? 
Es-tu  libre?  Les  lois  sont-elles  respectées? 

s'écriait  jadis  un  grand  poète,  —  que,  par  une  étrange  ironie,  la  na- 
ture avait  logé  dans  l'âme  du  plus  bourgeois  des  hommes,  —  et,  vrai 
fils  de  son  temps,  il  osait  ajouter  : 

Si  nous  avons  cela,  le  reste  est  peu  de  chose  ! 

Eh  bien  !  non  !  le  reste  n'est  pas  peu  de  chose  !  et,  au  contraire, 
c'est  justement  «  ce  reste  »  qui  importe.  Ce  qui  importe,  c'est  de 
nous  souvenir  de  la  solidarité  qui  nous  lie  et  à  laquelle  notre 
premier  devoir  est  de  sacrifier  quelque  chose  de  notre  individua- 
lisme ou  de  notre  égoïsme.  Ce  qui  importe,  c'est  de  travailler 
autant  qu'il  est  en  nous  à  la  réalisation  de  la  justice  parmi  les 
hommes.  Et  ce  qui  importe,  et  ce  qui  doit  être  la  loi  souveraine 
de  notre  activité,  c'est  de  contribuer  pour  notre  part  individuelle 
au  perfectionnement  de  l'espèce,  lui-même  défini,  comme  nous 

(1)  Voyez  Weismann  :  Essais  sur  l'hérédité,  et  W.  P.  Bail  :  Hérédité  et  exercice, 
Paris,  1891;  Lecrosnier  et  Babé. 


LA    MORALITÉ    DE    LA    DOCTRINE    ÉVOLUTIVE.  155 

l'avons  vu,  pur  la  «  théorie  de  la  descendance  »  !  Nous  arracher 
à  la  matière,  où  nous  n'avons  que  trop  de  tendance  à  retomber 
de  notre  propre  poids;  —  mettre  l'objet  de  la  vie  hors  d'elle- 
même,  et  non  pas  sans  doute  en  faire  une  «  méditation  de  la 
mort,  »  mais,  dans  la  considération  de  la  mort  et  de  la  souffrance, 
chercher,  trouver,  maintenir  la  base  inébranlable,  le  fondement 
métaphysique,  et  réel  cependant,  de  l'égalité  parmi  les  hom- 
mes; —  restaurer  dans  le  monde  contemporain,  (tel  que  nous 
l'ont  fait  l'individualisme  révolutionnaire,  la  science  mal  com- 
prise, et  l'industrialisme  à  outrance)  cette  solidarité  dont  nos 
nommes  politiques,  après  l'avoir  étrangement  méconnue  quand 
ils  étaient  en  place,  font,  aujourd'hui  qu'ils  n'y  sont  plus,  l'éton- 
nante découverte...  si  c'était  tout  à  l'heure  une  ébauche  de  mo- 
rale, ce  sont  maintenant  les  linéamens  encore  vagues,  mais  déjà 
visibles  pourtant,  d'une  loi  de  l'histoire,  qui  commencent  à  se 
dégager  de  la  doctrine  évolutive.  Sic  nos,  non  nobis...  nous  ne 
sommes  pas  nés  pour  nous,  ni  précisément  pour  les  autres,  mais 
pour  concourir  tous  ensemble,  dans  le  présent  comme  dans 
l'avenir,  à  une  œuvre  commune,  qui  est  de  nous  émanciper  des 
servitudes  de  notre  nature.  Gela  seul  compte  ;  cela  seul  vaut 
que  l'on  s'y  dévoue  ;  cela  seul  nous  permet  de  réaliser  en  nous,  à 
un  moment  donné  de  l'histoire,  ou  d'approcher  de  loin  la  perfec- 
tion de  notre  type  ;  et  cela,  je  crois  pouvoir  le  dire  maintenant,  cela 
seul, —  puisqu'on  veut  de  la  «  science  »,  —  est  conforme  aux 
données  de  la  doctrine  évolutive.  Il  me  reste  à  faire  voir  ce  que 
l'on  peut  attendre  ou  espérer  de  la  doctrine  pour  la  restauration 
d'une  métaphysique  dont  on  s'est  trop  hâté  de  dire  qu'elle  aurait 
prononcé  la  sentence. 

III 

En  effet,  ce  qu'elle  réintègre  dans  la  science,  et  ce  qu'elle  y 
substitue  à  l'idée  d'un  «  mécanisme  »  aveugle,  c'est  l'idée  ou 
plutôt  le  sourd  pressentiment  d'un  certain  ordre,  d'un  ordre  en 
quelque  sorte  mobile  et  intelligent,  qui  dirigerait,  selon  de  cer- 
taines lois,  le  gouvernement  de  l'univers.  C'est  ce  que  reconnais- 
sait l'homme  qui  sans  doute,  avant  Darwin,  a  le  plus  fait  pour 
la  «  théorie  de  la  descendance,  »  et  on  doit  dire,  l'homme  dont 
les  doctrines  ont  reconquis  depuis  quelques  années  tout  ce  que  le 
darwinisme  pur  a  perdu  de  terrain.  «  L'échelle  des  êtres, —  a  écrit 
Lamarck,  dans  sa  Philosophie  zoologique,  —  l'échelle  des  êtres 
représente  l'ordre  qui  appartient  à  la  nature  et  qui  résulte, 
ainsi  que  les  objets  que  cet  ordre  fait  exister,  des  moyens  qu'elle 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  reçus  de  l'auteur  suprême  de  toutes  choses...  »  Il  développe 
alors  des  considérations  techniques,  et  il  termine  ainsi  :  «  Par 
ces  sages  précautions,  tout  se  conserve  dans  l'ordre  établi  ;  les 
changemens  et  les  renouvellemens  perpétuels  qui  s'observent 
dans  cet  ordre  sont  maintenus  dans  des  bornes  qu'ils  ne  sauraient 
dépasser;  les  races  des  corps  vivans  subsistent  toutes, malgré  leurs 
variations  ;  les  progrès  acquis  dans  le  perfectionnement  de  l'orga- 
nisation ne  se  perdent  point;  tout  ce  qui  paraît  désordre,  renver- 
sement, anomalie,  rentre  sans  cesse  dans  l'ordre  général  et  même 
y  concourt;  et  partout  et  toujours  la  volonté  du  sublime  auteur  de 
la  nature  et  de  tout  ce  qui  existe  est  invariablement  exécutée  (1).  » 
Oserai-je  dire  que  quiconque  n'admet  pas  ces  conclusions  de  La- 
marck,  et  n'en  voit  pas  le  rapport  étroit,  logique,  nécessaire  avec 
la  théorie  de  la  variabilité  des  formes  animales,  c'est  cette  théorie, 
c'esl  la  «  théorie  de  la  descendance  »,  c'est  la  doctrine  elle-même 
de  l'évolution  qu'il  n'entend  pas  ou  qu'il  entend  mal?  Essen- 
tiellement et  dans  son  fond,  pour  ainsi  parler,  la  doctrine  évolu- 
tive n'est  qu'une  léléologie,  comme  disent  les  philosophes,  et  l'or- 
ganisation n'en  est  possible  qu'au  moyen  et  par  l'intermédiaire 
de  l'idée  de  la  finalité  (2). 

On  sait  les  railleries  que  Bacon  et,  à  sa  suite,  nos  philosophes 
du  xvme  siècle  ont  cru  pouvoir  faire  de  la  recherche  des  causes 
finales.  N'ont-ils  donc  pas  vu  qu'il  y  avait  deux  manières  au  moins 
de  concevoir  la  cause  finale?  et,  à  ce  propos,  les  accuserons-nous 
d'étourderie  ou  de  déloyauté?  Ce  qu'ils  ont  feint  de  croire,  en 
tout  cas,  c'est  que  la  recherche  de  la  cause  finale  se  rapportait 
uniquement  au  plaisir  ou  à  l'utilité  de  l'homme;  et, partis  de  ce 
principe,  ils  n'ont  pas  eu  de  peine  à  établir  fortement  que  ni  «  les 
nez  ne  sont  faits  pour  porter  des  lunettes  »,  ni  «  les  doigts  pour 
être  ornés  de  bagues  »,  ni  «  les  jambes  pour  porter  des  bas  de 
soie  ».  Ils  eussent  moins  aisément  établi  que  les  yeux  ne  sont  pas 
faits  pour  voir  :  Voltaire,  qui  avait  du  bon  sens,  en  a  fait  plusieurs 

(1)  Lamarck.  Philosophie  zoologique,  t.  I,  p.  113-11 4,  édit.  Ch.  Martins. 

(2)  M.  Huxley,  dès  l'origine,  ou  presque  dès  l'origine,4en  1864,  dans  sa  revue  des 
Critiques  adressées  au  livre  de  Darwin,  avait  bien  essayé  de  défendre  l'auteur 
contre  ce  «  reproche  »  ;  car  c'était  un  reproche  qu'on  lui  faisait,  surtout  en  Alle- 
magne. Mais  depuis  lors,  M.  de  Hartmann,  dans  sa  Philosophie  de  l'Inconscient, 
dont  on  a  bien  moins  attaqué  l'esprit  pessimiste,  à  vrai  dire,  que  la  tendance  «  idéa- 
liste »,  et  dans  un  opuscule  écrit  tout  exprès, — sur  le  Darwinisme,  ce  qu'il  y  a  devrai 
et  de  faux  dans  cette  théorie;  Paris,  1880,  Germer  Baillière,  —  a  repris  laquestion. 
M.  Oscar  Schmidt,  professeur  à  l'Université  de  Strasbourg,  ne  lui  a  rien  répondu 
qui  vaille,  dans  sa  réplique  intitulée  :  les  Sciences  naturelles  et  la  Philosophie  de 
l'Inconscient;  il  a  seulement  prouvé  que  si  les  philosophes  ne  sont  pas  toujours  au 
courant  du  dernier  état  de  la  science,  les  savans  auraient  parfois  aussi  besoin,  avant 
de  parler  métaphysique,  d'une  initiation  qui  leur  manque. 


LA    MORALITÉ    DE    LA    DOCTRINE    ÉVOLUTIVE.  157 

fois  la  remarque.  Mais  les  Baconiens  de  son  temps  ont  été  les 
plus  forts  !  Et  quand  après  cela  les  physiciens  ou  les  chimistes  du 
nôtre  sont  venus  à  leur  tour,  comme  ils  n'ont  pas  eu  de  peine  à 
démontrer,  eux  non  plus,  que  les  combinaisons  du  carbone  et  de 
l'hydrogène  ou  les  lois  de  la  «  chute  des  graves  »,  n'avaient  point  de 
rapport  immédiat  avec  le  service  ou  l'agrément  de  l'homme,  c'est 
alors,  plus  que  jamais,  avec  plus  d'assurance  et  de  confiance, 
que  l'on  a  répété  le  mot  proverbial  du  chancelier  d'Angleterre  : 
Inquisitio  causarum  finalium  sterilis  est,  et  tanquam  virgo  Deo 
consecrata  nil  parit.  C'est  ce  que  l'on  exprime,  d'une  manière 
plus  moderne,  en  disant  que  la  science  ne  s'enquiert  que  du 
«  comment  »,  et  jamais  du  «  pourquoi  »  des  choses  (1). 

Je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  do  plus  funeste  erreur.  Non  seule- 
ment la  question  de  savoir  «  pourquoi  »  se  confond  avec  celle  de 
savoir  «  comment  »  l'opium  fait  dormir  ;  et  les  deux  ne  sont 
qu'une  ;  mais  ce  que  la  doctrine  évolutive  établit,  ou  ce  qu'elle 
implique,  c'est  que  l'on  ne  connaît  le  «  comment»  des  variations 
ou  des  transformations  animales  qu'autant  que  l'on  se  préoccupe 
d'en  rechercher  le  «  pourquoi  ». 

Si  nous  voulons  nous  en  convaincre,  intervertissons  tout  sim- 
plement les  spirituelles  plaisanteries  de  nos  encyclopédistes,  et 
demandons-nous  si  les  «  bas  de  soie  »  ne  sont  pas  faits  pour  vétil- 
les jambes?  les  «  bagues  »  pour  orner  les  doigts?  les  «lunettes  » 
pour  soulager  les  yeux?  Et  qu'est-ce  que  cela  veut  dire  :  que  les 
«  lunettes  »  sont  faites  pour  les  yeux?  Cela  veut  dire  que  l'on 
n'entendrait  rien  aux  détails  de  la  fabrication  des  lunettes,  ni  à  la 
raison  de  leur  forme,  ni  à  leurs  qualités  ou  à  leurs  défauts  géné- 
ralement quelconques,  si  l'on  ne  connaissait  la  destination  des 
lunettes.  La  véritable  idée  de  la  «  cause  finale  »  est  donc  celle  de 
l'appropriation  ou  de  l'adaptation  d'un  ensemble  de  moyens  à  une 
fin  prédéterminée;  ou,  si  l'on  veut,  c'est  l'idée  d'une  fin  qui  ne 
saurait  être  atteinte  que  par  de  certains  moyens,  qu'elle  détermine  ; 
et  n'est-ce  pas  l'idée  même  de  l'évolution?  J'aime  à  en  croire  ici 
Claude  Bernard  :  «  Dans  tout  germe  vivant,  a-t-il  dit,  il  y  a  une 
idée  créatrice  qui  se  développe  et  qui  se  manifeste  par  l'organi- 
sation... Ici,  comme  partout,  tout  dérive  de  l'idée  qui  seule  crée 
et  dirige  ;  les  moyens  de  manifestation  sont  communs  à  toute  la 
nature,  et  restent  confondus  pêle-mêle,  comme  les  caractères  de 
l'alphabet,  dans  une  boîte  oiï  une  force  va  les  chercher  pour  expri- 
mer les  pensées  ou  les  mécanismes  les  plus  divers.  »  C'est  égale- 
ment lui  qui  a  dit  :  «  Le  physicien  et  le  chimiste,  ne  pouvant  se 

(1)  Voyez  dans  la  Revue  du  lu  novembre  18G3,   la  Science  idéale  et  la  Science 
positive. 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

placer  en  dehors  de  l'univers,  étudient  les  corps  et  les  phéno- 
mènes... sans  être  obligés  de  les  rapporter  à  l'ensemble  de  la 
nature.  Mais  le  physiologiste,  se  trouvant  au  contraire  placé  en 
dehors  de  l'organisme  animal  dont  il  voit  l'ensemble,  doit  tenir 
compte  de  l'harmonie  de  cet  ensemble.  De  là  il  résulte  que  le  phy- 
sicien et  le  chimiste  peuvent  repousser  toute  idée  de  causes  finales 
dans  les  faits  qu'ils  observent,  tandis  que  le  physiologiste  est  porté 
à  admettre  une  finalité  harmonique  et  préétablie  dans  le  corps  orga- 
nisé. »  Et  ailleurs  encore,  dans  le  dernier  de  ses  grands  ouvrages  : 
«  Les  agens  physiques  produisent  des  phénomènes  qu'ils  ne  di- 
rigent pas  :  la  force  vitale  dirige  des  phénomènes  qu'elle  ne  pro- 
duit pas  (1).  »  C'est  l'origine  de  ce  que  l'on  appelle  aujourd'hui  le 
néo-vitalisme .  Mais  on  ne  saurait  affirmer  plus  nettement  qu'une 
finalité  supérieure,  —  transcendante  ou  immanente,  ce  n'est  pas 
aujourd'hui  le  point,  —  préside  aux  manifestations  de  la  force  vi- 
tale, comme  à  l'évolution  de  la  matière  organisée,  comme  à  la 
transformation  des  espèces  animales;  et  les  guide.  Aucune  va- 
riation n'a  sa  raison  d'être  ni  dans  l'exercice  ou  le  défaut  d'usage 
des  parties,  ni  dans  les  exigences  de  l'adaptation  au  milieu,  ni 
dans  l'ensemble  des  causes  encore  mal  connues  que  l'on  enve- 
loppe sous  le  nom  de  sélection  naturelle,  niais  on  ne  la  trouve 
que  dans  la  tendance  intérieure  de  l'être  vers  la  réalisation  d'un 
plan  organique  donné.  La  réalisation  de  ce  «  plan  organique  »> 
est  la  cause  finale  de  l'évolution. 

Voit-on  sortir  la  conséquence?  «  On  ne  demande  pas,  a-t-on 
dit,  si  le  chien,  si  le  cheval,  si  le  bœuf  ont  été  créés  pour  l'homme, 
mais  si  l'organisation  des  animaux  annonce  une  intention  (2)  ?  » 
Nous  pouvons  répondre  hardiment  :  il  y  a  dans  le  germe  une 
intention  de  se  conformer  au  type  de  son  espèce  ;  il  y  a  dans 
l'apparition  de  la  variété  une  intention  de  s'adapter  à  un  plan  ; 
et  il  y  a  dans  la  nature  une  intention  d'acheminer  tous  les  com- 
mencemens  vers  un  terme  préfix.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que,  de 
même  que  la  «  théorie  de  la  descendance  »  nous  a  tout  à  l'heure 
permis  de  donner  au  dogme  du  péché  originel  une  signification 
physiologique,  maintenant,  sur  les  bases  de  la  doctrine  évolutive, 
c'est  l'idée  de  la  Providence  que  nous  pouvons  relever  !  Je  n'en- 
tends pas  ici  cette  Providence  particulière  et  chrétienne,  qui  se 
manifesterait  de  préférence  dans  «  les  cas  fortuits  »,  cette  Provi- 
dence personnelle,  sans  le  consentement  ou  l'intervention  de  la- 

(1)  Claude  Bernard,  Introduction  à  la  Médecine  expérimentale,  p.  162;  —  Ibid., 
p.  153,  154  ;  —  et  Leçons  sur  les  phénomènes  de  la  vie  communs  aux  végétaux  et  aux 
animaux,  t.  I,  p.  51. 

(2)  Joseph  de  Maistre,  Examen  de  la  philosophie  de  Bacon. 


LA   MORALITÉ   DE   LA   DOCTRINE   ÉVOLUTIVE.  159 

quelle  il  ne  saurait  tomber  «  un  cheveu  de  notre  tête  ».  De  cette 
Providence  l'intelligence  est  moins  aisée  !  la  conception  en  est 
moins  simple!  Mais  je  veux  dire  cette  Providence  générale,  que, 
pour  la  mieux  distinguer,  j'appellerai  philosophique  ou  païenne, 
la  Providence  des  stoïciens, 

Spiritus  intus  alit,  iotamque  infusa  per  artus 
Mens  agitât  molem... 

cette  Providence,  enfin,  qui  n'est  que  la  personnification  du  plan 
organique  dont  nous  avons  tout  à  l'heure  parlé,  —  non  pas  nousl 
mais  Claude  Bernard,  si  peut-être  nous  avions  oublié  de  dire  que 
l'expression  est  de  lui.  Contre  le  «  mécanisme  »  rigide  et  inintel- 
ligent dont  la  libre  pensée  moderne  s'est  trop  longtemps  con- 
tentée, si  la  doctrine  évolutive  n'a  pas  «  démontré  »,  — ni  ne  le  sau- 
rait, j'en  ai  peur,  — l'existence  d'une  telle  Providence,  il  est  certain 
qu'elle  la  suggère.  Et  ainsi,  par  une  de  ces  ironies  fréquentes,  ceux 
qui  se  réclament  le  plus  intoléramment  de  la  doctrine,  ceux  qui 
n'ont  qu'évolution  et  descendance  à  la  bouche,  ceux  qui  se  croient 
les  représentans  «  officiels  »  de  la  théorie,  ce  sont  ceux  qu'elle 
condamne  le  plus  évidemment  d'étroitesse  d'esprit  et  d'effroi  de 
la  nouveauté. 

Car  vainement  dira-t-on  que  cette  idée  n'est  pas  l'idée  «  classique  » 
de  la  cause  finale,  celle  que  s'en  formait  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
et  que  les  bons  plaisans  continuent  de  s'en  faire  et  de  soigneuse- 
ment entretenir,  afin  de  pouvoir  plus  aisément  la  ridiculiser!  On 
a  toujours  le  droit,  —  pourvu  que  l'on  en  avertisse,  —  de  modifier, 
de  corriger,  de  perfectionner  les  définitions  usuelles  des  choses;  et 
même  ne  le  faut-il  pas,  à  mesure  qu'elles  servent  pour  désigner 
plus  de  choses,  et  des  choses  mieux  connues?  Je  citerais  vingt 
définitions  de  l'espèce  ou  du  genre,  de  la  vie  ou  de  la  mort,  qui, 
chacune  à  leur  heure,  ont  exprimé  un  progrès  correspondant  de  la 
physiologie.  Pareillement,  la  doctrine  évolutive  est  en  train 
d'opérer  des  effets  que  n'en  attendaient  à  coup  sûr  ni  les  Hîeckel, 
ni  les  Spencer.  «  A  quel  signe  peut-on  reconnaître  la  finalité, — 
se  demandait  naguère  un  philosophe,  —  et  comment  la  distinguer 
de  la  causalité'?  Quand  des  faits  passés,  rigoureusement  observa- 
bles, suffisent  à  expliquer  entièrement  un  phénomène,  l'explica- 
tion est  causale.  Quand  les  faits  passés  ne  suffisent  pas,  et  qu'il 
faut  faire  appel  à  quelque  chose  qui  n'a  pas  été  réalisé  complè- 
tement, ou  qui  ne  le  sera  que  dans  l'avenir...  l'explication  est  plus 
ou  moins  finaliste  (1).  »  Voilà  l'idée  que  se  font  aujourd'hui  de  la 

(1)  De  l'idée  de  loi  naturelle  dans  la  science  et  la  philosophie  contemporaines, 
par  M.  Emile  Boutroux;  Paris,  1895,  Lecène  et  Oudin,  p. 91. 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

finalité  tous  ceux  qui  n'en  sont  pas  demeurés  «  à  leurs  vieux 
cahiers  de  Sorbonne,  »  comme  disait  dédaigneusement  Renan  de 
tous  ceux  qui  ne  partageaient  pas  son  avis.  Et  cette  idée  en  en- 
gendre une  autre,  que  nous  avons  nous-même  exprimée  trop 
souvent  pour  n'avoir  pas  aujourd'hui  plaisir  à  en  emprunter  l'ex- 
pression au  môme  écrivain  :  «  Les  lois  zoologiques  ne  sont  pas 
ramen  ées  aux  lois  physico-chimiques. . .  L'évolutionn  isme  introduit 
l'idée  de  loi  historique...  Grâce  à  ce  nouveau  type  de  loi...  nous 
nous  éloignons  de  plus  en  plus  du  type  de  la  nécessité...  Les  na- 
tures des  choses  sont  variables  et  les  lois  unissent  ici  entre  eux 
des  termes  toujours  modifiés  (1).  »  C'est  à  nos  yeux  la  vérité 
môme!  Il  n'y  a  pas  de  «lois  d'airain  «dans  le  monde  vivant,  mais 
seulement  des  principes,  des  principes  très  complexes  et  très 
généraux,  des  principes  souples,  pour  ainsi  dire,  et  ployables  en 
divers  sens;  dont  les  applications  sont  multiples, diverses, chan- 
geantes ;  et  des  principes  dont  la  formule,  sans  être  pour  cela  flot- 
tante, est  du  moins  toujours  indéterminée  et  comme  ouverte  par 
quelque  endroit.  J'y  insisterais  davantage,  si  la  question  ne  mé- 
ritait sans  doute  une  étude  plus  approfondie  ;  —  et  je  me  contente 
aujourd'hui  d'avoir  montré  quelle  pouvait  être  la  fécondité  méta- 
physique, historique  et  morale  de  la  doctrine  évolutive. 

Je  m'attends  bien,  sur  cette  conclusion,  que  les  évolutionnistes 
me  reprocheront  d'avoir  arbitrairement  interprété  la  doctrine  qu'ils 
croient  avoir  en  garde.  C'est  l'habitude  en  notre  temps,  lorsque 
l'on  pense,  de  penser,  si  je  puis  ainsi  dire,  par  «  systèmes  entiers 
d'idées  »  ;  et  pour  peu  que  vous  ayez  une  fois  invoqué  le  nom  de 
Darwin,  on  vous  somme  de  ne  plus  penser  qu'à  la  suite,  sur  les 
traces,  et  dans  les  foulées  de  Darwin.  Mais  quand  il  ne  me  serait 
pas  trop  facile  d'opposer,  et  comme  d'entre-choquer  les  évolution- 
nistes entre  eux  (2),  je  répondrais  encore  ce  qu'on  ne  saurait  trop 
redire  :  c'est  à  savoir  que  tout  «  système  »  est  faux  en  tant  que 
tel;  il  est  ruineux  comme  système;  et  il  n'y  en  a  jamais  que  les 
morceaux  qui  soient  bons.  «  Chacun  se  fait  son  petit  religion  à 
part  soi  »,  disaitcette  bonne  princesse;  et  moi  je  réclame  le  droit 
d'avoir  aussi  «  mon  petit  évolution  à  moi.  »  Si  je  n'ai  donc  point 
raisonné  de  travers;  si  je  n'ai  sophistiqué  maladroitement  aucun 
des  postulats  sur  lesquels  repose,  comme  toute  théorie,  la 
«  théorie  de  la  descendance  ;  »  et  si  je  n'ai  d'ailleurs  contesté  aucun 
des  faits  que  l'histoire  naturelle  a  «  scientifiquement  »  établis,  il 

(1)  Emile  Boutroux,  De  l'idée  de  loi  naturelle,  p.  101,  102. 

(2)  Je  renvoie,  pour  ce  point,  au  dernier  livre  de   Quatrefages  :  les  Émules  de 
Darwin,  2  vol.  in-8°;  Paris,  1894,  Alcan. 


LA    MORALITÉ    DE    LA    DOCTRINE    ÉVOLUTIVE.  161 

suffit,  et  le  reste  n'importe.  La  «  science,  »  qui  n'est  infaillible, 
malheureusement,  ni  dans  l'observation  des  faits,  ni  dans  l'in- 
terprétation qu'elle  en  donne,  l'est  sans  doute  encore  moins  dans 
l'affirmation  des  conséquences  qu'elle  en  tire.  C'est  môme  pour- 
quoi ses  titres  sont  nuls,  absolument  nuls,  à  parler  de  morale 
ou  de  métaphysique;  —  et  l'exemple  d'assez  grands  savans  l'a 
prouvé,  si  je  ne  me  trompe. 

Mais,  d'un  autre  côté,  ce  que  l'on  pourra  dire,  et  ce  que 
j'avoue  moi-môme,  c'est  que  la  Descendance  de  l'homme  de 
Darwin,  ou  Y  Histoire  naturelle  de  la  Création  du  professeur 
Ha»ckel,  ne  sont,  de  leur  vrai  nom,  que  des  romans  scientifi- 
ques. Il  n'est  pas  «  prouvé  »  que  les  espèces  animales  varient, 
ni  surtout  qu'elles  se  transforment  ;  il  n'est  pas  «  prouvé  »  que 
la  «  concurrence  vitale  »  ou  la  «  sélection  naturelle  »  soient 
autre  chose  que  de  grands  mots  ;  »  et  il  n'est  pas  «  prouvé  »  que 
l'homme  descende  de  l'animal.  M.  Russel  Wallace,  nous  l'avons 
dit,  a  toujours  soutenu  le  contraire;  et,  tout  en  affirmant  que 
les  choses  étaient  comme  si  nous  descendions  du  singe,  il  a  con- 
tinué d'enseigner  que  nous  n'en  descendions  point.  Dans  ces 
conditions  qu'est-ce  donc  que  la  doctrine  évolutive?  C'est  une 
simple  hypothèse,  ou,  pour  mieux  dire,  c'est  une  méthode.  C'est 
un  moyen  de  classer  ou  de  rassembler  sous  un  seul  point  de  vue 
des  faits  ou  des  idées  qui  nous  échapperaient  autrement  et  qui 
se  moqueraient,  pour  ainsi  parler,  de  la  faiblesse  de  nos  prises. 
C'est  un  moyen  de  faire  de  la  clarté.  C'est  un  moyen  de  pénétrer 
plus  profondément  dans  la  connaissance  de  ces  faits  eux-mêmes 
et  d'en  découvrir  de  nouveaux.  Ce  qu'une  méthode  est  encore, 
c'est  une  discipline  pour  l'esprit,  qui  crée  naturellement  une 
habitude  générale,  une  certaine  manière  nouvelle  de  penser.  Et, 
en  ce  sens,  avec  un  peu  d'exagération,  Huxley  a  pu  dire  que,  «  pour 
quiconque  étudiait  les  signes  des  temps,  l'apparition  de  la  doc- 
trine évolutionniste  était...  l'événement  le  pins  prodigieux  du 
xixe  siècle.  »  Comme  l'avait  fait  avant  elle  la  méthode  compa- 
rative, ainsi,  la  méthode  évolutive  ou  «  généalogique,  »  a  re- 
nouvelé la  face  de  la  science  (1).  Un  autre  a  dit,  —  et  ce  devait 
être  le  fougueux  Haeckel,  —  que  «  l'on  apprécierait  désormais  l'in- 
telligence des  hommes  selon  la  facilité  plus  ou  moins  grande 
avec  laquelle  ils  accepteraient  la  doctrine  évolutive;  »  et  sous 
cette  forme  la  phrase  a  quelque  chose  en  vérité  de  plus  ridicule 
encore  qu'impertinent.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  certain  que, 

(1)  «  Si  grand  que  soit  l'intérêt  qui  s'attache  à  l'histoire  biologique  isolée  des  êtres 
vivans,  a  dit  M.  Francis  M.  Balfour,  cet  intérêt  a  été  décuplé  par  les  généralisations 
de  Darwin.  »  On  en  pourrait  dire  autant  des  études  relatives  à  la  paléontologie. 

TOME   CXXIX.   —    189o.  \{ 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  une  quarantaine  d'années,  ce  n'est  pas  seulement  le  do- 
maine de  la  science,  c'est  le  domaine  aussi  de  la  philosophie  qu'il 
semble  que  la  doctrine  ou  la  méthode  évolutive  ait  transformé 
tout  entier.  C'est  ce  qui  nous  imposait,  —  dans  cette  série  d'études 
où  nous  voudrions,  en  même  temps  que  notre  examen  de  con- 
science, faire  celui  de  quelques-uns  de  nos  contemporains,  — 
l'obligation  d'examiner  quelques-unes  des  conséquences  de  la 
doctrine;  et  c'est  ce  que  nous  venons  d'essayer. 

Et  nous  convenons  d'ailleurs  que,  comme  nous  en  avions  pré- 
venu le  lecteur,  ce  n'est  pas  du  dedans,  c'est  du  dehors,  à  la  clarté 
de  la  loi  morale,  que  nous  avons  considéré  la  doctrine  évolu- 
tive. La  morale  que  l'on  pourra  tirer  de  la  doctrine  évolutive  ne 
sera  toujours  qu'une  morale  en  quelque  sorte  «  réfractée,  »  dont 
il  faudra  donc  toujours  que  l'on  cherche  ailleurs  l'origine  ou  la 
source  de  lumière.  Notre  descendance  animale,  fût-elle  prouvée, 
ne  saurait  nous  créer  de  véritables  «  devoirs  »  ;  et  les  suites  que 
nos  actes  peuvent  avoir  pour  l'avenir  de  l'espèce  ne  seront  jamais 
une  véritable  «  sanction  ».  Mais  n'est-ce  pas  quelque  chose  pour- 
tant que  d'avoir  été  comme  nécessairement  conduits  par  la  doc- 
trine de  l'évolution  à  un  nouvel  examen  du  problème  moral?  Si, 
d'autre  part,  nous  avions  établi  que  l'hypothèse  ou  la  théorie  n'a 
rien  d'incompatible,  ou  même  qu'elle  semble  avoir  une  conve- 
nance interne  avec  la  doctrine  morale  dont  on  a  craint  parfois 
qu'elle  n'eût  ébranlé  les  fondemens,  ce  serait  encore  davantage. 
Et  enfin,  si  nous  avions  montré  qu'en  dehors  de  la  morale  tout 
«  progrès  »  n'est  qu'illusion  ou  chimère,  et  que  c'est  la  doctrine 
évolutive  qui  l'enseigne,  ne  serions-nous  pas  assez  payé  du  temps 
et  de  la  peine  que  nous  y  avons  employés?  Il  ne  faut  pas  de- 
mander aux  choses  plus  qu'elles  ne  peuvent  donner;  et  puisque  le 
premier  fondement  de  toute  morale  est  de  reconnaître  que 
l'homme,  en  tant  qu'homme,  est  bien  dans  la  nature  «  comme 
un  empire  dans  un  empire,  »  ce  ne  serait  pas  un  résultat  si  mé- 
prisable que  d'en  avoir  arraché  l'aveu  à  la  science  même  de  la 
nature. 

Ferdinand  Bruinetière. 


BOUTOU-KELY 

SOUVENIRS  DE  LÀ  VIE  MALGACHE 


I 

Aussitôt  que  j'eus  ramené  mon  interprète  Jean  Fararane  en 
son  pays,  ce  gamin  s'empressa  de  prendre  femme...  Une  fiancée 
de  quatorze  ans  échut  à  cet  amoureux  de  quinze  :  Madeleine,  fille 
de  mon  cordonnier  Rainizafy... 

Dès  lors,  ce  vieux  Malgache  crut  convenable  et  peut-être 
avantageux  d'engager  avec  moi  des  luttes  de  générosité. 

—  Voici  les  bottines  que  vous  m'avez  commandées. . .  Elles  sont 
bien  finies,  vraiment  très  belles...  Cependant  j'hésite  à  vous  en 
demander  le  prix.  Devons-nous  exiger  un  salaire  de  nos  parens? 
Depuis  que  mon  gendre  a  quitté  Vautre  côté  pour  revenir  à  Tana- 
narive,  vous  le  traitez  bien,  le  nourrissez  bien,  l'habillez  bien  et 
prenez  soin  de  sa  petite  fortune...  Vous  êtes  son  père  et  sa  mère. 
Ma  fille  est  votre  bru.  Vous  serez  le  grand-père  de  mes  petits- 
enfans... 

Cette  alliance  ne  suffisait  pas  pourtant  à  assurer  entre  nous 
une  confiance  réciproque.  L'homme  blanc  inspire  au  nègre  une 
crainte  naturelle;  puis,  l'indigène  de  Madagascar,  constamment 
et  cruellement  exploité  par  ses  chefs,  soupçonne  toujours  chez  un 
supérieur  quelque  arrière-pensée  de  lucre  ou  de  tyrannie.  Enfin 
les  appréhensions  de  Rainizafy  redoublaient  sans  doute  en  raison 
des  avertissemens  reçus  d'en  haut;  les  agens  du  palais  surveil- 
laient étroitement  les  maisons  françaises  ;  et  tout  sujet  de  la  reine, 
suspect  de  fréquenter  chez  moi,  risquait  d'expier  durement  le 
mince  avantage  de  mon  amitié. 

De  mon  côté,  j'observais  une  prudente  réserve.  Je  connais- 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sais  par  expérience  la  duplicité  malgache   et  n'ouvrais  pas  ma 
porte  à  un  nouveau  venu  sans  procéder  à  une  petite  enquête. 

Or  des  bruits  déplorables  couraient  sur  mon  cordonnier.  A  la 
mission  française,  où  nous  avions  célébré  le  mariage  de  Jean,  le 
père  de  Madeleine  passait  pour  un  esprit  aveugle,  livré  aux  pires 
superstitions.  Avant  les  noces  de  sa  fille,  il  avait  consulté  les 
devins  qui  fouillent  les  entrailles  des  poules  noires,  trouvé  néfaste 
le  jour  fixé  par  l'évêque,  et  retardé  la  cérémonie  de  vingt-quatre 
heures  sous  ce  coupable  prétexte...  La  supérieure  des  sœurs  en 
disait  davantage  encore.  Pour  elle,  le  bonhomme  était  sorcier. 

Il  faut  avouer  que  la  mine  du  personnage  justifiait  assez  cette 
opinion.  Ceux  qui  l'avaient  rencontré  n'oubliaient  plus  cette 
longue  silhouette  :  une  chevelure  grisonnante,  une  figure  à  gri- 
maces, éclairée  de  petits  yeux  clignotans;  sous  une  bouche  où 
l'âge  avait  fait  des  brèches,  une  barbe  de  bouc,  insigne  du  Hova. 
La  chemise  blanche,  autour  du  corps  maigre,  toute  droite  sur 
deux  pieds  nerveux,  deux  pieds  de  grimpeur  dont  les  doigts  s'agi- 
taient sans  cesse...  En  somme  un  masque  de  vieux  satyre,  confir- 
mant, d'ailleurs,  une  réputation  d'obstiné  polygame. 

Bref,  nos  relations  étaient  restées  très  vagues  jusqu'au  jour 
où,  malade,  je  reçus  sa  visite.  Il  m'apportait  une  corbeille  d'œufs 
frais...  m'exprimait  ses  souhaits  de  rétablissement...  se  perdait  en 
formules  banales... 

Sans  pouvoir  démêler  au  juste  le  souci  caché  sous  son  front 
noir,  je  devinais,  à  la  crispation  de  ses  lèvres,  au  mouvement  de 
sa  main  fouillant  sa  barbe,  à  l'inquiétude  de  son  regard,  qu'il 
taisait  un  sujet  grave... 

Il  revint  le  lendemain,  renforcé,  cette  fois,  pour  doubler  son 
courage,  d'un  superbe  nègre  à  traits  réguliers,  à  nez  droit,  à 
fines  dents  blanches. 

—  Voici  mon  aîné,Rakoute,me  dit-il...  11  est  soldat...  C'est  le 
sort  des  pauvres  gens  ;  les  officiers  recruteurs  n'épargnent  que  les 
riches.  Mon  fils  n'est  parvenu  qu'à  se  faire  classer  dans  la  garde 
royale...  C'est  un  avantage,  car,  en  cas  de  guerre,  il  sera  dispensé 
d'aller  à  la  côte;  mais  il  a  fallu  offrir  des  cadeaux  aux  chefs,  et 
réellement  nous  avons  dû  faire  de  gros  sacrifices  qui  grèvent 
toute  la  famille...  J'ai  deux  autres  garçons, Boutou  et  Faralahy... 
Ils  sont  encore  aujourd'hui  avec  leur  mère,  à  Souanirane,  au  sud 
de  la  ville;  demain,  je  vais  les  amener  chez  vous;  je  ne  puis  plus 
les  garder,  vous  les  conduirez  là-bas,  au  loin,  où  vous  voudrez, 
de  l'autre  côté... 

Cette  résolution  inattendue  ne  laissait  pas  de  m'intriguer. 
J'appelai  mon  interprète,  qui  m'aida  à  débrouiller  l'affaire,  et 
m'en  fit  comprendre  les  dessous. 


ROUTOU-KELY.  165 

Rainizafy  avait  pour  femme  légitime  Euphrasie,  une  captive 
d'origine  sakalave,  amenée  à  Tananarive  après  une  défaite  de  sa 
tribu.  Affranchie  par  son  maître  ou  rachetée  par  son  mari,  Eu- 
phrasie  jouissait  d'une  liberté  absolue.  Trente  ans  s'étaient 
écoulés  sans  qu'on  la  vît  à  la  corvée  des  esclaves,  et  Rakoute 
prouvait  sa  qualité  de  Hova  par  le  service  militaire.  Cependant 
on  soupçonnait  Madeleine  de  s'être  mariée  richement.  Les  héri- 
tiers de  l'homme  auquel  la  mère  était  jadis  échue  en  partage 
avaient  récemment  revendiqué  la  propriété  de  la  fille.  Redoutant 
le  scandale  public  d'un  procès  et,  plus  encore,  les  exigences 
clandestines  des  juges,  mon  interprète  venait  de  trancher  la  diffi- 
culté en  libérant  sa  jeune  femme  à  prix  d'argent.  Ce  premier 
succès  encourageait  les  soi-disant  maîtres  d'Euphrasie  ;  Routou  et 
Faralahy,  les  deux  jeunes  frères,  allaient  être  mis  en  vente  au 
prochain  marché. 

—  Hélas!  monsieur,  disait  le  père,  pour  notre  famille  c'est  le 
déshonneur,  pour  mes  petits,  c'est  pis  que  la  mort... 

—  Allons  donc  !  l'esclavage  domestique  n'est  pas  si  dur  ! 
Quel  intérêt  un  maître  trouverait-il  à  maltraiter  des  serviteurs 
encore  enfans  ? 

Rainizafy  me  regarda  en  face,  sourit,  et,  les  larmes  aux  yeux, 
recula  d'un  pas,  comme  en  présence  d'un  obstacle  imprévu,  in- 
surmontable... 

Rakoute  alors  parla,  avec  l'ampleur  et  la  redondance  que  tous 
les  Malgaches  déploient  naturellement  dans  leur  discours  : 

—  Vous  ne  les  connaissez  pas,  les  marchands  d'hommes  qui 
achètent  chez  eux  et  revendent  au  loin.  Ecoutez  donc  ce  que  je 
vais  vous  apprendre...  Tantôt  ils  recrutent  des  gens  à  la  campagne 
pour  la  capitale,  tantôt  ils  en  expédient  de  Tananarive  dans  les 
provinces.  Cela  varie  suivant  les  besoins  de  la  place,  la  hausse 
ou  la  baisse,  les  occasions  diverses.  Ils  sont  nombreux,  très  nom- 
breux certainement  !...  Leur  commerce  est  considérable,  très  im- 
portant à  coup  sûr,  soit  qu'ils  opèrent  isolément,  soit  qu'ils  met- 
tent par  groupes  leurs  capitaux  en  commun...  L'esclavage  nous 
vient  de  nos  pères;  si  les  blancs  l'abolissaient  subitement,  ce 
serait  un  trouble  terrible  pour  Madagascar...  Mais  il  est  permis 
néanmoins  de  dire  ceci  :  nous  avons  le  cœur  serré  quand  nous 
voyons  passer  les  défilés  lamentables  des  troupeaux  humains  qui 
s'éloignent  au  delà  de  l'Emyrne,  vers  des  villages  inconnus, 
jusqu'à  vingt  jours  de  marche  !... 

—  Que  me  contes-tu  là,  mon  ami  ?  Chaque  vendredi,  je  par- 
cours le  marché  de  Tananarive.  Je  n'y  ai  jamais  vu  plus  de 
trente  esclaves  exposés. 

—  Le  marchand  de  toiles,  reprit  lentement  le  jeune  homme, 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

apporte  rarement  auZouma  plus  de  quatre  ou  cinq  pièces  d'étoffe. 
Et  pourtant  il  accumule  chez  lui  de  gros  approvisionnemens... 
Chacun  doit  cacher  ce  qu'il  possède.  Il  ne  fait  pas  hon  étaler  sa 
richesse  :  c'est  la  livrer  sans  défense  aux  convoitises  des  grands... 
Si  le  marché  ne  vous  paraît  pas  suffisamment  pourvu  d'hommes, 
venez  à  Souanirane,  chez  Andriamaharo,  Ratsimanjeny,  Rama- 
rotoby,  Rainingory  ou  Rainitsizehena,  ou  encore,  à  l'ouest  du 
faubourg,  chez  Rainilaitsirofo...  Vous  pourrez  acheter  là,  en  gros 
ou  en  détail,  nombre  de  porteurs,  de  femmes  ou  d'enfans...  Dans 
votre  voisinage  même,  au  nord-ouest  de  la  résidence  générale, 
Randretsavola  gagne  des  monceaux  d'argent.  Ravokatra  lui  fait 
concurrence  au  quartier  d'Isoaraka...  Mais  leur  chef  à  tous  est 
Rainibonaly...  C'est  un  homme  cruel  et  redoutable.  Pour  dresser 
les  jeunes  garçons  au  travail,  il  les  frappe,  les  garrotte,  les  prive 
de  nourriture... 

Enhardi  par  mon  attention,  Rakoute  devenait  loquace,  entrait 
avec  simplicité  dans  des  détails  tels  que  le  souvenir  de  l'odieux 
traitant,  éleveur  autant  que  maquignon,  évoque  encore  en  moi 
des  images  de  harem-écurie,  de  femmes-poulinières  : 

—  Oh!  monsieur,  nous  vous  supplions,  ne  laissez  pas  mes 
petits  frères  tomber  en  pareilles  mains  !... 

Je  finis  par  céder  aux  objurgations  du  père  et  du  fils  :  j'ac- 
ceptai le  principe  du  rachat,  et  promis  de  faire  procéder  aux  pre- 
mières offres,  au  marchandage,  aux  palabres,  à  toutes  les  forma- 
lités de  l'affranchissement. 

Trois  cent  quarante-cinq  francs!...  Ce  fut  le  montant  de  la 
dépense,  ensemble  les  frais  d'enregistrement,  les  honoraires  du 
scribe,  l'obole  d'usage  offerte  aux  divers  témoins  de  l'acte,  les 
menues  commissions,  avouées  ou  occultes... 

—  C'est  un  peu  cher,  fit  observer  mon  curé,  le  Père  Bauzac, 
missionnaire  du  quartier  de  Mahainasine.  —  Il  se  trouvait  chez 
moi  au  moment  où  Rainizafy,  tout  joyeux,  m'annonçait  la  con- 
clusion du  marché.  —  Je  n'ai  jamais  vu  payer  ici  plus  de  trente 
piastres  (1)  un  marmot  au-dessous  de  huit  ans. 

—  Que  voulez-vous  !  Il  faut  compter  avec  les  intermédiaires. 
Qui  sait  si  Rainizafy  lui-même  n'a  pas  prélevé  pour  ses  plaisirs 
un  léger  escompte  sur  le  rachat  de  ses  fils  ? 

—  Tiens...  tiens...  fit  le  prêtre  en  souriant  dans  son  épaisse 
barbe  grise,  vous  commencez  à  les  connaître,  nos  bons  Mal- 
gaches. 

Puis  se  tournant  vers  l'indigène,  il  l'interrogea  dans  la  langue 
du  pays  : 

(i)  La  piastre  malgache  n'est  autre  chose  que  la  pièce  de  cinq  francs  française. 


BOUTOU-KELY. 


167 


—  Sont-ils  baptisés,  au  moins,  tes  petits? 

—  Pas  encore,  monpera.  Ils  sont  déjà  circoncis,  mais  n'ont 
pas  commencé  leurs  classes...  Je  ne  sais  s'il  faut  les  envoyer  chez 
les  Français,  les  Anglais  ou  les  Norvégiens... 

Je  résolus  sur-le-champ  cette  question,  mais  il  restait  à  régler 
celle  du  baptême. 

—  Pour  Faralahy,  pas  de  difficultés,  dit  le  missionnaire,  nous 
le  baptiserons  quand  vous  voudrez.  Mais  Boutou,  si  je  me  le  rap- 
pelle, a  certainement  atteint  l'âge  de  raison.  Il  devra  suivre 
notre  enseignement  deux  années  de  suite  avant  de  devenir  chré- 
tien. Or  notre  mission  n'a  pas  de  poste  à  Souanirane,  et  je  ne 
dirige,  à  Mahamasine,  qu'un  simple  externat  de  garçons. 

—  Boutou  ne  pourra  donc  fréquenter  votre  école  que  s'il 
demeure  chez  moi? 

Le  religieux  avait  fait  avant  moi  cette  hypothèse. 

—  Vous  nous  recrutez  des  prosélytes,  répondit-il,  c'est  bien; 
vous  les  logez  chez  vous,  c'est  encore  mieux...  Faites  donc,  et  que 
Dieu  vous  récompense. 

La  livraison  des  deux  petites  âmes  eut  lieu  sans  retard.  Ja- 
mais rapprochement  de  types  plus  dissemblables  ne  montra 
mieux  de  quel  singulier  mélange  de  races  est  issue  la  population 
de  l'Emyrne. 

Boutou  aurait  pu  passer  pour  un  enfant  d'Europe  ou  d'Asie. 
A  voir  ce  teint  à  peine  cuivré,  ces  cheveux  lisses,  cette  tête  ronde, 
ce  nez  mince  et  légèrement  retroussé,  cette  physionomie  ouverte, 
illuminée  d'un  regard  très  droit,  on  pouvait  être  tenté  d'accorder 
quelque  créance  à  la  théorie  contestable  qui  assigne  aux  Hovas 
une  origine  malaise. 

Faralahy,  mon  petit  dernier,  était  noir  comme  l'ébène.  Sous 
une  épaisse  enveloppe  de  cheveux  crépus,  son  crâne  s'allongeait, 
fuyait,  se  renflait  :  spécimen  authentique  qu'on  déposera  quelque 
jour  avec  honneur  dans  un  musée  d'anthropologie,  vitrine  des 
Dolichocéphales.  Ses  yeux  énormes,  sans  expression,  ne  brillaient 
dans  son  visage  que  par  un  contraste  de  couleurs.  Un  vrai 
Sakalave,  celui-là...  la  chair  même,  la  rude  anatomie,  le  pigment 
brûlé  des  pillards  sauvages  qui  battent  librement  la  brousse  du 
Bouine  et  du  Menabé... 

—  Bonjour,  vazaha!  me  dit  Boutou,  rassuré  par  la  présence  de 
Madeleine,  et  curieux  évidemment  d'examiner  de  près  un  homme 
blanc...  Faralahy,  effarouché  se  cachait  dans  la  jupe  de  sa  mère. 

—  On  ne  dit  pas  «  bonjour,  vazaha!  »  Boutou-Kely  (1),  reprit 
Euphrasie,  on  dit  «  bonjour,  monpera.  » 

(1)  Boutou-Kely  :  petit  Boutou. 


168  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  ne  connaissait  d'autres  Européens  que  les  missionnaires 
et  croyait  que  tous  les  étrangers,  tous  les  vazahas,  avaient  droit 
au  titre  de  «  mon  père.  » 

Son  père. . .  Et  pourquoi  pas?  J'aurais  pu  avoir  un  fils  de  cet  âge. 

Conformément  à  l'avis  du  curé  de  Mahamasine,  il  fut  convenu 
que  cet  enfant  habiterait  ma  maison,  confié  aux  soins  de  sa  sœur  et 
de  son  beau-frère,  tandis  que  Faralahy  resterait  près  d'Euphrasie. 

II 

—  Monsieur  n'oubliera  pas  de  donner  désormais  deux  sous  de 
plus  par  jour  pour  le  riz  et  la  viande  des  domestiques...  //  con- 
vient aussi  d'acheter  deux  ou  trois  yards  de  cotonnade  blanche 
afin  de  vêtir  le  gamin... 

Beau  parleur  autant  que  bon  économe,  Jean  cumulait  chez 
moi  les  fonctions  d'interprète  et  celles  d'intendant...  Il  n'aimait 
pas  les  occasions  de  dépenses  nouvelles  et  semblait,  en  me  sou- 
mettant le  budget  de  mon  jeune  pensionnaire,  vouloir  me  laisser 
seul  responsable  de  ma  prodigalité. 

Boutou  s'était  présenté  la  veille  sous  une  épaisse  loque  de  drap 
grenat,  débris  d'une  ancienne  livrée  usée  à  Paris  par  Jean,  alors 
simple  groom,  au  début  de  sa  carrière.  A  ce  haillon,  on  allait 
substituer  une  chemise,  plus  décente  certainement,  mais  vrai- 
ment bien  légère  pour  la  température  des  hauts  plateaux...  Ma 
sollicitude  paternelle  s'en  émut. 

Jean  se  mit  à  rire,  assez  irrévérencieusement. 

—  La  veste  rouge  !  c'était  pour  faire  honneur  à  Monsieur  !  De 
sa  vie  le  gamin  n'a  possédé  de  vêtement...  Jusqu'ici  son  père  et  sa 
mère  l'ont  laissé  patauger  tout  nu  dans  les  rizières,  à  la  pêche 
des  crevettes,  des  crabes  et  des  petits  poissons...  Ils  ne  savent  pas 
encore  habiller  les  enfans,  ces  sauvages-là! 

Il  les  appelait  sauvages...  telle  était  la  distance  que  le  contact 
des  Européens,  un  voyage  en  France,  une  assimilation  partielle 
aux  idées  étrangères,  avaient  mise  entre  eux  et  lui... 

Bientôt  Boutou  m'apparaissait  tout  joyeux  de  son  nouveau 
costume.  Arraché  au  monde  des  primitifs,  devenu  le  fils  du 
vazaha,  il  franchissait  le  seuil  d'une  vie  supérieure,  et,  très  fier, 
il  se  redressait  comme  un  homme,  en  s'enveloppant  d'une  petite 
pièce  rectangulaire  de  toile,  son  lamba. 

Le  lamba,  cet  élément  principal  du  costume  malgache,  sert  à 
la  fois  de  langes  aux  enfans,  de  drap  aux  épousés,  de  linceul  aux 
morts.  Le  nourrisson  passe  les  premiers  mois  de  sa  vie  sur  le 
dos  de  sa  mère,  dans  la  poche  qu'elle  forme  en  rejoignant  les 
extrémités  du  lamba  par-dessous  les  bras  et  autour  de  la  taille. 


BOUTOU-KELY.  169 

Adolescens  et  adultes,  nobles,  hovas,  esclaves,  tous  mettent  leur 
coquetterie  à  se  draper  dans  cet  oripeau  national,  dont  ils  cour- 
bent les  plis,  relèvent  les  bords,  rejettent  les  pans  avec  une 
grâce  savante. 

Les  tissus,  les  couleurs,  les  dessins  varient  à  l'infini...  d'Amé- 
rique, d'Angleterre,  de  France  et  d'Allemagne  affluent  les  coton- 
nades, les  lainages  et  les  soieries...  mais  l'industrie  indigène  con- 
serve une  prérogative  sacrée  :  la  fabrication  des  linceuls,  l'unique 
travail  auquel  les  gens  d'Emyrne  apportent  une  préoccupation 
artistique.  Ces  lambas  de  morts  sont  fort  beaux;  le  nombre  et  la 
richesse  en  sont  proportionnés  à  l'importance  du  défunt.  La  pièce 
de  soie  malgache,  imperméable,  de  couleur  cachou,  se  recouvre 
parfois  d'étoffes  précieuses  en  quantité  telle  qu'il  faut  vingt  hommes 
pour  porter  en  terre  un  cadavre  ainsi  paré. 

Le  lamba  jeté  sur  l'épaule,  Boutou  explore  sa  nouvelle 
demeure. 

—  C'est  si  joli,  la  maison  du  vazaha!... 

Ce  qu'il  admire,  c'est  une  de  ces  villas  à  l'usage  des  Euro- 
péens que  les  Malgaches  bâtissent  en  brique  ou  en  pisé.  Construc- 
tions de  pacotille,  en  réalité,  où  tous  les  détails  trahissent  l'inex- 
périence de  l'ouvrier...  Le  travail  de  menuiserie  n'est  pas  sans  de 
regrettables  négligences,  et  il  règne  une  aimable  fantaisie  dans 
les  dimensions  des  fenêtres  et  des  portes.  Inspecter  fréquemment 
sa  toiture  est  d'une  bonne  économie,  du  moins  à  l'approche  de 
la  saison  pluvieuse,  car,  si  quelque  tuile  a  cédé,  c'est  par  paquets 
que  l'eau  pénètre  à  l'intérieur...  les  plafonds  s'écroulent  en  abo- 
minables gâchis  de  boue  rougeâtre... 

Était-il  étonnant  que  l'admiration  de  Boutou  fût  provoquée 
au  plus  haut  point?  Nous-mêmes,  après  six  nuits  passées  sous 
des  cases  de  paillotte,  nous  avions  levé  les  bras  d'enthousiasme, 
à  l'aspect  coquet  et  séduisant  de  ces  habitations  ceintes  d'élé- 
gantes vérandahs,  entourées  de  balcons  suspendus. 

Au  jardin,  l'enfant  restait  en  longues  contemplations  devant 
la  volière,  pleine  pour  lui  d'un  perpétuel  divertissement.  Les  per- 
ruches et  les  cardinaux  jacassaient  sur  le  bambou  supérieur;  au- 
dessous  roucoulaient  ces  tourtereaux  à  queue  écarlate  que  les 
indigènes  appellent  «  mangeurs  de  bananes  ».  Au  niveau  du  sol, 
des  cailles  blotties  dans  les  coins;  des  sarcelles  et  de  grosses 
poules  d'eau  à  crête  rouge,  accroupies  dans  un  bassin  de  zinc, 
taquinées,  volées,  battues  par  un  merle  noir-blanc-jaune,  qui  bé- 
gayait quelques  mots  de  malgache  et  m'appelait  Vazaha,  lui  aussi. 
Cet  oiseau  parlait,  et  les  autres  chantaient  à  la  gloire  de  l'émi- 
nent  naturaliste  qui  les  portraictura  en  si  vives  couleurs  sur 
les  planches  de  ses  albums  ;  tous  voulaient  porter  le  nom  de  ce 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

savant  explorateur  ;  en  dépit  des  variétés  de  leur  plumage  et  des 
discordances  de  leur  ramage,  ils  se  reconnaissaient  entre  eux 
pour  les  membres  d'une  même  famille,  la  famille  des  Aves  mada- 
gascarienses  Grandidieri. 

Sous  les  berceaux  de  vignes  et  les  guirlandes  empourprées 
de  l'arbre  de  Bougainville,  au  pied  des  lilas  de  Perse,  des  gre- 
nadiers, des  pêchers  et  des  pommiers,  à  travers  les  rosiers,  les 
géraniums  et  les  héliotropes,  Boutou  poursuivait  ses  billes...  Dans 
ce  cadre  un  peu  factice  d'horticulture  européenne,  le  petit  sau- 
vage conservait  la  grâce  naturelle  de  ses  mouvemens  inappris, 
sans  entraves,  sans  efforts...  Qu'un  cri  soudain,  un  bruit  du 
dehors,  un  brouhaha  lointain  vînt  frapper  son  oreille,  l'enfant, 
penché  à  terre,  se  relevait  d'un  bond,  se  redressait  subitement, 
semblait  humer  l'air,  prendre  le  vent.  Comme  les  Malgaches 
errans  qui  s'orientent  d'instinct  dans  les  régions  inexplorées  et 
perçoivent  le  danger  sous  les  espèces  les  moins  saisissables,  il 
embrassait  d'un  coup  d'œil  net  et  rapide  tout  le  paysage  environ- 
nant :  au  pied  de  la  ville,  la  belle  plaine  de  rizières  qu'arrose 
l'Ikoupe...  puis  les  libres  espaces,  les  monticules  déboisés,  les 
vallonnemens  verts  de  l'Emyrne...  et  là-bas,  au  sud,  le  massif 
étage  qu'un  air  transparent  rapproche,  l'Ankaratra  mystérieux, 
le  refuge  ancien,  où  suivant  les  croyances,  les  âmes  des  ancêtres 
émigrent  et  trouvent  le  repos... 

Mon  fils  d'adoption  avait-il  quitté  pour  toujours  ces  rizières  et 
cette  brousse?...  Déjà,  il  considérait  comme  siens  mes  parterres 
et  mes  pelouses...  Mais,  bien  qu'il  se  fût  promptement  familia- 
risé sous  mon  toit,  ma  personne  n'en  restait  pas  moins  pour  lui 
l'objet  d'un  respect  assidu,  d'une  vénération  constante,  d'une  dé- 
votion scrupuleuse...  Ce  fanatique  poussait  même  l'intolérance 
jusqu'à  assujettir  tous  ses  compagnons  de  jeu  aux  obligations  qui 
m'étaient  dues. 

—  Voici  Samson,  l'esclave  de  la  fiancée  de  Rakoute,  il  al- 
lait quitter  la  maison  sans  avoir  dit  bonjour  au  vazaha. 

Rakoute  change  de  fiancée  tous  les  huit  jours,  et  je  n'éprouve 
aucun  besoin  de  me  faire  présenter  un  nègre  de  plus. 

Samson  ahuri,  le  nez  sous  le  lamba,  se  laisse  traîner  par  la  main 
et  risque  à  chaque  mouvement  de  rester  accroché  quelque  part. 

Boutou  évolue  adroitement  au  milieu  des  meubles,  des  bibe- 
lots et  des  livres...  répare  en  passant  le  désordre  causé  par  son 
ami...  saisit  délicatement  une  tasse  qu'il  aperçoit  en  détresse  et  la 
replace  soigneusement  sur  la  soucoupe  correspondante... 

Idée  de  hiérarchie,  idée  de  symétrie...  son  avoir  mental  s'aug- 
mente de  jour  en  jour. 


BOLTOU-KELY.  171 


III 


Au  collège  d'Ambouhipou,  à  une  lieue  de  Tananarive,  les  Pères 
de  la  Mission  française  célèbrent  la  Fête-Dieu.  Si  les  Malgaches 
se  soucient  peu,  en  général,  de  la  morale  évangélique,  ils  se  prêtent 
volontiers  aux  manifestations  du  culte.  L'église  est  leur  lieu  de 
réunion  et  de  distraction. 

Les  concurrences  sont  nombreuses  auxquelles  les  prêtres  ca- 
tholiques se  sont  heurtés  dans  la  grande  île  africaine  ! . . .  Les  qua- 
kers, les  indépendans,  les  anglicans,  les  luthériens  de  Norvège 
et  d'Amérique  ont  plus  d'agens...  et  plus  d'argent.  Des  religieux 
de  nationalité  française,  quoique  reconnus,  sont  suspects  au  pre- 
mier ministre,  grand  chef  d'une  église  malgache  dont  il  fait  l'in- 
strument de  son  pouvoir...  Aussi,  sous  l'apparente  indifférence 
des  autorités  indigènes,  se  cache  une  hostilité  sourde  qui  se  traduit 
trop  souvent  aux  dépens  d'innocentes  victimes. 

Pourtant  les  peuples  du  Sud  aiment  la  pompe  et  l'éclat  de  la 
liturgie  romaine;  les  gens  de  l'Emyrne  et  du  pays  betsiléo, 
comme  les  Betsimisarakes  de  Tamatave,  s'attachent  aux  menus 
objets  de  dévotion  qui  leur  rappellent  les  anciens  fétiches.  Enfin 
les  processions  agréent  particulièrement  à  tous  ces  néophytes. 

Aujourd'hui  donc,  une  longue  colonne  s'empresse  vers  le  lieu 
de  la  réunion  ;  elle  descend  de  la  place  d'Andouhale  par  le  sentier 
abrupt  de  l'Est  et  trace  des  circuits  sur  les  pentes  rocheuses  jus- 
qu'aux marais  d'Ambouhipou...  Les  étrangers,  les  grands  et  les 
riches,  assis  sur  la  chaise  découverte  appelée  filanzane,  mettent 
à  profit  l'agilité  de  nombreux  porteurs...  Les  missionnaires 
montent  de  petits  chevaux  qui  gravissent  d'un  pied  sûr,  malgré 
leur  piètre  apparence,  les  raidillons  escarpés  du  pays  sans  route... 
Des  marchands  forains  sont  établis  à  la  porte  du  collège;  ils 
offrent  des  fruits,  du  manioc,  des  patates  et  même  du  riz  bouilli 
qu'ils  enveloppent  dans  des  feuilles  de  bananier... 

A  travers  le  grand  parc,  sous  les  manguiers,  les  eucalyptus 
et  les  hauts  camphriers,  l'évêque,  entouré  d'acolytes,  élève  l'os- 
tensoir qui  resplendit  dans  la  fumée  de  l'encens.  Derrière  le  dais, 
les  élèves  d'Ambouhipou  sont  groupés  sous  la  conduite  d'un 
diacre  nègre...  C'est  un  Français,  originaire  de  Nossi-Bé,  l'une 
de  ces  petites  îles  de  l'océan  Indien  où  la  navigation  et  le  com- 
merce ont  depuis  de  longues  années  infusé  aux  aborigènes  du 
sang  d'Europe...  Parmi  les  habitans  de  la  Grande-Terre,  le  vicaire 
apostolique  n'a  pu  recruter  aucun  prêtre  jusqu'à  ce  jour.  L'esprit 
de  pauvreté,  de  chasteté,  d'obéissance,  ne  souffle  pas  encore  sur 
lame  malgache... 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

De  toutes  les  chrétientés  voisines,  une  seule  manque  à  l'appel, 
celle  des  lépreux,  que  la  loi  écarte.  Chassés  de  partout,  ces  dés- 
hérités cachent  dans  la  campagne  la  honte  et  la  puanteur  de 
leur  chair  blanchie,  tuméfiée,  désagrégée.  La  mission  leur  a  con- 
struit des  cases  de  refuge;  un  apôtre  est  désigné  pour  porter 
jusque-là  des  mots  de  résignation  et  d'espoir. 

Les  villageois  d'Ambouhidenpoune,  d'Ambouhipène,  d'Antan- 
jounbate,  de  Fenouarive,  d'Ambouhidatrime  et  d'Ambouhitraze 
sont  venus  se  joindre  aux  citadins  de  Tananarive.  Chaque  Père 
dirige  sa  troupe  chantante  de  fidèles.  A  la  tête  des  groupes  se 
trouvent  les  deux  principaux  auxiliaires  du  prêtre  :  le  sacristain 
et  le  magister  indigènes.  Ils  ont  été  soigneusement  choisis  parmi 
les  catéchumènes  les  plus  instruits  et  les  plus  zélés,  mais  trop  sou- 
vent, hélas!  l'appât  d'un  salaire  élevé,  promis  par  une  mission  ri- 
vale, provoque  dans  cette  élite  même  de  regrettables  apostasies. 

Le  concert  manque  d'ensemble  :  autant  de  cantiques  que  de  pa- 
roisses, et  les  paroisses  se  suivent  de  près.  Quand  les  voix  sont  fati- 
guées, on  nasille  des  litanies.  Un  orchestre  à  grand  tapage,  dont  les 
cuivres  emplissent  l'air  de  dissonances,  annonce  l'école  des  Frères 
de  la  Doctrine  chrétienne...  Les  Sœurs  de  Saint- Joseph  de  Cluny 
surveillent  un  nombreux  défilé  d'élèves  dont  les  visages  noirs 
s'égaient  sous  des  voiles  blancs;  toutes  ces  jeunes  agitées  font 
effort  pour  prendre  la  mine  recueillie  qui  sied  à  leur  costume  vir- 
ginal... Des  lambas  de  soie,  des  robes  à  frou-frou,  de  fines  chaus- 
sures devant  lesquelles  les  pieds  nus  se  trouvent  humiliés  :  ce 
sont  les  favorites  de  quelques  Français  notables...  Elles  occupent 
leur  rang  devant  tous,  devant  Dieu  même...  Le  mariage  légitime, 
d'importation  récente,  ne  se  célèbre  encore  qu'exceptionnelle- 
ment à  Madagascar. 

Ces  inconscientes  qui  procurent  à  leur  famille  l'aisance,  l'opu- 
lence même,  ne  provoquent  ici  qu'une  envie  sincère  et  sans  mé- 
lange. Et  les  voilà  qui  portent  la  bannière  de  Sainte-Marie... 
l'Egyptienne  sans  doute. 

Ce  singulier  voisinage  n'incommode  nullement  un  bon  Frère 
coadjuteur,  le  Frère  forgeron,  qui  se  livre  à  une  manifestation 
pieuse  derrière  la  statue  de  son  patron  saint  Eloi.  Une  grande 
ombrelle  à  doublure  verte  préserve  d'un  soleil  trop  ardent  sa  tête 
nue  de  vieil  ouvrier,  blanchie  sur  l'enclume...  Soixante-douze 
ans  d'âge,  quarante  ans  de  discipline  ecclésiastique,  trente  ans  de 
travail  en  terre  malgache,  tels  sont  ses  états  de  service...  Le  brave 
religieux  a  pourtant  la  démarche  alerte  encore.  La  foi  le  soutient; 
sa  prière  se  dégage  de  la  cacophonie  des  cantiques,  sa  charité 
s'exalte  au  tintamarre  incohérent  des  pauvres  chrétiens  noirs. 

Laissant  la  foule  massée  en  flots  compacts  autour  du  grand 


BOUTOU-KELY.  173 

rcposoir   illuminé,   je   quitte  Ambouhipou  et    rentre    en  ville. 
Boutou  trotte  derrière  moi...  Du  plus  loin  qu'il  aperçoit  mon 
filanzane    et   mes    porteurs,  il    court  à   son  vazaha  comme  un 
soldat  se  porte  au  feu. 

—  J'ai  vu  Monseigneur,  sous  le  grand  parasol  blanc. . .  Il  y  avait 
beaucoup  de  Pères  autour,  et  tous  s'étaient  couverts  d'or  en 
l'honneur  de  Jesou-Christi...  Moi,  je  ne  sais  pas  encore  les  can- 
tiques, je  les  écoute  pour  les  apprendre,  et,  dans  la  prière  qui 
marche,  je  pense  que  je  suis  comme  le  roi  d'Afrique  dont  incul- 
pera Bauzac  m'a  raconté  l'histoire... 

—  Quel  roi  d'Afrique? 

—  Celui  qui  a  traversé  le  désert  avec  ses  bœufs  et  ses  esclaves 
pour  suivre  l'Etoile  et  trouver  Jesou-Christi  enfant.  Bethléem  est 
de  Vautre  côté,  Jesou-Christi  était  vazaha... 

J'avais  déjà  plus  d'une  fois  entendu  formuler  à  Madagascar 
cette  remarque  qui  semble  pénible  à  l'amour-propre  des  indi- 
gènes... cependant  Boutou  en  atténuait  l'amertume  par  une 
phrase  apprise  à  l'école  : 

—  ...  Il  était  vazaha,  mais  il  a  aimé  tous  les  hommes,  les  noirs 
comme  les  blancs... 

—  Bravo  !  tu  ne  perds  pas  ton  temps  au  catéchisme.  Quelle 
était  donc  cette  oriflamme  que  tu  portais  si  fièrement  ? 

—  C'est  l'image  de  saint  Jean,  le  frère  de  Jesou-Christi. 
Jean  baptisait  dans  la  rivière  ceux  qui  venaient  à  lui...  Moi  aussi 
je  désire  être  baptisé.  Vous  serez  mon  parrain  et  me  donnerez  un 
nom  nouveau,  un  nom  vazaha...  Je  voudrais  m'appeler  comme 
un  de  ces  saints  qui  allaient  à  la  mort  pour  dire  la  bonne  parole 
de  Jesou-Christi.  Ils  n'avaient  pas  peur.  Les  Malgaches  ne  sont 
pas  si  courageux... 

Et  l'enfant  citait  le  vieux  proverbe  de  son  pays  :  «  Mamy  ny 
aina  :  la  vie  est  sucrée.  » 

Mais  une  autre  de  ses  récentes  impressions  lui  revenait  en 
tête  et  s'échappait  dans  son  discours  ;  c'était  l'inconduite  de  son 
camarade  Samson  :  —  Croiriez-vous  qu'il  s'est  caché  derrière  un 
arbre  pour  regarder  passer  les  petites  filles  de  Ma  Sœur?  Je 
crains  qu'il  ne  soit  jamais  chrétien... 

IV 

Non  seulement  Boutou  savait  assez  de  catéchisme  pour 
étonner  les  vieux  devins  et  les  vendeurs  d'amulettes,  condamner 
les  sorciers-empoisonneurs,  confondre  jusque  dans  le  village 
sacré  d'Ambouhimangue  les  grands  prêtres  de  l'idole  Rafantaka, 
mais  en  peu  de  semaines  il  avait  appris  à  lire,  et,  le  jour  du  mar- 


174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ché,  assis  devant  ma  porte,  il  initiait  un  public  d'esclaves  et  de 
porteurs  au  contenu  de  la  gazette  :  Ny  Malagasij. 

Puissant  moyen  de  propagande  française  que  cet  organe  de 
publicité  indigène...  Les  débuts  en  furent  timides.  On  se  bornait 
à  y  reproduire  des  télégrammes  et  des  chroniques  d'Europe,  à  en- 
registrer sans  commentaires  les  nouvelles  de  l'île...  Mais  les  com- 
munications de  l'agence  Reuter,  sauf  les  mésaventures  du  roi 
Béhanzin,  laissaient  indifférens  les  lecteurs  nègres,  et,  pour  ré- 
pandre les  nouvelles  de  l'intérieur,  le  courant  rapide  et  mysté- 
rieux, qu'on  nomme  en  Afrique  la  poste  du  désert,  précédait  gé- 
néralement toute  autre  publication. 

Brusquement,  l'entreprise,  d'abord  hésitante,  se  prononça  par 
un  coup  d'éclat...  La  feuille,  transmise  de  main  en  main,  descen- 
dit du  plateau  central,  pénétra  jusqu'aux  tribus  les  plus  lointaines 
de  Sakalaves  indépendans,  de  Bares  et  d'Antaimoures.  Du  cap 
d'Ambre  au  cap  Sainte-Marie,  des  régions  Antankares  aux  pro- 
vinces Antandroys,  ce  fut  comme  une  traînée  de  poudre...  On 
avait  osé  traduire  et  imprimer  la  fable  des  Animaux  malades  de 
la  Peste...  Goutumier  des  locutions  obliques,  le  Malgache  voyait 
sous  l'allégorie  une  allusion  flagrante,  une  attaque  directe  aux 
agissemens  du  premier  ministre...  Evidemment  cette  fable  n'avait 
pu  être  imaginée  qu'à  Madagascar  et  pour  Madagascar. 

L'histoire  du  meunier  de  Sans-Souci  faillit  coûter  la  vie  à 
plusieurs  personnes  au  moins;  les  imprimeurs  indigènes  du  jour- 
nal durent  quitter  l'atelier  sous  les  menaces  d'un  prince  moins 
scrupuleux  que  le  grand  Frédéric... 

Alors,  autour  du  porte-voix,  se  produisit  un  véritable  con- 
cours de  gens  désireux  d'exhaler  une  plainte  étouffée  jusqu'alors,, 
une  rancune  trop  longtemps  contenue.  C'était  un  peuple  entier 
qui  prenait  conscience  de  lui-même,  hurlait  sa  souffrance,  appe- 
lait au  secours. 

«  0  Malgaches,  nos  compatriotes,  disaient  des  correspondais 
anonymes,  et  vous  tous  chers  habitans  de  Madagascar,  nous 
écrivons  ceci  pour  vous,  nos  parens,  afin  de  vous  faire  connaître 
la  situation  de  notre  contrée,  le  pays  des  Cinq  Mille  de  l'Ouest, 
car  nous  sommes  tous  issus  d'une  commune  origine,  quoique 
naturellement  séparés  par  des  montagnes,  des  rivières  et  divers 
plateaux... 

«  Au  pays  des  Cinq  Mille  de  l'Ouest,  les  gros  poissons  mangent 
les  petits.  Ils  sont  vraiment  extraordinaires  les  moyens  blâmables 
qu'emploient,  pour  se  procurer  de  l'argent,  Ratsimba,  dixième 
honneur,  gouverneur  de  Betafo,  et  ses  collègues  les  officiers,  les 
juges  et  les  chefs  de  village... 

«  Nous  n'écrivons  pas  ceci  pour  le  premier  ministre,  car  nous 


BOUTOU-KELY.  175 

lui  avons  fait  souvent  entendre  nos  réclamations,  mais  toujours 
sans  résultat.  Les  pétitions  que  nous  lui  avons  adressées  se  sont 
accumulées.  Quelques-unes,  peut-être,  ont  été  arrêtées  en  route, 
et  ne  sont  pas  parvenues  jusqu'à  la  capitale  ;  cependant  nombre 
de  gens  se  sont  plaints  à  Rainilaiarivony  lui-même,  soit  en 
l'arrêtant,  tandis  qu'il  passait  au  nord  du  palais,  soit  en  péné- 
trant chez  lui,  à  Tananarive  ou  dans  ses  propriétés... 

«  Ratsimba  continue  néanmoins  de  nous  terroriser  en  décla- 
rant qu'il  jouit  de  la  confiance  de  la  reine  et  du  premier  ministre. 
Ils  sont  nombreux  ceux  dont  il  a  injustement  ordonné  la  mort  : 
Ilaitsaramanana,  Jaonarivelo,  Rainibemarana,  Rainibetokotany 
et  tant  d'autres  !  Il  impute  à  ses  administrés  des  crimes  imagi- 
naires, accusant  de  bigamie  les  veufs  remariés  et  de  concubinage 
les  gens  dont  l'union  légitime  est  inscrite  sur  le  registre  du  gou- 
vernement. Les  condamnés  mis  aux  fers  sont  ruinés  d'abord, 
relâchés  ensuite.  Les  procès  se  trament  dans  le  mystère  et  se 
règlent  entre  quatre  murs,  par  des  menaces  violentes.  Reaucoup 
d'habitans  ont  dû  s'enfuir.  Et  voilà  pourquoi  les  voyageurs  ren- 
contrent tant  de  brigands  et  de  détrousseurs  sur  les  routes  des 
Cinq  Mille  de  l'Ouest... 

«  Depuis  quatre  années  qu'il  gouverne  Betafo,  Ratsimba  s'est 
enrichi.  Il  n'avait  que  six  esclaves  en  arrivant  de  la  capitale,  il 
en  a  quatre-vingts  maintenant,  ses  rizières  couvrent  de  vastes 
étendues,  et  nous  savons  qu'il  cache  dans  ses  coffres  plus  de 
soixante-dix  mille  piastres.  » 

La  traduction  peut  donner  de  ce  factum  une  idée  assez  exacte, 
car  ces  rédacteurs  improvisés  ont  tous  subi  l'influence  de  la  péda- 
gogie étrangère,  et  la  langue  malgache,  écartée  de  ses  formes  pri- 
mitives, envahie  de  néologismes,  asservie  aux  adaptations  et 
imitations,  ne  se  retrouve  là  que  sensiblement  modifiée,  allégée, 
abrégée.  L'emploi  journalier  de  cet  idiome  a  créé  autour  des 
esprits  une  atmosphère  ambiguë  ;  d'où  la  difficulté,  pour  les 
lecteurs  du  journal,  de  discerner  les  productions  originales  des 
pastiches,  les  auteurs  noirs  des  rhéteurs  européens. 

En  dépit  de  cet  effacement  du  caractère  national,  un  écrivain 
d'un  génie  purement  indigène  se  révéla  tout  à  coup...  Plus  de 
doute  alors... La  vieille  éloquence  des  ancêtres  éclatait, dans  toute 
sa  pureté,  comme  un  diamant  parmi  les  verroteries.  Le  style 
coloré  paraissait,  relevé  de  métaphores  heureuses,  spontanées, 
naturelles  à  l'artiste  qui  voit  et  qui  sent...  La  composition  même, 
l'ordre  des  argumens  obstinément  répétés  et  comme  martelés, 
prouvaient  une  complète  insouciance  de  notre  logique...  À  la  pré- 
cision du  détail,  à  la  sûreté  du  trait,  à  la  clarté  de  l'allusion,  on 
reconnaissait  un  homme  initié  à  tous  les  arcanes  de  la  vie  mal- 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gâche.  L'expérience  douloureuse  de  l'oppression  et  de  la  misère 
communes  pouvait  seule  inspirer  cette  conviction  de  pensée, 
cette  sincérité  d'accent, cette  ardeur  de  polémique...  C'est  à  peine 
si  un  excès  de  symbolisme  biblique  trahissait  par  momens  l'an- 
cien élève  des  missions  anglaises. 

Il  disait  les  efforts,  les  déceptions,  le  découragement  du  Hova 
courbé  sous  un  régime  de  corvée  sans  salaire.  Dans  ses  «  pièges 
cachés  »,  il  montra  les  espérances  des  faibles  tombant  aux 
embûches  des  puissans.  «  Vivrons-nous  longtemps  sous  le  règne 
des  Nabuchodonosoi?  Peuple  malgache,  seras-tu  toujours  comme 
la  couleuvre  qu'on  écrase  ?  Elle  n'a  ni  la  dent  qui  mord,  ni  la  main 
qui  griffe,  ni  le  pied  qui  rue.  » 

On  mit  à  prix  la  tête  du  publiciste  anonyme;  sa  vie  fut  bour- 
relée d'inquiétudes...  Pour  soustraire  sa  femme  et  ses  enfans  aux 
persécutions  menaçantes,  il  dut  les  éloigner  de  la  capitale,  les 
cacher  dans  la  campagne...  Les  soupçons  s'égarèrent  longtemps; 
mais  une  inadvertance  dévoila  l'auteur  aux  yeux  de  son  père.  Le 
vieillard  fut  saisi  de  terreur,  fit  entendre  à  son  fils  les  plus  durs 
reproches,  le  menaça  de  délation...  Le  poète  poursuivit  néanmoins 
son  œuvre,  s'ingéniant  à  tromper  toute  surveillance,  à  diriger  ses 
manuscrits  par  une  filière  occulte,  à  communiquer  secrètement 
avec  ses  protecteurs  européens...  Et  le  peuple,  soutenant  l'effort 
du  juste  inconnu,  accueillait  avec  un  enthousiasme  avide  les 
paroles  de  vérité. 

Il  n'est  pas  de  souffrance  sans  répit,  de  douleur  sans  détente; 
le  Malgache,  oublieux  comme  l'enfant,  fait  vite  trêve  à  l'affliction. 
Les  lamentations  des  opprimés  alternaient  avec  des  chansons 
joyeuses.  Le  journal  Malagasy  fixait  ces  œuvres  légères  que  les 
indigènes  improvisateurs  entourés  de  leur  troupe  de  bardes  et  de 
leur  chœur  de  femmes,  vont  déclamer,  au  son  do  la  lyre  appelée 
valia,  dans  les  maisons  des  grands  personnages,  —  ils  célèbrent 
les  naissances,  les  circoncisions,  les  guérisons,  les  réunions  de 
famille.  Bajo,  l'un  de  ces  chefs  de  troupe,  consentit,  non  sans 
peine  et  moyennant  un  prix  considérable,  à  se  laisser  imprimer. 
Le  contrat,  passé  devant  témoins,  fut  rédigé  en  bonne  forme;  il 
y  manque  pourtant  la  signature  d'une  des  parties... 

Bajo  et  ses  compagnons  consacrèrent  une  journée  à  la  dictée 
des  meilleures  pièces  de  leur  répertoire...  C'étaient  de  longues 
cantilènes  d'amour  où  les  strophes  se  succédaient,  sans  ordre  ni 
progrès,  toutes  débordantes  de  la  passion  de  l'homme  à  demi 
sauvage  qui  chante  son  désir. 

De-ci,  de-là,  une  image  dune  véritable  ampleur  : 

«  0  ma  bien-aimée,  tu  es  la  mer  dont  le  sein  sïrrite  et  se  soulève, 
et  je  suis  la  pirogue  qui  se  laisse  balancer  au  gré  de  la  tempête.  » 


BOUTOU-KELY.  177 

Ailleurs,  l'amant  se  vantait,  avec  une  précision  comiquement 
puérile,  d'une  victoire  malheureusement  rare  à  Madagascar,  celle 
de  l'Amour  sur  l'Argent  :  «  Les  hommes  blancs,  ô  ma  belle, 
t'offrent  pour  te  séduire  un  kiroube  (1  fr.  25),  et  même  un 
louchou  (2  fr.  50),  mais  tu  restes  avec  moi,  qui  ne  puis  te  vêtir 
que  d'un  lamba  de  toile  américaine  de  petite  largeur...  » 

Le  poète  chantait  aussi  les  flots,  les  rochers  et  les  caïmans, 
l'ikoupe  et  la  Betsibouke,  dont  les  eaux  confondues,  en  aval  de 
Mevatanane,  roulent  à  Majunga...  A  l'en  croire,  on  goûte  de  char- 
mans  plaisirs  à  Tsinjouarive,  la  maison  de  plaisance  de  la  reine, 
où,  sous  les  grands  bois,  près  des  cascades,  les  gentils  seigneurs 
et  les  aimables  dames  de  la  cour  d'Emyrne  s'ébaudissent  libre- 
ment loin  des  regards  indiscrets  et  des  remontrances  importunes. 

Sur  un  rythme  rapide  et  cadencé,  Bajo  suivait  le  voyage  du 
porteur  de  fardeaux  à  travers  la  Grande  Ile.  «  Le  piéton  quitte  Ta- 
matave  où  l'on  achète  les  étoffes  à  bon  marché,  et  il  va,  pendant 
deux  jours,  le  long  de  la  mer,  sous  de  belles  allées  dont  les  arbres 
sont  empanachés  d'orchidées  parasites.. .  Il  gagne  ainsi  le  carrefour 
où  convergent  les  sentiers  de  la  côte  et  ceux  de  l'intérieur,  Andevo- 
ranto,  la  ville  voluptueuse  et  malsaine...  mais  il  doit  en  partir  dès 
l'aube  avant  que  le  vent  ne  soulève  la  barre.  On  remonte  h; 
fleuve  en  chantant,  sur  une  pirogue  chargée  d'hommes  et  de  mar- 
chandises. Il  faut  près  de  quatre  heures  pour  atteindre  ainsi 
Maroumby,  d'où  l'on  se  dirige,  toujours  vers  l'Ouest,  au  milieu 
de  terrains  sans  maître  ni  culture...  Voici  les  hautes  cimes  de  la 
foret  dont  le  vaste  silence  n'est  troublé  que  par  le  cri  du  coq  de 
pagode  et  les  appels  des  babakoutes...  Dans  le  village,  à  l'entrée 
de  la  case,  l'esclave  a  déposé  sa  charge,  et  il  pénètre  chez  l'hô- 
tesse pour  y  sécher  son  corps  trempé  de  pluie,  oublier  ses  fati- 
gues dans  une  lampée  de  jus  de  canne...  Ankeramadinike  !  Ambou- 
hibéhasine  !  Maridaze  !  Alaroubie  !  Bientôt  le  porteur  aperçoit  près 
des  nuages,  sur  la  montagne,  les  tourelles  altières  du  palais  de 
la  reine,  les  clochers  de  pierre,  les  maisons  de  brique;  c'est  la 
fin  du  travail  et  le  but  du  voyage,  la  ville  de  repos  et  de  res- 
sources, pleine  de  bœufs,  de  riz,  de  rhum  et  de  filles  aux  hanches 
provocantes...  Mais  une  fâcheuse  compagne,  la  Fièvre  des  côtes, 
a  suivi  l'insouciant  voyageur.  » 

Si  les  Malgaches  lettrés  lisent  avec  intérêt  les  œuvres  que  les 
Européens  leur  ont  traduites,  notamment  la  Bible  et  les  récits 
merveilleux  de  la  Vie  des  Saints,  tous  s'arrachent  passionnément 
ces  poèmes  indigènes  où  se  retrouvent  l'image  des  paysages  vus, 
l'évocation  des  peines  endurées,  l'écho  des  voluptés  connues. 

Les  professionnels  sont  rares  dont  la  réputation  soit  compa- 
rable à  la  gloire  de  Bajo,  mais  on  compte  en  foule  les  amateurs 

TOME  CXX1X.  —   1895.  12 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  ont  reçu  le  don  de  la  musique  et  des  chants.  Il  est  f  roquent 
d'entendre  à  Tananarive  un  groupe  d'indigènes  répéter  un  refrain 
populaire,  tandis  que  le  soliste  improvise  au  gré  de  son  imagi- 
nation le  texte  du  couplet  dont  la  mesure  seule  est  fixée  d'avance. 

C'est  ainsi  qu'on  célébrait  chez  moi  mon  anniversaire ...  Le  chœur 
de  mes  porteurs  et  de  mes  voisins  était  dirigé  par  un  jeune  bouffon 
qui  se  croyait  certainement  l'égal  des  plus  grands  poètes.  La  figure 
de  ce  polisson  vaut  qu'on  la  dessine  au  passage.  Un  strabisme 
intermittent  brisait  son  regard,  déconcertait  l'expression  d'une 
physionomie  mobile,  mais  fine.  Le  corps  fluet,  très  maigre,  n'ac- 
cusait aucune  disproportion,  mais  le  costume  affichait  une  véritable 
passion  de  mascarade  :  les  lambas  se  bigarraient  de  ramages  criards, 
reproduisaient  à  l'infini  la  tête  d'un  personnage  célèbre,  unestatue, 
un  palais,  une  cathédrale,  une  locomotive  passant  sur  un  pont,  ou 
quelque  tableau  d'un  genre  plus  léger...  Les  vagues  Siciles  où 
Molière  plaçait  ses  Mascarilles  et  ses  Scapins  ne  virent  jamais 
plus  extravagant  ni  plus  effronté  valet  de  comédie...  Il  répondait 
au  nom  de  Patsalahy  qui  signifie  :  «  Crevette  mâle...  »  Sa  tête,  sou- 
vent troublée  de  fumées  alcooliques,  hébergeait  un  mélange 
d'idées  imprévu,  disparate,  picaresque  :  traditions  purement  mal- 
gaches, notions  simiesques  des  mœurs  d'Europe,  mauvaises  pas- 
sions de  toutes  les  humanités,  superstitions  de  nègre,  scrupules 
chrétiens...  Il  préparait  des  philtres  mystérieux  pour  enchanter  la 
dulcinée  rebelle,  mais  il  se  confessait  à  la  date  du  13  juillet,  qui 
était  pour  lui  la  veille  d'une  grande  fête... 

Patsalahy  préludait  généralement  à  l'inspiration  poétique  par 
une  danse  de  caractère...  Il  rythmait  le  pas  pour  faire  trois  fois  le 
tour  de  la  salle,  un  pouce  en  l'air,  en  simulant  du  bras  des  mou- 
vemens  d'aile...  Puis  il  se  fixait,  le  poing  sur  la  hanche,  et  ensei- 
gnait quels  sont  les  grands  peuples  qui  se  partagent  l'univers. 
—  ((  Il  y  a  les  Français  qui  demeurent  à  Paris,  les  Anglais  qui  ha- 
bitent YEngland,  les  Norvégiens  qui  sont  en  Norway,  les  Arabes 
hPour-Saïd,  le  Betsimisarakes  à  Tamatave,  et  les  Malgaches  à 
Madagascar.  » 

Telle  était  l'ethnologie  de  Patsalahy. 

—  Mais,  reprenait-il,  tous  les  blancs  ne  sont  pas  de  Vautre  coté, 
il  en  est  aussi  venu  dans  notre  capitale.  —  Suivaient  les  adresses 
et  les  professions  des  Européens  établis  à  Tananarive;  à  chaque 
nom  s'ajoutait  quelque  remarque  facétieuse  qui  terminait  la  strophe 
et  fournissait  la  rime. 

Il  ne  se  donnait  aucun  divertissement  en  ville  sans  que  cet 
aède  fantaisiste  trouvât  moyen  de  s'y  glisser...  Un  jour  donc  que 
l'on  saluait  au  passage  un  de  nos  explorateurs  les  plus  connus, 
Crevette-mâle  honorait  de  sa  présence  notre  réunion...  Pourtant 


HOUTOU-KELY.  179 

nous  dûmes  insister  près  de  lui.  Il  n'était  pas  en  veine  de  versi- 
fication malgache...  et  ce  fut  en  français  qu'il  entonna  tout  d'un 
coup  d'une  voix  tonitruante,  avec  un  luxe  de  gestes,  au  complet 
ahurissement  de  son  auditoire  : 

Les  femmes,  ne  m'en  parlez  pas  ! 
Parbleu,  les  femmes  sont  exquises, 
Mais  ça  fait  faire  des  bêtises, 
Et  ç;a  nous  met  dans  l'embarras... 

V 

Boutou  fait  de  grands  et  rapides  progrès,  commence  à  écrire 
calcule  en  français  aussi  bien  qu'en  malgache.  Gomme  je  résiste 
rarement  au  désir  qu'il  m'exprime  dans  ma  langue,  il  sait  mettre 
gentiment  ma  faiblesse  à  profit  ;  cela  lui  vaut  des  billes,  des  balles, 
des  gâteaux  de  riz  et  des  oranges.  Monpera  Bauzac,  pourtant  plus 
sévère  que  moi,  s'est  montré,  lors  du  dernier  examen,  très  satis- 
fait de  son  catéchumène.  L'écolier  de  la  troisième  classe  a  glo- 
rieusement passé  dans  la  seconde,  au  milieu  de  grands  garçons. 

Son  nouveau  maître,  ancien  élève  du  collège  d'Ambouhipou, 
se  nomme  Pierre  Rakoutoumalala...  ce  Hova  malin  brigue  ma 
faveur  et  mes  subsides...  Voilà  pourquoi,  dans  l'intention  de  me 
ménager  des  surprises,  il  enrichit  de  mots  nouveaux  le  vocabu- 
laire français  de  mon  fils  adoptif...  Je  forme  néanmoins  le  projet 
d'enlever  l'enfant  à  cette  sollicitude  intéressée,  et  je  préfère  à  ce 
pédagogue  indigène  mes  compatriotes,  les  Frères  de  la  Doctrine 
chrétienne... 

Boutou  ne  partage  pas  mon  sentiment  :  l'école  des  Frères  est 
éloignée  de  ma  maison...  le  régime  de  l'internat  est  bien  dur... 

—  Vous  êtes  mon  père  et  ma  mère,  et  ferez  de  moi  tout  ce 
qu'il  vous  plaira.  Mais  si  je  vais  à  la  classe  qui  dort,]e  serai  triste 
et  pleurerai  beaucoup  de  ne  plus  voir  mon  vazaha  chaque  jour. 

—  Je  quitterai  prochainement  ton  pays,  mon  enfant;  tu  dois 
t'accoutumer  à  ne  plus  me  voir. 

—  Jamais  je  ne  m'y  accoutumerai...  Quand  il  n'y  aura  plus 
de  vazaha,  il  n'y  aura  plus  de  Boutou. 

—  As-tu  donc  envie  de  me  suivre  de  l'autre  côté  de  la  mer? 

—  Je  voudrais  aller  partout  où  vous  irez...  Je  n'ai  pas  peur 
de  la  mer.  Il  y  a,  sur  le  bateau,  des  cuisines  où  le  riz  bout,  des 
salles  où  l'on  mange,  des  lits  où  l'on  dort...  Mais  pour  gagner 
Tamatave,  il  faut  marcher  sept  jours  à  l'Est,  puis  au  Nord,  et  je 
suis  trop  petit,  je  ne  pourrais  pas  vous  suivre... 

—  Je  te  mettrais  dans  un  panier,  je  te  donnerais  deux  por- 
teurs. 


180  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Ç)h  !  ce  serait  facile  alors  !  Quel  bonheur  !  je  verrais  Bourbon, 
Marseille,  Paris,  et  la  maison  de  vos  ancêtres,  au  sud-ouest  de 
votre  capitale...  J'ai  appris  beaucoup  de  choses  nouvelles  depuis 
que  je  suis  chez  vous,  mais  c'est  encore  bien  peu,  je  veux  savoir 
davantage,  étudier  plusieurs  années,  et,  plus  tard,  comprendre 
tout  ce  que  vous  lisez  là... 

Du  geste  et  du  regard,  l'enfant  embrasse  les  volumes  rangés 
dans  ma  bibliothèque,  les  brochures,  les  journaux,  les  documens 
entassés  sur  les  tables... 

Dois-je  me  réjouir  ou  m'alarmer  de  cette  ardeur  extrême, 
de  l'effervescence  si  prompte  d'un  cerveau  tout  neuf?...  Ne 
faut-il  pas,  ici  comme  en  France,  redouter  le  danger  du  surme- 
nage?... 

En  l'espèce,  ce  danger  n'est  pas  apparent.  Boutou  est  d'hu- 
meur égale;  il  aime  le  mouvement  et  court  au  grand  air,  joue 
volontiers  et  avec  entrain...  Le  courrier  d'Europe  lui  a  récem- 
ment apporté  de  Paris  un  superbe  polichinelle;  c'est  avec  des 
explosions  de  gaieté  et  des  rayonnemens  d'orgueil  que  le  gamin 
montre  aux  négrillons  du  quartier  ce  vazaha  bossu  qu'il  gou- 
verne avec  une  ficelle...  Il  s'amuse  de  son  pantin  blanc,  moi  de 
mon  enfant  noir...  Mais,  pour  moi,  le  jeu  s'aggrave  d'une  charge 
d'âme,  les  ressorts  que  je  meus  sont  complexes  et  délicats.  Com- 
ment diriger  l'éducation  de  Boutou?  Quel  résultat  puis-je  es- 
pérer? 

Un  instant  d'étude  critique  fait  vite  apercevoir  le  ternie 
défini  de  culture  intellectuelle  que  les  Malgaches,  en  général, 
semblent  incapables  de  franchir.  Les  peuplades  côtières  sont 
restées  entièrement  réfractaires  aux  efforts  des  musulmans 
comme  aux  prédications  des  chrétiens.  C'est  dans  l'intérieur  de 
l'île  que  les  missionnaires  européens  ont  trouvé  leur  champ  d'ac- 
tivité. Les  habitans  du  plateau  central  ont,  par  de  remarquables 
progrès,  surpassé  de  beaucoup  les  tribus  environnantes.  Adresse 
manuelle,  assimilation  rapide  des  idées  concrètes,  mémoire  des 
mots,  des  formes  et  des  sons,  voilà  assurément  des  qualités  pré- 
cieuses. Elles  suffiraient  à  nous  recommander  le  Hova,  s'il  se 
résignait  sincèrement,  par  vertu,  bon  vouloir,  intérêt  ou  con- 
trainte, à  subir  une  direction  supérieure.  Mais  les  complaisances 
inouïes  des  éducateurs  rivaux,  qui  se  disputent  à  Tananarive  la 
faveur  des  écoliers,  ont  développé  au  plus  haut  point  la  présomp- 
tion naturelle  au  nègre.  L'élève  des  Missions  paye  promptement 
ses  maîtres  d'ingratitude  et  de  dédain,  et  cet  enfant  gâté  se  com- 
plaît dans  l'illusion  stérile  qu'il  se  fait  à  soi-même  et  produit 
chez  les  autres,  au  moyen  d'une  somme  très  faible  de  connais- 
sances superficielles. 


BOUTOU-KELY.  181 

Après  le  succès  du  premier  élan,  Boulon  devait-il,  comme  ses 
compatriotes,  s'arrêter  court? 

Il  appartenait  certainement  à  l'élite  de  la  race...  dans  le  vague 
atavisme  que  révélaient  la  structure  de  son  crâne,  le  dessin  de 
ses  traits,  la  clarté  de  son  teint,  je  me  flattais  de  trouver  la  ga- 
rantie d'une  intelligence  perfectible,  capable  de  tenir  toutes  les 
promesses  du  début...  c'était  bien  l'individu  désigné  pour  la 
sélection...  Déjà  l'influence  de  l'éducation  se  traduisait  heureuse- 
ment chez  lui  par  les  sentimens  si  rares  de  modestie  et  de  con- 
fiance... 

J'hésitais  pourtant  à  parachever  l'œuvre  commencée...  L'expé- 
rience ne  pouvait  réussir  qu'en  Europe,  loin  de  la  corruption 
inconsciente,  des  contacts  avilissans,  des  promiscuités  bestiales 
de  la  vie  des  noirs...  Et  encore  les  exemples  des  Malgaches,  admis 
en  France  à  nos  écoles  industrielles  ou  militaires,  ne  sont-ils 
pas  encourageans.Sans  prétendre  engager  avec  nous  et  chez  nous 
une  lutte  inégale,  nos  élèves,  tout  pleins  d'espérances  d'abord, 
comptaient  déployer  utilement  leur  activité  dans  leur  pays  ;  mais 
replongés  sans  conseil,  sans  appui,  sans  contrôle,  dans  le  milieu 
d'origine,  ils  ont  fait  retour  à  la  barbarie  primitive,  ne  gardant 
de  la  civilisation  française  que  nos  vices... 

Peu  soucieux  de  ces  graves  questions,  Boutou,  dans  mon  anti- 
chambre, annonce  à  ses  parens  son  prochain  départ. 

—  Que  veux-tu,  mon  homme?  dit  Euphrasie  à  Bainizafy,  le 
cadet  n'est  plus  à  nous...  Il  est  le  fils  du  vazaha  dont  il  parle  au- 
jourd'hui la  langue.  Il  quittera  la  terre  des  ancêtres;  Vautre  côté 
attire  et  nous  le  prendra...  Nous  ne  reverrons  plus  notre  enfant, 
mais  il  sera  heureux;...  il  nous  oubliera  peut-être,  mais  nous  se- 
rons fiers  de  lui. 

Gomme  pour  justifier  cette  prédiction,  Boutou  fait  justement 
sur  son  jeune  frère  l'essai  de  ses  facultés  récentes  : 

—  Ecoutez  donc  Faralahy,  monsieur.  Je  lui  enseigne  le  fran- 
çais... Il  sait  déjà  :  ny  alika,  le  chien;  et  ny  trano,  la  maison; 
il  peut  aussi  compter  jusqu'à  quatre,  mais  ne  veut  pas  aller  plus 
loin...  Il  a  la  tête  dure...  C'est  un  vilain  nègre. 

Et  Faralahy,  croyant  que  ces  mots  font  partie  de  la  leçon, 
répète,  les  yeux  écarquillés,  avec  des  efforts  d'articulation  : 
—  Vilain  nègre,  vilain  nègre... 

Pour  moi,  témoin  muet  et  songeur,  la  scène  de  famille  m'ap- 
porte un  doute  nouveau...  N'est-il  pas  à  craindre  qu'à  son  retour 
d'Europe,  l'enfant  ne  découvre  en  sa  mère  aussi  une  pauvre  créa- 
ture noire,  ignorante  et  grossière? 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VI 


—  Par  ici,  monsieur,  par  ici  !  dit  Boutou  qui  me  tire  par  le 
pan  de  ma  jaquette...  en  bas,  dans  la  grande  salle,  au  Nord,  tous 
les  parens  de  mon  camarade  Samson  vous  attendent. 

—  Tous  les  parens!...  que  me  veulent-ils? 

—  Hier,  Samson  m'a  demandé  :  «  Le  vazaha  ne  te  fait  pas 
peur  à  toi  ?  »  J'ai  répondu  :  «  Oh  !  non.  »  Et  il  a  dit  :  «  Ma  sœur  est 
très  malheureuse,  il  faut  prier  ton  vazaha  de  la  secourir...  »  Alors 
je  lui  ai  dit  d'amener  sa  famille  chez  moi...  et  que  je  lui  mon- 
trerais mon  vazaha. 

Dans  la  salle  du  Nord,  sur  des  nattes,  le  long  du  mur,  tous 
les  parens  de  Samson  sont  accroupis  en  rang  d'oignons.  Une 
femme,  modelée  suivant  cette  plastique  qui  semble  la  revanche 
de  beauté  prise  par  les  esclaves  sur  les  patriciennes;  auprès  d'elle, 
un  homme  de  quarante  ans,  le  mari  sans  doute.  Puis  un  garçon 
d'une  vingtaine  d'années:  des  cheveux  lisses,  une  fine  mous- 
tache, tous  les  indices  d'une  filiation  de  gens  libres...  un  cousin, 
me  dit-on...  Sur  la  même  ligne,  trois  vieilles,  ridées,  ravagées, 
édentées,  la  lèvre  bavarde  pendante  en  bénitier,  de  celles  enfin 
que  Rabelais  nomme  des  sempiternenses...  On  en  rencontre  de 
tout  temps  en  tout  pays...  Enfin,  à  l'extrémité,  quelque  chose 
comme  une  brosse  arrondie,  une  boule  de  cheveux  crépus,  ras  et 
blancs,  coiffant  un  visage  noir,  à  traits  énormes,  et  tout  un  être 
si  difforme,  si  cassé,  d'une  vétusté  telle  qu'au  vêtement  seul  on 
peut  en  démêler  le  sexe... 

—  Oh,  oh  !  fis-je  en  regardant  l'aïeule,  celle-là  date  au  moins 
du  règne  d'Andrianampoinimerina. 

—  Vous  dites  vrai,  Tompokolahy  (1),  c'est  Andrianampoini- 
merina  lui-même  qui  me  fit  captive...  J'étais  noble  alors,  là-bas, 
dans  le  Sud,  et  jolie,  jolie,  plus  jolie  encore  'que  ma  petite-fille 
Ramiadane  que  vous  voyez  là...  Le  roi  d'Ambouhimangue  m'a 
prise...  Depuis  ce  temps,  je  suis  esclave,  et  mes  petits-enfans, 
hélas!  le  sont  aussi,  sauf  ce  jeune  homme  qui  fut  libéré  par  son 
père,  le  maître  de  sa  mère. 

Elle  désignait  du  doigt  le  garçon  à  cheveux  lisses  que  j'avais 
remarqué  dès  l'abord... 

—  Soyons  brefs.  Tu  veux  ta  liberté?...  C'est  une  petite  affaire. 
Vaux-tu  dix  piastres  en  tout  ? 

—  Merci,  Tompokolahy...  mon  maître  ne  me  permet  pas  de 
me  racheter;  il  s'enorgueillit  de  ses  esclaves,  même  quand  il   ne 

(1)  Monsieur,  littéralement  :  mon  maître  mâle. 


KOUTOU-KELY.  183 

peut  plus  leur  imposer  de  corvée...  Il  est  d'ailleurs  bon  pour  les 
vieillards;  la  case  où  j'habite  lui  appartient;  il  permet  à  mes 
petits-enfans  d'y  demeurer  et  de  m'y  nourrir.  Je  n'ai  besoin,  pour 
moi,  que  d'un  peu  de  riz. . .  C'est  pour  Ramiadane  que  nous  sommes 
venus  vous  supplier. 

Ramiadane  elle-même  prit  la  parole  : 

—  Autrefois,  j  étais  ici  la  servante  de  Ralay.  Ralay  me  traitait 
bien,  trop  bien  peut-être,  car  sa  femme  fut  jalouse  et  me  fit 
vendre. . .  Je  tombai  alors  entre  les  mains  d'un  marchand  d'hommes 
nommé  Rainiale,  qui  m'emmena  dans  l'Ouest,  pour  m'embarquer 
sur  un  boutre  arabe  et  m'expédier  en  Mozambique...  Cette  vente 
au  delà  des  mers  est  interdite  par  la  loi...  Aussi  Raoulidina,  l'un 
des  gouverneurs  du  Rouine,  ayant  connu  les  projets  de  Rainiale, 
confisqua  tous  les  esclaves  de  ce  marchand...  Je  suis  restée  plu- 
sieurs mois  au  service  de  ce  gouverneur,  au  fort  de  Mevatanane. 
Mais  Raoulidina  est  tombé  en  disgrâce,  à  cause  de  son  amitié 
pour  les  Français  qui  récoltent  l'or  au  Rouine.  Il  a  dû  revenir  à 
la  capitale,  avec  tous  ses  serviteurs.  Il  ne  songe  aujourd'hui  qu'à 
sauver  sa  tête  et  n'est  plus -assez  fort  pour  défendre  ses  biens. 
Rainiale  m'a  reprise  et  menace  de  me  reconduire  aux  Arabes.  Il 
ne  me  laisse  que  quinze  jours  pour  trouver  à  Tananarive  un 
acheteur  qui  lui  donne  de  moi  soixante-sept  piastres. . .  Je  lui  cache 
que  je  suis  enceinte,  car  il  exigerait  davantage...  Être  affranchie 
ou  rester  esclave,  cela  m'est  indifférent,  mais  nous  n'avons  plus 
de  mère,  et  je  voudrais  demeurer  ici  près  de  mon  petit  frère 
Samisaona. 

—  Ces  sentimens  t'honorent,  ma  pauvre  fille,  mais  que 
veux-tu  que  j'y  fasse?...  d'autres  m'adressent  chaque  jour  des 
requêtes  de  ce  genre,  et  souvent  le  prix  est  moins  élevé... 

—  Ce  n'est  pas  un  présent,  c'est  un  prêt  que  nous  deman- 
dons, interrompit  le  mari...  j'ai  une  boutique  et  des  marchandises 
aux  environs  de  Mevatanane,  au  pays  des  mines  d'or.  Je  vais  y 
retourner,  tout  liquider...  dans  un  mois,  je  vous  rendrai  les 
soixante-sept  piastres. 

—  Es-tu  sûr  de  penser  encore  à  ta  femme,  quand  tu  reverras 
ta  boutique? 

—  Je  resterai  chez  vous,  dit  Ramiadane,  je  serai  votre 
esclave;  si  mon  mari  ne  revient  pas,  vous  pourrez  me  revendre. 

—  Tu  te  trompes,  je  ne  le  pourrais  pas  ! . . .  Et  d'ailleurs  qui  me 
garantit  ta  parole?  Qui  me  remboursera  si  tu  prends  la  fuite? 

—  Nos  rizières  resteront,  fit  le  cousin. 

—  Vendez-les  tout  de  suite,  vos  rizières  ! 

Le  jeune  homme  esquissa  une  moue...  Il  préférait  évidem- 
ment sa  terre  à  sa  cousine. 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Alors  commençait  un  concert  de  lamentations  et  de  supplica- 
tions. Les  trois  vieilles  sempiterneuses  psalmodiaient  sur  un  ton 
aigu  avec  des  notes  de  tête...  la  captive  d'Andrianampoinimerina 
soutenait  la  phrase  d'une  voix  de  basse...  Peu  touché  du  dévoue- 
ment dont  il  était  l'objet,  indifférent  aux  plaintes  qui  m'émou- 
vaient en  sa  faveur,  le  jeune  Samson  riait  à  l'écart. 

Ce  fut  Boutou  qui  trouva  le  mot  de  la  fin  : 

—  Sauvez-la,  monsieur,  comme  vous  m'avez  sauvé. 

Je  me  laissai  aller  une  fois  de  plus  à  la  curiosité  de  savoir  si, 
par  exception,  des  Malgaches  sciaient  honnêtes. 

—  Allons,  retirez- vous,  nous  avons  quinze  jours  devant  nous  ; 
je  m'en  accorde  huit  pour  prendre  mes  renseignemens.  Si  aucun  de 
vous  n'a  menti,  je  vous  promets  que  Ramiadane  ne  quittera  pas  son 
petit  frère.  —  Et  je  conclus  en  style  indigène  :  — Ayez  confiance, 
je  vous  le  dis,  ayez  confiance,  vous  qui  ne  me  trompez  pas...  Cha- 
cun sait  à  Madagascar  que  je  n'ai  jamais  manqué  à  ma  parole. 

VII 

Chaque  jour,  du  mois  de  novembre  au  mois  de  mars,  un 
orage  violent  s'abat  sur  l'Émyrne.  Vers  cinq  heures  du  soir,  le 
vent  s'élève,  des  nuages  noirs  s'approchent,  s'accumulent,  s'effon- 
drent. De  déchirans  éclairs  revêtent  de  lueurs  pâles  les  sommets 
sombres  des  montagnes,  les  gorges  s'emplissent  de  fracas.  Les 
places  de  la  ville  se  transforment  en  lacs,  les  rues  deviennent 
cours  d'eau,  les  pentes  torrens,  les  fondrières  cascades...  Toutes 
sortes  d'objets  flottent  et  s'entremêlent  :  paillassons  des  clôtures 
rompues,  planches  et  pieux,  nattes  en  lambeaux,  chiffons,  peaux, 
carcasses...  Des  esclaves,  à  peine  vêtus  d'une  légère  rabanne, cou- 
rent, la  tête  sous  la  pluie,  les  jambes  dans  l'eau,  portant  des 
vases  de  grès  qu'ils  placent  sous  les  gouttières.  Dans  la  joie  d'évi- 
ter ainsi  la  longue  corvée  de  la  fontaine,  ils  s'éclaboussent,  s'ar- 
rosent, se  pourchassent,  en  poussant  des  cris  aigus... 

Puis,  au  matin,  tout  reparaît  plus  pur;  un  air  infiniment  léger 
dilate  les  poumons, détend  les  nerfs...  Le  chaud  soleil  dessèche  et 
pulvérise  la  boue  d'argile...  On  voit  éclater  les  germes  et  s'ouvrir 
les  fleurs...  Tananarive  étale  à  l'azur  du  jour  ses  maisons  lavées, 
ses  rocs  blanchis,  ses  jardins  plus  frais  et  plus  embaumés. 

D'avril  à  novembre,  c'est  l'aridité...  Au  loin  la  terre  rouge  a 
des  aspects  de  brique  cuite,  et  la  nuit,  sur  le  fond  obscur  des 
côtes  pierreuses,  flamboient  les  lueurs  de  fiers  incendies  qui  jail- 
lissent en  fusées  d'étincelles,  soulèvent  et  dispersent  les  toits  de 
chaume...  La  paille  de  riz,  qui  sèche  autour  des  maisons,  ajoute 
des  senteurs  marécageuses  aux  puanteurs  de  la  capitale,  où  moi- 


BOUTOU-KELY. 


485 


sissent,  pourrissent  et  fermentent  sur  place  tous  les  détritus  d'une 
population  étroitement  agglomérée. 

Le  mépris  des  règles  élémentaires  de  l'hygiène  s'aggrave  par 
l'observance  de  rites  imprudens,  quand  viennent  les  jours  consa- 
crés au  culte  des  trépassés...  On  ouvre  les  portes  des  tombeaux 
et  les  chefs  de  famille  descendent  sous  le  terre-plein  pour  apaiser 
les  mânes...  On  renouvelle  alors  les  linceuls  et  on  offre  aux  morts 
étendus  sur  la  dalle  de  granit  ce  qu'ils  aimèrent,  durant  leur  vie  : 
du  rhum  aux  buveurs,  du  tabac  aux  fumeurs,  des  verges  aux 
maîtres  qui  frappaient  leurs  esclaves...  Ces  cérémonies  se  pro- 
longent en  libations  abondantes  près  des  reliques  plutôt  craintes 
que  vénérées...  Or  ces  incantations  provoquent  justement  la 
malédiction  des  morts...  Dans  les  cases  familiales,  sur  les  tribus 
couchées  pêle-mêle  au  hasard  des  nattes  et  des  matelas,  s'abat 
un  fléau  terrible  :  le  typhus. 

En  août  1894,  ma  maison  même  fut  frappée. 

Au  premier  étage,  dans  une  chambre  très  aérée,  très  éclairée, 
Boutou  repose  sur  un  lit  européen,  et  sa  petite  tête  cuivrée  fait 
tache  dans  la  blancheur  des  draps  et  des  oreillers...  Sans  cesse 
quelqu'un  veille  auprès  de  lui...  tantôt  Euphrasie,  la  mère,  qu'on 
empêche  à  grand'peine  d'apporter  du  riz  à  Tentant,  et  tantôt  la 
douce  Ramiadane. 

Cette  belle  et  robuste  esclave  accomplit  ainsi  chez  moi  son 
service  volontaire;  elle  attend  que  son  mari,  en  retard  déjà  de 
six  semaines,  rapporte  enfin  de  l'Ouest  les  piastres  de  l'emprunt. 
Docile  et  dévouée,  la  garde-malade  soigne  avec  respect  le  fragile 
petit  être  auquel  la  moindre  imprudence  serait  funeste,  et  j'ai  la 
sécurité  qu'elle  se  conformera  rigoureusement  à  mes  recomman- 
dations. La  nuit,  Rainizafy  et  Jean  ont  l'ordre  de  m'éveiller  en 
cas  de  crise.  Nous  avons  éloigné  Madeleine,  qui  allaite  un  nou- 
veau-né; pourtant  Boutou  s'égayait  des  vagissemens  de  son  neveu. 

De  temps  en  temps,  muni  des  fioles  désignées  par  le  médecin, 
paraît  Arm,  l'infirmier,  un  brave  soldat  d'infanterie  de  marine, 
né  en  Alsace,  mais  naturalisé  Français...  Il  a  longtemps  servi  au 
Tonkin  dans  la  légion  étrangère.  Les  indigènes  l'appellent  le 
docteur  Arm,  et  lui  témoignent  une  confiance  absolue...  C'est 
qu'ils  sentent  cet  homme  du  peuple  proche  d'eux,  osent  facile- 
ment l'aborder,  et  l'initient  sans  honte  à  leurs  secrètes  misères.., 
L'autre  docteur,  le  vrai, ne  se  prononce  pas  sur  le  cas  de  Boutou; 
il  attend  que  la  maladie  évolue;  mais  Arm,  de  son  coup  d'oeil 
d'empirique,  atout  de  suite  aperçu  des  symptômes  alarmans  ;  il 
est  inquiet  et  m'inquiète... 

Le  missionnaire  arrive;  c'est  son  habitude  de  visiter  tous  ses 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

écoliers  malades...  Ces  jours-ci,  il  est  fort  occupé...  Mon  filleul 
est  prêt  pour  le  baptême,  mais  d'autres  catéchumènes  paraissaient 
récemment  plus  gravement  atteints  qui  sont  maintenant  complè- 
tement guéris. 

—  En  cas  d'urgence,  me  dit  le  prêtre,  vous  pourrez  baptiser 
votre  protégé  vous-même. 

Et  il  me  rappelle  les  paroles  rituelles. 

—  Ça  va  mieux,  monsieur,  beaucoup  mieux...  proteste  l'en- 
fant avec  gentillesse.  —  11  ne  se  permettrait  pas  de  se  plaindre 
devant  moi  et  prend  avec  une  obéissance  parfnite  les  remèdes... 
bien  sûr  il  les  croit  un  peu  fétiches ,  toutes  ces  drogues  qu'ap- 
porte le  soldat  blond,  l'Alsacien  aux  yeux  bleus  de  gnome. 

Ce  docteur  Arm  nous  dit  qu'il  faut  distraire  les  malades... 
Voici  le  pantin,  le  pantin  habillé  de  soie  bleue...  l'être  difforme 
s'agite,  son  visage  de  carton  grimace  imperturbablement;  efforts 
inutiles,  Boutou  ne  rit  plus... 

Depuis  plus  de  dix  jours,  la  fièvre  n'a  pas  cédé  :  «  Je  veux 
me  lever,  aller  à  la  messe,  à  l'école.  »  L'enfant  se  redresse,  debout 
sur  son  lit,  et,  les  bras  tendus  vers  la  fenêtre,  veut  sauter  à  terre. 
Le  2  septembre,  au  soir,  un  frisson  violent  le  secoue  tout  en- 
tier. Il  crie  :  «  J'ai  froid,  j'ai  froid  »,  se  plaint  vivement  du 
ventre. ..  Jean  me  tire  par  la  manche  et  me  fait  songer  au  baptême. 
Trois  gouttes  d'eau,  ces  paroles  récitées...  Mon  sacerdoce  me 
parut  si  étrange,  je  fus  si  troublé  devant  ce  petit  corps  doulou- 
reux que  j'oubliai  de  nommer  l'âme...  ce  nom  vazaha,  tant  sou- 
haité, j'omis  de  le  donner  à  Boutou... 

Le  surlendemain,  vers  3  heures  du  matin,  j'entendis  du  bruit 
dans  la  chambre.  Je  me  levai.  L'enfant  gémissait,  timidement, 
par  intervalles,  il  éprouvait  une  soif  ardente.  Jean,  dans  le  cor- 
ridor, allumait  une  lampe  pour  préparer  un  breuvage  ;  le  grand 
Rainizafy  se  tenait  debout  près  du  lit,  ne  sachant  que  faire. 

Je  pris  la  main  du  mourant;  le  pouls  ne  battait  plus...  Lui, 
m'abandonnait  cette  main,  mais  dédaignait  mon  assistance,  et, 
les  yeux  fixés  sur  son  père,  ce  fut  en  malgache  qu'il  parla  : 

—  Babeo  aho,  babeo  aho  (1). 

Il  demandait  qu'on  le  suspendît,  comme  autrefois,  dans  le  lamba 
de  ses  parens  pour  le  réchauffer  doucement  à  la  tiédeur  du  corps. 

Déjà  Rainizafy,  devenu  attentif  et  tendre  comme  une  femme,  se 
drapait,  s'empressait,  pliait  l'échiné,  offrait  la  poche  de  son  lamba. . . 
Mais  aux  lèvres  et  aux  narines  de  l'enfant  parut  une  mousse  ver- 
dâtre...  il  voulut  se  soulever...  retomba  sans  mouvement,  et  sur 

(1)  Prends-moi  sur  ton  dos. 


IIOUTOU-KELY.  187 

le  miroir  tendu  devant  sa  bouche,  je  recueillis  son  souffle  suprême. 

Le  père  demeurait  interdit,  debout  derrière  moi,  observant 
mes  gestes,  déçu  de  mon  impuissance.  «  Lui  qui  est  vazaha,  pen- 
sait-il, pourquoi  ne  sauve-t-il  pas  mon  fils?  » 

Et  tandis  que  nous  restions  tous  deux  en  silence  devant  le 
corps  inerte  et  toujours  plus  froid,  nous  entendîmes  un  grand  cri, 
un  cri  de  bête  blessée,  et  vîmes,  dans  une  étoffe  blanche  sur 
laquelle  flottaient  de  longs  cheveux  gris,  une  forme  noire,  sèche, 
hâve,  qui  se  précipitait  à  travers  la  chambre  et  tombait  comme 
une  masse  au  pied  du  lit  de  mort...  Les  sanglots  entrecoupaient 
des  paroles  incohérentes  que  je  ne  comprenais  pas. 

Je  demandais  à  Jean  :  «  Que  dit-elle?  »  Lui,  levant  les  épaules 
d'un  air  résigné,  répondit  simplement  :  «  Elle  se  lamente.  » 

Elle  se  lamentait,  elle  bégayait  ces  plaintes  qui  sont  de  toutes 
les  langues  et  que  nul  ne  saurait  traduire  : 

—  Boutou-kao,  Boutou-kely  (1)! 

Vainement  avait-elle  cru  le  donner  au  vazaha,  il  lui  tenait  tou- 
jours aux  entrailles,  son  Boutou-Kely. 
Le  père  et  la  mère  tinrent  conseil  : 

—  Je  vais  me  rendre  à  Souanirane  dès  le  petit  jour,  disait 
Euphrasie  à  son  mari...  Je  préviendrai  nos  parens,  nous  balayerons 
la  maison,  tendrons  le  sol  et  les  murs  avec  des  nattes. ..Nous  con- 
vierons les  voisins,  et  tous  seront  prêts  pour  la  corvée  lorsque  tu 
arriveras  avec  l'enfant... 

Jean  m'entraîna  à  l'écart;  suivant  l'usage,  il  prit  de  longs 
détours  pour  aboutir  à  une  demande  de  subsides. 

—  Nous  porterons  Boutou  à  l'église,  puisque  vous  l'avez  fait 
chrétien.  On  y  chantera  quelque  cantique,  et  nous  irons  ensuite 
à  la  Maison  des  ancêtres...  C'est  très  long,  la  cérémonie  malgache. 
Tous  les  parens,  tous  les  voisins  viendront  faire  des  discours, 
offrir  à  la  famille  en  deuil  quelques  parcelles  d'argent. . .  On  enve- 
loppera le  corps  du  lamba  mortuaire,  on  ouvrira  le  tombeau,  on 
déposera  le  petit  paquet  à  l'intérieur,  près  des  autres,  sur  une 
dalle  de  l'armoire  de  pierre,  et  il  faudra  enfin  redresser  la  porte 
et  la  sceller  au  mortier...  Nous  ne  serons  pas  de  retour  avant  ce 
soir...  Et  les  enterremens  coûtent  très  cher  ici,  malgré  les  offrandes 
des  amis.  Il  y  a  des  familles  qui  s'endettent  pour  ensevelir  digne- 
ment leurs  morts...  On  ne  tue  pas  de  bœuf  quand  il  ne  s'agit  que 
d'un  enfant,  surtout  d'un  enfant  pauvre...  Je  crains  cependant  que 
mes  beaux-parens  manquent  d'argent. . .  Le  lamba  de  soie  brune 
vaut  de  sept  à  huit  piastres,  et  il  faut  donner  quelques  pièces 
de  monnaie  aux  autorités  de  la  commune... 

(1)  Mon  Boutou,  petit  Boutou! 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

J'acceptai  la  charge  dernière  du  rôle  que  j'avais  assumé;  mais 
je  pris  soin  d'interdire  en  cette  circonstance  le  rhum  qui  trans- 
forme en  débauches  leurs  funérailles. 

Euphrasie  quitta  ma  maison  à  la  première  heure,  comme  elle 
l'avait  dit...  Quelques  instans  après,  le  père  descendait  lentement 
l'escalier,  tenant  sur  ses  grands  bras  allongés  son  fils  étendu,  déjà 
raide.  Au  rez-de-chaussée,  il  s'enferma  dans  la  salle  de  bain; 
assisté  de  deux  autres  noirs,  il  lava  le  cadavre.... 

Et  voici  le  dernier  épisode  : 

Au  seuil  de  ma  maison  on  a  apporté  un  filanzane  de  femme, 
simple  corbeille  soutenu  par  deux  brancards.  Rainizafy  y  place 
Boutou  vêtu  de  son  lamba  le  plus  neuf...  le  lamba  de  la  proces- 
sion... nous  recouvrons  cette  humble  civière  d'un  drap  blanc  sur 
lequel  nous  déposons  religieusement  tous  les  grands  calices  blancs 
de  mon  parterre  d'arums. 

Au  moment  où  les  porteurs  soulèvent  le  léger  fardeau,  le  grand 
sorcier  à  barbe  de  bouc,  dont  l'œil  est  resté  sec  jusque-là,  me 
prend  les  mains  et  fond  en  larmes. 

—  Oh!  monsieur,  monsieur,  il  est  parti  votre  petit  ami! 

De  la  terrasse,  je  suis  quelque  temps  des  yeux  ce  cortège:  sur 
les  épaules  des  esclaves  s'éloigne  le  monceau  de  fleurs...  Seuls 
Rainizafy  et  Jean,  navrés,  marchent  derrière,  la  tête  basse. 

En  rentrant  chez  moi,  j'entends  des  appels  furieux,  des  hurle- 
mensde  sauvage,  des  trépignemens,  des  coups  de  poing  contre 
une  porte.  Quelqu'un  est  resté  là,  oublié,  enfermé,  qui  trouble, 
inconsciemment  sans  doute,  le  recueillement  de  ma  demeure 
attristée...  Quel  est  ce  maladroit,  cet  inconvenant  personnage? 
C'est  Faralahy,  «  le  vilain  nègre  ». 

Il  y  a  un  an,  Boutou  était  semblable  à  celui-là.  Et  j'ai  vu  son 
âme  éclore,  son  intelligence  s'ouvrir,  son  cœur  s'épanouir  au  sein 
d'une  vie  nouvelle.  Bien  qu'il  ne  fit  encore  qu'entrevoir  l'exis- 
tence promise,  il  ne  balançait  plus  entre  ses  parens  selon  la  chair 
et  le  père  de  son  esprit;  il  voulait  vivre  chez  ces  hommes  blancs 
dont  on  lui  racontait  tant  de  prodiges,  comprendre  leurs  œuvres, 
s'unir  à  leur  labeur,  contempler  leur  idéal.  Son  rêve  l'entraînait 
vers  ce  merveilleux  pays  d'Europe  où  l'espace  est  supprimé,  la 
nature  assujettie,  l'art  vainqueur.  Mais  la  terre  des  ancêtres  le 
tenait  encore  etl'areprispour  toujours:  il  est  parti,  mon  petit  ami!... 

Euphrasie,  Madeleine  et  leurs  parentes  de  Souanirane  ont 
dénoué  leurs  cheveux,  et  mis  par-dessus  leurs  vêtemens  des 
tuniques  d'un  bleu  sombre.  Ramiadane  aussi  a  pris  le  deuil, 
puisque  je  suis  son  maître,  et  que  j'ai  perdu  mon  fils. 

Robert  Dumeray. 


LE   HAVRE 

ET    LA    SEINE    MARITIME 


Le  1er  janvier  de  l'an  de  grâce  1517,  le  roi  François  Ier  don- 
nait commission  à  Bonnivet,  grand  amiral  de  France,  de  con- 
struire, à  l'embouchure  de  la  Seine,  le  port  que  les  écrivains  du 
règne  suivant  appelèrent  Inexpagnabilis  Neoporlus,  vulgo  Hable- 
neuf  aut  Hable  de  Grâce.  Bonnivet  chargea  de  la  direction  de 
ce  travail  le  chevalier  Guyon  le  Roy,  sire  du  Chaillou,  capitaine 
de  Honfleur,  homme  ardent,  avisé,  et  pas  plus  mauvais  ingénieur 
que  tel  Italien  qui  fût  venu  de  Lombardie.  Jean  Gaulvin,  bour- 
geois de  Harfleur,  et  Michel  Ferey,  maître  des  ouvrages  de  Hon- 
fleur, déclarés  adjudicataires  à  raison  de  22  livres  10  sols  la  toise 
carrée,  après  une  messe  pieusement  entendue  en  la  chapelle  de 
Grâce,  se  mettaient  à  l'œuvre  le  13  avril  de  cette  môme  année  loi". 
Quand  trois  ans  après,  revenant  du  camp  du  Drap  d'or,  Fran- 
çois Ier  fit  au  Havre  l'honneur  d'une  visite  royale,  le  port  con- 
tenait déjà  plusieurs  grands  navires. 

Les  choses  allaient  plus  vite  alors  qu'aujourd'hui.  Il  ne  s'agit 
plus  cependant  de  créer  le  port  du  Havre.  Mais  il  y  a  nécessité 
reconnue  depuis  longtemps  de  l'améliorer  pour  le  mettre  en 
mesure  de  satisfaire  aux  exigences  de  la  marine  moderne,  et  de 
soutenir,  pour  le  plus  grand  bien  du  commerce,  la  concurrence 
des  ports  étrangers.  Il  y  a  plus  de  sept  ans  que  le  gouvernement 
a  soumis  au  Parlement  le  programme  des  travaux  jugés  indispen- 
sables pour  atteindre  ce  but  :  depuis  sept  ans,  les  ministères  ont 
succédé  aux  ministères,  les  Chambres  se  sont  renouvelées;  les 
autres  ports,  Liverpool,  Anvers,  Rotterdam,  Amsterdam,  Ham- 
bourg et  Brème,  pour  ne  parler  que  des  voisins,  se  sont  déve- 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

loppés,  agrandis,  creusés,  perfectionnés;  l'insuffisance  du  Havre 
est  de  jour  en  jour  devenue  plus  manifeste,  et  cependant  la  ques- 
tion vient  seulement  d'être  résolue. 

Aux  dernières  heures  de  l'année  1894,  le  Sénat,  après  de 
longues  discussions,  a  uni  par  voter  le  projet  de  loi  qui  lui  avait 
été  transmis  le  31  janvier  1 889  par  la  Chambre  [des  députés. 
Mais  le  vote  de  la  haute  Assemblée  n'a  été  obtenu  qu'au  prix  de 
remaniemens  et  de  suppressions  qui  transforment  le  projet  pri- 
mitif de  telle  façon  qu'une  nouvelle  comparution  au  Palais-Bour- 
bon a  été  nécessaire,  Jl  était  permis  de  craindre  que  la  solution  se 
fit  attendre  encore,  eu  ces  temps  de  ministres  éphémères,  de 
budgets  en  retard,  et  d'interpellations  socialistes.  Si  l'ingénieur 
du  Havre  a  quelque  chose  du  tempérament  du  sire  du  Ghaillou, 
il  a  dû,  plus  d'une  fois,  mourir  d'impatience.  Mais  la  Chambre 
a  voulu  mériter  une  bonne  note.  Elle  a,  dans  les  derniers  jours  de 
février,  sanctionné  en  quelques  minutes  le  projet  qui  avait  coûté 
tant  d'efforts  et  de  temps  au  Sénat. 

Ce  serait  manquer  de  respect  envers  les  sénateurs  que  d'im- 
puter à  leur  indifférence  ces  retards  prolongés.  Bien  au  contraire, 
ils  ont  mis  un  zèle  extrême  à  discuter  tout  ce  qui  leur  était  suc- 
cessivement apporté.  Mais  la  question  aujourd'hui  n'est  plus  aussi 
simple  qu'au  temps  de  François  Ier.  Il  n'y  a  plus  seulement  le 
Havre;  il  y  a  encore  Rouen,  dont  il  faut  tenir  compte.  De  la  so- 
lidarité de  ces  deux  préoccupations,  naît  une  complexité  qui  faisait 
dire  à  un  sénateur,  et  l'un,  certes,  des  plus  marquans,  qu'après 
avoir  lu  la  plupart  des  mémoires  et  des  rapports  qui  ont  été 
faits  sur  les  travaux  projetés,  force  lui  était  d'avouer  que  sou 
esprit  —  et  il  n'en  manque  pas  —  était  resté  dans  la  plus  com- 
plète incertitude.  Cependant,  le  projet  a,  en  définitive,  été  voté 
au  Luxembourg  par  222  voix  contre  2;  il  est  donc  à  penser  que 
les  collègues  de  l'honorable  M.  Buffet  n'ont  pas  éprouvé  les 
mêmes  anxiétés  que  lui.  Après  s'être  rendu  compte  des  améliora- 
tions proposées,  ils  se  sont  sentis  en  état  d'en  apprécier  l'urgente 
nécessité. 

Souhaiter  que  cet  heureux  état  d'esprit  devienne  celui  du 
lecteur  qui  se  hasardera  à  parcourir  les  lignes  qui  vont  suivre 
est  le  seul  vœu  de  celui  qui  les  écrit. 

I 

Entre  le  cap  d'x\ntifer  et  la  pointe  d&Barfleur,  le  littoral  aban- 
donne brusquement  la  direction  générale  des  côtes  françaises  de 
la  Manche.  Il  se  creuse  en  une  vaste  échancrure  de  148  kilomètres 
de  long,  de  45  de  profondeur,  qui  constitue  ce  qu'on  appelle  la 


LE    HAVKE    ET    LA    SEINE    MARITIME.  191 

baie  de  Seine.  Au  fond,  dans  la  brusque  cassure  qui  sépare  les 
verdoyantes  collines  de  Honfleur  des  falaises  de  Sainte-Adresse, 
apparaît  tout  à  coup  le  vaste  triangle  de  l'estuaire,  s'ouvrant, 
chambre  nuptiale  grandiose,  à  l'union  périodiquement  con- 
sommée de  la  Seine  avec  le  vieil  Océan.  Entre  lui  et  les  coteaux 
d'Ingouville  s'étend  la  plaine  basse,  qui  fut  autrefois  le  marais 
de  Llieure  et  qui  porte  aujourd'hui  la  grande  ville  dont  le  royal 
ami  de  Léonard  de  Vinci  avait  voulu  faire  le  premier  port  de 
France. 

Si  quelqu'une  des  divinités  qui  commandent  aux  flots  obligeait 
un  jour  la  mer  à  s'éloigner  pour  un  instant  de  la  côte  havraise, 
et  à  laisser  voir  le  .mystère  de  ses  profondeurs,  on  apercevrait, 
disposés  suivant  une  direction  qui  semble  la  continuation  de  la 
Pointe  de  la  Hève,une  série  de  hauts-fonds  isolés  qui,  entre  eux 
et  la  côte,  circonscrivent,  en  la  protégeant  contre  l'assaut  des  tem- 
pêtes du  largo,  la  petite  rade  au  fond  de  laquelle  s'ouvre  le  chenal 
d'entrée  du  Havre.  Ce  sont  les  Hauts  de  la  rade,  sur  lesquels,  aux 
heures  des  basses  mers,  on  ne  trouve  plus  que  quelques  pieds 
d'eau.  C'est  par  les  passes  ou  intervalles  qui  séparent  les  Hauts 
que  les  navires  peuvent  pénétrer  dans  la  petite  rade  ou  en  sortir. 
Mais  toutes  ne  sont  pas  également  fréquentées.  Le  chenal  d'entrée 
du  port  a  encore  aujourd'hui  l'orientation  vers  le  Sud-Ouest  que 
lui  donnèrent  le  sire  du  Chaillou  et  ses  expéditifs  entrepreneurs. 
Chercher  alors  les  passes  du  Nord,  soit  qu'on  arrive,  soit  qu'on 
parte,  obligerait  les  navires  à  faire  clans  la  petite  rade  une  sorte  de 
marche  de  flanc  qui  les  exposerait  à  être  drossés  sur  le  rivage  de 
Sainte-Adresse  par  les  vents  d'Ouest  et  les  lames  du  large.  De 
petits  bateaux  peuvent  peut-être  s'y  exposer  par  beau  temps.  Les 
grands  navires,  les  paquebots  transatlantiques  en  particulier,  ne 
pourraient  en  courir  le  risque.  Ils  viennent  plus  bas  chercher  celle 
de  ces  passes  qui  est  la  continuation  la  moins  indirecte  du  chenal 
d'entrée  :  c'est  la  passe  du  Sud-Ouest.  Longeant  le  banc  appelé,  — 
à  cause  du  peu  d'eau  qui  le  recouvre  à  mer  basse,  —  le  Haut  de 
Quarante  (1),  la  passe  du  Sud-Ouest  aboutit  sans  détours  entre  les 
deux  jetées.  La  manœuvre,  pour  prendre  cette  direction,  est  rela- 
tivement facile  et  s'exécute,  en  tous  cas,  assez  loin  des  côtes  pour 
être  sans  danger.  Mais  tout  n'est  pas  avantage.  Sur  cette  route, 
pour  laquelle  l'estuaire  est  —  nous  le  verrons,  —  un  voisin  de- 
venu dangereux,  les  navires  d'aujourd'hui  ne  peuvent  circuler 
que  quelques  heures  chaque  jour  au  moment  des  hautes  marées. 
Elle  est  tracée,  en  eft'et,  au-dessus  d'un  plateau  sous-marin  de 
2000  mètres  environ  d'étendue,  sur  lequel  on  ne  trouve  que  des 

(1)  Quarante  pouces. 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

profondeurs  de  1m,i0  à  2m,20,  au  moment  uVs  plus  basses  mers, 
ce  qui  n'assure  aux  hautes  mers  moyennes  que  7m,90  à  7m,9o,  pas 
tout  à  fait  8  mètres;  c'était  plus  que  suffisant  pour  les  nefs  et  les 
galères  de  la  Renaissance.  Les  modernes  transatlantiques  sont 
plus  exigeans,euxqui,pourbienfaire,  doivent  enfoncer  leurs  qui  lies 
à  8  mètres  au  moins  au-dessous  du  plan  d'eau. 

Peut-être  eût-il  sufii  d'approfondir,  comme  on  l'a  fait  en  ces 
derniers  temps.  C'eût  été  une  solution  provisoire,  incomplète  en 
tous  cas,  puisqu'elle  n'aurait  toujours  pas  donné  l'accès  du  Havre 
à  toute  heure  de  marée.  On  aurait  pu,  à  la  rigueur,  s'en  con- 
tenter, pour  quelque  temps  au  moins,  si  l'existence  de  cette  passe 
du  Sud-Ouest,  celle  même  de  l'entrée  du  port,  ne  s'étaient  trouvées 
tout  à  coup  menacées.  C'est  de  la  Seine  que  venait  le  péril. 

A  la  hauteur  du  méridien  du  Havre,  et  suivant  une  ligne  qui 
irait  de  la  Pointe  du  Hoc  à  Villerville,  le  fond  de  l'estuaire  pré- 
sente trois  dépressions  ou  fosses  séparées  par  les  deux  bancs 
d'Amfard  et  du  Ratier.  Ceux-ci  ne  découvrent  jamais,  mais  la 
profondeur  y  est  faible.  C'est  surtout  par  les  vastes  issues  des 
fosses,  vomitoires  du  liquide  amphithéâtre,  que  la  grande  masse 
du  flot  de  marée  se  précipite  dans  l'estuaire. 

Ce  phénomène  de  la  marée  offre  dans  l'estuaire  de  la  Seine 
une  particularité  qui  a  des  conséquences  importantes.  En  réa- 
lité, il  s'y  produit  deux  hautes  mers  successives  qui  se  super- 
posent, pour  ainsi  dire,  séparées  par  un  court  intervalle  de  temps. 
La  première  est  produite  par  le  courant  que  la  saillie  du  cap 
d'Antifer  détache  de  la  grande  ondulation  qui,  venue  de  l'Atlan- 
tique, remonte  la  Manche  jusqu'au  Pas  de  Calais.  Après  avoir 
doublé  la  Hôve  dont  il  menace  continuellement  la  base,  ce  cou- 
rant s'épanche  dans  la  baie  de  Seine,  laisse  sur  la  plage  de  Sainte- 
Adresse  quelques  galets  de  silex,  débris  arrachés  aux  crayeuses 
falaises  du  pays  de  Caux,  passe  devant  le  Havre,  dont  il  commence 
de  ses  eaux  limpides  à  remplir  l'avant-port,  et  pénétrant  enfin 
dans  l'estuaire,  refoule  devant  lui  les  eaux  du  fleuve  et  fait 
sentir  son  action  jusqu'au  barrage  de  Martot  à  2i  kilomètres  de 
Rouen.  Il  est  bientôt  rejoint  par  un  autre  courant  de  marée, 
venu  avec  lui  de  l'Atlantique,  mais  qui,  divergeant  à  partir  de  la 
pointe  de  Barfleur,  s'est  attardé  le  long  des  côtes  sablonneuses 
du  Calvados.  Une  lutte  s'établit  :  affaibli  déjà  et  comme  pressé 
d'obéir  à  l'inéluctable  loi  qui  lui  commande  de  se  retirer,  le  cou- 
rant du  Nord  cède  le  premier.  Il  se  refuse  à  mêler  plus  longtemps 
ses  ondes  claires  aux  vagues  bourbeuses  qui  arrivent  de  l'an  Ire 
côté.  Chassé  par  ce  rival  dont  le  contact  le  déshonore,  il  fuit, 
revient  sur  ses  pas  et,  après  avoir  achevé  de  remplir  précipi- 
tamment les  bassins  du  Havre,  il  regagne  en  hâte  la  haute  mer, 


LE    HAVRE    ET    LA    SEINE    MARITIME.  193 

non  sans  gêner,  par  sa  rapidité,  les  navires  qui  tentent  de  le  croi- 
ser pour  entrer  au  port. 

Vainqueur  un  instant,  le  courant'du  Calvados  doit  bientôt,  lui 
aussi,  ralentir  sa  marche.  Enfin,  comme  fatigué  de  l'effort,  il 
s  arrête,  avant  de  revenir  en  arrière.  Ce  moment  de  calme  qui 
sépare  les  deux  oscillations  de  la  marée,  c'est  Y  étale.  Les  allu- 
vions,  dont  le  courant  du  Calvados  est  chargé>  se  déposent  alors 
dans  toute  l'étendue  du  bassin. 

Puis,  changeant  de  nom  comme  de  sens,  de  flot  devenu 
jasant,  la  marée  redescend,  augmentée  du  débit  du  fleuve;  mais, 
comme  si  elle  quittait  avec  regret  ces  rives  verdoyantes  et  pitto- 
resques, elle  est  à  s'éloigner  plus  lente  qu'elle  n'était  à  venir. 
Moins  rapide  que  le  flot,  par  suite  doué  d'une  moindre  puissance 
de  transport,  le  jusant  n'entraînera  plus  les  sables  qu'apportait 
le  courant  du  Calvados.  Trop  lourds  pour  ces  ondes  ralenties,  il 
leur  faut  d'abord,  pris,  repris,  triturés,  usés  dans  les  mouvemens 
tumultueux  de  plusieurs  marées  successives,  se  réduire  en  impal- 
pable limon.  Le  jusant  s'en  charge  alors,  et,  emportée  au  large, 
cette  boue  légère  se  décante  peu  à  peu  dans  les  calmes  profon- 
deurs de  l'océan,  sans  modifier,  par  des  dépôts  prématurés,  le 
relief  des  parties  voisines  du  littoral. 

L'estuaire  de  la  Seine  est  ainsi  lé  vaste  atelier  de  broyage  où 
le  fabricateur  souverain  malaxe  et  prépare  les  matériaux  dont  il 
a  résolu  de  faire  les  régulières  assises  des  continens  futurs. 

Pourvoyeur  fidèle,  le  flot  du  Calvados  approvisionne  l'atelier  : 
inconscientes  ouvrières  de  la  grande  œuvre  de  transformation  du 
globe,  les  marées  en  leur  jeu  périodique  broient  et  triturent  ces 
grains  de  sable  trop  lourds  d'abord  :  le  jusant  enlève  enfin  l'allu- 
vion,  par  ce  travail  devenue  légère,  et  la  disperse  loin  de  nos 
côtes. 

Comme  en  une  usine  bien  dirigée,  l'équilibre  existait  entre 
ces  opérations  connexes  :  ce  qu'apportait  le  flot  du  Calvados, 
l'atelier  de  broyage,  après  l'avoir  préparé,  le  rendait  au  jusant; 
et  il  n'apparaît  pas,  dans  l'histoire  de  l'estuaire  et  de  ses  abords, 
que  la  besogne  ait  été  mal  répartie,  que  les  matériaux  soient 
arrivés  en  trop  grande  abondance,  ni  que,  devant  attendre,  pour 
être  enlevés,  une  plus  complète  trituration,  ils  se  soient  accu- 
mulés dans  l'atelier,  menaçant  encore  d'encombrer  le  voisi- 
nage. 

L'œuvre  séculaire  et  réglée  de  la  nature  se  poursuivait.  Mais 
l'homme  survint. 


tome  cxxix.  —  1895.  J3 


194  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


TI 


Sur  leurs  légers  esquifs,  les  Northmans  de  Rollon  sans  peine 
étaient  montés  jusqu'à  Rouen.  Tant  que  les  navires  n'eurent  besoin 
que  de  quelques  pieds  d'eau  pour  naviguer,  la  vieille  cité  nor- 
mande, fière  déjà  d'être,  sur  le  fleuve,  la  porte  de  Paris,  put  se 
vanter  d'être  aussi  un  port  de  mer.  Jusqu'au  milieu  de  ce  siècle, 
son  commerce  se  contentait  de  ces  petits  navires  de  100  à  150  ton- 
neaux au  plus,  presque  des  barques,  qui  mettaient  douze  à  quinze 
jours  à  franchir,  et  encore  au  prix  de  nombreux  hasards,  les 
120  kilomètres  de  ce  chenal  irrégulier,  changeant,  jalonné  d'épa- 
ves, qui  de  la  mer  conduisait  à  Rouen.  Le  fret  était  cher,  moins 
encore  cependant  que  le  roulage  de  la  grande  route  du  Havre,  et 
l'on  vivait  ainsi. 

Mais  la  vapeur,  les  chemins  de  fer,  vinrent  secouer  l'heureuse 
indolence  de  nos  pères.  L'heure  de  l'activité  fébrile  avait  sonné. 
La  navigation  connut  le  prix  du  temps.  On  voulut  transporter 
beaucoup,  vite,  à  peu  de  frais.  Les  navires  accrurent  leurs  dimen- 
sions, enfoncèrent  de  plus  en  plus  leurs  quilles  au  sein  des  ondes, 
et  durent  renoncer  alors  à  naviguer  dans  les  chenaux  sans  pro- 
fondeur de  la  Seine  maritime.  Le  Havre  les  vit  arriver  en  grand 
nombre.  Rouen  allait-il  donc  cesser  d'être  un  port  de  mer?  La 
première  moitié  de  ce  siècle  se  passa  sans  qu'une  réponse  satis- 
faisante fût  faite  à  cette  question.  Même  on  parlait  d'écluses,  par 
conséquent  de  barrages.  On  revenait  au  projet  d'un  canal  latéral 
à  la  Seine,  allant  de  Rouen  à  la  mer,  et  dont  l'ingénieur  Gachin, 
l'un  des  hardis  constructeurs  de  la  digue  de  Cherbourg,  avait, 
sous  l'inspiration  du  sage  Trudaine,  ébauché  une  sorte  d'avant- 
projet.  Mais  l'énormité  de  la  dépense  fit  hésiter  tous  les  gouver- 
nemens  qui  se  succédèrent.  En  18i5,  rien  n'était  fait  encore,  et 
Rouen,  déserté  par  le  commerce,  assistait,  attristé  et  jaloux,  à  la 
croissante  prospérité  du  Havre. 

C'est  alors  que  Rouniceau,  à  ce  moment  simple  ingénieur 
ordinaire  des  ponts  et  chaussées,  s'inspira  de  ce  qu'à  la  fin  du 
siècle  dernier  avaient  entrepris  les  ingénieurs  écossais  pour 
améliorer  la  Clyde  entre  Glascow  et  la  mer.  Il  proposa  de  res- 
serrer le  cours  du  fleuve  entre  deux  digues  longitudinales  dont 
l'écartement  augmenterait  progressivement  à  mesure  qu'on  s'ap- 
procherait de  la  mer.  C'était  donner  des  rives  inflexibles  à  un 
chenal  fixe  et  régulier,  dans  lequel,  concentrés  et  maintenus,  les 
courans  de  flot  et  de  jusant,  au  lieu  de  se  disperser  dans  toute 
l'étendue  du  lit,  acquerraient  des  vitesses  suffisantes  pour  dé- 
blayer le  fond  et  en  accroître  ainsi  la  profondeur.  Une  loi  du 


LE    HAVRE    ET    LA    SEINE    MARITIME.  195 

31  mai  1846,  au  vote  do  laquelle  les  voix  éloquentes  de  Lamar- 
tine et  d'Arago  prêtèrent  un  efficace  appui,  autorisait  l'établisse- 
ment entre  Villequier  et  Quillebœuf  de  digues  longitudinales, 
espacées  de  300  mètres  à  leur  point  de  départ.  C'était  rétrécir 
notablement  la  largeur  du  lit  qui  était  alors  de  1 000  mètres  envi- 
ron à  Villequier,  de  3000  à  Quillebœuf.  Mais  c'était  aussi  le  seul 
moyen  de  réaliser  les  sagaces  prévisions  de  Bouniceau  et  de  ses 
habiles  successeurs,  Doyat  et  Beaulieu.  —  Ce  ne  fut  cependant 
que  deux  ans  après  le  vote  de  la  loi,  que  les  digues  furent  com- 
mencées à  Belcinac,  en  face  de  Villequier.  En  1851,  elles  attei- 
gnaient Quillebœuf.  C'est  une  note  favorable  à  la  Bépublique  de 
1848,  qu'entre  les  deux  dates  extrêmes  de  sa  courte  et  précaire 
existence,  un  semblable  travail  ait  pu  se  commencer  et  s'accomplir 
sans  être  interrompu. 

L'effet  de  l'endiguement  fut  immédiat.  Prévisions  et  espé- 
rances furent  dépassées.  Dociles  à  la  contrainte  que  leur  impo- 
saient les  constructeurs  des  digues,  les  eaux,  réunissant  leurs 
efforts  dans  l'étroit  chenal  ainsi  délimité,  en  creusèrent  le  fond, 
entraînant  les  déblais  vers  la  région  inférieure  du  fleuve.  Les 
travaux  atteignaient  à  peine  Quillebœuf  que  le  mouillage  offert  à 
la  navigation  dans  la  partie  endiguée  était  presque  doublé.  Ce 
premier  succès  était  un  encouragement  à  continuer.  On  n'attendit 
pas.  Cinq  décrets  successifs  conduisirent  les  digues  jusqu'au  delà 
de  Berville,  situé  un  peu  au-dessous  du  confluent  de  la  Bisle, 
à  17  kilomètres  de  la  ligne  où  la  Seine  se  confond  définitive- 
ment avec  la  mer.  Construites  à  pierres  perdues,  avec  des  blocs 
extraits  des  falaises  crayeuses  qui  bordent  la  vallée,  ces  digues 
sont,  en  quelques  endroits,  élevées  au-dessus  du  niveau  des  plus 
hautes  marées  :  ailleurs,  au  contraire,  elles  ont  été  faites  sub- 
mersibles de  façon  à  troubler  le  moins  possible  —  c'est  ce  qu'on 
cherchait  à  éviter  —  le  régime  général  des  marées. 

Le  résultat  définitif  a  répondu  aux  prévisions  qu'après  les 
premiers  travaux  il  avait  été  permis  d'établir.  Le  lit  endigué 
s'est  profondément  creusé;  des  dragages  ont,  en  outre,  abaissé 
certains  seuils,  tels  que  celui  des  Meules,  dont  la  nature  rocheuse 
et  consistante  résistait  à  l'érosion  des  eaux.  La  Seine  maritime 
est  aujourd'hui  toujours  accessible  aux  navires  calant  Sm,50.  Pen- 
dant 230  jours  par  an,  elle  peut  recevoir  ceux  de  6m,S0,  et  ceux 
de  7  mètres  pendant  120  jours.  Entre  Berville  et  la  mer,  dans 
l'estuaire  non  endigué,  les  chenaux  creusés  par  les  courans  con- 
tinuent, il  est  vrai,  à  divaguer;  on  a  cependant  constaté,  depuis 
l'établissement  des  digues  en  amont,  une  certaine  tendance  des 
chenaux  navigables  à  la  fixité,  ou  plutôt  une  plus  grande  len- 
teur à  modifier  leur  forme,  leur  profondeur  ou  leur  direction. 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tout  au  moins,  une  certaine  régularité  dans  les  modifications 
semble-t-elle  avoir  succédé  aux  brusques  désordres  d'autrefois. 

Le  pilotage  de  l'estuaire,  heureusement,  est  exercé  par  une 
corporation  à  la  hauteur  des  difficultés  qu'elle  a  à  surmonter. 
Surveillé  en  ses  changemens  au  moyen  de  sondages  pour  ainsi 
dire  continuels,  le  chenal  est  balisé  avec  un  soin  extrême.  Des 
bouées  lumineuses  installées  depuis  deux  ans  environ,  permettent 
d'y  naviguer  la  nuit.  Les  progrès  de  la  navigation  ont  suivi  pas 
à  pas  ces  améliorations.  Rouen  a  vu,  enfin,  son  port  recevoir 
communément  des  navires  de  plusieurs  milliers  de  tonnes;  son 
commerce  s'est  développé,  ses  relations  se  sont  étendues,  sa 
richesse  s'augmente  et  se  révèle  par  mille  traits  visibles.  Aussi  à 
Rouen,  disait  un  député  normand,  tout  le  monde  est-il  partisan 
des  digues.  Le  contraire  eût  étonné. 

Cependant  tout  n'est  pas  dit  sur  les  conséquences  des  digues 
quand  on  se  réjouit  de  l'approfondissement  du  chenal  qui  a  res- 
tauré la  fortune  commerciale  de  la  capitale  de  la  Normandie.  Un 
autre  effet  s'est  produit  :  en  arrière  des  digues,  dans  les  parties 
du  lit  désormais  soustraites  à  l'action  des  courans.  des  alluvions 
considérables  se  sont  rapidement  formées.  De  fertiles  prairies 
n'ont  pas  tardé  à  les  recouvrir  qui  ont  bien  vite  acquis  une 
grande  valeur.  Aussi  se  plaît-on  à  opposer  aux  18  millions  de 
francs  qu'a  coûté  l'endiguement  les  34  millions  qui  représentent 
la  valeur  des  8305  hectares  déjà  conquis  et  des  2000  qui  sont 
encore  en  voie  de  formation. 

En  réalité,  qu'a-t-on  t'ait  en  provoquant  —  sans  le  vouloir 
d'ailleurs  et  sans  les  avoir  bien  prévus  —  ces  productifs  atterris- 
semens?  On  a  retranché  de  l'estuaire  primitif,  œuvre  de  la  libre 
nature,  une  capacité  de  240  millions  de  mètres  cubes.  L'atelier 
de  broyage  a,  de  la  sorte,  vu  restreindre  son  étendue  et  dimi- 
nuer sa  puissance.  Il  ne  reçoit  plus  qu'une  partie  du  courant  du 
Calvados.  Les  matériaux  qui  lui  arrivent  encore  par  cette  voie, 
mêlés  à  ceux  que  l'érosion  enlève  au  plafond  du  chenal,  ne 
sont  plus  aussi  complètement  travaillés.  Moins  finement  pulvé- 
risées, les  particules  vaseuses  restent  plus  lourdes.  Les  courans, 
accrus  en  vitesse  par  le  fait  du  rétrécissement,  peuvent  cepen- 
dant les  entraîner  encore.  Mais  ils  les  déposent  plus  tôt,  lorsque, 
rendus  à  la  mer,  ils  s'y  épanouissent  perdant  à  la  fois  leur  vitesse 
et  la  puissance  de  transport  qui  en  résulte.  A  ces  amas  s'ajoutent 
les  apports  du  dernier  flot  du  Calvados,  lequel  n'ayant  pu,  connue 
autrefois,  pénétrer  dans  l'estuaire  rétréci,  a  dû  continuer  sa 
route  le  long  de  la  plage  sous-marine,  avec  une  vitesse  graduelle- 
ment amortie.  De  là,  la  formation  dans  la  baie  de  Seine  de 
vastes  bancs  de  sable  qui  en  relèvent  les  fonds  d'une  manière 


LE    HAVRE    ET    LA    SEINE    MARITIME.  197 

souvent  inquiétante.  C'est  un  dangereux  voisinage  pour  la  passe 
Sud-Ouest  et  l'entrée  même  du  Havre,  surtout  quand,  —  comme 
cela  a  eu  lieu  notamment  en  1882  et  1883,  —  le  principal  cou- 
rant de  jusant  vient  à  se  diriger  vers  Amfard  et  Le  Hoc,  c'est-à- 
dire,  dans  le  voisinage  immédiat  du  Havre.  Les  tempêtes  du  nord- 
ouest  ont,  heureusement,  jusqu'ici,  fait,  en  temps  utile,  rebrousser 
chemin  à  ces  menaçantes  invasions.  Sans  ce  secours,  plus  d'une 
fois,  et  tout  dernièrement  encore,  le  port  du  Havre  était,  comme 
le  fut  celui  de  Brouage  à  la  fin  du  xvne  siècle,  définitivement 
obstrué.  Ne  devoir  la  continuation  de  son  existence  qu'à  l'oppor- 
tune et  bienveillante  intervention  de  Neptune  en  fureur  est  une 
condition  quelque  peu  misérable  et  précaire.  Les  digues,  si  bien- 
faisantes à  Rouen,  devinrent  le  cauchemar  des  Havrais.  Leurs 
plaintes  furent  entendues.  Depuis  1870,  tout  travail  d'endigue- 
ment  a  cessé  dans  la  Seine  maritime.  —  Mais  s'abstenir  n'est  pas 
résoudre.  Renseigné  par  les  ingénieurs  hydrographes,  ces  méde- 
cins consultans  do  la  mer,  le  Havre  suit  d'un  œil  anxieux  la 
marche  menaçante  des  alluvions;  Rouen,  de  son  côté,  s'inquiète 
de  n'avoir,  pour  commercer  avec  le  monde,  qu'un  chemin  devenu 
insuffisant.  Les  deux  préoccupations  sont  légitimes.  Sont-elles 
exclusives  l'une  de  l'autre?  On  ne  le  croit  pas.  Le  Parlement, 
après  dix  ans  de  sollicitations,  vient  enfin  de  leur  donner  une 
dernière  satisfaction.  Il  n'était  que  temps. 

III 

Cependant,  de  part  et  d'autre,  à  Rouen  comme  au  Havre,  on 
s'était  outillé  en  attendant. 

Le  Havre,  prédestiné  par  sa  position  géographique  à  être  le 
port  français  de  la  grande  navigation  transatlantique,  a,  pendant 
ce  dernier  demi-siècle,  constitué  un  outillage  d'exploitation  qui 
peut  être  cité  comme  un  des  plus  complets  et  des  plus  parfaits. 
Outre  son  avànt-port  dont  la  superficie  est  de  près  de  22  hectares, 
mais  dont  la  configuration  vicieuse;  est  une  cause  de  gêne  et  sou- 
vent de  danger,  le  Havre  possède  aujourd'hui  neuf  bassins  à  flot, 
fermés  au  moment  de  la  marée  descendante  par  de  puissantes 
portes.  Ils  offrent  aux  navires  un  mouillage  permanent,  qui  de 
5m,50  dans  l'ancien  bassin  du  Roy,  va  jusqu'à  9  mètres  dans  le 
bassin  Bellot,  réservé  aux  grands  transatlantiques.  La  superficie 
de  ces  bassins  est  de  près  de  74  hectares,  bordés  de  11  kilomètres 
de  quai.  83  appareils  de  levage,  mâtures,  treuils,  grues  à  bras, 
à  vapeur,  hydrauliques,  appareils  fixes,  mobiles  ou  flottans, 
depuis  ceux  d'une  force  de  1  S00  kilos  jusqu'à  la  grande  mâture 
de  la  Société  des  forges  et  chantiers,  capable  de  soulever  un  far- 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(loau  de  100000  kilos,  Ions  ces  appareils  offrent  leur  concours 
pour  débarquer  ou  embarquer  les  cargaisons.  37  kilomètres  de 
voie  ferrée,  raccordés  au  réseau  de  la  Compagnie  de  l'Ouest,  en 
facilitent  l'approche  ou  l'enlèvement,  à  moins  que,  sans  destina- 
tion immédiate  ou  mises  en  entrepôt,  ces  marchandises  n'aillent 
s'abriter  sous  les  19  hangars  de  la  Chambre  de  commerce  on 
s'enfermer  dans  les  39  grands  magasins  de  la  Compagnie  des 
Docks.  Six  formes  de  radoub,  dont  la  plus  grande  a  150  mètres 
de  long  et  20  mètres  de  large,  un  dock  flottant,  quelque  peu 
démodé,  il  est  vrai,  des  grils,  des  pontons  de  carénage  offrent 
aux  navires,  grands  et  pelits,  le  moyen  de  faire  visiter,  nettoyer, 
repeindre,  réparer  leur  carène.  Mis  en  communication  directe 
avec  la  Seine  par  le  canal  de  Tancarville,  le  Havre  est,  par  sur- 
croît, devenu  un  port  de  navigation  intérieure,  accessible  à  la 
batellerie  fluviale,  qui  ne  pouvait  auparavant  se  risquer  à  faire 
la  traversée  toujours  difficile,  souvent  dangereuse  de  l'estuaire. 
Ces  améliorations  successives  n'ont  pas  été  sans  grandes  dépenses. 
Le  Havre  coûte  jusqu'ici  à  la  génération  actuelle  plus  de  125  mil- 
lions de  francs,  dont  le  quart,  à  peu  près,  a  été  fourni  par  la  mu- 
nicipalité et  la  Chambre  de  commerce,  et  le  reste  par  l'Etat. 

Le  sacrifice  ne  paraît  pas  avoir  été  au  delà  des  résultats  obte- 
nus. La  population  de  la  ville  a  décuplé.  On  y  a  vu  de  tous  côtés 
affluer  l'intelligence  et  les  capitaux.  Aux  jours  douloureux  où  la 
patrie  française  fut  démembrée,  des  patriotes  alsaciens,  fidèles  à 
la  destinée  de  la  France,  apportèrent  au  Havre  l'utile  et  fécond 
encouragement  de  leur  esprit  d'initiative,  le  fortifiant  exemple 
de  leurs  vertus  commerciales.  Des  industries  de  toute  nature  se 
sont  créées  et  développées  dans  la  région  :  le  commerce  y  a  pris 
une  grande  intensité.  Sans  compter  les  petits  bateaux  à  vapeur, 
si  connus  des  touristes,  qui  vont  à  Honlleur,  à  Trouville,  à  Caen, 
à  Cherbourg  et  ailleurs,  non  plus  que  les  pécheurs  petits  et 
grands,  le  Havre  a  vu,  en  1891,  entrer  dans  son  port  6435  navires 
apportant  près  de  2  milliards  de  kilogrammes  de  marchandises; 
celles  qu'ils  ont  ensuite  emportées  pesaient  plus  d'un  milliard 
de  kilogrammes  et,  grâce  à  l'élaboration  industrielle,  représen- 
taient une  valeur  quintuple,  au  moins,  de  celle  des  produits 
importés. 

De  son  côté,  Rouen,  rappelée  à  la  vie  commerciale  par  les  pre- 
miers endiguemens  de  la  Seine  maritime,  ne  s'est  pas  endormie 
dans  la  jouissance  de  sa  renaissante  fortune.  Elle  s'est  souvenue 
qu'elle  était,  comme  le  disait  il  y  a  quelque  temps  un  ingénieur  rou- 
main, son  hôte  d'un  jour,  l'anneau  de  mariage  de  la  navigation 
maritime  avec  la  batellerie  fluviale.  Elle  a  voulu  devenir  un  grand 
port  de  transit.  Le  gouvernement  l'a  voulu  avec  elle  :  23  millions  de 


LE    HAVRE    ET    LA    SEINE    MARITIME.  199 

francs,  dont  près  de  six,  fournis  par  la  ville  et  la  Chambre  de  com- 
merce, ont  été  consacrés  aux  améliorations  du  port.  —  Dans  le  bras 
principal  de  la  Seine,  plus  de  3500  mètres  de  quais  en  maçonnerie 
sont  aujourd'hui  immédiatement  accostables,  sans  manœuvres, 
sans  attente,  sans  portes  à  ouvrir  ou  à  fermer.  Au  pied  de  ces 
quais,  la  profondeur  d'eau,  au  moment  le  plus  défavorable,  est  de 
5m,80.  Quelques  dragages  suffiraient  pour  la  rendre  plus  grande 
encore.  66  appareils  de  levage  apportent  leur  concours  aux  opé- 
rations. Sur  23050  mètres  de  voie  ferrée,  les  wagons  offrent  leurs 
services  aux  commerçans  pressés,  tandis  que,  directement  accostés 
aux  flancs  des  navires,  les  bateaux  de  rivière,  péniches  et  cha- 
lands, reçoivent  les  marchandises  que  le  réseau  de  nos  voies 
navigables  leur  permettra,  en  concurrence  avec  les  chemins  de 
fer,  de  porter,  non  seulement  à  Paris,  l'insatiable  consommateur, 
mais  plus  loin  encore  dans  l'Est,  à  Nancy,  à  Strasbourg,  à  Lyon 
même.  En  1891,  3021  navires,  jaugeant  ensemble  plus  de 
1200000  tonnes,  sont  venus  par  la  Seine  mouiller  à  Rouen.  Les 
marchandises  qu'ils  ont  transportées,  tant  à  la  remonte  qu'à  la 
descente,  pesaient  près  de  2  milliards  de  kilogrammes.  Un  par- 
tage d'attributions  semble  se  devoir  faire  tout  naturellement  entre 
les  deux  ports  :  au  Havre,  les  paquebots  rapides,  les  puissans 
transatlantiques  dont  les  minutes  sont  comptées,  pressés  d'arriver, 
pressés  de  partir,  transportant  voyageurs,  lettres,  valeurs,  mar- 
chandises de  prix  ;  à  Rouen,  le  modeste  cargo-boat  ne  sacrifiant 
pas  l'ampleur  de  ses  formes  au  désir  d'aller  vite,  et  propre  sur- 
tout au  transport  économique  des  matières  premières,  marchan- 
dises d'une  faible  valeur  unitaire,  chargées  en  grande  niasse,  et 
ne  pouvant  supporter  qu'un  fret  peu  élevé. 

C'est  dans  ces  conditions  que  les  deux  villes  ont  vécu  et  pros- 
péré. 

Cependant,  depuis  1891,  cette  prospérité  paraît  stationnaire. 
Au  Havre  comme  à  Rouen,  il  semble  que  la  roue  de  l'inconstante 
Fortune  va  cesser  de  tourner.  Sans  doute,  on  peut,  on  doit  en 
accuser  les  tarifs  de  douane,  hostiles  à  l'échange,  qui  entravent 
aujourd'hui  l'activité  productive  du  pays  autant  qu'ils  restreignent 
sa  faculté  de  consommer.  Comme  le  disait  Narbal  à  Télémaque, 
il  faut  que  le  prince,  —  et  tout  gouvernement  est  prince  sur  ce 
point,  —  n'entreprenne  jamais  de  gêner  le  commerce  pour  le 
tourner  selon  ses  vues  ;  autrement ,  il  le  découragera.  C'est 
l'œuvre,  cependant,  qu'accomplissent  aujourd'hui  nos  gouver- 
nans.  Mais  en  même  temps  que  la  liberté  de  commercer,  le  sage 
Tyrien  recommande  d'assurer  aux  navires  qui  abordent  le  port 
la  sûreté  et  la  commodité.  Sûreté  et  commodité,  on  pouvait,  il 
y  a  peu  de  temps  encore,  les  rencontrer  au  Havre  et  aussi  à 


200  .    REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Rouen,   grâce  aux  installations  que  nous  venons  d'énumérer. 

Mais  les  temps  ont  marché  :  et  aujourd'hui,  nos  deux  grands 
ports  sont  semblables  à  de  coûteux  palais  dont  il  serait  interdit 
de  franchir  le  seuil.  Stimulé  par  la  concurrence  universelle, 
l'infatigable  progrès  a  modifié  les  allures  du  commerce.  Les 
ailes  de  l'agile  Mercure  ont  encore  grandi.  Le  temps,  Yrrrc- 
parabile  tempus  a  haussé  de  prix  :  il  n'en  faut  pas  perdre  un 
instant.  S  aidant  des  merveilleux  progrès  de  la  métallurgie  et 
de  la  mécanique,  les  navires  ont  accru  leurs  dimensions  au  delà 
de  ce  qu'on  pouvait  concevoir.  Les  rapides  transatlantiques, 
longs  de  150,  môme  de  170  mètres,  ont  8  mètres  de  tirant 
d'eau.  Chacune  des  heures  de  leur  existence  coûte  à  l'armateur 
plusieurs  centaines  de  francs.  Ils  ne  viendront  plus  au  Havre,  s'il 
leur  faut  mouiller  en  rade,  attendant  qu'une  marée  favorable  leur 
permette  de  franchir  le  haut-fond,  toujours  menacé  par  les 
alluvions,  sur  lequel  s'ouvre  la  passe  actuelle.  Ils  y  viendront 
d'autant  moins  que  partout,  sur  les  cotes  atlantiques,  les  nations 
voisines  se  sont  pourvues  de  ports  accessibles  aux  navires  du  plus 
grand  tirant  d'eau,  et  garnis  de  quais  facilement  accostables,  où 
les  opérations  de  mise  à  terre  et  d'embarquement  s'effectuent 
avec  une  singulière  rapidité. 

Londres,  à  tant  de  docks  et  de  warfs  qu'elle  possédait  déjà, 
vient  d'ajouter  dans  la  partie  inférieure  de  la  Tamise  les  vastes 
bassins  de  Tilbury,  et  s'occupe  à  creuser  dans  son  fleuve  ma- 
jestueux un  chenal  de  plus  de  9  mètres  aux  plus  basses  mers. 
Liverpool,  si  merveilleusement  servi  par  la  nature,  n'avait  qu'une 
imperfection  :  la  barre  à  l'entrée  de  la  Mersey.  Depuis  deux  ans, 
le  plus  colossal  engin  de  dragage  qui  ait  encore  été  construit, 
capable  en  une  heure  d'aspirer  plus  de  100  mètres  cubes  de  sable, 
approfondit  la  barre.  Il  l'a  mise  aujourd'hui  à  6m,7o0  au-dessous 
des  basses  mers  de  vive  eau.  Le  travail  se  continue  et  ne  s'arrêtera 
que  quand  les  30  pieds  (9m,lil)  à  basse  nier  de  vive  eau,  qui  sont 
aujourd'hui  le  desideratum  des  compagnies  transatlantiques, 
auront  été  obtenus.  Les  grands  paquebots  de  8'", 85  de  tirant 
d'eau  qu'on  construit  en  ce  moment  à  Philadelphie  pourront  alors, 
sans  arrêt,  pénétrer  dans  la  Mersey.  C'est  affaire  de  quelques 
mois.  Liverpool  n'aura  plus  alors  à  redouter  la  concurrence  de 
Southampton,  qui  a  mis  à  30  pieds  le  grand  bassin  de  YEmprcss 
dock  et  le  chenal  qui  y  aboutit. 

Si  le  savant  et  habile  Franzius  n'a  encore  ouvert  l'accès  de 
Brème  qu'aux  navires  calant  S  mètres  environ,  il  a  créé,  à  l'em- 
bouchure même  du  Weser,  le  port  de  Bremerhafen,  dont  le 
nouveau  bassin,  dépassant  même  les  exigences  actuelles  de  la 
marine,  pourrait  recevoir  des  navires  de  9m,15.  Par  ses  amena- 


LE    HAVRE    ET    LA    SEINE    MARITIME.  201 

gemens  perfectionnés  et  lu  facilité  de  son  accès,  ce  nouveau  port 
a  compensé  le  désavantage  de  sa  situation  géographique.  Il  est 
devenu  le  siège  de  la  plus  puissante  compagnie  de  navigation 
maritime  qui  existe  actuellement,  le  Norddeutscher  Lloyd,dont 
les  83  grands  steamers  promènent  sur  tous  les  océans  la  sécu- 
laire renommée  de  la  Hanse. 

Hambourg,  depuis  douze  ans  seulement,  pour  ne  pas  remonter 
plus  loin,  a  coûté  200  millions  de  francs.  Son  Sénat  n'en  a  pas 
moins  poursuivi  la  transformation  du  port  de  Cuxhaven,  situé  à 
l'embouchure  même  de  l'Elbe,  à  peu  près  comme  le  Havre  à  l'en- 
trée de  la  Seine.  Dès  les  premiers  mois  de  1896,  Cuxhaven  offrira 
aux  transatlantiques,  lors  des  marées  les  plus  basses,  une  pro- 
fondeur minima  de  8  mètres.  Rival  des  ports  allemands,  celui  de 
Copenhague,  non  content  en  se  déclarant  port  franc  de  contre- 
balancer l'influence  du  canal  de  la  Baltique  à  la  mer  du  Nord, 
réserve  dans  ses  nouvelles  installations  un  bassin  de  9  mètres  de 
profondeur.  Amsterdam  met  à  8m,2o  le  canal  d'Ymuiden  et  ne 
semble  pas  redouter  le  voisinage  de  Rotterdam  qui,  après  avoir 
ouvert  à  travers  le  cap  sablonneux  du  Hoek  van  Holland  un 
accès  à  la  mer  que  lui  refusait  l'embouchure  encombrée  de  la 
Nieuwe  Maas,  a  su  s'installer  de  la  façon  la  plus  intelligente  et 
la  plus  grandiose,  pour  recevoir,  décharger,  recharger  et  expédier 
en  un  instant  les  plus  grands  navires.  Anvers,  enlin,  malgré  les 
90  kilomètres  qui  la  séparent  de  la  haute  mer,  voit  toujours  sa 
puissante  clientèle  lui  rester  fidèle,  grâce  à  la  certitude  qu'elle  lui 
offre  de  trouver  immédiatement  le  long  de  ses  vastes  quais  une 
place  accostable  et  un  outillage  disponible.  Et  cependant,  le  gou- 
vernement belge,  pénétré  des  nécessités  de  l'heure  présente,  va 
créer  à  Heyst,  sur  la  côte  sablonneuse  des  Flandres,  un  port 
d'escale,  permettant,  en  tout  état  do  marée,  la  flottaison  des 
navires  calant  8  mètres.  Un  canal  maritime  pourra  les  conduire 
ensuite  aux  portes  de  Bruges,  réveillée,  par  le  son  grave  de  leurs 
mugissantes  sirènes,  de  sa  longue  léthargie  monacale  pour  re- 
devenir la  grande  cité  commerçante  qu'elle  était  au  temps  des 
Artveld.  Sous  la  pression  d'une  même  nécessité,  au  sud  comme 
au  nord,  à  Bilbao,  à  Lisbonne  qui  reprend  l'œuvre  de  ses  quais, 
interrompue  par  un  de  ces  accidens  financiers  devenus  aujour- 
d'hui chose  ordinaire,  à  New-York  qui  fait  sauter  les  derniers 
rochers  de  son  chenal,  mis  aujourd'hui  à  30  pieds,  partout,  au 
canal  de  Suez  lui-même,  qui  abaisse  à  9  mètres  le  plafond  de  la 
grande  route  de  l'Extrême-Orient,  partout  on  veut  être  en  mesure 
d'accueillir  à  tout  moment  les  navires  de  8  mètres  de  tirant  d'eau. 

Seule,  la  France  n'a  encore  sur  les  rives  atlantiques  aucun 
grand  port  présentant  cet  avantage. 


202  REVUE  DES  DE CX  MONDES. 


IV 

Pour  que  le  Havre  devienne  le  rival  de  Liverpool  et  de  Lon- 
dres, d'Anvers,  de  Rotterdam  ou  de  Cuxhaven,  pour  qu'il  puisse 
disputer  à  tous  ces  ports  l'honneur  et  le  profit  d'être  une  des 
grandes  portes  par  lesquelles  notre  vieux  continent  demeurera 
en  relations  avec  le  reste  de  l'univers,  il  faut —  condition  absolu- 
ment nécessaire  —  que  les  navires  calant  8  mètres  puissent  y 
pénétrer  à  toute  heure  de  marée,  y  accoster  sans  retard  et  sans 
peine  des  quais  pourvus  d'un  outillage  suffisant  à  opérer,  dans 
le  moins  de  temps  possible,  toutes  les  manutentions  nécessaires. 
C'était  lace  que  poursuivait  le  projet  primitivement  soumis  aux 
Chambres.  Prévoyant  l'avenir,  il  comportait,  pris  sur  la  rade,  un 
vaste  avant-port,  déjà  déclaré  nécessaire  en  1841  par  Arago,  et, 
dans  l'intérieur  de  cet  avant-port,  des  quais  toujours  accostables; 
puis,  l'entrée  du  port  rectifiée,  tournée  vers  les  passes  d'accès  du 
nord,  enfin  le  creusement  de  nouveaux  bassins,  l'approfondisse- 
ment des  anciens,  et  des  écluses  doubles  au  lieu  des  portes  simples, 
dangereuses  et  insuffisantes.  Mais  surtout,  par  la  disposition  de 
l'avant-port  et  le  prolongement  des  digues  de  la  Seine,  ce  vaste 
projet  se  préoccupait  d'isoler  le  port  du  Havre,  de  le  soustraire  com- 
plètement aux  menaces  venues  de  l'estuaire.  La  Chambre,  malgré 
les  appréhensions  des  protectionnistes,  s'était  laissé  entraîner  par 
des  voix  éloquentes  et  convaincues,  elle  avait  volé  ce  projet,  com- 
plet autant  qu'efficace.  Mais  le  Sénat,  ménager  d'une  situation  bud- 
gétaire qui  de  jour  en  jour  devient  plus  précaire,  s'effraya  des 
millions  qu'il  fallait  dépenser.  Devant  sa  résistance,  il  fallut  en 
rabattre,  avoir  des  visées  moins  hautes,  et,  renonçant  aux  longs 
espoirs,  n'envisager  que  l'avenir  prochain  :  c'est  ce  qui  a  été  fait 
dans  le  nouveau  projet.  Les  travaux  que  le  Sénat  vient  enfin  d'ap- 
prouver sont  d'ordre  plus  modeste  que  ceux  primitivement  étu- 
diés. Pour  le  moment,  cependant,  ils  paraissent  devoir  suffire  et 
il  sera  sage  de  s'en  contenter.  Ils  ont  d'ailleurs  l'avantage  de  ne 
rien  empêcher  de  ce  qu'on  voudra  sans  doute  faire  quand  il  sera 
permis,  —  si  cela  arrive  jamais,  —  de  faire  œuvre  grandiose. 

Ces  travaux  consistent  essentiellement  dans  la  construction 
en  avant  du  port  actuel  d'une  enceinte  avancée,  réduction  en 
quelque  sorte  du  grand  avant-port  du  projet  primitif.  L'entrée, 
large  de  200  mètres,  en  sera  orientée  vers  le  nord-ouest,  loin, 
par  conséquent,  des  alluvions  de  la  Seine.  On  y  accédera  du  large 
par  deux  passes  draguées  dans  les  fonds  naturels.  Celle  du  nord 
aura  par  les  plus  petites  hautes  mers  une  profondeur  de  9m,90, 
et  encore  3m,75  aux  basses  mers  de  morte  eau.  —  Les  navires 


LE    HAVRE    ET    LA    SEINE    MARITIME.  203 

moyens  y  pourront  donc  circuler  presque  à  tout  moment,  les 
grands  transatlantiques  environ  cinq  heures  par  marée.  Autre 
avantage:  les  choses  seront  disposées  de  telle  sorte  qu'au  lieu  de 
la  route  sinueuse  d'aujourd'hui,  les  navires  gagneront  en  droite 
ligne  le  fond  du  nouvel  avant-port.  Là,  ils  trouveront  une 
vaste  écluse  à  sas  de  30  mètres  de  large  et  de  225  mètres 
de  long,  permettant  de  pénétrer  dans  les  bassins  à  toute  heure 
de  marée.  On  ne  sera  plus  réduit,  comme  aujourd'hui  avec  les 
portes  uniques,  à  n'ouvrir  les  bassins  qu'au  moment  de  la 
haute  mer,  ce  qui  impose  souvent  à  la  navigation  des  retards 
de  plusieurs  heures  —  sans  parler  du  risque  de  voir  les  bassins 
se  vider,  et  les  navires  qu'ils  contiennent  s'échouer,  si  un  acci- 
dent, toujours  possible,  vient  à  retarder  la  fermeture  au  mo- 
ment où  la  mer  commence  à  descendre.  Sans  doute,  une  longue 
suite  de  quais  immédiatement  accostables  vaudrait  mieux  que  le 
passage  par  l'écluse  et  le  séjour  dans  les  bassins.  Mais  nous  n'avons 
ici  ni  l'Escaut,  ni  la  Meuse,  ni  la  Mersey,  ni  la  Tamise,  et  ce  sera 
toujours  pour  le  Havre  une  infériorité  de  n'être  pas  situé  sur 
un  fleuve  profond  et  facilement  navigable. 

Cet  avantage,  Rouen  le  possède  :  mais  son  éloignement  de  la 
mer,  et  surtout  l'impossibilité  d'ouvrir  d'ici  longtemps  la  Seine 
maritime  aux  navires  de  8  mètres  empêcheront  d'utiliser  pour 
recevoir  ceux-ci  le  bel  alignement  de  ses  quais,  fort  comparables, 
toutes  proportions  gardées,  à  ceux  de  Rotterdam  et  d'Anvers.  —  Ce 
que  Rouen  demande,  ce  que,  hâtons-nous  de  le  dire,  personne  ne 
lui  refuse,  c'est  une  route  sûre  et  relativement  facile  pour  les  cargo- 
boatsde  6m,50  à 7  mètres.  Tous  les  ingénieurs  s'accordent  à  recon- 
naître que  le  procédé  à  employer  consiste  à  prolonger,  en  les  évasant 
progressivement,  les  digues  actuelles;  on  s'entend  moins  sur  ce 
que  sera  ce  prolongement:  —  Suivant  quelle  règle  évasera-t-on? 
Prolongera-t-on  jusqu'au  seuil  même  do  l'estuaire,  jusqu'à  la 
hauteur  du  Hoc  du  côté  du  Havre,  de  Villerville  de  l'autre?  Ne 
serait-ce  pas  réduire  encore  et  d'une  quantité  notable  l'atelier  où 
le  courant  du  Calvados  voudrait  toujours  apporter  ses  alluvions? 
Découragé  d'un  transport  inutile,  de  plus  en  plus  troublé  en  ses 
allures,  celui-ci  ne  va-t-il  pas  se  débarrasser  trop  tôt  de  son  far- 
deau, ensabler,  plus  qu'elles  ne  le  sont  déjà,  les  plages  recherchées 
de  Trouville  et  de  Dauville  ?  N'ira-t-il  pas,  du  surplus,  aug- 
menter encore  les  bancs  de  la  baie  de  Seine,  rendre  la  passe 
Sud-Ouest  actuelle  du  Havre  complètement  inaccessible?  C'est  ce 
que  redoutent  les  plus  sages.  D'après  eux,  il  suffit,  pour  le 
moment,  de  s'arrêter  à  Honileur.  La  solution  n'est  pas  définitive, 
sans  doute.  Mais  les  quelques  kilomètres  de  l'aval  qui  ne  seront 
point  endigués  subiront  l'influence  régulatrice  du  jusant  sortant 


201  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  digues  avec  une  direction  et  une  vitesse  dont  l'impulsion  se 
prolongera  sur  un  assez  long  espace.  —  Puis,  sur  cette  faibledis- 
tance  de  7  à  8  kilomètres,  des  dragages  analogues  à  ceux  de  la 
barre  de  la  Mersey  peuvent  efficacement  intervenir. 

Arrêter  les  digues  de  la  sorte,  ce  sera,  par  surcroît,  donner 
à  l'honnête  petit  port  de  Honfleur,  si  laborieux,  si  intelligent,  si 
utile  à  certains  commerces,  une  preuve  de  sollicitude  démocra- 
tique. 

Ainsi,  d'une  part,  on  place  la  nouvelle  entrée  du  Havre  aussi 
loin  que  possible  de  l'embouchure;  de  l'autre,  on  prolonge  les 
digues  de  façon  à  ne  laisser  en  dehors  de  leur  influence  directe 
(pie  l'étroite  bande  de  l'estuaire  comprise  entre  le  méridien  de 
Honfleur  et  celui  d'Amfard.  On  aurait  pu  faire  plus,  on  aurait  pu 
faire  moins.  C'est  une  transaction.  Au  moins,  n'aura-t-on  fait  rien 
d'irréparable.  Tels  seraient,  au  contraire,  par-dessus  tous  autres 
procédés,  ces  barrages  transversaux  qui  fermeraient  à  tout  jamais 
i 'estuaire,  portant  au  comble  le  trouble  déjà  trop  grand  des  mou- 
vemens  naturels  des  (.'aux,  et  précipitant  la  catastrophe  qu'avec 
les  digues  convenablement  évasées  on  peut,  au  contraire,  avoir 
l'espérance  d'atténuer. 


La  question  technique  résolue,  restait  la  question  d'argent. 
Ce  n'était  pas  la  moindre.  Le  projet  primitif  s'élevait  à 
96  150  000  francs.  Mais  il  faut  en  défalquer  tout  d'abord 
7500000  francs  de  dépenses  purement  militaires,  visant  des  tra- 
vaux absolument  distincts  de  ceux  d'amélioration.  Ces  derniers 
ne  devaient  plus  alors  coûter  que  88  650  000  francs  dont  pour  le 
Havre  67  millions,  pour  la  Seine  et  Rouen  21  650  000  francs. 

Le  projet,  sans  s'arrêter  à  cette  distinction,  mettait  à  la  charge 
tle  l'Etat  les  trois  quarts  de  la  dépense  totale,  soit72 112500  francs. 
—  Pour  faire  le  dernier  quart,  le  département  de  la  Seine-Infé- 
rieure, les  villes  de  Rouen  et  du  Havre  offraient,  à  titre  de  sub- 
sides non  remboursables,  une  somme  de  8  millions;  les  Cham- 
bres de  commerce  des  deux  ports  fournissaient,  celle  du  Havre 
12  490  320  francs,  celle  de  Rouen  3547180  francs.  —  Le  projet 
les  autorisait  à  se  récupérer  au  moyen  de  taxes,  basées  sur  la 
jauge  des  navires. 

Ces  diverses  contributions  se  trouvent  naturellement  réduites 
dans  le  nouveau  projet,  lequel  ne  s'élève  plus  qu'à  42  500  000  francs. 
Mais  la  répartition  de  la  dépense  entre  les  intéressés  n'est  pas  faite 
proportionnellement  à  l'ancienne.  Dans  le  premier  cas,  les  Cham- 
bres de  commerce  et  les  villes,  encore  aidées  par  le  département, 


LE    1IAVKE    ET    LA    SEINE    MARITIME.  205 

prenaient  à  leur  charge  un  quart  seulement  de  la  dépense.  (  '.elle  fois, 
elles  en  assurent  la  moitié,  à  savoir  le  département  et  tes  villes 
6  627000  francs,  la  Chambre  de  commerce  de  Rouen i  937500  francs 
celle  du  Havre  9  685500  francs,  — ■  soit  en  tout:  21  250  000  francs. 
C'est,  proportionnellement,  plus  qu'il  n'avait  encore  été  demandé, 
pour  des  travaux  de  ce  genre,  aux  intéressés  directs.  Leur  part, 
dans  les  dépenses  faites  jusqu'ici  pour  l'amélioration  du  Havre,  de 
Rouen,  même  de  Marseille,  atteignait  le  quart,  à  peine.  —  11  y  a 
donc  tendance  à  faire  participer  de  plus  en  plus  aux  travaux  des 
ports  ceux  qui  ont  à  en  retirer  un  bénéfice  immédiat.  C'est  arri\ ci- 
progressivement  à  cet  heureux  état  social  où  l'utilité  publique 
pourra  s'apprécier  d'après  le  critérium  de  Dupuit,  à  la  fois  ingé- 
nieur et  économiste,  qui  disait  en  1814  «  qu'en  matière  de  travaux 
publics,  il  n'y  a  d'utilité  que  celle  qu'on  consent  à  payer  (1).  » 
C'est  ce  que  disait  déjà  Adam  Smith  : 

«  Lorsque  les  grandes  routes,  les  canaux,  les  ponts  et  les  ports, 
sont  construits  et  entretenus  par  le  commerce  même  qui  se  fait  par 
leurs  moyens,  ils  ne  peuvent  être  établis  que  dans  les  endroits  où  te 
commerce  a  besoin  d'eux  et,  par  conséquent,  où  il  est  à  propos  de 
les  construire.  La  dépense  de  leur  construction,  leur  grandeur, 
leur  magnificence,  répond  nécessairement  à  ce  que  ce  commerce 
peut  suffire  à  payer...  Il  ne  paraît  pas  que  la  dépense  de  ces  ou- 
vrages doive  être  défrayée  par  ce  qu'on  appelle  communément  le 
revenu  public,  celui  dont  la  perception  et  l'application  sont,  dans 
la  plupart  des  pays,  attribuées  au  pouvoir  exécutif  (2).  » 

Nos  voisins  d'outre-Manche  sont  restés  fidèles  aux  enseigne- 
mens  de  l'illustre  économiste;  l'importance  absolue  qu'ils  recon- 
naissent à  l'initiative  privée  a  contribué,  pour  une  grande  part, 
au  développement  économique  et  à  l'enrichissement  de  la  Grande- 
Bretagne. 

A  un  autre  point  de  vue  encore,  après  les  coûteuses  leçons 
qui  nous  ont  été  prodiguées  depuis  un  certain  nombre  d'années, 
l'intervention  de  l'Etat  en  matière  de  travaux  est  faite  pour  in- 
spirer une  légitime  inquiétude.  11  est  désirable  que  son  action  aille 
s'ainoindrissant,  que  celle  des  individus  et  mieux  encore  celle  des 
associations  s'y  substitue  avec  une  vue  plus  exacte  de  ce  qui  est 
utile.  Mais  ici,  plus  que  partout  ailleurs  peut-être,  on  ne  peut  pas 
souhaiter  une  brusque  révolution  qui  remplace  instantanément 
un  régime  par  l'autre.  L'État  a  trop  agi.  Il  ne  faut  pas  en  con- 
clure qu'il  ne  doit  plus  agir  du  tout.  C'est  progressivement  et, 

(1)  Dupuit,  De  la  mesure  de  l'utilité  des  travaux  publics.  {Annales  des  ponts  et 
chaussées,  1844,  2e  semestre,  p.  232.) 

(2)  Adam  Smith,  Recherches  sur  la  nature  et  les  causes  de  la  richesse  des  nations, 
liv.  V,  ch.  i. 


206  REVUE    DES    DEUX    MOISDES. 

pour  ainsi  dire,  par  étapes  que  le  caractère  national  doit  acquérir 
avec  une  virile  fermeté  la  nette  conscience  de  sa  valeur.  On  repous- 
sera alors  cette  dangereuse  tutelle  de  l'Etat;  on  en  viendra  à  l'ap- 
plication étendue  de  cette  sage  recommandation  de  Montesquieu: 
«  11  ne  faut  point  faire  par  les  lois  ce  qu'on  peut  faire  par  les 
mœurs  (1).  »  Mais  nous  n'en  sommes  pas  encore  là. 

C'est  cependant  ce  brusque  saut  qu'eussent  voulu  faire  cer- 
tains hommes  politiques  qui,  lors  de  la  première  délibération  sui- 
te projet  de  loi  relatif  aux  améliorations  du  Havre  et  de  la  Seine 
maritime,  proposèrent  de  mettre  la  totalité  de  la  d ('pense  à  la 
charge  des  Chambres  de  commerce.  On  eût,  il  est  vrai,  autorisé 
ces  corporations  à  prélever  certains  droits,  non  plus  seulement 
sur  le  tonnage  des  navires,  mais  aussi  sur  les  marchandises.  Cet 
amendement,  surgissant  tout  à  coup,  a  fait  échec,  pendant  plu- 
sieurs années,  au  projet  de  loi.  Les  protectionnistes  s'en  réjouis- 
saient. Améliorer  les  ports  n'est-ce  pas  attirer  les  marchandises 
étrangères  dans  un  pays  auquel  on  finit  par  faire  croire  qu'il  doit 
tout  produire  chez  lui,  que  le  commerce  extérieur  n'est  qu'une 
forme  insidieuse  de  la  guerre,  un  prolégomène  de  l'invasion? 
Cependant,  à  la  réflexion,  le  Sénat,  quoique  peu  suspect  de  libé- 
ralisme économique,  n'a  pas  maintenu  la  rigueur  de  sa  formule 
première.  Il  a  admis,  telle  qu'elle  lui  était  proposée,  la  partici- 
pation de  l'Etat. 

La  Chambre  s'était  montrée  favorable  au  projet  primitif.  Elle 
n'a  pas  fait  plus  mauvais  accueil  au  projet  réduit  qui  lui  reve- 
nait du  Luxembourg.  Entre  deux  interpellations,  elle  a  trouvé 
le  temps  de  le  voter.  Il  n'y  a  plus,  en  effet,  un  instant  à  perdre, 
et  l'on  a  déjà  trop  attendu.  Différer  davantage  c'était  laisser  aux: 
autres  la  part  qui  doit  légitimement  revenir  dans  le  commerce 
universel  à  ce  pays,  auquel,  de  tout  temps,  géographes,  historiens, 
hommes  d'Etat,  Strabon,  Richelieu,  Colbert,  Napoléon,  promet- 
taient de  si  merveilleuses  destinées  maritimes. 

J.  Fleuhy. 


il    Maximes  et  Pensées  diverses,  Firmin-Didot,  1855,  p.  136. 


UN  NÉGOCIATEUR  FRANÇAIS  A  ROME 

LE  CARDINAL  D'OSSAT(,) 


A  ceux  qui  vont  rêvant  d'histoire  dans  les  lieux  où  sont  les 
morts,  Saint-Louis-des-Français,  notre  paroisse  de  Rome,  offre 
une  mine  de  souvenirs  inépuisable.  En  France  même,  on  trou- 
verait difficilement  une  nécropole  historique  mieux  assortie,  si 
je  puis  dire  :  coin  de  patrie  où  l'on  n'a  pas  un  instant  le  sentiment 
d'être  à  l'étranger,  parmi  des  ombres  exilées;  le  murmure  plu- 
sieurs fois  séculaire  qui  s'élève  de  la  compagnie  est  tout  national. 
Prélats,  diplomates,  soldats,  artistes,  lettrés,  aventuriers  ou  sim- 
ples voyageurs,  tous  sont  de  chez  nous  dans  cette  pieuse  hôtel- 
lerie ;  chacune  de  ces  dalles  rend  un  son  familier  et  bien  français  : 
d'Angennes.,  LaTrémouille,  Bernis,  Latour-Maubourg,  Pimodan; 
chevaliers  restés  des  armées  de  Louis  XII  et  petits  troupiers  tué* 
à  la  Porta  San  Pancrazio,  en  1849  ;  peintres  qui  ne  purent  s'arra- 
cher à  leur  studio,  de  Claude  Lorrain  à  Sigalon.  Pauline  de  Beau- 
mont  soupire  aux  cœurs  sensibles  :  «  Il  m'a  couchée  ici,  afin  que 

(1)  Le  cardinal  d'Ossat,  évêque  de  Rennes  et  de  Bayeux;  sa  vie,  ses  négociations  à 
Rome,  par  l'abbé  A.  Degert;  Paris,  Victor  Lecoffre,  1894.  —  Lettres  inédites  du 
cardinal  d'Ossat,  par  le  même,  ibidem.  —  Letres  du  cardinal  d'Ossat,  recueil- 
lies et  précédées  d'une  vie  de  l'auteur  par  M.  Amelot  de  la  Houssaye;  édition  de 
1698,  2  vol.;  chez  Jean  Bouchot,  rue  Saint  Jaques, au  Soleil  d'or,  près  Saint-Severin; 
—  édition  d'Amsterdam,  revue  et  augmentée,  1708.  —  Pour  les  éclaircissemcns  sur 
les  négociations,  Cf.  les  historiens  de  la  Ligue,  les  correspondances  de  Henri  IV  et 
de  Sully;  Brémond  d'Ars,  Jean  de  Vivonne,  sa  vie  et  ses  ambassades  ;  Poirson,  His- 
toire du  règne  de  Henri  IV ;  Michelet,  —  avec  beaucoup  de  précautions,  —  et  le 
Sixte-Quint  du  baron  de  Hiibner,  en  toute  confiance.  Érudition  solide,  art  de  la 
composition,  agrément  du  récit,  les  qualités  de  cet  ouvrage  en  font  décidément  l'ua 
des  meilleurs  livres  d'histoire  de  notre  temps. 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vous  ne  négligiez  pas  d'y  relire  ses  Mémoires;  »  esclave  d'amour 
enchaînée  à  ce  mur  pour  y  servir  éternellement  les  intérêts  litté- 
raires de  son  maître.  (Je  crains  qu'il  n'ait  parfois  songé  au  mer- 
veilleux pendant  que  ferait,  de  l'autre  côté  de  la  porte,  un  tom- 
beau de  Mme  Récamier,  si  le  mauvais  sort  voulait  qu'elle  décédât 
à  Rome.  Il  les  aimait  bien  mortes,  et  un  peu  mortes  pour  lui.)  — 
Il  y  en  a  pour  toutes  nos  gloires,  à  Saint-Louis-des-Français  ;  il 
y  a  même  un  Victor  Hugo,  l'abbé,  qui  prépare  à  quelques  tou- 
ristes des  siècles  futurs  une  de  ces  mystifications  où  s'éjouissait 
volontiers  le  grand  poète. 

Une  épitaphe,  dans  la  troisième  chapelle  de  la  nef  de  droite, 
laisse  indifîérens  aujourd'hui  les  visiteurs  mal  avertis.  Sur  la  mo- 
deste sépulture  que  firent  au  cardinal  d'Ossat  ses  secrétaires, 
Pierre  Bossu  et  René  Gortin,  l'inscription  lui  rend  pourtant  un 
bel  hommage,  et  justifié  :  «  Arnaldo  Ossato...  rarissimse  in  reges 
suos  fîdei...  »  Le  nom  d'Arnaud  d'Ossat  rayonna  longtemps  d'un 
éclat  qui  a  pâli.  Un  bon  livre,  comme  il  nous  en  arrive  souvent 
de  la  studieuse  province,  rappelle  l'attention  sur  cet  oublié.  La 
biographie  et  les  savans  commentaires  publiés  par  M.  Degert. 
professeur  à  Dax,  m'ont  donné  la  curiosité  de  lire  cette  Corres- 
pondance jadis  fameuse,  célébrée  par  les  meilleurs  juges  des  xvue 
et  xvme  siècles  comme  un  monument  diplomatique  et  littéraire 
du  premier  mérite.  La  Bruyère,  en  son  chapitre  des  Jugemens, 
n'hésite  pas  à  placer  le  négociateur  d'Henri  IV  entre  Ximenès  et 
Richelieu.  Fénelon,  dans  sa  Lettre  à  ï Académie ,  montre  l'estime 
où  il  tient  l'écrivain  :  «  Le  vieux  langage  se  fait  regretter  quand 
nous  le  retrouvons  dans  Marot,  dans  Amyot,  dans  le  cardinal 
d'Ossat...  Une  circonstance  bien  choisie,  un  mot  bien  rapporte, 
un  geste  qui  a  rapport  au  génie  ou  à  l'humeur  d'un  homme,  est 
un  trait  original  et  précieux  dans  l'histoire  :  il  nous  met  devant 
les  yeux  cet  homme  tout  entier.  C'est  ce  qu'on  trouve  avec  plaisir 
dans  le  cardinal  d'Ossat  :  vous  croyez  voir  Clément  VIII  qui  lui 
parle  tantôt  à  cœur  ouvert,  tantôt  avec  réserve.  »  Saint-Simon, 
Diderot,  Chesterfield,  mentionnent  avec  les  mêmes  éloges  le  po- 
litique et  ses  écrits. 

Notre  siècle  a  délaissé  l'écrivain;  intéressant  pour  l'historien 
de  la  littérature,  comme  un  des  ouvriers  de  la  bonne  langue,  il 
n'a  pas  le  tour  de  pensée  qui  plaît  à  notre  humeur  :  nous  en  ver- 
rons la  raison  quand  nous  entrerons  plus  avant  dans  l'étude  du 
personnage.  Mais  le  politique  reste  un  modèle  de  sagesse  et  d'ha- 
bileté, particulièrement  recommandable  à  ceux  qui  ont  charge 
de  négocier  en  cour  de  Rome.  Puisque  le  livre  de  M.  Degert  nous 
en  fournit  l'occasion,  saluons  au  passage  l'homme  qui  fut  un  des 
meilleurs  serviteurs  de  notre  pays,  un  des  plus  clairvoyans.  des 


LE    CARDINAL    i)'0SSAT.  209 

plus  fermes  dans  son  raisonnable  propos,  en  un  temps  où  l'erreur 
et  la  mobilité  étaient  fautes  communes. 

Il  naquit  en  1535,  au  pied  des  Pyrénées,  sur  les  confins  du 
Bigorre.  Etait-il  de  souche  gasconne  ou  béarnaise,  sujet  de  France 
ou  de  ce  petit  roi  de  Béarn  avec  lequel  il  allait  s'élever?  On  ne 
sait.  Fils  d'un  maréclial-ferrant  selon  les  uns,  d'un  opérateur 
selon  les  autres,  en  tout  cas  d'un  compagnon  ambulant  qui 
mourut  sur  les  routes  sans  laisser  de  quoi  se  faire  enterrer,  l'hu- 
milité de  sa  condition  rendit  vaines  toutes  les  tentatives  des  bio- 
graphes pour  éclaircir  ses  origines.  Elle  fit  longtemps  obstacle  à 
l'entrée  de  l'abbé  d'Ossat  dans  le  Sacré-Collège  ;  quand  il  reçut 
la  pourpre,  à  la  fin  de  sa  vie,  les  contemporains  s'en  émerveillèrent  : 
ils  portèrent  d'autant  plus  haut  le  mérite  qui  avait  si  fort  grandi 
un  homme  parti  de  rien.  Resté  modeste,  n'ayant  jamais  essayé 
de  déguiser  son  mince  état  de  naissance  et  de  fortune,  d'Ossat 
s'étonnait  lui-môme  de  son  élévation;  il  écrivait  au  roi  :  «  Je 
ne  pense  point  que  Votre  Majesté  ait  aucun  sujet  ni  serviteur  qui 
lui  soit  si  obligé  que  moi,  qui,  d'un  petit  ver  de  terre  que  j'étois, 
ai  été  élevé  à  la  dignité  de  cardinal  par  votre  seule  bonté.  «Vingt 
ans  après  la  mort  du  prélat,  Malherbe  admirait  encore  qu'on  eût 
admis  «  dans  la  plus  auguste  compagnie  qui  soit  au  monde... 
parmi  des  princes  de  Bourbon,  d'Autriche,  de  Médicis...  ce  car- 
dinal d'Ossat  qui,  tout  excellent  personnage  qu'il  était,  avait  une 
extraction  si  pauvre  et  si  basse  que  jusqu'à  cette  heure  elle  est 
demeurée  inconnue,  quelque  diligence  qu'on  ait  apportée  à  la 
chercher.  »  — Nous  manquerions  singulièrement  de  justice  envers 
l'Eglise,  si  nous  ne  lui  reconnaissions  au  moins  le  mérite  d'avoir 
ouvert  la  première  ce  grand  chemin  de  fortune  où  notre  société 
moderne  appelle  tous  les  talens.  Pendant  de  longs  siècles,  alors 
que  des  barrières  arrêtaient  sur  les  autres  routes  l'essor  des  pe- 
tits, elle  fut  la  seule  école  d'égalité,  l'unique  espoir  des  ambi- 
tions légitimes  mal  servies  par  les  hasards  du  berceau. 

Aussi  le  jeune  Arnaud  voulut-il  être  d'Église.  Touchés  par 
ses  heureuses  dispositions,  les  chanoines  de  la  collégiale  de 
Castelnau  lui  avaient,  dit-on,  montré  le  latin;  il  fit  profession  à 
Auch,  en  1556.  Gomme  il  argumentait  fort  pertinemment  dans  la 
cathédrale,  un  gentilhomme  gascon,  M.  de  Marca,  le  prit  en 
affection,  et  lui  donna  mission  d'accompagner  deux  siens  neveux 
à  l'Université  de  Paris;  d'Ossat  devait  les  entretenir  de  bonne 
nourriture  et  doctrine.  Le  pédagogue  et  ses  disciples  vinrent 
s'établir  à  la  montagne  Sainte-Geneviève  :  tel  Ponocratès  amenant 
son  élève  Gargantua  au  même  lieu.  Mais  la  ressemblance  s'arrête 
là:  nos  Gascons  ne  firent  pas  chère  lie  comme  le  fils  de  Grand- 
tome  cxxix.  —  1895.  14 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gousier;  les  écus  envoyés  par  M.  de  Marca  tombaient  aux  mains 
des  détrousseurs,  on  passa  seize  mois  «  sans  recevoir  un  seul 
denier  de  Gascogne,  en  grande  povreté  et  fascherie.  »  L'honnête 
clerc  subvint  de  son  mieux  aux  nécessités  de  ses  pupilles  ;  leur 
départ  lui  rendit  la  liberté.  Il  s'adonna  dès  lors  tout  entier  à 
l'étude  de  la  philosophie,  prit  parti  pour  Ramus  contre  Aristote 
et  Charpentier.  Echauffé  par  la  grande  querelle  de  ce  temps,  il 
commença  de  se  faire  connaître  en  écrivant  un  mémoire  où  il 
défendait  Ramus  et  attaquait  le  terrible  Charpentier  ;  bref,  à  la 
veille  de  la  Saint-Barthélémy,  le  futur  cardinal  était  engagé 
dans  une  très  courageuse  et  très  dangereuse  voie,  sur  les  traces 
du  maître  suspect  qui  allait  périr  si  misérablement  pour  avoir 
préféré  Platon  à  Aristote.  Heureusement  l'envie  lui  vint  d'étudier 
sous  Cujas,  à  Bourges  :  ce  fut  une  diversion;  et  il  finit  par  entrer 
au  service  de  Paul  de  Foix,  qui  embrigada  d'Ossat  dans  la  bande 
de  savans  qu'il  emmenait  à  son  ambassade  d'Italie. 

Une  académie  ambulante  plutôt  qu'une  ambassade,  comme  le 
remarque  M.  Degert.  De  Thou,  qui  était  du  voyage,  en  a  écrit  la 
relation  ;  rien  ne  fait  mieux  comprendre  lïvresse  d'études  abstraites 
qui  grisait  certains  esprits  de  ce  temps,  la  fureur  de  docte  con- 
troverse à  peine  exagérée  dans  l'énorme  caricature  de  Rabelais. 
Au  débotté,  dans  les  auberges  d'Italie,  le  seigneur  de  Foix 
s'enferme  avec  sa  ménagerie  d'hellénistes  :  Niphus,  Uttenhovius, 
Choesne,  d'Ossat;  on  reprend  la  discussion  entamée  pendant  la 
marche.  Ils  ne  regardent  rien  du  monde  extérieur,  rien  de 
l'adorable  musée  qui  vient  de  surgir  tout  le  long  du  jardin 
enchanté,  des  Alpes  aux  deux  mers.  Ils  lisent,  ils  argumentent, 
jusque  dans  le  temps  des  repas,  sur  les  dialogues  de  Platon,  les 
sommaires  du  Digeste,  les  problèmes  de  la  physique.  Paul  de 
Foix  visita  ainsi  tous  les  princes  souverains  auprès  desquels  il 
était  accrédité.  Rappelé  en  France  parla  mort  de  Charles  IX, il 
ne  fit  à  Rome  qu'un  court  séjour;  il  y  revint  en  1S79,  toujours 
accompagné  de  son  fidèle  d'Ossat.  Promu  aux  fonctions  de  secré- 
taire de  l'ambassade,  le  philosophe  allait  changer  d'état,  trouver 
sa  vraie  vocation.  Comme  il  arrive  souvent  aux  hôtes  de  passage 
qui  ne  savent  plus  s'arracher  de  Rome,  la  Ville  éternelle  devait 
fixer  dans  la  vie  et  dans  la  mort  cette  destinée  jusqu'alors  vaga- 
bonde. D'Ossat  y  vécut  vingt-cinq  ans;  il  y  mourut,  sans  avoir 
revu  une  seule  fois  la  patrie  qu'il  servait  d'un  zèle  infatigable, 
les  rois  et  les  ministres  dont  il  recevait  les  directions.  On  ne  voit 
pas  qu'il  ait  souffert  de  cet  exil  :  rien  ne  trahit  dans  ses  lettres  la 
douce  nostalgie  de  son  devancier  Du  Bellay  : 

Plus  mon  Loyre  gaulois  que  le  Tibre  latin, 
Plus  mon  petit  Lire  que  le  mont  Palatin... 


LE    CARDINAL    d'oSSAT.  211 

Notre  abbé  n'était  pas  le  pédant  incorrigible  qu'on  pourrait 
croire,  d'après  les  commencemens  que  j'ai  rapportés.  Il  avait  jeté 
sa  gourme  scolastique  à  l'Université  de  Paris  et  dans  la  société 
de  son  premier  protecteur,  ce  Paul  de  Foix  que  la  mort  allait 
bientôt  lui  enlever,  en  1584.  A  Rome,  toutes  ses  aptitudes  se 
tournent  vers  la  négociation,  vers  la  pratique  prudente  et  déliée 
des  affaires  ;  elles  absorberont  désormais  son  intelligence  et  sa  vie. 
Il  les  mania  à  divers  titres,  presque  toujours  en  marge  de  la  di- 
plomatie officielle,  telle  que  nous  la  concevons  aujourd'hui. 

Ce  que  nous  appelons  maintenant  «  la  carrière  »  n'existait  pas 
à  cette  époque,  au  moins  en  France:  tout  au  plus  y  avait-il 
quelque  chose  d'approchant  dans  la  république  de  Venise  et  dans 
le  service  du  roi  d'Espagne.  Chez  nous,  un  grand  seigneur  se 
rendait  à  une  Cour  pour  un  objet  défini,  avec  une  mission  indi- 
viduelle et  temporaire  ;  il  attachait  à  sa  suite  des  gentilshommes 
pour  l'apparat,  des  serviteurs  intimes,  des  clercs  le  plus  souvent, 
pour  la  rédaction  des  écritures  et  les  conversations  d'affaires  avec 
les  secrétaires  du  souverain  près  de  qui  l'on  négociait.  Entre 
lemps  ou  à  côté  de  ces  ambassades,  des  agens  bénévoles  s'entre- 
mettaient, soit  qu'ils  possédassent  la  confiance  du  roi,  soit  qu'ils 
eussent  simplement  une  confiance  intrépide  dans  leurs  propres 
talens  et  l'amour  d'un  art  où  le  succès  n'allait  pas  sans  profits. 
A  Rome  surtout,  au  centre  où  venaient  aboutir  et  s'enchevêtrer 
toutes  les  négociations  de  la  chrétienté,  sur  ce  terrain  ecclésias- 
tique miné  pas  les  sapes  et  contre-sapes  tortueuses,  les  agens 
officieux  étaient  légion  ;  chaque  puissance  en  avait  quelques-uns 
à  sa  solde,  cliens  sûrs  ou  réputés  tels,  sujets  authentiques  de 
leur  prince,  ou  familiers  italiens  du  pape  gagnés  aux  intérêts  du 
prince  étranger.  Les  affaires  spirituelles  et  temporelles  étaient 
indifféremment  traitées  par  l'ambassadeur,  quand  il  y  en  avait 
un,  par  le  cardinal  protecteur  spécialement  chargé  des  intérêts 
de  la  nation,  par  quelque  prélat  moins  en  vue  qui  avait  ses  petites 
entrées  au  Vatican  et  une  correspondance  active  avec  sa  Cour.  En 
un  pareil  milieu,  «  où  il  y  a,  disait  d'Ossat,  plus  de  finesse  qu'en 
tout  le  reste  du  monde,  »  rien  ne  peut  remplacer  l'expérience 
d'un  résident  inamovible,  vieilli  dans  les  stalles  de  Saint-Pierre 
ou  du  Latran,  portant  la  robe  de  ceux  qu'il  doit  persuader, 
ombre  discrète  parmi  ces  ombres  silencieuses,  l'oreille  toujours 
ouverte  à  leurs  demi-confidences,  la  bouche  toujours  prête  pour 
la  parole  qu'il  faut  dire,  qu'une  voix  connue  insinuera  mieux, 
qui  effarouchera  moins  si  elle  ne  tombe  pas  du  carrosse  d'un 
représentant  attitré.  Pour  la  France  en  particulier,  ce  fut  une 
tradition  constante  d'entretenir  à  Rome  des  prélats  romains  restés 
bons  et  actifs  Français  :  ils  éclairaient  les  malentendus,  ils  adou- 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cissaicnt  les  frottemens  inévitables  du  spirituel  et  du  temporel, 
ils  faisaient  entendre  à  qui  de  droit  nos  réclamations,  devenues 
sur  leurs  lèvres  expertes  d'humbles  suppliques,  mais  des  sup- 
pliques derrière  lesquelles  on  devinait  la  volonté  résolue  d'un 
grand  plaideur.  Notre  pays  ne  s'est  jamais  bien  trouvé  d'inter- 
rompre cette  tradition.  Elle  n'eut  pas  de  gardien  plus  heureux  et 
plus  adroit  que  l'abbé  d'Ossat. 

Le  goût  de  l'intrigue,  qui  est  l'écueil  de  ces  situations  mal 
définies,  n'eut  aucune  prise  sur  son  âme  sérieuse  et  désintéressée. 
Ce  Gascon,  s'il  l'était  vraiment,  n'avait  rien  de  l'humeur  qu'on 
est  convenu  d'attribuer  aux  gens  de  son  pays.  Pour  la  gravité  et 
la  sûreté,  il  eût  rendu  des  points  aux  négociateurs  espagnols  de 
Philippe  II.  Après  la  mort  de  Paul  de  Foix,  il  fut  successivement 
secrétaire  des  cardinaux-protecteurs  de  France, d'Esté  et  Joyeuse; 
gérant  officieux  ou  déclaré  des  affaires  royales,  pendant  les  rup- 
tures avec  le  Saint-Siège  qui  se  répétèrent  à  la  fin  du  règne 
d'Henri  III  et  au  début  du  règne  d'Henri  IV;  adjoint  ensuite  aux 
ambassadeurs  en  titre,  Pisany,  Du  Perron,  Sillery,  chargé  de  pré- 
parer le  succès  de  leurs  missions.  On  ne  le  vit  jamais  chef  nominal 
de  l'ambassade,  il  en  fut  toujours  l'âme,  le  collaborateur  indis- 
pensable. De  bonne  heure,  il  correspondit  avec  le  conseil  royal; 
la  plupart  de  ses  lettres  sont  adressées  à  Villeroy,  qui  l'avait  dis- 
tingué dans  la  suite  de  Paul  de  Foix.  A  cet  absent  il  fallait  en 
France  une  ancre  solide,  sur  laquelle  il  pût  s'amarrer  contre  toutes 
les  sautes  de  vent;  Villeroy  ne  lui  manqua  en  aucune  circonstance 
et  le  protégea  contre  la  jalousie  de  Sully.  Henri  IV  ne  tarda  pas 
à  discerner  le  sens  juste  et  l'inébranlable  dévoûment  de  ce  Béar- 
nais de  Rome  :  dès  lors,  d'Ossat  écrivit  directement  et  fréquem- 
ment au  roi. 

A  partir  de  la  mort  d'Henri  III,  l'abbé  se  procura  une  attache 
officielle  fort  commode.  Il  était  le  fondé  de  pouvoirs  de  la  reine 
veuve,  Louise  de  Lorraine,  pour  l'instance  des  honneurs  funèbres 
refusés  au  feu  roi.  Après  le  double  meurtre  des  Etats  de  Blois, 
Henri  III  avait  été  mis  en  interdit.  Qu'il  eût  fait  expédier  le 
Balafré,  c'était  l'affaire  de  la  prérogative  royale  :  on  ne  le  tracas- 
sait pas  sur  ce  point;  mais  l'exécution  sommaire  du  cardinal  de 
Guise,  un  prince  de  l'Eglise,  cela  ne  se  pouvait  souffrir.  Sixte- 
Quint  prit  feu.  Henri  tomba  sous  le  poignard  de  Jacques  Clément 
sans  réconciliation  valable  ;  Rome  lui  refusa  la  messe  solennelle 
d'usage  pour  le  repos  de  l'âme  des  rois  de  France.  La  pieuse 
reine  Louise  sollicitait  ardemment  cette  messe,  devenue  l'unique 
affaire  de  sa  vie  :  elle  l'attendit  plus  de  quinze  ans,  harcelant  la 
Curie  de  ses  tristes  supplications.  Son  procureur  d'Ossat,  toujours 
rebuté  de  ce  chef,  plaidait  mollement,  avouons-le;  l'instance  de 


LE    CARDINAL    D'OSSAT.  213 

la  messe  solennelle  lui  donnait  un  prétexte  à  souhait  pour  de- 
mander audience,  attaquer  la  conversation  avec  le  pape  ;  il  recevait 
une  réponse  dilatoire,  l'entretien  prenait  un  autre  tour,  il  glissait 
aux  affaires  sérieuses,  aux  affaires  du  roi. 

Elles  étaient  terriblement  embrouillées.  Pour  apprécier  à  leur 
juste  valeur  les  services  d'Arnaud  d'Ossat,  pour  mesurer  la  rec- 
titude de  son  jugement  et  la  fermeté  de  son  patriotisme,  il  faut 
se  remémorer  cette  France  en  perdition  du  temps  de  la  Ligue. 
Ce  pays  de  soubresauts,  si  souvent  menacé  de  ruine  par  ses 
propres  folies  et  par  les  convoitises  des  autres,  sauvé  toujours 
par  quelque  cœur  de  chez  lui  qui  le  relève  et  le  relance  au  som- 
met de  l'histoire,  je  ne  crois  pas  qu'il  ait  couru  de  plus  grands 
périls  qu'à  cette  heure.  Non,  pas  même  dans  les  pires  agonies  de 
la  guerre  de  Cent  ans.  Qu'était  la  puissance  des  Plantagenets  en 
regard  du  colosse  espagnol?  «  Atlas  qui  porte  le  monde,  »  écrit 
quelque  part  d'Ossat.  Ni  la  majestueuse  hégémonie  de  Louis  XIV, 
ni  le  rapide  ouragan  déchaîné  par  Napoléon,  ne  se  peuvent  com- 
parer à  l'écrasante  pesée  de  Philippe  II  sur  l'Europe.  Du  fond  de 
ce  bureau  de  l'Escurial  où  il  griffonne  ses  paperasses,  le  sombre 
fantôme  étend  son  ombre  sur  la  terre,  d'une  marche  lente,  sûre, 
inéluctable.  Sa  conquête  universelle  a  le  caractère  de  la  fata- 
lité; il  détruit  les  indépendances  nationales  jusqu'au  fond  des 
cœurs  qu'il  corrompt.  Il  a  l'omnipotence  de  l'or,  dont  il  détient  les 
sources;  l'omnipotence  de  la  croix  qu'il  accapare  en  la  défendant, 
car  le  pape  n'est  que  son  légat;  l'omnipotence  des  armes:  tous 
les  pays  où  on  lève  des  soldats  de  métier  râlent  sous  la  bannière 
espagnole. 

Deux  points  de  résistance  possible  sur  la  terre  :  la  France  et 
Rome.  Sur  la  mer,  il  y  a  l'Angleterre,  mais  presque  dépossédée 
de  son  élément,  cloîtrée  dans  son  île.  La  France!  Il  l'enserre  de 
tout  l'horizon.  Elle  palpite,  hypnotisée  par  le  vampire  qui  la 
guette  et  l'absorbe,  qui  est  partout,  sur  les  Pyrénées,  sur  les 
Alpes  par  le  Savoyard,  sur  les  Vosges,  sur  la  Moselle,  sur  l'Es- 
caut, sur  l'Océan  par  ses  armadas  qui  épouvantent  nos  ports. 
Dans  cet  effroyable  danger,  la  pauvre  folle  se  déchire  de  ses 
mains,  s'offre  pantelante  :  fureurs  religieuses,  fureurs  politiques, 
ambitions  impies  ;  les  intérêts  et  la  piété  se  liguent  pour  appeler 
l'Espagnol,  pour  lui  demander  un  roi  de  sa  façon,  quelque  fan- 
toche sous  lequel  un  duc  d'Albe  ou  un  prince  de  Parme  viendra 
dépecer  nos  champs  de  Seine  et  de  Loire,  réduire  Paris  à  la  con- 
dition servile,  atroce,  des  cités  flamandes  et  brabançonnes.  Qui 
ramassera  le  pays  en  dissolution?  Le  roi?  il  est  pire  que  le  fou 
Charles  VI,  ce  maigre  Anjou,  usé  en  Pologne,  usé  à  Venise, 
pourri,  sournois,  oscillant,  sans  autre  défense  que  le  jeu  des  poi- 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gnards,  sans  autre  plan  que  de  contenir  les  Guise  par  son  ccusiu, 
son  cousin  par  les  Guise,  et  ne  comprenant  pas  que  l'Espagnol 
va  les  dévorer  tous.  Après  lui,  ce  cousin  contesté,  un  petit  aven- 
turier de  Béarn,  huguenot,  scandale  pour  le  peuple  fidèle,  avec  une 
poignée  de  soldats,  pas  un  écu,  de  si  frêles  chances! 

Rome  serait  le  seul  recours,  si  elle  voulait,  l'unique  rempart 
du  monde  et  de  la  France.  D'Ossat  l'a  bien  vue,  la  force  politique 
incalculable,  indéfectible,  qu'il  y  a  dans  ce  simulacre  de  puissance 
matérielle.  «  Aussi  savez-vous  que  le  pape  et  la  Cour  de  Rome 
peut  faire  beaucoup  de  bien  au  Roy,  et  aider  grandement  à  lui 
accommoder  ses  affaires  et  son  royaume;  mais  elle  lui  peut  faire 
encore  beaucoup  plus  de  mal,  nous  l'avons  trop  expérimenté.  Le 
Roy  d'Espagne,  avec  toute  sa  puissance  et  employant  toutes  ses 
forces  tant  par  mer  que  par  terre,  ne  vous  peut  pas  tant  nuire 
comme  fait  cette  Cour  en  son  séant.  »  —  Mais  Philippe  enserre 
Rome,  comme  la  France,  par  ses  royaumes,  ses  fiefs,  ses  présides, 
ses  alliés  d'Italie.  Il  est  dans  Rome,  ses  ambassadeurs  pensionnent 
la  moitié  du  Sacré-Collège.  «  Ils  en  vont  présentant  à  des  cardi- 
naux, à  un  mille,  à  un  autre  deux  mille,  à  d'autres  trois  mille; 
et  n'y  a  pas  faute  de  cardinaux  qui  se  vendent.  »  —  Le  grand  roi 
n'est-il  pas  d'ailleurs  le  dernier  boulevard  de  la  chrétienté  contre 
l'hérésie?  A  l'ouverture  des  conclaves,  on  fait  des  pointages  : 
trente-cinq  cardinaux  espagnols,  sujets  ou  créatures  de  Philippe; 
on  n'en  compte  pas  six  pour  la  France.  Grégoire  XIII  n'était  qu'un 
jouet  entre  les  mains  d'Olivarès.  Vient  Sixte-Quint,  par  bonheur  : 
ce  moine  entêté  se  démasque,  il  résiste.  Il  a  pesé  les  deux  périls 
du  monde  :  la  défaite  du  catholicisme  si  l'on  prend  parti  contre 
Philippe,  la  tyrannie  universelle  si  l'on  s'abandonne  à  lui.  Il  tient 
le  juste  milieu;  il  refuse  ses encouragemens  à  la  Ligue,  éconduit 
les  envoyés  de  Mayenne.  La  politique  de  Sixte-Quint  nous  a 
peut-être  préservés  de  la  décomposition  finale  et  de  la  domination 
étrangère,  durant  les  années  de  la  grande  angoisse,  de  \  585  à  1589. 
Michelet,  emporté  par  ses  diatribes,  n'a  pas  voulu  voir  cette 
vérité.  L'opinion  des  fanatiques  de  Paris  eût  dû  l'instruire.  Ns 
parlaient  par  la  voix  du  curé  de  Saint- André,  disant  en  chaire,  à 
la  mort  de  Sixte  :  «  Dieu  nous  a  délivrés  d'un  meschant  pape,  et 
politique;  lequel  s'il  eût  vécu  plus  longuement,  on  eût  esté  bien 
étonné  d'ouïr  prescher  à  Paris  contre  le  pape,  et  toutefois  il  l'eust 
fallu  faire.  » 

Ces  reproches  si  honorables  pour  le  pape  n'étaient  déjà  plus 
justifiés.  Courroucé  par  la  tragédie  de  Blois,  puis  effrayé  par 
l'avènement  du  roi  huguenot,  Sixte-Quint  se  lasse  de  résister;  il 
abandonne  la  cause  française,  la  vraie,  celle  de  ce  huguenot. 
Après  lui,  des  pontificats  de  quelques  mois  :  Urbain  VII,  Gré- 


LE    CARDINAL    d'oSSAT.  215 

goirc  XIV,  Innocent  IX,  de  faibles  vieillards  qui  passent,  soumis 
à  leur  électeur  espagnol.  Il  était  temps  que  le  canon  d'Arqués  et 
d'Ivry  vînt  rassurer  le  timide  Clément  VIII,  fournir  à  d'Ossat  les 
argumens  que  demandait  ce  fin  connaisseur.  —  «  Le  roy  doit 
tenir  pour  certain  que  comme  ses  affaires  iront  en  France,  ainsi 
iront-ils  à  Rome,  et  que  quand  il  seroit  le  meilleur  catholique  du 
monde,  jusqu'à  faire  des  miracles  tous  les  jours  et  à  toute  heure, 
si  toutefois  il  estoit  peu  heureux  au  faict  de  la  guerre  et  de  ses 
conquêtes,  il  ne  seroit  jamais  recongneu  pour  roy  à  Rome;  comme 
au  contraire,  il  ne  seroit  que  tolérable  catholique,  comme  il  doit 
aspirer  à  être  le  meilleur  de  tous,  si  toutefois  par  la  force  et  par 
sa  bonne  conduite  il  vient  au-dessus  de  ses  affaires  en  France, 
on  lui  offrira  du  costé  de  Rome  ce  qu'on  lui  ha  si  indignement 
refusé.  » 

Clément  VIII  reprend  la  politique  de  Sixte-Quint,  mais  avec 
quelles  réserves,  quelles  hésitations  au  début!  Aldobrandini  n'a 
pas  l'âme  résolue  du  vieux  Peretti.  Il  tremble  encore  devant  l'Es- 
pagnol qui  décline,  comme  on  se  signe  au  bruit  attardé  de  la 
foudre,  l'éclair  passé.  Il  le  ménage  en  vue  de  sa  grande  chimère, 
la  croisade  européenne  contre  le  Turc.  Le  pape  Clément  appar- 
tenait, comme  le  Tasse  qu'il  voulut  couronner,  à  cette  famille 
d'esprits,  encore  nombreuse  à  la  fin  du  xvi°  siècle,  raillée  avec 
une  secrète  tendresse  par  Cervantes,  et  qui  avait  le  regret,  l'illu- 
sion du  chevaleresque  autrefois.  Sa  dévotion  ardente,  étroite, 
s'alarmait  à  chaque  mesure  de  tolérance  décrétée  par  Henri  IV. 
Surtout,  il  ne  pouvait  pas  croire  que  la  conversion  du  roi  fût  sin- 
cère; il  mit  des  années  à  s'en  persuader,  et  d'Ossat  à  le  con- 
vaincre. On  lui  avait  tant  dit  que  Clément  VIII  perdrait  la 
France  d'Henri  IV  comme  Clément  VII  avait  perdu  l'Angleterre 
d'Henri  VIII,  s'il  se  résignait  à  accepter  le  roi  hérétique!  Ce  roi 
n'était-il  pas  tout  prêt,  comme  jadis  l'Anglais,  à  rompre  avec 
Rome  pour  avoir  plus  de  facilité  à  épouser  ses  maîtresses?  Il  y 
avait  dans  cette  prophétie  plus  que  le  jeu  tentant  d'une  compa- 
raison symétrique  :  la  similitude  des  situations  inspirait  à  beau- 
coup de  contemporains  le  même  pronostic. 

Le  voit-on,  maintenant,  le  chétif  abbé,  jeté  à  la  mer  loin  du 
bâtiment  qui  sombre,  chargé  d'en  sauver  le  pavillon?  Il  lutte 
seul,  sans  ressources,  pour  la  France  en  détresse,  contre  la  puis- 
sance espagnole,  contre  la  formidable  machine  qui  englobe  tous 
les  rouages  de  l'Europe,  contre  son  Église  prise  dans  l'engrenage, 
contre  ses  propres  compatriotes  acquis  à  l'esprit  de  la  Ligue.  On 
ne  sait  ce  qu'il  faut  le  plus  admirer,  de  ses  vues  pénétrantes  dans 
les  ténèbres  où  tâtonnaient  les  autres,  de  la  force  d'âme  qu'il  met 
au  service  de  ses  convictions.  N'oublions  pas  qu'il  est  absent 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  longues  années  d'une  France  qui  changeait  chaque 
jour,  mal  renseigné  par  de  lents  courriers  dont  la  moitié  se  per- 
daient en  route,  plongé  dans  un  milieu  hostile  où  la  malice  espa- 
gnole et  souvent,  hélas  !  la  malice  française  défigurent  toutes  les 
nouvelles,  tous  les  faits.  Et  d'abord,  où  est  le  bon  parti,  dans 
cette  anarchie  de  la  patrie? 

Nous  jugeons  aujourd'hui  des  sentimens  de  cette  époque  après 
le  succès,  sous  l'empire  de  la  séduction  qui  s'est  attachée  au  nom 
d'Henri  IV;  nous  en  jugeons  très  faussement.  Il  nous  parait  que 
la  légitimité  du  Béarnais  ne  devait  pas  faire  doute  pour  les  hon- 
nêtes gens,  non  plus  que  la  connexité  entre  ses  intérêts  et  ceux 
de  la  France.  Le  droit  n'était  pas  si  clair.  Jamais  peut-être,  plus 
qu'à  cet  obscur  carrefour  de  la  fin  du  xvic  siècle,  il  ne  fut  diffi- 
cile à  un  Français  de  discerner  le  devoir  du  patriote,  le  véritable 
intérêt  de  la  nation.  Dans  ce  monde  atterré  par  les  progrès  de 
l'hérésie,  la  première  légitimité  était  celle  de  l'orthodoxie,  de  la 
cause  catholique.  On  pouvait  hésiter  entre  le  vieux  cardinal  de 
Bourbon,  le  roi  de  la  Ligue,  et  ce  lointain  Bourbon  du  Béarn, 
peu  connu,  excommunié,  déclaré  inhabile  à  succéder  par  la  bulle 
privatoire  de  Sixte-Quint.  Fallait-il,  pour  les  beaux  yeux  de  cet 
aventurier,  faire  de  la  Fille  aînée  de  l'Eglise  une  autre  Angleterre 
renégate?  Et  ses  chances  étaient  si  faibles  au  début  !  Contre  lui, 
tant  de  seigneurs  qualifiés,  le  peuple  de  Paris,  le  clergé,  les 
moines,  la  conscience  religieuse;  avec  lui,  quelques reîtres d'Alle- 
magne et  de  Suisse,  quelques  Gascons  chanteurs  de  psaumes; 
entre  deux,  le  tiers-parti,  les  politiques,  comme  on  disait  alors, 
ceux  qui  n'aident  jamais,  attendent  le  succès  et  trahissent  le  mal- 
heur. La  vérité,  c'est  qu'Henri  était  l'avenir,  la  raison,  mais  aussi 
l'aventure,  le  scandale;  la  Ligue  avait  pour  elle  la  plus  respec- 
table tradition,  les  gens  bien  pensans,  les  bons  conservateurs  du 
passé.  On  pouvait  s'y  tromper,  de  loin  surtout,  au  cœur  du  bercail 
menacé,  dans  l'atmosphère  ecclésiastique  et  passionnée  où  vivait 
d'Ossat.  Il  ne  s'est  pas  trompé,  il  a  vu  le  chemin  d'avenir  et  de 
raison,  ce  qui  n'était  pas  facile;  et,  l'ayant  vu,  il  l'a  courageuse- 
ment suivi,  ce  qui  l'était  encore  moins. 

Imaginez  ce  prêtre,  tenant  presque  seul  pour  les  novateurs, 
dans  Borne.  Joyeuse,  le  cardinal-protecteur,  son  ami,  son  bien- 
faiteur, Joyeuse  fait  volte-face  et  embrasse  le  parti  de  la  Ligue* 
D'Ossat  n'en  est  point  ébranlé  :  il  rompt,  quoiqu'il  lui  en  coûte.  Les 
jésuites,  tout-puissans  à  Borne,  ne  sont  pas  tendres  pour  les  par- 
tisans du  roi  huguenot.  L'ancien  ami  de  Bamus,  qui  avait  jadis 
inquiété  la  Sorbonne,  risque  gros:  ne  va-t-on  pas  suspecter  son 
orthodoxie,  l'accuser  tout  au  moins  de  tiédeur,  lui  si  attaché  à 
sa  foi,  si  exemplaire  dans  sa  vie  religieuse?  Sans  doute,  il  dut 


LE    CARDINAL    D'OSSAT.  217 

entendre  siffler  la  plus  venimeuse  des  calomnies,  celle  que  la 
politique  cache  sous  le  manteau  de  la  religion.  Il  les  a  connus 
par  expérience  personnelle,  ceux  dont  il  dit  dans  son  énergique 
langage  :  «  De  telles  gens,  qui  suggèrent  à  S.  S.  de  demander  des 
choses  qu'ils  sauront  ne  se  pouvoir  faire,  qui  pour  un  poil  de  leur 
intérêt  ne  se  soucieroient  que  S.  S.  et  le  Saint-Siège  perdît 
l'obéissance  de  toute  la  France,  et  que  la  religion  catholique 
souffrît  une  grande  diminution.  » 

D'Ossat  n'a  pas  fléchi  un  seul  jour  dans  son  exacte  apprécia- 
tion des  choses  de  France,  dans  son  espoir  du  succès  final.  Où 
puisait-il  l'énergie  nécessaire  à  cette  lutte?  Quel  mobile  l'ani- 
mait? L'intérêt?  Il  ne  vivait  que  des  bontés  de  Joyeuse.  Il  fut 
toujours  réduit  aux  expédiens.  Henri  était  fort  empêché  de 
récompenser  les  bons  offices  :  Du  Perron,  quand  il  vint  en  am- 
bassade pour  l'urgente  affaire  de  l'absolution,  dut  reculer  son 
départ  pendant  trois  mois  faute  d'argent.  D'Ossat  ne  reçut  qu'en 
1596  l'évêché  de  Rennes,  changé  plus  tard  pour  celui  de  Bayeux: 
des  deux  il  ne  tira  pas  en  tout  deux  mille  écus  ;  il  était  trop  loin , 
et  ses  chanoines  retenaient  les  revenus.  Lors  de  sa  promotion  au 
cardinalat  il  n'avait  pas  de  quoi  acheter  le  carrosse  et  le  lit  de 
damas  rouge.  —  Non,  on  a  beau  fouiller  dans  cette  vie,  dans  cette 
intelligence  et  dans  ce  cœur,  on  n'y  trouve  qu'un  mobile  d'action  : 
comme  il  l'écrivait  un  jour  au  duc  de  Nevers,  «  faire  ce  qui  sera 
du  debvoir  d'un  bon  François.  »  Tout  d'Ossat  est  dans  ces  mots. 
C'est  par  là  qu'il  est  vénérable. 

Et  habile,  de  quelle  souple  et  constante  habileté  !  Pour  la 
faire  apparaître,  il  faudrait  citer  de  longs  extraits  de  la  corres- 
pondance, entrer  dans  le  détail  des  négociations.  Il  joue  ses 
grosses  parties  sous  le  pontificat  de  Clément  VIII.  Il  a  pris  racine 
et  autorité  dans  Rome;  il  pratique  sans  cesse  le  pape.  Dans  les 
Lettres,  nous  voyons  vivre  Aldobrandini  comme  en  un  portrait 
des  maîtres  de  la  Renaissance.  D'Ossat  connaît  la  signification  de 
chaque  geste  du  vieillard,  et  des  rougeurs,  et  des  lamentations, 
et  des  colères  soufflées  par  l'Espagnol  ;  il  sait  à  quoi  s'en  tenir  sur 
les  attaques  de  goutte  suspensives  d'une  décision,  sur  l'accueil 
navré  quand  il  remet  un  mémoire  :  «  Vous  me  voulez  tuer,  me 
faisant  étudier  avec  ces  grandes  chaleurs.  »  Les  deux  interlocu- 
teurs ont  de  singulières  discussions.  Le  pape  ne  peut  prendre 
son  parti  de  l'alliance  d'Henri  IV  avec  l'hérétique  Elisabeth.  — 
Exigences  de  la  politique,  répond  d'Ossat;  c'est  une  grande  reine, 
et  d'un  génie  redoutable  :  telle  était  l'opinion  de  Sixte-Quint.  — 
Ce  n'est  plus  vrai;  réplique  Clément,  et  il  s'efforce  de  prouver  que 
les  femmes  qui  ont  «  aimé  le  déduit  »  dans  leur  jeunesse  perdent 
de  bonne  heure  leurs  facultés.  D'Ossat  n'est  pas  convaincu.  — 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Plaisantes  disputes;  mais  répétées  chaque  jour,  à  propos  de  tout, 
elles  eussent  lassé  un  négociateur  moins  tenace  que  notre 
Gascon. 

Je  ne  puis  rappeler  ici  que  la  plus  importante  de  ses  pour- 
suites, la  grande  affaire  de  l'absolution  du  roi,  «  la  plus  grande 
que  le  Saint-Siège  eût  eue  depuis  plusieurs  centaines  d'ans,  » 
disait  Clément  VIII  à  la  Congrégation  des  cardinaux.  Paruta  en 
écrivait  à  la  Sérénissime  République  :  «  Jusqu'au  dernier  jour, 
on  avait  pu  tout  redouter  de  l'irrésolution  du  pape  et  de  la  pres- 
sion des  Espagnols,  et  il  avait  fallu  plus  qu'un  génie  humain 
pour  faire  aboutir  cette  merveilleuse  affaire  de  l'absolution.  »  Ce 
génie  était  celui  de  d'Ossat,  qui  mena  seul  toute  l'instance  pen- 
dant des  aimées,  bataillant  pied  à  pied  contre  les  résistances  ou 
les  exigences  excessives  du  pape  Clément.  A  l'approche  du  jour 
où  le  pontife  devait  prendre  l'avis  du  consistoire ,  le  déchaîne- 
ment des  Espagnols  passa  tout  ce  qu'on  avait  vu  jusqu'alors. 
C'était  leur  dernière  partie ,  puisqu'on  allait  enlever  le  dernier 
prétexte  aux  troubles  de  France.  Le  duc  de  Sessa  courut  de  porte 
en  porte,  chez  les  cardinaux,  achetant,  menaçant,  ameutant  tout 
le  Sacré-Collège.  D'Ossat  triompha,  obtint  du  pape  qu'il  prononce- 
rait seul,  après  clôture  des  bouches.  Quand  Du  Perron  arriva  pour 
recueillir  le  fruit  de  cette  laborieuse  préparation,  les  procès-ver- 
baux étaient  déjà  rédigés  dans  les  termes  consentis  par  le  roi. 
L'ambassadeur  n'eut  qu'à  se  joindre  à  son  collègue,  le  1 7  sep- 
tembre 1595,  pour  s'agenouiller  avec  lui  sous  la  baguette  du 
pénitencier,  devant  Saint-Pierre,  et  pour  entendre  à  ce  prix  lec- 
ture du  décret  d'absolution,  au  milieu  du  peuple  assemblé,  au 
bruit  des  salves  d'artillerie  du  château  Saint- Ange. 

Les  mécontens  reprochèrent  à  Henri  IV  l'acceptation  de  cette 
cérémonie  comme  une  humiliation  inutile.  D'Ossat  avait  très  bien 
vu  qu'il  en  fallait  marquer  fortement  le  caractère,  pour  que  nul 
ne  pût  contester,  par  la  suite,  la  validité  de  la  réconciliation 
royale;  et  l'humiliation  rejaillissait  sur  les  Espagnols,  qui 
avaient  remué  ciel  et  terre  pour  en  empêcher  l'heureux  effet.  Si 
Paris  valait  bien  une  messe,  la  paix  définitive  des  esprits  valait 
bien  un  coup  de  baguette  sur  les  épaules  d'un  subrogé  pénitent. 
—  «  Ainsi,  Sire,  tout  ce  propos  d'une  matière  difficile  et  cha- 
touilleuse, et  de  points  si  sensitifs,  se  passa  avec  autant  de  dou- 
ceur et  d'amiableté  qu'aurait  su  faire  le  plus  facile  et  équitable 
sujet  du  monde.  »  —  C'est  une  des  belles  lettres  de  1595,  où 
d'Ossat  raconte  au  roi  la  joute  courtoise  et  serrée  des  derniers 
pourparlers.  Sa  vaste  érudition  lui  fournit  des  réponses  immé- 
diates à  tous  les  argumens  de  l'adversaire.  Le  Saint-Siège  exige 
le  retrait  d'un  arrêt  du  Parlement  qui  condamne  comme  scanda- 


LE    CARDINAL    l/oSSAT.  219 

leuse  et  séditieuse  la  proposition  de  Rome,  que  le  roi  Henri,  à 
présent  régnant,  ri  est  en  l'Église  jusques  à  ce  qu'il  ail  l'approba- 
tion du  pape.  —  «  Auquel  propos  je  viens  tout  maintenant  de  me 
rafraîchir  la  mémoire  d'une  Décrétale  du  pape  Innocent  III,  en 
laquelle  il  dit  que  le  jugement  de  Dieu  est  toujours  fondé  sur 
la  vérité ,  laquelle  ne  trompe ,  ni  n'est  trompée  ;  mais  le  juge- 
ment de  l'Église  suit  quelquefois  l'opinion,  laquelle  trompe  sou- 
vent, et  est  trompée...  Aussi  viens-je  de  lire  un  canon,  pris  de 
saint  Jérôme,  qui  dit  que  quelquefois  celui  qui  est  envoie  dehors 
par  ceux  qui  commandent  en  l'Eglise  est  dedans,  et  celui  est 
dehors,  qui  semble  être  retenu  dedans.  »  —  Voilà  de  terribles 
Décrétâtes,  et  qui  auraient  pu,  tout  aussi  bien,  donner  des  armes 
à  Martin  Luther. 

Le  cas  principal  heureusement  réglé,  restait  à  conclure  de 
laborieux  accords  pour  remettre  l'ordre  dans  l'Eglise  de  France, 
bouleversée  après  de  si  longs  troubles  :  cinquante  évêchés  va- 
cans,  nombre  d'abbayes  et  de  prébendes  non  pourvues,  ou  très 
mal  pourvues,  aux  mains  des  gens  de  guerre.  Il  fallait  passer 
l'éponge  sur  beaucoup  d'irrégularités,  obtenir  l'agrément  pon- 
tifical pour  des  serviteurs  du  roi  qui  avaient  senti  le  fagot,  pour 
des  sujets  ecclésiastiques  fort  discutables,  comme  cet  archevêque 
de  Bourges,  Regnaud  de  Beaune,  qui  faisait  par  jour  sept  repas  d'au 
moins  une  heure  chacun.  A  ce  moment,  d'Ossat  nous  fait  songer 
à  l'abbé  Bernier,  négociant  en  des  circonstances  analogues  avec 
Consalvi,  et  amené  par  la  similitude  des  temps  à  solliciter  mêmes 
concessions,  mêmes  indulgences,  pour  une  même  restauration.  La 
tâche  du  représentant  d'Henri  IV  apparaît  plus  ardue,  parce  que 
de  nouveaux  griefs  politiques  venaient  sans  cesse  à  la  traverse  des 
accords  près  d'aboutir.  C'était  l'expulsion  des  Jésuites,  après  la 
tentative  d'assassinat  de  Jean  Châtel  :  on  avait  pendu  en  Grève 
deux  de  ces  Pères,  on  chassait  les  autres  du  ressort  de  Paris. 
D'Ossat  obtint  leur  rappel  en  1603,  «  pour  donner  contente- 
ment au  pape  »,  écrivait-il  à  Villeroy  ;  «  je  vous  ai  protesté  que 
je  ne  fus  jamais  énamouré  d'eux.  »  —  C'était  l'édit  de  Nantes, 
médecine  amère  à  faire  passer  dans  Rome.  Clément  VIII  se 
cabrait  à  chacun  des  actes  de  tolérance  d'Henri  IV;  à  ce  coup  il 
éclata.  —  «  Sire,  le  sujet  de  cette  lettre  sera  fâcheux,  et  à  nous, 
à  écrire,  et  à  Votre  Majesté,  à  entendre...  Sa  Sainteté  nous  dit 
hier  matin  qu'il  étoit  le  plus  navré  et  désolé  homme  du  monde, 
pour  TEdit  que  Votre  Majesté  avoit  fait  en  faveur  des  hérétiques  ; 
qu'il  ne  savoitplus  qu'espérer  ni  que  juger  de  vous;  que  ces  choses 
lui  mettoient  le  cerveau  à  parti;  que  cet  Edit,  que  vous  lui  avez 
fait  en  son  nez,  étoit  une  grande  plaie  à  sa  réputation  et  renom- 
mée, et  lui  sembloit  qu'il  avoit  reçu  une  balafre  en  son  visage; 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  se  trouvoit  fort  perplexe  et  demeuroit  fort  exulcéré...  »  — 
D'Ossat  pansa  la  plaie  comme  il  put. 

En  plus  de  ces  difficultés  inévitables,  nées  d'une  bonne  poli- 
tique, —  ce  sage  esprit  n'avait  garde  de  la  reprocher  au  roi,  —  le 
patient  négociateur  en  voyait  surgir  d'autres  dont  il  se  serait  bien 
passé,  et  qui  lui  venaient  de  la  complexion  de  son  doux  maître. 
Un  jour  il  doit  solliciter  pour  Angélique  d'Estrées  cette  abbaye 
de  Maubuisson,  dont  Sainte-Beuve  a  raconté  en  son  Port-Royal 
la  plaisante  histoire  et  la  destination  peu  canonique.  Une  autre 
fois  il  a  commission  de  proposer  pour  le  chapeau  Sourdis,  l'oncle 
de  Gabrielle.  Sourdis  et  d'Ossat,  qui  n'avait  rien  demandé  pour 
lui-môme,  reçurent  la  pourpre  le  même  jour,  en  1599.  Les  mérites 
de  l'un  compensèrent  tout  ce  qui  manquait  à  l'autre.  L'affaire  la 
plus  épineuse  dans  cet  ordre  d'idées  était  l'annulation  du  mariage 
du  roi  avec  Marguerite  de  Yalois.  Henri  devenait-il  coulant  et 
pressé  dans  quelque  négociation  avec  la  Curie,  d'Ossat  se  réjouis- 
sait d'un  côté  et  tremblait  de  l'autre.  Lorsqu'un  prince  s'occupe 
vivement  de  Rome  et  s'y  montre  facile  sur  les  grands  intérêts, 
c'est  le  plus  souvent  sous  l'aiguillon  du  diable,  en  vue  de  quelque 
divorce.  D'Ossat  le  savait;  il  savait  surtout  que  c'était  toujours 
le  cas  avec  l'endiablé  Béarnais.  Il  manœuvrait  de  façon  à  décou- 
rager toute  instance  en  cassation  de  mariage. 

Henri  «  s'était  accoutumé  avec  Gabrielle,  »  comme  disent  les 
contemporains  ;  il  pensait  certainement  à  l'épouser.  Mais  la  reine 
Marguerite  ne  voulait  pas  donner  son  consentement  à  l'annulation, 
«  pour  voir  en  sa  place  une  telle  décriée  bagasse.  »  Quand  la 
pauvre  «  bagasse  »  fut  morte  dans  la  petite  maison  de  Zamet,  en 
1599,  l'affaire  alla  toute  seule;  on  conclut  à  Rome  en  un  tour 
de  main  l'union  du  roi  démarié  avec  la  fille  du  Médicis.  D'Ossat 
n'était  pas  au  bout  de  ses  peines.  Un  mois  après  le  mariage  flo- 
rentin, il  vit  arriver  un  étrange  capucin,  Travail,  dit  le  Frère 
Ililaire  de  Grenoble,  serviteur  d'Henriette  d'Entragues,  porteur 
d'une  lettre  de  crédit  du  roi  en  bonne  et  due  forme.  Ce  personnage 
se  réclamait  bien  haut  de  la  nouvelle  maîtresse,  demandait  une 
audience  du  Saint  Père  pour  on  ne  sait  quelles  intrigues, 
clabaudait  chez  les  cardinaux,  faisait  un  train  d'enfer.  Voilà  notre 
prudent  diplomate  aux  cent  coups.  Il  s'ouvre  à  Villeroy  dans 
une  lettre  confidentielle  fort  effarée,  sous  son  air  voulu  d'assu- 
rance; il  aimerait  croire  que  ce  fâcheux  est  un  imposteur,  mais  il 
sait  trop'^bien  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  faiblesses  de  son  léger 
seigneur.  «  Monsieur,  vous  jugez  assez  de  cette  insolence  capu- 
cine. Quant  à  moi,  d'une  chose  m'assuré-je  bien,  que  s'il  lui  reste 
quelque  étincelle  de  sens  et  de  jugement,  il  ne  me  tiendra  jamais 
pour  homme  qui   croie  que  mon  bien  être   ou   mon   mal  être 


LE    CAHDINAL    D'OSSAT.  221 

auprès  du  roy  dépende  de  lui,  ni  qui  ait  un  seul  poil  de  crainte 
de  tous  les  capucins  et  moines,  qui  sont  hors  ou  dedans  le  monde... 
Je  vous  prie  de  suplier  Sa  Majesté  de  ma  part  qu'elle  avise  de 
mieux  connoître  les  hommes,  et  mêmement  moines,  avant  que 
leur  commettre  choses  d'importance,  pour  être  mêmement 
traitées  en  Italie,  et  à  Rome,  où  il  y  a  plus  de  finesse  qu'en  tout  le 
reste  du  monde.  »  —  Il  ne  respira  plus  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
expédié  le  bruyant  capucin  d'Henriette,  qui  lui  avait  donné  une 
des  plus  chaudes  alertes  de  sa  vie  diplomatique. 

D'après  les  obligations  de  cette  vie,  le  lecteur  pourrait  croire 
à  tort  que  ce  grand  négociateur  fut  un  chrétien  et  un  prêtre 
médiocres.  Toute  la  correspondance  du  cardinal,  j'ai  hâte  d'ajouter 
ce  trait,  respire  une  piété  sincère,  un  attachement  scrupuleux  aux 
devoirs  de  l'état  ecclésiastique.  Tout  ce  que  nous  savons  de  lui 
est  sujet  d'édification.  Sa  révérence  pour  les  chefs  de  l'Eglise 
avec  lesquels  il  discutait  fut  profonde,  filiale.  Dans  la  Rome 
politique  et  mondaine  d'alors,  d'Ossat  n'éprouva  jamais  cette 
réaction  de  scepticisme  dont  témoignent  Rabelais  et  tant  d'autres 
voyageurs.  Il  avait  fait  une  cloison  étanche,  dans  son  cœur,  entre 
les  devoirs  du  chrétien  et  ceux  du  diplomate;  dans  la  personne  du 
Pape,  entre  le  père  des  fidèles  et  le  souverain  dont  il  devait  com- 
battre les  exigences.  L'esprit  simpliste  de  notre  temps  et  de  nos 
démocraties  comprend  malaisément  ces  distinctions;  il  met  trop 
vite  en  doute  la  sincérité  de  ces  personnages  doubles,  ministres 
français  en  bataille  dans  la  salle  d'audience,  prêtres  romains  sou- 
mis et  croyans  hors  de  cette  salle.  Ce  même  esprit  ne  conçoit  pas 
davantage  que  le  vainqueur  d'Arqués  ait  dû  négocier,  plier, 
compter  avec  les  vieillards  du  Vatican  autant  qu'avec  le  Chef  de 
la  maison  d'Autriche.  Le  partage  d'âme  d'un  cardinal  d'Ossat  pa- 
raîtra illogique  aux  tout  jeunes  gens,  et  à  quelques  politiciens 
très  vieux  ;  il  est  pourtant  l'indice  d'une  haute  synthèse  philoso- 
phique, non  moins  que  d'une  adaptation  professionnelle  du  diplo- 
mate; il  est  surtout  l'effet  d'un  regard  longuement,  obstinément 
fixé  sur  la  complexité  des  choses  humaines,  sur  l'inextricable 
connexion  de  leurs  misères  avec  la  sublimité  des  choses  divines. 

La  Correspondance  nous  fait  connaître  un  écrivain  primesau- 
tier,  étranger  à  toute  recherche  de  bel  esprit,  uniquement  soucieux 
de  mettre  dans  le  langage  des  affaires  clarté,  nuance  et  force.  Les 
portraits  qu'il  trace  ont  du  relief,  des  touches  brusques  et  vigou- 
reuses où  Saint-Simon  put  retrouver  un  ancêtre  ;  par  exemple 
quand  il  dépeint  «  le  variable  et  précipiteux  naturel  du  duc  de 
Savoie.  »  C'est  déjà  l'association  d'idées  qui  fera  dire  à  Victor 
Hugo,  avec  un  concettl  plus  risqué, 

La  Savoie  et  son  duc  sont  pleins  de  précipices. 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Néanmoins,  la  Correspondance  laisse  quelques  déceptions  à 
notre  dilettantisme.  Cet  homme  austère  a  passé  vingt-cinq  ans 
dans  l'Italie,  dans  la  Rome  de  la  Renaissance  ;  il  a  vu  les  spec- 
tacles pittoresques,  les  tragédies  de  cette  époque  animer  un  cadre 
d'art  et  de  beauté  ;  il  a  vécu  dans  la  compagnie  de  l'élégant  et 
aimable  Cynthio  Aldobrandini,  le  cardinal-neveu,  le  Mécène  des 
artistes  et  des  poètes,  il  a  respiré  dans  ce  feu  de  vie  char- 
mante, comme  la  salamandre,  sans  qu'une  étincelle  l'ait  touché. 
Pas  un  mot,  dans  cette  volumineuse  correspondance,  ne  permet 
de  croire  que  d'Ossat  ait  jamais  levé  les  yeux  sur  un  tableau, 
une  statue,  un  palais;  il  n'a  pas  daigné  retenir  une  anecdote, 
un  fait  de  la  vie  contemporaine,  une  vision  du  milieu  où  il 
négociait.  Il  n'eût  pas  écrit  autrement  de  la  tente  de  Gengis-Khan. 
Insensible  aux  sourdes  forces  de  la  nature  qui  émeuvent  la 
plupart  de  ses  contemporains,  dans  cet  ardent  printemps  du 
xvic  siècle,  d'Ossat  est  en  avance,  déjà  l'un  des  instrumens  que 
façonnera  Richelieu  :  machine  de  précision  au  service  d'un  grand 
intérêt  d'Etat.  Dans  les  yeux  abstraits,  dans  le  visage  osseux  et 
maigre  que  nous  montrent  ses  images,  toute  la  flamme  de  vie  est 
retirée  au  cerveau,  brûlant  pour  un  seul  objet;  et  cet  objet  est 
assez  beau  :  «  faire  son  debvoir  de  bon  François.  » 

Il  le  faisait  encore  quand  la  mort  le  surprit,  en  1604.  Quelques 
jours  avant,  il  écrivait  à  Henri  IV,  à  Villeroy.  Du  sommet  où 
l'âge  et  les  dignités  l'avaient  porté,  son  regard  s'étendait  sur  toutes 
les  matières  de  la  politique  ;  il  écrivait  en  ministre  d'État,  con- 
seillant au  roi  de  développer  la  marine,  les  colonies,  le  commerce, 
l'engageant  à  restreindre  ses  dépenses  et  à  penser  «  au  pauvre 
peuple  trop  foulé.  »  —  Cet  enfant  du  peuple  qui  trouvait  de  ces 
plaintes  du  cœur  pour  les  siens,  ce  Français  dont  on  sent  vibrer 
la  fibre  profonde,  quand  certaines  défaites  de  Clément  VIII  la 
blessent,  —  «  je  lui  ai  répliqué  qu'il  n'y  avait  qu'un  Roy  de 
France,  ni  qu'un  Paris  au  monde...  »  —  cet  homme  qui  vit  le 
bon  parti  dans  la  guerre  civile,  s'y  rangea  sans  gauchir  un  seul 
jour,  et  contribua  au  relèvement  de  notre  puissance  en  même 
temps  qu'au  perfectionnement  du  langage  qui  la  devait  exprimer, 
—  on  estimera  peut-être  qu'il  méritait  un  peu  de  notre  piété  pour 
sa  mémoire  oubliée.  Après  avoir  lu  M.  Degert  et  la  Correspon- 
dance, on  ne  risque  plus  de  passer  indifférent  devant  le  marbre  qui 
recouvre  les  cendres  d'Arnaut d'Ossat,  sur  le  champ  même  de  ses 
victoires,  dans  la  paix  lointaine  de  Saint-Louis-des-Français. 

Eugène-Melchior  de  Vogué. 


L'HÔTELLERIE 


«  Ils  se  rencontrèrent  en  une  mesmo 
hôtellerie...  » 

Claude  Binet. 


Midi  :  l'hôtellerie  est  solitaire  et  fraîche. 

Son  verger,  d'où  s'exhale  un  bon  parfum  de  pêche, 

Longe  le  grand  chemin  qui  va  de  Tours  à  Blois. 

Sur  la  porte  un  artiste  a  peint  un  coq  gaulois  : 

Sa  crête  et  ses  ergots  sont  d'or,  sa  plume  est  rouge  ; 

Une  treille  l'encadre  et  le  raisin  qui  bouge 

Semble  au  moindre  zéphyr  tantaliser  son  bec. 

Sur  les  murs,  charbonnés  à  grands  traits,  un  rebec 

Evoque  un  soir  de  danse  et  de  douce  ripaille, 

Et  devant  un  hanap  la  salamandre  bâille, 

Tandis  que  sur  sa  tête  un  souple  et  fin  croissant, 

L'arc  de  Phébé,  lui  lance  un  carreau  menaçant 

Qui  la  dégoûtera  du  vin  de  la  Touraine. 

Pauvre  bête  !  c'est  l'heure  où  la  France  a  pour  reine 

Et  pour  unique  roi  Diane  de  Poitiers  : 

Aussi  sur  tous  les  murs  des  gais  cabaretiers, 

Le  fabuleux  serpent  traîne  son  infortune 

Sous  des  dards  décochés  par  des  croissans  de  lune. 

Tout  à  coup  l'aubergiste  apparaît  sur  le  seuil  : 
Le  ciel  rit  dans  sa  barbe  et  Bacchus  dans  son  oeil, 
La  Persuasion  habite  sur  sa  lèvre, 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  entendrait  de  loin  le  doux  galop  d'un  lièvre  ; 

Et  d'ailleurs  pour  surprendre  un  pas  de  cavalier 

Rien  n'est  tel  qu'une  bonne  oreille  d'hôtelier. 

Jeune,  élégant,  monté  sur  une  jument  Laie 

Le  cavalier  débouche  au  tournant  de  la  haie. 

Les  bouvreuils  devant  lui  s'évadent  des  buissons. 

Il  saute  lestement  à  terre  :  les  garçons 

S'empressent,  l'hôtelier  salue,  et  l'hôtelière, 

Belle  comme  un  verger  dans  l'aube  familière, 

Devient  rose,  et  se  sent  tout  aise  d'héberger 

Saint  Michel  sous  les  traits  de  ce  jeune  étranger. 

Grand,  bien  pris,  les  yeux  doux  et  graves,  un  nez  d'aigle, 

La  barbe  blonde  et  les  cheveux  couleur  du  seigle, 

Quand  le  ciel  de  juillet  a  bruni  les  moissons, 

Il  porte  un  front  serein  et  sa  voix  a  des  sons 

D'une  limpidité  si  profonde  et  si  tendre 

Qu'on  tarde  d'obéir  afin  de  mieux  l'entendre. 

Il  s'est  assis  devant  la  fenêtre,  et  tandis 

Que  l'hôtesse  va,  vient,  et,  les  yeux  enhardis, 

Juge  qu'il  appartient  à  la  maison  des  Guise, 

Tout  rêveur  il  attend  que  son  déjeuner  cuise; 

Et  par  delà  les  champs,  où  les  troupeaux  camus 

Paissent,  et  le  rideau  des  peupliers  émus, 

Ces  hallebardiers  verts  qu'un  léger  souffle  incline, 

Il  contemple  devant  une  ombreuse  colline 

La  Loire,  fleuve  d'or,  miroir  de  volupté, 

Flot  pur,  dont  l'opulente  et  calme  royauté 

Passe,  et  sereinement  roule  en  sa  transparence 

Tout  le  ciel  à  travers  le  jardin  de  la  France. 

Mais  voici  qu'au  moment  où  l'hôtesse  le  sert, 

Un  galop  retentit  sur  le  chemin  désert 

Et  brusquement  s'arrête  au  seuil  de  l'aubergiste. 

«  Holà,  garçon,  holà!  Par  Hermès  Trismégiste, 
Que  tu  ne  connais  pas,  méchant  Béotien, 
Prends  mon  cheval  et  puis  veille  à  son  entretien  ! 
Pour  moi,  j'ai  soif  :  plaisante  hôtesse,  soyez  preste; 
Et  j  apprécierai  fort  le  pâté,  s'il  en  reste.  » 

Ce  nouveau  cavalier  rit  d'un  beau  rire  franc 
Il  est  moins  martial  que  le  premier,  moins  grand 
Et  garde  sous  l'épée  une  moins  noble  allure. 
Mais  la  grâce  est  en  lui  :  sa  molle  chevelure 


l'hôtellerie.  225 

Se  rejette  en  arrière  et  boucle  sur  son  cou. 
Ses  yeux  ont  la  douceur  du  ciel  fin  de  l'Anjou. 
Son  teint  ne  répond  pas  à  l'éclat  de  son  verbe. 
Toute  sa  gaillardise  est  fragile  et  superbe. 

«  Monsieur,  dit  en  riant  le  premier  cavalier, 
Nos  chevaux  mangeront  au  môme  râtelier. 
S'il  vous  plaît  d'accepter  une  place  à  ma  table, 
Le  fumet  de  ce  vin  me  semble  délectable. 
Les  vignes  qui  croissaient  sur  le  sol  de  Tibur 
N'ont  jamais,  par  Iacchos  !  versé  de  sang  plus  pur, 
Et  certes,  à  défaut  de  pâté,  cette  bresme 
Ferait  l'heur  d'un  évêque  et  l'orgueil  d'un  carême. 

—  Vous  me  tentez,  monsieur.  »  Et  le  nouveau  venur 
Qu'émeut  la  majesté  de  ce  bel  inconnu, 

Et  qui  lui  veut  sans  doute  épargner  un  mécompte, 
Ajoute  :  «  Je  ne  suis  prince,  marquis  ni  comte. 
J'ai  nom,  pour  vous  servir,  Joachim  du  Bellay. 

—  Moi,  Pierre  de  Ronsard  ;  et  quand  je  m'attablai 
Tout  à  l'heure  devant  cette  fenêtre  ouverte, 
J'ignorais  la  douceur  qui  m'allait  être  offerte 
D'embrasser  un  neveu  du  seigneur  de  Langey. 

—  Quoi,  vous  l'avez  connu?  —  J'ai  beaucoup  voyagé, 
Monsieur,  et  j'ai  suivi  ce  rival  d'Alexandre  * 
Jusqu'aux  champs  où  Varron  vit  Hannibal  descendre. 

—  Ah  !  parlez-moi  de  vous  et  parlez-moi  de  lui  ! 
Gomme  son  nom,  sa  gloire  et  son  étoile  ont  lui 
Dans  le  ciel  nébuleux  de  mon  adolescence  ! 
Heureux,  si  m'en  croyez,  celui  que  sa  naissance 
N'oblige  pas  ainsi  de  mériter  son  nom  ! 

J'ai  rêvé  de  dormir  sur  l'affût  d'un  canon; 
Mais  Dieu  ne  m'a  point  fait  pour  supporter  les  arnies  ; 
Et  malade,  orphelin,  les  yeux  voués  aux  larmes, 
J'ai  vécu  tristement  au  fond  d'un  petit  bourg 
Où  n'ont  jamais  sonné  ni  clairon  ni  tambour. 
Un  frère  renfrogné  me  gardait  en  tutelle  ; 
Et  désireux  en  vain  d'une  palme  immortelle, 
Lui  mort,  je  vis  s'abattre  au  seuil  de  mon  enclos 
Les  soucis,  les  tracas,  les  procès,  les  complots 
tome  cxxix.  —  1895.  i$ 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  l'importunité  des  longues  insomnies. 
Cédant  arma  togse!  Les  toges  soient  bénies, 
Et  gloire  à  l'orateur  disertement  loyal  ! 
Je  ne  vieillirai  point  au  service  royal, 
J'ignorerai  les  camps  et  leur  fameux  tumulte, 
Et  serai,  si  Dieu  veut,  un  bon  jurisconsulte.  » 

Et  le  jeune  homme  étouffe  un  soupir,  mais  Ronsard 
Reprend  :  «  N'enviez  point  mon  sort,  car  le  hasard 
Qui,  jeune,  m'affligea  d'une  oreille  un  peu  dure 
Me  fit  quitter  la  tente  et  changer  de  monture. 
Adieu,  les  fleurs  de  lys  dans  l'or  clair  des  matins 
Où  chantent  les  tambours  et  les  clairons  hautains  ! 
Adieu,  la  verte  Ecosse,  et  la  Flandre,  et  l'Empire, 
Et  les  ambassadeurs  aux  diètes  de  Spire, 
Et  Venise,  ce- nid  d'alcyons,  ce  printemps 
De  marbre  qui  fleurit  au  sein  des  flots  chantans, 
Et  l'azur  parfumé  des  ciels  de  Lombardie  ! 
Depuis  sept  ans,  je  vis  dans  l'ombre  et  j'étudie... 

—  Le  droit,  peut-être?  —  Non.  —  Vous  venez  de  Poitiers? 

—  J'en  viens.  —  Et  dites-moi,  le  velours  des  mortiers, 
Ce  beau  velours  plus  noir  qu'une  aile  de  nuit  sombre, 
Ne  vous  séduisait  pas?  —  Non,  j'ai  peur  de  son  ombre 
Et  de  son  poids.  —  Parbleu,  laissons  les  tribunaux, 

Et  vive  le  bonnet  des  rouges  cardinaux! 

—  Ah!  monsieur,  dit  Ronsard,  la  barrette  est  fragile! 

—  Que  désirez- vous  donc?  —  Le  laurier  de  Virgile.  » 
Et  Ronsard  lui  sourit,  les  yeux  graves  et  doux. 

Sa  barbe  entre  ses  doigts  jetait  des  reflets  roux; 
Un  rayon  de  soleil  voltigeait  sur  sa  tête... 

Du  Bellay  s'écria  :  «  Quoi!  vous  êtes  poète  1 
Mais  je  le  suis  aussi,  je  crois  l'être,  je  veux 
Le  devenir  !  »  Et  tout  l'invitant  aux  aveux, 
Le  pqulet  succulent  que  l'hôtesse  découpe, 
Le  parfum  des  raisins,  les  rubis  de  sa  coupe 
Qu'enflamme  la  splendeur  d'un  dernier  jour  d'été, 
L'auberge  et  son  grand  air  de  vieille  honnêteté, 
Tout,  jusqu'au  frais  éclat  de  cette  nappe  blanche, 
Son  âme  de  jeune  homme  impatient  s'épanche. 
Quand  naguère  il  vivait  maladif,  retiré, 
Seul,  dans  l'isolement  de  son  petit  Lire. 


l'hôtellerie.  227 

Et  que  les  vents  du  soir  lui  chantaient  leur  antienne., 

Les  beaux  livres  sortis  de  la  main  des  Estienne, 

Comme  au  soleil  d'avril  les  bois  reverdissant, 

Faisaient  jusqu'à  son  cœur  courir  un  nouveau  sang. 

La  bonne  Antiquité  lui  tenait  lieu  de  mère  : 

L'orphelin  renaissait  avec  le  vieil  Homère. 

Mais  sans  appui,  sans  guide,  il'a  souvent  marché 

Au  hasard,  et  son  âme  est  pareille  à  Psyché 

Qui  meurt  de  ne  pas  voir  la  beauté  qu'elle  adore. 

Il  la  soupçonne  ainsi  qu'au  sommet  qui  se  dore 

On  devine  l'éclat  du  soleil  à  venir. 

Il  entendit  Pégase  au  fond  du  ciel  hennir  ; 

Mais  sa  douceur  modeste  et  vite  effarouchée 

Ne  tentera  jamais  si  noble  chevauchée. 

«  Non,  ce  que  je  voudrais,  le  désir  qui  me  point, 

Ëcoutez-moi,  Ronsard,  et  ne  me  raillez  point! 

C'est  qu'on  imitât  Rome  et  qu'on  aimât  l'Hellade. 

Laissons  à  son  rouet  l'endormeuse  ballade, 

Qui  file  ses  fuseaux,  chef  branlant,  œil  fané, 

Et  la  chanson  boiteuse  au  hennin  suranné, 

Qui  pousse  devant  elle  un  petit  âne  étique 

Et  vend  des  virelais  dans  son  panier  gothique  ! 

Oh  !  quel  magicien  rouvrira  les  beaux  yeux 

De  l'Ode,  chaste  vierge  en  route  vers  les  cieux 

Et  qui  dort  aujourd'hui  sur  la  voie  Appienne? 

Pour  moi,  j'aime  à  sentir  la  lyre  italienne 

S'éveiller  lentement  sous  mes  doigts  obstinés... 

Les  sonnets  me  sont  chers  que  Pétrarque  a  sonnes.  » 

Il  rougit,  mais  Ronsard  tout  radieux  se  lève 

Et  l'embrasse,  et  pendant  que  leur  repas  s'achève, 

Il  dit  à  son  ami  si  tendrement  naïf 

La  gloire  de  Dorât,  les  conseils  de  Baïf, 

Coqueret  et  leurs  nuits  de  haute  solitude, 

Et  devant  sept  hivers  le  flambeau  de  l'étude 

Que  chacun  d'eux  se  passe  avant  de  s'endormir. 

Et  du  Bellay  ne  peut  l'écouter  sans  frémir, 

Comme  Alexandre  au  bruit  triomphal  de  son  père. 

Tant  de  rare  savoir  l'émeut,  le  désespère 

Et  l'enivre  :  et  Ronsard ,  mystérieusement, 

Lui  découvre  sa  fière  espérance,  et  comment 

A  force  de  toucher  l'hellénique  cithare 

Il  en  a  fait  jaillir  les  secrets  de  Pindare  ! 


228  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

«  De  Pindare?  —  Oui,  Bellay;  l'heure  est  proche  où  les  dieux 

Vont  renaître  :  le  sol  de  nos  grossiers  aïeux 

Poussera  vers  le  ciel  des  lauriers  et  des  marbres. 

Ecoutez-les  chanter  dans  l'écorce  des  arbres, 

Ces  dieux,  et  dans  le  vent  qui  passe,  dans  les  prés, 

Les  sources,  les  jardins,  les  couchans  diaprés, 

Et  dans  la  majesté  sereine  de  la  Loire  ! 

Le  grand  Pan  n'est  pas  mort!  mais  pour  sonner  sa  gloire, 

Et  pour  mieux  égaler  les  Grecs  et  les  Romains, 

La  flûte  de  Marot  éclate  dans  nos  mains, 

Et  rien  ne  déplaît  tant  aux  vénérables  Muses 

Que  l'accent  enroué  des  vieilles  cornemuses  ! 

Il  nous  faut  enrichir  notre  parler  gaulois, 

Soumettre  notre  rythme  à  de  nouvelles  lois, 

Imiter  Rome  ainsi  que  Rome  imite  Athènes, 

Et  neuf  fois  nous  laver  aux  antiques  fontaines  ! 

Suivez-moi  dans  Paris,  du  Bellay  !  Combattez 

Avec  nous  le  troupeau  des  rimeurs  éhontés 

Dont  la  sotte  ignorance  enchante  le  vulgaire, 

Et  soyez  le  Langey  de  cette  illustre  guerre  !  » 

Mais  du  Bellay,  debout,  le  front  étincelant, 
S'écria  :  «  Je  serai  votre  Olivier,  Roland  !  » 

Et  sous  l'œil  ébahi  de  l'hôtesse  ingénue 
Que  cette  vaillantise  effraie,  il  continue 
Hardiment,  comme  on  voit  la  jeunesse  des  vins 
Écumer  dans  le  bois  des  tonneaux  angevins  : 
«  Porte-étendard,  héraut,  clairon  de  la  victoire, 
Frère  d'armes,  je  veux  vous  suivre  dans  l'Histoire 
Dont  Phébus  aux  crins  d'or  vous  ouvre  les  battans  ! 
Ah!  Ronsard,  cette  Rome  orgueilleuse,  où  le  Temps 
De  ses  meilleures  faux  fit  de  vaines  quenouilles, 
Rome,  dont  nos  autels  convoitent  les  dépouilles, 
Rome,  sans  son  Manlie  et  ses  oiseaux  criards, 
Reverra  les  Gaulois,  ces  sublimes  pillards! 
Qui  donc  arrêterait  nos  armes  pacifiques? 
Oui,  nous  vous  pillerons,  ô  saints  trésors  delphiques 
Où  les  coqs  de  la  Gaule  ont  déjà  mis  leurs  becs  ! 
Nous  sèmerons  partout  ces  fameux  Gallo-Grecs, 
Ces  Marseillais  diserts  dont  l'Hercule  gallique 
Rit  d'Apollon  muet  et  de  sa  flèche  oblique  ! 
fA  pour  mieux  triompher  des  superbes  Latins, 


l'hôtellerie.  229 

Gomme  un  bon  soldat  prend  aux  ennemis  mutins 
L'enseigne  où  flotte  un  peu  de  leur  âme  aguerrie, 
Je  leur  emprunterai  le  beau  nom  de  patrie  !  » 

Il  parlait,  et  sa  voix  faisait  un  bruit  d'estoc,' 
Et  tout  à  coup,  parmi  les  pampres  verts,  le  coq, 
Le  vieux  coq  peint  en  rouge  enfla  l'aile,  et  sonore 
Poussa  droit  dans  l'azur  son  salut  à  l'Aurore. 

En  selle!  Ils  ont  quitté  l'auberge,  et  leurs  chevaux, 
Sous  les  coups  d'éperon  des  deux  charmans  rivaux, 
Galopent  :  mais  Ronsard,  plus  serein,  peine  à  suivre 
Celui  de  du  Bellay  que  le  grand  air  enivre 
Et  qui  vers  le  ciel  bleu  relève  son  cou  blanc, 
Comme  s'il  se  sentait  pousser  une  aile  au  flanc. 
Le  tomber  de  la  nuit  les  rapproche  et  les  calme. 
L'ombre  embaume  le  myrte,  et  ces  rêveurs  de  palme, 
Devant  la  lune  errante  et  rose  dans  les  houx, 
Songent  en  frissonnant  aux  yeux  cruels  et  doux 
Dont  les  pires  rigueurs  sont  encor  des  caresses. 
Ils  échangent  tout  bas  le  nom  de  leurs  maîtresses, 
Ils  murmurent  Cassandre,  Olive...  noms  voilés, 
Masques  délicieux  de  soie  et  d'or  filés 
Dont  la  Muse  en  riant  déguise  un  frais  visage  ! 
Ils  lèvent  vers  le  ciel  pour  chercher  un  présage 
Leur J  regards  curieux  de  tous  les  beaux  amours  ; 
Et,  tandis  que  le  soir  éveille  aux  alentours 
Faunes,  Satyres,  Pans  et  les  gentilles  fées 
Qui  dansent  sous  les  bois  à  cottes  dégrafées, 
Ils  voient  poindre  plus  loin,  derrière  Blois  qui  dort, 
Les  sept  divins  éclairs  d'une  pléiade  d'or. 

André  Bellessort. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  avril. 

Toute  l'attention  est  aujourd'hui  concentrée  sur  les  événemens  de 
l'Extrême-Orient.  Ils  ont  pris,  depuis  notre  dernière  chronique,  non 
pas  une  importance  qu'ils  avaient  déjà,  mais  une  allure  toute  nou- 
velle. La  Chine  a  été  vaincue  :  elle  l'a  été  partout  uniformément,  sur 
terre  comme  sur  mer,  et  il  ne  lui  restait  plus  qu'à  se  résigner,  quelles 
qu'elles  fussent,  aux  conditions  de  paix  que  le  vainqueur  lui  impose- 
rait. Elle  aurait  eu  grand  tort  d'essayer  une  résistance  impossible. 
Ses  ressources,  s'il  en  existait  encore,  n'étaient  pas  en  elle-même, 
mais  bien  dans  les  froissemens  que  les  puissances  européennes 
pourraient  éprouver  par  suite  de  certains  articles  du  traité  de  Simo- 
nosaki.  Nous  ne  parlons  pas,  bien  entendu,  de  froissemens  d'amour- 
propre.  Les  événemens  qui  viennent  de  se  produire  sont  si  loin,  au 
point  de  vue  des  distances,  que  l'Europe  a  pu  les  juger  très  froide- 
ment, très  impartialement,  sans  y  mêler  aucun  élément  d'imagi- 
nation. La  preuve  en  est  dans  le  fait  final  qui  a  étonné  beaucoup 
de  personnes,  et  qui  en  a  scandalisé  quelques-unes,  à  savoir  l'action 
commune  de  la  Russie,  de  la  France  et  de  l'Allemagne  en  Extrême- 
Orient.  Quoi!  la  France  et  l'Allemagne,  si  profondément  divisées  en 
Europe,  se  trouvent  d'accord  en  Asie?  Il  y  a  là  de  quoi  surprendre 
au  premier  abord.  On  parle  d'une  triple  alliance,  d'une  «  triplice  » 
nouvelle  qui  vient  de  faire  sa  première  manifestation  dans  un  autre 
hémisphère.  Pourquoi  pas  si,  dans  cet  hémisphère,  les  intérêts  respec- 
tifs ne  sont  plus  les  mêmes,  et  s'ils  exigent  des  classifications  poli- 
tiques différentes?  Rien  loin  de  la  critiquer,  nous  approuvons  la  liberté 
d'esprit  que  notre  gouvernement  a  montrée  dans  cette  circonstance. 
Il  faudrait  renoncer  à  toute  action  utile  et  efficace  dans  le  monde  si 
nous  voulions  subordonner  notre  politique,  même  en  Afrique,  même 
en  Asie,  aux  sentimens  particuliers  qui  la  déterminent  en  Europe. 
Grâce  à  Dieu,  nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  M.  Clemenceau 
faisait  un  grief  mortel  à  M.  Jules  Ferry  d'avoir  essayé  de  pressentir 
l'Allemagne,  et  de  se  ménager  sa  neutralité  bienveillante  au  cours 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  231 

de  notre  conflit  tonkinois-chinois.  On  n'a  pas  oublié  l'indignation 
contre  le  gouvernement  que  la  chaude  parole  de  M.  Clemenceau  a 
soulevée  à  cette  époque.  Tout  le  patriotisme  de  table  d'hôte  qui  som- 
meillait chez  beaucoup  d'entre  nous  fit  subitement  explosion.  Le 
gouvernement  a  été  accusé  d'avoir  humilié  la  France,  de  l'avoir  presque 
avilie.  Mais  aujourd'hui  que,  dans  un  si  grand  nombre  d'affaires  com- 
munes, nous  avons  dû  négocier,  soit  directement,  soit  indirectement, 
mais  toujours  ouvertement  avec  l'Allemagne,  les  accusations  de  ce 
genre  seraient  plus  mal  venues.  Nous  ne  connaissons  au  dehors  qu'une 
politique,  celle  des  intérêts.  Toute  la  question  est  de  savoir  si  nos  inté- 
rêts ont  été  compromis  par  l'attitude  que  nous  venons  de  prendre. 

Il  est  superflu  de  donner  de  longs  détails  sur  des  faits  qui  sont  au- 
jourd'hui universellement  connus.  Le  traité  de  Simonosaki,  passé 
entre  le  Japon  et  la  Chine,  n'a  pas  été  encore  communiqué  officiellement 
aux  puissances,  et  le  gouvernement  anglais  a  déclaré  que,  dans  ces 
conditions,  il  lui  était  interdit  d'en  donner  lecture  à  la  Chambre  des 
communes  ;  mais  tout  le  monde  en  sait  suffisamment  pour  avoir  arrêté 
ses  idées  sur  la  question.  La  Russie,  en  particulier,  s'est  dès  le  premier 
moment  rendu  compte  des  conséquences  que  la  ratification  du  traité 
aurait  pour  elle.  Elles  sont  extrêmement  graves.  L'indépendance  de 
la  Corée  est,  pour  la  Russie  et  pour  son  développement  ultérieur  dans 
l'Asie  septentrionale,  une  question  absolument  vitale.  Aussi  longtemps 
que  la  Corée  est  restée  sous  la  souveraineté  plus  ou  moins  effective  de 
la  Chine,  la  Russie  n'a  eu  qu'à  laisser  se  prolonger  un  statu  quo  qui 
lui  convenait.  La  Chine,  endormie,  embaumée  dans  ses  traditions  sé- 
culaires, était  un  merveilleux  calmant  qui  tenait  assoupies  les  diverses 
questions  de  l'Asie  orientale  avec  la  toute-puissance  de  l'opium. 
Comme  aucune  des  grandes  puissances  européennes  n'était  prête  à  les 
résoudre,  ni  désireuse  de  les  aborder  prématurément,  et  que  l'intérêt 
de  la  plupart  d'entre  elles  était  de  laisser  le  temps  agir  doucement, 
lentement,  le  plus  doucement  et  le  plus  lentement  possible,  rien  ne 
faisait  prévoir  que,  par  un  de  ces  brusques  à-coups  dont  l'histoire  pré- 
sente pourtant  de  nombreux  exemples,  le  vieux  monde  asiatique 
serait  secoué  de  sa  torpeur,  et  l'Europe  mise  en  demeure  de  veiller 
immédiatement  à  la  sécurité  de  ses  intérêts  non  seulement  d'aujour- 
d'hui, mais  de  demain.  Il  a  fallu,  pour  presque  toutes  les  puissances, 
hors  une,  improviser  ses  idées,  et  l'on  pense  inévitablement  aux  aveux 
de  M.  Rouher  lorsque,  parlant  de  ses  angoisses  patriotiques  après  Sa- 
dowa,  il  disait  que  le  gouvernement  impérial  avait  dû  prendre  des  ré- 
solutions qui  devaient  enchaîner  l'avenir  pour  des  siècles,  et  qu'il  n'avait 
eu  que  des  minutes  pour  réfléchir.  On  sait  d'ailleurs  que  la  résolution 
du  gouvernement  de  Napoléon  III,  à  cette  époque,  a  consisté  à  n'en 
arrêter  aucune  et  à  laisser  les  événemens  suivre  logiquement  leur 
cours,  ce  qui  lui  a  mal  réussi.  Pour  en  revenir  au  moment  actuel,  une 


232  REVUE  DE6  DEUX  MONDES. 

seule  nation,  avons-nous  dit,  ne  pouvait  pas  éprouver  la  moindre  hé- 
sitation sur  la  politique  à  suivre  :  c'est  la  Russie.  Elle  se  trouvait,  à 
l'égard  du  traité  de  Simonosaki,  à  peu  près  dans  la  môme  situation  que 
l'Angleterre  autrefois  à  l'égard  du  traité  de  San-Stefano.  Au  nombre 
des  clauses  encore  mal  connues  du  traité  sino-japonais,  il  en  est  une 
qui  ne  fait  de  doute  pour  personne,  à  savoir  la  prise  de  possession 
par  le  Japon  de  Port-Arthur  et  de  la  province  du  Liao-Toung,  position 
qui  commande  à  la  fois  le  golfe  de  Petchili,  c'èst-à-dire  Pékin,  la 
Mandchourie  méridionale,  et  enfin  toute  la  Corée.  Permettre  au  Japon 
de  s'y  installer  avec  toutes  les  ressources  de  l'art  militaire  contem- 
porain serait  rendre  purement  fictive  l'indépendance  de  la  Corée,  et 
donner  à  son  vrai  maître  un  acompte  formidable  en  vue  de  conflits 
désormais  certains.  La  porte  de  la  Chine,  ou  du  moins  de  sa  capitale, 
serait  entre  les  mains  du  Japon;  la  Sibérie  russe  serait  menacée  sur  un 
ae  ses  points  essentiels;  la  Corée  serait  condamnée  au  protectorat, 
en  attendant  une  domination  plus  effective.  Était-ce  admissible  ?  De 
la  part  de  la  Russie,  non!  sans  aucun  doute.  De  la  part  des  autres 
puissances,  c'était  à  voir. 

Nous  commencerons,  naturellement,  par  la  France.  Si  nous  n'écou- 
tions que  nos  sympathies,  assurément  elles  seraient  acquises  au  Ja- 
pon :  malgré  une  divergence  passagère,  elles  lui  resteront  ou  lui 
redeviendront  fidèles.  Nos  rapports  avec  lui  ont  toujours  été  excellens. 
Il  nous  a  emprunté  beaucoup  ;  il  s'est  mis  longtemps  à  notre  école, 
avant  de  se  mettre. à  celle  de  l'Allemagne  qu'il  a  paru  préférer  ensuite. 
Le  Japon  est  le  porte-flambeau  de  la  civilisation  européenne  en 
Extrême-Orient.  Quels  que  soient  les  résultats  immédiats  de  son  intel- 
ligente et  audacieuse  initiative,  l'humanité,  en  prenant  le  mot  dans  son 
sens  le  plus  large,  finira  par  y  gagner.  Il  ne  peut  y  avoir  aucune  jalousie 
de  notre  part  dans  la  manière  dont  nous  envisageons  ses  succès  : 
plus  grands  ils  ont  été,  et  plus  généreusement  nous  y  avons  applaudi. 
Mais  nous  ne  pouvons  pas  oublier  que  la  Chine,  bien  que  nous  ayons 
eu  plus  d'une  fois  à  nous  plaindre  d'elle,  est  notre  voisine  immé- 
diate en  Asie,  et  que  nous  avons  intérêt  à  vivre  avec  elle  en  bonne 
harmonie.  Nous  y  sommes  parvenus  dans  ces  derniers  temps  :  elle 
et  nous,  nous  en  sommes  bien  trouvés.  La  sécurité  de  nos  frontières 
tonkinoises  dépend,  en  partie,  de  sa  bonne  volonté  ;  non  pas  qu'elle 
puisse  désormais  la  troubler  profondément,  mais  parce  qu'elle  peut  l'in- 
quiéter assez  longtemps  encore.  Toute  vaincue  qu'elle  soit,  la  Chine  est 
si  grande  que,  sur  bien  des  points  éloignés  du  conflit  qui  vient  de  se  pro- 
duire et  où  peut-être  la  nouvelle  n'en  n'est  pas  encore  parvenue,  elle 
garde  la  plénitude  de  sa  force  locale.  D'ailleurs,  lorsque  nous  avons 
conquis  le  Tonkin,  ce  n'est  pas  sans  avoir  prévu  les  difficultés  que  nous 
devions  rencontrer  avec  elle  ;  mais  c'est  avec  la  pensée  constante  que 
nous  parviendrions  à  les  aplanir  et  que,  loin  de  souffrir  de  son  voisi- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  233 

nage,  nous  finirions  par  en  bénéiicier.  Que  de  richesses  encore  inex- 
plorées, ou  du  moins  inexploitées,  sont  contenues,  par  exemple,  dans 
le  Yunnan  !  Si  nous  avons  profité  de  l'épreuve  que  vient  de  traverser  le 
Céleste-Empire  pour  régler  quelques-unes  des  questions  restées  pen- 
dantes avec  lui,  aller  plus  loin  serait  dépasser  la  mesure.  La  Chine  n'est 
pas  d'humeur  reconnaissante,  il  y  aurait  sans  doute  duperie  à  compter 
sur  sa  gratitude  ;  mais  elle  est  certainement  d'humeur  vindicative,  et  ce 
serait  de  notre  part  une  faute  que  d'aj  outer  inutilement  un  coup  de  plus  à 
tous  ceux  qu'elle  vient  de  recevoir.  On  a  parlé  d'une  alliance  offensive  et 
défensive  entre  la  Chine  et  le  Japon.  Le  fait  a  été  aussitôt  démenti,  et 
peut-être  est-il  en  effet  actuellement  inexact  ;  mais  peut-être  aussi  n'y 
a-t-il  pas  de  fumée  sans  feu.  Qui  sait  si  l'idée  encore  un  peu  vague  et 
flottante  d'un  accord  contre  l'Europe  des  deux  puissances  asiatiques 
qui  viennent  de  lutter  l'une  contre  l'autre  ne  se  réalisera  pas,  dans 
un  délai  plus  ou  moins  prochain?  On  la  désavoue  pour  le  moment, 
parce  qu'elle  effraye,  et  que  la  politique  du  Japon,  très  habile  et  très 
souple,  consiste  à  rassurer  quand  même  et  à  tout  prix.  Mais  si  un 
jour  la  Chine,  réorganisée  et  disciplinée  par  l'influence  japonaise, 
prend  conscience  de  sa  force  et  en  use  contre  l'Europe,  qui  pourrait 
dire  les  conséquences  dernières  de  ce  réveil?  L'océan  humain  qui 
dort  lourdement  dans  l'immensité  de  l'Asie  renferme  bien  des  tem- 
pêtes en  puissance,  que  le  siècle  prochain  verra  se  déchaîner  en 
action.  Les  philosophes  disent  volontiers  qu'il  ne  sert  de  rien  de 
s'opposer  aux  fatalités  de  l'histoire  :  les  politiques,  un  peu  plus  scep- 
tiques sur  la  rapidité  avec  laquelle  les  causes  produisent  leurs  effets 
lorsqu'on  n'y  aide  pas,  les  uns  par  violence,  les  autres  par  faiblesse, 
au  risque  d'être  accusés  de  vivre  au  jour  le  jour  ne  dédaignent  pas  les 
jours  gagnés,  ne  fût-ce  que  parce  qu'ils  permettent,  s'ils  sont  bien 
employés,  de  mieux  préparer  les  solutions  inévitables.  Malgré  notre 
sympathie  pour  le  Japon,  il  nous  est  impossible  de  voir  ce  que  la 
France  gagnerait  à  son  établissement  définitif  sur  un  point  important 
du  continent  jaune.  Tout  au  plus  pourrait-on  dire  que  nous  n'avons 
personnellement  rien  à  y  perdre  ;  mais  ceux  qui  le  disent  en  sont-ils 
bien  sûrs? 

Un  diplomate  allemand,  après  avoir  passé  trente  années  à  Pékin  où 
il  avait  su  se  faire  une  situation  personnelle  très  considérable  et 
presque  prépondérante,  M.  de  Brandt,  aujourd'hui  à  la  retraite,  a  publié 
dans  ces  derniers  mois,  avec  une  prodigieuse  ardeur  de  propagande, 
un  grand  nombre  d'articles  et  de  brochures  sur  la  question  sino-japo- 
naise.  Il  a  contribué,  pour  sa  part,  au  mouvement  d'opinion  qui  a  permis 
au  gouvernement  impérial  de  prendre  l'attitude  qu'il  a  prise,  et  qui 
était  à  quelques  égards  imprévue.  D'autres  motifs,  sur  lesquels  il  y 
aura  lieu  de  revenir,  ont  déterminé  d'une  manière  plus  puissante 
encore  les  résolutions  de  l'empereur  Guillaume  :  nous  ne  parlons 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  le  moment  que  des  causes  générales  qui  ont  influé  sur  les  diverses 
puissances.  M.  de  Brandt  connaît  à  coup  sûr  l'Extrême-Orient  asia- 
tique :  il  s'est  montré  fort  ému  des  conséquences  économiques,  —  ce 
sont  du  moins  celles  dont  il  a  le  plus  parlé,  —  que  les  succès  du 
Japon  et  le  traité  qui  devait  en  être  la  suite  ne  manqueraient  pas  d'avoir 
pour  le  commerce  européen.  Il  a  assisté  avec  un  œil  attentif,  parfois 
inquiet,  aux  développemens  prodigieux  que  le  Japon,  dans  ces  der- 
nières années,  a  su  donner  à  son  industrie.  Ses  charbonnages  font,  dès 
maintenant,  concurrence  à  ceux  del'Europe.  Ses  cotonnades  s'apprêtent 
à  supplanter  celles  de  l'Angleterre.  Si  Formose  lui  appartient,  il  trou- 
vera facilement  le  moyen  d'y  développer  l'industrie  sucrière.  Les  ca- 
pitaux ne  lui  manqueront  pas,  et  d'ailleurs  l'indemnité  de  guerre  lui. 
fournira  ceux  dont  il  pourrait  avoir  besoin  au  début.  Le  jour  où,  par 
suite  d'arrangemens  spéciaux  qui  sont  peut-être  compris  dans  les 
articles  ignorés  du  traité  de  paix,  le  Japon  pourra  transporter  le  siège 
même  de  ses  industries  sur  le  continent  chinois,  un  pas  immense  et 
décisif  aura  été  fait  dans  le  sens  de  l'éviction  commerciale  des  puis- 
sances occidentales.  Le  Japon  a  montré,  sur  beaucoup  de  points  déjà, 
avec  quelle  facilité  et  quelle  rapidité  il  savait  s'assimiler  les  procédés 
de  l'Europe;  il  le  montrera  sur  d'autres  points  encore,  et  bientôt  il  ne 
sera  pas  seul  à  le  faire.  Le  Chinois  n'est  en  rien  inférieur  au  Japo- 
nais; il  a  seulement  dormi  plus  longtemps.  Mais  il  est  intelligent, 
docile,  prodigieusement  sobre,  laborieux  et  habile  à  tous  les  exercices 
purement  mécaniques.  Avec  les  exigences  tous  les  jours  plus  grandes 
que  montrent  nos  ouvriers,  l'industrie  européenne  aura  de  la  peine  à 
lutter  longtemps,  au  point  de  vue  du  bon  marché,  contre  celle  de  l'Ex- 
trême-Orient. Or,  le  bon  marché,  c'est  la  victoire  commerciale  assurée 
presque  partout,  et  plus  particulièrement  dans  les  milliers  de  marchés 
autour  desquels  se  pressent,  en  Asie  et  en  Afrique,  des  populations 
abondantes,  pullulantes,  mais  pauvres  et  contentes  de  peu.  M.  de 
Brandt,  qui  n'est  pas  un  rêveur,  a  été  vivement  frappé  de  ce  péril,  qui 
menace  surtout  son  pays  et  l'Angleterre.  Il  est  convaincu  qu'aucune 
opposition  irréductible,  aucun  instinct  de  race,  ne  divise  les  Chinois  et 
les  Japonais,  et  que  les  adversaires  d'hier  se  réconcilieront  sans  peine 
dans  une  haine  commune,  infiniment  plus  forte  et  plus  offensive  que 
celle  qui  les  émeut  passagèrement  les  uns  contre  les  autres  :  la  haine 
des  Occidentaux.  Il  annonce  déjà  que  les  victoires  japonaises,  qui  ont 
éveillé  à  Tokio  des  désirs  infinis,  amèneront  des  modifications  pro- 
fondes dans  le  personnel  gouvernemental.  Le  parti  militaire  et  féodal 
arrivera  demain  au  pouvoir,  avec  l'hostilité  violente  qu'il  professe 
contre  tous  les  étrangers  indistinctement.  Après  avoir  tout  emprunté 
à  l'Europe,  ce  parti  croit  le  moment  venu  pour  le  Japon  de  proclamer 
son  émancipation  plénière,  et  le  premier  article  de  son  programme 
est  :  L'Asie  aux  Asiatiques!  —  comme  on  dit  de  l'autre  côté  du  Paci- 


REVUE.    CHRONIQUE.  235 

fique  :  L'Amérique  aux  Américains  !  Il  est  difficile  de  mesurer,  mais  il 
ne  l'est  pas  de  pressentir  la  révolution  économique ,  et  bientôt  poli- 
tique, dont  les  événemens  actuels  seront  le  point  de  départ.  M.  de 
Brandt  en  est  épouvanté.  «  On  plaisante,  dit-il,  l'idée  des  États-Unis 
d'Europe,  et  cependant  l'union  des  États  européens  offre  le  meilleur, 
sinon  le  seul  moyen  de  protéger,  en  Extrême-Orient,  les  intérêts  indus- 
triels et  commerciaux  de  l'Europe,  aussi  bien  que  ses  intérêts  politi- 
ques. »  Nous  ne  savons  si  les  États-Unis  européens  sont  une  pure 
chimère  :  il  est  permis  d'en  douter  lorsqu'on  voit  les  deux  puissances 
qui  servent  de  base  aux  deux  groupèmens  opposés  de  l'Europe,  c'est- 
à-dire  l'Allemagne  et  la  France,  se  trouver  d'accord  dans  les  mers  de 
Chine.  M.  de  Brandt  doit  commencer  à  croire  à  son  idée  :  il  est  vrai 
qu'elle  n'est  réalisable  que  dans  un  autre  monde. 

Les  journaux  allemands  ont  raconté  que  l'empereur  Guillaume 
avait  eu  un  long  entretien  avec  M.  de  Brandt.  Est-ce  le  vieux  diplomate 
qui  a  converti  l'empereur  à  ses  vues  personnelles?  Ou  plutôt  l'empe- 
reur cherchait-il  seulement  des  prétextes  pour  se  confirmer  dans  les 
siennes  et  pour  y  attirer  l'opinion?  Toujours  est-il  que  le  gouverne- 
ment allemand,  averti  de  l'entente  formée  déjà  entre  la  Russie  et  la 
France,  a  fait  faire  à  sa  politique  une  volte-face  qui,  par  sa  décision 
et  sa  brusquerie,  a  étonné  tout  le  monde,  mais  surtout  le  Japon. 
Parmi  les  diverses  puissances  européennes,  le  Japon  croyait  pouvoir 
compter  plus  particulièrement  sur  l'Allemagne.  Dans  l'admiration, 
d'ailleurs  si  intelligente  et  si  avisée  qu'il  professait  en  bloc  pour 
l'Occident,  il  apercevait  un  point  plus  lumineux ,  et  ce  point  était 
l'Allemagne.  Il  en  était  comme  hypnotisé.  Ce  prédestiné  du  succès, 
peu  imaginatif  au  fond,  ou  du  moins  d'une  imagination  restreinte 
et  limitée,  très  pratique,  profondément  réaliste,  était  naturellement 
enclin  à  voir  dans  le  succès  la  preuve  irrécusable  de  toutes  les  capa- 
cités intellectuelles,  industrielles,  commerciales,  militaires,  etc.  Aussi 
l'Allemagne  brillait-elle  à  ses  yeux  d'un  éclat  sans  égal,  et  s'était-il 
mis  plus  spécialement  à  son  école,  au  moins  dans  ces  dernières 
années.  Il  lui  demandait  des  professeurs,  des  jurisconsultes,  des 
instructeurs  militaires;  c'est  à  elle  qu'il  réservait  ses  principales 
commandes  industrielles.  Le  commerce  germanique  au  Japon  avait  pris 
un  tel  essor  que,  d'après  les  statisticiens,  il  était  devenu  supérieur  à 
celui  de  l'Angleterre.  Il  semble  bien,  d'autre  part,  que  le  traité  de  Si- 
monosaki  ne  porte  aucune  atteinte  directe  aux  intérêts  allemands.  Les 
craintes  de  M.  de  Brandt  ne  visent,  après  tout,  qu'un  avenir  plus  ou 
moins  lointain,  et  il  se  passera  tant  de  choses  d'ici  à  un  quart  de  siècle 
qu'il  n'y  avait  peut-être  pas  lieu  de  s'émouvoir  aussi  longtemps 
d'avance,  et  plus  particulièrement,  de  celles-là.  Qu'importe,  en  somme, 
à  l'Allemagne  que  le  Japon  s'établisse  ou  non  à  Port-Arthur?  Le  Japon 
devait  donc  croire  et  certainement  il  croyait  que  l'Allemagne  resterait 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jusqu'au  bout  dans  une  abstention  sympathique,  qu'elle  laisserait  faire, 
peut-être  même  qu'intérieurement  elle  approuverait.  La  déception  n'en 
a  été  que  plus  cruelle.  L'adhésion  soudaine,  peu  expliquée  dans  ses 
origines,  presque  rude  dans  la  forme,  de  l'Allemagne  à  l'entente 
franco-russe  a  retenti  à  Tokio  comme  un  coup  de  foudre.  Il  serait  in- 
juste de  nier  qu'elle  ait  apporté  à  notre  intervention  diplomatique  un 
concours  très  précieux. 

N'exagérons  rien,  pourtant.  Si  l'empereur  Guillaume  aime  à  don- 
ner aux  évolutions  apparentes  de  sa  politique  un  cachet  tout  per- 
sonnel, et  même  à  procéder  par  coups  de  théâtre,  il  sait  fort  bien  ce 
qu'il  fait,  et  ses  résolutions,  pour  éclater  à  l'improviste,  n'en  sont  pas 
moins  le  résultat  de  méditations  antérieures.  Le  grand  souci  de  l'Alle- 
magne est  l'entente  qui  s'est  établie  entre  la  Russie  et  la  France.  Elle 
n'en  connaît  pas  exactement  le  caractère,  qui  n'est  d'ailleurs  bien 
connu  de  personne,  mais  elle  s'en  inquiète,  et  n'a  pas  de  préoccupation 
plus  constante  que  de  s'y  mêler,  —  non  pas,  évidemment,  pour  en 
resserrer  les  liens.  On  comprend  que  l'empereur  Guillaume  n'ait 
pas  vu  sans  impatience  la  France  et  la  Russie  sur  le  point  d'inau- 
gurer une  action  à  deux  en  Extrême-Orient,  action  intime,  proba- 
blement à  étapes  successives,  et  pour  cela  même  de  longue  durée. 
Quels  que  fussent  ses  intérêts  au  Japon,  intérêts  purement  com- 
merciaux, il  n'a  pas  oublié  qu'il  était  avant  tout  le  souverain  d'une 
grande  nation  européenne,  et  qu'il  représentait  de  ce  chef  des  intérêts 
politiques  supérieurs  pour  lui  à  tous  les  autres.  Il  cherchait  depuis 
longtemps  l'occasion  de  rendre  un  signalé  service  à  la  Russie.  L'occa- 
sion s'est  présentée  :  allait-il  laisser  la  France  jouer  seule  le  rôle  qu'il 
regardait  comme  sien  ?  C'est  de  la  sorte,  à  n'en  pas  douter,  que  la  ques- 
tion s'est  présentée  à  son  esprit  à  la  fois  impressionnable  et  réfléchi. 
Dès  lors,  la  solution  qu'il  devait  lui  donner  était  certaine.  Si  nous  en 
avions  la  place,  le  moment  serait  peut-être  opportun  pour  rappeler 
l'histoire  des  rapports  de  l'Allemagne  et  de  la  Russie  depuis  quelque 
trente-cinq  ans.  Au  reste,  M.  de  Rismarck  l'a  tracée  à  grands  traits  et 
de  main  de  maître  dans  le  dernier  discours  important  qu'il  ait  pro- 
noncé devant  le  Reichstag  allemand.  C'était  le  6  février  1888.  On 
ne  saurait  trop  relire  et  méditer  cette  remarquable  harangue,  qui  pro- 
duisit alors,  dans  toute  l'Europe,  une  si  légitime  impression.  Avec  un 
art  merveilleux,  avec  un  talent  de  mise  en  scène  qui  n'a  jamais  été 
dépassé,  M.  de  Rismarck,  que  la  nature  n'a  pas  fait  orateur,  mais 
auquel  la  politique  a  enseigné  à  dire  exactement  tout  ce  qu'il  veut, 
s'est  longuement,  parfois  lourdement,  toujours  puissamment  appliqué 
à  se  disculper  des  reproches  que  la  Russie  est  en  droit  de  lui  adresser. 
Il  faisait  là  son  testament  oratoire  ;  on  aurait  dit  qu'il  le  pressentait. 
C'est  une  vraie  page  d'histoire  qu'il  a  eu  la  prétention  d'écrire  :  toute- 
fois, s'il  avait  trouvé  la  pareille,  rédigée  dans  un  autre  esprit  sans 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

doute,  mais  conformément  aux  mêmes  procédés,  dans  les  cahiers 
scolaires  qu'il  s'est  donné  la  peine  de  feuilleter  chez  son  hôte  à  Ver- 
sailles, en  1870,  il  aurait  été  certainement  scandalisé  de  sa  partialité. 
A  l'en  croire,  M.  de  Bismarck  n'aurait  pas  cessé  un  moment,  au  cours 
de  sa  carrière,  de  songer  aux  intérêts  de  la  Russie  et  de  s'y  dévouer. 
En  1878  surtout,  pendant  le  congrès  de  Berlin,  il  a  rendu  à  son  alliée 
de  la  veille  les  plus  inappréciables  services,  et  il  a  été  prodigieusement 
surpris  de  ne  pas  les  voir  mieux  appréciés.  «  J'ai  agi,  dit-il,  comme  si 
j'avais  été  le  quatrième  plénipotentiaire  russe...  Bref,  je  me  suis  com- 
porté de  telle  manière  qu'après  la  clôture  du  congrès  je  me  disais  :  — 
Si  je  ne  possédais  pas  déjà  depuis  longtemps  le  plus  haut  des  ordres 
russes  en  brillans,  je  devrais  le  recevoir  aujourd'hui.  »  On  n'en  jugeait 
pas  ainsi  à  Saint-Pétersbourg,  et  M.  de  Bismarck  en  exprime  une  vive 
douleur.  Ses  intentions  étaient  méconnues,  calomniées.  Que  faire? 
En  homme  pratique,  il  n'a  pas  mis  longtemps  à  prendre  son  parti, 
c'est-à-dire  à  changer  d'alliances,  et  tout  son  discours  tend  à  plaider 
les  circonstances  atténuantes  pour  l'accord  qu'il  s'est  trouvé  obligé  de 
faire  avec  l'Autriche  et  avec  l'Italie.  Il  semble  qu'il  ne  s'y  soit  résigné 
que  contraint  et  forcé,  et  comme  à  un  pis  aller.  Même  retenu  par  ses 
engagemens  nouveaux,  il  ne  cesse  pas  de  tourner  vers  la  Russie  des 
yeux  attendris  et  de  lui  parler  avec  un  accent  qui  n'est  pas  dénué  d'es- 
pérance. Un  retour  est-il  donc  impossible  ?  La  Russie  met  plus  long- 
temps que  M.  de  Bismarck  a  opérer  ses  volte-face  politiques.  Peut- 
être  pour  ce  motif,  elle  reste  ensuite  plus  longtemps  fidèle  à  ses  partis 
pris.  Elle  a  fini  pourtant  par  se  rapprocher  de  la  France  et  par  donner  à 
ce  rapprochement  un  éclat  qui  en  accentue  et  en  souligne  pour  l'Eu- 
rope la  signification  et  la  solidité.  N'importe!  M.  de  Bismarck,  dans  sa 
retraite  forcée  de  Friedrichsruh,  ne  cesse  pas  de  poursuivre  son  rêve 
de  réconciliation.  Il  se  souvient  que  c'est  grâce  à  la  Russie  qu'il  a  pu 
accomplir  ses  plus  grandes  œuvres,  et  s'il  l'a  ensuite  plus  ou  moins 
étonnée  par  son  ingratitude,  il  ne  néglige  rien  pour  dissiper  ce  qu'il 
veut  appeler  un  malentendu.  Il  vient  défaire  entendre  ses  novissima 
verba.  Parmi  tous  ces  discours,  au  ton  un  peu  fatigué,  il  n'y  a  eu  pourtant 
aucune  banalité.  L'appréhension  du  danger  français  a  poussé  M.  de 
Bismarck  à  commettre  envers  nous  des  écarts  d'assez  mauvais  goût, 
mais  pour  lui  le  goût  n'a  jamais  rien  eu  de  commun  avec  la  politique. 
Parmi  ses  brèves  et  significatives  allocutions,  la  plus  curieuse  peut-être 
est  celle  que  le  vieux  chancelier  a  adressée  aux  Allemands  d'Odessa. 
C'est  en  termes  onctueux  et  caressans  qu'il  leur  recommande  de  mon- 
trer toujours  le  plus  absolu  dévouement  aux  autorités  impériales  rus- 
ses, et  il  parle  de  la  Russie  comme  si  elle  était  restée,  malgré  un 
égarement  passager,  l'amie  de  cœur,  l'amie  d'hier,  l'amie  de  demain . 
Cette  invite  sera  plus  ou  moins  entendue  à  Saint-Pétersbourg,  mais  elle 
a  été  comprise  à  Berlin.  Réconcilié,  au  moins  en   apparence,  avec 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'homme  d'État  qui  a  su  évoquer  les  aspirations  confuses  de  l'Alle- 
magne vers  l'unité  pour  en  faire  une  réalité  puissante,  l'empereur 
Guillaume  a  recueilli  les  restes  de  cette  voix  qui  tombe,  et  il  a  été 
sans  doute  d'autant  plus  frappé  des  conseils  qu'elle  donnait  qu'ils 
correspondaient  davantage  à  sa  propre  pensée.  Malgré  tout,  l'Allema- 
gne ne  renonce  pas  à  se  tourner  du  côté  de  Saint-Pétersbourg,  avec 
l'espoir  obstiné  qu'un  jour  ou  l'autre  la  Russie  se  'retournera  vers 
elle.  Et  puisqu'il  est  difficile  d'admettre  que  la  politique  de  l'empereur 
Guillaume  ait  été  dictée  par  les  intérêts  allemands  en  Extrême-Orient, 
il  faut  bien  chercher  ailleurs,  c'est-à-dire  en  Europe  même,  la  cause 
d'une  orientation  aussi  ferme  et  aussi  décidée. 

Nous,  France,  nous  n'avons  pas  eu  besoin  de  regarder  du  côté  de 
Berlin  pour  prendre  notre  parti.  Quels  que  soient  nos  sentimens  pour 
le  Japon,  nous  avons  peu  de  chose  à  attendre  actuellement  de  lui,  soit  en 
bien,  soit  en  mal  :  il  y  avait  déjà  de  ce  chef  une  raison  suffisante  pour 
déterminer  notre  politique.  Nous  en  avons  eu  d'autres,  que  nous 
n'avons  aucun  motif  de  déguiser  ou  d'atténuer.  La  préoccupation  de 
nos  amitiés  européennes  devait  naturellement  exercer  son  influence  en 
Extrême-Orient.  Quelques  personnes  s'en  sont  étonnées,  et  même  un 
peu  alarmées  :  il  y  aurait  eu  de  bien  meilleurs  motifs  d'éprouver  et 
d'exprimer  de  l'inquiétude  si  notre  gouvernement  avait  pris  une  autre 
attitude,  ou  s'il  avait  montré  quelque  hésitation  à  adopter  celle-là. 
C'est  pour  le  coup  que  les  reproches  contre  lui  et  les  accusations 
auraient  eu  un  caractère  à  la  fois  véhément  et  légitime  !  On  aurait  montré 
l'empereur  Guillaume  prenant  à  côté  de  la  Russie  la  place  désertée  par 
nous.  L'Allemagne,  qui  affiche  tant  de  zèle,  en  aurait  déployé  plus 
encore.  Il  suffit  de  considérer  l'ordre  chronologique  des  faits  pour 
reconnaître  que  ce  n'est  pas  son  attitude  qui  a  influé  sur  la  nôtre  :  c'est 
bien  plutôt  la  nôtre  qui  a  influé  sur  la  sienne.  Mais  il  vaut  mieux,  à 
coup  sûr,  soit  pour  la  Russie,  soit  pour  nous,  que  l'Allemagne  ait  dû 
essayer  de  nous  dépasser,  ne  pouvant  pas  espérer  nous  remplacer.  La 
question  qui  s'est  posée  est,  d'ailleurs,  plus  générale  et  plus  haute  :  il 
s'est  agi  de  savoir  si,  ayant  choisi  une  politique,  nous  saurions  nous  y 
tenir.  C'est  à  cette  épreuve  que  l'on  juge  les  gouvernemens  et  les  peu- 
ples. Nous  avons  adopté,  depuis  Cronstadt,  une  politique  d'union  intime 
avec  la  Russie.  La  nation  tout  entière  l'a  approuvée  ;  bien  plus,  elle  s'y 
est  jetée  avec  enthousiasme,  et  elle  a  eu  raison.  Dès  lors,  il  ne  restait  à 
son  gouvernement  qu'à  la  mettre  en  œuvre.  Ce  que  nous  devons  lui  de- 
mander, c'est  de  l'habileté,  de  la  mesure,  du  doigté,  dans  l'application 
de  cette  politique  :  rien  jusqu'ici  ne  permet  de  croire  qu'il  en  ait  man- 
qué. Quant  au  système  en  lui-même,  il  ne  faut  le  changer  que  lorsqu'on 
ne  peut  décidément  plus  faire  autrement  :  c'est  ce  qui  est  arrivé  à  M.  de 
Bismarck  après  le  congrès  de  Berlin,  et  on  vient  de  voir  tous  les  efforts 
qu'il  a  tentés  alors  et  depuis  pour  ramener  la  vieille  aUiée  dans  le  giron 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  239 

(Hserté.  Ce  qui  a  perdu  le  second  Empire  et  ce  qui  amis  la  France  dans 
la  cruelle  situation  où  elle  est  depuis  1870,  c'est  la  déplorable  mobilité 
politique  de  Napoléon  III.  On  dirait  un  rêve  décousu.  L'empereur  a 
commencé  par  l'alliance  anglaise  et  l'a  poursuivie  jusqu'au  traité  de  Paris 
en  1856.  Puis  il  s'est  tourné  du  côté  de  la  Russie, et  comme,  fort  heureu- 
sement, aucun  ressentiment  implacable  n'était  résulté  de  la  guerre  de 
Crimée,  ses  avances  ont  trouvé  à  Saint-Pétersbourg  le  meilleur  accueil. 
Peut-être  n'avait- on  pas  tiré  de  l'alliance  anglaise  tout  ce  qu'on  pou- 
vait en  tirer,  et  l'on  n'avait  pas  encore  profité  des  coquetteries  enga- 
gées avec  la  Russie,  lorsque  les  événemens  de  Pologne  sont  survenus. 
L'Angleterre  s'en  est  très  adroitement  servie  pour  engager  avec  nous,  à 
Saint-Pétersbourg,  une  action  diplomatique  commune  qui  nous  a  irré- 
médiablement brouillés  avec  la  Russie.  Et  qui  a  pris  définitivement  à  ses 
côtés  la  place  autour  de  laquelle  nous  évoluions  depuis  quelque  temps 
sans  avoir  réussi  à  nous  fixer?  M.  de  Bismarck,  qui,  lui,  n'y  est  pas  allé 
par  quatre  chemins,  et  qui,  avec  son  bon  sens  avisé  et  sa  volonté  tou- 
jours agile  et  prompte,  a  fait  alors  ce  que  le  gouvernement  allemand 
voudrait  bien  renouveler  aujourd'hui.  lia  trouvé,  ce  jour-là,  le  pivot 
de  toute  sa  politique  future.  Profitant  de  ce  que  notre  politique  avec 
l'Italie  n'avait,  elle  aussi,  consisté  qu'en  velléités  poussées  assez  loin 
pour  exciter  les  désirs  de  nos  voisins  et  pas  assez  pour  les  satisfaire,  il 
s'est  offert  de  ce  côté  pour  y  compléter  l'œuvre  laissée  par  nous  en  sus- 
pens. Toute  la  politique  extérieure  de  l'empire  est  dans  ces  quelques 
mots.  On  sait  où  elle  nous  a  conduits.  Puissions-nous  du  moins  com- 
prendre la  leçon  qui  s'en  dégage,  à  savoir  que  rien  n'est  pire  que  de  ne 
pas  savoir  où  l'on  va  quand  on  se  met  en  marche,  ce  à  quoi  on  s'engage 
quand  on  se  lie,  de  s'avancer  pour  reculer  ensuite,  d'hésiter,  de  tâtonner, 
de  se  croire  prudent  parce  qu'on  se  réserve,  et  de  livrer  en  effet  la  partie 
à  ceux  qui,  après  avoir  mesuré  leurs  chances  d'un  regard  clair  et  froid, 
s'y  jettent  résolument  et  par  le  bon  joint.  Qu'était-ce,  en  1863,  que 
l'affaire  de  Pologne?  Un  incident.  Nous  avons  permis  à  cet  incident  de 
peser  sur  notre  politique  générale  et  de  la  dévoyer.  Qu'est-ce,  aujour- 
d'hui, que  l'affaire  sino-japonaise  ?  Un  incident,  grave  à  coup  sûr, 
mais  un  incident.  Le  tout  est  de  savoir  si,  sous  la  troisième  République 
comme  sous  le  second  Empire,  les  incidens  domineront  notre  poli- 
tique générale,  ou  si  notre  politique  générale  gouvernera  les  incidens. 
Aujourd'hui,  comme  autrefois,  nos  fautes  sont  surveillées  de  très  près, 
et  il  se  trouvera  quelqu'un  toujours  à  point  pour  en  profiter. 

L'Angleterre  n'est  pas  dans  la  même  situation  que  nous.  Elle  n'y 
était  pas  non  plus  en  1863,  lorsque,  après  nous  avoir  lancés  avec  elle 
dans  l'imbroglio  polonais,  les  conséquences  en  ont  pesé  exclusivement 
sur  nous.  Sa  situation  insulaire  lui  permet,  quand  cela  lui  convient,  de 
n'avoir  pas,  en  Europe,  de  politique  continentale,  et  sa  politique  dans 
le  reste  du  monde  s'en  trouve  assurément  plus  libre  et  plus  dégagée. 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  n'a  pas  voulu  prendre  dès  maintenant  parti  dans  le  conflit  sino- 
japonais.  On  cherche  à  son  attitude  des  raisons  secrètes  qui  ne  paraissent 
pas  nécessaires  pour  l'expliquer.  L'Angleterre  n'a  considéré  que  ses 
intérêts  commerciaux  :  ils  ne  sont  pas  lésés,  cela  lui  suffit,  et  elle  attend. 
Si,  pour  des  motifs  particuliers,  l'Allemagne  et  la  France  ont  fait  entrer 
en  ligne  de  compte  la  préoccupation  des  intérêts  de  la  Russie  et  de 
l'équilibre  européen  dans  les  mers  de  Chine,  c'est  un  point  auquel 
l'Angleterre  peut  demeurer  provisoirement  indifférente.  Elle  ne 
demande  pas  mieux  que  la  Russie  soit  détournée  et  occupée  le  plus 
longtemps  possible  sur  les  rivages  septentrionaux  de  l'Extrême-Orient 
asiatique.  11  y  a  quelques  mois,  à  l'occasion  du  mariage  de  Nicolas  II 
avec  une  petite-fille  de  la  reine  Victoria,  on  a  multiplié  les  démons- 
trations d'amitié  entre  Saint-Pétersbourg  et  Londres,  et  l'Europe  s'est 
demandé  un  instant  s'il  n'y  avait  pas  quelque  chose  de  sérieux  et  de 
durable  sous  des  sentimens  de  famille  aussi  complaisamment  étalés. 
Nous  ne  l'avons  pas  cru  :  avions-nous  tort?  Ce  feu  de  paille  est  tombé. 
Il  y  a,  au  fond  de  l'âme  de  tout  Anglais,  quelque  chose  qui  ne  se  sent 
nullement  froissé,  loin  de  là,  lorsque  la  Russie  éprouve  un  embarras 
ou  un  désagrément,  et  John  Bull  est  encore  plus  à  son  aise  s'il  peut 
dire  en  toute  conscience  que  ce  n'est  pas  sa  faute,  et  qu'il  n'y  est  pour 
rien.  Quant  à  lui  demander  de  s'en  mêler  pour  arranger  l'affaire,  c'est 
trop  attendre  de  lui.  Il  y  aurait  d'autres  explications  encore  à  donner  de 
l'abstention  de  l'Angleterre  ;  nous  y  reviendrons  :  la  place  nous  manque 
aujourd'hui,  mais  certainement  l'occasion  se  retrouvera.  Il  y  a  quelques 
mois,  lord  Rosebery  a  fait  des  ouvertures  à  l'Europe  pour  lui  suggérer 
d'intervenir  diplomatiquement  entre  le  Japon  et  la  Chine.  On  lui  a 
répondu  alors  d'une  manière  évasive  et  peu  encourageante.  Au  moment 
où  son  idée  première  paraît  triompher,  il  l'abandonne.  Est-ce  parce  que, 
l'initiative  ne  lui  appartient  plus  cette  fois  ?  Est-ce  parce  qu'elle  vient 
de  la  Russie?  Est-ce  parce  que  sa  propre  situation  intérieure  ne  lui 
permet  pas  de  se  lancer  dans  une  affaire  qu'il  n'aurait  peut-être  ni  la 
force  ni  le  temps  de  diriger  jusqu'au  bout?  Quoi  qu'il  en  soit,  l'Angle- 
terre demeure  à  l'écart,  mais  non  pas  tout  à  fait  en  dehors  des  événe- 
mens  qui  se  préparent,  car  elle  tient  à  rester  en  rapports  avec  les  autres 
puissances,  et  nul  ne  sait,  elle  ignore  peut-être  elle-même  ce  qu'elle 
fera  à  un  moment  donné.  A  son  tour,  elle  se  recueille  :  la  Russie  a 
prouvé  autrefois  que  ce  n'était  pas  la  même  chose  que  s'endormir. 

Francis  Charmes. 

Le  Directeur-gérant, 
F.  Brunetièrb. 


DE  LEOBEN  A  CAMPO-FORMIO 


III  « 

LA  QUESTION  DES  LIMITES  ET  LE  COUP  D'ÉTAT  ») 


I 


Pendant  que  Bonaparte  négociait  et  signait  les  préliminaires 
de  la  paix  avec  l'Autriche,  les  Directeurs,  fort  impatiens  d'en 
recevoir  la  nouvelle,  spéculaient  sur  cette  paix  future;  ils  se 
demandaient  qui  en  ferait  les  frais,  l'Allemagne  ou  l'Italie,  et  avec 
qui  ils  en  partageraient  les  bénéfices,  la  Prusse  ou  l'Autriche, 
l'une  et  l'autre  vraisemblablement.  Convaincus  que  par  la  Prusse 
seule,  et  avec  la  Prusse,  ils  arriveraient  à  leur  objet,  la  réunion 
totale  delà  rive  gauche  du  Rhin;  continuant  d'ailleurs  à  con- 
fondre, dans  leurs  desseins,  le  bouleversement  du  Saint-Empire  et 
l'hégémonie  de  la  Prusse  dans  l'Allemagne  du  Nord  avec  la  supré- 
matie delà  France  en  Europe,  ils  s'entêtaient  à  attirer  dans  leur 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mars  et  du  lor  avril. 

(2)  Manuscrits  des  Affaires  étrangères.  —  Procès-verbaux  du  Directoire.  —  Cor- 
respondance de  Napoléon;  Correspondance  inédile  du  général  Bonaparte.  —  Sybel, 
Histoire  de  l'Europe  pendant  la  Révolution  française,  trad.  franc.,  t.  V  et  VI.  — 
Hiifl'er,  Œstreich  und  Preussen  gegenûber  der  franzosischen  Révolution.  —  Fran- 
chetti,  Storia  d'Italia,  t.  I.  —  Correspondance  de  Thugut;  Correspondance  de  Tal- 
leyrand,  publiée  par  M.  Pallain  ;  Correspondance  de  Sandoz,  publiée  par  M.  Bailleu; 
Correspondance  du  général  Dommartin,  par  M.  de  Besancenet;  Mémoires  de  Thi- 
baudeau,  Larevellière-Lépcaux,  Lavalctte,  Bourrienne,  Talleyrand,  Carnot.  —  La 
Sicotièrc,  Frotté.  —  Bonnal,  Chute  d'une  République.  —  Trolard,  De  Monlenotte  au 
pont  d'Arcole,  de  Rivoli  à  Magenta.  —  Victor  Pierre,  le  18  Fructidor. 

tome  cxxix.  —  1895.  16 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jeu  Frédéric-Guillaume  qui  s'y  dérobait  toujours.  «  Le  roi  de 
Prusse  dictera  la  paix,  disait  Delacroix  à  l'envoyé  prussien,  San- 
doz;  je  dis  plus,  et  je  parle  au  nom  du  Directoire  :  il  dépend  de 
lui  de  s'emparer  du  Hanovre  et  de  ceindre  la  couronne  impériale.  » 
Carnot  exprimait  au  même  agent  les  mêmes  pensées  :  «  Il  est 
une  vérité  constante  et  que  les  événemens  futurs  confirmeront  : 
les  deux  cours  impériales  (Russie  et  Autriche)  n'auront  jamais 
d'autre  système  que  d'abaisser  la  maison  de  Brandebourg,  et  la 
France  républicaine  n'aura  jamais  que  celui  d'élever  sa  considé- 
ration et  sa  puissance  (1).  »  La  Prusse,  à  ce  moment,  n'avait  qu'un 
mot  à  dire  et  les  Directeurs  commençaient,  pour  le  plus  grand 
profit  de  cette  monarchie,  à  tailler  dans  le  grand  en  Allemagne, 
à  séculariser  les  ecclésiastiques,  à  médiatiser  les  laïques,  c'est-à- 
dire  à  concentrer  les  territoires  et  à  réunir  les  peuples. 

En  Italie,  sans  y  marcher  d'un  pas  aussi  décidé,  ils  inclinaient 
de  plus  en  plus,  à  mesure  que  s'étendait  la  conquête  et  que  la  vic- 
toire se  prononçait,  vers  une  politique  analogue.  Mais  si  les  consé- 
quences de  cette  politique  devaient  être  les  mêmes  en  Italie  qu'en 
Allemagne,  le  motif,  en  Italie,  était  plus  noble  et  plus  conforme 
aux  principes  de  la  Révolution  française.  Il  ne  s'agissait  pas  de 
«  faire  un  empereur  »  et  de  dessiner  des  royaumes  comme  au 
temps  du  maréchal  de  Belle-Isle;  il  s'agissait  d'émanciper  un 
peuple.  Le  projet  était  ancien.  D'Argenson  l'avait  suggéré  à 
Louis  XV  :  «  concentrer,  disait-il,  les  puissances  italiques  en  elles- 
mêmes,  en  chasser  les  étrangers  »,  et  former,  entre  ces  puis- 
sances, une  association  «  comme  il  y  en  a  une  germanique,  une 
batavique  et  une  helvétique  (2)  »,  tel  était  ce  dessein  que  Napo- 
léon III  devait  reprendre  en  1859.  Il  n'y  avait  à  y  changer  que 
quelques  mots,  à  mettre  :  république,  là  où  d'Argenson  écrivait 
royaumes,  grands-duchés  ou  duchés,  pour  le  ramener  à  cette  idée 
d'une  «  ceinture  d'Etats  libres  »  que  caressaient  les  politiques  du 
Directoire.  Larevellière-Lépeaux  s'était  fait  le  coryphée  de  celle 
entreprise.  Il  y  pensait  depuis  longtemps,  dit-il,  lorsque,  le  16  dé- 
cembre 1796,  le  Directoire  ordonna  que  les  manuscrits  de  d'Ar- 
genson seraient  tirés  du  Bureau  du  triage  des  titres  pour  être 
déposés  dans  ses  archives.  Larevellière  lut  les  chapitres  relatifs 
à  l'Italie  et  y  trouva  la  confirmation  de  ses  vues.  Ce  n'était  point 
l'unité  de  l'Italie  qu'il  proposait;  c'en  était  la  préparation.  Mais 
le  Directoire  ignorait  encore  s'il  ne  serait  pas  contraint  de  resti- 
tuer la  Lombardie  ou  d'abandonner  les  Légations  à  l'Autriche. 

(1)  Rapports  de  Sandoz,  3  et  18  avril,  dans  Bailleu;  1  avril,  dans  Hiiffer,  p.  321. 
(2j  Mémoires  de  d'Argenson,  t.  IV,  p.  2G6,  464  et  suiv.  Cf.  Mémoires  de  Larevel- 
lière-Lépeaux, t.  II,  p.  318,  270,  280,  302. 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  243 

11  y  était  résigné,  en  cas  de  nécessité  absolue.  Dans  ce  cas,  il  eût 
•été  déloyal  de  promettre  à  ces  peuples  une  indépendance  qu'on 
n'était  pas  sûr  de  leur  garantir  ;  il  eût  été  coupable  de  les  exposer 
à  des  vengeances  en  cas  de  retour  de  leurs  anciens  maîtres.  D'autre 
part  on  ne  pouvait  les  laisser  dans  une  anarchie  aussi  fâcheuse 
pour  eux  que  nuisible  à  la  rentrée  des  contributions  et  réqui- 
sitions dont  vivait  l'armée  française.  Il  était  donc  opportun  de 
leur  donner  une  organisation  au  moins  provisoire.  Cette  organi- 
sation aurait,  en  outre,  l'avantage  de  former  des  cadres  de  nation 
et  d'Etat  pour  le  cas  où  les  Italiens,  rendus  ou  cédés  à  l'Autriche, 
refuseraient  de  se  soumettre  et  «  réuniraient  leurs  efforts  pour  se 
soustraire  au  joug  »  de  l'empereur.  Larevellière  essaya  de  con- 
cilier toutes  ces  vues  et  dressa  un  projet  d'instructions  à  Bona- 
parte, qui  fut  approuvé,  le  7  avril,  par  les  Directeurs. 

Ces  instructions  sont  curieuses  à  un  double  titre  :  elles  con- 
seillent précisément  à  Bonaparte  ce  que,  dans  l'intérêt  de  son  pro- 
consulat italien,  il  jugeait  utile  d'accomplir;  elles  ouvrent,  par 
contre-coup,  des  aperçus  sur  les  idées  des  Directeurs,  en  matière 
de  liberté  politique  et  de  gouvernement.  Le  régime  auquel  les 
instructions  du  7  avril  proposent  de  soumettre  l'Italie  annonce 
celui  auquel  Bonaparte,  après  le  18  brumaire,  soumettra  la  Répu- 
blique française.  «  Le  Directoire  croit,  comme  vous,  qu'il  ne  faut 
pas  laisser  les  assemblées  primaires  se  réunir.  »  Une  constitu- 
tion calquée  sur  la  nôtre  conviendrait  à  ces  peuples,  à  condition 
-de  restreindre,  en  matière  de  finances,  les  prérogatives  du  Corps 
législatif;  mais  il  n'y  aurait  pas  lieu  de  faire  élire  ce  corps  légis- 
latif avant  le  départ  des  troupes  françaises;  dans  tous  les  cas,  il 
importera  de  restreindre  le  nombre  des  députés.  «  Quelque  grand 
•que  soit  un  État,  un  conseil  de  120  personnes  et  un  autre  de  60, 
feront  tout  aussi  vite  et  tout  aussi  bien  les  lois,  et  même  beau- 
coup mieux  que  des  corps  plus  nombreux.  »  Elles  seront  mieux 
faites  encore  et  plus  vite  sans  députés.  «  Notre  propre  exemple 
nous  apprend  combien  il  est  funeste  d'attendre  tout  cela  (la 
réforme  des  lois  et  des  impôts)  d'un  nouveau  Corps  législatif  qui, 
par  mille  causes  diverses,  se  traîne  pendant  un  temps  considé- 
rable dans  la  carrière  législative,  et  surtout  des  finances,  avant 
«d'y  marcher,  et  laisse,  pendant  de  longues  années,  un  gouver- 
nement naissant  dans  le  marasme,  et  toujours  en  danger  de  périr.  » 
Donc,  point  de  constitution,  des  règlemens  «  que  vous  publierez 
toujours  comme  général  en  chef...  La  volonté  législative,  tant 
que  nous  occuperons  le  pays  militairement,  ne  doit  être  mani- 

(1)  Voir  la  Revue  du  1er  avril. 


244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

festée  que  par  vous  seul.  »  Il  nommera  à  tous  les  emplois  ;  il  fera 
disposer  par  des  commissions,  formées  par  lui  et  composées  cha- 
cune de  trois  membres,  toutes  les  lois  relatives  à  la  justice,  à 
l'administration,  aux  finances,  à  l'armée,  à  la  police,  etc.  Il  les 
publiera  et  les  fera  exécuter.  La  dépêche  se  terminait,  d'ailleurs 
comme  toutes  les  autres ,  par  des  adulations  et  par  un  blanc- 
seing  :  «  Le  Directoire  s'en  rapporte  entièrement  à  vous...  Il  est 
convaincu,  quelle  que  soit  l'issue,  que  vous  aurez  toujours  été 
dirigé  par  votre  attachement  sincère  à  la  République...  Puissent 
nos  vœux  se  réaliser  en  faveur  de  la  liberté  de  celle  partie  de 
l'Italie,  et  vous  aurez  ajouté  à  la  gloire  d'un  grand  capitaine,  la 
gloire  non  moins  satisfaisante  et  non  moins  solide  du  bienfaiteur 
et  du  législateur  d'un  peuple  libre.  » 

Le  plan  du  Directoire  s'appliquait  aux  Gispadans  et  aux 
Transpadans,  réunis  en  une  seule  république.  Mais  s'arrèterait- 
on  à  cette  limite?  Le  Directoire  rêvait  d'une  Italie  «  libre  jusqu'à 
l'Adriatique.  »  On  en  parlait  à  Paris,  on  le  disait  très  haut  à 
Milan.  Dans  quelle  mesure  les  Directeurs  approuvaient-ils  les 
menées  révolutionnaires  des  agens  lombards  et  des  émissaires 
français  qui  agitaient  les  villes  de  la  terre  ferme?  Si  la  Lombardie 
était  érigée  en  république  avec  les  Légations,  Venise  ne  serait- 
elle  pas  fatalement  destinée  à  indemniser  l'empereur?  Les  Véni- 
tiens auraient  été  bien  aveugles  et  bien  sourds  s'ils  ne  s'étaient 
point  préoccupés  de  ce  double  péril  qui  les  menaçait,  révolution 
ou  démembrement,  les  deux  peut-être.  Leur  envoyé  à  Paris, 
Querini,  recueillait  les  bruits  les  plus  alarmans.  «  Il  ne  se  passe 
pas  de  jour,  écrivait-il,  au  commencement  d'avril,  où  je  ne  sois 
amaramenlc  cruciato.»  11  avait,  en  portefeuille,  des  instructions 
datées  du  27  août  1796,  qui  prévoyaient  cette  extrémité  et  l'auto- 
risaient à  employer  tes  derniers  expédiens.  Il  alla  trouver  Barras, 
et  l'adjura  d'ordonner  aux  généraux  français  de  ne  pas  intervenir 
dans  les  affaires  intérieures  de  la  république  de  Venise.  «  Etant 
plus  forts  que  vous,  répondit  Barras,  c'est  à  nous  de  commander... 
La  République  de  Venise  peut  perdre  tous  ses  Etats  d'Italie  pen- 
dant notre  occupation  ».  Querini  saisit  la  nuance.  «  Il  faudrait, 
écrivait-il  le  8  avril,  de  6  à  7  millions  ;  mais  deux  en  numéraire 
suffiraient;  on  fournirait  le  reste  en  obligations.  »  Il  s'aboucha 
avec  un  des  nombreux  «  courtiers  »  qui  passaient  pour  avoir  la 
confiance  de  Barras  ;  c'était  un  certain  Wiscowich ,  Dalmate 
d'origine.  «  Le  sort  de  Venise  est  dans  vos  mains,  lui  dit  ce  po- 
litique officieux.  Le  Directoire  est  partagé...  deux  de  ses  membres 
combattent  les  mesures  révolutionnaires,  deux  les  approuvent, 
le  cinquième  reste  indécis...  moyennant  un  subside,  la  solution 


DE    LEOBEIS'    A    CAMPO-FORMIO.  245 

serait  infailliblement  favorable  à  la  Seigneurie.  »  L'officieux  exi- 
geait, séance  tenante,  une  provision.  Querini  se  débattit  et  finit 
par  promeltre  600000  francs  en  lettres  de  change  et  24000  francs 
de  commission  ;  mais  il  signifia  que  le  paiement  n'aurait  lieu  que 
sur  l'engagement  formel  d'évacuer  les  territoires  vénitiens  et  de 
faire  cesser  les  menées  révolutionnaires.  Barras  promit  d'écrire 
à  Bonaparte  et  de  remettre  à  Querini  une  copie  de  la  lettre.  La 
promesse  n'était  pas  plutôt  donnée  que  l'officieux  reparut  :  Bar- 
ras se  trouvait  dans  l'impossibilité  de  livrer  la  copie.  Querini 
demanda  qu'au  moins  les  lettres  de  change  ne  fussent  point 
escomptées  avant  que  les  engagemens  eussent  reçu  un  commen- 
cement d'exécution.  Barras  à  cette  nouvelle  entra  dans  une  indi- 
gnation dont  son  courtier  rapporta  l'écho  à  Querini.  Toute- 
fois, moyennant  100000  livres  de  plus,  l'ex-vicomte  consentit  à 
laisser  suspecter  son  honneur  :  —  «  Il  recevra  Querini  et  fournira 
un  papier  qui  vaudra  un  engagement;  sinon,  conclut  l'officieux, 
Venise  est  perdue!  »  Querini,  épouvanté,  signa  pour  700000  livres 
de  traites  et  reçut,  en  échange,  une  lettre  du  secrétaire  du  Direc- 
toire certifiant  que  les  Directeurs  avaient  donné  des  instructions 
conciliantes  à  Bonaparte  :  le  secrétaire  assurait,  en  outre,  l'am- 
bassadeur «  des  intentions  amicales  et  pacifiques  du  gouverne- 
ment français.  »  Cet  échange,  de  papiers  eut  lieu  le  20  avril; 
quant  aux  intentions  «  amicales  et  pacifiques  »  du  Directoire, 
elles  se  traduisirent  dans  une  lettre  que  Delacroix  écrivit  à  Glarke, 
le  22  :  «  — Vu  le  désir  que  la  nation  manifeste  pour  la  paix, man- 
dait ce  ministre,  le  Directoire  autorise,  quoique  à  regret,  son 
plénipotentiaire  à  consentir  à  l'évacuation  du  Milanais  et  du 
Mantouan,  mais  en  observant  les  délais  nécessaires  pour  nous 
permettre  de  châtier  les  Vénitiens  s'ils  refusent  de  réparer  leurs 
torts  ;  il  faudra  stipuler  l'expulsion  des  Anglais  de  tous  les  ports 
autrichiens;  l'empereur  devra  consentir  la  cession  de  toute  la 
rive  gauche  du  Rhin,  ou  au  moins  le  démantèlement  de  Mayence; 
quant  au  dédommagement  de  l'empereur,  le  Directoire  n'envoie 
à  son  représentant  aucun  ordre  impératif.  »  Glarke  s'inspirera  de 
l'esprit  de  ses  instructions  et  s'entendra  avec  le  général  Bona- 
parte. »  Cette  dépêche  donne  le  dernier  mot  du  Directoire,  avant 
les  préliminaires  de  paix. 


II 

Le  courrier  qui  apportait  cette  convention  arriva  à  Paris  le 
29  avril,  au  soir.  Les  sentimens  des  Directeurs  furent  très  mé- 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

langés.  Tant  que  la  paix  demeurait  douteuse,  ils  s'accordaient 
pour  la  réclamer;  dès  qu'elle  paraissait  possible,  les  belliqueux 
élevaient  leurs  prétentions  ;  à  peine  signée,  elle  leur  paruttnsuffi- 
sante.  Bonaparte,  dirent-ils,  s'est  trop  hâté  de  conclure;  les  vic- 
toires de  l'armée  du  Rhin  permettaient  d'obtenir  de  plus  grands 
avantages.  «  Je  me  livre  à  la  joie  que  m'inspire  la  paix  rendue 
à  ma  patrie,  raconte  Carnot;  Le  Tourneur  la  partage;  mais  les 
triumvirs  rugissent  :  La  Revellière  est  un  tigre;  Reubell  pousse 
de  gros  soupirs;  Barras,  désapprouvant  le  traité,  dit  cependant 
qu'il  faudra  bien  l'accepter  »,  sauf  aie  qualifier  «  d'infâme  ».  Cette 
épithète  s'appliquait,  non  au  principe  des  indemnités  en  hommes 
et  au  partage  des  terres,  mais  à  la  quantité  d'hommes  et  de 
terres  attribuée  à  l'Autriche.  Cependant  les  Directeurs  tombèrent 
vite  d'accord  qu'il  fallait  aller  au  plus  pressé;  le  plus  pressé 
était  de  satisfaire  l'opinion  publique,  par  suite,  de  ratifier  les  pré- 
liminaires. Ils  les  ratifièrent  donc  séance  tenante,  avec  l'arrière- 
pensée  de  filer  la  négociation  de  manière  à  tirer  de  cette  conven- 
tion ce  que  les  articles  ne  contenaient  point  ou  ne  stipulaient 
qu'obscurément  :  les  frontières  naturelles. 

La  communication  faite,  le  30  avril,  aux  Conseils  ne  men- 
tionna pas  les  articles  secrets,  c'est-à-dire  le  démembrement  et 
le  partage  de  la  république  de  Venise;  quant  aux  articles  patens, 
elle  les  enveloppait,  à  dessein,  dans  une  équivoque  :  l'empereur, 
dit  le  Directoire,  renonce  à  la  Belgique,  consent  à  l'indépendance 
de  la  Lombardie  et  «  reconnaît  les  limites  telles  qu'elles  ont  été 
décrétées  par  les  lois  de  la  République  ».  Le  traité  se  tenait  à  la 
lettre  des  décrets  et  ne  considérait  que  les  décrets  dits  consti- 
tutionnels, c'est-à-dire  ceux  d'octobre  1795;  la  frontière  reconnue 
embrassait  les  Pays-Bas,  Liège  et  le  Luxembourg.  Le  public  in- 
terpréta le  message  du  Directoire  selon  l'esprit  de  1795  ;  il  y  vou- 
lut voir  la  cession  de  toute  la  rive  gauche  du  Rhin.  La  joie  dé- 
borda :  chacun  se  crut  à  la  veille  du  succès  de  son  parti.  Pour 
les  directoriaux,  c'était  l'affermissement  du  Directoire;  pour  les 
modérés,  la  fin  de  la  guerre  et  du  règne  des  Jacobins.  Tout  le 
monde,  d'un  même  mouvement,  acclama  Bonaparte,  vainqueur 
de  l'Autriche  et  pacificateur  de  la  République. 

Le  Directoire  trouva  qu'on  l'acclamait  trop.  En  même  temps 
que  le  traité,  il  avait  reçu  la  lettre  du  1 9  avril,  par  laquelle 
Bonaparte  donnait  sa  démission  et  demandait  un  congé  pour  re- 
venir en  France  :  «  Ma  carrière  civile  sera,  comme  ma  carrière 
militaire,  une  et  simple,  »  disait-il.  Les  Directeurs,  estimant  qu'il 
jouait  trop  au  proconsul  en  Italie,  redoutant  qu'il  ne  voulût  se 
découper  une  sorte  de  gouvernement  indépendant,  de  «  protec- 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  247 

torat  »,  en  Lombardie,  persuadés  qu'il  se  prêterait  mal  à  une  né- 
gociation destinée  à  annuler  ou  à  transformer  les  préliminaires 
signés  par  lui,  crurent  habile  de  le  prendre  au  mot  et  publièrent, 
le  2  mai,  un  extrait  de  sa  lettre  du  19  avril,  annonçant  son 
retour.  «  La  joie  de  revoir  Bonaparte  — ,  disait,  en  commentant 
cette  lettre,  l'officieux  Rédacteur,  —  la  joie  de  revoir  Bonaparte  au 
sein  de  la  France  et  de  Paris,  sera  pure  et  dégagée  des  inquiétudes 
que  des  malveillans  n'ont  pas  craint  de  semer  au  profit  des  fac- 
tions. Les  factieux  de  toute  espèce  n'auront  pas  d'adversaire  plus 
redoutable,  le  gouvernement  d'ami  plus  fidèle.  »  Bonaparte,  de  son 
quartier  général  d'Italie,  pénétrait  mieux  l'opinion  de  Paris  que 
les  Directeurs  de  leur  cabinet  du  Luxembourg;  il  était  déjà,  et  de 
bien  haut,  leur  maître,  dans  l'art  de  manier  la  presse  et  d'en- 
traîner les  esprits.  Sa  lettre,  publiée  comme  il  y  avait  compté, 
produisit  l'effet  qu'il  en  attendait,  et  cet  effet  tourna  à  la  confusion 
des  Directeurs.  «  Bonaparte  est  devenu  une  seconde  autorité  dans 
le  gouvernement  français  »,  écrit  Sandoz.  On  mande,  dans  le  même 
temps,  à  Mallet  :  «  Bonaparte  a  annoncé  son  retour.  Il  est,  en 
ce  moment,  pour  les  Jacobins,  les  fanatiques,  les  philosophes, 
bien  supérieur  à  Gharlemagne  (1).  »  Le  Directoire  comprit  son 
erreur  et  jugea  qu'il  valait  mieux  avoir  Bonaparte  occupé  en 
Italie  qu'en  congé  à  Paris;  que,  si  redoutable  que  fût  sa  carrière 
militaire,  «  sa  carrière  civile  »  le  serait  bien  davantage;  que,  pour 
étendre  les  préliminaires,  il  faudrait  des  victoires,  de  l'audace, 
de  l'habileté,  beaucoup  de  force,  autant  de  ruse,  nombre  d'usur- 
pations; et  que  sans  Bonaparte  on  se  trouverait  privé  de  tous 
moyens  d'action  et  de  persuasion.  Ceux  des  Directeurs  qui  dési- 
raient s'en  tenir  aux  préliminaires,  comme  Carnot,  opinèrent  que 
Bonaparte  devait  rester  en  Italie  pour  y  hâter  la  conclusion  de 
la  paix  définitive;  ceux  qui  désiraient  étendre  les  préliminaires, 
comme  Reubell  et  Larevellière,  opinèrent  qu'il  y  resterait  pour 
forcer  la  main  à  l'empereur  et  obtenir  la  cession  de  toute  la  rive 
gauche  du  Rhin.  Les  Directeurs  continuaient  ainsi  de  dériver 
dans  le  courant  qui  portait  Bonaparte,  et  toutes  leurs  mesures 
tournaient  à  livrer  le  Directoire  à  ce  général  en  attendant  qu'ils 
lui  livrassent  la  République. 

Non  seulement  ils  ne  restreignirent  point  ses  pouvoirs,  mais 
ils  les  augmentèrent.  «  Nous  sommes  satisfaits  de  la  sagesse  de 
votre  négociation...  »  écrivirent-ils,  le  4  mai.  Ils  désireraient  le 
voir  revenir  afin  de  lui  donner  les  témoignages  dus  au  grand 
nom  qu'il  s'est  fait  dans  l'histoire  de  la  guerre  et  de  la  liberté  ; 

(1)  Rapports  de  Sandoz,  15   mai,  Bailleu,  I,  p.  127.  —  Lettres  de  Mallet  du  Pan, 
10  mai,  André  Michel,  II,  p.  277. 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  sa  présence  en  Italie  est  nécessaire  «  pour  consolider  le 
nouvel  ordre  de  choses  qui  va  s'établir...  »  La  République  lom- 
barde ne  peut  se  constituer  sans  lui,  «  puisque  l'établissement  de 
cet  Etat  libre  est  un  des  principaux  fruits  de  ses  victoires.  »  Enfin, 
devançant  ses  désirs  et  ouvrant  la  voie  à  la  plus  machiavélique 
de  ses  combinaisons,  ils  ajoutent  :  «  Un  autre  motif  qui  doit  pro- 
longer quelque  temps  encore  votre  séjour  dans  ces  contrées,  c'est 
l'éclat  que  le  gouvernement  vénitien  a  donné  à  sa  haine  contre 
la  France.  Prenez  envers  lui  toutes  les  mesures  qu'autorise  l'in- 
surrection qui  vient  de  se  manifester;  allez,  s'il  le  faut,  jusqu'à 
Venise,  et  rendez-nous  compte  de  vos  dispositions,  afin  d'in- 
struire le  Corps  législatif  de  la  nécessité  où  vous  aurez  été  d'en 
agir  hostilement  à  l'égard  de  cette  puissance  perfide.  » 

Ainsi,  pour  le  passé,  approbation  complète;  pour  l'avenir, 
carte  blanche.  Le  6  mai,  des  pleins  pouvoirs  sont  envoyés  à  Bo- 
naparte et  à  Clarke;  Glarke  n'est  plus  qu'adjoint  à  la  négocia- 
tion. L'objet  de  cette  négociation,  disent  les  Directeurs,  est 
d'amener  l'empereur,  par  des  avantages  qu'on  lui  fera,  à  stipuler  la 
cession  de  la  rive  gauche,  comme  préliminaire  à  la  paix  de  l'em- 
pire. Nous  n'évacuerons  l'Italie  que  quand  l'Autriche  aura  évacué 
Mayence.  Toutefois,  frappé  un  moment  par  les  argumens  de  Bona- 
parte, le  Directoire  renonce  à  bouleverser  l'Allemagne.  Il  ne 
faut,  dit-il,  accorder  de  territoires  allemands  à  l'empereur  que 
s'il  renonce  à  des  territoires  équivalens  en  Italie;  il  a  assez  reçu; 
il  serait  dangereux  de  le  fortifier  davantage,  et  d'autant  plus  que 
«  le  roi  de  Prusse  en  voudrait  tout  autant.  »  Venise,  réduite  aux 
lagunes,  devait,  d'après  les  préliminaires,  être  indemnisée  avec 
les  Légations.  Le  Directoire  annule  cette  clause  :  Venise  doit 
être  non  seulement  châtiée,  mais  conquise  :  «  Les  hostilités  qu'elle 
a  commencées  autorisent  le  général  en  chef  à  prendre  toutes  les 
mesures  de  rigueur  que  les  circonstances  exigent.  »  Le  Sénat  sera 
invité  à  réunir  cette  république  aux  Légations,  formées  en  répu- 
blique cispadane  ;  s'il  refuse,  «  le  général  en  chef  doit  aller  en  avant 
pour  l'occupation  de  la  terre  ferme  et  l'exécution  des  prélimi- 
naires. »  «  Le  Directoire  exécutif  donne  à  cet  effet  les  pouvoirs 
les  plus  étendus  »  aux  généraux  Bonaparte  et  Glarke...  Ces  géné- 
raux, étant  sur  les  lieux  et  traitant  directement  avec  les  manda- 
taires de  l'empereur,  «  peuvent  mieux  que  personne  juger  quelles 
sont  les  conditions  les  plus  avantageuses  à  la  République  qu'il 
est  possible  d'obtenir,  et  quels  sont  les  moyens  d'y  arriver  promp- 
tement...  Les  présentes  instructions  ne  sont  pas  tellement  impé- 
ratives  qu'ils  ne  puissent  s'en  écarter,  si  le  bien  de  la  République 
l'exige.  »  Le  Directoire  voulait  présenter  aux  conseils  les  mesures 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  249 

de  guerre  contre  Venise,  l'invasion,  la  révolution  et  le  démem- 
brement de  cette  république  comme  des  faits  de  guerre,  néces- 
sités par  les  circonstances,  et  dont  Bonaparte  porterait  toute  la 
responsabilité.  Si  la  popularité  du  général  en  était  ébranlée,  ce 
serait  coup  double  pour  le  Directoire,  qui  rejetterait  surtout 
l'odieux  de  la  spoliation,  et  en  recueillerait  le  bénéfice.  Les  Direc- 
teurs se  gardèrent  donc  de  révéler  le  secret  de  ces  instructions  ; 
mais  les  gens  bien  informés  se  doutèrent  de  la  vérité.  «  La  répu- 
blique de  Venise,  écrit  Sandoz,  le  1er  mai,  éprouve  ici  les  plus 
fortes  tracasseries  depuis  quelques  jours;  je  soupçonne  presque 
qu'on  veut  faire  servir  quelque  partie  de  son  territoire  à  procurer 
du  dédommagement  à  l'empereur...  » 

Bonaparte  n'attendait  pas  davantage.  Les  instructions  du  Direc- 
toire n'étaient  que  le  commentaire  de  ses  lettres.  Les  Directeurs  lui 
commandaient  de  faire  ce  qu'il  avait  résolu  d'accomplir,  et,  pour 
l'imprévu,  ils  s'en  remettaient  à  lui.  Quant  à  Venise,  Garnot,  dans 
une  lettre  qu'il  adressa  à  Glarke,  le  5  mai,  marqua  finement  les 
nuances  de  la  conquête  et  indiqua  les  apparences  à  ménager. 
«  Malgré  le  droit  que  les  hostilités  de  la  république  de  Venise 
nous  donnent  de  traiter  à  ses  dépens,  il  convient  d'éviter,  soit 
une  déclaration  de  guerre  formelle.,  soit  une  stipulation  qui  pro- 
nonce une  cession  positive  ou  une  garantie  de  ce  territoire  à  l'em- 
pereur. Ce  territoire  n'étant  pas  notre  propriété,  nous  ne  pouvons 
le  donner,  surtout  dans  nos  principes  républicains  sur  l'indépen- 
dance des  peuples.  Mais  l'empereur,  étant  assez  fort  pour  prendre 
possession  du  pays  et  s'y  maintenir,  doit  se  contenter  de  la  décla- 
ration positive  et  formelle  que  nous  ne  nous  opposerons  pas  à  ce 
qu'il  fera.  Je  crois  cela  essentiel.  »  Garnot  attribuait  une  part  de 
l'Etat  vénitien  à  l'empereur,  comme  naguère  il  attribuait  le  Ha- 
novre au  roi  de  Prusse  :  pourvu  que  le  prince  s'en  emparât  par  la 
force  des  armes,  les  principes  du  droit  public  seraient  respectés.  Il 
allait  de  soi  que,  si  Bonaparte  conquérait  Venise,  cette  république 
deviendrait  notre  propriété,  et  le  droit  de  conquête  nous  permet- 
trait dès  lors  d'en  disposer,  sans  que  ni  les  peuples,  ni  leur  indé- 
pendance, ni  les  principes  du  droit  public  eussent  à  en  souffrir. 
Le  Directoire  se  range  à  cette  opinion.  «  Nous  vous  avons  auto- 
risé, écrit-il  le  12  mai,  à  y  employer  sans  ménagement  (à  Venise) 
tous  les  moyens  de  sûreté  militaire  qui  seraient  nécessaires.  Ainsi 
toutes  les  dispositions  que  vous  avez  faites  pour  assurer,  dans 
cette  crise,  le  salut  de  l'armée,  ont  notre  approbation;  et  le  Direc- 
toire exécutif  vous  autorise  de  nouveau  à  prendre  les  mesures 
que  vous  jugerez  les  plus  efficaces  pour  mettre  ce  perfide  gouver- 
nement dans  l'impuissance  de  commettre  de  nouveaux  attentats.  » 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  Directoire  ne  laisse  aucun  doute  sur  le  sens  et  la  portée  de  ces 
ordres,  et  il  montre  comment  il  entend,  le  cas  échéant,  s'ache- 
miner au  partage  par  la  répression  :  «  Il  sera  utile  d'en  donner 
connaissance  (de  vos  mesures  contre  Venise)  aux  plénipoten- 
tiaires de  l'empereur  et  d'agir,  dans  cette  circonstance,  de  concert 
avec  eux,  afin  que  les  négociations  de  la  paix  ne  soient  point 
troublées.  » 

Le  même  jour,  le  Directoire  invite  Bonaparte  à  «  faciliter  les 
progrès  »  des  transports  des  œuvres  d'art  d'Italie  en  France.  Le  19, 
Charles  Delacroix  mande  au  général  que  des  princes  étrangers, 
—  le  roi  George  entre  autres  et  le  duc  de  Modène,  —  ont  fait  des 
placemens  immenses  sur  la  banque  de  Venise  :  Delacroix  estime 
que  le  droit  de  la  guerre  nous  autorise  à  saisir  ces  capitaux. 
«  Permettez-moi,  poursuit  ce  prévoyant  ministre,  de  vous  rap- 
peler l'arsenal...  Il  serait  aussi  beau  qu'utile  de  faire  arriver  à 
Toulon  et  ces  navires  et  ces  munitions,  ainsi  que  l'escadre  que 
les  Vénitiens  entretiennent  toujours  à  Corfou.   »  A  cette  même 
date   le  Moniteur  publie  une  correspondance  d'Italie  prédisant 
«  la  destruction  totale  »  de  «  la  plus  ancienne  des  aristocraties  ». 
Les  Directeurs  cependant  feignent  l'hésitation,  presque  le  mécon- 
tentement; ils  évitent  de  communiquer  aux  conseils  les  dépêches 
d'Italie  qui  motivent  les  mesures  qu'eux-mêmes  ont  approuvées. 
Sandoz  écrit  que  Bonaparte  provoque  la  ruine  de  Venise  et  que  le 
Directoire  s'y  refuse.  Il  ajoute  :  «  Bonaparte  n'attendra  pas  peut- 
être  le  décret  du  Corps  législatif  et  marchera  sur  Venise.  »  Mais 
tandis  que  les  Directeurs  se  plaignent,  à  Paris,  d'avoir  la  main 
forcée,  ils  écrivent,  le  19  mai,  au  général  :  «  La  singularité  des 
circonstances  qui  accompagnent  la  chute  de  ce  perfide  gouver- 
nement est  remarquable,  et  il  ne  nous  reste  déjà  plus  qu'à  re- 
cueillir de  cet  événement  tous  les  avantages  qu'il  présente  au 
profit  de  la  République  française  et  de  la  liberté  italique.  Cette 
conquête  offre  à  l'armée...  des  ressources  considérables...  il  doit 
même  en  résulter  des  sommes  disponibles  pour  le  trésor  natio- 
nal... La  marine  vénitienne  doit  surtout  contribuer  à  la  restau- 
ration de  celle  de  la  République.  » 

Bonaparte  devançait  toujours  les  ordres  du  Directoire,  lorsqu'il 
ne  les  dictait  pas.  Par  les  instigations  de  ses  émissaires  secrets 
et  des  agens  lombards,  par  l'aveuglement  des  démocrates  véni- 
tiens et  la  pusillanimité  des  oligarques,  une  révolution  s'accom- 
plit à  Venise.  Le  14  mai,  sous  prétexte  de  rétablir  l'ordre  et 
d'assurer  la  fondation  de  la  liberté,  Baraguey  d'Hilliers  entre  dans 
la  ville  avec  ses  troupes.  Les  démocrates  lui  font  une  réception 
théâtrale  et  somptueuse;  le  patriarche  prêche   l'obéissance  au 


DE    LEOBEN    A    CAMPOFORMIO.  251 

pouvoir  établi  et  conseille  de  rendre  à  César  ce  qui  n'appartient 
déjà  plus  à  la  cité  ;  le  Ghetto  est  en  fête  :  les  juifs  sont  assimilés 
aux  citoyens;  les  aristocrates  fuient,  ou  se  cachent  et  tremblent; 
le  petit  peuple  demeure  morne  et  hostile.  C'est  l'ordinaire  spec- 
tacle des  entrées  triomphales  dans  les  villes  italiennes.  Cepen- 
dant Bonaparte  n'oublie  ni  l'arsenal,  ni  le  trésor.  L'arsenal  est 
pauvre,  le  trésor  est  vide.  Il  ne  reste  guère  dans  l'un  et  dans  l'autre 
que  des  antiquités;  mais  quelques-unes  sont  des  chefs-d'œuvre, 
ainsi  les  fameux  chevaux  du  char  du  soleil.  Berthollet,  assisté  par 
le  peintre  milanais  Appiani,  parcourt  les  musées  et  les  églises,  et 
fait  son  choix  de  trophées  d'art.  Le  16,  Bonaparte  reçoit,  à  Milan, 
des  députés  vénitiens  et  il  signe  avec  eux  un  traité  qui  légalise 
l'occupation  de  la  ville  par  les  troupes  républicaines,  promet  le 
châtiment  des  fauteurs  des  révoltes  contre  les  Français,  prépare 
une  entente  en  vue  d'échanger  des  territoires,  stipule  trois  mil- 
lions en  numéraire,  trois  autres  en  agrès  maritimes,  trois  vais- 
seaux, deux  frégates,  vingt  tableaux  et  cinq  cents  manuscrits.  Le 
nouveau  gouvernement  de  Venise  n'étant  ni  reconnu,  ni  même 
constitué,  l'ancien  n'existant  plus,  le  traité  demeurait  soumis  au 
bon  plaisir  du  Directoire.  Les  engagemens  que  prenait  Bonaparte 
n'étaient  qu'un  leurre,  un  moyen  de  décevoir,  à  la  Polonaise,  les 
imaginations  des  Vénitiens  jusqu'à  l'arrivée  des  Autrichiens.  Il 
ne  devait  subsister  de  ce  traité  de  Milan  que  la  partie  des  obliga- 
tions vénitiennes.  Bonaparte  les  fît  exécuter  par  provision.  Ses 
agens  procédèrent  immédiatement  aux  réquisitions  d'argent, 
de  munitions,  de  vaisseaux  et  d'objets  d'art.  La  main  qui  écrivit 
plus  tard  :  «  La  dynastie  des  Bourbon  et  la  dynastie  des  Bragance 
ont  cessé  de  régner,  »  put  écrire  dès  le  mois  de  mai  1797  :  «  Il 
n'existe  plus  de  lion  de  Saint-Marc.  »  Quant  aux  imprudens 
Vénitiens  qui,  se  déclarant,  «  ivres  de  joie,  et  pénétrés  de  la  plus 
vive  reconnaissance  »,  acclamaient  «  le  magnanime  libérateur, 
l'immortel  Bonaparte  »,  nul,  dans  l'armée  de  ce  général,  ne  se 
faisait  illusion  sur  leur  sort.  Un  des  officiers  les  plus  purs  de 
cette  armée,  une  sorte  de  second  Desaix,  Dommartin,  écrivait, 
le  16  mai  :  «  Le  général  Bonaparte  a  vengé  l'humanité  et  le  sang 
français;  toutes  les  provinces  vénitiennes  sont  confisquées  :  notre 
armée  les  occupe  et  nous  pourrons  nous  en  servir  pour  dédom- 
mager l'Autriche  des  autres  pertes  qu'elle  a  faites.  » 

Le  Directoire  n'eut  garde  de  ratifier  le  traité,  mais  il  en 
approuva  l'exécution  anticipée.  «  Vous  pouvez,  écrivit-il  à  Bona- 
parte le  26  mai,  vous  pouvez  mieux  que  personne  juger  ce  qu'il 
est  utile  et  possible  de  faire.  Ce  que  vous  avez  exécuté,  dans  les 
circonstances  les  plus  délicates,  et  notamment  à  l'égard  de  Venise, 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

donne  au  Directoire  les  plus  grandes  espérances.  »  Le  territoire 
de  la  république  de  Venise  devait  être  partagé  entre  la  république 
lombarde  et  l'empereur;  le  lot  de  l'empereur  serait  en  proportion 
de  ce  que  ce  prince  consentirait  à  céder  sur  la  rive  gauche  du 
Rhin  (1).  Delacroix  affirmait  que  les  plus  puissans  souverains  de 
l'Allemagne  s'attendaient  que  nous  obtiendrions  cette  rive  gauche; 
le  fait  est  que  ces  princes  s'étaient  mis  dans  le  cas  de  tirer  de 
grands  bénéfices  de  l'opération.  Pour  y  décider  l'Autriche,  Dela- 
croix allait,  le  16  mai,  jusqu'à  lui  abandonner  une  partie  des  îles 
du  Levant.  Quant  au  Rhin,  si  l'on  ne  pouvait  avoir  le  tout,  on  se 
contenterait  d'une  ligne  tirée  de  la  Meuse  au  fleuve,  et  embrassant 
Aix-la-Chapelle,  Verviers,  Spa,  Trêves,  Coblentz,  Mayence.  Ce 
tracé  avait  été  envoyé  au  Directoire  par  Hoche  :  ce  général  aurait 
préféré  l'annexion  totale,  mais,  disait-il,  si  on  adoptait  ce  tracé 
«  nul  n'aurait  rien  à  dire  ».  Le  Directoire  le  transmit  à  Bonaparte, 
le  31  mai,  en  le  déclarant  «  judicieux  ».  C'est,  à  peu  près,  la 
limite  de  Campo-Formio. 


III 


L'exécution  des  préliminaires  était,  dès  lors,  une  chose  assurée 
en  Italie.  Il  n'en  était  pas  de  même  à  Paris.  Le  Directoire  n'y 
disposait  pas  des  mêmes  moyens  de  persuasion ,  et  il  ne  pouvait 
pas,  à  son  grand  regret,  traiter  le  Corps  législatif  ainsi  que  Bona- 
parte traitait  le  Sénat  et  les  conseils  de  Venise.  La  République 
était  entrée  dans  une  crise  aiguë.  Comme,  à  l'intérieur,  entre  les 
factions,  tout  était  mensonges  et  embûches;  comme  on  ne  pouvait 
pas  discuter  sans  se  démasquer,  et  se  démasquer  sans  se  perdre  ; 
les  factions  se  rejetèrent  sur  les  affaires  extérieures.  De  même 
qu'au  début  de  la  Révolution,  en  1790,  la  question  de  paix  et  de 
guerre,  la  question  des  limites  devint,  en  1797,  une  question  de 
pouvoir.  Les  républicains  cherchaient  à  garder  le  pouvoir  par  la 
guerre  et  par  la  conquête;  les  monarchistes  cherchaient  à  s'en 
emparer  en  promettant  la  paix.  L'affaire  de  Venise  fournit  un 
prétexte  à  discours,  à  cabales,  à  dénonciations  réciproques  :  les 
belliqueux,  se  parant  du  beau  motif  d'une  révolution  démocra- 
tique, dissimulant  la  spoliation  sous  la  propagande,  rêvant  du 
reste,  grâce  à  quelques  grands  coups  de  sabre  de  Bonaparte,  d'ex- 

(1)  Delacroix  à  Clarke,  31  mai;  à  Bonaparte,  3  juin  1797.  «  Quant  aux  arrange- 
mens  relatifs  à  l'Italie,  le  Directoire,  en  procurant  à  la  République  transalpine 
Mantoue,  Brescia,  jusqu'à  l'Adige,  consentirait  à  ce  que  Venise  (la  ville)  appartînt  à 
l'empereur.  » 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  253 

terminer  les  Autrichiens,  de  garder  toutes  les  terres  de  Venise, 
de  les  adjoindre  à  la  Lombardie  et  d'en  faire  une  Batavie  ita- 
lienne; les  pacifiques,  se  targuant  de  l'indépendance  des  peuples, 
des  libertés  publiques,  du  respect  du  droit  des  gens  pour  discré- 
diter Bonaparte,  montrer  en  lui  le  boute-feu  d'une  guerre  indé- 
finie, enlever  au  Directoire  son  principal  appui  dans  l'opinion, 
l'alchimiste  et  le  magicien  qui  lui  fabriquait  de  l'or  et  du  prestige. 

Les  nouveaux  élus  —  le  nouveau  tiers,  comme  on  disait  —  ap- 
portaient dans  les  conseils  un  état-major  de  futurs  sénateurs  de 
l'empire  et  de  futurs  pairs  de  France  de  la  monarchie  restaurée. 
Sauf,  et  c'était  un  grand  point,  le  parti  de  l'émigration  et  de 
l'alliance  étrangère,  toutes  les  nuances  de  la  contre-révolution  y 
figuraient.  De  la  droite  au  centre,  ces  députés  n'étaient,  au  fond, 
d'accord  entre  eux  que  sur  quatre  points  :  faire  la  paix,  renverser 
le  Directoire,  expulser  les  Jacobins,  et  se  débarrasser  des  géné- 
raux républicains.  Cet  accord  des  opposans  suffit  à  réunir  tous 
les  hommes  qu'ils  prétendaient  supprimer  ou  supplanter  dans 
l'État,  c'est-à-dire  tous  les  hommes  que  leurs  convictions,  leurs 
actes,  leurs  intérêts  liaient  à  la  Bévolution,  tous  ceux  qui  avaient 
fondé  la  Bépublique,  et  pour  lesquels  la  «  Bépublique  sans  répu- 
blicains »  signifiait  la  proscription,  la  ruine,  la  persécution,  la 
perte  de  leurs  grades,  l'abandon  de  leurs  espérances,  l'anéantis- 
sement de  leurs  principes,  l'humiliation  et  l'assujettissement  de 
la  patrie.  Cette  coalition  s'étendait  des  membres  des  anciens  co- 
mités et  des  régicides,  aux  modérés  de  la  Convention  et  aux  gé- 
néraux des  armées;  elle  solidarisait  Barras  et  Hoche,  Bonaparte  et 
Larevellière-Lépeaux.  Entre  ces  factions  acharnées,  parce  qu'elles 
luttaient  pour  la  vie,  la  place  d'un  parti  de  politiques  et  de  libé- 
raux n'était  pas  encore  faite;  la  conciliation  ne  semblait  possible 
que  dans  l'obéissance.  Ceux  qui  essayèrent  alors  des  tempéra- 
mens  se  condamnèrent  pour  longtemps  à  l'impopularité,  à  l'im- 
puissance, à  l'exil.  Ce  fut  le  sort  de  Carnot  qui,  proscrit  en  1797 
avec  les  royalistes,  par  les  régicides,  mourut,  proscrit,  en  1816, 
par  les  royalistes,  avec  les  régicides. 

La  nouvelle  majorité  se  manifesta  par  l'élection  au  Directoire 
de  Barthélémy,  à  la  place  de  Letourneur,  Directeur  sortant.  Le 
choix  était  significatif  :  c'était  la  paix,  et  l'arrivée  au  gouverne- 
ment du  parti  que  l'on  qualifiait  depuis  1795  de  «  faction  des 
anciennes  limites.  »  Par  contre-coup  cette  élection  rejeta  du  côté 
du  Directoire  ceux  des  constitutionnels,  anti-jacobins  déclarés, 
qui,  tout  en  souhaitant  la  paix,  ne  la  jugeaient  solide  et  digne 
qu'avec  la  limite  du  Bhin.  Barthélémy  ne  justifiait  ni  ces  espé- 
rances ni  ces  alarmes.  Ce  diplomate  de  carrière  et  de  tradition, 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

négociateur  expert  et  correct,  n'était  ni  homme  d'Etat  ni  homme 
d'action.  Il  s'était  toujours  tenu  prudemment  à  l'écart  de  la  Révo- 
lution qu'il  comprenait  peu.  D'ailleurs,  s'il  avait  eu,  sous  le  règne 
du  Comité,  le  courage  de  la  dépêche  et  du  conseil,  courage  fort 
louable,  car  il  ne  laisse  pas  d'être  rare  dans  les  chancelleries,  il 
était  entièrement  dépourvu  du  courage  civil,  même  du  simple 
sang- froid.  Il  n'avait  ni  esprit  de  parti  pour  lui  tenir  lieu  de  carac- 
tère, ni  caractère  pour  lui  (cuir  lieu  de  convictions  politiques. 
Il  voulut,  ayant  peur  de  tous,  ménager  tout  le  monde.  Il  se  laissa 
compromettre  dans  des  complots  dont  il  n'attendait  que  des  mal- 
heurs. Il  ne  fut  même  pas,  dans  le  Directoire,  un  appui  pour 
Carnot,  qui  réclamait  la  paix  modérée  avec  d'autant  plus  d'insis- 
tance qu'il  y  voyait  la  première  condition  d'un  retour  vers  la  mo- 
dération à  l'intérieur. 

Il  y  eut  entre  les  Directeurs  une  première  escarmouche,  le 
16  juillet,  à  propos  des  ministres.  Cette  discussion  éclaire  singu- 
lièrement l'avenir.  Si  le  coup  d'Etat  qui  se  préparait  alors  est 
l'antécédent  de  celui  de  Brumaire,  les  propos  qui  furent,  ce  jour- 
là,  tenus  par  les  futurs  auteurs  de  la  révolution  de  Fructidor  sont 
une  introduction  à  la  constitution  de  Fan  VIII.  Carnot,  qui  pré- 
sidait, proposa  de  renvoyer  les  ministres  des  affaires  étrangères, 
de  la  justice,  de  la  marine  et  des  finances,  parce  que  «  tel  lui 
paraissait  être  le  vœu  de  la  majorité  du  Corps  législatif.  »  Reu- 
bell  s'y  opposa,  en  fait  et  en  droit  :  en  fait,  le  vœu  de  la  majorité 
ne  lui  était  pas  connu;  en  droit,  ce  vœu  ne  pouvait  pas  se  faire 
connaître  :  «  Que  si,  par  malheur,  dit-il,  il  pouvait  exister  une 
majorité  qui  voulût  se  mêler  du  renvoi  et  de  la  nomination  des 
ministres,  la  République  serait,  par  cela  même,  dans  une  véritable 
anarchie,  puisqu'un  seul  pouvoir  aurait  usurpé  tous  les  autres  (1)  » . 
«  Je  ne  reconnais  point  au  Corps  législatif  un  droit  que  lui  refuse 
la  constitution,  répliqua  Carnot;  mais  sans  accord  entre  le  Direc- 
toire et  la  majorité  du  conseilla  constitution  ne  peut  marcher...  » 
—  La  majorité  !  s'écria  Larevellière,  mais  elle  pourrait  être  diri- 
gée par  des  hommes  corrompus  et  vendus  à  l'étranger!  D'ail- 
leurs, fût-elle  au  moins  composée  d'hommes  probes,  il  résulterait 
de  ces  principes  «  une  telle  versatilité  dans  les  maximes  du  gou- 
vernement et  des  changemens  si  fréquens  clans  les  chefs  des  diffé- 
rentes administrations,  que  l'anarchie  serait  la  suite  inévitable 
de  cette  seule  cause.  »  Barras  déclara  que,  comme  Reubell  et 
Larevellière,  il  voulait  sauver  la  liberté  et  la  République;  qu'en 

(1)  «  Ce  pouvoir  législatif,  sans  rang  dans  la  République,  impassible,  sans  yeux 
et  sans  oreilles  pour  ce  qui  l'entoure,  n'aurait  pas  d'ambition...  »  Bonaparte  à  Tal- 
leyrand,  19  septembre  1797. 


DE   LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  235 

conséquence,  il  repoussait,  «  avec  indignation  toute  espèce  d'in- 
fluence »  exercée  par  le  Corps  législatif.  La  conclusion  fut  que 
l'on  changea  les  ministres,  mais  pour  en  prendre  d'autres  plus 
décidément  opposés  encore  à  la  majorité  des  conseils.  Ces  hommes 
■qui  parurent  propres  à  affermir  la  liberté,  selon  Barras,  Reubell 
et  Larevellière,  étaient  Pléville-Le  Pelley  à  la  marine,  Lenoir  à  la 
police,  François  à  l'intérieur,  Talleyrand  aux  relations  extérieures 
et  Hoche  à  la  guerre.  Ce  dernier  choix  décelait  tout  l'esprit  de  la 
combinaison. 

La  constitution  n'offrant  aucun  moyen  à  la  majorité  de  faire 
prévaloir  ses  volontés  et  n'ouvrant  aucune  solution  légale  au 
conflit,  on  marchait  fatalement  à  l'expédient  qui,  depuis  le 
14  juillet  1789,  avait  tranché  toutes  les  grandes  crises  :  une 
journée,  c'est-à-dire  l'appel  à  la  force.  Mais  la  force  n'était  plus 
<lans  la  foule  révolutionnaire,  et  les  journées  tournaient  au  coup 
d'Etat  militaire.  Depuis  germinal  an  III,  l'insurrection  reculait 
devant  l'armée.  En  vendémiaire  an  IV,  l'insurrection  était  contre- 
révolutionnaire  et  l'armée  parut  comme  l'image  de  la  République. 
En  messidor  an  V,  personne  n'attendait  plus  rien  que  de  l'inter- 
vention des  soldats,  et  chaque  faction  en  cherchait  un  qui  la  pût 
servir  de  sa  vaillance  et  de  son  prestige.  Les  «  clichyens  »  et  les 
contre-révolutionnaires  avaient  Pichegru.  Moreau  se  réservait, 
tout  le  monde  le  ménageait,  personne  n'avait  confiance  en  lui.  Le 
Directoire  ou  plutôt  les  triumvirs,  désormais  en  lutte  avouée  avec 
leurs  collègues,  ne  pouvaient  opposer  au  conquérant  de  la  Hol- 
lande que  le  libérateur  de  l'Alsace,  le  pacificateur  de  la  Vendée, 
ou  le  conquérant  de  l'Italie,  Hoche  ou  Bonaparte.  Bonaparte 
était  nécessaire  en  Italie,  pour  les  négociations,  et  il  semblait 
trop  envahissant  aux  triumvirs.  L'armistice  rendait  Hoche  dis- 
ponible; ce  général  inquiétait  moins,  on  l'appela.  Il  accourut,  et 
prépara,  par  des  mouvemens  concertés  de  ses  troupes,  l'investis- 
sement du  Corps  législatif.  Mais  à  peine  sa  nomination  fut-elle 
connue,  qu'une  clameur  s'éleva  dans  les  conseils.  Les  mouve- 
mens des  troupes  furent  dénoncés  à  la  tribune  le  20  juillet; 
Hoche  n'avait  pas  l'âge  requis  pour  être  ministre  ;  il  dut  donner  sa 
démission.  Le  Directoire  rejeta  sur  lui  toute  la  responsabilité  des 
mouvemens  des  troupes.  Hoche  quitta  Paris  et  rejoignit  son 
armée  de  Sambre-et-Meuse.  Le  31  juillet,  on  proposa  aux  Cinq- 
Cents  de  le  mettre  en  accusation.  L'affaire  était  manquée  avec  lui  : 
il  s'était  découvert  trop  tôt.  Les  triumvirs  furent  contraints  de 
se  rejeter  sur  Bonaparte. 

Bonaparte  avait  auprès  d'eux  un  avocat  d'autant  plus  insinuant 
qu'en  travaillant  pour  le  général  en  chef  de  l'armée  d'Italie,  il 


25G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

travaillait  pour  lui-même.  Talleyrand,  rentré  depuis  peu  en 
France,  n'avait  recherché  le  ministère  que  par  contenance,  pour 
assurer  sa  sécurité  dans  le  présent,  ménager  sa  fortune  dans 
l'avenir.  Les  façons  des  triumvirs  lui  répugnaient,  leur  poli- 
tique lui  semblait  funeste.  Il  essaya,  au  début,  de  leur  en  indi- 
quer, avec  toutes  les  précautions  d'une  exquise  politesse,  les 
inconvéniens  et  les  dangers.  Les  triumvirs  le  renvoyèrent  bru- 
talement à  son  encrier  et  à  ses  papiers.  Son  affaire  n'était  point 
d'avoir  des  idées,  de  posséder  des  connaissances  et  de  donner  des 
conseils;  elle  était  de  rédiger  et  de  requérir,  selon  les  formes,  de 
dresser  en  belle  écriture  de  chancellerie  leurs  décrets  souverains 
et  d'en  tirer,  pour  la  galerie,  de  belles  déductions  selon  la  lettre 
du  droit  public.  Talleyrand  se  soumit  avec  aisance,  mais  non  sans 
ironie,  et  rendit  en  mépris  caché  ce  qu'il  recevait  d'affronts.  Les 
triumvirs  parurent  dès  lors  goûter  sa  manière  de  servir.  Ce  ci- 
devant  évoque,  grand  seigneur  et  homme  de  cour,  se  fit  le  secré- 
taire de  Reubell  et  de  Larevellière-Lépeaux.  Il  délaya,  tant  qu'ils 
voulurent,  en  son  style  coulant  et  élégant  d'homme  du  monde;  il 
effaça,  recommença,  raisonna,  déraisonna,  motiva,  réfuta,  argu- 
menta contre  les  peuples,  argumenta  pour  les  peuples,  avec  un 
inépuisable  scepticisme;  se  consolant,  çà  et  là,  par  une  parenthèse 
subtile,  par  quelques  repentirs  adroitement  dissimulés  qui  n'avaient 
de  sens  que  pour  lui  et  d'intérêt  que  pour  les  futurs  mémoires  où 
il  referait  l'histoire,  à  sa  façon,  et  prouverait  qu'il  n'avait  jamais 
été  dupe  de  personne,  surtout  de  lui-même.  Les  Directeurs,  à 
ses  yeux,  n'occupaient  la  scène  que  pendant  l'entr'acte  :  ils  tom- 
beraient dans  leurs  propres  trappes  et  s'enfonceraient  dans  les 
dessous  dès  que  le  rideau  serait  levé  et  que  la  véritable  pièce 
recommencerait.  Talleyrand,  comme  tout  le  monde,  attendait 
l'homme  qui  ferait  le  dénouement,  mais  mieux  que  tout  le  monde, 
il  discerna  l'homme  et  il  alla  droit  à  lui. 

Dès  le  24  juillet,  il  écrivit  à  Bonaparte  pour  lui  annoncer  sa 
nomination,  et  il  ajouta:  «  Justement  effrayé  des  fonctions  dont 
je  sens  la  périlleuse  importance,  j'ai  besoin  de  me  rassurer  parle 
sentiment  de  ce  que  votre  gloire  doit  apporter  de  moyens  et  de 
facilités  dans  les  négociations.  Le  nom  seul  de  Bonaparte  est  un 
auxiliaire  qui  doit  tout  aplanir.  Je  m'empresserai  de  vous  faire 
parvenir  toutes  les  vues  que  le  Directoire  me  chargera  de  vous 
transmettre,  et  la  renommée,  qui  est  votre  organe  ordinaire,  me 
ravira  souvent  le  bonheur  de  lui  apprendre  la  manière  dont  vous 
les  aurez  remplies.  »  Bonaparte  était  homme  à  goûter  ce  chef- 
d'œuvre  de  flatterie  raffinée  et  à  se  pénétrer  de  l'insinuation  qui 
se  dégageait  de  l'entre-deux  des  lignes.  Aucun  signe  ne  lui  avait 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  257 

peut-être  si  nettement  montré  le  progrès  qu'il  avait  fait  dans 
l'opinion  et  la  place  qu'il  avait  prise  dans  l'Etat.  Avec  Talleyrand 
c'était  un  monde  nouveau,  mal  connu  de  lui,  encore  prestigieux, 
celui  de  la  fameuse  Constituante,  qui  se  joignait  à  son  cortège  et 
lui  offrait  ses  services.  Bonaparte  garda  toujours  quelque  chose 
du  charme  de  ce  premier  encens  de  la  vieille  France,  encore  que 
déclassée,  défroquée  et  travestie.  C'est,  en  partie,  le  secret  d'une 
étrange  faiblesse  qu'il  conserva  jusqu'à  la  tin  et  dont  il  eut  à  se 
repentir.  Une  correspondance  suivie  s'engagea  entre  lui  et  le  nou- 
veau ministre;  il  s'habitua  à  faire  de  Talleyrand  le  confident  de 
ses  desseins;  et,  très  vite,  il  en  vint  à  lui  donner  des  ordres  sous 
couleur  de  lui  demander  des  conseils.  Talleyrand  devina  et  agit 
en  conséquence.  Il  se  fit  l'intermédiaire  de  Bonaparte  auprès  des 
Directeurs,  auprès  de  l'opinion  parisienne,  auprès  de  ce  monde 
de  nouvellistes,  de  spéculateurs,  de  conspirateurs,  d'intrigans  qui 
remplissaient  déjà  ses  antichambres;  dans  les  salons,  surtout, 
qui  se  rouvraient  et  où  se  tramait  le  grand  complot  de  tout  le 
monde,  celui  des  gens  impatiens  de  revivre,  de  se  divertir,  de 
s'enrichir,  de  secouer  le  cauchemar  de  93,  de  finir  la  Bévolution 
à  leur  profit,  de  refaire  une  société  qui  serait  fermée  aux  irrécon- 
ciliables de  l'émigration  et  de  la  Terreur ,  mais  qui  s'ouvrirait 
aux  émigrés  soumis  et  aux  jacobins  apaisés. 

Bonaparte  avait,  en  outre,  à  Paris,  pour  le  renseigner,  un  de 
ses  officiers,  La  Valette,  homme  d'esprit  et  de  tact,  dévoué  corps 
et  âme,  et  qui  avait  pied  dans  le  monde  des  opposans;  assez  sus- 
pect au  Directoire,  mais  d'autant  plus  précieux  à  Bonaparte. 
Avec  cet  informateur  et  cet  ambassadeur  in  partions,  il  *e  ris- 
quait point  de  faux  pas.  Il  put  travailler  à  coup  sûr,  dans  la  crise 
qui  se  préparait  et  qu'il  jugeait  nécessaire.  Il  s'accommoda  de 
façon  à  se  rendre  indispensable  aux  triumvirs  sans  se  livrer  à 
eux,  et  à  tirer  parti  de  leur  opération  sans  se  compromettre  dans 
l'aventure.  S'il  eût  hésité,  du  reste,  l'imprudence  des  «  avocats», 
l'eût  décidé  contre  les  conseils.  Les  orateurs  se  déchaînèrent 
contre  lui  avec  les  mêmes  dénonciations,  les  mêmes  invectives  que 
contre  Hoche.  Il  eut  Dumolard,  comme  Hoche  avait  Willot  et 
Dufresne.  Il  répondit  avec  éclat,  identifiant  publiquement  la  cause 
de  la  République  avec  celle  des  armées,  et  la  cause  des  armées 
avec  sa  propre  cause.  L'anniversaire  du  14  juillet  lui  en 
fournit  une  première  occasion.  Cet  anniversaire  provoqua,  dans 
toutes  les  armées,  sauf  dans  celle  de  Moreau,  où  la  réserve  du 
chef  atténuait  l'ardeur  des  régimens,  des  adresses  véhémentes. 
Celles  de  l'armée  d'Italie  dépassèrent  toutes  les  autres  par 
l'intensité  de  la  couleur  et  par  la  violence  des  menaces.  Mar- 
tome  cxxiw  —  1895.  17 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mont  alla  porter  le  mot  d'ordre  dans  les  divisions  ;  elles  y 
répondirent  par  un  écho  formidable.  «  Tremblez!  écrit  la  divi- 
sion d'Augereau:  de  l'Adige  au  Rhin  et  à  la  Seine,  il  n'y  a  qu'un 
pas...  Vos  iniquités  sont  comptées,  et  le  prix  en  est  au  bout  de 
nos  baïonnettes  !  »  «  La  route  de  Paris  offre-t-elle  plus  d'obstacles 
que  celle  de  Vienne  ?  »  écrivit  la  division  Masséna.  Bernadotte, 
était-ce  instinct  de  roi  latent?  se  montra  seul  modéré;  mais  Jou- 
bert:  «  Il  faut  que  les  armées  purifient  la  France;  nous  passerons 
comme  la  foudre.  »  Bonaparte  enfin,  dans  une  proclamation  à 
l'armée  :  «  Les  mêmes  hommes  qui  ont  fait  triompher  la  patrie 
de  l'Europe  coalisée  sont  là.  Des  montagnes  nous  séparent  de  la 
France  ;  vous  les  franchiriez  avec  la  rapidité  de  l'aigle,  s'il  le  fallait, 
pour  maintenir  la  constitution,  défendre  la  liberté,  protéger  le 
gouvernement  et  les  républicains...  Les  royalistes,  dès  l'instant 
qu'ils  se  montreront,  auront  vécu...  »  Il  envoya  le  tout  au  Direc- 
toire, le  15  juillet  :  «  L'indignation  est  à  son  comble  dans  l'armée... 
citoyens  Directeurs,  il  est  imminent  que  vous  preniez  un  parti. 
Il  n'y  a  pas  un  homme  qui  n'aime  mieux  périr  les  armes  à  la 
main  que  de  se  faire  assassiner  dans  un  cul-de-sac  de  Paris...  Je 
vois  que  le  club  de  Clichy  veut  marcher  sur  mon  cadavre  pour 
arriver  à  la  destruction  de  la  République.  ?s'est-il  plus  en  France 
de  républicains?...  Vous  pouvez,  d'un  seul  coup,  sauver  la  Répu- 
blique, deux  cent  mille  têtes  peut-être  qui  sont  attachées  à  son 
sort,  et  conclure  la  paix  en  vingt-quatre  heures  :  faites  arrêter  les 
émigrés;  détruisez  l'influence  des  étrangers.  Si  vous  avez  besoin 
de  force,  appelez  les  armées.  Faites  briser  les  presses  des  jour- 
naux vendus  à  l'Angleterre,  plus  sanguinaires  que  ne  le  fut 
jamais  Marat...  Quant  à  moi...  s'il  n'y  a  point  de  remède  pour 
faire  finir  les  maux  de  la  patrie,  pour  mettre  un  terme  aux  assas- 
sinats et  à  l'influence  de  Louis  XVIII,  je  demande  ma  démis- 
sion. » 

Il  y  avait  des  moyens,  et  c'étaient  précisément  ceux  qu'il  pos- 
sédait :  de  l'argent  et  des  soldats.  Cependant  Lavalette  lui  mande 
de  Paris  «  qu'il  ternirait  sa  gloire  »,  en  mettant  lui-même  la 
main  au  coup  d'Etat;  «  qu'on  ne  lui  pardonnerait  pas  de  se  lier 
avec  le  Directoire  pour  opérer  le  renversement  de  la  constitution 
et  de  la  liberté.  » 

Bonaparte  pense  au  lendemain  du  coup  d'État;  ce  lendemain 
sera  son  jour.  Le  succès  même  du  Directoire  rendra  le  Directoire 
odieux;  le  retour  à  la  révolution  jacobine  sera  impopulaire;  les 
modérés,  à  peine  remis  de  la  crainte  d'une  rentrée  des  émigrés, 
tomberont  dans  la  peur  des  Jacobins.  Le  pouvoir  appartiendra 
à  l'homme  qui  rassurera  tout  le  monde,  contre  tous  les  excès. 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMlO.  259 

Il  faut  donc  que  les  triumvirs  triomphent  des  royalistes,  mais 
qu'ensuite  ils  se  détruisent  eux-mêmes  :  Bonaparte  les  aidera  à 
anéantir  l'ennemi  commun,  puis,  cet  ennemi  abattu,  il  se  fera 
contre  eux  le  chef  des  mécontens,  des  déçus,  de  tous  ceux  que  la 
tyrannie  et  l'incapacité  des  gouvernans  dégoûteront  et  effraie- 
ront. Plus  patient  et  plus  perspicace  que  Hoche,  il  n'eut  garde 
de  se  livrer  au  Directoire.  Il  jugea  que  son  épée  serait  déplacée 
dans  ce  qu'il  qualifiait  une  «  guerre  de  pots  de  chambre  ». 
L'armée  devait  tout  décider,  mais  en  paraissant  obéir  et  n'obéir 
qu'aux  lois.  Elle  n'apparaîtrait  que  pour  sauver  la  constitution; 
elle  laisserait  aux  Directeurs  la  responsabilité  du  complot  et  du 
sophisme  ;  mais  le  personnage  de  sabreur  naïf  et  grossier  n'était 
point  l'affaire  de  Bonaparte.  Tout  en  se  réservant  de  marcher 
sur  Paris  si  les  choses  tournaient  trop  mal,  il  estima  suffisant  d'y 
envoyer  un  homme  de  main,  qui  tiendrait,  à  l'égard  du  Corps 
législatif,  l'emploi,  fort  utile,  et  peu  glorieux,  d'Abner  dans  la 
tragédie  classique.  Il  avait  à  sa  disposition  un  des  plus  brillans 
parvenus  de  la  Révolution,  bon  tacticien,  batailleur  intrépide, 
mais  tête  creuse,  suffisant,  général  avec  un  panache  de  tambour- 
major  et  une  faconde  de  sans-culotte,  la  politique  d'un  matamore 
et  «  la  plus  forte  lame  de  France.  » 

Le  27  juillet,  Bonaparte  écrivit  au  Directoire  que  le  général 
Augereau  avait  demandé  de  se  rendre  à  Paris  «  où  ses  affaires  l'appe- 
laient » .  Ces  affaires  étaient  d'envahir  une  assemblée  au  nom  de 
la  liberté,  de  violer  la  constitution  afin  de  régénérer  la  Répu- 
blique, de  le  dire,  de  le  croire  et  d'empoigner  les  gens  qui  n'ap- 
prouveraient pas.  Cette  arrivée  d'Augereau  s'annonçait  à  propos, 
le  lendemain  de  la  déconvenue  de  Hoche.  Bonaparte,  comme 
toujours,  avait  saisi  le  joint  et  opéré  au  bon  moment.  Augereau 
cria  partout,  sur  son  chemin,  et  à  Paris,  dès  son  arrivée,  qu'il 
venait  exterminer  les  royalistes.  Il  confia  à  Barras  que  l'armée 
ne  demandait  qu'à  épurer  les  conseils,  que  Bonaparte  était  prêt  à 
la  mettre  en  mouvement,  et  qu'il  tenait  plusieurs  millions  à  la 
disposition  des  défenseurs  de  la  liberté.  Les  triumvirs  reprirent 
de  l'aplomb.  Ils  avaient  Bonaparte  avec  eux:  la  République  était 
sauvée!  Sandoz  écrivait  le  11  août  :  «  Le  général  Bonaparte  jouit 
aujourd'hui  de  la  plus  grande  faveur  dans  le  Directoire...  J'en  ai 
été  témoin...  »  Les  Directeurs  Reubell  et  Larevellière  le  dési- 
gnent «  comme  le  bouclier  de  la  constitution  présente.  » 

De  part  et  d'autre,  on  se  prépare  au  combat,  mais  on  s'épie, 
on  s'attend.  Chaque  faction  espère  que  l'autre  commettra  quelque 
imprudence  grossière  et  trébuchera  dans  son  propre  filet,  ce  qui 
permettra  de  l'assommer  juridiquement.  Les  meneurs  des  conseils 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hésitent  à  enrôler  des  hommes,  à  engager  l'action,  craignant  de 
donner  prise  sur  eux.  Les  hommes  de  main  se  présentent,  cepen- 
dant. Frotté  pénètre  dans  Paris;  des  chouans  déguisés  s'y  faufi- 
lent à  sa  suite,  et,  au  milieu  d'eux,  La  Trémouille,  Bourmont, 
d'Autichamp,  Brulart,  Rivière,  Polignac,  les  «  Messieurs  »  du 
complot  de  1804.  Toutefois  ils  se  sentent  si  impopulaires,  si  ré- 
prouvés par  l'immense  majorité  des  Français,  qu'ils  n'osent  se 
découvrir.  Tout  leur  plan  consiste  à  bâcler  avec  Pichegru  et  les 
siens  une  sorte  de  machine  constitutionnelle,  à  étiquette  républi- 
caine, moyennant  quoi  ils  s'empareront  des  places  et  des  com- 
mandemens;  puis  ensuite,  s'ils  sont  en  force,  grâce  aux  Gondéens 
qui  se  rapprochent  de  la  frontière,  et  à  la  neutralité  bienveil- 
lante des  puissances  étrangères,  ils  expulseront  les  républicains  et 
rétabliront  la  monarchie.  Rien  ne  décèle  mieux  l'impuissance  des 
royalistes  que  cette  impossibilité  où  ils  étaient  de  concevoir, 
même  en  cas  de  succès,  l'espoir  d'une  restauration  par  l'opinion 
publique.  Ils  ne  pouvaient  compter  que  sur  les  alliances  du  dehors, 
sur  un  coup  de  force  auquel  ils  se  mêleraient  subrepticement  et 
sur  une  révolution  républicaine  d'apparence,  seul  moyen  de  faire 
accepter,  par  le  peuple  le  coup  d'Etat  qu'ils  tâcheraient  plus  tard 
de  détourner  à  leur  profit. 

En  attendant  que  l'on  en  vienne  aux  mains,  on  se  dénonce  et 
on  s'injurie  furieusement  :  les  directoriaux  s'emportent  contre 
les  clichyens,  les  conseils  contre  le  Directoire  et  les  factieux,  les 
Directeurs  entre  eux,  avec  des  invectives  de  portefaix.  On  n'a  de 
leurs  délibérations  que  des  lambeaux  :  ils  semblent  détachés  d'un 
roman  de  Restif  de  la  Bretonne.  Ce  sont  presque  toujours  les 
affaires  du  dehors  qui  les  mettent  aux  prises;  sur  celles  du  dedans 
ils  ne  s'expliquent  même  plus;  mais  comme  il  faut  bien  discuter 
sur  les  autres  affaires  et  envoyer  des  instructions  à  Lille  où  Mal- 
mesbury  négocie,  à  Edine  où  les  plénipotentiaires  autrichiens 
arrivent,  on  discute,  les  passions  s'échappent  et  les  colères  écla- 
tent. Le  14  août,  Barras  raconte  à  La  Valette  qu'ils  se  sont  «  em- 
poignés »  au  sujet  des  préliminaires  de  Leoben  et  des  lettres  de 
Bonaparte.  «  J'ai,  dit-il,  défendu  Bonaparte.  J'ai  dit  à  Carnot  : 
«  Tu  n'es  qu'un  vil  scélérat,  tu  as  vendu  la  République,  et  tu 
veux  égorger  ceux  qui  la  défendent,  infâme  brigand!  Tu  n'as 
pas  un  pou  sur  ton  corps  qui  ne  soit  en  droit  de  te  cracher  au 
visage  !...  »  Carnot  se  lève,  apostrophe  Barras,  le  traite  d'aventurier, 
de  bête;  il  proteste  contre  ses  accusations.  «  Je  jure  que  ce  n'est 
pas  vrai!  »  s'écrie-t-il  en  levant  la  main.  —  «  Ne  lève  pas  la 
main!  riposte  Barras,  il  en  dégoutterait  du  sang!  »  Ils  sont  au  mo- 
ment de  se  jeter  l'un  sur  l'autre  :  on  les  sépare.  Talleyrand  était 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  261 

présent,  et  l'on  s'explique  qu'à  cette  école  il  ait  affermi  son  im- 
passibilité naturelle.  Les  sorties  de  Napoléon  le  trouveront  cui- 
rassé. —  En  me  racontant  la  scène,  écrit  Sandoz,il  avait  l'air  de 
dire  :  «  Dans  quel  moment  suis-je  entré  en  place!  le  moyen  de 
travailler  utilement  au  retour  de  la  tranquillité  générale}  » 

Le  fait  est  que  rien  d'utile  ne  se  peut  faire  ni  même  tenter. 
Tous  les  rapports  que  Talleyrand  soumet  au  Directoire,  les  dépê- 
ches qu'il  rédige  ne  sont  que  pour  occuper  le  tapis;  l'esprit  seul 
en  est  à  noter,  et  cet  esprit  est  d'étendre  de  plus  en  plus  les  préli- 
minaires, jusqu'à  les  déchirer  au  besoin  :  éloigner  l'empereur  de 
l'Italie,  l'agrandir  en  Allemagne  pour  qu'il  y  soit  aux  prises  avec  la 
Prusse,  également  agrandie  ;  payer  la  rive  gauche  du  Rhin  par  des 
sécularisations  sur  la  rive  droite,  sinon,  indemniser  l'empereur 
en  Italie,  à  condition  que  la  France  garderait  la  ligne  de  l'Adige  : 
«  dans  ce  cas,  la  cession  formelle  de  Venise  importerait  peu  au 
Directoire.  »  A  tout  prix,  conserver  les  îles  :  «  Rien  n'est  plus 
important  que  de  nous  mettre  sur  un  bon  pied  dans  l'Albanie,  en 
Grèce,  en  Macédoine  et  autres  provinces  de  l'Empire  turc  d'Eu- 
rope, et  même  toutes  celles  que  baigne  la  Méditerranée,  comme 
notamment  l'Egypte,  qui  peut  nous  devenir  un  jour  d'une  grande 
utilité.  »  Au  reste,  ces  indications  n'ont  rien  d'impératif  :  «  Ce 
sont  des  instructions  et  non  des  ordres.  Le  Directoire  a  une  en- 
tière confiance  en  vous  et  se  repose  sur  votre  sagesse  comme  sur 
votre  gloire  (1).  »  Les  triumvirs  se  réservent,  une  fois  le  Directoire 
épuré,  de  «  tracer  à  l'empereur  le  cercle  de  Popilius.  »  Thugut, 
qui  connaît  aussi  ses  classiques,  espère  bien  échapper  à  ce  cercle 
redoutable;  il  compte  pour  s'en  délivrer  sur  la  révolution  qui 
couve  à  Paris. 


IV 


L'empereur  avait  ratifié  les  préliminaires  sans  plus  d'empresse- 
ment que  n'avaient  faitles  Directeurs  ;  mais  de  mêmeque  le  Directoire 
jugeait  nécessaire  de  flatter  l'opinion  en  laissant  espérer  la  limite 
du  Rhin,  François  II  trouve  opportun  de  rassurer  l'Allemagne  et 
de  relever  son  crédit  en  annonçant  la  paix  sur  le  principe 
de  l'intégrité  de  l'Empire.  Cette  annonce  a  d'autres  avantages  : 
elle  met  en  méfiance  les  Prussiens  qui  voient  les  sécularisations 
leur  échapper;  elle  permet  à  l'Autriche,  le  cas  échéant,  de  se  faire 

(1)  Rapport  do  Talleyrand,  13  août;  Instructions  aux  généraux  Bonaparte  et 
Clarke,  19  août;  Talleyrand  à  Bonaparte,  23  août  1797.  Corr.  inédile,  t.  VII,  p.  220. 
—  Pallain,  p.  110,  122. 


262  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

payer  plus  cher  la  cession  de  la  rive  gauche.  Consentir  cette  ces- 
sion sera,  en  effet,  pour  l'empereur  une  sorte  de  parjure,  l'hon- 
neur y  sera  engagé, et  le  préjudice  que  souffrira  la  vieille  réputation 
de  loyauté  de  la  cour  de  Vienne  ne  pourra  être  compensé  que  par 
beaucoup  de  terres,  peuplées  de  beaucoup  d'hommes.  Thugut 
d'ailleurs  préférait,  toujours  comme  le  Directoire,  ne  rien  donner, 
tout  reprendre  et  y  ajouter  Venise.  Il  n'en  désespère  pas.  Que  le 
parti  «  des  anciennes  limites  »  triomphe  à  Paris,  c'est  la  paix 
immédiate,  et,  après  cette  paix,  un  gouvernement  paralysé  par 
les  factions,  sans  gloire,  sans  prestige,  une  Pologne  démocra- 
tique ;  Bonaparte  sera  désavoué,  destitué,  abandonné  tout  au  moins, 
et,  enfin,  Bonaparte  n'est  pas  invincible.  La  pensée  de  derrière 
la  tête,  qui  sera  la  pensée  permanente  de  l'Autriche,  après  tous 
les  traités  :  Campo-Formio,  Luné  ville,  Presbourg,  Vienne  ;  qu'elle 
n'abandonnera  jamais  ;  et  quelle  réalisera  en  1814,  se  fait  jour  à 
ce  lendemain  de  Leoben.Le  comte  Gobenzl  écrit  de  Pélersbourg,à 
Thugut,  le  4  mai  :  «  D'après  la  manière  dont  on  nous  représente 
la  position  actuelle  des  Français  et  les  énormes  arméniens  qui  se 
font  chez  nous,  on  devrait  les  croire  perdus,  si  on  ne  diffère  pas 
à  les  attaquer.  Un  succès  bien  complet  contre  Bonaparte,  si  on  en 
profite,  pourrait  avoir  de  grandes  suites,  vu  le  peu  de  monde  qu'il 
doit  avoir  laissé  en  Italie,  et  alors  il  ne  devrait  pins  être  impos- 
sible de  faire  directement  la  paix,  sans  que  la  monarchie  perde 
rien  de  ses  anciennes  possessions,  ou  en  recevant  des  équivalens 
plus  à  notre  portée  pour  les  Pays-Bas,  si  leur  restitution  est  im- 
possible. »  C'est  bien  l'avis  de  Thugut;  mais  pour  atteindre  ce 
grand  objet,  il  faudrait  l'aide  de  l'Europe,  Or  le  tsar  Paul  ne  veut 
entendre  parler  ni  de  subsides  ni  de  corps  auxiliaire;  les  Anglais 
semblent  vouloir  faire  une  trêve,  et  d'ailleurs  en  négociant  avec 
eux,  on  risque  de  traiter  sur  le  pied  du  statu  quo  ante  :  les  Fran- 
çais dans  leurs  anciennes  limites,  les  Autrichiens  avec  leurs  Pays- 
Bas;  ni  troc  de  Bavière,  ni  partage  de  Venise.  D'autre  part,  les 
belliqueux  peuvent  l'emporter  à  Paris;  Bonaparte  peut  continuer 
son  jeu  de  hasards  et  de  surprises  victorieuses;  qu'on  le  laisse 
faire,  il  révolutionnera  l'Italie,  il  annexera  les  Légations,  Venise 
même,  ou,  s'il  la  donne,  il  ne  la  livrera  que  dépouillée  et, qui 
pis  est,  démocratisée.  Dans  cette  hypothèse,  si  la  France  exige,  en 
tout  ou  en  partie,  la  rive  gauche  du  Bhin,  l'Autriche  veut  en  être 
payée  en  Italie  :  il  convient  donc  de  protester  contre  la  réunion 
des  Légations  à  la  Cispadane,  d'occuper  Raguse  et  tout  ce  qu'on 
pourra  le  long  de  l'Adriatique,  de  s'armer  et  d'attendre,  de  pied 
ferme,  en  se  nantissant,  les  événeniens  de  Paris. 

Gallo  et  Merveldt  arrivèrent  à  Udine  le  10  août;  Clarke  s'y 


DE   LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  263 

trouvait  déjà;  Bonaparte  s'en  rapprocha  et  vint,  le  17,  s'établir 
à  Passariano.  Persuadé  que  les  Autrichiens  spéculaient  sur  les 
agitations  de  Paris,  il  était  décidé  à  les  pousser  dans  leurs  retran- 
chemens.  Voulant  la  paix,  il  lui  importe  de  la  conclure  de  façon 
que  le  Directoire  ne  puisse  pas  en  attribuer  le  mérite  au  coup 
d'Etat  et  s'en  glorifier.  De  cette  façon  seulement  il  pourra,  au 
lendemain  du  coup  d'Etat,  se  présenter  à  la  France  comme  l'ar- 
bitre des  partis  et  le  grand  pacificateur,  au  dedans  et  au  dehors. 
Tout  l'y  convie,  non  seulement  les  rapports  de  La  Valette,  mais 
la  lecture  des  journaux,  pleins  d'appels  à  César.  Les  lettres  lui 
arrivent,  de  toutes  mains  et  comme  de  tous  les  étages  de  la  Révo- 
lution. C'est  l'évêque  Grégoire  :  «  Au  milieu  de  vos  triomphes, 
il  vous  reste  une  gloire  nouvelle  à  recueillir,  c'est  de  concourir 
à  éteindre  les  divisions  religieuses  ou  plutôt  antireligieuses  qui 
déchirent  la  République.  »  C'est  le  ci-devant  marquis  et  toujours 
maître  intrigant,  Chauvelin,  qui  en  appelle  «  à  l'immortel  Bona- 
parte »,  «  aujourd'hui  que  la  Constitution  et  la  liberté  semblent 
avoir  tant  besoin  de  secours  et  d'appui.  »  C'est  Aubert-Dubayet, 
ambassadeur  à  Constantinople,  qui  s'adresse  au  général,  comme 
tous  ses  collègues  d'ailleurs,  pour  demander  le  mot  d'ordre. 
C'est  Carnot  enfin  :  «  La  République  ne  sera  fondée  que  par  la 
paix;  la  paix  enchantera  les  Français  et  finira  les  maux  de  la 
République.  Concluez-la  et  venez.  Le  peuple  français  tout  entier 
vous  appellera  son  bienfaiteur.  Venez  étonner  les  Parisiens  par 
votre  modération  et  votre  philosophie.  Il  n'y  a  que  Bonaparte 
redevenu  simple  citoyen  qui  puisse  laisser  voir  le  général  Bona- 
parte dans  toute  sa  grandeur.  »  Bonaparte  est  prêt  à  sacrifier 
Carnot  aux  triumvirs,  parce  que  le  triomphe  du  parti  avec  le- 
quel Carnot  succombera,  ramènerait  la  monarchie;  mais  les 
royalistes  éliminés,  Bonaparte  profitera  de  l'illusion  populaire 
que  manifeste  «  l'organisateur  de  la  victoire  »  ;  c'est  grâce  à  cette 
illusion  que  Bonaparte,  acclamé  comme  citoyen,  se  fera  dictateur 
de  la  République  (1). 

Les  conférences  recommencèrent  le  31  août,  et,  de  part  et 
d'autre,  on  se  plaignit  de  la  violation  des  préliminaires.  Les  Au- 
trichiens prétendirent  mener  de  front,  dans  un  congrès,  en  Alle- 
magne, les  négociations  de  la  paix  de  l'Empire  et  celles  de  la 
paix  d'Italie.  Bonaparte  vit  le  piège  :  les  Allemands  refuseraient 
la  cession  de  la  rive  gauche  et  fourniraient  à  l'Autriche  des  argu- 
mens  pour  élever  ses  prétentions  en  Italie.  Il  déclara  que  la  paix 
d'Italie  se  ferait  avant  celle  d'Allemagne,  et  la  préjugerait  en 

(1)  Lettres  d'Aubert-Dubayet,   1er  août:    de    Chauvelin,   12  août;  de   Grégoire, 
30  août;  de  Carnot,  17  août  1797.  Corv.  inédite,  t.  V  et  t.  VI. 


264  -  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réglant  l'affaire  du  Rhin.  Ce  fut  au  tour  des  Allemands  de  résister. 
Merveldt  objecta  ses  instructions.  «  Si  vos  instructions  portaient 
qu'ilfait  nuit  actuellement,  s'écria  Bonaparte,  vous  nous  le  diriez 
donc!  »  Alors  ils  découvrirent  leur  jeu  et  réclamèrent,  pour  leur 
maître,  les  trois  Légations,  Mantoue,  Venise  et  toute  la  terre 
ferme.  «  A  combien  de  lieues  votre  arméese  trouve-t-elle  de  Paris?» 
leur  répondit  Bonaparte.  Ils  répliquèrent  en  lui  demandant  ce 
qu'il  pensait  de  cette  armée.  «  Vos  propositions,  répliqua-t-il, 
signifient  que  l'empereur  veut  se  faire  couronner  roi  de  Rome; 
je  vous  assure  que  quinze  jours  après  l'ouverture  de  la  cam- 
pagne, je  serai  à  Vienne  et,  à  mon  approche,  le  peuple,  qui  a 
a  déjà  cassé,  la  première  fois,  les  glaces  de  M.  Thugut,  cette  fois-ci 
le  pendra.  »  Il  demanda  des  renforts  à  Paris  et  donna  ostensible- 
ment des  ordres  de  marche  pour  le  23  septembre.  Cette  confé- 
rence avait  eu  lieu  le  5.  La  veille  (18  fructidor),  le  coup  d'Etat 
s'était  accompli  à  Paris.  Bonaparte  en  fut  informé  le  12  septembre  ; 
il  en  effraya  les  Autrichiens,  qui  s'adoucirent  aussitôt.  On  con- 
vint que,  si  l'empereur  reconnaissait  à  la  République  les  limites 
constitutionnelles,  avec  Mayence  et  une  partie  de  la  rive  gauche 
du  Rhin,  il  aurait  Venise  et  la  terre  ferme  jusqu'à  l'Adige.  Les 
Autrichiens  demandèrent  à  consulter  leur  cour,  et  Merveldt  partit 
pour  Vienne. 

Les  journaux  et  les  lettres  de  Paris  confirmèrent  les  pronos- 
tics de  Bonaparte.  Talleyrand  lui  écrivit,  le  6  septembre  :  «  Paris 
est  calme,  la  conduite  d'Augereau  parfaite,  on  voit  qu'il  a  été  à 
bonne  école...  On  est  sorti  un  instant  de  la  constitution,  on  y  est 
rentré,  j'espère  pour  toujours.  »  C'était  la  vérité  officielle.  En  réa- 
lité, la  place  était  nettoyée  des  brouillons  royalistes;  mais  c'était 
pour  s'encombrer  des  brouillons  jacobins,  et  au  point  de  vue  où 
se  plaçait  Talleyrand,  tout  serait  bientôt  à  recommencer.  Ce  n'était 
pas  le  coup  d'Etat  de  Bonaparte.  Le  général  s'applaudit  d'y  avoir 
employé  un  comparse,  et  d'y  voir  Hoche  compromis.  Les  suites 
lui  parurent  à  la  fois  impolitiques  et  dangereuses.  Après  avoir 
écrasé  les  royalistes,  le  Directoire  proscrivait  les  modérés  et 
recommençait  à  persécuter  le  clergé.  Ces  mesures  inintelligentes 
devaient  révolter,  tôt  ou  tard,  l'opinion  et  produire  une  explosion 
de  mécontentement  plus  grave  encore  que  celle  du  dernier  prin- 
temps. En  attendant,  les  Directeurs  gouvernent  par  les  seuls 
moyens  à  leur  portée  :  la  guerre  de  réquisitions  au  dehors,  la 
terreur  sournoise  au  dedans,  c'est-à-dire  les  moyens  de  la  Révo- 
lution, sans  les  nécessités  de  la  Révolution,  sans  l'invasion  à 
repousser,  l'intégrité  de  la  France  à  défendre,  l'unité  nationale  à 
sauver. 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  265 

Bonaparte  juge  la  guerre  périlleuse.  Marchant  sur  Vienne,  il 
peut  vaincre,  sans  doute,  si  l'armée  du  Rhin  pousse  hardiment  en 
Allemagne;  mais  il  n'a  pas  confiance  en  cette  armée,  elle  est 
lente;  le  commandement  y  est  divisé.  Il  n'entend  d'ailleurs  par- 
tager avec  elle  ni  l'honneur  de  la  guerre  ni  la  popularité  de  la 
paix.  Enfin  si  elle  ne  marche  pas  ou  si  elle  marche  mollement, 
si  les  Autrichiens  qui  se  sont  refaits  ont  un  élan  d'audace,  si  l'ar- 
chiduc a  un  éclair  de  génie,  Bonaparte  peut  être  écrasé.  Il  ne 
risquera  point  cette  partie.  Il  a  l'avenir  devant  lui;  il  a  encore  le 
temps  d'être  prudent.  Il  traitera,  et  d'autant  plus  vite  qu'il  voit, 
au  ton  des  lettres  de  Talleyrand,  par  celles  que  Maret  lui  fait 
tenir  de  Lille,  que  la  négociation  avec  l'Angleterre  va  se  rompre. 
L'Angleterre  rejetée  dans  la  guerre,  c'est  de  l'argent  pour  l'Au- 
triche qui  n'en  a  plus,  et  un  soutien  pour  Thugut,  que  tout  le 
monde  abandonne.  La  paix  faite  avec  l'Autriche,  Bonaparte  atten- 
dra, en  luttant  contre  l'Angleterre,  l'inévitable  remous  que  cau- 
seront l'incapacité  et  les  excès  du  Directoire. 

Il  s'y  prépare.  Autant  il  avait  montré  d'ardeur  à  pousser  les 
Directeurs  au  coup  d'Etat,  autant  il  montre  de  réserve  à  les  en 
féliciter.  Il  ménage  ses  cliens  de  demain  qui,  n'ayant  plus  d'es- 
poir qu'en  lui,  doivent  nécessairement  lui  revenir.  Il  multiplie, 
par  l'écho  de  ses  discours  aux  Cisalpins  et  aux  Génois,  par  ses 
avis  directs  à  Talleyrand  et  aux  Directeurs  nouvellement  élus,  les 
conseils  politiques  :  «  De  l'énergie  sans  fanatisme,  des  principes 
sans  démagogie,  de  la  sévérité  sans  cruauté...  »  «  Il  est  une 
petite  partie  de  la  nation  qu'il  faut  vaincre  par  un  bon  gouver- 
nement... »  Il  écrit  à  Augereau  :  «  Qu'on  ne  fasse  pas  la  bascule 
et  qu'on  ne  se  rejette  pas  dans  le  parti  contraire.  Ce  n'est  qu'avec 
de  la  sagesse  et  une  modération  de  pensée  que  l'on  peut  asseoir 
d'une  manière  stable  le  bonheur  de  la  patrie.  » 

Il  s'aperçoit  qu'on  l'espionne  ;  Lavalette  l'avertit  que  le  Direc- 
toire le  trouve  tiède  ;  Augereau  lui  écrit  que  les  Directeurs  vont 
lui  commander  la  guerre  à  outrance;  Talleyrand  et  Barras  lui 
envoient  des  avis  qui  se  résument  en  ces  mots  :  «  Expulser  les 
Autrichiens  de  l'Italie.  »  Il  répond  par  une  mise  en  demeure. 
Sans  Venise,  écrit-il  aux  Directeurs,  il  doute  que  la  paix  soit  pos- 
sible :  aux  Directeurs  de  choisir  ;  les  destinées  de  l'Europe  dé- 
pendent de  leur  décision.  Mais  cette  décision,  il  la  leur  dicte.  Il 
force  les  nuances,  augmente  les  périls,  exagère  les  ressources  de 
l'ennemi,  diminue  les  siennes  :  il  déclare  que,  si  le  Directoire  veut 
recommencer  la  guerre,  l'armée  du  Rhin  doit  entrer  en  campagne 
quinze  jours  avant  celle  d'Italie  ;  le  roi  de  Sardaigne  doit  fournir 
10  000  hommes;  le  Directoire  doit  ratifier  sans  délai  le  traité 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conclu  avec  ce  prince.  Surtout,  répète-t-il,  qu'on  ne  s'illusionne 
pas  sur  la  force  des  républiques  italiennes;  ces  républiques  de- 
mandent tout  et  donnent  très  peu  de  chose.  «  Si  nous  retirions, 
d'un  coup  de  sifflet,  notre  influence  morale  et  militaire,  tous  ces 
prétendus  patriotes  seraient  égorgés  par  le  peuple.  Ce  n'est  pas 
lorsqu'on  laisse  dix  millions  d'hommes  derrière  soi,  d'un  peuple 
foncièrement  ennemi  des  Français,  par  préjugé,  par  l'habitude  des 
siècles  et  par  caractère,  que  l'on  doit  rien  négliger.  »  Il  le  sait 
d'instinct  et  d'expérience;  l'événement,  en  1799,  ne  le  démon- 
trera que  trop  ;  mais  il  sait  aussi  que  le  Directoire  a  des  préjugés 
contraires,  et  il  ajoute  :  «  Si  l'on  ne  m'en  croit  pas,  je  ne  sais 
qu'y  faire.  »  Enfin  l'argument  sans  réplique  :  «  Je  vous  prie  de 
me  remplacer...  La  situation  de  mon  âme  a  besoin  de  se  retrem- 
per dans  la  masse  des  citoyens.  Depuis  trop  longtemps,  un  grand 
pouvoir  est  confié  dans  mes  mains.  Je  m'en  suis  servi,  dans  toutes 
les  circonstances,  pour  le  bien  de  la  patrie  :  tant  pis  pour  ceux  qui 
ne  croient  point  à  la  vertu  (1  )  !...  » 


L'une  des  premières  pensées  du  Directoire  «  épuré  »  avait  été 
pour  Bonaparte  ;  l'un  de  ses  premiers  actes,  dans  la  journée  même 
du  coup  d'Etat,  fut  de  révoquer  Glarke,  suspect  de  connivence 
avec  Garnot,  et  de  déclarer  Bonaparte  seul  chargé  des  négocia- 
tions; c'était  dans  la  confiance  que  Bonaparte  tracerait,  de  son 
épée,  le  fameux  cercle  de  Popilius.  Mais  les  jours  passent;  les 
courriers  d'Italie  se  font  attendre;  le  Directoire  ne  reçoit  ni  de 
félicitations,  ni  de  sermens,  ni  surtout  d'argent.  Des  lettres  de 
l'armée  rapportent  que  Bonaparte,  si  réservé  avec  le  Directoire, 
se  montre,  au  contraire,  très  prolixe  avec  son  entourage  et  blâme 
hautement  les  proscriptions.  Les  Directeurs  passent  du  mécon- 
tentement à  la  crainte.  Barras  demande  à  Augereau  des  garan- 
ties en  espèces.  Cependant,  comme  on  ne  peut  se  passer  de  Bona- 
parte, et  qu'on  espère  encore  une  fois  le  brider,  après  l'avoir 
employé  à  vaincre,  on  lui  expédie  courrier  sur  courrier,  notes 
sur  notes. 

Le  Directoire,  malgré  l'expérience  de  ses  déconvenues  succes- 
sives, considère  l'alliance  comme  faite  avec  le  roi  de  Prusse  et 
spécule  en  conséquence:  grâce  à  ce  prince  et  à  ses  alliés,  on  aura 
la  majorité  dans  la  Diète;  la  Diète  cédera  la  rive  gauche  du  Bhin 

(1)  Bonaparte  au  Directoire,  19,21,25  septembre:  à  Talleyrand,  26  septembre  1797. 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  267 

et  l'Autriche  sera  forcée  de  ratifier  la  cession.  Par  suite,  on 
pourra  l'expulser  de  l'Italie.  De  ce  côté  donc,  plus  de  complai- 
sances. Les  Directeurs,  qui  redoutent  tout  de  Bonaparte,  estiment 
cependant  que  tout  est  possible  par  lui,  ne  comprenant  point  que 
plus  ils  lui  demandent,  plus  ils  le  grandissent,  et  que  plus  ils  ob- 
tiennent de  lui,  plus  ils  abdiquent  entre  ses  mains.  Ils  ne  ratifie- 
ront pas  le  traité  avec  le  Piémont  :  à  quoi  bon  les  10  000  Pié- 
montais  puisqu'on  aura  les  Prussiens  et  que  l'Autriche  sera,  par 
les  nouveaux  exploits  de  Bonaparte,  réduite  à  merci?  Le  royaume 
de  Piémont  subira  une  révolution  ;  il  n'appartient  pas  à  la  France 
de  l'en  garantir.  «  Le  Piémont  deviendra  ce  qu'il  pourra,  entre  la 
France  et  l'Italie,  l'une  et  l'autre  libres...  »  Bonaparte  dit  qu'il  a 
besoin  d'hommes;  à  défaut  des  10000  Piémontais  réguliers  que 
promettait  le  traité,  il  embauchera  des  Piémontais  irréguliers  !... 
Quant  à  la  paix  avec  l'empereur,  le  Directoire  veut  la  limite  du 
Bhin  ;  il  veut  l'expulsion  totale  des  Autrichiens  de  l'Italie  ;  il  veut 
que  l'empereur  évacue  Baguse,  renonce  à  Venise  et  se  contente  de 
l'Istrie  et  de  la  Dalmatie,  auxquelles  on  joindra,  au  besoin,  des 
terres  allemandes,  l'évêché  de  Salzbourg  et  l'évêché  de  Passau. 
Le  Directoire  le  veut,  mais  il  sait  qu'il  ne  le  peut  pas.  C'est  pour- 
quoi Talleyrand,  qui  expédie,  le  15  septembre,  ces  ordres  belli- 
queux,) ajoute  cette  réserve  qui  en  contient  tout  l'esprit  :  «  Tel 
serait  l'ultimatum  du  Directoire,  si  toutefois  vous  êtes  en  mesure 
de  soutenir  la  proposition.  Sinon,  vous  marquerez  au  gouvernement 
ce  que  vous  pouvez  tirer  de  la  négociation.  Vous  avez  carte 
blanche...   » 

Pour  faciliter  les  choses  et  mettre  Thugut  à  la  question,  le 
Directoire  recourt  encore  une  fois  au  procédé  de  «  chantage  », 
déjà  tenté  vainement  par  le  maître  drôle  Poterat,  en  1795  et  en 
1796,  par  Clarke  en  1796  et  en  1797  :  si  Thugut  persiste  à  re- 
fuser la  paix ,  on  divulguera,  partout,  dans  les  journaux,  le 
secret  de  ses  affiliations  avec  la  France,  de  ses  pensions  sur  la 
cassette,  et  on  le  dénoncera  comme  s'étant  vendu  à  l'Angleterre 
après  s'être  vendu  à  Louis  XV.  Cette  insinuation,  écrit  Talley- 
rand le  17  septembre,  est  portée  par  un  «  exprès  de  confiance,  s 
Cet  exprès  était,  vraisemblablement,  le  citoyen  Bottot,  secrétaire 
intime  de  Barras  et  son  âme  damnée,  que  le  Directoire  dépêcha 
le  même  jour  en  Italie  pour  observer  les  dispositions  de  l'armée 
et  celles  du  général,  s'expliquer  avec  Bonaparte,  dissiper  ses  pré- 
ventions, le  surveiller  en  un  mot,  le  gagner  s'il  était  possible,  et 
rapporter,  soit  un  pacte  d'alliance,  soit  des  chefs  d'accusation. 

Toutes  ces  combinaisons  reposent  sur  deux  hypothèses  : 
l'alliance  prussienne,  or  les  Prussiens  la  déclinent;  la  marche 


268  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  armées  de  Sambre-et-Meuse  et  du  Rhin,  et  ces  armées  sont 
sans  commandement.  Moreau,  devenu  suspect  pour  avoir  connu 
les  complots  de  Pichegru,  et  ne  les  avoir  révélés  qu'après  le 
48  fructidor,  a  été  remplacé  par  Hoche,  qui  a  eu  ainsi,  un  mo- 
ment, les  deux  armées  dans  la  main.  Mais  Hoche  meurt  le  19  sep- 
tembre. Le  Directoire  ne  s'en  déconcerte  pas  :  il  décerne  de 
magnifiques  funérailles  au  héros; puis,  comme  Augereau devenait 
gênant  à  Paris  et  prétendait  siéger  au  Directoire,  il  lui  donne  le 
commandement  de  l'armée  d'Allemagne  «  pour  arrêter  ses  perni- 
cieux desseins,  le  récompenser  et  l'écarter  en  même  temps.  » 
Toutes  ces  raisons  n'en  faisaient  pas  un  général  d'armée  capable 
de  remplacer  Moreau  et  Hoche.  Ne  recevant  d'ailleurs  ni  réponses 
ni  avis  de  l'armée  d'Italie,  les  Directeurs  continuent  de  raisonner 
dans  le  vide,  prenant  leurs  instructions  pour  des  victoires,  élevant 
le  ton  d'un  courrier  à  l'autre ,  augmentant  les  exigences ,  res- 
treignant les  concessions,  déclarant  possible  ce  qui  leur  semble 
souhaitable,  tenant  pour  accompli  ce  qu'ils  ont  ordonné  et  prenant 
le  silence  de  Bonaparte  pour  un  consentement  de  la  destinée. 

Larevellière-Lépeaux  présidait  alors  le  Directoire  et  tenait 
la  plume.  Ses  dépêches  rappellent  les  beaux  jours  de  Brissot.  Le 
21  septembre,  il  mande  à  Bonaparte  de  conserver  à  la  France  les 
îles  Ioniennes  et  les  bouches  de  Cattaro  :  la  République  sera 
ainsi  en  mesure  de  brider  l'ambition  de  la  maison  d'Autriche  du 
côté  de  l'Albanie,  de  la  Bosnie,  du  Monténégro,  de  l'Herzégovine. 
Le  23  septembre  :  l'Autriche  convoite  Malte,  elle  ne  doit  point 
l'obtenir;  les  vues  de  Bonaparte  sur  l'Egypte  sont  «  grandes,  et 
l'utilité  doit  en  être  sentie  »  ;  la  France  déjouerait  par  là  les 
entreprises  des  Russes  et  des  Anglais  dans  la  Méditerranée.  Le 
Directoire,  du  reste,  ne  veut  plus  rien  donner,  les  principes  s'y 
opposent  :  «  Nous  ne  sommes  pas  entrés  en  Italie  pour  nous 
faire  marchands  de  peuples.  »  «  On  ne  peut  plus  penser  au  moin- 
dre ménagement  envers  la  maison  d'Autriche,  qu'il  faut  attaquer 
par  tous  les  moyens.  Sa  perfidie,  son  intelligence  avec  les  conspi- 
rateurs de  l'intérieur,  sont  manifestes.  »  Le  27  :  les  Autrichiens 
ont  occupé  Raguse,  il  faut  en  prendre  acte  pour  occuper  Malte; 
cette  occupation  devient  légitime.  Le  29,  le  Directoire  arrête  des 
instructions  «  irrévocables  »  :  c'est  l'Italie  libre  jusqu'à  l'Isonzo  : 
l'Istrie  et  la  Dalmatie,  tout  au  plus,  et  si  l'on  ne  peut  l'éviter, 
Salzbourg  et  Passau,  à  l'empereur;  mais  le  Directoire, délivré  de 
«  l'influence  autrichienne  »  ne  veut  point  renouveler  «  l'erreur 
monstrueuse  du  traité  d'alliance  de  1 756  »  ;  il  ne  veut  pas  livrer 
l'Italie.  Tel  est  son  ultimatum,  «  déjà  trop  favorable  à  l'Autriche  » . 
Le  Directoire  n'y  changera  rien.  «  Il  préfère  les  chances  de  la 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  269 

guerre.  »  Ce  sera  la  guerre  à  coups  de  révolutions,  en  Italie,  en 
Allemagne  même  :  «  Que  la  maison  d'Autriche  se  repente  de  son 
opiniâtreté...  en  perdant  pour  jamais  la  plus  belle  partie  de  ses 
États  héréditaires.  »  Venise  doit  savoir  que  l'on  combat  pour  elle  ; 
l'Italie  doit  fournir  des  hommes  et  de  l'argent...  Cependant  les 
Directeurs  eurent  comme  une  sorte  de  pressentiment  de  leurs 
chimères  et  ils  terminèrent  leur  dépêche  par  cette  réflexion,  la 
seule  partie  sérieuse  de  leur  manifeste  illusoire  :  «  Le  Directoire 
connaît  votre  position  ;  il  ne  s'abuse  pas  sur  l'état  de  vos  forces  : 
vous  ne  pouvez  compter  que  sur  vous-même  et  sur  votre  armée 
accoutumée  à  vaincre.  » 

Bonaparte  était  bien,  pour  l'avenir,  de  l'avis  des  Directeurs  :  il 
voulait  prendre  le  Piémont,  organiser  l'Italie  et  la  tenir  en  dépen- 
dance, y  adjoindre  Venise  avec  toute  sa  terre  ferme,  toutes  ses 
lagunes  et  toutes  ses  côtes,  expulser  les  Autrichiens  do  Raguse  et 
des  bouches  de  Gattaro,  s'assurer  des  communications  avec  l'Al- 
banie, soustraire  la  Bosnie  et  l'Herzégovine  à  l'ambition  de  l'em- 
pereur, s'emparer  de  Malte  et  s'établir  en  Egypte  ;  tous  ces  des- 
seins germaient  dans  son  esprit  comme  dans  celui  des  Directeurs 
et  s'y  enchaînaient  par  une  sorte  de  nécessité;. mais,  tandis  que 
dans  l'imagination  des  Directeurs  ces  idées  se  groupaient,  comme 
en  cohue,  confuses  et  flottantes,  elles  s'ordonnaient  dans  l'esprit 
de  Bonaparte  à  mesure  que,  l'une  après  l'autre,  il  en  réalisait  les 
conditions  de  succès.  C'était,  chez  les  anciens  conventionnels  et 
chez  le  général,  la  même  conception  disproportionnée  de  supré- 
matie européenne.  Le  Directoire  en  prescrivait  l'exécution  à 
coups  de  décrets  sans  en  donner  les  moyens,  et  comptant  sur 
Bonaparte  pour  faire  l'impossible,  il  le  lui  commandait  aveu- 
glément. Bonaparte,  qui  voulait  accomplir  l'entreprise,  en  voyait 
les  moyens,  calculait  les  étapes  et  mesurait  les  coups  à  la  portée 
de  son  bras. 

Les  lettres  qu'il  avait  envoyées  à  Paris,  du  19  au  25  septembre, 
réveillèrent  les  Directeurs  de  leur  rêve.  Ils  prétendaient  faire  très 
grand;  mais  le  premier  pasyde  quoi  tout  le  reste  dépendait,  était 
impossible  sans  Bonaparte  :  guerre,  paix,  victoires,  argent,  con- 
quêtes, ce  général  tenait  tout  en  sa  main.  Les  grands  chefs  d'ar- 
mée avaient  disparu  ou  étaient  écartés.  Bonaparte  subsistait  seul, 
grandissant  dans  l'opinion,  par  l'évanouissement  de  ses  émules 
autant  que  par  ses  propres  triomphes.  Le  Directoire  fit  ce  qu'il 
avait  toujours  fait  depuis  1796  :  il  se  prosterna.  Quoi  !  Bonaparte  a 
douté  d'eux  et  de  leur  confiance!  écrivent-ils  le  30  septembre  : 
«  Vous  avez  dû  entendre  le  citoyen  Bottot.  Citoyen  général,  crai- 
gnez que  les  conspirateurs  royaux,  au  moment  où  peut-être  ils 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

empoisonnaient  Hoche,  n'aient  essayé  de  jeter  dans  votre  âme 
des  dégoûts  et  des  défiances  capables  de  priver  votre  patrie  de 
votre  génie...  Le  Directoire  exécutif  croit  à  la  vertu  du  général 
Bonaparte,  il  s'y  coniie...  »  Mais  Bonaparte  ne  peut  parler  de 
repos  ou  de  démission.  La  Constitution  est  en  péril  si  de  misé- 
rables intrigues  «  empêchent  la  Bépubliquede  s'élever  à  ses  desti- 
nées; s'il  faut  renoncer  aux  résultats  de  la  conquête  de  l'Italie.  » 
«  Si  la  France  n'est  pas  triomphante,  si  elle  est  réduite  à  faire  une 
paix  honteuse,  si  le  fruit  de  vos  victoires  est  perdu,  alors,  citoyen 
général,  nous  ne  serons  pas  seulement  malades,  nous  serons 
morts...  » 

Bonaparte  a  prévu  leur  réponse  et  il  a  déjà  pris  ses  mesures. 
Il  serre  le  filet  autour  de  Venise,  disposant  les  choses  de  manière 
que  les  Autrichiens  n'aient  qu'à  tirer  la  corde.  Il  confisque  tout 
ce  qui  se  peut  emporter.  La  docilité  des  démocrates  vénitiens 
lui  rend  l'opération  facile.  Il  prépare  l'occupation  de  Malte  et 
menace  les  Autrichiens  dans  l'Adriatique.  Son  jeu  est  de  gros- 
sir les  difficultés  à  Paris,  afin  qu'on  y  accepte  la  paix,  et  d'inti- 
mider les  Autrichiens  par  l'appareil  de  la  force,  afin  qu'ils  con- 
sentent à  signer.  Il  multiplie  ses  déclarations,  qui  deviennent 
comminatoires  :  «  Le  Directoire  est  indigné  des  menées  ridi- 
cules du  cabinet  de  Vienne...  dit-il  aux  plénipotentiaires  au- 
trichiens. Si  vous  avez  trouvé  à  Leoben  un  refuge  dans  notre  mo- 
dération, il  est  temps  de  vous  faire  souvenir  de  la  posture  humble 
et  suppliante  que  vous  aviez  alors...  Avant  les  préliminaires, 
vous  n'avez  pas  voulu  reconnaître  la  Bépublique  française;  à 
Leoben  vous  avez  été  obligé  de  reconnaître  la  Bépublique  ita- 
lienne :  prenez  garde  que  l'Europe  ne  voie  la  Bépublique  de 
Vienne  !  » 

Si  effaré  que  l'on  fût  à  Vienne,  on  ne  l'était  pas  encore  au  point 
d'y  craindre  la  république;  mais  l'occupation  de  la  ville  parles 
Français  suffisait  à  effrayer  le  peuple.  Le  gouvernement  trouva 
que  ce  serait  faire  un  coup  de  maître  d'écarter  ce  péril  et  en 
même  temps  de  s'arrondir  en  Italie.  Thugut  raisonnait  et  spécu- 
lait comme  les  Directeurs  :  prendre  le  moins  possible,  et  ménager 
l'avenir.  Donc  exiger  Venise  et  toutes  ses  dépouilles,  plus 
Baguse,  Cattaro,  Salzbourg,  Passau;  tacher  de  conserver  à  l'em- 
pire la  rive  gauche  du  Bhin  dans  sa  plus  grande  partie,  s'en 
faire  un  mérite  aux  yeux  des  Allemands  ;  abaisser  la  Prusse  qui 
avait  trafiqué  de  la  terre  allemande  ;  la  décevoir  dans  ses  ambi- 
tions de  sécularisation;  et,  si  l'on  devait,  à  toute  extrémité, 
consentir  la  cession  totale  de  la  rive  gauche,  observer  la  maxime 
de  Marie-Thérèse  dans  les  affaires  de  Pologne  :  «  Agir  à  la  prus- 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  271 

sienne,  en  conservant  les  apparences  de  l'honnêteté  »,  c'est-à- 
dire  abandonner  en  secret  le  Rhin  aux  Français,  s'en  faire  payer 
d'avance  en  bonnes  terres  épiscopales  ou  abbatiales,  puis  publi- 
quement garantir  l'intégrité  de  l'Empire,  renvoyerles  accords  défi- 
nitifs à  un  congrès,  y  agiter  les  esprits,  y  fomenter  une  ligue  de 
résistance,  amener  les  Allemands  à  refuser  le  Rhin  aux  Français: 
ensuite,  le  temps  faisant  son  œuvre,  renouer  avec  les  Anglais  et 
les  Russes  une  seconde  coalition;  moyennant  quoi,  on  chasserait 
les  Français  d'Italie  et  d'Allemagne,  on  recouvrerait  les  pays  per- 
dus, la  Belgique  et  le  Milanais,  on  troquerait  la  Belgique  contre 
la  Bavière,  et  l'on  recevrait  de  l'Europe  délivrée,  à  titre  d'indem- 
nité légitime,  ces  mêmes  terres  d'Italie  et  d'Allemagne,  Venise, 
l'Istrie,  la  Dalmatie,  les  Légations,  Salzbourg,  Passau,  que  la 
maison  d'Autriche  aurait  fait  le  sacrifice  d'accepter  de  la  main  des 
révolutionnaires,  en  compensation  de  ses  pertes,  voilà  le  plan  de 
Thugut.  Ce  sera  celui  de  Metternich  ;  l'Autriche  le  réalisera,  en 
partie,  en  1814.  Ainsi  dans  le  même  temps  où  le  Directoire  pres- 
crit à  Bonaparte  la  politique  de  1799,  et  de  1805,  l'Autriche  se 
propose  les  desseins  qui  lui  feront  rompre  nécessairement  les 
traités  de  Campo-Formio,  de  Lunéville  et  de  Presbourg. 

En  attendant,  Thugut  ne  cesse  pas  de  vitupérer  contre  «  le  tri- 
pot des  brigands  de  Paris  ».  Tout  dépend,  en  effet,  de  l'issue 
des  disputes  et  dissensions  entre  le  Directoire  et  les  Conseils. 
«  Nous  ne  pouvons,  disait  Thugut,  espérer  de  rendre  Bonaparte 
et  le  Directoire  raisonnables  que  par  la  sujétion  où  les  mettent 
ceux  qui  demandent  la  paix  en  France.  »  Il  tâche  d'opposer  à 
Bonaparte,  Moreau  qui  semble  accessible,  et  il  charge  M.  de 
Vincent  de  faire  à  ce  général  «  des  insinuations  ».  On  sait  à  Vienne 
que  Moreau  est  «  du  nombre  des  modérés  et  des  bien  pensans  », 
qu'il  déteste  Hoche  et  Bonaparte  :  on  le  prendra  par  cette  jalousie, 
en  lui  montrant  dans  Bonaparte  le  seul  obstacle  à  la  paix.  Si 
Carnot  s'échappe  et  se  met  à  la  tête  des  modérés,  si  Moreau  est 
assez  maître  de  son  armée,  il  est  possible  que  le  Directoire  soit 
contraint  de  bâcler  la  paix,  de  rappeler  Hoche  et  Bonaparte  à  l'in- 
térieur. Ce  serait  la  guerre  civile,  et  l'on  aurait  enfin  cette  Pologne 
française  que  l'Autriche  attend  depuis  1790,  où  il  n'y  aurait  plus, 
comme  dans  l'autre  Pologne,  qu'à  se  pencher  pour  prendre. 

Sur  ces  entrefaites,  Thugut  apprend,  coup  sur  coup,  que  les 
Jacobins  ont  triomphé  à  Paris  ;  que  Moreau  est  rappelé  ;  que 
Pichegru  est  arrêté.  Il  n'y  a  plus  à  compter  sur  la  guerre  civile, 
et  il  faut  ajourner  les  grandes  combinaisons  jusqu'au  moment 
où  la  France  sera  de  nouveau  déchirée,  où  l'Angleterre  et  la 
Russie  seront  en  meilleures  dispositions.  Une  reste  plus  dès  lors 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'à  tirer  dé  Bonaparte  le  meilleur  parti  que  l'on  pourra,  c'est- 
à-dire  les  clauses  les  plus  confuses  possibles  pour  l'affaire  du  Rhin, 
et  autant  de  terre  italienne  qu'il  sera  possible  d'en  extorquer. 
L'empereur  François  écrit  à  Bonaparte,  le  20  septembre,  pour 
témoigner  de  son  désir  de  la  paix  ;  premier  pas  de  ce  souverain 
vers  l'homme  à  qui  il  devait  céder  tant  de  ses  provinces,  aban- 
donner la  suprématie  impériale  et,  finalement,  donner  sa  fille  en 
mariage.  Cette  fois,  il  ne  s'agit  plus  de  traîner  les  conférences  en 
chicanes  de  formes  et  de  délayer  des  notes  de  principes  :  ni  Gallo, 
niMerveldt  ne  suffisent  plus.  Thugut  envoie  à  Bonaparte  un  homme 
de  confiance,  le  plus  habile  et  le  plus  réputé  de  ses  négociateurs, 
le  comte  Louis  Çobenzl,  récemment  revenu  de  Pétersbourg.  Bona- 
parte avait  affronté  les  plus  illustres  généraux  de  l'empire  et  les 
avait  battus;  mais,  dans  les  négociations, il  n'avait  eu  affaire  qu'à 
des  comparses  :  il  les  avait  trop  aisément  déconcertés.  Il  allait, 
pour  la  première  fois,  se  trouver  en  présence  d'un  partenaire  de 
grande  surface  et  de  haute  allure,  d'un  des  hommes  de  cour  les 
plus  recherchés,  d'un  des  diplomates  les  plus  considérés  dans 
les  chancelleries,  qui  avait  appris  à  lire  avec  Kaunitz,  qui  avait 
fait  ses  premières  classes,  ses  «  humanités  »,  à  l'école  de  Fré- 
déric, et  complété  ses  études  à  la  cour  de  Russie.  Cobenzl  passait, 
à  juste  titre,  pour  expert  dans  les  grandes  affaires  et  versé  dans  le 
droit  public  :  il  avait  négocié  deux  partages  de  la  Pologne,  et  il 
allait  reprendre  avec  Bonaparte  le  démembrement  de  Venise  au 
point  où  il  l'avait  laissé  naguère  avec  la  grande  Catherine  (1). 

Albert  Sorel. 


(!)  Lettres  de  Thugut  à  Colloredo,  5  août-ler  septembre  1797.  —  Vivenot,  Thugut, 
t.  II.  —  Sybel,  tvad.,  t.  V,  p.  122  et  suiv.  —  Huiler,  p.  379  et  suiv. 


RACHETÉ 


DEUXIÈME    PARTIE  (1) 


VIII 

Rien  n'est  sans  doute  plus  difficile  à  un  homme  que  de  deve- 
nir volontairement  une  brute,  et  Verdy,  tout  à  cette  besogne 
d'épuiser  les  lieues  une  à  une,  s'enfermait  vainement  dans  le 
silence  et  dans  l'oubli  :  il  retrouvait  à  chaque  pas  l'horreur  de  sa 
condition  nouvelle.  Plût  à  Dieu  qu'il  se  fût  senti  vraiment  seul, 
comme  dans  cette  nuit  d'épreuve  où  ses  malheurs  avaient  com- 
mencé !  Mais  c'était  maintenant  une  solitude  humaine,  une  soli- 
tude vivante,  une  solitude  mouvante,  dans  laquelle,  engravé, 
roulé,  submergé,  il  ondoyait,  sans  provisions,  sans  armes,  sans 
renseignemens,  sans  rien.  Perdu  dans  cette  masse  inconsistante 
qui  se  défaisait  toujours,  qui  lâchait  pied  jusqu'au  bout  du 
monde,  que  rien  ne  pouvait  empêcher  de  fuir,  il  éprouvait  cette 
impression  de  détresse  confuse  contre  laquelle  lutte  obscurément 
un  homme  endormi  quand  il  sent  qu'il  tombe  et  ne  peut  se  rac- 
crocher à  rien.  Puis,  l'excès  de  l'angoisse  le  ramenant  à  la  révolte 
et  au  réveil,  il  se  dressait  comme  du  haut  de  sa  conscience,  et, 
reconnaissant  la  honte  universelle  et  se  reconnaissant  soldat,  il 
jurait  qu'il  allait  se  battre  et  demandait  à  se  faire  tuer  ;  son  dé- 
goût devenait  un  désir  d'en  finir,  d'en  sortir,  de  hasarder  quelque 
chose,  de  racheter  sa  peau  par  quelque  coup  d'audace.  Pourtant, 
comment  se  sauver  de  ce  sauve-qui-peut  ?. . .  La  figure  du  maré- 
chal réapparaissait  dans  son  cerveau,  telle  qu'il  l'avait  aperçue 

({)  Voyez  la  Revue  du  1"  mai  189o. 

TOME  CXXIX.  —  1895.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  la  dernière  fois,  sous  bois,  au  crépuscule  :  «  Portez  l'ordre  de 
me  rejoindre  à  tout  prix,  »  disaient  encore  ces  lèvres  impérieuses. 
Oui,  le  rejoindre  à  tout  prix  !  Le  rejoindre,  bien  que  rejoindre  à 
pied  soit  plus  ardu  cent  fois  que  rejoindre  à  cheval!  Et,  l'ayant 
rejoint,  le  suivre  sur  cette  monture  qu'il  allait  accorder,  qu'il  ne 
pouvait  refuser  à  un  homme  tombé  dans  l'abîme  pour  son  service.. . 
Il  s'arrêta  aux  portes  de  Bobr,  face  en  arrière,  les  yeux  fixés 
sur  la  route  ;  pas  une  promesse,  pas  une  menace,  pas  une  violence 
n'aurait  pu  le  faire  démarrer  de  son  poste  d'attente  :  une  heure, 
deux  heures  s'écoulèrent;  le  lent  défilé  du  3e  corps  s'acheva.  Ney 
parut  ;  il  suivait  ses  troupes,  ou  plutôt,  les  poussait  devant  lui  à  sa 
manière  ordinaire. 

—  Monsieur  le  maréchal!...  osa  dire  Verdy, triomphant  de  sa 
fausse  honte,  les  yeux  levés  vers  ce  regard  puissant  qui,  favorable 
ou  méprisant,  allait  décider  de  son  sort.  Il  s'était  jeté  derrière 
les  caAaliers  qui  ouvraient  la  marche  de  l'état-major;  et,  pour 
manifester  son  intention  de  parler  au  maréchal,  non  pas  à  un  autre, 
tenait  effrontément  le  milieu  de  la  chaussée. 

—  Hein  !  quoi  ?  demanda  Ney,  que  cet  appel  inattendu  sur- 
prenait dans  un  demi-sommeil. 

—  ...  J'ai  l'honneur  de  me  présenter  à  vous. 

Bien  que  huit  jours  de  misères  eussent  creusé  les  joues  de 
Verdy,  rougi  ses  yeux,  allongé  sa  barbe,  le  maréchal  le  reconnut 
pour  cette  jolie  figure  de  hussard  qu'il  avait  remarquée  huit  jours 
auparavant,  derrière  son  état-major. 

—  Rappelez-moi  donc  votre  nom,  mon  ami,  lui  dit-il  distrai- 
tement sans  arrêter  son  cheval. 

—  Verdy,  monsieur  le  maréchal.  C'est  moi  qui... 

—  Oui,  oui...  Vous  vous  êtes  perdu  comme  les  autres.  Eh 
bien  !  que  voulez-vous  que  j'y  fasse? 

«  Me  prêter  un  cheval  »,  aurait-il  voulu  répondre;  mais  à  cette 
question  hautaine,  il  se  décontenança  et  perdit  pour  un  temps 
l'usage  de  la  parole. 

■ —  Je  ne  peux  rien,  conclut  sommairement  le  maréchal.  Tâchez 
drentrer  dans  un  de  ces  escadrons  d'honneur  que  forme  le  duc 
d'Abrantès.  Présentez-vous  de  ma  part.  Allez,  mon  garçon:  vous 
êtes  une  victime  de  la  guerre. 

Activant  le  pas  de  sa  monture,  et  détournant  la  tête,  il  indiqua 
qu'il  en  avait  fini  avec  le  solliciteur.  Mais  lui,  le  sourire  aux 
lèvres,  la  rage  au  cœur,  se  gara  des  chevaux  qui  suivaient  ;  il  salua 
avec  politesse  le  général  Gouret.  Tous  les  autres,  sans  le  regarder, 
passaient  devant  lui,  avaient  passé... 

—  Où  est  Roberty?  où  est  Bonnet?  demanda-t-il  au  sous-lieu- 
tenant qui  fermait  la  marche. 


RACHETÉ.  275 

—  Disparus...  répondit  l'autre  laconiquement,  et  celui-là 
s'éloigna  aussi  ;  il  s'écoula  comme  les  autres  vers  cette  Bérésina 
fatale  aux  eaux  de  laquelle  tout  ce  torrent  humain  courait 
confluer. 

—  Dévouez- vous  donc  aux  gens  !  cria  Yerdy  avec  rage.  Meurtri 
comme  si  tous  les  cavaliers  du  peloton  lui  avaient  marché  sur 
le  corps,  il  se  regardait  de  la  tête  aux  pieds,  cherchant  par  quelle 
insuffisance  de  costume  il  pouvait  bien  mériter  les  signes  d'un 
mépris  général. 

La  vue  de  ses  éperons  rouilles  raviva  sa  rage. 

—  Des  éperons?  pourquoi  des  éperons?  reprit-il;  et,  les  déta- 
chant de  ses  talons,  il  les  jeta  sur  le  chemin. 

Dans  les  rues  de  Bobr,  désertées  et  pourtant  populeuses , abondait 
la  foule  grotesque  des  traînards,  accoutrés  de  rideaux,  de  jupons, 
de  chasubles  ;  plusieurs  de  ces  gueux  menaient  en  main  ces  petits 
chevaux  du  pays  qu'ils  appelaient  leurs  konia.  Rapportant  ces 
biques  à  la  mesure  de  ses  longues  jambes,  Verdy  traversait  avec 
mépris  le  sinistre  carnaval.  Puisqu'il  était  décidément  fantassin, 
mieux  valait  peut-être  gagner  avant  les  autres  cette  Bérésina, 
atteindre  le  front  de  l'armée,  et  là,  parmi  de  meilleures  troupes, 
passer  marché  pour  un  cheval.  Gomme  il  hésitait  encore,  le  canon 
tonna  vers  l'ouest  : 

—  C'est  le  duc  de  Reggio  qui  travaille,  pensa-t-il,  et  sur-le- 
champ  il  se  résolut  à  partir  pour  Natcha. 

Comme  il  sortait  de  Robr  au  crépuscule,  il  frôla  et  devança 
une  étrange  forme  basse,  qui  fit  entendre  une  voix  anxieuse  : 

—  Sommes-nous  encore  loin  de  Vilna?  demandait  non  pas  un 
homme,  mais  un  tronc  d'homme.  Se  penchant,  Yerdy  discerna  ce 
misérable;  il  le  vit  se  traîner  sur  les  genoux  en  s'appuyant  à 
une  petite  canne  longue  d'un  demi-pied  :  ses  jambes  gelées  pen- 
daient derrière  lui. 

—  Non,  mon  brave,  tout  près,  répondit  charitablement  l'offi- 
cier; —  et  il  passa,  heureux  d'avoir  deux  pieds  qui  marchaient 
encore  et  qui  le  portaient  vers  le  salut. 

Des  cavaliers  le  doublèrent,  le  croisèrent.  A  Natcha,  une  es- 
tafette lui  demanda  le  chemin  du  quartier  général;  elle  lui  ap- 
prit en  retour  la  nouvelle  de  Borisof  repris,  de  l'ennemi  rejeté 
sur  l'autre  bord. 

—  Vive  l'Empereur  !  cria  Verdy,  —  et  il  courut  sans  reprendre 
haleine  l'espace  de  cinq  cents  toises. 

A  Lochnitza,  il  traversa  des  avant-postes  du  9e  corps,  et  ne  put 
comprendre  comment  le  maréchal  Victor  se  trouvait  dans  ces 
parages  :  il  le  croyait  plus  à  droite,  très  haut  sur  la  carte,  tourné 
vers  Saint-Pétersbourg.  Il  ne  savait  pas  que  la  triple  poursuite 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

menée  autour  de  Napoléon  avait  été  s'activant  et  se  resserrant; 
que  Victor,  battu  au  nord,  retombait  sur  la  colonne  principale  et 
ne  la  couvrait  plus  ;  enfin  que  la  Grande  Armée,  acculée  à  son 
obstacle,  portait  par  surcroît  autour  d'elle  une  ceinture  de  fer 
dont  les  pointes  commençaient  à  lui  entre  rjm  corps. 

IX 

Le  24  novembre,  à  la  nuit  tombante,  il  entrait  dans  Borisof. 
La  cavalerie  d'Oudinot  se  trouvait  là,  répandue  par  petits 
groupes  dans  les  cours,  et  vaquant  tranquillement  à  l'entretien 
de  ses  chevaux,  de  ses  armes. 

—  A  la  bonne  heure  !  songeait  Verdy  :  voilà  des  régimens... 
Cette  vue  le  calmait  :  «  Ai-je  été  sot  de  me  troubler  de    la 

sorte!  »  observait-il,  gagné  par  un  sentiment  nouveau  de  sécurité 
et  de  confiance.  Honteux  pourtant  de  son  équipage,  il  prit  loge- 
ment chez  un  juif,  qui  le  rasa,  brossa  ses  habits,  graissa  ses 
bottes,  lui  vendit  du  linge,  des  gants  à  crispin,  une  paire  d'énormes 
éperons  dorés. 

—  Sauvons  les  apparences,  songeait  l'officier,  tandis  qu'il  se 
prêtait  à  ces  importans  préparatifs.  Il  ne  lui  restait  rien  que  sa 
belle  mine;  mais  elle  l'avait  plus  d'une  fois  servi,  et  c'était  sur 
elle  qu'il  comptait  pour  se  procurer  un  cheval. 

Justement,  le  corps  d'Oudinot,  en  forçant  l'entrée  de  la  ville, 
avait  capturé  un  convoi  entier  de  l'armée  de  Tchitchagof.  Chaque 
régiment,  gardant  depuis  lors  une  part  de  cette  prise,  se  trouvait 
encombré  de  voitures  et  d'attelages  qui  gênaient  tout  son  service. 
Telle  était  la  circonstance  favorable  dont  Verdy  allait  tirer  parti. 
La  bouche  souriante,  l'abord  aisé,  il  s'adressa  au  premier  chef 
d'escadrons  qu'il  rencontra,  figure  rouge,  hérissée  de  moustaches 
blanches. 

—  Vous  dites,  répétait  ce  commandant,  que  vous  venez  de  la 
part  du  duc  d'Elchingen  pour  chercher  un  cheval  et  que  vous 
n'apportez  pas  d'ordre  écrit?  Hum!... 

Il  hésitait,  pris  entre  sa  répulsion  pour  une  opération  peu  régle- 
mentaire et  sa  crainte  de  déplaire  à  un  officier  d'état-major. 

—  Il  faudrait  parler  au  colonel.  Je  sais  bien  que  le  colonel 
n'est  pas  au  cantonnement...  Mais  enfin,  moi,  je  ne  commande 
rien  du  tout. 

—  Vous  commandez  au  moins  vos  escadrons...  et  très  bien, 
même,  si  j'en  juge  par  leur  tenue. 

—  Oui,  mes  escadrons...  reprenait  l'officier  chancelant  davan- 
tage. Mais  les  chevaux  leur  appartiennent,  à  mes  escadrons. 

Le  boute-selle  sonna;   quelques  cavaliers  d'escorte,  menant 


RACHETÉ.  277 

leurs  bêtes  en  main,  vinrent  se  ranger  derrière  le  commandant; 
une  ordonnance  apporta  son  sabre  et  sa  cuirasse  ;  tous  restaient 
là,  attendant  son  bon  plaisir. 

—  Je  paierais  l'animal,  mon  commandant,  insinua  Verdy. 

—  Vingt  louis?  riposta  l'autre  avec  un  roué  clignement  d'yeux. 

—  Vingt  louis... 

—  Eh  bien!  je  vous  le  donne  pour  vous  faire  plaisir...  Ils 
nous  ennuient  à  la  fin,  avec  leurs  bourricots  et  leurs  tape-culs. 
On  ne  peut  plus  seulement  trotter,  on  se  croirait  passé  train  des 
équipages... 

«  J'ai  trouvé  le  défaut  de  sa  cuirasse  »,  pensait  Verdy,  et  il 
souriait  en  arrangeant  sa  moustache,  tandis  que  le  commandant, 
doublé  de  métal,  emboîté  dans  sa  selle,  écrivait  lentement  sur  son 
genou,  d'une  grosse  écriture  d'enfant,  son  «  ordre  à  l'adjudant 
chargé  des  chevaux  de  prise  du  2e  escadron.  » 

—  Voilà,  dit-il  en  détendant  son  bras  d'un  geste  brusque. 
Vous  paierez  à  l'adjudant.  A  l'honneur  de  vous  revoir,  mon- 
sieur de  Verdy. 

Et  il  ajouta,  pour  bien  établir  une  supériorité  qu'il  avait  sur 
le  duc  d'Elchingen  : 

—  Moi,  je  donne  toujours  des  ordres  écrits. 

Pourtant  un  remords  vint  bientôt  lui  gâter  cette  bonne  opi- 
nion qu'il  professait  quant  à  lui-même  :  il  avait  oublié  de  spécifier 
rien  au  sujet  du  harnachement.  Verdy  profita  de  cette  omission 
pour  se  faire  délivrer  un  cheval  tout  garni  et  paqueté;  il  se 
pendit  au  côté  un  sabre  russe,  payé  seulement  un  écu  ;  puis,  réha- 
bilité dans  son  esprit,  échangeant  un  coup  d'œil  avec  tous  les 
officiers  qu'il  rencontrait,  il  se  posta  pour  voir  défiler  les 
cuirassiers.  Ils  s'éloignaient  au  son  de  leur  fanfare,  et,  tournant 
à  la  ville  leur  larges  dos  flambans,  décroissaient  sous  un  ciel 
azuré  et  clair,  tout  sablé  de  petits  nuages. 

—  Les  Russes  vont  danser  un  bon  rigodon.  J'en  serai...  son- 
gea-t-il  ;  et  il  descendit  vers  la  rivière  pour  augurer  quelque  chose 
quant  au  lieu  du  passage.  Il  perçait  au  hasard  la  masse  de  cette 
ville,  découpée  rectangulairement  par  un  réseau  de  voies  étroites. 
Un  givre  léger  pétillait  partout;  mais,  de  part  et  d'autre  de  la  rue, 
des  objets  sombres  attiraient  son  regard,  reposaient  ses  yeux  las 
du  mirage  infini  de  la  steppe. 

Il  s'arrêta  devant  un  étroit  pont  de  bois  qui  s'allongeait  jus- 
qu'à l'autre  bord;  en  se  déplaçant  latéralement,  on  découvrait  à  ce 
pont  une  grande  brèche  noire,  manifestement  ouverte  par  le  feu. 
En  face,  des  retranchemens  garnis  de  canons  maîtrisaient  et  me- 
naçaient la  rive  française. 

—  Les  Russes  sont  là,  l'endroit  est  fort,  jugea  Verdy,  et  il 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tourna  bride,  bien  assuré  que  le  franchissement  serait  tenté  ail- 
leurs. Son  cheval,  sentant  qu'on  s'éloignait  du  camp  russe, 
ralentit  le  pas. 

—  Oh!  oh!  tu  fais  le  patriote!  dit-il,  et  il  ranima  la  bête  par 
deux  vigoureux  coups  d'éperon.  Elle  partit  au  trot,  secouant  et 
ravissant  son  cavalier. 

—  Il  a  du  cœur,  observa-t-il ,  et,  jugeant  qu'il  fallait  le  mé- 
nager, il  le  remit  au  pas  en  le  caressant. 

Revenu  à  l'entrée  de  la  ville,  il  se  heurta  à  un  groupe  de  traî- 
nards qui  en  interpellaient  d'autres,  marchant  en  sens  inverse. 
«  Sais-tu  où  qu'on  passe?  »  demandait  une  voix;  une  main  mon- 
trait le  sud. 

—  Je  le  trouverai  bien  tout  seul,  le  point  de  passage,  songea 
t-il  orgueilleusement,  et,  dédaignant  toute  indication,  ne  comp- 
tant que  sur  lui-même,  il  tourna  à  droite,  marcha  en  reconnais- 
sance et  commença  de  noter  les  indices. 

Autour  de  lui,  la  forêt  vêtue  de  givre  tendait  haut  dans  le 
ciel  sa  féerie  complexe  et  linéaire;  elle  recroisait  à  perte  de  vue 
ses  grands  cristaux  arborescens.  Allant  un  pas  ralenti,  le  hussard 
perçait  des  yeux  ce  mouvant  rideau;  il  craignait  que  de  suspectes 
formes  noires  ne  vinssent  apparaître  tout  à  coup  sur  les  fonds 
clairs.  Mais  un  aigle  effarouché  troubla  seul  le  silence,  en  fouet- 
tant sèchement  l'air  avec  ses  ailes;  pareil  à  l'aigle  impériale,  il 
fuyait  comme  elle  vers  l'occident. 

Le  chemin  était  pavé  de  rondins  accolés  qui  se  disjoignaient 
par  places  et  pinçaient  entre  eux  les  sabots  du  cheval  ;  des  fascines 
pourries  comblaient  les  fondrières  ;  de  dangereux  ponts  improvisés 
escaladaient  les  fossés  pleins  de  glace.  De  la  cavalerie  avait  suivi 
cette  allée  :  nombreuse,  car  la  boue  durcie  et  couverte  d'em- 
preintes paraissait  toute  pétrie  par  les  fers.  Aucune  marque  de 
pieds  humains;  donc,  point  d'infanterie  en  avant,  à  moins  cepen- 
dant qu'elle  n'eût  passé  après  le  regel?  En  tout  cas,  point  d'artil- 
lerie; cette  route-là  n'étant  pas  pour  elle. 

—  En  somme,  je  ne  suis  pas  dans  la  voie  du  passage,  opinait- 
il,  et  il  agitait  la  question  du  retour  quand  le  canon,  en  éclatant 
vers  l'avant,  lui  répondit. 

—  Les  pièces  ont  pu  prendre  par  ailleurs,  observa-t-il,  et  se 
souvenant  que  la  veille  on  avait  tiré  dans  cette  direction,  il  n'hé- 
sita plus  et  se  hâta. 

Au  débouché  du  bois,  le  chemin  se  détournait  à  droite;  le 
cheval,  flairant  les  abords  de  la  Bérésina,  hennit  et  s'allongea 
d'un  pas  plus  franc.  Quelques  maisons  étaient  posées  de  droite  et 
de  gauche,  à  demi  couvertes  par  des  arbres;  par-dessus  leurs  toits 
fumans,  habités,  paisibles,  une  ligne  de  hauteurs  découpait  som- 


RACHETÉ.  279 

brement  le  ciel.  La  berge  la  plus  proche  se  développait  horizon- 
talement; elle  cachait  l'autre  rive,  située  en  contre-bas.  Rien 
qu'une  brume  bleuâtre,  diaphane,  signalait  la  présence  du  fleuve. 

Deux  pièces  de  canon,  invisibles  comme  les  eaux  mêmes,  lan- 
çaient par  intervalles  de  la  mitraille  qui  crépitait  dans  les  fourrés 
de  l'autre  bord;  une  petite  troupe,  ses  rangs  rompus,  restait 
groupée  autour  d'une  pile  de  madriers  déposés  au  milieu  d'un 
champ.  A  cette  vue,  Verdy  prit  impatiemment  par  la  ligne  droite, 
puis,  engagé  à  travers  champs,  il  céda  au  désir  enfantin  de 
galoper  quelque  peu  sur  la  neige. 

Deux  officiers,  l'un  d'artillerie,  l'autre  du  génie,  s'empres- 
sèrent à  sa  rencontre.  Mais  plus  mal  renseigné  qu'eux  encore, 
ignorant  jusqu'au  nom  de  ce  village  qu'ils  appelaient  Oukoloda, 
il  ne  put  que  les  accompagner  vers  la  rivière,  et  lès  écouter  se 
répandre  en  récriminations. 

—  Rien  dans  mes  coffres,...  et  rien  dans  le  coffre...  maugréait 
l'artilleur  en  se  tapant  sur  l'estomac  et  riant  d'un  gros  rire  qui 
découvrait  ses  dents  jusqu'au  fond  de  sa  bouche.  Crois-tu  que  je 
m'en  vais  rester  là  longtemps? 

Pour  toute  réponse,  le  sapeur,  —  un  petit  homme  jaune,  aigre, 
prétentieux,  —  haussa  les  épaules,  puis  il  se  dit  à  lui-même  sur 
un  ton  sifflant  : 

—  J'ai  des  planches  et  des  clous  de  quoi  construire  une  cage 
à  poules.  Quant  à  faire  un  pont... 

—  De    quoi  te    plains-tu?  tu  peux  f des   maisons    par 

terre... 

—  Il  me  semble  que  les  Russes  n'auront  pas  de  peine  à  garnir 
ceci  d'artillerie,  observa  Verdy,  et  montrant  du  doigt  la  rive 
opposée,  il  dessina  à  bout  de  bras  l'imposant  contour  des  hau- 
teurs. 

De  nouveau  le  sapeur  eut  un  haussement  d'épaules. 

—  Mais  êtes-vous  bien  sûr  qu'on  passe  ici?  insista  Verdy. 
Les  deux  autres  protestèrent  que  la  chose  était  sûre,  et,  tirant 

leurs  pipes,  s'assirent  à  fumer  devant  le  fleuve.  Un  mince  filet 
d'eau  courait  encore  sinueusement  parmi  la  glace.  Bientôt  une 
colonne  de  voitures  se  traîna  sur  les  chemins  d'en  face,  cachée 
par  instans  derrière  des  arbres  ;  six  pièces  russes  s'arrêtèrent  en 
batterie,  mais  elles  ne  tirèrent  pas. 

Cependant,  l'afflux  constant  des  traînards  entretenait  les  offi- 
ciers dans  leur  attente  et  dans  leur  erreur;  l'arrivée  des  irré- 
guliers leur  présageait  celle  des  troupes ,  retardées  seulement , 
pensaient-ils,  par  les  obstacles  de  la  forêt.  Vers  trois  heures,  ils 
entendirent  quelques  salves  du  côté  du  nord.  «  C'est  très  loin...  » 
dirent-ils  entre  eux,  et  ils  s'occupèrent  d'autre  chose,  car  où  en 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

serait-on  dans  une  armée  tellement  morcelée  et  démantelée  si  l'on 
voulait  tenir  compte  de  tous  les  coups  de  canon  envoyés  par  les 
uns  ou  les  autres?  Verdy  étudiait  sa  monture,  la  palpant  aux 
boulets  et  aux  reins,  l'examinant  dans  la  bouche  et  sous  le  sabot. 
«  Bon  cheval  de  dragons,  »  prononçait-il,  et  il  observait  avec  satis- 
faction que  la  bête  était  à  la  fois  levrettée,  rouanée  et  queue-de- 
rat.  Sa  ferrure,  à  peine  usée,  portait  une  pince  au  sommet  du 
cercle  et  deux  crampons  au  bout  des  branches. 

—  Quel  grand  changement  dans  l'armée,  si  tous  les  chevaux 
avaient  été  ferrés  à  glace!  dit-il  en  reposant  à  terre  le  pied  de 
l'animal. 

L'officier  du  génie  hocha  pensivement  la  tête,  comme  répétant 
en  lui-même  : 

—  Oui,  quel  changement!  et  clignant  ses  yeux  où  Verdy  vit 
apparaître  un  vif  éclair  d'intelligence  :  —  Que  voulez- vous  !  reprit- 
il,  l'Empereur  oublie  quelquefois  des  choses  très  importantes... 

L'approche  de  la  nuit  les  inquiéta  davantage.  Les  isolés  avaient 
disparu,  indifférons,  en  somme,  à  la  question  du  passage  et  sou- 
cieux seulement  de  se  nourrir.  De  grandes  lueurs  s'élevaient  du 
côté  de  Borisof,  d'autres  encore  vers  l'est;  mais  le  mystérieux 
rideau  de  la  forêt,  arrêtant  tous  les  bruits,  ne  laissait  autour  de 
ces  égarés  que  le  silence  et  que  le  doute. 

—  Ils  travaillent  peut-être  à  se  faire  un  chemin,  supposait 
vaguement  l'artilleur. 

—  Nous  entendrions  les  outils,  reprenait  le  sapeur,  plus  ébranlé 
encore. 

Une  souveraine  envie  de  dormir,  s'emparant  de  Verdy,  le 
désintéressait  de  ces  graves  questions.  Couché  dans  un  grenier 
à  foin,  il  entendit  un  instant  au-dessous  de  lui  son  cheval  qui 
mâchait  régulièrement  et  ronflait  aux  poussières  de  son  four- 
rage; puis,  ce  bruit  favorable  l'endormit  si  profondément  qu'au 
réveil  il  ne  se  reconnaissait  plus.  «  Où  est  Margeret?  »  se  deman- 
dait-il, et  il  le  cherchait  stupidement  au  dehors,  en  s'étirant  les 
bras. 

—  J'y  suis...  comprit-il  en  revoyant  la  rivière,  où  la  débâcle 
commençait.  Oukoloda,  la  Bérésina.  Ce  pauvre  Margeret! 

Le  ciel  était  pur;  seul  un  nuage  se  déployait  sous  la  lune  et 
flottait  comme  une  écharpe  au  gré  du  vent.  Les  glaçons,  heurtés 
les  uns  contre  les  autres,  grésillaient  doucement;  rien  que  leur 
murmure  troublait  la  paix  austère  de  la  nuit. 

Mais  des  objets  noirs  filaient  aussi  sur  les  flots  gris  :  paquets 
de  foin,  semblait-il,  ou  liasses  de  chanvre,  ou  lambeaux  d'étoffe. 
Puis  d'autres  débris  succédèrent  :  la  roue  d'une  voiture,  des 
planches,  toutes  sortes  de  fragmens  sinistres  qui  s'arrêtaient  aux 


RACHETÉ.  281 

eaux  mortes  des  rives  et  se  fondaient  dans  leur  ombre.  Enfin, 
quelque  chose  de  raide  et  d'allongé  s'approcha  :  c'était  un  cadavre. 
Tout  d'un  coup,  par  l'effet  de  quelque  choc,  il  vira  sur  lui-même 
et  se  mit  à  descendre  les  pieds  en  avant.  Cette  forme  humaine 
faisait  ainsi  une  sorte  de  geste  qui  rappelait  Verdy  à  la  con- 
science de'  soi,  à  la  perception  des  choses;  elle  lui  montrait 
le  danger. 

—  Mais  alors...  alors,  on  passe  plus  haut!  s'écria-t-il  ;  et,  cette 
grave  évidence  le  clouant  au  sol,  il  resta  un  instant  inerte,  à  se 
chercher  et  à  se  combattre.  Obsédé  de  volontés  obscures,  il  cli- 
gnait de  toutes  parts  ses  yeux  inquiets,  avides  de  clarté  mentale; 
irrité  contre  les  événemens,  défiant  envers  lui-même,  il  pressait 
à  deux  mains  son  cerveau  dont  il  n'était  pas  sûr. 

—  Peut-être  suis-je  déjà  coupé  du  retour  ?  reprit-il  à  la  lin,  —  et 
la  minute  écoulée  augmentant  pour  lui  cette  menace  et  cette 
crainte,  il  se  précipita  à  seller  son  cheval,  il  le  tira  dehors,  tout 
raide  de  fatigue  sous  son  harnais,  paresseux  à  quitter  l'écurie. 
Au  dehors,  les  maisons  désertées  se  taisaient  sous  la  lune  avec  un 
air  de  solitude  et  de  trahison. 

Bien  qu'il  ne  sût  rien  de  l'armée,  il  la  sentait  au  nord;  revenir 
sur  les  brisées  du  matin  était  pour  lui  un  moyen  de  la  rejoindre  : 
en  laissant  son  cheval  se  diriger,  il  assurait,  il  abrégeait  ce  retour. 
Il  lança  donc  l'animal  au  trot,  et  ne  se  servit  plus  des  rênes  que 
pour  le  soutenir  dans  ses  faux  pas.  La  bête  rendue  ainsi  à  son 
instinct  et  laissée  libre  de  fuir  les  talons  du  cavalier,  lui-même 
se  livrait  à  elle,  n'observait  rien,  et  n'évitait  que  par  miracle  les 
casse-cou  du  chemin.  Il  enrageait  au  souvenir  des  deux  officiers 
rencontrés  la  veille  et  disparus  pendant  la  nuit;  ces  butors 
n'avaient-ils  pas  donné  pour  certain  le  passage  devant  Oukoloda? 
A  coups  redoublés  de  ses  deux  éperons,  il  déchargeait  cette 
colère  sur  les  flancs  de  son  cheval... 

Mais  tout  à  coup  parut  au  ciel  un  étrange  météore,  qu'il  cita 
plus  tard  comme  un  signe  des  temps;  c'était  une  étoile  qui  se 
dirigeait  du  zénith  vers  le  nord,  et  qui,  paraissant  s'éteindre  aux 
neiges  du  pôle,  ceignait  derrière  elle  tout  l'espace  de  sa  fugitive 
traînée  d'or. 

En  débouchant  sur  la  route  de  Bobr,  il  donna  dans  un  avant- 
poste  français.  Il  ne  savait  pas  le  mot  :  on  l'arrêta. 

—  C'est  singulier,  songeait-il  rasséréné,  comme  depuis  quelque 
temps  je  deviens  peureux... 

Mené  sous  escorte  au  commandant  du  bivouac,  il  l'apercevait 
de  loin,  qui  tournait  le  dos:  longue  stature  penchée  vers  le  feu, 
des  mèches  blanches  flottant  autour  de  ses  oreilles.  C'était  le  gé- 
néral Partouneaux. 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Eh  bien!  lieutenant!  m'apportez- vous  des  ordres?  deman- 
da-t-il  en  redressant  quelque  peu  sa  taille  creuse,  que  pliaient 
deux  fois  l'âge  et  la  fatigue. 

Toujours  cette  même  phrase,  à  laquelle  il  fallait  encore  ré- 
pondre : 

—  Non,  mon  général,  j'en  viens  chercher  au  contraire... 

—  Bien,  bien,  restez  avec  moi,  reprit  le  vieillard.  Je  n'ai  pas 
assez  d'officiers  montés,  —  et  il  retomba  dans  son  attitude  inclinée 
et  somnolente. 

Or,  le  rôle  réservé  dans  le  drame  à  la  division  Partouneaux 
n'était  que  catastrophe.  Arrêtée  là  à  deux  lieues  du  point  choisi 
pour  le  passage  de-  la  Bérésina,  elle  attirait  et  détournait  vers  elle 
l'effort  des  troupes  russes  qui  continuaient  d'abonder  autour  des 
colonnes  françaises;  elle  s'offrait  comme  point  de  conjonction  aux 
trois  masses  commandées  par  Tchitchagof,  Wittgenstein,  Kou- 
tousof.  Déjà  la  Grande  Armée,  prenant  pour  issue  les  deux  pas- 
serelles jetées  le  26  novembre  devant  Studzianca,  avait  pu  sortir 
du  triangle  fatal;  mais  derrière  elle,  il  continuait  à  se  rétrécir, 
et  sa  pression  croissante  allait  tantôt  devenir  une  mortelle  étreinte 
autour  des  quatre  mille  poitrines  qui  haletaient  à  ce  bivouac. 


X 


Quant  à  Verdy,  cette  journée  d'histoire  ne  pouvait  être  qu'une 
de  ces  journées  de  service  communes  dans  la  vie  d'un  soldat, 
faites  d'effort,  de  fatigue,  de  jeûne  et  d'ennui.  Incompréhen- 
sibles dans  leur  but,  imprévues  dans  leurs  péripéties,  on  les 
subit  comme  de  véritables  intempéries,  mais  sans  se  souvenir 
précisément  d'elles  ;  racontées  dans  les  livres,  passées  dans  la  lit- 
térature, elles  y  deviennent  méconnaissables;  car  chaque  épisode 
a  beau  être  exact,  le  tableau  total  demeure  faux  par  l'ordre  même 
que  le  récit  impose  à  ces  heures  fortuites  tombées  l'une  après 
l'autre  au  néant  depuis  le  matin  jusqu'au  soir. 

C'est  ainsi  que  la  tempête  russe  allait  se  déchaîner  autour  de 
cet  homme,  tournoyer,  concourir,  s'abattre  sur  sa  tête  et  sur  celle 
de  quelques  autres,  sans  qu'il  la  sentît  venir,  sans  qu'il  redoutât 
rien,  sans  qu'il  cessât  d'employer  ces  instans  suprêmes  aux  œuvres 
animales  de  manger,  de  boire,  de  s'exposer  peu  et  de  se  reposer 
souvent. 

Vers  six  heures  du  matin,  le  général  Parti) imeaux  l'envoya 
porter  un  ordre  à  l'arrière-garde. 

—  Lieutenant,  allez  donc  auprès  du  général  Blamont.  Vous 
lui  direz  qu'il  est  temps  de  brûler  le  pont  de  la  Ska  et  le  moulin. 


RACHETÉ.  283 

—  Oui,  mon  général.  Devrai-je  rester  auprès  du  général  Bla- 
mont? 

—  Oui,  vous  resterez...  Dites-lui  bien  :  le  pont  et  le  moulin... 
J'y  ai  pensé  toute  la  nuit. 

La  lune  venait  de  se  coucher  ;  et  bien  que  l'aurore  fût  toute 
proche,  c'était  un  redoublement  d'obscurité  qui  signalait  le  retour 
du  jour.  Par  prudence,  Verdy  marchait  à  côté  de  son  cheval  ;  il 
tâtait  fréquemment  le  sol  avec  la  pointe  de  son  pied.  Puis  ses  yeux 
s'accoutumèrent  à  cette  noirceur  et  reconnurent  le  chemin,  bande 
sombre  entre  deux  blancheurs  illimitées. 

Il  arriva  comme  les  étoiles  commençaient  à  pâlir.  Derrière  lui, 
des  appels  s'élevaient,  mêlés  aux  batteries  du  tambour.  Les  deux 
premières  brigades  marchaient  vers  le  fleuve,  tandis  que  la  troi- 
sième, le  général  Blamont,  et  lui-même  demeuraient  au  bivouac 
et  au  repos.  Vers  huit  heures,  la  fusillade  éclata  du  côté  de  la 
ville,  le  canon  tonna  au  'nord;  c'étaient  Tchitchagof  contre  Par- 
touneaux  à  Borisof,  Wittgenstein  contre  Victor  à  Studzianca. 
Loin  de  prêter  l'oreille  à  tous  ces  bruits,  Verdy  ne  les  entendait 
même  pas  ;  il  assistait  simplement  à  l'exécution  de  l'ordre  qu'il 
avait  apporté.  Le  petit  moulin  s'écroulait  progressivement  dans 
la  flamme  ;  la  glace  fondait  dans  le  bief;  les  stalactites  pendues 
aux  augets  se  résolvaient  sur  les  eaux  en  pluie  serrée  ;  tout  à 
coup,  la  roue  libérée  tourna  sous  le  brasier,  comme  s'il  se  fût 
agi  encore  de  moudre  du  grain.  Quant  au  pont  qu'il  fallait  aussi 
détruire,  Blamont  différait  encore  ;  il  hésitait  à  séparer  définiti- 
vement de  l'armée  les  traînards  dont  le  défilé  se  continuait  sans 
interruption;  à  midi,  il  obéit  enfin,  laissa  derrière  lui  l'incendie, 
et  ramassant  tout  un  peuple  désorienté  contre  lequel  un  inexpli- 
cable reflux  venait  de  l'avant,  entra  dans  Borisof  pour  relever 
Partouneaux. 

Celui-ci  venait  justement  d'évacuer  et  de  gagner  vers  Stud- 
zianca; après  une  matinée  si  chaude  et  si  sanglante,  il  croyait 
Tchitchagof  définitivement  écarté.  Cependant  cette  ville  pleine 
de  rumeurs  et  de  fumée  n'avait  pas  l'air  d'une  ville  prise.  C'est 
que  le  pont  brûlé  dans  l'affaire  du  23  se  trouvant  maintenant 
rétabli,  les  Busses  se  déversaient  en  nombre  par  cette  artère  à 
mesure  que  Partouneaux  se  retirait.  Les  rues  ne  tardèrent  pas  à 
crépiter  d'un  combat  nouveau  que  Blamont  soutint  jusqu'à  la 
nuit. 

Il  sortit  à  son  tour  et  fit  une  demi-lieue  sur  les  brisées  de  la 
division  ;  puis,  se  sentant  aux  reins  la  poursuite  cosaque,  il 
s'arrêta  une  fois  de  plus  et  prit  position  à  droite  de  la  route,  sur 
une  hauteur.  Il  établit  le  bataillon  du  commandant  Joyeux  face 
à  Borisof;  le  gros   de  la  brigade  tournait  le  dos  à  la  ville,  et 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

regardait  vers  Studzianca.  Ainsi,  elle  pouvait  apercevoir  l'enga- 
gement soutenu  dans  l'instant  même  par  Partouneaux  eontre  les 
avant-postes  de  Wittgenstein.  Non  qu'on  découvrit  rien  de  l'in- 
fanterie qui  agissait  obscurément  dans  un  bas-fond;  mais  l'artil- 
lerie avait  pu  prendre  pied  sur  le  plateau  ;  là,  quelques  pièces 
aboyaient  contre  d'épaisses  masses  russes  confondues  avec  la 
masse  des  bois. 

Visiblement,  Partouneaux  tendait  vers  l'est,  il  voulait  monter 
sur  la  hauteur,  se  mettre  de  niveau  avec  son  adversaire.  En  effet, 
bien  qu'il  sût  Victor  posté  devant  les  ponts  pour  recueillir  l'ar- 
rière-garde et  la  queue  de  l'armée,  il  croyait  barrée  la  route 
directe  qui  menait  à  lui;  une  somme  de  petits  indices  mal  obser- 
vés, en  produisant  d'heure  en  heure  dans  son  esprit  cette  fausse 
certitude,  l'avait  déterminé  à  s'ouvrir  une  issue  par  sa  droite.  Il 
allait  tenter  cette  chance  avec  une  bravoure  admirable  et  un  cruel 
insuccès. 

Verdy  se  tenait  auprès  du  général  Blamont.  Tous  deux,  serrés 
aux  quatre  membres  par  le  froid,  battaient  du  pied  et  faisaient 
des  moulinets  de  bras.  Une  ordonnance  à  cheval  qu'ils  voyaient 
divaguer  depuis  un  instant  dans  l'ombre  s'approcha  d'eux,  cria 
que  le  général  Partouneaux  commandait  d'envoyer  un  bataillon 
«  en  avant  sur  la  droite  »,  puis  tourna  bride  sans  répéter  rien, 
sans  écouter  rien. 

—  Comment,  sur  la  droite?  Pourquoi  sur  la  droite?  dit  avec 
humeur  Blamont,  et  il  ordonna  simplement  à  Verdy  de  faire 
avancer  le  commandant  Joyeux  avec  sa  troupe.  Ce  détachement 
fut  tout  ce  qui  s'échappa  des  forces  déployées  sur  ce  terrain;  car, 
arrivé  au  carrefour  de  Staroï-Borisof,  Joyeux  imagina  de  prendre 
à  gauche,  tomba  dans  les  bois,  erra  toute  la  nuit,  et  déboucha  au 
matin  sur  les  lignes  de  Victor. 

Une  demi-heure  après,  Blamont,  de  sa  propre  initiative,  se 
remit  en  mouvement.  Comme  il  reprenait  la  route  ravinée,  ventée, 
intenable,  un  escadron  de  hussards  saxons,  oublié  dans  les  ordres 
de  retraite,  le  doubla  rapidement,  sans  crier  gare.  A  l'embran- 
chement des  deux  chemins,  une  pièce  d'artillerie  tournait  sa 
gueule  vers  Borisof  ;  un  lieutenant,  fort  inquiet,  sans  aucun  ren- 
seignement, la  commandait. 

—  La  route  de  gauche  mène  sûrement  à  la  rivière ,  observa 
Verdy,  prêtant  l'oreille  de  ce  côté  à  un  roulement  de  voitures  et 
à  la  trottée  décroissante  de  l'escadron  qui  s'éloignait. 

—  Nous  n'avons  pas  le  choix,  répondit  le  général;  et,  sans 
hésiter,  il  tourna  à  droite,  dans  la  direction  de  la  bataille. 

Un  quart  de  lieue  plus  loin,  ils  découvrirent  la  division, 
entassée  dans  ce  ravin  que  dominait  le  canon  russe  et  dont  elle 


RACHETÉ.  285 

ne  pouvait  pas  déboucher.  Comme  ils  arrivaient  sur  elle,  Par- 
touneaux  ayant  toujours  dans  sa  vieille  tête  l'idée  que  le  salut 
était  à  droite,  grimpait  justement  la  côte  avec  un  troupeau  de 
quelques  centaines  d'hommes  ;  on  le  vit  atteindre  la  crête,  s'en- 
foncer en  plein  danger.  Il  laissait  derrière  lui  une  masse  inerte  : 
des  traînards,  stupidement  couchés  à  terre,  formaient  un  obstacle 
de  chair  auquel  achoppait  la  troupe  ;  la  mitraille  ardente  et  le 
vent  glacé  soufflant  à  la  fois  sur  elle,  le  froid  achevait  dans  ses 
rangs  ce  que  le  feu  avait  commencé  ;  elle  croulait  sans  plus  l'aire 
de  résistance  et  la  fosse  commune  se  comblait.  Ainsi,  Blamont 
n'amenait  pas  un  renfort  pour  la  lutte,  mais  un  appoint  pour 
l'hécatombe.  Un  écho  gémissant  accompagnait  la  tempête  de 
métal,  et  marquait  chacun  de  ses  accès  :  c'étaient  les  voix  de 
ces  femmes  que  rien  n'avait  pu  empêcher  de  suivre  l'armée, 
ni  les  mesures  de  rigueur  prises  pour  les  séparer  des  hommes 
qu'elles  aimaient,  ni  les  longues  souffrances ,  moins  fortes  que 
l'amour,  partagées  avec  un  mari  ou  avec  un  enfant.  Elles 
avaient  suivi,  elles  arrivaient  à  la  mort,  et  elles  se  lamen- 
taient. 

Les  officiers,  seuls  debout  parmi  ces  soldats  prosternés,  con- 
versaient secrètement  entre  eux.  Ce  qu'ils  avaient  à  se  dire  ne  pou- 
vait se  débattre  qu'à  voix  basse,  car  ils  parlaient  de  capituler.  Un 
capitaine,  arrivant  à  cheval,  entra  dans  leur  groupe;  il  affirma 
qu'il  venait  de  voir  brûler  les  deux  ponts  de  Studzianca ,  que 
toute  retraite  était  impossible.  Verdy  marcha  pour  vérifier  la  nou- 
velle. 

Aveuglé  par  le  chasse-neige,  courbé  contre  le  vent,  il  sortit 
de  ce  trou,  et  gagna  le  bord  du  plateau.  Il  aperçut  alors  vers 
l'ouest  une  apparence  rouge  qui  changeait  et  palpitait  :  dernières 
lueurs,  sans  doute,  de  cet  incendie  qui  avait  dévoré  les  ponts* 
Du  canon  tonnait  aussi  par  là;  plus  près,  des  feux  isolés  s'a^uf 
maient  sous  bois,  si  subits  dans  leurs  flambées,  si  capricieux  ^n^ 
leurs  positions,  qu'ils  semblaient  les  éclats  d'une  seulq/ torche 
promenée  et  démasquée  en  dilFérens  sens.  Tous  ces,<|a§pecl#ire^ 
même  ces  lumières,  avaient  quelque  chose  de  trouj}! e^d'^juppire 
et  de  désespérant.  ,    ,,j,   o-m.i    njjJd 

Il  revint.  Une  forme  sombre  bondit  confusément,  sur  .sairQ,^^ 
peut  être  un  animal  effarouché  qui  fuyait ?!Pp%.(quje^jej^l^^ 
de  lourd  passa  sur  sa  tête  en  faisant  un  çouraWtj  4'airi  ; jr^çinnais, j 
sant  cette  fois  l'obus,  Verdy  salua,  connue  un  conscrit.  Il  avait 
franchi  la  zone  où  les  projectiles  bondissaient  et  ricochaient^} 
les  entendait  atterrira  distance,  quand  cette  dernjèr^  ^gr,essjLQ$ 
se  rattacha  dans  son  esprit  au  bruit  de  canonnade  perçu  t^ui,  ^ 
l'heure;  il  comprit  qu'une  batterie  russe  <Hàift  ,p©M3e  au  $$àJ;4§ 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  rivière,  qu'elle  tirait  à  toute  volée  par-dessus  la  vallée  et  qu'elle 
cherchait  avec  sa  trajectoire,  comme  avec  un  tentacule,  le  reste 
des  moribonds  arrêtés  dans  le  ravin. 

Il  se  retourna  pour  la  voir  et  ne  la  distingua  pas,  mais  il  re- 
marqua dans  le  ciel  une  vaste  et  croissante  rougeur,  lueur  reflétée 
d'un  bivouac. 

—  C'est  l'armée,  dit-il.  Marchè-t-elle  sur  Vilna?  sur  Minsk? 
Puis,  ces  questions  n'offrant  plus  que  peu  d'intérêt,  il  revint 

à  cette  gorge  sinistre,  remplie  maintenant  de  silence.  Les 
généraux  avaient  allumé  au  bord  de  la  route  un  petit  feu  sur 
lequel  ils  consumaient  soigneusement,  une  à  une,  les  aigles  des 
six  régimens.  C'est  qu'un  parlementaire  venait  de  se  présenter, 
annonçant  Partouneaux  pris,  les  trois  armées  russes  réunies 
sur  le  plateau  ;  et  décidément,  on  capitulait.  Cependant  de  petits 
groupes  se  formaient  et  se  lançaient  en  patrouilles  perdues  vers 
la  Bérésina;  Verdy  vint  réclamer  sa  liberté. 

—  Votre  liberté?...  répéta  Blamont  avec  une  tristesse  iro- 
nique :  il  était  assis  au  milieu  du  chemin  et  tenait  à  deux  mains 
son  genou  percé  d'un  coup  de  baïonnette.  Allez;  gardez-la  bien, 
votre  liberté... 

Un  parti  semblait  encore  ouvert  :  passer  la  Bérésina  à  la 
nage.  Verdy  se  mit  à  suivre  les  pentes,  prudemment, en  se  garant 
des  trous.  Il  ne  s'orientait  pas,  il  n'avait  d'attention  qu'à  des- 
cendre, étant  sûr  de  trouver  le  fleuve  au  fond  du  terrain.  Le  vent 
fraîchissait.  Peut-être  la  rivière  allait  elle  se  reprendre,  et  cette 
grosse  affaire  du  passage  se  résoudre  simplement  par  un  abais- 
sement de  température?  Mais  il  donna  dans  un  marais  au  delà 
duquel  luisaient  et  coulaient  les  eaux  rugueuses;  la  vue  seule  de 
l'obstacle  suffit  à  le  dépiter.  Il  retombait  dans  cette  passivité 
nocturne  à  laquelle  il  était  sujet  depuis  la  mort  de  Consul. 
Pourtant,  le  souvenir  de  Margeret  et  ses  conseils  «  d'espérer  »  lui 
revinrent  à  l'esprit. 

—  Mon  bon  Margeret,  remarquez  bien  que  les  ponts  sont 
brûlés,  se  répondit-il. 

11  gagna  un  bivouac  occupé  par  des  traînards  qu'à  la  dou- 
blure rouge  de  leurs  habits,  retroussés  par  le  vent  sur  leurs 
reins,  il  reconnaissait  pour  des  canonniers.  Il  leur  demanda  où 
étaient  leurs  régimens,  et  ils  refusèrent  de  répondre.  D'ailleurs, 
ils  semblaient  faibles  et  peu  dangereux,  incapables  surtout  de 
s'attaquer  à  un  officier  en  armes  ;  le  cheval  non  plus  ne  pouvait 
les  tenter,  car  ils  étaient  repus  et  laissaient  traîner  derrière  eux 
des  quartiers  intacts  de  viande  rôtie.  S'arrêtant  à  ces  raisons, 
Verdy  dessella  sa  monture,  la  nourrit  d'écorce  découpée  au 
couteau  et  l'attacha  à  un  arbre.  Puis,  bousculant  un  des  dor- 


RACHETÉ.  287 

meurs  pour  prendre  de  force  place  au  loyer,  il  se  rangea  dans 
leur  groupe  et  tomba  dans  leur  sommeil. 

Au  petit  jour,  un  bruit  de  bataille  le  réveilla. 

—  Gomment  peut-on  se  battre  encore  sur  cette  rive-ci?  se 
demanda-t-il  ;  et  concevant  aussitôt  cette  espérance  que  peut-être 
toute  l'armée  n'avait  pas  passé,  il  sortit  précipitamment  du  bois 
et  regagna  la  hauteur.  A  mesure  qu'il  s'élevait,  il  plongeait  plus 
profondément  du  regard  dans  la  vallée  de  la  Bérésina,  il  décou- 
vrait les  plateaux  opposés  tout  crêtes  de  soleil,  le  versant  sombre, 
la  rive  basse,  le  fleuve  enfin,  ruban  pâle  et  tortueux,  et  sur  lui 
deux  barres  noires,  proches  l'une  de  l'autre,  chargées  d'insectes 
grouillans., 

—  Les  ponts!  cria-t-il  à  pleine  voix,  les  ponts  ne  sont  pas 
brûlés! 

Il  se  rua  vers  l'avant,  ivre  de  joie,  palpitant  d'une  espérance 
si  immédiate,  si  souveraine,  qu'elle  anéantissait  en  lui  toute  no- 
tion de  danger.  Pourtant,  de  nombreuses  patrouilles  ennemies 
parcouraient  les  environs  ;  partout  les  perches  pendues  à  l'épaule 
des  cavaliers  cosaques  hérissaient  les  formes  du  terrain.  Le  vil- 
lage de  Studzianca,  à  peine  visible  sous  d'épais  nuages  de 
fumée, apparaissait  ceint  d'un  vif  combat  dont  il  fallait  atteindre 
et  forcer  le  cercle.  Verdy  ne  percevait  aucune  de  ces  menaces  et 
galopait.  Son  cheval,  arrivant  à  une  mare  recouverte  de  neige, 
manqua  des  quatre  pieds;  puis,  emporté  par  sa  vitesse,  il  glissa, 
assis  sur  la  glace,  en  s'arc-boutant  des  membres  de  devant.  Mais 
le  cavalier,  se  prenant  à  ses  crins  et  le  serrant  furieusement  entre 
les  jambes,  ne  quitta  pas  la  selle. 

—  Hop!  Consul!  Hop!  Les  ponts  ne  sont  pas  brûlés! 

Par  deux  coups  d'éperon,  il  l'avait  relancé  dans  son  allure. 
Tout  à  coup,  il  se  vit  derrière  une  lava  cosaque,  déployée  à 
grand  intervalle,  qui  s'en  allait  aussi  vers  Studzianca;  plus  loin, 
le  sillon  d'un  ruisseau,  incliné  de  droite  à  gauche,  coupait  cette 
direction  commune.  Une  passerelle  franchissait  le  ruisseau,  une 
fusillade  interdisait  la  passerelle.  Tout  cela,  à  peine  aperçu, 
n'était  pas  encore  jugé  que  déjà  cette  troupe  partait  en  charge 
contre  cet  obstacle.  Penché  sur  ses  fontes,  tenant  son  sabre  en 
arrêt,  il  se  jeta  à  travers  elle;  il  pointait  droit  vers  un  vide  de  la 
ligne  et  criait  :  Hourra  !  en  imitant  l'accent  de  ces  sauvages.  11 
croyait  les  avoir  dépassés,  quand  un  coup  violent  froissa  son 
épaule  et  poussa  tout  son  corps  en  avant  ;  il  abandonna  son  sabre 
et  tomba  étourdi  sur  l'encolure.  Ne  démêlant  pas  encore  l'acci- 
dent, mais  sentant  bien  le  danger,  il  se  redressa,  prit  son  pistolet 
à  sa  ceinture,  voulut  faire  feu  sur  une  tête  ébouriffée  qui  l'abor* 
dait  à  droite. 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  détente  joua,  la  batterie  résonna  et  s'ouvrit  mais  ne  donna 
pas  d'étincelles,  la  griffe  du  chien  ayant  perdu  accidentellement 
sa  pierre  à  feu. 

—  Raté,  pensa-t-il,  je  suis  perdu. 

En  même  temps  son  cheval,  arrêté  court,  lui  fît  de  nouveau 
donner  du  front  contre  la  têtière  de  la  bride. 

Une  manche  velue  s'allongeait  vers  ses  rênes;  une  figure 
osseuse,  encadrée  de  barbe  et  de  cheveux  gris,  lui  souriait  d'un 
large  sourire  qui  montrait,  sous  la  lèvre  supérieure  relevée,  des 
dents  aiguës  et  divergentes.  Lui-même,  soit  qu'elle  lui  fût  arra- 
chée, soit  qu'il  l'abandonnât  par  faiblesse,  laissa  tomber  son 
arme  inutile;  en  même  temps,  la  meurtrissure  qu'il  avait  res- 
sentie d'abord  à  l'épaule  se  changea  en  une  chaleur  croissante  et 
descendante;  cette  impression  douce,  gagnant  sa  main  glacée,  y 
devint  brûlure,  et  le  sang  parut,  ruisselant  le  long  de  ses 
doigts. 

—  Vot  tui plen,  brat  moussiou  (1),  dit  le  Cosaque,  et  tirant  de 
sa  poche  un  cordeau,  il  accoupla  solidement  la  bête  de  prise  au 
pommeau  de  sa  propre  selle. 

—  Pris  et  blessé,  je  comprends...  songeait  Verdy,  sortant  peu  à 
peu  de  l'étonnement  où  l'avait  jeté  l'odieux  et  l'imprévu  de  l'évé- 
ment.  Prisonnier...  je  ne  passerai  pas  l'eau.  Blessé...  Cette  brute 
ne  m'a  pas  coupé  l'artère,  au  moins?... 

Il  regarda  les  gouttes  chaudes  qui  se  chassaient  les  unes  les 
autres  et  fuyaient  rapidement  aux  pointes  de  ses  ongles,  puis  ce 
fer  sanglant  au  bout  de  cette  pique.  Le  Cosaque  surprit  ce  regard; 
et,  renversant  son  arme,  il  la  nettoya  dans  la  neige  avec  des  mines 
d'impatience  et  de  dégoût.  Mais  déjà  la  bande  de  ses  camarades 
s'éloignait  et  disparaissait,  mêlée  à  d'autres  troupes  en  mouve- 
ment. Marchant  à  leur  suite,  il  gouverna  les  deux  chevaux  jus- 
qu'à la  passerelle,  puis  les  poussa  au  galop.  Une  grande  volte 
parcourue  de  la  sorte  autour  de  Studzianca  porta  Verdy  succes- 
sivement vers  trois  colonnes  russes  arrêtées  ici,  là,  et  plus  loin, 
face  aux  troupes  de  Victor.  Celles-ci  attendaient,  déployées  en 
éventail,  et  tournaient  le  dos  au  village;  mais,  insuffisantes  pour 
tenir  toute  la  position,  elles  pendaient  au  nord,  sans  point  d'appui. 
Une  batterie  russe  observait  cette  trouée  ouverte  entre  la  gauche 
française  et  le  fleuve;  à  côté  d'elle,  le  parti  cosaque  aux  trousses 
de  qui  Verdy  galopait  avait  de  lui-même  choisi  sa  place.  Conduit 
en  laisse,  le  hussard  rejoignit  la  bande,  entra  dans  le  rang  et  ne 
fut  plus  qu'un  numéro  de  la  ligne.  Découvrant  de  nouveau  la 
rivière,  il  eut  alors  sous  les  yeux  le  drame  dans  sa  scène  la  plus 

(1)  Te  voilà  pris,  camarade  moussiou... 


RACHETÉ.  289 

atroce  et  dans  son  effroyable  dénoûment  :  il  vit  la  fin  du  passage 
de  la  Bérésina. 

Depuis  le  village  jusqu'à  la  berge,  la  plaine  semblait  un  vaste 
parc  peuplé  de  bétail  humain.  Rôdeurs,  déserteurs,  avec  leurs 
femmes,  leurs  chariots,  leurs  animaux,  toute  cette  foule  se  présen- 
tant sans  ordre  devant  les  ponts  et  les  trouvant  défendus  avait  voulu 
se  retourner,  se  détourner,  se  diriger;  mais,  heurtée  et  versée 
sur  elle-même,  elle  s'était  amoncelée  d'instant  en  instant  dans  une 
plus  irréparable  confusion.  Ainsi,  tandis  que  les  troupes  régu- 
lières, être  puissant,  ordonné,  volontaire,  s'écoulaient  vers  la 
France  sur  ce  chemin  de  planches  jeté  par  Eblé,  tandis  que  ce 
flot  humain  maîtrisait  cet  obstacle  d'eau,  l'écume  de  l'armée 
s'arrêtait  à  ce  barrage  et  fermentait  clans  ce  cloaque;  masse  telle- 
ment épaisse,  inextricable,  que  son  aspect  n'avait  en  soi  rien 
de  douloureux;  seulement,  une  rumeur  continue  régnait  sur 
elle  et  révélait  sa  vaste  souffrance.  Car  ils  tentaient  de  s'évader, 
tous  ces  prisonniers  :  les  uns,  prétendant  au  passage  direct  et 
pénétrant  dans  cette  tranchée  que  bordaient  des  murs  de  cada- 
vres, osaient  forcer  les  consignes,  affronter  les  sentinelles  exas- 
pérées; d'autres  se  jetaient  tout  nus  au  fleuve,  leurs  corps  roses 
luttaient  contre  les  eaux  d'encre;  d'autres  encore  s'embarquaient 
sur  des  trains  de  glace,  mais  ceux  qui  se  débattaient  à  la  nage, 
éperdus,  les  chaviraient  ;  et  la  Bérésina,  pleine  de  leurs  soubre- 
sauts, grosse  de  leurs  débris,  n'était  plus  qu'une  cuve  d'enfer  où 
bouillaient  tous  ces  damnés.  Accrochés  aux  chevalets,  quelques- 
uns  réussissaient  à  se  hisser  sur  les  tabliers  des  ponts,  qui,  par 
instans,  s'enfonçaient  et  disparaissaient  sous  l'eau  ;  mais  la  rive 
droite  leur  demeurait  interdite,  car  des  chevaux  sans  maîtres  sta- 
tionnaient là  et  barraient  la  voie;  à  demi  harnachés,  ou  traînant 
encore  leurs  brancards,  ils  se  serraient  les  uns  les  autres  en  un 
impénétrable  rempart.  Chassés  ainsi  par  les  hommes  et  cernés 
par  les  bêtes,  ces  misérables  prenaient  le  parti  de  mourir;  ils  se 
tuaient  à  coups  do  pistolet,  ils  se  perçaient  avec  leurs  armes,  ils 
plongeaient  la  bouche  grande  ouverte  et  les  yeux  fermés.  L'eau 
fuyait,  le  temps  fuyait,  et  des  existences  nouvelles  revenaient 
sombrer  à  ce  gouffre,  et  d'autres  consciences,  acculées  aux  mêmes 
misères,  reproduisaient  incessamment  ces  scènes  de  violence  et 
de  désespoir. 

Tout  à  coup,  la  batterie  russe,  détonant  auprès  de  Verdy  avec 
ce  bruit  furieux  que  produit  le  canon  par  les  temps  de  neige, 
lança  sur  les  mourans  une  nouvelle  menace  de  mort;  et,  dans 
cette  foule  en  agonie,  il  se  trouva  encore  des  voix  pour  crier,  de 
la  vie  pour  s'épouvanter.  Les  boulets  volaient  et  labouraient  ce 
champ  de  chair;  devant  eux,  les  vivans  sautaient  à  l'eau  comme 

TOME  CXXIX.  —  1895.  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  grenouilles  effarouchées  par  le  pas  d'un  promeneur;  les 
morts  jaillissaient  en  l'air,  se  disloquaient  avec  des  gestes  extra- 
vagans,  tombaient  et  pleuvaient  sur  le  fleuve... 

Verdy  ne  soutint  pas  davantage  ce  spectacle.  Incapable  de 
réfléchir,  ou  seulement  de  se  souvenir,  il  croyait  que  l'armée 
entière  expirait  là  et  que  la  patrie  en  marche  aboutissait  à  ce  mas- 
sacre; devant  ce  deuil  irréparable,  il  ne  sentait  plus  ce  que  souf- 
frait son  corps,  mais  bien  cette  honte,  nouvelle  au  renom  fran- 
çais. L'idée  de  ce  grand  déshonneur  grandissant  encore  dans  son 
cerveau  troublé,  il  arrivait  à  cette  extrême  limite  de  douleur  par 
delà  laquelle  l'homme  tombe  en  démence;  glissant  à  bas  de 
son  cheval,  il  s'abattit  et  se  débattit  sur  la  neige,  face  contre 
terre  ;  il  tordit  l'une  avec  l'autre  sa  main  glacée  et  sa  main  san- 
glante. Car,  c'est  un  rare  malheur  pour  un  homme  quand  il  sent 
tomber  sur  son  front  le  fléau  général  dont  le  monde  est  fla- 
gellé, et  quand  tout  le  désordre,  toute  l'injustice,  toute  la  ruine 
qu'il  y  a  dans  une  guerre  viennent  à  peser  sur  sa  seule  con- 
science. 

Tout  à  coup  un  étrange  danger,  qui  pouvait  être  le  salut, 
surgit  près  de  lui  :  la  terre  gelée  avait  résonné  sous  le  choc 
d'un  boulet  lancé  du  ciel  ou  de  la  terre.  Surpris,  presque 
joyeux,  il  se  redressa  et,  par  delà  le  fleuve,  sur  le  plateau  à 
gauche  du  bois  où  la  chaussée  s'enfonçait  toute  droite,  il  vit  une 
batterie  française  qui  entrait  en  ligne  et  ouvrait  le  feu.  Les 
canonniers  s'empressaient  au  service  de  leurs  pièces  ;  les  plu- 
mets rouges  de  leurs  kolbacks  flottaient  au  vent  :  c'était  l'artil- 
lerie à  cheval  de  la  garde.  Ainsi,  la  garde  avait  franchi,  l'Empe- 
reur avait  franchi  ;  l'armée  continuait  de  marcher  vers  ses  quar- 
tiers d'hiver;  ceux-là,  tous  ces  autres  sur  l'autre  rive  étaient 
sauvés... 

—  Prêtez-moi  une  arme!  cria-t-il.  Laissez-moi  me  tuer!... 
Tuez-moi  vous-mêmes!...  J'ai  assez  souffert! 

S'aidant  du  geste  pour  demander  cette  mort,  il  ouvrit  sa  pelisse 
et  son  dolman,  écarta  sa  chemise  et  montra  à  découvert  sa  poi- 
trine lasse  de  respirer,  son  cœur  fatigué  de  battre.  Pas  une  de 
ces  brutes  ne  lui  lit  grâce;  il  regarda,  il  appela  vers  la  rive  qui 
était  encore  la  France,  puis  marcha  quelques  pas  au  hasard, 
s'arrêta,  tourna  sur  lui-même,  chercha  de  toutes  parts  l'issue 
partout  impossible.  Mais  alors  on  eût  dit  que  la  mort  l'avait 
exaucé,  car  tout  son  corps,  vidé  par  l'hémorrhagie,  s'affaissa;  la 
faiblesse  coupa  court  au  délire;  il  tomba  dans  une  longue  syn- 
cope que  n'interrompirent  ni  les  bruits  voisins  du  canon,  ni  les 
rumeurs  lointaines  de  la  bataille. 

Quand   il  revint  à  lui,  Studzianca  fumait  toujours;   sur  la 


RACHETÉ.  291 

rive  droite,  le  combat  s  était  éloigné  hors  des  vues;  le  vent  souf- 
flait maintenant  du  nord;  on  n'entendait  plus  rien. 

—  Où  suis-je?  demanda-t-il,  et,  se  dressant  sur  son  séant,  il 
rajusta  ses  vêtemens  que  les  Cosaques  venaient  de  fouiller.  La 
figure  de  l'homme  qui  l'avait  blessé  se  penchait  curieusement 
vers  lui  :  il  ne  la  reconnut  pas.  Puis,  la  lourdeur  de  son  bras  lui 
fit  sentir  sa  blessure,  la  mémoire  des  derniers  événemens  revint 
lentement  à  son  esprit.  De  nouveau,  il  regarda  par  delà  le  fleuve, 
du  côté  de  la  France.  Plus  de  canonniers  là-bas,  sur  la  clairière 
nue,  et  c'était  bien  fini  :  la  Grande  Armée  avait  franchi  la  Bérésina. 
Comme  pour  marquer  la  fin  de  l'événement,  la  neige  commençait 
à  tomber,  dense,  molle  et  muette;  elle  voilait  de  toutes  parts  le 
paysage;  puis,  son  rideau  trouble  se  ployait  au  sol  et  devenait 
un  suaire  pour  tous  les  morts.  Rien  ne  rompait  cette  chute 
blanche  du  ciel  sur  la  terre;  rien,  si  ce  n'est  la  rougeur  atténuée 
de  quelques  coups  de  canon,  distans,  assourdis,  fictifs,  pareils  à 
des  lueurs  de  pyrèthre  accompagnées  par  un  tonnerre  d'opéra. 

Verdy  comprenait  à  présent  tout  le  plan  de  l'empereur:  la 
démonstration  devant  Oukoloda,  le  passage  ici  ;  le  sacrifice  pré- 
médité de  la  division  Partouneaux  ;  le  rôle  de  sauvegarde  rempli 
jusqu'au  bout  par  Victor.  Et,  comprenant  mieux,  il  souffrait 
davantage.  Car  toutes  ses  erreurs  des  derniers  jours,  calculs, 
efforts,  privations,  mécomptes,  humiliations,  regrets;  oui,  tout, 
et  l'espoir  même,  cela  lui  montait  aux  lèvres  comme  un  vo- 
missement :  il  voulait  se  plaindre  et  ne  pouvait  que  gémir. 
Elles  coulaient  cependant,  ses  larmes  de  soldat  et  d'homme  de 
cœur;  et,  venues  du  fond  de  son  être,  rien  qu'en  coulant,  elles 
lui  faisaient  du  bien.  Mais  le  Cosaque,  toujours  penché  vers  lui, 
le  caressa  du  geste  et  du  regard;  puis,  secourable  à  l'homme 
accablé,  souriant  à  celui  qui  pleurait,  il  leva  la  main  et,  du  doigt, 
lui  montra  le  ciel. 

XI 

Le  lendemain,  des  détachemens  nombreux  de  prisonniers 
partirent  de  Borisof  dans  toutes  les  directions.  L'un  d'eux,  fort 
de  cent  hommes  de  convoi  et  de  cinquante  soldats  d'escorte,  mar- 
chait à  destination  de  Kharkof;  Verdy  comptait  à  cet  effectif; 
avec  lui,  ce  Cosaque,  auteur  de  sa  blessure  et  de  sa  captivité,  qui 
s  était  fait  volontairement  son  garde  du  corps.  Celui-là  se  nommait 
Mikaïl  ;  bien  qu'il  n'eût  aucun  grade,  ses  camarades  respectaient 
en  lui  son  âge,  et  ils  lui  obéissaient. 

La  troupe  quittait  chaque  jour  le  gîte  vers  neuf  heures,  après 
avoir  mangé  la  ration  de  cacha;  le  soir,  en  arrivant,  on  faisait  un 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autre  repas,  et  les  abris  étaient  suffis  ans,  les  hôtes  charitables,  le 
sommeil  prolongé  paisiblement  jusqu'au  matin.  Après  tant  de 
souffrances,  cette  vie  régulière  dans  sa  tristesse,  assurée  dans  sa 
misère,  semblait  à  Verdy  comme  du  bonheur.  Sa  plaie  ne  saignait 
plus,  il  la  croyait  guérie.  Puis,  on  ne  lui  avait  pas  pris  tout  son 
or,  mais  seulement  celui  que  renfermaient  ses  poches  :  il  tàtait 
avec  satisfaction,  entre  sa  ceinture  cramoisie  et  son  gilet  écarlate, 
cette  bourse  qui  lui  garantissait  pour  longtemps  les  vivres,  les 
liquides,  et  les  vêtemens.  L'ennui  de  ne  pouvoir  parler  sa  langue 
lui  semblait  grand;  mais  il  découvrit  à  la  fin,  parmi  ces  rangs  de 
Polonais  et  de  Prussiens,  un  hussard  de  son  régiment  qu'il  n'avait 
pas  reconnu  d'abord.  En  effet,  cet  homme  plié  sur  lui-même, 
réduit,  défiguré,  cet  invalide  tout  noirci  par  la  fumée  des  feux  de 
bivouac  rappelait  peu  le  beau  conscrit  de  dix-huit  ans, arrivé  au 
régiment  deux  jours  avant  le  passage  du  Niémen.  Ses  paupières 
plissées  et  jointes  cachaient  ses  yeux  bleus;  seules,  ses  dents 
éclatantes  de  blancheur  dans  sa  bouche  souffrante,  prouvaient 
encore  de  la  jeunesse  et  de  la  santé.  Une  casaque  somptueuse  de  soie 
rose  brochée  d'argent,  qu'il  avait  taillée  lui-même  dans  quelque 
robe  de  bal,  cachait  son  habit  d'ordonnance,  tout  brûlé  et  déchiré. 
Il  ne  cessait  de  geindre  et  de  pleurer. 

—  J'avais  un  bon  petit  konia,  mon  lieutenant.  Il  me  portait 
mes  frusques,  mon  pain,  et  deux  bouteilles  de  rhum... 

Au  souvenir  de  ces  deux  bouteilles,  ses  gémissemens  l'inter- 
rompirent :  il  suffoquait  de  chagrin. 

—  Allons,  Maillet,  du  courage...  n'y  pense  plus  à  ton  konia. 
Moi  aussi  on  m'a  pris  mon  cheval...  Alors  tu  t'es  fait  ramasser 
devant  le  pont,  comme  les  autres? 

—  Oui,  mon  lieutenant. 

—  Et  pourquoi  n'as-tu  pas  passé? 

—  Je  voulais  bien  passer.  Mais  il  y  avait  du  feu  partout  sur  le 
bord;  les  autres  ne  passaient  pas  non  plus;  alors  j'ai  été  me 
chauffer  auprès  d'eux;  ils  m'ont  donné  de  leur  fricot. 

—  Et  tu  as  oublié  de  passer? 

—  Oui,  mon  lieutenant,  je  ne  sais  pas  comment  ça  m'est 
venu...  J'avais  chaud,  mon  lieutenant,  j'avais  chaud... 

Il  pleura  encore,  puis  il  se  reprit  à  dévider  ses  souvenirs. 
D'abord,  le  pont  de  gauche  s'était  cassé  dans  le  milieu.  Il  faisait 
nuit,  les  pontonniers  dormaient.  Alors  le  grand  général  maigre 
qui  ne  se  couchait  jamais  allait  pour  les  faire  relever  et  pour 
leur  commander  la  besogne.  Ils  n'en  pouvaient  plus,  ils  n'avaient 
pas  la  force  de  tenir  leurs  outils  ;  le  général  travaillait  avec  eux,  il 
choisissait  le  bois,  il  regardait  aux  forges  si  les  clous  étaient  bien 
forgés,  il  parlait  aux  ouvriers  pour  leur  donner  courage.  Il  venait 


RACHETE.  293 

aussi  près  des  traînards,  il  criait  qu'il  allait  les  faire  fusiller  s'ils 
ne  franchissaient  pas  ;  que  le  chemin  était  libre  ;  qu'il  fallait  profiter 
du  moment,  et  qu'on  trouverait  à  manger  sur  l'autre  bord.  On  le 
laissait  dire;  ce  n'était  pas  faim  qu'on  avait,  c'était  froid.  Puis,  le 
corps  des  Italiens  arrivait,  puis  la  garde  ;  dans  ces  momens-là,  il 
y  avait  bien  de  l'embarras  sur  les  ponts  ;  les  chevaux  crevaient  les 
planches  avec  leurs  pieds,  ils  s'y  cassaient  les  jambes,  on  ne 
pouvait  plus  les  déprendre;  il  fallait  les  jeter  à  la  rivière.  Et 
monsieur  le  maréchal  était  là  qui  sacrait  contre  tout  le  monde... 
Dans  la  maison  où  ils  couchèrent,  le  premier  soir  d'après 
leur  rencontre,  un  enfant  donna  à  Verdy  deux  pommes  cuites. 

—  Tiens,  Maillet,  partageons,  proposa  l'officier. 

Le  soldat  examina  le  fruit,  le  flaira,  y  mordit,  puis  le  rejeta 
avec  dégoût. 

—  Ce  n'est  pas  comme  les  pommes  de  chez  nous,  dit-il. —  Et 
dès  lors,  il  tomba  dans  cette  manie,  de  comparer  avec  ceux  de 
son  pays,  tous  les  objets  qu'il  rencontrait;  il  alla  jusqu'à  dire  que 
cette  neige  était  trop  blanche,  trop  froide,  et  que  la  neige  du  Jura 
valait  bien  mieux.  Il  dura  trois  jours  encore,  mais  il  s'abîmait 
d'heure  en  heure  dans  son  désespoir  plus  profond;  promenant 
autour  de  lui  des  yeux  hagards,  il  semblait  chercher  partout  sa 
conscience,  éparse  au  loin  sur  ces  choses  dont  se  composait  son 
immense  chagrin.  Pourtant,  il  retrouva  la  force  de  demander  si 
l'on  ne  devait  pas  bientôt  voir  des  côtes,  pourquoi  ce  pays  était 
si  plat,  quand  on  arriverait  au  bord  de  la  mer... 

La  troupe  quittait  Mohilef  par  un  beau  soleil  glacial,  elle  s'as- 
semblait pour  un  de  ces  appels  du  matin  où  manquaient  chaque 
fois  quelques  nouveaux  numéros,  quand  on  aperçut  ce  hussard 
accroché  sous  l'enseigne  d'une  boutique,  portant  des  épaulettesde 
neige  sur  sa  casaque  de  brocatelle.  11  était  sorti  pendant  la  nuit 
et  s'était  pendu. 

«  L'important,  voyez- vous,  c'est  de  vouloir  vivre...  »  Verdy 
se  ressouvint  à  propos  de  ces  paroles  capitales;  se  roidissant 
dans  cette  volonté,  il  se  fit  gaillard  pour  défiler  devant  le  cadavre. 
Il  fredonnait  un  refrain  de  bivouac  ;  pourtant  il  ne  put  empêcher 
ses  yeux  d'aller  et  de  dire  adieu  à  ce  mort  qui  avait  été  son  soldat 
et  son  serviteur. 

Dans  cet  instant  même,  sa  blessure  le  mordit  à  l'épaule,  et 
pliant  sous  cette  douleur  subite,  il  chancela  durant  une  seconde 
au  bord  d'un  de  ces  vertiges,  signes  de  mort  commençante  ou  de 
vie  suspendue,  qui,  depuis  ses  misères,  marquaient  de  leur  trouble 
aigu  toutes  ses  émotions.  Il  s'arrêta,  et  laissant  quelques  rangs 
s'écouler,  attendit  que  Mikaïl  arrivât  à  sa  hauteur. 

—  Tu  m'as  fait  mal,  vieux  sauvage...  je  souffre,  lui  dit-il,  — 


294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  il  se  remit  en  marche  à  côté  de  lui.  Le  Cosaque  le  comprenant 
aux  gestes, touché  par  son  accent  de  reproche,  porta  humblement 
la  main  à  son  bonnet.  Une  croix  de  cuivre  ornait  cette  coiffure; 
tout  autour  frisonnaient  d'abondantes  boucles  grises  sous  lesquelles 
souriait  un  singulier  visage  martial  et  fatigué,  humble  et  respec- 
table, bienveillant  et  dur. 

Dès  lors,  cramponné  à  la  hampe  de  la  lance,  s'adossanl  à  la 
balle  de  fourrage  que  portait  toujours  le  cheval,  Verdy  ne  quitta 
plus  Mikaïl.  Starodoub,  Gloukov...il  retrouva  plus  tard  ces  noms 
sur  la  carte,  en  suivant  avec  la  pointe  du  crayon  son  douloureux 
itinéraire.  Mais  peu  lui  importaient  alors  ces  lieux  pareils,  atteints 
au  bout  de  journées  pareilles  :  termes  quelconques,  posés  entre 
des  jours  de  silence  et  des  nuits  de  souffrance,  par  qui  la  fièvre 
succédait  à  la  marche,  et  la  maladie  à  la  fatigue.  Des  maisons 
irrégulières,  jetées  pêle-mêle  à  droite  et  à  gauche  de  la  rue,  des 
échoppes  étroites  marquées  de  noms  incompréhensibles,  des  clo- 
chers en  forme  de  poires,  des  traîneaux  qui  filaient,  des  gens 
emmitouflés  qui  râtelaient  la  neige  :  c'étaient  sans  cesse  les 
mêmes  images,  libres,  harmonieuses,  paisibles;  mais  elles  ne 
le  reposaient  plus  comme  après  les  premières  étapes  ;  elles  l'offen- 
saient plutôt  par  leur  douceur  même,  et  dansantes  dans  sa  tête 
au  rythme  troublé  de  son  cœur,  elles  moquaient  et  maudissaient 
sa  vie,  devenue  serve,  maladive  et  vagabonde.  Cependant,  quel- 
ques figures  rencontrées  se  gravaient  au  hasard  dans  sa  mémoire  ; 
il  les  y  retrouva  dans  la  suite,  sans  pouvoir  les  rattacher  à  des 
souvenirs  de  lieux.  Une  fille  l'agaça  un  jour  d'oeillades  et  de  sou- 
rires; elle  savait  des  mots  français  :  «  Je  vous  aime...  »,  «  vous 
êtes  jolie...  «...Ailleurs,  un  gros  moine  fleuri  l'exhorta  en  latin  à 
faire  pénitence,  l'avertissant  qu'il  comparaîtrait  bientôt  au  tribu- 
nal de  Dieu...  Un  savetier  lui  vendit  des  bottes  molles  avec  de  la 
graisse  pour  les  entretenir...  Un  valet  de  laboureur,  quittant  sa 
charrue,  vint  une  fois  jusqu'au  bord  du  chemin  ;  il  se  disait  soldat 
français;  après  Smolensk,  voyant  qu'on  allait  si  loin,  il  avait 
déserté  pour  se  faire  domestique;  il  retournerait  à  Montmartre  dès 
qu'il  aurait  gagné  l'argent  du  voyage... 

Mikaïl,  en  lui  faisant  chaque  soir  des  aumônes  de  pain  et  de 
lard,  lui  sauva  sans  doute  la  vie,  car  lui-même  n'avait  plus  l'éner- 
gie nécessaire  pour  se  procurer  des  alimens,  ou  seulement  pour 
les  défendre  une  fois  conquis.  Cependant,  réparer  ses  forces 
devenait  chaque  jour  plus  urgent,  à  mesure  que  la  règle  sauvage 
de  la  force  s'imposait  davantage  dans  ce  groupe  d'hommes  misé- 
rables, avilis,  retournés  aux  pratiques  de  la  concurrence  animale. 
La  dysenterie  et  d'autres  contagions  commençant  à  ravager  le 
troupeau,  les  rivalités  s'exercèrent  sans  merci,  car  ceux  qui  résis- 


RACHETÉ.  295 

taient  à  la  maladie  trouvaient  dans  leur  santé  un  avantage  dont 
ils  profitaient  avec  âpreté  ;  les  autres  déclinaient  plus  vite  par 
l'effet  de  cette  dure  sélection.  Une  nuit,  un  Cosaque,  en  faisant  sa 
ronde,  découvrit  un  sous-officier  allemand  occupé  à  étrangler  son 
voisin  de  litière.  On  lui  donna  le  knout,  on  lui  mit  les  menottes  ; 
et  il  suivit  patiemment,  stupidement,  attaché  à  la  queue  d'un 
cheval. 

Un  soir  qu'on  arrivait  dans  un  bourg  obscur  et  boueux,  il 
fallut  attendre  longtemps,  sous  la  neige,  devant  la  porte  du 
refuge.  Les  gens  du  lieu  discutaient,  leurs  lanternes  à  la  main,  ne 
sachant  pas  au  juste  qui  d'entre  eux  détenait  la  clef,  ni  ce  qu'il 
convenait  d'entreprendre  pour  soulager  ces  malheureux.  Un  petit 
vieux  parut  enfin,  auquel  les  autres  firent  de  vifs  reproches;  très 
honteux,  il  s'empressa  pour  ouvrir  et  peina,  souffla,  jusqu'à  ce 
que  la  serrure  eût  grincé  et  cédé.  On  le  vit  hésiter  sur  le  seuil 
de  l'antre,  suffoqué  par  l'odeur  de  cadavre  que  dégageait  cette 
gueule,  pleine  d'horreur  et  d'obscurité.  Les  premiers  qui  péné- 
trèrent derrière  lui  aperçurent  en  effet  dans  un  coin  un  corps 
putréfié  qu'ils  allèrent  jeter  au  loin.  Les  autres  suivirent  sans 
dégoût,  se  précipitèrent  vers  le  fond  de  l'abri,  se  battirent  entre 
eux  comme  des  chiens  pour  la  place  à  la  paille,  se  baugèrent 
dans  la  boue  comme  des  pourceaux.  Verdy,  pris  de  nausée,  resta 
debout  près  de  la  porte  en  s'appuyant  contre  le  mur.  Faible  à 
mourir,  épuisé  de  soif,  il  grelottait  et  bouillait  tout  à  la  fois  ;  et, 
de  sa  main  glacée  jusqu'à  son  épaule  ardente,  palpait  son  bras  et 
cherchait  sa  blessure.  Les  lèvres  de  la  plaie  bâillaient  et  gluaient 
sous  les  doigts;  à  l'entour,  une  enflure  déformait  le  membre, 
venait  douloureusement  au  contact  de  la  chemise.  Il  se  dévêtit, 
pensant  que  l'influence  de  l'air  froid  pourrait  atténuer  cette  brû- 
lure où  tout  son  sang  venait  se  consumer,  et,  demi-nu,  prolongea 
longtemps  dans  l'obscurité  cette  station  passive  et  douloureuse. 
Tout  lui  était  impossible,  la  guérison,  le  repos,  l'évasion,  la  mort 
même.  Puis  le  sentiment  prolongé  de  son  impuissance  le  stupéfia  ; 
et  l'amenant  à  une  rémission  momentanée  de  ses  misères,  le  jeta 
dans  un  fatigant  sommeil  tout  plein  de  rêves. 

Mikaïl  rentra,  tenant  à  la  main  une  chandelle  allumée  dont 
l'éclat  lui  faisait  cligner  les  yeux.  Il  levait  avec  précaution  les 
pieds,  comme  craignant  de  tomber  dans  la  paille  et  de  l'incendier. 
Son  regard  se  croisa  avec  celui  de  Verdy,  et  toute  sa  figure  respira 
aussitôt  la  compassion  et  le  repentir.  Il  s'approcha  du  malade, 
l'empuantit  de  son  odeur  d'eau-de-vie,  lui  prit  la  main,  examina 
la  blessure,  et  se  mit  à  hocher  la  tête  en  suivant  d'un  œil  atten- 
dri le  lacis  bleu  des  veines,  sous  la  peau  pourprée  et  distendue. 
Il  fit  le  signe  de  la  croix,  poussa^un  profond  soupir  et  ressortit. 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Son  pas  lourd  vagua  au  dehors,  s'éloigna,  revint.  Cependant,  la 
clarté  changeante  qui  veillait  sur  les  dormeurs  jetait  des  ombres 
variables  entre  les  corps  couchés  le  long  du  mur  ;  et  le  bruit  de 
cette  marche,  les  jeux  de  cette  flamme,  cette  alternance  de  formes 
humaines,  tout  prenait  part  au  malaise  de  Verdy,  tout  pesait  sur 
sa  conscience  et  comprimait  les  parois  de  son  cœur. 

Le  Cosaque  rapporta  en  souriant  un  seau  plein  d'eau,  retroussa 
ses  manches,  tira  un  linge  des  fontes  de  sa  selle;  puis,  sans  cesser 
de  parler  à  son  prisonnier  du  ton  lent  et  caressant  dont  on  raconte 
une  histoire  à  un  petit  enfant,  il  se  mit  à  laver  la  plaie.  La  fraî- 
cheur de  ce  contact  faisait  frissonner  Verdy;  entièrement  réveillé, 
il  s'am visait  des  gestes  attentifs  et  maladroits  par  lesquels  le 
soldat  s'étudiait  à  des  manières  de  chirurgien.  Le  chiffon  tomba 
au  fond  du  seau,  et  Mikaïl,  le  cherchant  à  tâtons,  promena  en  tout 
sens  son  gros  bras  rouge,  tandis  qu'une  flottante  pellicule  de 
glace  miroitait  à  la  clarté  de  la  chandelle.  Il  mit  le  comble  à  ses 
soins  en  régalant  son  blessé  d'une  gorgée  de  vodka;  lui-même  but 
ensuite,  par  politesse.  Satisfait  enfin  de  ses  bonnes  actions,  il 
passa  à  ses  devoirs  envers  sa  propre  personne. 

Il  ôta  sa  chouba  tout  usée  au  col  et  aux  manches  et,  le  torse 
nu,  se  mit  à  enduire  minutieusement  de  suif  la  surface  intérieure 
de  sa  chemise.  Il  se  rhabilla  ensuite,  dit  ses  prières,  s'allongea 
dans  la  paille  en  prenant  sa  selle  comme  oreiller.  Verdy,  cédant  à 
l'exemple  et  à  la  fatigue,  glissa  endormi  à  côté  de  lui. 

L'étape  du  lendemain  fut  longue.  D'un  bout  à  l'autre  de  la 
journée,  on  vit  la  campagne  se  modeler  et  changer  d'aspect;  de 
nombreux  villages  émergèrent  hors  du  désert  hivernal.  Leurs 
petites  maisons  frileuses  fumaient  doucement,  fermées  sur  elles- 
mêmes,  mortes  à  toute  vie  extérieure.  La  route,  affranchie  de 
cette  raideur  rectiligne  avec  laquelle  elle  perçait  tantôt  la  steppe, 
contournait  maintenant  les  croupes  et  s'en  allait  d'un  mouvement 
sinueux  que  soulignait  le  cordon  des  poteaux,  posés  de  verste  en 
verste. 

«  Eh  bien!  quand  je  mourrais?...  »  songeait  Verdy  sans 
ennui;  et  cette  passivité  était  à  elle  seule  un  signe  assez  grave 
d'usure  totale  et  de  déclin. 

Pour  la  première  fois,  sa  fièvre  n'avait  pas  décru  au  matin; 
ébloui  d'apparences  lumineuses,  assourdi  de  tintemens  d'oreilles,. 
il  soutenait  de  sa  main  saine  son  bras  malade,  insupportable  à 
son  épaule.  A  la  halte  de  midi,  il  s'évanouit.  Les  Cosaques  le 
remirent  debout  par  quelques  rasades  d'eau-de-vie,  et  il  alla 
deux  heures  encore,  ivre  et  gémissant.  Tombé  de  nouveau,  il  ne 
put  plus  se  relever.  Alors,  Mikaïl  l'établit  sur  son  cheval.  Il  le 
tâtait  par  intervalles,  craignant  qu'il  ne  vînt  à  geler,  et  le  des- 


RACHETÉ.  297 

cendait,  le  contraignait  à  marcher.  Ils  traversèrent  ainsi  une 
forêt,  puis  ce  fut  le  soir;  et,  comme  il  y  avait  des  maisons  tout 
auprès,  le  chef  du  détachement  prit  son  parti  de  s'arrêter  là  pour 
y  passer  la  nuit. 

Une  avenue  s'embranchait  à  gauche  sur  la  route  et  gagnait 
une  sorte  de  petit  château  à  deux  ailes  et  à  deux  étages,  ouvert 
sur  sa  façade  par  une  vérandah  ;  un  autre  chemin  se  dirigeait  à 
droite  vers  des  maisons  de  dépendance,  groupées  en  un  tout  petit 
village.  Le  détachement  attendit  à  ce  carrefour,  tandis  que  l'offi- 
cier montait  au  perron,  frappait  à  la  porte  et  demandait  la  cou- 
chée. Il  reparut,  disant  le  nom  du  lieu,  Bieli-Khoutor,  et  celui 
du  propriétaire,  Gvozdef.  Le  barine  chassait  au  bois  depuis  le 
matin;  il  fallait  l'attendre,  car  il  était  très  colère,  et  personne,  en 
son  absence,  n'osait  admettre  des  étrangers  chez  lui. 

Cependant  deux  femmes  enveloppées  de  pelisses  parurent  au 
bout  de  l'avenue.  L'une  devançait  l'autre,  qui  semblait  ne  s'ap- 
procher qu'à  regret.  Bientôt  on  put  voir  le  détail  de  leur  costume 
et  de  leur  visage,  et  distinguer  la  maîtresse  de  la  suivante,  la 
jeune  fille  de  la  vieille  gouvernante.  Derrière  elles,  des  domes- 
tiques portaient  dans  des  paniers  et  dans  des  vases  du  pain,  du 
sel,  du  beurre,  du  lait  et  du  thé. 

—  Allons,  levez-vous!  Gains  !  maudits!  ces  bonnes  âmes  vont 
vous  faire  la  charité,  criaient  les  Cosaques  à  ceux  qu'ils  escor- 
taient. 

Les  retournant  à  coups  de  pied,  les  poussant  avec  leurs 
perches,  ils  les  obligèrent  à  se  redresser  et  à  s'aligner.  Seul,  Verdy 
demeura  étendu  à  terre;  Mikaïl,  debout  auprès  de  lui,  empêchait 
qu'on  ne  le  maltraitât. 

—  Vois  comme  celui-là  est  pâle,  Sacha,  disait  la  jeune  fille 
arrêtée  devant  lui;  et,  tenant  à  la  main  un  verre  rempli  de  thé 
fumant,  elle  s'avança  davantage. 

—  Il  ne  veut  pas  boire  !  poursuivit-elle  avec  consternation 
quand  Verdy,  soutenu  par  Mikaïl,  eut,  d'un  violent  mouvement  de 
tête,  détourné  et  répandu  le  breuvage. 

—  C'est  la  fièvre  qui  le  tient  dans  le  corps,  expliqua  Mikaïl. 
Offrez-lui  une  boisson  froide,  et  il  boira.  Il  n'a  soif  que  d'eau 
glacée;  quand  je  ne  lui  trouve  pas  d'eau,  il  mange  de  la  neige. 
Il  ne  se  défend  plus  contre  le  mal  ;  il  désire  la  mort. 

—  Hélas!  un  si  jeune  homme!...  C'est  un  Français,  je  le  re- 
connais bien  à  sa  mine.  Est-il  officier? 

—  Oui,  il  a  la  croix  d'honneur  que  leur  Empereur  leur  donne. 
Je  peux  vous  dire  qu'il  est  brave,  car  c'est  moi  qui  l'ai  blessé, 
par  malheur,  en  le  faisant  prisonnier.  Il  arrivait  au  galop  sur 
nous,  pour  nous  traverser,  tout  seul  contre  nous  tous.  Alors,  je 


298  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'ai  touché  au  bras  avec  ma  lance.  Depuis  ce  temps-là,  je  le  garde 
et  je  le  nourris;  il  n'y  a  pas  plus  d'une  heure,  je  l'ai  encore  em- 
pêché de  geler.  Mais  malgré  tout,  son  mal  augmente  ;  je  crains 
bien  que  Dieu,  pour  mes  péchés,  ne  le  fasse  mourir... 

La  jeune  fille  s'écarta  pour  conférer  tout  bas  avec  la  gouver- 
nante :  on  vit  la  vieille  stupéfaite  lever  les  bras  au  ciel. 

—  Ecoute,  Sacha,  conformons-nous  à  la  parole  de  Dieu.  De- 
mandons aux  soldats  qu'ils  nous  donnent  celui  qui  souffre  ;  et  s'ils 
refusent,  nous  les  paierons... 

—  Y  pensez-vous,  Véra  Ivanovna!  Acheter  cet  homme  !  Et  que 
dira  le  barine  ? 

—  Il  se  fâchera,  c'est  sûr.  Mais  sa  colère  ne  peut  pas  me  faire 
mourir,  tandis  que  mon  indifférence  à  moi  peut  faire  mourir 
cette  pauvre  créature  de  Dieu.  Vois  comme  son  existence  tient  à 
peu  de  chose  ;  un  mot  peut  en  décider.  Son  âme  elle-même  hésite 
entre  ce  monde-ci  et  l'autre;  il  est  malheureux  au  point  de 
désirer  la  mort.  Eh  bien  !  rachetons-le,  et  nous  lui  ferons  désirer 
la  vie.  Sacha,  pense  à  sa  mère  et  à  sa  sœur...  Qui  sait,  peut-être 
est-il  marié?  pense  à  ses  petits  enfans,  Sacha.  Va  trouver  le  chef 
des  soldats  et  dis-lui  que  je  lui  paierai  la  somme  qu'il  voudra. 
Dis-lui  que  nous  donnerons  un  médecin  au  malade,  et  que  nous 
garderons  le  prisonnier;  et  quand  la  guerre  sera  finie,  nous  le 
renverrons  libre  et  guéri,  à  la  grâce  de  Dieu.  Va,  Sacha...  Je 
paierai  la  somme  en  pièces  d'or. 

La  vieille  hésita,  soupira,  se  signa,  obéit,  puis  revint  avec  la 
réponse  du  commandant. 

—  De  l'eau-de-vie,  dis-tu,  Sacha  ?  Ah  !  les  pécheurs  !  Mais,  va, 
ils  ne  m'empêcheront  pas  de  faire  le  bien.  Donne-leur  un  peu 
d'eau-de-vie,  puisqu'ils  le  veulent,  très  peu,  pas  assez  pour  qu'ils 
s'enivrent. 

Verdy,  comprenant  qu'il  s'agissait  de  lui,  s'était  à  demi  relevé. 
Appuyé  sur  le  coude,  il  observait.  Par  une  de  ces  intuitions 
instinctives  qui  n'abandonnent  pas  l'homme  le  plus  menacé,  il 
devinait  que  cette  enfant,  avec  sa  charité,  pouvait  être  un  dernier 
recours;  voulant  lui  plaire,  il  se  redressa  davantage  pour  libérer 
son  bras  gauche,  et,  du  bout  des  doigts,  jeta  vers  elle  plusieurs 
baisers. 

Elle  le  vit,  le  comprit,  et  lui  sourit. 

Le  chef  des  soldats  exigea  d'elle  un  papier  par  lequel  elle  dé- 
clarait prendre  volontairement  le  blessé  dans  sa  maison  et  pro- 
mettait de  le  rendre  à  la  première  réquisition  de  l'autorité  mili- 
taire. Cependant,  Sacha  préparait  le  lit,  allumait  le  poêle  dans 
une  chambre  vide  du  premier  étage  ;  les  Cosaques  commençaient 
sous  la    voûte    du  vestibule  un  piansivo   copieux.  Puis  deux 


RACHETÉ.  299 

domestiques  suivis  par  Mikaïl  allaient  ramasser  le  malade   au 
bord  du  chemin  et  le  rapportaient  assis  sur  une  chaise. 

—  Doucement,  vous  autres,  commandait  le  Cosaque  qui,  fort 
incapable  de  se  diriger  lui-môme,  prétendait  diriger  les  porteurs. 
Je  vous  dis  que  c'est  son  bras  droit  qui  est  blessé...  Pas  de 
secousse...  Vous  marchez  tout  de  travers.  Ah!  les  gueux!  Leur 
chemin  est  plein  d'embûches  ! 

Plus  il  parlait  et  s'évertuait,  plus  son  ivresse  s'aggravait. 
Arrivé  devant  la  maison,  il  était  en  plein  attendrissement. 

—  Ah  !  vache  blagorodié !  (1)  disait-il  humblement  à  Verdy. 
Pardonnez  au  soldat  Mikaïl  !  Pourquoi  faut-il  qu'en  ce  moment 
mon  jugement  soit  un  peu  troublé?  Peut-être  ai-je  trop  bu  d'eau- 
de-vie  à  votre  santé?  Ah!  comme  Dieu  m'éprouve  ! 

Il  se  mit  à  genoux  par  terre,  fit  sa  prière,  frotta  son  visage 
avec  de  la  neige,  et  s'en  couvrit  la  tête  comme  d'une  cendre  de 
repentir. 

—  Pomilouï,  Boje  moi ,  pomilouï  (2)...  disait-il,  demandant  au 
ciel  la  consolation  de  son  chagrin,  la  restauration  de  ses  facultés. 
A  la  fin,  il  se  releva,  convaincu  qu'il  n'était  plus  ivre,  et  revint 
en  chancelant  vers  Verdy. 

—  Si  je  vous  avais  connu  comme  je  vous  connais,  balbutia- 
t-il...  Gloire  à  Dieu!...  Je  ne  vous  aurais  pas  frappé...  Mainte- 
nant, il  faut  que  je  vous  bénisse,  car,  sûrement,  nous  ne  nous 
reverrons  plus  en  ce  monde... 

—  Que  nie  veut-il  donc  ?  songeait  Verdy  à  qui  les  détails  de 
cette  scène  avaient  en  partie  échappé.  Mais  un  geste  suffit  à  lui 
résumer  toutes  les  paroles  :  ce  fut  le  geste  de  cette  vieille  main, 
sortant  de  la  chouba  pelée,  qui  traçait  sur  son  front  le  signe  de 
la  croix.  Et  les  serviteurs  entrèrent  dans  la  maison. 


XII 

Il  était  nuit  close.  Gvozdef  revenait  en  traîneau  de  la  chasse, 
car  une  douleur  de  jambe,  dont  il  souffrait  depuis  sa  cinquan- 
tième année,  l'empêchait  de  monter  à  cheval.  Il  avait  tué  deux 
renards,  dont  il  rapportait  les  dépouilles  pour  s'en  faire  une 
pelisse  d'automne.  Mais  de  grands  feux  aperçus  de  loin,  tout 
autour  de  son  village,  l'inquiétèrent;  et  les  reconnaissant  pour 
les  cuisines  improvisées  par  la  troupe  des  Cosaques  et  des  pri- 
sonniers, il  arriva  fort  irrité  aux  premières  maisons. 

—  Je  pense  que  tous  ces  Egyptiens  sont  venus  de  l'enfer  exprès 

(1)  Votre  haute-naissance. 

(2)  Ayez  pitié,  mon  Dieu,  ayez  pitié!... 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  incendier  mon  domaine,  grogna-t-il  en  menaçant  de  sa  canne 
son  garde  Goloborodko. 

—  Véra  Ivanovna  nous  a  commandé  de  les  recevoir,  de  leur 
prêter  nos  marmites,  d'étendre  pour  eux  de  la  paille  sous  les 
hangars.  Elle-même  a  recueilli  chez  vous  un  capitaine  français... 

—  Un  Français  chez  moi  !...  Touche  au  château,  Micha  ! 
Les  chevaux  repartirent  au  galop. 

—  Plus  vite  !  leur  commandait  le  maître,  sifflant  lui-même 
entre  ses  vieilles  dents.  Ils  tournèrent  dans  la  cour  et  ralentirent, 
connaissant  bien  la  courbe  qu'il  leur  fallait  décrire  là,  en  éteignant 
l'allure.  Déjà  Gvozdef,  appuyé  sur  son  bâton,  avait  sauté  hors  du 
véhicule;  il  poussa  violemment  la  porte,  sans  attendre  qu'on  lui 
ouvrit.  Derrière  lui,  les  domestiques  posèrent  sur  les  dalles  les 
peaux  sanglantes  des  animaux. 

—  Que  je  suis  contente  que  vous  ayez  tué  deux  renards  !  dit 
Véra,  descendue  rapidement  à  sa  rencontre;  et  elle  baisa  la  main 
que  le  vieillard  retirait  de  la  moufle  épaisse. 

—  Et  moi  je  suis  mécontent,  répondit-il  avec  calme,  sa  rage 
s'étant  brusquement  apaisée  à  la  vue  de  la  jeune  fille.  Son  bonnet 
ôté,  il  se  mit  à  peigner  avec  ses  doigts  sa  barbe  rousse  et  blanche, 
toute  chargée  de  givre. 

—  Oui,  mécontent...  Au  moment  où  je  rentre  chez  moi  et 
demande  si  nos  armées  ont  remporté  une  nouvelle  victoire  sur 
les  incroyans,  j'apprends  que  vous  avez  abrité  sous  mon  toit  un 
de  ces  maudits. 

—  Mon  père,  c'est  un  officier  blessé...  J'ai  craint  pour  vous 
qu'il  ne  mourût  devant  votre  porte. 

Ils  montaient  l'escalier  côte  à  côte,  la  main  dans  la  main; 
Véra  reprit  : 

—  Vous  a-t-on  dit  toute  la  vérité?  Les  chefs  des  Cosaques 
refusaient  de  me  céder  le  prisonnier;  j'ai  dû  payer  pour  l'avoir. 

—  Payer  pour  avoir  chez  vous  votre  ennemi?...  Avec  mon 
argent!...  Payer  ce  chien  avec  mon  argent!  Pourquoi,  dites, 
pourquoi  avez-vous  fait  cela  ? 

Il  lui  serrait  le  poignet  et  la  menaçait  de  ses  yeux  fauves, 
tout  pétillans  de  haine  au  fond  de  sa  figure  velue.  Elle  pâlit  un 
peu,  mais  ne  faiblit  pas  : 

—  Mon  père,  ne  viens-je  pas  de  vous  le  dire?...  Je  l'ai  acheté 
pour  le  soigner. 

Art  Roë. 
(La  dernière  partie  ait  prochain  numéro.) 


LE  RÈGNE  DE  L'ARGENT 


(i) 


LES  SOCIÉTÉS  PAR  ACTIONS,  LE  PATRONAGE 
ET  LE  PROGRÈS  SOCIAL 


Les  grandes  compagnies,  les  sociétés  par  actions,  sont  un  obs- 
tacle à  l'omnipotence  de  l'Etat,  partante  l'oppression  de  l'individu 
par  la  collectivité  et  à  l'asservissement  de  la  collectivité  par  les 
agens  du  pouvoir.  Les  compagnies  barrent  la  route  au  collecti- 
visme, et,  nous  croyons  l'avoir  amplement  démontré,  tous  ceux 
qui  s'efforcent  de  renverser  cette  barrière  travaillent,  bon  gré, 
mal  gré,  à  frayer  le  chemin  au  collectivisme  (2).  Les  grandes 
sociétés  anonymes  sont,  par  le  fait  même  de  leur  existence,  un 
rempart  des  libertés  privées  et  des  libertés  publiques;  car  elles  ne 
pourraient  être  remplacées  que  par  des  monopoles  d'Etat,  et, 
publiques  ou  privées,  toutes  les  libertés  seraient  atteintes,  du 
même  coup,  par  la  multiplication  des  monopoles  d'Etat.  Natio- 
naux ou  municipaux,  les  monopoles  transformeraient  peu  à  peu 
les  citoyens,  de  producteurs  et  de  consommateurs  libres,  en  fonc- 
tionnaires révocables  et  en  cliens  forcés  de  l'Etat.  La  liberté, 
dans  ce  qu'elle  a  d'essentiel,  se  trouve  donc  solidaire  des  compa- 
gnies, c'est-à-dire  de  la  libre  association  des  capitaux;  mais  cela 
échappe  au  vulgaire.  Les  libertés  qui  lui  sont  ainsi  garanties,  il 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  mars,  15  avril,  15  juin  1894  et  15  février  1895. 

(2)  Voyez,  en  particulier,  dans  la  Revue  du  15  février,  l'étude  ayant  pour  titre  : 
les  Grandes  Compagnies,  l'État  et  le  Collectivisme. 


302  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  les  sent  pas,  il  n'en  a  pas  conscience  ;  elles  sont   en   quelque 
sorte  invisibles  au  public  qui  en  profite. 

Au  lieu  de  reconnaître  les  compagnies  pour  ce  qu'elles  sonl 
réellement,  malgré  tous  leurs  défauts,  —  un  des  boulevards  de 
ses  libertés,  —  la  foule,  presque  partout  nourrie  de  préjugés,  se 
plaît  à  les  dénoncer  comme  des  puissances  oppressives.  On  accuse 
leur  tyrannie  à  la  fois  vis-à-vis  du  public  et  vis-à-vis  de  leurs 
employés,  de  leurs  ouvriers.  Uniquement  soucieuses  de  grossir 
le  dividende  de  leurs  actionnaires,  les  compagnies,  assure-t-on, 
laissent  percer  partout  une  indifférence  cynique  pour  les  commo- 
dités du  public,  comme  pour  le  bien-être  de  leur  personnel,  ran- 
çonnant l'un,  exploitant  l'autre,  sans  voir  dans  leur  clientèle, 
comme  dans  leurs  ouvriers,  autre  chose  qu'une  éponge  à  suer  des 
écus.  Voilà,  n'est-il  pas  vrai?  un  double  grief  qu'on  ne  nous  per- 
mettrait point  de  passer  sous  silence. 

I 

Que  le  public  soit  la  victime  des  compagnies  et  qu'il  ait  in- 
térêt à  leur  substituer  partout  l'Etat,  cela  ne  peut  être  soutenu 
que  des  braves  gens  qui  se  font  de  l'Etat  une  idée  chimérique, 
se  le  représentant  comme  un  être  surhumain,  doué  de  toutes  les 
perfections,  et  oubliant  ce  que  sont,  en  fait,  les  administrations 
publiques.  Les  services  de  l'Etat,  nous  l'avons  déjà  dû  constater, 
sont  presque  toujours  plus  dispendieux  que  ceux  des  compagnies; 
bien  peu  échappent  à  cette  maladie  administrative  qu'on  appelle 
«  le  coulage  »  ;  et  il  est  rare  qu'ils  compensent  leur  cherté  par 
leur  supériorité.  On  se  plaint,  par  exemple,  des  lenteurs  ou  du 
manque  d'égards  des  employés  des  compagnies  ;  mais  je  n'imagine 
point  que  pour  les  rendre  plus  polis,  plus  prompts,  plus  préve- 
nans,  plus  patiens  envers  le  public,  il  n'y  ait  qu'à  les  changer  en 
fonctionnaires  et  qu'à  convertir  leur  casquette  en  képi.  Le  droit 
à  l'indolence  et  à  l'insolence  n'est-il  pas  de  ceux  que  s'arrogent 
volontiers  les  plus  minces  fonctionnaires? Quant  aux  comptables 
et  aux  commis  qui  soupirent  après  le  titre  d'employé  de  l'Etat, 
je  doute  qu'il  leur  rapporte  rien,  si  ce  n'est  la  faculté  de  som- 
meiller sur  leur  pupitre,  accordée  si  largement,  dans  les  bureaux 
de  nos  ministères,  à  tant  de  chefs  et  de  sous-chefs. 

Pour  le  public,  une  chose  est  claire,  qu'on  ne  saurait  trop  lui 
rappeler  :  la  conversion  des  compagnies  en  services  de  l'Etat  lui 
ferait  perdre,  le  plus  souvent,  un  droit  de  recours.  On  sait  combien, 
chez  nous,  il  est  difficile  d'avoir  un  recours  contre  l'Etat;  com- 
bien coûteux  et  malaisé  de  se  faire  rendre  justice  par  lui.  Il  est, 


LE    RÈGNE    DE    L'ARGENT.  303 

d'habitude,  juge  et  partie  à  la  fois.  Il  s'attribue,  chez  nous  au 
moins,  dans  notre  patient  pays  de  France,  des  privilèges  qu'il 
dénie  à  tout  autre.  En  dépit  de  tant  de  révolutions,  il  est  tou- 
jours prompt  à  faire  valoir  sa  souveraineté  ;  il  pratique  sans 
scrupule  le  quia  nominor  leo.  Qui  agit  ou  parle  en  son  nom  est 
enclin  à  traiter  le  public  de  haut,  comme  un  seigneur  son  vassal. 
S'il  reste, dans  notre  République,  des  traces  de  l'ancien  régime, 
c'est  là  surtout,  dans  l'attitude  de  l'Etat  et  dans  les  procédés  de 
ses  agens  vis-à-vis  des  particuliers.  L'abolition  du  droit  divin  n'y 
a  rien  changé;  pour  parler  au  nom  du  peuple, les  fonctionnaires 
n'en  sont  peut-être  que  plus  arrogans.  Le  moindre  commis, 
parodiant  Louis  XIV,  semble  marmotter,  derrière  son  guichet  : 
«  L'Etat,  c'est  moi!  »  —  Bref,  chaque  fois  qu'un  service  passe 
des  mains  d'une  société  aux  mains  de  l'Etat,  le  public  y  perd 
deux  choses  :  une  garantie  et  un  recours  (4). 

Quant  aux  bonnes  âmes  qui  se  plaignent  de  la  rapacité  des 
compagnies  et  qui  se  persuadent  que,  pour  abaisser  les  prix  et 
les  tarifs,  il  n'y  aurait  qu'à  substituer  l'Etat  aux  sociétés  privées, 
elles  oublient  que,  le  plus  souvent —  pour  les  chemins  de  fer,  pour 
les  omnibus,  pour  le  gaz,  pour  les  eaux  —  l'élévation  apparente  des 
tarifs  est  le  fait  même  des  impôts  et  des  taxes  mis  par  l'Etat  et 
par  les  municipalités;  si  bien  que,  d'habitude,  l'État  et  les  villes 
prélèvent,  sur  toutes  les  affaires,  incomparablement  plus  que  le 
capital  et  les  actionnaires  (2).  Le  fisc  est  autrement  vorace  que  le 

(1)  .C'est  ainsi  que,  pour  les  postes  et'  les  télégraphes,  l'État  n'admet  pas  d'être 
rendu  responsable  des  retards  ou  des  erreurs  du  service,  et  pour  le  télégraphe  no- 
tamment, les  erreurs  sont  fréquentes  et  portent  souvent  un  préjudice  réel.  De  ces 
erreurs  de  l'administration  des  télégraphes,  dont  il  est  inutile  de  se  plaindre,  j'en 
puis  citer  une  qui  m'a  mis  dans  l'embarras,  il  y  a  quelques  mois.  Je  devais  aller 
à  Lille  inaugurer  une  série  de  conférences  placées  sous  le  patronage  du  Comité  de 
Défense  et  de  Progrès  social,  lorsque,  à  ma  grande  surprise,  le  22  janvier  dernier, 
je  reçus  un  télégramme  ainsi  libellé  :  Conférences  lilloises  commenceront  vendredi 
sans  votre  présence.  J'allais  renoncer  à  partir,  quand  une  lettre  m'apprit  qu'onm'at- 
tendait  toujours.  On  m'avait  télégraphié  de  Lille  :  Conférences  commenceront  sous 
votre  présidence. 

(2)  Je  pourrais  citer,  de  nouveau,  l'exemple  des  Compagnies  de  voitures  et 
d'omnibus  de  Paris  qui  payent  à  l'État  et  à  la  Ville,  en  droits,  redevances  et  taxes 
de  toute  sorte,  doux  et  trois  fois  plus  qu'elles  n'attribuent  à  leurs  actionnaires.  Ainsi 
les  Omnibus  de  Paris  ont,  en  1892,  supporté  121  francs,  en  1893,  131  francs  de  taxes 
diverses  par  action,  tandis  que  le  dividende  distribué  à  chacune  des  actions  ne  mon- 
tait qu'à  40  francs.  L'État  et  la  Ville  prélèvent  ainsi  trois  fois  plus  que  le  capital. 
Voyez  le  Rapport  du  Conseil  d'administration  pour  Vannée  1893.  Quant  à  la  Compa- 
gnie générale  des  Voitures  de  Paris,  elle  payait  à  l'État  et  à  la  Ville,  en  1893, 
68,40  pour  100  de  ses  bénéfices  bruts.  Pour  le  bénéfice  net,  la  recette  quotidienne 
d'une  voiture  de  place  était  en  moyenne  de  15  fr.  43,  prix  de  location  de  la  voiture 
au  cocher.  Sur  cette  somme  l'État  et  la  Ville  percevaient  en  impôts  2  fr.  44  et  le 
capital  seulement  11  centimes.  En  d'autres  termes,  une  voiture  qui  rapportait  net 
39  fr.  37  pour  l'année,  payait  890  fr.  75  d'impôts.  Voyez  le  Rapport  du  Conseil  d'ad- 
ministration à  l'assemblée  générale  du  30  avril  1894. 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

capital;  et,  pour  satisfaire  sa  faim  toujours  dévorante,  le  fisc  a  des 
complaisans  qui  s'ingénient  à  lui  fournir  de  nouveaux  alimens, 
multipliant  à  son  profit  le  papier  timbré  et  les  formalités  coû- 
teuses. Nous  en  avons  eu  un  exemple  récent  avec  l'administration 
des  postes  et  télégraphes,  lorsque,  pour  forcer  ses  recettes,  elle  a 
essayé  d'imposer  au  public  l'usage  d'adresses  inutilement  détail- 
lées, allant,  en  certaines  villes,  jusqu'à  refuser  de  distribuer  les 
télégrammes  expédiés  aux  personnes  les  plus  connues  (1). 

Que  si,  par  intérêt  électoral  ou  par  réclame  politique,  l'État, 
en  s'emparant  de  quelque  entreprise  privée,  renonce  temporaire- 
ment à  un  impôt  et  abaisse  les  tarifs,  c'est  presque  toujours  en  se 
dédommageant,  d'ailleurs,  sur  les  contribuables,  car  l'État  n'est 
jamais  généreux  qu'aux  dépens  du  public. 

Mais  c'est  trop  insister  sur  une  vérité  assez  claire  d'elle-même. 
Venons-en  aux  ouvriers,  au  personnel  des  compagnies.  Laissons 
les  considérations  économiques  ou  politiques  pour  le  point  de  vue 
social.  Aussi  bien,  est-ce,  quant  à  nous,  celui  vers  lequel  nous 
courons  partout  de  préférence. 

II 

Voyons  quelle  est  la  situation  faite  à  la  main-d'œuvre  humaine 
par  les  sociétés  anonymes. 

Est-il  donc  vrai  que  les  compagnies  soient  particulièrement 
oppressives  pour  les  travailleurs;  qu'elles  écrasent  l'ouvrier; 
qu'elles  le  broient  dans  leurs  engrenages  d'acier;  qu'à  tout  le 
moins  elles  fassent  de  lui  un  esclave  attaché  à  sa  machine,  comme 
l'esclave  antique  à  sa  meule,  et  que  pour  affranchir  le  travail  il  n'y 
ait  d'autre  moyen  que  de  supprimer  les  compagnies  ? 

Oui ,  il  fut  peut-être  un  temps ,  vers  la  première  moitié  du 
siècle,  où  les  sociétés  par  actions,  encore  nouvelles  et  comme 
novices,  se  préoccupaient  peu  du  sort  de  leurs  ouvriers.  Beaucoup 
semblaient  ignorer  ce  qu'on  a,  depuis,  si  bien  nommé  «  le  devoir 
social.  »  Encore, cette  sorte  d'inconscience  n'était  elle  nullement 
particulière  aux  compagnies  anonymes,  aux  sociétés  par  actions  : 
la  faute  en  incombait  au  régime  nouveau  du  travail,  à  l'introduc- 
tion des  machines,  à  la  rapidité  des  transformations  mécaniques 
qui,  par  leur  importance  et  par  leurs  exigences,  reléguaient  la 
main-d'œuvre  au  second  plan.  Capitalistes,  entrepreneurs,  indus- 

(1)  La  prétention  de  certains  directeurs,  dans  le  département  du  Nord  en  par- 
ticulier, était,  on  se  le  rappelle,  d'intercepter  tout  télégramme  qui,  à  la  suite  du 
nom  du  destinataire,  ne  portait  pas  le  nom  de  la  rue  et  le  numéro  de  la  maison  qu'il 
habitait,  son  domicile  fût-il  connu  de  tous. 


LE    RÈGNE    DE   i/ ARGENT.  305 

triels,  en  proie  à  la  fièvre  des  affaires  et  avant  tout  soucieux 
du  nouvel  outillage  et  des  facteurs  matériels  de  la  production, 
croyaient  faire  assez  pour  l'ouvrier  en  lui  fournissant  du  travail. 
L'industrie,  encore  à  ses  débuts,  tout  entière  à  son  œuvre  de  trans- 
formation de  la  matière,  ne  pouvait  se  sentir  charge  d'âmes.  Les 
ouvriers  eux-mêmes,  délaissant  la  terre  et  les  champs  pour  s'en- 
tasser dans  les  noires  usines,  ne  réclamaient  de  leurs  patrons  que 
de  l'ouvrage,  satisfaits  des  salaires  relativement  élevés  que  leur 
payaient  les  grandes  manufactures.  Pour  toucher  quelques  francs 
de  plus  par  semaine,  ils  s'estimaient  heureux  de  pousser  vers  les 
ateliers  leurs  femmes  et  leurs  enfans.  Entre  les  patrons,  souvent 
éloignés,  et  ces  armées  nouvelles  d'ouvriers,  entre  le  capital  et  le 
travail  procédant  l'un  et  l'autre  par  grandes  masses,  il  semblait, 
en  bonne  conscience,  que  tout  fût  réglé  par  le  contrat  de  louage, 
sans  que  le  patron  eût  à  s'inquiéter  d'autre  chose  que  de  la  durée 
du  travail  et  du  taux  du  salaire. 

La  richesse  mobilière,  je  crois  l'avoir  déjà  noté  (1),  semblait, 
à  cet  égard,  décidément  inférieure  à  la  richesse  territoriale,  et 
l'industrie  à  la  propriété.  Tandis  que,  presque  partout,  le  pro- 
priétaire foncier,  noble  ou  bourgeois,  témoignait  à  ses  fermiers, 
à  ses  métayers,  à  ses  paysans,  à  ses  voisins  même,  une  bienveil- 
lance traditionnelle,  entretenant  avec  eux  des  rapports  per- 
sonnels, d'homme  à  homme,  de  famille  à  famille,  les  soutenant 
au  besoin  de  son  appui  moral  et  matériel,  les  chefs  d'industrie 
se  désintéressaient  trop  souvent  du  sort  des  ouvriers,  des  salariés 
employés  par  leurs  manufactures.  Si,  dans  les  petits  ateliers,  la 
coutume,  la  fréquence  des  rapports  directs  nouaient  encore,  d'ha- 
bitude, entre  le  patron  et  ses  ouvriers,  des  liens  de  patronage,  il 
en  était  autrement  dans  les  grandes  usines,  où  les  bras  se  comp- 
taient par  centaines  et  par  milliers,  où  le  personnel  ouvrier  était 
souvent  instable,  grossissant  ou  diminuant  selon  la  marche  des 
affaires  et  le  chiffre  des  commandes.  Un  des  maux  de  la  grande 
industrie,  le  principal  vice  peut-être  du  nouveau  régime  manu- 
facturier, tel  qu'il  apparaît  d'abord  au  xixe  siècle,  c'est  la  sépara- 
tion des  deux  facteurs  humains  de  la  production,  l'isolement  du 
capital  et  du  travail,  du  patron  et  de  l'ouvrier. 

Cet  isolement,  dont  toute  la  classe  ouvrière  allait  pâtir, 
semblait  devoir  atteindre  son  maximum  et  produire  ses  pires 
effets  avec  les  sociétés  anonymes,  alors  que  le  patron,  devenu 
en  quelque  sorte  impersonnel,  perdait  tout  contact  avec  l'ou- 
vrier.  Entre  les  deux,   semblait-il,   plus  de  rapports  humains. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  lo  avril  1894. 

tome  cxxix.  —  1895.  20 


3D6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  administrateurs  des  sociétés  par  actions,  réunis,  une  fois  la 
semaine,  au  siège  social,  souvent  loin  des  ateliers,  à  l'abri  du 
ronflement  importun  des  machines  et  des  métiers,  ne  devaient- 
ils  point  avoir  pour  unique  sonci  de  grossir  ou  de  maintenir  le 
dividende  annuel?  Les  actionnaires,  simples  porteurs  de  parts, 
rassemblés,  une  fois  par  an,  dans  une  salle  de  location,  pour 
approuver  les  comptes  de  l'année,  pouvaient-ils  s'inquiéter  d'autre 
chose  que  du  chiffre  des  bénéfices?  Ils  étaient  enclins  à  ne  voir 
dans  la  «  main-d'œuvre  » ,  selon  un  terme  courant  trop  expressif, 
qu'un  instrument  de  travail  ;  un  outil  automatique  qu'un  bon 
industriel  devait  se  procurer  au  plus  bas  prix  possible  ;  une  sorte 
de  machine  vivante  dont  l'entretien  seul  importait  et  dont  l'usure 
alarmait  d'autant  moins  qu'elle  se  reproduisait  elle-même  et  que, 
pour  la  remplacer,  il  n'était  pas  besoin  de  l'amortir.  Ces  action- 
naires, bonnes  gens  d'habitude,  braves  et  paisibles  bourgeois, 
n'étaient  nullement,  comme  nous  les  représentent  les  socialistes; 
des  monstres  d'avidité  et  de  cruauté;  mais  ils  n'avaient  pas  affaire 
à  l'ouvrier,  à  sa  femme,  à  ses  enfans.  S'ils  pénétraient  dans  les 
rouges  galeries  des  hauts  fourneaux,  ou  s'ils  descendaient  dans 
les  sombres  puits  des  houillères,  c'était  une  fois,  par  hasard,  en 
voyageurs  qui  visitent  une  curiosité;  —  l'ouvrier  restait  pour 
eux  quelque  chose  d'impersonnel,  de  vague  et  de  lointain, 
comme  d'abstrait  et  d'étranger;  leurs  gros  yeux  endormis  n'étaient 
témoins  ni  de  son  labeur  ni  de  ses  souffrances  ;  et,  sans  être 
sourdes,  leurs  oreilles  ne  percevaient  pas  les  gémissemens  de 
ceux  qui  allaient  bientôt  se  dénommer  les  damnés  de  l'enfer 
industriel. 

Il  n'en  était  de  même,  il  est  vrai,  ni  des  directeurs  ni  des  ingé- 
nieurs des  sociétés  anonymes  :  ceux-là  étaient  en  rapport  direct 
avec  l'ouvrier;  ils  n'avaient  pas  de  peine  à  découvrir,  sous  sa 
blouse  ou  son  bourgeron,  un  être  de  chair  et  d'os,  un  être  hu- 
main vivant  et  sensible;  et,  pour  lui  témoigner  de  leur  intérêt, 
pour  se  préoccuper  de  sa  destinée  au  sortir  du  travail,  beaucoup 
n'ont  pas  attendu  les  sommations  du  socialisme.  La  preuve  en 
est  l'ancienneté  des  institutions  de  prévoyance  chez  la  plupart 
des  sociétés  anciennes.  Dans  nombre  d'entre  elles  cependant,  je 
veux  bien  l'admettre,  au  risque  d'être  injuste  envers  beaucoup,  le 
devoir  social,  sans  être  entièrement  méconnu,  n'était  ni  assez  bien 
compris,  ni  assez  largement  pratiqué.  Ou  mieux,  presque  partout, 
dans  l'industrie,  de  même  que  dans  le  commerce,  primait  le 
point  de  vue  mercantile,  l'inquiétante,  l'obsédante  question  du  prix 
de  revient,  dont  aucune  industrie  ne  saurait  s'affranchir.  Les  inté- 
rêts matériels,  qui,  aujourd'hui  encore,  pèsent  d'un  poids  si  lourd 
sur  les  meilleures  volontés,  reléguaient  au  second  plan  les  intérêts 


LE    RÈGNE    DE    L'ARGENT.  307 

(moraux.  C'était  une  maxime,  presque  partout  reçue,  que  les  affaires 
étaient  les  affaires;  que  la  philanthropie  n'y  avait  rien  à  voir; 
que  confondre  deux  domaines  aussi  différens,  c'était  préparer  la 
ruine  de  l'industrie. 

Un  changement  s'est  opéré  dans  les  esprits,  chez  nous  du 
moins,  en  France  et  dans  tout  le  monde  occidental,  un  change- 
ment à  l'honneur  de  la  nature  humaine  et  au  profit  de  l'ouvrier. 
Si  les  nécessités  de  la  production  contraignent  toujours  l'indus- 
trie à  tenir  les  yeux  fixés  sur  le  bilan  annuel,  elle  n'en  est  plus 
hypnotisée,  comme  par  le  passé;  elle  consent  volontiers  à  sacri- 
fier une  part  de  ses  bénéfices,  souvent  même  une  large  part,  au 
bien-être  de  ses  ouvriers.  Chez  tous  les  patrons  et  dans  toutes 
les  sociétés,  ces  préoccupations  morales  ont  pris  une  place  grandis- 
sante. Ne  fût-ce  que  pour  avoir  le  droit  d'être  sévères  envers  lui, 
soyons  justes  envers  notre  temps  :  si  le  souci  de  faire  fortune  et 
le  mercantilisme  semblent  en  train  d'avilir  les  nobles  carrières 
qui  naguère  s'intitulaient  libérales,  la  passion  du  gain  et  l'esprit 
mercantile  semblent  avoir  moins  de  prise  sur  les  professions  qui 
paraissaient  leur  domaine  naturel. 

Cela  est  particulièrement  vrai  de  la  grande  industrie  et  des 
grandes  sociétés.  Le  sentiment  moral,  en  baisse  ailleurs,  se  re- 
lève chez  elles.  Noble  inconséquence  de  l'esprit  de  l'homme,  si 
rarement  d'accord  avec  ses  principes  !  A  l'époque  même  où  de 
prétendus  philosophes  s'efforçaient  de  ravaler  la  nature  humaine 
au  niveau  du  monde  animal,  enseignant  que  l'homme  et  les  so- 
ciétés n'ont  d'autre  loi  ni  règle  que  la  force  et  le  struggle  for 
life,  l'industrie,  l'égoïste  industrie,  accusée  de  broyer  les  géné- 
rations entre  les  cylindres  de  ses  laminoirs,  s'apprenait  à  voir 
dans  l'ouvrier  autre  chose  qu'un  outil  de  chair,  autre  chose  que 
des  bras  et  des  muscles  loués  à  tant  par  heure.  Le  capital  même, 
l'odieux  capital, s'est  senti  des  devoirs  envers  le  travail,  et  l'argent, 
l'impersonnel  argent,  s'est  avisé  qu'il  pouvait  avoir  des  responsa- 
bilités vis-à-vis  des  prolétaires  qu'il  se  vantait  de  faire  vivre. 
Jusque  dans  les  assemblées  d'actionnaires,  chose  inouïe  autre- 
fois! on  a  vu  des  capitalistes  s'inquiéter  du  sort  du  personnel  et 
des  ouvriers,  réclamer  pour  eux  un  jour  de  repos  hebdomadaire, 
•et  proposer  ou  voter  en  leur  faveur  des  mesures  qui  restrei- 
gnaient le  dividende  à  toucher.  La  notion  de  la  fraternité  hu- 
maine et  le  sentiment  de  la  fraternité  chrélienne,  que  nous  ont  si 
longtemps  rappelés  en  vain  les  devises  inscrites  aux  murs  de  nos 
édifices  et  les  chaires  de  nos  églises,  s'infiltrent  peu  à  peu  jusque 
dans  les  repaires  traditionnels  de  Mammon,  dans  l'antre  du 
publicain  au  cœur  glacé  que  l'on  s'imaginait  fermé  à  tout  autre 
sentiment  que  l'amour  du  lucre,  jusque  dans  le  cabinet  des  di- 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

recteurs  d'usine,  dans  le  comptoir  des  marchands  et  la  caisse 
des  banquiers.  Ce  n'est  point,  hélas!  que  Mammon  soit  déjà 
vaincu  et  sur  le  point  d'être  chassé  de  toutes  les  forteresses  où  il 
s'est  retranché;  mais  il  n'y  est  plus  omnipotent,  il  ne  s'y  sent 
plus  le  seul  maître,  et,  s'il  ne  saurait  se  convertir,  il  est  obligé  de 
faire  l'hypocrite  et  de  compter,  malgré  lui,  avec  des  scrupules 
dont,  naguère  encore,  son  cynisme  se  fût  ri. 

L'esprit  nouveau  qui  souffle  sur  l'industrie  revient,  pour  une 
bonne  part,  à  l'Evangile  et  aux  diverses  confessions  chrétiennes  : 
catholiques,  anglicans,  réformés,  luthériens,  ont  compris,  presque 
en  même  temps,  qu'il  y  avait  là,  pour  les  laboureurs  du  Christ,  des 
laudes  à  défricher,  une  terre  où  jeter  les  semences  de  justice  et 
de  charité.  Ils  n'ont  pas  cru  que  la  vertu  sociale  du  christianisme 
fût  épuisée  par  sa  tardive  victoire  sur  l'esclavage;  la  main 
jadis  tendue  à  l'esclave  antique  et  au  serf  du  moyen  âge,  les 
ministres  de  l'Homme-Dieu  l'ont  offerte  au  prolétaire  moderne, 
émancipé  du  joug  servile,  mais  non  toujours  d'une  misère  immé- 
ritée. La  papauté,  dépossédée  de  sa  couronne  temporelle,  s'est 
retournée  vers  les  humbles;  du  fond  de  la  solitude  vaticane, 
Léon  XIII  a  solennellement  rappelé  au  monde  chrétien  les  droits 
du  travail  et  les  devoirs  du  capital.  Et,  quelque  imprudens  et 
périlleux  que  nous  semblent,  pour  la  société  et  pour  l'ouvrier  lui- 
même,  les  commentaires  que  certains  interprètes  osent  tirer  des 
enseignemens  du  Saint-Siège,  nous  sommes  toujours  heureux  de 
rendre  un  respectueux  hommage  aux  intentions  et  aux  actes  de 
celui  qui  aime  à  s'entendre  appeler  «  le  pape  des  ouvriers  (1).  » 
Mais,  si  loin  que  porte  encore,  parmi  les  fils  de  ce  siècle  sceptique, 
la  grande  voix  de  Rome  et  des  ministres  du  Christ,  on  se  trompe- 
rait étrangement  en  croyant  que,  pour  se  mettre  à  l'œuvre,  les 
patrons  et  les  sociétés  ont  attendu  cet  appel  d'en  haut. 

Parmi  les  économistes  eux-mêmes,  parmi  ces  savans  terre  à 
terre  accusés,  non  toujours  sans  injustice,  de  se  préoccuper  exclu- 
sivement de  la  richesse  matérielle  et  de  négliger  l'homme,  le 
facteur  vivant  de  la  richesse,  plus  d'un  s'était  efforcé,  dès  long- 
temps, d'inculquer  aux  patrons,  aux  sociétés,  aux  capitalistes,  le 
sentiment  de  leur  responsabilité  sociale  (2).  L'oublier  serait  pécher 

(1)  Voyez  la  Papauté,  le  Socialisme  et  la  Démocratie  (1892). 

(2)  Pour  en  citer  des  exemples,  nous  n'aurions  que  l'embarras  du  choix.  C'est 
ainsi  qu'un  des  vétérans  de  l'école  économique  libérale,  M.  de  Molinari,  insistait. 
avant  les  encycliques  du  pape  Léon  XIII,  sur  ce  que  «  la  fonction  du  capitaliste  im- 
plique des  obligations  morales.  »  [L'Évolution  économique  au  XIXe  siècle,  1879.) 
M.  J.  Simon  avait  déjà,  sous  le  second  Empire,  exposé,  en  plus  d'un  ouvrage,  cette 
vérité  qui,  alors  même,  n'était  pas  nouvelle.  Pour  ne  parler  que  de  la  France,  la 
notion  des  devoirs  du  capital  et  des  responsabilités  du  chef  d'industrie  s'est  fait 
jour,  de  bonne  heure,  chez  les  hommes  sortis  de  l'école  saint-simonienne  ;  en  renon- 
çant aux  utopies  de  Ménilmontant,  ils  se  sont  souvenus,  pour  la  plupart,  des  idées 


LE    RÈGNE    DE    L'ARGENT.  309 

par  omission  envers  l'économie  politique,  comme  envers  les  capi- 
talistes. Et  si,  à  cet  égard,  les  conseils  des  moralistes  et  des 
hommes  de  science  n'ont  pas  été  mieux  suivis,  c'est  que,  indi- 
viduel ou  social,  pour  faire  pratiquer  le  devoir,  il  ne  suffit  pas  de 
maîtres  qui  l'enseignent. 

Cette  longue  et  lente  prédication  du  devoir  social  n'a  cepen- 
dant pas  été  stérile.  Les  notions  nouvelles  ont  peu  à  peu  pénétré 
dans  les  dures  cervelles  des  hommes  d'affaires,  et  les  sociétés  par 
actions  ont  été  des  premières  à  les  appliquer.  Il  en  est  bien  peu,  en 
France,  qui  se  désintéressent  du  sort  de  leur  personnel  d'ouvriers 
ou  d'employés.  Grands  manufacturiers  et  grandes  compagnies  ne 
croient  plus  que  leur  mission  se  borne  à  extraire  de  la  houille, 
à  fabriquer  de  la  fonte  et  de  l'acier,  à  tisser  de  la  laine  ou  du 
coton,  sans  s'inquiéter  des  bras  de  chair  qui  font  mouvoir  métiers 
et  machines.  Les  chefs  d'industrie  et  les  conseils  d'adminis- 
tration ne  dédaignent  plus  de  s'occuper  de  l'ouvrier,  de  son 
bien-être,  de  son  avenir,  de  son  foyer,  de  sa  famille,  de  ses 
enfans. 

Règle  générale,  plus  riches  sont  les  patrons,  plus  puissantes 
sont  les  sociétés,  et  plus  nombreuses  et  plus  généreuses  sont  les 
marques  de  leur  sollicitude  pour  leur  personnel.  Ici  encore  (1), 
à  l'encontre  de  bien  des  préjugés,  les  ouvriers  de  la  grande  indus- 
trie et  les  employés  du  grand  commerce  sont,  d'habitude,  les 
favorisés.  Ce  sont,  à  vrai  dire,  les  privilégiés  de  la  classe  ou- 
vrière, et  cela  non  seulement  quant  à  l'élévation  des  salaires 
et  à  la  fixité  du  travail,  mais  aussi  et  surtout  quant  aux  œuvres 
sociales,  aux  institutions  de  prévoyance.  Et  ouvriers  et  petits 
employés  le  sentent  bien  ;  c'est  pour  cela  que,  en  dépit  de  toutes 
les  déclamations  et  de  tous  les  prétendus  griefs  contre  les  grandes 
sociétés,  il  y  a  partout  une  telle  affluence  de  demandes  pour 
entrer  à  leur  service.  Si  le  commis  ou  l'ouvrier  des  grandes 
compagnies  n'a  pas,  comme  celui  des  petits  ateliers  ou  des  petits 
magasins,  l'avantage  du  contact  direct,  personnel,  avec  le  patron, 
il  a,  en  revanche,  le  secours  de  toutes  les  institutions  d'assis- 
tance et  d'économie  sociale  établies,  à  son  profit,  par  l'ingénieuse 
humanité  des  patrons  de  la  grande  industrie. 

Que  les  sociétés  par  actions,  les  grandes  compagnies  en  tête, 
soient  largement  entrées  dans  cette  voie,  c'est  un  fait  bien  connu 

humanitaires  de  leur  jeunesse.  Nous  devons  surtout  mentionner,  ici,  une  école  et 
une  société  qui,  depuis  plus  d'un  tiers  de  siècle,  se  sont  donné  pour  tâche  de  raviver 
partout,  en  France  et  à  l'Étranger,  le  sentiment  des  devoirs  sociaux  incombant  à  la 
richesse  et  aux  patrons  :  c'est  l'école  de  Le  Play,  désignée  souvent  sous  le  beau  nom 
d'  «  Ecole  de  la  paix  sociale  ». 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  juin  1894,  le  Capitalisme  et  la  Féodalité  indus- 
trielle et  financière. 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  qui  s'occupe  des  questions  ouvrières.  La  Compagnie  de  l'Ouest, 
par  exemple,  dépense  de  ce  chef  4  millions,  la  Compagnie  du 
Nord  5  millions,  la  Compagnie  de  Lyon  une  douzaine  de  mil- 
lions ;  et  pendant  que  le  dividende  des  actionnaires  baisse  ou 
demeure  stationnaire,  ces  allocations  au  personnel  vont  sans 
cesse  grossissant.  Il  en  est  de  même  des  Sociétés  minières;  on 
calcule  que  plus  de  la  moitié  de  leurs  bénéfices  passe  aux  insti- 
tutions de  secours  pour  les  mineurs.  Il  me  faudrait  des  pages, 
ou  mieux  des  volumes,  pour  relater  ce  que  ces  compagnies  tant 
vilipendées  et  cette  «  oligarchie  industrielle  sans  entrailles  »  ont 
accompli,  depuis  quelque  vingt-cinq  ans,  en  faveur  de  leur  per- 
sonnel, se  préoccupant  tour  à  tour  de  sa  nourriture,  de  son 
logement,  de  sa  santé,  de  sa  vieillesse;  veillant,  de  plus  en  plus,  à 
son  bien-être  matériel  et  moral,  à  la  salubrité  et  à  l'hygiène  de 
l'usine;  fondant,  de  leurs  deniers,  pour  l'ouvrier  et  pour  sa  fa- 
mille, des  écoles,  des  crèches,  des  ouvroirs,  des  églises,  en  même 
temps  que  des  caisses  de  retraite,  des  économats,  des  magasins 
alimentaires,  des  cuisines  coopératives,  jusqu'à  des  cercles,  des 
bibliothèques,  des  fanfares  ou  des  orphéons.  Et  si,  pour  beaucoup 
de  ces  institutions,  on  demande  à  l'ouvrier  une  participation  per- 
sonnelle, une  cotisation  minime ,  je  ne  suppose  pas  qu'on  en 
puisse  faire  un  reproche  aux  hommes  qui  veulent  que  le  relève- 
ment de  l'ouvrier  ait  pour  base  l'effort  personnel.  Il  ne  faut  pas 
confondre  le  devoir  social  avec  la  charité. 

Nous  avons,  aujourd'hui,  dans  toutes  nos  expositions  natio- 
nales, une  section  d'économie  sociale  (1).  J'ai  eu  l'honneur  d'être 
membre  du  jury  de  la  section  sociale  de  l'Exposition  de  1889; 
j'aurais  voulu  la  faire  visiter  à  tous  les  socialistes  et  à  tous  les 
détracteurs  du  capital.  Us  y  auraient  vu,  de  leurs  yeux,  s'il  est 
vrai  que  le  capital  reste  indifférent  aux  maux  du  travail.  Or,  par 
qui  ont  été  moissonnées  la  plupart  des  gratuites  couronnes  de 
cette  exposition  sociale ,  plus  glorieuses  à  nos  yeux  que  tous 
les  lauriers  attribués  aux  procédés  de  fabrication  et  aux  inven- 
tions   techniques  (2)  ?   Par  des    compagnies ,   des    sociétés   par 

(1)  Le  lecteur  n'a  pas  oublié  qu'il  s'est  formé  récemment,  chez  nous,  en  France, 
plusieurs  expositions  sociales  permanentes,  autrement  dit  plusieurs  inusées  sociaux. 
L'un  a  été  institué  par  le  ministère  du  Commerce  en  1893,  grâce  à  M.  J.  Siegfried, 
au  Conservatoire  des  arts  et  métiers;  un  autre,  plus  important  et  mieux  doté,  a  été 
fondé,  en  1894,  par  M.  le  comte  de  Chambrun,  dans  un  vaste  immeuble  (rue  Las 
Cases).  L'inauguration  a  eu  lieu  en  mars  dernier. 

(2)  Voyez  les  différens  rapports  de  la  section  d'Économie  sociale  à  l'Exposition 
universelle  de  1889,  en  particulier  celui  de  M.  Léon  Say,  rapporteur  général  (1891), 
celui  de  M.  Cheysson  sur  les  Institutions  patronales  (1892),  celui  de  M.  G.  Picot  sur 
les  Habitations  ouvrières.  Pour  nos  voisins  de  Belgique,  on  peut  consulter  le  Mémoire 
sur  la  situation  de  l'industrie  en  Belgique  et  sur  la  question  ouvrière,  adopté  par 
l'Assemblée  générale  des  patrons  catholiques;  Société  belge  de  librairie,  Bruxelles, 
1894,  p.  101-113. 


LE    RÈGNE    DE    L'ARGENT.  311 

actions.  On  m'assure  qu'il  en  a  été  de  môme  en  1894  à  l'Expo- 
sition de  Lyon,  que  j'ai  le  regret  de  n'avoir  pu  visiter.  L'Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques,  qui  ne  récompense  pas 
seulement  de  bons  livres,  mais  aussi  des  actes  et  des  œuvres, 
l'Académie  des  sciences  morales  décernait,  elle  aussi,  en  1893, 
ses  plus  belles  couronnes,  ses  prix  de  vertus  sociales,  à  des 
sociétés  minières  ou  à  des  compagnies  industrielles  (1).  Sur  ce 
palmarès  académique,  vrai  livre  d'or  de  l'industrie  française,  je 
relève  les  noms  de  Montceau-les-Mines,  de  Saint-Gobain,d'Anzin, 
de  Baccarat,  du  Creusot,  toutes  puissantes  sociétés,  classées  par 
le  vulgaire  dans  la  haute  féodalité  industrielle  et  dénoncées  au 
public  comme  des  forteresses  de  l'âpre  capitalisme.  N'est-ce  point 
la  confirmation  de  la  règle  que  nous  posions  tout  à  l'heure? 
Plus  riches  sont  les  compagnies, rplus  puissantes^les  sociétés,  et 
plus  elles  font  d'efforts  au  profit  de  leur  personnel,  y  mettant 
leur  honneur  et,  si  l'on  veut,  leur  amour-propre. 

Ces  grandes  maisons,  honnies  dans  les  réunions  socialistes,  elles 
disent  à  leur  façon  et  elles  pratiquent  à  leurs  frais  le  «  Noblesse 
oblige  !  »  Elles  y  apportent  entre  elles  une  sorte  d'émulation  ;  et, 
s'il  faut  tout  dire,  comme  leurs  directeurs  reçoivent,  le  plus  sou- 
vent, un  traitement  fixe  indépendant  des  dividendes  distribués 
aux  actionnaires,  ils  se  montrent  parfois  moins  regardans  et  plus 
généreux  envers  le  personnel  des  travailleurs  que  le  patron  indi- 
viduel, qui  supporte  seul,  sans  les  partager  avec  personne,  tous 
les  sacrifices  faits  par  sa  maison  à  ses  ouvriers.  Il  serait  facile 
de  citer  des  Sociétés  qui  sont  demeurées  des  années  sans 
rémunérer  le  capital  et  qui  n'en  ont  pas  moins  continué  à  sub- 
ventionner largement  leurs  institutions  ouvrières. Et  si  quelques- 
unes  des  grandes  compagnies,  entre  les  plus  puissantes  en  appa- 
rence, parmi  les  compagnies  de  transport,  notamment,  chemins 
de  fer,  tramways,  omnibus,  voitures,  ne  font  pas  davantage  pour 
leur  personnel,  c'est,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  l'oublier, 
qu'elles  n'ont  point  la  liberté  de  leurs  tarifs  et  qu'elles  sont 
écrasées  de  droits  fiscaux  ;  en  sorte  que,  ne  pouvant  ni  augmenter 
leurs  recettes,  ni  diminuer  leurs  charges,  leur  budget  manque 
d'élasticité  (2).  Cela  est  surtout  vrai  des  sociétés  urbaines  en  re- 
lations avec  des  municipalités  radicales,  jalouses  avant  tout  de 
ruiner  les  compagnies  astreintes  avec  elles  à  des  rapports  forcés. 
A  l'Hôtel  de  Ville,  plus  encore  qu'au  Palais-Bourbon,  la  tourbe  des 
politiciens  croit  ne  jamais  frapper  assez  fort  sur  le  capitaliste;  et, 
naturellement,  l'ouvrier  pâtit  des  coups  portés  au  capital. 

(1)  Voyez,  dans  le  Bulletin  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  le  Rap- 
port de  M.  Georges  Picot,  1893. 

(2)  Ainsi,  entre  autres,  de  la  Compagnie  des  Omnibus  de  la  ville  de  Paris. 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  se  flatte  souvent,  chez  nous  et  à  l'étranger,  de  parer  à 
l'insuffisance  ou  aux  lacunes  de  la  sollicitude  patronale  par  l'in- 
tervention de  l'Etat;  on  compte  sur  l'État  et  sur  la  loi  pour  con- 
traindre au  besoin  les  patrons  et  les  compagnies  à  remplir  plus 
complètement  leur  devoir  social,  de  façon  à  garantir  l'ouvrier 
contre  les  maux  du  chômage,  de  la  maladie,  de  la  vieillesse.  A 
en  juger  par  nos  voisins  d'Allemagne,  les  espérances  mises  sur 
l'intervention  de  l'Etat  risquent  fort  d'être  déçues.  En  voulant 
provoquer  ou  imposer  les  œuvres  de  prévoyance  ouvrière,  l'Etat 
peut  décourager  l'initiative  privée  et  ralentir  le  mouvement  qu'il 
prétendait  accélérer.  A  l'action  humaine  et  personnelle  des  chefs 
d'industrie,  aux  institutions  vivantes,  organismes  spontanés, 
sortis  des  besoins  locaux,  se  substitue  le  mécanisme  adminis- 
tratif, avec  ses  rouages  bureaucratiques,  avec  ses  cadres  automa- 
tiques et  ses  règlemens  uniformes. 

C'est  ainsi  que,  en  mainte  usine  de  l'Allemagne,  le  système 
bismarckien  des  assurances  obligatoires  semble  avoir  arrêté  le 
développement  normal  des  institutions  ouvrières.  Les  primes 
versées  par  les  patrons  pour  alimenter  les  caisses  d'assurances 
de  l'Etat  ont  tari  leurs  propres  caisses  de  secours.  Quand  l'Etat 
fait  mine  de  s'ériger  en  providence  des  travailleurs,  les  patrons 
s'habituent  à  se  reposer  sur  l'Etat  du  soin  de  s'occuper  de  leurs 
ouvriers.  Un  des  effets  les  plus  fréquens  de  l'ingérence  gouver- 
nementale a  été  de  relâcher  le  lien  patronal  entre  les  chefs 
d'usine  et  leur  personnel  et,  par  là,  de  compromettre,  au  lieu  de 
l'assurer,  la  paix  de  l'usine.  Avec  le  système  allemand,  la  sépara- 
tion des  classes  s'est  accentuée  :  les  patrons  d'un  côté,  les  ouvriers 
de  l'autre;  «  l'Etat  se  place  entre  les  deux, comme  un  mur,  poul- 
ies empêcher  de  se  voir  (1).  » 

Loin  de  réveiller  et  de  stimuler  l'initiative  spontanée  dos 
chefs  d'industrie  et  des  sociétés,  la  lourde  main  de  l'Etat  tend, 
trop  souvent,  à  l'étouffer.  Son  intervention  suscite,  chez  l'ouvrier, 
des  aspirations  et  des  exigences  que  la  loi  ne  peut  satisfaire,  et, 
comme  toutes  les  institutions  gouvernementales  ne  fonctionnent 
qu'avec  des  frais  d'administration  élevés,  les  résultats  sont  rare- 
ment en  proportion  des  sacrifices  infligés  à  l'industrie,  aux 
patrons,  et  aux  ouvriers. 

III 

L'avidité  croissante  du  fisc  et  l'ingérence  intempestive  ou 
vexatoire  de  l'Etat  ne  sont  pas,  hélas  !  le  seul  obstacle  à  l'accom- 

(1)  M.  Léon  Say,  le  Socialisme  d'État;  Paris,  Guillaumin,  1894. 


LE    RÈGNE    DE    i/ARGENT.  313 

plissement  du  devoir  social  parles  compagnies  et  par  les  patrons. 
L'amélioration  du  sort  des  travailleurs  manuels  rencontre, 
aujourd'hui,  un  empêchement  d'un  ordre  différent,  un  obstacle 
de  nature  morale,  qui  risque  d'enrayer  tout  progrès  et  menace 
d'enlever,  même  aux  améliorations  matérielles,  toute  efficacité 
sociale  et  toute  vertu  pacificatrice.  Cet  obstacle,  le  plus  grave  de 
tous  et  le  plus  malaisé  à  écarter,  ne  vient  pas  du  capital,  mais  du 
travailleur;  il  n'est  pas  dans  le  cœur  des  patrons,  dans  l'avarice 
des  capitalistes  ou  la  rapacc  indifférence  des  compagnies  :  il  est 
dans  le  cœur  et  dans  la  tête  de  l'ouvrier,  dans  son  orgueil,  dans 
ses  haines  et  ses  défiances,  en  un  mot  dans  ses  passions  et  dans 
ses  préjugés  de  classes  ;  —  car  chaque  classe  a  les  siens,  et  les 
classes  ouvrières  peut-être  plus  encore  que  les  autres. 

La  première  condition  de  la  pacification  de  l'industrie,  aussi 
bien  que  du  progrès  social,  ce  serait  l'entente  des  deux  facteurs 
de  la  production,  la  coopération  raisonnée  du  capital  et  du  tra- 
vail. Or,  cette  coopération  cordiale  et  loyale,  l'ouvrier  contem- 
porain s'y  prête  peu.  L'ouvrier  isolé,  abandonné  à  lui-même, 
l'ouvrier  dispersé  dans  de  petits  ateliers  ne  s'y  refuserait  point  ; 
mais  l'ouvrier  massé  dans  les  mines  ou  dans  les  grandes  manu- 
factures, l'ouvrier  enrégimenté  par  les  syndicats  la  repousse  ;  et 
c'est  à  ce  dernier  qu'ont  affaire  la  grande  industrie  et  les  grandes 
compagnies.  Grisé  par  des  doctrines  orgueilleuses  qui  lui  donnent 
une  idée  fausse  de  sa  dignité,  séduit  par  des  sophismes  écono- 
miques qui  lui  enlèvent  la  notion  du  possible,  il  a  honte  de  rien 
devoir  au  capital  ;  il  répond  aux  avances  ou  aux  bienfaits  des  pa- 
trons par  une  ingratitude  ironique  et  par  des  exigences  irréali- 
sables. Le  patron,  le  capital,  il  s'est  juré  de  voir  toujours  en  eux 
l'ennemi,  et,  quoi  qu'ils  fassent  pour  lui,  il  professe  que  ce  n'est 
pas  assez;  quelles  que  soient  leurs  promesses  ou  leurs  offres,  il 
déclare,  en  hochant  la  tête,  qu'il  ne  saurait  s'en  contenter. 

L'œuvre  de  solidarité  humaine,  l'œuvre  de  fraternité  chré- 
tienne inaugurée  par  les  patrons  et  par  les  compagnies,  l'ouvrier 
qui  en  devait  bénéficier  la  leur  rend  étrangement  malaisée.  Il  est 
dur  de  travailler  à  une  tâche  que  l'on  sent  d'avance  condamnée 
à  demeurer  stérile  ;  et  il  faut  un  grand  cœur  ou  une  haute  raison 
pour  ne  pas  se  décourager  de  faire  du  bien  à  des  hommes  qui  se 
proclament  vos  ennemis  irréconciliables  et  ne  demandent  qu'à 
vous  ruiner,  ou  à  vous  supprimer.  En  ce  sens,  l'on  pourrait  dire 
que,  à  l'heure  actuelle,  l'obstacle  principal  à  l'amélioration  du  sort 
des  classes  ouvrières  et  au  progrès  social,  c'est  le  socialisme  et 
les  syndicats  qui  se  prétendent  les  hérauts  et  les  agens  du  progrès. 

Les  institutions  patronales  sont,  pour  les  sociétés  et  pour  les 
chefs  d'industrie,  le  moyen  le  plus  naturel,  comme  le  plus  efficace, 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  témoigner  de  leur  sollicitude  envers  leur  personnel  ouvrier  ; 
c'était  assurément  le  plus  propre  à  maintenir  dans  l'usine  la  paix 
sociale;  et  voici  que  l'ouvrier  rejette  ces  bienfaisantes  institutions 
patronales.  Il  se  révolte  contre  tout  patronage,  parce  que,  à  ses 
yeux,  patronage  implique  inégalité,  infériorité.  L'ouvrier  d'Europe 
tend  à  imiter  l'ouvrier  d'Amérique,  qui  repousse  avec  orgueil 
tout  ce  qui  sent  le  patronage  (1).  Patron  vient  de  pater,  et  se  mon- 
trerait-il vraiment  un  père,  que  le  patron  n'en  conquerrait  pas 
toujours  le  cœur  de  ses  ouvriers;  car,  paternelle  ou  autre,  ils 
ne  veulent  plus  au-dessus  d'eux  d'autorité  sociale.  C'est  là  un 
des  aspects  nouveaux  de  la  question  ouvrière  et  un  des  plus 
inquiétans. 

L'antique  patronage,  le  patriarcal  patronage  est  discrédité 
chez  les  masses  ;  le  moment  où  les  compagnies  et  les  chefs  d'in- 
dustrie se  montrent  disposés  à  y  revenir  est  celui  où  l'ouvrier 
s'en  montre  dégoûté.  Il  a  trop  souvent  perdu  l'état  d'âme  qui 
admettait  ou  sollicitait  le  patronage.  L'esprit  de  subordination, 
l'esprit  hiérarchique,  nous  l'avons  déjà  noté  (2),  lui  fait  défaut. 
Ce  soi-disant  serf  des  grandes  compagnies  tolère  impatiemment 
qu'elles  se  mêlent  de  ses  affaires.  Le  patronage  lui  semble  une 
sorte  de  vasselage  ;  il  rejette  toute  tutelle,  celle  des  patrons  du 
moins,  ne  supportant  d'autre  autorité  que  celle  de  ses  flatteurs  ou 
de  ses  égaux,  celle  des  politiciens  ou  des  cabaretiers,  celle  des 
meneurs  de  ses  syndicats.  Et  ce  qu'il  y  a  de  grave,  c'est  que  cette 
antipathie  de  l'ouvrier  pour  tout  patronage,  cette  répugnance 
pour  l'ancien  régime  paternel,  découle  manifestement  d'une  nou- 
velle conception  de  la  société  et  d'une  nouvelle  théorie  des  rap- 
ports sociaux  (3). 

Il  faut  aux  relations  de  patronage  un  état  d'esprit  et,  comme 
on  dit  depuis  Taine,  un  milieu  moral  qui  devient  de  plus  en 
plus  rare,  chez  le  peuple.  Elles  ne  peuvent  avoir  toute  leur  vertu 
que  dans  les  tranquilles  contrées  où  survivent  les  croyances  reli- 
gieuses et  les  mœurs  anciennes.  Pour  restaurer  les  liens  de  pa- 
tronage et  rétablir  par  eux  la  paix  sociale,  il  faudrait  d'abord 
restaurer,  dans  les  mœurs  ouvrières,  avec  la  foi  chrétienne,  le 
sentiment  du  respect,  de  la  déférence,  de  la  soumission.  Ce  serait 
là,  certainement,  la  solution  la  plus  simple  de  la  question  sociale, 

(1)  On  sait  que  ce  sentiment  a  été  le  point  de  départ  de  la  formidable  grève  des 
ouvriers  de  la  maison  Pullmann  en  1894.  Voyez,  par  exemple,  Une  visite  à  Pullmann 
City,  par  M.  A.  Delaire  (1894). 

(2)  Voyez  la  Revue  du  1S  avril  1894. 

(3)  Comme  le  disait  récemment  M.  Paul  Desjardins,  dans  sa  conférence  sur  le 
Devoir  d'aînesse  (mars  1895),  «  autrefois  la  relation  type,  celle  de  roi  à  sujets,  de  pa- 
tron à  ouvriers,  était  celle  de  père  à  enfans.  »  Aujourd'hui,  cela  a  changé,  dans  la 
vie  privée  aussi  bien  que  dans  la  vie  publique,  dans  l'industrie  comme  dans  la  poli- 
tique. 


LE    RÈGNE    DE    l'àRGENT.  315 

—  peut-être  môme  est-ce  l'unique  solution,  —  mais  elle  im- 
plique, nous  l'avons  déjà  remarqué  (1),  une  sorte  de  révolution 
spirituelle  qui  n'est  pas  aisée:  car  il  est  presque  aussi  difficile  de 
changer  l'état  moral  des  classes  ouvrières  que  de  transformer 
leur  situation  matérielle. 

Un  patron  chrétien,  sorte  d'apôtre  de  l'usine,  tel  que  le  pro- 
priétaire du  Val-des-Bois,  peut  réussir,  à  force  d'énergie  et  le 
dévouement,  à  grouper  autour  de  lui  une  élite  d'ouvriers  chré- 
tiens. Ils  seraient  en  plus  grand  nombre,  ces  saints  de  l'industrie, 
ces  patrons  évangéliques,  émules  ou  imitateurs  de  M.Harmel,que 
le  patronage  serait  plus  facilement  accepté.  Mais,  quand  il  y  en 
aurait  davantage,  quand,  à  la  voix  d'un  nouveau  Pierre  l'Ermite 
ou  d'un  autre  saint  Bernard,  tous  les  manufacturiers  prendraient 
la  croix,  disant  à  leur  tour:  «  Dieu  le  veut!  »  quand  les  industriels 
viendraient  en  corps  s'enrôler  sous  les  bannières  de  Notre-Dame 
de  l'Usine,  les  masses  ouvrières  des  grandes  villes  n'en  resteraient 
pas  moins  réfractaires  ;  car  ce  qu'elles  repoussent  obstinément 
c'est  le  patronage,  —  surtout  le  patronage  moral. 

Leur  permet-il  encore,  parce  qu'il  y  trouve  son  profit  pécu- 
niaire, de  s'occuper  de  ses  intérêts  matériels,  de  ses  besoins  cor- 
porels, de  son  logement,  de  sa  santé,  l'ouvrier  interdit  à  ses 
patrons  de  songer  à  son  âme,  de  veiller  à  ses  besoins  moraux. 
En  certaines  régions,  l'ouvrier  français,  tout  comme  ses  «  col- 
lègues »  anglo-saxons  d'Angleterre  ou  d'Amérique,  ne  tolère  déjà 
plus  que  les  chefs  d'industrie  s'occupent  de  lui,  en  d,ehors  de 
l'usine  et  des  heures  de  travail;  s'il  est  un  patron  ou  une  société 
qui  ose  se  croire  charge  d'âmes,  la  maison  est  mise  à  l'index  (2). 
Encore  une  fois, voilà,  aujourd'hui, le  principal  obstacle  à  l'exer- 
cice et  au  rétablissement  du  patronage.  Les  meneurs  de  la  classe 
ouvrière,  les  syndicats,  qui,  sous  prétexte  de  l'affranchir,  la 
courbent  sous  une  dictature  tyrannique,  protestent  contre  tout 
ce  qui  rappelle  cet  humiliant  patronage,  contre  tout  ce  qui  tient 
des  antiques  relations  patriarcales  et  suppose  chez  le  patron  une 
autorité  traditionnelle,  contre  tout  ce  qui  pourrait  nouer  un  lien 
moral  entre  les  chefs  d'industrie  et  leurs  ouvriers.  Cela  est  un 
malheur  pour  la  paix  de  l'atelier  et  pour  la  prospérité  de  l'indus- 
trie, car,  pour  assurer  la  paix  sociale,  rien  ne  vaudra  le  patronage. 
Mais  nos  regrets  ne  doivent  pas  nous  faire  illusion  :  nous  sommes 
en  face  d'un  fait  qu'il  serait  périlleux  de  nous  dissimuler.  Les 
préventions  croissantes  des  classes  ouvrières,  dans  les  grandes 

(1)  Voyez  la  Papauté,  le  Socialisme  et  la  Démocratie. 

(2)  Voyez,  par  exemple,  dans  la  Réforme  sociale  (août  et  septembre  1893),  une 
instructive  étude  de  M.  Hubert  Valleroux  intitulée  :  la  Grève  d'Amiens.  Je  pourrais 
citer  plus  d'un  trait  analogue. 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

villes  du  moins,  contre  tout  ce  qui  ressemble  à  une  tutelle  patro- 
nale, assimilée  dans  les  ateliers  à  une  tutelle  seigneuriale,  nous 
font,  hélas  !  désespérer  du  rétablissement  de  la  paix  sociale  par 
les  seules  pratiques  du  patronage.  Conservons-les,  restaurons- 
les  même,  ces  saines  et  douces  pratiques,  là  où  la  coutume  et 
les  mœurs  le  permettent  ;  mais  ne  nous  obstinons  pas  à  l'impos- 
sible et  ne  fermons  pas  les  yeux  devant  l'inévitable.  Tout  en 
cherchant  à  renouveler  l'antique  patronage,  à  en  élargir  les  pro- 
cédés, à  en  varier  les  applications  pour  les  approprier,  si  faire 
se  peut,  à  l'esprit  contemporain  et  aux  préjugés  des  classes 
ouvrières,  il  semble  que,  à  son  défaut,  là  où  nous  ne  pouvons  le 
rétablir,  il  faille  nous  résigner  à  lui  substituer  d'autres  rela- 
tions entre  le  capital  et  le  travail. 

Déjà,  pour  se  faire  tolérer,  le  patronage  est  obligé  en  mainle 
contrée  de  se  déguiser;  il  en  est  réduit  à  se  dissimuler.  A  l'in- 
verse du  passé,  il  lui  faut,  pour  se  faire  pardonner  ses  bienfaits, 
les  voiler  avec  un  soin  discret,  au  lieu  de  s'en  parer  avec  ostenta- 
tion. Le  patron  ose-t-il  encore  prétenare  au  rôle  de  providence 
de  ses  ouvriers,  il  est  bon  que,  à  l'imitation  de  Dieu,  celte  pro- 
vidence patronale  se  garde  de  faire  voir  sa  main. 

Entreprises  individuelles  ou  sociétés  anonymes,  mines  ou  ma- 
nufactures, les  patrons  qui  s'étaient  montrés  les  plus  généreux 
pour  les  travailleurs  l'ont  appris  à  leurs  dépens.  «  Les  faveurs 
dont  on  le  comble  n'inspirent  à  l'ouvrier  aucune  reconnaissance  : 
il  s'habitue  à  les  considérer  comme  des  droits  et  devient  de  plus  en 
plus  exigeant,  »  écrivait  récemment  un  homme  qui  avait  passé  des 
années  au  milieu  des  mineurs,  près  d'un  chef  d'industrie  qui  avait 
mis  sa  gloire  à  se  montrer  le  père  de  ses  ouvriers  (1).  —  «  L'ouvrier 
ne  croit  pas  d'ailleurs  au  dévouement,  au  désintéressement  des  pa- 
trons :  il  s'imagine  que,  si  on  lui  fait  du  bien,  c'est  par  intérêt  (2).  » 

Tel  est  le  dernier  mot  de  l'expérience  patronale.  Les  œuvres, 
les  institutions  ouvrières,  fondées  à  grands  frais  par  les  chefs 
d'industrie,  ils  doivent,  de  plus  en  plus,  en  abandonner  la  gestion 
à  leurs  ouvriers.  C'est  le  seul  moyen  de  les  rendre  chères,  sinon 
de  les  rendre  utiles,  à  ceux  qui  en  profitent.  L'ouvrier  ne  s'atta- 
che qu'aux  institutions  qu'il  administre  lui-même;  tout  au  plus 
admet-il,  à  l'occasion,  les  conseils  ou  le  concours  des  patrons, 
heureux  s'il  peut  se  passer  de  leur  direction,  sinon  de  leur  argent. 

Un  esprit  nouveau  a,  de  la  politique,  soufflé  sur  l'usine,  et, 
à  l'exemple  des  institutions  publiques,  les  institutions  ouvrières 

p"  (1)  Notice  sur  les  institutions  ouvrières  des  mines  de  Blanzy,  anonyme,  1894.  Cf. 
Un  grand  patron  modèle:  M.  Léonce  Chagot,  par  M.  Charles  Robert,  Réforme  sociale 
du  16  août  et  du  1er  septembre  1894. 
(2)  Même  notice. 


LE    RÈGNE    DE    h  ARGENT.  317 

tendent,  presque  partout,  à  se  «  démocratiser  ».  —  «  Il  nous  faut, 
me  disait  un  patron  de  Reims,  déposer  le  sceptre  patronal  :  il 
faut  que  nos  œuvres  patronales  se  transforment  peu  à  peu  en  as- 
sociations ouvrières.  »  Encore  une  royauté  qui  s'en  va!  C'est 
toute  une  révolution  qui  s'accomplit,  sous  nos  yeux  trop  souvent 
distraits.  Caisses  de  secours,  caisses  de  retraite,  caisses  d'épargne, 
économats,  toutes  les  institutions  fondées  par  les  patrons  pour 
leurs  ouvriers  tendent  à  sortir  des  mains  des  patrons  pour  tom- 
ber aux  mains  des  ouvriers.  Les  chefs  d'industrie  sont  contraints 
d'abdiquer,  ou,  s'ils  gardent  encore  l'initiative,  ils  ne  peuvent  plus 
longtemps  conserver  la  direction.  Le  rôle  du  patron  n'est  peut- 
être  pas  diminué,  mais  il  a  changé  :  au  lieu  de  traiter  ses  ouvriers 
en  enfans,  en  mineurs  incapables  ou  en  pupilles  éternels,  il  doit 
travailler  à  leur  éducation,  les  habituer  à  se  passer  de  lui,  les 
dresser  à  se  conduire  eux-mêmes.  C'est  là  encore,  —  est-ce  la 
peine  de  le  constater?  —  une  noble  mission;  et  c'est  là,  —  faut-il 
le  remarquer?  —  une  tâche  à  laquelle  une  compagnie  se  résigne 
encore  plus  aisément  qu'un  patron  individuel. 

Si  les  défiances  du  travail  envers  le  capital  devaient  tomber, 
avec  cette  sorte  d'émancipation  des  institutions  ouvrières,  nous 
ne  serions  pas,  quant  à  nous,  de  ceux  qui  s'affligent  de  cette  dé- 
mocratique évolution.  Car,  en  faisant  leurs  propres  affaires,  en 
administrant  leurs  propres  caisses,  en  gérant  leurs  sociétés,  les 
ouvriers  peuvent  apprendre  ce  qui  leur  fait  le  plus  défaut  :  la  pré- 
voyance, l'économie,  l'épargne.  Au  lieu  de  tout  attendre  de  l'Etat 
et  de  tout  demander  à  des  révolutions,  ils  se  formeraient  à  la  pra- 
tique du  self-help,  ce  qui  serait,  pour  les  classes  ouvrières,  la 
voie  la  plus  sûre  de  relèvement  matériel  et  de  relèvement  moral. 

Mais,  il  faut  bien  le  reconnaître,  la  question  est  plus  vaste. 
Elle  ne  touche  pas,  uniquement,  les  œuvres  patronales  et  les  formes 
anciennes  du  patronage.  L'ambition  de  l'ouvrier  dépasse  déjà  le 
cadre,  si  vaste  pourtant,  des  institutions  ouvrières.  Non  con- 
tent d'administrer  lui-même  ses  propres  caisses,  non  content  de 
gérer  librement  ses  propres  affaires,  il  réclame,  déjà,  une  part  de 
la  gestion  de  l'usine;  il  aspire  à  être  associé  à  la  police,  si  ce  n'est 
encore  à  la  direction  de  la  manufacture.  Là  aussi,  jusque  dans 
l'intérieur  des  ateliers,  il  prétend  établir  les  relations  du  travail 
et  du  capital  sur  un  pied  nouveau.  Et  quelque  téméraires 
ou  quelque  prématurées  que  puissent  nous  sembler  de  pareilles 
revendications,  il  nous  siérait  mal  de  les  ignorer,  car  nous 
pouvons,    malgré    nous,    avoir   bientôt   à    compter   avec    elles. 

Ces  relations  nouvelles  entre  les  deux  facteurs  de  la  produc- 
tion, quel  en  pourra  être  le  caractère,  et  quelle  définition  en  don- 
ner? Une,  fort  simple  en  théorie,  si  elle  prête  à  bien  des  compli- 


318  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cations  dans  la  pratique  :  c'est  que  désormais  le  capital  et  le  tra- 
vail devront  traiter,  sur  un  pied  d'égalité,  comme  deux  puissances 
souveraines,  indépendantes  l'une  de  l'autre.  Or,  cette  conception 
admise,  qui  ne  voit  que  de  pareilles  relations  sont  moins  malai- 
sées à  établir  dans  les  ateliers  d'une  grande  compagnie  que  dans 
1-es  usines  d'un  grand  manufacturier,  dans  les  établissemens  d'un 
patron  omnipotent,  seul  maître  de  sa  fabrique  et  de  son  per- 
sonnel? Qu'est-ce  donc  si  aux  compagnies  nous  opposons  l'Etat? 
N'est-il  pas  manifeste  que  le  principe  nouveau  vers  lequel  semble 
graviter  l'industrie  de  l'Occident  aurait  moins  de  peine  à  se  faire 
admettre  et  à  se  faire  respecter  par  les  sociétés  privées  que  par 
l'Etat,  par  les  administrations  et  les  monopoles  de  l'Etat?  L'Etat 
sera  fatalement,  partout,  Le  plus  autoritaire  des  patrons,  hors 
les  heures  où  il  s'en  montrera  le  plus  faible.  Aujourd'hui,  par 
exemple,  on  nous  vante  les  conseils  du  travail;  on  préconise,  pour 
la  solution  des  questions  ouvrières,  les  bureaux  d'arbitrage  :  je 
ne  vois  pas  très  bien,  quant  à  moi,  l'Etat,  dans  un  conllit  avec  ses 
ouvriers,  s'inclinant,  docilement,  devant  la  décision  d'un  arbitre.  Il 
sera  toujours  plus  facile,  aux  ouvriers  et  aux  syndicats  ouvriers, 
de  traiter  sur  un  pied  d'égalité,  de  puissance  à  puissance,  avec  des 
sociétés  privées  qu'avec  l'Etat  et  avec  les  adminisl  rations  publiques. 
S'il  nous  faut  être  témoins  d'une  révolution  radicale  dans  les  rap- 
ports de  patrons  à  ouvriers,  cette  révolution,  au  rebours  des  pré- 
jugés courans,  se  fera  plutôt  avec  les  compagnies  qu'avec  l'Etat. 
Il  est  un  rêve  périlleux  peut-être  pour  l'industrie,  mais  que  je 
ne  veux  point,  pour  ma  part,  taxer  de  pure  chimère  :  nous  avons, 
parmi  nous,  des  hommes  qui  songent  à  introduire,  dans  la  mine 
et  dans  l'usine,  une  sorte  de  régime  constitutionnel,  promettant  de 
doter  les  ouvriers  des  manufactures  d'une  charte  des  droits  du 
travail.  Ceux-là  doivent  préférer  les  compagnies  à  l'Etat.  Je 
tremble,  quant  à  moi,  pour  le  pays  qui  osera,  le  premier,  abolir 
dans  l'usine  la  royauté  patronale;  mais  s'il  doit  y  avoir,  un  jour 
prochain,  des  conseils  de  fabrique  où  les  délégués  des  ouvriers, 
non  contens  de  débattre  avec  les  représentans  des  patrons  les 
conditions  du  travail,  partageront  avec  eux  la  police  et  la  direction 
intérieure  de  l'usine;  si  la  grande  manufacture  doit  jamais  passer 
du  régime  monarchique  et  de  l'absolutisme  patronal  au  régime 
parlementaire  et  démocratique;  si,  en  un  mot,  le  dualisme  indus- 
triel et  la  division  des  pouvoirs  dans  la  fabrique  n'est  pas  une 
utopie  ruineuse  qui  doit  tuer  toute  industrie,  pareille  révolution 
aura  moins  de  peine  à  triompher  et  moins  de  peine  à  durer  avec 
des  sociétés  privées,  ayant  au-dessus  d'elles  des  tribunaux  et  des 
juges,  qu'avec  l'Etat,  ayant  derrière  lui  toute  l'autorité  publique, 
et  rien  au-dessus  de  lui. 


LE    RÈGNE    DE    L'ARGENT.  319 

Nous  en  pouvons  juger,  déjà,  par  ce  qui  se  passe  sous  nos 
yeux.  Déjà,  l'État  tend  à  refuser  à  ses  ouvriers  et  à  ses  employés 
les  droits  qu'il  prétend  assurer  aux  ouvriers  et  aux  employés 
des  particuliers  et  des  compagnies  privées.  Les  lois  qu'il  édicté 
en  faveur  des  ouvriers  ou  des  agens  d'autrui,  il  en  refuse  le 
bénéfice  aux  siens.  Ce  qu'il  autorise,  ce  qu'il  encourage  parfois 
chez  les  autres,  la  formation  de  syndicats  de  combat,  les  coali- 
tions de  travailleurs,  les  déclarations  de  grève,  la  mise  en  inter- 
dit des  patrons,  l'Etat  le  prohibe  chez  lui  (1).  On  n'a  pas  oublié 
que  le  ministère  Gasimir-Perier  a  été  renversé  sur  une  ques- 
tion de  ce  genre.  De  môme  pour  les  conseils  d'arbitrage  :  l'Etat 
n'admet  point,  dans  ses  administrations  ou  dans  ses  ateliers,  ce 
qu'il  s'efforce  d'imposer  aux  particuliers  ou  aux  sociétés  privées. 
L'État,  dans  les  questions  de  travail,  a  ainsi  deux  mesures,  une 
pour  lui  et  une  pour  les  autres.  Il  pose  en  maxime,  à  son  profit, 
contre  les  salariés  des  deniers  publics,  le  principe  des  deux  mo- 
rales, pratiquant  sans  scrupule  le  :  Vérité  chez  vous,  erreur  chez 
moi.  L'État  répond  aux  doléances  de  ses  employés  en  maître 
omnipotent,  leur  enjoignant  de  ne  s'adresser  à  leurs  chefs  que 
par  voie  administrative  et  par  humble  requête,  si  bien  que  ses 
agens,  qui  à  tant  d'égards  semblent  privilégiés,  peuvent,  sous  ce 
rapport,  se  dire  des  parias. 

Ce  n'est  point,  je  prie  de  le  remarquer,  que  nous  prétendions 
ici  donner  un  blâme  à  l'État,  que  nous  revendiquions  pour  les 
fonctionnaires  publics,  départementaux  ou  communaux,  pour  les 
instituteurs  ou  pour  les  gardes  champêtres,  pour  les  facteurs  des 
postes,  pour  les  cantonniers  ou  pour  les  sergens  de  ville,  le  droit 
de  se  syndiquer  et  de  se  mettre  en  grève.  Nullement;  nous  ne 
croyons  pas  que  l'État  doive  laisser  la  grève  et  les  syndicats  dés- 
organiser les  services  publics;  et  ce  qu'il  ne  veut  pas  autoriser 
chez  les  employés  de  ses  chemins  de  fer ,  nous  doutons  qu'il  soit 
bien  inspiré  en  le  tolérant  sur  les  lignes  des  compagnies  (2).  Nous 
voulons  seulement  montrer  que  de  problèmes  et  que  de  difficultés 
de  toute  sorte  soulèverait  la  multiplication  des  monopoles  de 
l'État  (3).  La  meilleure  manière  de  résoudre  la  question  est  de  ne 
pas  la  poser;  et,  pour  cela,  il  ne  faut  pas  laisser  l'État  se  trans- 
former en  patron. 

(1)  On  sait  que,  en  décembre  1894,  il  a  été  déposé  au  Sénat  une  proposition  de 
loi  ayant  pour  objet  de  prohiber  les  coalitions  entre  les  ouvriers  de  l'État  et  entre 
les  agens  commissionnés  des  chemins  de  fer,  proposition  que  le  gouvernement  a  en 
partie  faite  sienne. 

(2)  Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  le  gouvernement  a  déposé  un  projet  de 
loi  interdisant  toute  coalition  aux  employés  des  chemins  de  fer. 

(3)  La  grève  des  allumettiers  vient  de  nous  en  donner  une  preuve  ;  la  seule  solu- 
tion rationnelle  serait  la  suppression  du  monopole. 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


IV 


Ainsi,  de  quelque  côté  que  nous  nous  tournions,  —  que  nous 
nous  placions  au  point  de  vue  économique  ou  au  point  de  vue  po- 
litique, que  nos  pensées  et  nos  soucis  se  portent  sur  la  liberté  pri- 
vée ou  sur  le  progrès  social,  nous  aboutissons  toujours  aux  mêmes 
conclusions.  Le  libre  groupement  des  capitaux  et  les  compagnies 
anonymes,  qui  en  sont  l'expression  naturelle  et  la  forme  pratique, 
ne  constituent  point  un  obstacle  au  progrès.  Substituer  l'Etat 
aux  sociétés  privées,  ce  serait  compromettre,  au  lieu  de  les  ser- 
vir, la  liberté,  les  droits  individuels,  la  personnalité  humaine; 
ce  serait,  en  vue  d'avantages  hypothétiques,  sacrifier  les  intérêts 
réels  de  l'ouvrier,  aussi  bien  que  l'intérêt  du  public. 

Loin  d'être  raidies  dans  des  formes  immuables  et  comme  im- 
mobilisées dans  des  cadres  inflexibles,  les  sociétés  se  prêtent  à 
toutes  les  transformations  économiques,  à  toutes  les  modifica- 
tions des  conditions  du  travail.  Notre  siècle  finissant,  en  vain 
désabusé  de  tant  d'illusions,  a  sans  cesse  à  la  bouche  le  mol 
d'évolution;  c'est,  pour  lui,  comme  un  terme  magique  qui  semble 
permettre  tous  les  rêves  et  légitimer  jusqu'à  l'utopie.  Si  témé- 
raires que  nous  paraissent  les  espérances  mises  parfois,  autour  de 
nous,  sur  l'évolution  ouvrière  et  sur  la  transformation  des  condi- 
tions du  travail,  les  plus  hardies  de  ces  espérances  auront  toujours 
moins  de  peine  à  se  réaliser  avec  des  compagnies  privées  qu'avec 
des  monopoles  d'Etat.  Je  n'aurais  point,  pour  ma  part,  la  présomp- 
tion de  marquer  le  dernier  terme  de  l'évolution  industrielle  et,  si 
l'on  veut,  de  l'évolution  sociale  des  nations  modernes.  Je  n'oserais 
point  dire  d'avance,  au  flot  qui  nous  emporte,  —  au  flot  qui  nous 
engloutira  peut-être  :  Tu  n'iras  pas  plus  loin.  Mais  ce  que  je  ne  crains 
pas  d'affirmer,  c'est  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  progrès  constant  et 
fécond  qu'avec  la  liberté ,  avec  le  libre  groupement  des  forces  et 
des  énergies,  partant  avec  les  sociétés  privées.  Si  la  haineuse  pro- 
pagande des  ennemis  de  la  paix  sociale  n'a  pas  fait  de  la  conci- 
liation du  capital  et  du  travail  une  utopie  chimérique,  c'est  encore 
par  ces  sociétés  abhorrées  qu'elle  a  le  plus  de  chances  de  s'opérer. 

Des  hommes  qui  se  défendent  d'être  socialistes  se  plaisent  à 
nous  représenter  les  ouvriers  modernes  «  se  débattant  dans  les 
engrenages  de  l'industrie  centralisée,  entre  les  roues  et  les  lami- 
noirs de  la  fabrique  anonyme,  pour  retirer  de  là  les  lambeaux  de 
leur  personnalité  écrasée  et  déchirée  (1).  »  Que  serait-ce  donc  si 
toutes  les  fabriques  et  les  usines,  si  tous  les  moyens  de  transport 
et  de  production  étaient  centralisés  dans  les  mains  de  l'Etat? C'est 

(1)  Ainsi,  récemment,  un  homme  de  talent,  M.Hector  Dopasse  :  Transformations 
sociales;  Paris,  Alcan,  1894. 


LE    RÈGNE    DE    L'ARGENT.  321 

alors  que  l'ouvrier,  pris  dans  des  rouages  de  fer  dont  il  serait 
incapable  de  se  dégager,  se  verrait  broyé  par  un  mécanisme  gi- 
gantesque, sans  pouvoir  défendre  sa  chétiye  individualité.  La 
diminution,  l'anéantissement  de  la  personnalité  humaine  serait  la 
conséquence  fatale,  inéluctable,  de  l'absorption  de  l'industrie  par 
l'Etat.  Ce  n'est  point  en  substituant  l'autorité  publique  à  l'initia- 
tive individuelle  et  les  monopoles  d'Etat  aux  sociétés  privées  qu'on 
affranchira  ceux  qu'on  appelle  emphatiquement  «  les  prisonniers 
de  la  fabrique  et  les  captifs  de  la  machine  (1).  » 

Etatistes,  socialistes  collectivistes  nous  promettent  bien,  il 
est  vrai,  que  leur  usine  d'Etat  sera  une  libre  république  où  la 
contrainte  demeurera  inconnue.  Ils  nous  disent  que,  la  démocratie 
industrielle  future  devant  remettre  tous  les  pouvoirs  à  l'élection, 
il  n'y  aura  plus  de  place  pour  les  tyrans  et  pour  la  tyrannie,  — 
comme  si  le  régime  électif  avait  la  vertu  d'exclure  toute  oppres- 
sion! Qu'elles  nous  viennent  du  socialisme  ou  de  «  l'étatisme,  » 
je  me  défie,  pour  ma  part,  de  ces  trop  belles  promesses,  et  je  ne 
me  soucie  point  d'en  faire  l'essai.  Je  comprends  qu'elles  sourient 
peu  aux  sauvages  adversaires  de  notre  état  social,  aux  anar- 
chistes :  qui  tient  à  l'autonomie  de  la  personnalité  humaine  n'a 
pas  besoin  de  beaucoup  de  réflexion  pour  en  sentir  la  duperie. 

La  liberté  que  nous  offrent  les  socialistes  ou  les  etatistes  est 
une  liberté  collective,  comme  l'était  la  liberté  politique  chez  les 
anciens,  —  ou  comme  celle  que  préconise  Rousseau  dans  le  Contrat 
social; —  liberté  fort  différente  des  libertés  individuelles,  des  li- 
bertés effectives,  et  qui,  au  lieu  d'en  être  la  garantie,  en  est  le  plus 
.souvent  la  négation.  Ce  que  vaudrait  cette  liberté  collective  et 
collectiviste,  nos  syndicats  ouvriers  nous  en  peuvent  donner  un 
avant-goût.  Les  syndicats  sont  bien  électifs;  les  chefs  en  sont 
choisis,  les  décisions  en  sont  votées  par  les  membres;  ils  sont, 
ou  ils  se  vantent  d'être  un  agent  d'émancipation,  —  ce  qui  ne  les 
empêche  pas  de  devenir  un  instrument  de  tyrannie.  Les  syndi- 
cats sont  la  forme  nouvelle  et  la  plus  oppressive  de  la  souverai- 
neté du  peuple.  On  sait  quel  cas  ils  font  des  libertés  indivi- 
duelles, et  quel  est  leur  respect  de  la  personnalité  humaine; 
comment  ils  décrètent,  en  maîtres,  le  travail  ou  le  chômage, 
mettant  hors  la  loi  quiconque  ose  méconnaître  leurs  arrêts. 
Or,  ne  nous  y  trompons  point,  ces  syndicats  ouvriers,  c'est  à  la 
fois  l'embryon  de  la  future  cité  ouvrière  et  l'image  de  la  future 
société  collectiviste. 

Anatole  Leroy-Beaulieu. 

(i)  M.  Hector  Dépasse,  ibidem. 

TOME  CXXIX.   —  1805.  21 


LECONTE  DE  LISLE  INTIME 


D    APRES 


DES  NOTES  ET  DES  VERS  INÉDITS 


Leconte  de  Lisle  occupait  sur  le  «  Parnasse  français,  »  au 
moment  de  sa  mort,  la  situation  unique  et  souveraine  que  les 
Anglais  donnent  à  leurs  «  poètes  lauréats.  »  Jeunes  ou  vieux  tous 
ses  confrères  lui  rendaient  hommage,  unanimes  à  reconnaître 
qu'il  avait  achevé  de  rendre  le  vers  plus  parfait.  Et  cepen- 
dant Leconte  de  Lisle  ne  connut  jamais  cette  grande  popula- 
rité qui  fit  cortège  à  Lamartine  et  à  Victor  Hugo.  On  l'admirait 
de  loin,  avec  un  respect  mêlé  de  crainte;  ses  plus  ardens 
admirateurs  osaient  à  peine  lui  apporter  leur  hommage  ;  —  nul 
avec  lui  ne  se  sentait  tout  à  fait  rassuré.  Lui-même  avait  rêvé 
cette  domination  et  cet  isolement;  et  longtemps  il  se  complut 
dans  sa  solitude.  Mais  sur  la  fin  de  sa  vie  il  en  souffrit,  et  il  dé- 
couvrit enfin  son  cœur  à  ceux  qui,  durant  tant  d'années,  n'avaient 
connu  que  son  génie.  C'est  dans  le  désir  de  faire  mieux  aimer  ce 
cœur  timide  et  cette  âme  haute  que  ces  notes  ont  été  rédigées. 

I 

Bourbon.  —  Une  île  qui  contient  en  abrégé  toute  la  nature  : 
depuis  le  volcan  embrasé,  dont  les  laves  en  coulant  font  fuser  la 
mer,  jusqu'aux  pics  glacés  des  monts  couverts  de  neiges  éter- 
nelles; depuis  les  forêts  de  palmiers  géans,  où  les  colibris  nichent 
dans  les  lianes,  jusqu'aux  palais  de  coraux,  pourpres  et  roses,  aux 
enchevêtremens  étranges  où  circulent  les  poissons  nacrés,  où  les 
hautes  lames  s'arrêtent  et  s'écrasent  sur  les  récifs  blancs. 

C'est  là,  sur  la  côte  qui  regarde  l'Afrique,  à  Saint-Paul,  que 
le  poète  naquit  en  1818.  Dans  une  note  rédigée  pour  servir  un 
jour  à  sa  biographie,  il  nous  apprend  lui-même  qu'un  de  ses 
aïeux,  le  marquis  François  de  Lanux,  avait  dû  quitter  la  France 


LECONTE    DE    LISLE    INTIME.  323 

à  la  suite  d'une  conspiration  contre  le  Régent  et  était  allé  s'in- 
staller à  l'île  Bourbon  en  1720.  La  mère  du  poète,  Suzanne-Mar- 
guerite-Elisée de  Lanux,  sortait  de  cette  souche.  Elle  fut  épousée 
par  M.  Loconte  de  Lisle,  qui,  à  son  tour,  avait  émigré  à  la  Réunion 
en  1816  :  ainsi,  le  poète  avait  d'un  côté  du  sang  créole,  auquel  il 
mêlait,  d'autre  part,  des  origines  bretonnes  et  normandes.  On 
avait  déjà  connu  un  faiseur  de  vers  dans  la  famille  de  Lanux,  le 
«  licencieux  »  Parny.  «  L'oncle  et  le  neveu  ne  se  ressemblent 
guère  »,  avait  coutume  de  dire  Leconte  de  Lisle,  lorsqu'on  l'ame- 
nait à  évoquer  ces  souvenirs  de  famille.  Et  il  ajoutait  :  «  Notre 
nom,  dans  nos  papiers,  est  orthographié  ainsi  :  Le  Conte  de  Lisle, 
branche  aînée,  Le  Conte  de  Préval,  branche  cadette.  Je  fus  le 
premier  à  réunir  les  deux  mots  Le  et  Conte,  afin  d'éviter  le  sem- 
blant d'un  titre.  » 

Toute  son  enfance,  il  la  passa  dans  l'île  magique;  tantôt  dans 
sa  ville  natale,  tantôt  sur  la  montagne,  à  l'Habitation.  Là-haut, 
près  de  ses  parens,  l'enfant  étudiait  toute  la  semaine  le  latin  et 
le  grec  ;  le  samedi  soir,  il  fermait  ses  livres,  et  seul,  il  descendait 
les  rampes  de  la  colline,  vers  la  ville,  pour  y  passer  le  dimanche. 
La  liberté  reconquise  lui  faisait  le  cœur  plus  sonore.  Il  regardait 
les  grandes  montagnes  d'un  bleu  sombre  se  dessiner  nettement 
sur  le  ciel  plus  pâle,  la  chute  incendiée  du  soleil  dans  la  mer,  la 
nuit  soudaine,  l'apparition  successive  des  feux  sur  les  hauteurs 
et  des  constellations  dans  le  ciel.  Il  s'enivrait  de  la  douceur  des 
contrastes  de  cette  heure;  et  l'émotion  qui  vient  de  la  beauté  des 
choses  gonflait  son  Cœur  de  tendresse.  Voici  comment  lui-même, 
dans  quelques  pages  intimes,  évoque  ces  souvenirs  d'enfance  : 

«  Il  est  toujours  délicat  de  parler  de  soi  avec  toute  la  modestie 
désirable,  et  bien  que  je  ne  sois  pas  de  ceux  qui  s'illusionnent 
volontiers  sur  eux-mêmes,  j'éprouve  une  certaine  appréhension 
dès  qu'il  s'agit  de  me  mettre  en  scène.  Cependant,  le  peu  que  je 
puis  vous  dire  étant  presque  impersonnel,  je  tiens  la  promesse 
que  je  vous  ai  faite. 

«  Ceci  pourrait  s'intituler  :  Comment  la  poésie  s'éveilla  dans 
le  cœur  d'un  enfant  de  quinze  ans.  C'est  tout  d'abord  grâce  au 
hasard  heureux  d'être  né  dans  un  pays  merveilleusement  beau 
et  à  moitié  sauvage,  riche  de  végétations  étranges,  sous  un  ciel 
éblouissant.  C'est  surtout  grâce  à  cet  éternel  «  premier  amour  », 
fait  de  désirs  vagues  et  de  timidités  délicieuses  :  cette  sensibilité 
naissante,  d'un  cœur  et  d'une  âme  vierges,  attendrie  parle  senti- 
ment inné  de  la  nature,  a  suffi  pour  créer  le  poète  que  je  suis 
devenu,  si  peu  qu'il  soit. 

«  La  solitude  d'une  jeunesse  privée  de  sympathies  intellec- 
tuelles, l'immensité  et  la  plainte  incessante  de  la  mer,  le  calme 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

splendide  de  nos  nuits,  les  rêves  d'un  cœur  gonflé  de  tendresses, 
forcément  silencieuses,  ont  fait  croire  longtemps  que  j'étais 
indifférent,  même  aux  émotions  que  tous  ont  plus  ou  moins 
ressenties,  quand,  au  contraire,  j'étouffais  du  besoin  de  me 
répandre  en  larmes  passionnées.  J'en  ai  versé,  plus  tard,  en 
sachant  par  moi-même  que  les  femmes  nous  plaignent  volontiers 
des  peines  que  d'autres  nous  font  endurer  et  jouissent  de  celles 
qu'elles-mêmes  nous  infligent.   » 

Quand  il  arrivait  enfin  à  la  ville  lointaine,  l'enfant  revoyait, 
extasié  et  muet,  sa  «  chère  vision  »,  celle  qu'il  adorait  de  toute 
sa  jeune  âme  de  poète,  celle  pour  qui  il  eût  voulu  donner  sa  vie, 
mais  dont  il  n'osait  baiser  la  robe.  Puis  le  lendemain,  tout  pen- 
sif, il  remontait  vers  les  «  Hauts  ».  Rempli  de  son  souvenir,  il 
composait  des  vers,  de  longs  poèmes  qu'il  cachait.  Il  vivait  de  ce 
rêve  éblouissant  et  cher  qui  plana  sur  toute  sa  vie  et  voila  sa 
pensée  comme  d'un  crêpe.  C'est  cette  douleur  inconsolée  qu'il 
devait  chanter  plus  tard  dans  Ylllusion  suprême  : 


Et  tu  renais  aussi,  fantôme  diaphane 

Qui  fis  battre  son  cœur  pour  la  première  fois, 

Et,  fleur  cueillie  avant  que  le  soleil  te  fane, 

Ne  parfumas  qu'un  jour  l'ombre  calme  des  bois. 

0  chère  Vision,  toi  qui  répands  encore, 
Delà  plage  lointaine  où  tu  dors  à  jamais, 
Comme  un  mélancolique  et  doux  reflet  d'aurore 
Au  fond  d'un  cœur  obscur  et  glacé  désormais, 

Les  ans  n'ont  pas  pesé  sur  ta  grâce  immortelle, 
La  tombe  bienheureuse  a  sauvé  ta  beauté: 
Il  te  revoit  avec  tes  yeux  divins,  et  telle 
Que  tu  lui  souriais  en  un  monde  enchanté. 

C'est  encore  à  cette  «  chère  Vision  »  qu'il  songeait  quand  il 
écrivit  ces  vers  ailés  du  Manchy  : 

Sous  un  nuage  frais  de  claire  mousseline, 

Tous  les  dimanches  au  matin 
Tu  venais  à  la  ville  en  manchy  de  rotin 

Par  les  rampes  de  la  colline. 

Le  bracelet  au  poing,  l'anneau  sur  la  cheville 

Et  le  mouchoir  jaune  au  chignon, 
Deux  Telingas  portaient,  assidus  compagnons, 

Ton  lit  aux  nattes  de  manille. 

On  voyait  au  travers  du  rideau  de  batiste 

Tes  boucles  dorer  l'oreiller, 
Et  sous  leurs  cils  mi-clos,  feignant  de  sommeiller, 

Tes  beaux  yeux  de  sombre  améthyste. 


LEOONTE    DE    LISLE    INTIME.  325 

Cette  tendresse  tout  idéale  conduisit  le  jeune  homme  jusqu'à 
sa  vingtième  année. 

Ses  parens  étaient  déçus  de  lui  voir  si  peu  de  goût  pour  le 
commerce.  Ils  désespéraient  de  son  avenir;  ils  résolurent  de  l'en- 
voyer finir  ses  études  en  France.  L'enfant  partit,  l'âme  attristée, 
laissant  derrière  soi  tous  ceux  qui  lui  étaient  chers;  il  se  sentait 
si  seul  qu'il  souhaita  mourir. 

Trois  ans  il  demeura  à  Rennes,  sous  prétexte  d'y  faire  son 
droit;  en  réalité  il  écrivait  des  poèmes;  il  étudiait  les  langues 
anciennes,  il  les  aimait.  Il  ne  se  retrouvait  qu'au  milieu  des  dieux 
et  des  nymphes,  parmi  ces  choses  mortes,  plus  vivantes  pour  lui 
que  l'heure  qui  sonnait.  Son  exil  avait  cessé  de  lui  peser,  quand 
on  le  rappela  enfin  à  l'île  Bourbon,  en  1841.  En  ce  temps-là,  on 
voyageait  à  la  voile.  Le  trois-mâts  qui  portait  Leconte  de  Lisle  ne 
mit  pas  moins  de  cent  dix-sept  jours  à  gagner  Bourbon.  On  fit 
escale  à  Sainte-Hélène  et  au  cap  de  Bonne-Espérance.  Le  poète, 
qui  déjà  était  républicain,  n'apportait  assurément  pas  à  Sainte- 
Hélène  l'émotion  d'un  fervent  du  Mémorial,  mais  il  n'avait  pas 
moins  gardé  du  rocher  rouge,  sans  un  arbre,  dévoré  de  soleil, 
meurtrier  aux  hommes,  l'impression  d'un  des  pires  lieux  de 
souffrances  où  une  âme  ait  pu  être  enfermée  pour  agoniser.  Il 
a  exprimé  ces  sensations  dans  cette  comparaison ,  qui  fixait  son 
souvenir  :  «  Sainte-Hélène  me  fit  l'effet  d'un  grand  cercueil.   » 

Il  arriva  enfin  à  Bourbon,  mais  pour  n'y  demeurer  que  qua- 
torze mois;  à  vrai  dire  il  n'aurait  pu  y  durer  plus  longtemps.  Il 
semblait  que  le  malentendu  qui,  dès  l'enfance,  l'avait  séparé  de 
ses  parens,  se  fût  encore  aggravé;  personne  ne  s'efforçait  d'entrer 
dans  sa  façon  de  comprendre;  et  il  ne  pouvait  partager  les  opi- 
nions de  ceux  qui  l'entouraient.  Il  était  surtout  choqué  de  leur 
inconsciente  insensibilité  :  depuis  qu'il  avait  vu  l'Europe,  l'escla- 
vage, qui  lui  avait  toujours  répugné,  le  révoltait.  Tout  le  long  du 
jour  il  était  poursuivi  par  les  cris  des  noirs  qu'on  frappait.  Devant 
les  cases  mal  closes,  il  entendait  les  hurlemens  plaintifs,  les  sup- 
plications désespérées  :  «  Grâce,  maître,  grâce!  »  et  ce  cri  la- 
mentable, dont  il  s'était  déshabitué,  le  déchirait  à  présent,  l'affo- 
lait. Mais  s'il  était  blessé  des  souffrances  de  toute  cette  chair 
noire,  l'indifférence  de  ceux  qui  la  torturaient  lui  semblait  plus 
avilissante  encore.  Il  regardait  les  jeunes  créoles  passer,  blanches 
et  délicates,  drapées  de  claires  mousselines,  telles  que  des  anges 
de  lumière,  devant  les  cases  entr'ouvertes.  Elles  entendaient  les 
gémissemens,  avec  un  sourire  sur  leurs  lèvres  rouges.  Gela  fai- 
sait partie  pour  elles  des  bruits  de  la  nature.  Lui,  fuyait  pour  ne 
pas  entendre  ;  son  cœur  révolté  se  fermait  à  l'amour  de  ces  belles 
insensibles,  en  même  temps  qu'il  s'ouvrait  à  l'angoisse  des  souf- 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

frances  humaines,  à  l'horreur  de  l'universelle  injustice,  à  la  pitié 
infinie  ;  et  il  songeait  qu?un  abîme  était  creusé  pour  toujours  entre 
lui  et  ces  jeunes  femmes  si  désirables,  qui  n'avaient  pas  pitié 
de  la  douleur.  Alors  il  courait  se  réfugier  dans  la  solitude,  se 
calmer  dans  l'engourdissement  du  soleil;  pendant  des  heures,  il 
restait  sur  le  sable,  étendu,  immobile,  les  yeux  clos,  écoutant  les 
bruits  de  la  nature,  s'incorporant  si  bien  avec  elle  qu'il  avait  la 
sensation  de  mêler  son  âme  à  l'âme  universelle.  Il  lui  semblait 
que  son  corps  s'évaporait,  que  son  esprit  se  fondait  dans  ce  tout 
pour  chanter  avec  la  mer,  bruire  avec  le  vent,  fleurir  avec  les 
fleurs  : 


0  monts  du  ciel  natal,  parfum  des  vertes  cimes, 
Noirs  feuillages  emplis  d'un  vague  et  long  soupir, 
Et  vous,  mondes  brûlant  dans  vos  steppes  sublimes, 
Et  vous,  flots  qui  chantiez,  près  de  vous  assoupir  ! 

Ravissement  des  sens,  vertiges  magnétiques 

Où  l'on  roule  sans  peur,  sans  pensée  et  sans  voix! 

Inertes 'voluptés  des  ascètes  antiques 

Assis  les  yeux  ouverts,  cent  ans,  au  fond  des  bois  ! 

Nature!  Immensité  si  tranquille  et  si  belle, 
Majestueux  abîme  où  dort  l'oubli  sacré, 
Que  ne  me  plongeais-tu  dans  ta  paix  immortelle 
Quand  je  n'avais  encor  ni  souffert  ni  pleuré"? 


Et  quand,  on  (lu,  il  rentrait  chez  lui,  les  yeux  égarés,  avec 
des  bruits  confus  bourdonnant  à  son  oreille,  et  des  rythmes 
inconnus  dans  la  tête;  quand  il  s'asseyait  ainsi  à  la  table  de  fa- 
mille sans  rien  dire,  distrait  et  enivré,  ses  parens  le  considé- 
raient avec  une  affection  inquiète;  ils  sentaient  sa  souffrance  sans 
arriver  à  la  définir;  peut-être  craignaient-ils  pour  sa  raison.  Il 
tomba  malade,  alors  ils  s'effrayèrent  tout  à  fait:  ils  décidèrent  de 
le  renvoyer  en  France.  Le  jeune  homme  ne  résista  point  à  leur 
désir;  la  vie  lui  était  devenue  impossible  parmi  ces  gens  qui  ne 
le  comprenaient  plus;  il  les  quitta,  sûr  de  sa  vocation  et  de  sa 
pensée.  Bourbon  et  ses  habitans  lui  avaient  fourni  le  thème  qui 
devait  être  comme  le  leitmotiv  de  toute  son  œuvre  :  l'horreur  de 
la  cruauté  humaine,  l'amour  de  la  nature  pacifiante. 

II 

La  séduction  de  Paris  ne  réussit  pas  à  distraire  Leconte  de 
Lisle  de  l'intérêt  qu'il  avait  voué  à  la  cause  de  l'esclavage.  Les 
créoles  résidant  en  France  décidèrent,  sur  son  initiative,  de  s'as- 


LECONTE    DE    L1SLE    INTIME. 


327 


socier  au  mouvement  qui  se  produisait  en  faveur  de  l'affranchis- 
sement des  noirs;  et  Leçon  te  de  Lisle  rédigea  leur  requête.  11 
ne  s'arrêta  point  à  la  pensée  que  cette  nouveauté  ruinerait  son 
patrimoine.  Entraînés  par  son  exemple,  beaucoup  signèrent  avec 
lui,  qui  désavouèrent  plus  tard  leur  adhésion.  Cette  pétition  des 
créoles,  qui  parlaient  en  connaissance  de  cause  et  contre  leur  in- 
térêt personnel,  ne  contribua  pas  médiocrement  à  l'abolition  de 
l'esclavage  dans  les  colonies.  Mais  les  parens  du  poète  furent  in- 
formés de  la  part  qu'il  avait  prise  à  ce  qu'ils  appelaient  leur  ruine  ; 
ils  en  conçurent  contre  lui  une  profonde  rancune,  qui  eut  pour  le 
jeune  homme  d'immédiates  conséquences.  Du  jour  au  lendemain 
on  lui  retira  tout  subside.  Il  se  trouva  dénué  de  ressources,  livré  à 
lui-même  dans  ce  Paris  où  il  était  seul.  Alors  commença  une  vie 
difficile  et  pleine  de  déceptions.  Il  se  mit  courageusement  au 
travail,  il  paya  son  indépendance  de  l'ennui  des  leçons,  il  se  fit 
répétiteur  de  latin  et  de  grec,  il  s'attela  à  cette  besogne  de  tra- 
ductioDS  qui  devait  l'occuper  sept  années. 

Tant  de  difficultés  avaient  exaspéré  sa  passion  de  la  justice 
et  son  instinct  de  révolte.  Aussi,  en  1848,  le  vit-on  sur  les  barri- 
cades, en  compagnie  de  Paul  de  Flotte,  qui  plus  tard  mourut  dans 
l'expédition  de  Garibaldi.  Les  deux  amis  apportaient  de  la  poudre 
aux  insurgés.  Ils  se  battirent.  Un  jour,  Leconte  de  Lisle  fut  arrêté 
et  fouillé;  il  avait  de  la  poudre  dans  ses  poches,  on  le  mit  en 
prison.  Pendant  quarante-huit  heures,  «  les  plus  longues  de  ma 
vie  — ,  disait-il,  —  je  demeurai  sous  les  verrous;  cependant, 
comme  on  m'avait  laissé  mes  livres,  je  continuai  tranquillement 
de  traduire  Homère.  »  Ainsi  toujours,  à  travers  tout,  sa  voca- 
tion de  poète  persistait  et  grandissait.  Il  écrivait  alors  avec  la  faci- 
lité exubérante  de  la  jeunesse,  mais  déjà  la  critique  qu'il  exer- 
çait sur  lui-même  l'avait  rendu  malaisé  à  satisfaire.  Du  voilier 
qui  l'avait  ramené  de  Bourbon,  il  avait  jeté  à  la  mer  mille  vers. 
La  pièce  d'Hypatie  fut  seule  exceptée  de  ce  sacrifice,  et  nous 
fait  encore  aujourd'hui  regretter  ses  sœurs  perdues. 

Cependant  Leconte  de  Lisle  était  entré  dans  quelques  cercles 
littéraires.  Victor  de  Laprade  le  présenta  chez  Sainte-Beuve.  Lui- 
même  racontait  ainsi  son  début  dans  le  monde  des  lettres  :  «  Chez 
Sainte-Beuve,  le  soir  de  ma  présentation,  je  rencontrai  Emile  Des- 
champs qui  n'avait  jamais  entendu  parler  de  moi,  par  l'excellente 
raison  que  j'arrivais  à  Paris  parfaitement  inconnu,  n'ayant  jamais 
rien  publié  dans  aucun  recueil.  Or,  quand  j'entrai,  Deschamps  se 
précipita  vers  moi  et  me  dit  :  «  Permettez-moi  de  serrer  cette  main 
qui  a  écrit  de  si  belles  choses!  »  Il  en  disait  autant  à  tout  le 
monde  :  c'était  un  homme  très  sociable  !  »  Leconte  de  Lisle  n'en 
eut  pas  moins,  le  même  soir,  la  première  sensation  délicieuse  de 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  gloire.  Gomme  tous  les  jeunes  auteurs  récitaient  de  leurs  vers, 
et  qu'on  demandait  à  Leconte  de  Lisle  de  dire  quelques-uns  des 
siens,  il  récita  :  Midi.  Ce  poème  impressionna  si  vivement  Sainte- 
Beuve,  que,  les  yeux  pleins  de  larmes,  il  se  jeta  au  cou  du  jeune 
homme  en  s  écriant  :  «  Mais  ceci  est  un  chef-d'œuvre,  et  cet  en- 
fant est  un  grand  poète  !  »  Et  dès  le  lendemain,  dans  le  Consti- 
tutionnel (1852),  louant  cette  poésie  dont  on  ne  saurait,  disait-il, 
<(  rendre  l'ampleur  si  on  ne  l'a  entendu  dans  son  récitatif  lent  et 
majestueux  »,  il  reproduisait  la  pièce  de  Midi  tout  entière.  «  A 
dater  de  ce  jour,  disait  Leconte  de  Lisle  avec  son  fin  sourire,  j'ai 
toujours  été,  pour  la  critique  et  pour  le  public,  le  poète  de  Midi. 
J'écrirais  cent  mille  autres  vers,  je  ne  serais  jamais  que  l'auteur 
de  Midi.  » 

L'excuse  du  public,  c'est  que,  contrairement  à  ses  confrères, 
qui  débutent  dans  la  poésie  par  le  livre  des  amours  banales,  où 
le  culte  de  la  femme  n'est  pas  distinct  de  l'adoration  du  prin- 
temps, des  fleurs,  de  tous  les  espoirs  vagues,  Leconte  de  Lisle  ne 
voulait  produire  à  la  lumière  qu'une  pensée  précise,  enfermée 
dans  une  forme  parfaite.  Il  fit  chastement  le  mystère  sur  toutes 
les  aventures  de  son  cœur  ;  une  délicatesse  de  pudeur  l'empêcha 
toujours  de  livrer  le  secret  de  ses  affections  à  la  foule;  et  il  ne 
consentit  jamais  à  en  faire  de  la  «  littérature  ».  Il  a  exprimé  ces 
réserves  dans  le  sonnet  des  Montreurs,  dont  un  critique  a  dit  qu'il 
devrait  être  placé  au  seuil  de  l'œuvre  entière  du  poète,  comme  le 
Sésame  ou  la  formule  d'initiation  : 

LUS MONTREURS 

Tel  qu'un  morne  animal,  meurtri,  plein  de  poussière, 
La  chaîne  au  cou,  hurlant  au  chaud  soleil  d'été 
Promène  qui  voudra  son  cœur  ensanglanté 
Sur  ton  pavé  cynique,  ô  plèbe  carnassière. 

Pour  mettre  un  feu  stérile  en  ton  œil  hébété, 
Pour  mendier  ton  rire  ou  ta  pitié  grossière, 
Déchire  qui  voudra  la  robe  de  lumière 
De  la  pudeur  divine  et  delà  volupté  ! 

Dans  mon  orgueil  muet,  dans  ma  tombe  sans  gloire, 

Dussé-je  m'engloutir  pour  l'éternité  noire, 

Je  ne  te  vendrai  pas  mon  ivresse  ou  mon  mal. 

Je  ne  livrerai  pas  ma  vie  à  tes  huées 

Je  ne  danserai  pas  sur  ton  tréteau  banal 

Avec  tes  histrions  et  tes  prostituées  ! 

Ce  dédain  du  poète  pour  le  public  n'était  pas  fait  pour  le  lui 
concilier.  Son  œuvre  demeurait  inconnue.  Tout  au  plus  savait-on 


LECONTE    DE    LISLE    INTIME.  329 

que  le  «  poète  de  Midi  »  était  aussi  un  helléniste  remarquable, 
traducteur  assidu  des  chefs-d'œuvre  antiques.  L'originalité,  le 
mérite  de  ces  traductions  de  Leconte  de  Lisle  résident  dans  leur 
fidélité,  dans  le  scrupuleux  respect  d'une  forme  qui,  pour  l'épopée 
et  le  drame  grecs,  l'ait  partie  intégrante  de  l'œuvre,  dans  l'exac- 
titude enfin  d'une  transcription  littérale  de  ces  noms  propres 
que  les  savans,  les  érudits  et  les  poètes  même  de  la  Renaissance 
avaient  «  romanisés  »  sans  motif.  Athéné  n'est  pas  Minerve  et 
Zeus  ou  Jupiter  font  deux.  Aussi  les  traductions  de  Leconte  de 
Lisle  ont-elles  servi  à  dissiper  des  malentendus  que  les  an- 
ciennes versions  avaient  apportés  dans  les  esprits.  Ces  chefs- 
d'œuvre  antiques  qui,  à  travers  elles,  avaient  semblé  pompeux 
et  déclamatoires,  apparurent  enfin  dans  toute  leur  grâce  sobre 
et  fine.  Ce  n'était  plus  la  Grèce  de  Fénelon  ou  de  Bitaubé, 
c'était  la  réalité,  dans  sa  simplicité  naïve,  dans  sa  rudesse  gran- 
diose (1). 

Leconte  de  Lisle  achevait  de  se  former  dans  cette  besogne.  Il 
y  perfectionnait  cette  intelligence  de  la  plastique  grecque  qui 
devait  être  la  religion  de  sa  vie,  mais  il  était  si  misérablement 
rétribué  de  sa  peine  qu'après  bien  des  années  écoulées,  il  ne 
pouvait  parler  sans  amertume  de  ce  temps  de  sa  vie  :  «  J'ai 
passé  sept  années  à  mes  traductions,  disait-il,  elles  me  rapportè- 
rent 7  000  francs,  et  je  m'y  crevai  les  yeux.  » 

L'empereur  Napoléon,  informé  par  le  peintre  Jôbbé-Duval  de 
la  douloureuse  situation  de  Leconte  de  Lisle,  lui  dépêcha  une 
personne  de  son  entourage,  pour  lui  offrir  une  pension,  avec 
cette  réserve  qu'il  dédierait  les  traductions  au  prince  impérial. 
«  Il  serait  sacrilège,  répondit  le  poète,  de  dédier  ces  chefs- 
d'œuvre  antiques  à  un  enfant  trop  jeune  pour  les  comprendre.  » 
On  rapporta  ce  propos  à  l'empereur  qui  répliqua  en  souriant  : 
«  C'est  M.  Leconte  de  Lisle  qui  a  raison,  et  je  veux  lui  assurer 
une  pension  sur  ma  cassette  particulière.  »  Cette  pension  de 
300  francs  par  mois,  donnée  cette  fois  sans  condition,  et  servie 
jusqu'à  la  fin  de  l'Empire,  aida  Leconte  de  Lisle  à  écrire  tant 
de  chefs-d'œuvre. 

A  la  vérité,  le  public  continuait  d'ignorer  l'œuvre  de  Leconte 
de  Lisle.  Le  manuscrit  des  Poèmes  antiques  était  demeuré  des 
années  dans  un  tiroir.  Mais  on  peut  dire  que  le  poète  souffrit  à 
peine  de  ces  injustices.  Il  écrivait  pour  soi,  pour  la  joie  d'user 
d'un  don  divin,  pour  l'émotion  des  amis  qu'il  admettait  dans  le 

(,1)  Voir  la  préface  de  la  1"  édition  (Paris,  1861)  de  la  traduction  des  Idylles  de 
Théocrite  et  des  Odes  anacréontiques.  Ce  curieux  morceau,  plein  d'une  ironie  caus- 
tique et  parfois  amère  contre  le  mode  de  traduction  accrédité  depuis  le  xvn*  siècle, 
a  été  supprimé  dans  l'édition  ultérieure. 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

secret  de  sa  pensée.  C'était  le  groupe  des  poètes  qui  furent  les 
Parnassiens.  Autour  du  maître  admiré,  tous  s  étaient  groupés, 
ardens  et  enthousiastes  :  Dierx,  Glatigny,  Anatole  France,  Henry 
Houssaye,  Frédéric  Plessis,  Villiers  de  l'Isle-Adam,  Mendès,  Sil- 
vestre,  Coppée,  Sully  Prudhomme,  de  Heredia.  Sous  la  direction 
de  Leconte  de  Lisle,  toute  cette  jeunesse  se  liguait  pour  combattre 
la  poétique  régnante. 

C'était  le  moment  où  le  goût  élégiaque  triomphait.  Les  ro- 
mances, la  fausse  sentimentalité  empruntée  à  l'école  anglaise 
des  «  Lakistes  »,  l'abus  du  «  keepsake  »  dans  l'art  et  dans  la 
littérature,  le  règne  des  médiocres  imitateurs  de  Lamartine  abou- 
tissaient à  des  fadeurs,  dont  les  artistes  sincères  étaient  écœurés: 
«  Ce  n'élaienl  qu'amours,  amans,  amantes,  daines  persécutées 
s'évanouissant  dans  les  pavillons  solitaires,  postillons  que  l'on 
tue  à  tous  les  relais,  chevaux  qu'on  crève  à  toutes  les  pages, 
forets  sombres,  troubles  du  cœur,  sermens,  sanglots,  larmes  et 
baisers,  nacelles  au  clair  de  lune,  rossignols  dans  les  bosquets, 
messieurs  braves  comme  des  lions,  doux  comme  des  agneaux, 
vertueux  comme  on  ne  l'est  pas,  toujours  bien  mis,  et  qui 
pleurent  comme  des  urnes  (1).  » 

Le  seul  moyen  de  réagir  contre  cette  universelle  niaiserie 
était  d'interdire  énergiquement  l'entrée  du  sanctuaire  de  l'art 
à  tous  les  indignes.  Un  groupe  de  poètes  et  de  prosateurs  s  imposa, 
comme  une  règle  de  religion,  le  culte  de  la  forme  pure.  Prenant 
pour  Credo  la  formule  de  «  l'art  pour  l'art  »,  ils  s  interdirent 
la  préoccupation  de  moraliser  ;  ils  anathématisèrent  «  l'art  prê- 
cheur »;  ils  déclarèrent  que  l'art  est  son  «  but  »  à  soi-même,  et 
ne  peut  être  ravalé  au  rôle  de  «  moyen  ».  Dans  cette  pensée, 
quelques-uns  allèrent  jusqu'à  s'imposer  l'impassibilité  olym- 
pienne; ils  refusèrent  d'intervenir  avec  leurs  sentimens  indivi- 
duels et  humains  dans  la  beauté  d'un  récit;  ils  refoulèrent  toute 
leur  passion  en  eux-mêmes,  et  prétendirent  dominer  la  foule  du 
haut  de  leur  inaltérable  sérénité. 

On  a  justement  remarqué  que,  dans  les  volumes  de  Leconte 
de  Lisle,  publiés  cependant  à  des  époques  très  différentes  de  sa 
vie  (2),  très  peu  des  pièces  de  vers  qu'ils  contiennent  portent  des 
dates.  Les  Revues  seules  peuvent  donner  là-dessus  quelques  indi- 
cations précises.  On  trouve  en  effet  dans  la  Revue  des  Deux 
Mondes  du  45  février  1855  les  premiers  poèmes  qu'il  lui  confia  : 
la  Jungle,  le  Vase,  les  Hurleurs.  En  1866  paraissaient  dans  le  Par- 

(1)  Madame  Bovary. 

(2)  Poèmes  antiques,  chez  M.  Ducloux,  1852;  Poèmes  et  poésies,  chez  Dentu,  1855; 
Poèmes  barbares,  chez  Poulet-Malassis,  1862;  Poèmes  barbares,  chez  Lemerre,  1872; 
Poèmes  antiques,  chez  Lemerre,  1874;  Poèmes  tragiques,  chez  Lemerre,  1884. 


LECONTE    DE    L1SLE    INTIME.  331 

nasse  Contemporain,  le  Rêve  du  Jaguar,  la  Vérandah,  les  Larmes 
de  l'Ours,  le  Cœur  de  Hialmar,  et  plus  tard,  en  1869,  Kaïn.  La 
Revue  de  Paris  d'août  1854  publiait  le  Runoïa;  et  la  République 
des  Lettres  des  années  1875-1876,  à  côté  de  Y  Assommoir  de  M.  Zola 
et  des  premiers  sonnets  de  M.  de  Heredia,  ofl'rait  à  ses  lecteurs 
presque  tous  les  Poèmes  tragiques,  alors  inédits.  Il  serait  difficile 
d'indiquer  dans  quel  ordre  le  reste  de  l'œuvre  a  été  composé, 
et  peu  d'intérêt,  d'ailleurs,  s'y  attache.  Très  vite,  le  maître  ('lait 
arrivé  à  un  degré  de  perfection  presque  absolue,  et  ou  peut  dire 
que  sa  pensée  elle-même  n'évolua  guère.  Toute  sa  vie,  le  poète 
resta  fidèle  à  ses  souvenirs,  à  l'idéal  de  sa  jeunesse;  il  voulait 
ignorer  tout  ce  qui  se  transformait  autour  de  lui;  et  ce  ne  fut 
que  sur  la  fin  de  ses  jours  qu'il  eut  la  sensation  de  l'isolement 
où  ce  parti  pris  l'avait  condamné.  Les  égards  dont  il  était  l'objet 
de  la  part  des  écrivains  de  la  nouvelle  école  lui  avaient  fait 
longtemps  illusion  sur  sa  pensée  et  sur  le  monde. 

M.  Catulle  Mendès  a  conté,  dans  son  Parnasse  contemporain, 
l'histoire  des  soirées  exquises  passées  boulevard  des  Invalides,  dans 
ce  petit  salon  du  cinquième  étage  où  tous  les  poètes  venaient,  les 
samedis  soir,  dire  leurs  projets,  apporter  leurs  vers  nouveaux, 
solliciter  le  jugement  des  émules  et  l'approbation  de  leur  grand 
ami  :  «  Je  ne  dirai  pas  les  souriantes  douceurs  d'une  fami- 
liarité dont  nous  étions  si  fiers ,  les  cordialités  de  camarade 
qu'avait  pour  nous  le  grand  poète,  ni  les  bavardages  au  coin  du 
feu,  —  car  on  était  très  sérieux,  mais  on  était  très  gai,  —  ni  toute 
la  belle  humeur  presque  enfantine  de  nos  paisibles  consciences 
d'artistes,  dans  le  cher  salon  peu  luxueux,  mais  si  net,  et  tou- 
jours en  ordre  comme  une  strophe  bien  composée,  pendant  que 
la  présence  d'une  jeune  femme,  au  milieu  de  notre  respect  ami, 
ajoutait  sa  grâce  à  la  poésie  éparse.  »  Cette  affection  fidèle, 
indiquée  d'une  touche  si  discrète  dans  les  lignes  précédentes, 
serait  effarouchée  si  nous  insistions  davantage,  —  et  cependant 
ceux  qui  ont  été  admis  dans  l'intimité  du  maître  savent  qu'il 
trouvait  en  elle  une  admiration  délicate,  un  conseil  toujours 
écouté. 

Plus  tard,  sous  les  ombrages  du  Luxembourg,  au  boulevard 
Saint-Michel,  où  Leconte  de  Lisle  habitait  en  qualité  de  biblio- 
thécaire du  Sénat,  une  seconde  génération  de  poètes  entourait 
le  maître.  Le  cercle  s'était  agrandi  et  renouvelé,  sans  que  la  piété 
filiale  d'aucun  eût  été  atteinte  :  le  vicomte  de  Guerne,  Paul  Bour- 
get,  Pierre  de  Nolhac,  Haraucourt,  IL  de  Régnier,  Robert  de  Mon- 
tesquiou,  Edmond  Rostand,  les  derniers  arrivés  ne  lui  étaient  pas 
les  moins  chers  ;  ses  conseils  ne  leur  firent  jamais  défaut.  Parce 
qu'il  les  aimait,  parce  qu'il  était  un  esprit  sincère,  souvent  il  lui 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arrivait  de  blâmer  leurs  œuvres  nouvelles,  de  réprimander  leurs 
concessions.  Tous  les  sujets,  d'ailleurs,  savaient  lui  plaire;  toutes 
les  personnalités  pouvaient  rester  indépendantes  ;  il  exigeait  seule- 
ment la  vénération  de  l'art,  le  dédain  des  succès  faciles.  «  Fais  ce 
que  tu  veux,  disait-il,  pourvu  que  tu  le  fasses  avec  un  religieux 
respect  de  la  langue  et  du  rythme.  »  Ceci  explique  comment  Le- 
conte  de  Lisle,  tout  en  accueillant  les  jeunes  «  Décadens  »,  refu- 
sait absolument  de  les  suivre  dans  la  voie  où  ils  s'engageaient. 
Leurs  innovations,  leurs  audaces  l'étonnaient;  elles  le  scandali- 
saient dans  sa  religion  de  la  forme  pure,  pleine  et  définitive;  il 
s'indignait  de  voir  introduire  dans  la  poésie  française  les  libres 
allures  du  vers  anglais  ;  et  il  continuait  de  croire  que  l'on  ne  confie 
«  rien  d'éternel  »  à  une  langue  «  toujours  changeante  ». 

Aussi  bien  durant  toute  sa  vie,  Leconte  de  Lisle  ne  cessa  de  se 
passionner  pour  l'esthétique  de  son  art,  ce  qui  le  rendait  malaisé 
à  satisfaire  et  le  poussait  à  émettre,  sur  ses  confrères,  des  juge- 
mens  brefs  et  aigus,  qu'il  répétait  volontiers ,  et  dont  quelques- 
uns  se  retrouvent  notés  dans  ses  papiers  (1).  Il  appliquait  aux 
autres  les  sévérités  dont  il  usait  envers  lui-même.  On  peut  dire 
qu'il  porta  toujours  sur  le  visage  un  de  ces  masques  comme  les 

(1)  Lamartine  :  Imagination  abondante,  intelligence  douée  de  mille  désirs  ambi- 
tieux et  nobles  plutôt  que  d'aptitudes  réelles.  Nature  d'élite;  artiste  incomplet; 
grand  poète  de  hasard.  A  laissé  derrière  lui,  comme  une  expiation,  une  multitude 
d'esprits  avortés,  cervelles  liquéfiées  et  cœurs  de  pierre,  misérable  famille  d'un  père 
illustre. 

Alfred  de  Musset  :  Poète  médiocre,  artiste  nul,  prosateur  fort  spirituel. 

Victor  Hugo  :  Le  plus  grand  poète  lyrique  connu.  Excessif  en  tout,  puéril  et 
sublime,  inépuisable  en  images  splendides  et  incohérentes,  merveilleux  rêveur,  avec 
d'extraordinaires  lacunes  intellectuelles. 

Ponsard  :  Piètre  versificateur,  exporté  de  province.  Lourd,  gauche  et  vulgaire. 
Raturé,  biffé,  disparu.  Coup  monté  par  Janin,  Lireux  et  autres,  contre  Hugo. 

Louis  Bouilhet  :  Le  dernier  romantique  de  l'école  orthodoxe.  Sans  originalité 
lyrique  ou  dramatique,  mais  ayant  écrit  çà  et  là  de  beaux  vers.  Oublié,  peut-être 
injustement. 

Baudelaire  :  Très  intelligent  et  original,  mais  d'une  imagination  restreinte,  man- 
quant de  souffle.  D'un  art  trop  souvent  maladroit. 

Théodore  de  Banville  :  Spirituel, aimable,  bienveillant,  artiste  habile,  brillant, 
mais  superficiel. 

Auguste  Barbier  :  Un  mouton  affublé  d'une  peau  de  lion  assez  bien  ajustée  dans 
les  «  ïambes  »,  mais  tombée  en  de  telles  loques  dans  ses  dernières  poésies,  qu'il 
était  désormais  impossible  de  se  méprendre  sur  la  nature  de  l'animal.  Cependant,  a 
écrit  de  fort  beaux  vers  dans  «  Il  Pianto  »,  très  supérieur  aux  «  ïambes  »,  et,  par 
cela  même,  infiniment  moins  connu. 

Alfred  de  Vigny  :  Un  grand  et  noble  artiste,  malgré  de  fréquentes  défaillances 
d'expressions,  ayant  toujours  vécu  dans  la  retraite,  pauvre  et  digne,  fidèle  jusqu'à 
la  fin  à  l'unique  religion  du  Beau. 

Théophile  Gautier  :  Excellent  poète ,  excellent  écrivain.  Très  injustement 
négligé. 

Béranger  :  Ses  chansons  de  circonstance  et  son  Dieu  de  cabaret  philanthropique, 
tout  cela  a  été  à  la  mode,  et,  comme  tout  ce  qui  a  été  à  la  mode,  tout  cela  est  en 
poussière  aujourd'hui  et  à  jamais. 


LECOISTE    DE    LISLE    INTIME.  333 

Grecs  en  plaquaient  sur  la  face  de  leurs  tragédiens.  Celui  qui 
recouvrait  ses  traits  était  sculpté  à  l'image  d'une  divinité  impas- 
sible qui ,  par  sa  bouche  d'airain,  pendant  soixante  années  de 
vie  littéraire,  dit  les  mêmes  paroles,  soutint  le  même  rôle. 

Un  des  articles  du  «  Code  parnassien  »  obligeait  ceux  des  poètes 
qui  l'avaient  accepté  à  dédaigner  non  seulement  la  foule,  mais 
toutes  les  distinctions  de  hiérarchie.  L'Académie  leur  apparais- 
sait comme  une  institution  de  servitude,  et  on  la  raillait  avec  une 
verve  de  persiflage  sous  la  sincérité  de  laquelle  se  cachait  peut- 
être  un  vague  regret.  Leconte  de  Lisle  se  décida  pourtant  à  s'y 
présenter.  Après  une  première  candidature  en  1873,  il  laissa  ses 
amis  faire  une  campagne  plus  sérieuse  en  4877,  pour  le  fauteuil 
de  Joseph  Autran.  Il  refusa  d'ailleurs  de  faire  les  visites  d'usage; 
il  disait  comme  le  Misanthrope  :  «  J'aurai  donc  le  plaisir  de 
perdre  mon  procès.  »  Il  obtint  une  voix,  et  il  ne  douta  point  que 
ce  fût  celle  de  Victor  Hugo. 

Pourtant,  lorsqu'on  feuillette  la  correspondance  échangée 
entre  les  deux  poètes,  on  est  surpris  de  constater  que  Victor  Hugo 
ne  sortit  presque  jamais,  pour  louer  Leconte  de  Lisle,  de  ces  for- 
mules obligeantes  et  insignifiantes,  qu'il  prodiguait  aux  plus  mé- 
diocres par  bienveillance  ou  par  dédain.  L'exagération  même  de 
certains  éloges  était  suspecte  à  Leconte  de  Lisle.  On  trouve  dans  ses 
papiers  une  note  manuscrite  où  il  dit  :  «  Je  n'ai  connu  Hugo  que 
fort  tard,  en  1874.  Il  a  été  paternel  et  parfait  pour  moi.  Comme 
je  lui  disais  un  jour  que  j'avais  dû  aux  Orientales  la  révélation 
de  la  poésie,  il  me  répondit  :  «  Si  vous  aviez  écrit  avant  moi, 
j'aurais  à  vous  adresser  le  même  remerciement.  »  —  Il  n'en 
pensait  pas  un  mot,  naturellement,  ni  moi  non  plus.  —  Il  m'a 
toujours,  jusqu'à  la  fin,  témoigné  les  mêmes  sympathies,  votant 
pour  moi  à  chaque  élection  académique,  et  me  désignant  pour 
son  successeur.  »  Leconte  de  Lisle  était  d'ailleurs  persuadé  que 
Victor  Hugo  n'avait  jamais  lu  ses  vers,  qu'il  en  parlait  par  ouï- 
dire,  sur  des  fragmens  rencontrés  ou  entendus  par  hasard.  Aussi, 
résistajjt-il  à  la  douceur  de  se  réjouir  de  formules  splendides 
et  impersonnelles  comme  celles-ci ,  que  lui  adressait  Victor 
Hugo  : 

3  décembre,  Paris. 

«...  Ces  Poèmes  barbares  sont  écrits  d'une  plume  athénienne, 
vous  êtes  un  de  ceux  qui  touchent  la  grande  lyre.  Je  vous  lis, 
cher  poète,  c'est  vous  dire  que  je  suis  ému  et  charmé  et  que  ma 
main  cherche  la  vôtre. 

Vlctor  Hugo.  » 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«...  J'ai  votre  livre  magnifique.  Je  lis  et  je  médite.  Vous  tra- 
duisez Sophocle  comme  Sophocle  vous  traduirait. 

Victor  Hugo.  » 
«  Cher  poète, 

«  Nous  tendons  au  même  but,  crions  :  Lumière!  lumière! 
levons  à  l'horizon  dans  l'aurore  le  divin  drapeau  de  l'idéal.  C'est 
là  votre  fonction,  vraie  fonction  sacerdotale,  digne  d'un  généreux 
et  profond  esprit  comme  le  vôtre. 

Victor  Hdgo.  » 

«...  Vous  êtes  un  Maître  et  vos  paroles  me  touchent  profon- 
dément. Je  sens  ma  pensée  d'accord  avec  la  vôtre,  c'est  une  dou- 
ceur et  une  fierté  pour  moi. 

Victor  Hugo.  » 

Leconte  de  Liste  n'en  fut  pas  moins  touché  de  la  persistance 
avec  laquelle  Victor  Hugo  lui  préparait  une  place  sous  la  cou- 
pole ;  et  parmi  tant  de  lettres  banales,  il  aimait  à  trouver  une 
preuve  de  la  sincérité  d'Hugo  dans  ce  billet  daté  du  9  juin  1877  : 

«  Mon  éminent  et  cher  confrère, 

«  Je  vous  ai  donné  trois  fois  ma  voix,  je  vous  l'eusse  donnée 
dix  fois.  Continuez  vos  beaux  travaux  et  publiez  vos  nobles 
œuvres  qui  font  partie  de  la  gloire  de  notre  temps.  En  présence 
des  hommes  tels  que  vous,  une  Académie,  et  particulièrement 
l'Académie  française  devrait  songer  à  ceci  :  qu'elle  leur  est  inu- 
tile et  qu'ils  lui  sont  nécessaires. 

«  Je  vous  serre  la  main, 

Victor  Hugo.  » 

Les  sentimens  de  Leconte  de  Lisle  pour  Victor  Hugo  étaient 
un  mélange  de  vif  enthousiasme  pour  le  poète,  et  de  médiocre 
estime  pour  le  penseur,  le  lettré  et  le  savant.  Lui,  qui  poussait 
jusqu'à  l'extrême  le  souci  de  reproduire  exactement  les  mœurs, 
les  idées,  l'âme  des  divers  peuples  dont  il  s'occupait,  il  était  choqué 
de  l'indifférence  absolue  que  Hugo  affectait  pour  ces  matières.  Il 
ne  lui  pardonnait  pas  sa  profonde  ignorance  des  questions  histo- 
riques et  scientifiques.  Il  lui  en  voulait  de  sa  vanité,  de  sa  recherche 
de  la  popularité,  de  ses  concessions  allant  jusqu'à  la  faiblesse, 
sur  le   terrain  politique  ;  enfin  il  reprochait  à  Hugo   sa    sèche- 


LECONTE    DE    LISLE    ESTIME.  335 

ressc  de  cœur,  son  insensibilité,  ses  émotions  «  toutes  de  parade, 
disait-il,  tout  artificielles,  faites  pour  émouvoir  les  autres,  et 
qu'il  étalait  sans  les  sentir.  » 

On  trouve  encore  dans  ses  papiers,  à  l'occasion  d'une  défini- 
tion :  De  P  expression  et  de  la  forme  poétique,  ce  jugement  qu'il 
développait  souvent  dans  l'intimité  : 

«  Toute  pensée  est  nécessairement  une  parole  intérieure 
rendue  sensible.  La  forme  est  la  combinaison  ordonnée  des 
divers  états  de  l'expression.  Il  ne  faut  donc  pas  confondre  les 
deux  termes.  —  Ainsi  l'abondance  verbale  de  Victor  Hugo  est 
prodigieuse,  mais  la  forme  proprement  dite  lui  fait  souvent  dé- 
faut. Ses  images  sont  incohérentes;  il  les  accumule  sans  mesure 
dans  une  éclatante  confusion,  de  sorte  que  ses  poèmes,  dont  cer- 
taines parties  sont  admirables,  n'offrent  presque  jamais  une  com- 
position parfaite. 

«  Il  en  est  de  même  de  la  prosodie  et  du  rythme  :  on  les 
confond  souvent.  La  prosodie  est  l'art  de  construire  le  vers;  le 
rythme  résulte  de  l'entrelacement  harmonique  de  plusieurs  vers 
constituant  la  strophe.  Ici  encore,  par  suite  de  la  confusion  des 
termes,  Victor  Hugo  passe  pour  un  grand  inventeur  de  rythmes, 
bien  qu'il  n'en  ait  jamais  inventé  un  seul.  Tous  les  rythmes  dont 
il  s'est  servi  appartiennent  aux  poètes  du  xvie  siècle.  » 

Et  on  retrouve  enfin,  sous  l'atténuation  des  formules  acadé- 
miques, cette  même  opinion  dans  l'éloge  de  Victor  Hugo  que 
Leconte  de  Lisle  prononça  le  31  mars  1887,  jour  de  sa  réception 
à  l'Académie  française. 

A  vrai  dire,  Leconte  de  Lisle  avait  longtemps  hésité  avant 
d'entreprendre  sa  nouvelle  campagne,  mais  une  circonstance  par- 
ticulière devait  triompher  de  ses  derniers  scrupules.  L'Académie 
française,  qui  n'a  point  de  rancunes,  et  qui  semble  même  avoir 
pris  de  tout  temps  plaisir  à  triompher  de  ceux  qui  ont  le  plus 
médit  d'elle,  en  les  «  couronnant  »  d'abord,  et  en  les  «  absor- 
bant »  ensuite,  avait  décerné  à  Leconte  de  Lisle  un  prix  impor- 
tant. «  C'est  une  carte  que  l'Académie  dépose  chez  vous,  lui 
dirent  ses  familiers  :  ne  lui  rendrez- vous  point  la  politesse?  » 
Leconte  de  Lisle  se  décida  enfin  à  visiter  ses  futurs  confrères,  et 
il  fut  surpris  de  la  courtoisie  qu'il  rencontra,  i  même  chez  les 
gens  qui  ne  l'avaient  pas  lu  !  »  L'attention  que  les  journaux  et 
les  revues,  le  public  français,  l'étranger,  même  les  subalternes 
qui  se  trouvaient  mêlés  à  sa  vie,  prêtèrent  soudain  à  sa  personne 
et  à  son  œuvre,  fut  pour  lui  un  autre  étonnement.  Il  en  jouit  dé- 
licieusement, bien  qu'il  s'en  cachât  à  soi-même,  et  tout  ensemble 
il  en  fut  froissé  :  «  Cependant,  répétait-il  au  lendemain  de  son 
élection,  j'étais  déjà  Leconte  de  Lisle  avant  d'être  académicien.  » 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

III 

On  peut  dire  que  cette  élection,  et  la  notoriété  qu'elle  ajouta  à 
un  nom  depuis  longtemps  célèbre,  embellirent  les  dernières  années 
deLeconte  de  Lisle  et  eurent  sur  son  esprit  une  influence  heureuse. 
Toute  sa  rancune  se  transforma  en  bonhomie,  et,  dans  sa  naïveté 
de  grand  homme,  il  restait  abasourdi  des  hommages  que  lui  va- 
lait son  titre  nouveau.  On  commença  de  s'apercevoir  qu'il  n'était 
plus  méchant  que  pour  la  forme ,  qu'il  y  avait  eu  un  immense 
enfantillage  caché  sous  quelques-unes  de  ses  révoltes  d'autrefois. 
Leconte  de  Lisle  lui-même  souriait  à  présent  de  ces  anecdotes 
cruelles  ou  sceptiques  qu'il  contait  avec  une  diction  impeccable, 
le  monocle  rivé  dans  l'œil,  aux  aguets  des  étonnemens  qu'il  comp- 
tait bien  produire  : 

«  Un  dimanche,  disait-il,  je  me  trouvais  chez  Béranger.  Nous 
causions  des  poètes  français  et  anglais,  soudain  le  chansonnier 
déclara  : 

—  Quant  à  Byron,  je  compose  des  poèmes  qui  ressemblent  aux 
siens, notamment  quand  je  dors. 

—  Ah!  mon  cher  maître,  lui  répondis-je,  que  n'avez-vous 
dormi  toute  votre  vie! 

Je  m'en  allai,  je  ne  l'ai  plus  revu.  » 

Une  autre  fois  c'était  George  Sand  qui  faisait  les  frais  de  sa 
malice  : 

«  Elle  habitait  alors  rue  Gay-Lussac,  où  je  lui  avais  été  amené 
par  un  ami  commun.  Je  vis  une  petite  femme  à  grosse  tête, 
avec  un  front  large  et  de  grands  yeux  calmes.  Elle  m'avait  écrit 
pour  me  remercier  de  mon  envoi  des  Poèmes  antiques,  et  je  venais 
lui  présenter  mes  hommages.  Elle  me  tendit  la  main,  me  fit  signe 
de  m'asseoir,  s'assit  elle-même  derrière  un  bureau  encombré  de 
papiers,  m'offrit  un  cigare,  alluma  une  cigarette  et  se  mit  à  me 
regarder  fixement,  sans  rien  dire.  Nous  restâmes  ainsi  à  nous 
regarder  en  fumant  pendant  plusieurs  minutes,  elle,  très  calme, 
moi  très  embarrassé.  Enfin,  elle  jeta  brusquement  sa  cigarette, 
soupira,  et  me  dit  : 

—  Je  vous  contemple  comme  un  paysage  inconnu  ! 

Je  ne  pus  in  empêcher  de  sourire,  et  j'osai  alors  lui  exprimer 
mon  admiration  —  pour  son  beau  génie,  —  ce  qui  ne  parut  pas 
lui  déplaire  !  » 

Elles  sont  innombrables,  les  histoires  que  Leconte  de  Lisle 
se  plaisait  à  égrener  ainsi  dans  des  causeries  charmantes,  où  sa 
verve  éclatait  en  saillies  imprévues.  Et  avec  tout  cela,  il  affectait 
de  ne  pas  désarmer;  il  continuait  à  annoncer  de  temps  en  temps, 


LEC0NTE    DE    LISLE    INTIME.  337 

comme  un  défi ,  la  prochaine  publication  de  son  poème  :  les 
Etats  du  Diable.  Il  répétait  que  cette  œuvre  clorait  la  série  des 
pièces  où  il  avait  montré  la  férocité  du  fanatisme  religieux.  Il 
assurait  qu'il  lui  restait  quelque  chose  à  dire  après  Hieronymus, 
l'Holocauste,  les  Deux  Glaives,  le  Corbeau,  les  Siècles  maudits,  la 
Bête  écarlate...  ;  qu'il  voulait  faire, une  bonne  fois,  défiler  devant 
lui  tous  ces  tourmenteurs  d'hommes  et  les  marquer  au  fer  rouge 
dans  un  poème  dantesque.  Il  disait  :  «  Ce  diable  qui  les  jugera 
tous,  ce  sera  moi!  » 

Une  citation  empruntée  à  ce  poème  prouvera  que  la  verve  du 
poète  avait  trouvé  là  une  magnifique  occasion  de  s'exercer.  Le 
pape  Borgia  harangue  Satan  (1)  : 


BORGIA 

0  délices  passées! 
0  plats  d'or  qui  chargiez  les  nappes  damassées  ! 
Marsala,  syracuse,  alicante  et  muscat  ! 
0  soupers  bienheureux  de  mon  pontificat, 
Coupes,  flambeaux,  vaisselle  étincelante  !  0  joie, 
0  beaux  corps  enlacés  sur  les  tapis  de  soie, 
Murmures  des  baisers  pleuvant  sur  des  seins  nus, 
Rêves  du  Paradis,  qu'êtes-vous  devenus? 
Qu'il  était  doux,  couché  dans  la  pourpre  romaine, 
De  jouir  amplement  de  la  bêtise  humaine, 
De  partager  le  monde  après  boire,  octroyant, 
Pour  deux  cents  marcs  d'or  fin,  l'Occident,  l'Orient, 
Iles  et  terre  ferme,  hommes,  femmes,  épices, 
Aux  rois,  mes  argentiers  pillant  sous  mes  auspices, 
Et  de  voir,  en  goûtant  le  frais  des  chênes  verts, 
Haleter  au  soleil  le  stupide  univers! 
Quel  rêve  !  0  merveilleux  enchantement  des  choses 
Qui,  dans  l'acre  parfum  des  femmes  et  des  roses 
Et  du  sang,  sous  l'éclat  des  torches  allumant 
Mes  tentures  de  pourpre  et  d'or,  au  grondement 
De  la  foudre  impuissante,  au  chant  des  voix  serviles, 
Dans  la  prostration  des  multitudes  viles, 
Nuits  et  jours  ramenant  les  grands  songes  anciens. 
Me  rendais  la  splendeur  des  temps  césariens  ' 
Et  toi,  vivante  fleur  de  la  chaude  Italie, 
Éclatante  du  sang  qui  nous  brûle  et  nous  lie, 
En  un  moment  d'ivresse  éclose  au  clair  matin 
Pour  parfumer  ma  couche  et  le  beau  ciel  latin  ! 
0  toi  qui  me  versais  du  regard  et  des  lèvres 
Le  flot  des  voluptés  et  des  divines  fièvres, 
Pour  qui  mon  fils  César,  le  pâle  cardinal, 
Occit  son  frère  Jean  la  nuit  du  carnaval, 

(1)  Ce  poème  n'a  jamais  été  achevé.  Un  fragment  en  a  seul  été  publié  dans  la 
République  des  lettres  (août  1876). 

tome  cxxix.  —  1895.  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Afin  que,  consumé  du  désir  qui  l'enivre, 

11  mourût  des  baisers  dont  il  eût  voulu  vivre  ! 

Ma  fille,  que  mon  sein  plein  de  flamme  couvait... 

D'où  vient  donc  que  Leconte  de  Lisle  ait  reculé  jusqu'aux 
derniers  jours  à  écrire  ce  poème  si  souvent  promis  à  ses  admi- 
rateurs? C'est  que  lui-môme  eut  le  sentiment  qu'il  ne  correspon- 
dait plus  aux  préoccupations  des  contemporains.  Sans  en  démêler 
exactement  les  causes,  il  comprit  qu'il  y  avait  dans  ses  impréca- 
tions beaucoup  de  romantisme  et  peut-être  aussi  de  voltairia- 
nisme.  Gela  ressemblait  trop  à  la  Légende  des  Siècles.  Il  craignait 
peut-être  de  paraître,  après  Hugo,  chercher  une  popularité 
facile?  Mais  surtout,  il  avait  passé  l'heure  où  on  se  bat;  il  était 
las  des  paroles  de  haine.  Les  marques  de  déférence  que  tous  lui 
prodiguaient,  le  poids  des  ans,  le  charme  des  ardentes  admira- 
tions qui  s'épanouissaient  sur  sa  route,  ramenaient  insensible- 
ment le  poète  vers  cette  voie  de  tendresse  où  il  avait  marché 
dans  ses  premières  années.  Il  commençait  à  se  préoccuper,  peut- 
être  à  souffrir,  du  jugement  des  esprits  superficiels  et  malveil- 
lans  qui,  incapables  de  pénétrer  sa  pensée  profonde,  l'accusaient 
d'impiété  générale  et  d'irrespect  systématique.  Il  suffit  pourtant 
d'avoir  un  peu  fréquenté  ses  livres,  pour  démêler  que  le  culte  de 
la  beauté  grecque  ne  fut  pour  lui  qu'un  repos,  une  oasis  où  le 
voyageur  refait  ses  forces,  mais  que  le  chemin  où  il  peina  toute 
sa  vie  fut  justement  celui  de  la  conscience  morale  et  de  ses 
tortures.  Le  Christ,  auquel  il  songea  dans  tant  de  pièces,  lui 
apparaissait  comme  une  victime  dont  le  supplice  ne  finit  pas.  Il  a 
pleuré  sur  son  gibet,  sur  ses  blessures,  sur  son  sang,  mais  sur- 
tout sur  cette  trahison  qui,  selon  lui,  avait  défiguré  sa  doctrine, 
sur  ce  mensonge  de  charité  qui  abritait  toutes  les  vanités,  toutes 
les  cruautés  des  «  siècles  maudits  »  : 


Et  l'Homme,  en  un  beau  lieu  d'ineffables  délices, 

Vit  de  rares  Élus  penchés  sur  ces  supplices, 

Le  front  illuminé  de  leurs  nimbes  bénis, 

Qui  contemplaient  d'en  haut  ces  tourmens  infinis, 

Jouissant  d'autant  plus  de  leur  bonheur  sublime, 

Que  plus  d'horreur  montait  de  l'exécrable  abîme! 

Et  l'Homme  s'éveilla  de  son  rêve,  — muet, 

Haletant  et  livide...  Et  tout  son  corps  suait 

D'angoisse  et  de  dégoût  devant  cette  géhenne 

Effroyable,  ces  flots  de  sang  et  cette  haine, 

Ces  siècles  de  douleurs,  ces  peuples  abêtis, 

Et  ce  monstre  écarlate,  et  ces  démons  sortis 

Des  gueules,  dont  chacune  en  rugissant  le  nomme. 

Et  cette  éternité  de  tortures!  Et  l'Homme, 


LECONTE    DE    LISLE    INTIME.  339 

S'abattant  contre  terre  avec  un  grand  soupir, 
Désespéra  du  monde  —  et  désira  mourir! 

Fondée  ou  non,  point  de  doute  que  cette  conviction  de  l'inanité 
du  plus  grand  effort  qui  ait  été  fait,  parmi  les  hommes ,  pour  accli- 
mater la  paix,  la  justice  et  la  pitié  sur  terre,  n'eût  fortifié  en  Leconte 
de  Lisle  ce  culte  du  Néant  qu'il  finit  par  adorer  comme  son  seul 
dieu.  Il  le  préférait,  avec  sa  figure  de  repos,  aux  vagues  récom- 
penses, aux  exécrables  supplices,  par  où  l'on  voulait  prolonger 
dans  l'au-delà  les  misères  de  cette  vie.  Mais  dans  le  temps  même 
où  il  s'élançait  avec  le  plus  d'ardeur  vers  cette  idée  pacifiante,  il 
ne  pouvait  triompher  des  secrètes  angoisses  de  la  nature,  qui 
criait  en  lui,  comme  dans  tous  les  hommes,  son  désir  de  l'Eter- 
nelle Vie.  De  là  vient  la  beauté  tragique,  presque  surhumaine,  de 
ses  incantations  au  Non  Être. 

Consolez-nous  enfin  des  espérances  vaines  : 

La  route  infructueuse  a  blessé  nos  pieds  nus 

Du  sommet  des  grands  caps,  loin  des  rumeurs  humaines, 

0  vents!  emportez-nous  vers  les  Dieux  inconnus! 

Mais  si  rien  ne  répond  dans  l'immense  étendue, 
Que  le  stérile  écho  de  l'éternel  désir, 
Adieu,  désert  où  l'âme  ouvre  une  aile  éperdue, 
Adieu,  songe  sublime,  impossible  à  saisir! 

Et  toi,  divine  mort  où  tout  rentre  et  s'efface, 
Accueille  tes  enfans  dans  ton  sein  étoile, 
Affranchis-nous  du  temps,  du  nombre  et  de  l'espace, 
Et  rends-nous  le  repos  que  la  vie  a  troublé  (1)! 

S'il  eût  plus  longtemps  vécu,  Leconte  de  Lisle  eût  certes 
fini,  dans  cette  inquiétude  trop  forte,  par  lever  de  dessus  son 
visage  le  voile  qui  le  cachait  et  qu'il  souleva  seulement  pour 
quelques-uns.  Ce  n'est  donc  point  le  trahir,  mais  bien  plutôt 
servir  pieusement  sa  mémoire,  c'est  le  montrer  tel  qu'il  souhaitait 
qu'on  le  connût  un  jour,  tel  qu'il  aurait  voulu  se  dépeindre 
dans  un  Testament  philosophique  qu'il  n'eut  pas  le  temps  d'écrire, 
que  de  citer  cette  pièce  du  Sacrifice,  qu'il  composa  l'année 
même  de  sa  mort,  et  dans  laquelle  il  dit,  en  oubli  de  ses  préceptes 
parnassiens,  son  admiration  pour  la  beauté  morale,  supérieure 
à  toutes  les  splendeurs  plastiques.  Ce  n'était  plus  le  poète  qui  par- 
lait à  cette  minute,  c'était  l'homme  même  :  une  des  âmes  les 
plus  hautes  que  notre  génération  ait  connues,  un  héros  qui,  dans 
le  secret,  avait  lui-même  accompli  ce  sacrifice  méritoire  dont  il 
dit  la  vertu  dans  son  chant  suprême. 

(1)  Dies  Irse  (Poèmes  antiques). 


340  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


LE  SACRIFICE 

Rien  ne  vaut,  sous  les  cieux,  l'éclatante  liqueur, 
Le  sang  sacré,  le  sang  triomphal  que  la  vie, 
Pour  étancher  sa  soif  toujours  inassouvie, 
Nous  verse  à  flots  brùlans  qui  jaillissent  du  cœur. 

Jusqu'au  ciel  idéal  dont  la  hauteur  l'accable, 
Quand  l'homme  de  ses  dieux  voulut  se  rapprocher, 
L'holocauste  sanglant  fuma  sur  le  bûcher, 
Et  l'odeur  en  monta  vers  la  nue  implacable. 

Domptant  sa  chair  qui  tremble  en  ses  rébellions, 
Pour  offrir  à  son  Dieu  sa  mort  expiatoire, 
Le  martyr  se  couchait  sous  la  dent  des  lions, 
Dans  la  pourpre  du  sang  comme  en  un  lit  de  gloire. 

Mais  si  le  Ciel  est  vide,  et  s'il  n'est  plus  de  dieux, 
L'amère  volupté  de  souffrir  reste  encore, 
Et  je  voudrais,  le  cœur  abîmé  dans  ses  yeux, 
Baigner  de  tout  mon  sang  l'autel  où  je  l'adore! 

Cette  pièce  est  un  acte  de  foi.  Mais  l'âme  du  poète  avait  pris  trop 
profondément  le  pli  du  doute  pour  que  la  vanité  du  sacrifice  ne 
lui  apparût  pas  comme  le  néant  de  tout  le  reste.  Aussi  n'en  voulut- 
il  retenir  que  la  joie  éphémère  qu'il 'donne  quand  on  l'applique 
à  quelque  objet  chéri,  et  dont  nous  retrouvons  l'expression  clans 
les  derniers  vers  qui  soient  tombés  de  sa  plume  : 

Toi  par  qui  j'ai  senti,  pour  des  heures  trop  brèves, 
Ma  jeunesse  renaître  et  mon  cœur  refleurir, 
Sois  bénie  à  jamais!  J'aime,  je  puis  mourir. 
J'ai  vécu  le  meilleur  et  le  plus  beau  des  rêves! 

Et  vous  qui  me  rendez  le  matin  de  mes  jours, 
Qui  d'un  charme  si  doux  m'enveloppez  encore, 
Vous  pouvez  m'oublier,  ô  chers  yeux  que  j'adore, 
Mais  jusques  au  tombeau  j.e  vous  verrai  toujours! 

Ainsi  la  fin  de  sa  vie  semblait  en  rejoindre  le  commencement; 
le  cher  fantôme  de  ses  jeunes  années  réjouissait  encore  ses  yeux 
avant  qu'il  les  fermât  à  la  lumière  ;  et,  comme  encadrée  dans  le 
souvenir  des  splendeurs  de  son  île  natale,  il  voyait  passer,  une 
dernière  fois  cette  vision  de  jeunesse  adorable  qu'il  avait  jadis 
aperçue  derrière  les  mousselines  du  manchy. 

Jean  Dornis. 


LA  CRISE  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE 

EN  ALLEMAGNE 


L'Allemagne  est  par  excellence  le  pays  des  métaphysiciens. 
Nulle  part  ailleurs  la  réflexion  philosophique  ne  s'est  attaquée 
aux  questions  suprêmes  avec  autant  d'audace,  de  persévérance, 
et  de  profondeur.  Toutes  les  interprétations  de  l'univers,  toutes 
les  conceptions  de  l'être  compatibles  avec  les  conditions  de  la 
pensée  moderne,  elle  les  a  tentées,  donnant  ainsi  naissance  à  une 
extraordinaire  variété  de  systèmes.  Ce  fut  là,  semble-t-il,  plus 
particulièrement,  l'apport  de  l'Allemagne  dans  le  patrimoine 
intellectuel  de  l'Europe.  Telle  autre  nation  a  dû  surtout  son 
influence  à  ses  artistes  ou  à  ses  poètes  :  l'Allemagne  agissait  plutôt 
par  ses  penseurs.  Tôt  ou  tard  la  doctrine  d'un  Leibniz,  d'un  Kant 
ou  d'un  Hegel  passait  les  frontières,  et,  partout  où  elle  pénétrait, 
elle  laissait  une  trace  durable.  Longtemps  les  Allemands  se  sont 
fait  une  gloire  de  leur  incontestable  supériorité  dans  la  spécula- 
tion métaphysique.  Plus  d'un  même  ne  disait-il  pas,  à  la  fin  du 
siècle  dernier,  que  la  mission  des  Allemands  en  ce  monde  était 
d'en  approfondir  l'essence  invisible,  pendant  que  d'autres  en 
posséderaient  les  réalités  tangibles  ?  Mme  de  Staël,  qui  parcourait 
l'Allemagne  à  ce  même  moment,  avait  bien  discerné  ce  trait. 
«  La  république  littéraire  d'Allemagne,  écrivait-elle  en  1804,  est 
vraiment  chose  étonnante  ;  il  y  a  des  penseurs  sous  terre,  et  des 
grenadiers  dessus.  »  Elle  avait  su  comprendre,  ou  plutôt  deviner, 
le  génie  spéculatif  et  la  silencieuse  grandeur  de  ces  penseurs 
«  souterrains  » .  Leur  subtile  influence  allait  gagner  de  proche  en 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

proche  et  s'insinuer  partout.  Tour  à  tour  elle  se  fera  sentir  dans 
l'art,  dans  la  littérature,  dans  la  science,  dans  l'histoire.  Avec 
Hegel,  elle  devient,  pour  quelque  temps,  toute-puissante  et  irré- 
sistible. On  peut  dire  qu'une  génération  entière  se  mit  à  l'école  de 
Hegel,  et  coula  docilement  sa  pensée  dans  les  formes  qu'il  impo- 
sait. Ce  fut  une  domination  presque  comparable  à  celle  de  la 
scolastique.  Même  les  esprits  originaux  se  plièrent  à  la  discipline 
commune.  Il  est  vrai,  d'ailleurs,  qu'elle  ne  paralysait  point  la 
réflexion  indépendante,  et  que  tôt  ou  tard  celle-ci  s'affranchissait  : 
Feuerbach,  Strauss,  Karl  Marx,  avaient  porté,  comme  tout  le 
monde,  l'uniforme  hégélien. 

Or  aujourd'hui,  après  un  demi-siècle  écoulé,  rien  ne  rappelle 
plus  cette  domination  universelle  exercée  par  une  doctrine  méta- 
physique. Bien  mieux,  la  métaphysique  elle-même  est  tombée  en 
défaveur.  Le  goût  passionné  que  l'Allemagne  avait  pour  elle  s'est 
affaibli  peu  à  peu.  L'indifférence  est  devenue  générale.  Les  hégé- 
liens survivans  disparaissent  un  à  un,  comme  les  médaillés  de 
Sainte-Hélène.  Le  vieux  Michelet,  mort  l'an  passé,  était  l'un  des 
derniers.  Schopenhauer  a  encore,  —  et  c'est  justice,  —  nombre 
d'admirateurs;  mais  le  pessimisme,  en  tant  que  système  philoso- 
phique, ne  compte  plus  guère  de  fidèles  en  Allemagne.  Plus  pas- 
sager encore  a  été  le  succès  de  M.  de  Hartmann,  le  célèbre  auteur 
de  la  Philosophie  de  l'Inconscient.  Il  continue  à  publier,  mais  le 
public  a  cessé  de  le  lire.  Aucune  doctrine  métaphysique,  en  ce 
moment,  ne  s'impose  :  à  peine  en  est-il  qui  se  proposent.  Nietzsche 
a  été  récemment  l'objet  d'un  engouement  très  vif  :  mais  la  mode 
qui  l'a  porté  aux  nues  commence  déjà  à  l'abandonner.  C'est 
d'ailleurs  un  brillant  moraliste,  non  un  métaphysicien;  et  les 
paradoxes  violens  et  exaspérés  où  il  se  complaît  ne  fournissent 
pas  les  élémens  d'un  système  qui  se  tienne.  Reste  M.  Wundt, 
esprit  ferme  et  lucide,  logicien  de  valeur,  savant  universel,  qui, 
parti  de  la  physiologie,  a  fini  par  se  risquer  à  une  métaphysique. 
Il  est  aujourd'hui,  sans  conteste,  le  plus  écouté  des  philosophes 
de  l'Allemagne.  Mais,  novateur  hardi  en  psychologie  et  en  morale, 
M.  Wundt  devient  presque  timide  dès  qu'il  touche  aux  questions 
dernières  de  la  métaphysique.  Aussi  bien  est-ce,  de  toute  son 
œuvre,  la  partie  qui  exerce  le  moins  d'action.  Les  travaux  de  son 
laboratoire  de  psychologie  physiologique  éveillent  plus  d'intérêt, 
et  retiennent  mieux  l'attention  que  sa  théorie  de  la  connaissance 
ou  sa  conception  de  l'univers. 

En  un  mot,  s'il  est  vrai  que  l'indifférence  du  public  décourage 
la  spéculation  métaphysique,  aucune  nouveauté  éclatante,  d'autre 
part,  ne  vient  secouer  cette  indifférence.  Celle-ci  ne  s'étend  pas  à 


\ 


LA  CRISE  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  ALLEMAGNE.        343 

toute  recherche  philosophique,  quelle  qu'elle  soit  :  le  succès  même 
de  la  plupart  des  œuvres  de  M.  Wundt  en  est  une  preuve  suffi- 
sante. Et,  à  côté  des  siens,  il  paraît  en  Allemagne  d'autres  travaux 
considérables,  touchant  la  logique,  la  morale,  la  sociologie.  C'est 
la  métaphysique  qui  se  trouve  particulièrement  négligée.  Il  y  a 
peu  d'ouvrages  nouveaux  qui  en  traitent  :  le  retentissement  de  ces 
ouvrages  est  faible,  et  l'influence  en  est  pratiquement  nulle.  On 
demandait,  il  n'y  a  pas  longtemps,  à  un  jeune  Privat-Docent  de 
l'université  de  Berlin  :  «  A  quelle  doctrine  philosophique  vous 
rattachez- vous?  —  A  la  mienne  »  répliqua-t-il  en  souriant. 
Devrai,  il  eût  été  embarrassé  de  répondre  autrement  que  par  cette 
boutade,  à  moins  de  se  retrancher  derrière  un  grand  nom  de 
l'histoire. 

Au  reste,  si  quelque  doctrine  métaphysique  exerçait  aujour- 
d'hui une  influence  notable  sur  les  esprits,  n'en  trouverions-nous 
pas  l'écho  dans  les  Universités?  Consultons  les  programmes  de 
quelques-unes  d'entre  elles,  et  nous  verrons  quelle  petite  place 
y  tient  aujourd'hui  la  métaphysique.  A  l'Université  de  Kœnigs- 
berg,  45  professeurs  ont  annoncé  des  cours  dans  la  Faculté  de 
philosophie.  Cette  Faculté,  comme  on  sait,  comprend  ce  qui  est 
enseigné  en  France  dans  les  Facultés  des  lettres  et  des  sciences. 
Sur  ces  45  professeurs,  3  seulement  traiteront  de  matières  qui 
touchent  à  la  philosophie,  et  pas  un  seul  de  la  métaphysique  pro- 
prement dite.  A  l'Université  de  Munich,  la  Faculté  de  philosophie 
se  subdivise  en  deux  sections  :  la  section  des  sciences  mathéma- 
tiques, physiques  et  naturelles,  et  la  section  des  sciences  morales 
et  sociales.  Celle-ci  compte  36  professeurs,  sur  lesquels  5  ont 
dû  traiter,  dans  le  semestre  d'hiver  1894-1895,  de  sujets  d'ordre 
proprement  philosophique,  et  surtout  de  logique  et  de  psycho- 
logie; deux  d'entre  eux  parleront  aussi  de  métaphysique.  Enfin  à 
Berlin,  la  Faculté  de  philosophie  ne  compte  pas  moins  de  160  pro- 
fesseurs. 16  d'entre  eux  annoncent  des  cours  qui  touchent  aux 
différentes  parties  de  la  philosophie,  mais  surtout  à  la  psycho- 
logie, à  la  logique,  à  la  science  sociale  et  à  l'histoire  des  doc- 
trines :  un  seul  s'occupera  d'un  sujet  de  métaphysique  propre- 
ment dite  (les  preuves  de  l'existence  de  Dieu)  ;  un  autre  examinera 
le  positivisme  moderne.  Et  c'est  tout.  Ces  chiffres  parlent  d'eux- 
mêmes,  et  la  conclusion  s'en  tire  toute  seule.  Point  de  spécula- 
tion métaphysique  originale  :  l'intérêt  des  élèves  comme  celui 
des  maîtres  va  tout  entier  à  d'autres  objets. 


344  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


I 


Ainsi  l'Allemagne  se  passe  aujourd'hui  de  métaphysique.  Et 
non  seulement  elle  s'en  passe,  mais  elle  n'en  sent  pas  le  manque. 
Elle  ne  le  remarque  même  pas.  Si  elle  le  remarquait,  en  serait- 
elle  touchée  ?  Cela  est  au  moins  douteux.  Son  indifférence  paraît 
complète.  Gomment  la  patrie  de  Leibniz  et  de  Hegel  en  est-elle 
venue  là? 

Pour  rendre  compte  de  ce  fait,  on  aperçoit  d'abord  des  causes 
générales,  inhérentes  à  la  métaphysique  elle-même,  et  dont  l'effet 
est  également  sensible  dans  le  reste  de  l'Europe.  Car  la  spécu- 
lation métaphysique,  de  notre  temps,  n'est  guère  plus  active  ni 
plus  originale  dans  un  pays  que  dans  un  autre.  Nulle  part  elle 
n'occupe  l'attention,  nulle  part  elle  ne  passionne  les  esprits.  Ne 
serait-ce  pas  l'effet  d'une  loi  qui,  au  cours  de  l'histoire  de  la  philo- 
sophie, s'est  souvent  vérifiée  ?  Il  semble  qu'à  une  période  d'acti- 
vité et  d'invention  métaphysiques,  succède  régulièrement  une 
période  de  dépression  et  de  stérilité.  Les  problèmes  naguère 
étudiés  avec  zèle  perdent  peu  à  peu  de  leur  attrait.  Les  penseurs 
s'en  détournent.  Le  public  se  désintéresse  des  doctrines  qui  na- 
guère provoquaient  son  enthousiasme.  Le  fait  s'est  produit  dans 
l'antiquité,  après  Platon  et  Aristote,  puis  au  moyen  âge,  après  les 
grands  systèmes  du  xme  siècle  :  il  s'est  reproduit  encore  dans  les 
temps  modernes,  après  l'effort  métaphysique  des  Spinoza  et  des 
Leibniz.  Aussi  bien  la  métaphysique  ne  saurait-elle  être  assi- 
milée aux  sciences  exactes,  dont  les  progrès  sont  continus,  et 
les  acquisitions  définitives.  Chaque  doctrine  métaphysique  re- 
prend, pour  ainsi  dire,  l'édifice  à  pied  d'œuvre,  et  un  système  ne 
compte  que  s'il  est  l'effort  d'une  pensée  originale  pour  expli- 
quer la  totalité  du  réel. 

Mais  un  tel  effort  exige,  pour  se  produire,  la  réunion  d'un 
grand  nombre  de  circonstances  favorables.  Tous  les  siècles  ne 
sont  pas  également  propices  à  l'apparition  de  métaphysiques 
originales.  Il  en  est  d'elles  comme  de  tel  genre  littéraire,  de  la 
poésie  lyrique,  par  exemple,  qui  peut  rester  muette  pendant  de 
longues  suites  d'années.  Quand  enfin  une  doctrine  originale  et 
féconde  est  née,  une  période  d'activité  métaphysique  commence. 
Le  système  obéit  à  une  force  intime  de  développement;  il  évolue 
en  vertu  d'une  logique  interne.  Peu  à  peu  les  interprétations 
diverses  qu'on  en  peut  donner  se  séparent  et  s'opposent.  C'est 
l'œuvre  de  la  génération  contemporaine  de  l'auteur  du  système, 
ou,  plus  souvent,  de  la  génération  qui  le  suit.  Cette  «  élaboration 


LA  CRISE  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  ALLEMAGNE-        345 

divergente  »  demande  un  temps  plus  ou  moins  long,  mais  elle 
ne  manque  guère  de  s'accomplir.  Il  suffît,  pour  la  rendre  inévi- 
table, de  la  diversité  naturelle  des  esprits  qui  repensent  les  prin- 
cipes de  la  doctrine.  Moins  compréhensifs  que  son  auteur,  le  plus 
souvent,  et  moins  profonds,  formés  par  une  éducation  différente, 
dominés  par  d'autres  préoccupations,  ils  ne  prennent  jamais  le  sys- 
tème exactement  comme  il  leur  a  été  présenté.  Ils  s'attachent  de 
préférence  à  certaines  idées,  et  laissent  plutôt  dans  l'ombre  les 
autres,  qui  les  touchent  moins.  De  la  sorte  la  doctrine  se  trouve, 
non  pas  enrichie,  —  je  croirais  volontiers  qu'elle  n'est  jamais  plus 
riche  que  chez  son  premier  auteur,  —  mais  développée,  systéma- 
tisée dans  le  détail,  et  conciliée  autant  qu'il  est  possible  avec  les 
doctrines  antérieures.  Elle  devient  ainsi,  sous  diverses  formes, 
accessible,  et  assimilable  pour  l'élite  intellectuelle  de  la  nation. 
Puis  elle  descend  insensiblement  vers  la  foule,  par  la  littérature 
courante,  par  l'enseignement,  par  la  presse,  par  mille  canaux  insai- 
sissables et  rapides.  Elle  fait  sentir  son  influence  dans  la  manière 
d'écrire  l'histoire,  dans  les  théories  politiques,  dans  tout  cet 
ensemble  flottant  qu'on  appelle  les  sciences  morales.  Mais,  en 
même  temps,  à  mesure  qu'elles  passent  par  plus  d'esprits,  les 
idées  fondamentales  du  système  perdent  de  leur  précision  et  de 
leur  rigueur.  C'est  comme  un  rayon  lumineux  qui,  après  avoir 
traversé  des  milieux  de  densité  différente  et  de  plus  en  plus 
opaques,  expire  enfin,  en  arrivant  à  un  dernier  plus  obscur  que 
les  autres.  La  doctrine  finit  alors  par  se  concentrer  en  quelques 
formules  qui,  pour  avoir  trop  servi,  n'ont  presque  plus  de  sens 
ou  qui  ressemblent  fort  à  des  «  truismes  ».  Qu'il  y  a  loin,  par 
exemple,  de  Kant  chez  Kant  lui-même,  aux  surprenans  vestiges  de 
sa  pensée  que  l'on  rencontre  çà  et  là  dans  tel  moraliste  d'aujour- 
d'hui !  Quand  on  en  est  là,  la  période  d'activité  métaphysique  est 
close  depuis  longtemps. 

Ainsi  s'expliquerait  peut-être,  par  une  loi  de  décadence  et  de 
renaissance  alternantes,  l'indifférence  présente  de  l'Allemagne  pour 
la  spéculation  métaphysique.  Elle  serait  la  suite,  et  comme  la 
rançon,  de  l'activité  métaphysique  déployée  au  commencement  de 
ce  siècle.  Et  plus  cette  activité  a  été  intense,  plus  il  semble  naturel 
que  la  dépression  qui  y  succède  soit  profonde.  Or  il  serait  diffi- 
cile d'exagérer  la  force  de  l'impulsion  que  Kant  avait  donné  alors 
à  la  pensée  philosophique.  Je  ne  parle  pas  seulement  de  l'en- 
thousiasme que  sa  propre  doctrine  a  soulevé,  et  des  systèmes  que 
Fichte,  Schelling,  Hegel,  en  firent  sortir  presque  aussitôt,  en  la 
combinant  avec  les  doctrines  des  anciens,  des  mystiques,  et  de 
Spinoza.  L'action  de  Kant  s'est  étendue  plus  loin,  et,  pour  ainsi 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dire,  à  perte  de  vue  :  sur  les  sciences  biologiques  avec  Jean  Mùller 
et  Helmholtz,  sur  les  sciences  naturelles  avec  SchellingetSteffens, 
sur  les  sciences  politiques,  et  jusque  sur  la  théologie  par  l'inter- 
médiaire de  Hegel.  Tel  était  le  prestige  de  son  nom  que  plus  tard, 
lorsqu'il  fallut,  en  Allemagne,  débarrasser  la  science  du  fatras  mé- 
taphysique qui  l'encombrait,  c'est  encore  au  cri  de  «  Revenons  à 
Kant!  »  que  la  réaction  s'est  faite. 

On  y  est  revenu,  en  effet,  mais  comme  à  un  objet  d'étude 
historique.  On  s'est  attaché  à  dégager  cette  doctrine  des  élémens 
d'origine  diverse  qui  s'y  étaient  mêlés.  On  a  montré  que  le  kan- 
tisme, loin  d'être  un  obstacle  aux  progrès  de  la  science  positive, 
était  au  contraire  une  sauvegarde  de  son  indépendance.  Mais  l'in- 
térêt qu'on  y  a  pris  s'est  borné  là.  Pas  plus  que  les  doctrines  de 
Hegel  ou  de  Schopenhauer,  celle  de  Kant  n'est  aujourd'hui  vi- 
vante en  Allemagne.  En  Suisse  et  en  France,  la  morale  kantienne 
est  demeurée ,  pour  nombre  d'âmes  généreuses ,  l'expression  la 
plus  précisément  sublime  de  la  vérité.  Encore  n'est-ce  pas  la  mo- 
rale de  Kant  :  c'est  plutôt  la  morale  du  devoir  en  général,  fondée 
sur  le  témoignage  irréfragable  de  la  conscience.  On  s'injuiète 
peu  du  lien  que  Kant  établissait  entre  sa  morale  et  le  reste  (1e  sa 
doctrine  :  on  se  contente  de  lui  emprunter  «  l'impératif  catégo- 
rique ».  Mais  en  Allemagne,  l'habitude  ne  s'est  pas  établie  de 
séparer  ainsi  une  morale  du  système  qui  la  soutient  et  qui  l'ex- 
plique; et  c'est  tout  entière  que  la  doctrine  de  Kant  est  atteinte, 
elle  aussi,  par  la  défaveur  où  la  métaphysique  est  tombée. 

Une  autre  cause  n'a  pas  peu  contribué  à  amener  ce  discrédit, 
je  veux  dire  le  merveilleux  développement  qu'ont  reçu,  dans 
notre  siècle,  d'un  côté  les  sciences  biologiques,  de  l'autre  les 
sciences  historiques.  Certes  ce  siècle,  en  ce  qui  concerne  les 
sciences  physiques  et  mathématiques,  peut  soutenir  la  compa- 
raison avec  ses  devanciers.  Mais,  s'il  a  continué  glorieusement 
leur  œuvre,  il  trouvait  du  moins  la  voie  ouverte  par  eux,  et  le 
chemin  tracé.  Ce  qui  lui  appartient  en  propre,  c'est  d'avoir  in- 
stallé, si  l'on  peut  dire,  l'histoire  dans  sa  méthode  définitive,  avec 
son  cortège  de  sciences  accessoires,  épigraphie,  archéologie,  nu- 
mismatique, paléographie,  etc.  C'est  aussi  d'avoir  entamé,  sur 
plusieurs  points  nouveaux,  l'immense  domaine  de  la  vie,  encore 
presque  vierge  :  c'est  d'avoir  créé  la  tératologie,  l'embryologie, 
et  toutes  les  jeunes  sciences  qui,  comme  la  microbiologie,  ont 
tant  donné  déjà  et  promettent  plus  encore.  D'éclatantes  décou- 
vertes et  d'heureuses  applications  leur  ont  valu  une  popularité  et 
un  prestige  extraordinaires.  L'idée  devait  naître  de  généraliser  la 
méthode  de  ces  sciences  pour  y  trouver  les  principes  d'une  phi- 


LA  CRISE  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  ALLEMAGNE.        347 

losophic  naturelle.  De  là  la  théorie  de  Darwin  sur  l'origine  des 
espèces.  De  là  surtout  la  philosophie  de  l'évolution  de  M.  Spencer, 
qui  va  de  la  genèse  du  système  solaire  à  celle  des  mœurs,  des  in- 
stitutions et  des  croyances.  Philosophie  dont  les  siècles  précédens 
ne  se  seraient  sans  doute  pas  contentés!  Ils  n'auraient  pas  pris  un 
tableau  historique  de  l'évolution  des  êtres  pour  une  explication 
de  ces  êtres.  Ils  cherchaient  une  déduction  rationnelle  :  une  gé- 
néalogie ne  leur  aurait  pas  suffi.  Notre  temps,  au  contraire,  se 
complaît  aux  explications  historiques.  A-t-il  raison,  ou  est-il  dupe 
d'une  illusion?  Ne  fait-il  peut-être  qu'étaler,  pour  ainsi  dire,  les 
problèmes  dans  le  temps,  sans  les  résoudre?  Nous  n'avons  pas  ici 
à  le  rechercher  :  toujours  est-il  qu'une  telle  disposition  des  es- 
prits est  ce  qu'on  peut  imaginer  de  moins  favorable  à  la  spécula- 
tion métaphysique. 

Gomment  en  effet  les  grands  métaphysiciens,  presque  tous,  se 
sont-ils  formés?  Par  la  pratique  des  mathématiques  et  des  sciences 
exactes.  Il  y  a,  entre  cet  ordre  de  sciences  et  la  métaphysique, 
sinon  une  parenté,  du  moins  une  affinité  évidente  et  de  tout  temps 
reconnue.  Les  philosophes  ont  toujours  insisté  sur  le  caractère 
éternel,  intemporel,  pour  mieux  dire,  des  vérités  mathématiques. 
Le  fait,  le  «  phénomène  »  qui  apparaît  et  disparaît,  qui  n'était 
pas  tout  à  l'heure,  et  qui  bientôt  ne  sera  plus,  qui  se  produit  en 
un  point  déterminé  de  l'espace,  qui  a  besoin,  pour  être  perçu,  des 
sens  d'un  observateur,  ce  fait,  les  mathématiques  ne  s'en  occupent 
pas.  Leur  domaine  est  ailleurs  :  elles  régissent  le  possible  et  le 
nécessaire,  non  le  réel  et  le  contingent.  Si  le  fait  prend  quelque 
réalité  pour  elles,  ce  sera  à  titre  de  figure,  comme  expression 
sensible  d'une  vérité  rationnelle,  ou,  selon  le  mot  de  Platon, 
comme  symbole  imparfait  et  tangible  de  l'idée  pure  et  invisible. 

Or  la  métaphysique  ne  demande-t-elle  pas,  elle  aussi,  un  effort 
analogue  à  celui  des  mathématiques?  Ne  cherche-t-elle  pas  par 
delà  le  phénomène,  la  substance,  par  delà  le  sensible,  l'intelli- 
gible, par  delà  le  relatif,  l'absolu?  Si  les  métaphysiciens,  depuis 
Platon  jusqu'à  Descartes,  ont  été  d'accord  pour  voir  dans  les  ma- 
thématiques une  excellente  préparation  à  leur  science,  c'était  sans 
doute  à  cause  de  la  rigueur  de  leur  méthode,  et  pour  accou- 
tumer l'esprit  à  «  ne  point  se  repaître  de  fausses  raisons.  »  Mais 
ils  en  avaient  aussi  un  autre  motif,  que  Platon  a  admirable- 
ment mis  en  lumière.  Les  mathématiques  affranchissent  l'esprit 
du  préjugé  qu'il  a  naturellement  en  faveur  des  sens.  Elles  trans- 
forment peu  à  peu  l'idée  qu'il  se  fait  de  la  vérité.  Est  vrai  non  pas 
ce  qui  s'impose  à  nos  yeux  ou  à  nos  oreilles,  mais  ce  qui  est 
évident  pour  la  raison  ;  est  vrai  non  pas  ce  qui  est  «  perçu  » ,  mais 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  qui  est  «  prouvé  ».  Tel  est  aussi  le  point  de  vue  du  méta- 
physicien. On  sait  que  Spinoza,  pour  prendre  l'exemple  le  plus 
célèbre,  a  conçu  la  forme  de  sa  science  sur  le  type  de  la  mathé- 
matique. Il  a  voulu  procéder  par  axiomes,  définitions  et  théo- 
rèmes. La  vérité  d'observation  n'a  pas  de  valeur  pour  lui,  du 
moins  tant  qu'elle  n'entre  pas  dans  l'enchaînement  de  ses  déduc- 
tions. La  psychologie  empirique  des  Anglais  n'est  à  ses  yeux 
qu'une  collection  d'anecdotes  ;  il  la  traite  dédaigneusement  d'  «  his- 
toriole  »  de  l'âme.  Et  quand  lui-même  étudiera  les  sentimens  et 
les  passions  des  hommes,  il  le  fera  «  comme  s'il  s'agissait  de 
lignes,  de  plans  et  de  solides.  »  La  grande  différence  entre  les 
mathématiques  et  la  métaphysique  consiste  en  ceci,  que  les  ma- 
thématiques, se  donnant  leur  objet,  en  sont  en  quelque  façon 
maîtresses,  au  lieu  que  la  métaphysique  se  trouve  en  présence 
du  réel,  mystérieux,  décevant,  et  peut-être  incompréhensible.  De 
là  la  fortune  si  diverse  de  ces  deux  sciences,  qui  ne  doit  pas  nous 
dissimuler  l'analogie  foncière  de  leurs  méthodes.  Et  si  quelque 
renaissance  métaphysique  se  produisait  bientôt,  je  ne  serais  pas 
surpris  que  les  premiers  symptômes  se  fissent  sentir  d'abord 
sous  la  forme  de  spéculations  suggérées  par  les  mathématiques. 
L'antique  lien  de  parenté  s'est  relâché,  mais  il  n'est  pas  rompu. 

Tout  autres  sont  l'esprit  et  la  méthode  des  sciences  biolo- 
giques et  historiques.  Ici  le  fait  est  souverain  :  il  ne  s'agit  plus  de 
déduire  a  priori,  mais  d'observer  et  d'expérimenter.  Sans  doute  la 
spontanéité  propre  de  l'esprit  y  a  encore  un  rôle,  et  un  rôle 
capital.  Dans  ces  sciences  comme  dans  les  autres,  point'de  décou- 
verte sans  une  part  de  divination.  Ce  n'est  pas  le  moindre  titre 
de  gloire  de  Claude  Bernard  que  d'avoir  montré,  dans  son  Intro- 
duction à  l'Étude  de  la  Médecine  expérimentale ,  qu'avant  de 
constater  une  vérité  nouvelle,  l'esprit  l'a  toujours  pressentie. 
Toute  expérience  n'est,  au  fond,  qu'une  vérification.  C'est  le 
contrôle  d'une  réponse  que  l'esprit  s'était  faite  à  lui-même  par 
avance.  Pareillement,  la  connaissance  des  documens  n'est  pas 
le  tout  de  l'histoire.  Un  historien  d'imagination  plate  et  sans 
vigueur  logique  ne  tirera  des  documens  les  mieux  établis  et  des 
sources  les  plus  riches  qu'une  œuvre  médiocre  comme  lui-même, 
et  d'une  exactitude  littérale  presque  fausse  par  manque  de  péné- 
tration. Mais  enfin,  ces  réserves  faites,  ni  l'histoire  ne  s'invente, 
ni  la  biologie  ne  se  construit  a  priori.  En  ces  ordres  de  sciences, 
le  fait  décide  en  dernier  ressort.  Seul  il  a  qualité  pour  décider 
entre  les  hypothèses  :  pour  les  exclure,  fausses,  et  vraies,  les 
confirmer. 

Mais  que  de  fois,  dans  ces  sciences,  le  «  fait  »  lui-même  est  dif- 


LA    CRISE    DE    LA    MÉTAPHYSIQUE    EN    ALLEMAGNE.  349 

ficile  à  interpréter!  Difficulté  d'autant  plus  vivement  sentie  que 
le  savant  y  apporte  une  sagacité  plus  expérimentée,  et  une  méthode 
plus  circonspecte!  Voyez  comme,  à  ce  point  de  vue,  la  physio- 
logie de  Descartes  diffère  de  la  nôtre  !  Descartes  croyait  le  méca- 
nisme de  la  vie  relativement  simple.  Il  abordait,  sans  hésiter, 
l'explication  de  faits  que  nos  physiologistes,  plus  instruits  et  par 
suite  plus  prudens,  s'estimeraient  heureux  de  déterminer  avec 
précision.  Ils  savent  que  la  complexité  des  phénomènes  vitaux 
est  presque  infinie,  et  que,  de  beaucoup  de  ces  phénomènes,  même 
des  plus  généraux,  ils  ne  peuvent  donner  qu'une  description 
sommaire  et  grossière.  Il  ne  suffit  donc  pas  de  dire  avec  Bacon 
que  le  savant  doit  suivre  docilement  la  nature  et  s'attacher  à  ses 
pas  pour  lui  dérober  ses  secrets  :  il  faut  avouer  qu'ici  cela  même 
est  singulièrement  malaisé.  Trop  souvent  les  faits  biologiques 
présentent  au  chercheur  un  véritable  labyrinthe,  et  plus  d'une 
fois,  pour  choisir  entre  les  routes  qui  se  présentent,  un  fil  con- 
ducteur lui  fait  défaut. 

Dans  la  physique  et  dans  la  chimie,  la  difficulté,  toujours 
considérable,  est  sensiblement  moindre.  L'expérimentateur  y  a 
affaire  à  la  matière  brute,  inorganique,  qui  s'offre,  toujours  iden- 
tique, aux  prises  de  ses  instrumens.  Au  moyen  d'artifices  sou- 
vent assez  simples,  il  arrive  à  mesurer  les  faits  :  le  mathématicien 
s'en  empare,  et  la  détermination  de  la  loi  peut  devenir  complète. 
Mais  dès  que  l'on  opère  sur  des  êtres  vivans,  comment  être  sûr 
que  deux  expériences  soient  faites  dans  des  conditions  rigoureu- 
sement identiques?  La  vie,  comme  un  ennemi  rusé,  semble  se 
plaire  à  déjouer  les  combinaisons  et  à  tromper  les  précautions  de 
l'expérimentateur.  Les  lois  échappent,  les  faits  mêmes  parfois  se 
dérobent.  La  science  alors,  à  cause  de  l'extrême  complexité  de 
son  objet,  relâche  quelque  chose  de  sa  rigueur  idéale.  Ne  pou- 
vant démontrer  le  «  nécessaire  »,  elle  se  borne  provisoirement  à 
établir,  selon  le  mot  d'Aristote,  «  ce  qui  arrive  le  plus  souvent.  » 
Elle  se  trouve  en  présence  d'une  matière  si  variée,  si  riche,  si 
mouvante  qu'elle  ne  peut  espérer,  je  ne  dis  pas  de  s'en  rendre 
maîtresse,  mais  de  s'attaquer  aujourd'hui  aux  problèmes  fonda- 
mentaux. Longtemps  encore,  malgré  les  efforts  d'expérimenta- 
teurs ingénieux,  malgré  les  révélations,  souvent  énigmatiques,  il 
est  vrai,  de  la  pathologie,  elle  devra  se  contenter  de  patiens 
travaux  d'approche,  et  d'avancer  pas  à  pas  dans  la  détermination 
exacte  des  faits. 

On  voit  dès  lors  pourquoi  une  génération  passionnément 
appliquée  à  des  recherches  de  ce  genre  sera,  par  cela  même,  très 
peu  portée  vers  la  métaphysique.  Les  esprits  sont  orientés  dans 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  direction  qui  les  en  éloigne.  Le  moindre  brin  d'herbe,  la 
moindre  cellule  vivante  pose  au  savant  une  infinité  de  questions, 
et  il  n'aperçoit  même  pas  la  possibilité  de  les  résoudre  avec  les 
moyens  dont  il  dispose  aujourd'hui.  Que  pourra-t-il  penser  alors 
d'une  prétendue  «  science  »,  qui  procède  par  la  méthode  déductive 
a  priori,  et  qui  se  flatte  d'embrasser  la  totalité  du  réel?  Quelle  dé- 
rision, ne  pouvant  expliquer  la  moindre  partie  de  ce  qui  vit,  que 
d'imaginer  en  rendre  le  tout  intelligible  !  C'est  comme  si  un 
enfant,  incapable  de  soulever,  avec  ses  petits  bras,  un  galet  sur 
la  plage,  prétendait  ébranler  la  falaise  d'où  ce  galet  est  tombé. 
Aux  yeux  du  biologiste,  qui  lutte  à  si  grand'peine  contre  la  na- 
ture, et  qui  sent  si  vivement  les  difficultés  de  ce  combat,  le  mé- 
taphysicien qui  propose  une  explication  totale  de  la  nature  semble 
le  plus  souvent  un  rêveur  à  qui  le  sens  de  la  réalité  fait  défaut. 
Il  lui  jette  un  regard  de  surprise  mêlé  d'ironie,  et  il  retourne  à 
son  microscope  ou  à  son  laboratoire.  Il  sait  trop  ce  que  coûte  de 
patience  attentive  je  ne  dis  pas  l'explication,  mais  la  description 
exacte  du  plus  petit  fait,  pour  s'arrêter  à  des  spéculations  générales 
qui  prouvent  surtout  la  souplesse  dialectique  de  leur  auteur.  En 
comparaison  de  sa  science,  cela  lui  paraît  un  jeu,  ou,  si  l'on  aime 
mieux,  une  sorte  d'art  et  de  poésie.  Que  la  jeunesse  de  l'huma- 
nité s'y  soit  complue,  rien  n'est  plus  naturel,  et  le  génie  d'un 
Platon  y  a  trouvé  la  matière  de  chefs-d'œuvre  dont  l'esprit  s'en- 
chante encore  aujourd'hui  !  Mais  l'âge  viril  veut  des  occupations 
plus  sérieuses.  Pour  que  le  biologiste  pensât  autrement  de  la  méta- 
physique, il  faudrait  qu'il  ne  prît  pas  pour  la  vraie  réalité  cette 
matière  vivante  qui  s'offre  et  se  refuse  à  la  fois  à  ses  recherches, 
et  qui  fait  l'objet  constant  de  ses  préoccupations.  Il  faudrait 
qu'il  fût  à  la  fois  au  point  de  vue  de  sa  science,  et  très  au-dessus 
de  ce  point  de  vue.  Cela  ne  se  rencontre  guère.  Un  œil  accou- 
tumé à  regarder  les  objets  de  tout  près,  s'accommode  peu  à  peu 
à  cette  habitude  visuelle  :  à  la  longue,  il  ne  peut  plus  rien  distin- 
guer de  loin.  Pour  la  métaphysique,  presque  toujours  le  savant 
sera  myope. 

Il  est  toutefois  un  système  de  philosophie  auquel  ira  de  pré- 
férence la  sympathie  des  biologistes  ;  et  nous  voyons  qu'en  effet 
ce  système  a  trouvé  en  Allemagne  d'aussi  nombreux  partisans 
que  dans  le  reste  de  l'Europe.  Je  veux  parler  de  la  philosophie 
de  l'évolution.  En  quoi  consiste  en  efï'et  cette  philosophie,  sinon 
à  transporter  à  l'univers  entier,  par  un  emploi  audacieux  de 
l'analogie,  la  loi  de  développement  observée  chez  les  êtres  vivans? 
M.  Spencer,  qui  l'a  formulée  le  premier  et  qui  l'a  rendue  popu- 
laire, a-t-il  fait  autre  chose  que  de  généraliser  l'idée  scientifique 


LA  CRISE  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  ALLEMAGNE.        351 

d'évolution  organique,  et  de  l'appliquer  à  tout  le  contenu  de 
l'expérience,  depuis  la  formation  du  système  solaire  jusqu'à  la 
genèse  des  lois  de  l'esprit?  Mais  une  telle  doctrine,  comme  on  l'a 
souvent  objecté  à  M.  Spencer,  en  dit  trop  ou  trop  peu.  Trop,  si 
elle  doit  se  fonder  sur  la  science,  car  elle  fait  une  part  démesurée 
à  l'hypothèse.  Trop  peu,  si  elle  doit  tenir  la  place  des  anciennes 
métaphysiques  :  car  M.  Spencer  passe  sous  silence  ou  résout  par 
prétérition  des  problèmes  tels  que  ceux  de  l'apparition  de  la  vie 
et  de  la  pensée  dans  l'univers;  bien  mieux,  celui  de  l'origine  de 
la  matière  même.  Sur  ce  point,  sa  doctrine  de  l'inconnaissable  est 
un  aveu.  Ou  bien  cet  inconnaissable  qu'il  appelle  aussi  la  force, 
ne  serait-il,  sous  un  autre  nom,  que  «  l'infini  »  des  premiers  phi- 
losophes grecs,  la  «  volonté  »  de  Schopenhauer,  Y  «  idée  »  de 
Hegel,  le  support  enfin  des  phénomènes  que  les  anciens  méta- 
physiciens appelaient  la  substance  ? 

Sans  entrer  ici  dans  cette  discussion,  il  parait  certain  que  l'évo- 
lutionnisme  de  M.  Spencer,  trop  aventureux,  n'est  pas  encore  la 
philosophie  fondée  sur  l'expérience  que  notre  siècle  réclame.  La 
part  de  l'hypothèse  y  est  si  considérable,  que  les  savans  n'ont  pas 
de  raison  pour  regarder  ce  système  comme  plus  vraisemblable 
qu'un  autre.  Une  fois  dissipé  le  mirage  que  ce  mot  d'«  évolu- 
tion »  peut  produire  à  leurs  yeux,  ils  aperçoivent  sans  peine  à 
quelle  distance  M.  Spencer  se  tient  du  point  de  vue  de  la  science. 
Son  système  n'en  a  pas  moins  joui  d'une  faveur  marquée,  et  ce 
succès  même  est  un  signe  des  temps.  Car  l'idée  d'une  évolution 
de  la  série  des  êtres  vivans,  et  même  de  la  nature  tout  entière, 
cette  idée  n'est  pas  nouvelle.  Elle  se  trouve  déjà,  admirablement 
exposée,  chez  Aristote,  chez  Leibniz,  chez  Hegel.  Mais  le  plan 
de  l'univers  restait  pour  eux  quelque  chose  de  logique  et  d'idéal. 
Ils  n'imaginaient  pas  de  le  dérouler,  pour  ainsi  dire,  dans  le  temps, 
parce  que  cela,  selon  eux,  n'en  eût  aucunement  avancé  l'expli- 
cation. C'est  pourtant  tout  ce  qu'a  fait  la  philosophie  évolution- 
niste,  et  cela  a  suffi  pour  lui  attirer  beaucoup  d'admirateurs  et 
d'adeptes.  Rien  ne  montre  mieux  combien  la  prédominance  de  la 
science  biologique  éloigne  l'esprit  du  point  de  vue  de  la  méta- 
physique. Elle  lui  ôte  le  désir  et  même  la  pensée  de  dépasser 
la  «  nature  ».  Elle  lui  fait  trouver  des  solutions  là  où  la  méta- 
physique ne  voyait  encore  que  des  problèmes. 

L'influence  de  l'histoire  s'exerce  dans  le  même  sens.  Comme 
le  biologiste,  l'historien  vit  dans  un  commerce  constant  et  dans 
une  lutte  perpétuelle  avec  les  «  faits  ».  Il  en  sort  peut-être  plus 
facilement  vainqueur  :  mais  il  sait  aussi,  s'il  est  modeste,  que  sa 
victoire  reste   imparfaite,  et  que  ses    successeurs    auront  peut- 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  à  renouveler  le  combat.  Gomme  il  ne  voit  le  passé  qu'en 
perspective,  et  à  travers  les  périodes  qui  le  séparent  du  présent, 
il  n'en  a  jamais  qu'une  image  réfractée  et  probablement  dé- 
formée. La  complexité  des  faits  historiques  est  aussi  une 
cause  de  difficultés  presque  insolubles.  S'il  est  malaisé  aux 
contemporains  de  comprendre  ce  qui  se  passe  sous  leurs  yeux, 
faute  de  recul  pour  apercevoir  l'ensemble,  il  manque  à  l'historien 
qui  vient  plus  tard  d'avoir  vu  les  événemens  qu'il  raconte.  Chez 
lui,  comme  chez  le  biologiste,  l'extraordinaire  richesse  de  la 
réalité  qu'il  étudie,  et  dont  il  poursuit  le  détail  à  la  loupe,  con- 
fond et  souvent  écrase  l'imagination.  A  plus  forte  raison  se 
défiera-t-il  des  audaces  de  la  pensée  spéculative,  et  les  régions 
sublimes  où  s'aventure  le  métaphysicien  lui  paraîtront  le  vide 
absolu. 

De  même,  rien  ne  détourne  mieux  de  la  méthode  déductive 
a  priori  que  la  pratique  de  l'histoire.  En  effet,  comme  Littré s'est 
amusé  à  le  faire  voir,  ce  qui  arrive,  en  l'ait,  dans  l'histoire,  esl 
presque  toujours  le  contraire,  de  ce  qui,  a  priori,  aurait  dû  arriver. 
Que  de  surprises  pour  l'homme  d'Etat  le  plus  clairvoyant,  s'il 
revenait  au  monde  cinquante  ans  seulement  après  sa  mort  !  Sans 
doute  l'historien,  qui  dispose  à  loisir  de  ce  qu'il  appelle  les  causes 
et  les  effets,  n'est  pas  embarrassé  de  rattacher  les  unes  aux  autres. 
Il  démontre,  à  grand  renfort  de  textes,  que  l'empire  romain  a  dû 
succomber  aux  invasions  barbares;  que  Luther  a  dû  tenir  tête 
victorieusement  à  la  cour  de  Rome;  que  F  Angleterre  a  dû  acquérir 
un  immense  empire  colonial,  et  qu'il  ne  pouvait  en  être  autre- 
ment. Mais  comment  établit-il  sa  démonstration?  Toujours  par 
des  argumens  de  l'ait  :  par  l'interprétation  psychologique  des 
besoins,  des  sentimens,  des  passions  d'un  peuple  à  un  moment 
donné,  par  l'étude  des  conditions  économiques,  politiques,  reli- 
gieuses où  ce  peuple  se  trouvait  :  en  un  mot,  par  la  recherche 
des  causes  secondes.  C'est  là  qu'il  déploie  ses  qualités  de  finesse 
et  de  pénétration,  sa  vigueur  logique,  sa  connaissance  de  l'âme 
humaine.  Si,  au  lieu  de  se  borner  à  la  connexion  des  faits  histo- 
riques, il  cherchait  à  les  interpréter  dans  leur  ensemble,  à 
l'aide  d'une  idée  supérieure,  il  entrerait  dans  ce  qu'on  appelait 
autrefois  la  philosophie  de  l'histoire,  c'est-à-dire,  il  cesserait  d'être 
historien  pour  faire  œuvre  de  philosophe.  Autrefois,  disons-nous  : 
car  la  philosophie  de  l'histoire ,  fort  en  honneur  au  commence- 
ment du  siècle,  est  aujourd'hui  tout  à  fait  négligée.  Elle  a  cédé 
la  place  à  la  sociologie,  qui  en  diffère  complètement,  sinon  par 
son  objet,  du  moins  par  sa  méthode,  et  qui  prétend  au  titre  de 
science  positive.  La  philosophie  de  l'histoire  a  partagé  le  sort  de 


LA    CRISE    DE    LA    MÉTAPHYSIQUE    EN    ALLEMAGNE.  353 

la  métaphysique  :  le  public  leur  témoigne  à  toutes  deux  une 
égale  indifférence. 

Quant  aux  systèmes  métaphysiques  proprement  dits,  l'esprit 
historique  conduit  à  les  considérer  comme  des  faits  d'une  nature 
spéciale,  comme  d'utiles  documens  sur  l'état  des  esprits  et  sur  la 
nature  des  croyances  dans  une  certaine  civilisation,  à  un  certain 
moment.  Mais  l'historien  ne  s'arrête  pas  à  examiner  s'ils  appro- 
chent plus  ou  moins  de  la  vérité  absolue,  pas  plus  qu'il  n'a  égard 
au  caractère  sacré  de  la  Bible,  quand  il  y  cherche  des  renseigne- 
mens  sur  les  mœurs  des  anciens  Sémites.  La  méditation  méta- 
physique suppose  une  certaine  attitude  mentale  :  l'usage  de  la 
méthode  historique  en  donne  une  autre,  toute  différente.  N'est-il 
pas  inévitable  qu'une  génération  éprise  de  l'histoire,  vivant  en 
elle,  adaptée  pour  ainsi  dire  à  elle,  soit  indifférente  à  un  ordre 
de  recherches  dont  la  méthode  lui  est  étrangère  et  suspecte,  et 
qui  ne  peuvent  donc  que  lui  paraître  creuses  et  chimériques? 

Là  serait  une  des  causes  principales  qui  ont  amené  peu  à  peu 
l'état  d'abandon  où  se  trouve  la  métaphysique  en  Allemagne. 
Dans  les  Universités,  dans  la  faveur  du  public  qui  lit,  la  place 
qu'elle  occupait  jadis  a  été  prise  par  des  travaux  d'ordre  scienti- 
fique, les  uns  biologiques,  les  autres  historiques.  Cette  substitution 
a  été  d'autant  plus  aisée  que  justement  une  période  d'activité  mé- 
taphysique venait  de  se  clore.  Foutes  les  issues  sortant  de  la 
doctrine  de  Kant  avaient  été  tentées,  une  période  de  repos  com- 
mençait. Au  contraire  les  études  biologiques  et  historiques,  nou- 
velles ou  renouvelées,  attiraient  la  plupart  des  jeunes  savans.  Le 
succès  y  était  presque  certain,  à  condition  de  procéder  avec  mé- 
thode. De  plus,  l'extrême  complexité  de  l'objet  de  ces  sciences  per- 
mettait, imposait  même  la  division  du  travail  :  circonstance  favo- 
rable au  caractère  allemand,  qui  aime  à  la  fois  l'indépendance  et  la 
discipline.  Un  sujet  de  travail  très  limité,  exigeant  l'emploi  d'une 
méthode  très  minutieuse,  n'est  pas  pour  le  rebuter  :  il  exerce  sa  pa- 
tience sans  paralyser  son  imagination.  De  la  sorte,  tandis  que  les  sé- 
minaires historiques  et  philologiques  se  multipliaient,  tandis  que 
se  fondaient  à  l'envi,  dans  les  Universités,  grandes  et  petites,  labora- 
toires, cliniques  et  instituts,  la  métaphysique,  naguère  si  floris- 
sante, voyait  sa  part  se  restreindre  de  plus  en  plus.  Elle  finissait  par 
n  être  presque  plus,  elle  aussi,  qu'un  objet  de  curiosité  historique. 

II 

Aussitôt  que  la  pensée  de  l'homme  se  possède,  elle  fait  effort 
pour  s'expliquer  l'origine  et  l'essence  des  choses  ;  inquiète  de  sa 
tome  cxxix.  —  1895.  23 


354  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

destinée,  elle  se  porte  d'abord  aux  questions  dernières.  Sans 
doute,  ces  questions  trouvent  une  réponse  dans  les  croyances 
religieuses.  Mais  cette  réponse,  la  religion  en  général  l'impose 
plutôt  qu'elle  ne  la  propose  ;  et  la  raison  prétend  ne  rien  admettre 
qu'elle  ne  puisse  légitimer  à  ses  propres  yeux.  C'est  ainsi  que 
dès  son  apparition  en  Grèce,  la  métaphysique  rationnelle  a  eu  un 
caractère  laïque  très  nettement  marqué.  Et  s'il  en  a  été  autrement 
pendant  la  plus  grande  partie  du  moyen  âge,  depuis  la  Renais- 
sance, la  tradition  antique  s'est  renouée.  Toutefois  les  rapports 
de  la  religion  et  de  la  philosophie  ne  pouvaient  plus  redevenir 
ce  qu'ils  avaient  été  avant  le  christianisme.  La  religion  antique 
n'avait  pas  de  dogmes.  Elle  n'enseignait  pas  de  vérités  qu'il  fallût 
admettre,  sous  peine  de  devenir  hérétique  ou  infidèle.  Au  moyen 
de  quelques  précautions  très  simples,  extérieures,  et  qui  ne  dimi- 
nuaient en  rien  sa  liberté,  le  philosophe  évitait  tout  conflit  avec 
la  religion.  Le  christianisme,  au  contraire,  contient  une  méta- 
physique explicite  et  développée  :  de  là,  pour  les  penseurs  mo- 
dernes, une  situation  extrêmement  délicate,  et  un  ordre  de  pro- 
blèmes que  les  anciens  n'avaient  pas  connu.  Tant  que  l'on  ne 
douta  point  de  la  conformité  de  la  raison  et  de  la  foi,  la  théo- 
logie révélée  et  la  théologie  naturelle  s'accordèrent  à  merveille  ; 
parties  de  prémisses  différentes,  elles  se  rejoignaient  en  des  con- 
clusions identiques.  Pourtant,  que  cet  accord  fût  précaire,  le 
moyen  âge  même  ne  l'avait  pas  ignoré.  Plus  tard,  Descartes, 
pour  s'assurer  le  libre  emploi  de  sa  méthode.  «  mettait  à  part  », 
avec  de  grandes  démonstrations  de  respect,  les  vérités  de  la  foi. 
Leibniz  même  était  suspect  aux  pasteurs  de  Hanovre  ;  je  ne  dis 
rien  de  Spinoza,  qualifié  couramment  d'athée.  Depuis  lors  les 
conflits  entre  théologiens  et  métaphysiciens  ne  se  comptent  plus. 
L'Allemagne  en  a  vu,  comme  on  sait,  de  célèbres.  La  réaction 
cléricale  qui  suivit  la  mort  de  Frédéric  II  prétendit  imposer 
silence  à  Kant,  alors  en  pleine  possession  de  sa  gloire  :  et  c'est 
une  accusation  d'athéisme  qui  fit  perdre  à  Fichte,  en  1799,  sa 
chaire  d'Iéna. 

S'il  existe  ainsi  un  antagonisme,  ou  du  moins  une  lutte  d'in- 
fluence entre  le  dogme  religieux  et  la  spéculation  rationnelle,  il 
semble  bien  que,  lorsque  l'une  perd  du  terrain,  l'autre  devrait  en 
gagner.  Or  depuis  cinquante  ans  la  théologie  en  Allemagne,  — 
du  moins  dans  l'Allemagne  protestante,  —  voit  peu  à  peu  son  au- 
torité sur  les  esprits  se  restreindre.  Non  que  les  Facultés  de  théo- 
logie, dans  les  Universités,  se  dépeuplent.  Les  fonctions  ecclésias- 
tiques ont  toujours  leur  recrutement  assuré.  Mais,  sans  chercher 
si  les  théologiens  d'aujourd'hui  sont  inférieurs  ou  supérieurs  à 


LA  CUISE  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  ALLEMAGNE.        355 

leurs  devanciers,  on  remarque  qu'ils  obéissent  à  la  tendance  du 
siècle  :  a  côté  de  la  dogmatique  même,  ils  font  une  part  de  plus  en 
plus  grande  à  l'histoire  des  dogmes.  Puis,  symptôme  plus  grave, 
la  théologie  tend  à  s'isoler.  Elle  semble  devenir  peu  à  peu  en 
Allemagne  ce  qu'elle  est  en  France  depuis  longtemps  :  une  bran- 
che d'études  spéciales,  cultivées  presque  uniquement  par  une 
certaine  catégorie  de  personnes,  et  à  peu  près  fermées  aux  pro- 
fanes. Le  génie  de  Pascal  parviendrait-il  aujourd'hui  à  intéresser 
le  public  français  à  la  question  soulevée  par  les  premières  Provin- 
ciales, de  savoir  si  la  grâce  suffisante  est  efficace?  De  même,  en 
Allemagne,-  la  pensée  laïque  et  la  théologie  n'entretiennent  plus 
le  commerce  intime  et  constant  qui  subsistait  encore  à  la  fin  du 
siècle  dernier.  La  pensée  laïque  suit  tranquillement  sa  voie 
propre,  et  la  théologie  demeure  de  plus  en  plus  à  l'écart. 

Contre  toute  apparence,  la  métaphysique  rationnelle  n'a  pas 
profité  de  l'affaiblissement  de  sa  vieille  adversaire.  Elle  en  pâtit 
plutôt.  Comme  la  théologie,  plus  qu'elle  encore,  elle  voit  dimi- 
nuer son  prestige  et  décroître  son  empire  sur  les  esprits.  Ne 
serait-ce  pas  qu'au  fond  leur  objet  à  toutes  deux  est  le  même,  et 
que  l'indifférence  pour  cet  objet  les  atteint  toutes  deux?  Peu  im- 
porte que  leurs  méthodes  soient  différentes  et  môme  opposées. 
Bien  qu'ennemies  souvent,  elles  sont  toujours  solidaires.  Elles  se 
soutiennent  l'une  l'autre  en  se  combattant;  et  si  l'une  s'affaiblit 
gravement,  l'autre  ne  tarde  pas  à  languir. 

Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  jeter  un  regard  sur  l'histoire 
des  rapports  de  la  métaphysique  et  de  la  théologie  en  Allemagne. 
Tous,  ou  presque  tous,  les  grands  métaphysiciens  y  ont  été  nourris 
de  théologie.  On  sait  la  place  que  celle-ci  tient  dans  l'œuvre  de 
Leibniz.  La  Théodicée  est  l'ouvrage  auquel  il  renvoie  le  plus 
volontiers  ses  correspondans.  Encore  n'insisterais-je  pas  sur  ce 
philosophe.  Esprit  souple  autant  que  profond,  extraordinairement 
curieux  de  toutes  choses,  très  politique,  il  s'était  sans  doute 
affranchi  du  côté  de  la  théologie  plus  qu'il  ne  lui  a  convenu  de  le 
dire.  Mais,  sans  parler  ici  de  la  nombreuse  lignée  des  mystiques 
et  des  théosophes  allemands,  Wolff  et  Kant  appartenaient  à  des 
familles  extrêmement  pieuses,  et  tous  deux  furent  élevés  dans  la 
lecture  quotidienne  des  livres  saints.  Schelling  et  Hegel,  avant 
de  se  donner  à  la  métaphysique,  avaient  tous  les  deux  étudié  en 
théologie,  avec  l'intention  d'entrer  dans  la  carrière  ecclésiastique. 
Schopenhauer  était  très  versé  dans  la  double  science  de  la  théo- 
logie chrétienne  et  bouddhique.  Même  Feuerbach,  l'auteur  de 
l'Essence  du  christianisme,  avait  commencé  par  des  études  de 
théologie.  Il  ne  put  qu'à  grand'peine  obtenir  de  son  père  la  per- 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mission  de  quitter  cette  Faculté  pour  celle  de  philosophie,  qui 
l'attirait  davantage.  L'ensemble  de  ces  faits  est  significatif.  On  ne 
peut  y  voir  une  série  de  coïncidences  fortuites.  Il  est  clair  que 
quelques-unes  des  plus  brillantes  recrues  de  la  métaphysique  ont 
été  des  transfuges  de  la  théologie. 

Il  ne  faudrait  pas  exagérer,  toutefois,  cette  solidarité  histo- 
rique de  la  théologie  et  de  la  métaphysique  en  Allemagne;  il  ne 
faudrait  pas  surtout  y  voir  un  rapport  de  dépendance.  En  fait, 
plus  dune  doctrine  métaphysique  s'y  est  constituée  par  l'effort 
d'une  raison  qui  se  gardait  jalousement  de  toute  influence  théolo- 
gique ou  religieuse.  Mais  alors  elle  a,  le  plus  souvent,  son  origine 
dans  la  psychologie.  D'où  peut  naître,  en  effet,  l'idée  maîtresse 
d'un  système  métaphysique?  Ou  elle  procède  du  besoin  de  relier 
le  visible  à  l'invisible,  l'essence  finie  de  l'homme  à  une  cause 
première,  le  réel  qui  nous  est  donné  à  l'absolu  qui  nous  surpasse  : 
sans  se  confondre  avec  le  sentiment  religieux,  ce  besoin  n'en  est 
pas  très  éloigné,  et  les  métaphysiques  qui  le  satisfont  contiennent 
toujours  un  élément  mystique  plus  ou  moins  apparent.  Ou  bien, 
comme  chez  Socrate,  comme  chez  Descartes,  le  point  de  départ 
est  dans  la  réflexion  de  l'esprit  sur  lui-même,  et  c'est  alors  d'un 
effort  psychologique  approfondi  que  sort  la  métaphysique.  Or 
autant  le  premier  cas  a  été  fréquent  en  Allemagne,  autant  le 
second  s'y  rencontre  peu.  Il  ne  semble  pas  que  les  Allemands 
(sauf  exception)  soient  spontanément  psychologues.  Ils  vont 
d'instinct  à  la  spéculation  sur  l'absolu.  Tout  les  y  porte  :  leur 
imagination  audacieuse  et  enthousiaste,  leur  sentiment  religieux, 
leur  prédisposition  au  mysticisme.  Mais  nous  ne  voyons  pas  que 
parmi  leurs  grands  philosophes  aucun  ait  pris  le  point  de  dépari, 
de  sa  doctrine  dans  la  psychologie.  Et  si,  entre  tant  de  pédagogues 
distingués  que  l'Allemagne  a  produits,  il  s'en  trouve  peu  qui 
soient  tout  à  fait  de  premier  ordre,  cela  ne  tiendrait-il  pas  à  un 
défaut  d'originalité  psychologique? 

La  psychologie,  dans  les  trois  derniers  siècles,  a  été  surtout 
anglaise  et  française  :  je  parle  de  la  psychologie  classique  et 
«  introspective  »,  non  de  la  psychologie  expérimentale  ou  physio- 
logique. Celle-ci,  de  date  récente,  a  trouvé  aussitôt  faveur  chez 
les  Allemands.  Mais  ils  n'ont  jamais  beaucoup  pratiqué  la  mé- 
thode proprement  psychologique,  par  laquelle  le  moi  se  réfléchit, 
s'observe  et  s'analyse.  Leur  pensée  ne  s'arrête  pas  longtemps  à 
cette  station  intermédiaire.  Elle  passe  vite  du  point  de  vue  de 
l'être  individuel  et  particulier  au  point  de  vue  supérieur  de  l'être 
nécessaire  et  absolu.  En  un  mot,  elle  a  été  naturellement  méta- 
physicienne. 


LA  CRISE  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  ALLEMAGNE.        357 

Cela  est  vrai  de  presque  tous  les  penseurs  allemands,  et  surtout 
des  plus  grands.  Aussi  voit-on  que  fort  souvent  dans  leur  doctrine 
l'élément  psychologique  est  venu  de  l'étranger.  C'est  ainsi  que 
Leibniz  doit  beaucoup,  en  ce  sens,  à  Descartes  et  à  Locke,  Kant 
à  Hume,  Sûhopenhauer  aux  psychologues  et  aux  moralistes  fran- 
çais du  xvme  siècle.  Ceci  soit  dit  sans  diminuer  en  rien  l'origi- 
nalité des  philosophes  allemands,  puisque  l'important  n'est  pas 
d'où  viennent  les  idées,  mais  où  elles  aboutissent.  Il  n'en  reste 
pas  moins  que  cette  sollicitation  du  dehors  leur  a  été  précieuse 
et  peut-être  indispensable.  Plus  d'une  fois  ce  fut. la  secousse  ini- 
tiale qui  mit  en  branle  leur  pensée,  et  qui  donna  l'impulsion  à 
leur  faculté  métaphysique. 

Or,  depuis  le  commencement  de  ce  siècle,  la  psychologie 
«  introspective  »  n'a  rien  donné,  ni  en  France  ni  en  Angleterre, 
qui  pût  produire  une  profonde  impression  en  Allemagne.  L'école 
éclectique  française  a  peu  ajouté  à  ce  qu'elle  recevait  des  Ecossais 
et  de  Maine  de  Biran  ;  elle  n'en  avait  d'ailleurs  pas  l'ambition,  et 
ne  prétendait  pas  ouvrir  une  voie  nouvelle.  En  Angleterre,  ni 
Stuart  Mill,  ni  l'école  associationiste  de  Lewes  et  de  Bain,  n'ont 
été  en  grand  progrès  sur  Hume  et  sur  Hamilton.  L'Allemagne 
n'a  donc  pas  eu  à  féconder  des  germes  qui  ne  lui  ont  pas  été 
transmis.  Et  comme  d'autre  part,  elle  prenait  de  moins  en  moins 
d'intérêt  aux  spéculations  d'ordre  transcendant,  qui  s'attaquent 
d'emblée  à  l'absolu,  il  était  inévitable  que  la  métaphysique, 
atteinte  ainsi  dans  ses  deux  sources  essentielles,  parût  presque 
complètement  tarie. 

Pour  résumer  d'un  mot  les  réflexions  qui  précèdent,  l'esprit 
positiviste  gagne  en  Allemagne.  Je  ne  veux  pas  dire  que  jamais 
le  système  proprement  dit  d'Auguste  Comte  y  fasse  beaucoup  de 
prosélytes.  Outre  que  cette  doctrine,  sous  sa  forme  primitive, 
appartient  désormais  à  l'histoire,  elle  a  quelque  chose  d'hermé- 
tiquement clos,  où  l'imagination  allemande  étouffe.  Le  système 
positiviste  répugne  au  besoin  qu'elle  a  d'expansion  et  de  li- 
berté. Il  lui  paraît  insupportable  de  penser  qu'une  fois  entrée 
dans  la  période  positive  (où  nous  sommes),  l'humanité  n'ait  rien 
à  attendre  de  vraiment  nouveau,  et  que  son  but  soit  sinon  pro- 
chain, du  moins  déjà  visible.  Elle  préfère  infiniment  l'idée  qui 
est  au  fond  des  doctrines  de  Leibniz  et  de  Hegel,  l'idée  du  progrès 
indéfini  et  de  la  marche  éternelle  vers  un  idéal  toujours  plus 
lointain.  De  même,  elle  n'aimera  pas  à  subordonner  les  unes  aux 
autres,  comme  fait  Auguste  Comte,  les  périodes  théologique, 
métaphysique  et  positive.  Elle  y  discernera  plutôt,  sous  des 
symboles  difïerens,  le  même  effort  de  l'humanité  vers  la  vérité  et 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  bonheur,  et  elle  reconnaîtra  à  chacun  de  ces  symboles  sa  valeur 
et  sa  dignité  propres.  Enfin,  elle  ne  consentira  pas  non  plus  à  ce 
que  la  pensée  humaine  s'interdise  désormais  toute  recherche  sur 
ce  qui  n'est  pas  phénomène  ou  loi  des  phénomènes.  Son  instinct 
métaphysique  l'avertit  que  l'idée  de  l'inconnaissable,  qui  subsiste 
dans  le  positivisme,  est  une  ouverture  par  où  reparaîtra  la  spé- 
culation sur  l'absolu. 

Mais  si  le  positivisme,  comme  système,  a  peu  de  chances  de 
conquérir  l'Allemagne,  l'esprit  général  de  cette  doctrine,  en 
revanche,  s'y  est  répandu  partout,  et  son  influence  s'y  manifeste 
sous  mille  formes,  dans  la  littérature,  dans  fart  et  dans  les 
mœurs.  Pour  ne  parler  ici  que  de  la  science,  quoi  de  plus  signi- 
ficatif que  la  modification,  —  c'est  trop  peu  dire,  —  la  transfor- 
mation subie  par  les  sciences  morales?  La  psychologie,  en  Alle- 
magne, a  rompu  résolument  tout  lien  avec  la  métaphysique,  et 
s'efforce  de  se  constituer  comme  science  indépendante.  Elle  a  sa 
méthode  propre,  ses  laboratoires,  ses  instrumens.  La  morale 
s'essaie  à  la  méthode  objective,  et  elle  étudie  l'évolution  des 
coutumes  et  du  droit.  La  sociologie  enfin,  bien  qu'elle  hésite 
encore  sur  ses  limites  et  sur  ses  rapports  avec  les  sciences 
voisines,  travaille  avec  ardeur,  avec  confiance,  et  il  n'y  a  plus 
guère  d'Universités  qui  ne  lui  fassent  une  place  dans  leur  ensei- 
gnement. Or  tout  ce  mouvement  procède  d'Auguste  Comte. 
MM.  Wundt,  Simmel,  Barth  et  leurs  émules,  s'ils  ne  suiventpas, 
il  est  vrai,  la  direction  que  Comte  a  indiquée,  marchent  dumoins 
dans  la  voie  qu'il  a  ouverte.  Ils  lui  doivent  l'idée  môme  de  leur 
science.  Mesurez  par  là  le  terrain  que  la  métaphysique  a  perdu 
en  Allemagne.  Au  commencement  du  siècle,  au  temps  de 
Schelling  et  de  Hegel,  elle  étendait  son  empire,  par  delà  les 
sciences  de  l'esprit,  jusque  sur  les  sciences  de  la  nature.  Aujour- 
d'hui cet  empire  n'existe  plus,  et  non  seulement  les  sciences  de 
la  nature  jouissent  d'une  entière  indépendance,  mais  les  sciences 
morales  elles-mêmes,  pour  être  vraiment  des  sciences,  ne  veulent 
plus  rien  avoir  de  commun  avec  la  métaphysique. 

III 

La  philosophie  d'un  peuple,  surtout  d'un  peuple  tel  que  l'Al- 
lemagne, est  étroitement  liée  au  développement  de  la  vie  natio- 
nale. Elle  en  est  une  expression  aussi  fidèle  que  l'art  ou  la  littéra- 
ture le  peuvent  être.  Il  est  donc  artificiel  de  prétendre  expliquer 
les  formes  successives  de  cette  philosophie  par  des  raisons  pure- 
ment logiques,  ou  tirées  de  la  seule  considération  des  systèmes. 


LA  CRISE  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  ALLEMAGNE.        359 

Sans  doute  les  idées  ont  leur  vie  propre,  et  l'évolution  des  doc- 
trines obéit  à  une  loi  interne.  Mais  les  œuvres  où  elles  s'expri- 
ment sont  néanmoins  pénétrées  de  l'esprit  de  leur  temps,  même 
quand  elles  le  combattent,  même  quand  elles  doivent  le  trans- 
former. Pas  plus  que  le  poète,  le  métaphysicien  n'est  isolé  dans 
sa  «  tour  d'ivoire  » .  Cela  n'était  pas  vrai  du  temps  de  Platon  ;  cela 
le  serait  encore  moins  du  nôtre.  Par  suite,  si  l'on  veut  comprendre 
le  développement  de  la  spéculation  métaphysique  en  Allemagne, 
si  l'on  veut  surtout  s'expliquer  les  fortunes  diverses  qu'elle  a  eues, 
il  faut  jeter  un  regard  sur  l'histoire  générale  de  la  nation. 

Or  le  fait  capital  de  cette  histoire  est  un  changement  com- 
plet et  brusque  dans  l'orientation  de  la  vie  nationale.  L'Allemagne 
poursuit  aujourd'hui  des  fins  dont,  il  y  a  cinquante  ans,  elle  avait 
à  peine  l'obscur  pressentiment.  Le  progrès  scientifique  et  écono- 
mique, il  est  vrai,  a  amené  dans  l'Europe  entière  de  profondes 
transformations.  Mais,  de  toutes  les  nations,  l'Allemagne  est  cer- 
tainement celle  qui  a  dû  faire  l'effort  d'adaptation  le  plus  éner- 
gique :  nulle  part  le  changement  n'a  été  si  rapide  ni  si  radical. 
Sans  doute  la  Révolution  française  et  Napoléon  avaient  donné  à 
l'Allemagne  une  première  et  décisive  secousse,  et  l'on  ne  saurait 
nier  que  les  mouvemens  ultérieurs  ne  soient  sortis  de  celui-là. 
Avec  la  chute  du  Saint-Empire,  c'est  l'ancienne  Allemagne  qui 
s'écroule  ;  avec  le  grand  effort  militaire  de  la  Prusse  en  1814  et 
181  S,  c'est  l'Allemagne  nouvelle  qui  apparaît.  Mais  aussitôt  la 
réaction  triomphante  l'empêche  de  se  dégager,  et  une  restaura- 
tion, au  moins  partielle,  de  l'ancien  régime  s'établit.  L'Allemagne 
redevient  un  Etat  fédératif.  Ce  morcellement  politique,  s'il  lésait 
de  grands  intérêts  nationaux,  en  entretenait  beaucoup  de  petits, 
très  vivaces.  Le  particularisme,  maudit  par  une  minorité  de  pa- 
triotes, était  considéré,  dans  la  plupart  des  petits  Etats,  comme 
une  sauvegarde  de  leur  indépendance.  Alors  il  semble  que,  dé- 
couragée, la  nation  allemande  renonce  aux  grands  objets  que  son 
ambition  avait  caressés  quelque  temps  :  à  l'unité  politique,  à  une 
marine,  à  des  colonies,  à  un  rôle  prépondérant  en  Europe.  La 
Diète  était  rétablie,  et  opposait  sa  force  d'inertie  à  toute  tentative 
de  réforme  ou  de  progrès.  La  Prusse  et  l'Autriche  se  jalousaient,  et 
les  petits  Etats  les  craignaient  toutes  deux,  mais  avec  un  sentiment 
de  haine  marqué  envers  la  première  :  car  si  l'Autriche  est 
gênante,  —  elle  protège,  —  la  Prusse  est  pire,  —  elle  annexe.  Peu 
ou  point  de  grande  industrie.  A  un  cruel  malaise  économique  on 
ne  sait  guère  d'autre  remède  que  l'émigration.  La  classe  qui  ne  pos- 
sède que  ses  bras  n'essaie  pas  encore  de  s'organiser  pour  la  reven- 
dication de  ses  droits  :  ici  ou  là  quelques  poignées  de  radicaux 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  révolutionnaires,  sans  contact  avec  la  masse  profonde  du 
peuple,  rêvent  d'une  république  impossible.  Les  universités  sont 
florissantes,  et  l'Allemagne,  iière  de  leur  éclat  scientifique  et  phi- 
losophique, semble  trouver  dans  cette  suprématie  intellectuelle 
une  compensation  de  sa  faiblesse  politique. 

A  l'Allemagne  de  4848  comparez  l'Allemagne  de  1880.  Quelle 
métamorphose  en  l'espace  d'une  génération  !  A  la  place  de  cette 
confédération  boiteuse  où  tout  semblait  calculé  pour  entretenir 
la  faiblesse  et  paralyser  l'action,  voici  qu'un  puissant  empire  s'est 
élevé,  glorieux  de  ses  triomphes  militaires  et  plein  du  sentiment 
de  sa  force.  Les  ambitions  les  plus  chères  de  l'Allemagne  sont 
satisfaites.  L'unité  nationale,  si  longtemps  désirée  en  vain,  s'est 
accomplie  en  face  de  l'ennemi  ;  le  particularisme,  frappé  à  mort, 
achève  lentement  de  disparaître.  Dans  l'Allemagne  du  Nord,  en 
Silésie,  en  Saxe,  en  Westphalie,  l'industrie,  en  pleine  crois- 
sance, fait  une  rude  concurrence  à  celle  de  l'Angleterre  et  de 
la  France.  La  pavillon  allemand  se  montre  sur  toutes  les  mers. 
Une  flotte  de  guerre  est  créée  :  les  rudimens  d'un  empire  colo- 
nial apparaissent.  En  un  mot,  c'est  une  autre  Allemagne  qui  est 
née.  Sans  doute  des  signes  précurseurs  l'annonçaient  depuis 
longtemps.  Plus  d'un  avertissement  prophétique  avait  donné  à 
penser  que  l'unité  de  l'Allemagne  était  près  de  s'accomplir,  et 
que  cette  crise,  décisive  pour  elle,  serait  redoutable  à  ses  voisins. 
Mais  qui  aurait  prévu  la  transformation  à  la  fois  si  rapide  et  si 
profonde?  Et  comme  les  sentimens  et  les  mœurs  d'un  peuple  ne 
peuvent  évoluer  aussi  vite  que  les  événemens,  une  période  de  tran- 
sition devait  s'établir,  durant  laquelle  l'Allemagne  se  hâterait  de 
s'accommoder  à  une  situation  si  glorieuse,  mais  si  nouvelle. 

De  fait,  l'adaptation  se  fît  très  vite.  L'Allemagne  mit  une  sorte 
de  point  d'honneur  à  se  montrer  aussi  «  positive,  »  aussi  «  pra- 
tique »  qu'elle  semblait  naguère  être  rêveuse  et  contemplative.  Il 
s'agissait  pour  elle  avant  tout  de  conserver  et  de  développer  sa 
puissance  militaire,  d'assurer  la  prospérité  de  ses  industries  et  en 
général  la  protection  de  ses  intérêts  matériels.  L'Allemand  se 
donna  tout  entier  à  cette  tâche  nouvelle,  jaloux  de  s'y  montrer, 
comme  partout  ailleurs,  au  moins  égal  à  ses  rivaux;  et  ces  «  idéa- 
listes »  de  race  firent  voir  qu'ils  pouvaient  aussi  justement  être 
nommés  «réalistes  ».  A  dire  vrai, l'un  et  l'autre  trait  appartiennent 
au  caractère  allemand.  Seules  les  circonstances  ont  fait  que  tantôt 
celui-ci,  tantôt  celui-là  parut  prédominer.  Ce  peuple  de  métaphy- 
siciens n'a-t-il  pas  toujours  été  aussi  un  peuple  de  soldats?  Au 
xvie  siècle  il  a  fourni  l'Europe  entière  de  reîtres  et  de  lansque- 
nets. Amoureux  de  l'idée,  il  n'est  pas  moins  respectueux  de  la 


LA    CRISE    DE    LA    MÉTAPHYSIQUE    EN    ALLEMAGNE.  361 

force.  N'a-t-il  pas  admiré  et  chéri  Frédéric  II  «  l'unique  »,  ce 
prince  que  Carlyle  appelait  une  «  réalité  couronnée  »,  l'homme 
du  monde  le  plus  éloigné  de  la  chimère  et  du  rêve?  Et  le  prince 
de  Bismarck,  cette  autre  idole  de  l'Allemagne,  n'est-il  pas  de  la 
même  famille  d'esprits  que  le  grand  roi  de  Prusse,  audacieux  à 
froid,  positif  et  méphistophélique  comme  lui? 

L'Allemagne  se  flatte  pourtant  de  n'avoir  rien  perdu  de  son 
activité  et  de  sa  supériorité  intellectuelles,  et  son  «  réalisme  », 
pense-t-elle,  n'a  rien  de  commun  avec  un  grossier  matérialisme 
pratique.  Elle  a  entendu  le  prince  de  Bismarck  lui-même  parler 
des  «  forces  impondérables  »  que  l'homme  d'Etat  doit  se  garder 
de  mettre  contre  lui,  et  qui  sont  les  idées.  Elle  a  applaudi  à  ce 
langage  ;  elle  n'a  pas  oublié  de  quel  secours  lui  furent  ces  «  forces 
impondérables  »,  lors  de  son  humiliation  profonde,  au  commen- 
cement de  ce  siècle.  Elle  s'estimerait  inoins,  elle  s'inquiéterait 
même,  si  elle  s'apercevait  que  son  respect  pour  elles  est  devenu 
moins  vif  ou  moins  sincère.  Mais  elle  apprécie  aussi  les  avantages 
que  procure  la  force.  Et  comme,  après  les  avoir  désirés  long- 
temps, de  loin,  et  pour  ainsi  dire  platoniquement,  elle  en  a  aujour- 
d'hui la  jouissance  actuelle,  elle  entend  bien  ne  plus  les  perdre, 
et  faire  ce  qu'il  faut  pour  les  conserver.  Pourquoi  ses  tendances 
idéalistes  et  réalistes  ne  recevraient-elles  pas  une  égale  satisfac- 
tion? Bien  résolue  à  ne  plus  dire,  comme  au  temps  de  Herder, 
que  son  royaume  n'est  pas  de  ce  monde,  et  que  sa  destinée  est 
de  vivre  non  pour  soi,  mais  pour  le  reste  de  l'univers,  elle  pense 
garder  de  son  enthousiasme  juvénile  ce  qui  convient  à  l'âge  mûr. 
Parmi  les  occupations  viriles  où  elle  est  engagée,  elle  ne  désa- 
voue pas  les  rêves  de  sa  jeunesse.  Elle  sait  que,  si  ce  sont  des 
rêves,  elle  y  a  puisé  cependant  une  partie  de  sa  force. 

Mais  la  balance  reste-t-elle  égale,  et,  en  ce  moment,  la  ten- 
dance réaliste  ne  l'emporte-t-elle  pas  décidément  sur  l'autre?  Une 
telle  réaction  n'était-elle  pas  vraisemblable,  ou,  pour  mieux  dire, 
inévitable?  Voyez,  par  exemple,  ce  qui  se  passe  au  sujet  du  cos- 
mopolitisme et  du  patriotisme,  ces  deux  sentimcns,  qui,  pour 
emprunter  la  fameuse  expression  du  cardinal  de  Betz,  ne  se  con- 
cilient jamais  si  bien  que  dans  le  silence.  L'Allemagne  a  été  cos- 
mopolite, au  siècle  dernier,  de  toute  son  âme.  Elle  ne  voyait  plus 
dans  le  patriotisme  qu'un  préjugé,  destiné  à  disparaître  avec  le 
progrès  de  la  civilisation  et  des  lumières.  Indispensable  aux  so- 
ciétés barbares  et  à  la  cité  antique,  ce  sentiment  n'a  plus  de  raison 
d'être  dans  le  monde  moderne  et  chrétien.  Dès  que  l'homme  est 
parvenu  à  la  pleine  possession  de  sa  raison,  n'aperçoit-il  pas 
que  sa  vraie  patrie  est  l'humanité?  Brutalement  tirée  de  ce  rêve 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

généreux  par  l'invasion  et  par  l'occupation  étrangères,  l'Aile 
magne  dut  revenir  à  cette  forme  du  sentiment  national  qu'elle 
s'enorgueillissait  d'avoir  dépassée.  Un  patriotisme  allemand  a 
reparu  et  a  repris  racine.  Le  cosmopolitisme,  naguère  accepté 
sans  discussion,  est  aujourd'hui  condamné  sans  réserve.  Les 
historiens  dévoués  à  la  Prusse,  dont  M.  de  Treitschke  est  le  plus 
remarquable,  le  tournent  en  dérision  ou  le  flétrissent  comme  un 
crime.  Le  sentiment  national,  réveillé  par  les  défaites  du  com-. 
mencement  du  siècle,  a  été  surexcité  par  les  victoires  de  4866  et 
de  1870,  et  depuis  lors  l'orgueil  patriotique  est  méthodiquement 
entretenu  :  Deutschland,  Deutschland  ùber  Ailes  :  L'Allemagne, 
l'Allemagne  au-dessus  de  tout! 

Cela  va  si  loin,  que  les  chefs  du  parti  socialiste  ont  dû  com- 
poser avec  le  sentiment  qui  domine  dans  la  nation.  En  bonne 
logique,  le  parti  de  la  démocratie  sociale  est  indifférent  aux 
questions  purement  politiques,  et  surtout  aux  questions  de  poli- 
tique extérieure.  Les  guerres  de  peuple  contre  peuple  lui  parais- 
sent d'horribles  stupidités.  11  ne  s'intéresse  qu'à  la  lutte  des  pro- 
létaires contre  les  classes  possédantes,  lutte  qui  est  la  même  d'un 
côté  ou  de  l'autre  des  Vosges.  Par  essence  donc,  il  est  interna- 
tional :  il  l'a  été,  en  fait,  dans  la  pensée  de  ses  fondateurs.  Pour- 
tant les  chefs  actuels  du  socialisme  allemand  ont  senti  qu'il  ne 
fallait  pas  heurter  de  front  le  sentiment  national.  Tout  en  pro- 
testant avec  énergie  contre  le  militarisme,  si  lourd  aux  pauvres 
gens,  tout  en  condamnant  la  politique  de  guerre  et  d'annexion, 
ils  n'oublient  pas  de  dire,  de  temps  en  temps,  que  le  jour  où 
l'Allemagne  serait  menacée,  pas  un  socialiste  ne  faillirait  à  son 
devoir,  et  que  tous  marcheraient  comme  un  seul  homme.  Tant 
l'épithète  de  «  sans-patrie,  »  que  les  plus  hauts  esprits  n'auraieni 
pas  repoussée,  en  Allemagne,  il  y  a  cent  ans,  y  est  aujourd'hui 
injurieuse  et  infamante  ! 

L'histoire  nous  olfre  ailleurs  de  semblables  exemples.  Mais  ce 
qui  est  particulier  au  cas  de  l'Allemagne,  c'est  comme  l'évolu- 
tion y  a  été  rapide,  tant  dans  les  sentimens  que  dans  les  faits, 
alors  qu'a  priori  le  caractère  de  la  nation  semblerait  la  prédis- 
poser plutôt  à  des  changeinens  progressifs  et  lents.  Longtemps 
l'Allemagne  s'était  vu  dépasser,  et  de  loin,  en  matière  politique 
et  économique,  par  les  nations  occidentales.  Voici  que  tout  à 
coup,  sur  bien  des  points,  elle  les  rejoint,  et  parfois  même  les 
dépasse.  Ses  industries  minières,  métallurgiques,  chimiques, 
mènent,  dit-on,  le  progrès.  Son  réseau  de  voies  ferrées  est  le 
plus  développé  de  l'Europe  continentale.  Le  l'ait  même  que  l'ac- 
croissement de  son  industrie  est  tout  récent  lui  donne  un  avan- 


LA    CRISE    DE    LA    .MÉTAPHYSIQUE    EN    ALLEMAGNE.  363 

tage  sur  les  pays  qui  se  sont  enrichis  avant  elle.  Qu'ils  s'attardent 
à  des  méthodes  routinières,  qu'ils  hésitent  à  se  défaire  d'outil- 
lages surannés,  l'Allemagne  aura  vite  pris  l'avance  sur  eux. 

L'Allemagne  actuelle  présente  ainsi  un  spectacle  bien  digne 
d'arrêter  l'attention  du  sociologue.  Il  n'y  verra  pas  seulement  une 
nation  très  semblable  à  l'Angleterre  et  à  la  France,  réserve  faite 
des  différence^  inévitables  que  le  sol,  que  l'histoire,  que  le  génie 
de  la  race  devaient  produire.  Il  la  verra  aussi,  par  d'autres 
aspects,  se  rapprocher  des  deux  nations  les  plus  différentes  —  on 
pourrait  dire  les  plus  opposées  —  que  contienne  aujourd'hui  le 
monde  civilisé.  Quand  on  remarque  en  Allemagne,  et  surtout  en 
Prusse,  l'extrême  importance  sociale  qu'a  conservée  la  double 
hiérarchie  civile  et  militaire,  le  respect  de  l'autorité  et  le  senti- 
ment de  la  subordination,  encore  si  forts  dans  toutes  les  classes  de 
la  société,  et  la  «  militarisation  »  permanente  des  grands  services 
publics,  on  se  sent  tout  près  de  la  Russie.  Mais,  d'autre  part, 
l'esprit  d'entreprise,  l'audace  commerciale,  la  prompte  applica- 
tion des  découvertes  scientifiques  à  l'industrie  et  la  rapide  crois- 
sance des  villes  rappellent,  toute  proportion  gardée,  ce  qui  se 
passe  aux  États-Unis.  Les  Allemands  eux-mêmes  l'ont  constaté, 
non  sans  orgueil  :  Berlin,  depuis  ses  prodigieux  progrès,  res- 
semble plus,  par  certains  points,  à  une  grande  ville  américaine 
qu'à  Paris  ou  à  Vienne. 

Tous  ces  contrastes  se  résument  en  un  dernier,  où  s'exprime 
nettement  «  l'accélération  historique  »  qui,  selon  nous,  en  est  la 
raison  principale  :  l'Allemagne  est  le  pays  où  se  manifeste  au- 
jourd'hui la  disparate  la  plus  tranchée  entre  des  institutions  an- 
ciennes et  des  besoins  nouveaux.  Considérez  cette  organisation 
militaire  à  laquelle  tous  les  autres  intérêts  du  pays  sont  subor- 
donnés par  principe,  ces  officiers  nobles  qui  forment  un  corps 
fermé,  presque  une  caste,  et  cet  empereur  qui,  de  droit  divin,  est 
le  chef  de  l'armée,  tout  cela  n'est-il  pas  beaucoup  plus  qu'un 
souvenir  de  «  l'ancien  régime?  »  Mais,  en  même  temps,  c'est  en 
Allemagne  aussi  que  le  prolétariat  ouvrier  est  le  plus  fortement 
organisé  et  le  plus  redoutable  :  c'est  là  que  la  démocratie  sociale, 
assez  forte  pour  contraindre  le  gouvernement  à  solliciter  parfois 
son  appui,  annonce  son  prochain  triomphe,  et  prédit  pour  ce 
jour-là  une  transformation  au  prix  de  laquelle  la  Révolution 
française  n'aura  été  qu'un  simple  déplacement  de  la  propriété. 
En  face  d'une  noblesse  qui  est  restée  privilégiée,  en  face  de  la 
bourgeoisie  qui  amasse  le  capital,  se  dresse,  non  pas  le  tiers-Etat, 
comme  il  arriva  en  France  en  1789,  mais  un  quatrième  État,  sûr 
de  son  droit  et  conscient  de  sa  force.  Antagonisme  inévitable, 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

puisque  l'unification  politique  de  l'Allemagne  par  les  armes  de  la 
Prusse ,  et  l'hégémonie  de  cette  puissance ,  militaire  par  excel- 
lence, coïncidaient  avec  l'expansion  industrielle  et  économique 
du  pays. 

Dans  cette  Allemagne  toute  nouvelle,  qui  s'est  couverte  de 
casernes  et  d'usines,  la  défaveur  où  est  tombé  le  cosmopolitisme 
devait  s'étendre  aux  idées  libérales  du  xvmc  siècle  en  général.  De 
là ,  pour  une  part ,  la  violence  et  la  durée  du  mouvement  anti- 
sémitique; de  là  encore  l'impuissance  politique  actuelle  de  la 
bourgeoisie.  Sans  elle,  cependant,  l'unité  de  l'Allemagne  aurait 
été  beaucoup  plus  difficile  à  accomplir.  Elle  a  désiré  passionné- 
ment cette  unité  ;  elle  y  a  travaillé  de  toutes  ses  forces.  En  réveil- 
lant, en  excitant  le  sentiment  national,  elle  a  préparé  les  voies  à 
la  Prusse.  Elle  a  tant  fait  enfin  que  les  constitutions  de  1867  et 
de  4871  ont  été  acceptées  presque  sans  protestation.  Mais  après 
la  victoire,  elle  put  bientôt  se  dire  :  Sic  vos  non  vobis.  Prise  entre 
les  forces  conservatrices  d'un  côté  et  la  démocratie  sociale  de 
l'autre,  elle  a  vu  ses  rangs  s'éclaircir  au  Reichstag  et  son  in- 
fluence diminuer,  sans  que  l'avenir  lui  offre  beaucoup  de  chances 
de  reconquérir  sa  prépondérance  perdue. 

Peut-être  cet  effacement  politique  de  la  classe  moyenne  n'est-il 
pas  sans  rapport  avec  l'indifférence  que  l'Allemagne  témoigne 
aujourd'hui  à  la  spéculation  métaphysique.  Cette  classe  lui  avait 
toujours  fourni  le  plus  grand  nombre  et  les  meilleurs  de  ses 
adeptes.  Au  contraire,  pour  des  raisons  diverses,  conservateurs 
et  socialistes  n'éprouvent  à  l'égard  de  la  métaphysique  qu'indiffé- 
rence ou  méfiance.  Instruits  par  l'expérience  du  passé,  les  pre- 
miers sont  très  attentifs  aux  dangers  de  la  libre  spéculation  méta- 
physique. Ils  savent  qu'elle  envient  toujours  à  éprouver  les  bases 
mêmes  de  la  société  et  à  mettre  en  question  les  croyances  les  plus 
indispensables  ;  car  les  conséquences  d'une  théorie  se  dévelop- 
pent indépendamment  des  intentions  de  son  auteur,  et  elles  peu- 
vent ébranler  cela  même  qu'il  se  proposait  de  raffermir.  Quant  à 
la  démocratie  socialiste,  ses  affinités  naturelles  l'attirent  plutôt 
vers  le  positivisme  que  vers  la  spéculation  métaphysique.  S'il  lui 
fallait  choisir  entre  les  systèmes,  ses  préférences  iraient  à  celui 
dont  les  représentans,  en  fait,  ont  le  plus  souvent  sympathisé  avee 
l'esprit  révolutionnaire,  ou  ont  paru  le  plus  suspects  aux  défen- 
seurs de  l'ordre  établi.  Ce  sont  ainsi  des  motifs  pratiques  plutôt 
que  théoriques,  je  pense,  qui  ont  déterminé  la  sympathie  réci- 
proque des  socialistes  et  des  matérialistes  contemporains  en 
Allemagne;  sympathie  modérée  d'ailleurs,  qui  n'empêche  pas  les 
chefs  du  parti  d'éviter  toute   spéculation  proprement  métaphy- 


LA  CUISE  DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  ALLEMAGNE.        365 

sique.  Ils  ont  grand  soin  de  se  tenir  toujours  sur  le  terrain  des 
faits.  Bien  qu'anticléricaux  au  point  de  vue  politique,  ils  affectent 
de  dire  que  la  religion  est  affaire  de  conscience.  Ils  n'ont  pas  de 
temps  à  perdre  à  des  questions  d'école.  Il  leur  suffit  d'une  doctrine 
générale,  aux  traits  bien  définis,  qui  leur  permet  de  prendre  nette- 
ment position  toutes  les  fois  que  les  circonstances  le  demandent, 
et  de  préconiser  pour  les  problèmes  urgens  une  solution  socialiste. 
Même  un  exposé  approfondi  de  leurs  principes,  avec  toutes  les 
conséquences  qui  en  découleraient  logiquement,  ne  leur  paraît  pas 
indispensable.  L'évolution  naturelle  de  la  société,  et  le  temps,  qui, 
disent-ils,  travaillent  pour  eux,  feront  apparaître  peu  à  peu  ces 
conséquences.  A  mesure  qu'elles  s'approcheront  et  qu'elles  devien- 
dront imminentes,  l'opinion  qui  s'en  effraye  aujourd'hui  en  recon- 
naîtra à  la  fois  l'évidence  et  la  nécessité. 

Quand  les  socialistes  s'élèvent  à  des  vues  générales  sur  la  phi- 
losophie de  leur  doctrine,  ils  font  plutôt  appel  à  l'histoire  qu'à  la 
spéculation  métaphysique,  obéissant  en  cela,  eux  aussi,  à  une 
tendance  générale  du  siècle.  D'après  eux,  la  loi  la  plus  géné- 
rale de  l'histoire  est  la  «  lutte  des  classes  »,  de  celles  qui  n'ont 
rien  contre  celles  qui  possèdent.  Tous  les  grands  conflits  politiques 
ont  leur  raison  dernière,  qui  est  d'ordre  économique ,  dans  la 
production  et  la  répartition  des  moyens  de  subsistance  et  de  la 
richesse.  Ainsi  la  lutte  de  la  plèbe  romaine  contre  les  patriciens, 
la  lutte  des  communes  contre  le  régime  féodal,  la  lutte  du 
tiers  contre  les  ordres  privilégiés,  et  aujourd'hui  enfin,  la  lutte 
du  prolétariat  contre  la  bourgeoisie  capitaliste  :  autant  d'épi- 
sodes semblables  d'un  même  drame  qui  se  poursuit  toujours. 
Cette  philosophie  de  l'histoire,  que  Marx  et  Engels  aiment  à  déve- 
lopper, porte  parfois,  en  Allemagne,  le  nom  de  matérialisme  his- 
torique. Et  en  effet,  subordonner  tous  les  phénomènes  sociaux  et 
politiques  aux  phénomènes  économiques,  seuls  considérés  comme 
essentiels,  et  trouver  là  l'explication  de  toute  la  vie  morale,  artis- 
tique, littéraire  des  nations,  n'est-ce  pas  imiter  les  matérialistes, 
qui  font  dépendre  la  conscience  et  la  pensée  des  fonctions  orga- 
niques, non  seulement  comme  de  leurs  conditions,  mais  comme 
de  leurs  causes?  Mais  l'analogie  ne  va  pas  plus  loin.  Car  tandis 
que  le  philosophe  matérialiste  prétend  répondre  au  problème 
essentiel  delà  métaphysique,  le  socialiste,  homme  d'action  avant 
tout,  se  propose  un  autre  but,  et  ne  cherche  dans  la  philosophie 
de  l'histoire  qu'une  raison  de  plus  de  croire  au  prochain  triomphe 
de  sa  cause.  C'est  un  argument  autant  qu'une  théorie. 

On  voit  combien  les  circonstances  présentes  sont  peu  favorables 
à  la  spéculation  métaphysique  en  Allemagne.  Il  n'est  donc  pas 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nécessaire,  pour  expliquer  l'indifférence  quelle  rencontre,  d'invo- 
quer une  modification  profonde  de  l'unie  ou  du  génie  national. 
Ce  serait  dépasser,  et  de  beaucoup,  ce  que  les  faits  permettent 
d'affirmer.  De  plus,  qui  donnera  une  définition  de  l'âme  et  du 
génie  d'un  peuple  vivant?  Schopenhauer  pensait  que  le  carac- 
tère d'un  homme  est  fixe  et  immuable  dans  son  essence.  Mais 
il  soutenait  aussi  que  ce  caractère  ne  peut  être  connu,  même  de 
cet  homme,  qu'au  fur  et  à  mesure  que  sa  vie  se  déroule.  Chaque 
personne  se  révélerait  pour  ainsi  dire  à  elle-même  par  ses  propres 
actions,  et,  jusqu'au  jour  de  sa  mort,  des  surprises  resteraient 
possibles.  J'appliquerais  volontiers  cette  théorie  à  ces  personnes 
morales  qui  sont  les  grandes  nations.  Chacune  a  son  génie  propre, 
qui  persiste  et  qui  reparaît  toujours  à  travers  les  désastres,  les 
victoires  et  les  révolutions.  Mais  chacune  aussi,  tant  qu'elle  vit, 
reste  capable  de  déconcerter  la  prévision  la  plus  sagace  par  les 
énergies  latentes  qu'elle  tient  en  réserve  et  que  des  conjonctures 
imprévues  feront  jaillir. 

C'est  là  précisément  ce  qui  est  arrivé  en  Allemagne.  Ce 
peuple  qui  pendant  des  siècles  avait  rêvé  sa  vie,  a  été  appelé 
tout  à  coup  à  vivre  son  rêve.  Faut-il  s'étonner  si  toutes  ses 
forces  vives  ont  été  réclamées  par  les  exigences  impérieuses 
de  l'action,  et  si  ses  facultés  spéculatives  et  métaphysiques,  qui 
jusque-là  avaient  pu  s'exercer  à  loisir,  sont  entrées  alors  dans 
une  période  de  repos?  Le  développement  harmonieux  et  si- 
multané de  toutes  les  puissances  d'un  peuple  est  une  exception 
dans  l'histoire,  exception  très  rare  qui  fait  les  grands  siècles. 
C'est  le  contraire  qui  est  la  règle.  En  général,  la  maturité  poli- 
tique et  l'expansion  militaire  ne  coïncident  pas  avec  la  période 
la  plus  brillante  pour  la  science,  l'art  ou  la  littérature.  L'Alle- 
magne même  était  politiquement  bien  faible  quand  elle  produi- 
sait les  Schiller  et  les  Goethe,  les  Kant  et  les  Fichte,  les  Mozart 
et  les  Beethoven.  Dans  l'épanouissement  de  sa  puissance  militaire 
et  de  son  unité  politique,  l'artiste  de  génie  seul  s'est  retrouvé: 
point  de  poète  ni  de  philosophe  qui  égalât  les  grands  morts. 
Beaucoup  d'Allemands  croyaient  que  la  fondation  du  nouvel 
empire  allait  être  le  signal  d'une  brillante  floraison  artistique  et 
littéraire.  Ils  ont  espéré  longtemps,  et  maintenant  ils  désespèrent. 
Mais,  à  vrai  dire,  leur  attente  ne  se  fondait  sur  aucune  présomption 
solide.  Si  la  période  de  vingt-quatre  ans  écoulée  depuis  1870 
est  encore  glorieuse  pour  la  science  et  pour  l'art. de  l'Allemagne, 
elle  comptera  parmi  les  plus  plates  pour  sa  littérature,  comme 
parmi  les  plus  stériles  pour  sa  métaphysique. 

Nous  ne  dirons  pas,  néanmoins,   que  la  métaphysique  soit 


LA    CRISE    DE    LA    MÉTAPHYSIQUE    EX    ALLEMAGNE.  367 

morte  en  Allemagne,  et  qu'on  ne  verra  plus  toute  une  génération, 
comme  au  temps  de  Hegel,  s'abandonner  à  la  séduction  d'une 
pensée  ambitieuse  et  victorieuse.  Qui  sait?  Peut-être  est-il  né 
déjà,  dans  quelque  petite  ville  de  Saxe  ou  de  Prusse,  un  second 
Leibniz  ou  un  second  Kant.  Peut-être  avant  vingt  ans  réveillera- 
t-il  le  sens  métaphysique  de  l'Allemagne,  assoupi,  mais  non 
aboli  ?  11  est  difficile  d'exagérer  la  misère  intellectuelle  où  crou- 
pissait l'Allemagne,  à  la  fin  du  xvne  siècle, 'et  la  brutalité  bestiale 
et  insolente  des  rares  étudians  qui  fréquentaient  alors  les  univer- 
sités. Cela  a-t-il  empêché  que  Leibniz  ne  parût,  et  ne  se  fît  com- 
prendre, presque,  de  Wolff  et  de  ses  successeurs?  Kant  dit  lui- 
même  que  la  métaphysique  était  tombée,  de  son  temps,  dans  un 
discrédit  mérité.  En  a-t-il  moins  exercé  une  action  durable  et 
profonde,  si  profonde  que,  pour  en  trouver  une  qui  lui  soit  compa- 
rable, on  devrait  peut-être  remonter  jusqu'à  Aristote  ?  A  de  cer- 
tains momens  un  homme  de  génie  apparaît,  et  il  imprime  une 
direction  nouvelle  à  la  pensée  de  son  siècle  :  si  l'Allemagne  n'avait 
pas  eu  Kant,  elle  n'aurait  sans  doute  pas  eu  non  plus  Fichte,  ni 
Schelling,  ni  Hegel,  ni  Schopenhauer.  Au  lieu  d'être  attirés  par 
la  métaphysique ,  ils  seraient  peut-être  allés  l'un  au  roman,  les 
autres  à  l'histoire  ou  à  la  science.  Tout  dépend  donc  de  l'appari- 
tion d'un  génie  original.  A  quoi  tient-il  qu'il  apparaisse?  Nous 
l'ignorons,  et  la  méthode  nous  manque  pour  le  déterminer.  Mais 
notre  besoin  de  comprendre  nous  fait  projeter  sur  l'histoire  la 
lumière  que  nous  voulons  y  trouver.  Nous  nous  dupons  nous- 
mêmes  avec  la  théorie  des  «  milieux  »,  et  nous  démontrons 
qu'à  tel  moment  donné  un  Socrate,un  Descartes  ou  un  Kant  de- 
vait nécessairement  paraître.  Cependant ,  si  cette  théorie  peut 
faire  illusion  quelque  temps  quand  il  s'agit  du  passé,  elle  n'a  ni 
le  pouvoir  ni,  je  pense,  la  prétention  de  prédire  ce  qui  va  naître, 
tout  à  l'heure,  d'un  «  milieu  »  actuellement  vivant,  comme  celui 
où  s'agitent  et  se  mêlent  les  énergies  d'une  grande  nation.  Le 
mieux  est  donc  de  s'abstenir  de  toute  prophétie.  L'Allemagne 
montre  aujourd'hui  pour  la  spéculation  métaphysique  autant 
d'indifférence  qu'elle  a  témoigné  de  goût  autrefois.  Ce  change- 
ment a  des  causes  qui  sont  assez  évidentes,  et  qui  ne  semblent 
pas  près  de  disparaître.  L'avenir  dira  s'il  est  définitif. 

Lévy-Bruhl. 


LE  PÈLERINAGE  DE  LA  MECQUE 


ET 


LÀ  PROPAGATION  DES  ÉPIDÉMIES 


On  sait  que  rien  ne  contribue  plus  à  propager  les  épidémies 
que  les  grandes  agglomérations  et  ces  migrations  humaines  qui, 
sous  la  forme  de  pèlerinages,  s'accomplissent  dans  certains  pays 
à  des  époques  déterminées.  Les  pèlerinages  de  l'Arabie  sont  à 
ce  point  de  vue  les  plus  dangereux  ;  et  au  premier  rang  le  pè- 
lerinage de  la  Mecque,  qui  a  donné  lieu  aux  grandes  épidémies 
cholériques  de  1865  et  de  1893. 

C'est  pour  prévenir  les  désastreux  effets  du  pèlerinage  de  la 
Mecque  que  la  France  a  pris,  déjà  en  1866,  l'initiative  delà  réunion 
à  Gonstantinople  d'une  conférence  sanitaire  internationale.  L'an 
dernier  (1894),  elle  a  convoqué  à  Paris  les  représentans  diplo- 
matiques et  scientifiques  des  divers  pays  à  l'effet  d'examiner  et 
de  prescrire  les  mesures  nécessaires  pour  empêcher  le  choléra  de 
pénétrer  à  la  Mecque,  ou  de  l'éteindre  sur  place  en  cas  qu'il  y 
reparût. 

I 

Avant  même  d'arriver  à  Djeddah  (1),  la  ville  du  genre  hu- 
main (la  grand'mère),  et  dès  qu'il  l'aperçoit  s'élever  gracieuse- 
ment toute  blanche  entre  le  gris  lointain  des  montagnes  et  le 
bleu   des    flots,  sous   un    ciel    resplendissant,  le    pèlerin   revêt 

(1)  Djeddah  est  dans  la  Mer-Rouge  «  l'échelle  »  de  la  Mecque. 


LE    PÈLERINAGE    DE    LA    MECQUE.  369 

Yihrâm  (1)  et  pousse  de  saintes  exclamations.  Les  femmes  font 
entendre  des  houloulous,  sorte  de  gloussement  sonore  et  prolongé 
qui  est  la  plus  haute  expression  de  la  félicité  religieuse. 

Le  port  est  d'un  accès  difficile.  Dans  ces  passes  étroites,  les 
navires  n'ont  pour  se  guider  que  quatre  bouées  d'un  volume  in- 
suffisant. Aussi  les  bâtimens,  ceux  même  d'un  tonnage  moyen, 
aiment-ils  mieux  mouiller  à  près  de  deux  milles  de  la  ville  que 
de  s'engager  au  milieu  des  derniers  bancs  de  coraux  qui  en- 
serrent le  rivage  plat.  Sous  un  ciel  vivement  éclairé  par  un 
soleil  ardent,  l'œil  cherche  en  vain  une  trace  de  verdure  ou  de 
végétation.  L'horizon  est  borné  par  une  ceinture  de  montagnes; 
tout  est  désolé,  aride,  et  sans  le  moindre  cours  d'eau.  Des  mai- 
sons blanches  à  trois,  quatre  et  même  cinq  étages,  la  plupart  or- 
nées de  moucharabiehs ,  se  dressent  sur  un  fond  sablonneux  et 
donnent  abri  à  une  population  de  35  000  habitans  environ,  parmi 
lesquels  on  compte  à  peine  une  centaine  d'Européens. 

Après  les  formalités  sanitaires,  le  débarquement  s'effectue 
dans  des  felouques.  Il  faut  payer  au  consulat  le  visa  du  passeport 
que  le  pèlerin  porte  suspendu  à  son  cou  dans  un  tube  de  fer- 
blanc;  il  faut  payer  encore  ;  il  faudra  payer  partout  et  pour  tout  : 
pour  l'eau  souvent  détestable,  les  vivres  huit  ou  dix  fois  plus 
chers  que  de  coutume,  le  change  de  la  monnaie,  les  guides,  les 
chameliers,  les  logeurs,  les  eunuques  sacristains,  le  grand  chérit", 
les  autres  chérifs,  —  à  la  Mecque  tout  le  monde  est  chérif  ;  —  sans 
compter  les  mendians,  les  derviches  arrogans,  et  même  les  Bé- 
douins sans  foi  ni  loi,  brigands  du  désert  et  de  la  montagne,  qui 
massacrent  et  détroussent  sans  merci  les  caravanes.  Qu'importe? 
Allah  Kérim!  Dieu  est  généreux!  Le  titre  de  Hadji  ne  saurait 
être  trop  chèrement  acquis.  Aussitôt  débarqués,  les  pèlerins  se 
dirigent,  les  uns  vers  les  okhels  ou  khans,  les  autres  vers  les  places 
publiques  ou  les  terrains  vagues,  et  y  dressent  des  campemens  en 
plein  air. 

Située  par  21° 28'  sur  la  côte  de  l'Arabie,  Djeddah  est  une 
ville  commerciale  importante  mais  malsaine,  bâtie  sur  un  banc 
de  corail  sans  écoulement  pour  les  eaux  (il  n'y  a  aucune  trace  de 
canalisation),  avec  un  climat  chaud  et  très  humide.  Elle  est  en- 
tourée d'un  mur  élevé  en  très  mauvais  état,  presque  en  ruines. 
Les  rues  ne  sont  que  de  longues  allées  tortueuses  et  étroites, 
bordées  de  chaque  côté  par  de  petites  baraques.  Habituellement 
de  vastes  nattes  en  unissent  les  parties  supérieures  et  forment 

(1)  h'ihrdm  se  compose  de  deux  pièces  do  toile,  de  laine  ou  de  coton  dont  l'une 
s'attache  autour  des  reins  et  l'autre  se  jette  sur  l'épaule  et  le  cou,  mais  de  façon  à 
laisser  le  bras  droit  à  peu  près  découvert. 

tome  cxxix.  —  1895.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ainsi  au-dessus  do  la  rue  une  sorte  de  plafond  qui  tempère  les 
ardeurs  du  soleil.  Sur  les  faces  des  habitations  sont  disposés  des 
moucharabiehs  avec  fenêtres  pleines  et  grillées,  meublées  à 
l'intérieur  de  nattes  et  de  coussins.  Quelques-unes  sont  d'une 
grande  valeur.  Il  y  en  a  en  bois  des  Indes,  ornées  de  sculptures 
qui  rappellent  l'art  mauresque  à  son  époque  la  plus  brillante.  Des 
marchands  indigènes,  auxquels  il  faut  joindre  quelques  Grecs, 
assis  tranquillement  à  la  mode  orientale,  fumant  de  longs  nar- 
ghiiéhs  ou  psalmodiant  le  Coran,  offrent  aux  passans  des  étoiles, 
des  objets  d'alimentation,  etc. 

Les  habitans  de  Djeddah  appartiennent  à  la  grande  famille  sé- 
mitique; mais  le  Djeddaoui  de  race  pure  n'existe  pour  ainsi  dire 
plus.  Il  s'est  mêlé  à  d'autres  races  venues  surtout  de  l'Arabie 
méridionale.  Les  hommes  portent  la  galabieh,  robe  ample  aux 
couleurs  voyantes,  serrée  autour  du  corps  par  une  large  ceinture. 
Leur  tête  est  entourée  du  turban  et  la  plupart  ont  aux  pieds  des 
babouches  rouges.  Les  femmes  de  la  classe  inférieure,  vêtues 
comme  celles  d'Egypte,  portent  un  pantalon  fermé  à  la  cheville, 
une  robe  généralement  d'un  bleu  foncé.  Le  visage  est  recouvert 
d'un  voile.  Chez  les  riches,  les  camisoles,  les  pantalons  d'étoffe 
somptueuse,  sont  brodés  d'or  et  de  soie.  Beaucoup  ont  les  doigts 
de  pieds  ornés  de  bagues. 

On  apporte  l'eau,  de  sources  situées  à  quelques  heures  de  la 
ville,  dans  des  outres,  à  dos  de  chameau.  Elle  est  distribuée  aux 
habitans,  qui  la  conservent  dans  de  petites  citernes.  «  De  cette  eau 
de  Djeddah,  je  conserverai  un  souvenir  éternel  »,  dit  le  docteur 
Saleh  Soubhy,  envoyé  en  mission  au  Hedjaz.  —  Il  faut  vivre  dans 
ce  pays  et  se  voir  tourmenté  par  la  soif  que  provoquent  40  de- 
grés de  chaleur  pour  se  résoudre  à  boire  une  eau  puisée  dans 
des  citernes  mal  entretenues  où  pullulent  des  quantités  énormes 
d'animalcules  !  Et  cependant  le  gouvernement  turc  avait  donné 
une  somme  considérable  pour  la  construction  d'un  aqueduc  qui 
devait  amener  à  la  ville  les  eaux  de  la  source  Aïn  Zibedah,  située 
à  quelques  kilomètres  dans  la  montagne.  Le  canal  fut  creusé, 
mais  on  prétend  que  l'aqueduc  a  été  détérioré,  détruit  en  partie, 
par  ordre  des  propriétaires  des  citernes  qui  ne  pouvaient  plus 
vendre  leur  eau. 

Le  nettoyage  de  la  ville  est  tout  à  fait  primitif  :  ce  sont  les 
pluies  qui  en  sont  chargées,  et  il  ne  pleut  à  Djeddah  qu'une  ou  deux 
fois  par  an.  Le  sol  reste  donc  encombré  d'épluchures  de  légumes, 
de  fruits  gâtés,  de  détritus  de  tout  genre.  Les  chiens  et  les  chèvres 
qui  rôdent  partout  sont  les  seuls  agens  de  la  voirie.  Les  lieux 
d'aisance  sont  contigus  aux  appartenons,  placés  à  l'angle  d'un 


LE  PÈLERINAGE  DE  LA  MECQUE.  371 

corridor  sans  portes,  sans  rideaux  même;  ils  ne  sont  masqués  que 
par  l'obscurité  du  réduit.  Les  fosses,  en  maçonnerie,  cimentées  à 
la  chaux  hydraulique,  sont  généralement  bien  tenues;  mais  elles 
ne  tardent  pas  à  se  remplir  de  matières  liquides,  qui,  par  une 
infiltration  rapide,  vont  contaminer  les  citernes  voisines.  Cette 
infection  est  encore  aidée  par  le  mode  de  vidange.  On  fait  un  trou 
à  côté  de  la  fosse,  on  y  jette  les  matières;  on  le  referme,  et  tout 
est  fini.  Et,  je  le  répète,  la  citerne  est  à  côté. 

J'ajouterai  qu'en  1892  les  rues  et  les  places  de  Djeddah 
étaient  jonchées  de  malades  et  de  cadavres;  autour  des  citernes 
situées  à  l'est  de  la  ville,  des  centaines  de  cholériques  répan- 
daient leurs  déjections.  Les  causes  d'insalubrité  sont  donc  mul- 
tiples, et  l'on  ne  peut  espérer  quelque  amélioration  avant  que  l'in- 
fluence européenne  ne  se  soit  développée  à  Djeddah,  et  que 
d'abondantes  amenées  d'eau  ne  viennent  faire  disparaître  l'em- 
ploi des  eaux  de  citerne,  si  facilement  et  si  gravement  contami- 
nées. 

Djeddah,  pendant  la  quinzaine  qui  précède  les  fêtes,  prend  une 
physionomie  toute  particulière.  Les  lignes  permanentes  des  com- 
pagnies de  navigation  desservant  régulièrement  cette  escale,  les 
agens  et  les  affréteurs  de  navires  envoyés  au  Hedjaz  à  titre  extra- 
ordinaire, s'installent  au  bazar  dans  de  petites  échoppes,  clouent 
à  l'auvent  le  pavillon  de  leur  nation,  et  font  rabattre  les  pèlerins 
à  leur  guichet  par  des  courtiers  et  des  agens  secondaires.  Ce  trafic, 
pour  lequel  tous  les  moyens  sont  bons,  intéresse  à  certains  égards 
nos  compagnies.  Leurs  navires,  n'ayant  jamais  au  retour  leur 
chargement  complet  d'aller,  — et  ce  déficit  s'explique  en  partie  par 
la  mortalité  des  hadjis, — font  leur  plein  avec  des  Tunisiens  ou  des 
Marocains,  mais  le  gros  des  affaires  se  traite  sur  les  pèlerins  du 
sud:  Indiens,  Javanais,  hadjis  du  golfe  Persique,  etc.  Les  billets 
de  passage  pour  le  retour  ne  doivent,  d'après  les  règlemens  otto- 
mans, être  délivrés  qu'à  Djeddah,  alors  que  le  navire  pour  lequel 
le  billet  est  distribué  se  trouve  sur  rade.  Cette  garantie  est  néces- 
saire pour  les  pèlerins,  car  trop  souvent  déjà  on  a  abusé  de  leur 
crédulité,  et  on  leur  a  fait  payer  à  la  Mecque  ou  à  Médine  des 
billets  d'embarquement  pour  des  navires  imaginaires. 

A  quelques  centaines  de  mètres  de  l'enceinte  de  Djeddah,  sur 
la  route  de  la  Mecque,  est  une  construction  sommaire  qui,  au  pre- 
mier passage  des  pèlerins,  avant  les  fêtes,  est  occupée  par  un  café 
arabe,  et  qui  se  transforme  à  leur  retour  en  un  dépôt  de  mourans. 
Les  caravanes  arrivent  au  lever  du  soleil  ;  au  fur  et  à  mesure 
qu'ils  passent  une  barrière  dressée  un  peu  en  avant  du  café,  les 
chameaux  sont  arrêtés,  et  les  choukdoufs  ou     litières,  visitées. 


372  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  morts  et  les  malades  sont  déchargés  par  les  soins  des  gar- 
diens, sous  le  contrôle  d'un  médecin  de  la  Santé.  Les  morts  sont 
étendus  à  terre  et  les  drogmans  des  consulats  s'efforcent  de 
reconnaître  leurs  ressortissans.  Le  plus  souvent  ceux-ci  ont  été 
déjà  dépouillés  de  leurs  papiers,  passeports  ou  billets  de  retour 
et  de  leur  argent.  On  procède  immédiatement  à  leur  enterrement. 
Pendant  des  heures,  c'est  un  défilé  continuel  de  brancards  portés 
sur  les  épaules  au  pas  de  course.  Dans  le  cimetière,  la  porte,  les 
allées  sont  encombrées  do  gens  épuisés,  infortunés  qui  ont  trompé 
la  surveillance  au  passage  delà  barrière  et  qui  attendent  la  fin  de 
leurs  souffrances,  les  yeux  hagards,  presque  dans  le  coma.  Le 
brancard  mortuaire  est  basculé;  une  femme  est  là,  près  dune 
table,  qui  lave  les  cadavres  suivant  les  prescriptions  de  la  loi 
musulmane;  puis,  couverts  ou  non  d'un  suaire,  les  corps  sont 
portés  dans  de  longs  caveaux  rectangulaires  où.  ils  sont  rangés 
par  lits  superposés,  dont  le  dernier  vient  affleurer  la  terre.  Quand 
le  caveau  est  plein,  on  obstrue  la  porte  avec  quelques  pierres 
enduites  de  mortier  et  l'on  passe  au  caveau  voisin.  Voilà  pour 
les  morts!  Revenons  aux  malades. 

Tous  ceux  qui  n'ont  pas  pu  tromper  sur  leur  état  les  gens  de 
garde  à  la  barrière  sont  déposés  près  de  la  porte  du  café,  puis 
transportés  dans  l'intérieur  ou,  suivant  les  nécessités  du  moment, 
dirigés  sur  d'autres  maisons  ou  hangars  inhabités,  à  quelque 
distance  de  là.  Rien  n'est  plus  poignant  que  le  spectacle  de  ces 
malheureux,  râlant,  étendus  qui  sur  des  lits  de  paille,  qui  sur  des 
matelas  ou  des  nattes  sordides,  qui  sur  la  terre  nue;  c'est  un  vé- 
ritable dépôt  de  condamnés  à  mort;  car  pour  les  agens  du  service, 
tout  malade  est  a  priori  un  cholérique.  Il  y  a  là  vraisemblable- 
ment des  hommes  qui  ne  sont  qu'épuisés  par  l'âge,  la  fatigue  et 
les  privations,  qui  supplient  de  les  faire  sortir,  de  leur  donner 
au  moins  de  l'eau  et  quelque  nourriture.  Mais  les  alimens,  môme 
sommaires,  et  l'eau,  ne  sont  distribués  qu'aux  malades  qui  ont 
sur  eux  de  quoi  payer.  Or  le  pécule  d'un  grand  nombre  de  ceux 
qui  viennent  échouer  ici  a  déjà  été  épuisé  ;  et  l'on  devine  comment 
les  gardiens  exploitent  ceux  qui  ont  réussi  à  conserver  encore 
quelque  pièce  d'argent.  D'ailleurs  les  derniers  chameaux  ont  à 
peine  passé  la  barrière,  que  le  médecin  de  service  rentre  en  ville, 
et  laisse  le  gardien  maître  de  la  situation.  Pendant  l'année  1893, 
qui  a  été,  il  est  vrai,  exceptionnelle,  on  a  trouvé  à  de  certains 
jours  dans  les  litières  jusqu'à  300  morts  et  400  malades. 

Il  faut  avoir  vu  les  embarquemens  à  Djeddah  pour  se  rendre 
compte  de  la  difficulté  d'un  contrôle.  Le  navire  est  envahi  de  tous 
côtés,  par  l'avant  et  par  l'arrière,  par  bâbord  et  par  tribord,  Là 


LE  PÈLERINAGE  DE  LA  MECQUE.  373 

où  il  n'y  a  pas  d'échelle,  les  pèlerins  se  hissent  le  long  de  cordes 
que  leurs  camarades  déjà  embarqués  leur  jettent  du  haut  du 
bord.  Tous  les  pèlerins  veulent  rester  sur  le  pont;  c'est  à  peine  si 
l'on  en  fait  descendre  un  dixième  dans  les  faux  ponts.  Pour  les  y 
contraindre, on  y  envoie  leurs  bagages,  mais  les  palanqués  à  peine 
descendus  au  treuil  sont  remontés  en  détail  par  les  pèlerins.  Il 
n'y  a  pour  le  capitaine  qu'un  moyen  d'arrêter  l'embarquement, 
c'est  de  faire  couper  les  amarres  des  sambouks  et  de  se  mettre  en 
rouie. 

Contre  l'encombrement  à  bord,  il  n'y  a  rien  à  tenter.  Les 
passagers  ont  le  nombre  ;  et  on  a  cité  le  fait  d'un  maître  d'équi- 
page roué  de  coups  et  mordu  cruellement  au  bras  pour  avoir 
voulu  faire  dégager  les  emplacemens  réservés  à  la  cuisine  des 
pèlerins  et  à  la  préparation  de  leurs  alimens.  Les  navires  destinés 
au  transport  des  pèlerins  français  sont  mesurés  au  départ  d'Alger 
par  une  commission  constituée  suivant  les  termes  de  l'article  13 
d'un  règlement  spécial  et  dont  la  base  d'évaluation,  fixée  par  l'ar- 
ticle 14,  attribue  à  chaque  pèlerin,  pour  lui  et  pour  ses  bagages 
de  route ,  2  mètres  carrés  au  moins  avec  toute  la  hauteur  de 
l'entrepont.  Il  faudrait  abandonner  ces  mesurages  spéciaux  pour 
le  pèlerinage,  ainsi  que  le  nombre  qu'ils  indiquent,  et  leur  pré- 
férer le  chiffre  des  passagers  inscrits  sur  le  «  permis  de  navi- 
gation »  délivré  par  l'autorité  maritime  lors  de  l'armement  du 
navire. 

Les  pèlerins  se  choisissent,  à  Djeddah,  un  matawaf  ou  guide 
qui  dirigera  un  groupe  et  aura  soin  de  lui  procurer  des  montures 
pour  le  voyage  dans  le  désert,  un  logement  à  la  Mecque,  qui  lui 
fera  visiter  aux  époques  voulues  les  lieux  signalés  à  la  vénération 
des  fidèles,  qui  récitera  enfin  les  prières  conformes  aux  rites  mu- 
sulmans, prières  que  les  pèlerins  répéteront  mot  pour  mot  en  le 
suivant.  Cette  charge  de  matawaf  est  très  lucrative.  Aussi  le 
grand-chérif  de  la  Mecque  s'est-il  réservé  comme  bénéfice  un  droit 
de  nomination.  Les  guides  des  pèlerins  doivent  être  agréés  par  lui, 
et  ces  places  sont  en  quelque  sorte  mises  aux  enchères  chaque 
année. 

II 

La  distance  de  Djeddah  à  la  Mecque  est  de  97  kilomètres.  Le 
chemin  court  d'abord  dans  une  plaine  sablonneuse  pendant 
16  kilomètres  environ.  On  entre  ensuite  dans  une  série  de  petits 
cirques  volcaniques  qui  s'égrènent  en  chapelet  les  uns  après  les 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autres.  On  traverse  ainsi  tout  un  massif  montagneux,  en  s'élevant 
insensiblement,  jusqu'au  grand  plateau  de  Hadda.  La  route,  tracée 
par  le  passage  séculaire  des  caravanes,  ressemble  au  lit  desséché 
d'une  rivière.  Un  sable  fin  la  couvre.  Sa  largeur  est  d'environ 
20  mètres  ;  ce  ruban  se  déroule  ainsi  de  Djeddah  à  la  Mecque,  et 
même  jusqu'à  Mouna.  Après  avoir  laissé  à  gauche  les  hautes 
montagnes  de  Hadda  et  avoir  traversé  le  grand  plateau  du  même 
nom,  la  route  s'engage  à  nouveau  dans  une  succession  de  cirques 
de  même  apparence  que  les  premiers.  C'est  dans  une  étroite 
vallée  de  ce  massif  montagneux  que  se  cache  la  Mecque. 

On  n'aperçoit  la  ville  qu'en  y  entrant  et  l'oeil  ne  peut  embras- 
ser, même  à  ce  moment,  un  ensemble  quelconque.  La  mosquée  est 
cachée  au  fond  de  cette  cuvette  de  montagnes.  Elle  forme,  avec 
la  maison  du  Prophète,  le  point  le  plus  bas  de  la  ville;  elle  est 
au  centre  d'un  bassin  placé  à  deux  ou  trois  mètres  au-dessous  du 
niveau  des  rues  environnantes  ;  il  faut  descendre  plusieurs  degrés 
pour  y  pénétrer.  Cette  différence  de  niveau  est  due  à  ce  que,  le 
vent  projetant  du  sable,  le  sol  s'élève  graduellement  autour  du 
portique  à  colonnes  qui  entoure  la  mosquée,  et  aussi  à  ce  que 
chaque  inondation  dépose  une  certaine  quantité  de  limon. 
Lorsque  l'eau  des  pluies  torrentielles  descend  en  effet  des  flancs 
abrupts  des  monts  qui  enserrent  la  ville,  tout  est  noyé,  l'écoule- 
ment des  eaux  ne  pouvant  se  faire  ni  du  côté  de  Mouna,  ni  du 
côté  opposé.  La  Mecque  se  trouve  ainsi  comme  enterrée  dans 
une  vallée  étroite,  aride  et  sablonneuse,  entourée  de  collines  de 
150  mètres  environ  de  hauteur,  granitiques  et  absolument  stériles. 
A  l'est,  l'une  de  ces  éminences  est  couronnée  d'un  château  fort 
occupé  par  une  garnison  turque.  La  forme  de  la  ville  est  celle 
d'un  ovale  de  un  kilomètre  et  demi  de  longueur.  Le  sol  se  com- 
pose d'une  couche  de  sable  reposant  sur  un  vaste  lit  d'argile. 

A  l'extrémité  sud-ouest  de  la  ville  se  trouve  un  village  nègre 
composé  de  huttes,  pour  la  plupart  construites  en  fer-blanc  pro- 
venant de  bidons  à  pétrole.  On  peut  évaluer  à  3  000  ou  4  000  in- 
dividus le  chiffre  de  la  malheureuse  population  de  ce  village.  On 
traverse  ensuite  une  petite  plaine  qui  sert  de  dépôt  aux  immon- 
dices de  la  Mecque.  Un  peu  plus  loin,  à  300  mètres  environ,  se 
trouve  une  vaste  piscine  longue  de  20  mètres  et  large  de  10,  d'où 
coulait  encore  en  octobre  dernier  un  véritable  ruisseau,  servant  à 
l'irrigation  d'une  petite  oasis  contiguë,  qui  mesurait  quelques 
hectares  et  renfermait  une  maigre  luzernière,  envahie  de  chien- 
dent, quelques  petits  carrés  de  tomates,  des  pimens,  des  pas- 
tèques, quelques  pieds  de  maïs,  une  centaine  de  palmiers,  et  enfin 
quelques  arbres  épineux. 


LE  PÈLERINAGE  DE  LA  MECQUE.  375 

L'eau  potable  de  la  Mecque  provient  d'une  source  excellente  ; 
elle  est  amenée  de  Taïef  et  de  Mouna,  par  une  conduite  couverte 
en  maçonnerie  étanche  et  bien  entretenue.  Malheureusement,  à 
l'entrée  dans  la  banlieue  et  le  faubourg  de  la  Mecque,  des  regards 
sont  percés,  et  on  y  puise  avec  des  outres  pour  remplir  les  abreu- 
voirs voisins  ou  porter  l'eau  à  domicile. 

Le  climat  est  très  chaud,  mais  sec,  et,  en  réalité,  assez  sain  en 
temps  ordinaire.  Les  rues  sont  assez  larges,  sans  pavage,  pous- 
siéreuses. Il  n'existe  aucune  trace  de  canalisation. 

La  Mecque  a  été  construite  en  vue  du  pèlerinage  ;  les  loge- 
mens  les  plus  recherchés  sont  ceux  qui  permettent  de  voir  l'in- 
térieur de  la  grande  mosquée.  Les  seuls  monumens  sont  :  la 
grande  mosquée,  les  deux  palais  du  grand  chérif,  et  quelques  ma- 
drassés  (collèges).  On  n'y  trouve  guère  de  traces  de  cette  archi- 
tecture arabe  si  élégante  que  l'on  admire  au  Caire  et  en  Espagne. 
La  physionomie  de  la  Mecque  n'a  d'ailleurs  guère  changé  d'as- 
pect depuis  le  moment  où  elle  a  été  visitée  par  Burckhardt.  La 
Mecque,  la  mère  des  villes,  la  noble,  la  ville  de  la  foi,  compterait 
actuellement  60  000  habitans.  A  l'époque  du  pèlerinage,  cette  po- 
pulation s'accroît  d'environ  200  000  étrangers. 

A  la  Mecque  il  y  a  environ  80  pour  100  d'Indiens  et  de  Java- 
nais, 18  pour  100  seulement  d'Arabes  et  2  pour  100  de  Turcs, 
garnison  non  comprise.  Tout  ce  monde  vit  des  pèlerins,  et  on 
évalue  à  plusieurs  millions  la  somme  apportée  chaque  année  à 
la  Mecque  par  le  pèlerinage.  C'est  l'Angleterre  surtout  qui  pro- 
fite de  son  commerce.  L'Allemagne  cherche  à  y  placer  quelques 
articles  de  fabrication  inférieure  :  marteaux,  poêles  à  frire,  quin- 
caillerie. La  France  n'y  vend  qu'un  peu  de  sucre. 

Malgré  les  descriptions  fournies  par  les  historiens  arabes 
(Azraki,  Edrisi,  etc.),  qui  n'étaient  connues  que  des  orienta- 
listes, jusqu'au  commencement  de  ce  siècle,  un  véritable  mys- 
tère planait  sur  les  lieux  saints  de  l'islamisme,  où  les  Européens 
ne  pouvaient  pénétrer  sous  peine  de  mort.  L'Arabe  ne  comprend 
pas  bien  ce  que  peut-être  un  explorateur.  Pour  lui  un  homme  ne 
voyage  que  pour  la  faïdah;  le  pèlerin  cherche  la.  faïdah  du  ciel, 
le  marchand  la  faïdah  des  affaires.  Il  suffit  d'ailleurs  de  se  rap- 
peler le  massacre  de  1858  (1),  postérieur  à  la  guerre  d'Orient,  à 
Djeddah,  seul  port  où  les  Européens  fussent  tolérés,  pour  conce- 
voir à  quel  degré  ces  foyers  de  fanatisme  étaient  alors  inacces- 
sibles à  l'influence  européenne.  Il  y  a  deux  ans  encore,  notre  con- 
sul ne  pouvait  sortir  hors  de  Djeddah,  et  sa  femme  était  obligée 

(1)  M.   Hévéard,  consul  de   France,  a  été   massacré  à  Djeddah  le  15  juin  1858 
avec  dix-neuf  Européens. 


376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  rester  confinée  chez  elle.  Les  circonstances  du  pèlerinage,  le 
nombre  des  pèlerins,  les  ressources  qu'offraient  le  Hedjaz  et  les 
villes  saintes,  étaient  pour  la  plupart  ignorés,  môme  du  monde 
musulman  de  Constantinople.  Nous  connaissions  seulement  les 
relations  faites  par  Burckhardt  en  1814  et  plus  tard  par  Burton, 
de  leurs  périlleux  voyages.  Dans  ces  dernières  années  un  médecin 
algérien,  Morsly,  a  accompagné  à  la  Mecque  ses  coreligionnaires. 
Il  faut  citer  encore,  parmi  les  très  rares  Européens  qui  ont  pu 
pénétrer  à  la  Mecque,  un  Hollandais,  le  docteur  Snouck  Hur- 
gronje,  et  un  Français,  Léon  Roche.  Roche  avait  été  envoyé  à  la 
ville  sainte  par  le  maréchal  Rugeaud.  Il  commença  par  faire  une 
profession  de  foi  musulmane  et  parvint  à  la  Mecque  au  milieu  de 
mille  dangers.  Dénoncé  comme  chrétien  par  des  pèlerins  d'Al- 
gérie, il  (Mil  été  infailliblement  mis  à  mort  sans  l'intervention 
de  six  nègres  vigoureux,  esclaves  du  chérif,  qui ,  au  premier 
soupçon,  feignirent  de  se  charger  de  l'exécution.  Ils  le  bâillon- 
nèrent, le  garrottèrent,  et  le  hissèrent  chargé  de  liens  sur  un  cha- 
meau qui,  dans  une  course  folle,  l'emmena  en  sept  heures  à 
Djeddah. 

Nous  devons  à  ces  courageux  voyageurs  les  renseignemens 
que  I  on  trouvera  plus  loin  et  que  nous  compléterons  par  des 
détails  que  M.  Legrand,  médecin  sanitaire  de  France  à  Suez,  a 
recueillis  çà  et  là  parmi  les  hadjis. 

Le  docteur  Snouck  Hurgronje  (1)  nous  a  donné  quelques  dé- 
tails sur  les  mœurs  et  les  habitudes  de  la  Mecque.  La  justice  y  est 
rendue  d'une  façon  tout  à  l'ait  primitive.  Les  cadis  ne  jugent  que  les 
petites  affaires,  taudis  que  les  grandes  son!  décidées  par  le  chérif 
lui-même  ;  mais  avec  de  l'argent  on  peut  tout  obtenir.  On  peut  faire 
mettre  ses  ennemis  en  prison  et  en  faire  sorlir  ses  amis.  La  super- 
stition est  très  grande.  Des  ceintures  magiques  guérissent  la  stéri- 
lité des  femmes.  On  lit  l'avenir  dans  les  vieux  os  et  les  écailles 
d'huîtres.  On  croit  aux  amulettes  et  aux  évocations  de  toutes 
sortes.  Un  certain  nombre  de  femmes  passent  pour  être  possédées 
par  un  mauvais  esprit  nommé  zâr.  Disons,  à  ce  propos,  que, 
d'après  M.  Snouck  Hurgronje,  c'est  une  erreur  grave  de  croire 
([lie  la  femme  musulmane  soit  obligée  de  se  voiler.  Le  calât  (ser- 
vice religieux)  veut  au  contraire  qu'à  la  mosquée  la  femme  ait  le 
visage  découvert.  L'explorateur  hollandais  a  toujours  vu  avant  et 
pendant  les  cérémonies  religieuses  des  femmes  ayant  le  visage 
découvert,  mais  toutes  cachaient  soigneusement  leur  chevelure, 
car  l'exhibition  de  la  moindre  mèche  est  considérée  comme  un 

(1)  Bel  Mekkaansche  Feest,  Leyde,  1880. 


LE  PÈLERINAGE  DE  LA  MECQUE.  377 

acte  de  coquetterie.  Dans  le  cours  du  pèlerinage  le  voile  est  abso- 
lument interdit;  c'est  là  cependant  que  la  femme  est  le  plus  en 
contact  avec  les  hommes.  Certaines  femmes  des  grandes  villes  et 
des  classes  élevées,  habituées  à  ne  jamais  sortir  sans  être  voilées, 
ont  trouvé  un  expédient  pour  tourner  la  difficulté.  Elles  placent 
sous  leur  voile  un  masque  fait  avec  des  fibres  de  palmier  qui  est 
éloigné  de  quelques  centimètres  du  visage.  Le  voile  tombe  ainsi 
au-dessus  du  masque  et  ne  touche  pas  le  visage,  de  sorte  que  les 
prescriptions  de  Mahomet  se  trouvent  respectées. 

La  polygamie  est  ici  permise,  comme  dans  les  autres  pays  mu- 
sulmans. Les  personnes  riches  peuvent  même  se  donner  le  luxe 
de  prendre  quelquefois  jusqu'à  quatre  femmes  légitimes.  Mais, 
dans  les  classes  moyenne  et  inférieure,  la  monogamie  est  la 
règle.  Le  divorce  est  très  facile;  le  mari  peut  répudier  ou  dé- 
laisser sa  femme  sans  aucun  motif  ;  il  n'est  souvent  retenu  que  par 
les  frais  qu'entraîne  la  séparation. 

Aucune  femme  non  mariée  ne  peut  se  joindre  au  pèlerinage, 
mais  on  tourne  la  difficulté  par  la  coutume  des  mariages  tem- 
poraires dits  de  pèlerinage;  ce  sont  des  maris  d'occasion,  payés 
par  les  pèlerines  pour  la  circonstance. 

Les  femmes  de  la  Mecque  sont  généralement  des  guérisseuses  ; 
elles  ont  leur  petite  pharmacie  composée  de  plantes  et  de  racines  ; 
la  médecine,  la  sorcellerie  et  les  évocations  se  chargent  de  com- 
battre les  maladies,  le  mauvais  esprit  et  le  mauvais  œil.  Le  fils 
apprend  la  médecine  de  son  père,  de  son  oncle  ou  d'un  vieux 
médecin  de  ses  amis  ;  les  barbiers  saignent,  posent  des  ventouses 
scarifiées.  M.  Snouck  Hurgronje  connaissait  un  médecin  à  la 
Mecque  qui  était  en  même  temps  horloger,  armurier,  doreur  et 
distillateur  d'huiles  essentielles  :  il  jouissait  d'une  grande  réputa- 
tion comme  médecin. 

L'origine  du  pèlerinage  se  perd  dans  la  nuit  des  temps.  Il  exis- 
tait longtemps  avant  même  la  fondation  de  la  Mecque  au  ve  siècle 
de  notre  ère.  Les  cérémonies  du  hadji  constituent  un  reste  de 
rites  païens  que  Mahomet,  n'osant  les  abolir,  adapta  à  son  culte. 
Au  temps  des  Arabes  idolâtres,  le  pèlerinage  avait  toujours  lieu 
en  automne;  mais  Mahomet  établit  expressément  les  mois  lu- 
naires et  fixa  l'époque  de  la  réunion  aux  trois  derniers  mois.  Il 
en  résulte  que  chaque  année  la  date  des  fêtes  avance  de  treize 
jours,  et  que  le  pèlerinage,  dans  l'espace  de  trente-trois  ans,  se 
représente  successivement  à  toutes  les  saisons.  Le  pèlerinage  de 
la  Mecque  a  été  rendu  obligatoire  par  Mahomet,  qui  en  fait  le 
quatrième  acte  fondamental  de  la  religion  musulmane ,  la  prière, 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'aumône  et  le  jeûne  constituant  les  trois  autres.  C'est  ce  que  l'on 
nomme  les  «  piliers  »  de  l'islamisme. 

Mais  le  pèlerinage  n'est  obligatoire  que  pour  quiconque  est  en 
état  de  le  faire.  C'est  en  s'appuyant  sur  ce  texte  que  le  docteur 
Saleh-Soubhy,  qui  a  pris  part  au  pèlerinage  de  1892,  propose  la 
mesure  suivante  :  chaque  pèlerin  devra  fournir  avant  son  départ 
la  preuve  qu'il  possède  les  ressources  nécessaires  au  voyage  aller 
et  retour,  et  à  son  entretien.  «  Avec  une  insouciance  inouïe,  dit-il, 
bon  nombre  de  pèlerins  se  sont  engagés  sans  aucune  ressource 
pour  le  long  voyage  de  la  Mecque.  J'en  ai  vu  qui  ne  possédaient 
pas  une  seule  pièce  de  monnaie.  Deux  sont  morts  de  soif  dans  les 
déserts  d'Arafat,  n'ayant  pas  de  quoi  acheter  un  peu  d'eau.  Une 
grande  quantité  de  pèlerins  n'ont  pendant  ces  deux  mois  pour 
toute  nourriture  que  les  restes  d'un  misérable  repas  ou  le  pain  de 
l'aumône.  Il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  ajoute-t-il,  si  le  désert 
pouvait  parler,  il  dirait  de  combien  de  ces  infortunés  il  a  gardé 
les  os  dans  son  jaune  linceul.  » 

Pour  Saleh-Soubhy,  les  enfans  au-dessous  de  six  ans,  les 
femmes  dans  un  état  avancé  de  grossesse,  les  aveugles,  les  vieil- 
lards faibles  et  impotens,  les  personnes  qui  n'ont  pas  un  certificat 
de  vaccine  datant  de  moins  de  trois  ans,  ne  devraient  pas  être  auto- 
risés à  se  rendre  à  la  Mecque.  Le  Prophète  ayant  dit  :  «  Il  faut 
éviter  d'entrer  dans  un  pays  contaminé  par  une  épidémie  quel- 
conque, pour  respecter  la  volonté  divine,  et  ne  pas  en  sortir  pour 
ne  pas  faire  voir  que  vous  fuyez  la  volonté  de  Dieu,  »  cela  veut 
dire,  suivant  Saleh-Soubhy,  que  dans  l'année  où  il  y  a  des  pè- 
lerins du  sud  (Indes,  Java,  etc.,  pays  où  le  choléra  est  endé- 
mique) ,  il  faut  empêcher  leur  contact  avec  les  pèlerins  venant  du 
nord.  Aussi  propose-t-il  que  le  pèlerinage  pendant  les  années  de 
chiffre  impair,  soit  exclusivement  réservé  par  exemple  aux  habi- 
tans  des  pays  du  sud,  habituellement  contaminés,  tandis  que 
les  habitans  des  pays  du  nord,  ordinairement  indemnes,  feraient 
le  pèlerinage  pendant  les  années  dont  le  chiffre  est  pair. 

Après  1831 ,  et  surtout  depuis  1847,  on  apprit  à  Constantinople, 
par  le  récit  des  pèlerins  venant  de  la  Mecque,  que  souvent  le  cho- 
léra sévissait  pendant  le  pèlerinage.  Le  retour  des  caravanes  suscita 
même, à  diverses  reprises,  des  inquiétudes  en  Egypte  et  à  Damas; 
mais  les  craintes  cessaient  à  l'arrivée  des  hadjis  qui  racontaient 
les  premiers  ravages  de  la  maladie,  puis  sa  complète  disparition 
après  un  certain  temps  de  marche  à  travers  le  désert.  Depuis  cette 
époque,  le  choléra  a  été  constaté  à  plusieurs  reprises  à  la  Mecque. 
En  1S65,  sur  de  fausses  déclarations  du  capitaine,  la  libre  pra- 
tique fut  accordée,  à  Suez,  au  Sidney,  vapeur  anglais  venant  de 


LE    PÈLERINAGE    DE    LA    MECQUE.  379 

Djeddah.  Il  avait  perdu  plusieurs  cholériques  pendant  la  tra- 
versée. Le  21  mai,  deux  jours  après  son  arrivée,  le  choléra  se 
déclara  à  Suez,  le  capitaine  et  sa  femme  étaient  parmi  les  ma- 
lades. Les  pèlerins  gagnèrent  Alexandrie  par  chemin  de  fer,  le 
canal  n'étant  pas  encore  ouvert.  Le  choléra  se  montra  le  2  juin. 
En  trois  mois,  60000  personnes  succombèrent  en  Egypte;  de  là 
l'épidémie  envahit  toute  l'Europe,  l'Asie  Mineure, New- York  et  la 
Guadeloupe;  elle  ne  s'éteignit  qu'en  1874. 

11  s'agit  de  prévenir  le  retour  de  pareilles  épidémies,  d'em- 
pêcher que  le  pèlerinage  continue  à  être  chaque  année  un  foyer 
épidémique,  et  de  protéger  ainsi  l'Europe.  Les  mesures  de  prophy- 
laxie s'imposent  avec  une  nécessité  plus  pressante  encore,  depuis 
que  les  hadjis  ont  recours  à  la  navigation  à  vapeur.  Autrefois,  en 
effet,  les  pèlerins  arrivaient  en  caravanes;  ceux  qui  venaient  de 
l'Inde ,  étaient  transportés  par  des  bâtimens  à  voile  ;  dans  les 
deux  cas,  le  trajet  était  long  et  la  maladie  avait  le  temps  de 
s'éteindre. 

Aujourd'hui  les  conditions  sont  bien  changées,  le  pèlerinage 
est  devenu  plus  facile,  par  suite  plus  nombreux,  et  surtout  la  très 
brusque  rapidité  du  retour  nous  met  en  présence  d'un  péril 
plus  menaçant. 

III 

Il  n'y  a  pas,  d'ailleurs,  un  seul  détail,  dans  l'organisation  de 
ces  pèlerinages,  qui  ne  présente,  au  point  de  vue  hygiénique,  les 
inconvéniens  les  plus  manifestes.  Le  voyage  a  lieu  sous  un  soleil 
brûlant;  l'eau  contenue  dans  les  outres  des  chameaux  constitue 
la  seule  boisson  des  pèlerins.  L'eau  fraîche  des  oasis  est  vendue 
à  prix  d'or  par  les  soldats  et  les  Arabes  vagabonds  qui  campent 
à  l'entour.  Le  simoun  se  fait  cruellement  sentir.  A  l'approche 
de  la  ville  sainte,  les  pèlerins  sont  astreints  à  des  pratiques  qui 
rendent  leurs  fatigues  plus  pénibles  encore.  Le  barbier  rase  leur 
tête,  coupe  leurs  ongles  et  taille  leur  moustache.  En  même 
temps,  ils  revêtent  le  costume  spécial  du  pèlerinage,  qui  protège 
assez  bien  le  tronc  et  les  épaules,  mais  qui  laisse  le  crâne  com- 
plètement à  nu,  toute  coiffure  étant  défendue.  A  la  vérité,  le 
Coran  permet  bien  l'usage  du  parasol,  mais  cette  dispense  reli- 
gieuse doit  être  rachetée  par  des  aumônes  ou  par  un  sacrifice  sup- 
plémentaire. On  ne  s'étonnera  pas  que  dans  ces  conditions  les 
insolations  fassent  régulièrement  un  certain  nombre  de  victimes, 
si  l'on  songe  surtout  qu'en  1893>  par  exemple,  pendant  dix  jours, 
du  5  au  li  juin,  la  température  s'est  élevée  à  Djeddah  jusqu'à 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

46  degrés,  et  encore  à  la  Mecque  le  thermomètre  marque-t-il  tou- 
jours un  chiffre  plus  élevé  que  sur  le  littoral.  Pour  les  autres 
et  moindres  inconvéniens  de  la  chaleur,  le  pèlerin  doit  les  suppor- 
ter  avec  résignation.  C'est  ainsi  qu'il  ne  peut  se  gratter  qu'avec 
la  paume  de  la  main,  de  peur  d'écraser  un  insecte,  un  parasite, 
ou  de  déraciner  un  cheveu. 

Les  pèlerins  peuvent  porter  un  sabre  au  côté  et  un  anneau  au 
doigt.  Les  femmes  s'enveloppent  d'un  grand  haïk  cachant  même 
les  mains  et  la  cheville  des  pieds.  Tous  ont  des  sandales  large- 
ment découvertes.  Peut-être  le  Prophète,  comme  les  anciens  pa- 
triarches législateurs,  avait-il,  en  formulantces  préceptes  religieux 
quelque  arrière-pensée  d'hygiène  générale.  Il  n'avait  prévu  mal- 
heureusement ni  les  chemins  de  fer  ni  les  bateaux  à  vapeur.  Ac- 
tuellement la  caravane  n'est  plus  guère  en  usage  que  parmi  les 
habitans  de  l'Arabie  proprement  dite;  les  caravanes  de  Syrie  et 
de  Perse  existent  encore,  niais  leur  importance  a  bien  diminué. 
La  caravane  d'Egypte  a  pris,  depuis  1880,  la  voie  de  mer. 

Toutefois,  dans  ces  dernières  années,  le  trajet  s'est  effectué 
dans  des  conditions  moins  pénibles  que  celles  décrites  par  Burton. 
Il  a  lieu,  en  deux  nuits,  avec  des  chameaux,  et  en  une,  avec  des 
baudets.  Seuls  les  pèlerins  tout  à  fait  pauvres  vontà  pied;  ceux  qui 
louent  un  chameau  se  font  transporter  dans  une  sorte  de  panier 
double  lixé  au  dos  de  ranimai;  un  compagnon  occupe  l'autre 
panier.  C'est  le  choukdouf,  grande  corbeille  en  feuille  de  palmier 
surmontée  d'une  toile  qui  garantit  les  voyageurs  des  ardeurs  du 
soleil  ou  de  l'humidité  de  la  nuit.  Les  chameaux,  placés  les  uns 
à  la  suite  des  autres,  sont  liés  entre  eux  par  une  longue  corde.  Il 
n'est  pas  rare  de  voir  des  caravanes  de  mille  chameaux  réunis 
ensemble.  Les  conducteurs  marchent  le  long  du  convoi  avec  les 
soldats  de  l'escorte.  Malheur  à  qui  reste  en  arrière;  il  devient  la 
victime  des  nomades. 

Nous  ne  sommes  pas  lixés  sur  le  nombre  total  des  pèlerins 
qui  prennent  part  aux  cérémonies  et  qui  paraît  avoir  pu  varier 
depuis  100  000  jusqu'à  300  000.  Le  grand-chérif,  qui  perçoit  un 
impôt  sur  chaque  pèlerin,  peut  seul  déterminer  ces  chiffres,  au 
moins  approximativement.  A  la  Mecque,  les  pèlerins  séjournent 
un  temps  variable,  suivant  leur  piété,  leurs  moyens  ou  leurs 
atïaires.  Certains  y  passent  des  mois,  arrivés  avant  le  Ramadan 
(carême  des  musulmans),  ou  même  une  ou  plusieurs  années.  Le 
plus  grand  nombre  ne  viennent  que  plus  tard,  pour  les  fêtes  du 
pèlerinage  proprement  dit,  qui  durent  douze  jours,  les  douze 
premiers  jours  du  mois  de  dhoul-hidji  (le  mois  du  pèlerinage). 

La  vue  de  la  grande  mosquée  flanquée  de  ses  minarets  est 


LE    PÈLERINAGE    DE    LA    MECQUE.  381 

saluée  par  les  cris  liturgiques  :  Labbaïka,  Allahmnma,  labbaïkaii). 
Cette  mosquée  a  la  forme  d'un  vaste  parallélogramme  mesurant 
environ  180  mètres  sur  130.  On  y  pénètre  par  19  portes  percées 
sans  ordre  ni  symétrie,  dépourvues  de  vantaux  et  de  toute  fer- 
meture. La  porte  du  Salut  (Bab-el-Salam),  par  laquelle  le  pèlerin 
doit  faire  sa  première  entrée  dans  le  temple,  a  l'aspect  grandiose 
des  plus  belles  portes  du  Caire.  Après  avoir  traversé  une  colon- 
nade, le  croyant  voit  tout  à  coup  devant  lui,  au  milieu  d'un  im- 
posant espace,  la  Kaaba,  le  nombril  du  monde,  la  maison  de  Dieu! 
On  dirait  un  immense  catafalque  recouvert  de  son  drap  mortuaire, 
dont  la  masse  noire  fait  un  contraste  violent  avec  la  blancheur 
éblouissante  des  autres  constructions  qui  resplendissent  aux 
rayons  du  soleil  tropical.  Plusieurs  pavillons  de  formes  diffé- 
rentes, rangés  autour  du  sanctuaire,  font  encore  ressortir  sa  ma- 
jesté. Tout  autour  de  la  mosquée  règne  une  colonnade  de  trois 
ou  quatre  rangs  de  colonnes  supportant  des  arceaux  en  ogive  et 
surmontés  d'une  multitude  de  petites  coupoles  d'une  blancheur 
éclatante.  Au-dessus  de  la  colonnade  s'élèvent  encore  sept  mina- 
rets ronds  ou  quadrangulaires  peints  de  couleurs  variées;  sept 
chaussées  pavées  de  marbre  convergent  de  la  colonnade  vers  une 
aire  ovale  en  granit  poli,  au  centre  de  laquelle  s'élève  la  Kaaba. 
Le  pèlerinage  ayant  pour  principal  but  la  visite  de  la  Kaaba  ou 
Beit- Allah  (la  maison  de  Dieu),  le  premier  soin  du  pèlerin  est  de 
se  diriger  vers  elle  immédiatement;  de  se  prosterner  près  de  la 
Pierre  Noire,  Hadjar-el-Essoued,  enchâssée  dans  un  cercle  d'ar- 
gent à  l'un  des  angles  du  temple. 

La  tradition  raconte  à  ce  sujet  qu'Abraham  ayant  voulu 
construire  un  temple  au  Seigneur  sur  l'emplacement  où  il  avait 
jadis  abandonné  Agar  et  Ismaël  à  leur  sort,  l'ange  Gabriel  lui 
apporta  cette  pierre,  tombée  du  ciel,  et  depuis  le  déluge  cachée, 
près  de  la  Mecque,  dans  la  montagne  d'Aboukibaïs.  C'est  un 
niorceau  de  basalte  volcanique,  ou  peut-être  un  aérolithe,  qui 
mesure  environ  20  centimètres  de  diamètre.  Les  pèlerins  se  jettent 
sur  cette  pierre  qu'ils  couvrent  de  baisers  ;  mais  en  mémoire 
d'Agar,  de  qui  descend  la  famille  arabe,  elle  est  surtout  l'objet 
particulier  de  la  dévotion  des  femmes  infécondes. 

La  maison  de  Dieu  est  entièrement  recouverte  d'une  immense 
enveloppe  en  soie  noire, épaisse  de  4  à  5  millimètres,  et  qu'on 
nomme  la  kessoua  (vêtement,  tapis).  La  portion  de  ce  voile  qui 
recouvre  la  porte  est  brodée  en  argent  ;  une  large  bande  scintil- 
lante, soutachée  d'or  et  d'argent,  et  où  sont  inscrits  des  versets 

(1)  Nous  somme?  prêts  à  te  servir,  ô  Dieu,  nous  sommes  prêts. 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  Coran,  règne  à  mi-hauteur  tout  autour  de  la  draperie.  Chaque 
année,  une  kessoua  neuve  est  fabriquée  au  Caire,  aux  frais  du 
Sultan  de  Stamboul.  On  considère  comme  un  acte  de  souveraineté 
le  droit  de  donner  le  voile  sacré.  En  1893,  la  seule  fourniture 
de  la  soie  a  été  adjugée  au  prix  de  1  200  livres  égyptiennes,  soit 
32100  francs.  La  caravane  dite  «  caravane  du  Tapis  »  l'apporte 
solennellement  à  la  Mecque.  L'ancienne  kessoua  appartient  au 
grand  chérit',  qui  garde  l'or  des  broderies  et  découpe  l'étoffe  en 
lambeaux  pour  les  distribuer  en  partie  aux  grands  personnages 
de  l'Islam  ;  le  reste  se  vend  jusqu'à  40  et  50  francs  le  pied  carré 
aux  pèlerins,  qui  l'emportent  précieusement  pour  leurs  parens 
et  leurs  amis,  et  en  font  des  amulettes  douées  de  mille  propriétés 
merveilleuses. 

Le  long  des  quatre  côtés  de  la  Kaaba  s'étend  une  gouttière 
d'or,  qui  reçoit  l'eau  du  ciel.  La  porte  de  l'oratoire  est  à  une  cer- 
taine hauteur  du  sol.  On  y  atteint  par  deux  escaliers  mobiles,  à 
roulettes,  l'un  pour  les  hommes,  l'autre  pour  les  femmes.  Ce 
dernier  est  en  argent  massif.  Ils  ont  été  donnés  par  des  princes 
indiens.  L'ornementation  de  l'intérieur  était  déjà  très  riche,  dès 
les  temps  les  plus  reculés,  ainsi  que  l'atteste  la  description  qu'en 
a  donnée  Nassiri  Kosran  dans  sa  relation  d'un  voyage  en  Pales- 
tine et  en  Arabie,  en  1035  de  l'ère  chrétienne.  Le  chef  de  la  mos- 
quée se  nomme  le  neib-el-haram  (délégué  au  sanctuaire),  il  a  la 
garde  des  clefs  de  la  Kaaba.  Sous  ses  ordres  est  placé  Yagha-el- 
toueshia,  chef  des  eunuques.  C'est  en  effet  un  ancien  usage  de 
faire  garder  la  mosquée  par  des  eunuques  soudanais.  Ils  sont 
au  nombre  de  cinquante.  Ils  portent  des  turbans  blancs  serrés 
par  une  ceinture  de  cuir,  et  tiennent  à  la  main  un  long  bâton 
blanc.  Outre  leurs  revenus  fixes,  ces  sacristains  font  commerce 
de  prières,  d'eau  de  Zemzem,  de  linceuls  incombustibles,  de  cha- 
pelets, de  morceaux  de  la  kessoua,  d'images  de  sainteté  et  d'amu- 
lettes portant  inscrits  des  versets  du  Coran.  Avant  de  quitter  la 
Mecque,  les  hadjis  revoient  une  dernière  fois  la  Kaaba  «  sem- 
blable à  une  fiancée  que  l'on  vient  de  parer  d'une  tunique  res- 
plendissante. » 

Une  des  cérémonies  du  pèlerinage,  le  Sai,  consiste  dans  le 
trajet  effectué,  à  une  allure  très  rapide,  d'une  colline  appelée 
Cafa  à  une  autre  colline  appelée  Merwa,  distantes  de  plus  de 
400  mètres.  Ce  trajet  doit  être  accompli  sept  fois  en  priant  à 
haute  voix,  et  au  milieu  d'une  bousculade  générale.  C'est  l'image 
de  l'agitation  d'Agar,  désespérée  de  voir  Ismaël  mourir  de  soif. 
On  peut  encore  gagner  de  grandes  indulgences  en  faisant  sept  fois 
chaque  jour  le  tour  de  la  Kaaba  :  Burton  a  vu  des  malades,  et 


LE  PÈLERINAGE  DE  LA  MECQUE.  383 

même  des  cadavres  portés  sur  des  civières  au  milieu  de  la  foule. 

Le  puits  de  Zemzem  est,  après  la  Kaaba,  l'objet  le  plus  vé- 
nérable de  la  grande  mosquée.  Il  est  placé  au  nord  de  la  Kaaba, 
vis-à-vis  de  la  Pierre  Noire.  Agar,  chassée  par  Abraham,  et  por- 
tant Ismaël,  errait  dans  le  désert.  L'eni'ant  allait  mourir  de  soif, 
lorsque  l'ange  Gabriel  lui  ordonna  de  creuser  le  sable  avec  son 
pied  ;  une  source  miraculeuse  jaillit  aussitôt,  mais  avec  une  telle 
abondance  que  les  eaux  allaient  engloutir  les  fugitifs.  Zemzem! 
c'est-à-dire  :  Rétrécis!  s'écria  Agar  en  suppliant  Dieu  ;  aussitôt, 
l'inondation  s'arrête.  Actuellement,  le  niveau  de  l'eau  est  con- 
stant; la  source  est  alimentée  par  un  conduit  naturel  souterrain. 
Elle  est  limpide,  un  peu  tiède,  mais  douce  à  boire.  L'eau  du 
puits  de  Zemzem  purifie  l'âme  et  le  corps  et  assure  le  bonheur 
dans  une  autre  vie,  en  même  temps  qu'elle  fournit  de  fort  beaux 
revenus  à  la  caste  de  religieux  préposée  à  sa  distribution. 

En  quittant  la  Mecque,  les  pèlerins  se  dirigent  immédiatement 
vers  l'Arafat  (30  kilomètres).  Ils  passent  par  Mouna  (10  kilomè- 
tres) et  Mouzdelifat  (10  kilomètres),  mais  ils  ne  s'arrêteront  dans 
ces  deux  localités  qu'au  retour. 

Le  chemin  de  la  Mecque  à  Mouna  se  déroule  d'abord  au 
nord-est  jusqu'à  l'embranchement  des  deux  routes  de  Taïef.  L'une 
d'elles,  le  chemin  des  caravanes  de  chameaux,  oblique  au  nord 
dans  la  vallée  du  Djebel  Nour,  l'autre,  le  chemin  de  Mouna, 
Mouzdelifat  et  Arafat,  tourne  à  l'est.  Plus  loin  il  deviendra  le 
chemin  muletier  de  Taïef.  Jusqu'à  Mouna,  la  route  continue  à 
ressembler  au  lit  ensablé  et  desséché  d'une  rivière.  Mais  en  s'élar- 
gissant  (30  mètres  environ),  on  remarque  à  moitié  chemin  la  fon- 
taine de  Zobeïda,  vaste  piscine  en  maçonnerie,  remplie  d'eau  à 
main  d'homme  au  moment  du  pèlerinage.  L'eau  est  puisée  par 
un  regard  dans  la  conduite  qui  l'amène  à  la  Mecque.  Les  pèle- 
rins, à  leur  retour  de  Mouna,  traversent  la  piscine.  Ceux  qui  ne 
savent  pas  nager  ont  de  l'eau  jusqu'aux  épaules.  Arrivé  au  village 
de  Mouna,  le  chemin  gravit  un  dallage  naturel  et  s'élève  de  quel- 
ques mètres  par  une  pente  assez  raide.  C'est  là,  c'est-à-dire  à 
l'entrée  du  village,  que  Ton  rencontre  l'édicule  commémoratif  du 
sacrifice  d'Abraham  et  le  premier  cheïtan  (monument  figurant  le 
diable).  La  route  devient  alors  une  rue,  et  les  maisons  sont  bâties 
en  bordure  de  cette  rue  unique  d'environ  1500  mètres. 

La  vallée  s'ouvre  ensuite  brusquement  pour  affecter  la  forme 
d'un  plateau  ovale,  incliné,  d'une  longueur  de  1  600  mètres  environ 
et  présentant  450  mètres  dans  sa  plus  grande  largeur. 

Le  Djebel  Arafat  (montagne  où  il  a  reconnu)  ou  Djebel  Raham 
(montagne  de  la  Miséricorde)  est  située  à  30  kilomètres  à  l'est  de 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Mecque.  D'après  la  tradition  musulmane,  lorsque  Adam  et  Eve 
eurent  mangé  le  fruit  défendu,  ils  furent  précipités  sur  la  terre. 
Eve  tomba  sur  l'Arafat  et  Adam  à  Serendib  (Geylan) .  Adam  chercha 
sa  femme  pendant  cent  ans  et  finit  par  la  retrouver  sur  l'Arafat. 
Le  huitième  jour  de  dhol-hadj i-iomm-terrou  (jour  du  souci)  en 
souvenir  de  la  tristesse  d'Abraham  obligé  d'immoler  son  fils,  les 
pèlerins  se  rendent  à  l'Arafat  en  procession  solennelle,  accompa- 
gnant les  caravanes  officielles  et  militaires  de  Syrie  et  d'Egypte, 
mahmel  en  tête.  Le  mahmel  esi  mi  baldaquin  pyramidal  surchargé 
de  magnifiques  broderies  d'or,  recouvrant  une  plate-forme  en  bois  ; 
le  tout  posé  sur  le  dos  d'un  chameau  sacré,  descendant,  dit-on,  des 
chameaux  du  Prophète.  Sur  la  plate-forme  se  trouve  un  exem- 
plaire du  Chemin  des  Vertus  et  une  antique  boîte  en  argent  ren- 
fermant les  reliques  de  Mahomet.  Sur  le  mahmel  d'Egypte  se 
trouvent  sa  calotte,  ses  sandales,  son  peigne,  le  flacon  de  kohol 
avec  lequel  il  se  teignait  les  yeux,  un  morceau  de  son  mesouaf, 
bois  spécial  avec  lequel  les  Arabes  se  frottent  les  dents.  Ces  objets 
sont  pris  et  rapportés  en  grande  pompe  chaque  année  à  la  citadelle 
du  Caire,  puis  sont  déposés  près  du  tombeau  de  Mehemet-Ali. 

«  C'est  un  spectacle  saisissant,  dit  Léon  Roche,  que  ces  mil- 
liers de  tentes,  au  clair  de  lune,  à  la  lueur  des  grands  feux.  Les 
appels  des  pèlerins  égarés,  les  invocations  religieuses,  les  chants 
joyeux  cadencés  par  les  battemens  des  mains  et  des  tambours,  les 
cris  discordans  des  cafetiers,  tous  ces  bruits  accompagnés  par  le 
grognement  lugubre  de  plus  de  20  000  chameaux,  le  hennissement 
des  chevaux,  le  braiement  des  baudets,  composent  un  concert 
infernal.  »  Le  jour  se  lève.  L'artillerie  des  caravanes  annonce  la 
prière  du  fedjer  (aurore).  De  tous  côtés,  les  muezzins  appellent  à 
la  prière  de  leur  voix  de  soprano  retentissante.  Le  Prophète  ve- 
nait souvent  prier  sur  l'Arafat  (3  000  pieds  d'altitude),  ce  mont 
de  miséricorde  où  Allah  lui  apparaissait.  Les  sermons  qu'il  y  pro- 
nonça, et  dont  le  Sunnat  nous  a  conservé  plusieurs  passages,  furent 
les  préludes  des  cérémonies  actuelles.  Le  pèlerin  escalade  cette 
montagne  plutôt  qu'il  ne  la  gravit,  car  plus  il  pourra  se  rappro- 
cher d'une  petite  éminence  où  prend  place  l'iman  chargé  des 
grandes  prières,  plus  il  sera  assuré  d'obtenir  la  rémission  de  ses 
péchés.  Vers  les  trois  heures  de  l'après-midi  commence  le  sermon, 
qui  dure  jusqu'au  coucher  du  soleil.  Toutes  les  quatre  ou  cinq 
minutes  le  prédicateur  agite  un  drapeau  vert  pour  donner  le  signal 
des  cris  :  Labbaïka,  Allahomma,  labbaïka.  Quand  le  soleil  est  des- 
cend u  à  l'horizon  et  qu'il  a  disparu,  la  multitude  s  ébranle,  c'est  à 
qui  atteindra  le  plus  tôt  le  bas  de  la  montagne.  Le  désordre  devient 
alors  indescriptible  :  des  blessés,  et  souvent  des  cadavres  jonchent 


LE  PÈLERINAGE  DE  LA  MECQUE.  385 

le  chemin,  ils  sont  foulés  aux  pieds.  Chacun  doit,  en  effet,  passer 
dans  l'espace  compris  entre  deux  colonnes,  distantes  l'une  de  l'autre 
d'environ  six  mètres.  C'est  alors  un  véritable  engouffrement,  tout 
se  précipite  vers  cet  étroit  passage,  hommes,  femmes,  enfans  avec 
leurs  bagages  et  leurs  chameaux.  En  1892,  plus  de  30  personnes 
y  furent  écrasées. 

Les  sacrifices  du  Courban-Bairam  ont  lieu  le  lendemain  dans 
la  vallée  de  Mouna  (1).  Le  sacrificateur  tourne  la  tête  des  mou- 
tons ou  des  bœufs  vers  la  Kaaba  en  prononçant  les  paroles  sa- 
crées. En  1893,  plus  de  120  000  moutons  ont  été  égorgés.  Le  jour 
des  sacrifices  est  la  journée  critique,  car  la  vallée  est  étroite,  dé- 
pourvue d'eau,  encaissée,  et  continuellement  surchauffée  par  les 
rayons  d'un  soleil  ardent.  Burton  raconte  que  jusqu'en  1856  aucune 
précaution  n'avait  été  prise  contre  les  accidens  pouvant  succéder 
à  cette  putréfaction.  Les  cadavres  des  animaux  sacrifiés  étaient 
enfouis  à  une  profondeur  dérisoire.  Quelques-uns  se  putréfiaient 
à  l'air  libre. 

Et  cependant  cette  vallée  de  Mouna,  où  depuis  des  siècles  des 
victimes  innombrables  ont  été  immolées  par  les  pèlerins,  n'offre 
pas  l'aspect  sinistre  que  l'on  pourrait  supposer.  Si,  au  moment 
des  fêtes  elle  est  le  théâtre  de  tout  ce  qui  a  été  décrit,  elle  offre 
en  dehors  du  pèlerinage,  un  aspect  plutôt  riant  et  très  pitto- 
resque. On  ne  voit  ni  ossemens  ni  aucune  trace  d'immondices. 
Autrefois  la  chair  de  la  presque  totalité  des  victimes  devait  être 
consommée . par  les  pèlerins  soit  sur  place,  soit  à  la  Mecque; 
mais  depuis  que  les  facilités  de  communication,  l'ouverture  des 
voies  maritimes,  la  navigation  à  vapeur,  ont  si  considérablement 
augmenté  le  nombre  des  pèlerins  que  la  chair  des  animaux  sacri- 
fiés ne  peut  plus  être  consommée  en  entier,  on  l'enfouit  ou  bien  on 
l'abandonne  sur  place  ;  et  cependant  deux  ou  trois  mois  après  le 
pèlerinage  on  n'a  pu  constater  aucun  débris  d'animal,  ni  aucune 
trace  d'ossemens.  Les  restes  avaient  été  mêlés  au  sable  et  dis- 
persés par  le  vent,  ou  entraînés  par  les  eaux  fluviales.  On  a  ré- 
cemment proposé  de  brûler  les  cadavres  d'animaux  sacrifiés  à 
Mouna,  d'en  faire  du  noir  animal,  et  d'ouvrir  ainsi  une  nouvelle 
source  de  gain  pour  le  Hedjaz.  L'auteur  de  cette  proposition  re- 
marque qu'il  y  aura  ainsi  de  grands  bénéfices  à  réaliser.  «  L'Isla- 
misme, dit-il,  n'est  pas  incompatible  avec  le  progrès  contempo- 

(1)  A  Mouna,  l'eau  qui  vient  de  Taïef  pour  être  distribuée  à  la  Mecque  est  dans 
une  conduite  en  ciment  très  étanche;  elle  passe  au-dessus  de  la  vallée,  sur  le  flanc 
de  la  montagne.  Il  n'y  a  donc  pas  de  danger  à  ce  point  de  vue.  Mais,  dans  la  vallée 
même,  il  existe  une  série  de  bassins  dans  lesquels  l'eau  potable  est  puisée,  et  chaque 
bassin  est  placé  près  d'une  fosse  d'aisances.  Il  est  inutile  d'insister  sur  les  échanges 
qui  doivent  se  faire  incessamment  entre  le  liquide  de  la  fosse  et  l'eau  potable. 

•tome  cxxix.  —  1895.  25 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rain,  grâce  à  Dieu  nous  n'avons  pas,  nous  autres,  de  Syllabus.  » 
Malheureusement  cette  proposition  a  peu  de  chances  de  succès. 

D'après  le  Coran,  rien  de  ce  qui  se  fait  à  Mouna  ne  peut  être 
un  péché;  aussi,  après  le  sacrifice  voit-on  commencer  de  véritables 
saturnales  qui  sont  le  désespoir  des  bons  musulmans.  Beaucoup 
de  pèlerins  venus  aux  lieux  saints  par  curiosité,  par  intérêt  ou 
par  vanité,  plutôt  que  par  dévotion,  se  livrent  au  dévergondage 
et  aux  excès  de  toute  nature.  Il  y  a  là  des  marchands  d'esclaves, 
des  vendeurs  de  hachich,  des  marchands  et  des  marchandises 
de  toutes  les  nations  et  de  toutes  les  espèces.  Les  pèlerins  vident 
leur  bourse  et,  pour  beaucoup,  la  misère  commence.  Et  l'on  voit 
réunie  pendant  ces  fêtes  une  foule  d'hommes  de  toutes  races,  de 
toutes  provenances,  depuis  le  riche  musulman  de  Gonstantinople 
jusqu'à  l'Hindou  déguenillé.  Danseurs,  psylles,  charmeurs  de  ser- 
pens,  musiciens  chanteurs,  aimées  de  bas  étage  transforment  ce 
terrain  sacré  en  champ  de  foire;  la  foule  se  pousse,  s'agite,  lance 
de  violentes  clameurs. 

Le  pèlerinage  de  la  Mecque,  en  effet,  n'a  pas  seulement  le  ca- 
ractère d'une  cérémonie  religieuse,  il  est  aussi  une  véritable  foire 
où  se  traitent  des  affaires  commerciales,  et  souvent  même  un  ren- 
dez-vous où  se  discutent  des  questions  politiques.  Il  règne  d'ail- 
leurs dans  ce  milieu  une  atmosphère  toute  spéciale  de  fanatisme 
et  de  folie.  Ainsi  l'an  dernier  le  bruit  y  a  couru  que  l'Angleterre 
allait  se  faire  musulmane,  et  que,  comme  on  avait  déjà  construit 
à  Londres  une  mosquée  magnifique,  l'Islamisme  continuerait  à 
grandir  et  à  conquérir  le  monde. 

IV 

Il  y  a  dans  le  vilayet  du  Hedjaz  deux  autorités  :  celle  du 
vali,  qui  représente  le  sultan,  et  auprès  de  qui  les  consuls  sont 
accrédités;  et  celle  du  chérif,  avec  qui  les  consuls  ne  peuvent 
pas  avoir  de  rapports  directs  :  les  Bédouins  lui  obéissent  sans 
cesser  cependant  d'être  officiellement  sous  l'autorité  du  vali.  Le 
chérif  est  cheik  de  la  Mecque,  plus  puissant,  plus  respecté  que  les 
autres  cheiks;  il  est  toujours  choisi  depuis  douze  siècles  dans  la 
même  famille  des  descendans  du  Prophèlr. 

La  situation  politique  du  Hedjaz  ne  ressemble  en  rien  à  celle 
des  autres  pays  sous  la  dépendance  de  la  Turquie.  Les  Hedjagis  ne 
sont  pas  soumis  au  service  militaire;  ils  ne  payent  pas  d'impôts; 
ils  reçoivent  au  contraire  des  subsides  en  vivres  et  en  argent  du 
sultan  et  du  khédive  d'Egypte.  Le  chérif,  chargé  de  les  distribuer, 
ne  donne  d'ailleurs  aux  Bédouins  qu'une  partie  de  ce  qu'ils  de- 


LE  PÈLERINAGE  DE  LA  MECQUE.  387 

vraient  recevoir;  la  plus  grosse  part  est  gardée  pour  lui  et  pour 
ses  ouakils.  Il  dispose  de  sommes  considérables;  il  reçoit,  dit-on, 
40  000  francs  par  mois  de  la  Porte;  il  a  une  garde  personnelle,  les 
Bickas,  bédouins  qui  pillaient  les  caravanes  de  pèlerins  et  de 
marchands.  Le  chérif  les  a  enrégimentés  et  échelonnés  entre 
la  Mecque  et  Taïef.  Il  entretient  auprès  du  sultan  un  homme 
qui  a  gagné  sa  confiance.  Il  a  également  un  représentant  en 
Egypte.  Lui-même  ne  quitte  pas  la  Mecque,  si  ce  n'est  pour  aller 
en  villégiature  estivale  à  Taïef.  Aussi  a-t-il  le  temps  d'établir 
son  influence.  Il  est  très  respecté  par  les  pèlerins  qui  viennent 
Chaque  année  à  la  Mecque,  depuis  le  fond  de  la  Chine  jusqu'aux 
confins  du  Maroc;  ils  voient  en  lui  le  descendant  du  Prophète  et 
le  regardent  comme  le  chef  de  la  religion,  ce  qui  n'est  pas  exact, 
car  le  vrai  chef  religieux  est  rEmir-el-Mouminin,  le  sultan,  et 
après  lui  le  Cheïk-ul-Islam,  à  qui  il  délègue  ses  pouvoirs.  Les 
valis,  dès  leur  arrivée,  comprennent  qu'ils  ne  peuvent  pas  lutter 
contre  une  puissance  si  fortement  établie.  Si  cependant  le  vali  est 
un  homme  très  énergique,  ayant  une  influence  auprès  du  Sultan 
et  une  valeur  personnelle,  comme  Osman-Pacha,  le  chérif,  pou- 
vant être  destitué,  devient  son  humble  serviteur. 

L'année  dernière,  en  1893,  on  a  prétendu  que,  non  content 
des  aumônes  gracieuses  ou  obligées  des  pèlerins,  ni  de  ses  parti- 
cipations sur  le  louage  des  chameaux,  ce  grand  personnage  a  l'ait 
le  courtage  pour  les  navires  à  pèlerins.  Le  fait  suivant  met  en 
lumière  l'action  des  autorités  de  la  Mecque  et  l'impuissance  des 
représentais  des  nations  européennes. 

Dans  le  courant  du  mois  d'avril  1893,  débarquait  à  Djeddah 
un  métis  javanais  du  nom  de  Herclotz,  se  présentant  comme  man- 
dataire particulier  de  l'agent  de  la  compagnie  British  India  à 
Singapour.  En  quelques  jours,  sans  que  le  consul  de  Hollande  eût 
pu  s'y  opposer,  et  avec  la  complicité  achetée  des  autorités  locales, 
Herclotz  embrassait  l'islamisme  et  partait  pour  la  Mecque.  Dès 
le  courant  de  mai,  avec  l'appui  des  mêmes  autorités,  —  car  sans 
cela  sa  conversion  de  contrebande  ne  lui  eût  servi  de  rien  et 
il  eût  été  assassiné  dans  les  vingt-quatre  heures,  —  Herclotz  dis- 
tribuait des  billets  de  passage.  Protestation  des  compagnies  re- 
présentées à  Djeddah  auprès  du  consul  de  Hollande,  protestation 
du  consul,  à  laquelle  le  vali  répond  par  une  échappatoire.  Pressé 
par  son  gouvernement,  le  consul  de  Hollande  adresse  au  vali  une 
nouvelle  lettre  très  courtoise,  le  priant  de  lui  faire  savoir  s'il  est 
vrai  que,  contrairement  aux  règlemens  en  vigueur,  Herclotz  dis- 
tribue à  la  Mecque  des  billets  de  passage,  et  s'il  le  fait  avec  ou 
sans  autorisation. 


388  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  grand-chérif  perd  son  calme  et  dicte  au  vali  une  réponse 
suris  précédent  dans  la  correspondance,  toujours  si  mesurée  dans 
la  forme,  des  fonctionnaires  ottomans.  Le  vali,  dans  ce  document, 
invite  le  consul  de  Hollande  «  à  ne  pas  rapporter  au  vilayet  de 
fausses  nouvelles,  ainsi  qu'il  l'a  déjà  fait  plusieurs  fois  ».  Il  lui 
demande  s'il  était  «  ivre  ou  fou  »  lorsqu'il  a  écrit  sa  lettre ,  et 
rappelle,  avec  une  assurance  ironique  qui,  dans  1  espèce,  n'était 
pas  sans  saveur,  que  lui,  Ahmed-Ratib,  est  représentant  de  Sa 
Majesté  Impériale  et  non  pas  agent  d'une  compagnie  de  naviga- 
tion quelconque.  Enfin  il  l'avertit  «  qu'il  ne  sera  plus  répondu 
aux  lettres  du  consulat  de  Hollande,  et  que,  si  l'homme  indigne 
qui  en  a  la  charge  continue  à  importuner  le  vilayet,  la  Sublime 
Porte  sera  avertie  et  priée  de  faire  le  nécessaire  auprès  de  la 
légation  des  Pays-Bas  à  Constantîno pie.  »  Toutes  relations  étaient 
immédiatement  rompues  entre  le  consul  de  Hollande  et  le  vilayet. 
Quelques  jours  après,  le  consulat  d'Angleterre,  sollicité  par  les 
agens  des  compagnies  anglaises,  faisait  cause  commune  avec  le 
consulat  des  Pays-Bas.  Mais  leurs  efforts  combinés  sont  restes 
sans  résultat;  Herclotz  n'en  a  pas  moins  continué  à  distribuer 
ses  billets  de  passage.  Au  fur  et  à  mesure  qu'il  avait  un  charge- 
ment, il  télégraphiait  à  son  mandant  d'envoyer  un  navire,  et 
expédiait  les  pèlerins  à  Djeddah,  où  ils  attendaient  l'arrivée  du 
navire  pour  lequel  ils  étaient  inscrits.  On  assure  que  le  succès 
de  la  combinaison  Herclotz  a  été  pour  beaucoup  d'affréteurs  une 
véritable  ruine.  La  suppression  de  la  concurrence  a  mis  à  la  merci 
du  pseudo-musulman  tous  les  passagers  de  l'océan  Indien,  dont 
un  grand  nombre  est  mort  à  Djeddah,  attendant  en  pleine  épi- 
démie cholérique,  le  vapeur  promis  trop  lent  à  venir.  On  conçoit 
aisément  que,  pour  mener  à  bien  le  succès  de  la  combinaison 
Herclotz,  l'autorité  locale  se  soit  réservé  toute  liberté  d'action 
du  côté  des  Bédouins.  On  a  fait  taire,  par  des  distributions  de 
subsides  et  de  grains,  les  ressentimens  laissés  chez  les  tribus 
par  les  événeinens  de  l'hiver  précédent.  On  semble  même  avoir 
quelque  peu  négligé  le  pèlerin  algérien,  beaucoup  plus  récal- 
citrant que  l'Indien  ou  le  Malais,  et  qui  n'a  pas  dû  alimenter 
autrement  que  par  le  nombre  des  offrandes  la  caisse  du  grand- 
chérif. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'entreprise  Herclotz  avait  donné  en  1893 
des  résultats  très  fructueux.  Aussi,  en  1894,  voulut-on  faire 
mieux  encore,  et  le  grand-chérif  acheta  en  Angleterre  deux  na- 
vires de  fort  tonnage  qui,  peu  avant  les  fêtes,  arrivèrent  en  rade 
de  Djeddah.  Mais  la  saison  a  été  mauvaise  pour  cette  opéra- 
tion. L'un  des  navires  creva  sa  coque  sur  un  des  rochers  de  la 


LE    PÈLERINAGE    DE  '  LA.    MECQUE.  389 

rade,  puis,  quelques  jours  avant  le  Baïram,  l'ancien  vali  Ahnied- 
Ratib-Pacha  fut  destitué  brusquement  et  remplacé  par  Hassan- 
Bey,  qui  commença  par  interdire  les  prélèvemens  sur  la  location 
des  chameaux  et  la  vente  à  la  Mecque  des  billets  de  retour. 
Cette  dernière  décision  porta  le  coup  le  plus  sensible  à  l'entre- 
prise projetée,  car  le  seul  des  deux  navires  en  état  dut  partir  presque 
vide  de  passagers  payans.  La  source  des  bénéfices  était  donc 
très  compromise,  mais  on  ne  fut  pas  à  court  dexpédiens  et  on 
trouva  une  solution  tout  à  fait  élégante.  11  fut  décidé  que  tous 
les  pèlerins  javanais,  les  seuls  qu'on  osât  pressurer  à  nouveau, 
seraient  tenus  de  faire  avant  de  partir  un  cadeau  de  20  francs,  et 
que  leurs  guides  seraient  responsables  de  la  perception  de  cette 
somme.  On  empêchait  en  même  temps  les  pèlerins  récalcitrans  de 
quitter  la  Mecque  et  on  faisait  mettre  leurs  guides  en  prison. 


L'hygiène  du  pèlerinage  doit  être  considérée  au  point  de 
vue  de  l'hygiène  privée  ou  individuelle  et  à  celui  de  l'hygiène 
publique  et  internationale  ;  plus  on  fera  pour  la  première,  moins 
on  aura  à  réglementer  la  seconde.  Malheureusement,  l'hygiène 
individuelle  des  pèlerins  est  déplorable.  Ils  arrivent  à  Djeddah, 
épuisés  déjà  par  un  long  voyage  accompli  dans  des  conditions 
détestables  d'encombrement  à  bord  des  navires.  Brûlés  le  jour, 
ces  malheureux  sont  exposés  pendant  les  nuits  très  froides 
du  désert  à  de  brusques  changemens  de  température.  Un  grand 
nombre  dort  à  la  belle  étoile,  sur  la  terre  nue,  sïmprégnant  de 
miasmes  paludéens  très  souvent  pernicieux.  La  nourriture  est 
mauvaise,  hors  de  prix.  L'eau  enfin,  nous  l'avons  déjà  dit,  vendue 
partout  fort  cher,  est  souvent  saumâtre  et  exposée  à  toutes  les 
souillures  (1).  Avec  le  concours  du  refroidissement,  de  la  mi- 
sère, de  l'encombrement,  cette  eau  détermine  bientôt  la  dysen- 
terie et  ces  diarrhées  d'épuisement  qui  font  tant  de  victimes  et 
préparent  singulièrement  l'explosion  du  choléra.  Si  des  germes 
ont  été  importés,  nul  doute  que  l'eau  des  puits,  des  citernes,  souil- 
lée par  les  ablutions,  les  inliltrations,  les  outres  dont  la  surface 
velue  et  visqueuse  est  souvent  couverte  d'immondices,  nul  doute 


(1)  Il  existe  à  l'Arafat  un  grand  bassin  (Hod)  de  forme  carrée,  assez  spacieux, 
rempli  d'eau  provenant  de  la  fontaine  Eïn-Zobeïda  ;  il  est  divisé  en  cinq  parties, 
séparées  l'une  de  l'autre  par  une  construction  en  maçonnerie.  Ces  bassins  secon- 
daires servent  indistinctement  soit  à  la  boisson  des  liadjis,  soit  à  l'abreuvage  des 
chameaux,  des  chevaux,  des  ânes  et  des  mulets.  Us  servent  également  pour  le  bain 
des  hadjis,  et  comme  lavoir  pour  leurs  vêtemens. 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  cette  eau  ne  devienne  la  traînée  qui  généralisera  en  un  ins- 
tant le  fléau. 

En  1893,  le  nombre  des  pèlerins  algériens  et  tunisiens  débar- 
qués à  Djeddah  a  été  de  9085;  et  ceux  qui  ont  été  réembarqués 
à  Yambo  de  5165.  Les  Algériens  et  les  Tunisiens  ont  donc  laissé 
au  Hedjaz  plus  de  40  pour  100  des  leurs.  Encore  les  chiffres  offi- 
ciels de  la  mortalité  de  la  Mecque  et  de  Djeddah  doivent-ils  être 
majorés  dans  de  fortes  proportions,  suivant  un  coefficient  de  3, 
disent  les  uns,  5  disent  les  autres.  Les  rues  de  la  Mecque  et  de 
Djeddah  étaient,  en  1893,  littéralement  couvertes  de  morts;  on 
manquait  de  personnel  pour  les  enlever;  les  maisons  et  même 
les  coins  de  rue  étaient  encombrés  par  des  malades  pour  lesquels 
il  n'y  avait  ni  médecins  ni  médicamcns.  Dans  le  désert  qui  en- 
toure Djeddah,  on  trouvait  des  malades  ;  c'étaient  des  pèlerins 
qui  étaient  restés  en  arrière  ou  des  malades  que  leurs  compa- 
gnons de  voyage  avaient  jetés  à  bas  des  chameaux.  Ils  étaient 
condamnés  à  languir  au  grand  soleil  sans  nourriture  et  sans 
soins.  Que  leur  importait,  d'ailleurs,  puisque  tous  ceux  qui  meu- 
rent au  Hedjaz  «  montent  directement  au  ciel  et  reposent  ait 
milieu  des  jardins  verdoyans  dans  les  bras  des  houris  »  ! 

En  1894,  l'encombrement  a  été  beaucoup  moins  grand.  Il  n'est 
passé  à  Suez,  venant  du  nord,  que  moins  de  12000  pèlerins  ;  il  y 
en  avait  43000  en  1893.  Les  affréteurs  n'ont  pas  fait  de  bonnes 
affaires  :  le  prix  du  passage  (aller)  s'est  abaissé  jusqu'à  2  fr.  50 
par  tête  (demi-talari),  et  il  fallait  voir  avec  quelle  patience  les 
pèlerins  économes  attendaient  le  dernier  moment  pour  s'embar- 
quer afin  d'obtenir  le  rabais  maximum.  On  regrettait  beaucoup 
l'absence  de  nos  Algériens,  qui  d'ordinaire  sont  assez  riches  et 
dépensent  largement. 

La  commission  d'assainissement  de  la  Mecque ,  sous  la  pré- 
sidence du  haut  commissaire  ottoman,  est  formée  du  médecin 
de  Médine,  d'un  médecin  de  la  Mecque,  du  second  médecin  de 
Djeddah  et  du  médecin  musulman  de  Camaran.  Une  somme  de 
50000  piastres  (environ  11500  francs)  est  mise  par  le  gouverne- 
ment à  la  disposition  de  la  commission  qui  doit,  avec  ces  maigres 
ressources,  nettoyer  une  ville  de  plus  de  60000  âmes,  où  se  sont 
pressés  en  1893  plus  de  300000  pèlerins,  approprier  la  vallée  de 
Mouna  où  se  sont  réunis  350000  à  400  000  individus,  et  préparer 
les  fosses  où  l'on  enfouira  les  animaux  sacrifiés,  celles  enfin  où 
l'on  enterre  les  pèlerins  morts  dont  le  nombre,  prétend-on,  a 
été  en  1893  de  35  000. 

La  commission  a  donc  une  action  presque  nulle  sur  l'hygiène 


LE    PÈLERINAGE    DE    LA    MECQUE.  391 

du  pays,  et  se  contente  de  rester  dans  son  rôle  d'information. 
Aussi  l'étonnement  fut-il  grand  à  Djeddah,  au  mois  de  mars  1894, 
lorsqu'on  vit  débarquer  le  maréchal  Assad-Pacha,  envoyé  spécial 
du  sultan,  porteur,  disait-on,  d'une  somme  de  40000  livres  tur- 
ques pour  la  construction  d'asiles  et  d'hôpitaux  au  Hedjaz;  tandis 
que  jusque-là  le  gouvernement  s'était  borné  à  affecter  une  somme 
dérisoire  à  l'entretien  des  hôpitaux  et  à  l'assainissement  de  la 
voie  publique  à  la  Mecque.  Mais,  quelques  jours  après,  le  premier 
délégué  de  la  Turquie  à  la  Conférence  de  Paris  donnait  la  clef  de 
la  mission  en  déclarant,  dès  les  premières  séances,  que  les  me- 
sures qui  venaient  d'être  prises  sur  l'ordre  du  sultan,  dans  la 
Mer- Rouge  et  au  Hedjaz,  allaient  pour  ainsi  dire  au-devant  des 
idées  émises  par  les  promoteurs  de  la  Conférence.  Turkan-Bey 
ajoutait  qu'une  réorganisation  complète  était  en  train  de  s'opérer 
aussi  bien  à  Camaran,  à  Abou-Saad,  à  Vasta,  à  Elwesch  qu'à  la 
Mecque,  Médine  et  Djeddah.  La  Turquie  voulait  mettre  la  Con- 
férence en  présence  d'un  fait  accompli  pour  éviter  l'ingérence, 
toujours  redoutée,  de  l'Europe  dans  l'assainissement  du  pèleri- 
nage. Le  maréchal  Assad-Pacha,  d'après  les  déclarations  de 
Turkan-Bey,  était  déjà  à  la  Mecque  pendant  que  la  Conférence 
était  réunie.  Le  séjour  d'Assad-Pacha  à  la  Mecque,  cependant, 
ne  fut  pas  de  longue  durée.  Il  ne  put  s'entendre  avec  le  grand- 
chérif  et  le  vali  d'alors,  Ahmed-Ratif-Pacha.  Trois  mois  après  il 
fut  rappelé  à  Constantinople.  La  Conférence  de  Paris  avait  clos 
ses  séances. 

Cependant,  en  dépit  de  ces  belles  assurances,  rien  n'a  été  com- 
mencé jusqu'à  présent  à  Djeddah  !  On  a  bien  dit  qu'on  avait  jeté  à 
la  Mecque  les  fondemens  d'un  vaste  établissement  dont  les  murs 
commençaient  même  à  sortir  du  sol;  on  a  assuré  qu'une  vingtaine 
de  maçons,  sans  compter  leurs  aides,  y  travaillaient  ;  on  a  même 
vu  débarquer,  pendant  les  dernières  semaines  d'avril  1894,  une 
assez  grande  quantité  de  barres  de  fer  et  de  briques  destinées 
à  l'hôpital  de  la  Mecque.  Mais  une  partie  de  ces  matériaux  gît 
encore  sur  le  rivage  de  Djeddah.  Rien  n'a  été  fait  pour  l'hygiène. 
Il  est  à  craindre  qu'il  en  soit  longtemps  ainsi,  dans  l'état  poli- 
tique actuel  du  Hedjaz;  les  Turcs,  malgré  leur  bonne  volonté,  n'y 
peuvent  rien  ou  presque  rien  ;  s'ils  insistaient,  ils  auraient  bien 
vite  une  révolte  comme  celle  qui  a  sévi  sur  l'Yémen,  il  y  a  deux 
ans,  et  on  comprend  qu'ils  ne  s'en  soucient  guère.  J'ajouterai  que 
les  subsides  envoyés  de  Constantinople  sont  partagés  en  grande 
partie,  dans  leurs  différentes  étapes,  par  ceux  qui  sont  chargés  de 
les  utiliser  pour  le  bien  public. 

Une  étuve  a  été  transportée,  non  sans  de  grands  frais  et  de 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grandes  difficultés,  à  la  Mecque.  Son  arrivée  dans  la  ville  a 
failli  occasionner  une  révolte  parmi  les  pèlerins  et  les  Bédouins. 
Les  récits  les  plus  fantastiques  circulaient.  On  disait  que  l'étuve, 
étant  placée  sur  un  point  très  resserré  de  la  route  de  Mouna 
à  la  Mecque,  tous  les  pèlerins  à  leur  retour  des  fêtes  seraient  con- 
traints d'entrer  nus  dans  l'étuve  (110°)  pour  s'y  désinfecter  avant 
de  pouvoir  revenir  à  la  Mecque.  Cette  histoire  avait  rencontré 
un  tel  crédit  que,  dans  un  grand  nombre  de  familles  de  Djeddah 
on  s'est  abstenu  en  1894  de  conduire  les  femmes  à  la  fête,  dans  la 
crainte  qu'elles  ne  fussent  exposées  sans  voile  aux  regards  du 
public  lorsqu'elles  passeraient  dans  l'étuve.  Aussi  l'administration , 
pour  calmer  la  population,  a-t-elle  simplement  remisé  l'étuve,  sans 
même  l'enlever  du  chariot  dans  lequel  elle  avait  été  transportée. 
Les  Bédouins  survenant  alors  l'ont  à  moitié  démolie  et  reléguée 
dans  une  anfractuosité  de  la  montagne  en  crhiiil  bien  fort  qu'ils 
massacreraient  les  Turcs  eux-mêmes  s'ils  osaient  s'en  servir. 
«  Oserait-on  soupçonner  le  linge  de  leurs  épouses  et  de  leurs 
tilles?  »  Le  grand-chérif  s'excusa  très  diplomatiquement  auprès 
du  pacha  sanitaire,  et  tout  fut  dit.  Le  chérif,  au  surplus,  est  bien 
plus  occupé  de  recueillir  ses  droits  et  de  faire  écorcher  les  vic- 
times du  sacrifice  que  de  les  faire  enfouir  convenablement.  Les 
peaux  lui  rapportent  annuellement  quelques  centaines  de  mille 
francs.  C'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  faire  taire  ceux  qui 
voudraient  parler  d'hygiène.  Cependant  cette  année  les  animaux 
ont  été  enfouis  immédiatement  après  les  sacrifices,  sans  avoir  été 
dépecés.  Cette  mesure  a  donné  d'excellens  résultats. 

Les  Bédouins  ont  commis  en  1894  leurs  exploits  ordinaires 
contre  les  pèlerins.  Il  y  a  eu  même  des  coups  de  feu  échangés 
entre  Médine  et  la  Mecque  avec  l'escorte  égyptienne  du  Tapis. 
Cependant  le  nouveau  vali,  arrivé  cet  été  à  la  Mecque,  semble, 
au  moins  jusqu'ici,  avoir  à  cœur  de  faire  disparaître  une  partie 
des  abus  sur  lesquels  plusieurs  de  ses  prédécesseurs  fermaient 
les  yeux  lorsqu'ils  n'en  tiraient  pas  personnellement  profit;  il  au- 
rait notamment  fait  publier  que  la  location  des  chameaux  était 
libre,  et  que  le  pèlerin  n'aurait  rien  à  payer  en  sus  du  prix  qu'il 
débattait  directement  avec  les  chameliers. 

En  mai  1894,  la  mortalité  avait  continué  à  être  assez  forte 
parmi  les  pèlerins  qui  séjournent  dans  la  ville  sainte  ;  après 
l'avoir  attribuée  tout  d'abord  à  la  dengue,  on  a  reconnu  qu'elle 
était  due  à  des  affections  intestinales  ;  les  médecins  présens  à  la 
Mecque  en  ont  recherché  la  cause  et  ont  cru  la  trouver  dans  la 
contamination  de  l'eau  que  boivent  les  pèlerins.  L'eau  incriminée 
n'était  autre  que  l'eau  sainte,  objet  du  culte  des  pèlerins,  celle  de 


LE    PÈLERTNAGE    DE    LA    MECQUE.  393 

la  source  d'Agar,  la  célèbre  fontaine  de  Zemzem.  Sur  les  rapports 
des  médecins  le  vali  a  fait  savoir  aux  pèlerins  qu'il  les  engageait 
à  en  user  aussi  modérément  que  possible.  Mais  cet  avis  du  vali, 
mettant  en  suspicion  une  source  sacrée,  a  été  pour  les  hadjis 
un  véritable  sujet  de  scandale  et  n'a  pas  été  écouté.  Aussi  le  vali 
pas  plus  que  le  grand-chérif  n'oseront-ils  jamais,  de  peur  de  pro- 
voquer un  soulèvement,  fermer  l'accès  de  la  source  placée  dans 
l'enceinte  même  de  la  grande  mosquée,  but  du  pèlerinage  (1). 
On  voit  par  là  combien  sont  difficiles  à  régler  toutes  les  ques- 
tions de  salubrité  et  d'hygiène  qui  touchent  à  cet  exode  annuel 
du  monde  musulman  vers  les  villes  saintes,  et  que  la  bonne  vo- 
lonté des  autorités  ottomanes  elles-mêmes  sera  souvent  exposée  à 
échouer  devant  l'ignorance  et  le  fanatisme  de  la  foule  qui  ne  veut 
souffrir  aucune  atteinte  aux  traditions  qu'elle  vénère,  et  aux 
usages  séculaires  qu'elle  est  habituée  à  observer.  En  1893,  on 
savait  un  mois  avant  les  fêtes  que  le  choléra  sévissait  à  la  Mecque; 
2000  à  3000  pèlerins  qui  attendaient  à  Suez  n'en  sont  pas  moins 
partis  ;  il  paraît  qu'en  les  empêchant  on  eût  commis  un  véritable 
sacrilège.  Il  est  politiquement  et  matériellement  impossible  d'em- 
pêcher le  pèlerinage.  Du  moins  les  puissances  doivent-elles  veiller 
à  ce  que  les  pèlerins  soient  placés  à  l'aller  et  au  retour  dans  les 
meilleures  conditions  possibles.  En  les  rendant  plus  forts,  on  les 
rendra  plus  aptes  à  résister  à  des  maladies  qu'ils  ne  nous  rappor- 
teront pas.  Plus  on  fera  pour  le  pèlerin,  et  moins  on  aura  à  faire 
contre  lui. 

A.  Proust. 


(1)  Dans  une  conférence  faite  à  la  Société  littéraire  mahométane  de  Calcutta,  le 
Dr  Hart,  de  Londres,  appela  l'attention  du  Sultan  et  des  mahométans  éclairés  sur  le 
danger  créé  par  les  ablutions  pratiquées  avec  l'eau  de  Zemzem  et  proposa  de  la  rem- 
placer par  l'eau  pure  de  l'Arafat.  Mais  le  président  fit  observer  qu'il  s'agissait  là 
d'un  rite  sacré  que  les  ulémas  seuls  avaient  le  droit  de  modifier. 


LES  CHEMINS  DE  FER 

AUX   ÉTATS-UNIS 


«  En  Europe  la  question  est  de  créer  des  chemins  de  fer,  en 
Amérique,  de  les  tenir  sous  la  domination  de  la  loi  (to  control 
thcm).  »  Telle  est,  dans  son  expression  forcée,  mais  caractéris- 
tique, l'opinion  que  nous  avons  souvent  entendu  émettre  aux  Etats- 
Unis,  non  sans  y  trouver  d'ordinaire  une  nuance  de  dédain  pour 
le  vieux  monde.  Un  coup  d'œil  jeté  sur  les  progrès  et  l'état  actuel 
des  chemins  de  fer  dans  l'Union  nord-américaine  nous  permettra 
de  voir  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  cette  parole. 

Le  premier  chemin  de  fer  a  été  entrepris  en  Amérique  en  d  827  ; 
vingt  ans  plus  tard  les  Etats-Unis  ne  comptaient  encore  que 
14000  kilomètres  de  lignes  ferrées  ;  aujourd'hui  le  réseau  com- 
prend 2cS2000  kilomètres,  soit  un  quart  de  plus  qu'en  Europe, 
pour  une  superficie  territoriale  plus  petite  du  sixième  et  pour 
une  population  cinq  fois  moindre  ;  c'est  le  réseau  le  plus  serré  qui 
soit  au  monde.  Depuis  l'ouverture  de  la  première  ligne  transcon- 
tinentale, célébrée  solennellement  à  Promontory  Point  le  10  mai 
1869,  cinq  nouvelles  voies  ont  percé  les  Rocheuses  de  part  en 
part  et  assuré  ainsi  l'union  des  Etats  du  Pacifique  au  reste  du  ter- 
ritoire, sans  compter  leur  rival  du  Nord,  le  Canadian  Pacific  rail- 
way,  qui  a  doté  le  commerce  du  globe  d'une  nouvelle  grande  route 
et  fait  l'Extrême-Occident  de  l'Extrême-Orient.  De  tous  côtés  la 
fièvre  du  mouvement  étonne  des  yeux  européens.  Voyez  chacun 
des  marchés  de  l'ouest,  chacun  des  centres  manufacturiers  de 
l'est  des  Etats-Unis  :  autour  d'eux  c'est  un  rayonnement  extraor- 
dinaire et  indescriptible  de  lignes  enchevêtrées  qui  se  divisent, 
se  coupent,  se  multiplient  et  fuient  dans  toutes  les  directions, 


LES    CHEMINS    DE    FEU    AUX   ÉTATS-UNIS.  395 

malgré  tous  les  obstacles,  rendant  sans  cesse  plus  féconde  l'activité 
qu'elles  desservent.  De  New-York  à  Chicago,  neuf  compagnies  prin- 
cipales se  disputent  le  trafic  des  voyageurs,  et  les  visiteurs  de  la 
World1  s  columbian  Exhibition  ont  déjà  dit  par  quel  luxe  de  con- 
fort et  de  mauvais  goût  elles  attirent  la  clientèle.  Les  commerçans 
choisissent  entre  vingt  routes  pour  leurs  expéditions  entre  les 
grands  ports  de  l'Atlantique  et  la  capitale  de  l'Illinois  ;  deux  de 
ces  lignes  portent  une  quadruple  voie  sur  la  moitié  de  leur  lon- 
gueur, et  le  mouvement  de  marchandises  du  Pennsylvania  railroad 
est  près  de  quatre  fois  supérieur  à  celui  de  notre  réseau  du  Nord. 
Le  capital  des  compagnies  représente  le  dixième  de  la  fortune 
totale  de  la  nation. 

Les  progrès  merveilleux  réalisés  par  l'industrie  des  transports 
aux  Etats-Unis  s'expliquent  par  le  rôle  essentiel  que  les  chemins 
de  fer  ont  joué  dans  le  développement  du  territoire,  et  par  l'in- 
fluence prépondérante  qu'ils  exercent  dans  la  vie  économique  du 
pays.  Ces  conditions  et  cette  importance  toutes  spéciales  sont  assez 
bien  mises  en  relief  par  la  très  grande  part  d'intérêt  qu'attachent 
aux  railroad  matters  les  journaux  et  le  gros  public  ;  elles  ne 
semblent  pas  avoir  été  toujours  appréciées  à  leur  valeur  par  nos 
voisins  d'outre-Manche,  grands  contempteurs  des  yankee  rails  par 
orgueil  de  leurs  home  rails.  En  Amérique,  le  chemin  de  fer  est 
le  premier  et  le  principal  facteur  du  travail  de  la  colonisation  : 
pour  ouvrir  un  territoire  nouveau,  on  commence  par  y  jeter  une 
voie  ferrée,  le  colon  vient  ensuite,  il  occupe  et  met  en  valeur  les 
terres  riveraines,  et  l'élément  de  trafic  qu'il  apporte  à  la  ligne 
paie  la  compagnie  du  service  qu'elle  lui  a  rendu.  C'est  donc  véri- 
tablement le  chemin  de  fer  qui  crée  le  pays,  et  c'est  bien  à  lui 
que  les  Américains  doivent  le  succès  prodigieux  de  leur  dévelop- 
pement national.  Ils  lui  doivent  autre  chose  encore.  Dans  ces  ter- 
ritoires immenses  où  les  richesses  naturelles  sont  si  variées,  les 
progrès  de  l'industrie  des  transports  ont  permis  d'assurer  dans 
chaque  région  le  maximum  d'utilisation  de  ses  forces  propres,  et 
de  localiser  chaque  nature  de  production  là  où  elle  rencontre  les 
conditions  les  plus  favorables.  Ainsi  chaque  Etat  a  sa  spécialité 
économique  :  le  Minnesota  est  l'Etat  du  blé,  l'Iovva  le  pays  du  maïs, 
le  Nebraska  fait  de  la  viande.  Nulle  part  la  distance  entre  le  pro- 
ducteur et  le  consommateur  n'est  plus  grande,  nulle  part  la  ques- 
tion des  prix  de  transport  n'a  un  intérêt  plus  général,  nulle  part 
le  commerce  intérieur  n'est  plus  étroitement  sous  la  dépendance 
des  chemins  de  fer.  Le  développement  extraordinaire  des  chemins 
de  fer  américains  depuis  un  demi-siècle  est,  à  la  vérité,  moins 
remarquable  que  ne  l'est  à  l'heure  actuelle  l'empire  colossal  de 
leur  puissance  économique  et  financière. 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  résultat  a  été  l'œuvre  de  la  seule  initiative  privée  et  libre. 
Un  caprice  de  la  fortune  a  voulu  qu'aux  Etats-Unis  les  rares  ten- 
tatives de  concours  financier  des  pouvoirs  publics  fussent  presque 
toujours  frappées  de  stérilité  ou  ne  profitassent  qu'à  la  spécula- 
tion ;  le  succès  est  réservé  à  l'effort  individuel.  En  revanche, 
celui-ci  est  singulièrement  énergique,  violent  même,  audacieux 
à  l'excès,  et  sa  fécondité  merveilleuse  ne  saurait  trouver  de  plus 
splendide  témoignage  que  l'admirable  expansion  des  chemins  de 
fer  dans  le  territoire  de  l'Union.  A  l'heure  où  tant  de  nations 
européennes  semblent  admettre  l'ingérence  toujours  crois- 
sante de  l'Etat  dans  les  diverses  fonctions  de  la  vie  sociale  ;  à  la 
veille  du  jour  où  l'application  pratique  d'une  force  supérieure  à 
la  vapeur  va  peut-être  révolutionner  encore  une  fois  le  monde 
économique;  l'attention  se  sent  attirée  vers  cette  œuvre  d'acti- 
vité  individuelle  et  d'association  volontaire.  L'objet  de  cette 
étude  est  d'exposer  le  régime  de  liberté  et  de  concurrence  auquel 
est  soumise,  aux  Etats-Unis,  l'industrie  des  chemins  de  fer,  en 
l'envisageant  d'abord  dans  la  construction,  puis  dans  l'exploita- 
tion des  lignes,  en  signalant  ensuite  ses  conséquences  dans  les 
rapports  des  chemins  de  fer  avec  le  public  et  la  législation,  et  ses 
résultats  dans  l'organisation  et  la  gestion  intérieure  des  compa- 
gnies. 


1 


En  fait  sinon  en  droit,  la  plus  grande  liberté  préside  à  la  créa- 
tion des  chemins  de  fer  aux  Etats-Unis  :  l'autorité  confère,  en 
pratique,  le  privilège  de  l'investiture  légale  à  toute  entreprise  for- 
mée selon  les  statuts  locaux  ;  c'est  le  «  laissez  faire  »,  moins,  à  la 
vérité,  l'indifférence  pour  ce  qui  se  fait.  Ce  régime,  aussi  vieux 
que  les  premières  voies  ferrées,  n'est  pas  le  résultat  d'un  principe 
posé  a  priori  par  les  pouvoirs  publics,  mais  s'est  établi  tout  natu- 
rellement, comme  le  système  le  plus  simple,  au  même  titre  que 
le  «  laissez  passer  »  dans  le  commerce  intérieur.  La  même  liberté 
ou,  si  l'on  veut,  la  même  licence,  a  existé  en  Angleterre  lors  de  ce 
qu'on  a  appelé  la  période  de  la  folie  des  chemins  de  fer,  mais  elle 
dura  peu,  et  les  gros  frais  des  enquêtes,  qui  absorbèrent  le 
dixième  du  capital  des  compagnies,  eurent  vite  fait  de  mettre  à  la 
raison  les  spéculateurs  les  plus  entreprenans.  En  Amérique,  l'im- 
mensité des  territoires  à  coloniser  et  l'absence  de  routes  terres- 
tres firent  tout  d'abord  un  devoir  aux  législatures  de  faciliter  la 
construction  des  lignes  ferrées  ;  on  n'ouvrit  pas  le  trésor  public, 
mais  on  débarrassa  de  toute  entrave  légale  la   constitution  des 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX    ÉTATS-UNIS.  397 

compagnies,  et  c'est  cette  politique  favorable,  mais  réservée,  qui 
a  subsisté  depuis  lors. 

La  concession,  au  sens  européen  du  mot,  c'est-à-dire  l'exploi- 
tation d'un  monopole  conféré  par  l'Etat  sous  certaines  condi- 
tions, est  chose  inconnue  en  Amérique;  la  charter,  pure  formalité 
commerciale,  est  l'acte  constitutif  de  toute  société  anonyme,  rendu 
par  la  législature  qui,  seule,  a  le  droit  de  créer  des  personnes  mo- 
rales à  existence  collective  et  perpétuelle.  Cet  acte  reconnaît  et 
détermine  officiellement  la  ligne  à  construire,  accorde  à  la  com- 
pagnie le  droit  d'expropriation,  sans  lui  attribuer  d'ailleurs  mono- 
pole ni  privilège  d'aucune  sorte;  en  revanche,  on  l'obtient  sans 
condition.  Pas  d'enquête  d'utilité  publique,  si  ce  n'est  dans  quelques 
États  de  l'Est  où  cette  mesure  est  d'ailleurs  illusoire  :  on  s'en 
rapporte  aux  fondateurs  pour  apprécier  si  la  ligne  doit  être  pro- 
ductive, c'est-à-dire  utile.  Les  législatures  fixent  le  montant  du 
capital  de  la  compagnie,  mais  leurs  exigences  sont,  d'habitude,  fort 
modestes  à  cet  égard  ;  c'est  ainsi  que  MM.  Leland  Stanford, 
G.  P.  Huntington  et  G.  F.  Crocker  ont  pu  entreprendre  la  con- 
struction du  Central  Pacific  railroad  avec  moins  de  deux  cent  mille 
dollars  dans  leurs  poches  ;  le  versement  du  capital  n'est  contrôlé 
que  par  les  intéressés,  s'ils  le  peuvent.  Enfin  la  charter  est  tout 
particulièrement  exempte  des  charges  et  obligations  multiples 
qui  font  qu'en  Europe  les  pouvoirs  publics  semblent  souvent 
chercher  à  détruire  par  le  menu  les  privilèges  qu'ils  accordent  en 
bloc  à  leurs  concessionnaires.  On  voit  qu'en  pratique  l'industrie 
des  chemins  de  fer  est  aussi  largement  ouverte  que  toute  autre 
branche  d'industrie  à  l'initiative  de  chacun. 

Grâce  à  ce  régime  extrême  de  liberté  sans  contrôle,  le  travail 
de  la  construction  du  réseau  rassembla  dès  l'origine  toutes  les 
forces  dont  le  pays  pouvait  disposer;  d'autres  causes  contri- 
buèrent en  même  temps  à  attirer  dans  cette  voie  l'ardeur  de  l'esprit 
d'entreprise.  Ce  fut  d'abord  le  développement  extraordinaire  en 
population  et  en  richesse  de  ce  peuple  aujourd'hui  dans  la  force 
de  sa  virilité,  ce  sont  ces  progrès  menés  à  pas  de  géans  dont  le 
Census  signale,  de  décade  en  décade,  la  trace  à  l'étonnement  du 
vieux  monde,  et  qui  se  traduisent  par  la  demande  toujours  crois- 
sante de  moyens  de  transport.  Dans  l'Ouest  les  grands  mouve- 
mens  d'activité  colonisatrice  et  de  spéculation  immobilière,  les 
booms  of  the  eighties,  donnèrent  l'essor  à  une  extension  sans 
limite  des  voies  ferrées  dans  la  vaste  étendue  des  terres  libres 
que  chacun  s'arrachait.  Tentée  par  les  rapides  profits  à  tirer  d'un 
pays  naissant,  soutenue  par  la  spéculation,  la  construction  des 
lignes  nouvelles  trouvait  encore  un  élément  d'excitation  dans 
les  rivalités  d'influence  qui  s'établissaient  alors  entre  les  diverses 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compagnies.  Pour  chacune  d'elles,  il  s'agissait  d'ouvrir  la  pre- 
mière la  route  vers  les  régions  d'avenir,  d'en  prendre  possession 
et  d'empêcher  les  autres  d'y  pénétrer;  dans  l'ardeur  de  la  concur- 
rence on  ne  reculait  devant  aucun  moyen,  et  on  raconte  qu'en 
1 871  les  ouvriers  du  Denver  and  Rio  Grande  railroad  engagèrent 
des  luttes  à  main  armée  avec  les  équipes  de  F  Atchison  pour  l'occu- 
pation d'un  défilé  dans  les  Montagnes  Rocheuses,  la  Royal  Gorge 
of  the  Arkansas.  Ces  luttes  de  guérillas  n'étaient  pas  rares,  dit- 
on,  à  une  certaine  époque,  et  on  les  a  vues  se  reproduire  en 
1891  dans  les  Black  Hills. 

On  devine  par  ces  exemples  quel  degré  d'intensité  put  atteindre 
la  fièvre  de  la  construction  à  certaines  époques,  surtout  dans  la 
période  qui  suivit  la  guerre  de  Sécession  jusqu'à  la  crise  de 
1873,  puis  une  fois  cette  crise  passée.  Dans  la  seule  année  1882, 
le  réseau  s'allongea  de  plus  de  17000  kilomètres,  la  moitié  de 
notre  système  français  ;  on  construisait  aussi  vite  qu'on  emprun- 
tait, quelquefois  même  plus  vite  ;  il  n'était  pas  rare  de  voir  une 
compagnie  ouvrir  en  douze  mois  six  cents  kilomètres  de  lignes 
nouvelles.  C'était  l'âge  d'or  de  l'industrie  des  chemins  de  fer; 
mais  ce  fut  en  même  temps  l'ère  des  entraînemens  irrésistibles, 
des  spéculations  malsaines  et  des  rivalités  déplorables,  c'est-à-dire 
des  grandes  erreurs  économiques  qui  donnèrent  naissance  à  la 
surproduction  des  moyens  de  transport. 

Cette  surproduction  des  voies  ferrées  était  en  effet  la  consé- 
quence inévitable  de  l'étonnante  impassibilité  des  pouvoirs  publics 
devant  ce  débordement  de  l'activité  d'entreprise.  Toujours  égoïste, 
l'initiative  privée  a  besoin  d'une  direction  supérieure  pour  mar- 
cher dans  le  sens  des  intérêts  généraux  ;  elle  est  capable  d'excès  ; 
en  Amérique  elle  ignore  volontiers  l'économie  et  se  soucie  d'abord 
de  faire  grand.  C'est  surtout  dans  la  période  de  1880  à  1888 
que  les  Américains  se  lancèrent  avec  une  légèreté  incompréhen- 
sible dans  la  construction  des  chemins  de  fer  inutiles.  Es- 
comptant trop  haut  les  progrès  du  trafic  général  et  le  dévelop- 
pement des  territoires  nouveaux,  on  entreprit  aveuglément  des 
extensions  prématurées  qui  ne  pouvaient  subsister  qu'aux  dépens 
des  lignes  préexistantes  ou  à  ceux  du  public  ;  l'offre  des  moyens 
de  transport  dépassa  rapidement  la  demande.  Ainsi  les  régions 
agricoles  du  Nord-Ouest,  les  plus  favorisées  par  la  colonisation 
depuis  quinze  ans,  sont  aussi  celles  qui  souffrent  le  plus  de 
l'excès  de  la  construction.  Puis  l'ambition  et  les  rivalités  portèrent 
bien  des  compagnies  à  vouloir  se  rendre  indépendantes  en  se  créant 
leurs  lignes  particulières  le  long  des  grandes  directions  de  trafic, 
alors  même  que  celles-ci  étaient  déjà  abondamment  desservies.  En- 
fin et  surtout  les  entreprises  de  chemin  de  fer  eurent  tendance 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX   ÉTATS-UNIS.  399 

à  devenir  une  œuvre  de  pure  spéculation.  Ce  fut  une  industrie 
nouvelle  de  construire  entre  deux  points  donnés  une  ligne  paral- 
lèle à  celle  d'une  compagnie  déjà  vieille,  bien  établie  et  rému- 
nératrice pour  en  divertir  le  trafic  et  en  partager  les  bénéfices; 
c'est  l'histoire  du  West  Shore ,  c'est  celle  du  Nickel  Plate  (1). 
D'audacieux  aventuriers  commirent  encore  cet  attentat  à  la  pro- 
priété d'autrui  dans  la  simple  intention  de  se  faire  acheter,  car 
c'était  l'unique  moyen  d'en  finir  avec  les  «  pirates  »  ;  pour  d'autres 
enfin  la  construction  de  lignes  nouvelles  n'était  qu'un  prétexte  à 
s'enrichir  aux  frais  de  trop  naïfs  prêteurs.  Cette  immobilisation  de 
capitaux  improductifs,  ce  gaspillage  de  la  fortune  publique,  furent 
profondément  regrettables,  et  les  Américains  sont,  en  dépit  de 
leur  «  mégalomanie  »  nationale,  les  premiers  à  les  déplorer  au- 
jourd'hui. De  longues  années  se  passeront  sans  doute  avant  que 
l'accroissement  de  la  richesse  générale  n'apporte  sa  compensation 
aux  sacrifices  prématurés  que  le  pays  s'est  imposés  avec  tant  d'in- 
souciance. En  attendant,  l'opinion  publique  s'en  prend  aux  légis- 
latures locales  de  n'avoir  pas  su  modérer  les  abus  de  la  construc- 
tion, et  ceux-là  mêmes  qui  ont  le  plus  profité  du  régime  de  la 
liberté  sans  limite,  vantent  maintenant  les  avantages  d'un  sys- 
tème plus  restrictif.  Les  Etats-Unis  sont  peut-être  le  pays  du 
monde  où  l'on  peut  espérer  que  les  leçons  du  passé  serviront 
le  plus  pour  l'avenir;  aujourd'hui  les  circonstances  ne  semblent 
plus  être  propices  et  les  mœurs  ne  seraient  plus  favorables  au 
retour  d'une  nouvelle  crise  de  surproduction  des  voies  ferrées. 

II 

Une  fois  construits,  il  faut  que,  nécessaires  ou  non,  tous  les 
chemins  de  fer  s'exploitent,  il  faut  qu'ils  vivent  :  les  Américains, 
qui  font  voyager  les  maisons,  ne  transplantent  pas  encore  les 
voies  ferrées  avec  leur  matériel  d'une  région  à  l'autre.  Or, 
comme  dans  toute  industrie  libre,  la  surabondance  de  l'offre 
engendre  la  compétition  entre  les  producteurs,  nous  dirons  ici 
les  transporteurs;  la  concurrence  dans  l'exploitation  fait  donc 
nécessairement  suite  à  la  concurrence  dans  la  construction,  et, 
comme  on  l'a  dit,  l'état  de  guerre  est  la  condition  naturelle  et 
normale  des  compagnies  les  unes  à  l'égard  des  autres.  Dans 
cette  lutte  pour  la  vie,  les  compagnies  belligérantes  ont  deux 

(1)  Surnom  par  lequel  les  Américains  désignent  le  New  York  Chicago  and  Saint 
Louis  railroad.  L'usage  des  nicknames  pour  les  compagnies  de  chemins  de  fer  est  ' 
très   fréquent  aux  États-Unis.  Le   Cleveland  Cincinnati  Chicago  and  Saint  Louis 
railroad  n'est  connu  que  sous  le  nom  du  big  four,  et  les  journaux  ne  désignent 
jamais  le  Chicago  Saint  Paul  and  Kansas  city  railroad  que  comme  le  maple  leaf. 


400  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

armes  à  leur  disposition  :  en  cas  d'hostilités  déclarées,  les  abais- 
semens  de  tarifs,  les  discriminations  dans  les  rivalités  de  diplo- 
matie. Les  discriminations  sont  des  avantages  secrets  accordés 
par  une  compagnie  à  de  gros  expéditeurs  pour  gagner  leur  clien- 
tèle, qu'on  dissimule  en  général  sous  couleur  de  commissions, 
drawbacks,  tarifs  spéciaux;  ils  profitent  en  même  temps  aux  com- 
pagnies et  aux  industriels  qui  contractent  cette  alliance  offen- 
sive en  permettant  aux  uns  et  aux  autres  d'évincer  sûrement 
leurs  concurrens.  C'est  le  gros  public,  plus  scrupuleux  ou  moins 
habile,  qui  supporte  les  conséquences  de  ces  petits  pactes  de 
trahison.  Un  bon  exemple  du  procédé  nous  est  fourni  par  la 
Standard  oil  company,  qui  se  fit  faire  en  dix-huit  mois  pour  plus 
de  10  millions  de  dollars  de  réductions  sur  les  tarifs  entre  Gleve- 
land  ou  Pittsburg  et  les  ports  de  l'Atlantique,  et,  grâce  à  l'habileté 
de  ses  négociations  avec  les  diverses  compagnies,  acquit  en  1878 
le  monopole  absolu  du  pétrole  aux  Etats-Unis.  La  pratique  de 
cette  concurrence  secrète,  désastreuse  pour  les  compagnies 
rivales,  et  qui  dépassait  souvent  les  bornes  du  fair  trade,  a  beau- 
coup diminué,  sans  disparaître  tout  à  fait,  depuis  qu'elle  a  été 
prohibée  en  1887  par  un  acte  du  Congrès,  Y  Interstate  commerce  act. 
Au  contraire  le  droit  des  gens  économique  reconnaît  et  voit 
avec  faveur  l'autre  forme  de  la  concurrence,  la  guerre  de  tarifs 
ouvertement  déclarée  et  conduite  au  grand  jour,  laquelle  forme 
la  common  law  des  relations  entre  compagnies  et  donne  lieu  en 
pratique  aux  excès  les  plus  déplorables.  Pendant  les  périodes 
mêmes  de  construction  à  outrance,  ces  conflits  sévirent  avec 
rage,  se  propageant  par  une  sorte  de  contagion  endémique  d'un 
bout  à  l'autre  du  territoire,  véritables  crises  industrielles  où 
chacun  semblait  n'avoir  plus  qu'un  but,  ruiner  à  tout  prix  ses 
rivaux  par  l'abaissement  indéfini  des  tarifs.  Pendant  les  «  batailles 
de  géans  »  qui  se  livrèrent  entre  les  trunk  Unes  (1),  on  put  aller, 
sur  le  Pennsylvanien,  de  New- York  à  Saint-Louis  pour  la  somme 
d'un  dollar;  en  1884  le  West  Shore  entreprit  contre  le  New  York 
Centrai  une  campagne  de  réductions  de  tarifs  qui  dura  une  année 
entière;  le  Lake  Shore,  celle  des  compagnies  américaines  qui 
peut  exploiter,  dit-on,  au  meilleur  marché,  lutta  pendant  plus 
de  deux  ans  pour  réduire  le  Nickel  Plate  à  la  famine  et  l'amener 
à  capituler.  Ruineuses  pour  la  compagnie  qui  reste  sur  le  car- 
reau et  qu'on  rachète  en  général  à  vil  prix,  ces  guerres  coûtent 
presque  autant  au  vainqueur,  qui,  par  les  réductions  exagérées 
des  tarifs,  gaspille  en  quelques  semaines  de  luttes  les  bénéfices 

(1)  On  désigne  habituellement,  aux  États-Unis,  sous  le  nom  de  trunk  Unes,  les 
grandes  lignes  ferrées  qui  réunissent  aux  ports  de  l'Atlantique  les  doux  grands 
centres  de  Saint-Louis  et  Chicago. 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX    ETATS-UNIS. 


401 


accumulés  de  plusieurs  années.  La  violence  des  crises  de  concur- 
rence aiguë  s'est  à  la  vérité  un  peu  adoucie  à  l'heure  actuelle; 
aux  guerres  à  outrance  ont  généralement  succédé  les  rencontres 
de  partisans,  et  aux  batailles  rangées  les  conflits  d'avant-gardes. 
Mais  l'hostilité  latente  des  compagnies  dans  leurs  rapports  réci- 
proques reste  toujours  en  éveil  ;  sans  cesse  elle  fait  ressortir  les 
points  faibles  sur  lesquels  des  luttes  de  tarifs  s'engagent,  courtes 
d'ordinaire,  mais  aussi  plus  répétées,  — les  journaux  en  annoncent 
chaque  jour  de  nouvelles.  Amorcées  à  tout  instant  par  un  petit 
nombre  de  compagnies  turbulentes  dont  la  réputation  à  cet  égard 
est  faite  aux  Etats-Unis,  elles  sont  toujours  préjudiciables  à  qui 
s'y  laisse  entraîner,  et  peuvent  devenir  fort  dangereuses  pour  les 
compagnies  capitalisées  à  l'excès  ou  pour  celles  que  leur  situation 
financière  met  d'autre  part  en  péril.  Ainsi  la  faillite  du  Northern 
Pacific  railroad,  survenue  en  août  1893,  est  sans  doute  due  en 
grande  partie  à  la  concurrence  incessante  du  Great  Northern,  son 
rival  septentrional. 

La  législation  a  toujours  favorisé  dans  son  principe  la  con- 
currence légitime  entre  les  chemins  de  fer  aux  Etats-Unis.  Ainsi 
elle  a  prohibé  les  associations  de  trafic,  interdit  la  fusion  des 
lignes  parallèles.  Rien  ne  protégeait  donc  les  compagnies  contre 
elles-mêmes  :  elles  durent  chercher  de  leur  propre  mouvement  à 
remédier  aux  excès  de  la  concurrence  dont  elles  souffraient,  et  de 
ces  tentatives  ont  résulté,  d'une  part,  la  constitution  des  grands 
réseaux  ou,  comme  on  dit  en  Amérique,  la  consolidation;  d'autre 
part,  les  essais  d'association  dans  le  trafic. 

Depuis  une  trentaine  d'années,  le  mouvement  de  consolidation, 
la  concentration  progressive  des  lignes  nombreuses  et  indépen- 
dantes en  quelques  vastes  systèmes,  s'est  fait  sentir  aux  Etats-Unis 
avec  une  intensité  remarquable ,  suivant  une  marche  plus  rapide  que 
la  construction  même  dos  voies  ferrées.  Cette  tendance  s'explique 
d'abord  en  Amérique,  comme  elle  fait  en  Europe,  par  les  mêmes 
causes  que  la  formation  de  la  grande  industrie,  dont  elle  est  un  cas  ; 
elle  répond  aux  exigences  des  grands  mouvemens  commerciaux 
qui  demandent  la  création  de  grandes  lignes  correspondantes; 
enfin  et  surtout  elle  offre  un  moyen  coûteux,  mais  décisif,  de 
mettre  un  terme  aux  concurrences  locales  trop  ardues.  De  fait, 
sur  les  1 785  compagnies  légalement  constituées  au  Ie1' juillet  1891 
dans  l'Union  nord-américaine,  709  seulement  ont  une  existence 
indépendante,  et,  parmi  ces  dernières,  41  exploitent  à  elles  seules 
56  pour  100  de  la  longueur  totale  du  réseau,  soit  151  672  kilomè- 
tres. Encore  ces  chiffres  officiels  ne  donnent-ils  pas  une  expres- 
sion exacte  de  la  situation,  parce  qu'ils  considèrent  comme  unités 
séparées  des  compagnies,  —  telles  que  les  diverses  lignes  Vander- 
tome  cxxix.  —  1895.  26 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bilt,  ou  la  Pennsylvania  company  dans  le  réseau  du  Pennsylva- 
nien,  qui,  —  tout  en  ayant  une  organisation  distincte,  font  cepen- 
dant partie  intégrante  d'un  même  système.  Le  réseau  Vanderbilt 
s'étend  aujourd'hui  sur  près  de  25000  kilomètres  de  lignes  fer- 
rées; FAtchison  embrasse  14400  kilomètres,  et  le  système  Penn- 
sylvanien  plus  de  12  600.  Parmi  les  traits  caractéristiques  de  ces 
grands  réseaux,  il  faut  remarquer  leur  formation  extraordinaire- 
ment  hétérogène  et  leur  constitution  fédérative.  La  plupart 
d'entre  eux  ont  une  origine  fort  modeste  :  FAtchison,  par  exemple, 
se  constitua  pour  réunir  deux  obscures  petites  villes  du  Kansas  ; 
le  Lonisville  and  Nashville  n'eut  d'abord  que  185  milles  de  lon- 
gueur, et  dans  le  principe,  le  Pennsylvania  railroad  devait  seule- 
ment aller  de  Harrisburg  à  Pittsburg.  La  fusion  des  lignes  con- 
currentes étant  interdite  par  la  législation  dans  la  plupart  des 
Etats,  les  compagnies  s'étendirent  surtout  par  voie  de  prise  à 
bail  comme  en  Angleterre,  d'acquisition  de  lignes  tombées  en 
faillite,  ou  par  control,  c'est-à-dire  achat  de  tout  ou  partie  des 
actions  d'une  compagnie  secondaire.  Un  grand  système  comprend 
donc  presque  toujours  un  certain  nombre  de  lignes  subsidiaires 
louées,  achetées  ou  «  contrôlées  »,  groupées  autour  du  réseau 
propre  que  représente  le  capital  originaire  de  la  compagnie  prin- 
cipale, ce  réseau  propre  étant  parfois  fort  peu  important  eu  égard 
à  l'ensemble  :  ainsi  le  Baltimore  and  Ohio  ne  possède  en  propre 
que  539  milles  de  lignes  sur  un  réseau  total  de  4161  milles.  Quel- 
quefois même,  —  c'est  ce  qui  se  passe  pour  la  Pennsylvania  com- 
pany et  la  Southern  Pacific  company,  —  la  compagnie  principale 
n'a  pas  de  réseau  propre  et  se  contente  d'exploiter  des  lignes 
prises  à  bail  ou  «  contrôlées  » ,  substituant  son  crédit  à  celui  des 
lignes  subsidiaires  et  formant  ainsi  une  sorte  de  «  trust  » . 

Des  systèmes  composés  d'élémens  aussi  divers  ne  sont  évi- 
demment pas  toujours  immuables  et  indissolubles.  Il  en  est  qui 
répondent  si  bien  aux  nécessités  des  courans  commerciaux  qu'il 
n'y  a  aucune  raison  de  soupçonner  la  vraisemblance  de  leur  dés- 
agrégation. En  revanche,  on  a  vu  souvent  des  unions  d'apparence 
brillante  se  rompre  violemment  par  l'effet  de  spéculations  témé- 
raires :  citons  par  exemple  celle  qui  a  placé  un  instant  en  1892 
quatre  compagnies  de  chemins  de  fer  charbonniers  sous  le  pa- 
tronage de  M.  Mac  Leod  et  du  Philadelphia  and  Reading ,  et  qu'au 
bout  de  quelques  mois,  tout  le  monde  se  trouva  intéressé  à  dis- 
soudre. Le  travail  de  la  consolidation,  entrepris  prématurément 
dans  le  Sud  et  dans  l'Ouest  par  la  constitution  de  systèmes  trop 
grands  et  sans  forces,  est  loin  d'être  terminé  aujourd'hui,  et  ses 
résultats  actuels  ne  doivent  pas  être  considérés  comme  définitifs. 
Ce  mouvement  donnera  encore  lieu  à  des  remaniemens  profonds, 


LES    CHEMINS    DE    FEH    AUX    ÉTATS-UNIS.  403 

à  des  secousses  violentes,  et  se  continuera  pendant  de  longues 
années  au  delà  même  du  jour  où  le  réseau  américain  aura  gagné 
son  point  de  maturité.  Un  temps  viendra  sans  doute  où,  les  grandes 
lignes  du  Pacifique  ayant  opéré  d'une  manière  ou  d'une  autre 
leur  fusion  avec  les  Trunk  Unes  de  l'est,  le  réseau  entier  se  trou- 
vera partagé  en  huit  ou  dix  systèmes  embrassant  l'ensemble  du 
territoire  des  États-Unis. 

La  formation  des  grands  réseaux  n'a  pas  supprimé  la  concur- 
rence, mais  l'a  seulement  transportée  sur  un  autre  terrain;  pure- 
ment locale  et  dispersive  quand  ces  réseaux  eux-mêmes  étaient 
encore  courts  et  très  fragmentés,  celle-ci  s'est  peu  à  peu  concen- 
trée sur  les  routes  importantes  du  commerce  et  faite  plus  ardue 
que  jamais  entre  les  grandes  compagnies  maintenant  plus  résis- 
tantes. Les  compétiteurs  étant  devenus  moins  nombreux,  on  se 
demanda  dès  lors  si  l'entente  commune  n'était  pas  chose  possible, 
et  effectivement,  vers  1876,  les  compagnies  cherchèrent  à  rem- 
placer la  concurrence  dans  l'exploitation  par  l'association  dans 
le  trafic  :  les  premiers  pools  se  constituèrent.  Les  pools,  qui  fonc- 
tionnent depuis  longtemps  en  Grande-Bretagne  sous  le  nom  de 
joint  pur  se  srj  stem,  sont  des  associations  par  lesquelles  les  compa- 
gnies concurrentes  se  répartissent  le  trafic  à  l'amiable,  déter- 
minent d'un  commun  accord  les  tarifs  à  percevoir,  et  s'engagent 
à  se  tenir  réciproquement  compte  des  trop-perçus  le  cas  échéant  ; 
ce  sont  des  syndicats  ne  reposant  que  sur  la  bonne  volonté  des 
parties  contractantes.  Effectivement,  dans  le  Royaume-Uni,  l'as- 
sociation a  tué  la  concurrence  en  matière  de  chemins  de  fer,  elle 
règne  sans  conteste  sur  tout  le  territoire,  justifiant  la  vérité  de 
l'axiome  formulé  par  George  Stephenson  à  l'origine  même  des 
voies  ferrées  :  «  Là  où  la  coalition  est  possible,  la  concurrence 
est  impossible.  »  Or  aux  Etats-Unis  les  tentatives  d'association 
ont  donné  en  fin  de  compte  des  résultats  tout  différens  :  dans  la 
lutte  engagée  entre  les  deux  grands  principes  de  l'activité  indus- 
trielle, la  concurrence  est  restée  victorieuse,  mais  l'association 
tend  du  moins  avec  un  certain  avantage  à  en  réprimer  les  excès. 

Les  premiers /?oo/,s  qui  se  formèrent  en  Amérique,  la  Southern 
railroad  and  steamship  association  et  le  pool  des  Trunk  Unes, 
mirent  tout  de  suite  en  lumière  le  principal  défaut  de  ces  arran- 
gemens  fondés  sur  le  consentement  mutuel,  qui  est  l'instabilité. 
On  s'aperçut  bien  vite  que  des  remaniemens  constans  étaient  né- 
cessaires, et  souvent  les  difficultés  ne  se  pouvaient  trancher  que 
par  des  guerres  de  tarifs  d'autant  plus  terribles  que  l'alliance 
avait  été  plus  étroite  et  plus  longue  entre  les  anciens  rivaux. 
Puis  le  nouveau  régime  donna  lieu  à  des  abus  :  les  compagnies 
cherchèrent  à  tirer  parti  de  la  force  d'association  pour  rehausser 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  tarifs  dont  elles  prétendirent  se  faire  les  régulateurs  tout-puis- 
sans.  Aussitôt  on  cria  au  monopole,  on  dénonça  les  «  nouveaux 
trusts  »,  on  les  proscrivit  dans  les  Etats  de  l'Ouest,  on  fit  sanc- 
tionner et  généraliser  cet  interdit  par  un  bill  du  congrès,  X Inter- 
state commerce  act  de  1887.  Aujourd'hui  que  l'agitation  s'est  cal- 
mée, que  les  compagnies  ont  dû  renoncer,  ne  fût-ce  qu'en  raison 
de  leur  désaccord  incessant,  aux  prétentions  abusives  qu'avaient 
d'ailleurs  provoquées  les  excès  mêmes  de  la  concurrence,  cette 
législation  prohibitive  n'est  plus  appliquée  d'une  façon  rigou- 
reuse. On  peut  citer  au  moins  deux  pools  qui  fonctionnent  au  grand 
jour,  d'une  manière  satisfaisante  pour  le  public  comme  pour  les 
compagnies,  et  dont  la  presse  fait  connaître  les  principaux  résul- 
tats au  public,  celui  des  Trank  Unes  et  celui  des  chemins  de  fer 
charbonniers.  Dans  l'Ouest,  où  les  grandes  directions  du  com- 
merce sont  plus  variées,  où  un  partage  de  trafic  serait  encore 
impraticable  à  l'heure  actuelle,  les  compagnies  ont  de  simples 
conférences  périodiques  destinées  à  amener  une  entente  com- 
mune dans  la  fixation  des  tarifs.  Aujourd'hui  les  pools,  comme 
ces  associations  diverses  de  l'Ouest,  ne  sont  plus  autre  chose,  en 
pratique,  que  des  moyens  de  règlement  des  difficultés  engendrées 
par  la  concurrence  dans  les  rapports  des  compagnies  entre  elles; 
jouant  le  rôle  d'arbitres,  ils  tendent  à  donner  aux  tarifs  la  stabi- 
lité que  le  public  réclame;  aussi  le  monde  économique  en  com- 
prend-il maintenant  l'utilité,  et  commence-t-il  à  en  demander  la 
légitimation  à  l'autorité  fédérale.  Somme  toute,  en  Amérique, 
l'association  n'a  pas  détruit  la  concurrence  entre  les  chemins  de 
1er;  celle-ci  a  survécu  grâce  au  régime  de  la  liberté  dans  la  con- 
struction, grâce  au  grand  nombre  des  lignes  rivales,  grâce  enfin  à 
l'immensité  du  territoire  et  au  développement  extraordinaire- 
ment  rapide  du  commerce  intérieur.  Les  associations  de  tarifs  et 
de  trafic  n'ont  pu  fonctionner  qu'à  la  condition  de  conserver  au 
public  tous  les  avantages  d'une  concurrence  légitime.  Leur  but 
n'est  plus  que  de  prévenir  les  excès  de  cette  concurrence,  et 
quoique  l'opposition  législative  et  leur  instabilité  propre  aient 
jusqu'à  présent  rendu  fort  difficile  ce  simple  rôle  modérateur, 
l'amélioration  des  rapports  entre  les  compagnies,  la  diminution 
de  la  violence  des  guerres  témoignent  aujourd'hui  que  leur  in- 
fluence n'a  pas  été  inutile  à  l'éducation  du  pays  dans  ses  mœurs 
économiques. 

A  tout  prendre,  le  régime  de  la  concurrence  dans  l'exploita- 
tion a  donné  un  résultat  fort  satisfaisant  pour  le  public,  le  plus 
utile  après  l'abondance  des  moyens  de  transport,  j'entends 
l'abaissement  des  tarifs  :  c'est  aujourd'hui  aux  Etats-Unis,  c'est 
dans  le  seul  pays  du  monde  où  la  concurrence  s'exerce  librement 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX    ÉTATS-UNIS.  405 

en  matière  de  chemins  de  fer,  que  le  prix  du  transport  des  pro- 
duits est  sans  conteste  le  plus  bas.  Comparons  à  cet  égard  l'Union 
nord-américaine  avec  la  France  :  sur  l'ensemble  du  réseau  des 
Etats-Unis  le  produit  brut  moyen  par  tonne  et  par  kilomètre  est 
de  3  centimes,  en  France  (1892)  il  varie  de  4  centimes  66  (Nord)  à 
6  centimes  203  (Midi).  Les  mouvemens  les  plus  prononcés  de 
réduction  des  tarifs  se  sont  fait  sentir  dans  la  période  de  1873 
à  1878  et  dans  la  période  de  1882  à  1886.  Or,  dans  l'ensemble, 
cette  diminution  a  marché  d'un  pas  beaucoup  plus  rapide  que  ne 
l'ont  fait  les  progrès  du  trafic  général,  et  au  point  de  vue  financier 
on  ne  peut  que  constater  en  Amérique  un  abaissement  énorme 
dans  la  productivité  des  entreprises  de  chemins  de  fer. 

Dans  le  Royaume-Uni,  le  produit  net  des  lignes  ferrées,  qui 
s'élevait  en  1872  à  4,74  pour  100  du  capital  d'établissement,  ne 
représentait  plus  en  1892  que  3,85  pour  100  de  ce  même  capital  : 
la  réduction  du  profit  est,  comme  on  le  voit,  déjà  fort  sensible. 
Prenons  maintenant  les  chemins  de  fer  aux  Etats-Unis  à  ces  deux 
mêmes  époques  :  en  1872  leur  rendement  est  de  9  pour  100  du 
capital  engagé;  en  1892  il  tombe  à  3,01  pour  100.  Cherchons 
quelques  données  plus  précises  que  des  moyennes  chez  les  com- 
pagnies que  l'opinion  place  le  plus  haut  dans  ses  faveurs  :  Y  Illi- 
nois central  railroad,  voyons-nous,  n'a  jamais  donné  à  ses  action- 
naires moins  de  8  pour  100  par  an  jusqu'en  1885,  et  il  ne  paie 
plus  maintenant  que  5  pour  100  ;  le  New  York  central  and  Hudson 
river  railroad  a  distribué  des  dividendes  annuels  de  8  pour  100 
jusqu'à  l'époque  de  sa  lutte  avec  le  West  shore  (1884)  et  ne  donne 
plus  depuis  que  4  à  5  pour  100;  ces  exemples  pourraient  se  mul- 
tiplier à  volonté.  Ainsi,  en  même  temps  que  la  liberté  excessive 
dans  la  construction  donnait  lieu  à  un  gaspillage  déplorable  du 
capital  national,  la  concurrence  immodérée  dans  l'exploitation 
abaissait  outre  mesure  la  productivité  légitime  de  ce  capital,  et  les 
guerres  de  tarifs,  jointes  aux  spéculations  malheureuses,  ame- 
naient d'immenses  désastres  financiers,  des  crises  terribles  comme 
celle  de  1873,  avec  la  ruine  inévitable  d'un  certain  nombre  de 
compagnies.  Aux  Etats-Unis  les  chemins  de  fer,  assimilés  à  une 
industrie  ordinaire  par  leur  régime  économique,  participent  tous 
plus  ou  moins  aux  conditions  d'instabilité  et  de  variabilité  qui 
caractérisent  les  entreprises  purement  industrielles.  Nulle  part  on 
ne  trouve  plus  qu'en  Amérique  de  diversité  dans  la  situation 
financière  des  compagnies  ;  les  plus  solides  d'entre  elles  s'y 
croisent  avec  les  moins  recommandables,  et  à  Philadelphie  le 
Pennsylvania  railroad,  qui  dispute  au  New  York  central  le  sur- 
nom de  Standard  railway  of  America,  a  ses  bureaux  contigus  à 
ceux  d'une  compagnie  qui  a  déjà  fait  deux  fois  faillite  et  dont  l'his- 


406  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

toire  est  un  mélange  inouï  de  maladresses,  de  désordres  et  de 
spéculations,  le  Philadelphia  and  Reading .  Dans  cette  lutte  pour 
la  vie,  si  dure  à  tous  les  partis  en  présence,  une  sorte  de  sélec- 
tion naturelle  économique  semble  faire  rapidement  la  fortune 
des  entreprises  les  mieux  constituées,  les  plus  résistantes,  aux 
dépens  des  autres,  dont  elle  précipite  la  ruine. 

III 

Jusqu'à  présent  on  pourrait  croire  qu'aux  Etats-Unis  le  ré- 
gime de  la  liberté  des  chemins  de  fer  n'a  présenté  pour  le  public 
que  des  avantages,  en  dotant  le  pays  de  moyens  de  transport  très 
perfectionnés,  très  nombreux  et  à  bon  marché.  En  fait  ce  régime 
n'a  pas  été  sans  provoquer  de  la  part  des  compagnies  de  graves 
abus  de  pouvoirs,  dont  le  public  lui-même  eut  vivement  à  souf- 
frir, et  qui  portèrent  les  législatures  locales  à  des  mesures  de 
répression  d'une  extrême  rigueur.  Les  compagnies,  qui  se  livraient 
entre  elles-mêmes  à  des  batailles  de  concurrence,  durent  engager 
la  lutte  contre  un  ennemi  commun,  l'autorité  publique;  avec  la 
guerre  civile,  elles  eurent  la  guerre  extérieure.  Ce  sont  particu- 
lièrement ces  difficultés  d'ordre  légal  qui  constituent  ce  que  les 
Américains  appellent  le  railroad  problem . 

Les  pouvoirs  presque  sans  limite  conférés  aux  compagnies 
de  chemins  de  fer  n'étaient  pas  en  effet  sans  offrir  d'assez  graves 
dangers  pour  la  liberté  commerciale  et  l'égalité  économique  dans 
l'Union.  Dès  l'origine  de  la  construction  des  voies  ferrées,  les 
compagnies  inaugurèrent  à  l'égard  des  autorités  locales  une  poli- 
tique d'oppression  sans  honte  comme  sans  merci.  Partout  on  de- 
mandait des  chemins  de  fer,  toujours  plus  de  chemins  de  fer; 
il  dépendait  du  choix  d'un  tracé  de  favoriser  ou  de  restreindre  le 
développement  d'une  région,  et  une  ligne  ferrée  représentait  pour 
chaque  localité  le  secret  de  la  fortune.  Alors  les  compagnies  de 
se  faire  payer  leurs  services,  et  d'imposer  aux  communes,  aux 
comtés,  voire  même  aux  Etats,  des  subventions  gratuites,  disons 
des  contributions  de  guerre.  «  Elles  abordent  une  petite  ville 
comme  un  brigand  attaque  sa  victime  :  la  bourse  ou  la  vie  »  (1)! 
A  vrai  dire  cette  corruption,  qui  déshonora  la  genèse  du  réseau 
ferré  en  Amérique,  disparut  au  fur  et  à  mesure  de  ses  progrès, 
en  même  temps  que  se  modifiaient  les  conditions  de  la  construc- 
tion. Tout  cela  est  un  peu  oublié  aujourd'hui  ;  les  voies  nouvelles 
ne  sont  plus  que  des  lignes  de  colonisation  ouvertes  dans  les  ter- 
ritoires inoccupés,  les  chemins  de  fer  ont  encore  plus  besoin  des 

(1)  Henry  George,  Progress  and  Poverl//. 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX    ÉTATS-UNIS.  407 

colons  que  la  communauté  n'a  besoin  d'eux,  et  à  l'heure  actuelle 
ce  sont  les  villes  qui  viennent  s'élever  spontanément  le  long  des 
routes  déjà  tracées  dans  le  Far  West. 

Aux  abus  dans  la  construction  succédèrent  des  abus  plus 
graves  dans  l'exploitation.  Les  charters  laissaient  en  principe  aux 
compagnies  le  libre  maniement  de  leurs  tarifs,  se  fiant  au  jeu 
naturel  des  forces  économiques  pour  assurer  partout  un  juste 
équilibre  dans  les  prix  de  transport;  il  arriva  que  là  où  il  n'y  avait 
pas  concurrence,  le  monopole  des  compagnies  devint  tout- 
puissant,  et  que  la  volonté  arbitraire  d'un  traffic  manager  put 
faire  de  ces  tarifs  soit  un  élément  de  prospérité  locale,  soit  une 
arme  terrible  d'oppression  et  de  tyrannie.  C'est  qu'en  effet  la  con- 
currence n'est  pas,  par  nature,  uniforme  et  absolue  en  matière  de 
chemins  de  fer  comme  dans  les  autres  industries;  elle  est  géo- 
grapbiquement  limi  tée  aux  lieux  que  réunissent  deux  ou  plusieurs 
lignes  ferrées,  ou,  comme  on  dit  en  Amérique,  aux  compétitive 
points.  Tous  les  avantages  du  régime  se  concentraient  donc  natu- 
rellement sur  les  points  de  concurrence,  où,  grâce  à  la  réduction 
des  frais  de  transports,  l'industrie  et  le  commerce  trouvaient  des 
élémens  exceptionnels  de  progrès,  des  garanties  certaines  de  su- 
périorité. Sur  les  autres  points,  au  contraire,  maîtresses  de  leurs 
tarifs,  les  compagnies  rehaussaient  ceux-ci  sans  mesure,  de  ma- 
nière à  se  récupérer  dans  les  régions  de  monopole  des  bénéfices 
qu'elles  n'avaient  pas  faits  dans  les  régions  de  concurrence;  le 
prix  des  transports  montait  d'autant  plus  qu'il  était  plus  bas  par- 
tout ailleurs.  Ce  régime  donnait  lieu  parfois  à  des  anomalies  bien 
bizarres  :  ainsi,  en  mai  1878,  le  tarif  du  transport  du  blé  de  Chi- 
cago à  Philadelphie  était  de  treize  cents,  tandis  que  pour  les  ex- 
péditions sur  Pittsburg,  la  distance  étant  réduite  de  près  de  moitié, 
le  tarif  s'élevait  à  dix-huit  cents.  L'affaire  dite  de  Winona  a  été 
souvent  rappelée  dans  les  débats  parlementaires  à  Washington. 
Winona  est  une  petite  ville  de  l'Etat  du  Mississipi  située  à  peu 
près  à  demi-distance  entre  Memphis  et  la  Nouvelle-Orléans,  sur 
V Illinois  central  railroad  ;  or  le  transport  d'une  balle  de  coton  de 
Memphis  à  la  Nouvelle-Orléans  se  payait  un  dollar,  alors  que  la 
compagnie  demandait  plus  de  trois  dollars  pour  transporter  une 
même  balle  de  coton  de  Winona  seulement  à  la  capitale  de  la 
Louisiane.  Parle  fait  des  rehaussemens  de  tarifs,  des  régions  en- 
tières se  trouvaient  ainsi  sacrifiées  au  profit  des  points  de  con- 
currence ;  elles  voyaient  leur  industrie  émigrer,  leur  agriculture 
menacée  se  ralentir,  leur  développement  économique  s'arrêter. 
Le  territoire  des  Etats-Unis  put  se  diviser  en  deux  parties  dont 
l'une  profita  de  tout  ce  qui  manquait  à  l'autre.  Les  compagnies 
étaient  devenues  les  régulateurs  du  progrès,  et  le  régime  de  la 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

concurrence,  qui  dans  toute  autre  industrie  tend  à  égaliser  en 
même  temps  qu'à  réduire  le  prix  des  marchandises,  amenait  et 
accentuait  ici  les  inégalités  les  plus  sensibles  de  pays  à  pays. 

C'est  dans  le  Nord-Ouest  que  ces  abus  occasionnèrent  d'abord 
les  souffrances  les  plus  vives,  parce  que  les  compagnies,  proprié- 
taires des  elevators  (1)  et  d'immenses  concessions  de  terres,  y 
exerçaient  une  domination  presque  absolue;  c'est  là  aussi  que, 
sous  l'influence  des  Grangers,  l'agitation  populaire  se  manifesta  en 
premier  lieu  et  s'éleva  immédiatement  au  plus  haut  degré  de 
la  violence.  La  Grange  nationale  du  Nord-Ouest  était  une  fédéra- 
tion d'agriculteurs  organisée  en  1867  dans  un  simple  dessein  de 
coopération,  et  qui,  tombée  aux  mains  des  politiciens  locaux,  ne 
tarda  pas  à  se  faire  l'organe  des  revendications  sociales  du  parti 
«  fermier  ».  En  1870  les  Grangers  se  mirent  à  la  tête  du  mouve- 
ment naissant  d'opinion,  et  dès  lors  la  lutte  s'engagea  sans  merci 
contre  les  chemins  de  fer,  «  serviteurs  du  peuple  qui  se  sont  faits 
ses  maîtres  »,  avec  force  déclamations  au  sujet  de  ces  «  nouveaux 
barons  féodaux  »,  auxquels  il  fallait  apprendre  que  «  l'objet  créé 
ne  doit  pas  se  faire  plus  grand  que  le  créateur.  »  Comme  mot 
d'ordre,  on  prit  un  vieux  principe  d'autrefois,  très  discuté  en  son 
temps,  puis  oublié,  enfin  remis  à  neuf  pour  la  circonstance,  que 
«  les  chemins  de  fer  sont  des  voies  de  communication  publiques 
[public  highways).  »  En  1871,  la  législature  du  Minnesota  rend  le 
premier  Granger  bill,  fixant  un  tarif  maximum  proportionnel  à 
la  distance,  assez  bas  pour  couper  tout  profit  dans  la  racine,  et 
capable  de  conduire  en  un  mois  toutes  les  compagnies  à  la  fail- 
lite; l'Illinois,  le  Wisconsin,  tous  les  Etats  du  Nord-Ouest  suivent 
bientôt  l'exemple  du  Minnesota  en  renchérissant  les  uns  et  les 
autres  sur  la  rigueur  de  ces  dispositions  prohibitives. 

Les  compagnies  refusèrent  de  se  soumettre.  Elles  portèrent 
immédiatement  la  question  sur  le  terrain  légal,  où  elles  perdirent 
leur  procès  :  en  1876,  la  Cour  suprême  sanctionna  les  lois  promul- 
guées et  reconnut  aux  législatures  locales  le  droit  de  fixer,  dans 
l'intérieur  de  chaque  Etat,  les  tarifs  des  «  chemins  de  fer  et  de 
toute  entreprise  impliquant  un  monopole  virtuel.  »  Au  contraire, 
sur  le  terrain  pratique,  l'issue  de  la  partie  fut  toute  différente  : 
les  compagnies  cessèrent  immédiatement  la  construction  des  li- 
gnes nouvelles,  ce  qui  suspendit  les  progrès  économiques  de 
toute  la  région  du  Nord-Ouest;  puis,  pour  limiter  leurs  pertes 
dans  l'exploitation,  elles  réduisirent  leur  service  à  son  minimum, 
jusqu'à  priver  effectivement  le  pays  de  ses  moyens  de  transport. 
Ainsi  se  démontra  par  l'absurde  le  vice  de  la  politique  des  Gran- 

I    Entrepôts  à  blé. 


LES    CHEMINS    DE   FER    AUX   ÉTATS-UNIS.  409 

gers  ;  toutes  les  législatures  se  virent  bientôt  contraintes  d'abro- 
ger bon  gré  mal  gré  leurs  lois  de  proscription,  et,  sans  renoncer 
à  la  campagne  entreprise,  elles  eurent  recours  à  une  autre  arme 
de  combat,  la  nomination  de  «  commissions  de  contrôle  »  in- 
vesties du  pouvoir  limitatif  de  fixer  des  tarifs  «  raisonnables  ». 
Ce  fut  la  seconde  phase  de  la  lutte  contre  les  chemins  de  fer,  et 
sous  cette  nouvelle  forme,  les  hostilités  se  sont  prolongées  jus- 
qu'à aujourd'hui  dans  plusieurs  Etats;  c'est  ainsi  qu'une  décision 
toute  récente  de  la  cour  suprême  vient  de  trancher  en  faveur  des 
compagnies  un  débat  qui  durait  encore  dans  le  Texas.  La  plupart 
des  commissions  locales  ont  d'ailleurs  fini  par  se  montrer  modé- 
rées dans  leurs  exigences,  et  bornent  maintenant  presque  par- 
tout leurs  attributions  à  un  contrôle  plus  ou  moins  sérieux  de 
l'exploitation  technique.  Mais  les  compagnies,  pour  être  sorties 
victorieuses  de  la  guerre,  n'en  ont  pas  moins  payé  les  frais,  et, 
dans  plusieurs  Etats,  les  conséquences  de  la  crise  ont  été  désas- 
treuses :  les  lois  passées  dans  l'Iowa  et  dans  l'Ohio  en  1885  étaient, 
de  l'aveu  de  tous,  absolument  confiscatoires  ;  en  Wisconsin,  lors- 
que les  lois  de  tarifs  furent  abrogées,  il  n'y  avait  plus  une  com- 
pagnie qui  distribuât  des  dividendes,  et  quatre  seulement  payaient 
encore  les  intérêts  de  leurs  emprunts. 

Cependant,  au  milieu  des  violences  inutiles  des  Orangers,  l'opi- 
nion publique  réclamait  vivement  du  Congrès  la  répression  effec- 
tive des  abus  reprochés  aux  compagnies  de  chemin  de  fer  ;  la  ré- 
glementation du  commerce  d'Etat  à  Etat  rentrait  en  effet  dans  les 
pouvoirs  de  l'autorité  législative  fédérale,  et  c'est  surtout  entre 
États  voisins  que  les  inégalités  de  tarifs  produisaient  leurs  résul- 
tats déplorables.  Après  un  enfantement  fort  difficile,  le  Congrès 
donna  enfin  le  jour,  le  4  février  1887,  à  une  loi  d'ensemble,  an  act 
to  regulate  commerce,  qu'on  appelle  d'ordinaire  Interstate  com- 
merce law,  ou  encore  Reagan  bill,  du  nom  de  son  principal  pro- 
moteur, M.  Reagan,  sénateur  du  Texas.  UInterstate  commerce 
law,  nous  le  savons  déjà,  prohibe  les  pools  et  les  discriminations  ; 
elle  prescrit  que  les  tarifs  seront  «  raisonnables  »,  sans  dépasser 
pour  un  parcours  donné  la  taxe  afférente  à  un  parcours  plus  long  ; 
elle  ordonne  la  publication  officielle  par  les  compagnies  de  leurs 
tarifs  et  institue  une  commission  de  sept  membres  pour  tran- 
cher les  différends  qui  pourraient  naître  de  son  application.  Cette 
loi,  qui  à  l'origine  inspira  aux  partisans  des  compagnies  les  plus 
vives  inquiétudes,  n'a  eu  jusqu'à  présent  qu'un  effet  pratique 
assez  restreint.  Le  manque  de  précision  de  ses  termes,  le  défaut 
de  moyens  de  preuve  et  la  difficulté  de  la  répression,  ont  rendu 
son  exécution  rigoureuse  très  difficile;  telle  de  ses  prescriptions, 
par  exemple   la  clause  sur  les  tarifs  différentiels,  est   restée 


410  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lettre  morte,  et  l'interdiction  des  pools  n'a  pas  empêché  la  for- 
mation des  associations  secrètes  de  tarifs  ou  de  trafic.  D'ailleurs, 
dans  ces  conditions,  la  loi  semble  avoir  été  assez  bien  reçue  de  la 
part  même  des  compagnies,  qui  y  trouvent  un  moyen  de  défense 
contre  les  concurrences  secrètes  et  injustes  de  leurs  rivales.  Nous 
n'en  donnerons  qu'une  preuve  :  l'institution  de  Y  Interstate  com- 
merce commission  n'a  jamais  été  attaquée  devant  la  Cour  suprême: 
or  elle  est,  dit-on,  parfaitement  inconstitutionnelle,  la  procédure 
fixée  par  la  loi  étant  selon  «  l'équité  »,  au  lieu  d'être  conforme  à 
la  «  loi  commune  ». 

Quel  a  été  en  somme  le  résultat  pratique  du  système  de  la  ré- 
glementation, soit  locale  soit  générale,  sur  les  inégalités  de  tarifi- 
cation qui  constituaient  l'objet  originaire  de  l'intervention  des 
pouvoirs  publics? 

La  nation  américaine  s'est  une  fois  départie  de  son  tradition- 
nel «  laissez  faire  »  économique  ;  elle  a  mis  de  côté  le  principe  de 
la  self  régulation  :  a-t-elle  lieu  de  se  féliciter  de  l'expérience? 
Résumons  les  faits.  Dans  les  Etats  de  l'Ouest,  les  procédés  violens 
et  le  régime  confiscatoire  appliqués  par  les  Grangers  ont  amené  des 
crises  désastreuses,  heureusement  passagères,  sans  d'ailleurs  ré- 
soudre directement  le  problème  en  question.  D'autre  part  Y  Inter- 
state commerce  law  s'est  montrée  inefficace  dans  son  application 
restreinte  ;  le  jour  où  on  voudrait  en  faire  un  moyen  d'oppression, 
elle  porterait  un  coup  mortel  au  commerce  national  en  rendant  im- 
possible la  situation  des  compagnies  :  c'est  ce  qui  arriverait  si  par 
exemple  on  appliquait  rigoureusement  la  disposition  sur  les  tarifs 
différentiels. 

En  pratique,  les  remèdes  ont  donc  péché  par  la  mesure;  mais 
ils  ont  eu  du  moins  un  effet  moral  très  utile.  A  lutter  contre  l'opi- 
nion, les  chemins  de  fer  ont  éprouvé  ce  qu'il  en  coûte,  et  à 
faire  respecter  leurs  droits  ils  ont  appris  leurs  responsabilités.  La 
leçon  a  été  forte  dans  l'Ouest,  mais  on  ne  l'en  retiendra  que  mieux. 
En  fait,  les  abus  reprochés  aux  compagnies  dans  la  fixation  des 
prix  de  transport,  s'ils  n'ont  pas  entièrement  disparu,  se  sont  atté- 
nués dans  une  proportion  sensible;  les  tarifs  différentiels  subsis- 
tent avec  la  concurrence,  mais  les  tarifs  de  monopole  perdent  de 
leur  caractère  agressif;  les  mœurs  économiques  se  forment  peu  à 
peu.  Impuissant  à  résoudre  des  difficultés  qui  constituent  la  plu- 
part du  temps  une  question  de  mesure  et  d'appréciation  des  cir- 
constances, le  système  de  la  réglementation  trouve  à  cet  égard 
aux  Etats-Unis  d'autant  moins  de  faveur  que  la  diversité  des  légis- 
lations en  rendrait  l'application  fort  difficile.  Ce  qu'il  n'a  pas  fait, 
l'esprit  pratique  américain  tente  de  le  faire.  Si  on  ne  peut  dire 
qu'il  y  ait  encore  complètement  réussi,  du  moins  on  peut  s'en  fier 


LES    CHEMINS    DE    FER   AUX   ÉTATS-UNIS.  411 

à  lui  pour  qu'une  autre  solution,  plus  radicale  celle-là,  l'exploi- 
tation par  l'Etat,  réclamée  par  l'Alliance  des  fermiers  du  Sud- 
Ouest,  proposée  aussi  par  des  économistes  tels  que  le  professeur 
R.  T.  Ely,  ne  rencontre  d'ici  longtemps  en  Amérique  aucune 
chance  de  succès. 

IV 

D'une  manière  générale  on  peut  donc  dire  qu'aux  Etats-Unis 
le  régime  économique  de  l'industrie  des  chemins  de  fer  ne  se 
distingue  par  aucun  trait  essentiel  du  régime  de  toute  autre 
branche  d'industrie.  Même  liberté  d'entreprise  en  pratique,  même 
concurrence  sur  le  marché,  même  absence  de  monopoles  légaux; 
l'intervention  des  pouvoirs  publics  ne  s'exerce  d'une  façon  spé- 
ciale et  efficace  que  dans  le  contrôle  technique  et  dans  la  répres- 
sion de  certains  abus  tels  que  les  discriminations.  Les  chemins  de 
fer  sont  en  fait  une  industrie  comme  une  autre.  Voyez  en  Eu- 
rope, sur  le  continent,  ce  qui  domine  dans  les  chemins  de  fer, 
c'est  leur  caractère  de  service  d'intérêt  général;  sont-ils  même 
exploités  par  des  compagnies  concessionnaires,  ils  ne  constituent 
en  vérité  la  plupart  du  temps  que  des  administrations  quasi  pu- 
bliques. Au  contraire  aux  Etats-Unis  comme  en  Angleterre,  mais 
plus  encore  qu'en  Angleterre,  le  côté  industriel  est  prépondérant  : 
avant  tout  ce  sont  des  «  affaires  »,  des  entreprises  privées,  qui  ne 
doivent  compter  que  sur  elles-mêmes  et  où  l'intérêt  personnel 
occupe  la  première  place.  Nous  trouverons  les  conséquences  de 
ce  caractère  en  jetant  un  coup  d'oeil  sur  la  gestion  pratique  et 
l'organisation  intérieure  d'une  compagnie  de  chemins  de  fer  en 
Amérique. 

Tout  d'abord  une  compagnie  américaine  est  une  affaire  qui 
doit  rapporter  :  sa  conduite  financière  et  ses  méthodes  techniques 
sont  entièrement  inspirées  de  ce  principe.  Prenons  une  compa- 
gnie à  sa  naissance  :  elle  va  ouvrir  une  ligne  dans  une  région  en- 
core peu  peuplée  et  peu  productive,  ou  même  dans  un  territoire 
nouveau  qu'il  s'agit  de  coloniser  ;  elle  dispose  d'ailleurs  de  res- 
sources limitées  et  sait  qu'elle  n'a  d'aide  à  attendre  de  personne. 
Dès  lors,  au  lieu  d'immobiliser  de  gros  capitaux  dans  le  premier 
établissement  en  lui  donnant  tout  de  suite  sa  forme  définitive  et 
parfaite,  elle  construira  au  meilleur  marché  possible  en  réduisant 
la  ligne  à  sa  plus  simple  expression.  Les  routes  nouvelles  de  l'Ouest 
par  exemple  ne  sont  que  des  embryons  de  chemins  de  fer;  des 
rails  longs  et  peu  pesans  jetés  sur  des  traverses  qui  reposent  di- 
rectement sur  le  sol  naturel,  voilà  la  ligne.  On  évite  les  travaux 
d'art  au  moyen  de  courbes  et  de  déclivités,  car  le  matériel  roulant, 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très  perfectionné,  très  souple,  passera  partout;  ponts  et  stations 
sont  en  bois  :  on  vise  avant  tout  à  l'économie.  Ainsi  la  compagnie 
limite  ses  risques,  et,  mesurant  strictement  les  dépenses  de  l'ex- 
ploitation au  trafic,  peut  payer  ses  charges  fixes  dès  la  première 
année  sur  son  produit  net.  Puis,  à  mesure  que  le  trafic  et  les  be- 
soins de  la  région  s'accroissent,  la  compagnie  améliore  l'état  de 
la  voie,  étend  son  service  d'exploitation  et  développe  ainsi  pro- 
gressivement ses  moyens  jusqu'à  ce  que  la  ligne  atteigne  son  état 
normal,  ou  que  de  nouvelles  augmentations  d'affaires  réclament 
des  perfectionnemens  nouveaux  dans  l'outillage.  A  côté  des  grandes 
lignes  de  l'Est,  en  tout  comparables,  sinon  supérieures,  à  nos 
meilleures  lignes  européennes,  il  y  a  donc  aux  Etats-Unis  non  pas 
un  modèle  unique,  mais  une  série  continue  de  types  de  voies  fer- 
rées à  diverses  phases  de  leur  croissance,  toujours  en  progrès, 
sans  rien  de  définitif,  et  dans  un  perpétuel  «  devenir  ».  Les  Amé- 
ricains ont  ainsi  fait  des  chemins  de  fer  un  instrument  plus  ma- 
niable, qu'ils  ont  adapté  avec  une  souplesse  merveilleuse  à  des 
conditions  d'application  très  diverses,  et  dont  ils  ont  largement 
étendu  l'emploi.  Le  procédé  de  la  construction  provisoire  et  du 
perfectionnement  progressif  leur  permet  de  mesurer  toujours 
les  capitaux  engagés  et  les  dépenses  faites  aux  exigences  actuelles 
du  trafic  et  à  l'importance  présente  de  l'affaire;  il  restreint  les 
risques  de  l'entreprise  et  en  hâte  la  productivité. 

Dans  l'exploitation  apparaît  maintenant  l'esprit  essentielle- 
ment commercial  qui  préside  à  la  gestion  des  chemins  de  fer.  Les 
compagnies  ont  pour  objet  de  vendre  au  public  un  service,  qui 
est  le  transport,  tr (importation,  comme  disent  les  Yankees  ;  elles 
vont  donc,  aux  dépens  les  unes  des  autres,  tâcher  d'en  vendre  le 
plus  possible,  et  rivaliseront  de  zèle  dans  l'invention  de  procédés 
pour  attirer  la  clientèle.  Le  voyageur  européen  arrivant  à  New- 
York  trouve  sur  les  quais  mêmes  de  North  river,  où  il  débarque, 
les  agens  de  tous  les  grands  chemins  de  fer  américains  :  voilà  le 
premier  signe  de  la  concurrence.  Monte-t-il  bientôt  après  le  long 
de  Broadway  pour  gagner  la  ville  haute,  il  voit  à  chaque  pas, 
de  chaque  côté ,  des  bureaux  de  compagnies  ,  luxueusement  in- 
stallés, attirant  les  yeux  par  les  grandes  initiales  dorées  et  énigma- 
tiques  qui  les  surmontent  et  en  couvrent  murs,  fenêtres  et  portes  ; 
toutes  les  lignes  sont  représentées,  et  plus  elles  ont  d'agences, 
plus  elles  auront  de  faveur  près  du  public.  Le  N.  Y.  C.  and  H.  R. 
(New  York  Central  and  Hudson  Rive?*)  a  ainsi  dans  la  seule  ville 
de  New-York  huit  ou  dix  bureaux  à  voyageurs ,  dont  chacun  se 
loue  par  an  50000  francs  au  bas  mot;  le  B.  and  O.  (Baltimore 
and  Ohio)  en  a  six,  et  toutes  les  compagnies  principales  font  de 
même  dans  les  grandes  villes.  Chacune  d'elles  distribue  gratuite- 


LES    CHEMINS    DE    FEK    AUX    ÉTATS-UNIS.  413 

ment  des  indicateurs,  des  brochures  descriptives,  souvent  des  ca- 
lendriers et  des  éventails,  et  fait  pour  le  moins  autant  de  réclame 
qu'un  mauvais  journal  ou  un  grand  magasin  de  nouveautés.  Ces 
moyens  banals  de  publicité  sont  bons  pour  les  voyageurs  :  il  faut 
croire  qu'ils  ne  suffiraient  pas  pour  le  service  des  marchandises, 
et  vis-à-vis  des  expéditeurs  les  compagnies  mettent  alors  en  cam- 
pagne le  gros  de  leurs  troupes  commerciales,  les  soliciting  agents, 
commandés  par  le  gênerai  freight  agent.  Ces  agens  ont  pour  mis- 
sion d'amener  la  clientèle  coûte  que  coûte,  honnêtement  s'ils  le 
peuvent,  en  gardant  le  contact  avec  les  compagnies  rivales.  Les 
grands  chemins  de  1er  dépensent,  dit-on,  un  million  et  demi  à 
deux  millions  chaque  année  pour  l'entretien  de  ces  armées  per- 
manentes. On  voit  combien  un  pareil  service  commercial,  né  de 
la  concurrence,  ne  vivant  que  par  la  concurrence,  est  peu  fait 
pour  amener  la  paix  entre  des  compagnies  dont  l'état-major,  au- 
toritaire et  ambitieux,  n'est  souvent  que  trop  favorable  aux  hos- 
tilités. 

L'organisation  même  de  cet  état-major  est  très  remarquable 
dans  les  compagnies  américaines;  il  fait  bien  valoir  cet  esprit 
pratique  du  Yankee,  lequel  voit  clairement  dans  toute  ques- 
tion les  conditions  matérielles  résultant  des  faits,  et  applique 
directement  la  solution  courte,  simple,  naturelle.  Il  est  évi- 
dent que,  en  règle  générale,  une  entreprise  sera  d'autant  mieux 
gérée  que  l'autorité  dirigeante  aura  plus  d'intérêt  personnel  dans 
l'affaire  ;  le  mandat  représentatif  d'un  administrateur  de  société 
anonyme  sera  inférieur  à  cet  égard  au  sentiment  de  la  responsa- 
bilité propre  que  concevrait  par  exemple  un  associé  en  nom  col- 
lectif. Les  chemins  de  fer  aux  Etats-Unis  sont  des  sociétés  ano- 
nymes ;  mais  en  pratique  la  plupart  sont  placés  sous  la  domina- 
tion effective  d'un  seul  individu,  ou  d'un  groupe  d'individus, 
d'un  party,  et  l'intérêt  personnel  replacé  ainsi  à  la  tête  de  l'en- 
treprise, donne  alors  un  caractère  autocratique  à  l'administration 
des  compagnies.  De  même  qu'une  ligne  principale  «  contrôle  » 
des  lignes  subsidiaires,  il  arrive  souvent  qu'un  capitaliste  ou  un 
groupe  de  capitalistes  «  contrôle  »  une  compagnie  ou  plusieurs 
compagnies  par  la  possession  de  la  majorité  ou  de  la  totalité  des 
actions.  C'est  ainsi  que  le  plus  vaste  réseau  américain  est  formé 
par  l'union  toute  personnelle  dans  les  mains  de  la  famille  Van- 
derbilt  de  six  ou  sept  compagnies  séparées;  M.  Huntington  est 
le  propriétaire  effectif,  sinon  exclusif,  du  Southern  Pacific;  feu 
Jay  Gould  tenait  dans  le  Sud-Ouest  au  moins  quatre  compa- 
gnies sous  sa  domination.  Ces  railroad  bosses  sont  bien  évidem- 
ment les  maîtres  absolus  des  affaires  qu'ils  dirigent;  mais  là 
même  où  la  propriété  de  l'entreprise  est  divisée  entre  un  grand 


414  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nombre  d'actionnaires,  ou,  ce  qui  est  le  cas  le  plus  fréquent,  entre 
un  petit  nombre  de  gros  actionnaires,  nous  voyons  la  direction 
jouir  en  fait  des  mômes  pouvoirs  indépendans.  Aux  Etats-Unis, 
les  actionnaires  sont  rarement  consultés  lors  de  l'émission  d'un 
emprunt;  leur  avis  n'est  pas  toujours  requis  pour  l'augmentation 
du  capital  social  et  ne  l'est  jamais  dans  la  fixation  des  dividendes  : 
autant  de  questions  qui  relèvent  de  l'administration  seule.  Cette 
autocratie  de  gestion  s'explique  d'ailleurs  par  le  rôle  essentielle- 
ment militant  de  ceux  qui  dirigent  un  chemin  de  fer  en  Améri- 
que :  toujours  sur  le  qui-vive  dans  la  lutte  générale  de  [la  con- 
currence, il  faut  qu'ils  puissent  engager  inopinément  une  guerre 
de  tarifs,  s'y  défendre  sans  retard,  devancer  un  rival  dans  une  ex- 
tension ou  une  acquisition,  protéger  leur  crédit  contre  les  assauts 
d'un  compétiteur  à  la  Bourse;  ils  ont  besoin  d'une  autorité  ex- 
ceptionnelle, presque  arbitraire,  pour  agir  seuls  et  vite;  ils  se  font 
dictateurs  par  la  force  des  choses. 

Ces  pouvoirs  discrétionnaires  sont  réunis  dans  la  personne  du 
Président,  assisté  d'un  comité  de  directeurs  dont  le  rôle  est  d'or- 
dinaire assez  effacé  ;  le  président  a  sous  ses  ordres  un  état-major, 
des  vice-présidens  délégués  aux  diverses  branches  du  service,  un 
gênerai  manager  chargé  de  l'exploitation  technique.  Entrons  un 
instant  dans  un  de  ces  grands  buildings  modernes,  aux  multiples 
ascenseurs,  cloisonnés  en  offices  minuscules  et  innombrables, 
que  les  compagnies  de  chemins  de  fer  se  partagent  souvent  par 
étages  et  où  elles  vivent  silencieusement  les  unes  au-dessus  des 
autres.  Faisons  passer  notre  carte  au  président,  et  après  que  nous 
avons  répondu  au  brusque  tvell,  sir,  what  can  I  do  for  y  ou?  qui 
nous  accueille,  examinons  le  fonctionnement  simple,  précis, 
rapide  de  la  machine  administrative.  De  bureaux,  point  ;  pas  de 
commis  irresponsables  préparant  les  rapports  que  les  chefs  signent 
sans  lire  ;  la  devise  est  :  chacun  pour  soi.  Le  travail,  essentielle- 
ment divisé,  est  en  même  temps  décentralisé;  du  haut  en  bas  de 
l'échelle  chacun  a  ses  attributions  et  sa  responsabilité  propre,  et 
fait  tout  par  lui-même  ;  c'est  le  meilleur  système  pour  mettre  en 
valeur  les  qualités  individuelles.  Comme  personnel  auxiliaire, 
nous  ne  voyons  que  les  boys  qui  font  les  courses  et  les  typewriter 
girls  qui  écrivent  à  la  machine  les  lettres  qu'elles  viennent  de 
sténographier  sous  la  dictée.  Rien  ne  traîne  :  chaque  aifaire  doit 
recevoir  sa  solution  dans  les  vingt-quatre  heures.  Tout  le  monde 
est  affairé,  bus  y,  surchargé,  et,  depuis  le  président  jusqu'au  simple 
clerk,  chacun  donne  neuf  heures  de  travail  par  jour.  D'ailleurs  une 
grande  administration  de  chemins  de  fer  occupe  peu  de  per- 
sonnel et  peu  de  place  :  le  Chicago  Burlington  and  Quincy,  qui 
exploite  dans  l'Ouest  plus  de  dix  mille  kilomètres  de  lignes,  ne 


LES    CHEMINS   DE   FER    AUX    ÉTATS-UNIS.  415 

tient  qu'un  étage  de  son  building  dans  Adams  street,  à  Chicago  :  le 
«  Saint  Paul  »  fait  de  même. 

Le  président  dirige  effectivement  l'ensemble  de  l'affaire:  c'est 
le  général  en  chef.  Il  est  universel  ;  toutes  les  questions  impor- 
tantes de  chaque  service  arrivent  à  lui,  il  se  fait  tour  à  tour  ingé- 
nieur, économiste,  financier,  avocat  devant  les  cours  judiciaires, 
diplomate  dans  ses  rapports  avec  les  législatures  ;  il  est  toujours 
sur  la  brèche.  Souvent  un  président  a  passé  successivement  par 
tous  les  degrés  de  son  administration  active  ou  sédentaire  ;  tel  a 
commencé  par  être  mécanicien  au  service  de  la  Compagnie  qu'il 
dirige  maintenant.  Tous  sont  des  hommes  de  haute  valeur  qui 
caractérisent  bien  le  type  supérieur  du  business  man  américain, 
formé  par  la  pratique  et  conduit  par  elle  aux  idées  générales.  On 
les  admire,  on  les  aime  aux  États-Unis,  parce  qu'ils  ont  réussi, 
parce  qu'ils  donnent  l'exemple,  parce  qu'ils  représentent  l'aristo- 
cratie ouverte  du  mérite  personnel  ;  on  est  fier  d'eux.  «  Ces  rois 
de  chemins  de  fer,  —  nous  laissons  ici  la  parole  à  une  voix 
plus  autorisée,  —  comptent  parmi  les  plus  grands  hommes,  je 
dirai  même  sont  les  plus  grands  hommes  de  l'Amérique.  Ils  ont 
la  fortune,  sans  quoi  ils  ne  pourraient  tenir  leur  situation.  Ils  ont 
la  réputation  :  tout  le  monde  sait  ce  qu'ils  ont  fait,  tous  les  jour- 
naux parlent  de  ce  qu'ils  font.  Ils  ont  la  puissance,  plus  de  puis- 
sance —  c'est-à-dire  plus  d'occasions  de  faire  prévaloir  leur  vo- 
lonté —  que  personne  dans  la  vie  politique,  excepté  le  Président 
des  États-Unis  et  le  Président  de  la  Chambre  basse...  Quand  le 
maître  d'un  des  grands  réseaux  de  l'Ouest  s'en  va  dans  son  train- 
palais  vers  le  Pacifique,  son  trajet  est  un  voyage  royal.  Les  gou- 
verneurs des  États  et  des  Territoires  s'inclinent  devant  lui  ;  les 
législatures  le  reçoivent  en  séances  solennelles,  des  cités  entières 
recherchent  ses  faveurs,  car  n'a-t-il  pas  le  pouvoir  de  faire  ou  de 
défaire  la  fortune  d'une  ville  »  (1)? 

Le  régime  autocratique  qui  préside  à  la  gestion  des  compa- 
gnies a  son  danger  :  il  ouvre  la  porte  aux  imprudences  et  à  la 
spéculation.  En  fait,  grâce  à  l'insouciance  des  actionnaires  et  sur- 
tout grâce  à  leur  impuissance,  l'administration  d'une  compagnie 
américaine  est  le  plus  souvent  irresponsable,  et,  même  dans  les 
occasions  graves,  il  est  assez  rare  de  voir  les  intéressés  attaquer 
les  membres  d'une  administration  pour  les  faire  tomber  à  la  pre- 
mière assemblée  générale,  comme  cela  s'est  fait  l'année  dernière 
au  Northern  Pacific  et  au  Reading.  Les  présidens  de  chemins  de 
fer  sont  naturellement  ambitieux  ;  élargir  leur  réseau,  ruiner  iin 
rival,  acheter  des  lignes  nouvelles,  c'est  pour  eux  se  grandir  eux- 

(1)  J.  Bryce,  The  américain  Comrnonwealth. 


416  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mêmes,  en  même  temps  que  faire  valoir  leur  compagnie:  de  là 
sont  venues  trop  souvent  constructions  téméraires,  guerres  de  con- 
currence inutiles,  extensions  prématurées,  risques  de  toute  espèce 
dont  les  actionnaires  ont  en  général  pâti  plutôt  que  bénéficié. 
Puis  l'Américain  est  né  spéculateur.  Pendant  longtemps,  excitée 
par  les  compétitions  de  bourse,  et  favorisée  chez  les  grandes  com- 
pagnies par  la  possession  de  valeurs  de  lignes  dépendantes,  la 
spéculation  a  joué  un  rôle  prépondérant  dans  la  direction  des 
chemins  de  fer.  Aujourd'hui  on  cite  encore  quelques  compagnies 
qui,  formées  par  et  pour  un  jeu  de  bourse,  ne  sont  qu'un  instru- 
ment inconscient  et  vil  dans  les  combinaisons  des  financiers  qui 
les  mènent,  mais  à  voir  l'ensemble  on  peut  constater  une  amé- 
lioration sensible  dans  les  mœurs  de  Wall street.  Le  public  amis 
à  jour  les  opérations  des  grands  spéculateurs  d'autrefois,  des  Fisk, 
des  Drew,  des  Jay  Gould,  et  l'opinion  s'est  éclairée;  d'autre  part 
les  compagnies  américaines  ont  appris  —  plus  tôt  même  que  la 
moyenne  des  particuliers  —  Fart  de  vivre  selon  leurs  moyens, 
sans  aller  chercher  au  dehors  des  bénéfices  extraordinaires  et 
hasardeux. 

Devant  les  dangers  du  régime  autocratique  dans  la  gestion, 
on  conçoit  sans  peine  que  les  capitalistes  aient  toujours  exigé  des 
gages  spéciaux  de  la  part  des  compagnies  auxquelles  ils  prêtaient 
leurs  fonds;  cela  était  d'autant  plus  justifié  que  le  capital  social 
ne  représentait  souvent  pour  eux  qu'une  garantie  fictive  ou  insuffi- 
sante. Ces  sûretés,  on  les  trouva  dans  l'hypothèque,  et  l'Amérique 
est  aujourd'hui  encore  le  seul  pays  du  monde  où  cette  hypo- 
thèque soit  appliquée  sous  sa  forme  absolue  et  vraiment  efficace 
en  matière  de  chemins  de  fer.  Les  créanciers  hypothécaires  des 
compagnies  espagnoles,  par  exemple,  ne  sauraient  avoir  de  droit 
matériel  sur  les  lignes  données  en  gage,  puisque  c'est  l'Etat  qui 
en  a  la  propriété;  leur  garantie  ne  porte  que  sur  la  concession. 
Au  contraire,  aux  Etats-Unis,  les  obligataires  ont  un  véritable  droit 
immobilier  qui  leur  donne,  au  cas  de  non-paiement,  le  pouvoir 
de  faire  vendre  les  lignes  elles-mêmes  avec  leurs  accessoires  et 
leur  matériel  roulant;  le  crédit  est  réel.  Dans  les  législations  eu- 
ropéennes, en  Angleterre  même,  quel  que  soit  l'ordre  de  préfé- 
rence établi  entre  les  obligataires,  la  garantie  des  divers  emprunts 
est  générale  et  s'étend  sur  toutes  les  propriétés  de  la  compagnie 
débitrice  ;  cette  généralité  même  fait  que  le  gage  peut  être  amoin- 
dri ou  compromis  soit  par  l'annexion  de  lignes  improductives,  soit 
même  par  des  opérations  étrangères  à  l'exploitation.  En  Amé- 
rique on  a  paré  à  cet  inconvénient  :  le  crédit  est  non  seulement 
réel,  mais  il  est  aussi  spécial,  c'est-à-dire  qu'en  principe  chaque 
ligne  ou  section  a  son  hypothèque  propre  et  indépendante.   On 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX    ÉTATS-UNIS.  417 

prête  non  pas  tant  à  une  compagnie,  organisation  financière  com- 
plexe dont  le  crédit  est  sujet  à  des  fluctuations,  mais  à  une  ligne 
de  chemin  de  fer  donnée,  dont  on  connaît  la  valeur  intrinsèque 
et  la  productivité  annuelle.  Extensions  exagérées  ou  spéculations 
malheureuses,  rien  n'affectera  cette  garantie  spéciale.  Personne 
ne  peut  dénouer  le  lien  qui  attache  la  créance  hypothécaire  à  la 
ligne  hypothéquée,  et  comme  ce  lien  prime  tous  les  autres,  tant 
que  le  gage  reste  «  adéquat,  »  c'est-à-dire  tant  que  la  ligne  est 
maintenue  en  bon  état  et  que  sa  productivité  n'est  pas  atteinte,  le 
prêteur  n'aura  pas  à  se  préoccuper  de  la  situation  générale  de  la 
compagnie.  C'est  pourquoi  on  peut  trouver  chez  des  compagnies 
tombées  en  faillite  des  emprunts  hypothécaires  qui  présentent 
une  sécurité  de  premier  ordre  et  sont  quelquefois  particulière- 
ment recherchées  comme  valeurs  de  placement  par  les  Améri- 
cains. 

«  Le  régime  des  chemins  de  fer  aux  Etats-Unis  est,  par  ses 
qualités  et  ses  défauts,  essentiellement  caractéristique  de  la  nation 
américaine.  »  Ainsi  parleM.  G. -F.  Adams  (1),  l'un  des  économistes 
qui  ont  fait  avec  le  plus  d'autorité  la  critique  du  système.  En 
effet,  jamais  ouvrier  ne  s'est  mieux  fait  connaître  dans  une  œuvre. 
Cette  admirable  force  d'initiative  de  l'Américain,  cette  énergie  dé- 
bordante de  création  qui  fait  la  valeur  et  l'honneur  de  l'individu, 
rien  ne  les  met  mieux  en  relief  que  le  développement  vraiment 
merveilleux  et  aujourd'hui  la  puissance  colossale  des  chemins  de 
fer  en  Amérique.  Les  excès  du  régime  sont  ceux  mêmes  de  cet 
esprit  d'entreprise,  qui  dans  le  risque  voit  toujours  le  gain  futur 
plutôt  que  la  perte  possible,  et  dont  l'abus  devient  témérité,  vio- 
lence, spéculation.  Dans  chaque  compagnie,  la  constitution  du 
pouvoir  dirigeant,  l'esprit  et  la  forme  de  la  gestion  intérieure,  font 
bien  ressortir  la  fécondité  des  ressources  pratiques  chez  l'Améri- 
cain, l'indépendance  des  méthodes  et  des  formes  préconçues, 
Fadaptabilité  aux  conditions  nouvelles  ou  spéciales.  Quant  au 
régime  de  la  liberté  et  de  la  concurrence  dans  l'industrie  des 
transports,  nous  y  trouvons  le  meilleur  témoignage  de  la  prédo- 
minance constante  de  l'effort  individuel  sur  l'action  publique  aux 
États-Unis. 

Louis  Paul-Dubois. 

(1)  Railroads:  their  origin  and  their  problem. 


tome  cxxix.  —  1895.  27 


LE   TASSE 

SON  CENTENAIRE  ET  SA  LÉGENDE 


I 

Le  25  avril  1595,  le  Tasse,  qu'on  s'apprêtait  à  couronner  au 
Gapitole,  expira  au  couvent  de  Saint-Onuphre,  vers  onze  heures 
du  matin,  en  pressant  sur  son  cœur  un  crucifix,  qui  a  été  pré- 
cieusement conservé;  il  commençait  à  prononcer  d'une  voix 
mourante  ces  paroles  :  In  marias  tuas,  Domine!  quand  le  souffle 
lui  manqua;  il  ne  put  achever.  Le  25  avril  1895,  l'Italie  a  prouvé 
avec  éclat  combien,  à  travers  tant  de  vicissitudes  et  de  révolu- 
tions, lui  était  resté  présent  le  souvenir  du  plus  exquis  et  du  plus 
populaire  de  ses  poètes.  Des  fêtes  commémoratives  ont  été  cé- 
lébrées à  Bergame,  patrie  de  ses  pères  et  son  lieu  d'origine,  à  Sor- 
rente  où  il  est  né,  à  Ferrare  où  il  connut  tour  à  tour  les  douceurs 
de  la  vie  et  des  grandes  espérances  et  l'ivresse  sombre  du  malheur, 
à  Rome  où  il  allait  chercher  des  honneurs  triomphaux  et  où  il 
trouva  des  religieux  hiéronymites  pour  lui  fermer  les  yeux. 

Si  les  morts  sont  sensibles  aux  hommages  qu'on  leur  rend, 
son  ombre  a  été  contente.  On  lui  a  témoigné  que  sa  gloire  n'avait 
point  pâli,  qu'il  s'était  acquis  par  ses  œuvres  comme  par  ses  souf- 
frances une  renommée  impérissable.  Et  qui  la  méritait  plus  que 
lui?  Il  est  du  nombre  de  ces  poètes  qu'on  peut  appeler  déli- 
cieux. En  vain,  de  son  vivant  déjà,  quelques  puristes  toscans 
s'étaient  plaints  que  ce  Bergamasque  né  près  de  Naples  ne  châtiât 
pas  assez  son  style,  que  ses  vers  abondassent  en  lombardismes,  en 
latinismes.  On  lui  reprochait  des  impropriétés  de  termes  et  des 
tours  vicieux,  une  certaine  pauvreté  de  langue  qui  le  condam- 
nait aux  répétitions,  un  goût  excessif  pour  les  concetti,  pour  les 


LE    TASSE,    SON    CENTENAIRE    ET    SA    LÉGENDE.  419 

affectations,  pour  le  subtil  et  le  contourné.  On  lui  opposait  l'Arioste 
et  son  merveilleux  naturel,  sa  parfaite  simplicité,  sa  veine  fé- 
conde, intarissable.  Mais  on  peut  appliquer  aux  poètes  délicieux 
ce  qu'il  a  dit  de  Sophronie  :  comme  elle,  par  une  faveur  des  ciewx 
amis,  ils  se  tirent  heureusement  de  tous  les  hasards  qu'il  leur 
plaît  de  courir,  tout  leur  est  pardonné,  et  leurs  négligences  sont 
leurs  artifices  : 

Le  negligenze  sue  sono  artifici. 

Leur  grâce,  qui  est  la  plus  forte,  sauve  leurs  défauts;  si  on  les 
en  corrigeait,  ils  ne  seraient  plus  eux-mêmes,  et  leur  figure  nous 
séduit  tant  que  nous  n'y  voulons  rien  changer  et  que  nous  aurions 
honte  de  discuter  les  plaisirs  qu'ils  nous  donnent.  «  Le  seigneur 
Torquato  Tasso,  écrivait  Bartolomeo  Zucchi  le  20  juin  1595,  est 
parti  il  y  a  quelques  jours  pour  une  vie  meilleure,  nous  privant 
de  la  plus  grande  lumière  de  poésie  et  de  belles-lettres  qu'ait  pos- 
sédée notre  âge.  Vit-on  jamais  dans  notre  langue  des  vers  plus 
majestueux,  plus  véritablement  héroïques,  et  en  même  temps 
plus  doux  que  les  siens?...  Plaise  à  Dieu  de  lui  accorder  la  gloire 
immortelle  du  paradis,  après  qu'il  s'est  acquis  par  ses  œuvres  toute 
celle  que  peut  décerner  ce  monde  !  » 

Ce  n'est  pas  seulement  par  ses  grâces  irrésistibles  que  le  Tasse 
s'est  imposé  à  l'admiration  de  ses  contemporains.  Hormis  sa  poésie 
lyrique,  où  il  s'est  assujetti  à  des  traditions  établies,  [datant  de 
Pétrarque  et  des  Provençaux,  à  des  règles  constantes  qu'un  poète 
de  cour  ne  pouvait  transgresser,  il  a  renouvelé  les  genres  dans 
lesquels  il  s'est  essayé,  et  il  n'a  pas  été  un  imitateur,  mais  un 
de  ces  originaux  qu'on  imite.  Il  a  excellé  le  premier  dans  l'art 
composite  ;  il  a  su  assortir  le  vieux  au  neuf,  les  marier  dans  une 
exquise  harmonie,  et  s'inspirer  de  Virgile  en  exprimant  les 
pensées  et  les  sentimens  de  son  siècle.  Son  Aminta,  ce  chef-d'œuvre 
du  genre  bucolique,  favola  boscareccia,qui  fut  représenté  pour  la 
première  fois  le  31  juillet  1573  dans  l'île  du  Belvédère,  en  pré- 
sence du  duc  Alphonse  II,  porte  partout  l'empreinte  de  la  pas- 
torale grecque  et  latine  ;  mais  les  bergers  et  les  bergères  qui 
figurent  dans  cette  pièce,  riche  en  allusions  à  la  chronique  se- 
crète de  Ferrare,  sont  nés  sur  les  bords  du  Pô  dans  la  seconde 
moitié  du  xvie  siècle,  et  leurs  entretiens,  leurs  déclarations  et  leurs 
querelles  amoureuses  sont  des  airs  de  guitare,  de  viole  et  de  rebec 
transposés,  arrangés  pour  la  lyre  antique.  Aucun  des  assistans  ne 
doutait  que  la  grotte  de  l'Aurore,  où  se  lisait  cette  inscription  : 
Lungi,  ah!  lungi  ite,  o  profani!  ne  fût  une  salle  du  château  de 
Ferrare  dont  la  porte  ne  s'ouvrait  pas  au  premier  venu;  ils  n'hé- 
sitaient pas  à  reconnaître  dans  le  médisant  Mopso  un  philosophe 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  orateur  padouan,  Sperone  Speroni,  aussi  connu  par  son  hu- 
meur superbe  et  morose  que  par  ses  écrits;  dans  Batto,  le  poète 
Batista  Guarini,tour  à  tour  ami  ou  rival  du  Tasse;  dans  Elpino,le 
savant  Pigna,  historien  ferrarais  et  secrétaire  très  puissant  de 
son  duc.  UAminta  obtint  à  la  fois  un  succès  d'admiration  et  de 
vive  curiosité.  Cette  pièce  avait  mis  si  fort  en  vogue  les  pasto- 
rales qu'on  ne  voulait  plus  lire  ni  écrire  autre  chose.  M.  Carducci 
nous  apprend  qu'en  1615  on  en  avait  composé  quatre-vingts,  et  à 
la  fin  du  siècle  plus  de  deux  cents  (1).  Mais,  hormis  le  Pastor 
ftdo,  ces  bergeries,  aussi  absurdes  pour  la  plupart  qu'insipides,  dé- 
montraient une  fois  de  plus  que  les  imitateurs  sont  un  sot  bétail. 

C'est  surtout  en  composant  la  Jérusalem  délivrée  qu'il  montra 
tout  ce  qu'il  y  avait  d'originalité  et  de  souplesse  dans  son  génie 
de  poète.  C'en  était  fait  de  la  chanson  de  geste,  renouvelée  e1 
transformée  par  l'Arioste;  elle  était  morte  avec  lui  :  qui  pouvait 
penser  à  jouter  contre  cet  incomparable  conteur? 

Il  fallait  chercher  des  voies  nouvelles  et,  s'il  était  possible, 
s'inspirant  de  Virgile  et  d'Homère,  observant  comme  eux  la 
règle  de  l'unité  d'action,  ressusciter  ce  qu'on  appelait  l'épopée 
historique.  LeTrissin  s'y  était  essayé  sans  succès:  non  seulement 
le  talent  lui  manquait,  le  sujet  choisi  par  lui  n'avait  rien  dit  au 
cœur  et  à  l'imagination  de  ses  contemporains  :  que  leur  impor- 
taient Bélisaire  et  les  Goths?  Le  Tasse  fut  plus  avisé.  Les  Turcs, 
qui  étendaient  de  plus  en  plus  leurs  conquêtes  et  menaçaient 
l'Occident,  s'étaient  chargés  de  remettre  les  croisades  à  la  mode. 
On  s'occupait  beaucoup  d'eux  et  des  dangereux  progrès  du  Crois- 
sant. En  1543,  ils  avaient  inquiété  les  ports  italiens,  croisé  dans 
les  eaux  de  Capri,  jeté  l'épouvante  dans  toutes  les  populations  du 
golfe  de  Naples.  Quatorze  ans  plus  tard,  ils  avaient  opéré  un  dé- 
barquement, surpris  Sorrente,  emmené  un  grand  nombre  de  pri- 
sonniers. Peu  s'en  était  fallu  que  Cornelia,  sœur  du  Tasse,  ne 
tombât  dans  leurs  mains  et  ne  finît  ses  jours  dans  un  harem  ;  elle 
s'était  enfuie  à  grand'peine  avec  son  mari  ;  leur  maison  avait  été 
pillée,  mais  la  vie  et  l'honneur  étaient  saufs.  En  1571  la  mémo- 
rable victoire  remportée  par  la  Ligue  sainte  dans  le  golfe  de 
Lé  pan  te,  sous  le  commandement  de  don  Juan  d'Autriche,  arrêtait 
pour  toujours  la  conquête  ottomane.  «  Celait,  disait  le  Tasse,  la 
plus  glorieuse  bataille  navale  qui  eût  été  livrée  depuis  la  journée 
d'Actium,  »  et  il  n'avait  pas  été  le  dernier  à  s'en  féliciter.  Il  devait 
s'en  réjouir  aussi  pour  son  poème,  déjà  fort  avancé.  En  évoquant 
le  souvenir  de  Godefroy  de  Bouillon  et  des  héros  de  la  première 
croisade,  il  était  sûr  d'intéresser  les  admirateurs   de  don  Juan 

(1)  Teatro  di  Torquato  Tasso,  edizione  critica  a  cura  di  Angelo  Solerti  con  due 
saggi  di  Giosuè  Carducci;  Bologna,  1895. 


LE  TASSE,  SON  CENTENAIRE  ET  SA  LÉGENDE.         421 

d'Autriche,  et  il  n'avait  pas  à  craindre  qu'ils  lui  reprochassent 
de  leur  conter  des  vieilleries,  d'avoir  un  goût  malheureux  pour 
les  sujets  démodés,  pour  les  histoires  surannées. 

Il  avait  étudié  Guillaume  de  Tyr  et  d'autres  chroniqueurs,  il 
leur  avait  demandé  des  renseignemens ,  mais  il  n'avait  garde  de 
voir  par  leurs  yeux  les  hommes  et  les  choses.  La  Renaissance 
avait  mis  au  nombre  des  vertus  cette  charité  de  l'esprit  qui  con- 
damne le  fanatisme  et  les  superstitions  haineuses.  Elle  avait 
entrepris  de  réconcilier  toutes  les  sagesses,  toutes  les  doctrines, 
tous  les  systèmes,  toutes  les  philosophies,  de  retrouver  partout 
des  parcelles  de  vérité;  elle  avait  étendu  ses  miséricordes  à  toutes 
les  religions,  elle  tenait  les  idoles  pour  des  dieux  voilés,  et  ses 
poètes  comme  ses  penseurs  étaient  animés  d'un  souffle  d'hu- 
maine et  généreuse  indulgence.  Si  dangereux  que  fussent  les 
Turcs,  le  Tasse  attribue  aux  sectateurs  du  Croissant  des  vertus 
qu'il  est  permis  d'aimer.  Une  amazone  musulmane,  Glorinde,  se 
fait  un  point  d'honneur  de  rendre  à  la  vie  deux  chrétiens  con- 
damnés à  mourir  dans  les  flammes.  Quand  Tancrède  a  tué  le 
farouche  Argan,  il  ne  hait  plus  son  ennemi  :  «  Eh  quoi!  s'écrie- 
t— il,  ce  vaillant  serait  la  proie  des  corbeaux!  Ah!  par  Dieu,  ne  le 
privons  ni  de  la  sépulture  ni  de  nos  louanges.  Je  ne  suis  pas  en 
guerre  avec  son  cadavre.  Il  est  tombé  comme  un  brave;  n'est-il 
pas  juste  que  nous  lui  rendions  ces  honneurs  qui  sont  ici-bas  le 
seul  gain  que  nous  procure  la  mort?  »  Quand  Renaud  s'arrache 
des  bras  d'Armide  pour  aller  rejoindre  les  drapeaux  et  combattre 
pour  le  Christ,  il  jure  à  cette  enchanteresse  une  inviolable  fidé- 
lité :  «  Je  te  conserverai  à  jamais  parmi  mes  chers  et  honorés 
souvenirs,  tu  seras  avec  moi  dans  mes  joies  et  dans  mes  chagrins. 
Je  serai  ton  chevalier  autant  que  me  le  permettront  la  guerre 
d'Asie,  ma  foi  et  mon  honneur.  »  Et  lorsqu'il  la  retrouve  déses- 
pérée et  résolue  de  mourir  :  «  Armide,  calme  ton  cœur  troublé. 
Moi,  ton  ennemi?  Je  suis  ton  champion  et  ton  esclave.  » 

Non  seulement  les  chevaliers  du  Tasse  ont  le  cœur  humain, 
ils  sont  les  contemporains  du  poète  par  la  complexité  de  leurs 
sentimens  et  de  leurs  pensées.  La  psychologie  chevaleresque  du 
divin  Arioste  est  aussi  simple  que  l'escrime  de  ses  héros,  qui  d'un 
seul  coup  de  leur  redoutable  épée  pourfendent  un  musulman  de 
la  tête  à  la  ceinture,  aussi  primitive  que  la  physique  ancienne,  qui 
pensait  avoir  tout  fait  quand  elle  enseignait  que  les  quatre  élé- 
mens  sont  les  principes  constituans  de  tous  les  corps.  Roland, 
Roger,  Rradamante,  Angélique  elle-même,  n'ont  que  des  passions 
élémentaires.  Le  Tasse  a  poussé  bien  plus  loin  l'analyse  et  la  sa- 
vante chimie  des  âmes.  Ses  personnages  ne  sortent  pas  d'un  château 
féodal,  ils  ont  habité  les  palais.  Godefroy  est  un  saint  qui  joint  à 


422  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sa  piété  la  stratégie  d'un  général  et  les  calculs  d'un  homme 
d'Etat;  il  aurait  gouverné  à  merveille  une  principauté  italienne 
du  xvi°  siècle.  Les  chevaliers  qui  servent  sous  ses  ordres,  et  qu'il 
a  tant  de  peine  à  tenir,  sont  des  êtres  compliqués,  raffinés,  tels 
qu'en  produit  une  civilisation  très  avancée.  Ils  sont  aussi  des  âmes 
tourmentées,  en  qui  la  nature  et  la  foi  se  livrent  de  perpétuels 
combats,  qui  tour  à  tour  obéissent  à  la  loi  de  l'Evangile  et  à  la  loi 
du  cœur,  et  après  trois  siècles  nous  les  trouvons  fort  semblables 
à  nous. 

Le  choix  heureux  du  sujet,  la  nouveauté  des  caractères,  d'in- 
génieux artifices  de  composition,  les  voluptés  mêlées  aux  ba- 
tailles, la  saveur  pénétrante  de  certains  épisodes,  la  divine  mu- 
sique du  vers,  tout  devait  concourir  à  assurer  le  succès,  et  on 
s'explique  facilement  que  l'Italie  ait  éprouvé  comme  un  frisson  de 
plaisir  en  lisant  et  relisant  un  poème  qui  la  promenait  dans  un 
monde  inconnu,  et  lui  procurait  la  joie  de  se  reconnaître  dans  des 
figures  étrangères  et  lointaines. 

Les  éditions  se  multiplièrent  rapidement  ;  il  fut  traduit  bientôt 
en  français,  en  espagnol,  en  anglais,  et  dans  tous  les  dialectes 
italiens,  en  bergamasque,  en  milanais,  en  génois,  en  calabrais,  en 
napolitain,  en  vénitien,  et  Tancrède  et  Godefroy,  comme  le  dit  le 
comte  Pasolini,  «  eurent  la  surprise  de  s'entendre  parler  bolo- 
nais (1).  » 

Il  plaisait  aux  princes,  il  plaisait  aux  hommes  de  guerre  comme 
il  plaira,  deux  siècles  plus  tard,  à  Napoléon  ;  l'auteur  n'avait  pas 
servi,  mais  son  père,  qui  s'était  battu  en  Afrique  comme  en  Eu- 
rope, lui  avait  souvent  conté  ses  campagnes.  Il  fut  goûté  passion- 
nément par  les  peintres,  par  les  Carrache,  le  Zampieri,  l'Albano, 
le  Gignani,  qui  le  préféraient  à  tout  autre  et  s'y  fournissaient  de 
sujets.  Dès  la  première  heure,  il  avait  séduit  les  femmes  ;  il  sé- 
duira les  petites  gens,  plus  sensibles  en  Italie  que  partout  ail- 
leurs aux  voluptés  de  l'oreille.  «  Que  dirai-je  de  plus?  écrivait 
Martelli;  tes  voiturins,  les  petits  marchands,  les  bateliers  le  réci- 
taient en  voyageant,  en  travaillant,  en  ramant.  »  Autant  en  feront 
les  montagnards  de  l'Apennin,  les  bergers  de  la  campagne  ro- 
maine, les  pêcheurs  du  golfe  de  Naples.  Un  jour,  Ugo  Foscolo 
l'entendra  chanter  par  des  forçats  qui,  enchaînés  deux  à  deux  sur 
les  plages  de  Livourne,  recouraient  au  grand  enchanteur  pour 
tromper  leur  fatigue  et  leur  ennui. 

Si  le  poète  parut  admirable,  l'homme  excita  Fétonnement  et 
la  compassion.  La  nouvelle  s'était  répandue  que  pendant  que  son 
poème,  publié  à  son  insu  par  des  voleurs,  lui  acquérait  une  écla- 

(1)  /  Genitori  di  Torquato  Tasso,  note  storiche  raccolte  da  Pier  Desiderio  Paso- 
lini; Rome,  1895. 


LE  TASSE,  SON  CENTENAIRE  ET  SA  LÉGENDE.         423 

tante  et  universelle  renommée,  ayant  perdu  la  tête  depuis  quelque 
temps  déjà,  il  languissait  dans  un  hôpital  où  son  illustre  protec- 
teur, Alphonse  II,  duc  de  Ferrare,  l'avait  fait  enfermer.  «  Quel 
saut  vient  de  prendre,  écrira  Montaigne,  de  sa  propre  agitation 
et  allégresse,  l'un  des  plus  judicieux,  ingénieux  et  plus  formés  à 
l'air  de  cette  antique  et  pure  poésie,  qu'autre  poète  italien  ait 
jamais  été.  N'a-t-il  pas  de  quoi  savoir  gré  à  cette  sienne  vivacité 
meurtrière,  à  cette  clarté  qui  l'a  aveuglé,  à  cette  exacte  et  tendue 
appréhension  de  la  raison,  qui  l'a  mis  sans  raison,  à  la  curieuse 
et  laborieuse  quête  des  sciences,  qui  l'a  conduit  à  la  bêtise,  à 
cette  rare  aptitude  aux  exercices  de  l'âme,  qui  Fa  rendu  sans 
exercice  et  sans  âme?  J'eus  plus  de  dépit  encore  que  de  compas- 
sion de  le  voir  à  Ferrare  en  si  piteux  état,  méconnaissant  et  soi 
et  ses  ouvrages.  » 

Il  était  resté  sourd  aux  conseils  de  son  père,  courtisan  désabusé 
par  de  dures  expériences;  il  avait  voulu,  lui  aussi,  vivre  dans 
une  cour,  et  quand  il  fut  parvenu  à  se  caser  dans  le  palais  de 
Ferrare,  lieu  de  délices  et  de  magnificences,  ébloui  de  sa  fortune, 
il  crut  avoir  signé  un  pacte  avec  le  bonheur.  La  vie  qu'il  y  menait 
était  celle  qu'il  avait  désirée  ;  on  lui  avait  octroyé  des  privilèges 
qu'on  n'accordait  à  personne.  «  Ce  que  j'ai  toujours  cherché  dans 
les  cours,  c'est  une  vie  de  loisir  consacrée  à  l'étude,  ozio  letterato, 
sans  être  tenu  à  rien,  sans  obligations  d'aucune  sorte,  car  je  ne 
sais  pas  rimer  et  servir  à  la  fois.  Aussi  je  prétends  avoir  la  table, 
le  logement  et  les  honneurs  sans  être  astreint  au  service.  C'est  en 
ma  qualité  de  poète  que  j'ai  droit  à  la  fortune.  »  Il  avait  eu  con- 
tentement et  il  en  rendait  grâce  au  duc  Alphonse  :  «  0  Daphné, 
s'écriait-il  dans  YAminta,  c'est  un  Dieu  qui  m'a  fait  ces  loisirs. 
Quand  il  me  permit  de  me  donner  à  lui,  il  voulut  bien  me  dire  : 
«  Tircis,  qu'un  autre  chasse  les  loups  et  les  voleurs  et  fasse  la 
garde  autour  de  mes  bergeries;  qu'un  autre  distribue  à  mes 
serviteurs  les  récompenses  et  les  peines  ;  qu'un  autre  paisse  et 
soigne  mes  troupeaux;  qu'un  autre  conserve  les  laines  et  le 
lait  et  qu'un  autre  les  aille  vendre  au  •marché.  Toi,  vis  dans  le 
repos  et  chante!  »  Ses  autels  seront  toujours  ornés  de  fleurs 
par  mes  mains,  et  toujours  je  ferai  monter  jusqu'à  lui  les  douces 
vapeurs  d'un  encens  parfumé  !   » 

Peu  d'années  s'écoulent  et  Ferrare  n'est  plus  pour  lui  qu'une 
prison.  Deux  fois  il  s'enfuit,  deux  fois  il  rentre  en  servitude,  et 
bientôt  jle  dieu  dont  il  fleurissait  les  autels  l'enferme  dans  l'hôpital 
Sainte-Anne,  où  il  restera  sept  ans.  Sa  liberté  recouvrée,  il  mène 
une  existence  errante,  réduit  aux  expédiens,  traînant  de  lieu  en 
lieu  sa  besace,  ses  convoitises  et  sa  misère,  mendiant  son  pain, 
mendiant  aussi  des  manteaux,  des  bijoux,  des  coupes  d'argent, 


424  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  proie  à  d'horribles  soupçons,  se  défiant  de  tout  le  monde,  et 
surtout  des  médecins,  déplorant  le  naufrage  où  s'est  englouti  son 
bonheur,  se  répandant  en  plaintes,  en  invectives,  en  longs  gémisse- 
mens,  prompt  à  se  lasser  des  asiles  offerts  à  sa  détresse,  et,  ce 
qui  est  pire,  prenant  en  dégoût  les  chefs-d'œuvre  qui  lui  ont  valu 
sa  gloire,  et,  ce  qui  est  pire  encore,  leur  infligeant  l'outrage  de 
les  refaire.  «  J'ai  presque  oublié  que  j'ai  été  élevé  en  gentilhomme. 
Hélas!  je  ne  suis  rien,  je  ne  sais  rien,  je  ne  puis  rien,  je  ne  veux 
rien.  »  Il  n'avait  pas  encore  quitté  Ferrare  lorsque  le  plus  sensé 
de  ses  amis,  un  moine-poète,  bénédictin  génois,  don  Angelo 
Grillo,  lui  écrivait  :  «  A^oiis  êtes  malheureux,  seigneur  Tasso, 
parce  que  vous  êtes  homme,  et  non  pour  -cause  d'indignité.  Si 
vous  êtes,  comme  je  l'accorde,  plus  malheureux  que  les  autres 
hommes,  c'est  que  vous  êtes  encore  plus  homme  qu'eux  tous.  Il 
vous  fallait  la  distinction  d'une  misère  manifeste  ;  autrement,  à 
ne  vous  juger  que  par  les  opérations  de  votre  divine  intelligence, 
vous  auriez  passé  pour  un  être  divin,  et  Dieu  ne  veut  pas 
que  vous  le  soyez  dans  ce  monde  pour  que  vous  puissiez  l'être 
vraiment  dans  l'autre.  » 

Tant  de  génie  accompagné  de  tant  de  malheur  ne  pouvait 
manquer  d'inspirer  les  fabricateurs  de  légendes;  le  Tasse,  à  peine 
mort,  eut  la  sienne.  Il  se  trouva  des  hommes  ingénieux  qui  pré- 
tendirent qu'ayant  conçu  un  amour  passionné  pour  l'une  des 
sœurs  du  duc  de  Ferrare,  son  patron  l'en  avait  puni  en  le  faisant 
passer  pour  fou  et  le  mettant  à  l'ombre.  Il  suffit  cependant 
d'étudier  avec  quelque  attention  sa  correspondance  publiée  jadis 
par  M.  Gesare  Guasti  pour  se  convaincre  que  cette  invention  ne 
repose  sur  rien.  Il  ressort  de  ses  lettres,  où  il  s'est  si  vivement  et 
si  longuement  raconté  lui-même,  que  tendre  aux  mouches,  sujet 
à  des  intempérances  d'imagination,  ses  déconvenues  et  ses  sus- 
ceptibilités maladives  lui  troublèrent  la  raison.  Il  en  ressort  aussi 
que,  fils  de  la  Renaissance  par  son  tour  d'esprit,  par  son  éduca- 
tion, par  la  liberté  de  sa  pensée,  il  eut  le  malheur  d'écrire  à  une 
époque  de  réaction  religieuse,  que,  ne  se  sentant  plus  d'accord 
avec  une  église  qu'avait  réformée  le  concile  de  Trente  et  que 
gouvernaient  désormais  les  rigorosi,  son  imagination  s'effara,  qu'il 
craignit  d'avoir  des  affaires  graves  avec  l'Inquisition,  que  de  plus 
en  plus  inquiet  et  persuadé  que  ses  livres  témoignaient  contre  lui, 
il  entreprit  de  les  refaire,  en  effaçant  tout  ce  qui  lui  semblait 
suspect.  «  Le  monde,  avait-il  dit  dans  YAminta,  vieillit,  et  en 
vieillissant  il  s'attriste.  » 

...  Il  mondo  invecchia, 
E  invécchiando  intristisce. 


LE  TASSE,  SON  CENTENAIRE  ET  SA  LÉGENDE.         425 

Telles  étaient  les  conclusions  que  j'avais  déduites  moi-même, 
il  y  a  près  de  trente  ans,  dans  le  Prince  Vitale,  essai  et  récit  à 
propos  de  la  folie  du  Tasse.  Je  les  avais  résumées  ainsi  :  «  Le 
Tasse  dut  la  moitié  de  ses  infortunes  à  la  faiblesse  de  son  carac- 
tère et  l'autre  à  la  beauté  de  son  génie.  » 

J'ai  longtemps  souhaité  que  quelqu'un  nous  donnât  la  bio- 
graphie complète  et  détaillée  de  ce  grand  mélancolique  aux  yeux 
pâles,  aux  lèvres  minces,  dont  j'ai  vu,  à  Saint-Onuphre,  le 
masque  de  cire,  et  dont  je  possède  une  relique  dans  un  morceau 
d'étoffe,  détaché  de  son  vêtement  par  un  religieux  de  ce  couvent 
pour  en  faire  l'offrande  à  Lamennais.  Mon  vœu  s'est  enfin  accom- 
pli. La  biographie  qui  nous  manquait  a  été  écrite  par  un  jeune 
professeur  de  Bologne,  M.  Angelo  Solerti,  et  publiée  à  l'occasion 
du  centenaire  (1).  De  tous  les  hommages  rendus  au  poète,  c'est  de 
beaucoup  le  plus  précieux  ;  ce  livre  restera.  Comme  le  dit  l'auteur, 
il  a  été  «  le  fruit  d'une  longue  étude  et  d'une  grande  tendresse, 
frutto  di  lungo  studio  e  grande  amore.  »  M.  Solerti  s'est  livré 
à  d'infatigables  recherches  dans  les  archives  de  la  maison  d'Esté  ; 
il  a  tout  vu,  tout  examiné  ;  rien  n'a  échappé  à  ses  patientes  et 
amoureuses  investigations,  et  précédemment  déjà  il  avait  publié 
de  savans  essais  sur  Ferrare,  sa  cour,  ses  princes  et  ses  princesses, 
dans  la  seconde  moitié  du  xvi°  siècle  (2).  A  l'érudition  il  joint 
un  sens  critique  très  exercé,  très  aiguisé,  qui  fait  de  lui  le  plus 
sûr  des  guides.  Nous  pouvons  désormais,  grâce  à  lui,  accom- 
pagner le  Tasse  pas  à  pas  dans  sa  voie  douloureuse,  l'y  suivre 
étape  par  étape.  Il  m'a  rendu,  en  termes  que  je  n'ose  reproduire, 
le  témoignage  que  j'avais  vu  juste;  que  la  plupart  de  mes  conjec- 
tures ont  été  confirmées  par  des  documens  retrouvés  depuis;  que 
si  la  légende  du  Tasse  est  à  jamais  discréditée,  j'y  suis  pour 
quelque  chose  ;  qu'ayant  été  à  la  peine,  je  mérite  d'être  à  l'hon- 
neur. Je  pense  comme  cet  habile  critique  que  si  les  fictions  ont 
leur  charme,  la  vérité  a  toujours  plus  de  saveur;  que  l'auteur  de 
la  Je'rusalem  délivrée  nous  est  devenu  plus  intéressant  depuis 
que  nous  savons  que,  victime  de  ses  faiblesses,  de  son  siècle  et 
de  son  génie,  il  n'avait  pas  besoin,  pour  devenir  fou,  d'être  le 
martyr  d'un  amour  malheureux. 

II 

Qu'on  aime  ou  qu'on  n'aime  pas  les  légendes,  leur  histoire  est 
toujours  curieuse.  De  l'instruction   ouverte  par  M.  Solerti,   il 

(1)  Vita  di  Torquato  Tasso,  3  vol.  in-8°;  Turin  et  Rome,  1895,  Ermanno  Loescher. 

(2)  Luigi,  Lucrezia  e  Leonora  d'Esté,  da  G.  Campori  et  A.  Solerti,  1888. — Ferrava 
e  la  Corte  Estense  nella  seconda  meta  del  secolo  decimosesto,  1891. 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

résulte  que  la  génération  qui  connut  le  Tasse  dans  sa  jeunesse  fut 
unanime  à  penser  qu'après  quelques  années  de  séjour  à  la  cour 
de  Ferrare,  sa  tête  se  dérangea,  qu'il  commit  quelques  extrava- 
gances, qu'il  eut  des  accès  de  fureur  et  de  délire,  que  comme  il 
refusait  de  se  laisser  traiter,  le  duc  le  fit  enfermer  à  l'hôpital 
Sainte- Anne,  où  il  reçut  tous  les  soins  que  demandait  son  état. 
Cette  captivité  de  sept  ans  fît  beaucoup  de  bruit,  non  seulement 
en  Italie,  mais  au  nord  des  Alpes,  en  France,  en  Angleterre.  La 
reine  Elisabeth  s'informait  si  l'illustre  prisonnier  composait  en- 
core et  lui  faisait  demander  des  vers,  disant  «  que,  comme  elle 
avait  envie  à  Achille  le  bonheur  d'avoir  été  chanté  par  Homère, 
elle  enviait  au  duc  Alphonse  II  le  poète  qui  l'avait  immorta- 
lisé. » 

Un  fou  ne  sait  jamais  qu'il  l'est,  ou  du  moins  il  ne  le  sait  que 
de  loin  en  loin,  dans  ses  bons  momens;  le  Tasse,  désespéré  et 
refusant  de  se  croire  malade,  s'était  persuadé  et  travaillait  à  per- 
suader aux  autres  que  son  patron  le  tenait  sous  les  verrous  non 
pour  le  guérir,  mais  pour  lui  faire  sentir  qu'il  avait  encouru  sa 
disgrâce,  et  cherchant  partout  des  avocats  qui  plaidassent  sa  cause 
auprès  de  ce  maître  injustement  irrité  et  obtinssent  son  élargis- 
sement, il  remuait  le  ciel  et  la  terre,  adressait  des  suppliques,  des 
placets  à  tous  les  princes,  à  toutes  les  princesses  d'Italie,  aux 
municipes,  aux  prélats,  au  pape  lui-même. 

Le  cardinal  Domenico  Albano  lui  écrivait  de  Rome,  le  29  no- 
vembre 1578  :  «  Le  moyen  le  plus  efficace  que  vous  puissiez 
employer  pour  obtenir  votre  grâce,  recouvrer  l'honneur  et  nous 
consoler,  moi  et  vos  amis,  est  de  confesser  l'erreur  que  vous  avez 
commise  en  vous  défiant  indifféremment  de  tout  le  monde,  ce 
qui  fait  de  vous  un  objet  de  risée  autant  que  de  pitié...  Je  vous 
assure  sur  mon  honneur  que  personne  ne  songe  à  vous  offenser, 
que  tous  vous  aiment  à  l'excès  et,  en  considération  de  votre  sin- 
gulier mérite,  vous  souhaitent  une  longue  et  heureuse  existence. 
Il  n<i  tient  qu'à  vous  de  reconnaître  que  vos  craintes  et  vos  soup- 
çons ne  sont  que  de  vaines  imaginations.  Tranquillisez  votre 
esprit,  occupez- vous  de  vos  travaux  littéraires,  et  comme  il  est 
urgent  de  couper  le  mal  dans  sa  racine  et  de  vous  délivrer  com- 
plètement de  votre  humeur  peccante,  et  que  cela  ne  peut  se  faire 
sans  médicamens,  décidez-vous  à  vous  laisser  purger  par  les  mé- 
decins, conseiller  par  vos  amis  et  gouverner  par  vos  patrons.  » 

Une  humeur  peccante  qui  refuse  de  se  laisser  purger,  quelle 
explication  prosaïque  et  triviale  des  malheurs  d'un  grand  poète  ! 
On  se  persuada  qu'il  y  avait  là  un  mystère  à  éclaircir,  une  énigme 
à  déchiffrer.  Un  cavalier,  Florentin  d'origine,  mais  vivant  à  la 
cour  de  France,  Bartolomeo  del  Bene,  imagina  le  premier  que 


LE    TASSE,    SON    CENTENAIRE    ET    SA   LÉGENDE.  427 

le  Tasse  avait  été  incarcéré  pour  avoir  aimé  une  étoile,  placé 
trop  haut  ses  affections  et  ses  désirs,  da  aversi  inamorato  in  luogo 
per  altezza  disdicevole  alla  sua  conditione.  Les  fables  dérivent  le 
plus  souvent  de  fables  antérieures,  dont  elles  ne  sont  que  la  con- 
trefaçon amendée  et  retouchée.  L'aventure  du  Tasse  faisait  penser 
à  celle  d'un  célèbre  poète  latin,  que  l'empereur  Auguste,  au  dire 
des  chroniqueurs  et  des  badauds  de  Rome,  avait  relégué  à  Tomes, 
parmi  les  Scythes,  pour  le  punir  d'avoir  été  l'un  des  amans  de 
sa  fille  Julie.  Un  jurisconsulte  napolitain  s'avisa  de  ce  rappro- 
chement :  «  Je  ne  saurais  trouver  d'autre  cause  à  sa  détention 
que  celle  qui  fit  exiler  Ovide.  »  La  semence  est  bonne,  elle  ger- 
mera. Un  autre  Napolitain,  Manso,  qui  avait  connu  le  Tasse  sur 
le  tard  et  qui,  selon  l'usage  de  tous  les  amis  des  grands  hommes, 
cherchait  à  se  tailler  une  renommée  dans  sa  gloire,  s'empara  de 
la  conjecture  du  jurisconsulte.  «  Nouvel  Ovide,  dit-il,  un  amour 
malheureux  fut  la  cause  de  ses  infortunes...  A  la  vérité,  ajoutait-il, 
il  s'appliqua  par  son  silence  et  sa  dissimulation  à  dérouter  les 
soupçons  du  monde,  et  ni  dans  le  temps  de  ses  amours,  ni  plus 
tard  dans  celui  de  ses  misères,  ni  lorsqu'il  en  fut  sorti,  on  ne 
put  savoir  avec  certitude  qui  était  la  dame  qu'il  avait  aimée, 
quoique,  dans  plusieurs  endroits  de  ses  rimes,  il  ait  révélé  qu'elle 
s'appelait  Léonore.  »  A  l'appui  de  sa  thèse,  et  faute  d'avoir  reçu 
de  son  illustre  ami  aucune  confidence,  le  Manso  cite  trois  son- 
nets, dont  le  premier  n'est  pas  du  Tasse,  mais  de  Guarini,  dont  le 
second,  comme  l'a  prouvé  M.  Solerti,  a  été  composé  en  l'honneur 
de  Laura  Peperara,  et  une  canzone  écrite,  M.  Solerti  l'a  encore 
prouvé,  pour  Lucrezia  Bendidio,  et  non  pour  la  valétudinaire  et 
casanière  Léonore  d'Esté,  à  laquelle,  parmi  ses  innombrables 
poésies  amoureuses,  il  n'a  jamais  dédié  qu'une  canzone  et  quatre 
sonnets.  Au  surplus,  le  Manso,  par  un  reste  de  pudeur  critique, 
n'a  pas  voulu  prendre  sur  lui  de  décider  si  dans  la  Léonore 
chantée  par  le  Tasse,  il  faut  reconnaître  la  comtesse  de  Scan- 
diano,  la  princesse  d'Esté  ou  l'une  de  ses  suivantes,  et  il  confesse 
que  selon  une  version  fort  accréditée,  cette  dernière  fut  celle 
qu'aima  le  plus  mystérieux  des  poètes. 

Les  premiers  légendaires  font  des  réserves,  ils  ont  des  doutes  ; 
leurs  successeurs  n'en  ont  plus.  En  1628,  Barbato  affirmait  haute- 
ment que  le  Tasse  s'était  enllammé  d'un  amour  illicite  pour  la 
princesse  Léonore,  «  dame  pleine  d'innocente  et  pudique  bonté.  » 
La  légende  prendra  de  plus  en  plus  corps  et  figure.  On  racontera 
qu'en  présence  de  toute  la  cour,  dans  un  transport  amoureux, 
il  lui  donna  un  baiser;  sur  quoi  le  duc,  se  tournant  vers  ses 
courtisans,  leur  dit  :  «  Voyez  quel  malheur  est  arrivé  à  un  si 
grand  homme,  privé  subitement  de  sa  raison  !  »  D'autres  rappor- 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

teront  qu'un  jour  il  lut  aux  deux  sœurs  d'Alphonse  II  le  16e  chant 
de  son  poème,  celui  qui  traite  des  amours  d'Armide  et  de  Renaud  ; 
qu'ayant  mis  trop  de  feu  dans  sa  récitation,  leur  institutrice  en 
avisa  le  duc,  qui  fit  des  reproches  au  poète  ;  qu'au  sortir  du 
palais,  rencontrant  un  de  ses  amis,  seul  confident  de  sa  passion, 
et  le  soupçonnant  d'avoir  divulgué  son  secret,  il  le  transperça  de 
son  épée  ;  que  le  duc  le  fit  enfermer  pour  cause  de  démence  et 
que  ce  dur  châtiment  lui  égara  l'esprit.  Il  est  bon  de  noter  qu'à 
l'époque  où  il  put  lire  son  poème  aux  deux  princesses,  qui  avaient 
encore  une  institutrice,  l'une  était  âgée  de  40  ans,  l'autre  de  38. 

Il  y  a  dans  tous  les  temps  des  sceptiques  irrévérencieux. 
Vers  le  milieu  du  xvne  siècle,  l'historien  Gaspar  Sardi  se  permit 
d'attribuer  la  folie  du  Tasse  à  une  fistule  qui  lui  était  venue  au 
nez.  La  fistule  ne  fit  pas  fortune  ;  comme  on  peut  croire,  toutes 
les  femmes  tenaient  pour  le  baiser.  Aussi  bien  on  montrait  et  on 
montre  encore  à  Ferrare  le  miroir  perfide  qui  avait  dénoncé  le 
porte  et  son  crime.  Le  moyen  de  ne  pas  se  rendre  à  un  témoi- 
gnage si  probant  !  «  Gomment  osez- vous  soutenir,  disait  don 
Quichotte  au  chanoine,  que  l'histoire  de  Pierre  de  Provence  et 
de  la  belle  Maguelonne  est  apocryphe?  Ne  voit-on  pas  dans  le 
musée  militaire  de  nos  rois  la  cheville  du  cheval  de  bois  qui  em- 
portait ce  chevalier  dans  les  airs,  laquelle  cheville,  que  j'ai  vue 
de  mes  yeux,  est  plus  grosse  qu'un  timon  de  charrette?  De  quel 
front  nierez-vous  après  cela  que  Pierre  ait  existé  et  qu'il  ait  aimé 
Maguelonne?  » 

C'est  ainsi  que  les  légendes  naissent,  s'embellissent  et  s'ac- 
créditent; le  gland  tombé  dans  un  terrain  favorable  devient  chêne, 
le  chêne  en  enfante  d'autres,  le  bosquet  se  transforme  en  forêt.  Si 
la  Cour  des  Comptes  n'est  pas  rebâtie  avant  peu,  cette  ruine  dis- 
paraîtra dans  un  bois;  les  épais  halliers  qui  l'entourent  provien- 
nent peut-être  d'une  graine  presque  invisible,  qu'un  moineau 
laissa  choir  de  son  bec.  M.  Solerti  a  déterré  de  très  nombreuses 
chroniques  dans  les  bibliothèques  de  Ferrare  et  de  Modène.  Ces 
chroniques,  rédigées  par  des  contemporains  du  Tasse,  rapportent 
par  le  menu  toutes  les  intrigues,  tous  les  incidens  dramatiques  ou 
scandaleux  qui  se  produisirent  à  Ferrare,  et  firent  jaser  la  cour  et 
la  ville;  il  n'y  est  pas  question  de  lui,  et  on  a  le  droit  d'en  con- 
clure qu'il  ne  fut  mêlé  à  aucun  esclandre,  ne  figura  dans  aucun 
roman.  Gœthe  et  Byron  sont  venus,  et  désormais  l'histoire  apo- 
cryphe porte  l'empreinte  de  leur  génie.  Il  faut  beaucoup  de  vertu 
pour  se  refuser  au  plaisir  d'y  croire;  mais  les  esprits  critiques 
sont  d'impitoyables  démolisseurs,  qui  ne  croient  qu'à  leur  mar- 
teau. Est-il  plus  doux  d'inventer  un  conte  ou  de  le  démolir?  Cela 
dépend  du  caractère  des  hommes  et  de  l'esprit  des  temps. 


LE    TASSE,    SON    CENTENAIRE    ET    SA    LÉGENDE.  429 

Pour  être  juste  envers  les  fabricateurs  de  légendes,  il  faut 
reconnaître  que  leurs  inventions  sont  toujours  fondées  sur  quelque 
chose;  qu'il  y  a  sous  leurs  déraisons  une  raison  cachée.  La  femme 
tenant  une  place  énorme  dans  l'œuvre  du  Tasse,  il  était  naturel 
d'en  inférer  qu'elle  avait  exercé  une  influence  décisive  sur  son 
sort;  qu'ayant  inspiré  son  génie,  fait  ses  délices  et  sa  gloire,  elle 
avait  fait  aussi  sa  destinée.  Ceux  qui  lavaient  beaucoup  connu  et 
pratiqué  en  doutaient;  les  autres  n'en  doutaient  pas.  Ils  disaient  : 
«  Cela  doit  être,  donc  cela  est.  »  C'est  l'origine  de  tous  les  mythes. 

Quand  on  veut  savoir  exactement  ce  que  la  femme  était  pour 
lui,  ce  n'est  pas  à  ses  innombrables  sonnets  qu'il  faut  le  demander. 
On  y  chercherait  vainement  l'histoire  de  son  cœur,  et  qui  l'y 
cherche  désespère  bientôt  de  l'y  trouver.  On  y  rencontre  çà  et  là 
quelques  inspirations  sincères,  mais  il  faut  toujours  faire  la  part 
de  la  rhétorique  amoureuse  et  des  conventions  imposées  aux  poètes 
de  cour.  Ils  étaient,  au  xvie  siècle,  les  grands  distributeurs  de 
renommée.  Quand  Bernardo  Tasso,  père  de  Torquato  et  auteur 
A'Amadis  de  Gaule,  pensait  à  entrer  au  service  de  Milan,  il  avait 
prié  le  comte  Francesco  di  Landriano  de  lui  fournir  une  liste  com- 
plète des  seigneurs  et  chevaliers  de  la  cour,  avec  leurs  noms,  leurs 
surnoms,  leurs  titres  et  un  résumé  de  leur  histoire,  parce  qu'il  se 
proposait  de  les  placer  et  de  les  louer  tous  dans  son  poème.  Il 
s'était  promis  de  les  faire  financer,  d'en  tirer  au  moins  mille  du- 
cats, en  quoi  il  fut  déçu.  Son  fils  aurait  manqué  à  tous  les  devoirs 
de  sa  charge  s'il  n'avait  pas  immortalisé  dans  ses  sonnets  les 
reines  de  beauté  qui  habitaient  ou  traversaient  Ferrare,  s'il  n'avait 
attesté  sur  sa  foi  de  confident  des  dieux  que  leurs  yeux  brillaient 
comme  des  étoiles,  que  leur  sourire  effaçait  l'éclat  du  soleil,  que 
leurs  dents  étaient  de  nacre,  leurs  cheveux  d'or,  leurs  lèvres  de 
corail  et  de  carmin,  leurs  seins  de  neige,  leur  cou  d'ivoire,  leur 
teint  de  lys  et  de  roses,  que  leurs  regards  étaient  des  flammes  et 
leurs  larmes  une  pluie  d'amour;  que  Cupidon  avait  mis  à  leur 
disposition  tout  son  attirail,  des  chaînes,  des  fers,  des  cages,  des 
lacs,  des  torches,  des  bandeaux,  des  carquois  : 

Nodi,  lacci  e  catene, 
Faci,  saette  e  dardi. 

A  toutes  les  femmes  qu'il  a  célébrées  pour  leur  être  agréable  et  en 
tirer  quelque  présent,  ajoutez  celles  qu'il  a  louées  dans  des  ou- 
vrages de  commande,  pour  le  compte  de  ses  amis  ou  d'inconnus, 
qui  chantaient  leurs  maîtresses  par  procuration.  Plus  tard,  quand 
il  aura  quitté  le  service  du  duc  Alphonse,  il  subviendra  à  ses  dé- 
tresses en  levant  boutique  de  poésie.  Il  se  tiendra  au  courant  de 
tous  les  mariages,  de  toutes  les  fiançailles;  aux  épithalames,  qui 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  des  articles  de  défaite,  il  joindra  les  panégyriques,  et  il  louera 
tout  le  monde,  hormis  les  morts,  parce  que  les  morts  ne  paient 
pas,  ni  les  héritiers  non  plus.  Il  regrettera  de  ne  pouvoir  tari- 
fer ses  marchandises  :  telle  de  ses  compositions  ne  lui  a  pas  môme 
rapporté  une  vieille  cape,  una  cappa  vecchia:  il  s'indigne  de  l'ava- 
rice du  siècle.  Encore  un  coup,  ne  cherchez  pas  le  Tasse  ni  son 
âme  dans  ses  vers  officiels,  il  ne  l'y  a  pas  mise,  et  quoiqu'il  em- 
bellisse de  toutes  les  grâces  de  son  esprit  ces  tissus  de  banalités, 
si  son  talent  n'est  jamais  en  défaut,  la  conviction  lui  manque  et 
son  cœur  ne  parle  pas. 

C'est  dans  son  grand  poème  qu'il  s'est  révélé  et  donné,  et  que, 
rompant  avec  les  conventions,  il  a  tracé  d'inoubliables  portraits 
de  femmes,  touchés  d'une  main  si  délicate  et  si  amoureuse  que 
ce  fut  un  enchantement.  Sa  Sophronie,  sa  Glorinde,  son  Her- 
minie,  le  récompensèrent  de  la  peine  qu'il  avait  prise  pour  les 
faire  voir  telles  qu'il  les  voyait  et  leur  gagner  les  cœurs.  Elles 
furent  pour  beaucoup  dans  le  succès  de  la  Jérusalem  délivrée;  ces 
figures  exquises  et  si  modernes  firent  sensation;  les  artistes  se 
passionnèrent  pour  elles;  on  les  sculpta,  on  les  peignit,  on  les  mit 
en  musique. 

Un  critique  italien,  M.  Comparetti,  a  remarqué  que,  «  hormis 
quelques  figures  dune  grande  pureté  offertes  par  l'hagiographie 
et  la  légende  chrétienne,  et  malgré  l'encens  prodigué  à  la  femme 
dans  les  romans,  les  tournois  et  les  cours  d'amour,  depuis  les 
écrits  les  plus  graves  des  théologiens  jusqu'à  la  poésie  et  au 
théâtre  des  carrefours,  elle  n'a  été  à  aucune  autre  époque  plus 
vilainement  insultée,  ravalée,  dégradée  qu'au  moyen  âge.  » 
M.  Gaston  Paris  s'est  appliqué  à  montrer  que  les  contes  où  elle 
était  bafouée  nous  étaient  venus  de  l'Inde,  et  que  les  conteurs 
asiatiques  ne  se  sont  jamais  piqués  de  galanterie  (1).  Quoi  qu'il 
en  soit,  ces  sanglantes  satires  agréaient  aux  clercs  de  l'Occident 
et  à  leur  misogynie  théologique.  La  femme  était  à  leurs  yeux  la 
créature  fatale  par  qui  le  péché  est  entré  dans  le  monde,  la  grande 
tentatrice  et  la  complice  du  serpent,  celle  qui  mangea  du  fruit 
défendu  et  en  fit  manger  à  l'homme,  et  qui  dans  tous  les  temps 
s'est  rendue  redoutable  par  ses  artifices,  ses  niées  et  ses  mensonges. 
Quoique  l'Arioste  ne  fût  pas  grand  clerc  en  théologie,  il  était  resté 
fidèle  à  l'esprit  du  moyen  âge.  Il  prend  un  malin  plaisir  à  glisser 
parmi  ses  récits  chevaleresques  des  fabliaux,  des  contes  gras,  où 
les  femmes  sont  maltraitées.  Il  leur  en  fait  mille  excuses  :  «  Honni 
soit  qui  médit  de  vous  !  Ne  prêtez  pas  l'oreille  à  l'histoire  men- 
songère que  je  vais  dire.  »  Après  quoi  il  se  délecte  à  la  conter. 

(1)  La  Poésie  du  moyen  âge,  par  Gaston  Paris,  189-J. 


LE  TASSE,  SON  CENTENAIRE  ET  SA  LÉGENDE.         481 

Le  Tasse  eut  toujours  le  culte,  l'adoration  de  la  femme;  il  lui  a 
toujours  parlé  chapeau  bas,  le  genou  en  terre.  On  l'avait  mise  au 
pilori,  il  la  met  sur  un  trône.  Si  perverse,  si  trompeuse  que  soit 
son  Armide,  il  nous  oblige  à  l'admirer,  il  nous  contraint  de  la 
plaindre. 

Aucun  poète  n'a  mieux  chanté  l'amour  idéal,  tragique  et 
souverain  qui  fait  le  destin  de  toute  une  vie  ;  mais  ce  dévot  n'était 
pas  pratiquant.  Les  poètes  de  sa  sorte  sont  ainsi  faits  que  les  pas- 
sions qu'ils  peignent  le  mieux  sont  celles  qu'ils  ressentent  le 
moins,  et  qu'ils  voudraient  pouvoir  ressentir.  Ce  rêve  les  tour- 
mente; ils  s'en  délivrent  en  le  mettant  en  vers.  Le  siècle  de  la 
Renaissance  fut  à  la  fois  un  âge  de  raison  mûre  et  d'ardente  folie, 
où  l'idéalisme  cérébral  se  conciliait  facilement  avec  le  sensua- 
lisme du  cœur.  Le  Tasse  est  convenu  lui-même  que  sa  jeunesse 
se  passa  tout  entière  dans  les  servitudes  amoureuses;  mais  il  a 
dit  aussi  que,  «  prompt  à  s'enflammer,  excessif  dans  ses  désirs,  il 
était  le  plus  changeant,  le  plus  divers,  le  plus  versatile  des  hom- 
mes. »  Parmi  les  très  nombreuses  femmes  pour  lesquelles  il  eut 
un  caprice,  Lucrezia  Bendidio  fut  peut-être  celle  qu'il  aima  le 
plus,  et  peut-être  crut-il  un  moment  qu'elle  lui  avait  pris  le  cœur 
à  jamais.  Cependant,  la  voyant  courtisée,  recherchée  par  le  Pigna, 
ce  secrétaire  d'État  qui  avait  l'oreille  d'Alphonse  II,  il  jugea 
qu'il  était  de  bonne  politique  de  la  lui  laisser,  de  se  désister  de 
toutes  ses  prétentions.  Ce  fut  dans  toute  sa  vie  sa  seule  habileté, 
et  rien  ne  prouve  qu'un  si  grand  sacrifice  lui  ait  coûté  beaucoup 
de  larmes. 

«  Je  tentai  fortune  auprès  de  mainte  femme,  dit-il  encore.  La 
plupart  me  furent  indulgentes,  rarement  je  fus  éconduit.  Mais 
jamais  je  ne  sus  me  fixer,  et  mes  ardeurs  qui  ne  me  consumaient 
point  furent  les  plaisirs  d'un  inconstant.  »  Dans  YAminta,  Daphné 
reproche  à  ce  berger  Tircis,  qui  n'est  autre  que  Torquato  Tasso, 
d'avoir  le  cœur  paresseux,  endormi  : 

—  «  A  vingt-neuf  ans  tu  ne  sais  plus  aimer.  —  Il  ne  renonce  pas 
aux  plaisirs  de  Vénus,  réplique  Tircis,  l'homme  qui  fuit  l'amour; 
mais  il  en  savoure  les  douceurs  et  les  délices  en  les  purifiant  de 
tout  mélange,  et  sans  boire  cette  amertume  qui  s'y  mêle  souvent.  » 
Cela  signifie  que  Torquato  est  un  voluptueux,  qu'il  aime  mieux 
jouir  qu'aimer,  qu'il  préfère  les  entreprises  aisées  aux  ambitieuses 
poursuites  et  une  suivante,  bruna  ancella,  d'humeur  facile  à  une 
grande  dame  de  difficile  approche  : 

Che  non  disdegno  signoria  d' ancella. 

Il  a  confessé  plus  d'une  fois  qu'il  était  fort  sensuel,  qu'il  aimait 
la  bonne  chère,  les  festins,  le  gibier  faisandé,  les  fruits  succulens, 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  vins  qui  piquent  le  palais,  piccanti  e  raspanti.  Mais  la  femme 
était  pour  lui  la  première  des  friandises  ;  ne  méprisant  point  les 
amours  ancillaires,il  disait  comme  Horace  :  «  Pourvu  qu'elle  ait  la 
taille  bien  prise  et  la  peau  blanche,  elle  sera  ma  princesse  :  Ilia 
et  Egeria  est.  »  Quiconque  l'étudié  d'un  peu  près  ne  tarde  pas  à  se 
convaincre  que,  quoi  qu'en  aient  dit  des  historiens  qui  n'avaient 
pas  l'esprit  critique,  ce  poète  idéaliste  n'a  connu  en  réalité  d'autre 
amour  que  celui  qui  est  l'étoffe  de  la  nature,  brodée  par  l'imagi- 
nation. 

III 

«  Une  femme  l'a  rendu  fou,  disaient  les  uns,  et  cette  femme 
ne  pouvait  être  qu'une  princesse,  qui  fut  son  unique  amour.  Lisez 
plutôt  son  poème,  et  vous  n'en  douterez  pas.  »  D'autres  disaient  : 
«  Lisez  ses  dialogues  philosophiques,  si  judicieusement,  si  forte- 
ment raisonnes  et  d'une  trame  si  solide.  Il  en  a  écrit  plus  d'un 
en  prison.  Lisez-les,  et  vous  reconnaîtrez  que  s'il  a  pu  convenir 
au  duc  Alphonse  de  le  faire  passer  pour  fou,  il  ne  l'a  jamais  été 
plus  que  vous  ou  moi.  »  Seconde  raison  de  croire  à  la  légende. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'à  peine  sorti  de  l'hôpital,  il  reçut 
de  l'Académie  des  Addormentati  la  proposition  d'aller  enseigner 
à  Gênes  la  morale  et  la  poétique  d'Aristote.  «  On  m'appelle  à 
Gênes,  écrivait-il  à  son  ami  Cataneo,  avec  quatre  cents  écus  d'or 
de  provision  ferme,  et  l'extraordinaire  sera  d'autant.  J'ai  grande 
envie  d'accepter,  mais  je  me  défie  de  ma  mémoire,  si  mon  état 
ne  s'améliore  pas.  »  Ce  qui  est  également  certain,  c'est  que,  dans 
les  dix  dernières  années  de  sa  vie,  il  a  écrit  une  tragédie,  un 
poème  sur  la  Création,  sa  Jérusalem  réformée  par  lui-même,  et 
que  dans  ces  ouvrages,  très  méthodiquement  composés,  on  ne 
découvre  aucune  trace  de  folie,  aucune  contradiction,  aucune 
incohérence  de  pensée  ou  de  langage,  rien  qui  trahisse  le  désordre 
de  l'esprit. 

On  ressentait  à  converser  avec  ce  fou  autant  d'étonnement 
qu'à  le  lire.  En  1587,  les  jeunes  princes  de  Sermonette,  très  dési- 
reux de  le  connaître,  se  firent  présenter  à  lui  ;  ils  le  quittèrent 
émerveillés  «  de  la  solidité  de  sa  doctrine.  »  Ils  ne  furent  pas  les 
seuls  :  quiconque  était  admis  dans  sa  société  constatait  qu'il  pou- 
vait discourir  pendant  des  heures  sans  déraisonner.  Lorsqu'il 
habitait  Naples,  un  jour  qu'il  avait  longuement  et  doctement  dis- 
serté, quelqu'un  se  prit  à  dire  :  «  Comment  a-t-on  pu  croire  qu'il 
ait  jamais  été  privé  de  sa  raison?  »  Il  avait  entendu,  et  se  retour- 
nant, il  dit  avec  douceur  :  «  Ne  vous  étonnez  pas,  messieurs. 
Sénèque  ayant  dit  que  dans  ce  monde  il  fallait  naître  roi  ou  fou, 


LE    TASSE,    SON    CENTENAIRE    ET    SA    LÉGENDE.  433 

ne  pouvant  aspirer  au  premier  de  ces  états,  j'ai  voulu  m'essayer 
dans  le  second.  »  Une  autre  fois,  se  trouvant  dans  la  société  de 
plusieurs  gentilshommes,  comme  il  était  demeuré  longtemps 
silencieux,  l'un  d'eux  fit  tout  bas  la  remarque  que  les  longs 
silences  sont  un  symptôme  de  dérangement  d'esprit;  à  quoi, 
sans  se  fâcher,  il  répondit  en  souriant  :  «  Vous  vous  trompez, 
jamais  fou  ne  sut  se  taire.  » 

Qu'était-ce  au  fait  que  la  folie  du  Tasse  ?  Il  s'en  est  souvent 
expliqué  lui-même  dans  ses  lettres,  et  personne  ne  saurait  mieux 
nous  renseigner  que  lui.  Tout  d'abord,  il  était  sujet  à  des  hallu- 
cinations de  la  vue  et  de  l'ouïe.  Il  voyait  de  petites  flammes  jaillir 
de  ses  yeux;  il  entendait  des  bruits  étranges,  des  coups  de  sifflet, 
des  tintemens  de  clochettes,  des  grincemens  d'horloges,  des  voix 
d'hommes,  de  femmes,  d'enfans  et  d'animaux,  des  rires  sarcas- 
tiques:  on  criait  à  son  oreille  les  noms  de  Paolo,  de  Giacomo,  de 
Oirolamo,  de  Francesco,  de  Fulvio.  Ajoutez  à  cela  des  vapeurs, 
des  fumées  à  la  tête,  des  chaleurs  au  cerveau,  des  douleurs  d'en- 
trailles, des  rongemens  d'estomac.  Ses  incommodités  et  les  bruits 
qu'il  ne  pouvait  s'empêcher  d'entendre  le  troublaient  dans  son  tra- 
vail, et  lui  causaient,  nous  dit-il,  des  accès  de  fureur,  des  frénésies. 

Il  attribuait  souvent  ses  hallucinations  à  l'action  secrète  de 
puissances  démoniaques.  Gomme  les  néo-platoniciens,  nombre 
d'hommes  de  la  Renaissance,  Ficin,  Pic  de  la  Mirandole  et  bien 
d'autres,  qui  ne  furent  jamais  fous,  avaient  cru  aux  démons,  à 
l'influence  des  planètes,  à  la  magie  blanche  et  noire.  Le  Tasse  y 
croyait  aussi,  et  c'est  pour  cela  que  dans  sa  Jérusalem  il  a  décrit 
avec  une  si  merveilleuse  netteté  les  complots,  les  enchantemens, 
lies  opérations  des  esprits  ;  ce  n'est  pas  une  machinerie  de  poète,  ce 
sont  les  visions  d'un  croyant.  Il  affirma  plus  d'une  fois  qu'on  lui 
avait  jeté  un  sort,  que  des  enchanteurs  se  plaisaient  à  le  tour- 
menter, qu'il  était  ensorcelé,  ammaliato.  Il  y  avait  à  l'hôpital 
Sainte-Anne  des  rats  qui  menaient  grand  tapage;  il  les  tenait  pour 
des  possédés.  Un  invisible  lutin  lui  jouait  toute  sorte  de  tours. 
Une  lettre  qu'il  avait  reçue  la  veille  a  disparu,  c'est  le  follet  qui 
l'a  dérobée,  et  demain  ce  même  follet  lui  volera  une  assiette  de 
fruits,  une  paire  de  gants,  des  livres  serrés  dans  un  coffre  fermé 
à  clé.  11  a  des  retours  de  bon  sens,  et  il  s'efforce  de  se  persuader 
que  son  imagination  l'égaré,  qu'il  se  forge  des  monstres;  mais  il 
■en  revient  bientôt  à  croire  qu'il  y  a  quelque  chose  de  diabolique 
dans  son  affaire.  —  «  Je  suis  presque  certain  d'être  ensorcelé,  » 
répète-t-il,  et  il  déclare  que,  pour  guérir  de  ses  maux,  il  aurait 
besoin  non  seulement  d'un  médecin  et  d'un  confesseur,  mais  d'un 
habile  homme  qui  ait  le  secret  de  conjurer  les  esprits,  d'exorciser 
les  démons. 

TOME  CXXTX.   —  1895.  28 


434  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

S'il  doutait  pur  momens  de  l'existence  du  follet  qui  lui  déro- 
bait ses  lettres,  il  ne  douta  jamais  du  mauvais  vouloir  des  hommes 
à  son  égard,  de  leurs  conspirations  occultes  contre  Torquato 
Tasso,  et  que  des  envieux  ne  l'eussent  perdu  dans  l'esprit  du  duc 
Alphonse,  qui,  devenu  irréconciliable,  appesantissait  sa  main  sur 
lui.  Il  était  atteint  de  la  plus  inguérissable  des  folies,  la  manie 
do  la  persécution,  dont  ses  hallucinations  étaient  à  la  fois  l'effet 
et  la  cause,  accompagnée  d'une  crainte  incessante  d'être  empoi- 
sonné, qui  sera  le  tourment  de  sa  vie.  Sa  mère,  la  belle  Porcia 
dei  de'Rossi,  s'était  éteinte  en  quelques  heures  le  13  février  1556, 
et  le  bruit  s'était  répandu  que  sa  mort  n'avait  pas  été  naturelle. 
Quoi  qu'en  pensât  son  fils,  il  vivait  dans  un  temps  où  l'on  se 
débarrassait  volontiers  de  ses  ennemis  par  des  moyens  expédi- 
tifs.  Quand  il  fut  sorti  de  l'hôpital,  les  hallucinations  devinrent 
plus  rares  ou  cessèrent;  mais  il  se  défiera  toujours  des  empoi- 
sonneurs. Son  ami  Cataneo  était  convaincu  qu'il  avait  détruit  sa 
santé  et  avancé  sa  tin  par  l'abus  des  antidotes  :  «  L'imagination 
frappée,  tourmenté  par  ses  soupçons,  se  figurant  que  sa  vie  était 
sans  cesse  menacée,  il  se  bourrait  de  thériaque,  d'aloès,  de  casse, 
de  rhubarbe,  d'antimoine,  qui  lui  brûlèrent  et  consumèrent  l'es- 
tomac. »  L'année  de  sa  mort,  son  médecin  lui  ayant  ordonné 
une  potion  qui  lui  parut  suspecte,  il  exigea  que  son  domestique 
la  prît,  et  comme  ce  ténébreux  docteur  s'apprêtait  à  lui  tâter  le 
pouls,  s'armant  d'une  de  ses  pantoufles,  il  lui  en  donna  un  grand 
coup  sur  les  doigts.  Il  est  vrai  que  peu  après  il  se  raccommoda 
avec  lui  et  lui  promit  de  l'immortaliser  dans  ses  vers. 

Ce  n'est  pas  seulement  aux  empoisonneurs,  aux  médecins 
suspects,  aux  intrigans  de  cour  et  aux  princes  fantasques  qu'il 
en  a;  l'Eglise  lui  fait  peur.  Le  17  juin  1577,  le  résident  de  Tos- 
cane à  Ferrare  écrivait  au  grand-duc  François  : 

«  Le  Tasse  est  atteint  d'une  maladie  d'esprit  toute  particulière: 
il  est  tourmenté  par  la  persuasion  de  s'être  rendu  coupable  d'hé- 
résie comme  par  la  crainte  qu'on  ne  l'empoisonne,  cas  digne  de 
pitié,  vu  son  mérite  et  ses  grandes  qualités.  »  Il  se  croit  sans  cesse 
à  la  veille  d'être  cité,  traduit  devant  le  Saint-Office.  En  vain 
l'Inquisition  elle-même  s'applique  à  le  rassurer,  l'inquiétude  le 
ronge.  Il  est  allé  se  confesser  à  l'inquisiteur  de  Ferrare,  qui  l'a 
calmé  et  absous  ;  cette  absolution  lui  paraît  insuffisante ,  il  veut 
•btenir  celle  de  l'inquisiteur  de  Bologne;  si  on  le  lui  permet,  il 
partira  pour  Rome,  il  ira  implorer  la  miséricorde  du  Pape.  Torturé 
par  ses  scrupules,  il  désavoue  ses  chefs-d'œuvre,  qui  peuvent 
fournir  des  armes  contre  lui.  Il  délaisse  Aristote  et  Platon  pour 
se. plonger  dans  de  pieuses  lectures.  Il  ne  sera  content  que  lors- 
qu'il aura  refait,  expurgé  sa  Jérusalem.  Dans  cette  épopée,  désor- 


LE  TASSE,  SON  CENTENAIRE  ET  SA  LÉGENDE.         435 

mais  puriliée  de  tout  ce  qui  pouvait  déplaire  à  l'Eglise,  il  n'y  a 
plus  ni  amours  ni  magiciens,  et  il  écrira  :  «  Je  suis  très  affec- 
tionné à  mon  poème  réformé.  J'ai  retiré  ma  tendresse  au  premier 
comme  font  les  pères  qui  renient  un  fils  rebelle  et  soupçonné 
d'être  le  fruit  d'un  adultère.  » 

Un  jour  que  Rousseau  traversait  le  village  de  Glignancourt, 
il  rencontra  un  enfant  qu'il  embrassa  et  à  qui  il  donna  de  quoi 
acheter  des  brioches.  S'étant  informé  qui  était  son  père,  l'enfant 
le  lui  montra  qui  reliait  des  tonneaux  :  «  J'étais  prêt  à  aller  lui 
parler,  quand  je  vis  que  j'avais  été  prévenu  par  un  homme  de 
mauvaise  mine,  qui  me  parut  être  une  de  ces  mouches  qu'on  tient 
«ans  cesse  à  mes  trousses;  tandis  que  cet  homme  lui  parlait  à 
l'oreille,  je  vis  les  regards  du  tonnelier  se  fixer  sur  moi  d'un  air 
qui  n'avait  rien  d'amical.  »  Si  Rousseau  avait  cru  à  la  magie  et 
aux  enchanteurs,  il  aurait  pris  ces  mouches  qu'on  tenait  à  ses 
trousses  pour  des  êtres  surnaturels.  Je  ne  sache  pas  qu'il  ait  jamais 
eu  d'hallucinations,  mais  il  extravagua  souvent.  Son  cas  ressem- 
ble à  celui  du  Tasse  en  ce  que  sa  maladie  d'esprit  fut  une  de  ces 
manies  circonscrites  et  localisées,  qui  n'empêchent  pas  un  homme 
de  raisonnera  merveille,  quand  on  ne  touche  pas  à  sa  partie  ma- 
lade et  qu'il  n'entend  plus  tinter  les  grelots  de  sa  marotte. 

Ce  qui  fit  paraître  l'aventure  du  Tasse  plus  bizarre  encore, 
c'est  qu'achevée  en  1575,  sa  Jérusalemne  fut  publiée  qu'en  1580 
lorsqu'il  était  depuis  un  an  à  l'hôpital  Sainte-Anne.  On  put  croire 
que  quand  il  écrivait  quelques-uns  des  plus  beaux  vers  qu'ait 
jamais  composés  un  poète  italien,  il  avait  déjà  perdu  la  raison. 
La  folie  ne  naît  pas  tout  d'un  coup,  elle  s'annonce  de  loin,  elle  se 
prépare.  Celle  du  Tasse  semble  avoir  éclaté  l'année  même  où  il 
termina  son  poème,  et  je  suis  tenté  de  croire  qu'elle  attendait, 
pour  se  déclarer,  que,  privé  de  la  distraction  suprême  qui  l'enle- 
vait à  ses  idées  noires,  sa  seule  affaire  fût  de  s'occuper  du  Tasse, 
de  ses  espérances,  de  ses  prétentions  et  de  ses  déconvenues.  Du 
jour  où  il  ne  vécut  plus  dans  la  société  des  Tancrôde,  des  Renaud, 
des  Herminie,  des  Armide,  dans  ce  monde  des  fictions  délicieu- 
ses qui  font  oublier  la  vie,  retombant  sur  lui-même,  tout  entier  à 
ses  chagrins,  ruminant  ses  ennuis,  réalisant,  grossissant  ses  fan- 
tômes, son  esprit  s'égara.  Tout  ce  qui  tire  l'homme  de  soi  l'éloi- 
gné de  la  folie;  il  s'en  rapproche  dès  qu'il  s'enferme  en  lui-même. 
La  manie  de  la  persécution  provient  toujours  d'une  exaltation, 
d'une  hypertrophie  du  moi.  S'oublier  est  le  secret  du  bonheur 
aussi  bien  que  de  la  vertu,  et  c'est  un  point  sur  lequel  s'accordent 
les  épicuriens  et  les  ascètes. 

Les  experts  qui  avaient  décidé  qu'on  ne  peut  avoir  le  cerveau 
malade  et  composer   des  dialogues  philosophiques  où  tous  les 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raisonnemens  sont  suivis,  où  toutes  les  idées  s'enchaînent,  prou- 
vaient qu'ils  étaient  peu  versés  dans  la  science  de  l'aliénation 
mentale  ou  que  cette  science  était  encore  très  courte.  Cependant 
un  écrivain  de  génie,  contemporain  du  Tasse,  a  tracé  dans  un 
livre  admirable  l'immortel  portrait  d'un  hidalgo  de  la  Manche 
auquel  les  romans  de  chevalerie  avaient  renversé  l'esprit,  et  qui 
se  piquant  de  faire  revivre  en  sa  personne  Amadis  et  Roland,  ne 
laissait  pas  de  raisonner  à  merveille  sur  tout  sujet  où  sa  passion 
et  sa  chimère  n'avaient  rien  à  voir.  Lorsqu'il  eut  mené  à  bonne 
fin  la  mémorable  aventure  des  lions,  un  lémoin  de  son  exploit, 
don  Diego  de  Miranda,  honnête  gentilhomme  campagnard, 
s'écria  :  «  Est-il  rien  de  plus  insensé  que  de  se  mettre  sur  la 
tète  un  casque  plein  de  fromages  et  d'aller  s'imaginer  que  les 
enchanteurs  vous  ramollissent  la  cervelle?  »  Mais  don  Quichotte 
ayant  disserté  doctement  sur  l'éducation  que  les  pères  doivent 
donner  à  leurs  enfans,  étonné  d'entendre  sortir  de  la  môme 
bouche  tant  d'extravagances  et  de  sagesses  :  «  C'est  le  plus  sage 
des  fous,  pensa  don  Diego,  à  moins  qu'il  ne  soit  le  plus  fou  des 
sages.  »  Il  l'emmena  dans  sa  maison,  où  ce  chevalier  errant  passa 
quatre  jours,  tenant  des  discours  fort  sensés,  interrompus  par  de 
brusques  échappées  de  folie.  «  Notre  homme  vient  de  se  trahir, 
se  disait  Lorenzo,  fils  de  don  Diego,  qui  l'observait  avec  beaucoup 
d'attention;  malgré  tout,  c'est  un  fou  remarquable.  »  Lorenzo,. 
qui  était  ou  se  croyait  poète,  lut  ses  vers  à  don  Quichotte,  le- 
quel lui  fit  des  remarques  si  justes  qu'il  répondit  :  «  J'espérais 
trouver  Votre  Grâce  en  défaut,  et  vous  m'échappez  toujours  ;iu 
moment  où  je  crois  vous  tenir.  »  Mais  le  jour  où  il  prit  congé  de 
ses  hôtes,  don  Quichotte  leur  expliqua  comment  il  arrive  que  les 
chevaliers  errans  deviennent  empereurs  en  un  tour  de  main,  de 
quoi  le  père  et  le  fils  conclurent  que  décidément  c'était  un  fou 
fieffé,  mais  qu'il  ne  l'était  plus  quand  il  oubliait  sa  marotte. 

Ceux  des  contemporains  du  Tasse  qui  consentaient  à  admettre 
qu'on  pût  faire  de  beaux  vers  et  avoir  l'esprit  dérangé  donnaient 
dans  un  autre  excès.  Se  souvenant  que  les  anciens  qualifiaient  de 
fureur  divine  l'inspiration  poétique,  ils  inclinaient  à  croire,  comme 
le  Père  Grillo,  qu'un  grain  de  folie  n'a  jamais  rien  gâté,  que  la 
démence  et  la  poésie  sont  sœurs.  «  Qui  ne  sait,  disait  Montaigne, 
combien  est  imperceptible  le  voisinage  d'entre  la  folie  avec  les 
gaillardes  élévations  d'un  esprit  libre?  »  Un  illustre  historien,  de 
Thou,  que  l'aventure  du  Tasse  avait  rendu  pensif,  l'expliquait  en 
avançant  «  que  ce  qui  égare  ou  hébète  les  intelligences  communes 
rend  les  âmes  de  poètes  plus  hardies  et  plus  fécondes,  plus  vives 
dans  leurs  inventions,  plus  riches  en  images,  et  que  leur  insanité 
se  change  en  un  divin  enthousiasme,  œstms  divinus.  »  C'est  dire 


LE  TASSE,  SON  CENTENAIRE  ET  SA  LÉGENDE.         437 

en  d'autres  termes  que  le  génie  est  une  névrose,  opinion  chère  aux 
gens  qui  ont  des  vapeurs,  mais  l'expérience  l'a  plus  d'une  fois 
démentie.  Tout  ce  qu'a  écrit  le  Tasse  depuis  sa  sortie  de  l'hôpital 
donne  tort  au  bon  Père  Grillo,  à  l'ingénieux  Montaigne  et  au 
grave  de  Thou.  Le  Torrismondo  est  une  tragédie  imitée  des  Grecs, 
fort  ennuyeuse  et  fort  déclamatoire,  indigne  et  de  Sophocle  et 
du  Tasse.  On  sent  dans  ses  Rimes  sacrées  l'effort  ingrat  d'une  âme 
qui  se  violente  et  ne  croit  que  parce  qu'elle  veut  croire.  Son 
poème  de  la  Création  est  une  composition  froidement  correcte. 
Quant  à  la  seconde  Jérusalem,  cette  fille  légitime  qu'il  préférait 
à  l'autre,  c'est  l'œuvre  d'un  pénitent  qui  ne  peut  se  pardonner 
d'avoir  eu  du  génie  et  qui  expie  son  crime  en  mortifiant  sa  muse, 
en  lui  faisant  porter  le  sac  et  le  cilice.  Ce  qui  manque  aux  vers  de 
son  âge  mûr,  ce  n'est  pas  le  bon  sens,  c'est  l'inspiration,  c'est  le 
soleil. 

Tout  fut-il  imaginaire  dans  les  malheurs  du  Tasse?  C'est  une 
question.  Quand  il  se  plaignait  de  sa  destinée,  n'aurait-il  dû  se 
plaindre  que  de  lui-même?  Ne  s'est-il  rien  passé  qui  ait  pu  four- 
nir des  occasions  ou  des  prétextes  à  la  manie  cruelle  qui  fut  son 
supplice?  M.  Solerti  incline  à  le  croire;  il  considère  le  poète  qu'il 
aime  comme  l'artisan  de  ses  propres  infortunes,  il  fabbricatore 
cos  tante  délia  propria  in  félicita.  Si  j'osais  entrer  en  contestation 
avec  ce  critique  si  clairvoyant,  si  consciencieux,  si  bien  informé, 
si  maître  de  son  sujet,  je  lui  reprocherais  d'être  trop  absolu  dans 
son  affirmation.  Il  y  a  des  choses  que  les  chroniques  ne  disent 
pas,  qui  ne  laissent  aucune  trace  dans  les  archives,  des  détails  insi- 
gnifians  peut-être,  dont  s'affecte  vivement  une  âme  trop  sensible 
qui  a  la  faiblesse  d'attacher  une  importance  extrême  aux  détails. 

Il  m'est  difficile  d'admettre  qu'un  homme  qui  avait  à  la  cour 
de  Ferrare  une  situation  privilégiée,  un  homme  logé,  nourri, 
pensionné  à  la  seule  charge  de  faire  des  vers,  n'eût  pas  beaucoup 
d'envieux,  n'excitât  pas  la  jalousie  de  ceux  qui  devaient  partager 
leur  temps  entre  leurs  occupations  favorites  et  le  service  du 
prince.  Oublions  toutes  les  doléances  dont  il  a  plus  tard  rempli 
ses  lettres;  prenons-le  dans  son  beau  temps,  dans  les  jours  de  son 
heureuse  et  florissante  jeunesse,  dans  l'âge  des  espérances  et  des 
illusions  :  quelle  peinture  a-t-il  faite  des  cours?  «  Défiez-vous,  dit 
Mopsus  dans  YAminta,  des  médisans  et  des  médisances,  défiez- 
vous  des  sorcières  qui  par  leurs  incantations  font  tout  voir  et  tout 
entendre  de  travers,  et  changent  les  diamans  en  verroterie,  l'ar- 
gent en  cuivre  ;  défiez- vous  des  murs  qui  ont  une  voix  et  des 
oreilles,  des  murs  qui  répondent  à  ceux  qui  parlent  et  qui  ne 
tronquent  pas  les  paroles  comme  fait  l'écho  dans  les  forêts,  mais 
les  répètent  tout  entières  en  y  ajoutant  ce  qui  ne  fut  pas  dit.  Tré- 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pieds,  tables,  bancs,  sièges,  châlits,  courtines,  meubles  de  cham- 
bres, de  salons,  ils  ont  tous  une  langue  et  crient  toujours.  »  Ces 
échos  perfides  n'ont-ils  jamais  joué  de  méchanstoursà  un  étourdi 
qui  avait  le  cœur  léger,  la  parole  libre  et  téméraire?  «  J'ai  vécu 
jadis  à  Memphis,  dit  le  vieux  berger  àHerminie  :  j'y  servis  le  roi 
et,  quoique  simple  gardien  de  ses  jardins,  j'ai  connu  les  iniquités 
des  cours.  Soupirant  après  la  paix  de  l'âme,  je  suis  venu  la  cher- 
eher  dans  les  bois.  »  Le  Tasse  a  souvent  maudit  les  cours,  mais  il 
ne  s'est  jamais  enfui  dans  les  forêts,  étant  de  ces  hommes  qui 
préfèrent  les  maladies  aux  remèdes.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que, 
dès  son  arrivée  à  Ferrare,  il  y  a  souffert,  et  j "ai  peine  à  croire  que 
personne  ne  l'y  ait  aidé. 

Je  veux  que  le  duc  Alphonse  II  ne  fût  point  un  tyran.  Ce  n'est 
pas  assurément  par  un  caprice  cruel  qu'il  a  mis  le  Tasse  à  l'hô- 
pital, et  il  faut  reconnaître  qu'à  plusieurs  reprises  il  accorda  à 
son  prisonnier  quelques  douceurs;  mais  on  ne  voit  pas  qu'il  lui 
ait  jamais  donné  pendant  sa  captivité  aucune  marque  de  sympathie 
ou  de  compassion,  et  quand  il  lui  rendit  sa  liberté,  il  refusa  de  le 
recevoir,  le  laissa  partir  sans  l'avoir  vu.  A  la  vérité,  le  Tasse  lui 
avait  causé  de  sérieux  désagrémens.  Feudataire  du  Saint-Siège,  il 
était  tenu  à  beaucoup  de  prudence.  A  son  avènement,  il  avait  dû 
renvoyer  en  France  sa  mère  Renée,  calviniste  endurcie.  Il  savait 
que  Ferrare  était  une  ville  mal  notée,  que  l'Inquisition  avait  les 
yeux  sur  elle  ;  et  voilà  que  son  poète,  le  chantre  officiel  de  sa 
gloire  se  déclarait  suspect  d'hérésie.  Il  cherchait  à  l'empêcher  de 
se  confesser,  «  parce  que  dans  ses  confessions  le  malheureux  avait 
coutume  de  dire  toute  espèce  de  choses  et  de  se  répandre  en  un 
torrent  de  folies.  »  M.  Solerti  nous  apprend  que  cet  indiscret  ne 
se  contentait  pas  de  se  dénoncer  lui-même  à  l'inquisiteur;  il  lui 
donnait  à  entendre  qu'il  y  avait  beaucoup  d'hérétiques  à  la  cour, 
il  prononçait  ou  murmurait  des  noms. 

Ce  fut  sûrement  une  des  raisons  qui  déterminèrent  Alphonse  II 
à  le  faire  enfermer  ;  ce  fou  devenait  dangereux.  Mais  sans  être  un 
tyran,  on  peut  avoir  l'âme  peu  tendre,  et  manquer  de  cette  géné- 
Tosité  qui  ne  néglige  rien  pour  dissiper  les  ombrages,  pour  guérir 
les  blessures  d'une  imagination  frappée.  Le  22  mars  1578,  lorsque 
le  Tasse,  qui  s'était  enfui  de  Ferrare,  demandait  à  y  revenir,  le 
duc  écrivait  à  deux  de  ses  agens  diplomatiques  la  lettre  suivante  : 
«  En  ce  qui  concerne  le  Tasse,  nous  voulons  que  vous  lui  décla- 
riez tous  les  deux  en  toute  franchise  que  s'il  est  disposé  à  nous 
revenir,  je  consentirai  à  le  reprendre;  mais  il  doit  reconnaître 
au  préalable  qu'il  est  plein  d'humeur  maligne,  comme  le  prouvent 
ses  soupçons  touchant  des  haines  et  des  persécutions  auxquelles 
il  serait  en  butte,  lesquels  soupçons  ne  proviennent  que  de  ladite 


LE  TASSE,  SON  CENTENAIRE  ET  SA  LÉGENDE.         439 

humeur.  Il  lui  est  tombé  dans  l'imagination  que  nous  voulions  le 
faire  mourir;  on  peut  croire  que,  si  nous  avions  jamais  eu  pareille 
fantaisie,  l'exécution  nous  eût  été  facile.  »  Etrange  façon  de  ras- 
surer un  homme  qui  craint  qu'on  ne  l'empoisonne,  et  à  qui  on 
fait  savoir  par  deux  ambassadeurs  que  c'est  la  chose  du  monde 
la  plus  aisée!  —  Eh  quoi!  pouvait  lui  dire  le  Tasse,  vous  y  avez 
donc  pensé? 

A  l'égard  de  l'Inquisition,  qui  ne  lui  fît  jamais  de  mal,  [et 
terreurs  que  lui  inspirait  le  Saint-Office  étaient-elles  purement 
chimériques  ?  Ce  latitudinaire,  qui  avait  eu  dans  sa  jeunesse  des 
crises  de  doute  et  de  mécréance,  qui,  platonicien  par  le  tour  de 
son  esprit,  était  dans  la  conduite  de  sa  vie  un  zélé  disciple 
d'Epicure,  donnait-il  une  preuve  d'aliénation  mentale  en  se 
mettant  en  règle  avec  l'Eglise?  Il  avait  eu  la  funeste  idée  de  sou- 
mettre sa  Jérusalem  à  l'examen  de  rigides  orthodoxes ,  qui  y 
trouvèrent  beaucoup  à  redire  et  lui  reprochaient  d'avoir  mêlé  le 
profane  au  sacré.  «  Lorsque  j'eus  dépassé  le  milieu  de  mon 
poème,  et  que  je  commençai  à  soupçonner  combien  ce  siècle 
tient  les  âmes  à  l'étroit,  la  stretteza  de'tempi,  je  songeai  à  l'allé- 
gorie comme  à  un  moyen  d'aplanir  bien  des  difficultés.  »  Mais 
ses  allégories  elles-mêmes  risquaient  de  paraître  suspectes. 
«  Heureusement,  il  n'y  a  pas  dans  mon  poème  d'amours  qui 
finissent  bien,  et  cela  doit  suffire  pour  que  ces  gens-là  les 
tolèrent.  Les  amours  d'Herminie  semblent  seules  avoir  un  heureux 
dénouement,  je  voudrais  leur  donner  aussi  une  fin  édifiante,  et 
l'amener  non  seulement  à  se  faire  chrétienne,  mais  à  prendre  le 
voile.  Je  sais  que  cela  ne  pourra  se  faire  qu'aux  dépens  de  l'art  ; 
mais  que  m'importe  de  plaire  un  peu  moins  aux  connaisseurs, 
pourvu  que  je  déplaise  un  peu  moins  aux  scrupuleux?  » 

11  vivra  désormais  dans  les  perplexités;  toutes  les  concessions 
qu'il  fait  aux  scrupuleux  sont  condamnées  par  sa  conscience  d'ar- 
tiste; rien  n'est  plus  propre  que  ces  éternels  combats  à  détraquer 
le  cerveau  d'un  poète.  Un  jour  il  prendra  son'parti,  et  sacrifiant 
ses  convictions  à  sa  sûreté,  il  répudiera  ses  idolâtries  :  c'est  à 
Rome  qu'il  ira  chercher  ses  protecteurs,  et  il  captera  leurs  bonnes 
grâces  en  ne  travaillant  plus  qu'à  la  gloire  de  Dieu  et  à  l'édifi- 
cation de  son  prochain.  Loin,  bien  loin  les  jardins  d'Armide!  Il 
consacrera  un  chant  tout  entier  de  sa  nouvelle  Jérusalem  à  la  des- 
cription d'un  paradis  sensuellement  mystique,  où  il  assigne  des 
places  d'honneur  aux  papes  rigoristes.  Faut-il  qualifier  sa  pru- 
dence de  pusillanimité  morbide?  Avant  de  répondre  à  cette 
question,  il  est  bon  de  se  rappeler  que  trois  ou  quatre  ans  après  sa 
mort,  Giordano  Bruno,  arrêté  à  Venise,  était  livré  au  Saint-Office 
et  brûlé  vif  comme  hérétique. 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

IV 

Quoi  qu'il  y  ait  eu  de  réel  dans  les  monstres  que  se  forgeait 
le  Tasse  et  dans  ses  chagrins  plus  ou  moins  imaginaires,  on  con- 
naît des  hommes  plus  malheureux  que  lui  qui  n'ont  pas  perdu  la 
raison.  Les  médecins  aliénistes  du  xvie  siècle  en  savaient  assez 
pour  avoir  posé  en  principe  que  toute  tête  qui  se  détraque  est 
une  machine  naturellement  sujette  à  se  déranger,  et  qu'on  ne 
devient  fou  que  lorsqu'on  a  une  propension  native  à  le  devenir. 
En  1586,  comme  nous  l'apprend  M.  Solerti,  le  célèbre  Jean-Bap- 
tiste de  la  Porta,  qui  avait  vécu  quelque  temps  avec  le  Tasse  et 
l'avait  connu  jeune,  affirmait  qu'il  avait  toujours  eu  le  regard 
d'un  fou  ;  que  ses  yeux  humides,  ocidi  subfluidi,  dénotaient  un 
penchant  marqué  à  l'érotisme  et  à  la  démence.  Trois  ans  aupara- 
vant, un  insigne  jurisconsulte  ferrarais  avait  déclaré  que  le  pri- 
sonnier de  l'hôpital  Sainte-Anne,  qui  in  œdibus  Divae  Annse 
bacchatur  in  vesania,  devait  sa  maladie  «  à  une  surabondance 
d'humeur  et  de  bile  chaude  qui  avaient,  non  seulement  assiégé, 
mais  pris  d'assaut  le  domicile  de  son  âme.  »  C'est  ainsi  que,  plus 
tard,  les  médecins  chargés  de  diagnostiquer  le  mal  de  M.  de 
Pourceaugnac,  le  déclareront  atteint  de  mélancolie  hypocon- 
driaque, procédant  du  vice  de  la  rate,  «  dont  la  chaleur  et  l'in- 
flammation portent  au  cerveau  beaucoup  de  fuligines  épaisses  et 
crasses  et  causent  dépravation  aux  fonctions  de  la  faculté  prin- 
cesse. »  Ils  en  concluront  que  pour  remédier  à  cette  pléthore 
obturante,  à  cette  cacochymie  luxuriante,  le  malade  doit  Être 
«  phlébotomisé  et  désopilé  libéralement.  »  Hélas!  le  Tasse  fut 
libéralement  saigné  et  purgé  par  ses  médecins,  et  il  eut  jusqu'à 
sa  mort  des  déraisons  intermittentes. 

N'en  déplaise  aux  médecins  et  aux  jurisconsultes  du  xvie  siècle, 
ce  qui  prédispose  à  la  folie  plus  que  la  surabondance  des  humeurs 
chaudes,  c'est  la  faiblesse  de  l'âme.  La  folie  est  moins  un  trouble 
de  l'esprit  qu'une  infirmité  du  caractère,  une  maladie  de  la 
volonté.  Tout  désir  violent  est  une  démence  commencée,  et  qui 
n'a  éprouvé  de  violens  désirs?  Les  rêves  inquiets  sont  un  délire 
passager,  et  qui  n'a  formé  des  souhaits  incohérens  ?  Qui  n'a  jamais 
été  obsédé  par  l'incessant  retour  de  certaines  images  terribles  ou 
attirantes?  Mais  notre  volonté  a  eu  la  force  de  les  écarter,  de  les 
repousser,  de  se  soustraire  à  leur  tyrannie.  La  folie  n'éclate  que 
du  jour  où  l'homme  se  prête  à  ses  illusions,  qui  lui  extorquent 
son  consentement.  Le  Tasse  qui,  dans  ses  momens  lucides,  se 
jugeait  avec  une  remarquable  clairvoyance  et  en  savait  plus  long 
que  ses  médecins,  disait  un  jour  :  «  Je  suis  frénétique,  et  presque 


LE  TASSE,  SON  CENTENAIRE  ET  SA  LÉGENDE.         441 

toujours  troublé  par  des  fantômes  et  plein  d'une  infinie  mélan- 
colie. Néanmoins,  par  la  grâce  de  Dieu,  je  peux  quelquefois  refuser 
mon  adhésion,  cohibere  assensum,  et  c'est  en  cela  que  consiste 
la  sagesse,  comme  le  pensait  Cicéron.  »  Mais  sa  volonté  ne  se 
refusait  pas  longtemps  à  sa  folie  ;  alliant  à  une  imagination  ar- 
dente une  incurable  débilité  de  caractère,  il  adhérait,  il  consen- 
tait, il  acquiesçait,  il  renonçait  à  se  défendre.  A  ses  courtes  résis- 
tances succédaient  de  longs  abandonnemens,  et  il  s'enfonçait  dans 
sa  misère. 

Trois  ans  avant  sa  mort,  en  1592,  il  dira  :  «  Je  ne  veux  plus 
ni  servir,  ni  composer,  ni  vivre  à  la  mode  d'autrui,  ni  faire  ou 
souffrir  quoi  que  ce  soit  qui  me  déplaise.  Ce  qu'il  me  faut,  c'est 
l'honneur  dans  le  plaisir  et  le  plaisir  dans  l'honneur...  »  Il  l'avait 
dit  et  redit:  Onor  piacevole  e  piacere  onorato,  telle  fut  en  tout 
temps  sa  devise. 

11  eut  dès  sa  jeunesse  la  manie  des  grandeurs  :  «  Il  n'y  a  pas  de 
baron  ni  de  ministre  du  duc,  pour  haut  placé  qu'il  soit,  qui  me 
trouve  disposé  à  lui  porter  respect,  et  notre  grandissime  lui- 
même,  le  Montccatino,  s'apercevant  de  ma  morgue,  s'empresse 
souvent  de  me  saluer  le  premier,  à  quoi  je  réponds  avec  tant  de 
hauteur  et  de  gravité  qu'on  me  prendrait  pour  un  Espagnol.  Le? 
bonnes  gens  disent  :  D'où  lui  est  venue  tant  d'arrogance?  A-t-ii 
trouvé  un  trésor?  Depuis  mon  retour,  je  n'ai  dîné  que  deux  fois 
hors  du  logis,  et  encore  me  suis-je  fait  prier;  en  revanche,  j'ai 
accepté  sans  façons  la  place  d'honneur  au  haut  bout  de  la  table. 
J'ai  fait  examiner  ma  nativité  par  trois  astrologues.  Sans  me  con- 
naître, ils  ont  déclaré  tout  d'une  voix  que  j'étais  un  grand  homme 
de  lettres,  et  ils  me  promettent  une  très  longue  vie  et  la  fortune 
la  plus  éclatante...  Je  tiens  pour  certain  de  devenir  un  grand 
homme,  et  je  fais  montre  de  mes  grandeurs  comme  si  je  les  pos- 
sédais déjà.  »  Bien  des  années  plus  tard  :  «  Je  suis  ambitieux, 
mais  j'en  ai  le  droit,  car  il  n'y  a  en  moi  aucun  défaut  qui  ne  soit 
tempéré  par  la  raison.  Je  ne  puis  vivre  dans  une  ville  où  tous  les 
nobles  ne  me  cèdent  pas  la  première  place;  j'entends  tout  au 
moins  qu'ils  m'autorisent  à  aller  de  pair  avec  eux  en  tout  ce  qui 
concerne  les  démonstrations  extérieures...  Je  ne  refuse  aucun 
hommage,  ni  même  les  titres  qui  ne  m'appartiennent  pas,  ni  les 
suprêmes  honneurs,  ni  les  suprêmes  louanges,  ni  les  adulations 
démesurées  :  il  me  semble  que  ce  serait  refuser  la  vie.  » 

Si  dans  ses  prospérités  il  exige  qu'on  lui  rende  de  grands 
respects,  qu'on  le  traite  en  roi,  il  entend  dans  ses  malheurs  que, 
toute  affaire  cessante,  l'univers  s'occupe  de  lui  ;  que  princes  et 
princesses,  gentilshommes  et  bourgeois,  cardinaux  et  souverains- 
pontifes  s'intéressent  à  Torquato  Tasso,  s'apitoient  sur  ses  dis- 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grâces.  La  folie  des  grandeurs  conduit  fatalement  à  la  manie  de 
3a  persécution.  Qu'un  jour  le  salut  de  Montecatino  soit  plus 
court,  qu'un  jour  on  ne  le  fasse  pas  asseoir  au  haut  bout  de  la 
table,  qu'une  princesse  ait  des  distractions  en  lui  parlant,  que  le 
duc,  préoccupé  d'une  affaire  d'Etat,  soit  plus  avare  de  ses  sourires, 
ou  qu'un  de  ses  amis,  fatigué  de  ses  éternelles  doléances,  lui 
représente  que  son  malheur  est  peut-être  moins  réel  qu'il  ne  le 
.[•dit,  il  se  dira  persécuté,  et  il  s'en  prendra  ou  à  la  méchanceté 
des  hommes  ou  à  la  malice  des  enchanteurs. 

Avide  d'honneurs,  il  recherche  aussi  les  plaisirs.  11  exige 
qu'on  lui  fasse  une  vie  douce,  brillante,  agréable,  infiniment 
variée.  Il  est  impatient  de  tout  joug,  de  toute  règle;  il  ne  peut 
souffrir  aucune  gêne  ;  il  ne  saurait  dormir  que  sur  un  lit  de  roses  : 
si  l'une  de  ces  roses  fait  un  pli,  il  aura  le  cauchemar  et  se  plaindra 
de  son  destin.  Quoiqu'il  aimât  Platon  et  qu'il  ait  tâché  d'aimer 
les  Pères  de  l'Église,  il  eut  toujours  l'imagination  épicurienne,  et 
tout  ce  qu'elle  lui  promettait,  il  voulait  le  posséder  sur  l'heure. 
—  «  Jeunes  gens,  dit  la  sirène  des  jardins  d'Armide,  celui-là  seul 
est  sage  qui  cherche  ce  qui  lui  plaît  et  cueille  le  fruit  dans  sa 
saison;  c'est  le  cri  de  la  nature:  serez- vous  sourds  à  ses  leçons?... 
Cueillons  la  rose  au  matin,  ce  soir  elle  sera  fanée.  » 

Cogliam  d'Amor  la  rosa. 

Son  plus  grand  malheur  fut  d'être  né  de  parens  riches,  dont 
l'Espagne 'confisqua  les  biens,  et  qui,  subitement  appauvris,  ne 
lui  laissèrent  qu'un  très  maigre  héritage.  Le  souvenir  de  son 
foifance  choyée,  de  cette  maison  luxueuse  dont  il  avait  goûté  les 
douceurs  et  l'abondance,  l'a  toujours  poursuivi,  et  il  n'a  jamais 
su  renoncer  à  rien,  se  déprendre  de  rien,  se  retrancher  sur  rien. 
Le  bonheur  tel  qu'il  l'avait  connu  se  composait  d'une  foule  de 
détails;  qu'un  seul  vienne  à  manquer,  ce  ne  sera  plus  le  bonheur. 
Réduit  à  la  mendicité,  mettant  sa  fierté  sous  ses  pieds,  il  deman- 
dera qu'on  mette  beaucoup  de  beurre  sur  son  pain,  qu'on  ne 
refuse  à  son  indigence  aucune  des  superfluités  qui  sont  pour  lui 
des  besoins.  11  lui  faut  un  cheval,  il  lui  faut  de  l'argenterie: 
«  Seigneur  Vittorio,  donnez-moi  cette  coupe,  je  meurs  d'envie  de 
l'avoir,  on  ne  m'ôtera  pas  cette  coupe  de  l'esprit.  »  Il  lui  faut  aussi 
un  domestique:  «  Quand  je  suis  né,  mon  père  était  riche;  ma 
mère  ne  m'a  pas  appris  à  me  servir  moi-même.  »  Il  voudrait  que 
ce  domestique  eût  les  plus  rares  qualités  et  pas  un  défaut,  que  ce 
serviteur  aussi  intelligent  que  dévoué  reconnût  au  flair,  a  naso, 
les  fâcheux,  les  éconduisît  adroitement,  ouvrît  toutes  ses  lettres, 
ne  lui  fit  voirque  celles  qui  sont  accompagnées  d'un  don  ou  d'une 
promesse,  brûlât  les  autres  et  ne  laissât  jamais  arriver  jusqu'à 


LE  TASSE,  SON  CENTENAIRE  ET  SA  LÉGENDE.         443 

lui  «  une  nouvelle  de  mort  ou  d'autres  catastrophes  qui  lui  rem- 
pliraient l'âme  de  mélancolie.  » 

Non  seulement  il  attend  trop  des  hommes  et  des  choses  ;  per- 
sonne n'eut  jamais  l'humeur  plus  inégale,  plus  mobile,  plus 
journalière;  personne  ne  fut  plus  prompt  à  se  donner  et  à  se 
reprendre,  à  passer  de  l'engoûment  au  dégoût.  Il  veut  et  ne  veui 
plus;  ce  qu'il  aimait  hier  lui  déplaît  aujourd'hui.  «  N'allez  pas 
croire  que  le  Tasse  haïsse  votre  paternité,  écrivait  le  Père  Grill© 
au  Père  Gualengo,  et  si  elle  le  croit,  qu'elle  n'ait  garde  de  s'en 
affliger,  mais  plutôt  qu'elle  s'en  réjouisse  ;  car  s'il  vous  hait  aujour- 
d'hui, c'est  signe  qu'il  vous  chérira  demain,  tant  son  infirmité  le 
rend  muable.  »  Personne  non  plus  n'eut  le  pied  si  léger,  ne 
poussa  si  loin  la  manie  de  changer  d'air  et  de  pays.  Ferrare  lui 
était  apparue  comme  un  séjour  enchanté,  comme  un  lieu  de 
délices,  où  les  ruisseaux  charriaient  de  l'or,  où  les  perles  avaient 
plus  de  brillant  que  partout  ailleurs,  où  les  diamans  n'étaient 
jamais  faux  ni  les  apparences  jamais  trompeuses,  où  tous  les 
hommes  étaient  bous,  où  toutes  les  femmes  étaient  belles,  où 
toutes  les  paroles  étaient  vraies,  et  quoi  que  lui  dît  son  prince,  if 
avalait  tout  doux  comme  lait.  Il  avait  rêvé,  il  se  réveille,  et 
Ferrare  est  un  enfer,  où  l'on  est  tourmenté  par  les  démons.  II 
n'y  pourrait  rester  sans  mourir;  il  part,  il  s'enfuit,  et  à  peine 
échappé  de  sa  galère,  il  ne  pense  qu'à  y  retourner.  «Mon  paradis, 
pouvait-il  dire,  c'est  l'endroit  où  je  ne  suis  pis.  »  On  s'étonne 
qu'il  ne  se  soit  trouvé  en  Italie  aucun  Mécène  assez  généreux  pour 
lui  faire  un  sort  et  un  nid.  Mais  le  moyen  de  contenter  un  incon- 
stant dont  les  désirs  sont  des  fantaisies  changeantes,  suivies  de 
soudains  repentirs,  un  insatiable  qui  n'estime  que  ce  qu'il  n'a  pas 
et  méprise  ce  qu'il  a?  «  Le  fond  de  sa  nature,  a  dit  fort  justement 
M.  Solerti,  était  l'impossibilité  d'être  content, Yincontentabilità.  » 

Bernardo  Tasso  écrivait  à  sa  femme  Porcia  :  «  Vous  savez 
comment  en  usait  notre  fils  Torquato  dans  son  enfance;  lorsqu'on 
lui  ôtait  un  fruit  des  mains,  de  dépit  il  jetait  les  autres  à  ternv 
se  refusant  ainsi  toute  consolation.  »  Tel  il  était  dans  son  enfance, 
tel  il  sera  toujours,  et  jusqu'à  la  fin  il  aura  les  déraisons  d'un 
enfant  gâté,  qui  dit  :  Tout  ou  rien.  C'est  le  sort  des  esprits  roma- 
nesques, et  il  fut  le  plus  romanesque  des  hommes.  Ne  nous  «n 
plaignons  pas;  s'il  avait  moins  aimé  les  romans,  la  Jérusalem 
n'aurait  pas  pour  nous  ce  charme  tout  particulier  que  nous  ne 
retrouvons  au  même  degré  dans  aucun  autre  poème.  Ce  qui  nous 
ravit  dans  l'Arioste,  c'est  avec  l'art  infini  du  conteur  son  incom- 
parable virtuosité,  son  humeur  libre  et  sereine;  qu'il  narre  des 
batailles  ou  des  amours,  il  se  joue  de  son  sujet,  et  quand  il  feint 
l'enthousiasme,  la  secrète  ironie  qu'il  y  mêle  nous  avertit  qu'il 


444  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  prend  rien  au  pied  de  la  lettre,  qu'il  n'est  dupe  ni  de  Roland, 
ni  de  Roger,  ni  d'Angélique,  que  ces  grands  tragédiens  nous 
donnent  la  comédie,  et  qu'il  est  lui-même  le  plus  merveilleux 
montreur  de  marionnettes  que  l'Italie  et  le  monde  aient  produit. 
Ce  qui  nous  enchante  dans  le  Tasse,  c'est  le  sérieux  et  l'ingénuité 
de  son  inspiration,  c'est  sa  franchise,  c'est  sa  candeur.  Il  se  livre, 
il  s'abandonne  ;  il  a  mis  dans  son  poème,  qui  est  un  roman  en  vers, 
son  âme,  son  cœur,  ses  souvenirs,  ses  espérances,  ses  rêves,  ses 
chimères,  le  Tasse  tout  entier. 

Sa  sincérité  l'a  fait  grand  poète,  c'est  elle  aussi  qui  plaide 
en  faveur  de  l'homme  et  nous  rend  indulgens  pour  ses  défauts, 
compatissans  pour  ses  misères.  Il  avait  ce  parfait  naturel  qu'on 
rencontre  plus  souvent  en  Italie  qu'en  tout  autre  pays.  Quoi  qu'il 
fût,  il  était  lui  et  se  donnait  pour  ce  qu'il  était.  On  ne  saurait 
lire  sa  correspondance  sans  éprouver  pour  lui  la  sympathie 
qu'inspirent  toutes  les  âmes  parfaitement  vraies.  Quand  il  a  perdu 
le  sens,  ses  lettres  sont  longues,  pleines  de  redites,  rien  n'est 
plus  monotone  que  les  litanies  et  les  rabâchages  de  la  folie; 
puis  tout  à  coup  il  réussit  à  se  ravoir,  il  se  possède,  le  jour  luit 
dans  sa  tête,  et  il  instruit  son  propre  procès  comme  le  plus  per- 
spicace des  juges  :  «  La  cause  de  mon  mal  est  la  douceur  des  mets 
dont  je  me  suis  délecté  jusqu'à  l'excès  dans  ma  jeunesse,  prenant 
l'assaisonnement  pour  la  nourriture,  prendendo  il  condiment o 
per  nutrimento.  »  S'il  connaissait  son  mal,  il  ne  pouvait  ni  ne 
voulait  en  guérir.  Par  une  fatalité  de  nature,  il  concevait  la  vie 
comme  une  fête  ou  comme  une  matinée  de  mai  toute  parfumée 
de  lilas  et  de  roses.  Il  lui  était  impossible  de  comprendre  qu'elle 
n'est  qu'un  à  peu  près,  que  toute  médaille  a  son  revers,  que  toute 
joie  a  sa  rançon,  que  le  seul  remède  radical  aux  petits  chagrins 
est  une  grande  douleur  qui  les  anéantit,  que  dans  ce  monde  le 
bonheur  lui-même  a  besoin  d'être  consolé,  qu'heureux  ou  mal- 
heureux, l'homme  doit  se  venir  en  aide  et  adoucir  par  ses  accep- 
tations les  refus  de  sa  destinée.  Une  femme,  qui  sans  avoir  le  génie 
du  Tasse  a  le  cœur  plus  viril  et  met  son  esprit  au  service  de 
sa  raison,  écrivait  dernièrement  :  «  Ma  dernière  coquetterie  sera 
pour  mon  courage,  car  je  prévois  qu'il  sera  mon  dernier  ami  ici- 
bas.  » 

V.    ClIERBULIEZ. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


REVUES   ANGLAISES 


LA    PHILOSOPHIE   DE   M.    BALFOUR 

Les  Anglais  ont  toujours  eu  à  un  très  haut  degré  le  goût  des  dis- 
cussions théoriques  ;  et  rien  ne  leur  plaît  davantage  qu'une  belle  con- 
troverse, longuement  poursuivie  à  grand  renfort  d'objections,  de 
réponses,  et  de  contre-réponses.  Le  «  livre  de  l'année,  »  the  book  of  the 
year,  celui  que  tout  le  monde  est  tenu  d'avoir  lu,  ce  n'est  point  chez  eux, 
comme  d'ordinaire  chez  nous,  un  roman,  mais  plutôt  quelque  gros 
traité  de  morale  ou  de  théologie,  à  moins  encore  que  ce  ne  soit  un 
roman  philosophique,  du  genre  de  ceux  de  Mrs  Humphry  Ward,  où 
chaque  personnage  semble  avoir  été  créé  surtout  pour  réfuter,  ou  pour 
énoncer,  ou  pour  symboliser  une  idée.  Mais  je  ne  crois  pas  que  même 
le  fameux  Robert  Elsmere  ait  produit  en  son  temps  une  impression 
aussi  forte,  soulevé  d'aussi  vifs  et  bruyans  débats,  que  le  nouvel 
ouvrage  de  M.  A.  J.  Balfour,  les  Fondemens  de  la  Croyance.  Depuis 
trois  mois  qu'il  a  paru,  journaux  et  revues  n'ont  cessé  de  s'en  occuper; 
déjà  M.  Huxley,  M.  Wallace,  le  révérend  Martineau,  l'archidoyen 
Farrar,  déjà  les  principaux  savans,  philosophes  et  théologiens  anglais 
sont  intervenus  dans  la  discussion,  en  attendant  qu'y  interviennent  à 
leur  tour  M.  Spencer,  et  peut-être  M.  Gladstone.  Et  l'année  finira  avant 
qu'on  ait  fini  de  s'émouvoir  de  ce  livre  de  métaphysique,  où.  il  n'est 
question  que  des  premiers  principes  et  de  la  cause  première. 

Cette  émotion  tient  sans  doute,  en  grande  partie,  à  la  personne 
même  de  M.  Balfour.  Comme  le  dit  M.  Stead  dans  la  Review  of  Reviews  : 
«  M.  Balfour  ne  peut  manquer  de  jouer  un  jour  dans  l'histoire  d'An- 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gleterre  un  rôle  pour  le  moins  aussi  important  que  celui  de  M.  (ilads- 
tone.  Lui  seul,  en  tout  cas,  est  de  taille  à  le  jouer.  Les  préventions  et 
les  antipathies  qu'il  avait  d'abord  suscitées  sont  désormais  apaisées; 
et  ses  adversaires  politiques  eux-mêmes  doivent  reconnaître  en  lui  le 
leader  le  plus  habile  qu'ait  eu  la  Chambre  des  Communes,  depuis  le 
temps  de  sir  Robert  Peel.  L'adresse  de  ses  reparties,  sa  souplesse  et  son 
égalité  d'humeur  dans  le  maniement  des  hommes,  sa  probité  et  son 
désintéressement,  toutes  ces  précieuses  vertus  lui  ont  valu  autant  de 
respect  dans  le  parti  opposé  que  d'affection  dans  le  sien.  Il  a  apporté 
aux  mesquines  discussions  parlementaires  quelque  chose  de  l'âme 
chevaleresque  des  anciens  paladins.  »  Et  M.  Stead  ajoute  :  «  Ainsi  nou& 
savions  déjà  que  M.  Balfour  était  un  politicien  habile,  un  orateur  bril- 
lant, un  administrateur  sagace  ;  et  nous  savions  encore  qu'il  était  un 
de  nos  meilleurs  essayistes.  Mais  rien  de  ce  qu'il  nous  avait  fait  voir  jus- 
qu'ici ne  nous  avait  préparés  à  l'extraordinaire  ensemble  de  qualités 
littéraires  que  nous  avons  trouvé  dans  ses  Fondemens  de  la  Croyance, 
à  cet  éclat  de  style,  à  cette  hardiesse  de  pensée,  à  cette  sérénité  noble 
et  sage,  à  cette  verve  mordante,  ni  surtout  à  cette  habileté  vraiment 
géniale  dans  le  choix  des  exemples,  qui  projette  sur  les  questions  les 
plus  abstruses  de  la  métaphysique  un  clair  rayon  de  vie  et  de  poésie.  » 

Peut-être  M.  Stead  va-t-il  un  peu  loin  dans  l'éloge.  Et  peut-être 
aurait-il  été  moins  étonné  de  voir  réunies  dans  ces  Fondemens  de  la 
Croyance  tant  de  belles  qualités  littéraires,  s'il  avait  pris  la  peine  de 
lire,  ou  de  relire,  les  ouvrages  précédens  de  M.  Balfour,  son  essai  sur 
la  Religion  de  V Humanité,  son  Apologie  du  doute  en  madère  de  philo- 
sophie. Il  y  aurait  retrouvé  les  mêmes  qualités,  employées  à  défendre 
des  idées  semblables.  Et  il  y  aurait  retrouvé  le  même  défaut,  un  défaut 
que  M.  Balfour  partage  d'ailleurs  avec  la  plupart  des  théoriciens 
anglais  :  raisonneur  subtil,  adroit  dans  l'attaque  et  prompt  à  la  riposte, 
se  mouvant  en  outre  dans  les  questions  générales  avec  une  aisance  et 
une  souplesse  remarquables,  M.  Balfour  ne  sait  pas  composer.  Il  donne, 
en  vérité,  à  son  argumentation  toutes  les  apparences  d'un  plan  rigou- 
reux, multipliant  les  titres  et  les  sous-titres,  s'arrêtant  vingt  fois  pour 
résumer  ce  qu'il  a  déjà  établi  et  indiquer  ce  qui  lui  reste  à  établir 
encore;  mais  avec  tout  cela  jamais  nous  ne  parvenons  à  saisir  claire- 
ment l'ordre  total  de  ses  idées,  ni  à  comprendre  pourquoi,  ayant 
commencé  de  traiter  un  sujet,  il  s'interrompt  pour  y  revenir  quel- 
ques chapitres  plus  loin. 

Mais  tous  ces  écrits  philosophiques  de  M.  Balfour  nous  prouvent, 
en  revanche,  combien  il  y  a  dans  l'esprit  anglais  de  goût  et  d'aptitude 
pour  les  raisonnemens  abstraits,  combien  ce  peuple  de  positivistes  est 
aussi  un  peuple  d'idéologues  et  de  métaphysiciens.  M.  Stead  nous 
avertit  bien  que  M.  Balfour  est  Écossais,  que,  par  son  tempérament 


REVUES   ÉTRANGÈRES.  447 

philosophique  comme  par  sa  naissance,  il  est  le  compatriote  de  John 
Knox  et  de  David  Hume.  Mais  Écossais  ou  Anglais,  ses  livres  nous  font 
voir  en  lui  un  métaphysicien  de  race,  passionnément  épris  de  pure  dia- 
lectique. Et  il  n'est  point  seul  de  son  espèce,  dans  son  pays.  Lui-même 
se  charge  de  nous  apprendre  qu'il  existe  en  Angleterre  toute  une  école  de 
métaphysiciens,  développant  jusqu'à  leurs  conséquences  extrêmes 
l'idéalisme  deFichteet  le  panthéisme  de  Schelling.  Aussi  hien  sommes- 
nous  trop  portés  à  croire,  sur  la  foi  des  traducteurs,  que  M.  Spencer 
et  les  empiristes  représentent  à  eux  seuls  toute  la  philosophie  anglaise 
d'aujourd'hui;  tandis  qu'il  n'y  a  pas  de  pays  en  Europe  où  le  culte  de 
l'Absolu  se  soit  plus  fidèlement  gardé.  Les  dissertations  hégéliennes 
du  professeur  Caird,  les  paradoxes  idéalistes  de  M.  T.  H.  Green,  Appa- 
rence et  Réalité  de  M.  Bradley,  maints  autres  ouvrages  de  métaphysique 
transcendante  trouvent  autant  de  lecteurs  dans  le  public  anglais  que 
les  écrits  de  l'école  évolutionniste  ;  et  le  nouveau  livre  de  M.  Balfour  va 
sans  doute  en  trouver  davantage. 

C'est  que,  indépendamment  de  sa  haute  portée  littéraire  et  philoso- 
phique, ce  livre  a  encore  eu  la  fortune  de  venir  à  son  heure.  Il  est 
apparu  au  public  anglais  comme  le  signal  définitif  d'une  réaction,  que 
depuis  quelque  temps  déjà  l'on  pouvait  pressentir,  contre  les  préten- 
tions exagérées  de  la  science,  et  l'abus  de  ce  qu'on  pourrait  nommer 
l'intellectualisme.  On  sait  qu'une  réaction  analogue,  s'est  récemment 
produite  chez  nous,  comme  elle  ne  peut  manquer,  j'imagine,  de  se 
produire  tôt  ou  tard  dans  l'Europe  entière.  Mais  elle  ne  peut  manquer 
non  plus  de  prendre,  dans  chaque  pays,  des  caractères  différens.  En 
Angleterre,  elle  a  commencé  par  une  série  de  protestations,  au  nom  du 
bon  sens  et  de  l'esprit  pratique,  contre  la  théorie  du  progrès  (1  ).  Des  écri- 
vains sortis  de  camps  les  plus  opposés,  —  M.  Pearson,  M.  F.  Harrison, 
M.  Benjamin  Kidd,  —  ont  tour  à  tour  mis  en  garde  leurs  compatriotes 
contre  des  interprétations  par  trop  optimistes  de  la  doctrine  de  l'évo- 
lution ;  ils  ont  essayé  de  prouver  que  les  soi-disant  progrès  de  notre 
civilisation  aboutissaient  en  fin  de  compte  à  une  diminution  du  bon- 
heur dans  l'humanité  ;  que  sans  cesse  la  vie  devenait  moins  sûre  et 
plus  difficile;  que  l'énergie,  la  spontanéité,  la  force  de  création,  le 
sentiment  esthétique,  allaient  toujours  faiblissant. 

Et  bientôt  à  ces  premiers  symptômes  d'autres  se  joignirent.  On  vit 
les  chefs  mêmes  du  mouvement  empiriste  s'arrêter  dans  le  dévelop- 
pement de  leur  doctrine,  et  faire  en  quelque  sorte  pénitence  publique. 
On  vit  M.  Huxley,  dans  ses  Conférences  d'Oxford  de  1893,  se  séparer 
nettement  de  M.  Spencer  et  de  son  école,  pour  considérer  l'homme 
non  plus  comme  le  dernier  produit  de  l'évolution  cosmique,  mais 

(1)  Voyez  à  ce  sujet  la  Revue  du  15  septembre  1893. 


448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  une  force  morale  indépendante,  capable  d'enrayer  et  de  diri- 
ger cette  évolution.  Puis  ce  fut  un  autre  naturaliste,  Georges  J.  Ro- 
manes, abjurant  avant  de  mourir  son  ancienne  foi  dans  la  valeur  ab- 
solue de  la  raison  et  de  l'expérience  scientifique.il  avait  publié -en  1 879- 
un  petit  traité  anonyme  :  Naïf  examen  du  Théisme,  où  il  déclarait 
expressément  que  «  la  volonté  libre  était  une  absurdité  »  et  que  «  l'hy- 
pothèse d'une  Providence  était  superflue.  »  Mais  peu  à  peu  sa  concep- 
tion de  la  vie  s'était  modifiée  ;  et  ses  Pensées  sur  la  Religion,  qui  vien- 
nent d'être  publiées,  au  lendemain  de  sa  mort,  par  les  soins  d'un  ami, 
contiennent  la  rétractation  la  plus  formelle  de  son  rationalisme  d'au- 
trefois. Romanes  y  reconnaît  l'impossibilité  pour  la  science  d'atteindre 
à  la  réalité  objective,  et  la  nécessité  pour  l'esprit  de  suppléer  par  la  foi 
aux  lacunes  de  la  science.  Et  la  foi  qu'il  recommande  n'est  point  le 
simple  déisme,  mais  la  foi  chrétienne,  cette  religion  de  l'Évangile 
«  dont  la  divinité  se  prouve  tout  ensemble  par  l'histoire  de  son  déve- 
loppement et  par  la  sublimité  de  ses  préceptes  moraux.  » 

Ce  sont  les  mêmes  idées  que  soutient  M.  Ralfour  dans  ses  Fondemens 
de  la  Croyance,  mais  avec  une  éloquence,  une  vigueur  de  logique,  une 
autorité  infiniment  supérieures.  Sur  quoi  il  a  beau  répéter,  à  mainte 
reprise,  que  son  intention  n'est  point  de  détruire,  mais  de  fonder  ;  qu'il 
cherche  seulement  à  concilier  la  science  avec  la  foi  et  la  raison  avec 
l'autorité  :  on  aperçoit  tout  de  suite  que  la  portée  de  son  livre  est  avant 
tout  critique,  et  on  lui  sait  gré  de  déclarer  la  guerre,  comme  il  fait,  aux 
prétentions  excessives  de  la  science  et  de  la  raison.  De  là  vient  le  grand 
succès  de  son  livre  ;  et  de  là  aussi  la  violence  des  attaques  qu'il  a  eues 
à  subir,  dans  les  journaux  et  les  revues,  de  la  part  des  principaux  re- 
présentai de  l'esprit  scientifique.  Mais,  outre  que  la  violence  de  ces 
attaques  est,  jusqu'à  présent,  ce  que  j'y  ai  trouvé  de  plus  remarquable, 
je  ne  puis  songer  à  les  analyser  avant  d'avoir  brièvement  indiqué  le 
sujet  et  les  argumens  essentiels  du  livre  même  qui  en  est  l'objet. 


Les  Fondemens  de  la  Croyance,  notes  pouvant  servir  d'introduction 
à  l'étude  de  la  Théologie  .tel  est  le  titre  complet  du  livre  de  M.  Balfour. 
Et  l'auteur  prend  encore  la  précaution  de  nous  expliquer,  dans  un 
avant-propos,  que  ce  n'est  pas  à  la  théologie  même,  mais  à  «  l'étude 
de  la  théologie  »  qu'il  s'est  proposé  de  nous  préparer.  Ce  qu'il  a  voulu, 
en  d'autres  termes,  c'est  simplement  rechercher  si  l'étude  de  la 
théologie  est  ou  n'est  pas,  a  priori,  tout  à  fait  déraisonnable  ;  si  un 
homme  de  bon  sens  peut  ou  ne  peut  pas  aborder  l'étude  d'une  science 
qui  repose  sur  l'autorité  d'une  révélation  surnaturelle,  et  qui  admet 
pour  point  de  départ  toute  une  série  de  mystères.  Cela  revient  à  se  de- 


REVUES   ÉTRANGÈRES.  449 

mander  si  l'univers  où  nous  vivons  contient  en  lui-même  son  expli- 
cation, si  la  raison  et  la  science  suffisent  à  tous  les  besoins  de  la  vie 
morale  et  pratique  de  l'humanité  :  car  s'il  en  est  ainsi,  on  comprend 
que  toute  théologie  soit  absolument  superflue. 

Or  toute  une  école  aujourd'hui  l'affirme;  et  c'est  à  elle  que  s'en  prend 
M.  Balfour,  dès  les  premiers  chapitres  de  son  livre.  «  C'est,  dit-il,  une 
école  qui  m'est  infiniment  moins  sympathique  que  celle  des  idéalistes, 
mais  qui,  sous  des  appellations  diverses,  compte  un  nombre  formidable 
d'adeptes,  et  qui  seule,  en  fin  de  compte,  profite  de  tous  les  dommages 
que  peut  subir  la  théologie.  Agnosticisme,  positivisme,  empirisme,  tous 
ces  mots  ont  été  employés  pour  désigner  la  doctrine  de  cette  école  : 
et  à  tous  ces  mots  je  demanderai  la  permission  de  substituer  celui 
de  naturalisme.  Au  reste,  le  nom  importe  peu  :  et  la  doctrine  de  cette 
école  est  aisée  à  définir.  C'est  une  doctrine  suivant  laquelle  nous  pou- 
vons connaître  les  phénomènes  et  leurs  lois,  mais  rien  d'autre.  Qu'il  y 
ait  ou  non  quelque  chose  d'autre,  c'est  ce  que  jamais  nous  ne  pour- 
ions  savoir.  Et  quelle  que  puisse  être  la  réalité  du  monde  (à  supposer 
que  ce  mot  ne  fût  pas  vide  de  sens),  le  monde  que  nous  pouvons  con- 
naître, le  seul  qui  existe  pour  nous,  est  le  monde  que  nous  révèle  la 
perception,  et  qui  forme  la  matière  des  sciences  naturelles.  » 

Et  M.  Balfour,  dans  l'examen  qu'il  veut  faire  de  ce  naturalisme, 
commence  par  l'étude  de  ses  conséquences  pratiques,  dont  la  première 
est,  suivant  lui,  d'enlever  toute  valeur  à  la  loi  morale.  «  Kant,  nous  le 
savons,  comparait  la  loi  morale  à  la  voûte  étoilée  du  ciel,  et  les  décla- 
rait toutes  deux  également  sublimes.  La  doctrine  naturaliste  la  compa- 
rerait plutôt  à  ces  organes  de  défense  et  d'abri  que  la  nature  a  disposés 
sur  le  dos  de  certains  insectes,  et  les  déclarerait  l'une  et  les  autres  éga- 
lement ingénieux.  Mais  comment  espérer  que  la  loi  morale  conserve 
son  prestige  aux  yeux  d'hommes  si  bien  renseignés  sur  sa  généalogie  ?  » 
Si  nos  sentimens  moraux  résultent  simplement  de  l'évolution,  s'ils 
ne  sont  que  le  résidu  héréditaire  de  nécessités  anciennes,  tout  homme 
raisonnable  doit  les  tenir  pour  tels,  et  s'en  affranchir  dans  la  mesure 
du  possible.  Et  si  l'homme  n'est  pas  libre,  si  tous  ses  actes  sont  déter- 
minés, c'est  l'idée  du  devoir  moral  qui  perd  alors  toute  signification. 

Impuissant  à  fonder  une  morale,  le  naturalisme  l'est  encore  à  justi- 
iier  la  présence  en  nous  des  sentimens  esthétiques.  Notre  raison  même, 
si  l'on  admettait  cette  doctrine,  ne  serait  rien  de  plus  qu'un  instru- 
ment de  défense  pratique,  dans  la  lutte  pour  vivre.  Si  la  raison,  en 
effet,  s'est  constituée  en  nous,  comme  nos  autres  facultés,  sous  l'effet 
de  l'évolution,  la  prétention  qu'elle  a  de  connaître  et  de  comprendre 
est  parfaitement  insensée... 

Mais  je  crains  bien  d'enlever  à  ces  premiers  chapitres,  en  les  résu- 
mant comme  je  fais,  la  part  principale  de  leur  intérêt.  Ce  sont,  de  tout 
tome  cxxix.  —  1895.  29 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  livre  de  M.  Balfour,  ceux  qu'on  a  le  plus  admirés  :  mais  ils  me 
paraissent  valoir  surtout  par  l'agrément  du  style,  par  la  verve  sans 
cesse  renouvelée  des  images,  par  cet  air  de  raillerie  et  de  détachement 
qui  constitue  le  ton  particulier  de  M.  Balfour  dans  la  discussion  philo- 
sophique. Le  chapitre  qui  traite  de  l'esthétique,  en  particulier,  contient 
des  digressions  sur  l'histoire  de  la  musique,  sur  l'éducation  musicale 
du  public  anglais,  qui  mériteraient  à  elles  seules  de  tirer  hors  de  pair 
le  livre  où  elles  se  trouvent.  Mais  elles  ne  s'y  trouvent  vraiment  que 
par  manière  de  hors-d'œuvre  :  et  il  faut  bien  reconnaître  que,  pour  le 
fond  des  idées,  M.  Balfour  ne  dit  rien,  dans  ces  premiers  chapitres, 
qu'on  n'ait  dit  déjà  maintes  fois  avant  lui.  Les  objections  qu'il  tire, 
contre  le  naturalisme,  de  ses  conséquences  pratiques,  sont  les  mêmes 
qu'en  tiraient  déjà,  au  collège,  nos  professeurs  de  philosophie. 

Aussi  bien  M.  Balfour  est-il  trop  métaphysicien  pour  juger  d'un 
système  sur  ses  conséquences  pratiques;  et  il  nous  le  fait  bien  voir 
aux  chapitres  suivans.  Ce  n'est  plus  cette  fois  aux  conséquences  du  natu- 
ralisme qu'il  s'en  prend,  mais  à  son  principe  môme.  En  quelques  pages 
d'une  originalité  et  d'une  pénétration  singulières,  il  s'efforce  de  démontrer 
l'inanité  radicale  d'une  doctrine  qui  ne  veut  reposer  que  sur  l'expérience 
scientifique.  Non  seulement  toute  expérience  vraiment  «  scientifique  » 
est  à  jamais  impossible  ;  non  seulement  il  est  certain  que  nos  sens  nous 
trompent,  et  que  toute  science  fondée  sur  eux  se  condamne  à  n'être 
qu'erreur  ;  mais  il  n'y  a  point  de  trace  dans  la  nature  de  cette  soi-disant 
fixité  que  la  science  prétend  y  avoir  trouvée.  «  Bien  loin  d'affirmer,  si 
on  la  réduit  à  elle-même,  l'existence  d'un  monde  où  toutes  choses 
petites  et  grandes  se  reproduisent  toujours  suivant  un  ordre  invaria- 
ble, notre  expérience  quotidienne  nous  affirme  absolument  le  con- 
traire. Certes  il  y  a  des  régions  de  l'expérience  où  cette  régularité  nous 
apparaît  :  ainsi  le  jour  succède  toujours  à  la  nuit,  l'automne  à  l'été  ; 
mais  même  dans  les  faits  de  cet  ordre,  personne  ne  serait  en  droit  de 
conclure  de  son  expérience  personnelle  à  une  succession  constante  et 
invariable.  Et  quand  nous  en  venons  à  des  phénomènes  plus  com- 
plexes, ce  n'est  plus  la  régularité,  c'est  l'irrégularité  de  la  nature  qui 
nous  frappe,  dans  notre  expérience.  Jamais  en  tout  cas  cette  expé- 
rience ne  nous  permettrait  de  découvrir,  sous  la  succession  des  phéno- 
mènes,la  présence  d'une  loi...  Et  si  nous  croyons  fermement  à  l'exis- 
tence de  lois  dans  le  monde,  ce  n'est  point  à  cause  de  notre  expérience, 
mais  en  quelque  sorte  malgré  elle,  et  parce  que  nous  apportons  à 
l'interprétation  de  notre  expérience  une  croyance  préconçue  dans  la 
loi  de  Causalité .  » 

L'idéalisme  transcendantal,  qui  n'admet  d'autre  réalité  que  le  moi, 
s'accorderait  bien  mieux  que  le  naturalisme  avec  la  raison  et  même 
avec  l'expérience.  Mais  d'autre  part  il  est  impossible,  à  force  même 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  451 

d'être  conséquent  :  car  lorsqu'il  a  affirmé  que  le  moi  est  l'unique  réa- 
lité, et  que  le  non-moi  n'est  que  son  reflet,  il  n'a  plus  ensuite  qu'à  se 
taire.  Et  pour  ne  plusse  poser  que  dans  le  domaine  de  l'apparence,  le 
problème  de  la  relation  du  moi  avec  le  non-moi,  le  problème  de  notre 
devoir  et  de  notre  destinée  n'en  réclame  pas  moins  une  solution. 

Il  ne  faut  pas  songer  enfin  à  doubler  l'empirisme  d'un  soi-disant 
rationalisme,  qui  compléterait  les  résultats  de  l'expérience  par  les  ré- 
sultats du  sens  commun  et  de  la  raison.  Et  M.  Balfour  raille,  à  ce  propos, 
l'ingénuité  des  théologiens  qui  prétendent  concilier  la  religion  avec  la 
science,  en  faisant  commencer  l'une,  simplement,  au  point  où  l'autre 
s'arrête  :  car  si  l'on  attribue  aux  résultats  de  l'expérience  scientifique 
une  valeur  absolue,  le  premier  de  ces  résultats  doit  être  de  condamner 
toute  théologie.  «  Au  théologien  qui  lui  proposerait  une  religion  natu- 
relle pour  compléter  sa  connaissance  de  l'univers,  le  naturaliste  con- 
séquent répondrait  qu'il  n'a  nul  besoin  de  rien  de  pareil  :  que  d'arguer 
de  l'existence  de  causes  dans  le  monde  à  l'existence  d'une  cause  pre- 
mière hors  du  monde  est  un  procédé  logique  extrêmement  suspect, 
moins  suspect  encore,  toutefois,  que  celui  qui  consisterait  à  arguer  du 
caractère  de  ce  monde  à  la  bonté  de  son  auteur;  mais  que,  au  sur- 
plus, ce  sont  là  des  sujets  dénués  d'intérêt,  attendu  que  le  Dieu  ainsi 
inféré  a  terminé  son  unique  tâche  le  jour  où  il  a  mis  en  mouvement 
sa  vaste  machine  de  causes  et  d'effets.  Mais  si  ensuite  le  théologien 
offrait  au  naturaliste  une  religion  révélée,  le  naturaliste  devrait  lui 
répondre  que  la  valeur  d'une  révélation  ne  se  prouve  point  par  des 
argumens  historiques,  que  l'expérience  ne  permet  d'admettre  ni  l'ori- 
gine surnaturelle  d'une  révélation  ni  la  réalité  des  miracles  qui  l'affir- 
ment, et  qu'enfin  ce  sont  là  des  fables  pour  amuser  les  enfans.  » 

M.  Balfour  en  vient  alors  à  ce  qui  fait  l'objet  principal  de  son 
livre.  Il  essaie  d'établir  que  ce  n'est  pas  seulement  l'expérience  et  la 
science,  mais  la  raison  elle-même  qui  échouent  à  nous  fournir  une 
explication  satisfaisante  de  l'univers  où  nous  vivons.  Le  long  chapitre 
qu'il  consacre  à  l'analyse  de  la  raison  est  inconiestablement  le  meil- 
leur de  tout  l'ouvrage  :  et  je  regrette  de  ne  pouvoir  y  insister  comme 
je  le  voudrais.  Non  seulement,  d'après  M.  Balfour,  la  raison  n'a  aucun 
droit  à  tenir  dans  la  vie  de  l'esprit  le  rôle  qu'elle  prétend  y  tenir,  mais 
il  est  faux  que  son  rôle  y  soit  vraiment  essentiel.  L'autorité,  que  la 
raison  se  pique  de  remplacer,  c'est  l'autorité  qui  est  au  fond  de  notre 
pensée  comme  de  nos  actions.  «  Nous  ne  devons  pas  oublier  que  c'est  à 
l'autorité,  et  non  pas  à  la  raison,  que  nous  devons  toutes  nos  idées 
religieuses,  morales  et  politiques;  que  c'est  elle  qui  nous  fournit  les 
prémisses  du  raisonnement  scientifique  ;  que  c'est  elle  qui  dirige  l'hu- 
manité dans  sa  vie  sociale.  Et  si  je  ne  craignais  d'effaroucher  mon  lec- 
teur par  une  expression  un  peu  paradoxale,  j'ajouterais  que  la  qualité 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  laquelle  nous  nous  élevons  le  plus  au-dessus  de  la  brute,  ce  n'est 
point  notre  aptitude  à  convaincre  ou  à  être  convaincus  par  l'exercice  de 
la  raison,  mais  plutôt  notre  aptitude  à  subir  l'influence  de  l'autorité  et  à 
la  faire  subir.  »  Et  quant  au  rôle  de  la  raison,  voici,  d'après  M.  Balfour, 
en  quoi  il  consiste  :  «  J'ai  lu  quelque  part  que,  dans  la  machine  à  vapeur, 
telle  qu'elle  était  à  l'origine,  il  y  avait  un  homme  spécialement  chargé 
d'ouvrir  la  soupape  par  où  la  vapeur  entrait  dans  le  cylindre.  Il  était 
tenu  de  tirer  un  cordon,  à  des  intervalles  déterminés.  Et  j'ai  l'idée  que, 
jusqu'au  jour  où  son  emploi  fut  décidément  supprimé,  cet  homme 
devait  en  être  très  fier,  et  se  considérer  comme  la  partie  la  plus  impor- 
tante de  la  machine,  simplement  parce  qu'il  en  était  la  seule  partie 
rationnelle.  »  Nous  ressemblons  tous  à  cet  ouvrier.  Nous  sommes 
fiers  de  notre  raison,  et  nous  croyons  ingénument  qu'elle  dirige  toute 
notre  vie  ;  tandis  qu'en  réalité  la  part  de  notre  raison  personnelle  dans 
notre  vie  se  réduit  à  fort  peu  de  chose.  Parmi  toutes  nos  idées,  en 
est-il  une  seule  qui  nous  vienne  directement  de  nous-mêmes,  que 
nous  ayons  acquise,  développée,  contrôlée,  sans  le  secours  d'une  auto- 
rité étrangère? 

Ce  chapitre  sert  de  conclusion  à  la  partie  critique  du  livre  de  M.  Bal- 
four  ;  et  nous  assistons  dans  les  chapitres  suivans  à  un  essai  de 
reconstruction  positive.  Car  M.  Balfour  estime  que  l'esprit  humain  ne 
saurait  se  passer  d'un  système  philosophique,  d'une  doctrine  d'en- 
semble touchant  les  origines  et  la  fin  des  choses.  Mais  le  système  idéal 
doit  donner  une  satisfaction  égale  à  tous  les  besoins  naturels  de  l'esprit, 
puisque  aussi  bien  toutes  nos  croyances,  d'où  qu'elles  nous  viennent, 
ont  pour  nous  une  égale  valeur.  «  L'erreur  des  systèmes  naturalistes, 
fondés  sur  la  science  et  la  raison,  a  été  d'admettre  a  priori  et  comme 
une  vérité  manifeste,  que  les  croyances  scientifiques  et  rationnelles 
étaient  non  seulement  différentes  de  nos  autres  croyances,  mais  leur 
étaient  encore  supérieures  ;  qu'elles  seules  étaient  dignes  d'être  prises 
en  considération,  au  détriment,  par  exemple,  de  nos  croyances  esthé- 
tiques et  morales  ;  que  les  lois  scientifiques  étaient  les  seules  vraies,  et 
les  méthodes  scientifiques  les  seules  efficaces.  » 

Il  s'agit  donc  de  créer  un  système  capable  de  donner  satisfaction  à 
tous  nos  besoins  et  à  toutes  nos  croyances.  Et  d'abord  ce  système 
aura  d'autant  plus  de  chance  d'être  parfait  qu'il  craindra  moins  de 
s'élever  au-dessus  de  l'apparence  sensible  et  de  l'expérience  ordinaire. 
C'est  par  la  hardiesse  de  leurs  généralisations  que  Leibniz,  Kant, 
Hegel,  aujourd'hui  encore,  nous  paraissent  si  grands.  «  Et  la  chose  est 
vraie,  même  en  ce  qui  touche  Spinoza.  Les  philosophes,  en  vérité,  ne 
peuvent  guère  trouver  leur  compte  dans  sa  méthode  ni  dans  ses  con- 
clusions. Ils  ont  vite  fini  d'admirer  la  soi-disant  rigueur  mathématique 


REVUES   ÉTRANGÈRES.  4S3 

de  ses  déductions  ;  et  sa  théorie  de  la  nature,  une  nature  si  différente  de 
celle  des  sciences  physiques,  que  nous  n'avons  guère  de  surprise  à  la 
voir  identifiée  avec  Dieu  ;  et  son  Dieu,  un  Dieu  si  différent  de  celui  de  la 
théologie  que  nous  trouvons  tout  naturel  de  le  voir  confondu  avec  la 
nature;  et  sa  liberté,  qui  est  en  même  temps  une  nécessité;  et  sa  volonté, 
qui  n'est  autre  chose  que  l'intelligence  ;  et  son  amour,  dont  il  fait  une 
adhésion  raisonnée  ;  et  son  univers,  d'où  il  a  banni  tout  ce  qui  pouvait  le 
rendre  vivant.  Depuis  deux  cents  ans  qu'il  a  été  publié,  son  livre  n'a 
point  converti  deux  cents  personnes.  Et  pourtant  il  continue  à  inté- 
resser, à  passionner  le  monde.  Pourquoi?  non  pas  à  coup  sûr  pour  la 
valeur  de  ses  affirmations,  ni  pour  ce  qu'il  peut  avoir  d'hérétique  et 
d'antireligieux.  Ne  serait-ce  point  plutôt  parce  que,  en  dépit  du  carac- 
tère positif  de  sa  théorie,  Spinoza  nous  apparaît  doué  d'une  imagina- 
tion religieuse,  qui  perce  jusqu'à  nous  à  travers  la  sécheresse  de  ses 
théorèmes,  qui  lui  permet  de  chercher  la  vérité  au  plus  loin  possible  de 
l'expérience  habituelle,  qui  finit  même  par  lui  inspirer  pour  sa  Sub- 
stance, inactive,  impersonnelle,  immorale,  un  sentiment  qui  ressemble 
fort  à  l'amour  de  Dieu  ?  » 

On  pourrait  s'étonner,  après  cela,  que  la  première  condition  d'un 
système  idéal  ne  soit  point  dans  son  accord  avec  la  réalité.  Mais  c'est 
que  la  réalité,  à  y  bien  réfléchir,  est  un  mot  vide  de  sens.  Non  seule- 
ment il  nous  est  impossible  d'atteindre  directement  la  véritable  nature 
des  choses,  mais  il  n'y  a  pas  une  notion  si  simple  ni  si  positive  qui 
n'apparaisse  aux  divers  esprits  sous  des  aspects  différens.  «  A  entendre 
certaines  personnes,  on  croirait  que  la  partie  éclairée  de  l'humanité, 
—  c'est-à-dire  ces  personnes  elles-mêmes  et  celles  qui  ont  le  bon- 
heur d'être  de  leur  avis,  —  jouissent  d'une  connaissance  précise  de  la 
réalité.  Et  cependant,  à  l'exception  des  vérités  mathématiques,  il  n'y 
a  absolument  rien  au  monde  que  nous  puissions  nous  flatter  de  con- 
naître ni  de  comprendre  tout  à  fait.  Ni  dans  nos  idées  sur  nous-mêmes, 
ni  dans  nos  idées  sur  autrui,  ni  dans  nos  idées  sur  la  matière,  ni  dans 
nos  idées  sur  Dieu,  il  n'y  en  a  une  seule  qui  soit  autre  chose  qu'une 
croyance,  et  une  croyance  approximative,  sujette  à  l'erreur  par  tous 
les  côtés.  »  Et  la  force  des  grandes  croyances  de  l'humanité  leur  vient 
précisément  de  ce  qu'elles  sont  inexplicables.  Voyez,  par  exemple, 
la  supériorité  des  premiers  dogmes  chrétiens  sur  ceux  que  la  scolas- 
tique  a  essayé  d'y  joindre.  Voyez  combien  toute  tentative  d'explication 
de  ces  dogmes  chrétiens  a  eu  pour  effet  de  les  rendre  moins  forts. 
Qu'il  s'agisse  de  faits  particuliers,  ou  de  lois  morales,  ou  de  mys- 
tères religieux,  toute  croyance  est  d'autant  plus  solide  qu'elle  échappe 
davantage  à  l'explication.  A  cette  seule  condition  elle  peut  valoir  pour 
tous  les  temps  et  pour  tous  les  esprits. 

C'est  d'ailleurs  ce  que  les  philosophes  ont  toujours  compris;  et  il 


454  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'y  en  a  aucun  qui ,  dans  son  système ,  n'ait  réservé  une  part  à 
l'inexplicable.  M.  Spencer  lui-même  la  lui  a  réservée  :  mais  il  a  ensuite 
gâté  son  système  en  attribuant  à  la  science  une  portée  que  ses  prémisses 
ne  permettaient  point  de  lui  attribuer.  «  Personne  n'est  tenu  à  explorer 
les  principes  premiers  ;  mais  ceux  qui  l'ont  spontanément  entrepris 
n'ont  pas  le  droit  ensuite  de  reculer  devant  leurs  conclusions.  Et  si 
parmi  ces  conclusions  on  a  trouvé  la  nécessité  d'un  certain  scepticisme 
à  l'égard  de  la  science,  on  n'améliore  pas  la  situation,  mais  au  con- 
traire on  l'empire,  en  feignant  ensuite  de  l'avoir  oublié.  »  M.  Spencer 
nous  affirme  que  douter  de  la  science,  ><  c'est  comme  si  l'on  refusait 
d'admettre  que  le  soleil  éclaire.  »  Or  il  résulte  des  principes  mêmes 
de  M.  Spencer  que  le  soleil  n'éclaire  pas.  Car  de  dire  qu'il  éclaire,  c'est 
supposer  la  compréhension  de  notions  telles  que  la  matière,  le  temps, 
l'espace,  la  force  que  M.  Spencer  déclare  incompréhensibles;  et 
M.  Spencer  nous  apprend  en  outre  que  «  ce  que  nous  appelons  les  pro- 
priétés de  la  matière  ne  sont  rien  que  des  affections  subjectives , 
produites  en  nous  par  des  agens  extérieurs,  à  jamais  inconnues  et 
inconnaissables.  »  De  telle  sorte  que,  ou  bien  le  soleil  est  une  affec- 
tion subjective,  auquel  cas  on  ne  saurait  dire  qu'il  éclaire,  ou  bien  il 
est  inconnu  et  inconnaissable,  auquel  cas  le  plus  sage  serait  de  n'en 
point  parler.  » 

Il  ne  reste  donc  qu'à  chercher  un  système  assez  complet  pour  don- 
ner satisfaction  à  tous  les  besoins  de  notre  âme,  et  assez  général  pour 
pouvoir  être  admis  de  tous  les  esprits.  Ce  système  parfait,  c'est,  d'a- 
près M.  Balfour,  le  déisme,  sous  la  forme  particulière  de  la  doctrine 
chrétienne.  Lui  seul  répond  à  nos  sentimens  esthétiques,  religieux  et 
moraux;  et  lui  seul,  par  surcroît,  légitime  notre  science  et  notre  rai- 
son, dans  les  limites  où  celles-ci  peuvent  aAûir  leur  emploi. 


Tel  est,  dans  ses  lignes  principales,  cet  ouvrage  de  M.  Balfour;  et 
il  ne  me  reste  plus  maintenant  qu'à  signaler  brièvement  quelques-uns 
des  articles  que  lui  ont  consacrés  les  revues  anglaises.  Aucun  de  ces 
articles,  à  dire  vrai,  ne  mériterait  d'être  signalé  pour  la  profondeur  ni 
la  nouveauté  des  vues  qu'il  contient  :  à  peine  si  dans  quelques-uns 
j'ai  trouvé  la  trace  d'un  effort  pour  apprécier,  d'une  façon  désinté- 
ressée, l'ensemble  de  la  thèse  si  éloquemment  soutenue  par  M.  Bal- 
four. Mais,  à  défaut  d'une  réelle  valeur  philosophique,  ces  articles 
m'ont  paru  offrir  un  intérêt  d'un  autre  ordre  :  ils  constituent  un  pré- 
cieux document  psychologique,  attestant  une  fois  de  plus  combien 
il  est  désormais  difficile  à  un  honnête  homme  de  parler  librement  et 
de  se  faire  entendre. 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  455 

Car,  parmi  les  nombreux  écrivains  de  tout  genre  qui  ont  répondu  à 
M.  Balfour,  dans  les  revues  anglaises,  personne,  ou  à  peu  près  ne  s'est 
même  avisé  que  peut-être  M.  Balfour  avait  sérieusement  réfléchi  aux 
questions  qu'il  traitait,  ni  que  ces  questions  étaient  sérieuses,  et  méri- 
taient qu'on  y  réfléchît.  Chacun  a  seulement  vu  dans  son  livre  le  point 
particulier  qui  le  touchait  personnellement,  et  ne  lui  a  répondu  que  sur 
ce  seul  point.  Les  uns  ont  relevé  telle  phrase,  les  autres  telle  autre  :  et 
plusieurs  se  sont  contentés  de  répondre  un  peu  au  hasard,  sur  la 
simple  présomption  qu'on  les  avait  attaqués.  Ainsi  la  plupart  de  ces 
soi-disant  réponses  sont  plutôt  quelque  chose  comme  des  protestations. 
Les  savans  ont  protesté  au  nom  de  la  science,  les  théologiens  au  nom 
de  la  théologie,  les  métaphysiciens  au  nom  de  la  métaphysique.  Mais 
je  ne  vois  presque  personne  qui  ait  essayé  de  comprendre,  et  de  prêter 
d'abord  à  l'auteur  l'attention  qu'il  sollicitait. 

Voici,  par  exemple,  M.  Robertson,  directeur  de  la  Free  Review.  M.  Ro- 
bertson fait  profession  d'athéisme  en  philosophie,  de  radicalisme  en 
politique  :  le  livre  de  M.  Balfour  ne  pouvait  donc  lui  plaire.  «  Le  plan 
de  M.  Balfour,  dit-il,  est  de  maintenir  en  politique  les  lignes  les  plus 
négatives,  et  de  rejeter  comme  chimérique  tout  espoir  de  progrès  Can- 
dis qu'en  religion  il  s'ingénie  à  découvrir  des  prétextes  pour  conserver 
les  croyances  les  plus  chimériques  et  pour  repousser  toute  critique 
négative.  Ce  qu'il  appelle  l'inspiration  n'est  chez  lui  qu'un  instinct 
spontané  d'opposition  à  tous  les  mouvemens  de  la  pensée  qui  mena- 
cent les  privilèges  de  sa  caste  ;  mais  quiconque  a  considéré  le  dévelop- 
pement de  sa  vie  devine  aussitôt  que  sa  tactique  religieuse  est  aussi 
calculée  que  sa  tactique  parlementaire.  Il  serait  intéressant  de  deman- 
der une  bonne  fois  à  M.  Balfour  si  lui-même  croit  sincèrement  à  la  reli- 
gion qu'il  nous  vante.  » 

Voici  M.  Huxley,  le  père  de  V agnosticisme.  Il  a  vu  que  M.  Balfour 
confondait  les  agnostiques  avec  les  positivistes  et  les  empiristes,  sous 
la  désignation  collective  de  naturalistes.  Et  il  proleste  contre  cette 
confusion;  après  quoi  il  cherche  querelle  à  M.  Balfour  sur  d'autres 
termes  mal  employés  ;  après  quoi  il  lui  reproche  de  ne  rien  entendre 
aux  sciences  naturelles.  Le  tout  entremêlé  de  considérations  person- 
nelles et  de  plaisanteries  dont  la  plus  drôle  consiste  à  dire  que  «  le 
prisonnier  du  Vatican  réalise  l'idéal  du  parfait  prisonnier,  tel  que  peut 
le  concevoir  la  philanthropie  moderne,  car  il  vit  entouré  du  confort 
et  du  luxe  les  plus  raffinés.  » 

Voici  M.  W.  Wallace,  professeur  de  philosophie  à  l'Université  d'Ox- 
ford. Celui-là  ne  pardonne  pas  à  M.  Balfour  d'avoir  empiété  sur  son 
domaine,  et,  n'étant  point  métaphysicien,  d'avoir  osé  parler  de  méta- 
physique. Et  il  faut  voir  sur  quel  ton  supérieur  il  le  lui  reproche. 
«  M.  Balfour,  dit-il,  habite  apparemment  un  milieu  psychologique  qui 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  défend  de  se  mettre  au  courant  des  problèmes  qu'il  traite.  Il  a  la 
bonté  de  nous  dire  que  par  certains  termes  il  entend  certaines  idées  : 
c'est  sans  doute  qu'il  se  figure  le  monde  spéculatif  comme  un  désert, 
où  chacun  est  libre  de  s'installer  à  sa  guise.  »  —  «  Je  ne  suivrai  pas 
M.  Balfour,  dit-il  encore,  dans  le  chapitre  qu'il  a  consacré  à  l'idéalisme 
trancendantal.  Il  l'a  lui-même  fait  imprimer  en  petits  caractères,  don- 
nant à  entendre  par  là  que  ce  chapitre  ne  saurait  convenir  à  la  moyenne 
des  lecteurs.  Et  si  les  observations  de  M.  Balfour  sont  d'une  lecture 
difficile,  que  serait-ce  de  celles  d'un  homme  dont  les  yeux  ont  fini  par 
s'acclimater  aux  ténèbres  de  la  caverne  de  l'Idéalisme?  » 

Laissons  donc  M.  Wallace  dans  sa  caverne.  Mais  voici  que  se  lève 
contre  M.  Balfour  un  nouvel  adversaire,  un  prêtre,  un  théologien,  le 
principal  Fairbairn.  Il  reproche  à  M.  Balfour  d'avoir  voulu  fonder  la 
croyance  sur  le  scepticisme,  et  d'avoir  nui  aux  intérêts  de  la  théologie, 
qu'il  se  proposait  de  servir.  «  Je  le  comparerais,  dit-il,  à  l'aveugle 
Samson  se  sacrifiant  lui-même  pour  pouvoir  en  même  temps  ensevelir 
ses  ennemis  sous  les  ruines  du  temple.  »  Car  M.  Fairbairn  n'admet  pas 
que  les  vérités  de  la  religion  soient  inexplicables  ;  ou  plutôt  il  n'admet 
pas  qu'on  dise  si  haut  qu'elles  le  sont,  considérant  le  doute  comme  un 
mal  contagieux,  -et  qui  aurait  vite  fait  de  passer  du  domaine  de  la 
science  à  celui  de  la  foi. 

Le  Révérend  Martineau,  qui  est  unitarien,  regrette  que  M.  Balfour 
ait  attaché  la  même  importance  au  dogme  de  l'Incarnation  qu'à  celui  de 
la  Rédemption.  M.  G.  W.  Steevens,  dans  la  New  Review,  lui  reproche 
d"avoir  admis  la  foi  enDieu  comme  une  croyance  nécessaire.  Mais  je  n'en 
finirais  pas  à  vouloir  signaler  toutes  ces  réponses,  dontaucune,  comme 
on  voit,  n'atteint  la  thèse  de  M.  Balfour  dans  ce  qu'elle  a  d'essentiel. 
Elles  prouvent  seulement,  par  leur  nombre  môme,  et  leur  diversité, 
l'importance  d'un  ouvrage  qu'elles  affectent,  pour  la  plupart,  de  ne 
pas  prendre  au  sérieux,  mais  qui,  avec  tout  cela,  ne  peut  manquer, 
suivant  l'expression  de  l'archidoyen  Farrar,  «  de  valoir  à  son  auteur 
la  reconnaissance  de  toute  personne  sincèrement  soucieuse  des  véri- 
tables intérêts  de  l'humanité  ». 

T.  de  Wyzewa. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


LE  MOYEN  DE  PARVENIR 

A    PROPOS    DES    MÉMOIRES    DE    GOURVILLE    () 


Gourville  est  ce  laquais  devenu  grand  personnage  qui  avait  com- 
mencé par  porter  la  casaque  rouge  chez  les  La  Rochefoucauld  et  finit 
par  épouser  la  fille  de  son  ancien  maître.  Ses  Mémoires  n'avaient  pas 
été  réimprimés  depuis  longtemps.  L'édition  qu'on  nous  en  donne  est 
de  tous  points  excellente.  Il  faut  en  remercier  d'abord  l'éditeur,  M.  Léon 
Lecestre,  qui  a  revu  le  texte  avec  un  soin  scrupuleux  et  nous  fait  pro- 
fiter dans  sa  Préface  de  recherches  consciencieuses.il  faut  ensuite  re- 
porter une  partie  de  l'honneur  à  la  Société  de  l'histoire  de  France.  Depuis 
plus  d'un  demi-siècle  qu'elle  s'est  fondée,  cette  Société  n'a  cessé  de 
rendre  à  l'histoire  les  plus  grands  services,  par  une  série  de  publica- 
tions qui  sont  pour  la  plupart  des  modèles  d'érudition.  11  suffit  d'in- 
diquer quelques-uns  des  grands  ouvrages  qui  sont  actuellement  en 
cours  de  publication  :  les  Chroniques  de  Froissart,  pour  lesquelles 
M.  Gaston  Raynaud  reprend  le  travail  commencé  par  le  regretté  Si- 
méon  Luce,  le  Brantôme  de  M.  Lalanne,  les  Chroniques  de  Jean  d'Au- 
ion  publiées  par  M.  de  Maulde,  l'Histoire  universelle  d' Agrippa  d'Aubi- 
gné  publiée  par  M.  le  baron  de  Ruble,  les  Mémoires  de  Villars  publiés 
par  M.  le  marquis  de  Vogué ,  d'autres  encore  sur  lesquels  nous 
serons  heureux  d'avoir  quelque  jour  à  revenir.  Pour  ce  qui  est  des 
Mémoires  de  Gourville  la  critique  tant  historique  que  littéraire  les  a, 
dans  ces  derniers  temps,  un  peu  négligés.  On  se  convaincra  en  les  re- 

(1)  Mémoires  de  Gourville,  publiés  pour  la  Société  de  l'Histoire  de  France,  par 
M.  Léon  Lecestre  ;  2  vol.  in-8°;  librairie  Renouard,  H.  Laurens  successeur. 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lisant  dans  la  nouvelle  édition,  qu'ils  ne  méritaient  pas  ce  dédain  et 
qu'ils  sont  dignes  de  l'attention  qui  ne  va  pas  manquer  de  leur  revenir. 
Ces  mémoires  sont  tout  à  fait  agréables  à  lire.  Non  certes  que  Gour- 
ville  soit  un  écrivain;  mais  il  n'y  prétend  pas.  Son  éducation  litté- 
raire n'avait  pas  été  poussée  très  loin  :  «  Ma  mère,  après  la  mort  de 
mon  père,  me  fit  apprendre  à  écrire  et  me  mit  en  pension  chez  un  pro- 
cureur à  Angoulême  à  l'âge  de  dix-sept  ans,  où  je  ne  demeurai  au  plus 
que  six  mois.  »  Ce  fut  tout.  Par  la  suite  Gourville  mena  une  vie  suffi- 
samment occupée  :  il  ne  lui  resta  pas  de  temps  à  dépenser  pour  les 
belles-lettres.  Aussi,  très  persuadé  de  son  ignorance, [ne  soigne-t-il  pas 
son  style.  Il  lui  suffit  de  se  faire  aisément  entendre.  Les  contempo- 
rains admiraient  le  naturel  de  sa  narration.  Nous  en  goûtons  vivement 
la  clarté.  C'est  que  Gourville  écrit  dans  la  meilleure  époque  de  la  lan- 
gue française;  c'est  ensuite  qu'il  a  dans  l'esprit  une  précision  singu- 
lière, augmentée  encore  par  la  continuelle  pratique  des  affaires,  et 
c'est  qu'il  est  doué  d'une  mémoire  surprenante.  A  soixante -dix-huit  ans, 
relevant  à  peine  d'une  attaque  d'apoplexie,  il  ne  se  trompe  ni  sur  les 
faits  ni  sur  leurs  dates,  n'embrouille  ni  les  événemens  ni  leurs  causes, 
et  ne  commet  que  des  omissions  volontaires.  —  Il  écrit  pour  sa  satis- 
faction particulière,  afin  que  cela  l'amuse.  Il  est  forcé  au  repos,  par  suite 
d'une  maladie  qui  lui  est  venue  «  pour  s'être  frotté  du  talon  gauche 
au-dessus  de  la  cheville  du  pied  droit  ».  Il  prend  plaisir  à  revivre  les 
aventures  du  temps  où  il  pouvait  se  servir  de  ses  jambes  et  où  il  s'en 
servait  avec  une  agilité  remarquable  pour  grimper  aux  plus  hauts 
degrés  de  la  fortune.  Et  il  a  beau  ne  nous  conter  d'autre  histoire  que 
la  sienne,  comme  il  a  vu  beaucoup  de  choses  et  connu  beaucoup  de 
gens,  la  physionomie  de  son  temps  s'y  reflète  assez  bien.  Surtout  ce 
qui  fait  le  charme  de  cette  autobiographie,  c'en  est  l'accent  de  sincé- 
rité. Gourville  n'a  pas  de  parti  pris.  Il  est  heureux,  condition  essen- 
tielle pour  être  impartial.  Il  est  content  de  soi  :  il  n'a  donc  contre  les 
autres  ni  haine,  ni  même  de  rancune.  Il  doit  trop  à  la  vie  pour  en 
noircir  le  tableau,  et  il  connaît  trop  bien  le  cœur  des  hommes  pour  en 
présenter  une  image  embellie.  Il  n'a  pas  de  vanité.  Il  ne  se  compose 
pas  une  attitude.  Il  ne  pallie  pas  ses  fautes.  Il  confesse  des  tours  pen- 
dables avec  une  franchise  qui  est  non  du  cynisme,  mais  l'insouciance 
d'un  homme  resté  toujours  parfaitement  étranger  à  la  distinction  du 
bien  et  du  mal.  On  se  sent  en  confiance  avec  lui.  On  a  pour  sûre 
garantie  son  absence  complète  de  sens  moral.  —  Les  mémoires  de 
Gourville  sont  les  «  mémoires  d'un  parvenu  ».  Il  est  toujours  intéres- 
sant de  voir  comment  un  homme,  à  force  de  bonne  volonté  et  de  per- 
sévérance dans  l'intrigue,  a  su  réparer  l'injustice  de  la  destinée.  Mais 
en  outre  un  pareil  récit  a  une  portée  plus  générale  qu'on  ne  serait 
d'abord  tenté  de  croire.  Car  beaucoup  de  choses  ont  pu  changer  depuis 
le  xviie  siècle  ;  tout  de  même  ne  nous  en  laissons  pas  imposer  par  le 


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changement  de  décor.  11  est  pour  faire  fortune  des  méthodes  qui  valent 
dans  tous  les  temps.  Il  y  a  bien  des  façons  d'être  laquais,  sans  porter 
la  livrée.  Les  Mémoires  de  (îourville  restent  une  bonne  école  et  qu'on 
peut  encore  recommander. 

Jean  Hérauld  était  fils  de  petits  bourgeois  de  province.  Il  aurait  pu, 
comme  ceux  de  sa  condition  et  pour  son  malheur,  entrer  dans  quelque 
office  honorable  et  obscur.  Sa  bonne  étoile  le  conduisit  chez  l'abbé  de 
La  Rochefoucauld  pour  y  être  valet  de  chambre.  A  quelque  temps  de  là, 
Marcillac,  le  futur  auteur  des  Maximes,  souhaita  de  l'emmener  à  l'armée 
en  qualité  de  maître  d'hôtel.  Cela  méritait  réflexion.  Outre  que  Gour- 
ville,  d'instinct  peu  militaire,  ne  se  soucia  jamais  d'attraper  de  ces  mau- 
vais coups  qui  font  mal,  il  était  d'une  famille  de  santé  délicate;  on 
craignait  qu'il  ne  fût  attaqué  du  poumon.  «  L'envie  que  je  me 
sentis  de  parvenir  à  quelque  chose  me  fit  partir.  »  C'est  cela  même. 
Pour  qui  veut  parvenir,  la  première  condition  est  d'en  avoir  une  forte 
envie.  La  seconde  est  de  ne  pas  être  trop  scrupuleux  sur  les  moyens.  Au 
moins  n'a-t-on  pas  à  reprocher  à  Gourville  d'excès  de  ce  genre.  On  verra 
quels  procédés  il  allait  employer  pour  le  service  de  son  maître  et  pour 
le  sien  propre  :  ce  sont  précisément  ceux  des  voleurs  de  grand  chemin. 

Voici  quelques  spécimens  qui  nous  renseignent  amplement  sur 
le  savoir-faire  de  ce  fidèle  serviteur.  Gourville  se  trouve  en  Angoumois> 
fort  en  peine  d'argent  pour  certaine  expédition  dont  MM.  les  Princes 
l'ont  chargé.  Le  hasard,  qui  n'est  qu'un  autre  nom  de  la  Providence, 
lui  apprend  que  le  sieur  Mathière  lève  la  taille  de  ces  côtés-là.  Il 
est  de  ces  occasions  qu'on  n'a  pas  le  droit  de  négliger.  Gourville  fait 
suivre  son  collecteur  d'impôts,  lui  ayant  au  préalable  donné  le  temps 
de  recueillir  une  honnête  recette  ;  il  cerne  le  cabaret  où  Mathière  fait 
ses  comptes,  entre  dans  la  salle  le  pistolet  au  poing,  et  rafle  l'argent. 
Au  surplus,  et  pour  la  régularité  [de  l'opération,  il  laisse  à  sa  victime 
une  quittance  en  bonne  forme.  Le  bon  billet!  dites-vous.  Voici  le  pi- 
quant de  l'affaire  :  le  billet  fut  payé.  Mathière  rentra  dans  ses  déboursés. 
Il  fit  par  la  suite  avec  Gourville  d'autres  «  affaires  ».  Cette  première 
rencontre  n'avait  été  qu'une  façon  un  peu  vive  d'entrer  en  relations.— 
Il  est  bon  de  savoir  à  quoi  servit  l'argent  des  contribuables  d'Angou- 
lême.  Il  ne  s'agissait  de  rien  de  moins  que  j  d'enlever  le  coadjuteur. 
Retz  allait  tous  les  soirs  à  l'hôtel  de  Chevreuse,  rue  Saint-Thomas-du- 
Louvre;  son  carrosse  longeait  le  quai.  Gourville  cache  ses  hommes 
«  dans  un  endroit  où  l'on  descend  sur  le  bord  de  la  rivière  et  où  quel- 
quefois on  décharge  des  foins  et  autres  choses.  Ceux-là  étaient  des- 
tinés, deux  pour  se  saisir  des  laquais  qui  portaient  des  flambeaux  et  les 
éteindre,  deux  pour  arrêter  les  chevaux  du  carrosse,  deux  pour  monter 
sur  le  siège  du  cocher  pour  le  tenir,  et  les  autres  pour  empêcher  les 
laquais  de  descendre  de  derrière  le  carrosse  pour  donner  avis  de  ce  qui 
se  passerait.  Moi,  je  devais  me  présenter  à  la  portière  avec  un  bâton 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'exempt,  deux  hommes  à  mes  côtés,  deux  à  l'autre  portière  avec  des 
armes,  et  j'aurais  dit  que  j'arrêtais  M.  le  coadjuteur  de  la  part  du 
Roi.  »  Tout  était  préparé,  jusqu'aux  bottes  pour  faire  monter  le  coadju- 
teur à  cheval,  et  jusqu'à  un  bon  coussinet  avec  une  sangle  fort  large 
pour  l'homme  qui  devait  monter  en  croupe.  Hélas!  les  plans  les  plus 
ingénieusement  combinés  ne  sont  pas  toujours  ceux  qui  réussissent  le 
mieux.  La  fortune  se  joue  de  notre  sagesse.  Ce  soir-là  le  carrosse  du 
coadjuteur  prit  un  autre  chemin.  C'était  un  coup  manqué.  —  Les  Princes 
n'en  voulurent  pas  à  Gourville;  en  vérité  il  n'y  avait  pas  de  sa  faute. 
Mais  il  était  moins  indulgent  pour  lui-même.  Son  échec  lui  avait  été 
douloureux.  D'ailleurs  il  était  de  loisir.  De  retour  à  Damvillers,  il  s'y 
trouvait  «  fort  désoccupé  ».  Ajoutez  que  cela  le  fâchait  de  ne  pas  uti- 
liser le  zèle  tout  prêt  de  braves  gens,  choisis  avec  soin  et  dont  le  dé- 
vouement lui  était  connu.  Il  était  dans  ces  dispositions  quand  il  se 
souvint,  fort  à  propos,  d'une  «  petite  rancune  »  qu'il  avait  contre 
Burin,  directeur  des  postes,  «  homme  fort  riche  et  surtout  en  argent 
comptant.  »  Les  estafiers  qui  avaient  manqué  Retz  eurent  à  cœur  de 
faire  de  bonne  besogne.  Ils  réussirent  si  bien  qu'ils  amenèrent  Burin  à 
Damvillers,  où  il  arriva  extrêmement  fatigué  et  désolé.  Gourville  n'est 
pas  un  méchant  homme.  Il  se  sentit  tout  remué  par  le  chagrin  de  son 
prisonnier.  «  Je  fis  ce  que  je  pus  pour  lui  être  de  quelque  consola- 
tion... »  L'un  des  moyens  qu'il  employa  pour  le  «  consoler  »,  ce  fut  de 
lui  extorquer  quarante  mille  livres  de  rançon.  — Tels  sont  les  premiers 
coups  par  où  débuta  Gourville  sur  la  scène  du  monde.  Il  n'y  manque 
ni  de  hardiesse  ni  d'esprit.  Ce  maître  d'hôtel  fait  avec  bonne  humeur 
l'industrie  d'un  «  bravo  ».  C'est  Saltabadil  doublé  de  Scapin. 

Peut-être  Gourville  s'est-il  attardé  avec  quelque  surcroît  de  complai- 
sance au  récit  de  ces  peccadilles  et  de  ces  tours  de  bonne  guerre.  C'est 
le  seul  endroit  de  ses  Mémoires  où  l'on  puisse,  à  certaines  réflexions, 
démêler  une  nuance  de  mélancolie.  Il  songe  que  de  ses  compagnons 
d'alors  aucun  n'est  plus  là  pour  se  souvenir  avec  lui.  «  Les  vieux  qui 
ont  vu  l'état  où  étaient  les  choses  dans  le  royaume  ne  sont  plus,  et  les 
jeunes,  ne  les  ayant  connues  que  sur  le  point  que  le  Roi  a  rétabli  son 
autorité,  croiraient  que  ce  sont  des  rêveries.  »  Ainsi  va  le  cœur  de 
l'homme.  Les  prospérités  que  l'âge  nous  apporte  n'ont  pas  pour 
nous  la  douceur  des  espiègleries  de  jadis.  C'était  le  temps  de  la  jeu- 
nesse. C'était  le  bon  temps  ! 

Les  exploits  de  Gourville  avaient  fixé  sur  lui  l'attention  du  gou- 
vernement. Les  gouvernemens  ont  de  tout  temps  recherché  la  colla- 
boration des  hommes  habiles.  Mazarin  savait  discerner  le  mérite.  La 
première  fois  qu'il  vit  le  domestique  de  La  Rochefoucauld,  venu  pour 
traiter  de  l'amnistie  de  son  maître,  il  l'engagea  à  passer  à  son  service. 
Pour  l'y  déterminer,  il  ne  se  perdit  pas  en  considérations  et  secon- 
tenta  de  lui  dire  «  que  c'était  là  le  vrai  chemin  de  la  fortune.» Il  n'est 


REVUE   LITTÉRAIRE.  461 

qu'un  argument  qui  serve.  Gourville  en  comprit  immédiatement  la 
valeur.  De  ce  jour  il  fut  au  Cardinal.  Il  négocia  pour  lui  la  paix  de 
Bordeaux,  et  lui  suggéra  des  expédiens  dont  il  sembla  à  Mazarin  que 
la  loyauté  était  douteuse,  mais  que  l'utilité  était  certaine,  et  donc  qu'il 
ne  laissa  pas  d'employer.  Entre  les  deux  aventuriers  une  sorte  de 
sympathie  naturelle  s'était  tout  de  suite  établie  qui  devait  être  très 
profitable  au  débutant.  Mazarin  rendit  à  Gourville  de  réels  services, 
dont  l'un  des  moins  contestables  fut  de  lui  ménager  quelques  mois  de 
retraite  à  la  Bastille.  Avec  la  sûreté  de  son  coup  d'œil,  il  avait  bien 
vite  démêlé  ce  qui  manquait  à  cet  homme  de  bonne  volonté  ou  plutôt 
ce  qu'il  avait  en  trop.  Gourville  avait  trop  de  précipitation.  Il  se  lais- 
sait emporter  par  le  tempérament.  C'était  chaleur  de  sang  et  pétu- 
lance de  jeunesse;  défaut  presque  inévitable  à  qui,  jeté  tout  de  suite 
dans  les  affaires,  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  recueillir.  Il  y  a  dans  la  car- 
rière des  hommes  d'action  un  moment  décisif  que  beaucoup  laissent 
passer  :  c'est  le  moment  de  rentrer  en  soi-même,  défaire  réflexion  sur 
ce  qu'on  a  déjà  vu,  et  de  se  mûrir  par  la  méditation  ;  temps  d'arrêt 
nécessaire  avant  de  repartir  vers  des  destinées  plus  hautes.  Gourville 
en  était  à  ce  tournant  de  la  vie.  C'est  à  cette  minute  précise  qu'il  vit 
arriver  chez  lui  M.  de  La  Bacheleiïe,  gouverneur  de  la  Bastille.  «  M'ayant 
trouvé  que  je  répétais  une  courante,  il  me  dit  en  riant  qu'il  fallait  remet- 
tre la  danse  à  un  autre  jour.  »  Le  prisonnier  n'eut  pas  à  se  plaindre  de 
la  façon  dont  il  fut  traité,  quoiqu'il  ait  eu  un  peu  à  souffrir  de  l'ennui. 
Mais  c'était  pour  son  bien.  Il  n'eut  garde  de  s'y  méprendre;  et,  dès 
qu'il  eut  permission  de  sortir,  le  premier  usage  qu'il  fit  de  sa  liberté, 
ce  fut  pour  aller  remercier  le  cardinal.  Mazarin  voulut  mettre  le  com- 
ble à  ses  bienfaits  ;  il  donna  à  son  protégé  un  conseil  dont  c'est  le  cas 
de  dire  qu'il  valait  une  fortune.  Ce  qu'il  savait  des  procédés  de  Gour- 
ville lui  avait  donné  l'idée  qu'il  ferait  merveille  dans  les  affaires  de 
finance.  Il  l'engagea  à  se  tourner  de  ce  côté.  Gourville  objectait  qu'il 
ne  connaissait  guère  le  «  grimoire  »  dont  on  se  sert  pour  ces  affaires- 
là.  Mais  ce  sont  connaissances  pratiques  qu'on  a  tôt  fait  d'acquérir. 
Gourville  avait  ce  qui  ne  s'acquiert  pas  ;  il  était  abondamment  pourvu 
des  dons  de  nature  qui  font  l'exc client  financier. 

«  Le  désordre  était  épouvantable  ment  grand  dans  les  finances...  » 
C'est  dire  que  le  moment  était  bien  choisi.  Nombreux  étaient  déjà 
ceux  qui  avaient  édifié  leur  fortune  sur  la  détresse  publique.  «  Ayant 
tous  ces  exemples-là  devant  moi,  dit  Gourville,  j'en  profitai  beaucoup.  » 
Il  avait  obtenu,  dès  1658,  la  ferme  des  tailles  de  Guyenne.  Une  affaire, 
fort  «  gaillarde  »  et  menée  gaillardement,  lui  avait  valu  la  confiance  de 
Fouquet.  Il  fit  avec  le  surintendant  plusieurs  opérations.  Le  détail  en 
est  édifiant.  Il  n'est  pas  moins  instructif  d'apprendre  de  Gourville  com- 
ment il  fut  amené  à  faire  apprécier  à  Fouquet  ses  talens.  «  Il  me  parlait 
un  jour  de  la  peine  qu'il  y  avait  à  faire  vérifier  des  édits  au  Parlement. 


t62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  lui  dis  que  dans  toutes  les  Chambres  il  y  avait  [un  nombre  de  con- 
seillers qui  entraînaient  la  plupart  des  autres,  et  que  je  croyais  qu'on 
pourrait  leur  faire  parler  par  des  gens  de  leur  connaissance,  leur 
bailler  à  chacun  cinq  cents  écus  de  gratification  et  leur  en  faire 
espérer  autant  dans  la  suite,  aux  [étrennes.  »  Ces  sortes  de  gratifica- 
tions changent  de  nom  suivant  les  temps  et  les  pays  ;  elles  sont 
toujours  de  mise  et  bien  reçues  sous  toutes  les  latitudes.  Gourville  est 
en  Espagne  chargé  par  M.  le  Prince  de  faire  valoir  auprès  du  gouver- 
nement des  créances  d'un  recouvrement  difficile.  «  Il  y  avait  à  Madrid 
une  petite  marchande  française  qui  avait  bien  de  l'esprit.  Elle  vendait 
de  tout  ce  qui  venait  de  Paris  et  qui  était  fort  au  gré  des  Espagnols.  Je 
la  chargeai  de  dire  à  la  femme  d'un  ministre  que,  si  elle  pouvait  ap- 
prendre quelque  chose  de  particulier  de  ce  qui  se  passait  dans  les 
affaires  de  Monsieur  le  Prince,  pour  me  le  faire  savoir,  elle  lui  ferait 
volontiers  des  présens  de  tout  ce  qu'elle  estimerait  le  plus  de  sa 
boutique.  Le  ministre  était  vieux,  et  la  femme,  qui  était  jeune, 
parut  d'assez  bonne  volonté.  Elle  reçut  quelques  petits  présens  de  ma 
part,  qui  lui  firent  plaisir.  Je  la  fis  instruire  par  la  petite  marchande 
qu'il  fallait  quelquefois,  quand  je  la  ferais  avertir  et  que  le  bonhomme 
lui  voudrait  parler,  faire  la  rêveuse  et  le  prier  de  lui  dire  quelque  chose 
des  affaires  de  Monsieur  le  Prince...  et  qu'après  qu'il  lui  aurait  répondu 
sur  cela,  elle  parût  avoir  une  conversation  plus  enjouée  avec  le 
vieillard.  »  Quand  un  vieux  mari  épouse  une  jeune  femme,  il  est  rare 
que  cela  ne  profite  pas  à  quelqu'un.  Pour  l'avoir  compris,  Gourville  ne 
mérite  sans  doute  pas  la  réputation  de  grand  moraliste;  mais  il  a 
droit  à  celle  d'avoir  été  un  homme  d'affaires  avisé.  Grâce  à  sa  perspi- 
cacité, et  grâce  aussi  à  «  l'enjouement  »  de  la  jeune  femme,  il  accom- 
plit ce  prodige  qui  jeta  les  contemporains  dans  l'émerveillement  :  il 
rapporta  d'Espagne  de  l'argent  liquide.  —  Les  opérations  de  finances 
n'étaient  pas  l'unique  source  de  gains  qu'eût  Gourville.  Il  s'occupe 
aussi  de  fournitures  de  blés,  ce  qui  lui  permet  de  fournir  des  blés 
avariés.  Il  est  grand  joueur,  continuellement  heureux  au  jeu.  Il  réalisa 
plus  d'un  million  au  trente-et-quarante.  Cela  explique  qu'en  très  peu 
de  temps  il  se  soit  trouvé,  comme  on  dit,  au-dessus  de  ses  affaires. 

Survient  l'arrestation  de  Eouquet.  Gourville  était  étrangement  com- 
promis. Il  jugea  prudent  de  changer  d'air.  Il  partit,  sans  hâte  d'ailleurs, 
au  grand  jour  et  en  bel  équipage.  Il  avait  avec  lui  tous  ses  domestiques  : 
un  cuisinier,  un  maître  d'hôtel  qui  jouait  de  la  basse,  un  officier-valet 
de  chambre  et  deux  laquais.  «  Ils  jouaient  tous  trois  du  violon  :  c'en 
était  la  mode  alors.  »  Il  se  retira  à  La  Rochefoucauld,  où  il  passa  plus 
d'une  année  fort  doucement.  Il  prenait  ses  repas  avec  le  duc  et  MUes  de 
La  Rochefoucauld.  On  se  promenait,  on  courait  le  cerf,  on  chassait  le 
lièvre  ;  le  soir,  on  dansait  aux  violons.  Et  comme,  en  dépit  des  arrêts 
d'assignation  et  de  prise  de  corps,  Gourville  n'en  tirait  pas  moins  cent 


REVUE    LITTÉRAIRE.  463 

mille  livres  de  Guyenne  et  cent  mille  de  Dauphiné,  il  se  serait  déclaré 
content  de  son  sort;  n'était  qu'un  exempt  du  prévôt  de  l'île  qu'on  avait 
mis  chez  lui  en  garnisonlui  buvait  d'un  certain  vin  de  l'Ermitage  auquel 
il  tenait  beaucoup.  —  Cependant  on  se  décide  à  lui  faire  son  procès. 
L'issue  ne  pouvait  faire  doute.  Gourville  fut  condamné  à  être  pendu 
et  étranglé  «  si  pris  et  appréhendé  pouvait  être  »,  sinon  à  être  «  effigie 
à  un  tableau  qui  serait  attaché  à  une  potence,  laquelle  serait  à  cette 
fin  plantée  dans  la  cour  du  Palais.  »  A  deux  jours  de  là,  ayant  eu  occa- 
sion de  venir  à  Paris  pour  régler  quelques  affaires,  il  apprit,  en  arri- 
vant au  milieu  de  la  nuit,  qu'Use  balançait  en  image  à  lapotence  de  la 
cour  du  Mai.  Il  eut  la  curiosité  de  voir  son  portrait.  Il  l'envoya  décro- 
cher par  un  valet.  Il  n'en  fut  pas  satisfait,  trouvant  qu'on  «  ne  s'était 
guère  attaché  à  la  ressemblance.  »  Puis  il  s'achemina  à  petites  journées 
vers  la  Belgique...  C'en  était  déjà  la  mode. 

L'heure  était  venue  pour  Gourville  de  se  transformer  en  honnête 
homme  et  personne  de  considération.  Il  le  sentit  avec  son  habi- 
tuelle subtilité.  Ce  qu'il  y  a  d'admirable  dans  sa  vie  et  qui  en  fait 
une  œuvre  d'art,  c'est  qu'il  a  toujours  su  prendre  les  sentimens  qui 
convenaient  à  son  rôle  et  le  rôle  qui  convenait  à  son  âge.  A  l'étranger  il 
avait  été  reçu  avec  toute  sorte  d'égards. A  Londres,  à  Bruxelles,  à  la  Haye, 
on  lui  avait  fait  fête.  Charles  II  et  le  duc  d'York,  le  milord  Buckingham 
et  le  milord  Arlington,  les  ducs  de  Zell  et  de  Hanovre,  Guillaume 
d'Orange,  les  princes  et  leurs  ministres,  les  ambassadeurs  et  les 
gentilshommes  recherchaient  la  conversation  de  l'exilé.  L'idée  lui 
vint  qu'il  pourrait  mettre  à  profit  pour  le  service  du  roi  de  si  belles 
relations.  Il  s'en  ouvrit  à  de  Lionne  et  obtint  en  effet  un  pouvoir  pour 
négocier  avec  les  princes  de  Brunswick.  «  Me  voilà  donc  mon  procès 
fait  et  parfait  à  Paris,  et  plénipotentiaire  du  Roi  en  Allemagne.  »  Si 
Gourville  le  constate,  ce  n'est  pas  pour  la  vanité  de  faire  une  anti- 
thèse, c'est  pour  fixer  une  date.  A  partir  de  ce  moment,  sa  destinée 
prend  une  direction  nouvelle.  Chargé  à  plusieurs  reprises  de  mis- 
sions diplomatiques,  il  devient  l'un  des  agens  de  Louis  XIV, 
dépositaire  des  secrets  de  l'État.  Rentré  en  France,  il  accepte  d'admi- 
nistrer les  biens  des  Condé  qui  étaient  dans  un  incroyable  désordre.  Il 
déploie  dans  ces  fonctions  une  activité,  une  adresse  et  même  un  désin- 
téressement dignes  des  plus  grands  éloges  et  qui  lui  valurent  l'estime 
universelle.  Les  Condé  voyaient  en  lui  moins  un  intendant  qu'un  ami. 
—  A  une  sigbrillante  fortune  il  fallait  un  cadre  qui  fût  en  rapport  avec 
elle.  Gourville  demanda  à  M.  le  Prince  delui  céder, pour  sa  vie  durant, 
la  capitainerie  de  Saint-Maur.  Cela  ne  fit  point  de  difficulté.  Ou  plutôt  il 
n'y  eut  qu'une  difficulté  :  ce  fut  de  faire  partir  Mme  de  La  Fayette.  Elle 
était  allée  à  Saint-Maur  passer  quelques  jours  pour  prendre  l'air.  Elle  se 
logea  dans  le  seul  appartement  qui  fût  habitable.  Elle  s'y  trouva  bien. 
Elle  resta.  «  De  l'autre  côté  de  la  maison,  dit  Gourville,  il  y  avait  deux 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ou  trois  chambres  que  je  fis  abattre  dans  la  suite.  Elle  trouvait  que  j'en 
avais  assez  d'une  quand  j'y  voudrais  aller,  et  destina  comme  de  raison 
laplusproprepourM.de  La  Rochefoucauld  qu'elle  souhaitait  qui  y 
allât  souvent.  »  Un  à  un  elle  faisait  descendre  «  chez  elle  »,  les  meubles 
qui  étaient  à  sa  convenance.  Elle  s'installait.  Elle  recevait  ses  amis.  Le 
nouveau  propriétaire  faisant  mine  de  se  plaindre,  elle  se  fâcha, 
prétendant  que  cela  ne  pouvait  qu'être  commode  pour  lui  puisque, 
quand  il  voudrait  y  aller,  il  seraitassuré  de  trouver  compagnie.  Il  fallut 
pourtant  qu'elle  se  résignât.  «  Elle  vit  bien  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de 
conserver  plus  longtemps  sa  conquête.  Elle  l'abandonna,  mais  elle 
ne  me  l'a  jamais  pardonné.  »  Entre  les  mains  de  Gourville,  Saint-Maur 
devint  la  magnifique  résidence  que  l'on  sait.  Cédant  à  la  manie  de 
bâtir  qui  pour  lors  faisait  rage,  il  s'y  livra  à  toute  sorte  de  prodigali- 
tés, comme  faisaient  M.  le  Prince  à  Chantilly,  et  Louis  XIV  à  Versailles. 
Restait  la  vieillesse  aux  années  souvent  difficiles.  Gourville  la  vit 
venir  sans  effroi  :  il  sut  vieillir.  C'est  le  temps  où  il  écrit  ses  Mémoires. 
Il  se  plaît  àexaminer  l'état  de  son  âme.  Il  n'y  trouve  que  paix  et  con- 
tentement :  «  Depuis  quelques  années  je  compte  de  ne  pouvoir  pas  vivre 
longtemps  :  au  commencement  de  chacune,  je  souhaite  pouvoir  manger 
des  fraises;  quand  elles  passent,  j'aspire  aux  pêches,  et  cela  durera 
autant  qu'il  plaira  à  Dieu.  »  La  phrase  est  charmante,  dans  son 
rayonnement  de  soleil  couchant.  Ce  financier  s'exprime  à  la  manière 
des  poètes.  L'âme  du  sage  s'épure  aux  atteintes  prochaines  de  la 
mort...  Gourville  est  en  règle.  Il  a  demandé  au  roi  son  congé  et  l'a  re- 
mercié d'avoir  eu  pour  lui  des  bontés  au  delà  de  ce  qu'on  peut  ima- 
giner. De  même  il  a  pris  ses  sûretés  du  côté  de  la  religion.  Il  est  revenu 
aux  pratiques  du  christianisme;  et  nous  n'avons  aucune  raison  de 
suspecter  la  sincérité  de  sa  foi.  11  a  fait  le  partage  de  ses  biens.  11 
compte  qu'il  a  quatrevin-gt-dix  neveux  et  nièces,  arrière-neveux  et 
arrière-nièces,  et  il  s'est  amusé  à  mettre  pour  chacun  d'eux  un  louis 
d'or  à  la  loterie.  —  Et  lui  aussi,  il  est  un  patriarche  ! 

Comment  de  si  bas  qu'il  était  parti  Gourville  a-t-il  pu  s'élever  si 
haut?  On  le  comprend  sans  trop  de  peine.  Encore  pour  le  comprendre 
tout  à  fait,  ne  suffit-il  pas  d'avoir  lu  les  Mémoires,  et  ne  faut-il  pas  s'en 
tenir  à  l'image  involontairement  adoucie  que  l'auteur  nous  y  donne  de 
lui-même.  Il  règne  dans  ces  Mémoires  un  ton  de  bonhomie.  On  ne  s'at- 
tendait pas  à  trouver  chez  un  partisan  tant  de  détachement.  On  croyait 
qu'un  traitant  dût  être  plus  âpre  au  gain.  Mais  il  faut  entendre  le  témoi- 
gnage des  contemporains.  Ils  nous  peignent  Gourville  «  avide  d'em- 
ploi »,  comme  dit  Mme  de  Motte  ville,  «  allant  à  ses  fins  par  toutes  voies, 
d'une  activité  brusque  et  infatigable,  »  comme  dit  Lenet,  «  naturelle- 
ment assez  brutal,  »  comme  dit  Saint-Simon.  Voilà  qui  remet  les  choses 
au  point.  Gourville  est  de  ceux  qui  brusquent  la  fortune.  Il  est  hardi  ; 
et  il  est  souple.  Il  se  plie  aux  circonstances.  Il  ne  s'étonne  de  rien. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  465 

Quand  une  affaire  ne  réussit  pas  il  en  est  quitte  pour  se  remettre  dans 
son  train  ordinaire.  Il  sait  bien  que  le  bonheur  lui  reviendra.  Il  a  con- 
fiance dans  son  étoile.  11  compte  sur  la  collaboration  du  hasard;  cela 
môme  lui  garantit  qu'elle  ne  lui  fera  pas  défaut.  Il  a  un  tempérament 
de  joueur  et  tous  les  traits  de  l'aventurier. 

Mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  étonnant  que  l'étonnante  fortune 
de  Gourville  :  c'est  l'indulgence  qu'il  atrouvée  auprès  de  ses  contempo- 
rains comme  auprès  de  la  postérité;  c'est  la  sympathie  et  j'allais  dire 
l'estime  qu'on  ne  luiapas  marchandée.  Il  est  bien  vu  du  Roi.  Ami  de 
Lionne  et  de  Le  Tellier,  en  confiance  avec  Louvois  en  même  temps 
qu'avec  Golbert,  il  peut  dire  sans  se  vanter  qu'il  a  toujours  été 
«  honoré  de  la  bienveillance  de  Messieurs  les  ministres.  »  Ënu- 
mérer  tous  les  hôtes  de  Saint-Maur  ce  serait  passer  en  revue  presque 
tout  la  meilleure  société  du  temps.  D'où  vient  tant  de  faveur?  — 
C'est  d'abord  que  Gourville  a  des  mérites  solides,  qu'on  est  tenté 
d'oublier  pour  ne  voir  que  les  côtés  amusans  du  personnage. 
Comme  négociateur  et  diplomate  de  second  ordre,  et  quoiqu'il  se  soit 
fait  à  l'occasion  désavouer,  il  a  des  qualités  sérieuses.  Il  est  d'une 
curiosité  toujours  en  éveil.  En  Angleterre,  en  Hollande,  en  Espagne,  il 
s'informe  du  gouvernement,  des  usages  du  pays,  des  ressources  de 
l'État.  Il  sait  voir.  Il  donne  des  renseignemens  précis.  Homme  de 
finances,  il  a  sur  les  questions  spéciales,  sur  le  rendement  et  la  répar- 
tition de  l'impôt,  sur  la  circulation  des  espèces,  des  idées  justes.  Il 
fait  partie  de  ce  monde  des  financiers  d'autrefois  sur  le  compte  de  qui 
on  a  longtemps  accepté  le  témoignage  de  leurs  pires  ennemis  et  pour 
qui  on  commence  seulement  à  réclamer  plus  de  justice.  Il  a  rendu  des 
services  incontestables.  —  C'est  ensuite  qu'il  est  très  séduisant.  Il  y  a 
des  gens  qui  méritent  infiniment  d'être  aimés  et  qui  ne  sont  pas  ai- 
mables. Gourville  est  né  aimable.  Il  le  sait.  «  J'oserais  quasi  croire  que 
j'étais  né  avec  la  propriété  de  me  faire  aimer  des  gens  à  qui  j'ai  eu 
affaire.  »  Il  est  insinuant  et  persuasif.  Il  va  trouver  Conti  qui  jure  de 
le  faire  pour  le  moins  «  jeter  à  la  rivière,  »  et  traite  avec  lui  de  bonne 
amitié.  Il  change  en  bienveillance  l'aigreur  de  Mazarin.  Il  apprivoise 
Colbert.  Il  est  dévoué  à  ceux  qu'il  aime,  «  estimable  et  adorable  par  ce 
côté-là  de  son  cœur,  »  dit  Mme  de  Se  vigne.  Il  oblige  ses  amis,  les  se- 
court de  son  argent.  Il  est  généreux.  —  Enfin  il  a  une  qualité,  plus 
notable  que  toutes  les  autres  et  la  plus  rare  qui  soit  chez  un  parvenu  : 
il  a  du  tact.  Son  succès  ne  lui  a  pas  dérangé  la  tête,  qu'il  avait  à  vrai 
dire  exceptionnellement  solide.  Il  ne  tranche  pas  du  grand  seigneur. 
Il  se  tient  à  sa  place,  ce  qui  fait  qu'on  n'est  pas  tenté  de  l'y  remettre. 
Il  se  souvient  de  sa  naissance  et  au  besoin  il  la  rappelle.  Il  a  beau 
coudoyer  la  société  aristocratique,  il  n'a  pas  la  prétention  d'en  être. 
Auprès  des  La  Rochefoucauld  et  des  Gondé,  sans  se  tromper  aux  mar- 
ques de  leur  familiarité,  il  reste  dans  l'attitude  d'un  homme  qui  leur  a 
tome  cxxix.  —  1895.  30 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

appartenu.  Auprès  des  grands  il  garde  une  réserve  qui  n'est  pas  de 
l'humilité.  Ce  sont  des  nuances  où  il  faut  bien  de  la  délicatesse.  Par 
cette  prudence  et  à  force  de  bon  goût  il  a  désarmé  jusqu'à  Saint-Simon  : 
«  Il  n'oublia  jamais  ce  qu'il  avait  été,  remarque  l'enragé  duc  et  pair, 
et  ne  se  méconnut  jamais,  quoique  mêlé  à  la  plus  illustre  compagnie.  » 
Il  ajoute  :  «  Ce  qui  est  prodigieux,  c'est  qu'il  avait  secrètement  épousé 
une  des  trois  sœurs  de  M.  de  La  Rochefoucauld;  il  était  continuelle- 
ment chez  elle  à  l'hôtel  de  La  Rochefoucauld,  mais  toujours  et  avec 
elle-même  en  ancien  domestique  de  la  maison.  »  C'est  par  là  que 
Gour ville  se  fit  pardonner  ses  fautes  et  même  son  bonheur. 

Toutefois  le  rôle  de  Gourville  resterait  insuffisamment  expliqué  s'il 
n'avait  commencé  vers  ce  temps  de  se  faire  dans  la  société  des  chan- 
gemens  considérables  et  dont  cette  fortune  même  est  l'un  des  signes. 
Ce  sont  les  premiers  craquemens  d'un  édifice  déjà  condamné.  Dans 
l'Église,  dans  l'armée,  dans  la  finance,  on  n'en  est  plus  à  compter  les 
parvenus.  Le  ministère  est  rempli  d'hommes  de  rien  ;  c'est  le  scan- 
dale de  ce  règne  de  «  vile  bourgeoisie  ».  A  Colbert  sorti  de  la  boutique 
d'un  marchand,  fut  près  de  succéder  Jean  Hérauld,  sorti  d'une  anti- 
chambre. Si  Gourville  n'eut  pas  la  charge  de  contrôleur,  c'est  surtout 
qu'il  ne  le  voulut  pas  et  ne  fit  rien  pour  l'avoir.  Il  le  dit,  et  nous  sommes 
prêts  à  l'en  croire.  Il  était  admirable  pour  se  connaître  lui-même  et  aper- 
cevoir les  lacunes  de  son  génie.  Or  il  manquait  d'idées  générales,  et 
n'était  pas  né  pour  tenir  les  premiers  rôles  dans  l'État.  Laissez  quelques 
années  se  passer,  quelques  préjugés  tomber,  quelques  barrières 
s'abaisser,  et  donnez  à  Gourville  plus  d'envergure  :  le  voici  premier 
ministre  et  cardinal,  prince  de  l'Église  et  maître  tout-puissant  du 
royaume  :  c'est  Dubois.  A  la  fortune  de  Dubois  répond  celle  d'Alberoni. 
Et  c'est  un  spectacle  qui  ne  manque  pas  de  saveur,  que  de  voir  à  la  tête 
de  deux  pays  de  vieille  aristocratie,  où  subsistait  tout  entière  l'ancienne 
hiérarchie  sociale,  rivaliser  d'intrigue  et  de  génie  le  fils  de  l'apothi- 
caire de  Brive-la-Gaillarde  avec  le  fils  du  jardinier  de  Plaisance.  La 
noblesse  eut  beau  se  dépiter  contre  eux  et  s'indigner,  elle  dut  se  res- 
treindre à  se  venger  comme  elle  put,  —  en  les  calomniant. 

Ces  nouveautés  devenaient  si  frappantes  qu'il  fallut  bien  que  la  lit- 
térature s'en  aperçût.  Déjà  les  Caractères  sont  tout  remplis  du  tapage 
que  font  ces  fortunes  subites.  Tout  un  chapitre,  celui  des  Biens  de 
fortune,  est  consacré  à  décrire  les  effets  merveilleux  de  la  spéculation 
et  du  jeu.  On  y  voit  les  «  partisans  »  désignés  au  mépris  et  à  la  haine.  On 
y  rencontre  un  Sosie  qui  de  la  livrée  a  passé  par  une  petite  recette  à 
une  sous-ferme,  s'est  élevé  par  les  concussions,  est  devenu  noble  et 
même  homme  de  bien;  et  ce  Sosie-là  ressemble  furieusement  à  certain 
personnage  de  notre  connaissance.  La  Bruyère  est  impitoyable  pour 
ces  «  âmes  sales,  pétries  de  boue  et  d'ordure,  éprises  du  gain  et  de  l'in- 
térêt, comme  les  belles  âmes  le  sont  de  la  gloire  et  de  la  vertu.  »  Il  a 


REVUE    LITTÉRAIRE.  467 

protesté  contre  les  enrichis  et  les  parvenus;  même  il  a  déclamé 
contre  eux.  C'est  qu'il  est  honnête  homme,  et  qu'il  a  véritablement 
une  belle  âme.  Il  est  écrivain  aussi,  soucieux  de  l'effet  et  sachant  sa 
rhétorique.  Enfin  il  y  a  une  antipathie  naturelle  des  gens  de  lettres 
à  l'égard  des  financiers;  c'est  celle  môme  que  signale  Gourville, 
sans  s'en  émouvoir  outre  mesure ,  lorsqu'il  nous  parle  du  «  bon- 
homme Neuré,  fort  chagrin,  comme  le  sont  ordinairement  les  philo- 
sophes contre  les  gens  d'affaires,  à  cause  de  leur  bien.  »  Toutefois 
La  Bruyère  est  trop  clairvoyant  pour  ne  pas  comprendre  qu'une  révo- 
lution est  en  train  de  se  faire  ;  il  en  indique  les  causes  profondes  : 
«  Pendant  que  les  grands  négligent  de  rien  connaître,  je  ne  dis  pas 
seulement  aux  intérêts  des  princes  et  aux  affaires  publiques,  mais  à 
leur  propres  affaires...,  des  citoyens  s'instruisent  du  dedans  et  du  de- 
hors d'un  royaume,  étudient  le  gouvernement,  deviennent  fins  et 
politiques,  savent  le  fort  et  le  faible  de  tout  un  État,  songent  à  se 
mieux  placer,  se  placent,  s'élèvent,  deviennent  puissans,  soulagent  le 
prince  d'une  partie  des  soins  publics.  Les  grands  qui  les  dédaignaient 
les  révèrent;  heureux  s'ils  deviennent  leurs  gendres!  »  Aussi  bien  cela 
crève  les  yeux.  Le  Persan  de  Montesquieu  n'a  pas  plutôt  débarqué  à 
Paris  qu'il  en  fait  la  remarque  :  «  Le  corps  des  laquais  est  plus  respec- 
table en  France  qu'ailleurs  :  c'est  un  séminaire  de  grands  seigneurs.  » 
De  ceux  qui  se  contentent  d'observer  la  société,  d'en  peindre  les  origi- 
naux, passons  aux  écrivains  d'imagination  qui  créent  à  la  ressemblance 
du  monde  réel  un  autre  monde  plus  vrai.  Le  type  de  l'homme  indus- 
trieux qui  a  commencé  dans  la  boue  et  que  travaille  l'envie  de  par- 
venir, est  l'un  de  ceux  qu'on  retrouve  le  plus  fréquemment  dans  la 
littérature  du  xviii*  siècle.  C'est  à  lui  que  le  roman  et  le  théâtre  de 
l'époque  doivent  leurs  deux  chefs-d'œuvre,  Gil  Blas  et  Figaro.  On  s'est 
demandé  si  Le  Sage,  lorsqu'il  composait  les  premiers  chapitres  de  son 
livre,  avait  eu  connaissance  des  Mémoires  de  Gourville  ;  il  n'y  a  pas 
d'impossibilité,  attendu  que  le  manuscrit  en  circulait  sous  le  manteau. 
Mais  si  la  question  est  curieuse,  on  voit  tout  de  suite  qu'elle  n'a  guère 
d'importance.  En  effet,  les  aventures  de  Gourville  étaient  assez  connues, 
et  sans  même  en  avoir  lu  le  récit  de  sa  main,  on  était  suffisamment 
renseigné  par  le  bruit  public.  La  ressemblance  est  frappante.  Au 
premier  livre  se  trouve  cette  apologie  du  métier  de  laquais  :  «  Le 
métier  de  laquais...  n'a  que  des  charmes  pour  un  garçon  d'esprit.  Un 
génie  supérieur  qui  se  met  en  condition,  ne  fait  pas  son  service 
matériellement  comme  un  nigaud.  Il  entre  dans  une  maison  pour 
commander  plutôt  que  pour  servir.  Il  commence  par  étudier  son  maître  ; 
il  se  prête  à  ses  défauts,  gagne  sa  confiance,  et  le  mène  par  le  nez.  » 
C'est  le  fond  même  de  l'histoire.  S'attacher  à  quelque  grand  seigneur, 
tâcher  de  se  mêler  de  ses  affaires  ou  d'entrer  dans  ses  plaisirs,  telle 
est  la  recette  la  plus  sûre  pour  qui  a  quelque  ambition.  Les  deux  héros 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  même  destinée,  soit  que  Gil  Blas  réforme  la  maison  du  comte  Ga- 
liano  ou  qu'il  devienne  chez  le  duc  de  Lerme  un  canal  des  grâces, 
soit  qu'il  réfléchisse  sur  le  train  du  monde  dans  la  tour  de  Sé- 
govie,  ou  soit  qu'il  connaisse,  dans  son  château  deLirias,  les  douceurs 
d'une  vieillesse  respectée.  Ils  ont  mêmes  talens,  et  mêmes  dons  de  nais- 
sance :  «  0  trop  heureux  Gil  Blas,  dont  le  sort  est  de  plaire  aux  mi- 
nistres! »  Surtout  ils  ont  même  philosophie.  Ils  sont  gens  d'esprit. 
C'est  pourquoi,  quand  on  les  quitte,  on  a  beau  se  souvenir  du  temps 
où  ils  étaient  un  peu  picaros,  on  ne  leur  veut  pas  mal  de  mort.  On  leur 
tient  compte  d'une  honnêteté  relative.  Il  y  a  pour  parvenir  des  moyens 
plus  ignobles  que  celui  qu'ils  ont  choisi.  Qu'on  lise  pour  s'en  con- 
vaincre le  Paysan  parvenu  de  Marivaux!  Du  moins  Gourville  ni  Gil 
Blas  ne  sont-ils  pas  arrivés  par  les  femmes.  Et  enfin  ni  l'un  ni  l'autre 
ils  n'ont  de  méchanceté  foncière.  Ils  n'ont  pas  de  haine  au  cœur. 

C'est  parla  qu'ils  se  distinguent  de  Figaro.  Pour  ce  qui  est  d'eux, 
ils  s'arrangent  fort  bien  de  l'ordre  établi  ;  ils  ne  rêvent  pas  de  boule- 
verser la  hiérarchie  et  de  briser  les  cadres.  Ils  s'accommodent  d'un 
état  de  choses  grâce  auquel  ils  ont  fait  leur  fortune.  Ils  se  contentent 
de  regarder  en  souriant  cette  société  qui  n'est  pas  si  marâtre  qu'elle  ne 
leur  permette  de  vivre  grassement  à  ses  dépens.  Même  ils  trouvent 
qu'une  société  a  du  bon  où  l'on  peut  laisser  aux  autres  les  plaisirs  de 
vanité,  en  gardant  pour  soi  tout  le  profit.  C'est  qu'ils  ne  s'embarras- 
sent pas  la  tête  de  rêveries.  Ils  ont  lu  peu  de  livres,  étant  trop  occupés 
par  ailleurs  ;  les  seuls  où  ils  aient  pris  goût  sont  des  livres  de  morale 
enjouée.  Ils  n'ont  pas  réfléchi  sur  l'égalité  primitive  des  conditions,  non 
plus  que  sur  les  beautés  de  l'état  de  nature  ou  sur  la  question  de  l'identité 
du  moi.  Cependant,  depuis  eux,  le  temps  a  marché.  Les  philosophes  sont 
venus;  de  leurs  écrits  il  déborde  un  torrent  de  haine.  C'est  de  cette  haine 
qu'est  gonflée  l'âme  de  Figaro.  Celui-ci  est  moins  intrigant  encore  qu'il 
n'est  paresseux,  et  moins  agissant  qu'il  n'est  bavard.  Plus  que  tout  il 
est  déclamateur  et  phraseur.  Mais  ce  sont  les  phrases  qui  préparent 
les  actes.  Toute  la  Révolution  gronde  dans  le  fameux  monologue. 
Nous  voilà  bien  loin,  semble-t-il,  de  la  bonhomie  de  Gourville  et  de  la 
modestie  de  Gil  Blas,  et  nous  nous  prenons  à  les  regretter.  La  diffé- 
rence n'est  que  dans  le  ton.  Gourville  et  Gil  Blas  auraient  tort  de  désa- 
vouer Figaro.  Il  est  leur  descendant  naturel.  Que  si  maintenant  l'on  se 
demande  comment  ces  hommes  de  bien  ont  pu  engendrer  ce  fauteur 
de  troubles,  la  réponse  est  toute  simple  :  c'est  qu'apparemment  il  y 
a  une  logique  des  faits. 

René  Doumic. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  mai. 

Les  vacances  parlementaires  ont  été  courtes,  mais  bonnes.  Elles 
nous  ont  reposé  de  quelques  mois  d'agitation  le  plus  souvent  stérile. 
Elles  ont  permis  au  gouvernement  de  faire,  sauf  contrôle  ultérieur, 
un  certain  nombre  de  choses  utiles.  Loin  de  nous  la  pensée  de  dimi- 
nuer le  prestige  du  gouvernement  parlementaire  ;  mais,  dans  ce  gou- 
vernement, s'il  est  pratiqué  d'une  manière  normale,  la  Chambre  a  des 
attributions  et  le  pouvoir  exécutif  en  a  d'autres,  et  lorsque  la  Chambre 
veut  les  exercer  toutes  à  la  fois,  les  siennes  et  celles  d'autrui,  on  arrive 
fatalement  à  la  confusion  et  à  l'impuissance.  C'est  ce  qui  s'est  produit 
trop  souvent.  Il  en  est  résulté,  —  et  nous  ne  cachons  pas  la  gravité 
du  fait,  —  que  les  vacances  parlementaires  sont  devenues  un  temps 
de  répit  qui  donne  au  pays  le  temps  de  se  reposer  et  de  reprendre 
haleine  et  au  gouvernement  celui  de  gouverner  et  d'agir.  On  vient 
d'avoir  près  d'un  mois  de  vacances  :  pendant  ce  temps,  la  grève  des 
allumettiers  et  celle  des  employés  d'omnibus  de  Paris  ont  pris  fin.  Qui 
pourrait  mettre  en  doute  que,  si  la  Chambre  avait  été  présente,  la  se- 
conde au  moins  aurait  duré  plus  longtemps  et  aurait  pris  un  autre 
caractère  ?  Il  a  suffi  que  le  gouvernement  assurât  une  égale  liberté  à 
tous,  à  ceux  qui  ne  voulaient  pas  travailler  et  à  ceux  qui  voulaient  le 
faire,  pour  que  la  grève  cessât  en  quelques  jours.  Si  la  tribune  du 
Palais-Bourbon  avait  retenti  des  déclamations  des  députés  socialistes 
et  radicaux,  n'est-il  pas  probable,  ou  plutôt  certain,  que  la  grève  se  se- 
rait prolongée  davantage?  La  conclusion  en  aurait  été  la  même  :  seule- 
ment la  misère  encourue  aurait  été  plus  grande  et  les  fermens  de 
haine  restés  dans  les  cœurs  auraient  été  plus  actifs.  Le  gouvernement 
a  pris  quelques  mesures  d'ordre,  destinées  à  garantir  la  liberté  de  tous, 
et  la  grève  s'est  éteinte  d'elle-même  :  seulement  il  fallait  pour  cela 
que  le  ministère  conservât  lui  aussi  une  certaine  liberté,  ne  fût-ce 
que  la  liberté  d'esprit  dont  il  ne  jouit  pas  toujours  en  présence  des 
Chambres. 


470  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  vacances  sont  donc  finies  :  la  Chambre  reprend  sa  session  au- 
jourd'hui même,  et  le  Sénat  reprendra  la  sienne  dans  huit  jours.  Samedi 
dernier,  M.  le  président  du  Conseil,  accompagné  de  quelques-uns  de  ses 
collègues,  est  allé  à  Bordeaux  assister  à  l'inauguration  d'une  exposi- 
tion très  intéressante,  et  il  en  a  profité  pour  prononcer  un  discours 
qui  ne  s'adressait  pas  seulement  à  un  auditoire  nécessairement  res- 
treint, mais  au  pays  tout  entier.  M.  Ribot  a  traité  un  grand  nombre 
de  questions  dans  sa  substantielle  harangue.  Il  a  voulu  marquer 
de  traits  caractéristiques  la  situation  présente  telle  qu'il  l'aperçoit,  et 
ouvrir  quelques  perspectives  d'avenir.  Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur 
son  discours  :  nous  réservons,  pour  y  revenir  dans  un  moment,  toute 
la  partie  qui  se  rapporte  à  la  politique  étrangère;  elle  ne  saurait  appeler 
de  notre  part  ni  critique,  ni  réserve.  Quant  à  la  politique  intérieure, 
M.  le  président  du  Conseil  y  apporte  une  bonne  volonté,  une  loyauté, 
une  confiance  qu'on  ne  saurait  trop  louer  ;  mais  nous  ne  sommes  pas 
bien  sûr  qu'il  ne  s'y  mêle  pas  aussi  une  certaine  part  d'illusions. 
M.  Ribot  s'est  proposé,  a-t-il  dit,  d'amener  l'apaisement  des  esprits 
dans  le  Parlement:  un  avenir  prochain  montrera  s'il  y  a  réussi.  Une 
sorte  d'accalmie  s'est  produite  :  elle  tient  à  des  circonstances  diverses. 
Nous  n'oserions  pas,  avec  M.  le  président  du  Conseil,  en  attribuer  le 
principal  mérite  à  la  restauration  de  la  vieille  formule  de  «  l'Union 
républicaine  ».  Cette  formule,  faite  d'équivoque  et  d'empirisme,  n'a 
pas  été  la  nôtre  autrefois  et  ne  saurait  l'être  aujourd'hui.  Certes  l'union 
est  un  beau  mot,  et  la  chose  est  meilleure  encore;  mais  les  mots,  en 
politique,  perdent  quelquefois  leur  sens  grammatical,  —  ce  qui  n'em- 
pêche pas  les  choses  de  rester  ce  qu'elles  sont.  Personne  n'ignore  ce 
que  cache,  ou,  pour  mieux  dire,  ce  que  ne  cache  plus  le  mot  d'union 
républicaine.  Mais  à  quoi  bon  insister?  Nous  aimons  mieux  reconnaître 
que  les  hommes  ont  fait  des  efforts  méritoires  pour  s'élever  au-dessus 
de  la  syntaxe  parlementaire  qu'ils  continuent  d'imposer  à  leurs  dis- 
cours, et  ils  y  ont  réussi  le  plus  souvent.  Dans  son  discours  même, 
M.  Ribot  a  montré  sur  beaucoup  de  points  un  véritable  courage  d'es- 
prit. Il  a  reconnu  avec  franchise  que  le  budget  était  en  déficit,  et  qu'il 
ne  retrouverait  son  équilibre  que  si  les  Chambres  votaient  des  taxes 
nouvelles.  Le  déficit  s'élève  à  plus  de  50  millions.  On  doit  prendre  ce 
chiffre  comme  un  minimum  :  M.  Ribot,  à  coup  sûr,  n'a  pas  exagéré. 
Serait-il  un  peu  plus  considérable  qu'il  n'y  aurait  pas  encore  heu  de 
s'en  émouvoir  beaucoup,  si  on  avait  affaire  à  une  Chambre  vieillie 
dans  la  politique,  ayant  de  l'expérience  et  du  sang-froid.  Malheureu- 
ment,  nous  ne  sommes  pas  sûrs  que  ce  soit  là  le  caractère  de  la 
Chambre  actuelle.  Le  gouvernement  a-t-il  assez  d'autorité  sur  elle 
pour  la  diriger  et  la  modérer?  A-t-elle  un  frein  en  elle-même,  dans  la 
forte  constitution  des  partis  qui  la  composent?  A  ces  questions,  com- 
ment ne  pas  faire  une  réponse  négative?  Et  dès  lors  la  Chambre 


REVUE.    CHRONIQUE.  471 

menace  d'être  livrée,  peut-être  sans  grande  défense,  aux  surprises  que 
ne  manqueront  pas  de  lui  procurer  les  faiseurs  de  contre-projets  et 
d'amendemens.  Où  cela  nous  conduira-t-il?  Quel  sera  le  terme  final  de 
la  nouvelle  phase  financière  où  nous  entrons?  Jusqu'aujourd'hui  le 
déficit  a  été  nié,  plus  ou  moins  énergiquement,  par  les  gouvernemens 
qui  se  sont  succédé.  Les  réformes  que  l'on  proposait  avaient  pour 
ohjet  une  meilleure  répartition  des  charges  publiques,  et  tout  ce  qu'on 
leur  demandait,  suivant  le  mot  à  la  mode,  était  de  se  suffire  à  elles- 
mêmes,  c'est-à-dire  de  ne  rien  coûter.  Aujourd'hui  la  situation  est 
changée,  le  déficit  est  avoué,  le  gouvernement  demande  aux  Cham- 
bres de  le  combler.  Les  moyens  qu'il  propose  sont-ils  les  meilleurs? 
On  le  contestera  de  divers  côtés.  M.  le  ministre  des  finances  fait  emploi 
des  ressources  que  fournira  l'impôt  sur  les  successions.  Il  s'agit,  tout 
le  monde  le  sait,  d'un  impôt  progressif,  et  nous  n'avons  pas  besoin  de 
rappeler  les  objections  qu'il  soulève  en  principe.  Soit  25  millions. 
M.  le  ministre  des  finances  demande  10  millions  à  un  impôt  gradué 
sur  les  domestiques.  Le  reste  sera  pris  sur  les  valeurs  étrangères.  Mais 
attendons  le  projet  de  budget  de  M.  le  ministre  des  finances  :  il  serait 
imprudent  d'en  parler  sur  des  indications  encore  incomplètes. 

M.  Ribot  a  d'ailleurs  abordé  beaucoup  d'autres  sujets.  Il  en  est  un 
surtout  auquel  il  ne  pouvait  pas  échapper  :  c'est  l'attitude  des  congré- 
gations religieuses,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  d'une  partie  de 
l'épiscopat  français  à  l'égard  de  la  loi  sur  le  droit  d'accroissement.  Les 
congrégations  n'ont  rien  dit  jusqu'à  ce  jour.  Leurs  supérieurs  se  sont 
réunis  pour  convenir  de  l'attitude  à  prendre;  mais  ils  ne  sont  pas 
encore  mis  d'accord.  Une  sorte  de  mystère  a  enveloppé  leurs  délibé- 
rations :  le  seul  fait  certain  est  qu'elles  n'ont  pas  abouti.  En  revanche, 
les  évêques  et  les  archevêques  ont  beaucoup  parlé  ;  non  pas  tous,  une 
petite  minorité  seulement  s'est  prononcée  jusqu'ici;  à  notre  avis,  c'est 
trop  encore.  Les  dissentimens  qui  se  sont  produits,  dans  le  sein  même 
du  clergé  et  de  ses  représentans  les  plus  élevés,  seraient  regrettables 
partout  :  ils  le  sont  plus  encore  dans  un  corps  où  l'union  et  au 
besoin  la  discipline  sont  particulièrement  indispensables.  Msr  Fuzet, 
évêque  de  Beauvais,  a  ouvert  le  feu.  Il  a  conseillé  aux  congrégations 
de  son  diocèse  de  se  soumettre  à  la  loi  et  de  payer  l'impôt,  en  quoi  il 
a  eu  raison  ;  mais  il  aurait  pu  y  mettre  plus  de  discrétion  et  de  tact.  Son 
intention  a  été  bonne  :  toutefois,  avant  d'y  céder,  il  aurait  bien  fait  de 
pressentir  l'opinion  de  ses  collègues,  non  pas  pour  modifier  la  sienne, 
mais  pour  se  rendre  bien  compte  de  l'effet  qu'il  produirait  en  l'expri- 
mant sous  une  certaine  forme.  Il  a  provoqué,  de  la  part  de  son  propre 
métropolitain,  des  protestations  qui  n'ont  pas  été  plus  prudentes  que 
ne  l'avait  été  sa  propre  manifestation.  Et  voilà  la  guerre  allumée, 
allumée  entre  évêques,  archevêques,  cardinaux.  Les  répliques  se 
croisent,  de  plus  en  plus  acerbes,  malgré  la  solennité  du  langage,  et 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cela,  est-il  besoin  de  le  dire?  à  la  grande  tristesse  de  la  partie  du 
public  qui  s'intéresse  sérieusement  aux  intérêts  en  cause,  mais  au 
grand  amusement  de  l'autre,  qui  est  nombreuse.  Qu'on  le  veuille  ou 
non,  la  manière  dont  l'affaire  a  été  engagée  a  manqué  de  gravité  ;  et 
pourtant  elle  est  grave,  elle  aurait  mérité  d'être  conduite  avec  plus  de 
ménagemens.  On  aurait  atteint  un  but  qu'on  est  menacé  d'avoir 
manqué,  peut-être  pour  longtemps.  Après  l'avoir  dit  dès  la  première 
heure,  nous  n'éprouvons  aucun  embarras  à  répéter  que  les  chiffres 
fixés  par  la  loi  sont  excessifs.  Nous  avons  regretté  que  le  gouvernement 
et  les  Chambres,  par  l'exagération  de  la  taxe  qu'ils  ont  établie,  aient 
laissé  ouverte  une  question  qu'on  aurait  été  mieux  avisé  de  clore  une  fois 
pour  toutes.  Mais  il  n'est  pas  vrai  que  la  taxe  soit  spoliatrice  au  point 
que  les  congrégations  ne  puissent  pas  la  payer  sans  se  mettre  immé- 
diatement dans  l'impossibilité  de  vivre. En  tout  cas  la  conscience,  ce 
for  intérieur  que  chacun  de  nous  doit  conserver  en  soi  comme  un  réduit 
intangible  et  qui  échappe  même  à  l'action  des  lois,  la  conscience  n'est 
pas  intéressée  dans  cette  affaire.  On  ne  demande  pas  aux  congrégations 
d'accomplir  des  actes  contraires  à  la  foi,  mais  seulement  de  payer  un 
impôt:  quand  même  il  serait  trop  élevé,  ce  ne  serait  pas  une  raison 
pour  le  refuser.  Hélas  !  bien  d'autres  citoyens  ont  été  victimes  des 
exigences  ou  des  maladresses  du  fisc;  quelques-uns  en  ont  été  ruinés  ; 
d'autres  en  sont  morts.  Quand  une  loi  produit  de  pareilles  consé- 
quences, il  faut  s'empresser  de  la  reviser  ;  mais,  aussi  longtemps  qu'elle 
existe,  il  faut  la  respecter.  Que  les  congrégations  se  plaignent;  qu'elles 
fassent  entendre  une  voix  douloureuse,  véhémente  même;  que  les 
évêques  parlent  en  leur  nom,  rien  de  mieux  :  elles  rencontreront,  en 
dehors  d'elles,  des  républicains  pour  soutenir  leur  cause.  Mais  si  elles 
se  placent  ou  si  on  les  pousse  sur  le  terrain  révolutionnaire,  elles 
n'auront  à  côté  d'elles  que  les  ennemis  de  nos  institutions,  et  elles' 
ont  déjà  éprouvé  la  force  de  ce  compromettant  appui. 

On  attendait  la  parole  du  Saint-Père:  elle  est  venue  de  Rome,  sous 
la  forme  d'une  lettre  écrite  par  Msr  Rampolla  à  M&r  Meignan,  arche- 
vêque de  Tours.  Cette  lettre  est  tout  à  fait  digne  du  pontife  qui  l'a  in- 
spirée et  probablement  dictée.  Léon  XIII  a  très  bien  compris  que  c'est 
sa  politique  tout  entière,  sa  politique  d'apaisement,  de  modération,  de 
conciliation,  qui  était  en  cause  et  qui  se  trouvait  menacée  par  un  de 
ces  retours  subits  du  vieil  esprit  de  combativité  qui  est  à  peine 
assoupi  dans  notre  clergé.  Et  à  quel  moment  cette  explosion  s'est- 
elle  produite  ?  Au  moment  même  où  la  politique  du  Saint-Père  venait 
d'obtenir,  précisément  dans  la  présentation  et  le  vote  de  cette  loi 
d'accroissement,  un  avantage  insuffisant,  mais  réel.  A  lire  certains 
journaux,  on  croirait  vraiment  qu'il  s'agit  d'une  taxe  nouvelle  ajoutée 
à  celles  qui  existaient  déjà,  alors  que  la  loi  récente  modère  pour 
toutes  les  congrégations  une  taxe  déjà  ancienne  et  la  supprime  pour 


REVUE. 


CHRONIQUE.  473 


un  très  grand  nombre  d'entre  elles.  Que  ce  soit  une  amélioration, 
aucun  homme  de  bonne  foi  ne  saurait  le  nier.  On  pouvait  désirer 
mieux,  on  peut  le  demander  encore,  et  toujours  ;  mais  c'est  un  mauvais 
système  de  nier  le  bien  accompli  et  d'y  répondre  pas  l'insurrection. 
Qu'a  dit  le  Saint-Père  dans  les  fameuses  encycliques  qui  ont  pro- 
duit en  France  une  si  profonde  impression  ?  Il  a  demandé  aux  catho- 
liques d'accepter  loyalement,  définitivement,  sans  arrière-pensée,  les 
institutions  politiques  de  leur  pays,  afin  d'avoir  plus  de  force  pour 
demander  et  pour  obtenir  la  réforme  de  la  législation.  Cette  politique 
a-t-elle  été  vaine?  On  vient  de  voir  que  non,  puisque,  par  un  retour  de 
justice,  les  pouvoirs  publics  ont  spontanément  adouci  la  loi  dile 
d'accroissement.  Les  votes  des  Chambres  à  ce  sujet,  quelque  imparfaits 
qu'ils  soient,  auraient  été  impossibles  il  y  a  trois  ou  quatre  ans.  Mais 
le  Pape,  certes,  est  trop  sensé,  il  a  trop  l'expérience  des  hommes  et  des 
choses,  il  sait  trop  bien  l'histoire  pour  avoir  cru  que  la  réforme  de  toute 
une  législation  pourrait  se  faire  du  jour  au  lendemain.  Il  est  patient, 
parce  qu'il  sent  bien  que  le  temps  travaille  pour  lui.  Aussi  a-t-il  dû. 
être  très  étonné  de  voir  que,  le  lendemain  même  du  jour  où  il  venait 
d'obtenir  un  premier  avantage,  une  émotion  extraordinaire  se  pro- 
duisait dans  le  clergé  français,  et  que  les  évêques  rappelaient  tous 
les  persécutions  de  l'Empire  romain  pour  conseiller,  les  uns  de  s'y 
soumettre,  les  autres  d'y  résister.  Les  esprits,  en  peu  de  jours, 
étaient  montés  à  un  tel  degré  d'excitation  qu'il  était  impossible,  ou 
du  moins  dangereux,  d'intervenir  au  milieu  d'une  lutte  aussi  chaude, 
en  y  apportant  une  opinion  modérée.  Le  Saint-Père  n'a  pas  voulu 
se  prononcer  encore.  Il  n'avait  pas,  a-t-il  dit,  des  informations 
assez  complètes  pour  le  faire,  et  il  a  laissé  entendre  que  les  évêques 
qui  avaient  parlé  si  vite  ne  les  avaient  peut-être  pas  plus  que  lui.  11 
a  conseillé  d'attendre,  de  temporiser,  d'étudier  sous  tous  ses  aspects 
une  question  qui  avait  été  tranchée  à  la  hâte  et  ab  irato,  de  se 
dégager  des  premières  impressions,  qui  sont  presque  toujours  trom- 
peuses, enfin  de  n'adopter  une  attitude  et  de  ne  tenir  un  langage 
définitifs  que  lorsqu'on  aurait  établi  un  accord  parfait  entre  toutes 
les  congrégations  intéressées.  Cette  lettre  a  été  une  déception  pour  ceux 
qui  étaient  déjà  partis  en  guerre  et  qui  espéraient  y  entraîner  le  Pape 
après  eux.  —  Vous  avez  dix  mois  devant  vous,  leur  dit  doucement  le 
Saint-Père,  pour  payer  la  taxe  ;  vous  avez  un  an  pour  payer  l'arriéré  ; 
vous  ne  devez  rien  pour  le  moment  ;  votre  campagne  est  prématurée.  — 
11  est  vrai  que  dans  six  mois,  et  même  dans  un  an,  la  loi  sera  ce  qu'elle 
est  aujourd'hui;  mais  on  saura  alors  quelles  sont  les  congrégations 
dispensées  de  l'acquitter,  et  aussi  quelles  mesures  le  gouvernement 
aura  prises  pour  aider  à  la  liquidation  de  l'arriéré.  Il  est  probable  que 
les  congrégations  exemptées  seront  nombreuses  ;  il  est  certain  que  les 
facilités  fiscales  accordées  pour  l'acquittement  des  droits  échus  seront 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très  larges.  Et  qui  sait  si  quelques-uns  de  ceux  qui  ont  voulu  provoquer 
dès  aujourd'hui  une  agitation  n'avaient  pas  le  sentiment  confus  qu'il 
leur  serait  plus  difficile  de  la  soulever  un  peu  plus  tard? 

Nous  ne  voulons  pas  parler  des  espérances  que  l'esprit  de  parti  a 
conçues  peut-être  en  voyant  cette  agitation  se  produire  et  prendre,  en 
quelques  jours,  des  développemens  aussi  imprévus.  Si  elles  ont  existé, 
probablement  elles  sont  dissipées  maintenant.  C'est  en  vain  que  des 
journaux,  d'ailleurs  profanes,  se  sont  mis  à  sonner  du  clairon  avec 
un  éclat  strident  :  tout  ce  bruit  n'a  pas  sérieusement  alarmé  les 
consciences.  Alors  on  a  raconté  des  anecdotes,  sachant  que  le 
public  les  aime  et  quïl  y  voit  volontiers  un  signe  de  vérité.  A 
bout  d'argumens,  on  a  dit  que  M.  Georges  Picot  avait  été  envoyé 
à  Rome  par  M.  Ribot,  et  que  la  preuve  évidente  qu'il  avait  eu 
une  mission  auprès  du  Saint-Père  est  qu'il  ne  l'avait  pas  vu.  On 
offrait  de  donner  d'autres  preuves  aussi  convaincantes,  d'entrer  dans 
des  détails  encore  plus  précis.  M.  Picot  a  démenti  une  fois  pour  toutes 
cette  sotte  histoire,  et  ne  s'est  plus  occupé  des  divagations  auxquelles 
elle  donnait  heu.  Il  est  probable  que,  grâce  à  la  lettre  du  Pape,  le  calme 
ne  tardera  pas  à  se  rétablir.  Le  choix  même  que  Léon  XIII  a  fait  de  son 
correspondant  est  un  indice  qui  a  son  prix.  M"r  Meignan,  archevêque 
de  Tours,  est  un  de  nos  prélats  les  plus  modérés.  Le  ton  de  la  lettre, 
le  caractère  de  celui  qui  devait  la  recevoir,  l'ajournement  de  difficultés 
actuellement  trop  irritantes,  le  conseil  d'union  qui  sert  de  conclusion, 
on  retrouve  en  tout  cela  les  qualités  d'un  pontife  qui  ne  dédaigne  pas 
l'habileté  humaine  et  la  diplomatie,  et  qui  sait  admirablement  les  faire 
servir  à  ses  desseins.  Quant  à  M.  Ribot,  il  a  tenu  à  Bordeaux  le  lan- 
gage qui  convenait  au  gouvernement.  Il  a  donné  l'assurance  que  ses 
dispositions  bienveillantes  restaient  les  mêmes,  malgré  les  provoca- 
tions qui  s'étaient  produites.  Les  congrégations,  les  évêques,  les  ca- 
tholiques ont  sans  doute  une  attitude  à  prendre,  et  ce  n'est  pas  nous 
qui  leur  reprocherons  d'user  des  libertés  qui  appartiennent  à  tous  ; 
mais  cette  attitude,  pour  être  digne  de  la  cause  qu'ils  représentent, 
doit  être  exempte  de  tout  esprit  d'opposition  systématique  et  de  révolte. 
Qu'ils  protestent  contre  la  loi  d'accroissement,  soit;  qu'ils  en  poursui- 
vent la  revision,  ils  auront  raison,  nous  serons  avec  eux;  mais  ils 
doivent  s'y  soumettre,  puisqu'elle  a  été  régulièrement  votée,  jusqu'au 
jour  où  elle  aura  été  non  moins  régulièrement  rapportée  ou  modifiée. 

Une  autre  partie  du  discours  de  M.  le  président  du  Conseil  a,  d'après 
les  comptes  rendus,  soulevé  des  applaudissemens  unanimes  et  parti- 
culièrement expressifs  :  c'est  le  passage  relatif  à  la  politique  exté- 
rieure. «  Les  Mens  qui  nous  unissent,  depuis  1891,  à  la  Russie  ont  été 
fortifiés,  a  dit  M.  Ribot,  et  le  monde  entier  a  compris  que  l'action  com- 
mune des  deux  puissances  alliées  est,  sur  tous  les  points  du  monde  où 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  475 

les  appellent  leurs  intérêts,  une  garantie  de  paix  et  de  sécurité.  »  Notre 
gouvernement  avait  le  droit  de  tenir  ce  langage  après  le  succès  qu'il 
vient  d'obtenir  en  extrême-Orient.  Nous  avons  longuement  parlé,  il  y 
a  quinze  jours,  de  la  situation  qui  était  alors  pendante  entre  la  Chine 
et  le  Japon,  et  des  motifs  que  l'Europe  avait  d'y  intervenir.  Quel  qu'ait 
été  l'éclat  de  ses  victoires,  il  était  impossible  de  laisser  le  Japon 
s'établir  sur  le  continent  asiatique,  et  surtout  à  Port-Arthur,  sans 
ouvrir  pour  la  suite  une  ère  de  difficultés  et  de  conflits  où  le  monde 
occidental  aurait  été,  bon  gré  mal  gré,  obligé  de  prendre  parti.  Le 
Japon  est  un  pays  trop  intelligent  et  son  gouvernement  est  trop  sage 
pour  ne  pas  l'avoir  compris.  Il  a  vaincu  la  Chine,  non  pas  l'Europe. 
11  était  en  droit  de  tout  exiger  de  la  première,  mais  il  avait  le  devoir 
de  ménager  les  intérêts  de  la  seconde.  Aucune  puissance  occidentale 
n'a  songé  à  intervenir  entre  la  Chine  et  lui.  Le  traité  de  Simonosaki  a 
été  ratifié  à  Pékin,  tel  qu'il  avait  été  consenti  entre  les  plénipoten- 
tiaires des  deux  gouvernemens.  Il  convenait  d'autant  plus  de  laisser 
intégralement  au  Japon  le  bénéfice  moral  de  sa  victoire,  qu'on  devait 
lui  demander  ensuite  plus  de  sacrifices  de  détail.  Tout  s'est  passé,  de 
part  et  d'autre,  avec  une  parfaite  correction.  Le  Japon,  habile,  souple, 
cédant  du  terrain  peu  à  peu,  pas  tout  à  la  fois,  a  proposé  d'abord 
d'abandonner  la  province  de  Ljao-Toung,  c'est-à-dire  la  pointe  méri- 
dionale de  la  Mandchourie,  mais  il  aurait  voulu  garder  Port-Arthur. 
On  lui  a  fait  sentir  qu'il  fallait  aller  plus  loin  et  renoncer  à  Port- 
Arthur  lui-même  :  il  l'a  compris,  et  l'Europe  lui  doit  certainement  de 
la  reconnaissance  pour  la  bonne  grâce  avec  laquelle  il  s'est  rendu  à 
ses  conseils.  Bien  des  points  restent  à  régler  encore;  toutefois  l'es- 
sentiel, l'indispensable,  est  acquis.  La  paix  en  est  pour  longtemps 
consolidée  en  extrême-Orient,  et  elle  l'est  grâce  à  l'intervention  de  la 
Russie  et  delà  France,  auxquelles  l'Allemagne  s'est  jointe  et  a  apporté 
le  plus  utile  concours.  Voilà  comment,  sans  coup  férir,  bien  plus,  sans 
que  la  moindre  menace  ait  été  proférée,  par  la  simple  action  morale  et 
toujours  amicale  de  trois  grandes  puissances,  un  problème  complexe, 
délicat,  redoutable,  s'est  trouvé  résolu  en  peu  de  jours. 

S'il  est  vrai  qu'une  politique  se  justifie  par  ses  conséquences,  il  faut 
convenir  que  celle  que  nous  avons  suivie  a  été  amplement  justifiée. 
Et  pourtant  des  critiques  se  sont  produites.  On  a  demandé  quel  intérêt 
nous  avions  dans  cette  affaire.  On  voyait  bien  celui  de  la  Russie,  on 
ne  voyait  pas  le  nôtre,  et  plusieurs  journaux,  usant  d'une  vieille  mé- 
taphore, ont  accusé  notre  gouvernement  d'avoir,  une  fois  de  plus, 
tiré  pour  d'autres  les  marrons  du  feu.  Le  reproche  aurait  été  plus 
grave  si  nous  nous  étions  tant  soit  peu  brûlé  les  doigts  en  opérant 
cette  besogne.  Notre  intervention  aurait  pu,  dit-on,  nous  coûter  cher  : 
soit;  mais  le  moment  est  passé  de  raisonner  sur  des  hypothèses 
puisque  nous  sommes  en  face  de  réalités.  Les  ressources  que  nous 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avons  eu  à  déployer  n'ont  pas  été  puisées  dans  nos  arsenaux,  ni  dans 
notre  bourse,  mais  seulement  dans  notre  intelligence  de  la  situation  et 
dans  notre  caractère.  Quant  au  résultat,  c'est  se  tromper  beaucoup 
que  de  le  juger  insignifiant.  On  se  demandait  en  Europe  si  l'entente 
qui  paraissait  s'être  établie  entre  la  France  et  la  Russie  entraînerait 
jamais  autre  chose  que  des  démonstrations  bruyantes.  Elle  ne  s'était 
pas  encore  manifestée  d'une  manière  pratique.  On  ne  l'avait  pas  vue 
aux  prises  avec  une  difficulté  grave  :  on  ignorait  si  elle  tendrait  à  la 
résoudre  dans  le  sens  de  l'intérêt  général  et  de  la  paix,  ou  si  elle 
ne  suivrait  pas  des  vues  particulières  au  risque  de  provoquer  des  com- 
plications ultérieures.  Ces  questions  restaient  incertaines  dans  les 
esprits;  les  journaux  les  agitaient  parfois  avec  un  scepticisme  iro- 
nique; elles  ont  été  subitement  résolues.  Comment  se  méprendre 
désormais  sur  ce  qu'il  y  a  de  sérieux  dans  la  communauté  de  vues  et 
de  conduite  établie  entre  la  Russie  et  nous  ?  Le  caractère  même  de 
notre  entente  s'est  révélé  conforme  à  l'intérêt  de  tous,  c'est-à-dire 
à  celui  de  l'équilibre  européen  en  Asie.  L'Allemagne  a  été  la  pre- 
mière à  s'en  rendre  compte,  et  de  là  vient  l'empressement  avec  lequel 
elle  s'est  jointe  à  nous.  Cela  aussi  a  été  une  surprise  pour  bien  des 
personnes  qui  ne  croyaient  pas  à  la  possibilité  d'une  action  à  trois, 
qui  comprendrait  la  Russie,  la  France  et  l'Allemagne.  Une  alliance 
évidemment  est  impossible,  parce  qu'elle  suppose  un  concert  établi 
sur  un  ensemble  d'intérêts  communs,  déterminant  une  politique  com- 
mune ;  elle  n'est  réalisable  qu'entre  la  Russie  et  nous  ;  mais  il  n'en  est 
pas  de  même  d'une  action  limitée  dans  son  objet  et  dans  sa  durée, 
qui  peut  fort  bien  s'exercer  avec  l'Allemagne  sur  un  point  et  pour  un 
but  déterminés.  Nous  n'avons  avec  celle-ci,  d'intérêts  communs,  que 
des  intérêts  accidentels,  mais  nous  en  avons,  et  peut-être  plus  nom- 
breux encore  en  Afrique  qu'en  Asie. 

Et  l'Angleterre?  Son  attitude  a  été  beaucoup  moins  décidée  que 
celle  des  autres  puissances  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier  jour  du 
conflit  sino-japonais.  On  s'expliquera  difficilement  pourquoi  lord  Rose- 
bery,  après  avoir  suggéré  une  intervention  commune  à  un  moment  in- 
tempestif, a  refusé  d'y  prendre  part  lorsque  l'opportunité  s'en  est  enfin 
produite.  Le  traité  de  Simonosaki  était  alors  connu,  au  moins  dans 
ses  lignes  générales  :  le  gouvernement  anglais  a  fait  savoir  que  ses 
intérêts  commerciaux  n'en  étaient  pas  atteints.  Cela  n'est  pas  bien  sûr, 
mais  l'Angleterre  n'a-t-elle  pas  d'autres  intérêts  encore  en  extrême- 
Orient,  et  ne  lui  importe-t-il  pas,  comme  aux  autres  puissances,  que 
la  paix,  si  malencontreusement  troublée,  soit  rétablie  sur  une  base 
solide  et  durable?  Son  abstention  reste  difficile  à  comprendre.  La 
Chine,  évidemment,  ne  peut  lui  en  savoir  aucun  gré  :  le  Japon,  du 
moins,  lui  conservera- t-il  quelque  gratitude?  Rien  n'est  plus  dou- 
teux. Si  l'Angleterre  avait  soutenu  le  Japon,  si  elle  avait  approuvé 


REVUE.    CHRONIQUE.  477 

ses  prétentions,  si  elle  les  avait  déclarées  justes  et  légitimes,  on  en 
aurait  été  touché  et  reconnaissant  à  Tokio.  Mais,  non  :  dans  les  der- 
niers jours,  l'Angleterre,  bien  qu'elle  n'ait  pas  voulu  confondre  son 
action  avec  celle  des  autres  puissances,  a  dit  au  Mikado  qu'il  ne  devait 
pas  compter  sur  elle  et  que  le  mieux  pour  lui  était  de  céder.  La  diffé- 
rence est  que  la  Russie,  l'Allemagne  et  nous-mêmes  avons  donné  au 
gouvernement  japonais  des  motifs  généraux  et  généreux,  des  raisons 
élevées  pour  l'amener  à  faire  quelques  sacrifices.  Nous  lui  demandions 
de  participer  à  une  grande  œuvre  de  civilisation.  Nous  nous  appliquions 
à  le  relever  à  ses  propres  yeux,  en  nous  adressant  à  son  intelligence 
politique,  qui  s'est  montrée  aussi  remarquable  que  l'avaient  été  son 
coup  d'œil  et  son  courage  militaires.  L'Angleterre  lui  a  conseillé  de 
s'incliner  parce  qu'il  était  le  plus  faible  et  qu'il  serait  écrasé,  argument 
très  fort  à  coup  sûr,  mais  peu  flatteur  pour  celui  qui  le  reçoit.  Puisque 
l'Angleterre  devait  finalement  prêcher  des  concessions,  que  ne  l'a- 
t-elle  fait  comme  nous  et  avec  nous?  Un  très  grand  événement  ne  se 
serait  pas  passé  dans  le  monde  en  dehors  d'elle.  Les  nations  qui  se 
réveillent  en  extrême-Orient,  pour  la  première  fois  où  elles  la  voient 
intervenir  dans  leurs  affaires  communes,  n'auraient  pas  été  amenées  à 
incarner  l'Europe  uniquement  dans  la  Russie,  la  France  et  l'Allemagne. 
La  presse  britannique  ne  comprend  pas  encore  que  nous  ayons  marché 
avec  la  Russie  et  surtout  avec  l'Allemagne  :  cela  trouble  les  idées  qu'elle 
s'était  faites  de  ce  que  notre  isolement  avait  d'irrémédiable.  Et  nous 
comprenons  encore  moins  que  l'Angleterre  n'ait  pas  marché  avec  l'Eu- 
rope. Mais  l'étonnement,  mêlé  d'embarras,  qu'on  éprouve  à  Londres 
montre  l'importance  de  l'événement  qui  vient  de  se  produire  et  de  la 
manifestation  de  puissance  dont  nous  avons  eu  notre  part.  A  coup 
sûr,  le  ministère  de  M.  Ribot,  après  avoir,  pendant  quelques  semaines, 
terminé  heureusement  plusieurs  grèves,  vu  naître  et  décliner  une 
agitation  religieuse  qu'il  dépend  de  lui  d'apaiser  complètement,  dé- 
noué enfin,  en  prouvant  l'efficacité  de  nos  alliances,  un  conflit  inquié- 
tant en  extrême-Orient,  le  ministère  peut  se  présenter  devant  les 
Chambres  avec  la  confiance  d'avoir  rempli  son  devoir.  Et  pourtant, 
qui  sait  où  nous  en  serons  après  quelques  semaines  de  session  ? 

L'abondance  des  matières  ne  nous  permet  pas  de  donner  aujour- 
d'hui beaucoup  de  place  aux  événemens  du  dehors,  ce  qui  est  regret- 
table :  il  en  est  plus  d'un  en  effet  qui  mériterait  une  étude  parti- 
culière. 

Nous  ne  parlerons  que  pour  mémoire  de  la  dissolution  de  la 
Chambre  des  députés  italienne  :  le  fait  vient  de  se  produire,  mais  il 
était  attendu  et  escompté  depuis  assez  longtemps  déjà.  Les  élections 
générales  auront  lieu  à  la  fin  de  mai  et  au  commencement  de  juin. 

Nous  dirons  peu  de  chose  des  élections  qui  ont  eu  lieu  en  Grèce. 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  y  a  un  mois,  M.  Edouard  Hervé,  qui  revenait  d'Athènes,  a  publié 
ici-même  une  étude  où  il  exposait  dans  les  termes  les  plus  lucides 
la  situation  du  petit  royaume  hellénique.  Nous  avions  raconté 
nous-même  par  quelle  initiative  hardie,  mais  légale,  le  roi  Georges 
s'était  débarrassé  de  M.  Tricoupis,  et  condamné  par  là  à  dis- 
soudre la  Chambre  et  à  faire  un  appel  au  pays.  Si  le  pays  lui  avait 
donné  tort,  on  annonçait  déjà  que  le  roi  abdiquerait,  mais  personne  ne 
croyait  qu'entre  M.  Tricoupis  et  lui  la  Grèce  hésiterait.  Le  résultat  des 
élections  a  dépassé  tout  ce  qu'on  avait  pu  en  attendre.  M.  Tricoupis  n'a 
pas  été  réélu  député  et  ses  principaux  lieutenans  n'ont  pas  été  plus 
heureux.  De  ce  parti,  hier  encore  si  puissant  en  apparence,  il  ne 
reste  rien  du  tout.  Et  certes,  on  ne  peut  pas  dire  que  le  gouvernement 
ait  exercé  sur  les  électeurs  une  pression  abusive.  La  composition 
du  cabinet  intérimaire  et  le  caractère  de  son  chef,  M.  Nicolas  Delyan- 
nis,  donnent  à  cet  égard  toute  garantie.  M.  Nicolas  Delyannis  n'est 
pas  un  homme  politique  ;  c'est  un  diplomate  que  tout  le  monde  con- 
naît et  regrette  à  Paris.  Le  roi  l'a  choisi  pour  représenter  la  neutralité 
entre  tous  les  partis,  et  jamais  homme  n'a  été  plus  scrupuleusement 
fidèle  au  mandat  qu'il  avait  .reçu.  S'il  en  avait  été  autrement,  M.  Tri- 
coupis et  ses  amis  auraient  sans  doute  été  écrasés  comme  ils  l'ont  été, 
mais  peut-être  le  triomphe  de  son  rival  traditionnel,  on  est  tenté  de 
dire  historique,  de  M.  Théodore  Delyannis,  n'aurait  pas  été  aussi  com- 
plet. C'est  en  vain  qu'on  a  essayé  timidement,  ou  plutôt  désiré  la  créa- 
tion d'un  parti  nouveau,  soit  avec  M.  Rally  qui  paraît  être  un  homme 
très  honorable  et  très  distingué,  soit  avec  l'amiral  Canaris  qui  porte  di- 
gnement un  nom  héroïque  :  la  Grèce  ne  connaît  que  deux  partis,  celui 
de  M.  Tricoupis  et  celui  de  M.  Delyannis,  et  elle  va  machinalement  de 
l'un  à  l'autre  avec  des  oscillations  aussi  régulières  que  celles  du  pen- 
dule. Elle  a  compris  que  M.  Tricoupis,  pour  les  meilleures  raisons  du 
monde,  était  devenu  impossible  ;  elle  s'est  jetée  entre  les  bras  de  M.  De- 
lyannis. Et  c'est  là  un  des  côtés  graves  de  la  situation.  Si,  au  bout  de 
quelque  temps,  M.  Delyannis  devenait  à  son  tour  hors  d'usage,  la 
Grèce  ne  rappellerait-elle  pas  au  pouvoir  M.  Tricoupis?  C'est  encore 
un  dilemme.  Pour  le  moment,  M.  Delyannis  est  maître  de  la  situation. 
Il  dispose  d'une  telle  majorité  qu'il  paraît  lui-même  en  être  embarrassé 
et  ne  montre  aucune  hâte  de  prendre  le  pouvoir  :  il  parlemente  avec 
ses  amis.  Lui  et  son  parti  souffrent  d'une  sorte  de  pléthore.  Il  y  a,  dit- 
on,  trop  de  ministrables  et  pas  assez  de  portefeuilles,  ce  qui  peut  amener 
encore  une  autre  sorte  de  banqueroute.  Pour  l'Europe,  toute  la  ques- 
tion est  de  savoir  quelle  attitude  prendra  M.  Delyannis  à  l'égard  des 
créanciers  de  la  Grèce.  Si  nous  nous  reportons  aux  promesses  du  can- 
didat, la  politique  du  ministre  doit  nous  inspirer  pleine  confiance.  En 
tout  cas,  il  faut  féliciter  le  roi  Georges  de  la  résolution  qu'il  a  montrée 
dans  l'origine  de  cette  crise  dont  il  a  assumé  si  courageusement  la 


REVUE.    CHRONIQUE.  479 

responsabilité.  Il  a  sauvé  l'honneur  financier  de  la  Grèce,  et  la  Grèce  lui 
en  a  été  reconnaissante. 

Parlerons-nous  du  voyage  que  le  nonce  du  Pape  à  Vienne, 
Mgr  Agliardi,  a  fait  en  Hongrie,  et  où  il  ne  paraît  pas  s'être  conduit 
avec  autant  de  circonspection  que  cela  aurait  été  désirable  ? 
Mgr  Agliardi  avait  reçu,  soit  de  Vienne,  soit  de  Pest,  toutes  les  auto- 
risations et  même  tous  les  encouragemens  à  faire  ce  voyage  ;  mais  on 
n'avait  pas  prévu  qu'il  en  profiterait  pour  se  prononcer  publiquement 
contre  les  deux  lois  dites  [de  laïcisation  qui  sont  encore  pendantes  de- 
vant les  Chambres.  Inde  irse.  Un  nonce  est  un  ambassadeur.  Il  ne  doit 
avoir  de  rapports  directs  qu'avec  le  gouvernement  auprès  duquel  il  est 
accrédité,  et  lorsqu'il  ne  se  conformepas  étroitement  à  cette  règle,  il 
s'expose  à  être  accusé  de  se  mêler  des  affaires  intérieures  d'un  pays 
qui  n'est  pas  le  sien.  Peuples  fit  gouvernemens  sont  très  susceptibles 
au  sujet  des  intrusions  de  ce  genre.  M.  Banffy,  président  du  conseil 
tranleithan,  s'est  plaint  de  l'attitude  du  nonce  à  M.  le  comte  Kalnoky,  et 
il  a  reçu  de  ce  dernier  une  lettre  où  il  a  trouvé  une  adhésion  explicite 
à  ses  propres  sentimens,  en  même  temps  qu'une  promesse  de  faire 
entendre  à  Rome  les  observations  nécessaires.  M.  Banffy,  qui  ne 
paraît  pas  être  diplomate,  a  cru  pouvoir  apporter  toutes  chaudes 
ces  déclarations  à  la  tribune,  et  annoncer,  avant  qu'elles  fussent  ac- 
complies, les  démarches  que  le  comte  Kalnoky  se  proposait  de  faire 
à  Rome  avec  les  ménagemens  habituels  en  pareil  cas.  Le  comte 
Kalnoky  ne  s'attendait  évidemment  pas  à  cette  manière  de  casser 
les  vitres  :  il  en  a  éprouvé  au  premier  abord  un  tel  saisissement  qu'il 
a  publié  dans  un  journal  officieux  une  note  sévère,  désobligeante 
même  pour  M.  Banffy,  dont  il  désavouait  le  langage,  en  l'attribuant  à 
l'inexpérience.  La  tempête  que  ces  manifestations  contraires  ont  pro- 
voquée a  été  des  plus  orageuses  :  il  y  a  eu  beaucoup  de  tonnerre  et 
encore  plus  de  nuages.  On  a  parlé  à  la  fois  de  la  démission  de  M.  Banffy 
et  du  comte  Kalnoky,  ce  qui  aurait  été  un  double  malheur,  car  M.  Banffy 
vient  à  peine  de  prendre  le  pouvoir  après  une  crise  des  plus  difficiles, 
et  le  comte  Kalnoky  dirige  les  affaires  extérieures  de  la  monarchie, 
depuis  de  longues  années  déjà,  avec  des  qualités  qui  lui  ont  valu  la 
confiance  de  l'empereur  et  l'estime  de  l'Europe.  Au  fond,  tout  le  monde 
avait  des  torts  dans  cette  étrange  affaire.  Mais  il  faut  convenir  que 
rien  n'est  plus  difficile  que  de  faire  marcher  d'accord,  sous  un  même 
souverain  et  avec  un  certain  nombre  de  ministres  communs,  deux  gou- 
vernemens, sinon  plus,  qui  ont  chacun  une  politique  différente.  L'au- 
torité personnelle  de  François-Joseph  paraît  avoir  apaisé,  au  moins 
pour  le  moment,  un  conflit  qui,  du  jour  au  lendemain,  était  devenu 
très  aigu.  Les  deux  ministres  restent  en  fonctions  :  il  est  heureux  ce- 
pendant qu'ils  soient  séparés  par  la  Leitha. 

En  Allemagne,  après  de  longs  mois  d'ardente  polémique,  la  loi  sur 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  menées  anarchistes  a  été  définitivement  rejetée  par  le  Reichstag. 
L'événement,  depuis  quelques  jours,  n'était  plus  imprévu.  Lorsque  le 
projet  de  loi  a  été  présenté,  il  a  soulevé  tout  de  suite  des  objections  et 
des  protestations  :  on  croyait  toutefois  que  le  gouvernement  ne  s'oppo- 
serait pas  à  ce  qu'il  fût  amendé  sur  quelques  points,  et  personne 
alors  ne  doutait  sérieusement  qu'il  ne  fût  voté.  Par  malheur,  la  com- 
mission chargée  de  l'étudier,  au  heu  d'adoucir  le  caractère  excessif  de 
certains  articles,  s'est  appliquée  à  les  exagérer  et  à  les  rendre  plus  dra- 
coniens. Ce  n'étaient  plus  les  menées  anarchistes  qui  étaient  visées, 
mais  l'indépendance  de  la  pensée  qui  était  menacée  dans  le  domaine 
rehgieux,  social  et  même  scientifique.  On  sait  combien  la  liberté  de 
philosopher  est  chère  au  peuple  allemand.  La  réprobation  soulevée 
par  le  projet  de  loi  est  devenue  bientôt  universelle  :  il  a  été  successi- 
vement abandonné  par  tous  les  partis,  et  si  le  gouvernement  avait  été 
bien  inspiré,  il  l'aurait  retiré  pour  en  présenter  un  autre.  Au  heu  de 
cela,  il  s'y  est  entêté  comme  si  ce  projet  avait  toujours  été  le  sien,  et 
il  l'a  défendu  avec  une  ardeur  qui  aurait  pu  être  mieux  employée.  La 
seule  chance  de  le  faire  passer  aurait  été  pour  lui  de  s'entendre  avec 
le  centre  catholique,  mais  il  a  reculé  devant  une  alliance  qui  lui  aurait 
coûté  trop  cher,  et  il  est  allé  à  la  bataille  sans  soldats.  Le  Reichstag  a 
successivement  rejeté  les  modifications  proposées  aux  articles  111  et 
112  du  Code  pénal.  Le  premier  de  ces  articles  vise  l'apologie  des  faits 
qualifiés  crimes  par  la  loi,  le  second  l'excitation  à  la  désobéissance 
adressée  aux  soldats.  Dès  lors,  le  sort  de  la  loi  était  fixé.  Tous  les 
autres  articles  ont  été  repoussés  sans  qu'on  prît  même  la  peine  de  les 
discuter.  C'en  était  fait  de  cette  loi  qui  avait  si  fort  occupé  les  esprits 
et  ému  les  imaginations  pendant  de  longs  mois.  Les  socialistes  alle- 
mands, assez  semblables  aux  nôtres,  se  sont  naturellement  attribué 
tout  le  mérite  de  ce  dénouement  :  il  est  juste  de  reconnaître  qu'ils  y 
ont  contribué.  Le  gouvernement  restera-t-il  sous  le  coup  de  sa  dé- 
faite? Cherchera-t-il  à  s'en  relever,  et  par  quels  moyens?  Le  Reichs- 
tag, que  l'empereur  a  déjà  traité  si  rudement  au  moment  où  il  a 
refusé  de  prendre  part  aux  fêtes  du  1er  avril,  en  l'honneur  des  80  ans 
de  M.  de  Bismarck,  est-il  ou  sera-t-il  bientôt  jugé  mûr  pour  la  disso- 
lution? Ce  sont  des  questions  que,  pour  le  moment,  on  ne  peut  que 
poser,  et  que  peut-être  on  ne  se  pressera  pas  de  résoudre. 

Francis  Cuarmes. 

Le  Directeur-gérant, 
F.  Bruneïière. 


RACHETÉ 


DERNIÈRE   PARTIE   (1) 


/ 


XIII 

La  lumière  du  matin,  entrant  par  les  hautes  fenêtres,  s  appli- 
quait en  losanges  contre  le  mur  ;  la  chaleur  vague  du  soleil 
d'hiver  augmentait  la  tiédeur  de  l'air.  Verdy  regardait  autour  de 
lui  toutes  ces  choses  rangées  aux  places  opportunes  et  qui,  dans 
la  chambre  paisible,  paraissaient  heureuses  de  leurs  formes  et  de 
leurs  couleurs.  Il  nota  la  richesse  de  l'ameublement,  et,  sans 
pouvoir  se  défendre  d'une  certaine  admiration,  lui  naguère  si 
misérable,  il  étendit  le  bras  et  se  pencha  pour  palper  les  rideaux 
de  soie  qui  couvraient  la  porte.  Sur  une  petite  table,  auprès  du 
chevet,  il  apercevait  son  or,  ses  lettres,  le  portrait  de  sa  mère,  les 
trois  miniatures  héritées  de  Margeret.  Un  petit  miroir  se  trouvait 
aussi  là,  qu'il  prit  pour  s'y  voir  :  il  venait  de  se  rappeler  que, 
dans  la  soirée,  une  vieille  femme  lui  avait  coupé  la  barbe  et  les 
cheveux,  et  qu'elle  l'avait  revêtu  de  cette  chemise  fine,  embaumée 
d'une  odeurd'iris.  Ses  joues  creuses  etson  teint  livide  l'effrayèrent; 
il  rebroussa  du  doigt  les  poils  gris  qui  blanchissaient  ses  tempes. 
Pourtant,  il  essaya  de  se  sourire,  et  découvrit  alors  ses  gencives 
pâles,  ses  dents  toutes  chargées  de  tartre. 

—  Est-ce  que  je  vais  guérir?  se  demanda-t-il,  et  il  tâta  crain- 
tivement son  bras  nouvellement  ligaturé  et  pansé  au  benjoin. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1er  et  du  15  mai. 

TOME   GXX1X.    —    1895.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Iris  et  benjoin...  tous  les  parfums  de  l'Arabie,  observa- 
t-il.  —  Et  il  rit  largement,  ravi  de  songer  qu'il  était  parfumé 
maintenant,  lui,  le  vagabond  et  le  mendiant  de  la  veille. 

—  Oui,  je  guérirai,  conclut-il.  Ces  gens-là  me  soigneront 
bien. 

Depuis  un  moment,  un  pas  léger  courait  par  intervalles  dans 
le  corridor;  une  voix  gaie,  modulée,  pénétrante,  s'élevait,  con- 
versant à  distance  avec  d'autres  voix  dont  on  ne  percevait  pas  les 
réponses. 

—  Où  donc  ai-je  entendu  ce  timbre-là?  songeait  Verdy,  et  il 
chercha  d'abord  très  loin  dans  sa  mémoire,  pour  s'arrêter  enfin 
sur  l'image  de  cette  jeune  fille  qui,  la  veille,  parlait  de  lui  avec 
Mikaïl. 

—  Yéra  Ivanovna...  dit-il.  Cette  langue  russe  est  si  jolie 
dans  la  bouche  des  femmes  ! 

Il  était  disposé,  ou  plutôt  résolu,  à  jouir  de  tout  ce  qui  l'en- 
tourait. La  gouvernante  Alexandrine  entra  avec  une  mine  revêche, 
attisa  le  feu  du  poêle,  rangea  les  meubles,  suspendit  les  effets  à 
des  pat  ère  s.  Puis,  ce  fut  Véra  qui  tourna  le  bouton  de  la  serrure. 
Elle  jeta  d'abord  un  coup  d'œil  par  l'entre- bâillement  de  la  porte; 
puis  elle  osa  s'approcher  et  déposer  sur  la  table  l'objet  qu'elle 
tenait  à  la  main  :  une  jacinthe  pâle,  sans  odeur,  fleurie  au-dessus 
d'un  vase  étroit  et  dont  les  racines  s'épanouissaient  dans  l'eau.  Il 
la  salua,  la  remercia,  lui  tourna  quelque  compliment  à  la  fran- 
çaise ;  elle  fit  une  révérence,  bien  profonde  pour  le  mince  person- 
nage qu'il  était,  répondit  par  des  mots  russes  qu'il  ne  comprit 
pas,  et  s'échappa. 

—  Elle  ne  sait  pas  le  français,  pensa-t-il.  —  Et,  ramené  à 
l'idée  de  sa  solitude,  demeuré  seul  en  effet  après  que  la  vieille 
fut  ressortie  à  son  tour,  il  commençait  à  s'impatienter  et  à  souf- 
frir, quand  Véra,  marchant  sur  la  pointe  des  pieds,  reparut. 

—  Causons,  maintenant  !  dit-elle  en  souriant. 

—  Oui,  causons!  puisque,  par  bonheur,  vous  connaissez  ma 
langue,  Véra  Ivanovna? 

—  Vous  m'avez  appelée  par  mon  nom,  remarqua-t-elle,  et 
moi,  je  ne  sais  pas  le  vôtre. 

—  Voici  :  Jacques  Verdy. 

—  Dites  aussi  le  nom  de  votre  père. 

—  Antoine  Verdy. 

—  Eh  bien  !  Jacques  Antonévitch,  il  ne  faut  pas  avoir  d'in- 
quiétudes au  sujet  de  votre  mal.  Douchkof  va  venir;  c'est  un 
très  bon  médecin  qui  nous  a  toujours  soignés  tous.  Pour  les 
blessures,  surtout,  il  est  infaillible.  D'ailleurs,  qu'est-ce  qu'une 


RACHETÉ.  483 

blessure  au  bras?  Les  blessures  au  corps  peuvent  atteindre  des 
organes,  mais  les  blessures  au  bras!...  Ainsi,  vous  allez  vous 
guérir  bien  vite.  C'est  ce  que  je  vous  ai  répondu  tout  à  l'heure 
en  russe.  Je  vous  ai  dit  :  «  J'ai  une  autre  jacinthe  qui  va  fleurir 
sur  mon  poêle.  Quand  elle  s'ouvrira,  votre  plaie  sera  fermée.  » 

—  Merci  du  vœu,  répondit-il.  Mais  ne  parlons  plus  de  ces  mi- 
sères, voulez-vous?... 

—  Oui,  n'en  parlons  plus!  oublions! 

—  Parlons  de  ma  patrie...  poursuivit-il  avec  tristesse.  Et  il  lui 
sourit  d'un  humble  sourire  qui  demandait,  pour  la  France,  l'au- 
mône de  quelques  mots  français. 

—  La  France  est  un  très  beau  pays,  repartit-elle  aussitôt.  Les 
gens  de  France  ont  reçu  de  Dieu  en  abondance  les  richesses  de  la 
nature  et  les  dons  de  l'esprit.  Aussi,  combien  nous  aimions  la 
France,  dans  cette  maison,  avant  toutes  ces  guerres  !  Mon  grand- 
père  m  apprenait  lui-même  le  français,  il  disait  que  c'avait  été  de 
tout  temps  la  langue  de  la  science  et  de  la  vérité.  |I1  m'expli- 
quait aussi  votre  histoire,  et  ce  qu'j  vos  rois  ont  fait  de  grand 
pour  votre  peuple.  Car  c'est  un  savant  que  mon  grand-père,  en  dépit 
de  sa  rudesse  apparente  ;  s'il  a  tant  d'attachement  aux  coutumes 
russes,  c'est  parce  qu'il  connaît  toutes  les  mœurs  d'Europe.  Com- 
bien de  fois,  dans  mon  enfance,  l'ai-je  entendu  lire  et  converser 
le  soir  avec  Douchkof  ;  je  m'endormais  sur  ma  chaise,  et  quand 
je  m'éveillais  au  milieu  de  la  nuit,  je  les  revoyais  encore  là  sous 
la  lampe,  qui  feuilletaient  leurs  livres.  Ils  disaient  une  fois  quelque 
chose  que  je  n'ai  pas  oublié  depuis.  Ils  disaient  que  Paris  est  un 
grand  foyer;  et  moi,  —  ne  riez  pas,  j'étais  une  petite  fille,  —  je 
voyais  dans  mon  esprit  un  brasier  immense  où  toutes  les  res- 
sources de  votre  pays  venaient  se  consumer. 

—  Il  fallait  voir  plutôt  un  grand  centre  de  lumière,  éclairant 
le  monde  entier. 

—  Si  c'était  vraiment  la  lumière  que  votre  ville  envoie  au 
monde,  quelle  gloire  pour  votre  patrie,  Jacques  Antonévitch! 
Mais  la  France  nous  a  fait  un  autre  cadeau...  Le  jour  même  où 
vous  passiez  la  frontière,  mon  grand-père  a  détruit  tous  nos 
livres,  oui  tous,  excepté  un  petit  Évangile  que  j'avais.  Hélas  !  com- 
bien de  temps  ces  méchancetés  dureront-elles? 

Elle  s'arrêta,  et  parut  retenir  par  un  effort  de  tout  son  visage, 
les  larmes  qui  montaient  au  bord  de  ses  cils.  Verdy  lui  souriait 
silencieusement.  Elle  avait  seize  ans,  peut-être;  grande  et  svelte, 
elle  penchait  son  front  et  ses  yeux  charmans  :  un  front  haut,  bombé, 
plein  de  pensées;  des  yeux  gris,  en  éveil  sous  ce  lobe  puissant, 
et  qui ,  dominant  tout  le  visage ,  en  éclairaient  l'ovale ,  pâle  et 


48  ï  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

régulier.  Il  l'écoutait  aussi ,  car  ces  paroles  chantantes  sur  ce 
rythme  étranger  étaient  comme  une  musique  ;  et  les  i,  substitués 
parfois  dans  sa  bouche  à  d'autres  voyelles,  les  articles  qu'elle 
omettait  de-ci,  de-là,  ajoutaient  encore  à  l'innocence  et  à  la  ten- 
dresse de  son  discours. 

Elle  hésitait  à  parler  davantage,  ne  sachant  en  somme  rien 
sur  la  France,  hormis  le  mal  qu'on  en  disait  journellement  autour 
d'elle.  Cependant,  le  malade  se  taisant  toujours,  elle  poursuivit  : 

—  Nous  lisions  les  grands  écrivains  de  votre  littérature,  Cor- 
neille et  Racine,  surtout  ;  et  nous  ne  pouvions  nous  mettre 
d'accord  sur  cette  question  :  lequel  des  deux  a  plus  de  génie 
que  l'autre?... 

Elle  fit  en  ce  point  une  courte  pause,  cherchant  à  deviner  dans 
quel  sens  un  officier  de  hussards  pourrait  bien  trancher  le  débat  : 

—  Moi,  je  disais  qu'il  fallait  préférer  Corneille,  parce  qu'il  a 
mieux  montré  ce  que  les  hommes  peuvent  accomplir  par  la  vo- 
lonté, et  ce  que  les  femmes  peuvent  obtenir  par  la  constance. 

—  Les  jeunes  filles  ne  parlent  pas  si  bien  en  France,  mur- 
mura Verdy. 

Elle  rougit,  un  peu  déconcertée,  puis  continua  : 

—  Sans  la  guerre,  allez,  ce  pays-ci  serait  bien  pareil  à  la 
France.  La  terre  russe  est  si  belle  en  été  !  Maintenant,  elle  est 
comme  une  morte  sous  son  linceul;  mais  au  soleil,  elle  revit, 
se  lève,  met  sa  robe  de  prairies  et  de  moissons.  Ici, le  savez-vous? 
c'est  la  Petite-Russie;  nous  suivons  encore  les  mœurs  cosaques, 
d'après  lesquelles  on  n'avait  pas  le  droit  de  posséder  les  âmes, 
mais  seulement  le  sol.  Fermez  les  yeux,  et  vous  pourrez  rêver 
que  vous  êtes  en  France...  D'ailleurs,  sans  la  guerre,  les  hommes, 
en  quelque  lieu  qu'ils  fussent,  ne  retrouveraient-ils  pas  toujours 
leur  pays? 

Une  intuition  si  prompte  et  si  féminine  contrevenait  aux  plus 
chères  opinions  de  Verdy. 

—  La  division  du  monde  en  différens  états  entretient  naturel- 
lement la  guerre,  opposa-t-il.  Pensez-vous  qu'on  se  batte  par 
plaisir?  Non,  c'est  par  intérêt,  par  nécessité... 

—  Ce  n'est  pas  pour  votre  plaisir  que  vous  avez  reçu  cette 
blessure,  je  le  sais...  Mais  celui  qui  vous  commande,  celui  qui 
vous  emploie  à  son  ambition  damnée,  dites,  y  aura-t-il  dans  l'en- 
fer assez  de  feu  pour  le  brûler? 

—  N'attendez  pas  que  je  prononce  contre  l'Empereur.  Il  ré- 
pondra de  nous  tous  devant  l'histoire.  Quant  à  moi,  je  suis  son 
serviteur;  mon  affaire  n'est  pas  de  juger,  mais  d'obéir,  d'agir,  et 
de  donner  mon  sang  pour  l'honneur  des  armes. 


RACHETÉ.  485 

Elle  réfléchit  un  moment,  en  inclinant  davantage  vers  lui  sa 
tête  gracieuse  et  lui  laissant  voir  la  masse  de  ses  cheveux  châ- 
tains divisés  en  deux  bandeaux  sur  son  front,  soutenus  au-dessus 
de  sa  nuque  par  un  peigne  de  vieil  argent. 

—  Être  soldat,  c'est  un  peu  comme  être  moine,  reprit-elle  à 
la  fin.  On  prononce  aussi  des  sortes  de  vœux. 

—  Nous  prêtons  serment,  c'est  vrai;  mais  quant  aux  vœux... 
nous  ne  sommes  pas  des  petits  saints! 

Il  rit,  et  elle  sourit;  pourtant,  elle  ne  l'avait  pas  compris. 

—  Que  dites-vous  des  saints?  dcmanda-t-elle.  Est-ce  un  jeu  de 
mots  français? 

Verdy  baissa  les  yeux  sous  le  puissant  regard  qu'elle  lui 
jetait,  et,  les  baissant,  vint  à  rencontrer  les  trois  miniatures  dispo- 
sées sur  la  table  à  côté  de  lui.  Il  se  ressouvint  de  Margeret. 

—  Oui,  dit-il,  sur  un  ton  de  repentir,  c'était  un  jeu  de  mots 
français.  Il  y  a  des  saints  parmi  nous  :  voilà  la  vérité. 

Et  il  considéra  avec  plus  de  tristesse  ces  quatre  visages  du 
prie,  de  la  mère,  de  l'épouse  et  de  l'enfant,  auxquels  il  ajoutait 
dans  sa  mémoire  la  face  de  ce  cadavre  abandonné  sans  sépulture 
au  bord  d'un  chemin. 

—  Est-ce  votre  fils,  ce  beau  petit  garçon?  demanda  Véra  qui 
l'avait  attentivement  observé. 

—  Non  pas,  protesta-t-il.  Je  ne  suis  pas  marié. 

—  Ah  !  tant  mieux  !  car  votre  femme  eût  été  trop  malheureuse, 
si  loin  de  vous  ! 

—  Oui,  trop  malheureuse...  C'est  justement  ce  que  je  disais 
un  jour  à  l'homme  dont  toutes  ces  personnes-là  sont  en  deuil. 

Il  se  mit  à  raconter  le  détail  de  sa  rencontre  avec  Margeret, 
leur  marche  derrière  les  troupes  du  3e  corps,  leurs  combats  des 
bords  du  Dnieper,  leur  salut  miraculeux.  Il  atténuait  l'horreur 
des  scènes  et  gardait  pour  lui  le  gros  des  souffrances  endurées,  car 
cette  suite  de  tragiques  épisodes  faisait  passer  des  ombres  sur 
le  visage  de  Véra;  certains  mots  du  récit  apparaissaient  en  larmes 
dans  ses  yeux.  Au  contraire,  il  s'étendit  sur  la  bonne  nuitée  d'Or- 
cha,  sur  la  joie  et  sur  la  maladresse  avec  lesquelles  il  s'était  pro- 
curé là  un  peu  de  lait. 

—  Le  paysan  a  dû  croire  que  le  domovoï  avait  tari  sa  vache, 
dit-elle  en  riant.  Et  elle  expliqua  ce  que  la  croyance  populaire 
rapporte  des  domovoïs,  lutins  qui  ensorcellent  les  bêtes,  brouillent 
les  fuseaux,  jettent  le  désordre  dans  les  ménages. 

—  Ces  démons  ne  font  pas  leurs  malices  dans  cette  mai- 
son-ci? dcmanda-t-il. 

—  Oh  non!  répondit-elle;  et  elle  promena,  non  sans  crainte, 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  yeux  tout  autour  d'elle  ;  —  ils  ne  vont  pas  dans  les  maisons 
pieuses,  les  images  les  mettent  en  fuite. 

Poursuivant,  il  vint  à  parler  des  derniers  jours  de  Margeret, 
de  sa  rencontre  avec  l'Empereur,  de  sa  mort. 

—  Hélas!  hélas!  disait-elle,  voici  donc  la  jeune  femme  veuve 
et  le  petit  enfant  orphelin!...  Savent-ils  déjà  leur  malheur? 

—  Pas  encore...  Il  leur  cachait  ses  misères. 

—  La  grande  âme!...  Il  les  leur  cachait! 

Elle  baisait  l'une  après  l'autre  ces  figures  en  deuil,  souriantes 
encore  à  la  vie,  si  crédules  aux  mensonges  du  mort.  Tout  à  coup, 
un  bruit  de  grelots  sonna  clair  dans  la  cour  :  elle  sursauta. 

—  Douchkof  !  dit-elle,  et  regardant  par  la  fenêtre,  elle  vit 
arrêté  le  traîneau  d'où  descendait  son  vieil  ami. 

Depuis  cinquante  ans  que  Douchkof  s'employait  à  soigner  les 
générations  successives  des  Gvozdef,  il  en  était  venu  à  faire  par- 
tie nécessaire  de  cette  maison;  peu  s'en  fallait  qu'il  ne  se  con- 
sidérât comme  le  père  de  Véra.  Très  savant,  très  pauvre,  il  vivait 
si  retiré  qu'il  avait  presque  désappris  l'usage  de  la  parole;  son 
bégaiement,  comme  sa  solitude,  s'augmentait  d'année  en  année. 
Jaune  de  visage,  blanc  de  cheveux,  il  avait  un  peu  la  mine  d'un 
moine  mendiant.  La  plupart  de  ses  cliens  ne  le  payaient  pas, 
et,  loin  de  pouvoir  acheter  des  habits  neufs,  il  gagnait  à  peine 
de  quoi  pourvoir  à  sa  nourriture,  à  l'eau-de-vie  de  son  cocher  et 
au  fourrage  de  son  cheval. 

—  Ah!  vous  voilà  donc  bien  portante,  Véra  Ivanovna!  dit-il 
à  la  jeune  fille  accourue  au-devant  de  lui.  Je  me  disais  en  che- 
min :  Pourvu!...  pourvu  que  sa  santé  n'ait  pas  souffert  de  ces 
grands  froids... 

Elle  alla  lui  préparer  du  thé,  et  le  barine  introduisit  lui-même 
le  médecin  près  du  blessé.  Appuyé  sur  sa  canne,  debout  au  pied 
du  lit.  il  assista  dans  un  silence  hostile  à  tout  l'examen. 

—  Eh  quoi,  Douchkof!  plusieurs  semaines?  répétait-il  avec 
humeur,  comme  ils  redescendaient  l'escalier.  Je  ne  veux  pas 
garder  cet  homme  aussi  longtemps.  Dès  qu'il  pourra  se  lever, 
je  l'enverrai  chez  Goloborodko...  Oui,  chez  Goloborodko,  reprit-il 
plus  haut  en  apercevant  Véra. 

Elle  s'approcha  d'eux,  et  saisit  simplement  la  main  de  Douch- 
kof, suivant  une  habitude  câline  qu'elle  avait  gardée  de  sa  pre- 
mière enfance. 

—  Lisez-vous  toujours  beaucoup  de  livres?  lui  demanda-t-elle. 
Mais,  en  observant  le  visage  de  celle  qui  était  sa  petite-fille,  il 
y  découvrit  un  furtif  chagrin,  caché  dans  un  pli  des  lèvres;  et 
répondant  à  la  pression  de  cette  petite  main  caressante  : 


HACHETÉ.  487 

—  Pour  cette  blessure,  dit-il,  aujourd'hui  je...  je  ne  peux 
rien  voir,  à  cause  de  l'enflure.  Peut...  peut-être  l'os  est-il  atteint. 
Alors  oui...  il  faudrait  couper  le  bras,  comme  je...  l'ai  fait  l'autre 
jour  à  ce  garçon  qui  était  tombé  du  poêle. 

Elle  remonta  toute  triste,  car,  disant  ceci,  Douchkof  avait 
tiré  sa  barbe  et  gratté  son  menton,  comme  il  faisait  pour  les  cas 
graves.  Mais,  en  passant  la  porte  de  Jacques,  elle  changea  sa 
figure  et  la  refit  souriante,  puis,  plus  souriante  encore  en  retrou- 
vant plus  las  et  plus  alanguis  les  traits  et  les  yeux  du  malade  : 

—  Douchkof  part  sans  seulement  prescrire  de  remèdes.  Il  dit 
qu'il  ne  voit  pas  du  tout  le  danger,  et  qu'il  faut  vous  tenir  bien 
calme  et  bien  confiant... 

Puis,  rongée  elle-même  par  plus  d'une  inquiétude,  elle  se 
hâta  de  rentrer  dans  sa  chambre.  Mais  sachant  où  reprendre  encore 
de  l'espérance,  elle  tourna  les  yeux  vers  son  recours  ordinaire, 
vers  cette  figure  peinte  du  Christ  qu'éclairait  dans  l'angle  une 
lampe  posée  sur  une  tablette.  f 

—  Mon  Dieu!  suppliait-elle,  faudra-t-il  donc  qu'on  lui  coupe 
le  bras  ! 

XIV 

Comme  Verdy  s'étirait,  le  lendemain  matin  à  son  réveil,  sa 
main  rencontra  une  sorte  de  cadre  pesant,  métallique,  qui  se  ba- 
lança et  résonna  longuement  contre  le  mur.  Il  tourna  la  tête  et  vit 
suspendue  une  icône  ancienne  :  sa  face  et  ses  mains  tout  enfumées 
apparaissant  par  des  orifices,  une  épaisse  enveloppe  d'argent 
modelait  autour  d'elles  une  mitre  et  des  orncmens  sacerdotaux; 
des  rubis  et  des  turquoises  rehaussaient  ce  costume  massif. 

— C'est  un  saint  Jacques,  se  dit-il,  et  reconnaissant  Véra  comme 
l'auteur  de  cette  attention  nouvelle,  il  attendit  la  jeune  fille  jus- 
qu'au soir;  elle  ne  parut  pas.  Une  seule  fois,  durant  toute  la 
semaine,  elle  entra  avec  Gvozdef  :  une  courte  révérence,  une  mine 
désappointée,  un  silence  involontaire,  impatient,  Verdy  ne  retint 
rien  autre  chose  de  sa  visite;  et  quand  elle  se  fut  effacée  derrière 
cette  porte  que  son  grand-père  refermait  soigneusement  sur  elle, 
il  demeura  plus  seul  et  plus  triste  avec  ses  souvenirs. 

De  Saint-Cyr  à  la  Moskowa,  il  suivait  toutes  les  étapes  de  sa 
vie,  s'arrêtant  de  préférence  aux  points  glorieux,  à  ses  citations, 
à  ses  actions  d'éclat,  aux  cinq  circonstances  dans  lesquelles 
l'Empereur  lui  avait  personnellement  adressé  la  parole.  Mais  des 
ères  sombres  s'étendaient  entre  ces  brillantes  époques  :  les  enri- 
chissant de  rêves,  il  déduisait  tout  ce  passé  en  épisodes  imagi- 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naircs,  contredits  assez  par  le  cours  même  des  événemens,  mais 
qui,  pourtant,  d'après  la  logique  de  ses  désirs,  auraient  pu  être. 
«  Si  je  m'étais  trouvé  en  Espagne  avec  le  maréchal  Soult?...  » 
supposait-il;  et  fabriquant  promptement  un  état  de  services  ren- 
dus aux  journées  do  Talavera  ou  d'Ocagna,  il  concluait  :  «  Je 
sciais  chef  d'escadrons,  j'aurais  la  croix  d'officier,  je  commande- 
rais un  escadron  de  la  garde...  »  Ainsi,  il  eût  été  de  la  danse 
quand  l'Empereur  aurait  dit  :  «  Faites  donner  la  cavalerie  de  ma 
garde  »;  et  quand  Murât,  tout  chamarré,  debout  sur  ses  étriers, 
sa  pelisse  flottant  derrière  lui,  eût  mis  au  clair  son  sabre  insolent, 
quand  il  eût  pris  son  galop  en  traçant  à  droite,  à  gauche,  et  sur  sa 
tête  de  grands  moulinets  moqueurs,  alors  on  aurait  pu  voir,  juste 
dans  ses  traces,  l'escadron  Verdy,  terrible  et  superbe,  reconnu  au 
passage  et  salué  par  l'Empereur. 

Les  fantassins  ramassés,  les  cavaliers  descendus  auraient 
prouvé  ce  que  valait  cette  troupe;  car  la  vitesse  étant  ce  qui  dé- 
cide des   résultats  du  choc,  on  aurait  eu  de  la  vitesse  dans  cet 

escadron-là Ah!  les  charges,  les  bonnes  charges  d'autrefois! 

D'abord  le  «  garde  à  vous  »  ;  l'alignement,  les  menus  mouvemens 
par  lesquels  on  rattrape,  entre  les  escadrons,  l'intervalle  régle- 
mentaire de  neuf  pas,  puis  l'attente  de  l'instant  où  l'on  va  se 
lancer;  car,  pour  toute  charge,  il  n'y  a  qu'une  seconde  vraiment 
propice,  et  quelquefois,  dans  les  conimandemens,  les  contre- 
ordres,  les  faux  départs,  il  arrive  qu'on  la  laisse  passer;  enfin  la 
prise  d'allure,  le  bruit  sourd  du  prudent  trot  d'approche  qui 
ménage  les  poumons  des  chevaux,  le  cliquetis  des  armes,  la  fan- 
fare deux  fois  ailée  que  les  trompettes  emportent  et  que  le  vent 
disperse;  puis  le  galop  suprême,  l'allonge  et  la  détente,  la  rage 
de  l'attaque,  l'ivresse  du  danger!  Regagné  à  ces  sentimens  aigus, 
il  venait  à  rechercher  et  à  savourer,  dans  son  périlleux  passé, 
tous  les  risques  qu'il  avait  courus  :  nuits  de  grand'garde  aux 
veilles  de  bataille;  l'horizon  obscur,  d'où  l'ennemi  s'avance;  le 
terrain  traître  où  se  glissent  des  patrouilles;  les  mots  d'ordre  ou 
les  balles  de  pistolet  échangés;  le  silence  ensuite,  les  longues 
stations  sur  un  cheval  endormi  qui  tire  bas  sa  bride,  la  somno- 
lente veillée  d'armes,  où,  pouvant  encore  tenir  les  yeux  ouverts, 
on  ne  peut  plus  empêcher  l'esprit  de  divaguer.  Puis  tout  le  reste, 
tout  l'effort  joyeux,  toutes  les  peines  viriles  jetées  sans  comp- 
ter dans  ce  métier  étrange,  fait  de  guerre  et  de  paix,  de  servi- 
tude et  de  liberté;  joyeuses  promenades  du  matin,  quand  on 
franchit  sans  souci  les  portes  de  la  garnison  et  qu'on  s'éloigne 
dans  la  lumière,  dans  la  jeunesse  et  dans  la  santé;  travaux  pou- 
dreux du   champ  de  Mars,  revues  solennelles,  promptes  alertes, 


RACHETÉ.  480 

longues  chevauchées,  reconnaissances,  surprises,  embuscades, 
coups  de  main...  Et  sentant  combien  cette  vie  hasardeuse,  iné- 
gale, combien  cette  noble  vie  du  cavalier  d'avant-postes  lui  tenait 
encore  au  cœur,  il  se  réjouissait  d'être  resté  jusqu'au  bout  un 
homme  d'honneur  et  de  n'avoir  pas  démérité  de  ses  compagnons 
d'armes.  Eux,  cependant,  chefs  ou  camarades,  que  savaient-ils  de 
lui?  Sans  doute,  sa  mort  leur  était  déjà  annoncée;  on  pouvait  la 
lire,  inscrite  sur  les  contrôles,  à  côté  des  bonnes  notes  qu'il  avait 
toujours  méritées...  «  Disparu...  a  cessé  de  suivre  à  partir  de  tel 
jour  »,  ces  vieilles  formules  de  l'écriture  militaire  lui  revenaient 
en  mémoire  avec  un  sens  proche  et  cuisant. 

—  En  somme,  j'ai  manqué  ma  carrière,  concluait-il.  Le  maré- 
chal n'a  eu  que  ceci  à  dire  :  «  Verdy  est-il  là?...  »  Oui, monsieur 
le  maréchal,  lui  ai-je  répondu,  et  il  m'a  envoyé  me  perdre  au 
milieu  des  neiges;  il  m'a  jeté  dans  des  embarras  dont  je  n'ai  plus 
pu  sortir  ensuite.  C'était  son  droit,  oui,  et  c'était  mon  devoir. 
Mais  Margeret  avait  raison,  cette  gjierre  est  absurde.  Je  nie 
retirerai  auprès  de  ma  mère,  à  Corbeil,  j'épouserai  une  mignonne 
qui  aura  de  beaux  yeux  comme  cette  Véra;  j'achèterai  un  bateau 
pour  la  pèche,  un  cheval  anglais  pour  mes  courses  à  Paris  et  à 
Fontainebleau.  Je  lirai,  surtout;  oui,  je  lirai... 

Puis,  franchissant  d'un  bond  ces  dix  années  perdues  pour  le 
bonheur,  il  revenait  à  ce  début  de  sa  vie  militaire,  à  ces  lentes 
heures  écolières,  que  l'horloge  de  Saint-Cyr  laissait  tomber  si 
lourdement  dans  ces  cours  si  sombres,  tandis  qu'on  s'y  prome- 
nait par  bandes  et  qu'on  y  tournait  perpétuellement  à  main 
gauche,  comme  des  chevaux  dans  un  manège.  Seuls,  les  conscrits 
déclarés  busons  étaient  exclus  de  ce  mouvement  ;  ils  s'adossaient 
solitairement  aux  arbres;  on  les  voyait  là,  chaussés  de  ces  guêtres 
d'étamette  qu'on  jarretait  au-dessus  du  genou,  leur  bonnet  à 
gland  incliné  tristement  sur  l'oreille.  L'ennui,  d'ailleurs,  était  si 
bien  de  règle,  que  pour  se  distraire  on  inventait  chaque  jour  une 
dispute  et  un  duel...  D'étranges  bouts  de  dialogue,  demeurés  en- 
tiers dans  sa  mémoire,  lui  rappelaient  ces  scènes  topiques. 
«  Contre  qui  te  bats-tu,  conscrit?  —  Je  n'en  sais  rien.  —  As-tu 
un  compas? —  On  m'en  attache  un...  »  Les  anciens  organisaient 
ces  rencontres,  exerçant  ainsi  sur  les  jeunes  cet  arbitraire  pou- 
voir que  les  uns  et  les  autres  sentaient  pendre  au-dessus  d'eux; 
quant  aux  armes,  le  général  ayant  fait  couper  les  baïonnettes  car- 
rément pour  qu'elles  ne  pussent  servir  à  ces  exercices,  on  croi- 
sait sur  le  terrain  non  le  fer,  mais  un  compas  fourré  dans  un 
manche  à  balai.  Le  sergent  de  ronde  traversait  parfois  le  corridor 
à  point  pour  séparer  les  parties  ;  d'autres  fois,  il  ne  pouvait  que 


490  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ramasser  le  blessé;  et  les  coupables,  mettant  sac  au  dos,  allaient 
rattraper  l'armée  comme  simples  fusiliers. 

Se  battre  pour  sa  belle  eût  été  plus  glorieux.  Les  occasions 
manquèrent  à  Verdy,  mais  non  les  tendres  sentimens...  Emilie 
était  mariée,  et  le  soupirant  n'osait  que  faire  des  vers,  bayer  aux 
moineaux,  réciter  mal  la  théorie,  coucher  à  la  salie  de  police, 
jusqu'à  ce  que  la  coquette,  prenant  pour  elle  le  rôle  de  hardiesse, 
eût  été  à  pleines  lèvres  au-devant  de  ses  aveux. 

Un  soir,  au  théâtre  Feydeau...  on  jouait  Malvina,  de  Méhul. 
La  loge  obscure  ne  contenait  qu'elle  et  lui  :  elle  se  retourna,  vint 
à  lui,  blotti  tremblant  contre  la  porte,  et  le  prit  dans  ses  beaux 
bras  nus.  Ah!  la  folle  fille!  et  comme  il  l'avait  aimée  pendant 
lout  un  congé  de  semestre  !  Cinquante  mille  francs  croqués  sur 
sa  légitime  n'étaient  que  le  juste  prix.de  tant  de  bonheur. 
Ils  allaient  ensemble  aux  Bouffons,  ils  louaient  une  vélocifère, 
couraient  dîner  au  village  de  Sceaux;  se  retrouvant  dans  le 
monde,  ils  faisaient  les  étonnés,  puis  dansaient  jusqu'au  jour, 
enjôlés  au  son  de  la  harpe  et  du  cor.  Elégante,  elle  inventait  sans 
cesse  quelque  turban,  quelque  écharpe,  quelque  shall  à  la 
mameluk,  et  les  combinait  avec  ses  antiques,  avec  ses  ridicules, 
et  tous  ses  autres  agrémens,  de  manière  à  marquer  chaque  jour 
par  une  nouvelle  toilette.  Mais  que  sa  robe  fût  de  jaconas,  de 
crêpe  ou  de  soie,  c'était  toujours  autour  d'elle  cet  impudique 
vêtement  fait  exprès  pour  l'adultère:  soit  qu'elle  le  ramassât  d'une 
main  pour  y  mouler  son  corps,  soit  qu'elle  le  laissât  pendre  et 
flotter  mystérieusement.  Pour  ne  pas  la  compromettre,  il  venait 
aux  rendez-vous  costumé  en  bourgeois  ;  il  portait  alors  un  cha- 
peau rond  hollandais,  une  culotte  feuille  morte,  des  bottes  à  la 
Souwarof,  un  habit  bien  prenant  à  la  taille,  grimaçant  aux 
épaules,  et  trois  gilets  de  couleurs  choisies.  Il  riait  à  présent  de 
tous  ces  riens  de  leur  costume,  dont  l'amour  seul  avait  pu  faire 
de  grandes  affaires;  il  rougissait  de  toutes  ces  folies  que  le  seul 
désir  de  plaire  avait  pu  rendre  excusables.  Car  que  signifiaient  les 
gambades  et  les  grimaces  par  lesquelles  il  se  signalait  en  dansant 
la  trenis,  ou  le  genre  qu'il  affectait  pour  monter  à  cheval,  les 
pieds  tournés  vers  le  dehors,  dans  la  position  du  chassé,  les 
épaules  mouvantes  et  désarticulées?  Pourtant,  tout  cela  supprimé, 
il  restait  de  cette  intrigue  ancienne  quelque  chose  de  suave  et  de 
charmant;  et  Jacques  aimait  encore  Emilie,  mais  d'un  sentiment 
plus  secret,  moins  idolâtre,  et  tel  que  ce  hussard  n'en  avait  ja- 
mais éprouvé  pour  aucune  femme.  Cherchant  à  s'expliquer  l'ob- 
session de  cette  image  ainsi  transfigurée,  et  pourquoi  le  souvenir 
de  maîtresses  non  moins  chères  avait  pâli  devant  elle,  il  sentit 


RACHETÉ.  491 

tout  à  coup  que  ce  qu'il  avait  retenu  d'Emilie  n'était  que  le  charme, 
l'abandon,  l'illusion  et  la  droiture  de  ce  jeune  amour  évanoui. 

—  Au  fond,  c'est  peut-être  cette  Véra  que  j'aime?  se  deman- 
da-t-il  alors,  soupçonnant  son  cœur  de  méprise  et  de  surprise. 

Car  de  quel  nom  nommer  le  doux  parentage  improvisé  dès 
l'abord  entre  elle  et  lui,  et  cet  écho  prolongé  qu'elle  seule,  après 
Margeret,  avait  éveillé  parmi  ses  pensées? 

—  Mais  non,  reprit-il,  amour  n'est  pas  le  mot  propre... 
C'était  piété  qu'il  fallait  dire,  car  on  ne  pouvait  adorer  Véra, 

cette  vierge  de  vitrail, que  d'en  bas  et  de  loin;  la  main,  rien  qu'en 
se  posant  sur  elle,  aurait  accompli  comme  un  viol. 

—  D'ailleurs,  elle  n'a  pas  de  corps,  conclut-il,  pensant  par  là 
sortir  d'affaire.  Mais,  bien  qu'il  connût  l'impossibilité  majeure 
d'aimer  durablement  une  femme  qui  n'a  pas  de  corps,  il  resta 
sujet  à  se  souvenir  de  celle-ci,  tête  d'ange  et  gorge  d'enfant. 

—  Véra,  je  vous  en  prie...  Dites  qu'on  me  selle  Consul!  mur- 
murait-il en  rêve;  et  rouvrant  les  yeux,  il  se  revoyait  malade  et 
prisonnier,  couché  dans  le  lit  où  ces  gens  l'avaient  mis  croupir 
comme  un  cul-de- jatte. 

Mais  un  regain  de  douleur  physique,  en  violentant  tout  son 
être,  coupa  court  à  ses  songeries.  L'enflure,  dépassant  son  ais- 
selle, raidit  son  cou,  noya  son  oreille;  elle  descendit  aussi  vers 
le  coude  et  changea  tout  le  membre  en  un  cuissot  informe,  vio- 
lâtre,  impatient  du  moindre  contact.  Sans  doute,  des  clapiers 
puruiens,  pareils  à  ceux  qui  salissent  l'épaule  des  chevaux  gar- 
rottés, se  formaient  sous  cette  peau  malade.  La  pression  croissante 
qui  serrait  là  tous  les  tissus  enchaînant  l'attention  de  Verdy,  il 
n'avait  de  volonté  que  pour  songer  à  Douchkof  et  pour  désirer, 
sur  cette  plaie,  les  saines  piqûres  de  la  lancette. 

Il  souffrait  ainsi  le  soir  du  septième  jour,  et  la  nuit  tom- 
bait. Ces  battemens  sourds  qui  martelaient  incessamment  sa 
chair  se  changèrent  en  secousses  aiguës  et  devinrent  comme  les 
chocs  d'une  machine  bandée  par  intermittences  pour  déboîter 
le  membre  hors  de  l'épaule.  Le  patient  marquait  par  un  gémis- 
sement chaque  temps  de  ce  supplice;  mais,  la  fièvre  chevauchant 
la  douleur,  l'entraînant  avec  elle  dans  la  galopée  furieuse  du 
sang,  il  en  vint  à  un  douloureux  sommeil  qu'aucun  effort  tenté 
vers  la  conscience  ne  put  plus  interrompre. 

Son  cauchemar  prit  cette  forme  :  le  canon  tonnait  au  loin, 
quelque  part  hors  de  l'horizon;  des  colonnes  profondes,  ayant 
entre  elles  de  grands  intervalles,  se  réglaient  les  unes,  sur  les 
autres,  et  marchaient  depuis  la  Moskowa  vers  Moscou.  Elles  sou- 
levaient des  trombes  de  poussière  qui  traînaient  derrière  elles 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  des  fumées;  et  leur  mouvement  rythmique,  sur  l'étendue 
sans  borne,  causait  le  même  malaise  que  la  vue  des  bateaux 
bercés  par  la  mer.  Puis  les  salves  de  canon  devenaient  roulemens 
de  tambour;  on  entrait  dans  la  ville  où  le  silence  était  profond  : 
pas  un  appel,  pas  un  cri,  pas  une  plainte.  Les  maisons  fermées 
et  désertées  ne  faisaient  point  de  résistance;  elles  se  laissaient 
forcer  et  violer  :  leur  tristesse  seule  demeurait  inviolable.  Car 
on  avait  beau  rire  do  leurs  mines  accusatrices,  leur  envoyer  des 
quolibets  ou  des  balles,  doubler  le  bruit  de  la  musique  :  rien  ne 
pouvait  vaincre  l'inquiétant  silence  par  lequel  la  ville  conquise 
répondait  à  ces  bruits  vainqueurs.  Tout  à  coup  des  cris  s'élevaient  : 

—  Le  feu!  Le  feu! 

Et  la  voix  de  l'Empereur  invisible  disait  :  «  Berlhier,  nous 
sommes  perdus,  la  ville  brûle.  »  L'incendie  sévissait  en  pleine 
!ureur.  Des  fusées  à  la  Congrève  volaient  partout  comme  des 
oiseaux  ;  elles  entraient  par  les  fenêtres  ;  se  posaient  instablement 
sur  la  croix  du  Kremlin  :  il  pleuvait  des  étincelles,  il  neigeait  de 
la  cendre,  il  ondoyait  de  la  fumée,  et  l'armée  se  mourait  de  sur- 
prise, d'horreur  et  de  soif.  Traversant  la  flambée  orageuse,  Verdy 
cherchait  en  hâte  quelque  chose  d'indéterminé,  qu'il  ne  trouvait 
pas  et  dont  le  manque  le  poignait.  Sur  une  place,  il  rencontrait 
treize  incendiaires  pendus  sous  des  arbres  de  charbon  ;  leur  juge- 
ment était  affiché  au-dessous  d'eux;  il  le  lisait.  Plus  loin,  les 
hussards  de  son  peloton,  assis  en  plein  air  dans  des  fauteuils, 
ribotaient  parmi  des  coffres  ouverts  ou  crevés  qui  vomissaient 
entre  leurs  jambes  des  étoffes  et  des  vaisselles;  sous  un  auvent 
de  la  ville  chinoise,  des  soldats  hollandais,  déguisés  en  Mosco- 
vites, tenaient  étalage  d'objets  volés. 

Cependant,  les  flammes  plus  hautes  se  rejoignaient  au-dessus 
de  sa  tête,  couvraient  la  rue  d'une  éclatante  voûte  ogivale  et  se 
réverbéraient  en  reflets  cramoisis  sur  le  pavé  chaud  comme 
l'âtre  d'un  four.  Devant  le  Grand-Théâtre,  abîme  d'incandescence, 
un  vieillard  tout  brûlé  lui  présentait  un  placet  qu'il  rejetait;  il 
remarquait  alors  sur  ses  talons  une  fille  en  larmes  et  qui  fixait 
sur  lui  un  humble  regard  de  chienne.  Des  gens  passaient,  por- 
tant leur  mobilier  sur  des  charrettes  ;  chassés  par  les  progrès  du 
fléau,  ils  gagnaient  d'heure  en  heure  un  nouveau  quartier.  Verdy 
traversait  avec  eux  des  vestibules,  entrait  dans  des  chambres;  il 
les  voyait  tomber  harassés  sur  les  sièges ,  s'accouder  aux  tables 
pour  pleurer. 

Il  arrivait  enfin  dans  la  cour  d'un  palais  ;  sa  joie  était  grande 
d'y  découvrir  Margeret  très  calme  et  qui  l'abordait  avec  son  bon 
sourire  : 


RACHETÉ.  493 

—  Vous  voilà  bien  affairé...  Que  cherchez- vous  donc? 

—  Parbleu,  je  cherche  un  cheval... 

Comment  Margeret,  cet  homme  supérieur,  n'avait-il  pas  de 
lui-même  deviné  ceci?...  Mais  dans  cette  cour  dangereuse,  un 
dogue  attaché  au  mur  tournait  sur  lui-même ,  bondissait  en  ten- 
dant sa  chaîne, hurlait  et  bavait  d'épouvante.  C'est  que  des  flammes 
s'approchaient  et  cernaient  cet  espace  ;  d'étranges  flammes  horizon- 
tales, acérées  comme  des  baïonnettes,  rampantes  comme  des  ser- 
pens;  ces  flammes  apparemment  étaient  gelées,  car  Margeret,  tou- 
ché par  elles,  n'avait  que  le  temps  de  crier  :  Vive  l'Empereur!  et 
tombait  mort.  Alors,  le  maréchal  Ney  entrait  à  son  tour  et  don- 
nait ses  ordres.  «  Nous  ne  sommes  pas  bien,  disait-il;  il  faut  aller 
chercher  de  l'eau  à  la  Bérésina.  »  Toute  l'armée  obéissait;  ce 
bruit  constant,  rumeur  de  peuple  ou  ronflement  de  fournaise,  qui 
n'avait  pas  cessé  de  régner  au  loin,  se  changeait  encore  en  quelque 
chose  et  devenait  le  roulement  d'un  interminable  convoi  déve- 
loppé sur  des  routes  dures  et  sonores;  on  entendait  derrière  le 
mur  un  brouhaha  de  troupes,  des  galopades  de  chevaux  lancés  à 
la  charge,  puis  des  explosions  de  caissons,  un  bruit  confus  de 
bataille,  des  commandemens,  des  gémissemens,  et  des  voix  reve- 
naient dire  : 

—  La  Bérésina  est  à  sec...  Les  Russes  sont  maîtres  des  pas- 
sages de  la  Bérésina...  La  Bérésina  est  gelée... 

Malheur  immense!  Il  n'y  avait  plus  d'eau  dans  la  Bérésina 
pour  éteindre  l'incendie  de  Moscou  !  La  mort  par  le  feu  était  donc 
fatale;  déjà  le  chien  tout  roussi  rentrait  dans  sa  niche... 

—  De  l'eau!  cria  Verdy  d'une  voix  rauque;  et  bondissant  sur 
son  lit,  se  dressant,  il  rouvrit  ses  yeux  hagards.  Je  meurs!... 
De  l'eau!... 

XV 

—  Oui,  voici  de  l'eau,  buvez...  répondit  la  voix  de  Véra,  tan- 
dis qu'elle-même  prenait  sur  la  table  et  présentait  au  malade  un 
verre  rempli  d'une  infusion  d'arnica.  Sous  la  clarté  languissante 
aux  pieds  de  l'image,  il  l'aperçut  vaguement  qui  s'approchait  et 
souriait. 

—  Est-ce  donc  vous,  Véra?  balbutia-t-il  en  la  cherchant  avec 
son  bras  gauche.  Elle  se  pencha  davantage  :  il  la  reconnut. 

—  C'est  vous!...  C'est  vous!...  Dites,  Véra,  l'incendie  est-il 
éteint? 

—  Oui,  répondit-elle  avec  une  gravité  indulgente,  l'incendie  est 
bien  éteint.  Ne  voyez- vous  pas  comme  tous  les  objets  sont  froids? 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  vrai...  l'air  est  froid...  Votre  main  est  froide...  Quel 
bonheur  que  ce  soit  vous  !  Nous  ne  sommes  donc  plus  à  Moscou  ? 

—  Non ,  nous  sommes  à  Biéii-Khoutor.  La  guerre  est  finie. 
Tout  repose  dans  la  maison.  La  nuit  s'achève  et  le  jour  paraît... 

Il  but  avidement,  et,  s'appuyant  sur  elle  pendant  qu'elle  es- 
suyait et  caressait  son  front,  il  rassasia  longtemps  d'elle  son 
regard  épouvanté. 

—  Je  comprends,  oui...  C'était  la  fièvre...  Merci,  Véra.  Mais 
pourquoi  ne  reveniez- vous  plus?  Ah!  ne  me  laissez  pas  mourir 
tout  seul! 

Posant  ses  doigts  joints  sur  cette  bouche  amère,  elle  la  ferma, 
elle  y  suspendit  toute  parole  de  désespoir;  mais  lui,  saisissant 
cette  main  avec  la  main  qu'il  avait  encore,  s'y  cramponna  comme 
à  son  salut;  il  la  couvrit  de  mille  baisers,  du  poignet  aux  ongles, 
dessus,  dedans,  et  tout  autour  de  la  petite  bague  d'argent. 

—  Me  rendrez-vous  la  vie?  demandait-il  sauvé  déjà,  repris  au 
double  délice  d'admirer  un  être  et  d'interroger  une  âme. 

—  Oui,  répondit-elle  de  sa  voix  pieuse,  et  elle  tourna  vers 
l'image  son  front  que  la  lampe  illumina.  Oui,  la  jacinthe  a  fleuri, 
vous  allez  guérir. 

Car  elle  venait  de  la  part  de  Dieu  ;  car  elle  apportait  la  santé 
dans  ses  petites  mains  bénies;  et  dans  son  cœur  l'espoir,  le  cou- 
rage, la  bonne  volonté,  toute  cette  vie  secrète  que  la  mère  donne 
à  l'enfant  et  que  l'épouse  donne  à  l'époux. 

—  Oh!  que  vous  êtes  belle!  disait-il  sur  un  ton  de  prière. 
Véra!  ma  sainte  Vierge!  Oh  !  comme  je  vous  aime!  Je  vois  de  la 
lumière  dans  vos  yeux  ! 

Mais  de  nouveau  son  pouls  vint  à  résonner  au  fond  de  sa  bles- 
sure, les  yeux  lumineux  qu'il  adorait  disparurent  à  ses  yeux 
troublés;  il  retomba  sur  l'oreiller  et  dans  la  fièvre.  Pourtant, 
il  opposait  encore  la  forme  de  l'enfant  aux  formes  du  cau- 
chemar et  répétait  : 

—  Beau  petit  ange...  Bon  petit  ange... 

XVI 

Bon  petit  ange...  avait-il  dit...  Portant  ces  trois  mots  dans 
son  cœur,  elle  revint  à  sa  chambre;  puis,  debout  devant  la  fenêtre, 
elle  prit  son  front  dans  sa  main  chaude  encore  de  tous  ces  baisers. 
L'épaisse  forêt,  orgueil  de  Gvozdef,  s'éloignait  en  montée  douce 
jusqu'à  l'horizon;  vers  cette  frontière  extrême,  la  dentelle  des 
hautes  branches  était  un  voile  derrière  lequel  rougissait  l'aurore; 
sur  le  bois  profond  s'étendait  le  ciel  pâle,  éblouissant,  tout  drapé 


RACHETÉ.  495 

de  nuages  où  se  mirait  ce  premier  soleil.  Plus  près,  dans  les 
champs,  depuis  les  haies  du  verger  jusqu'aux  lisières  du  taillis, 
des  bandes  de  corbeaux  posés  à  terre  se  laissaient  balayer  par  le 
vent,  s'enlevaient,  retombaient,  roulaient  sur  la  neige  comme  des 
papiers  brûlés;  et  d'autres,  au-dessus  d'eux,  plus  joyeux  encore 
de  vivre  en  ce  clair  matin,  volaient  à  toutes  ailes,  traçaient  éper- 
dument  des  spirales  qui  s'enveloppaient  entre  elles  et  dont  l'axe 
montait  au  ciel. 

«  Ai-je  donc  mérité  le  nom  d'ange?...  »  soDgeait  Véra,  et  elle 
remerciait  le  Dieu  qui  avait  à  ce  point  honoré  sa  servante  que 
de  faire  d'elle  un  signe  divin  et  de  l'envoyer  au  lit  de  la  douleur, 
les  mains  pleines  de  cette  espérance  qui  nous  vient  d'en  haut. 
Mais,  à  côté  de  ce  Christ  venu  pour  racheter  avec  l'amour  les 
péchés  du  monde,  elle  vit  la  jacinthe  fleurie,  symbole  gracieux 
du  printemps  qui  naissait  en  elle.  Alors ,  la  face  douloureuse 
que  le  blessé  tournait  tantôt  vers  elle,  sa  poitrine  haletante,  sa 
gorge  virile  tendue  sous  le  joug  du  mal,  ses  yeux  tristes  et  sa 
bouche  aimante,  tout  lui  réapparut,  éclairé  de  lumière  nouvelle, 
et  cherchant,  après  ce  qu'elle  avait  fait  pour  l'homme ,  ce  qui 
lui  restait  encore  à  faire,  elle  se  demanda  : 

—  L  ai-je  vraiment  racheté  ?... 

XVII 

Douchkof  vint  dans  la  matinée;  il  débrida  la  plaie,  qu'il 
réduisit  et  couvrit  de  ventouses,  prescrivit  des  lavages  à  l'alcool 
et  des  embrocations  de  vin  camphré,  puis  repartit  en  promettant 
que  tout  irait  bien.  Gvozdef,  l'ayant  reconduit  jusqu'au  bout  de 
l'avenue,  rentrait  silencieux,  appuyé  sur  l'épaule  de  Véra.  Deux 
branches  d'arbre  agitées  par  le  vent  se  choquèrent  au-dessus  de 
leurs  têtes;  un  peu  de  givre  se  mit  à  pleuvoir  en  poudre  d'or, 
et  Véra  tressaillit  sous  cette  chute  menue,  les  moindres  impres- 
sions suffisant  maintenant  à  doubler  les  battemens  de  son  cœur. 

—  Vous  tremblez,  Véra  Ivanovna?  Êtes-vous  souffrante? 

—  Non...  non...  répondit-elle  en  frissonnant  encore. 

—  Je  suis  content  de  ce  que  m'a  dit  Douchkof.  Le  Français 
est  guéri.  Je  vais  le  faire  porter  chez  Goloborodko,  en  attendant 
qu'il  puisse  s'aller  faire  pendre  ailleurs. 

—  Ne  dites  pas  cela  !  C'est  Dieu  qui  nous  envoie  nos  hôtes  ! 
Ne  faites  pas  cela  ! 

Etonné  par  la  vivacité  de  cette  réponse,  il  s'arrêta  en  face 
d'elle.  Jouant  silencieusement  avec  une  boucle  de  ses  cheveux 


496  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  la  touchait  au  front,  comme  pour  faire  sortir  de  là  une  vérité 
qu'il  soupçonnait. 

—  Mon  père,  j'ai  quelque  chose  à  vous  dire...  commença-t-elle. 
Puis,  comme  il  la  regardait  fixement,  elle  eut  peur  de  ses  yeux 
brillans  et  changeans,  et  se  blottit  contre  sa  poitrine  avant  de 
continuer  : 

—  Tout  ce  matin,  j'ai  beaucoup  réfléchi  à  la  loi  du  Christ. 
C'est  un  spectacle  si  triste  de  voir  comme  elle  est  peu  suivie  sur 
la  terre  !  car  le  monde  n'est  rien  que  guerres,  que  violences  et 
crimes. 

Gvozdef  eut  un  sourire  qui  signifiait  :  «  N'est-ce  que  cela  ?  »  et 
pensant  qu'il  avait  devant  lui  l'enfant  et  non  la  femme,  il  reprit 
doucement,  revenu  à  ce  tutoiement  dont  il  usait  jadis  avec  elle  : 

—  Ma  petite  âme,  tu  dis  vrai.  Nous  traversons  de  sombres 
jours.  Voici  les  chiens  qui  avaient  mis  l'Europe  en  lambeaux 
occupés  à  déchirer  et  à  dévorer  l'Asie.  Etranges  événemens  !  Au- 
trefois, nous  autres  Russes,  nous  ne  faisions  la  guerre  qu'aux 
ennemis  de  la  croyance.  Aussi  quand  Catherine  envoya  son  armée 
contre  les  Turcs,  ai-je  marché  volontairement  :  c'était  sous  la 
bannière  du  Christ.  Mais  maintenant  nous  combattons  un  peuple 
qui  avait  reçu  comme  nous  la  parole  de  Dieu  :  c'est  lui  qui  nous 
a  forcés,  l'hérétique,  à  prendre  les  armes  contre  un  autre  peuple 
chrétien.  Aussi,  tu  l'as  bien  dit,  malheur  à  tous  ces  Français  qui 
viennent  nous  éclabousser  de  sang  ! 

—  Il  ne  faut  pas  les  haïr,  répondit- elle,  car  savent-ils  ce 
qu'ils  font  ?  Ils  obéissent  à  qui  les  mène,  et  ce  n'est  pas  leur 
faute  à  eux  si  celui-là  prend  les  conseils  du  diable. 

—  Que  dis-tu  ?  N'est-ce  plus  leur  faute  s'ils  ont  brûlé  Moscou  ? 

—  Non  !  non!  ils  n'ont  pas  voulu  la  brûler  !  Personne  ne  sait 
la  cause  du  malheur!  Dieu  nous  a  frappés  tous  ! 

Elle  se  suspendait  à  son  cou  et  le  fatiguait  sous  ses  bras  pas- 
sionnés; il  la  baisa  sur  les  cheveux,  se  dégagea  de  son  étreinte, 
et,  lui  abandonnant  une  main  qu'elle  pressa  et  caressa  dans  ses 
petites  mains  douces,  il  reprit  lentement  sa  marche. 

—  Ce  sont  nos  péchés  qu'il  faut  expier,  continua-t-elle.  Car 
nous  savions  déjà  le  meurtre  avant  ces  guerres  ;  les  hommes 
d'Occident  n'avaient  pas  à  nous  l'apprendre.  L'histoire  russe  aussi 
est  sanglante... 

—  Ne  parle  pas  des  morts,  interrompit-il  en  faisant  le  signe 
de  la  croix,  Dieu  les  a  jugés.  Mais  quant  aux  jours  présens,  je  sais 
bien  ce  qu'il  nous  reste  à  faire.  Paris  est  la  ruche  ;  il  faut  ren- 
verser la  ruche  pour  dissiper  l'essaim  de  ces  Varvars.  Si  j'avais 
encore  deux  jambes,  crois  bien  que  je  remonterais  à  cheval  pour 


RACHETÉ.  497 

cette  chevauchée,  et  que  je  ferais  sans  remords  la  guerre  sans 
pardon;  car  le  Sauveur  Ta  dit  :  «  Quiconque  a  frappé  avec  l'épée 
périra  par  l'épée...  » 

—  Il  l'a  dit,  reprit-elle  en  noyant  ses  yeux  dans  la  profondeur 
du  ciel,  mais  c'était  la  loi  du  monde  ancien,  et  la  sienne  nous  a 
été  donnée  pour  changer  la  face  du  monde.  Mon  père,  ce  sont  là 
précisément  les  choses  auxquelles  je  réfléchissais  ce  matin....  Oui, 
il  y  a  bien  de  l'injustice  sur  la  terre  ;  les  soldats  la  font  ou  la 
subissent  sans  cesse,  mais  ils  y  sont  contraints,  et  nous  ne  devons 
pas  les  maudire,  mais  plutôt  les  plaindre,  car  obéir,  souffrir  et  se 
taire,  c'est  là  leur  devoir.  Pourtant,  pour  réparer  l'injustice, 
n'avons-nous  pas  l'amour?  Je  pense  maintenant  que  les  femmes 
doivent  racheter  avec  leur  amour  cette  injustice  qui  se  mêle  aux 
actions  des  hommes.  Mon  père,  je  veux  vous  dire  comment  cette 
idée  m'est  venue.  Ce  matin,  j'ai  entendu  l'officier  gémir.  Vous 
m'aviez  défendu  d'entrer  dans  sa  chambre  ;  pourtant,  je  suis  allée 
jusqu'à  lui  pour  lui  donner  à  boire.  Pardonnez-moi,  car  il  souf- 
frait. Il  m'a  nommée  d'abord,  puis  il  a  dit  :  «  Bon  petit  ange  !  » 
Oui,  il  m'a  prise  pour  son  bon  ange.  Et  moi  j'ai  vu  tout  à  coup 
mon  chemin;  j'ai  vu  que  ce  n'est  pas  en  vain  que  vous  avez 
abrité  le  moribond  sous  votre  toit,  et  que  c'est  peu  d'avoir  payé 
pour  lui  deux  pièces  d'or,  et  qu'il  faut  maintenant  une  autre 
monnaie... 

Elle  regarda  plus  haut  encore  à  travers  ciel,  baisa  de  nouveau 
la  main  du  vieillard,  puis  reprit  avec  sérénité  : 

—  C'est  la  volonté  de  Dieu  que  je  sois  la  femme  de  cet  homme. 

—  Que  dis-tu  ?  que  dis-tu  ?  répliqua-t-il  en  frappant  violem- 
ment le  sol  avec  sa  canne.  Le  maudit  t'a-t-il  fait  croire  ceci  ? 

—  Non!  Je  l'ai  compris  moi-même!  Je  le  sais,  je  le  sens! 
Dieu  seul  m'a  fait  croire,  Dieu  m'a  parlé  ! 

—  Le  Français  t'a  parlé,  veux-tu  dire  ?  Ah  !  ces  gueux  ont 
connu  de  tout  temps  l'art  d'enjôler  les  bons  Russes,  et  Rostop- 
chine  le  savait  bien  quand  il  commandait  qu'on  désertât  la  ville  ! 
Les  scélérats  auraient  encore  ensorcelé  nos  gens  ;  ils  les  auraient 
rendus  complices  de  leurs  crimes! 

Il  secoua  rudement  le  bras  de  Véra,  et  se  penchant  vers  elle 
et  la  contraignant  à  subir  son  regard  irrité  : 

—  Dis,  les  as-tu  oubliés  leurs  crimes?  Près  de  la  Porte-Rouge, 
ils  tiraient  au  pistolet  sur  une  statue  de  la  Vierge:  ils  lui  avaient 
pris  sa  couronne,  à  la  Mère  de  Dieu,  et  ils  en  avaient  coiffé  un 
ours,  qu'ils  menaient  par  les  rues;  ils  buvaient  dans  des  ciboires; 
ils  abritaient  leurs  chevaux  dans  la  basilique  où  notre  père  le 
Tsar  a  reçu  l'onction  de  l'huile;  et  les  ossemens  de  nos  aïeux, 

tome  cxxix.  —  1895.  32 


498  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  ossemens  sacrés  qui  dormaient  dans  la  terre  russe,  ils  les 
en  ont  retirés  pour  pouvoir  les  fouler  aux  pieds  ! 

Il  pleura,  et  ce  fut  entre  eux  un  grave  silence  que  Véra  rompit 
de  sa  voix  assurée  : 

—  Le  Christ  a  dit  à  son  Père  :  «  Pardonnez-leur,  car  ils  ne  savent 
ce  qu'ils  font.  » 

Puis  elle  se  tut  de  nouveau,  laissant  sa  tendresse  déjà  mûre 
fleurir  et  rayonner  sur  son  visage.  Devant  cet  amour  patient  au 
dehors,  violent  au  dedans,  et  qui  ne  pouvait  plus  trouver  d'ob- 
stacle qu'en  l'amour,  devant  cette  âme  si  loyale  que,  s'étant  une 
fois  donnée,  elle  ne  pouvait  désormais  se  reprendre,  Gvozdef 
changea  brusquement  de  ton. 

—  D'ailleurs,  reprit-il  en  passant  des  larmes  au  rire,  ce  Fran- 
çais ne  t'aime  pas  ! 

—  Est-ce  qu'il  vous  l'a  dit  ?  demanda-t-elle  avec  effroi. 

—  Je  parle  de  ce  que  je  sais,  répliqua-t-il  mystérieusement. 
Ah  !  ah  !  il  t'a  nommée  son  ange  !  Ange  est  un  nom  que  les  Fran- 
çais donnent  à  beaucoup  de  femmes  ! 

—  Vraiment?  poursuivit-elle  de  la  môme  voix  effarée. 

—  Oui,  vraiment;  et,  sans  parler  de  leurs  femmes  de  France, 
nous  voyons  assez  ce  qu'ils  ont  fait  des  nôtres.  Ah  !  tu  veux  être 
son  bon  ange  !  Crois-moi,  ce  n'est  pas  ce  qu'il  attend  de  toi  !  mais 
tu  ne  le  sais  pas,  pauvre  âme,  quels  anges  vivent  en  France... 

—  Ne  médisez  pas  des  femmes  de  France  :  elles  ont  leurs 
chagrins,  et  nous  les  nôtres. 

— Je  dis  que,  hommes  etfemmes,  ce  peuple  est  damné  !  reprit-il 
sans  pouvoir  davantage  se  contenir  ni  dissimuler.  Je  dis  qu'ils 
peuvent  bien  exceller  dans  la  guerre,  la  cuisine  et  la  littérature  ; 
mais  ils  se  sont  mis  d'eux-mêmes  hors  la  loi  chrétienne.  Et 
quant  à  les  admettre  au  mariage,  ni  dans  aucun  des  saints  con- 
trats qui  nouent  la  vie  de  l'homme  et  que  Dieu  bénit... 

Il  s'arrêta  pour  reprendre  haleine,  puis  conclut  d'une  voix 
tonnante  qui  effaroucha  au  loin  des  oiseaux  : 

—  Moi,  vieux  Cosaque,  vieux  soldat  de  Catherine,  je  refuse 
de  marier  la  fille  russe  à  l'officier  français  ! 

Impassible  en  apparence,  Véra  ne  cessait  pas  de  lui  prêter 
son  épaule,  et  marchait  en  arrangeant  ses  cheveux  sur  son  front 
d'un  geste  lent  et  virginal.  Pourtant  un  doute  affreux  tiraillait 
son  cœur,  et  déchirait  sa  gorge. 

—  Vous  avez  visité  cet  homme  et  vous  lui  avez  parlé  dans  sa 
langue?  reprit  Gvozdef,  comme  ils  rentraient  sous  le  vestibule  : 
c'est  deux  fois  désobéir,  et  c'est  mériter  d'être  battue... 

Comme  elle  tardait  à  demander  pardon,  il  lui  serra  durement 


RACHETÉ.  499 

la  main.  Elle  pâlit  un  peu  sous  la  menace,  mais,  échappant  à  la 
défense  par  un  de  ces  argumens  de  femme  contre  lesquels  les 
argumens  des  hommes  ne  peuvent  rien  : 

—  Mon  Evangile  est  écrit  en  français,  dit-elle  :  je  prierai  Dieu 
en  français. 

XVIII 

Pendant  trois  mois,  Jacques  ne  revit  pas  Véra. 

Il  vivait  chez  Goloborodko,  non  pas  sous  le  toit  commun, 
devant  la  table  que  bénissaient  les  images,  ni  sur  les  chauds  palati, 
mais  dans  une  chambre  spéciale,  vidée  pour  lui  des  ustensiles  et 
des  semences  qu'elle  avait  autrefois  contenus.  Il  la  remplissait  jour 
par  jour  de  livres  empruntés  à  Douchkof,  car  il  recouvrait  avec 
ses  forces  d'homme  un  esprit  adolescent  et  qui,  transplanté  sur 
ce  nouveau  sol,  en  absorbait  les  sucs  avec  une  avidité  insatiable, 
se  développait  avec  une  prodigieuse  verdeur.  Outre  l'amour  dont 
il  s'était  épris  pour  la  langue  russe  et  l'effervescence  que  l'usage 
d'un  vocabulaire  inaccoutumé  mettait  dans  son  cerveau,  ses  an- 
ciennes rêveries  d'art  militaire  lui  revenaient  en  tête;  il  se  per- 
suadait d'écrire  une  «  philosophie  de  la  guerre  »,  dont  le  titre  le 
transportait,  mais  dont  la  doctrine  lui  manquait  encore. 

Sortant  un  matin  du  logis,  il  eut  la  surprise  d'un  ciel  pâle, 
d'un  air  léger,  où  l'on  sentait  tout  ensemble  la  tiédeur  du  soleil 
et  la  fraîcheur  des  eaux.  Le  printemps  éclatait.  La  petite  maison, 
ruisselante,  se  déshabillait  en  chantant  de  son  manteau  de  glace; 
le  bouvreuil  familier  sifflait  dans  sa  cage  de  bois,  qu'une  perche 
fléchissante  érigeait  par-dessus  le  toit;  il  était  revenu  là  dès  l'au- 
rore, ayant  fini  son  voyage  d'hiver  :  son  prompt  retour  présageait 
l'année  heureuse.  Cependant  Goloborodko  menait  un  grand  bruit 
de  maillet  à  l'autre  bout  de  la  cour;  il  achevait  de  remiser  son 
traîneau  sous  un  appentis,  et,  l'élevant  avec  des  cordages  jusqu'à 
la  couverture  de  roseaux,  le  fixait  solidement  dans  cet  équilibre 
aérien. 

Tous  ces  phénomènes  d'une  climature  étrangère  ramenaient 
l'officier  au  souvenir  de  sa  patrie  ;  ces  changemens  accomplis 
dans  la  vie  domestique  le  préoccupaient  d'autres  graves  et  pu- 
blics changemens.  Les  nouvelles  armées  que  l'Empereur  formait, 
quand  les  emploierait-il?  et  contre  qui?  Avait-il  fini  d'ajuster 
l'assemblage  de  ses  alliances,  construit  tout  l'appareil  de  ses  con- 
ceptions et  de  ses  prévisions?  Qui  sait  s'il  ne  commençait  pas 
dans  l'instant  même  à  pousser  les  pions  sur  l'échiquier  straté- 
gique?... Ne  sachant  traduire  tous  ses  doutes,  Verdy  vint  sim- 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plement  près  de  Goloborodko;  il  lui  montra  l'horizon,  l'inter- 
rogea du  regard  ,  simula  des  deux  poings  une  attaque  et  un 
pugilat;  cette  mimique  signifiant  au  total  :  «  Va-t-on  se  battre?  » 

—  Dieu  sait  ce  qui  arriverai...  répondit  l'homme,  immobile, 
appuyé  sur  une  pioche  dont  il  rajustait  le  manche;  et  Verdy  le 
comprit,  moins  à  ses  paroles  qu'à  l'insouciante  fixité  de  ses  yeux. 
Pourtant,  Goloborodko  n'était  pas  un  paysan  vulgaire  :  ancien 
soldat,  ancien  marchand,  il  possédait  sur  le  monde  des  notions 
dont  tout  homme  au  village  admirait  la  profondeur,  mais  affairé 
sans  cesse  à  ses  besognes,  il  s'interdisait  le  moindre  verbiage 
sur  les  sujets  indépendans  de  sa  propre  activité. 

—  Qu'arrivera-t-U?...  poursuivait  Verdy.  Sentant  à  la  fois 
autour  de  lui  le  mystère  fécond  de  la  nature,  et  dans  son  cœur 
une  oppression  douce,  il  sortit  de  l'enclos  et  vint  rêver  devant 
la  steppe.  Au  fond,  la  masse  opaque  des  bois  contrastait  à  la  clarté 
de  l'air;  sur  ces  lointains  bleuâtres,  le  château  de  Gvozdef  posait 
une  tache  blanche  ;  la  route  noyée  coulait  comme  une  rivière  ; 
d'autres  ruisseaux,  à  mesure  que  les  barrages  de  glace  se  résol- 
vaient, envahissaient  la  plaine  et  montaient  vers  l'horizon.  Ce 
grand  miroir  d'eau  laissait  voir  le  sol  par  transparence  et  le  ciel 
en  reflet;  les  nuages  errans  y  promenaient  leur  image;  mais  déjà 
quelques  affleuremens  de  terrain  brisaient  sa  limpide  surface  : 
aussitôt  que  découverts,  l'herbe  les  envahissait,  les  verdissait,  et 
la  première  fleur  commençait  d'éclore  avant  que  la  dernière  neige 
eût  disparu. 

Verdy  respirait  à  pleins  poumons  l'air  caressant  et  capiteux, 
l'air  prolifique  que  la  terre,  pétrie  par  le  dégel,  admettait  main- 
tenant dans  ses  pores  et  quelle  rendait  chargé  d'une  mystique 
odeur,  caresse  de  printemps,  promesse  d'été.  Partout  la  jeu- 
nesse du  monde  s'exhalait  embaumée,  s'épanouissait  radieuse; 
une  âme  d'enfant  palpitait  au  cœur  de  chaque  homme,  et  ce  qui 
arrivait  d'en  haut,  c'était  la  joie  de  vivre,  la  volonté  d'agir  et  le 
désir  d'aimer. 

—  Elle  a  tenu  parole...  elle  m'a  rendu  la  vie...  songea-t-il 
en  jetant  un  baiser  vers  cette  maison  blanche;  et,  pour  la  pre- 
mière fois  depuis  dix  ans,  il  observa  qu'il  croyait  en  Dieu. 

Véra  ne  quittait  pas  le  château.  Ni  pour  les  chasses,  ni  pour 
les  parties  de  cartes  nuitamment  prolongées  chez  quelque  voisin, 
ni  pour  les  emplettes  faites  au  marché  de  Kharkof,  elle  ne  con- 
sentait à  accompagner  son  grand-père.  Elle  vaquait  toujours  à 
l'économie  du  château  ;  mais  des  malaises  subits  l'obligeaient  à 
s'asseoir,  défaillante,  au  milieu  de  son  travail.  On  la  voyait  s'enfuir 
du  cellier,  de   la  lingerie,  de  l'office;  on  la  retrouvait  dans  sa 


RACHETÉ.  501 

chambre,  tombée  à  genoux  et  qui  pleurait.  Elle  disait  qu'elle 
savait  bien  ce  qu'elle  voulait;  que  Dieu  lui  avait  parlé.  Son  devoir 
restait  le  môme,  que  Jacques  Antonévitch  l'aimât  ou  qu'il  la 
haït;  et  c'était  de  se  dévouer  à  ceux  qui  souffrent,  d'éclairer  ceux 
qui  s'ignorent,  de  servir  dans  un  hôpital,  de  parcourir  le  monde 
en  pèlerine  et  d'aider  partout  aux  œuvres  de  Dieu... 

—  Prends  donc  garde,  Ivan  Véniaminovitch  !  dit  un  jour 
Douchkof  à  Gvozdef  :  la  santé  de  l'enfant  plie  sous  le  chagrin. 
Notre  fille  peut  tout  à  coup...  oui,  se  briser.  Déjà,  j'ai  noté  chez 
eMe  de  la  fièvre... 

Le  barine  prit  sa  pelisse;  Véra,  appuyée  du  front  à  la  vitre, 
le  vit  boiter  tout  le  long  de  l'avenue,  traverser  la  route,  gagner 
le  village. 

—  Où  va-t-il?  se  demandait-elle  avec  inquiétude.  Et  elle  des- 
cendait pour  interroger  les  domestiques,  quand  la  femme  de  Golo- 
borodko  entra  précipitamment  au  château.  C'était  une  bonne 
vieille  très  laide  et  très  sotte,  épousée  jadis  pour  son  bien;  car 
Goloborodko  se  déterminait  en  tout  par  des  raisons  positives r 
et  il  abandonnait  aux  gens  d'une  classe  supérieure  le  luxe  des 
sentimens  désintéressés. 

—  Ah  !  Véra  Ivanovna,  s'écria-L-elle  après  avoir  salué  l'image, 
Dieu  sait  ce  qui  se  passe  dans  notre  maison  !  Votre  grand-père 
nous  a  commandé  à  tous  de  sortir;  il  a  mis  le  verrou,  et  main- 
tenant il  est  là  qui  crie,  qui  frappe  le  plancher,  enfermé  avec 
l'officier... 

—  Que  disent-ils? 

—  Dieu  le  sait!...  Ils  parlent  en  français.  Peut-être  votre 
grand-père  veut-il  le  renvoyer  d'ici;  car  il  ne  l'aime  pas.  Pourtant, 
croyez-le,  Véra  Ivanovna,  cet  officier  est  très  doux  et  très  savant. 
Piotr  Stépanovitch  avait  un  poulain  qui  boitait:  l'officier  a  fait 
voir  ce  qui  manquait  dans  les  fers,  et  maintenant  le  poulain  court 
comme  le  vent.  Mon  neveu  avait  une  jument  si  méchante  que 
personne  n'osait  seulement  lui  porter  le  fourrage;  mais  depuis 
que  le  Français  la  soigne,  elle  est  devenue  comme  un  agneau. 
Elle  le  laisse  monter  sur  son  dos,  et  lui  s'en  va  droit  devant  lui 
au  galop;  rien  ne  l'arrête:  il  passe  par-dessus  les  haies.  Ah! 
qu'il  est  brave  et  fort  !  Douchkof  dit  bien  qu'il  n'a  jamais  vu  plus 
bel  homme,  et  c'est  vrai,  je  peux  le  déclarer  aussi,  moi  qui 
mets  chaque  jour  le  baume  sur  son  mal;  d'abord,  il  est  très  blanc 
de  corps... 

—  Tu  disais  qu'il  est  très  savant?  interrompit  Véra. 

—  Oui,  il  connaît  déjà  la  langue,  et  son  accent  est  tout  à  fait 
gracieux.  On  croirait  entendre  un  enfant.  Tout  le  jour  il  est  là 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  travaille  à  sa  table  ;  les  mots  qu'il  ne  peut  pas  encore  pro- 
noncer, il  sait  déjà  les  écrire  sur  le  papier.  Douchkof  dit  bien  que 
les  Français  sont  ceux  du  monde  qui  ont  le  plus  de  facilité  pour 
se  faire  entendre  des  Russes.  Ah  !  Véra  Ivanovna,  les  hommes  de 
cette  race  peuvent  tout  ce  qu'ils  veulent  ! 

—  C'est  vrai,  répondit  gravement  Véra,  mais  ils  ne  veulent 
pas  toujours. 

Et,  ramenée  par  là  au  grand  doute  qui  la  faisait  tant  souffrir, 
elle  demanda  : 

—  Parle-t-il  de  retourner  dans  son  pavs? 

—  Il  n'en  parle  pas.  Puis,  qu'irait-il  faire  dans  son  pays?  Ce 
n'est  pas  un  pays  chrétien,  n'est-ce  pas? 

—  Si...  De  quel  air  dis-tu  cela?  Aurait-il  agi  contre  la 
croyance  ? 

—  Dieu  lui  pardonne  !  continua  la  paysanne  en  baissant  la 
voix  et  en  se  signant,  mais  hier  il  a  rapporté  de  la  chasse  un  pi- 
geon :  il  voulait  le  mettre  dans  la  soupe. 

—  Quand  il  sera  plus  instruit  dans  nos  mœurs,  il  ne  com- 
mettra plus  de  ces  sacrilèges.  Tu  penses  donc  qu'il  ne  regrette 
pas  son  pays  ? 

—  Dans  la  journée,  il  ne  regrette  pas.  Mais  le  soir,  Dieu  sait 
ce  qui  se  passe  dans  sa  tête.  Il  faut  dire  qu'il  est  bien  fatigué  alors  ; 
ses  forces  ne  sont  pas  encore  revenues...  Enfin  hier  il  était  assis 
sur  la  charrue,  dans  la  cour,  et  il  regardait  vers  le  château,  en 
envoyant  des  baisers  comme  cela,  avec  ses  deux  mains... 

Véra  sursauta  ;  elle  se  souvint  une  fois  de  plus  de  ce  premier 
baiser  que  Jacques  lui  avait  jeté  du  bout  des  doigts,  le  soir  de 
leur  rencontre.  Il  était  si  pâle  alors,  si  tristement  couché  à  terre... 

—  Avec  les  deux  mains  ?  répéta-t-elle  joyeusement.  Dieu  soit 
loué  !  Il  est  donc  tout  à  fait  guéri  ! 

Le  barine  rentra  dans  l'instant  auprès  d'elles,  et,  fronçant  les 
sourcils  à  leur  conciliabule  : 

—  Que  vous  raconte  cette  sotte?  demanda-t-il  à  Véra.  Rien 
de  bien  utile,  je  pense.  Qu'elle  retourne  donc  chez  elle,  et  qu'elle 
prépare  son  costume  pour  l'assemblée  que  nous  allons  tenir. 
Quant  à  vous,  petite  âme,  voici  la  nouvelle  que  je  vous  apporte: 
J'ai  vu  l'officier  français,  et  je  lui  ai  dit  qu'une  idée  m'était  venue 
au  sujet  de  lui  et  de  mon  enfant,  et  qu'il  fallait  faire  des  smotrini 
entre  vous  deux.  Voilà  en  vérité  tout  ce  que  je  lui  ai  dit.  Ainsi,  j'ai 
décidé  que  nous  nous  réunirions  ici  dimanche  pour  cette  céré- 
monie. C'est  un  vieil  usage  russe, ma  mère  s'est  mariée  d'après  ce 
rite;  dans  des  jours  aussi  sombres  que  les  jours  présens,  il  con- 
vient de  revenir  aux  coutumes  des  aïeux.  Puis,  c'est  une  occasion 


RACHETÉ.  503 

de  réunir  autour  de  moi  les  gens  de  mes  terres ,  et  je  le  veux 
ainsi,  car,  de  la  sorte,  chacun  pourra  juger  si  ce  mariage  est 
possible  d'après  vos  sentimens  et  d'après  la  justice.  J'ai  frappé 
moi-même  aux  portes  :  toutes  les  âmes  du  khontor  sont  averties... 

XIX 

La  chambre  choisie  pour  ces  smotrini  était  la  plus  vaste  de  la 
maison;  elle  avait  trois  fenêtres,  deux  poêles  énormes  remplis  de 
paille,  des  rideaux  de  damas  tout  autour  des  portes;  le  long  des 
murs,  plusieurs  portraits,  dans  leurs  cadres  anciens,  associaient 
des  figures  d'Occident  aux  gloires  de  la  Russie.  C'était  Louis  XIV, 
Mme  de  Montespan,  un  évêque  et  Pierre  le  Grand.  Une  rangée  de 
chaises  régnait  le  long  des  murs  ;  le  fauteuil  du  barine  occupait 
la  place  d'honneur  sous  les  images.  Plusieurs  tables  accolées  et 
formant  étal  portaient  en  un  monceau  la  dot  de  Véra  :  plans  de 
domaines,  titres  de  propriété,  coffrets  pleins  de  métal,  puis  des 
cassettes,  des  boîtes  sans  nombre  ouvertes  et  débordantes 
d'étoiles,  d'objets  précieux  et  de  bijoux. 

Les  gens  de  la  maison  prirent  place,  puis  ceux  du  village,  et 
Gvozdef  entra,  menant  sa  fille  par  la  main.  Il  était  vêtu  de  l'uni- 
forme qu'il  avait  porté  dans  sa  jeunesse,  servant  alors  comme 
volontaire  aux  Companeitzi;  bien  qu'il  n'eût  jamais  exercé  là 
que  le  grade  de  second  major,  il  ornait  maintenant  son  habit  de 
deux  épaulettes  d'officier,  présent  honorifique  de  l'hetman  Assi- 
mof. 

Une  chemise  brodée  à  la  russe  couvrait  la  gorge  et  les  bras 
de  Véra  ;  un  voile  ancien  cachait  son  visage  ;  mais  son  corsage 
et  sa  robe  étaient  de  soie  française,  et  de  même  tous  ses  vêtemens 
invisibles,  chargés  de  rubans  et  de  dentelles,  venaient  d'Odessa 
et  d'Europe.  Elle  s'assit  de  l'autre  côté  des  tables.  Les  femnies 
empressées  autour  d'elle  remplissaient  la  chambre  de  leur  bavar- 
dage impatient.  Douchkof,  profondément  ému,  s'affaissait  dans 
sa  chaise  comme  un  homme  accablé. 

Verdy,  bien  ajusté  dans  le  dolman  qu'il  avait  rapiécé  lui- 
même,  sanglé  dans  sa  ceinture  de  soie  cramoisie,  des  gants 
blancs  aux  mains,  un  ruban  neuf  à  sa  croix,  entrait  dans  l'avenue 
avec  Goloborodko.  Des  idées  contraires  se  combattaient  dans  son 
cerveau  :  «  Quand  deux  jeunes  gens  se  sont  rencontrés  et  qu'ils 
se  souviennent  l'un  de  l'autre,  avait  dit  Gvozdef  durant  cette 
orageuse  entrevue,  c'est  un  usage  russe  :  il  faut  faire  leurs  smo- 
trini. »  Il  clignait  ses  yeux  sorciers  et  traîtres,  le  vieux  rustre, 
en  racontant  ceci...  Puis  il  avait  décrit  cette  cérémonie  naïve, 


504  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

simple  entente  commerciale  où  l'on  règle  à  la  façon  du  vieux 
temps  les  premiers  accords  des  fiançailles.  D'ailleurs  ces  smotrini 
de  Jacques  et  de  Véra  n'allaient  être  qu'un  adieu  de  l'un  à  l'autre, 
ei>  dissiper  ce  doute  affectueux  dans  lequel  ils  avaient  pu  vivre. 
Car  Véra,  outre  la  pitié  que  méritent  ceux  qui  souffrent  et  l'in- 
térêt dont  nous  suivons  ceux  à  qui  nous  nous  sommes  dévoués, 
Véra  ne  ressentait  à  l'égard  du  prisonnier  aucun  sentiment  du- 
rable, Gvozdef  s'en  portait  garant;  quant  à  lui,  Jacques,  comme 
hôte  et  comme  ennemi,  il  ne  pouvait  que  remercier,  disparaître, 
oublier.  «  Il  me  reste  au  moins  le  droit  de  l'aimer,  »  avait-il  ré- 
pondu à  ce  moment.  Là-dessus,  colère  du  barine,  long  pourpar- 
ler,  insistance  et  résistance;  enfin,  la  concession  lâche  extorquée 
à  l'un  par  l'autre,  et  cette  promesse  de  mensonge  qu'il  fallait 
maintenant  tenir... 

—  Beau  temps  pour  vos  fiançailles  !  interrompit  Goloborodko. 

—  Oui...  répondit  tristement  l'officier,  et  il  se  mit  à  regarder 
«t  à  regretter  le  paysage.  Les  haies  pendaient  en  mousseline 
verte  le  long  de  l'avenue;  les  pêchers,  les  pommiers,  abondans 
jusqu'au  bout  de  leurs  branches  en  fanfreluches  blanches  et 
roses,  foisonnaient  par  le  verger.  Elle  riait  ainsi  parmi  les  fleurs, 
la  maison  russe,  tout  investie  de  soleil  et  de  printemps. 

—  Demain,  j'irai  me  faire  enfermer  à  la  citadelle  de  Kharkof, 
acheva-t-il  en  lui-même  ;  et  s'apaisant  à  l'idée  qu'il  allait  du  moins 
en  finir,  il  se  répéta  une  dernière  fois  la  formule  rituelle  par 
laquelle  il  devait  répondre  et  se  condamner. 

Des  murmures  flatteurs  courant  sur  l'assemblée  saluèrent 
l'arrivée  du  prétendant.  Pourtant,  il  était  encore  pâle  de  toutes 
ses  sou ffrances  ;  deux  traits  chagrins  arrêtaient  droitement  sa 
bouche  et  recoupaient  le  fin  contour  de  son  menton  ;  ses  yeux  fiers, 
fuyant  avec  impatience  les  regards  des  gens,  contemplaient  la  fe- 
nêtre ensoleillée  où  passaient  et  repassaient  des  ombres  d'oiseaux. 

Gvozdef  et  Goloborodko  s'étaient  salués.  De  l'un  à  l'autre,  le 
rite  commença. 

—  Nous  avons  ici  de  la  marchandise,  dit  le  barine. 

—  Et  nous,  nous  avons  un  marchand,  répondit  le  paysan. 

—  Qu'il  regarde  donc  la  marchandise,  reprit  le  maître  en  s'ap- 
prochant  de  la  jeune  fille.  D'un  mouvement  brusque,  il  lui  releva 
son  voile,  et  elle  apparut  pleine  d'innocence,  de  tristesse  et  de 
douceur,  si  mince  dans  son  costume,  si  chaste  dans  son  attitude 
qu'on  eût  cru  voir  une  image  descendue  de  son  cadre  pour  s'ap- 
procher des  hommes,  leur  sourire  et  les  bénir.  Seul  Verdy,  tor- 
dant sa  moustache,  baissa  la  tête  et,  considérant  le  bout  de  ses 
bottes,  répondit  très  vite  : 


RACHETÉ.  50!> 

—  Votre  marchandise  ne  me  plaît  pas. 

—  Bien!  répliqua  Gvozdef  au  milieu  de  la  consternation  géné- 
rale ;  allez-vous-en  tous  !  La  marchandise  ne  lui  plaît  pas  ! 

Scandant  chaque  pas  d'un  coup  de  sa  canne,  il  s'avançait  vers 
la  porte;  mais  déjà  Véra  avait  couru  jusqu'auprès  de  Jacques.  Se 
penchant  pour  trouver  et  forcer  son  regard  et  lui  montrant,  tout 
ravagé  par  la  passion,  ce  doux  visage  qu'il  avait  refusé  de  voir 
éclairé  par  l'amour  et  par  l'espérance  : 

—  Jacques  Antonévitch,  il  importe  que  vous  ne  parliez  pas 
à  la  légère,  dit-elle  en  français.  Vous  ne  m'avez  pas  même  regar- 
dée avant  de  prononcer  contre  moi  ;  et  pourtant,  combien  de  jours 
se  sont  écoulés  depuis  que  je  vous  ai  vu  pour  la  dernière  fois! 
Vous  étiez  bien  malade,  alors,  et  moi  bien  inquiète;  peut-être  le 
souci  m'enlaidissait-il?  Ou  vos  yeux  étaient-ils  troublés. ..  ou  votre 
esprit,  car  il  chancelait  lui-même,  hélas!  sous  le  poids  de  vos 
souffrances.  Mais  aujourd'hui,  grâce  à  Dieu,  vous  voilà  dispos  et 
fort...  Regardez  donc  celle  qui  vous  aime,  regardez-la  dans  votre 
cœur,  et  puis  dites...  dites  la  vérité... 

Elle  acheva  d'une  voix  mourante,  car  l'attitude  immobile  de 
Jacques  ne  manifestait  d'abord  rien  de  ses  sentimens.  Mais  tout  à 
coup,  ouvrant  les  bras,  et  l'appelant  du  geste,  il  s'écria  : 

—  Véra  !  Véra  la  bien  nommée!  Qui  pourrait  vous  mentir?... 
n'êtes-vous  pas  vous-même  la  vérité  ?  Je  voulais  tenir  ma  parole 
envers  votre  père;  mais  j'ai  trop  d'honneur,  j'ai  trop  d'amour... 
Songez  que  pendant  tous  ces  mois  je  ne  savais  rien  de  vous,  Véra, 
croyez  que  je  vous  ai  pleurée,  que  vous  me  plaisez  et  que  vous 
me  ravissez  et  que  voici  ma  main,  que  vous  avez  guérie,  mise  pour 
toujours  dans  votre  main  d'ange  ! 

Et  tandis  qu'il  l'adorait,  plus  blanche  encore  et  plus  pure  qu'en 
cette  nuit  d'angoisse  où  elle  lui  était  apparue,  venant  du  paradis, 
elle  l'admirait,  vêtu  de  ce  brillant  costume,  relevé  à  la  dignité  de 
sa  personne  et  de  son  grade,  rendu  à  son  caractère  et  à  sa  beauté. 

Autour  d'eux,  l'assistance  se  taisait,  comme  craignant  de 
troubler  cet  air  où  leur  bonheur  était  en  suspens  ;  pas  un  bruis- 
sement, pas  un  murmure,  pas  un  souffle  n'interrompait  le  silence 
sublime,  ni  ne  rappelait  à  terre  ces  deux  âmes  envolées  au 
ciel. 

Gvozdef  parla  le  premier,  d'un  ton  animé  et  maussade  ;  et 
Véra  traduisit  ses  paroles  que  Verdy  n'avait  pu  comprendre. 

—  Il  a  dit  :  Nous  ne  sommes  pas  ici  en  France.  Les  choses 
doivent  se  passer  à  la  russe.  Puisque  les  jeunes  gens  se  plaisent, 
que  le  torg  commence! 

Trop  heureuse  en  cet  instant  pour  n'être  pas  très  obéissante, 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  revint  vers  sa  chaise.  Verdy  se  replaça  près  de  son  porte- 
parole;  Gvozdef  s'assit  de  nouveau  et  le  torg  commença. 

—  Nous  sommes  soldat,  nous  sommes  prisonnier,  nous  n'avons 
rien,  commença  humblement  Goloborodko. 

—  Ah  !  ah  !  vous  êtes  un  vagabond  sans  feu  ni  lieu  !  reprit  en 
ricanant  Gvozdef,  eh  bien  !  je  vais  dire  la  dot  de  l'enfant  et  vous 
jugerez  vous  tous,  vous  jugerez! 

Il  se  mit  à  nommer  et  à  détailler  ses  domaines.  Il  en  déploya 
les  plans  qu'il  frappait  du  plat  de  la  main  et  qui,  se  repliant  d'eux- 
mêmes,  allaient  rouler  et  danser  sur  le  plancher;  il  dit  l'étendue 
de  sa  forêt,  les  noms  des  animaux  qu'il  pouvait  y  chasser  ;  puis 
les  bijoux  portés  de  mère  en  fille,  hérités  de  siècle  en  siècle,  et 
toutes  les  rares  choses  d'Europe  ou  d'Orient  qui  remplissaient 
tous  ces  coffres.  En  parlant,  il  bousculait  les  tables,  froissait  les 
étoffes,  faisait  sauter  les  dentelles  au  bout  de  sa  canne... 

—  Est-ce  bientôt  fini?  interrompit  Verdy.  Je  ne  comprends 
rien  à  vos  discours;  d'abord  vous  parlez  russe,  et  puis  vous  parlez 
argent.  Moi,  j'ai  mangé  ma  fortune  quand  j'étais  sous-lieutenant; 
mais  peu  m'importe,  car  depuis  j'ai  trouvé  quelque  chose  de  meil- 
leur, car  il  y  a  par  le  monde  un  bien  dont  je  suis  riche... 

D'un  geste  rapide,  il  arracha  de  son  habit  sa  croix  d'honneur 
et  la  jeta  sur  le  monceau  d'étoffes. 

—  Yoici  ce  que  je  peux  donner  à  Véra,  reprit-il.  C'est  un 
signe  que  l'Empereur  nous  attache  sur  la  poitrine,  à  côté  du  cœur, 
et  que  tout  votre  or  n'aurait  pas  acheté,  car  c'est  un  joyau  sans 
prix,  car  ceci,  messieurs,  ne  se  vend  pas! 

Avec  ses  yeux  hardis  et  ses  moustaches  françaises,  il  intimi- 
dait ces  bons  Russes  qui  hochaient  entre  eux  la  tête  et  s'expli- 
quaient l'événement  les  uns  aux  autres.  Mais  Véra  saisit  du  bout 
des  doigts,  comme  un  prêtre  fait  une  hostie,  le  bijou  qui  était  la 
fortune  du  soldat  : 

—  Voyez,  grand-père,  voyez  son  salaire,  c'est  la  croix  des 
braves...  Que  disiez-vous  qu'il  avait  vendu  son  âme? 

De  vieux  sentimens,  ravivés  du  fond  de  son  cœur  et  de  son 
passé,  remuaient  à  ce  moment  Gvozdef  ;  il  détournait  la  tète  et  ses 
paupières  se  gonflaient. 

—  Les  Français  sont  braves,  j'en  conviens,  répondit-il  tout 
bas.  Je  ne  dis  pas  qu'ils  ne  soient  pas  braves... 

Et  sa  voix  tomba  avec  une  désinence  si  faible  que  Goloborodko, 
sentant  l'affaire  à  terme,  reprit  délibérément  le  torg. 

—  Nous  apportons  en  dot  notre  jeunesse,  notre  courage  et 
notre  santé,  récita-t-il  avec  emphase,  pensant  qu'il  traduisait  en 
russe  l'algarade  du  hussard. 


RACHETÉ.  507 

—  Les  parts  sont  égales,  ajouta  Douchkof.  Elle  apporte  le 
bonheur,  et  lui,  l'honneur. 

Puis,  tous  les  assistans  intervinrent  : 

—  Donnez-le-lui,  disait  Sacha,  puisque  c'est  elle  qui  l'a  ramassé 
sur  la  route. 

—  Elle  Fa  racheté...  Elle  l'a  soigné...  Elle  l'a  sauvé.». 

—  C'est  vrai,  insista  Goloborodko,  sans  elle  il  serait  mort. 
Alors   le   père    leva    ses  mains   tremblantes,   qui   laissèrent 

échapper  son  bâton,  puis  retombèrent  sur  les  épaules  de  l'enfant; 
et  d'abord,  il  la  contempla  en  silence,  lui  sourit  et  lui  pleura. 

—  Ta  mère  était  une  grande  chrétienne,  dit-il  à  la  fin.  Elle 
t'a  remise  à  moi  en  mourant...  Maintenant,  tu  as  grandi  en  faisant 
le  bien.  Va,  sois-en  récompensée.  Marche  avec  celui  que  Dieu  met 
sur  ton  chemin.  Sois  son  bonheur  comme  tu  as  été  le  mien,  je 
ne  me  plains  pas  de  toi...  Non,  je  ne  me  plains  pas  de  toi,  répéta- 
t-il  en  s'attend  ri  ssant  davantage,  je  ne  me  plains  que  de  ceci... 

Il  s'arrêta,  essuya  ses  yeux,  regarda  tout  autour  de  la  salle  et 
poursuivit  d'une  voix  basse  et  douloureuse  : 

—  Écoutez,  vous  autres,  le  chagrin  qui  me  ronge  et  qui  me 
mène  au  tombeau.  Il  y  avait  une  ville  en  Asie  qui  était  le  cœur 
d'un  peuple  et  la  mère  de  toutes  ses  villes.  Vêtue  de  pierre,  elle 
portait  des  jardins  de  fleurs  à  sa  ceinture  et  riait  en  déployant 
dans  la  plaine  son  écharpe  de  couvens  et  de  châteaux.  Les  voya- 
geurs apercevaient  de  loin  ses  toits  sombres,  ses  clochers  pâles, 
ses  dômes  d'or  et  ses  coupoles  de  couleur;  plus  près,  on  enten- 
dait résonner  l'enclume  des  forgerons,  des  maréchaux  et  des  fon- 
deurs, car  Vladimir,  pour  écarter  du  lieu  saint  la  menace  du  feu, 
avait  relégué  ceux-ci  dans  les  slobodes,  et  là,  sans  danger  pour 
Elle,  ils  menaient  leurs  jours  ruraux;  ils  fauchaient  l'herbe  et  se- 
maient le  blé... 

Les  sanglots  de  l'assistance  l'interrompirent  : 

—  Moscou!  Moscou!...  Les  maudits!...  Notre  petite  mère 
Moscou  !  Ils  l'ont  prostituée  ! 

—  Grâce!  s'écria  Véra  les  mains  jointes,  ils  ont  expié! 

—  Tu  dis  vrai,  enfant,  ils  ont  expié,  répéta  Gvozdef  ;  le  froid 
de  la  steppe  les  a  bien  punis  pour  le  feu  de  la  ville... 

Il  sourit  une  fois  de  plus  à  celle  qui  était  sous'sontoit  le  signe 
vivant  de  la  paix  et  du  pardon  ;  puis,  regardant  Verdy  : 

—  Amène-le  près  de  moi,  commanda-t-il.  Je  veux  lui  parler 
dans  sa  langue... 

Et  quand  elle  se  fut  placée  devant  lui,  tenant  son  bien-aimé 
par  la  main  : 

—  Mon  hôte,  il  faut  que  je  t'interroge,  poursuivit-il  en  fran- 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

■çais,  d'une  voix  lente  et  qui  cherchait  ses  mots.  Maintenant,  tu  as 
vu  la  Russie,  tu  sais  des  choses  que  ceux  de  ton  pays  ignorent. 
Réponds-moi  donc  :  lequel  veux-tu  servir,  de  ton  Empereur  ou 
•de  ton  Dieu,  et  lequel  veux-tu  être  de  soldat  ou  de  chrétien? 

—  Je  prétends  être  à  la  fois  l'un  et  l'autre,  répliqua  vivement 
Verdy. 

—  L'un  et  l'autre...  Tu  le  prétends  à  bon  droit...  J'ai  moi- 
même  été  l'un  et  l'autre;  et  maintenant,  je  veux  te  dire  encore 
un  mot,  un  seul,  le  plus  doux  qui  soit  dans  ta  langue.  Moi,  vieux 
soldat  russe ,  jeté  pardonne. . .  L'enfant  que  tu  me  demandes,  prends- 
la  pour  femme  ;  garde-la  bien  ;  tu  ne  trouverais  pas  sa  pareille 
en  France.  Fais  que  j'aie  bientôt  des  enfans  d'elle,  car  il  faut  des 
hommes  à  la  Russie  pour  réparer  tout  ce  sang  qu'elle  averse.  Un 
jour,  si  Dieu  nous  exauce,  elle  sera  la  plus  forte  au  monde;  en 
ces  temps-là,  ceux  de  ton  pays  détesteront  l'année  1812.  Tout  ira 
bien  alors,  car  nous  savons  la  loi  du  Christ  et  nous  leur  pardonne- 
rons, oui,  nous  leur  pardonnerons. 

Il  les  baisa  l'un  et  l'autre  au  front  et  leur  imposa  les  mains  ; 
puis,  ils  firent  pas  à  pas  le  tour  de  la  salle.  Radieuse,  elle  le  sou- 
tenait, ébloui  devant  elle,  chancelant  au  seuil  de  cette  vie  nou- 
velle, vers  laquelle  elle  le  conduisait.  Et  tous  les  domestiques  les 
bénissaient.  Dans  le  silence  recueilli,  on  entendit  le  tope-mains 
sonore  du  barine  et  de  Goloborodko  ;  les  fiançailles  étaient  con- 
clues. Puis  un  éclat  de  rire  succéda,  et  le  pas  inégal  du  maître 
recommença  d'ébranler  le  plancher  : 

—  Eh  bien  !  Douchkof  !  qu'as-tu  donc  tant  à  pleurer  ?  Il  nous 
faut  maintenant  fêter  le  fiancé.  Choura,  apporte  des  gâteaux  ; 
Micha,  apprête  le  samovar.  Ils  ne  savent  pas  faire  le  thé,  en 
France... 

Art  Roë. 


MEHEMET-ALI 

DURANT  SES  DERNIÈRES  ANNÉES 


Au  début  de  ma  carrière,  ma  bonne  fortune  m'a  mis  en  pré- 
sence d'un  homme  qui,  à  ce  moment,  remplissait  le  monde  de 
son  nom.  Sorti  d'une  troupe  de  mercenaires  et  devenu  le  maître 
de  l'Egypte,  il  avait  connu  toutes  les  angoisses  et  tous  les  eni- 
vremens  de  la  puissance;  il  avait  battu  et  dispersé  les  armées 
de  son  souverain,  lui  avait  ravi  plusieurs  provinces;  il  l'avait  me- 
nacé dans  sa  capitale;  il  avait  provoqué  et  réuni  contre  lui  tous 
les  grands  gouvernemens  de  l'Europe,  hormis  la  France.  J'arri- 
vai sur  les  bords  du  Nil  pour  assister  à  la  lutte  de  ce  conquérant, 
issu  du  néant,  contre  les  forces  d'une  coalition  à  laquelle  s'étaient 
associées  toutes  les  puissances  qui  avaient  terrassé  Napoléon. 
L'événement  était  de  ceux  qui  frappent  et  remuent  une  imagination 
juvénile,  et  le  principal  auteur  du  drame  qui  se  jouait  alors  ap- 
paraissait comme  un  personnage  des  temps  héroïques,  fait  pour 
intéresser  et  séduire  un  esprit  inexpérimenté. 

En  débarquant  à  Alexandrie,  mon  premier  poste,  en  sep- 
tembre 1840,  j'eus  une  impression  réconfortante  pour  mon  patrio- 
tisme. Partageant  toutes  les  illusions  nées  des  premiers  succès 
de  Mehemet-Ali,  toutes  les  sympathies  qu'avaient  éveillées  en 
France  ses  efïorts  pour  rendre,  à  la  civilisation,  la  terre  des  Pha- 
raons, j'étais  anxieux  d'apprendre  que  ses  armées  soutenaient 
vaillamment  les  hostilités  commencées  en  Syrie.  En  pénétrant 
dans  l'immense  rade,  j'avais  passé  à  travers  des  forces  maritimes 
considérables  et  imposantes.  La  flotte  du  sultan,  tout  entière,  que 
la  défection  du  Gapitan-pacha  avait  livrée  au  vice-roi,  s'y  trouvait 
réunie  à  la  flotte  égyptienne.  On  n'avait   pas  vu,  on   ne  verra 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut-être  jamais,  un  plus  grand  nombre  de  navires  de  guerre  de 
tout  rang  disposés  en  un  ordre  parfait.  On  célébrait,  ce  même 
jour,  une  fête  musulmane.  Tous  les  bàtimens  étaient  couverts 
de  leurs  pavois  et  saluaient,  du  feu  de  leurs  batteries,  le  soleil 
couchant  par  une  journée  splendide.  C'était  un  spectacle  d'une 
incomparable  magnificence.  Il  me  parut  qu'un  armement  aussi 
formidable  serait,  pour  la  puissance  de  Mehemet-Ali,  un  rem- 
part infranchissable,  et  dans  mon  ignorance  des  hommes  et  des 
choses,  je  me  persuadais  que  le  pacha  sortirait  victorieux  de  la 
lutte  dans  laquelle  il  était  engagé.  Je  m'imaginais  en  outre  que 
la  Providence  réservait  à  mon  pays ,  dans  cette  occurrence,  un 
rôle  digne  de  lui,  et  que,  trouvant  une  occasion  favorable  d'inter- 
venir, il  contribuerait  au  rétablissement  de  la  paix  en  conciliant 
tous  les  intérêts. 

Mes  espérances,  comme  mes  prévisions,  furent  aussi  vaines, 
aussi  éphémères  que  la  résistance  opposée  par  les  armées  égyp- 
tiennes à  l'agression  des  forces  alliées.  Peu  de  jours  après  mon 
arrivée  on  apprenait  en  effet  que  les  troupes  d'Ibrahim-Pacha 
étaient  en  pleine  déroute,  harcelées  par  les  populations  insurgées 
autant  que  par  l'ennemi,  et  qu'après  avoir  essuyé  des  pertes  con- 
sidérables, elles  s'étaient  réfugiées  sous  le  canon  de  la  place  de 
Saint-Jean-d'Acre.  Cette  défaite,  plus  rapide  qu'inattendue,  me 
fut  un  sujet  de  pénibles,  mais  d'utiles  réflexions;  les  circon- 
stances, bien  mieux  qu'une  laborieuse  préparation,  aidèrent,  dès 
ce  moment,  à  mon  éducation  professionnelle.  Loin  d'assister  au 
triomphe  de  notre  politique,  aux  succès  de  Mehemet-Ali,  je  vis 
la  victoire  couronner  les  efforts  des  puissances  qui  s'étaient  en- 
tendues en  nous  excluant  de  leur  concert,  et  le  pacha  tomber 
du  haut  de  son  prestige  à  la  merci  de  ses  adversaires.  A  la  vérité, 
les  alliés  s'étaient  donné  pour  tâche  de  rendre  au  sultan  les  pro- 
vinces qu'il  avait  perdues,  et  au  besoin  de  déposséder  Mehemet- 
Ali  même  de  l'Egypte.  Grâce  à  l'attitude  prise  par  la  France  et 
gardée  pendant  le  conflit,  grâce  à  la  sagace  promptitude  avec 
laquelle  le  pacha  sut  lui-même  saisir  une  occasion  propice,  les 
puissances  jugèrent  prudent  de  ne  pas  poursuivre  leurs  avan- 
tages jusqu'au  dernier  terme  de  leur  programme.  Mehemet-Ali 
conserva  l'Egypte,  et,  d'un  concert  unanime,  d'accord  cette  fois 
avec  la  France,  elles  déterminèrent  le  sultan  à  lui  en  concéder 
la  possession  héréditaire.  Tel  est  le  titre  international  dont  ses 
successeurs  bénéficient  encore  à  l'heure  présente. 

L'histoire  de  ce  temps  n'est  pas  écrite;  mais  l'écrivain  qui 
voudra  l'entreprendre  peut  en  réunir  sans  peine  les  élémens;  elle 
a  été  ébauchée  partout;  je  me  suis  permis  moi-même  d'en  indi- 


MEHEMET-ALI.  511 

quer,  de  mon  mieux,  les  grandes  lignes  (1).  Chacun  connaît  d'ail- 
leurs l'œuvre  de  Mehemet-Ali  par  les  fruits  qu'elle  a  portés.  Avant 
lui,  l'Egypte  était  la  proie  d'une  féodalité  inculte  et  sanguinaire, 
réfractaire  à  toute  civilisation,  à  tout  contact  avec  l'Europe.  Lui 
venu,  et  maître  de  cette  contrée  si  favorisée  par  la  nature,  elle 
fut  ouverte  à  toutes  les  améliorations  économiques,  elle  fut  initiée 
à  la  culture  de  l'esprit.  Quiconque  y  met  le  pied  aujourd'hui  se 
trouve  en  un  pays  opulent,  exportant  ses  produits  sur  tous  les 
marchés  de  l'Europe,  semé  d'écoles  de  tous  les  degrés,  et  ce  qui 
dit  tout  et  fait  rêver  quand  on  se  reporte  à  la  domination  des 
mamelouks,  il  s'y  publie  des  journaux  en  plusieurs  langues,  en 
arabe  surtout,  officieux  et  opposans.  Voilà,  en  dix  lignes,  ce  que 
Mehemet-Ali  a  fait,  non  sans  employer,  il  faut  en  convenir,  les 
moyens  rigoureux  usités  par  ses  prédécesseurs,  lesquels  toutefois 
stérilisaient,  par  leurs  rapines,  cet  heureux  pays,  tandis  qu'il  l'a 
doté  de  tous  les  avantages  acquis  aux  peuples  mûris  par  un  labeur 
plusieurs  fois  séculaire.  Voilà  ce  que  raconteront  les  futurs  his- 
toriens; voilà  la  tâche  qu'il  a  accomplie.  Je  n'entends  pas  ici 
suivre  et  apprécier  le  réformateur.  Je  me  propose  uniquement, 
en  recueillant  mes  souvenirs,  en  évoquant  des  faits  isolés,  de 
tracer  quelques-uns  des  traits  particuliers  de  son  caractère,  indi- 
cations qui  ne  seront  peut-être  pas  superflues  pour  fixer  la  vérité 
historique. 

I 

Mehemet-Ali  est  né  à  La  Cavalla,  bourgade  ignorée,  assise 
au  fond  du  golfe  de  Salonique.  Issu  d'une  modeste  famille  turque, 
de  celles  qui,  répandues  en  Roumélie,  vivaient  de  la  guerre,  il 
s'engagea,  dès  sa  première  jeunesse,  dans  une  troupe  d'irréguliers, 
sorte  de  bachi-bouzouks  levés  par  le  sultan  pour  aller  combattre 
notre  expédition  en  Egypte. 

De  ses  premières  rencontres  avec  nos  troupes,  il  garda  un 
souvenir  ineffaçable.  Esprit  fin,  observateur  judicieux,  il  fut 
frappé  des  avantages  que  la  discipline  garantit  aux  armées  orga- 
nisées. Il  en  fit  son  profit  dès  que  les  circonstances  le  lui  per- 
mirent. Bonaparte  lui  était  resté  présent  à  la  mémoire,  dans  un 
éclat  fulgurant,  comme  le  dieu  des  batailles,  forçant  la  victoire 
partout  où  il  paraissait.  Il  n'a  pas  connu  Napoléon  ;  le  grand 
empereur  était  toujours,  pour  lui,  le  Bonaparte  dont  les  exploits 
avaient  gravé  des  traces  profondes  dans  son  imagination  ;  il  ne  le 

(1)  Voir  la  Question  d'Egypte,  dans  la  Revue  du  1er  et  du  15  novembre  1891. 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nommait  jamais  autrement  dans  ses  entretiens  où  il  se  complai- 
sait à  évoquer  les  premiers  jours  de  son  passé.  Il  avait  une  fai- 
blesse étrange  :  par  des  rapprochemens  de  date,  par  des  concor- 
dances de  fortune,  il  aimait  à  assimiler  sa  destinée  à  celle  du 
vainqueur  de  l'Europe.  Sans  en  être  bien  certain,  il  prétendait 
être  venu  au  monde  dans  la  même  année.  Si  Bonaparte  avait 
dompté  la  Révolution,  il  avait,  lui,  détruit  les  mamelouks.  Il 
n'avait  reçu  aucune  culture  intellectuelle;  il  ne  possédait  aucune 
notion  historique  et  il  appréciait,  uniquement  à  son  point  de  vue, 
les  événemens  survenus  en  Europe  aux  premiers  temps  de  sa  vie. 
Il  n'a  jamais  connu  l'écriture.  Il  fit  de  grands  efforts  pour  ap- 
prendre à  lire,  quand  déjà  il  était  le  maître  incontesté  de  l'Egypte  ; 
il  élait  alors  dans  sa  quarantième  année. 

Mais  si,  dans  le  milieu  où  il  était  né,  on  n'avait  rien  fait  pour 
son  instruction,  si  son  éducation  fut  celle  d'un  soldat  d'aventure, 
la  nature  l'avait  doté  des  facultés  les  plus  variées.  Avec  une  hé- 
roïque bravoure  qui  ne  s'est  jamais  démentie,  avec  une  ardente 
ambition  qui  lui  faisait  entrevoir  de  hautes  destinées,  il  avait  une 
vague  notion  et  l'instinct  des  nobles  entreprises  qu'il  a  gardés  jus- 
qu'à la  fin  de  ses  jours.  Il  les  a  poursuivies,  il  les  a  réalisées  à 
travers  des  péripéties  diverses  et  souvent  sanglantes  qui  ont  fait 
de  sa  vie  un  long  drame  où  son  génie  Fa  aussi  bien  servi  que  la 
fortune.  Cependant,  cet  homme  si  rude,  qui  s'était  élevé  à  la  puis- 
sance absolue  à  l'aide  de  la  ruse  autant  que  de  la  force,  sans  nul 
apprentissage  pouvant  régler  la  violence  de  son  tempérament, 
cet  homme  avait  l'intuition  des  choses  que  l'éducation  enseigne. 
En  se  donnant  pour  tâche  de  réveiller,  en  Egypte,  une  civilisa- 
tion éteinte,  il  avait  entrepris  de  se  civiliser  lui-môme,  et  il  y  avait 
parfaitement  réussi.  Il  avait  quelquefois  les  délicatesses  d'un  raf- 
finé. Figure  fine,  regard  vibrant,  la  bouche  toujours  jeune,  il 
était  séduisant,  quand  je  l'ai  connu,  par  le  charme  de  ses  manières, 
invariablement  affables.  Il  prenait  un  soin  particulier  de  sa  per- 
sonne. Il  ne  portait  pas  de  gants,  accessoire  inusité  chez  les 
Orientaux,  mais  ses  mains  affinées  ne  gardaient  aucune  trace  de 
sa  vie  première.  Revêtu  d'un  large  cafetan  doublé  d'une  légère 
fourrure,  la  tête  surmontée  d'un  turban,  il  évoquait  l'image  d'un 
calife  de  la  belle  époque.  Voilà  l'homme,  tel  qu'il  a  vécu  ses 
dernières  années,  c'est  de  lui  que  je  voudrais  parler  en  rappelant 
quelques  incidens  dont  j'ai  été  le  témoin,  et  dans  lesquels  j'ai 
quelquefois  été  acteur. 


MEHEMET-ALI.  513 


II 


Durant  mon  long  séjour  en  Egypte,  j'ai  été  plusieurs  fois,  et 
pour  des  périodes  prolongées,  chargé  de  la  gestion  du  consulat 
général.  Grâce  aux  fonctions  intérimaires  qui  m'étaient  ainsi 
confiées,  j'ai  souvent  approché  Mehemet-Ali.  Il  était  d'un  accès 
facile  et  on  pouvait  arriver  jusqu'à  lui  sans  être  tenu  de  se  faire 
annoncer.  Il  avait  au  surplus  conservé  l'habitude,  contractée  à 
l'origine  de  son  pouvoir,  d'être  son  propre  ministre  et  de  débattre 
personnellement  les  choses  essentielles  avec  les  représentans  des 
puissances  étrangères.  J'ai  eu,  plus  d'une  fois,  des  questions  déli- 
cates à  traiter  avec  lui,  et  j'ai  dû,  en  certaines  occasions,  lui 
faire  des  communications  qui  ne  ménageaient  pas  toujours  son 
amour-propre.  Je  l'ai  constamment  trouvé  courtois  et  bienveil- 
lant. C'était  cependant  un  spectacle  étrange  que  celui  de  ce  vieil- 
lard, qui  avait  ébranlé  le  trône  du  sultan,  conférant  avec  un  agent 
dont  la  jeunesse  contrastait  singulièrement  avec  la  maturité  du 
pacha.  11  me  l'a  souvent  fait  remarquer,  et  quand  il  ne  trouvait 
pas  un  meilleur  argument  :  «  Voyez,  'me  disait-il,  la  blancheur 
de  ma  barbe  et  jugez  de  mon  expérience.  »  Sa  bonne  grâce  ne 
s'est  jamais  démentie;  s'il  me  tenait  pour  un  débutant,  n'ayant 
aucun  acquis  et  devant  tout  apprendre,  il  n'oubliait  jamais  que 
j'étais  l'organe  de  la  France.  11  me  témoignait,  en  toute  circon- 
stance, la  considération  due  à  ma  qualité,  et  il  y  mettait  un  soin 
particulier  en  présence  d'étrangers  ou  des  fonctionnaires  de  sa 
maison.  Il  tenait  grand  compte  également  de  mes  réclamations 
quand  je  les  étayais  de  bonnes  raisons.  Je  pourrais  dire  de  lui 
qu'il  a  été  mon  premier  éducateur  professionnel.  J'ai  eu,  plus 
d'une  fois,  l'occasion  de  mettre  à  profit  ces  dispositions  pour  les 
intérêts  dont  j'avais  la  garde. 

La  lutte  qu'il  avait  soutenue  contre  les  puissances  en  1840; 
l'extrême  péril  où  il  s'était  trouvé  de  perdre  l'Egypte  après  avoir 
perdu  la  Syrie  ;  les  sympathies  que  la  France  lui  avait  témoignées 
en  cette  redoutable  occurrence,  les  risques  qu'elle  avait  courus 
pour  le  défendre  contre  l'Europe  réunie  avaient  laissé,  dans  son 
esprit,  une  profonde  et  vivace  impression  :  convaincu  que  nous 
avions  efficacement  contribué  à  le  sauver  d'une  entière  ruine,  il 
nous  en  gardait  une  sincère  reconnaissance.  Je  ne  me  souviens 
pas  d'avoir  vainement  fait  appel  à  ce  sentiment  toutes  les  fois  que 
j'ai  jugé  indispensable  de  l'invoquer.  Je  me  rappelle  notamment 
une  circonstance  qui  montre  combien  il  était  aisé  de  faire  vibrer 
tome  cxxix.  —  1895.  33 


514  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  corde  sensible  chez  cet  homme  qui  devait  tout  à  la  nature r 
rien  à  l'étude. 

Le  gouvernement  français  avait  établi,  dans  la  Méditerranée, 
plusieurs  lignes  de  paquebots  qui  relevaient  de  notre  ministère 
des  finances  ayant  alors,  dans  ses  attributions,  le  service  des 
postes.  Alexandrie  était  l'un  des  ports  auxquels  ces  lignes  abou- 
tissaient. Il  était  de  toute  nécessité  d'y  posséder  des  magasins 
pour  y  abriter  des  rechanges  et  des  approvisionnemens.  Nous 
avions,  sans  résultat,  sollicité  la  concession  d'un  terrain  où  nous 
les  aurions  construits  à  nos  frais.  Mehemet-AK  était  resté  sous 
l'empire  d'un  préjugé,  entretenu  par  sa  défiance;  il  s'imaginait 
que  sa  sécurité  exigeait  que,  sous  aucun  prétexte,  une  parcelle 
quelconque  du  sol  égyptien  ne  pût  appartenir  à  une  puissance 
étrangère.  «  Je  sais  bien,  disait-il,  que  je  n'ai  rien  à  redouter  de 
la  France  ;  mais  si  je  cède  à  ses  instances,  il  m'en  viendra  d'un 
gouvernement  autrement  envahisseur,  et  elles  seront  certainement 
bien  plus  importantes.  Je  ne  serai  plus  en  mesure  de  les  repous- 
ser, et  elles  deviendront  la  source  des  plus  graves  difficultés  pour 
mes  successeurs,  sinon  pour  moi.  » 

Il  déclina  donc  nos  propositions.  Je  reçus  l'ordre  de  les 
lui  représenter  et  de  ne  négliger  aucun  effort  pour  déterminer 
le  pacha  à  les  agréer.  J'échouai  clans  une  première  entrevue. 
«  Votre  gouvernement,  m'objecta-t-il,  ne  peut  vouloir  qu'Alexan- 
drie devienne  l'entrepôt  et  le  domaine  de  la  puissance,  — 
il  ne  la  nommait  jamais,  —  qui  déjà  encombre  notre  port  de  ses 
navires  et  accapare  la  plus  grosse  part  de  nos  échanges.  »  Bien- 
tôt un  nouveau  consul  général  me  fut  annoncé,  et  mon  intérim 
touchait  à  sa  fin.  Son  arrivée  était  imminente.  Je  saisis  ce  pré- 
texte pour  revenir  à  la  charge,  en  représentant  au  vice-roi  que  le 
premier  soin,  le  premier  devoir  de  ce  nouvel  envoyé  serait  de 
revenir  sur  cette  négociation,  et  qu'un  insuccès,  à  ses  débuts, 
nuirait  à  ses  relations  avec  Son  Altesse.  Pour  justifier  mon  insis- 
tance, je  prétextai  l'avantage  personnel  que  je  pourrais  tirer  de 
son  acquiescement.  «  J'aurais,  en  effet,  lui  dis-je,  si  j'obtenais 
l'adhésion  du  vice-roi,  fait  aboutir,  moi,  simple  intérimaire,  une 
négociation  vainement  poursuivie  par  deux  et  trois  consuls  géné- 
raux, et  rendu  un  service  dont  il  me  serait  certainement  tenu 
compte;  ce  succès  profiterait  sans  nul  doute,  à  ma  carrière.  » 
J'étais  autorisé  à  tenir  ce  langage,  et  par  l'aménité  qu'il  apportait 
dans  les  relations  que  j'entretenais  avec  lui,  et  par  la  bienveillance 
qu'il  se  plaisait  à  me  témoigner.  Quoi  qu'il  en  soit,  mon  double 
argument  le  toucha.  Rebelle  à  des  considérations  d'ordre  poli- 
tique, il  ne  résista  pas  au  désir  de  m'obliger.  Je  pourrais  citer 


MEHEMET-ALI.  515 

d'autres  circonstances  démontrant  que  cet  homme  de  fer,  impi- 
toyable quand  on  touchait  à  son  autorité,  était  accessible  aux 
plus  nobles  sentimens.  Un  fait  d'une  tout  autre  nature  le  mon- 
trera sous  le  premier  de  ces  deux  aspects. 


III 


Vers  la  même  époque,  un  bruit  de  foule  agitée  envahit  sou- 
dain, à  la  première  heure  du  jour,  l'hôtel  du  consulat  général, 
je  me  précipitai  dans  l'escalier  et  j'aperçus,  dans  le  vestibule,  le 
cadavre  d'un  jeune  Français  qui  m'était  bien  connu.  On  l'avait 
recueilli  flottant  sur  le  rivage  du  nouveau  port.  Depuis  longues 
années,  l'incessante  vigilance  de  Mehemet-Ali  garantissait  aux 
européens,  la  plus  entière  sécurité.  Ce  sinistre  événement  ne 
pouvait  manquer  de  troubler  profondément  la  colonie  étrangère, 
et  son  émotion  fut  d'autant  plus  vive  que  les  premières  constata- 
tions médicales  révélèrent  que  nous  étions  en  présence  d'un 
double  crime.  Un  officier  de  marine,  un  Arabe,  avait  en  effet 
entraîné  dans  sa  demeure,  sous  un  prétexte  fallacieux,  notre 
infortuné  compatriote,  dans  un  dessein  inavouable.  Se  persuadant 
bientôt  qu'il  serait  l'objet  d'une  plainte  et  des  plus  graves  pour- 
suites, il  crut  s'y  dérober  en  étranglant  sa  victime  de  ses  mains, 
et  en  la  jetant  dans  le  port,  s'imaginant  qu'on  attribuerait  sa 
mort  à  un  accident. 

Je  me  rendis  chez  le  vice-roi.  Je  le  trouvai  instruit  de  ce  que 
je  venais  lui  apprendre.  Tous  ses  traits  trahissaient  une  irritation 
intense.  Ses  yeux  fulguraient,  sa  parole  était  courte  et  vibrante. 
J'eus  la  vision  de  l'homme  des  temps  troublés,  disputant,  aux 
mamelouks,  la  possession  de  l'Egypte.  Je  ne  démêlai  pas,  de 
prime  abord,  le  sentiment  qui  l'agitait  si  profondément.  Son  lan- 
gage me  révéla  bientôt  qu'il  envisageait  l'assassinat  d'un  Euro- 
péen, commis  en  quelque  sorte  sous  ses  yeux,  avec  les  circon- 
stances aggravantes  qui  l'avaient  précédé,  comme  une  atteinte 
portée  à  son  autorité  et,  plus  encore,  à  son  prestige.  Il  regrettait, 
en  outre,  que  la  victime  fût  un  Français.  J'avais,  pour  ma  part, 
invoqué  l'urgente  nécessité  de  rassurer,  par  une  prompte  répres- 
sion, la  colonie  étrangère,  fort  alarmée,  mais  confiante  dans  la 
justice  du  vice-roi.  «  Soyez  tranquille,  me  répondit  le  pacha, 
justice  sera  faite  d'un  aussi  abominable  forfait  »,  accompagnant 
ces  paroles  d'un  regard  sombre  et  d'un  geste  significatif.  Je  le 
quittai,  convaincu  que  le  coupable  subirait  toute  la  sévérité  de  la 
loi  musulmane.  L'amour-propre  de  Mehemet-Ali  s'y  trouvait  in- 


516  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

téressé,  et  je  ne  pouvais  désirer  un  gage  plus  certain  du  châti- 
ment que  je  poursuivais. 

L'événement  justifia  mes  prévisions.  Dans  la  soirée,  la  police 
connaissait  la  retraite  où  le  crime  avait  été  commis  ;  dans  la  nuit 
elle  arrêtait  le  meurtrier  qui,  par  ses  aveux,  reconstitua  lui- 
même  les  phases  successives  de  son  crime.  On  entendit  le  lende- 
main quelques  témoins  en  présence  d'un  fonctionnaire  du  consulat 
général  que  j'avais  délégué  à  cet  effet,  et  l'instruction  fut  close. 
Le  jour  suivant,  le  préfet  de  police,  ordonnateur  des  mesures  à 
prendre  en  pareil  cas,  vint  m'annoncer  que  l'exécution  aurait 
lieu  dans  la  journée,  et  me  consulter  sur  le  point  de  la  ville  où 
il  conviendrait  d'y  procéder  pour  que  le  spectacle  produisît  tout 
son  effet  sur  l'esprit  des  indigènes  et  fût  une  garantie  de  sécurité 
pour  les  étrangers.  Il  m'offrit  même  de  choisir,  pour  gibet,  le 
balcon  de  l'hôtel  consulaire  à  la  grille  duquel  le  supplicié  aurait 
été  suspendu  pendant  trois  jours  afin  de  mieux  impressionner  la 
population.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  je  déclinai  une  si 
étrange  proposition  :  je  me  bornai  à  lui  répondre  que  je  n'avais 
aucun  avis  à  lui  donner  pourvu  que  le  criminel  fût  exécuté  sur 
une  place  publique  non  loin  du  quartier  Franc. 

Le  hasard  me  mit  sur  le  passage  du  condamné  au  moment  où 
on  le  conduisait  au  supplice.  C'était  un  homme  jeune  encore,  de 
haute  taille,  d'une  figure  énergique.  Il  marchait  fort  paisible- 
ment, libre  de  tout  lien,  sa  tunique  jetée  sur  une  épaule,  sa  pipe 
à  la  bouche,  sans  nul  appareil  militaire,  suivi  seulement  et  non 
entouré  de  l'exécuteur  et  de  quelques  agens  de  police  qui  causaient 
distraitement  entre  eux.  Si  on  ne  m'avait  pas  averti,  je  ne  me 
serais  certes  pas  douté  que  cet  homme,  peu  d'instans  après,  pas- 
serait de  vie  à  trépas.  Depuis  son  arrestation,  il  n'avait  cessé  de 
montrer  la  même  quiétude.  «  Allah,  avait-il  dit,  veut  que  je  sois 
mis  à  mort  par  la  pendaison,  et  pour  qu'il  en  soit  ainsi  il  m'a 
suggéré  d'assassiner  un  chrétien.  »  Imbu,  comme  tous  ses  co- 
religionnaires, de  la  doctrine  fataliste,  il  n'a  cessé  d'envisager  la 
mort  avec  un  calme  qui  ne  s'est  pas  démenti  un  instant. 

J'ai  retenu  ces  deux  incidens  parce  qu'ils  contribueront  à 
jeter  quelque  jour  sur  le  caractère  de  Mehemet-Ali  et  qu'ils 
permettront  d'en  apprécier  les  traits  les  plus  saillans.  Ils  auto- 
risent en  effet  à  penser  que,  s'il  était  jaloux  de  son  autorité, 
souvent  défiant,  constamment  sur  ses  gardes  contre  les  haines 
qu'il  avait  éveillées  à  Constantinople,  et  qui  se  répercutaient  ail- 
leurs, il  était  également  cordial  et  bienveillant,  quelquefois  jus- 
qu'à la  faiblesse  et  au  détriment  de  l'intérêt  public.  Il  vivait  à 
Alexandrie    entouré    de   négocians   européens;  on   s'entretenait 


MEHEMET-ALI.  517 

des  nouvelles  de  l'étranger;  les  plus  zélés  apportaient  les  plus 
gros  contingens;  on  ne  négligeait  point  les  bruits  mondains  de  la 
ville,  dont  le  pacha  était  friand;  on  y  passait  surtout  des  marchés. 
Le  vice-roi  disposait  d'une  partie  des  produits  de  l'Egypte,  de  tous 
ceux  qui  étaient  importés  du  Soudan  et  qu'il  avait  monopolisés. 
Il  en  faisait  la  cession  autour  de  lui  à  des  conditions  avantageuses 
pour  les  acheteurs.  Tout  cela  avait  quelque  chose  de  patriarcal 
et  s'harmonisait  avec  les  traditions  pharaoniques,  mais  détonait 
avec  la  vie  entière  du  pacha,  et  ce  contraste  donnait  un  charme 
singulier  à  cette  cour  à  la  fois  rustique  et  familière.  L'intérêt  du 
trésor  eût  exigé  que  les  produits,  dont  Mehemet-Ali  disposait 
ainsi  à  son  gré,  fussent  vendus  aux  enchères:  on  en  aurait  ainsi 
obtenu  le  véritable  prix.  Les  consuls  généraux,  dont  les  admi- 
nistrés n'étaient  pas  tous  admis  à  bénéficier  de  ces  faveurs,  lui 
adressèrent  des  représentations  sous  toutes  les  formes,  quelque- 
fois assez  vives.  Le  pacha  promettait  d'en  tenir  compte,  mais,  à 
l'aide  de  déguisemens  souvent  ingénieux,  il  revenait  toujours  à 
son  commerce  de  ventes  directes  qui  avait,  pour  lui,  une  séduc- 
tion inéluctable.  Cet  esprit  si  ferme  a  eu  sa  part  de  défaillances ■, 
fruit,  le  plus  souvent,  de  sa  bonté. 

Dans  un  autre  ordre  d'idées,  il  avait  fait  preuve  invariable- 
ment de  la  plus  constante  fermeté.  Il  mettait  noblement  son 
orgueil  à  bien  établir  que,  nulle  autre  part,  l'ordre  et  la  sécurité 
des  personnes  n'étaient  mieux  garantis  qu'en  Egypte,  et  il  est  vrai 
de  dire  que  les  étrangers  comme  les  indigènes  pouvaient  circuler 
en  toute  sûreté  partout  où  il  exerçait  son  pouvoir.  Il  en  était 
ainsi  non  seulement  dans  la  vallée  du  Nil  jusqu'aux  frontières  les 
plus  reculées  du  Soudan,  mais  encore  en  Syrie  et  même  en 
Arabie,  pendant  qu'il  était  le  maître  de  ces  provinces.  Sa  justice, 
toujours  rigoureuse  à  cet  égard,  n'admettait  aucun  tempérament, 
et  on  a  vu  combien  elle  était  expéditive.  La  vie  humaine  n'avait 
à  ses  yeux  qu'une  valeur  relative.  Sur  ce  point,  il  avait  gardé  ses 
notions  primitives  et,  dans  plus  d'une  circonstance,  il  a  sévi 
avec  une  rigueur  impitoyable,  surtout  dans  l'intérêt  du  fisc.  Dans 
son  désir  de  conquérir  les  sympathies  de  l'Europe,  il  avait,  en 
somme,  élevé  la  sécurité  individuelle  à  la  hauteur  d'un  principe 
d'ordre  international;  il  l'envisageait  comme  le  meilleur  gage  de 
son  prestige,  et  il  considérait  quiconque  le  méconnaissait  comme 
un  révolté  ;  il  le  supprimait.  Il  n'est  que  juste  dJ  ajouter  que 
l'emploi  d'autres  moyens,  plus  en  harmonie  avec  nos  règles  en 
matière  pénale  et  que  comporte  seulement  une  civilisation  plus 
avancée,  ne  l'aurait  certes  pas  conduit  aux  résultats  qu'il  a 
obtenus. 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 


IV 

On  approchait  cependant  d'un  moment  où  cette  vie  active  de- 
vait être  profondément  troublée.  Mehemet-Ali  fléchissait  sous  le 
poids  d'un  grand  âge  et  des  vicissitudes  de  sa  carrière  si  longue 
et  si  agitée.  Sans  subir  encore  des  éclipses  bien  visibles,  la  luci- 
dité de  son  esprit  s'obscurcissait  :  il  ne  retenait  pas  toujours  la 
nette  perception  des  choses.  Son  orgueil  s'en  offensait  ;  il  s'irri- 
tait à  la  pensée  que  ces  lacunes  de  sa  mémoire  pourraient  porter 
son  entourage  à  discuter  et  à  méconnaître  ses  ordres.  En  18 ii,  il 
eut  un  accès  bien  apparent  de  la  perturbation  qui  menaçait  ses 
facultés  intellectuelles.  Notre  consulat  général  était,  à  ce  moment, 
confié  aux  mains  du  marquis  de  La  Valette.  Doué  d'une  intelli- 
gence fine  et  délice,  jointe  à  une  séduisante  aménité,  notre 
représentant  avait  rapidement  conquis  le  vice-roi  et  pris,  à 
Alexandrie,  une  position  prépondérante.  Mehemet-Ali  aimait  à 
l'entendre,  à  débattre  avec  lui  des  questions  de  tout  ordre,  parti- 
culièrement celles  qui  touchaient  à  la  politique  générale.  Il  y 
avait,  dans  cette  recherche,  un  sentiment  toujours  en  éveil  dans 
ses  préoccupations.  Il  s'enquérait  soigneusement  du  passé  des 
agens  qu'on  lui  envoyait;  il  savait  que  M.  de  La  Valette  avait 
rempli  des  fonctions  diplomatiques,  qu'il  était  très  répandu  dans 
le  monde  parisien,  et  en  rapports  avec  les  hommes  politiques  en 
évidence.  Il  pensait  en  tirer  des  informations  utiles.  Poussé  par 
son  désir  de  s'instruire,  il  ramenait  constamment  les  entretiens 
qu'il  avait  avec  lui  sur  les  idées  dominantes  en  France  et  sur  le 
caractère  de  nos  relations  avec  les  autres  puissances.  Il  le  conviait 
souvent  à  sa  table,  ce  qui  était  une  nouveauté,  aucun  représentant 
étranger  ne  s'y  étant  assis  avant  lui.  dette  innovation  constitua 
un  précédent  dont  bénéficièrent  ses  collègues  et  ses  successeurs. 
Tout  entier  à  ses  devoirs,  M.  de  La  Valette  sut  faire  tourner  ces 
relations  si  cordiales  à  l'avantage  de  la  colonie  française.  Les 
lazaristes  lui  doivent  le  magnifique  établissement  de  bienfaisance 
et  d'instruction  qu'ils  ont  fondé  à  Alexandrie.  Il  obtint  en  effet 
du  vice-roi,  pour  ces  missionnaires,  avec  l'autorisation  de  s'éta- 
blir en  Egypte,  ce  qui  n'était  pas  une  chose  aisée  à  cette  époque, 
la  concession  gratuite  d'un  vaste  emplacement  avec  tous  les  ma- 
tériaux qui  s'y  trouvaient  réunis.  Ce  terrain  avait  une  superficie 
assez  étendue  pour  qu'ils  aient  pu  le  faire  traverser  par  une  large 
rue,  en  bâtissant,  d'un  côté,  les  écoles  des  garçons,  le  logement 
dos  Pères  avec  un  dispensaire  ;  de  l'autre,  l'école  des  filles,  le 
logement  des  sœurs  avec  une  église  qui  est  ouverte  aux  fidèles 
de  toutes  les  nations,  comme  les  écoles  et  le  dispensaire  le  sont 


MEHEMET-ALI.  519 

aux  enfans  et  aux  malades,  quelle  que  soit  la  religion  à  laquelle 
ils  appartiennent. 

Cependant  notre  consul  général  ne  ménageait  pas  au  vice- 
roi  les  bons  avis.  Il  avait  mûrement  observé  la  situation  et  il  en 
avait  relevé  tous  les  côtés  défectueux.  Il  ne  cessait  notamment 
d'appeler  l'attention  du  pacha  sur  l'état  de  ses  finances  restées 
fort  obérées  depuis  les  charges  qu'il  avait  imposées  au  pays  pen- 
dant la  période  de  sa  grandeur  et  de  ses  luttes  avec  le  sultan.  Sa 
franche  parole  avait  convaincu  Mehemet-Ali  de  sa  sincérité,  et 
cet  homme  si  peu  endurant  l'écoutait  sans  s'offenser  des  vérités 
qu'il  lui  faisait  entendre. 

Les  investigations,  auxquelles  il  s'était  livré  dès  son  arrivée 
en  Egypte,  avaient  conduit  notre  représentant  à  constater  les 
vices  et  les  erreurs  de  l'administration,  à  se  rendre  un  compte 
exact  de  l'état  réel  des  choses.  Et  en  terminant  une  dépêche  dans 
laquelle  il  rendait  compte  du  résultat  de  ses  observations  il  ajou- 
tait :  «  Les  impôts  excèdent  les  forces  du  pays.  Toutes  les  dispo- 
sitions prises  dans  les  jours  de  crise  et  de  danger,  alors  qu'il 
fallait  faire  face  à  l'Europe  coalisée,  ont  été  maintenues  après  la 
conclusion  de  la  paix.  Ainsi  les  droits  dont  on  avait  frappé  tous 
les  métiers,  toutes  les  professions,  la  capitation  qui  pèse  sur  la 
classe  pauvre  et  particulièrement  sur  la  population  rurale,  —  la 
solidarité  imposée  à  tous  les  contribuables  d'un  village,  entre 
tous  les  villages  d'une  province,  entre  les  provinces  elles-mêmes, 
—  toutes  ces  mesures  purement  fiscales  et  si  ruineuses  sont  tou- 
jours rigoureusement  exécutées  sans  jamais  avoir  été  revisées, 
sans  qu'on  ait  pris  en  considération  les  déplacemens  de  la  popu- 
lation. C'est  ainsi  qu'un  village  qui  ne  compte  plus  que  trois 
cents  habitans  est  encore  tenu  d'acquitter  le  montant  intégral  de 
l'impôt  fixé  au  moment  où  il  en  comprenait  douze  cents.  Les 
paysans,  souvent  contraints  par  la  corvée  de  travailler  sur  les 
terres  du  vice-roi  ou  de  ses  fils,  ne  reçoivent  le  prix  de  leur  salaire 
qu'après  de  longs  délais  et  souvent  en  objets  manufacturés  dont  la 
valeur  est  arbitrairement  arrêtée  par  un  agent  de  l'administration. 
On  a  vu  Ibrahim-Pacha  payer  tous  les  ouvriers  d'un  village  en 
mélasse,  produit  de  la  fabrique  de  sucre  qui  a  été  établie  dans  la 
Haute-Egypte.  »  M.  de  La  Valette  ne  se  bornait  pas  à  signaler  ces 
abus  à  son  gouvernement,  il  les  plaçait  hardiment  sous  les  yeux 
de  Mehemet.  Le  pacha  lui  promettait  d'y  aviser,  et  sur  ses  in- 
stances, il  en  corrigea  un  certain  nombre. 

D'autre  part,  le  pacha,  en  vieillissant,  n'avait  rien  perdu  de 
son  goût,  de  sa  passion  pour  les  entreprises  grandioses.  Toute 
conquête  lui  étant  désormais  interdite  au  dehors,  il  agitait,  dans 
son  esprit,  le  dessein  d'illustrer  la  fin  de  son  règne  par  des  œuvres 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monumentales,  dignes  de  ses  premiers  prédécesseurs,  les  Pha- 
raons. Il  eut  la  pensée  de  percer  l'isthme  de  Suez,  et  il  chargea  un 
de  nos  compatriotes,  Linant-Bey,  directeur  des  travaux  hydrau- 
liques, d'en  ébaucher  les  études.  Mais  bientôt  il  se  persuada 
qu'en  réunissant  les  deux  mers,  il  s'exposait  à  éveiller  les  con- 
voitises des  puissances  européennes,  de  celle  surtout  qui  aurait 
un  intérêt  capital  à  mettre  la  main  sur  cette  voie  donnant  accès 
à  ses  vastes  possessions  asiatiques.  Je  l'ai  entendu  souvent  débattre 
cette  grave  question  avec  un  sens  politique  fort  élevé.  Il  com- 
prenait tous  les  avantages  offerts  au  monde  par  un  canal  unis- 
sant la  Méditerranée  à  la  mer  des  Indes;  il  sentait  vivement 
que  l'honneur  serait  immense  et  durable  pour  le  souverain  qui 
l'exécuterait;  mais  il  ne  sentait  pas  moins,  il  percevait  clairement 
les  dangers  auxquels  il  exposerait  le  possesseur  de  l'Egypte.  «  Le 
canal,  lui  disait-on,  sera  votre  Bosphore,  et  la  Turquie  doit  au 
Bosphore  de  départager  toutes  les  puissances,  de  neutraliser  leurs 
ambitions  respectives,  et  de  lui  permettre  de  n'en  rien  redouter 
pour  la  sécurité  de  la  capitale.  — Vous  vous  méprenez,  répondait- 
il;  le  Bosphore,  ce  passage  qui  ne  conduit  pourtant  que  dans  la 
Mer- Noire  mais  bien  aussi  dans  la  Méditerranée,  est  la  source 
de  tous  les  revers  essuyés  par  l'empire  ottoman  depuis  un  siècle. 
Si  les  sultans  avaient  pu  le  fermer,  ils  régneraient  encore  sur 
leurs  anciennes  possessions.  »  Qui  pourrait  prétendre  aujourd'hui 
que  sa  pénétration  ou,  si  l'on  veut,  ses  pressentimens  l'induisaient 
dans  une  grave  erreur? 

Chose  étrange,  l'Angleterre,  à  cette  époque,  hostile  déjà  au 
canal  aussi  énergiquement  qu'elle  n'a  cessé  de  l'être  jusqu'à  son 
ouverture,  consacrait  tous  ses  efforts  à  obtenir,  en  se  chargeant 
au  besoin  de  tous  les  frais,  la  construction  d'un  chemin  de  fer 
du  Caire  à  Suez.  La  France,  au  contraire,  donnait  toutes  ses  pré- 
férences à  l'entreprise  destinée  à  mettre  en  communication  les 
deux  mers.  Nos  consuls  généraux  furent  moins  heureux  avec 
Mehemet-Ali  que  M.  de  Lesseps  avec  l'un  de  ses  successeurs,  et 
si  justifiées  que  pussent  être  les  appréhensions  du  vieux  pacha, 
nul  ne  saurait  regretter  que  l'auteur  du  canal  ait  pu  mener  sa 
tâche  à  bonne  fin.  L'œuvre  est  un  bienfait  pour  tous  les  peuples. 
L'histoire  dira  qu'elle  est  due  au  courage  et  à  la  persévérance 
d'un  Français,  secondé  par  l'opinion  enthousiaste  de  notre  pays. 
Elle  est  en  outre  d'un  intérêt  trop  universel  pour  qu'il  ne  vienne 
pas  un  moment  où  les  puissances  continentales,  cessant  d'abdiquer 
toute  initiative,  se  concerteront  pour  que  cette  grande  voie  de 
communication  entre  les  deux  mondes  reste  confiée  à  des  mains 
qui  en  assurent,  à  tous  les  intéressés,  la  libre  et  entière  jouis- 
sance en  tout  état  de  choses. 


MEHEMET-ALI.  521 


Mais  s'il  renonçait  à  s'engager  dans  une  entreprise  qui  le  sédui- 
sait et  qu'il  aurait  poursuivie  si  elle  ne  lui  était  apparue  comme 
un  sujet  de  périls  certains  pour  sa  dynastie,  Mehemet-Ali 
n'abandonnait  pas  son  dessein  de  consacrer  ses  dernières  années 
à  élever  un  monument  utile  au  pays,  utile  à  sa  renommée.  Il 
résolut  de  barrer  le  Nil  au  sommet  du  Delta  afin  qu'on  pût 
arroser  cette  vaste  province  abondamment  et  dans  toutes  les 
saisons.  Aux  premières  objections  qu'on  lui  présenta  en  lui 
signalant  les  difficultés  de  l'a; livre  :  «  C'est  un  duel,  répondit-il, 
entre  le  grand  fleuve  et  moi,  et  j'en  sortirai  victorieux.  »  Il  con- 
fia l'exécution  de  ce  travail  gigantesque  à  un  ingénieur  français, 
M.  Mougel,  qui,  mis  à  sa  disposition  par  notre  gouvernement, 
venait  d'achever,  avec  un  plein  succès,  la  construction  d'un  bas- 
sin de  carénage  à  Alexandrie  malgré  les  obstacles  présentés  par 
la  nature  du  sol  sous-marin,  jugés,  avant  lui,  insurmontables.  Le 
barrage  du  Nil  exigeait  des  dépenses  considérables.  Avec  son 
ardeur  habituelle,  et  dans  sa  hâte  de  le  voir  achevé  avant  la  fin 
de  ses  jours,  qu'il  prévoyait  prochaine,  le  pacha  les  autorisa  sans 
mesure,  sans  prévoyance.  Le  trésor  ne  put  y  pourvoir  sans  pré- 
judice pour  les  différens  services  publics,  sans  se  trouver  en 
présence  des  plus  graves  embarras.  Déjà  la  troupe  et  les  fonc- 
tionnaires ne  touchaient  plus  qu'après  de  longs  retards,  celle-là 
sa  solde,  ceux-ci  leur  traitement.  Bientôt  d'autres  besoins  non 
moins  impérieux  restèrent  en  souffrance.  Le  vice-roi  s'alarma 
lui-môme  de  cette  situation,  et  il  enjoignit  aux  ministres  de  se 
réunir  sous  la  présidence  d'Ibrahim-Pacha,  son  fils  aîné,  le  vain- 
queur de  Nezib,  pour  examiner  soigneusement  cet  état  de  choses 
et  lui  soumettre,  dans  un  rapport,  le  résultat  de  leurs  investi- 
gations. Il  fut  obéi  et  on  lui  exposa,  avec  une  entière  franchise, 
la  vérité  tout  entière  sans  aucun  déguisement.  Le  rapport  éta- 
blissait, dans  ses  conclusions,  à  l'aide  de  chiffres  comparés,  que 
les  dépenses  faites  et  celles  qui  étaient  en  cours  d'exécution  con- 
stituaient des  charges  auxquelles  le  trésor  était  dans  l'impossibi- 
lité absolue  de  pourvoir,  à  moins  d'ajourner  la  plupart  des  paie- 
mens  inscrits  au  compte  de  l'Etat  pour  les  services  ordinaires, 
suspension  qui  lui  créerait  des  difficultés  inextricables  de  tout 
ordre. 

Cette  révélation  fit  éclater  le  premier  désordre  bien  caractérisé 
qui  troubla  les  facultés  de  Mehemet-Ali.  M.  de  La  Valette  en 
instruisit  son  gouvernement  par  une  dépêche  du  27  juillet  1844  : 
«  Le  vice-roi,  écrivait-il,  est  parti  ce  matin  pour  le  Caire.  Cette 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

détermination  inattendue  a  été  précédée  de  circonstances  qui  lui 
donnent  le  caractère  d'un  événement  grave.  »  Après  avoir  indiqué 
les  causes  premières  de  cette  crise  et  qu'on  vient  de  lire,  notre 
représentant  ajoutait:  «  Avant-hier,  sur  son  ordre,  les  ministres 
assemblés  donnèrent  lecture  au  vice-roi  du  rapport  qu'il  leur 
avait  demandé.  Il  l'écouta  sans  dissimuler  son  irritation,  puis  il 
monta  en  voiture  et  lit  sa  promenade  ordinaire.  A  son  retour,  il 
se  montra  moins  préoccupé,  et  il  se  retira  dans  le  harem  de  sa 
fille  Nazlèh,  accourue  du  Caire,  avec  sa  suite  habituelle,  dès  le 
début  de  la  crise.  Il  y  resta  toute  la  soirée;  à  onze  heures,  il 
rentrait  dans  ses  appartemens.  Le  lendemain  26,  il  était  sur  pied 
de  grand  matin,  en  proie  à  une  vive  excitation.  «  L'Egypte  est 
perdue,  disait-il  ;  je  suis  trahi  de  tous  côtés.  »  Il  donna  des  ordres 
pour  un  départ  immédiat.  A  sept  heures,  il  était  sur  le  canal  du 
Mahmoudieh  qui  relie  Alexandrie  au  Nil.  Ne  trouvant  aucun  ba- 
teau disponible,  sa  fureur  ne  connut  plus  de  bornes.  Il  se  retira 
dans  le  kiosque  d'un  jardin  voisin,  annonçant  sa  résolution  de 
se  retirer  à  la  Mecque;  il  n'admit  personne  auprès  de  lui. On  lui 
apporta  une  lettre  de  soumission  portant  la  signature  d'Ibrahim- 
Pacha  et  de  Saïd-Pacha,  ses  deux  fils,  d'Artin-Bey,  son  premier 
interprète,  de  ses  ministres  et  de  tous  les  officiers  de  sa  cour.  Ils 
suppliaient  Son  Altesse  de  ne  voir  dans  leur  conduite  qu'un 
témoignage  de  leur  dévouement,  déclarant  qu'ils  obéiraient  à  ses 
ordres,  quels  qu'ils  fussent.  Mehemet-Ali  leur  fit  répondre  qu'il 
partirait  pour  le  Hedjaz,  à  moins  qu'on  ne  lui  livrât  le  traître 
et  l'avare.  »  Le  traître  était  son  fils,  Ibrahim-Pacha;  l'avare,  le 
président  du  conseil.  Scherif-Pacha,  qui  avait  exercé  antérieure- 
ment les  fonctions  de  gouverneur  général  de  la  Syrie  et  avait 
laissé  partout  la  réputation  d'un  administrateur  plus  soigneux  de 
ses  propres  deniers  que  de  ceux  de  l'Etat.  Scherif-Pacha  a  eu  pour 
fils  un  prodigue  que  tout  Paris  a  connu,  Kalil-Bey,  qui  a  galam- 
ment dissipé  la  fortune  amassée  par  son  père. 

Sans  se  laisser  toucher  par  les  prières  des  uns,  par  les  solli- 
citations empressées  des  autres,  refusant  obstinément  toute  au- 
dience, tout  entretien  môme  avec  les  princes  de  sa  famille, 
Mehemet-Ali  partit  pour  le  Caire,  laissant  en  proie  aux  plus  vives 
inquiétudes,  la  diplomatie  et  son  gouvernement,  dont  tous  les 
représentans  se  trouvaient  réunis  à  Alexandrie. 

On  se  demandait  s'il  continuerait  son  voyage  ;  s'il  irait,  comme 
il  l'avait  annoncé,  chercher  la  paix  et  le  repos  auprès  du  tombeau 
du  Prophète.  On  se  demandait  encore  si,  dans  ce  cas,  il  ne  sévirait 
pas,  avant  de  s'éloigner,  contre  ses  propres  conseillers,  contre 
quelques  membres  de  sa  famille.  «  Il  me  faut,  avait-il  dit  et 
répété,  Ibrahim-Pacha  pieds  et  poings  liés.  Je  l'incarcérerai  pour 


MEHEMET-ALI.  523 

le  réduire  à  la  soumission.  »  Il  avait  autour  de  lui  des  serviteurs 
qui  lui  obéissaient  aveuglément,  exécuteurs  empressés  de  toutes 
ses  volontés,  lesquels  se  hâteraient  do  se  conformer  à  ses  ordres, 
quels  qu'ils  fussent,  sans  s'enquérir  de  l'état  mental  de  leur 
maître.  On  pouvait  donc  tout  redouter,  et  l'anxiété  était  vive 
parmi  les  agens  étrangers,  les  angoisses  plus  vives  encore  chez 
les  hauts  fonctionnaires.  La  colonie  européenne  s'alarmait  de 
son  côté,  appréhendant  des  désordres  populaires,  comme  si  elle 
eût  eu  le  pressentiment  des  désastres  qu'elle  a  subis  plus  tard,  lors 
de  l'incendie  d'Alexandrie. 

On  apprit  bientôt  qu'en  arrivant  au  Caire,  le  vice-roi  s'était 
enfermé  dans  son  palais  de  Ghoubra,  situé  à  une  petite  distance 
de  la  ville,  exigeant  le  silence  autour  de  lui  et  n'admettant  per- 
sonne en  sa  présence.  Le  calme  et  la  retraite  lui  rendirent  l'usage 
de  ses  esprits.  Quelques  jours  après  on  sut,  en  effet,  qu'il  avait 
reparu  à  la  citadelle,  sa  demeure  officielle,  qu'il  avait  repris  ses 
habitudes  et  ses  réceptions,  qu'il  se  faisait  rendre  compte,  dans 
un  complet  apaisement,  de  toute  chose,  comme  s'il  ne  restait, 
dans  sa  mémoire,  aucune  trace  de  ses  égaremens.  Il  n'avait  pas 
tout  oublié  cependant  :  en  se  montrant  doux  et  clément,  il  infligea, 
pour  qu'il  fût  acquis  qu'eux  seuls  avaient  des  torts  à  se  reprocher, 
aux  plus  hauts  fonctionnaires  un  châtiment,  purement  pécuniaire 
d'ailleurs,  en  ordonnant  qu'il  serait  exercé  une  retenue  sur  leurs 
émolurnens,  sans  en  excepter  ceux  d'Ibrahim-Pacha.  Cette  mesure 
n'était  pas  propre  à  restaurer  ses  finances,  mais  le  vieux  pacha 
jugea  qu'elle  y  aiderait.  Ainsi  se  termina  cette  étrange  aventure, 
qui  jeta  une  profonde  panique  dans  tout  le  pays.  Trois  années 
s'écoulèrent  sans  que  l'affection,  qui  s'était  manifestée  si  violem- 
ment, troublât  de  nouveau  l'intelligence  du  vice-roi,  qui  devait 
cependant  être  vaincue  et  succomber  définitivement.  Elle  parut 
môme,  la  crise  finie,  n'en  avoir  éprouvé  aucun  affaiblissement. 
On  crut  constater  que  le  pacha  en  avait  retenu  comme  une  sorte 
d'avertissement  qu'il  mit  à  profit.  Il  se  montra  plus  sobre  de 
résolutions  hâtives  et  imprudentes.  Il  fit  de  louables  efforts  pour 
rétablir  un  ordre  relatif  dans  ses  finances,  sans  abandonner  toute- 
fois aucun  de  ses  projets.  Les  travaux  du  barrage  furent  continués, 
mais  sans  être  poussés  fiévreusement  comme  à  l'origine. 

M.  de  La  Valette  le  soutenait,  en  le  pressant  de  hâter  le  pas 
dans  cette  voie  nouvelle,  qu'il  lui  avait  signalée  jusque-là  avec 
.plus  de  constance  que  de  succès.  Le  pacha  accueillait  ses  avis 
avec  une  déférence  pleine  de  bonne  grâce.  Il  a  même  pris,  sur  la 
suggestion  de  notre  représentant,  plusieurs  mesures  utiles,  et 
leurs  rapports  s'étaient  ainsi  rétablis  sur  le  pied  de  la  plus  par- 
faite cordialité. 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  harmonie  ne  devait  pas  se  perpétuer  jusqu'au  terme  de 
la  mission  de  notre  envoyé.  Il  était  à  la  veille  de  rentrer  en  France 
quand  un  de  nos  nationaux  fut  mis  sous  le  bâton  par  un  gouver- 
neur de  province.  Pareil  outrage  n'avait  jamais  été  fait  à  la  co- 
lonie française,  et  les  étrangers  de  toute  nationalité  se  montraient 
eux-mêmes  d'autant  plus  offensés  que  ce  mode  de  traitement,  s'il 
devait  passer  dans  les  habitudes  des  fonctionnaires  égyptiens,  les 
aurait  assimilés  aux  Arabes.  A  vrai  dire,  les  indigènes  s'en  accom- 
modaient depuis  longtemps,  et  on  en  retrouve  l'emploi  aussi  loin 
qu'on  remonte  dans  l'histoire  du  pays.  Ils  ont  conservé  la  tradi- 
tion de  n'acquitter  les  taxes  de  toute  sorte  qu'après  une  correction 
de  cette  nature.  C'est  leur  façon  de  protester  contre  l'autorité 
qui,  disent-ils,  les  dépouille.  Dans  un  voyage  que  je  fis  sur  le 
Nil,  j'accostai  à  un  domaine  de  Soliman-Pacha  (le  colonel  Sèves) 
pour  lui  rendre  mes  devoirs.  Il  me  retint  à  dîner.  Pendant  le 
repas,  mon  attention  fut  attirée  par  un  bruit  intermittent  de 
coups  répétés,  venant  de  la  grève,  et  suivis  de  quelques  cris.  J'en 
demandai  l'explication  à  mon  hôte.  «  On  lève  l'impôt,  »  me  ré- 
pondit-il. J'ignore  si  cet  expédient  est  resté  en  usage  depuis  Foc- 
occupation  anglaise.  Nos  voisins  qui  se  sont  cantonnés  en  Egypte 
et  y  demeurent  sous  le  prétexte  d'y  reconstituer  l'ordre  et  la 
sécurité,  si  solidement  établis  sous  Mehemet-Ali,  ne  semblent 
pas  pressés  d'arriver  au  terme  de  leur  tâche,  et  peut-être  consi- 
dèrent-ils comme  un  bon  moyen  d'administration  l'emploi  du 
bâton. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  de  La  Valette  n'hésita  pas  à  ajourner  son 
départ,  à  demander  au  pacha  des  réparations  suffisantes,  et  en 
premier  lieu  le  châtiment  du  gouverneur  coupable  de  ce  méfait. 
Mehemet-Ali,  de  son  côté,  se  montra  disposé  à  nous  donner  une 
entière  et  éclatante  satisfaction,  désireux  d'effacer,  en  toute  hâte, 
ce  regrettable  incident.  Mais  le  gouverneur  était  allié  à  sa  famille, 
et  il  lui  répugnait  de  prendre,  contre  son  parent,  une  mesure  de 
rigueur  constituant  un  désaveu  public  et,  en  quelque  sorte,  une 
flétrissure.  Cependant  le  gouverneur  avait  ordonné  lui-même  le 
traitement  infligé  à  notre  compatriote;  il  y  avait  présidé  en  y 
faisant  procéder  sous  ses  yeux.  Il  n'était  pas  permis  à  M.  de  La 
Valette  de  ne  pas  l'atteindre  ou  bien  tous  les  hauts  fonctionnaires 
se  seraient  imaginé  qu'ils  pouvaient  impunément  se  livrer,  contre 
les  Européens,  à  des  actes  de  violence.  La  colonie  étrangère 
attendait,  de  la  fermeté  de  notre  représentant,  un  gage  éclatant, 
la  mettant  à  l'abri  de  pareilles  aventures.  Il  dut  donc  insister, 
bien  que  le  pacha  lui  offrît,  avec  d'autres  concessions,  de  rému- 
nérer largement  la  victime  de  l'attentat.  Sur  les  sollicitations  que 
le  vice-roi  faisait  parvenir  par  les  voies  les  plus  diverses  à  notre 


MEHEMET-ALI.  525 

consul  général,  on  transigea.  Le  gouverneur  fut  révoqué  et  ne 
fut  pas  traduit  en  justice;  le  Français  bâtonné  reçut  une  forte  in- 
demnité; et  de  tous  les  intervenans,  ce  fut  lui  qui  se  trouva  le 
plus  satisfait.  L'affaire  ainsi  réglée,  M.  de  La  Valette  se  rendit  au 
palais  pour  prendre  congé  du  vice-roi.  Le  pacha  ne  dérogea  pas  à 
sa  courtoisie  habituelle,  mais  son  attitude  témoignait  de  la  pénible 
impression  que  lui  avait  laissée  l'obligation  de  frapper  publique- 
ment un  homme  qu'il  considérait  comme  appartenant  à  sa  parenté. 

VI 

Mchemet-Ali  trouva  bientôt  l'occasion  de  prouver  qu'il 
n'avait  pas  gardé  un  souvenir  durable  du  conflit  survenu  entre 
lui  et  le  consulat  général  de  France.  On  lui  annonça  que  le 
plus  jeune  fils  du  roi  Louis-Philippe,  le  duc  de  Montpensier,  était 
en  route  pour  entreprendre  un  voyage  en  Egypte  ;  il  en  manifesta 
une  joie  délirante.  Il  avait  toujours  présent  le  souvenir  des  ser- 
vices que  la  France  lui  avait  rendus  en  1840  et  l'âme  remplie  de 
la  gratitude  qu'il  lui  en  gardait.  Ces  sentimens  n'étaient  pas  par- 
tagés par  tous  ses  conseillers,  ni  à  un  égal  degré  par  fous  les 
princes  de  sa  famille  ;  il  le  leur  a  souvent  reproché,  et  sa  pre- 
mière pensée,  en  cette  circonstance,  fut  de  ne  rien  négliger  pour 
affirmer  ses  convictions,  pour  en  faire  étalage.  Sans  perdre  un 
instant,  et  avec  une  ardeur  peu  commune  à  son  âge,  il  donna  tous 
les  ordres  nécessaires,  pour  assurer  à  son  hôte  la  plus  splendide 
réception,  prenant  soin  d'en  contrôler  lui-même,  chaque  jour, 
rentière  exécution,  pour  mieux  montrer  le  prix  qu'il  mettait  à 
reconnaître  la  sollicitude  que  le  gouvernement  du  roi  lui  avait 
témoignée  au  jour  des  grands  périls. 

Le  duc  de  Montpensier  arriva  à  Alexandrie  le  30  juin  1845. 
La  frégate  à  vapeur,  le  Gomer,  qui  l'avait  amené,  mouillait  à 
peine  en  rade  que  Saïd-Pacha,  amiral  de  la  flotte,  second  fils  de 
Mehemot-Ali,  montait  à  bord,  apportant  à  l'auguste  voyageur 
«  l'expression  de  la  grande  satisfaction  que  son  père  ressentait  de 
la  faveur  que  le  ciel  lui  accordait  en  lui  envoyant  un  fils  du  roi.  » 
En  même  temps,  Artin-Bey,  ministre  des  affaires  étrangères,  se 
présentait  au  consulat  général,  que  je  gérais  de  nouveau  en  ce  mo- 
ment, pour  se  concerter  avec  moi  sur  toutes  les  mesures  propres 
à  donner  un  éclat  exceptionnel  à  la  présence  du  prince  français  à 
Alexandrie.  Dès  qu'il  quitta  le  Gomer,  le  duc  de  Montpensier  fut 
salué  par  toutes  les  batteries  des  forts  et  de  la  flotte  et  il  fut  con- 
duit par  Saïd-Pacha,  dans  les  voitures  de  la  cour,  au  palais  qu'il 
devait  habiter  et  que  l'on  avait  soigneusement  aménagé.  Quel- 
ques instans  après,  à  la  surprise  générale,  Mehcmet-Ali,  suivi 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  nombreux  cortège,  vint  saluer  le  prince  dont  il  n'avait  pas 
voulu  attendre  la  première  visite  que  j'avais  eu  soin  pourtant  de 
lui  annoncer.  L'entrevue  ne  fut  pas  seulement  cordiale,  elle  fut 
émouvante  :  ce  vieillard,  qui  avait  troublé  l'Orient  et  agité  l'Eu- 
rope, allant  ainsi  au-devant  de  ce  jeune  prince,  un  adolescent, 
qui  faisait  ses  premiers  pas  dans  la  vie,  remua  profondément  tons 
les  assistans.  Le  pacha  serra  le  duc  dans  ses  bras  avec  un  atten- 
drissement qu'il  ne  chercha  pas  à  déguiser.  Le  prince  s'étant 
excusé  de  ne  pas  l'avoir  prévenu  :  «  J'ai  tenu,  lui  répondit  le  vice- 
roi,  à  donner  au  roi,  votre  père,  une  marque  publique  de  ma  res- 
pectueuse déférence  et  de  mon  dévouement,  afin  de  bien  mani- 
fester mes  senti  mens  et  afin  que  personne  ne  les  ignore  ici.  » 
L'entretien  se  prolongea,  et  le  pacha  y  déploya  une  exquise  amé- 
nité. Il  se  révéla  un  autre  homme  que  celui  qu'on  connaissait 
généralement  ;  il  fut  tendre,  spirituel,  affectueux,  tel  que  je 
l'avais  soupçonné  quelquefois  dans  les  discussions  que  j'avais  dû 
soutenir  avec  lui.  Cet  officier  de  fortune,  venu  des  rangs  d'une 
soldatesque  irrégulière,  avait  comme  la  prescience  d'une  politesse 
raffinée  et  il  prouva,  en  cette  occasion,  qu'il  n'y  était  pas  réfrac- 
taire.  Ni  son  éducation,  ni  son  passé,  ne  l'avait  préparé  à  se  pré- 
senter sons  ce  nouvel  aspect,  mais  la  nature  l'avait  doué  pour  tous 
les  rôles,  pour  ceux-là  mêmes  qui  étaient  totalement  ignorés  dans 
les  milieux  où  s'était  écoulée  sa  vie. 

L'accueil  que  le  duc  de  Montpensier  reçut  à  Alexandrie  lui 
fut  continué  au  Caire  et  dans  la  Haute-Egypte.  Il  m'autorisa  à  le 
suivre  durant  tout  son  voyage  et  je  pus  constater  que,  partout, 
les  intentions  du  vice-roi  étaient  remplies  avec  un  zèle  empressé. 
Ibrahim-Pacha  fut  délégué  auprès  du  prince  pendant  son  séjour 
dans  la  capitale  ;  Saïd-Pacha  l'accompagna  dans  ses  excursions  les 
plus  lointaines,  rapidement  faites  sur  trois  bateaux  à  vapeur  dont 
celui  du  vice-roi  qu'il  avait  tenu  à  mettre  à  la  disposition  de  son 
hôte.  Pendant  les  derniers  momens  que  le  duc  de  Montpensier 
passa  encore  à  Alexandrie  à  son  retour  des  cataractes,  Meheniet-Aii 
s'ingénia  à  lui  donner  de  nouvelles  marques  de  sa  sympathie  que 
le  prince  accueillait  avec  un  tact  qui  fut  remarqué  et  que  le  pacha 
appréciait  finement. 

A  un  dîner  qu'il  lui  offrit  la  veille  de  son  départ  et  auquel 
j'assistais  :  «  Je  puis  en  toute  sincérité,  lui  dit-il,  assurer  Votre 
Altesse  Royale  que  j'ai  le  cœur  rempli  de  la  plus  vive  reconnais- 
sance pour  le  roi  et  pour  son  gouvernement  qui,  dans  les  jours 
troublés  comme  dans  les  temps  tranquilles,  n'ont  jamais  manqué 
de  nie  couvrir  de  leur  bienveillance.  »  Si  difficile  que  lui  fût  la 
marche  sous  une  température  tropicale,  il  voulut,  le  lendemain, 
accompagner  lui-même,  à  pied,  le  prince  jusqu'à  l'embarcadère 


MEHEMET-ALI.  527 

■et  c'est  là  qu'il  lui  fit  ses  derniers  adieux  avec  des  aecens  de  ten- 
dresse qui  remuèrent  vivement  la  foule  accourue  pour  assister  à 
ce  spectacle. 

Pendant  son  premier  séjour  à  Alexandrie,  le  prince  m'avait 
permis  de  lui  présenter  la  colonie  française;  il  l'accueillit  avec  la 
plus  bienveillante  affabilité,  s'enquérant  de  l'état  et  des  besoins 
de  notre  commerce  dans  le  Levant.  J'eus  l'honneur  également  de 
lui  présenter  le  corps  consulaire  ;  il  sut  trouver,  pour  chacun  de 
ses  membres,  une  parole  aimable,  un  sujet  d'entretien  touchant 
les  intérêts  qui  lui  étaient  confiés  en  Egypte. 

VII 

Ce  que  chacun  put  constater  et  retenir  durant  le  voyage  du  duc 
de  Montpensier,  comme  il  le  nota  lui-même,  ce  fut  la  sûreté  et  la 
liberté  d'esprit  avec  lesquelles  le  vice-roi  abordait  les  questions 
de  tout  ordre  dans  ses  entretiens  avec  le  prince.  On  put  en  con- 
clure qu'il  avait  totalement  recouvré  l'exercice  de  ses  belles 
facultés.  Illusions  vaines  et  décevantes  !  Le  mal,  qui  avait  fait  une 
si  soudaine  apparition  l'année  précédente,  ne  pouvait  manquer, 
aidé  par  la  longue  vieillesse  du  pacha,  de  le  ressaisir  et  de  le 
terrasser.  Il  reparut  en  effet  en  1847  avec  des  symptômes  plus 
alarmans.  Je  pus  m'en  assurer  moi-même.  Il  me  fut  permis  de 
pénétrer  jusqu'à  lui,  et  je  ne  saurais  dire  la  cruelle  angoisse  que 
me  causa  le  spectacle  de  ses  divagations.  Cet  esprit  que  j'avais 
connu  si  lucide  s'égarait  dans  d'étranges  hallucinations  ;  [mais  une 
pensée  lui  revenait  en  m'apercevant.  «  Le  roi,  le  roi,  »  répétait-il, 
et  le  roi  pour  lui  c'était  la  France.  Moins  que  jamais,  il  aurait 
admis  que  le  souverain  ne  fût  pas  l'unique,  la  véritable  repré- 
sentation du  pays. 

On  jugea,  dans  les  derniers  mois  de  l'année,  qu'un  déplace- 
ment pourrait  lui  être  salutaire.  Il  consentit  à  entreprendre  un 
voyage  qui,  lui  disait-on,  pourrait  s'achever  en  France.  Ils  s'em- 
barqua sur  un  navire  français  que  le  consulat  général  s'empressa 
de  mettre  à  sa  disposition.  Il  fit  une  première  station  à  Malte  pour 
y  purger  la  quarantaine  imposée  aux  provenances  d'Alexandrie. 
Pour  ménager  la  transition  du  climat  d'Egypte  à  celui  de  nos 
contrées,  on  le  conduisit  à  Naples.  C'est  là  qu'il  apprit  la  révo- 
lution de  Février  et  la  chute  du  roi  Louis-Philippe.  Il  en  ressentit 
une  secousse  qui  aggrava  son  état.  On  le  ramena  à  Alexandrie 
en  proie  aux  plus  étranges  désordres  intellectuels.  J'ai  dit  ail- 
leurs (1)  que  le  plus  souvent  il  avait  l'esprit  troublé  par  le  désir 

(1)  La  Question  d'Egypte.  Voyez  la  Revue  du  1er  novembre  1891. 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  rétablir  sur  son  trône  Le  roi,  son  ami  et  son  protecteur,  dic- 
tant des  ordres  aux  officiers  de  son  entourage  pour  mobiliser 
l'armée  et  la  flotte  qu'il  voulait  lui-même,  disait-il,  conduire  à 
Marseille  pour  se  mettre  à  la  disposition  du  souverain  déchu.  Il 
fut  bientôt  démontré  que  la  démence  l'avait  saisi  tout  entier  sans 
laisser  aucun  espoir  de  guérison. 

Ibrahim-Pacha  prit  en  main  les  rênes  du  pouvoir  avec  l'assen- 
timent de  la  Porte,  sans  être  investi  du  titre  et  des  prérogatives 
de  vice-roi.  On  jugea,  de  part  et  d'autre,  plus  convenable  d'en 
conserver  les  honneurs  à  Mehemet-Ali.  Par  un  étrange  caprice 
du  sort,  l'héritier  du  pacha  fut  bientôt  atteint  lui-même  d'une 
maladie  grave  et  il  succomba  au  mois  de  novembre  de  cette 
même  année  1848,  pendant  que  son  père  végétait  dans  une  incon- 
science finale  de  ce  qui  se  passait  dans  ce  royaume  qu'il  avait 
fondé.  Dans  ses  jours  de  colère  et  d'emportement,  Mehemet-Ali, 
aimant  passionnément  le  pouvoir  et  ne  sachant  envisager  sans 
irritation  le  moment  où  il  échoirait  à  son  successeur,  s'excla- 
mait souvent:  «  Mon  fils  n'héritera  pas  de  ma  puissance;  je  lui 
survivrai.  »  Informé  de  ces  propos,  Ibrahim-Pacha  répondait  : 
«  La  nature  a  ses  droits  qui  se  confondent  avec  les  miens  ;  je  gou- 
vernerai l'Egypte.  »  Par  un  singulier  concours  de  circonstances, 
ils  eurent  raison  tous  deux,  le  fils  exerça  l'autorité  suprême,  mais 
le  père  lui  survécut. 

VIII 

Faut-il  dire  ce  que  fut  le  premier  successeur  de  Mehemet-Ali? 
Le  contraste  est  trop  frappant  pour  ne  pas  s'y  arrêter  un  moment. 
La  vice-royauté  échut  à  Abbas-Pacha,  petit-fils  du  fondateur  de 
cette  dynastie  nouvelle.  Il  était  le  plus  âgé  parmi  ses  descendans 
et  à  ce  titre  il  hérita  de  son  pouvoir  en  conformité  de  la  loi  qui 
gouverne,  dans  l'empire  ottoman,  l'ordre  de  succession  au  trône. 
Abbas-Pacha  s'était  montré,  dès  son  enfance,  réfractaire  aux  idées 
de  son  grand-père.  Seul,  parmi  les  jeunes  princes  égyptiens,  il 
avait  refusé  de  se  laisser  initier  à  l'enseignement  que  Mehemet- 
Ali  imposait  à  ses  enfans  et  que  leur  distribuaient  des  professeurs 
européens;  il  n'avait  jamais  consenti  à  apprendre  une  langue 
étrangère,  celle  du  Coran  lui  suffisait.  Elevé  dans  le  harem,  il  en 
avait  contracté,  de  bonne  heure,  toutes  les  habitudes  et  toutes  les 
répugnances.  Il  affectait  un  fanatisme  irréductible,  ne  fréquen- 
tant que  les  mosquées,  déclinant  tout  contact  avec  les  étrangers 
que  Mehemet-Ali  avait  appelés  en  si  grand  nombre  en  Egypte.  L'un 
de  ses  premiers  actes  révéla  l'intention  de  les  éloigner  sans  dis- 
tinction d'origine,  en  visant  surtout  les  chefs  des  institutions  de 


MEHEMET-ALI.  529 

tout  ordre  fondées  par  leurs  soins.  La  plupart  d'entre  eux,  presque 
la  totalité,  étaient  des  Français.  Revenu  en  Egypte,  après  une 
courte  absence,  pour  y  reprendre  la  gestion  du  consulat  général, 
je  dus  intervenir  pour  couvrir  nos  nationaux.  J'acceptai  le  conflit 
dont  Abbas-Pacha  prenait  l'initiative,  et  je  lui  fis  entendre  toutes 
les  vérités  qu'il  me  donnait  le  droit  d'invoquer.  «  Ne  suis-je  pas 
le  maître?  me  répondait-il.  Les  fonctionnaires,  indigènes  ou 
étrangers,  ne  sont-ils  pas  mes  serviteurs  aussi  longtemps  que  je 
les  paie  ?  J'ai  donc  le  droit  de  les  remercier.  —  L'exercice  de 
ce  droit,  répliquais-je,  n'est  pas  seulement  une  mesure  inique, 
prise  contre  des  hommes,  aussi  honorables  que  laborieux,  qui  ont 
rempli  tous  leurs  devoirs  et  acquis  ainsi  des  droits  que  nul  ne 
peut  méconnaître;  elle  est  en  outre,  par  le  nombre  et  la  qualité 
des  personnes  atteintes,  presque  toutes  mes  compatriotes,  une 
offense  pour  le  gouvernement  français,  et  je  protesterai  haute- 
ment, chaque  jour,  contre  l'injustice  et  l'inconvenance  d'une 
pareille  résolution,  en  attendant  les  instructions  que  j'ai  deman- 
dées à  Paris...  Cette  résolution,  lui  disais-je  encore,  est  d'autant 
moins  justifiable  qu'elle  implique  le  désaveu,  la  désapprobation 
de  tous  les  actes  qui  ont  fait  la  gloire  de  Mehemet-Ali.  »  Il  se 
montra  d'abord  absolument  rebelle  à  mes  observations.  Esprit 
faible  et  non  préparé  à  la  discussion,  il  se  dérobait  aux  entretiens 
que  je  cherchais  à  provoquer.  Je  dus  charger  de  lui  renouveler 
mes  représentations,  un  de  ses  confidens,  Nubar-Pacha,  aujour- 
d'hui premier  ministre,  auquel  il  avait  confié  le  soin  de  défendre 
ses  vues. 

Il  en  vint  pourtant  à  me  faire  proposer,  par  ce  même  fonction- 
naire, une  transaction  garantissant,  à  tous  les  employés  congé- 
diés, une  rémunération  et  des  indemnités  exceptionnelles.  Il  finit 
même  par  comprendre  que  l'ostracisme  des  Européens,  recrutés 
par  son  grand-père,  soulèverait  les  plus  vives  récriminations,  et 
il  renonça  à  y  donner  suite.  Un  seul  Français,  Clot-Bey,  censeur 
habituel  et  caustique  des  habitudes  d' Abbas-Pacha  du  vivant  de 
Mehemet-Ali,  ne  se  sentant  plus  en  sûreté,  désira  lui-même  quit- 
ter l'Egypte  et  je  pus  obtenir  pour  lui,  à  titre  de  pension  de  re- 
traite, la  totalité  de  son  traitement,  réversible,  en  cas  de  décès, 
sur  ses  enfans  jusqu'à  leur  majorité. 

Abbas-Pacha  persévérait  néanmoins  à  prendre  uniquement 
conseil  de  son  fanatisme.  A  la  mort  de  Mehemet-Ali,  il  se  rendit 
à  Constantinople  pour  y  recevoir  l'investiture  du  sultan.  Il  y 
étala,  avec  ostentation,  son  dévouement  au  prince  des  croyans. 
Comment  justifiait-il  cette  attitude?  «  Mon  grand-père,  disait-il  en 
rentrant  au  Caire,  se  croyait  un  souverain  absolu  ;  il  l'était  pour 
nous,  pour  ses  serviteurs,  pour  ses  enfans.  Mais  il  était  l'esclave 
tome  cxxix.  —  1895.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  consuls  généraux.  Eh  bien,  si  je  dois  être  gouverné  par  quel- 
qu'un, j'aime  mieux  l'être  par  le  chef  de  tous  les  musulmans 
plutôt  que  par  des  chrétiens  que  je  déteste.  »  (Extrait  de  la  cor- 
respondance officielle.) 

L'hostilité  qu'Abbas-Pacha  témoignait  si  manifestement  aux 
Européens  éveilla  les  dispositions  malveillantes  et  brutales  de  la 
population  musulmane,  que  la  ferme  vigilance  de  Mehemet-Àli 
avait,  pendant  de  si  longues  années,  contenue  dans  le  respect  dû 
aux  étrangers.  Les  chrétiens  indigènes,  et  plus  particulièrement 
les  résidons  venus  d'Europe,  furent  l'objet  d'agressions  qui  dégéné- 
rèrent en  rixes  sanglantes.  Les  représentans  des  puissances  durent 
intervenir  collectivement  et  exiger  des  mesures  énergiques,  no- 
tamment la  révocation  du  chef  de  la  police.  «  Ces  dispositions 
d'Abbas-Pacha,  écrivait  M.  Le  Moyne,  notre  nouveau  consul  géné- 
ral auquel  j'avais  remis  le  service  dès  son  arrivée,  procèdent  de 
sa  nature,  de  son  éducation,  de  son  passé,  et  plus  encore  de  son 
fanatisme.  Esprit  faible,  étroit  et  sans  culture,  il  est  religieux 
sans  élévation.  Son  grand-père,  renonçant  à  réveiller  chez  lui 
d'autres  sentimens,  le  menaçait  constamment  du  jugement  que 
l'opinion  publique  en  Europe  porterait  sur  sa  conduite.  C'est  avec 
ces  précédens  qu'Abbas-Pacha  est  arrivé  au  pouvoir,  et  on  con- 
çoit aisément  que,  durant  son  séjour  à  Constantinople,  on  ait  réussi 
à  lui  imposer  une  entière  soumission  aux  volontés  de  la  Porte.  » 

Un  dernier  trait,  et  je  pourrais  en  citer  plusieurs,  suffira  à 
donner  la  mesure  de  cette  âme  si  peu  digne  de  continuer  l'œuvre 
de  son  grand-père.  Sur  la  proposition  de  Clot-Bey,  directeur  gé- 
néral des  services  hospitaliers,  le  vieux  pacha  avait  fondé,  au 
Caire,  un  hospice  pour  les  indigens  des  deux  sexes.  On  y  avait 
successivement  annexé  un  service  pour  la  maternité,  une  école  de 
sages-femmes,  une  section  pour  la  vaccination,  une  autre  pour 
les  aliénés.  Avant  l'ouverture  de  ce  vaste  établissement  hospita- 
lier, il  n'existait  aucun  refuge,  aucun  centre  de  secours  pour  les 
malades  pauvres  et  les  infirmes;  les  femmes  en  couches  étaient 
livrées  à  des  empiriques  ;  —  les  aliénés  étaient  logés,  la  chaîne 
au  cou,  dans  des  fosses  infectes. 

Par  l'un  de  ses  premiers  actes,  Abbas-Pacha  décréta  la  suppres- 
sion de  cette  institution  de  bienfaisance  qui  rendait  les  plus  pré- 
cieux services  à  l'humanité  souffrante.  Il  a  fallu,  plus  tard,  la 
reconstituer  et  la  rouvrir  ;  l'indignation  publique  en  fit  un  de- 
voir impérieux  au  nouveau  vice-roi.  En  cette  circonstance  et  pour 
sa  propre  justification,  Abbas-Pacha  avait  invoqué  l'état  obéré  des 
finances  de  l'Egypte;  mais  simultanément  il  faisait  construire, 
pour  son  usage  personnel,  dans  le  désert  et  non  loin  du  Caire, 
un  vaste  palais,  doublé  d'un  casernement  non  moins  vaste  pour 


MEHEMET-ALI.  531 

le  logement  des  troupes  chargées  de  veiller  à  su  garde.  M.  Le 
Moyne  écrivait  à  cette  occasion  :  «  Tous  les  maçons,  menuisiers, 
tailleurs  de  pierres  sont  employés,  de  gré  ou  de  force,  aux  con- 
structions de  Son  Altesse...  Je  ne  dirai  pas,  ajoutait-il,  ions  les 
désirs  d'Abbas-Pacha,  ceux  surtout  qui  sont  peu  dignes  d'un 
prince  ;  je  ne  veux  pas  descendre  dans  des  détails  qu'il  faut  se 
borner  à  déplorer.  » 

Qu'advint-il?  Que  ce  prince,  qui  prétendait  inaugurer  l'ère  des 
économies  et  restaurer  les  finances  égyptiennes,  les  dilapida  sans 
mesure.  Se  faisant  délivrer  le  numéraire  versé  dans  les  caisses  pu- 
bliques, il  y  substituait  ce  que  l'on  appelait  chez  nous,  au  siècle 
dernier,  des  acquits  de  comptant.  Par  une  étrange  et  coupable 
innovation,  ces  titres,  portant  le  cachet  du  vice-roi,  étaient  mis 
en  circulation  par  les  agens  du  fisc  avec  un  escompte  variable  ;  les 
preneurs  en  usaient  pour  s'acquitter  envers  le  trésor  qui  subissait 
ainsi  des  pertes  plus  ou  moins  considérables,  selon  le  crédit  que 
le  public  accordait  au  gouvernement. 

Il  advint  encore  que  les  caprices  du  vice-roi  et  les  rigueurs  de 
son  absolutisme  alarmèrent  son  entourage  et  les  membres  de  sa 
propre  famille.  Abbas-Pacha  prit  en  mauvaise  part  les  représen- 
tations que  ceux-ci  osèrent  lui  soumettre,  et  redoutant  sa  colère, 
les  lils  de  Mehemet-Ali  comme  ceux  d'Ibrahim,  sous  des  prétextes 
divers,  se  réfugièrent  à  Constantinople,  l'un  après  l'autre.  Un 
seul,  parmi  ces  derniers,  Mustapha-Pacha,  qui,  depuis,  a  long- 
temps résidé  à  Paris,  et  pour  lequel  Abbas-Pacha  n'avait  aucun 
secret,  continuait  à  l'assurer  de  son  dévouement  et  captivait  ainsi 
toute  sa  confiance.  Soudain,  on  apprit  qu'il  s'était  dérobé  à  son 
tour  pour  aller  rejoindre  ses  frères.  Le  ministre  des  affaires 
étrangères,  Artin-Bey,  se  croyant  menacé  de  son  côté,  se  glissa 
nuitamment  au  consulat  général  de  France,  et  sous  un  déguise- 
ment, accompagné  par  un  de  nos  drogmans,  il  se  hâta  de  s'em- 
barquer sur  un  paquebot  en  partance  pour  la  Syrie.  Ces  déser- 
tions successives  irritèrent  Abbas-Pacha  qui  se  retrancha  dans  son 
palais  où  il  vivait  dans  un  isolement  mystérieux,  et  redouté  par 
ses  serviteurs  autant  que  par  le  public  indigène  ou  étranger. 

Ce  prince,  qui  mettait  en  fuite  sa  propre  famille  et  ses  meil- 
leurs conseillers,  devait  mal  finir;  il  disparut  dans  une  cata- 
strophe nocturne  en  juillet  1874,  pendant  qu'il  était  veillé  par 
deux  jeunes  mamelouks,  esclaves  circassiens,  qui  disparurent  et 
qu'on  accusa  de  l'avoir  traîtreusement  mis  à  mort,  après  avoir 
prétendu  qu'il  avait  succombé  à  un  mal  foudroyant.  «  L'un  des 
deux  mamelouks  qui  avaient  quitté  secrètement  le  palais  d'Abbas- 
Pacha  dans  la  nuit  du  12  au  13,  écrivait,  sous  la  date  du  20, 
notre  consul  général,  a  été  arrêté  hier.  Il  résulte  de  ses  déclara- 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tions  que,  quoi  qu'en  disent  les  médecins,  la  mort  du  vice-roi 
ne  serait  pas  uniquement  le  résultat  d'une  attaque  d'apoplexie, 
et  qu'une  vengeance  particulière  ou  la  crainte  d'un  châtiment, 
annoncé  la  veille,  serait  venue  en  aide  à  la  maladie.  Je  tiens  ce 
renseignement  de  Saïd-Pacha  lui-même,  le  nouveau  vice-roi.  » 
Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'on  n'a  jamais  livré  à  la  publicité 
les  informations  qu'on  a  dû  recueillir  et  qu'on  n'a  jamais  été  fixé 
sur  le  sort  des  deux  assassins  présumés.  Tous  ces  bruits  se  sont 
éteints  dans  le  silence  et  le  mystère. 

Ai- je  besoin  de  dire  que  Abbas-Pacha  ne  fut  pas  regretté? 
«  Même  parmi  ceux,  écrivait  encore  notre  consul  général,  qu'on 
croyait  les  plus  dévoués  au  vice-roi  ou  qui  s'étaient  fait  le  plus 
remarquer  par  leur  hostilité  aux  autres  membres  de  sa  famille,  il 
n'est  pas  un  seul  homme  qui  ne  se  soit  trouvé  heureux  d'être  dé- 
barrassé du  système  de  compression  qui  pesait  sur  l'Egypte.  » 

Si  pesante  qu'ait  été  au  peuple  égyptien  la  main  de  Mehemet- 
Ali,  on  ne  saurait  méconnaître  les  bienfaits  dont  il  a  doté  le  pays, 
ni  dénier  qu'il  y  a  répandu  les  germes  d'une  civilisation  destinée 
à  se  développer  après  lui.  S'il  a  employé  des  moyens  que  notre 
temps  réprouve,  on  peut  dire, à  sa  décharge,  qu'il  n'en  connaissait 
pas  d'autres  et  que  l'état  de  l'Egypte  ne  comportait  guère  que 
ceux  dont  il  a  fait  usage  quand  il  en  est  devenu  le  maître.  Unique- 
ment guidé  par  ses  facultés  natives,  il  l'a  enrichie  par  l'impulsion 
qu'il  a  imprimée  à  l'agriculture,  particulièrement  en  y  introdui- 
sant de  nouvelles  cultures,  comme  celle  du  coton,  en  donnant  tous 
ses  soins  à  l'irrigation.  Il  l'a  préparée  à  une  fortune  nouvelle  en 
y  propageant  l'instruction  publique  à  tous  les  degrés  ;  en  brisant 
les  barrières  qui  la  séparaient,  avant  lui,  du  monde  civilisé;  en 
la  mettant  en  communication  constante  avec  l'Europe.  Il  a  ainsi 
redressé  la  situation  économique  et  morale  du  pays.  Aussi  sa 
mémoire  y  est-elle,  chaque  jour,  plus  vénérée,  bien  qu'il  soit  mort 
dans  le  silence  et  la  retraite.  L'administration  de  son  petit-fils, 
si  elle  avait  duré,  aurait  compromis  cette  œuvre.  Elle  n'a  eu 
qu'un  avantage.,  celui  de  mettre  en  pleine  lumière  la  grandeur 
de  la  tâche  accomplie  par  le  vieux  vice-roi.  C'est  ce  que  je  me 
suis  proposé  de  montrer  en  rappelant  rapidement  les  écarts 
d'Abbas-Pacha. 

Cte  Beneuetti. 


TERRE  D'ESPAGNE 


(i) 


TANGER  —   CADIX  —   SEVILLE  —   RETOUR  A   MADRID 


TANGER 


Les  grands  navires,  voyageurs  de  haute  mer,  voiliers,  stea- 
mers, passent  au  milieu  du  détroit  que  le  courant  et  le  vent 
marquent  d'un  trait  indigo.  Notre  bateau,  médiocre,  s'abrite  le 
long  de  la  côte  d'Espagne,  et  les  montagnes  se  succèdent,  brûlées 
par  le  soleil,  incultes,  inhabitées,  semblables  par  la  couleur  et 
l'abandon  à  celles  d'en  face,  à  celles  du  Maroc,  mais  avec  moins 
de  relief,  et  des  crêtes  moins  découpées.  Des  nappes  d'herbe 
rase,  d'un  seul  ton  mordoré,  descendent  des  cimes  nues  jus- 
qu'aux écueils  déserts.  La  lame  est  courte  et  dansante.  Après 
deux  heures  de  route,  nous  doublons  l'extrême  pointe  de  l'Eu- 
rope, un  cap  de  roches  très  basses,  que  prolonge,  comme  un 
éperon,  une  île  ronde,  couverte  de  fortifications  et  au-dessus  de 
laquelle  flotte  le  drapeau  de  l'Espagne.  C'est  l'île  des  Palombes. 
La  petite  -ville  de  Tarifa  blanchit  au  bord  d'une  crique  de  cette 
côte  désolée. 

Alors  le  bateau  pique  droit  sur  le  Maroc.  Il  est  deux  heures 
quand  nous  entrons  dans  une  baie  relevée  à  ses  deux  extrémités, 
arrondie  au  fond  par  une  plage  où  défilent,  en  dandinant  leurs 
cous,  les  chameaux  d'une  caravane.  Tanger  s'étage  aux  flancs  de 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  février,  du  1er  mars,  du  1"  avril  et  du  1er  mai. 


534  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  colline,  à  l'est,  mais  le  soleil  est  si  éclatant  que  la  mer  tout 
en  feu  nous  cache  presque  la  ville  dans  une  gloire  de  rayons.  Je 
distingue  seulement  les  longues  barques  sorties  du  port,  arrivant 
à  force  de  rames  vers  nous,  qui  sommes  ancrés  à  deux  kilomètres 
du  rivage.  Elles  sont  une  vingtaine,  montées  chacune  par  une 
douzaine  d'Arabes  ou  de  nègres.  En  peu  de  temps,  elles  accostent 
le  vapeur,  chacune  cherchant  à  écarter  les  autres  et  à  pousser  sa 
proue  au  bas  de  la  coupée.  Une  bande  de  portefaix  en  burnous 
lamentables,  coiffés  de  turbans  ou  de  fez,  se  bousculant,  criant, 
se  rue  à  l'assaut  du  navire.  Ils  ont  des  airs  terribles  et  des  allures 
de  pillards.  Ils  s'accrochent  aux  hublots,  ils  saisissent  un  bout 
de  corde  qui  pend,  et  grimpent,  les  orteils  appuyés  sur  la  paroi 
de  fer.  Sans  escalier,  sans  échelle,  je  ne  sais  comment,  ils  enva- 
hissent le  pont,  se  précipitent  sur  les  bâches,  se  battent  dans  le 
salon  des  premières,  n'écoutent  rien,  et  emportent  les  valises 
comme  un  butin  de  razzia.  Dans  ce  brouhaha,  j'entends  crier  mon 
nom . 

—  Me  voici  ! 

C'est  un  guide  qu'a  bien  voulu  m'envoyer  M.  le  ministre  de 
France.  Je  lui  fais  signe.  Alors,  furieusement,  avec  des  hurle- 
mens  en  arabe,  des  coups  de  rame,  des  coups  de  poing,  l'équi- 
page, investi  de  ma  confiance,  s'ouvre  une  trouée  parmi  les 
barques  qui  dansent  sur  la  lame,  prend  d'assaut  l'escalier, 
refoule  une  section  de  nègres  qui  se  disputaient  mon  bagage.  Au 
moment  où  je  me  prépare  à  descendre,  un  grand  diable  aux 
jambes  nues  me  saisit  à  bras-le-corps,  m'épargne  violemment 
trois  marches,  et  saute  avec  moi  dans  la  barque,  qui  s'éloigne  dans 
un  diminuendo  d'imprécations. 

—  Souquez  ferme,  fils  d'Allah  ! 

Ce  doit  être  le  sens  des  paroles  de  mon  gros  petit  guide,  qui 
font  filer  le  bateau  sur  la  mer  libre.  Bientôt  je  vois  mieux  la 
ville.  Elle  monte  en  pente  raide,  depuis  une  plage  brune  jus- 
qu'au palais  du  gouverneur  qui  couvre  le  faîte  de  la  colline  ;  elle 
est  pressée,  tassée,  masse  de  cubes  superposés,  blanche,  sans 
coupure,  où  pointent  cinq  ou  six  palmiers  et  autant  de  minarets 
vêtus  de  faïences  vertes.  Elle  est  petite  dans  la  colline  étendue. 
Elle  me  rappelle  ces  châteaux  d'écume,  assemblés  par  le  vent  le 
long  d'une  roche  goémonneuse. 

Nous  débarquons.  Au  bout  de  la  jetée  minuscule,  sur  le 
sable  humide,  à  l'ombre  d'une  cabane,  six  personnages  à  grandes 
barbes  sont  assis  en  cercle.  Je  les  prends  pour  des  patriarches  en 
conseil.  Leurs  tuniques  ont  des  plis  antiques  et  leurs  visages 
l'immobilité  des  eaux  de  citerne.  Mon  guide  s'adresse  à  la  belle 


TERRE    d'eSPAGNE.  535 

barbe  blanche  du  milieu,  qui  s'abaisse,  sans  une  parole,  en  signe 
d'acquiescement.  Ces  hommes  sont  les  douaniers  marocains,  et 
je  viens  d'obtenir  la  faveur  d'éviter  leur  visite.  Nous  passons 
sous  une  voûte.  J'ai  six  porteurs  pour  trois  colis.  Oh!  les  ruelles 
merveilleuses,  tournantes,  montantes,  sales  à  souhait  et  cepen- 
dant parfumées  d'une  vive  odeur  de  menthe,  encombrées  pour  un 
âne  chargé  de  son  sac  d'orge,  pleines  de  jeunes  hommes  aux 
jambes  nues,  de  vieux  Marocains  en  burnous,  de  femmes  mau- 
resques au  visage  voilé,  de  belles  juives  en  tunique  de  soie,  qui, 
dans  l'ombre  des  portes  basses,  debout,  le  coude  appuyé  à  la 
pierre  et  la  tête  posée  sur  la  main  repliée,  dédaignent  de  remuer 
même,  au  passage  d'un  étranger,  l'émail  de  leurs  yeux  longs. 

Pas  une  note  fausse,  je  veux  dire  civilisée.  J'ai  cette  impres- 
sion, que  Tunis  ne  donne  pas,  que  je  marche  dans  un  monde 
nouveau,  où  l'Europe  n'est  pas  maîtresse.  De  la  fenêtre  de  mon 
hôtel,  j'aperçois  la  plage,  où  des  Arabes,  dans  l'eau  jusqu'à  la 
ceinture,  débarquent  des  chèvres  jaunes  en  les  portant  dans  leurs 
bras.  A  trois  mètres  au-dessous  de  moi,  sur  le  toit  d'une  maison, 
une  femme,  les  ongles  teints  en  rouge,  épluche  et  croque  des 
amandes  sèches.  Je  sors  presque  aussitôt,  pour  errer  de  nouveau 
dans  le  labyrinthe  des  rues.  L'ombre  est  violette  et  la  lumière 
éblouissante.  Elles  se  partagent  le  sol,  les  murs,  les  toits,  les 
gens,  ne  se  fondant  jamais  et  se  coupant  en  lignes  nettes.  Point 
de  demi-jour.  Les  portes  ont  l'air  d'ouvrir  sur  des  cavernes.  On 
devine,  dans  l'obscurité  des  chambres  basses,  des  hommes  en 
burnous  qui  dorment,  ou  travaillent  le  fer  et  le  cuir.  Des  voûtes, 
çà  et  là,  jetées  d'une  terrasse  à  l'autre,  font  des  îles  de  fraîcheur 
où  les  femmes  sont  groupées.  Il  y  a  du  mouvement  et  peu  de 
bruit.  Quelques  riches  passent  à  cheval  avec  de  gros  turbans. 
A  l'intérieur  de  quelques  maisons  juives,  —  car  nous  sommes  à 
l'époque  de  la  fête  des  Tabernacles,  —  j'entrevois  des  berceaux 
de  feuillage  et  des  guirlandes  piquées  de  fleurs  de  camélia.  Et 
l'odeur  nous  poursuit  de  ce  bois  de  la  Mecque,  qui  vaut,  dit-on, 
cent  francs  la  livre,  et  que  j'ai  prise  d'abord  pour  celle  de  la 
menthe.  Je  remarque  aussi  que  le  soleil  m'a  trompé,  et  que  la 
plupart  des  maisons  de  Tanger  sont  peintes  d'une  première  couche 
bleue,  qui  transparaît  sous  le  badigeonnage  à  la  chaux,  et  atténue 
la  crudité  du  blanc. 

Je  sors  de  la  ville  par  une  avenue  montante,  entre  deux  rem- 
parts qui  s'ouvrent,  et  je  me  trouve  dans  un  terrain  vague,  som- 
met de  colline  dont  le  sol  est  couvert  de  fumier,  et  où  s'agitent 
des  centaines  d'Arabes.  Nous  sommes  en  plein  Orient.  Des  chiens 
et  des  chèvres  errent  parmi  les  groupes  ;  de  petits  bœufs,  couchés 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  fange,  attendent  l'acquéreur;  d'innombrables  ânes,  immo- 
biles, les  oreilles  basses,  dorment  debout  entre  deux  tas  de  figues 
sèches  amoncelées  sur  des  nattes  ;  des  jongleurs  dansent  dans  un 
coin  de  la  place,  et  quatre-vingts  hommes,  assis  non  loin  de  là, 
formant  un  cercle,  écoutent  une  sorte  d'ascète  à  la  barbe  pointue, 
aux  gestes  nerveux  et  nobles,  qui  raconte  une  histoire.  Mon  guide 
me  traduit  des  phrases  au  passage.  Le  poète  populaire  vient  de 
lever  les  bras  vers  le  ciel.  Il  assure  qu'une  certaine  troupe  de 
chameaux,  sur  l'ordre  d'un  grand  marabout,  s'est  envolée  dans 
les  airs.  Pas  un  sourire  n'effleure  la  figure  de  ces  chameliers, 
vieux  enfans,  qui  font  provision  de  rêve  pour  le  voyage  de  demain. 
Tous  les  regards  que  je  rencontre  sont  durs  et  presque  hostiles. 
Le  soir  commence  à  s'annoncer.  Un  peu  de  brise  souffle  sur  le 
plateau  verdoyant,  succession  de  vergers  clos  qui  s'étendent  à 
gauche;  mon  guide  m'entraîne  de  ce  côté.  Nous  suivons  un  che- 
min bordé  d'aloès  et  de  roseaux.  Et  tandis  que  nous  nous  éloi- 
gnons, j'entends  venir  plus  distinctement,  de  quelque  terrasse 
perdue  parmi  les  arbres,  les  étranges  cris  de  joie  des  femmes  qui 
célèbrent  une  fête.  Ces  aboiemens  aigus,  prolongés,  mêlés  à  des 
sons  de  flûte,  emportés  par  lèvent,  passent  au-dessus  de  la  ville. 
Que  je  souhaiterais  pouvoir  m'enfoncer  dans  cette  campagne 
bientôt  déserte,  bientôt  sauvage!  Mais  le  bateau  pour  Cadix  part 
demain  matin.  Il  faut  revenir  vers  Tanger,  dont,  après  un  détour, 
je  gagne  l'extrémité  nord,  la  plus  élevée,  que  couvre  presque 
entièrement  le  palais  du  gouverneur. 

De  hautes  murailles  en  ruine,  de  rares  maisons  éclatées,  sans 
peinture  et  sans  porte,  font  une  rue  farouche,  où  je  m'engage. 
Aucune  vue  encore  sur  la  ville  ni  sur  la  rade.  Je  traverse  l'ombre 
d'une  voûte,  et  me  voici  dans  un  couloir  pavé  qui  descend  vers 
une  place  fortifiée,  grande,  toute  pleine  de  groupes  d'Arabes.  Il  y 
a  des  hommes  couchés  sur  tous  les  degrés  de  cette  sorte  d'esca- 
lier à  paliers  larges,  évidemment  construit  pour  le  défilé  des 
cortèges.  Nous  venons  d'entrer  dans  la  Kasba.  Je  m'avance  un 
peu  vers  la  place,  et,  au  moment  où  je  frôle  un  groupe  de  ces 
songeurs,  que  le  départ  du  soleil  fait  seul  changer  de  lit,  l'un 
d'eux,  qui  porte  par  exception  un  burnous  très  blanc,  se  dresse, 
lève  sa  tête  jeune  et  d'une  admirable  noblesse  de  traits,  parle  à 
mon  guide,  et  se  rassied. 

—  Qu'a-t-il  dit? 

—  Il  a  dit  que  M.  le  ministre  de  France  vient  de  passer  à 
cheval,  et  que,  sur  sa  demande,  le  pacha,  gouverneur  de  Tanger, 
vous  invite  à  visiter  quelques  salles  de  son  palais. 

—  Et  où  est  le  gouverneur? 


TERRE    D'ESPAGNE.  537 

—  Derrière  vous,  au  fond  de  cet  escalier.  11  tient  audience. 
Celui  qui  m'a  parlé  est  son  second,  et  lui  renvoie  les  affaires  qui 
lui  semblent  d'importance. 

Je  ne  m'attendais  pas  à  retrouver  à  Tanger  la  vieille  institution 
de  nos  plaids  de  la  porte  du  temps  du  roi  saint  Louis.  Je  me 
retourne,  et  je  vois,  en  effet,  dans  l'ombre  d'un  vestibule,  à  trente 
pas  de  moi,  un  homme  assis  sur  un  divan,  les  jambes  croisées, 
à  droite  d'une  grande  baie  mauresque  qui  est  l'entrée  du  palais. 
Il  a  l'air  fort  digne  qui  convient  à  un  pacha  gouverneur,  une 
barbe  noire  en  carré,  sans  un  poil  blanc,  les  mains  fines,  le  tur- 
ban épais  et  la  tunique  couleur  de  neige.  Je  lui  fais  exprimer 
toute  ma  gratitude  pour  la  faveur  qu'il  m'accorde;  il  me  tend 
courtoisement  la  main,  à  l'européenne,  et  me  désigne  un  de  ses 
serviteurs  qui  doit  m'accompagner. 

Ce  serviteur,  un  petit  vieux  aux  poils  rares,  semble  furieux 
de  guider  un  roumi.  Il  m'arrête  dans  les  premiers  appartemens 
du  palais,  et  va  chasser,  à  grands  cris,  les  femmes  du  harem, 
dont  j'entends  les  rires  monter  et  s'éloigner.  Avec  lui,  je  visite 
plusieurs  salles  d'un  Alhambra  de  second  ordre,  riche  encore  et 
joli,  et  une  vaste  cour  dallée,  fermée  de  murs  entièrement  recou- 
verts de  faïences,  et  dans  l'épaisseur  desquels,  à  chaque  extré- 
mité, on  a  creusé,  doré,  sculpté  et  meublé  de  nattes  fines  deux 
petits  salons  pour  les  réceptions  officielles.  Puis  je  me  rends  à  la 
prison,  dépendance  du  palais,  qui  ouvre  sur  la  place.  Elle  enlève 
toute  illusion  sur  le  degré  de  civilisation  du  Maroc.  C'est  la  geôle 
barbare,  sale,  fétide,  où  les  hommes  sont  entassés  pêle-mêle. 
Dans  le  mur  d'un  corps  de  garde,  un  trou  rond  a  été  percé.  Deux 
bois  en  croix  sont  cloués  dessus,  et,  par  l'un  des  guichets  qu'ils 
forment,  on  aperçoit  une  pièce  basse,  sombre,  où  grouillent, 
couchés  ou  debout  sur  de  la  paille  réduite  en  fumier,  des  pri- 
sonniers de  tous  âges.  A  peine  me  suis-je  approché  qu'une 
dizaine  de  ces  misérables  se  précipitent,  passent  leurs  bras 
maigres  à  travers  les  ouvertures,  cherchent  sans  voir,  —  car 
l'espace  est  trop  étroit  pour  leur  tête  et  pour  leurs  bras  ensemble, 
—  espérant  que  j'apporte  quelque  chose  qui  se  mange.  L'un  d'eux 
m'offre  un  petit  panier  qu'il  a  tressé.  Les  soldats  du  poste  les 
menacent,  et  les  font  reculer.  Je  sors,  et  je  songe  que  ce  fut  dans 
de  pareilles  prisons  que  des  saints,  par  amour  pour  ces  pauvres, 
allèrent,  de  leur  plein  gré,  prendre  la  place  d'un  captif. 

Un  petit  tertre  est  tout  près  de  là,  touchant  l'enceinte  de  la 
place.  Pour  la  première  et  la  dernière  fois,  dans  l'admirable 
lumière  du  soir,  je  vois  bien  Tanger.  Les  ruelles,  autour  de  moi, 
tout  de  suite  rompues  par  une  courbe,  dégringolent  vers  la  mer; 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  terrasses  carrées  descendent  en  cascades.  Il  y  a  des  plis,  mais 
il  n'y  a  point  de  jour  entre  elles.  La  ville  est  d'une  seule  masse, 
posée  au  flanc  de  la  colline.  Et  elle  est  décidément  bleue,  d'un 
bleu  léger,  comme  un  morceau  de  ciel  pâle  qui  serait  tombé  là. 
Des  vols  de  mouettes  passent.  Les  muezzins  crient  la  prière. 
Leurs  appels  gutturaux,  comme  des  sons  de  cloches  brisées,  s'en 
vont  loin  dans  l'air  calme.  Et  après  eux  tout  se  tait.  Le  premier 
crépuscule  commence.  Tout  baigne  encore  dams  la  clarté,  mais  le 
rayon  s'eft'ace  aux  toits  des  minarets. 

CADIX 

Cadix,  23  octobre. 

Deux  images  disent  tout  Cadix,  et  les  voici. 

De  très  loin,  plus  d'une  heure  avant  d'arriver  au  port,  j'aper- 
cevais la  ville,  comme  flottante  sur  la  mer.  Je  pouvais  même 
douter  que  ce  lut  une  ville.  C'était  une  succession  de  blancheurs 
dentelées,  longues  sur  les  eaux  frissonnantes,  et  que  rien  ne  sem- 
blait rattacher  aux  terres  que  nous  suivions.  Ces  formes  pâles 
bordées  de  soleil,  les  unes  carrées,  d'autres  hardies  et  hautes, 
disposées  par  grandes  masses  que  séparait  le  trait  fuyant  d'une 
Lame,  ressemblaient  plutôt  à  des  voiles  assemblées,  à  une  flotte 
étrange  et  sans  corps,  dont  les  coques  auraient  sombré,  dont  les 
mâtures  entoilées  feraient  des  îles  au  ras  du  ciel. 

Lorsque  j'ai  eu  visité  les  rues  et  quelques-uns  de  ces  monu- 
mens  catalogués,  où  l'homme  se  répète  sans  cesse,  et  qui 
retiennent  de  moins  en  moins  l'attention  à  mesure  qu'on  avance 
dans  l'étude  d'un  pays,  j'ai  monté  au  sommet  de  la  torre  de  Vigia, 
l'une  des  nombreuses  tours  qu'avait  construites  ce  peuple  de  cor- 
saires et  de  marins,  pour  découvrir  au  loin  les  vaisseaux  et  l'état 
de  la  mer.  Alors,  au-dessous  de  moi,  j'ai  vu  un  amoncellement 
de  terrasses  blanches,  enveloppées  par  l'Océan,  sauf  d'un  côté, 
où  une  mince  bande  de  sable  s'en  allait,  dans  le  recul  des  brumes 
chaudes,  rejoindre  des  côtes  basses.  Tous  les  murs,  toutes  les 
guérites  aux  angles  des  toitures  plates,  tous  les  minarets  étaient 
peints  à  la  chaux.  Pas  une  tache  de  tuiles  ou  d'ardoises,  pas 
même  un  jardin  dans  l'intérieur  de  cette  ville  de  neige.  Les  yeux 
se  fatiguaient  et  se  fermaient  dans  la  lumière  aveuglante  qui 
rayonnait  d'en  bas.  Et  Cadix  allongée,  un  peu  inclinée,  éblouis- 
sante au  bout  de  sa  tige  aux  tons  neutres,  m'apparut  comme  une 
touffe  de  tubéreuses  qu'on  aurait  jetée  sur  l'eau.  Elle  en  avait 
l'éclat,  la  chair  épaisse  et  ferme,  et  jusqu'aux  pétales,  hérissés 
et  pointant  de  toutes  parts  en  fleurons  de  couronne. 


TERRE    D'ESPAGNE.  539 


DE   CADIX   A    SÉVILLE,    AQUARELLES   ANDALOUSES 

24  octobre. 

Tandis  que  le  train  va  lentement  à  travers  les  plaines,  de 
bien  jolis  paysages  ont  passé  devant  la  fenêtre  du  wagon.  Je  vou- 
drais en  noter  quelques-uns,  afin  de  donner  quelque  idée  de 
cette  extrême  Andalousie,  tant  de  fois  célébrée,  si  digne  de  l'être 
encore. 

Première  aquarelle.  —  Nous  avons  contourné  la  baie  de 
Cadix,  et  nous  remontons  au  nord.  Devant  nous,  des  marais 
s'étendent,  d'abord  divisés  par  des  talus  tachetés  de  meules  de  sel, 
puis  entièrement  déserts  et  incultes,  espaces  où  l'œil  plonge 
indéfiniment  dans  la  rousseur  des  herbes.  Çà  et  là  une  lueur 
d'eau,  une  rayée  longue  et  mince  entre  ces  champs  de  roseaux 
fanés,  dont  l'automne  a  rompu  les  tiges.  Toute  la  terre  est 
blonde.  Tout  le  ciel  est  d'un  azur  léger.  Des  bandes  de  canards 
s'élèvent  en  criant  ;  ils  prennent  leur  route  ;  ils  glissent  ;  ils  ne 
sont  plus  qu'une  pointe  de  flèche,  en  apparence  immobile  dans  la 
lumière,  et  même  alors  on  devine  qu'ils  n'atteindront  pas  de 
sitôt  la  limite  de  ces  solitudes  immenses,  les  retraites  inconnues, 
vers  les  montagnes  là-bas,  qui  sont  hautes  comme  le  doigt. 

Deuxième  aquarelle.  —  Le  soleil  baisse,  tout  rouge  dans  le 
ciel  clair.  C'est  l'heure  calme  où  l'homme  commence  à  s'appuyer 
sur  sa  bêche  et  songe  à  la  maison.  Nous  approchons  de  Jerez.  Les 
vignes  se  pressent  aux  deux  bords  du  remblai,  coulées  de  pam- 
pres jaunis  qu'entourent  des  haies  de  cactus  échevelés  et  pâles. 
A  droite  de  la  voie  il  y  a  une  cabane,  une  seule,  que  couvre 
entièrement  un  grenadier  chargé  de  fruits.  Et  dans  la  cabane,  il 
y  a  une  petite  marchande  d'eau  fraîche  qui  cause  avec  son  novio. 
Ils  sont  accoudés  sur  la  même  planche,  lui  en  dehors,  elle  dans 
l'intérieur  de  sa  boutique.  On  ne  voit  point  la  figure  du  garçon, 
mais  seulement  son  large  feutre  gris,  sa  taille  fine  et  cambrée, 
ses  pieds  chaussés  d'espadrilles.  Dans  l'encadrement  de  la  fenêtre, 
tout  le  soleil  est  pour  la  novia,  pour  ses  yeux  câlins,  ses  joues 
brunes,  son  bras  nu  qui  soutient  le  menton  gros  comme  une 
nèfle  mûre.  Elle  rit,  en  écoutant  parler  celui  qu'elle  aime. 
L'arrêt  du  train  ne  les  a  pas  troublés.  Elle  a  versé  trois  verres 
d'eau  bleue,  sans  regarder  ni  les  voyageurs,  ni  la  perra  chica 
qu'ils  lui  laissaient  en  paiement.  D'un  geste  souple  et  sûr,  quand 
nous  sommes  partis,  elle  a  seulement  repiqué,  en  haut  de  son 
chignon  pointu,  le  bouquet  de  jasmins  blancs  que  le  vent  avait 
déplacé. 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Troisième  aquarelle.  —  Il  fait  presque  nuit.  Nous  sommes  en 
plein  maquis,  et  le  vert  des  oliviers  sauvages,  et  celui  des  len- 
tisques  et  des  buis  sont  fondus  en  une  môme  teinte  fumeuse. 
D'espace  en  espace,  la  pointe  d'un  arbrisseau  mort  se  lève  dans 
le  taillis,  comme  la  croupe  d'un  bœuf  roux.  Au  milieu  d'une 
clairière,  un  homme  à  cheval,  qui  paraît  gigantesque,  abreuve  sa 
mule  au  bord  d'une  citerne.  Les  montagnes  sont  roses,  très  loin, 
vers  l'Orient.  La  nuit  n'est  pas  venue  pour  elles.  Du  côté  de 
l'Occident,  à  la  place  où  le  soleil  a  disparu,  dans  l'auréole  de 
rayons  pourpres  qu'il  a  laissée  au-dessus  des  terres  sombres, 
trois  aloès,  dépassant  le  maquis,  tendent  leurs  bras  terribles... 

Nous  entrons  en  gare  de  Séville  avec  une  heure  de  retard,  ce 
qui  peut  être  considéré,  me  dit-on,  comme  un  succès.  Et,  presque 
tout  de  suite,  je  m'arrête,  sur  la  place  de  l'Hôtel-de-Ville,  pour 
voir  la  compagnie  des  screnos  sous  les  armes,  prête  à  partir.  Ces 
dignes  gens,  vous  le  savez,  sont  chargés  de  veiller  au  bon  ordre 
des  rues  pendant  la  nuit,  de  crier  les  heures  en  annonçant  le 
temps  qu'il  fait,  et  d'ouvrir  les  portes  aux  citoyens  qui  auraient 
oublié  leur  clef.  Ils  sont  là  plus  de  cent,  divisés  en  trois  sections, 
vêtus  de  la  veste  courte  à  boutons  d'or,  coiffés  d'une  casquette 
plate  à  bande  rouge,  la  hallebarde  d'une  main,  la  lanterne  de 
l'autre.  La  plupart,  comme  le  temps  menace  un  peu,  ont  emporté 
un  parapluie.  Au  commandement  d'un  vieux  capitaine  à  gros 
ventre,  ils  doublent  les  files,  mettent  le  parapluie  et  la  halle- 
barde sur  l'épaule  droite,  et  quittent  la  place  dans  trois  direc- 
tions différentes. 

Un  peu  plus  tard,  lorsque  le  bruit  de  la  ville  se  fut  assourdi, 
j'entendis  sous  mes  fenêtres  une  bonne  voix  enrouée  qui  criait  : 
Ave  Maria  parissima!  Las  once  han  dado ,  y  sereno!  Et  je  son- 
geai, avec  un  frisson  de  joie,  que  j'étais  dans  cette  Séville  des 
chansons,  la  capitale  enchanteresse  du  Midi,  la  sœur  par  la 
beauté  de  Venise  l'italienne,  dont  on  ne  parle  plus  qu'avec  regret, 
dès  qu'on  l'a  entrevue. 

SÉVILLE 

Je  veux  cependant  le  dire  pour  l'amour  de  la  vérité,  devenu, 
depuis  peu,  une  vertu  des  voyageurs  :  Séville  n'est  pas  ce  que  l'on 
a  prétendu  ;  elle  n'étonne  pas  ceux  qui  ont  déjà  visité  plusieurs 
villes  espagnoles,  ceux  surtout  qui  ont  vu  Grenade  ou  Cadix. 

Elle  est  vivante,  mais  la  plupart  des  villes  du  Midi  le  soul 
également;  elle  a  de  belles  promenades,  mais  dont  les  pareilles 


TERRE    D'ESPAGNE.  541 

existent  ailleurs  ;  elle  a  de  jolies  femmes,  mais  toute  la  race 
andalouse,  et  ou  pourrait  presque  dire  toutes  les  races  espagnoles 
sont  jolies;  elle  a  enfin  son  Guadalquivir ,  profond,  resserré, 
trop  étroit  pour  les  grands  navires  rangés  sur  ses  deux  bords,  et 
cela  est  moins  commun,  dans  ce  pays  où  les  fleuves  qui  ont  de 
l'eau  n'en  ont  pas  assez,  d'habitude,  pour  porter  un  bateau. 

Vous  demanderez  peut-être  :  «  Et  la  manufacture  de  tabac?  » 
Hélas!  je  l'ai  visitée,  et  je  connais  peu  de  spectacles  qui  m'aient 
laissé  au  cœur  un  sentiment  plus  triste.  Savez-vous  ce  qu'ils  font, 
les  guides,  en  conseillant  aux  étrangers,  qui  suivent  tous  le  con- 
seil, de  visiter  la  manufacture  de  tabac?  Ils  commettent,  à  mon 
avis,  et  sans  s'en  rendre  compte,  un  acte  cruel  :  ils  offensent  une 
misère  humaine.  Vous  voyez  cet  immense  palais  délabré  qui 
touche  au  champ  de  foire?  Un  ange  de  pierre,  la  trompette  à  la 
bouche,  est  debout  au-dessus  d'une  des  portes  d'entrée.  La  légende 
prétend  qu'on  entendra  la  trompette  le  jour  où  une  jeune  fille 
vraiment  jeune  fille  passera  sous  la  voûte,  pour  se  rendre  à 
l'atelier.  Je  ne  défends  pas  la  vertu  des  cigarières,  je  crois  que 
leur  réputation  n'est  pas,  en  général,  imméritée.  Mais,  honnêtes 
ou  non,  ce  sont  de  pauvres  filles,  dignes  de  toute  pitié.  Vous 
montez  au  premier  étage.  Vous  pénétrez,  conduit  par  des  contre- 
maîtres dont  l'unique  fonction  paraît  être  d'introduire  les 
curieux,  dans  une  première  salle  où  sont  réunies  plusieurs  cen- 
taines de  femmes  de  tous  les  âges,  surtout  des  jeunes,  assises 
devant  des  tables  où  elles  roulent  des  cigarettes  et  rognent 
des  enveloppes  de  cigare.  L'atmosphère  est  horrible,  le  sol  jon- 
ché de  détritus  do  tabac.  Des  vêtemens,  des  châles  pendent,  en 
tas  multicolores,  à  tous  les  angles  de  la  pièce.  Et  les  visages 
sont  pâles,  tirés,  empoisonnés  par  l'air  vicié.  A  côté  de  plus 
d'une  de  ces  tables,  il  y  a  un  berceau  où  dort  un  enfant  au 
maillot.  Des  femmes  nourrissent  leur  petit.  Quelques-unes  sont 
hardies.  La  plupart  ont  le  regard  triste  et  mauvais  de  celles  qui 
souffrent  et  qui  voudraient  souffrir  sans  être  l'objet  de  cette  cu- 
riosité, insultante  par  elle-même,  alors  même  qu'elle  ne  l'est  pas 
pour  une  autre  raison.  Et  vous  ne  sortirez  de  cette  salle  que  pour 
eu  voir  une  seconde  toute  pareille,  où  d'autres  filles  et  d'autres 
femmes,  jusqu'à  quatre  mille  dans  les  temps  de  presse,  gagnent 
péniblement,  en  usant  leur  jeunesse,  quelques  sous  pour  acheter 
leur  pain  et  pour  faire  un  peu  de  toilette.  Car  ici,  je  trouve  une 
note  gaie,  la  seule  que  puisse  donner  cette  affreuse  caserne 
ouvrière  :  vous  saurez  que  toute  cigarière  qui  n'a  pas  dépassé  la 
trentaine  se  fait  coiffer  pour  deux  sous,  dans  la  manufacture 
même,  par  une  coiffeuse  attitrée,  et  achète  chaque  jour,  si  pauvre 


542  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'elle  soit,  un  brin  de  jasmin,  un  œillet  ou  une  rose,  à  l'une 
des  marchandes  qui  traversent  les  ateliers.  J'ai  observé  qu'après 
trente  ans,  les  femmes  se  résignaient  à  porter  le  dahlia,  cette 
fleur  lourde  et  sans  grâce... 

J'en  ai  dit  assez  pour  faire  entendre  que  le  charme  de  Séville 
est  moins  dans  ses  monumens  que  dans  les  détails  de  la  vie  popu- 
laire, moins  dans  l'aspect  de  ses  rues  que  dans  la  physionomie 
de  ses  habitans,  dans  la  douceur  de  son  climat  et  la  beauté  de  ses 
campagnes.  J'ai  passé  toute  une  semaine,  une  des  meilleures  de 
mon  voyage,  à  étudier  la  grande  ville  andalouse,  à  courir  aux 
ruines  romaines  d'Italica,  à  visiter  les  herbages  où  s'élèvent  les 
taureaux  de  course,  les  forêts  de  Villamanrique,  les  marismas  du 
bas  Guadalquivir.  Parmi  ces  journées  heureuses,  j'en  choisirai 
deux  ou  trois,  et  je  les  raconterai. 

UN    BEAU   DIMANCHE   A   SÉVILLE 

Ce  matin,  accompagné  d'un  Français  qui  habite  Séville,  et  qui 
l;i  connaît  merveilleusement,  je  pars  à  l'aventure.  Nous  sonnons 
à  la  grille  d'une  très  jolie  maison  située  dans  une  toute  petite 
rue.  Vous  n'ignorez  pas  que  c'est  une  mode  arabe,  et  une  mode 
commandée  par  le  soleil,  de  construire  de  vrais  palais  dans  des 
ruelles  extrêmement  étroites  et  souvent  très  tournantes,  mais 
peut-être  ne  savez- vous  pas  que  ces  maisons,  qui  paraissent 
ouvertes,  sont,  au  contraire,  jalousement  gardées.  A  travers  la 
grille,  très  fine  et  ouvragée,  on  aperçoit  la  cour,  des  fleurs,  des 
portes.  Mais  elle  n'obéit  pas  pour  un  coup  de  sonnette,  cette 
grille  légère  !  Une  servante  apparaît,  à  l'une  des  fenêtres,  en 
face,  et  invariablement  demande  :  «  Qui  êtes-vous?  »  Il  faut 
répondre  et  dire  ensuite  ce  que  l'on  veut.  Puis  la  domestique 
disparaît,  s'informe,  et  ne  laisse  franchir  le  seuil  qu'après  auto- 
risation. Le  système  du  cordon  est  tout  à  fait  inconnu.  Mon  ami 
avait  des  intelligences  dans  la  place  ;  nous  entrons. 

—  Voyez,  me  dit-il,  la  cour  est  pavée  de  marbre,  les  murs 
sont  revêtus  de  marbre,  les  colonnes  qui  forment  cloître  au  rez- 
de-chaussée  et  qui  soutiennent  l'étage  sont  de  marbre  également. 
Vous  avez  ici  le  modèle  des  maisons  sévillanes.  Elles  ne  sont  ja- 
mais occupées  qu'à  moitié.  En  hiver,  on  habite  le  haut.  En  été,  on 
s'installe  en  bas.  Il  y  a  deux  cuisines,  deux  salons,  double  série 
de  chambres. 

Nous  allons  à  gauche,  en  effet,  au  fond  de  la  cour,  et  nous 
trouvons  la  cuisine  d'été  ouverte  aux  deux  extrémités,  simple 
passage  où  les  courans  d'air  doivent  abonder,  entre  le  patio  et 


TERRE    D'ESPAGNE.  543 

une  sorte  de  jardin  minuscule  où  pousse  un  pied  de  vigne  de 
Malaga.  Au  milieu  des  dalles  de  marbre  du  patio  s'élève  un  bana- 
nier. Ses  feuilles  se  tendent  comme  des  ombrelles  jusqu'aux  mu- 
railles. Ami-hauteur,  la  fleur  pend,  superbe,  unique,  mélange  de 
pourpre  violet  et  de  vermillon.  C'est  un  arbre  condamné,  puis- 
qu'il a  fleuri.  Dans  un  autre  angle,  mon  ami  attire  à  soi  une  sorte 
de  volet  caché  dans  l'épaisseur  du  mur,  et  je  vois  un  filet  d'eau 
vive  traversant  une  vasque  blanche.  C'est  là  qu'on  prend  la  pro- 
vision d'eau  du  ménage.  Celle  dont  on  n'a  pas  besoin  disparaît 
sous  terre,  et  passe  aux  maisons  voisines. 

Nous  sortons  du  palais,  et  nous  passons  à  travers  les  rangs 
de  boutiques  d'un  des  marchés.  Bien  pittoresques,  bien  colorés, 
ces  marchés  de  Séville,  avec  les  premiers  paniers  de  grenades 
qui  arrivent  de  la  plaine,  les  étalages  de  potirons  à  coque  verte 
et  rugueuse,  les  magasins  de  fleurs,  les  guirlandes  d'oignons  mor- 
dorés ou  roses,  les  mannequins  de  poissons,  au  bord  desquels 
brille  toujours  une  petite  bougie,  pour  que  la  lueur  de  la  flamme 
sur  les  écailles  fasse  paraître  la  marchandise  plus  fraîche  et  comme 
vivante.  Plus  loin,  ce  sont  des  étourneaux,  par  centaines,  pendus 
à  des  ficelles,  des  macreuses,  des  canards,  des  perdrix.  Je 
demande  quelques  prix.  J'apprends  que  les  perdreaux  valent  de 
2  fr.  50  à  3  francs  la  couple,  un  lièvre  2  fr.  50  ;  que  le  poisson  est 
pour  rien.  En  revanche,  les  alimens  les  plus  ordinaires  et  les 
plus  nécessaires  se  vendent  à  un  prix  relativement  élevé,  ce  qui 
explique  la  misère  et  l'anémie  de  la  population  de  Séville.  Le 
pain  de  première  qualité  coûte  0  fr.  75  les  1  200  grammes ,  les 
pommes  de  terre  10  francs  les  46  kilos,  le  beurre  frais  10  francs 
le  kilo,  et  le  beurre  salé,  qui  vient  de  Danemark,  5  francs.  Le 
vin,  qui  vaut  3  sous  le  litre,  à  la  campagne,  est  frappé  de  5  sous 
de  droits  d'octroi,  et  la  barrique  paye  55  francs.  Le  lait,  enfin, 
monte  à  12  sous  le  litre. 

Autour  de  nous,  dans  les  rues  voisines,  s'en  vont  justement 
des  vaches  conduites  par  un  paysan.  Elles  se  rendent  à  une 
étable  en  plein  vent,  où  les  cliens  se  présenteront  et  feront  tirer 
le  lait  devant  eux.  De  tous  côtés  trottent  des  files  de  mulets 
blancs,  à  têtières  ornées  de  pompons  jaunes  et  rouges.  Les 
hommes  qui  les  montent  sont  coiffés  du  large  chapeau  à  bords 
plats.  Ils  sont  presque  tous  élégans,  maigres  et  rasés. 

Nous  touchons  aux  faubourgs.  Sur  les  places,  aux  coins  des 
rues,  les  enfans  jouent,  devinez  à  quoi?  Aux  courses  de  tau- 
reaux. Le  plus  grand  de  la  bande,  le  plus  fort,  se  met  sur  la  tête 
une  planchette  armée  en  avant  de  deux  vraies  cornes,  et  se  pré- 
cipite sur  ses  camarades,  qui  l'écartent  avec  un  chiffon  ou  avec 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  veste,  ou  même  avec  la  chemise  qu'ils  ont  quittée.  L'espada 
se  tient  en  arrière,  très  digne,  avec  son  épéc  de  bois,  et  sacrifie 
la  bête  féroce  au  moment  voulu,  d'un  coup  magistral  entre  les 
deux  épaules.  Voilà  la  première  école  des  toreros,  et  l'une  des 
explications  de  la  passion  des  Espagnols  pour  les  courses  :  elle  est 
née  avec  eux,  elle  a  déjà  sa  très  grande  place  dans  leurs  jeux 
d'écoliers. 

Après  cela,  une  nouvelle  académie  s'ouvrira  pour  eux.  Nous 
en  sommes  tout  près.  C'est  une  dépendance  de  l'abattoir  munici- 
pal. Là,  dans  un  cirque  de  planches,  orné  d'une  inscription  sur  la 
rue  :  Escuela  taurina,  les  jeunes  amateurs  peuvent  s'instruire, 
chaque  matin,  pendant  plusieurs  mois,  dans  le  plus  noble  et  le 
plus  lucratif  des  arts.  Les  veaux  d'un  an  ou  deux,  les  novillos 
destinés  à  la  boucherie  leur  sont  livrés,  et  un  professeur,  qui  est, 
je  crois,  une  espada  malheureuse,  leur  apprend  les  secrets  du 
métier  :  «  Prends  garde!  celui-ci  a  l'œil  gauche  mauvais,  il  donne 
de  la  tête  à  droite;  celui-là  est  un  brave  animal,  tout  franc,  n'hé- 
site pas  ;  cet  autre  a  les  deux  pieds  de  devant  fixes,  le  mufle  bas, 
le  défaut  de  l'épaule  bien  découvert,  c'est  le  moment  de  frapper!  » 
Mon  ami  me  raconte  que,  l'hiver  dernier,  le  professeur  daigna  lui 
dire  :  «  Vous  êtes  un  homme  sympathique,  monsieur,  je  sais  que 
vous  faites  partie  du  cercle  des  Taureaux  ;  s'il  vous  plaît  de  tuer, 
de  temps  en  temps,  un  jeune  veau,  avant  le  déjeuner,  nous 
sommes  tout  disposés  à  vous  en  offrir  le  moyen.  »  La  proposition 
était  bien  engageante.  Mon  ami  remercia,  et  s'excusa  sur  ses 
nombreuses  affaires. 

De  là,  nous  pénétrons  dans  l'abattoir  proprement  dit.  C'est 
une  vaste  cour  carrée,  entourée  de  cloîtres.  Les  curieux  sont 
arrêtés  par  une  grille  qui  ferme  une  des  ailes  de  ce  cloître.  Il  y  a 
là  une  vingtaine  de  personnes,  arrivées  avant  nous,  et  dont  la 
présence  annonce  qu'un  spectacle  <|iielconque  se  prépare.  Je 
devine  trop  bien  lequel.  Je  reste,  malgré  l'instinctif  frémisse- 
ment que  donne  un  pareil  soupçon.  Rien  autre  chose  pourtant 
ne  présage  une  tuerie.  Pas  un  homme  ne  se  montre  sous  les 
arches  de  pierre,  que  chauffe  le  soleil  ardent  de  dix  heures 
du  matin.  Je  remarque  seulement  qu'à  chacun  des  piliers,  à 
la  hauteur  d'un  mètre  cinquante  environ,  est  scellé  un  gros 
anneau  de  fer,  et  qu'au  milieu  du  cloître  qui  fuit  devant  nous, 
des  poteaux  de  bois  se  dressent,  de  distance  en  distance.  Quelques 
minutes  s'écoulent.  Puis  un  grand  bruit  de  piétinemens,  de  beu- 
glemens  de  bêtes  et  de  cris  d'hommes  retentit.  A  travers  la 
cour,  un  troupeau  de  quatre-vingts  animaux,  fouettés,  dirigés 
à  coups  de  lanières,  se  précipite  vers  l'entrée  du  cloître  et  s'y 


TERRE    D'ESPAGNE.  545 

engouffre,  sautant  de  peur  les  uns  par-dessus  les  autres  et 
galopant  à  toutes  jambes.  C'est  un  grouillement  de  cous,  de 
têtes,  de  croupes  velues,  qui  heurte  la  grille  et  se  répand  dans 
l'allée  couverte.  En  un  clin  d'oeil,  une  vingtaine  de  jeunes  bou- 
chers, qui  tiennent  à  la  main  une  corde  roulée,  se  sont  postés  au 
pied  de  chacun  des  piliers.  Ils  attendent  au  passage  le  bétail 
affolé,  choisissent  leur  victime  dans  le  tas,  jettent  le  nœud  cou- 
lant sur  les  cornes,  tirent  la  corde  et  l'accrochent,  soit  à  l'anneau 
de  fer,  soit  au  poteau  de  bois  :  une  vache,  un  bœuf,  un  taureau, 
est  ainsi  arrêté  et  immobilisé  au  milieu  du  torrent  de  bêtes  beu- 
glantes qui  continuent  leur  course.  Alors,  d'autres  hommes, 
presque  des  enfans,  découplés  et  agiles  comme  tous  les  Andalous, 
se  faufilant  parmi  le  troupeau,  évitant  je  ne  sais  comment  les 
coups  de  cornes  et  de  pieds,  s'approchent  des  animaux  prison- 
niers, et,  par  derrière,  d'un  coup  rapide,  enfoncent  dans  la  nuque 
un  poignard  triangulaire.  Ce  n'est  qu'un  geste.  On  n'entend  pas 
une  plainte,  on  ne  voit  pas  une  goutte  de  sang.  La  bête  tombe, 
inerte,  et  la  peau  de  son  poitrail,  qu'une  piqûre  de  mouche,  tou 
à  l'heure,  faisait  plisser  tout  entière,  n'a  pas  même  un  tressaille- 
ment. En  dix  minutes,  j'ai  compté  soixante-dix-huit  bêtes  gisant 
sur  le  sol  du  cloître.  Cependant,  deux  grands  bœufs,  l'un  noir  et 
l'autre  roux,  restaient  vivans  dans  ce  lieu  de  carnage.  Ils  levaient 
la  tête  très  haut,  comme  s'ils  comprenaient  le  danger.  Le  roux 
fut  garrotté  plus  étroitement,  et,  bien  qu'il  se  débattît,  tomba  sous 
le  poignard.  Le  bœuf  noir  demeura  seul  debout.  Les  cordes 
n'avaient  pas  la  force  de  plier  sa  belle  tête  nerveuse  et  irritée. 
Les  bouchers  les  plus  grands  n'arrivaient  pas  à  la  hauteur  de  son 
échine.  Il  fallut  le  prendre  par  surprise.  Ses  yeux  se  dirigèrent 
un  moment  vers  son  camarade  mort  à  ses  pieds,  il  baissa  la  tête 
de  lui-même  pour  le  flairer,  et  à  l'instant  même  le  bruit  mou 
de  sa  chair  affaissée,  roulant  sur  la  terre,  éveilla  un  dernier  écho 
entre  les  murs  de  cette  cour  sinistre. 

J'avais  besoin  de  retrouver  l'air  libre  et  des  visions  plus  gaies. 
Mon  ami  me  ramena  vers  le  vaste  champ  d'herbe,  que  divisent 
de  larges  allées  plantées  d'arbres,  et  qui  se  nomme  le  prado  San 
Sébastian,  tout  à  côté  de  la  manufacture  de  tabac.  En  cet  en- 
droit se  tient,  les  18,  19  et  20  avril,  la  foire  aux  bestiaux,  qui 
n'est  pas  une  simple  exposition  de  moutons,  de  chevaux,  de 
bœufs,  de  mules  et  de  porcs,  mais,  de  plus,  l'occasion  de  la  fête 
la  plus  populaire  et  la  plus  drôle  de  Séville.  Manquer  la  feria, 
aucun  malheur  n'est  comparable  à  celui-là.  Pour  briller  à  la  feria, 
on  fait  des  économies  toute  l'année.  Les  jeunes  filles  et  les  jeunes 
femmes  y  montreront  les  toilettes  nouvelles.  Les  jeunes  gens  y 
tome  cxxix.  —  1895.  '  35 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

viendront  avec  leurs  équipages  à  l'andalouse,  c'est-à-dire  avec  des 
chevaux  dont  les  harnachemens  sont  garnis  de  pompons  et  de 
franges  de  laine,  et  dont  la  queue  est  tressée  de  rubans  assortis, 
tantôt  verts,  tantôt  violets,  tantôt  rouges,  d'un  goût  rare  et  étin- 
cclant.  Les  plus  distinguées  et  les  plus  riches  des  familles  sévil- 
lanes  doivent  toutes  avoir  sur  le  champ  de  foire,  le  long  des  ave- 
nues, une  cabane  de  bois  ou  de  toile.  Les  plus  belles  de  ces  casillas 
se  louent  300  francs  pour  trois  jours,  les  autres  450  francs. 
Toutes  sont  ainsi  distribuées  :  un  perron  de  deux  ou  trois  mar- 
ches, une  petite  terrasse,  un  salon,  une  salle  à  manger  et  une 
cuisine.  On  quitte  sa  maison  la  veille  de  la  ferla,  on  fait  meu- 
bler la  casilla  de  tapis,  de  tentures,  de  glaces  et  de  l'indispen- 
sable piano.  Puis  la  famille  s'y  installe.  On  se  rend  visite.  Les 
jeunes  filles,  en  mantilles  blanches,  se  promènent  sur  l'estrade, 
jouent  du  piano  ou  de  la  guitare  en  public,  ou  dansent  des  danses 
sévillanes.  Et  la  foule  applaudit,  criant:  Viva  la  gracia!  Que  bellal 
Que  guapa! 

Je  n*ai  pas  perdu  mon  temps,  car  il  est  un  peu  moins  de  onze 
heures  du  matin.  J'entends  les  cloches  de  la  Giralda  qui  sonnent, 
et  je  cours  vers  leurs  volées  claires. 

La  Giralda,  la  grande  tour  carrée,  toute  rose,  qui  domine  la 
cathédrale,  est  bien  le  plus  joli  monument  de  Séville.  Notez,  de 
plus,  qu'elle  est  douce  d'accès  et  point  essoufflante.  On  monte  au 
sommet  de  la  tour  non  par  un  escalier,  mais  par  un  plan 
incliné. 

Le  carillon,  au-dessus  de  moi,  tinte  de  plus  en  plus  fort.  Par 
les  fenêtres,  j'aperçois  les  toits  des  maisons  larges  comme  des 
cartes  à  jouer,  et  les  habitans  qui  traversent  les  rues  ont  l'air 
de  fourmis  noires  dans  une  allée  sablée.  Enfin,  me  voici  dans  la 
galerie  à  jour  où  douze  cloches,  trois  sur  chaque  façade,  an- 
noncent à  Séville  qu'une  procession  va  sortir.  Jamais  je  n'ou- 
blierai l'impression  troublante  qui  s'empara  de  moi  à  ce  moment. 
Songez  que  chacune  des  cloches  est  placée  en  travers  d'une 
fenêtre,  et  qu'elle  peut  tourner  librement  autour  de  son  pivot, 
aidée,  dans  ce  mouvement  de  rotation  complète,  par  un  très  gros 
contrepoids  surmontant  la  coquille  d'airain  et  fait  en  forme  de 
massue  ou  de  marteau.  De  la  sorte,  elle  dépasse,  à  chaque  volée, 
l'embrasure  de  la  fenêtre,  allongeant  à  l'air  libre  tantôt  son 
contrepoids,  tantôt  sa  large  bouche  retentissante.  Un  homme 
l'actionne  avec  une  corde.  Mais  la  corde  est  bientôt  enroulée  au- 
tour du  pivot,  comme  sur  un  treuil  ;  il  n'en  reste  que  cinq  ou 
six  brasses;  bientôt  il  n'en  reste  plus  que  deux  ou  trois.  Et  voici 
ce  que  j'aperçois  à  droite,  à  gauche,  devant  moi.  Les  sonneurs 


TERRE    D'ESPAGNE.  547 

se  laissent  emporter  au  bout  de  la  corde,  ils  sont  enlevés  comme 
des  plumes  ;  ils  posent  le  pied  sur  trois  petites  pédales  superpo- 
sées, piquées  dans  l'angle  de  la  muraille,  le  long  de  l'ouverture 
béante  ;  ils  montent  jusqu'à  la  cloche  ;  ils  n'ont  plus  qu'un  mètre 
de  corde  entre  les  mains  :  alors,  ils  se  lancent  dans  l'espace,  leur 
poids  arrête  la  masse  de  bronze,  la  fait  tourner  en  sens  con- 
traire, et  ils  retombent  sur  le  sol,  tandis  que  la  corde  se  dégage, 
puis  s'enroule  de  nouveau.  Quelques-uns,  d'une  plus  superbe 
audace,  font  encore  mieux.  Ils  sont  emportés  verticalement, 
jusqu'au  sommet  de  la  fenêtre  où  tourne  la  cloche,  et,  au  mo- 
ment où  celle-ci  revient  du  dehors,  toute  frémissante,  ils  ouvrent 
les  jambes,  ils  se  campent  à  cheval  sur  le  calice  évasé  du 
métal,  brisent  ainsi  son  élan,  et  redescendent  en  la  faisant  re- 
tourner sur  elle-même.  C'est  un  spectacle  tragique.  On  se  dit 
qu'il  suffirait  qu'un  de  ces  hommes  fût  trop  peu  lourd,  ou  qu'il 
manquât  d'enfourcher  cette  monture  terrible,  pour  que,  entraîné 
par  elle,  il  fût  précipité  au  dehors  d'une  hauteur  vertigineuse. 
La  chose  est  arrivée.  On  m'a  conté  qu'il  y  a  huit  ans,  un  enfant  de 
quatorze  à  quinze  ans,  sonneur  d'une  église  de  Se  ville,  passa  par- 
dessus sa  cloche  et  fut  lancé  dans  le  vide.  Il  tomba...  mais, 
admirez  cette  Providence,  il  tomba  sur  la  grosse  caisse  d'une 
musique  qui  défilait  processionnellement.  Un  ex-voto  rappelle 
encore  ce  fait  prodigieux.  Je  ne  garantis  pas  , l'authenticité  de 
l'histoire.  Afin  de  la  rendre  plus  vraisemblable,  celui  qui  me  la 
disait  ajoutait  que  la  grosse  caisse  avait  beaucoup  souffert. 

Pour  trois  heures  de  l'après-midi,  les  affiches  posées  sur  les 
murs  annonçaient  une  course  de  novillos.  Ce  n'est  pas  aussi  impo- 
sant qu'une  course  de  taureaux,  mais  je  m'y  rendis  tout  de 
même.  Les  arènes  de  Séville  sont  parmi  les  plus  belles  d'Es- 
pagne, construites  au  bord  du  Guadalquivir,  en  pleine  ville  :  je 
voulais  les  voir,  et  voir  surtout  le  public  de  cette  course  toute 
populaire. 

Il  est  moins  coloré  que  ne  le  proclament  les  livres  roman- 
tiques et  les  estampes.  Peu  de  mantilles,  peu  de  cigarières  éva- 
nouies tombant  sur  leurs  voisines,  pas  de  robes  couleur  d'orange 
mûre,  mais  une  foule  étoilée  de  plus  de  points  éclatans  que 
dans  nos  pays,  plus  nerveuse,  qui  se  mêle  intimement  au  drame 
du  cirque  et  conseille  les  toreros.  Ceux-ci  sont  de  simples  ap- 
prentis, vêtus  de  costumes  fanés.  Le  bétail  est  de  second  ordre 
également  :  de  jeunes  taureaux  de  deux  ans,  qui  arrivent  furieu- 
sement, chargent  un  cheval  ou  deux,  frémissent  sous  la  piqûre 
de  la  lance  du  picador,  et  n'y  reviennent  plus.  A  la  troisième 
blessure   que    les    cavaliers    leur    ont    faite,    ils    ont   une  peur 


5i8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

affreuse.  Ils  se  sauvent  dès  qu'ils  aperçoivent  un  cheval;  ils  re- 
fusent la  lutte,  et  l'on  voit  une  sorte  de  poursuite  ridicule  autour 
de  l'arène  :  les  picadors,  puis  les  espadas  cherchent  à  rejoindre 
l'animal  et  n'y  parviennent  pas.  Enfin,  lorsque,  de  fatigue,  la 
pauvre  bête  s'est  arrêtée,  le  torero  la  manque  invariablement,  et, 
à  chaque  coup  d'épée,  elle  repart,  beuglante.  Le  public  est  vite 
las  de  ces  maladresses  successives,  et  siffle  furieusement.  Après 
le  quatrième  taureau,  le  tapage  devient  tel  que  les  professionnels 
commencent  à  quitter  l'arène.  Plus  de  banderilleros,  plus  de  pi- 
cadors. Un  gamin  de  douze  ans  saute  par-dessus  les  barrières, 
se  jette  à  genoux,  tragiquement,  devant  la  loge  du  président,  et 
demande  par  gestes  qu'on  lui  accorde  la  faveur  de  tuer  le  cin- 
quième taureau,  à  la  place  de  ces  faux  artistes  qui  se  dérobent.  Le 
président  refuse.  L'enfant  insiste.  Pendant  cette  scène,  un  grand 
Andalou,  maigre  et  rasé,  s'en  va  sournoisement  poser,  derrière 
l'unique  torero  demeuré  dans  la  plaza,  un  petit  joujou  fabriqué 
avec  une  courge  figurant  le  corps  du  taureau  et  des  baguettes 
de  bois  représentant  les  quatre  pattes.  Deux  cigares  font  les 
deux  cornes.  La  foule  éclate  de  rire.  La  pauvre  espada  menace 
l'insolent  d'un  coup  de  rapière,  et  se  retire.  Le  cirque  est  aban- 
donné par  toute  la  cuadrilla.  C'est  le  signal  d'une  scène  curieuse. 
L'enfant  s'est  mis  debout.  Il  restera,  malgré  l'ordre  du  président, 
s'exposant  ainsi  à  la  prison.  Deux  camarades,  puis  dix,  vingt, 
cinquante,  sautent  les  barrières  et  courent  le  rejoindre.  Le  cin- 
quième taureau  se  lance  au  milieu  de  cette  bande  de  jeunes  gens 
dont  l'aîné  n'a  pas  vingt  ans,  et  qui,  enlevant  leurs  vestes,  s'en 
servent  comme  de  manteaux  pour  écarter  l'animal.  En  cinq  mi- 
nutes, la  bête  poursuivie,  tirée  par  la  queue,  empoignée  par  les 
cornes,  tombe  à  terre  pour  ne  plus  se  relever.  Quelqu'un 
m'explique  qu'elle  a  été  tuée,  par  ordre  du  président,  d'un  coup 
de  ce  fameux  poignard  triangulaire  dont  j'ai  parlé.  Puis  le  toril 
s'ouvre  de  nouveau,  car  une  course,  sous  aucun  prétexte,  ne  sau- 
rait être  interrompue,  et  le  dernier  taureau  se  précipite,  non 
plus  au  milieu  de  cinquante  enfans,  mais  au  milieu  de  trois  cents 
personnes  qui  ont  envahi  la  plaza,  et  dont  une  vingtaine,  par 
bravade,  se  sont  couchées  à  l'entrée  même  du  couloir.  Cette 
fois,  il  va  sûrement  y  avoir  mort  d'homme.  Eh  bien  !  non,  tous  les 
coups  de  cornes  sont  évités,  personne  ne  tombe.  Quelqu'un 
saute  sur  le  dos  du  taureau,  et  après  une  minute  de  galop,  la  bête 
roule  à  terre. 

Si  les  courses  d'Espagne  ressemblaient  à  celle-là,  elles  n'au- 
raient guère  de  défenseurs.  Ce  n'est  plus  un  jeu  solennel  et  noble, 
c'est  une  boucherie  répugnante  et  une  école  de  cruauté  dangereuse. 


TERRE    D'ESPAGNE.  549 

Le  soir  de  ce  même  jour,  qui  fut  vraiment  un  beau  dimanche, 
une  surprise  nous  attendait,  un  spectacle  d'une  élégance  rare  et 
parfaite.  Dans  le  salon  d'un  Français,  M.  de  C...,  trois  jeunes 
filles  de  la  société  de  Séville  avaient  bien  voulu  accepter  de 
danser  et  de  chanter  devant  nous  les  danses  andalouses.  Ce  que 
j'avais  vu  jusque-là,  soit  au  café  de  la  Pez  à  Madrid,  soit  à  Séville 
même,  dans  la  fameuse  rue  de  Las  Sierpes,  ne  m'avait  donné  aucune 
idée  de  ce  que  je  vis  ce  soir-là. 

Mlles  Elena  et  Pépita  S.,  et  Adelina  B...  étaient  toutes  trois 
jolies.  Elles  avaient  apporté  chacune  trois  sortes  de  mantilles, 
qu'elles  excellaient  à  poser  sur  leurs  cheveux  sombres  ou  blonds 
relevés  en  pointe  :  la  mantille  noire,  la  mantille  blanche  et  celle 
appelée  madrono,  du  nom  de  l'arbousier,  parce  qu'elle  a  de  gros 
pois  pelucheux. 

M1Ie  Elena,  en  robe  de  soie  bleue,  toute  petite  personne  aux 
grands  yeux  noirs,  jouait  de  la  guitare  et  chantait.  Elle  chantait, 
et  aussitôt  son  visage  très  rieur  prenait  une  expression  doulou- 
reuse qui  faisait  plaisir  à  voir,  car  on  sentait  cette  mélancolie 
passagère,  et  derrière  on  devinait  le  rire  de  la  jeunesse  tout  prêt 
à  reparaître.  Les  vers  qu'elle  disait  étaient  d'une  tristesse  amou- 
reuse, comme  la  plupart  des  chansons  méridionales,  par  exemple 
ces  deux  couplets  d'un  malagiieha  :  «  Depuis  qu'une  heure  a 
sonné  —  à  cette  cloche  au  son  plaintif,  —  jusqu'à  deux  heures 
j'ai  songé, —  à  l'amour  que  tu  prétends  pour  moi,  —  et  trois  heures 
m'ont  trouvé  pleurant.  »  «  Le  monde  qui  me  voit  rire,  —  pense 
que  je  ne  t'aime  pas.  —  Il  ignore  que  pour  toi  —  je  souffre  tout  ce 
qu'on  peut  souffrir,  —  et  qu'il  me  faut  dissimuler.  »  Elle  disait 
encore  ce  joli  quatrain  d'une  petenera  :  «  Ni  avec  toi,  ni  sans 
toi,  —  mes  maux  n'ont  de  remède;  —  avec  toi  parce  que  tu  me 
tues,  —  et  sans  toi  parce  que  j'en  meurs.  » 

Pendant  qu'elle  chantait  ainsi,  s'accompagnant  de  la  guitare, 
sa  sœur,  Mlle  Pépita,  en  bleu  et  noir,  et  Mlle  Adelina  B...,  élancée, 
blonde,  souveraine  d'élégance,  serrée  dans  un  fourreau  de  soie 
jaune,  dansaient  et  marquaient  la  mesure  du  claquement  de  leurs 
castagnettes.  Les  invités,  suivant  la  mode  sévi  liane,  battaient  des 
mains.  Entraînées,  excitées  par  ce  rythme  de  plus  en  plus  pressé, 
les  danseuses  combinaient  des  pas,  des  gestes,  des  œillades  d'un 
art  savant  et  rapide.  Elles  s'approchaient  l'une  de  l'autre,  s'éloi- 
gnaient, revenaient,  renversaient  la  tête,  se  jetaient  un  regard 
chargé  de  langueur  ou  de  défi,  s'écartaient  de  nouveau,  puis,  la 
jambe  tendue  en  avant,  la  taille  cambrée,  sur  un  coup  de  cas- 
tagnette,  s'arrêtaient  dans  une  pose  dédaigneuse,  prolongée 
quelques  secondes.   Par  elles,  et  pour  la  première  fois,  je  com- 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prenais  cette  grâce  andalouse,  qui  passe  les  autres.  Et  c'était  un 
charme  nouveau  de  voir  danser  cette  danse,  un  peu  orientale  et 
sensuelle,  avec  une  distinction  entière  et  je  ne  sais  quelle  retenue 
virginale. 

Je  demandai,  pendant  un  repos,  à  M110  Adelina  : 
—  Vous  avez  dû  avoir  beaucoup  de  succès  à  la  feria,  made- 
moiselle ? 

Elle  montra  quelques  jolies  dents  de  plus.  C'était  vrai  :  elle 
avait  dansé  des  maldguenas  devant  le  peuple  de  Se  ville,  les  jours 
de  la  grande  foire. 

LA    GANADERIA    DE    YBARRA 

J'ai  assisté  presque  chaque  dimanche,  en  différentes  villes 
d'Espagne,  à  des  courses  de  taureaux.  Et  j'ai  bien  cru  que  la 
première  fois  serait  la  dernière.  L'horreur  qu'on  éprouve,  au 
premier  cheval  éventré,  oblige  un  Français  à  dominer  ses  nerfs 
s'il  veut  rester  jusqu'à  la  lin  du  spectacle.  Puis  j'ai  éprouvé  qu'on 
s'habitue,  non  pas  à  voir  couler  le  sang,  mais  à  ne  plus  le  voir, 
et  qu'il  n'y  a  bientôt  plus  sur  l'arène,  pour  des  yeux  accoutumés, 
que  deux  personnages  engagés  dans  une  lutte  à  mort  :  l'homme 
et  une  bête  sauvage.  Les  accessoires  disparaissent.  Les  maigres 
haridelles,  au  front  bandé,  que  le  taureau  transperce,  enlève  au 
bout  de  ses  cornes,  et  promène,  avec  leur  cavalier,  avant  de  les 
jeter  à  terre  ;  celles  qu'on  ramène  au  combat,  le  flanc  recousu  et 
les  blessures  fermées  avec  un  bouchon  de  paille,  ne  font  plus 
pitié,  n'éveillent  aucun  sentiment  d'aucune  sorte,  parce  que 
l'attention  se  détourne  d'elles  pour  se  concentrer  sur  les  véritables 
duellistes,  et  considère  les  animaux,  mûrs  d'ailleurs  pour  l'équar- 
rissage,  à  peu  près  comme  des  sacs  de  sable  destinés  à 'protéger 
l'homme  et  à  fatiguer  la  première  fureur  de  son  adversaire.  Je 
trouve  donc  très  peu  fondée  l'accusation  «  d'aimer  le  sang  » 
lancée  contre  les  Espagnols.  Ils  n'aiment  pas  le  sang;  ils  ne  le 
voient  pas  ;  mais  ils  aiment  le  jeu  terrible  qui  se  joue  là,  ce 
triomphe  de  l'intelligence  et  de  l'adresse  sur  la  brute  formida- 
blement armée. 

«  C'est  tout  simple,  me  disait  l'un  d'eux  :  l'Espagne  a  toujours 
été  un  pays  d'élevage;  aujourd'hui,  comme  aux  temps  anciens, 
les  vaqueros,  dans  les  herbages,  vivent  avec  leur  bétail,  s'essayent 
à  terrasser  les  jeunes  veaux,  apprennent  à  éviter  un  taureau  qui 
charge.  Nos  aïeux  ont  fait  un  amusement  public  d'une  lutte  que 
leur  enseignait  l'existence  pastorale.  Rien  de  plus.  Nous  ne 
sommes  pas  plus  sanguinaires  que  d'autres,  mais,  plus  que  d'autres 


TERRE    D'ESPAGNE.  551 

peut-être,  nous  apprécions  la  bravoure  de  l'homme  qui  combat, 
parce  que  nous  connaissons  mieux  la  force  de  son  ennemi  et 
l'art  qu'il  faut  pour  le  vaincre.  » 

Cet  art-là  nous  échappe  presque  complètement.  A  moins 
d'avoir  suivi  un  grand  nombre  de  corridas,  il  est  impossible  de 
comprendre  et  de  goûter  toutes  les  finesses  du  métier,  et  je  suis 
sûr  que  beaucoup  de  ces  amateurs  qui  passent  les  Pyrénées  pour 
assister  aux  courses  de  Saint-Sébastien,  malgré  le  bruit  qu'ils 
font  et  leurs  cris  castillans,  ne  sont  pas  de  grands  clercs  clans  la 
science  compliquée  du  toreo  (1).  Nous  admirons  le  pittoresque 
de  la  fête,  l'entrain,  le  mouvement  des  foules  en  marche  vers  la 
plaza,  le  défilé  des  toreros,  les  costumes,  les  attitudes  des  hommes, 
les  sonneries  qui  annoncent  l'ouverture  du  toril,  puis  l'entrée  en 
scène  des  banderilleros  et  de  l'espada;  nous  ne  saisissons  que 
le  côté  extérieur,  l'appareil  du  spectacle,  très  imposant  d'ail- 
leurs, surtout  dans  les  «  courses  d'abonnemens  »,  de  Madrid, 
les  plus  nobles,  —  quelque  chose  comme  les  concerts  classiques 
du  Conservatoire.  Les  Espagnols  ont  un  autre  sens  que  nous  ne 
possédons  pas.  Ils  connaissent  les  jouteurs,  les  hommes  et  le 
taureau;  ils  les  jugent  d'après  des  règles  précises,  apprises  dès 
l'enfance  ;  pas  un  geste  ne  leur  échappe  ;  ils  vivent  le  combat  tout 
entier,  dans  ses  menus  détails,  tantôt  avec  le  torero,  tantôt  avec 
la  bête,  si  elle  est  brave  et  franche.  Les  spectateurs  des  premiers 
rangs,  ces  aficionados,  simples  ouvriers  très  souvent,  ou  employés 
de  dixième  ordre,  qui  ont  payé  cinq  et  six  francs  une  place 
près  de  la  barrière,  ne  cessent  de  conseiller  les  professionnels, 
de  les  invectiver  ou  de  les  applaudir.  Tout  le  public,  nerveux, 
impressionnable  à  l'excès,  éclate  en  clameurs  de  reproche  ou 
en  cris  d'approbation ,  lance  des  cigares  et  des  chapeaux  ou 
des  écorces  d'orange  dans  l'arène,  sans  que,  très  souvent,  un 
étranger  ait  pu  saisir  la  cause  de  ces  manifestations.  Il  gouverne, 
en  réalité,  les  jeux.  Il  oblige  le  président  à  commander  les  ban- 
derilles de  feu,  à  faire  abandon  du  taureau  à  l'espada  qui  s'est 
surpassée,  quelquefois  même  il  gracie  l'animal.  Ce  sont  des  cas 
fort  rares,  mais  il  y  a  des  exemples.  J'ai  vu,  dans  le  couloir  d'un 
établissement  de  combats  de  coqs,  rue  de  l'Inquisition,  à  Séville, 
la  tête  empaillée  d'un  taureau,  avec  cette  inscription  :  «  Zapatero, 
six  ans,  de  la  ganaderia  de  D.  Ramon  Balmaceda,  a  lutté  sur  la 
plaza  de  Puerto  Santa  Maria,  en  1859:  24  coups  de  pique  reçus, 
9  chevaux   tués,  espada  Antonio  San  chez  (el  ïato).   Le  public 

(1)  On  peut  s'en  convaincre  en  lisant  quelque  traité  spécial,  par  exemple  le 
Manuel  de  Tauromachie  de  Sanchez  Lozano,  traduit  par  M.  Aurélien  de  Courson. 
1  volume;  Paris,  1894,  Sauvaître. 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

demanda  sa  grâce  pour  son  immense  bravoure.  »  Les  poils  blancs 
qui  tavelaient  le  cou  noir  de  l'animal  disaient,  en  effet,  que 
Zapatero  était  mort  de  vieillesse,  dans  les  herbages  du  Guadal- 
quivir.  D'autres  fois,  d'étranges  caprices,  des  caprices  d'enfant, 
s'emparent  de  ce  peuple  assemblé  pour  s'amuser,  et  qui  s'amuse 
de  tout,  et  qui  se  sent  roi  dans  l'enceinte  de  la  place.  Un  de  mes 
amis  me  racontait,  ici,  qu'il  assistait,  il  y  a  quelques  années,  à 
une  course  de  taureaux  dans  les  arènes  de  Vitoria.  Une  jeune 
fille  et  un  jeune  homme,  appartenant  tous  deux  à  de  grandes 
familles  de  la  province,  étaient  assis  au  premier  rang  dans 
deux  loges  contiguës.  Le  jeune  homme  était-il  fiancé,  ou  seule- 
ment amoureux  et  hardi?  Il  voulut  prendre  et  baiser  la  main 
blanche  que  sa  voisine  avait  posée  sur  le  velours  du  balcon. 
Celle-ci  retira  vivement  le  bras,  et  se  défendit  en  riant,  d'un  coup 
d'éventail.  Ce  tout  petit  incident  fut  aperçu,  comment,  je  ne  sais 
pas,  mais  tout  le  cirque,  en  une  seconde,  se  trouva  debout, 
prenant  fait  et  cause  pour  le  novio,  et  criant  :  «  A  la  plaza  les 
fiancés  !  Qu'elle  l'embrasse  !  qu'ils  dansent  ensemble  !  »  Le  tapage 
devint  tel  que  la  corrida  fut  interrompue.  Le  taureau  était  dans 
l'arène.  Le  président  fut  obligé  de  quitter  sa  tribune,  de  venir 
trouver  la  jeune  fille,  et  de  la  prier  d'obéir,  pour  que  la  corrida 
pût  continuer.  Elle  prit  son  parti  gaiement,  avec  une  crâuerie 
espagnole,  descendit  les  escaliers  au  bras  de  son  voisin,  se  pré- 
senta avec  lui  dans  l'arène,  sous  les  yeux  du  taureau  stupéfié, 
fit  trois  tours  de  valse,  embrassa  le  jeune  homme,  et  remonta  au 
milieu  d'acclamations  frénétiques. 

La  passion  de  la  corrida  est  aujourd'hui  aussi  vive,  aussi 
générale  en  Lspagne  qu'elle  a  jamais  pu  l'être.  Dans  les  rues, 
j'ai  dit  que  les  enfans  jouaient  au  loro.  Dans  les  moindres  pue- 
blos,  on  improvise  une  place,  le  dimanche,  en  mettant  des  char- 
rettes en  cercle,  et  les  paysans  y  combattent  un  taureau  offert 
par  la  municipalité  ou  par  quelque  citoyen  généreux;  ou  bien 
encore  on  s'amuse  à  lancer  l'animal  au  milieu  du  bourg,  et  avoir 
les  femmes  se  sauver  et  les  gamins  quitter  leurs  vestes.  Toutes 
les  villes  ont  leurs  arènes,  et  le  nombre  considérable  de  specta- 
teurs que  peuvent  contenir  la  plupart  de  ces  cirques,  est  une 
preuve  manifeste  de  la  popularité  des  corridas.  Je  laisse  de  côté 
les  villes  de  premier  ordre,  dont  il  n'est  pas  surprenant  que  les 
cirques  renferment  plusieurs  milliers  de  places;  mais  sait-on  que 
8  000  hommes  assis  peuvent  tenir  dans  la  plaza  d'une  petite  ville 
comme  Caceres;  9  000  dans  celles  de  Calatayud  et  d'Algésiras; 
10  000  dans  celles  de  Logrono,  de  Gandia,  de  Salamanque; 
12  500   dans   celle    de    Puerto  Santa  Maria,    près  de  Cadix,    et 


TERRE    D'ESPAGNE.  553 

17  000  dans  celle  de  Vitoria,  qui  n'a  pas  le  double  d'habitans? 

Quekfue  avis  que  Ion  professe  donc  sur  l'importation  en 
France  des  courses  de  taureaux,  —  le  mien  est  simplement  que  la 
France  fera  bien  de  continuer  à  jouer  aux  boules,  —  il  faut 
reconnaître  que  la  corrida  n'est  pas  près  de  disparaître  en  Espagne, 
et  que  les  Espagnols  sont  merveilleusement  «  nés  »  pour  ce  jeu- 
là. 

Cette  considération,  l'attrait  de  paysages  nouveaux,  le  désir 
d'étudier  de  près  et  sur  place  le  système  d'élevage,  in  Uniment 
moins  connu,  chez  nous,  que  la  suite  scénique  des  courses  de 
taureaux,  me  firent  accepter  avec  empressement  l'invitation  d'un 
des  propriétaires  d'une  ganaderia  célèbre,  D.  Luis  de  Ybarra. 

Nous  partons  de  bonne  heure,  mon  compagnon  de  route  et 
moi,  par  le  chemin  de  fer  de  Se  ville  à  Cadix,  et  nous  nous  arrê- 
tons à  une  petite  station  située  à  vingt  kilomètres,  Dos  Hermanas. 
Notre  hôte  nous  attend  sur  le  quai,  et  nous  introduit  aussitôt 
dans  un  parc  planté  d'eucalyptus,  d'orangers,  de  fleurs  de  toute 
sorte,  et  au  milieu  duquel  ont  été  bâties  trois  jolies  maisons  de 
campagne,  la  sienne  et  celles  de  deux  de  ses  frères.  Messieurs  de 
Ybarra,  —  dont  le  père  était  de  Bilbao,  —  ne  sont  pas  seulement 
des  éleveurs  renommés  :  ils  dirigent  une  banque  ;  ils  ont  de 
grands  intérêts  dans  une  compagnie  de  navigation  de  Séville  à 
Bordeaux  ;  ils  exploitent  de  vastes  domaines,  qui  produisent  en 
abondance  des  grains,  des  oranges  et  des  olives.  Nous  admirons, 
dans  un  coin  du  jardin,  un  lot  d'olives  cueillies,  déjà  mises  en 
baril,  et  dont  il  ne  faut  que  soixante  pour  faire  un  kilogramme. 
Il  paraît  que  tout  à  l'heure  nous  verrons  les  arbres  qui  pro- 
duisent ces  fruits  exceptionnels. 

La  voiture  est  attelée,  et  au  grand  trot  de  quatre  chevaux,  nous 
traversons  le  bourg  de  Dos  Hermanas,  des  rues  très  propres, 
bordées  de  maisons  soigneusement  peintes  en  blanc  et  en  bleu 
clair,  et  dont  la  population  a  l'air  tout  particulièrement  active  et 
aisée.  La  route,  assez  plate,  s'enfonce  dans  une  région  labourée, 
çà  et  là  plantée  d'oliviers  en  lignes;  nous  la  quittons  bientôt, 
et  l'attelage  coupe  au  milieu  des  champs,  vers  le  sud.  Les  roues 
creusent  le  sol,  se  relèvent,  retombent,  sans  que  le  trot  se  ralen- 
tisse. 

—  Vos  voitures  de  Paris  ne  résistent  pas  à  ce  régime,  me  dit 
M.  de  Ybarra;  j'en  ai  fait  l'expérience  :  il  nous  faut  un  type  d'une 
tout  autre  puissance...  Nous  ne  sommes  qu'au  début,  d'ailleurs, 
et  vous  verrez,  plus  loin,  par  où  nous  pouvons  passer. 

Après  dix  kilomètres,  nous  arrivons  à  la  hacienda  de  Bujal- 
moro,  un  grand  quadrilatère  de  murs,  posé  à  découvert  au  mi- 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lieu  des  labours.  A  l'intérieur  s'ouvrent,  de  deux  côtés,  les  bâti- 
mens  de  la  ferme,  et  au  fond  les  appartenions  du  maître,  protégés 
par  un  cloître  et  dont  les  murs  sont  revêtus  de  faïences.  Des 
poteaux  de  téléphone  partent  de  là  dans  deux  directions,  et 
relient  la  hacienda  avec  la  maison  de  Séville  et  avec  la  ganaderia 
vers  laquelle  nous  allons. 

Les  chevaux  reprennent  le  trot,  et  je  sens  venir  un  paysage. 
Joie  des  yeux,  joie  de  toute  l'âme,  je  vous  devinais  déjà!  Les 
guérets  sont  finis.  Nous  roulons  sur  l'herbe  brûlée  d'une  prairie, 
tachée,  çà  et  là,  de  toulles  pâles  d'aloès,  et  que  barre  en  avant 
une  ligne  de  maquis.  Derrière  les  bois,  que  ce  doit  être  beau! 
Toute  la  terre  descend,  d'une  inclinaison  uniforme  et  lente,  vers 
le  fleuve  lointain;  une  vallée  va  s'ouvrir,  et,  comme  un  fruit  qui 
pend  sur  la  crête  d'un  mur,  laisse  paraître  un  peu  de  sa  lumière 
entre  deux  pointes  d'arbres.  Les  chevaux  se  jettent  dans  un  marais 
où  ils  ont  de  l'eau  jusqu'au  poitrail;  ils  remontent  la  berge;  ils 
entrent  dans  la  brousse.  C'est  un  communal  entièrement  désert, 
inculte  et  délicieux.  Tout  à  coup,  parmi  les  branches  emmêlées 
des  lentisques,  j'aperçois  deux  cornes  et  un  œil  noir. 

—  Un  taureau! 

M.  de  Ybarra  regarde  un  moment,  car  il  n'est  pas  bon  de  ren- 
contrer de  ces  taureaux  solitaires,  vaincus  dans  le  combat, 
chassés  du  troupeau,  et  si  dangereux  qu'on  publie  dans  les  vil- 
lages, après  l'office,  le  nom  des  quartiers  qu'ils  habitent.  Heureu- 
sement mon  taureau  n'était  qu'une  vache  égarée,  qui  lève  à  notre 
passage  sa  tête  fine  et  sauvage,  entièrement  noire,  et  ne  mani- 
feste à  notre  égard  aucune  intention  mauvaise.  Après  le  maquis, 
un  bois  d'oliviers  géans,  appartenant  au  domaine,  et  ceux-là  mêmes 
dont  nous  avons  admiré  les  olives  à  Dos  Hermanas,  puis  la  vallée, 
la  plaine  qui  n'a  plus  de  rives,  des  prairies  sans  haies,  sans  fossés 
ni  barrières,  qui  baissent  toujours,  jusqu'à  se  perdre  dans  le  bleu, 
et  Séville  à  l'horizon,  lumineuse,  dentelée,  orientale,  avec  sa 
Giralda  qui  porte  à  son  sommet  une  aigrette  de  rayons.  Nous 
sommes  dans  l'océan  d'herbes.  Le  soleil  fait  trembler  les  loin- 
tains. Devant  nous,  des  lueurs  longues  de  (marais,  au-dessus 
desquels  tournent  des  vols  d'oiseaux. 

Sur  la  gauche,  s'élève  une  hacienda  rose,  carrée  comme  la 
première.  Nous  y  courons. 

C'est  San  José  de  Buenavista,  qui  appartient  à  l'un  des  frères 
de  notre  hôte  d'aujourd'hui,  D.  Eduardo  de  Ybarra.  Le  nom  du 
domaine  est  écrit  en  lettres  de  faïence  au-dessus  de  la  porte 
d'entrée.  La  maison  de  maître,  occupant  une  des  ailes  du  quadri- 
latère, peut  passer  pour  un  modèle   de  ces  rendez-vous  élégans 


TERRE    D'ESPAGNE.  555 

de  la  prairie  sévillane,  où  affluent,  deux  ou  trois  fois  l'an,  les 
invités  de  l'aristocratie  et  les  professionnels  conviés  aux  fêtes  de 
l'élevage,  que  je  dirai  tout  à  l'heure  :  beaucoup  de  chambres 
claires,  une  tour  pour  découvrir  au  loin  Séville  et  la  plaine,  une 
grande  salle  à  manger,  et  partout,  sur  les  murs,  des  souvenirs 
de  sport  ou  de  réunions  mondaines,  des  affiches  de  courses,  des 
diplômes  de  concours  agricoles,  des  ombrelles  et  des  éventails 
déployés  représentant  des  scènes  de  toreo,  des  croquis  à  l'aqua- 
relle de  jolies  femmes  de  Séville,  des  séries  de  gravures  anglaises, 
des  têtes  de  taureaux  célèbres,  provenant  de  la  ganaderia  de 
Ybarra.  Nous  déjeunons  à  l'espagnole,  —  ce  qui  veut  dire  fort 
bien,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  —  dans  la  salle  à  manger,  dont  toutes 
les  chaises  portent  gravée  sur  le  dossier  cette  légende  :  «  Je  suis 
au  service  de  San  José  de  Buenavista  »,  puis  nous  sortons  rapide- 
ment, car  nos  chevaux  de  selle  nous  attendent  dans  la  cour. 

Ils  sont  tenus  en  main  par  des  vaqueras  et  leur  chef,  le  cono- 
cedor,  hommes  de  la  prairie,  maigres  et  nerveux,  coiffés  du  cha- 
peau à  larges  bords,  vêtus  d'une  veste  courte  et  d'un  pantalon  de 
cuir,  doublé  de  peau  de  chien  découpée  à  l'endroit  où  le  genou 
presse  la  selle,  et  d'où  pendent,  le  long  de  la  jambe,  des  houppes 
de  lanières  de  cuir.  Ils  n'ont  pas  pris,  aujourd'hui,  leurs  piques, 
leurs  garrochas  dont  je  vois  tout  un  râtelier  garni  dans  la  chambre 
du  chef.  Us  montent  à  cheval  avec  nous,  et,  à  peine  avons-nous 
franchi  la  porte,  que  nous  partons  au  galop,  en  peloton  serré, 
vers  un  groupe  d'animaux  que  nous  apercevons  à  deux  kilo- 
mètres en  avant.  Ce  ne  sont  pas  des  taureaux,  mais  des  bœufs 
dressés  à  la  conduite  des  taureaux,  des  cabestros.  Nous  nous  arrê- 
tons à  quelques  pas  d'eux. 

—  Remarquez,  me  dit  M.  de  Ybarra,  que  nos  cabestros  ont 
presque  tous  le  pelage  très  clair.  Nous  les  choisissons  de  robe 
pâle. 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  que  nos  bêtes  de  course  font  toujours  de  nuit  le 
trajet  de  la  ganaderia  à  Séville,  et  qu'il  est  bon  que  nos  hommes, 
dans  les  chemins,  puissent  distinguer  un  bœuf  dressé  d'avec  nos 
taureaux,  qui  sont  généralement  de  pelage  sombre. 

A  ce  moment,  nous  mettons  nos  chevaux  au  pas,  nous  péné- 
trons de  l'autre  côté  d'une  barricade  de  pieux  et  de  perches  qui 
remonte,  à  notre  gauche,  indéfiniment,  et  nous  sommes  dans  le 
pâturage  des  grands  taureaux  prêts  pour  la  course,  armés  à  point 
pour  éventrer  les  chevaux  et  supporter  les  coups  de  lance.  Ce  n'est 
plus  l'heure  de  galoper.  J'observe  même  que  le  conocedor  et  M.  de 
Ybarra,  qui  nous  encadrent  mon  compagnon  et  moi,  et  marchent 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  deux  ailes,  ont  l'œil  constamment  aux  aguets,  et  cherchent, 
dans  le  troupeau,  pour  voir  si  aucun  animal  ne  s'inquiète  de  notre 
présence  et  ne  se  prépare  à  charger.  Car  il  est  extrêmement  dif- 
ficile d'échapper,  même  avec  un  bon  cheval,  à  la  poursuite  d'un 
taureau  de  course.  Si  la  Cour  de  cassation  avait  eu  la  fantaisie  de 
procéder  à  ce  qu'on  appelle,  en  procédure,  une  descente  sur  lieux, 
et  qu'elle  eût  visité,  —  même  sans  robes  rouges,  — la  ganaderia  de 
Ybarra,  je  crois  qu'elle  eût  hésité  à  déclarer  le  taureau  espagnol 
animal  domestique.  Ils  sont  là  une  centaine  de  taureaux  de  cinq 
à  six  ans,  la  plupart  debout  dans  les  hautes  herbes  sèches  qui 
leur  montent  jusqu'au  ventre,  les  pieds  de  devant  rapprochés, 
la  tête  superbement  levée,  les  cornes  en  plein  ciel  faisant  un  arc 
superbe.  Le  type  est  tout  différent  de  celui  de  nos  taureaux,  plus 
long,  plus  grand,  plus  nerveux  et  surtout  plus  fier.  On  sent  une 
bête  rapide.  Les  Espagnols  la  disent  noble  au-dessus  de  toutes  les 
autres,  sans  excepter  le  lion.  Elle  ne  frappe  pas  un  ennemi  mort, 
—  et  j'ai  vu,  en  effet,  des  toreros  renversés,  demeurer  immobiles, 
couchés  sous  les  naseaux  du  taureau  qui  les  flairait.  Elle  n'attaque 
pas  par  derrière,  traîtreusement,  et  ceux  qui  ont  assisté  aux  cor- 
ridas se  souviennent  que  les  picadors,  si  leur  adversaire  a  refusé 
le  coup  de  pique,  font  volte-face,  et  s'écartent  sans  être  pour- 
suivis. Le  danger,  c'est  que  le  taureau  se  croie  provoqué,  et,  sans 
doute,  il  est  facile  de  lui  fournir  un  prétexte,  car  nous  manœuvrons 
prudemment,  contournant  les  groupes,  sans  approcher  d'aucun  à 
moins  de  soixante  ou  quatre-vingts  mètres. 

—  Au  printemps,  me  dit  le  conocedor,  les  taureaux,  qui  vivent 
toujours  séparés  des  vaches  par  d'énormes  distances,  se  battent 
furieusement.  La  prairie  sonne  de  leurs  mugissemens,  comme  un 
rivage  de  mer. 

—  Vous  n'intervenez  pas? 

Il  se  met  à  rire,  et  répond  avec  un  hochement  de  tête  : 

—  Comment  voulez-vous  que  nous  séparions  des  bêtes  pa- 
reilles ! 

Et  je  comprends  que  les  vaqueros  ne  sont  pas  les  maîtres  de 
leur  terrible  bétail,  et  que  les  vrais  gardiens  seraient  plutôt  les 
cabestros  dont  je  reparlerai  tout  à  l'heure.  L'endroit  est  bon  pour 
interroger,  l'heure  propice  :  nous  faisons  un  grand  détour,  au 
pas,  dans  l'herbe  qui  assourdit  le  bruit  des  foulées  de  nos  che- 
vaux, et  les  grandes  têtes  levées  des  taureaux,  une  à  une,  à 
mesure  que  nous  nous  éloignons,  s'abaissent  vers  le  pâturage. 
Je  multiplie  mes  questions  au  conocedor  et  à  M.  de  Ybarra,  et 
voici  ce  que  j'apprends. 

Tous  les  troupeaux  d'une  ganaderia  vivent  en  liberté,  hiver 


TERRE    D'ESPAGNE.  557 

comme  été,  sans  connaître  jamais  l'étable.  A  l'âge  de  dix  mois, 
les  jeunes  taureaux  sont  séparés  de  leurs  mères.  A  un  an,  ils  sont 
marqués  au  fer  rouge.  C'est  le  herradero,  l'occasion  d'une  pre- 
mière fête.  La  bête  est  terrassée  ;  on  lui  imprime  sur  la  cuisse  le 
chiffre  du  propriétaire;  on  met  un  peu  de  boue  sur  la  blessure; 
on  coupe  le  bout  de  l'oreille,  et  le  taureau  s'échappe  au  galop 
dans  les  prés.  Il  faut  six  hommes  pour  abattre  et  maintenir  un 
taureau  bravo  de  douze  mois. 

Vers  l'âge  de  deux  ans,  taureaux  et  génisses  subissent  l'épreuve 
du  courage,  Fessai  qui  va  décider  de  leur  vie  ou  de  leur  mort,  la 
tienta.  Tout  le  Séville  élégant  et  beaucoup  d'amateurs  du  peuple 
se  transportent  dans  les  ganaderias.  Pendant  deux  ou  trois  jours, 
les  équipages,  les  cavaliers,  les  groupes  de  promeneurs  sillonnent 
un  coin  de  la  prairie.  On  va  essayer  les  taureaux  !  Pour  eux,  cela 
se  fait  en  champ  libre.  Un  vaqnero  à  cheval,  la  lance  en  arrêt, 
marche  sur  l'animal.  Celui-ci  lève  les  cornes,  creuse  le  sol  avec 
ses  pattes  de  devant,  et  fond  sur  le  cavalier.  Très  souvent  l'homme 
roule  à  terre,  et  le  cheval  est  tué.  Mais  le  taureau  a  reçu  la  pointe 
de  la  lance  au  défaut  de  l'épaule.  S'il  résiste  à  la  douleur,  s'il  revient 
trois  fois  de  suite  à  la  charge,  soit  contre  le  môme  gardien,  soit 
contre  un  autre,  il  est  bravo,  il  est  noble,  il  est  digne  de  figurer 
dans  les  courses  futures,  mais  à  une  condition,  qui  est  bien  cu- 
rieuse :  c'est  qu'on  l'ait  attaqué  du  côté  opposé  à  celui  où  se  trouve 
son  herbage  ordinaire.  Car,  disent  les  Espagnols,  quelle  bravoure 
vulgaire  que  celle  d'un  taureau  à  qui  on  barre  la  route  de  son 
pâturage,  et  qui  veut  y  rentrer!  Au  contraire,  le  taureau  qui  a  en 
face  de  lui  le  libre  horizon,  qu'on  menace  de  ce  côté,  qui  ne  veut 
pas  supporter  cette  contrainte,  qui  se  jette  sur  l'homme,  sans 
autre  raison  que  sa  fierté  blessée,  voilà  le  vrai  taureau  de  course, 
le  seul  qui  saura  lutter  avec  honneur  dans  les  arènes  de  Séville 
ou  de  Madrid  ! 

Les  génisses  subissent  l'épreuve  en  champ  clos,  dans  de 
petits  cirques,  les  uns  en  planches,  les  autres,  tels  que  celui  que 
j'ai  vu  à  San  José  de  Buenavista,  construits  en  maçonnerie,  ornés 
de  faïences  de  couleur  et  garnis  de  gradins  pour  les  spectateurs. 
M.  de  Ybarra  me  disait  qu'il  perdait  quelquefois  sept  ou  huit 
chevaux  dans  une  tienta  de  ce  genre.  Les  jeunes  bêtes  sont  intro- 
duites dans  l'arène.  Elles  sont  petites,  nerveuses,  presque  toutes 
noires  ou  noires  et  blanches,  avec  une  tête  fine  et  des  cornes 
effilées;  elles  ressemblent  à  des  vaches  bretonnes  qui  seraient 
perpétuellement  en  colère.  Apercevant  l'homme,  elles  se  préci- 
pitent sur  lui,  et  sont  reçues  à  la  pointe  de  la  lance.  Pour  être 
déclarées  braves,  elles  doivent  être  vraiment  d'une  férocité  extra- 


558  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ordinaire,  et  se  jeter  trente  fois  de  suite  au-devant  de  l'ennemi, 
et  supporter  la  douleur  de  trente  blessures. 

Alors  seulement  elles  seront  admises  à  perpétuer  la  race  de 
la  ganaderia,  et  feront  partie  du  troupeau.  Tous  les  autres  ani- 
maux, lâches  ou  à  moitié  braves,  taureaux  ou  génisses,  seront 
envoyés  à  la  boucherie,  et  tués  d'un  coup  de  poignard. 

L'heure  de  la  course  n'a  pas  encore  sonné  pour  le  taureau. 
Il  grandit  en  liberté;  on  l'appelle  utrero  jusqu'à  trois  ans  et  demi, 
cuatreho  aux  approches  de  quatre  ans,  toro  après  quatre  ans  :  mais 
il  n'est  guère  admis  aux  arènes,  il  n'a  toute  sa  puissance  et  tout 
son  développement  qu'entre  cinq  et  six.  A  ce  moment  le  proprié- 
taire le  vend  aux  entrepreneurs  de  corridas,  pour  un  prix  qui 
varie  entre  800  et  2  500  francs.  Les  bons  taureaux  de  Veraguas, 
—  la  plus  fameuse  ganaderia  d'Espagne,  —  ne  valent  jamais 
moins  de  2000  francs.  Si  on  veut  bien  se  souvenir  qu'il  y  a  tou- 
jours six  taureaux  de  combat,  et  deux  espadas,  dont  chacune  est 
payée  cinq  ou  six  mille  francs,  on  jugera  des  frais  qu'entraîne 
une  course  espagnole. 

C'est  ici  que  les  cabestros  entrent  en  scène.  Il  m'a  fallu  venir 
en  Espagne  pour  apprendre  que  les  bœufs  sont  des  animaux  très 
intelligens.  Ils  sont  même  rusés,  malgré  leurs  lourdes  allures  et 
leur  apparente  bonhomie.  Comment  séparer  les  taureaux  vendus 
et  destinés  à  la  course  de  demain,  d'avec  le  reste  du  troupeau? 
Comment  les  conduire  du  pâturage  jusqu'aux  arènes,  quand  il  y 
a  trois,  cinq,  dix  lieues  de  campagne,,  et  de  chemins,  et  de  fau- 
bourgs à  traverser?  Les  hommes  ne  le  pourraient  faire  seuls  : 
les  cabestros  s'en  chargent.  Ils  sont  dressés  à  obéir  à  la  parole  et 
au  geste;  ils  comprennent  «  à  gauche  !  »,ils  comprennent  «  à  droite  !  »  ; 
,-ls  devinent  ce  qu'on  demande  d'eux.  Lorsqu'un  vaquero  leur  a 
désigné  un  taureau,  on  les  voit  s'en  aller  vers  lui,  cinq  ou  six 
ensemble,  au  petit  trot,  dandinant  leur  sonnette  fêlée,  entourer 
l'animal  un  peu  surpris,  le  pousser  amicalement,  de  la  tête  ou  de 
la  croupe,  —  ce  qui  leur  vaut,  de  temps  à  autre,  un  coup  de 
corne,  —  l'écarter  peu  à  peu,  l'entraîner  avec  eux  dans  une  direc- 
tion qu'ils  savent.  Si  leur  élève  très  peu  docile  prend  le  large  et 
s'enfuit,  ils  galopent  après,  et  le  ramènent  jusqu'à  une  avenue 
bordée  de  pieux  qui  aboutit  à  une  enceinte.  Là  ils  redoublent  de 
moyens  de  persuasion,  s'engagent  dans  la  souricière,  rassurent 
par  leur  exemple  leur  compagnon  qui  se  méfie,  et,  tout  à  coup, 
se  trouvent  prisonniers  avec  lui,  car  une  barricade,  rapidement 
manœuvrée,  leur  a  fermé  la  retraite.  Prisonniers,  oui,  mais  pas 
pour  longtemps.  Ils  ont  une  habileté  rare  pour  revenir  à  petits 
pas,  d'un  air  innocent,  vers  la  porte,  guetter  le  moment  où   elle 


TERRE    D'ESPAGNE.  559 

s'entrouvre,  l'ouvrir  un  peu  plus,  juste  autant  qu'il  faut,  du  bout 
des  cornes,  et  prendre  la  clef  des  champs,  en  abandonnant  le 
taureau.  Ils  recommencent  ce  manège  six  ou  sept  fois,  et  on  attend 
la  nuit. 

Cette  nuit  est  la  dernière  avant  la  corrida.  A  onze  heures  ou 
minuit,  dans  le  grand  calme  delà  prairie,  trois  vaqueros  achevai, 
armés  de  la  lance,  font  sortir  ensemble  de  l'enceinte  les  cabestros 
et  les  taureaux,  et,  l'un  d'eux  prenant  la  tête  du  peloton,  les  deux 
autres  suivant,  ils  s'élancent  à  grande  allure,  au  galop  le  plus  sou- 
vent, par  un  chemin  traditionnel,  qui  constitue  une  servitude  de 
passage  sur  les  héritages  ruraux,  et  qui  se  nomme  «  le  chemin  des 
taureaux  ».  L'homme  de  tête  crie:  «  Apartarse !  Ecartez-vous!  » 
Les  rares  passans  de  la  nuit  s'effacent  dans  les  fossés  ou  derrière 
les  arbres,  et  la  troupe  effrayante  continue,  et  la  poussière 
retombe,  et  le  martèlement  des  lourds  sabots  galopant  sur  la  terre 
diminue  et  s'efface. 

On  peut  voir  encore  ces  cabestros  avant  la  course,  à  onze  heures 
du  matin,  quand  les  taureaux  inquiets  sont  réunis  dans  les  cours, 
derrière  la  plaza,  et  qu'il  s'agit  de  faire  entrer  ces  derniers  cha- 
cun dans  sa  cellule.  Le  public  est  admis,  moyennant  un  petit 
supplément,  à  ce  spectacle  curieux  de  Yapartado.  Et  j'ai  observé 
là  cette  même  intelligence  des  situations,  cette  insigne  fourberie, 
cette  adresse  à  se  tirer  d'affaire  en  laissant  le  taureau  prisonnier, 
que  me  décrivait  M.  de  Ybarra,  tandis  que  nous  quittions  lente- 
ment la  réserve  des  bêtes  de  course. 

Le  soleil  commençait  à  baisser.  Nous  visitâmes  encore  le  quar- 
tier des  taureaux  de  deux  ans,  et  celui  des  jeunes  veaux,  qui 
paissaient  en  compagnie  d'une  foule  de  petits  ânes  gris.  Puis  ce 
fut  le  retour,  la  douceur  d'une  route  déjà  familière,  qui  permet  à 
l'esprit  plus  libre  de  mieux  s'abandonner  à  la  beauté  de  l'ensemble. 
Nous  allions  dans  la  lumière  pure,  sur  l'herbe  sans  chemins,  vers 
Se  ville  qui  grandissait.  Quand  nous  atteignîmes  la  limite  de  la 
prairie,  derrière  la  première  haie  de  saules,  j'aperçus  une  halte 
de  chasseurs.  Deux  jeunes  hommes  à  cheval,  vêtus  de  clair  comme 
les  vaqueros,  se  tenaient  dans  l'ombre  d'un  arbre,  et  autour  d'eux 
douze  grands  lévriers  blancs,  couchés  ou  debout,  la  langue  rose 
pendante,  le  museau  fin  levé  vers  nous,  et  tels  qu'on  les  figure 
dans  les  vieilles  tapisseries,  se  reposaient,  attentifs  au  geste  de 
leurs  maîtres. 

Un  coup  de  chapeau,  et  nous  passâmes,  laissant  la  grande 
prairie  bleuir  derrière  nous. 


36 0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


LES   MARAIS    DU    BAS-GUADALQU1VIR.    —   LA    GRANDE   OUTARDE 

Les  marais  du  Bas-Guadalquivir  !  J'en  rêvais  depuis  des 
semaines,  et,  dès  mon  arrivée  à  Séville,  j'avais  cherché  à  orga- 
niser une  expédition  de  chasse.  Je  veux  livrer,  à  ceux  qui  seraient 
tentés  de  suivre  mon  exemple,  le  nom  des  deux  personnes  qui 
m'ont  guidé  et  accompagné  pendant  cette  journée,  dans  un  des 
pays  les  plus  pittoresques  et  les  plus  sauvages  que  j'aie  vus;  ce 
sont  M.  Pierre  Alrieu,  directeur  du  fameux  hôtel  de  Madrid,  à 
Séville,  et  M.  Yicente  Saecone,  un  bonhomme  qui  a  l'air  d'un 
trappeur  indien,  rusé,  goguenard,  endurant,  l'un  des  familiers 
de  la  grande  steppe  andalouse,  et  qui  s'adonne  au  plus  étonnant 
des  élevages  :  il  vit  une  partie  de  l'année  dans  la  marimia;  il  y 
recherche,  au  printemps,  les  œufs  d'oiseaux,  courlis,  hérons, 
flamans,  outardes,  grèbes,  les  fait  couver  par  des  poules  ou  éclore 
dans  les  couveuses,  nourrit,  avec  des  soins  infinis,  dans  un  petit 
établissement  qu'il  possède  au  bord  du  fleuve,  cette  famille 
d'oiseaux  rares,  s'embarque  avec  eux  sur  un  vapeur,  et,  après  trois 
semaines  de  navigation,  va  les  vendre,  vi vans,  sur  le  marché  de 
Londres. 

Il  doit  avoir  peu  de  collègues  en  Europe. 

A  cinq  heures  du  matin,  nous  descendons  au  bord  du  Gua- 
dalquivir.  Séville  est  encore  endormie.  Et  la  nuit  est  bleue.  Je 
ne  l'ai  jamais  vue  de  cette  couleur  franche  et  uniforme.  L'eau  du 
fleuve  est  bleue.  Les  arches  du  pont  de  Triana,  où  nous  attend  le 
bateau,  sont  bleues;  les  navires  qu'on  découvre  au  delà  des 
arches  le  sont  aussi  par  reflet;  le  ciel  est  criblé  d'étoiles  qui 
semblent  plus  fixes  que  les  nôtres  :  elles  rappellent  le  regard  des 
Andalouses,  qui  est  long  et  qui  ne  tremble  pas.  Dans  le  grand 
silence  de  la  ville,  nous  embarquons,  nous  glissons  entre  les 
quais,  nous  dépassons  les  dernières  maisons,  après  lesquelles  le 
fleuve  tourne.  Puis  il  reprend  sa  route,  droit  vers  la  mer.  Le 
matin  se  lève,  et  voici  le  paysage  qui  se  prolonge  pendant  des 
lieues  :  un  fleuve  large,  boueux,  jaune  pâle  et  luisant,  qui  coule 
entre  une  rive  droite  un  peu  soulevée,  couverte  de  saules  der- 
rière lesquels  sont  des  parcs  d'orangers  et  quelques  lignes  de 
palmiers,  dressant  leurs  plumes,  et  une  rive  gauche  très  plate, 
l'herbage  à  fleur  d'eau,  sans  haie,  sans  arbres,  sans  autre  limite 
que  les  montagnes  lointaines  d'Utrera. 

Dans  une  touffe  de  peupliers,  le  dernier  abri  contre  le  soleil 
qui  monte  et  pèse  déjà  sur  la  plaine,  un  petit  village  est  caché, 
Coria,  d'où  se  détache  une  barque  à  la  voile  triangulaire.  Nous 


TERRE    D'ESPAGNE.  561 

avons  stoppé.  Deux  rabatteurs  viennent  à  nous,  et  prennent  place 
à  bord.  Us  portent  clés  fusils  à  ressorts  extérieurs,  et  dont  la 
crosse,  incrustée  de  nickel,  trahit  l'origine  arabe;  une  poire  à 
poudre  faite  d'une  corne  de  bœuf  fermée  avec  un  bouchon,  et, 
dans  une  outre  de  peau  noire,  du  vin  blanc  d'Aznalfarache,  cette 
vieille  enceinte  mauresque  que  nous  avons  laissée  derrière  nous. 

Le  bateau  poursuit  sa  route.  Maintenant  nous  sommes  en 
pleine  marisma.  La  steppe  marécageuse  s'étend  aux  deux  côtés, 
désert  d'herbe  fanée,  dont  la  teinte  rousse,  peu  à  peu,  se  fond 
dans  les  lointains  et  devient  d'un  mauve  léger.  Elle  s'ouvre;  elle 
ferme  bientôt  sur  nous  son  cercle  partout  égal,  comme  celui  de 
l'Océan;  elle  va  vers  la  mer  invisible  qu'elle  borde  sur  plus  de 
cent  kilomètres.  Le  fleuve  la  coupe  du  large  trait  de  ses  moires 
jaunes,  puis  se  divise  et  la  sépare  en  îles.  Au-dessus  d'elle,  au- 
dessus  de  nous,  le  ciel  est  sans  nuage,  non  pas  foncé,  comme  on 
le  croit  souvent,  mais  d'un  azur  lamé  d'argent.  Et  rien  ne  fixe  le 
regard,  qui  erre  dans  cette  splendeur  de  toutes  choses,  si  ce  n'est, 
à  des  distances  folles,  vers  le  point  où  les  montagnes  se  sont 
abaissées  et  cachées,  l'aigrette  d'un  bouquet  de  palmes,  immo- 
bile sur  l'horizon  clair. 

Les  premières  bandes  de  canards  se  lèvent  autour  de  nous,  et 
des  couples  de  flamans,  de  loin  en  loin,  hors  de  portée,  battent 
l'air  de  leurs  ailes  de  feu.  Le  silence  n'est  troublé  que  par  le  bruit 
de  notre  hélice.  Nous  abordons.  La  proue  s'enfonce  dans  les 
vases  molles,  et  nous  mettons  pied  à  terre  dans  une  grande  île  où 
paît  un  troupeau  de  plusieurs  centaines  de  vaches  bravas. 

—  Il  faut  traverser  le  troupeau,  me  dit  M.  Saccone,  pour  nous 
rendre  à  cette  cabane,  là-bas. 

A  ce  moment,  j'avoue  que  toutes  ces  têtes  noires  encornées, 
qui  dépassaient  les  hautes  herbes  et  nous  barraient  le  chemin, 
ne  me  parurent  pas  uniquement  pittoresques.  Je  les  trouvai 
inquiétantes.  Le  chasseur  chef  me  rassura,  en  me  disant  qu'au 
contraire  des  taureaux,  les  femelles  n'attaquent  pas,  en  général, 
à  moins  qu'on  ne  les  provoque.  Cet  «  en  général  »  me  laissa 
rêveur.  Cependant  nous  passâmes  au  milieu  de  ce  troupeau,  et 
de  beaucoup  d'autres,  et  je  ne  crois  pas  que,  de  toute  la  journée, 
nous  ayons  couru  un  réel  danger. 

La  cabane,  plantée  sur  la  prairie,  à  deux  kilomètres  en  avant, 
était  une  cabane  de  vaqueros,  pauvres  gens  qui  vivent  là,  sans 
communication  avec  le  monde  civilisé,  n'ayant  en  vue  ni  village, 
ni  sentier,  ni  ombre  d'aucune  sorte  que  celle  de  leur  toit  de 
planches,  et  à  qui  le  propriétaire  donne  un  franc  par  jour,  du 
pain,  et  une  provision  d'huile  et  de  vinaigre  pour  la  salade  de 
tome  cxxix.  —  1895.  36 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pimens.En  nous  voyant  venir,  l'homme  s'avança  au-devant  de 
nous,  à  cheval,  et  nous  dit  qu'il  avait  aperçu,  le  matin,  cinq  ou- 
tardes, dans  une  région  désignée  d'un  geste  fauchant,  qui  em- 
brassait bien  des  hectares.  J'entrai  dans  la  cabane,  composée  de 
deux  chambres,  enfumée,  avec  des  lits  de  misère  en  roseaux  et 
en  feuilles.  Une  vieille  était  assise  près  de  la  porte. 

—  Quel  âge  avez- vous?  lui  demandai-je. 

—  Quatre  douros  et  quatre  réaux,  monsieur! 

C'est  leur  manière  de  compter,  à  ces  demi-sauvages  andalous. 
Quatre  douros,  à  vingt  réaux  chacun,  font  quatre-vingts;  plus 
quatre  réaux  :  la  vieille  a  voulu  dire  qu'elle  avait  quatre-vingt- 
quatre  ans.  Elle  nous  souhaite  bonne  chance,  et  nous  nous 
déployons  en  tirailleurs,  dans  le  marais,  précédés  du  vaquero  à 
cheval.  La  chaleur  accable  l'herbe.  Nous  marchons,  tantôt  sur  la 
vase  écaillée,  molle  encore  et  semée  de  mottes  régulières  où 
penche  une  touffe  poilue,  tantôt  sur  une  terre  plus  sèche,  que 
hérissent  de  larges  bandes  de  graminées,  roussies  par  le  soleil  et 
hautes  de  plus  d'un  mètre.  Les  moustiques  invisibles,  assemblés 
par  milliards  au-dessus  de  la  prairie,  font  un  bruit  aigu  et  con- 
tinu, comme  un  appel  de  clairon  qui  ne  cesserait  jamais.  Je 
regarde  le  vaquero,  qui  va,  penché  sur  l'encolure  du  cheval,  le 
chapeau  à  grands  bords  rabattu  sur  son  visage,  observant  la 
plaine  tout  au  loin.  Ses  yeux  sont  d'une  extraordinaire  puissance. 
De  temps  en  temps,  il  s'arrête,  se  dresse  sur  sesétriers,  ou  même 
debout  sur  la  selle,  et,  portant  la  main  à  la  hauteur  de  ses  sour- 
cils, prononce  lentement,  comme  une  sentence  :  «  Un  pàjaro!  un 
oiseau!  »  Il  a  découvert,  à  deux  ou  trois  kilomètres  en  avant, 
un  gibier  que  lui  seul  ou  un  de  ses  pareils  peut  reconnaître  à  une 
telle  distance.  Alors,  il  part,  faisant  un  long  détour  à  gauche;  les 
rabatteurs  à  pied  prennent  à  droite;  ils  se  rencontrent  au  delà 
du  point  où  sont  posés  les  oiseaux,  et  nous,  les  chasseurs,  cou- 
chés derrière  une  touffe  d'herbe,  nous  attendons.  Des  vols  de 
petits  faisans  à  queue  courte  se  lèvent  en  criant,  et  passent, 
presque  toujours  hors  de  portée.  La  route  est  si  libre  pour  eux! 
Mais  la  grande  outarde  ne  se  montre  pas.  Je  ne  vois  d'elle  qu'une 
ou  deux  plumes  tombées  à  terre. 

Cependant,  j'ai  été  bien  stylé  par  les  gens  de  la  marisma.  Je 
sais  que  les  outardes  femelles  vivent  toute  l'année  dans  le  marais, 
que  les  vieux  mâles  arrivent  en  avril,  probablement  du  Maroc, 
et  repartent  en  septembre.  Je  sais  encore  qu'il  ne  faut  pas  faire 
un  mouvement  tant  que  la  grande  outarde  n'a  pas  franchi  la  ligne 
des  tireurs,  qu'elle  vient  dans  le  vent,  lancée  comme  un  boulet 
de  canon,  et  grosse  comme  une  dinde,  la  tête  blanche  et  le  corps 


TERRE    D'ESPAGNE.  563 

maillé  de  brun  et  de  gris...  J'ai  été  renseigné  sur  la  meilleure 
manière  de  viser,  sur  le  numéro  du  plomb  à  employer,  sur  le 
poids  de  ce  gibier  de  prince...  mais  où  est-elle,  la  grande 
outarde?  Si  elle  a  entrepris  de  trouver  un  coin  d'ombre,  elle  doit 
être  loin  d'ici... 

Des  bécassines  partent,  et  montrent  une  seconde  le  retroussis 
blanc  de  leurs  ailes.  A  dix  pas  de  moi,  un  des  rabatteurs  s'arrête, 
un  pied  en  avant.  Quelque  chose  de  brun  s'est  enroulé  en  spi- 
rale autour  de  sa  jambe.  C'est  un  serpent,  qui  mord  rageuse- 
ment le  pantalon  de  cuir  du  vaquero.  L'homme  ne  se  trouble  pas  ; 
il  ne  secoue  pas  la  bête  ;  il  n'appelle  personne,  mais,  tranquille- 
ment, entre  le  pouce  et  l'index,  il  saisit  le  reptile  derrière  la 
tête,  commence  à  l'étouffer,  le  fait  tourner  en  l'air  comme  un 
fouet,  et  brise  sur  le  sol  une  sorte  de  couleuvre  jaune  longue  de 
plus  d'un  mètre.  Nous  changeons  de  procédé,  et  nous  essayons 
d'approcher  les  petits  faisans,  suivant  une  méthode  usitée  dans 
les  marismas  :  en  nous  cachant  derrière  le  cheval,  dressé  à  ce 
manège,  et  qui  va  doucement,  broutant  l'herbe,  vers  le  gibier. 
Hélas  !  je  m'aperçois  vite  que  l'heure  est  trop  chaude,  qu'il  fau- 
drait plusieurs  jours  dans  le  marais,  et  une  habitude,  et  la  chance, 
plus  fugace  encore  qu'un  oiseau  d'eau,  pour  rapporter  un  butin 
sérieux,  pour  abattre  une  outarde,  un  flamant,  une  aigrette. 
Nous  avons  réussi  seulement  à  tuer  un  héron  garde-bœufs,  oiseau 
charmant,  au  bec  jaune  et  vert,  au  corps  d'un  blanc  de  neige. 

Mais,  à  la  poursuite  du  rêve,  on  gagne  toujours  quelque 
chose.  Nous  n'avons  pas  rejoint  la  grande  outarde,  mais  nous 
avons  changé  d'île,  descendu  et  remonté  les  bras  du  Guadal- 
quivir,  parcouru  des  espaces  immenses  et  contemplé  des  paysages 
nouveaux.  J'ai  vu  l'harmonieuse  beauté  du  fleuve  tournant  entre 
deux  rives  de  saules  pâles;  j'ai  passé  dans  un  désert  que  tapis- 
sait entièrement  une  sorte  de  bruyère  marine,  pareille  à  du  corail 
rouge;  j'ai  contemplé,  aux  heures  tardives,  la  marisma  qui  se 
voilait,  devenait  d'un  violet  sombre  de  pavot,  et  les  centaines  de 
chevaux  que  le  soir  réunissait  autour  d'un  abreuvoir,  tandis  que 
le  gardien,  debout  au  sommet  d'un  tertre,  prenait,  dans  le  soleil 
couchant,  des  proportions  fantastiques,  et  quand  je  suis  revenu, 
les  terres  plates  noyées  dans  le  crépuscule,  le  ciel  où  toute  la 
lumière  s'était  retirée,  les  alignemens  lointains  des  palmiers,  la 
douceur  infinie  de  l'air,  tout  me  donnait,  tout  gravait  en  moi 
l'illusion  que  je  voyais  s'assombrir  et  mourir  dans  la  nuit  les 
campagnes  du  Nil  (1). 

(1)  Ce  que  je  viens  de  raconter  ne  saurait  diminuer  en  rien  —  tous  les  chasseurs 
me  comprendront  —  la  réputation  que  possède  la  marisma  d'être  une  des  contrées 


564  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


RETOUR   A    MADRID 

Je  reviens  à  Madrid;  novembre  est  commencé,  et,  dans  quel- 
ques jours,  mon  voyage  va  s'achever.  Je  trouve  la  capitale  un 
peu  froide,  moi  qui  arrive  de  Séville,  et  plus  animée  qu'à  ma 
première  visite.  Les  rues  sont  pleines  d'hommes  de  toutes  condi- 
tions enveloppés  de  la  capa  doublée  de  velours  rouge,  vert,  gris, 
orange;  quelques  chapeaux  de  soie,  coiffant  des  ministres  ou  des 
ministrables,  émergent  de  la  foule;  les  promenades  ont  plus 
d'équipages;  le  cercle  de  l'Athénée,  les  clubs,  les  cabarets  à  la 
mode,  les  théâtres,  reprennent  possession  de  leur  clientèle  élé- 
gante, qui  a  passé  l'été  aux  bains  de  mer  ou  dans  les  villes 
d'eaux;  la  cour  est  rentrée.  Chaque  matin,  j'assiste,  sur  la  place 
d'armes  du  Palais  royal,  à  cette  jolie  manœuvre  de  la  garde  mon- 
tante, infanterie,  cavalerie,  artillerie,  qui  vient,  jouant  la  marche 
royale  d'Espagne,  en  grande  tenue,  avec  des  formations  et  des 
pas  harmonieusement  réglés,  relever  la  garde  descendante.  J'as- 
siste au  défilé  des  suisses  du  palais,  qui  portent  la  hallebarde 
antique  et  ce  joli  costume  :  bicorne  galonné,  habit  bleu  foncé  à 
la  française  avec  bord  de  couleur  garance,  gilet  et  paremens 
rouges,  culotte  blanche,  guêtres  de  la  couleur  de  l'habit,  montant 
au-dessus  du  genou.  Je  vois  l'étonnant  appareil  de  ce  cortège 
qui  traverse  Madrid,  quand  le  nouvel  ambassadeur  de  France  va 
présenter  ses  lettres  de  créance,  l'escorte  de  cavaliers,  les  atte- 
lages à  quatre  et  six  chevaux,  les  carrosses  de  gala  dorés,  laqués, 
sculptés,  dont  un  entièrement  vide  et  qu'on  nomme  «  le  carrosse 
de  respect  ».  Et  ces  anciennes  traditions,  cette  pompe  fameuse 

les  plus  giboyeuses  et  les  plus  abondantes  en  gibier  rare,  de  l'Europe.  Les  chasses 
du  Guadalquivir  ont  été  mises  en  honneur,  en  Angleterre,  par  lord  Lilford,  qui  a 
passé  des  mois  sur  le  fleuve,  chassant  et  réunissant  des  collections  ornithologiques, 
puis  par  M.  Dresser  et  par  le  colonel  Barcklay.  Les  officiers  de  Gibraltar  les  con- 
naissent fort  bien.  Enfin,  M.  le  Comte  de  Paris,  pendant  ses  séjours  au  palais  de 
Villamanrique,  qui  se  trouve  à  droite  du  Guadalquivir,  venait,  presque  tous  les 
jours,  chasser  dans  les  territoires  de  la  marisma,  qu'il  faisait  garder.  Je  donnerai 
uuc  idée  de  la  richesse  cynégétique  de  cette  contrée  de  l'Andalousie,  en  publiant  le 
tableau  partiel  du  gibier  tué  en  1892,  à  Villamanrique,  soit  dans  la  marisma,  soit 
dans  les  deux  grandes  réserves  forestières  du  domaine,  le  Coto  del  rey  et  la  forêt  de 
Gatos  :  1  lynx;  1  chat  sauvage;  1  ichneumon;  1377  lapins;  48  grandes  outardes  et 
3  petites;  11  œdicnèmcs  criards;  22  grues  cendrées;  9  spatules;  1  héron  garde- 
bœufs;  1  héron  crabier;  6  aigrettes;  33  échasses  blanches;  42  combattans;  30  fla- 
mans;  69  grands  sternes;  1  grèbe;  55  oies  sauvages;  26  pies  bleues;  14  guêpiers; 
2  aigles  royaux,  1  grand  aigle  moucheté,  2  aigles  bottés;  13  vautours  bruns,  4  vau- 
tours noirs,  2  vautours  d'Egypte. 

Il  existe  même,  errant  dans  la  marisma,  une  troupe  d'une  trentaine  de  chameaux 
sauvages,  qui  se  reproduisent,  mais  que  les  gardes  ont  beaucoup  de  peine  à  pro- 
téger contre  le  braconnage  (!)  des  gens  de  San  Lucar. 


TERRE    D'ESPAGNE.  565 

de  la  cour  d'Espagne,  m'amusent  comme  un  beau  décor  au  mi- 
lieu duquel  je  sens  s'agiter  des  acteurs  et  dos  intérêts  modernes. 
Je  me  dis  bien  que  l'autorité  a  souvent  changé  de  visage  et 
d'habit  dans  le  inonde,  qu'elle  n'est  ni  diminuée,  ni  agrandie,  par 
l'appareil  dont  elle  s'entoure,  et  cependant,  j'éprouve  un  plaisir, 
une  joie  toute  populaire  et  naïve,  effet  sans  doute  d'un  atavisme 
lointain,  à  voir  cette  majesté  d'une  cour,  dont  nos  yeux  sont  dés- 
habitués, et  notre  esprit  peut-être,  mais  non  pas  notre  sang. 

J'ai  retrouvé  la  même  pointe  d'émotion  et  le  même  sentiment 
de  curiosité  amusée,  en  traversant  les  appartemens  du  palais,  le 
jour  d'une  de  ces  grandes  réceptions  dont  l'ordonnance  est  cé- 
lèbre. Il  y  avait  des  hallebardes  partout,  et  des  figures  bien 
intéressantes  parmi  les  personnes  qui  attendaient  leur  tour  d'au- 
dience :  grands  d'Espagne,  hommes  politiques  fort  préoccupés, 
—  car  nous  étions  à  la  veille  d'une  crise,  —  diplomates,  mamans 
venues  pour  présenter  leur  fille  et  le  fiancé  de  leur  fille,  et  cette 
dame  triste,  attendrissante  et  coquette  dans  sa  mantille,  qui  de- 
vait avoir  une  douleur  à  raconter,  et  ce  beau  chevalier  de  Cala- 
trava,  qui  portait  l'habit  blanc  boutonné,  avec  la  croix  rouge 
sur  la  poitrine. 

La  reine  était  en  deuil,  gantée  de  noir  et  debout.  En  l'abor- 
dant, je  lus  frappé  de  ce  que  cette  physionomie  gracieuse  et 
jeune  reflétait  d'intelligence  et  d'habitude  du  pouvoir.  Dans  les 
yeux  de  la  jeune  femme  qui  souriait,  j'apercevais  la  souveraine; 
dans  les  questions  qu'elle  me  posait  sur  mon  voyage,  je  découvrais 
l'esprit  déjà  rompu  à  présider  un  conseil,  à  suivre  une  idée,  à 
traiter  avec  des  hommes  des  affaires  qui  s'enchaînent.  Un  instant 
après,  au  nom  du  petit  roi  que  j'avais  prononcé,  elle  devenait 
émue,  et  je  voyais  la  mère,  et  encore  la  souveraine,  défendant 
l'enfant  royal  contre  la  calomnie  qui  le  guette.  «  N'est-ce  pas  qu'il 
est  bien  portant  et  vif?  Vous  l'avez  rencontré.  Il  n'a  eu  que  les 
maladies  légères  de  son  âge.  Et,  Dieu  merci,  le  voilà  fort,  et  à 
l'abri.  »  Oui,  à  l'abri,  doublement,  derrière  elle  qui  veille  sur 
l'enfant,  et  qui  garde  pour  lui  la  couronne.  Tandis  que  je  l'écou- 
tais,  et  quand  je  regardai,  pour  la  dernière  fois,  le  salon  où  la 
reine  demeurait  encore,  attendant  une  autre  visite,  j'avais  l'im- 
pression vive  que  je  voyais  une  de  ces  grandes  régentes,  qui  font 
figure  dans  l'histoire,  une  de  ces  mères  de  rois  qui,  pour  défendre 
un  trône,  ont  mieux  que  le  fer  et  la  force  :  les  deux  bras  qu'elles 
croisent  sur  la  poitrine  de  leur  fils. 

Il  était  déjà  nuit,  quand  je  sortis  du  palais.  Je  traversai  la 
place  de  l'Orient,  et  je  me  promenai  au  hasard,  triste  parce  que 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

j'allais  quitter  l'Espagne.  Je  devais  visiter  encore  Barcelone  et 
cette  belle  abbaye  de  Montserrat,  perchée  dans  la  montagne,  mais 
je  sentais  que  ce  ne  seraient  là  que  des  arrêts  sur  le  chemin  du 
retour,  et  que  ce  voyage  était  fini,  que  j'avais  entrepris  et  fait 
avec  tant  de  joie. 

Sur  les  avenues  du  Prado,  je  croisai  un  Espagnol,  très  répandu 
dans  le  monde  de  Madrid,  qui  marchait  vite,  enveloppé  de  son 
manteau.  Il  me  reconnut,  et  me  prit  le  bras.  J'avais  joui,  à 
diverses  reprises,  de  sa  conversation  brillante,  de  son  esprit  élo- 
quent et  informé  sur  toutes  choses  :  mais  combien  plus  je  le  goûtai 
ce  soir-là!  Il  refit  avec  moi  mon  voyage,  il  s'anima,  il  laissa  trans- 
paraître ce  fond  de  nature  poétique  et  passionnée,  don  gratuit  de 
la  race,  que  voilait  d'abord  chez  lui  la  convention  mondaine. 

—  Votre  chagrin  me  plaît,  dit-il,  car  il  y  entre  de  l'amour. 

—  N'en  doutez  pas. 

—  Vous  aimez  l'Espagne,  vous  reviendrez  à  elle.  Alors,  vous 
étudierez  ce  que  vous  avez  justement  aperçu.  Nos  villes  cachent 
nos  villages.  Et  c'est  là  qu'on  le  rencontre  encore,  l'Espagnol 
vrai,  l'Espagnol  du  peuple,  ce  chevalier  rude  et  tendre,  qui  vit  sur 
son  passé  d'honneur.  C'est  là  qu'elles  se  sont  réfugiées,  la  foi,  la 
poésie,  la  grandeur  pauvre  de  l'Espagne.  Je  vous  mènerai  vers 
elles.  Je  vous  ferai  entendre,  chez  des  rustres  sans  lettres,  des 
légendes  qui  valent  un  chant  d'Homère;  je  vous  ferai  voir  ce 
laboureur,  qui  a  une  âme  ancienne  et  des  façons  de  roi.  Connais- 
sez-vous Y  Oiseau  noir? 

Je  ne  connaissais  pas  V Oiseau  noir,  et  il  me  récita  ce  conte 
exquis  de  Navarre...  «  Vous  reviendrez!  »  A  mesure  que  mon 
ami  parlait,  ce  mot  s'embellissait,  se  fleurissait  de  tous  mes  sou- 
venirs remués  et  rassemblés  en  gerbe,  et  comme  en  Sicile,  comme 
à  Malte,  comme  à  Venise,  comme  si  nous  étions  maître  du  jour 
qui  ne  s'est  pas  levé,  moi,  j'ai  répondu  :  Oui! 

René  Bazin. 


DE  LEOBEN  A  CAMPO-FORMIO 


IV  (1> 


LE  TRAITE  DE  PAIX 


I 

Très  laid,  très  gros,  le  regard  louche,  le  front  dégarni,  les 
cheveux  couverts  d'une  couche  épaisse  de  poudre;  fort  infatué  de 
ses  succès  de  beau  causeur  et  de  comédien  de  société;  obsé- 
quieux avec  les  princes,  tranchant,  en  affaires,  avec  les  ministres; 
possédant  ce  vernis  voltairien  qui  était  le  bon  ton  de  l'homme 
éclairé,  «  l'honnête  homme  »  de  ce  temps-là;  habile  diplomate, 
diplomate  à  conversations  et  à  dépêches  plutôt  qu'à  idées  et  à 
ressources;  au  fond  petit  homme  d'Etat,  le  comte  Louis  Gobenzl 
avait  alors  44  ans.  Il  imaginait  qu'il  aurait  vite  fait  d'éblouir  de 
son  prestige  et  de  mettre  au  pas  le  «  petit  Corse  »  dont  toute 
l'Europe  ne  parlait  tant  que  parce  qu'il  n'avait  pas  encore  trouvé 
son  maître. 

Il  arriva,  le  26  septembre  au  soir,  à  Udine  où  logeaient  les 
Autrichiens  et  il  en  informa  aussitôt  Bonaparte.  Celui-ci  estimant 
que  le  choix  d'un  négociateur  de  marque  annonçait  enfin  l'inten- 
tion de  discuter  sérieusement,  crut  bon  de  prendre  les  devans  et 
de  mettre  la  haute  courtoisie  de  son  côté.  Le  27,  à  deux  heures, 
entouré  d'une  escorte  brillante,  il  se  rendit  à  Udine  (2).  Après 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1S  mars,  du  lor  avril  et  du  15  mai. 

(2)  Rapport  de   Cobenzl,   28   septembre;    Bonaparte  à  Talleyrand,  28   septem- 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  comj >li mens  d'usage,  Cobenzl  le  pria  de  l'accompagner  dans 
son  cabinet  et  lui  remit  la  lettre  de  l'empereur.  Bonaparte  la  lut; 
au  lieu  d'en  paraître  flatté,  il  releva  avec  un  air  de  désagréable 
surprise  la  première  phrase,  où  François  II  se  plaignait  que  la 
France  prétendit  s'écarter  des  préliminaires  de  Leoben.  «  La  Ré- 
publique française,  dit  Bonaparte,  n'a  jamais  demandé  autre 
cbose  que  d'exécuter  les  préliminaires;  mais  vous  leur  donnez 
une  interprétation  qui  ne  peut  être  admise;  c'est  vous  qui,  par 
vos  lenteurs  et  vos  difficultés  éternelles,  y  avez  toujours  mis 
obstacle.  »  Cobenzl  protesta  :  —  Sa  cour  prenait  les  articles  au 
sens  littéral  ;  d'ailleurs  son  maître  lui  avait  donné  les  pouvoirs  les 
plus  étendus  pour  traiter,  en  ce  sens-là,  et  le  plus  tôt  possible. 
<<  C'est,  dit-il,  la  seule  [base]  que  nous  puissions  admettre,  à 
moins  que  l'on  ne  substitue  aux  articles  devenus  impossibles  par 
des  événemens  auxquels  nous  n'avons  aucune  part,  d'autres 
arrangemens  qui  pussent  également  nous  convenir.  »  Cet  à  moins 
que  contenait  tout  l'esprit  des  instructions  de  Cobenzl  et  donnait 
ouverture  à  toutes  les  insinuations.  Bonaparte  poussa  droit  au 
fait  :  —  Pourquoi  s'obstiner  à  parler  d'un  Congrès  européen? 
qu'ont  à  faire  les  alliés  respectifs  dans  cette  négociation?  Il 
s'était  prêté  à  cette  idée  de  congrès,  à  Leoben,  par  condescendance 
pour  Gallo,  mais,  ajouta-t-il  :  «  il  aurait  été  contre  toute  raison 
d'appeler  l'Lurope  à  être  témoin  d'un  acte  aussi  scandaleux  que 
celui  du  dépouillement  de  la  République  de  Venise.  »  Cette  pointe 
sentait  son  Frédéric;  Cobenzl  n'en  voulut  pas  paraître  décon- 
certé ;  il  avait,  pour  riposter,  un  arsenal  de  répliques  à  la  Kaunitz  : 
«  Le  démembrement  de  la  République  de  Venise  nous  a  été  pro- 
posé par  vous;  l'empereur  ne  se  prête  jamais  à  rien  qui  ne  puisse 
•être  connu  de  toute  l'Europe,  et  ce  démembrement  est  moins 
scandaleux  que  le  changement  opéré  dans  le  gouvernement  de 
Venise,  contre  la  teneur  des  préliminaires.  »  Changement  était  un 
euphémisme;  Bonaparte  en  goûta  la  délicatesse,  et  il  y  eut,  entre 
Cobenzl  et  lui,  sur  ce  propos,  quelques  passes  de  coquetterie.  — 
Le  «  changement  »  n'est  point  notre  ouvrage,  mais  celui  du  peuple 
qui  partout  a  le  droit  de  chasser  les  tyrans;  dit  Bonaparte; 
ce  qui  donna  à  Cobenzl  l'occasion  de  répondre  «  qu'il  avait  trop 
haute  opinion  des  talens  de  M.  le  général  Bonaparte  pour  croire 
que,  dans  un  pays  qui  fourmillait  de  ses  troupes,  il  pût  se  passer 
quelque  chose  de  contraire  à  ses  intentions.  »  Bonaparte  prit  le 
compliment  en  bonne  part.  «  Les  préliminaires,  poursuivit-il,  n'ont 
rien  stipulé  sur  le  gouvernement  de  Venise;  »  puis,  se  rappelant 

bre  1797.  Les  rapports  de  Cobenzl,  conservés  aux  Archives  de  Vienne,  ont  été  pu- 
bliés, en  très  larges  extraits,  par  M.  Huiler.  M.  Hiiffer  les  a  traduits  en  allemand.  Je 
dois  à  son  obligeance  la  communication  du  texte  original,  qui  est  en  français. 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  569 

sans  doute  comment  les  rois  avaient  opéré,  par  trois  fois  en  Po- 
logne, et  comment,  d'après  le  droit  public,  c'étaient  les  spoliés 
qui  devaient  consentir  eux-mêmes  leur  ruine,  afin  de  la  légi- 
timer :  «  C'est,  dit-il,  avec  les  commissaires  de  la  République  de 
Venise  qu'il  faudra  traiter  de  la  cession,  pour  la  rendre  légale.  » 
Cobenzl  ne  le  contesta  point,  en  principe;  mais,  fit-il  observer  : 
«  Nous  ne  pouvons  reconnaître  la  République  de  Venise  avant 
d'être  en  possession  de  toutes  nos  indemnités.  » 

C'était  un  cercle  vicieux,  puisque  Venise  fournissait  la  princi- 
pale de  ces  indemnités.  Pour  démembrer  cette  république,  Bona- 
parte en  avait  changé  le  gouvernement  ;  et  l'Autriche,  sous  prétexte 
qu'elle  n'avait  pas  reconnu  le  gouvernement  nouveau,  ne  le  jugeait 
pas  autorisé  à  démembrer  juridiquement  la  République.  Bona- 
parte trouva  que  Cobenzl  «  extravaguait  »  :  «  Voilà  donc,  reprit- 
il,  toute  la  négociation  accrochée;  comment  voulez-vous  que 
nous  fassions,  si  vous  refusez  de  traiter  avec  les  plénipoten- 
tiaires vénitiens? —  C'est  avec  vous,  repartit  Cobenzl,  que  nous 
avons  à  traiter;  c'est  vous  qui  nous  avez  assuré  des  dédommage- 
mens  et  qui  les  avez  rendus  nécessaires  en  vous  appropriant  ou 
en  disposant  de  nos  possessions;  c'est  vous  qui  êtes  en  possession, 
c'est  donc  à  vous  à  nous  les  remettre,  conformément  à  l'engage- 
ment que  vous  avez  pris.  »  C'était  ce  que  l'on  appelait,  dans  le 
jargon  des  chancelleries,  rejeter  sur  autrui  l'odieux  du  partage. 
Cobenzl  était  fort  adroit  à  ce  jeu;  mais  Bonaparte  para  le  coup  : 
«  La  République  française  a  reconnu  les  plénipotentiaires  véni- 
tiens, et  dès  lors,  elle  ne  peut  consentir  à  ce  que  l'Autriche 
s'empare  de  Venise.  »  Ce  fut  à  Cobenzl  de  se  récrier  :  «  Si  vous 
faites  toujours  comme  cela,  comment  voulez- vous  qu'on  puisse 
négocier?  —  Soit,  dit  Bonaparte,  revenons  aux  textes  :  il  est  écrit 
que  vous  aurez  Venise  quand  nous  aurons  Mayence.  »  Il  s'en- 
suivit une  prise  très  vive.  Cobenzl  allégua  l'article  V  qui  stipulait 
l'intégrité  de  l'Empire  ;  Bonaparte  riposta  par  l'article  VI  qui 
reconnaissait  pour  limites  à  la  France  les  pays  réunis  en  1795. 
«  L'intégrité  de  l'Empire,  dit-il,  s'entend  de  soi-même,  dans  la 
mesure  où  il  n'y  est  point  dérogé  par  le  traité,  et  le  traité  y  déroge.  » 
Cobenzl  le  contesta  :  «  L'empereur  n'a  reconnu  et  n'a  pu  recon- 
naître que  la  réunion  à  la  République  française  de  ses  propres 
territoires,  la  Belgique  et  le  Luxembourg  :  sur  les  autres,  par 
exemple  sur  Mayence,  il  n'a  pas  le  droit  de  se  prononcer.  —  Mais, 
dit  Bonaparte,  l'empereur  a  déjà  transigé  sur  Modène;  il  a 
accepté  la  transaction  pour  l'évèché  de  Liège  ;  la  Belgique 
d'ailleurs  fait  partie  du  cercle  de  Bourgogne;  ce  qu'il  a  consenti 
pour  un  cercle,  il  le  peut  consentir  pour  les  autres.  »  Cobenzl 
répondit  :  «  Il  faut  distinguer;  pour  Modène,  on  avait  stipulé  un 


S70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

échange.  »  Sur  ce  mot  Bonaparte  s'emporta,  voyant  bien  où 
s'acheminait  la  conversation,  et  que  Tunique  objet  de  Cobenzl 
était  de  se  faire  offrir  davantage  :  «  Il  avait  été  trop  facile,  on  lui 
faisait  perdre  son  temps  sans  nul  égard!  Or,  il  s'estimait  l'égal 
de  tous  les  rois!  on  l'amusait  par  des  prétentions  de  congrès, 
par  de  fausses  interprétations  de'  préliminaires...  »  Cette  sortie 
rendait  à  Cobenzl  ses  avantages;  il  savait  payer  de  contenance. 
Pendant  qu'il  se  répandait  en  solennelles  protestations  déloyauté, 
Bonaparte  s'apaisa. — «  La  République  française,  dit-il,  ne  se 
départira  jamais  de  l'exécution  des  lois  décrétées  par  elle;  avec 
les  moyens  qu'elle  a,  elle  peut,  en  deux  ans,  faire  la  conquête  de 
toute  l'Europe.  »  Puis,  sur  l'observation  de  Cobenzl  qu'en  ce  cas 
l'Europe  n'aurait  qu'a  se  garantir  par  tous  les  moyens  possibles, 
il  reprit  :  «  Je  ne  dis  pas  que  ce  soit  l'intention  de  la  Répu- 
blique française;  mais  nous  ne  ferons  pas  la  paix  sans  Mayence, 
et  nous  ne  rendrons  pas  les  forteresses  d'Italie  sans  Mayence.  — 
Et  moi,  je  ne  signerai  pas  la  paix  sans  la  stipulation  de  la 
prompte  évacuation  de  toutes  les  provinces  qui  doivent  nous 
appartenir.  —  De  cette  manière  votre  séjour  à  Udine  ne  sera 
pas  de  longue  durée,  et  ce  sera  la  dernière  raison  des  rois  et  des 
Etats  qui  décidera.  —  L'empereur,  déclara  Cobenzl,  désire  la 
paix,  mais  il  ne  craint  pas  la  guerre.  Quant  à  moi,  j'aurai  au 
moins  la  satisfaction  d'avoir  fait  la  connaissance  d'un  homme 
aussi  célèbre  qu'intéressant.  » 

Dans  ce  premier  entretien,  Bonaparte  et  Cobenzl  avaient 
touché  tous  les  points  litigieux  et  reconnu  leurs  positions.  La 
question  était  de  savoir  lequel  des  deux  serait  assez  tenace  ou 
assez  menaçant  pour  contraindre  l'autre  à  reculer.  lisse  rendirent 
chez  Gallo,  pour  la  conférence  officielle.  Elle  dura  près  de  cinq 
heures.  Cobenzl  «  rabâcha  les  mêmes  choses;  »  Bonaparte  argu- 
menta obstinément.  Ces  conférences  officielles,  qui  se  succédèrent 
régulièrement,  ne  furent  que  la  mise  en  notes  et  en  protocoles 
des  observations  échangées  dans  les  entretiens  particuliers.  Elles 
ne  donnent  que  la  répétition,  sans  lumière,  sans  costumes,  sans 
décors,  de  la  pièce  qui  se  composait  dans  les  entractes.  Lorsque 
l'on  eut  signé  le  procès-verbal,  on  s'en  alla  dîner  chez  Gallo,  qui, 
ce  jour-là,  traitait  tout  le  monde.  Après  le  dîner,  au  moment  où 
il  savait  que  «  les  Allemands  parlent  volontiers  »,  Bonaparte 
entreprit  de  nouveau  Cobenzl,  et  ils  firent  encore  assaut  pendant 
plusieurs  heures.  Bonaparte,  par  tactique  et  par  penchant,  parut 
s'abandonner;  il  parla  beaucoup  et  de  toutes  choses.  Il  parla  de 
Pichegru,  espérant  induire  les  Autrichiens  en  quelque  indiscré- 
tion ;  il  parla  de  son  propre  rôle  en  Vendémiaire;  il  parla  des 
émigrés,  de  la  famille   royale  et  impériale;  «  il  n'y  mit  point 


DE   LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  571 

d'aigreur»,  remarque  Gobenzl,  sans  se  douter  que  cette  famille 
serait  un  jour  celle  de  son  étrange  interlocuteur.  «  Il  développa, 
ajoute  l'ancien  partenaire  de  Catherine,  ses  idées  sur  les  mesures 
révolutionnaires  avec  cette  suite  et  cette  précision  qui  caracté- 
risent sa  manière  de  voir  et  qui  le  rendent  si  dangereux  pour  la 
tranquillité  générale.  »  —  «  L'empereur  est  mal  servi,  dit  Bona- 
parte, désireux  de  piquer  Gobenzl  et  de  l'animer  contre  Thugut  ; 
s'il  n'avait  pas  différé  la  paix,  il  serait  à  présent  en  possession  de 
son  lot  ;  l'échange  qu'il  fait  pour  les  Pays-Bas  et  la  Lombardie  est  si 
avantageux  que  Joseph  II  n'aurait  pas  hésité  à  y  donner  les  mains, 
même  sans  aucune  guerre  ;  le  changement  survenu  à  Venise  doit 
être  considéré  comme  un  changement  de  règne,  arrivé  par  ordre 
de  succession;  tous  les  États  sont  soumis  à  de  pareilles  variations, 
et  dans  les  États  monarchiques,  la  volonté  seule  du  souverain  en 
produit  d'aussi  considérables.  Témoin  les  changemens  opérés  par 
Joseph  II.  »  Ce  général  de  28  ans,  ce  parvenu  républicain  savait 
tout,  comme  d'intuition  et  par  droit  de  conquête.  Sans  même 
prendre  le  temps  de  s'en  étonner,  Cobenzl  en  vint  à  parler  avec 
Bonaparte  comme  il  l'aurait  pu  faire  avec  la  grande  Catherine, 
non  certes  avec  sincérité,  mais  sans  circonlocutions,  la  main 
ouverte  et  cartes  sur  table  :  «  Pourquoi,  dit-il,  la  France  s'attache- 
t-elle  à  ce  point  à  la  fortune  de  la  Prusse?  Son  intérêt  n'est-il  pas 
au  contraire  de  se  rapprocher  de  l'Autriche  pour  s'opposer 
ensemble  aux  ambitions  de  cette  monarchie?  Je  ne  vois  pas 
pourquoi  vous  voulez  toujours  favoriser  à  nos  dépens  des  répu- 
bliques que  vous  avez  cependant  moins  d'intérêt  de  ménager  que 
nous.  »  Les  précautions  oratoires  semblaient  épuisées,  et  il 
fallait  en  venir  aux  propositions  positives,  fixer  des  prix,  marquer 
des  lots;  aucun  des  deux  interlocuteurs  ne  voulait  dire  le  premier 
mot.  «  Déboutonnez-vous  donc,  répétait  Bonaparte.  —  C'est  à 
vous,  répondait  Cobenzl,  de  vous  déboutonner,  et  puisque  vous 
voyez  des  obstacles  à  la  paix,  à  indiquer  les  moyens  de  les  lever.  » 
Bonaparte  revint  chez  lui  à  Passeriano,  persuadé  que, 
moyennant  la  ville  de  Venise  et  la  ligne  de  l'Adige,  les  Autri- 
chiens reconnaîtraient  les  limites  constitutionnelles  de  la  Répu- 
blique,  et  consentiraient,  en  outre,  à  la  cession  de  la  plus  grande 
partie  de  la  rive  gauche  du  Rhin,  avec  Mayence.  Le  point  était, 
«  pour  sauver  les  apparences  »,  d'amener  Cobenzl  à  déclarer  que 
l'exécution  des  préliminaires  était  impossible.  Ces  «  apparences  » 
n'intéressaient,  en  France,  que  ies  Conseils,  en  Allemagne,  que 
la  Diète.  C'est  pour  ces  assemblées,  pour  les  journaux,  pour  l'opi- 
nion du  public  que  furent  rédigées  les  notes  et  que  furent 
dressés  les  protocoles  de  la  négociation.  Cependant,  toutes  for- 
melles qu'elles  demeurèrent,  ces  conférences  officielles  n'en  furent 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  moins  fort  agitées.  Le  28,  Bonaparte  mit  les  Autrichiens  en 
demeure  de  nommer,  avant  le  1er  octobre,  un  plénipotentiaire  qui 
s'aboucherait  avec  ceux  des  républiques  de  France  et  de  Venise, 
et  d'ouvrir  la  discussion  sur  l'article  VI  des  préliminaires,  l'ar- 
ticle des  limites  de  la  France.  La  conférence  avait  lieu  chez  lui. 
—  On  parait,  dit-il  aux  Autrichiens,  ne  vouloir  que  rassembler 
des  prétextes  de  rupture;  on  marche  sur  deux  lignes  parallèles; 
il  faut  se  rapprocher.  —  Il  conclut  que  les  préliminaires,  étant  in- 
terprétés de  part  et  d'autre  d'une  façon  différente,  devaient  être 
considérés  comme  nuls,  et  que  le  travail  était  à  refaire.  Cobenzl 
maintint  que  les  préliminaires  étaient  valables,  mais  qu'ils  étaient 
susceptibles  de  modifications.  «  C'est  à  la  France,  répétait-il,  de 
proposer  les  moyens  de  conciliation.  »  Ce  jeu  d'éventail  et  ce 
manège  de  fausse  pudeur,  à  l'autrichienne,  ne  laissaient  pas 
d'impatienter  Bonaparte.  Cobenzl  comptait  sur  l'impétuosité  du 
jeune  général  pour  brusquer  la  déclaration  et  réduire  l'Autriche 
à  une  violence  qu'elle  était  fort  impatiente  de  subir.  Ils  expé- 
dièrent les  protocoles,  dînèrent  en  compagnie  de  leurs  collègues, 
et,  comme  le  premier  jour,  reprirent  le  propos  après  dîner  (1). 

«  Croyez-vous  de  bonne  foi,  dit  Cobenzl,  que  vos  proposi- 
tions sont  le  moyen  de  parvenir  à  la  paix?  L'extension  que  vous 
donnez  au  sens  des  préliminaires,  la  prétention  de  vous  appro- 
prier Mayence  et  une  partie  de  la  rive  gauche  du  Rhin,  d'ôter  à 
l'Empire  sa  principale  barrière,  ne  dévoilent-ils  pas  un  système 
d'envahissement  qui  n'aurait  plus  aucune  borne?  »  Bonaparte 
protesta  que  la  France,  contente  de  ses'succès,  resterait  dans  ses 
limites  et  ne  ferait  plus  la  guerre  que  pour  sa  défense.  «  Quelle 
sûreté  pouvons-nous  en  avoir,  repartit  Cobenzl,  si  les  stipula- 
tions des  préliminaires  ne  sont  pas  remplies?  »  Puis,  venant  à 
l'article  qui  le  préoccupait  le  plus  dans  les  affaires  d'Allemagne, 
et  bien  plus,  assurément,  que  l'intégrité  de  l'Empire,  il  poursui- 
vit :  «  D'ailleurs,  quand  tous  les  motifs  possibles  ne  se  réuniraient 
pas  pour  empêcher  l'empereur  de  donner  les  mains  à  ce  que 
vous  demandez,  la  seule  considération  que  ce  serait  fournir  au 
roi  de  Prusse  un  prétexte  pour  s'agrandir  en  Allemagne  suffirait 
pour  l'en  détourner.  »  Pour  la  première  fois,  Cobenzl  se  décou- 
vrait; Bonaparte  soupçonnait  ce  défaut  de  la  cuirasse;  dès  qu'il 
l'aperçut,  il  en  profita  :  «  Le  roi  de  Prusse,  dit-il,  a  reconnu 
pour  nous  la  rive  gauche  du  Rhin.  Il  a  des  droits  sur  nous 
pour  avoir  été  le  premier  à  quitter  la  coalition  ;  nous  avons  avec 
lui  des  engagemens  très  récens  ;  il  ne  discontinue  pas  de  nous 
faire  toutes  les  instances  et  toutes  les  offres  possibles.  Mais  si 

(1)  Lettres  particulières  de  Cobenzl  à  Thugut,  30   septembre;  Bonaparte  à  Tal- 
leyrand,  10  octobre  1797;  Hiiffer,  p.  393;  Sybel,  t.  V,  p.  124. 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  573 

nous  nous  arrangeons  avec  vous,  alors  nous  n'avons  pas  besoin 
de  lui  rien  laisser  prendre.  » 

Le  rôle  que  Bonaparte  prêtait  à  la  Prusse  était  précisément 
celui  que  lui  attribuait  la  cour  de  Vienne.  La  façon  cavalière 
dont  il  lui  proposait  de  rompre  ces  engagemens  redoutables, 
entre  le  roi  de  Prusse  et  la  République,  donna  à  Gobenzl  la  plus 
haute  idée  de  la  liberté  d'esprit  et  de  la  bonne  éducation  poli- 
tique du  général.  Ce  Corse,  décidément,  entendait  les  affaires. 
«  Vous  y  engageriez-vous  par  un  article  secret,  répliqua-t-il 
aussitôt,  avec  promesse  formelle  de  faire  cause  commune  avec 
nous  contre  lui,  s'il  voulait  faire  une  acquisition  quelconque  en 
Allemagne? —  Pourquoi  pas?  répondit  Bonaparte.  Je  n'y  vois 
aucune  difficulté,  si  nous  sommes  d'accord  sur  tout  le  reste  ;  mais, 
en  cas  contraire,  il  faudra  bien  que  nous  nous  réunissions  à  lui.  » 
Il  ajouta  même  que,  pour  sa  part,  il  préférait  l'alliance  autri- 
chienne, mais  qu'à  Paris  on  se  méfiait  de  la  cour  impériale  :  les 
retardemens  de  cette  cour,  son  jeu  de  conférences  et  de  protocoles 
font  soupçonner  l'idée  qu'elle  se  prépare  à  la  guerre;  le  roi  de 
Prusse,  au  contraire,  négocie  avec  chaleur.  «  Dans  de  pareilles 
circonstances,  les  journées  deviennent  des  années;  pour  que  la 
paix  réussisse,  il  faut  qu'elle  se  fasse  sous  huit  jours.  » 

Cobenzl  essaya  encore  une  fois  des  récriminations  :  on  ne  se 
prête  à  rien,  on  exagère  les  prétentions,  on  ne  tient  nul  compte 
de  nos  convenances,  bien  plus,  on  nous  refuse  ce  qui  nous  a 
été  solennellement  promis  !  «  Mais  que  voulez-vous  donc  en 
Italie?  demanda  Bonaparte.  —  Rien  que  ce  que  nous  donnent 
les  préliminaires.  »  Bonaparte  demeura  pensif.  Cobenzl  reprit  : 
«  Je  n'ai  jamais  conçu  pourquoi  vous  vous  êtes  tant  opposé 
à  ce  que  nous  passions  le  Po.  Je  ne  vois  pas  l'intérêt  qu'y  a  la 
France.  —  Celui  de  vous  empêcher  d'être  les  maîtres  de  l'Italie. 

—  C'est-à-dire  que  vous  prétendez  vouloir  être  nos  amis...  et 
vous  ne  voulez  vous  prêter  à  rien  de  ce  qui  peut  nous  convenir. 

—  Mais  encore  une  fois,  qu'est-ce  que  vous  pouvez  désirer  d'ulté- 
rieur en  Italie?  —  Les  trois  Légations.  —  Oui,  et  Venise  aussi  ! 
et  Mantoue  aussi!  —  Sans  doute,  et  ce  serait  encore  bien  peu 
pour  obtenir  notre  tolérance  sur  une  partie  de  ce  que  vous  voulez 
en  Allemagne.  —  Nous  sommes  loin  de  compte,  car  je  serais 
pendu  à  Paris  si  je  vous  donnais  les  Légations.  —  Et  moi,  je 
mériterais  d'être  mis  dans  une  forteresse  si  je  ne  m'opposais  pas 
à  ce  que  vous  ayez  jamais  Mayence,  et  quoi  que  ce  soit  de  la  rive 
gauche  du  Rhin.  » 

Ils  disputaient,  mais  c'était  sur  le  même  terrain,  et, par  toutes 
ces  feintes  ils  se  rapprochaient  cependant.  Après  cette  escar- 
mouche, ils  firent  une  pause.  Us  tombèrent  d'accord  que  l'Empire 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

était  une  institution  à  ménager,  et  qu'il  n'était  de  l'intérêt  ni  de  la 
France  ni  de  l'Autriche  d'en  faire  une  seconde  Pologne.  —  «  Vos 
prétentions  sur  une  partie  de  la  rive  gauche  du  Rhin  ne  le 
prouvent  guère,  »  fit  observer  Gobenzl.  Sur  ce,  l'assaut  recom- 
mença. «  Le  Rhin,  déclara  Ronaparte,  est  la  limite  naturelle  de 
la  France;  c'est  ce  qui  faisait  l'ancienne  Gaule,  et  tant  que  nous 
ne  l'aurons  pas,  nous  ne  pourrons  pas  être  bien  liés  avec  vous. 
—  Gomment!  non  contons  de  ce  que  vous  demandez  de  la  rive 
gauche  du  Rhin  et  que  nous  ne  pouvons  pas  accorder,  vous  pensez 
à  l'occuper  tout  entière  !  C'est  à  quoi  nous  ne  consentirons 
jamais.  »  Ronaparte  savait  désormais  le  moyen  de  les  convertir  : 
c'était  de  déchirer  les  traités  de  Râle  et  de  Rerlin,  et  de  recoudre 
ces  traités  en  les  retournant  au  profit  de  l'Autriche.  «  Nous  ne 
vous  demandons  pas  la  rive  gauche,  dit-il;  nous  négocierons  là- 
dessus  à  la  paix  de  l'Empire.  Songez  que  presque  tous  les  princes 
de  la  rive  gauche  du  Rhin  ou  se  sont  arrangés  avec  nous,  ou  ne 
demandent  qu'à  y  procéder.  —  Et  comment  combineriez-vous  ce 
projet  chimérique  avec  ce  que  vous  me  disiez  tout  à  l'heure  sur 
les  prétentions  de  la  Prusse?  —  Nous  nous  engagerons  à  lui  rendre 
ses  provinces  transrhénanes,  et  si  cela  ne  lui  suffi!  pas,  nous  lui 
ferons  la  guerre,  conjointement  avec  vous.  » 

Ronaparte  aAait  déclaré,  un  instant  auparavant,  que  la  Répu- 
blique exigeait  la  rive  gauche  entière  ;  il  alléguait  des  motifs 
péremptoires  et  des  droits  irrévocables  :  la  nature  des  choses  et 
les  Commentaires  de  César!  Quelques  minutes  après,  il  renonçait 
à  une  partie  de  cette  frontière  immuable,  et  il  avouait  le  faire  par 
politique.  Cobenzl  pouvait-il  le  croire  sincère?  Que  devait-il 
prendre  au  sérieux,  la  prétention  sur  le  tout  ou  la  renonciation  à 
la  partie?  Il  s'attacha  à  la  renonciation  partielle,  parce  quelle 
flattait  ses  préjugés,  satisfaisait  ses  passions  et  offrait  un  joint  à 
la  triple  combinaison  qui  formait  le  fond  de  ses  instructions  : 
abaisser  la  Prusse,  obtenir  plus  de  terres  en  Italie,  sauver  les 
apparences  en  Allemagne.  Cobenzl  et  Ronaparte  voulaient,  l'un 
et  l'autre,  en  finir;  ils  comprirent  qu'ils  n'arriveraient  jamais  à 
conclure  que  sur  une  équivoque.  Vous  aurez  la  rive  gauche  en- 
tière à  la  paix  générale,  dira  Ronaparte  au  Directoire,  contentez- 
vous  pour  le  moment  d'en  obtenir  la  plus  grande  partie.  — 
Vous  consentez  provisoirement  un  démembrement  partiel  de 
l'Empire,  dira  Cobenzl  à  son  maître;  mais,  à  la  paix  générale, 
vous  pourrez,  avec  l'appui  de  vos  co-états,  revenir  sur  cette  déci- 
sion et  sauver  l'intégrité  de  l'Empire;  si  l'Empire  cède,  il  en  aura 
la  responsabilité,  vous  serez  indemnisé  et  la  Prusse  n'aura  rien. 
Cette  transaction,  avec  ses  arrière-pensées,  se  dessina  dès  lors 
comme  le  seul  accommodement  possible,  dans  l'esprit  des  deux 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  575 

négociateurs,  et  sans  la  définir  encore  ni  l'avouer,  ils  en  vinrent 
à  parler  des  indemnités  respectives.  Ils  discutèrent  longtemps 
sur  la  ligne  de  l'Adige,  les  forteresses  vénitiennes  et  les  Léga- 
tions. Bonaparte  voulait  les  forteresses  pour  défendre  la  Cisal- 
pine; Cobenzl  voulait  les  Légations  «  pour  défendre  plus  aisément 
le  grand-duc  de  Toscane...  et  le  pape!  »  Il  était  malaisé  de 
s'occuper  si  longtemps  d'indemnités,  d'équilibre,  de  trocs,  rup- 
tures d'alliances,  abandons  de  garanties,  violations  de  traités, 
démembremens  de  républiques  et  autres  opérations  régaliennes, 
sans  dire  quelques  mots  de  la  Pologne  et  des  belles  acquisitions 
que  l'Autriche  s'y  était  procurées.  Bonaparte  n'y  manqua  pas,  et 
même  il  s'y  étendit.  Cobenzl  le  laissa  dire,  puis,  croyant  le  mo- 
ment venu  de  faire  au  général  républicain  la  leçon  qu'il  n'avait 
encore  pu  lui  donner,  il  prit  son  plus  noble  accent  de  dignité 
officielle  :  «  L'Autriche,  déclara-t-il,  ne  s'est  jamais  prêtée  qu'à 
regret  à  partager  ce  pays  qui  n  était  nullement  de  sa  convenance  ; 
c'est  uniquement  l'ouvrage  de  la  Prusse,  qui,  seule,  y  a  réelle- 
ment gagné;  mais  à  présent  que  la  chose  est  faite  et  fondée  sur 
des  engagemens  sacrés,  il  ne  peut  plus  y  avoir  de  changement  à 
cet  égard.  »  Bonaparte  prit  la  déclaration  pour  ce  qu'elle  valait, 
et  n'insista  pas. 

II 

Le  lendemain,  29  septembre,  Bonaparte  reçut  un  courrier  de 
Rome  :  le  pape  semblait  être  à  toute  extrémité.  Aussitôt,  il  se 
met  en  mesure.  Si  l'on  fait  un  pape,  il  veut  que  ce  soit  un  pape 
français,  et,  comme  il  disait,  «  un  pape  facile  et  un  homme 
d'esprit  ».  Il  veut  surtout  que  ni  l'Autriche  ni  Naples  ne  profitent 
de  l'interrègne,  et  que  si  la  guerre  recommence,  Rome  soit 
assujettie  :  elle  croulera  d'elle-même,  ensuite,  comme  la  Sardaigne; 
on  la  détruira,  ou  l'on  lui  permettra  de  vivre  selon  les  conve- 
nances de  la  République  et  selon  la  docilité  de  la  curie.  Il  écrit 
à  Joseph,  qui  représente  la  France  à  Rome,  de  «  faire  son  pos- 
sible »  pour  que,  le  pape  mourant,  «  il  y  ait  une  révolution  »,  et 
de  le  faire  ostensiblement,  de  l'annoncer  surtout  et  de  le  pro- 
clamer très  haut  :  les  cardinaux  auront  peur,  ils  capituleront  et 
nommeront  un  bon  pape.  Si  Naples  montre  quelque  velléité  de 
bouger,  sous  couleur  de  protéger  le  Saint-Siège,  en  réalité  pour 
se  nantir  et  prélever  sa  part  d'un  partage  éventuel,  on  la  mena- 
cera de  l'écraser,  et  on  lui  insinuera  en  même  temps  que  pour 
prix  de  sa  sagesse,  la  République  lui  fera  son  lot.  Il  le  mande  à 
Canclaux,  envoyé  de  la  République  à  Naples.  Il  le  laisse  entendre 
à  Gallo  qu'il  va  voir  à  Udine,  avant  la  conférence.  Gallo  s'em- 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

presse  de  tout  raconter  à  Cobenzl,  et  celui-ci  en  conclut  que 
Bonaparte,  pour  brasser  cette  révolution  romaine,  va  chercher  à 
traîner  la  négociation.  L'intérêt  de  l'Autriche  sera  donc  de  la 
presser.  C'était  précisément  l'effet  que  Bonaparte  attendait  de  ses 
confidences  à  Gallo.  La  conférence  officielle  ne  porta  guère  que 
sur  les  moyens  de  dénoncer  l'armistice  et  sur  le  jour  de  la  dé- 
nonciation. Puis  l'on  se  sépara  pour  permettre  à  Bonaparte  et  à 
Cobenzl  de  reprendre,  sans  témoins  et  sans  protocoles,  la  véritable 
négociation,  l'affaire  des  échanges  (1). 

Bonaparte  entra  en  matière  avec  le  Rhin  et  le  réclama  tout 
entier  :  «  C'est  la  limite  naturelle  de  la  France,  et  rien  ne  peut 
changer  cette  disposition  de  la  nature.  —  Et  la  Baltique?  riposta 
Cobenzl  ;  nous  avons  tout  autant  le  droit  de  la  prendre  dans  la 
nature  et  d'en  faire  notre  limite.  —  Mais  songez,  reprit  Bonaparte, 
revenant  au  fait,  que  nous  sommes  en  possession  de  tout  ce  que 
nous  voulons  avoir  et  bien  au  delà.  La  paix  que  nous  ferons  est 
d'une  espèce  tout  à  fait  nouvelle  :  elle  ne  consiste  qu'en  évacua- 
tions, au  nord,  au  midi;  partout  il  faut  que  nous  rendions  le  prix 
de  notre  sang.  Sans  doute,  poursuivit-il,  je  puis  être  battu,  mais 
je  me  retirerai  en  échelons,  et  ce  sera  long.  Voyez  quelle  suite 
de  revers  il  me  faudrait,  et  quel  temps  vous  emploieriez  pour 
avoir  ce  que,  d'un  trait  de  plume,  vous  pouvez  acquérir.  Et  si  je 
gagne  une  seule  bataille,  je  pénètre  de  nouveau  dans  vos  pro- 
vinces allemandes,  et  nous  voilà  au  point  où  nous  en  étions.  » 
Cobenzl,  essaya  de  rabattre  ces  «  fanfaronnades  »  :  «  L'Autriche 
avait  des  armées,  et  la  position  des  Français,  au  moment  des  pré- 
liminaires, était  singulièrement  scabreuse.  —  Ne  croyez  pas  cela, 
répliqua  Bonaparte.  Je  sais  sur  quoi  vous  comptiez;  vous  vous 
reposiez  sur  les  masses  que  vous  aviez  formées;  niais,  croyez-en 
des  gens  qui  sont  maîtres  passés  en  fait  de  masses  et  apprenez 
d'eux  qu'elles  ne  sont  jamais  bonnes  à  rien.  Ce  ne  sont  pas  les 
masses  qui  nous  ont  sauvés  en  France,  ce  sont  nos  places  fortes 
et  les  fautes  de  la  coalition.  J'ai  moi-même  éprouvé  à  Paris  avec 
quelle  facilité  2  000  hommes  de  bonnes  troupes  et  quelques  pièces 
d'artillerie  culbutent  la  masse  la  plus  formidable.  »  Cobenzl  laissa 
tomber  cette  digression,  et  ils  revinrent  aux  desseins  de  la  Bépu- 
blique.  Cobenzl  mit  en  doute  la  portée  et  l'efficacité  des  prétendus 
engagemens  du  roi  de  Prusse  :  «  Vos  vues  d'extension  réuniront 
tout  le  inonde  contre  vous,  conclut-il.  —  Vous  avez  raison,  ré- 
pliqua Bonaparte,  et  peut-être  que  cela  devrait  être;  mais,  par  la 
singularité  des  événemens  du  siècle,  c'est  lorsque  nous  étions 
faibles  et  hors  d'état  de  nuire  que  tout  le  monde  était  réuni  contre 

(1)   Lettres   particulières    de   Cobenzl  ù  Thugut,  30    septembre;   Bonaparte  au 
Directoire,  10  octobre  1197. 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  577 

nous,  et,  à  présent  que  nous  sommes  devenus  tout  autre  chose, 
pareille  réunion  n'aura  plus  lieu.  »  Puis,  par  une  association  na- 
turelle d'idées  :  «  Voyez  si  vous  ne  pouvez  pas  prendre  en  Alle- 
magne quelque  arrangement  qui  faciliterait  les  choses;  si  Salz- 
bourg,  par  exemple,  ne  pourrait  pas  vous  convenir.  —  Qu'est-ce 
que  Salzbourg,  repartit  Cobenzl,  en  comparaison  de  l'immensité 
de  vos  vues?  Quand  vous  y  ajouteriez  encore  un  morceau  de  la 
Bavière,  jusqu'à  l'Inn,  cela  ferait  à  peine  un  dédommagement  de 
nos  possessions  en  Souabe  que  vous  avez  proposé  de  donner  au 
duc  de  Modcne.  D'ailleurs  nous  ne  voulons  rien  en  Allemagne, 
l'empereur  tient  très  fortement  à  son  intégrité.  »  C'était  se  mettre 
loin  de  compte  avec  le  Directoire.  Bonaparte  en  avertit  Cobenzl, 
qui  se  montra  inébranlable.  Alors  Bonaparte  :  «  Voyons,  faites 
un  projet;  qu'est-ce  que  vous  voulez  en  Italie?  —  Je  vous  ai 
déjà  parlé  de  Venise  et  des  Légations,  répondit  Cobenzl  ;  si  on  y 
ajoutait  encore  le  territoire  jusqu'à  l'Adda  et  Modène,  peut-être 
pourrait-on  s'arranger?  —  C'est  tout  bonnement  huit  millions 
d'habitans  que  vous  demandez,  s'écria  Bonaparte.  Ce  projet  est 
inexécutable.  Vous  ne  pourriez  pas  en  demander  autant  après  la 
guerre  la  plus  heureuse!  »  Au  cours  de  l'entretien,  ils  touchèrent 
un  mot  des  îles  Ioniennes.  Bonaparte  déclara  que  la  France  se 
les  attribuait  :  «  La  République  française,  dit-il,  regarde  la  Médi- 
terranée comme  sa  mer  et  veut  y  dominer.  »  Ce  qui  les  amena  à 
parler  de  la  Russie.  «  Si  j'avais  cent  mille  paysans  russes,  s'écria 
Bonaparte,  j'en  ferais  des  soldats;  je  les  organiserais,  je  déclare- 
rais la  guerre  au  souverain  et  je  m'emparerais  du  trône.  »  On 
convint  que  l'on  se  retrouverait  le  lendemain  et  que  Cobenzl 
apporterait  un  projet  d'articles. 

Rentré  dans  son  cabinet,  Cobenzl  y  fit  de  profitables  ré- 
flexions sur  la  vanité  de  la  diplomatie  classique.  «  Il  me  paraît, 
écrivait-il  mélancoliquement,  que  le  système  de  Bonaparte  est, 
dans  ce  moment-ci,  de  tourner  contre  nous...  les  armes  que 
nous  avons  voulu  employer  contre  lui.  »  Au  moins  faudrait-il  en 
profiter.  Les  affaires  de  Rome  et  les  menaces  de  révolution  souf- 
flées par  Bonaparte  donnaient  à  penser  à  Cobenzl.  «  Il  resterait 
à  examiner  s'il  vaut  mieux  d'avoir  un  pape  qui  convienne  aux 
Français  que  de  s'exposer  à  n'en  pas  avoir  du  tout...  »  Français 
ou  non,  quel  que  fût  ce  pape,  le  plus  opportun  était,  à  tout 
événement  et  par  provision,  de  le  dépouiller  des  Légations,  ne 
fût-ce  que  pour  arracher  ces  beaux  territoires  à  la  contagion 
républicaine.  Evidemment  Bonaparte  ne  renoncerait,  à  aucun 
prix,  à  Mayence.  La  question  se  réduisait  donc  à  ne  capituler 
sur  cet  article  qu'après  avoir  stipulé  un  bon  prix  et  après  avoir 
établi,  en  due  forme,  par  de  fermes  protocoles,  que  l'empereur 
tome  cxxix.  —  1895.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  ne  cédait  qu'à  toute  extrémité  et  d'une  manière  extrêmement 
légale.  »  La  bonne  volonté  de  Bonaparte  à  exclure  les  Prussiens 
des  bénéfices  «  rendait  la  chose  plus  facile  »  pour  l'Autriche; 
Gobenzl  jugeait,  d'ailleurs,  que  cette  facilité  de  Bonaparte  dépas- 
sait la  mesure  des  infidélités,  consacrées  dans  l'usage  des  coins. 
On  ne  consent  si  aisément  à  rompre  que  des  engagemens  fort 
incertains.  C'est  sous  l'impression  de  ces  réflexions  rassurantes 
qu'il  rédigea  son  projet  et  aborda  Bonaparte  le  i?r  octobre  (1). 

Avant  de  sortir  sa  minute  de  son  portefeuille,  il  essaya 
encore,  par  acquit  de  procédure,  sinon  de  conscience,  «  de  faire 
désister  Bonaparte  de  ses  prétentions  sur  Mayence  et  sur  les  pays 
décrétés  par  la  République.  »  Bonaparte  se  refusant  à  rien  céder, 
sur  ce  chapitre,  et  Cobenzl  estimant  qu'il  avait  fait  une  assez  belle 
défense ,  ostensible  et  légale ,  de  l'intégrité  de  l'empire ,  avança 
un  «  raisonnement  »  qu'il  avait  longuement  médité.  —  «  Si  l'on 
veut,  dit-il,  tenter  de  rapprocher  les  différences  d'opinion  et  de 
faire  disparaître  les  obstacles  qui  s'opposent  encore  à  la  paix,  il 
faut  partir  du  principe  suivant  :  la  France  donne  à  ce  qu'elle  veut 
acquérir  une  extension  que  l'Autriche  l'a  pu  ni  connaître,  ni,  par 
conséquent,  stipuler  dans  les  préliminaires.  Cette  extension  con- 
cerne des  pays  qui  ne  sont  pas  une  propriété  de  l'Autriche  et 
que,  par  conséquent,  elle  ne  peut  pas  céder.  Mais,  avec  cela,  pour 
que  la  France  puisse  les  acquérir  par  la  paix,  elle  a  absolument 
besoin  de  l'adhésion  de  l'Autriche.  Celle-ci  n'étant  pas  obligée 
d'employer  toutes  ses  forces  pour  la  défense  de  l'Empire,  peut, 
sans  manquer  à  ses  obligations,  les  retirer,  en  partie,  en  ne  lais- 
sant que  son  contingent.  Dès  lors,  il  ne  reste  plus  à  l'Empire 
d'autre  parti  à  prendre  que  de  souscrire  à  ce  qui  aurait  été  arrêté 
entre  l'Autriche  et  la  France.  »  Ce  serait  pour  l'Autriche  «  un 
nouveau  sacrifice,  des  plus  pénibles  »  ;  pour  la  France  «  un  ar- 
rondissement des  plus  puissans  »  ;  «  la  seule  voie  de  déterminer 
l'Autriche  à  y  donner  la  main  ne  peut  être,  par  conséquent,  que 
de  s'arranger  avec  elle  pour  augmenter  ses  indemnités.  »  Les  lui 
attribuer  en  Allemagne,  ce  serait  anéantir  l'Empire,  supprimer 
tout  corps  intermédiaire  entre  l'Autriche  et  la  France  ;  si  les  deux 
Etats  veulent  s'accorder,  il  faut  qu'ils  demeurent  séparés.  La  con- 
servation du  corps  germanique  est  un  objet  d'intérêt  commun 
pour  eux.  Cette  considération  rejette  les  partages  et  indemnités 
sur  l'Italie  qui  est  «  d'ailleurs  bien  plus  susceptible  de  servir  à  cet 
usage.  »  La  conclusion  du  «  raisonnement  »  de  Cobenzl,  et  le 
dernier  des  nombreux  «  par  conséquent  »  dont  il  avait  noué  son 
discours,  fut  que  l'Autriche  réclamait  :  la  ville  de  Venise,  avec 

^1)  Lettre  confidentielle  de  Cobenzl  à  Thugut,  2  octobre;  Hiïffer,  p.  402  et  suiv. 
Correspondance  de  Napoléon,  t.  XIX;  campagnes  d'Italie,  p.  314. 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  579 

toute  la  Terre  ferme  jusqu'à  l'Adda,  les  trois  Légations  et  le 
Modénois  en  compensation  des  Pays-Bas,  de  la  Lombardie  et  des 
territoires  de  Souabe  qui  passeraient  au  duc  de  Modène,  encore 
perdrait-elle  au  change.  Bien  entendu  que  le  roi  de  Prusse  «  se- 
rait exclu  de  toute  acquisition  »,  et  que  l'on  se  réunirait  contre 
lui  s'il  voulait  exiger  autre  chose  que  la  restitution  de  ses  posses- 
sions de  la  rive  gauche  du  Rhin.  Bonaparte  avait  laissé  parler 
'Cobenzl,  et  quand  ce  fut  fini  :  «  Mais  pourquoi,  dit-il,  ne  demandez- 
vous  pas  aussi  la  Lombardie  et  toute  l'Italie?  »  Cobenzl  répliqua 
qu'il  avait  fait  ses  calculs.  Bonaparte  les  contesta.  Il  disputa  sur 
le  nombre  des  habitans  et  sur  la  valeur  des  territoires  en  litige. 
Il  objecta  que  l'Autriche  trouvait  son  avantage  à  se  débarrasser 
des  Pays-Bas;  à  quoi  Cobenzl  répliqua  que  c'était  un  avantage 
plus  grand  encore  pour  la  France  de  les  acquérir.  «  L'Angleterre 
seule,  dit  Bonaparte,  a  intérêt  à  ce  que  vous  les  possédiez.  —  La 
Belgique,  riposta  Cobenzl,  a  une  double  valeur  pour  vous,  puis- 
qu'elle vous  assujettit  la  Hollande  et  vous  met  en  possession  de 
bloquer  l'Angleterre  depuis  la  Baltique  jusqu'au  détroit  de  Gi- 
braltar. —  Mais,  reprit  Bonaparte,  ce  que  vous  voulez  nous  acheter 
si  cher,  la  Prusse  nous  l'offre.  —  La  Prusse,  répliqua  Cobenzl, 
n'est  engagée  qu'à  vous  le  laisser  prendre  ;  mais  cela  ne  suffit  pas, 
•car  nous  nous  y  opposons.  »  Cobenzl  affirmait  ici  ce  qu'il  ne  savait 
pas;  le  silence  de  Bonaparte  lui  prouva  qu'il  avait  deviné  juste  et 
que  la  République  n'était  pas  aussi  sûre  de  la  Prusse  qu'elle  le 
voulait  faire  croire.  Alors  il  s'affermit  :  «  L'empereur  ne  livrera 
point  Mayence  si  la  France  ne  lui  livre  pas  Mantoue.  Du  reste, 
que  la  République  renonce  à  Mayence  et  à  la  rive  gauche  du  Rhin, 
et  il  signera  sur  l'heure.  »  Bonaparte  réfléchit  et  reprit  :  «  Nous 
sommes  encore  si  loin  l'un  de  l'autre,  que  je  ne  vois  pas  comment 
nous  pouvons  nous  rapprocher.  —  Si  tout  ce  que  je  vous  dis  au- 
jourd'hui ne  vous  suffit  pas,  répondit  Cobenzl,  je  ne  vois  effecti- 
vement aucun  moyen  de  terminer.  Quant  à  moi,  j'ai  vidé  mon 
sac.  » 

Bonaparte  demanda  à  connaître  le  projet  que  Cobenzl  avait 
dressé.  Il  n'y  était  question  de  Mayence  que  dans  les  articles 
secrets  :  on  réunirait  un  congrès  pour  la  paix  avec  l'Empire; 
si  ce  congrès  n'aboutissait  pas,  l'empereur  retirerait  ses  troupes 
de  Mayence  :  la  place,  n'étant  plus  en  mesure  de  se  défendre, 
tomberait  inévitablement  aux  mains  des  Français.  Bonaparte 
insista  pour  la  remise  préalable  de  la  ville  :  «  Je  n'évacuerai 
pas  une  seule  forteresse  en  Italie  avant  que  Mayence  ne  soit 
remis  aux  troupes  de  la  République.  —  Je  ne  signerai  jamais 
la  paix,  répliqua  Cobenzl,  sans  stipuler  la  prompte  sortie  des 
troupes  françaises  de  tout  ce  qui   doit  revenir  à  l'empereur... 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  remettre  cette  place  aux  troupes  françaises,  avant  que  la 
paix  de  l'Empire  n'en  ait  stipulé  la  cession  à  la  France,  je  puis 
vous  donner  ma  parole  d'honneur  que  l'empereur  n'y  consen- 
tira jamais,  et  que  j'ai  l'ordre  de  rompre  plutôt  que  d'y  donner  la 
main.  —  Mais  vous  voulez  bien  que  nous  vous  remettions  Venise 
et  toutes  les  places  vénitiennes  qui  ne  sont  pas  plus  notre  propriété 
;| ne  vous  n'avez  celle  de  Mayence.  — La  chose  est  entièrement  dif- 
férente ;  songez  à  quel  titre  nous  sommes  entrés  dans  Mayence  et 
vous  dans  les  places  que  vous  citez...  »  Il  n'y  avait  qu'un  moyen 
d'accommoder  l'honneur  de  l'empereur  avec  la  cession  d'une 
forteresse  de  l'Empire  que  ce  prince  avait  mission  de  défendre, 
c'était  d'augmenter  la  «  composition  »  et  de  la  proportionner  à 
l'honneur  impérial.  On  se  remit  donc  à  marchander,  et  faute  de 
meilleures  raisons,  on  argumenta,  de  part  et  d'autre,  avec  les 
sentimens  et  avec  les  principes.  Cobenzl  invoqua  les  devoirs  de 
l'empereur  envers  ses  co-Etats;  Bonaparte  appliqua  aussitôt  ce 
raisonnement  à  l'Italie  :  Venise  avait  accompli  une  révolution 
démocratique,  elle  devenait  ainsi  plus  intéressante  à  la  France,  et 
la  France,  pour  la  donner,  avait  le  droit,  tout  comme  l'empereur 
au  sujet  de  Mayence,  d'exiger  une  compensation  proportionnée. 
De  guerre  lasse,  ils  suspendirent  l'entretien  et  allèrent  rejoindre 
les  autres  plénipotentiaires  qui  se  promenaient  dans  les  jardins. 
Bonaparte  répéta  que  la  République  ne  ferait  jamais  la  paix  sans 
la  rive  gauche  du  Rhin  ;  Cobenzl  répéta  qu'il  ne  la  ferait  point  sans 
l'intégrité  de  l'Empire.  «  Tout  cela,  finit  par  dire  Bonaparte,  s'ar- 
rangera au  congrès,  à  Rastadt.  »  Il  insinua  l'expédient  d'un  malen- 
tendu volontaire,  qui  se  prêterait  à  toutes  les  équivoques,  dans  les 
déclarations  publiques,  à  toutes  les  collusions  dans  le  secret. 
C'était  ainsi  seulement  qu'en  1795  la  République  avait  pu  traiter, 
à  Baie,  avec  la  Prusse;  c'était  ainsi,  et  pour  les  mômes  motifs, 
qu'elle  allait  traiter  avec  l'Autriche.  Cobenzl  y  était  résigné;  tou- 
tefois il  ne  désespérait  pas  encore  d'enlever  les  Légations.  Bona- 
parte était  décidé  à  ne  pas  les  lui  abandonner,  mais  il  voyait  très 
clairement  que,  sans  de  grandes  acquisitions  en  Italie,  l'Autriche 
ne  transigerait  pas,  même  secrètement  et  éventuellement,  sur 
l'article  du  Rhin.  Tout  se  ramenait  à  savoir  jusqu'où  il  convenait 
de  pousser  les  exigences  en  Allemagne  et  les  concessions  en 
Italie.  Les  instructions  du  Directoire  rendaient  la  décision  diffi- 
cile, et  le  courrier  que  Bonaparte  reçut  alors  n'était  pas  fait  pour 
le  tirer  d'embarras. 

C'étaient  les  lettres  du  Directoire  et  de  Talleyrand,  du  15  et  du 
17  septembre  :  tout  garder,  ne  rien  donner,  en  Italie,  à  l'Autriche 
qui  ne  voulait  que  des  terres  italiennes  ;  exiger  toute  la  rive  gauche 
du  Rhin,  et  n'accorder  pour  indemnité  à  l'Autriche  que  l'Istrie, 


DE    LEOBEX    A    CAMPO-FORMIO.  581 

la  Dalmatie  et,  au  besoin,  Salzbourg  et  Passau.  Le  Directoire 
refusait  le  contingent  sarde  de  10  000  hommes,  demandé  par 
Bonaparte,  et  il  conseillait  d'enrôler  des  Piémontais,  aux  frais 
des  Cisalpins.  Bottot,  qui  apportait  ces  dépêches,  y  ajouta  ce  com- 
mentaire :  chasser  les  Autrichiens  de  l'Italie  et  y  fonder  partout 
des  Républiques.  «  Qu'entendez-vous  par  cet  ordre?  lui  demanda 
Bonaparte  ;  par  quels  moyens  le  Directoire  entend-il  que  je  pro- 
cède à  cet  ouvrage?  »  C'est  un  secret  que  le  Directoire  n'avait 
point  révélé  à  Bottot.  Ce  confident  demeura  court,  et  Bonaparte 
mit  fin  à  la  conversation.  Mais  il  retint  Bottot  au  quartier  géné- 
ral, et  lui  donna  toute  latitude  d'observer  les  dispositions  de 
l'armée.  Il  l'invita  même  à  un  grand  dîner  où  il  l'interpella  rude- 
ment, rappelant  tous  ses  griefs  contre  le  Directoire  et  taxant  ce 
conseil  de  la  plus  noire  ingratitude  à  son  égard.  Bottot  ravalé  de 
la  sorte,  Bonaparte  tint  compte  néanmoins  de  l'avertissement  et 
prit  ses  précautions. 

Il  écrit  à  Talleyrand,  le  1er  octobre,  qu'il  va  se  mettre  en  état 
de  recommencer  la  campagne;  qu'il  va  organiser,  en  vue  de  cette 
campagne,  la  nouvelle  république  de  Venise  ;  que  cette  république 
doit  fournir  25  millions;  que  l'armée  du  Rhin  doit  marcher  en 
même  temps  que  l'armée  d'Italie,  mais  qu'il  n'y  compte  qu'à 
demi  ;  puis  il  se  plaint  de  sa  santé  :  «  Je  puis  à  peine  monter  à 
cheval.  J'ai  besoin  de  deux  ans  de  repos.  »  Ces  préparatifs  seront 
son  dernier  service  rendu  à  la  patrie  !  Il  demande  qu'on  le  rem- 
place, et  dans  le  gouvernement  de  l'Italie,  et  dans  la  négociation 
de  la  paix,  et  dans  le  commandement  des  troupes  :  —  «  Il  faut, 
pour  l'Italie, une  commission  de  publicistes,pour  la  paix,  des  plé- 
nipotentiaires, pour  l'armée,  un  général  en  chef  ayant  la  confiance 
du  Directoire;  six  personnes  au  moins;  car,  ajoute-t-il,  avec 
une  superbe  et  une  ironie  que  l'obséquiosité  du  Directoire  envers 
lui  pouvait  seule  égaler,  «  je  ne  connais  personne  qui  puisse  me 
remplacer  dans  l'ensemble  de  ces  trois  missions.  »  Ainsi  Venise 
paierait  la  guerre,  si  elle  ne  payait  pas  la  paix.  Bonaparte  endoc- 
trina, à  toutes  fins,  les  aveugles  représentans  de  cette  répu- 
blique. Venise  prenait,  dans  les  grandes  combinaisons  euro- 
péennes, la  suite  des  affaires  de  la  Pologne.  Bonaparte  la  traita, 
de  la  révolution  jusques  au  partage,  comme  Lucchesini  avait 
traité  naguère  les  «  patriotes  »  polonais,  et  comme  le  Russe  Sievers 
avait  traité  les  «  confédérés  »de  Targowitz.  Il  avait  près  de  lui, 
pour  organiser  la  constitution  indépendante  de  Venise  «  épurée  » 
et  régénérée,  un  Dandolo,  rien  des  anciens  doges,  petit-fils  de  juif 
converti,  assez  bon  chimiste,  — homme  éclairé,  comme  on  disait 
alors,  «  homme  de  progrès  »,  comme  on  dit  aujourd'hui,  —  que  sa 
naissance,  sa  condition,  ses  études,  ses  ambitions  avaient  jeté  dans 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  parti  de  la  République  française.  Daudolo  se  prêta  à  tout  :  il 
n'avait  qu'à  s'abandonner  à  ses  propres  illusions  pour  servir  les 
calculs  de  Bonaparte.  Des  ordres  de  départ,  très  ostensibles, 
furent  donnés  aux  troupes.  Les  cantonnemens  prirent  un  aspect 
belliqueux;  il  semblait  que  l'armistice  dût  être  rompu  d'une  heure 
à  l'autre,  et  que  la  marche  sur  Vienne  allait  recommencer  le  len- 
demain. Bonaparte  se  dit  que  le  clairvoyant  Bottot  ne  manquerait 
pas  d'en  faire  un  rapport  circonstancié  au  Directoire  ;  que  les 
Autrichiens  s'effraieraient,  qu'ils  craindraient,  en  laissant  à  Bo- 
naparte le  temps  de  démocratiser  Venise,  que  cette  proie  ne  leur 
échappât;  enfin  l'armée  serait  prête  à  tout  événement.  La  scène 
ainsi  disposée,  Bonaparte  se  rendit  à  Udine. 

La  conversation  qui  eut  lieu,  le  2  octobre,  entre  Gobenzl  et 
lui,  fut  agitée.  Toutefois  Bonaparte  ne  s'emporta  que  pour  se 
donner  plus  de  mérite  à  céder,  vers  la  fin  du  jour,  ce  qu'il  avait 
refusé  au  commencement.  Il  redoutait,  en  effet,  de  recevoir  de 
Paris  de  nouvelles  instructions  qui  lui  rendraient  tout  arrange- 
ment impossible.  Il  tenait  à  la  paix.  Il  y  tenait  d'autant  plus, 
qu'il  venait  d'apprendre  la  rupture  des  négociations  entre  la 
France  et  l'Angleterre.  Il  prévit  que  l'Autriche  trouverait  du  côté 
des  Anglais  un  encouragement  à  la  résistance.  Les  entretiens  se 
poursuivirent,  le  3,  le  4  et  le  6  octobre,  traversés  de  menaces  de 
rupture  et  remplis  par  d'interminables  discussions  sur  les  limites, 
les  forteresses,  le  chiffre  des  habitans,  la  richesse  des  terres,  la 
qualité  militaire  des  hommes.  Bonaparte  annonce  qu'il  va  partir 
pour  Venise  et  y  établir  la  république.  On  raconte  que  le  20  oc- 
tobre Venise  et  les  Légations  seront  réunies  à  la  Cisalpine.  Le 
bruit  se  répand  que  Daudolo  offre  90  millions  et  18  000  hommes 
pour  marcher  sur  Vienne.  Un  autre  Vénitien,  Zorzi,  qui  avait  ren- 
contré Joséphine  dans  la  visite  triomphale  qu'elle  avait  faite 
à  Venise,  lui  offre  1  million,  et  promet  500000  livres  à  l'admi- 
nistrateur Daller  s'ils  veulent  l'aider  à  sauver  Venise.  Ces  propos, 
joints  aux  renseignemens  militaires  qui  dénoncent  de  toutes 
parts  la  reprise  des  hostilités,  font  réfléchir  les  Autrichiens. 

Sur  ces  entrefaites,  arrivèrent  les  dépêches  de  Paris  du  21  et 
du  23  septembre  :  —  Le  Directoire  ordonne  «  d'attaquer  l'Autriche 
par  tous  les  moyens;  »  il  refuse  de  donner  des  villes,  de  se  faire 
marchand  de  peuples.  Bonaparte  a  dit,  plus  tard,  qu'il  hésita  un 
instant  sur  la  conduite  à  tenir,  et  que  si  le  Directoire  lui  eût,  ce 
jour-là,  annoncé  des  renforts,  il  se  serait  peut-être  laissé  aller  à 
l'ambition  d'affranchir  toute  l'Italie;  mais,  sans  les  renforts,  c'eût 
été  risquer  de  tout  perdre  en  une  seule  bataille.  11  ajourna  à  une 
autre  campagne  ce  grand  ouvrage  et  retourna,  le  7  octobre,  chez 
Cobenzl,  résolu  à  conclure.  Pressé  jusqu'en  ses  derniers  retranche- 


DE   LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  583 

mens,  Gobenzl  fît  cette  déclaration  :  «  L'empereur  ne  s'opposera 
pas  à  la  cession  de  toute  la  rive  gauche  du  Rhin,  s'il  obtient 
Venise,  les  Légations  et  la  ligne  du  Mincio,  »  c'est-à-dire  Mantoue. 
Bonaparte  invoqua  ses  instructions  et  refusa.  Alors  Cobenzl  con- 
sentit à  laisser  subsister  la  ville  de  Venise  à  condition  qu'elle  ne 
serait  pas  réunie  à  la  Cisalpine.  Il  renonça  aux  Légations,  mais 
réclama  la  Terre  ferme  jusqu'à  la  ligne  du  Pô,  et,  en  Allemagne, 
Salzbourg,  avec  la  Bavière  jusqu'à  l'Inn.  Bonaparte  fit  observer 
qu'enserrée  de  toutes  parts  dans  les  possessions  autrichiennes,  la 
ville  de  Venise  tomberait  infailliblement  dans  les  mains  de  l'em- 
pereur; il  offrit  aux  Autrichiens  la  ligne  du  Mincio,  s'ils  consen- 
taient à  la  cession  de  toute  la  rive  gauche  du  Rhin.  Gobenzl 
repoussa  la  proposition.  Ils  convinrent  enfin  de  se  limiter,  Bona- 
parte à  une  ligne  qui  laisserait,  sur  la  rive  gauche  du  Rhin, 
Cologne  et  les  Etats  prussiens  en  dehors  de  la  frontière  française 
et  assurerait  à  la  France  le  Palatinat,  le  pays  de  Trêves,  Mayence 
Aix-la-Chapelle  et  Coblentz;  en  Italie,  l'Autriche  aurait  Venise  et 
la  Terre  ferme  jusqu'au  Pô  et  à  l'Adige  ;  le  reste  de  la  Terre  ferme 
serait  réuni  à  la  Cisalpine.  Il  fut  arrêté  que  les  Autrichiens  en 
référeraient  à  Vienne  et  que  Bonaparte,  en  attendant  la  réponse, 
renoncerait  à  son  voyage  à  Venise. 

Rentré  à  Passeriano,  il  trouva  la  dépêche  du  Directoire  du 
29  septembre,  plus  comminatoire  encore  que  les  précédentes. 
Alors,  dans  une  longue  lettre  adressée  à  Talleyrand,  il  résuma 
les  raisons  qu'il  avait  de  traiter.  Plaidant,  en  quelque  sorte,  contre 
lui-même,  et  oubliant  qu'il  avait  écrit,  le  19  septembre,  que 
Venise  était  la  ville  d'Italie  la  plus  digne  de  la  liberté,  il  montre 
les  Vénitiens  incapables  de  s'organiser  et  de  se  défendre  ;  les  Ita- 
liens incapables  de  les  aider,  impuissans  à  se  soutenir  eux- 
mêmes  :  «  Vous  connaissez  peu  ces  peuples-ci.  Ils  ne  méritent 
pas  que  l'on  fasse  tuer  40000  Français  pour  eux.  Je  vois  par  vos 
lettres  que  vous  partez  toujours  d'une  fausse  hypothèse  :  vous 
vous  imaginez  que  la  liberté  fait  faire  de  grandes  choses  à  un 
peuple  mou,  superstitieux,  pantalon  et  lâche...  Je  n'ai  pas  à  mon 
armée  un  seul  Italien,  hormis,  je  crois,  1  500  polissons,  ramassés 
dans  les  rues,  qui  pillent  et  ne  sont  bons  à  rien...  Un  peu 
d'adresse,  de  dextérité,  l'ascendant  que  j'ai  pris,  des  exemples 
sévères  donnent  seuls  à  ces  peuples  un  grand  respect  pour  la 
nation  et  un  intérêt,  quoique  extrêmement  faible,  pour  la  cause 
que  nous  défendons.  »  Les  désastres  de  4799,  l'évacuation  de 
l'Italie,  au  milieu  des  assassinats  et  des  massacres;  le  découra- 
gement des  partisans  de  la  France,  qui  étaient  une  minorité,  la 
révolte  des  ennemis  de  la  France  qui  étaient  la  masse  populaire, 
justifièrent  trop  cruellement  ces  prévisions. 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cobenzl  avait  demandé  huit  jours  pour  recevoir  ses  instruc- 
tions; ce  ne  furent  pas  huit  jours  de  repos  pour  lui.  Bonaparte 
ne  cessa  de  le  harceler  de  toute  façon,  tant  pour  arracher,  en  dé- 
tail, des  concessions  nouvelles,  que  pour  ohtenir  la  signature 
préalable  d'un  protocole  qui  fixât,  au  moins  dans  leurs  lignes 
générales,  les  conditions  de  la  paix.  Son  unique  argument,  mais 
très  sincère  de  sa  part,  était  qu'il  avait  dépassé  les  instructions 
du  Directoire  et  que,  du  jour  au  lendemain,  il  pouvait  recevoir  de 
Paiis  des  ordres  absolus  qui  l'obligeraient  à  garantir  la  nouvelle 
république  de  Venise.  Tout  serait  remis  en  question.  Mais 
Cobenzl  ne  le  croyait  pas  ;  il  attribuait  la  hâte  de  Bonaparte  à  la 
crainte  de  voir  l'Autriche  renouer  avec  l'Angleterre,  et  il  partait 
de  là  pour  différer  la  signature,  refuser  tout  engagement  écrit 
et  réclamer,  de  son  côté,  des  avantages  supplémentaires.  Il  s  en- 
suivit le  9  octobre  une  conversation  des  plus  orageuses  (1).  C'était 
à  Cobenzl  de  se  rendre  à  Passeriano.  À  peine  fut-il  arrivé,  que 
Bonaparte  l'emmena  dans  le  jardin.  Il  le  pressa  de  signer,  ajou- 
tant que,  le  traité  fait,  il  le  porterait  immédiatement  à  Paris.  «  Sa 
présence  seule,  dit-il,  avec  le  crédit  dont  il  jouissait,  pouvait 
faire  excuser  une  telle  désobéissance  aux  ordres  du  gouverne- 
ment. »  Mais,  pour  compenser  l'avantage  qu'aurait  l'Autriche  à 
tenir  son  traité  et  les  risques  que  courrait  Bonaparte  en  livrant 
Venise,  Cobenzl  devrait  se  contenter  de  la  ligne  de  l'Adige,  ou, 
s'il  exigeait  toujours  la  ligne  du  Mincio,  consentir  à  la  cession 
de  toute  la  rive  gauche  du  Rhin;  il  devait  au  moins  reconnaître 
la  «  République  cisrhénane  »,  que  Hoche  essayait  alors  de  fonder, 
à  l'imitation  de  la  Cisalpine.  «  Je  rejetai  avec  indignation  ces 
infâmes  propositions,  rapporte  Cobenzl,  et  nous  nous  séparâmes 
en  répétant  réciproquement  qu'il  n'y  avait  que  la  guerre  qui  pût 
décider.  »  Cependant,  après  le  dîner,  le  débat  recommença.  Bona- 
parte représenta  les  dangers  de  la  guerre  :  Cobenzl  n'en  parut  pas 
ému.  Bonaparte  déclara  que  le  retard  des  Autrichiens  jetterait 
le  Directoire  dans  les  bras  de  la  Prusse  ;  Cobenzl  répliqua  que, 
par  contre-coup,  la  Russie  tomberait  dans  les  bras  de  l'Autriche  : 
la  partie  demeurerait  égale.  Cependant  tous  ces  assauts  l'avaient 
ébranlé.  Il  réfléchit  que  Bonaparte  disait  peut-être  la  vérité;  qu'il 
serait  prudent  de  le  prendre  au  mot;  qu'on  n'avait  plus  rien  à 
gagner  avec  lui  et  qu'en  mettant  les  choses  au  pire,  l'empereur 
pourrait  toujours  refuser  les  ratifications.  Il  consentit  à  une  réu- 
nion officielle  pour  préparer  la  rédaction  des  articles. 

Ceux  qui  concernaient  le  Rhin  et  les  indemnités  de  l'Autriche 
passèrent  tant  bien  que  mal.  Cobenzl  ne  voulut  pas  stipuler,  sans 

(1)  Cobenzl  à  Thugut,  10  octobre  1797;  Hiïffer,  p.  400. 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO  585 

une  nouvelle  compensation  en  Italie,  l'abandon  d'une  parcelle  au 
delà  de  la  ligne  tracée  le  7,  qui  laissait  à  l'Allemagne  Cologne  et 
les  possessions  prussiennes.  Toutefois  il  était  possible  que,  le  roi 
de  Prusse  aidant,  cette  partie  nord  de  la  rive  gauche  fût  cédée  à 
la  France,  par  l'Empire,  lors  de  la  paix  générale.  Gobenzl  fit  dé- 
cider, en  principe,  que  si  la  France  obtenait  un  agrandissement 
eu  Allemagne,  l'Autriche  obtiendrait  un  accroissement  équiva- 
lent. La  discussion  s'échauffa  quand  on  vint  aux  îles  Ioniennes. 
Gallo  les  demanda  pour  la  cour  de  Naples,  appuyé  par  Gobenzl, 
qui  proposa  de  faire,  au  besoin,  de  ces  îles  une  république  indé- 
pendante. Bonaparte  savait  par  l'exemple  de  la  Pologne  et  par 
l'expérience  qu'il  venait  lui-même  de  faire  avec  Venise,  que  ces 
reconnaissances  de  républiques  ne  sont  que  des  préliminaires 
d'annexion.  «  Vous  pourriez  vous  en  emparer  à  volonté,  »  dit-il. 
Il  ajouta  que  la  conservation  des  îles  lui  était  nécessaire  pour  se 
justifier  auprès  du  Directoire.  De  part  et  d'autre,  on  se  passionna. 
«  Aucun  débat,  raconta  Gobenzl,  n'a  été  poussé  aussi  loin...  La 
paix  fut  de  nouveau  rompue.  »  La  négociation  fut  déclarée  nulle, 
et  Bonaparte  fit  insérer  au  protocole  la  dénonciation  de  l'ar- 
mistice. 

On  se  sépara,  croyant  tout  brisé. 

Mais,  à  la  réflexion,  les  Autrichiens  estimèrent  que  les  îles 
Ioniennes  ne  valaient  point  les  risques  d'une  campagne.  Gobenzl 
offrit  de  renouer.  Bonaparte  y  consentit.  La  conférence  fut 
reprise,  le  protocole  de  rupture  fut  brûlé,  le  protocole  d'entente 
remis  sur  la  table.  Gobenzl  essaya  de  se  faire  payer  sa  condes- 
cendance par  quelques  positions  militaires  sur  la  rive  droite  de 
l'Adige;  il  obtint  un  lambeau  de  terre,  à  Legnano.  Puis,  ces 
«  principes  »  posés,  on  esquissa  les  articles  qui  devaient  contenir 
les  fameuses  équivoques,  l'une  à  l'adresse  de  la  Diète,  l'autre  à 
l'adresse  des  Conseils  de  Paris.  Les  articles  patens  ne  par- 
leraient ni  de  la  cession  partielle  de  la  rive  gauche  du  Rhin 
ni  de  la  remise  de  Mayence  aux  Français  ;  ils  ne  parleraient  que 
d'un  congrès  qui  se  tiendrait  à  Rastadt,  pour  la  pacification 
entre  la  France  et  l'Empire  ;  la  France  ne  céderait  point  Venise  à 
l'empereur;  elle  «  consentirait  »  à  ce  qu'il  possédât,  en  toute 
souveraineté,  cette  ville  et  l'Istrie,  la  Dalmatie  et  la  Terre  ferme 
jusqu'à  l'Adige.  L'empereur  consentirait,  de  son  côté,  à  ce  que  la 
France  possédât  les  îles  Ioniennes,  et  il  reconnaîtrait  la  Répu- 
blique Cisalpine,  qui  posséderait  avec  la  Lombardie,  Mantoue, 
Modène  et  les  Légations,  la  Terre  ferme  de  Venise  depuis  l'Adige. 
Les  articles  secrets  stipuleraient  le  consentement  de  l'Autriche 
à  la  cession  partielle,  par  l'Empire,  de  la  rive  gauche  du  Rhin 
à  la  France,  et  la  promesse  de  la  France  de  procurer  à  l'empe- 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reur  Salzbourg  et  la  Bavière  jusqu'à  l'Inn.  Ces  dispositions  furent, 
non  sans  labeur,  dressées  en  forme  d'articles  provisoires.  Il  était 
six  heures  du  matin,  le  10  octobre,  quand  la  conférence  fut  levée. 

Cobenzl,  ayant  pris  son  parti,  aurait  voulu  signer  sur  l'heure; 
il  redoutait  tout  d'un  homme  «  aussi  chicaneur  et  d'aussi  mau- 
vaise foi  que  Bonaparte  ».  Quant  à  sa  propre  bonne  foi,  il  en 
donna  la  mesure  dans  son  rapport  à  Thugut  :  —  Il  rougissait  de 
soumettre  à  l'empereur  un  pareil  traité,  mais,  ajoutait-il  :  «  Nous 
ne  faisons  qu'une  trêve  par  laquelle  nous  prenons  plus  aisément 
pied  en  Italie  que  par  la  campagne  la  plus  heureuse;  d'ailleurs 
l'arrangement  des  affaires  d'Allemagne  nous  procurera  vingt 
moyens  pour  un  de  recommencer  la  guerre,  si  nous  voulons.  » 
Il  en  sera  de  même  de  l'occupation  de  la  Cisalpine  par  les  Fran- 
çais :  «  La  présence  de  ces  troupes  peut  servir  de  prétexte  pour 
les  attaquer  lorsque  nous  en  trouverons  le  moment  favorable.  » 
Cependant  Bonaparte  adressait  son  ultimatum,  à  Talleyrand,  sous 
forme  d'apologie  de  sa  conduite.  Il  exposait  les  avantages  du 
traité  ;  il  énumérait  encore  une  fois  les  motifs  pour  conclure  ;  il  y 
ajouta  la  mort  de  Hoche  et  le  mauvais  plan  d'opérations  adopté 
pour  l'armée  du  Rhin;  enfin  il  insista  sur  l'envie  de  la  paix  «  qu'a 
toute  la  république,  envie  qui  se  manifeste  même  dans  les  sol- 
dats. »  Sans  doute  on  sacrifie  Venise,  mais  tout  le  parti  patriote 
dans  cette  ville  ne  fait  pas  300  hommes  ;  on  les  recueillera  dans 
la  Cisalpine  ;  leur  désir  de  former  une  république  ne  vaut  pas  la 
mort  de  10000  Français.  Enfin  la  France  pourra  tourner  toutes 
ses  forces  contre  l'ennemi  héréditaire  :  «  La  guerre  avec  l'Angle- 
terre nous  offrira  un  champ  plus  vaste,  plus  essentiel  et  plus 
beau  d'activité.  »  L'annonce  de  sa  retraite,  de  sa  rentrée  dans  la 
vie  civile,  «  le  soc  de  Cincinnatus  »  forma  la  conclusion  de  cette 
missive,  qui  partit  pour  Paris  accompagnée  d'un  billet  hautain 
et  moqueur  sur  le  voyage  du  citoyen  Bottot.  Ce  citoyen  se  chargea 
du  courrier,  reprit  la  poste  et  s'en  alla  rendre  compte  au  Di- 
rectoire de  sa  mission. 

La  paix  n'était  point  encore  signée  ;  Bonaparte  estima  que,  sans 
en  violer  les  conditions,  il  pouvait  en  compléter  les  avantages. 
Le  10  octobre,  il  consomma  la  réunion  de  la  Valteline  à  la  Cisal- 
pine. 

Cette  affaire  à  terminer,  les  lettres  à  préparer  pour  le  Direc- 
toire, les  explications  à  combiner,  les  Vénitiens  à  tenir  en  haleine 
et  en  illusion  jusqu'à  la  dernière  heure,  l'armée  à  disposer  en  vue 
d'une  rupture;  la  double  nécessité  de  se  mettre  en  mesure  poli- 
tiquement pour  imposer  la  paix  à  Paris,  militairement,  si  Paris 
refusait  la  paix,  pour  recommencer  la  guerre  avec  l'Autriche;  le 
calcul  des  chances  dans  cette  grosse  partie  don*  dépendait  sa  des- 


DE    LEOBE>    A    CAMP0-F0RMI0.  587 

tinée;  l'incertitude  entre  un  retour  triomphal  à  Paris  qui  le  ferait 
maître  de  la  République,  et  une  marche  audacieuse  sur  Vienne  où 
il  pouvait,  en  une  journée,  perdre  le  fruit  de  tant  de  victoires; 
enfin  la  fatigue  qu'il  ressentait  de  tant  d'efforts,  de  tant  de  sou- 
cis, d'une  correspondance  qui  était  déjà  celle  d'un  chef  d'Etat 
et  dépassait  par  la  variété  des  objets,  le  nombre  des  agens,  l'ur- 
gence des  affaires,  celle  de  Frédéric  au  temps  de  sa  plus  grande 
activité;  l'agitation  de  deux  nuits  d'insomnie  après  deux  jours  de 
travail  acharné,  avaient  singulièrement  énervé  Bonaparte.  Les 
Autrichiens  s'aperçurent,  lorsqu'il  se  rendit  à  Udine,  le  11  octobre, 
à  huit  heures  du  soir,  qu'il  n'était  pas  aussi  maître  de  lui  qu'à 
son  habitude.  Il  se  montra  plus  impatient,  plus  impérieux,  plus 
prolixe.  Il  s'attachait  aux  détails  et  s'emportait  à  la  moindre  con- 
tradiction. Un  punch  était  servi  sur  la  table.  Les  Autrichiensrap- 
portent  qu'il  en  but,  coup  sur  coup,  plusieurs  verres  qui  surexci- 
tèrent encore  sa  fièvre. 

Il  prétendit  faire  insérer  dans  le  traité  la  réunion  de  la  Val- 
teline  ;  il  ne  se  contenta  plus  de  la  promesse  faite  par  l'empe- 
reur d'évacuer  Mayence  et  de  retirer  ses  troupes  d'Allemagne, 
il  exigea  la  reconnaissance  préalable  et  formelle  par  l'Autriche  de 
la  frontière  rhénane  que  le  trailé  attribuait  éventuellement  et 
secrètement  à  la  France.  Cette  exigence,  tant  de  fois  élevée  par 
lui,  toujours  repoussée  par  Cobenzl,  trouva  les  Autrichiens  iné- 
branlables. Bonaparte  s'exaspéra,  il  se  répandit  en  menaces  : 
«  L'Empire  est  une  vieille  servante  habituée  à  être  violée  par  tout 
le  monde  !  La  constitution  de  l'Empire  n'est  qu'un  prétexte  pour 
repousser  mes  demandes  !  La  victoire  a  toujours  accompagné  les 
armées  françaises,  elle  les  accompagnera  toujours.  On  parle  à  la 
France  en  vainqueur  alors  qu'on  est  le  vaincu.  On  a  pris  le  pas 
sur  moi.  On  me  refuse  l'alternative  dans  les  signatures.  Je  m'es- 
time plus  haut  que  tous  les  rois,  et  je  ne  supporterai  pas  plus 
longtemps  cette  conduite  à  mon  égard  !  Vous  oubliez  donc  que 
vous  négociez  ici  au  milieu  de  mes  grenadiers!  »  C'était  l'en- 
fance de  l'art,  pour  des  diplomates  de  profession,  de  se  tenir  im- 
passibles durant  cette  tempête  de  paroles.  Le  calme  des  Autri- 
chiens mit  Bonaparte  hors  de  lui  ;  il  griffonna  son  nom  sur  un 
protocole  qu'il  avait  préparé,  et  sans  attendre  la  signature  des 
Autrichiens,  il  mit  son  chapeau  et  sortit.  Dans  l'un  des  mouve- 
mens  brusques  qui  accompagnaient  son  discours,  il  renversa  un 
cabaret  de  porcelaine  qui  se  brisa.  Cet  incident,  qui  tourna  à  la 
légende  et  fournit  un  beau  symbole  des  négociations,  passa  pres- 
que inaperçu.  Cobenzl  se  borne  à  écrire  :  «  Il  s'est  comporté  comme 
un  fou.  »  Le  fait  est  que  les  officiers  qui  attendaient  Bonaparte 
dans  la  salle  voisine  eurent  grand'peine  à  le  calmer. 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  lendemain,  il  était  apaisé.  Il  reçut  le  mieux  du  monde 
Gallo  qui  le  vint  voir;  il  consentit  à  retirer  son  projet  de  proto- 
cole ;  il  protesta  qu'il  avait  atteint  le  dernier  terme  de  ses  pou- 
voirs. Comme  en  s'expliquant  davantage  on  ne  pouvait  plus  que 
dissiper  les  malentendus  sur  lesquels  reposait  tout  le  compromis 
de  la  paix,  on  décida  de  ne  plus  tenir  de  conférence  jusqu'au  jour 
de  la  signature  définitive.  On  s'occupa  de  part  et  d'autre  à  mettre 
en  forme  les  projets  de  rédaction. 

Le  13  octobre,  Bourrienne,  en  entrant  dans  la  chambre  de 
Bonaparte,  le  matin  à  sept  heures,  lui  dit  que  les  montagnes 
étaient  couvertes  de  neige.  Bonaparte  sauta  à  bas  de  son  lit  et 
courut  à  la  fenêtre.  «  Avant  la  mi-octobre!  dit-il.  Quel  pays! 
Allons,  il  faut  faire  la  paix.  »  Il  reçut  une  lettre  d'Augereau, 
datée  de  Strasbourg  le  8  octobre.  Augereau  faisait  un  tableau 
décourageant  de  l'armée  du  Rhin.  Le  15,  se  promenant  avec 
Marmont  dans  les  jardins  de  Passeriano,  Bonaparte  lui  dit  : 
«  Notre  armée  est  belle,  nombreuse  et  bien  outillée,  et  je  bat- 
trais infailliblement  les  Autrichiens;  mais...  la  saison  est  avan- 
cée;... l' arrière-saison,  dans  un  pays  aussi  âpre,  rend  la  guerre 
offensive  difficile.  N'importe,  tout  pourrait  être  surmonté;  mais 
l'obstacle  invincible  à  des  succès  durables,  c'est  le  choix  d'Auge- 
reau pour  commander  l'armée  du  Rhin...  Comprenez-vous  la  stu- 
pidité du  gouvernement  d'avoir  mis  120  000  hommes  sous  les 
ordres  d'un  général  pareil?...  Une  fois  enfoncés  en  Allemagne  et 
arrivés  aux  portes  de  Vienne  et  l'armée  du  Rhin  battue,  nous 
aurions  à  supporter  tous  les  efforts  de  la  monarchie  autrichienne 
et  à  redouter  l'énergique  patriotisme  des  provinces  conquises. 
A  cause  de  tout  cela,  il  faut  faire  la  paix,  c'est  le  seul  parti  à  prendre. 
Nous  aurions  fait  de  grandes  et  belles  choses  ;  mais,  dans  d'autres 
circonstances,  nous  nous  dédommagerons.  » 

Le  16,  le  courrier  attendu  par  les  Autrichiens  arriva;  le  17, 
Cobenzl  se  déclara  prêt  à  signer,  et  l'on  convint  de  le  faire  à 
Campo-Formio,  qui  se  trouvait  à  égale  distance  d'Udine  et  de 
Passeriano.  Les  choses  en  étaient  là  quand  Bonaparte  fut  averti 
par  un  courrier  de  Turin  que  le  Directoire,  se  ravisant  tout  d'un 
coup,  s'était  décidé  à  ratifier  le  traité  avec  la  Sardaigne,  et  que 
M.  de  Saint-Marsan  allait  se  rendre  au  quartier  général  pour  con- 
férer sur  les  mesures  militaires  à  prendre  en  commun.  Bonaparte 
jugea  que  cette  ratification  se  faisait  trop  tard;  mais  si  le  courrier 
du  Directoire  arrivait  avant  la  signature  du  traité  avec  l'Autriche, 
une  rupture  pourrait  s'ensuivre.  Il  donna  l'ordre  d'arrêter  tons  les 

(1)  Voir,  sur  cette  conférence,  Huffer,  p.  447  et  suiv.;  Rapports  de  Cobenzl,  14 
et  19  octobre  1797. —  Ranke,  Hardenberg,  I,  p.  374;  Mémoires  de  Larevellière- 
Lépeaux,  t.  II,  p.  275. 


DE    LEODEN    A    CAMPO-FORMIO.  589 

courriers,  sur  toutes  les  routes,  et  de  ne  donner  de  chevaux  à 
personne.  11  fallut  attendre,  cependant,  que  les  copistes  eussent 
couché  en  belle  écriture  les  expéditions.  En  attendant,  Bonaparte 
emmena  les  Autrichiens  chez  lui.  Le  travail  prit  une  partie  de  la 
soirée.  A  mesure  que  la  nuit  approchait,  Bonaparte  se  montrait 
de  plus  aimable  humeur.  Il  déploya  toute  la  grâce  de  son  esprit, 
toute  la  richesse  de  son  imagination,  et  mit  sous  le  charme  les 
Autrichiens,  qu'il  avait  naguère  si  fort  malmenés.  La  nuit  venue, 
il  empêcha  que  l'on  allumât  les  bougies  et  s'amusa  à  raconter  des 
histoires  de  revenans.  Enfin,  à  minuit,  on  apporta  des  lumières; 
le  traité  était  prêt.  Il  fut  signé  chez  Bonaparte,  mais  daté  de 
Campo-Formio,  le  17  octobre.  A  deux  heures  du  matin,  Monge, 
commissaire  pour  le  choix  des  objets  d'art  et  des  manuscrits  à 
transporter  d'Italie  en  France,  et  le  général  Berthier  partirent  en 
poste  pour  Paris  avec  l'instrument  de  la  paix.  Bonaparte  avait 
choisi  à  dessein,  pour  cette  mission,  un  savant,  ancien  ministre 
de  la  Convention,  républicain  éprouvé,  qu'il  savait  plein  de  con- 
fiance en  sa  vertu  et  plein  d'admiration  pour  son  génie.  Avant 
de  quitter  Gobenzl,  il  s'excusa  de  la  violence  à  laquelle  il  s'était 
un  moment  abandonné.  «  Je  suis,  lui  dit-il,  un  soldat  habitué  à 
jouer  ma  vie  tous  les  jours;  je  suis  dans  tout  le  feu  de  la  jeu- 
nesse, je  ne  puis  garder  la  mesure  d'un  diplomate  accompli.  »  Ils 
s'embrassèrent.  Ils  devaient  se  revoir. 

III 

Cobenzl  et  Bonaparte,  Bonaparte  surtout,  avaient  beaucoup 
pris  sur  eux  en  signant  ce  traité.  Ils  comptaient  cependant  que 
leurs  gouvernemens  le  ratifieraient,  tout  en  le  blâmant,  parce  que 
les  peuples  étaient,  en  Allemagne  comme  en  France,  excédés  de 
la  guerre.  Il  fallait,  ne  fût-ce  que  pour  préparer  une  lutte  nou- 
velle, accorder  un  répit  aux  hommes  et  leur  donner  l'illusion 
passagère  de  la  paix. 

L'empereur  déclara  que  la  paix  de  l'Empire  se  négocierait  sur 
le  fameux  principe  de  l'intégrité  de  l'Allemagne.  Thugut  n'était 
dupe  ni  des  déclarations  qu'il  faisait  aux  Allemands  ni  des  enga- 
gemens  qu'il  prenait  avec  la  France  (1).  Sa  première  impression 
fut  celle  de  la  colère.  Il  eut  un  bel  accès  d'indignation  de  cour  et 
d'Etat.  On  allait  traiter  sans  les  Légations  qui  auraient  assuré  à 
l'Autriche  l'hégémonie  de  l'Italie  !  On  donnait  la  paix  sans  dé- 
membrer l'Etat  pontifical  !  On  se  contentait  de  dépecer,  à  la  po- 
lonaise,  une    république    décrépite  !    Ce    n'étaient    point  là  des 

(1)  Sybel,  t.  V,  p.  129  et  suiv.  —  Hiiffer,  p.  463  et  suiv.  —  Vivenot,  Corr.  de 
Thugut,  lettres  des  22-29  octobre;  id.  Thugut,  Clerfayt,  Wurmser. 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

morceaux  d'empereur  ni  des  pièces  de  taille  à  voiler  la  «  honte  » 
d'un  pacte,  même  temporaire,  avec  les  républicains,  d'une  cession, 
même  partielle  et  éventuelle,  de  la  rive  gauche  du  Rhin  !  Thugut 
«  pleura  amèrement  »;  il  tira  du  musée  des  souverains,  pour  en 
inonder  son  visage,  les  larmes  classiques  de  Marie-Thérèse  sur  le 
partage  «  inique,  si  inégal  !  »  Il  maudit  cette  «  paix  qui  allait, 
par  son  ignominie  faire  époque  dans  les  fastes  de  l'Autriche.  » 
«  Jamais,  écrivait-il  en  1803,  à  Golloredo,  on  ne  nous  a  laissé 
entrevoir  aucune  possibilité  de  paix  que  sous  l'acceptation  préa- 
lable de  ces  deux  conditions  »  :  rupture  avec  tous  les  alliés,  ces- 
sion de  la  rive  gauche  du  Rhin,  «  conditions  aussi  funestes 
qu'avilissantes  »,  et  par  lesquelles  la  monarchie  achetait  «  le  re- 
pos illusoire  d'un  moment  au  prix  de  sa  gloire,  au  risque  de  sa 
ruine  totale  dans  l'avenir.  »  Cependant  il  conseilla  à  son  maître 
de  ratifier  l'ouvrage  de  Cobenzl.  On  gardait  pied  en  Italie  et  l'on 
gagnait  du  temps.  Thugut  spéculait  sur  les  difficultés  du  congrès, 
sur  les  dissensions  des  Allemands,  sur  un  retour  offensif  de 
l'Angleterre,  sur  un  changement  de  règne  ou  de  politique  en 
Russie,  sur  une  révolte  de  la  Hollande,  sur  l'incapacité  du  Direc- 
toire, sur  l'anarchie  en  France,  les  rivalités  des  généraux,  les 
conspirations  des  royalistes,  enfin  l'heureux  hasard  d'une  défaite 
qui  jetterait  Bonaparte  à  bas  de  son  piédestal,  ruinerait  son  pres- 
tige de  théâtre,  et  le  reléguerait  àsa  place,  dans  l'oubli  de  l'his- 
toire, parmi  les  aventuriers. sans  lendemain  et  les  escamoteurs  de 
la  victoire.  Il  discernait  déjà  les  symptômes  d'un  retour  prochain 
des  choses. 

A  la  nouvelle  de  la  paix,  Paul  Ier  s'était  tout  à  coup  souvenu 
que  la  Russie,  signataire  de  la  paix  de  Teschen,  était  garante  de 
la  constitution  de  l'Empire  germanique,  et  il  l'avait  signifié  à 
Berlin.  En  Angleterre  Pitt  trouvait  à  ses  velléités  pacifiques  «  de 
formidables  obstacles.  »  Grenville  demeurait  un  partisan  inflexible 
de  la  guerre.  Malmesbury  revenait  de  Lille  plus  acharné  que 
jamais  à  la  lutte  :  «  Je  persiste,  disait-il  à  Windham,  dans  mon 
idée  de  bellam  internecivum  à  la  France.  »  Comme  entrée  de 
jeu,  à  la  partie  nouvelle  qui  s'annonçait,  les  Anglais  venaient 
d'anéantir,  le  11  octobre,  la  flotte  hollandaise.  «  La  sécurité  sans 
la  paix  vaut  mieux  que  la  paix  sans  la  sécurité,  »  déclarait  à  Lon- 
dres un  homme  d'Etat.  Huit  jours  après  la  ratification  du  traité 
de  Campo-Formio,  la  seconde  coalition  germait  déjà  (1). 


(1)  Sybel,  t.  V,  p.  137-138.  —  Stanhope,  William  Pitt,  trad.  fr„  t.  III,  p.  58;  — 
Journal  de  Malmesbury. 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  591 


IV 


Le  Directoire  attendait  avec  une  impatience  extrême  les  cour- 
riers d'Italie.  Les  Directeurs  ne  se  faisaient  point  d'illusion  sur  la  ca- 
pacité d'Augereau  et  sur  les  effets  d'une  campagne  d'hiver  dirigée 
par  lui  en  Allemagne.  La  Prusse  se  dérobait  toujours  aux  avances. 
Frédéric-Guillaume  s'était  assuré  des  compensations  pour  le  cas 
où  la  France  garderait  toute  la  rive  gauche  du  Rhin;  mais  il 
préférait  évidemment  conserver  ses  possessions  rhénanes,  et 
voir  les  Français  évacuer  l'Empire.  Il  trouvait  que  la  Républi- 
que faisait  trop  de  conquêtes,  qu'elle  affectait  trop  ouvertement 
la  dictature  et  que  ses  principes  devenaient  trop  contagieux. 
«  Sa  façon  d'agir  envers  ceux  qu'elle  a  mis  dans  sa  dépendance, 
écrivit  ce  roi,  le  2  octobre,  à  son  envoyé  à  Paris,  n'est  assurément 
pas  encourageante  pour  des  liaisons  telles  qu'elle  me  les  a  propo- 
sées, qui  finiraient  sans  contredit  et  probablement  d'après  ses  pro- 
pres vues  par  me  livrer  entre  ses  mains.  »  Sandoz  le  déclara,  le  7, 
à  Talleyrand,  qui  manifesta  la  plus  pénible  déception  :  «  Jamais, 
<lit-il  à  Sandoz,  nouvelle  ne  pouvait  me  contrarier  et  me  chagriner 
davantage  que  celle-ci;  je  ne  m'y  attendais  pas...  Ainsi  alliance 
et  concert  pour  la  guerre,  tout  est  refusé  !  »  Il  ne  restait  plus 
au  Directoire  d'espoir  qu'en  Bonaparte.  «  Barras,  mandait  Sandoz 
le  25  octobre,  a  gagné  un  certain  ascendant  par  son  caractère  et 
par  ses  liaisons  d'amitié  avec  le  général  Bonaparte.  Ce  dernier  est 
une  puissance  en  Italie  et  un  héros  protecteur  en  France.  » 

Les  Directeurs,  Barras  y  compris,  le  redoutaient  plus  en 
France  qu'en  Italie.  C'est  pourquoi  ils  étaient  décidés  à  le  lais- 
ser en  Italie,  mais  à  ne  l'y  laisser  que  pour  combattre.  Ils  lui 
enlèveraient  les  négociations  dont  ils  redeviendraient  les  seuls 
maîtres;  ils  l'absorberaient  dans  la  guerre,  qui  leur  semblait 
impossible  sans  lui,  mais  par  laquelle,  avec  lui,  tout  leur  semblait 
possible.  Ils  le  réduiraient  ainsi  au  rôle  qu'ils  lui  destinaient,  celui 
d'une  machine  de  guerre  intelligente  et  invincible.  A  aucun  prix 
ils  ne  lui  laisseraient  la  double  popularité  de  la  victoire  et  de  la 
paix  :  ce  serait  abdiquer  en  sa  faveur.  La  guerre  étant  la  condi- 
tion nécessaire  et  la  seule  ressource  de  leur  gouvernement,  il  fallait 
que  la  paix  parût  impraticable,  même  avec  Bonaparte,  même  par 
Bonaparte,  et  que  Bonaparte  fût  occupé,  sans  fin  et  sans  répit,  à 
vaincre  des  armées,  à  conquérir  des  provinces,  à  rançonner  des 
peuples,  à  révolutionner  des  Etats,  à  détruire  des  monarchies  et 
à  fonder  des  républiques.  Voilà  le  sens  des  mesures  que  prirent 
les  Directeurs  dans  les  premiers  jours  d'octobre.  Le  10,  Talley- 
rand écrivit  à  Bonaparte  que  la  paix  avec  la  Sardaigne  était  rati- 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fiée,  que  Bonaparte  aurait  ses  10  000  Piémontais,  qu'il  recevrait 
6  000  hommes  pris  à  l'armée  d'Allemagne,  qu'Augereau  avait  l'or- 
dre de  se  tenir  prêt,  et  que  le  Directoire  maintenait  son  ultimatum 
du  29  septembre;  il  invitait  Bonaparte  à  ne  rien  donner  aux 
Napolitains,  à  révolutionner  Rome,  à  garder  Ancône,  avec  des 
cotes.  «  Le  Directoire,  ajoutait-il,  n'entend  abandonner  à  l'Au- 
triche que  l'Istrie  et  la  Dalmatie  ;  encore  ne  les  cède-t-il  qu'avec  le 
plus  grand  regret.  Si, pour  continuer  la  guerre,  Bonaparte  manque 
de  troupes,  il  pourra,  aux  frais  des  Cisalpins,  enrôler  des  Suisses  : 
c'est  une  mesure  «  inusitée  depuis  la  Révolution  »,  mais  le  Direc- 
toire n'y  voit  point  d'inconvénient. 

Le  21  octobre,  le  citoyen  Bottot  arriva  à  Paris,  avec  la  lettre 
où  Bonaparte  annonçait,  comme  imminente,  la  signature  de  la 
paix,  renouvelait  ses  offres  de  démission  et  sollicitait  lui-même 
le  démembrement  de  ses  pouvoirs.  Les  Directeurs  avaient  à  la  fois 
trop  besoin  de  lui  et  trop  peur  de  lui  pour  ne  point  saisir  au  vol 
l'occasion  qu'il  leur  présentait.  Ils  écrivirent  sur-le-champ  une 
grande  dépêche  au  général. —  Ils  regrettent,  disent-ils,  que  la  dé- 
marche de  Bottot  n'ait  pas  entièrement  effacé  les  impressions  lâ- 
cheuses de  Bonaparte  :  le  Directoire  conserve  en  lui  toute  con- 
fiance; aussi  confirme-t-il  ses  précédentes  instructions;  il  offre 
ainsi  ample  matière  à  l'esprit  d'entreprise  du  général.  L'expulsion 
des  Autrichiens  de  l'Italie  n'est  qu'une  étape  dans  la  carrière  que  le 
Directoire  lui  ouvre.  «  Il  reste  un  grand  objet...  :  c'est  l'état  de  la 
Turquie.  Vous  êtes  placé  assez  près  de  la  Grèce  pour  savoir  à  quoi 
vous  en  tenir  sur  la  situation  de  cette  puissance.  Si  elle  ne  veut 
pas  être  une  alliée  utile  et  effective  de  la  République,  si  son  sort 
est  d'être  envahie  par  des  voisins  qui  la  convoitent,  il  ne  faut  pas 
qu'il  en  soit  de  ce  partage  comme  de  celui  de  la  Pologne.  Vous 
entendez  aisément  quels  sont  les  intérêts  et  les  vues  possibles  de 
la  République  française.  11  faut  songer  à  l'avenir  et  au  commerce 
du  Levant.  Dans  cette  vue,  outre  les  îles  et  les  ports  de  l'Albanie 
vénitienne,  il  faudra  ménager  à  Ancône  un  établissement  un  peu 
arrondi...  Quant  à  l'île  de  Malte,  vous  avez  déjà  reçu  les  ordres 
de  prendre  toutes  les  mesures  que  vous  croiriez  nécessaires  pour 
qu'elle  n'appartînt  pas  à  qui  que  ce  fût  qu'à  la  France.  »  Tant 
et  de  si  grandes  affaires  occuperont  assez  Bonaparte.  Aussi  le 
Directoire  le  décharge-t-il  des  négociations  avec  l'Autriche,  dans 
le  cas  où  la  guerre  recommencerait.  Bonaparte  demande  des  pu- 
blicistes,  pour  organiser  l'Italie  :  le  Directoire  en  enverra,  et  des 
plus  distingués,  des  plus  neufs  et  à  la  dernière  mode  :  à  défaut 
de  Sieyès,  Benjamin  Constant.  Enfin  les  Directeurs  le  félicitent  de 
ses  nobles  considérations  sur  la  pente  trop  forte  des  esprits  vers 
le  gouvernement  militaire.  «  Rien  de  plus  sain  que  la  maxime 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  593 

Cédant  armatogœ  pour  le  maintien  des  républiques!  »  Le  désaveu 
était  formel  et  l'ironie  lourde.  Les  Directeurs  en  eurent-ils  le 
sentiment?  Barras  l'eut  à  coup  sûr  et  il  chargea  Bottot  de  cor- 
riger à  la  fois  et  d'adoucir  les  nuances  de  la  missive  officielle. 
Bottot  tailla  sa  plus  officieuse  plume  et  écrivit,  le  22  octobre,  à 
Bonaparte  :  «  Les  derniers  momens  de  mon  séjour  à  Passeriano 
avaient  profondément  aflligé  mon  cœur.  De  cruelles  idées  m'ont 
accompagné  jusqu'aux  portes  du  Directoire  ;  mais  qu'elles  se  sont 
dissipées  bien  agréablement  lorsque  je  l'ai  retrouvé  tel  que  je 
l'avais  peint,  plein  de  tendresse  pour  votre  personne!...  Que  la 
cruelle  lettre  dont  vous  m'aviez  chargé  contrastait  avec  ces  doux 
épanchemens  de  l'amitié!...  Peut-être  le  Directoire  ne  voit-il  pas 
toujours  aussi  juste  que  vous  dans  les  affaires;  mais  avec  quelle 
docilité  républicaine  il  a  reçu  vos  observations!...  Les  cœurs  sont 
purs  et  sans  tache...  ils  ont  besoin  d'instruction  :  c'est  de  vous 
qu'ils  l'attendent.  »  Une  telle  lettre,  suivant,  à  vingt-quatre  heures 
près,  des  injonctions  aussi  péremptoires,  révélait  des  trésors  de 
palinodie.  L'événement  montra  bientôt  jusqu'où  pouvait  aller  la 
docilité  républicaine  des  Directeurs. 

Dans  la  nuit  du  25  au  2G  octobre,  Monge  etBerthier  arrivèrent 
au  Luxembourg.  Larevellière-Lépeaux,  alors  président  du  Direc- 
toire, les  reçut  aussitôt.  Ils  lui  remirent  le  traité  et  la  lettre  de 
Bonaparte  du  18  octobre.  L'une  et  l'autre,  le  traité  surtout, 
«  excitèrent  grandement  le  mécontentement  »  de  Larevellière,  et 
il  le  marqua.  Monge  et  Berthier  défendirent  le  traité  et  s'em- 
ployèrent «  en  excuses  pour  Bonaparte  ».  Larevellière  fit  prévenir 
ses  collègues  qui  s'assemblèrent  immédiatement.  La  séance  dura 
près  de  quatre  heures.  Les  Directeurs  s'accordèrent  pour  blâmer 
les  avantages  faits  à  l'Autriche,  et  qui  dépassaient  leur  ultimatum. 
Larevellière  déclara  le  traité  «  non  seulement  impolitique,  mais 
odieux  »,  à  cause  du  démembrement  de  Venise.  «  Jaurais  voulu 
cent  fois  le  rejeter,  si  les  circonstances  l'eussent  permis,  a  dit 
Beubell  ;  mais  il  fallait  chicaner  à  éternité  ou  se  battre  jusqu'à 
extinction.  »  Chicaner  était  son  génie,  mais  se  battre  à  extinction 
n'était  pas  dans  les  goûts  des  Français  qui  aspiraient  à  la  tran- 
quillité et  à  la  fin  de  la  Bévolution  :  ils  ne  se  résoudraient  point 
à  continuer  la  guerre  pour  le  seul  intérêt  de  l'Italie  et  la  gloire 
d'unir  Venise  à  la  République  cisalpine  après  l'avoir  démocratisée. 
En  cas  de  désastre,  les  Directeurs  eussent  encouru  une  écrasante 
responsabilité.  Ils  ne  voulaient  point  l'assumer.  Leur  principal 
objet  étant  de  garder  le  pouvoir  et  la  nation  réclamant  la  paix, 
ils  devaient,  bon  gré  mal  gré,  paraître  s'y  prêter.  «  Si  le  Direc- 
toire eût  refusé  sa  ratification,  rapporte  Larevellière,  il  était  perdu 
dans  l'opinion  »  ;  il  se  serait  brouillé  avec  la  nouvelle  majorité 
tome  cxxix.  —  1895.  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  Conseils,  «  tout  aussi  malintentionnée  que  l'avaient  été   les 
Glichyens.  »  Ils  n'auraient  obtenu  ni  hommes  ni  argent  (1). 

Reubell  et  Merlin  demeurèrent  jusqu'à  la  fin  récalcitrans. 
Barras,  Larevellière  et  François  formèrent  une  majorité  en  fa- 
veur de  la  ratification.  Tous  s'accordèrent  pour  donner  à  Bonaparte 
un  avertissement.  Ils  crurent  habile  de  le  prendre  au  mot  et 
de  l'envelopper  dans  son  propre  filet.  «  Concentrons ,  disait-il 
lui-même,  toute  notre  activité  du  côté  de  la  marine  et  de  l'Angle- 
terre. Cela  fait,  FEurope  est  à  nos  pieds.  »  Telle  avait  été  sa  prin- 
cipale raison  d'Etat  pour  traiter  avec  l'Autriche  :  à  lui  de  se  jus- 
tifier et  de  mettre  l'Europe  aux  pieds  du  Directoire,  en  envahissant 
l'Angleterre  et  en  écrivant  ainsi  le  dernier  chapitre  du  fameux 
dessein  de  1793,  celui  pour  lequel  tout  l'ouvrage  était  conçu  et 
sans  lequel  le  reste  de  l'ouvrage  serait  vain.  Cette  guerre-là  d'ail- 
leurs serait  populaire,  et  par  cette  guerre-là  la  paix  continentale 
serait  indéfiniment  remise  en  question.  Le  roué  Barras  proposa 
cette  combinaison.  Larevellière  la  soutint.  Les  autres  la  goûtè- 
rent moins,  s'expliquant  mal  ce  moyen  trop  subtil  de  paralyser 
un  rival,  en  lui  livrant  toutes  les  destinées  de  la  République. 
Séance  tenante,  les  Directeurs  prirent  cet  arrêté,  daté  du  5  bru- 
maire (2G  octobre)  :  «  Il  se  rassemblera,  sans  délai,  sur  les  côtes 
de  l'Océan,  une  armée  qui  prendra  le  nom  d'armée  d'Angle- 
terre. Le  citoyen  général  Bonaparte  est  nommé  général  en  chef 
de  cette  armée.  »  Cela  fait,  ils  ratifièrent  les  articles  secrets  de 
Campo-Formio,  préparèrent  la  communication  aux  Conseils  des 
articles  patens  et  rédigèrent  une  proclamation  aux  Français  : 

«  Vous  apprendrez  avec  plaisir  que  plusieurs  millions 
d'hommes  sont  rendus  à  la  liberté  et  que  la  nation  française  est 
la  bienfaitrice  des  peuples...  La  paix  du  continent  sera  bientôt 
assise  sur  des  bases  inébranlables.  Il  ne  nous  reste  plus  qu'à 
punir  de  sa  perfidie  le  cabinet  de  Londres,  qui  aveugle  encore 
les  cours,  au  point  d'en  faire  les  esclaves  de  sa  tyrannie  maritime. 
C'est  à  Londres  qu'on  fabrique  les  malheurs  de  l'Europe  ;  c'est  là 
qu'il  faut  les  terminer...  Gardez- vous  bien  de  déposer  les  armes... 
Sans  doute,  le  Directoire  vient  de  signer  pour  vous  une  paix 
glorieuse;  mais,  pour  jouir  de  ses  douceurs,  il  faut  achever  votre 
ouvrage  ;  assurer  l'exécution  des  articles  conclus  entre  la  France 
et  l'empereur,  décider  promptement  ceux  à  conclure  avec  l'Em- 
pire, couronner  enfin  vos  exploits  par  une  invasion  dans  l'île  où 
vos  aïeux  portèrent  l'esclavage  sous  Guillaume  le  Conquérant, 
et  y  reporter,  au  contraire,  le  génie  de  la  liberté  ...» 

Dès  le  matin  du  26,  la  nouvelle  de  la  paix  se  répandit  dans 

(1)  Mémoires  de    Larevellière-Lépeaux,  t.  II,  p.  271  et  suiv.  —  Conversations   re- 
cueillies par  Sandoz.  Bailleu,!,  p.  1S5  et  suiv.  Rapports  du  28  octobre  1797. 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  59') 

Paris.  «  18  fructidor,  voilà  ton  heureux  résultat!  »  s'écriait  un 
officieux  du  Directoire.  La  joie  déborda  partout.  Les  couloirs  du 
Conseil  des  Cinq-Cents  se  remplirent  d'une  foule  enthousiaste.  Le 
messager  d'Etat  qui  apportait  la  lettre  des  Directeurs  fut  accueilli 
par  les  cris  de  :  Vive  la  République  !  Jean  Debry  acclama  la  paix 
d'Italie,  et  proféra  l'anathème  contre  les  Anglais.  Ce  fut  un 
triomphe  pour  Bonaparte.  Les  Directeurs  réfléchirent  au  péril 
qu'il  y  aurait  pour  eux  à  le  faire  revenir  immédiatement  à  Paris. 
Us  cherchèrent  un  détour  et,  avant  qu'il  présidât  aux  préparatifs 
de  la  descente  en  Angleterre,  ils  l'invitèrent  à  se  rendre  sans  délai 
à  Rastadt,  pour  y  compléter  Campo-Formio  par  la  conclusion  de 
la  paix  avec  l'Empire.  Talleyrand  joignit  ce  billet  à  la  dépêche 
officielle  :  «  Yoilà  donc  la  paix  faite  et  une  paix  à  la  Bonaparte... 
Le  Directoire  est  content,  le  public  enchanté.  Tout  est  au  mieux. 
On  aura  peut-être  quelques  criailleries  d'Italiens,  mais  cela  est 
égal.  Adieu,  général  pacificateur  !  Adieu  :  amitié,  admiration, 
respect,  reconnaissance,  on  ne  sait  où  s'arrêter  dans  cette  énumé- 
ration.  «Les  Directeurs  continuaient  d'ouvrir  l'avenue  et  de  dres- 
ser la  route  à  Bonaparte  ;  mais  ils  devaient  rester  sur  les  bas-côtés, 
la  pelle  et  le  râteau  à  la  main,  le  regardant  passer.  Talleyrand 
s'accommodait  pour  prendre  place  dans  le  cortège. 

Illuminations,  cantates,  ovations  dans  les  théâtres,  Paris 
déploya  toute  sa  mise  en  scène  triomphale.  Les  Parisiens  se 
voyaient  débarrassés  de  l'Autriche;  la  Belgique  était  définiti- 
vement acquise  ;  personne  ne  doutait  que  la  rive  gauche  du 
Rhin  ne  fut  bientôt  cédée  par  l'Empire,  grâce  à  la  Prusse,  sur 
laquelle  on  comptait,  grâce  surtout  à  Bonaparte  par  qui,  dès  lors, 
tout  paraissait  facile.  Il  n'y  avait  plus  qu'un  obstacle  au  bon- 
heur du  monde  et  au  couronnement  de  la  Révolution  :  l'Angle- 
terre, éternelle  rivale,  éternelle  ennemie,  ouvrière  infatigable  de 
ruines,  de  complots,  de  guerres  civiles  et  de  coalitions.  La  joie 
se  doubla  d'une  explosion  de  fureur,  et  les  imaginations  qui,  depuis 
1789,  nourrissaient  le  même  rêve  de  paradis  terrestre,  toujours 
déçu,  toujours  ajourné,  s'acharnèrent  contre  ce  dernier  obstacle, 
comme  elles  s'étaient  successivement  acharnées  contre  la  cour, 
contre  la  Gironde,  contre  Robespierre,  contre  les  émigrés,  contre 
la  maison  d'Autriche. 

Le  1er  novembre,  le  Directoire  reçut  solennellement  les  en- 
voyés de  Ronaparte.  Talleyrand  les  présenta,  avec  un  panégyrique 
du  général.  Monge  et  Rerthier  se  répandirent  en  dithyrambes. 
«  La  gloire  de  l'armée  d'Italie,  s'écria  Monge,  retentit  jusqu'au 
fond  de  la  Haute-Egypte.  Les  Arabes  du  désert  s'en  entretiennent 
le  soir  sous  leurs  tentes.  Une  lueur  de  je  ne  sais  quelle  espérance 
s'est  glissée  dans  l'âme  des  anciens  Grecs.  »  Larevellière,  pré- 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sident  et  thuriféraire  officiel  du  Directoire,  se  chargea  de  mettre 
un  comble  à  ces  adulations  :  «  Génie  puissant  de  la  liberté,  toi 
seul  pouvais  produire  tant  d'événemens  inouïs,  tant  d'hommes 
extraordinaires...  une  armée  d'Italie,  un  Bonaparte!  Heureuse 
France...  jouis  du  fruit  de  tes  conquêtes  !...  Cependant,  avant 
de  te  livrer  totalement  au  repos,  tourne  tes  regards  vers  l'An- 
gleterre. »  Alors  «  entraîné  par  le  sentiment »,Larevellière  oublia 
la  majesté  directoriale,  s'avança  vers  Monge  et  Berthier,  les  serra 
dans  ses  bras,  au  milieu  d'une  explosion  universelle  de  larmes. 
Les  musiques  militaires  éclatèrent  en  fanfares  et  l'on  se  sépara 
aux  cris  de  :  Vive  la  grande  nation  !  Vive  Bonaparte  !  Vive  la 
Constitution  de  l'an  III!  Le  lendemain,  Sandoz  écrivait  à  Berlin  : 
«  Dans  un  gouvernement  pareil  à  celui-ci,  le  général  Bonaparte 
peut  prétendre  à  l'autorité.  » 

Les  conseils  délibéraient,  en  commissions  et  en  séances  se- 
crètes, sur  la  ratification  du  traité.  Aux  Anciens,  le  vote  eut  lieu, 
dès  le  30  octobre,  sans  discussion.  Aux  Cinq-Cents,  il  y  eut  quel- 
que opposition.  Ce  n'était  pas  que  Bonaparte  manquât  d'admira- 
teurs, clans  cette  assemblée.  Un  certain  Malibran,  familier  de 
Barras,  proposa  que  le  faubourg  Saint-Marceau  prît  le  nom  de 
faubourg  d'Italie,  et  que  Bonaparte  reçût  un  don  de  300000  livres, 
plus  une  rente  de  50  000.  «  Bonaparte  est  au-dessus  de  cela  !  »  cria 
une  voix,  et  Ton  passa  à  l'ordre  du  jour.  Mais  Reubell  avait  des 
amis  auxquels  il  avait  confié  son  mécontentement  :  ils  déclarèrent, 
comme  lui,  que  le  traité  faisait  la  part  trop  largo  à  la  maison  d'Au- 
triche. Sieyôs  évoqua  le  monstre  classique  delà  tragédie  depuis 
1790  :  «  le  Comité  autrichien.  »  Il  ne  raisonnait  d  ailleurs  qu'au 
seul  point  de  vue  des  intérêts  d'Etat  :  l'homme  qui,  en  1795,  pro- 
posait au  Comité  de  salut  public  de  démembrer  la  Hollande  et 
d'échanger,  avec  l'Autriche,  la  Bavière  contre  le  Milanais  et  les 
Pays-Bas,  ne  pouvait  s'élever  avec  beaucoup  de  conviction  en  fa- 
veur «  des  principes  ».  Il  le  fit  néanmoins,  parce  que  c'était  alors 
son  meilleur  argument.  «  J'avais  cru,  dit-il,  dans  le  Comité  secret 
du  3  novembre,  que  le  Directoire  dicterait  les  conditions  de  la 
paix  à  l'Autriche,  et  je  vois  que  le  Directoire  les  a  reçues  de  l'Au- 
triche. Est-ce  là  le  fruit  de  tant  de  travaux,  de  tant  de  gloire  et 
de  tant  de  sang?  La  cession  de  la  ville  de  Venise  au  prince  même 
qui  a  ourdi  sa  ruine  est  une  atrocité  dont  la  République  française 
aura  honte  d'avoir  été  la  complice.  Ce  n'est  pas  une  paix  que  ce 
traité,  c'est  l'appel  à  une  nouvelle  guerre.  »  Il  réclama  la  com- 
munication des  articles  secrets,  où  devaient  se  trouver  les  avan- 
tages delà  République.  Le  Directoire  refusa  de  les  faire  connaître. 
Les  Montagnards  protestèrent,  mais,  malgré  leur  clameurs,  le 
conseil  vota  la  ratification.  «  La  grande  réputation  du  général 


DE    LEOBEN    A    CAMPO-FORMIO.  397 

Bonaparte  commande  le  respect  et  le  silence,  »  dit  un  observa- 
teur contemporain  très  bien  informé,  en  résumant  ses  notes  sur 
cette  séance.  C'est  déjà  tout  l'esprit  de  Tan  VIII,  et  des  constitu- 
tions de  l'Empire. 

Bonaparte  quitta  Milan,  le  16  novembre,  et  traversa  Turin 
le  18.  «  Les  avocats  de  Paris  qu'on  a  mis  au  Directoire  n'enten- 
dent rien  au  gouvernement,  dit-il  à  Miot.  Ce  sont  de  petits  es- 
prits... Ils  sont  jaloux  de  moi,  je  le  sais,  et,  malgré  tout  l'encens 
qu'ils  me  jettent  au  nez,  je  ne  suis  pas  leur  dupe...  Ils  se  sont 
empressés  de  me  nommer  général  de  l'armée  d'Angleterre  pour 
me  tirer  de  l'Italie  où  je  suis  le  maître  et  plus  souverain  que  gé- 
néral d'armée.  Ils  verront  comment  les  choses  iront  quand  je  n'y 
serai  plus...  Ils  mettront  l'Italie  en  combustion  et  nous  en  feront 
chasser.  Pour  moi,  mon  cher  Miot,  je  vous  le  déclare,  je  ne  sais 
plus  obéir.  Mon  parti  est  pris;  si  je  ne  puis  être  le  maître,  je 
quitterai  la  France.  »  Les  journaux  lui  rapportent  les  critiques 
faites  à  son  traité;  il  les  subit  avec  impatience,  et  celle  qui  l'im- 
portune le  plus,  c'est  d'avoir  reçu  la  paix  au  lieu  de  l'imposer, 
de  n'avoir  ni  poussé  assez  loin,  ni  frappé  assez  fort.  Il  s'est 
exposé,  par  calcul,  à  ces  critiques;  il  ne  s'y  exposera  plus. 

Le  traité  de  Campo-Formio  par  le  caractère  de  la  négociation 
qui  l'a  précédé,  par  la  nature  des  transactions  qui  en  forment  le 
fond,  se  rattache  aux  traités  de  l'ancien  régime  :  il  est  la  suite 
directe  des  traités  de  partage  de  la  Pologne;  il  est  l'application 
par  la  Bépublique,  au  profit  de  la  France  et  en  faveur  de  l'éman- 
cipation graduelle  de  l'Italie,  du  système  des  compensations  tourné 
naguère  contre  la  France  et  pratiqué  constamment  par  les  cours 
de  l'Europe.  Mais,  en  même  temps,  ce  traité  se  rattache  à  la 
politique  napoléonienne  ;  il  noue  le  lien  entre  cette  politique  et 
celle  de  la  Révolution  ;  il  est  gros  de  guerres  qui  doivent  entraîner 
ou  l'assujettissement  de  l'Europe  ou  le  recul  de  la  France  vers  ses 
anciennes  limites.  L'extermination  de  l'Angleterre  demeure  la 
condition  à  la  fois  nécessaire  et  inexécutable  de  la  paix.  En  1801 , 
en  1805,  en  1807,  en  1809,  il  faudra  encore  dire  à  la  France 
victorieuse  des  Autrichiens,  des  Prussiens  et  des  Russes  :  «  Avant 
de  te  livrer  au  repos,  France,  tourne  tes  regards  vers  l'Angle- 
terre !  »  Bonaparte,  qui  doit  mener,  à  travers  quinze  ans  de  guerre, 
cette  politique  paradoxale,  en  discerne,  dès  1797,  les  conséquences 
fatales  et  en  prédit  le  dénouement.  Il  écrit,  le  7  octobre,  à  Talley- 
rand  ces  mots  révélateurs  de  sa  destinée  :  «  Ce  que  vous  désire- 
riez que  je  fisse,  ce  sont  des  miracles,  et  je  n'en  sais  pas  faire.  » 

Albert  Sorel. 


TRIOMPHE  DE  LA  MORT 


PREMIERE    PARTIE 


LE    PASSE 


I 

Lorsque  Hippolyte  aperçut  un  groupe  d'hommes  qui,  penchés 
sur  le  parapet,  regardaient  en  bas  dans  la  rue,  elle  poussa  un 
cri  et  s'arrêta. 

—  Qu'est-il  arrivé? 

Elle  avait  eu  un  petit  geste  de  frayeur,  et  sa  main  s'était  ap- 
puyée involontairement  sur  le  bras  de  George,  comme  pour  le 
retenir. 

George,  après  avoir  examiné  l'attitude  de  ces  hommes,  dit  : 

—  Quelqu'un  s'est  sans  doute  jeté  du  haut  de  la  terrasse. 
Il  dit  encore  : 

—  Veux-tu  que  nous  revenions  sur  nos  pas? 

Elle  eut  une  seconde  d'hésitation,  suspendue  entre  la  curio- 
sité et  l'effroi  ;  puis  elle  répondit  : 

—  Non;  continuons  notre  promenade. 

Ils  s'avancèrent  le  long  du  parapet  jusqu'au  bout  de  l'allée. 
Sans  y  prendre  garde,  Hippolyte  accélérait  le  pas  pour  se  rappro- 
cher du  groupe  des  curieux. 

En  cette  après-midi  de  mars,  le  Pincio  était  presque  désert.  Des 
bruits  rares  mouraient  dans  l'atmosphère  grise  et  assourdie. 


TFUOMPHE    DE    LA    MORT.  599 

—  C'est  bien  cela,  dit  George.  Quelqu'un  s'est  tué. 

Ils  firent  halte  dans  le  voisinage  du  rassemblement.  Tous 
les  spectateurs  fixaient  sur  le  pavé  des  regards  très  attentifs. 
C'étaient  des  ouvriers  désœuvrés.  Leurs  physionomies  diverses 
n'exprimaient  ni  compassion  ni  tristesse,  et  l'immobilité  du  re- 
gard donnait  à  leurs  yeux  une  sorte  de  stupeur  bestiale. 

Un  jeune  drôle  survint,  pressé  de  voir.  Mais  l'arrivant  ne 
s'était  pas  encore  penché,  que  déjà  un  quidam,  sur  un  ton  indéfi- 
nissable où  il  y  avait  de  la  jubilation  et  de  la  raillerie,  comme  si 
cet  homme  eût  été  bien  aise  que  personne  ne  pût  plus  jouir  du 
spectacle,  l'interpellait  : 

—  Trop  tard  :  on  l'a  emporté. 

—  Où? 

—  A  Sainte-Marie-du-Peuple. 

—  Mort? 

—  Oui,  mort. 

Un  autre  individu,  décharné  et  verdâtre,  avec  un  large  cache- 
nez  de  laine  autour  du  cou,  avança  le  buste  en  dehors;  puis, 
s'ôtant  la  pipe  de  la  bouche,  il  demanda  tout  haut  : 

—  Qu'est-ce  qui  reste  par  terre? 

Il  avait  la  bouche  tordue,  déviée,  couturée  comme  par  une  brû- 
lure, convulsée  comme  par  l'afflux  intarissable  d'une  salive  amère  ; 
et  sa  voix  était  si  profonde  qu'elle  semblait  sortir  d'une  caverne. 

—  Qu'est-ce  qui  reste  par  terre? 

En  bas,  dans  la  rue,  un  charretier  était  accroupi  au  pied  de  la 
muraille.  Pour  mieux  entendre  sa  réponse,  les  spectateurs  firent 
silence  et  ne  bougèrent  plus.  On  n'apercevait  sur  le  pavé  qu'un 
peu  de  boue  noirâtre. 

—  C'est  du  sang,  répondit  le  charretier,  sans  se  remettre 
debout;  et,  avec  la  pointe  d'un  bâton,  il  continuait  à  chercher 
quelque  chose  dans  la  fange  sanglante. 

—  Et  puis?  demanda  derechef  l'homme  à  la  pipe. 

Le  charretier  se  redressa;  il  tenait  à  la  pointe  de  son  bâton 
quelque  chose  qu'on  ne  distinguait  pas  d'en  haut. 

—  Des  cheveux. 

—  De  quelle  couleur? 

—  Blonds. 

Dans  l'espèce  de  précipice  que  formaient  les  hautes  murailles, 
les  voix  avaient  une  résonance  étrange. 

—  Allons-nous-en,  George!  supplia  Hippolyte. 

Troublée,  un  peu  pâle,  elle  secouait  par  le  bras  son  amant,  qui 
restait  penché  hors  du  parapet,  dans  le  voisinage  du  groupe,  fas- 
ciné par  cette  scène  atroce. 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ils  s'éloignèrent  silencieusement  du  lieu  tragique.  Tous  deux 
étaient  poursuivis  par  la  pensée  douloureuse  de  cette  mort,  et  la 
tristesse  se  lisait  sur  leur  visage. 

George  dit  : 

—  Heureux  les  morts  !  Ils  ne  doutent  plus  ! 

—  C'est  vrai. 

Un  découragement  sans  bornes  rendait  leur  voix  lasse. 
Elle   baissa  la  tête  et  reprit,  avec  une  amertume  mêlée  de 
regret  : 

—  Pauvre  amour! 

—  Quel  amour?  demanda  George,  absorbé. 

—  Le  nôtre. 

—  Tu  sens  donc  qu'il  va  finir? 

—  En  moi,  non. 

—  Alors,  tu  veux  dire  :  en  moi? 

Une  irritation  mal  contenue  avait  donné  de  l'aigreur  à  ses  pa- 
roles. Il  répéta  en  la  regardant  : 

—  Tu  veux  dire  :  en  moi?  Réponds. 
Elle  baissa  de  nouveau  la  tête,  et  se  tut. 

—  Tu  ne  veux  pas  répondre?  Tu  sais  bien  que  tu  ne  dirais 
pas  la  vérité. 

Il  y  eut  une  pause,  où  tous  deux  éprouvèrent  un  indicible 
besoin  de  lire  dans  le  cœur  l'un  de  l'autre.  Pais  il  poursuivit  : 

—  C'est  comme  cela  que  commence  l'agonie  de  l'amour.  Tu 
n'en  as  pas  encore  conscience;  mais  moi,  depuis  que  tu  es  re- 
venue, je  t'observe  sans  cesse,  et  chaque  jour  je  découvre  en  toi 
un  indice  nouveau... 

—  Quel  indice? 

—  Un  indice  fâcheux,  Hippolyte...  Quelle  horrible  chose 
d'aimer  et  d'avoir  une  clairvoyance  qui  ne  faiblit  jamais  ! 

Elle  secoua  la  tête  d'un  air  de  révolte,  et  se  rembrunit.  Cette 
fois  encore,  comme  tant  d'autres  fois,  une  hostilité  s'interposa 
entre  les  deux  amans.  Chacun  se  sentait  blessé  par  l'injustice  du 
soupçon,  se  révoltait  intérieurement,  avec  cette  colère  sourde  qui, 
de  temps  à  autre,  éclatait  en  paroles  brutales  et  irréparables,  en 
accusations  graves,  en  récriminations  absurdes.  Une  indicible 
fureur  les  saisissait  de  se  torturer  à  l'envi,  de  se  déchirer,  de  se 
martyriser  le  cœur. 

Hippolyte  se  rembrunit,  se  ferma.  Ses  sourcils  s'étaient  froncés, 
sa  bouche  s'était  serrée.  George  la  regardait  avec  un  irritant 
sourire. 

—  Oui,  répéta-t-il,  c'est  ainsi  que  cela  commence.  —  Et  il  sou- 
riait toujours  de  son  mauvais  sourire,  la  regardait  toujour  des 


TRIOMPHE    DE   LA    MORT.  601 

son  regard  aigu.  —  Tu  sens  au  fond  de  ton  âme  une  inquiétude, 
une  sorte  d'impatience  vague  que  tu  ne  parviens  pas  à  réprimer. 
Quand  nous  sommes  ensemble,  tu  sens  que,  du  fond  de  ton  âme, 
s'élève  contre  moi  quelque  chose  qui  ressemble  à  une  répugnance 
instinctive  et  que  tu  ne  parviens  pas  à  réprimer.  Et  alors  tu  de- 
viens taciturne  ;  et,  pour  m'adresser  la  parole,  tu  es  obligée  de  faire 
un  effort  énorme;  et  tu  comprends  de  travers  ce  que  je  te  dis; 
et,  sans  le  vouloir,  tu  mets  de  la  dureté  jusque  dans  une  réponse 
insignifiante. 

Elle  ne  fit  pas  même  un  geste  pour  l'interrompre.  Blessé  de 
ce  mutisme,  il  continua;  et  ce  qui  l'y  engageait,  c'était,  non  pas 
seulement  l'âpre  fureur  de  tourmenter  sa  compagne,  mais  encore 
un  certain  goût  désintéressé  pour  les  investigations,  rendu  plus 
vif  et  plus  littéraire  par  la  culture.  En  effet,  il  tâchait  toujours  de 
s'exprimer  avec  la  sûreté  et  l'exactitude  démonstrative  que  lui 
avaient  apprises  les  ouvrages  des  analystes;  mais,  dans  les  mono- 
logues, les  formules  par  lesquelles  il  traduisait  son  examen  inté- 
rieur exagéraient  et  altéraient  l'état  de  conscience  qui  en  était 
l'objet;  et,  dans  les  dialogues,  la  préoccupation  d'être  perspicace 
obscurcissait  souvent  la  sincérité  de  son  émotion  et  l'induisait  en 
erreur  sur  les  secrets  motifs  qu'il  prétendait  découvrir  chez  les 
autres.  Son  cerveau,  encombré  d'un  amas  d'observations  psycholo- 
giques, personnelles  ou  recueillies  dans  les  livres,  finissait  par 
confondre  et  par  embrouiller  toutes  choses,  en  lui-même  et  hors 
de  lui. 

Il  continua  : 

—  Écoute;  je  ne  te  fais  pas  de  reproche.  Je  sais  bien  que  ce 
n'est  pas  ta  faute.  Chaque  âme  humaine  ne  porte  en  soi  pour 
l'amour  qu'une  quantité  déterminée  de  force  sensitive.  Il  faut  bien 
que  cette  quantité  s'use  avec  le  temps,  comme  toute  autre  chose  ; 
et,  lorsqu'elle  est  usée,  nul  effort  n'a  le  pouvoir  d'empêcher  que 
l'amour  finisse.  Or,  il  y  a  longtemps  déjà  que  tu  m'aimes,  presque 
deux  ans  !  C'est  le  2  avril  que  tombe  le  second  anniversaire  de  notre 
amour.  Y  as-tu  pensé? 

Elle  hocha  la  tête.  Il  répéta,  comme  pour  lui-même  : 

—  Deux  ans! 

Ils  s'approchèrent  d'un  banc  et  s'assirent.  Hippolyte,  en  s'as- 
seyant,  avait  l'air  de  succomber  sous  une  lassitude  écrasante. 
Un  lourd  carrosse  noir,  un  carrosse  de  prélat,  passa  dans  l'allée 
en  faisant  crier  le  sable  ;  le  son  affaibli  d'une  trompe  arriva  de  la 
voie  Flaminienne  ;  puis  le  silence  reprit  possession  des  bosquets 
voisins.  Des  gouttes  de  pluie,  rares,  tombaient. 

—  Il   sera   funèbre,  ce    second  anniversaire,  reprit-il,  sans 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pitié  pour  la  taciturne.  Cependant,  il  ne  faut  pas  manquer  de  le 
célébrer.  J'ai  le  goût  des  choses  amères. 

Hippolyte  révéla  sa  peine  dans  un  sourire  douloureux;  puis, 
avec  une  douceur  imprévue  : 

—  Pourquoi  toutes  ces  méchantes  paroles?  dit-elle. 

Et  elle  regarda  George  dans  les  yeux,  longuement,  profon- 
dément. Une  indicible  avidité  de  lire  dans  le  cœur  l'un  de  l'autre 
les  saisit  une  seconde  fois.  Elle  connaissait  bien  le  mal  horrible 
dont  souffrait  son  amant;  elle  connaissait  bien  la  cause  obscure  de 
tant  d'acrimonie.  Pour  l'engager  à  parler,  pour  lui  permettre  de 
décharger  son  cœur,  elle  ajouta  : 

—  Qu'as-tu  ? 

Ce  ton  de  bonté,  auquel  il  ne  s'attendait  point,  lui  donna  une 
sorte  de  confusion.  Il  comprit  à  cet  accent  qu'elle  le  devinait  et 
qu'elle  le  plaignait,  et  il  sentit  grandir  en  lui  la  pitié  pour  lui- 
même.  Une  émotion  profonde  agita  tout  son  être. 

—  Qu'as-tu?  répéta  Hippolyte  en  lui  touchant  la  main,  comme 
pour  augmenter  sensuellement  la  puissance  de  sa  douceur. 

—  Ce  que  j'ai?  repli qua-t-il.  J'aime! 

Ses  paroles  n'avaient  plus  rien  d'agressif.  En  dévoilant  sa 
plaie  incurable,  il  ne  songeait  qu'à  s'apittoyer  sur  son  propre  mal. 
Les  vagues  rancunes  qui  rampaient  au  fond  de  son  esprit  pa- 
rurent se  dissiper.  Il  reconnaissait  l'injustice  de  tout  ressentiment 
contre  cette  femme,  parce  qu'il  reconnaissait  un  ordre  supérieur 
de  nécessités  fatales.  Non,  sa  misère  ne  provenait  d'aucune  créa- 
ture humaine,  elle  provenait  de  l'essence  même  de  la  vie  !  Il  avait 
à  se  plaindre,  non  pas  de  l'amante,  mais  de  l'amour.  L'amour,  vers 
lequel  tout  son  être  tendait  spontanément  avec  une  impétuosité 
invincible,  l'amour  était  de  toutes  les  tristesses  de  ce  monde  la 
plus  lamentable.  Et,  jusqu'à  la  mort  peut-être,  il  était  condamné 
à  cette  suprême  tristesse. 

Comme  il  se  taisait,  rêveur,  Hippolyte  demanda  : 

—  Tu  crois  donc,  George,  que  je  ne  t'aime  point? 

—  Eh  bien,  oui,  reprit-il,  c'est  vrai!  je  crois  que  tu  m'aimes. 
Mais  peux-tu  me  prouver  que  demain,  que  dans  un  mois,  que 
dans  un  an,  que  toujours  tu  seras  aussi  heureuse  d'être  mienne? 
Peux-tu  me  prouver  qu'aujourd'hui,  qu'en  ce  moment  même,  tu 
es  toute  à  moi?  Qu'est-ce  que  je  possède  de  toi? 

—  Tout. 

—  Rien  ou  presque  rien.  Et  je  ne  possède  pas  ce  que  je 
voudrais  posséder.  Tu  es  pour  moi  une  inconnue.  Comme  toute 
créature  humaine,  tu  renfermes  intérieurement  un  monde  qui  me 
reste  impénétrable  et  dont  nulle  ardeur  de  passion  ne  m'ouvrira 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  603 

l'accès.  De  tes  sensations,  de  tes  sentimens,  de  tes  pensées,  je  ne 
connais  qu'une  minime  partie.  La  parole  est  un  signe  imparfait. 
L'âme  est  incommunicable.  Ton  âme,  tu  n'as  pas  le  pouvoir  de 
me  la  donner.  Même  dans  l'extase  des  ivresses,  nous  sommes 
deux,  toujours  deux,  séparés,  étrangers,  solitaires  de  cœur.  Je 
baise  ton  front  ;  et  sous  ce  front  s'agite  peut-être  une  pensée  qui 
n'est  pas  pour  moi.  Je  te  parle  ;  et  une  de  mes  phrases  éveille  peut- 
être  dans  ton  esprit  le  souvenir  d'un  autre  temps  et  non  pas  de 
mon  amour.  Un  homme  passe,  il  te  regarde  ;  et,  dans  ton  esprit, 
ce  petit  fait  engendre  une  émotion  quelconque,  que  je  ne  suis  pas 
capable  de  surprendre.  J'ignore  toujours  si  le  moment  présent  ne 
s'éclaire  pas  pour  toi  d'un  reflet  de  ta  vie  antérieure...  Oh!  cette 
vie,  j'en  ai  une  peur  folle  !...  Je  suis  à  tes  côtés;  je  me  sens  envahi 
par  le  bonheur  délicieux  qui,  à  certaines  heures,  me  vient  de  ta 
seule  présence;  je  te  caresse,  je  te  parle,  je  t'écoute,  je  m'aban- 
donne. Tout  à  coup,  une  pensée  me  glace.  Si,  sans  m'en  rendre 
compte,  j'avais  évoqué  dans  ta  mémoire  le  fantôme  d'une  sensa- 
tion éprouvée  jadis,  une  mélancolie  revenantdes  jours  lointains?... 
Je  ne  saurai  jamais  te  dire  ma  souffrance.  Cette  ardeur,  qui  me 
donnait  le  sentiment  illusoire  de  je  ne  sais  quelle  communion 
entre  toi  et  moi,  s'éteint  tout  d'un  coup.  Tu  te  dérobes,  tu  t'éloignes, 
tu  me  deviens  inaccessible.  Et  je  reste  seul,  dans  une  épouvantable 
solitude.  Dix,  vingt  mois  d'intimité  ne  servent  plus  à  rien.  Tu  me 
parais  aussi  étrangère  qu'au  temps  où  tu  ne  m'aimais  pas  encore. 
Je  cesse  de  te  caresser,  je  ne  parle  plus,  je  me  ferme,  j'évite  toute 
manifestation  extérieure,  je  redoute  que  le  heurt  le  plus  léger 
ne  soulève  du  fond  de  ton  esprit  les  sédimens  obscurs  qu'y  a  dé- 
posés la  vie  irrévocable.  Et  alors  tombent  sur  nous  ces  longs  si- 
lences angoissés  où  se  consument  inutilement  et  misérablement 
les  énergies  du  cœur.  Je  te  demande  :  «  A  quoi  penses-tu  ?  »  Et 
tu  me  réponds  :  «  A  quoi  penses-tu?  »  J'ignore  ta  pensée  et  tu 
ignores  la  mienne.  De  minute  en  minute,  la  séparation  se  creuse 

davantage,  elle  prend  des  profondeurs  d'abîme 

Hippolyte  dit  : 

—  Moi,  je  n'éprouve  rien  de  tel.  J'ai  plus  d'abandon.  J'aime 
peut-être  davantage. 

Cette  affirmation  de  supériorité  blessa  de  nouveau  le  malade. 
Hippolyte  continua  : 

—  Tu  réfléchis  trop.  Tu  notes  trop  ce  que  tu  penses.  J'ai 
peut-être  moins  d'attrait  pour  toi  que  n'en  ont  tes  pensées,  parce 
que  tes  pensées  sont  toujours  diverses,  toujours  nouvelles,  tandis 
que,  moi,  je  n'ai  plus  rien  de  nouveau.  Dans  les  premiers  temps 
de  ton  amour,  tu  avais  plus  de  spontanéité  et  moins  de  réflexion. 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tu  n'avais  pas  encore  pris  goût  aux  choses  amères  ;  tu  étais  plus 
prodigue  de  baisers  que  de  paroles.  Si,  comme  tu  le  dis,  la 
parole  est  un  signe  imparfait,  il  ne  faut  point  en  abuser.  Et  tu 
en  abuses,  presque  toujours  d'une  façon  cruelle. 

Elle  se  tut  un  instant;  puis,  séduite  à  son  tour  par  une  phrase, 
cédant  à  la  tentation  de  l'énoncer,  elle  ajouta  : 

—  On  ne  dissèque  que  les  cadavres. 

Mais  à  peine  l'eût-elle  énoncée  qu'elle  s'en  repentit.  Cette  phrase 
lui  parut  très  vulgaire,  peu  féminine,  pleine  d'aigreur.  Elle  re- 
gretta de  n'avoir  pas  gardé  ce  ton  de  faiblesse  et  d'indulgence 
qui,  tout  à  l'heure,  avait  si  fort  ému  son  amant.  Une  fois  encore 
elle  avait  manqué  à  sa  résolution  d'être  pour  lui  la  plus  patiente 
et  la  plus  douce  des  gardes-malades. 

—  Tu  vois,  dit-elle  avec  un  accent  qui  exprimait  son  repentir; 
c'est  toi  qui  me  gâtes. 

Il  sourit  à  peine.  Tous  deux  comprenaient  que,  dans  cette  que- 
relle, leur  amour  seul  avait  reçu  les  coups. 

Le  carrosse  du  prélat  repassa  au  petit  trot  de  ses  deux  che- 
vaux noirs  à  longues  queues.  Dans  l'atmosphère  que  la  brume 
du  crépuscule  rendait  de  plus  en  plus  livide,  les  arbres  pre- 
naient des  apparences  de  spectres.  Des  nuages  de  plomb  violacé 
enfumaient  les  hauteurs  du  Palatin  et  du  Vatican.  Une  raie  de 
lumière,  jaune  comme  du  soufre,  droite  comme  une  épée,  venait 
raser  le  mont  Mario,  derrière  les  pointes  aiguës  des  cyprès. 

George  pensait  : 

«  M'aime-t-elle  encore?  Pourquoi  s'irrite-t-elle  si  aisément? 
Peut-être  sent-elle  que  je  dis  la  vérité,  ou,  du  moins,  ce  qui  sera 
bientôt  la  vérité!  L'irritation  est  un  symptôme...  Mais  une  irri- 
tation sourde  et  continuelle  n'existe-t-elle  pas  aussi  au  fond  de 
moi-même?...  Chez  moi,  je  sais  bien  quelle  en  est  la  cause  véri- 
table. Je  suis  jaloux.  De  quoi?...  De  tout!  Des  objets  qui  se 
reflètent  dans  ses  yeux...  » 

Il  la  regarda.  «  Elle  est  très  belle,  aujourd'hui.  Elle  est  pâle. 
Cela  me  plairait,  de  la  voir  toujours  affligée,  toujours  malade. 
Quand  elle  reprend  ses  couleurs,  il  me  semble  que  ce  n'est  plus 
elle.  Quand  elle  rit,  je  ne  puis  me  défendre  d'un  vague  mouve- 
ment d'hostilité  et  presque  de  colère  contre  son  rire.  Pas  tou- 
jours, cependant.  » 

Sa  pensée  se  perdit  dans  l'ombre  du  crépuscule.  Il  nota  fugiti- 
vement, entre  1  aspect  du  soir  et  l'aspect  de  l'aimée,  une  intime 
correspondance,  qui  lui  plut.  Sous  la  pâleur  de  ce  visage  brun 
transparaissait  comme  un  léger  épanchement  de  violet;  et  le 
petit  ruban   d'un  jaune  exquis,  qu'elle  portait  autour  du  cou, 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  005 

laissait  à   découvert  la  tache  brune  de  deux  grains  de  beauté. 

«  Elle  est  très  belle.  Son  visage  a  presque  toujours  une  expres- 
sion profonde,  significative,  passionnée.  Là  réside  le  secret  de  son 
charme.  Sa  beauté  ne  me  lasse  jamais  :  sans  cesse  elle  me  sug- 
gère un  nouveau  rêve.  Quels  sont  les  élémens  de  cette  beauté?  Je 
ne  saurais  le  dire.  Matériellement,  elle  n'est  pas  belle.  Quelque- 
fois, quand  je  la  regarde,  il  m'arrive  d'éprouver  la  pénible  surprise 
d'une  désillusion.  C'est  qu'alors  ses  traits  me  sont  apparus  dans 
leur  vérité  physique,  sans  être  transfigurés,  sans  être  illuminés 
par  la  force  d'une  expression  spirituelle.  Elle  possède  cependant 
trois  élémens  divins  de  beauté  :  le  front,  les  yeux,  la  bouche. 
Oui,  divins.  » 

L'image  du  rire  se  représenta  à  sa  pensée. 

«  Que  me  racontait-elle  hier?  Je  ne  sais  plus  quoi,  un  petit 
incident  comique  arrivé  à  Milan  chez  sa  sœur  pendant  qu'elle  y 
était...  Comme  nous  avons  ri!...  Donc,  loin  de  moi,  elle  pouvait 
rire,  être  joyeuse.  Or  j'ai  gardé  toutes  ses  lettres;  et  toutes  ses 
lettres  débordent  de  tristesse,  de  larmes,  de  regrets  désespérés.  » 

Il  sentit  le  coup  d'une  blessure,  puis  une  inquiétude  tumul- 
tueuse, comme  s'il  se  fût  trouvé  en  présence  d'un  fait  grave  et 
irréparable,  mais  encore  mal  éclairci.  En  lui  survenait  le  phéno- 
mène ordinaire  de  l'exagération  sentimentale  par  voie  d'images 
associées.  L'innocent  éclat  de  rire  se  transformait  en  une  hila- 
rité incessante,  de  tous  les  jours,  de  toutes  les  heures,  pendant 
toute  la  durée  de  l'absence.  Hippolyte  avait  vécu  joyeusement 
une  vulgaire  existence,  avec  des  gens  inconnus  de  lui,  parmi  les 
camarades  de  son  beau-frère,  dans  un  cercle  d'admirateurs  stu- 
pides.  Ses  lettres  affligées  n'étaient  que  des  mensonges.  Il  se  rap- 
pela avec  précision  ce  passage  d'une  lettre  :  «  Ici,  la  vie  est 
insupportable;  les  amis  et  les  amies  nous  assiègent  sans  nous  laisser 
une  heure  de  tranquillité.  Tu  connais  la  cordialité  milanaise...  » 
Et  il  eut  dans  l'esprit  la  vision  nette  d'Ilippolyte  entourée  d'une 
foule  bourgeoise  de  commis,  d'avocats,  de  négocians  :  elle  sou- 
riait à  tous,  elle  tendait  la  main  à  tous,  elle  écoutait  d'ineptes 
conversations,  elle  faisait  d'insipides  réponses,  elle  s'assimilait  à 
cette  vulgarité. 

Alors  s'abattit  sur  son  cœur  tout  le  poids  de  la  souffrance 
endurée  depuis  deux  ans  à  la  pensée  de  la  vie  que  vivait  sa  maî- 
tresse et  du  milieu  ignoré  où  elle  passait  les  heures  qu'elle  ne 
pouvait  point  passer  près  de  lui.  «  Que  fait-elle?  Qui  voit-elle? 
A  qui  parle-t-elle?  Gomment  se  comporte-t-elle  avec  les  per- 
sonnes qu'elle  connaît  et  dont  elle  partage  la  vie?  »  Eternelles 
questions  sans  réponse  ! 


606  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  pensa  avec  angoisse  : 

«  Chacune  de  ces  personnes  lui  prend  quelque  chose  et,  par  con- 
séquent, me  prend  aussi  quelque  chose.  Jamais  je  ne  saurai  quelle 
influence  ces  gens  ont  exercée  sur  elle,  quelles  émotions  et  quelles 
pensées  ils  ont  éveillées  en  elle.  Hippolyte  a  une  beauté  pleine  de 
séductions,  ce  genre  de  beauté  qui  tourmente  les  hommes  et 
suscite  en  eux  le  désir.  Certes,  parmi  cette  foule  odieuse,  on  l'a 
désirée  souvent.  Et  le  désir  d'un  homme  transparaît  dans  son 
regard,  et  le  regard  est  libre,  et  la  femme  est  sans  défense  contre 
le  regard  de  l'homme  qui  la  désire!  Quelle  peut  être  l'impression 
d'une  femme  qui  se  sent  désirée?  Certainement,  elle  ne  reste 
pas  impassible.  11  doit  se  produire  en  elle  un  trouble,  un  émoi 
quelconque,  quand  ce  ne  serait  que  de  la  répugnance  et  du  dégoût. 
Et  voilà  que  le  premier  homme  venu  a  le  pouvoir  de  troubler  la 
femme  qui  m'aime  !  En  quoi  consiste  donc  ma  possession,  à  moi?  » 

Il  souffrait  beaucoup,  parce  que  des  images  physiques  illus- 
traient son  raisonnement  intérieur. 

«  J'aime  Hippolyte  ;  je  l'aime  avec  une  passion  que  je  jugerais 
indestructible,  si  je  ne  savais  pas  que  tout  amour  humain  doit 
finir.  Je  l'aime,  et  je  n'imagine  pas  de  voluptés  plus  profondes  que 
celles  qu'elle  me  donne.  Plus  d'une  fois  pourtant,  à  la  vue  d'une 
femme  qui  passait,  j'ai  été  assailli  d'un  désir  subit;  plus  d'une 
fois  deux  yeux  féminins,  entrevus  quelque  part  à  la  dérobée, 
m'ont  laissé  dans  l'âme  comme  un  vague  sillage  de  mélancolie  ; 
plus  d'une  fois  j'ai  rêvé  à  une  femme  rencontrée,  à  une  femme 
aperçue  dans  un  salon,  à  la  maîtresse  d'un  ami.  —  Quelle  peut 
être  sa  façon  d'aimer?  En  quoi  consiste  son  secret  voluptueux?  — 
Et,  pendant  quelque  temps,  cette  femme  m'a  hanté  l'esprit,  non 
pas  jusqu'à  l'obsession,  mais  par  intervalles  et  avec  une  longue 
persistance.  Telle  de  ces  images  s'est  même  présentée  soudain 
à  mon  esprit  lorsque  je  tenais  Hippolyte  dans  mes  bras.  Eh 
bien!  pourquoi,  elle  aussi,  en  voyant  passer  un  homme, n'aurait- 
elle  pas  été  surprise  par  le  désir?  Si  j'avais  le  don  de  lui  regarder 
dans  l'âme  et  si  je  voyais  son  âme  traversée  d'un  tel  désir,  fût- 
il  aussi  fugitif  que  l'éclair,  sans  aucun  doute  je  croirais  ma 
maîtresse  souillée  d'une  tache  indélébile,  et  il  me  semblerait  que 
je  vais  mourir  de  douleur.  Cette  preuve  matérielle,  je  ne  pourrai 
jamais  l'avoir,  parce  que  l'âme  de  ma  maîtresse  est  invisible  et 
impalpable  ;  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être  bien  plus  que  le  corps 
exposée  aux  violations.  Mais  l'analogie  m'éclaire  :  la  possibilité 
est  certaine.  Peut-être  qu'en  ce  moment  même  ma  maîtresse 
observe  dans  sa  propre  conscience  une  tache  récente  et  voit 
cette  tache  se  dilater  sous  son  regard.  » 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  607 

Heurté  par  la  douleur,  il  eut  un  grand  sursaut.  Hippolyte  lui 
demanda,  d'une  voix  douce  : 

—  Qu'as-tu?  A  quoi  pensais-tu? 
Il  répondit  : 

—  A  toi. 

—  En  bien  ou  en  mal  ? 

—  En  mal. 

Elle  poussa  un  soupir  et  demanda  encore  : 

—  Veux-tu  que  nous  nous  en  allions? 
Il  répondit  : 

—  Allons-nous-eu. 

Ils  se  levèrent  et  reprirent  le  chemin  qu'ils  avaient  déjà  par- 
couru. Hippolyte  dit,  avec  des  larmes  dans  la  voix,  lentement  : 

—  Quelle  triste  soirée,  mon  amour! 

Et  elle  s'arrêta,  comme  pour  recueillir  et  savourer  la  tristesse 
éparse  dans  le  jour  qui  se  mourait.  Autour  d'eux,  maintenant,  le 
Pincio  était  désert,  plein  de  silence,  plein  d'une  ombre  violette 
où  les  bustes  sur  leurs  gaines  avaient  une  blancheur  de  monu- 
mens  funéraires.  En  bas,  la  ville  se  couvrait  de  cendres.  Des 
gouttes  de  pluie,  rares,  tombaient. 

—  Où  iras-tu  ce  soir?  Que  feras-tu?  demanda-t-elle. 
Il  répondit  avec  accablement  : 

—  Ce  que  je  ferai?  Je  n'en  sais  rien. 

Ils  souffraient,  debout  à  côté  l'un  de  l'autre  ;  et,  en  même  temps, 
ils  pensaient  avec  terreur  à  une  autre  souffrance,  bien  connue  et 
beaucoup  plus  cruelle,  qui  les  attendait:  ils  prévoyaient  l'horrible 
torture  que  les  imaginations  nocturnes  causeraient  à  leur  âme 
sans  défense. 

—  Si  tu  veux,  je  resterai  avec  toi  cette  nuit,  dit  Hippolyte 
timidement. 

George,  dévoré  au  dedans  par  une  sourde  rancune,  poussé  par 
une  envie  furieuse  d'être  méchant  et  de  se  venger,  répliqua  : 

—  Non. 

Mais  son  cœur  protestait  :  «  Rester  loin  d'elle  cette  nuit,  tu  ne 
le  pourras  pas;  non,  tu  ne  le  pourras  pas.  »  Et,  en  dépit  des 
aveugles  impulsions  hostiles,  le  sentiment  de  cette  impossibilité, 
la  claire  conscience  de  cette  impossibilité  absolue  lui  donna  une 
sorte  de  frisson  intérieur,  un  étrange  frisson  de  fierté  exaltante,  à 
l'aspect  de  cette  grande  passion  qui  le  possédait.  Il  se  répéta  à  lui- 
même  :  «  Cette  nuit,  je  ne  pourrai  pas  rester  loin  d'elle;  non,  je 
ne  le  pourrai  pas...  »  Et  il  eut  l'obscure  sensation  qu'une  force 
étrangère  le  dominait.  Un  souffle  tragique  passa  sur  son  esprit. 

—  George  !  s'écria  Hippolyte  en  lui  serrant  le  bras,  effrayée. 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  tressaillit.  Il  reconnut  le  lieu  où  ils  avaient  fait  halte  pour 
regarder  la  tache  sanglante  laissée  par  le  suicidé.  Il  dit  : 

—  Tu  as  peur? 

—  Un  peu,  répondit-elle,  toujours  attachée  à  son  bras. 

Il  se  dégagea  de  cette  étreinte,  s'approcha  du  parapet,  se 
pencha  en  avant.  Déjà  l'ombre  avait  envahi  le  fond  de  la  rue; 
mais  il  crut  distinguer  la  tache  noirâtre  sur  les  dalles,  parce  qu'il 
en  avait  encore  l'image  fraîche  dans  la  mémoire.  Les  suggestions 
du  crépuscule  créèrent  pour  lui  un  vague  fantôme  de  cadavre,  une 
forme  indécise  de  jeune  homme  blond,  ensanglanté.  «  Qui  était-il? 
Pourquoi  s'est-il  tué  ?  »  En  ce  fantôme,  c'est  lui-même  qu'il 
vit  mort.  Des  pensées  très  rapides,  incohérentes,  lui  traversèrent 
le  cerveau.  Il  revit,  comme  à  la  lueur  d'un  éclair,  son  pauvre 
oncle  Démétrius,le  frère  cadet  de  son  père,  le  consanguin  suicidé  : 
—  un  visage  couvert  d'un  voile  noir  sur  l'oreiller  blanc;  une 
main  longue,  pâle  et  pourtant  très  virile;  un  petit  bénitier  d'ar- 
gent suspendu  à  la  muraille  par  trois  chaînettes  et  qui,  de  temps 
à  autre,  tintait  au  souffle  du  vent.  «  Si  je  me  précipitais?  Sauter 
en  avant,  tomber  très  vite...  Perd-on  conscience  à  travers  l'es- 
pace? »  Il  imagina  physiquement  le  heurt  du  corps  contre  la 
pierre  et  frissonna.  Puis  il  ressentit  par  tous  les  membres  une 
sorte  de  répulsion  rude,  angoissante,  mêlée  d'une  étrange  dou- 
ceur. Ce  qu'il  avait  maintenant  dans  l'esprit,  c'étaient  les  délices 
de  la  nuit  prochaine  :  —  s'assoupir  lentement  dans  la  langueur; 
se  réveiller  avec  une  surabondance  de  tendresse  mystérieuse- 
ment accumulée  durant  le  sommeil.  Images  et  pensées  se  succé- 
daient en  lui  avec  une  rapidité  extraordinaire. 

Lorsqu'il  se  retourna,  ses  yeux  rencontrèrent  ceux  d'Hippo- 
lyte,  fixés  sur  lui,  dilatés,  démesurément  ouverts  ;  et  il  crut  y  lire 
des  choses  qui  accrurent  son  trouble.  Il  passa  son  bras  sous 
celui  de  sa  maîtresse,  d'un  geste  affectueux  qui  lui  était  familier. 
Et  elle  serra  bien  fort  ce  bras  contre  son  cœur.  Tous  deux  éprou- 
vaient un  besoin  subit  de  s'étreindre,  de  se  fondre  l'un  dans 
l'autre,  éperdument. 

—  On  ferme  !  on  ferme  ! 

Le  cri  des  gardiens  résonnait  sous  les  bosquets,  dans  le  silence. 

—  On  ferme  ! 

Après  le  cri,  le  silence  paraissait  plus  lugubre  ;  et  ces  deux 
mots,  vociférés  à  gorge  déployée  par  des  hommes  qu'on  ne 
voyait  pas,  causaient  aux  deux  amans  un  heurt  insupportable. 
Pour  montrer  qu'ils  avaient  entendu  et  qu'ils  se  disposaient  à 
sortir,  ils  hâtèrent  le  pas.  Mais,  çà  et  là,  dans  les  allées  désertes, 
les  voix  s'obstinaient  à  répéter  : 


THIOMPHE    DE    LA    MORT.  609 

—  On  forme! 

—  Maudits  crieurs!  s'exclama  Hippolyte  avec  un  mouvement 
d'impatience,  exaspérée,  hâtant  le  pas  davantage  encore. 

La  cloche  de  la  Trinité-des-Monts  sonna  l' Angélus.  Rome 
apparut,  semblable  à  un  immense  nuage  grisâtre  et  informe,  qui 
raserait  le  sol.  Déjà,  dans  les  maisons  voisines,  quelques  fenêtres 
rougeoyaient,  agrandies  par  le  brouillard.  Des  gouttes  de  pluie, 
rares,  tombaient. 

—  Tu  viendras  chez  moi  cette  nuit,  n'est-ce  pas?  demanda 
George . 

—  Oui,  oui,  je  viendrai. 

—  De  bonne  heure  ? 

—  Vers  onze  heures. 

—  Si  tu  ne  venais  pas,  j'en  mourrais. 

—  Je  viendrai. 

Ils  se  regardèrent  dans  les  yeux  ;  ils  échangèrent  une  promesse 
enivrante. 

George,  vaincu  par  l'attendrissement,  demanda  : 

—  Tu  me  pardonnes? 

Ils  se  regardèrent  de  nouveau,  et  leur  'regard  était  chargé  de 
caresses. 

Il  dit,  tout  bas  : 

—  Adorée! 
Elle  dit  : 

—  Adieu!  Jusqu'à  onze  heures,  pense  à  moi! 

—  Adieu  ! 

Au  bas  de  la  rue  Grégorienne,  ils  se  séparèrent.  Elle  descendit 
par  la  rue  Capo-le-Case.  Tandis  qu'elle  s'éloignait  sur  le  trottoir 
humide  et  luisant  du  reflet  des  étalages,  il  la  suivait  du  regard. 
«  C'est  cela.  Elle  me  quitte,  elle  rentre  dans  une  maison  qui  m'est 
inconnue,  elle  rentre  dans  la  vie  vulgaire,  elle  se  dépouille  de 
l'idéalité  dont  je  la  revêts,  elle  devient  une  autre  femme,  une 
femme  quelconque.  Je  ne  sais  plus  rien  d'elle.  Les  nécessités 
grossières  de  la  vie  la  prennent,  l'envahissent,  l'avilissent...  » 

La  boutique  d'un  fleuriste  lui  envoya  au  visage  un  parfum 
de  violettes,  et  son  cœur  se  gonfla  d'aspirations  confuses.  «  Ah! 
pourquoi  nous  serait-il  donc  interdit  de  rendre  notre  existence 
conforme  à  notre  rêve  et  de  vivre  pour  toujours  en  nous  seuls?  » 

II 

Sur  les  dix  heures  du  matin,  George  dormait  encore  d'un  de 
ces   sommeils   profonds   et  réparateurs   qui,  dans   la  jeunesse, 
tome  cxxix.  —  1895.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suivent  une  nuit  de  volupté,  lorsque  son  domestique  entra  pour 
le  réveiller. 

De  fort  mauvaise  humeur,  il  cria  en  se  retournant  dans  son  lit  : 

—  Je  n'y  suis  pour  personne.  Laissez-moi  tranquille! 

Mais  il  entendit  la  voix  du  visiteur  importun  qui,  de  la 
chambre  voisine,  lui  adressait  une  prière. 

—  Tu  m'excuseras,  George,  d'avoir  insisté.  Il  faut  absolument 
que  je  te  parle. 

George  reconnut  la  voix  d'Alphonse  Exili,  et  il  n'en  fut  que 
plus  ennuyé. 

Cet  Exili  était  un  camarade  de  collège,  garçon  d'intelligence 
médiocre,  qui,  ruiné  par  le  jeu  et  la  débauche,  était  devenu 
une  sorte  d'aventurier  à  la  chasse  des  picaillons.  Il  gardait  encore 
les  apparences  d'un  beau  jeune  homme,  malgré  sa  figure  dévastée 
par  le  vice;  mais,  dans  la  personne  et  dans  les  manières,  il 
avait  ce  je  ne  sais  quoi  de  rusé  et  d'ignoble  que  prennent  les 
gens  réduits  à  vivre  d'expédiens  et  d'humiliations. 

Il  entra,  attendit  que  le  domestique  fût  sorti,  prit  un  air  bou- 
leversé, et  dit  en  mangeant  la  moitié  des  mots  : 

—  Pardonne-moi,  George,  si  cette  fois  encore  j'ai  recours  à 
ton  obligeance.  Il  faut  que  je  paye  une  dette  de  jeu.  Viens-moi  en 
aide.  C'est  une  petite  affaire  ;  il  ne  s'agit  que  de  300  francs.  Par- 
donne-moi ! 

—  Tiens!  tu  paies  donc  tes  dettes  de  jeu?  demanda  George. 
Cela  m'étonne. 

Il  lui  infligea  cet  outrage  avec  un  sans-gêne  parfait.  N'ayant 
pas  su  rompre  tout  commerce  avec  cet  écornifleur,  il  employait 
contre  lui  le  mépris,  comme  d'autres  se  servent  d'un  bâton  pour 
se  garer  d'un  animal  immonde. 

Exili  eut  un  sourire  : 

—  Allons!  ne  fais  pas  le  méchant,  pria-t-il,  d'une  voix 
suppliante,  comme  une  femme.  Tu  me  les  donnes,  ces  300  francs? 
Je  te  les  rendrai  demain,  parole  d'honneur! 

George  éclata  de  rire.  Il  tira  la  sonnette  pour  appeler  le 
domestique.  Le  domestique  vint. 

—  Cherchez  le  trousseau  des  petites  clefs,  là,  dans  les  vête- 
mens  qui  sont  sur  le  canapé. 

Le  domestique  trouva  les  clefs. 

—  Ouvrez  le  second  tiroir.  Donnez-moi  le  grand  portefeuille. 
Le  domestique  donna  le  portefeuille. 

—  Bien.  Allez. 

Lorsque  le  domestique  fut  dehors,  Exili,  avec  un  sourire 
moitié  timide  et  moitié  convulsif,  demanda  : 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  611 

—  Ne  pourrais-tu  me  donner  400  francs? 

—  Non.  Voici.  C'est  la  dernière  fois.  Va-t'en. 

George,  au  lieu  de  lui  mettre  les  billets  dans  la  main,  les 
déposa  sur  le  rebord  du  lit.  Exili  sourit,  les  prit,  les  mit  dans  sa 
poche;  puis,  sur  un  ton  ambigu  où  l'ironie  se  mêlait  à  l'adula- 
tion : 

—  Tu  as  un  noble  cœur!  ajouta-t-il. 

Il  promena  ses  regards  autour  de  la  pièce  : 

—  Tu  as  aussi  une  chambre  à  coucher  délicieuse. 

Il  s'installa  sur  le  canapé,  se  versa  un  petit  verre  de  liqueur, 
remplit  son  porte-cigares. 

—  Et  ta  maîtresse  d'à  présent,  comment  l'appelles-tu?  Ce 
n'est  plus,  je  crois,  celle  de  l'an  passé? 

—  Va-t'en,  Exili  :  je  veux  dormir. 

—  Quelle  splendide  créature  !  Les  plus  beaux  yeux  de  Rome... 
Mais  elle  est  absente,  je  suppose?  Depuis  quelques  jours,  je  ne 
la  rencontre  plus.  Elle  doit  être  partie  en  voyage.  Elle  a  une 
sœur  à  Milan,  ce  me  semble? 

Il  se  versa  un  autre  petit  verre  et  but  d'un  trait.  Peut-être  ne 
bavardait-il  que  pour  se  donner  le  temps  de  vider  le  flacon. 

—  Elle  est  séparée  de  son  mari,  n'est-ce  pas?  J'imagine  que 
ses  finances  sont  assez  mal  en  point;  et  cependant  elle  est  toujours 
habillée  avec  élégance.  Il  y  a  deux  mois  environ,  je  l'ai  rencontrée 
rue  du  Babuino.  Tu  connais  Monti,  ton  successeur  probable?... 
Mais  non,  tu  ne  dois  pas  le  connaître.  C'est  un  riche  propriétaire, 
un  grand  et  gros  garçon  d'un  blond  fadasse.  Justement,  ce 
jour-là,  il  était  à  ses  trousses  dans  la  rue  du  Babuino.  Tu  sais, 
cela  se  voit  au  premier  coup  d'œil,  quand  un  homme  suit  une 
femme...  Et  il  a  des  sous,  Monti  ! 

Il  prononça  la  dernière  phrase  avec  un  accent  indéfinissable  : 
un  odieux  accent  d'envie  et  de  cupidité.  Puis  il  but  pour  la  troi- 
sième fois,  sans  bruit. 

—  Tu  dors,  George? 

Au  lieu  de  répondre,  George  fit  semblant  de  dormir.  Il  avait 
tout  écouté,  mais  il  craignait  qu'à  travers  les  couvertures  Exili 
ne  perçût  les  battemens  de  son  cœur. 

—  George  ! 

Il  feignit  de  sursauter  comme  un  homme  qu'on  réveille. 

—  Gomment  !  Tu  es  toujours  ici  ?  Tu  ne  t'en  vas  pas? 

—  Je  m'en  vais,  fit  l'autre  en  s'approchant  du  lit.  Mais 
regarde  donc  !  Une  épingle  d'écaillé  ! 

Il  se  baissa  pour  la  ramasser  sur  le  tapis,  l'examina  curieu- 
sement, la  posa  sur  le  couvre-pied. 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Quel  homme  heureux!  fit-il  encore,  sur  le  même  ton  am- 
bigu. Et  maintenant,  au  revoir.  Mille  remerciemens  ! 

Il  tendit  la  main  ;  mais  George  laissa  la  sienne  sous  la  cou- 
verture. Le  bavard  se  dirigea  vers  la  porte. 

—  Ton  cognac  est  exquis  :  j'en  prends  encore  un  petit  verre. 
Il  but  et  s'en  alla.  George,  dans  son  lit,  put  savourer  le  poison 

à  loisir. 

III 

Le  second  anniversaire  tombait  le  2  avril. 

—  Cette  fois,  dit  Hippolyte,  nous  le  célébrerons  hors  de  Rome. 
Il  faut  passer  une  grande  semaine  d'amour,  tout  seuls,  n'importe 
où,  mais  ailleurs  qu'ici. 

George  demanda  : 

—  Te  rappelles-tu  notre  premier  anniversaire,  celui  de  l'an 
passé? 

—  Oui,  je  me  rappelle... 

—  C'était  un  dimanche,  le  dimanche  de  Pâques... 

—  Et  je  suis  venue  chez  toi  dans  la  matinée,  à  dix  heures... 

—  Et  tu  avais  cette  petite  jaquette  anglaise  qui  me  plaisait 
tant  !  Tu  avais  apporté  ton  livre  de  messe... 

—  Oh  !  ce  matin-là,  je  n'ai  pas  été  à  la  messe... 

—  Tu  étais  si  pressée.. . 

*—  Mon  départ  de  la  maison  avait  été  presque  une  fuite.  Tu 
sais,  les  jours  de  fête,  je  ne  m'appartiens  pas  une  seconde.  Et 
pourtant,  j'avais  trouvé  le  moyen  de  rester  avec  toi  jusqu'à  midi. 
Et  nous  avions  du  monde  à  déjeuner,  ce  matin-là! 

—  Puis,  de  toute  la  journée,  nous  n'avons  pas  pu  nous  revoir. 
Ce  fut  un  triste  anniversaire... 

—  C'est  vrai! 

—  Et  ce  soleil  ! 

—  Et  cette  forêt  de  Heurs  dans  ta  chambre  !... 

—  Moi  aussi,  je  m'étais  échappé  un  moment,  ce  matin-là; 
j'avais  acheté  toute  la  place  d'Espagne... 

—  Tu  me  jetais  des  poignées  de  feuilles  de  roses  ;  tu  m'avais 
mis  une  quantité  de  feuilles  dans  le  cou,  dans  les  manches...  Tu 
te  rappelles? 

—  Je  me  rappelle. 

—  Et  puis,  à  la  maison,  en  me  déshabillant,  j'ai  tout  retrouvé. . . 
Elle  sourit. 

—  Et,  à  mon  retour,  mon  mari  découvrit  une  de  ces  feuilles 
sur  mon  chapeau,  dans  le  pli  d'une  dentelle  ! 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  613 

—  Tu  me  l'as  raconté. 

—  Je  ne  sortis  plus  ce  jour-là;  je  ne  voulus  plus  sortir.  Je 
repensais,  je  repensais...  Oui,  ce  fut  un  triste  anniversaire! 

Après  un  intervalle  de  rêverie  silencieuse,  elle  dit  encore  : 

—  Croyajs-tu,  dans  ton  cœur,  que  nous  serions  arrivés  jusqu'à 
l'anniversaire  suivant? 

—  Moi,  non,  répli<|iia-t-il. 

—  Et  moi  non  plus. 

George  pensa  :  «  Quel  amour,  que  celui  qui  porte  en  soi  le 
pressentiment  de  sa  fin!  »  Il  pensa  ensuite  au  mari,  sans  haine  et 
même  avec  une  sorte  de  bienveillance  compatissante.  «  Mainte- 
nant, elle  est  libre.  Pourquoi  suis-je  donc  plus  inquiet  qu'autre- 
fois? Ce  mari,  c'était  pour  moi  une  sorte  de  garantie  ;  je  me  le 
représentais  comme  un  gardien  qui  préservait  ma  maîtresse  de 
tout  danger.  Mais  je  m'illusionne  peut-être;  car,  alors  aussi,  je 
souffrais  beaucoup;  seulement  la  souffrance  passée  semble  tou- 
jours moins  dure  que  la  souffrance  présente.  »  Il  poursuivait  ses 
propres  réilexions  et  n'écoutait  plus  les  paroles  d'Hippolyte. 

Hippolyte  disait  : 

—  Eh  bien!  où  irons-nous?  Il  faut  se  décider.  C'est  demain 
le  1er  avril.  J'ai  déjà  dit  à  ma  mère  :  «  Tu  sais,  maman  :  un 
de  ces  jours,  je  vais  en  voyage.  »  Il  faut  que  je  la  prépare;  mais 
sois  tranquille  :  j'inventerai  pour  elle  un  prétexte  plausible. 

Elle  parlait  gaiement;  elle  souriait.  Et,  dans  le  sourire  qui 
éclaira  la  fin  de  la  phrase,  il  crut  découvrir  le  contentement  in- 
stinctif qu'éprouve  une  femme  lorsqu'elle  combine  quelque  trom- 
perie. La  facilité  avec  laquelle  Hippolyte  réussissait  à  tromper  sa 
mère  lui  déplut.  Il  repensa  encore,  et  non  sans  regret,  à  la  vigi- 
lance maritale  :  «  Pourquoi  souffrir  si  cruellement  de  cette  liberté, 
puisqu'elle  est  au  service  de  mon  plaisir?  Je  ne  sais  ce  que  je  don- 
nerais pour  me  soustraire  à  mon  idée  fixe,  à  mes  craintes  qui 
l'offensent.  Je  l'aime  et  je  l'offense  ;  je  l'aime  et  je  la  crois  capable 
d'une  action  basse!  » 

Elle  disait  : 

—  Pourtant,  il  ne  faudra  pas  que  nous  allions  trop  loin.  Tu 
dois  bien  connaître  un  endroit  paisible,  solitaire,  plein  d'arbres, 
un  peu  étrange?  Tivoli,  non  ;  Frascati,  non. 

—  Prends  le  Bsedeker,  là,  sur  la  table,  et  cherche. 

—  Cherchons  ensemble. 

Elle  prit  le  livre  rouge,  s'agenouilla  près  du  fauteuil  où  il 
était  assis;  et,  avec  des  gestes  gracieux,  d'une  grâce  enfantine,  elle 
se  mit  à  feuilleter.  Par  momens,  elle  lisait  quelques  lignes  à  voix 
basse. 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  la  regardait,  séduit  par  la  finesse  de  la  nuque  d'où  les  che- 
veux, relevés  vers  le  sommet  de  la  tête,  se  tordaient  en  une  sorte 
de  volute,  noirs  avec  des  reflets  lumineux.  Il  regardait  les  deux 
petites  taches  brunes  des  grains  de  beauté,  les  jumeaux,  voisins 
l'un  de  l'autre  sur  la  pâleur  du  cou  velouté  auquel  ils  don- 
naient un  charme  ineffable.  Il  fit  la  remarque  qu'elle  ne  portait 
point  de  boucles  d'oreilles;  et  en  effet,  depuis  deux  ou  trois  jours, 
elle  avait  cessé  de  porter  ses  boucles  de  saphir.  «  Ne  les  aurait- 
elle  point  sacrifiées  à  un  embarras  d'argent?  Qui  sait  si,  dans  son 
intérieur,  elle  n'est  pas  réduite  à  subir  la  gêne  de  dures  néces- 
sités quotidiennes?  »  Il  se  fit  à  lui-même  une  sorte  de  violence 
pour  se  contraindre  à  regarder  en  face  son  idée  fixe ,  l'idée  que 
voici  :  «  Lorsqu'elle  sera  fatiguée  de  moi  (et  cela  ne  tardera 
guère),  elle  tombera  aux  mains  de  celui  qui  lui  offrira  une  exis- 
tence facile  et  qui,  en  échange  d'un  plaisir  sensuel,  l'affranchira 
du  besoin.  Cet  homme  pourrait  bien  être  le  négociant  dont  parlait 
Exili.  Par  dégoût  des  petites  misères,  elle  triomphera  de  l'autre 
dégoût;  elle  sadaptera.  Peut-être  aussi  n'aura-t-elle  à  triompher 
d'aucune  répugnance.  » 

Il  se  souvint  de  la  maîtresse  d'un  de  ses  camarades,  la  com- 
tesse Albertini.  Cette  femme,  séparée  de  son  mari,  restée  libre 
sans  grandes  ressources,  était  descendue  progressivement  jus- 
qu'aux amours  lucratives,  avec  assez  d'adresse  pour  sauver  les  appa- 
rences. 11  se  souvint  encore  d'un  second  exemple,  qui  rendit  plus 
probable  à  ses  yeux  la  possibilité  de  ce  qu'il  craignait.  Et,  devant 
cette  possibilité  qui  émergeait  de  l'avenir  obscur,  il  éprouva  une 
indicible  douleur.  —  Désormais,  ses  appréhensions  ne  lui  laisse- 
raient plus  de  répit;  tôt  ou  tard  il  était  condamné  à  voir  la  chute 
de  la  créature  qu'il  avait  placée  si  haut.  La  vie  était  pleine  de 
semblables  déchéances. 

Elle  disait,  toute  chagrine  : 

—  Je  ne  trouve  rien.  Gubbio,  Narni,  Viterbe,  Orvieto... 
Regarde  le  plan  d'Orvieto  :  couvent  de  Saint-Pierre,  couvent  de 
Saint-Paul,  couvent  de  Jésus,  couvent  de  Saint-Bernardin,  cou- 
vent de  Saint-Louis,  couvent  de  Saint-Dominique,  couvent  de 
Saint-François,  couvent  des  Serviteurs  de  Marie... 

Elle  lisait  sur  un  ton  de  cantilène,  comme  si  elle  eût  récité 
une  litanie.  Tout  à  coup,  elle  éclata  de  rire,  renversa  la  tête, 
offrit  son  beau  front  aux  lèvres  de  son  amant.  Elle  était  dans 
une  de  ces  minutes  de  bonté  expansive  qui  lui  donnaient  un  air 
de  jeune  fille. 

—  Que  de  couvens  !  que  de  couvens  !  Ce  doit  être  un  pays 
étrange  !  Veux-tu  que  nous  allions  à  Orvieto  ? 


TRIOMPHE    DE    LA    MOUT.  61  O 

George  eut  la  sensation  de  recevoir  sur  l'âme  une  soudaine 
ondée  de  fraîcheur.  Il  s'abandonna  avec  gratitude  à  ce  réconfort. 
Et,  lorsqu'il  pressa  de  ses  lèvres  le  front  d'Hippolyte,  il  y  cueillit 
le  souvenir  de  la  cité  guelfe,  de  la  cité  déserte  qui  s'abîme  dans 
la  muette  adoration  de  son  Dôme  merveilleux. 

—  Orvieto  !  Tu  n'y  es  jamais  allée? Figure-toi,  au  sommet  d'un 
rocher  de  tuf,  sur  une  vallée  mélancolique,  une  ville  si  parfaite- 
ment silencieuse  qu'on  la  dirait  sans  habitans  :  fenêtres  closes, 
ruelles  grises  où  l'herbe  croît  ;  un  capucin  qui  traverse  une  place  ; 
un  évoque  qui,  devant  un  hôpital,  descend  d'un  carrosse  tout  noir, 
avec  un  domestique  décrépit  à  la  portière  ;  une  tour  dans  un  ciel 
blanc,  pluvieux;  une  horloge  qui  sonne  lentement  les  heures;  et, 
tout  à  coup,  au  fond  d'une  rue,  un  miracle  :  le  Dôme! 

Hippolyte  dit,  un  peu  songeuse,  comme  si  elle  avait  eu  dans 
les  yeux  la  vision  de  cette  cité  du  silence  : 

—  Quelle  paix  ! 

—  J'ai  vu  Orvieto  en  février,  par  un  temps  comme  celui 
d'aujourd'hui,  incertain  :  quelques  gouttes  de  pluie,  quelques 
rayons  de  soleil.  Je  n'y  suis  resté  qu'un  jour,  et  j'étais  triste  en 
partant  :  j'emportais  avec  moi  la  nostalgie  de  cette  paix...  Oh! 
quelle  paix!  Je  n'avais  pas  d'autre  compagnie  que  moi-même.  Je 
faisais  ce  rêve  :  «  Avoir  une  maîtresse  ou,  pour  mieux  dire,  une 
sœur-amante  qui  serait  pleine  de  dévotion;  venir  ici,  demeurer 
ici  un  mois,  un  long  mois  d'avril,  d'un  avril  un  peu  pluvieux, 
cendré,  mais  tiède,  avec  des  averses  de  soleil  ;  passer  des  heures 
et  des  heures  dans  la  cathédrale,  devant,  autour;  aller  cueillir  des 
roses  dans  les  jardins  des  couvens;  aller  chez  les  religieuses 
acheter  des  confitures;  boire  YEst-Est-Est  dans  une  petite  tasse 
étrusque;  aimer  beaucoup  et  dormir  beaucoup,  dans  un  lit  moel- 
leux, tout  voilé  de  blanc,  virginal...  » 

Ce  rêve  fit  sourire  Hippolyte  de  bonheur.  Elle  dit  d'un  air 
ingénu  : 

—  Je  suis  dévote,  moi!  Veux-tu  m'emmener  à  Orvieto? 

Et,  se  pelotonnant  toute  aux  pieds  de  l'aimé,  elle  lui  prit  les 
mains.  Une  immense  douceur  l'envahissait;  elle  avait  déjà  l'avant- 
goût  de  ce  repos,  de  ce  loisir,  de  cette  mélancolie. 

—  Raconte  encore  ! 

Il  lui  mit  un  baiser  sur  le  front,  longuement,  avec  une  émo- 
tion chaste.  Puis  il  la  caressa  longuement  du  regard. 

—  Tu  as  le  front  si  beau!  dit-il  avec  un  petit  frisson. 

En  ce  moment-là,  l'Hippolyte  réelle  correspondait  pour  lui  à 
la  figure  idéale  qui  vivait  dans  son  cœur.  Il  la  voyait  bonne,  tendre, 
soumise,  respirant  une  noble  et  douce  poésie.  Selon  la  devise 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  lui  avait  donnée,  elle  était  grave  mais  suave  :  —  gravis  dum 
suavis. 

—  Raconte  encore,  murmura-t-elle. 

Une  lumière  adoucie  entrait  par  le  balcon.  De  temps  à  autre, 
on  entendait  un  faible  bruissement  sur  les  vitres;  et  les  gouttes 
de  pluie  avaient  un  clapotement  étouffé. 

IV 

«  Puisque  nous  avons  déjà  savouré  en  rêve  l'essence  du  plai- 
sir, puisque  nous  avons  déjà  goûté  ce  que  nos  sensations  et  nos 
sentimens  auraient  de  plus  rare  et  de  plus  délicat,  je  suis  d'avis 
que  nous  renoncions  à  l'expérience  du  réel.  N'allons  pas  à  Or- 
vieto.  »  Et  il  choisit  un  autre  lieu  :  Albano-Laziale. 

George  ne  connaissait  ni  Albano,  ni  Ariccia,  ni  le  lac  de  Némi. 
Hippolyte,  dans  son  enfance,  était  venue  à  Albano  chez  une  tante, 
morte  maintenant.  Ce  voyage  aurait  donc  pour  lui  le  charme  de 
l'inconnu,  et,  pour  elle,  le  mirage  des  lointains  souvenirs.  «  Un 
nouveau  spectacle  de  beauté  ne  semble-t-il  pas  renouveler  et 
purifier  l'amour?  Les  souvenirs  de  l'âge  virginal  n'em^aument- 
ils  pas  le  cœur  d'un  parfum  toujours  frais  et  bienfaisant?  » 

Ils  décidèrent  de  partir  le  2  avril,  par  le  train  de  midi.  Exacts 
au  rendez-vous  donné  dans  la  gare,  ils  sentirent  tous  deux,  en  se 
retrouvant  parmi  la  foule,  une  joie  inquiète  leur  pénétrer  l'âme. 

—  Ne  va-t-on  pas  nous  voir?  Dis,  ne  va-t-on  pas  nous  voir? 
demandait  Hippolyte,  moitié  rieuse  et  moitié  tremblante,  parce 
qu'elle  s'imaginait  sentir  tous  les  yeux  fixés  sur  elle.  Combien  de 
temps  encore  avant  le  départ?  Mon  Dieu!  comme  j'ai  peur! 

Ils  espéraient  trouver  dans  le  train  un  compartiment  vide  ; 
mais,  à  leur  grand  regret,  ils  durent  se  résigner  à  avoir  trois 
compagnons  de  voyage.  George  salua  un  monsieur  et  une  dame. 

—  Qui  est-ce?  demanda  Hippolyte  en  se  penchant  à  l'oreille 
de  son  ami. 

—  Je  te  le  dirai. 

Elle  examina  le  couple  curieusement.  Le  monsieur  était  un 
vieillard  à  la  longue  barbe  vénérable,  au  large  crâne  chauve  et 
jaunâtre  marqué  sur  le  milieu  d'une  dépression  profonde,  d'une 
espèce  d'ombilic  énorme  et  difforme,  pareil  à  l'empreinte  que 
ferait  un  gros  doigt  pressé  sur  une  matière  molle.  La  dame, 
enveloppée  d'un  châle  persan,  laissait  voir  sous  une  sorte  d'abat- 
jour  un  visage  émacié  et  méditatif;  et,  dans  sa  toilette,  dans  sa 
physionomie,  on  retrouvait  quelque  chose  de  la  caricature  anglaise 
d'une   blue-stocking .   Les  yeux   du  vieillard,   glauques,  avaient 


TRIOMPHE    IfE    LA    MORT.  617 

cependant  une  vivacité  singulière  ;  on  aurait  dit  qu'une  flamme 
intérieure  les  illuminait  comme  ceux  d'un  extatique.  D'ailleurs 
il  avait  répondu  au  salut  de  George  par  un  sourire  très  doux. 

Hippolyte  cherchait  dans  sa  mémoire.  Où  donc  pouvait-elle 
avoir  rencontré  ces  deux  personnes?  Elle  ne  parvenait  pas  à  pré- 
ciser son  souvenir  ;  mais  elle  avait  le  sentiment  confus  que  ces 
étranges  figures  de  vieillards  faisaient  partie  d'un  de  ses  sou- 
venirs d'amour. 

—  Qui  est-ce?  dis-moi,  répéta-t-elle  à  l'oreille  de  George. 

—  Les  Martlet  :  master  Martlet  et  sa  femme.  Ils  nous  portent 
bonheur.  Sais-tu  où  nous  les  avons  rencontrés? 

—  Non  ;  mais  je  suis  sûre  de  les  avoir  vus  quelque  part. 

—  C'était  à  la  chapelle  de  la  rue  Belsiana,  le  2  avril,  quand 
je  t  ai  connue... 

—  Oui,  oui;  je  me  rappelle! 

Ses  yeux  rayonnèrent;  le  hasard  lui  parut  merveilleux.  Elle 
examina  de  nouveau  les  deux  vieillards  avec  une  sorte  d'atten- 
drissement. 

—  Quel  bon  augure! 

Une  mélancolie  délicieuse  l'envahissait.  Elle  appuya  sa  tête 
au  dossier  et  repassa  dans  sa  mémoire  les  choses  d'autrefois.  Elle 
revit  la  petite  église  de  la  rue  Belsiana,  mystérieuse,  noyée  dans 
une  pénombre  bleuâtre  :  —  sur  la  tribune,  dont  la  courbure  res- 
semblait à  celle  d'un  balcon,  une  couronne  de  jeunes  filles;  en 
bas, un  groupede  musiciensavec  leurs  instrumens  à  cordes,  debout 
devant  des  pupitres  de  sapin  blanc;  tout  autour,  dans  les  stalles  de 
chêne,  les  auditeurs  assis,  peu  nombreux,  presque  tous  blancs  ou 
chauves  ;  au  centre,  le  maître  de  chapelle  qui  battait  la  mesure. 
Un  pieux  parfum  évaporé  d'encens  et  de  violettes  se  mélangeait 
à  la  musique  de  Sébastien  Bach. 

Vaincue  par  la  suavité  des  souvenirs,  elle  se  pencha  encore 
vers  son  amant  et  murmura  : 

—  Tu  y  repenses,  toi  aussi? 

Elle  aurait  voulu  lui  communiquer  son  trouble,  lui  prouver 
qu'elle  n'avait  rien  oublié,  pas  même  les  moindres  circonstances 
de  cet  événement  solennel.  Lui,  d'un  geste  furtif,  prit  la  main 
d'Hippolyte  sous  les  larges  plis  du  manteau  de  voyage,  et  il  la 
garda  serrée  dans  la  sienne.  Tous  deux  éprouvaient  dans  l'âme  un 
frémissement  qui  leur  rappelait  certaines  sensations  délicates  des 
tout  premiers  jours.  Et  ils  demeurèrent  en  cette  attitude,  pensifs, 
un  peu  extatiques,  un  peu  engourdis  par  la  chaleur,  bercés  par 
le  mouvement  égal  et  continu  du  train,  avec,  par  instans,  la  vision 
fuyante  d'un  paysage  verdâtre  aperçu  dans  la  brume  à  travers  les 


618  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

glaces  de  la  portière.  Le  ciel  s'était  couvert  ;  il  pleuvait.  Master 
Martlet  somnolait  dans  un  coin  ;  mistress  Martlet  lisait  une  revue, 
le  Lyccum.  Le  troisième  voyageur  dormait  profondément,  la 
toque  rabattue  sur  les  yeux. 

«  Lorsque  le  chœur  perdait  la  mesure,  master  Martlet  battait 
les  temps  avec  énergie,  comme  le  maître  de  chapelle.  A  un  cer- 
tain moment,  tous  les  vieillards  battaient  les  temps,  envahis  par 
la  folie  de  la  musique.  Il  y  avait  dans  l'air  un  parfum  évaporé 
d'encens  et  de  violettes.  »  George  s'abandonnait  avec  délices  au 
remous  capricieux  de  sa  mémoire.  «  Aurais-je  pu  rêver  pour 
mon  amour  un  prélude  plus  étrange  et  plus  poétique?  On  dirait 
un  souvenir  de  quelque  lecture  romanesque;  et,  au  contraire,  c'est 
un  souvenir  de  ma  vie  réelle.  J'en  garde  les  moindres  détails  pré- 
sens aux  yeux  de  l'âme.  La  poésie  de  ce  commencement  a  ré- 
pandu plus  tard  sur  tout  mon  amour  une  ombre  de  rêve.  »  Dans 
l'engourdissement  d'une  légère  torpeur,  il  s'attardait  à  certaines 
images  confuses  qui  prenaient  pour  son  esprit  une  sorte  d'enchan- 
tement musical.  «  Quelques  grains  d'encens...  Un  petit  bouquet 
de  violettes...  » 

—  Regarde  comme  master  Martlet  dort!  lui  dit  tout  bas 
Hippolyte.  Aussi  calme  qu'un  enfant! 

Puis  elle  ajouta,  souriante  : 

—  Toi  aussi,  n'est-ce  pas?  tu  as  un  peu  sommeil.  Il  pleut  tou- 
jours. Quel  alanguissement  étrange  !  Je  sens  mes  paupières  lourdes. 

Et,  les  yeux  mi-clos,  elle  le  regarda  d'entre  ses  longs  cils. 

George  pensait  :  «  Tout  de  suite,  ses  cils  m'ont  plu.  Elle  était 
au  milieu  de  la  chapelle,  assise  sur  un  siège  à  haut  dossier.  Son 
profil  se  dessinait  sur  la  clarté  pleuvant  de  la  fenêtre.  Lorsque  les 
nuages  se  dissipèrent  au  dehors,  la  clarté  s'aviva  soudain.  Elle 
fit  un  petit  mouvement,  et,  dans  la  lumière,  toute  la  longueur 
de  ses  cils  m'apparut  :  une  longueur  prodigieuse!  » 

—  Dis,  pour  arriver,  faut-il  beaucoup  de  temps  encore?  de- 
manda Hippolyte. 

Le  sifflet  de  la  locomotive  annonçait  l'approche  d'une  station. 

—  Je  te  parie,  reprit-elle,  que  nous  avons  été  plus  loin  qu'il  ne 
fallait. 

—  Oh!  non. 

—  Eh  bien,  informe-toi. 

Une  voix  rauque  criait  le  long  des  portières  : 

—  Segni-Paliano. 

George,  un  peu  effaré,  tendit  la  tête  et  demanda  : 

—  C'est  Albano? 

—  Non,  monsieur;  c'est  Segni-Paliano,  répondit  l'homme  avec 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  G 19 

un  sourire.  Vous  allez  à  Albano?  Alors  vous  auriez  dû  descendre 
à  la  Cecchina. 

Hippolyte  partit  d'un  éclat  de  rire  si  fort  que  master  et  mis- 
tress  Martlet  la  regardèrent  avec  stupéfaction.  George  partagea 
immédiatement  cette  hilarité  contagieuse. 

—  Que  faire? 

—  Avant  tout,  il  faut  descendre! 

George  tendit  les  valises  à  un  homme  de  service,  tandis 
qu'Hippolyte  continuait  à  rire  de  son  rire  frais  et  alerte,  réjouie 
de  cette  mésaventure  dont  elle  avait  pris  tout  de  suite  son  parti. 
Master  Martlet  avait  l'air  de  recevoir  en  pleine  poitrine,  avec  une 
bénignité  radieuse,  cette  ondée  de  jeunesse  semblable  à  une 
ondée  de  soleil.  Il  salua  de  la  tête  Hippolyte  qui,  au  fond  du 
cœur,  éprouvait  un  vague  regret  de  descendre. 

—  Pauvre  master  Martlet!  dit-elle  sur  un  ton  moitié  grave  et 
moitié  badin,  en  suivant  des  yeux  le  train  qui  s'éloignait  dans  la 
campagne  terne  et  solitaire.  Cela  me  chagrine  de  le  quitter.  Sais- 
je  si  je  le  reverrai  jamais? 

Puis,  se  tournant  vers  George  : 

—  Et  maintenant? 

Un  employé  de  la  station  les  renseigna  : 

—  Le  train  pour  la  Cecchina  passe  à  quatre  heures  et  demie. 

—  Cela  s'arrange,  reprit  Hippolyte.  Il  est  deux  heures  et  demie. 
Or,  je  te  déclare  que,  à  partir  de  ce  moment,  je  prends  la  haute 
direction  du  voyage.  Toi,  tu  te  laisseras  conduire.  Allons,  mon 
petit  George,  serre-toi  bien  contre  moi,  fais  bien  attention  de  ne 
pas  te  perdre. 

Elle  lui  parlait  comme  à  un  bébé,  par  plaisanterie.  Ils  se 
sentaient  tous  deux  pleins  d'allégresse. 

—  Où  est  Segni?  Où  est  Paliano? 

On  n'apercevait  aucun  village  aux  alentours.  Les  collines  basses 
étalaient  sous  un  ciel  gris  leur  verdure  incertaine.  Près  de  la  voie, 
un  seul  petit  arbre,  grêle  et  tordu,  se  balançait  dans  l'air  humide. 

Comme  il  bruinait,  les  deux  fourvoyés  cherchèrent  un  refuge 
à  la  gare,  dans  une  petite  salle  où  il  y  avait  une  cheminée  sans 
feu.  Sur  une  muraille,  une  vieille  carte  géographique  pendait  en 
lambeaux,  sillonnée  de  lignes  noires;  sur  une  autre  muraille 
pendait  un  carré  de  carton,  avec  une  réclame  pour  un  élixir.  Vis- 
à-vis  de  cette  cheminée  qui  n'avait  plus  mémoire  de  la  flamme, 
un  canapé  recouvert  de  toile  cirée  perdait  par  mille  blessures  son 
âme  d'é loupe. 

—  Regarde!  s'écria  Hippolyte  qui  lisait  le  Bœdeker.  A  Segni, 
il  y  a  l'hôtellerie  de  Gaetanino! 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  dénomination  les  fit  rire. 

—  Si  nous  fumions  une  cigarette? dit  George.  Il  est  trois  heures. 
C'est  l'heure  où  j'allais  entrer  dans  la  chapelle,  il  y  a  deux  ans... 

Et,  de  nouveau,  le  souvenir  du  grand  jour  lui  occupa  l'esprit. 
Pendant  quelques  minutes,  ils  fumèrent  sans  rien  dire,  écoutant 
la  pluie  qui  redoublait.  A  travers  les  vitres  embuées,  ils  voyaient 
le  chétif  petit  arbre  se  tordre  sous  la  rafale. 

—  Mon  amour  date  de  plus  loin  que  le  tien,  dit  George.  Dès 
avant  ce  jour-là,  il  était  né. 

Elle  protesta.  Et  lui,  d'un  air  tendre,  fasciné  par  le  charme 
profond  des  jours  irrévocablement  enfuis  : 

—  Je  te  vois  encore  passer,  la  première  fois!  continua-t-il. 
Quelle  impression  ineffaçable  !  C'était  vers  le  soir,  lorsque  les 
lumières  commencent  à  s'allumer,  lorsque  tombent  sur  les  rues 
des  flots  d'azur...  J'étais  devant  les  vitrines  d'Àlinari,  seul;  je  re- 
gardais les  figures,  mais  je  les  distinguais  à  peine;  celait  un  état 
indéfinissable  :  un  peu  de  lassitude,  beaucoup  de  tristesse,  avec  je 
ne  sais  quel  vague  besoin  d'idéalité...  Ce  soir-là,  j'avais  une  soif 
ardente  de  poésie,  d'élévation,  de  choses  délicates  et  spirituelles. 
Etait-ce  un  pressentiment? 

Il  fit  une  longue  pause;  mais  llippolyte  resta  muette,  atten- 
dant qu'il  poursuivît,  toute  au  plaisir  exquis  de  l'entendre,  parmi 
la  fumée  légère  des  cigarettes  qui  semblait  mettre  un  voile  de 
plus  sur  le  souvenir  voilé. 

—  C'était  en  février.  Note  ceci  :  justement,  ces  jours-là,  j'avais 
visité  Orvieto.  Je  crois  même  que,  si  j'étais  alors  chez  Alinari, 
c'était  pour  lui  demander  une  photographie  du  reliquaire.  Et  tu 
as  passé!...  Depuis,  en  deux  ou  trois  autres  circonstances,  deux  ou 
trois,  pas  davantage,  je  t'ai  vue  aussi  pâle,  de  cette  pâleur  singu- 
lière. Tu  ne  peux  te  figurer,  Hippolyte,  combien  tu  étais  pâle. 
Jamais  je  n'ai  réussi  à  trouver  une  comparaison.  Je  pensai  : 
«  Comment  cette  femme  peut-elle  se  tenir  debout?  Elle  ne  doit  plus 
avoir  dans  les  veines  une  seule  goutte  de  sang.  »  C'était  une  pâleur 
surnaturelle  qui  te  donnait  l'apparence  d'une  créature  sans  corps, 
dans  ce  flot  d'azur  tombant  du  ciel  sur  le  pavé.  Je  ne  fis  pas  atten- 
tion à  l'homme  qui  t'accompagnait;  je  ne  voulus  pas  te  suivre; 
je  n'obtins  pas  même  de  toi  un  regard  dérobé...  Voici  un  autre 
détail  que  je  me  rappelle  :  tu  t'arrêtas  quelques  pas  plus  loin, 
parce  qu'un  allumeur  de  becs  de  gaz  encombrait  le  trottoir.  Eh 
bien!  je  vois  encore  en  l'air  le  scintillement  de  la  petite  flamme 
au  sommet  de  la  hampe,  je  vois  l'embrasement  subit  du  gaz  qui 
t'inonda  de  clarté. 

Hippolyte   sourit,  mais  avec  un  peu  de  tristesse,  avec  cette 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  621 

tristesse  qui  serre  le  cœur  des  femmes  lorsqu'elles  regardent  leur 
ancien  portrait. 

—  Oui,  j'étais  pale,  dit-elle;  j'avais  quitté  le  lit  depuis  quel- 
ques semaines  seulement,  après  une  maladie  de  trois  mois.  J'avais 
vu  la  mort  de  près. 

Une  rafale  de  pluie  s'abattit  sur  les  glaces.  On  voyait  le  petit 
arbre  s'agiter  d'un  mouvement  presque  circulaire,  comme  sous 
l'effort  d'une  main  qui  aurait  voulu  le  déraciner.  Pendant  quel- 
ques minutes,  ils  regardèrent  ensemble  cette  agitation  furieuse 
qui,  dans  le  blêmissement,  dans  la  nudité,  dans  l'inerte  torpeur 
de  la  campagne,  prenait  une  apparence  étrange  de  vie  consciente. 
Hippolyte  éprouva  presque  de  la  compassion.  Cette  souffrance 
imaginaire  de  l'arbre  les  mettait  en  face  de  leur  propre  souf- 
france. Ils  considérèrent  en  pensée  la  grande  solitude  qui  s'étendait 
autour  de  la  gare,  ce  misérable  édifice  devant  lequel  passait  de 
temps  à  autre  un  train  chargé  de  voyageurs  divers  dont  chacun 
portait  en  son  âme  une  inquiétude  différente.  Les  images  tristes 
se  succédaient  dans  leur  esprit,  très  rapides,  suggérées  par  les 
mêmes  choses  qu'ils  avaient  vues  tout  à  l'heure  avec  des  yeux 
gais.  Et,  lorsque  les  images  se  dissipèrent,  lorsque  leur  conscience, 
cessant  de  s'y  attacher,  se  replia  sur  elle-même,  ils  trouvèrent 
tous  deux  au  fond  de  leur  être  une  angoisse  unique  et  indicible  : 
le  regret  des  jours  irrémédiablement  perdus. 

Leur  amour  avait  derrière  lui  un  long  passé:  il  traînait  derrière 
lui,  dans  le  temps,  un  immense  filet  obscur  plein  de  choses  mortes. 

—  Qu'as-tu?  demanda  Hippolyte,  avec  une  légère  altération 
dans  la  voix. 

—  Et  toi,  qu'as-tu?  demanda  George  en  fixant  son  regard 
sur  elle. 

Ni  l'un  ni  l'autre  ne  répondit  à  la  question.  Ils  se  turent,  et 
recommencèrent  à  regarder  par  les  glaces.  Le  ciel  parut  avoir 
comme  un  sourire  éploré.  Une  faible  lueur  effleura  une  colline, 
y  répandit  une  dorure  fugitive,  s'éteignit.  D'autres  lueurs  s'allu- 
mèrent encore,  puis  moururent. 

—  Hippolyte  Sanzio!  dit  George,  qui  prononça  ce  nom  avec 
lenteur  comme  pour  en  savourer  le  charme.  Combien  mon  cœur 
palpita,  lorsque  je  sus  enfin  que  c'était  ton  nom!  Dans  ce  nom, 
combien  de  choses  j'ai  vues  et  senties!  C'était  le  nom  d'une  de 
mes  sœurs,  qui  est  morte.  Ce  beau  nom  m'était  familier.  Je 
pensai  immédiatement,  avec  une  émotion  profonde  «  Oh  !  si  mes 
lèvres  pouvaient  reprendre  leur  chère  habitude!  »  Ce  jour-là, 
du  matin  au  soir,  les  souvenirs  de  la  morte  se  mêlèrent  d'une 
façon  exquise  à  mon  rêve  secret.  Je  ne  me  mis  point  en  quête  de 


622  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

toi  ;  je  m'interdis  toute  poursuite  ;  je  voulus  n'être  jamais  importun  ; 
mais,  au  fond,  j'avais  une  confiance  inexplicable  :  j'étais  sûr  que, 
tôt  ou  tard,  tu  me  connaîtrais  et  m'aimerais.  Quelles  sensations 
délicieuses!  je  vivais  hors  du  réel;  je  ne  nourrissais  mon  esprit 
que  de  musique  et  de  lectures  exaltantes.  Un  jour,  il  m'arriva  de 
t'apercevoir  à  un  concert  donné  par  Jean  Sgambati;  mais  je 
t'aperçus  seulement  lorsque  tu  étais  sur  le  point  de  quitter  la 
salle.  Tu  me  jetas  un  regard...  Une  autre  fois  encore,  tu  m'as 
regardé,  tu  te  rappelles  peut-être?  lorsque  nous  nous  rencontrâmes 
à  l'entrée  de  la  rue  du  Babuino,  juste  en  face  de  la  librairie  Piale. 

—  Oui,  je  me  rappelle. 

—  Tu  avais  une  fillette  avec  toi. 

—  C'était  Cécile,  une  de  mes  nièces. 

—  Je  m'arrêtai  sur  le  trottoir  pour  te  laisser  passer.  Je  remar- 
quai que  nous  avions  tous  deux  la  même  taille.  Tu  étais  moins 
pâle  que  d'habitude.  Un  éclair  d'orgueil  me  traversa  l'esprit... 

—  Tu  avais  deviné  juste. 

—  Tu  te  rappelles?  Ce  fut  vers  la  fin  de  mars.  J'attendais 
avec  une  confiance  croissante.  Je  vivais  au  jour  le  jour,  mabsor- 
bant  dans  la  pensée  de  la  grande  passion  que  je  sentais  Avenir. 
Comme  je  t'avais  vue  deux  fois  avec  un  petit  bouquet  de 
violettes,  j'emplissais  de  violettes  toute  ma  maison.  Oh!  ce 
début  de  printemps,  je  ne  l'oublierai  jamais!  Et  ces  sommeils 
du  matin  dans  le  lit,  si  légers,  si  diaphanes  !.. .  Et  ces  réveils  lents, 
indécis,  où,  pendant  que  mes  yeux  s'ouvraient  à  la  lumière,  mon 
esprit  tardait  encore  à  reprendre  le  sentiment  de  la  réalité!.,.  Je 
me  rappelle  que  des  artifices  puérils  suffisaient  pour  me  procurer 
une  sorte  d'ivresse  illusoire.  Je  me  rappelle  qu'un  jour,  au  concert 
du  Quintette,  en  écoutant  une  sonate  de  Beethoven  qu'emplissait 
le  retour  d'une  phrase  grandiose  et  passionnée,  je  m'exaltai  jusqu'à 
la  folie  par  la  répétition  intérieure  d'un  certain  rythme  de  syl- 
labes où  il  y  avait  ton  nom. 

Hippolyte  sourit;  mais,  en  l'entendant  parler  avec  une  préfé- 
rence évidente  des  toutes  premières  manifestations  de  son  amour, 
elle  éprouvait  au  fond  du  cœur  un  déplaisir.  Ce  temps-là  lui  parais- 
sait donc  plus  doux  que  le  présent?  Ces  souvenirs  lointains  étaient 
donc  ses  plus  chers  souvenirs? 

George  continua  : 

—  Tout  le  dédain  que  j'ai  pour  la  vie  vulgaire  n'aurait  ja- 
mais suffi  à  m'inspirer  le  rêve  d'un  asile  aussi  fantastique,  aussi 
mystérieux  que  l'oratoire  abandonné  de  la  rue  Belsian;i.  Tu  te 
rappelles?  La  porte  qui  s'ouvre  sur  la  rue,  en  haut  des  marches, 
était  close,  close  depuis  des  années  peut-être.  On  passait  par  une 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  623 

ruelle  latérale  qui  sentait  le  vin  et  où  il  y  avait  l'enseigne  rouge 
d'un  cabaret,  avec  un  grand  bouchon.  Tu  te  rappelles?  On  entrait 
par  derrière,  en  traversant  une  sacristie  à  peine  assez  grande  pour 
contenir  un  prêtre  et  un  sacristain.  G  était  l'entrée  du  sanctuaire  de 
la  Sagesse. . .  Oh  !  ces  vieillards,  ces  vieilles  femmes,  tout  autour,  dans 
les  stalles  vermoulues  !  Où  Alexandre  Memmi  était-il  allé  chercher 
son  auditoire?  Ce  que  tu  ne  savais  pas  sans  doute,  mon  amour,  c'est 
que,  dans  ce  concile  de  philosophes  mélomanes,  tu  personnifiais 
la  Beauté.  Martlet, vois-tu, master  Martlet  est  un  des  bouddhistes  les 
plus  convaincus  de  notre  époque  ;  et  sa  femme  a  écrit  un  livre  sur 
la  Philosophie  de  la  Musique.  La  dame  assise  près  de  toi,  c'était 
Marguerite  Traube  Boll,  une  doctoresse  célèbre  qui  continue  les 
travaux  de  son  défunt  mari  sur  les  fonctions  visuelles.  Le  nécro- 
mancien au  long  manteau  verdâtre  qui  entra  sur  la  pointe  des 
pieds,  c'était  un  juif,  un  médecin  allemand,  le  docteur  Fleischl, 
pianiste  supérieur,  fanatique  de  Bach.  Le  prêtre  assis  sous  la 
croix,  c'était  le  comte  Castracane,  un  botaniste  immortel.  Un 
autre  botaniste,  un  bactériologiste,  un  microscopiste  insigne, 
Cuboni,  lui  faisait  face.  Et  il  y  avait  aussi  Jacques  Moleschott,  ce 
vieillard  inoubliable  :  candide,  énorme.  Il  y  avait  Blaserna,  le 
collaborateur  d'Helmholtz  pour  la  théorie  des  sons;  il  y  avait 
masterDavys,un  peintre  philosophe,  un  préraphaélite  plongé  dans 
le  brahmanisme...  Et  les  autres  encore,  peu  nombreux,  c'étaient 
tous  des  intelligences  d'élite,  des  esprits  rares,  adonnés  aux  plus 
hautes  spéculations  de  la  science  moderne,  froids  explorateurs 
de  la  vie  et  adorateurs  passionnés  du  rêve. 

Il  s'interrompit  pour  évoquer  en  lui-même  le  tableau.  —  Ces 
sages  écoutaient  la  musique  avec  un  enthousiasme  religieux  ;  les 
uns  prenaient  une  attitude  inspirée  ;  d'autres  faisaient  des  gestes 
inconsciens,  à  l'imitation  du  maître  de  chapelle  ;  d'autres,  tout  bas, 
unissaient  leur  chant  au  chant  du  chœur.  Ce  chœur,  voix  d'hommes 
et  voix  de  femmes,  occupait  la  tribune  de  bois  peint,  où  l'on  ne 
distinguait  plus  que  quelques  traces  de  dorure.  Sur  le  devant,  les 
jeunes  filles  formaient  un  groupe,  avec  leurs  partitions  élevées  à 
la  hauteur  du  visage.  En  bas,  sur  les  pupitres  grossiers  des  violo- 
nistes, des  bougies  brûlaient,  taches  d'or  sur  un  fond  d'ombre 
bleuâtre.  Çà  et  là,  leurs  petites  flammes  se  reflétaient  sur  la  caisse 
vernie  d'un  instrument,  mettaient  un  point  lumineux  au  bout  d'un 
archet.  Alexandre  Memmi,  un  peu  raide,  chauve,  avec  une  courte 
barbe  noire,  avec  des  lunettes  d'or,  debout  en  face  de  l'orchestre, 
battait  la  mesure  d'un  geste  sévère  et  sobre.  A  la  fin  de  chaque 
morceau,  un  murmure  s'élevait  dans  la  chapelle,  et  des  rires  mal 
réprimés  descendaient  de  la  tribune,  parmi  le  froissement  des 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cahiers  dont  on  tournait  les  pages.  Lorsque  le  ciel  venait  à  s'éclair- 
cir,  on  voyait  pâlir  la  flamme  des  bougies;  une  croix  très  haute 
qui  avait  figuré  jadis  aux  processions  solennelles,  une  croix  tout 
ornée  de  feuillages  et  d'olives  d'or,  se  détachait  sur  la  muraille  en 
saillie  de  lumière.  Les  têtes  blanches  et  chauves  des  auditeurs  lui- 
saient sur  les  dossiers  de  chêne.  Puis,  tout  à  coup,  par  un  nouveau 
changement  du  ciel,  l'ombre  recommençait  à  s'étendre  sur  les 
choses,  pareille  à  un  brouillard  léger.  Une  onde  à  peine  percep- 
tible de  subtils  effluves  —  encens  ou  benjoin?  —  se  dispersait  dans 
la  nef.  Sur  l'unique  autel,  dans  un  vase  de  verre,  deux  bouquets 
de  violettes  un  peu  passées  exhalaient  un  souffle  de  printemps; 
et  ce  double  parfum  mourant  était  comme  la  poésie  des  songes 
que  la  musique  évoquait  dans  l'âme  des  vieillards,  tandis  qu'à 
côté  d'eux,  en  de  tout  autres  âmes,  s'épanouissait  un  tout  autre 
songe,  telle  une  aurore  sur  des  neiges  fondantes. 

Cette  scène,  il  se  plaisait  à  la  reconstruire,  à  la  poétiser,  à 
la  réchauffer  d'un  souffle  lyrique. 

—  N'est-ce  pas  invraisemblable,  incroyable?  s'écria-t-il.  A 
Rome,  dans  la  ville  de  l'inertie  intellectuelle,  un  maître  de  mu- 
sique, un  bouddhiste  qui  a  publié  deux  volumes  d'essais  sur  la 
philosophie  de  Schopenhauer,  se  donne  le  luxe  de  faire  exécuter 
une  messe  de  Sébastien  Bach,  pour  son  seul  plaisir,  dans  une 
chapelle  mystérieuse,  devant  un  auditoire  de  grands  savans  mé- 
lomanes dont  les  filles  chantent  en  chœur.  N'est-ce  point  une 
page  d'Hoffmann?  Par  une  après-midi  de  printemps,  un  peu 
grise  mais  tiède,  ces  vieux  philosophes  quittent  les  laboratoires 
où  ils  ont  lutté  obstinément  pour  arracher  à  la  vie  un  de  ses 
secrets  ;  et  ils  se  rassemblent  dans  un  oratoire  caché,  pour  satis- 
faire jusqu'à  l'ivresse  la  passion  qui  rapproche  leurs  cœurs,  pour 
s'élever  hors  de  la  vie,  pour  vivre  idéalement  dans  le  rêve.  Et, 
au  milieu  de  ce  concile  de  vieillards,  une  exquise  idylle  musicale 
se  déroule  entre  la  cousine  du  bouddhiste  et  l'ami  du  boud- 
dhiste, idéalement!  Et,  quand  la  messe  est  finie,  le  bouddhiste, 
qui  ne  se  doute  de  rien,  présente  l'amant  futur  à  la  divine  Hip- 
polyte  Sanzio! 

Il  se  mit  à  rire  et  se  leva. 

— J'ai  fait,  ce  me  semble,  une  commémoration  dans  les  règles. 
Pendant  un  instant,  Hippolyte  resta  encore  un  peu  absorbée. 
Ensuite  elle  dit  : 

—  Tu  te  rappelles?  C'était  un  samedi,  la  veille  du  dimanche 
des  Rameaux. 

A  son  tour  elle  se  leva,  s'approcha  de  George,  lui  mit  sur  la 
joue  un  baiser. 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  625 

—  Veux-tu  que  nous  sortions?  Il  ne  pleut  plus. 

Ils  sortirent  et  se  promenèrent  sur  le  trottoir  humide,  que 
faisait  reluire  un  soleil  amorti.  L'air  froid  leur  donna  un  saisisse- 
ment. Aux  alentours,  les  petites  collines  ondulées  verdoyaient, 
sillonnées  de  stries  lumineuses  ;  çà  et  là,  de  larges  flaques  d'eau 
reflétaient  l'image  pâle  d'un  ciel  dont  l'azur  profond  se  dilatait 
entre  les  nuages  floconneux.  Le  petit  arbre,  dégouttant  d'eau, 
s'éclairait  par  momens  d'une  lueur. 

—  Ce  petit  arbre  restera  dans  notre  souvenir,  dit  Hippolyte 
en  s'arrêtant  pour  le  contempler.  Il  est  si  seul,  si  seul! 

La  cloche  annonça  l'approche  du  train.  Il  était  quatre  heures 
un  quart.  Un  homme  de  service  s'offrit  pour  aller  prendre  les 
billets.  George  demanda: 

—  Quand  serons-nous  à  Albano? 

—  Vers  sept  heures. 

—  Il  fera  nuit,  dit  Hippolyte. 

Gomme  elle  avait  un  peu  froid,  elle  prit  le  bras  de  George; 
et  elle  eut  plaisir  à  penser  qu'ils  arriveraient  dans  un  hôtel  in- 
connu, par  cette  soirée  fraîche,  et  qu'ils  dîneraient  seuls  ensemble 
devant  un  feu  flambant. 

George  s'aperçut  qu'elle  tremblait  et  lui  demanda  : 

—  Veux-tu  rentrer? 
Elle  répondit  : 

—  Non.  Tu  vois  bien  qu'il  fait  du  soleil  :  je  me  réchaufferai. 
Un  indicible  besoin    d'intimité  l'avait  'prise.  Elle  se    serra 

contre  lui,  devint  subitement  caressante,  eut  des  séductions  dans 
la  voix,  dans  le  regard,  dans  le  contact,  dans  les  gestes,  dans  tout 
son  être.  Elle  voulait  répandre  sur  l'aimé  les  plus  féminins  de 
ses  charmes;  elle  voulait  l'enivrer;  elle  voulait  l'éblouir  d'un  éclat 
de  bonheur  présent  capable  d'éclipser  le  reflet  du  bonheur  passé  ; 
elle  voulait  lui  paraître  plus  aimable,  plus  adorable,  plus  désirable 
qu'autrefois.  Une  peur  l'assaillit,  atroce  :  qu'il  pût  regretter  la 
femme  de  jadis,  soupirer  après  les  douceurs  abolies,  croire 
qu'alors  seulement  il  avait  atteint  le  comble  de  l'ivresse.  Elle 
pensait  :  «  Ses  ressouvenirs  m'ont  mis  tant  de  mélancolie  dans 
l'âme  !  J'ai  eu  peine  à  retenir  mes  pleurs.  Et  lui  aussi,  peut-être,  il 
est  triste  intérieurement.  Gomme  le  passé  pèse  sur  l'amour  !  »  Elle 
pensait  :  «  Peut-être  est-il  fatigué  de  moi?  Peut-être  ignore-t-il  cette 
fatigue,  et  ne  se  l'avoue-t-il  point  à  lui-même,  et  se  fait-il  illusion? 
Mais  il  est  peut-être  incapable,  maintenant,  de  trouver  en  moi 
aucun  bonheur;  si  je  lui  suis  chère  encore,  c'est  peut-être  seule- 
ment parce  qu'il  rencontre  en  moi  un  motif  pour  ses  chères  tris- 
tesses. Hélas!  moi  aussi,  à  ses  côtés,  je  ne  goûte  que   de  rares 

TOME  CXXTX.   —   189o.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

momens  de  bonheur  véritable;  je  souffre  moi  aussi.  Et  cependant 
je  l'aime,  et  j'aime  ma  souffrance,  et  mon  unique  désir  est  de 
lui  plaire,  et  je  ne  conçois  point  la  vie  sans  cet  amour.  Pourquoi 
sommes-nous  donc  si  tristes,  puisque  nous  nous  aimons?  » 

Elle  s'appuyait  fort  sur  le  bras  de  l'aimé,  en  le  regardant  avec 
des  yeux  où  l'ombre  des  pensées  donnait  à  sa  tendresse  une 
expression  plus  profonde. 

«  Il  y  a  deux  ans,  vers  la  même  heure,  nous  sortions  ensemble 
de  la  chapelle;  et  il  me  parlait  de  choses  étrangères  à  l'amour, 
d'une  voix  qui  me  touchait  le  cœur,  qui  m'effleurait  l'âme  comme 
une  caresse  de  lèvres;  et  cette  caresse  idéale,  je  la  savourais 
pourtant  comme  un  long  baiser.  Je  tremblais,  je  tremblais  sans 
cesse,  parce  que  je  sentais  naître  en  moi  un  sentiment  inconnu. 
Oh!  ce  fut  une  heure  divine!...  Nous  avons  atteint  aujourd'hui 
notre  second  anniversaire,  et  nous  nous  aimons  encore.  Tout  à 
l'heure,  il  parlait  ;  eh  bien!  si  sa  voix  me  troublait  autrement  que 
jadis,  elle  me  troublait  toujours  jusqu'au  fond  de  l'âme.  Nous 
avons  devant  nous  une  soirée  délicieuse.  Pourquoi  regretter  les 
jours  lointains?  Notre  liberté,  notre  intimité  présente  ne  valent- 
elles  pas  les  incertitudes  et  les  hésitations  de  ce  temps-là?  Nos 
souvenirs  mêmes,  si  nombreux,  n'ajoutent-ils  pas  un  nouveau 
charme  à  notre  amour?  Je  l'aime,  je  me  donne  à  lui  tout  entière; 
en  présence  de  son  désir,  je  ne  connais  plus  de  pudeur.  En  deux 
ans,  il  m'a  transformée  ;  il  a  fait  de  moi  une  autre  femme;  il  m'a 
donné  des  sens  nouveaux,  une  âme  nouvelle,  une  intelligence  nou- 
velle. Je  suis  sa  créature.  Il  peut  s'enivrer  de  moi  comme  d'une  de 
ses  pensées.  Je  lui  appartiens  toute,  aujourd'hui  et  pour  tou- 
jours. » 

Elle  demanda,  en  se  serrant  plus  fort  contre  lui,  avec  passion  : 

—  N'es-tu  pas  heureux? 

L'accent  de  cette  demande  le  troubla,  et,  comme  si  un  souffle 
chaud  l'eût  enveloppé  à  l'improviste,  il  eut  un  frisson  de  bonheur 
vrai.  Il  répondit  : 

—  Oh!  oui,  je  suis  heureux! 

Et,  lorsqu'ils  entendirent  le  sifflet  de  la  locomotive,  leurs 
cœurs  eurent  le  même  sursaut. 

Enfin  ils  étaient  seuls  dans  leur  compartiment.  Ils  fermèrent 
toutes  les  glaces,  attendirent  que  le  train  se  mît  en  marche,  s'enla- 
cèrent, s'embrassèrent,  se  répétèrent  tous  les  noms  caressans  dont 
leur  tendresse  de  deux  années  avait  fait  usage.  Puis  ils  se  tinrent 
assis  à  côté  l'un  de  l'autre,  avec  un  vague  sourire  sur  les  lèvres  et 
dans  les  yeux,  avec  la  sensation  que  la  course  rapide  de  leur 
sang   se    ralentissait  petit  à  petit.  Ils  regardèrent  à  travers  les 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  627 

glaces  le  paysage  monotone  qui  fuyait  dans  une  brume  teintée  de 
violet. 

Hippolyte  dit  : 

—  Pose  la  tête  sur  mes  genoux,  ici,  et  couche-toi. 
Il  posa  la  tête,  se  coucha. 

Elle  dit  : 

—  Le  vent  t'a  ébouriffé  les  moustaches. 

Et,  du  bout  des  doigts,  elle  releva  quelques  poils  légers  qui 
retombaient  sur  la  bouche.  Il  lui  baisa  le  bout  des  doigls.  Elle  lui 
passa  la  main  dans  les  cheveux  et  dit  : 

—  Toi  aussi,  tu  as  les  cils  très  longs. 

Pour  admirer  les  cils,  elle  lui  ferma  les  yeux.  Ensuite  elle  lui 
caressa  le  front  et  les  tempes  ;  elle  se  fit  encore  baiser  les  doigts 
l'un  après  l'autre,  la  tête  penchée  au-dessus  de  lui.  Et,  d'en  bas, 
George  voyait  sa  bouche  s'ouvrir  avec  une  lenteur  infinie,  voyait 
s'épanouir  le  calice  neigeux  de  ses  dents.  Elle  refermait  la  bouche, 
puis  la  rouvrait  encore  avec  lenteur,  d'un  mouvement  presque 
insensible,  comme  une  fleur  à  deux  pétales;  et  une  blancheur 
perlée  apparaissait  au  fond  du  calice. 

Ce  jeu  délicieux  leur  donnait  une  langueur;  ils  oubliaient,  ils 
étaient  heureux.  Le  roulement  monotone  du  train  les  berçait.  Ils 
échangèrent  tout  bas  des  mots  d'adoration. 

Elle  dit,  avec  un  sourire  : 

—  C'est  le  premier  voyage  que  nous  faisons  ensemble;  c'est 
la  première  fois  que  nous  sommes  seuls  dans  un  wagon. 

Elle  se  complaisait  à  répéter  que  ce  qu'ils  faisaient  était  une 
chose  nouvelle. 

Et,  une  fois  encore,  elle  eut  la  vision  de  l'hôtel  silencieux, 
de  la  chambre  aux  meubles  démodés,  du  grand  lit  caché  sous  une 
moustiquaire  blanche.  Pour  distraire  l'aimé,  elle  dit  : 

—  En  cette  saison,  il  n'y  aura  presque  personne  à  Albano. 
Comme  nous  serons  bien,  tout  seuls,  dans  l'hôtel  désert!  On 
nous  prendra  pour  deux  jeunes  mariés. 

Elle  s'enveloppa  dans  son  manteau  avec  un  frisson,  s'appuya 
contre  l'épaule  de  George. 

—  Il  fait  froid  aujourd'hui,  n'est-ce  pas?  En  arrivant,  nous 
allumerons  vite  un  grand  feu  et  nous  prendrons  une  tasse  de 
thé. 

Ce  fut  pour  eux  un  plaisir  troublant  d'imaginer  l'ivresse  pro- 
chaine. Ils  se  parlaient  à  voix  basse,  se  communiquant  l'ardeur 
de  leur  sang,  échangeant  de  brûlantes  promesses.  Ensuite,  il  leur 
parut  à  tous  deux  qu'un  voile  s'écartait   de   leurs   yeux,  qu'un 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

brouillard  intérieur  se  dissipait,  qu'un  enchantement  se  rompait. 
Le  feu  s'éteignit  dans  le  foyer  de  la  chambre  imaginaire;  le  lit 
sembla  glacé,  le  silence  de  l'hôtel  désert  devint  lourd.  Hippolyte 
appuya  la  tête  au  dossier  et  regarda  le  vaste  paysage  monotone 
qui  s'éloignait  dans  l'ombre. 

À  côté  d'elle,  George  était  retombé  sous  l'empire  de  ses  pen- 
sées perfides.  Une  horrible  vision  le  torturait,  à  laquelle  il  ne  lui 
était  pas  possible  de  se  soustraire,  parce  qu'il  la  voyait  avec  les 
yeux  de  l'âme,  ces  yeux  sans  paupière  qu'aucune  volonté  ne  peut 
clore. 

—  A  quoi  penses-tu?  demanda  Hippolyte  inquiète. 

—  A  toi? 

Il  pensait  à  elle,  à  son  voyage  de  noces,  aux  façons  d'agir  des 
nouveaux  mariés.  «  Sans  aucun  doute,  elle  s'est  trouvée  seule, 
jadis,  avec  son  mari  comme  elle  l'est  maintenant  avec  moi. 
Et  c'est  peut-être  ce  souvenir  qui  maintenant  la  rend  si 
triste!  »  Il  pensa  aussi  aux  rapides  aventures  entre  deux  stations, 
aux  troubles  soudains  que  cause  un  regard,  aux  surprises  de  la 
sensualité  pendant  la  longueur  étouffante  des  après-midi  canicu- 
laires. «  Quelle  horreur!  quelle  horreur!  »  Il  eut  un  sursaut, 
ce  sursaut  particulier  qu'Hippolyte  savait  trop  bien  être  le  sûr 
symptôme  du  mal  dont  son  amant  était  aflligé.  Elle  lui  prit  la 
main  et  lui  demanda  : 

—  Tu  souffres? 

De  la  tête  il  fit  signe  que  oui,  en  la  regardant  avec  un  doulou- 
reux sourire.  Mais  elle  n'eut  pas  le  courage  de  pousser  plus  loin 
ses  questions,  parce  qu'elle  craignait  une  réponse  amère  et  dé- 
chirante. Elle  préféra  se  taire;  mais  elle  lui  mit  sur  le  front  un 
long  baiser,  son  baiser  habituel,  dans  l'espoir  de  desserrer  ainsi 
le  nœud  des  réilexions  cruelles. 

—  Voici  la  Cecchina!  s'écria-t-elle  avec  soulagement  au  bruit 
du  sifflet  d'arrivée.  Vite,  vite,  mon  amour!  il  faut  descendre. 

Pour  l'égayer,  elle  affectait  d'être  gaie.  Elle  baissa  la  glace  et 
tendit  la  tête. 

—  La  soirée  est  froide,  mais  belle.  Vite,  mon  amour!  C'est 
notre  anniversaire.  Il  faut  que  nous  soyons  heureux. 

Le  son  de  cette  voix  tendre  et  forte  chassa  loin  de  lui  les 
choses  mauvaises.  En  sortant  à  l'air  vif,  il  se  sentit  rasséréné. 

Un  ciel  limpide  comme  le  diamant  se  recourbait  envoûte  sur 
la  campagne  abreuvée  d'eau.  Dans*ratmosphère  diaphane  erraient 
encore  des  atomes  de  clarté  crépusculaire.  Les  étoiles  s'allumaient 
une  à  une,  successivement,  comme  sur  les  branches  d'invisibles 
lampadaires  qui  auraient  oscillé. 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  621> 

«  Il  faut  que  nous  soyons  heureux  !  »  Cette  parole  d'Hippo- 
ly te,  George  l'entendait  résonner  intérieurement;  et  son  âme  se 
gonflait  d'aspirations  indéfinies.  En  cette  nuit  solennelle  et  purer 
la  chambre  tranquille,  le  foyer  flambant,  le  lit  avec  ses  blanches 
gazes  lui  paraissaient  des  élémens  trop  humbles  de  bonheur. 
«  C'est  notre  anniversaire,  il  faut  que  nous  soyons  heureux!  » 
Que  pensait-il,  que  faisait-il  deux  ans  auparavant,  à  la  même 
minute?  Il  vaguait  par  les  rues,  sans  but,  poussé  par  le  besoin 
instinctif  de  gagner  des  espaces  plus  larges,  attiré  néanmoins 
vers  les  quartiers  populeux,  où  son  orgueil  et  sa  joie  lui  semblaient 
grandir  par  le  contraste  de  la  vie  commune,  où  les  bruits  am- 
bians  de  la  cité  ne  lui  arrivaient  aux  oreilles  que  comme  une 
rumeur  lointaine. 


Le  vieil  hôtel  de  Ludovic  Togni,  avec  son  long  vestibule  aux 
murailles  de  stuc  peintes  en  marbre,  avec  ses  paliers  aux  portes 
vertes  décorés  partout  de  pierres  commémoratives,  donnait 
immédiatement  une  impression  de  paix  quasi  conventuelle.  Tout 
le  mobilier  avait  un  air  de  vieillesse  familiale.  Les  lits,  les  chaises 
les  fauteuils,  les  canapés,  les  commodes  avaient  des  formes  d'un 
autre  âge,  tombées  en  désuétude.  Les  plafonds  de  couleur  tendre r 
jaune  clair  et  bleu  céleste,  portaient  au  centre  une  guirlande  de 
roses  ou  quelque  autre  symbole  usuel  :  une  lyre,  une  torche,  un 
carquois.  Sur  les  tentures  de  papier  et  sur  les  tapis  de  laine,  les 
bouquets  de  fleurs  avaient  pâli,  étaient  devenus  presque  invisibles; 
les  rideaux  des  fenêtres,  blancs  et  modestes,  pendaient  à  des  bâtons 
dédorés;  les  glaces  rococo,en  reflétant  ces  images  vieillottes  dans 
une  buée  terne,  leur  donnaient  cet  air  de  mélancolie  et  presque 
d'irréalité  que  donnent  parfois  à  leurs  rives  les  étangs  solitaires. 

—  Que  je  suis  contente  d'être  ici  !  s'écria  Hippolyte,  pénétrée 
par  le  charme  de  ce  milieu  paisible.  Je  voudrais  y  rester  tou- 
jours. 

Et  elle  se  pelotonna  dans  le  grand  fauteuil,  en  appuyant  sa 
tête  au  dossier  que  garnissait  un  croissant  de  coton  blanc, 
humble  ouvrage  fait  au  crochet. 

Et  elle  se  ressouvint  de  sa  défunte  tante  Jeanne,  de  sa  lointaine 
enfance. 

—  Pauvre  tante  !  Elle  avait,  je  me  rappelle,  une  maison  pa- 
reille à  celle-ci,  une  maison  où,  depuis  un  siècle,  les  meubles 
n'avaient  pas  bougé  de  place.  Je  me  rappelle  toujours  son  déses- 
poir, lorsque  je  lui  cassai  un  de  ces  globes  de  verre  sous  lesquels 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

on  abrite  dos  (leurs  artificielles,  tu  sais  bien...  Elle  en  pleura,  je 
nie  rappelle...  Pauvre  vieille  tante  !  Je  la  vois  encore  avec  sa  coiffe 
de  dentelle  noire,  avec  ses  papillotes  blanches  qui  lui  pendaient 
le  long  des  tempes... 

Elle  parlait  lentement,  avec  des  pauses,  les  regards  fixés  sur 
le  feu  qui  flambait  dans  1  atre;  et,  par  momens,  pour  adresser  à 
George  un  sourire,  elle  relevait  ses  yeux  un  peu  battus  et  cernés 
d'une  ombre  violette,  tandis  que  montait  de  la  rue  un  bruit 
régulier  et  monotone  de  paveurs  battant  le  pavé. 

—  Dans  la  maison,  je  me  rappelle,  il  y  avait  un  grand  grenier 
avec  deux  ou  trois  Incarnes,  où  étaient  logés  des  pigeons.  On  y 
montait  par  un  petit  escalier  raide,  aux  parois  duquel  étaient 
pendues.  Dieu  sait  depuis  quand,  des  peaux  de  lièvre  garnies  de 
tout  leur  poil,  desséchées,  tendues  par  deux  bouts  de  roseaux  mis 
en  croix.  Tous  les  jours  je  portais  à  manger  aux  pigeons.  Dès 
qu'ils  m'entendaient  monter,  ils  se  pressaient  devant  la  porte. 
Lorsque  j'entrais,  c'était  un  véritable  assaut.  Alors  je  m'asseyais 
à  terre  et  je  répandais  l'orge  tout  autour  de  moi.  Les  pigeons 
m'environnaient;  ils  étaient  tous  blancs;  et  je  les  regardais  bec- 
queter. Un  son  de  flûte  arrivait  d'une  maison  voisine  :  toujours 
la  même  ariette,  et  à  la  même  heure  Cette  musique  me  semblait 
délicieuse.  J'écoutais,  la  tête  levée  vers  la  lucarne,  la  bouche 
béante,  comme  pour  boire  les  notes  qui  pleuvaient.  De  temps  à 
autre,  un  pigeon  retardataire  rentrait  en  me  battant  la  tête  de 
ses  ailes,  en  me  mettant  dans  les  cheveux  des  plumes  blanches. 
Et  la  flûte  invisible  jouait,  jouait  toujours...  J'ai  encore  l'ariette 
dans  les  oreilles;  je  pourrais  la  fredonner.  Voilà  comment  m'est 
venue  la  passion  de  la  musique,  àcette  époque,  dans  un  colombier. . . 

Et  elle  répétait  mentalement  l'air  de  l'ancienne  flûte  d'Albano  ; 
elle  en  savourait  la  douceur  avec  une  mélancolie  comparable  à 
celle  de  l'épouse  qui,  après  bien  des  années,  retrouve  au  fond  de 
son  coffre  de  mariage  une  dragée  oubliée.  Il  y  eut  un  intervalle 
de  silence.  Une  sonnette  retentit  dans  le  corridor  de  l'hôtel  paisible. 

—  Je  me  rappelle.  Une  tourterelle  boiteuse  sautillait  dans 
l'appartement,  et  c'était  une  des  grandes  tendresses  de  ma  tante. 
Un  jour,  une  fillette  du  voisinage  vint  jouer  avec  moi,  une  belle 
fillette  blonde  qui  se  nommait  Clarisse.  Ma  tante  gardait  le  lit 
à  cause  d'un  rhume.  Nous  nous  amusions  sur  la  terrasse,  au 
grand  dommage  des  vases  d'oeillets.  La  tourterelle  apparut  sur 
le  seuil,  nous  regarda  sans  défiance,  se  blottit  dans  un  coin  pour 
jouir  du  soleil.  Mais  à  peine  Clarisse  l'eut-elle  aperçue  qu'elle 
s'élança  pour  la  saisir.  La  pauvre  petite  bête  tâchait  de  s'échapper 
en  clopinant;  mais  elle  boitait  d'une  façon  si  drôle  que  nous  nous 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  631 

mimes  à  rire  sans  pouvoir  nous  arrêter.  Clarisse  la  rattrapa; 
c'était  une  enfant  cruelle.  A  force  de  rire,  nous  étions  toutes 
deux  comme  grisées  ;  la  tourterelle  se  débattait  de  peur  entre  nos 
mains.  Clarisse  lui  arracha  une  plume;  puis  (je  frissonne  encore 
en  y  repensant),  elle  la  pluma  presque  entière,  sous  mes  yeux, 
avec  des  éclats  de  rire  qui  me  faisaient  rire  aussi.  On  aurait  cru 
qu'elle  était  ivre.  La  pauvre  bête,  plumée,  sanglante,  se  sauva 
dans  la  maison  aussitôt  qu'elle  fut  libre.  Nous  nous  mîmes  à  la 
poursuivre.  Mais,  presque  au  même  moment,  nous  entendîmes 
un  tintement  de  sonnette  et  les  appels  de  ma  tante  qui  toussait 
dans  son  lit...  Clarisse  s'esquiva  prestement  par  l'escalier;  moi, 
je  me  cachai  derrière  les  rideaux.  La  tourterelle  mourut  le  soir 
même.  Ma  tante  me  renvoya  à  Rome,  convaincue  que  j'étais  cou- 
pable de  cette  barbarie.  Hélas!  je  n'ai  plus  revu  tante  Jeanne. 
Comme  j'ai  pleuré  !  Mon  remords  dure  toujours. 

Elle  parlait  lentement,  avec  des  pauses,  en  fixant  des  yeux 
dilatés  sur  Pâtre  flamboyant  qui  la  magnétisait  presque,  qui  lui 
donnait  un  commencement  de  torpeur  hypnotique,  tandis  que 
montait  de  la  rue  un  bruit  régulier  et  monotone  de  paveurs  bat- 
tant le  pavé. 

VI 

Un  jour,  les  amans  revinrent  du  lac  de  Némi  un  peu  las.  Ils 
avaient  déjeuné  à  la  villa  Cesarini,  sous  les  fastueux  camélias  en 
Heur.  Seuls,  avec  l'émotion  qu'on  éprouve  quand  on  contemple 
seul  la  plus  secrète  des  choses  secrètes,  ils  avaient  contemplé  le 
Miroir  de  Diane,  aussi  froid,  aussi  impénétrable  à  la  vue  que  l'azur 
d'un  glacier. 

Ils  commandèrent  le  thé,  comme  d'habitude.  Hippolyte,  qui 
cherchait  quelque  chose  dans  une  valise,  se  tourna  tout  à  coup 
vers  George  en  lui  montrant  un  paquet  noué  avec  un  ruban. 

—  Tu  vois,  ce  sont  tes  lettres  !...  Elles  ne  me  quittent  jamais. 
George  s'écria  avec  une  visible  satisfaction  : 

—  Toutes  ?  Tu  les  as  gardées  toutes  ? 

—  Oui,  toutes.  J'ai  jusqu'aux  billets,  jusqu'aux  télégrammes. 
La  seule  qui  me  manque,  c'est  le  petit  billet  que  j'ai  jeté  au  feu 
pour  le  soustraire  aux  mains  de  mon  mari.  Mais  j'en  conserve 
les  morceaux  brûlés  :  on  peut  y  lire  encore  quelques  mots. 

—  Laisse-moi  voir,  veux-tu  ?  dit  George. 

Mais,  d'un  mouvement  jaloux,  elle  cacha  le  paquet.  Puis, 
comme  George  s'avançait  vers  elle  avec  un  sourire,  elle  s'enfuit 
dans  la  chambre  voisine. 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Non,  non  !  tu  ne  verras  rien.  Je  ne  veux  pas. 

Elle  refusait,  un  peu  par  jeu,  un  peu  aussi  parce  que,  les 
ayant  toujours  conservées  précieusement  comme  un  trésor  occulte, 
avec  orgueil  et  avec  crainte,  il  lui  répugnait  de  les  montrer  môme 
à  celui  qui  les  avait  écrites. 

—  Laisse-moi  voir,  je  t'en  prie  !  Je  suis  si  curieux  de  relire 
mes  lettres  d'il  y  a  deux  uns  !  Qu'est-ce  que  je  t'écrivais? 

—  Des  paroles  de  flamme. 

—  Je  t'en  prie,  laisse-moi  voir  ! 

Elle  finit  par  consentir  en  riant,  vaincue  par  les  caresses  per- 
suasives de  son  ami. 

—  Attendons  du  moins  qu'on  apporte  le  thé;  ensuite  nous  les 
relirons  ensemble.  Te  plaît-il  que  j'allume  le  feu? 

—  Non,  la  journée  est  presque  chaude. 

C'était  une  journée  blanche,  avec  des  réverbérations  argen- 
tines diffuses  dans  une  atmosphère  inerte.  La  blancheur  du  jour 
s'adoucissait  encore  en  filtrant  à  travers  la  gaze  des  rideaux.  Les 
violettes  fraîches,  cueillies  à  la  villa  Cesarini,  avaient  déjà  em- 
baumé toute  la  chambre. 

— Voici  Pancrace,  dit  Hippolyte  en  entendant  frapper  à  la  porte. 

Le  bon  serviteur  Pancrace  apportait  son  thé  inépuisable  et 
son  inextinguible  sourire.  Il  posa  la  théière  sur  la  table,  promit 
une  primeur  pour  le  dîner,  sortit  d'un  pas  allègre  et  sautillant. 
Tout  chauve  qu'il  était,  il  conservait  encore  un  air  de  jeu- 
nesse ;  cet  homme  extraordinairement  serviable  avait,  comme 
certaines  divinités  japonaises,  des  yeux  rieurs,  longs,  étroits  et 
un  peu  obliques. 

George  dit  : 

—  Pancrace  est  plus  amusant  que  son  thé. 

En  effet  le  thé  n'avait  pas  d'arôme;  mais  les  accessoires  lui 
prêtaient  comme  une  saveur  étrange.  Le  sucrier  et  les  tasses 
avaient  une  forme  et  une  capacité  qu'on  n'avait  jamais  vues;  la 
théière  était  historiée  d'une  pastorale  amoureuse;  au  milieu  de 
l'assiette  qui  contenait  de  minces  tranches  de  citron,  on  lisait  en 
caractères  noirs  une  énigme  rimée. 

Hippolyte  versa  le  thé,  et  les  tasses  fumèrent  comme  des 
encensoirs.  Puis  elle  dénoua  le  paquet.  Les  lettres  apparurent, 
bien  classées,  mises  en  petites  liasses. 

—  Que  de  lettres  !  s'écria  George. 

—  Pas  tant  que  cela  !  Deux  cent  quatre-vingt-quatorze  seule- 
ment. Et  deux  années,  mon  chéri,  se  composent  de  sept  cent 
trente  jours. 

Ils  sourirent  tous  deux,  s'assirent  près  d'une  table  côte  à  côte, 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  633 

et  commencèrent  la  lecture.  George,  devant  ces  documens  de 
son  amour,  était  envahi  d'une  émotion  étrange,  d'une  émotion 
délicate  et  forte.  Les  premières  lettres  lui  mirent  l'esprit  en 
désarroi.  Tel  ou  tel  état  d'âme  excessif, dont  ces  lettres  gardaient 
l'empreinte,  lui  sembla  d'abord  incompréhensible.  L'envolée 
lyrique  de  telle  ou  telle  phrase  l'emplit  presque  de  stupeur.  La 
violence  et  le  tumulte  de  la  passion  juvénile  lui  causèrent  une 
sorte  d'effroi ,  par  le  contraste  avec  le  calme  qui  l'em-eloppait 
maintenant,  dans  cet  hôtel  modeste  et  silencieux. 

Une  des  lettres  disait  :  «  Combien  mon  cœur  a  soupiré  vers 
toi,  cette  nuit!  Une  sombre  angoisse  m'accablait,  même  pendant 
les  courts  intervalles  de  sommeil  ;  et  j'ouvrais  les  yeux  pour  fuir 
les  fantômes  qui  montaient  des  profondeurs  de  mon  âme...  Je 
n'ai  plus  qu'une  pensée,  et  cette  pensée  me  torture:  tu  pourrais 
t'en  aller  loin  de  moi  !  Jamais,  non,  jamais  cette  possibilité  ne 
m'a  mis  dans  l'âme  une  douleur  et  une  terreur  plus  folles.  En  ce 
moment  j'ai  la  certitude, la  certitude  précise,  claire,  évidente,  que 
sans  toi  la  vie  m'est  impossible.  Quand  je  songe  que  je  pourrais 
te  perdre,  le  jour  s'obscurcit  brusquement,  la  lumière  me  devient 
odieuse,  la  terre  m'apparaît  comme  une  tombe  sans  fond,  j'entre 
dans  la  mort.  »  Une  autre  lettre,  écrite  après  le  départ  d'Hippo- 
lyte,  disait:  «  Je  fais  un  effort  énorme  pour  tenir  la  plume.  Je 
n'ai  plus  ombre  d'énergie,  ombre  de  volonté.  Je  succombe  à  un 
découragement  tel  que  la  seule  sensation  qui  me  reste  de  ma  vie 
extérieure,  c'est  une  insupportable  nausée  de  vivre.  La  journée 
est  grise,  étouffante,  lourde  comme  du  plomb  :  une  journée  pour 
ainsi  dire  homicide.  Les  heures  passent  avec  une  lenteur  inex- 
orable, et  ma  misère  grandit  de  seconde  en  seconde,  toujours 
plus  horrible  et  plus  farouche.  Il  me  semble  qu'au  fond  de  mon 
être  j'ai  des  eaux  stagnantes,  mortes  et  mortelles.  Est-ce  une 
souffrance  morale  ou  physique?  Je  l'ignore.  Je  demeure  hébété 
et  inerte  sous  un  fardeau  qui  m'écrase  sans  me  faire  périr.  »  Une 
autre  lettre  disait  :  «  Enfin  j'ai  reçu  ta  réponse,  aujourd'hui,  à 
quatre  heures,  lorsque  je  désespérais.  Je  l'ai  lue  et  relue  mille 
fois  pour  trouver  entre  les  mots  l'Indicible,  ce  que  tu  n'as  pas 
pu  exprimer,  le  secret  de  ton  âme,  quelque  chose  de  plus  vivant 
et  de  plus  doux  encore  que  les  mots  écrits  sur  le  papier  sans 
âme...  J'ai  un  terrible  désir  de  toi...  » 

Ainsi  criaient  et  gémissaient  les  lettres  d'amour,  sur  la  table 
couverte  d'un  tapis  de  ménage  et  chargée  de  tasses  rustiques  où 
fumait  paisiblement  une  innocente  infusion. 

—  Tu  te  rappelles,  dit  Hippolyte.  C'était  la  première  fois  que 
je  quittai  Rome,  et  seulement  pour  quinze  jours. 


634  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

George  s'absorbait  dans  le  souvenir  de  ces  émois  affolés;  il 
tâchait  de  les  ressusciter  en  lui-même  et  de  les  comprendre.  Mais 
le  bien-être  environnant  ne  favorisait  pas  son  effort  intérieur.  La 
sensation  présente  dore  bien-être  lui  emprisonnait  l'esprit  dans  une 
sorte  d'enveloppe  lâche.  La  lumière  voilée,  la  boisson  chaude,  le 
parfum  des  violettes,  le  contact  d'Hippolyte  l'engourdissaient.  Il 
pensa:  «  Suis-je  donc  si  loin  des  ardeurs  de  jadis?  Non;  car,  pen- 
dant sa  dernière  absence,  mon  angoisse  n'a  pas  été  moins 
cruelle.  »  Néanmoins,  il  ne  réussissait  pas  à  combler  l'intervalle 
entre  le  moi  de  jadis  et  le  moi  d'aujourd'hui.  Malgré  tout,  il  ne 
se  retrouvait  plus  identique  à  l'homme  dont  ces  phrases  écrites 
attestaient  la  consternation  et  le  désespoir;  il  sentait  que  ces 
effusions  de  son  amour  lui  étaient  devenues  étrangères,  et  il  sen- 
tait aussi  tout  le  vide  des  mots.  Ces  lettres  ressemblaient  aux 
épitaphes  qu'on  lit  dans  les  cimetières.  De  même  que  les  épita- 
phes  donnent  des  morts  une  idée  grossière  et  fausse,  de  même 
ces  lettres  représentaient  inexactement  les  divers  états  dame  par 
où  son  amour  avait  passé.  Il  connaissait  bien  la  fièvre  singu- 
lière qui  s'empare  d'un  amant  lorsqu'il  écrit  une  lettre  d'amour. 
Au  feu  de  cette  fièvre,  toutes  les  ondes  diverses  du  sentiment  se 
mêlent  et  s'agitent  en  un  bouillonnement  confus.  L'amant  n'a  pas 
la  conscience  précise  de  ce  qu'il  veut  exprimer,  et  il  est  gêné  par 
l'insuffisance  matérielle  des  vocables;  aussi  renonce-t-il  à  décrire 
son  excitation  intérieure  telle  qu'elle  est,  et  cherche-t-il  à  en  ex- 
primer l'intensité  par  l'exagération  de  la  phrase  et  par  l'emploi 
de  vulgaires  effets  de  rhétorique.  De  là  vient  que  toutes  les  cor- 
respondances amoureuses  se  ressemblent  et  que  le  langage  de  la 
passion  la  plus  exaltée  est  presque  aussi  pauvre  qu'un  argot. 

George  pensait  :  «  Dans  ces  lettres,  tout  est  violence,  excès, 
convulsion.  Mais  où  sont  mes  délicatesses?  Où  sont  mes  mélan- 
colies exquises  et  compliquées?  Où  sont  les  chagrins  profonds  et 
sinueux  où  mon  âme  s'égarait  comme  dans  un  labyrinthe  inex- 
tricable? »  Il  avait  maintenant  le  regret  de  s'apercevoir  qu'il 
aurait  vainement  cherché  dans  ses  propres  lettres  les  qualités  les 
plus  rares  de  son  esprit,  celles  qu'il  avait  toujours  cultivées  avec 
le  plus  de  soin.  Au  cours  de  sa  lecture,  il  commençait  à  sauter 
les  longs  morceaux  de  pure  éloquence  et  recherchait  l'indication 
des  menus  faits,  le  détail  des  événemens,  les  allusions  aux  épi- 
sodes mémorables. 

Il  trouva  dans  une  lettre  :  «  Vers  dix  heures,  machinale- 
ment, je  suis  entré  à  l'endroit  ordinaire,  au  jardin  Morteo,  où  je 
t'avais  vue  tant  de  soirs.  Les  trente-cinq  minutes  qui  ont  pré- 
cédé l'heure  exacte  de  ton  départ  ont  été  pour  moi  un  supplice. 


TRIOMPHE    DE    LA    MOUT.  635 

Tu  partais  sans  que  j'eusse  pu  te  dire  adieu,  couvrir  ton  visage 
de  baisers,  te  répéter  une  fois  encore  :  Souviens-toi  !  Souviens-toi  ! 
Vers  onze  heures,  une  sorte  d'instinct  fit  que  je  me  retournai. 
Ton  mari  entrait  avec  son  ami  et  la  dame  qui  les  accompagne 
d'habitude.  Sans  aucun  doute,  ils  revenaient  de  te  faire  la  con- 
duite. J'eus  alors  un  spasme  de  douleur  si  cruel  que  je  dus  bientôt 
me  lever  et  sortir.  La  présence  de  ces  trois  personnes  qui  parlaient 
et  riaient  comme  les  autres  soirs,  comme  si  rien  de  nouveau  ne 
tût  arrivé,  m'exaspérait.  Leur  présence  était  pour  moi  la  preuve 
visible  et  indubitable  que  tu  étais  partie ,  partie  irrémissible- 
ment.  » 

Il  repensa  aux  soirs  d'été  où  il  avait  vu  Hippolyte  assise  à 
une  table,  entre  son  mari  et  un  capitaine  d'infanterie,  en  face 
d'une  petite  dame  insignifiante.  Il  ne  connaissait  aucune  de  ces 
trois  personnes;  mais  il  souffrait  de  chacun  de  leurs  gestes,  de 
chacune  de  leurs  attitudes,  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  vulgaire 
dans  leur  extérieur;  et  son  imagination  lui  représentait  l'imbé- 
cillité des  discours  auxquels  son  élégante  maîtresse  paraissait 
prêter  une  attention  soutenue. 

Dans  une  autre  lettre,  il  trouva:  «  Je  doute.  Aujourd'hui,  j'ai 
contre  toi  l'âme  hostile,  je  suis  plein  d'une  colère  sourde.  » 

—  Celle-ci,  dit  Hippolyte,  est  du  temps  où  j'étais  à  Rimini. 
Août  et  septembre,  quels  mois  de  tempêtes  !  Te  rappelles-tu  quand 
tu  vins  enfin  avec  le  Don  Juan  ? 

—  Voici  une  lettre  écrite  à  bord  :  «  Aujourd'hui,  sur  les  deux 
heures,  nous  sommes  arrivés  à  Ancône,  venant  à  la  voile  de 
Porto  San  Giorgio.  Tes  prières  et  tes  souhaits  nous  ont  valu  un 
vent  favorable.  Navigation  merveilleuse,  que  je  te  raconterai.  A 
l'aube,  nous  reprendrons  le  large.  Le  Don  Juan  est  le  roi  des 
cotres.  Ton  pavillon  flotte  au  haut  du  mât.  Adieu;  peut-être  à 
demain.  — 2  septembre.  » 

—  Nous  nous  sommes  revus  ;  mais  quelles  journées  de  sup- 
plice !  Tu  te  rappelles?  On  nous  espionnait  sans  cesse.  Oh!  cette 
belle-sœur!  Tu  te  rappelles  la  visite  au  temple  des  Malatesta?  Tu 
te  rappelles  notre  pèlerinage  à  l'église  de  San  Giuliano,  la  veille 
de  ton  départ? 

—  En  voici  une  de  Venise... 

Ils  la  relurent  ensemble,  avec  la  même  palpitation. 

«  Depuis  le  9,  je  suis  à  Venise,  plus  triste  que  jamais.  Venise 
est  pour  moi  suffocante  comme  une  joie  inhumaine.  Le  plus  ra- 
dieux des  rêves  n'égale  pas  en  magnificence  ce  rêve  de  marbre 
qui  émerge  des  flots  et  qui  fleurit  dans  un  ciel  chimérique.  Je 
meurs  de  mélancolie  et  de  désir.  Pourquoi  n'es-tu  point  ici?  Oh  ! 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

si  tu  étais  venue,  si  tu  avais  mis  à  exécution  ton  projet  d'autre- 
fois !  Peut-être  aurions-nous  pu  dérober  une  heure  à  l'espionnage, 
et  dans  le  trésor  de  nos  souvenirs,  nous  en  compterions  un  de 
plus,  divin  entre  tous...  »  Ils  lurent  encore  sur  un  autre  feuillet  : 
«  J'ai  une  étrange  pensée  qui,  de  temps  à  autre,  me  traverse  l'es- 
prit comme  un  éclair  et  me  trouble  jusqu'au  fond  :  une  pensée 
folle,  un  rêve.  Je  pense  que  tu  pourrais  venir  ici  à  l'improviste, 
seule,  pour  être  toute  à  moi  !  »  Plus  loin  encore  :  «  La  beauté  de 
Venise  est  le  cadre  naturel  de  ta  beauté.  Le  coloris  de  ton  teint, 
si  riche  et  si  chaud,  fait  tout  entier  d'ambre  pâle  et  d'or  mat  où  se 
mêlent  peut-être  quelques  tons  de  rose  languissante,  c'est  le  co- 
loris idéal  qui  s'harmonise  le  plus  heureusement  avec  l'air  véni- 
tien. J'ignore  comment  pouvait  être  Catherine  Cornaro,  reine  de 
Chypre;  mais,  je  ne  sais  pourquoi,  je  me  figure  qu'elle  devait  te 
ressembler... 

—  Tu  vois,  dit  Hippolyte  :  c'était  une  séduction  continuelle, 
raffinée,  irrésistible.  Je  souffrais  pins  que  tu  ne  pourrais  te  le 
figurer.  Au  lieu  de  dormir,  je  passais  les  nuits  à  chercher  un 
moyen  de  partir  seule,  sans  éveiller  les  soupçons  de  mes  hôtes. 
Je  fis  un  prodige  d'habileté.  Je  ne  sais  plus  ce  que  je  fis Lors- 
que enfin  je  me  trouvai  seule  avec  toi,  dans  la  gondole,  sur  le 
Grand-Canal,  par  cette  aube  de  septembre,  je  ne  croyais  pas  que 
cela  fût  réel.  Te  rappelles-tu?  J'éclatai  en  sanglots,  sans  pouvoir 
te  dire  une  parole... 

—  Mais  moi,  je  t'attendais.  J'étais  sûr  que  tu  viendrais,  à 
tout  prix. 

—  Et  ce  fut  la  première  des  grandes  imprudences. 

—  Tu  as  raison. 

—  Qu'importe  ?  Cela  ne  vaut-il  pas  mieux  ?  Ne  vaut-il  pas 
mieux  que  maintenant  je  t'appartienne  toute?  Non,  je  ne  me 
repens  de  rien. 

George  lui  mit  un  baiser  sur  la  tempe.  Ils  causèrent  longue- 
ment de  cet  épisode  qui,  parmi  leurs  souvenirs,  était  l'un  des 
plus  beaux  et  des  plus  extraordinaires.  Ils  revécurent  minute  par 
minute  les  deux  journées  de  vie  secrète  à  l'hôtel  Danicli,  les  deux 
journées  d'oubli,  d'ivresse  suprême,  où  il  semblait  qu'ils  eussent 
perdu  l'un  et  l'autre  toute  notion  du  monde  et  toute  conscience 
de  leur  être  antérieur. 

Ces  journées  avaient  marqué  pour  Hippolyte  le  commencement 
de  la  ruine.  Les  lettres  suivantes  faisaient  allusion  à  ses  premières 
épreuves.  «  Quand  je  pense  que  je  suis  la  cause  initiale  de  tes  dou- 
leurs et  de  tes  ennuis  de  famille,  un  regret  indicible  me  tour- 
mente; et,  pour  me  faire  pardonner  le  mal  dont  je  suis  cause,  je 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  637 

voudrais  que  tu  connusses  ma  passion  tout  entière.  Ma  passion,  la 
connais-tu?  Es-tu  sûre  que  mon  amour  pourra  payer  ton  long 
supplice  ?  En  es-tu  sûre,  certaine,  profondément  convaincue?» 
L'ardeur  allait  croissant  de  page  en  page.  Puis,  d'avril  à  juillet,  il 
y  avait  un  intervalle  obscur,  sans  documens.  C'était  précisément 
pendant  ces  quatre  mois  que  s'était  accomplie  la  catastrophe.  Le 
mari,  trop  faible,  n'ayant  su  trouver  aucun  moyen  pour  vaincre 
la  rébellion  ouverte  et  obstinée  d'Hippolyte,  avait  pris  la  fuite  en 
laissant  derrière  lui  des  affaires  très  embrouillées  où  avait  été 
engloutie  la  plus  grande  partie  de  sa  fortune.  Hippolyte  s'était 
réfugiée  chez  sa  mère,  puis  chez  sa  sœur,  à  Caronno,  dans  une 
maison  de  campagne.  Et  alors  un  mal  terrible  dont  elle  avait 
déjà  souffert  dans  son  enfance,  une  maladie  nerveuse  analogue  à 
l'épilepsie,  avait  reparu.  Les  lettres  datées  d'août  en  parlaient. 
«  Non  !  tu  ne  saurais  concevoir  l'effroi  que  j'ai  dans  l'esprit.  Ce 
qui  me  torture,  surtout,  c'est  l'implacable  lucidité  de  ma  vision 
imaginaire.  Je  te  vois  te  tordre,  je  vois  ton  visage  qui  se  décom- 
pose et  blêmit,  je  vois  tes  yeux  qui  roulent  désespérément  sous 
les  paupières  rougies  parles  pleurs...  Je  vois  toute  l'horreur  de 
ton  mal  comme  si  j'étais  à  tes  côtés  ;  et,  quelque  effort  que  je  fasse, 
je  ne  réussis  pas  à  chasser  la  vision  horrible.  Et  puis,  je  t'en- 
tends aussi  m'appeler;  j'ai  réellement  dans  les  oreilles  le  son  de 
ta  voix,  un  son  rauque  et  lamentable,  comme  quand  on  demande 
de  l'aide  et  qu'on  n'a  pas  l'espoir  d'être  aidé.  » 

Un  peu  plus  tard  :  «  Tu  m'écris  :  —  Si  ce  mal  me  prenait 
lorsque  je  suis  dans  tes  bras?  Non,  non,  je  ne  te  reverrai  plus,  je 
neveux  plus  te  revoir  !  —  Étais-tu  folle  en  écrivant  ?  As-tu  réfléchi 
à  ce  que  tu  écrivais  ?  C'est  comme  si  tu  m'avais  oté  la  vie,  comme 
si  je  ne  pouvais  plus  respirer.  Vite,  une  autre  lettre  !  Dis-moi  que 
tu  guériras,  que  tu  espères  toujours,  que  tu  veux  me  revoir.  Tu 
dois  guérir.  Entends-tu,  Hippolyte?  Tu  dois  guérir.  » 

Pendant  la  convalescence,  les  lettres  se  faisaient  douces  et 
câlines.  «  Je  t'envoie  une  fleur  cueillie  sur  le  sable.  C'est  une 
espèce  de  lis  sauvage,  merveilleux  quand  il  vit,  et  d'un  parfum 
si  aigu  que  je  trouve  souvent  au  fond  du  calice  un  insecte  pâmé 
d'ivresse.  Toute  la  plage  est  couverte  de  ces  lis  passionnés  qui, 
sous  le  soleil  cruel,  sur  le  sable  torride,  s'épanouissent  en  une 
minute  et  ne  durent  que  quelques  heures.  Vois  combien  cette 
fleur  est  charmante,  même  après  qu'elle  est  morte  !  Vois  combien 
elle  est  délicate,  et  fine,  et  féminine  !» 

Jusqu'au  mois  de  novembre,  les  lettres  se  suivaient  sans  inter- 
ruption; mais,  peu  à  peu,  elles  devenaient  amères,  troublées, 
pleines  de  soupçons,  de  doutes,  de  reproches. 


638  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  Comme  tu  t'en  es  allée  loin  de  moi!  Ce  qui  me  torture, 
c'est  encore  autre  chose  que  le  chagrin  de  la  séparation  maté- 
rielle. Il  me  semble  que  ton  âme  aussi  s'éloigne  et  m'abandonne... 
Ton  parfum  fait  d'autres  heureux.  Te  regarder,  t'entendre,  n'est- 
ce  pas  jouir  de  toi?...  Ecris-moi;  dis-moi  que  tu  m'appartiens 
toute,  dans  tous  tes  actes  et  dans  toutes  tes  pensées,  et  que  tu 
me  désires,  et  que  tu  me  regrettes,  et  que,  séparée  de  moi,  tu 
ne  trouves  de  beauté  à  aucun  instant  de  la  vie.  »  Plus  loin  :  «  Je 
pense,  je  pense  ;  et  ma  pensée  m'aiguillonne  ;  et  l'aiguillon  de 
cette  pensée  me  cause  une  abominable  souffrance.  Parfois,  il  me 
vient  un  désir  frénétique  d'arracher  de  mes  tempes  endolories 
cette  chose  impalpable,  qui  est  pourtant  plus  forte  et  plus  in- 
flexible qu'un  dard.  Respirer  est  pour  moi  une  insupportable 
fatigue,  et  le  battement  de  mes  artères  m'excède  comme  un  ré- 
sonnement  de  marteau  que  je  serais  condamné  à  entendre...  Est-ce 
l'amour,  cela?  Oh,  non!  C'est  une  sorte  d'infirmité  monstrueuse 
qui  ne  peut  fleurir  qu'en  moi,  pour  ma  joie  et  pour  mon  mar- 
tyre. Je  me  complais  à  croire  que  ce  sentiment,  nulle  autre  créa- 
ture humaine  ne  l'a  jamais  éprouvé.  » 

Plus  loin  :  «  Jamais,  non,  jamais  je  n'aurai  la  paix  complète 
et  la  complète  sécurité.  Je  ne  pourrais  être  content  qu'à  une  seule 
condition  :  si  j'absorbais  tout,  tout  ton  être,  si  je  ne  faisais  plus 
avec  toi  qu'un  être  unique,  si  je  vivais  de  ta  vie,  si  je  pensais  tes 
pensées.  Ou,  du  moins,  je  voudrais  que  tes  sens  fussent  clos  à 
toute  sensation  qui  ne  te  viendrait  pas  de  moi...  Je  suis  un  pauvre 
malade.  Mes  journées  ne  sont  qu'une  longue  agonie.  J'ai  rarement 
désiré  que  cela  finisse  autant  que  je  le  désire  et  l'implore  à  cette 
heure.  Le  soleil  va  se  coucher,  et  la  nuit  qui  descend  sur  mon 
âme  m'enveloppe  de  mille  horreurs.  L'ombre  sort  de  tous  les 
coins  de  la  chambre,  et  elle  s'avance  A*ers  moi  comme  une  per- 
sonne vivante  dont  j'entendrais  les  pas  et  le  souffle  hostile...  » 

Pour  attendre  le  retour  d'Hippolyte ,  George  était  revenu  à 
Rome  dans  les  premiers  jours  de  novembre;  et  les  lettres  datées 
de  cette  époque  faisaient  allusion  à  un  épisode  très  douloureux  et 
très  obscur  «  Tu  m'écris;  — J'ai  eu  grand' peine  à  te  rester  fidèle. 
—  Qu'entends-tu  par  là?  Quelles  sont  les  terribles  péripéties  qui 
t'ont  bouleversée?  Mon  Dieu,  comme  tu  es  changée!  J'en  souffre 
inexprimablement,  et  mon  orgueil  s'irrite  contre  ma  souffrance. 
J'ai  entre  les  deux  sourcils,  profonde  comme  une  entaille  de  bles- 
sure, une  ride  où  s'amasse  ma  colère  réprimée,  où  s'accumule 
l'amertume  de  mes  doutes,  de  mes  soupçons,  de  mes  dégoûts.  Je 
crois  que  tes  baisers  mêmes  ne  suffiraient  pas  pour  m'en  délivrer. 
Tes  lettres  frémissantes  de  désirs  me  troublent.  Je  ne  t'en  suis 


TRIOMPHE    DE    LA    MOUT.  639 

pas  reconnaissant.  Depuis  deux  ou  trois  jours,  j'ai  quelque  chose 
contre  toi  clans  le  cœur.  Je  ne  sais'ce  que  c'est.  Peut-être  un  pres- 
sentiment? Peut-être  une  divination?  » 

Pendant  cette  lecture,  George  souffrait  comme  si  une  plaie  se 
se  fût  ouverte  en  lui.  Hippolyte  aurait  voulu  l'empêcher  de  pour- 
suivre. Elle  se  rappelait  cette  soirée  où  son  mari  s'était  présenté 
à  l'improviste  dans  la  maison  de  Garonno,  avec  une  contenance 
froide  et  tranquille  mais  avec  un  regard  de  fou,  déclarant  qu'il 
venait  pour  la  ramener  avec  lui  ;  elle  se  rappelait  le  moment  où 
ils  étaient  restés  seuls  ensemble,  l'un  en  face  de  l'autre,  dans  une 
chambre  écartée  où  le  vent  agitait  les  rideaux  de  la  fenêtre,  où 
la  lumière  avait  de  brusques  oscillations,  où  montait  du  dehors 
le  gémissement  des  arbres;  elle  se  rappelait  la  lutte  sauvage  et 
muette  soutenue  alors  contre  cet  homme,  qui  l'avait  enlacée  d'un 
mouvement  soudain  —  horreur!  —  pour  la  prendre  de  force. 

—  Assez!  assez!  dit-elle  en  attirant  à  soi  la  tête  de  George. 
Assez!  ne  lisons  plus. 

Mais  il  voulut  poursuivre  :  «  Je  ne  parviens  pas  à  comprendre 
la  réapparition  de  cet  homme,  et  je  ne  peux  pas  me  défendre  d'un 
emportement  de  colère  qui  en  partie  s'adresse  à  toi.  Mais,  pour 
ne  pas  te  faire  souffrir,  je  ne  fécris  pas  mes  pensées  sur  ce 
sujet.  Ce  sont  des  pensées  amères  et  très  obscures.  Je  sens  que, 
pour  quelque  temps,  ma  tendresse  est  empoisonnée.  Mieux  vau- 
drait, je  crois,  que  tu  ne  me  revisses  plus.  Si  tu  veux  t'épargner  à 
toi-même  une  inutile  douleur,  ne  reviens  pas  à  présent.  A  pré- 
sent, je  ne  suis  pas  bon.  Mon  âme  t'aime  à  l'adoration  ;  mais  ma 
pensée  te  mord  et  te  souille.  C'est  un  contraste  qui  recommence 
sans  cesse  et  qui  ne  finira  jamais.  »  Dans  la  lettre  du  lendemain  : 
<(  Une  douleur,  une  douleur  atroce,  intolérable,  jamais  éprouvée... 
0  Hippolyte  !  reviens,  reviens!  Je  veux  te  voir,  te  parler,  te  cares- 
ser. Je  t'aime  plus  que  jamais...  Pourtant  il  faudra  m'épargner  la 
vue  de  tes  meurtrissures.  Je  suis  incapable  d'y  penser  sans  épou- 
vante et  sans  colère.  Il  me  semble  que,  si  je  voyais  les  marques 
mises  sur  ta  chair  par  les  mains  de  cet  homme,  mon  cœur  se  bri- 
serait... C'est  horrible!  » 

—  Assez,  George  !  ne  lisons  plus  !  supplia  de  nouveau  Hippolyte 
en  prenant  dans  ses  mains  la  tête  de  l'aimé  et  en  le  baisant  sur 
les  yeux.  George,  je  t'en  conjure! 

Elle  réussit  à  l'éloigner  de  la  table.  Et  il  souriait  de  cet  indé- 
finissable sourire  qu'ont  parfois  les  malades  lorsqu'ils  cèdent  aux 
instances  d'autrui,  tout  en  sachant  bien  que  le  remède  est  tardif 
et  inutile. 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VII 

Le  soir  du  Vendredi  Saint,  ils  repartirent  pour  Rome. 

Avant  le  départ,  sur  les  cinq  heures,  ils  prirent  le  thé.  Ils 
étaient  taciturnes.  La  vie  simple  qu'ils  avaient  vécue  dans  cet  hôtel 
leur  apparut,  au  moment  où  elle  allait  finir,  extraordinairement 
belle  et  désirahle.  L'intimité  de  ce  modeste  logis  leur  apparut  plus 
douce  et  plus  profonde.  Les  lieux  où  ils  avaient  promené  leurs 
mélancolies  et  leurs  tendresses  s'éclairèrent  de  clartés  idéales. 
C'était  donc  encore  un  fragment  de  leur  amour  et  de  leur  être  qui 
tombait  anéanti  dans  l'abîme  du  temps. 

George  dit  : 

—  Cela  aussi  est  passé! 
Hippolyte  dit  : 

—  Comment  vais-je  faire?  Il  me  semble  que  je  ne  pourrais  plus 
dormir  ailleurs  que  sur  ton  cœur. 

Ils  se  regardèrent  dans  les  yeux,  se  communiquèrent  leur  émo- 
tion, sentirent  que  le  flot  montant  leur  serrait  la  gorge.  Ils  se 
turent,  ils  écoutèrent  le  bruit  régulier  et  monotone  que  faisaient 
dans  la  rue  les  paveurs  battant  le  pavé.  Mais  ce  bruit  fastidieux 
augmenta  leur  malaise. 

George  se  leva  et  dit  : 

—  ("est  insupportable  ! 

Ces  chocs  cadencés  irritaient  en  lui  le  sentiment  de  la  fuite  du 
temps,  qu'il  avait  déjà  si  vif;  ils  lui  inspiraient  cette  sorte  de  ter- 
reur anxieuse,  si  souvent  éprouvée  déjà  en  écoutant  les  oscillations 
du  pendule;  Et  cependant,  les  jours  précédons,  ce  bruit  ne  l' avait-il 
pas  bercé  dans  un  vague  bien-être? Il  pensa  :  «  Dans  deux  ou  trois 
heures,  nous  nous  séparerons.  Je  recommencerai  ma  vie  habi- 
tuelle, qui  n'est  qu'une  série  de  petites  misères.  Mon  mal  habituel 
me  reprendra  inévitablement.  D'ailleurs  je  connais  les  troubles 
que  le  printemps  suscite  en  moi.  Je  souffrirai  sans  trêve.  Et  je 
pressens  déjà  qu'un  de  mes  bourreaux  les  plus  impitoyables  sera 
l'idée  qu'Exili  m'a  enfoncée  dans  la  tête.  Si  Hippolyte  voulait  me 
guérir,  le  pourrait-elle?  Peut-être;  en  partie  du  moins.  Pourquoi 
ne  viendrait-elle  pas  avec  moi  dans  un  lieu  solitaire,  non  pas  pour 
une  semaine  mais  pour  très  longtemps?  Elle  est  adorable  dans 
l'intimité,  pleine  de  menues  prévenances  et  de  grâces  mignonnes. 
Peut-être  réussirait-elle  à  me  guérir  par  sa  présence  assidue,  ou 
du  moins  à  me  rendre  la  vie  plus  légère.  » 

Il  s'arrêta  devant  Hippolyte,  lui  prit  les  deux  mains,  lui 
demanda  : 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  641 

—  Pendant  ces  quelques  jours,  as-tu  été  très  heureuse? 
Réponds. 

Il  avait  la  voix  émue  et  insinuante. 
Elle  répondit  : 

—  Heureuse  comme  jamais  ! 

George,  sentant  dans  cette  réponse  une  sincérité  profonde,  lui 
serra  les  mains  avec  force  et  reprit  : 

—  Te  serait-il  possible  de  continuer  ta  vie  ordinaire? 
Elle  répondit  : 

—  Je  n'en  sais  rien;  je  ne  regarde  pas  devant  moi.  Tu  sais 
que  tout  est  perdu. 

Elle  baissa  les  yeux.  George  la  saisit  dans  ses  bras,  passionné- 
ment. 

—  Tu  m'aimes,  n'est-ce  pas?  Je  suis  l'unique  but  de  ton  exis- 
tence ;  dans  ton  avenir,  tu  ne  vois  que  moi... 

Avec  un  sourire  imprévu  qui  releva  ses  longs  cils,  elle  dit  : 
— ■  Oui,  tu  le  sais  bien. 

Il  ajouta  encore,  à  voix  basse,  le  visage  penché  jusque  sur 
son  sein  : 

—  Tu  connais  mon  mal. 

Elle  semblait  avoir  deviné  la  pensée  de  son  amant.  Comme 
en  confidence,  d'une  voix  chuchotante  qui  semblait  rétrécir  le 
cercle  où  ils  respiraient  et  palpitaient  ensemble,  elle  demanda  : 

—  Que  puis-je  faire  pour  te  guérir? 

Ils  se  turent,  enlacés.  Mais,  dans  le  silence,  leurs  deux  âmes 
examinaient  et  décidaient  la  même  chose. 

—  Viens  avec  moi,  s'écria  George.  Allons  dans  un  pays  incon- 
nu ;  restons-y  tout  le  printemps,  tout  l'été,  tant  que  nous  pour- 
rons... Et  tu  me  guériras. 

Elle  répondit  sans  la  moindre  hésitation  : 

—  Je  suis  prête.  Je  t'appartiens. 

Ils  se  détachèrent  l'un  de  l'autre,  consolés.  L'heure  du  départ 
était  venue;  ils  bouclèrent  la  dernière  valise.  Hippolyte  ramassa 
toutes  ses  fleurs, -déjà  fanées  dans  les  verres  :  les  violettes  de  la  villa 
Cesarini,  les  cyclamens,  les  anémones  et  les  pervenches  du  parc 
Ghigi,  les  roses  simples  de  Gastel-Gandolfo,  une  branche  d'aman- 
dier cueillie  dans  le  voisinage  des  Bains  de  Diane,  en  revenant  de 
l'Emissaire.  Ces  fleurs  auraient  pu  raconter  toutes  leurs  idylles. 
—  Oh  !  la  course  folle  dans  le  parc,  en  dévalant  par  une  pente 
raide,  sur  les  feuilles  sèches  où  les  pieds  s'enfonçaient  jusqu'à  la 
cheville!  Elle  criait  et  riait,  piquée  aux  jambes  par  les  orties 
vertes  à  travers  le  bas  fin;  et  alors,  devant  elle,  George  abattait 
à  coups  de  canne  les  tiges  piquantes,  qu'elle  foulait  ensuite  sans 
tome  cxxix.  —  1895.  41 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

danger.  Très  vertes,  d'innombrables  orties  ornaient  les  Bains  de- 
Diane,  l'antre  mystérieux  où  les  échos  propices  transformaient  en 
musique  les  lentes  stillations.  Elle,  du  fond  de  l'ombre  humide, 
regardait  la  campagne  toute  couverte  d'amandiers  et  de  pêchers 
argent  et  rose,  infiniment  suaves  sur  la  pâleur  glauque  des  eaux 
lacustres.  Autant  de  fleurs,  autant  de  souvenirs! 

—  Vois,  dit-elle  en  montrant  à  George  un  ticket;  c'est  le  billet 
de  Segni-Paliano  !  Je  le  garde. 

Pancrace  frappa  à  la  porte.  Il  apportait  à  George  la  note  acquit- 
tée. Dans  l'attendrissement  que  lui  causa  la  générosité  de  Monsieur, 
il  se  confondit  en  actions  de  grâces  et  en  souhaits.  Finalement,  il 
tira  de  sa  poche  deux  cartes  de  visite  et  les  offrit  pour  rappeler  à 
Monsieur  et  à  Madame  son  pauvre  nom,  en  s'excusant  de  la  har- 
diesse. 

A  peine  fut-il  sorti,  que  les  faux  jeunes  mariés  se  mirent  à 
rire.  Les  cartes  portaient  en  caractères  pompeux  :  —  Pancrace 
Pétrella. 

Hippolyte  dit  : 

—  Je  les  garde  aussi  en  souvenir! 

Pour  la  seconde  fois,  Pancrace  frappa  à  la  porte.  Il  apportait 
à  Madame  un  cadeau  :  quatre  ou  cinq  oranges  magnifiques.  Ses 
yeux  brillaient  dans  son  visage  rubicond.  Il  avertit  : 

—  Il  est  temps  de  descendre. 

En  descendant  l'escalier,  les  deux  amans  sentirent  retomber 
sur  eux  la  tristesse  et  une  sorte  d'effroi,  comme  si,  au  sortir  de  cet 
asile  de  paix,  ils  allaient  affronter  un  péril  obscur.  Le  vieil  hôte- 
lier les  salua  sur  la  porte  en  disant  avec  regret  : 

—  J'avais  pour  ce  soir  de  si  belles  alouettes! 
George  répondit  avec  une  contraction  dans  les  lèvres  : 

—  Nous  reviendrons  bientôt!  Nous  reviendrons  bientôt! 
Pendant  qu'ils  regagnaient  la  gare,  le  soleil  se  couchait  dans  la 

mer,  à  l'extrême  horizon  de  la  campagne  latine,  rougeâtre  parmi 
les  brumes.  A  la  Gecchina,  il  bruinait.  Lorsqu'ils  se  séparèrent, 
Rome  leur  apparut,  en  cette  soirée  de  Vendredi  Saint  humide  et 
brumeuse,  comme  une  ville  où  l'on  ne  pouvait  que  mourir. 

Gauriel  d'Annunzio. 

(La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


LES  SALONS  DE  1895 


LA    PEINTURE 


Le  vent  de  folie  dépensière  et  tapageuse  qui,  depuis  quelque 
temps,  agite  les  ingénieurs  et  les  architectes,  au  grand  dommage 
de  nos  promenades  publiques  et  de  nos  monumens  nationaux, 
semble  devoir  emporter  à  la  fois,  dans  une  tourmente  prochaine, 
le  jeune  palais  du  Champ-de-Mars,  où  s'abrite  la  Société  natio- 
nale des  Beaux- Arts,  et  le  vieux  palais  des  Champs-Elysées,  ou 
réside  la  Société  des  Artistes  français.  L'Exposition  universelle 
de  1900  sera  la  raison  ou  le  prétexte  de  ces  démolitions  simul- 
tanées qui  laisseront  à  la  belle  étoile  les  deux  compagnies  rivales, 
sans  leur  garantir  peut-être  pour  l'avenir  des  installations  mieux 
appropriées.  Les  Parisiens  commencent  à  s'émouvoir,  avec  eux  les 
provinciaux,  et,  par  contre-coup,  les  étrangers.  La  suppression, 
même  momentanée,  de  ces  Salons  encombrés  et  peu  choisis,  dont 
on  maudit,  par  lassitude  ou  par  genre,  la  médiocrité  dans  les  pre- 
miers jours,  mais  où  l'on  ne  cesse,  pendant  deux  mois,  d'aller 
prendre  sa  distraction  et  trouver  son  plaisir,  leur  paraît  à  tous 
une  calamité  redoutable;  tant  ces  fêtes  annuelles  de  l'art,  plus 
fréquentées  que  jamais  par  les  gens  du  peuple  comme  par  les 
gens  du  monde,  par  les  bourgeois  comme  par  les  artistes,  sont 
entrées  dans  les  habitudes  de  notre  vie  nationale  ! 

Que  les  dieux  de  l'administration  écartent  donc  de  nous  ce 
calice  !  Mais  si  leurs  convictions  mégalomanes  ne  leur  permet- 
taient pas  de  se  rendre  à  nos  prières,  si  le  malheur  arrive,  qu'il 
soit  bon  à  quelque  chose!  Nous  sera-t-il  alors  permis  d'espérer 
voir  dans  l'avenir  les  deux  sœurs  ennemies,  rapprochées  par  l'in- 
fortune, sinon  s'embrasser  sous  le  même  toit,  du  moins  y  vivre  côte 


644  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  côte,  pour  le  plus  grand  profit  de  nos  jambes,  de  nos  yeux  et  de 
nos  esprits?  A  vrai  dire,  plus  vont  les  choses,  moins  le  bon  pu- 
blic peut  voir,  dans  cette  séparation  de  corps  (qui  a  produit,  dans 
la  pratique,  de  sérieuses  améliorations,  sur  la  rive  droite  comme 
sur  la  rive  gauche),  une  véritable  question  de  principes,  une  lutte 
convaincue  d'écoles  et  de  systèmes.  Au  Champ-de-Mars,  où  les 
élèves  du  dur  Meissonier  continuent  à  se  mêler  aux  disciples  du 
tendre  Puvis,  l'on  peut  bien  constater  une  tendance  générale  à 
chercher  la  qualité  première  de  la  peinture  dans  la  tenue  harmo- 
nique et  dans  l'unité  calme  de  la  coloration;  néanmoins,  cette 
tendance  n'y  est  point  exclusive  et  la  plupart  même  de  ceux  qui 
l'ont  d'abord  préconisée  à  outrance  s'efforcent  de  donner  à  leurs 
harmonies  des  dessous  plus  résistans  et  plus  corrects,  d'après  les 
traditions  naguère  démodées  que  les  maîtres  des  Champs-Elysées 
avaient  l'enfantillage  de  soutenir.  Aux  Champs-Elysées,  où  l'on 
a  réussi  à  maintenir,  dans  l'intérêt  des  générations  nouvelles, 
le  culte  de  la  composition  réfléchie  et  celui  des  formes  justes  et 
pleines,  nous  ne  voyons  pas  que  ces  préoccupations  néces- 
saires empêchent  les  innovations  les  plus  diverses  et  les  plus 
hardies,  dans  tous  les  sens,  et  les  affolés  de  modernisme,  en 
fait  de  niaiseries  symbolistes  ou  de  naturalisme  ordurier,  ne  s'y 
trouvent  guère  plus  gênés  qu'ailleurs  pour  exprimer,  en  des  lan- 
gages spéciaux,  leurs  confuses  aspirations  ou  leurs  sensations  gros- 
sières. En  réalité,  il  n'y  a  qu'une  école  française,  troublée,  agitée, 
inquiète,  tâtonnant  de  droite  et  de  gauche,  aussi  bien  là-bas 
qu'ici  près,  sans  but  arrêté,  sans  parti  pris  décidé,  où  qu'on 
l'examine  et  où  qu'on  la  prenne;  de  tous  les  côtés  aussi  il  y  a 
une  école  laborieuse,  vivante,  ambitieuse,  qui  aboutira  demain 
si  elle  ne  le  fait  pas  aujourd'hui,  et  qui  conserve,  malgré  tout,  au 
milieu  des  étrangers,  nourris  par  elle,  qui  l'assiègent  et  qui  l'en- 
vahissent, des  qualités  de  race,  une  conscience  du  métier,  une 
franchise  d'observation,  une  clarté  d'expression  qui  la  feront  sortir, 
à  son  honneur,  de  cette  crise  passagère.  Examinons  d'abord  les 
Français  dans  les  deux  Salons,  nous  verrons  ensuite  les  étrangers. 

I 

Les  facultés  les  plus  sérieusement  atteintes  par  les  théories 
paradoxales  dont  ils  commencent  à  revenir  ont  été,  chez  nos 
peintres,  les  facultés  imaginatives,  celles  qui  sont  nécessaires  à 
l'exercice  de  la  peinture  monumentale,  décorative  ou  historique. 
Ce  n'est  pas  qu'on  n'ait  chanté,  plus  que  jamais,  à  tue-tête  et  par- 
dessus les  toits,  des  hymnes  en  l'honneur  de  l'art  décoratif.  Ne 
semblait-il  pas  à  plus  d'un  qu'il  venait,  le  matin   même,  d'en 


LES    SALONS    DE    1895.  645 

découvrir  la  science  et  les  lois,  comme  si  Le  Brun,  Boucher, 
Delacroix,  vingt  autres  autour  d'eux,  n'y  avaient  point  excellé 
sans  l'attendre?  Par  malheur,  en  même  temps  qu'on  poussait 
les  jeunes  peintres  à  s'enhardir  aux  grandes  entreprises,  on  leur 
retirait,  d'autre  part,  les  moyens  d'y  réussir,  en  leur  prêchant, 
avec  des  airs  inspirés  et  fanatiques,  le  mépris  des  études  spé- 
ciales, l'oubli  des  traditions  techniques,  le  culte  de  l'ignorance, 
et,  comme  seul  respect,  celui  de  leur  propre  infatuation  :  les 
résultats  définitifs  ne  pouvaient  donc  guère  répondre  à  l'attente. 
L'Hôtel  de  Ville  de  Paris  et  un  grand  nombre  d'édifices  provin- 
ciaux sont  là  pour  témoigner  de  l'insuffisante  préparation  avec 
laquelle  les  peintres  ont  abordé  le  plus  souvent  les  nobles  tâches 
qui  leur  étaient  confiées. 

Les  triomphes  légitimes  de  M.  Puvis  de  Ghavannes  ont  jeté, 
dans  l'esprit  de  la  génération  nouvelle,  un  trouble  passager 
dont  elle  a  peine  à  se  remettre.  Néanmoins,  le  nombre  augmente 
à  vue  d'œil  des  artistes  qui  croient  pouvoir,  sans  irrévérence, 
goûter,  comme  il  sied,  le  charme,  toujours  élevé  et  délicat, 
de  ses  rêveries  sereines,  tout  en  refusant  de  prendre  pour 
modèles  des  réalisations  souvent  fort  incomplètes.  Le  panneau 
d'escalier  destiné  à  la  Bibliothèque  de  Boston,  les  Muses  inspi- 
ratrices acclamant  le  Génie,  messager  de  lumière,  est  disposé 
avec  cette  clarté  résolument  naïve  et  cette  intelligence  des  sil- 
houettes expressives  qui  restent  les  qualités  maîtresses  de 
M.  Puvis  de  Ghavannes,  surtout  lorsqu'il  laisse  ses  visions  errer 
dans  le  monde  harmonieux  des  souvenirs  antiques,  le  monde  qu'il 
a  le  plus  fréquenté,  le  seul  où  il  paraisse  vraiment  libre.  Rien 
de  plus  noble,  de  plus  aisé,  de  plus  heureux  que  les  mouvemens, 
habilement  variés  dans  leur  uniformité,  par  lesquels  les  neuf 
chastes  filles,  en  longues  tuniques  flottantes  d'un  blanc  virginal, 
tenant  d'une  main  la  lyre  ou  le  sistre,  et,  de  l'autre,  tendant  le 
laurier  et  la  couronne,  s'avancent  des  deux  côtés  ou  s'envolent 
vers  le  jeune  génie,  vers  l'adolescent  vainqueur  qui  se  tient 
debout,  en  haut,  au  centre,  au-dessus  d'elles.  Ces  pâles  appari- 
tions, à  la  fois  graves  et  légères,  se  profilent  sur  l'azur  calme  de 
la  mer  lointaine  avec  une  grâce  vive  et  rapide  qui  rappelle  les 
figures  charmantes  tracées  d'un  fin  pinceau  par  les  peintres 
attiques  sur  la  panse  fuyante  des  élégans  lécythes.  C'est  le  même 
charme  et  le  même  naturel,  ce  sont  aussi  les  mêmes  procédés 
sommaires  d'exécution,  notamment  pour  les  extrémités,  et  c'est  là 
que  notre  inquiétude  commence.  Cette  insouciance  d'achèvement 
qui,  dans  ces  figurines  tracées  hâtivement  sur  des  objets  usuels, 
aux  surfaces  convexes,  nous  amuse  plutôt  comme  un  témoignage 
de  liberté  sans  prétention  et  d'habileté  sans  insistance,  n'est-elle 


646  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  faite  pour  irriter,  à  la  longue,  les  regards,  lorsqu'il  s'agit  de 
figures  de  grandeur  naturelle,  gravement  fixées  sur  un  mur  pour 
l'éternité?  Hésiode  ne  nous  dit-il  pas  que  les  Grâces  et  le  Désir  se 
tenaient  toujours  auprès  de  ces  aimables  filles  lorsqu'elles  mon- 
taient, en  chantant,  vers  l'Olympe?  Ces  divinités  dominatrices  de 
la  vieille  Hellade,  connaisseuses  délicates  et  difficiles  en  fait  de 
beauté,  vous  auraient-elles  donc  escortées,  ô  Muses  savantes  et 
douces,  si  vous  ne  les  aviez  attirées  par  la  perfection  de  vos 
formes  autant  que  par  la  séduction  de  vos  voix? 

Ce  qui  enchante,  malgré  tout,  chez  M.  Puvis  de  Ghavannes, 
c'est  la  sincérité  visible  de  son  rêve.  Que  de  choses  on  peut  pas- 
ser, dans  l'art  comme  dans  la  vie,  à  ceux  qui  aiment  bien  et  font 
sentir  qu'ils  aiment  !  Je  me  sens  aussi  beaucoup  d'indulgence, 
malgré  les  chatouillemens  agaçans  qu'inflige  à  ma  rétine  son 
tàtillonnage  obstiné,  pour  le  rêveur  bizarre,  mais  convaincu,  ce 
semble,  qu'est  M.  Henri  Martin.  Les  vices  de  son  procédé,  de  ce 
pointillé  pénible,  minutieux,  frétillant,  qui  décompose  les  colo- 
rations aussi  bien  que  les  formes,  s'accentuent  d'autant  mieux 
qu'il  l'applique  sur  de  plus  grandes  toiles  et  plus  indifférem- 
ment à  toutes  choses.  Qu'il  s'en  serve  pour  donner  à  certaines 
parties,  notamment  à  ses  fonds,  une  vibration  plus  délicate  ou 
plus  intense,  passe  encore;  mais  cet  émiettement  furieux  des 
molécules,  cette  réduction  systématique  des  objets  en  poussières 
impalpables,  deviennent  tout  à  fait  choquans  lorsqu'ils  ont  la 
prétention  de  représenter  également  des  corps  solides,  des  visages 
charnus,  de  souples  tissus,  des  végétaux  mobiles  ou  de  rigides 
métaux.  Toute  peinture,  sans  doute,  la  peinture  décorative  sur- 
tout, vit  de  conventions;  libre  à  l'artiste  d'y  voir  tout  en  gris, 
en  bleu  ou  en  rose!  C'est  son  métier,  c'est  sa  gloire  d'idéaliser 
toutes  choses,  en  les  faisant  passer  de  la  nature  dans  l'art.  Toutes 
les  transpositions  lui  sont  donc  permises,  sous  la  seule  condition 
d'y  conserver,  entre  les  choses,  les  rapports  nécessaires  qu'elles 
ont  dans  la  réalité.  Qu'une  figure  soit  dessinée  au  crayon  ou  à  la 
sanguine,  peinte  en  grisaille  ou  de  couleurs  naturelles,  sculptée 
en  pierre  ou  en  bois,  elle  ne  restera,  pour  nos  yeux,  une  vraie 
figure  que  si  les  chairs  y  gardent  une  autre  apparence  que  les 
vêtemens,  que  si  les  mains  et  les  pieds  n'y  sont  pas  traités  comme 
des  cheveux  et  de  la  barbe.  Or  le  procédé  des  pointillistes,  poussé 
à  l'extrême,  supprime  toute  diversité  d'aspect  entre  les  visages,  les 
tissus,  les  végétaux,  le  paysage.  Hâtons-nous  de  dire  que  M.  Henri 
Martin  n'en  est  plus  là,  et  que  dans  cette  frise  pour  l'Hôtel  de  Ville, 
il  montre  lui-même,  çà  et  là,  instruit  par  la  nécessité,  quelques 
intentions  d'en  revenir  à  des  pratiques  plus  logiques  et  plus 
viriles. 


LES    SALONS    DE    1895.  647 

La  disposition  en  est  à  la  fois  simple,  ingénieuse,  elaire  et 
justement  appropriée.  Au-dessus  des  trois  arcades  cintrées,  cor- 
respondant à  des  ouvertures  do  portes,  qui  coupent  et  divisent 
la  toile,  s'étend  un  fond  de  bois,  une  sapinière  ensoleillée,  dont 
les  fûts  jaunâtres  se  dressent  au  milieu  de  claires  et  vivaces  flo- 
raisons printanières.  Dans  le  centre,  en  plein  bois,  une  femme 
en  blanc,  une  des  Muses,  qui  pleure,  la  tète  dans  ses  mains.  A 
gauche,  en  bas,  dans  une  des  retombées,  un  peintre  assis,  la  pa- 
lette en  main,  coiffé  d'un  bonnet  rouge.  C'est  le  maître  de 
M.  Henri  Martin,  M.  Jean-Paul  Laurens.  Il  travaille  et  rêve,  et, 
au-dessus  de  lui,  par  derrière,  arrivent,  planant  d'un  vol  doux  et 
lent,  deux  autres  Muses,  l'une  portant  une  lyre,  l'autre  applau- 
dissant; plus  loin,  une  quatrième  tient  sur  ses  genoux,  un  enfant 
debout,  qui,  de  ses  petites  mains,  élève  une  haute  palme.  Sur  la 
droite,  la  même  conception  se  répète,  pour  un  poète,  mais  avec 
des  variétés  délicates  dans  les  attitudes  et  dans  les  gestes.  Le  poète, 
en  redingote  noire,  est  endormi,  et  l'une  des  Muses  le  baise  déjà 
sur  le  front,  tandis  que  deux  autres,  dans  le  ciel,  pressent,  pour 
la  rejoindre,  le  mouvement  de  leurs  grandes  ailes  dorées  et  roses  ; 
à  l'extrémité,  un  poète  ancien,  quelque  Orphée  mélancolique, 
regarde  et  médite.  L'association  des  figures  modernes  aux  figures 
imaginaires  est  opérée  avec  un  rare  bonheur;  il  n'y  a  rien  de 
banal  ni  de  prétentieux  dans  l'expression  des  silhouettes  non 
plus  que  des  physionomies.  On  sent  que  toute  cette  rêverie  vient 
d'une  âme  d'artiste,  sincère,  chaste,  élevée.  Et  cet  artiste  est  aussi 
un  peintre,  car,  sans  parler  de  l'exquise  lumière  qui  filtre  à  tra- 
vers ces  troncs,  ces  feuillages,  ces  fleurs,  les  piquant  çà  et  là 
d'éclairs  attendris,  on  ne  saurait  rester  insensible  à  certaines  fraî- 
cheurs de  colorations,  vives  et  fines,  qui,  de  tous  côtés,  réjouis- 
sent l'œil,  comme  des  bouquets  soigneusement  assortis.  En  pré- 
sence de  telles  qualités,  en  présence  d'un  tel  progrès,  faut-il  faire 
un  crime  à  M.  Henri  Martin  de  nous  montrer  encore  trop  de 
restes  fâcheux  de  ses  anciennes  habitudes?  Faut-il  trop  durement 
lui  reprocher  l'inconsistance  et  l'insensibilité  des  parties  nues, 
visages  et  mains,  par  suite  de  la  suppression  simultanée  des  con- 
tours et  des  modelés,  certaines  affectations* de  gaucheries  soi- 
disant  primitives  dans  l'arrangement  et  l'exécution  des  draperies? 
Une  fois  en  place,  c'est  possible,  quelques-unes  de  ces  insuffi- 
sances s'atténueront  d'elles-mêmes;  en  tout  cas,  il  sera  facile  à 
l'artiste  d'y  remédier.  La  façon  dont  il  reprend,  avec  courage 
et  conscience,  dans  son  autre  peinture,  l'Inspiration,  un  thème 
déjà  traité  par  lui,  nous  prouve  que  M.  Henri  Martin  possède  la 
vertu  essentielle  à  l'artiste,  le  souci  de  la  perfection  et  la  con- 
science de  ses  faiblesses. 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  mérites  particuliers  de  la  frise  de  M.  Henri  Martin  y 
éclatent  d'autant  mieux  qu'elle  se  trouve  voisine  de  deux  autres 
décorations  disposées  de  la  même  manière,  au-dessus  de  plusieurs 
portes,  par  MM.  Pierre  Vauthier  et  Bonis.  Il  n'y  a  pas  à  discuter 
les  sujets  choisis,  car  les  deux  artistes  en  ont  tiré  bon  parti  pour 
la  présentation  et  pour  l'ordonnance.  M.  Vauthier  a  représenté, pour 
une  salle  de  la  mairie  de  Bagnolet,  toute  une  population  de  ban- 
lieue en  liesse,  le  jour  du  couronnement  de  la  rosière,  M.  Bonis, 
pour  une  autre  salle  municipale,  des  Coureurs  et  des  Lutteurs 
symbolisant  les  Exercices  physiques.  Là,  des  costumes  du  jour, 
des  types  populaires,  de  l'agitation  familière;  ici,  des  draperies 
antiques,  des  nudités  héroïques,  des  mouvemens  sculpturaux. 
Des  deux  côtés,  un  sentiment  juste  de  l'harmonie  colorée  et  de 
la  liaison  des  figures  avec  le  paysage.  Des  deux  côtés  aussi,  par 
malheur,  la  même  obéissance  au  préjugé  courant,  c'est-à-dire 
une  atténuation  systématique  des  nuances  et  des  formes  qui 
supprime,  dans  la  fête,  toute  la  gaieté  et  l'éclat  de  couleurs,  qu'on 
y  cherche,  dans  la  course  et  la  lutte,  toute  la  vigueur  et  le  carac- 
tère de  dessin  qu'on  y  devrait  trouver.  La  toile  est  ,  triste  qui 
devrait  être  joyeuse,  et  languissante  et  maladive  celle  qui  devrait 
exprimer  la  santé  et  la  force. 

Il  faut- être  reconnaissans  à  MM.  Roll  et  Lhermitte  de  n'avoir 
jamais  donné  dans  ce  culte  à  la  mode  de  l'anémie  et  de  la  chlo- 
rose auquel  peuvent  sacrifier,  sans  qu'on  s'en  étonne,  quelques 
grands  prêtres  ou  petits  clercs  d'un  dilettantisme  plus  littéraire 
que  pittoresque  mais  qu'on  est  toujours  surpris  de  voir  pratiqué 
par  des  peintres  de  mœurs  contemporaines,  par  ceux  que  leur 
métier  même  tient  en  rapports  étroits  et  constans  avec  les  réalités 
solides  et  éclatantes  de  la  nature  et  de  la  vie.  Tous  deux  en 
trouvent  la  récompense  dans  le  progrès  constant  qui  marque  leurs 
grandes  œuvres.  L'imagination  p3ut  n'être  qu'à  moitié  satisfaite 
de  la  conception  très  spéciale  et  quelque  peu  sensuelle,  par 
laquelle  M.  Roll  entend  exprimer  certaines  Joies  de  la  vie,  celles 
que  donnent  les  Femmes,  les  Fleurs,  la  Musique.  On  pouvait 
s'attendre  à  ce  que  ces  joies  fussent  exprimées,  d'une  façon  ou 
d'une  autre,  par  un  spectacle  nettement  idéal,  ou  par  un  spectacle 
franchement  réel.  M.  Roll  en  juxtaposant,  dans  un  bois  de  la  ban- 
lieue, plusieurs  baigneuses  nues,  Dryades  ou  Bacchantes,  qui  se 
roulent  dans  les  herbes,  et  un  trio  de  musiciens  en  habits  noirs, 
qui  jouent  mélancoliquement  quelque  valse  à  la  mode,  au  son  de 
laquelle  trépignent,  dans  le  lointain,  en  rondes  folles,  des  Pari- 
siens et  des  Parisiennes  endimanchés,  s'est  mis  en  présence 
d'extraordinaires  difficultés.  Ce  n'est  pas  que  l'accord  de  figures 
nues  et  de  figures  costumées,  antiques  et  modernes,  allégoriques 


LES    SALONS   DE    1895.  649 

et  réelles,  soit  chose  condamnable  ou  impossible.  Nous  avons  vu 
cette  alliance  réalisée  par  M.  Henri  Martin  et  l'on  pourrait  citer 
vingt  chefs-d'œuvre  sans  sortir  du  Louvre,  tels  que  le  Concert 
champêtre,  les  Noces  de  Cana,  le  Débarquement  à  Marseille,  la 
Liberté  sur  la  barricade,  dans  lesquels  cet  accord  est  produit,  par 
l'exaltation  générale  du  style  et  du  coloris,  d'une  façon  si  natu- 
relle, qu'il  faut  quelque  réflexion  pour  se  rappeler  qu'on  a  devant 
soi  l'interprétation  poétique  d'une  scène  familière  ou  historique. 
Dans  toutes  ces  compositions,  il  n'est  point  un  morceau  qui  sente 
la  copie  immédiate  et  directe  de  la  réalité;  toutes  les  parties 
en  sont  également  transposées,  en  tons  majeurs,  par  la  même 
force  d'imagination.  Ce  qui  blesse,  je  crois  bien,  dans  la  toile  de 
M.  Roll,  consciencieux  reproducteur  des  choses,  c'est  précisément 
un  accent  trop  réel,  trop  scrupuleux,  qui  çà  et  là,  dans  certains 
morceaux,  reporte  notre  pensée  à  l'atelier  et  au  modèle  alors 
que  nous  devrions  être  simplement  séduits  par  l'entrain,  par 
la  richesse,  par  la  joie  de  l'exécution.  Ces  dames  déshabillées, 
en  leurs  contorsions  risquées  parmi  des  broussailles  inquiétantes 
pour  le  satin  de  leur  peau,  ont  l'air  quelque  peu  embarrassé  de 
leur  rôle,  comme  aussi  ces  honnêtes  virtuoses  qu'un  caprice 
d'artiste  a  fait  asseoir,  dans  le  fourré,  à  quelques  pas  d'elles,  pour 
exciter  leurs  ardeurs.  Les  unes  sont  trop  hardiment  nues,  les 
autres  trop  correctement  couverts;  leur  association  n'est  point 
préparée.  Une  fois  cette  petite  surprise  des  yeux  surmontée,  il  est 
juste  de  reconnaître  que  M.  Roll  n'a  jamais  brossé  une  grande 
toile  avec  une  telle  aisance  dans  l'arrangement  général  des  figures, 
avec  une  entente  à  la  fois  si  soutenue  et  si  délicate  de  l'harmonie 
et  de  l'équilibre  décoratifs.  Il  y  a  des  recherches  et  des  trou- 
vailles délicieuses  de  fraîcheurs  vives  ou  furtives,  d'accords  bril- 
lans  ou  de  mystérieuses  demi-teintes,  soit  dans  les  nudités,  soit 
dans  les  étoffes,  non  moins  que  dans  les  verdures  et  dans  les 
fleurs.  Le  groupe  même  des  musiciens,  ce  groupe  trop  réel,  est 
d'un  caractère  très  juste  et  très  saisissant.  M.  Roll  est  de  ceux  à 
qui  l'on  pardonnera  toujours  beaucoup,  parce  qu'il  est  un  de  ceux 
qui,  dans  la  crise  actuelle,  ont  gardé,  avec  le  plus  de  conviction, 
l'amour  de  la  franche  nature  et  de  la  vie  saine,  en  même  temps 
que  celui  de  la  bonne  peinture. 

Pas  plus  que  M.  Roll,  moins  que  lui  encore,  MM.  Lhermitte  et 
Friant  ne  sont  des  hommes  d'imagination.  Les  excellentes  études 
d'après  nature  qu'ils  nous  donnent  depuis  longtemps  l'un  et 
l'autre  :  M.  Lhermitte,  avec  une  intelligence  plus  simple  et  plus 
large  des  types  rustiques,  M.  Friant,  avec  une  analyse  plus 
variée  et  plus  fine  des  types  populaires  et  bourgeois,  les  ont 
placés  au  meilleur  rang,  parmi  les  artistes  d'observation.  Chargés 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  deux  de  peindre  de  vastes  panneaux,  le  premier,  pour 
l'Hôtel  de  Ville  de  Paris,  le  second,  pour  celui  de  Nancy,  ils  ont, 
avec  le  môme  bon  sens,  compris  qu'ils  n'avaient  point  à  forcer 
leur  talent,  ni  à  sortir  de  leur  monde.  Il  n'y  a  point  de  raison 
pour  qu'une  scène  contemporaine,  habilement  présentée  sur  une 
muraille  verticale,  ne  s'y  associe  à  l'entourage  architectural  aussi 
bien  qu'une  scène  historique  ou  allégorique;  il  y  en  a  beaucoup 
pour  qu'un  peintre  réaliste,  habitué  à  suivre  la  nature  pas  à  pas, 
se  donne  inutilement  bien  du  mal,  pour  échouer  misérablement, 
s'il  veut  faire,  sans  préparation,  œuvre  d'invention  et  de  fantaisie. 
M.  Friant,  en  peignant  les  Jours  heureux,  s'est  efforcé  seulement 
de  généraliser  les  types  et  les  sentimens  qu'il  rencontrait  autour 
de  lui;  pour  la  composition  comme  pour  le  dessin,  il  y  semble 
avoir  réussi.  Dans  le  premier  compartiment,  c'est  le  printemps, 
le  ciel  frais,  la  floraison  vive  et  confuse  des  coquelicots,  des  bou- 
tons d'or,  des  bleuets  dans  les  prairies  verdoyantes;  c'est  aussi 
la  fête  de  la  jeunesse,  des  filles  du  village  qui  s'en  vont,  à  travers 
champs,  babillardes,  respirant  la  joie,  accompagnées  par  les 
petits  frères  et  les  petites  sœurs.  Elle  sont  trois  ici,  et  l'une  d'elles 
s'arrête,  un  genou  en  terre,  pour  piquer  une  Heur  dans  les  che- 
veux dune  enfant  qui  rit;  un  gamin  à  côté,  un  tout  petit,  s'es- 
crime à  arracher  de  grosses  plantes  qui  lui  résistent.  Dans  le  se- 
cond compartiment,  c'est  la  saison  mûre;  sur  une  pente  herbue, 
deux  fiancés,  serrés  l'un  contre  l'autre,  regardent,  en  face  deux, 
une  mère  endormant  son  enfant  sur  ses  genoux;  entre  les  deux 
groupes  passe,  debout  comme  une  pensée  mélancolique,  droite  et 
réfléchie,  l'aïeule,  ridée  et  desséchée  par  la  vie,  tenant  à  la  main 
une  branche  fanée.  Les  couples  heureux  ne  la  regardent  pas, 
mais  elle  regarde,  elle,  le  nour"isson  qui  repose.  L'arrangement 
est  simple,  expressif,  d'un  sentiment  délicat,  sans  visées  d'idéal; 
tous  les  types  sont  des  types  réels,  français,  locaux  même,  et  pris 
dans  la  région;  le  dessin  est  poussé  à  fond  avec  une  précision 
minutieuse,  trop  minutieuse,  et  c'est  là  le  défaut.  Ce  travail  patient 
du  pinceau  est  resté  pénible,  sec,  froid,  et,  malgré  tant  de  qua- 
lités, ces  deux  panneaux,  d'un  aspect  jaunâtre  et  terne,  ne  don- 
nent qu'à  moitié  l'impression  qu'ils  pouvaient  produire  avec  plus 
de  liberté  dans  la  touche  et  de  chaleur  dans  l'éclairage. 

La  lourde  tâche  qu'il  avait  à  conduire  a  moins  surpris  M.  Lher- 
mitte.  Accoutumé  déjà  à  manier  les  grandes  figures,  mais  dans 
des  espaces  restreints,  il  n'a  pas  voulu  compliquer  sa  tâche  le 
jour  où  il  s'est  trouvé  devant  une  surface  plus  étendue.  Il  n'a  donc 
point  tenté  de  chanter  sur  le  mode  épique,  le  Ventre  de  Paris,  et, 
devant  représenter  les  Halles  à  l'heure  où  les  comestibles  de 
toute  espèce  et  de  toutes  couleurs  s'entassent  sur  les  étaux  et  sur 


LES    SALONS    DE    1895.  651 

les  pavés,  au  milieu  du  va-et-vient  des  maraîchers  et  des  piétons, 
du  brouhaha  des  revendeuses  et  des  clientes,  il  s'est  contenté  de 
nous  les  montrer,  telles  qu'il  les  a  vues,  et  que  nos  descendans 
seront  sans  nul  doute  enchantés  de  les  revoir.  Qu'on  pense  au 
plaisir  que  nous  éprouverions  à  retrouver  ce  spectacle  tumul- 
tueux et  réjouissant,  traité,  avec  cette  abondance  et  cette  exacti- 
tude, par  quelque  Le  Nain  au  xvne  siècle  ou  quelque  Chardin 
au  xvme!  Ce  qu'il  y  avait  à  craindre  pour  M.  Lhermitte,  c'est  que 
son  procédé  habituel  dépeindre,  un  peu  martelé,  un  peu  grisâtre, 
celui  d'un  homme  qui  a  manié  d'abord  le  crayon  et  le  fusain,  ne 
semblât  triste  et  maigre  en  une  si  grande  toile.  M.  Lhermitte 
s'est  parfaitement  rendu  compte  de  la  situation  et,  avec  une  vail- 
lance soutenue,  s'est  efforcé  de  donner  à  son  exécution  l'ampleur, 
la  solidité,  la  tenue  nécessaires.  Un  reste  de  papillotage  qui  trem- 
blote encore,  çà  et  là;  notamment  dans  les  plis  froissés  des  vête- 
mens,  y  surprend  d'autant  moins  qu'il  semble  causé  par  l'agita- 
tion des  figurans  multiples  et  affairés  dans  une  atmosphère  à  la 
fois  lumineuse  et  poussiéreuse.  Tous  ces  figurans,  marchandes 
assises  et  marchandes  debout,  porteurs  et  porteuses  de  paniers,  de 
bourriches  et  de  hottes,  ouvriers  et  campagnards,  cuisinières  et 
bourgeoises,  voyous  et  sergots,  ont  été  vus  d'un  œil  si  sûr,  rendus 
avec  une  telle  franchise,  qu'ils  deviennent,  pour  l'histoire  pari- 
sienne au  xixe  siècle,  des  documens  incontestables.  Le  plus  grand 
éloge  qu'on  puisse  faire  de  cette  composition  agitée  et  fourmil- 
lante, c'est  qu'elle  ne  semble  point  composée,  tant  les  gens  y 
semblent  bien  à  leur  place  et  à  leurs  affaires.  Comme  les  maîtres 
de  la  Renaissance  qui  signaient  leurs  panneaux  en  plaçant  leui 
propre  tète  dans  quelque  encoignure  discrète,  M.  Lhermitte  s'est 
glissé,  à  droite,  dans  la  foule,  entre  un  panier  de  verdure  et  un 
sac  de  pommes  de  terre.  On  ne  saurait  trouver  la  hardiesse 
excessive.  Les  Halles  sont  le  morceau  le  plus  exact  et  le  plus 
complet  qu'ait  inspiré,  dans  les  deux  Salons,  l'étude  de  la  vie  po- 
pulaire. 

La  peinture  historique  monumentale  n'a  produit  qu'une  grande 
toile,  la  Muraille,  par  M.  Jean-Paul  Laurens,  mais  c'est  une  œuvre 
puissante  et  originale.  Il  y  a  longtemps  que  M.  Laurens  se 
promène  dans  le  moyen  âge,  au  milieu  des  moines,  des  chevaliers, 
des  troubadours,  avec  l'aisance  d'un  homme  qui  a  retrouvé,  par 
l'imagination,  son  milieu  originel.  Très  différent  des  moyenâgeux 
romantiques  qui  se  contentaient  le  plus  souvent  d'affubler  d'ori- 
peaux bizarres  les  rêves  de  leur  fantaisie,  très  supérieur  aux 
moyenâgeux  archéologiques  qui  pastichent,  avec  froideur,  les 
miniatures  anciennes,  M.  J.-P.  Laurens  tient  pourtant  des  premiers 
par  la  passion  qu'il  apporte  en  ses  résurrections  du  passé,  et  des 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seconds  par  ses  coutumes  studieuses  et  ses  goûts  d'exactitude; 
il  se  distingue  de  tous  par  la  clairvoyance  avec  laquelle  il  sait 
retrouver,  dans  les  hommes  d'aujourd'hui,  la  survivance  des 
types  et  des  caractères  qui  lui  sont  suggérés  par  les  chroniques  et 
définis  par  les  œuvres  d'art.  Dans  ses  illustrations  des  Récits  mé- 
rovingiens, dans  ses  Emmurés  de  Carcassonne,  dans  sa  Mort  de 
sainte  Geneviève,  combien  sont  à  la  fois  vieux  et  modernes, 
disparus  et  vivans,  ses  soldats  féroces,  ses  serfs  abrutis,  ses 
ecclésiastiques  fanatiques!  La  ville  de  Toulouse,  en  lui  offrant  la 
décoration  d'une  vaste  muraille,  dans  le  Capitole,  fermant  le  fond 
d'une  longue  galerie  et  que  l'on  verra  de  loin,  lui  a  fourni  l'occa- 
sion de  prouver  la  vigueur  de  son  intelligence  historique  d'une 
façon  plus  complète. 

Le  sujet  est  emprunté  à  la  guerre  des  Albigeois.  La  ville  de 
Toulouse,  assiégée  inutilement  une  première  fois  par  Simon  de 
Montfort,  a  dû  se  soumettre  à  la  suite  d'une  défaite  sanglante. 
Les  hommes  du  Nord  l'ont  pillée  sans  pitié  et  rasée  jusqu'au  sol. 
Les  Toulousains,  indignés,  rappellent  leur  comte  Raymond,  se 
soulèvent  deux  fois  contre  les  croisés,  les  forcent  enfin  à  quitter 
la  ville.  Ce  n'est  pas  tout  d'être  chez  soi,  il  faut  organiser  la  dé- 
fense, relever  les  murailles,  les  relever  en  hâte,  et  qu'elles 
soient  hautes  et  solides.  Les  capitouls  se  réunissent  et,  pour 
s'assurer  l'appui  du  ciel,  placent  «  dans  la  plus  haute  voûte  du 
plus  haut  clocher,  entre  lampes  et  candélabres  »,  les  reliques  de 
saint  Exupère  qui  protégera  son  peuple.  Les  meilleurs  charpen- 
tiers sont  chargés  de  dresser  dans  tous  les  postes  des  balistes  et 
des  pierriers.  Dans  tous  les  quartiers,  des  chevaliers,  des  bour- 
geois, des  marchands  sont  désignés  pour  faire  fortifier  les  postes 
et  diriger  les  ouvriers.  «  Et  tous  se  mettent  à  l'œuvre,  dit  Guil- 
laume de  Tudèle,  le  menu  peuple,  les  damoiseaux,  les  damoi- 
selles,  les  dames  et  les  femmes,  les  jouvenceaux,  les  jouvencelles 
et  les  petits  enfans  qui,  chantant  des  ballades  et  des  versets  légers, 
travaillent  aux  clôtures,  aux  fossés,  aux  ponts,  aux  barrières, 
aux  murs,  aux  escaliers,  aux  corridors,  aux  portes,  aux  salles, 
aux  embrasures,  aux  guichets,  aux  tranchées,  aux  voûtes...  » 
Nous  abrégeons  l'énumération  qui  montre  chez  le  poète-chro- 
niqueur un  homme  au  courant  de  tous  les  détails  de  l'architec- 
ture militaire.  Ce  n'est  pas  une  seule  fois  d'ailleurs  que  le  moine- 
troubadour,  dans  ses  vers  colorés  et  vivans,  dont  les  descriptions 
d'une  rare  précision  ont  fourni  à  Viollet-le-Duc  les  renseigne- 
mens  les  plus  exacts  et  les  plus  précieux  sur  l'art  militaire  au 
xme  siècle,  nous  montre  toute  une  population  à  l'œuvre  dans  les 
mêmes  conditions.  Au  siège  de  Moissac,  au  siège  de  Beaucaire, 
de  même,  pêle-mêle,  en  chantant,  seigneurs  et  manans,  bour- 


LES    SALONS    DE    1893.  653 

geois  et  artisans,  grandes  dames  et  fillettes,  grimpent  sur  les 
échelles  et  portent  le  mortier.  L'amoncellement  héroïque  d'écha- 
faudages enchevêtrés,  qui  envahit  tout  le  bas  de  la  peinture  de 
M.  J.-P.  Laurens  représente,  pour  nous  comme  pour  lui,  l'une 
des  occupations  les  plus  caractéristiques  des  xme  et  xive  siècles  ou 
plutôt  une  de  leurs  passions.  Cette  passion  de  la  construction, 
passion  de  foi  ou  de  nécessité,  passion,  en  tout  cas,  universelle 
et  féconde,  a  couvert,  en  deux  siècles,  notre  territoire,  non  par 
centaines,  mais  par  milliers,  d'églises,  de  châteaux  forts,  de  pa- 
lais, de  manoirs,  d'un  art  puissant  et  varié,  dont  quatre  siècles 
de  destruction  religieuse,  académique,  révolutionnaire  ou  utili- 
taire n'ont  pu  anéantir  les  imposants  débris  et  les  ineffaçables 
souvenirs.  C'est  donc  avec  la  gravité  du  chanteur  épique  que  le 
peintre  a  fait  monter  sur  ces  échafaudages,  pour  achever  le  pare- 
ment des  créneaux  et  des  courtines,  pour  ajuster  sur  la  tour  cor- 
nière les  traverses  ajourées  des  larges  hourds,  pour  dresser,  sur 
la  plus  haute  terrasse,  le  trébuchet  gigantesque  qui  frappera 
bientôt  le  cruel  Simon  d'une  énorme  pierre,  «  à  la  place  où  il 
fallait  »,  les  charpentiers  et  les  maçons,  leurs  femmes  et  leurs 
filles,  travaillant  avec  enthousiasme,  sous  la  direction  des  maî- 
tres d'œuvre  et  des  sergens  des  capitouls.  Le  peintre  diffère,  en 
cela  pourtant,  du  témoin  oculaire,  que,  voyant  à  distance  les 
choses  d'un  regard  plus  calme  et  avec  un  esprit  plus  démocra- 
tique, il  est  à  la  fois  moins  dramatique  et  moins  impartial.  Dans 
la  chronique,  nous  voyons  toujours  les  nobles,  les  riches  mar- 
chands, les  dames  et  damoiselles  prendre,  avec  leurs  habits  somp- 
tueux et  bigarrés,  une  part  active  à  la  résistance;  il  y  avait  là, 
pour  un  coloriste,  des  élémens  précieux  que  l'artiste,  plus  plé- 
béien, a  cru  devoir  négliger.  D'autre  part,  c'est  presque  toujours 
sous  la  menace  même  de  l'ennemi,  sous  la  tombée  intermittente 
des  flèches  et  des  pierres,  que  ces  travailleurs  improvisés,  chan- 
tant et  gabant,  poursuivaient  leur  tâche.  Or,  si  l'on  n'apercevait, 
en  l'air,  les  apparitions  des  saints  patrons  portant  l'étendard 
«  Mort  à  Montfort!  »,  on  pourrait  croire,  ici,  que  tous  ces  ouvriers 
affairés  travaillent  sans  inquiétude.  Mais  il  n'est  pas,  nous  le 
savons,  dans  le  tempérament  de  M.  J.-P.  Laurens  de  développer 
les  drames  ou  les  tragédies  de  l'histoire  dans  leur  pleine  action  ; 
contemplateur  grave,  justicier  loyal  et  ému,  il  aime  mieux  nous 
faire  assister,  paisiblement,  sincèrement,  à  leurs  préparations  ou 
à  leurs  conséquences.  C'est  ce  qu'il  a  fait  pour  les  Emmurés, 
pour  le  Duc  oVEnghien,  pour  Y  Excommunié,  etc.  Prenons-le 
donc,  tel  qu'il  est,  et  admirons,  dans  la  Muraille,  la  page  d'his- 
toire populaire  la  plus  vaste  et  la  plus  exacte  qu'il  ait  écrite ,  en 
ce  style  ferme  et  sobre,  viril  et  rude,  qui  lui  est  bien  personnel 


654  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  dont  on  retrouve  l'origine  dans  les  maîtres  les  plus  francs  et 
les  plus  expressifs  du  xve  siècle  florentin.  Quelques-uns  des  ou- 
vriers de  la  muraille  toulousaine  ont  déjà  travaillé  à  la  Tour  de 
Babel  du  Gampo-Santo  de  Pise;  mais  ce  n'est  pas  seulement  par 
des  rencontres  d'attitudes  et  des  ressemblances  d'ajustemens  que 
M.  J.-P.  Laurens  rappelle  Benozzo  Gozzoli,  il  lui  ressemble  aussi 
par  certains  traits  de  simplicité  et  de  noblesse  qui  ne  sont  pas 
indignes  de  son  illustre  prédécesseur  et  auxquels  il  ajoute  des 
préoccupations  d'exactitude  historique  et  de  sympathie  humaine 
qui  lui  donnent  la  marque  de  son  temps  et  de  son  pays. 

C'était  une  grave  besogne  qu'on  avait  imposée  à  M.  Ehrmann 
en  lui  disant  de  représenter  à  la  Bibliothèque  Nationale,  sur  un 
seul  panneau,  les  Lettres,  les  Sciences,  les  Arts  du  moyen  âge, 
tout  un  monde,  et  quel  monde,  si  divers  et  si  majestueux  !  M.  Ehr- 
mann a  fait  des  sacrifices.  En  réalité ,  dans  sa  composition 
habilement  disposée,  les  grands  rôles,  au  centre,  ne  sont  joués 
que  par  les  seuls  historiens  français,  Froissart,  le  jeune  et  alerte 
coureur  de  tournois  et  de  fêtes,  Juvénal  des  Ursins,  le  grave 
chroniqueur  des  années  sanglantes,  l'un  en  gai  costume  de  da- 
moiseau, l'autre  en  somptueuse  robe  de  brocart  (deux  figures 
très  réussies),  Villehardouin,  Joinville,  Commines,  ceux-ci  moins 
bien  caractérisés,  ou  un  peu  sacrifiés.  Dans  une  salle  de  la  Biblio- 
thèque, que  les  écrivains  tiennent  le  premier  rang,  rien  de  mieux. 
Mais  pourquoi  n'avoir  pas  mis,  à  côté  des  chroniqueurs,  en  figures 
parlantes,  quelques-uns  de  nos  grands  trouvères  ou  de  nos  grands 
docteurs?  Les  types  ne  manquaient  pas.  Les  deux  poètes,  très  vi- 
sibles au  premier  plan,  sont  Dante  et  Pétrarque,  qui  ne  sont  pas 
français,  et  dont  l'un  est  l'initiateur  de  la  Renaissance.  En  réalitér 
M.  Ehrmann,  qui,  par  toutes  ses  études  et  ses  travaux  antérieurs, 
est  un  homme  de  la  Renaissance,  n'a  pu  voir  le  moyen  âge  qu'en 
artiste  de  la  Renaissance.  Ce  sont  les  personnages  confinant  à  la 
Renaissance,  les  plus  extériorisés  et  les  mieux  habillés,  qu'il  repré- 
sente le  mieux.  Ses  habitudes  d'esprit,  en  vérité,  répugnent  même 
tellement  aux  formes  en  usage  pendant  la  période  qu'il  devait 
symboliser,  il  est  si  peu  converti  aux  grandeurs  de  l'art  ogival, 
qu'ayant  à  mettre  un  fond  derrière  ces  historiens  qui,  depuis  Vil- 
lehardouin jusqu'à  Commines,  n'ont  connu  que  les  formes  go- 
thiques, il  développe  un  portail  cintré,  antérieur  à  la  grande 
évolution  nationale,  le  portail  roman.  Ces  observations  n'en- 
lèvent rien  au  mérite  intrinsèque  de  la  composition  de  M.  Eh- 
rmann. Nous  les  faisons  seulement  pour  indiquer  en  quoi  diffè- 
rent, sur  ce  point,  les  tendances  de  la  génération  précédente  et 
les  tendances  de  la  génération  nouvelle  que  des  communications 
plus  précises  et  plus  fréquentes  avec  les  monumens  des  différens 


LES    SALONS    DE    1895.  655 

âges  et  des  différentes  races  poussent  à  des  analyses  plus  intimes 
de  leurs  caractères  et  de  leurs  âmes. 

Il  nous  répugne  fort,  d'ailleurs,  quelque  talent  qu'on  y  mette, 
de  voir,  en  revanche,  la  curiosité  des  peintres  ouvrir  uniquement 
les  chroniques  pour  en  extraire  des  anecdotes  scabreuses,  comme 
si  les  journaux  judiciaires  ou  fantaisistes  ne  suffisaient  pas  à 
fournir  leur  pâture  quotidienne  aux  imaginations  salies  ou  blasées. 
La  Maria  de  Padilla  (maîtresse  de  Pierre  le  Cruel)  nous  donne  une 
étonnante  idée  des  mœurs  de  l'Espagne  au  xivc  siècle.  «  La  chro- 
nique rapporte  que,  lorsque  la  belle  favorite  se  baignait,  il  était 
d'usage  que  le  roi  et  ses  courtisans  vinssent  lui  tenir  compagnie. 
La  galanterie  suprême  voulait  alors  que  les  cavaliers  bussent  de 
l'eau  du  bain  des  dames.  »  Telle  est  la  galanterie  suprême  que 
M.  Gervais  a  cru  devoir  immortaliser,  non  pas  heureusement  dans 
les  proportions  colossales  qu'il  avait  données,  l'an  dernier,  à  ses 
trois  honnêtes  dames  du  Jugement  de  Paris ,  mais  dans  des  dimen- 
sions encore  excessives.  En  se  resserrant  un  peu,  l'habileté  du 
peintre,  dont  l'œil  est  très  sensible,  mais  qui  saisit  mieux  les 
détails  que  l'ensemble  et  les  subtilités  de  la  lumière  que  sa  juste 
distribution,  est  aussi  devenue  plus  appréciable  ;  elle  gagnerait  à 
se  restreindre  plus  encore,  surtout  en  des  sujets  de  si  petit  vol 
et  qui  ne  méritent  point  l'honneur  qui  leur  est  fait. 

C'est,  en  général,  il  faut  le  reconnaître,  un  genre  d'émotions 
plus  pures  que  cherchent  dans  l'histoire  ceux  qui  s'adressent  à 
elle  pour  raviver  ou  entretenir  leur  rêve.  Jeanne  d'Arc,  comme 
d'habitude,  apparaît  en  de  nombreuses  toiles,  sinon  toujours 
réalisée  avec  une  suffisante  poésie,  toujours  du  moins  appelée 
d'un  cœur  ému  et  scrupuleusement  respectée.  La  Vocation  de 
Jeanne  d'Arc,  par  M.  Azambre,  la  Jeanne  d'Arc  à  Compté  g  ne,  par 
M.  Marcel  Pille,  la  Jeanne  d'Arc  entendant  ses  voix,  de  M.  Bonnefoy , 
ne  sont  pas  sans  mérite.  M.  Sautai  nous  montre  Saint  Geoffroy, 
évêque  d'Amiens,  à  la  Grande-Chartreuse,  avec  ce  sentiment 
recueilli  des  attitudes  monastiques  et  des  architectures  claustrales 
qui  lui  est  particulier.  Il  y  a  progrès  marqué,  pour  la  précision 
du  dessin  et  la  réalisation  des  types  rêvés,  dans  les  Fiançailles 
de  M.  Charrier,  et  Y  Adieu  par  M.  Bussières.  M.  de  Richemont 
a  traité,  avec  sa  distinction  accoutumée,  la  Légende  de  Sainte  Not- 
burge.  Aux  Champs-Elysées,  où  se  trouvent  toutes  ces  composi- 
tions, on  peut  voir  encore,  dans  les  salles  des  dessins,  aquarelles 
et  pastels,  outre  un  projet  de  décoration  sur  la  Vie  de  Jeanne 
d'Arc  par  M.  J.-P.  Laurens,  une  grande  aquarelle,  visiblement 
inspirée  des  maîtres  du  xve  siècle,  mais  qui  est  un  début  à  si- 
gnaler, le  Sommeil  de  la  Vierge,  par  MUe  Sonrel. 

Dans  le  même  salon  quelques  grands  tableaux  religieux,  dus 


656  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

à  des  peintres  connus,  ne  renouvellent  pas,  néanmoins,  avec  assez 
d'autorité  ni  d'originalité  des  sujets  rebattus  pour  que  l'imagi- 
nation en  reste  frappée.  Le  plus  important,  Jésus  descendant  aux 
limbes,  par  M.  Léon  Glaize,  montre,  dans  le  faire  du  peintre,  un 
assouplissement  remarquable;  quelques-unes  des  nudités  bi- 
bliques qui  s'y  agitent  sont  des  morceaux  d'étude  excellens; 
peut-être  fallait-il  moins  de  torses  et  plus  d'émotion  religieuse. 
La  légende  antique  est  représentée  par  deux  épisodes  nouveaux 
de  cette  longue  histoire  dos  vestales  pour  lesquelles  M.  Hector 
Le  Roux  garde,  avec  une  surprenante  fidélité,  le  culte  de  sa  jeu- 
nesse. Un  grand  tableau  représente  le  Tirage  au  sort  d'une  nou- 
velle vestale,  un  tout  petit  le  suicide  de  Lanuzia,  qui,  pour  n'être 
pas  enterrée  vive,  se  précipite  du  haut  de  sa  maison.  C'est  dans 
le  petit  que  le  peintre  a  le  plus  délicatement  exprimé  son  senti- 
ment particulier  de  Fart  antique.  Au  milieu  de  toutes  ces  fan- 
taisies historiques  et  religieuses  il  faut  pourtant  remarquer  quatre 
morceaux  d'une  exécution  très  personnelle  et  très  soignée  où  se 
retrouvent  les  meilleures  qualités  de  leurs  auteurs,  le  Sommeil  de 
TEnfant  Jésus,  par  M.  Hébert,  dans  lequel  l'expression  poétique 
est  réalisée  par  un  jeu  plus  compliqué  et  plus  délicat  que  jamais 
des  lumières  caressantes  et  des  ombres  mystérieuses  ;  la  Vérité 
dans  le  puits,  tuée  par  les  menteurs  et  les  histrions,  de  M.  Gérome, 
allégorie  vague  pour  la  conception,  mais  d'une  précision  raffinée 
pour  l'exécution;  les  Baigneuses,  de  M.  Fantin-Latour,  dont  le 
charme  procède  à  la  fois  de  Prud'hon,  du  Corrège  et  de  Venise; 
enfin,  la  grande  toile  de  M.  Roybet,  la  Sarabande,  dans  laquelle  cet 
imperturbable  praticien  combine,  avec  une  tranquille  bravoure, 
les  souvenirs  de  Velasquez,  de  Cornelis  de  Vos,  de  Frans  Hais  et 
de  Van  Dyck. 

Au  Champ-de-Mars,  où  l'histoire  n'est  point  en  honneur  et  où 
la  fantaisie  ne  se  donne  point  carrière  autant  qu'on  pourrait 
croire,  l'imagination  ne  joue  presque  aucun  rôle.  On  trouve  bien 
le  désir  d'en  montrer  dans  les  Quatre  Saisons  et  dans  Y  Apothéose 
de  Watteau,  par  M.  Latouche,  mais  des  agitations  hasardeuses  de 
figures  incertaines,  à  travers  des  formes  décomposées,  dans  des 
lumières  mal  définies,  ne  suffisent  pas,  même  avec  de  l'entrain  et 
de  l'habileté,  a  donner  un  aspect  décoratif  ni  à  communiquer 
une  impression  poétique.  Le  Moïse  et  la  Source  de  Sainte-Claire, 
par  M.  Lagarde,  d'une  tonalité  bien  soutenue  et  d'un  sentiment 
délicat,  rentrent  plutôt  dans  la  catégorie  des  paysages  historiques. 
La  scène  de  massacre  à  Constantinople ,  au  IVe  siècle,  par  M.  Fran- 
çois Lafon,  contient  quelques  bons  morceaux  en  style  scolaire; 
les  Funérailles  de  Pierre  le  Vénérable,  par  M.  Georges  Claude, 
sont  traitées  avec  un  sens  juste  de  l'époque.  La  grande  compo- 


LES    SALONS    DE    1895.  657 

sitionde  M.  Weerts,  Pour  la  patrie  et  pour  /' liumanité,  qui  ne  peut 
faire  oublier  ses  petits  portraits,  montre  un  effort  estimable; 
mais  tout  cela  ne  dépasse  pas  le  niveau  de  ce  qu'on  voit,  en 
plus  grand  nombre,  aux  Champs-Elysées. 

II 

L'imagination,  en  somme,  joue  un  rôle  assez  restreint  dans 
la  production  française.  Les  facultés  d'observation  chez  nos  pein- 
tres sont  plus  développées.  Les  deux  manières  de  voir  qui,  à 
courte  distance,  se  sont  succédé  dans  les  ateliers  et  dans  les  expo- 
sitions, celle  d'un  réalisme  complet,  poussant  l'exactitude  jus- 
qu'à la  brutalité,  la  cherchant  de  préférence  dans  les  milieux 
vulgaires,  puis  celle  d'un  impressionnisme  excessif,  sacrifiant 
toutes  les  formes  aux  jeux  subtils  de  la  lumière,  mais  poursui- 
vant l'analyse  de  cette  lumière  dans  les  milieux  les  plus  di- 
vers, auront  également  contribué  à  enrichir  ces  facultés  si  l'on 
sait  profiter, à  temps  et  sans  exclusion,  des  résultats  acquis.  Les 
portraits,  les  scènes  de  mœurs  rustiques,  familières,  mondaines, 
les  paysages,  tiennent  toujours  la  plus  grande  place,  la  meilleure, 
tant  aux  Champs-Elysées  qu'au  Champ-de-Mars,  et,  parmi  ces 
innombrables  ouvrages,  où  le  talent  s'éparpille  en  nuances  in- 
finies, quelques-uns  joignent,  à  un  juste  esprit  d'observation, 
des  mérites  techniques  assez  sérieux  et,  parfois  même,  des  qualités 
poétiques  d'un  ordre  assez  élevé. 

Les  portraitistes,  comme  les  traducteurs,  se  divisent  en  plu- 
sieurs classes,  les  sincères  et  les  exacts,  les  flatteurs,  les  infidèles, 
les  traîtres.  Il  arrive  de  temps  en  temps  que,  suivant  l'occasion,  le 
jour  qu'il  fait,  ou  par  caprice,  le  même  peintre  saute  d'une  classe 
à  l'autre.  En  général,  néanmoins,  comme  c'est  question  de  tem- 
pérament plus  que  de  volonté,  d'habitude  plus  que  de  réflexion, 
l'homme  exact  reste  toujours  exact,  l'infidèle  demeure  infidèle. 
L'infidélité,  d'ailleurs,  en  cette  matière,  n'est  pas  toujours  un 
crime;  c'est  parfois  une  vertu,  lorsque  le  modèle  est  insignifiant 
et  que  le  peintre  est  un  grand  artiste.  On  pourrait  citer,  dans  le 
passé  comme  dans  le  présent,  nombre  de  portraitistes  qui  durent 
leur  vogue,  comme  leur  mérite,  à  leurs  habitudes  de  savans  ou 
poétiques  mensonges.  Est-il  bien  certain  que  nos  pompeux  metteurs 
en  scène  du  xine  siècle,  nos  aimables  habilleurs  ou  déshabilleurs 
du  xvme  siècle,  Rigaud,  Largillière,  Nattier,  Boucher  e  tutti 
quanti,  nous  aient  toujours  bien  scrupuleusement  rendu  les  im- 
perfections ou  même  l'individualité  de  leurs  nobles  cliens? 
Fromentin  a  justement  remarqué  que  l'ardent  Rubens  lui-même 
ne  pouvait  toujours  inspirer  une  confiance  extrême.  Ce  qui  n'em- 
tome  cxxix.    -  1895.  42 


G58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pêche  la  plus  hâtive  de  ses  esquisses  de  nous  sauter  joyeusement 
aux  yeux,  non  seulement  comme  une  chaude  fusée  de  couleurs 
vives  et  douces,  mais  de  nous  jeter  encore  dans  l'esprit,  sur  le 
caractère  extérieur  et  intérieur  de  ses  contemporains,  des  lu- 
mières plus  certaines  que  ne  fait  tel  ou  tel  crayon,  telle  ou  telle 
gravure  d'une  exécution  attentive  et  minutieuse,  offrant  toutes 
les  garanties  extérieures  d'une  honnête  ressemblance.  Cette  sorte 
d'infidélité,  qui  est  pratiquée,  sciemment  ou  involontairement, 
par  tous  les  artistes  quelque  peu  personnels  et  bien  doués,  n'im- 
plique nullement  de  leur  part  l'absence  de  sincérité,  bien  au 
contraire;  c'est,  aussi  souvent,  la  preuve  de  leur  spontanéité,  de 
leur  intelligence,  de  leur  lucidité.  S'ils  ne  montrent  pas  dans  un 
visage  tout  ce  que  le  premier  venu  peut  y  voir,  ils  en  font  jaillir 
autre  chose  de  plus  particulier  et  de  mieux  défini,  quelque  chose 
qui  s'y  trouve ,  mais  qu'on  n'avait  point  dégagé.  Les  peintres , 
dans  une  certaine  mesure,  ont  donc  le  droit  d'être  infidèles;  on 
leur  accorde  moins  facilement  d'être  flatteurs  par  cupidité  ou 
traîtres  par  sottise. 

Le  profil  pâle,  noble,  réfléchi  de  Mmc  F.  D...  par  M.  Henner, 
est-il  d'une  ressemblance  matérielle  qui  satisferait  un  photo- 
graphe? Je  n'en  sais  rien,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  savoir.  Quand 
j'ai  longuement,  avec  délices,  savouré  la  douceur  puissante  de 
cette  admirable  enveloppe  de  peinture  sous  laquelle  il  se  pré- 
sente, la  souplesse  et  la  fermeté  de  ces  carnations  délicates,  la 
décision  tranquille  de  ces  traits  bien  marqués  sous  une  appa- 
rence fuyante,  les  nuances  infinies  et  tendres  par  lesquelles  ces 
deux  taches  uniques,  le  blanc  du  visage  et  le  noir  du  chapeau 
et  de  la  robe,  s'associent  pour  exprimer,  à  la  fois,  un  grand  deuil 
et  une  grande  résignation,  je  n'éprouve  nul  doute  sur  le  carac- 
tère intime  de  la  personne  représentée.  L'artiste  a  été  au  delà 
de  ce  qu'on  voit,  il  a  exprimé  ce  qu'on  ne  voit  pas  ;  il  a  fait  une 
œuvre  décisive  et  complète  ;  que  demander  de  plus  ?  C'est  par 
des  portraits  de  cette  valeur,  déjà  nombreux  dans  son  œuvre, 
que  M.  Henner  restera,  dans  l'avenir,  un  des  représentans  les  plus 
inattaquables  de  notre  école  moderne. 

L'interprétation  de  la  réalité  est  moins  hardie  chez  M.  Paul 
Dubois,  plus  violente  chez  M.  Bonnat,  mais  combien,  chez  ces 
deux  maîtres  encore,  elle  est  personnelle  et  consciencieuse,  péné- 
trante et  intellectuelle,  en  même  temps  que  caressante  ou  ré- 
solue! Les  scrupules,  hésitations,  repentirs  qui  agitent  et  font 
vivre  un  artiste  inquiet  de  perfections  ne  quittent  pas  plus  M.  Paul 
Dubois  quand  il  peint  que  lorsqu'il  sculpte.  Le  beau  portrait  de 
Mme  L.  À...,  n'a  rien, dans  son  exécution  savante  et  patiente, des 
virtuosités  tapageuses  par  lesquelles  tel  ou  tel  de  ses  voisins  attire 


LES    SALONS    DE    1893.  659 

violemment  les  yeux.  Une  dame  d'âge  déjà  mûr,  toute  droite, 
de  face,  la  tête  nue,  les  mains  pendantes,  en  robe  noire  sur  un 
fond  neutre,  sans  autre  note  claire  que  le  jaune  de  ses  longs  gants 
de  Suède,  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  arrêter  la  foule  !  Physionomie, 
attitude,  toilette,  recherches  des  modelés  et  des  nuances,  tout  est 
discret  et  modeste  dans  cette  peinture  singulièrement  distinguée, 
dont  le  charme  sérieux  vous  pénètre  à  mesure  que  vous  y  pé- 
nétrez davantage;  c'est  précisément  ce  qui  en  fait  le  prix. 

M.  Bonnat,  le  franc  et  vigoureux  Bonnat,  apparaît  comme  un 
brutal  à  côté  du  timide  Dubois.  Il  semble  qu'exaspéré  par  toutes 
les  mollesses  et  lâchetés  des  pinceaux  fin  de  siècle,  ce  vaillant 
ouvrier  tienne  de  plus  en  plus  à  faire  montre  de  son  bel  outil  vis- 
à-vis  de  tous  ces  embrasseurs  de  nuées  grises,  qu'un  corps  bien 
vivant  épouvante  et  qu'aveugle  un  éclat  de  couleur.  Que  son  mo- 
dèle soit  un  chef  d'Etal,  M.  Félix  Faure,  président  de  la  Répu- 
blique, ou  une  femme  du  monde,  Mme  la  comtesse  L.  M...,  il 
l'installe  devant  lui,  sans  hésitation,  sans  précautions,  sous  une 
chute  de  lumière,  directe  et  nette,  qui  accentue,  avec  une  fran- 
chise implacable,  toutes  les  saillies  et  rentrées  de  la  forme,  toutes 
les  crudités  et  vivacités  de  la  couleur.  La  franchise  est  un  peu  vive 
parfois,  et  ce  n'est  point  ainsi  qu'en  usent,  à  l'ordinaire,  les  por- 
traitistes à  la  mode  ni  les  portraitistes  officiels  parce  que  leur 
clientèle,  mâle  ou  féminine,  se  soucie  peu  de  l'affronter;  c'est 
cette  franchise  pourtant  qui  assure  à  M.  Bonnat  l'admiration  et  la 
confiance  des  hommes  sans  vanités  et  des  femmes  sans  coquette- 
rie, de  ceux  qui  sont  décidés  à  se  montrer  tels  qu'ils  sont  et  non 
tels  qu'ils  voudraient  être.  Je  m'imagine  que,  dans  l'antiquité  ou 
au  moyen  âge,  de  loin,  dans  la  pénombre  des  temples  ou  des 
églises,  les  statues  de  marbre  ou  de  bois,  rudement  taillées  par 
les  sincères  imagiers  d'Egineou  de  Chartres,  fraîchement  enduites 
de  couleurs  voyantes,  devaient  produire  sur  les  yeux  un  effet  de 
même  nature  que  les  figures  de  M.  Bonnat  dans  leurs  fonds 
brouillés.  Même  énergique  saillie  dans  les  formes,  même  simpli- 
cité grave  dans  les  attitudes,  même  audacieux  éclat  dans  l'appli- 
cation des  tons  purs,  même  aspect  de  réalités  vivantes  et  pal- 
pables allant  jusqu'au  trompe-l'œil.  Pour  les  uns  comme  pour  les 
autres,  une  certaine  caresse  du  temps  n'est  pas  inutile,  mais  aussi, 
n'ont-ils  pas  à  la  craindre.  Que  la  poussière  de  quelques  années 
tombe  sur  la  robe  jaune  de  Mme  L.  M...,  sur  le  cordon  rouge  et  le 
plastron  blanc  de  M.  Félix  Faure,  on  ne  pourra  que  s'en  réjouir, 
car,  en  même  temps  que  ces  accessoires  reprendront  un  rôle  plus 
modeste,  les  véritables  beautés  des  figures  mêmes  s'accentueront 
dans  le  calme  croissant  de  l'entourage.  Le  visage  un  peu  fatigué, 
sérieux  et  bienveillant,  résolu  et  simple  du  Président,  comme  le 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

visage  frais  et  délicat,  avec  dos  regards  si  doux  et  si  fins,  de  la 
grande  dame,  n'en  apparaîtront  que  mieux,  de  plus  en  plus  clairs 
et  parlans,  et  sembleront  à  la  postérité  ce  qu'ils  nous  semblent  être 
déjà,  les  traductions  les  plus  sincères  et  les  plus  fermes  qu'on  ait 
osé  faire  de  nos  contemporains. 

Aux  Champs-Elysées,  sauf  de  rares  exceptions,  c'est  dans  le 
même  esprit  que  MM.  Henner,  Dubois,  Bonnat,  c'est-à-dire  par  la 
précision  du  dessin,  la  simplicité  de  la  pose,  la  sobriété  du  coloris, 
que  les  portraitistes  cherchent  à  nous  retenir.  Le  portrait  de  M.  Am- 
broise  Thomas  par  M.  Baschet  est  d'une  belle  tenue,  d'une  impres- 
sion grave  et  juste,  d'une  exécution  simple  et  ferme.  Deux  portraits 
d'hommes  par  M.  Morot  ont  un  accent  de  vie  et  de  vérité  qui 
attire  tous  les  yeux.  Plusieurs  artistes,  non  des  moindres,  pensant 
au  Louvre  ou  à  leur  famille,  se  présentent  eux-mêmes  au  public; 
on  doit  croire  qu'ils  l'ont  fait  en  bons  termes.  Le  Portrait  de  Bou- 
guereau  par  lui-même  est  un  de  ses  bons  morceaux,  un  de 
ceux  que  ce  maître  caressant  a  le  plus  heureusement  caressés. 
On  regarde  aussi  avec  intérêt  ceux  de  M.  Jules  Breton  et  de  M.  de 
Winter,  qui  sont  dans  le  même  cas.  Il  serait  difficile,  dans  ce  genre 
d'ouvrages,  de  signaler  tous  les  bons  morceaux  sur  lesquels  l'œil 
s'arrête  avec  plaisir.  On  ne  peut  que  mentionner,  parmi  les  images 
viriles,  celles  qu'ont  signées  MM.  Joseph  Aubert  [Cardinal  Bi- 
chard),  Louis-Edmond  Fournier  (M.  François  Coppée),  Bordes 
(M.  Paul  Cambori),  Morisset,  Weber,etc.  parmi  les  figures  fémi- 
nines, portraits  ou  fantaisies,  celles  qui  sont  dues  à  MM.  Jules 
Lefebvre,  Benjamin-Constant,  Doucet,  Wencker,  Axilette,  R.  Col- 
lin,  Ilumbert,  Maxence,  Aviat,  MUe  Juana  Romani,  etc.  Les 
portraits  de  Leurs  A  liesses  Boy  aies  le  Prince  de  Galles  et  le  Duc  de 
Connaught,  par  M.  Détaille,  sont  une  œuvre  de  plus  haute  portée.  Le 
prince  et  son  fils,  à  cheval,  de  grandeur  naturelle ,  se  présentent  pres- 
que de  face  ;  le  prince  montre  à  son  fils  quelque  chose  sur  la  droite, 
du  côté  où,  dans  l'éloignement,  s'avancent,  alignés,  les  régimens 
écossais.  Le  dessinateur  précis  et  sûr  semble  avoir  pris  plaisir  à 
accumuler  les  difficultés  d'attitudes  et  de  raccourcis,  pour  montrer 
avec  quelle  aisance  il  les  savait  vaincre.  Après  ces  images  prin- 
cières,  l'ensemble  de  portraits  qui  attire  le  plus  la  curiosité  de  la 
foule  est  la  réunion  d'hommes  de  lettres  dans  un  jardin,  à  Ville- 
dAvray,  chez  M.  Alphonse  Lemerre,  leur  éditeur.  On  s'y  montre 
les  visages  fort  ressemblons  de  MM.  Sully  Prudhomme,  André 
Theuriet,  Jules  Breton,  F.  Coppée,  de  Heredia,  Bourget,  Hervieu, 
Dorchain  et  quelques  autres  habitués  d'une  maison  hospitalière  aux 
poètes  depuis  tantôt  trente  ans,  autour  de  leur  ami  et  maître,  Le- 
conte  de  Lisle.  Depuis  que  le  peintre,  M.  Paul  Chabas,  a  esquissé 
cette  scène  amicale,  la  Mort,  hélas  !  a  traversé  cet  abri  de  feuillage  ; 


LES    SALONS    DE    1895.  G61 

Leconte  de  Lisle  a  suivi  la  pâle  messagère  comme  Fa  suivie  aussi 
l'hôtesse  bienveillante  qu'on  voyait  assise,  près  de  ses  invités,  et 
il  semble  qu'un  voile  de  tristesse  soit  tombé,  en  même  temps,  sur 
ces  visages  des  rimeurs  que  le  peintre  avait  vus  plus  gais  et  sur 
ces  verdures  assombries  qu'il  avait  rêvées  plus  ensoleillées.  Les 
portraitistes  ordinaires  du  Champ-de-Mars  y  ont  aussi  reparu 
avec  quelques  excellens  spécimens  de  leur  manière,  comme  le 
Puvis  de  Chavannes,  par  M.  Desboutin,  le  Portrait  de  MUe  J.  L... 
et  un  Petit  Portait  par  M.  Aman- Jean,  plusieurs  portraits  de  Dames 
et  Jeunes  filles,  par  M.  Blanche,  celui  de  Mme  X...  et  de  ses  enfants 
par  M.  Dubufe,  etc. 

L'observation  des  types  contemporains  n'est  intéressante  que 
lorsqu'elle  aboutit  à  une  véritable  œuvre  d'art  dont  l'intérêt  ré- 
sulte d'abord  d'un  attrait  pittoresque  ou  plastique  qui  en  accentue 
et  en  individualise  l'exactitude  ou  l'originalité.  Pour  un  véritable 
peintre,  il  n'est  rien,  d'ailleurs,  dans  la  vie  courante  qui  ne  puisse 
lui  offrir  l'occasion  de  montrer  son  propre  génie,  par  la  seule 
façon  dont  il  voit  les  choses  se  mouvoir  dans  l'infinie  variété  des 
actions  lumineuses.  Si,  par  surcroit,  il  sent  vivement  la  tristesse 
ou  la  gaîté  de  ces  choses,  c'est  par  cette  action  de  la  lumière  qu'il 
déterminera  son  émotion  et  qu'il  la  fera  passer  en  nous.  Voici  deux 
scènes  d'hôpital,  l'une  aux  Champs-Elysées,  par  M.  Brouillet,  le 
Vaccin  du  croup  à  l'hôpital  Trousseau,  l'autre  au  Champ-de-Mars, 
V Heure  de  la  tetéc  des  enfants  débiles  à  la  Maternité,  par  M.  Duez. 
Comme  tous  deux  sont  des  peintres,  M.  Brouillet,  dans  sa  toile 
encore  un  peu  grande,  mais  habilement  disposée,  M.  Duez,  dans 
sa  composition  plus  ramassée,  nous  disent  également  ce  qu'ils 
veulent  dire  par  des  accords  divers  et  délicats  de  toutes  sortes  de 
blancheurs  :  blancheurs  des  murs,  des  rideaux,  des  draps,  des 
tabliers,  des  robes,  combinées  avec  les  taches  rosées  ou  brunâtres 
des  carnations,  visages,  poitrines  et  mains.  Il  suffit  de  cette  simple 
orchestration  des  blancs,  plus  sourde  et  plus  calme  à  l'hôpital 
Trousseau,  pour  donner  une  gravité  touchante  aux  opérateurs  et 
aux  infirmiers  qui  regardent  avec  anxiété  le  petit  malade,  tandis 
que,  plus  vive  et  plus  montée,  elle  répand,  à  la  Maternité,  sur 
cette  troupe  de  nounous  offrant  leurs  doubles  mamelles  à  une 
ribambelle  de  petits  citadins  affamés  comme  Gargantua,  je  ne 
sais  quel  air  d'allégresse  salubre  tout  à  fait  réjouissante.  On  a  le 
droit  de  mettre  de  la  bonne  humeur  dans  sa  peinture  quand  la 
peinture  s'en  imprègne  de  telle  façon. 

Quel  art  admirable  que  celui  qui  peut  tout  dire  par  la  seule 
combinaison,  l'association  ou  l'opposition  des  innombrables  ac- 
centuations ou  dégradations  de  la  couleur!  A  vrai  dire,  à  aucune 
époque  on  n'a  eu,  ce  semble,  autant  qu'aujourd'hui,  une  con- 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

science  si  vive  des  jouissances  que  peuvent  donner  à  l'œil  et  à 
l'esprit  ces  sortes  de  sensations,  et  l'on  n'a  jamais  cherché  ces 
jouissances  de  plus  de  côtés  à  la  fois,  par  des  analyses  plus  va- 
riées et  plus  subtiles.  Il  y  a  vraiment  plaisir,  une  fois  qu'on  s'est 
résolu  de  ne  plus  demander  aux  peintres  ni  des  inventions  poé- 
tiques, ni  des  compositions  réfléchies,  à  se  promener,  presque  au 
hasard,  dans  les  deux  Salons,  car  on  y  trouve,  à  chaque  pas,  une 
quantité  d'impressions  vives  ou  raffinées,  d'observations  naïves 
ou  subtiles,  qui  n'ont  tout  juste,  il  est  vrai,  que  la  valeur  d'indi- 
cations, mais  qui  sont  instructives,  sous  ce  rapport,  ou  amusantes. 

M.  Dagnan,  lui,  n'est  pas  de  ces  improvisateurs  qui  perdent, 
par  ignorance  ou  par  paresse,  l'occasion  de  faire  un  chef-d'œuvre. 
Son  petit  tableau  du  Lavoir,  où  quelques  paysannes  bretonnes 
bavardent,  arrêtées  sous  une  voûte,  est  un  vrai  régal  d'amateurs. 
Pourquoi  ?  Parce  que  tout  y  est  juste,  vu  et  senti  en  peintre,  l'atti- 
tude des  femmes,  la  couleur  des  vetemens,  l'humidité  du  lieu, 
sa  pénombre,  et  sa  tristesse,  et  le  contraste  de  cette  froideur  du 
dedans  avec  l'air  chaud  qu'on  sent  au  dehors,  et  que  tout  cela 
est  dit  simplement,  complètement,  finement,  par  un  peintre  qui 
joue  avec  suret»'1  des  couleurs  de  sa  palette  comme  un  écrivain 
exercé  joue  des  mots  de  son  vocabulaire.  C'est  ainsi  que  parlaient 
les  consciencieux  et  bons  Hollandais,  les  Pieter  de  Hooghe,  les 
Ter  Boroh,  les  Metzu,  et  M.  Dagnan  est  de  la  famille.  M.  Lobre,  au 
Champ-de-Mars,  M.  Lomont  aux  Champs-Elysées  sont  aussi  de 
cette  lignée;  ils  procèdent  de  ces  maîtres  exquis  par  leur  entente 
délicate  de  la  lumière  recueillie  à  l'intérieur  des  maisons,  cette 
lumière  amie,  souvent  furtive,  parfois  brouillée,  qui  promène 
avec  elle  notre  rêve,  dans  notre  chambre  de  travail  ou  de  repos, 
d'un  bouquet  qu'elle  caresse  à  un  portrait  qu'elle  ravive,  d'un 
livre  oublié  à  un  ami  qui  entre.  Et  comme  ils  ont  raison  de  s'en 
tenir  à  des  cadres  modestes  qui  conviennent  si  bien  aux  confi- 
dences intimes  !  M.  Lomont  aurait-il  la  malheureuse  ambition 
de  s'agrandir?  La  silhouette  un  peu  sèche  qui  noircit  le  premier 
plan  de  son  Lied,  dont  le  fond  d'appartement  est  si  délicat,  pourrait 
nous  le  faire  craindre.  La  petite  fille  même  qui  écrit  sa  Lettre 
aurait  pu  être  plus  petite:  n'importe,  telle  qu'elle  est,  elle  est 
charmante,  si  appliquée,  si  attentive!  Quant  à  M.  Lobre,  son 
Intérieur  avec  une  vieille  dame  en  noir  et  une  jeune  fille  en  blanc, 
et  son  autre  Intérieur,  garni  de  meubles  surannés  avec  une  statue 
de  Frédéric  le  Grand,  sont  vraiment  des  modèles  du  genre. 

L'école  des  vaporisa  us  dont  M.  Carrière  n'est  pas  l'inventeur, 
mais  dont  il  est  devenu  le  chef  par  son  talent,  donne  quelquefois 
des  émotions  délicieuses.  De  ce  que  M.  Carrière  est  celui  qui  va- 
porise le  plus  et  qui  vaporise  à  outrance  au  point  de  ne  plus  être 


LES    SALONS    DE    1895.  663 

visible  que  pour  certains  initiés,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  soit  pour- 
tant le  seul  à  comprendre  la  valeur  expressive  des  demi-teintes 
délicatement  dégradées  et  fondues  dans  les  ombres  environnantes. 
Depuis  Léonard,  Gorrège,  Rembrandt,  Prud'hon,  la  science  n'en  a 
jamais  été  perdue.  Il  y  a  toujours  eu  des  praticiens  délicats  qui 
se  sont  plu  à  envelopper,  adoucir,  dégrader  les  formes  pour  en 
faire  mieux  sentir  la  souplesse  et  la  sensibilité;  mais  ils  n'avaient 
jamais  songé  à  les  faire  absolument  disparaître.  La  disparition,  il 
est  vrai,  supprime  toute  discussion,  et  il  devint,  en  effet,  difficile 
de  se  chamailler  sur  le  plus  ou  moins  d'exactitude  dans  les  types, 
le  plus  ou  le  moins  d'expression  dans  les  physionomies  que 
peuvent  montrer  les  braves  gens,  penchant  leurs  tètes,  du  haut 
du  paradis,  dans  le  Théâtre  populaire  de  M.  Carrière,  puisque  la 
plupart  n'apparaissent,  au-dessus  du  trou  noir,  qu'à  l'état  de 
flocons  blanchâtres,  comme  ces  lambeaux  de  nuées  traînant  sur 
l'horizon  dans  lesquels  une  imagination  naïve  voit  tout  ce  qu'elle 
veut.  MM.  Berton,  Tournés,  Bréauté,  plus  retenus,  sinon  plus 
subtils  et  plus  expressifs,  nous  semblent  mieux  rester  dans 
les  limites  du  possible,  les  deux  derniers  surtout.  La  Première 
Communiante  de  M.  Tournés,  apparaissant,  à  travers  une  porte, 
toute  blanche,  au  fond  d'un  appartement,  a  été,  pour  lui,  l'occa- 
sion de  montrer  qu'il  savait  appliquer  son  goût  des  analyses 
lumineuses  à  des  sujets  plus  compliqués  que  des  dos  et  des 
épaules  de  femmes  à  leur  toilette.  C'est  à  comparer,  pour  la  dis- 
crétion et  le  charme,  avec  les  intérieurs  de  MM.  Lobre  etLomont. 
Il  y  a  plus  que  de  la  grâce,  il  y  a  de  l'émotion  dans  cette  Veillée 
de  M.  Bréanté  où  l'on  voit  une  couturière  et  sa  fille,  sous  une 
lampe  qui  brûle  depuis  longtemps,  au  milieu  du  chiffonnement 
des  étoffes  légères,  tombant  de  sommeil  et  de  fatigue,  devant 
la  robe  de  bal  qu'il  faut  livrer  le  lendemain  et  qui  assurera  le  pain 
de  la  journée.  M.  Berton  se  laisse  plus  troubler  par  M.  Carrière, 
qu'il  avait  pourtant  devancé,  mais  il  reste  encore  de  la  grâce  et 
du  charme  dans  ses  visions  trop  promptes  à  s'évanouir. 

Au  sortir  de  ces  brumes  délicates,  quelques  éclats  de  soleil, 
même  un  peu  vifs,  ne  sont  pas  à  craindre  ;  on  les  cherche  même 
volontiers,  et  l'on  est  heureux  de  rencontrer  la  bande,  de  plus  en 
plus  alerte  et  nombreuse,  des  Algériens  et  des  Egyptiens,  qui  nous 
rapportent  de  là-bas  des  impressions  parfois  éblouissantes  et 
aveuglantes,  souvent  nouvelles,  toujours  joyeuses!  Au  Champ- 
de-Mars,  c'est  M.  Dinet,  avec  ses  études  pétillantes  et  ardentes, 
parfois  très  complètes  et  décidées,  comme  son  Africaine,  en  robe 
rouge,  traversant,  sous  une  lumière  furieuse,  un  ravin  pierreux  : 
L'air  était  embrasé,  le  sol  ardent  et  rouge  comme  des  rubis.  Et  la 
verve  chaleureuse  et  nette  de  l'exécution  ne  fait  pas  mentir  le  titre. 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  M.  Besnard,  avec  ses  esquisses  aventureuses,  emportées  et 
brûlantes,  de  femmes  hardies  et  fardées.  Ce  sont  MM.  Girardet  et 
Girardot,  l'un  avec  plus  de  précision,  l'autre  avec  plus  de  finesse. 
Aux  Champs-Elysées,  c'est  M.  Gérome,  qui,  comme  d'habitude,  ne 
nous  laisse  plus  rien  à  chercher,  nous  imposant,  avec  sa  maîtrise 
patiente  et  soutenue,  l'autorité  d'une  vision  à  qui  rien  n'échappe, 
dans  la  Prière  dans  la  Mosquée  Caïd-Bey;  c'est  M.  Bompart  qui, 
venant  d'Afrique,  rencontre  à  Venise  M.  Saint-Germer,  l'un  de 
ceux  qui  comprennent  le  mieux  la  poésie  des  marbres  brûlés  et 
dorés  se  reflétant  dans  l'eau  sombre  des  canaux  endormis  [la  Con- 
frérie de  Saint-Marc,  à  Venise). 

Il  n'est  pas  permis  à  tous  d'aller  à  Corinthe,  Alger,  Thèbes, 
ni  môme  Venise.  Nos  ciels  troublés,  nos  rues  fangeuses,  nos  ver- 
dures grises,  nos  mers  assombries  suffisent  d'ailleurs  largement 
à  renouveler  le  talent  des  peintres  qui  savent  les  voir  et  les  aimer. 
Nos  marins,  nos  paysans,  nos  ouvriers,  avec  leurs  types  éner- 
giques et  francs,  sont  même  bien  plus  faits  pour  nous  émouvoir 
que  des  Bédouins  de  passage  ou  des  Italiennes  d'aventure.  C'est 
naturellement  sur  des  tons  moins  éclatans,  par  des  accords  plus 
graves  de  gris  et  de  noirs,  que  leurs  peintres  nous  racontent 
leurs  travaux  et  leurs  misères.  La  vie  maritime,  comme  toujours, 
a  inspiré  quelques  bonnes  toiles  dramatiques,  Y  Abandonné  (un 
marin  tombé  à  la  mer,  qu'on  ne  peut  sauver,  que  le  prêtre  bénit 
du  haut  du  navire  emporté) ,  par  M.  Couturier,  au  Champ-de-Mars  ; 
la  Stella  maris  (la  Vierge  apparaissant  aux  naufragés),  par 
Mme  Virginie  Demont-Breton,  aux  Champs-Elysées.  On  a  vrai- 
ment le  cœur  serré  devant  les  Pauvres  gens  de  M.  Troncy,  tant 
leur  résignation  navrée,  en  faisant  queue  dans  l'attente  d'une  dis- 
tribution de  vivres,  est  simplement  exprimée.  Le  travail  des 
champs  et  des  villes  trouve  toujours  des  narrateurs  sincères, 
émus  ou  exacts  dans  MM.  Jules  Breton,  Adan,  Tattegrain,  Ha- 
quette,  Laugée,  etc. ,  auxquels  il  faut  joindre  :  aux  Champs-Elysées, 
Mme  Duhem,  MM.  Léon  Gïflard,  Adler,  Junès;  au  Champ-de-Mars, 
MM.  Moutte,  Charles  Meissonier,  Muenier,  L.  Gros,  Lahayc, 
David-Nillet,  etc. 

La  vraie  force,  dans  les  deux  Salons,  des  artistes  qui  étudient  les 
campagnards  ou  les  citadins,  c'est  d'être,  en  même  temps,  presque 
tous,  d'habiles  et  sincères  paysagistes,  ne  séparant  pas  les  gens  de 
leur  entourage  naturel,  les  regardant  toujours  sous  leur  vraie  lu- 
mière. Ce  sont  ces  habitudes,  prises  depuis  une  vingtaine  d'années, 
qui  contribuent  le  plus  heureusement  à  varier  et  animer  ce  qu'on 
appelait  autrefois  la  peinture  de  genre  dont  la  monotonie  et  la 
froideur  tenaient  en  grande  partie  à  l'emploi  trop  fréquent  du  mo- 
dèle et  du  mannequin  dans  l'atelier.  S'il  n'y  a  guère  de  peintres  de 


LES    SALONS    DE    1895.  G65 

genre  qui  ne  soient  paysagistes,  en  revanche,  il  y  a  encore  bien  des 
paysagistes  qui  ne  sont  pas  peintres  de  figures.  C'est  même  un  des 
signes  de  notre  temps  que  la  nature  extérieure,  toute  seule,  sans 
la  présence  de  l'homme,  suffit  à  nous  intéresser  et  à  nous  émou- 
voir. Les  plus  beaux  paysages  de  cette  année,  les  plus  caïmans 
ou  les  plus  expressifs,  sont  aussi  des  paysages  nus  et  déserts, 
sinon  silencieux,  et  dans  lesquels  nul  passant  ne  vient  troubler 
le  rêve  où  il  a  plu  à  l'artiste  de  nous  l'aire  entrer.  Il  en  est  de 
charmans,  parmi  ces  paysages,  il  en  est  aussi  de  beaux;  je  comp- 
terais parmi  les  beaux,  et  les  très  beaux:  aux  Champs-Elysées, 
les  Bords  de  la  Sèvre  nantaise  à  Clisson,  par  M.  Harpignies  qui 
n'a  jamais  donné  une  plus  ferme  allure  à  ses  robustes  arbres,  ni 
une  clarté  plus  sereine  et  plus  profonde  à  son  ciel  reposé  ;  au 
Champ-de-Mars,  deux  ou  trois  toiles  de  M.  Cazin  qui  sont  des 
chefs-d'œuvre  pour  la  douceur  pénétrante  de  l'impression  et  la 
délicate  perfection  de  l'exécution.  Quant  aux  charmans,  aux  inté- 
ressans,  soit  par  la  sincérité  de  l'exécution,  soit  par  l'exactitude 
de  la  représentation,  quelquefois  par  les  deux  qualités  à  la  fois, 
ils  sont  presque  innombrables.  Les  dimensions  ne  font  rien  à 
l'affaire,  ou  plutôt  ceux  qui  savent  s'enfermer  en  de  petits  cadres 
ont  toute  chance  d'y  mieux  concentrer  et  fixer  leurs  sensations. 
Que  gagneraient,  par  exemple,  ces  exquis  notateurs  de  nuances 
lumineuses,  l'un  dans  le  clair,  le  vif,  le  gai,  l'autre  dans  le  gris 
et  le  mélancolique,  M.  Boudin,  l'explorateur  des  côtes  ensoleillées, 
de  Provence  en  hiver  et  de  Normandie  en  été,  M.  Billotte,  le 
contemplateur  des  banlieues  misérables  aux  lueurs  crépusculaires, 
à  délayer  leurs  aimables  confidences  dans  de  plus  grands  vases? 
M.  Victor  Binet,  M.  Barau,  M.  Iwill,  dont  la  sensibilité  est  très 
aiguisée,  la  vision  délicate,  la  facture  minutieuse,  un  peu  pointillée, 
martelée  ou  flottante,  ne  montrent-ils  pas  mieux  leur  originalité 
quand  ils  ont  la  prudence  de  la  contenir?  Un  de  leurs  aînés, 
M.  Damoye,  qui,  trop  souvent,  avait  dispersé,  dans  de  grandes 
toiles  pétillantes  mais  un  peu  vides,  un  esprit  d'observateur  et  un 
sentiment  de  coloriste  très  remarquables,  s'est  réduit,  cette  année, 
à  de  plus  sages  proportions  ;  voit-on  que  cela  lui  ait  porté  malheur? 
Qui  sait  si  les  panoramas  provençaux  de  MM.  Montenard  et  Dau- 
phin, toujours  si  brillamment  ensoleillés,  mais  souvent  flottans 
comme  des  fragmens  de  décor,  ne  prendraient  pas  plus  de  soli- 
dité et  de  chaleur  en  se  ramassant  un  peu? 

La  folie  des  vastes  toiles,  si  dangereuses  et  si  inutiles,  à  moins 
d'une  destination  spéciale  et  décorative,  pour  les  paysagistes,  paraît 
donc  enrayée.  C'est  déjà  bien  beau  de  savoir  remplir,  d'un  bout 
à  l'autre,  sans  y  laisser  trop  de  vides  pour  l'œil  et  trop  d'incer- 
titudes pour  le  souvenir,  des  cadres  d'un  ou  deux  mètres  carrés, 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  plus  grande  dimension  des  Poussin  et  des  Lorrain,  comme  on 
le  fait  encore,  assez  fréquemment,  aux  Champs-Elysées.  Aller  au 
delà,  n'est  que  présomption  ou  folie.  Les  études  les  plus  serrées  et  les 
plus  complètes,  comme  celles,  par  exemple  de  M.  Zuber  (Dormoir 
dupâtitrage,  à  Winckel) ,  de  M.  Emile  Michel  [la  Forêt  en  automne), 
de  M.  Pierre  Bal  lue  [Vieux  noyers  dans  le  ravin  de  Rezens),  de 
M.  Simonnet  [Lever  de  lune  et  les  Foins)  ne  dépassent  point  ces 
mesures  et  semblent  bien  assez  grandes.  Lorsque  le  paysage 
devient  décoratif,  comme  ceux  de  M.  Leliepvre,  ou  qu'il  s'emplit 
d'animaux  robustes  et  bien  vivans,  comme  ceux  de  MM.  Barillot 
[Embarquement  de  bestiaux),  Vuillefroy,  Vayson,  Marais,  etc.,  il 
va  de  soi  qu'il  peut  s'étendre,  mais  pas  trop  cependant.  Un 
maître,  un  vrai  maître,  M.  Vollon,  nous  montre  une  fois  de 
plus  ce  qu'un  peintre  d'oeil  sensible  et  de  main  exercée  peut 
renfermer  de  sensations  vives  et  fines,  de  joie  pour  la  vue,  de 
calme  pour  l'esprit,  dans  un  tout  petit  cadre.  Son  Intérieur  de 
l'église  de  Saint-Prix ,  qui  fait  penser,  aux  meilleurs  peintres  hol- 
landais d'architecture,  à  E.  de  Witte  et  à  Hœckgeest,  avec  un 
grouillement  coloré  de  figurines  tout  français  et  tout  moderne, 
est  une  œuvre  hors  ligne,  ainsi  que  son  Coin  de  cuisine.  Tant  il 
est  vrai  que  la  bonne  peinture  transfigure  et  idéalise  tout,  même 
un  pot  de  terre  ! 

III 

Les  peintres  étrangers,  nous  l'avons  dit,  abondent  dans  les 
deux  Salons.  On  en  compte,  aux  Champs-Elysées,  300  sur 
1  453  exposans,  au  Champ-de-Mars,  165  sur  420;  soit  un  quart, 
pour  l'ensemble.  Si  l'on  appliquait  aux  Salons  annuels  la  mé- 
thode de  classement  qu'on  réclame,  avec  raison,  pour  les  mu- 
sées, on  pourrait  former,  d'ores  et  déjà,  des  salles  séparées  pour 
les  écoles  diverses.  On  s'y  rendrait  compte  ainsi  du  rôle  que 
chaque  nation  remplit  vis-à-vis  de  nous,  on  verrait  ce  qu'elle 
nous  apporte  ou  ce  qu'elle  nous  emporte,  si  nous  sommes  ses 
créanciers  ou  ses  débiteurs.  Parmi  ces  quatre  ou  cinq  cents  étran- 
gers, il  en  est  sans  doute  qui  sont  ici  à  l'école,  chez  nos  maîtres 
en  renom,  ou  qui  viennent  d'en  sortir,  il  en  est  qui  ont  élu  domi- 
cile à  Paris  et  travaillent  dans  la  manière  parisienne  ;  il  en  est 
beaucoup  d'autres  aussi  qui  résident  dans  leurs  pays,  ne  nous 
doivent  rien  ou  ne  veulent  plus  rien  nous  devoir.  Ce  sont  ces 
derniers  qui  apportent  leur  façon  locale  ou  personnelle  de  com- 
prendre les  choses,  leurs  techniques  traditionnelles  ou  originales, 
et  qui,  par  conséquent,  exercent,  autour  d'eux,  une  action  plus  ou 
moins  immédiate  et  féconde. 


LES    SALONS    DE    1895.  667 

Parmi  nos  voisins,  ce  ne  sont  pas  ceux  du  Midi  qui  se  mon- 
trent ni  les  plus  empressés  à  nous  visiter,  ni  les  plus  originaux 
dans  leurs  façons  de  voir.  Les  quinze  ou  vingt  Italiens  qui  prati- 
quent, avec  leur  dextérité  habituelle,  la  peinture  anecdotique,  ne 
font  guère  que  mêler,  à  des  doses  variables,  les  formules  de  Meis- 
sonier  avec  celles  de  Fortuny.  L'un  d'eux,  Tito  Lessi,  atteint, 
dans  ce  genre,  une  perfection  remarquable.  Ses  Bibliophiles, 
réunis  et  discutant,  dans  une  de  ces  belles  galeries  boisées,  où 
l'odeur  sacrée  des  bouquins  vénérables  rangés  dans  les  hautes 
armoires  et  les  grâces  galantes  des  mythologies  qui  s'agitent  dans 
les  fresques  du  plafond  enchantent  leurs  imaginations  érudites, 
et  excitent  leur  intarissable  bavardage,  offrent  un  spectacle  à  la 
fois  grave  et  amusant.  C'est  juste,  bien  vu,  finement  dessiné, 
agréablement  coloré.  Ceux  que  ce  dilettantisme  ingénieux  suffit 
à  émouvoir  ne  peuvent  demander  mieux.  Chez  les  Espagnols, 
plus  nombreux  (une  quarantaine)  il  y  a  plus  d'agitation,  plus  d'ar- 
deur, de  force  aussi  et  d'éclat.  L'œuvre  reste  souvent  en  route,  il 
est  vrai,  faute  de  suite  ou  de  précision,  à  l'état  d'esquisse  pas- 
sionnée. Le  Retour  de  la  pêche,  avec  les  grands  bœufs  traînant  la 
barque  sur  la  grève,  et  la  Traite  des  Blanches,  un  troupeau  somno- 
lent de  malheureuses  filles  entassées  dans  un  wagon  sous  la  con- 
duite d'une  horrible  duègne,  indiquent,  chez  M.  Sorolla  y  Batisda, 
un  vrai  tempérament  de  peintre  espagnol,  qui  regarde  avec  fran- 
chise les  choses  de  son  pays,  en  pensant  à  Velasquez  et  à  Goya. 
Les  Portugais  sont  plus  assagis  ;  c'est  avec  de  l'esprit,  de  la  dis- 
crétion, un  goût  parisien,  que  MM.  Salgado  et  Souza-Pinto  conti- 
nuent à  se  faire  une  bonne  renommée,  l'un  par  ses  fidèles  por- 
traits (S.  M.  la  Reine  de  Portugal,  Mmc  Virginie  Demont- Breton), 
l'autre  par  ses  études  de  types  populaires  et  ses  portraits. 

Nos  voisins,  les  Suisses  et  les  Belges,  au  premier  abord,  ne 
semblent  guère  différer  de  nous.  Cependant  ils  ont  bien  leur  tem- 
pérament propre  qui,  chez  les  Belges  surtout,  éclaterait  vivement 
le  jour  où  ils  se  trouveraient  groupés.  Les  Suisses  (une  vingtaine) 
restent  des  praticiens  consciencieux,  exacts,  un  peu  froids,  aimant 
l'anecdote  romanesque  ou  morale,  bien  contée,  en  tous  ses  détails. 
MM.  Castres  et  Jules  Girardet  maintiennent  avec  talent,  en  des 
cadres  modestes,  cette  honnête  tradition.  M.  Burnand  a-t-il  bien 
fait  d'en  sortir  en  donnant  à  son  Charles  le  Téméraire  fuyant 
après  la  bataille  de  Morat  des  proportions  épiques?  L'effort  est 
considérable,  mais  se  sent  un  peu  trop  partout,  et  dans  l'accen- 
tuation laborieuse  des  physionomies,  et  dans  l'exactitude  minis- 
térielle des  caparaçons  et  des  orfèvreries,  et  dans  la  muscula- 
ture rigoureusement  détaillée  des  chevaux,  On  pense  trop  à  la 
peine  que  le   peintre   s'est   donnée,  pas  assez   au  désespoir  de 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'orgueilleux  Bourguignon  et  de  ses  compagnons  ahuris.  Néan- 
moins, c'est  là  une  œuvre  considérable,  pleine  de  talent,  très 
intéressante  et  d'autant  plus  estimable  qu'elle  représente, 
presque  à  elle  seule,  l'art  historique  au  Champ-de-Mars.  L'exacti- 
tude genevoise,  avec  un  sentiment  grave  et  profond  de  la  beauté 
des  perspectives  alpestres ,  se  retrouve  dans  les  paysages  de 
M.  Baud-Bovy.  Du  côté  de  Zurich,  on  est  plus  sensible  à  la 
couleur,  et  l'on  ne  dédaigne  pas  les  beaux  coups  de  brosse, 
expressifs  et  lumineux  ;  c'est  de  Zurich  que  viennent  deux  excel- 
lentes portraitistes,  Mlle  Breslau  et  Mme  Bœderstein. 

Une  cinquantaine  de  Belges  affirment  avec  plus  d'ensemble  cet 
amour  de  la  bonne  peinture,  grasse  et  forte,  qui  soutient  et  fait 
vivre  leur  école,  depuis  Leys  et  les  Stevens.  La  Visite  au  malade, 
par  M.  Struys,  d'Anvers,  l'un  des  tableaux  les  plus  admirés  aux 
Champs-Elysées,  pour  la  ferme  tenue  et  l'intensité  sérieuse  de 
l'exécution,  autant  que  pour  la  simplicité  émouvante  des  expres- 
sions, nous  montre,  une  fois  de  plus,  en  ce  maître  discret  et  rare, 
un  des  interprètes  les  plus  sincères  et  les  plus  pénétrans  des  dou- 
leurs populaires.  La  Visite  au  malade  est  une  digne  suite  du  Gagne- 
Pain  et  du  Mort,  qui  sont  restés  si  profondément  gravés  dans  nos 
souvenirs  de  1889.  Une  autre  étude  plébéienne,  le  Fumoir  à  l' hos- 
pice des  vieillards  d'Anvers,  par  M.  Diericks,  procède  du  même 
esprit  d'observation  sain  et  vigoureux.  C'est  avec  la  même  har- 
diesse robuste  et  mie  extraordinaire  liberté  de  brosse  que  cer- 
tains paysagistes  belges  traduisent  les  phénomènes  lumineux  les 
plus  délicats  et  les  plus  compliqués,  tels  que  la  dispersion  des 
rayons  solaires  sur  des  nappes  de  neige  et  de  verglas,  ou  leur 
emprisonnement  entre  des  murs  de  hautes  maisons  et  des  eaux 
de  canaux  étroits.  MM.  Baertsoen  etWillaert,  tous  deux  de  Gand, 
ont  apporté  sur  ce  sujet  des  séries  d'études  puissantes  et  instruc- 
tives, parmi  lesquelles  le  Matin  de  neige  et  le  Seuil  d'église  de 
M.  Baertsoen  nous  semblent  mériter  place  à  part.  MM.  Vers- 
traete  et  Courtens  sont  aussi  de  la  région  gantoise  et  montrent 
le  même  caractère.  A  Bruxelles,  si  l'on  s'en  rapporte  aux  tâtonne- 
mens  philosophiques  et  allégoriques  de  M.  Frédéric,  un  vrai  et 
noble  artiste  dont  nous  avons  souvent  parlé,  on  affecterait  quelque 
mépris  pour  le  réalisme  national  et  on  se  serait  mis  en  quête  d'un 
idéalisme  symbolique  et  scientiiique.  Sous  le  titre  de  la  Nature, 
M.  Frédéric  nous  montre  quatre  enfans  joufflus,  arrivant  tout 
droit  de  chez  l'ami  Botticelli,  qui  s'empêtrent  dans  des  circonvo- 
lutions inextricables  de  végétaux,  sous  une  pluie  de  fleurs  et  de 
feuilles,  les  génies  des  quatre  saisons,  probablement.  Le  dessin 
est  incisif  et  expressif,  le  détail  ingénieux  et  riche;  l'œuvre  est 
curieuse  et  intéressante  parce  que  M.  Frédéric  ne  peut  rien  faire 


LES    SALONS    DE    1895.  669 

de  banal  ni  d'indifférent.  Est-il  bien  certain  néanmoins  que  ce 
dilettantisme  italianisant  le  mène  plus  loin  que  n'eût  fait  sa  pre- 
mière émotion,  si  vive  et  si  sincère,  devant  les  souffrances  et  les 
labeurs  de  son  clier  peuple  flamand? 

Les  Hollandais  sont  peu  nombreux  :  MM.  Israels,  Martens, 
H.  Vos,  avec  trois  ou  quatre  autres,  mais  ils  comptent  parmi  eux 
un  maître,  M.  Mesdag,  qui  suffit  à  leur  gloire.  Ses  deux  marines, 
Après  l'orage  et  Marée  montante,  égalent,  comme  puissance 
d'expression,  comme  sûreté  d'exécution,  tout  ce  qu'il  a  fait  de 
plus  vrai  et  de  plus  grand.  Le  vieil  esprit  hollandais,  pour  la  fine 
intelligence  des  figures  familières  semble  être  passé,  en  ce  moment, 
chez  les  Scandinaves.  U  Adieu  d'un  paysan  à  sa  fiancée,  dans  un 
bois,  deux  figures  naïvement  laides,  mais  d'une  tendresse  naturelle 
et  touchante,  par  M.  Edelfelt;  les  portraits  en  pied  de  Boursiers 
d'Amsterdam,  fermement  campés  et  spirituellement  brossés,  par 
M.  Kroyer;  les  Dentellières,  si  vivement  groupées  dans  un  frétil- 
lement de  chiffons  et  de  lueurs,  par  M.  Zorn,  sont  des  œuvres  très 
diversement  mais  très  nettement  caractéristiques  d'une  façon  par- 
ticulière de  saisir  les  mouvemens  et  les  expressions  de  la  figure 
humaine  sous  quelque  échappée  rapide  ou  lente  de  lumière  sub- 
tilement nuancée.  MM.  Edelfelt  et  Kroyer  sont  "aussi  des  paysa- 
gistes émérites,  mais  leur  maître  à  tous  reste  M.  Thaulow  qui, 
cette  année  encore, nous  apporte  d'incomparables  études  de  ri- 
vières gelées  et  de  nuits  fraîchissantes,  soit  qu'il  les  aille  cher- 
cher dans  sa  Norvège,  soit  qu'il  les  prenne  en  Normandie,  puis- 
qu'il est  devenu  Dieppois. 

Des  Russes?  nous  en  avons.  M.  Constantin  Makowsky  tra- 
vaille toujours  dans  le  grand,  sur  de  petits  sujets,  avec  un  goût 
heureux  pour  les  somptueux  costumes  de  la  vieille  Russie. 
U  Epreuve  qu'un  vieux  boyard  impose  à  sa  femme,  dont  la  con- 
duite l'inquiète,  en  lui  faisant  donner,  devant  lui,  un  baiser  par 
le  jeune  prince  qu'il  soupçonne,  est  de  celles  qui  ne  seraient 
peut-être  pas  fort  concluantes  dans  une  société  moins  primitive. 
M.  Pranishnikoff,  le  peintre  de  soldats  lilliputiens,  travaille  tou- 
jours dans  le  petit,  avec  une  finesse  singulière  (Une  charge  de 
dragons  russes,  Une  retraite  après  l'attaque).  Des  Polonais?  L'un 
d'eux, M.Jean  Rosen,  est  l'auteur  d'un  des  petits  tableaux  les  plus 
entourés  aux  Champs-Elysées  :  Napoléon  Ier  quittant  l'armée  à 
Smorgonie.  Ce  n'est  pas,  à  coup  sûr,  de  l'art  indigène.  Pour  le 
fond,  pour  le  mouvement  juste  et  vif  des  personnages,  pour  le 
dessin  net  et  appuyé  des  bêtes  et  des  gens,  c'est  du  Meissonier, 
avec  une  pointe,  en  plus,  pour  la  tonalité  sombre  et  triste,  de 
pratique  hongroise  ou  allemande  ;  en  tout  cas,  ce  serait  bien  par- 
tout. Quant  aux  Hongrois,  leur  gravité  s'enfonce,  de  plus  en  plus 


G70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  noir.  Les  Saintes  Femmes  au  pied  de  la  croix  et  Avant 
la  grève,  par  M.  Munkaczy,  donnent  un  sentiment  d'oppression 
pénible,  tant  l'air  et  la  lumière  y  sont  rares.  L'oppression,  devant 
Y  Elisabeth  Bathori  de  M.  Czok,  vient  d'une  autre  cause.  Si  pervers 
que  soit  notre  dilettantisme,  nous  avons  peine  à  comprendre  celui 
de  cette  princesse,  blasée  et  féroce,  qui,  pour  se  distraire,  fait 
amener  des  filles  nues,  l'hiver,  sur  la  neige  de  sa  cour,  et  les  y 
regarde  passer  du  rouge  au  bleu,  du  bleu  au  violet,  du  violet  au 
livide,  jusqu'à  ce  que  mort  s'ensuive,  dans  les  rigidités  d'une 
affreuse  agonie.  Chacun,  il  est  vrai,  prend  son  plaisir  où  il  le 
trouve;  nous  n'en  trouvons  aucun  à  contempler  cette  aristocra- 
tique sauvagerie,  quelque  talent  (et  c'est  un  vrai  talent)  que 
l'auteur  y  dépense.  Les  portraitistes  hongrois,  Mme  Parlaghy, 
M.  Perlmutter,  les  peintres  autrichiens,  surtout,  mondains  ou 
anecdotiers,  ne  prennent  point  ces  airs  farouches,  bien  qu'ils 
usent  et  abusent  volontiers,  les  uns  du  noir,  les  autres  du  jaunâtre. 
Les  Pêcheurs  d'Islande,  par  M.  Marinitsch,  sous  le  pont  de  la 
Marie,  accoudés  à  boire,  n'ont  rien  de  particulièrement  autrichien  : 
c'est  un  bon  tableau  breton,  en  style  réaliste,  français  et  mo- 
derne. Les  Allemands  d'Allemagne  campent  surtout  au  Champ- 
de-Mars,  où.  MM.  Liebermann,  Uhde,  Kuehl,  Klinger  déposent, 
cette  année,  de  simples  cartes  de  visite. 

En  réalité,  les  hôtes  les  plus  empressés  et  les  plus  commu- 
nicatifs  des  deux  salons,  ce  sont  les  Américains,  au  nombre  de 
125  et  les  Anglais,  80  environ.  A  peu  d'exceptions  près,  les  Amé- 
ricains viennent  des  Etats-Unis,  presque  tous  élèves  de  maîtres 
parisiens,  Carolus  Duran,  Henner,  Bouguereau,  Jules  Lefebvre, 
Cormon,  etc.  Ils  ne  pourraient  renier,  en  général,  l'atelier  dont 
ils  sortent,  tant  ils  en  portent  la  marque,  mais  ils  ajoutent  sou- 
vent aux  qualités  des  maîtres  certaines  qualités  personnelles.  Si 
M.  Schannon,  un  remarquable  portraitiste,  comme  Mme  Lee-Rob- 
bins,  procède  de  M.  Carolus  Duran,  il  y  joint  une  particulière 
élégance,  et  une  souplesse  ferme  des  dessous  qui  en  font  un 
peintre  à  part.  L'originalité  de  M.Alexander,  qui  tourne  à  l'excen- 
tricité par  la  contorsion  maniérée  de  ses  figures  sous  les  jets 
d'étoffes  en  paraphes  ;  celle  de  M.  Dannat,  qui  réduit  ses  impro- 
visations espagnoles  à  des  explosions  fulgurantes  de  taches  vives  et 
criardes,  mais  parfois  singulièrement  expressives,  en  reprenant, 
dans  ses  portraits,  sa  forte  manière,  virile  et  savoureuse  ;  celle,  dans 
le  paysage,  de  M.  Harrison,  qui  peuple  maintenant  ses  marines  de 
figures  finement  étudiées,  s'accentuent  encore  cette  année.  M.  Wal- 
ter  Gay,  dans  sa  Fabrique  de  tabac  de  Séville,  montre,  plus  que  ja- 
mais, un  sentiment  vif  et  délicat  de  la  lumière  fraîche,  de  la  jeu- 
nesse dans  les  visages,  de  la  liberté  dans  les  mouvemens.  A  côté 


LES    SALONS    DE    1895.  671 

d'eux,  des  conteurs  agréables,  MM.  Bridgman,  Weeks,  Knight, 
Mac-Ewen  ;  des  portraitistes  ou  des  figuristes  élégans,  Pearco, 
Lynch;  des  paysagistes  habiles,  Picknell,  Boggs,  Gross,  Haus- 
alter;  de  bons  animaliers,  MM.  Bisbing,  Griffîn.  Si  ce  n'est  pas  là 
encore  une  école  caractérisée,  c'est,  du  moins,  un  groupe  extraor- 
dinairement  actif,  intelligent,  chercheur,  qui  peut  exciter  l'ému- 
lation de  ses  condisciples. 

Les  Anglais,  assurément,  ne  forment  pas,  non  plus,  un  groupe 
bien  compact.  Il  y  a,  chez  eux,  aussi,  des  académiques  et  des  fan- 
taisistes, des  réalistes  et  des  dilettanti.  Néanmoins,  quoiqu'ils 
fassent,  ce  qui  les  signale  presque  tous,  c'est  la  décision  qu'ils 
apportent  dans  l'application  de  leurs  systèmes,  l'énergie  qu'ils 
mettent  à  se  montrer  hardiment  des  dessinateurs  incisifs  ou,  le 
plus  souvent,  de  puissans  coloristes.  Leurs  œuvres  ont,  en  géné- 
ral, une  tenue  qui  frappe  et  une  unité  qui  impose.  On  y  sent  une 
longue  réflexion,  sinon  une  théorie  préconçue,  et  une  réflexion 
approfondie,  si  ce  n'est  une  réminiscence  littéraire.  La  culture 
d'esprit,  en  un  mot,  s'y  révèle  plus  constamment  qu'ailleurs,  en 
même  temps  que  la  culture  technique  s'y  montre  plus  attentive, 
parfois  compliquée  et  anxieuse,  toutes  deux  résultant  des  fré- 
quens  voyages,  des  comparaisons  répétées,  des  lectures  étendues. 

MM.  Burne-Jones,  Orchardson,  Herkomer,  représentent  bien, 
dans  la  génération  finissante,  ce  dilettantisme  compliqué  qui,  en 
Angleterre,  vivifie  souvent,  mais  parfois  appauvrit  ce  sentiment 
natif  des  réalités  extérieures  commun  à  toutes  les  races  septen- 
trionales. Leur  art,  à  tous  les  trois,  lorsqu'ils  l'appliquent  à  la 
légende  ou  à  l'histoire,  est  un  art  aristocratique,  d'une  distinction 
un  peu  fatiguée.  Pour  bien  comprendre  la  poésie  de  l'Amour 
dans  les  ruines,  il  est  bon  d'avoir  fréquenté,  chez  eux,  au  pays 
des  ruines  et  de  l'amour,  Mantegna  et  Botticelli  ;  pour  s'amuser 
dans  le  Salon  de  Mme  Récamier,  il  faut  en  connaître,  depuis  long- 
temps, par  un  commerce  assidu,  le  personnel  varié;  pour  être 
séduit  par  la  nudité  douce  et  froide  de  Toute  belle,  toute  pure,  de 
M.  Herkomer,  il  n'est  pas  inutile  d'avoir  rêvé,  sous  le  brouillard, 
devant  les  marbres  et  les  vases  du  British  Muséum,  un  Ten- 
nyson  dans  sa  poche,  avec  quelques  souvenirs  de  Munich.  Ces 
peintures  ne  s'adressent  donc  pas  à  des  esprits  simples,  et  c'est 
pourquoi  les  peintres,  ceux  qui  sont  avant  tous  des  peintres  ou  ne 
sont  que  des  peintres,  ne  partagent  pas  toujours  pour  elles  l'ad- 
miration ou  l'estime  qu'elles  inspirent  à  tant  d'excellens  ama- 
teurs. Mais  où  s'arrête  Fart?  où  finit  la  littérature?  Dans  quelle 
mesure  l'art  doit-il  et  peut-il  vivre  de  littérature?  Jusqu'à  quel 
point  la  littérature  peut-elle  faire  dévoyer  l'art?  Questions  de  fait, 
plus  que  de  principes,  mais  que  nous  ne  saurions  traiter  ici.  Pour 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  en  tenir  à  M.  Burne-Jones,  quel  est  l'artiste  le  plus  réaliste 
qui,  ayant  seulement  entrevu  Y  Amour  dans  les  ruines,  n'en  con- 
serve, malgré  toutes  ses  protestations,  un  souvenir  ineffaçable,  mé- 
lancolique, poignant?  Tonalités  de  convention  !  Mais  où  n'y  a-t-il 
pas  de  conventions?  Peinture  désaccordée  !  Est-ce  que  Mantegna, 
Ghirlandajo,  Raphaël,  ne  sont  jamais  désaccordés?  Ils  restent 
cependant  Mantegna,  Ghirlandajo,  Raphaël,  les  plus  grands  des 
artistes,  parce  que  s'ils  n'ont  pas,  ces  jours-là,  l'harmonie  totale,  ils 
gardent  toujours  leur  intensité,  leur  sincérité,  leur  grâce  incom- 
parables dans  l'expression  par  les  formes.  M.  Burne-Jones,  sans 
doute,  n'est  pas  un  coloriste  coulant  et  fondu  à  la  mode  du  jour, 
mais  c'est  un  dessinateur  convaincu,  ferme  dans  l'accent  général, 
délicat  et  tendre  dans  le  modelé  intérieur;  cela  lui  suffit  bien 
pour  donner  à  ses  visions  des  apparences  de  vie  saisissantes  et 
durables.  Toute  sa  valeur  d'artiste  compréhensif,  délicat,  ému, 
n'éclate-t-elle  pas  d'ailleurs  dans  l'admirable  Portrait  de  jeune 
femme  qui  accompagne  Y  Amour  dans  les  ruines? 

Si,  pourtant,  on  veut  de  la  peinture  savoureuse,  chaude, 
grasse,  c'est  précisément  ce  qu'une  partie  de  la  jeune  école  an- 
glaise, lorsqu'elle  se  débarrasse  des  formules  du  Préraphaélitisme, 
comme  celui-ci  s'était  délivré  des  formules  de  l'Académie  (ainsi  va 
et  vient,  éternellement,  le  cours  des  choses)  s'escrime  à  nous  vou- 
loir donner.  Aux  Champs-Elysées,  comme  au  Champ-de-Mars, 
on  peut  déjà  voir  nombre  de  tableaux,  ou  plutôt  d'esquisses, 
dans  lesquels  le  souci  et  la  recherche  de  la  tache  fortement  colo- 
rée prétendent  tenir  lieu  de  tout.  M.  Brangwyn  est  le  type  de  ces 
plaqueurs  violens  d'accords  hardis.  C'est  l'orgie  de  gin,  après 
une  retraite  de  tempérance,  un  accès  de  romantisme  passionné 
à  la  suite  d'une  convalescence  mystique,  le  retour,  en  somme,  à  la 
vieille  tradition  nationale  des  Reynolds,  des  Crome,  des  Gainsbo- 
rough,  des  Constabie.  Les  Ecossais,  sur  ce  point-là,  n'y  vont 
pas  de  main  morte,  portraitistes  ou  paysagistes.  Les  Anglais 
de  Londres  restent,  en  général,  plus  modérés,  et  quelques-uns, 
comme  M.  Davis,  font  encore  des  paysages  excellens  en  y  appor- 
tant cet  extrême  souci  du  détail  exact  qui  fut  longtemps  le  carac- 
tère de  l'école.  Quels  qu'ils  soient,  remercions-les  tous  de  venir 
nous  apporter  les  preuves  de  leur  activité  ;  nous  pouvons  pro- 
fiter de  leurs  exemples  comme  ils  peuvent  profiter  des  nôtres. 

George  Lafenestre. 


POÉSIE 


LE   VERGER    DE    L'AURORE 


LE    VERGER    DE    L'AURORE 

L'Espoir  qui  plane  encore  au  fond  du  ciel  vernal, 
De  son  vol  immortel  frôle  les  fronts  moroses 
Et  fait  tinter  For  clair  du  rire  matinal 
Dans  l'éblouissement  des  rayons  et  des  roses  ; 
Des  arbres  printaniers  ne  vois-tu  pas  neiger 
En  l'herbe  haute  les  pétales  blancs  et  roses? 
Sens-tu  dans  tes  cheveux  frémir  le  vent  léger 
Imprégné  de  l'ivresse  unanime  des  choses, 
Et  l'heure  resplendir  dans  l'auroral  verger? 


Le  hautbois  chante  au  loin  un  chant  irrésistible 
Et  tendre,  qu'il  alterne  ou  confond  tour  à  tour 
Avec  les  sons  vibrant  sous  l'archet  invisible, 
Voluptueux  et  long,  des  violes  d'amour; 
Dans  l'air  harmonieux  passent  en  vols  de  rêve 
Les  ramiers  roucoulans  dont  voici  le  retour. 
Savoure  la  douceur  de  l'instant  qui  s'achève, 
L'allégresse  infinie  et  l'extase  du  jour; 
L'heure  délicieuse  est  l'heure  qu'on  sait  brève. 
tome  cxxix.  —  1893.  43 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  lumineux  parfums,  les  odorans  rayons 
Montent  vers  le  ciel  rose  où  vibre  leur  lumière 
Dans  un  palpitement  d'ailes  de  papillons. 
Sois  la  divine  sœur  de  la  rose  trémière  ! 
Fais  rire  aux  gais  échos  tes  rires  puérils, 
Et  loin  de  la  tristesse  à  ton  cœur  coutumière 
Laisse,  oublieuse  enfin  de  ses  futurs  périls, 
S'ouvrir  comme  une  fleur  ton  âme  printanière, 
Et  refleurir  en  toi  tous  les  anciens  avrils! 


BLANCHE    COURONNE 


Vénérables  gardiens  du  toit  hospitalier, 

Voici  du  haut  portail  les  cèdres  séculaires 

Couvrant  l'antique  seuil  d'un  abri  familier  ; 

Du  fond  de  l'avenue  on  les  voit  é ployer 

Leur  frondaison  plus  sombre  aux  cieux  crépusculaires. 


Voici  la  porte,  la  glycine  et,  brusquement, 
Le  mystère  odorant  et  paisible  du  cloître, 
Le  préau  tout  en  fleur  et  Fenguirlandement 
Embaumé  des  piliers,  dont  on  voit  lentement, 
Selon  l'heure  du  jour,  l'ombre  croître  ou  décroître. 


Le  verger  rayonnant  et  rose,  le  jardin, 
Le  vieux  puits  et  les  toits  des  basses  métairies 
D'où  le  vol  des  pigeons  se  disperse  soudain, 
Le  perron  dont  les  fleurs  couvrent  chaque  gradin 
Et  les  doux  clairs  de  lune  argentant  les  prairies. 


0  fleurs  d'hortensias,  de  lys  et  de  jasmins, 
Clématites,  glaïeuls,  roses,  roses  trémières! 
Guirlande  merveilleuse  effeuillée  en  mes  mains. 
Parfumez  à  jamais  les  tristes  lendemains 
Epanouissement  des  floraisons  premières! 


poésie.  675 


0  bosquet  !  ô  charmille  !  ô  grand  bois  enchanté  ! 
Pour  avoir  respiré  l'harmonieux  arôme 
Des  pins  éoliens  où  vibre  un  vent  d'été, 
Au  fond  du  cœur  joyeux  ou  du  cœur  attristé 
Chante  éternellement  votre  voix  qui  l'embaume. 


Vous  pouvez  vous  flétrir,  fleurs  de  l'aube  et  du  soir, 
Et  l'ombre  des  jours  morts  peut  errer  sous  les  ombres 
Des  bois  abandonnés  et  muets  ;  on  peut  voir 
Le  grand  vol  destructeur  irrésistible  et  noir 
Planer  sinistrement  sur  les  mornes  décombres  ; 


J'ai  bâti  dans  mon  âme  un  cloître  hospitalier, 
Et  pour  qu'aux  jours  futurs  l'heureux  passé  sourie, 
De  ses  divines  mains  mon  rêve  familier 
Suspend  pieusement  à  son  premier  pilier 
Une  blanche  couronne  à  tout  jamais  fleurie  ! 


LE    VENT    PLUS    TRISTE... 


Le  vent  plus  triste  encor  de  défleurir  les  tombes, 
A  dispersé  le  vol  des  candides  colombes 
Dont  l'essor  tournoyant  n'argente  plus  l'azur. 
Comme  la  nuit  fut  longue!  et  que  l'air  fut  obscur 
Sans  le  palpitement  des  invisibles  ailes  ! 
Comme  mon  jeune  cœur  se  sentit  seul  sans  elles  ! 
Ah!  sur  les  grands  rosiers  du  jardin  matinal, 
Reverrai-je  posé  leur  blanc  vol  virginal  ? 
De  mon  âme  d'enfant  les  trop  mornes  pensées 
Seront-elles  par  l'aube  à  jamais  effacées, 
Et  d'avoir  effleuré  les  fleurs  d'un  heureux  jour 
Le  vent  sera-t-il  pur  tel  qu'un  parfum  d'amour? 
Doux  oiseaux  de  jadis,  reviendrez- vous  encore?... 
Mais  je  vois  dans  le  ciel  empourpré  par  l'aurore, 
Au  lieu  du  cher  retour  de  mes  légers  espoirs, 
Planer,  assombrissant  les  fleurs,  des  cygnes  noirs  ! 


676  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


HALTE    AU    CRÉPUSCULE 


LA    PREMIERE    SŒUR. 

Obscur  est  le  chemin,  arides  sont  les  landes 
Et  sombres  les  forêts;  Sœurs,  ne  sentez-vous  pas 
En  vos  doigts  alanguis  s'alourdir  les  guirlandes 
Qui  tombent  sur  la  route  où  s'éloignent  nos  pas? 


LA    DEUXIEME    SŒUR. 

A  l'aube  de  jadis  nous  vous  avons  cueillie, 
Gerbe  de  fleurs  d'amour  !  gerbe  de  fleurs  d'espoir 
Qu'un  frêle  doigt  d'enfant  d'un  fil  fragile  lie 
Et  qu'un  vent  automnal  disperse  en  l'air  du  soir! 

LA    TROISIÈME    SŒUR. 

0  jeunes  fronts  pâlis  par  d'anciennes  années, 
Portez- vous  le  fardeau  de  printemps  ignorés? 
Etes-vous  lourds  d'un  poids  de  floraisons  fanées 
Pour  vous  pencher  ainsi,  las  et  désespérés? 

LA    PREMIÈRE    SŒUR. 

Le  lys  intérieur  qui  parfumait  ma  vie 

Effeuille  la  candeur  d'un  calice  argenté  ; 

Sa  corolle  ineffable  en  moi  s'est  défleurie 

Et  la  fleur  sombre  s'ouvre  en  mon  cœur  attristé. 


LA    DEUXIEME    SŒUR. 

Combien  d'avrils  sont  morts  dans  nos  âmes  moroses 

Et  d'oiseaux  envolés  que  nous  avons  aimés  ! 

Du  funèbre  parfum  des  expirantes  roses 

Nos  cœurs  sont  pour  toujours  tristement  embaumés. 


poésie.  677 


LA    TROISIÈME    SŒUR. 


Le  sentier  parcouru  dans  l'ombre  se  recule  ; 
De  nos  bouquets  flétris  nos  bras  sont  allégés. 
Arrêtons-nous,  mes  Sœurs.  Voici  le  crépuscule 
A  jamais  indulgent  pour  les  cœurs  affligés. 

Puisque  lointaine  encore  est  la  vieille  demeure, 
Reposons-nous.  Les  fleurs  du  soir  vont  s'entr'ouvrir, 
Et,  parmi  la  tendresse  et  le  calme  de  l'heure, 
Oublions  un  moment  que  nous  devons  mourir. 


SUR    LE    FLEUVE 

Ivre  des  frais  parfums  qui  flottaient  dans  le  vent, 
Tu  partis  à  l'aurore  en  barque  sur  le  fleuve  ; 
Debout  près  du  rameur  qui  chantait  à  l'avant, 
Joyeuse  dans  les  plis  clairs  de  ta  robe  neuve. 

Et  tout  avait,  —  ta  joie  et  tes  rires  épars, 
La  barque,  les  roseaux  et  les  fuyantes  rives 
Et  les  flots  purs  fleuris  de  pâles  nénuphars,  — 
L'attrait  mystérieux  des  choses  fugitives. 

Puis  la  barque  a  vogué  sur  le  fleuve  du  soir  ; 
Un  vent  plus  froid  frôla  tes  cheveux  et  ta  joue. 
Près  du  rameur  muet,  grave,  tu  vins  t'asseoir 
A  la  silencieuse  et  taciturne  proue. 

La  berge  tout  en  fleur  se  prolonge  et  te  fuit; 
La  barque  erre  à  jamais  sur  l'eau  nocturne  et  sombre 
Et,  morne,  en  les  longs  plis  de  ton  manteau  de  nuit 
Tu  la  vois  s'enfoncer  dans  la  terreur  de  l'ombre. 

Le  noir  reflet  du  ciel  redouble  ton  tourment 
Quand  tu  penches  vers  l'eau  ta  tête  douloureuse 
Et  que  tu  vois,  aux  tiens  fixés  obstinément, 
Les  yeux,  les  tristes  yeux  de  ta  Sœur  ténébreuse. 


LES 

FINANCES  DE  L'ITALIE 


A  la  régénération  politique  devra  succéder,  disait  Victor- 
Emmanuel,  la  régénération  économique.  Il  avait  suffi  de 
quinze  années  pour  réaliser  le  programme  rêvé  par  le  fondateur 
du  nouveau  royaume  d'Italie.  Bien  que  sa  constitution  géogra- 
phique, la  diversité  de  ses  races,  les  traditions  de  fédéralisme 
léguées  par  son  histoire  la  rendissent  rebelle  à  l'unité  qui  fut  le 
prix  de  mille  sacrifices,  l'Italie  avait  surmonté  tous  les  obstacles 
pour  réaliser  l'œuvre  de  son  unité  nationale  et  de  son  relèvement 
économique  :  grâce  à  son  esprit  politique  et  au  courage  patrio- 
tique avec  lequel  elle  avait  supporté  toutes  les  charges  que  lui 
imposait  sa  haute  ambition,  elle  était  parvenue  à  s'élever  au  rang 
des  grandes  puissances. 

L'Italie,  dont  la  renaissance  justifiait  tant  d'espérances,  a 
subi,  depuis  quelques  années,  un  arrêt  dans  son  développement. 
Elle  souffre  en  ce  moment  d'une  crise  dont  le  gouvernement 
italien,  il  y  a  un  an,  a  reconnu  la  gravité.  Le  président  du 
Conseil  des  ministres  et  le  ministre  des  finances,  renonçant  à 
dissimuler  la  vraie  situation,  ont  reconnu  le  danger,  et  ont  de- 
mandé aux  partis  la  trêve  de  Dieu  pour  le  salut  de  la  patrie. 
Quelle  est  la  cause  du  mal?  Quel  en  est  le  remède? 

Pour  connaître  la  situation  économique  et  financière  de  l'Ita- 
lie, nous  étudierons  les  faits.  L'examen  des  comptes  de  l'Etat  et 
des  budgets  des  localités  nous  apprendra  la  situation  de  la  fortune 
publique.  Quand  nous  aborderons  l'étude  de  la  fortune  privée, 
nous   trouverons   de  précieuses  informations  dans  les  tableaux 


LES    FINANCES    DE    L'iTALIE.  679 

du  mouvement  commercial,  des  donations  et  successions,  de 
l'épargne,  de  l'émigration.  L'étude  des  bilans  suffira  à  nous 
éclairer  sur  les  banques  d'émission,  qui  prêtent  leur  concours 
à  TEtat  comme  aux  particuliers.  Enfin  il  est  un  ensemble  de 
phénomènes  qui  sont  comme  la  résultante  de  la  situation  de  la 
fortune  publique  et  de  la  fortune  privée  d'un  pays,  ce  sont  les 
cours  du  change,  le  taux  de  l'escompte,  l'abondance  ou  la  dispa- 
rition de  la  monnaie  métallique,  les  fluctuations  de  la  rente.  Les 
documens  statistiques  où  se  lisent  ces  phénomènes  reflètent  la 
situation  économique  et  financière  de  l'Italie. 

Pour  déterminer  les  causes  et  le  remède  de  la  crise  actuelle, 
il  faut  jeter  un  rapide  coup  dœil  sur  l'hfstoire  des  finances  ita- 
liennes. 

La  formation  du  royaume  d'Italie  a  coûté  cher.  Le  nouveau 
gouvernement,  auquel  les  anciens  gouvernemens  avaient  légué 
une  dette  de  plus  de  deux  milliards,  dut  assumer  les  charges 
inhérentes  à  un  grand  Etat  unitaire  rattaché  à  la  capitale  par  les 
liens  d'une  centralisation  coûteuse,  pourvu  de  tous  ses  services 
et  de  tous  ses  organes  nécessaires.  Il  fut  obligé  de  mettre  tout  en 
œuvre  pour  faire  face  à  une  lourde  situation  financière  :  augmen- 
tation des  impôts,  rétablissement  du  droit  sur  la  mouture  si  im- 
populaire, paiement  anticipé  des  contributions,  large  émission 
de  rentes,  emprunt  forcé,  cours  forcé,  extension  de  la  circulation 
fiduciaire,  accroissement  de  la  dette  flottante,  inscription  aux 
budgets  locaux  de  dépenses  d'État,  vente  des  biens  du  clergé  et 
des  congrégations,  réalisation  de  titres  industriels  en  portefeuille, 
escompte  du  produit  de  la  régie  des  tabacs,  le  gouvernement  ne 
recula  devant  aucune  mesure  pour  sortir  des  difficultés  finan- 
cières qui  menaçaient  le  nouveau  royaume. 

L'année  1875  marqua  la  fin  de  cette  crise  :  les  comptes  bud- 
gétaires se  soldèrent  par  un  excédent  de  recettes  de  27  millions  de 
lires  (I).  L'unité  de  l'Italie  était  accomplie,  l'équilibre  budgétaire 
obtenu  ;  cette  même  année  cessa  toute  émission  nouvelle  de  papier- 
monnaie.  La  droite  avait  achevé  son  œuvre.  La  gauche,  qui  la 
remplaça  au  pouvoir,  en  1876,  continua,  pendant  les  premières 
années,  les  traditions  d'une  gestion  sage  et  prudente.  En  1880,  la 
situation  économique  et  financière  était  bonne,  le  budget  se 
soldait  par  un  excédent  de  21  millions  de  lires.  L'amélioration 
des  finances  de  l'Etat  avait  permis  de  diminuer  d'un  quart  l'im- 
pôt sur  la  mouture  qui  disparut  bientôt  entièrement  et  de  venir 
en  aide  aux  communes  qui  avaient  bénéficié  d'une  légère  partie 

(1)  Dans  ce  chiffre,  comme  dans  les  suirans,  il  a  été  fait  déduction  des  amor- 
tissemens. 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  taxe  sur  la  richesse  mobilière.  La  prospérité  de  l'Italie 
allait  rendre  possible,  l'année  suivante,  la  loi  bienfaisante  de 
l'abolition  du  cours  forcé. 

A  partir  de  1881,  les  déficits  reparaissent,  et  depuis  quelques 
années  ils  s'élèvent  à  des  chiffres  considérables;  la  situation 
économique  s'aggrave  d'année  en  année.  L'Italie  venait  de  céder 
à  l'attraction  de  l'Allemagne  et  de  changer  l'orientation  de  sa 
politique  étrangère:  M.  de  Bismarck  avait  su  mettre  à  profit  le 
mécontentement  causé  de  l'autre  côté  des  Alpes  par  l'occupation 
de  Tunis  et  l'Italie  avait  conçu  le  désir  de  tirer  parti  d'une  puis- 
sante alliance  le  jour  où  éclaterait  une  guerre  qui,  pendant  long- 
temps, a  semblé  imminente.  A  l'attitude  nouvelle  de  l'Italie  ne 
sont  pas  étrangères  la  crainte  du  rétablissement  du  pouvoir  tem- 
porel du  Pape  entretenue  même  dans  les  classes  éclairées,  les 
susceptibilités  qu'ont  pu  éveiller  les  reproches  d'ingratitude  de 
notre  presse,  et  les  allures  protectrices  de  la  nation  française  à 
l'égard  de  la  nation  voisine. 

Nous  ne  nous  attarderons  pas  à  rechercher  les  causes  de 
l'entrée  de  l'Italie  dans  la  triple  alliance.  Constatons  simplement 
ce  qu'elle  a  coûté  à  l'Italie  par  l'exagération  des  dépenses  mili- 
taires, par  la  perte  des  marchés  commercial  et  financier  de  la 
France  qui  ont  été  les  conséquences  de  cette  orientation  nou- 
velle: voilà  les  trois  causes  qui  ont  engendré  la  crise  actuelle. 

I 

Deux  fléaux  mettent  le  désordre  dans  les  finances  des  Etats 
modernes;  ce  sont  le  développement  des  dépenses  militaires  et 
le  développement  des  travaux  publics  improductifs  :  l'Italie  n'a 
pas  échappé  à  cette  double  influence.  Les  dépenses  de  guerre,  de 
marine  et  de  travaux  publics,  en  1892-1893  (1),  se  sont  beaucoup 
plus  augmentées  que  les  autres  dépenses  d'administration  qui  ont 
peu  progressé,  si  l'on  excepte  toutefois  les  dépenses  de  l'instruc- 
tion publique  (2)  et  les  dépenses  des  pensions  qui  ont  grandi 
sous  l'influence  du  régime  parlementaire  (3). 

Accru  considérablement  par  suite  de  l'adhésion  à  la  triple 
alliance,  le  budget  des  dépenses  de  guerre  a  toujours  coûté  cher 
à  la  nation.  L'armée  a  joué  un  grand  rôle  qui  peut  donner  l'ex- 

(1)  Nous  nous  arrêtons  en  1892-1893,  parce  que,  à  partir  de  cette  époque,  nous 
avons,  non  les  comptes,  mais  seulement  les  prévisions  budgétaires. 

(2)  Ces  dépenses,  en  très  grande  partie  à  la   charge  des  provinces  et  des  com- 
munes ont  plus  que  doublé  depuis  1875  au  budget  de  l'£tat(41  millions  en  1892). 

(3)  S'élevant  en  1893  à  74  millions,  elles  ont  augmenté  de  1/6  environ   depuis 
1875. 


LES    FINANCES    DE    i/lTALIE.  681 

plication  de  ces  sacrifices  ;  par  l'obligation  du  service  et  le  lien 
d'une  forte  discipline,  elle  a  mis  en  contact  journalier  les  popu- 
lations les  plus  réfractaires  à  l'unité.  C'est  l'armée  qui  a  inculqué 
à  toutes  les  couches  de  la  société  l'idée  d'un  grand  Etat  dont  tous 
faisaient  partie  et  leur  a  mis  dans  le  cœur  le  sentiment  de  la 
patrie  commune.  L'armée  a  été  comme  le  creuset  où  sont  venus 
se  fondre  tous  les  élémens  particularistes  pour  constituer  la 
grande  nationalité  italienne. 

Elle  a  eu  une  autre  mission  :  elle  a  contribué  au  progrès  de 
l'instruction  nationale.  Pour  diminuer  le  nombre  des  illettrés, 
le  législateur  a  décidé  d'envoyer  par  anticipation  dans  leurs  foyers 
les  hommes  qui  prouveraient  leur  connaissance  de  la  lecture  et 
de  l'écriture,  et  il  a  donné  ainsi  une  vive  impulsion  à  renseigne- 
ment primaire. 

Auxiliaire  puissante  de  l'unité  et  du  développement  de  l'in- 
struction, l'armée  italienne,  à  ce  double  titre,  est  devenue  la 
véritable  éducatrice  du  pays,  l'institution  vraiment  nationale, 
essentiellement  populaire  et  respectée  de  tous,  planant  au-dessus 
des  luttes  des  partis. 

Jamais  on  ne  lui  a  marchandé  les  crédits.  Déjà,  en  1875,  les 
dépenses  de  la  guerre  et  de  la  marine  s'élevaient  au  chiffre  de 
217  millions  et  demi  de  lires.  En  1880,  elles  étaient  de  245  mil- 
lions. L'entrée  de  l'Italie  dans  la  Triplice  a  été  le  signal  d'une 
forte  progression  des  dépenses  de  guerre.  Si  la  conclusion  du 
traité  se  fit  sous  le  ministère  Depretis,  en  1882,  elle  avait  été 
précédée  d'une  période  de  négociations  durant  laquelle  l'Italie,  en 
entente  cordiale  avec  l'Allemagne,  engagea  des  dépenses  mili- 
taires importantes. 

De  1881  à  1887,  en  sept  années,  les  dépenses  de  la  guerre  et 
de  la  marine  passèrent  de  271  millions  à  348  millions  de  lires. 
L'arrivée  de  M.  Crispi  à  la  présidence  du  Conseil,  en  1887,  pro- 
voque une  recrudescence  des  dépenses  militaires  ;  à  la  suite  de  la 
visite  du  premier  ministre  à  M.  de  Bismarck,  au  mois  d'octobre  de 
cette  même  année,  les  dépenses  de  la  guerre  et  de  la  marine  sont 
portées  au  chiffre  de  438  millions  600  000  lires  pour  l'exercice 
1887-1888.  En  1889-1890,  elles  atteignent  le  chiffre  le  plus  élevé: 
480  millions  800  000  lires;  puis,  sous  la  pression  des  déficits, 
elles  diminuent,  en  moyenne,  de  50  millions  environ  par  année. 
De  1881  à  1893,  depuis  l'adhésion  à  la  Triplice,  la  moyenne 
annuelle  des  dépenses  de  la  guerre  et  de  la  marine  a  augmenté  de 
135  millions  de  lires  par  rapporta  la  moyenne  des  dépenses  de 
même  nature  de  1875  à  1880,  soit  une  augmentation  moyenne 
de  57  pour  100  durant  cette  période. 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  dépenses  militaires  et  navales  de  l'Allemagne  ont  suivi 
une  progression  analogue.  De  1881  à  1893,  la  moyenne  annuelle 
des  dépenses  de  la  guerre  et  de  la  marine  a  augmenté  de 
101  millions,  soit  17  pour  100  par  rapport  à  la  moyenne  des  dé- 
penses des  6  années  antérieures.  Si  on  compare  le  budget  de 
1880  et  le  budget  de  1893,  on  constate  une  augmentation  de 
79  pour  100  d'un  budget  à  l'autre. 

Pour  la  France,  la  moyenne  annuelle  s'est  abaissée  de  22  mil- 
lions, soit  une  diminution  de  2  pour  100. 

En  même  temps  qu'elle  assumait  le  fardeau  que  lui  imposait 
la  triple  alliance,  l'Italie  se  lançait  dans  la  politique  coloniale. 
De  1880-1887  à  1892-1893,  les  dépenses  occasionnées  par  l'occu- 
pation de  Massouah  montent  à  plus  de  119  millions.  Qu'est-ce  que 
cette  colonie  d'Erythrée,  qui  a  coûté  de  lourds  sacrifices  ?  C'est 
une  région  composée  de  quatre  zones  dont  une  seule  est  habitable. 

Les  dépenses  de  travaux  publics  sont  loin  de  s'élever  à  un 
chiffre  aussi  considérable  que  les  dépenses  de  la  guerre  et  de  la 
marine  dont,  en  1892-93,  elles  ne  représentent  pas  tout  à  fait  la 
moitié.  Elles  sont  néanmoins  excessives. 

Assez  pv.u  avancée  dans  le  développement  de  ses  routes,  l'Ita- 
lie a  porté  tous  ses  efforts  vers  l'extension  de  ses  voies  ferrées, 
plus  onéreuses  pour  son  budget  que  tous  autres  travaux  publics. 

Le  nouveau  royaume  avait  trouvé  un  réseau  de  chemins  de 
fer  fort  peu  étendu,  sauf  en  Lombardie.  Les  lignes  avaient  été 
établies  par  chaque  Etat,  sans  vue  d'ensemble,  exclusivement 
d'après  les  besoins  locaux  de  chaque  région,  reliées  entre  elles  par 
des  soudures  hâtives,  ne  communiquant  que  par  des  voies  tor- 
tueuses, et  au  prix  de  nombreux  détours,  avec  la  capitale  nou- 
velle. Pour  lutter  contre  les  tendances  particularistes,  aussi  bien 
que  pour  rendre  l'Italie  forte  contre  l'étranger  et  donner  satis- 
faction aux  besoins  commerciaux  des  populations,  le  gouverne- 
ment voulut  enlacer  le  pays  entier  d'un  vaste  réseau  qui  reliât 
les  villes  les  plus  importantes  entre  elles  et  avec  la  capitale. 

La  contribution  de  l'Etat  à  ces  dépenses  fut  la  cause  princi- 
pale de  la  progression  constante  du  budget  des  travaux  publics. 
La  moyenne  des  dépenses  ordinaires  et  extraordinaires  de  tra- 
vaux publics,  qui  de  1875  à  1880  s'était  élevée  à  121  600  000  lires, 
s'éleva  de  1881  à  1887  à  221  millions.  En  1887-1888  ces  dépenses 
montent  à  350  millions  de  lires. 

L'année  suivante,  la  dépense  subit,  sous  la  pression  des  déficits, 
une  réduction  qui  s'accentue  encore  après  la  chute  de  M.  Grispi, 
en  1891.  La  moyenne  de  1887  à  l893s'est  élevée  au  chiffre  énorme 
de  251  millions. 


LES    FINANCES    DE    i/lTALIE.  683 


II 


Pour  faire  face  au  développement  exagéré  de  ses  dépenses, 
l'Italie  a  fait  un  large  usage  des  ressources  extraordinaires. 

Dans  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la  période  d'installation  du 
nouveau  royaume,  quand  il  fallut  constituer  tout  d'une  pièce 
l'organisme  d'un  grand  Etat  centralisé  de  28  millions  d'âmes,  les 
recettes  ordinaires  ne  pouvaient  suffire  à  cette  immense  tâche. 
Mais  les  lourdes  dépenses  de  premier  établissement  une  fois  ter- 
minées, l'Italie  devait  payer  en  temps  de  paix  ses  dépenses  par  le 
produit  de  ses  revenus  normaux,  c'est-à-dire  de  ses  exploitations 
et  de  ses  impôts.  De  même  qu'un  particulier  marche  à  sa  ruine 
quand  il  dépense  plus  que  son  revenu,  de  même  un  Etat  suit  une 
voie  funeste  quand  il  solde  ses  dépenses  non  par  l'impôt,  dont  le 
poids  est  une  sauvegarde  contre  les  prodigalités,  mais  par  les 
aliénations  d'actif  et  par  l'emprunt  qui,  sans  répercussion  sérieuse 
sur  les  contribuables,  ouvrent  la  porte  à  toutes  les  dépenses  im- 
productives, engagées  sans  compter.  L'emprunt,  dont  les  nations 
modernes  font  un  usage  si  abusif,  ne  devrait  être  permis  que 
pour  solder  les  dépenses  de  l'organisation  primitive  d'un  Etat; 
les  dépenses  d'une  guerre  ;  enfin  les  dépenses  de  travaux  publics 
rémunérateurs,  dont  le  produit  net  atteint  ou  excède  l'intérêt  et 
l'amortissement  de  l'emprunt  contracté. 

L'Italie,  à  l'exemple  de  nombreuses  nations,  ne  s'est  pas  con- 
formée à  ces  sages  prescriptions.  Continuant,  de  1875  à  1893, 
l'emploi  de  procédés  qui  ne  pouvaient  plus  trouver  leur  justifica- 
tion dans  les  nécessités  de  la  formation  du  royaume,  le  gouver- 
nement a  largement  recouru,  et  souvent  clandestinement,  aux 
ressources  extraordinaires.  Au  début  de  cette  période,  l'Etat  pensa 
qu'on  avait  trop  fréquemment  fait  un  appel  direct  au  crédit  pour 
que  de  nouvelles  souscriptions  publiques  pussent  réussir.  Il  pré- 
féra vendre  des  rentes,  écoulées  sur  le  marché  au  fur  et  à  mesure 
des  besoins  du  Trésor.  Ces  ventes  doivent  être  proscrites,  parce 
qu'elles  donnent  la  faculté  de  contracter,  sans  éveiller  l'attention, 
des  emprunts  continus,  dont  le  chiffre  n'est  pas  déterminé  d'une 
façon  précise  par  le  Parlement. 

Rien  n'était  plus  légitime  que  l'emprunt  de  729  millions  de 
lires  autorisé  par  la  loi  de  1881  pour  abolir  le  cours  forcé.  La 
situation  de  l'Italie  eût  été  bonne,  si  la  série  des  emprunts  et  des 
opérations  financières  anormales  provoquées  par  la  fondation  du 
nouveau  royaume  avait  été  close  par  cet  emprunt  qui  contribua 


C84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  rétablir  la  circulation  monétaire.  Mais  à  côté  de  cet  emprunt 
justifié,  combien  d'emprunts,  combien  d'opérations  financières 
vinrent  procurer  au  Trésor  des  ressources  que  l'impôt  seul  doit 
fournir  ! 

Le  développement  des  travaux  publics,  et  notamment  des 
chemins  de  fer  improductifs,  a  été  le  signal  d'un  accroissement 
indéfini  de  la  dette  publique.  Le  gouvernement  italien  comprit 
que  le  vaste  plan  de  travaux  publics,  dressé  en  1879,  imposait  au 
budget  des  charges  d'autant  plus  lourdes  que,  sous  l'empire  des 
tendances  parti cularistes,  les  provinces,  que  l'on  ne  voulait  pas 
mécontenter,  luttaient  pour  obtenir  la  plus  forte  part  des  faveurs 
gouvernementales,  sans  souci  de  l'intérêt  général.  Le  gouverne- 
ment ne  voulut  pas  renoncer  au  vaste  programme  auquel  l'em- 
prunt devait  faire  face,  mais  il  chercha  une  combinaison  qui  lui 
sembla  concilier  l'exécution  de  ce  programme  avec  le  souci  de 
son  crédit  qu'il  voulait  ménager. 

Aux  termes  des  conventions  de  1884  et  de  la  loi  du 
20  avril  1885,  l'Etat,  qui  concède  à  l'industrie  privée  l'exploitation 
technique  et  commerciale  des  chemins  de  fer,  met  les  construc- 
tions futures  à  la  charge  des  compagnies  et  leur  donne  mission  de 
faire  appel  au  crédit  public  pour  le  compte  de  l'Etat,  qui  garantit 
le  paiement  dos  intérêts  et  l'amortissement  du  capital  emprunté. 
D'autre  part,  l'État  émet  directement  des  obligations  pour  solder 
les  dépenses  d'amélioration  et  d'augmentation  du  matériel.  Ces 
conventions  fournissent  au  Trésor  une  ressource  extraordinaire 
liquide  de  266  millions  de  lires,  applicables  à  la  mise  en  état  du 
matériel,  et  qui  n'est  autre  chose  qu'un  emprunt  du  gouvernement 
qui  paie  l'intérêt  et  l'amortissement  de  cette  somme.  Construites 
et  exploitées  au  moyen  d'emprunts  apparens  ou  déguisés  de 
l'Etat,  les  lignes  du  réseau  de  l'Etat  italien  constituent  une  dé- 
pense improductive,  le  revenu  net  que  l'État  en  retire  représen- 
tant à  peine  0,09  pour  100  du  capital  dépensé,  qui  s'élève  à 
3  milliards  584  millions  de  lires  (1).  Si  au  produit  net  on  ajoute 
les  produits  accessoires  que  les  chemins  de  fer  italiens  rapportent 
à  l'État,  c'est-à-dire  l'impôt  sur  la  richesse  mobilière,  la  taxe  sur 
la  petite  et  la  grande  vitesse  et  autres  droits,  on  trouve  que  le 
revenu  du  capital  engagé  est  de  2,57  pour  100. 

En  1890,  le  gouvernement  adopta  pour  ses  emprunts  un 
nouveau  type,  dit  «  obligation  d'État  4  pour  100  pour  les  con- 
structions de  chemins  de  fer  »  ;  il  n'offrit  pas  au  public  ces  nou- 
veaux titres  qui  auraient  fait  concurrence  aux  obligations  simi- 

(1)  Soit  un  prix  moyen  de  355  000  lires  par  kilomètre. 


LES    FINANCES    DE    i/lTALIE.  685 

laircs  que  plaçaient  les  compagnies  de  chemins  de  fer,  il  les 
substitua  aux  rentes  déposées  à  la  Banque  comme  garantie  des 
billets  d'Etat  en  circulation  et  qui  représentaient  un  capital  no- 
minal de  149  millions;  il  négocia  ensuite  ces  rentes,  qui  furent 
cédées  à  un  syndicat  ou  écoulées  sur  le  marché  au  prix  moyen  de 
90,16  pour  100. 

C'est  dans  le  même  esprit  d'expédient  que  furent  conçues  les 
opérations  financières  auxquelles  a  donné  naissance  le  service 
des  pensions:  la  loi  du  7  avril  1881  confiait  la  gestion  de  ce  ser- 
vice à  la  Caisse  des  dépôts  et  prêts  (1),  chargée  d'en  assurer 
l'exécution  moyennant  la  remise  d'une  rente  d'environ  27  millions 
de  lires  inscrite  au  Grand-Livre  et  destinée  aux  pensions  anciennes 
et  d'une  annuité  de  18  millions  de  lires,  inscrite  au  budget  pour 
assurer  le  paiement  des  pensions  nouvelles.  La  Caisse  des  dépôts 
et  prêts,  ne  pouvant  payer,  au  moyen  d'une  rente  et  d'une  annuité 
s'élevant  ensemble  à  45  millions,  les  pensions  dont  le  chiffre 
monta  à  près  de  66  millions  en  1882,  devait  vendre  des  rentes 
pour  parfaire  la  différence.  En  quatre  ans  et  demi,  de  1882  à 
1885-1886,  la  Caisse  avait  dû  aliéner,  sur  le  capital  primitif  de  près 
de  489  millions  de  lires,  une  somme  totale  de  107  millions  et 
demi  pour  assurer  l'intégralité  du  service  des  pensions.  Une  loi 
du  7  avril  1889  abolit  la  Caisse  des  pensions  et  inscrivit  à  nou- 
veau au  budget  le  crédit  nécessaire  à  ce  service  (2)  ;  une  loi  du 
8  juin  1893  (3)  rendit  à  la  Caisse  des  dépôts  et  prêts  le  service  des 
pensions,  moyennant  la  remise  d'une  annuité  de  près  de  41  mil- 
lions de  lires,  et  la  chargea  d'avancer  au  Trésor  le  surplus  de  la 
somme  nécessaire  au  paiement  de  toutes  les  pensions  auquel 
une  annuité  de  41  millions  ne  pouvait  suffire. 

La  Caisse  des  dépôts  et  prêts  prête  à  l'Etat,  c'est-à-dire  l'Etat 
se  prête  à  lui-même,  puisque  la  Caisse  est  une  institution  d'Etat 
sous  la  dépendance  complète  du  ministère  du  Trésor.  L'Etat 
n'emprunte  pas  directement,  pour  dissimuler  l'emprunt  par  l'in- 
terposition d'une  caisse,  véritable  trompe-l'œil  imaginé  pour 
masquer  au  public  la  situation  des  finances. 

De  1882  à  1893,  on  a  pourvu  au  service  des  pensions  au 
moyen  d'émissions   successives  de  rentes  dont   le    total  atteint 

(1)  Institution  d'État  sous  la  dépendance  complète  du  ministère  du  Trésor. 

(2)  La  loi  rétablissait,  dans  le  budget  ordinaire,  le  service  des  pensions  anciennes. 
Quant  aux  pensions  nouvelles,  il  devait  y  être  pourvu  :  1°  au  moyen  d'une  annuité 
de  25  millions  de  lires  maintenue  au  budget,  laquelle  annuité  devait  être  augmentée 
d'une  somme  égale  à  la  diminution  du  service  des  pensions  anciennes;  2°  en  cas 
d'insuffisance,  on  devait  recourir  à  la  liquidation  de  l'ancienne  caisse  des  pensions, 
enfin  au  budget,  s'il  était  nécessaire. 

(3)  Qui  reproduisait,  avec  certaines  modifications,  le  principe  posé  par  le  décret 
du  13  novembre  1892. 


686  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

200  millions  et  constitue  chaque  année  un  déficit  non  apparent. 

Rapide  a  été  la  progression  des  ressources  extraordinaires 
obtenues  de  1875  à  1893  par  ces  expédiens  variés.  En  18  ans,  de 
1875  à  1893,  le  total  des  recettes  extraordinaires  réalisées  effec- 
tivement est  monté  à  4  milliards  295  millions  de  lires.  La  dette 
consolidée  et  la  dette  amortissable  s'élèvent  à  12  milliards  720  mil- 
lions de  lires  environ,  en  capital,  et  à  597  millions  et  demi,  en 
intérêts. 

En  même  temps  s'accroissait  la  dette  flottante,  qui  prend,  en 
Italie,  des  formes  multiples  :  bons  du  Trésor  à  courte  et  à  longue 
échéance,  traites  diverses  sur  le  Trésor,  avances  statutaires  des 
banques  d'émission,  comptes  courans,  service  des  pensions,  dé- 
couvert du  Trésor,  billets  d'Etat  en  circulation,  billets  d'Etat 
remis  aux  banques  en  couverture  de  200  millions  d'or  pris  dans 
leurs  réserves. 

La  dette  flottante  s'élève  actuellement  à  1  milliard  621  millions 
environ,  en  capital,  et  à  30  millions  en  intérêts. Mais  les  élémens 
de  cette  dette  flottante  ne  présentent  pas  tous  le  caractère  d'une 
échéance  prochaine  ;  les  bons  à  longue  échéance  (1)  sont  rem- 
boursables en  cinq  ans,  après  la  sixième  année  qui  suit  leur 
émission  ;  les  avances  statutaires  des  banques  d'émission  qui  sont 
le  prix  du  privilège  et  qui  coûtent  peu  à  l'Etat  ne  sont  pas 
menaçantes. 

Ainsi,  une  dette  consolidée,  une  dette  amortissable  et  une 
dette  flottante  s'élevant  ensemble  à  un  chiffre  de  plus  de  14  mil- 
liards, voilà  la  dette  d'un  royaume  qui  n'a  que  24  ans  d'exis- 
tence. 

C'est  pour  combler  les  déficits  constans  que  l'Italie  a  eu 
recours  à  une  série  d'expédiens  onéreux. 

De  1875  à  1881,  période  de  sagesse,  les  exercices  s'étaient 
soldés  alternativement  par  des  excédents  et  des  déficits  et  l'insuf- 
fisance totale  s'était  arrêtée  à  36  millions  de  lires. 

De  4881  à  1887,  l'adhésion  à  la  Triplice  a  porté  ces  déficits  à 
la  somme  d'environ  81  millions. 

De  1887  à  1893,  c'est  par  des  déficits  de  150  à  300  millions 
que  se  soldent  les  comptes. 

Le  déficit  annuel  atteint  en  moyenne  depuis  1881,  c'est-à-dire 
depuis  l'adhésion  à  la  Triplice,  150  millions  de  lires  ;  dans  la 
même  période,  l'augmentation  moyenne  des  dépenses  militaires 
annuelles  s'est  élevée  à  la  somme  de  135  millions,  ce  qui  repré- 
sente, à  15  millions  près,  le  chiffre  même  du  déficit.  L'Italie  aurait 

(1)  Créés  par  la  loi  du  7  avril  1892. 


LES    FINANCES    DE    i/lTALlE.  687 

trouvé  assez  de  ressources  dans  ses  revenus  ordinaires  et  ses  recettes 
extraordinaires,  malgré  l'exagération  des  dépenses  de  travaux 
publics,  si  elle  ne  s'était  pas  lancée  dans  la  voie  des  arméniens  à 
outrance.  Sans  l'accroissement  des  dépenses  militaires,  les  budgets 
Italiens  seraient  en  équilibre. 

III 

Les  dépenses  locales  tiennent  une  large  place  dans  les  dépenses 
publiques  d'un  pays  qui,  comme  l'Italie,  a  concilié  le  principe  de 
la  centralisation  avec  le  respect  des  libertés  provinciales  et 
communales,  avec  le  maintien  d'une  vie  locale  intense  et  l'in- 
scription aux  budgets  provinciaux  et  communaux  d'importantes 
dépenses  de  services  publics  qui  figurent  dans  d'autres  pavs  au 
budget  de  l'État  (1). 

La  gestion  des  finances  locales  en  Italie  n'a  cessé  d'être 
défectueuse.  Dans  la  période  même  où  les  finances  de  FEtat  se 
relevaient  pour  aboutir,  en  1875,  aux  excédens  budgétaires,  les 
finances  des  provinces  et  des  communes  suivaient  une  marche 
inverse.  Elles  arrivèrent  à  un  tel  état  de  désorganisation  qu'à 
diverses  reprises,  provinces  et  communes,  désespérant  de  leurs 
propres  forces,  trouvèrent  dans  l'aide  du  gouvernement  le  seul 
refuge  contre  la  faillite.  Une  des  plus  brillantes  cités  italiennes, 
Florence,  qui  avait  été  la  capitale  temporaire  du  royaume,  vic- 
time de  sa  prodigalité  aussi  bien  que  des  événement  politiques 
qui  lui  enlevèrent  son  titre  de  capitale  et  les  bénéfices  qui  y 
étaient  attachés,  obtintdu  gouvernement,  en  1879,  de  la  soustraire, 
par  un  emprunt  d'Etat,  aux  conséquences  de  son  administration 
imprévoyante.  En  1880  le  gouvernement  dut  remédier  à  la  mau- 
vaise gestion  de  la  ville  de  Napl-es,  dont  il  garantit  la  dette  uni- 
fiée et  réduite. 

La  mauvaise  situation  des  finances  locales  en  Italie  a  diverses 
causes:  les  modifications  fréquentes  apportées  par  le  gouverne- 
ment à  l'assiette  des  impôts  pour  améliorer  sa  situation,  sans 
tenir  compte  de  la  répercussion  fâcheuse  qu'elles  pouvaient 
avoir  sur  les  finances  provinciales  et  municipales,  les  embarras 

(1)  Après  les  travaux  publics,  qui  comprennent  non  seulement  l'entretien  des 
voies,  ports  et  établissemens  communaux,  mais  encore,  pour  une  somme  considé- 
rable, les  constructions  et  travaux  neufs,  le  principal  chapitre  des  dépenses  commu- 
nales est  la  police  locale  et  l'hygiène  publique,  l'État  italien  se  déchargeant  le  plus 
possible  sur  les  communes  des  dépenses  qui  pourraient  lui  incomber  do  ce  chef.  I 
en  est  de  même  pour  l'instruction  publique;  toutes  les  lourdes  dépenses  de  l'instruc- 
tion primaire  sont  à  la  charge  des  communes  ;  celles  de  l'instruction  technique  par- 
tagées entre  l'État  et  les  provinces;  l'État  ne  garde  pour  lui  seul  que  celles  de 
l'instruction  secondaire  et  supérieure. 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

financiers  du  gouvernement  qui  enleva  aux  provinces  et  aux 
communes,  aux  communes  surtout,  une  partie  de  leurs  recettes, 
et  qui  mit  à  leur  charge  de  nombreuses  dépenses  d'État.  Mais  ce 
qui  aggrava  surtout  le  désarroi  de  ces  finances  ce  fut  l'incurie 
do  L'autorité  locale  constatée  par  mainte  enquête,  et  qui  se  tra- 
duisit par  des  pratiques  vicieuses  dans  l'exécution  des  travaux  de 
voirie  et  autres  travaux  des  grandes  villes.  Le  défaut  de  tutelle 
administrative  favorisa  les  abus  et  poussa  les  administrations 
locales  aux  dépenses  excessives  par  la  trop  grande  facilité  de 
l'emprunt  :  affranchies  du  frein  salutaire  de  l'autorisation  préa- 
lable, les  communes  et  les  provinces  ont  pu  longtemps,  par  des 
emprunts  continuels,  obérer  leurs  finances,  sans  rencontrer 
d'autre  obstacle  que  la  loi  de  1870  qui  limitait  le  chiffre  des  lots 
des  emprunts  communaux. 

Lorsqu'on  a  vu  de  près  le  fonctionnement  de  la  vie  locale, 
on  comprend  que,  s'il  est  bon  de  laisser  aux  localités  l'initiative 
et  la  décision  de  leurs  affaires,  il  faut  réserver  à  l'autorité  supé- 
rieure un  pouvoir  de  tutelle  qui  les  empêche  de  porter  atteinte 
à  l'intérêt  général  dont  elles  sont  trop  peu  soucieuses.  Les  com- 
munes et  les  provinces  italiennes  n'auraient  pas  pu  aussi  aisé- 
ment, par  leurs  prodigalités,  contribuer  à  épuiser  la  matière  im- 
posable et  à  entraîner  l'appauvrissement  du  pays  si  les  emprunts 
locaux  et  notamment  les  emprunts  des  conseils  municipaux,  peu 
éclairés,  avaient  été  soumis  à  l'approbation  de  l'autorité  centrale, 
gardienne  de  l'intérêt  général. 

Le  mauvais  état  des  finances  locales  a  fait  comprendre  enfin 
la  nécessité  d'assujettir  les  emprunts  des  provinces  et  des  com- 
munes, sinon  à  l'autorisation  expresse,  du  moins  à  des  mesures 
restrictives  qu'a  prescrites  la  loi  du  10  février  1889  (1). 

Les  finances  locales  ne  peuvent  se  ressentir  encore  de  l'in- 
fluence bienfaisante  de  cette  loi  nouvelle  qui  ne  peut  produire 
ses  effets  que  pour  l'avenir.  Sous  l'empire  de  la  législation  anté- 
rieure, les  dépenses  communales  (2)  ont  suivi  une  marche  pro- 
gressive de  1875  à  1891.  Elles  ont  passé  (3)  de  277  millions  de 
lires  à  396  millions,  après  avoir  atteint  420  millions,  en  1889, 

(1)  Par  exemple  elle  interdit  aux  communes  d'emprunter,  si  les  intérêts  des 
dettes  antérieures  et  de  l'emprunt  projeté  exigent  une  somme  supérieure  au  cin- 
quième des  recettes  ordinaires. 

(2)  Nous  donnons  le  chifl're  des  dépenses,  à  défaut  de  comptes,  d'après  les  pré- 
visions budgétaires  que  nous  avons  seules  en  mains  jusqu'en  1891. 

(3)  Dans  ces  chiffres,  nous  ne  comprenons  pas  les  dépenses  inscrites  au  chapitre 
du  mouvement  des  capitaux,  c'est-à-dire  les  dépenses  relatives  aux  intérêts  et  au 
remboursement  des  dettes  qui  ont  monté  de  95  à  133  millions,  soit  une  augmenta- 
tion de  40  pour  100. 


LES    FINANCES    DE    L'iTALIE.  689 

ce    qui    représente    une    augmentation    de    43    pour    100    (1). 

La  progression  constante  des  dépenses  communales  a  provo- 
qué une  progression  parallèle  des  impôts  et  des  emprunts,  dont 
le  produit  est  venu  s'ajouter  aux  maigres  ressources  du  patri- 
moine communal  (2). 

Les  impôts  communaux,  de  1875  à  1891,  ont  reçu  un  accrois- 
sement notable  ;  les  taxes  de  consommation  ont  été  relevées  de 
73  pour  100,  les  surtaxes  foncières  de  22  pour  100,  la  taxe  de- 
famille  de  69  pour  100,  les  taxes  et  droits  divers  de  60  pour 
100  (3). 

L'accroissement  des  impôts,  le  produit  du  patrimoine  com- 
munal ne  pouvaient  suffire  à  l'exagération  des  dépenses  que  les 
communes  se  sont  efforcées  de  solder  par  l'emprunt  qui  a  régu- 
lièrement fait  progresser  les  dettes  municipales.  De  757  millions 
de  lires,  en  1877,  la  dette  s'est  élevée  à  1 175  millions  de  lires, 
en  1891.  Ce  sont  les  villes  les  plus  importantes,  Rome,  Naples, 
dont  la  dette  s'est  le  plus  accrue.  L'ensemble  des  communes 
rurales  a  beaucoup  moins  souffert  du  fléau  de  l'emprunt  (4). 

Comme  l'Etat,  les  communes  ont  emprunté  pour  équilibrer 
leurs  budgets,  sans  cesse  en  déficit.  En  1891,  le  déficit  était  de 
48  millions  700000  lires.  Il  s'était  élevé  à  90  millions,  en  1888  (5). 

Les  finances  des  provinces  ont  suivi  une  marche  analogue  à 
la  marche  des  finances  communales.  L'ensemble  des  dépenses 
a  passé  de  80  à  109  millions  et  demi,  soit  une  augmentation  de 
36  pour  100.  environ.  Les  surtaxes  d'impôt  foncier,  qui  consti- 

(1)  Dans  ces  chiffres  généraux,  les  finances  des  grandes  villes  occupent  une 
place  importante  qu'il  serait  intéressant  de  dégager,  mais  les  données  des  docu- 
mens  statistiques  n'en  permettent  pas  la  décomposition. 

(2)  Il  s'en  faut  de  beaucoup  que  tout  le  patrimoine  immobilier  soit  mis  en  valeur. 
En  1891,  243  000  hectares  de  biens  communaux  étaient  encore  incultes,  faute  dfr 

capitaux.  Les  statistiques  italiennes  indiquent  que,  malgré  les  divers  partages  inter- 
venus entre  les  habitans,  414000  hectares  sont  encore  affectés  aux  services  munici- 
paux ou  sont  restés  sous  l'administration  directe  des  communes,  mais  les  statistiques- 
ne  disent  pas  si  les  243  000  hectares  restés  incultes  sont  compris  dans  ces  414  000 
hectares.  Le  patrimoine  mobilier  comprenait,  en  1891,  5  millions  de  lires,  qui  ont 
subi  la  réduction  résultant  du  relèvement  de  l'impôt  sur  la  richesse  mobilière. 

(3)  Ce  n'est  pas  seulement  en  France  que  l'on  voit  la  partie  additionnelle  de 
l'impôt  affectée  aux  localités  prendi'e  des  proportions  inquiétantes. 

En  1891,  les  taxes  de  consommation  perçues  pour  le  compte  des  communes  ita- 
liennes dépassaient  de  214  pour  100  les  taxes  de  consommation  perçues  pour  le  compte 
de  l'État. 

Les  surtaxes  d'impôt  foncier  provinciales  et  communales  étaient  du  double  du 
principal. 

(4)  Rome,  qui  avait  31  millions  de  dettes  en  1873,  en  a  2H  en  1889,  soit  un  capi- 
tal de  499  lires  par  tête  d'habitans.  Naples  a  passé  de  10  à  131  millions  dans  la 
même  période. 

(5)  Pour  Rome  seule,  le  déficit,  de  6  millions,  en  1891,  s'élevait  après  de  26  mil- 
lions, en  1888. 

tome  cxxix.  —  1895.  44 


690  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tuent  la  presque  totalité  des  recettes  ordinaires  provinciales  n'ont 
pu  suffire  à  ces  dépenses,  bien  qu'elles  se  soient  accrues  de  42 
pour  100  de  187S  à  1891. 

Les  provinces  ont  dû  emprunter.  En  1891,  la  dette  des  pro- 
vinces, qui  était  de  62  millions  et  demi  en  1873,  s'élevait  à  près 
de  175  millions. 

La  dette  des  provinces  et  des  communes  est  montée,  en  1891, 
à  1  350  millions  600  000  lires.  Elle  ne  s'élevait  qu'à  855  millions 
800  000  lires  en  1877. 

La  gestion  défectueuse  des  finances  locales  est  venue  accroî- 
tre les  frais  généraux  qui  pèsent  sur  la  nation.  A  la  dette  de  l'Etat, 
qui  représente  un  capital  de  plus  de  14  milliards  de  lires,  est 
venue  s'ajouter  une  dette  provinciale  et  communale  de  1  mil- 
liard 350  millions  600000  lires  (1). 

IV 

L'activité  productrice  d'un  pays  souffre  de  l'exagération  de 
ses  frais  généraux,  c'est-à-dire  des  dépenses  publiques,  qui  se 
traduit  par  le  poids  de  l'impôt,  par  la  dépréciation  de  la  valeur 
du  sol,  privé  des  capitaux  que  les  emprunts  publics  lui  enlè- 
vent, enfin  par  l'augmentation  du  prix  de  revient  des  objets 
manufacturés.  Dans  la  concurrence  que  se  font  aujourd'hui,  sur 
le  terrain  des  affaires,  les  peuples  rapprochés  par  l'abaissement 
du  prix  des  transports,  le  régime  protecteur  et  les  barrières  de 
douanes  ne  suffisent  pas  à  égaliser  les  conditions  de  lutte.  La 
diminution  des  frais  généraux  est  un  des  élémens  qui  peuvent 
assurer  aux  nations  la  supériorité  sur  leurs  rivales. 

L'exagération  des  dépenses  publiques,  en  Italie,  jointe  à  la 
perte  du  marché  commercial  et  financier  français  et  à  l'affai- 
blissement de  son  crédit,  a  contribué  à  retarder  son  développe- 
ment économique. 

Jusqu'en  1887,  date  de  la  dénonciation  du  traité  de  commerce, 
du  3  novembre  1881,  le  commerce  de  l'Italie,  importations  et 
exportations  réunies,  avait  une  tendance  à  s'élever,  bien  que  les 
exportations  subissent  d'année  en  année  une  diminution.  Dans 
l'année  qui  a  suivi  la  rupture  commerciale  de  l'Italie  et  de  la 
France,  l'Italie  a  perdu  un  mouvement  d'affaires  de  plus  de 
500  millions,  soit  le  cinquième  de  son  commerce  total. 

Les  importations  de  l'Italie,  qui  progressaient  en  moyenne, 
depuis  1878,  de  60  millions  par  an,  ont  subi  une  diminution  de 

(1)  En  1891. 


LES    FINANCES    DE    L'iTALIE.  691 

près  de  400  millions  et  demi  en  1888,  et  n'ont  pu  se  relever,  sauf 
en  1889,  où  l'importation  monte  de  près  de  200  millions. 

Les  exportations  de  l'Italie  n'ont  cessé  de  fléchir  depuis  1883  : 
de  1883  à  1887,  en  cinq  ans,  la  moyenne  des  exportations  a  dé- 
passé un  milliard.  De  1888  à  1892,  la  moyenne  diminue  de 
133  millions. 

En  1891,  les  exportations  sont  descendues  à  leur  minimum, 
876  800  000  lires  ;  en  1892,  elles  se  sont  relevées  à  près  de  958  mil- 
lions, et  en  1893  elles  atteignent  964  millions. 

L'Allemagne  est  venue  prendre  place  parmi  les  nations  qui 
entretiennent  avec  l'Italie  les  relations  commerciales  les  plus  sui- 
vies et  elle  les  surpassera  bientôt  si  le  mouvement  actuellement 
existant  continue.  En  1875,  elle  importait  en  Italie  pour  37  mil- 
lions de  lires  de  marchandises,  elle  en  importait  en  1892  pour 
144  millions.  Cependant  les  importations  de  tous  les  autres  pays 
avaient  perdu,  surtout  celles  de  la  France  qui  étaient  tombées  de 
369800000  lires  à  204  500  000.  Les  importations  d'Italie  en  Alle- 
magne suivaient  d'ailleurs  une  progression  ascendante  également 
accentuée  :  elles  passaient  de  23  600  000  lires  en  1875  à  147800000 
en  1892. 

L'Italie,  par  suite  de  la  rupture  des  traités  de  commerce  avec 
la  France,  a  perdu  son  meilleur  débouché  et,  quand  bien  même  elle 
retrouverait  dans  ses  échanges  avec  l'Allemagne  et  l'Autriche  un 
courant  d'affaires  analogue,  elle  n'en  serait  pas  moins  en  perte, 
car  ce  n'est  pas  la  conservation  du  marché  commercial  français 
qui  eût  pu  être  pour  elle  un  obstacle  à  la  conquête  de  marchés 
nouveaux. 

Si  nous  comparons  maintenant  le  mouvement  de  l'importation 
avec  le  mouvement  de  l'exportation,  nous  constatons  que  les  im- 
portations ont  toujours  largement  dépassé  les  exportations  et 
que  ce  mouvement  s'est  accentué  de  périodes  en  périodes.  L'excé- 
dent annuel  des  importations  sur  les  exportations  monte  en 
moyenne  à  128  millions  de  lires  de  1875  à  1881  ;  289  millions  de 
lires  de  1881  à  1887  et  374  700000  lires  de  1887  à  1893. 

La  balance  du  commerce,  de  plus  en  plus  défavorable  à  l'Italie, 
a  exercé  sur  la  réserve  métallique  et  sur  le  change  de  cette  contrée 
une  influence  dont  les  effets  fâcheux  se  sont  fait  sentir. 

La  situation  économique  se  révèle  encore  par  d'autres  signes 
appareils.  La  crise  agricole  a  sévi  avec  une  grande  rigueur,  comme 
le  prouve  l'accroissement  de  la  dette  hypothécaire,  qui  en  1892 
s'élevait  à  plus  de  9  milliards  et  demi  de  lires,  tandis  que  la  dette 
sans  intérêts  montait  à  plus  de  6  milliards.  La  gravité  'de  cette 
crise  trouve  sa  confirmation  dans   les  chiffres  de  l'émigration 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui,  en  Italie,  porte  surtout  sur  la  population  agricole.  Le  chiffre 
de  l'émigration  (1)  qui  était  en  1886  de  167  829,  s'élevait  en 
1893,  à  246286,  après  avoir  passé  en  1891  par  un  maximum  de 
293631.  Ce  tableau  de  l'état  économique  de  l'Italie  ne  serait  pas 
complet  si  d'autres  élémens  ne  venaient  pas  en  atténuer  le  sens. 
Quand  on  visite  cette  contrée,  on  a  l'impression  d'une  population 
active  et  laborieuse. 

L'esprit  d'économie  est  si  développé  et  l'organisation  des 
institutions  de  prévoyance  est  si  heureuse,  que  le  mouvement 
de  l'épargne  a  suivi  une  progression  ascendante.  En  1881,  le  total 
des  dépôts  opérés  dans  les  divers  établissemens  qui  reçoivent 
les  épargnes,  était  de  plus  de  979  millions  de  lires  ;  en  1890  il  avait 
presque  doublé  (2). 

Si  nous  cherchons  à  saisir  le  progrès  de  la  richesse  acquise 
d'après  une  autre  source  d'informations,  nous  constatons  dans 
le  tableau  des  donations  et  successions  en  1892  une  augmentation 
de  25  pour  100  sur  1876. 


Le  mal  qu'ont  pu  faire  à  l'Italie  l'exagération  de  ses  dépenses 
militaires,  l'affaiblissement  de  son  crédit  et  sa  rupture  commer- 
ciale avec  la  France,  a  été  encore  aggravé  par  la  crise  des  ban- 
ques, qui,  en  désorganisant  la  circulation  monétaire,  a  porté  le 
trouble  dans  le  monde  des  affaires. 

L'Italie  n'a  pas  l'unité  de  circulation  fiduciaire;  les  tendances 
particularistes  ont  toujours  fait  obstacle,  dans  ce  pays,  au  mouve- 
ment qui  pousse  les  nations  modernes  vers  le  monopole  de  l'émis- 
sion, garantie  la  plus  sûre  de  la  circulation  facile  des  billets  accré- 
dités partout,  grâce  à  une  banque  unique,  par  la  confiance  du 
public.  Toutefois,  l'Italie  marche  vers  l'unité  de  circulation;  les 
banques  d'émission  qui,  en  1874,  avaient  été  réduites  à  6,  pour 


(1)  Nous  donnons  ici  le  chiffre  total  de  l'émigration  permanente  et  temporaire. 
En  1886,  l'émigration  permanente  était  de  85  355;  en  1893,  de  122934. 

(2)  Faute  de  documens,  nous  n'avons  pu  dresser  le  total  des  dépôts  d'épargne 
pour  les  années  suivantes,  mais  nous  voyons  par  les  chiffres  qui  nous  sont  connus, 
par  exemple  ceux  des  Caisses  d'épargne  ordinaires  ou  des  Caisses  d'épargne  postales, 
que  le  mouvement  s'est  encore    accentué,   passant   pour   les   premières,  en    1893, 

à 1245  605178  lires. 

au  lieu  de,  en  1891 1177218670     — 

Soit  une  différence  en  plus  de 68386  503     — 

passant  pour  les  secondes,  en  1894,  à 396  303  300      — 

au  lieu  de,  en  1891 •  .    .   .  333683900     — 

Soit  une  différence  en  plus  de 62619  400  lires. 


LES    FINANCES    DE    L  ITALIE.  693 

donner  plus  de  crédit  aux  billets,  ne  sont  plus  qu'au  nombre  de 
3  (1),  depuis  le  désastre  de  la  Banque  romaine. 

Si  les  prescriptions  législatives  et  réglementaires  pouvaient 
avoir  la  vertu  magique  que  l'inexpérience  parlementaire  leur 
attribue  trop  souvent,  de  suppléer  par  leur  action  automatique  à 
la  capacité  et  à  la  probité  de  ceux  qui  sont  à  la  tête  des  entre- 
prises commerciales,  la  situation  des  banques  d'émission  ita- 
liennes serait  florissante,  si  nombreuses  sont  les  mesures  tuté- 
laires  dont  leur  gestion  a  été  entourée.  Limitation  du  chiffre  de 
la  circulation,  défense  d'immobilisation,  obligation  de  mise  aux 
réserves  et  détermination  de  la  proportion  du  stock  métallique  or 
et  argent  qui  les  compose,  élection  des  censeurs  par  les  action- 
naires, dépôt  mensuel  au  greffe  du  tribunal  de  commerce  du 
bilan  établi  d'après  un  modèle  officiel  et  certifié  par  un  admi- 
nistrateur et  un  censeur,  publication  par  le  gouvernement  d'un 
bulletin  des  bilans,  contrôle  permanent  d'un  commissaire  royal 
attaché  à  chaque  banque,  inspections  extraordinaires,  la  loi  a 
accumulé  toutes  les  précautions  pour  prévenir  une  mauvaise  ges- 
tion :  autant  de  réglementations  vaines,  quand  la  direction  d'une 
affaire  est  livrée  à  des  mains  imprudentes  ou  coupables. 

L'histoire  des  banques  d'émission  italiennes  est  la  démonstra- 
tion de  cette  vérité.  Si  les  excès  de  la  circulation  et  les  immobi- 
lisations ont  perdu  les  banques,  ce  n'est  pas  faute  de  lois  et  de 
décrets  préventifs  prohibant  ces  abus.  Les  censeurs,  le  commis- 
saire royal,  les  inspecteurs  extraordinaires  n'ont  arrêté  ni  les 
émissions  excessives,  ni  les  emplois  anti-statutaires  et  c'est  le 
tuteur  des  banques,  le  gouvernement  lui-même,  qui  les  a  parfois 
poussées  dans  la  voie  dangereuse  où  elles  s'engageaient. 

Lorsque  les  banques  remboursent  leurs  billets  à  vue,  la  sura- 
bondance de  l'émission  n'est  pas  à  craindre.  Le  remboursement 
du  billet  est  le  frein  normal  de  la  circulation  fiduciaire.  Lorsque,  au 
contraire,  les  banques  qui  ont  immobilisé  ou  perdu  leurs  capi- 
taux ne  peuvent  plus  rembourser  à  vue  leurs  billets  et  obtiennent 
le  cours  forcé,  la  surabondance  de  l'émission  n'a  plus  de  limites 
et  aussitôt  apparaît  la  dépréciation  du  papier-monnaie ,  qui  a 
pour  conséquences  la  hausse  du  change,  la  disparition  de  la 
monnaie  métallique,  l'élévation  du  taux  de  l'escompte.  C'est  le 
spectacle  que  nous  donnent  les  banques  d'émission  italiennes.  A 
part  la  Banque  toscane  de  crédit  dont  l'administration  a  été  sage, 
les  banques  d'émission  italiennes  ont  ou  immobilisé,  ou  perdu 
même  leur  capital,  en  se  livrant  à  des  opérations  étrangères  à 

(1)  Outre  les  banques  de  Naples  et  de  Sicile,  la  banque  d'Italie,  issue  de  la  fusion 
des  banques  Nationale  d'Italie,  Nationale  de  Toscane  et  Toscane  de  Crédit. 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  mission.  L'enquête  à  laquelle  a  donné  lieu,  en  1892,  la  crise 
des  banques,  a  révélé  des  placemens  en  immeubles,  en  mines, 
dos  prêts  sans  garantie  aucune,  à  des  communes,  à  des  provinces, 
à  des  sociétés,  à  des  banques,  à  des  entreprises  de  construction 
en  détresse,  des  prêts  hypothécaires,  des  avances  ou  ouvertures 
de  crédit  sans  garantie  à  des  particuliers,  notamment  à  des  mem- 
bres influens  du  parlement  ou  du  gouvernement,  toutes  opéra- 
tions de  nature  à  conduire  les  banques  de  circulation  à  la  ruine. 

Le  gouvernement  a  tout  connu  et  il  n'a  rien  empêché,  il  a 
même  excité  les  banques  aux  immobilisations.  C'est  lui  qui  a 
obligé  la  Banque  nationale  à  accorder  une  subvention  de  115  mil- 
lions de  lires  à  la  Banque  tibérine,  c'est  lui  qui,  pour  soutenir 
les  obligations  du  Risanamento  de  Naples,  a  fait  acheter  ses  titres 
par  la  même  banque  pour  le  compte  de  l'État  (1). 

Instigateur  et  complice  des  immobilisations  et  des  pertes  de 
capital,  le  gouvernement  s'est  laissé  naturellement  aller  à  sous- 
traire les  banques  aux  conséquences  de  leurs  fautes  et  à  les  dé- 
charger, par  l'établissement  du  cours  forcé,  du  devoir  de  convertir 
leurs  biilets  en  monnaie  métallique. 

Ce  qui  a  perdu  les  banques  d'émission  italiennes,  ce  sont  les 
immobilisations  et  les  opérations  anti-statutaires,  c'est  l'abus  du 
papier  monnaie. 

C'est  pour  remédier  à  ces  maux  qu'a  été  rendue  la  loi  du 
10  août  1893.  Mais  un  acte  législatif  ne  peut  suffire  à  dénouer  la 
crise  des  banques.  Elle  ne  trouvera  sa  solution  que  dans  la  sa- 
gesse des  banques  et  du  gouvernement  qui  peut  seule  entraîner  la 
liquidation  des  opérations  anti-statutaires  et  la  fin  des  émissions 
de  papier-monnaie. 

VI 

Le  trouble  de  la  situation  économique  a  pour  indices  le 
cours  du  change,  la  crise  monétaire,  l'élévation  de  l'escompte, 
les  fluctuations  de  la  rente. 

L'Italie  trouve  des  causes  d'élévation  de  son  change  dans  la 
supériorité  de  ses  importations  sur  ses  exportations  qui  s'est 
accentuée  depuis  la  rupture  des  traités  de  commerce,  dans  le  pla- 
cement de  la  majeure  partie  de  sa  dette  aux  mains  des  nations 

(1)  Il  arriva  quelquefois,  dit  le  sénateur  Finalli  dans  son  rapport  sur  les  banques, 
que  le  gouvernement  même,  poussé  par  des  considérations  d'ordre  politique  qui 
échappent  au  jugement  de  la  commission  d'enquête  ou  qui  sont  au-dessus  d'elle, 
autorisa  des  immobilisations  qui,  dans  l'hypothèse  la  plus  favorable,  se  trouvent  en 
contradiction  avec  le  but  et  l'essence  même  des  banques  d'émission.  Il  est  nécessaire 
qu'à  l'avenir  le  gouvernement  observe  et  fasse  observer  les  lois  mieux  qu'il  ne  l'a 
fait  jusqu'à  présent. 


LES    FINANCES    DE    i/lTALlE.  695 

étrangères  plus  riches  qu'elle.  La  dépréciation  du  papier-mon- 
naie a  aggravé  le  change,  qui  par  ses  alternatives  de  hausse  et  de 
baisse  inquiète  le  monde  des  affaires. 

Le  change  s'est  élevé  l'année  dernière  jusqu'à  115,  il  se  serait 
probablement  élevé  plus  haut  sans  les  dépenses  considérables 
faites  en  Italie  par  les  étrangers  (1),  les  frais  de  transports  des 
marchandises  exportées  et  importées  par  la  marine  marchande 
italienne  florissante,  les  frais  d'assurance  de  ces  marchandises, 
enfin  les  envois  d'argent  importans,  mais  impossibles  à  évaluer, 
des  ouvriers  italiens  émigrés  (2). 

Dans  ces  derniers  temps,  le  change  est  descendu  aux  environs 
de  104.  Cette  amélioration  est  probablement  due  en  grande  partie 
aux  ventes  de  rentes  faites  à  la  suite  de  l'élévation  des  cours, 
par  les  Italiens  sur  le  marché  de  Paris,  qui  s'est  trouvé  de  ce  fait 
débiteur  de  l'Italie. 

La  disparition  de  la  monnaie  métallique  est  la  conséquence 
de  la  dépréciation  du  papier-monnaie  et  de  la  hausse  du  change. 
L'Italie  subit  une  crise  monétaire  intense.  Le  gouvernement  a 
essayé  à  diverses  reprises,  mais  inutilement,  d'empêcher  le  numé- 
raire et  surtout  l'or  de  sortir  de  l'Italie  ;  un  décret  du  12  août 
1883  ordonna  aux  banques  dont  les  réserves  ne  comprenaient  pas 
au  minimum  deux  tiers  en  or  et  au  maximum  un  tiers  de  leur 
total  en  argent,  de  les  constituer  dans  ces  proportions  dans  le  délai 
de  deux  mois.  Il  a  obtenu  des  États  de  l'Union  latine  de  ne  pas 
accepter  la  monnaie  d'appoint  italienne.  La  mise  en  circulation 
d'une  partie  des  200  millions  d'or  prêtés  en  1894  par  les  banques 
à  l'Etat  a  pu  diminuer  l'intensité  de  la  crise  monétaire,  mais  ce 
n'est  là  qu'un  remède  passager. 

La  disparition  d'un  grand  nombre  de  banques,  la  pénurie  et 
la  défiance  des  capitaux  maintiennent  l'escompte  à  un  taux 
constamment  élevé,  il  est  actuellement  de  5  p.  100. 

La  rente  a  subi  de  nombreuses  fluctuations  depuis  que  la 
France  a  cessé  d'être  le  banquier  de  l'Italie  pour  être  le  banquier 
de  la  Russie.  En  1881  le  cours  de  la  rente  5  p.  100  était  de 
90,25  (3);  portée,  en  1887  à  97,55,  touchant  à  87,86  en  1893,  la 
rente  est  redescendue  en  janvier  1894  aux  environs  de  71,  pour  se 
relever  aujourd'hui  aux  environs  de  90. 

(1)  M.  J.  Clare,  dans  son  livre  sur  le  Change,  évalue  ces  dépenses  annuelles  à 
145  millions;  M.  P.  Leroy-Beaulieu,  Traité  des  Finances,  à  beaucoup  plus  de  200 
millions. 

(2)  Le  denier  de  Saint-Pierre  ne  doit  guère  entrer  en  ligne  dé  compte  dans  rénu- 
mération des  élémens  qui  servent  de  correctif  au  change,  parce  qu'il  est  fort  peu 
important  depuis  quelques  années  et  qu'une  grande  partie  de  ses  fonds  est  affectée 
à  des  dépenses  faites  à  l'étranger. 

(3)  Moyenne  de  l'année. 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VII 

Un  déficit  budgétaire  moyen  de  150  millions  de  lires,  auquel 
viennent  se  joindre  les  déficits  des  localités  obérées,  qui,  pour  les 
communes  seules,  s'élèvent  à  plus  de  48  millions  de  lires  (1),  une 
dette  consolidée  et  une  dette  amortissable  montant  à  près  de 
13  milliards,  une  dette  flottante,  toujours  grandissante,  qui  atteint 
actuellement  plus  d'un  milliard  et  demi  (2),  une  dette  locale  dé- 
passant 1  350  millions  (3),  la  crise  commerciale  et  agricole  coïn- 
cidant avec  les  dégrèvemens  (4)  et  avec  une  vive  progression  des 
dépenses,  la  crise  monétaire  toujours  ouverte,  le  rétablissement 
du  cours  forcé,  le  crédit  public  affaibli  par  l'impôt  sur  la  rente, 
le  cours  du  change  qui  cependant  s'améliore,  l'élévation  du  taux 
de  l'escompte,  les  fluctuations  d'une  rente  dont  la  spéculation 
agite  les  cours,  —  tel  est,  à  l'heure  actuelle,  l'état  économique  et 
financier  de  l'Italie. 

Pour  Combler  les  déficits  et  en  prévenir  le  retour,  M.  Son- 
nino,  ministre  des  finances,  proposait  de  diminuer  les  dépenses 
et  d'augmenter  les  recettes.  Mais  il  ne  montrait  pas  assez  de  har- 
diesse dans  ses  projets  de  réformes.  Sur  le  chapitre  des  dépenses 
militaires,  qu'il  eût  fallu  largement  réduire,  il  ne  glanait  que  des 
réductions  de  détail,  dont  le  total  montait  à  14800000  lires. 
Dans  les  économies  fiscales,  et  surtout  dans  la  diminution  des 
dépenses  de  travaux  publics,  il  trouvait  une  économie  de  12  mil- 
lions. Enfin,  il  attendait  une  économie  de  15  millions  de  la  réa- 
lisation de  la  réforme  administrative.  Il  évaluait  à  43  millions  et 
demi  les  ressources  nouvelles  quïl  cherchait  dans  l'assujettisse- 
ment à  la  taxe  sur  les  affaires  des  transactions  qui  en  étaient  jus- 
qu'alors exemptées.  Restait  cependant  un  déficit  de  64700000  lires 
qu'il  ne  comblait  pas;  M.  Sonnino  laissait  entrevoir  qu'il  tenait 
en  réserve  d'autres  mesures  pour  obtenir  l'équilibre  budgétaire, 
en  faisant  appel  à  toutes  les  forces  contributives  du  pays.  C'était 
d'abord  l'impôt  général  et  personnel  sur  le  revenu,  taxe  complé- 
mentaire et  rectificative  des  inégalités  existantes.  C'était  ensuite 
la  réforme  du  régime  fiscal  des  alcools. 

Mais  il  était  douteux  que  ces  deux  mesures  dussent  produire 

(1)  Chiffre  de  1891.  En  1888,  le  déficit  a  atteint  90  millions.  Nous  n'avons  pas  les 
chiffres  du  déficit  depuis  1891. 

(2)  Le  Marché  financier,  par  M.  Raffalowich,  1894,  prévoit  une  aggravation 
moyenne  et  progressive  de  12  millions  de  lires  par  an  pour  la  période  quinquen- 
nale 1895-1900. 

(3)  Pour  1891. 

(4)  La  loi  du  18  juillet  1880  diminua  d'un  quart  l'impôt  sur  la  mouture  qui  dis- 
parut complètement  en  1884.  Quelques  autres  dégrèvemens  ont  été  aussi  opérés 
relativement  à  l'impôt  foncier  en  1876  et  en  1886,  relativement  au  sel  en  1885. 


LES    FINANCES    DE    L'iTALIE.  697 

les  résultats  désirés,  parce  que  l'impôt  général  sur  le  revenu 
présente  en  Italie,  comme  partout  ailleurs,  des  difficultés  inex- 
tricables d'application  et  que  la  consommation  de  l'alcool  peut 
diminuer  sous  l'influence  de  l'accroissement  de  l'impôt. 

M.  Sonnino  n'a  pu  mener  à  bonne  fin  l'exécution  de  son  pro- 
gramme, il  a  été  remplacé  au  ministère  des  finances  par  M.  Bo- 
selli  qui  pratiqua  quelques  remaniemens  de  taxes,  attribua  à 
l'État  le  dixième  de  l'impôt  sur  la  richesse  mobilière  dont  béné- 
ficiaient antérieurement  les  communes  et  éleva  ce  dernier  impôt 
de  13,20  à  20  pour  100.  En  outre  il  fit  avancer  à  l'Etat  par  la 
Caisse  des  dépôts  et  prêts  les  sommes  nécessaires  à  la  garantie 
du  service  d'intérêt  et  d'amortissement  de  certaines  obligations 
de  chemins  de  fer. 

Ces  moyens  ne  peuvent  suffire  à  combler  le  déficit  de  105  mil- 
lions de  lires  que  le  budget  voté  accusait,  et  le  ministère  ne  fait 
pas  connaître  encore  les  projets  élaborés  pour  atteindre  l'équi- 
libre budgétaire. 

Peut-on  rétablir  l'impôt  sur  la  mouture,  si  impopulaire,  mais 
qui  est  d'un  large  rendement?  Cela  paraît  difficilement  praticable 
dans  un  pays  dont  le  gouvernement  désire  pouvoir  supprimer 
l'augmentation  du  droit  de  douane  sur  le  pain,  quand  le  prix  du 
grain  s'élèvera  au  point  de  faire  craindre  un  renchérissement 
notable  du  pain  (1). 

Si  l'Italie  ne  trouve  pas  dans  l'impôt  l'équilibre  du  budget, 
fera-t-elle  appel  aux  ressources  extraordinaires? 

Assurément  elle  conserve  assez  de  crédit  pour  emprunter 
encore  à  des  conditions  plus  ou  moins  onéreuses.  Elle  peut  ac- 
croître encore  le  poids  de  sa  dette  flottante  par  des  avances  des 
banques  et  autres  moyens  analogues.  Enfin,  il  reste  des  aliénations 
d'actif  où  elle  peut  chercher  des  ressources  nouvelles.  Cette  opé- 
ration lui  permettrait  de  trouver  pendant  cinq,  six  ans  ou  plus 
même,  une  somme  suffisante  pour  faire  face  à  ses  dépenses.  Mais 
ensuite  la  situation  du  Trésor  n'en  deviendrait  que  plus  difficile. 
Ce  seraient  donc  seulement  quelques  années  de  répit  que  se  don- 
nerait l'Italie,  dans  l'attente  de  quelque  événement  qui  viendrait 
dénouer  la  crise  actuelle. 

Si  l'Italie  persiste  dans  sa  politique  financière,  elle  aggrave  sa 
situation  de  jour  en  jour.  Cependant,  si  elle  le  voulait,  le  remède 
au  mal  serait  entre  ses  mains. 

La  cause  déterminante  de  ses  difficultés  financières  est  l'exagé- 
ration des  dépenses  de  guerre  qui  mettent  le  désordre  dans  ses 
budgets  et   ralentissent  l'activité  du  pays.   Si  l'Italie,  qu'aucune 

(1)  Rapport  de  M.  Sonnino. 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nation  ne  menace  et  qui  pourrait  être  un  grand  Etat  pacifique, 
voulait  ramener  son  budget  de  la  guerre  aux  limites  raisonnables 
de  l'année  1881,  elle  retrouverait  la  prospérité. 

Ce  serait  l'équilibre  budgétaire,  ce  serait  le  raffermissement 
d'un  crédit  ébranlé  par  l'impôt  récent  sur  la  rente,  ce  serait  le 
remède  à  une  situation  économique  troublée  par  l'exagération 
de  dépenses  stériles.  Avec  l'équilibre  budgétaire,  condition  essen- 
tielle de  la  cessation  du  cours  forcé,  avec  l'amélioration  de  l'état 
économique  et  la  confiance  qui  suivrait  le  relèvement  du  crédit 
public,  la  crise  des  banques  pourrait  prendre  fin  par  le  rétablisse- 
ment de  la  circulation  monétaire. 

L'Italie  est  une  terre  féconde  et  en  général  salubre,  elle  occupe 
sur  la  carte  du  globe  une  position  géographique  sans  rivale.  Ses 
marins  ne  le  cèdent  à  aucuns.  Ce  que  pourraient  faire  ses  agri- 
culteurs sur  un  sol  moins  écrasé  d'impôts,  on  le  peut  voir  par 
l'exemple  de  ses  émigrés  qui  ont  transformé  en  magnifiques 
champs  de  blé  les  plaines  de  l'Amérique  du  Sud.  Ses  négocians 
ont  montré  quelle  pouvait  être  l'activité  laborieuse  de  la'  race, 
quand  ils  ont  fait  revivre  dans  le  nouveau  monde  les  traditions 
de  leurs  ancêtres  du  moyen  âge. 

L'Italie  peut  trouver  dans  ses  institutions  plus  de  facilité  que 
d'autres  nations  pour  avoir  la  continuité  de  vues  qui  permet  une 
politique  suivie.  Elle  a  un  gouvernement  capable  de  défendre 
l'intérêt  général  contre  les  sollicitations  égoïstes  des  intérêts 
locaux  et  privés,  son  parlement  ne  subit  pas  l'action  dissolvante 
des  oppositions  antidynastiques  et  peut  contenir  des  majorités 
homogènes.  Peu  de  pays  ont  une  législation  financière  aussi  per- 
fectionnée (1).  Riche  en  ressources,  riche  en  hommes,  l'Italie,  si 
elle  veut,  peut  espérer  voir  s'ouvrir  encore  devant  elle  de  bril- 
lantes destinées.  Si  elle  le  veut,  elle  peut  reprendre  le  cours 
interrompu  de  son  brillant  développement  économique. 

Adrien  Durief. 


(1)  Les  réformes  de  législation  financière  préconisées  dans  ces  vingt  dernières 
années  ont  été  réalisées  d'abord  en  Italie. 


REVUE   MUSICALE 


Théâtre  de  l'Opéra  :  Tannhxmer,  opéra  en  3  actes,  de  Richard  Wagner. 

Trois  opéras  célèbres  :  le  Freischùtz,  Robert  le  Diable  et  Tannhieuser 
représentent  le  partage  éternel  de  l'homme  et  l'éternel  combat  que 
l'ange  et  la  bête  se  livrent  en  lui.  De  ces  trois  représentations,  le  Frei- 
schùtz est  sans  doute  la  plus  naïve,  et  dans  une  acception  du  mot  que 
nous  fixerons,  la  plus  naturaliste;  Robert  le  Diable  en  est  la  plus  con- 
crète et  la  plus  étroite:  la  plus  large  au  contraire — et  avec  cela  la  plus 
exclusivement  intérieure  et  spirituelle,  la  plus  chrétienne  enfin  —  c'est 
Tannhœaser. 

Qu'il  y  ait  déjà  du  symbole  dans  le  Freischùtz,  que  la  musique  par- 
tout y  dépasse,  y  déborde  le  poème,  c'est  ce  que,  sans  faire  injure  au 
génie  de  Weber,  on  ne  saurait  contester.  Il  n'est  pas  une  page  qui  n'en 
porte  témoignage.  Au  premier  chant,  au  premier  cri  de  Max,  ni  l'oreille 
ni  le  cœur  ne  se  trompe.  Est-ce  seulement  un  paysan,  un  tireur  mal- 
heureux qui  souffre  et  se  désespère  ainsi  ?  Non,  c'est  un  bien  autre 
personnage,  et  ces  admirables  imprécations,  ces  mélodies  de  douleur 
et  de  colère  portent  en  elles  infiniment  plus  d'âme  et  d'humanité.  Max 
est  déjà  l'homme,  le  héros  de  l'orgueil,  de  l'ambition  et  du  désir.  Il 
l'est  dans  le  trio  du  premier  acte;  il  l'est  dans  les  parties  mélancoliques 
ou  violentes  de  l'air  qui  suit  ;  il  l'est,  avec  plus  de  grandeur  encore  et 
d'âpreté  farouche,  au  second  acte,  dans  le  trio  avec  les  deux  jeunes 
filles  et  dans  la  scène  de  la  Gorge  aux  Loups. 

Mais  cet  homme,  entre  quelles  puissances  ennemies  le  voit-on  se 
débattre  ?  Quels  adversaires  se  livrent  en  lui  le  combat  qu'est  l'opéra 
tout  entier,  que  l'ouverture  annonce  et  résume,  et  dont  les  tableaux 
alternés  marquent  avec  symétrie  les  phases  et  les  vicissitudes  ?  C'est 
ici  qu'apparaît  ce  que  nous  appelions,  faute  d'un  meilleur  terme,  le 
naturalisme  du  Freischùtz.  Oui,  le  bien  et  le  mal  ont  dans  l'opéra  de 
Weber  un  caractère  naturel,  en  ce  sens  qu'ils  se  manifestent  surtout 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  et  par  la  nature,  par  l'ordre  ou  le  désordre  extérieur  et  matériel, 
par  la  beauté  des  choses  ou  par  leur  horreur,  en  un  mot  au  dehors  de 
l'homme  encore  plus  qu'en  lui-même.  Si  coupable  que  soit  Max,  il  l'est 
beaucoup  moins  que  Tannh;euser,  coupable  à  coup  sûr  d'une  faute 
moins  formelle  et  pour  ainsi  dire  moins  profonde.  Au  milieu  des  sorti- 
lèges de  la  Gorge  aux  Loups,  il  semble  que  le  mal  ne  fasse  guère  que 
l'environner.  Il  en  connut  la  curiosité  et  l'ambition  inquiète  ;  mais  il 
en  ressent  déjà  l'épouvante  et  non  les  délices.  Il  est  dans  le  royaume 
du  péché,  mais  il  n'a  pas  fait  de  son  âme  ce  royaume  même.  S'il  a 
appelé  l'enfer  au  secours  de  son  désir,  l'objet  de  ce  désir  :  le  pur  amour 
d'une  vierge,  est  en  dehors,  au-dessus  de  l'enfer.  Ainsi  le  mal  n'est 
pour  le  héros  de  Weber  qu'un  moyen  ;  pour  celui  de  Wagner  il  sera 
le  but  et  la  fin. 

Du  bien  encore  plus  que  du  mal,  la  conception  ou  l'idéal  a  dans  le 
Freischùtz  un  caractère  extérieur  et  comme  un  aspect  de  nature.  A  l'in- 
quiétude, au  trouble,  qu'est-ce  que  l'ouverture  oppose  tout  d'abord? 
La  paix  et  la  beauté  des  choses,  un  paysage,  un  chant  de  cor  au  fond 
des  bois.  Rappelez-vous  le  grand  air  de  Max  :  après  la  fièvre  du  réci- 
tatif l'admirable  mélodie  :  «  Durch  dieWâlder,  durch  die  Aven;  »  est-ce 
que  vraiment  elle  ne  vient,  elle  ne  souffle  pas  de  la  prairie  et  de  la  forêt? 
Plus  loin,  quand  Samiel  a  passé  dans  le  fond  du  théâtre,  quand  le  ciel 
un  moment  s'est  voilé,  et  l'âme  du  jeune  homme  avec  lui,  il  suffit 
qu'un  hautbois  soupire,  et  c'est  le  ciel  encore  plus  que  l'âme  qui  s'é- 
claircit;  c'est  le  soleil  qui  de  nouveau  rit  là-bas  sur  la  maison,  sur  le 
seuil  où  rêve  assise  la  fiancée  du  chasseur. 

Elle-même,  l'innocente  Agathe,  la  fille  du  garde-chasse,  est  associée 
partout  à  des  scènes  et  à  des  impressions  de  nature.  Les  deux  airs 
célèbres  qui  sont  presque  tout  son  rôle,  baignent  en  quelque  sorte  dans 
l'atmosphère  :  l'un  dans  le  crépuscule,  l'autre  dans  la  clarté  du  matin. 
Agathe  n'est  qu'une  paysanne,  une  enfant  de  la  forêt,  je  dirai  presque 
une  figure  du  monde  extérieur,  et  non  de  ce  monde  moral  qu'un  jour 
Elisabeth  représentera.  Extérieur,  voilà  décidément  le  meilleur  terme 
pour  qualifier  dans  le  Freischùtz  le  bien  et  le  mal  en  présence,  le  salut 
et  la  perdition.  Gardons-nous  au  moins  de  le  prendre  en  mauvaise  part 
et  pour  synonyme  de  médiocre  ou  superficiel.  Le  salut  n'est  ici  que 
dans  la  lumière  du  soleil,  dans  la  joie,  l'ivresse  même  de  la  vie  saine, 
et  non  pas  encore  de  la  vie  sainte,  au  milieu  de  la  saine  nature,  mais  ce 
n'en  est  pas  moins  le  salut.  Idéal  primitif  si  on  le  compare  à  l'idéal  de 
Wagner,  mais  idéal  pourtant.  Que  demain  vous  relisiez  le  Freischùtz, 
ayant  entendu  hier  Tannlueuser,  vous  aimerez  encore  la  beauté  des 
choses  après  celle  des  âmes;  dans  la  simplicité  de  la  vie  naturelle, 
vous  en  qui  la  vie  intérieure  et  morale  aura  surabondé,  vous  goûterez 
une  sensation  délicieuse  de  rafraîchissement  et  de  repos. 


REVUE    MUSICALE.  701 

Quelque  dix  ans  après  le  Freischùtz,  Robert  le  Diable  a  posé  de 
nouveau  l'éternelle  question  du  bien  et  du  mal.  Robert  est  symbo- 
lique aussi,  et  l'œuvre  est  le  signe  d'une  pensée  plus  large  qu'elle. 
«  Ce  mot  de  philosophie  de  l'art,  écrivait  naguère  Blaze  de  Bury,  un 
bien  gros  mot  en  vérité,  sied  pourtant  merveilleusement  à  caractériser 
le  génie  de  Meyerbeér.  Il  y  a  chez  lui  de  ces  effets  qu'un  simple  musi- 
cien ne  saurait  produire.  Prenez  un  Italien  de  belle  et  bonne  race  et 
donnez-lui  à  mettre  en  musique  le  trio  de  Robert  le  Diable,  qu'y  verra- 
t-il? Une  situation  dramatique,  un  morceau  à  effet  pour  ténor,  so- 
prano et  basse  ;  mais  à  ce  magnifique  résumé  de  toute  une  période  de 
l'histoire,  à  cette  figuration  solennelle  de  l'homme  entre  l'Ange  et 
l'Esprit  du  mal  reproduite  sur  tous  les  frontons  des  cathédrales, 
croyez  bien  qu'il  ne  songera  pas  une  minute.  La  musique  de  Meyerbeér 
est  l'œuvre  d'un  musicien  de  premier  ordre  et  aussi  d'un  penseur.  En 
même  temps  qu'il  y  a  des  idées,  il  y  a  aussi  Vidée  (1)  ». 

Blaze  de  Bury  ne  se  trompait  pas.  L'Idée  assurément  est  dans  cette 
musique.  Mais  elle  n'y  donne  malheureusement  pas  tout  ce  qu'elle 
renferme;  elle  n'y  atteint  pas  à  son  développement  supérieur.  En 
l'ajustant  à  son  génie  essentiellement  concret  et  scénique,  à  son  art 
tout  en  relief  et  en  dehors,  Meyerbeér  a  dramatisé  le  symbole;  il  l'a 
peut-être  rétréci.  Il  a  créé  des  individus  et  non  des  types;  il  a  placé 
Robert  entre  deux  personnages  plus  qu'entre  deux  principes  ou  deux 
forces.  Bertram,  par  exemple,  est  une  admirable  et  sans  doute  immor- 
telle figure.  Que  le  démon  ait  un  fils  et  qu'il  l'aime,  qu'il  ne  le  puisse 
aimer  que  pour  le  perdre,  cela  est  beau,  de  la  beauté  la  plus  drama- 
tique. Il  y  a  dans  cette  paternité  diabolique  une  imitation  et  comme  une 
contre-partie  grandiose  de  la  paternité  divine.  Voilà  ce  que  Meyerbeér  a 
magnifiquement  exprimé.  Relisez  le  rôle  de  Bertram,  surtout  les  récits 
du  premier  et  du  cinquième  acte.  Il  n'en  est  pas  un  qui  ne  soit  un  cri, 
un  mouvement,  un  transport  d'infernale  et  sublime  tendresse.  Mais 
considérez  aussi  que  cette  tendresse,  en  caractérisant  le  personnage, 
amoindrit  et  pour  un  peu  contredirait  l'idée  du  mal,  du  mal  absolu, 
qu'il  doit  symboliser.  Faire  de  Robert  le  fils  de  Bertram,  et  le  fils  pas- 
sionnément aimé,  c'était  fournir  à  l'incertitude,  au  trouble  du  héros,  à 
son  attrait  pour  l'enfer  et  à  ses  velléités  de  le  choisir,  l'excuse  et  pres- 
que la  justification  sinon  de  la  piété,  du  moins  de  la  pitié  filiale. 

Jusque  dans  le  trio  final,  qui  reste  un  chef-d'œuvre  en  dépit  de  cer- 
taines faiblesses,  le  génie  de  Meyerbeér  apparaît  ainsi  concret  et  for- 
mel. Un  testament  produit  au  moment  favorable,  une  horloge  qui 
sonne  minuit,  des  élémens  enfin  ou  des  causes  extérieures  décident  de 
l'issue  de  la  lutte,  et  la  mainmise  en  quelque  sorte  visible  d'Alice  sur 

(1)  Blaze  de  Bury,  Meyerbeér  et  son  temps. 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Robert  assure  la  victoire  matérielle  du  bien.  Et  ce  bien  quel  est-il?  De 
ce  combat  quel  est  l'enjeu?  L'amour  de  l'insipide  Isabelle,  la  «  prin- 
cesse d'opéra  »  par  excellence,  et  le  prie-Dieu  nuptial  qui  attend  à  côté 
du  sien,  devant  le  maître-autel  de  la  cathédrale  de  Palerme,  Robert 
encore  frémissant,  encore  chaud  du  souffle  de  l'enfer. 

Il  faut  reconnaître  que  l'idée  de  Tannhseuser  est  d'une  autre  portée 
et  d'une  autre  grandeur.  Wagner  ici  peut  demander  et  répondre  avec 
le  Corneille  de  Polyeucte  : 

Y  va-t-il  de  l'honneur?  Y  va-t-il  de  la  vie? 
—  Il  y  va  de  bien  plus  ! 

et  des  trois  opéras  où  l'ange  et  la  bête  sont  aux  prises,  Tannhseuser  est 
celui  où  l'un  et  l'autre  sont  le  plus  la  bête  et  le  plus  l'ange. 

La  bête  d'abord.  Wagner  est  le  premier  qui  l'ait  osé  déchaîner 
elle-même.  Qu'était-ce,  dans  le  Freischùlz,  qu'une  heure  de  connivence 
avec  les  esprits  de  l'abîme,  la  participation  d'une  nuit  aux  diableries 
de  la  Gorge  aux  Loups?  Qu'était-ce  pour  Robert  qu'un  baiser  de  hasard 
pris  en  tremblant  sur  l'épaule  glacée  de  l'abbesse  sortie  de  son  tom- 
beau? Dans  Tannkaeuser  il  ne  s'agit  plus  des  mystères  de  la  nature,  mais 
de  ceux,  plus  terribles,  de  l'âme.  Ici  plus  d'enchantemens  ni  de  malé- 
fices, mais  le  mal  lui-même,  le  mal  en  soi,  voulu  et  choisi  délibéré- 
ment ;  le  mal  non  plus  au  dehors  de  l'homme,  mais  en  lui,  tenant 
le  centre  ou  le  fond  de  son  être.  Et  quel  mal?  le  plus  dévorant  de  tous, 
la  sensualité  et  la  luxure,  toute  la  fureur,  toute  la  folie  de  la  chair  et 
du  sang,  et,  comme  écrivait  un  philosophe  chrétien,  «  le  corps  entier 
qui  n'est  bientôt  qu'un  holocauste  au  feu  d'enfer  (I  ).  » 

Le  bien  à  son  tour  dans  Tannhseuser  n'a  plus  rien  d'extérieur  ni  de 
matériel.  La  joie  n'y  est  point  terrestre,  et  comme  le  mal  y  est  le 
péché,  le  bien  y  est  le  salut,  j'entends  le  salut  éternel.  Cet  opéra  n'est 
pas  de  ceux  qui  finissent  par  un  mariage.  Dès  le  début  de  l'ouverture, 
ce  n'est  plus  la  nature  qui  chante,  mais  la  foi;  c'est  la  mélodie  des 
pèlerins,  ce  n'est  plus  celle  de  la  forêt.  La  nature  pourtant  n'est  pas 
absente  du  drame;  elle  y  coopère,  elle  y  est  source  d'émotion  et  de 
beauté,  mais  en  se  faisant  elle  aussi  toute  spirituelle  et  morale,  en  se 
colorant  pour  ainsi  dire  d'un  reflet  de  piété.  La  chanson  du  pâtre  s'unit 
d'elle-même  au  cantique  des  pèlerins.  Le  souffle  qui  abat  Tannhseuser 
à  genoux  est  à  la  fois  le  souffle  de  l'Esprit  et  celui  du  printemps,  et 
Wolfram  au  dernier  acte  ne  demande  à  l'étoile  du  soir  que  de  saluer 
pour  luii'âme  d'Elisabeth  entrant  au  ciel. 

Le  dernier  acte  de  Tannhseuser  est  le  plus  beau  des  trois  parce  que 
les  deux  forces  de  l'œuvre  y  sont  portées  au  comble,  parce  qu'elles  s'y 

(1)  Le  P.  Gratry,  Connaissance  de  l'âme,  t.  II. 


REVUE    MUSICALE.  703 

rassemblent  et  s'y  affrontent,  autrement  dit  parce  que  cet  acte  est  en 
même  temps  une  sublime  opposition  et  un  raccourci  sublime. 

La  symphonie  du  mal  ou  du  péché,  comme  on  pourrait  nommer 
l'ensemble  des  motifs  se  rapportant  au  Venusberg,  cette  symphonie 
est  plus  belle  encore  au  troisième  acte  qu'au  premier.  D'abord  elle  y 
est  plus  courte.  La  Bacchanale  par  laquelle  s'ouvre  l'ouvrage  et  la 
scène  suivante  entre  Vénus  et  Tannhœuser  ont  des  proportions  vérita- 
blement excessives.  Tout  y  surabonde  et  y  déborde.  De  ces  mélodies, 
de  ces  harmonies,  de  cette  instrumentation  extraordinaire  on  ne  jouit 
plus  à  force  d'en  jouir.  Ici  au  contraire  tout  se  ramasse  pour  frapper 
un  seul  coup,  et  foudroyant.  En  quelques  pages  toutes  les  forces  de 
cette  musique  donnent  ensemble.  C'était  l'analyse  au  début,  mainte- 
nant et  pour  finir  c'est  la  synthèse.  C'est  le  contraste  aussi.  Tannhaeuser 
vient  d'achever  le  magnifique  récit  de  son  pèlerinage,  hélas  !  inutile. 
Il  a  dit,  avec  l'orchestre  haletant  et  brisé,  la  fatigue  et  l'angoisse  du 
chemin,  ses  pieds  meurtris,  ses  lèvres  pénitentes  fuyant  jusqu'à  la 
fraîcheur  des  sources,  et  ses  yeux  indifférens  au  soleil  italien.  Il  a  dit, 
et  les  thèmes  pieux  ont  tinté,  et  les  thèmes  de  colère  et  de  malédiction 
ont  rugi,  il  a  dit  son  arrivée  à  Rome,  ses  aveux,  son  repentir,  le  pontife 
imploré  vainement,  et  le  pardon  qui  surlui  seul  n'a  pas  voulu  descendre. 
Alors,  tandis  que  dans  la  nuit,  pour  d'autres  indulgente  et  pour  lui 
sans  pitié,  se  perdaient  les  dernières  harmonies  de  miséricorde  et  de 
salut,  alors,  d'un  seul  et  furieux  élan  Tannhseuser  s'est  rejeté  dans  le 
mal  «  et  le  nouvel  état  de  cet  homme  a  été  pire  que  le  premier.  » 
Jadis,  au  chant  des  pèlerins,  au  soleil  d'avril,  son  âme  s'était  atten- 
drie et  fondue,  et  s'écroulant,  comme  dit  Wagner  lui-même,  «  dans  la 
plus  effroyable  contrition,  »  Tannhœuser  avait  jeté,  sur  un  trait  fulgu- 
rant de  l'orchestre,  le  cri  sublime  :  «  Seigneur,  soyez  béni  !  Ah  !  votre 
grâce  est  infinie.»  Plus  encore  peut-être  que  le  cri  du  salut,  sublime  est 
le  cri  de  la  perdition.  Tous  les  thèmes  de  luxure  et  de  volupté  lui 
répondent.  De  la  symphonie  du  Venusberg  on  sait  la  frénésie,  les  élans 
ou  plutôt  les  élancemens,  les  convulsions  et  les  spasmes,  enfin  toutes 
les  torturantes  délices.  Qu'on  se  reporte  ici  par  la  pensée  à  la  Gorge 
aux  Loups  du  Freischiitz.  Qu'on  s'en  rappelle  surtout  le  début  :  les 
tenues  profondes,  la  lente  descente  des  basses,  les  frissons  funèbres  et 
la  psalmodie  qui  tombe  en  notes  régulières  et  lourdes.  Cette  musique 
est  sombre,  on  dirait  presque  humide  comme  la  nuit;  elle  est  froide 
comme  la  mort.  Chaude  au  contraire  est  la  musique  de  Wagner,  chaude 
comme  la  vie,  et  la  vie  impure  :  «  Je  viens  à  toi,  déesse  aimée,  »  dit 
le  texte.  Il  faudrait  :  «  Je  reviens,  »  car  le  rappel  des  motifs  n'est  beau 
ici  d'une  si  tragique  beauté  que  parce  qu'il  signifie  ce  retour,  la  re- 
chute pire  que  la  chute,  le  mal  choisi  pour  la  seconde  fois  et  pour 
l'éternité  par  l'impénitence  et  le  désespoir. 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Si  maintenant  du  fond  de  l'abîme  nous  regardons  vers  les  sommets, 
nous  les  verrons  très  hauts  et  très  purs.  «  Je  crois  à  la  communion  des 
saints  et  à  la  rémission  des  péchés.  »  Le  troisième  acte  de  Tannhseuser 
pourrait  porter  cette  épigraphe,  car  il  n'est  que  la  transposition  dans 
l'ordre  de  la  beauté,  la  transfiguration  par  les  splendeurs  de  la  poésie 
et  de  la  musique,  de  ces  deux  vérités  de  la  foi.  Le  double  aspect  que 
nous  signalions  au  début  :  le  christianisme  et  l'intériorité  de  l'œuvre, 
se  découvre  surtout  d'ici.  Devant  Elisabeth  à  genoux,  ensevelie  dans  ses 
voiles  blancs  et  dans  sa  prière,  souvenez-vous  de  ses  sœurs,  bienfai- 
santes aussi  et  protectrices  :  de  l'amie  de  Robert  et  de  la  fiancée  de 
Max.  Les  trois  héroïnes,  les  trois  chastes  ouvrières  de  grâce  et  de  salut 
vous  apparaîtront  comme  sur  trois  degrés  inégaux. 

Ce  qu'il  y  a  d'admirable  chez  Agathe,  c'est  qu'elle  ignore.  Elle  n'in- 
tervient dans  le  drame  ni  par  des  actes,  ni  même  par  des  intentions, 
mais  par  on  ne  sait  quelle  secrète  influence  émanant  de  son  amour  et 
de  sa  pureté.  Sans  doute  elle  est  rêveuse  et  grave  :  à  sa  rieuse  cousine 
elle  ne  répond  que  par  des  chants  qui  ressemblent  à  des  soupirs; 
quand  le  soir  tombe  sur  la  clairière,  elle  ne  le  voit  tomber  ni  sans  mé- 
lancolie, ni  sans  effroi.  Elle  écoute  le  moindre  souffle  qui  se  lève,  une 
feuille  qui  tombe,  l'eau  qui  pleure  en  fuyant,  l'oiseau  qui  frappe  du  bec 
le  tronc  des  hêtres,  enfin  tout  ce  que  la  musique  apporte  à  son  oreille 
de  bruits  lointains  et  de  nocturne  silence.  Dans  ces  dehors  obscurs, 
dans  toute  cette  nature  qui  l'environne,  elle  devine  vaguement  un 
mystère,  des  puissances  occultes,  peut-être  ennemies,  et  pour  en  pré- 
server celui  qu'elle  aime  et  qu'elle  attend,  elle  prie.  Mais  que  demain 
vienne  le  jour,  l'enfant  ne  se  souviendra  plus  d'avoir  eu  peur,  et  sa 
prière  du  matin  sera  plus  sereine  que  ne  fut  troublée  sa  prière  du  soir. 
Agathe  cependant,  la  vierge  qui  ne  sait  pas  le  mal,  ressemble,  oh! 
de  très  loin,  mais  ressemble  à  Elisabeth,  la  vierge  qui  le  sait,  qui  le 
pardonne  et  qui  le  rachète.  Entre  les  deux  figures  on  pourrait  surpren- 
dre de  singulières  correspondances  :  montrer  par  exemple  qu'au  début 
du  troisième  acte  et  du  Freischùtz  et  de  Tannhœuser,  après  un  second 
acte  dramatique  et  mouvementé,  la  prière  d'Elisabeth  et  le  second  air 
d'Agathe  produisent  une  détente  pareille.  Et  dans  la  dernière  péripétie 
du  Freischùtz,  dans  le  cri  d'Agathe  effleurée  par  la  balle  enchantée,  je 
serais  tenté  d'apercevoir  comme  un  pressentiment  de  la  grande  idée 
expiatoire,  une  ébauche  du  sacrifice  qu'Elisabeth  un  jour  consommera. 

Agathe  est  innocente  ;  Alice  est  active.  Alice  ne  rêve  pas,  elle  n'a 
rien  de  sentimental,  de  mystique  ni  d'allemand;  c'est  une  héroïne 
toute  française.  Elle  n'a  pas  peur,  elle  affronte  bravement  le  démon. 
Elle  lutte  avec  lui  pied  à  pied;  elle  lutterait  au  besoin  corps  à  corps,  et 
pour  le  vaincre  elle  use  de  procédés  matériels,  j'allais  dire  pratiques, 
tels  que  le  pieux  écrit  prudemment  réservé  pour  le  suprême  effort. 


REVUE    MUSICALE.  705 

Puis,  ayant  sauvé  son  jeune  maître,  elle  le  marie,  et  s'en  va  de  son 
côté  rejoindre  son  petit  amoureux. 

Alice  est  désintéressée;  Elisabeth  est  renonçante  et  rédemptrice. 
Elisabeth  se  donne  elle-même  et  meurt  pour  que  celui  qu'elle  aime 
vive  éternellement.  Des  trois  figures  de  femme  que  nous  venons  d'évo- 
quer, elle  est  la  plus  belle  et  la  seule  divine.  Humaine  cependant  et  vi- 
vante. Elle  l'est  beaucoup  plus  que  la  Senta  du  Vaisseau  Fantôme,  dont 
l'amour  pour  le  Hollandais  errant  a  quelque  chose  de  trop  imaginaire  et 
fantastique,  l'étrangeté  de  la  possession  ou  de  la  suggestion;  plus  que 
Brunnhilde  peut-être,  dont  l'admirable  personnage  ne  se  dégage  pas 
toujours  de  l'attirail  mythologique  et  cosmogonique  qui  l'environne 
et  l'étouffé.  Enfin  si,  comme  il  le  faut  croire,  la  rédemption  par  le  sa- 
crifice est  au-dessus  de  la  connaissance  par  la  pitié  (durch  Mitleid 
wissend),  on  nous  accordera  peut-être  qu'Elisabeth  l'emporte  même 
sur  Parsifal,  et  qu'elle  est  dans  l'œuvre  de  Wagner  à  la  fois  la  plus 
réelle  et  la  plus  idéale  personnification  du  renoncement  chrétien- 

Dans  sa  lettre  fameuse  à  Frédéric  Villot,  peu  de  temps  avant  la 
représentation  à  Paris  de  Tannhseuser,  Wagner  écrivait  :  «  Vous  trou- 
verez déjà  beaucoup  plus  de  force  dans  le  développement  de  l'action  de 
Tannhseuser  par  des  motifs  intérieurs.  La  catastrophe  finale  naît  ici, 
sans  le  moindre  effort,  d'une  lutte  lyrique  et  poétique  où  nulle  autre 
puissance  que  celle  des  dispositions  morales  les  plus  secrètes  n'amène 
le  dénouement,  de  sorte  que  la  forme  même  de  ce  dénouement  relève 
d'un  élément  purement  lyrique.  »  C'est  au  dernier  acte  que  l'intério- 
rité de  Tannhseuser  et  surtout  du  rôle  d'Elisabeth  est  le  plus  manifeste. 
Je  ne  crois  pas  que  dans  aucun  autre  drame,  musical  ou  non,  tout  lien 
sensible  soit  aussi  vite,  aussi  brusquement  rompu  entre  les  deux  princi- 
paux personnages.  Elisabeth  et  Tannhseuser  ne  se  rencontrent  (je  parle 
de  rencontre  morale)  qu'une  seule  fois  :  dans  le  duo  du  second  acte.  A 
partir  du  moment  où  Tannhseuser,  en  célébrant  les  délices  du  Venus- 
berg,  a  jeté  son  péché  comme  un  outrage  au  front  de  la  jeune  fille,  celle- 
ci  ne  lui  parlera,  ne  le  regardera  même  plus  jamais.  Après  avoir  cou- 
vert un  instant  de  son  corps  virginal  ce  corps  souillé  que  menaçaient 
les  glaives,  elle  se  détourne,  elle  s'enferme  en  elle-même,  et  descend 
de  plus  en  plus  dans  les  profondeurs  où  se  consomment  les  derniers 
mystères  de  l'âme,  ceux  de  la  damnation  et  ceux  du  salut. 

Le  printemps  est  venu,  puis  l'été.  L'automne  aujourd'hui  rougit  les 
bois  de  la  Wartburg,  du  château  maintenant  attristé,  dont  le  nom  si- 
gnifie attente.  Le  rideau  se  lève  et  laisse  voir  Elisabeth  priant  en  silence. 
Wolfram,  doux  compagnon  de  sa  douleur  et  de  sa  prière,  la  contemple, 
lui  aussi  presque  silencieux.  Voici  les  pèlerins  qui  reviennent  de  Rome. 
Elisabeth  à  leur  approche  se  relève  et  regarde.  Ils  passent  devant  elle; 
ils  sont  passés,  et  Tannhseuser  n'était  point  avec  eux.  Alors,  poussant 
tome  cxxiï.  —  1895.  45 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  grand  cri,  elle  retombe  à  genoux.  Les  pages  qui  suivent  sont  les 
pages  capitales  du  rôle  et  de  l'ouvrage  entier.  Ici  le  drame  se  dénoue; 
ici  la  beauté  morale  et  la  beauté  musicale  s'élèvent  ensemble  au  plus 
baut  degré.  La  prière  d'abord  est  une  merveille.  Trop  longue  sans  doute, 
mais  il  y  fallait  mettre  tant  de  choses!  Il  fallait  qu'Elisabeth  y  ras- 
semblât tous  les  trésors  de  son  être  ;  que  de  sa  jeunesse  et  de  son 
amour,  de  sa  pureté  et  de  sa  douleur,  de  ses  prières  et  de  ses  larmes 
elle  lit  ici  la  totale  et  suprême  oblation.  Il  fallait  qu'on  entendît  pres- 
que son  âme  se  détacher  avec  douceur  et  avec  lenteur  aussi  ;  que  ce  dé- 
tachement n'eût  rien  de  brusque  ou  seulement  de  matériel  et  de  sen- 
sible. Or  c'est  bienpar  l'immatérialité  que  la  prière  d'Elisabeth  est  le 
plus  admirable.  Il  n'y  a  là,  disent  quelques-uns,  que  des  accords. — Et 
quand  cela  serait.  Y  a-t-il  donc  autre  chose  en  presque  toute  la  mu- 
sique de  Palestrina,  par  exemple  ?  —  Mais  cela  n'est  pas.  Si  la  prière 
d'Elisabeth  est  belle  par  les  harmonies  qui  l'accompagnent  et  juste- 
ment par  certaines  consonances  et  certaines  successions  palestiniennes, 
el1-?  ne  l'est  pas  moins  par  le  mouvement,  les  sonorités,  les  modula- 
tions et  la  mélodie  même.  Tout  y  est  uniforme  ainsi  qu'il  convient.  Le 
tempo  n'y  varie  qu'une  ou  deux  fois,  et  à  peine  ;  même  parti  pris 
d'unité  dans  la  couleur  tonale.  Les  rares  modulations,  finement  expres- 
sives, s'écartent  à  peine  de  la  tonalité  préétablie  et  pour  y  rentrer  aussi- 
tôt. Rien  de  plus  grave  et  de  plus  doux  à  la  fois  que  l'orchestration  :  les 
seuls  instrumens  à  vent  tiennent  de  longs  accords  ;  pas  une  fois  on  ne 
sent  la  morsure  d'un  archet  sur  une  corde.  Quanta  la  mélodie,  elle  trace 
sur  ce  fond  uni  sa  ligne  pure  et  presque  horizontale.  La  voix,  comme 
la  pensée,  ne  dévie  pas.  Tandis  que  Tannhseuser  n'est  que  contraste 
et  contradiction  humaine,  on  voit  en  Elisabeth  quelque  chose  de  la 
constance  et  delà  fixité  de  Dieu.  «Opérez  votre  salut,  a  ditgsaint  Paul, 
avec  crainte  et  tremblement.  »  Toutefois,  ajoute  Bossuet  aux  paroles  de 
l'apôtre,  «  toutefois  il  faut  encore  bannir  l'agitation  et  l'inquiétude  de 
cette  recherche.  »  Telles  sont  bien  les  dispositions  d'Elisabeth  opérant 
un  salut  plus  cher  que  le  sien,  et  dans  la  suprême  oraison  de  la  jeune 
fille,  dans  cette  mélodie  à  la  fois  si  humble  et  si  persévérante,  on  ne 
sait  qu'admirer  davantage,  le  tremblement  et  la  crainte,  ou  la  con- 
fiance et  la  paix. 

C'est  ici  le  sommet  du  bien,  comme  la  symphonie  du  Venusbergest 
l'abîme  ouïe  fonddumal.  Ici  la  musique  de  plus  en  plus  se  spiritualise. 
Dans  la  symphonie  du  Venusberg  tout  est  corps,  tout  est  sens  ;  tout, 
au  contraire,  est  âme  dans  les  harmonies  et  dans  la  mélodie  sans  pa- 
roles qui  accompagne  Elisabeth  remontant  à  la  Wartburg  pour  mou- 
rir. Jamais  Wagner  n'a  rien  écrit  de  plus  beau  que  cette  page,  l'une  des 
premières  où,  désespérant  de  la  parole  comme  trop  humaine  et  ma- 
térielle, il  ait   cherché  et  trouvé  ce  qu'elle  lui  refusait  dans   l'or 


REVUE    MUSICALE.  707 

chestre,  c'est-à-dire  dans  la  musique  seule,  dans  la  pure  musique. 

Ainsi  Wagner,  en  cet  incomparable  troisième  acte,  est  déjà  lui- 
même  par  certains  côtés  ;  mais  il  l'est  encore  sans  rigueur  et  sans 
tyrannie.  Le  chant  instrumental  qui  suit  Elisabeth  est  le  chant  d'amour* 
ou  plutôt  un  des  chants  d'amour  de  Wolfram  au  second  acte,  dans  la 
scène  du  concours.  Revenant  ici  comme  l'adieu  de  Wolfram  à  la  vierge 
qui  s'éloigne  sans  mot  dire,  il  prendra  pour  vous,  si  vous  le  recon- 
naissez, l'intérêt  spécial  et  tout  wagnérien  du  leitmotiv.  Mais  ne  le 
reconnussiez-vous  pas,  vous  en  jouiriez  encore,  et  jamais  on  ne  l'en- 
tendra sans  le  comprendre  et  l'admirer,  crût-on  l'entendre  pour  la 
première  fois.  De  même  la  célèbre  romance  de  l'étoile,  une  romance 
sans  doute,  est  par  la  poésie  et  par  la  musique  quelque  chose  de  plus. 
Ce  rythme,  cet  accompagnement  peut-être  étaient  connus,  mais  non 
pas  cette  admirable  fantaisie  dans  le  récitatif,  ni  cette  dégradation 
chromatique  et  toute  wagnérienne  dans  le  dessin  de  la  mélodie.  Si  le 
chromatisme  chez  Wagner  peut  être  cruel,  il  arrive  quelquefois,  ici  par 
exemple,  qu'il  soit  délicieux.  Et  quant  à  l'étoile  du  soir,  Wolfram  ne  la 
salue  pas  seulement  parce  qu'elle  est  étoile,  sujet  banal  de  banale 
poésie,  mais  pour  qu'à  son  tour  elle  salue  Elisabeth,  «  pour  que  tu  la 
salues,  lui  dit-il,  si  elle  passe  près  de  toi  et  si  tu  la  vois  s'envoler 
loin  de  cette  vallée  terrestre  pour  entrer  là-haut  parmi  les  anges  bien- 
heureux ». 

Le  récit  du  pèlerinage  à  Rome,  comme  la  scène  de  la  sortie  d'Eli- 
sabeth, est  un  des  premiers  chefs-d'œuvre  de  l'art  purement  wagnérien. 
Ici  éclate  aux  esprits,  dans  ce  qu'il  a  de  vraiment  personnel  et  nouveau, 
le  double  génie  de  Wagner.  Le  poète  dramatique  exigeait  ce  récit  et 
l'imposait;  il  en  a  dressé  devant  le  musicien  l'obstacle  qui  semblait 
infranchissable,  et  le  musicien  l'a  franchi.  Ce  magnifique  fragment  n'est 
pas  un  récitatif,  encore  moins  un  air  :  plutôt  une  suite  et  comme  une 
somme  de  divers  élémens  :  des  mélodies  très  nettes  et  très  caracté- 
risées, et  avec  cela  la  plus  libre  déclamation;  l'orchestre  toujours 
éloquent  et  parfois,  le  dominant,  la  voix  plus  éloquente  encore  ;  une 
indépendance  parfaite  et  pourtant  une  composition  évidente,  des 
retours,  des  périodes,  presque  des  cadres  ;  quelques  thèmes  merveil- 
leusement expressifs,  et,  pour  en  nuancer,  pour  en  graduer  l'expression, 
une  science,  une  psychologie  des  sonorités  plus  merveilleuse  encore; 
voilà  tout  ce  qui  fait  de  ce  récit  la  plus  étonnante  relation  de  voyage 
qu'il  y  ait  dans  la  musique  entière. 

On  l'a  remarqué  judicieusement  :  «  Scribe  aurait  trouvé  là  le 
sujet  d'un  acte  entier.  Wagner  a  préféré  ne  pas  montrer  le  tableau 
et  le  raconter.  C'est  le  récit  épique  substitué  au  drame  proprement 
dit  (1).  »  Au  heu  des  ^événemens  eux-mêmes,  c'en  est  la  réaction  et 

(1)  MM.  A.  Soubies  et  Ch.  Malherbe,  l'Œuvre  dramatique  de  Richard  Wagner. 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  le  reflet  sur  l'âme;  au  lieu  du  spectacle  matériel,  c'est  l'émotion 
intérieure.  Intérieur  aussi,  et  invisible,  sera  le  dénouement  :  Elisabeth 
n'expire  pas  sous  nos  yeux.  De  plus,  il  sera  surnaturel.  Que  Max  le 
franc-tireur  épouse  la  blonde  Agathe,  et  Robert  de  Normandie  la 
princesse  de  Sicile  ;  Tannhœuser  ne  peut  que  mourir  auprès  d'Elisabeth 
morte,  pour  revivre  avec  elle  éternellement.  Pacem  summa  tenent. 
Toute  fin  chez  Wagner  est  haute  ;  aucune  plus  que  celle-ci  n'est 
apaisée.  La  fin  de  Lohengrin  même  est  pour  ainsi  dire  moins  finale; 
elle  a  quelque  chose  d'incertain  et  de  suspendu.  Lohengrin  s'achève 
sur  un  cri  d'Eisa  demeuré  sans  réponse,  sur  un  appel,  hélas  !  qui  ne 
peut  et  ne  doit  pas  être  entendu.  L'ordre  du  bien  est  renversé  dans 
Lohengrin;  dans  Tannhœuser  il  est  rétabli.  On  [emporte  de  Lohengrin 
la  tristesse  de  l'irréparable  mal;  Tannhœuser ,  au  contraire,  laisse  en 
nous  la  joie  et  la  paix  divine  du  mal  à  jamais  réparé. 

Je  ne  crois  pas  que  nulle  part  en  Allemagne  (Bayreuth  naturelle- 
ment et  comme  toujours  excepté)  Tannhœuser  soit  mieux  interprété 
et  ■  représenté  qu'à  l'Opéra.  L'orchestre  d'abord  a  fait  merveille.  Il  a 
joué  l'ouverture  notamment  avec  une  parfaite  intelligence  du  plan 
général,  des  proportions  et  des  valeurs  relatives  de  mouvement  ou  de 
sonorité.  ' 

Mme  Caron  nous  a  paru  le  plus  remarquable  peut-être  là  où  elle  a  été 
le  moins  remarquée  :  dans  le  duo  du  second  acte,  avec  Tannhœuser. 
Dans  la  scène  muette  du  troisième  acte,  on  eût  souhaité  seulement  un 
peu  plus  d'abandon,  d'humanité  et  de  faiblesse,  et  pour  montrer  le  ciel, 
un  geste  aussi  noble,  mais  plus  attendri.  Quant  à  l'ensemble  du  rôle, 
Mme  Caron  y  apporte  un  parti  pris  très  intéressant,  et  très  conforme  à 
l'esprit  du  personnage,  de  douceur  et  d'uniformité. 

M.  Van  Dyck  a  eu  deux  ou  trois  beaux  mouvemens.  Mais  quelle 
fâcheuse  méthode  de  chant  est  décidément  la  sienne!  Il  hache  les 
sons  et  les  heurte  au  lieu  de  les  lier.  Il  est  inégal  et  brusque;  autant 
il  articule  les  paroles,  autant  il  désarticule  la  musique,  et  tout  cela  est 
le  propre  du  style  allemand  et  wagnérien. 

M.  Renaud  chante  tout  autrement  :  l'archet  à  la  corde,  sans  jamais 
écraser  la  note,  sans  l'étaler  non  plus,  ni  la  traîner.  Il  a  été  dans  le 
rôle  de  Wolfram  tout  ce  qu'il  y  faut  être  :  discret,  cordial  et  pieux,  et 
de  cette  délicieuse  figure  il  a  fait  quelque  chose  de  plus  délicieux 
encore. 

Camille  Bellaigue. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  mai. 

Nous  annoncions,  il  y  a  quinze  jours,  le  dépôt  fait  par  M.  Ribot  du 
projet  de  budget  pour  l'exercice  189G.  On  n'en  connaissait  alors  les 
lignes  générales  que  d'une  manière  très  sommaire,  et  il  était  difficile 
de  prévoir  comment  il  serait  accueilli.  A  dire  vrai,  il  ne  l'a  pas  été  d'une 
manière  encourageante.  La  nomination  de  la  commission  du  budget  a 
été,  à  cet  égard,  un  symptôme  des  plus  significatifs  :  pas  un  seul  des 
commissaires  élus  ne  s'est  montré  favorable  au  projet  du  gouverne- 
ment. Une  sorte  d'unanimité  s'est  formée,  au  moins  au  premier  mo- 
ment, contre  les  propositions  de  M.  Ribot.  Gela  tient  à  des  causes  très 
diverses,  dont  la  première  est  que  M.  Ribot  a  présenté,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit,  un  budget  sincère.  Il  n'a  rien  déguisé  de  la  situation. 
Peut-être  n'a-t-il  pas  trouvé  les  meilleurs  moyens  d'y  faire  face  ;  mais 
il  l'a  du  moins  exposée  telle  qu'elle  est,  sans  l'aggraver,  sans  l'atténuer. 
En  cela,  il  a  rendu  un  incontestable  service.  Il  ne  serait  pas  juste  de 
dire  que  ses  prédécesseurs  immédiats  avaient  fait  le  contraire,  et  qu'ils 
s'étaient  appliqués  à  dissimuler  au  moins  une  partie  de  la  vérité.  Seu- 
lement, pour  faire  contrepoids  aux  dépenses  qui  augmentaient  sans 
cesse,  ils  trouvaient  toujours  des  ressources  extraordinaires,  dont  quel- 
ques-unes étaient  plus  ou  moins  réelles  ou  réalisables,  mais  qui  permet- 
taient strictement  de  présenter  un  budget  en  équilibre  sans  avoir  recours 
à  des  impôts  nouveaux.  C'était,  tantôt  le  boni  de  la  conversion,  tantôt 
la  majoration  des  droits  de  douane  à  la  suite  du  remaniement  de  nos 
tarifs,  tantôt  encore  des  reliquats  généralement  ignorés  qu'on  semblait 
avoir  discrètement  laissés  en  réserve  au  fond  des  tiroirs  de  la  Caisse 
des  dépôts  et  consignations.  Il  y  avait  là  comme  une  corne  d'abondance 
que  les  Chambres  avaient  pris  l'heureuse  habitude  de  retrouver  tou- 
jours inépuisable  entre  les  mains  du  gouvernement.  Et  pourtant  elle 
s'est  épuisée.  Après  avoir  versé  dans  les  recettes  du  budget  des  trésors 
qui  ressemblaient  parfois  au  produit  de  la  prestidigitation,  la  source 
enchantée  est  décidément  tarie.  Il  n'y  a  plus  rien  à  lui  demander; 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  ne  peut  plus  rien  nous  donner.  Elle  nous  a  permis  de  pourvoir, 
en  1893,  à  66  millions  d'augmentations  de  dépenses  nouvelles,  à  63 
millions  en  1894,  à  50  millions  en  1895  :  aujourd'hui  Moïse  lui-même, 
encore  bien  que  sémite,  frapperait  en  vain  le  rocher  mis  à  sec.  Il  faut 
chercher  ailleurs  d'autres  ressources,  et  c'est  la  déclaration  que 
M.  Ribot  a  faite  avec  une  franchise  dont  on  ne  lui  a  pas  su  assez  de 
gré. 

On  ne  lui  en  a  même  su  aucun.  Autrefois,  on  multipliait  généreuse- 
ment les  dépenses  sans  y  regarder  de  très  près,  et  sans  mettre  en  regard 
aucune  recette  correspondante.  Les  ministres  et  les  rapporteurs  du  bud- 
get ne  manquaient  pas  de  faire  remarquer  aux  Chambres  combien  ce 
procédé  était  dangereux  et  condamnable  ;  ils  protestaient  avec  chaleur  ; 
ils  faisaient  les  plus  louables  efforts  pour  empêcher  le  mal  de  se  renou- 
veler lorsqu'ils  n'avaient  pas  réussi  à  l'enrayer  dès  le  premier  jour;  et 
ces  efforts  étaient  vains,  cette  énergie  s'évaporait  en  pure  perte,  parce 
que,  après  avoir  prodigué  les  déclarations  les  plus  pessimistes  et  les 
plus  inquiétantes,  le  gouvernement  trouvait  toujours,  au  dernier 
moment,  des  ressources  auxquelles  il  avait  eu  l'air  de  ne  pas  songer 
jusqu'alors  et  qui  venaient  très  exactement  combler  le  déficit.  Ce  n'était 
déjà  plus  la  période  des  vaches  naturellement  grasses,  mais  il  en  res- 
tait quelques-unes  qui  avaient  été  artificiellement  engraissées  et  qui 
conservaient  de  beauxrestes.  Aujourd'hui,  nous  entrons  bien  décidément 
dans  la  période  des  vaches  maigres,  et  le  gouvernement  a  dû  chercher 
de  nouveaux  moyens  d'obvier  à  des  insuffisances  sur  lesquelles  il  ne 
pouvait  plus  conserver  et  ne  voulait  entretenir  aucune  illusion.  Mais 
comment  faire?  Les  économies  ont  été  déjà  poussées  très  loin;  on  ne 
peut  guère  en  opérer  davantage  sans  porter  atteinte  au  fonctionne- 
ment des  services  publics.  D'autre  part,  en  calculant  les  recettes 
d'après  la  règle  classique  de  l'antépénultième  année,  on  arrive  à  un 
chiffre  inférieur  de  32  millions  de  francs  à  celui  des  recettes  antérieures. 
C'est  donc  32  millions  à  trouver  tout  d'abord.  Et  ce  n'est  pas  tout.  Les 
discussions  qui  ont  eu  lieu  récemment  sur  l'état  de  nos  effectifs  mili- 
taires ont  fait  admettre  par  tout  le  monde  la  nécessité  de  porter  notre 
effectif  de  paix  à  540  000  hommes  :  d'où  il  résulte  une  dépense  de  plus 
de  10  millions,  qui  s'élève  à  12  si  on  y  ajoute  les  dépenses  non  moins 
indispensables  pour  la  marine.  On  voudrait  s'en  tenir  là;  le  gouverne- 
ment aurait  été  heureux  de  pouvoir  le  faire.  Mais  il  lui  manque  encore 
une  douzaine  de  millions  pour  faire  équilibre  à  des  dépenses  nouvelles, 
nouvelles  du  moins  en  apparence,  car  elles  sont  en  réalité  un  legs  du 
passé.  Nous  touchons  ici  à  l'un  des  vices  les  plus  fâcheux  de  nos  insti- 
tutions parlementaires,  vice  qui  n'est  pas  inhérent  à  ces  institutions 
elles-mêmes,  mais  à  la  manière  dont  elles  sont  pratiquées  :  c'est  celui 
qui  consiste  à  voter  toujours  des  lois  coûteuses  sans  se  mettre  en  peine 
de  procurer  au  budget  des  ressources  en  quantité  égale.  Le  plus  sou- 


REVUE.    CHRONIQUE.  711 

vent,  la  Chambre  obéit  à  un  intérêt  de  popularité  en  votant  les  lois  de 
ce  genre.  A  la  veille  des  élections  surtout,  elle  en  fait  le  plus  déplorable 
abus.  Elle  augmente  alors  le  traitement  des  facteurs  et  des  canton- 
niers, ou  mieux  encore  celui  des  instituteurs.  Elle  vote  des  construc- 
tions de  routes  ou  de  chemins  de  fer  improductifs.  Quelquefois,  en  face 
de  la  note  à  payer,  elle  montre  quelque  embarras.  Elle  décide  alors  que 
la  dépense  sera  échelonnée  sur  un  certain  nombre  d'années,  tantôt  en 
la  divisant  par  le  chiffre  de  ces  annuités,  tantôt  en  adoptant  une  pro- 
gression de  dépenses  qui  réduit  à  peu  de  chose  la  charge  immédiate 
et  en  rejette  sur  l'avenir  un  poids  de  plus  en  plus  lourd.  Après  moi  le 
déluge  !  disait  un  roi  qui  a  été  un  médiocre  financier.  Les  Chambres 
durent  encore  moins  qu'un  roi,  et  elles  renvoient  volontiers  à  d'au- 
tres le  soin  de  pourvoir  aux  dépenses  qu'elles  ont  votées.  Le  budget 
de  1896  comprend  de  ce  chef  une  dépense  obligatoire  de  12  millions. 
32  millions  de  moins  sur  les  évaluations  de  recettes;  plus  12  millions 
de  dépenses  nouvelles  pour  appliquer  des  lois  préexistantes;  enfin 
12  millions  environ  à  consacrer  à  la  guerre  et  à  la  marine,  cela  fait, 
en  chiffres  ronds,  56  millions.  Le  gouvernement,  après  les  avoir  vai- 
nement cherchés  ailleurs,  a  pris  le  parti  de  les  demander  à  l'impôt. 

Des  impôts  nouveaux!  Ces  mots  sonnent  mal  pour  la  Chambre.  Elle 
aime  mieux  celui  d'économies.  Il  en  est  un  autre  qu'on  a  fait  aussi 
bourdonner  à  ses  oreilles  et  qui  hante  son  imagination  :  c'est  celui  de 
réformes. 

Il  semble  qu'après  avoir  fait  déjà  tant  d'économies,  il  y  en  ait  encore 
et  toujours  à  faire,  et  cela  est  vrai,  mais  non  pas  dans  la  mesure  où  on 
le  croit  et  où  on  le  dit.  Si  les  augmentations  de  dépenses  n'ont  mal- 
heureusement pas  de  limites,  il  n'en  est  pas  de  même  de  leurs  dimi- 
nutions :  on  rencontre  un  point  où  il  faut  s'arrêter.  Dès  qu'on  le  dé- 
passe sur  le  papier,  la  nature  des  choses  reprend  ses  droits,  et  des 
économies  factices  sont  compensées  par  des  crédits  exceptionnels  ou 
extraordinaires.  D'autres  fois  encore,  des  suppressions  mal  faites 
désorganisent  un  service,  et  l'impôt  rentre  moins  bien  parce  que 
l'instrument  de  la  perception  a  été  affaibli.  Il  faut  se  défier  aussi,  ef 
par-dessus  tout,  de  l'empirisme  qui  fait  porter  indifféremment  les 
économies  sur  tel  chapitre  du  budget  ou  sur  tel  autre,  pourvu  qu'on, 
arrive  à  un  total  respectable.  Dans  la  commission,  M.  Millerand  à 
proposé  un  système  plus  rudimentaire  encore  :  il  consiste  à  décider 
que  les  budgets  des  divers  ministères  seront  tous  diminués  de  tant 
pour  cent.  Pourquoi  pas,  plus  indistinctement  encore,  tous  les  chapi- 
tres de  ces  budgets?  Si  nos  sujets  qui  vivent  nus  sur  les  bords 
du  Congo  ou  de  l'Oubangui  étaient  chargés  de  faire  des  économies, 
ils  procéderaient  probablement  de  cette  manière  :  elle  est  au  niveau 
de  leur  capacité  financière.  La  commission  ne  s'y  est  pas  arrêtée  :  elle 
s'est  crue  à  même  de  distinguer  entre  les  divers  crédits  et  d'apprécier 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'utilité  proportionnelle  de  chacun  d'eux.  Pourtant,  par  une  modestie 
digne  d'éloge,  elle  a  pensé  que  le  gouvernement  saurait  encore  mieux 
qu'elle-même  découvrir  les  points  sur  lesquels  les  économies  pourraient 
porter  avec  le  moins  d'inconvéniens,  et  elle  lui  a  demandé  de  les  re- 
chercher. — Volontiers,  a  répondu  M.  le  ministre  des  finances  ;  seulement 
vous  ferez  bien  de  chercher  de  votre  côté,  car  vous  ne  doutez  pas  que  je 
n'aie  déjà  fait  de  mon  mieux.  —  Et  nous  allons  assister  à  la  comédie 
annuelle  par  laquelle  le  gouvernement  et  la  commission  du  budget 
inaugurent  toujours  leurs  travaux,  et  qui,  après  des  concessions  réci- 
proques, aboutit  à  de  menues  économies.  Le  fond  des  choses  n'en  est 
pas  changé  ;  la  difficulté  reste,  à  peu  de  choses  près,  la  même  ;  ce  sont 
les  saluts  obligatoires  avant  de  croiser  le  fer.  Les  économies  ainsi  faites 
sont  généralement  compensées,  et  au  delà,  par  les  augmentations  de 
dépenses  que  la  Chambre  vote  ensuite  encours  de  discussion,  entraînée 
par  la  chaude  éloquence  de  quelque  Méridional  en  verve,  ou  subjuguée 
par  la  logique  tranchante  et  autoritaire  d'un  homme  du  Nord  à  fortes 
convictions.  On  doit  donc  compter  sur  une  insuffisance  de  plus  de 
50  millions  :  encore  sommes-nous  modéré,  et  peut-être  même  à  l'excès. 

Pour  y  faire  face,  M.  Ribot  n'a  proposé  aucun  système  général.  On 
lui  a  reproché  de  s'être  borné  à  boucher  des  trous  ;  en  effet,  il  s'est 
borné  à  boucher  des  trous.  Peut-être  a-t-il  eu  tort.  Peut-être  aussi 
a-t-il  pensé  qu'un  budget  déposé  au  mois  de  mai  ne  devait  pas  être 
trop  ambitieux,  pour  conserver  quelques  chances  d'être  voté  le  31  dé- 
cembre. Tel  qu'il  est,  la  Chambre  aura  beaucoup  de  peine  à  en  accoucher 
juste  à  terme.  Bon  gré  mal  gré,  ce  budget  ne  peut  être  qu'un  budget  de 
transition  et  de  liquidation  entre  celui  de  1895  et  celui  de  1897,  et  on 
ne  fera  de  réformes  sérieuses  dans  ce  dernier  qu'à  la  condition  d'expé- 
dier l'autre  au  plus  vite.  Ajoutons  que,  préalablement  à  celle  du  bud- 
getde  1896,  deux  autres  discussions  se  présentent,  qui  seront  longues  et 
difficiles,  et  qui,  si  elles  aboutissent,  réaliseront  tant  bien  que  mal  deux 
de  ces  réformes  dontona  si  souvent  parlé  et  qu'on  a  toujours  ajournées. 

La  Chambre,  après  avoir  perdu  quinze  jours  à  des  interpellations 
sans  le  moindre  intérêt,  s'est  enfin  mise  à  une  vraie  loi  d'affaires,  celle 
du  régime  des  boissons.  L'histoire  de  cette  réforme,  ou  plutôt  des 
projets  qui  l'ont  préparée,  serait  trop  longue  pour  être  racontée,  même 
brièvement  :  elle  ne  relaterait  d'ailleurs  qu'une  série  d'avortemens. 
Puisse  la  Chambre  actuelle  être  plus  heureuse  que  ses  devancières  1 
Elle  aura  fait  une  réforme,  et  nous  verrons,  par  le  sentiment  que  le 
pays  en  manifestera,  s'il  suffit  d'en  faire  une  pour  recueillir  une  douce 
popularité.  Au  surplus,  le  budget  ne  profitera  en  rien  de  la  réforme 
des  boissons,  puisqu'elle  est  de  celles  dont  on  dit  qu'elles  se  font  sur 
elles-mêmes;  ce  qui  signifie  qu'on  emploiera  ce  qu'elle  pourra  rap- 
porter d'un  côté  à  compenser  ce  qu'elle  coûtera  certainement  de  l'autre. 
Les  boissons  dites  hygiéniques,  et  parfois  si  témérairement,  seront 


REVUE.    CHRONIQUE.  713 

dégrevées  ;  l'alcool  sera  surchargé  et  le  privilège  des  bouilleurs  de  cru 
supprimé.  Le  résultat  pour  le  budget  ne  s'élèvera  pas  à  un  franc  de 
recettes.  Il  n'en  sera  pas  ainsi  de  la  seconde  discussion  à  laquelle  la 
Chambre  se  prépare,  celle  de  la  loi  sur  les  successions,  loi  d'ailleurs 
détestable,  en  ce  qu'elle  introduit  dans  notre  système  d'impôts  le  germe 
malsain  de  la  progression.  M.  Ribot  en  fait  état  pour  un  chiffre  de  re- 
cettes de  25  millions,  chiffre  dès  aujourd'hui  hypothétique,  et  qui  le 
deviendra  beaucoup  plus  encore  si  la  Chambre  ne  s'arrête  pas,  dans  la 
nomenclature  des  dettes  à  déduire  de  l'actif  successoral,  au  point  précis 
où  il  plaît  au  gouvernement  de  s'arrêter.  Et  elle  aura  raison  de  ne  pas  le 
faire,  car  si  on  applique  l'impôt  progressif,  encore  convient-il  que  ce  ne 
soit  qu'à  l'actif  réel.  Il  risque  fort  d'y  avoir,  de  ce  chef,  une  diminution 
notable  sur  la  recette  prévue.  Ce  qui  est  pire  encore,  c'est  qu'une  partie 
de  la  Chambre  menace  de  confisquer  la  recette  tout  entière  pour  la 
consacrer  à  un  dégrèvement  de  l'agriculture .  Opérer  des  dégrèvemens 
dans  un  budget  en  déficit  est,  en  soi,  une  chose  absurde,  —  ce  qui  ne 
veut  pas  dire  du  tout  que  la  Chambre,  à  un  moment  donné,  ne  soit  pas 
capable  de  la  faire.  On  a  promis  depuis  longtemps  que  le  produit  de  la 
réforme  successorale  serait  abandonné  à  l'agriculture  :  or,  si  celle-ci 
manque  parfois  de  bras  pour  travailler,  elle  ne  manque  jamais  de  voix 
pour  réclamer.  Voilà  donc  deux  réformes,  celle  des  boissons  qui  ne 
rapportera  rien  au  budget,  et  celle  des  successions  qui  lui  rapportera 
25  millions,  peut-être  moins,  peut-être  rien.  L'une  et  l'autre  ont  été 
détachées  de  la  loi  de  finances,  et  elles  ne  procèdent  que  très  indirec- 
tement du  ministère  actuel,  qui  s'est  borné  à  y  faire  des  retouches. 
L'œuvre  propre  de  M.  Ribot  est  tout  entière  dans  l'impôt  sur  les  domes- 
tiques, qui  doit  fournir  10  millions,  et  dans  l'impôt  sur  les  valeurs 
étrangères,  qui,  dit-on,  en  produira  14. 

La  taxe  à  établir  sur  les  valeurs  étrangères  a  un  grand  inconvé- 
nient :  ces  valeurs,  qui  donnent  aujourd'hui  une  si  grande  activité  à 
notre  marché,  ne  manqueront  pas  de  le  déserter,  au  moins  en  partie, 
dès  qu'on  les  taxera.  Les  tentatives  du  même  genre  ont  mal  réussi 
dans  le  passé,  et  il  a  fallu  y  renoncer.  La  taxe  est  acceptable  en  prin- 
cipe, mais  elle  aura  de  médiocres  sinon  de  mauvais  effets,  et  il  est 
sans  doute  excessif  d'en  estimer  le  rendement  à  14  millions.  Toutefois, 
elle  n'a  pas  rencontré  jusqu'ici  beaucoup  d'opposition,  parce  que  taxer 
les  valeurs  étrangères  paraît,  au  premier  abord,  une  chose  juste  et 
naturelle,  et  que  beaucoup  de  personnes  y  voient  une  nouvelle  appli- 
cation du  système  protectionniste.  En  revanche,  l'impôt  sur  les  domes- 
tiques a  soulevé  un  toile  général.  Pas  un  seul  membre  de  la  commis- 
sion du  budget  ne  l'a  défendu  dans  son  bureau.  Dès  le  premier  jour, 
il  a  été  impopulaire.  On  a  dit,  ce  qui  est  un  peu  puéril,  qu'il  y  avait 
quelque  chose  d'humiliant  pour  les  domestiques  à  être  assimilés  à 
d'autres  objets,  animés  ou  inanimés,  qui  appartiennent  au  maître,  et 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'orgueil  humain  s'est  révolté  contre  une  taxe  portant  sur  des  per- 
sonnes parce  qu'elles  en  servent  d'autres.  On  a  fait  sur  ce  sujet  quan- 
tité de  mots  d'esprit  et  de  caricatures,  ce  qui  montre  à  quel  point  le 
public  s'y  est  intéressé.  Et  pourtant,  nous  serions  tenté  de  prendre 
la  défense  de  l'impôt  sur  les  domestiques,  s'il  avait  été  présenté  dans 
d'autres  conditions.  Il  n'a  rien  de  contraire  aux  principes  sur  lesquels 
repose  notre  système  financier.  Les  domestiques  sont  incontestable- 
ment une  des  manifestations  extérieures  de  la  richesse,  une  des  plus 
visibles,  une  des  moins  sujettes  à  inquisition.  Mais  ce  signe  est  incertain 
et  approximatif  comme  tous  les  autres  ;  il  manque  d'exactitude  et  de  pré- 
cision ;  on  ne  peut  l'accepter  qu'avec  un  certain  nombre  d'atténua- 
tions nécessaires,  et  sous  la  double  condition  de  le  corriger  par  le  con- 
cours de  plusieurs  autres,  et  d'établir  sur  lui  une  taxe  très  modérée. 
Les  atténuations  devraient  surtout  être  faites  au  profit  des  familles 
nombreuses:  avoir  un  enfant  de  plus  oblige  la  plupart  du  temps  à  avoir 
aussi  un  domestique  de  plus  et  n'est  cependant  pas  la  preuve  d'une 
augmentation  de  richesse.  Lorsqu'il  n'y  a  que  de  l'aisance,  elle  s'en 
trouve,  au  contraire,  sensiblement  diminuée.  M.  Burdeau,  dans  son 
projet  de  budget,  avait  introduit  une  taxe  sur  les  domestiques,  mais  il 
avait  eu  soin  de  la  rattacher  au  chiffre  du  loyer.  La  première  taxe  aug- 
mentait avec  la  seconde;  elle  n'en  était  qu'un  accessoire.  Le  prix 
du  loyer  est  partout  un  des  signes  de  la  richesse  :  il  était  donc  ra- 
tionnel et  légitime  d'y  rattacher  la  taxe  sur  les  domestiques,  tan- 
dis qu'il  ne  l'est  pas  de  la  rattacher  au  chiffre  de  la  population  de 
la  ville  habitée.  Le  fait  d'habiter  Paris  ne  dénote  pas  du  tout  une 
fortune  plus  grande  que  celui  d'habiter  Lyon,  et  on  n'est  pas  plus 
riche  parce  qu'on  habite  Lyon  que  parce  qu'on  vit  à  Tulle  ou  à  Guéret. 
Pourquoi  donc  faire  progresser  l'impôt  suivant  la  population?  Plus  on 
y  songe,  moins  il  est  possible  de  se  l'expliquer.  Et  c'est  en  cela  que  le 
projet  du  gouvernement  nous  paraît  le  plus  difficilement  défendable. 
Quelques-unes  de  ces  critiques  appelleraient  peut-être  des  atténuations 
si  on  connaissait  la  réforme  complète  que  M.  Ribot  se  propose  de  faire 
et  qu'il  a  annoncée  sur  l'impôt  mobilier  ;  malheureusement  on  ne  la 
connaît  pas.  Le  gouvernement  reste  fidèle  à  la  méthode  qui  consiste  à 
présenter  les  réformes  morceau  par  morceau,  et  àlespeseren  quelque 
sorte  au  compte-gouttes,  suivant  les  besoins  d'argent  qu'il  éprouve  au 
jour  le  jour.  C'est  un  mauvais  système  assurément,  et  la  première 
impression  produite  par  la  nouvelle  commission  du  budget  l'a  prouvé 
avec  évidence. 

Cette  commission  est  inférieure,  au  moins  au  point  de  vue  de  la 
connaissance  et  de  l'expérience  des  affaires,  à  toutes  celles  qui  l'avaient 
précédée.  Elle  contient  beaucoup  de  radicaux  et  au  moins  un  socia- 
liste. Aucun  des  hommes  qui  ont  joué  un  rôle  considérable  dans  la 
préparation  et  la  discussion  de  nos  anciens  budgets  n'en  fait  partie, 


REVUE.    CHRONIQUE.  715 

sauf  le  rapporteur  général,  M.  George  Cochery.  L'élimination  de  tous  les 
anciens  présidens  de  la  commission,  de  tous  les  anciens  rapporteurs 
généraux  du  budget,  a  été  la  révélation  la  plus  significative  de  l'esprit 
nouveau  qui  a  soufflé  sur  la  Chambre, et  qui  ne  facilitera  pas  la  rapi- 
dité, pourtant  si  désirable,  de  ses  travaux  financiers.  Lorsque  la  com- 
position de  la  commission  a  été  connue,  et  qu'on  a  lu  les  noms  de  ses 
membres,  quelque  inquiétude  s'est  produite.  L'avenir  est  apparu  in- 
certain. Il  semble  toutefois  qu'on  s'est  alarmé  un  peu  vite:  les  pre- 
mières manifestations  du  petit  cénacle  ont  été  plus  rassurantes  qu'on 
ne  l'avait  cru.  M.  Lockroy  a  été  élu  président  contre  M.  Godefroy  Ca- 
vaignac.  M.  Cavaignac  est,  tout  le  monde  le  sait,  un  des  membres  les 
plus  distingués  de  la  Chambre  ;  la  loyauté  de  ses  opinions  est  digne  de 
la  plus  grande  estime  ;  mais  enfin  il  est  le  partisan  et  le  défenseur 
le  plus  militant  de  l'impôt  progressif  sur  le  revenu,  et  son  élection  à  la 
présidence  aurait  eu  dès  lors  un  sens  des  moins  douteux.  On  en  aurait 
légitimement  conclu  que  la  majorité  de  la  commission  était  favorable 
aux  réformes  radicales.  Loin  delà,  elle  a  repoussé  l'impôt  général  sur  le 
revenu,  et  ce  second  vote  est  venu  confirmer  le  premier.  Jusqu'ici,  la 
commission  s'est  bornée  à  demander  au  gouvernement  deux  choses  : 
d'abord  de  faire  des  économies  nouvelles,  ce  qui  sera  difficile,  et  en- 
suite de  ne  toucher  sous  aucun  prétexte  à  l'incorporation  du  budget 
extraordinaire  dans  le  budget  ordinaire.  Cette  incorporation  est  la  pre- 
mière garantie  de  la  sincérité  du  budget,  puisque  le  budget  extraordi- 
naire vit  de  ressources  d'emprunt  au  Heu  de  vivre  de  ressources  d'im- 
pôt, et  qu'il  offre  un  moyen  facile  de  diminuer  en  apparence  le  chiffre 
total  de  dépenses  :  il  suffit  de  lui  en  attribuer  une  partie  pour  alléger 
d'autant  le  budget  ordinaire.  Ces  tendances  de  la  commission  ne  peuvent 
qu'être  approuvées.  Mais  nous  sommes  au  début  :  on  entrevoit  les  diffi- 
cultés, sans  être  encore  aux  prises  avec  elles.  Quelque  ardeur  qu'on  y 
mette,  on  ne  fera  pas  55  millions  d'économies  vraies.  Si  on  attribue  à 
l'agriculture  le  produit  de  la  réforme  successorale,  25  millions  de  plus 
manqueront  au  budget.  Espérons  que  cette  faute  sera  évitée  :  il  n'en 
restera  pas  moins  indispensable  de  recourir  à  des  taxes  nouvelles,  et  le 
grand  mérite  de  M.  Ribot  est  de  l'avoir  dit.  On  peut  contester  ses  pro- 
jets, mais  non  pas  la  vérité  qu'il  a  été  le  premier  à  énoncer.  Si  les  im- 
pôts proposés  par  le  gouvernement  ne  sont  pas  acceptés  par  elle,  il 
faudra  que  la  commission  en  trouve  d'autres  ;  et  lesquels  ?  Les  imagi- 
nations sont  déjà  en  campagne.  Cette  année,  les  Conseils  généraux 
seront  réélus  par  moitié  au  mois  d'août,  de  sorte  que  le  Parlement  devra 
se  séparer  plus  tôt  qu'à  l'ordinaire,  et  au  plus  tard  le  14  juillet.  On  se 
demande  où  nous  en  serons  à  cette  date,  et  si  la  Chambre  et  le  Sénat 
auront  pu  voter  la  réforme  successorale  et  les  quatre  contributions. 

Enfin,  des  élections  générales  ont  eu  lieu  en  Italie  le  dimanche 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

26  mai.  Personne  n'a  oublié  les  circonstances  assez  étranges  qui  ont 
imposé  cette  agitation  au  pays,  après  une  suspension  de  la  vie  parle- 
mentaire prolongée  pendant  plusieurs  mois.  Il  devient  assez  rare,  chez 
nos  voisins,  qu'une  Chambre  atteigne  le  terme  normal  de  son  mandat; 
et  si,  depuis  le  16  mai,  nous  n'usons  pas  assez  du  droit  de  dissolu- 
tion, eux,  au  contraire,  en  usent  trop.  Il  est  vrai  que  l'épreuve  réussit 
toujours  au  ministère,  au  moins  sur  le  premier  moment,  ce  qui  encou- 
rage à  recommencer  :  mais  le  fait  même  qu'on  recommence  sans  cesse 
montre  le  peu  de  solidité  des  majorités  qui  sortent  des  élections. 
Ministérielles  la  veille  du  vote,  elles  changent  de  caractère  le  len- 
demain. C'est  ce  qui  est  arrivé  à  M.  Crispi  à  la  fin  de  l'année  1890 
et  au  commencement  de  1891.  Il  avait  dissous  la  Chambre  le  23  no- 
vembre, et  il  a  été  renversé  du  pouvoir  le  31  janvier.  La  majorité 
que  les  élections  lui  avaient  envoyée  était-elle  faible  par  le  nombre? 
Non  certes,  car  elle  n'était  pas  composée  de  moins  de  410  députés. 
L'opposition  monarchique  (parti  Nicotera)  avait  40  sièges,  les  radicaux 
37  et  les  indépendans  9.  Quand  ces  résultats  ont  été  connus  en  Europe, 
tout  le  monde  y  a  cru  que  M.  Crispi  était  consolidé  pour  longtemps,  et 
c'est  ce  qui  serait  arrivé  partout  ailleurs  ;  mais,  en  Italie,  les  élections 
ne  prouvent  pas  grand'chose.  Beaucoup  de  députés  acceptent  ou  même 
sollicitent  l'estampille  officielle,  soit  pour  être  élus,  soit  pour  faire  une 
campagne  plus  facile,  sans  se  croire  obligés  à  conserver  au  ministère 
une  fidélité  qui  reste  toujours  à  la  merci  des  événemens.  Une  fois  les 
validations  faites,  ils  reprennent  fièrement  leur  indépendance.  Dès  le 
lendemain  des  élections  de  1890,  on  s'aperçut  que  les  difficultés  de  la 
veille  n'avaient  rien  perdu  de  leur  acuité,  bien  au  contraire,  et  M.  Crispi 
est  tombé  deux  mois  plus  tard,  au  milieu  d'un  tumulte  parlementaire 
sans  exemple  jusqu'alors.  Peu  de  temps  après,  M.  Giolitti  a  été  la  vic- 
time d'une  aventure  du  même  genre,  bien  que  la  distance  entre  le 
Capitole  et  la  Roche  tarpéienne  ait  été  pour  lui  un  peu  plus  longue. 
Le  caractère  constant  des  élections  italiennes  est  de  donner  la  majorité 
au  gouvernement,  mais  sans  la  lui  garantir. 

A  la  suite  du  dépôt  sur  le  bureau  de  la  Chambre  du  dossier  Gio- 
litti, M.  Crispi  a  suspendu  les  séances  du  Parlement  :  on  a  compris 
tout  de  suite  que  la  prorogation  n'était  que  la  préface  de  la  dissolution. 
Mais  pourquoi  dissoudre  la  Chambre?  Est-ce  qu'il  n'y  avait  pas,  au 
moins  jusqu'à  ce  moment,  une  majorité  gouvernementale?  Est-ce  que 
les  projets  de  loi  que  le  ministère  jugeait  indispensables  à  la  bonne 
marche  des  affaires  n'étaient  pas  votés  ?  Est-ce  que  l'opposition  était 
devenue  encombrante  et  dangereuse  au  point  de  rendre  difficile  le 
fonctionnement  des  institutions  parlementaires?  Non  :  tout  était  tran- 
quille et  calme,  et  le  coup  de  foudre  de  M.  Giolitti  a  éclaté  dans  un 
ciel  qui  paraissait  serein.  On  chercherait  vainement,  en  dehors  de  sa 
personne  même,  les  motifs  de  la  longue  et  pénible  épreuve  que 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  717 

M.  Crispi  vient  d'imposer  à  son  pays.  Sans  lui,  sans  sa  présence  au 
pouvoir,  l'Italie  aurait  fait  l'économie  d'une  élection  générale,  économie 
moindre  que  celle  d'une  révolution,  mais  qui  pourtant  a  sa  valeur. 
M.  Crispi  a  été  le  seul  juge  de  l'opportunité  qu'il  pouvait  y  avoir  à  dis- 
soudre la  Chambre.  Il  a  tranché  la  question  à  lui  seul.  C'est  une 
grande  responsabilité  qu'il  a  prise  :  on  comprend  qu'il  l'ait  assumée 
vaillamment  après  avoir  lu  le  discours  prononcé  par  lui  à  la  veille 
du  scrutin.  Un  ministre  de  tout  autre  pays,  fût-il  M.  de  Bismarck 
dans  toute  sa  gloire,  aurait  hésité  à  employer,  en  parlant  de  lui-même, 
les  termes  dont  a  usé  M.  Crispi  :  peut-être  aurait-il  redouté  quelques 
épigrammes.  Mais  il  fallait  bien  justifier  un  acte  aussi  considérable 
qu'une  dissolution  suivie  d'une  élection  générale,  le  tout  à  cause  d'un 
homme,  et  par  conséquent  grandir  cet  homme  jusqu'aux  propor- 
tions démesurées  d'un  sauveur  de  profession,  d'un  de  ces  chevaliers 
surnaturels  qui  viennent  on  ne  sait  d'où,  portés  par  un  cygne  blanc  et 
couverts  d'une  armure  éclatante.  M.  Crispi  a  pris  résolument  cette  atti- 
tude. De  même  qu'en  1891,  le  jour  de  sa  chute,  il  a  accusé  les  gouver- 
nemens  qui  l'avaient  précédé  de  s'être  montrés  «  serviles  »  à  l'égard 
de  l'étranger,  de  même  il  les  a  accusés,  cette  fois,  d'avoir  conduit  l'Ita- 
lie jusqu'à  l'extrême  bord  de  l'abîme,  et  de  lui  avoir  fait  plus  de  mal 
qu'une  bataille  perdue.  «  Alors,  a-t-il  dit  en  propres  termes,  l'Italie 
tourna  ses  regards  vers  moi,  et  elle  respira.  »  Tout  fut  sauvé  comme 
par  enchantement  :  le  trône  d'abord,  l'ordre  social  ensuite,  qui  depuis 
ont  été  de  nouveau  menacés  par  la  criminelle  coalition  d'ennemis  de 
la  couronne  tels  que  M.  Brin,  et  d'ennemis  de  la  société  tels  que 
M.  di  Rudini.  Si  M.  Crispi  a  raison  dans  ses  alarmes,  on  se  demande 
avec  épouvante  ce  que  l'Italie  deviendra  lorsqu'il  ne  sera  plus  là. 

En  attendant,  il  atout  sauvé  une  fois  déplus.  Lui  d'abord.  Candidat 
dans  neuf  circonscriptions,  dont  six  en  Sicile,  il  a  été  élu  dans  toutes. 
Mais,  à  Rome,  on  a  été  frappé  de  voir  qu'il  n'avait  sur  son  concurrent 
qu'une  majorité  de  deux  cents  et  quelques  voix,  alors  qu'un  rema- 
niement intelligent  des  listes  électorales  avait  supprimé,  dans  la  capi- 
tale seule,  5  728  électeurs.  Et  quel  était  son  concurrent?  Un  révolu- 
tionnaire, un  socialiste,  M.  De  Felice,  le  créateur  des  fasci  di  lavoratori 
siciliens,  un  condamné  politique  actuellement  sous  les  verrous.  D'autres 
prisonniers,  non  moins  socialistes  et  révolutionnaires,  non  moins  inéli- 
gibles que  M.  De  Felice,  ont  été  élus  comme  lui  dans  divers  circonscrip- 
tions, après  avoir  échoué,  toujours  comme  lui,  contre  M.  Crispi,  mais 
avec  de  fortes  minorités.  Les  socialistes  s'en  réjouissent.  Ils  n'étaient 
que  cinq  dans  la  dernière  Chambre,  ils  seront  une  quinzaine  dans  celle- 
ci.  Ils  ont  fait  le  total  des  voix  qu'ils  ont  obtenues  un  peu  partout,  et  ce 
total  serait  inquiétant,  si  beaucoup  d'électeurs  n'avaient  pas  voté  pour 
M.  De  Felice  ou  pour  M.  Barbato  bien  plus  à  cause  du  caractère  de 
protestation  générale   que  revêtait  leur  candidature,  qu'à  cause  de 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  programme  personnel.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  du  scrutin 
du  26  mai,  se  dégage  un  succès  relatif  pour  le  parti  de  la  révolution, 
et  il  n'y  a  pas  lieu  d'en  être  étonné.  Lorsqu'un  scandale  éclate  dans  un 
pays,  surtout  un  scandale  financier,  et  que  des  hommes  politiques 
importans  y  sont  plus  ou  moins  impliqués,  il  est  naturel  que  les  socia- 
listes en  profitent  et  gagnent  du  terrain.  Nous  en  avons  su  quelque 
chose  :  les  Italiens  le  savent  à  leur  tour. 

Mais  c'est  à  peu  près  à  cet  unique  résultat  que  se  bornent  les  élections 
du  26  mai.  Si  on  en  cherche  un  autre,  on  aura  quelque  peine  à  le  dis- 
tinguer. Tous  les  chefs  de  l'opposition,  tous  les  hommes  marquans 
dans  le  parti  hostile  au  ministère,  ont  été  réélus,  depuis  M.  di  Rudini 
jusqu'à  M.  Brin,  depuis  M.  Cavallotti  jusqu'à  M.  Zanardelli.  Il  est  vrai 
que  le  groupe  d'amis  à  la  tête  duquel  était  ce  dernier  dans  la  dernière 
Chambre  a  fort  souffert,  sans  doute  parce  qu'il  n'avait  pas,  au  milieu  d'une 
bataille  aussi  ardente,  un  programme  assez  net,  et  qu'il  n'a  pas  déployé 
une  activité  assez  grande  ;  mais  [aucun  des  autres  groupes  n'a  parti- 
culièrement bénéficié  des  pertes  faites  par  celui-ci,  et  les  proportions 
entre  eux  restent  sensiblement  les  mêmes.  Et  alors,  au  terme  de 
",ette  lutte  homérique,  —  elle  l'a  été  du  moins  par  l'ampleur  des 
apostrophes  que  les  héros  se  sont  mutuellement  jetées  à  la  tête,  — 
on  se  prend  à  se  demander  :  A  quoi  bon?  A  quoi  a  servi  toute  cette 
agitation  ?  Quelles  en  seront  les  conséquences?  Sommes-nous  même 
sûrs,  lorsque  nous  nous  rappelons  le  passé,  que  M.  Crispi  en  sera 
quelque  peu  raffermi?  C'est  pour  lui  seul  qu'a  eu  heu  cet  immense 
branle-bas  électoral  :  en  profitera-t-il?  Il  va  se  retrouver  en  présence 
des  mêmes  adversaires  et,  à  peu  de  chose  près,  de  la  même  Chambre 
qu'auparavant:  lui  demandera-t-il  l'autorisation  de  poursuivie  M.  Gio- 
litti,  puisque  la  Cour  de  cassation  a  déclaré  que  cette  autorisation 
était  indispensable?  S'il  le  fait,  il  soulèvera  lui-même  la  question 
qu'il  a  voulu  étouffer.  S'il  ne  le  fait  pas,  d'autres  relèveront  le  gant 
qu'il  leur  a  jeté,  et,  à  leur  tour,  porteront  la  guerre  dans  son  propre 
camp.  Le  dossier  Giolitti  est  resté  en  quelque  sorte  ouvert  sur  le 
bureau  parlementaire  :  que  deviendra-t-il,  et  la  Chambre  nouvelle 
consentira-t-elle  plus  docilement  que  l'ancienne  à  le  refermer  sans 
l'avoir  lu?  M.  Crispi  demandera  à  grands  cris  qu'on  se  mette  aux 
affaires  et  qu'on  vote  le  budget,  dont  l'exercice,  en  Italie,  commence 
le  1er  juillet.  Les  journaux  officieux  parlent  déjà  d'une  prorogation 
nouvelle  :  la  Chambre,  ne  fût-ce  que  par  instinct  de  conservation, 
préférera  peut-être,  au  moins  pendant  quelques  mois,  voter  le  budget 
par  douzièmes  au  heu  de  le  voter  en  bloc  à  un  ministère  qui,  dès  lors, 
n'aurait  plus  besoin  d'elle,  et  s'empresserait  de  s'en  débarrasser. 
M.  Crispi  protestera  avec  véhémence  contre  toute  perte  de  temps  ;  mais 
sera-t-il  écouté  ?  Nous  le  souhaitons  à  nos  voisins,  car  le  trouble  et  le 
scandale  ne  sont  jamais  bons  à  rien.  Et  que  nous  importe,  à  nous,  que 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  719 

M.  Crispi  reste  au  ministère  ou  qu'il  y  soit  remplacé?  Ne  savons-nous 
pas  que  la  politique  extérieure  de  l'Italie  ne  sera  pas  changée  pour  si 
peu  ?  Plus  on  y  regarde  de  près,  et  plus  on  est  frappé  du  manque  absolu 
d'importance  durable  de  tout  ce  qui  vient  de  se  passer  au  delà  des 
Alpes.  Chez  nous,  lorsque  la  Chambre  a  été  dissoute  et  que  des  élec- 
tions générales  ont  eu  lieu,  un  certain  nombre  de  questions  se  sont 
trouvées  définitivement  tranchées  :  en  Italie,  chacun  garde  ses  posi- 
tions et  les  choses  restent  en  l'état.  On  a  eu  raison  de  dire  qu'il  n'y  avait 
rien  de  changé:  il  y  a  seulement  une  Chambre  de  plus. 

En  Autriche-Hongrie,  au  contraire,  il  y  a  eu  quelque  chose  de 
changé.  Le  comte  Kalnoky  a  donné  sa  démission,  et  il  a  été  remplacé 
au  ministère  des  affaires  étrangères  par  le  comte  Goluchowski.  C'est, 
croyons-nous,  la  première  fois  que  ces  hautes  fonctions  sont  remplies 
par  un  Polonais,  et  il  faut  sans  doute  voir  là  un  témoignage  des  progrès 
qu'a  faits  l'assimilation  politique  des  diverses  nationalités  de  l'Empire. 
Le  comte  Goluchowski  a  été,  il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  conseiller 
d'ambassade  à  Paris  où  il  a  laissé  les  meilleurs  souvenirs.  Sa  nomina- 
tion au  ministère  commun  des  affaires  étrangères  ne  peut  donc  pro- 
voquer chez  nous  que  beaucoup  de  sympathie.  Mais  au  moment  où  le 
comte  Kalnoky  disparaît  de  l'horizon  diplomatique,  il  convient  de 
rendre  hommage  aux  qualités  qu'il  a  montrées  pendant  un  ministère 
de  douze  années.  Il  a  été  sinon  un  grand,  au  moins  un  bon  ministre. 
Inféodé  par  la  force  des  choses  à  la  triple  alliance,  il  en  a  été  le  modé- 
rateur, et,  plus  justement  que  d'autres,  il  peut  prétendre  à  en  avoir 
fait  un  instrument  de  paix.  Il  a  été  sincèrement  et  profondément  paci- 
fique, reflétant  d'ailleurs  en  cela,  avec  exactitude  et  fidélité,  la  pensée 
de  l'empereur  François-Joseph.  L'Europe  avait  confiance  en  lui.  Elle 
avait  pris  l'habitude  de  compter  sur  son  bon  sens,  qu'elle  n'avait 
jamais  trouvé  en  défaut.  Quant  à  l'Autriche  elle-même,  si  nous  jugeons 
sa  politique  danubienne  et  balkanique,  depuis  quelques  années,  avec 
une  impartialité  qui  nous  est  plus  facile  qu'à  d'autres,  il  nous  semble 
que  le  comte  Kalnoky  l'a  heureusement  servie.  Grâce  à  sa  prudence  et 
à  sa  dextérité,  les  conflits,  toujours  à  craindre,  ont  toujours  été  évités  : 
et  cela  sans  bruit,  sans  étalage  de  force,  ni  même  d'influence,  par  une 
action  discrète  et  le  plus  souvent  efficace.  Il  suffit  de  comparer  la  situa- 
tion actuelle  de  l'Autriche  en  Orient  à  ce  qu'elle  était  il  y  a  douze  ans 
pour  reconnaître  un  progrès  certain.  Et  ici  nous  n'apprécions  pas; 
nous  nous  bornons  à  constater. 

Pourquoi  donc  le  comte  Kalnoky  a-t-il  donné  sa  démission,  et 
pourquoi  l'empereur  l'a-t-il  finalement  acceptée  ?  C'est  parce  que,  s'il 
a  été  assez  habile  pour  éviter  les  conflits  avec  les  puissances  étran- 
gères, il  n'y  a  pas  réussi  au  même  degré  avec  la  Hongrie  et  son  gou- 
vernement. AJous  ne  reviendrons  pas  sur  les  incidens  soulevés  par  le  i 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyage  du  nonce  Agliardi  dans  le  royaume  transleithan.  On  a  cru  un 
moment  que  l'empereur,  après  avoir  refusé  à  la  fois  la  démission  du 
comte  Kalnoky  et  celle  du  baron  Banffy,  avait  rétabli  entre  ses  deux 
ministres  des  rapports  tolérables  :  pourtant,  disions-nous  il  y  a  quinze 
jours,  il  est  beureux  que  la  Leitha  les  sépare.  Gela  n'a  pas  suffi.  On 
sentait  bien  que  la  paix  restait  boiteuse  et  mal  assise  :  au  fond,  la 
guerre  n'a  pas  été  suspendue  un  seul  jour.  L'opinion  publique,  à  Pest, 
avait  atteint  dès  le  premier  jour  un  tel  degré  d'excitation,  qu'il  lui 
fallait  absolument  une  victime  expiatoire,  ou  le  comte  Kalnoky,  ou 
le  nonce  Agbardi.  Le  premier  aurait  pu  aisément  se  sauver  en  sacri- 
fiant le  second  :  il  a  préféré  disparaître  lui-même,  afin  de  ne  pas  infli- 
ger un  désagrément  cruel  au  Vatican  et  de  ne  pas  troubler,  peut-être 
gravement,  les  rapports  de  l'Autriche  avec  lui.  Les  Hongrois  ont  eu  le 
succès  qui,  dans  les  choses  humaines,  appartient  si  souvent  aux  plus 
violens  ;  mais  leur  violence  est  toute  pobtique,  et  ils  savent  parfaite- 
ment ce  qu'ils  font.  Ils  veulent  terminer  à  tout  prix  l'œuvre  de  laïcisa- 
tion qu'ils  ont  entamée.  M.  Banffy  l'a  déclaré  en  prenant  la  succession 
de  M.  Wekerle,  et  il  reste  obstinément  fidèle  au  programme  du  parti 
libéral.  Le  gouvernement  hongrois  sent  bien  que  certaines  résistances 
s'opposent  au  plein  accomplissement  de  ses  projets  :  il  a  voulu  les 
briser  par  un  coup  d'éclat,  afin  que  tout  le  monde,  sans  exception,  com- 
prît qu'il  ne  s'arrêterait  pas  à  mi-route.  M6r  Agbardi  ne  s'est  évidem- 
ment pas  rendu  compte  de  cet  état  des  esprits  lorsqu'il  est  allé  en 
Hongrie,  et  il  a  imprudemment  attiré  sur  sa  tête  un  orage  qui  ne  de- 
mandait qu'à  éclater.  L'orage  a  été  des  plus  violens.  Est-il  calmé?  Gela 
dépendra  des  facilités  que  trouvera  le  gouvernement  hongrois  pour 
l'achèvement  de  sa  tâche.  Après  une  manifestation  de  volonté  aussi 
énergique,  M.  Banffy  et  le  parlement  hongrois  rencontreront  sans 
doute  moins  d'obstacles  que  par  le  passé.  Nous  ne  parlerons  pas  de  la 
situation  personnelle  de  M«r  Agliardi  :  on  devine  facilement  ce  qu'elle 
est  et  ce  qu'elle  deviendra,  mais  au  moins  certaines  formes  ou  cer- 
taines apparences  auront  été  ménagées.  Pour  ce  qui  est  du  comte 
Kalnoky,  il  emportera  dans  sa  retraite  l'estime  de  l'Europe,  et  il  lais- 
sera à  son  successeur  des  traditions  et  des  exemples  dont  le  comte 
Goluchowski  a  trop  d'intelligence  et  de  savoir-faire  pour  ne  pas  pro- 
fiter. 

Francis  Crarmes. 


Le  Directeur-gérant, 

F.    BrUNETIERE. 


TRIOMPHE  DE  LA  MORT 


DEUXIÈME    PARTIE  (') 

LA    MAISON    PATERNELLE 


I 

Vers  la  fin  d'avril,  Hippolyte  partit  pour  Milan,  où  l'appelait 
sa  sœur,  dont  la  belle-mère  venait  de  mourir.  George  avait  projeté 
de  partir  aussi  à  la  recherche  du  pays  inconnu.  Vers  le  milieu  de 
mai,  ils  devaient  se  retrouver  ensemble. 

Mais,  justement  à  cette  époque,  George  reçut  de  sa  mère  une 
lettre  pleine  de  choses  douloureuses,  presque  désespérée.  Dès 
lors,  il  ne  pouvait  pas  différer  davantage  son  retour  à  la  maison 
paternelle. 

Lorsqu'il  eut  compris  que,  sans  autre  atermoiement,  son 
devoir  lui  prescrivait  d'accourir  là  où  était  la  vraie  douleur,  il 
fut  envahi  d'une  angoisse  où  le  premier  mouvement  de  piété 
filiale  fut  peu  à  peu  vaincu  par  une  irritation  croissante  dont 
l'âpreté  augmentait  à  mesure  que  surgissaient  dans  sa  conscience 
plus  claires  et  plus  nombreuses  les  images  du  conflit  prochain. 
Et  cette  irritation  devint  bientôt  si  acerbe  qu'elle  le  domina  tout 
entier,  persistante,  entretenue  par  les  ennuis  matériels  du  départ, 
par  les  déchiremens  des  adieux. 

La  séparation  fut  plus  que  jamais  cruelle.  George  traversait 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1er  juin. 

tome  cxxix.  —  1895.  46 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  période  de  sensibilité  suraiguë;  l'exaspération  de  tous  ses 
nerfs  le  tenait  dans  un  état  d'inquiétude  continuelle.  Il  parais- 
sait ne  plus  croire  au  bonheur  promis,  à  l'apaisement  futur. 
Lorsque  Hippolyte  lui  dit  adieu,  il  demanda  : 

—  Nous  reverrons-nous  ? 

Lorsque,  au  moment  de  passer  la  porte,  il  lui  donna  sur  la 
bouche  le  dernier  baiser,  il  remarqua  qu'elle  abaissait  sur  ce 
baiser  une  voilette  noire  ;  et  ce  petit  fait  insignifiant  lui  causa  un 
trouble,  prit  pour  son  imagination  l'importance  d'un  sinistre  pré- 
sage. 

En  arrivant  à  Guardiagrele,  dans  la  ville  natale,  —  dans  la 
maison  paternelle,  —  il  était  si  exténué  que,  en  embrassant  sa 
mère,  il  se  mit  à  pleurer  comme  un  enfant.  Mais  ni  cet  embras- 
sement  ni  ces  larmes  ne  le  réconfortèrent.  Il  lui  sembla  être  un 
étranger  dans  sa  propre  demeure,  visiter  une  famille  qui  n'était 
pas  la  sienne.  Cette  singulière  sensation  d'isolement  que  déjà,  en 
d'autres  circonstances,  il  avait  éprouvée  vis-à-vis  de  ses  proches, 
se  réveillait  à  cette  heure,  plus  vive  et  plus  importune.  Mille 
petites  particularités  de  la  vie  familiale  l'irritaient,  le  blessaient. 
Pendant  le  déjeuner,  pendant  le  dîner,  certains  silences  où  l'on 
n'entendait  que  le  bruit  des  fourchettes  lui  causaient  un  malaise 
insupportable.  Certaines  délicatesses  dont  il  avait  l'habitude  re- 
cevaient à  chaque  instant  un  heurt  brusque,  un  choc  cruel.  L'air 
de  discorde,  d'hostilité,  de  guerre  ouverte  qui  pesait  sur  cette 
demeure,  lui  coupait  la  respiration. 

Le  soir  même  de  son  arrivée,  sa  mère  l'avait  pris  à  part  pour 
lui  raconter  tous  ses  chagrins,  toutes  ses  afflictions,  toutes  ses 
détresses,  pour  lui  raconter  tous  les  désordres  et  tous  les  débor- 
demens  de  son  mari.  D'une  voix  tremblante  de  colère,  en  le  regar- 
dant avec  des  pleurs  dans  les  yeux,  elle  lui  avait  dit  : 

—  Ton  père  est  un  infâme  ! 

Et  elle  avait  les  paupières  un  peu  gonflées,  rougies  par  de 
longues  larmes;  elle  avait  les  joues  creusées;  elle  portait  sur 
toute  sa  personne  les  signes  d'une  souffrance  endurée  longtemps. 

—  C'est  un  infâme  !  c'est  un  infâme  ! 

Tandis  qu'il  remontait  dans  sa  chambre,  George  gardait  encore 
dans  les  oreilles  le  son  de  cette  voix  ;  il  revoyait  l'attitude  de  sa 
mère;  il  continuait  à  entendre  les  ignominieuses  accusations 
contre  l'homme  dont  le  sang  coulait  dans  ses  veines.  Et  il  avait 
le  cœur  si  gros  qu'il  craignait  de  ne  pouvoir  pas  le  traîner  plus 
loin.  Mais,  tout  à  coup,  un  élan  brusque  et  furieux,  faisant  diver- 
sion, l'emporta  violemment  vers  la  maîtresse  absente,  et  il  s'aper- 
çut qu'il  ne  savait  pas  bon  gré  à  sa  mère  de  lui  avoir  révélé  tous 
ces  maux,  il  sentit  qu'il  aurait  mieux  aimé  ne  pas   savoir,  ne 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  723 

s'occuper  de  rien  sinon  de  son  amour,  n'avoir  à  souffrir  de  rien 
sinon  de  son  amour. 

Il  entra  dans  sa  chambre,  s'enferma.  La  lune  de  mai  illu- 
minait les  vitres  des  balcons.  Ayant  soif  de  respirer  l'air  de  la 
nuit,  il  ouvrit  les  fenêtres,  s'accouda  à  la  balustrade,  but  à 
longues  gorgées  la  fraîcheur  nocturne.  Une  paix  infinie  régnait 
en  bas  dans  la  vallée;  et  la  Majella,  toute  blanche  encore  de 
neige,  semblait  agrandir  l'azur  par  la  simplicité  de  ses  lignes  solen- 
nelles. Guardiagrele,  pareille  à  un  troupeau  de  brebis,  dormait 
autour  de  Sainte-Marie-Majeure.  Une  seule  fenêtre  éclairée,  dans 
la  maison  d'en  face,  faisait  une  tache  de  lumière  jaunâtre. 

Il  oublia  sa  blessure.  Devant  la  splendeur  de  la  nuit,  il  n'eut 
plus  que  cette  unique  pensée  :  «  Voici  une  nuit  perdue  pour  le 
bonheur!...  » 

Il  se  mit  aux  écoutes.  A  travers  le  silence,  il  perçut  le  piéti- 
nement d'un  cheval  dans  une  écurie  voisine,  puis  un  tintement 
affaibli  de  grelots.  Ses  yeux  se  portèrent  sur  la  fenêtre  éclairée; 
et,  dans  le  rectangle  de  lumière,  il  vit  passer  des  ombres  mobiles, 
comme  de  personnes  qui  se  seraient  agitées  à  l'intérieur.  Il  resta 
aux  écoutes.  Il  crut  entendre  qu'on  frappait  légèrement  à  la 
porte.  Il  alla  ouvrir,  sans  être  sûr. 

C'était  sa  tante  Joconde.  Elle  entra. 

—  Tu  m'oublies?  dit-elle  en  l'embrassant. 

En  effet,  ne  l'ayant  pas  vue  à  l'arrivée,  il  n'avait  pas  songé  à 
elle.  Il  s'excusa,  la  prit  par  la  main,  la  fit  asseoir,  lui  parla  sur 
un  ton  affectueux. 

Tante  Joconde,  la  sœur  aînée  de  son  père,  avait  presque  soixante 
ans.  Elle  boitait  à  la  suite  d'une  chute,  et  elle  avait  un  peu  d'embon- 
point, mais  un  embonpoint  maladif,  mollasse,  exsangue.  Adonnée 
tout  entière  aux  pratiques  dévotes,  elle  vivait  à  J 'écart  dans  sa 
chambre,  au  plus  haut  étage  de  la  maison,  sans  avoir  presque  aucun 
rapport  avec  la  famille,  négligée,  peu  aimée,  considérée  comme 
une  faible  d'esprit.  Son  monde  à  elle,  c'étaient  les  images  bénites, 
les  reliques,  les  emblèmes,  les  symboles;  elle  ne  faisait  rien  autre 
chose  que  suivre  les  exercices  religieux,  s'assoupir  dans  la  mono- 
tonie des  prières,  endurer  les  cruelles  tortures  que  lui  causait  sa 
gourmandise.  Elle  avait  la  passion  goulue  des  sucreries,  et  toute 
autre  nourriture  la  rebutait.  Mais,  souvent,  elle  manquait  de 
sucreries;  et  George  était  son  préféré  parce  qu'en  revenant  à 
Guardiagrele  il  lui  rapportait  toujours  une  boîte  de  dragées  et 
une  boîte  de  rossolis. 

—  Ainsi,  disait-elle  d'une  voix  qui  marmottait  entre  ses  gen- 
cives presque  vides,  ainsi...  te  voilà  revenu...  Eh!  eh!  te  voilà 
revenu... 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  le  regardait  avec  une  sorte  de  timidité,  sans  trouver  autre 
chose  à  dire;  mais  elle  avait  dans  ses  yeux  une  attente  manifeste. 
Et  George  sentait  son  cœur  se  serrer  d'une  pitié  anxieuse.  Il 
pensait  :  «  Cette  misérable  créature  tombée  jusqu'aux  plus  basses 
dégradations  de  la  nature  humaine,  cette  pauvre  bigote  gour- 
mande, je  lui  suis  attaché  par  les  liens  du  sang,  je  suis  de  la 
môme  race  qu'elle  !  » 

Une  inquiétude  visible  avait  pris  tante  Joconde;  ses  yeux 
étaient  devenus  presque  impuclens.  Et  elle  répétait  : 

—  Ainsi...  ainsi... 

—  Oh  !  pardon  !  tante  Joconde,  dit-il  enfin  avec  un  effort  pé- 
nible. Cette  fois,  j'ai  oublié  de  t'apporter  des  bonbons. 

Le  visage  de  la  vieille  changea,  comme  si  elle  eût  été  sur  le 
point  de  se  trouver  mal;  ses  yeux  s'éteignirent;  elle  balbutia: 

—  Cela  ne  fait  rien... 

— ■  Mais  je  t'en  donnerai  demain,  ajouta  George  en  manière 
de  consolation,  avec  un  serrement  de  cœur.  Je  t'en  donnerai  ;  puis, 
j'écrirai... 

La  vieille  se  ranimait.  Elle  dit,  très  vite  : 

—  Tu  sais,  aux  Ursulines...  on  en  trouve. 

Un  silence  suivit,  pendant  lequel  elle  eut  sans  doute  l'avant- 
goût  des  délices  du  lendemain;  car  sa  bouche  édentée  fit  entendre 
le  petit  bruit  qu'on  fait  en  ravalant  la  salive  surabondante. 

—  Mon  pauvre  George  ! ...  Oh  !  si  je  n'avais  pas  mon  George  ! . . . 
Vois-tu  ?  Ce  qui  arrive  dans  cette  maison  c'est  un  châtiment  du 
Ciel...  Mais  va  donc,  va  sur  le  balcon  regarder  les  vases.  C'est 
moi,  moi  seule  qui  les  arrose;  je  pense  toujours  à  George,  moi  ! 
Auparavant,  j'avais  Démétrius,  mais  je  n'ai  que  toi  aujourd'hui. 

Elle  se  leva,  prit  son  neveu  par  la  main  et  le  conduisit  à  l'un 
des  balcons.  Elle  lui  montra  les  vases  florissans;  elle  cueillit  une 
feuille  de  bergamote  et  la  lui  tendit.  Elle  se  baissa  pour  tàter  si 
la  terre  était  sèche. 

—  Attends!  dit-elle. 

—  Où  vas-tu  !  tante  Joconde  ? 

—  Attends  ! 

Elle  s'éloigna  de  son  pas  boiteux,  sortit  de  la  chambre,  rentra 
une  minute  après  avec  un  broc  plein,  qu'elle  avait  peine  à  porter. 

—  Mais,  ma  tante,  pourquoi  faire  cette  besogne?  pourquoi 
te  donner  cette  peine  ? 

—  Les  vases  ont  besoin  d'eau.  Si  je  n'y  pensais  pas,  qui  donc 
y  penserait? 

Elle  arrosa  les  vases.  Sa  respiration  était  très  oppressée,  et  le 
halètement  rauque  de  cette  poitrine  sénile  faisait  mal  au  jeune 
homme. 


TRIOMPHE    DE    LA    MOUT.  72o 

11  dit  en  lui  ôtant  le  broc  des  mains  : 

—  Assez  !  assez  ! 

Ils  restèrent  sur  le  balcon,  tandis  que  l'eau  des  vases  s'égouttait 
dans  la  rue  avec  un  léger  clapotement. 

—  Quelle  est  cette  fenêtre  éclairée?  demanda  George,  pour 
rompre  le  silence. 

—  Oh  !  répondit  la  vieille,  don  Defendente  Scioli  est  sur  le 
point  de  mourir. 

Et  tous  deux  regardèrent  l'agitation  des  ombres  dans  le  rec- 
tangle de  lumière  jaune.  La  vieille,  sous  l'air  froid  de  la  nuit,  se 
mit  à  frissonner. 

—  Allons  !  va  te  coucher,  tante  Joconde. 

Il  voulut  la  reconduire  dans  sa  chambre,  à  l'étage  supérieur. 
En  traversant  un  couloir,  ils  rencontrèrent  quelque  chose  qui  se 
traînait  pesamment  sur  le  carrelage.  C'était  une  tortue.  La  vieille 
s'arrêta  pour  dire  : 

—  Elle  a  le  môme  âge  que  toi,  vingt-cinq  ans;  et  elle  est 
devenue  boiteuse  comme  moi.  Ton  père,  d'un  coup  de  talon... 

I]  se  ressouvint  de  la  tourterelle  plumée,  de  la  tante  Jeanne, 
de  certaines  heures  vécues  à  Albano. 

Ils  arrivèrent  sur  le  seuil  de  la  chambre.  Une  odeur  nauséa- 
bonde de  maladie  émanait  de  l'intérieur.  A  la  faible  lumière 
d'une  lampe,  on  apercevait  les  murailles  couvertes  de  madones  et 
de  crucifix,  un  paravent  déchiré,  un  fauteuil  qui  montrait 
l'étoupe  et  les  ressorts. 

—  Entres-tu? 

—  Non,  merci,  tante  Joconde;  couche-toi. 

Elle  entra  vite,  vite;  puis  elle  revint  sur  le  seuil  avec  un 
cornet  qu'elle  ouvrit  devant  George,  en  se  versant  un  peu  de 
sucre  sur  la  paume  de  la  main. 

—  Tu  vois!  c'est  tout  ce  qui  me  reste. 

—  Demain,  demain,  ma  tante...  Allons,  couche-toi.  Bonne 
nuit! 

Et  il  la  quitta,  à  bout  de  courage,  l'estomac  révolté  et  le  cœur 
défait. 

Il  retourna  sur  son  balcon. 

La  lune  pleine  pendait  en  plein  ciel.  La  Majella,  inerte  et 
glaciale,  ressemblait  à  un  de  ces  promontoires  lunaires  que  le 
télescope  rapproche  de  la  terre.  Guardiagrele  dormait  au  pied 
de  la  montagne.  Les  bergamotes  embaumaient. 

«  Hippolyte  !  Hippolyte  !  »  A  cette  heure  de  suprême  angoisse, 
toute  son  âme  s'élançait  vers  l'aimée,  implorait  du  secours  : 
«  Hippolyte  !  » 

Soudain,  de  la  fenêtre  lumineuse,  un  cri  jaillit  dans  le  silence, 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  cri  de  femme.  D'autres  cris  suivirent;  puis  ce  fut  un  sanglo- 
tement  continu,  qui  s'élevait  et  s'abaissait  comme  un  chant  rythmé. 
L'agonie  avait  pris  fin  ;  un  esprit  se  dissolvait  dans  la  nuit  sereine 
et  funèbre. 

II 

Sa  mère  lui  disait  : 

—  Il  faut  absolument  que  tu  me  viennes  en  aide  ;  il  faut  que 
tu  lui  parles;  il  faut  que  tu  lui  fasses  entendre  ta  voix.  Tu  es 
l'aîné.  Oui,  George,  cela  est  ton  devoir. 

Et  elle  continuait  à  énumérer  les  fautes  de  son  mari,  à  révéler 
au  fils  les  hontes  du  père.  Ce  père  avait  pour  concubine  une 
femme  de  chambre  autrefois  au  service  de  la  famille,  une  femme 
perdue,  très  avide;  c'était  pour  elle  et  pour  les  enfans  adul- 
térins qu'il  dissipait  toute  sa  fortune,  sans  avoir  égard  à  rien, 
insoucieux  de  ses  affaires,  négligeant  ses  propriétés,  vendant 
les  récoltes  à  vil  prix,  au  premier  venu  pour  avoir  de  l'argent  ; 
et  il  allait  si  loin,  si  loin,  que  quelquefois,  par  sa  faute,  la  mai- 
son manquait  du  nécessaire;  et  il  refusait  de  donner  une  dot  à  sa 
fille  cadette,  bien  qu'elle  fût  fiancée  depuis  fort  longtemps;  et, 
quand  on  lui  faisait  une  observation,  il  ne  répondait  que  par  des 
cris,  par  des  injures,  quelquefois  même  par  des  violences  plus 
ignobles. 

—  Tu  vis  loin  de  nous  et  tu  ne  sais  pas  dans  quel  enfer  nous 
vivons.  Tu  ne  peux  pas  imaginer  même  la  plus  faible  partie  de 
nos  souffrances...  Mais  tu  es  l'aîné.  Il  faut  que  tu  lui  parles. 
Oui,  George,  il  le  faut. 

George,  les  yeux  baissés,  se  taisait;  et,  pour  réprimer  l'exas- 
pération de  tous  ses  nerfs  en  présence  de  cette  douleur  qui  se  révé- 
lait à  lui  d'une  façon  si  brutale ,  il  avait  besoin  d'un  prodigieux  effort. 
Eh  quoi!  c'était  donc  là  sa  mère?  Cette  bouche  convulsée,  pleine 
d'amertume,  qui  se  contractait  si  âprement  lorsqu'elle  prononçait 
les  mots  crus,  c'était  donc  la  bouche  de  sa  mère?  La  douleur  et  la 
colère  l'avaient  donc  changée  à  ce  point?  —  Il  leva  les  yeux  pour  la 
regarder,  pour  retrouver  sur  le  visage  maternel  des  traces  de  la 
douceur  d'autrefois.  Sa  mère,  combien  il  l'avait  connue  douce 
autrefois!  Combien  c'était  autrefois  une  belle  et  tendre  créature! 
Et  comme  il  l'avait  lui-même  aimée  tendrement,  dans  son  en- 
fance, dans  son  adolescence!  Alors  elle  était  grande  et  svelte, 
donna  Silveria,  toute  pâle  et  délicate,  avec  des  cheveux  presque 
blonds,  des  yeux  noirs;  et  elle  portait  dans  toute  sa  personne 
l'empreinte  d'une  noble  race,  car  elle  descendait  de  cette  famille 
Spina  qui,  avec  la  famille  Aurispa,  a  son  blason  sculpté  sous  le 


TRIOMPHE    DE   LA    MORT.  727 

portique  de  Sainte-Marie-Majeure.  Quelle  tendre  créature  c'était, 
autrefois!  Pourquoi  donc  ce  grand  changement? —  Le  fils  souf- 
frait de  tous  les  gestes  un  peu  brusques  que  faisait  la  mère,  de 
tous  les  mots  qu'elle  prononçait  avec  aigreur,  de  toutes  les  alté- 
rations que  faisait  passer  sur  sa  figure  la  violence  de  la  rancune  ; 
et  il  souffrait  aussi  de  voir  son  père  couvert  de  tant  d'ignominie, 
de  voir  un  si  terrible  abîme  creusé  entre  les  deux  êtres  auxquels 
il  devait  l'existence.  Quelle  existence! 
La  mère  insistait  : 

—  Tu  entends,  George!  Il  est  nécessaire  que  tu  fasses  acte 
d'énergie.  Quand  lui  parleras-tu?  Prends  une  résolution. 

Il  entendait,  et  il  sentait  au  plus  profond  de  ses  entrailles  la 
secousse  d'un  tremblement  d'horreur;  et  il  répondait  intérieure- 
ment :  «  Oh!  mère,  demande-moi  tout,  demande-moi  le  plus 
atroce  des  sacrifices;  mais  cette  démarche,  épargne-la-moi,  ne  me 
contrains  pas  à  avoir  ce  courage.  Je  suis  lâche!  »  Quand  il  pen- 
sait à  la  nécessité  d'accomplir  un  acte  de  vigueur  et  de  volonté, 
une  répugnance  invincible  montait  des  racines  de  son  être.  Il 
aurait  mieux  aimé  se  laisser  couper  une  main. 

Il  répondit  d'une  voix  sourde  : 

—  C'est  bien,  mère.  Je  lui  parlerai.  Je  trouverai  une  occasion 
opportune. 

Il  la  prit  entre  ses  bras  et  l'embrassa  sur  les  joues,  comme 
pour  lui  demander  tacitement  pardon  du  mensonge  ;  car  il  s'af- 
firmait à  lui-même  :  «  Je  ne  trouverai  pas  d'occasion  opportune, 
je  ne  parlerai  pas.  » 

Ils  restèrent  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre.  La  mère  ouvrit 
les  croisées  en  disant  : 

—  On  va  faire  la  levée  du  corps  de  don  Defendente  Scioli. 

Ils  s'accoudèrent  à  la  balustrade,  côte  à  côte.  Elle  ajouta  en 
regardant  le  ciel  : 

—  Quelle  journée  ! 

Guardiagrele,  la  ville  de  pierre,  resplendissait  dans  la  sérénité 
de  mai.  Un  vent  frais  faisait  remuer  les  herbes  sur  les  gargouilles. 
A  toutes  les  fissures,  de  la  base  au  sommet,  Sainte-Marie-Majeure 
était  parée  de  petites  plantes  délicates,  fleuries  d'innombrables 
fleurs  violettes,  de  sorte  que  la  vieille  cathédrale  se  dressait  dans 
le  ciel  bleu  sous  un  manteau  de  fleurs  vivantes  et  de  fleurs  de 
marbre. 

George  pensait  :  «  Je  ne  reverrai  point  Hippolyte.  J'ai  un  pres- 
sentiment funeste.  Je  sais  bien  que,  dans  cinq  ou  six  jours,  je 
partirai  à  la  recherche  de  l'ermitage  de  nos  rêves;  mais,  en  même 
temps,  je  sais  que  je  ferai  une  chose  vaine,  que  je  n'aboutirai  à 
rien,  que  je  me  heurterai  à  un  obstacle  inconnu.  Comme  ce  que 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

j'éprouve   est  étrange  et  indéfinissable!  Ce  n'est  point  moi  qui 
sais;  mais,  en  moi,  quelqu'un  sait  que  tout  va  finir.  » 

Il  pensait  :  «  Elle  ne  m'écrit  plus.  Depuis  que  je  suis  ici,  je 
n'ai  reçu  d'elle  que  deux  télégrammes,  très  brefs  :  l'un  de  Pal- 
lanza,  et  l'autre  de  Bellagio.  Jamais  je  ne  me  suis  senti  si  loin 
d'elle.  Peut-être  qu'en  ce  moment  même  un  autre  homme  lui 
plaît.  Est-il  possible  que,  tout  d'un  coup,  l'amour  tombe  du  cœur 
d'une  femme?  Et  pourquoi  pas?  Son  cœur  est  las.  A  Albano, 
réchauffé  par  les  souvenirs,  il  me  donnait  peut-être  ses  dernières 
palpitations.  Et  je  m'y  suis  trompé.  Certains  faits,  pour  celui  qui 
sait  les  considérer  sous  leur  forme  idéale,  portent  au  fond  d'eux- 
mêmes  une  signification  secrète,  précise  et  indépendante  des  ap- 
parences. Eh  bien!  tous  les  petits  faits  dont  s'est  composée  notre 
vie  d'Albano  prennent,  quand  je  les  examine  en  pensée,  une 
signification  non  douteuse,  un  caractère  évident;  ils  sont  finaux. 
Le  soir  du  Vendredi-Saint  en  arrivant  à  la  gare  de  Rome,  lorsque 
nous  nous  quittâmes  et  que  la  voiture  l'emporta  dans  le  brouil- 
lard, ne  me  sembla-t-il  point  que  je  venais  de  la  perdre  pour 
toujours  et  sans  ressource?  N'eus-je  point  le  sentiment  profond 
que  c'était  fini?  »  Son  imagination  lui  représenta  le  geste  par 
lequel  Hippolyte  avait  abaissé  la  voilette  noire  sur  le  dernier 
baiser.  Et  le  soleil,  l'azur,  les  fleurs,  l'allégresse  de  toutes  choses 
ne  lui  suggérèrent  que  cette  pensée  :  «  Sans  elle,  la  vie  m'est 
impossible.  » 

En  ce  moment,  sa  mère  se  pencha  sur  la  balustrade,  regarda 
vers  le  porche  de  la  cathédrale  et  dit  : 

—  Voici  le  convoi. 

La  confrérie  funèbre  sortait  du  porche  avec  ses  insignes.  Quatre 
hommes  en  cagoule  portaient  le  cercueil  sur  leurs  épaules.  Deux 
longues  files  d'hommes  en  cagoule  marchaient  derrière,  avec  des 
cierges  allumés  ;  et  on  ne  voyait  que  leurs  yeux  par  les  deux  trous 
de  la  capuce.  De  temps  en  temps,  le  vent  faisait  vaciller  les  petites 
flammes  à  peine  visibles,  en  éteignait  même  quelques-unes;  et 
les  cierges  se  consumaient  en  larmoyant.  Chaque  homme  en 
cagoule  avait  à  côté  de  lui  un  enfant  nu-pieds,  qui  recueillait  la 
cire  fondue  dans  le  creux  de  ses  deux  mains. 

Quand  tout  le  cortège  se  fut  déployé  dans  la  rue,  des  musi- 
ciens en  habits  rouges  avec  des  panaches  blancs  entonnèrent  une 
marche  funèbre.  Les  croque-morts  réglèrent  leurs  pas  sur  le 
rythme  de  la  musique;  les  instrumens  de  cuivre  étincelèrent  au 
soleil. 

George  pensait  :  «  Que  de  tristesse  et  de  ridicule  dans  les 
honneurs  rendus  à  la  mort!  »  Il  se  vit  lui-même  dans  le  cercueil, 
emprisonné  entre  les  ais,  porté  par  cette  mascarade  de  gens,  es- 


TRIOMPHE    DE    LA   MORT.  729 

cortéde  ces  cierges  et  de  cet  horrible  bruit  de  trompettes;  et  cette 
imagination  l'emplit  de  dégoût.  Ensuite  son  attention  se  porta 
sur  les  gamins  en  guenilles  qui  s'évertuaient  à  recueillir  les 
larmes  de  la  cire,  péniblement,  le  corps  courbé,  d'un  pas  inégal, 
les  yeux  tendus  vers  la  flamme  mobile. 

—  Malheureux  don  Defendente  !  murmura  la  mère,  en  regar- 
dant le  cortège  qui  s'éloignait. 

Et  aussitôt,  comme  si  elle  eût  parlé  pour  elle-même,  et  non 
pour  son  fils,  elle  ajouta  d'un  air  las  : 

—  Malheureux?  Pourquoi?  Il  entre  dans  la  paix  :  et  c'est  nous 
qui  restons  à  la  peine. 

George  la  regarda.  Leurs  yeux  se  rencontrèrent;  et  elle  lui 
sourit,  mais  d'un  sourire  si  faible  qu'il  ne  remua  aucune  ligne  de 
son  visage.  Ce  fut  comme  un  voile  très  léger  et  à  peine  visible 
qui  aurait  passé  sur  ce  visage  toujours  empreint  de  tristesse.  Mais 
cette  lueur  imperceptible  fit  à  George  l'effet  soudain  d'une  grande 
illumination;  il  vit  alors  sur  le  visage  maternel,  il  vit  distincte- 
ment pour  la  première  fois  l'œuvre  irrémédiable  de  la  douleur. 

Devant  la  révélation  terrible  qui  lui  venait  de  ce  sourire,  un  flot 
impétueux  de  tendresse  lui  gonfla  la  poitrine.  Sa  mère,  sa  propre 
mère  ne  pouvait  donc  plus  sourire  que  de  cette  façon,  de  cette  seule 
façon!  Désormais  les  stigmates  de  la  souffrance  étaient  indélébiles 
sur  le  cher  visage  qu'il  avait  vu  se  courber  vers  lui  si  souvent  et 
avec  tant  de  bonté,  dans  la  maladie,  dans  le  chagrin!  Sa  mère,  sa 
propre  mère  se  consumait  petit  à  petit,  s'usait  de  jour  en  jour, 
s'inclinait  lentement  vers  la  tombe  inévitable!  Et  lui-même,  tout 
à  l'heure,  pendant  que  sa  mère  exhalait  sa  détresse,  ce  qui  tout  à 
l'heure  l'avait  fait  souffrir,  c'était,  non  pas  la  douleur  maternelle, 
mais  la  blessure  faite  à  son  égoïsme,  le  heurt  que  causait  à  ses 
nerfs  malades  l'expression  crue  de  cette  douleur! 

—  Oh!  mère!...  balbutia-t-il,  suffoqué  par  les  larmes. 
Et  il  lui  prit  la  main,  il  la  ramena  dans  la  chambre. 

—  Qu'as-tu,  George?  qu'as-tu,  mon  enfant?  demanda  la  mère 
effrayée,  en  lui  voyant  la  face  toute  baignée  de  larmes.  Qu'as-tu? 
dis-le-moi. 

Oh!  il  la  retrouvait,  cette  voix,  cette  voix  chère,  cette  voix 
unique,  inoubliable,  qui  lui  touchait  l'âme  jusqu'au  fond;  cette 
voix  de  consolation,  de  pardon,  de  bon  conseil,  d'infinie  bonté,  qu'il 
avait  entendue  aux  jours  les  plus  sombres  ;  il  la  retrouvait,  il  la  re- 
trouvait !  Il  reconnaissait  enfin,  la  tendre  créature  de  jadis,  l'adorée  ! 

—  Oh!  mère,  mère... 

Et  il  la  serrait  dans  ses  bras  en  sanglotant,  en  la  mouillant  de 
ses  larmes  brûlantes,  en  lui  baisant  les  joues,  les  yeux,  le  front  avec 
un  transport  éperdu. 


730  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Ma  pauvre  mère  ! 

Et  il  la  fit  asseoir,  se  mit  à  genoux  devant  elle,  la  regarda.  Il 
la  regarda  longuement,  comme  s'il  la  revoyait  pour  la  première 
fois  après  une  longue  séparation.  Et  elle,  la  bouche  contractée, 
avec  un  sanglot  mal  contenu  qui  s'étranglait  dans  sa  gorge, 
demanda  : 

—  Je  t'ai  fait  beaucoup  de  peine? 

Elle  essuya  les  larmes  de  son  fils,  lui  caressa  les  cheveux.  Elle 
disait,  d'une  voix  entrecoupée  de  sursauts  convulsifs  : 

—  Non,  George,  non!  ce  n'est  pas  à  toi  de  t'affliger,  ce  n'est 
pas  à  toi  de  souffrir!...  Dieu  t'a  tenu  éloigné  de  cette  maison.  Ce 
n'est  pas  à  toi  de  souffrir.  Toute  ma  vie,  depuis  ta  naissance, 
toute  ma  vie,  toujours,  toujours,  j'ai  cherché  à  t'épargner  une  peine, 
une  douleur,  un  sacrifice!  Oh!  cette  fois-ci,  pourquoi  n'ai-je  pas 
eu  la  force  de  me  taire?...  J'aurais  dû  me  taire;  j'aurais  dû  ne  te 
dire  rien!  Pardonne-moi,  George.  Je  ne  croyais  pas  te  faire  tant 
de  peine.  Ne  pleure  plus,  je  t'en  supplie.  George,  je  t'en  supplie, 
ne  pleure  plus  !  Je  ne  peux  pas  te  voir  pleurer. 

Elle  était  sur  le  point  d'éclater,  vaincue  par  l'angoisse. 

—  Tu  vois,  dit-il  :  je  ne  pleure  plus. 

Il  appuya  la  tête  sur  les  genoux  de  sa  mère;  et,  sous  la  caresse 
des  doigts  maternels,  il  ne  tarda  pas  à  se  calmer.  De  temps  à  autre, 
un  sanglot  le  secouait  encore.  Dans  son  esprit  repassaient,  sous 
forme  de  sentimens  vagues,  les  lointaines  afflictions  de  son  ado- 
lescence. Il  entendait  le  gazouillement  des  hirondelles,  le  grince- 
ment de  la  roue  d'un  rémouleur,  des  voix  qui  criaient  dans  la 
rue  :  bruits  connus,  entendus  dans  les  après-midi  de  jadis;  bruits 
qui  lui  faisaient  défaillir  le  cœur.  Après  la  crise,  son  âme  se  trouva 
dans  une  sorte  de  fluctuation  indéfinissable  ;  mais,  comme  l'image 
d'Hippolyte  venait  de  réapparaître,  il  se  fit  en  lui  un  nouveau 
bouleversement  si  tumultueux  que,  sur  les  genoux  de  sa  mère,  le 
jeune  homme  poussa  un  soupir. 

Elle  se  pencha,  en  murmurant  : 

—  Gomme  tu  soupires  ! 

Sans  ouvrir  les  paupières,  il  sourit;  mais  une  immense  pro- 
stration l'envahissait,  une  lassitude  désolée,  un  besoin  désespéré 
de  se  soustraire  à  cette  lutte  sans  répit. 

La  volonté  de  vivre  se  retirait  de  lui  peu  à  peu,  comme  la 
chaleur  abandonne  un  cadavre.  De  l'émotion  récente  rien  ne  sub- 
sistait plus;  sa  mère  lui  redevenait  étrangère.  —  Que  pouvait-il 
faire  pour  elle?  la  sauver?  lui  redonner  la  paix?  lui  redonner 
la  santé  et  la  joie?  Mais  le  désastre  n'était-il  pas  irréparable? 
Désormais  l'existence  de  cette  femme  n'était-elle  pas  empoisonnée 
pour  toujours?  —  Sa  mère  ne  pouvait  plus  être  pour  lui  un  refuge 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  731 

comme  au  temps  de  son  enfance,  dans  les  années  lointaines.  Elle 
ne  pouvait  ni  le  comprendre,  ni  le  consoler,  ni  le  guérir.  Leurs 
âmes,  leurs  vies  étaient  trop  différentes.  Elle  ne  pouvait  donc  lui 
offrir  que  le  spectacle  de  sa  propre  torture  ! 

Il  se  leva,  l'embrassa,  se  sépara  d'elle,  sortit,  remonta  dans  sa 
chambre,  s'accouda  au  balcon.  Il  vit  la  Majella  toute  rose  dans 
le  crépuscule,  immense  et  délicate,  sur  un  ciel  verdâtre.  Le  cri 
assourdissant  des  hirondelles  qui  tournoyaient  le  rebuta.  Il  alla 
s'étendre  sur  son  lit. 

Couché  sur  le  dos,  il  réfléchissait  :  «  Fort  bien;  je  vis,  je  res- 
pire. Mais  quelle  est  la  substance  de  ma  vie  ?  A  quelles  forces 
est-elle  soumise  ?  Quelles  lois  la  gouvernent?  Je  ne  m'appartiens 
pas,  je  m'échappe  à  moi-même.  La  sensation  que  j'ai  de  mon 
être  ressemble  à  celle  que  pourrait  avoir  un  homme  qui,  con- 
damné à  se  tenir  debout  sur  une  surface  sans  cesse  oscillante  et 
déséquilibrée,  sentirait  sans  cesse  l'appui  lui  faire  défaut,  en  quelque 
endroit  qu'il  poserait  le  pied.  Je  suis  dans  une  perpétuelle  angoisse, 
et  cette  angoisse  même  n'est  pas  bien  définie.  Est-ce  l'angoisse  du 
fuyard  qui  sent  quelqu'un  à  ses  trousses?  Est-ce  l'angoisse  du 
poursuivant  qui  ne  peut  jamais  atteindre  sa  proie?  C'est  peut-être 
l'une  et  l'autre.  » 

Les  hirondelles  gazouillaient  en  passant  et  repassant  par 
bandes,  comme  des  flèches  noires,  dans  le  rectangle  pâle  que 
dessinait  le  balcon. 

«  Qu'est-ce  qui  me  manque?  quelle  est  la  lacune  de  mon 
être  moral?  quelle  est  la  cause  de  mon  impuissance?  J'ai 
le  plus  ardent  désir  de  vivre,  de  donner  à  toutes  mes  facultés  un 
développement  rythmique,  de  me  sentir  complet  et  harmonieux. 
Et,  au  contraire,  je  me  détruis  chaque  jour  secrètement;  chaque 
jour,  ma  vie  s'en  va  par  d'invisibles  et  d'innombrables  fissures;  je 
suis  comme  une  vessie  à  moitié  vide  qui  se  déforme  de  mille 
manières  à  chaque  agitation  du  liquide  qu'elle  contient.  Toutes 
mes  forces  ne  me  servent  qu'à  traîner  avec  une  immense  fatigue 
quelque  petit  grain  de  poussière  auquel  mon  imagination  prête  la 
pesanteur  d'un  rocher  gigantesque.  Un  conflit  perpétuel  confond 
et  stérilise  toutes  mes  pensées.  Qu'est-ce  qui  me  manque?  Qui 
donc  tient  en  son  pouvoir  cette  partie  de  mon  être  qui  échappe  à 
ma  conscience  et  qui  cependant,  je  le  sens  bien,  m'est  indispen- 
sable pour  continuer  à  vivre  ?  Ou  plutôt,  cette  partie  de  mon  être 
n'est-elle  pas  déjà  morte,  de  sorte  que  la  mort  seule  peut  me 
rejoindre  à  elle?  Oui,  c'est  cela.  La  mort,  en  effet,  m'attire.  » 

Les  cloches  de  Sainte-Marie-Majeure  sonnèrent  les  vêpres.  Il 
revit  le  convoi  funèbre,  le  cercueil,  les  hommes  en  cagoule,  et 
ces  enfans  en  guenilles  qui  s'évertuaient  à  recueillir  les  larmes  de 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  cire,  péniblement,  le  corps  courbé,  d'un  pas  inégal,  les  yeux 
tendus  vers  la  flamme  mobile. 

Ces  enfans  le  préoccupèrent  longuement.  Plus  tard,  lorsqu'il 
écrivit  à  sa  maîtresse,  il  développa  l'allégorie  secrète  que  son  esprit 
curieux  d'images  avait  confusément  entrevue:  «  L'un  d'eux, 
malingre,  jaunâtre,  s'appuyait  d'un  bras  sur  une  béquille  et 
recueillait  la  cire  dans  le  creux  de  la  main  libre,  en  se  traînant  à 
côté  d'une  sorte  de  géant  en  capuce  dont  le  poing  énorme  serrait 
brutalement  le  cierge.  Je  les  vois  encore  tous  les  deux,  et  je  ne  les 
oublierai  pas.  Peut-être  y  a-t-il  en  moi-même  quelque  chose  qui 
me  l'ait  ressembler  à  cet  enfant.  Ma  vie  réelle  est  au  pouvoir 
de  quelqu'un,  d'un  être  mystérieux  et  inconnaissable'qui  l'étreint 
dans  une  poigne  de  fer;  et  je  la  vois  qui  se  consume,  et  je  me 
traîne  après  elle,  et  je  me  fatigue  pour  en  recueillir  au  moins 
quelques  gouttes;  et  chaque  goutte  qui  tombe  brûle  ma  pauvre 
main.  » 

III 

Sur  la  table,  dans  un  vase,  il  y  avait  un  bouquet  de  roses 
fraîches,  des  roses  de  mai,  que  Camille,  la  sœur  cadette,  avait 
cueillies  au  jardin.  Autour  de  la  table  avaient  pris  place  le  père, 
la  mère,  le  frère  Diego,  Albert,  le  fiancé  de  Camille,  invité  ce  jour- 
là,  et  la  sœur  aînée  Christine  avec  son  mari  et  son  enfant,  un  blon- 
din  au  teint  de  neige,  frêle  comme  un  lis  qui  s'entr'ouvre. 

George  était  assis  entre  son  père  et  sa  mère. 

Le  mari  de  Christine,  don  Bartolomeo  Celaia,  baron  de  Pal- 
leaurea,  parlait  d'intrigues  municipales  sur  un  ton  agaçant.  C'était 
un  homme  qui  approchait  de  la  cinquantaine,  sec,  chauve  au 
sommet  de  la  tête  comme  un  tonsuré,  le  visage  rasé  partout. 
L'âpreté  presque  insolente  de  ses  gestes  et  de  ses  manières  faisait 
un  bizarre  contraste  avec  son  aspect  ecclésiastique. 

En  l'entendant,  en  l'observant,  George  pensait  : 

«  Christine  peut-elle  être  heureuse  avec  cet  homme  ?  peut-elle 
l'aimer  ?  Christine,  la  chère  créature,  si  affectueuse  et  si  mélan- 
colique, elle  que  j'ai  vue  pleurer  tant  de  fois  en  de  soudaines  effu- 
sions de  tendresses,  Christine  est  liée  pour  la  vie  à  cet  homme 
sans  cœur,  presque  un  vieillard,  aigri  par  les  sottes  tracasseries  de 
la  politique  provinciale  !  Et  elle  n'a  pas  même  la  consolation  de 
trouver  un  réconfort  dans  sa  maternité  ;  elle  ne  peut  que  se  con- 
sumer en  craintes  et  en  angoisses  pour  son  enfant,  cet  enfant 
maladif,  exsangue,  toujours  rêveur.  Pauvre  créature  !  » 

Il  jeta  sur  sa  sœur  un  regard  plein  de  bonté  compatissante. 
Christine  lui  sourit  par-dessus  les  roses,  en  inclinant  un  peu  la 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  733 

tête  à  gauche,  avec  le  geste  plein  de  grâce  dont  elle  avait  l'habi- 
tude. 

Il  pensa,  en  voyant  Diego  à  côté  d'elle  :  «  Croirait-on  qu'ils 
sont  de  la  même  race  ?  Christine  a  hérité  en  grande  partie  de 
l'amabilité  maternelle  ;  elle  a  les  yeux  de  notre  mère,  elle  en  a 
surtout  les  façons  et  les  gestes.  Mais  Diego!  »  Il  observait  son 
frère  avec  cette  instinctive  répulsion  que  tout  être  éprouve  en  pré- 
sence d'un  être  disparate,  contradictoire,  absolument  opposé. 
Diego  mangeait  avec  voracité,  sans  jamais  lever  la  tête  de  dessus 
son  assiette,  absorbé  dans  cette  besogne.  Il  n'avait  pas  vingt  ans 
encore,  mais  il  était  trapu,  alourdi  déjà  par  un  commencement 
d'embonpoint,  avec  le  visage  allumé.  Ses  yeux,  petits  et  grisâtres 
sous  un  front  bas,  ne  révélaient  pas  la  moindre  flamme  intellec- 
tuelle ;  un  duvet  fauve  couvrait  ses  joues  et  ses  fortes  mâchoires, 
mettait  une  ombre  sur  sa  bouche  saillante  et  sensuelle  ;  le  même 
duvet  se  voyait  aussi  sur  ses  mains  aux  ongles  mal  tenus  et  qui 
attestaient  le  dédain  des  soins  minutieux. 

George  pensa  :  «  Est-ce  que  je  peux  l'aimer?  Même  pour  lui 
adresser  une  parole  insignifiante,  même  pour  répondre  à  son 
simple  bonjour,  j'ai  à  surmonter  une  répugnance  presque  phy- 
sique. Lorsqu'il  me  parle,  jamais  ses  yeux  ne  regardent  les  miens; 
et,  si  le  hasard  fait  que  nos  regards  se  rencontrent,  il  se  détourne 
aussitôt  avec  une  précipitation  étrange.  Devant  moi,  parfois  il 
rougit  presque  continuellement,  sans  motif.  Comme  je  serais 
curieux  de  connaître  ses  sentimens  à  mon  égard  !  Sans  aucun 
doute,  il  me  hait  !  » 

Par  une  transition  spontanée,  son  attention  se  porta  sur  son 
père,  sur  l'homme  dont  Diego  était  le  véritable  héritier. 

Gras,  sanguin,  puissant,  cet  homme  semblait  émettre  par 
tous  les  membres  une  intarissable  chaleur  de  vitalité  charnelle. 
Ses  mâchoires  très  grosses,  sa  bouche  lippue,  impérieuse,  pleine 
d'une  respiration  véhémente,  ses  yeux  troubles  et  un  peu  lou- 
ches, son  nez  grand,  palpitant,  taché  de  rousseurs,  tous  les  traits 
de  son  visage  portaient  l'empreinte  de  la  violence  et  de  la  dureté. 
Chacun  de  ses  gestes,  chacune  de  ses  attitudes  avait  la  brusquerie 
d'un  effort,  comme  si  la  musculature  de  ce  corps  massif  eût  été 
en  lutte  continuelle  contre  l'encombrement  de  la  graisse.  La 
chair,  cette  chose  brutale,  pleine  de  veines,  de  nerfs,  de  ten- 
dons, de  glandes  et  d'os,  pleine  d'instincts  et  de  besoins;  la  chair 
qui  sue;  la  chair  qui  se  déforme,  qui  s'infecte,  qui  s'ulcère,  qui 
se  couvre  de  rides,  de  pustules,  de  verrues  et  de  poils;  cette 
chose  bestiale  qu'est  la  chair  prospérait  chez  lui  avec  une  sorte 
d'impudence  et  inspirait  au  voisin  délicat  une  répulsion  invin- 
cible. «  Non,  non,  se  disait  George.  Il  y  a  dix  ou  quinze  ans,  ce 


734  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'était  point  comme  cela.  J'ai  le  souvenir  net  que  ce  n'était  point 
comme  cela.  Cette  expansion  de  brutalité  latente  insoupçonnée 
semble  s'être  accomplie  lentement,  progressivement.  Et  moi, 
moi,  je  suis  le  fils  de  cet  homme  !  » 

Il  regarda  son  père.  Il  remarqua  qu'à  l'angle  des  yeux,  sur  les 
tempes,  cet  homme  avait  un  faisceau  de  rides  avec,  sous  chaque  œil, 
une  boursouflure,  une  espèce  de  poche  violacée.  Il  remarqua  le  cou 
court,  gonflé,  rougeâtre,  apoplectique.  Il  s'aperçut  que  les  mous- 
taches et  les  cheveux  portaient  des  traces  de  teinture.  L'âge,  le 
commencement  de  la  vieillesse  chez  un  être  voluptueux,  l'œuvre 
implacable  du  vice  et  du  temps,  l'artifice  vain  et  maladroit  pour 
cacher  le  grisonnement  sénile,  la  menace  d'une  mort  subite, 
toutes  ces  choses  tristes  et  misérables,  basses  et  tragiques,  toutes 
ces  choses  humaines  mirent  au  cœur  du  fils  un  trouble  profond. 
Une  immense  pitié  l'envahit;  même  pour  son  père.  «  Le  blâmer? 
Mais  il  souffre  aussi.  Toute  cette  chair  qui  m'inspire  une  si  forte 
aversion,  toute  cette  lourde  masse  de  chair  est  habitée  par  une 
âme.  Que  d'angoisses  peut-être  et  que  de  lassitudes  !...  Certaine- 
ment, il  a  une  peur  folle  de  la  mort...  »  Soudain,  il  eut  la  vision 
intérieure  de  son  père  agonisant.  Une  attaque  le  renversait,  fou- 
droyé; il  pantelait,  vivant  encore,  livide,  muet,  méconnaissable, 
les  yeux  pleins  de  l'horreur  de  mourir;  puis  il  s'immobilisait, 
comme  terrassé  par  un  second  coup  de  l'invisible  massue,  chair 
inerte.  «  Ma  mère  le  pleurerait-elle?  » 

Sa  mère  lui  dit  : 

—  Tu  ne  manges  pas,  tu  ne  bois  pas.  Tu  n'as  presque  touché 
à  rien.  Tu  es  indisposé,  peut-être? 

Il  répondit  : 

—  Non,  mère.  Ce  matin,  je  n'ai  pas  d'appétit. 

Le  bruit  de  quelque  chose  qui  se  traînait  près  de  la  table  le 
fit  retourner.  Il  aperçut  la  tortue  décrépite  et  se  souvint  des  pa- 
roles de  tante  Joconde  :  «  Elle  est  devenue  boiteuse  comme  moi. 
Ton  père,  d'un  coup  de  talon...  »> 

Pendant  qu'il  regardait,  sa  mère  lui  dit,  avec  la  lueur  d'un 
sourire  : 

—  Elle  a  ton  âge .  Quand  on  me  l'a  donnée ,  j 'étais  ence  inte  de  toi . 
Elle  dit  encore,  avec  le  même  imperceptible  sourire  : 

—  Elle  était  toute  petite  ;  elle  avait  l'écaillé  presque  transpa- 
rente; elle  ressemblait  à  un  joujou.  C'est  chez  nous  qu'elle  a 
grandi,  avec  le  temps. 

Elle  prit  une  pelure  de  pomme,  l'offrit  à  la  tortue,  resta  un 
instant  à  regarder  la  pauvre  bête  qui  remuait  sa  tête  jaunâtre 
de  vieux  serpent  avec  un  tremblement  engourdi.  Puis  elle  se  mit 
à  peler  une  orange  pour  George,  d'un  air  rêveur. 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  735 

«  Elle  se  souvient  » ,  pensa  George  en  voyant  sa  mère  absorbée. 
Il  devina  l'inexprimable  tristesse  qui,  sans  nul  doute,  lui  enva- 
hissait l'âme  au  souvenir  des  jours  heureux,  aujourd'hui  que  la 
ruine  était  complète,  aujourd'hui  que,  après  tant  de  trahisons, 
après  tant  d'infamies,  tout  était  irréparablement  perdu.  «  Elle  étail 
aimée  de  lui,  autrefois;  elle  était  jeune;  peut-être  n'avait-elle  pas 
encore  souffert!...  Combien  son  cœur  doit  soupirer  !  Quel  regret, 
quel  désespoir  doit  lui  monter  des  entrailles  !  »  Le  fils  souffrait  de 
la  souffrance  maternelle,  reproduisait  en  lui-même  les  angoisses 
de  sa  mère.  Et  il  s'attarda  si  longtemps  à  savourer  la  délicatesse 
suprême  de  son  émotion  que  ses  yeux  se  voilèrent  de  larmes. 
Ces  larmes,  il  les  réprima  par  un  effort,  et  il  les  sentit  tomber  en 
dedans,  très  douces.  «  Ah!  mère,  si  tu  savais!  » 

En  se  retournant,  il  vit  que  Christine  lui  souriait  par-dessus 
les  roses. 

Le  fiancé  de  Camille  était  en  train  de  dire  : 

—  C'est  ce  qu'on  appelle  ignorer  le  premier  mot  du  Code. 
Quand  on  a  la  prétention  de... 

Le  baron  approuvait  les  argumens  du  jeune  docteur  et  répé- 
tait à  chacune  de  ses  phrases  : 

—  Assurément,  assurément. 
Ils  démolissaient  le  maire. 

Le  jeune  Albert  était  assis  à  côté  de  Camille,  sa  fiancée.  Il 
était  tout  luisant  et  tout  rose,  comme  une  figure  de  cire;  il  portait 
une  petite  barbe  taillée  en  pointe,  des  cheveux  partagés  par  une  raie 
droite,  quelques  boucles  bien  arrangées  autour  du  front,  et,  sur 
le  nez,  des  lunettes  à  monture  d'or.  George  pensa  :  «  C'est  l'idéal 
de  Camille.  Depuis  des  années,  ils  s'aiment  d'un  amour  invin- 
cible. Ils  croient  à  leur  bonheur  futur;  ils  ont  longtemps  soupiré 
après  ce  bonheur.  Sans  doute,  Albert  a  promené  cette  pauvre 
fille  à  son  bras  par  tous  les  lieux  communs  de  l'idylle.  Camille 
est  gâtée  ;  elle  souffre  de  maux  imaginaires  ;  elle  ne  fait  du 
matin  au  soir  que  fatiguer  de  ISocturnes  le  piano  son  confident. 
Ils  s'épouseront;  quel  sera  leur  sort?  Un  jeune  homme  vani- 
teux et  vide,  une  jeune  fille  sentimentale,  dans  le  milieu  mes- 
quin de  la  province...  »  Un  instant  encore,  il  suivit  en  imagi- 
nation le  développement  de  ces  deux  existences  médiocres,  et 
il  s'attendrit  de  pitié  pour  sa  sœur.  Il  la  regarda. 

Physiquement,  elle  lui  ressemblait  un  peu.  Elle  était  grande 
et  mince,  avec  de  beaux  cheveux  châtain  clair,  avec  des  yeux 
clairs  mais  changeans,  tour  à  tour  verts,  bleus  ou  cendrés.  Un 
nuage  léger  de  poudre  de  riz  la  rendait  plus  pâle  encore.  Elle 
avait  deux  roses  sur  le  sein. 

«   Peut-être  me  ressemble-t-elle  encore  autrement  que  par 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  visage.  Peut-être  porte-t-elle  à  son  insu,  dans  l'âme,  quel- 
qu'un des  germes  funestes  qui,  en  moi,  conscient,  ont  poussé 
avec  tant  de  puissance.  Elle  doit  avoir  le  cœur  plein  d'inquié- 
tudes et  de  mélancolies  médiocres.  Elle  est  malade  sans  connaître 
son  mal.  » 

En  ce  moment,  sa  mère  se  leva.  Tous  la  suivirent,  excepté 
le  père  et  don  Bartolomeo  Celaia,  qui  restèrent  à  table  pour  causer  ; 
ce  qui  les  rendit  l'un  et  l'autre  plus  odieux  à  George.  Il  avait  en- 
touré d'un  bras  la  taille  de  sa  mère  et  de  l'autre  la  taille  de  Chris- 
tine, affectueusement;  et  il  passa  ainsi  dans  la  chambre  contiguë, 
en  les  entraînant.  Il  se  sentait  le  cœur  gonflé  d'une  tendresse 
insolite  et  d'une  insolite  compassion.  Aux  premières  notes  du 
Nocturne  que  Camille  commençait  à  jouer,  il  dit  à  Christine  : 

—  Yeux-tu  descendre  au  jardin? 

La  mère  resta  avec  les  fiancés.  Christine  et  George  descendirent 
avec  l'enfant  silencieux. 

D  abord,  ils  marchèrent  à  côté  l'un  de  l'autre,  sans  rien  dire. 
George  avait  mis  son  bras  sous  le  bras  de  sa  sœur,  comme  il 
faisait  avec  Hippolyte.  Christine  s'arrêta  en  murmurant  : 

—  Pauvre  jardin  à  l'abandon!  Te  rappelles-tu  nos  jeux,  quand 
nous  étions  petits? 

Et  elle  regarda  Luc,  son  fils. 

—  Va,  mon  Luchino;  cours,  joue  un  peu. 

Mais  l'enfant  ne  bougea  pas  d'auprès  de  sa  mère  ;  au  contraire, 
il  lui  prit  la  main.  Elle  soupira  en  regardant  George. 

—  Tu  vois!  c'est  toujours  la  même  chose!  Il  ne  court  pas, 
il  ne  joue  pas,  il  ne  rit  pas.  Jamais  il  ne  se  détache  de  moi, 
jamais  il  ne  veut  me  quitter.  Tout  lui  fait  peur. 

Absorbé  dans  la  pensée  de  la  maîtresse  absente,  George  n'en- 
tendait pas  les  paroles  de  Christine. 

Le  jardin,  moitié  au  soleil,  moitié  à  l'ombre,  était  ceint  d'un 
mur  au  haut  duquel  scintillaient  des  tessons  de  verre  fixés  dans 
le  ciment.  D'un  côté  courait  une  treille.  De  l'autre  côté,  à  distances 
égales,  se  dressaient  des  cyprès  hauts,  maigres,  droits  comme  des 
cierges,  avec,  au  sommet  de  leur  tige,  une  pauvre  touffe  de  feuil- 
lage sombre,  presque  noir,  en  forme  de  fer  de  lance.  Dans  la  partie 
exposée  au  midi,  sur  une  bande  de  terrain  ensoleillée,  prospéraient 
quelques  rangs  d'orangers  et  de  citronniers,  qui  alors  étaient  en 
fleur.  Le  reste  du  terrain  était  semé  de  rosiers,  de  lilas,  d'herbes 
aromatiques.  Çà  et  là  on  apercevait  quelques  petits  buissons  de 
myrtes  plantés  régulièrement  et  qui  avaient  servi  de  bordure  à 
des  plates-bandes  aujourd'hui  détruites.  Il  y  avait  dans  un  angle 
un  beau  cerisier:  il  y  avait  au  milieu  un  bassin  rond,  plein  d'une 
eau  morne  où  verdoyaient  des  lentilles 


TRIOMPHE    DE    LA    MOUT.  737 

—  Dis,  te  rappelles-tu,  demanda  Christine,  le  jour  où  tu  es 
tombé  dans  le  bassin  et  où  notre  pauvre  oncle  Démétrius  t'en  a 
retiré? Gomme  tu  nous  as  fait  peur,  ce  jour-là!  C'est  miracle  qu'il 
ait  pu  te  retirer  vivant  ! 

Au  nom  de  Démétrius,  George  eut  un  sursaut.  C'était  le  nom 
aimé,  le  nom  qui  lui  mettait  toujours  au  cœur  une  grande  palpita- 
tion. Il  prêta  l'oreille  à  sa  sœur  ;  il  regarda  l'eau  sur  laquelle  des 
insectes  aux  longues  jambes  faisaient  des  courses  rapides.  Une 
envie  inquiète  lui  vint  de  parler  du  mort,  d'en  parler  abondamment, 
de  ressusciter  tous  les  souvenirs  ;  mais  il  se  retint,  par  ce  senti- 
ment d'orgueil  qui  fait  qu'on  veut  conserver  [un  secret  pour  s'en 
repaître  l'âme  dans  sa  solitude;  il  se  retint  par  un  sentiment  qui 
était  presque  de  la  jalousie,  à  la  pensée  que  sa  sœur  aurait  pu 
s'émouvoir  et  s'attendrir  sur  la  mémoire  du  mort.  La  mémoire 
du  mort,  c'était  son  bien  exclusif.  Il  la  gardait  pour  jamais  dans 
l'intimité  de  son  âme,  avec  un  culte  attristé  et  profond,  pour  tou- 
jours. Démétrius  avait  été  son  père  véritable,  était  son  seul  et 
unique  parent. 

Et  il  lui  réapparut,  l'homme  doux  et  méditatif,  ce  visage 
plein  d'une  mélancolie  virile  auquel  donnait  une  expression 
étrange  la  boucle  de  cheveux  blancs  mêlée  aux  cheveux  noirs  sur 
le  milieu  du  front. 

—  Te  rappelles-tu,  disait  Christine,  le  soir  où  tu  t'es  caché 
et  où  tu  as  passé  toute  la  nuit  dehors,  sans  te  faire  voir  jusqu'au 
matin?  Comme  nous  avons  eu  peur  cette  fois  aussi!  Gomme 
nous  t'avons  cherché  !  Comme  nous  t'avons  pleuré  ! 

George  sourit.  Il  se  rappelait  s'être  caché,  non  par  jeu,  mais 
par  une  curiosité  cruelle,  pour  faire  croire  qu'il  était  perdu,  pour 
se  faire  pleurer  par  les  siens.  Dans  la  soirée,  dans  une  soirée  hu- 
mide et  calme,  il  avait  entendu  les  voix  qui  l'appelaient,  il  avait 
épié  les  moindres  bruits  qui  venaient  de  la  maison  bouleversée, 
il  avait  retenu  sa  respiration  avec  une  joie  mêlée  de  terreur  en 
voyant  passer  près  de  sa  cachette  les  personnes  qui  le  cherchaient. 
Et,  lorsqu'on  eut  fouillé  tout  le  jardin  sans  résultat,  il  resta  encore 
tapi  dans  sa  cachette.  Et  alors,  au  spectacle  de  la  maison  dont  les 
fenêtres  s'illuminaient  et  s'obscurcissaient  tour  à  tour  comme  par 
le  passage  de  gens  en  émoi,  il  avait  ressenti  une  émotion  extra- 
ordinaire, aiguë  jusqu'aux  larmes;  il  s'était  apitoyé  sur  l'angoisse 
des  siens  et  sur  lui-même,  comme  s'il  eût  été  réellement  perdu  ; 
mais,  malgré  tout,  il  s'était  obstiné  à  ne  pas  se  faire  voir.  Et  puis, 
l'aube  était  venue,  et  la  lente  diffusion  de  la  lumière  dans  l'immen- 
sité silencieuse  avait  balayé  de  son  cerveau  comme  un  brouil- 
lard de  folie,  lui  avait  rendu  la  conscience  du  réel,  avait  éveillé 
en  lui  le  remords.  Il  avait  pensé  à  son  père,  au  châtiment,  avec 
tome  cxxix.  —  1895.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terreur,  avec  désespoir;  et  le  bassin  l'avait  fasciné,   et  il  s'était 
senti  attiré  par  cette  eau  pâle  et  douce  qui  reflétait  le  ciel,  par 
cette  eau  où,  quelques  mois  auparavant,  il  avait  failli  périr... 
«    C'était  en  l'absence  de  Démétrius,    »  se  rappela-t-il  encore. 

—  George,  sens-tu  ce  parfum?  disait  Christine.  Je  vais 
cueillir  un  bouquet. 

L'air,  imprégné  d'une  humidité  chaude  et  chargé  d'efiluves, 
disposait  à  la  nonchalance.  Les  grappes  de  lilas,  les  fleurs 
d'oranger,  les  roses,  le  thym,  la  marjolaine,  le  basilic,  le  myrte, 
toutes  les  essences  se  mariaient  en  une  essence  unique,  délicate 
et  forte. 

Tout  à  coup,  Christine  demanda  : 

—  Pourquoi  es-tu  si  pensif? 

Le  parfum  venait  de  susciter  en  George  un  grand  tumulte, 
une  insurrection  furieuse  de  toute  sa  passion,  un  désir  d'Hippo- 
lyte  qui  avait  mis  en  déroute  tout  autre  sentiment,  mille  souve- 
nirs de  délices  sensuelles  qui  lui  couraient  dans  les  veines. 

Christine  reprit,  souriante,  hésitante  : 

—  Tu  penses...  à  elle? 

—  Ah!  c'est  vrai,  tu  sais!  dit  George,  qui  rougit  soudain  sous 
le  regard  indulgent  de  sa  sœur.  Et  il  se  rappela  qu'il  lui  avait 
parlé  d'Hippolyte  l'automne  précédent,  en  septembre,  lors  du 
séjour  qu'il  avait  fait  chez  elle  aux  Tourelles  de  Sarsa,  sur  le 
bord  de  la  mer. 

Toujours  souriante,  toujours  hésitante,  Christine  demanda 
encore  : 

—  Est-ce  que...  tu  l'aimes  toujours? 

—  Toujours. 

Sans  en  dire  davantage,  ils  se  dirigèrent  vers  les  orangers  et 
les  citronniers,  troublés  tous  les  deux,  mais  de  manière  différente  : 
George  sentait  ses  regrets  augmentés  par  la  confidence  faite  à  sa 
sœur  ;  Christine  sentait  revivre  confusément  ses  aspirations  étouf- 
fées, à  la  pensée  de  cette  femme  inconnue  qu'adorait  son  frère.  Ils 
se  regardèrent,  se  sourirent;  et  cela  atténua  leur  peine. 

Elle  fit  quelques  pas  rapides  vers  les  orangers,  en  s'exclamant  : 

—  Mon  Dieu!  que  de  fleurs! 

Et  elle  se  mit  à  cueillir  des  fleurs,  les  bras  levés,  en  agitant 
les  rameaux  pour  casser  de  petites  branches.  Les  corolles  lui  tom- 
baient sur  la  tête,  sur  les  épaules,  sur  le  sein.  Alentour,  le  sol 
était  tout  jonché  de  pétales,  comme  d'une  neige  embaumée.  Et 
elle  était  charmante  en  cette  attitude,  avec  son  visage  ovale,  avec 
son  cou  long  et  blanc.  L'effort  lui  animait  le  visage.  Tout  à  coup 
elle  laissa  retomber  les  bras,  pâlit,  pâlit,  chancela  comme  prise 
de  vertige. 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  739 

—  Qu'as- tu,  Christine?  tu  te  trouves  mal?  cria  George  en  la 
soutenant,  effrayé. 

Mais  la  violence  de  la  nausée  lui  étranglait  la  gorge  ;  elle  ne 
pouvait  pas  répondre.  D'un  signe,  elle  donna  à  entendre  qu'elle  vou- 
lait s'éloigner  des  arbres;  et,  soutenue  par  son  frère,  elle  fit  quel- 
ques pas  incertains ,  tandis  que  Luc  la  regardait  avec  des  yeux 
terrifiés.  Puis  elle  s'arrêta,  poussa  un  soupir  et  dit,  d'une  voix 
faible  encore,  en  reprenant  peu  à  peu  ses  couleurs  : 

—  Ne  t'effraie  pas,  George...  Ce  n'est  rien.  Je  suis  enceinte... 
L'odeur  trop  forte  m'a  fait  mal...  C'est  passé  maintenant;  je  suis 
remise. 

—  Veux-tu  rentrer  à  la  maison? 

—  Non,  restons  au  jardin.  Asseyons-nous. 

Us  s'assirent  sous  la  treille,  sur  un  vieux  banc  de  pierre. 
George,  à  l'aspect  de  l'enfant  grave  et  absorbé,  l'appela  pour 
le  secouer  de  sa  torpeur. 

—  Luchino  ! 

L'enfant  inclina  sa  tête  pesante  sur  les  genoux  de  sa  mère.  Il 
avait  la  fragilité  d'une  tige  de  fleur  ;  il  semblait  avoir  peine  à  porter 
sa  tête  sur  son  cou.  Sa  peau  était  si  fine  que  toutes  les  veines  y 
transparaissaient,  déliées  comme  des  fils  de  soie  bleue.  Ses  che- 
veux étaient  si  blonds  qu'ils  étaient  presque  blancs.  Ses  yeux, 
doux  et  humides  comme  ceux  d'un  agneau,  montraient  leur  pâle 
azur  entre  de  longs  cils  clairs. 

Sa  mère  le  caressa,  en  serrant  les  lèvres  pour  retenir  un  sanglot. 
Mais  deux  larmes  débordèrent  et  coulèrent  sur  ses  joues. 

—  Oh,  Christine! 

L'accent  affectueux  du  frère  accrut  l'émotion  de  la  sœur. 
D'autres  larmes  débordèrent,  coulèrent  sur  ses  joues. 

—  Tu  vois,  George!  Je  n'ai  jamais  rien  demandé;  j'ai  toujours 
accepté  tout,  je  me  suis  toujours  résignée  à  tout  ;  jamais  je  ne  me 
suis  plainte,  jamais  je  ne  me  suis  révoltée...  Tu  le  sais  bien,  George. 
Mais  cela  encore,  cela  encore  !  Oh  !  ne  pas  même  trouver  dans  mon 
fils  un  peu  de  consolation!... 

Les  pleurs  tremblaient  dans  sa  voix  désolée. 

—  Oh,  George!  tu  vois,  tu  vois  comment  il  est!  Il  ne  parle 
pas,  il  ne  rit  pas,  il  ne  joue  pas  ;  jamais  il  ne  s'égaie,  il  ne  fait  jamais 
ce  que  font  les  autres  enfans...  Qu'a-t-il?Je  n'en  sais  rien.  Et  il  me 
semble  qu'il  m'aime  tant,  qu'il  m'adore  !  Il  ne  se  détache  jamais  de 
moi,  jamais,  jamais.  J'en  viens  à  croire  qu'il  ne  vit  que  de  mon 
haleine.  Oh,  George  !  si  je  te  racontais  certaines  journées,  des  jour- 
nées longues,  longues,  qui  n'en  finissent  pas...  Je  travaille  près  de 
la  fenêtre;  je  lève  les  yeux,  et  je  rencontre  ses  yeux  qui  me  re- 
gardent, qui  me  regardent...  C'est  une  torture  lente,  un  supplice 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  je  ne  saurais  te  dire.  C'est  comme  si  je  sentais  mon  'sang 
s'écouler  peu  à  peu  de  mon  cœur... 

Elle  s'interrompit,  suffoquée  par  l'angoisse.  Elle  essuya  ses 
larmes. 

—  Si  du  moins,  ajouta-t-elle,  si  du  moins  celui  que  je  porte 
naissait,  je  ne  dis  pas  avec  la  beauté,  mais  avec  la  santé!  Si,  pour 
cette  fois,  Dieu  me  venait  en  aide! 

Et  elle  se  tut,  attentive,  comme  pour  tirer  un  présage  du  tres- 
saillement de  la  vie  nouvelle  qu'elle  portait  dans  son  sein.  George 
lui  prit  la  main.  Et,  pendant  quelques  minutes,  sur  le  banc,  le 
frère  et  la  sœur  restèrent  immobiles  et  muets,  accablés  par 
l'existence. 

Devant  eux  s'étendait  le  jardin  solitaire  et  abandonné.  Les 
cyprès,  hauts,  droits,  rigides,  se  dressaient  religieusement  vers  le 
ciel,  comme  des  cierges  votifs.  Les  souffles  rares  qui  passaient 
sur  les  rosiers  voisins  avaient  à  peine  la  force  d'effeuiller  quelque 
rose  fanée.  Tour  à  tour,  on  entendait  et  on  cessait  d'entendre  le 
piano,  là-bas,  dans  la  maison. 

IV 

«  Quand?  quand?  L'acte  qu'ils  veulent  m'imposer  devient  donc 
inévitable?  Je  serai  donc  obligé  d'affronter  cette  brute?  »  George 
voyait  s'approcher  l'heure  avec  une  crainte  folle.  Une  insurmon- 
table répugnance  montait  des  racines  de  son  être  à  la  seule  pensée 
qu'il  devrait  se  trouver  seul,  dans  une  chambre  close,  en  tête  à 
tête  avec  cet  homme. 

A  mesure  que  les  jours  passaient,  il  sentait  croître  son 
anxiété  et  son  humiliation  en  sa  coupable  inertie  ;  il  sentait  que  sa 
mère,  que  sa  sœur,  que  toutes  les  victimes  attendaient  de  lui,  du 
premier-né,  l'acte  énergique,  la  protestation,  la  protection.  — En 
effet,  pourquoi  avait-il  été  appelé?  Pourquoi  était-il  venu?  — 
Désormais,  il  ne  lui  semblait  plus  possible  de  partir  avant 
d'avoir  rempli  ce  devoir.  Sans  doute,  à  la  dernière  minute,  il 
pourrait  s'esquiver  sans  prendre  congé,  s'enfuir,  puis  écrire  une 
lettre  où  il  aurait  justifié  sa  conduite  par  n'importe  quel  prétexte 
plausible...  Au  plus  fort  de  son  épouvante,  il  osa  songer  à  cette 
ignominieuse  ressource;  il  s'attarda  à  en  examiner  les  moyens,  à 
en  combiner  les  moindres  détails,  à  en  imaginer  les  résultats. 
Mais,  dans  les  scènes  imaginées,  le  visage  douloureux  et  ravagé 
de  sa  mère  suscitait  en  lui  ua  intolérable  remords.  Les  réflexions 
qu'il  faisait  sur  son  égoïsme  et  sur  sa  faiblesse  le  révoltaient  con- 
tre lui-même;  et  il  s'acharnait  avec  une  furie  puérile  à  trouver  au 
fond  de  lui-même  quelque  parcelle  d'énergie,  qu'il  pût  exciter  et 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  741 

soulever  efficacement  contre  la  majeure  partie  de  son  être  et  qui 
lui  permît  d'en  avoir  raison  comme  d'une  lâche  canaille.  Mais  ce 
soulèvement  factice  ne  durait  pas  et  ne  lui  servait  à  rien  pour  le 
pousser  vers  la  résolution  virile.  Alors  il  entreprenait  d'examiner 
la  situation  avec  calme  et  se  faisait  illusion  par  la  rigueur  même 
de  son  raisonnement.  Il  pensait  :  «  A  quoi  puis-jeêtre  utile?  A  quels 
maux  mon  intervention  peut-elle  remédier?  Cet  effort  douloureux 
que  ma  mère  et  les  autres  exigent  de  moi,  produirait-il  quelque 
avantage  réel?  Et  quel  avantage?  »  Comme  il  n'avait  pas  trouvé 
en  lui-même  l'énergie  nécessaire  à  l'exécution  de  l'acte,  comme  il 
n'avait  pas  réussi  à  provoquer  en  lui-même  une  révolte  profitable, 
il  recourait  à  la  méthode  opposée,  il  tâchait  de  se  démontrer 
l'inutilité  de  l'effort.  «  A  quoi  cet  entretien  aboutira-t-il?  A  rien, 
certainement.  Selon  l'humeur  de  mon  père  et  selon  la  marche  de 
la  conversation,  il  serait  ou  violent  ou  persuasif.  Dans  le  premier 
cas,  les  hurlemens  et  les  injures  me  prendraient  au  dépourvu. 
Dans  le  second  cas,  mon  père  trouverait  une  foule  d'argumens  pour 
me  prouver  soit  son  innocence,  soitla  nécessité  de  ses  fautes,  et  je 
serais  également  pris  au  dépourvu.  Les  faits  sont  irréparables.  Le 
vice,  lorsqu'il  est  enraciné  dans  l'intime  substance  de  l'homme, 
devient  indestructible.  Or,  mon  père  est  à  l'âge  où  les  vices  ne  se 
déracinent  plus,  où  les  habitudes  ne  s'abolissent  plus.  Il  a  depuis 
des  années  cette  femme  et  ces  enfans.  Ai-je  la  moindre  chance  que 
mes  admonestations  l'induisent  à  y  renoncer?  Ai-je  la  moindre 
chance  de  le  convaincre  qu'il  faut  rompre  toutes  ces  attaches? 
Hier  j'ai  vu  cette  femme.  Il  suffit  de  lavoir  pour  deviner  qu'elle  ne 
lâchera  jamais  l'homme  dont  elle  tient  la  chair  sous  sa  griffe.  Elle 
le  dominera  jusqu'à  la  mort.  La  chose  est  maintenant  sans  remède. 
Et  puis,  il  y  a  ces  enfans,  les  droits  de  ces  enfans.  D'ailleurs,  après 
tout  ce  qui  a  eu  lieu,  une  réconciliation  serait-elle  possible  entre 
mon  père  et  ma  mère?  Jamais.  Toutes  mes  tentatives  seraient  donc 
infructueuses.  Et  alors?  Reste  la  question  du  dommage  matériel, 
du  gaspillage,  de  la  dilapidation.  Mais  dépend-il  de  moi  d'y  met- 
tre ordre,  puisque  je  vis  loin  du  foyer?  Il  faudrait  pour  cela  une 
vigilance  de  tous  les  instans,  et  Diego  seul  pourrait  l'exercer.  Je 
parlerai  à  Diego,  je  me  concerterai  avec  lui...  En  fin  de  compte, 
pour  l'heure,  l'unique  affaire  urgente,  c'est  la  dot  de  Camille. 
Le  fait  est  qu'Albert  se  remue  beaucoup  à  ce  sujet,  et  il  est 
même  le  plus  ennuyeux  de  tous  mes  solliciteurs.  Peut-être  ne  me 
sera-t-il  pas  trop  difficile  de  trouver  un  arrangement.  » 

Il  se  proposait  de  favoriser  sa  sœur  en  contribuant  à  lui  consti- 
tuer une  dot;  car,  héritier  de  toute  la  fortune  de  son  oncle  Démé- 
trius,  il  était  riche  et  déjà  en  possession  de  ses  biens.  Le  projet 
d'accomplir  cet  acte  généreux  le  releva  dans  sa  propre  conscience. 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  se  crut  dégagé  de  tout  autre  devoir,  de  toute  autre  démarche 
déplaisante,  par  le  sacrifice  qu'il  consentait  à  faire  de  son  argent. 
Lorsqu'il  se  dirigea  vers  l'appartement  de  sa  mère,  il  se  sen- 
tait moins  inquiet,  plus  léger,  plus  à  l'aise.  En  outre,  il  avait 
appris  que,  depuis  le  matin,  son  père  était  retourné  à  la  maison 
de  campagne  où  il  avait  l'habitude  de  se  retirer  pour  être  plus 
libre  dans  ses  agissemens.  Et  cela  le  soulageait  beaucoup  de 
penser  que,  le  soir,  à  table,  certaine  place  resterait  vide. 

—  Ah,  George,  tu  arrives  au  bon  moment!  lui  cria  sa  mère 
dès  qu'elle  le  vit  entrer. 

Cette  voix  courroucée  lui  donna  un  coup  si  imprévu  et  si 
rude  qu'il  resta  sur  place  ;  et  il  regarda  sa  mère  avec  stupeur,  tant 
elle  lui  parut  transfigurée  par  le  transport  de  la  colère.  Il  regarda 
aussi  Diego,  sans  comprendre  ;  il  regarda  Camille  qui  se  tenait 
debout,  muette  et  hostile. 

—  Qu'y  a-t-il?  balbutia  George  en  portant  de  nouveau  les 
yeux  sur  son  frère,  attiré  par  l'expression  mauvaise  qu'il  voyait 
pour  la  première  fois  aussi  manifeste  sur  le  visage  du  jeune 
homme. 

—  La  caisse  où  on  serre  l'argenterie  n'est  plus  à  sa  place,  — 
dit  Diego  sans  lever  les  yeux,  en  fronçant  les  sourcils  et  en  man- 
geant les  mots,  —  et  on  prétend  que  c'est  moi  qui  l'ai  fait  dispa- 
raître... 

Un  ilôt  de  paroles  amères  jaillit  de  la  bouche  méconnaissable 
de  la  malheureuse  femme. 

—  Oui,  toi,  toi,  d'accord  avec  ton  père...  Tu  as  été  de  conni- 
vence avec  ton  père...  Oh!  quelle  infamie!  Encore  cette  douleur! 
Encore  cette  douleur!  Avoir  contre  moi  jusqu'à  l'enfant  qui  a  bu 
mon  lait!  Mais  tu  es  le  seul  qui  lui  ressemble,  le  seul...  Pour  les 
autres,  Dieu  m'a  fait  la  grâce...  0  mon  Dieu!  que  votre  nom  soit 
béni,  béni  à  jamais  pour  la  grâce  que  vous  m'avez  faite!  Tu  es 
le  seul  qui  lui  ressemble,  le  seul... 

Elle  se  tourna  vers  George  qui  était  resté  paralysé,  sans  mou- 
vement, sans  voix.  Elle  avait  dans  le  menton  un  tremblement 
convulsif;  et  elle  était  si  hors  d'elle-même  qu'on  aurait  cru  qu'elle 
allait  d'un  instant  à  l'autre  s'affaisser  sur  le  parquet. 

—  Tu  vois  maintenant  la  vie  que  nous  menons?  Dis,  tu  la 
vois?  C'est  tous  les  jours  une  infamie  nouvelle.  Tous  les  jours  il 
faut  lutter,  il  faut  défendre  du  saccage  cette  malheureuse  maison, 
tous  les  jours,  sans  répit!  Es-tu  convaincu  que,  si  ton  père  le 
pouvait,  il  nous  mettrait  sur  la  paille,  il  nous  ôterait  le  pain  de 
la  bouche?  Et  cela  sera;  nous  finirons  par  y  venir.  Tu  verras,  tu 
verras... 

Elle  continuait,  haletante,  avec  un  sanglot  étouffé  dans  sa 


TRIOMPHE    DE    LA    MOKT.  743 

gorge  à  chaque  pause,  poussant  par  raomens  de  rauques  éclats 
de  voix  qui  exprimaient  une  haine  presque  sauvage,  une  haine 
inconcevable  chez  une  créature  d'apparence  aussi  délicate.  — 
Et  encore  une  fois  toutes  les  accusations  jaillirent  de  sa  bouche. 
Cet  homme  n'avait  plus  aucune  retenue,  aucune  pudeur.  Pour 
faire  de  l'argent,  il  ne  reculait  plus  devant  rien  ni  devant  per- 
sonne. Il  avait  perdu  la  raison;  il  semblait  en  proie  à  une  folie 
furieuse.  Il  avait  ruiné  ses  terres,  coupé  ses  bois,  vendu  son  bétail 
sans  réfléchir,  à  l'aveugle,  au  premier  venu,  au  premier  oflrant. 
Maintenant,  il  commençait  à  dépouiller  la  maison  où  ses  enfans 
étaient  nés.  Depuis  longtemps  il  avait  jeté  son  dévolu  sur  cette 
argenterie,  une  argenterie  de  famille,  ancienne,  héréditaire,  con- 
servée toujours  comme  une  relique  de  la  grandeur  de  la  maison 
Aurispa,  conservée  complète  jusqu'à  ce  jour.  Rien  n'avait  servi 
de  la  cacher.  Diego  s'était  concerté  avec  son  père  ;  et  les  deux  com- 
plices, éludant  la  vigilance  la  plus  attentive,  l'avaient  soustraite 
pour  la  jeter  Dieu  sait  en  quelles  mains  ! 

—  Tu  n'as  pas  honte!  poursuivait-elle,  tournée  vers  Diego 
qui  avait  grand'peine  à  contenir  l'explosion  de  sa  violence.  Tu  n'as 
pas  honte  de  prendre  contre  moi  le  parti  de  ton  père?  Contre 
moi,  qui  ne  t'ai  jamais  refusé  ce  que  tu  m'as  demandé,  qui  ai  tou- 
jours fait  ce  que  tu  as  voulu!  Et  pourtant  tu  sais,  tu  sais  bien  où 
va  cet  argent.  Et  tu  n'as  pas  honte?...  Tu  ne  dis  rien?  Tu  ne  ré- 
ponds rien?  Ton  frère  est  là,  regarde.  Dis-moi  où  la  caisse  s'en 
est  allée.  Je  veux  le  savoir,  entends-tu? 

—  J'ai  déjà  dit  que  je  n'en  sais  rien,  que  je  n'ai  pas  vu  la 
caisse,  que  je  ne  l'ai  pas  prise,  s'écria  Diego  sans  plus  se  con- 
tenir, avec  une  explosion  de  brutalité,  en  secouant  la  tête  ;  et  la 
flamme  sombre  qui  éclairait  son  visage  le  faisait  ressembler  à 
l'absent.  As- tu  compris? 

La  mère,  pâle  comme  une  morte,  regarda  George,  à  qui  ce 
regard  parut  communiquer  la  pâleur  maternelle. 

Saisi  d'un  tremblement  impossible  à  cacher,  l'aîné  dit  au 
cadet  : 

—  Diego,  sors  d'ici! 

—  Je  sortirai  quand  il  me  plaira,  répliqua  Diego  en  haussant 
insolemment  les  épaules,  sans  toutefois  regarder  son  frère  dans 
les  yeux. 

Alors  une  exaspération  subite  s'empara  de  George,  une  de  ces 
exaspérations  extrêmes  qui,  chez  les  hommes  faibles  et  irrésolus, 
ont  une  si  excessive  véhémence  qu'elles  ne  peuvent  se  traduire 
par  aucun  acte  extérieur,  mais  font  passer  devant  la  volonté 
accablée  des  éclairs  d'images  criminelles.  La  haine  entre  frères, 
cette  haine  odieuse  qui,  depuis  les  origines,  couve  sourdement 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  fond  de  la  nature  humaine  pour  éclater  au  premier  désaccord, 
plus  féroce  que  toute  autre  haine  ;  cette  inexplicable  hostilité  qui 
existe  latente  dans  les  mâles  du  môme  sang,  alors  même  que  l'ac- 
coutumance et  la  paix  de  la  maison  natale  ont  créé  entre  eux  des 
liens  d'affection  ;  et  aussi  cette  horreur  qui  accompagne  l'exécu- 
tion ou  la  pensée  du  crime  et  qui  n'est  peut-être  que  le  sentiment 
vague  de  la  loi  inscrite  par  l'hérédité  séculaire  dans  la  conscience 
chrétienne  :  tout  cela  s'insurgea  confusément  en  une  sorte  d'ou- 
ragan  vertigineux  qui,  pour  une  seconde,  abolit  dans  son  âme 
(oui  autre  sentiment  et  lui  mit  aux  mains  une  impulsion  agres- 
sive. L'aspect  même  de  Diego,  ce  corps  trapu  et  sanguin,  cette 
tête  fauve  sur  ce  cou  de  taureau,  l'évidente  supériorité  physique 
de  cette  robuste  musculature,  l'offense  faite  à  son  autorité  d'aîné, 
contribuaient  encore  à  augmenter  sa  fureur.  Il  aurait  voulu 
avoir  un  moyen  prompt  pour  dominer,  pour  subjuguer,  pour 
abattre  cette  brute,  sans  résistance  et  sans  combat.  Instinctive- 
ment, il  lui  regarda  les  poings,  ces  poings  larges,  puissans,  cou- 
verts d'un  duvet  roux,  qui,  pendant  le  dîner,  mis  au  service  d'une 
bouche  vorace,  lui  avaient  déjà  causé  un  mouvement  si  vif  de 
répulsion. 

—  Sors,  sors  immédiatement!  répéta-t-il  d'une  voix  plus 
vibrante,  plus  impérieuse;  ou  demande  immédiatement  pardon 
à  ma  mère  ! 

Et  il  s'avança  contre  Diego,  la  main  tendue  comme  pour  lui 
empoigner  un  bras. 

—  Je  ne  te  permets  pas  de  me  donner  des  ordres,  cria  Diego  en 
regardant  enfin  son  frère  aîné  au  visage  ;  —  et,  sur  son  front 
bas,  ses  petits  yeux  gris  exprimaient  une  rancune  couvée  depuis 
longtemps. 

—  Diego,  prends  garde! 

—  Tu  ne  me  fais  pas  peur. 

—  Prends  garde  ! 

—  Mais  qui  es-tu  donc?  Que  viens-tu  faire  ici?  hurla  Diego 
hors  de  lui.  Tu  n'as  pas  le  droit  de  souffler  mot  dans  nos 
affaires.  Tu  es  un  étranger.  Je  ne  veux  pas  te  connaître.  Quel  a 
été  ton  rôle  jusqu'à  présent?  Tu  n'as  jamais  rien  fait  pour  per- 
sonne; tu  ne  t'es  préoccupé  que  de  tes  aises  et  de  ton  intérêt 
toujours.  Les  caresses,  les  préférences,  les  adorations,  tout  a  été 
pour  toi.  Que  prétends-tu  donc  aujourd'hui?  Reste  à  Rome  et 
manges-y  ton  héritage  à  ta  guise;  mais  ne  te  mêle  pas  de  ce  qui 
ne  te  regarde  pas... 

Il  exhalait  enfin  toute  sa  rancune,  toute  sa  jalousie,  toute  sa 
haine  envieuse  contre  le  frère  fortuné  qui,  là-bas,  dans  la  grande 
ville,  vivait  une  vie  de  plaisirs  inconnus,  étranger  à  sa  famille 


TRIOMPHE    DE   LA    MORT.  745 

comme  un  être  d'une  autre   race,  favorisé  de  mille  privilèges. 

—  Tais-toi  !  tais-toi  ! 

Et  la  mère,  hors  d'elle-même,  se  jetant  entre  eux,  frappa  Diego 
au  visage. 

—  Va-t'en  !  Pas  un  mot  de  plus  !  Hors  d'ici  !  Va-t'en  chez  ton 
père  !  Je  ne  veux  plus  t'entendre,  je  ne  veux  plus  te  voir... 

Diego  hésitait,  secoué  par  le  frémissement  de  la  fureur  et 
n'attendant  peut-être  pour  s'élancer  qu'un  geste  de  son  frère. 

—  Va-t'en!  répéta  la  mère  à  bout  d'énergie. 

Et  elle  tomba  défaillante  dans  les  bras  de  Camille  ouverts  pour 
la  soutenir. 

Alors  Diego  sortit,  livide  de  rage,  murmurant  entre  ses  dents 
un  mot  que  George  ne  comprit  pas.  Et  on  entendit  son  pas 
lourd  qui  s'éloignait  dans  la  morne  enfilade  des  chambres  où  déjà 
la  lumière  du  jour  commençait  à  mourir. 


C'était  une  soirée  pluvieuse.  George,  étendu  sur  son  lit,  se 
sentait  corporellement  si  brisé  et  si  triste  qu'il  ne  pensait  pour 
ainsi  dire  plus.  Sa  pensée  flottait,  vague  et  incohérente;  mais  sa 
tristesse  se  modifiait  et  s'exaspérait  sous  l'influence  des  moindres 
sensations  :  rares  paroles  prononcées  dans  la  rue  par  des  pas- 
sans,  tic-tac  de  l'horloge  sur  la  muraille,  tintemens  d'une  cloche 
lointaine,  piétinement  d'un  cheval,  coup  de  sifflet,  claquement 
d'une  porte  battante.  Il  se  sentait  seul,  isolé  du  reste  du  monde, 
séparé  de  sa  propre  existence  antérieure  par  l'abîme  d'un  temps 
incalculable.  Son  imagination  lui  représenta  en  une  vision  in- 
décise le  geste  par  lequel  sa  maîtresse  avait  abaissé  la  voilette  noire 
sur  le  dernier  baiser;  elle  lui  représenta  l'enfant  à  la  béquille 
qui  recueillait  les  larmes  des  cierges.  Il  pensa  :  «  Je  n'ai  plus  qu'à 
mourir.  »  Sans  cause  définie,  son  angoisse  s'accrut  tout  à  coup  et 
devint  insoutenable.  Les  palpitations  de  son  cœur  lui  étranglaient 
la  gorge,  comme  dans  les  cauchemars  nocturnes.  Il  se  jeta  à  bas 
de  son  lit  et  fit  quelques  pas  dans  sa  chambre,  éperdu,  boule- 
versé, incapable  de  contenir  son  angoisse.  Et  ses  pas  résonnaient 
dans  son  cerveau. 

«  Qui  est  là?  quelqu'un  m'appelle?  »  Il  avait  dans  l'oreille  un 
son  de  voix.  11  tendit  l'oreille  pour  mieux  percevoir.  Il  n'entendit 
plus  rien.  Il  ouvrit  la  porte,  s'avança  dans  le  corridor,  écouta.  Tout 
«îtait  silencieux.  La  chambre  de  la  tante  était  ouverte,  éclairée. 
Un  étrange  effroi  l'assaillit,  une  sorte  de  terreur  panique,  en 
pensant  qu'il  aurait  pu  voir  tout  à  coup  paraître  sur  le  seuil 
cette  vieille  au  masque  de  cadavre.  Un  doute  lui  traversa  l'esprit  : 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  était  morte  peut-être,  elle  était  assise  là-bas  dans  son  fau- 
teuil, immobile,  le  menton  sur  la  poitrine,  morte.  Cette;  vision 
avait  le  relief  de  la  réalité  et  le  glaçait  d'une  épouvante  véritable.  Il 
ne  bougea  plus,  n'osa  plus  faire  un  mouvement,  debout,  avec  un 
cercle  de  fer  autour  de  la  tête,  un  cercle  qui,  pareil  à  une  matière 
élastique  et  froide,  s'élargissait  et  se  resserrait  selon  les  pulsa- 
tions de  ses  artères.  Ses  nerfs  le  tyrannisaient,  lui  imposaient  le 
désordre  et  l'excès  de  leurs  sensations.  La  vieille  se  mit  à  tousser, 
et  il  eut  un  sursaut.  Alors  il  se  retira  doucement,  doucement, 
sur  la  pointe  des  pieds,  pour  ne  pas  être  entendu. 

«  Que  m'arrive-t-il  donc  ce  soir?  Je  ne  puis  plus  rester  seul 
ici.  Il  faut  que  je  descende...  »  Pourtant  il  prévoyait  que,  après 
la  scène  atroce,  il  lui  serait  également  impossible  de  supporter 
l'aspect  douloureux  de  sa  mère.  «  Je  sortirai,  j'irai  chez  Chris- 
tine. »  Ce  qui  l'engageait  à  cette  visite,  cétait  le  souvenir  de 
l'heure  touchante  et  triste  passée  dans  le  jardin  avec  sa  bonne 
sœur. 

C'était  une  soirée  pluvieuse.  Dans  les  rues  déjà  presque  dé- 
sertes, les  rares  becs  de  gaz  jetaient  des  lueurs  ternes.  D'une  bou- 
langerie close  venaient  des  voix  de  mitrons  à  l'ouvrage  et  une 
odeur  de  pain;  un  débit  envoyait  les  sons  d'une  guitare  accordée 
à  la  quinte  et  un  refrain  de  chanson  populaire.  Une  bande  de 
chiens  errans  passa  à  la  course  et  se  perdit  dans  les  ruelles 
sombres.  L'heure  sonna  au  clocher. 

Peu  à  peu,  la  marche  à  l'air  libre  apaisa  son  exaltation.  Il 
semblait  comme  se  vider  de  cette  vie  fantastique  qui  lui  encombrait 
la  conscience.  Son  attention  se  portait  sur  ce  qu'il  voyait  et  en- 
tendait. Il  s'arrêta  pour  écouter  les  sons  de  la  guitare,  pour  aspirer 
l'odeur  du  pain.  Quelqu'un  passa  dans  l'ombre  sur  l'autre  trot- 
toir, et  il  crut  reconnaître  Diego.  Cette  rencontre  l'émut;  mais  il 
sentit  que  toute  sa  rancune  était  tombée,  que  rien  de  violent  ne 
subsistait  au  fond  de  sa  tristesse.  Certains  mots  de  son  frère  lui 
revinrent  à  la  mémoire.  Il  pensa  :  «  Qui  sait  s'il  n'a  pas  dit  vrai? 
Jamais  je  n'ai  rien  fait  pour  personne  ;  j'ai  toujours  vécu  pour  moi 
seul.  Ici,  je  suis  un  étranger.  Tout  le  monde,  ici,  me  juge  peut-être 
de  la  même  manière.  Ma  mère  disait  :  —  Tu  vois  maintenant  la  vie 
que  nous  menons?  Dis,  tu  la  vois?  Mais  j'aurais  beau  voir  couler 
toutes  ses  larmes,  je  ne  trouverais  pas  la  force  de  la  sauver...  » 

Il  arrivait  à  la  porte  du  palais  Celaia.  Il  entra,  franchit  le 
vestibule  ;  en  traversant  la  cour,  il  leva  les  yeux.  On  n'aperce- 
vait de  lumière  à  aucune  des  hautes  fenêtres;  il  y  avait  dans 
l'air  comme  une  odeur  de  paille  pourrie  ;  un  robinet  de  fontaine 
dégouttait  dans  un  angle  obscur;  sous  le  portique,  devant  une 
image  de  la  Vierge  recouverte  d'une  grille,  une  petite  lanterne  brû- 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  747 

lait,  et,  à  travers  la  grille,  on  distinguait  aux  pieds  de  la  Vierge 
un  bouquet  de  roses  artificielles  ;  les  marches  du  large  escalier 
étaient  creusées  au  milieu  par  l'usure,  comme  celles  d'un  autel 
antique,  et,  dans  chaque  creux,  la  pierre  prenait  des  reflets  jau- 
nâtres. Tout  exprimait  la  mélancolie  de  la  vieille  maison  hérédi- 
taire où  don  Bartolomeo  Celaia,  resté  dans  la  solitude  et  parvenu 
au  seuil  de  la  vieillesse,  avait  conduit  cette  compagne  et  engendré 
son  héritier. 

En  montant,  George  voyait  avec  les  yeux  de  l'àme  cette  jeune 
femme  pensive  et  cet  enfant  exsangue  ;  il  les  voyait  très  lointains, 
dans  un  éloignement  chimérique,  au  fond  d'une  chambre  écartée 
où  personne  ne  pouvait  pénétrer.  Il  eut  un  moment  l'idée  de  revenir 
sur  ses  pas;  et  il  s'arrêta,  perplexe,  au  milieu  de  l'escalier  blanc, 
haut  et  désert  :  il  était  dans  un  état  d'inquiétude  indéfinissable  :  il 
venait  de  perdre  encore  une  fois  le  sens  de  la  réalité  présente; 
il  se  sentait  encore  une  fois  sous  le  coup  d'une  épouvante  vague, 
comme  tout  à  l'heure  dans  le  corridor  lorsqu'il  avait  aperçu  la 
porte  ouverte  et  la  chambre  vide.  Mais,  soudain,  il  entendit  un 
bruit  et  une  voix,  comme  si  quelqu'un  chassait  quelque  chose  ; 
et  un  chien  gris,  efflanqué,  misérable,  un  mâtin  de  carrefour,  que 
la  faim  sans  doute  avait  poussé  à  s'introduire  furtivement,  dévala 
du  haut  de  l'escalier  et  le  rasa  au  passage.  Un  domestique  en 
train  de  poursuivre  le  fuyard  à  grand  bruit  apparut  sur  le  palier. 

—  Qu'y  a-t-il  donc?  demanda  George,  visiblement  troublé  par 
la  surprise. 

—  Rien,  rien,  monsieur.  Je  chassais  un  chien,  un  vilain  chien 
rôdeur  qui  tous  les  soirs  se  glisse  dans  la  maison  sans  qu'on  sache 
comment,  à  la  manière  d'un  fantôme. 

Ce  petit  fait  insignifiant,  joint  aux  paroles  du  domestique,  fit 
croître  en  lui  cette  inexplicable  inquiétude  qui  ressemblait  à  l'an- 
goisse confuse  d'un  pressentiment  superstitieux.  Et  ce  fut  peut-être 
cette  angoisse  qui  lui  suggéra  la  question  : 

—  Luchino  va  bien  ? 

—  Oui,  grâce  à  Dieu  !  monsieur. 

—  Il  dort? 

—  Non,  monsieur,  il  n'est  pas  encore  couché. 

Précédé  par  le  domestique,  il  traversa  de  vastes  chambres  qui 
paraissaient  presque  vides  et  où  les  meubles,  de  forme  démodée, 
occupaient  des  places  symétriques.  Rien  n'indiquait  la  présence 
d'habitans,  comme  si  ces  chambres  fussent  restées  closes  jus- 
qu'alors. Et  il  se  dit  que  Christine  ne  devait  pas  aimer  cette  de- 
meure, puisqu'elle  n'y  avait  pas  répandu  la  grâce  de  son  âme. 
Presque  tout  y  était  demeuré  tel  quel,  dans  l'ordre  où  l'épouse 
l'avait  trouvé  en  y  entrant  le  jour  de  son  mariage,  dans  l'ordre  où 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'avait  laissé   la  dernière   disparue  des   femmes    de  la  maison 
Celaia. 

La  visite  inattendue  de  George  réjouit  sa  sœur,  qui  était  seule 
et  qui  se  disposait  à  mettre  l'enfant  au  lit. 

—  Oh!  George,  comme  tu  as  bien  fait  de  venir!  s'exclama- 
t-elle  avec  une  effusion  de  joie  sincère,  en  le  serrant  dans  ses 
bras,  en  l'embrassant  sur  le  front;  et  sa  tendresse  eut  pour  effet 
immédiat  de  dilater  le  cœur  serré  de  son  frère.  Regarde,  Luchino, 
regarde  ton  oncle  George.  Tu  ne  lui  dis  rien  ?  Allons,  donne- 
lui  un  baiser. 

Un  faible  sourire  parut  sur  la  bouche  pâle  de  l'enfant  ;  et,  comme 
il  avait  baissé  la  tête,  ses  longs  cils  blonds  s'éclairèrent  par  en 
haut  et  mirent  sur  ses  joues  blêmes  leur  ombre  frissonnante. 
George  le  prit  dans  ses  bras,  sans  pouvoir  se  défendre  d'une  émo- 
tion douloureuse  et  profonde  en  sentant  sous  ses  mains  la  mai- 
greur de  cette  poitrine  d'enfant  où  battait  un  cœur  si  débile. 
Cela  lui  fit  presque  peur,  comme  si  cette  pression  légère  eût  été 
suffisante  pour  étouffer  une  vie  aussi  chétive  :  il  eut  une  peur  et 
une  pitié  presque  pareilles  à  ce  qu'il  avait  ressenti  jadis  en  tenant 
prisonnier  dans  sa  main  un  oiselet  effaré. 

—  Léger  comme  une  plume  !  dit-il  ;  —  et  l'émotion  qui  trem- 
blait dans  sa  voix  n'échappa  point  à  Christine. 

Il  le  fit  asseoir  sur  ses  genoux,  lui  caressa  la  tête,  lui  demanda  : 

—  Tu  m'aimes  bien? 

Son  cœur  s'emplissait  d'une  tendresse  insolite.  Il  avait  un 
besoin  désolé  de  voir  sourire  le  pauvre  enfant  souffreteux,  de 
voir  ses  joues  se  teindre  une  fois  au  moins  d'une  rougeur  fugi- 
tive, de  voir  une  légère  efflorescence  de  sang  sur  cette  peau 
diaphane. 

—  Qu'est-ce  que  tu  as  ici?  demanda-t-il  en  lui  voyant  un 
doigt  enveloppé  de  linge. 

—  Il  s'est  coupé  l'autre  jour,  dit  Christine,  dont  les  yeux 
attentifs  suivaient  les  moindres  gestes  de  son  frère.  Une  petite 
coupure,  mais  qui  ne  veut  pas  se  cicatriser  encore. 

—  Laisse-moi  voir,  Luchino.  reprit  George,  que  poussait  une 
curiosité  pénible,  mais  qui  souriait  pour  appeler  un  sourire.  En 
soufflant  dessus,  je  te  guérirai. 

L'enfant,  surpris,  laissa  débander  son  doigt  malade.  George, 
sous  le  regard  inquiet  de  sa  sœur,  mettait  à  cet  acte  des  précau- 
tions infinies.  L'extrémité  du  linge  s'était  collée  à  la  petite  plaie, 
et  il  n'eut  pas  le  cœur  de  le  détacher;  mais,  sur  le  bord  mis  à 
découvert,  il  vit  poindre  une  goutte  blanchâtre  qui  ressemblait  à 
du  petit-lait.  Il  avait  les  lèvres  tremblantes.  En  levant  les  yeux, 
il  remarqua  que  sa  sœur,  suspendue  à  ses  gestes,  avait  le  visage 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  749 

altéré  par  une  contraction  anxieuse;  il  sentit  qu'en  cet  instant 
l'âme  de  la  pauvre  femme  se  concentrait  toute  dans  la  paume 
de  cette  petite  main. 

—  Ce  n'est  rien,  dit-il. 

Et  il  s'efforça  de  sourire  en  soufflant  sur  la  plaie,  pour  faire 
illusion  à  l'enfant  qui  attendait  le  miracle.  Puis  il  rebanda  le 
doigt  avec  précaution.  Il  pensait  de  nouveau  à  l'étrange  angoisse 
qui  l'avait  envahi  dans  l'escalier  désert,  au  chien  qu'on  chassait, 
aux  paroles  du  domestique,  aux  questions  que  lui  avait  suggérées 
une  frayeur  superstitieuse,  à  tout  ce  trouble  sans  cause. 

Christine,  remarquant  qu'il  était  absorbé,  lui  demanda  : 

—  A  quoi  penses-tu? 

—  A  rien. 

Puis,  tout  à  coup,  sans  réfléchir,  sans  autre  intention  que  de 
dire  une  chose  qui  réveillerait  l'attention  de  l'enfant  déjà  som- 
nolent : 

—  Tu  sais?  dit-il,  j'ai  rencontré  un  chien  dans  l'escalier... 
L'enfant  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  Un  chien  qui  vient  tous  les  soirs... 

—  Ah,  oui!  dit  Christine.  Jean  m'en  avait  parlé. 

Mais  elle  s'interrompit  à  l'aspect  des  yeux  dilatés  et  épouvan- 
tés de  l'enfant,  qui  était  sur  le  point  d'éclater  en  sanglots. 

—  Non,  Luchino,  non,  non,  ce  n'est  pas  vrai,  reprit-elle  en 
l'enlevant  des  genoux  de  George  et  en  le  serrant  dans  ses  bras. 
Non,  ce  n'est  pas  vrai.  Ton  oncle  dit  cela  pour  rire. 

—  Ce  n'est  pas  vrai,  ce  n'est  pas  vrai  !  répéta  George  en  se 
levant,  bouleversé  par  ces  pleurs  tels  qu'aucun  autre  enfant  n'en 
pleurait,  car  ils  semblaient  ravager  la  pauvre  créature. 

—  Allons,  allons,  disait  la  mère  d'une  voix  câline,  Luchino 
va  se  coucher,  maintenant. 

Elle  passa  dans  la  chambre  contiguë,  toujours  caressant  et 
berçant  son  fils  en  larmes. 

—  Viens  avec  nous,  George. 

Pendant  qu'elle  déshabillait  l'enfant,  George  la  regardait.  Elle 
le  déshabillait  lentement,  avec  des  précautions  infinies,  comme 
si  elle  eût  craint  de  le  briser;  et  chacun  de  ses  gestes  mettait  tris- 
tement à  nu  la  misère  de  ces  membres  grêles  où  déjà  commen- 
çaient à  paraître  les  déformations  d'un  rachitisme  incurable.  Le 
cou  était  long  et  flexible  comme  une  tige  fanée;  le  sternum,  les 
côtes,  les  omoplates,  presque  visibles  à  travers  la  peau,  faisaient 
une  saillie  qu'accentuait  encore  l'ombre  répandue  dans  les  parties 
creuses;  les  genoux  grossis  semblaient  noués;  le  ventre  un  peu 
gonflé,  au  nombril  saillant,  faisait  ressortir  la  maigreur  anguleuse 
des  hanches.  Lorsque  l'enfant  souleva  ses  bras  pour  que  sa  mère 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  changeât  de  chemise,  George  éprouva  une  pitié  douloureuse 
jusqu'à  l'angoisse  en  apercevant  les  petites  aisselles  fragiles  qui, 
dans  cet  acte  si  simple,  semblaient  exprimer  la  peine  d'un  effort 
pour  vaincre  la  langueur  mortelle  où  cette  faible  vie  était  sur  le 
point  de  s'éteindre. 

—  Embrasse-le,  dit  Christine  à  George. 

Et  elle  lui  tendit  le  bébé  avant  de  le  mettre  sous  les  couver- 
tures. Ensuite  elle  prit  les  mains  de  l'enfant;  elle  porta  celle  dont 
un  doigt  était  bandé  du  front  à  la  poitrine,  de  l'épaule  gauche  à 
l'épaule  droite,  pour  faire  le  signe  de  la  croix  ;  elle  les  lui  joignit 
en  disant  :  Amen. 

Il  y  avait  en  tout  cela  une  gravité  funèbre.  L'enfant,  dans 
sa  longue  chemise  blanche,  avait  déjà  l'aspect  d'un  petit  ca- 
davre. 

—  Dors,  maintenant,  dors,  mon  amour.  Nous  resterons  auprès 
de  toi. 

Le  frère  et  la  sœur,  une  fois  encore  unis  dans  la  même  tris- 
tesse, s'assirent  de  chaque  côté  du  chevet.  Ils  ne  parlèrent  pas. 
On  sentait  l'odeur  des  médicamens  entassés  sur  une  table  près 
du  lit.  Une  mouche  se  détacha  de  la  muraille,  vola  vers  la  flamme 
de  la  lampe,  avec  un  fort  bourdonnement  se  posa  sur  la  couver- 
ture. Dans  le  silence,  un  meuble  craqua. 

—  Il  s'endort,  dit  George  à  voix  basse. 

Tous  deux  s'absorbaient  dans  la  contemplation  de  ce  sommeil, 
qui  leur  suggérait  à  tous  deux  l'image  de  la  mort.  Une  sorte  de 
stupeur  oppressée  les  dominait,  sans  qu'ils  pussent  distraire  leur 
pensée  de  cette  image. 

Un  temps  indéfini  s'écoula. 

Soudain,  l'enfant  poussa  un  cri  d'épouvante,  ouvrit  les  yeux 
tout  grands,  se  souleva  sur  l'oreiller  comme  dans  l'effroi  d'une 
vision  terrible. 

—  Maman  !  maman  ! 

—  Qu'as-tu?  Qu'as-tu,  mon  amour? 

—  Maman  ! 

—  Qu'as-tu,  mon  amour?  Me  voici. 

—  Chasse-le  !  chasse-le  ! 

VI 

Au  souper,  où  Diego  s'était  abstenu  de  paraître,  Camille  n'avait- 
elle  pas  répété  l'accusation  sous  une  forme  voilée,  lorsqu'elle 
avait  dit  :  «  Quand  les  yeux  ne  voient  pas,  le  cœur  ne  souffre 
pas  »  ?  Et,  dans  les  paroles  de  sa  mère  —  oh  !  comme  sa  mère 
avait  vite  oublié  les  larmes  qui  avaient  fini  l'entretien  à  la  fenêtre  ! 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  7">1 

—  jusque  dans  les  paroles  de  sa  mère,  l'accusation  n'avait-elle  pas 
réapparu  à  plusieurs  reprises? 

George  pensait,  non  sans  amertume  :  «  Tout  le  monde  ici  me 
juge  de  la  même  manière.  En  somme,  personne  ne  me  pardonne 
ni  ma  renonciation  volontaire  à  mon  droit  d'aînesse,  ni  l'héri- 
tage de  mon  oncle  Démétrius.  J'aurais  dû  rester  à  la  maison  pour 
surveiller  la  conduite  de  mon  père  et  de  mon  frère,  pour  défendre 
le  bonheur  domestique!  Selon  eux,  rien  ne  serait  arrivé  si  j'étais 
resté  ici.  Par  conséquent,  le  coupable  c'est  moi.  Et  maintenant, 
j'expie.  »  A  mesure  qu'il  avançait  vers  la  villa  où  s'était  retiré 
l'ennemi  contre  lequel  il  avait  été  poussé  par  des  moyens  extrêmes, 
pour  ainsi  dire  à  coups  de  trique,  sans  miséricorde,  il  sentait 
peser  sur  lui  une  sorte  d'exigence  vexatoire,  il  éprouvait  ce  genre 
d'indignation  que  provoque  une  contrainte  inique.  Il  se  faisait  à 
lui-même  l'effet  d'être  victime  de  gens  cruels  et  implacables  qui 
ne  voudraient  lui  faire  grâce  d'aucune  torture.  Et  le  souvenir  de 
certaines  phrases  prononcées  par  sa  mère  le  jour  de  l'enterre- 
ment, dans  l'embrasure  de  la  fenêtre,  au  milieu  des  larmes,  aug- 
mentait son  amertume,  aigrissait  son  ironie  :  «  Non,  George, 
non!  ce  n'est  pas  à  toi  de  t'affliger,  ce  n'est  pas  à  toi  de  souffrir!... 
J'aurais  dû  me  taire,  j'aurais  dû  ne  te  dire  rien...  Ne  pleure  plus. 
Je  ne  peux  pas  te  (voir  pleurer.  »  Et  pourtant,  depuis  ce  jour-là, 
on  ne  lui  avait  épargné  aucune  torture.  Cette  petite  scène  n'avait 
amené  aucun  changement  dans  l'attitude  de  sa  mère  à  son  égard. 
Les  jours  suivans,  elle  n'avait  pas  cessé  de  se  montrer  courroucée 
et  violente  :  elle  l'avait  condamné  à  entendre  sans  répit  les 
accusations  vieilles  et  nouvelles,  aggravées  de  mille  particula- 
rités odieuses;  elle  l'avait  presque  condamné  à  compter  sur 
son  visage,  une  à  une,  les  marques  des  souffrances  endurées; 
elle  lui  avait  presque  dit  :  —  «  Regarde  comme  mes  yeux  sont 
brûlés  par  les  pleurs,  comme  mes  rides  sont  profondes,  comme 
mes  cheveux  ont  blanchi  aux  tempes.  Et  que  serait-ce,  si  je  pou- 
vais te  montrer  mon  cœur!  »  A  quoi  donc  avait  servi  la  grande 
angoisse  de  ce  jour-là?  Sa  mère  avait  donc  besoin  de  voir  couler  des 
larmes  brûlantes  pour  s'émouvoir  de  pitié?  Elle  ne  sentait  donc 
pas  tout  ce  qu'avait  de  cruel  le  supplice  qu'elle  infligeait  inutile- 
ment à  son  fils?  «  Oh!  comme  ils  sont  rares  sur  terre,  ceux  qui 
savent  souffrir  en  silence  et  accepter  le  sacrifice  en  souriant!  » 
Bouleversé  et  exaspéré  encore  par  les  excès  récens  dont  il  avait 
dû  être  témoin,  envahi  déjà  par  l'horreur  de  l'acte  décisif  qu'il 
était  sur  le  point  d'accomplir,  il  en  venait  ainsi  jusqu'à  mécon- 
naître sa  mère,  jusqu'à  se  plaindre  qu'elle  ne  sût  pas  souffrir  avec 
assez  de  perfection. 

A  mesure  qu'il  avançait  sur  le  chemin  (il  n'avait  pas  voulu 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre  la  voiture,  et  s'était  mis  en  route  à  pied  pour  être  plus 
libre  d'allonger  à  sa  guise  la  durée  du  trajet  et  peut-être  aussi  pour 
avoir,  au  dernier  moment,  la  possibilité  de  revenir  sur  ses  pas  ou 
de  s'égarer  dans  la  campagne),  à  mesure  qu'il  avançait,  il  sentait 
croître  cette  horreur  indomptable,  tant  qu'enfin  elle  étouffa  toute 
autre  émotion  et  masqua  toute  autre  pensée.  L'unique  image 
de  son  père  lui  envahit  la  conscience,  y  prit  le  relief  d'une 
figure  réelle.  Et  il  se  mit  à  supposer  la  scène  qui  aurait  lieu 
tout  à  l'heure,  étudia  la  contenance  qu'il  prendrait,  prépara  ses 
premières  phrases,  s'égara  en  d'invraisemblables  hypothèses, 
explora  les  souvenirs  les  plus  lointains  de  son  enfance  et  de 
son  adolescence,  tâcha  de  se  représenter  les  attitudes  succes- 
sives de  son  âme  vis-à-vis  de  son  père  pendant  les  périodes  suc- 
cessives de  sa  vie  passée.  Il  pensa:  «  Peut-être  ne  ï'ai-jc  jamais 
aimé.  »  Et,  en  effet,  dans  aucun  de  ses  souvenirs  les  plus  nets,  il 
ne  retrouva  ni  mouvement  spontané  de  confiance,  ni  chaude 
effusion  de  tendresse,  ni  émotion  intime  et  suave.  Ce  qu'il  re- 
trouva jusque  dans  les  souvenirs  de  sa  première  enfance,  ce  fut 
une  continuelle  crainte  qui  opprimait  tout  le  reste  :  la  crainte  du 
châtiment  corporel,  de  la  parole  âpre  suivie  de  coups  :  «  Je  ne  l'ai 
jamais  aimé.  »  Démétrius  avait  été  son  père  véritable,  était  son 
unique  parent. 

Et  il  lui  réapparut,  l'homme  doux  et  méditatif,  ce  visage 
plein  d'une  mélancolie  virile  auquel  donnait  une  expression 
étrange  la  boucle  de  cheveux  blancs  mêlée  aux  cheveux  noirs  sur 
le  milieu  du  front. 

Comme  toujours,  l'image  du  mort  lui  donna  un  soulagement 
soudain  et  lui  rendit  étrangères  les  choses  qui  l'avaient  préoccupé 
jusqu'alors.  Les  inquiétudes  s'apaisèrent,  l'amertume  se  déposa, 
la  répugnance  fit  place  à  une  sensation  nouvelle  de  sécurité  tran- 
quille. —  Qu'avait-il  à  craindre?  Pourquoi,  en  imagination,  avait- 
il  si  puérilement  grossi  la  souffrance  qui  l'attendait  et  qui  désor- 
mais était  inévitable?  —  Et  il  eut  encore  une  fois  la  conscience 
intime  qu'il  se  détachait  radicalement  de  sa  vie  présente,  de  l'état 
présent  de  son  être,  des  contingences  qui  l'avaient  le  plus  troublé. 
Encore  une  fois,  sous  l'influence  que  son  oncle  exerçait  sur  lui 
du  fond  de  la  tombe,  il  se  sentit  envelopper  d'une  sorte  d'atmo- 
sphère isolante  et  perdit  la  notion  précise  de  ce  qui  était  advenu 
et  de  ce  qui  allait  advenir  encore  ;  les  événemens  réels  semblèrent 
se  dépouiller  pour  lui  de  toute  signification,  n'avoir  plus  qu'une 
importance  passagère.  Et  c'était  comme  la  résignation  d'un 
homme  que  la  fatalité  obligerait  à  traverser  une  épreuve  pour 
atteindre  la  délivrance  prochaine  dont  son  âme  aurait  déjà  la 
prévision  et  la  certitude. 


TR1031PHE    DE    LA    MOKT.  753 

Cette  interruption  du  souci  intérieur,  ce  répit  singulier  qu'il 
avait  obtenu  sans  effort  et  qui  ne  l'étonnait  pas,  firent  que  ses 
yeux  s'ouvrirent  enfin  au  spectacle  du  paysage  solitaire  et  gran- 
diose. L'attention  qu'il  lui  donna  fut  calme  et  sereine.  11  crut 
reconnaître  dans  l'aspect  de  la  campagne  un  symbole  de  son 
sentiment  et  presque  l'empreinte  visible  de  ses  pensées. 

C'était  l'après-midi.  Un  ciel  pur  et  liquide  baignait  de  sa 
couleur  toutes  les  apparences  terrestres  et  semblait  en  subtiliser 
la  matière  par  une  pénétration  infiniment  lente.  Les  diverses 
formes  végétales,  distinctes  de  près,  se  dégradaient  dans  le  loin- 
tain, perdaient  peu  à  peu  leurs  contours,  semblaient  s'évaporer  par 
le  sommet,  tendaient  à  se  fondre  en  une  seule  forme,  immense  et 
confuse,  qu'animerait  une  seule  respiration  rythmique.  Ainsi, 
peu  à  peu,  sous  le  déluge  d'azur,  les  collines  s'égalisaient  et  le 
fond  de  la  vallée  prenait  l'aspect  d'un  golfe  paisible  où  se  refléterait 
le  ciel.  Sur  ce  golfe  uni,  le  massif  isolé  de  la  montagne  se  dres- 
sait en  opposant  aux  espaces  liquides  l'inébranlable  solidité  de  ses 
arêtes,  que  la  blancheur  des  neiges  couronnait  d'une  lumière 
presque  surnaturelle. 

VII 

Enfin  la  villa  apparut  entre  les  arbres,  toute  voisine,  avec  ses 
deux  larges  terrasses  latérales  garnies  de  balustrades  que  suppor- 
taient de  petits  pilastres  de  pierre,  et,  sur  les  pilastres,  ses 
vases  de  terre  cuite  en  forme  de  bustes  représentant  des  rois  et 
des  reines  à  qui  les  pointes  aiguës  des  aloès  mettaient  sur  la  tète 
de  vivantes  couronnes. 

La  vue  de  ces  grossières  figures  rougeâtres,  dont  quelques- 
unes  se  détachaient  en  plein  sur  l'azur  lumineux,  réveilla  subite- 
ment chez  George  de  nouveaux  souvenirs  de  sa  lointaine  enfance  : 
des  souvenirs  confus  de  récréations  champêtres,  de  jeux,  de 
courses,  de  contes  imaginés  au  sujet  de  ces  rois  immobiles  et 
sourds  dont  les  plantes  tenaces  pénétraient  de  leurs  racines  le 
cœur  d'argile.  Il  se  rappela  même  qu'il  avait  eu  longtemps  une 
prédilection  pour  une  reine  à  laquelle  le  feuillage  pendant  d'une 
plante  grasse  faisait  une  épaisse  et  longue  chevelure  qui,  au  prin- 
temps, se  constellait  d'innombrables  fleurettes  d'or.  11  la  chercha 
curieusement  des  yeux,  ayant  déjà  reformées  dans  l'esprit  les 
images  de  la  vie  obscure  et  intense  dont  sa  fantaisie  enfantine 
l'avait  animée.  Il  la  reconnut  sur  un  pilastre  d'angle;  et  il  sourit 
comme  s'il  avait  reconnu  une  amie  ;  et,  pendant  quelques  secondes, 
toute  son  âme  resta  tendue  vers  le  passé  irrévocable,  avec  une 
émotion  qui  n'était  pas  sans  douceur.  Grâce  à  la  détermination 
tome  cxxix.  —  1895.  48 


75 i  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

finale  qui  s'était  formée  en  lui  sans  combat  lors  de  l'apaisement 
imprévu  au  milieu  de  la  campagne  glauque  et  taciturne,  il  réus- 
sissait maintenant  à  retrouver  dans  ses  sensations  une  saveur 
désapprise,  il  se  complaisait  à  remonter  jusque  dans  les  méandres 
les  plus  reculés  le  cours  de  sa  propre  existence,  si  proche  désor- 
mais du  terme  résolu.  Cette  curiosité  pour  les  manifestations, 
même  les  plus  fugitives,  que  son  être  avait  dispersées  dans  le 
temps,  cette  sympathie  émue  pour  les  choses  avec  lesquelles  il 
avait  été  en  communication  autrefois  tendaient  à  se  changer  en  un 
attendrissement  alangui  et  larmoyant,  presque  féminin.  Mais, 
lorsqu'il  entendit  des  voix  près  de  la  grille,  il  secoua  cette  lan- 
gueur; et,  lorsqu'il  aperçut  une  fenêtre  ouverte  où  pendait  entre 
les  rideaux  blancs  la  cage  d'un  canari,  il  retrouva  le  sentiment  de 
la  réalité  présente  et  ressentit  de  nouveau  sa  première  angoisse. 
Les  alentours  étaient  calmes,  et  on  percevait  distinctement  les 
roulades  de  l'oiseau  prisonnier. 

Il  se  dit  avec  un  serrement  de  cœur:  «  Ma  visite  n'est  pas 
attendue.  Si  cette  femme  était  avec  lui?  »  Près  de  la  grille  il  vit 
deux  enfans  qui  jouaient  dans  le  sable  ;  et,  avant  d'avoir  le 
tempsdeles  observer,  il  devina  que  c'étaient  ses  frères  adultérins, 
les  fils  de  la  concubine.  Il  avança;  et  les  deux  enfans  se  retour- 
nèrent, se  mirent  à  le  regarder  avec  surprise,  mais  sans  intimi- 
dation. Sains,  robustes,  llorissans,  avec  des  joues  vermeilles  de 
santé,  ils  portaient  l'empreinte  manifeste  de  leur  origine.  Cette  vue 
le  bouleversa;  une  terreur  irrésistible  l'assaillit;  il  songea  à  se 
cacher,  à  revenir  en  arrière,  à  s'enfuir,  et  il  leva  les  yeux  vers  la 
fenêtre  avec  l'effroi  d'apercevoir  entre  les  rideaux  la  figure  de  son 
père  ou  celle  de  cette  femme  odieuse ,  dont  il  avait  entendu 
raconter  tant  de  fois  les  perfidies,  les  convoitises,  toutes  les 
turpitudes. 

—  Ah  !  monsieur  !  vous  ici  ? 

C'était  la  voix  d'un  domestique  qui  venait  à  sa  rencontre.  En 
même  temps,  son  père  lui  criait  de  la  fenêtre  : 

—  C'est  toi,  George  ?  Quelle  surprise  ! 

Il  rentra  en  possession  de  lui-même,  se  composa  un  visage 
riant,  tacha  de  se  donner  de  la  désinvolture.  Il  avait  eu  la  sen- 
sation soudaine  qu'entre  son  père  et  lui  venaient  de  se  rétablir 
ces  rapports  artificiels,  de  forme  presque  cérémonieuse,  dont  ils 
usaient  l'un  et  l'autre  depuis  plusieurs  années  pour  déguiser  leur 
gêne  lorsqu'ils  se  trouvaient  en  contact  immédiat  et  inévitable. 
Et  il  avait  senti  en  outre  que  sa  volonté  venait  de  l'abandonner 
totalement  et  qu'il  ne  serait  jamais  capable  d'exposer  avec  franchise 
le  vrai  motif  de  cette  visite  inattendue. 

Son  père  lui  disait  de  la  fenêtre  : 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  755 

—  Tu  ne  montes  pas  ? 

—  Oui,  oui,  je  monte. 

Il  aurait  voulu  faire  croire  qu'il  n'avait  pas  remarqué  les  deux 
enfans.  Il  se  mit  à  monter  par  l'escalier  découvert  qui  conduisait 
à  l'une  des  grandes  terrasses.  Son  père  vint  au-devant  de  lui.  Ils 
s'embrassèrent.  Il  y  avait,  chez  le  père  une  ostentation  manifeste 
de  manières  affectueuses. 

—  Tu  t'es  donc  enfin  décidé  à  venir? 

—  Je  voulais  faire  une  promenade  à  pied,  et  la  promenade 
m'a  conduit  jusqu'ici.  Depuis  si  longtemps,  je  n'avais  pas  revu 
l'endroit  !  Rien  n'est  changé,  ce  me  semble... 

Ses  regards  erraient  sur  la  terrasse  couverte  d'asphalte  ;  il 
examinait  les  bustes  l'un  après  l'autre,  avec  plus  de  curiosité 
qu'il  n'était  naturel. 

—  A  présent,  tu  es  presque  toujours  ici,  n'est-ce  pas? 
demanda-t-il,  pour  dire  quelque  chose,  pour  se  soustraire  au 
malaise  des  intervalles  de  silence,  dont  il  prévoyait  la  fréquence 
et  la  longueur. 

—  Oui,  à  présent,  j'y  viens  souvent  et  j'y  reste,  répliqua  le  père, 
avec  dans  la  voix  une  nuance  de  tristesse  dont  le  fils  fut  surpris. 
Je  crois  que  l'air  me  fait  du  bien...  depuis  que  s'est  déclarée  ma 
maladie  de  cœur. 

—  Tu  as  une  maladie  de  cœur?  s'écria  George  en  se  retour- 
nant vers  lui  avec  un  émoi  sincère,  frappé  qu'il  était  par  l'imprévu 
de  cette  nouvelle.  Comment  ?  depuis  quand?  Je  n'en  ai  jamais 
rien  su...  Personne  ne  m'en  a  jamais  soufflé  mot... 

Il  regardait  maintenant  son  père  au  visage,  sous  cette  grande 
lumière  crue  que  réverbérait  le  mur  frappé  par  le  soleil  oblique, 
croyant  y  découvrir  les  symptômes  de  la  maladie  mortelle.  Et 
c'était  avec  une  compassion  douloureuse  qu'il  observait  ces  rides 
profondes,  ces  yeux  bouffis  et  troublés,  ces  poils  blancs  qui 
hérissaient  les  joues  et  le  menton  rasés  de  la  veille,  ces  moustaches 
et  ces  cheveux  auxquels  la  teinture  donnait  une  couleur  indécise 
entre  le  verdàtre  et  le  violacé,  ces  grosses  lèvres  où  la  respiration 
avait  un  halètement  d'asthme,  ce  cou  court  qui  paraissait  coloré 
par  du  sang  extravasé. 

—  Depuis  quand  ?  répéta-t-il  sans  cacher  son  trouble  ;  et  il 
sentait  diminuer  sa  répugnance  vis-à-vis  de  cet  homme  qu'une 
rapide  succession  d'images,  claires  comme  la  réalité,  lui  repré- 
sentait sous  la  menace  de  la  mort,  défiguré  par  l'agonie. 

—  Est-ce  qu'on  sait  jamais  depuis  quand  ?  repartit  le  père, 
qui,  en  présence  de  ce  trouble  sincère,  exagérait  sa  souffrance 
pour  entretenir  et  pour  accroître  une  pitié  dont  il  réussirait  peut- 
être  à  tirer  profit.  Est-ce  qu'on  sait  jamais  depuis  quand  ?  Ce  sont 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  maladies  qui  couvent  durant  des  années;  et  puis,  un  beau  jour, 
elles  se  déclarent  à  l'improviste.  Mais  alors  il  n'y  a  plus  de  remède. 
Il  faut  se  résigner,  attendre  le  coup  d'une  minute  à  l'autre... 

En  parlant  ainsi,  d'une  voix  altérée,  il  semblait  se  dépouiller 
de  sa  dureté  et  de  sa  brutalité  massives,  devenir  plus  vieux,  plus 
faible,  plus  cassé.  C'était  comme  une  dissolution  subite  de 
toute  sa  personne,  mais  pourtant  avec  quelque  chose  d'artificiel, 
d'excessif  et  de  théâtral  qui  n'échappa  point  à  la  perspicacité  de 
George.  Et  le  jeune  homme  songea  aussitôt  à  ces  comédiens  qui, 
sur  la  scène,  ont  la  faculté  de  se  métamorphoser  instantanément, 
comme  s'ils  s'ôtaient  et  se  remettaient  un  masque.  Il  eut  même  l'in- 
tuition soudaine  de  ce  qui  allait  suivre.  —  Sans  nul  doute,  son  père 
avait  deviné  le  motif  de  sa  visite  inattendue,  et  il  tâchait  main- 
tenant d'en  tirer  quelque  effet  utile  par  l'étalage  de  son  mal.  Sans 
nul  doute  encore,  il  se  proposait  d'atteindre  un  but  bien  défini.  Quel 
était  ce  but?  —  George  n'eut  aucune  indignation,  aucune  colère 
intérieure;  il  ne  se  prépara  pas  non  plus  à  se  défendre  contre  la 
fourberie  qu'il  prévoyait  avec  tant  de  certitude;  au  contraire,  son 
inertie  s'accrut  en  proportion  de  sa  lucidité.  Et  il  attendit  que 
la  comédie  suivît  son  cours,  prêt  à  en  subir  toutes  les  péripéties, 
triste  et  résigné. 

—  Veux-tu  entrer?  dit  le  père. 

—  Comme  tu  voudras. 

—  Eh  bien  !  entrons.  J'ai  des  papiers  à  te  faire  voir. 

Le  père  passa  le  premier,  se  dirigeant  vers  cette  pièce  dont 
la  fenêtre  ouverte  versait  dans  toute  la  villa  les  roulades  du 
serin.  George  le  suivait,  sans  regarder  autour  de  lui.  Il  s'aperçut 
(lue  son  père  avait  même  changé  sa  démarche,  de  façon  à 
feindre  la  fatigue;  et  ce  lui  fut  un  chagrin  poignant  de  songer 
aux  impostures  dégradantes  dont  il  serait  tout  à  l'heure  le  spec- 
tateur et  la  victime.  11  sentait  dans  la  maison  la  présence  de  la 
concubine;  il  était  sûr  qu'elle  se  cachait  dans  quelque  chambre, 
qu'elle  était  aux  écoutes,  qu'elle  espionnait.  Il  pensa  :  «  Quels 
papiers  va-t-il  me  faire  voir?  Que  prétend-il  obtenir  de  moi? 
Il  veut  sans  doute  de  l'argent.  11  saisit  l'occasion  au  passage...  » 
Et  il  crut  entendre  encore  certaines  invectives  de  sa  mère  ;  il  se 
rappela  certaines  particularités  presque  incroyables  qu'il  avait 
apprises   d'elle.   «  Que  ferai-je?  Que    répondrai-je?   » 

Le  serin  dans  sa  cage  chantait  d'une  voix  limpide  et  forte,  en 
variant  les  modulations;  et  les  rideaux  blancs  s'enflaient  comme 
deux  voiles,  en  laissant  entrevoir  un  lointain  d'azur.  Le  vent 
agitait  quelques-uns  des  papiers  qui  encombraient  la  table  ;  et. 
sur  cette  table,  George  aperçut,  dans  un  disque  de  cristal  qui 
servait  de  presse-papier,  une  vignette  libertine. 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  757 

—  Quelle  journée  mauvaise  aujourd'hui!  murmura  le  père, 
qui,  affectant  d'être  tourmenté  par  les  battemens  de  cœur,  se 
laissa  choir  de  tout  son  poids  sur  une  chaise,  ferma  les  paupières 
à  demi,  respira  comme  un  asthmatique. 

—  Tu  souffres?  dit  George,  presque  timide,  sans  savoir  si 
cette  souffrance  était  réelle  ou  simulée,  ni  quelle  contenance 
prendre . 

—  Oui...  mais  cela  se  passera  dans  un  instant...  Dès  que  j'ai 
la  moindre  agitation,  la  moindre  inquiétude,  je  me  sens  plus  mal. 
J'aurais  besoin  d'un  peu  de  tranquillité,  d'un  peu  de  repos.  Et 
au  contraire... 

Il  s'était  remis  à  parler  sur  ce  ton  lamentable  de  plainte 
entrecoupée  qui,  à  cause  d'une  vague  ressemblance  d'accent, 
éveilla  chez  George  le  souvenir  de  la  tante  Joconde,  de  la  pauvre 
idiote,  lorsqu'elle  essayait  de  l'attendrir  pour  avoir  des  sucreries. 
Désormais  la  feinte  était  devenue  si  évidente,  si  grossière,  si 
ignoble,  et,  malgré  tout,  il  y  avait  tant  de  misère  humaine  dans 
l'état  de  cet  homme  réduit  à  de  pareilles  bassesses  pour  satisfaire 
son  vice  implacable,  il  y  avait  tant  de  souffrance  vraie  dans  l'expres- 
sion de  ce  visage  menteur,  qu'il  parut  à  George  qu'aucune  des 
angoisses  de  sa  vie  passée  ne  pouvait  soutenir  la  comparaison 
avec  l'horrible  angoisse  de  ce  moment-là. 

—  Et  au  contraire?...  demanda-t-il,  comme  pour  encourager 
son  père  à  poursuivre,  comme  pour  hâter  le  terme  de  sa  torture. 

—  Au  contraire,  depuis  quelque  temps,  tout  va  de  mal  en 
pis,  et  les  malheurs  se  succèdent  sans  relâche.  J'ai  fait  des  pertes 
considérables.  Trois  mauvaises  années  consécutives,  la  maladie 
de  la  vigne,  le  bétail  décimé,  les  fermages  réduits  de  plus  de 
moitié,  les  impôts  accrus  dans  d'énormes  proportions...  Regarde, 
regarde.  Voici  les  papiers  que  je  voulais  te  faire  voir... 

Et  il  prit  sur  la  table  une  liasse  de  papiers,  l'étala  sous  les  yeux 
de  son  fils,  se  mit  à  expliquer  confusément  une  quantité  d'affaires 
très  embrouillées  qui  concernaient  des  impositions  foncières  non 
payées  s'accumulant  depuis  plusieurs  mois.  —  Il  fallait  absolu- 
ment se  mettre  en  règle,  et  tout  de  suite,  pour  éviter  un  préju- 
dice incalculable.  On  avait  déjà  opéré  la  saisie,  et,  d'un  instant  à 
l'autre,  on  poserait  peut-être  les  affiches  de  vente.  Gomment  faire, 
dans  l'embarras  momentané  où  il  se  trouvait  sans  qu'il  y  eût 
rien  de  sa  faute?  Il  sagissait  d'une  somme  assez  forte.  Gomment 
faire? 

George  se  taisait,  les  yeux  fixés  sur  les  papiers  que  le  père 
feuilletait  de  sa  main  bouffie,  presque  monstrueuse,  aux  pores 
très  visibles,  pâle  d'une  pâleur  qui  faisait  un  singulier  contraste 
avec  le  visage  sanguin.  Par  intervalles,  il  cessait  d'entendre  les 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mots;  mais  il  gardait  dans  les  oreilles  la  monotonie  de  cette  voix 
sur  laquelle  se  détachaient  les  roulades  aiguës  du  serin  et  les  cris 
intermittens  qui  montaient  de  l'allée,  où  sans  doute  les  deux  pe- 
tits bâtards  continuaient  à  jouer  dans  le  sable.  Les  rideaux  s^agi- 
taient  aux  fenêtres  lorsqu'une  brise  plus  vive  s'engouffrait  dans 
leurs  plis.  Et  toutes  ces  voix,  toutes  ces  rumeurs  avaient  une 
expression  d'inexplicable  tristesse  pour  le  visiteur  silencieux 
qui  considérait  avec  une  sorte  de  stupeur  ces  écritures  serrées 
d'huissiers,  sur  lesquelles  passait  la  main  bouffie  et  pâle  où  les 
saignées  avaient  laissé  de  petites  cicatrices  apparentes.  Une 
image  lui  surgit  dans  la  mémoire,  un  souvenir  d'enfance  étran- 
gement net  :  son  père  était  auprès  d'une  fenêtre,  la  figure  grave, 
la  chemise  retroussée  sur  un  bras  qu'il  tenait  plongé  dans  un  bas- 
sin rempli  d'eau;  et  l'eau  se  rougissait  du  sang  coulé  par  la  veine 
ouverte;  et,  près  de  lui,  le  chirurgien,  debout,  surveillait  le  flux 
de  sang  et  tenait  les  bandages  prêts  pour  la  ligature.  —  Les  images 
s'appelaient  l'une  l'autre  :  il  revoyait  encore  les  lancettes  lui- 
santes dans  l'étui  de  cuir  vert;  il  revoyait  la  femme  qui  empor- 
tait de  la  chambre  le  bassin  plein  de  sang  ;  il  revoyait  la  main 
tenue  en  écharpe  par  un  ruban  noir  qui  se  croisait  sur  le  dos  gras 
et  mou,  en  s'y  enfonçant  un  peu... 

Son  père,  le  voyant  rêveur,  lui  demanda  : 

—  M'écoutes-tu  ? 

—  Oui,  oui,  je  t'écoute. 

En  ce  moment,  le  père  s'attendait  peut-être  à  une  offre  spon- 
tanée. Déçu,  il  dit  après  une  pause,  en  surmontant  son  embarras: 

—  Bartolomeo  me  sauverait  s'il  me  donnait  la  somme... 

Il  hésita,  et  sa  physionomie  prit  une  expression  indéfinissable, 
où  le  fils  crut  reconnaître  le  dernier  indice  d'une  pudeur  vaincue 
par  le  besoin  presque  désespéré  d'atteindre  le  but. 

—  Il  me  donnerait  bien  l'argent  contre  une  lettre  de  change  ; 
mais...  je  crois  qu'il  exigerait  ta  signature. 

Enfin,  le  piège  était  tendu. 

—  Ah!  ma  signature...  balbutia  George,  troublé,  non  par 
la  demande,  mais  par  le  nom  odieux  de  ce  beau-frère,  que  les 
accusations  maternelles  lui  avaient  déjà  représenté  comme  un 
corbeau  de  mauvais  augure,  avide  de  dévorer  les  débris  de  la  for- 
tune des  Aurispa. 

Et,  comme  il  restait  perplexe  et  assombri  sans  ajouter  un 
mot,  le  père,  par  crainte  d'un  refus,  laissa  de  côté  toute  ré- 
serve et  eut  recours  aux  supplications.  «  Il  n'avait  plus  que  ce 
moyen-là,  cet  unique  moyen,  pour  éviter  une  vente  judiciaire 
désastreuse  qui  déterminerait  certainement  tous  les  autres  créan- 


TRIOMPHE    DE   LA    MORT.  759 

ciers  à  lui  tomber  sur  le  dos.  L'écroulement  serait  inévitable. 
Son  fils  voulait-il  donc  être  témoin  de  sa  ruine?  ou  ne  voyait-il 
pas  qu'en  intervenant  dans  cette  circonstance  il  travaillait  pour 
son  propre  intérêt  et  défendait  un  héritage  qui  devait  bientôt 
échoir  à  son  frère  et  à  lui-même? 

—  Oh  !  cela  ne  tardera  guère  ;  cela  arrivera  d'un  jour  à  l'autre, 
peut-être  demain! 

Et  il  se  remit  à  parler  de  sa  maladie  incurable,  du  péril 
continuel  qui  le  menaçait,  des  inquiétudes  et  des  chagrins  qui 
hâtaient  pour  lui  l'heure  de  la  mort. 

A  bout  de  forces,  ne  pouvant  plus  supporter  cette  voix  et  ce 
spectacle,  retenu  néanmoins  par  la  pensée  des  autres  bourreaux, 
de  ceux  qui  l'avaient  poussé  de  force  en  cet  endroit  et  qui  l'atten- 
daient maintenant  pour  lui  demander  compte  de  sa  démarche, 
George  balbutia  : 

—  Mais  cet  argent,  est-il  vrai  que  tu  l'emploieras  pour  ce  que 
tu  dis  ? 

—  Oh  !  toi  aussi,  toi  aussi  !  s'écria  le  père  qui,  sous  une  appa- 
rente explosion  de  douleur,  réprimait  mal  un  de  ses  accès  de 
violence.  On  t'a  donc,  répété,  à  toi  aussi,  ce  qu'on  va  colportant 
partout  et  toujours  :  que  je  suis  un  monstre,  que  j'ai  commis 
tous  les  crimes,  que  je  suis  capable  de  toutes  les  infamies  !  Et  tu 
l'as  cru,  toi  aussi!...  Mais  pourquoi,  pourquoi  me  haïssent-ils  à 
ce  point,  là-bas,  dans  cette  maison?  Pourquoi  me  souhaitent-ils 
la  mort?  Oh!  tu  ne  sais  pas  combien  ta  mère  me  hait!...  Si  tu 
retournais  près  d'elle  à  cette  heure  et  si  tu  lui  racontais  que  tu 
m'as  laissé  agonisant,  elle  t'embrasserait  et  dirait  :  —  Dieu  soit 
béni!  —  Oh!  tu  ne  sais  pas... 

Dans  la  brutalité  de  l'accent,  dans  l'ouverture  de  cette  bouche 
qui  donnait  de  l'aigreur  aux  mots,  dans  la  respiration  véhémente 
qui  dilatait  les  narines,  dans  la  rougeur  irritée  des  yeux,  l'homme 
vrai  réapparaissait  malgré  lui;  et,  contre  cet  homme,  le  fils  eut  un 
nouveau  mouvement  de  l'aversion  primitive,  un  mouvement  si 
soudain  et  si  impétueux  que,  sans  réfléchir,  par  besoin  d'apaiser 
son  père  et  de  s'en  débarrasser,  il  l'interrompit  pour  lui  dire  d'une 
voix  convulsive  : 

—  Non,  non  ;  je  ne  sais  rien...  Dis-moi,  que  dois-je  faire  ?  Où 
dois-je  signer?... 

Et  il  se  leva,  éperdu,  s'approcha  de  la  fenêtre,  se  retourna 
vers  son  père.  Il  le  vit  chercher  quelque  chose  dans  un  tiroir, 
avec  une  sorte  d'impatience  haletante;  il  le  vit  mettre  sur  la 
table  une  lettre  de  change  encore  vierge. 

—  Ici.  Mets  ta  signature  :  cela  suffira... 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et,  de  son  énorme  index  où  l'ongle  plat  s'écrasait  dans  des 
bourrelets  de  chair,  il  indiquait  l'endroit  de  la  signature. 

George,  sans  s'asseoir,  sans  avoir  une  claire  conscience  de  ce 
qu'il  faisait,  prit  la  plume  et  signa  rapidement.  Il  aurait  voulu 
être  déjà  libre  et  hors  de  cette  chambre,  courir  en  plein  air,  s'en 
aller  très  loin,  se  trouver  seul.  Mais,  lorsqu'il  vit  son  père 
prendre  la  lettre  de  change,  examiner  la  signature,  la  sécher 
en  la  saupoudrant  d'une  pincée  de  sable,  puis  la  replacer  et 
fermer  à  clef  le  tiroir  ;  lorsqu'il  remarqua  en  chacun  de  ces  actes 
la  joie  mal  dissimulée  de  l'homme  qui  a  réussi  un  mauvais 
coup;  lorsqu'il  eut  dans  l'àme  la  certitude  qu'il  s'était  laissé 
prendre  à  une  honteuse  fourberie  ;  lorsqu'il  pensa  aux  interroga- 
toires de  ceux  qui  l'attendaient  dans  l'autre  maison  ;  alors  l'inu- 
tile regret  de  son  acte  le  bouleversa  si  fort  qu'il  fut  sur  le  point 
de  donner  carrière  à  son  extrême  indignation  et  de  s'insurger 
enfin  de  toutes  ses  forces  contre  le  scélérat,  pour  la  défense  de 
lui-même,  de  sa  famille,  des  droits  violés  de  sa  mère  et  de  sa 
sœur  :  «  Ah  !  c'était  vrai,  c'était  donc  vrai,  tout  ce  que  sa  mère 
lui  avait  dit!  Tout  était  vrai.  Cet  homme  n'avait  plus  ombre  de 
retenue,  ombre  de  pudeur.  Il  ne  reculait  devant  rien  et  devant 
personne,  quand  il  s'agissait  de  faire  de  l'argent...  »  Et  il  sentit 
encore  une  fois  la  présence  de  la  concubine,  de  la  femme  rapace 
et  insatiable  qui  se  cachait  certainement  dans  la  chambre  d'à 
côté,  et  qui  tendait  l'oreille,  et  qui  espionnait,  et  qui  attendait  sa 
part  de  butin. 

Il  dit,  sans  réussir  à  réprimer  le  frisson  qui  le  secouait  : 

—  Tu  me  promets...  tu  me  promets  que  cet  argent  ne  te 
servira  pas...  à  autre  chose? 

—  Mais  oui,  mais  oui,  répliqua  le  père,  qui  laissait  voir  main- 
tenant combien  cette  insistance  l'agaçait  et  en  qui  un  manifeste 
changement  de  contenance  s'était  produit  depuis  qu'il  n'avait 
plus  besoin  de  supplier  et  de  feindre  pour  obtenir. 

—  Fais  attention  que  je  le  saurai,  ajouta  George,  devenu  très 
pâle,  d'une  voix  qui  s'étranglait  un  peu,  avec  un  effort  pour  con- 
tenir l'éclat  de  son  indignation  qui  croissait  à  mesure  que  cet 
homme  lui  réapparaissait  plus  visiblement  sous  son  aspect 
odieux,  à  mesure  que  se  dessinaient  plus  nettement  les  consé- 
quences de  l'acte  irréfléchi.  Prends  garde!  Je  ne  veux  pas  être 
ton  complice  contre  ma  mère... 

Blessé  de  ce  soupçon,  haussant  brusquement  la  voix  comme 
pour  intimider  son  fils  qui  se  faisait  une  horrible  violence  pour 
le  regarder  dans  les  yeux,  le  père  rugit  : 

—  Que  prétends-tu  dire?  Quand  ta  vipère  de  mère  aura-t-elle 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  761 

fini  de  cracher  son  venin?  Quand  aura-t-elle  fini?  Quand  aura- 
t-elle  fini?  Elle  veut  donc  que,  je  lui  ferme  la  bouche  à  jamais?  Eh 
bien!  je  le  ferai  un  de  ces  jours.  Ah!  quelle  femme!  Depuis 
quinze  ans,  oui,  quinze  ans,  elle  ne  me  laisse  pas  une  minute  en 
paix.  Elle  a  empoisonné  ma  vie,  elle  m'a  fait  périr  à  petit  feu.  Si 
je  suis  ruiné,  c'est  sa  faute,  comprends-tu?  c'est  sa  faute! 

—  Tais-toi!  cria  George  hors  de  lui,  méconnaissable,  blême 
comme  un  mort,  tremblant  de  tous  ses  membres,  envahi  d'une 
fureur  pareille  à  celle  qui  l'avait  déjà  soulevé  contre  Diego.  Tais- 
toi  I  Ne  prononce  pas  son  nom  !  Tu  n'es  pas  digne  de  lui  baiser  les 
pieds.  J'étais  venu  pour  t'en  faire  souvenir.  Et  je  me  suis  laissé 
berner  par  ta  comédie  !  Je  me  suis  laissé  prendre  à  ton  piège  !  Ce 
que  tu  voulais,  c'était  une  aubaine  pour  ta  ribaude,  et  tu  es  arrivé 
à  tes  fins...  Ah  !  quelle  honte!...  Et  tu  as  le  cœur  d'injurier  ma 
mère  !... 

La  voix  lui  manquait;  sa  gorge  s'étouffait;  un  voile  lui  cou- 
vrait les  yeux  ;  ses  genoux  se  dérobaient  sous  lui  comme  si  les 
forces  allaient  l'abandonner. 

—  Maintenant,  adieu!  Je  sors  d'ici.  Agis  à  ta  guise.  Ton  fils, 
je  ne  le  suis  plus.  Je  ne  veux  plus  ni  te  voir  ni  rien  savoir  de  toi. 
Je  prendrai  ma  mère,  je  l'emmènerai  bien  loin.  Adieu! 

Il  sortit  en  chancelant,  avec  un  voile  d'ombre  sur  les  pru- 
nelles. Tandis  qu'il  traversait  les  pièces  pour  gagner  la  terrasse,  il 
entendit  un  froufrou  de  jupes  et  une  porte  qui  claquait,  comme 
derrière  quelqu'un  qui  se  retire  en  hâte  pour  ne  pas  être  sur- 
pris. Aussitôt  à  l'air  libre,  hors  de  la  grille,  il  eut  une  envie 
folle  de  pleurer,  de  crier,  de  courir  à  travers  champs,  de  se  frapper 
le  front  contre  une  roche,  de  chercher  un  précipice  où  tout  fini- 
rait. Les  nerfs  lui  vibraient  douloureusement  dans  la  tête  et  lui 
donnaient  des  élancemens  cruels,  comme  s'ils  se  fussent  rompus 
l'un  après  l'autre.  Et  il  pensait,  avec  une  épouvante  que  la  mort 
du  jour  rendait  plus  atroce  :  «  Où  vais-je  aller?  Retournerai-je 
là-bas  ce  soir?  »  La  maison  lui  semblait  reculée  dans  un  lointain 
infini  ;  la  longueur  de  la  route  lui  semblait  infranchissable  ;  tout 
ce  qui  n'était  pas  la  cessation  immédiate  et  absolue  de  son  affreuse 
torture  lui  semblait  inadmissible. 

vin 

Le  matin  suivant,  lorsqu'il  ouvrit  les  yeux  après  un  sommeil 
très  agité,  il  ne  conservait  des  événemens  de  la  veille  qu'un  sou- 
venir confus.  La  tombée  tragique  du  crépuscule  sur  la  campagne 
déserte,  le  son  grave  de  ï Angélus  qui,  prolongé  dans  ses  oreilles 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  une  hallucination  de  l'ouïe,  lui  avait  paru  ne  jamais  finir  ;  l'an- 
goisse qui  l'avait  talonné  en  approchant  de  la  maison;  lorsqu'il 
avait  aperçu  les  fenêtres  lumineuses  que  traversaient  par  momens 
des  ombres  mobiles;  la  surexcitation  fiévreuse  qui  l'avait  saisi 
lorsque,  pressé  de  questions  par  sa  mère  et  sa  sœur,  il  avait  ra- 
conté la  scène  en  exagérant  la  violence  de  ses  invectives  et  l'atro- 
cité de  l'altercation;  le  besoin  presque  délirant  de  parler  beau- 
coup, de  mêler  au  récit  des  faits  réels  l'incohérence  de  ses  rêveries  ; 
les  élans  de  mépris  ou  de  tendresse  par  lesquels  sa  mère  l'avait 
interrompu  au  fur  et  à  mesure  qu'il  lui  décrivait  l'attitude  de  cette 
brute  et  sa  propre  énergie  en  l'affrontant;  et  puis  l'enrouement 
soudain,  l'exaspération  rapide  de  la  douleur  qui  lui  martelait  les 
tempes,  les  efforts  spasmodiques  d'un  vomissement  amer  et  in- 
coercible, le  grand  froid  qui  l'avait  transi  dans  le  lit,  les  fantômes 
horribles  qui  l'avaient  fait  sursauter  dans  la  première  torpeur  de 
ses  nerfs  exténués;  tout  lui  revenait  confusément  à  la  mémoire, 
tout  augmentait  sa  stupeur  corporelle,  si  pénible,  et  dont  il  n'au- 
rait pourtant  voulu  sortir  que  pour  entrer  dans  une  obscurité 
complète,  dans  une  insensibilité  de  cadavre. 

La  nécessité  de  la  mort  continuait  d'être  suspendue  sur  lui 
avec  la  même  imminence;  mais  il  lui  était  douloureux  dépenser 
que,  pour  mettre  à  exécution  son  dessein,  il  lui  faudrait  sortir  de 
son  inertie,  accomplir  une  série  d'actes  fatigans,  vaincre  la  répu- 
gnance physique  qui  l'éloignait  de  tout  effort.  —  Où  se  serait-il 
tué?  par  quel  moyen?  à  la  maison?  ce  jour  même?  avec  une 
arme  à  feu?  avec  un  poison?  —  Son  esprit  n'avait  pas  encore  ren- 
contré d'idée  précise  et  définitive.  La  torpeur  même  qui  l'acca- 
blait et  l'amertume  de  sa  bouche  lui  suggérèrent  l'idée  d'un  nar- 
cotique. Et,  vaguement,  sans  s'attarder  à  la  recherche  du  moyen 
pratique  par  lequel  il  se  procurerait  la  dose  efficace,  il  imagina 
les  effets.  Peu  à  peu,  les  images  se  multiplièrent,  se  particulari- 
sèrent, devinrent  plus  distinctes;  et  leur  association  forma  un 
tableau  visible.  Ce  qu'il  s'attachait  à  imaginer,  c'étaient  moins  les 
sensations  de  sa  lente  agonie  que  les  circonstances  qui  amène- 
raient sa  mère,  sa  sœur  et  son  frère  à  connaître  la  catastrophe;  il 
s'attachait  à  imaginer  les  signes  de  leur  douleur,  leurs  attitudes, 
leurs  paroles  et  leurs  gestes.  Et,  de  proche  en  proche,  son  atten- 
tion curieuse  s'étendait  à  tous  les  survivans,  non  pas  seulement 
aux  consanguins,  mais  à  toute  la  famille,  aux  amis,  à  Hippolyte, 
à  cette  Hippolyte  lointaine,  si  lointaine  qu'elle  était  devenue  pour 
lui  presque  une  étrangère... 

—  George  ! 

C'était  la  voix  de  sa  mère,  qui  frappait  à  la  porte. 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  763 

—  C'est  toi,  mère?  Entre. 

Elle  entra,  s'approcha  du  lit  avec  un  empressement  tendre, 
se  pencha  vers  lui,  lui  mit  une  main  sur  le  front,  lui  demanda  : 

—  Comment  vas-tu?  Te  sens-tu  mieux? 

—  Un  peu...  encore  étourdi...  J'ai  la  bouche  amère  :  je  vou- 
drais boire. 

—  Camille  va  te  monter  une  tasse  de  lait.  Veux-tu  que  j'ouvre 
davantage  les  battans  de  la  fenêtre? 

—  Comme  tu  voudras,  mère. 

Sa  voix  était  altérée.  La  présence  de  sa  mère  irritait  en  lui  ce 
sentiment  de  pitié  pour  soi-même  qu'avait  fait  naître  le  tableau 
fictif  des  regrets  funèbres  dont  il  croyait  l'heure  prochaine.  Dans 
son  esprit,  l'acte  réel  de  sa  mère  ouvrant  les  fenêtres  s'identifiait 
avec  l'acte  fictif  qui  devait  amener  la  découverte  terrible  ;  et  ses 
yeux  se  mouillaient  de  commisération  pour  lui-même  et  pour  la 
pauvre  femme  à  laquelle  il  destinait  un  coup  si  cruel  ;  et  la  scène 
tragique  lui  apparaissait  avec  la  netteté  d'une  chose  vue.  —  Sa 
mère  se  retournait  dans  la  lumière ,  l'appelait  encore  par  son 
nom,  un  peu  effrayée;  elle  s'approchait  pour  la  seconde  fois, 
tremblante,  le  touchait,  le  secouait,  le  sentait  inerte,  glacé,  rigide; 
et  alors  elle  tombait  à  plat  ventre,  évanouie  sur  son  cadavre... 
—  «  Morte  peut-être?  Un  pareil  coup  pourrait  la  foudroyer.  »  Et 
son  trouble  s'accrut;  et  l'instant  lui  sembla  solennel  comme  tout 
ce  qui  est  final;  et  l'aspect,  les  actes,  les  paroles  de  sa  mère  pri- 
rent pour  lui  une  signification  et  une  valeur  si  insolites  qu'il  les 
suivit  des  yeux  avec  une  attention  presque  anxieuse.  Tiré  tout  à 
coup  de  son  inertie  intérieure ,  il  venait  de  reprendre  un  senti- 
ment de  la  vie  extraordinairement  actif.  En  lui  réapparaissait  un 
phénomène  bien  connu,  dont  la  singularité  avait  souvent  attiré 
son  attention.  C'était  un  passage  instantané  d'un  état  de  con- 
science à  un  autre  ;  l'état  nouveau  avait  avec  l'état  antérieur  la 
même  différence  qui  existe  entre  la  veille  et  le  sommeil,  et  cela 
lui  rappelait  le  changement  subit  qui  a  lieu  au  théâtre,  lorsque 
la  rampe  s'allume  à  l'improviste  en  projetant  sa  plus  vive  clarté. 

Aussi,  comme  au  jour  des  funérailles,  le  fils  ouvrit  sur  sa 
mère  des  yeux  qui  n'étaient  plus  les  mêmes,  et  il  la  vit  telle  qu'il 
l'avait  vue  alors,  avec  une  étrange  lucidité.  Il  sentit  que  la  vie 
de  cette  femme  se  rapprochait,  devenait  attenante  et  comme  adhé- 
rente à  sa  propre  vie;  il  sentit  les  correspondances  mystérieuses 
du  sang  et  la  tristesse  du  destin  qui  les  menaçait  l'un  et  l'autre. 
Et,  quand  sa  mère  revint  près  de  lui  et  s'assit  à  son  chevet,  il 
se  souleva  un  peu  sur  l'oreiller,  il  lui  prit  une  main,  il  essaya  de 
dissimuler  son  trouble  par  un  sourire.  Sous  prétexte  de  regarder 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  camée  d'une  bague,  il  examinait  cette  main  longue  et  maigre  où 
chaque  particularité  mettait  une  extraordinaire  expression  dévie 
et  dont  le  contact  lui  donnait  une  sensation  qui  ne  ressemblait 
à  aucune  autre.  Il  pensait,  l'âme  toujours  enveloppée  des  som- 
bres images  évoquées  naguère  :  «  Quand  je  serai  mort,  quand 
elle  me  touchera,  quand  elle  sentira  cette  glace...  »  Et  il  fris- 
sonna au  souvenir  de  la  répulsion  qu'il  avait  éprouvée  lui-même 
en  touchant  un  cadavre. 

—  Qu'as-tu?  lui  demanda  sa  mère. 

—  Rien...  un  tressaillement  nerveux. 

—  Oh!  tu  n'es  pas  bien,  reprit-elle  en  hochant  la  tête.  Où 
souffres- tu? 

—  Nulle  part,  mère...  Encore  un  peu  agité,  naturellement. 
Mais  ce  qu'il  y  avait  de  forcé  et  de  convulsif  dans  le  visage 

du  fils  n'échappait  point  au  regard  maternel.  Elle  dit  : 

—  Comme  je  me  repens,  comme  je  me  repens  de  l'avoir  en- 
voyé là-bas!  Comme  j'ai  mal  fait  de  t'y  envoyer! 

—  Non,  mère.  Pourquoi?  Tôt  ou  tard,  cela  était  nécessaire. 
Et  tout  à  coup,  sans  nulle  confusion  désormais,  il  revécut 

l'heure  affreuse;  il  revit  les  gestes,  il  réentendit  la  voix  de  son 
père;  il  réentendit  sa  propre  voix,  cette  voix  si  changée  qui,  contre 
toute  attente,  avait  proféré  des  paroles  si  graves.  Il  lui  semblait 
être  étranger  à  cet  acte,  à  ces  paroles  proférées;  et  néanmoins, 
au  fond  de  son  âme,  il  sentait  une  sorte  de  remords  obscur,  il 
avait  comme  une  conscience  instinctive  d'avoir  dépassé  les 
bornes,  d'avoir  commis  une  irréparable  transgression,  d'avoir 
foulé  aux  pieds  quelque  chose  d'humain  et  de  sacré.  —  Pourquoi 
s'était-il  départi,  avec  une  telle  violence,  de  la  grande  résignation 
calme  que  l'image  funèbre  de  Démétrius  lui  avait  apportée, 
lorsqu'elle  lui  était  apparue  au  milieu  de  la  campagne  muette? 
Pourquoi  n'avait-il  pas  persisté  à  considérer  avec  la  même  pitié 
douloureuse  et  clairvoyante  la  bassesse  et  l'ignominie  de  cet 
homme  sur  qui,  comme  sur  tous  les  autres  hommes,  pesait  un 
invincible  destin?  Et  lui-même,  lui  qui  portait  ce  sang  dans 
les  veines,  ne  portait-il  pas  aussi  peut-être  au  fond  de  sa  sub- 
stance tous  les  germes  endormis  de  ces  vices  abominables?  S'il 
continuait  à  vivre,  ne  risquait-il  pas,  lui  aussi,  de  tomber  à  son 
tour  dans  une  semblable  abjection?  —  Et  alors  toutes  les  colères, 
toutes  les  haines,  toutes  les  violences,  tous  les  chàtimens  lui 
parurent  injustes  et  vains.  La  vie,  c'était  une  sourde  fermentation 
de  matières  impures.  Il  crut  sentir  qu'il  avait  dans  sa  substance 
mille  forces  occultes,  inconnaissables  et  indestructibles,  dont 
l'évolution   progressive   et   fatale  avait   composé  son  existence 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  765 

jusqu'alors  et  aurait  composé  son  existence  à  venir,  s'il  n'était 
pas  précisément  arrivé  que  sa  volonté  dût  obéir  à  une  de  ces 
forces  qui  lui  imposait  maintenant  l'acte  suprême.  «  En  somme, 
pourquoi  regretter  ce  que  j'ai  fait  hier?  Aurais-je  pu  m'empè- 
cher  de  l'accomplir?  » 

—  C'était  nécessaire,  répéta-t-il  avec  une  signification  nou- 
velle, comme  en  se  parlant  à  lui-même. 

Et  il  assistait,  lucide  et  attentif,  au  déroulement  du  peu  de  vie 
qu'il  devait  encore  vivre. 

IX 

Lorsque  sa  mère  et  sa  sœur  l'eurent  laissé  seul,  il  de- 
meura quelques  instans  encore  dans  son  lit,  par  une  répu- 
gnance physique  à  faire  n'importe  quoi.  Il  lui  semblait  que, 
pour  se  lever,  il  aurait  besoin  d'un  effort  énorme.  Il  lui  semblait 
trop  fatigant  de  quitter  cette  position  horizontale  où,  dans  une 
heure  peut-être,  il  allait  trouver  le  repos  éternel.  Et  il  pensa  de 
nouveau  au  narcotique.  «  Fermer  les  yeux  et  attendre  le  som- 
meil! »  La  virginale  clarté  de  ce  matin  de  mai,  l'azur  reflété  dans 
les  vitres,  la  bande  de  soleil  qui  s'allongeait  sur  le  plancher,  les 
voix  et  les  rumeurs  qui  montaient  de  la  rue,  toutes  ces  vivantes 
apparences  qui  semblaient  donner  l'assaut  au  balcon  pour  péné- 
trer jusqu'à  lui  et  pour  le  reconquérir,  tout  lui  inspirait  une 
sorte  d'effroi  mêlé  de  rancune.  Et  il  revoyait  en  esprit  l'image 
de  sa  mère  en  train  d'ouvrir  la  fenêtre.  Il  revoyait  aussi  Camille 
au  pied  du  lit;  il  réentendait  les  paroles  de  l'une  et  de  l'autre, 
toujours  relatives  au  même  homme.  Sa  mémoire  conservait 
surtout  une  exclamation  cruelle  que  sa  mère  avait  proférée  avec 
des  lèvres  débordantes  d'amertume  ;  et  il  y  associait  la  vision  du 
visage  paternel,  ce  visage  où  il  avait  cru  découvrir,  là-bas,  sur 
la  terrasse,  dans  la  lumière  violente  que  réverbérait  la  blancheur 
du  mur,  les  indices  de  la  maladie  mortelle.  Devant  Camille  et 
devant  lui,  sa  mère  avait  dit  avec  emportement:  «  Si  c'était  vrai! 
Plût  au  ciel  que  ce  fût  vrai!  »  Voilà  donc  l'impression  dernière 
que  lui  laissait  dans  le  cœur,  à  la  veille  de  disparaître  du  monde, 
la  créature  qui  jadis  avait  été  dans  sa  maison  la  source  de  toutes 
les  tendresses  ! 

Il  eut  un  mouvement  brusque  d'énergie  ;  il  se  jeta  à  bas  du 
lit,  résolu  définitivement  à  agir.  «  Avant  le  soir,  ce  sera  fait.  Où 
le  ferai- je?  »  Il  songea  aux  chambres  closes  de  Démétrius.  Il 
n'avait  point  encore  de  plan  arrêté  ;  mais  il  constata  au  fond  de 
lui-même  la  certitude  que,  pendant  les  heures  qui  restaient  à 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

courir,  le  moyeu  s'offrirait  spontanément,    par  une  suggestion 
soudaine  à  laquelle  il  serait  forcé  d'obéir. 

Pendant  qu'il  procédait  aux  soins  de  sa  toilette,  la  préoccupa- 
tion le  hantait  de  préparer  son  corps  pour  la  tombe.  En  lui  appa- 
raissait cette  espèce  de  vanité  funéraire  qu'on  remarque  chez 
certains  condamnés  et  chez  certains  suicidés.  En  observant  ce 
sentiment  sur  lui-même,  il  le  rendait  plus  intense.  Et  un  regret  lui 
vint  de  mourir  dans  cette  petite  ville  obscure,  au  fond  de  cette  pro- 
vince sauvage,  loin  de  ses  amis  qui  peut-être  ignoreraient  long- 
temps sa  mort.  Si  au  contraire  l'acte  se  fût  accompli  à  Rome, 
dans  la  grande  ville  où  il  était  fort  connu,  ses  amis  l'auraient 
pleuré,  ils  auraient  sans  doute  donné  au  tragique  mystère  une 
parure  de  poésie.  Et,  de  nouveau,  il  essayait  de  se  représenter  ce 
qui  suivrait  sa  mort  :  son  attitude  sur  le  lit,  dans  la  chambre  de 
ses  amours;  l'émotion  profonde  des  âmes  juvéniles,  des  âmes 
fraternelles,  à  l'aspect  du  cadavre  reposant  dans  une  paix  austère  ; 
les  dialogues  de  la  veillée  funèbre,  à  la  lueur  des  cierges;  le  cer- 
cueil couvert  de  couronnes,  suivi  par  une  foule  de  jeunes  hommes 
silencieux;  les  paroles  d'adieu  prononcées  par  un  poète,  par 
Stefano  Gondi  :  «  Il  a  voulu  mourir  parce  qu'il  n'a  pu  rendre  sa 
vie  conforme  à  son  rêve  »;  et  puis  la  douleur,  le  désespoir,  la 
folie  d'Hippolyte... 

Hippolyte!...  Où  était-elle?  Qu'éprouvait-elle  ?  Que  faisait- 
elle?  «  Non,  pensa-t-il,  mon  pressentiment  ne  me  trompait  pas!  » 
Et  il  revit  en  imagination  le  geste  de  l'amante  qui  abaissait  la 
voilette  noire  sur  le  dernier  baiser;  et  il  repassa  en  esprit  les 
petits  faits  finaux.  Pourtant,  une  chose  qu'il  ne  parvenait  pas  à 
s'expliquer,  c'était  l'acquiescement  presque  absolu  de  son  âme  à 
la  renonciation  nécessaire  et  définitive  qui  le  dépossédait  de  cette 
femme,  naguère  objet  de  tant  de  rêves  et  de  tant  d'adorations.  Pour- 
quoi, après  les  fièvres  et  les  angoisses  des  premiers  jours,  l'espé- 
rance l'avait-elle  abandonné  peu  à  peu?  Pourquoi  était-il  tombé 
dans  la  désolante  certitude  que  tout  effort  serait  inutile  pour 
ressusciter  cette  grande  chose  morte  et  incroyablement  lointaine, 
leur  amour?  Pourquoi  tout  ce  passé  s'était-il  si  bien  détaché  de 
lui  qu'en  ces  derniers  jours,  sous  le  coup  des  récentes  tortures, 
il  en  avait  à  peine  senti  quelques  vibrations  se  répercuter  nette- 
ment dans  sa  consience? 

Hippolyte!  Où  était-elle?  Qu'éprouvait-elle?  Que  faisait-elle? 
A  quels  spectacles  s'ouvraient  ses  yeux?  De  quelles  paroles,  de 
quels  contacts  subissait-elle  le  trouble?  D'où  pouvait  venir  que, 
depuis  deux  semaines,  elle  n'eût  pas  trouvé  le  moyen  de  lui 
envoyer  des  nouvelles  moins  vagues  et  moins  brèves  que  quatre 


TRIOMl'Hi:    DE    LA    MOUT.  767 

ou  cinq  télégrammes  expédiés  d'endroits  toujours  différens? 
«  Peut-être  succoinbe-t-elle  déjà  au  désir  d'un  autre  homme. 
Ce  beau-frère  dont  elle  me  parlait  à  tout  propos...  »  Et  l'affreuse 
pensée,  suscitée  par  la  vieille  habitude  du  soupçon  et  de  l'accu- 
sation, s'empara  de  lui  subitement,  le  bouleversa  comme  aux 
heures  les  plus  sombres  de  jadis.  Un  tumulte  de  souvenirs  amers 
se  souleva  en  lui.  Penché  sur  ce  môme  balcon  où,  le  premier 
soir,  parmi  le  parfum  des  bergamotes,  dans  l'angoisse  du  premier 
regret,  il  avait  invoqué  le  nom  de  l'aimée,  il  revécut  en  une 
seconde  ses  misères  de  deux  ans.  Et  il  lui  sembla  que,  dans  la 
splendeur  de  ce  matin  de  mai,  c'était  le  récent  bonheur  du  rival 
inconnu  qui  se  répandait  et  se  propageait  jusqu'à  lui. 

X 

Gomme  pour  s'initier  au  mystère  profond  où  il  allait  entrer, 
George  voulut  revoir  l'appartement  désert  où  Démétrius  avait 
passé  ses  derniers  jours. 

En  léguant  toute  sa  fortune  à  son  neveu,  Démétrius  lui  avait 
aussi  légué  cet  appartement.  George  en  avait  conservé  les 
chambres  intactes  avec  un  soin  pieux,  comme  on  garde  un  reli- 
quaire. Ces  chambres  occupaient  l'étage  supérieur;  elles  avaient 
vue  au  midi,  sur  le  jardin. 

Il  prit  la  clef  et  monta  l'escalier  avec  précaution,  pour  que 
personne  ne  lui  demandât  rien.  Mais,  dans  le  parcours  du  corri- 
dor, il  devait  passer  nécessairement  devant  la  porte  de  la  tante 
Joconde.  Dans  l'espoir  de  passer  inaperçu,  il  marchait  doucement 
sur  la  pointe  des  pieds,  retenant  son  souffle.  Il  entendit  que  la 
vieille  toussait;  il  fit  quelques  pas  plus  rapides,  croyant  que  le 
bruit  de  la  toux  couvrirait  le  bruit  de  ses  pas. 

—  Qui  est  là?  demanda  de  l'intérieur  une  voix  enrouée. 

—  C'est  moi,  tante  Joconde. 

—  Ah!  c'est  toi!  George?  Viens,  viens... 

Elle  apparut  sur  le  seuil,  avec  son  masque  jaunâtre  qui,  dans 
l'ombre,  était  presque  cadavérique  ;  et  elle  jeta  sur  son  neveu  ce  re- 
gard particulier  qui  allait  aux  mains  avant  d'aller  au  visage,  comme 
pour  voir  tout  d'abord  si  les  mains  apportaient  quelque  chose. 

Je  vais  dans  l'appartement  d'à  côté,  dit  George,  dont  cette 

odeur  humaine  faisait  lever  le  cœur  de  dégoût.  Au  revoir,  tante. 
Il  faut  que  je  donne  un  peu  d'air  aux  chambres. 

Et  il  reprit  sa  marche  dans  le  corridor,  s'avança  jusqu'à 
l'autre  porte.  Mais,  comme  il  mettait  la  clef  dans  la  serrure,  il 
entendit  derrière  lui  le  boitement  de  la  vieille. 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

George  sentit  son  cœur  défaillir  en  pensant  qu'il  ne  trouve- 
rait peut-être  pas  le  moyen  de  se  débarrasser  d'elle,  qu'il  serait 
peut-être  obligé  d'écouter  sa  voix  bégayante  dans  le  silence 
presque  religieux  de  ces  chambres,  parmi  les  souvenirs  chers  et 
terribles.  Sans  rien  dire,  sans  se  retourner,  il  ouvrit  la  porte  et 
entra. 

La  première  pièce  était  sombre,  pleine  d'un  air  tiède  et  un  peu 
sufl'ocant,  imprégné  de  cette  odeur  singulière  qu'ont  les  vieilles 
bibliothèques.  Un  filet  de  faible  lumière  indiquait  la  fenêtre. 
Avant  d'ouvrir  la  croisée,  George  hésita  :  il  tendit  l'oreille  pour 
saisir  le  grincement  des  tarets.  Tante  Joconde  se  mit  à  tousser, 
invisible  dans  l'ombre.  Alors,  en  tâtonnant  sur  la  eroisée  pour 
trouver  l'espagnolette  de  fer,  il  eut  un  petit  frisson,  une  frayeur 
fugitive.  Il  ouvrit,  se  retourna,  vit  les  formes  vagues  des  meubles 
dans  la  pénombre  verdâtre  qui  filtrait  à  travers  les  persiennes, 
vit  la  vieille  au  milieu  de  la  chambre,  penchée  sur  le  côté,  dan- 
dinant son  corps  flasque  et  mâchonnant  quelque  chose.  Il  re- 
poussa les  persiennes  qui  grincèrent  sur  leurs  gonds.  Un  flot  de 
soleil  inonda  l'intérieur.  Les  rideaux  fanés  eurent  une  palpita- 
tion. 

D'abord  il  resta  indécis  :  la  présence  de  la  vieille  l'empê- 
chait de  s'abandonnera  son  sentiment.  Son  irritation  s'accrut  à 
tel  point  qu'il  ne  lui  dit  pas  un  mot,  par  crainte  d'avoir  la  voix 
dure  et  courroucée.  Il  passa  dans  la  pièce  contiguë,  ouvrit  la 
fenêtre.  La  lumière  se  répandit,  les  rideaux  palpitèrent.  Il  passa 
dans  la  troisième  pièce,  ouvrit  la  fenêtre.  La  lumière  se  répandit, 
les  rideaux  palpitèrent. 

Il  n'alla  pas  plus  loin.  La  pièce  suivante,  dans  l'angle,  était 
la  chambre  à  coucher.  Il  voulait  y  entrer  seul.  Mais  il  entendit, 
écœuré,  le  pas  boiteux  de  l'importune  vieille  qui  le  rejoignait. 
Alors  il  prit  un  siège,  s'enferma  dans  un  silence  obstiné,  pour 
attendre. 

La  vieille  passa  le  seuil  avec  lenteur.  En  voyant  George  assis 
sans  parler,  elle  resta  perplexe.  Elle  ne  savait  quoi  dire.  Le  vent 
frais  qui  soufflait  par  la  fenêtre  irrita  sans  doute  son  catarrhe  ;  et 
elle  se  reprit  à  tousser,  debout  au  milieu  de  la  chambre.  A  chaque 
quinte,  son  corps  semblait  se  gonfler,  puis  se  dégonfler,  comme 
une  outre  de  cornemuse  sous  un  souffle  intermittent.  Elle  se 
tenait  les  mains  sur  la  poitrine,  des  mains  grasses,  des  mains 
de  suif,  aux  ongles  ourlés  de  noir.  Et,  dans  sa  bouche,  entre  ses 
gencives  vides,  sa  langue  blanchâtre  tremblotait. 

Aussitôt  l'accès  de  toux  calmé,  elle  tira  de  sa  poche  un  cor- 
net sale  et  y  prit  une  pastille.  Toujours  debout,  elle  mâchonnait 


TRIOMPHE    DE   LA    MORT.  769 

en  fixant  sur  George  un  regard  stupide.  Ce  regard  se  détacha  de 
George  pour  aller  vers  la  porte  close  de  la  quatrième  pièce. 
Alors  la  vieille  fit  le  signe  de  la  croix,  puis  vint  s'asseoir,  elle 
aussi,  sur  le  siège  le  plus  rapproché  de  George.  Les  mains  sur 
le  ventre  et  les  paupières  baissées,  elle  récitait  un  requiem. 

George  pensa  :  «  Elle  prie  pour  son  frère,  pour  l'âme  du 
damné.  »  Que  cette  femme  fût  la  sœur  de  Démétrius  Aurispa, 
cela  lui  paraissait  inconcevable  !  Gomment  le  sang  fier  et  généreux 
qui  avait  trempé  le  lit  de  la  chambre  voisine,  ce  sang  jailli  d'un 
cerveau  déjà  corrodé  par  les  plus  hauts  soucis  intellectuels, 
comment  ce  sang-là  pouvait-il  venir  de  la  même  source  que  celui 
qui  coulait  appauvri  dans  les  veines  de  cette  béguine!  «  Chez 
elle,  c'est  la  gourmandise,  la  seule  gourmandise  qui  regrette  la 
libéralité  du  donateur.  Qu'elle  est  étrange ,  cette  prière  recon- 
naissante qui  monte  d'un  vieil  estomac  délabré  vers  le  plus  noble 
des  suicidés  !  Gomme  la  vie  est  bizarre  !  » 

Toutà.coup,  tante  Joconde  se  reprit  à  tousser. 
—  Va-t'en,  ma  tante,  cela  vaut  mieux,  dit  George  qui  n'avait 
plus  la  force  de  maîtriser  son  impatience.  L'air  d'ici  te  fait  mal. 
Va-t'en,  cela  vaut  mieux.  Vite,  lève-toi;  je  te  reconduis. 

Tante  Joconde  le  regarda,  surprise  de  cette  parole  brusque 
et  de  ce  ton  insolite.  Elle  se  leva;  elle  traversa  les  chambres  en 
boitant.  Arrivée  dans  le  corridor,  elle  fit  de  nouveau  le  signe  de 
la  croix,  en  manière  d'exorcisme.  Derrière  elle,  George  ferma 
la  porte  à  double  tour.  Il  était  enfin  seul  et  libre,  avec  un  hôte 
invisible. 

Il  demeura  quelques  instans  immobile,  comme  sous  une 
influence  magnétique.  Et  il  se  sentit  pénétré  jusqu'au  fond  de 
l'être  par  la  fascination  surnaturelle  qu'exerçait  sur  lui,  du  fond 
de  la  tombe,  cet  homme  qui  existait  hors  de  la  vie. 

Et  il  lui  réapparut,  l'homme  doux  et  méditatif,  ce  visage 
plein  d'une  mélancolie  virile,  auquel  donnait  une  expression 
étrange  la  boucle  de  cheveux  blancs  mêlée  aux  cheveux  noirs  sur 
le  milieu  du  front. 

«  Pour  moi,  pensa  George,  il  existe.  Depuis  le  jour  de  sa 
mort  corporelle,  je  sens  sa  présence  à  toute  heure.  Jamais  je  n'ai 
senti  notre  consanguinité  aussi  bien  que  depuis  sa  mort.  Jamais 
aussi  bien  que  depuis  sa  mort  je  n'ai  eu  la  perception  de  l'inten- 
sité de  son  être.  Tout  ce  qu'il  dépensait  au  contact  de  ses  sem- 
blables; tous  les  actes,  tous  les  gestes,  toutes  les  paroles  qu'il  a 
semées  dans  le  cours  du  temps  ;  toutes  les  manifestations  diverses 
qui  déterminaient  le  caractère  de  son  être  en  rapport  avec  les 
autres  êtres;  toutes  les  formes,  constantes  ou  variables,  qui  dis- 

TOME  CXXIX.  —  1895.  *9 


770  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tinguaient  sa  personnalité  entre  les' autres  personnalités  et  qui 
faisaient  de  lui  un  homme  à  part  dans  la  multitude  humaine;  bref, 
tout  ce  qui  différenciait  sa  vie  propre  parmi  toutes  les  autres  vies  ; 
tout  maintenant  me  semble  ramassé ,  concentré ,  circonscrit  dans 
l'unique  attache  idéale  qui  le  joint  à  moi.  Il  n'existe  plus  que 
pour  moi  seul,  affranchi  de  tout  autre  contact,  communiquant 
avec  moi  seul.  Il  existe  plus  pur  et  plus  intense  que  jamais.  » 

Il  fit  quelques  pas,  lentement.  Dans  le  silence  palpitaient  de 
petits  bruits  mystérieux,  à  peine  perceptibles.  L'air  vif,  la  cha- 
leur du  jour  contractaient  les  fibres  des  meubles  engourdis  et 
habitués  à  l'obscurité  des  fenêtres  closes.  Le  souffle  du  ciel  s'insi- 
nuait dans  les  pores  du  bois,  agitait  les  grains  de  poussière,  gon- 
flait les  plis  des  tentures.  Dans  une  raie  de  soleil  tourbillonnaient 
des  myriades  d'atomes.  L'odeur  des  livres  était  vaincue  peu  à  peu 
par  le  parfum  des  fleurs. 

Les  choses  suggéraient  au  survivant  une  foule  de  souvenirs. 
Des  choses  montait  un  chœur  léger  et  murmurant  qui  l'enve- 
loppait. De  toutes  parts  s'élevaient  les  émanations  du  passé.  On 
aurait  dit  que  les  choses  émettaient  des  effluves  d'une  substance 
spirituelle  qui  les  eût  imprégnées.  «  Est-ce  que  je  m'exalte?»  se 
demanda-t-il  en  contemplant  les  images  qui  se  succédaient  chez  lui 
avec  une  rapidité  prodigieuse,  claires  comme  des  visions,  non 
pas  obscurcies  par  une  ombre  funèbre ,  mais  vivantes  d'une  vie 
supérieure.  Et  il  demeura  perplexe,  fasciné  par  le  mystère,  saisi 
d'une  angoisse  terrible  au  moment  de  se  risquer  sur  les  confins 
de  ce  monde  inconnu. 

Les  rideaux,  que  semblait  enfler  une  haleine  rythmique,  ondu- 
laient avec  mollesse  et  laissaient  entrevoir  un  paysage  noble  et 
calme.  Les  bruissemens  fugitifs  des  boiseries,  des  papiers  et  des 
cloisons  continuaient.  Dans  la  troisième  pièce,  sévère  et  simple, 
les  souvenirs  étaient  musicaux  et  montaient  des  instrumens 
muets.  Sur  un  piano  long  en  palissandre  dont  la  surface  vernie 
reflétait  les  choses  comme  un  miroir,  un  violon  reposait  dans  sa 
boite.  Sur  un  siège,  une  page  de  musique  se  soulevait  et  s'abais- 
sait au  gré  de  la  brise,  presque  en  mesure  avec  les  rideaux. 

George  s'approcha.  C'était  une  page  d'un  motet  de  Mendels- 
sohn  :  Domemca  II  post  Pascha  :  Andante  quasi  allegretto  : 
Surrexit  pastor  bonus...  Plus  loin,  sur  une  table,  il  y  avait  un 
monceau  de  partitions  pour  violon  et  piano,  éditions  de  Leipzig  : 
Beethoven,  Bach,  Schubert,  Rode,  Tartini,  Viotti.  George  ouvrit 
l'étui,  examina  le  frêle  instrument  qui  dormait  sur  le  velours 
de  couleur  olive,  avec  ses  quatre  cordes  intactes.  Une  curiosité 
lui  vint  de  le  réveiller.  Il  toucha  la  chanterelle,  qui  rendit  un  gé- 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  771 

missement  aigu  en  luisant  vibrer  toute  la  boîte.  C'était  un  violon 
d'Andréa  Guarneri,  avec  la  date  de  1680. 

Démétrius,  grand  et  svelte,  un  peu  courbé,  avec  son  long 
cou  pâle,  avec  ses  cheveux  rejetés  en  arrière,  avec  sa  boucle 
blanche  sur  le  milieu  du  front,  réapparut.  Il  tenait  le  violon.  Il 
se  passa  une  main  dans  les  cheveux,  à  la  tempe,  près  de  l'oreille, 
d'un  geste  qui  lui  était  familier.  Il  accorda  l'instrument,  frotta 
l'archet  de  colophane,  puis  attaqua  la  sonate.  Sa  main  gauche, 
crispée  et  fière,  courait  le  long  du  manche;  le  bout  de  ses  doigts 
maigres  pressait  les  cordes,  et,  sous  la  peau,  le  jeu  des  muscles 
était  si  visible  que  cela  faisait  peine;  sa  main  droite,  en  donnant 
le  coup  d'archet,  avait  un  geste  large  et  impeccable.  Parfois,  il 
appuyait  plus  fort  avec  le  menton,  inclinait  la  tête,  fermait  à 
demi  les  paupières,  semblait  se  recueillir  dans  une  volupté  inté- 
rieure ;  parfois  il  redressait  le  buste,  fixait  devant  lui  des  yeux 
illuminés,  souriait  d'un  fugitif  sourire,  et  son  front  avait  une 
extraordinaire  pureté. 

Tel  réapparut  le  violoniste  au  survivant.  Et  George  revécut 
des  heures  de  vie  déjà  vécues;  il  les  revécut,  non  pas  seulement 
en  images,  mais  en  sensations  réelles  et  profondes.  Il  revécut  les 
longues  heures  de  chaude  intimité  et  d'oubli,  alors  que  Démé- 
trius et  lui-même,  seuls,  dans  la  chambre  tiède  où  ne  pénétrait 
aucun  bruit,  exécutaient  la  musique  de  leurs  maîtres  aimés. 
Gomme  ils  s'oubliaient  alors  !  En  quels  ravissemens  étranges  les 
emportait  bientôt  cette  musique  exécutée  de  leurs  propres  mains  ! 
Souvent  la  fascination  d'une  mélodie  unique  les  tenait  prison- 
niers, toute  une  après-midi,  sans  qu'ils  pussent  sortir  du  cercle 
magique.  Que  de  fois  ils  avaient  répété  cette  Romance  sans  paroles 
de  Mendelssohn,  qui  leur  avait  révélé  à  eux-mêmes,  dans  le  fond 
de  leur  propre  cœur,  une  sorte  de  désespérance  inconsolable  !  Que 
de  fois  ils  avaient  répété  une  sonate  de  Beethoven  qui  semblait 
leur  étreindre  l'âme  et  l'entraîner  avec  une  rapidité  vertigineuse 
à  travers  l'infini  de  l'espace,  la  pencher  au  passage  sur  tous  les 
abîmes  ! 

Le  survivant  remontait  dans  ses  souvenirs  jusqu'à  l'automne 
de  188..,  à  cet  inoubliable  automne  de  mélancolie  et  de  poésie, 
lorsque  Démétrius  sortait  à  peine  de  convalescence.  Ce  devait 
être  le  dernier  automne  !  —  Après  une  longue  période  de  silence 
forcé,  Démétrius  reprenait  son  violon  avec  un  trouble  étrange, 
comme  s'il  eût  craint  d'avoir  perdu  toutes  ses  aptitudes  et  toute 
sa  maîtrise,  de  ne  plus  savoir  jouer.  Oh  !  le  tremblement  de  ses 
doigts  affaiblis  sur  les  cordes  et  l'incertitude  de  l'archet,  quand  il 
voulut  essayer  les  premières  notes  !  Et  ces  deux  larmes  qui  se  for- 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mèrent  lentement  dans  la  cavité  de  ses  yeux,  qui  coulèrent  sur 
ses  joues,  qui  s'arrêtèrent  clans  les  fils  de  sa  barbe  un  peu  lon- 
gue, mal  soignée  encore  ! 

Le  survivant  revit  le  violoniste  en  train  d'improviser  alors 
que  lui-même  l'accompagnait  sur  le  piano  avec  une  angoisse 
presque  insoutenable,  attentif  à  le  suivre,  à  le  deviner,  craignant 
sans  cesse  de  rompre  la  mesure,  de  se  tromper  de  ton,  de  prendre 
un  faux  accord,  de  manquer  une  note. 

Dans  ses  improvisations,  Démétrius  Aurispa  s'inspirait  presque 
toujours  d'une  poésie.  George  se  rappela  l'improvisation  merveil- 
leuse qu'en  une  journée  d'octobre  le  violoniste  avait  faite  sur  mi 
poème  lyrique  d'Alfred  Tennyson  dans  la  Princesse.  George  avait 
traduit  lui-même  les  vers  pour  que  Démétrius  pût  les  comprendre, 
et  il  les  lui  avait  proposés  pour  thème.  —  Où  était  ce  feuillet? 

La  curiosité  d'une  sensation  triste  poussa  George  à  le  recher- 
cher dans  un  album  placé  parmi  les  partitions.  Il  était  sûr  de  le 
retrouver;  il  en  avait  un  souvenir  net  et  précis.  Et  il  le  retrouva 
en  effet. 

C'était  un  unique  feuillet  écrit  à  l'encre  violette.  Les  carac- 
tères avaient  pâli  et  le  feuillet  était  chiffonné,  jaunâtre,  sans 
aucune  consistance,  mou  comme  une  toile  d'araignée.  Il  avait 
la  tristesse  des  pages  tracées  jadis  par  une  main  chère  et  désor- 
mais disparue  pour  toujours. 

George,  qui  ne  reconnaissait  presque  plus  les  caractères,  se 
disait  à  lui-même  :  «  C'est  moi  qui  ai  tracé  ce  feuillet  !  Cette  écri- 
ture est  de  ma  main  !  »  C'était  une  écriture  un  peu  timide,  iné- 
gale, presque  féminine,  qui  rappelait  encore  l'école,  qui  gardait 
l'ambiguïté  de  la  récente  adolescence,  la  gentillesse  hésitante 
d'une  âme  qui  n'ose  pas  encore  tout  savoir.  «  Quel  changement 
en  cela  aussi  !  »  Et  il  relut  les  vers  du  poète,  dépouillés  de  leur 
mélodie  natale. 

Ces  larmes,  ces  vaines  larmes,  je  ne  sais  ce  qu'elles  veulent  dire,  —  ces 
larmes  qui,  des  profondeurs  d'un  désespoir  divin,  —  jaillissent  du  cœur  et 
s'amassent  dans  les  yeux  —  à  la  vue  des  heureuses  campagnes  automnales, 

—  à  la  pensée  des  jours  qui  ne  sont  plus. 

Frais  comme  le  premier  rayon  illuminant  la  voile  —  qui  nous  ramène 
nos  amis  du  pays  d'outre-mer,  —  tristes  comme  le  dernier  rayon  rougeoyant 
sur  la  voile  —  qui  sombre  avec  tout  ce  que  nous  aimons  ;  —  aussi  tristes  et 
aussi  frais,  les  jours  qui  ne  sont  plus! 

—  Oh!  tristes,  étranges  comme,  dans  une  aube  obscure,  — le  gazouille- 
ment des  oiseaux  qui  s'éveillent  —  l'est  pour  des  oreilles  mourantes,  — 
lorsque  aux  yeux  du  mourant  la  fenêtre  avec  lenteur  devient  un  carré  pâle; 

—  aussi  tristes,  aussi  étranges,  les  jours  qui  ne  sont  plus. 

Chers  comme  les  baisers  qu'on  se  rappelle  après  la  mort,  —  doux  comme 
ceux  qu'une  imagination  sans  espoir  —  rêve  de  prendre  sur  des  lèvres  qui 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  773 

sont  pour  d'autres;  profonds  comme  l'amour,  —  comme  le  premier  amour, 
et  farouches  de  regrets.  —  0  Mort  dans  la  Vie,  les  jours  qui  ne  sont  plus! 

Démétrius  improvisait  debout,  à  côté  du  piano,  un  peu  plus 
blanc,  un  peu  plus  courbé;  mais,  de  temps  à  autre,  il  se  redres- 
sait sous  le  souffle  de  l'inspiration  comme  un  roseau  penché  se 
redresse  au  souffle  du  vent.  Il  tenait  les  yeux  fixés  vers  la  fenêtre 
où  apparaissait,  comme  dans  un  cadre,  un  paysage  d'automne  rou- 
geâtre  et  nébuleux.  Une  lumière  changeante  selon  les  vicissi- 
tudes du  ciel  extérieur  venait  par  intervalles  inonder  sa  personne  ; 
elle  brillait  dans  l'humidité  de  ses  yeux,  elle  dorait  son  front 
extraordinairement  pur.  Et  le  violon  disait  :  «  Tristes  comme  le 
dernier  rayon  rougeoyant  sur  la  voile  qui  sombre  avec  tout  ce  que 
nous  aimons;  aussi  tristes,  les  jours  qui  ne  sont  plus  !  »  Et  le 
violon  répétait  en  pleurant  ;  «  0  Mort  dans  la  Vie,  les  jours  qui  ne 
sont  plus  !  » 

A  ce  souvenir,  à  cette  vision,  une  suprême  angoisse  s'empara 
du  survivant.  Puis,  lorsque  ces  images  se  furent  dissipées,  le 
silence  lui  sembla  plus  vide.  L'instrument  délicat,  oit  l'àme  de 
Démétrius  avait  chanté  ses  chants  les  plus  hauts,  s'était  rendormi 
sur  le  velours  de  l'étui  avec  ses  quatre  cordes  intactes. 

George  abaissa  le  couvercle,  comme  sur  un  cadavre.  Autour 
de  lui,  le  silence  se  fit  lugubre.  Et,  cependant,  il  gardait  toujours 
au  fond  du  cœur,  pareil  à  un  refrain  indéfiniment  prolongé,  ce 
soupir:  —  0  Mort  dans  la  Vie,  les  jours  qui  ne  sont  plus  ! 

Il  resta  quelques  instans  devant  la  porte  qui  fermait  la 
chambre  tragique.  Il  sentait  qu'à  présent  il  n'était  plus  maître  de 
lui-même.  Ses  nerfs  le  dominaient,  lui  imposaient  le  désordre  et 
l'excès  de  leurs  sensations.  Il  avait  autour  de  la  tête  un  cercle  qui 
se  resserrait  et  se  dilatait  selon  les  palpitations  de  ses  artères, 
comme  si  c'eût  été  une  matière  élastique  et  froide.  Le  même  froid 
lui  courait  dans  l'épine  dorsale. 

Avec  un  accès  d'énergie  soudaine,  avec  une  sorte  d'emporte- 
ment, il  tourna  le  bouton,  il  entra.  Sans  rien  regarder  autour  de 
lui,  guidé  par  la  raie  de  lumière  qui,  projetée  par  l'ouverture  de 
la  porte,  se  déroulait  sur  le  plancher,  il  alla  droit  vers  l'un  des 
balcons,  l'ouvrit  à  deux  battans.  Puis  il  ouvrit  l'autre  à  deux 
battans.  Cette  action  rapide  avait  eu  lieu  sous  l'impulsion  d'une 
sorte  d'horreur.  Lorsqu'il  se  retourna,  il  était  bouleversé,  il  hale- 
tait. Et  il  s'aperçut  que  la  racine  de  ses  cheveux  était  devenue 
sensible. 

Avant  de  voir  aucune  autre  chose,  il  vit  le  lit  dressé  en  face  de 
lui,  avec  sa  courtepointe  verte,  tout  en   noyer,  mais  de  forme 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

simple,  sans  sculptures,  sans  ornemens,  sans  rideaux.  Pendant 
quelques  minutes,  il  ne  vit  rien  que  le  lit,  comme  en  ce  jour  ter- 
rible où,  franchissant  le  seuil  de  la  chambre,  il  était  resté  pétrifié 
devant  le  cadavre. 

Evoqué  par  l'imagination  du  survivant,  le  cadavre,  avec  la 
tête  enveloppée  d'un  voile  noir,  avec  les  bras  posés  le  long  du 
corps,  reprit  sa  place  sur  la  couche  mortuaire.  La  lumière  crue 
qui  faisait  irruption  par  les  balcons  grands  ouverts,  ne  réussissait 
point  à  dissiper  le  fantôme.  C'était  une  vision,  non  pas  continue, 
mais  intermittente,  entr'aperçue  pour  ainsi  dire  dans  un  rapide 
battement  de  paupières,  bien  que  les  paupières  du  témoin 
demeurassent  immobiles. 

Dans  le  silence  de  la  chambre  et  dans  le  silence  de  son  âme, 
George  entendit  le  grincement  d'un  taret,  très  distinct.  Et  ce 
petit  l'ait  suffit  pour  dissiper  momentanément  l'extrême  violence 
de  la  tension  nerveuse,  comme  une  piqûre  d'aiguille  suffit  pour 
vider  une  vessie  gonflée. 

Toutes  les  particularités  du  jour  terrible  lui  revinrent  à  la 
mémoire  :  la  nouvelle  imprévue,  apportée  aux  Tourelles  de 
Sarsa  vers  les  trois  heures  de  l'après-midi,  par  un  courrier 
essoufflé  qui  balbutiait  et  larmoyait  ;  le  départ  foudroyant,  à 
cheval,  sous  les  ardeurs  de  la  canicule,  à  travers  les  collines 
embrasées,  et,  pendant  le  trajet,  les  défaillances  subites  qui  le 
faisaient  vaciller  sur  la  selle;  puis  la  maison  pleine  de  sanglots, 
pleine  d'un  fracas  de  portes  battues  par  la  rafale,  pleine  du 
bourdonnement  qu'il  avait  dans  les  artères;  et  enfin,  l'entrée  im- 
pétueuse dans  la  chambre,  la  vue  du  cadavre,  les  rideaux  qui  se 
gonflaient  et  bruissaient,  le  tintement  du  bénitier  pendu  à  la  mu- 
raille... 

Le  fait  avait  eu  lieu  dans  la  matinée  du  4  août,  sans  aucun 
préparatif  suspect.  Le  suicidé  n'avait  laissé  aucune  lettre,  pas 
même  pour  son  neveu.  Le  testament  par  lequel  il  instituait  George 
son  légataire  universel  était  de  date  déjà  ancienne.  Démétrius 
avait  pris  des  précautions  évidentes  pour  dissimuler  les  causes 
de  sa  résolution  et  même  pour  ôter  tout  prétexte  aux  hypo- 
thèses ;  il  avait  eu  soin  de  détruire  jusqu'aux  moindres  traces 
des  actes  qui  avaient  précédé  l'acte  suprême.  Dans  l'apparte- 
ment, on  avait  trouvé  tout  en  ordre,  dans  un  ordre  presque 
excessif  :  pas  un  papier  resté  sur  le  bureau,  pas  un  livre  sorti 
des  rayons  de  la  bibliothèque.  Sur  la  petite  table,  près  du  lit, 
l'étui  des  pistolets  ouvert,  rien  de  plus. 

Pour  la  millième  fois,  une  question  se  posa  à  l'esprit  du  sur- 
vivant :  «  Pourquoi  s'est-il  tué  ?  Avait-il  un   secret  qui  lui  ron- 


TRIOMPHE    DE    LA    MORT.  775 

geait  le  cœur?  Ou  bien,  est-ce  la  cruelle  sagacité  de  son  intelli- 
gence qui  lui  rendait  la  vie  insupportable?  Il  portait  en  lui-même 
son  destin,  comme  je  porte  le  mien  en  moi.  » 

Il  regarda  la  petite  vasque  d'argent  pendue  encore  à  la  tête 
du  lit,  contre  la  muraille,  signe  de  religion,  pieux  souvenir 
maternel.  C'était  une  œuvre  élégante  d'un  vieux  maître  orfèvre- 
émail  Leur  de  Guardiagrele,  Andréa  Gallucci,  une  sorte  de  joyau 
héréditaire.  «  Il  aimait  les  emblèmes  religieux,  la  musique 
sacrée,  l'odeur  de  l'encens,  les  crucifix,  les  hymnes  de  l'église 
latine.  C'était  un  mystique,  un  ascétique,  le  plus  passion  ut-  con- 
templateur de  la  vie  intérieure;  mais  il  ne  croyait  pas  en  Dieu.  » 

Il  regarda  l'étui  des  pistolets,  et  une  pensée  latente,  au 
plus  profond  de  son  cerveau,  se  révéla  comme  dans  une  lueur 
d'éclair.  «  Je  me  tuerai,  moi  aussi,  avec  un  de  ces  pistolets, 
avec  le  même,  sur  le  même  lit.  »  Après  un  court  apaisement,  son 
exaltation  le  reprenait,  la  racine  de  ses  cheveux  redevenait  sen- 
sible. Il  eut  de  nouveau  la  sensation  réelle  et  profonde  du  frisson 
déjà  éprouvé  dans  la  journée  tragique,  lorsqu'il  avait  voulu 
soulever  de  ses  propres  mains  le  voile  noir  qui  cachait  la  face 
du  mort,  et  lorsqu'il  avait  cru  découvrir,  à  travers  les  linges,  le 
ravage  de  la  blessure,  l'horrible  ravage  produit  par  l'explosion 
de  l'arme,  par  le  heurt  de  la  balle  contre  les  os  du  crâne,  contre 
ce  front  si  délicat  et  si  pur.  En  réalité,  il  n'avait  vu  qu'une  partie 
du  nez,  la  bouche  et  le  menton.  Le  reste  était  dissimulé  par  des 
bandages  plusieurs  fois  mis  en  double,  peut-être  parce  que  les 
yeux  étaient  sortis  des  orbites.  Mais  la  bouche  intacte,  laissée  à 
découvert  par  la  barbe  fine  et  rare,  cette  bouche  pâle  et  fanée  qui, 
lorsqu'elle  vivait,  s'ouvrait  si  doucement  pour  le  sourire  imprévu, 
cette  bouche  avait  reçu  du  sceau  de  la  mort  une  expression  de 
calme  surhumain  que  rendait  plus  extraordinaire  le  dégât  san- 
glant caché  par  les  bandages. 

Cette  image,  fixée  en  une  incorruptible  empreinte,  s'était  gra- 
vée dans  l'âme  de  l'héritier,  au  centre  de  son  âme;  et,  après  cinq 
années,  elle  conservait  encore  la  même  évidence,  entretenue  par 
un  pouvoir  fatal. 

En  pensant  que  lui  aussi  s'étendrait  sur  le  même  lit,  qu'il  se 
tuerait  avec  la  même  arme,  George  n'éprouvait  pas  cette  émotion 
tumultueuse  et  vibrante  que  donnent  les  résolutions  soudaines  ; 
c'était  plutôt  un  sentiment  indéfinissable,  comme  s'il  se  fût  agi 
d'un  projet  formé  depuis  longtemps  et  admis  un  peu  confusé- 
ment, et  que  l'heure  fût  venue  de  le  préciser  et  de  l'accomplir. 
Il  ouvrit  la  boîte,  examina  les  pistolets. 

C'étaient  des  armes  fines,  rayées,  des  pistolets  de  combat,  de 


776  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vieille  fabrication  anglaise,  avec  une  crosse  parfaitement  adaptée 
à  la  main.  Ils  reposaient  sur  une  étoffe  vert  clair,  un  peu  usée 
au  bord  des  compartimens  qui  contenaient  tout  ce  qu'il  fallait 
pour  la  charge.  Comme  les  canons  étaient  d'un  fort  calibre,  les 
balles  étaient  grosses,  de  celles  qui,  quand  elles  touchent  le  but, 
ne  manquent  pas  de  produire  un  effet  décisif. 

George  en  prit  une,  la  soupesa  dans  la  paume  de  sa  main  : 
«  Dans  cinq  minutes,  je  pourrais  être  mort.  Démétrius  a  laissé 
sur  ce  lit  le  creux  où  je  me  coucherai.  »  Et,  par  une  transposition 
imaginaire,  ce  fut  lui-même  qu'il  Ait  étendu  dans  la  couche.  Mais 
ce  taret!  ce  taret!  Il  avait  du  rongement  une  perception  aussi  dis- 
tincte et  aussi  effrayante  que  si  l'insecte  eût  été  dans  son  cerveau. 
Ce  rongement  implacable  venait  du  lit,  et  il  s'en  aperçut.  Alors, 
il  comprit  toute  la  tristesse  de  l'homme  qui,  avant  de  mourir, 
entend  sous  lui  le  taret  qui  ronge.  En  s'imaginant  lui-même  dans 
l'acte  de  presser  la  détente,  il  éprouva  par  tous  les  nerfs  un  tres- 
saillement angoissé  et  répulsif.  En  constatant  que  rien  ne  le  for- 
çait à  se  tuer  et  qu'il  pouvait  attendre,  il  éprouva  au  plus  pro- 
fond de  sa  substance  une  émotion  spontanée  de  soulagement. 
Mille  fils  invisibles  le  liaient  encore  à  la  vie.  «  Hippolyte!   » 

Il  se  dirigea  vers  les  balcons,  vers  la  lumière,  avec  une  sorte 
d'impétuosité.  Un  lointain  de  paysage  immense,  bleuâtre  et  mys- 
térieux, se  fondait  dans  la  langueur  du  jour.  Le  soleil  déclinait 
doucement  sur  la  montagne  qu'il  inondait  d'or,  comme  vers  une 
maîtresse  couchée  qui  l'eût  attendu.  Enorme  et  pâle,  toute 
trempée  de  cet  or  liquide,  la  Majella  s'arrondissait  dans  le  ciel. 

Gabriel  d'Annunzio. 

[La  troisième  partie  an  prochain  numéro.) 


CROISEURS  ET  ÉCLAIREURS 


On  parle  beaucoup  des  croiseurs,  aujourd'hui.  Il  est  clair  que 
ces  navires  reprennent  faveur  après  avoir  été  longtemps  sacrifiés 
aux  cuirassés  d'escadre.  On  devait  s'attendre  à  ce  retour  de 
fortune  :  il  y  a  une  douzaine  d'années,  quelques  marins  s'avi- 
sèrent de  trouver  que  la  part  faite  à  ce  type  dans  notre  flotte  de 
guerre  ne  répondait  pas  à  l'orientation  qui  résulterait  bientôt  pour 
la  politique  française  de  notre  besoin  d'expansion  coloniale  et  de 
l'occupation  de  l'Egypte  par  l'Angleterre. 

C'était  de  la  haute  prévoyance,  qui  ne  fut  ni  goûtée  par  les 
uns,  ni  comprise  par  les  autres.  Si  le  mot  de  croisière  évoqua 
dans  le  gros  du  public  le  souvenir  toujours  vivace  des  Jean  Bart, 
des  Duguay-Trouin,  des  Surcouf,  les  partisans  du  statu  quo  mari- 
time et  ceux  de  l'effacement  à  l'extérieur  s'accordèrent  pour  acca- 
bler les  croiseurs  en  mettant  à  leur  passif  certain  exclusivisme, 
certaines  exagérations  de  langage  de  l'école  qui  les  prônait. 

Douze  années,  c'est  bien  le  temps  qu'il  faut  pour  qu'une  idée 
juste  s'insinue  dans  les  esprits.  C'est  surtout  le  délai  qui  permet 
d'oublier  celui  qui  l'a  émise,  condition  du  succès  de  l'idée  elle- 
même  chez  un  peuple  et  à  une  époque  où  les  amours-propres 
surexcités  prennent  si  volontiers  la  forme  de  l'envie.  Du  reste  de 
graves  incidens  se  succédaient  dans  cette  période,  justifiant  les 
prévisions  du  petit  groupe  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  et 
créant  dans  l'opinion  publique  un  état  d'esprit  peu  favorable  à 
la  puissance  européenne  à  laquelle  nous  nous  heurtions  sur  tous 
les  points  du  globe. 

L'attention  des  militaires  et  des  politiques  se  porta  dès  lors 


778       •  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  les  méthodes  de  guerre  qui  pouvaient  présenter  le  plus  de 
chances  de  succès  dans  un  conflit  maritime.  A  ne  considérer  que 
le  résultat  de  la  formidable  lutte  du  commencement  du  siècle, 
la  guerre  de  croisière  ne  semblait  pas  nous  offrir  des  bénéfices 
bien  assurés,  et  certains  officiers,  versés  dans  l'histoire  maritime, 
firent  remarquer  qu'à  ce  jeu  nous  avions  perdu  plus  encore  que 
nos  adversaires.  C'était  vrai.  Mais  il  ne  suffît  pas  d'établir  un  fait 
historique,  il  faut  l'interpréter.  La  guerre  de  croisière  ne  fut 
sérieusement  entreprise  en  France  qu'après  la  ruine  de  nos 
escadres  et  la  perte  de  nos  établissemens  extérieurs,  c'est-à-dire 
au  moment  où  dos  bàtimens  isolés  allaient  être  privés  de  leurs 
appuis  naturels  et  où  l'Angleterre  restait  libre  de  consacrer  toutes 
ses  ressources  à  l'organisation  de  ses  contre-croisières. 

A  ce  titre  seul,  pmVdifficile  à  pratiquer  pour  nos  pères  qu'elle 
ne  le  serait  pour  nous,  la  méthode  de  guerre  dont  nous  parlons 
ne  pouvait  avoir,  il  y  a  cent  ans,  l'efficacité  qu'elle  aurait  aujour- 
d'hui, parce  que  la  situation  économique  de  la  Grande-Bretagne 
était  tout  autre.  Sans  doute  l'incertitude  et  la  rareté  des  arrivages 
atteignaient  gravement  déjà  la  richesse  des  négocians  de  la  Cité, 
la  prospérité  des  manufacturiers  de  Manchester,  le  bien-être  des 
classes  riches.  Mais  outre  que  ni  les  échanges  extérieurs,  ni  les 
industries  qu'alimentent  les  matières  premières  exotiques  n'avaient 
pris  le  développement  prodigieux  qu'on  admire  de  nos  jours,  la 
subsistance  immédiate  de  la  nation  n'était  pas  compromise  par 
l'arrêt  de  la  navigation  commerciale.  Beaucoup  moins  peuplée, 
cultivée  d'une  manière  différente,  l'Angleterre  de  1810  pouvait 
à  la  rigueur  se  suffire  et  nourrir  ses  habitans  du  blé  qu'elle  récol- 
tait sur  son  territoire  européen.  Elle  ne  le  peut  plus  aujourd'hui, 
et  c'est  un  fait  reconnu,  dont  il  est  à  peine  nécessaire  d'appuyer 
de  quelques  chiffres  la  constatation,  que  sa  vie  dépend,  comme 
celle  de  la  Borne  des  empereurs,  de  la  régularité  des  convois  de 
céréales. 

En  1893,  par  exemple,  elle  importait  : 

60  millions  d'hectolitres  de  froment,  sur  les  85  millions 
d'hectolitres  qui  sont  nécessaires  à  la  consommation. 

Ou,  si  l'on  veut,  d'une  manière  plus  générale  : 

120  millions  de  quintaux  métriques  (à  100  kilog.  le  quintal) 
de  matières  alimentaires:  céréales  et  farines,  sucres  bruts  et  raf- 
finés, beurres,  fromages,  thés,  cafés,  viandes  fraîches  et  con- 
servées, poissons  frais  et  salés.  Encore  laisse-t-on  en  dehors  de 
cette  statistique  plus  de  400  000  tètes  de  bétail,  des  millions  de 
caisses  d'œufs  et  1  200  000  hectolitres  de  spiritueux  et  de  vins. 

Mais   l'alimentation   directe    de  la  nation  ne  serait  pas,  en 


CROISEURS    ET    ÉCLA1RKDRS.  779 

temps  de  guerre,  le  seul  souci  des  hommes  d'Etat  anglais,  et  la 
tâche  d'assurer  le  ravitaillement  en  matières  premières  de  leur 
immense  usine  leur  paraîtrait  probablement  aussi  grave.  Car  si 
l'on  peut  accepter  que  la  production  industrielle  subisse  un 
ralentissement  dans  une  crise  de  ce  genre,  tout  le  monde  recon- 
naît que  l'arrêt  complet  des  manufactures  serait  une  affreuse 
calamité.  Outre  la  misère,  et  par  conséquent  les  désordres  qui  en 
résulteraient,  il  faudrait  compter  avec  la  nécessité  de  se  fournir 
au  dehors  des  objets  manufacturés  indispensables  à  la  vie  d'une 
population  nombreuse  et  exigeante  ;  indispensables  même,  au  bout 
de  quelque  temps,  en  raison  de  l'appauvrissement  progressif  des 
magasins,  aux  forces  organisées  pour  la  défense  du  pays. 

Eh  bien  !  sait-on  quelle  est  la  valeur  des  matières  premières 
importées  en  Angleterre  en  1893,  et  destinées  à  être  mises  en 
œuvre  sur  son  territoire  ?  Cette  valeur  atteint  3  milliards  et  demi 
de  francs. 

Les  textiles  absorbent  dans  ce  chiffre  total  1  925  millions  ; 

Les  cuirs  et  peaux  brutes,  165  millions; 

Les  métaux,  410  millions; 

Les  huiles,  les  produits  chimiques,  les  graines,  etc.,  520  mil- 
lions. 

Veut-on  enfin  avoir  une  idée  d'ensemble  des  richesses  que  la 
Grande-Bretagne  confie  à  la  mer?  La  valeur  des  marchandises 
transportées  par  sa  flotte  de  commerce  oscille  chaque  année 
autour  de  15  milliards  de  francs,  et  cette  flotte  elle-même  en  a 
coûté  10.  En  tout  25  milliards! 

On  conviendra  sans  doute  que  ces  chiffres  mettent  en  belle 
lumière  l'importance  que  prendrait  aujourd'hui  la  guerre  de 
croisière.  Au  reste  le  gouvernement  britannique  prévoyait  depuis 
longtemps  ces  graves  conséquences  de  l'essor  industriel  de  la 
nation  et  de  l'insuffisance  progressive  du  rendement  du  sol.  Il 
avait  discerné  que  le  libre-échange,  qui  favorise  la  spécialisation 
par  contrée  des  industries  et  des  cultures,  suivant  les  propriétés 
du  sol  et  les  facultés  de  l'homme,  ne  tarderait  pas,  tout  en  enri- 
chissant l'Angleterre,  à  la  rendre  tributaire  de  l'étranger  pour  les 
matières  premières  autant  que  pour  les  denrées  nécessaires  à 
l'alimentation. 

De  là  sa  préoccupation  constante  d'assurer  la  liberté  des  mers  ; 
de  là  ses  efforts,  au  Congrès  de  Paris,  pour  l'abolition  de  la  guerre 
de  course,  efforts  qui  eussent  été  couronnés  d'un  complet  succès 
si  les  cabinets  de  Washington  et  de  Madrid,  plus  avisés  que  les 
hommes  qui  conduisaient  alors  la  politique  française,  n'avaient 
refusé  de  se  dessaisir  d'une  arme  précieuse;  de  là,  quelques  an- 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nées  plus  tard,  son  attitude  embarrassée  dans  l'affaire  de  YAla- 
bama,  où  l'orgueil  anglais  eut  tant  à  souffrir;  de  là  encore, 
en  1878,  son  brusque  recul  lorsque  la  Russie,  tournant  les  stipu- 
lations du  1G  avril  4856,  créa  rapidement  une  flotte  de  croiseurs 
auxiliaires  avec  des  paquebots  armés  par  l'Etat. 

Ainsi  peu  à  peu  renaissait  la  conception  d'une  méthode  de 
guerre  commerciale,  analogue  dans  son  objet,  sinon  dans  ses 
moyens  d'action,  à  celle  qu'avait  inaugurée  le  décret  de  1806,  par 
lequel  Napoléon  avait  essayé  de  fermer  tout  débouché  sur  le 
continent  aux  productions  des  manufactures  anglaises  ;  conception 
d'autant  plus  logique,  aujourd'hui,  que  l'état  de  guerre  nous  ap- 
paraît clairement  comme  une  crise,  passagère  sans  doute,  mais 
normale  et  inévitable,  de  la  lutte  économique  qui  se  poursuit  en 
plein  état  de  paix  entre  les  nations  civilisées. 

On  construisit  donc  chez  nous  des  croiseurs,  timidement 
d'abord,  et  comme  en  s'excusant  de  bien  faire.  D'ailleurs,  pour 
n'avoir  pas  assez  creusé  le  problème,  on  n'arrivait  pas  à  réaliser 
l'idéal  du  «  preneur  de  paquebots  ».  On  restait  attaché  à  un  type 
de  bâtimens  relativement  rapides,  tels  que  le  S  fax,  le  Tage  et 
le  Cécille,  mais  de  bâtimens  de  combat,  susceptibles  de  faire 
bonne  figure  dans  une  escadre,  et  à  qui  l'on  donnait  en  consé- 
quence une  puissance  militaire  exagérée,  au  préjudice  de  l'appro- 
visionnement de  charbon. 

En  même  temps,  comme  si  l'on  eût  voulu  se  payer  de  mots, 
on  décorait  du  nom  de  croiseur  des  navires  qui,  répondant  à 
des  préoccupations  politiques  ou  à  des  exigences  tactiques  toutes 
spéciales,  n'avaient  que  des  droits  médiocres  à  le  porter,  les  croi- 
seurs de  station  lointaine  et  les  croiseurs  torpilleurs,  par  exemple. 

Plus  tard,  pour  répondre  aux  préoccupations  de  l'opinion 
publique,  mais  sans  rien  sacrifier  de  l'ancienne  conception  du 
navire  de  guerre,  on  créait  trois  classes  de  bâtimens  rapides,  les 
uns  cuirassés,  les  autres  simplement  protégés,  tous  bien  armés, 
tous  aussi  marqués  du  même  trait  caractéristique  :  la  faiblesse 
du  rayon  d'action.  Dans  ces  types  nouveaux  et  brillans,  perfec- 
tionnemens  du  Tage  et  du  Cécille,  nous  reconnaissons  bien 
des  bâtimens  d'escadre,  des  bâtimens  d'avant-garde,  des  avisos, 
des  estafettes,  des  éclaireurs  surtout,  mais  nous  nous  refusons, 
en  dépit  des  affirmations  de  la  «  liste  de  la  flotte  »,  à  y  recon- 
naître des  croiseurs. 

Hier  enfin,  mais  hier  seulement,  la  presse  annonçait  que,  sur 
l'initiative  personnelle  du  ministre  de  la  marine,  on  allait  mettre 
sur  chantier  un  véritable  croiseur,  un  croiseur  du  large,  doué 
d'une  vitesse  égale  à  celle  des  plus  récens  paquebots  et  à  qui  son 


CROISEURS  ET  ÉCLAIREURS.  781 

déplacement  permettrait  d'emporter  un  approvisionnement  de 
charbon  considérable. 

Le  moment  semble  donc  opportun  pour  introduire  une  classi- 
fication rationnelle  dans  la  nomenclature  trop  peu  précise  de  nos 
navires  de  guerre,  ou  au  moins  de  nos  «  bâtimens  légers  ». 
Ainsi  limitée,  l'entreprise  ne  laisse  pas  d'avoir  encore  un  sérieux 
intérêt,  puisque,  sous  la  confusion  des  termes,  en  elle-même 
indifférente,  se  cache  une  fâcheuse  confusion  des  rôles.  S'il  est 
vrai  que  ce  que  l'on  conçoit  bien  s'énonce  clairement,  il  faut 
regretter  que  des  documens  officiels  ne  fassent  aucune  distinc- 
tion entre  le  navire  destiné  à  guider  les  escadres  pendant  leurs 
courtes  opérations  dans  des  bassins  maritimes  voisins  de  nos 
côtes,  et  celui  qui  aura  la  mission  de  capturer  les  paquebots  à 
mille  lieues  au  large,  réduit  à  ses  seules  ressources  pendant  des 
mois  entiers. 

C'est  le  départ  exact  des  facultés  de  ces  deux  types,  le  croiseur 
et  l'éclaireur,  que  nous  essaierons  de  faire  dans  cette  étude. 

I.  —  LE  CROISEUR 

La  capture  des  paquebots  n'est  pas,  dès  qu'elle  devient  un 
système,  une  opération  aussi  simple  que  d'aucuns  seraient  tentés 
de  le  croire.  La  stratégie,  la  tactique,  la  logistique  même  y  inter- 
viennent. 

La  stratégie,  dont  les  principes  forment  la  base  de  toute  mé- 
thode de  guerre,  intervient  ici  parce  qu'il  faut  choisir  judicieuse- 
ment son  théâtre  d'opérations  ;  parce  qu'il  faut  se  créer  une  ligne 
de  communications,  ou  se  ménager  des  bases  de  ravitaillement 
intermédiaires. 

lia  tactique,  parce  qu'il  est  nécessaire  d'adopter  certaines 
armes  et  d'en  rejeter  certaines  autres;  parce  qu'il  faut  user, pour 
la  poursuite,  de  méthodes  précises,  déterminer  le  moment  où  il 
convient  de  la  cesser,  comme  on  a  dû  calculer  s'il  convenait  de 
l'entreprendre;  parce  qu'il  est  utile,  enfin,  d'employer  quelques 
ruses,  connues  sans  doute,  mais  dont  le  succès  sera  fréquent. 

La  logistique,  parce  qu'un  croiseur  doit  emporter  de  fortes 
réserves  d'équipages  pour  armer  ses  prises,  et  qu'il  est  essentiel 
d'assurer  à  un  personnel  si  nombreux  des  locaux  vastes,  sains, 
bien  aérés. 

Voyons  d'abord  le  côté  stratégique  de  la  question  : 

Le  choix  du  théâtre  d'opérations  paraît  d'abord  tout  indiqué. 
N'est-ce  pas  aux  atterrages  de  leurs  côtes  nationales,  ou  aux 
environs    de   certains    accidens   géographiques   voisins   de    ces 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

côtes  que  l'on   est  assuré  de  trouver  le   plus  de  navires  mar- 
chands ? 

Sans  doute.  Mais  il  faut  penser  aussi  aux  moyens  dont  dispose 
l'adversaire  pour  protéger  ses  paquebots;  et  ces  moyens,  d'après 
une  loi  générale  que  nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  démontrer, 
ont  une  efficacité  d'autant  plus  grande  qu'ils  sont  mis  en  jeu  sur 
un  théâtre  plus  rapproché. 

Pour  ne  parler  que  de  l'Angleterre,  cette  puissance  aura,  en 
1895,  70  croiseurs  de  2  500  à  14  000  tonnes,  avec  des  vitesses  de 
18  à  23  nœuds.  Supposons  la  moitié  seulement  de  ces  navires 
groupés  sur  l'aire  relativement  restreinte  qui  s'étend  du  cap 
Finisterre  au  débouché  du  canal  de  Saint-Georges.  Comment  nos 
propres  croiseurs,  beaucoup  moins  nombreux,  réussiraient-ils  à 
s'acquitter  de  leur  mission  ? 

A  cette  difficulté  on  propose  un  remède  :  donnons  aux  nôtres, 
disent  quelques  officiers,  une  valeur  militaire  qui  assure  à  cha- 
cun d'eux  au  moins  l'égalité  des  forces  dans  une  rencontre  indi- 
viduelle. 

Mais,  en  admettant  que  l'issue  de  ce  duel  fût  favorable  à  notre 
croiseur,  il  est  clair  qu'il  aurait  reçu  de  graves  avaries  et  qu'il  se 
verrait  contraint  de  rentrer  au  port  le  plus  proche.  Ou  bien,  s'il 
se  décidait  à  rester  à  la  mer,  il  serait  affaibli  de  telle  sorte  qu'une 
deuxième  rencontre,  inévitable  à  bref  délai,  lui  deviendrait 
funeste.  De  toute  façon,  le  but  poursuivi,  la  capture  des  paque- 
bots, serait  radicalement  manqué. 

C'est  d'ailleurs  ce  qui  se  passait  il  y  a  quatre-vingts  ans,  et  l'his- 
torien maritime  Chabaud-Arnault  le  met  fort  bien  en  lumière: 
«  Quand  un  croiseur  anglais,  écrit-il,  rencontrait  un  des  nôtres,  il 
était  presque  certain  de  voir  paraître,  souvent  pendant  le  combat, 
tout  au  moins  peu  de  jours,  ou  même  peu  d'heures  après,  un  ou 
plusieurs  de  ses  compatriotes.  Le  navire  français  ne  pouvait 
nourrir  semblable  espoir  :  vaincu,  il  ne  devait  compter  sur  aucun 
secours;  vainqueur,  mais  forcément  affaibli  par  la  lutte,  il  avait 
bien  des  chances  de  devenir,  à  son  tour,  la  proie  d'un  nouvel 
ennemi,  h 

Pas  plus  qu'à  l'époque  de  nos  grandes  guerres  maritimes,  la 
supériorité  numérique  de  l'ennemi  ne  nous  permettrait  aujour- 
d'hui d'établir  nos  croisières  dans  le  voisinage  des  côtes  d'Europe. 
Il  faut  donc  fixer  à  nos  batteurs  d'estrade  des  théâtres  d'opéra- 
tions plus  éloignés  et  plus  vastes  à  la  fois,  où  il  leur  soit  facile 
d'échapper  à  leurs  adversaires  dispersant  leurs  efforts  sur  des  aires 
très  étendues. 

Est-ce  à  dire  que  nous  renoncions  aux  captures  que  nous 


CROISEURS  ET  ÉCLAIRELRS.  783 

pourrions  faire  aux  atterrages,  et  que  tout  paquebot  qui  se  sera 
soustrait,  au  large,  aux  recherches  de  nos  croiseurs,  est  assuré 
de  rentrer  au  port  sans  courir  de  nouveaux  risques?  —  Non, 
certainement.  Nous  citerons  à  la  fin  de  notre  étude  un  moyen  de 
tirer  parti  des  bâtimens  à  grande  vitesse  empruntés  aux  escadres 
de  combat  pour  l'exécution  de  raids  brusques  et  rapides  sur 
le  littoral  d'un  adversaire  européen.  Des  opérations  de  ce  genre 
compléteront  d'une  manière  efficace,  malgré  leur  caractère  acci- 
dentel, l'action  de  nos  croisières  lointaines. 

Nous  allons  donc  pousser  au  large,  très  loin  au  large,  nos 
vrais  croiseurs.  Mais  jusqu'où? —  A  moins  d'affecter  un  de  ces 
bâtimens  à  chacune  des  routes  maritimes  parcourues  par  les 
paquebots,  ce  qui  se  traduirait  par  une  charge  budgétaire  consi- 
dérable, nous  sommes  conduits  à  profiter  de  ce  que  les  diverses 
lignes  de  navigation  convergent  toutes  vers  certains  points,  les 
Sorlingues,  par  exemple,  ouïe  canal  de  Saint-Georges,  ou  celui 
de  Bahama.  Ainsi,  pour  préciser,  nous  placerons  un  de  nos  croi- 
seurs à  une  distance  des  côtes  d'Europe  telle  qu'il  puisse  couper  le 
faisceau  Amérique  du  nord  —  canal  Saint-Georges  en  vingt-quatre 
heures,  à  la  vitesse  économique  de  44  nœuds,  c'est-à-dire  dans 
la  région  de  l'Atlantique  où  le  faisceau  des  routes  s'épanouit  sur 
une  largeur  de  330  milles  environ. 

Voilà  donc  un  champ  d'opérations  bien  déterminé.  Mais  con- 
vient-il que  le  croiseur  s'y  attache  obstinément  ?  —  La  question 
est  importante,  par  les  conséquences  qu'entraîne  la  solution  que 
nous  lui  donnerons. 

S'il  s'agissait  uniquement  de  faire  des  prises,  il  serait  habile 
de  s'éloigner  de  temps  à  autre,  et  d'encourager  ainsi  les  paque- 
bots blottis  au  fond  des  ports  à  se  risquer  sur  leurs  routes  ordi- 
naires, dussions-nous,  à  ce  jeu,  en  laisser  passer  quelques-uns. 
Mais  ne  voit-on  pas  que  ce  serait  compromettre  le  succès  du  sys- 
tème, dont  l'objet  essentiel  est  d'affamer  l'ennemi?  Convaincre 
tous  les  paquebots  que  toute  tentative  de  passage  demeure  inutile 
sera  toujours  le  moyen  le  plus  sûr  d'atteindre  le  but  final. 

Que  résulte-t-il  de  ceci?  —  C'est  que  la  poursuite  logique  de 
notre  méthode  de  guerre  exige  la  permanence  des  croisières  sur 
les  points  choisis. 

Examinons  maintenant  les  conséquences  de  cette  proposition, 
conséquences  auxquelles  nous  faisions  allusion  tout  à  l'heure  : 

Au  bout  de  quelque  temps,  l'adversaire  aura  reçu  des  rensei- 
gnemens  suffisans  pour  délimiter  d'une  manière  assez  nette  les 
champs  d'opérations  de  nos  «  preneurs  de  paquebots  » ,  et  il  fera,  en 
connaissance  de  cause,  tous  ses  efforts  pour  les  détruire.  Heureu- 


784  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sèment  qu'en  raison  même  de  la  dissémination  de  nos  croiseurs 
sur  des  espaces  de  mer  considérables,  il  ne  pourra  détacher  à  la 
recherche  de  chacun  d'eux  qu'un  nombre  très  restreint  des  siens. 
Encore  faudra-t-il  qu'il  les  choisisse  de  taille  à  soutenir  indivi- 
duellement la  lutte,  ce  qui  limite  singulièrement  le  choix. 

Mais  enfin,  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  une  rencontre 
est  inévitable.  A  quoi  nous  résoudrons-nous,  lorsqu'elle  se  pro- 
duira? Accepterons-nous  le  combat,  ou  bien  nous  déroberons- 
nous,  quitte  à  établir  notre  croisière  à  200  ou  300  milles  plus 
loin? 

Nul  doute  sur  la  réponse  à  cette  question  :  le  résultat  de 
l'engagement  dût-il  être  heureux  pour  nous  que  ce  serait  encore 
payer  trop  cher  une  satisfaction  d'amour-propre,  si  des  avaries, 
d'autant  plus  graves  que  notre  croiseur  est  éloigné  de  toute  base 
d'opérations,  venaient  le  mettre  dans  l'impossibilité  de  continuer 
sa  croisière. 

Ayons  le  courage  de  le  dire  :  le  preneur  de  paquebots  doit 
avoir  pour  règle  de  n'accepter  le  combat  que  s'il  possède  une  in- 
discutable supériorité  sur  son  adversaire;  et  même  dans  ce  cas,  il 
doit  conduire  l'engagement  de  manière  à  éviter  les  avaries 
majeures. 

Mais,  puisqu'il  s'agira  le  plus  souvent  de  se  dérober,  quelle 
vitesse  faut-il  atteindre?  —  Ici  nous  avons  une  base  précise, 
l'Angleterre  ayant  en  chantiers  deux  énormes  croiseurs  de 
14000  tonnes,  le  Power  fui  et  le  Terrible,  qui  lileront,  affirme 
lord  Brassey,  23  nœuds,  peut-être  24  (44  kilomètres)  à  l'heure. 

A  la  vérité  ce  chiffre  semble  bien  un  peu  exagéré,  et  l'on  se 
demande  si  nos  voisins,  gens  avisés,  n'essaient  pas  de  décourager 
toute  concurrence.  Comment  faire  mieux,  en  effet?  —  Nous  ferons 
aussi  bien  ;  et  cela  peut  suffire  à  qui  sait  quel  déchet  subissent 
les  vitesses  prévues,  les  vitesses  obtenues  même  aux  essais,  des 
bâtîmens  anglais. 

Au  demeurant,  de  deux  navires  de  même  type  qui  se  rencon- 
trent après  un  séjour  à  la  mer  de  quelque  durée,  le  plus  rapide 
n'est  pas  celui  dont  les  expériences  de  recette  ont  donné  les  plus 
brillans  résultats,  mais  bien  celui  dont  l'appareil  moteur  a  été 
conduit  le  plus  habilement,  et  dont  la  carène  s'est  conservée  la 
plus  propre,  la  plus  lisse. 

Ce  dernier  point  vaut  qu'on  s'y  arrête.  Avant  de  dépêcher  ses 
plus  fins  coureurs  à  la  recherche  des  nôtres,  l'adversaire  n'aura 
pas  manqué  de  faire  nettoyer  leurs  œuvres  vives.  Rien  de  plus  aisé 
pour  lui,  ayant  eu  depuis  si  longtemps  l'attention  de  jalonner 
toutes  les  grandes  routes  de  l'Océan  de  bases  secondaires  d'opé- 


CROISEURS    ET    ÉCLAIREURS.  785 

rations  pourvues  d'un  bassin  de  radoub.  Remarquable  prévoyance, 
bonne  et  solide  «  stratégie  du  temps  de  paix  »,  où  triomphent 
discrètement  les  vrais  politiques. 

Aussi  avons-nous  à  surmonter  une  difficulté  sérieuse,  si  nous 
ne  voulons  laisser  dans  une  dangereuse  situation  d'infériorité  ce 
croiseur  jeté  en  plein  Atlantique,  siloin  de  France,  tandis  que  ses 
adversaires  retrouveront  l'Angleterre  tout  autour  d'eux,  à  Saint- 
Jean,  à  Halifax,  aux  Bermudes.  Ira-t-il  demander  aux  ports  neu- 
tres, Boston  ou  New-York,  ce  bassin  qu'il  ne  trouverait  pas  à 
Saint-Pierre,  notre  petite  colonie  terre-neuvienne,  si  bien  placée 
pourtant,  si  près  de  son  centre  de  croisière?  Mais  les  bassins  ca- 
pables de  contenir  les  navires  de  son  type  ne  sont  pas  nombreux. 
Il  est  à  craindre  qu'ils  soient  occupés  soit  par  les  grands  paque- 
bots américains  des  nouvelles  lignes,  soit  par  les  transatlantiques 
anglais;  il  est  même  facile  de  prévoir  que,  décidé  à  nous  enlever 
cette  ressource,  l'ennemi  ne  reculerait  pas  devant  la  dépense 
d'une  occupation  permanente  des  docks,  devant  une  location  in- 
définie; et  ce  ne  serait  pas  là  l'incident  le  moins  curieux,  ni  le 
moins  important  du  conflit. 

Quelle  est  donc  la  solution?  —  On  la  trouvait  jusqu'ici,  non 
pas  complète  mais  approchée,  dans  l'emploi  d'un  doublage  en 
cuivre ,  qu'un  matelas  de  bois  léger  isolait  de  la  coque.  Mais , 
outre  que  le  cuivre  finit,  lui  aussi,  par  se  couvrir  d'herbages 
et  de  coquilles,  une  disposition  de  ce  genre  alourdit  le  navire  et 
altère  le  rapport  entre  longueur  et  largeur  quiconvient  aux  grandes 
vitesses.  L'émaillage,  ou  le  «  laquage  »  de  la  carène  elle-même 
vaudraient  mieux  et  conserveraient  longtemps  à  notre  croiseur 
toutes  ses  facultés.  L'idée  n'est  point  nouvelle  :  des  procédés  ont 
été  proposés  déjà  par  des  industriels  sérieux.  Il  faudrait  les  re- 
prendre, annoncer  la  ferme  intention  d'aboutir  et  poursuivre 
avec  persévérance  des  essais  méthodiquement  conduits. 

Une  question  toute  spéciale  vient  de  nous  faire  toucher  du 
doigt  l'inconvénient  du  défaut  ou  de  l'insuffisance  des  bases  se- 
condaires d'opérations,  auxquelles  les  Anglais  ont  donné  le  nom 
significatif,  mais  un  peu  particulier,  de  coaling  station.  Il  nous 
faut  y  revenir  encore  à  propos  du  ravitaillement  de  nos  croiseurs 
du  large  et  de  la  création  des  lignes  de  communications.  Nous 
resterons  toutefois  dans  l'Atlantique  nord,  pour  ne  pas  agrandir 
outre  mesure  le  cadre  de  cette  étude. 

Trois  points  nous  appartiennent  sur  les  limites  extrêmes  de 
cet  océan,  véritable  carrefour  des  routes  de  navigation;  trois 
points  qui  pourraient  permettre  à  nos  bâtimens  isolés  de  se  réap- 
provisionner en  combustible,  eau  douce  naturelle  et  vivres  frais. 
tome  cxxix.  —  1895.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  sont  Dakar,  Fort-de-France,  Saint-Pierre  de  Terre-Neuve  : 
Dakar,  trop  enfoncé  au  sud,  mais  qui  serait  fort  utile  pour  les 
croiseurs  chargés  d'intercepter  les  arrivages  de  l'Amérique  et  de 
l'Afrique  méridionale;  Fort-de-France,  qui  commande  bien  la 
mer  des  Antilles  et  le  canal  de  Bahama,  mais  qui  reste  trop  loin 
dans  le  sud-ouest  du  théâtre  d'opérations  des  croiseurs  de  l'Atlan- 
tique nord;  Saint-Pierre  enfin,  beaucoup  mieux  placé  sans  doute, 
comme  nous  l'avons  déjà  remarqué,  mais  qui  est  vraiment  aussi 
trop  près  des  établissemens  anglais,  trop  surveillé,  trop  faible, 
et  exposé  aux  premiers  coups. 

Une  position  admirable  est  celle  de  l'île  Florès,  la  plus  occi- 
dentale du  groupe  des  Açores.  Que  n'avons-nous  profité  de  nos 
démêlés  financiers  avec  le  Portugal  pour  en  faire  l'acquisition  à 
l'amiable  et  y  fonder  un  établissement  analogue  à  celui  des  Ber- 
mudes?  —  On  dira  peut-être  que  rien  n'empêche  de  faire  du  charbon 
tout  près  de  là,  à  San  Miguel,  à  Punta  Delgada,  le  Portugal  de- 
vant rester  neutre  dans  le  conflit  qui  nous  occupe.  Ceci  n'est  point 
certain.  Ce  qui  l'est,  en  revanche,  c'est  que  l'amirauté  anglaise 
se  hâtera  d'accaparer  les  stocks  relativement  médiocres  de  ces 
deux  relâches,  soit  en  les  achetant  à  n'importe  quel  prix,  dès  le 
début  des  opérations,  soit  en  les  faisant  enlever  par  une  succes- 
sion ininterrompue  de  croiseurs  et  de  paquebots  armés  en  guerre. 
Soyons  convaincus  qu'à  des  adversaires  aussi  prévoyans,  aussi 
actifs,  aussi  riches  et  d'ailleurs  peu  scrupuleux,  tous  les  moyens 
seront  bons  pour  paralyser  nos  croisières,  en  attendant  qu'ils 
puissent  envelopper  et  détruire  nos  croiseurs. 

Envelopper  nos  croiseurs!  Ce  ne  leur  serait  que  trop  facile,  si 
ceux-ci  commettaient  la  faute  d'aller  se  ravitailler  aux  Açores.  Les 
Anglais  n'ont-ils  pas  mis  la  main  sur  les  câbles  qui  relient  à 
l'Europe  cet  archipel  si  important  au  point  de  vue  stratégique,  et 
les  voix  les  plus  autorisées  n'ont-elles  pas  signalé  déjà  au  Parle- 
ment français  les  inévitables  conséquences  du  plus  complet  oubli 
des  intérêts  supérieurs  de  la  nation? 

Ainsi,  la  terre  leur  étant  fermée,  nos  croiseurs  resteront  à  la 
mer  le  plus  longtemps  possible.  Or  ceci  exige  :  d'abord  qu'ils 
emmagasinent  dans  leurs  flancs  des  réserves  considérables  de 
combustible,  d'eau  douce  et  de  vivres,  ensuite  que  cet  approvi- 
sionnement soit  renouvelé  au  moyen  de  paquebots  ravitailleurs 
qui  se  succéderont  à  certains  rendez-vous,  déterminés  au  préa- 
lable. 

Notons  tout  de  suite  que  ce  service  ne  peut  guère  être  confié 
qu'à  des  navires  français,  car,  pour  ne  parler  que  du  charbon,  il 
est  certain  que  l'ennemi  déclarera  contrebande  de  guerre  tous  les 


CROISEURS    ET    ÉCLAIREURS.  787 

combustibles  utilisables  par  la  marine.  Les  neutres  ne  se  risque- 
ront certes  pas  à  entreprendre  d'une  manière  régulière  des  opé- 
rations de  ravitaillement  qui  les  exposeraient  à  la  capture. 

En  tout  cas  nous  rencontrons  ici  un  nouveau  problème,  celui 
de  l'embarquement  du  charbon  à  la  mer.  Ce  problème,  ce  n'est 
pas  seulement  pour  la  guerre  de  croisière  qu'il  s'impose  ;  il  faut 
donc  que  nos  ingénieurs  et  nos  marins  le  résolvent  sans  tarder. 
Et  combien  cette  tâche  leur  serait  plus  facile  si,  au  lieu  du  char- 
bon, il  s'agissait  du  pétrole,  du  combustible  liquide  que  l'on  es- 
sayait avec  succès  dans  notre  marine  nationale  en  1864,  il  y  a  plus 
de  trente  ans.  Mais  là  encore  des  intérêts  particuliers  sont  venus 
se  mettre  à  la  traverse  des  intérêts  généraux! 

Revenons  à  notre  ligne  de  communications.  Quelque  secret 
que  reste  leur  départ,  quelque  prudente  et  détournée  que  soit  leur 
route,  les  navires  qui  formeront  les  anneaux  de  cette  chaîne  pour- 
ront être  interceptés  par  les  croiseurs  ennemis  s'ils  ne  sont  doués 
d'une  grande  vitesse.  Il  conviendrait  par  conséquent  d'y  employer 
les  paquebots  rapides  de  nos  grandes  compagnies  de  navigation. 

Qu'on  ne  nous  oppose  pas  que  ces  bâtimens  sont  déjà  dési- 
gnés pour  recevoir  un  armement  et  servir  en  qualité  de  croiseurs 
auxiliaires.  Ce  rôle  se  concilie  fort  bien  avec  l'utilisation  spéciale 
que  nous  avons  en  vue,  et  voici  comment  les  choses  se  passeraient  : 
toutes  leurs  soutes  bondées  de  charbon,  nos  paquebots-ravi  tail- 
leurs feraient  route,  à  la  vitesse  économique,  vers  le  rendez-vous 
fixé.  Us  céderaient  au  grand  croiseur  un  millier  de  tonnes,  gar- 
dant le  nécessaire  pour  atteindre ,  aussitôt  après,  le  port  des 
Etats-Unis  le  plus  voisin.  Ils  prendraient  là  de  quoi  revenir  en 
France,  ce  que  le  neutre  le  plus  scrupuleux  ne  peut  leur  refuser; 
suivraient  au  retour  une  des  routes  de  navigation  les  plus  fré- 
quentées et  captureraient,  chemin  faisant  ou  aux  atterrages,  tout 
ce  qu'ils  rencontreraient  de  paquebots  ennemis  échappés  à  nos 
croiseurs.  Cette  combinaison  nous  offrirait,  on  le  voit,  l'avantage 
de  compléter  d'une  manière  rationnelle  notre  système  de  croi- 
sière. 

Ce  point  admis,  la  régularité  des  opérations  de  ravitaillement 
ne  dépend  plus  que  des  facultés  de  nos  paquebots.  Or  il  faut 
bien  reconnaître  qu'après  l'avoir  emporté  quelques  années  dans 
la  lutte  pour  la  vitesse,  nos  grandes  compagnies  de  navigation 
se  laissent  distancer  aujourd'hui  par  leurs  rivales  d'Angleterre. 
Nos  ravi  tailleurs  risquent  donc  d'être  atteints,  non  seulement  par 
les  croiseurs  construits  par  l'Etat  anglais  en  vertu  du  Naval 
defence  act  et  du  programme  de  1894,  mais  encore  par  les  nou- 
veaux paquebots  rapides  devenus  croiseurs  auxiliaires.  Si  l'ad- 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

versaire  s'attachait  ainsi  à  rompre  notre  ligne  de  communica- 
tions pour  «  affamer  »  à  leur  tour  nos  redoutables  croiseurs  du 
large,  il  resterait  encore  à  ceux-ci  la  ressource  de  s'emparer  du 
combustible  de  leurs  prises,  quitte,  s'il  le  fallait,  à  les  couler 
après  évacuation  complète.  Car,  de  les  expédier  vers  un  de  nos 
ports  avec  un  approvisionnement  de  charbon  qui  ne  leur  permet- 
trait pas  de  développer  toute  leur  vitesse,  ce  serait  compromettre 
l'équipage  qu'on  y  ferait  passer,  en  exposant  le  navire  à  être 
repris  par  l'ennemi. 

Les  considérations  d'ordre  exclusivement  stratégique  que  nous 
venons  d'exposer  nous  permettent  de  déterminer  quelques-unes 
des  caractéristiques  du  type  de  nos  croiseurs.  La  première,  la 
plus  essentielle  de  ces  earactérisques  est  le  déplacement;  or  le 
croiseur  du  large  sera  un  très  grand  bâtiment  : 

1°  Parce  que,  forcé  de  rester  longtemps  à  la  mer  et  incertain 
de  son  ravitaillement,  il  doit  emporter  des  approvisionnemens 
considérables  de  combustible,  d'eau  douce,  de  vivres,  ainsi  que 
de  fortes  réserves  de  personnel  ; 

2°  Parce  qu'il  doit  primer  de  vitesse  tous  les  croiseurs  et  tous 
les  paquebots  actuellement  en  construction,  ce  qui  suppose  un 
appareil  moteur  très  puissant,  et  que  cet  appareil  moteur,  frac- 
tionné en  trois  machines  indépendantes,  ne  saurait  être  solide 
qu'à  la  condition  d'absorber  par  son  poids  un  «  pour  cent  »  très 
élevé  du  déplacement  ; 

3e?  Parce  que,  ne  pouvant  compter  que  sur  lui-même  pour 
réparer  une  avarie  de  machine,  il  doit  renfermer  un  atelier  vaste, 
commode,  bien  outillé  ; 

4°  Parce  qu'il  faut  pousser  très  loin,  au  risque  d'augmenter  le 
poids  de  la  coque,  l'emploi  du  système  cellulaire,  si  l'on  veut 
que  les  effets  d'une  avarie  dans  les  œuvres  vives  soient  aisément 
limités  et  que  le  navire  ne  se  trouve  pas  dans  l'obligation  de  pas- 
ser au  bassin  de  radoub  après  un  échouage  ou  après  un  engage- 
ment qu'il  n'aura  pas  pu  éviter. 

Acceptons  donc  pour  le  déplacement  le  chiffre  de  12  000 
tonnes  qui  est  à  peu  près  celui  qu'on  adopte  en  Angleterre,  en 
Russie,  aux  États-Unis;  fixons  à  24  nœuds  bien  nets,  bien 
assurés,  la  vitesse  maxima  qui  nous  est  imposée  par  celle  que 
nos  rivaux  comptent  atteindre.  La  puissance  de  la  machine  ne 
sera  pas  moindre  de  30  000  chevaux,  avec  un  poids  de 
2100  tonnes,  le  cheval-vapeur  étant  compté  à  70  kilogrammes. 
Nous  irons  jusqu'à  3  000  tonnes  pour  l'approvisionnement  en 
combustible   (le    quart  du   déplacement  total),  et  nous  admet- 


CROISEURS    ET    ÉCLAIREURS.  789 

trons  800  hommes  comme  effectif  de  l'équipage,  effectif  qui  com- 
prendra une  partie  fixe,  destinée  au  bâtiment  lui-même,  et  une 
partie  mobile,  destinée  aux  prises  et  renouvelée  constamment 
par  les  paquebots  ravitailleurs. 

Ces  bases  posées,  au  moins  à  titre  provisoire,  nous  allons  exa- 
miner si  les  considérations  empruntées  à  la  tactique  ne  nous 
conduiraient  pas  à  modifier  l'idée  générale  que  nous  nous  faisons, 
dès  maintenant,  de  nos  grands  croiseurs  du  large. 

La  tactique,  avons-nous  dit  plus  haut,  intervient  dans  le  choix 
des  armes  du  croiseur,  dans  ses  méthodes  de  poursuite,  dans  ses 
ruses  de  guerre,  comme  dans  sa  manière  de  combattre,  s'il  y  était 
contraint. 

Eh  bien,  quelles  doivent  être  les  armes  offensives  du  preneur 
de  paquebots?  —  Les  plus  simples  sans  doute,  et,  en  vérité, 
après  sa  vitesse,  nous  n'en  voyons  pas  d'autre  que  l'artillerie. 

Qu'il  n'ait  que  faire  de  l'éperon,  c'est  ce  qu'il  est  oiseux  de 
démontrer.  L'éperon  est  une  arme  de  contact,  de  mêlée  par  con- 
séquent, que  seuls  doivent  employer  les  cuirassés  trapus,  relative- 
ment courts,  prompts  à  évoluer.  D'ailleurs  la  forme  spéciale  que 
donnerait  l'éperon  àl'étravede  notre  croiseur  suffirait  à  dénoncer 
sa  qualité  de  navire  de  guerre,  et  de  fort  loin,  aux  paquebots 
qu'il  veut  atteindre. 

La  torpille,  elle  aussi,  est  une  arme  de  combat  rapproché. 
Qu'elle  soit  lancée  par  un  torpilleur  ou  par  un  grand  bâtiment, 
qu'elle  surprenne  l'adversaire  dans  le  calme  de  la  nuit  ou  qu'elle 
entre  en  jeu  en  plein  jour,  dans  le  tumulte  du  combat  d'escadre, 
sa  course  si  rapide  est  toujours  de  faible  étendue.  D'ailleurs, 
quel  besoin  d'ouvrir  une  brèche  dans  les  œuvres  vives,  quel  besoin 
de  couler  sur  place  le  navire  qu'un  projectile  dans  les  œuvres 
mortes  suffit  à  convaincre  de  l'inutilité  de  la  résistance? 

Supprimons  donc  la  torpille  et  tout  ce  qu'elle  entraîne  avec 
elle  d'impedimenta.  Le  poids  que  représente  ce  matériel  sera 
mieux  employé  si  nous  en  faisons  bénéficier  l'appareil  moteur, 
qui  ne  sera  jamais  trop  solide. 

Que  dire  des  armes  légères,  canons-revolvers,  mitrailleuses, 
fusils?  Leur  poids,  munitions  comprises,  est  peu  de  chose  pour 
un  très  grand  navire.  Il  en  faut,  d'ailleurs,  pour  agir  contre  le 
personnel  de  l'adversaire  dans  un  combat  rapproché,  si  excep- 
tionnelle que  puisse  être  cette  circonstance.  Il  en  faut  aussi  pour 
armer  certaines  prises,  car  nous  serions  fort  d'avis  qu'afin  d'as- 
surer la  conservation  d'une  riche  capture,  on  donnât  au  nouvel 
équipage  de  quoi  soutenir  un  engagement  en  retraite,  au  moins 
contre  un  aviso,  un  petit  croiseur,  un  torpilleur  de  haute  mer. 


790  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  grosse  question  est  celle  de  l'artillerie.  Quels  sont  les  ca- 
nons qui  conviennent  à  notre  croiseur?  —  Les  gros  calibres?  — 
Évidemment  non.  Il  ne  s'agit  pas  de  perforer  des  cuirasses;  la 
puissance  balistique  reste  hors  de  cause  et  nous  n'avons  souci 
que  de  la  justesse  et  de  la  portée. 

Les  calibres  moyens?  —  Oui,  mais  l'échelle  en  est  encore  bien 
étendue  et  les  poids  varient  de  1800  kilogrammes  à]  11  000  quand 
on  passe  du  canon  de  10  centimètres  à  celui  de  19. 

Pour  nous  décider  et  pour  justifier  notre  choix,  nous  invoque- 
rons le  principe  posé  au  début  de  cette  étude  :  le  croiseur  du 
large  est  exclusivement  un  preneur  de  paquebots.  Il  ne  doit 
accepter  le  combat  que  d'adversaires  dont  il  n'a  pas  à  redouter 
d'avaries  sérieuses,  restant  maître  au  surplus  de  choisir  sa  dis- 
tance, grâce  à  une  vitesse  supérieure.  Nous  pouvons  donc  éliminer 
les  pièces  lourdes  et  nous  arrêter  au  calibre  de  10  centimètres. 
En  revanche,  nous  nous  donnerons  les  bénéfices  du  nombre  des 
bouches  à  feu  et  de  la  rapidité  du  tir. 

Ainsi  le  fond  de  l'armement  de  noire  croiseur  se  composera 
de  24  pièces  de  10  centimètres  à  tir  rapide  (12  coups  par  minute) 
et  d'une  longueur  de  40  à  50  calibres,  ce  qui  leur  donnera,  avec 
une  vitesse  initiale  de  800  mètres  environ,  une  parfaite  justesse 
aux  grandes  portées.  Cette  belle  batterie  ne  pèsera  pas  plus  de 
200  tonnes,  c'est-à-dire  1,7  pour  100  du  déplacement  total,  et  elle 
lancera  en  quelques  instans  une  masse  de  fer  et  d'explosifs  vio- 
lens  vraiment  considérable  ;  de  sorte  qu'après  tout,  nous  envisa- 
geons sans  appréhension  trop  vive  l'éventualité  d'un  engagement 
forcé  de  notre  croiseur  avec  un  navire  de  son  type  armé  de 
canons  plus  puissans. 

Toutefois  nous  allons  renforcer  nos  24  pièces  de  10  centi- 
mètres de  deux  bouches  à  feu  auxquelles  un  rôle  spécial  sera 
réservé.  La  première, un  canon  de  14  centimètres,  long,  établi  à 
l'avant,  hâtera,  dans  certains  cas,  la  capture  du  paquebot  pour- 
suivi. En  effet,  son  projectile  de  30  kilogrammes  conserve  mieux 
que  le  boulet  de  14  kilogrammes  du  canon  de  10  centimètres  sa 
force  vive  aux  grandes  distances,  et  nous  assure  ainsi  des  effets 
balistiques  plus  décisifs  sur  des  coques  d'ailleurs  dépourvues  de 
tout  cuirassement. 

La  seconde  de  ces  bouches  à  feu  sera  établie  à  l'arrière  pour 
le  combat  en  retraite.  Nous  la  destinons  à  contraindre  les  grands 
croiseurs  ennemis  de  cesser  une  poursuite  qui  aurait  pour  effet 
—  question  de  tactique  mise  à  part  —  de  nous  faire  consommer 
une  trop  forte  quantité  de  notre  précieux  combustible.  Cette 
pièce  n'est  autre  qu'un  obusier  de  20  centimètres,  long  de  10  à 


CROISEURS    ET    ÉCLAI1ŒLRS.  791 

12  calibres,  pesant  5  tonnes  environ  et  lançant  un  obus  de 
90  kilogrammes,  dont  la  trajectoire  courbe  menacera  le  pont  du 
bâtiment  ennemi,  et  par  conséquent  aussi  l'appareil  moteur  et 
les  soutes  à  munitions. 

À  qui,  s'étonnant  du  choix  de  cette  pièce,  émettrait  quelque 
doute  sur  l'efficacité  de  son  tir  à  la  mer,  nous  nous  bornerions 
à  citer  le  combat  du  cuirassé  turc  Assar-I-Chevket ,  et  du  croi- 
seur auxiliaire  russe  Vesta  armé  de  mortiers  de  neuf  pouces. 
Canonné  par  son  puissant  adversaire,  le  commandant  Baranof 
ouvrit  le  feu  de  ses  mortiers,  dont  il  rectifia  peu  à  peu  le  tir.  Un 
de  ses  obus  démonta  la  pièce  de  chasse  de  YAssar-I-Chevket,  et 
le  dernier,  atteignant  une  des  chaudières  après  avoir  percé  tous 
les  ponts,  obligea  l'ennemi  à  stopper. 

L'adjonction  du  canon  de  14  centimètres  et  de  l'obusier  de  20 
à  notre  batterie  de  10  centimètres  portera  le  poids  total  de  l'artil- 
lerie et  de  ses  accessoires  à  235  tonnes  environ.  Avec  les  armes 
légères  nous  n'atteindrons  pas  250  tonneaux,  et  nous  resterons 
ainsi  à  2  pour  100  du  déplacement  total,  proportion  très  infé- 
rieure à  celle  qu'accusent  les  devis  de  la  plupart  des  navires  de 
guerre  pour  l'armement  offensif. 

Occupons-nous  maintenant  de  Y  armement  défensif. 

On  n'attend  pas  sans  doute  que  nous  dotions  notre  croiseur 
d'un  blindage  de  flanc;  mais  peut-être  jugerait-on  convenable  de 
protéger  ses  machines  par  une  légère  cuirasse  horizontale.  En 
vérité,  nous  hésitons  à  reconnaître  la  nécessité  de  ce  mode 
de  défense  pour  un  navire  appelé  à  combattre  de  loin  des  adver- 
saires armés  de  bouches  à  feu  de  puissance  moyenne,  et  qui 
ne  fournissent  pas  des  feux  plongeans.  Bien  suffisante,  nous 
semble-t-il,  surtout  après  certaine  épreuve  faite  au  combat  du 
Yalu,  serait  la  résistance  opposée  aux  projectiles  de  calibre  moyen 
par  un  épais  matelas  de  charbon  disposé,  entre  deux  fortes  tôles 
d'acier,  autour  de  l'appareil  moteur. 

Nous  ne  restons  pas  insensibles,  en  revanche,  au  danger  des 
coups  d'enfilade  qu'un  puissant  croiseur  pourrait  adresser  au 
nôtre,  avant  que  la  vitesse  de  ce  dernier  l'eût  mis  hors  de  la 
portée  pratique  des  lourdes  pièces  de  chasse.  Une  cloison  trans- 
versale de  12  centimètres  d'épaisseur,  placée  à  l'arrière,  suffirait 
pour  provoquer  l'explosion  immédiate  d'un  obus  de  23  centimè- 
tres animé  d'une  vitesse  restante  de  300  mètres  au  plus,  et  met- 
trait les  parties  vitales  du  preneur  de  paquebots  à  l'abri  de  tout 
dommage  essentiel. 

Quant  à  la  protection  du  personnel,  nous  ne  pouvons  avoir  la 
prétention  de  la  rechercher  que  dans  la  mesure  où  l'on  s'en  con- 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tente  sur  la  plupart  des  croiseurs.  Des  masques  en  tôle  d'acier  pro- 
tégeront les  servans  des  pièces  et  le  personnel  dirigeant  contre  la 
grêle  de  projectiles  légers  lancée  par  les  canons-revolvers,  les 
mitrailleuses  et  les  fusils. 

Est-il  bien  nécessaire,  maintenant,  d'insister  sur  les  méthodes 
de  combat  de  notre  croiseur  du  large  ? 

Se  refuser,  se  dérober  aux  adversaires  les  plus  forts;  au  besoin 
les  dégoûter  d'une  poursuite  sans  grand  espoir  par  un  coup  bien 
calculé  et  adressé  exactement.  Canonner  de  loin  les  croiseurs  de 
puissance  moyenne  et  rebuter  les  plus  tenaces  par  la  régularité, 
par  la  précision  du  tir  d'une  artillerie  bien  servie.  Accabler  rapi- 
dement les  faibles  par  un  feu  violent  à  petite  portée ,  tels  sont 
les  principes  essentiels  d'une  tactique  qui ,  certes ,  n'a  rien  de 
chevaleresque,  mais  qui  répond  expressément  à  l'objectif  que  le 
commandant  de  notre  croiseur  ne  doit  jamais  perdre  de  vue  : 
se  maintenir  le  plus  longtemps  possible  sans  avarie,  sur  les 
routes  de  navigation  des  paquebots  ennemis. 

De  cette  tactique,  la  base  fondamentale  est  évidemment  la 
vitesse.  Il  faut  que  celle  de  notre  croiseur  soit  franchement  supé- 
rieure à  celle  de  tous  les  croiseurs  étrangers.  Nous  avons  admis 
implicitement,  tout  à  l'heure,  que  24  nœuds  suffisaient,  si  les 
nôtres  étaient  assurés  de  s'y  tenir  plus  que  ceux  de  la  Grande- 
Bretagne  ne  le  sont  d'y  atteindre.  Mais  il  convient  de  prendre 
garde  à  ceci  :  le  plan  que  nos  puissans  rivaux  étudieront  demain 
sera  réalisé  avant  celui  dont  notre  ministère  arrête  aujourd'hui 
les  grandes  lignes.  Faisons  donc  un  effort  de  conception  qui  réta- 
blisse l'équilibre,  et  si  un  juste  instinct  nous  avertit  que  25  ou  26 
nœuds  seront  nécessaires  dans  quelques  années,  n'hésitons  pas 
à  les  demander  aux  constructeurs. 

La  lutte  pour  la  vitesse  est  ouverte.  Que  notre  marine  s'y 
engage  hardiment  !  Pour  forcer  le  succès,  quand  on  ne  dispose 
pas  du  nombre,  il  ne  suffit  pas  de  faire  aussi  bien  que  l'adver- 
saire, il  faut  faire  mieux*. 

Nous  n'avons  rien  dit  encore  de  la  tactique  du  croiseur  du 
large  contre  les  navires  marchands.  Elle  existe  pourtant;  elle  est 
même  assez  délicate,  bien  que  le  principe  ensoitfort  simple  et  se 
puisse  résumer  en  quelques  mots  :  arriver,  sans  être  reconnu, 
jusqu'à  portée  de  canon  du  paquebot. 

Sans  être  reconnu,  disons-nous...  Sans  l'être  du  moins  à  trop 
grande  distance,  et  ceci  est  d'une  importance  capitale,  en  dépit 
de  la  supériorité  de  marche  de  notre  croiseur.  Remarquez  que  les 
navires  dont  la  capture  est  la  plus  intéressante,  les  grands  trans- 


CUOISEURS    ET    ÉCLAIREURS.  793 

atlantiques,  donnent  20  nœuds  en  service  courant.  Supposez 
donc  que  l'un  d'eux  nous  aperçoive  à  40  milles, —  cela  n'a  rien 
que  d'ordinaire,  —  et  nous  reconnaisse  à  quelque  particularité  qui 
dénonce  le  bâtiment  de  l'État.  Il  vire  de  bord  et  prend  chasse, 
forçant  de  vapeur,  atteignant  21  nœuds,  22  peut-être.  Nous  en 
donnerons  24  et  serons  dans  ses  eaux  au  bout  de  quatre  heures. 
Mais  à  quel  prix?  —  Il  aura  fallu  développer  2o  000  chevaux  au 
moins,  c'est-à-dire  dépenser  une  trentaine  de  tonnes  de  charbon 
par  heure,  si  économique  que  soit  notre  machine.  Or,  si  chaque 
poursuite  nous  coûtait  120  tonneaux  de  combustible,  nous  ver- 
rions bientôt  le  fond  de  nos  soutes,  et  le  ravitaillement  le  mieux 
organisé  ne  suffirait  pas  à  les  remplir. 

Construisons  par  conséquent  des  croiseurs  qui  ressemblent  à 
des  paquebots,  qui  ne  laissent  apercevoir  de  loin  qu'une  muraille 
lisse,  des  mâts  simples  et  peu  élevés,  une  étrave  droite,  de  légères 
passerelles. 

Ce  n'est  même  pas  assez,  car  au  bout  de  peu  de  temps  le 
«  signalement  »  de  notre  croiseur  serait  exactement  connu;  et, 
comme  l'Indien  qui  se  recouvre  d'une  peau  de  bison  pour  appro- 
cher sa  proie  dans  la  prairie,  —  ne  s'agit-il  pas  d'une  vraie  chasse? 
—  il  faut  que  notre  croiseur  puisse  se  déguiser;  qu'il  se  donne 
l'apparence  extérieure  d'un  neutre  ou  d'un  ami,  appartenant  à 
une  ligne  bien  connue  ;  qu'il  modifie  par  conséquent  le  tracé  de 
ses  lignes  de  plat  bord,  la  hauteur  de  ses  cheminées,  l'empla- 
cement de  ses  mâts. 

Moyens  peu  pratiques,  diront  certains.  Pourquoi  donc?  C'est 
affaire  de  quelques  dispositions  prises  d'avance,  de  auelques 
manœuvres  de  force  qui  n'eussent  pas  effrayé  nos  pèret,  Ae  quel- 
ques toiles  solidement  clouées  sur  de  bons  châssis,  enfin  d'une 
couche  de  peinture  habilement  distribuée. 

Moyens  qui  nous  répugnent,  ajoutera-t-on  peut-être...  Pour- 
quoi encore?  Et  quelle  idée  se  fait-on  de  la  guerre,  si  l'on 
repousse  des  ruses  pratiquées  de  tout  temps,  des  ruses  que  l'on 
emploiera  contre  nous  sans  scrupule? 

Les  navires  de  guerre  hésitent-ils  à  montrer,  la  nuit,  des 
fanaux  identiques  à  ceux  de  l'ennemi  pour  enlever  par  surprise 
un  bâtiment  isolé  ou  pour  semer  le  désordre  dans  une  escadre?  — 
Faut-il  citer  comme  exemple  cette  catastrophe  de  la  nuit  du  12 
au  13  juillet  1801,  où  l'on  vit  deux  trois-ponts  espagnols  se  com- 
battre et  s'incendier  l'un  l'autre,  parce  qu'un  vaisseau  anglais 
passant  entre  eux  avec  des  feux  de  reconnaissance  bien  placés 
leur  avait  lâché  simultanément  ses  deux  bordées? 

Mais  s'il  importe  tant  de  n'être  point  reconnu,  il  importe  par 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

là  même  de  n'être  aperçu  que  le  plus  tard  possible.  Or  ce  qui 
dénonce  le  mieux  un  grand  vapeur,  et  du  plus  loin,  c'est  sa  fumée, 
dont  les  grisailles  estompent  l'horizon  au-dessus  de  lui  bien 
avant  que  paraissent  sa  mâture  et  sa  coque. 

Voici  donc  une  raison  qui  s'ajoute  à  celle  que  nous  donnions 
tout  à  l'heure  d'adopter  les  combustibles  liquides  :  leur  combus- 
tion étant  plus  achevée,  plus  parfaite,  la  quantité  et  surtout 
l'opacité  des  gaz  résiduels  seraient  sensiblement  diminuées. 

Faut-il  pousser  plus  loin  notre  étude,  entrer  dans  le  détail 
des  méthodes  de  poursuite,  indiquer  des  tracés  de  route  suivant 
les  positions  relatives  qu'occupent,  au  début  de  l'opération,  le 
chasseur  et  le  chassé  ? 

Mais  ce  n'est  pas  une  monographie  que  nous  faisons  ici,  et 
nous  n'avons  pas  la  prétention  d'épuiser  un  sujet  aussi  vaste  que 
celui  de  la  guerre  de  croisière.  Nous  nous  sommes  demandé 
seulement  quels  devaient  être  les  traits  caractéristiques  du  «  croi- 
seur »  afin  de  les  pouvoir  opposer  à  ceux  de  1'  «  éclaireur  d'es- 
cadre ». 

A  ces  traits,  sur  lesquels  stratégie  et  tactique  se  sont  trouvées 
d'accord,  il  est  aisé  de  donner  une  expression  numérique  dans  un 
de  ces  devis  sommaires  où  l'on  fixe  les  fractions  du  déplacement 
total  qu'absorbent  les  élémens  essentiels  qui  constituent  le  navire. 
Établissons-le,  ce  devis,  d'après  les  données  mêmes  que  nous  avons 
recueillies  au  cours  de  cette  étude  : 

La  coque  absorbera 38  p.  100  du  déplacement,  soit. 

L'appareil  moteur  (et  auxiliaires)  25  p.  100  —  soit. 

Le  combustible 24  p.  100  —  soit. 

L'armement  offensif 2  p.  100  soit. 

L'armement  défensif 3  p.  100  soit. 

L'équipage,  l'eau,  les  vivres..    .     7  p.  100  —  soit. 

La  mâture,  les  agrès,  les  canots.     1  p.  100  —  soit. 

Totaux 100  p.  100  — 

Mais  comme  l'exacte  signification  de  ces  chiffres  n'apparaît 
pas  d'une  manière  immédiate  et  précise,  nous  les  traduirons  «  en 
clair  »  dans  la  définition  suivante  : 

Le  croiseur  du  large  français  doit  être  un  bâtiment  de  guerre, 
mais  non  un  bâtiment  de  combat.  Exclusivement  destiné  à  cap- 
turer des  paquebots,  il  doit  se  maintenir  intact  le  plus  longtemps 
possible  sur  un  théâtre  d'opérations  reconnu  favorable.  Ses  qua- 
lités maîtresses  seront  l'autonomie,  la  vitesse,  la  solidité  des 
machines.  La  puissance  de  l'armement  offensif  et  défensif  ne  peut 
venir  qu'en  seconde  ligne. 


4700  t* 

3125  t* 

3000  t* 

250  t* 

375  t* 

875  t* 

125  t* 

12450  tx 

CROISEURS    ET    ÉCLAIREUHS.  795 

C'est  en  résumé  un  navire  dont  les  facultés  stratégiques  l'em- 
portent nettement  sur  les  facultés  tactiques. 

II.    —    LES   ÉCLAIREURS 

Il  n'y  a  pas  fort  longtemps  que  l'on  s'est  avisé  qu'il  était 
nécessaire  d'éclairer  une  escadre,  autant  qu'il  peut  l'être  d'éclai- 
rer une  armée.  L'accroissement  de  la  vitesse  des  unités  de  com- 
bat dans  ces  dernières  années  a  ouvert  les  yeux  des  officiers  les 
plus  attachés  au  système  qui  consistait  à  maintenir  à  quelques 
encablures  en  avant  ou  sur  les  flancs  de  l'escadre  des  navires 
légers,  mais  fort  peu  rapides,  dont  le  rôle  principal  était  de  ré- 
péter les  signaux  de  l'amiral.  C'est  encore  à  un  petit  groupe  de 
marins  —  toujours  le  même,  du  reste  —  que  nous  devons  les  pre- 
miers navires  à  qui  une  vitesse  nettement  supérieure  à  celle  des 
cuirassés  permettait  d'éclairer  réellement  la  marche  d'une  force 
navale,  c'est-à-dire  de  créer  autour  d'elle  une  zone  de  sécurité 
assez  étendue  pour  qu'elle  pût  prendre  ses  dispositions  de  combat 
entre  le  moment  où  l'ennemi  serait  signalé  et  celui  où  les  pre- 
miers coups  s'échangeraient. 

Il  n'y  a  là  pourtant  qu'une  conception  élémentaire  de  la  mis- 
sion de  l'éclaireur  d'escadre,  et  ce  que  nous  venons  d'en  dire  ne 
définit  que  l'éclairage  tactique,  celui  qui  a  pour  préoccupation 
exclusive  le  combat. 

Lorsqu'on  étudie  avec  quelque  attention  les  problèmes  de  la 
guerre  navale,  on  ne  tarde  pas  à  s'apercevoir  que  cet  éclairage  ne 
suffit  pas,  ou  qu'il  ne  suffirait  qu'à  une  escadre  assurée  de  ren- 
contrer l'ennemi  exactement  sur  la  ligne  d'opérations  qu'elle  par- 
court. Or  l'ennemi  n'a  point  accoutumé  de  se  plier  à  nos  des- 
seins. Il  a  les  siens,  qu'il  suit  de  préférence,  et  dont  il  importe 
que  nous  soyons  avertis  dès  les  premières  heures  de  la  guerre, 
si  cela  est  possible.  On  en  comprend  d'ailleurs  d'autant  mieux  la 
nécessité  que  l'adversaire  est  plus  actif,  plus  entreprenant,  ou 
seulement  que  ses  vaisseaux  sont  plus  rapides  ;  et  c'est  quand  on 
examine  sans  parti  pris  d'illusions  les  conséquences  d'une  cer- 
taine infériorité  de  vitesse  du  gros  de  l'armée  navale  que  l'on 
s'aperçoit  bien  que  l'éclairage  tactique  est  un  éclairage  passif, 
donnant  des  garanties  contre  une  surprise  de  l'ennemi,  mais  ne 
fournissant  aucune  chance,  soit  de  le  surprendre  à  son  tour,  soit 
de  contrarier  ses  opérations. 

Il  y  a  donc,  il  doit  y  avoir  un  éclairage  beaucoup  plus  étendu, 
que  nous  appellerons  l'éclairage  stratégique,  véritable  service 
d'informations,  qui  commencera  au  moment  où  tarissent  toutes 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  sources  naturelles  de  renseignemens  sur  la  concentration, 
sur  les  préparatifs  de  l'adversaire,  qui  continuera  par  l'obser- 
vation ininterrompue  de  ses  mouvemens,  et  qui  ne  se  terminera 
que  lorsque  les  éclaireurs  remettront  pour  ainsi  dire  la  flotte 
ennemie  entre  nos  mains,  après  nous  avoir  donné,  par  une  suc- 
cession d'avis  judicieux,  la  faculté  de  prévenir  ses  entreprises. 

Que  les  navires  chargés  de  réaliser  cette  conception  nouvelle... 
et  si  familière  pourtant  aux  officiers  qui  prirent  part  aux  grandes 
guerres  du  siècle  dernier!  que  ces  navires,  disons-nous,  soient 
différens  de  ceux  dont  le  rôle  se  borne  à  guetter,  à  quelques  milles 
en  avant  de  notre  escadre,  l'arrivée  de  l'ennemi,  c'est  ce  que  l'on 
pressent  aisément.  Les  «  éclaireurs  tactiques  »  —  qu'on  nous 
passe  cette  expression,  incorrecte,  mais  commode, — sont  de  petits 
bâtimens  de  400  à  1  200  tonnes,  à  qui  l'on  ne  peut  demander  que 
de  la  vitesse,  afin  que  la  transmission  des  avis  utiles  au  com- 
mandant en  chef  se  fasse  dans  le  moins  de  temps  possible.  Les 
«  éclaireurs  stratégiques  »  doivent  être  de  tout  autres  navires, 
plus  autonomes  que  les  premiers,  parce  que  leur  rayon  d'action 
est  plus  étendu,  et  que  le  lien  qui  les  rattache  à  l'armée  navale 
est  plus  relâché,  par  conséquent  mieux  pourvus  de  charbon,  d'eau 
douce,  de  vivres,  mieux  armés  aussi,  mieux  protégés  même,  et, 
en  définitive,  d'un  déplacement  beaucoup  plus  fort. 

Insistons  un  peu  sur  ces  divers  points  et  précisons  les  con- 
tours de  ce  croquis  assez  vague  des  éclaireurs  stratégiques,  les 
seuls  qu'il  y  ait  intérêt  à  comparer  aux  croiseurs,  parce  que  ce 
sont  les  seuls  que  Ton  puisse  confondre  avec  ces  derniers. 

Et  pourquoi,  tout  d'abord,  seraient-ils  si  différens  des  éclai- 
reurs tactiques,  des  «  mouches  »,  pour  leur  restituer  leur  nom 
vulgaire?  L'ennemi  ne  serait-il  pas  aussi  bien  surveillé,  et  à 
moins  de  frais,  par  un  petit  bâtiment  rapide  qui  aurait  en  tout 
cas  sur  un  grand  navire  l'avantage  de  passer  plus  inaperçu?  — 
Non,  malheureusement. 

S'il  s'agit  de  rester  en  observation  devant  le  port  où  se  mobi- 
lisent et  se  concentrent  les  forces  navales  de  l'adversaire,  il  faudra 
fréquemment  lutter  contre  la  mer,  contre  les  vents  qui  battront 
en  côte.  C'est  une  tâche  bien  difficile  pour  un  aviso  que  son  plat- 
bord  trop  bas  défend  mal  contre  les  lames,  dont  la  coque  est 
frêle,  dont  la  masse  est  trop  faible  pour  qu'il  se  puisse  maintenir 
aux  environs  du  point  choisi  sans  consommer  beaucoup  de  com- 
bustible. D'ailleurs,  si  réduites  que  soient  les  dimensions  de 
l'observateur,  il  n'y  a  aucune  chance  qu'il  échappe  aux  investiga- 
tions des  grand'gardes  de  l'adversaire,  auxquelles  les  sémaphores 
auront  tôt  fait  de  le  signaler.  Et  d'autre  part,  comment  verrait-il 


CROISEURS    ET    ÉCLAIREURS.  797 

lui-même  ce  qui  se  passe,  sans  une  certaine  hauteur  de  mâture 
qui  ne  s'allie  qu'à  des  dimensions  générales  assez  fortes? 

Mais  de  l'impossibilité  d'échapper  aux  vues  de  l'ennemi,  puis- 
qu'on ne  dispose  ni  de  couverts  ni  d'  «  accidens  de  terrain  »,  il 
résulte  une  conséquence  importante  :  c'est  que,  pour  rester  en 
vue  du  port,  il  faudra  combattre,  et  combattre  souvent,  car,  à 
juste  titre  inquiet  de  cette  surveillance  obstinée,  le  commandant 
en  chef  ennemi  donnera  l'ordre  à  ses  bàtimens  légers  de  s'en- 
gager à  fond  avec  notre  éclaireur  toutes  les  fois  qu'ils  en  auront 
l'occasion. 

De  tels  combats  ne  peuvent  être  soutenus  avec  avantage,  dans 
une  situation  si  aventurée,  sans  la  supériorité  de  la  vitesse  et 
l'égalité  de  l'armement  offensif.  Un  armement  défensif  sérieux 
sera  même  nécessaire  :  cloisons  transversales  pour  neutraliser  les 
coups  d'enfilade,  pont  blindé  qui  protège  les  machines,  cuirasse- 
ment des  œuvres  mortes  qui  provoque  immédiatement  l'explosion 
des  projectiles  de  calibre  moyen. 

Eh  bien!  tout  cela  nous  entraîne  fort  loin  :  20,  21  nœuds  de 
vitesse,  des  pièces  de  16  ou  de  19  centimètres  en  tourelles  fer- 
mées, beaucoup  de  canons  légers  et  de  mitrailleuses,  des  plaques 
de  8  à  10  centimètres  d'acier  sur  les  œuvres  mortes,  sans  parler 
des  cloisons,  ni  du  pont  qui  recouvre  les  machines...  Enfin  le 
faisceau  complet  des  armes  modernes  avec  l'outillage  compliqué 
qu'elles  comportent  sur  un  navire  de  combat. 

Fort  heureusement,  ni  l'appareil  moteur,  ni  l'approvisionne- 
ment de  combustible  n'absorberont  le  poids  qu'ils  absorbaient 
chez  notre  croiseur  du  large  :  l'appareil  moteur,  parce  que 
13000  chevaux  suffiront  à  des  navires  qui  ne  doivent  pas  dépasser 
6  000  tonnes,  et  que  d'ailleurs,  n'ayant  pas  besoin  de  pousser  à 
l'extrême  les  garanties  de  solidité,  on  peut  se  contenter  d'un 
poids  de  60  kilogrammes  par  cheval-vapeur;  l'approvisionne- 
ment de  charbon,  parce  que  sur  des  théâtres  d'opérations  aussi 
restreints  que  les  mers  de  l'Europe,  le  rayon  d'action  peut 
être  diminué  sans  inconvénient,  et  que  l'on  satisfera  à  toutes  les 
exigences  raisonnables  en  consacrant  au  combustible  le  cinquième 
du  déplacement  au  lieu  du  quart,  soit  1  200  tonneaux  au  plus. 

Ainsi,  d'une  part,  facultés  stratégiques  atténuées,  de  l'autre, 
facultés  tactiques  accentuées,  telles  sont,  par  rapport  au  croiseur 
du  large,  les  caractéristiques  de  l'cclaireur  d'escadre,  à  ne  le  con- 
sidérer du  moins  que  dans  son  rôle  d'observateur  à  l'entrée  du 
grand  port  où  s'organise  la  flotte  ennemie.  Voyons  si  notre  pre- 
mière impression  se  modifiera  par  l'examen  des  autres  situations 
où  peut  se  trouver  placé  un  bâtiment  de  ce  type. 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  flotte,  dont  il  vient  d'observer  la  concentration  et  l'ar- 
mement, elle  est  prête,  elle  appareille,  elle  prend  une  ligne 
d'opérations  tracée  en  vue  d'un  objectif  défini. 

Dès  lors  il  importe  que  le  commandant  en  chef  de  nos  forces 
navales  soit  prévenu  de  son  départ  et,  sinon  de  l'objectif  précis 
qu'elle  recherche,  —  cette  indication  serait  prématurée,  —  du 
moins  de  la  direction  qu'elle  poursuit.  Or,  pour  éviter  de  se 
laisser  leurrer  par  une  feinte  de  l'amiral  ennemi,  par  une  fausse 
route  tenue  jusqu'à  la  nuit  close,  il  faut  que  notre  observateur 
s'attache  aux  pas  de  l'adversaire  et  ne  le  quitte  que  lorsqu'il 
aura  la  certitude  que  celui-ci  a  pris  sa  ligne  d'opérations  défi- 
nitive. 

Mais  comment  acquérir  cette  certitude?  —  Et  jusqu'où  fau- 
dra-t-il  aller  pour  cela?  —  Telles  circonstances  se  produiront  où, 
pour  n'avoir  pas  attendu  quelques  heures  de  plus,  on  donnera  un 
renseignement  erroné,  dont  les  conséquences  peuvent  être  fort 
graves.  Villeneuve  sort  de  Toulon,  le  30  mars  1805,  avec  ses 
onze  vaisseaux.  Il  fait  route  à  peu  près  au  Sud.  Les  frégates  de 
Nelson  se  hâtent  d'aller  prévenir  celui-ci  à  la  Maddalena  :  évi- 
demment, disent  les  capitaines,  l'escadre  française  va  :dans  le 
Levant...  Nelson  appareille  aussitôt,  en  pleine  nuit,  par  un 
temps  affreux,  et  court  se  poster  entre  la  Sardaigne  et  l'Afrique 
pour  y  guetter  son  adversaire.  Plusieurs  jours  se  passent  et  rien 
ne  vient.  Plein  de  doutes  et  d'anxiétés  l'amiral  anglais  se  décide 
à  faire  une  course  rapide  dans  la  Méditerranée  orientale;  mais 
personne  n'y  a  vu  l'escadre  française,  personne  n'en  a  entendu 
parler!  Nelson  revient  sur  ses  pas  en  forçant  de  voiles,  arrive  à 
Gibraltar  et  y  apprend  que  Villeneuve  a  franchi  le  détroit.  Où 
est-il  allé?  —  Est-il  remonté  dans  le  Nord,  vers  la  Manche,  et 
dans  ce  cas  Cornwallis,  qui  bloque  Brest,  est  bien  menacé;  ou 
bien  a-t-il  fait  route  sur  les  Antilles? 

Qui  pourra  le  dire?  Les  frégates  de  l'amiral  Orde,  qui  gar- 
daient le  détroit?  mais  non...  elles  non  plus  n'ont  pas  suivi  l'en- 
nemi assez  loin.  Et  Nelson  se  plaint  amèrement  à  l'amirauté,  tout 
en  s'accusant  lui-même  :  trop  peu  de  bâtimens  légers,  trop  peu 
d'avisos,  et  ceux  que  l'on  a  n'ont  pas  assez  d'initiative,  ne  sont 
ni  assez  tenaces,  ni  assez  clairvoyans  !... 

De  ceci,  que  résulte-t-il?  —  Que  ce  n'est  pas  avec  un  seul 
éclaireur,  si  rapide  qu'on  le  suppose,  si  habile  que  soit  son  capi- 
taine, que  l'on  peut  pourvoir  à  la  surveillance  de  la  flotte 
ennemie.  Il  y  faut  un  groupe  de  bâtimens  qui  se  détacheront 
les  uns  après  les  autres  pour  aviser  le  commandant  en  chef  des 
routes  successives  de  l'adversaire.  Inutile,  bien  entendu,  de  com- 


CR01SELIIS    ET    ÉCLAIREUKS.  799 

poser  ce  groupe  de  navires  ayant  tous  la  valeur  tactique  de  celui 
dont  nous  déterminions  tout  à  l'heure  les  facultés  essentielles. 
Ce  serait  de  la  force  perdue,  puisqu'il  ne  s'agit  ici  ni  d'arrêter 
l'ennemi,  ni  même  de  retarder  sa  marche.  Notre  éclaireur-type 
de  6  000  tonnes  sera  simplement  le  noyau  d'une  escadrille  de 
petits  bâtimens,  les  corvettes,  les  bricks  d'autrefois,  les  torpil- 
leurs de  haute  mer  et  les  avisos-torpilleurs  d'aujourd'hui. 

Représentons-nous  les  opérations  de  1805  exécutées  quatre- 
vingt-dix  ans  plus  tard,  et  supposons  que  Nelson,  toujours  posté 
à  la  Maddalena,  ait  détaché  devant  Toulon  un  éclaireur  du  type 
Talbot  (5  800  tonneaux)  accompagné  de  4  avisos  ou  contre-tor- 
pilleurs rapides  tels  que  Y  Ardent  (250  tonneaux). 

Le  premier  de  ces  avisos  est  expédié  pour  prévenir  l'amiral 
anglais  que  la  flotte  française  a  pris  la  mer  et  qu'elle  fait  route 
au  Sud.  En  même  temps  la  petite  division  d'observation  prend 
chasse  devant  les  nôtres,  refusant  le  combat  avec  l'escadre 
légère,  sans  perdre  de  vue  le  gros  de  l'armée. 

Celle-ci  oblique  dans  le  Sud-Ouest  :  deuxième  aviso  détaché  à 
la  Maddalena.  Grâce  à  sa  vitesse  de  27  nœuds,  il  arrivera  peut- 
être  à  temps  pour  empêcher  le  faux  mouvement  sur  Cagliari  ;  au 
moins  rattrapera-t-il  bien  vite  l'escadre  anglaise,  et  Nelson, 
averti,  ne  manquera  pas  de  rebrousser  chemin.  Les  Bouches  fran- 
chies, il  prendra  la  ligne  d'opération  Bonifacio-cap  de  Gâte,  qui 
coupe  toutes  celles  que  les  Français  peuvent  suivre. 

Cependant  Villeneuve,  toujours  observé  de  loin  par  le  Talbot 
et  ses  deux  estafettes,  —  c'est  leur  vrai  nom,  —  dépasse  les  Ba- 
léares et  s'arrête  devant  Carthagène,  où  il  veut  recueillir  la  divi- 
sion Salcedo.  Cette  fois  le  commandant  du  Talbot  doit  utiliser 
sans  hésitation  les  deux  avisos  qui  lui  restent.  L'un  d'eux  remon- 
tera, par  l'est  des  Baléares,  vers  l'escadre  de  Nelson,  qui  ne 
peut  plus  être  bien  loin;  l'autre  ira  devant  Cadix  informer 
l'amiral  Orde  de  la  situation.  Il  faut  que  cet  offieier  général  soit 
prêt  à  rallier  Nelson  devant  Carthagène,  si  une  concentration 
des  forces  anglaises  y  devenait  nécessaire.  Il  faut  aussi  qu'il  se 
garde  d'une  surprise  où  sa  division  courrait  des  risques  sérieux. 
Dans  les  deux  cas,  il  ralliera  Gibraltar  et  y  attendra  de  nouveaux 
avis. 

Villeneuve  n'a  pas  fait  sa  jonction  avec  Salcedo,  qui  deman- 
dait deux  jours  pour  embarquer  ses  poudres.  Il  a  repris  le  large 
et  fait  route,  le  cap  de  Gâte  doublé,  sur  le  détroit.  Mais  les  quel- 
ques heures  perdues  devant  Carthagène  ont  été  mises  à  profit 
par  son  ardent  adversaire  :  au  loin  derrière  la  flotte  française, 
derrière  le   Talbot  même,  voici   les  fumées  des  vaisseaux  de 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nelson.  L'habile  marin  a  compris  que  Villeneuve  n'aurait  pas 
quitté  Toulon  pour  s'enfermer  à  Carthagène,  que  sa  relâche  serait 
courte,  et  qu'avant  tout  il  fallait  prévenir  l'ennemi  à  Gibraltar. 
Il  force  de  vapeur,  il  laisse  derrière  lui  quelques  unités  de  combat 
dont  les  machines  faiblissent,  confiant  dans  la  victoire  pourvu 
qu'il  joigne  Villeneuve.  Déjà  ses  éclaireurs,  atteignant  le  Talbot, 
canonnent  l'arrière-garde  française...  Et  voici  que  de  l'autre  côté 
de  l'horizon  de  nouvelles  fumées  apparaissent:  ce  sont  les  5  cui- 
rassés de  l'amiral  Orde  qui  surveillent  le  détroit.  Villeneuve  est 
cerné.  Il  faut  combattre! 

Nos  lecteurs  ont  aisément  compris,  par  cette  adaptation  idéale 
des  types  récens  aux  circonstances  de  la  campagne  maritime  la 
plus  décisive  des  temps  modernes,  pourquoi  une  tâche  aussi  déli- 
cate et  aussi  capitale  que  celle  de  l'observation  de  l'escadre 
ennemie  à  la  mer  ne  pouvait  être  efficacement  remplie  que  par 
un  groupe  de  bâtimens,  pas  une  sorte  d'«  unité  collective  ». 

Voilà  donc  bien  établie  une  différence  nouvelle,  une  diffé- 
rence profonde  entre  l'éclaireur  et  le  croiseur  du  large,  puisque 
celui-ci  suffit  seul  à  sa  mission,  puisqu'on  ne  peut  attendre  de 
lui  —  placé  si  loin!  —  aucun  avis  utile  pour  les  mouvemens 
des  escadres  et  qu'il  n'a  besoin  d'entretenir  avec  la  terre  d'autres 
relations  que  celles  que  lui  créent  naturellement  les  paquebots 
ravitailleurs. 

Mais,  bien  que  nous  ne  prétendions  pas  épuiser  l'examen  des 
phases  diverses  des  opérations  auxquelles  un  éclaireur  peut 
prendre  part,  notre  étude  serait  trop  incomplète  si  nous  ne  le 
montrions  engagé  dans  la  crise  finale,  dans  l'action  tactique  où 
se  résout  toute  conception  stratégique,  en  un  mot  dans  le  combat 
d'escadre. 

Ici  encore  le  rôle  des  éclaireurs,  cette  fois  réunis  et  endivi- 
sionnés,  deviendra  fort  important.  Il  n'en  était  pas  ainsi  dans  les 
guerres  du  temps  passé  :  les  frégates  n'eussent  point  risqué  de  se 
compromettre  dans  la  mêlée,  bien  moins  encore  de  commencer 
l'attaque.  Tout  au  plus,  à  la  fin  de  l'action,  et  après  s'être  canon- 
nées  à  distance,  se  glissaient-elles  entre  les  combattans  pour 
amariner  les  vaincus  ou  donner  une  remorque  aux  vainqueurs 
mutilés. 

L'attitude  des  grands  éclaireurs  d'aujourd'hui  sera  tout  autre 
et  leur  tactique  de  combat  bien  plus  active.  Entre  eux  et  le  cui- 
rassé d'escadre,  la  torpille  automobile,  le  tir  rapide,  les  explosifs 
violens  établissent,  pourvu  que  les  conditions  de  la  lutte  soient 
bien  choisies,  un  certain  équilibre  de  forces  qui  ne  pouvait  exister 
entre  le  bâtiment  de  ligne  et  le  navire  léger  d'autrefois.  Trop 


CKOISEUIIS    ET    ÉCLAIREURS.  801 

faibles,  les  canons  de  18  de  la  frégate  ne  perçaient  pas  la  robuste 
membrure  du  vaisseau,  tandis  que  les  boulets  de  36  de  celui-ci 
coulaient  sur  place  son  frêle  adversaire. 

Le  même  résultat  serait  sans  doute  atteint  par  le  cuirassé, 
s'il  réussissait  à  loger  dans  les  œuvres  vives  de  l'éclaireur  un  de 
ces  énormes  obus  à  grande  charge  intérieure  qui  sont  de  véri- 
tables <(  torpilles  lancées  ».  Mais,  outre  que  la  lenteur  du  tir  des 
canons  monstres  les  met  déjà  dans  une  situation  d'infériorité  sen- 
sible vis-à-vis  des  pièces  moyennes  à  tir  accéléré,  nous  ne  devons 
pas  oublier  que  les  flancs  de  notre  éclaireur  type  sont  recouverts 
d'une  cuirasse  légère,  —  10  à  12  centimètres  d'acier,  avons-nous 
dit  plus  haut,  —  et  qu'à  la  distance  de  3  000  à  4000  mètres,  où  le 
feu  commence  maintenant,  ce  blindage  arrêtera  l'obus  de  gros 
calibre,  qui  le  viendra  frapper  obliquement.  Pendant  ce  temps 
les  projectiles  de  l'éclaireur,  les  obus  de  19  centimètres  et  de  16, 
ceux  de  14  surtout,  remplaçant  la  puissance  individuelle  par  le 
nombre,  détruiront  peut-être  les  mécanismes  des  lourdes  pièces 
du  cuirassé  d'escadre  et  ruineront  ses  œuvres  mortes,  qu'une 
épaisse  ceinture  de  métal  arrêtée  un  peu  au-dessus  de  la  flottaison 
laisse  sans  aucune  défense. 

Les  circonstances  d'un  long  combat  d'escadre  permettent- 
elles  au  contraire  à  l'éclaireur  d'atteindre  le  cuirassé  affaibli  par 
la  lutte,  sans  avoir  subi  lui-même  d'avaries  majeures?  —  Qu'il  le 
range  rapidement  bord  abord,  qu'il  fasse  jouer  avec  vigueur  toute 
son  artillerie  rapide  avant  que  l'ennemi  ait  pu  donnera  ses  canons 
l'angle  négatif  extrême;  et  alors,  si  une  torpille  heureuse  part  des 
flancs  de  l'éclaireur,  la  perte  du  mastodonte  sera  consommée! 

Ainsi,  de  loin  ou  de  près,  au  début  de  l'action  comme  à  la  fin 
de  la  mêlée,  nos  grands  éclaireurs  peuvent  jouer  un  rôle  tactique 
considérable  dans  le  combat  d'escadre.  Un  commandant  en  chef 
soucieux  d'utiliser  exactement  suivant  leurs  facultés  tous  les  élé- 
mens  mis  à  sa  disposition  fixera  par  conséquent  à  la  «  division 
légère  »,  dans  ses  instructions  générales,  deux  objectifs  différens, 
mais  d'une  égale  importance  :  entamer  l'ennemi  ou  l'achever; 
l'obliger  au  combat  ou  déterminer  sa  fuite.  En  un  mot,  il  en  fera, 
suivant  les  circonstances,  soit  son  avant-garde,  soit  sa  réserve. 

Faut-il  insister  sur  ces  deux  points?  Dirons-nous  l'engage- 
ment de  cette  avant-garde  mobile,  rapide  et  solidement  constituée 
qui,  devançant  le  gros  de  l'armée,  se  jette  sur  l'ennemi,  canonne 
les  poupes  de  ses  vaisseaux,  partie  vitale  et  presque  toujours 
mal  protégée,  repousse  la  contre-attaque  de  ses  éclaireurs,  l'oblige 
à  faire  volte-face  et  l'entraîne  à  une  rencontre  générale  à  laquelle 
il  se  dérobait? 

tome  cxxix.  —  1895.  51 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  montrerons-nous  encore ,  cette  avant-garde  (repliée  au 
moment  où  le  gros  de  l'armée  entre  en  ligne),  pansant  ses  bles- 
sures pendant  le  combat,  puis,  lorsque  l'ennemi  semblait  sur  le 
point  de  vaincre,  entourant  brusquement  ses  principales  unités, 
les  accablant  sous  un  déluge  de  projectiles,  et  donnant  ainsi  à 
nos  cuirassés  le  temps  de  recueillir  leurs  forces  pour  une  dernière 
charge,  celle  qui  décidera  du  succès? 

La  tentation  est  grande,  et  nous  y  céderions  d'autant  plus 
volontiers  que  cette  description  idéale  trouvera  probablement  sa 
réalisation  dans  les  luttes  que  l'avenir  réserve  à  notre  propre 
Hotte,  où  la  valeur  tactique  et  la  rapidité  des  éclaireurs  rachète 
une  certaine  insuffisance  des  grandes  unités  de  combat. 

Mais  cela  nous  conduirait  trop  loin.  Pas  plus  que  nous  ne 
voulions  tout  à  l'heure  faire  la  monographie  du  croiseur  du  large, 
nous  ne  pouvons  maintenant  entreprendre  une  étude  complète 
des  éclaireurs  d'escadre.  Aussi  bien  ce  que  nous  venons'  d'en  dire 
suffit  à  confirmer  l'impression  que  nous  avait  donnée  la  recherche 
des  qualités  nécessaires  au  bâtiment  chargé  d'observer  la  base 
d'opérations  de  l'ennemi  :  l'éclaireur  n'est  pas  seulement  un  navire 
de  guerre,  comme  le  croiseur  du  large;  il  est,  par  essence,  un 
navire  de  combat,  chez  qui  les  facultés  stratégiques  et  les  facultés 
tactiques  se  balanceront  exactement. 

Ce  juste  équilibre  doit  trouver  son  expression  numérique  dans 
l'atténuation  des  chiffres  qui  représentaient  tout  à  l'heure,  dans  le 
devis  du  croiseur  du  large,  le  «  pour  cent»  de  la  coque,  de  l'appa- 
reil moteur,  du  combustible,  de  l'équipage,  eau  et  vivres,  tandis 
que  celui  de  l'armement  offensif,  de  l'armement  défensif,  de  la 
mâture  (mâture  militaire),  des  agrès,  des  embarcations  s'élèvera 
d'une  façon  sensible. 

Ainsi  pour  l'éclaireur  d'escadre, 

La  coque  absorbera .  33  p.  100  du  déplacement,  soit. 

L'appareil  moteur  (etauxiliaires),  19  p.  100  — 

Le  combustible 19  p.  100  — 

L'armement  offensif 14  p.  100  — 

L'armement  défensif 7  p.  100  — 

L'équipage,  l'eau,  les  vivres.    .    .     op.  100  — 
La  mâture,  les  agrès,  les  canots,     3  p.  100 

Totaux 100  p.  100  6020t* 

Notre  thèse  se  trouve  donc  justifiée,  et  toute  assimilation  doit 
être  rejetée  entre  le  croiseur  du  large  et  l'éclaireur. 

Pourtant,  un  doute  subsiste  peut-être  sur  un  certain  point 
dans  l'esprit  de  nos  lecteurs  :  Nous  demeurons  d'accord,  diront- 
ils,  que  le  croiseur  du  large  ne  saurait  jouer  le  rôle  d'éclaireur 


soit.   . 

2000t* 

soit.  . 

1140tx 

soit.  . 

1140tv 

soit.   . 

840  t* 

soit.  . 

420  t* 

soit.  . 

300  t* 

soit.   . 

180  tx 

CROISEURS    ET    ÉCLAIREUKS.  803 

d'escadre,  puisqu'il  n'est  pas  un  navire  de  combat  et  que  son 
armement  défensif,  en  particulier,  est  tout  à  fait  insuffisant;  mais 
il  ne  nous  est  pas  prouvé  que  l'éclaireur  ne  puisse,  à  l'occasion, 
devenir  un  preneur  de  paquebots  ;  car,  qui  peut  le  plus  peut  le 
moins... 

Si  l'on  entend  par  là  que,  rencontrant  sur  son  chemin  un 
vapeur  de  commerce  ennemi  qui  reste  coin  plaisamment  sous  sa 
volée,  l'éclaireur  ne  se  fera  pas  faute  de  le  capturer,  nous  n'avons 
rien  à  dire  là-contre. 

Mais  examinons  comment  les  choses  se  passeront  en  réalité  : 
bâtiment  de  combat,  notre  éclaireur  a  forcément  la  physionomie 
caractéristique  des  bâtimens  de  combat.  Très  sensible  et  visible 
de  loin,  la  courbe  de  son  étrave  accuse  déjà  au-dessus  de  l'eau  la 
saillie  de  son  éperon  (peu  importe  d'ailleurs  que  cet  éperon  soit 
une  arme  véritable,  ou  qu'il  ne  s'agisse  que  d'un  artifice  de  con- 
struction destiné  à  favoriser  la  vitesse).  Son  avant  et  son  arrière 
sont  abaissés  pour  faciliter  le  tir  des  pièces  de  chasse  et  de  retraite 
placées  dans  l'axe  ;  et  la  carapace  de  ces  bouches  à  feu  forme  un 
renflement  que  l'on  distingue  à  une  assez  grande  distance.  La 
mâture  surtout,  sans  parler  des  cheminées  et  des  passerelles,  ne 
permet  aucune  hésitation  et  dénonce  le  navire  de  guerre  à  plu- 
sieurs milles  à  la  ronde. 

Dès  lors,  comment  admettre  que  ce  paquebot  ennemi  continue 
sa  route  et  vienne  s'offrir  aux  coups  d'un  bâtiment  aussi  suspect? 
—  Il  prendra  chasse,  c'est  certain,  et  la  question  se  posera  pour 
l'éclaireur  de  savoir  s'il  doit  interrompre  sa  mission  —  en  com- 
promettre le  succès  par  conséquent  —  sur  l'espoir  chanceux  de 
capturer  un  vapeur  dont  le  chargement  n'aura  peut-être  qu'une 
valeur  médiocre. 

Et  d'ailleurs,  quelle  dépense  de  charbon,  alors  que  l'approvi- 
sionnement total  est  si  étroitement  mesuré!...  Et  si  le  paquebot 
est  pris,  quel  affaiblissement  de  la  valeur  militaire  de  l'éclaireur! 
Ne  faudra-t-il  pas,  pour  composer  un  équipage  à  la  prise,  se 
priver  des  services  d'un  officier,  de  plusieurs  seconds  maîtres  et 
quartiers-maîtres,  de  mécaniciens  et  de  fusiliers  ;  services  essen- 
tiels peut-être,  précieux  en  tout  cas,  puisque  nous  n'avons  pas  ici, 
comme  sur  le  croiseur,  de  supplément  d'effectif? 

Non,  il  faut  le  dire  sans  hésitation  :  la  capture  des  navires  de 
commerce  ne  saurait  être  permise  aux  éclaireurs,[dans  le  cours 
des  opérations.  Nous  n'admettrons  cette  utilisation  de  leur  vitesse, 
la  seule  de  leurs  facultés,  en  somme,  qui  les  rapproche  des  croi- 
seurs, que  si  notre  flotte  était  bloquée  dans  sa  base  d'opérations 
par  des  forces  supérieures.  Dans  ce  cas  les  éclaireurs  pourraient 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

essayer  de  rompre  l'investissement  et,  s'ils  y  réussissaient,  aller 
s'établir  quelques  jours  soit  sur  un  nœud  de  routes  maritimes 
voisin  des  côtes  d'Europe,  soit  à  l'entrée  des  grands  ports  de 
commerce  de  l'adversaire,  pour  y  prendre,  d'un  rapide  coup  de 
filet,  les  paquebots  trop  confians  dans  l'inaction  forcée  de  notre 
escadre. 

Cette  tactique,  à  laquelle  il  faut  espérer  que  nous  ne  serons 
pas  réduits,  fut  justement  celle  de  YAi/gnsta,  au  commencement 
de  1871.  Mais  la  disproportion  des  forces  était  trop  grande  et  la 
corvette  allemande  ne  disposait  pas  d'une  vitesse  suffisante.  Elle 
ne  tarda  pas  à  être  bloquée  elle-même  à  Vigo,  avant  d'avoir  pu 
nuire  sérieusement. 

L'émotion  fut  grande,  pourtant,  et  après  tout  assez  justifiée. 
Cette  tentative,  rapprochée  de  l'attitude  de  défensive  active  dont 
l'escadre  prussienne  ne  s'était  pas  départie,  dénotait  chez  la  toute 
jeune  marine  de  nos  vainqueurs  l'heureuse  alliance  de  la  fermeté 
persévérante  et  de  l'audace  réfléchie  dans  l'exécution  d'un  plan 
bien  arrêté. 

Tout  ce  que  nous  voyons  depuis  vingt-cinq  ans  prouve  que 
ces  qualités  sont  celles  qui  domineront  dans  la  mise  en  jeu  des 
forces  navales  de  l'empire  allemand,  autant  que  dans  la  conduite 
de  ses  armées. 

Il  faut  conclure.  Mais  nous  contenterons-nous,  en  finissant, 
de  cette  simple  constatation  que  le  type  idéal  du  croiseur  du 
large  diffère  sensiblement  de  celui  de  l'éclaireur  d'escadre?  —  Il 
nous  paraît  que  nous  devons  tirer  de  notre  étude  un  enseigne- 
ment plus  élevé,  d'une  portée  plus  générale,  et  qui  montre 
comment  toutes  ces  questions  se  rattachent  à  des  principes  essen- 
tiels qu'il  convient  de  ne  jamais  perdre  de  vue. 

Il  y  a  quelques  années,  nous  disions  ici-même  (Tactique 
de  marche  de  l'armée  navale)  qu'en  spécialisant  l'armement  d'un 
navire,  c'est-à-dire  en  spécialisant  son  rôle  au  point  de  vue  tac- 
tique, on  se  trouve  conduit,  soit  à  sacrifier  le  rendement  normal 
de  son  déplacement,  —  et  ce  serait  le  cas  du  «  bélier  »,  si  Ton 
n'utilisait  pas  au  moyen  de  l'artillerie  le  déplacement  nécessaire 
à  la  création  de  la  force  vive  qui  peut  seule  donner  au  coup 
d'éperon  toute  son  efficacité;  soit  à  réduire  ses  dimensions,  et  par 
conséquent  son  rayon  d'action,  —  c'est  le  cas  du  «  torpilleur  »  qui 
n'est  que  torpilleur,  et  que  sa  faiblesse  rive  à  la  côte  où  un  refuge 
lui  est  ménagé. 

Nous  avions  montré  par  là,  au  risque  d'un  désaccord  complet 
avec  l'école  dont  il  a  été  déjà  question  à  deux  reprises,  quels 
inconvéniens  résulteraient  d'une  indiscrète  application  du  prin- 


CROISEURS  ET  ÉCLAIREURS.  805 

cipe  de  la  division  du  travail  à  la  détermination  des  armes  avec 
lesquelles  un  bâtiment  est  appelé  à  satisfaire  aux  exigences  tac- 
tiques, aux  exigences  du  combat. 

Notre  opinion  n'a  pas  varié.  Mais  nous  reconnaissons  en 
revanche,  et  notre  étude  a  prouvé,  du  moins  en  ce  qui  concerne 
les  croiseurs,  que  ce  principe  reprend  toute  sa  force  s'il  s'agit  de 
la  détermination  du  type  général  du  bâtiment,  c'est-à-dire  do  son 
adaptation  aux  exigences  stratégiques,  aux  exigences  d'une  mé- 
thode de  guerre  bien  définie. 

Oui,  la  spécialisation  du  rôle  et  des  facultés  stratégiques  s'im- 
pose absolument  si  l'on  veut  créer  une  flotte  dont  les  élémens 
divers  satisfassent  aux  trois  objectifs  essentiels  de  toute  guerre 
navale  :  Défendre  sa  propre  frontière  maritime  ;  attaquer  celle  de 
l'ennemi,  —  ce  qui  suppose  la  destruction  préalable  de  ses  forces 
organisées,  de  ses  escadres;  —  ruiner  son  commerce  et  supprimer 
son  ravitaillement  extérieur.  A  chacun  de  ces  objectifs  doivent 
correspondre  des  catégories  de  navires  rigoureusement  distinctes  : 
gardes-côtes  et  torpilleurs,  pour  défendre  le  littoral  ;  cuirassés 
d'escadre  et  éclaireurs,  pour  combattre  la  flotte  de  l'adversaire; 
croiseurs,  enfin,  pour  capturer  ses  paquebots. 

En  établissant  ses  programmes  de  construction,  notre  marine 
s'est-elle  toujours  et  uniquement  inspirée  de  ce  principe,  si  simple, 
si  indiscutable,  de  l'adaptation  exacte  de  l'engin  au  but  poursuivi? 
—  Elle  le  croit  sans  doute.  Nous  n'oserions  pourtant  l'affirmer.  Et 
peut-être,  dans  les  luttes  décisives,  notre  personnel  d'élite  ne 
trouverait-il  pour  servir  sa  valeur  que  des  armes  mal  choisies'  et 
des  navires  mal  conçus,  si  l'on  continuait  à  se  complaire  dans  la 
réalisation  de  ces  types  hybrides,  de  ces  gardes-côtes  comme  le 
Valmy,  que  leur  puissance  rapproche  sans  raison  des  cuirassés 
d'escadre,  et,  en  revanche,  de  ces  cuirassés  d'escadre  comme 
le  Saint-Louis,  que  la  faiblesse  de  leur  rayon  d'action  réduit 
fatalement  au  rôle  de  gardes-côtes  ;  si  l'on  persistait  à  construire 
des  éclaireurs  tels  que  le  Chanzy ,  dont  les  soutes  s'épuise- 
ront plus  vite  encore  que  celles  des  navires  qu'ils  ont  la  préten- 
tion d'éclairer,  tandis  que  les  vrais  croiseurs,  les  croiseurs-cor- 
saires, alourdis  par  un  formidable  et  inutile  appareil  guerrier, 
laisseront  passer  les  convois  de  vivres  attendus  avec  angoisse  par 
l'adversaire  affamé. 


LE 

MÉCANISME  DE  LA  VIE  MODERNE 


yw 


LES    MAGASINS    D'ALIMENTATION 


La  nourriture  est  la  grosse  dépense  des  petits  budgets.  Elle 
absorbe  environ  les  trois  cinquièmes  des  ressources  dans  les 
foyers  où  l'on  a  pour  vivre  moins  de  2  500  francs  par  an,  c'est- 
à-dire  dans  quatre  familles  françaises  sur  cinq. 

Plus  est  faible  le  total  des  recettes  du  ménage  ouvrier,  com- 
parées à  ses  charges,  au  nombre  des  estomacs  à  satisfaire  chaque 
jour,  plus  on  voit  enfler  la  part  proportionnelle  du  chapitre 
comestible.  Ce  chapitre  au  contraire,  à  mesure  que  l'on  s'élève 
parmi  les  couches  aisées  ou  riches  de  la  population,  tient  de 
moins  en  moins  de  place,  quoique  l'alimentation  devienne  alors 
de  plus  en  plus  variée  ou  luxueuse.  Au  lieu  d'employer  à  se 
nourrir  60  pour  100  de  son  salaire  ou  de  son  revenu,  comme  la 
masse  des  travailleurs  et  des  petits  propriétaires,  le  bourgeois 
qui  possède  10  000  livres  de  rente  ne  consacre  à  cet  objet  que  35 
à  40  pour  100  de  sa  dépense.  Quant  à  l'individu  favorisé  qui  jouit 
de  20  000,  de  50  000  ou  de  100  000  francs  de  revenu,  sa  table,  y 
compris  celle  de  ses  domestiques,  représente  à  peine  une  somme 
égale  à  25,20  et  môme  15  pour  100  de  l'ensemble  des  frais.  «  Man- 
ger sa  fortune  »,  suivant  l'expression  admise,  n'est  donc,  pour 

(1)  Voir  la  Revue  des  15  juillet  et  1er  octobre  1894,  1er  janvier  et  15  mars  1895. 


LE  MÉCANISME  DE  LA  VU  MODERNE.  807 

cette  dernière  catégorie  de  particuliers,  qu'un  terme  tout  à  fait 
métaphorique;  pour  eux  la  hausse  ou  la  haisse  des  denrées  sont 
de  médiocre  importance.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  la  grain  le 
majorité  de  la  nation;  le  prix  de  la  vie  l'affecte  profondément. 
Par  suite  les  découvertes  qui  ont  multiplié  la  production,  les 
conceptions  commerciales  qui  facilitent  la  circulation  des  aliinens 
influent  directement  sur  le  bien-être  du  plus  grand  nombre  d'entre 
nous. 

I 

Il  est  très  vrai  qu'on  se  blase  sur  les  jouissances  comme  sur 
les  privations  ;  mais  si  le  temps  émousse  l'acuité  des  unes  et  des 
autres,  si  l'habitude  de  mourir  de  faim  peut  devenir  à  la  longue 
une  seconde  nature,  il  est  à  propos  de  reconnaître  que  le  genre 
humain  n'a  nul  goût  pour  cette  extrémité,  à  en  juger  par  le  dé- 
veloppement spontané  de  la  consommation  depuis  un  demi- 
siècle  :  de  1840  à  1895,  la  quantité  de  vin  et  de  pommes  de  terre, 
annuellement  absorbée  par  chacun  de  nos  concitoyens ,  a  augmenté 
de  moitié;  celle  de  la  viande,  de  la  bière  et  du  cidre  a  doublé; 
celle  de  l'alcool  a  triplé  ;  celle  du  sucre  et  du  café  a  quadruplé. 

Je  laisse  ici  de  côté  l'extension  du  froment,  qui  mériterait  une 
étude  spéciale  à  elle  seule,  et  je  me  borne  à  noter  que,  dans  les 
derniers  cinquante  ans,  la  consommation  du  blé  a  passé  de 
2  à  3  hectolitres  par  tête.  Ce  n'est  pas  que  la  consommation  du 
pain  se  soit  élevée  dans  une  mesure  correspondante,  mais  les  an- 
ciens pains  d'avoine,  de  sarrasin,  de  seigle  même  ont  disparu. 
Personne  désormais  ne  doit  craindre,  en  «  mangeant  son  pain 
blanc  le  premier  »,  d'être  réduit  plus  tard  au  «  pain  noir  de  l'ad- 
versité ».  Quelle  que  soit  l'adversité  qui  frappe  un  Français  de 
1895,  il  lui  serait  impossible  de  trouver  du  pain  noir  dans  sa  pa- 
trie ;  on  n'en  fait  plus.  Nos  indigens  mangent  le  pur  froment  des 
princes  de  jadis.  Aussi  les  ligures  du  vieux  langage,  empruntées 
à  cette  céréale,  perdent  leur  sens  et  disparaissent.  Ce  n'est  plus 
signaler  une  qualité  bien  rare  de  dire  de  quelqu'un  qu'il  est  «  bon 
comme  du  bon  pain  ». 

Non  seulement  les  alimens  de  première  nécessité  sont  aujour- 
d'hui consommés  en  plus  grand  nombre,  mais  la  liste  de  ceux 
dont  nos  pères  se  contentaient  s'est  singulièrement  allongée.  Un 
seigneur  du  xive  siècle  se  fût-il  estimé  heureux  de  dîner  comme  un 
cocher  de  fiacre  du  xixe?  Mais  en  tout  cas  la  variété  extrême  des 
choses  qu'un  simple  prolétaire  urbain  ingurgite,  pour  quelques 
francs,  dans  l'espace  d'un  seul  jour,  eût  frappé  d'admiration  les 
«  milsoudiers  »  —  ces  millionnaires  d'il  y  a  trois  cents  ans,  —  qui 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avaient  mille  sous  à  dépenser  quotidiennement,  mais  qui  n'au- 
raient pu  se  procurer  à  prix  d'or  ce  dont  la  civilisation  présente 
fait  jouir  à  bon  marché  nos  contemporains. 

Charles  VI  se  régalait  avec  des  échaudés  semblables  à  ceux 
qu'aujourd'hui  les  nourrices  acceptent  à  peine.  Les  poissons, 
gibiers,  légumes  et  fruits,  desserts  ou  liqueurs,  venus  de  partout, 
qui  se  rencontrent  sur  la  table  d'un  modeste  Parisien  du  temps 
actuel,  ont  été  pour  la  plupart  ou  inconnus  à  nos  prédécesseurs, 
ou  d'un  prix  inabordable.  L'hypocras,  ce  punch  antique,  ana- 
logue au  saladier  de  vin  chaud  de  nos  cabarets,  était  à  l'époque 
de  Rabelais  un  luxe  de  richard  ;  les  figues  et  les  dattes  semblaient, 
aux  yeux  de  Villon,  une  fine  recherche  de  la  gastronomie;  les 
oranges  coûtaient  à  Paris,  au  moyen  âge,  deux  fois  plus  cher  que 
ne  coûtent  présentement  les  ananas.  C'était,  sous  François  Ier,  un 
cadeau  délicat  de  la  duchesse  de  Vendôme  que  d'envoyer  à  la 
reine  d'Espagne,  en  Flandre,  des  melons  et  des  artichauts;  et, 
sous  Louis  XIV,  Mme  de  Sévigné  écrivait  à  sa  fille  :  «  Le  chocolat 
vous  remettrait,  mais  vous  n'avez  point  de  chocolatière.  J'y  ai 
pensé  mille  fois;  comment  ferez- vous?  » 

Presque  tout  le  poisson  que  mangeait  le  vulgaire  était  sec  ou 
salé,  et  constituait  tel  quel  un  aliment  très  coûteux.  Cette  douzaine 
d'huîtres  qu'un  maçon  se  fait  servir  chez  le  traiteur  voisin  de  son 
chantier,  il  n'eût  été  le  plus  souvent  au  pouvoir  de  personne  de 
se  la  procurer  jadis,  et  l'ensemble  de  la  marée  que  l'on  vendait 
alors  aux  halles  parisiennes  était  légèrement  avancé.  Le  dauphin 
Humbert  de  Viennois,  —  celui-là  même  qui  légua  ses  Etats  au 
roi  de  France,  —  rédigeait  d'avance  ses  menus  en  1336  et  portait, 
pour  les  jours  maigres,  des  potages  à  l'oseille,  des  œufs  et  «  du 
poisson,  si  l'on  en  trouve...  »  ;  ce  qui  montre  que,  même  pour  un 
souverain,  il  ne  s'en  trouvait  pas  toujours.  La  viande  était,  il  est 
vrai,  beaucoup  moins  chère  qu'en  notre  siècle,  mais  aussi  beau- 
coup moins  bonne.  Il  n'existait  guère  de  bêtes  grasses;  le  sys- 
tème de  la  vaine  pâture  ne  le  permettait  pas. 

Le  commerce  des  marchandises  d'un  usage  courant  et  géné- 
ral n'était  pas  plus  honnête  que  de  nos  jours.  C'est  une  opinion 
très  accréditée,  mais  assez  fausse,  de  croire  que  la  sophistication 
est  d'origine  moderne.  Le  public  s'est  fort  scandalisé  récemment 
d'apprendre  que  plusieurs  poissons  étaient  maquillés  par  les  ven- 
deurs, que  certains  marchands,  pour  rendre  aux  ouïes  la  couleur 
vermeille,  indice  de  la  fraîcheur  des  sujets,  les  coloraient  artifi- 
ciellement à  l'aide  de  cochenille.  MM.  Girard  et  Dupré,  chef  et 
sous-chef  du  laboratoire  municipal,  ont  fait  paraître  un  volume 
des  mieux  documentés  où  ils  signalent  les  adultérations  nom- 
breuses que  des  industriels  sans  scrupule  font  subir  aux  den- 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  809 

rées  :  on  teint  les  cafés  verts,  on  les  alourdit  par  un  trempage; 
on  fabrique  aussi  de  faux  grains  de  café.  Au  café  moulu  on  mé- 
lange des  racines,  des  rhizomes,  des  graines  de  divers  fruits,  voire 
du  marc  déjà  épuisé.  On  ne  respecte  pas  davantage  le  thé,  ni  la 
chicorée  à  son  tour  qui,  employée  pourtant  à  simuler  le  café,  ne 
trouve  pas  grâce  devant  des  sous-falsificateurs,  habiles  à  l'addi- 
tionner de  produits  inférieurs  encore. 

Mais  ces  tromperies  sur  la  qualité  et  la  quantité  ont  été  de 
tous  les  temps.  Le  nôtre  à  cet  égard  n'est  ni  meilleur  ni  pire.  Il 
ne  doit  pas  être  justifié,  il  ne  saurait  non  plus  être  accusé  isolé- 
ment. De  ce  que,  notre  police  étant  mieux  faite,  on  découvre  et 
l'on  poursuit  plus  de  crimes  aujourd'hui  qu'autrefois,  il  ne  faut 
pas  par  cela  seul  conclure  qu'il  y  en  a  davantage.  Ne  doutons 
pas  que,  s'il  avait  existé  un  laboratoire  municipal  il  y  a  un  siècle 
ou  deux,  ses  chefs  n'eussent  eu  de  la  besogne. 

J'ai  indiqué,  dans  un  précédent  article,  les  pratiques  falla- 
cieuses dont  les  vins,  depuis  une  antiquité  reculée,  ont  été  vic- 
times (1).  Il  serait  aisé  de  signaler,  pour  la  plupart  des  marchan- 
dises, des  tricheries  analogues,  plus  rudimentaires,  —  telles  que 
les  comportait  la  grossièreté  de  l'époque,  — mais  aussi  blâmables. 
On  fraudait  les  épices  au  xive  siècle  ;  on  mêlait  aux  confitures, 
—  denrée  fort  coûteuse,  —  de  l'amidon,  de  la  farine  et  «  diverses 
mauvaises  matières  ».  On  baptisait  le  lait  à  Paris,  sous  Charles  V ; 
on  l'écrémait  par  les  mêmes  procédés  qu'à  l'heure  actuelle;  le 
lait  «  non  esbeurré  »  faisait  déjà  prime  sur  le  marché.  Il  n'est  pas 
rare,  sous  Louis  XIII,  de  rencontrer  des  sentences  du  lieutenant 
civil  contre  les  bouchers  qui,  «  par  une  malice  affectée,  tuent  des 
chats  et,  après  les  avoir  écorchés,  les  déguisent  et  habillent  en 
forme  d'agneaux,  et  ainsi  les  exposent  en  vente.  »  Quoiqu'ils 
soient  condamnés  à  l'amende  et  à  aller  en  cérémonie  jeter  ces 
chats  dans  la  Seine,  par-dessus  le  pont  de  bois  du  Ghâtelet,  les 
bouchers  ne  se  font  pas  faute  de  récidiver.  Sous  Louis  XV,  on 
empâtait  le  poivre  pour  augmenter  le  volume  des  grains  ;  les  épi- 
ciers surchargeaient  d'une  espèce  de  composition  celui  qu'ils 
faisaient  venir  de  Hollande.  Il  se  rencontrait  des  marchandes 
astucieuses  qui  vendaient  pour  du  beurre  de  méchans  fromages 
qu'elles  avaient  adroitement  enduits  de  beurre  sur  toutes  leurs 
faces.  On  mêlait  au  quinquina  l'écorce  d'un  arbre  quelconque 
qui  en  avait  l'aspect,  en  prenait  l'odeur,  mais  qui,  bien  que  décoré 
du  nom  de  «  quinquina  femelle  »,  ne  possédait  aucune  de  ses  pro- 
priétés. Les  chasse-marée  et  vendeurs  de  poisson  se  livraient  au 
«  fourbaudage  » ,  consistant  à  garnir  le  fond  des  paniers  de  mau- 

(1)  Voir,  dans  la  Revue  du  1"  octobre  1894,  le  Travail  des  vins. 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vais  poissons,  très  différens  de  ceux  qui  figuraient  à  la  surface. 
Mêmes  supercheries  dans  les  diverses  branches  du  commerce, 
et  je  prie  le  lecteur  de  croire  que  je  n'en  ai  fait  aucune  recherche 
spéciale.  A  peine  ai-je  noté  quelques-unes  de  celles  qui  me  sont 
passées  sous  les  yeux,  pour  les  opposer  aux  détracteurs  trop 
déterminés  du  présent  :  la  cire  était  couramment  droguée,  au 
xve  siècle,  avec  une  mixture  de  résine  et  de  poix  de  Bourgogne. 
Plus  tard  les  fabricans  de  chandelles  y  introduisaient  de  mauvaises 
graisses,  des  suifs  calcinés  et  noirs  qu'ils  recouvraient  de  bon 
suif.  Il  y  a  cent  ans  la  livre  de  bougie,  au  lieu  de  490  grammes, 
était  venue  à  n'en  plus  représenter  que  420,  parce  qu'on  la  pesait 
avec  deux  enveloppes  superposées  de  papier  épais  et  très  lourd. 
«  Une  tromperie  et  malversation  commune  à  présent,  disait-on 
sous  Louis  XIV,  entre  les  marchands  papetiers,  fait  qu'il  est  pres- 
que impossible  de  trouver  en  leurs  boutiques  des  mains  qui  ne 
soient  pas  fourrées  de  papier  coupé  et  de  mauvaise  pâte; 
outre  que  le  nombre  des  feuilles  ne  se  trouve  jamais.  »  Pour  les 
laines,  le  commerce  de  gros  s'arrangeait  de  manière  à  les  vendre 
encore  humides  et  «  sans  avoir  été  lavées  à  fond.  »  Le  chapelier 
faisait  passer  pour  castor  authentique  des  chapeaux — demi-castor 
—  où  il  avait  glissé  de  la  laine  de  vigogne  ou  insinué  du  poil  de 
lapin;  et,  quant  à  l'industrie  des  cuirs  et  peaux,  Dindenaut  nous 
apprend,  dans  le  marché  qu'il  traite  avec  Panurge,  que  la  peau 
de  ses  moutons  se  transforme  habituellement  «  en  beaux  maro- 
quins du  Levant  ou  tout  au  moins  d'Espagne  !  » 

Entre  les  produits  imités  qui  se  vendent  de  nos  jours  au 
détail  sous  des  pseudonymes,  et  que  l'on  classe  avec  quelque 
rigueur  parmi  les  falsifications,  il  est  nombre  de  denrées  secon- 
daires, établies  à  très  bas  prix  par  le  fabricant,  grâce  aux  matières 
premières  plus  modestes  substituées  à  celles  dont,  théoriquement, 
ces  denrées  devraient  se  composer.  Personne  n'est  dupe  des 
appellations  conventionnelles  que  ces  marchandises  conservent 
sur  leurs  étiquettes,  puisqu'elles  coûtent  parfois  la  moitié  ou  le 
quart  des  produits  garantis.  Lorsque  ce  bon  marché  est  obtenu 
sans  danger  pour  l'hygiène  ou  la  santé  nationale,  non  seulement 
ces  innovations  ne  méritent  aucune  critique,  mais  elles  consti- 
tuent un  progrès  véritable. 

Par  exemple,  comme  on  ne  parviendra  pas  de  sitôt  sans 
doute  à  enfanter  chimiquement  de  l'huile  dolive  ou  du  vieux 
cognac  dans  les  laboratoires,  et  que  la  quantité  restreinte  de  ces 
liquides  les  maintient  à  un  taux  inabordable  pour  les  classes 
populaires,  c'est  un  résultat  très  appréciable  que  d'avoir  mis  à 
la  portée  des  petites  bourses  des  huiles  de  coton  ou  des  alcools 
de  maïs  qui,  judicieusement  préparés,  rappellent  plus  ou  moins 


LE  MÉCANISME  DE  LA  VIE  MODERNE.  811 

la  saveur  de  ceux  qu'ils  ont  pour  modèles.  C'est  par  un  procédé 
analogue  que,  dans  les  textiles,  on  est  parvenu,  d'abord  en  sur- 
chargeant les  filés  de  soie  à  la  teinture  afin  d'en  accroître  le  vo- 
liimo,  puis,  plus  habilement,  en  employant  le  coton  au  tissage  de 
la  plupart  des  soieries,  à  démocratiser  ces  étoffes  pour  la  plus 
grande  satisfaction  de  beaucoup  de  gens  qui,  précédemment,  n'y 
pouvaient  aspirer.  Il  existe  dans  certaines  fabriques  spéciales  ce 
que  l'on  nomme  des  «  confitures  de  fantaisie  »  à  base  de  lichen 
ou  «  colle  du  japon  »,  mélangée  à  une  dissolution  de  glucose. 
Kilos  sont  teintées  de  nuances  différentes  et  aromatisées  avec  des 
essences  artificielles  ou  des  conserves  de  fruits,  de  façon  à  imiter 
les  parfums  de  la  groseille,  de  la  prune  ou  de  la  fraise;  le  potiron 
y  tient  la  place  de  l'abricot.  On  croira  sans  peine  qu'il  ne  le  vaut 
pas;  mais  aussi  le  prix  est  inférieur  des  deux  tiers  à  celui  des 
confitures  exclusivement  composées  de  sucre  et  de  fruits  frais. 
Ces  dernières  ne  se  vendent  jamais  moins  de  1  fr.  20  le  kilo- 
gramme ;  les  autres  sont  cédées  pour  0  fr.  40,  et  le  débit  en  est  si 
considérable  que  le  raisiné  artificiel  se  chiffre  à  lui  seul  par  une 
expédition  annuelle  de  600  000  kilogrammes,  dont  la  plus  grosse 
part  destinée  à  la  Bretagne. 

La  clientèle  de  tous  ces  similaires  inférieurs  est  en  général 
trop  peu  à  l'aise  pour  payer  le  prix  au-dessous  duquel  ne  sauraient 
descendre  les  denrées  d'une  qualité  authentique.  S'il  lui  plaît,  à 
défaut  de  réalité,  de  se  contenter  d'une  ombre,  n'y  aurait-il  pas 
cruauté  à  la  tirer  de  l'erreur  qui  lui  est  chère?  Il  entre,  ne  l'ou- 
blions pas,  dans  nos  joies  et  dans  nos  douleurs,  une  grande  part 
d'imagination. 

H 

Un  moyen  sûr  et  philanthropique  d'améliorer  les  consom- 
mations généralement  usitées  consisterait  à  les  rendre  moins 
onéreuses  en  supprimant  tout  ou  partie  des  impôts  indirects  dont 
elles  sont  accablées.  On  peut  considérer  qu'à  Paris  et  dans  les 
grands  centres,  où  existent  de  gros  octrois,  les  taxes  combinées  de 
l'État  et  de  la  ville  représentent  en  moyenne  le  tiers  de  la  valeur 
vénale  des  produits  alimentaires.  Sur  une  dépense  de  100  francs 
faite  par  la  population  parisienne  pour  sa  nourriture  (à  l'excep- 
tion du  pain  et  de  la  viande),  il  y  a  30  francs  à  peu  près  pour  le 
fisc.  Cette  proportion  est  bien  plus  forte  sur  le  sucre,  le  café,  le 
chocolat,  le  vin  et  les  spiritueux.  Sur  le  sel  elle  est  de  80  pour  100. 
Le  kilogramme  de  sel  gris  se  vend  dans  les  salines  du  Midi  ou  de 
l'Ouest  moins  de  2  centimes  ;  mais  l'État  le  frappe  d'un  droit  de 
10  centimes  et  la  ville  de  Paris  d'un  octroi  de  6  centimes.  Ajoutez 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1  centime  et  demi  pour  le  transport,  le  négociant  de  la  capitale 
qui  vend  le  sel  quatre  sous  gagne  un  peu  moins  d'un  demi-cen- 
time. «  Ce  qui  sert  et  entretient  la  vie,  disait,  dans  une  adresse 
au  ministre  des  finances,  un  représentant  notable  du  commerce 
alimentaire,  se  divise  en  deux  catégories  :  la  consommation 
interne  (nourriture)  et  la  consommation  externe  (vêtemens).  A  la 
première  l'Etat  demande  jusqu'ici  presque  tous  les  revenus  qui 
lui  sont  nécessaires,  tandis  que  la  seconde  demeure  indemne.  » 
L'une  supporte  à  peu  près  tout,  l'autre  à  peu  près  rien.  Le  péti- 
tionnaire concluait  à  ce  qu'il  fut  établi  un  droit  modéré  par 
100  kilogrammes  d'étoffe  à  l'entrée  des  villes  ou  à  la  sortie  des 
fabriques,  comme  il  est  perçu  un  droit  d'accise  par  100  litres  de 
vin.  Le  principe  en  lui-même  n'a  rien  d'injuste.  Il  est  toutefois 
improbable  que  l'assiette  des  contributions  soit  remaniée  en  ce 
sens,  ni  que  les  impôts  indirects  sur  la  «  consommation  interne  » 
soient  de  longtemps  supprimés  ou  adoucis.  Le  commerce  et 
l'industrie  ne  doivent  donc  compter  que  sur  leurs  propres  forces 
pour  obtenir  un  bon  marché  relatif,  en  économisant  sur  l'achat 
ou  la  manufacture  des  denrées,  sur  leur  transport  ou  leur  distri- 
bution, sur  cette  quantité  de  frais  accessoires  que  l'on  appelle 
avec  raison  des  «  faux  frais  »;  frais  parasites  qui  s'accrochent 
aux  marchandises  et  les  renchérissent  sans  les  améliorer. 

Les  procédés  mis  en  usage  pour  atteindre  le  but  proposé,  assez 
semblables  à  ceux  que  les  magasins  de  nouveautés  ont  employés 
dans  le  vêtement  et  l'ameublement,  et  qui  ont  été  décrits  l'année 
dernière  (l),en  diffèrent  sur  un  point  notable  :  les  novateurs,  dans 
l'alimentation,  fabriquent  eux-mêmes  la  plupart  des  objets  de 
leur  négoce,  et  concentrent  en  une  seule  main,  sous  une  direction 
unique,  le  rôle  de  producteur  et  celui  de  marchand. 

Quoique  la  nation  dépense  pour  se  nourrir  quatre  fois  plus 
que  pour  se  vêtir  ou  se  meubler,  et  que  par  suite  l'importance 
des  grands  magasins  alimentaires  dût  être  beaucoup  plus  grande 
que  celle  des  grands  magasins  de  nouveautés,  leur  chiffre  d'affaires 
est  jusqu'à  présent  beaucoup  moindre.  Le  plus  notable  d'entre 
eux,  la  maison  Potin,  ne  dépasse  pas  encore  45  millions  de  francs 
de  vente  annuelle,  tandis  que  le  Bon  Marché  arrive  déjà  à  150  mil- 
lions. A  cela  plusieurs  causes  :  les  besoins  de  la  table  sont  journa- 
liers; chacun,  pour  s'approvisionner  en  peu  de  temps,  doit  s'a- 
dresser au  détaillant  le  plus  proche,  quitte  à  payer  plus  cher.  La 
plupart  des  denrées  de  première  nécessité,  telles  que  le  pain,  la 
viande  ou  le  poisson  frais,  ne  sont  susceptibles  ni  de  conservation, 
ni  de  réexpédition  à  longue  distance  par  petites  quantités.  Elles 

(1)  Voir,  dans  la  Revue  du  15  juillet  1894,  les  Magasins  de  nouveautés. 


LE    MÉCANISME   DE   LA    VIE    MODERNE.  813 

sont  d'ailleurs  à  moindre  prix  dans  les  campagnes  ou  les  petites 
villes  que  dans  les  centres  populeux.  Or  ces  trois  articles  réunis 
constituent,  en  argent,  plus  de  la  moitié  de  la  nourriture  totale. 
Enfin  les  magasins  d'alimentation  sont  bien  plus  récens  que 
les  magasins  de  nouveautés.  Les  seconds  ont  sur  les  premiers 
près  de  quarante  ans  d'avance.  Les  uns  sont  au  début  de  leur 
carrière,  les  autres  sont  voisins  de  leur  apogée.  L'évolution  s'est 
opérée,  d'ailleurs,  de  façon  analogue  dans  l'une  et  l'autre  branche 
du  trafic,  par  l'élargissement  d'un  métier  qui  a  débordé  sur  ses 
voisins:  la  mercerie  d'un  côté,  l'épicerie  de  l'autre.  Cette  évolution, 
maudite  par  les  petits  intermédiaires,  est  la  rançon  naturelle  de 
la  liberté  du  commerce. 

On  oublie  trop  aujourd'hui  que,  sous  l'ancien  régime,  l'auto- 
rité ne  se  bornait  pas  à  réglementer  le  nombre  et  les  attributions 
des  marchands,  mais  qu'elle  légiférait  sur  le  mode  de  vente  et 
sur  le  prix  des  marchandises.  Pour  maintenir  les  rapports  directs 
entre  producteurs  et  consommateurs,  il  était  interdit  à  tous  re- 
vendeurs, maîtres  d'hôtels  et  acheteurs  de  gros  d'entrer  dans  les 
marchés  avant  10  ou  11  heures  du  matin.  Il  leur  était  également 
défendu  d'aller  acquérir  «  aucunes  subsistances  »  aux  portes  des 
villes  et  dans  la  campagne,  au  préjudice  des  particuliers.  Les 
paysans  d'un  certain  rayon  étaient  tenus  de  leur  côté,  à  peine  de 
confiscation,  d'apporter  leurs  denrées  et  d'amener  leurs  bestiaux 
à  certains  marchés  déterminés.  On  ne  s'en  tenait  pas  là  :  tantôt  les 
municipalités  fixaient  le  prix  de  la  viande,  du  beurre  et  de  la  plu- 
part des  alimens;  tantôt  elles  passaient  un  contrat  avec  un  ou 
plusieurs  bouchers  à  qui  elles  concédaient  un  monopole,  à  la 
condition  qu'ils  vendraient  chaque  espèce  de  viande  à  des  taux 
convenus.  Même  régime  pour  les  boissons.  Or  ce  régime  n'était 
pas  excellent,  bien  au  contraire.  Les  maxima  étaient  arbitraires, 
fort  difficiles  à  établir,  les  débats  toujours  très  épineux.  Jusqu'à 
la  révolution  de  1789  on  se  disputa  à  Strasbourg  pour  la  taxe  de 
la  bière  ;  les  brasseurs  et  l'administration  ne  parvenant  pas  à  se 
mettre  d'accord  sur  le  rendement  en  liquide  d'un  sac  de  malt. 

L'intérêt  du  public  était  néanmoins  sauvegardé  par  cette 
intervention  permanente  des  pouvoirs  officiels,  qui  limitait  la 
marge  de  bénéfices  des  marchands,  en  se  fondant  uniquement  sur 
leur  prix  de  revient,  et  sans  se  préoccuper  de  savoir  si  leurs  clien- 
tèles respectives  suffiraient  à  payer  leurs  frais  généraux  et  à  leur 
assurer  de  quoi  vivre.  Le  système,  très  supérieur  en  soi,  de  la 
liberté  commerciale,  amena  la  pullulation  des  intermédiaires, 
laquelle  à  son  tour  eut  pour  résultat  l'exagération  des  prix 
de  détail,  contre  laquelle  tout  le  monde  aujourd'hui  proteste. 
Le    correctif    naturel    de    cet    état  de    choses    devait   être    la 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

concentration  des  ventes,  permettant  l'abaissement  des  prix. 
Jusqu'à  nos  jours  et  depuis  un  temps  immémorial  subsis- 
taient côte  à  côte  deux  corps  distincts  vendant  à  peu  près  les 
mêmes  choses  :  les  apothicaires-épiciers  et  les  épiciers  tout 
court.  Ces  derniers  tenaient  en  première  ligne  les  épices  :  safran, 
girolle,  cannelle,  muscade,  dont  nos  ancêtres  longtemps  raffo- 
lèrent. 

Aimez-vous  la  muscade?  On  en  a  mis  partout 

n'eût  pas  été  une  raillerie  au  moyen  âge,  où  les  riches  faisaient  de 
ces  condimens  une  consommation  effroyable.  L'épicier  vendait 
aussi  la  plupart  des  confiseries,  parmi  lesquelles,  au  temps  de 
Boileau,  les  conserves  de  roses  violes,  le  sucre  rosat,  le  pied  de 
chat,  le  pas  d'âne,  les  dragées,  le  pignolat  et  le  jus  de  réglisse. 
Il  leur  était  enfin  loisible  de  débiter  les  produits  pharmaceutiques 
dits  étrangers,  tels  que  le  mithridate,  Yalkermès,  l'hyacinthe  et 
la  thériaque,  mais  à  condition  de  les  faire  visiter  au  préalable 
par  le  bureau  des  «  apothicaires-épiciers  ». 

Ce  sont  les  successeurs  de  ces  mêmes  épiciers  qui  vendent 
aujourd'hui  le  sucre,  l'huile  et  le  vinaigre,  les  chocolats,  cafés, 
thés,  pâtes  et  riz,  le  poisson  sec  et  salé,  les  conserves  de  fruits, 
de  viande  et  de  légumes,  les  œufs  et  les  fromages,  les  vins  et  les 
liqueurs,  la  volaille  et  le  gibier,  sans  parler  des  huiles,  pétroles 
ou  essences  d'éclairage,  et  dont  on  peut  dire,  depuis  que  les  prin- 
cipaux d'entre  eux  ont  abordé  la  viande,  les  fruits  et  les  légumes 
frais,  qu'ils  embrassent,  à  l'exception  du  pain,  la  totalité  de  l'ali- 
mentation. 

La  révolution  commença  vers  1840,  dans  une  boutique  du 
Gros-Caillou  où  M.  Bonnerot,  âgé  aujourd'hui  de  90  ans  et  mo- 
destement retiré  à  la  campagne,  fut  l'initiateur  de  l'épicerie  mo- 
derne. L'ancienne  était  alors,  il  faut  bien  l'avouer,  un  commerce 
absolument  malhonnête  dont  peu  de  gens  ont  gardé  le  souvenir. 
On  fraudait  beaucoup  sur  la  quantité  de  tous  les  articles,  grâce  à 
la  connivence  des  domestiques  dont  la  gratification  du  «  sou  pour 
livre  »  n'était  pas  le  seul  profit  illicite.  En  ce  temps-là  les  pains 
de  sucre  ne  pesaient  jamais  leur  poids  et  l'huile  à  brûler  était  le 
sujet  d'opérations  machiavéliques  :  à  la  servante  qui  venait  cher- 
cher \  0  kilos  d'huile  dans  un  bidon  on  n'en  livrait  communément 
que  8.  Celle-ci  fermait  les  yeux  et,  à  son  tour,  rapportait  ledit 
bidon  à  remplir  lorsqu'il  contenait  encore  environ  2  kilos,  qu'elle 
revendait  pour  son  compte  personnel  à  l'épicier,  mais  à  moitié 
prix  seulement,  parce  que,  lui  disait-on,  «  ce  fond  de  vase  ne 
pouvait  être  considéré  que  comme  une  égoutture.  »  Si  bien  que 
le  bourgeois  payait  10  kilos  et  n'en  brûlait  réellement  que  6  ou  7. 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  815 

M.  Bonnerot  imagina  de  livrer  exactement  ce  qu'il  facturait  et 
de  vendre  à  très  petit  bénéfice.  Ce  fut  le  principe  de  la  «  gâche  », 
ainsi  nommée  parce  que  les  autres  épiciers,  furieux,  traitèrent 
ce  faux  frère  de  gâcheur  du  métier  et  son  système  de  gâchage  des 
prix.  La  «  gâche  »  obtint  un  succès  rapide.  Le  public  voyait  un 
libérateur  dans  cet  homme  qui,  de  sa  seule  autorité,  réduisait  si 
audacieusement  des  chiffres  auxquels  on  s'était  depuis  longtemps 
résigné.  Le  magasin  nouveau  offrait  l'aspect  d'un  perpétuel 
déballage  au  milieu  d'un  désordre  singulier.  Aucun  luxe,  aucun 
confortable,  ni  pour  le  personnel  qui  prenait  ses  repas  debout, 
sur  des  caisses  vides  en  guise  de  tables,  —  il  n'y  avait  pas  de 
chaises,  —  ni  pour  le  client  entre  les  mains  de  qui  les  objets 
étaient  remis,  enveloppés  à  peine,  mal  conditionnés  souvent  et 
parfois  de  qualité  assez  médiocre. 

C'était  le  défaut  de  ce  réformateur  imparfait.  M.  Bonnerot, 
disait  un  de  ses  anciens  commis  devenu  plus  riche  que  le  patron, 
«  n'avait  pas  le  sentiment  de  la  bonne  marchandise.  »  Il  se  laissait 
prendre  à  l'appât  du  bon  marché.  Au  contraire  son  émule, 
M.  Potin,  plus  tard  son  continuateur,  répétait  sans  cesse  :  «  De  la 
bonne  marchandise  d'abord,  le  bon  marché  après.  »  Félix  Potin, 
fils  d'un  petit  cultivateur  d'Arpajon  (Seine-et-Oise),  qui  rêvait 
de  faire  de  son  héritier  un  notaire,  avait  24  ans  lorsqu'il  s'établit 
à  Paris  en  1844,  après  avoir  lâché  les  inventaires  et  le  papier 
timbré  de  l'étude  provinciale  dans  laquelle  il  languissait  depuis 
sa  seizième-année.  Une  vocation  irrésistible  le  poussait  vers  l'épi- 
cerie ;  métier  d'ailleurs  aussi  ridicule  sous  Louis-Philippe  que 
l'avait  été  la  «  nouveauté,  »  lors  des  «  calicots  »  de  la  Restaura- 
tion. Le  bon  sens  public  a  de  ces  divinations. 

Potin  avait,  comme  Bonnerot,  l'idée  de  chercher  le  succès 
dans  la  réduction  des  prix  de  vente,  mais  sans  prétendre  restreindre 
tout  d'abord  les  prix  d'achat.  Ce  qu'il  sacrifia  ce  fut  son  profit 
commercial,  fidèle  au  programme  qu'il  s'était  tracé  :  «  Des  affaires 
avant  tout,  le  bénéfice  viendra  ensuite.  »  Petit  et  mince,  il  avait 
l'air  si  jeune  lorsqu'il  se  présenta  pour  louer  sa  première  bou- 
tique, rue  Neuve-Coquenard,  que  son  propriétaire  ne  consentit 
qu'avec  peine  à  l'agréer.  Il  inspira  plus  de  confiance,  quelque 
temps  après,  à  un  fondeur  de  la  rue  des  Gravilliers  qui  lui  donna 
sa  fille  en  mariage.  Chacun  des  deux  conjoints  apportait  en  mé- 
nage une  dizaine  de  mille  francs.  C'était  bien  peu,  semblait-il, 
pour  les  visées  ambitieuses  du  mari;  mais  le  besoin  d'un  grand 
fonds  de  roulement  ne  se  faisait  pas  sentir.  Tout  au  plus  l'épi- 
cier d'alors  fabriquait-il  lui-même  sa  chandelle;  pour  tout  le 
reste,  il  renouvelait  presque  au  jour  le  jour  son  assortiment  dans 
le  quartier  des  Lombards,  chez  les  droguistes,  marchands  de  gros 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  demi-gros,  qui  florissaient  en  ce  temps,  et  auxquels  les  rou- 
liors,  messagers  et  diligences  apportaient  seuls  des  stocks.  Le 
jeune  Potin,  qui  faisait  ses  achats  en  personne  pour  éviter  l'in- 
termédiaire onéreux  des  courtiers,  revendait  presque  au  prix 
coûtant.  Pendant  six  ans  il  usa  de  ce  système,  gagna  fort  peu, 
mais  se  fît  beaucoup  connaître.  Si  bien  qu'en  4850,  plein  de  con- 
fiance dans  l'avenir,  il  osait  prendre  rue  du  Rocher  la  suite  d'une 
épicerie  plus  importante.  Elle  avait  pour  maître  ce  M.  Bonnerot 
dont  il  vient  d'être  parlé,  qui  avait  émigré  sur  la  rive  droite,  et 
elle  était  baptisée  par  le  public  du  nom  d'  «  Association  »,  — 
peut-être  parce  que  l'éclatant  uniforme  porté  par  les  garçons  lui 
donnait  un  caractère  semi-administratif. 

Dès  la  première  année  le  nouveau  propriétaire  arriva  au  chiffre 
de  3000  francs  d'affaires  par  jour.  La  création  des  chemins  de  fer 
favorisant  les  relations  avec  le  dehors,  il  s'appliqua  à  introduire 
les  articles  étrangers,  inconnus  ou  peu  usités  en  France,  partant 
très  coûteux  jusque-là.  Il  aborda  ensuite  son  projet  favori,  devenu 
la  clef  de  voûte  du  nouveau  commerce,  consistant  à  se  faire  lui- 
même  fabricant  afin  de  pouvoir  vendre  à  meilleur  compte  des 
produits  meilleurs.  Il  commença  par  le  chocolat  :  pendant  sept  ans, 
dans  un  hangar  situé  au  fond  de  sa  cour  où  il  avait  installé  un 
embryon  de  manufacture,  il  fit  manœuvrer  lui-même  sa  broyeuse 
à  cacao.  Ce  laborieux  avait  une  idée  très  haute  de  sa  profession  : 
«  Pour  se  rendre  compte  de  la  substance  intime  et  de  la  confec- 
tion de  ses  innombrables  marchandises,  il  faudrait,  disait-il,  que 
l'épicier  fût  cuisinier,  il  faudrait  qu'il  fût  chimiste.  »  Et  il  s'effor- 
çait de  le  devenir,  ayant  l'œil  partout,  absorbé,  infatigable, 
ignorant  tout  plaisir,  indifférent  aux  satisfactions  de  l'aisance. 
M.  et  Mme  Potin  couchèrent  assez  longtemps  dans  une  soupente, 
rue  du  Rocher,  au-dessus  de  leurs  magasins.  Plus  tard,  bien 
qu'il  eût  fondé  en  1859  une  succursale  boulevard  Sébastopol,  au 
loyer  de  20000  francs,  et  qu'il  eût  jeté  à  la  Villette,  sur  des  ter- 
rains maraîchers,  les  premières  bases  de  son  usine,  Potin  différait 
d'année  en  année,  faute  de  fonds,  l'achat  de  l'argenterie  néces- 
saire à  son  ménage. 

Plus  il  allait,  plus  ses  affaires  grandissaient,  plus  il  était 
gêné.  Chez  cet  homme  qui  avait  débuté  sans  capitaux,  qui  n'eut 
ni  banquiers  ni  commanditaires,  les  ambitions  dépassaient  toujours 
les  ressources.  Bien  souvent  Mme  Potin,  qui  tenait  la  caisse,  dut 
monter  en  hâte  à  son  mari  la  recette  du  matin  pour  faire  face 
aux  échéances  de  l'après-midi.  Un  soir  la  belle-mère  du  patron, 
Mme  Menet,  le  sachant  mal  à  l'aise,  et  n'osant  lui  offrir  un  prêt 
que  sa  fierté  eût  repoussé,  arriva  chez  lui  avec  un  gros  porte- 
feuille sous  le  bras,  et,  le  prenant  à  part  :  «  Dis  donc,  Félix,  voici 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODE» NE.  817 

100000  francs  que  j'ai  réalisés;  prends-les,  sinon  le  père  les 
perdra;  depuis  quelque  temps  j'ai  remarqué  qu'il  jouait  à  la 
Bourse.  »  Or  «  le  père  »,  l'ancien  fondeur,  dont  on  augurait  si 
mal,  était  d'accord  avec  sa  femme  pour  la  perpétration  de  ce 
stratagème  et  avait  consenti  de  bonne  grâce  à  passer,  aux  yeuk 
de  son  gendre,  pour  un  spéculateur  enragé. 

L'extension  constante  du  commerce  engloutissait,  au  fur  et  à 
mesure  qu'elles  se  produisaient,  les  économies  provenant  des 
bénéfices.  Et  ces  bénéfices  n'étaient  nullement  proportionnés  aux 
ventes,  puisque  tout  le  système  reposait  sur  un  gain  médiocre, 
et  que  plusieurs  articles,  cédés  à  prix  d'achat,  se  soldaient  effec- 
tivement en  perte.  Lorsque  son  entourage  lui  faisait  ressortir  ces 
pertes  et  s'en  effrayait,  le  maître  s'emportait;  il  trouvait  des  mots 
épiques  :  «  Laissez,  laissez,  disait-il,  pourvu  que  je  gagne  la  ba- 
taille, je  ne  compte  pas  les  morts!  »  Les  «  morts  »,  c'était  le 
sucre,  l'huile,  le  café,  tout  ce  qui  attire  et  maintient  la  foule. 

Cet  homme  qui  entendait  si  largement  les  affaires,  et  qui 
avait  peiné  toute  sa  jeunesse  uniquement,  semblait-il,  pour  gagner 
de  l'argent,  n'était  nullement  cupide.  Il  en  donna  la  preuve  dans 
une  période  de  véritable  grandeur.  En  1870,  au  lendemain  de  la 
capitulation  de  Sedan,  lorsque  les  Allemands  s'avançaient  sur 
Paris  dont  l'investissement  n'était  plus  qu'une  question  d'heures, 
un  bon  nombre  de  commerçons  aperçurent  aussitôt  l'occasion  de 
faire  un  coup  fructueux,  en  spéculant  sur  la  hausse  certaine  des 
denrées.  Dès  la  fin  de  septembre  il  se  trouva  des  négocions  qui 
offrirent  à  Potin  de  lui  payer,  en  gros,  ses  stocks  de  marchandises 
le  double  de  ce  qu'il  les  vendait  au  détail.  Non  seulement  celui-ci 
refusa,  mais,  pour  être  sûr  que  ses  produits  seraient  livrés  direc- 
tement à  la  consommation,  et  pour  en  faire  profiter  le  plus  grand 
nombre  possible  de  personnes,  il  établit  dans  ses  magasins  une 
sorte  de  rationnement.  Chaque  client  qui  se  présentait  ne  pou- 
vait exiger  qu'une  quantité  strictement  limitée  de  ces  diverses 
denrées,  dont  le  prix  n'avait  pas  été  majoré  d'un  centime. 

Curieux  spectacle  que  celui  de  cette  foule  stationnant  avec 
patience  aux  portes  de  l'épicerie,  dans  l'espoir  d'obtenir  une  boîte 
de  petits  pois,  un  morceau  de  gruyère  ou  une  fraction  de  ce  cho- 
colat dont  il  était  ainsi  distribué  soixante  mille  tablettes  chaque  jour. 
Jusqu'à  deux  ou  trois  heures  de  l'après-midi  l'on  servait,  puis  il 
fallait  fermer  les  portes  afin  de  préparer  —  avec  le  personnel 
restreint  dont  on  disposait  —  les  portions  du  jour  suivant.  Quand 
les  employés  sortaient  du  magasin,  à  huit  heures  du  soir,  ils 
trouvaient  sur  les  bancs  du  boulevard  Sébastopol  des  gens  in- 
stallés déjà,  leur  chaufferette  sous  les  pieds,  pour  être  les  premiers 
à  l'ouverture  du  lendemain.  En  effet  la  queue,  qui  commençait 

TOME   CXXIX.    —    1895.  ï)2 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  rangs  pressés  à  l'entrée  principale,  pour  serpenter  le  long  des 
rues  Réaumur,  Palestro,  Grenéta,  etc.,  était  si  longue  que  les  der- 
niers venus  avaient  toute  chance  de  ne  pas  entrer. 

Les  2  millions  de  francs  de  marchandises  qui  furent  ainsi 
péniblement  émiettées  auraient  été  vendues  avec  beaucoup 
moins  de  tracas  5  ou  6  millions;  le  mépris  d'une  pareille  dif- 
férence semble  assez  peu  ordinaire  pour  mériter  quelque  recon- 
naissance, il  n'en  fut  rien  :  égarée  par  des  rivaux  mécontens  de  la 
concurrence  d'un  confrère,  qui  continuait  sa  besogne  de  «  gâche- 
métier  »,  l'opinion- parisienne  accueillit  un  instant  sur  le  compte 
de  l'épicier  Potin  des  calomnies  ineptes.  Il  se  trouva  des  jour- 
nauv  pour  traiter  d'  «  accapareur  »  ce  serviteur  de  l'alimentation 
publique,  et  pour  annoncer,  comme  tel,  son  incarcération  à  Mazas. 

Le  succès  ultérieur  l'eût  vengé  de  ces  attaques,  mais  ce  suc- 
cès il  ne  devait  pas  le  voir.  Parti  un  soir  d'été  de  1871  sur  le 
haut  d'un  omnibus,  suivant  sa  coutume,  pour  la  petite  maison  de 
campagne  qu'il  possédait  à  Ghampigny,  et  qui  constituait  sa  seule 
fortune  en  dehors  de  ses  magasins,  Félix  Potin  mourut  subitement 
dans  la  nuit.  II  n'avait  que  cinquante  et  un  ans.  Sa  veuve  restait  seule 
avec  quatre  eul'ans  mineurs  et  une  fille  mariée  à  M.  Labbé,  entré 
dans  la  maison  comme  simple  garçon,  élevé  peu  à  peu  aux  em- 
plois supérieurs,  dont  le  patron  avait  fait  son  gendre. 

Cette  histoire  de  la  maison  Potin  offre  le  tableau  intéressant 
de  l'ascension  d'une  grande  famille  commerciale  au  xixe  siècle, 
et  fournit  un  édifiant  contraste  avec  certaines  études  sociales, 
volontiers  pessimistes,  que  la  littérature  met  sans  cesse  sous  nos 
yeux.  Mn,e  Potin,  désorientée,  songeait  à  se  retirer;  M.  Labbé, 
qui  eût  pu  racheter  le  fonds  à  bon  compte,  l'en  dissuada.  Il  offrit 
de  diriger  les  affaires,  au  nom  et  comme  fondé  de  pouvoirs  de 
sa  belle-mère,  à  titre  de  premier  commis,  sans  accepter  aucune 
participai  ion  aux  bénéfices.  Il  doit  donc  être  regardé  comme 
le  second  fondateur  de  l'entreprise.  Quelques  années  après,  la 
deuxième,  puis  la  troisième  tille  du  défunt  épousèrent  à  leur  tour 
deux  employés  principaux  de  la  maison  qui,  l'un  et  l'autre,  y 
avaient  débuté  tout  jeunes  par  les  tâches  les  plus  modestes.  Ces 
trois  gendres,  patriarcalement  unis  aux  deux  fils  de  M.  Potin,  sont 
aujourd'hui  administrateurs  en  commun  de  cette  organisation 
modèle,  dont  ils  se  partagent  la  propriété.  Sous  leur  impulsion 
le  total  des  veutes  n'a  cessé  de  grandir.  Il  était  de  G  millions  de 
francs  en  1809;  il  était  passé  à  18  millions  en  1880,  à  30  millions 
en  1887;  il  atteint  présentement  45  millions  de  francs.  Ce  chiffre 
comprend  à  peu  près  pour  10  millions  les  envois  en  province  et 
à  l'étranger  ;  autant  pour  les  livraisons  qui  se  font  à  domicile  à 
partir  de  10  francs;  le  reste  représente  le  détail  des  magasins.  La 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  849 

vente,  portant  sur  environ  2  000  articles  divers  de  consomma- 
tion, est  répartie  dans  les  journées  moyennes  sur  20  000  achats 
—  30  000  en  certaines  saisons  —  faits  en  personne  ou  par  cor- 
respondance, et  destinés  à  une  clientèle  qui  embrasse  toutes  les 
classes  de  la  société. 


III 

A  l'origine,  le  bon  marché  de  ces  produits  constituait  à  leur 
encontre  une  sorte  de  tare  vis-à-vis  d'un  grand  nombre  de  gens. 
Un  préjugé  assez  naïf,  identifiant  la  qualité  à  la  cherté,  entretenait 
la  défiance.  Il  eût  fallu  manquer  totalement  de  respect  humain 
pour  oser  avouer,  dans  un  salon,  que  l'on  se  fournissait  au  rabais. 
Le  populaire,  chez  qui  la  nécessité  bannit  la  vergogne,  forma 
seul  le  noyau  primitif;  puis  le  bourgeois  s  enhardit;  maintenant 
les  riches  à  leur  tour  s'y  portent.  Cependant,  par  une  discrétion 
calculée,  certains  articles  demeurent  anonymes.  Potin  signe  rare- 
ment ses  bonbons;  peut-être  leur  ferait-il  tort  dans  le  monde  en 
s'en  reconnaissant  l'auteur.  Il  se  prête  au  contraire  de  bonne 
grâce  aux  velléités  ambitieuses  des  cliens,  qui  fréquemment  lui 
apportent,  pour  les  faire  remplir,  des  sacs  et  des  boites  vicies  sur 
lesquels  flamboient  en  lettres  d'or  les  noms  de  fournisseurs  en 
vogue. 

La  comptabilité,  les  écritures  d'un  débit  aussi  fractionné  sent 
réduites  à  leur  expression  la  plus  sommaire.  Quoique  le  nombre 
et  le  montant  des  vols  soient  incomparablement  moindres  que 
dans  les  grands  bazars  de  nouveautés,  il  est  presque  impossible 
de  prévenir  tout  à  fait  les  petits  larcins  commis  par  le  personnel 
ou  concertés  entre  des  garçons  et  des  acheteurs.  Sur  un  effectif 
de  2  000  individus  occupés  soit  dans  les  magasins,  soit  dans  les 
usines,  il  y  a  toujours  des  brebis  galeuses.  Lors  d'une  fouille 
faite  à  l'improviste  sur  les  ouvriers  sortant  de  la  fabrique  de 
charcuterie,  on  découvrait  ces  derniers  mois  une  poitrine  de  porc 
que  l'un  d'eux  s'était  indûment  fourrée  dans  le  dos,  sous  son. 
gilet.  Mais  comme  dans  la  nouveauté,  les  frais  nécessaires  pour 
éviter  ce  léger  coulage  dépasseraient  beaucoup  le  préjudice  que 
la  maison  éprouve  de  ce  chef.  Les  commisecrive.nl  sur  des  fiches 
le  montant  détaillé  de  leurs  ventes  au  fur  et  à  mesure  qu'ils  les 
effectuent;  ces  fiches  sont  contrôlées  séance  tenante  de  plusieurs 
manières,  mais  les  caissières  ne  portent  en  compte  sur  leurs  livres 
que  le  total  et  non  la  substance  de  chacune  d'elles.  Le  point  capital 
était  de  réduire  au  minimum  l'ensemble  des  frais  généraux.  On 
y  réussit,  puisqu'ils  n'excèdent  pas  o  pour  100?  tandis  que  dans 
les  épiceries  moyennes,  ils  montent  à  8  ou  10  pour  100  du  chiffre 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'affaires,  et  dans  les  minuscules  à  12  ou  15  pour  100.  Cepen- 
dant le  grand  magasin  entretient,  pour  le  service  de  Paris  et  de 
la  banlieue,  une  cavalerie  de  950  chevaux  et  des  voitures  à  pro- 
portion, qu'il  fabrique  et  répare  lui-même  dans  ses  ateliers. 

Ce  n'est  pas  au  reste  par  les  affaires  que  la  maison  fait  direc- 
tement que  s'exerce  son  action  bienfaisante.  Qu'est-ce  que  45  mil- 
lions, sur  un  ensemble  de  denrées  dont  la  France  consomme  an- 
nuellement pour  plus  de  quatre  milliards  et  demi  de  francs, 
c'est-à-dire  cent  fois  davantage?  On  ne  voit  pas  que  les  petits 
commerçans  aient  lieu  de  se  plaindre  ni  de  crier  au  monopole. 
Il  est  aisé  de  s'en  convaincre  en  passant  en  revue  les  principales 
marchandises  :  la  plus  notable  des  deux  épiceries  Potin  (boule- 
vards Sébastopol  et  Malesherbes)  est  le  sucre  :  elles  en  vendent 
pour  6  millions;  or  les  Français  en  mangent  pour  400  millions, 
lis  boivent  pour  900  millions  de  vins  et  Potin  en  vend  pour  5  mil- 
lions. Que  sont  les  4  millions  et  demi  de  chocolat  débité  par  la 
maison  qui  nous  occupe,  auprès  de  telle  fabrique  comme  celle 
des  Menier,  qui  en  expédie  pour  une  somme  huit  fois  supérieure; 
et  ses  quelques  millions  de  cale  auprès  des  300  millions  de  francs 
que  peuvent  valoir  au  minimum  les  08  000  tonnes  introduites 
chaque  année  sur  notre  sol?  Mais  si  Potin,  et  avec  lui  nombre  de 
grandes  boutiques  analogues  qui  ont  sagement  adopté  son  sys- 
tème et  le  pratiquent  avec  des  succès  divers,  n'empêchent  pas  le 
petit  commerçant  de  vendre,  ils  le  forcent  à  vendre  bon  marché. 
Ils  établissent  dans  le  pays,  au  moyen  de  leurs  catalogues  partout 
répandus,  un  prix  régulateur  qui  sert  de  base  aux  transactions  de 
détail  et  ne  comporte  qu'une  majoration  modérée  de  la  valeur 
d^achat.  Voilà  leur  crime!  et  voilà,  selon  nous  autres,  pauvre 
bon  public,  leur  titre  à  notre  estime  et  à  nos  encouragemens. 

C'est  ainsi  que  Potin  a  essaimé  en  province  environ  1G0  mai- 
sons qui,  sans  dépendre  directement  de  lui,  tiennent  une  partie 
de  ses  marchandises  et  ont  porté  dans  les  villes  les  plus  éloignées 
«  l'esprit  nouveau  »  des  denrées  alimentaires.  A  l'antipathie  sus- 
citée par  ces  gêneurs,  dans  nos  chefs-lieux  de  départemens  et 
d'arrondissemens,  chez  les  rivaux  qu'ils  dérangent,  nous  pouvons 
mesurer  leurs  services.  La  bataille  a  été  rude  et  la  clientèle 
âprement  disputée.  Mais,  pourvu  que  ces  disciples  restent  fidèles 
à  la  doctrine  de  la  maison  parisienne,  où  la  plupart  d'entre  eux 
ont  travaillé  comme  garçons  avant  de  s'établir,  pourvu  qu'ils  ven- 
dent de  bonnes  choses  à  bon  marché,  leur  victoire  n'est  qu'une 
question  de  temps. 

Encouragée  par  les  résultats  obtenus  en  France,  la  grande 
épicerie  aborde  déjà  l'exportation.  Les  colonies  françaises  lui 
ouvrent  un  débouché  naturel.  Cràce  au  système  de  drawbacks, 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  821 

heureusement  adopté  par  le  gouvernement,  en  vertu  duquel  les 
droits  de  douane  sont  remboursés  aux  exportateurs,  il  est  pos- 
sible à  nos  commerçans  de  lutter,  sur  le  marché  international, 
pour  la  vente  de  produits  manufacturés  à  l'intérieur  avec  des 
matières  premières  venues  de  l'étranger;  le  chocolat  par  exemple. 
Il  est  souhaitable  que  les  facilités  offertes  par  l'administration 
soient  encore  étendues.  Ainsi  le  café  français  est  estimé  dans  bien 
des  pays  où  cette  denrée  est  l'objet  de  sophistications  nom- 
breuses; on  s'accorde  à  reconnaître  au  nôtre  des  qualités  pré- 
cieuses: une  torréfaction  mieux  faite,  un  mélange  plus  intelligent 
des  espèces.  Comme  il  supporte  à  l'état  vert  un  droit  d'entrée  de 
130  francs  par  100  kilos,  augmenté  d'un  quart  par  le  brûlage, 
la  réexpédition  du  café  ne  pourrait  s'opérer  que  sous  bénéfice 
d'une  déduction  de  taxe  qui,  jusqu'à  présent,  n'est  pas  admise. 

L'exportation,  qui  dans  la  maison  Potin  est  encore  en  enfance, 
—  elle  ne  dépasse  pas  1  million,  —  s'était,  durant  les  premières 
années,  soldée  en  perte.  Il  faut  en  effet,  pour  des  alimens  des- 
tinés à  des  contrées  lointaines,  à  des  climats  très  différens  du 
nôtre,  une  fabrication  et  un  conditionnement  spécial.  Le  sucre 
doit  être  enfermé  dans  de  solides  boîtes  en  fer-blanc  qui  le  met- 
tent à  l'abri  des  insectes  et  de  l'humidité;  les  conserves  sont 
l'objet,  pour  assurer  leur  conservation  dans  les  pays  chauds,  de 
précautions  multiples.  L'usine  de  la  Villette  disperse  aujourd'hui 
ses  caisses  aux  quatre  points  cardinaux  :  la  Réunion,  Port-au- 
Prince,  la  Nouvelle-Orléans,  Santiago  de  Cuba,  le  Congo  font 
des  commandes  journalières.  Nos  explorateurs,  nos  missionnaires, 
notre  armée  coloniale  ont  recours  à  ces  envois  de  la  métropole; 
nombre  de  colis,  au  moment  de  ma  visite,  étaient  en  partance 
pour  Madagascar. 

IV 

Le  point  capital,  pour  un  magasin  de  nouveautés,  est  de 
n'avoir  qu'un  stock  de  marchandises  relativement  faible  et  de  le 
renouveler  sans  cesse.  C'est,  —  on  l'a  vu,  —  l'une  des  bases  de 
l'organisation  des  grands  bazars  :  ils  font  ainsi  produire  un  intérêt 
renouvelé  à  l'argent  qui  traverse  leur  caisse,  aux  articles  qui  tra- 
versent leurs  rayons,  pendant  que  les  petites  maisons,  où  la 
vente  est  plus  lente,  immobilisent  des  fonds  proportionnellement 
bien  plus  importans.  Pour  l'alimentation  c'est  le  contraire:  l'art 
de  l'épicier  modeste  est  de  n'avoir  que  très  peu  de  denrées  à  la 
fois.  Il  lui  faut  moins  de  place  ainsi,  partant  un  loyer  moindre  ; 
il  a  peu  de  dettes  et  se  procure  des  marchandises  plus  fraîches. 
Tel  est  le  bon  côté;  le  mauvais,  c'est  qu'achetant  par  portions 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

minimes,  à  des  marchands  en  gros,  il  paie  tout  fort  cher,  et  qu'il 
lui  est  impossible  de  vendre  à  bas  prix. 

Avec  le  mécanisme  nouveau,  des  stocks  énormes  sont  néces- 
saires; il  faut  à  Potin,  en  marche  normale,  près  de  10  millions 
de  fonds  de  roulement.  Ses  comptoirs  de  détail,  seule  partie  de 
l'entreprise  connue  du  public,  ne  sont  qu'une  façade.  Cette  façade 
s'appuie  sur  de  vastes  entrepôts  et  sur  des  usines  complexes,  qui 
sont  tout  le  secret  du  succès,  destinées  qu'elles  sont  à  ne  pas  pro- 
duire de  bénéfice  direct,  mais  permettant  au  magasin  de  vendre 
à  un  prix  beaucoup  moindre,  puisqu'il  économise  le  gain  du  fa- 
bricant. 

La  maison  Potin  a  successivement  monté  quatre  de  ces  manu- 
factures :  à  Epernay  elle  brasse  des  raisins  et  prépare  son  vin  de 
Champagne;  à  Miramon  (Lot-et-Garonne)  elle  confectionne  les 
pruneaux,  dont  elle  écoule  900  000  kilos  par  an  ;  à  Pantin,  à 
la  Villette,  elle  manipule  le  reste  de  ses  marchandises.  A  Pantin, 
des  bàtimens  spacieux,  couvrant  plus  d'un  hectare,  ont  succédé 
à  l'affreuse  petite  boutique  de  la  rue  Sainte-Marguerite,  où  le 
fondateur  avait  primitivement  établi  son  dépôt  extra  mur  os.  A 
l'entrée  se  trouve  le  laboratoire  de  chimie  pour  le  contrôle  des 
matières  premières;  à  gauche,  les  chais  de  vins  ordinaires,  dont 
il  s'expédie  120  pièces  par  jour,  qui  proviennent  en  grande 
partie  de  propriétés  possédées,  à  titre  privé,  par  les  membres  de 
la  famille  Potin,  en  Tunisie,  Algérie,  Bordelais  et  dans  le  midi 
de  la  France.  A  droite,  la  distillerie  :  en  des  fûts  de  chêne  verni 
sont  rangés  côte  à  côte  liqueurs  et  sirops  de  toute  essence  et  de 
tout  nom. 

Une  seule  manque,  dont  la  composition  est  toujours  inconnue  : 
c'est  la  chartreuse.  Ce  siècle  de  publicité  et  d'indiscrétions  n'a  pu 
arracher  leur  secret  aux  moines.  Chacun  sait  qu'ils  emploient  des 
eaux-de-vie  de  vin  vieilles  et  supérieures  :  élément  si  important 
que,  lors  des  ravages  du  phylloxéra,  désespérant  de  trouver  des 
cognacs  sincères,  les  chartreux  organisèrent  pour  leur  compte  une 
bouillerie  de  vin  en  Algérie.  —  Un  pareil  soin  serait  superflu  depuis 
que  l'on  a  pu  se  procurer,  en  1894,  dans  nos  départemens  méri- 
dionaux, des  armagnacs  authentiques  pour  60  francs  l'hectolitre. 
—  On  sait  de  plus  qu'il  entre,  dans  la  confection  de  la  char- 
treuse, de  l'hysope,  de  la  camomille,  diverses  autres  plantes; 
mais  on  ne  pourrait  dire  en  quelle  proportion,  et  l'analyse  ne  le 
révèle  pas.  Aucune  imitation  n'atteint  la  perfection  du  modèle. 

La  recette  des  autres  liqueurs  étant  à  la  portée  de  tout  fabri- 
cant, il  lui  suffit,  pour  réussir,  de  soigner  les  «  alcoolats  »,  c'est-à- 
dire  les  infusions  de  fruits  ou  d'herbes  qui  communiquent  la  sa- 
veur et  qui,  préparées  trois  ou  quatre  années  à  l'avance,  attendent 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  823 

leur  tour  dans  les  celliers.  Les  eaux-de-vie,  logées  plus  loin, 
s'étagent  depuis  la  «  Grande-Champagne  1830  »  à  30  francs  la 
bouteille,  jusqu'à  la  «  Marmande  (de  fantaisie)  »  à  1  fr.  7")  le 
litre.  Sur  celle-ci  le  fisc  prélève  1  fr.  20,  à  Paris;  pour  peu  que 
le  marchand,  auquel  il  ne  reste  que  0,55,  se  pique  d'ajouter  au 
«  trois- six  »  souple  et  fin,  coloré  par  du  caramel,  une  petite 
quantité  d'armagnac  chargé  de  donner  le  bouquet  au  mélange, 
il  risque  de  ne  pas  gagner  un  centime  sur  cette  spécialité. 

La  parfumerie,  installée  dans  un  autre  corps  de  bâtiment, 
offre  une  grande  variété  de  travaux  :  ainsi  l'eau  de  Cologne,  filtrée 
devant  nous,  a  pour  base  le  néroli,  dont  le  kilogramme  pur  coûte 
de  300  à  500  francs.  Ce  parfum  n'est  autre  chose  qu'une  huile 
recueillie  goutte  à  goutte,  à  la  surface  de  l'eau  de  fleur  d'oranger, 
pendant  la  distillation  de  cette  dernière  ;  ce  qui  explique  comment 
les  eaux  de  Cologne  de  basse  qualité  se  trouvent  sentir  la  fleur 
d'oranger,  dont  le  néroli  n'a  pas  été  assez  exactement  séparé.  Le 
kaléidoscope  d'odeurs,  venues  depuis  l'entrée  dans  l'usine  cha- 
touiller le  nerf  olfactif,  —  âcreté  tannique  des  fûts  vides  de  vin 
rouge,  arôme  entêtant  des  alambics  en  marche,  —  se  déploie  ici 
en  un  arc-en-ciel  de  senteurs  douces  ou  fortes,  simples  ou  com- 
posites, qui  ont  pour  mission  de  s'assujettir  notre  odorat. 

Il  en  va  de  même  dans  la  section  des  sirops,  dans  celle  des 
gelées  et  des  confitures.  Les  jus  destinés  aux. deux  préparations 
ne  se  ressemblent  nullement.  Ils  doivent  être  pour  les  sirops 
dépourvus  de  mucilage,  de  toute  la  partie  charnue  du  fruit;  sinon 
le  liquide,  trop  épais,  risquerait  après  cuisson  de  passer  à  l'état 
solide  :  on  évite  cet  écueil  et  l'on  obtient  l'épuration  désirable 
-en  faisant  subir  aux  fruits,  avant  de  les  pressurer,  une  fermen- 
tation légère  qui  les  dépouille.  Aux  confitures  le  «  corps  »  est  in- 
dispensable ;  la  fermentation  les  priverait  de  cette  saveur  du  fruit 
frais  dont  elles  doivent  se  rapprocher  le  plus  possible.  Aussi  se 
borne-t-on  à  conserver  en  vases  clos  les  liquides  extraits  de  la 
groseille,  les  prunes  et  abricots  séparés  de  leurs  noyaux,  préala- 
blement soumis  à  l'action  de  la  vapeur.  Moyennant  cette  précau- 
tion, on  peut  fabriquer  des  confitures  toute  l'année,  au  jour  le 
jour,  au  lieu  de  les  confectionner  d'un  bloc  au  moment  de  la 
maturation  de  chaque  espèce  ;  système  qui  avait  le  désavantage 
de  livrer  au  public  des  produits  durcis,  recouverts  d'une  croûte 
de  sucre.  L'atelier  de  confitures,  qui  dispose  d'appareils  perfec- 
tionnés de  cuisson  dans  le  vide,  est  dirigé  par  un  vétéran,  mé- 
daillé du  travail,  qui  compte  dans  la  maison  trente-deux  années 
de  services. 

Il  fait  partie,  à  la  Villette,  d'une  manufacture  unique  peut- 
être  en  son  genre,  par  la  multiplicité  hétéroclite  des  comestibles 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fraternisant  sous  le  même  toit.  D'un  côté,  la  pâtisserie,  la  biscui- 
terie anglaise  et  française,  arec  leurs  agencemens  de  fours  com- 
pliqués; la  confiserie,  où  s'entassent  les  amandes  flots,  destinées 
à  la  confection  des  dragées,  dont  il  se  vend  ici  100000  kilos  par 
an,  un  joli  contingent  de  baptêmes.  Non  loin  des  bassines  de 
cuivre  où  les  amandes,  enduites  de  gomme,  subissent,  par  une 
rotation  incessante,  l'opération  de  Y  enrobage  dans  une  écorce  de 
jus  parfumé,  travaillent  les  artistes  de  la  partie,  les  sculpteurs 
en  sucre  et  en  chocolat.  Leur  chef  modèle  prestement  des  fleurs 
et  des  animaux,  des  arabesques  et  des  personnages  pour  les  œufs 
de  Pâques  ou  les  pièces  montées;  il  reproduit,  en  de  prestigieux 
bas-reliefs  d'étalage,  une  scène  de  drame  ou  un  ballet  de  féerie. 
Le  tout,  sans  autres  instrumens  que  des  cornets  de  papier,  rem- 
plis de  sucre  lié  au  blanc  d'œuf,  dont  il  fait  jaillir  le  contenu  par 
la  pression  simple  du  pouce. 

Nous  voici  arrivés  à  la  casserie  de  sucre.  Un  nuage  de  pous- 
sière blanche  nous  enveloppe  et  nous  aveugle.  Le  sucre  poudre 
nos  cheveux,  neige  sur  nos  habits,  entre  en  nous  par  tous  les 
pores.  Nous  en  aspirons,  nous  en  mangeons  sans  le  vouloir.  Pour 
ne  pas  emporter  chaque  soir,  dans  leur  chignon,  un  dépôt  de 
ce  produit  inoffensif  mais  sirupeux,  les  femmes,  presque  exclu- 
sivement employées  ici,  ont  la  tête  emmitouflée  de  linges  blancs. 
Un  monte-charge  à  godets  enlève  un  à  un,  au  fur  et  à  mesure 
du  déchargement,  les  pains  apportés  par  les  voitures  des  raffi- 
neries. En  quelques  secondes  le  pain,  au  moyen  de  scies  à  va- 
peur, est  divisé  en  rondelles  circulaires;  ces  rondelles,  passant 
sous  des  couteaux  mécaniques,  prennent  aussitôt  la  forme  de  longs 
rectangles;  ces  rectangles  à  leur  tour  sont  partagés,  par  un  troi- 
sième appareil,  en  une  quantité  de  ces  cubes  minces  et  régu- 
liers que  nous  consommons.  La  vente  du  sucre  en  pain  a  presque 
totalement  cessé  :  sur  les  20000  kilos  que  Potin  vend  chaque 
jour  il  n'est  pas  livré,  en  pains, plus  de  quatre  à  cinq  cents  kilos. 
Les  établissemens  publics,  puis  les  particuliers,  ont  reconnu  que 
la  manipulation  à  domicile  de  ces  cônes  incommodes  était  désa- 
vantageuse. 

Les  raffineries  elles-mêmes  ont  tiré  parti  de  ce  nouvel 
usage,  en  annexant  à  leur  industrie  principale  cet  accessoire  de 
la  casserie  du  sucre,  qui  leur  procure  des  bénéfices  très  appré- 
ciables. Il  est  possible  que,  de  son  côté,  la  grande  épicerie,  dont 
le  propre  est  la  suppression  des  intermédiaires,  se  charge  elle- 
même  à  bref  délai  du  raffinage  des  sucres.  Elle  pourra  ainsi 
réduire  le  prix  au  détail  d'une  somme  fixe  d'environ  cinq  cen- 
times par  kilo.  Ce  ne  serait  pas  encore  le  sucre  gratuit  ou  «  presque 
gratuit  »    que  promettait  une  réclame   fameuse,  mais  ce  serait 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE   MODERNE.  825 

un  progrès.  Par  suite  de  ses  rapports  directs  avec  la  clientèle,  et 
aussi  en  raison  du  grand  nombre  de  ses  articles,  elle  n'aura  pas  à 
redouter  une  baisse  concertée  delà  part  des  gros  spéculateurs  qui 
dominent  exclusivement  cette  marchandise,  mais  qui  ne  pourraient 
vendre  longtemps,  sans  se  ruiner,  au-dessous  du  prix  de  revient. 
Elle  est  déjà  fort  bien  placée  pour  utiliser  les  déchets  de  sa 
casserie  :  et  d'abord  dans  les  sucres  pulvérisés  que  des  moulins 
spéciaux  réduisent,  suivant  les  goûts  de  l'acheteur,  à  un  état  plus 
ou  moins  grand  de  finesse,  depuis  la  «  semoule  »  jusqu'à  la 
«  glace  »,  ou  poudre  impalpable.  Elle  peut  aussi  les  employer 
dans  la  confiserie  et  la  chocolaterie,  puisque  le  chocolat  se  com- 
pose, à  doses  presque  égales,  de  sucre  et  de  cacao.  L'usine  ici 
fabrique  6  à  7000  kilos  par  jour  de  chocolats  variés;  sa  vente 
annuelle  a  passé,  depuis  vingt  ans,  de  2  à  5  millions  de  francs. 
Le  cacao,  dont  les  principaux  marchés  sont  aux  Antilles,  sur 
la  «  côte  ferme  »  de  l'Amérique  centrale,  au  Brésil,  à  Java  et  à 
Geylan,est  uniformément  frappé, à  l'introduction  en  France,  d'un 
droit  de  104  francs  par  quintal;  mais  au  lieu  d'origine,  son  prix 
varie,  d'une  année  à  l'autre,  d'un  quart  ou  d'un  tiers,  suivant  la 
récolte;  dans  la  même  année,  suivant  la  qualité,  il  va  de  55  à 
200  francs  les  cinquante  kilos.  Entre  le  planteur  récoltant  et  le 
consommateur  il  n'est  pas  d'autre  intermédiaire  que  le  courtier, 
chargé  des  achats  en  bourse  moyennant  une  légère  commission. 
Le  séjour  des  greniers,  qui  aigrit  parfois  les  hommes,  quoi  qu'en 
ait  dit  Béranger,  améliore  les  cacaos.  On  les  y  laisse  vieillir.  Au 
moment  d'être  utilisés,  les  grains  sont  soumis  à  des  triages  suc- 
cessifs à  la  main  et  à  la  machine,  torréfiés  ensuite,  —  non  comme 
les  grains  de  café  qui  ne  font  qu'un  court  séjour  en  de  petits  mou- 
lins, —  mais  dans  d'énormes  cylindres  où  ils  passent  cinq  à  six 
heures.  La  cuisson  leur  enlève  un  cinquième  de  leur  poids.  On  les 
concasse  alors;  certaines  parties  du  cacao,  appelées  «  germes  », 
sont  tellement  dures  qu'il  les  faut  traiter  à  part  entre  des  meules 
exceptionnellement  résistantes.  Après  la  mouture  s'opère,  dans 
un  malaxeur,  le  mélange  avec  la  vanille  et  le  sucre,  dont  les  pel- 
letées blanches  disparaissent  en  quelques  tours  de  roue  sous  la 
brune  coloration  du  cacao.  Les  deux  élémens  commencent  à  se 
pénétrer;  leur  fusion  intime  s'opère  sous  la  broyeuse,  qui  les 
brasse,  les  foule,  les  pétrit,  jusqu'à  ce  qu'ils  soient  confondus  en 
une  même  pâte.  Cette  pâte,  après  un  traitement  aussi  violent, 
obtient  quelques  heures  de  repos.  Jetés  pêle-mêle  sur  de  lon- 
gues tables,  en  montagnes  informes,  ces  amas  de  chocolat  sé- 
journent dans  une  étuve  qu'un  ouvrier  aux  trois  quarts  nu, 
ruisselant  de  sueur  des  pieds  à  la  tête,  maintient  à  la  température 
de  60  degrés  minimum.  Lorsque  la  matière   s'est    assez  reprise, 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

assez  étirée,  sons  l'influence  de  la  chaleur,  durant  le  travail  latent 
qui  s'est  opéré  entre  ses  molécules,  on  la  dresse,  les  moules  lui 
donnent  sa  forme  définitive,  et  elle  est  admise  dans  la  chambre  de 
refroidissement. 


Au  sortir  de  la  chocolaterie,  changement  de  tableau  :  nous 
tombons  dans  la  fabrique  de  conserves.  Entre  deux  murailles  de 
haricots  et  de  petits  pois,  maçonnées  de  boîtes  cylindriques  qui 
lient  le  plancher  au  plafond  et  bornent  de  toutes  parts  cet  horizon 
de  légumes,  nous  arrivons  à  l'atelier  où  6  à  700000  récipiens  de 
fer-blanc  sont  annuellement  remplis.  Ici,  une  machine  se  charge 
d'écosser  automatiquement  les  pois  ;  là,  des  appareils  ont  pour 
mission  de  sertir  à  froid  les  couvercles  métalliques,  —  scellement 
rapide  et  perfectionné  qui  remplace  l'ancien  système  des  bouchons 
et  des  soudures;  — plus  loin,  dans  des  chaudières  autoclaves  en 
forme  d'armoires,  se  fait  la  cuisson  en  boîtes.  D'autres  vases  en 
métal  servent  à  contenir  les  extraits  de  viande,  expédiés  en  gros 
barils  de  Russie  ou  d'Amérique. 

Les  manipulations  se  succèdent  indéfiniment  de  salle  en  salle  ; 
les  bocaux  de  verre,  alignés,  se  remplissent  de  cornichons  ou  de 
pickles,  amenés  des  sous-sols  dans  des  fûts  en  bois.  Des  moulins 
traitent  la  graine  de  moutarde,  épurée,  puis  lavée  et  tamisée. 
Selon  que  la  farine  demeure  unie  au  son,  ou  en  est  exactement 
séparée,  l'ouvrier  donne  à  ce  condiment  une  saveur  tantôt  douce, 
tantôt  forte  et  suffisante  pour  tirer  des  larmes  de  l'œil  le  plus  sec. 
D'autres  moulins  travaillent  le  tapioca  —  que  l'Allemagne  con- 
trefait maintenant  avec  des  fécules  —  mais  qui  provient  exclusi- 
vement, lorsqu'il  est  sincère,  de  la  racine  de  manioc.  Cette  racine 
renferme,  à  l'état  frais,  un  liquide  assez  vénéneux,  paraît-il,  dont 
on  la  purge  par  la  dessiccation.  Râpée  ensuite,  elle  nous  est 
expédiée  par  les  Indes  ou  le  Brésil.  De  la  Nouvelle-Calédonie  fut 
importé  en  France,  mais  pendant  un  ou  deux  ans  seulement,  le 
plus  beau  tapioca  que  l'on  ait  vu.  Passé  d'abord  au  four,  ce  produit 
est  amené,  par  une  succession  d'engrenages,  à  une  échelle  graduée 
de  grosseur. 

A  leur  arrivée  de  Canton  ou  de  Bombay,  les  thés,  dont  la  mai- 
son débite  60  000  kilos  par  an,  sont  emmagasinés  aux  étages  su- 
périeurs, puis  dosés  délicatement  au  goût  français,  qui  ne  les 
supporterait  pas  isolément.  Les  Orientaux  ne  boivent  que  des 
thés  non  composés  ;  aux  palais  européens  l'infusion  jaune  pâle 
du  pé-ko  rappellerait  trop  une  tasse  de  tilleul  pour  qu'ils  en 
fassent  le  même  cas  que  les  Célestes. 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  827 

Les  modes  d'achat,  de  préparation  ou  simplement  de  mise 
en  œuvre  ne  sont  pas  aussi  exactement  connus  pour  toutes  les 
denrées  ;  la  conservation  des  œufs,  par  exemple,  est  un  problème 
dont  la  science  alimentaire  cherche  encore  la  solution  parfaite. 
Dune  saison  à  l'autre  le  prix  des  œufs  varie  de  0  fr.  70  à  4  fr.  20 
la  douzaine.  Le  jour  où  l'on  sera  parvenu  à  maintenir,  durant 
l'automne  et  l'hiver,  la  qualité  des  œufs  pondus  depuis  le  prin- 
temps, —  espérance  qui  n'a  rien  de  chimérique;  il  s'est  produit 
en  ce  siècle  des  découvertes  plus  extraordinaires,  —  le  prix  de 
cet  aliment  nutritif  baissera,  pendant  la  saison  mauvaise,  au  pro- 
fit des  consommateurs  urbains,  et  les  producteurs  ruraux  seront 
à  l'abri  des  pertes  considérables  que  la  gelée,  la  pourriture,  di- 
verses maladies,  leur  font  subir  sur  les  300  millions  d'œufs  ap- 
portés chaque  année  aux  Halles  de  Paris.  On  s'applique  toujours 
plus  ou  moins  aujourd'hui  à  rendre  imperméable  la  coquille, 
naturellement  poreuse  et  accessible  aux  influences  extérieures  : 
—  on  sait  que  les  œufs,  posés  sur  des  fleurs,  s'imprègnent  de  leur 
parfum;  ils  font  des  omelettes  à  la  rose  ou  au  jasmin.  — Dans 
une  coquille  imperméable  l'œuf,  sorte  d'animal  vivant,  désor- 
mais privé  d'air,  s'étiole,  meurt  et  se  décompose.  Les  recherches 
de  l'industrie  ont  pour  but  de  lui  laisser  assez  d'air  pour  vivre 
et  pas  assez  pour  se  gâter. 

Quoiqu'elles  opèrent  sur  des  articles  offrant  une  grande  insé- 
curité, par  suite  des  spéculations  de  bourse  dont  plusieurs  sont 
l'objet  quotidien,  les  grandes  organisations  alimentaires  devien- 
nent, par  la  modicité  de  leur  bénéfice,  les  servantes  presque  gra- 
tuites du  public;  elles  n'ont  même  pas  pour  elles  ce  «  sou  pour 
livre  «dont  leur  entrée  en  scène  a  frustré  les  «gens  de  maison  ». 
Le  profit  net  de  la  maison  Potin  n'atteint  pas  4  pour  100  du  chiffre 
de  ses  affaires.  Et  ce  profit  semble  plus  minime  encore  si  l'on 
songe  qu'il  rémunère  les  deux  fonctions  distinctes  du  commer- 
çant et  de  l'industriel.  Cette  concentration  en  une  seule  personne 
des  deux  métiers  d'artisan  et  de  marchand  existait  à  l'époque  déjà 
ancienne  où  chacun  vendait  ce  qu'il  fabriquait  lui-même.  On  re- 
connut alors  que  beaucoup  de  choses  étaient  mieux  faites  et  à 
meilleur  marché  dans  des  ateliers  spécialisés,  et  par  quantités 
notables.  Ainsi  se  créa  l'industrie  moderne  à  gros  capital,  à  grand 
outillage.  Le  dernier  terme  de  l'évolution,  que  l'on  commence  à 
apercevoir,  sera  sans  doute  la  réunion  future  de  ceux  qui  furent 
longtemps  séparés,  sous  l'aspect  de  fabrications  colossales  fon- 
dues avec  des  commerces  géans.  En  utilisant  mieux  ainsi  les 
forces  et  l'activité  de  l'homme,  on  procurera  à  tous  une  plus 
grande  somme  de  bien-être  pour  la  même  somme  de  travail. 
C'est  le  progrès  réel  qui  s'accomplit  en  silence,  dans  le  monde 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  faits,  à  côté  du  progrès  imaginaire  que  l'on  poursuit  bruyam- 
ment dans  le  monde  des  paroles. 

C'est  ainsi  qu'à  la  masse  besogneuse  et  parasite  des  petits 
boulangers  se  substitueront  quelque  jour  un  certain  nombre  de 
vastes  usines  à  pain,  associées  à  des  minoteries  puissantes,  — 
le  fait  déjà  se  produit  à  Paris,  —  et  ces  minotiers  marchands  de 
pain  ne  seront  peut-être  que  les  agens  d'associations  agricoles 
exploitant  scientifiquement  le  sol.  Le  pain  et  la  viande  sont  en 
effet  les  deux  branches  les  plus  arriérées  du  commerce  de  la 
nourriture.  Sollicités  par  la  clientèle  de  comprendre  ces  articles 
dans  leur  trafic,  les  bazars  alimentaires  hésitent,  et  leurs  chefs  à 
ce  sujet  sont  assez  divisés. 

Parmi  les  héritiers  de  Félix  Potin,  les  uns,  les  doyens,  voient 
dans  cette  extension  indéfinie  une  confusion  regrettable,  une  sorte 
d'anarchie  commerciale  plus  qu'une  centralisation  utile.  Sem- 
blables à  Boucicaut,  qui  n'accroissait  le  nombre  de  ses  rayons 
que  malgré  lui,  ils  se  désolent  des  empiétemens  successifs  de 
leur  maison,  ne  se  résignent  qu'en  gémissant  à  ces  créations  qui 
les  choquent,  et  ne  grandissent  en  quelque  sorte  que  contraints 
et  forcés.  Les  autres,  les  jeunes,  obéissant  au  mouvement  con- 
temporain qui  les  emporte,  poursuivent  la  conception  de  l'appro- 
visionnement universel,  d'une  halle  de  détail  où  le  petit  consom- 
mateur achètera  tout  au  prix  de  gros.  Ceux-là,  forts  de  leur 
majorité,  —  ils  sont  trois  contre  deux,  —  ont  introduit  dans  les 
magasins  la  volaille,  le  gibier,  certains  légumes  et  la  viande 
de  boucherie.  Le  succès  semble  couronner  leur  tentative  : 
70  agneaux  et  500  kilos  de  lapin  furent  vendus  au  début  en  un 
seul  jour. 

VI 

Jusqu'ici  la  seule  consommation  animale  qui  eût  fourni  ma- 
tière à  une  exploitation  quelque  peu  développée  était  la  charcu- 
terie. Il  existe  à  Paris  une  quarantaine  d'usines  à  salaisons,  dont 
chacune  occupe  en  moyenne  50  ouvriers.  Potin  lui-même  en  a 
fondé  une  à  la  Villette  pour  son  usage.  La  plus  notable,  appar- 
tenant à  M.  Cléret,  a  son  siège  avenue  du  Maine  et  fait  3  mil- 
lions d'affaires  par  an.  L'innovation,  qui  consiste  à  transformer 
le  porc  à  la  vapeur  «  en  saucisses  et  en  boudins  »,  a  eu  pour  con- 
séquence une  baisse  sensible  du  prix  de  ces  denrées  :  la  même 
charcuterie  qui  coûtait  2  francs  il  y  a  quinze  ans,  coûte  mainte- 
nant 1  fr.  25,  quoique  la  matière  première  ait  plutôt  augmenté  et 
se  vende  en  gros  0  fr.  80  la  livre. 

Cette  matière  première  est  représentée  ici  par  6  ou  7  000  kilos 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODEKNE.  829 

de  viande  de  porc  achetée  chaque  matin  aux  Halles.  Elle  arrive 
grillée  déjà  ou  échaudée,  et  l'animal  est  tout  d'abord  découpé  en 
une  série  de  morceaux,  dont  le  traitement  variera  suivant  leurs 
multiples  avatars  :  aristocratiques  ou  populaires,  crus  ou  cuits, 
salés  ou  fumés,  conservés  dans  la  glace  ou  desséchés  à  l'air  chaud. 
Cette  moitié  de  cochon  français,  hollandais  ou  belge,  dont  les 
ouvriers  s'emparent  pour  en  tirer  une  poitrine,  un  jambon,  un 
lard  et  un  rein,  ressortira  de  l'établissement,  dans  deux  joins  ou 
dans  quatre  mois,  roulée  en  saucisson  de  Lyon,  d'Arles,  de  Lor- 
raine ou  de  Bretagne,  hachée  en  andouille  de  Vire,  de  Troyes  ou 
d'Arras,  titrée  en  terrines  de  pâté'  ou  de  rillettes,  enfilée  en  rubans 
de  saucisses  ou  de  cervelas  dont  la  maison  Cléret  vend  1  oOO  dou- 
zaines chaque  jour,  ou  élevée  au  rang  de  jambon  d'York,  de 
Bayonne  et  de  Mayence,  selon  la  préparation  qu'il  aura  subie 
d'après  les  secrets  antiques  de  chaque  ville,  connus  aujourd'hui 
par  tout  le  monde  et  oubliés  parfois  au  lieu  même  de  leur  berceau. 

Il  est  des  produits  qui  accusent  une  perte  :  tel  le  saindoux, 
vendu  0  fr.  60  le  kilo,  le  tiers  à  peu  près  de  ce  qu'a  été  payée  la 
viande  ;  il  en  est  d'autres  au  contraire  qui  sont  vendus  4  fr.  50  le 
kilo,  le  triple  du  prix  d'achat,  comme  le  saucisson  de  Lyon. 
Celui-là  est  en  quantité  minime  puisqu'il  provient  exclusivement 
de  la  noix  du  jambon.  Réduite  en  purée  sous  les  hachoirs,  cette 
viande  est  ensuite  malaxée  durant  vingt-cinq  minutes  dans  un 
appareil  à  vapeur  chargé  de  répartir  exactement  dans  la  masse 
les  petits  carrés  de  lard,  dont  les  tranches  plus  tard  se  trouve- 
ront diaprées  sur  nos  raviers.  On  y  verse  en  môme  temps  un 
assaisonnement  singulier  qui  se  compose,  outre  le  sel,  le  poivre 
et  les  épices,  de  sucre,  d'huile  d'olive,  de  rhum  et  de  curaçao. 
La  bouillie  ainsi  obtenue,  et  pourvue  de  ces  divers  ingrédiens,  esl 
entonnée  et  foulée  par  un  mécanisme  voisin  dans  des  boyaux  de 
qualité  supérieure,  —  l'établissement  en  use  pour  50  000  francs 
par  an,  —  et  le  saucisson  est  terminé. 

Mais  il  est  loin  d'être  comestible  encore.  Des  ouvriers  embo- 
binent ce  rouleau  humide  et  flasque  dans  un  double  corset  de 
ficelle,  vertical  et  horizontal,  puis  le  saupoudrent  de  farine  et  le 
suspendent  en  des  séchoirs  chauffés,  où  il  demeure  trois  mois 
au  moins  avant  d'être  mis  dans  le  commerce.  Les  autres  espèces 
de  saucissons  se  vendent  deux  et  trois  fois  moins  cher  que  celui 
de  Lyon;  il  en  est,  comme  celui  de  Bretagne,  qui  doivent  être 
cuits,  et  leurs  prix  dépendent  de  la  qualité  de  la  viande.  Nul 
cependant  n'est  confectionné  avec  de  l'âne,  comme  pourrait  le 
faire  croire  une  légende  assez  bien  établie.  La  raison  en  est  fort 
simple  :  la  chair  du  petit  nombre  d'ânes  disséminés  sur  le  sol 
français  reviendrait,  si  l'on  s'avisait  d'y  avoir  recours, à  plus  haut 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prix  que  celle  du  porc.  Le  cheval,  au  contraire,  dont  les  meil- 
leurs morceaux  coûtent  trois  fois  moins  que  ceux  du  cochon,  est 
introduit  à  dose  plus  ou  inoins  forte  dans  la  charcuterie  à  bon 
marche,  facturée  avec  cette  indication  cabalistique  :  «  mél.  ch.  », 
— mélange  cheval,  —  et  qui  se  vend  en  gros  1  fr.  50  le  kilogramme. 
Au-dessous  de  l'établissement  sont  creusés  trois  étages  de 
caves  éclairées  à  la  lumière  électrique.  Le  long  de  leurs  murs 
courent  des  tuyaux  frigorifères  reliés  à  une  machine  du  sys- 
tème Raoul  Pictet.  Une  température  glaciale  est  ici  nécessaire 
pour  conserver,  été  comme  hiver,  les  jambons  et  les  poitrines 
empilés  les  uns  sur  les  autres,  et  baignant  au  milieu  de  la  sau- 
mure dans  des  citernes  de  trois  mètres  de  profondeur;  de  même 
il  fallait  une  chaleur  toujours  égale  aux  penderies  superposées 
de  saucissons  que  nous  avons  parcourues  tout  à  l'heure.  Ce  ma- 
tériel perfectionné,  cette  fabrication  économique,  ne  s'appliquent 
toutefois  qu'à  la  seule  espèce  porcine ,  dont  Paris  consomme 
i2."J  millions  de  kilos,  et  non  aux  160  millions  de  kilogrammes 
de  bceui",  veau  et  mouton  qui  alimentent  la  capitale.  Il  n'existe  pas 
encore  en  France  de  ces  gigantesques  boutiques  carnassières  à 
l'américaine,  que  M.  Brunetière  appelait  récemment,  avec  un 
mépris  trop  cruel,  «  d'ignobles  usines  à  dépecer.  »  Me  sera-t-il 
permis  de  plaider  leur  cause  chez  nous,  où  le  nombre  des  bou- 
chers va  se  multipliant  sans  cesse  tandis  que  leur  bénéfice  indivi- 
duel diminue  et  que  le  prix  de  la  viande  en  détail  augmente? 

VII 

Dans  une  Enquête  sur  les  prix  de  détail,  faite  il  y  a  huit 
ans  déjà,  M,  de  Foville  a  fort  bien  expliqué  la  cause  de  ce  phéno- 
mène :  «  La  concurrence,  remarque-t-il,  quand  elle  ne  s'exerce 
qu'entre  unités  commerciales  du  même  ordre,  est  loin  d'avoir  toute 
l'efficacité  que  les  purs  théoriciens  lui  attribuent  d'ordinaire...  » 
L'importance  moyenne  des  clientèles  diminuant,  chaque  vendeur 
doit  tirer  son  bénéfice  et  le  remboursement  de  ses  frais  d'un 
nombre  d'acheteurs  de  plus  en  plus  réduit,  et  la  concurrence,  loin 
de  modérer  l'essor  des  prix,  les  fait  monter  tout  ensemble  comme 
eMe  fait  filer  vers  le  ciel  les  arbres  serrés  les  uns  contre  les 
autres  dans  une  futaie  trop  épaisse. 

A  l'époque  où  le  nombre  des  bouchers  de  Paris  était  limité, 
(huis  les  dernières  années  de  la  Restauration,  ils  étaient  devenus 
en  général  l'oit  riches  et  en  même  temps  si  arrogans  que  l'un  d'eux 
affecta,  paraît-il,  lors  d'une  cérémonie  publique,  de  «  dépasser 
le  carrosse  du  roi.  »  La  personne  qui  m'a  conté  ce  détail, 
M"'"  A.  Duval,  l'une  des  gloires  de  la  corporation,  veuve  du  fon- 


LE    MÉCANISME    DE    LA    V1K    M0DLKNE.  831 

dateur  des  bouillons, ne  m'en  a  pas, du  reste,  garanti  l'exactitude. 
Ce  n'est  peut-être  qu'un  souvenir  historique  des  tiers  étaliers  de 
l'ancien  régime.  Quelle  qu'ait  été  l'origine,  politique  ou  écono- 
mique, de  la  liberté  des  boucheries,  elle  donna  tout  d'abord  &e  si 
mauvais  résultats  que  le  gouvernement,  pour  restreindre  leur. 
nombre,  revint  à  un  système  mixte  :  vers  1850,  pour  avoir  droit 
de  s'établir,  chaque  boucher  devait  acheter  deux  maisons  et  en 
fermer  une.  On  comptait  ainsi  faire  disparaître  peu  à  peu  l'en- 
combrement des  petits  étaux.  Pourtant  il  n'y  avait  alors  à  Paris 
que  801  bouchers;  aujourd'hui  il  y  en  a  2  110. La  différence  entre 
les  prix  des  animaux  sur  pied  et  ceux  de  la  viande  au  détail  ne 
provient  donc  pas  seulement  de  la  baisse  des  peaux,  des  bines, 
du  suif,  —  valant  naguère  1  franc,  maintenant  0  fr.  40  le  kilog. — 
de  tous  ces  accessoires  qu'en  langage  technique  on  appelle  «  le 
cinquième  quartier  ».  Cet  écart  est  motivé  par  l'organisation 
défectueuse  du  commerce  :  trop  de  compartimens,  de  degrés  suc- 
cessifs séparent  le  pot-au-feu  parisien  du  paysan  berrichon,  cha- 
rentais  ou  normand.  Un  bœuf  doit  nourrir  trop  de  inonde  avant 
d'être  mangé  effectivement. 

Au  marché  de  la  Villette,  les  ventes  se  l'ont  par  bandes  de 
10  à  20  bœufs  et  de  100  à  200  moutons,  chaque  bande  ayant  en 
vedette  des  têtes  de  choix  pour  faire  passer  les  sujets  médiocres. 
Cet  état  de  choses  a  créé  et  maintient  le  commerce  de  gros,  les 
«  chevillards  »,  ou  bouchers  abatteurs,  qui  revendent  aux 
bouchers  de  détail;  à  moins  que  ces  derniers  ne  se  fournissent 
aux  Halles,  où  s'opère  d'ailleurs  un  échange  permanent  entre  les 
bas  morceaux,  repoussés  par  les  quartiers  riches,  et  les  mor- 
ceaux de  choix,  abandonnés  par  les  quartiers  pauvres  qui  n'ont 
pas  de  quoi  les  payer.  Il  faudrait  qu'un  individu  ou  une  associa- 
tion possédât  à  la  fois  des  magasins  aux  Champs-Elysées  et  aux 
Batignolles,  dans  le  faubourg  Saint-Germain  et  dans  le  faubourg 
du  Temple,  qu'il  achetât  des  lots  de  bestiaux  sur  pied,  les  abattît 
et  les  débitât  en  totalité,  expédiant  ses  «  filets  »  à  droite,  ses 
«  palerons  »  à  gauche,  utilisant  ses  «  issues  »  en  exerçant  à  lui 
seul  toute  l'industrie  de  la  «  chair  »,  à  la  fois  boucher,  tripier  et 
charcutier. 

Périlleuse  tentative,  disent  les  gens  du  métier;  le  commerce 
de  boucherie  est  le  plus  difficile  de  tous.  Le  contrôle  de  nom- 
breux étaux  disséminés  dans  Paris  serait  impraticable.  La  dis- 
tance entre  les  prix  des  diverses  qualités  de  viande  est  très 
variable  :  énorme  en  hiver,  insignifiante  en  été.  La  marchandise 
invendue  subit,  de  jour  à  autre,  une  déperdition  de,  poids  sen- 
sible; on  ne  peut,  du  reste,  en  conserver  aucune  sans  avarie. 
Tous  les  bouchers  ont  aujourd'hui  leurs  glacières;  mais,  en  fait. 


832  REVUE    DIS    DEUX    MONDES. 

une  viande  qui  a  séjourné  sur  la  glace  ne  vaut  plus  rien.  Inter- 
roge/ la  maison  Duval,  dont  les  trois  boucheries  ensemblevendent 
pour  un  million  de  francs  par  an;  elle  vous  répondra  que  cette 
branche  de  son  exploitation  ne  lui  donne  pour  ainsi  dire  aucun 
bénéfice,  que  son  gain  provient  uniquement  de  ses  restaurans. 
Encore  a-t-elle  renoncé  à  l'achat  des  animaux  sur  pied  pour 
n'avoir  pas  à  courir  les  risques  de  reventes  onéreuses. 

Quelques-unes  de  ces  objections  sont  fondées,  d'autres  seule- 
ment spécieuses,  et  le  lecteur  n'attend  pas  d'un  profane  qu'il 
entre  ici  dans  le  vif  d'un  débat,  dont  le  «  collier  »,  la  «  joue  » 
et  la  «  plate-côte  »  feraient  tous  les  frais.  Il  est  vraisemblable 
que,  sous  l'impulsion  d'un  spécialiste  hardi,  la  boucherie  se 
modifiera  :  le  novateur  sortira-t-il  d'un  étal  de  quartier  ou  d'un 
échaudoir  de  la  Villette  ?  Sera-ce  un  «  bœuftier  »  ou  un  «  mouton- 
nier » ,  c'est-à-dire  un  boucher  de  l'abattoir  dont  le  trafic  ne  porte 
que  sur  le  mouton  ou  sur  le  bœuf?  Viendra-t-il  des  Halles  cen- 
trales, en  la  personne  d'un  de  ces  trop  nombreux  facteurs  ou  com- 
missionnaires sans  ouvrage,  mécontent  de  sa  place  dans  le  coin 
délaissé  d'un  pavillon,  de  ce  qu'on  appelle  en  argot  de  l'endroit 
être  logé  «  à  la  purée  »?  Nul  ne  peut  le  savoir;  l'évolution, 
jusqu'à  ce  qu'elle  s'accomplisse,  continuera  à  passer  pour  impos- 
sible. 

VIII 

Il  est  certain  qu'elle  présente  des  difficultés,  puisque  la  viande 
est,  de  tous  les  alimens,  celui  qui  a  donné  le  plus  de  déboires 
aux  sociétés  coopératives.  Aussi  abordent- elles  cet  article  avec 
beaucoup  plus  de  timidité  qu'aucun  autre.  Sur  un  millier  de- 
coopératives  de  consommation  existant  en  France,  400  ont  pour 
objet  la  boulangerie,  19  seulement  s'occupent  exclusivement  de 
la  boucherie.  Celles  qui  embrassent  l'universalité  des  comestibles 
obtiennent,  dans  cette  dernière  branche,  des  résultats  assez  mé- 
diocres. 

Leur  insuccès  relatif  n'est  cependant  pas  de  nature  à  nous 
décourager.  La  coopération,  en  qui  l'on  s'accorde  à  voir  non  la 
seule,  mais  la  principale  forme  de  distribution  des  marchandises 
dans  l'avenir,  est  encore  au  berceau.  Ce  chiffre  de  1  000  sociétésr 
donné  plus  haut,  n'est  qu'un  leurre;  la  plupart  jusqu'ici  végètent 
sans  adhérens,  sans  capital,  sans  affaires.  Elles  se  composent  en 
%  général  de  quelques  centaines  de  personnes,  effectif  assez  sem- 
blable à  la  clientèle  d'un  petit  marchand.  Elles  ont  par  suite  les 
mômes  frais  que  lui.  Plus  des  trois  quarts  de  nos  coopératives  ne 
comptent  pas  500  membres;   quatre  seulement  en  ont  plus  de 


LE    MÉCANISME    DE    LA    VIE    MODERNE.  833 

10  000  :  l'une  en  province,  à  la  Rochelle  (13  500);  les  trois  autres- 
à  Paris,  Société  des  employés  civils  (11  200),  Association  des  offi- 
ciers de  terre  et  de  mer  (14  000),  Moissonneuse  (15  000).  On  évalue 
à  100  millions  de  francs  le  total  des  ventes  annuelles  de  ces  mille 
sociétés,  somme  bien  modeste  auprès  des  1  200  millions  de  francs 
des  associations  analogues  en  Angleterre,  somme  dérisoire  auprès 
des  dix  ou  douze  milliards  que  comporte,  pour  les  objets  qu'elles 
embrassent,  la  dépense  des  familles  françaises.  Un  champ  immense 
leur  est  donc  ouvert. 

La  plus  forte  des  coopératives  actuelles  par  le  nombre  des 
associés,  la  plus  attachante  aussi  par  la  catégorie  sociale  dans 
laquelle  ils  se  recrutent,  la  Moissonneuse,  a  son  siège  social  rue 
des  Boulets,  à  l'extrémité  du  faubourg  Saint-Antoine.  Ses 
15  000  membres  sont  sans  exception  des  ouvriers;  ils  représentent 
une  population  de  60  000  âmes,  en  comptant,  suivant  l'usage, 
quatre  personnes  par  feu.  La  plupart  des  actionnaires,  en  ell'et, 
vivent  en  ménage,  conjoints  de  droit  ou  d'apparence.  Mais  ce 
dernier  détail  importe  peu  ;  dans  les  statuts,  votés  en  assemblée 
générale,  «  1'  union  libre  »  jouit  des  mêmes  égards  et  confère  les 
mêmes  droits  que  le  mariage  légal.  «  Au  décès  d'un  sociétaire, 
dit  l'article  15,  sa  veuve,  sa  compagne  ou  ses  ayans-droit  peu- 
vent faire  opérer  le  transfert  à  leur  nom  de  son  action...  »  «  Toute 
veuve  ou  compagne  qui  demandera  son  avoir  avant  trois  mois 
de  veuvage  sera  remboursée  de  suite  sur  la  présentation  du  bul- 
letin de  décès.  » 

Si  je  mentionne  ce  détail  caractéristique,  c'est  pour  montrer 
combien  la  Moissonneuse  est  dégagée  de  préjugés;  quel  esprit, 
dirais-je...  avancé,  en  tout  cas  indépendant  de  toute  idée,  de  tout 
patronage  bourgeois,  anime  ses  membres.  Par  une  piquante 
contradiction,  néanmoins,  ce  groupe  d'électeurs  du  XIIe  arron- 
dissement qui  peut-être,  si  l'on  scrutait  leurs  opinions  politiques, 
sont  peu  enthousiastes  du  régime  actuel  et  enclins,  j'imagine, 
au  socialisme,  prouvent,  par  la  hardiesse  même  de  leur  œuvre r 
par  l'intelligence  de  leur  gestion,  combien  ils  ont  profité  des 
bienfaits  du  temps  présent,  de  l'instruction  et  de  la  liberté.  Ils 
se  conduisent  eux-mêmes  comme  de  simples  économistes,  et  font 
prospérer  par  leur  mérite  personnel  un  système  d'association 
privée,  dont  le  succès  montre  précisément  l'inanité  des  revendi- 
cations collectivistes. 

La  Moissonneuse  est  majeure  depuis  quelques  mois.  Elle 
compte  vingt  et  un  ans  d'existence  depuis  le  jour  où  une  dou- 
zaine d'ouvriers,  la  plupart  ébénistes  ou  travailleurs  du  bois,  la 
fondèrent  en  1874.  Ces  douze  apôtres  de  la  coopération  recru- 
tèrent une  vingtaine  de  camarades.  Chacun  d'eux  versa  l' franc,. 
tomi  cxxix.  —  1895.  53 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  ces  32  francs  constituèrent  le  premier  fonds  social.  L'un  des 
adhérens  acheta,  pour  le  compte  de  la  Société,  une  pièce  de  vin 
dont  il  avança  le  prix.  A  son  arrivée  en  cave  la  futaille  reçoit  un 
choc,  se  brise,  et  la  moitié  du  contenu  se  perd.  Les  destinataires 
heureusement  n'étaient  pas  superstitieux.  Ils  rachètent  une  autre 
pièce  et  se  partagent  ainsi  une  boisson  moins  coûteuse  et  plus 
sincère  que  celle  du  cabaret. 

Ce  bon  marché,  les  coopérateurs  ne  l'obtinrent  pas  toujours 
au  début.  N'offrant  pas  de  surface,  ils  n'ont  de  crédit  nulle  part. 
La  mauvaise  volonté  des  petits  commerçans  du  voisinage  leur 
suscite  mille  embarras.  Ne  sachant  pas  toujours  bien  acheter,  ils 
font  des  écoles.  N'importe  !  Ils  persistent  et  se  vendent  les  uns  aux 
autres,  au  comptant,  des  marchandises  qu'ils  paient  souvent  plus 
cher  que  chez  l'épicier,  et  dont  ils  doivent  aller  prendre  livraison 
dans  leurs  chambres  réciproques  ;  car  ils  n'ont  pas  d'argent  pour 
louer  un  local.  Leur  premier  magasin  fut  une  espèce  de  cave,  au 
fond  d'une  cour,  rue  Basfroi,  qu'ils  prirent  à  bail  en  1876,  au 
loyer  annuel  de  100  francs.  L'association  comptait  peu  après  un 
millier  de  membres. 

Avec  un  chiffre d'adhérens  quinze  fois  plus  fort,  la  Moissonneuse 
a  fait,  en  1894,  sept  millions  d'affaires;  elle  dispose  d'un  capital 
de  52o  000  francs  et  possède,  outre  son  siège  principal,  huit  épi- 
ceries, deux  boulangeries,  cinq  boucheries,  deux  grands  entrepôts 
de  vin  à  Bercy,  un  magasin  d'habillement,  un  autre  pour  le 
chauffage  et  la  quincaillerie.  Elle  est  en  voie  de  construire,  pour 
remiser  ses  voitures,  loger  ses  chevaux  et  ses  diverses  marchan- 
dises, un  magasin  général  qui  lui  coûtera  1200  000  francs,  y 
compris  l'achat  du  terrain.  Les  «  prolétaires  »  de  ce  quartier 
d'où  sont  sorties  tant  de  révolutions  vont  devenir  propriétaires 
fonciers  dans  la  capitale. 

Tels  sont  les  résultats  obtenus  en  vingt  ans,  sans  secousse, 
sans  argent,  sans  appui,  par  l'habile  et  persévérante  initiative  de 
travailleurs  auxquels  je  suis  heureux  d'avoir  ici  l'occasion  de 
rendre  hommage.  Avec  le  temps,  cette  œuvre,  solidement  établie, 
doit  se  développer.  Jusqu'à  ce  jour  son  action  demeure  cantonnée 
dans  les  XIe  et  XIIe  arrondissemens  de  Paris;  elle  ne  manquera 
pas  de  se  propager  dans  les  autres.  Et  plus  elle  s'étendra,  plus  elle 
sera  efficace.  A  mesure  qu'elle  vendra  davantage,  elle  vendra 
moins  cher,  parce  qu'elle  achètera  meilleur  marché,  passant  des 
marchés  plus  forts,  obtenant  les  produits  de  toute  première  main 
ou  les  fabriquant  elle-même. 

Quelque  parfait  que  soit  le  mécanisme  décrit  plus  haut,  d'une 
entreprise  particulière  d'alimentation  comme  celle  de  Potin,  il 
est  d'un  intérêt  social  évident  qu'elle  rencontre  des  rivales  parmi 


LE  MÉCANISME  DE  LA  VIE  MODERNE.  835 

les  sociétés  coopératives.  L'un  et  l'autre  systèmes  seront  ainsi 
amenés  à  multiplier  leurs  efforts,  pour  conquérir  ou  conserver 
la  faveur  des  consommateurs  qui  profiteront  de  la  concurrence. 
Les  résultats  acquis  déjà  sont  d'un  haut  intérêt.  Dans  les  quar- 
tiers excentriques  où  elle  fonctionne,  la  Moissonneuse  a  causé,  il 
est  vrai,  la  faillite  d'un  certain  nombre  de  boulangers, mais  elle  a 
fait  baisser  d'un  quart  le  prix  du  pain. 

Le  taux  de  vente  des  diverses  marchandises  est  établi  par  le 
conseil  en  majorant  de  13  à  14  pour  100  le  taux  d'achat.  Les 
frais  généraux  absorbent  à  peu  près  la  moitié  de  cette  majoration, 
—  6  1/2  pour  100,  —  le  reste, 7  pour  100,  constitue  un  bénéfice, 
distribué  tous  les  six  mois  aux  adhérens  dans  la  proportion  des 
sommes  dépensées  par  eux  durant  le  semestre.  Pour  être  adhérent, 
il  suffit  de  verser  1  fr.  40.  L'exiguïté  de  cette  somme  a  été  cri- 
tiquée à  tort,  à  la  Chambre,  par  certains  députés  de  Paris  enne- 
mis des  coopératives.  Ceux  qui  prétendent  obliger  l'ouvrier  à 
acquérir  une  action  de  50  ou  de  100  francs  avant  d'avoir  le  droit 
d'économiser  cinq  centimes  sur  une  livre  de  viande  ne  doivent 
point  être  regardés  comme  des  amis  du  peuple.  La  meilleure 
preuve  que  la  Moissonneuse  ne  voit  pas  en  ses  acheteurs  de  sim- 
ples passans,  c'est  qu'elle  les  oblige  à  devenir  actionnaires,  mais 
sans  rien  débourser.  Elle  porte  à  l'avoir  des  nouveaux  sociétaires 
leur  part  de  bénéfice,  jusqu'à  ce  qu'ils  soient  devenus  proprié- 
taires d'un  titre  de  60  francs.  Avec  le  dividende  que  procure 
une  consommation  annuelle  de  500  francs,  chacun  devient,  en 
moins  de  deux  ans,  détenteur  de  ces  60  francs  sans,  pour  ainsi 
dire,  s'en  apercevoir.  Ce  bien  lui  est  venu  non  pas  en  dormant, 
mais  en  mangeant. 

L'avantage  serait,  il  est  vrai,  fort  contestable  si  les  prix  de 
vente,  sur  lesquels  ce  boni  est  réalisé,  se  trouvaient  plus  hauts 
que  le  cours  moyen  des  marchandises  du  quartier.  Tel  n'est  pas 
le  cas  :  le  coopérateur  s'approvisionne  dans  les  boutiques  de  la 
société  à  meilleur  compte,  et  souvent  de  denrées  meilleures,  — 
pour  la  viande  par  exemple,  —  que  dans  les  autres  magasins. 
Malheureusement  les  boucheries  ont  donné,  comme  je  l'ai  dit, 
certains  mécomptes.  Pour  avoir  essayé,  pendant  un  mois  seule- 
ment, d'acheter  du  bétail  sur  pied,  l'association  a  perdu  un  cer- 
tain nombre  de  mille  francs.  Le  rapport  se  plaint  des  intermé- 
diaires auxquels  il  n'a  pas  été  possible  d'échapper  encore  et 
conclut  ainsi  :  «  Cette  perte  aurait  été  atténuée  dans  une  certaine 
mesure  si,  parmi  les  administrateurs,  il  s'était  trouvé  un  citoyen 
au  courant  des  roueries  et  des  usages  du  marché.  Cela  prouve 
qu'il  ne  suffît  pas  d'avoir  de  la  bonne  volonté  si  l'on  ne  possède 
pas  en  même  temps  une  dose  suffisante  de  pratique.  » 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  rapport  du  «  conseil  d'administration  »,  celui  de  la  «  com- 
mission de  contrôle,  »  sont  d'ailleurs  des  modèles  de  bon  sens. 
Ils  témoignent  d'autant  d'ingéniosité  que  de  prudence.  Leur 
lecture  est  édifiante;  ils  constituent  la  meilleure  réponse  aux 
pessimistes  d'en  haut  ou  d'en  bas,  dont  les  uns  croient,  dont  les 
autres  affectent  de  croire  les  ouvriers  incapables  de  conduire 
leurs  affaires  sans  la  surveillance  ou  la  subvention  de  l'Etat.  A  la 
Moissonneuse,  en  effet,  le  pouvoir  exécutif  est  entre  les  mains  de 
trois  secrétaires,  dont  la  l'onction  ne  dure  qu'une  année  et  qui  ne 
sont  pas  rééligibles.  L'un  est  actuellement  serrurier,  le  second 
bijoutier  et  le  troisième  ébéniste.  Ils  touchent  un  traitement  de 
260  francs  par  mois,  assez  semblable  au  salaire  des  ouvriers  les 
plus  capables  de  leur  profession,  et  dépendent  d'un  conseil  d'ad- 
ministration de  vingt-quatre  membres  renouvelés  par  tiers  tous 
les  six  mois,  dont  le  seul  émolument  consiste  en  un  jeton  de  pré- 
sence de  1  fr.  50  pour  des  séances  hebdomadaires  commençant  à 
six  heures  du  soir  et  se  terminant  à  minuit. 

On  pourrait  se  demander  si  le  changement  incessant  des 
autorités  directrices  n'est  pas  une  cause  de  faiblesse  pour  l'insti- 
tution; comment  l'expérience  peut  se  former,  la  tradition  se 
maintenir,  la  responsabilité  personnelle  s'accuser,  avec  un  roule- 
ment aussi  rapide?  Je  dois  cependant  reconnaître  que  les  résultats 
obtenus  sont  de  nature  à  inspirer  grande  confiance.  «  Sans  doute, 
citoyens,  disait  il  y  a  quelques  mois  à  ses  camarades  le  rappor- 
teur du  conseil,  il  reste  des  réformes  à  introduire;  il  en  sera 
toujours  ainsi  tant  que  nous  marcherons  en  avant.  Mais,  dès 
maintenant,  nous  pouvons  nous  féliciter...  »  Notre  association 
«  fait  naître  parmi  ses  adhérens  cet  esprit  de  solidarité  et  de  fra- 
ternité qui  est  son  apanage.  »  En  effet  les  «  Moissonneurs  »  ont 
l'ait  preuve  de  dévouement  autant  que  d'aptitude.  A  les  voir  à 
l'œuvre,  on  se  prend  à  trouver  trop  sombres  les  pronostics  des 
prophètes  de  malheur  sur  l'influence  des«  doctrines  subversives  »  ; 
on  se  demande  si  la  nature  n'a  pas,  à  l'usage  des  nations,  de 
secrets  traitemens  homéopathiques  dont  nos  fils  verront  les 
heureux  effets.  L'émancipation  partielle  des  classes  populaires  a 
commencé  par  créer  des  conflits  que  leur  émancipation  totale 
apaisera  peut-être?  Voilà,  dira-t-on,  de  bien  audacieuses  conjec- 
tures à  propos  de  quelques  boutiques  d'épicerie  ;  mais  pourquoi 
ne  pas  croire  que  la  connaissance  de  ses  véritables  intérêts 
finira  quelque  jour  par  réconcilier  la  société  avec  elle-même? 

Vte  G.  d'Avenel. 


LE 

THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN 


COUP  D'ŒIL  RÉTROSPECTIF  —  DE   1820  A  1865 


On  parle  souvent  au  public  français  des  romanciers,  des 
poètes,  des  historiens,  des  philosophes  et  des  hommes  d'Etat  de 
l'Angleterre  moderne.  Pourquoi  ne  lui  parle-t-on  jamais  ou 
presque  jamais  de  son  théâtre?  Le  premier  mouvement  est  de 
répondre  :  «  Parce  que  le  théâtre  anglais  n'existe  pas.  »  C'est  une 
raison  péremptoire,  et  qui  dispense  d'en  chercher  d'autres,  si  elle 
est  vraie.  Mais  est-elle  vraie?  A  mon  avis,  elle  l'était,  il  y  a  trente 
ans,  elle  ne  l'est  plus  aujourd'hui. 

S'il  n'y  avait  pas  de  théâtre  anglais,  au  moment  où  j'écris,  il 
y  aurait  encore  là  un  phénomène  curieux  à  étudier,  un  problème 
intéressant  à  résoudre.  La  connaissance  des  avortemens  intellec- 
tuels, des  efforts  impuissans  (mais  non  perdus),  des  essais  man- 
ques de  la  vie  est,  pour  la  critique  comme  pour  toute  autre 
science,  la  plus  féconde  des  leçons,  le  plus  étrangement  suggestif 
de  tous  les  spectacles.  Il  faudrait  chercher  par  quelles  raisons 
psychologiques,  sociales,  esthétiques,  la  race  anglo-saxonne  qui 
a  produit  Shakspeare,  alors  qu'avec  3  millions  d'hommes  elle 
couvrait  un  coin  imperceptible  de  la  planète,  ne  peut  plus,  — 
aujourd'hui  qu'elle  est  quarante  fois  plus  nombreuse  et  qu'elle 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déborde  sur  le  monde,  —  produire  autre  chose  que  des  clowns  et 
des  danseuses. 

Mais,  encore  une  fois,  les  données  de  ce  problème  seraient 
fausses  et  la  solution,  par  conséquent,  ne  pourrait  être  qu'une 
duperie.  Il  y  a  un  théâtre  anglais.  Le  besoin  existe  et  l'organe  se 
crée.  Quelque  chose  est  en  train  de  naître.  Ce  quelque  chose 
paraît  déterminé  à  vivre,  se  débat,  péniblement  mais  résolument, 
contre  les  maladies  de  l'enfance,  contre  le  péril  des  mauvaises 
influences,  contre  la  brutalité  des  uns  et  l'aveugle  tendresse  des 
autres.  C'est  une  lente  et  laborieuse  croissance  ;  elle  ne  ressemble 
guère  à  ce  merveilleux  essor  du  drame  primitif  qui,  à  la  fin  du 
xvie  siècle,  passa  en  trois  bonds  des  bégaiemens  de  la  puberté  au 
plein  épanouissement  de  la  maturité  et  du  génie.  Ici,  tout  est 
doute,  incertitude  et  confusion.  L'effort  n'est  pas  toujours  con- 
scient et  le  progrès  est  suivi  de  rechutes  lamentables.  Au  milieu 
de  tout  cela,  le  drame  vit,  et  il  grandit. 

Il  y  a  dix  ou  douze  ans,  on  ne  savait  encore  si  on  assistait  à 
une  résurrection  ou  à  une  décadence,  à  un  commencement  ou  à 
une  fin.  Beaucoup  de  gens, même  parmi  les  critiques,  levaient  les 
yeux  au  ciel  en  parlant  du  drame  comme  on  parle  d'un  cher  dis- 
paru. On  faisait  allusion  au  passé  comme  à  un  âge  d'or  :  «  The 
palmy  days,  the  halcyon  days...  »  A  présent,  ces  pessimistes  sont 
introuvables;  ils  ont  été,  il  est  vrai,  remplacés  par  les  insuppor- 
tables épilogueurs  qui,  à  chaque  génération,  veulent  empêcher 
la  jeunesse  d'oser,  alors  que,  précisément,  elle  n'est  jeune  que 
pour  oser.  Mais  on  ne  les  écoute  pas.  Tout  le  monde  admet  qu'au- 
jourd'hui vaut  mieux  qu'hier,  et  tout  le  monde  espère  que  demain 
dépassera  aujourd'hui.  Il  y  a  trente  ou  quarante  ans,  les  douze 
théâtres  de  Londres  étaient  vides;  à  présent  ils  sont  trois  fois 
plus  nombreux  et  ils  sont  toujours  pleins.  Les  auteurs  étaient  des 
pitres  ;  ce  sont  des  artistes.  Les  plus  grands  avaient  à  peine  leur 
pain  assuré,  les  médiocres  d'à  présent  ont  voiture,  maison  de  ville 
et  maison  de  campagne.  Vers  1835,  un  auteur  connu  vendait  un 
drame  à  Frederick  Yates,  directeur  de  l'Adelphi,  moyennant 
70  livres,  plus  10  livres  pour  les  représentations  en  province. 
En  1884,  une  pièce  à  succès  qui  n'avait  pas  encore  épuisé  sa  vogue, 
avait  rapporté  à  l'auteur,  en  quelques  mois,  10  000  livre  j 
(250  000  francs),  et  dans  ce  total,  auquel  l'Amérique  et  l'Austra- 
lie avaient  contribué,  la  province  anglaise  entrait  pour  3  000  livres. 
Ce  point  de  vue  est  très  grossier,  mais  il  est  très  important.  Un 
quart  de  million  de  droits  d'auteur  doit  valoir  un  «  coup  d'œil  de 
Louis  »,  sinon  pour  la  production  du  génie,  au  moins  pour  l'en- 
couragement du  talent. 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  839 

Je  puis  dire  maintenant  pour  quelles  raisons  le  public  de 
France  est  si  mal  et  si  peu  renseigné  sur  les  destinées  actuelles 
du  théâtre  anglais.  Pour  lire  le  dernier  discours  de  lord  Rose- 
bety,  il  suffit  d'acheter  un  journal;  il  suffit  d'écrire  à  un  libraire 
pour  se  procurer  un  poème  de  Swinburne,  un  roman  de  Steven- 
son, un  livre  de  Lecky  ou  de  Herbert  Spencer.  Il  n'en  va  pas  de 
même  pour  les  pièces  de  théâtre.  Pour  des  motifs  encore  plus 
commerciaux  que  littéraires,  on  ne  les  imprime  que  très  long- 
temps après  leur  apparition  et  je  pourrais  citer  tel  drame  popu- 
laire qui  date  de  vingt,  de  quarante  ans,  et  qui  n'a  jamais  été 
livré  à  l'impression.  Il  faut  donc,  si  l'on  veut  étudier  le  drame, 
payer  de  sa  personne  et  fréquenter  les  théâtres.  Ou  plutôt  il  faut 
les  avoir  suivis  pendant  de  longues  années,  afin  de  constater,  de 
saison  en  saison,  les  changemens  qui  se  produisent,  les  tendances 
qui  se  font  jour,  l'extension  ou  le  déclin  des  influences  étran- 
gères, enfin  l'histoire  de  chaque  talent  individuel  et  celle  du  goût 
public.  Cette  étude  directe,  d'après  nature  et  sur  le  vif,  n'est  pas 
sans  difficulté  pour  un  Anglais  :  combien  n'est-elle  pas  plus  mal- 
aisée pour  un  Français?  Depuis  que  le  débit  des  acteurs  a  cessé 
d'être  une  récitation  déclamatoire,  pour  devenir  l'imitation  fidèle 
de  la  conversation  et  de  la  vie,  que  de  détails  échapperont  à 
l'oreille  d'un  étranger? 

Si  on  a  quelque  peine  à  dire  où  en  est  le  théâtre,  de  deviner  où 
il  va,  il  est  presque  aussi  ardu  de  rechercher  d'où  il  vient.  Pour- 
tant il  le  faut  à  tout  prix.  Vous  exigez  du  critique,  —  et  vous 
avez  raison,  —  non  plus  une  vue  instantanée  d'un  mouvement 
littéraire  à  un  moment  quelconque,  mais  un  journal  de  ce  mou- 
vement en  marche  et  en  formation.  Plus  que  toutes  les  autres,  les 
choses  anglaises  doivent  être  ainsi  abordées  par  le  procédé  histo- 
rique. Nul  ne  peut  comprendre  ce  qu'elles  sont,  s'il  n'a  appris 
d'abord  ce  qu'elles  ont  été.  Dans  le  cas  actuel,  avant  d'examiner 
la  résurrection  du  drame,  il  importe  de  dire  combien  de  temps  il 
était  resté  au  tombeau  et  de  quelle  maladie  il  était  mort.  Toute 
cette  histoire  est  à  créer,  et  rien  ne  vient  à  notre  aide  :  loin  de  là. 
Les  critiques  d'autrefois  se  perdent  dans  le  détail  ;  les  Mémoires 
fourmillent  d'anecdotes  mensongères.  Cette  portion  d'histoire  lit- 
téraire est  comme  un  jardin  abandonné  à  lui-même  et  qui  retombe 
en  forêt.  Les  allées  s'effacent,  les  fleurs  sont  redevenues  sauvages 
et  les  fruits,  s'il  en  reste,  sont  la  proie  des  maraudeurs. 

J'ai  cru,  —  peut-être  me  suis-je  trompé,  —  que  j'échapperais 
par  ma  situation  particulière  à  quelques-unes  de  ces  difficultés, 
qui  sont  presque  des  impossibilités.  J'ai  longtemps  résidé  en  An- 
gleterre. Je  connais  un  peu  les  êtres  et  les  coutumes;  je  sais  la 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

valeur  qu'il  faut  attacher  aux  témoignages,  averti  que  je  suis  par 
l'opinion,  par  ces  mille  pensées  qui  flottent  clans  l'air  et  ne  son! 
écrites  nulle  part.  Les  impressions  du  public,  je  les  tiens  du  public 
lui-même.  Enfin  j'aime  le  théâtre  et  j'ai  été,  à  plusieurs  reprises, 
un  playgoer  passionné.  Depuis  deux  ou  trois  ans,  j'ai  vu  jouer 
toutes  les  nouveautés  et,  à  cette  occasion,  je  dois  un  remerciement 
à  la  courtoisie  charmante  des  directeurs  de  théâtre  qui  m'a  singu- 
lièrement facilité  ma  tâche.  Je  citerai  parmi  ceux  à  l'obligeance 
desquels  j'ai  fait  un  fréquent  appel  MM.  Bierbohm  Tree  du  Hay- 
market;  Hare,  du  Garrick;  George  Alexander,  du  Saint-James  ; 
Charles  Wyndham,  dn  Criterion;  Comyns  Carr,  du  Comedy;\v> 
quatre  premiers,  artistes  de  rare  mérite  dont  le  nom  reviendra 
souvent  dans  les  pages  qui  suivent;  le  cinquième,  écrivain  dra- 
matique de  talent,  qui  vient,  dans  son  King  Arthur,  de  fournir  à 
Henry  Irving  l'occasion  de  rendre  un  dernier  hommage  à  Tennyson . 

Mais  j'ai  une  dette  encore  plus  importante  à  reconnaître  en 
attendant  le  moment  de  l'acquitter.  C'est  celle  que  j'ai  contractée 
envers  la  critique  anglaise  contemporaine,  et  en  particulier  en- 
vers M.  William  Archer.  On  verra  plus  loin  le  rôle  qu'il  a  joué, 
les  germes  excellens  qu'il  a  semés  à  la  volée.  Je  dirai  seulement 
que,  si  je  ne  l'avais  eu  pour  guide,  je  n'aurais  même  pas  pu  tenter 
l'entreprise. 

En  voilà  assez  pour  expliquer  les  obstacles  que  j'ai  rencontrés 
et  les  secours  que  j'ai  reçus.  Il  est  bien  entendu  que  je  ne  convie 
pas  les  lecteurs  à  venir  admirer  des  chefs-d'œuvre.  D'abord  je  ne 
crois  pas  beaucoup  aux  chefs-d'œuvre;  puis,  s'ils  doivent  venir, 
ils  ne  viendront  que  demain.  Il  s'agit  d'observer  comment  naît  le 
drame,  comment,  dans  les  conditions  de  la  vie  moderne,  une 
grande  famille  humaine  se  fabrique  un  nouvel  organe  de  jouis- 
sance, d'émotion,  de  pensée,  et  —  j'ajouterai  —  de  moralisation. 
C'est  de  l'histoire  littéraire,  mais  c'est  aussi  de  l'histoire  sociale; 
les  deux  se  tiennent  et,  désormais,  ne  sont  plus  séparables.  Non 
seulement  on  assistera  à  la  transformation  du  monde  théâtral 
que  Bulwer  et  Macready  ne  reconnaîtraient  plus  s'ils  pouvaient 
y  revivre  une  heure  ;  mais  on  verra  comment  s'est  comporté  le 
théâtre  en  présence  de  cette  crise  que  traverse  la  société  politique 
et  civile  depuis  vingt-cinq  ans;  de  quel  côté  il  a  pris  parti  dans 
cette  étrange  bataille  des  mœurs  contre  les  lois;  quelle  part  il  a 
prise  et  quelle  place  il  tient  dans  le  périlleux  renouvellement  de 
l'Angleterre  par  la  démocratie.  J'ai  raconté  ici  même  quelques 
épisodes  de  ce  mouvement  et  j'en  ai  esquissé  les  figures  princi- 
pales. Mon  étude  sur  le  théâtre  sera  la  contre-épreuve  et  la  véri- 
fication de  mes  études  précédentes. 


LE    THÉÂTRE    ANGLAIS    CONTEMPORAIN.  841 


I 


De  1820  à  1830,  le  théâtre,  ou  plutôt  les  théâtres  étaient,  en 
apparence,  fort  prospères.  Je  montrerai  tout  à  l'heure  ce  que 
c'était  que  cette  prospérité  :  quelque  chose  comme  le  grand  bal 
que  donne  Mercadet  ou  Montjoye  la  veille  du  jour  où  il  fera  fail- 
lite. Mais  nul  ne  voyait  venir  la  ruine.  Alors  régnait  un  Adonis 
de  60  ans  qui  avait  passé  sa  vie  à  trahir  des  sermens  et  à  inventer 
des  pommades.  Il  eût  fait  beau  voir  l'homme  qui  avait  lavé  son 
linge  sale  devant  la  Chambre  des  lords  faire  la  grimace  aux  li- 
bertés du  drame.  Son  héritier,  autre  viveur  fatigué,  avait  vécu 
maritalement  une  partie  de  sa  vie  avec  une  actrice,  Mrs  Jordan, 
qui  venait  de  mourir  de  douleur,  dans  l'abandon,  à  Saint-Gloud. 
Dans  les  allées  solitaires  d'un  vieux  parc,  à  Broadstairs,  jouait 
une  petite  fille  appelée  Victoria.  Elle  devait  remettre  à  la  mode 
l'amour  conjugal  et  les  vertus  de  famille,  mais  elle  n'était  encore 
occupée  qu'à  coucher  ses  poupées.  La  haute  société  fréquentait, 
ou  —  pour  employer  l'expression  anglaise  qui  conserve  une 
saveur  d'insolence  ancienne  —  patronnait  les  deux  théâtres 
privilégiés.  Par  ce  mot  privilégiés,  il  ne  faut  pas  entendre  des 
théâtres  subventionnés.  Drury-Lane  et  Covent-Garden  avaient 
seuls  le  droit  de  jouer  ce  qu'on  appelait  le  «  drame  légitime  », 
c'est-à-dire  Shakspearc  et  ses  succédanés;  c'était  là  leur  privilège, 
«t  ce  privilège  serait  devenu  très  vite,  dans  leurs  mains,  un  avan- 
tage illusoire,  si  de  grands  acteurs  n'avaient  attiré  la  foule  en 
prolongeant  l'existence  du  drame  classique.  La  génération  d'ar- 
tistes, qui  avait  reçu  les  leçons  de  Garrick  et  continué  ses  tradi- 
tions, venait  de  faire  ses  adieux  à  la  scène,  dans  la  personne  de 
John  Kemble  et  de  Mrs  Siddons  :  Siddons  dont  u  la  voix  était  plus 
délicieuse  que  la  plus  délicieuse  musique  »,  nous  dit  un  contem- 
porain ,  tandis  qu'un  autre  la  compare  à  une  «  idole  de  plomb  » . 
Edmund  Kean  avait  paru,  puis  Macready. 

J'essaie  de  m'imaginer  ces  deux  hommes  sur  la  scène  ;  je  fais 
un  effort,  après  avoir  lu  ce  qu'on  a  écrit  d'eux,  pour  me  donner 
le  frisson  de  leur  présence  ressuscitée.  Je  vois,  d'abord,  que  Kean 
était  un  bohème,  tandis  que  Macready  était  un  honnête  homme 
et  un  gentleman.  11  était  l'ami  des  premiers  hommes  de  lettres 
de  son  temps,  qui  l'ont  conseillé  et  soutenu;  Kean  n'avait  d'autre 
-ami  que  la  bouteille  de  brandy,  qui  l'a  tué.  11  écrivait  à  Frede- 
rick Yates,  directeur  de  l'Adelphi,  en  lui  demandant  une  loge  : 
<(  Je  ne  veux  pas  être  mêlé  à  la  canaille.  J'aime  l'argent  du  pu- 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blic,  mais  je  le  méprise  (1).  »  On  serait  tenté  de  le  mépriser  à 
son  tour  si  on  ne  se  rappelait  les  effroyables  souffrances  de  son 
enfance  et  de  sa  jeunesse.  Si  un  homme  a  eu  le  droit  de  haïr  la 
vie,  c'est  celui-là. 

On  peut  encore  voir  les  deux  rivaux  l'un  près  de  l'autre  au 
musée  Tussaud  :  Kean  porte  le  kilt  de  Macbeth  et  Macready  la 
chlamyde  de  Goriolan.  A  part  sa  petite  taille,  le  premier  semble 
mieux  doué  par  la  nature  ;  son  masque  est  sombre ,  vraiment 
tragique.  Au  contraire,  la  face  anguleuse  et  tourmentée  de  Mac- 
ready, son  rictus  facial,  sa  bouche  rentrée  et  ses  mâchoires  sail- 
lantes, auraient  pu  faire  la  fortune  d'un  bouffon.  En  fait,  il  n'avait 
qu'à  exagérer  ou  à  modifier  légèrement  ses  effets  pour  que  ses 
qualités  dramatiques  devinssent  des  qualités  comiques.  C'est  ainsi 
qu'il  rendait  admirablement  la  nervosité  tatillonne  d'Oakley,  la 
sensualité  sournoise  de  Joseph  Surface,  le  Tartufe  anglais.  Hélas  ! 
il  faisait  quelquefois  sourire  dans  Othello,  lorsque  le  condottiere 
maure,  ce  représentant  d'une  race  passionnée,  noble  et  fine,  dis- 
paraissait dans  un  nègre  forcené,  ou  quelque  chose  de  pire,  si  j'en 
crois  Théophile  Gautier  :  «  un  singe  anthropophage.  » 

Les  contemporains  semblent  d'accord  pour  accorder  à  Kean 
plus  de  génie,  et  plus  de  talent  à  Macready.  Mais  il  y  a  bien  des 
cas  où  le  talent  sert  mieux  que  le  génie.  «  Voir  Kean,  disait  Go- 
leridge,  c'était  voir  Shakspeare  à  la  lueur  des  éclairs.  »  C'est 
une  assez  bonne  manière  de  le  voir,  mais  alors  on  ne  voit  pas 
tout.  Kean  avait  des  cris  superbes,  puis  retombait  dans  la  tor- 
peur et  la  nullité.  Il  bredouillait,  comme  un  écolier  qui  récite  sa 
leçon  sans  la  comprendre,  le  discours  du  More  de  Venise  devant 
le  Sénat,  pour  ne  se  réveiller  qu'au  dernier  vers  où  son  émotion 
en  voyant  paraître  Desdémone  gagnait  la  salle.  Dans  ce  mot 
Hère' s  the  ladtj,  il  mettait  toute  une  passion.  Ainsi  en  tout. 

Je  répéterai  après  M.  Archer  :  «  Des  deux,  Kean  était  le  plus 
grand  acteur  et  Macready  le  plus  grand  artiste.  »  Tout  ce  qui 
tenait  de  l'instinct  était  supériejir  chez  l'un,  et  tout  ce  qui  venait 
de  l'intelligence  chez  l'autre.  Macready  se  soutenait  dans  les  mo- 
mens  calmes,  rendait  puissamment  les  émotions  vertueuses,  ce 
qu'on  pourrait  appeler  les  bonnes  passions.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus 
grand  dans  Shakspeare,  l'âme  même  de  sa  poésie  se  révélait  chez 
Kean,  mais  sur  un  point  Macready  conservait  l'avantage  :  c'est 
lorsqu'il  regardait  dans  le  vide,  lorsque  sa  face  hagarde  et  figée 
suggérait  la  vision  de  l'invisible.  Il  n'y  avait  qu'un  Macready  pour 
rendre  le  surnaturel  possible.  Dans  tous  les  autres  domaines  de  la 

(1)  Edmund  Yates,  Recollections  and  Expériences. 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  843 

terreur,  Kean  était  vraiment  maître.  Le  prie  d'une  actrice  dont  il 
sera  beaucoup  parlé  dans  ces  pages,  M.  Wilton,  racontait  que  dans 
sa  jeunesse  il  avait  eu  l'honneur  —  lui  pauvre  acteur  inconnu  et 
tout  jeune  encore  —  de  jouer  avec  Edmund  Kean.  Il  s'agissait  de 
la  scène  où  Shylock,  frustré  dans  ses  espérances  de  gain,  se  pré- 
cipite sur  le  théâtre  en  réclamant  sa  proie. 

«  M'avez- vous  déjà  vu?  demanda  le  grand  acteur  à  son 
humble  confrère.  —  Non,  monsieur.  —  Alors,  il  faut  répéter  :  ce 
soir  vous  auriez  trop  peur.  »  Ils  répétèrent.  Et  pourtant  Wilton 
disait  que,  le  soir  venu,  Kean  l'avait  tellement  terrifié  par  la  vio- 
lence sans  nom  de  son  jeu  qu'il  avait  failli  perdre  la  tête  et  s'en- 
fuir de  la  scène,  comme  on  s'enfuit  de  la  cage  d'un  fauve. 

On  conclura  peut-être  de  tout  ce  qui  précède  que  Kean  s'aban- 
donnait à  l'inspiration.  L'inspiration,  au  théâtre,  est  un  mot  à 
peu  près  vide  de  sens.  Dans  ces  momens  où  le  terrible  acteur  tra- 
versait la  scène  comme  un  fou,  il  comptait  ses  pas.  Quant  à 
Macready,  avant  la  grande  scène  de  Shylock,  il  jurait  dans  la  cou- 
lisse tous  les  jurons  connus  et  secouait  une  lourde  échelle  jus- 
qu'à perdre  haleine.  Alors  il  se  ruait  devant  la  rampe,  blême, 
pantelant,  ruisselant  de  sueur,  comme  un  homme  qui  étouffe  de 
rage.  Le  public  eût  ri  au  lieu  de  frémir  s'il  avait  vu  l'échelle, 
mais  il  ne  la  voyait  pas,  et  ne  doit  jamais  la  voir. 

La  voix  de  Macready  était  si  belle  et  si  riche  qu'elle  eût  charmé 
ceux  mêmes  qui  n'entendaient  pas  le  sens  des  paroles.  Mais  il  était 
trop  intelligent  pour  en  jouer  ainsi  que  d'un  instrument  de  mu- 
sique. Avant  lui  on  chantait  les  vers  sur  la  scène  :  il  se  contenta 
de  les  déclamer.  Le  vers  dramatique  anglais  est  une  succession  de 
cinq  iambesqui,  par  l'alternance  des  brèves  et  des  longues,  forme 
une  ondulation  régulière  et  cadencée.  De  loin  en  loin  une  négli- 
gence, ou  l'interposition  voulue  d'un  trochée,  ou  encore  une 
syllabe  explétive,  jetée  à  la  fin  du  vers,  vient  rompre  cette  mono- 
tonie, mais  elle  recommence  aussitôt,  et  l'esprit  retombe  sous  son 
joug  comme  l'enfant  endormi  par  le  chant  de  sa  nourrice.  Mon 
oreille  d'étranger  s'y  est  longtemps  refusée;  puis  j'ai  fini  par 
aimer  cette  mélopée  comme  j'aimais  autrefois  la  musique  du  vers 
grec  et  du  vers  romain.  Ce  vers,  dont  la  formation  est  si  intéres- 
sante et  si  curieuse,  présente  de  secrètes  affinités  avec  l'âme  du 
peuple  anglais  :  il  semble  avoir  été  rythmé  par  le  galop  du  che- 
val ou  par  le  bercement  de  la  vague. 

C'est  donc  une  périlleuse  entreprise  que  d'y  toucher.  Macready 
ne  le  fit  qu'avec  précaution  et  respect,  comme  il  convenait  à  un 
lettré,  à  un  fervent  de  Shakspeare.  Il  voulait  laisser  au  vers  sa 
mélodie,  sa  poétique  beauté,  mais  il  voulait  le  rendre  plus  agis- 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sant,  en  détacher  les  mots  décisifs,  unir  le  pur  classicisme  de 
John  Kemble  avec  la  passion  de  Kean,  y  joindre  enfin  ce  senti- 
ment du  réel  qui  l'inspirait  lui-même  et  parfois  l'entraînait  trop 
loin.  Lorsque,  jouant  Macbeth,  il  sortait  de  la  chambre  de  Dun- 
can,  il  avait  l'air  d'un  escarpe  de  profession  qui  vient  de  suriner 
un  pante.  C'était  trop,  mais  eût-il  fallu,  comme  le  réclamait  un 
critique,  qu'on  sentît  «  un  guerrier  qui  vient,  par  un  acte  d'audace, 
de  saisir  la  couronne  (1)?  »  Je  laisse  le  lecteur  résoudre  la  ques- 
tion. Il  me  suffit  d'avoir  indiqué  que  Macready,  comme  bien 
d'autres  à  travers  l'Europe  de  1825,  attendait  un  drame  plus 
vrai,  plus  rapproché  de  la  vie.  En  France,  il  vint  le  romantisme 
qui  détourna  et  faussa  le  mouvement,  en  Angleterre  il  ne  vint 
absolument  rien. 

Mais  la  faillite  de  la  nouvelle  école  était  encore  loin  et 
l'atmosphère  littéraire  était  chargée  de  rumeurs  belliqueuses 
lorsque  Macready  parut  en  France,  avec  une  troupe  anglaise, 
dans  le  cours  de  l'année  4827.  Il  fut  reçu  comme  un  missionnaire  ; 
il  venait  prêcher  Shakspeare  à  de  pauvres  ignorans  que  leurs 
pères  avaient  élevés  dans  l'idolâtrie  de  Lemierre  et  de  Luce  de 
Lancival,  et  qui  s'empressaient  à  recevoir  le  baptême.  La  jeune 
première  était  une  miss  Smithson  dont  on  n'a  jamais  entendu 
parler  ni  avant  ni  depuis,  et  qui  accommodait  Shakspeare  à 
l'irlandaise.  Les  Parisiens  lui  crurent  du  talent  et  s'éprirent  de 
«  la  belle  Smidson  »  :  à  Londres,  on  en  rit  encore.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  ces  représentations  révélèrent  au  véritable  dra- 
maturge du  romantisme,  à  Alexandre  Dumas,  le  secret  d'un  art 
nouveau  ;  qu'elles  sont,  par  conséquent,  une  date  dans  notre 
histoire  littéraire,  et  que  ce  succès  mit  le  sceau  à  la  réputation 
du  tragédien  anglais. 

Auprès  des  théâtres  privilégiés  existaient  déjà  plusieurs 
autres  scènes,  telles  que  le  Haymarket  et  l'Adelphi.  On  y  donnait 
des  farces  et  des  mélodrames.  En  province  prévalait  un  système 
curieux  qui,  je  crois,  n'a  eu  d'analogue  en  France  à  aucune 
époque  :  celui  des  circuits.  Le  mot,  comme  l'usage  lui-même, 
est  emprunté  à  la  langue  et  aux  mœurs  judiciaires.  Les  juges  se 
transportent,  à  certaines  dates,  pour  tenir  les  assises  dans  les 
villes  les  plus  importantes  d'un  certain  ressort,  accompagnés  d'un 
peuple  d'attorneys,  d'avocats  et  de  légistes  de  toute  sorte.  De 
même,  une  troupe  d'acteurs  desservait  un  comté  ou  un  groupe 
de  comtés  et  donnait  des  séries  de  représentations  dans  le 
théâtre  de  chaque  ville,  à  des  époques  déterminées,  sans  compter 

(1)  G.  Lewes,  Actors  and  the  art  of  acting. 


LE  THÉATKE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  84£ 

les  jours  de  foires  et  de  marchés.  Les  communications  étant  lentes 
et  coûteuses,  les  voyages  à  Londres  infiniment  plus  raies 
qu'aujourd'hui,  les  gens  du  pays  tenaient  à  leur  troupe  qui  pou- 
vait seule  les  mettre  au  courant  des  succès  du  jour.  En  arrivant 
dans  une  nouvelle  ville,  la  femme  du  directeur  allait,  respec- 
tueusement, solliciter  le  patronage  des  dames  de  la  gentry  locale. 
Le  directeur  s'évertuait,  se  multipliait,  jouait  les  seconds  rôlesr 
siégeait  au  contrôle,  peignait  les  décors,  ôtait  son  habit  et  rele- 
vait ses  manches  pour  donner  un  coup  de  main  au  machiniste. 
Sa  vie,  comme  celle  de  tous  les  siens,  était  un  mélange  du  bohème 
et  du  bourgeois.  Toujours  en  route,  mais  toujours  dans  le  même 
cercle,  où  toutes  les  figures  lui  étaient  familières  et  lui  souriaient, 
où  son  père,  son  grand-père,  avant  lui,  avaient  exercé  la  même 
profession.  Il  avait  des  amis  dans  chaque  cité,  des  morts,  aussi, 
dans  chaque  cimetière.  Il  lui  naissait  des  enfans  par-ci,  par-là,  qui, 
à  quatre  ou  cinq  ans,  montaient  sur  les  planches.  Ces  allées  et 
venues,  ces  voyages  à  travers  la  verte  campagne,  les  arrêts  et  les 
déjeuners  copieux  dans  une  petite  auberge  au  haut  des  côtes 
pendant  que  les  chevaux  broutaient  à  même  les  haies,  toute  cette 
fraîcheur  et  cette  paix  rustique  alternant  avec  le  clinquant  et  les 
applaudissemens,  la  fièvre  et  la  vie  artificielle,  amusaient  par  des 
contrastes  inoubliables  les  petits  acteurs  de  huit  ans.  Pour  les 
adultes,  le  métier  était  dur  et,  bien  souvent,  le  roman  comique 
était  le  roman  tragique. 

De  son  côté,  le  public  des  petites  villes  voulait  savoir  ce  qui 
se  passait  dans  les  coulisses.  On  prenait  parti,  on  cabalait  avec 
passion.  Des  oisifs  écrivaient  des  pamphlets  pour  ou  contre  les 
acteurs  qui  se  défendaient  de  leur  mieux  contre  la  malignité  et  la 
curiosité,  quelquefois  relevaient  legantde  l'adversaire  et  transfor- 
maient leurs  tréteaux  en  tribune.  Voici  ce  qui  se  passa  un  soir 
dans  une  ville  du  Nord,  comme  le  rideau  venait  de  se  lever  sur 
Antoine  et  Cléopâtre.  Le  jeune  premier  rôle  s'approche  de  la  rampe 
en  donnant  la  main  à  sa  camarade  avec  la  froide  politesse  de  jadis  : 
«  Madame,  ai-je  jamais  manqué  d'égards  envers  vous,  depuis 
que  je  suis  dans  cette  compagnie?  —  Non,  monsieur.  —  Vous 
ai-je  adressé  des  paroles  malsonnantes?  —  Non,  monsieur.  — 
Me  suis-je  oublié  jusqu'à  vous  frapper?  —  Oh  !  non,  monsieur.  » 
L'auditoire  applaudit.  Antoine  et  Cléopâtre  prennent  position  et, 
après  cette  scène  ajoutée  à  Shakspeare,  entament  leurs  rôles  (1). 

De  temps  en  temps,  un  grand  artiste  sortait,  après  trois  ou 
quatre  générations  de  médiocres,  d'une  de  ces  vivantes  pépinières. 

(1)  W.  Archer,  Life  of  Macready. 


846  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  autres  restaient  attachés  au  piquet,  tournant  sans  se  lasser 
dans  l'orbite  de  leur  corde.  Ni  gloire,  ni  fortune  à  espérer.  On 
vivait  de  peu,  on  était  heureux  quand  on  attrapait  le  bout  de 
l'année  sans  être  allé  en  prison  et  le  bout  de  la  vie  après  avoir  vu 
grandir  et  fait  instruire,  vaille  que  vaille,  les  enfans  qu'on  avait 
eus.  On  puisait  son  courage  partie  dans  la  bouteille,  partie  dans 
la  religion.  Ce  sont  les  deux  consolations  entre  lesquelles  oscille 
l'Anglais  de  ce  temps-là.  Une  correspondance  mise  au  jour  par  le 
hasard  d'une  circonstance  imprévue  (un  petit-fils  qui  est  devenu 
célèbre)  fait  revivre  l'acteur-directeur  de  circuit.  Il  est  bonhomme, 
mais  un  peu  prêcheur.  Il  tire  de  ses  auteurs,  tragiques  ou 
comiques,  dont  il  est  plein,  des  axiomes  pour  toutes  les  rencontres 
de  la  vie.  Il  les  cite  comme Xeliemiah  Wallington  ou  le  colonel 
Hutchinson  citaient  la  Bible.  Il  s'inquiète  et  se  rassure  à  la  façon 
d'un  enfant.  Un  orage  l'émeut  comme  un  mauvais  présage,  mais 
voici  l'arc-en-ciel  qui  luit  comme  une  promesse.  La  Providence 
veillera  à  la  recette  des  pauvres  comédiens.  C'est  le  vicaire  de 
Wakefield  devenu  père  noble. 

II 

Les  critiques  du  temps,  Hazlitt,  Leigh  Hunt,  Charles  Lamb, 
ont  pris  une  place  permanente  dans  la  littérature.  Cependant, 
quand  on  les  lit,  on  est  désappointé  ;  sauf  quelques  pages  de 
Lamb,  on  ne  trouve  chez  eux  aucune  idée  générale.  Tout  leur 
temps  se  passe  à  discuter  et  à  comparer  les  acteurs.  L'idée  ne:leur 
vient  pas  de  juger  ni  de  classer  les  pièces,  puisque  ces  pièces  étaient 
déjà  définitivement  classées  et  jugées.  Il  n'y  avait  point  de  drame 
en  dehors  de  Shakspeare  et  de  sa  pléiade,  et  quant  à  la  comédie, 
tout  était  dit  depuis  la  mort  de  Goldsmith  et  de  Sheridan.  Et  cela 
Leur  semblait  bien  ainsi.  Us  se  voyaient,  eux,  leurs  successeurs  et 
le  public  tout  entier,  siégeant  jusqu'à  la  fin  des  temps  pour  épi- 
loguer  sur  une  entrée  de  Macbeth  ou  une  sortie  d'Othello,  pour 
assister  à  des  reprises  sans  lin  de  la  School  for  Scandai  et  de 
She  stoops  to  conquer.  Il  y  a  des  âges  qui  exigent  du  nouveau  et 
d'autres  qui  se  cramponnent  à  l'antiquité. 

Seul,  Macready,  avec  son  instinct  d'acteur  réaliste  et  moderne, 
cherchait  des  auteurs.  Un  ancien  maître  d'école  irlandais,  qui 
avait  aussi  été  acteur  et  qui  s'appelait  Sheridan  Knowles,  lui 
apporta  une  tragédie  de  Virginius,  qu'il  avait  écrite  en  trois  mois. 
Il  insistait  sur  ce  point,  n'ayant  jamais  lu,  probablement,  la 
scène  du  sonnet  d'Oronte.  La  pièce  fut  mise  en  répétitions,  jouée 
à  Covent-Garden  au  printemps  de  1820.  Reynolds,  dans  un  pro- 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  847 

logue  soigneusement  écrit,  présentait  l'auteur  inconnu  au  public. 
Il  y  ridiculisait  le  drame  du  temps,  qu'il  définissait  «  un  entasse- 
ment de  noires  fatalités,  avec  des  mots  qui  fléchissent  sous  leur 
propre  poids.  »  Il  annonçait  un  retour  à  la  vérité  et  à  la  nature, 
l'invariable  programme  de  toutes  les  réformes  de  la  scène.  En 
effet,  dans  un  certain  sens,  Virginius  pouvait  être  accepté  comme 
un  retour  à  la  vérité  et  à  la  nature.  C'était  ce  qu'on  devait  appeler 
en  France,  vingt-cinq  ans  plus  tard,  l'école  du  bon  sens.  Ou,  si 
l'on  aime  mieux  remonter  en  arrière,  c'étaient  les  règles  du  drame 
bourgeois  appliquées  à  la  tragédie  romaine.  La  pièce  était  mêlée 
de  vers  et  de  prose  comme  les  drames  de  Shakspeare,  mais  les 
vers  n'étaient  que  de  la  prose  métrique.  Tout  s'expliquait  logi- 
quement, toutes  les  probabilités  et  les  vraisemblances  étaient 
scrupuleusement  observées.  L'héroïne,  —  on  sourit  du  disparate 
en  écrivant  ce  grand  mot,  — est  une  petite  pensionnaire  qui  a  ap- 
pris la  vertu  dans  miss  Edgeworth.  Avec  son  aiguille  elle  s'amuse 
à  entrelacer  ses  initiales  avec  celles  d'un  jeune  homme  qui  lui 
plaît  et  qui  n'est  autre  que  le  tribun  ïcilius.  C'est  cette  broderie 
qui  la  dénonce.  «  Mon  père  est  furieux  contre  vous,  »  dit-elle  à 
ïcilius  et,  comme  l'amoureux  devient  pressant,  elle  se  couvre  la 
figure  de  ses  mains  en  disant,  comme  il  convient  en  pareil  cas  : 
«  Laissez-moi  !  laissez-moi!  »  Il  n'obéit  pas,  et  l'auteur,  ne  sachant 
comment  prolonger  la  scène,  se  jette  dans  l'euphuïsme.  «  Ne 
faites  pas  de  moi  une  mendiante  et  de  vous-même  un  banquerou- 
tier en  m'accordant  une  valeur  que  je  n'ai  pas  »...  «  Nous  jouons 
à  qui  perd  gagne,  dit  à  son  tour  ïcilius,  il  est  temps  d'arrêter  le 
jeu.  » 

Et  il  l'arrête  en  l'embrassant.  Dans  la  scène  où  le  client 
d'Appius  essaie  de  s'emparer  d'elle,  Virginie  est  absolument 
muette.  Elle  l'est  encore  dans  la  grande  scène  du  jugement  et, 
de  plus,  elle  ne  semble  avoir  rien  compris  à  ce  qui  se  passe,  car 
elle  demande  à  son  père  s'il  va  la  reconduire  à  la  maison.  Des 
anges  et  des  furies  de  Shakspeare  et  de  Corneille,  nous  tombons 
à  une  vertueuse  idiote,  et  voilà  le  retour  à  la  nature! 

Virginius  est  un  excellent  père,  un  bourgeois  libéral  qui 
s'occupe  de  politique.  Il  connaît  ses  droits,  et  les  ministres  ne  lui 
font  pas  peur.  On  croit  voir  un  City  man  qui  revient  de  son 
office  dans  Leadenhall-street  pour  se  reposer  dans  sa  confortable 
demeure  de  Chiswick  ou  de  Hampstead.  Il  est  veuf,  mais  sa  mai- 
son est  tenue  par  une  vieille  personne  très  décente  qu'à  ses  sen- 
timens  excellens  et  à  sa  faible  cervelle  nous  reconnaissons  pour 
une  housekeeper  de  la  bonne  école.  Tout  cet  ensemble  est  calme, 
honnête,  chrétien  et  même  puritain. 


SiH  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sans  doute  les  Romains  de  la  République  étaient  des  hommes 
comme  nous,  mais  leur  humanité  devait  se  peindre  par  des  traits 
différens  des  nôtres.  Il  fallait  trouver  ces  traits  ou  rester  dans  la 
sphère  des  grandes  passions  et  des  folies  héroïques  où  tous  les 
siècles  se  rencontrent.  Malgré  qu'on  en  ait,  on  conclut  à  l'impos- 
sibilité de  faire  du  réalisme  rétrospectif.  Lorsque  Virginius 
revient  du  camp  pour  défendre  son  enfant,  il  la  regarde  longue- 
ment et  lui  dit  :  «  Comme  tu  ressembles  à  ta  mère!...  Lorsque  tu 
vins  au  monde,  elle  semblait  honteuse  de  n'avoir  point  engendré 
un  fils.  Je  lui  dis  :  «  Elle  mettra  au  jour  des  hommes  »,  et  je  la 
payai  de  t'avoir  donnée  à  moi  par  un  baiser.  »  Ce  mot  semble 
mâle  et  touchant,  mais  combien  en  est-il  de  semblables  dans  cette 
tragédie? L'émotion  paternelle  de  Virginius  nous  prépare  mal  au 
crime  sublime  qu'il  va  commettre.  En  toutes  choses,  même  con- 
traste entre  le  fait  antique  et  la  sensibilité  moderne. 

Mais  la  ruine  de  la  pièce,  c'est  le  cinquième  acte.  Virginie 
morte,  il  ne  reste  qu'à  punir  Appius  suivant  les  bonnes  vieilles 
lois  de  la  justice  tragique.  Pour  cela,  il  suffit  d'un  instant  et  d'un 
geste.  Sheridan  Knowles  était  condamné  à  écrire  ce  cinquième 
acte  et  n'avait  rien  à  y  mettre.  Il  a  eu  recours  à  une  scène  de 
folie.  Mérimée  a  écrit  «  qu'il  faut  laisser  aux  débutans  les  fous  et 
les  chiens.  »  Cet  axiome  a  contre  lui  Homère  et  Shakspeare.  En 
revanche,  l'exemple  de  Sheridan  Knowles  prouve  que  la  folie  ne 
tire  pas  toujours  d'affaire  les  débutans.  Virginius  a  réussi  à  pé- 
nétrer dans  la  prison  d'Appius  :  «  Si  je  t'arrachais  le  cœur?  Si  je 
le  confrontais  avec  ta  langue? Oui,  cela  me  plairait  assez.  Essaie- 
rons-nous? »  Lorsque  le  vieux  centurion  fouillait  les  vêtemens 
du  décemvir  comme  s'il  s'attendait  à  trouver  Virginie  dans  sa 
poche  et  quand  Appius,  épouvanté  de  se  voir  «  en  cage  avec  un 
fou  furieux  »,  appelait  au  secours  en  criant  de  toutes  ses  forces  : 
«  A  bas  les  mains!  »  je  ne  sais  comment  les  spectateurs  de  1820 
pouvaient  s'empêcher  de  rire.  Les  deux  hommes  sortaient  de  scène 
en  se  battant  et  on  les  retrouvait  dans  une  autre  chambre,  car  cette 
prison  était  un  véritable  appartement.  Après  avoir  tué  Appius,  le 
vieillard  se  calmait  et  Icilius  n'avait  qu'à  l'appeler  par  son  nom 
pour  lui  rendre  la  raison.  Il  lui  glissait  alors  une  petite  urne  dans 
les  mains  :  «  Qu'est-ce  que  cela?  demandait  Virginius.  —  C'est 
Virginie.  »  Et  la  toile  tombait. 

Les  contemporains  avouaient  que  ce  cinquième  acte  était  «  un 
peu  faible  ».  On  l'abrégea,  mais  on  avait  beau  couper,  il  était 
toujours  trop  long.  On  l'eût  réduit  à  dix  lignes  :  ces  dix  lignes 
eussent  été  de  trop.  Malgré  tout,  Macready  aidant,  Viryinii/s  fut 
un  «  chef-d'œuvre  »  pendant  trente-cinq  ans.  Knowles  s'empressa 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  819 

d'en  fabriquer  d'autres.  Il  raconte  dans  une  de  ses  naïves  préfaces 
qu'il  allait  s'établir  chez  son  ami,  M.  Robert  Dick,  au  bord  d'un 
beau  lough  d'Irlande,  pittoresque  et  poissonneux.  Le  matin  il 
composait  ;  l'après-midi  il  péchait  à  la  ligne.  Lorsque  son  hôte  le 
surprenait,  avant  midi,  dans  cette  douce  et  innocente  occupation, 
il  lui  arrachait  la  ligne  des  mains...  Pourquoi  ne  pas  laisser 
pêcher  cet  excellent  homme?  Ses  vers  et  sa  prose  valent-ils  les 
truites  qu'il  eût  prises? 

S'il  y  a,  de  1830  à  1840,  quelque  ombre  d'un  théâtre  national, 
c'est  chez  Douglas  Jerrold  qu'il  faut  le  chercher.  La  France  con- 
naît peu  Jerrold,  qui  a  si  bien  connu  la  France.  C'était  un  vaillant 
petit  homme  :  sa  vie  ne  fut  qu'un  long  combat  :  contre  l'obscu- 
rité, contre  la  malechance,  contre  les  ennemis  de  son  pays,  contre 
les  oppresseurs  du  peuple  et  enfin  contre  tous  ceux  qu'il  n'aimait 
pas.  Il  appartenait,  lui  aussi,  à  ce  monde  du  théâtre  dont  j'ai 
donné  un  aperçu.  Il  (Hait  le  fils  d'un  directeur  de  province  qui 
fit  faillite.  Tout  jeune,  presque  enfant,  il  servit  comme  midshipman 
dans  la  guerre  contre  Napoléon.  Devenu  journaliste,  il  se  jeta 
dans  la  mêlée  politique.  Quoi  qu'on  puisse  penser  de  son  talent 
caustique,  il  tenait,  par  toutes  les  fibres  de  son  âme,  à  cette  noble 
génération  qui  eut  la  passion  du  bien  et  l'illusion  du  mieux,  qui 
crut  s'élancer  et  entraîner  avec  elle  l'humanité  vers  un  progrès 
indéfini.  Quarante  ans,  il  vibra  de  généreuses  colères  et  ne  se 
calma  que  devant  la  mort,  qu'il  accepta  en  stoïque,  mais  avec 
une  simplicité  que  tous  les  stoïques  n'ont  point  connue.  J'ai  été 
lié  intimement  avec  son  fils  qui  m'a  répété  sa  dernière  parole  : 
«  This  is  as  it  should  be,  c'est  dans  l'ordre,  cela  devait  arriver.  » 
Combattre  pour  la  justice  et  accepter  l'inévitable,  voilà  une  vie 
d'homme  ! 

Le  Rent-Day  fut  joué  le  25  janvier  1832,  c'est-à-dire  au  com- 
mencement de  l'année  mémorable  qui  vit  voter  le  bill  de  Réforme. 
C'est  le  jour  des  fermages.  Les  tenanciers  ont  apporté  leur  ar- 
gent; on  boit,  on  rit,  on  chante,  en  échangeant  les  sacs  d'écus 
contre  les  quittances,  car  tout  se  fait  en  buvant  dans  l'Angleterre 
d'alors,  et  ce  serait  une  honte  que  de  ne  pas  être  un  peu  gris  le 
jour  du  terme.  Le  middleman  préside  à  l'opération.  Le  matin  il 
a  reçu  du  jeune  squire  une  lettre  ainsi  conçue  :  «  Crumbs,  j'ai 
perdu  au  jeu  :  envoyez-moi  cinq  cents  livres.  »  Aussi  le  middle- 
man sera-t-il  sans  pitié.  Il  y  a  un  fermier  qui  n'a  pu  payer;  son 
frère,  le  maître  d'école,  vient  plaider  pour  lui.  Personnellement 
il  est  trop  pauvre  pour  l'aider  :  «  Si  on  saisissait  chez  moi,  nous 
dit-il,  on  ne  trouverait  que  Robinson  Crusoé,  le  Voyage  du 
pèlerin,  et  la  Morale  de  Plutarque,  un  peu  mangée  aux  vers, 
tome  cxxix.  —  1895.  54 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  la  morale  de  bien  des  gens.  »  Le  middleman  demande  : 
«  Votre  frère  a-t-il  des  répondans?  —  Oui,  notre  père  et  notre 
grand-père.  — ■  Où  demeurent-ils?  —  Au  cimetière.  Allez-y  et  les 
morts  vous  diront  :  Nous  avons  vécu  soixante  ans  sur  cette  ferme  ; 
nous  avons  tout  payé,  taxes,  impôts,  dîmes  et  fermages.  Quand 
nous  sommes  partis,  nous  ne  devions  rien  à  personne.  En  mé- 
moire de  nous,  donnez  quelque  répit  à  notre  fils,  à  notre  petit- 
fils  que  la  sécheresse  et  l'épizootie  ont  ruiné.  »  Le  middleman 
n'est  pas  homme  à  être  touché  par  des  prosopopées  de  maître 
d'école;  il  ne  répond  que  par  un  seul  mot,  monotone,  inexorable  : 
«  Mes  comptes,  il  faut  que  j'arrête  mes  comptes  !  »  Autour  de 
lui,  au  second  plan,  les  instrumens  de  ce  tyran  subalterne  :  le 
bedeau  auquel  un  jeune  écrivain,  perdu  dans  la  tribune  des  re- 
porters au  parlement,  et  qui  a  nom  Charles  Dickens,  réserve  une 
terrible  volée  de  bois  vert;  Yappraiser,  sorte  de  factotum  qui  tient 
le  milieu  entre  l'huissier,  l'arpenteur  et  le  marchand  de  biens. 
Les  abus  ont  leur  destin  :  le  bedeau  a  disparu,  mais  son  compère 
a  prospéré,  il  s'est  déguisé  en  homme  de  progrès,  en  fils  de  ses 
œuvres,  en  je  ne  sais  quoi  de  démocratique  et  de  populaire,  et  il 
mène  grand  bruit  aux  jours  d'élections.  Aujourd'hui  il  crie 
contre  la  Chambre  des  lords;  dans  ce  temps-là,  il  exécutait  des 
évictions,  avec  une  rare  maestria,  pour  le  bénéfice  des  jeunes 
squires  qui  avaient  perdu  au  jeu.  Le  premier  acte  du  Rent-Day 
se  termine  par  un  spectacle  de  ce  genre.  Nous  voyons  saisir  le  lit 
du  paysan,  jusqu'au  joujou  de  l'enfant,  jusqu'à  la  cage  de  l'oiseau. 
La  scène  suit  son  cours  :  prières,  imprécations,  menaces;  puis  la 
désolation  et  le  silence.  C'est  ainsi  que  se  posait  alors  la  question 
sociale.  Si  nous  avions  été  là  avec  des  âmes  de  vingt  ans,  — 
nous  qui  avons  à  combattre  les  petits-fils  des  victimes,  devenus 
à  leur  tour  des  maîtres  forcenés,  —  nous  aurions  applaudi  avec 
tout  le  parterre  de  Jerrold. 

Ce  premier  acte  fait  espérer  une  vigoureuse  comédie  de 
mœurs,  mais  nous  tombons  très  vite  dans  un  épais  mélodrame, 
surchargé  d'incidens  absurdes  et  de  folles  surprises.  Est-ce  la 
faute  de  Jerrold  ou  celle  de  son  public  qui  réclamait  obstinément 
de  grosses  farces  et  de  gros  crimes  ?  Je  penche  pour  la  seconde 
hypothèse,  car  l'offre  est  réglée  par  la  demande  :  axiome  de  bou- 
tique qui  se  résout  en  une  grande  loi  naturelle  et  hautement 
scientifique.  Jerrold  savait  avoir,  au  besoin,  la  touche  réaliste  et 
la  main  légère  :  il  l'a  prouvé  dans  le  Prisoner  of  War.  La  scène 
se  passe  en  France  peu  après  la  rupture  de  la  paix  d'Amiens. 
Très  impartialement  et  très  spirituellement,  Jerrold  se  moque  du 
chauvinisme  des  deux  nations.  Il  ne  confond  pas  la  fanfaron- 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  851 

nade  avec  le  courage.  «  Les  soldats,  dit  un  personnage,  doivent 
mourir  et  les  civils  mentir  pour  la  patrie.  »  On  voit,  —  ceci  a 
quelque  valeur  historique,  —  les  prisonniers  anglais  qui  vivent 
grassement  dans  une  ville  française,  vont  au  café  impérial,  font 
des  gorges  chaudes  des  bulletins  de  la  Grande  Armée,  sans  autre 
obligation  que  de  répondre  à  l'appel,  matin  et  soir.  Ils  ont  de 
l'argent,  car  les  logeuses  se  les  disputent  et  ils  paient  de  petits 
garçons  français  pour  chanter  le  Rule  Britannia.  Il  me  semble 
que  nos  compatriotes,  si  j'en  crois  les  souvenirs  de  Garneray, 
n'étaient  pas  tout  à  fait  aussi  heureux  sur  les  pontons  anglais. 

Mais,  ce  qui  m'a  frappé  dans  le  Prisonnier  de  guerre,  c'est 
une  scène  ingénieuse  et  émouvante.  C'est  le  soir;  un  vieil  officier 
prisonnier  s'est  attardé  à  sa  partie  de  cartes  avec  un  camarade. 
Pendant  ce  temps,  sa  fille,  miss  Clary,  a  un  homme  dans  sa 
chambre.  Ne  vous  récriez  pas  :  c'est  son  mari.  Partout  où  notre 
drame  mettrait  une  séduction,  le  théâtre  anglais  met  un  mariage 
secret.  Tout  à  coup  Clary  est  violemment  appelée  par  son  père. 
Elle  se  croit  surprise,  elle  arrive  toute  pâle.  Mais  elle  est  bientôt 
rassurée  :  «  Que  faisais-tu?  Tu  as  de  la  lumière  chez  toi.  Tu 
lisais?  Encore?  Toujours?  Des  romans!  Comme  s'il  n'y  avait  pas 
assez  de  vraies  larmes  dans  le  monde,  de  larmes  amères  et  brû- 
lantes, sans  que  ces  livres  menteurs  viennent  encore  nous  en  tirer 
des  yeux!...  Et  qu'est-ce  qu'il  chantait,  ton  roman?  »  Clary  ne 
sait  que  répondre,  et  elle  raconte...  sa  propre  histoire  :  le  pauvre 
garçon  sans  famille  et  sans  fortune,  le  coup  de  folie,  le  cœur 
donné,  puis  la  main...  «Et  comment  cela  finit-il? —  Justement, 
j'en  étais  là.  —  Hé  bien,  moi,  je  vais  te  le  dire,  comment  cela  finit. 
Un  beau  jour,  le  père  les  surprend,  on  croit  qu'il  va  se  fâcher.  Pas 
du  tout  :  il  s'essuie  les  yeux  et  il  pardonne.  »  Le  tendre  visage  de 
Clary  rayonne  d'espoir.  «  Vous  croyez,  père,  que  c'est  là  le  dé- 
nouement? Vous  me  le  promettez?  —  Je  te  le  promets.  »  Elle  est 
près  de  tomber  à  genoux.  Derrière  la  porte  entr'ouverte  où  brille 
la  lueur  d'une  bougie,  l'autre  n'attend  qu'un  mot  pour  se  préci- 
piter. «  Ah!  par  exemple,  dans  la  vie,  c'est  autre  chose.  Si  c'était 
moi!...  —  Que  feriez- vous?  —  Oh!  d'abord,  je  le  tuerais  comme 
un  chien,  lui,  et  quant  à  toi...  Mais  tout  cela  est  trop  affreux 
pour  qu'on  y  pense...  Parlons  d'autre  chose.  »  Et  il  lui  raconte 
qu'il  lui  a  trouvé  un  mari.  Naturellement  elle  se  débat,  et  le  vieil- 
lard reprend  sa  colère.  «  Ce  sont  ces  maudits  romans  qui  te 
tournent  la  cervelle.  Tiens,  je  veux  les  brûler  sur-le-champ.  » 
Et  il  marche  vers  la  porte  derrière  laquelle  tremble  l'amant  de 
Clary.  C'est  là  du  théâtre  d'autrefois  ;  cela  date  du  temps  où  l'on 
faisait  du  drame   avec   des  moyens  de  vaudeville.  Pourtant  je 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

crois  que,  même  aujourd'hui,  la  scène  ferait  encore  son  effet. 
Mais,  encore  une  fois,  Jerrold  devait  obéir  au  goût  public 
qui  lui  donnait  les  plus  fausses  indications.  Son  plus  grand 
succès  fut  sa  plus  mauvaise  pièce  :  Blackeyed  Susan,  qu'on  doit 
jouer  encore,  de  loin  en  loin,  dans  quelques  coins  de  province.  Le 
héros  est  un  marin  qui  traduit  les  idées  les  plus  simples  en  style 
nautique;  l'héroïne  est  une  femme  du  peuple  qui  exprime  des 
sentimens  célestes  dans  un  style  académique.  Le  succès  prolongé 
d'une  telle  pièce  montre  la  passion  du  bas  public  pour  l'invraisem- 
blable et  l'absurde,  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  grossier  idéa- 
lisme des  foules.  Il  est  plus  difficile  d'expliquer  comment  Jerrold, 
qui  avait  le  sens  du  vrai  et  qui  avait  servi  sur  mer,  a  pu  écrire 
un  drame  maritime  où  il  n'y  a  pas  un  mot  de  vérité,  pas  un 
trait  de  nature.  Malgré  tout,  même  dans  Blackeyed  Susan,  on 
trouve  cette  fougue  d'allure,  cette  verve  emportée,  ce  «  diable  au 
corps  »  que  nos  pères  prenaient  volontiers  pour  de  la  passion. 

III 

A  partir  de  1830,  la  décadence  littéraire  et  commerciale  du 
théâtre  anglais  commence  à  se  manifester  et  devient  tous  les 
jours  plus  évidente.  Comme  il  arrive  d'ordinaire,  les  contem- 
porains ne  comprennent  pas  le  phénomène  et  l'attribuent  à  des 
causes  accidentelles,  entre  autres,  à  la  rivalité  de  Drury-Lane  et 
de  Covent-Garden,  rivalité  poussée  jusqu'à  l'absurde  par  certains 
directeurs.  Ils  se  disputaient  les  pièces  et  les  artistes  par  une 
série  d'enchères  et  de  surenchères  qui  les  ruinaient.  On  crut 
mettre  fin  à  ce  dangereux  dualisme  en  réunissant  les  deux  mai- 
sons dans  la  même  main;  mais  l'entreprise  se  trouva  trop  lourde 
pour  un  seul  homme  et  pour  une  même  compagnie.  Il  fallut 
revenir  à  l'existence  séparée.  Un  certain  capitaine  Polhill,  qui 
voulut  jouer  au  Mécène,  perdit,  en  deux  ans,  50  000  livres  dans 
la  direction  de  Drury-lane.  Macready,  à  son  tour,  essaya  sa 
chance;  il  dirigea  successivement  les  deux  théâtres  de  1838  à 
1843. 

Les  théâtres  privilégiés  ne  vivaient  plus  de  leurs  privilèges  :  ils 
en  mouraient.  Autour  d'eux  se  fondaient  des  théâtres  qui,  parfois, 
réussissaient  à  attirer  la  foule  par  d'étranges  moyens.  Edmund 
Yates,  dont  le  père  était  alors  le  directeur  de  l'Adelphi,  nous  adonné, 
dans  ses  mémoires,  une  idée  des  attractions  en  usage  :  un  géant 
chinois,  des  danseuses  hindoues,  un  cul-de-jatte  qui  personnifiait 
avec  de  grandes  ailes  une  mouche  monstrueuse  et  qui  bondissait, 
au  bout  d'un  fil,  des  dessous  aux  frises.  Les  théâtres  privilégiés 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  853 

n'avaient  d'autre  ressource  que  d'imiter  ceux  qui  ne  t'étaient  pas. 
Ils  donnaient  Shakspeare  en  lever  de  rideau  ou  en  fin  de  soirée, 
devant  les  banquettes.  Ils  le  fragmentaient,  le  disséquaient,  le 
servaient  membre  à  membre,  ou  le  noyaient  dans  la  musique, 
dans  les  prétendues  merveilles  d'une  criarde  et  vulgaire  mise  en 
scène  dont  les  contemporains  d'Elisabeth  auraient  eu  honte.  Et, 
malgré  tant  de  sacrifices,  malgré  le  talent  de  Macready  (Kean 
était  mort  en  1835),  ils  ne  pouvaient  le  faire  accepter.  Le  nouveau 
public  qui  remplissait  les  théâtres  était  plus  glouton  que  gour- 
mand ;  il  réclamait  la  quantité,  non  la  qualité  :  six  actes,  au 
moins,  par  soirée  et  quelquefois  sept  ou  huit.  Impérieux,  bruyant, 
mal  élevé,  sauvage  dans  ses  gaîtés  et  dans  ses  impatiences,  son 
attitude  étonnait  le  prince  Puckler-Muskau ,  observateur  très 
attentif,  qui  visita  l'Angleterre  vers  ce  temps.  Macready  avoue 
qu'il  y  avait  beaucoup  de  coins  à  Drury-Lane  où  une  honnête 
femme  ne  pouvait  se  risquer.  C'étaient  les  barbares  qui  arri- 
vaient; c'était  le  premier  flot  de  la  démocratie,  devant  lequel 
s'enfuyait  l'habitué,  le  playgoer  de  l'ancienne  école. 

En  1832,  une  commission  avait  été  chargée  par  le  Parlement 
d'étudier  les  questions  relatives  au  théâtre.  Fallait-il  donner  la 
liberté?  Les  avis  étaient  partagés.  On  ne  se  décida  qu'après  onze 
ans  de  discussion.  Avant  cette  capitulation  finale  du  privilège  et 
de  la  tradition  devant  l'esprit  nouveau,  un  dernier  effort  fut  tenté 
par  les  lettrés  pour  sauver  le  théâtre.  Ce  fut  au  moment  où  le 
grand  tragédien  prit  la  direction  de  Covent-Garden .  Il  n'y  avait 
qu'un  cri  dans  toute  la  littérature  :  «  Il  faut  venir  au  secours  de 
Macready  !  »  Tout  le  monde  s'en  mêlait.  John  Forster  s'occupait 
de  la  mise  en  scène;  Leigh  Hunt  posait  sa  plume  de  critique 
pour  écrire  une  tragédie  sur  une  légende  italienne  qui  avait  déjà 
inspiré  Shelley.  Ceux  qui  ne  pouvaient  pas  en  faire  [autant  versi- 
fiaient des  prologues  et  des-  épilogues  et  les  apportaient,  comme 
autrefois,  en  temps  de  péril  national,  les  riches  patriotes  appor- 
taient leur  argenterie  à  la  Monnaie.  «  Faites-moi  un  drame, 
disait  Macready  au  jeune  Browning,  et  empêchez-moi  de  partir 
pour  l'Amérique.  »  Le  drame  demandé  fut  écrit,  joué  quatre  fois 
et  n'empêcha  pas  l'acteur  de  partir  pour  l'Amérique. 

De  cette  renaissance  avortée  il  reste  un  nom  et  trois  pièces. 
Les  trois  pièces  sont  The  lady  of  Lyons,  Richelieu  et  Money;  le 
nom  est  celui  de  Bulwer,  qui  a  été  le  premier  lord  Lytton.  Bulwer 
était  un  habile  homme,  rien  qu'un  habile  homme,  mais  il  ne  vou- 
lait pas  en  avoir  l'air.  Il  jouait  le  génie  et  n'avait  que  du  savoir- 
faire  ;  il  singeait  l'originalité,  et  son  talent  était  fait  d'imitations. 
Pendant  trente  ans,  il  posa  fort  adroitement  pour  le  grand  écri- 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vain  et  le  grand  seigneur.  En  réalité,  c'était  un  snob,  de  la  variété 
appelée  dandy,  et  qui  fit  servir  la  littérature  à  son  avancement 
social.  Sa  principale  qualité,  presque  toujours  absente  de  ses  livres, 
mais  très  visible  dans  sa  vie,  fut  la  finesse.  Il  prit  au  satanisme 
byronien  tout  ce  que  pouvait  supporter  sans  se  fâcher  l'Angleterre 
de  1840.  Il  copia  Victor  Hugo  sans  le  dire  et  avec  les  précautions 
voulues.  A  la  fois  démocrate  et  gothique,  il  caressait  la  jeunesse 
romantique  et  chatouillait  le  peuple  en  feignant  de  démolir  la 
société  où  il  aspirait  à  prendre  sa  place  au  premier  rang.  Ses 
romans  étaient  mortellement  ennuyeux,  mais  il  y  a  des  générations 
qui  sont  touchées  de  ce  genre  de  mérite.  Lorsqu'on  s'aperçut  enfin 
que  son  sublime  était  du  faux  sublime,  son  histoire  de  la  fausse 
histoire,  son  moyen  âge  du  bric-à-brac,  sa  poésie  de  la  rhétorique, 
sa  démocratie  une  farce,  son  «  cœur  humain  »  un  cœur  qui  n'a 
jamais  battu  dans  aucune  poitrine  et,  finalement,  ses  livres,  des 
outres  gonflées  de  vent,  il  était  trop  tard  et  le  tour  était  joué.  Le 
hobereau  de  Knebworth,  le  soi-disant  descendant  des  Vikings, 
avait  fondé  une  famille  et  décroché  une  pairie. 

Il  était  à  l'affût  de  toutes  les  causes  populaires  qu'on  paraît 
servir  et  qui  vous  portent.  Les  gens  parlaient  de  régénérer  le 
théâtre  et  il  voulut  en  être,  mener  l'affaire.  Il  était  l'âme  de  la 
commission  de  1832.  Il  était  aussi  de  ceux  qui  «  aidaient  Macrea- 
dy  »  en  1838,  et  dans  ce  dessein,  il  écrivit  The  Lady  of  Lyo/is, 
sans,  d'abord,  y  mettre  son  nom.  C'est  un  mélodrame  traité  litté- 
rairement :  formule  détestable,  car  le  mélodrame,  qu'on  le  con- 
sidère comme  une  dégénérescence  du  drame,  ou  comme  un  type 
particulier,  ne  saurait  être  élevé  à  la  littérature  parce  qu'on  le 
recouvre  d'une  mince  couche  de  poésie,  comme  on  étend  du 
beurre  sur  du  pain.  Cette  opération  illicite  a  pour  résultat  de 
violens,  de  furieux  disparates.  Au  premier  acte  de  la  Dame  de  Lyon, 
Mme  Deschappelles  est  une  maman  du  Palais-Royal.  Il  n'y  a  qu'une 
maman  du  Palais-Royal,  prise  parmi  les  plus  carnavalesques, 
pour  se  figurer  qu'on  devient  princesse  douairière  parce  qu'on 
marie  sa  fille  à  un  prince.  Pauline  appartient  au  même  répertoire. 
Quelle  surprise  lorsqu'il  tombe  de  sa  bouche  des  vers  tragiques 
et  qu'elle  se  mêle  d'être  sublime,  au  troisième  acte,  de  lutter  avec 
Imogène  et  Griselidis  d'absurdité  dans  le  sacrifice.  Au  quatrième 
acte,  elle  a  repris  des  proportions  plus  naturelles  :  ce  n'est  plus 
qu'une  institutrice  pédante  et  ennuyeuse.  Mais  je  suis,  en  quelque 
sorte,  obligé  d'accepter  Pauline  Deschappelles  :  c'est  un  des 
dogmes  les  mieux  établis  de  la  vieille  psychologie  théâtrale  qu'un 
caractère  peut,  dans  un  moment  de  crise,  se  retourner  et  passer 
du  mal  au  bien  sans  retour  possible.  Cette  notion  est  la  fausseté 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  855 

même;  du  moins,  en  l'acceptant,  Bulwer  s'est-il  trompé  avec  bien 
d'autres.  Ce  qui  est  de  son  fait,  ce  qui  caractérise  son  obliquité 
morale,  c'est  de  nous  avoir  présenté,  dans  Claude  Melnotte,  un 
héros  qui  est  un  escroc  et  qui  Test  même  deux  fois.  Simple  paysan, 
il  se  fait  passer  pour  un  prince  et  épouse,  sous  un  faux  nom, 
une  fille  de  riche  bourgeoisie.  Soldat,  il  devient  général  en 
deux  ans  et,  dans  ces  deux  années,  amasse  une  fortune.  Gomment? 
Par  quels  brigandages?  On  ne  nous  le  dit  pas,  comme  si  la  chose 
allait  de  soi.  Sur  le  premier  point,  l'amour  excuse  le  crime;  sur 
le  second,  jamais  personne  n'a  élevé  d'objection,  et  je  suis  proba- 
blement le  premier  à  m'étonner.  Dans  une  préface  assez  insidieuse, 
Bulwer  explique  les  «  incohérences  »  et  les  «  extravagances  » 
de  Claude  Melnotte  par  l'état  de  surexcitation  extraordinaire  où 
la  Révolution  française  avait  jeté  les  âmes.  L'explication  a  suffi 
aux  compatriotes  de  l'auteur  et  la  Révolution  a  bon  dos.  Mais  je 
crains  que  Bulwer  ne  se  soit  trompé  sur  le  genre  de  folies  qu'elle 
a  fait  commettre  aux  Français  et,  surtout,  qu'il  n'ait  confondu  nos 
généraux  avec  nos  fournisseurs.  Les  Desaix  et  les  Ouvrard  ne 
sont  pas  pétris  de  la  même  argile  ni  jetés  dans  le  même  moule  : 
c'est  de  quoi  il  ne  s'est  point  avisé. 

Après  avoir  usé  d'abord  de  l'anonymat  comme  d'une  réclame, 
l'auteur  avait  consenti  à  se  démasquer,  mais  en  annonçant  que 
la  Dame  de  Lyon  serait  une  tentative  unique.  Dès  l'année  suivante, 
il  reparaissait  devant  le  public  avec  une  tragédie  de  Richelieu,  où 
Macready  joua  le  principal  rôle.  Cette  pièce  peut  soutenir  une 
sorte  de  comparaison  avec  le  Cromwell  de  Victor  Hugo.  Même 
confusion  de  la  tragédie  et  du  mélodrame  ;  même  étalage  de  do- 
cumens  historiques  et  même  ignorance  de  l'histoire  vraie;  même 
emploi  des  moyens  les  plus  excentriques  ou  les  plus  bas  pour  faire 
rire  ou  pour  faire  peur  ;  même  psychologie  superficielle  et  gros- 
sière qui,  dans  chaque  personnage,  homme  ou  femme,  petit  ou 
grand,  laisse  reparaître  l'auteur.  Quand  cet  auteur  est  Victor 
Hugo,  hélas  !  mais  quand  c'est  Bulwer,  holà  ! 

Lorsqu'il  fondait  en  une  seule  intrigue  la  journée  des  Dupes 
et  la  conspiration  du  duc  de  Bouillon  avec  quelques  traits  em- 
pruntés à  l'aventure  de  Cinq-Mars  et  de  De  Thou,  l'auteur  réunis- 
sait deux  périodes  qui  ne  peuvent  et  ne  doivent  pas  être  réunies, 
le  commencement  et  la  fin  de  Richelieu  (1).  Pour  le  dire  en  pas- 
sant, il  trouvait  moyen  de  fausser  incidemment  l'histoire  de  son 
propre  pays  en  faisant  jeter  par  Richelieu  dans  une  délibération 
du  conseil  le  nom  de  Cromwell,  alors  perdu  sur  un  banc  de  la 

(1)  Bulwer  n'a  même  pas  le  mérite  de  l'invention.  Sa  pièce  est  tirée  d'un  roman 
de  X.-B.  Saintine. 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Chambre  des  communes.  Il  n'est  pas  encore  capitaine  de  cava- 
lerie et  Richelieu  parle  de  l'antagonisme  de  Charles  avec  Olivier. 
Mais  qu'est-ce  qu'un  tel  anachronisme  à  côté  de  celui  qui  fait  du 
caractère  principal  un  contre-sens  perpétuel?  C'est  le  malheur  du 
drame  et  du  roman  historique  de  nous  offrir  les  grands  acteurs  de 
l'histoire  dans  une  posture  et  une  attitude  où  leurs  contemporains 
ne  les  ont  jamais  vus  :  se  confessant,  se  racontant,  se  trahissant 
pour  le  sot  plaisir  de  se  mirer  dans  leurs  phrases  et  de  parler  au 
lieu  d'agir.  De  tous  ces  fanfarons  de  la  politique  théâtrale,  le 
Richelieu  de  Bulwerest  le  plus  vain  et  le  plus  insupportable.  Que 
l'écrivain  dise  dans  sa  préface  que  le  cardinal  fut  «  le  père  de  la 
civilisation  française  et  l'architecte  de  la  monarchie  »,  c'est  affaire 
à  lui  ;  mais  nous  ne  pouvons  tolérer  que  Richelieu  parle  de  lui- 
même  à  peu  près  dans  les  mêmes  termes  et  à  la  troisième  personne, 
comme  pourrait  le  faire  un  Michelet  ou  un  Carlyle  en  délire; 
ni  qu'il  contrefasse  le  mort  pour  jouer  ensuite  le  revenant  ;  ni 
qu'il  pleure  en  scène,  ni  qu'il  adresse  une  déclaration  d'amour 
à  la  France:  «  France,  je  t'aime  !  »  et  ailleurs:  «  Richelieu  et  la 
France  ne  font  qu'un.  »  Nous  ne  pouvons  lui  permettre  de  voir 
«  la  France  moderne  renaître  des  cendres  de  la  féodalité.  »  Car, 
après  ces  balivernes  généralisatrices,  nous  ne  serions  pas  étonnés 
de  lui  entendre  dire  :  «  Je  suis  le  précurseur  de  1789;  ce  que  je 
n'ai  pas  pu  finir,  Ronaparte  le  fera  dans  les  séances  du  Conseil 
d'État.  » 

Les  caractères  secondaires  n'ont  qu'un  mot  et  un  tic.  Berin- 
ghen  :  «  Discutons  le  pâté!  »  et  le  duc  d'Orléans  :  «  Marion 
m'adore!  »  A  la  tragi-comédie  historique  est  cousu  un  mélo- 
drame, fait  d'après  les  règles  du  boulevard.  Une  succession  d'évé- 
nemens  qui  s'annulent  et  de  surprises  qui  se  renversent.  Il  faut 
crier  :  «  Bravo,  Richelieu!  Bravo,  Baradas!  »  comme,  à  la  Porte- 
Saint-Martin  ou  à  l'Ambigu,  on  crie  :  «  Bravo,  d'Artagnan!  Bravo, 
Mordaunt!  »  C'est  le  système,  mais  non  l'art  de  Dumas.  Lord 
Lytton  manque  d'imagination  et  d'adresse.  Ses  effets  sont  misé- 
rables et  il  en  abuse.  La  première  résurrection  de  Richelieu  est 
presque  émouvante;  la  seconde  est  ridicule.  Le  nœud  de  la  pièce, 
c'est  un  certain  papier  qui  voyage  dans  toutes  les  poches  et 
n'arrive  jamais  à  son  adresse.  Présentement  le  détenteur  de  ce 
trésor  est  prisonnier  à  la  Bastille.  Au  lieu  de  le  faire  fouiller,  le 
gouvernement  envoie  un  courtisan  qui  se  collette  avec  le  détenu 
pour  lui  soustraire  le  document.  La  scène  est  suivie  à  travers  le 
trou  de  la  serrure  et  nous  est  racontée  par  un  petit  page  de  Riche- 
lieu (c'est  une  femme  qui  joue  ce  rôle).  A  la  sortie  du  courtisan, 
le  page  se  jette  sur  lui  pour  lui  arracher  le  morceau  de  papier 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  857 

nécessaire  à  la  péripétie,  et  la  conclusion  du  drame  est  la  consé- 
quence de  ces  deux  pugilats.  N'aurai-je  pas  raison  de  définir 
Richelieu  :  du  piètre  Hugo  brouillé  avec  du  mauvais  Dumas? 

Money  veut  nous  peindre  la  haute  société  anglaise,  telle 
qu'elle  était  en  1840.  Elle  s'y  reconnut,  ou  plutôt,  ses  ennemis 
—  ceux  qui  n'en  étaient  pas  et  qui  enrageaient  —  s'empressèrent 
de  la  reconnaître  dans  cette  caricature.  Est-ce  dans  un  club 
aristocratique  que  se  passe  la  scène  de  jeu  du  troisième  acte? 
C'est  plutôt  dans  le  parloir  de  derrière  d'un  public-house.  Un  cri- 
tique très  connu,  qui  représente  les  idées  de  toute  une  classe  et 
de  toute  une  école,  constatait  le  succès  qu'obtint  la  pièce  à  son 
début  et  qu'elle  obtient  encore  à  chaque  reprise.  «  Les  spectateurs, 
écrivait-il,  venaient  applaudir  à  l' humour  d'un  s c ho lar.  »  J'avoue 
que  je  n'ai  aperçu  ni  l'humour  ni  le  scholar.  En  revanche  j'ai 
retrouvé  la  fausse  sensibilité  et  l'obliquité  morale  dont  j'ai  déjà 
parlé.  Alfred  Evelyn,  que  le  testament  d'un  cousin  excentrique  a 
enrichi  et  qui  voit  le  monde  à  ses  pieds  après  en  avoir  été  dédaigné, 
se  décide  à  donner  sa  fortune  à  l'inconnue  qui  a  envoyé  dix  livres 
à  sa  vieille  nourrice,  à  l'époque  où  il  était  lui-même  trop  pauvre 
pour  lui  venir  en  aide.  C'est  sur  cette  sotte  recherche  qu'il  joue 
son  bonheur  et  que  roule  la  pièce.  Il  est  engagé  à  une  jeune  fille 
qu'il  n'aime  pas  et,  pour  se  débarrasser  d'elle,  ce  miroir  de 
délicatesse,  cet  Alceste  qui  méprise  le  genre  humain,  fait  sem- 
blant de  se  ruiner  au  jeu  devant  son  futur  beau-père.  La  jeune 
fille  qu'il  aime  a  refusé  au  premier  acte  de  l'épouser,  non  parce 
qu'il  était  pauvre,  mais  parce  que,  pauvre  elle-même,  elle  crai- 
gnait d'être  un  obstacle  dans  sa  vie.  Mais  quelqu'un  est  entré  et 
elle  n'a  pas  eu  le  temps  de  finir  sa  phrase.  Elle  la  finit  au  dernier 
acte,  et  ils  tombent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  d'autant  mieux 
que  c'est  elle  qui  a  envoyé  les  dix  livres  à  la  vieille  nourrice.  En 
conscience,  il  n'y  a  rien  de  plus  dans  Money,  si  ce  n'est  une 
satire  sociale  que  je  crois  très  forcée  et  le  fameux  humour  que  je 
n'ai  pu  découvrir. 

Bulwer  n'était  pas  de  taille  à  sauver  le  drame  qui  s'égarait.  De 
plus  forts  que  lui  y  eussent  échoué.  Ce  n'est  pas  des  lettrés,  des 
scholars,  —  puisque  le  mot  vient  d'être  écrit,  —  que  devait 
venir  le  salut.  Il  fallait  que  la  démocratie  prît  conscience  d'elle- 
même  et  fît  son  éducation.  Au  lieu  du  drame  artificiel  qu'on  lui 
offrait,  elle  voulait  un  drame  sorti  de  ses  entrailles,  né  de  ses  pas- 
sions, fait  à  son  image  et  palpitant  de  sa  propre  vie.  Littéraire,  il 
le  deviendrait  ensuite,  s'il  pouvait...  Et,  pour  que  tout  cela  se  fît, 
suivant  le  mot  d'Olivier  Saint-John,  qui  a  été  souvent  répété 
dans  les  révolutions  de  la  politique,  mais  qui  convient  aussi  aux 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

évolutions  de  l'art  :  «  Il  fallait  que  les  choses  allassent  encore 
plus  mal  pour  aller  mieux.  » 

IV 

Macready  joua  de  nouveau  à  Paris  en  1846.  Mais  les  temps 
étaient  changés,  et  il  n'obtint  qu'un  triomphe  d'estime.  11  visita 
ensuite  l'Amérique,  où  sa  présence  donna  lieu  à  des  rixes  san- 
glantes, nées  d'une  jalousie  d'artiste,  mais  qui  faillirent  devenir 
la  querelle  de  la  démocratie  américaine  contre  l'aristocratie  an- 
glaise. Le  26  février  1851,  le  grand  acteur  donna  sa  représen- 
tation de  retraite  ;  une  belle  page  de  Lewes  a  fait  vivre  jusqu'à 
nous  l'émotion  de  cette  soirée  mémorable  qui  restera  une  date 
dans  l'histoire  de  l'art  anglais.  Macready  était  en  grand  deuil  :  il 
venait  de  perdre  une  fille  de  vingt  ans.  Il  ne  joua  pas  son  discours, 
mais  le  prononça,  avec  dignité  et  tristesse.  Il  ne  s'y  donnait  que 
deux  mérites  :  celui  d'avoir  rétabli  le  texte  de  Shakspeare  dans 
sa  pureté  et  celui  d'avoir  fait  du  théâtre  un  lieu  décent.  Il  pres- 
sentait que,  si  sa  gloire  d'artiste  irait  s'effaçant  à  mesure  que 
disparaîtraient  ceux  qui  en  avaient  été  les  témoins,  son  œuvre  de 
restauration  littéraire  et  de  réforme  morale  subsisterait.  Il  ne  se 
trompait  pas. 

La  représentation  d'adieux  fut  suivie  d'un  banquet  que  pré- 
sidait l'inévitable  Bulwer.  John  Forster  y  lut  des  vers  de  Tenny- 
son  :  sur  la  tombe  anticipée  du  tragédien  le  poète  lauréat  gravait 
trois  adjectifs  que  je  n'ai  pas  besoin  de  traduire  :  moral,  grave, 
sublime.  Puis  tout  fut  dit.  On  n'entendit  plus  cette  voix  qui  avait 
remué  tant  d'âmes,  sinon  dans  des  réunions  charitables  et  dans 
des  conférences  de  province.  L'Angleterre  l'avait  oublié  lorsqu'elle 
apprit  sa  mort  en  1873.  On  raconte  sur  ses  derniers  jours  un 
détail  qui  n'a  aucun  rapport  avec  le  sujet  de  cette  étude  et  que, 
cependant,  je  ne  puis  m'empêcher  de  rapporter.  Lorsque  le  vieil- 
lard, paralysé  dans  un  fauteuil,  fut,  en  quelque  sorte,  séparé  du 
monde  par  la  perte  de  plusieurs  sens,  il  se  jouait  à  lui-même, 
en  dedans  et  sans  même  remuer  les  lèvres,  les  chefs-d'œuvre 
qu'il  avait  aimés.  Rien  n'indiquait  le  progrès  du  drame  sinon  la 
lumière  dont  s'éclairait  ce  masque  tourmenté,  qu'avaient  sculpté 
à  nouveau  l'action  intelligente  et  la  méditation  solitaire.  Qu'ils 
devaient  être  beaux,  Lear,  Macbeth  et  Hamlet,  sous  ces  clartés 
mystérieuses  de  la  fin  et  sur  ce  théâtre  intérieur  de  la  pensée, 
où  l'instrument  ne  trahissait  jamais  l'artiste,  où  toute  volonté 
était  un  acte  ! 

Si  j'ai  parlé  longuement  de  Macready,  c'est  que  je  ne  puis  me 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  859 

résigner  à  voir  en  lui  le  représentant  d'un  art  qui  finit,  le  dernier 
grand  prêtre  d'une  idole  disparue.  A  la  scène  et  hors  de  la  scène. 
Macready  est  un  précurseur.  Il  a  pressenti  le  réalisme  et  il  a  été 
le  premier  gentleman-acteur.  Mais  il  devait  se  passer  un  long 
temps  avant  que  son  exemple  fût  compris  et  imité.  Il  laissait  le 
théâtre  dans  un  état  de  misère  et  de  confusion  difficile  à  décrire. 

Macready  avait  eu  beau  nettoyer  de  son  mieux  le  théâtre,  le 
préjugé  qui  en  écartait  certaines  classes  paraissait  grandir  et 
s'étendre.  Depuis  l'avènement  de  la  jeune  reine,  la  femme  anglaise 
ne  devait  jamais  se  laisser  voir  qu'avec  un  ou  deux  babies  sur  les 
genoux.  On  assistait  à  une  de  ces  poussées  de  l'esprit  puritain 
dont  l'histoire  de  la  société  anglaise  nous  donne  le  spectacle  pé- 
riodique. Les  associations  de  la  jeunesse  chrétienne  se  multi- 
pliaient; en  procurant  à  l'ouvrier  des  plaisirs  vertueux  et  gratuits, 
elles  disputaient  sa  soirée  au  spectacle  en  même  temps  qu'au 
cabaret.  Dans  les  hautes  classes,  c'était  la  musique  qui  ruinait  le 
drame  par  sa  concurrence.  Pendant  longtemps,  —  commeditlady 
Gay  Spauker,  dans  une  comédie  de  ce  temps-là, —  les  Anglais 
n'avaient  connu  d'autre  musique  que  l'aboiement  d'une  meute. 
Maintenant  on  s'arrachait  les  loges  à  prix  d'or  les  soirs  où  devait 
chanter  la  Grisi.  Une  querelle  de  cantatrice  à  directeur  amena  un 
schisme.  La  troupe  décapitée  retrouva  une  merveilleuse  chance 
de  succès  dans  Jenny  Lind.  Le  dualisme  se  perpétua  et  cet  inci- 
dent, joint  à  l'incendie  de  Her  Majestj/s  théâtre,  consomma  l'in- 
vasion des  deux  grandes  scènes  de  Londres  par  la  musique  étran- 
gère. L'opéra  régnait  de  fin  avril  à  fin  juillet;  la  pantomime, 
d'abord  humble  et  modeste,  mais  chaque  année  plus  hardie, 
commençait  à  Noël  et  durait  une  partie  de  l'hiver.  Une  courte 
saison  d'automne  restait  au  drame,  ou  plutôt  au  mélodrame, 
ou  à  quelque  chose  de  pire,  à  l'hippodrame.  On  appelait  ainsi  un 
nouveau  genre  de  pièce  où  les  chevaux  jouaient  les  grands  rôles. 
Plus  d'un  auteur  en  vogue  était  heureux  d'écrire  pour  ces  singu- 
liers protagonistes.  Shakspeare,  qui  avait  rugi  alternativement, 
de  deux  soirées  l'une,  avec  les  lions  du  dompteur  Van  Amburgh, 
ne  parut  pas  en  état  de  lutter  avec  l'hippodrame.  Il  se  réfugia 
dans  un  théâtre  de  banlieue,  à  Sadler's  Wells,  avec  l'acteur  Phelps, 
et  là,  comme  les  ci-devant  sous  la  Terreur,  il  «  vécut  ».  Pour 
que  le  public  anglais  s'y  intéressât  encore,  il  fallait  qu'il  fût 
ânonné  par  des  enfans  ou  baragouiné  par  des  étrangers. 

D'après  une  vieille  brochure  du  temps  qui  gémit  sur  l'humi- 
liation profonde  du  drame,  on  se  retourne  pour  voir  quel  est  le 
fou  qui  prend  Drury-lane  ou  Govent-Garden.  A  l'intrépide  ama- 
teur qui  a  de  l'argent  à  perdre  succède  l'aventurier  impudent, 


860  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'entrepreneur  louche,  qui  a  les  poches  vides  et  qui  est  décidé  à 
les  remplir.  Vers  1850,  un  des  grands  théâtres  est  aux  mains  d'un 
ancien  policeman  qui  est  devenu  cafetier  ;  plus  tard,  ce  sera  le 
tour  d'un  ancien  ouvreur.  Le  directeur  du  Princess's  est  visible 
toute  la  journée  dans  le  comptoir  de  son  frère,  qui  est  marchand 
de  tabac  en  face  du  théâtre.  Un  autre  directeur  est  arrêté  comme 
voleur  dans  les  coulisses  de  son  théâtre.  On  devine  ce  que  devient 
l'art  dramatique  dans  de  telles  mains.  Ils  jouent  sans  décors,  sans 
accessoires,  sur  un  théâtre  entièrement  vide.  Ce  qu'ils  ont  d'ar- 
gent et  de  génie,  ils  le  dépensent  en  réclames.  Leurs  affiches  et 
leurs  prospectus  sont  les  seuls  chefs-d'œuvre  de  l'époque  ;  il  en 
est  qui  cherchent  à  intéresser  le  chauvinisme  anglais,  ce  qu'on 
pourrait  baptiser  le  «  préjingoïsme  »,  au  succès  d'un  clown  «  natio- 
nal »,  qui  a  fait  quatre-vingt-onze  sauts  périlleux  dans  le  temps 
que  son  collègue  américain  n'en  a  fait  que  quatre-vingt-un. 

Ces  choses  réussissent  à  attirer  la  foule,  mais  quelle  foule? 
Les  gens  qui  vont  au  théâtre  constituent  un  groupe  dans  le  public, 
une  société  à  part  sur  laquelle  pèse  un  vague  soupçon  d'immo- 
ralité. On  leur  reproche,  comme  un  vice  qui  n'est  guère  moindre 
et  qui  se  confond  avec  le  premier,  leur  exotisme.  En  cela,  les  pu- 
ritains n'ont  pas  tort.  L'exotisme,  maladie  anodine  pour  les  conti- 
nentaux, est  mortel  pour  l'esprit  anglais. 

De  1850  à  1865,  il  semble  qu'on  ne  puisse  plus  se  passer  de 
nous.  On  nous  traduit,  on  nous  adapte  sous  toutes  les  formes.  On 
transplante  nos  mélodrames,  on  fait  des  farces  avec  nos  comé- 
dies que  l'on  grossit  et  que  l'on  exagère;  quelquefois  on  pétrit, 
pour  ne  rien  perdre,  des  drames  avec  nos  opéras.  Des  pièces  fort 
médiocres  ont  les  honneurs  de  deux  ou  trois  versions  successives, 
et  tel  drame,  vite  oublié  au  boulevard  du  Crime,  devient  classique 
en  Angleterre.  Une  légende  qui  court  le  monde  théâtral  prétend 
que  le  directeur  du  Princess's  tient  sous  séquestre  un  malheureux  q  u  i 
traduit  pour  lui  du  français  sans  relâche.  On  ne  desserre  sa  chaîne 
et  on  ne  lui  donne  à  manger  que  quand  il  a  fini  sa  lugubre  tâche. 

Nos  acteurs  ont,  à  Londres,  un  home  permanent  que  leur  a 
ménagé  Mitchell,  le  libraire  de  Bond-Street  :  c'est  le  théâtre  de 
Saint-James.  De  là,  ils  envahissent  les  autres  scènes.  Quelques 
années  plus  tôt,  Mme  Arnould-Plessy  ayant  eu  la  fantaisie  de  jouer 
dans  la  langue  de  Shakspeare,  Théophile  Gautier  l'avait  compli- 
mentée sur  la  grâce  avec  laquelle  elle  réussissait  à  «  s'extraire 
de  l'anglais  de  la  bouche.  »  D'autres  essayèrent  d'imiter  ce  talent 
et  d'en  tirer  parti.  Fechter  se  mit  en  tête,  non  seulement  de  jouer 
Hamlet,  mais  de  le  jouer  d'une  façon  toute  nouvelle  etsefitapplaudir 
pendant  soixante-dix  soirées  consécutives.  Une  ingénue  échappée 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  861 

de  la  Comédie-Française,  Stella  Colas,  tenta  la  même  aventure  dans 
le  rôle  de  Juliette,  et  malgré  son  mauvais  accent,  son  insuppor- 
table prétention, grâce  àde  puissans  protecteurs,  tint  bon  quelque 
temps  contre  le  légitime  agacement  du  public.  Les  choses  ne  se 
passaient  pas  toujours  aussi  doucement  et,  en  plus  d'une  circon- 
stance, la  brutale  colère  du  public  chassa  les  intrus  de  la  scène 
qu'il  entendait  réserver  aux  artistes  nationaux. 

En  effet,  il  y  avait  alors  des  acteurs  anglais,  et  non  sans  mérite 
à  ce  qu'il  semble.  Helen  Faucit  (aujourd'hui  lady  Martin)  conser- 
vait la  pure  diction  classique  de  John  et  de  Charles  Kemble. 
Ryder  avait  une  belle  prestance,  une  voix  sonore,  un  «  creux  » 
tragique,  comparable  à  celui  de  Beauvallet  ou  de  Maubant. 
Keeley  était  un  gros  homme  plein  de  finesse;  sa  femme,  incisive, 
pénétrante,  amère,  avait  un  penchant  au  sérieux  et  même  au 
réalisme.  Robson,  un  petit  être  bizarre  et  endiablé, produisait  de 
l'effet  dans  le  drame  noir  et  dans  la  charge  à  outrance.  Farren 
avait  débuté  dans  les  vieillards  à  dix-huit  ans  et  les  joua  cinquante 
ans  sans  faire  l'ombre  d'un  progrès,  sans  introduire  dans  ses  effets 
une  nuance  d'émotion  ou  d'humanité.  Charles  Matthews  était  la 
jeunesse  impertinente  comme  Farren  était  la  vieillesse  désagréable 
et  ridicule.  Elégant,  svelte,  léger,  mobile,  si  léger  et  si  mobile 
qu'il  semblait  une  créature  sans  poids,  différente  par  sa  densité 
des  êtres  qui  l'entouraient,  Matthews  sautillait,  voletait  et 
gazouillait  comme  un  oiseau.  Dans  sa  vieillesse,  il  me  faisait  songer 
à  Ravel,  son  contemporain,  dont  la  méthode  et  les  rôles  offrent 
quelque  analogie  avec  les  siens.  Acteur,  auteur  et  directeur, 
Buckstone  fit  prospérer  plus  de  vingt  ans  le  Haymarket,  où  je 
l'ai  vu  encore  solidement  établi  dans  la  faveur  publique,  avec 
son  compère  Compton  qui  s'était  fait  une  spécialité  de  la  séche- 
resse. Buckstone  avait  alors  perdu  l'ouïe  et  la  mémoire.  Mais  quel 
œil  ahuri  et  narquois!  quelle  bouche  tordue  et  mouvante!  que 
d'ironie  dans  la  laideur  spirituelle  de  ce  vieux  masque  fripé  ! 

Ces  bons  acteurs  nuisaient  à  la  cause  de  l'art  au  lieu  de  la 
servir.  Ils  s'entêtaient  et  s'enfermaient  dans  leur  spécialité,  exa- 
géraient chaque  jour  leur  idiosyncrasie  et  la  léguaient  à  leurs 
imitateurs.  Le  public  les  y  encourageait,  à  la  façon  des  enfans  qui 
refusent  le  nouveau  et  veulent  entendre  cent  fois  le  conte  qui  les 
a  charmés.  Les  auteurs,  supposé  qu'ils  fussent  capables  de  voir 
le  danger,  étaient  de  trop  petits  garçons  pour  résister  aux  volontés 
d'un  Charles  Matthews  ou  d'un  Farren.  Ils  prenaient  la  mesure 
avec  la  commando  et  tâchaient  de  satisfaire  le  client.  Ainsi  se 
rétrécissaient  à  la  fois  le  champ  de  l'observation  et  celui  de  l'in- 
vention. A  la  vivante,  à  l'infinie  diversité  des  types  et  des  carac- 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tères  humains  se  substituaient  sept  ou  huit  «  emplois  »  que, 
souvent,  on  précisait  et  on  circonscrivait  encore  en  y  attachant 
le  nom  d'un  acteur.  C'étaient  lelowcomedian  et  le  lig ht  corne dian, 
le  villain  et  le  heavy  man.  Toutes  les  variétés  féminines  devaient 
rentrer  dans  un  de  ces  quatre  compartimens  étiquetés,  en  fran- 
çais :  l'ingénue,  la  coquette,  la  duègne  et  la  soubrette.  Le  valet 
de  comédie  était  devenu  un  intendant  fripon  dont  la  coquinerie 
prenait  des  teintes  de  drame.  Il  y  avait  deux  ou  trois  types  de 
vieillards:  le  vieillard  bourru,  en  qui  l'auteur  épanche  sa  bile  et 
qui  rédige  des  testamens  excentriques  ;  le  vieux  beau,  cynique  et 
poltron,  qui,  au  dernier  acte,  marie  sa  fiancée  à  son  propre  fils 
et  jure  de  se  corriger;  enfin,  le  vieux  paysan  qui  descend  en 
droite  ligne  du  père  de  Paméla.  On  le  reconnaît  à  la  mention  fré- 
quente qu'il  fait  de  ses  cheveux  blancs,  à  son  mépris  pour  For  et 
à  cette  phrase  qu'il  adresse  au  voyageur  égaré  ou  surpris  par 
l'orage  :  «  Soyez  le  bienvenu  dans  ma  pauvre  demeure.  »  Ce 
paysan,  est-il  besoin  de  le  dire?  n'a  jamais  existé.  Sur  le  théâtre, 
il  a  vécu  plus  d'un  siècle.  Egalement  indispensable  à  la  comédie 
ou  au  drame  est  le  «  capitaine  »,  le  man  about  town,  avec  un 
habit  lie  de  vin,  un  gros  diamant  à  la  cravate,  des  culottes  sau- 
mon et  des  bottes  à  revers  qu'il  fouette  incessamment  du  bout  de 
sa  canne.  Il  représente  l'égoïsme,  la  sottise  et  l'insolence  des 
hautes  classes,  telles  que  peut  les  imaginer  un  homme  qui  n'a 
jamais  mis  le  pied  dans  un  salon.  Connût-il  à  merveille  la  so- 
ciété, cet  homme  ne  la  peindrait  pas.  Il  ne  peint  jamais  d'après 
nature  :  il  copie,  lui  millième,  ses  vieux  modèles,  Sheridan  et 
Goldsmith,  ou  ses  nouveaux  maîtres,  Scribe  et  d'Ennery. 

C'est  à  la  critique,  pensera-t-on,  qu'il  appartenait  de  faire  l'édu- 
cation du  public,  des  artistes  et  des  écrivains.  J'ai  presque  honte 
de  dire  où  en  ('lait  alors  tombée  la  critique  dramatique.  Un  para- 
graphe dans  un  coin  obscur,  un  quart  de  colonne  pour  les  œuvres 
de  première  importance,  voilà  ce  que  les  grands  journaux  accor- 
daient alors  au  théâtre.  La  critique  dramatique  était  une  besogne 
nocturne,  pas  très  bien  famée,  qui  répugnait  aux  gens  rangés  et 
aux  hommes  mariés.  On  la  confiait  à  un  débutant  qui  espérait, 
par  sa  bonne  conduite,  recevoir  un  peu  d'avancement  et  s'élever 
jusqu'au  compte  rendu  de  la  police  court.  Le  même  homme 
«  faisait  »  le  drame  et  l'opéra.  La  critique  dramatique  et  la  cri- 
tique musicale,  par  les  dons  naturels  qu'elles  exigent,  par  la 
méthode,  par  la  technique,  sont  des  métiers  absolument  diffé- 
rens.  Qu'importait,  puisqu'on  ne  demandait  à  l'écrivain  que  de 
dire  du  bien  des  pièces  et  des  acteurs  en  tâchant  de  ne  pas  être 
trop  ennuyeux. 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  863 

Un  matin,  John  Oxenford,  le  critique  du  Times,  fut  mandé 
dans  le  cabinet  de  son  directeur.  Il  avait,  en  analysant  une  pièce 
nouvelle,  critiqué  librement  le  jeu  d'un  artiste  qui  avait  adressé 
une  lettre  de  réclamations  à  M.  De  lune.  «  Ces  choses-là,  dit  ma- 
jestueusement le  directeur  au  critique,  n'intéressent  pas  le  gros 
de  mon  public  et  je  ne  me  soucie  pas  que  le  Times  devienne  une 
arène  de  discussion  sur  le  mérite  de  M.  Tel  ou  Tel.  Donc,  mon 
garçon,  tenez-vous-le  pour  dit  et  écrivez-moi  des  comptes  rendus 
qui  ne  m'attirent  pas  des  lettres  comme  celle-ci.  Vous  comprenez? 
—  Je  comprends,  dit  Oxenford.  »  C'est  ainsi,  ajoute  le  narrateur 
de  cette  anecdote,  que  la  littérature  anglaise  perdit  des  pages  qui 
auraient  rappelé  la  finesse  de  Hazlitt  unie  à  l'humour  génial  de 
Charles  Lamb.  A  partir  de  ce  jour,  Oxenford,  homme  instruit, 
qui  a  traduit  la  Relias  de  Jacobi  et  les  Conversations  de  Gœthe 
avec  Eckermann,  passa  pour  un  génie  opprimé  et  méconnu.  Il 
n'en  donna  d'autres  preuves  au  monde  qu'une  version  anglaise 
de  l'opérette  Bonsoir,  monsieur  Pantalon,  une  autre  farce  que  j'ai 
vue  tomber  à  plat  et  quelques  articles  sur  Molière.  Mais  il  eût 
fallu  l'entendre  dans  le  parloir  d'une  taverne,  lorsqu'il  avait  la 
pipe  aux  dents,  une  bouteille  de  vieux  porto  sur  la  table  et,  en 
face  de  lui,  un  interlocuteur  qui  n'était  pas  M.  Delane. 

Pendant  que  la  critique  libre  ignorait  son  devoir  ou  était  hors 
d'état  de  le  remplir,  la  censure  officielle  ajoutait  une  misère  et 
une  entrave  de  plus  à  celles  qui  gênaient  l'essor  du  théâtre. 
Quelques  mots  me  semblent  ici  nécessaires  sur  l'origine  de  la 
censure  et  l'étendue  de  ses  pouvoirs. 

On  veut  rattacher  l'institution  actuelle  à  celle  du  Maître  des 
jeux  (Master  of  the  Revels) ,  sorte  de  surintendant  des  menus 
plaisirs  qui  existait  sous  les  Tudors  et  sous  les  premiers  Stuarts. 
En  fait  la  censure  doit  son  existence  à  une  loi  votée  sous  le  second 
des  princes  de  la  maison  de  Brunswick  (10.  George  II.  cap.  19). 
Elle  était  instituée  officiellement  pour  protéger  «  les  bonnes 
mœurs,  la  décence  et  la  paix  publique  »,  en  réalité  pour  défendre 
Walpole  contre  les  morsures  de  la  comédie  aristophanesque,  pour 
faire  taire  Fielding,  fort  supérieur,  selon  mon  humble  avis,  dans 
la  satire  politique  à  ce  qu'il  a  été  dans  le  roman.  Il  y  aura  bientôt 
un  siècle  et  demi  que  Walpole  est  tombé  et  la  censure  subsiste  ; 
à  la  façon  de  ce  factionnaire  placé  dans  une  allée  de  Tsarskoé- 
Sélo  pour  garder  une  rose  et  qu'on  relevait  encore,  toutes  les 
deux  heures,  vingt-cinq  ans  après.  La  loi  de  1843,  qui  donnait  la 
«  liberté  »  au  théâtre,  ne  l'affranchit  pas  de  la  censure  du  lord 
chambellan,  dont  les  pouvoirs  furent  alors  délimités  géographi- 
quement  do  la  façon  la  plus  bizarre.  Car  il  est  impossible  de  com- 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre  pourquoi  certains  quartiers  de  la  métropole  restaient  en 
dehors  de  la  zone  de  son  autorité  et  étaient  attribués  à  la  juri- 
diction des  Justices  of  the  Peace.  Pratiquement,  les  pouvoirs  du 
haut  dignitaire  sont  exercés  par  un  ancien  fruit  sec  de  la  litté- 
rature qui  porte  le  nom  d'Examiner  of  the  Play  s.  Il  doit  avoir 
communication  des  pièces  sept  jours  avant  la  représentation  et, 
lorsqu'il  les  rend  avec  son  visa,  il  reçoit  de  ses  justiciables  des 
honoraires  qui  varient  de  une  à  deux  livres ,  suivant  le  nombre 
des  actes.  L'auteur  n'est  jamais  admis  en  sa  présence;  seul,  le 
directeur  peut  contempler  sa  face  et  lui  donner  ou  obtenir  de  lui 
des  explications  verbales.  Encore  ces  communications  sont-elles 
faites  «  sous  le  sceau  du  secret.  » 

Au-dessus  de  l'examinateur,  on  trouve  une  sorte  de  chef  de 
bureau  et,  au-dessus  de  lui,  le  lord  chambellan  lui-même.  Quand 
on  a  épuisé  ces  trois  juridictions,  on  ne  peut  aller  plus  loin  ni 
monter  plus  haut.  Au-dessus  du  grand  chambellan,  comme  au- 
dessus  du  tsar  de  toutes  les  Russies,  il  n'y  a  que  la  justice  divine, 
et  les  auteurs  de  vaudevilles  en  détresse  ne  songent  pas  à  en  ap- 
peler à  ce  tribunal.  En  somme  la  censure  est  une  monstruosité 
et  une  anomalie  au  milieu  de  la  législation  anglaise.  Elle  est  la 
seule  autorité  secrète  et  irresponsable,  le  seul  pouvoir  qui  pré- 
tende agir  sans  donner  de  raisons,  diriger  l'opinion  au  lieu  d'être 
dirigé  par  elle. 

Si  on  cherche  comment  elle  s'est  comportée  dans  ce  siècle, 
on  verra  qu'elle  a  été  tour  à  tour  nulle  ou  tracassière  suivant  que 
le  censeur  était  un  indolent  ou  un  zélé.  Les  gens  du  métier  n'ont 
pas  oublié  celui  qui  supprimait  le  mot  «  cuisse  »  comme  dange- 
reux pour  les  mœurs,  qui  rayait  dans  une  pièce  de  Douglas  Jer- 
rold,  comme  impertinente  pour  la  religion,  cette  phrase  :  «  Il 
joue  du  violon  comme  un  ange!  »  Le  même  censeur  trouvait 
ces  mots  dans  une  tragédie  :  «  Moi,  rendre  hommage  à  l'orgueil, 
à  la  débauche,  à  l'avarice!...  jamais!  »  Il  se  hâtait  d'effacer 
cela,  reconnaissant  ainsi  que  la  haute  société  anglaise,  qu'il  avait 
mission  de  couvrir,  était  étroitement  solidaire  de  ces  trois  péchés 
capitaux.  Défense  de  se  moquer  de  l'onguent  d'Holloway,  parce 
que  «  M.  Holloway  est  un  honorable  industriel  qui  emploie  des 
milliers  d'ouvriers.  »  Défense  de  mettre  en  scène  un  évêque  ri- 
dicule. —  Mais  si  c'était  seulement  un  évêque  colonial?  —  Le 
censeur  accorde  aussitôt  son  visa.  Une  pièce  tirée  de  Y  Olivier 
Twist,  de  Charles  Dickens,  est  proscrite  «  comme  excitant  au 
crime  »,  mais  elle  est  permise  un  jour  de  bénéfice  :  d'où  il  suit 
que,  ces  jours-là,  il  est  parfaitement  licite  d'exciter  au  crime  les 
spectateurs.  Cette  pauvre  censure  qui  doit  tout  lire,  tout  sur- 


LE  THÉATKE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  865 

veiller,  depuis  les  fureurs  d'Othello  jusqu'aux  grimaces  du  clown 
et  jusqu'aux  «  tutus  »  des  ballet-girù,  qui  défend  à  la  fois  Dieu  et 
M.  Holloway,  la  constitution  et  la  pudeur,  finit  par  perdre  la  tête 
et  ressemble  au  bourgeois  affolé  qu'on  entraîne,  une  nuit  de 
mardi-gras,  dans  quelque  vertigineuse  sarabande.  On  la  traduit, 
en  personne,  sur  les  planches  et  elle  ne  s'en  aperçoit  môme 
pas. 

Sa  grande  préoccupation,  c'est  de  barrer  la  route  à  l'immora- 
lité française.  On  réussit  à  éluder  sa  vigilance  au  moyen  d'une 
sorte  de  langue  convenue.  Là  où  nos  auteurs  ont  eu  l'effronterie 
d'écrire,  en  toutes  lettres,  le  mot  de  «  cocotte  »,on  le  remplace 
par  le  mot  actrice.  Là  où  ils  n'ont  pas  rougi  d'introduire  un 
adultère,  on  s'empresse  de  le  remplacer  par  un  flirt.  Le  censeur 
donne  son  approbation,  empoche  ses  honoraires  et,  le  jour  de 
la  représentation,  le  coup  d'œil,  le  geste  de  l'acteur  et  de  l'actrice 
achèvent  la  traduction  et  rétablissent  le  sens  primitif,  s'ils  n'y 
ajoutent. 

Au  milieu  de  toutes  ces  difficultés,  l'élargissement  du  public 
avait  amené  les  longues  séries  de  représentations,  inconnues  de 
lâge  précédent,  et  la  multiplication  des  salles  de  théâtre.  Il  y  en 
avait  douze  en  1847,  plus  de  vingt  en  1860.  Le  métier  d'auteur 
dramatique  devenait  fructueux  et  tentait  beaucoup  d'écrivains. 
Métier  facile,  en  somme,  puisqu'on  avait  affaire  à  un  public 
neuf,  ignorant,  disposé  à  tout  accepter  et  que,  d'autre  part,  le 
théâtre  français  offrait  une  matière  première  inépuisable.  On  y 
retournait  sans  cesse,  comme  Robinson  Crusoë,  après  son  nau- 
frage, retournait  au  vaisseau  pour  chercher  une  denrée  ou  un 
outil.  Je  ne  veux  pas  multiplier  ici  les  noms  parce  que,  s'ils  ne 
sont  accompagnés  d'un  léger  croquis  personnel  et  d'un  ou  deux 
mots  de  critique,  ces  noms  inconnus  ne  représentent  rien  pour 
les  lecteurs  français  et  leur  paraissent  aussi  fastidieux  que  les 
énumérations  de  guerriers  dans  les  vieilles  épopées.  Parmi  nos 
cliens  les  plus  assidus  d'alors,  je  citerai  Tom  Taylor  et  Dion 
Boucicault. 

Tom  Taylor  appartenait  au  monde  de  la  loi  et  au  monde 
des  lettres.  Il  dînait  de  la  chicane  et  soupait  du  théâtre  :  son  souper 
finit  par  être  plus  substantiel  que  son  dîner.  De  1850  à  1875,  il 
semble  doué  d'ubiquité  dramatique  et  son  nom  paraît  sur  toutes 
les  affiches.  Vers  et  prose,  drame  et  farce, tout  lui  est  bon;  il  écrit 
pour  les  jolies  femmes  et  pour  les  chevaux.  Il  a  de  la  facilité, 
de  la  méthode,  un  certain  art  de  composition,  un  certain  déco- 
rum qui  lui  tient  lieu  de  goût,  toutes  les  qualités  de  la  médio- 
crité laborieuse  et  féconde.  Son  mérite  est  celui  que  les  profes- 
tome  cxxix.  —  1895.  55 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seurs  de  rhétorique  apprécient  chez  leurs  bons  élèves  :  il 
«  développe  ».  Le  développement  est  passable  quand  la  matière 
est  bonne,  et  il  est  moins  mauvais  qu'on  ne  s'y  attendrait  quand 
la  matière  est  détestable.  Sans  doute^  il  eût  souhaité  d'être  jugé 
surtout  d'après  ses  drames  historiques  qui  absorbèrent  l'activité 
de  ses  dernières  années.  Sont-ce  vraiment  des  drames  histori- 
ques? Ils  contiennent  trop  d'histoire  et  trop  peu  d'histoire.  Le 
document  de  détail  surabonde,  envahit  les  scènes,  étouffe  l'ac- 
tion; mais  la  psychologie  historique,  qui  donne  la  clef  des 
grands  caractères,  est  ignorée  ou  dédaignée.  Témoin  le  jour  où, 
voulant  peindre  Elisabeth,  il  s'est  abandonné  aux  fantaisies 
romanesques  d'une  dame  allemande,  au  lieu  d'ouvrir  Froude, 
qui  lui  eût  tout  appris  et  qui  est  plus  dramatique  que  lui. 

Dion  Boucicault,  l'autre  écrivain  que  j'ai  choisi  comme  échan- 
tillon de  son  espèce,  est  plus  caractéristique  et  plus  intéressant. 
C'était  un  acteur,  et  un  acteur  de  quelque  talent.  Il  ne  connaissait 
d'autre  monde  que  celui  du  théâtre,  l'humanité  qui,  tous  les 
soirs,  de  huit  heures  à  minuit,  rit  et  pleure,  aime  et  blasphème, 
meurt  et  tue,  sous  la  lueur  du  gaz,  entre  trois  châssis  de  toile 
peinte.  Sans  culture  réelle,  sans  l'ombre  de  critique,  Boucicault 
avait  tout  lu  en  fait  de  théâtre,  tout  lu  et  tout  retenu  :  [l'excellent, 
le  médiocre  et  le  mauvais,  depuis  le  Phormion  jusqu'à  l'Auberge 
des  Adrets.  Il  savait  par  cœur  toutes  les  «  croix  de  ma  mère  »  du 
mélodrame  moderne  et,  de  toutes  ces  réminiscences,  cousues  en- 
semble avec  du  gros  fil,  il  fabriquait  ses  pièces  qui  ressemblaient 
à  un  habit  d'Arlequin.  Même  sans  le  vouloir,  sans  le  savoir,  il  imi- 
tait :  c'était  le  plagiat  incarné.  Dans  son  premier  grand  succès,  The 
London  assurance,  on  retrouve  non  seulement  Goldsmith  et  She- 
ridan,  mais  Térence  et  Plaute  qu'il  détrousse  à  travers  Molière. 
On  y  voit  aussi  un  père  qui  parle  à  son  fils  et  ne  le  reconnaît  pas, 
ou,  du  moins,  à  qui  on  persuade  de  ne  pas  le  reconnaître;  une 
jeune  dame  qui  siffle  son  mari  et  l'appelle  :  «  ma  poupée  »  ;  un 
maître  qui  fait  des  confidences  à  son  valet;  un  valet  aussi  menteur 
que  Dave  ou  Scapin  ;  un  légiste  qui  cherche  à  se  faire  donner  des 
coups  de  bâton  comme  l'Intimé  ;  un  jeune  homme  ivrogne  et  dé- 
bauché qui  tombe  amoureux  de  la  première  ingénue  de  province; 
une  jeune  fille  élevée  dans  les  bois  qui  répond  au  premier  com- 
pliment qu'elle  reçoit  :  «  Je  vois  que  vous  êtes  une  abeille 
échappée  de  la  ruche  de  la  mode.  Déposez  votre  miel  dans  une 
cellule  mieux  appropriée.  »  La  pièce  va  ainsi  de  la  grossièreté  au 
marivaudage.  En  quelques  minutes,  on  a  un  enlèvement  pour 
rire,  un  duel  comique,  et  un  mariage  qui  ne  semble  guère  plus 
sérieux.  Le  tout  dominé  par  un  testament  qui  est  bien  le  plus 


LE  THÉÂTRE  ANGLAIS  CONTEMPORAIN.  867 

absurde  do  tous  les  testamens  de  théâtre.  La  pièce  est  menée 
par  un  intrigant  plein  de  verve,  que  personne  ne  connaît.  «  Vou- 
lez-vous, lui  demande  Charles  Courtly,  à  la  dernière  scène,  me 
permettre  une  question  impertinente?  —  Avec  le  plus  grand 
plaisir.  —  Qui  diable  êtes-vous? —  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien, 
mais  je  dois  être  un  gentleman.  »  Sur  quoi  un  autre  personnage 
termine  la  pièce  par  une  pédante  définition  du  vrai  gentleman,  et 
la  morale  est  satisfaite. 

Un  jour,  —  c'était  en  1860,  —  ce  dramaturge  qui  vivait  d'em- 
prunts et  qui  devait  à  toutes  les  littératures,  eut  la  fortune  sin- 
gulière de  créer  un  genre.  Gréer,  c'est  peut-être  trop  dire.  Un  com- 
patriote de  Boucicault,  Edmund  Falconer,  comme  lui  auteur  et 
acteur,  avait  ouvert  la  voie.  Mais  Falconer  ne  retrouva  jamais 
le  succès  de  Peep  o'day  et  aboutit  au  mémorable  échec  de  The 
Oonagh.  Boucicault,  au  contraire,  exploita  vingt  ans  la  veine 
fructueuse  découverte  dans  Colleen  Baion.  Ce  drame  est  un  tissu 
d'invraisemblances  et  d'énormités.  Rien  n'est  plus  risible,  lors- 
qu'on y  songe,  que  la  façon  dont  tous  les  personnages  courent 
les  uns  après  les  autres,  au  sens  littéral  aussi  bien  qu'au  sens 
figuré.  La  fièvre  du  dévouement  les  gagne  et  les  affole  tour 
à  tour.  Non  seulement  Eily  O'Connor  est  prête  à  rendre  son 
certificat  de  mariage  pour  donner  la  paix  et  le  bonheur  au  jeune 
Cregan,  mais  Mrs  Cregan  est  prête  à  épouser  un  misérable  pour 
sauver  son  fils  de  la  misère,  et  ce  misérable  lui-même,  un  usu- 
rier sans  âme,  fait  des  folies  et  risque  sa  fortune  pour  épouser  une 
femme  de  quarante-cinq  ans.  Anne  Chute  sacrifiera  son  bien 
pour  un  homme  qu'elle  n'aime  pas,  pendant  que  Hardress,  qui 
l'aime  et  en  est  aimé,  plaide  auprès  d'elle  la  cause  d'un  autre. 
Dauny,  qui  est  un  honnête  homme,  commettra  un  crime  pour 
servir  son  maître,  tandis  que  Myles-Na-Coppaleen,  le  vagabond, 
Y  outlaw,  par  amour  pour  la  femme  qui  l'a  dédaigné,  s'élèvera  à 
des  sublimités  et  à  des  délicatesses  plus  que  chevaleresques. 
Quelle  raison  mystérieuse  nous  fait  supporter  ces  absurdités  et  y 
prendre  quelque  intérêt?  C'est  qu'il  y  a  dans  ce  mélodrame  insensé 
une  sorte  de  sédiment  historique  qui  se  dépose  au  fond  de 
l'esprit  et  y  demeure.  L'effort  douloureux,  humble,  patient,  mais 
inutile  de  cette  fille  du  peuple  pour  devenir  digne  de  celui 
qu'elle  aime,  son  découragement  qui  ne  vient  pas  à  bout  de 
son  amour,  tout  cela  est  indiqué  par  des  traits  si  suggestifs  et  si 
forts  quïls  équivalent  à  une  longue  analyse.  Il  y  a  plus  :  une  sorte 
de  poésie  primitive  se  répand  autour  de  Colleen  Bawn,  telle  qu'elle 
apparut,  il  y  a  trente-cinq  ans.  sous  les  traits  de  Mrs  Dion  Bou- 
cicault, avec  son  petit  manteau  rouge,  ses  longs  cheveux  noirs, 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  expression  moitié  triste,  moitié  séduisante,  d'ange  grondé, 
d'enfant  qui  sourit  dans  les  larmes. 

Jusqu'à  Dion  Boucicault,  on  avait  beaucoup  ri  de  l'Irlande, 
on  n'en  avait  jamais  pleuré.  Il  obtint  ce  résultat  sans  peindre  son 
pays  différent  de  ce  qu'il  était.  Il  connaissait  le  sentiment 
étrange  de  l'Anglais  pour  l'Irlande  :  c'est  le  sentiment  de  l'homme 
pour  la  femme,  dépouillé  des  raflinemens  de  la  philosophie  et 
de  la  civilisation.  Passionné,  violent  et  dur,  il  commence  par  la 
briser,  puis  s'arrête,  vaincu  par  la  faiblesse  de  sa  victime,  do- 
miné par  un  charme  que  les  mots  ne  rendent  pas.  Boucicault 
alla  chercher  ce  sentiment  au  plus  profond  de  l'âme  de  ses  spec- 
tateurs, le  développa,  le  nourrit  et  par  là  servit  peut-être  à  pré- 
parer un  âge  de  générosité  et  de  justice.  Sous  la  grossièreté  des 
moyens  qu'il  employait  et,  souvent  aussi,  des  sentimens  et  des 
idées  qu'il  exprimait,  Boucicault  cachait  une  sorte  de  linesse  qui 
tient  de  l'instinct.  Sa  psychologie  de  l'Irlande  est  vraie  et,  quoi- 
qu'il y  ait  ajouté  bien  des  traits  dans  Shraughraiin,  dans  *Arrah- 
na-Poguc,  dans  The  Octoroon,  dans  Michaël  O'Dowd,  et  dans 
d'autres  œuvres,  elle  est  déjà  complète  dans  Colleen  Ba/vn. 
Lorsque  Myles-Na-Coppaleen  nous  dit  :  «  Il  y  a  en  moi  de  la  mort 
subite  »,  et  quand  Eily  nous  parle  du  «  petit  oiseau  qui  chante 
dans  son  cœur  »,  nous  ne  trouvons  pas  cette  passion  exagérée  ni 
cette  poésie  hors  de  sa  place.  Father  Tom  qui  fume  sa  pipe  et 
boit  du  whisky  de  contrebande  avec  des  rôdeurs,  mais  qui  re- 
prend sans  effort  l'autorité  d'un  apôtre  et  d'un  leader,  est  bien  le 
prêtre  irlandais  d'autrefois  et  peut-être  d'aujourd'hui  :  l'homme 
du  peuple  et  l'homme  de  Dieu.  Enfin,  devant  cette  esquisse  à  la 
fois  informe  et  frappante,  il  est  impossible  de  ne  pas  s'écrier  : 
«  C'est  l'Irlande,  l'Irlande  des  dévoués  et  des  traîtres,  des  humbles 
et  des  révoltés,  des  fous  et  des  martyrs,  des  héros  et  des  assassins, 
l'Irlande  irrationnelle  et  illogique,  qui  déconcerte  nos  sympathies 
après  les  avoir  éveillées,  et  qui  étonnera  l'histoire,  embarrassée 
non  seulement  de  condamner  ou  d'absoudre,  mais  de  comprendre 
et  de  raconter.  » 

Augustin  Filon. 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEUR 


LES  PRÉCURSEURS  DE   LA   THERMODYNAMIQUE 


I 

Le  thermomètre,  écrit  l'abbé  Nollet,  «  sortit  pour  la  première 
fois  des  mains  d'un  paysan  de  Northollande.  A  la  vérité,  ce  paysan, 
nommé  Drebbel,  n'était  point  un  de  ces  hommes  grossiers  qui  ne 
connaissent  que  les  travaux  de  la  campagne  ;  il  paraît  qu'il  avait 
naturellement  beaucoup  d'industrie,  et  apparemment  quelque 
connaissance  de  la  physique  de  ce  temps- là.  »  Inventeur  ingé- 
nieux non  moins  que  charlatan  impudent,  se  vantant  d'avoir  trouvé 
le  mouvement  perpétuel  en  même  temps  qu'il  faisait  faire  de 
grands  progrès  à  l'art  de  teindre  les  étoffes,  Drebbel  sut  se  con- 
cilier les  faveurs  de  Jacques  Ier  ;  Rodolphe  II  le  pourvut  de  grasses 
pensions  et  l'emmena  à  sa  cour  ;  Ferdinand  II,  qui  s'occupait  lui- 
même  de  thermométrie,  le  choisit  comme  précepteur  de  son  fils. 

Le  thermomètre  de  Drebbel, —  invention  qu'il  a  peut-être  em- 
pruntée à  Porta  et  dans  laquelle  il  avait  été,  sans  doute,  précédé 
par  Galilée, —  se  composait  d'un  tube  de  verre  vertical,  terminé, 
à  son  extrémité  supérieure,  par  une  ampoule  de  même  matière 
et  plongé,  par  son  extrémité  inférieure,  dans  un  vase  rempli  d'eau 
ou  de  quelque  liquide  coloré.  En  chauffant  l'ampoule  de  verre, 
on  obligeait  une  partie  de  Fair  qui  y  était  contenu  à  refouler 
l'eau  et  à  s'échapper  au  dehors  ;  lorsqu'on  laissait  ensuite  l'air 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reprendre  la  température  ambiante,  la  pression  extérieure  faisait 
monter  le  liquide  dans  le  tube  ;  le  liquide  montait  d'autant  moins 
haut  que  l'air  contenu  dans  l'ampoule  de  verre,  plus  échauffé, 
avait  acquis  une  plus  forte  tension  ;  les  variations  de  la  tension 
d'une  masse  d'air  dont  le  volume  change  peu  étaient  ainsi  mises 
à  profit  pour  marque?  les  «  augmentations  du  chaud  et  du  froid.  » 

Cet  appareil  peu  pratique  était  cependant  usité  en  Allemagne 
vers  l'an  1621.  Les  membres  de  l'Académie  ciel  Cimento ,  si 
curieux  de  tous  les  progrès  de  la  physique,  ne  tardèrent  pas  à 
lui  substituer  un  instrument  plus  commode,  celui  dont  nous  nous 
servons  encore.  Enfermé  dans  une  ampoule  transparente  que  pro- 
longe un  tube  fin,  un  liquide  plus  dilatable  que  l'ampoule  monte 
dans  le  tube  lorsqu'on  l'échauffé,  descend  lorsqu'on  le  refroidit. 
L'Académie  florentine,  d'ailleurs,  ne  laissait  passer  aucune  décou- 
verte de  physique  qu'elle  n'en  cherchât  aussitôt  l'application  à 
l'art  de  guérir;  à  peine  Galilée  avait-il  reconnu  la  constante 
durée  des  oscillations  d'un  pendule,  que  le  pendule  servait  à 
déterminer  la  fréquence  ou  la  lenteur  du  pouls  des  malades  ;  le 
thermomètre,  rendu  maniable  et  portatif,  devint  incontinent,  entre 
les  mains  du  physiologiste  vénitien  Santorio  Santori,  un  indica- 
teur sensible  et  précis  des  progrès  de  la  fièvre.  Les  écrits  de  San- 
torio rendirent  populaire  ce  précieux  instrument  et,  bientôt,  on 
le  trouva  communément,  dans  les  boutiques  des  émailleurs,  sous 
le  nom  de  thermomètre  de  Florence  ou  de  Sanctorins. 

On  imagine  difficilement  l'intérêt  qu'excitaient  les  indications 
de  cet  appareil  «  digne  d'Archimède  ».  Tout  le  monde  notait  avec 
curiosité  l'ascension  ou  la  descente  de  l'esprit-de-vin  coloré  dans 
le  tube  de  verre,  car,  écrivait  Nollet,  «  le  physicien,  guidé  par  le 
thermomètre,  travaille  avec  plus  de  certitude  et  de  succès;  le  bon 
citoyen  est  mieux  éclairé  sur  les  variations  qui  intéressent  la  san4;é 
des  hommes  et  les  productions  de  la  terre,  et  le  particulier  qui 
cherche  à  se  procurer  les  commodités  de  la  vie,  est  averti  de  ce 
qu'il  doit  faire  pour  habiter  pendant  toute  l'année  dans  une  tem- 
pérature à  peu  près  égale.  »  Au  dire  d'Amontons,  Golbert  projeta 
de  faire  construire  une  grande  quantité  de  thermomètres  et  de  les 
envoyer  dans  différentes  parties  de  la  terre  pour  faire  des  obser- 
vations sur  les  saisons  et  les  climats  ;  il  dut  renoncer  à  son  projet 
à  cause  des  imperfections  que  présentaient,  à  cette  époque,  les 
thermomètres  à  esprit-de-vin  :  des  thermomètres  différens  don* 
naient  des  indications  qui  n'étaient  pas  comparables  entre  elles. 

Aucune  règle  fixe  ne  présidait  au  tracé  des  degrés  sur  la  tige 
des  thermomètres  ;  aussi  ces  divers  instrumens  n'exprimaient-ils 
pas  le  même  chaud  ni  le  même  froid  par  un  même  nombre  de 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEUR.  871 

degrés;  lorsqu'on  les  plaçait  en  un  même  lieu,  l'un  se  fixait  plus 
haut  et  l'autre  plus  bas  ;  l'un  marquait  30°  et  l'autre  seulement 
20°.  Certains  physiciens  avaient  bien  imaginé  de  choisir  une  année 
où  l'hiver  fût  très  froid  et  l'été  très  chaud,  de  marquer  le  point 
le  plus  bas  et  le  point  le  plus  haut  atteints  par  l'esprit-de-vin  dans 
ses  excursions  et  de  diviser  en  cent  parties  égales  l'intervalle 
compris  entre  ces  deux  points  ;  un  tel  thermomètre  permettait,  il 
est  vrai,  à  celui  qui  en  était  possesseur,  de  comparer,  d'une  année 
à  l'autre,  l'ardeur  de  l'été  ou  la  rigueur  de  l'hiver  ;  mais,  en 
communiquant  ses  observations  à  un  autre  physicien,  il  ne  lui 
donnait  que  des  renseignemens  dénués  de  sens  s'il  ne  lui  envoyait, 
avec  les  observations,  l'instrument  qui  avait  servi  à  les  faire,  ou, 
du  moins,  un  instrument  gradué  en  même  temps,  au  même  lieu. 

Un  astronome  auquel  on  demande  la  longueur  du  pendule 
qui  bat  la  seconde  serait  mal  venu  à  répondre  que  ce  pendule  a 
même  longueur  que  son  bâton,  tout  en  cachant  ce  bâton  ;  ce  qu'on 
attend  de  lui,  c'est  le  nombre  de  pieds,  de  pouces,  de  lignes  qui 
mesure  la  longueur  demandée  ;  c'est  un  renseignement  permettant 
à  celui  qui  l'interroge  de  construire  un  pendule  battant  la 
seconde.  Imaginer  de  même,  pour  la  construction  des  thermo- 
mètres, une  règle  qui  permette  d'obtenir,  n'importe  où  et  n'importe 
quand,  des  instrumens  comparables,  des  instrumens  marquant 
assurément  par  un  même  nombre  la  même  intensité  de  chaleur, 
tel  est  le  problème  qui  sollicita  les  efforts  des  physiciens  à  la  fin 
du  xvne  siècle  et  au  début  du  xvme  siècle. 

Le  problème  fut  résolu  pour  la  première  fois  en  1702  par 
Amontons.  Abandonnée  et  reprise  tour  à  tour,  la  méthode  proposée 
par  Amontons  est  devenue  aujourd'hui,  après  bien  des  vicissi- 
tudes, la  méthode  normale  à  laquelle  se  subordonnent  toutes  les 
autres,  la  méthode  qui  détermine  la  température  absolue. 

Deux  observations,  toutes  deux  de  première  importance,  servent 
de  fondement  à  la  méthode  d'Amontons. 

Dans  deux  ampoules  de  verre,  prenons  deux  masses  d'air; 
chacune  de  ces  masses  est  séparée  de  l'air  extérieur  par  un  tube 
recourbé,  plein  de  mercure,  formant  manomètre;  supposons 
qu'à  une  même  température  l'une  des  deux  masses  supporte  la 
pression  d'une  atmosphère  et  l'autre  la  pression  de  deux  atmo- 
sphères; chauffons  également  ces  deux  masses  d'air,  tout  en  ver- 
sant, dans  les  deux  manomètres,  assez  de  mercure  pour  mainte- 
nir invariable  le  volume  occupé  par  chacune  d'elles  ;  tandis  que 
la  pression  supportée  par  la  première  masse  croîtra  d'une  certaine 
quantité,  la  pression  supportée  par  la  seconde  masse  croîtra  d'une 
quantité  double;  la  seconde  pression  demeurera  toujours  double 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  première.  Ainsi,  lorsqu'on  échauffe  également  deux  masses 
d'air  en  maintenant  invariables  les  volumes  des  récipiens  qui  les 
contiennent,  les  pressions  supportées  par  ces  deux  masses  demeu- 
rent dans  un  rapport  constant.  Telle  est  la  première  observation 
d'Amontons. 

La  seconde,  qui  se  peut  faire  avec  un  thermomètre  arbitrai- 
rement gradué,  est  la  suivante  :  la  température  de  l'eau  bouillante 
est  invariable;  non  seulement  le  thermomètre,  plongé  dans  l'eau, 
garde  après  plusieurs  heures  d'ébullition  le  niveau  auquel  il  était 
monté  lorsque  l'eau  jetait  ses  premiers  bouillons,  mais  encore, 
toutes  les  fois  qu'on  l'immerge  dans  l'eau  bouillante,  on  le  voit  re- 
monter au  même  point.  Pour  être  rigoureux,  Amontons  aurait  dû 
ajouter  cette  restriction  :  pourvu  que  la  pression  de  l'atmosphère 
ait,  dans  toutes  ces  expériences,  la  même  valeur;  cette  restriction, 
dont  Newton  connaissait  déjà  l'importance,  les  progrès  ultérieurs 
de  la  physique  en  ont  indiqué  la  nécessité. 

Que  l'on  prenne  une  ampoule  pleine  d'air  reliée  à  un  mano- 
mètre ;  que  l'on  marque  avec  soin  la  pression  qui  maintient  l'air 
dans  cette  ampoule  lorsqu'elle  est  plongée  dans  l'eau  bouillante, 
puis  la  pression  qui,  dans  une  autre  circonstance,  ramène  cet  air 
au  même  volume  ;  le  rapport  de  cette  dernière  pression  à  la  pre- 
mière pourra  être  regardé  comme  exprimant  le  rapport  entre  la 
température  à  laquelle  l'air  était  porté  dans  cette  dernière  circon- 
stance et  la  température  fixe  de  l'eau  bouillante  ;  ce  rapport  aura 
la  même  valeur  quel  que  soit  le  thermomètre,  ainsi  construit,  dont 
on  fasse  usage,  en  sorte  que  l'on  aura  un  moyen  assuré  d'obtenir 
des  instrumens  comparables  entre  eux. 

Ainsi,  à  l'exemple  de  Drebbel,  Amontons  propose  comme  ther- 
momètre une  masse  d'air  qu'une  pression  variable  maintient  sous 
volume  constant;  la  règle  par  laquelle,  à  chaque  degré  de  chaud 
et  de  froid,  il  attache  une  certaine  température,  c'est-à-dire  un 
certain  nombre  d'autant  plus  grand  que  la  chaleur  est  plus  intense, 
d'autant  plus  petit  que  le  froid  est  plus  vif,  est  la  règle  même  à 
laquelle  Desormes  et  Clément  d'une  part,  Laplace  de  l'autre, 
reviendront  un  siècle  plus  tard  ;  c'est  la  règle  que  les  travaux  de 
Sadi  Garnot,  de  Clausius,  de  W.  Thomson,  proposeront  pour 
mesurer  la  température  absolue. 

Les  raisons  profondes  qui  nous  font,  aujourd'hui,  préférer  à 
toute  autre  la  définition  de  la  température  proposée  par  Amon- 
tons ne  pouvaient  être  devinées  au  début  du  xvin'  siècle.  Les 
grandes  dimensions  et  la  forme  peu  maniable  du  thermomètre 
qu' Amontons  avait  imaginé,  la  nécessité,  pour  en  interpréter  les 
indications,  d'avoir  égard  aux  variations  de  la  pression  atmo- 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEUR.  873 

sphérique,  empêchèrent  le  gros  des  physiciens  d'adopter  cet  in- 
strument; le  thermomètre  de  Florence  garda  leurs  préférences.  Il 
était  donc  nécessaire  de  construire  des  thermomètres  à  esprit-de- 
vin qui  fussent  comparables  entre  eux;  c'est  ce  que  fit  Réaumur. 

Réaumur  observa,  en  4730,  qu'un  thermomètre  placé  dans 
l'eau  qui  se  congèle  atteint  un  certain  degré  et  y  demeure  fixé  tant 
que  l'eau  n'est  pas  en  entier  solidifiée;  dans  quelque  circonstance 
que  l'on  se  place  pour  amener  l'eau  à  se  solidifier,  le  môme 
thermomètre,  plongé  dans  le  liquide  qui  se  congèle,  revient  au 
même  point;  la  température  de  congélation  de  l'eau  est  donc  une 
température  toujours  identique  à  elle-même,  une  température 
fixe.  Les  progrès  de  la  physique  ont  apporté  à  cette  loi  des  cor- 
rections ;  ils  ont  révélé  des  causes  qui  font  varier  le  point  de  con- 
gélation de  l'eau;  ils  ont  amené  les  physiciens  à  prendre  pour 
température  fixe  non  plus  le  point  de  congélation  de  l'eau,  mais 
le  point  de  fusion  de  la  glace;  à  s'entourer,  dans  l'observation  de 
ce  point,  des  plus  minutieuses  précautions  ;  mais  ni  ces  corrections, 
pour  nécessaires  qu'elles  soient,  ni  le  fait  que  les  académiciens 
de  Florence  avaient  incidemment  reconnu  l'invariabilité  du  point 
de  fusion  de  la  glace,  ne  diminuent  l'importance  de  la  découverte 
de  Réaumur. 

De  cette  découverte  d'une  température  fixe,  Réaumur  déduisit 
le  moyen  de  fabriquer  des  thermomètres  à  esprit-de-vin  compa- 
rables entre  eux. 

Que  l'on  plonge,  dans  de  l'eau  en  voie  de  congélation,  une 
ampoule  de  verre,  prolongée  par  un  tube  fin  et  remplie  d'esprit- 
de-vin  ;  qu'à  l'endroit  où  vient  affleurer  le  liquide  on  trace  un  trait 
marqué  zéro;  que  l'on  détermine  le  volume  occupé  parle  liquide 
dans  ces  conditions  ;  que  l'on  divise  le  tube  en  tronçons  dont  la 
capacité  intérieure  représente,  à  la  température  de  congélation 
de  l'eau,  des  parties  aliquotes  de  ce  volume,  des  millièmes  par 
exemple  ;  que  l'on  numérote  ces  divisions  à  partir  du  trait  marqué 
zéro.  Si,  dans  une  expérience,  on  voit  l'esprit-de-vin  affleurer  à  la 
division  marquée  cinq,  on  saura  qu'entre  la  température  de  con- 
gélation de  l'eau  et  la  température  de  l'expérience,  l'esprit-de-vin, 
contenu  dans  le  verre,  a  subi  une  dilatation  apparente  égale  à 
cinq  millièmes.  Si  l'on  a  soin  d'employer  toujours,  dans  la  con- 
struction des  thermomètres,  un  esprit-de-vin  doué  des  mêmes  pro- 
priétés, —  et  Réaumur  prescrit  des  règles  minutieuses  pour  la  pré- 
paration d'un  tel  liquide,  —  si  l'on  néglige  les  changemens  que  la 
nature  variable  du  verre  apporte  à  la  loi  de  dilatation  du  récipient 
thermométrique,  on  obtiendra  de  la  sorte  des  instrumens  qui 
marqueront  tous  le   même  degré    lorsqu'ils    seront   également 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

échauffés,  qui  au  même  chaud  ou  au  même  froid  feront  corres- 
pondre le  même  nombre. 

Pour  que  deux  thermomètres  construits  suivant  les  règles 
tracées  par  Réaumur,  soient  rigoureusement  comparables,  il  faut 
qu'ils  soient  formés  du  même  verre  et  remplis  avec  le  même 
liquide  ;  que  le  verre  dont  ils  sont  formés  n'ait  pas  exactement, 
en  tous  deux,  la  même  composition  et  le  même  degré  de  trempe; 
que  l'alcool  qui  les  remplit  n'ait  pas,  en  tous  deux,  exactement  la 
même  concentration,  et  les  indications  de  ces  deux  instrumens 
ne  concorderont  plus;  l'esprit-de-vin  de  l'un  aura  une  dilatation 
apparente  plus  grande  que  l'esprit-de-vin  de  l'autre  ;  si  on  les 
place  tous  deux  dans  des  conditions  identiques,  au  sein  d'un  corps 
également  échauffé  en  tous  ses  points,  le  premier  marquera  un 
degré  plus  élevé  que  le  second. 

Pour  atténuer  ces  écarts,  il  est  naturel  d'astreindre  tous  les 
thermomètres,  de  quelque  matière  qu'ils  soient  constitués,  adon- 
ner les  mêmes  indications  pour  deux  températures  fixes.  On  mar- 
quera, sur  la  tige  du  thermomètre,  les  deux  points  où  affleure  le 
liquide  lorsque  l'instrument  est  porté  à  la  plus  basse  de  ces  deux 
températures,  puis  lorsqu'il  est  porté  à  la  plus  haute;  on  divisera 
l'intervalle  que  ces  deux  points  marquent  sur  la  tige  en  un  cer- 
tain nombre  de  tronçons  ayant  même  volume  intérieur,  et  on 
prolongera  cette  division  au  delà  des  points  fixes  ;  en  de  tels  ther- 
momètres, le  liquide  affleurera  sensiblement  au  même  trait  pour 
un  égal  degré  de  chaleur,  malgré  les  légères  variations]qui  peuvent 
survenir  dans  la  nature  du  verre  et  du  liquide. 

Restent  à  choisir  les  deux  températures  fixes  qui  déterminent 
l'échelle  thermométrique  employée  ;  ce  choix  fit  longtemps  hésiter 
les  physiciens.  En  1688,  Dalencé  prenait  comme  températures 
fixes  d'une  part  celle  d'un  mélange  d'eau  et  de  glace,  d'autre  part 
celle  qui  détermine  la  fusion  du  beurre.  En  1694,  Renaldini 
recommandait  de  déterminer  les  deux  points  fixes  du  thermomètre 
l'un  au  moyen  d'un  mélange  d'eau  et  de  glace,  l'autre  au  moyen 
de  l'eau  bouillante  ;  mais  son  procédé  n'aurait  pu  s'appliquer  aux 
thermomètres  à  esprit-de-vin  seuls  usités  à  cette  époque;  à  la  tem- 
pérature de  l'eau  bouillante,  la  vapeur  d'alcool  a  une  tension  telle 
qu'elle  fait  éclater  les  réservoirs  des  thermomètres  ;  la  méthode 
de  Renaldini  ne  devint  pratique  qu'après  que  Musschenbrœck  eut 
répandu  l'usage  du  thermomètre  à  mercure.  En  1720,  Delisle 
choisissait,  pour  graduer  son  thermomètre,  la  température  de 
l'eau  glacée  et  la  température  presque  invariable  des  caves  de 
l'Observatoire  de  Paris. 

Vers  1714,  un  habile  constructeur  de  Dantzig,  Daniel-Gabriel 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEUR.  875 

Fahrenheit,  fournissait  aux  chimistes  des  thermomètres  à  alcool 
qu'il  remplaça  en  1720  par  des  thermomètres  à  mercure;  ces 
divers  thermomètres  donnaient  des  indications  très  concordantes 
entre  elles.  Au  dire  du  chimiste  Woolf,  Fahrenheit  se  vantait  de 
pouvoir  construire  un  thermomètre  comparable  à  ceux  qu'il  avait 
déjà  faits,  en  quelque  lieu  que  ce  fût,  et  sans  avoir  sous  les  yeux 
aucun  instrument  précédemment  sorti  de  ses  mains;  mais  des 
raisons  particulières  l'empêchaient  de  divulguer  le  procédé  qui 
lui  permettait  d'obtenir  une  telle  concordance.  Ce  procédé,  que 
les  conseils  de  l'astronome  Rœmer  l'avaient  aidé  à  fixer,  n'était  que 
la  méthode  imaginée  par  Dalencé  ;  mais  Fahrenheit  prenait  pour 
point  de  repère  inférieur  la  température  d'un  mélange  de  glace 
et  de  muriate  d'ammoniaque,—  c'était,  croyait-on  alors,  le  plus 
grand  froid  qui  se  pût  obtenir,  —  et,  pour  point  de  repère  supé- 
rieur, la  température  du  corps  humain. 

Enfin,  en  1742,  le  Suédois  André  Celsius  proposa  de  reprendre 
la  méthode  de  Renaldini  et  de  diviser  en  cent  degrés  l'intervalle 
qu'un  thermomètre  à  mercure  parcourt  entre  la  température  de 
la  glace  fondante  et  la  température  de  l'eau  bouillante  ;  il  mar- 
quait la  première  température  du  chiffre  100  et  la  seconde  du 
chiffre  0;  Linné,  renversant  cet  ordre,  acheva  de  donner  au  ther- 
momètre à  mercure  la  forme  sous  laquelle  nous  le  connaissons. 

Construits  avec  du  mercure  pur  et  avec  un  verre  de  nature 
constante,  tous  les  thermomètres  centigrades  donnent  des  indica- 
tions comparables;  si,  au  mercure,  on  substitue  un  autre  liquide; 
si  l'on  change  le  verre  qui  sert  à  former  l'ampoule  et  la  tige  du 
thermomètre,  on  obtiendra  des  instrumens  qui,  dans  une  même 
enceinte  uniformément  chauffée,  ne  donneront  pas  exactement  les 
mêmes  indications;  toutefois,  ils  marqueront  le  même  nombre 
de  degrés  lorsqu'ils  seront  plongés  dans  la  glace  fondante  —  ils 
marqueront  tous  0°  —  ou  lorsqu'ils  seront  entourés  par  la  vapeur 
qu'émet  l'eau  en  bouillant  sous  la  pression  de  l'atmosphère  —  ils 
marqueront  tous  100°.  Entre  ces  deux  températures,  où  tout  écart 
doit  disparaître,  cet  écart  ne  pourra  pas,  en  général,  prendre  une 
valeur  notable;  au  moins  entre  ces  limites,  tous  les  thermomètres 
seront  à  peu  près  comparables. 

L'idée  d'André  Celsius  est  le  point  de  départ  de  la  thermo- 
métrie  moderne.  Cette  idée,  sans  doute,  s'est  développée,  et  il  y 
a  loin  du  thermomètre  centigrade  dont  usait  le  physicien  d'Upsal 
aux  instrumens  minutieusement  précis  que  construisent  aujour- 
d'hui d'habiles  spécialistes  ;  mais,  tout  en  se  développant,  elle  est 
demeurée  identique  à  elle-même,  au  moins  dans  ses  traits  essen- 
tiels. 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II 

Parmi  les  divers  thermomètres  que  les  physiciens  ont  ima- 
ginés, de  Galilée  ou  de  Drebbel  à  Celsius  ou  à  Linné,  en  est-il  un 
qui  justifie  son  nom?  En  est-il  un  dont  les  degrés  mesurent  la 
chaleur  des  corps? 

Pour  les  premiers  physiciens  qui  usèrent  du  thermomètre,  il 
ne  pouvait  être  question  de  mesurer  la  chaleur;  la  physique  de 
l'Ecole  enseignait  que  le  chaud  était  une  qualité;  cette  qualité, 
tous  les  corps  la  possédaient  avec  une  intensité  plus  ou  moins 
grande  ;  mais  la  chaleur  n'était  pas  une  quantité,  elle  ne  pouvait 
être  mesurée  par  un  nombre. 

Bacon  avait  déclaré  la  guerre  aux  formes  substantielles  et  aux 
qualités  occultes  ;  il  voulait  les  chasser  de  la  science  ;  aussi  la 
chaleur  n'était-elle  pas  pour  lui  une  qualité,  mais  un  mouvement: 
«  La  définition  ou  la  vraie  forme  de  la  chaleur,  dit-il,  celle  qui 
appartient  à  l'univers  et  non  au  sens  seulement,  est  celle-ci  en 
peu  de  mots  :  La  chaleur  est  un  mouvement  expansif,  resserré  et 
existant  dans  les  particules  ;  cette  expansion  est  d'abord  modifiée 
en  ceci  :  qu'en  se  faisant  en  tout  sens,  elle  a  néanmoins  une  ten- 
dance vers  le  haut...  »  Les  scolastiques  se  refusaient  à  abandon- 
ner, pour  cette  physique  nouvelle,  l'antique  physique  d'Aristote; 
on  aurait  quelque  mauvaise  grâce  à  leur  en  faire  un  reproche. 

Fidèle  à  sa  méthode,  Descartes  chercha,  sous  la  qualité 
qu'exprimaient  les  mots  chaud  et  froid,  un  élément  quantitatif; 
il  regarda  la  chaleur  comme  une  grandeur  susceptible  de 
mesure. 

Selon  la  philosophie  cartésienne,  la  matière  n'est  que  l'éten- 
due; on  n'y  doit  rien  supposer  que  ce  qu'étudient  les  géomètres, 
diverses  figures  et  divers  mouvemens  ;  à  des  figures  et  à  des  mou- 
vemens,  on  doit  ramener  toutes  les  qualités  que  considéraient  les 
scolastiques,  en  particulier  le  chaud  et  le  froid.  Qu'est-ce  donc 
que  la  chaleur  ?  Une  agitation  très  prompte  et  très  violente  des 
diverses  parties  du  corps  échauffé  et,  principalement,  de  celles 
qui  sont  les  plus  petites  et  les  plus  subtiles,  de  celles  qui  consti- 
tuent pour  Descartes  le  troisième  élément. 

Un  corps  est-il  frappé  par  la  lumière,  la  pression  en  laquelle 
consiste  cette  lumière  s'exerce  sur  les  diverses  parties  de  ce  corps  ; 
mais  elle  s'exerce  irrégulièrement,  comprimant  tantôt  ce  point, 
tantôt  cet  autre,  agissant  tantôt  à  l'une  des  extrémités  d'une  par- 
ticule, tantôt  à  l'autre  bout;  voilà  rompu  l'équilibre  de  ces  par- 
ties, les  voilà  vivement  agitées. 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEUR.  877 

L'agitation  des  particules  frappées  par  la  lumière  gagne  de 
proche  en  proche  celles  qui  n'ont  pas  été  éclairées  ;  la  chaleur  se 
propage.  Le  mouvement  calorifique  ne  cesse  pas  au  moment 
même  où  cesse  d'agir  la  cause  qui  l'a  engendré  ;  ce  n'est  que  peu 
à  peu  que  les  particules  du  troisième  élément  reviennent  à  l'équi- 
libre ;  ce  n'est  que  peu  à  peu  que  la  chaleur  se  dissipe. 

Ces  particules  matérielles  auxquelles  la  chaleur  a  communiqué 
un  mouvement  inusité,  ne  peuvent  plus  être  contenues  dans  un 
espace  aussi  étroit  que  lorsqu'elles  étaient  soit  au  repos,  soit 
animées  d'un  mouvement  moins  violent,  car  elles  ont  des  figures 
irrégulières,  en  sorte  qu'elles  occupent  moins  de  place  lorsque  le 
repos  les  laisse  enchevêtrées  que  lorsqu'une  agitation  continuelle 
les  sépare  et  les  brouille  d'une  manière  désordonnée;  aussi  la 
chaleur  dilate-t-elle  presque  tous  les  corps,  les  uns  plus,  les 
autres  moins,  selon  la  figure  et  l'arrangement  des  particules  qui 
les  composent. 

Dans  un  corps  liquide,  les  plus  petites  parties  se  remuent 
diversement  l'une  l'autre;  aussi  les  parties  de  la  flamme,  perpé- 
tuellement agitées,  peuvent-elles,  en  leur  communiquant  de  leur 
mouvement,  rendre  liquides  la  plupart  des  corps.  Quand  le  feu 
fond  les  métaux,  il  n'agit  pas  avec  une  autre  puissance  que  lors- 
qu'il brûle  le  bois.  Mais  parce  que  les  parties  des  métaux  sont 
toutes  à  peu  près  égales  entre  elles,  la  flamme  ne  peut  les  remuer 
l'une  sans  l'autre,  et  ainsi  elle  en  compose  des  corps  entièrement 
liquides;  au  lieu  que  les  parties  du  bois  sont  tellement  inégales 
qu'elle  peut  séparer  les  plus  petites,  et  les  rendre  fluides,  c'est- 
à-dire  les  faire  «  voler  en  fumée  »,  sans  agiter  au  même  degré 
les  plus  grosses. 

Agitées  par  le  feu,  les  diverses  parties  d'un  corps  exerceront 
des  pressions  variables  sur  l'éther  qui  les  environne,  et  ces  pres- 
sions, transmises  instantanément  aux  régions  les  plus  lointaines 
de  cet  éther,  ne  seront  autre  chose  que  la  lumière  émise  par  le 
corps  incandescent. 

Ce  mouvement  qui  dilate  les  corps,  qui  les  fond,  qui  les  réduit 
en  cendres  et  en  fumée,  qui  donne  de  la  lumière,  nous  explique 
aussi  pourquoi  la  flamme  nous  échauffe  ;  tout  ce  qui  remue 
diversement  les  petites  parties  de  nos  mains  peut  exciter  en 
nous  la  sensation  de  chaud,  «  car,  en  se  frottant  seulement  les 
mains,  on  les  échauffe  ;  et  tout  autre  corps  peut  aussi  être  échauffé, 
sans  être  mis  auprès  du  feu,  pourvu  seulement  qu'il  soit  agité  et 
ébranlé,  en  telle  sorte  que  plusieurs  de  ses  petites  parties  se 
remuent  et  puissent  remuer  avec  soi  celles  de  nos  mains.  » 

Or,  —  c'est  un  des  points  fondamentaux  de  la  doctrine  carte- 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sienne,  —  à  un  assemblage  de  corps  en  mouvement  correspond 
un  nombre,  nombre  qui  mesure  l'intensité  de  l'agitation  dont  ce 
système  de  corps  est  animé,  la  quantité  de  mouvement  qu'il  pos- 
sède ;  ce  nombre  est  doublé  lorsqu'on  double  soit  la  grandeur  de 
l'un  des  corps  qui  se  meuvent,  soit  la  vitesse  qui  entraîne  ce 
corps.  Ce  nombre  s'obtient,  en  un  mot,  en  multipliant  chaque 
masse  mobile  par  la  vitesse  qui  l'anime  et  en  ajoutant  entre  eux 
tous  les  produits  obtenus. 

Dans  un  corps  échauffé,  sont  des  particules  animées  d'un 
mouvement  peu  ample,  mais  très  rapide;  de  ce  mouvement,  un 
corps  donné,  porté  à  un  degré  de  chaleur  déterminé,  contient 
une  certaine  quantité;  cette  quantité  de  mouvement  calorifique 
dans  un  corps  chaud,  c'est  la  quantité  de  chaleur  qu'il  renferme. 

Plus  les  particules  agitées  seront  grosses,  plus  sera  rapide  le 
mouvement  qui  les  anime,  plus  le  corps  échauffé  possédera  de 
chaleur.  Le  mouvement  des  parties  de  l'air,  qui  le  rend  extrême- 
ment fluide,  ne  lui  donne  pas  la  puissance  de  brûler,  car  «  entre 
les  parties  de  l'air,  s'il  y  en  a  de  fort  grosses,  comme  sont  les  atomes 
qui  s'y  voient,  elles  se  remuent  aussi  fort  lentement;  et  s'il  y  en 
a  qui  se  remuent  plus  vite,  elles  sont  aussi  fort  petites.  »  Au 
contraire,  parmi  les  parties  de  la  flamme,  «  il  y  en  a  plus  grand 
nombre  d'égales  aux  plus  grosses  de  celles  de  l'air,  qui  avec  cela 
se  remuent  beaucoup  plus  vite.  »  Celles-là  seules  ont  une  quantité 
de  mouvement  assez  grande  pour  brûler,  comme  il  paraît  «  en  ce 
que  la  flamme  qui  sort  de  l'eau-de-vie  ou  des  autres  corps  fort 
subtils,  ne  brûle  presque  point,  et  qu'au  contraire  celle  qui  s'en- 
gendre dans  les  corps  durs  et  pesans  est  fort  ardente.  » 

Ainsi,  à  la  notion  purement  qualitative  de  chaud  et  de  froid 
que  les  physiciens  avaient  considérée  jusqu'à  lui,  Descartes  fait 
correspondre  une  notion  quantitative,  une  grandeur,  la  quantité 
de  chaleur,  et,  par  là,  il  fait  rentrer  l'étude  de  la  chaleur  dans 
cette  arithmétique  universelle,  appelée,  selon  lui,  à  embrasser 
tout  le  champ  des  sciences  physiques. 

Cette  idée  de  quantité  de  chaleur,  créée  par  Descartes,  tra- 
versera tout  un  siècle  sans  éprouver  presque  aucune  modifi- 
cation; elle  subira,  il  est  vrai,  le  contre-coup  de  la  révolution 
dont  la  dynamique  va  être  l'objet;  Leibniz  va  montrer  que  la 
règle  proposée  par  Descartes  pour  apprécier  l'intensité  de  l'agi- 
tation qui  anime  un  ensemble  de  corps  est  mal  choisie;  qu'à 
cette  règle  il  en  faut  substituer  une  autre;  qu'au  lieu  de  multi- 
plier la  masse  de  chaque  corps  par  sa  vitesse,  il  faut  la  multiplier 
par  le  carré  de  cette  vitesse  ;  qu'en  un  mot  le  rôle  attribué  par 
la  philosophie  cartésienne  à  la  quantité  de  mouvement  doit  être 


LES    THÉORIES    DE    LA    CHALEUR.  879 

réservé  à  la  force  vive.  Aussi  définira-t-on  la  quantité  de  chaleur 
présente  dans  un  corps  comme  la  force  vive  du  mouvement 
intestin  dont  sont  agitées  les  petites  parties  de  ce  corps.  Mais, 
sauf  en  ce  point,  les  idées  cartésiennes  touchant  la  nature  du 
chaud  et  du  froid  demeureront  inaltérées.  Tout  en  renversant  les 
théories  optiques  de  Descartes  et  de  Huygens,  Newton  s'exprime 
comme  Descartes  lorsqu'il  parle  de  la  chaleur.  «  La  lumière,  dit-il, 
agit  sur  les  corps  pour  les  échauffer,  c'est-à-dire  pour  exciter  en 
eux  le  mouvement  vibratoire  qui  constitue  la  chaleur  ;  en  revanche, 
échauffés  au  delà  d'un  certain  degré,  tous  les  solides  deviennent 
lumineux,  et  cette  émission  de  lumière  est  produite  par  les  niou- 
vemens  vibratoires  qui  en  agitent  les  diverses  parties.  » 

Un  pied  cube  d'or,  un  pied  cube  de  plomb,  un  pied  cube 
d'eau,  un  pied  cube  d'air,  lorsqu'ils  sont  également  chauds,  con- 
tiennent une  même  quantité  de  chaleur;  la  quantité  de  chaleur 
que  renferme  un  corps  porté  à  une  température  déterminée  ne 
dépend  que  de  son  volume  et  est  proportionnelle  à  ce  volume  ; 
c'est  une  loi  communément  admise  au  début  du  xvme  siècle  ; 
dans  leurs  traités  de  physique,  Pierre  de  Musschenbrœck,  l'abbé 
Nollet,  énoncent  cette  loi  et  rapportent  des  expériences  qu'ils 
jugent  propres  à  la  démontrer. 

Peut-on  mesurer  cette  quantité  de  chaleur  contenue  dans 
l'unité  de  volume  d'un  corps  quelconque  porté  à  une  température 
donnée?  Le  thermomètre  fournit-il  une  indication  à  cet  égard? 
Parmi  les  thermomètres  variés  que  les  physiciens  ont  imaginés, 
en  existe-t-il  un  qui  monte  exactement  d'un  degré  chaque  fois 
que  la  quantité  de  chaleur  contenue  dans  un  pied  cube  de  ma- 
tière augmente  d'une  même  quantité,  chaque  fois  que  les  sub- 
stances qui  le  composent  éprouvent  un  gain  égal  de  chaleur  ? 
Celui-là,  et  celui-là  seul,  marquerait  un  nombre  de  degrés 
proportionnel  à  l'accroissement  que  subit  la  force  vive  du  mou- 
vement calorifique  au  sein  du  corps  au  contact  duquel  il  se 
trouve,  lorsque  ce  corps  passe  du  point  de  fusion  de  la  glace  au 
point  de  chaud  ou  de  froid  où  il  est  actuellement  porté  ;  celui-là 
seul  serait  vraiment  un  thermomètre. 

Ce  problème  sollicite  l'attention  de  tous  les  physiciens  qui, 
au  début  d^  xvme  siècle,  cherchent  à  perfectionner  le  thermo- 
mètre; tous  reconnaissent  qu'ils  ne  le  peuvent  résoudre.  Des 
thermomètres  comparables  nous  permettent  d'étudier  tous  les 
corps  et  de  dire  avec  certitude  :  «  Celui-ci  est  aussi  chaud,  plus 
chaud,  moins  chaud  que  celui-là.  »  Ils  ne  nous  indiquent  rien  de 
plus.  Pour  porter  un  corps  de  0°  à  100°,  il  faut  lui  fournir  une 
plus  grande  quantité  de  chaleur  que  pour  le  porter  de  0°  à  20°, 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  rien  ne  prouve  qu'il  faille  lui  en  fournir  cinq  fois  plus. 
Lorsque,  dit  Musschenbrœck,  les  corps  qui  forment  un  thermo- 
mètre «  viennent  à  être  dilatés  par  une  certaine  quantité  de  feu, 
nous  ignorons  si  une  double  quantité  de  feu  les  dilate  deux  fois 
davantage...  Par  conséquent,  le  thermomètre  nous  peut  seule- 
ment faire  voir  si  le  mercure  se  raréfie  plus  ou  moins  par  le 
moyen  d'un  peu  plus  ou  moins  de  feu;  il  ne  nous  fait  voir  en 
effet  rien  davantage,  et  nous  ne  devons  rien  en  conclure  de  plus.  » 
Réaumur  n'est  pas  moins  net  dans  l'affirmation  de  cette  vérité  : 
«  Chacun  des  degrés  égaux  en  étendue  dans  deux  thermomètres, 
et  peut-être  dans  le  même,  marquera  bien  un  degré  égal  de  la 
dilatation  de  l'esprit-de-vin,  mais  non  pas  un  degré  égal  de  cha- 
leur. Il  n'est  pas  sûr  que  la  chaleur,  toujours  augmentée  par 
degrés  égaux,  produise  dans  l'esprit-de-vin  des  augmentations 
égales  de  volume...  Deux  thermomètres  où  l'esprit-de-vin  sera 
inégalement  élevé  marqueront  seulement  que  l'un  aura  reçu  un 
certain  nombre  de  degrés  de  chaleur  plus  que  l'autre,  mais  non 
pas  quel  sera  le  rapport  de  ces  différens  degrés  entre  eux.  » 

La  détermination  de  la  quantité  de  chaleur  qu'il  faut  fournir  à 
un  pied  cube  de  matière  pour  le  porter  d'un  degré  thermométrique 
à  un  autre  demeure  cependant  la  connaissance  qu'il  est  le  plus 
essentiel  d'acquérir  si  l'on  veut,  avec  Descartes,  réduire  l'étude 
de  la  chaleur  à  l'arithmétique  universelle.  «  M.  de  Réaumur,  dit 
Y  Histoire  de  l'Académie  pour  l'année  1730,  ne  croit  pas  qu'on 
puisse  arriver  à  cette  connaissance  exacte,  tant  il  est  arrêté  qu'il 
restera  toujours  beaucoup  d'obscurités  dans  nos  lumières.  » 

III 

La  solution  que  Réaumur  désespérait  de  trouver  était,  cepen- 
dant, fort  aisée  à  découvrir;  Black  et  Grawford  la  donnèrent 
quelque  quarante  ans  plus  tard. 

Pour  élever  la  température  d'une  livre  d'eau  depuis  le  point 
de  fusion  de  la  glace  jusqu'au  point  que  le  thermomètre  centigrade 
marque  1°,  il  faut  accroître  d'une  quantité  bien  déterminée  la 
chaleur  que  renfermait  cette  livre  d'eau  à  0°.  Cette  quantité 
invariable  peut  nous  servir  d'étalon  dans  la  mesure  des  quantités 
de  chaleur,  &  unité  de  chaleur.  Pour  porter,  de  la  température  0°  à 
la  température  1°,  deux,  trois  quatre  livres  d'eau,  il  faudra  leur 
communiquer  deux,  trois,  quatre  unités  de  chaleur;  au  con- 
traire, lorsque  une,  deux,  trois  livres  d'eau  se  refroidissent  de 
1°  à  0°,  elles  perdent  une  quantité  de  chaleur  égale  à  une,  deux, 
trois  unités. 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEl  H.  881 

Prenons  maintenant  10  onces  de  mercure  chauffées  à  100 
dans  la  vapeur  d'eau  bouillante;  plongeons-les  dans  33  onces 
d'eau  que  de  la  glace  fondante  avait  amenées  à  0°  ;  le  mercure  va 
se  refroidir  et  l'eau  s'échauffer  ;  au  bout  de  peu  de  temps,  l'en- 
semble de  ces  deux  corps  aura  pris  la  température  commune 
de  1°.  Les  10  onces  de  mercure  ont  perdu  une  certaine  quantité  de 
chaleur,  précisément  celle  qu'il  serait  nécessaire  de  leur  fournir 
pour  les  réchauffer  de  1°  à  100°  ;  qu'est  devenue  cette  chaleur?  Elle 
a  été  cédée  aux  33  onces  d'eau,  qu'elle  a  échauffées  de  0°  à  1°. 
L'observation  que  nous  venons  de  faire  nous  permet  d'évaluer 
cette  quantité  de  chaleur;  elle  nous  apprend  que,  pour  échauffer 
une  livre  de  mercure  de  1°  à  100°,  il  faut  lui  fournir  33  unités 
de  chaleur.  Par  le  même  procédé,  nous  pourrons  connaître  la 
quantité  de  chaleur  nécessaire  pour  porter  une  livre  de  mercure 
de  1°  à  50°;  par  différence,  nous  saurons  ce  qu'une  livre  de  mer- 
cure gagne  de  chaleur  lorsqu'elle  s'échauffe  de  50°  à  100°. 

Cette  méthode  des  mélanges  est  très  générale;  elle  permet  de 
mesurer,  d'évaluer  en  nombre  le  gain  de  chaleur  qu'éprouve  un 
corps  quelconque  pour  passer  d'une  température  à  une  autre.  Son 
premier  effet  est  de  ruiner  la  loi  qu'admettaient  Nollet,  Muss- 
chenbrœck,  la  plupart  des  physiciens  au  début  du  xvine  siècle  ; 
des  volumes  égaux  de  différentes  substances  n'absorbent  point  la 
même  quantité  de  chaleur  pour  s'échauffer  également;  il  faut  un 
peu  moins  de  chaleur  pour  échauffer  de  1°  deux  pieds  cubes  de 
mercure  que  pour  échauffer  de  la  même  quantité  un  pied  cube 
d'eau.  Chaque  corps,  à  chaque  température,  possède  une  chaleur 
spécifique;  c'est  la  quantité  de  chaleur  qu'il  faut  fournir  à  l'unité 
de  poids  de  ce  corps  pour  la  porter  de  la  température  en  question 
à  une  autre,  plus  élevée  d'un  degré  dans  l'échelle  thermomé- 
trique; c'est  à  l'expérience  qu'il  faut  demander  l'évaluation  des 
chaleurs  spécifiques.  Cette  évaluation  va  devenir  l'un  des  princi- 
paux sujets  d'étude  pour  les  physiciens  de  la  fin  du  xvme  siècle. 

Il  ne  s'agit  plus  de  savoir  si  toute  ascension  d'un  même 
nombre  de  degrés  du  mercure  dans  le  thermomètre  correspond  à 
un  égal  accroissement  de  chaleur  dans  les  corps  qui  l'environnent; 
la  question  n'aurait  plus  de  sens,  à  moins  que  l'on  ne  précisv  la 
nature  de  ces  corps.  Aussi  cette  question,  qui  avait  tant  préoccupé 
les  physiciens,  change-t-elle  de  forme  après  les  découvertes  de 
Black  et  de  Cravvford;  elle  se  transforme  en  celle-ci  :  un  thermo- 
mètre donné,  un  thermomètre  à  mercure  par  exemple,  éprouve- 
t-il  un  même  gain  de  chaleur  toutes  les  fois  qu'il  monte  d'un  degré, 
quelle  que  soit  la  région  de  l'échelle  thermométrique  où  se  produit 
cette  ascension?  La  méthode  des  mélanges  permet  de  résoudre 

TOME   CXX1X.    —   1895. 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  question.  Do  Luc  montre  qu'il  faut  toujours  à  peu  près  la 
même  quantité  de  chaleur  pour  faire  monter  le  thermomètre  à 
mercure  d'un  degré,  quel  que  soit  ce  degré. 

De  la  méthode  des  mélanges,  Black  allait,  en  1762,  tirer  une 
découverte  encore  plus  importante. 

Prenez  une  livre  de  glace  au  moment  où  elle  commence  à 
fondre  et  où,  par  conséquent,  sa  température  est  0°;  plongez- 
la  dans  quatre-vingts  livres  d'eau  portées  à  1°  ;  la  glace  va  fondre, 
l'eau  se  refroidir  ;  au  bout  d'un  certain  temps,  la  glace  aura 
entièrement  disparu  et  il  restera  quatre-vingt-une  livres  d'eau  ; 
le  thermomètre,  plongé  dans  cette  eau,  marquera  exactement  0°. 

Les  quatre-vingts  livres  d'eau  que  nous  avions  prises  à  la 
température  de  1°,  se  refroidissant  de  1°  à  0°,  ont  abandonné, 
nous  le  savons,  quatre-vingts  unités  de  chaleur;  qu'est  devenue 
cette  chaleur?  La  livre  de  glace  que  nous  avions  prise  s'est  trans- 
formée en  une  livre  d'eau,  mais  sa  température  n'a  pas  changé; 
elle  était  0°  avant  l'opération,  elle  est  0°  après.  Ainsi,  une  livre 
de  glace,  en  fondant,  absorbe  une  quantité  de  chaleur  considé- 
rable, une  quantité  mesurée  par  le  nombre  80,  et  cela  sans  que 
sa  température  varie.  Inversement,  une  livre  d'eau  à  0°,  se  con- 
vertissant en  une  livre  de  glace  également  à  0°,  dégage  quatre- 
vingts  unités  de  chaleur. 

L'observation  de  Black  expliquait  de  la  manière  la  plus  heu- 
reuse une  ancienne  expérience  que  les  académiciens  de  Florence 
avaient  exécutée  sans  l'interpréter.  Ils  avaient  rempli  un  vase  de 
glace  pilée  très  fine  et,  y  ayant  mis  un  thermomètre,  l'avaient 
laissé  prendre  la  température  du  bain  ;  puis,  plongeant  le  vase 
plein  de  glace  dans  l'eau  bouillante,  ils  avaient  remarqué  que  la 
chaleur  faisait  fondre  la  glace  tandis  que  le  thermomètre  demeu- 
rait stationnaire  ;  la  chaleur  de  l'eau  bouillante  était  absorbée  par 
la  glace  qui  repassait  à  l'état  liquide  sans  que  le  thermomètre 
en  ressentît  aucun  effet. 

Black  put  observer  que  les  autres  corps  solides,  en  fondant, 
absorbent,  comme  la  glace,  une  certaine  quantité  de  chaleur  sans 
que  leur  température  éprouve  de  changement  ;  que  la  vaporisa- 
tion de  l'eau,  des  autres  liquides,  est  également  accompagnée 
d'une  grande  absorption  de  chaleur,  bien  que  la  vapeur  ne  soit  pas 
plus  chaude  que  le  liquide. 

L'observation  de  Black  fournissait  un  nouveau  moyen  d'éva- 
luer les  quantités  de  chaleur;  toutes  les  fois  qu'un  corps,  en  se 
refroidissant  ou  en  éprouvant  quelque  autre  modification,  fait 
fondre  une  livre  de  glace  prise  à  0°,  on  sait  qu'il  a  abandonné 
quatre-vingts    unités    de  chaleur;  de   ce   principe,  Wilcke,  en 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEUR.  88.'i 

1772,  Lavoisier  et  Laplace,  en  1783,  déduisirent  une  nouvelle 
méthode  calorimétrique  qui  fut,  pendant  longtemps,  préférée  à 
la  méthode  des  mélanges. 

Les  expériences  de  Black  prouvaient  que  la  chaleur  commu- 
niquée à  un  corps  peut  se  comporter  de  deux  manières  bien 
différentes  ;  si  le  corps  n'éprouve  aucun  changement  d'état,  elle 
en  élève  la  température,  elle  fait  monter  le  thermomètre  qui 
touche  ce  corps  ;  mais  si  le  corps  éprouve  un  changement  d'état, 
si  de  solide  il  devient  liquide,  si  de  liquide  il  se  transforme  en 
vapeur,  la  chaleur  s'emmagasine  en  lui  sans  le  rendre  plus  chaud, 
sans  faire  monter  le  thermomètre  que  l'on  plonge  dans  son  sein  ; 
cette  chaleur  devient  latente;  si  le  corps  éprouve  un  changement 
d'état  inverse,  si  le  liquide  se  solidifie,  si  la  vapeur  se  condense, 
il  abandonne  de  la  chaleur  sans  que  la  température  s'abaisse  ;  il 
échauffe  les  corps  qui  l'entourent  sans  se  refroidir;  la  chaleur 
qu'il  avait  emmagasinée  à  l'état  latent  redevient  libre. 

Ces  phénomènes  nous  sont  aujourd'hui  si  familiers  que  nous 
méconnaissons  volontiers  l'importance  de  la  révolution  produite, 
par  leur  découverte,  dans  les  idées  des  physiciens;  quelques 
réflexions  bien  simples  suffisent  cependant  à  faire  éclater  aux 
yeux  la  grandeur  de  cette  révolution. 

La  quantité  de  chaleur  avait  été  introduite  par  les  cartésiens 
comme  une  grandeur  susceptible  d'exprimer  en  nombres  nos 
sensations  de  chaud  et  de  froid  ;  la  quantité  de  chaleur  contenue 
dans  un  corps  était  plus  ou  moins  grande  selon  que  ce  corps 
nous  semblait  plus  ou  moins  chaud  ;  un  pied  cube  de  fer,  un 
pied  cube  d'eau,  un  pied  cube  d'air  renfermaient  autant  de  cha- 
leur l'un  que  l'autre  lorsqu'ils  étaient  également  chauds. 

En  créant  la  calorimétrie,  Black  etCrawford  montrèrent  .que 
des  corps  de  nature  différente,  en  s'élevant  d'une  même  tempé- 
rature à  une  autre  même  température,  absorbaient  des  quantités 
inégales  de  chaleur,  en  sorte  que  ces  deux  expressions  :  deux 
corps  sont  également  chauds  et  deux  corps  contiennent,  par  unité 
de  volume,  la  même  quantité  de  chaleur,  ne  pouvaient  plus 
être  prises  comme  synonymes,  ainsi  qu'elles  l'avaient  été  jus- 
que-là. 

Du  moins  était-il  loisible  de  penser  qu'on  échauffait  forcément 
un  corps,  de  nature  donnée,  en  lui  fournissant  une  certaine  quan- 
tité de  chaleur;  qu'on  le  refroidissait  en  lui  soustrayant  cette 
même  quantité  de  chaleur;  la  découverte  de  la  chaleur  latente 
rendait  inadmissible  cette  opinion;  elle  rompait  tout  lien  entre 
le  sens  que  le  mot  chaleur  a  dans  la  langue  vulgaire  et  le  sens , 
qu'il  prend  dans  le  langage  des  physiciens;  un  corps  peut  gagner 


88 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  chaleur  sans  devenir  plus  chaud,  il  peut  perdre  de  la  cha- 
leur sans  devenir  plus  froid. 

Les  corps  ont  la  propriété  d'affecter  nos  sens  d'une  manière 
plus  ou  moins  intense,  de  nous  paraître  plus  ou  moins  chauds; 
cette  propriété,  les  physiciens  ne  la  représentent  plus  comme- 
une  grandeur,  ils  ne  la  mesurent  plus  ;  tout  ce  qu'ils  peuvent  faire, 
c'est  de  rapporter  les  diverses  intensités  de  cette  qualité  à  une 
échelle  de  nombres  qui  croissent  en  même  temps  que  les  corps 
s'échauffent;  chaque  thermomètre  nous  fournit  une  semblable 
échelle.  La  quantité  de  chaleur,  au  contraire,  est  une  grandeur 
que  mesurent  les  diverses  méthodes  calorimétriques;  mais  cette 
grandeur,  sans  relation  directe  avec  la  propriété  qu'a  le  corps 
d'être  plus  ou  moins  chaud,  mesure  quelque  chose  que  le  physi- 
cien suppose  en  ce  corps,  non  pas  en  vertu  de  ses  perceptions 
sensibles,  mais  en  vertu  de  ses  idées  théoriques. 

Les  idées  théoriques  des  physiciens,  touchant  la  quantité  de 
chaleur,  allaient  elles-mêmes  être  bouleversées  par  la  découverte 
de  Black. 

IV 

Les  diverses  parties  d'un  corps  échauffé  étaient,  selon  les  car- 
tésiens, animées  d'un  mouvement  très  petit  et  très  rapide  ;  la 
quantité  de  chaleur  renfermée  dans  le  corps  était  la  mesure  de 
cette  agitation  interne;  elle  en  représentait  la  quantité  de  mouve- 
ment, selon  Descartes,  et  la  force  vive,  selon  les  physiciens 
éclairés  par  les  découvertes  de  Leibniz  et  de  Iluygens.  Grand  fut 
le  succès  de  cette  théorie  de  la  chaleur;  toutefois,  elle  ne  parvint 
jamais  à  déraciner  en  certains  esprits  les  théories  qu'elle  était 
venue  supplanter;  si  les  scolastiques  continuaient  à  regarder  la 
chaleur  comme  une  qualité,  les  chimistes,  fils  des  alchimistes, 
persistaient  à  l'attribuer  à  une  substance  fluide  répandue  dans 
tous  les  corps  :  le  feu. 

Newton  partageait  les  idées  de  Descartes  sur  la  chaleur,  mais 
la  lumière,  au  lieu  d'être  pour  lui  l'effet  d'un  mouvement,  était 
l'impression  produite  sur  notre  œil  par  une  substance  spéciale, 
formée  de  corpuscules  très  .ténus  que  les  corps  lumineux  lançaient 
avec  une  extrême  vitesse  ;  la  chaleur  qui ,  si  souvent,  accompagne 
la  lumière,  n'est-elle  pas  un  effet,  soit  de  cette  même  substance, 
soit  d'une  substance  analogue?  Beaucoup  de  disciples  de  Newton 
le  pensèrent  et  abandonnèrent  la  doctrine  cartésienne. 

La  découverte  des  principales  manifestations  de  l'électricité 
porta  un  nouveau  coup  à  cette  doctrine  ;  les  phénomènes  électri- 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEUR.  888 

ques  semblaient  s'expliquer  d'une  façon  si  heureuse  par  les  pro- 
priétés d'un  fluide  très  subtil,  capable  de  pénétrer  tous  les  corps, 
de  circuler  rapidement  dans  les  conducteurs,  lentement  dans  les 
isolans,  que  l'existence  du  fluide  électrique  fut  bientôt  admise  de 
ceux  mômes  qui  répugnaient  le  plus  à  introduire  de  telles  sub- 
stances dans  les  théories  de  la  physique;  l'électricité  acceptée,  le 
feu  ne  pouvait  tarder  à  l'être;  peut-ôtre  môme  ces  deux  fluides 
étaient-ils  identiques;  du  moins,  l'abbé  Nollet  l'enseignait  et  l'on 
imprimait  des  ouvrages  qui  avaient  pour  titre  :  Le  spectacle  du 
feu  élémentaire  ou  cours  d'électricité  expérimentale . 

Plusieurs  physiciens  étaient  déjà  si  bien  convaincus  de  l'exis- 
tence substantielle  du  feu  qu'ils  disputaient  entre  eux  des  pro- 
priétés de  ce  corps.  Le  feu  est-il  pesant?  Beaucoup  le  pensaient, 
car,  lorsqu'il  s'accumule  dans  un  métal  fortement  chauffé,  le 
feu  le  transforme  en  une  terre  plus  lourde  que  le  métal.  Jean 
Rey,  il  est  vrai,  avait,  dès  1630,  expliqué  cet  accroissement  de 
poids  par  la  fixation  de  l'air  atmosphérique  sur  le  métal  chauffé, 
et  Boerhave  appuyait  ce  sentiment  d'expériences  délicates  ;  mais 
d'autre  part,  Boyle,  en  1670,  donne  de  la  pesanteur  du  feu  une 
preuve  qui  semble  décisive:  dans  un  tube  hermétiquement  clos,  en 
sorte  que  rien  n'y  puisse  entrer,  sinon  la  chaleur,  il  calcine  du 
plomb  et  il  trouve  qu'après  calcination  le  plomb  a  augmenté  de 
poids.  D'ailleurs  Stahl  développe  bientôt  son  système  chimique 
qui  exclut  l'explication  de  Jean  Rey;  aussi  S'Gravesande,  Lémery, 
Musschenbrœck  ne  font-ils  aucune  difficulté  de  regarder  le  feu 
comme  un  corps  pesant;  Homberg  va  jusqu'à  penser  que  le  feu, 
fortement  condensé,  n'est  autre  que  le  soufre. 

Bien  des  philosophes,  cependant,  hésitaient  encore  entre  la 
supposition  que  la  chaleur  consiste  en  un  mouvement  et  l'hypo- 
thèse que  le  feu  est  un  corps  fluide,  lorsque  la  découverte  de  la 
chaleur  latente  absorbée  durant  la  fusion  de  la  glace  vint  lever 
tous  les  doutes.  Comment  concilier  l'hypothèse  cartésienne  avec 
l'observation  de  Black?  A  une  livre  de  glace,  les  corps  extérieurs 
cèdent  toute  la  force  vive  que  mesuraient  quatre-vingts  unités 
de  chaleur  ;  la  force  vive  du  mouvement  dont  vibrent  les  parti- 
cules qui  composaient  cette  glace  a  dû  augmenter  d'autant  ;  ce 
mouvement  doit  être  beaucoup  plus  vif  dans  l'eau  produite  que 
dans  la  glace  dont  elle  provient;  si  donc  la  sensation  de  chaud 
n'est  que  l'effet  produit  sur  nos  organes  par  cette  vive  agitation 
des  parties  matérielles,  comment  l'eau  ne  nous  paraît-elle  pas 
plus  chaude  que  la  glace  qui  l'a  fournie? 

Cette  objection  sembla  insurmontable  à  Black  et  à  la  plupart 
de  ses  contemporains;  elle  mit  le  comble  à  la  réaction  contre  les 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

idées  de  Descartes,  réaction  si  activement  poussée  en  métaphy- 
sique et  en  dynamique  par  Leibniz,  en  mécanique  céleste  et  en 
optique  par  Newton  ;  la  tourmente  emportait  la  réduction  de  la 
substance  matérielle  à  l'étendue  en  même  temps  que  la  conser- 
vation de  la  quantité  de  mouvement,  l'explication  de  la  pesanteur 
par  les  tourbillons  en  même  temps  que  la  théorie  ondulatoire  de 
la  lumière  ;  dans  cette  tourmente,  disparut  aussi  l'hypothèse  car- 
tésienne sur  la  nature  de  la  chaleur.  On  admit  que  la  chaleur 
était  un  fluide. 

Ce  fluide  se  distingue  de  tous  les  autres  corps  connus  en  ce 
qu'il  est  privé  de  poids;  la  chaleur,  en  pénétrant  dans  un  corps, 
ne  le  rend  pas  plus  lourd;  en  le  quittant,  elle  ne  le  rend  pas  plus 
léger;  si  un  métal  calciné  augmente  de  poids,  ce  n'est  pas  parce 
qu'il  emmagasine  de  la  chaleur;  c'est  parce  que  l'oxygène  de  l'air 
se  combine  au  métal  échauffé;  dès  1772,  ce  point  est  établi  par 
Lavoisier  d'une  manière  définitive. 

S'il  est  dénué  de  pesanteur,  le  fluide  calorifique  possède,  du 
moins,  toutes  les  autres  propriétés  essentielles  des  corps;  mis  en 
présence  d'un  autre  corps,  il  peut  le  pénétrer  en  tout  sens,  s'y 
mélanger  à  la  façon  d'un  mcnstrue,  sans  entrer  en  combinaison 
avec  lui;  il  peut  aussi  s'y  combiner  comme  un  acide  se  combine 
avec  un  alcali. 

Lorsqu'on  fait  pénétrer  dans  un  corps  une  certaine  quantité 
de  chaleur,  une  partie  de  cette  chaleur  demeure  à  l'état  de 
liberté;  elle  se  répand  dans  les  intervalles  que  laissent  entre  elles 
les  molécules  matérielles,  comme  un  gaz  se  répand  dans  les 
méats  d'un  corps  poreux;  comme  un  gaz,  cette  chaleur  libre  est 
douée  de  tension  ;  c'est  cette  tension  qui  écarte  les  molécules  des 
corps  pondérables,  de  façon  à  dilater  ces  corps;  c'est  la  valeur 
plus  ou  moins  grande  de  cette  tension  que  dénote  l'ascension 
plus  ou  moins  grande  du  mercure  dans  le  thermomètre,  qu'accuse 
le  degré  plus  ou  moins  élevé  de  la  température  ;  c'est  cette  ten- 
sion qui  agit  sur  nos  organes  et  produit  la  sensation  de  chaud. 
Cette  tension  exerce  sur  les  corps  des  effets  semblables  à  ceux  que 
produit  la  pression  d'un  gaz;  selon  Montgolfier,  dont  Prévost 
nous  rapporte  l'opinion,  lorsque  la  poudre  s'enflamme  dans  l'âme 
d'un  canon,  la  grande  quantité  de  chaleur  qui  se  dégage  subite- 
ment unit  sa  tension  à  la  pression  des  gaz  mis  en  liberté  pour 
chasser  violemment  le  boulet  hors  de  la  pièce. 

Une  autre  partie  de  la  chaleur  qui  pénètre  dans  un  corps  se 
combine  aux  molécules  qui  composent  ce  corps  ;  cette  dernière 
partie  perd  sa  tension  en  se  combinant,  de  même  que  l'oxygène 
perd  sa  tension  en  s'unissant  à  un  métal;  étant  privée  de  tension, 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEUR.  887 

elle  demeure  sans  action  sur  le  thermomètre,  sans  effet  sur  nos 
sens;  c'est  la  chaleur  latente. 

Cette  combinaison  du  fluide  calorifique  avec  les  molécule 
des  corps  pondérables,  les  physiciens  la  comparent  de  tout  point 
à  la  combinaison  chimique;  lorsque  la  révolution  accomplie  par 
Lavoisier  rend  nécessaire  la  création  d'une  nomenclature  chi- 
mique rationnelle,  la  commission  chargée  de  fixer  cette  nomen- 
clature n'oublie  pas  la  matière  à  laquelle  sont  dus  les  effets  de  la 
chaleur;  à  cette  matière,  elle  donne  le  nom  de  calorique,  qui  est 
universellement  adopté;  tous  les  ouvrages  qui  exposent  la  nou- 
velle science  traitent  du  calorique  comme  ils  traitent  de  l'oxygène 
ou  de  l'acide  muriatique  ;  le  Traité  élémentaire  de  chimie  de 
Lavoisier  débute  par  un  chapitre  des  combinaisons  du  calorique 
et  de  la  formation  des  fluides  élastiques  aéri formes;  dans  la  Sta- 
tique chimique  de  Berthollet,  on  lit  des  phrases  telles  que  celles-ci  : 
«  De  même  qu'il  faut  des  quantités  différentes  des  mômes  acides 
pour  produire  le  même  degré  de  saturation  avec  différentes  bases 
alcalines,  il  faut  aussi  différentes  quantités  de  calorique  pour 
produire  le  même  degré  de  saturation  dans  différens  corps,  ou, 
ce  qui  est  la  même  chose,  pour  les  élever  d'une  même  température 
à  une  autre  température  déterminée.  »  «  Lorsque  le  calorique 
produit  la  liquéfaction  des  corps  solides,  il  agit  comme  les  dissol- 
vans  et,  sous  ce  point  de  vue,  il  leur  peut  être  assimilé.  » 

Bientôt  même  les  chimistes  veulent  pénétrer  plus  avant  dans 
la  constitution  de  ce  corps,  et  des  divergences  éclatent  entre  eux  à 
ce  sujet.  Lavoisier  regarde  le  calorique  comme  un  corps  simple 
et,  en  1781,  il  s'élève  avec  véhémence  contre  Scheele  qui,  en  con- 
sidérant la  chaleur  comme  une  combinaison  d'air  vital  et  de 
phlogistique,  veut  «  ôter  au  feu  et  à  la  lumière  la  qualité  d'élé- 
mens  qui  leur  a  été  attribuée  par  les  philosophes  anciens  et 
modernes.  »  De  Luc,  au  contraire,  après  Trembley  et  Le  Sage, 
regarde  le  feu  comme  un  corps  composé  de  lumière  et  d'un  autre 
élément  que  Prévost  nomme  la  base  du  feu;  le  même  De  Luc 
pense  que  «  l'électricité  se  décompose  par  trop  de  densité  et 
manifeste  alors  ses  ingrédiens  les  plus  immédiats  :  la  lumière,  le 
feu,  et  une  substance  ayant  l'odeur  phosphorique.  »  Mais  ces  diver- 
gences n'ébranlent  pas  la  croyance  au  fluide  calorifique  et,  en 
1803,  Berthollet  peut  conclure  l'exposé  des  raisons  qui  militent 
en  faveur  de  cette  croyance  par  cette  phrase  que  ne  désavouent 
pas  les  plus  illustres  et  les  plus  prudens  physiciens  de  ce  temps  : 
«  Si  l'on  ne  veut  pas  regarder  cette  conformité  entre  les  pro- 
priétés du  calorique  et  celles  d'une  substance  qui  subit  une  com- 
binaison comme  une  preuve  rigoureuse  de  son  existence  substan- 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tielle,  on  ne  pourra  se  refusera  convenir  que  l'hypothèse  de  son 
existence  n'a  aucun  inconvénient,  avec  l'avantage  de  n'introduire 
dans  les  explications  des  phénomènes  que  des  principes  géné- 
raux et  uniformes.  » 


L'air  que  les  lèvres  entr'ouvertes  exhalent  doucement  a  la 
tiède  température  qu'il  a  prise  dans  les  poumons  ;  lorsque,  au  con- 
traire, fortement  comprimé,  il  s'échappe  de  la  bouche  en  un 
souffle  puissant,  l'air  est  froid;  ces  deux  effets  contraires,  — 
est-il  besoin  de  le  dire  ?  —  ont  été  remarqués  de  toute  antiquité  ; 
le  passant,  hôte  du  satyre,  les  mettait  à  profit  : 

L'un  refroidit  mon  potage, 
L'autre  réchauffe  mes  doigts. 

Le  satyre  se  contentait  de  jeter  hors  de  son  antre  cet  être 
étrange 

dont  la  bouche 
Souffle  le  chaud  et  le  froid. 

Plus  curieux  que  le  satyre,  les  physiciens,  au  début  du 
xixe  siècle,  ont  voulu  se  rendre  compte  du  refroidissement 
qu'éprouve  une  masse  d'air  en  se  détendant;  par  là,  ils  ont  créé 
cette  branche  de  science  que  nous  nommons  aujourd'hui  la 
Thermodynamique. 

L'observation  qui  a  servi  de  point  de  départ  à  leurs  recherches 
est  due  à  Gullen  ;  lorsque,  avec  la  machine  pneumatique,  on  fait  le 
vide  dans  un  récipient,  l'air,  raréfié,  se  refroidit;  Cullen,  et  Nollet, 
après  lui,  attribuèrent  ce  phénomène  à  l'humidité  de  l'appareil 
où  il  se  manifeste  et  le  regardèrent  comme  le  froid  produit  par 
l'évaporation  de  l'eau;  Lambert,  dans  sa Pyrométrie ,  le  considéra 
le  premier  comme  un  effet  propre  de  la  détente  de  l'air;  de 
Saussure,  dans  son  Hygrométrie,  accepta  l'opinion  de  Lambert, 
et  l'appuya  de  preuves  expérimentales;  il  montra  qu'en  dilatant 
par  la  pompe  pneumatique  de  l'air  desséché  par  la  potasse,  au  sein 
duquel  l'hygromètre  marque  le  plus  haut  degré  de  sécheresse, 
on  obtient  encore  l'abaissement  de  température  signalé  par 
Gullen.  «  Mais  ces  physiciens,  écrivent  Desormes  et  Clément, 
tout  habiles  qu'ils  étaient,  ne  soupçonnaient  guère,  sans  doute, 
toute  l'importance  de  la  petite  observation  de  Cullen.  Il  était 
réservé  à  Dalton  d'attirer  l'attention  sur  ce  phénomène  par  des 
remarques  d'une  grande  finesse.  » 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEUR.  889 

Dalton  étudia  non  seulement  le  froid  qui  se  produit  lorsqu'on 
raréfie  l'air  dans  un  vase,  mais  encore  la  chaleur  qui  se  dégage 
lorsqu'on  laisse  rentrer  l'air  dans  un  réservoir  vide  ou  rempli 
d'air  à  une  faible  pression  ;  il  jugea,  d'après  la  vitesse  d'ascen- 
sion du  thermomètre,  qu'il  se  produisait  momentanément,  dans 
cette  expérience,  une  température  bien  supérieure  à  celle  que 
l'instrument  parvenait  à  indiquer  ;  il  s'assura  que  l'échauflement 
de  la  masse  d'air  atteignait  au  moins  28°;  cette  observation,  et 
d'autres  encore,  que  Dalton  publia  en  1802,  lui  permirent  d'affir- 
mer que  les  phénomènes  calorifiques  produits  par  la  compression 
et  la  détente  des  gaz  feraient  l'objet  d'une  partie  très  importante 
de  la  science  de  la  chaleur. 

Laplace  habitait  Arcueil;  sa  demeure  confinait  à  celle  où 
Berthollet  avait  établi  son  laboratoire;  un  jardin  sans  clôture  les 
réunissait.  Laplace  et  Berthollet  mettaient  en  commun  le  fruit 
de  leurs  méditations  ;  la  Statique  chimique,  comme  la  Méca- 
nique céleste,  porte  en  maint  endroit  la  trace  de  cette  féconde 
collaboration,  à  laquelle  on  dut  plus  tard  les  Mémoires  de  la  Société 
d Arcueil.  Laplace  qui,  dès  1783,  avait  écrit  en  commun  avec 
Lavoisier  l'immortel  Mémoire  sur  la  chaleur,  ne  pouvait  se  désin- 
téresser des  recherches  auxquelles  se  livraient  les  physiciens  tou- 
chant réchauffement  des  gaz  par  la  compression;  en  effet,  en 
1803,  il  insérait,  dans  la  Statique  chimique  de  Berthollet,  une 
courte  note  ;  ces  deux  pages  renfermaient  quelques-unes  des  plus 
importantes  conceptions  dont  la  théorie  de  la  chaleur  ait  été 
l'objet.  Tout  d'abord,  ces  idées  furent  peu  remarquées;  Desormes 
et  Clément,  dans  leur  grand  travail  publié  en  1812,  ne  citent  pas 
la  note  de  la  Statique  chimique;  elles  frappèrent  les  yeux  de  tons 
les  physiciens  lorsque,  dans  la  Mécanique  céleste,  Laplace  les 
eut  complètement  développées. 

A  cette  époque  travaille,  au  laboratoire  d'Arcueil,  un  jeune 
chimiste,  Gay-Lussac  «  dont  les  talens,  dit  Berthollet,  me  sont 
en  particulier  d'un  grand  secours.  »  Déjà  Gay-Lussac,  pour  con- 
trôler une  hypothèse  émise  par  Laplace,  a  montré  que  tous  les 
gaz  se  dilatent  également  par  une  égale  élévation  de  tempéra- 
ture, et  cette  découverte  l'a  illustré,  bien  que  Dalton,  dans  un 
ouvrage  alors  peu  connu  des  physiciens  français,  s'en  fût  acquis 
la  priorité.  Dans  le  laboratoire  de  Berthollet,  sous  les  yeux  de 
Laplace  qui,  sans  doute,  inspire  son  travail,  Gay-Lussac  fait  une 
expérience  qui  restera  l'un  des  fondemens  de  la  théorie  de  la 
chaleur. 

Deux  ballons  de  12  litres,  l'un  plein  d'air  et  l'autre  vide,  ren- 
fermant chacun  un  thermomètre  très  sensible,  sont  mis  en  com- 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

muni  cation  ;  l'air  s'échappe  de  l'un  des  ballons  pour  pénétrer 
dans  l'autre,  en  sorte  qu'il  se  détend  dans  le  premier  et  se  coin- 
prime  dans  le  second;  dans  le  premier,  la  température  baisse, 
elle  monte  dans  le  second.  Ces  effets  opposés  étaient  déjà  connus, 
mais,  —  et  c'est  le  résultat  essentiellement  neuf  de  l'expérience 
de  Gay-Lussac,  —  l'abaissement  du  thermomètre  dans  le  premier 
ballon  est  exactement  égal  à  son  ascension  dans  le  second  ;  la 
détente  du  gaz,  dans  le  premier  ballon,  absorbe  une  certaine 
quantité  de  chaleur,  mais  la  compression  du  gaz,  dans  le  second, 
en  dégage  une  quantité  précisément  égale,  en  sorte  que  l'ensemble 
de  l'expérience  s'accomplit  sans  que  le  gaz  cède  ou  emprunte  la 
moindre  quantité  de  chaleur  aux  corps  environnans. 

Gay-Lussac  publiait  cette  observation,  en  1807,  dans  les  Mé- 
moires de  la  Société  (T Arcueil ;  il  y  joignait  une  remarque  suggérée 
par  Laplace  :  un  gaz  qui  augmente  de  volume  se  refroidit,  si  on 
ne  lui  fournit  pas  de  chaleur  ;  pour  maintenir  sa  température  inva- 
riable, tandis  qu'il  se  détend,  il  faut  lui  fournir  une  certaine  quan- 
tité de  calorique;  une  masse  donnée  de  gaz  renferme  donc,  à 
une  température  donnée,  d'autant  plus  de  calorique  que  le  vo- 
lume qu'elle  occupe  est  plus  grand.  Prenons,  dès  lors,  à  la  tempé- 
rature de  0°,  deux  masses  égales  d'un  gaz,  d'air,  par  exemple, 
occupant  des  volumes  égaux;  ces  deux  masses  renferment  évi- 
demment des  quantités  identiques  de  calorique;  portons  ces  deux 
masses  d'air  à  la  température  de  100°;  mais  exerçons  sur  l'une 
d'elles,  tandis  que  nous  réchauffons,  une  pression  graduellement 
croissante,  afin  d'empêcher  tout  accroissement  du  volume  qu'elle 
occupe;  laissons  l'autre,  au  contraire,  se  dilater  librement  sous 
une  pression  invariable.  A  100°,  la  seconde  occupera  un  volume 
plus  grand  que  la  première  ;  elle  contiendra  donc  une  plus 
grande  quantité  de  calorique;  par  conséquent,  pour  élever  d'un 
même  nombre  de  degrés  la  température  de  ces  deux  masses  d'air, 
il  a  fallu  leur  fournir  des  quantités  inégales  de  chaleur;  il  a  fallu 
communiquer  à  la  seconde  plus  de  chaleur  qu'à  la  première  ;  en 
d'autres  termes,  la  chaleur  spécifique  de  l'air  que  l'on  échauffe 
sous  pression  constante  est  plus  grande  que  la  chaleur  spécifique 
de  l'air  que  l'on  échauffe  sous  volume  constant.  Peu  de  proposi- 
tions, parmi  celles  qu'ont  énoncées  les  théories  physiques,  ont  été, 
plus  que  celle-là,  fécondes  en  conséquences. 

VI 

La  détermination  de  la  chaleur  spécifique  des  gaz  se  présentait, 
à   la   suite   des   recherches    que    nous   venons   de    mentionner, 


LES    THÉOIUES    DE    LA    CHALEUR.  891 

comme  l'un  des  problèmes  les  plus  importans  que  pût  se  pro- 
poser la  physique  expérimentale  ;  aussi  cette  question  fut-elle  mise 
au  concours  par  l'Institut.  En  septembre  1812,  deux  manufactu- 
riers, Desormes  et  Clément,  soumirent  un  mémoire  aux  juges  du 
concours;  non  contens  de  faire  connaître  un  certain  nombre  de 
chaleurs  spécifiques  de  corps  gazeux,  ils  développèrent,  par  le 
raisonnement  et  l'expérience,  les  idées  de  Lambert  et  de  Dalton 
touchant  les  phénomènes  thermiques  qui  accompagnent  les  chan- 
gerons de  volume  des  gaz.  La  nouveauté  et  la  singularité  des  idées 
qu'ils  proposaient,  au  sujet  de  la  température,  attirèrent  sur  leur 
travail  «  la  défaveur  des  commissaires  de  l'Institut  ».  Ceux-ci 
couronnèrent  le  Mémoire  de  Delaroche  et  Bérard,  qui  renfermait 
seulement  des  déterminations  expérimentales  de  chaleurs  spéci- 
fiques; ces  déterminations  cependant  n'étaient  pas  plus  exactes 
que  celles  auxquelles  Desormes  et  Clément  étaient  parvenus.  C'est 
seulement  en  1819  que  Desormes  et  Clément  publièrent,  dans  le 
Journal  de  physique,  de  chimie  et  d'histoire  naturelle,  la  pièce 
qu'ils  avaient  soumise  à  l'Institut  en  1812.  Ce  mémoire,  intitulé  : 
Détermination  expérimentale  du  zéro  absolu  de  la  chaleur  et  du 
calorique  spécifique  des  gaz,  mérite  d'arrêter  quelque  temps  notre 
attention. 

La  méthode  calorimétrique  imaginée  par  Black  permet  de 
mesurer  la  quantité  de  calorique  qu'un  corps  gagne  ou  perd 
lorsqu'il  subit  une  transformation  d'une  nature  bien  déterminée  : 
échauffement  ou  refroidissement  d'un  certain  nombre  de  degrés, 
fusion  ou  congélation,  vaporisation  ou  condensation.  Mais  quelle 
est  la  quantité  de  chaleur  que  renferme  un  corps  donné,  pris 
dans  un  état  donné?  Combien  y  a-t-il  de  calorique,  par  exemple, 
dans  un  kilogramme  d'eau,  à  la  température  de  la  glace  fon- 
dante? Voilà  une  question  que  les  méthodes  calorimétriques  or- 
dinaires ne  permettent  pas  de  résoudre. 

C'est  cette  question  qu'abordent  Dalton  d'abord,  Desormes  et 
Clément  ensuite.  Ils  se  proposent  de  déterminer  la  valeur  ab- 
solue de  la  masse  de  calorique  qu'un  corps  donné  contient  à 
chaque  température;  de  déterminer,  par  conséquent,  à  quelle 
température  le  corps  ne  renfermerait  plus  aucune  quantité  de 
calorique.  Parvenu  à  cet  état,  le  corps  ne  pourrait  plus  se  re- 
froidir davantage  ;  il  aurait  atteint  le  zéro  absolu  de  température. 
Si  nous  supposons  tous  les  corps  amenés  à  ce  point  où  ils  ne  con- 
tiennent plus  de  calorique,  disent  Desormes  et  Clément,  «  il  ne 
nous  reste  de  toute  la  Nature  qu'une  image  extrêmement  différente 
de  celle  que  nous  avons  sous  les  yeux;  non  seulement  la  vie 
n'existe  plus  dans  ce  triste  univers  dont  nous  pouvons  nous  faire 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'idée,  mais  toute  espèce  de  mouvement  aurait  cessé  sur  la  terre; 
il  n'y  aurait  plus  d'atmosphère,  plus  de  fleuves,  plus  de  mers; 
l'immobilité  et  la  mort  seraient  partout.  » 

«  Déterminer  la  distance  à  laquelle  nous  vivons  habituellement 
de  cet  état  si  singulier,  jusqu'où  notre  esprit  peut  dépouiller  les 
corps  de  toute  chaleur  sensible,  exprimer  cette  distance  en  degrés 
du  thermomètre  ordinaire,  ou  plutôt  fixer  le  zéro  absolu  de  la 
température,  voilà  un  des  problèmes  les  plus  intéressans  que  notre 
curiosité  puisse  désirer.  » 

Quel  est  le  corps  dont  Desormes  et  Clément  vont  déterminer 
le  contenu  absolu  de  chaleur?  Tous  les  corps  ont  la  propriété 
de  dissimuler,  à  l'état  latent,  des  quantités  plus  ou  moins  grandes 
de  calorique,  et  cette  circonstance  rend  fort  difficile  la  mesure 
de  la  quantité  totale  de  chaleur  qu'ils  recèlent.  Pour  n'avoir  pas  à 
tenir  compte  du  calorique  latent,  Desormes  et  Clément  vont 
s'adresser  au  vide;  les  molécules  matérielles  n'existant  plus,  on 
ne  pourra  craindre  qu'une  partie  du  calorique  leur  demeure 
combinée. 

Il  s'agit  donc  de  déterminer,  à  chaque  température,  le  caloi- 
rique  d'un  espace  vide  d'air;  mais  avant  de  songer  à  cette  déter- 
mination, il  est  nécessaire  de  fixer  le  thermomètre  auquel  la 
température  sera  rapportée,  car  ce  nombre,  que  l'on  nomme  tem- 
pérature, n'a  aucun  sens  si  l'on  ne  définit  l'échelle  sur  laquelle  il 
est  lu.  C'est  encore  un  espace  vide  de  toute  matière  pondérable  qui 
va  nous  servir  à  définir  la  température.  Un  tel  espace  ne  renferme 
plus  que  du  fluide  calorifique;  il  en  renferme  d'autant  plus  quïl 
est  plus  chaud.  Convenons  de  prendre,  pour  mesure  de  la  tem- 
pérature, un  nombre  proportionnel  à  la  tension  qu'acquiert  le 
fluide  calorifique  dans  un  espace  vide  d'air  porté  à  cette  tempéra- 
ture; choisissons  le  coefficient  de  proportionnalité  de  manière 
que  ce  nombre  croisse  de  cent  unités  lorsqu'on  passe  du  point  de 
fusion  de  la  glace  au  point  d'ébullition  de  l'eau;  nous  aurons  ob- 
tenu ce  que  Desormes  et  Clément  nomment  la  température  ab- 
solue. 

Mais  ce  thermomètre  est  purement  abstrait;  quel  est  l'appa- 
reil réel  qui  nous  fera  connaître,  exactement  ou  approximative- 
ment, les  indications  que  donnerait  cet  instrument  idéal?  Entre 
la  température  de  la  glace  fondante  et  la  température  de  l'eau 
bouillante,  le  nombre  de  degrés  dont  monte  ou  descend  un  ther- 
momètre centigrade  soit  à  air,  soit  à  mercure,  est  à  peu  près  égal, 
—  Desormes  et  Clément  le  supposent,  —  au  nombre  de  degrés 
dont  s'élève  ou  s'abaisse  la  température  absolue. 

Le  fluide  calorifique  est  un  fluide  compressible  et  élastique, 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEUR.  893 

assimilable  de  tout  point  à  un  gaz.  On  peut  lui  appliquer  la  loi  que 
Boyle  et  Townley  d'abord,  que  Mariotte  ensuite,  ont  découverte  : 
La  densité  d'un  tel  fluide  est  proportionnelle  à  sa  tension;  en 
d'autres  termes,  la  quantité  de  calorique  que  renferme  un  espace 
vide,  de  volume  donné,  est  proportionnelle  à  la  température 
absolue.  Si  donc  nous  déterminons  la  quantité  de  calorique  con- 
tenue dans  un  espace  vide  de  volume  donné,  et  cela  en  deux 
points  de  l'échelle  thermométrique,  distans  d'un  nombre  déter- 
miné de  degrés,  —  par  exemple  au  point  de  fusion  de  la  glace  et 
au  point  d'ébullition  de  l'eau  —  un  calcul  facile  nous  dira  quels 
nombres  correspondent  à  ces  deux  points  sur  l'échelle  absolue 
et  quelle  quantité  de  calorique  renferme,  à  chaque  degré  de 
cette  échelle,  l'espace  vide  considéré. 

Mais  comment  déterminer  la  quantité  de  calorique  que  ren- 
ferme un  espace  vide,  au  point  de  la  fusion  de  la  glace,  par 
exemple?  Dans  cet  espace  vide,  laissons  rentrer  une  quantité 
déterminée  d'air;  cet  air  va  s'échauffer.  Après  Leslie  et  de  Saus- 
sure, après  Dalton,  Desormes  et  Clément  attribuent  réchauffe- 
ment de  l'air  à  l'absorption  du  calorique  que  renfermait  l'espace 
vide  ;  cette  expérience  nous  fournit  donc  le  moyen  d'évaluer  ce 
calorique  par  une  véritable  méthode  de  mélange. 

Pour  appliquer  cette  méthode,  il  faut  connaître  la  chaleur 
spécifique  de  l'air;  les  expériences  mêmes  de  Desormes  et  Clé- 
ment, les  expériences  faites  en  même  temps  par  Delaroche  et 
Bérard  la  déterminent.  Il  faut  connaître  aussi  la  température  ac- 
quise par  l'air  introduit  dans  le  récipient,  et  cette  indication  est 
difficile  à  obtenir.  Le  rayonnement  et  la  conductibilité  dissipent 
vite  ce  gain  de  chaleur.  Un  thermomètre  à  mercure,  dont  la  masse 
est  considérable,  se  mettrait  trop  lentement  en  équilibre  de  tempé- 
rature avec  l'air;  il  n'en  peut  indiquer,  d'une  manière  précise, 
réchauffement  initial.  Desormes  et  Clément  eurent  l'idée  ingé- 
nieuse de  demander  à  l'air  introduit  de  marquer  lui-même  la  tem- 
pérature à  laquelle  il  était  porté;  la  lecture  de  la  pression  qu'il 
atteint,  aussitôt  après  son  introduction  dans  le  ballon,  fournit  ce 
renseignement. 

Mais  l'expérience  que  nous  venons  de  décrire  n'est  encore 
qu'une  expérience  idéale.  En  réalité,  le  ballon  dans  lequel  Desor- 
mes et  Clément,  après  Dalton,  laissent  rentrer  de  l'air,  n'est  pas 
un  ballon  vide;  c'est  un  ballon  qui  renfermait  déjà  de  l'air  à  une 
pression  moindre  que  la  pression  atmosphérique.  Peu  importe; 
la  mesure  de  la  quantité  de  chaleur  dégagée  dans  la  compression 
rapide  d'une  masse  quelconque  d'air,  de  la  quantité  de  chaleur 
absorbée  dans  la  détente  soudaine  d'un  lluide  aériforme,  permet 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'évaluer  ce  qu'il  y  a  de  calorique,  à  une  température  donnée,  dans 
un  volume  vide  de  toute  matière  pondérable. 

Reprenons,  en  effet,  l'expérience  faite  en  1807  par  Gay-Lussac. 
Que  voyons-nous  au  début  de  cette  expérience  ?  Un  volume  plein 
d'air,  un  autre  vide;  chacun  de  ces  deux  volumes  renferme  une 
quantité  déterminée  de  calorique.  Que  voyons-nous  à  la  fin? 
Tout  l'espace  est  rempli  par  la  masse  d'air  que  contenait  le  ballon 
plein,  et  sa  température  est  celle  qu'elle  avait  dans  ce  ballon. 
D'un  état  à  l'autre,  le  système  a  passé  sans  absorber  ni  dégager 
de  calorique.  Si  donc,  comme  Gay-Lussac  l'a  remarqué,  l'air 
raréfié  renferme,  à  la  même  température,  plus  de  chaleur  que  n'en 
renfermait  l'air  condensé,  le  gain  de  calorique  qu'il  a  éprouvé  est 
précisément  égal  à  la  quantité  de  calorique  contenue  dans  l'espace 
vide  qu'il  est  venu  occuper  :  «  le  calorique  semble  appartenir  à 
l'espace.  »  Un  gaz,  détendu  brusquement,  se  refroidit,  car,  pour 
le  ramener  à  sa  température  primitive,  il  faudrait  lui  fournir  la 
masse  de  calorique  que  contiendrait  un  espace  vide  égal  à  son 
accroissement  de  volume.  Un  gaz,  comprimé  rapidement,  se  ré- 
chauffe, car,  pour  empêcher  sa  température  de  varier,  il  faudrait 
lui  ôter  une  quantité  de  chaleur  précisément  égale  à  celle  qui  rem- 
plirait un  espace  vide  égal  à  la  contraction  qu'il  a  subie  :  «  C'est 
la  réduction  du  volume,  la  disparition  de  l'espace  qui  fait  sura- 
bonder le  calorique.  »  L'étude  expérimentale  du  phénomène 
thermique  qui  accompagne  la  détente  ou  la  condensation  brusque 
d'une  masse  gazeuse  fera  donc  connaître  la  masse  de  calorique 
qui  remplit  un  espace  vide  donné  à  la  température  de  l'expé- 
rience. Répétée  dans  une  enceinte  entourée  de  glace  fondante,  et 
dans  une  enceinte  qu'enveloppe  la  vapeur  de  l'eau  bouillante,  — 
enceintes  dont,  par  définition,  les  températures  absolues  diffèrent 
de  cent  degrés,  —  elle  nous  fera  connaître  le  zéro  absolu  de  tem- 
pérature. 

Desormes  et  Clément  ont  trouvé  ainsi  que  le  zéro  absolu  de 
température  était,  sur  leur  thermomètre  idéal,  de  267°, 50  plus 
bas  que  le  point  de  fusion  de  la  glace;  en  d'autres  termes,  que 
la  glace  fondait  à  la  température  absolue  exprimée  par  le  nombre 
267°, 50  et  que  l'eau  bouillait,  sous  la  pression  atmosphérique,  à 
la  température  absolue  exprimée  par  le  nombre  367°, 50. 

Ce  résultat  essentiel,  Desormes  et  Clément  cherchent  àTle  con- 
trôler par  d'autres  méthodes;  citons  seulement  la  plus  im- 
portante. 

Entre  le  point  d'ébullition  de  l'eau  et  le  point  de  fusion  de 
la  glace,  chaque  fois  que  la  température  centigrade  baisse  d'un 
degré,  une  masse  d'air  ou  d'un  fluide  aériforme,  soumise  à  une 
pression  constante,  se  contracte  d'une  même  fraction  du  volume 


LES    THÉORIES    DE    LA    CHALELIt.  Sî>5 

qu'elle  occuperait  dans  la  glace  fondante;  cette  fraction  est  éva- 
luée par  Gay-Lussac  à  1/266,66  (1).  Si  les  gaz  gardaient  des  pro- 
priétés invariables,  tandis  qu'on  les  refroidit,  il  suffirait  de  des- 
cendre de  266°, 66  au-dessous  de  la  température  de  la  glace 
fondante  pour  réduire  leur  volume  à  rien.  Ce  point  marque  donc 
l'extrême  limite  du  refroidissement  que  l'on  pourrait  imposer  à  un 
gaz,  le  zéro  absolu  de  température.  La  température  absolue  de  la 
glace  fondante,  égale  à  267°, 50  selon  la  première  méthode,  serait  de 
266°, 66  d'après  la  seconde.  «  Nous  avouons,  déclarent  Desormes 
et  Clément,  qu'une  concordance  si  singulière  est  pour  nous  une 
puissante  raison  de  croire  à  la  précision  de  notre  conclusion.  » 

On  ne  peut  mieux  apprécier  l'importance  des  idées  nouvelles 
introduites  dans  la  théorie  de  la  chaleur  par  Desormes  et  Clément 
qu'en  souscrivant  au  jugement  qu'ils  portaient,  en  1819,  sur  leur 
propre  travail  : 

«  La  solution  de  la  question  que  nous  signalons  à  l'attention 
des  physiciens  est,  peut-être,  aussi  importante  pour  l'intelligence 
des  phénomènes  de  la  chaleur  que  le  fut  la  réponse  de  Galilée 
aux  pompiers  de  Florence,  pour  la  théorie  des  phénomènes 
atmosphériques.  » 

VII 

Il  est  malaisé  de  déterminer  la  part  d'influence  que  les  con- 
ceptions de  Desormes  et  de  Clément  ont  pu  avoir  sur  le  dévelop- 
pement des  idées  de  Laplace.  D'une  part,  la  note  que  Laplace  in- 
sérait en  1803,  dans  la  Statique  chimique  de  Berthollet,  nous  le 
montre,  dès  cette  époque,  maître  des  principes  sur  lesquels  repose 
sa  théorie  de  la  chaleur.  D'autre  part,  le  développement  complet 
de  cette  théorie,  tel  qu'il  se  déroule  dans  le  tome  V  de  la  Méca- 
nique céleste,  publié  en  1823,  offre  des  analogies  trop  nombreuses 
et  trop  profondes  avec  les  vues  de  Desormes  et  Clément  pour 
qu'il  soit  possible  d'y  méconnaître  l'influence  de  ces  dernières  ; 
d'autant  que  Laplace  cite  les  recherches  de  ces  deux  expérimen- 
tateurs et  qu'il  fait  usage  des  déterminations  numériques  par  eux 
obtenues. 

Laplace  distingue  dans  tout  corps,  en  premier  lieu,  les  molé- 
cules matérielles;  en  second  lieu,  le  calorique  latent,  combiné 
aux  molécules  matérielles;  en  troisième  lieu,  le  calorique  libre. 
Les  molécules  matérielles  s'attirent  les  unes  les  autres,  comme  les 
astres  dans  le  ciel,  mais  suivant  une  loi  différente;  les  molécules 
matérielles  attirent   aussi  les  particules  du   calorique  libre   et 

(1)  D'après  les  recherches  de  Regnault,  elle  serait  égale  à  1/273  environ. 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  attirées  par  ces  particules;  enfin  les  particules  du  calorique 
libre  se  repoussent  les  unes  les  autres.  Ouant  aux  molécules  qui 
composent  le  calorique  latent,  Laplace  ne  leur  attribue  aucune 
action  attractive  ou  répulsive. 

Par  suite  de  l'attraction  qu'elles  exercent  sur  les  particules 
du  calorique  libre,  les  molécules  pondérables  condensent  la  plus 
grande  partie  de  ce  calorique,  qui  forme  une  sorte  d'atmosphère 
autour  de  chacune  d'elles.  Les  autres  molécules  pondérables  et 
leurs  atmosphères  de  calorique  exercent  sur  l'atmosphère  de 
chaque  molécule  des  actions  qui  en  détachent  des  parcelles;  ces 
parcelles  arrachées  errent  dans  les  espaces  intermoléculaires  jus- 
qu'à ce  qu'une  autre  molécule  les  attire  et  les  absorbe  dans  son 
atmosphère.  Lorsque  l'état  d'un  corps  est  devenu  invariable,  l'at- 
mosphère de  chaque  molécule  laisse  échapper,  dans  chaque  unité 
de  temps,  une  masse  de  calorique  égale  à  celle  dont  elle  s'empare 
dans  le  même  temps. 

Toutes  les  forces  attractives  et  répulsives  qui  sont  en  jeu 
dans  l'intérieur  d'un  corps,  ne  sont  sensibles  qu'à  d'inapprécia- 
bles distances;  au  delà  d'un  très  petit  rayon  d'activité,  elles  de- 
viennent négligeables.  Mais,  bien  que  ce  rayon  d'activité  soit 
toujours  extrêmement  petit,  sa  grandeur  varie  avec  la  catégorie 
d'actions  que  l'on  considère;  la  répulsion  du  calorique  pour  le 
calorique  se  fait  sentir  beaucoup  plus  loin  que  l'attraction  d'une 
molécule  pondérable  sur  une  molécule  pondérable  ou  sur  une 
parcelle  de  calorique  libre. 

Au  sein  des  gaz  et  des  vapeurs  très  raréfiées,  les  molécules 
pondérables  sont  très  éloignées  les  unes  des  autres.  On  peut  alors 
négliger  l'attraction  que  ces  molécules  exercent  les  unes  sur  les 
autres,  ainsi  que  l'attraction  exercée  par  chacune  d'elles  sur  les 
atmosphères  de  calorique  qui  entourent  ses  compagnes.  A  l'inté- 
rieur d'un  pareil  corps,  deux  sortes  d'actions  entrent  seules  en 
jeu  d'une  manière  appréciable,  les  actions  attractives  que  chaque 
molécule  pondérable  exerce  sur  le  calorique  libre  condensé  au- 
tour d'elle,  et  les  actions  répulsives  que  les  diverses  parties  du 
calorique  libre  exercent  les  unes  sur  les  autres. 

Ces  hypothèses,  jointes  à  quelques  suppositions  simples  au 
sujet  du  rayonnement  moléculaire,  sont  le  fondement  de  la 
théorie  développée  par  Laplace. 

De  cette  théorie,  il  résulte  tout  d'abord  qu'à  température 
constante,  la  densité  d'un  gaz  est  proportionnelle  à  la  pression 
qu'il  supporte;  c'est  la  loi  découverte  expérimentalement  par 
Boyle,puis  retrouvée  par  Mariotte.  D'ailleurs  la  note  insérée  dans 
la  Statique  chimique  nous  apprend  que  cette  loi  même  avait  guidé 
Laplace  dans  le  choix  de  ses  hypothèses. 


LES    TUÉOJUES    DE    LA    CHALELT..  897 

De  cette  théorie,  il  résulte  également  qu'à  une  température 
donnée,  la  quantité  de  calorique  libre  contenue  dans  une  masse 
de  gaz  est  proportionnelle  au  volume  qu'occupe  cette  masse  de 
gaz.  Cette  proposition,  à  laquelle  Laplace  était  parvenu  dès  1803, 
Desormes  et  Clément  la  déduisaient  aussi  de  leurs  principes;  mais 
ces  principes,  Laplace  les  repousse.  Pour  Desormes  et  Clément, 
«  le  calorique  semble  appartenir  à  l'espace.  »  Le  calorique  con- 
tenu dans  un  gaz  est  précisément  égal  en  quantité  à  celui  qui  rem- 
plirait, à  la  même  température,  un  espace  de  même  volume. 
L'expérience  faiie  par  Gay-Lussac,  en  1807,  semble  donner  une  dé- 
monstration saisissante  de  cette  manière  de  voir.  Selon  Laplace, 
au  contraire,  le  fluide  calorifique  répandu  dans  un  espace  vide  de 
toute  matière  pondérable  est  «  très  rare.  »  C'est  «  une  partie  insen- 
sible de  la  chaleur  contenue  dans  le  corps,  comme  on  l'a  reconnu 
d'ailleurs  par  les  expériences  que  l'on  a  faites  pour  condenser  cette 
chaleur.  »  Si  l'on  accepte,  sur  ce  point,  les  idées  de  Laplace, 
comment  expliquera-t-on  l'expérience  de  Gay-Lussac,  qui  semblait 
se  concilier  si  aisément  avec  les  hypothèses  de  Desormes  et  Clé- 
ment? L'air  qui  double  de  volume  durant  cette  expérience  doit 
renfermer  à  la  fin,  d'après  la  théorie  même  de  Laplace,  deux  fois 
plus  de  calorique  qu'il  n'en  renfermait  au  commencement.  L'ex- 
périence montre  qu'il  n'a  emprunté  aucune  quantité  de  chaleur 
aux  corps  qui  l'environnent.  Si  donc  l'excès  de  calorique  qu'il  a 
acquis  en  se  détendant  ne  se  trouvait  pas  au  préalable  dans  l'es- 
pace vide  qu'il  est  venu  remplir,  où  a-t-il  pu  prendre  cet  excès? 
L'auteur  de  la  Mécanique  céleste,  qui  ne  cite  pas  l'expérience  de 
Gay-Lussac,  faite  cependant  sous  ses  yeux,  demeure  muet  à  ce 
sujet. 

Bien  que  le  fluide  calorifique  qui  remplit  un  espace  vide  de 
matière  pondérable  soit  extrêmement  rare,  sa  densité  n'est  cepen- 
dant pas  nulle.  Cette  densité  est  d'autant  plus  grande  que  l'espace 
est  plus  chaud.  Il  est  naturel  de  choisir  cette  densité  —  ou  un 
nombre  qui  lui  soit  proportionnel  —  pour  marquer  la  température 
absolue. 

La  théorie  de  Laplace  démontre  alors  que  la  pression  acquise, 
dans  chaque  circonstance,  par  une  masse  d'air  dont  le  volume 
est  maintenu  constant  est  proportionnelle  à  la  température  absolue 
à  laquelle  elle  est  portée  dans  cette  circonstance.  Le  rapport  des 
températures  absolues  de  deux  enceintes  est  égal  au  rapport  des 
pressions  acquises,  dans  ces  deux  enceintes,  par  le  thermomètre 
d'air  à  volume  constant.  La  température  absolue  est  déterminée 
par  Laplace  selon  la  règle  proposée  en  1702  par  Amontons  :  «  Le 
thermomètre  d'air  devient  ainsi  le  vrai  thermomètre  qui  doit  servir 
de  modèle  aux  autres,  du  moins  dans  les  limites  de  pression  et 

TOME  cxxix.    —  1895. 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  densité  où  ce  iluide  obéit  très  sensiblement  aux  lois  générales 
des  fluides  élastiques.  »  Si  l'on  convient  de  faire  correspondre  à 
cent  degrés  de  l'échelle  absolue  l'intervalle  de  température  qui 
sépare  le  point  de  fusion  de  la  glace  du  point  d'ébullition  de 
l'eau,  la  température  absolue  de  la  glace  fondante  sera  266°, 66. 
La  définition  de  la  température  absolue  qu'adopte  Laplace  est 
identique  à  celle  qu'ont  proposée  Desormes  et  Clément. 

Quant  à  l'évaluation  que  ces  physiciens  ont  donnée  de  la 
quantité  de  chaleur  contenue  dans  un  espace  vide,  Laplace,  nous 
l'avons  vu,  en  rejette  le  principe.  En  résulte-t-il  que  les  expé- 
riences faites  par  Desormes  et  Clément  en  vue  d'obtenir  cette 
évaluation  soient  devenues  inutiles  ?  Non  pas.  Les  résultats  de 
ces  expériences  gardent  un  sens  très  clair  et  fournissent  à  la 
théorie  de  la  chaleur  un  renseignement  précieux.  Ces  expériences 
nous  font  connaître,  en  effet,  la  quantité  de  calorique  que  dégage 
une  certaine  masse  d'air  lorsqu'on  la  comprime  brusquement.  Ce 
calorique  est  celui  qu'il  faudrait  soustraire  à  cette  même  masse 
d'air  si  l'on  voulait  lui  faire  subir  la  même  diminution  de  vo- 
lume, tout  en  maintenant  sa  température  invariable.  Connaissant 
cette  quantité,  nous  savons,  par  le  fait  même,  comment  varie  le 
contenu  de  chaleur  d'un  gaz  lorsqu'on  fait  varier  son  volume  sans 
faire  varier  sa  température.  Nous  pouvons,  dès  lors,  calculer 
l'excès  de  la  chaleur  spécifique  du  gaz  chauffé  sous  pression  con- 
stante sur  la  chaleur  spécifique  du  gaz  chauffé  sous  volume  con- 
stant. Les  déterminations  expérimentales  de  Delà  roche  et  Bérard, 
celles  de  Desormes  et  Clément,  faisaient  connaître  à  Laplace  la 
première  de  ces  deux  chaleurs  spécifiques.  Desormes  et  Clément, 
en  étudiant  les  effets  thermiques  de  la  compression  brusque  des 
gaz,  Gay-Lussac  et  Welter,  en  poursuivant  des  recherches  analo- 
gues sur  la  détente,  lui  fournirent  le  moyen  de  calculer  la  se- 
conde. Il  trouva  que  le  rapport  de  la  chaleur  spécifique  sous 
pression  constante  à  la  chaleur  spécifique  sous  volume  constant 
était  égal,  pour  l'air  atmosphérique,  à  1,375.  Les  expériences  ulté- 
rieures, plus  précises,  ont  élevé  la  valeur  de  ce  rapport  à  1,40  en- 
viron. 

VIII 

La  détermination  numérique  de  ce  rapport  était,  pour  Laplace, 
d'une  grande  importance;  elle  lui  permettait  d'achever  la  solution 
d'une  question  à  laquelle,  depuis  Newton,  s'étaient  vainement 
heurtés  les  efforts  des  plus  grands  géomètres  :  le  calcul  de  la  vi- 
tesse avec  laquelle  le  son  se  propage  dans  l'air  et  les  autres  gaz. 

Newton  avait  indiqué,  comme  propre  à  calculer  cette  vitesse, 


LES  THÉORIES  DE  LA  CHALEUH.  899 

une  règle  très  simple  :  Que  l'on  divise  la  pression  d'un  gaz  par  sa 
densité  ;  on  obtient  un  nombre  égal  au  carré  de  la  vitesse  avec 
laquelle  le  son  se  propage  dans  un  tuyau  rempli  de  ce  gaz.  Cette 
règle  ne  s'accordait  nullement  avec  les  déterminations  expéri- 
mentales de  la  vitesse  du  son;  elle  fournissait  des  nombres  infé- 
rieurs à  ceux  que  donnait  l'observation,  et  l'écart  atteignait  un 
sixième  environ  de  la  valeur  de  ces  derniers  nombres  ;  les  erreurs 
d^expérience  ne  pouvaient  suffire  à  expliquer  un  écart  aussi  con- 
sidérable; la  formule  de  Newton  était  certainement  inexacte.  D'où 
provenait  cette  inexactitude? 

Newton  était  parvenu  à  la  règle  que  nous  venons  d'énoncer 
par  un  raisonnement  obscur.  Plusieurs  géomètres  pensaient  qu'un 
calcul  plus  exact  fournirait  une  règle  différente;  mais  Lagrange, 
et  Euler  après  lui,  montrèrent  que  cette  opinion  devait  être 
rejetée.  Une  intégration  correcte  des  équations  qui  régissent  les 
petits  mouvemens  d'une  masse  d'air  leur  fit  retrouver,  dans  le 
cas  où  ces  mouvemens  se  propagent  par  ondes  planes  ou  par 
ondes  sphériques,  l'expression  de  la  vitesse  du  son  proposée  par 
Newton.  L'erreur  de  Newton  n'était  donc  pas  une  faute  d'algèbre  ; 
elle  devait  se  trouver  dans  les  hypothèses  mêmes  qu'avait  adop- 
tées l'auteur  des  Principes. 

Newton  avait  admis  que,  dans  une  masse  d'air  traversée  par 
le  son,  la  densité  de  l'air  était,  en  chaque  point,  proportionnelle 
à  la  pression  au  même  point;  Lagrange  remarqua  que  l'on  pour- 
rait, en  modifiant  cette  hypothèse,  faire  disparaître  l'écart  entre 
la  vitesse  du  son  calculée  et  la  vitesse  du  son  observée  :  il  suffi- 
sait, pour  parvenir  à  ce  résultat,  de  supposer  la  pression  propor- 
tionnelle non  plus  à  la  densité,  mais  à  une  certaine  puissance  de 
la  densité,  l'exposant  de  cette  puissance  étant  environ  i.  Mais 
quelle  raison  plausible,  autre  que  le  désir  d'accorder  la  théorie 
et  l'expérience,  aurait-on  pu  invoquer  pour  justifier  ce  chan- 
gement d'hypothèse?  Les  expériences  de  Boyle,  de  Mariotte,  de 
plusieurs  autres  physiciens,  ne  prouvaient-elles  pas  qu'il  y  a  un 
rapport  constant  entre  la  densité  d'un  gaz  et  la  pression  qu'il 
supporte? 

Laplace  découvrit  la  raison  pour  laquelle  la  loi  de  Boyle  et  de 
Mariotte  ne  doit  pas  être  appliquée  aux  parties  d'une  masse  gazeuse 
que  le  son  fait  vibrer;  pour  appliquer  légitimement  cette  loi,  il 
faut  supposer  que  la  température  du  gaz  garde,  en  chaque  point, 
une  valeur  invariable;  or  cette  condition  n'est  nullement  rem- 
plie pendant  que  le  mouvement  sonore  se  propage  dans  une  masse 
d'air.  Chaque  particule  gazeuse  est,  tour  à  tour,  condensée  et 
dilatée;  la  condensation  dégage  de  la  chaleur,  la  dilatation  en 
absorbe  ;  ces  alternatives  se  succèdent  avec  une  grande  rapidité  et. 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  une  même  particule,  se  reproduisent  un  grand  nombre  de 
fois  par  seconde  ;  la  particule  gazeuse  n'a  donc  pas  le  temps  de 
céder  au  fluide  qui  l'entoure  la  chaleur  dégagée  par  compression 
ni  de  lui  emprunter  la  chaleur  absorbée  par  la  dilatation  ;  il  en 
résulte  que  sa  température  varie  sans  cesse,  s'élevant  pendant  que 
la  densité  augmente,  s'abaissant  pendant  que  la  densité  diminue  ; 
ce  n'est  plus  la  loi  qui  lie  entre  elles  la  pression  et  la  densité  d'un 
gaz  de  température  invariable,  la  loi  de  Boyleet  de  Mariotte,  qu'il 
faut  appliquer  à  cette  particule;  la  relation  qui  fait  ici  dépendre  la 
densité  de  la  pression,  c'est  la  relation  qui  exprime  l'absence  de 
tout  échange  de  chaleur  entre  la  particule  et  la  matière  qui  l'en- 
vironne. Or  cette  relation,  Laplace  Fa  indiquée;  lorsqu'on  sup- 
pose la  constance  des  deux  chaleurs  spécifiques  du  gaz,  elle  prend 
la  forme  que  La  grange  avait  prévue;  elle  établit  un  rapport  con- 
stant entre  la  pression  et  une  certaine  puissance  de  la  densité; 
l'exposant  de  cette  puissance  n'est  autre  que  le  rapport  de  la  cha- 
leur spécifique  du  gaz  sous  pression  constante  à  la  chaleur  spéci- 
fique du  gaz  sous  volume  constant.  Les  diverses  expériences  que 
nous  avons  rapportées  conduisent  Laplace  à  attribuer  à  ce  rapport 
la  valeur  1,375;  elle  surpasse  seulement  d'une  petite  quantité  la 
valeur  qu'avait  proposée  Lagrange. 

Dès  1803,  Laplace  écrivait,  en  parlant  de  la  chaleur  produite 
par  la  compression  des  gaz  :  «  L'effet  de  la  chaleur  ainsi  dégagée 
est  sensible  sur  la  vitesse  du  son;  elle  produit  l'excès  de  cette 
vitesse  sur  celle  que  donne  la  théorie  ordinaire,  comme  je  m'en 
suis  assuré  par  le  calcul.  »  En  1807,  dans  un  beau  mémoire  sur 
la  Théorie  du  son,  Poisson  développait  la  remarque  de  Laplace. 
Enfin,  en  1816,  celui-ci  publiait  la  règle  qui  doit  être  substituée 
à  celle  de  Newton  pour  le  calcul  de  la  vitesse  du  son  ;  cette  règle, 
il  l'énonçait  ainsi  : 

«  La  vitesse  du  son  est  égale  au  produit  de  la  vitesse  que 
donne  la  formule  newtonienne,  par  la  racine  carrée  du  rapport 
de  la  chaleur  spécifique  de  l'air  sous  pression  constante  à  sa  cha- 
leur spécifique  sous  volume  constant.  » 

Il  était  essentiel  de  comparer  cette  règle  nouvelle  aux  résul- 
tats de  l'expérience  et,  pour  cela,  de  reprendre  d'une  manière 
très  précise  la  détermination  de  ceux-ci,  en  ayant  égard  à  Ja  pres- 
sion de  l'atmosphère  dans  laquelle  se  propageait  le  son,  à  la  tem- 
pérature, à  l'état  hygrométrique;  «  car  si  les  observations  pré- 
cises font  naître  les  théories,  la  perfection  des  théories  provoque, 
à  son  tour,  la  précision  des  observations  ».  A  la  demande  de  La- 
place, le  Bureau  des  Longitudes  détermina  à  nouveau  la  valeur 
de  la  vitesse  du  son,  tandis  que  Gay-Lussac  et  Welter  d'un  côté, 
Desormes  et  Clément  de  l'autre,  reprenaient  avec  plus  de  soin  la 


LES   THÉORIES   DE    LA    CHALEUR*  001 

détermination  du  rapport  des  chaleurs  spécifiques.  La  vitesse  du 
son,  calculée  par  la  formule  de  La  place,  se  trouva  égale  à  337*,1 1  " 
par  seconde  ;  la  vitesse  observée  à  340'",  889.  Les  erreurs  que  l'on 
ne  peut  éviter  dans  un  ensemble  d'expériences  aussi  complexes 
suffisaient  largement  à  expliquer  le  léger  écart  de  3*,  171  qui 
subsistait  entre  ces  deux  valeurs. 

Cette  concordance  numérique  presque  parfaite,  en  résolvant 
un  problème  qui  avait  longtemps  embarrassé  les  physiciens, 
apportait  une  précieuse  confirmation  à  la  théorie  de  Laplace. 
Cette  théorie,  d'ailleurs,  venait  prendre  place  dans  l'harmonieux 
ensemble  que  formaient,  au  commencement  de  ce  siècle,  les  di- 
verses branches  de  la  physique  mathématique  ;  elle  ramenait  l'étude 
de  la  chaleur  à  l'analyse  de  forces  attractives  et  répulsives  sem- 
blables à  celles  qui  rendaient  compte  non  seulement  du  mouve- 
ment des  astres,  mais  encore  des  effets  de  l'optique,  de  l'électricité, 
du  magnétisme,  de  l'élasticité,  de  la  capillarité;  le  nombre  et 
l'étendue  des  lois  qu'embrassait  cette  vaste  synthèse,  la  netteté 
des  hypothèses  sur  lesquelles  elle  reposait,  la  perfection  et  l'élé- 
gance des  méthodes  analytiques  qui  servaient  à  la  développer, 
l'éclat  et  la  précision  des  confirmations  que  l'expérience  appor- 
tait à  ses  prévisions  les  plus  audacieuses  et  à  ses  formules  les  plus 
détaillées,  tout  en  elle  excitait  l'enthousiasme  des  géomètres  et 
des  philosophes;  jamais  l'esprit  humain  ne  se  crut  plus  près  de 
deviner  le  système  entier  de  la  nature,  de  découvrir  les  équations 
qui  détermineraient  la  trajectoire  du  moindre  atome  comme  l'or- 
bite du  plus  grand  astre  ;  nul  n'accusait  Laplace  d'exagérer  l'im- 
portance des  résultats  qu'il  avait  obtenus,  en  lisant  ces  lignes  par 
lesquelles  il  terminait  l'exposé  de  sa  théorie  de  la  chaleur  : 

«  Les  phénomènes  de  l'expansion  de  la  chaleur  et  des  vibra- 
tions des  gaz  sont  ramenés  à  des  forces  attractives  et  répulsives 
qui  ne  sont  sensibles  qu'à  des  distances  imperceptibles.  Dans  ma 
théorie  de  l'action  capillaire,  j'ai  ramené  à  de  semblables  forces 
les  effets  de  la  capillarité.  Tous  les  phénomènes  terrestres  dépen- 
dent de  ce  genre  de  forces,  comme  les  phénomènes  célestes  dépen- 
dent de  la  gravitation  universelle.  La  considération  de  ces  forces 
me  paraît  devoir  être  maintenant  le  principal  objet  de  la  Philo- 
sophie mathématique.  » 

P.  Dlhem. 


NOTES  DE   VOYAGE 

EN  ASIE  CENTRALE 


A    TRAVERS    LA    TRANSOXIANE 


I 

Nous  avons  parlé  de  Samarkande  et  des  grandes  villes,  si 
populeuses  et  si  peu  connues  de  nous  autres  Européens,  qui  se  sont 
développées  autrefois  dans  le  bassin  du  grand  fleuve  Oxus  (1). 
Nous  avons  parlé  du  Pamir,  ce  pays  désert,  inaccessible  et  inhos- 
pitalier, où  se  trouvent  en  contact,  aujourd'hui,  des  intérêts 
divers  et  considérables  (2).  Entre  ces  deux  régions,  la  première 
à  l'ouest,  la  seconde  à  l'est,  et  jusque  bien  loin  vers  le  nord, 
jusqu'aux  plaines  neigeuses  où  des  fleuves  immenses  et  sans 
rives  se  traînent  lentement  vers  l'Océan  Polaire,  s'étendent  de 
vastes  contrées,  tour  à  tour  glacées  et  brûlantes,  sur  l'aspect  des- 
quelles on  n'a  en  Occident  que  des  idées  encore  vagues,  et  qui 
constituent  la  partie  du  Turkestan  appelée  naguère  Tartarie  in- 
dépendante, et  aujourd'hui  Turkestan  russe.  Cette  partie  du 
Turkestan,  on  l'appelait  jadis  la  Transoxiane,  parce  que,  pin- 
rapport  à  l'ancien  Monde,  elle  s'étend  par  delà  l'Oxus,  jusqu'aux 
Monts-Célestes,  lesquels  la  séparent  de  la  Kachgarie  et  forment 
actuellement  la  limite  entre  les  possessions  de  la  Russie  et  celles 
de  la  Chine. 

Nous  n'entreprendrons  pas  de  raconter  les  péripéties  de  notre 
voyage  personnel  à  travers  le  Turkestan  russe.  Ce  voyage,  d'au- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  lii  février  1893. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  1er  décembre  1893. 


NOTES    DE    VOYAGE   EN    ASIE    CENTKALK.  903 

très  l'ont  fait  avant  nous,  bien  d'autres  le  feront  plus  tard.  Il  y  a 
trente  ans,  lorsque  réminent  voyageur  Vambéry  pénétrait  sont 
un  déguisement  jusqu'à  Samarkande,  il  y  découvrait,  pour  ainsi 
dire,  un  monde  nouveau,  et  son  Voyage  d'un  faux  derviche  en 
Asie  centrale  était  pour  l'Europe  une  sorte  de  révélation;  mais 
les  conditions  ont  bien  changé  aujourd'hui.  La  conquête  russe 
s'est  étendue  si  rapidement  sur  ces  pays  longtemps  impéné- 
trables, et  elle  a  été  suivie  d'un  tel  cortège  d'études  techniques 
et  savantes  dans  toutes  les  branches,  qu'il  serait  outrecuidant 
à  un  voyageur  européen  de  venir  raconter  comme  dignes  d'in- 
térêt ses  propres  aventures  dans  cette  région.  Un  voyage  dans  ces 
contrées  n'a  plus  rien  d'une  exploration  et  ne  présente  plus  ni 
imprévu  ni  danger;  ou,  du  moins,  s'il  y  reste  encore  place  pour 
les  découvertes  à  faire  dans  le  domaine  de  l'archéologie,  de  l'art, 
de  la  géologie  ou  de  l'histoire,  et  si  des  explorations  spéciales 
dans  ces  différens  ordres  d'études  trouvent  devant  elles  un  vaste 
champ  incomplètement  fouillé,  un  étranger  de  passage  ne  peut 
avoir  la  prétention  de  faire  encore  dans  ce  pays  une  exploration 
géographique. 

Aussi  nous  garderons-nous  de  raconter,  jour  par  jour,  la 
partie  de  notre  itinéraire,  faite  par  des  routes  frayées,  à  partir  de 
Samarkande  jusqu'aux  limites  orientales  des  possessions  russes, 
à  l'extrémité  du  Ferganah,  bien  que  cette  partie  de  notre  trajet, 
longue  de  onze  cents  kilomètres,  et  prélude  d'autres  trajets  plus 
difficiles,  ait  eu  déjà  pour  origine  le  point  extrême  qu'avait 
atteint  Vambéry,  point  qui,  lors  de  son  voyage,  apparaissait  comme 
une  inconnue  presque  fantastique  et  presque  inaccessible.  Ce  dé- 
tail seul  suffit  pour  indiquer  le  chemin  parcouru  par  la  civilisa- 
tion depuis  trente  ans. 

D'ailleurs,  si  mainte  localité,  traversée  dans  ce  voyage,  présente 
un  haut  intérêt  historique,  ethnographique  ou  pittoresque,  rien 
n'est  plus  monotone,  plus  aride  et  moins  intéressant  que  le  trajet 
qui  relie  ces  points  entre  eux.  Les  oasis  riches,  fertiles,  très  vastes 
et  où  de  grandes  villes  se  sont  développées,  sont  éparses  sur  une 
immense  étendue  de  pays,  et  entre  elles  s'étendent  des  plaines 
poudreuses  et  désertes,  dont  l'interminable  traversée  est  des  plus 
monotones  à  effectuer,  mais  plus  monotone  encore  à  décrire. 

...Depuis  que  les  Russes  ont  conquis  le  Turkestan,  ils  y  ont 
organisé  le  mode  de  transport  qui  existait  déjà  dans  les  steppes  de 
Sibérie,  à  savoir  le  voyage  au  moyen  de  relais  de  poste,  où  les 
chevaux  sont  attelés  à  des  traîneaux  pendant  l'hiver  ,  à  des 
tarantasses  pendant  l'été.  Seulement,  ici,  la  latitude  étant  plus 
méridionale  qu'en  Sibérie,  le  traîneau    devient  l'exception,  le 


904  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tarantasse  est  la  règle  habituelle.  Vu  l'immensité  des  distances, 
on  est  obligé  d'adopter  ce  véhicule,  dont  l'emploi  suffit  absolu- 
ment à  gâter  le  voyage  et  à  lui  ôter  tout  agrément  comme  tout 
intérêt.  Si  l'on  voulait  l'éviter,  il  faudrait  demeurer  en  route  pen- 
dant des  mois  et  même  des  années;  car  le  territoire  possédé 
aujourd'hui  par  l'empire  russe,  surtout  en  Asie,  est  véritable- 
ment immense.  Pour  donner  une  idée  de  ces  distances,  à  l'aide  de 
quelques  chiffres,  nous  dirons  que  pour  aller  d'Orenbourg,  fron- 
tière d'Europe,  à  Tachkent,  qui  n'est  que  l'entrée  du  Turkestan, 
la  distance  à  parcourir  à  travers  la  steppe  est  de  2  200  kilomètres. 
Si  l'on  y  va  par  Omsk,  comme  on  le  fait  parfois,  la  distance  est 
double.  Quant  à  la  traversée  de  la  Sibérie,  de  l'Oural  au  Paci- 
fique, elle  est  de  8000  verstes,  soit  près  de  9000  kilomètres.  On 
voit  combien,  dans  de  pareilles  conditions,  il  faudrait  de  temps 
pour  traverser  le  pays  en  touriste  sans  avoir  recours  aux  véhi- 
cules officiels.  On  est  obligé  de  subir  les  conditions  de  la  poste 
russe.  Elles  sont  féroces.  11  faut  cependant  rendre  à  cette  admi- 
nistration  justice  à  deux  points  de  vue  :  les  chevaux  sont  excel- 
lens,  ils  vont  comme  le  vent,  et  le  prix  est  extrêmement  faible. 
Quand  on  est  muni  des  papiers  réglementaires,  on  ne  paie  que 
cinq  centimes  par  cheval  et  par  verste,  ce  que  personne  ne  saurait 
trouver  excessif. 

Le  tarantasse  est  un  instrument  de  torture  pour  les  personnes 
et  de  destruction  pour  les  bagages,  que  les  Russes  s'obstinent,  je 
n'ai  jamais  pu  savoir  pourquoi,  à  considérer  comme  un  instru- 
ment de  transport.  Il  se  compose  d'une  sorte  de  caisse  de  bois 
très  allongée,  trop  courte  cependant  pour  que  l'on  puisse  s'y  éten- 
dre, posée  sans  l'intermédiaire  d'aucun  ressort  sur  deux  essieux 
de  bois  munis  de  quatre  roues  très  basses.  Trois  chevaux,  parfois 
deux,  y  sont  attelés,  suivant  le  système  de  la  troïka,  système 
fréquent  en  Russie  et  qui  présente  de  nombreux  avantages.  Le 
cheval  du  milieu,  qui  trotte  et  qui,  généralement,  est  le  seul  à  peu 
près  dressé,  est  assujetti  entre  deux  brancards,  attachés  directe- 
ment à  l'essieu  antérieur  sur  lequel  ils  sont  articulés  ;  un  cerceau 
de  bois,  qui  relie  les  extrémités  de  ces  deux  brancards  et  à  l'inté- 
rieur duquel  s'entre-croisent  deux  courroies,  encadre  sa  tête  et  la 
maintient  dans  une  position  immuable.  Les  deux  autres  chevaux, 
qui  vont  constamment  au  galop,  sont  attachés,  du  côté  interne, 
au  collier  du  cheval  du  milieu  par  une  simple  longe,  et,  du  côté 
externe,  ils  sont  attelés  par  une  corde  servant  de  trait,  qui  vient  se 
iixer  tout  simplement  au  moyeu  de  la  roue,  c'est-à-dire  à  la  fusée 
de  l'essieu,  qui  fait  saillie  en  dehors.  Ce  mode  d'attelage  présente 
d'incontestables  avantages  dans  les  conditions  où  on  l'emploie.  A 
la  vérité,  il  produit  une  très  grande  déperdition  de  force  et  n'uti- 


NOTES    DE    VOYAGE    EN    ASIE    CENTRALE.  905 

lise  qu'une  faible  partie  de  l'effort  dépensé  à  la  traction.  Mais 
il  permet  d'employer  des  chevaux  absolument  indomptés  :  beau- 
coup d'entre  eux  sont  pris  dans  la  steppe  et  accrochés  par  Surprise 
à  la  voiture  sans  aucun  dressage  préalable  ;  leurs  bonds  les  plus 
désordonnés  ne  dérangeant  pas  l'équilibre  du  pesant  véhicule.  En 
outre,  si  l'un  des  trois  chevaux  tombe,  ce  qui  arrive  forcément 
de  temps  en  temps  dans  une  course  à  fond  de  train  à  travers  un 
terrain  inégal  et  sans  routes,  sa  chute  n'arrête  pas  la  voiture,  ne 
la  brise  pas,  et  celle-ci  ne  passe  pas  sur  lui.  Si  le  cheval  abattu 
est  l'un  des  animaux  latéraux,  il  est  en  dehors  de  la  voie  dos 
roues  et  se  relève  en  toute  liberté  avec  une  prestesse  qui  a  souvent 
fait  notre  admiration  ;  si  c'est  le  cheval  du  milieu,  ce  qui  est  beau- 
coup plus  rare,  il  est  remis  sur  pied,  pour  ainsi  dire  automati- 
quement, par  les  deux  autres,  en  même  temps  qu'il  est  soulevé 
par  les  brancards.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  critiquer  ce  mode 
d'attelage  en  lui-même,  bien  qu'on  puisse  lui  reprocher,  dans  la 
pratique,  d'être  réduit  à  une  expression  trop  primitive.  Ainsi  le 
harnachement  est  moins  que  rudimentaire,  et  nous  avons  vu, 
dans  certains  cas  urgens,  des  chevaux  attelés  simplement  par  la 
queue, faute  de  cordes,  ce  qui  est  certainement  insuffisant.  En  outre, 
l'état  d'entretien  des  véhicules  est  déplorable.  En  certains  en- 
droits, par  exemple  dans  les  dunes  du  désert  d'Ak-Koum,  au  nord- 
est  de  la  mer  d'Aral,  les  chevaux  sont  remplacés  par  des  cha- 
meaux; l'allure  de  l'équipage  n'en  est  que  plus  bizarre. 

Mais  ce  qui  est  particulièrement  extravagant,  c'est  la  voiture 
elle-même.  Son  peu  de  hauteur  la  rend  inversable  ;  mais  il  a  l'incon- 
vénient de  mettre  les  malheureux  tjiii'y prennent  place  au-dessous 
du  niveau  des  jarrets  des  chevaux,  en  sorte  que  la  poussière  sou- 
levée par  ceux-ci  dans  la  steppe,  où  le  sol  est  pulvérulent  sur  une 
épaisseur  qui  parfois  atteint  plus  d'un  pied,  enveloppe  le  voya- 
geur d'un  nuage  opaque,  qui  lui  cache  entièrement  la  vue  du 
paysage,  qui  l'oblige  d'ailleurs  à  fermer  hermétiquement  les 
yeux,  et  qui  gêne  même  sa  respiration  s'il  n'a  la  précaution  de 
se  couvrir  le  visage  d'une  étoffe  quelconque.  En  même  temps, 
il  est  lancé  en  l'air  à  la  façon  d'un  volant  placé  sur  une  raquette, 
et  il  ne  peut  éviter  d'être  violemment  projeté  à  terre  qu'en  se 
couchant  sur  le  dos  et  en  se  cramponnant  des  deux  mains  aux 
bords  de  la  voiture.  Pour  rendre  le  supplice  plus  cruel  sans 
doute,  on  a  imaginé  de  compléter  cet  instrument  par  une  capote 
de  bois,  absolument  inutile  dans  un  pays  où  il  ne  pleut  jamais, 
mais  dont  le  rôle  paraît  être  de  rejeter  le  patient  au  fond  de  la 
voiture  en  lui  donnant  sur  le  crâne  des  chocs  opposés  à  ceux  qu'il 
reçoit  de  bas  en  haut.  Cette  toiture,  qui  couvre  l'arrière  de  la 
voiture,  est  d'ailleurs  trop  basse  pour  qu'il  soit  possible  de  s'as- 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seoir  dessous.  Pour  éviter  d'être  assommé,  sans  autre  forme  de 
procès,  nous  n'avons  trouvé  qu'un  moyen,  et  nous  l'indiquons  aux 
voyageurs  futurs  :  c'est  de  se  munir  d'un  de  ces  bonnets  turcomans, 
en  peau  de  mouton  noir,  dont  les  dimensions  sont  prodigieuses, 
et  d'y  enfoncer  complètement  la  tête;  puis  de  se  coucher  au  fond 
du  véhicule  en  y  gardant  une  attitude  passive.  En  s'y  prenant 
ainsi,  on  peut  être  étouffé  et  on  est  certain  d'avoir  le  corps  moulu 
de  coups;  mais   on  évite  généralement  d'avoir  le  crâne  brisé. 

On  peut  se  figurer  quel  est  l'état  cérébral  d'un  voyageur  sou- 
mis à  vingt  ou  trente  journées  consécutives  d'un  pareil  régime. 
Le  touriste  le  plus  studieux  et  le  plus  curieux  de  regarder  le 
pays  qu'il  traverse  y  renonce  forcément  bien  avant  d'avoir  achevé 
la  première  étape.  Les  règlemens  interdisent  d'ailleurs  les  arrêts. 
Dans  ces  conditions,  on  traverse  le  pays;  on  ne  le  visite  pas. 

Il  faut  vraiment  être  atteint  de  la  folie  des  voyages  ou  d'une 
anesthésie  complète  pour  se  résigner  à  subir  cet  épouvantable  mode 
de  transport,  aussi  incompatible  avec  l'intégrité  des  organismes 
humains  qu'avec  la  conservation  des  objets  inanimés.  Les  secousses 
effroyables  qu'il  imprime  conduisent  en  peu  d'heures  le  patient  à 
un  état  voisin  de  celui  que  les  physiologistes  appellent  comateux. 
Quant  aux  bagages,  ils  sont  tout  simplement  pulvérisés,  quand  il 
s'agit  d'objets  tant  soit  peu  fragiles,  de  collections  scientifiques 
par  exemple.  Les  vêtemens  sont  usés  et  percés  à  jour  par  leur 
frottement  réciproque;  les  approvisionnemens  de  papier  sont  ré- 
duits à  l'état  de  dentelle  ;  les  vis  et  les  rivets  des  instrumens  et 
des  armes  sont  chassés  de  leurs  alvéoles  par  la  trépidation. 

En  somme,  c'est  seulement  dans  le  pays  de  Mazeppa  qu'a  pu 
naître  l'idée  de  voyager  dans  de  pareilles  conditions.  Les  Russes 
le  font  sans  doute  par  un  pieux  souvenir  pour  la  mémoire  d'un 
héros  national.  Les  étrangers  n'ont  pas  la  même  consolation. 

11 

...On  peut  atteindre  Tachkent,  en  venant  d'Europe,  soit  en  tra- 
versant les  steppes  à  partir  d'Orenbourg,  c'est-à-dire  en  allant  de 
l'Oural  jusqu'à  la  pointe  nord  de  la  mer  d'Aral,  puis  en  remontant 
la  vallée  du  Syr-Daria,  soit  par  le  sud,  en  partant  de  Samarkande, 
où  s'arrête  le  chemin  de  fer  transcaspien.  On  peut  aussi  passer 
par  la  Sibérie  occidentale  et  le  Sémiretchinsk  (pays  des  Sept- 
Rivières),  c'est-à-dire  par  Omsk  et  Viernoié. 

Je  ne  dirai  rien  du  voyage  de  Samarkande  à  Tachkent.  La  route, 
longue  de  330  kilomètres,  présente  peu  d'incidens;  les  principaux 
sont  les  traversées  de  deux  fleuves,  le  Zérafchane  et  l'Iaxartes, 
dont  la  dernière  a  lieu  près  deTchinaz,  le  passage  du  défilé  mon- 


NOTES  DE  VOYAf.E  EN  ASIE  CENTRALE.  907 

tagneux  appelé  Porte  deTamerlan,  au  sud  de  Djizak,  et  enfin  la 
traversée  monotone  et  aride  du  désert  de  Mourza-Rabat,  appelé 
aussi  Steppe  de  la  Faim,  nom  qui  lui  a  été  donné  ea  souvenir  des 
souffrances  qu'ont  eu  à  y  subir  des  corps  expéditionnaires.  Ci- 
nom  lui  est  commun  avec  une  autre  steppe,  située  plus  au  nord, 
dans  le  Turkestan  septentrional,  et  qui  doit  cette  dénomination  à 
la  même  cause. 

La  physionomie  des  paysages  de  tout  le  Turkestan  est  singu- 
lièrement monotone.  D'immenses  plaines,  poudreuses  et  nues,  où 
la  végétation  ne  se  montre  que  pendant  quelques  semaines,  au 
printemps  de  chaque  année,  s'étendent  à  perte  de  vue  dans  les 
intervalles  qui  séparent  les  énormes  chaînes  de  montagnes,  âpres 
et  démesurées,  dont  les  noms  mêmes  sont  presque  inconnus  en 
Europe,  et  qui  couvrent  des  espaces  considérables.  Dans  ces 
steppes  argileuses,  entrecoupées  de  déserts  de  sable,  viennent  se 
perdre  de  grandes  rivières  dont  les  eaux,  comme  épuisées  par  un 
trajet  sans  but  et  sans  limites,  finissent  par  s'évaporer  dans  des 
lacs  salés,  ou,  quelquefois,  sont  utilisées  pour  donner  la  vie  à  de 
vastes  oasis,  bien  moins  belles  que  celles  d'Afrique,  mais  bien 
plus  étendues,  et  où  se  sont  parfois  développées  de  très  grandes 
villes,  jouant  un  rôle  important  dans  le  commerce  du  monde. 

...A  Tachkent  eut  lieu,  aux  mois  d'août  et  septembre  1890,  à 
l'occasion  du  vingt-cinquième  anniversaire  de  la  prise  de  la  ville 
par  les  Russes,  une  exposition  fort  intéressante,  à  laquelle  j'assistai. 
Elle  avait  pour  but  de  résumer  les  résultats  de  tous  genres  obte- 
nus par  les  Russes,  depuis  le  début  de  la  conquête,  dans  leurs 
nouvelles  possessions  du  Turkestan.  On  s'y  était  proposé  aussi 
de  réunir  et  de  mettre  en  évidence  les  produits  naturels  du  pays 
et  ceux  de  l'industrie  des  indigènes.  Enfin,  en  dehors  même  du 
Turkestan  russe,  cette  exposition  centralisait  tous  les  documens 
statistiques  recueillis  jusque-là  par  les  Européens  sur  la  partie 
centrale  du  continent  asiatique.  On  conçoit  combien  une  pareille 
exposition  était  intéressante  pour  ceux  qui  avaient  choisi  cette 
région  comme  cadre  de  leurs  études.  J'y  trouvai  d'utiles  élémens 
pour  la  suite  de  mon  voyage  dans  des  localités  plus  lointaines. 
Quant  au  bienveillant  accueil  des  autorités  russes,  je  ne  saurais 
en  dire  assez  de  bien. 

Tachkent  est  aujourd'hui  la  capitale  du  Turkestan  russe.  Elle 
se  trouve  au  milieu  d'une  oasis  de  7  000  hectares,  dont  tous  les 
jardins,  clos  de  murs  en  terre,  forment  un  labyrinthe  et  ne  con- 
stituent en  quelque  sorte  qu'une  masse  unique.  A  l'intérieur,  la 
ville  proprement  dite  se  compose  de  deux  parties  :  la  ville  indi- 
gène, qui  compte  environ  120  000  habitans;  et  la  ville  russe  qui 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  renferme  à  peu  près  30  000.  L'espace  occupé  est  très  considé- 
rable à  cause  de  la  quantité  de  jardins  qui  sont  entremêlés  aux 
constructions.  L'enceinte  de  la  ville  indigène,  de  forme  à  peu  près 
circulaire,  mesure  six  kilomètres  de  diamètre.  Quant  à  la  ville 
russe,  elle  est  presque  aussi  vaste.  Le  terrain  n'est  pas  cher  dans 
la  steppe  :  là  comme  partout  ailleurs  les  Russes  ont  fait  grand. 
Ils  ont,  comme  dans  toutes  leurs  nouvelles  installations  du  Tur- 
kestan  et  de  la  Sibérie,  construit  sur  un  plan  très  large.  La  salu- 
brité et  l'intérêt  du  développement  futur  semblaient  d'accord 
pour  conduire  à  l'adoption  de  ce  système.  Les  rues  ont  cin- 
quante mètres  de  large,  souvent  même  plus;  presque  toutes 
sont  bordées  de  chaque  côté  d'une  quadruple  rangée  de  peupliers 
dont  les  racines  baignent  dans  des  ruisseaux  d'eau  courante  em- 
pruntés aux  rivières  qui  arrosent  l'oasis.  Ces  rivières  sont  des 
bras  du  Tchirtchik,  afiluent  de  l'Iaxartes  ou  Syr-Daria,  qui  sort 
des  montagnes  à  soixante  kilomètres  plus  à  l'est.  Les  maisons, 
construites  en  pisé,  mais  qui  sont  faites  avec  beaucoup  de  soin  et 
qui  présentent  tout  à  fait  l'aspect  de  la  pierre,  n'ont  que  des  rez- 
de-chaussée  :  cette  condition  est  rendue  nécessaire  par  les  trem- 
blemens  de  terre,  extrêmement  fréquens  dans  la  région.  Seuls 
les  principaux  monumens,  l'église,  le  palais  du  Gouvernement, 
le  cercle  militaire  et  quelques  autres  édifices  sont  en  briques. 
Presque  toutes  les  maisons  sont  entourées  de  jardins  plantés 
d'arbres,  ce  qui  contribue  à  donner  à  la  ville,  en  même  temps 
qu'un  aspect  riant  et  frais,  une  étendue  extrêmement  considé- 
rable, eu  égard  au  chiffre  de  sa  population. 

Cette  méthode  pour  se  garantir  de  la  chaleur  des  étés  brûlans  est 
l'inverse  du  système  arabe,  consistant,  on  le  sait,  à  entasser  les  mai- 
sons dans  le  moindre  espace  possible  et  à  ne  laisser  entre  elles  que 
des  ruelles  étroites  où  le  soleil  ne  pénètre  pas.  A  première  vue,  le 
système  russe  paraît  logique  et  sain,  et  on  peut  être  tenté  de  désirer 
le  voir  appliquer  en  Algérie.  Cependant, quand  on  l'examine  de  près, 
on  est  surpris  de  lui  trouver  de  graves  inconvéniens.  D'abord  ses 
plantations  consomment  énormément  d'eau,  et  le  faible  débit  des 
sources  ou  des  ruisseaux  qui  alimentent  les  oasis  africaines  ne 
permettrait  pas  d'appliquer  cette  méthode  sans  ruiner  complète- 
ment les  cultures  indigènes.  En  second  lieu,  la  fraîcheur  du  sol  et 
l'humidité  causée  par  les  arbres  dans  le  voisinage  des  habitations, 
bien  loin  d'assurer  la  salubrité,  paraissent  être  une  cause  perma- 
nente d'épidémies.  Dans  ces  villes  nouvelles,  où  de  si  grands  sa- 
crifices paraissent  avoir  été  faits  à  la  question  sanitaire,  les  lièvres 
les  plus  pernicieuses  régnent  en  permanence.  Le  sol  poudreux  et 
poreux  des  villes  d'Orient  n'est  relativement  stérilisé,  au  point  de 
vue  épidémique,  qu'à  la  condition  d'être  calciné  parla  sécheresse. 


NOTES  DE  VOYAGE  EN  ASIE  CENTRAL*.  909 

Un  autre  inconvénient  fort  sérieux  est  la  trop  grande  étendue 
que  prennent  des  villes  construites  sur  de  pareils  plans  :  on  ne 
peut  les  parcourir  qu'en  voiture,  ce  qui  est  coûteux  et  fort  long. 
Les  points  où  chacun  est  appelé  par  ses  affaires  sont  trop  éloignés 
les  uns  des  autres.  On  fait  quatre  kilomètres  pour  aller  acheter 
du  pain;  on  en  fait  quatre  autres  pour  revenir  à  la  poste,  cinq 
pour  aller  au  bazar,  autant  pour  rentrer  chez  soi.  Les  divers  bu- 
reaux administratifs  sont  éloignés  les  uns  des  autres  de  trois  kilo- 
mètres, et  Dieu  sait  ce  que  la  vie  russe  comporte  de  stations 
quotidiennes  dans  des  bureaux  divers!  En  outre,  l'entretien  des 
rues  est  fort  onéreux,  l'établissement  d'un  système  d'éclairage  pu- 
blic impossible  :  la  part  contributive  qui  reviendrait  à  chaque  ha- 
bitant serait  trop  grande.  Il  faut  noter  aussi  que  ces  ruisseaux  qui 
arrosent  les  arbres  des  avenues  servent  indistinctement  de  canaux 
d'irrigation,  de  rigoles  d'alimentation  pour  la  boisson  des  habi- 
tans,  et  aussi  dégoûts  à  ciel  ouvert  :  ce  sont  des  véhicules  d'épi- 
démies, d'autant  plus  pernicieux  qu'à  certaines  heures  de  la  jour- 
née ils  sont  à  sec.  Il  s'en  dégage  alors  des  miasmes  dangereux. 

Le  résultat  de  ce  mode  de  construction  des  villes,  en  apparence 
si  logique  et  si  supérieur  à  la  disposition  agglomérée,  ne  nous 
paraît  donc  pas  répondre  à  ce  qu'on  était  en  droit  d'en  espérer,  et 
après  avoir  été  très  séduit  par  lui  au  début,  nous  avons  dû  recon- 
naître qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  le  considérer  comme  l'idéal  au  point 
de  vue  des  villes  nouvelles  à  créer  aux  colonies. 

Tachkent,  malgré  son  étendue  et  sa  population,  n'a  jamais  été 
la  capitale  d'aucun  Etat  et  n'a  jamais  joué  un  grand  rôle  politique. 
C'était  une  simple  ville  commerçante,  dont  l'importance  était  jus- 
tifiée par  sa  situation  sur  la  limite  des  steppes,  au  point  de  ren- 
contre des  routes  unissant  la  Sibérie,  la  Boukharie,  l'Inde,  la 
Chine  et  l'Europe.  Avant  la  conquête  russe,  c'est-à-dire  avant  1865, 
elle  faisait  partie  des  États  du  khan  de  Kokan,  mais  elle  formait 
avec  les  villes  voisines  une  sorte  de  confédération  jouissant  de  di- 
vers privilèges.  Prise  par  le  général  Tcherniaieff,  en  1865,  elle  est 
devenue  aussitôt  la  capitale  du  Turkestan  russe  et  la  base  d'opé- 
rations pour  la  conquête  de  tout  le  reste  de  cette  vaste  région. 

Le  bazar  de  Tachkent,  un  peu  moins  vaste  que  ceux  de  Bou- 
khara  et  de  Kokan,  est  pourtant  très  considérable  encore..  Il  l'em- 
porte, comme  trafic  et  comme  étendue,  sur  celui  de  Samarkande.  Il 
se  compose  d'un  labyrinthe  de  rues  étroites,  couvertes  de  toitures 
en  nattes  et  bordées  d'innombrables  échoppes,  où  pullule  une  po- 
pulation mélangée  de  Sartes  et  de  Kirghiz.Les  Sartes  de  Tachkent 
ont  plus  de  sang  uzbeg  et  moins  de  sang  iranien  que  ceux  de 
Samarkande.  Le  type  mongolique,  à  la  face  large,  aux  yeux  bridés 
et  à  la  barbe  rare ,  y  est  beaucoup  plus   fréquent  que  le  type 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aryen,  lequel  prédomine  dans  les  villes  situées  plus  au  sud,  à 
Boukhara  et  à  Samarkande  notamment.  Il  serait  trop  long  de 
décrire  ici  la  physionomie,  le  caractère  et  les  monumens  de  la 
ville  indigène  :  tous  ceux  qui  ont  visité  de  grandes  villes  d'Orient, 
surtout  dans  les  pays  où  la  race  est  composite,  savent  ce  que  l'as- 
pect des  populeux  bazars  de  ces  pays  peut  présenter  d'infinis 
détails  et  d'inépuisable  variété. 

...Il  y  a  lieu  d'admirer,  dans  cette  capitale  du  Turkestan,  com- 
bien les  Russes  sont  habiles  pour  utiliser,  au  profit  de  leur  auto- 
rité et  de  l'assimilation  de  leurs  nouveaux  sujets,  tous  les  moyens 
moraux,  souvent  fort  simples,  mais  qui  n'en  sont  pas  moins  effi- 
caces, dont  peut  disposer  la  civilisation  occidentale.  Je  me  sou- 
viens d'avoir  passé  à  Tachkent,  en  1891,  une  soirée  fort  intéres- 
sante chez  M.  Ostrooumofî,  l'éminent  linguiste  auquel  on  doit  des 
études  ethnographiques  si  curieuses  sur  le  peuple  sarte.  Il  rem- 
plit à  Tachkent  les  fonctions  d'inspecteur  de  l'Université,  et,  en 
même  temps,  il  dirige  le  journal  qui  s'imprime  trois  fois  par 
semaine,  en  langue  sarte.  Il  a  invité  avec  moi  le  kazi,  chef 
civil  de  la  population  indigène,  dont  il  a  fait  le  sous-directeur 
de  ce  journal.  Ce  mot  vient  évidemment  de  l'arabe  cadi,  qui  veut 
dire  juge;  seulement  les  kazis  sont  ici  des  personnages  beaucoup 
plus  importans  et  beaucoup  plus  respectés  que  ne  sont  les  cadis 
en  Algérie.  Ces  derniers  ne  viennent  qu'en  troisième  ou  quatrième 
ligne  dans  la  hiérarchie  de  chaque  tribu;  ce  ne  sont,  en  somme, 
que  des  sortes  de  juges  de  paix  à  compétence  restreinte,  ren- 
dant la  justice,  d'une  façon  le  plus  souvent  vénale,  pour  les 
petites  affaires  civiles  où  les  indigènes  seuls  sont  intéressés.  Ils 
ne  passent,  hiérarchiquement,  qu'après  le  clergé,  et  surtout  après 
les  caïds,  chefs  militaires  des  tribus.  Ils  ne  passent  même  qu'a- 
près les  khalifas,  suppléans  des  caïds,  et  même  souvent  après  les 
cheikhs,  simples  chefs  des  subdivisions  de  tribus.  Ici  les  Russes 
ont  fait  autrement.  Ils  ont  gardé  pour  eux  l'autorité  gouverne- 
mentale et  le  commandement  militaire;  mais  ils  ont  laissé  aux 
indigènes,  représentés  par  les  kazis,  l'administration  civile.  Il 
est  vrai  que  les  Sartes  sont  autrement  aptes  à  l'exercer  que  les 
Arabes  algériens.  Ils  la  tiennent  aussi  en  plus  haute  estime,  et 
les  honneurs  rendus  chez  eux  à  la  gloire  militaire  ne  vont  pas 
jusqu'à  leur  faire  complètement  mépriser  l'importance  des  fonc- 
tions pacifiques.  A  Tachkent,  par  exemple,  le  kazi  est  une  sorte 
de  maire  indigène,  et,  comme  la  ville  a  cent  cinquante  mille  habi- 
tans,  ses  fonctions  sont  loin  d'être  minimes.  En  même  temps  qu'il 
rend  la  justice,  il  a  sous  ses  ordres  la  police,  et  il  est  responsable 
vis-à-vis  du  gouvernement  russe  de  l'ordre  intérieur  dans  la  ville. 

Ce  mode  d'organisation  ne  s'applique,  en  Turkestan,  qu'aux 


NOTES  DE  VOYAGE  EN  ASIE  CENTRALE.  911 

Sartes,  c'est-à-dire  à  la  population  sédentaire  des  villes.  Les  Kir- 
ghiz,  c'est-à-dire  les  Nomades,  sont  soumis  à  un  autre  régime, 
qui  se  rapproche  beaucoup  plus  de  celui  des  Arabes.  Chez  eux, 
l'autorité  absolue  est  confiée,  dans  chaque  tribu,  à  un  chef  unique 
qui  porte  le  nom  de  bi,  et  dont  les  fonctions  se  rapprochent  beau- 
coup de  celles  des  caïds  algériens.  Ce  nom  de  bi  vient  évidemment 
du  mot  turc  bey  ou  beg.  Les  bis  sont  électifs;  ils  sont  choisis 
par  leurs  administrés,  et  le  gouvernement  russe  ne  se  réserve, 
sur  leur  nomination,  qu'un  droit  de  contrôle  et  de  veto.  Cette 
grande  indépendance  laissée  aux  indigènes  est  justifiée  par  ce  fa  il 
que  les  Kirghiz  se  sont,  pour  la  plupart,  donnés  volontairement  à 
la  Russie  et  qu'ils  n'ont  aucune  velléité  de  révolte.  Le  fanatisme 
religieux  n'existant  pas  chez  eux,  et  les  Russes  ayant  le  bon  es- 
prit de  ne  pas  les  écraser  d'impôts,  ils  n'ont  aucune  raison  pour 
s'insurger.  En  outre,  par  le  seul  fait  que  le  commandement  chez 
eux  est  électif,  il  en  résulte  pour  les  Russes  une  grande  facilité  à 
diriger  en  sous-main  les  nominations  et  à  éliminer  les  candidats 
qui  leur  déplairaient.  Ces  habitudes  d'élection  des  chefs  sont  de 
tradition  chez  les  Mongols,  dont  l'organisation  est  essentiellement 
démocratique  et  libérale,  comme  le  veut  leur  état  d'esprit  plus 
tourné  vers  la  logique  et  la  discussion  que  vers  le  fanatisme  ou 
la  vénération.  Le  respect  est,  chez  eux,  raisonné,  et,  de  même 
que  la  religiosité  est  bien  moins  développée  chez  eux  que  chez 
les  Sémites,  de  même  ils  n'ont  pas  le  culte  de  l'autorité  hérédi- 
taire, émanation  de  l'autorité  divine.  Ces  circonstances  font  qu'en 
somme  les  Russes  ont  là  des  administrés  plus  maniables  et  bien 
meilleurs,  au  point  de  vue  de  l'avenir  économique  de  leurs  colo- 
nies, que  ne  le  sont  nos  sujets  algériens. 

Le  kazi  de  Tachkent  est  un  homme  instruit  et  très  intelligent. 
Il  sait  l'arabe,  ce  qui  nous  permet,  sinon  de  causer  très  facilement, 
du  moins  d'échanger  quelques  idées.  Nous  employons  une  partie 
de  la  soirée  à  regarder  des  livres  à  gravures,  sur  lesquels  M.  Os- 
trooumofï  lui  donne  des  explications.  Les  Russes  tirent  un  admi- 
rable parti,  non  pas  seulement  de  leurs  anciennes  gloires  na- 
tionales, auxquelles  manque  peut-être  la  patine  de  l'antiquité 
classique,  mais  aussi  de  celles  des  autres  peuples  européens.  Ils  ont 
fort  bien  employé  leur  argent  en  donnant  aux  bibliothèques 
du  Turkestan  des  livres  remplis  de  très  bonnes  gravures,  repré- 
sentant les  anciennes  célébrités  politiques  et  militaires  du  monde 
occidental,  et  ce  n'est  pas  user  mal  à  propos  ces  volumes  que  de 
laisser  les  chefs  indigènes  y  promener  leurs  mains,  même  cras- 
seuses, comme  il  convient  en  Orient.  Les  ouvrages  que  nous 
feuilletons  avec  le  kazi  de  Tachkent,  sont  de  grands  in-folio  con- 
tenant des  gravures   sur  cuivre,   un  peu  démodées,  mais  fort 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

belles,  ma  foi,  même  au  point  de  vue  typographique,  et  qui  repré- 
sentent de  grands  personnages  de  toutes  les  époques.  Le  style  en 
a  quelque  peu  vieilli;  c'est  le  genre  des  portraits  du  xvin0  siècle. 
Mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'en  matière  artistique,  la  Russie  en 
est  encore  à  hésiter  entre  la  tradition  byzantine  et  l'héritage  de 
la  Grande  Catherine,  qui  s'était  entourée  d'artistes  français,  et 
avait  fait  prévaloir  en  Russie  le  style  Louis  XV.  Je  constate  avec 
satisfaction  que  les  hommes  de  guerre  français  sont  là  en  très 
grande  majorité.  La  cuirasse  de  Duguesclin,  et  même  les  cuirasses 
moins  complètes  de  Turenne,  de  Gondé,  du  maréchal  de  Saxe, 
les  cuirasses  élégantes  de  Dangeau  et  celles  d'autres  généraux 
courtisans,  qui  ont  eu  l'heureuse  inspiration,  pour  envoyer  leur 
portrait  à  Tachkent,  de  se  faire  représenter  en  costume  de  bataille 
plutôt  qu'en  costume  de  cour,  produisent  le  meilleur  effet  sur  les 
indigènes,  habitués  aux  cottes  de  mailles  et  aux  casques  persans 
ou  boukhares.  La  redingote  de  Pitt  et  celle  de  lord  Palmerston 
leur  paraissent  décidément  inférieures,  surtout  pour  des  hommes 
politiques  qui  se  sont  mêlés  de  diriger  les  affaires  de  leur  pays, 
et  qui  ont  même  eu  la  prétention  d'agir  sur  celles  du  monde 
entier. 

Mes  interlocuteurs  font  remarquer,  d'une  façon  que  je  ne 
manque  pas  de  trouver  très  judicieuse,  que  cette  influence  an- 
glaise ne  s'est  pas  fait  sentir  jusqu'à  Tachkent.  Ils  tolèrent  le  vête- 
ment civil  à  Corneille  et  à  Racine,  et  même  à  Victor  Hugo,  en 
leur  qualité  de  poètes.  D'ailleurs,  je  leur  fais  remarquer  qu'en 
France  le  métier  de  soldat  est  tellement  honorifique  que  cer- 
tains hommes  de  plume  n'ont  pas  dédaigné  de  revêtir  la  cuirasse  : 
je  leur  donne  comme  preuve  Agrippa  d'Aubigné,  dont  le  portrait 
se  trouve  dans  le  recueil  entre  celui  de  Jules  César  et  celui  de 
Jeanne  d'Arc.  La  réunion  de  ces  trois  contemporains  a  l'approba- 
tion des  autorités  indigènes  de  Tachkent,  qui  leur  trouvent  fort 
bonne  mine.  Les  perruques  du  grand  siècle  sont  aussi,  à  leurs 
yeux,  quelque  chose  d'évidemment  martial.  Ils  en  saisissent  tout 
de  suite  l'utilité  pour  parer  les  coups  de  sabre;  car  chez  eux,  de 
même  que  chez  les  Kirghiz  et  chez  les  Turkmènes,  le  bonnet 
fourré  est  l'insigne  de  l'homme  de  guerre  et  est  même  consi- 
déré comme  plus  pratique  dans  la  mêlée  que  le  casque  en  métal. 

Aussi  la  magistrature  du  siècle  de  Louis  XIV,  ainsi  que  toutes 
les  illustrations  parlementaires  de  la  France  qui,  dans  les  volumes 
illustrés  en  question,  sont  destinées  à  contre-balancer  les  grands 
capitaines,  apportent-elles  un  appoint  aussi  important  qu'inat- 
tendu aux  gloires  militaires  françaises.  D'Aguesseau,  le  chance- 
lier Séguier,  tous  les  premiers  membres  de  l'Académie  des  In- 
scriptions et  Belles-Lettres,  forment,  dans  ce  recueil,  une  phalange 


NOTES    DE    VOYAGE    EN    ASIE    CENTRALE.  913 

compacte  de  gens  de  guerre  qui  émerveille  les  Kirghiz,  et  je 
suis  surpris  moi-même  de  leur  découvrir,  dans  l'atmosphère  du 
Turkestan,  au  milieu  des  bonnets  hirsutes  de  mes  interlocuteurs, 
une  physionomie  martiale  que  je  ne  leur  avais  pas  connue  jusque- 
là.  En  même  temps,  la  plume  que  la  plupart  d'entre  eux  tiennent 
à  la  main  achève  de  leur  concilier  la  sympathie  des  Sartes,  chez 
qui  les  belles-lettres  sont  en  si  grand  honneur,  et  l'universalité 
des  capacités  du  peuple  français  est  reconnue  à  l'unanimité.  Les 
Anglais  sont  décidément  enfoncés  ;  quant  aux  autres  peuples,  ils 
sont  tout  simplement  ignorés  et  demeurent  dans  une  obscurité 
fâcheuse  pour  eux,  malgré  mon  plaidoyer  énergique  en  faveur 
des  mérites  de  Philippe  II,  de  Lope  de  Vega  et  même  de  Fernand 
Gortez,  présens  à  cette  soirée  mémorable... 

On  voit  que  les  Russes,  avec  beaucoup  de  raison,  ont  cherché 
par  tous  les  moyens  à  inspirer  à  leurs  sujets  du  Turkestan  une 
haute  idée  de  la  civilisation  et  de  la  puissance  des  nations  euro- 
péennes dont  ils  sont  les  représentans.  Ils  ne  négligent  pas  de  les 
initier  aux  gloires  historiques  de  l'Occident,  ce  que  nous  autres 
Français  ne  songeons  pas  à  faire.  Il  y  a  là  un  précieux  moyen  d'au- 
torité que  nous  dédaignons  par  trop,  et  bien  à  tort.  Est-ce  parce 
que,  nous  trouvant  plus  riches  que  les  Russes  au  point  de  vue  du 
passé,  nous  faisons  trop  bon  marché  de  nos  gloires  et  de  nos  illus- 
trations historiques,  dont  nous  avons  une  profusion?  Dans  tous 
les  cas,  il  serait  désirable  de  ne  pas  pousser  l'esprit  de  parti  et 
l'admiration  des  vertus  civiques,  jusqu'à  laisser  croire  aux  Per- 
sans et  aux  Arabes  que,  seuls,  ils  ont  eu  de  grands  rois,  de  grands 
guerriers,  des  chevaliers  ou  des  martyrs.  Peut-être  serait-il  bon  de 
leur  montrer  que  nous  n'excellons  pas  seulement  dans  l'applica- 
tion des  règles  de  l'économie  politique  et  dans  la  fabrication  de 
l'armement  perfectionné  qui  permet  de  vaincre  son  semblable, 
ou  de  le  supprimer  s'il  résiste,  mais  que  nous  les  avons  précédés 
aussi  dans  la  foi  religieuse,  dans  la  gloire  militaire,  et  que  les 
notions  de  générosité,  d'abnégation  et  d'idéalisme  ont  été  en  hon- 
neur chez  nous  avant  que  d'y  être  démodées,  avant  même  que 
d'être  pratiquées  chez  eux. 

...  L'histoire  et  la  politique  ne  sont  pas  les  seules  facultés  vers 
lesquelles  soit  ouverte  l'intelligence  des  indigènes  au  Turkestan. 
Il  faudrait  bien  des  volumes  pour  faire  l'analyse  de  ce  que  sont 
les  arts  en  Asie  centrale.  La  littérature,  et  surtout  la  philosophie, 
la  poésie,  l'architecture,  et  aussi  la  peinture  et  les  arts  décoratifs 
en  général,  sont  arrivés  à  un  haut  degré  de  développement  chez 
les  populations  sédentaires  de  ce  pays.  Ce  résultat  s'est  produit 
sous  l'influence  des  nations  voisines,  et  surtout  de  la  Perse,  autant 
que  par  l'effet  de  leur  génie  propre.  Nous  avons  parlé  ailleurs 

TOME  CXX1X.  —  1895.  58 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'architecture  et  de  la  décoration  des  monumens  (1)  dont  les 
grandes  villes  de  Samarkande  et  de  Boukhara  renferment  les 
spécimens  les  plus  admirables. 

Les  Kirghiz  nomades,  vivant  constamment  sous  latente,  n'ont 
pas  d'architecture,  et  les  arts  décoratifs  sont  restés  chez  eux  dans 
l'enfance.  En  revanche,  la  musique  ne  leur  est  pas  étrangère,  ou 
du  moins  ils  y  sont  moins  réfractaires  que  la  plupart  des  autres 
peuples  musulmans. 

Je  ne  saurais  entrer  ici  dans  l'analyse  technique  de  ce  qu'est 
la  musique  en  Asie  centrale.  Son  étude  ne  serait  pas  sans  intérêt 
en  ce  sens  que  cette  musique  est  très  différente  de  la  nôtre,  mais 
elle  a  beaucoup  moins  de  science  et  surtout  moins  de  variété.  Ce- 
pendant il  ne  faut  pas  croire  que  les  nombreuses  races,  si  diverses, 
qui  occupent  le  centre  du  continent  asiatique,  soient  toutes  éga- 
lement douées  —  ou  également  mal  douées  —  sous  ce  rapport. 
La  musique  des  Nomades,  et  surtout  celle  des  Kirghiz  pasteurs, 
ne  manque  pas  d'un  certain  charme  étrange,  tandis  que  les  po- 
pulations sédentaires  en  général  sont  moins  bien  partagées.  Les 
Turkmènes  qui,  par  leur  tempérament  et  leur  genre  dévie,  se  rap- 
prochent beaucoup  des  Arabes  guerriers,  ont  peu  de  goût  pour  la 
musique  :  ils  la  dédaignent  et  la  pratiquent  peu.  Rendons  justice 
aux  Afghans  :  bien  qu  ils  soient  un  peuple  militaire,  leur  musique 
a  quelque  mélodie  et  même  une  certaine  science;  leurs  instru- 
mens  sont  variés  et  assez  perfectionnés  :  on  trouve  chez  eux  trois 
modèles  de  guitares,  et  deux  modèles  de  violons,  l'un  à  trois  cordes, 
très  répandu,  et  que  l'on  retrouve  aussi  dans  tous  les  pays  sartes, 
l'autre  à  quatorze  cordes,  plus  spécial,  dont  le  maniement  est  assez 
compliqué.  Enfin,  entre  tous  les  Asiatiques  ce  sont,  à  notre  avis, 
les  Kachgariens  qui  sont  les  meilleurs  musiciens. 

Si  la  musique  des  Kirghiz  n'est  pas  dépourvue  d'une  certaine 
poésie  sauvage  et  d'une  certaine  mélodie,  en  revanche  celle  des 
Sartes,  gens  beaucoup  plus  civilisés  pourtant  que  les  Kirghiz,  est 
absolument  discordante  et  même  dénuée  de  toute  signification. 
Ceux  qui  ont  entendu  en  Algérie,  en  Orient,  ou  tout  simplement  à 
l'Exposition  de  1889,  la  musique  arabe,  l'ont  certainement  trouvée 
imparfaite,  et  il  ne  manque  même  pas  de  critiques  pour  lui  con- 
tester toute  valeur.  Il  faut  avoir  entendu  la  musique  sarte  pour 
reconnaître  ensuite  combien,  relativement  du  moins,  la  musique 
arabe  possède  de  méthode  et  de  mélodie.  Il  est  impossible  de  rien 
imaginer  de  plus  effroyablement  incohérent  que  les  sons  tirés  par 
les  Sartes  de  ces  grandes  trompettes  rappelant,  par  leur  forme, 
celles  à'Aïda,  et,  par  leurs  sons,  les  odieuses  trompes  en  terre 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février  1893.  Samarkande. 


NOTES    DE    VOYAGE    EN    ASIE    CENTRALE.  915 

cuite  dont  la  préfecture  de  police  tolère  l'usage  à  Paris  pendant 
les  trois  derniers  jours  du  carnaval,  pour  le  plus  grand  malheur 
des  honnêtes  gens.  Les  Sartes  soufflent  dans  ces  instrumens  avec 
toute  l'énergie  que  peuvent  avoir  des  poumons  habitués  à  braver 
les  bises  de  la  Scythie,  et  ils  en  tirent  d'horribles  beuglemens, 
avec  le  plus  complet  mépris  pour  tout  principe  d'accord  ou  de 
mesure.  Heureusement  ils  ne  se  livrent  à  cet  exercice  que  dans 
les  occasions  solennelles  et  les  jours  de  grand  gala.  Cela  suffit 
pourtant  pour  que  les  voyageurs  de  marque,  dont  le  passage  est 
par  lui-même  une  fête  pour  les  populations,  trouvent  trop  fré- 
quemment sur  leur  route  des  aubades  de  ce  genre.  C'est  à  cette 
circonstance  que  mes  compagnons  et  moi  nous  avons  dû  de  faire 
sortir  des  endroits  où  elles  étaient  en  réserve  toutes  les  trompettes 
des  régions  que  nous  avons  traversées.  Là  comme  ailleurs,  les 
grandeurs  ont  leurs  inconvéniens. 

Les  diverses  races  d'hommes  qui  habitent  l'Asie  centrale  s'ac- 
cordent d'ailleurs  à  reconnaître  la  profonde  incapacité  des  Sartes 
en  matière  musicale,  et  la  légende  suivante,  sur  l'origine  de  la 
musique  chez  ce  peuple,  donne  une  idée  fort  juste  de  la  nature 
de  son  génie  dans  cette  branche  de  l'art.  La  tradition  rapporte  que, 
jusqu'à  une  époque  relativement  très  récente,  Fart  de  la  musique 
était  complètement  inconnu  chez  les  Sartes.  Ce  peuple,  à  la  diffé- 
rence de  tous  les  autres,  avait  vécu  jusqu'aux  temps  modernes  et 
était  parvenu  à  un  degré  de  civilisation  fort  avancé  sans  s'être 
jamais  préoccupé  de  se  délecter  en  prêtant  l'oreille  à  ces  bruits  plus 
ou  moins  rythmés  auxquels,  en  France,  nous  attachons  assez  d'im- 
portance pour  en  avoir  fait  l'objet  de  la  création  d'une  académie 
nationale.  Certain  souverain  boukhare  dont  nous  tairons  le  nom, 
l'histoire  ne  nous  l'ayant  pas  conservé,  se  trouva  séparé  de  sa  suite 
au  cours  d'une  chasse  ;  il  arriva  seul,  à  la  tombée  de  la  nuit,  sur  son 
cheval  exténué  de  fatigue,  près  d'un  aoul  kirghiz  perdu  dans  le 
creux  d'un  ravin.  Là  habitaient  des  nomades  dont  la  musique 
pastorale  le  charma.  Son  incognito  et  son  piteux  équipage  lui 
valurent  de  ne  pas  interrompre  la  symphonie  nocturne.  De  retour 
dans  sa  capitale,  il  mit  aussitôt  ses  principaux  courtisans  et 
ses  ministres  en  demeure  d'apprendre  sans  délai  la  musique 
kirghize,  afin  d'être  capables  de  charmer  ses  loisirs  par  leurs 
concerts,  sous  peine  d'avoir  la  tête  tranchée.  Ceux-ci,  désireux 
de  s'initier  au  plus  vite  aux  secrets  d'un  art  aussi  salutaire,  se 
rendirent  à  Faoul  dont  les  habitans  avaient  éveillé  le  sens  musical 
de  leur  auguste  maître.  Mais  ces  derniers,  de  mœurs  simples,  et 
surtout  prudentes,  en  voyant  de  loin  un  cortège  si  imposant  se 
diriger  vers  leurs  modestes  demeures,  décampèrent  sans  bruit  et 
en  toute  hâte,  laissant  leurs  yourtes  vides  sous  la  garde  de  leurs 


946  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chiens  qui,  privés  de  nourriture  et  abandonnés  par  leurs  maîtres, 
ne  tardèrent  pas  à  hurler  lamentablement.  Les  seigneurs  sartes, 
de  leur  côté,  ayant  sagement  réfléchi  qu'il  serait  prudent  de  ne 
pas  effaroucher  les  Kirghiz,  campèrent  à  quelque  distance  de 
l'aoul  ;  puis,  tout  doucement,  dès  que  l'obscurité  de  la  nuit  le 
leur  permit,  ils  s'avancèrent  le  plus  près  possible  du  campement, 
de  manière  à  en  écouter  les  chants  nocturnes.  Les  hurlemens  des 
chiens,  redoublés  par  le  voisinage  de  ces  intrus  dont  ils  éventèrent 
la  présence,  furent  notés  par  ceux-ci  de  la  façon  la  plus  scrupu- 
leuse. Quand  ils  eurent  suffisamment  étudié  le  thème  et  l'orches- 
tration, de  façon  à  se  croire  certains  de  pouvoir  les  reproduire 
exactement,  ils  revinrent  à  Samarkande  et  déclarèrent  à  leur  maître 
que  la  musique  des  Nomades  n'avait  plus  de  secrets  pour  eux. 
C'est  depuis  ce  temps,  dit  la  légende,  que  les  Sartes  possèdent  un 
art  musical  qui  n'a  rien  à  envier  à  celui  des  chiens  kirghiz. 

Le  sultan  trouva  d'ailleurs  cette  musique  de  son  goût,  car 
l'histoire  ne  nous  dit  pas  que  les  ministres  aient  payé  leur  erreur 
au  prix  de  leur  tête,  ni  même  de  leur  emploi,  et,  d'autre  part,  leur 
genre  de  talent  paraît  avoir  fait  école  jusqu'à  présent  parmi  les 
générations  sartes  qui  les  ont  suivis. 

...  De  tous  les  arts,  le  plus  en  honneur  dans  l'Asie  centrale  et  le 
plus  caractéristique,  c'est  incontestablement  la  fauconnerie.  Elle 
est  pratiquée  non  pas  seulement  par  les  grands  seigneurs,  comme 
le  font  encore  quelques-uns  des  principaux  chefs  arabes  dans  le 
nord  de  l'Afrique,  mais  par  tous  les  indigènes,  riches  et  pauvres, 
grands  et  petits,  quelle  que  soit  leur  situation  sociale.  Dans  les 
bazars,  dans  les  quartiers  les  plus  pauvres,  les  marchands,  les  sa- 
vetiers, les  tisserands,  les  cordiers,  les  industriels  les  plus  misé- 
rablement logés,  ont,  au  fond  de  leur  échoppe,  un  faucon  ou  un 
épervier  sur  un  perchoir,  et  ils  l'entourent  des  mêmes  égards  que 
nos  vieilles  filles  peuvent  prodiguer  à  leurs  perroquets.  Quand  ils 
sortent,  pour  aller  soit  au  marché  soit  ailleurs,  ils  prennent  leur 
oiseau  sur  le  poing,  comme  ils  prendraient  une  canne  ou  un  fusil, 
et  si,  chemin  faisant,  ils  voient  passer  dans  le  ciel  quelque  vol  de 
cailles,  de  canards  ou  d'autre  gibier  emplumé,  ils  lâchent  leur 
oiseau,  comme  un  chasseur  de  chez  nous  lâcherait  un  coup  de 
fusil.  En  "Somme,  dans  ce  pays  si  giboyeux,  où  les  armes  à  feu 
sont  à  peu  près  inconnues,  les  oiseaux  de  proie  les  remplacent 
économiquement. 

Cette  antipathie  des  indigènes  de  l'Asie  centrale  pour  les  armes 
à  feu,  non  seulement  quand  elles  sont  dirigées  contre  eux,  mais 
même  lorsqu'ils  ont  à  s'en  servir,  est  très  particulière.  Il  est 
curieux  de  la  rapprocher  du  sentiment  tout  opposé  des  Arabes, 
qui  aiment  tant  à  faire  parler  la  poudre. 


NOTES    DE    VOYAGE    EN    ASIE    CENTRALE.  917 

La  variété  des  races  d'oiseaux  de  proie  ainsi  domestiqués  est 
extrême.  Il  y  en  a  de  toutes  les  tailles,  depuis  les  émouchets  gros 
comme  des  passereaux  jusqu'aux  aigles,  dont  certaines  espèces 
sont  énormes  et  ne  peuvent  être  portées  à  la  force  du  poignet. 
Ces  derniers,  chers  à  nourrir,  sont  généralement  la  propriété 
de  grands  personnages,  qui  s'en  servent  pourchasser  le  renard, 
le  lièvre  ou  la  gazelle,  animaux  rares  et  dont  la  capture  constitue 
un  sport  élégant. 

Durant  l'exposition  de  Tachkent,  l'une  des  sections  fut  spécia- 
lement réservée  à  la  chasse,  et,  à  côté  des  lévriers  turkmènes 
aux  pattes  fines,  au  poil  ras  et  aux  longues  oreilles  frisées  qui 
leur  donnent  une  physionomie  si  bizarre  et  si  spéciale,  figuraient 
les  premiers  sujets  des  équipages  de  fauconnerie  les  plus  émérites 
du  Turkestan.  Le  khan  de  Khi  va  lui-même  n'avait  pas  dédaigné 
d'envoyer  ses  aigles  les  meilleurs  accompagnés  de  ses  piqueurs  les 
plus  experts.  Avec  un  bon  sens  dont  les  administrateurs  de  nos  ex- 
positions européennes  devraient  bien  s'inspirer,  le  comité  organi- 
sateur de  l'exposition  de  Tachkent,  au  lieu  de  primer  les  animaux 
sur  leur  mine,  les  essayait  plusieurs  fois  par  semaine  dans  une 
plaine  voisine  de  la  ville,  de  manière  à  leur  décerner  des  prix  en 
connaissance  de  cause  à  la  fin  du  concours,  ("était  un  spectacle  des 
plus  intéressans  que  de  voir  la  foule  bariolée  des  cavaliers  por- 
tant le  costume  caractéristique  des  différentes  races  auxquelles  ils 
appartenaient,  qu'ils  fussent  Sartes,  Kirghiz,  Turkmènes,  Hindous 
ou  Afghans,  et  lançant  leurs  oiseaux  chacun  selon  la  méthode  de 
son  pays. 

Les  porteurs  d'aigles,  plus  chargés  que  leurs  concurrens, 
avaient  le  bras  soutenu  par  une  sorte  de  fourche  en  bois  fixée  au 
côté  droit  de  la  selle.  Je  dois  dire  que  le  courage  et  la  valeur  rela- 
tive des  oiseaux  ma  paru  être  en  raison  inverse  de  leur  taille.  Les 
émerillons  les  plus  petits  s'attaquaient  avec  la  plus  grande  har- 
diesse à  des  canards  six  fois  plus  gros  qu'eux,  tandis  que  les  aigles 
se  montraient  assez  médiocres  et  témoignaient  peu  de  passion  pour 
leur  métier.  Parmi  les  espèces  de  taille  moyenne,  les  autours,  ré- 
putés dans  l'ancienne  fauconnerie  française  oiseaux  ignobles  et  de 
bas  vol,  se  sont  pourtant  toujours  comportés  très  honorablement, 
et  je  les  ai  vus  déployer  une  persévérance  et  une  intelligence  dignes 
d'éloges  pour  arriver  à  prendre  le  dessus  sur  divers  gibiers  ailés 
d'assez  grande  taille  et  à  vol  puissant.  Les  milans,  peu  considérés 
autrefois  chez  nous  où  l'on  n'était  pas  parvenu  à  les  dressser, 
ont  également  été  fort  convenables.  Au  contraire,  certains  fau- 
cons, malgré  la  supériorité  de  leur  force  et  la  vitesse  de  leur  vol, 
ont  montré  peu  de  cœur  et  peu  d'habileté  à  la  chasse. 

En  somme,  comme  résultat  les  cailles,  les  perdrix,  les  ou- 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tardes  ont  généralement  été  prises  assez  facilement  et  presque 
sans  combat,  malgré  une  défense  de  ruse,  souvent  habile,  mais  ne 
pouvant  compenser  l'infériorité  des  moyens.  Les  canards,  au  vol 
rapide  et  puissant,  ont  souvent  pu  s'échapper  et  ont  presque  tou- 
jours distancé  leurs  agresseurs  toutes  les  fois  qu'ils  n'ont  pas  été 
pris  dès  le  départ,  c'est-à-dire  toutes  les  fois  que  l'oiseau  de  proie 
n'a  pas  été  lancé  avec  précision  et  n'a  pas  évité  toute  fausse  ma- 
nœuvre pendant  le  temps  assez  court  où  le  canard  s'enlève  lour- 
dement. Quant  aux  pigeons,  ils  se  sont  toujours  montrés  mani- 
festement supérieurs  aux  oiseaux  de  proie,  et  ceux-ci  n'ont  jamais 
pu,  dans  leur  vol,  parvenir  à  gagner  le  dessus,  sauf  lorsque  les 
sujets  servant  à  l'expérience  avaient  eu  auparavant  les  yeux  crevés 
ou  le  bas  du  cervelet  traversé  par  une  barbe  de  plume,  opération 
barbare  qui  réduit  le  malheureux  gibier  à  s'élever  indéfiniment 
en  spirale  sans  gagner  en  distance  horizontale. 

Au  Turkestan,  et  notamment  à  Tachkent,  dans  les  bazars, 
surtout  devant  les  tckaï-khanek,  c'est-à-dire  devant  les  restaurans 
ou  maisons  de  thé,  on  voit  les  marchands  ou  les  cliens  suivre  avec 
passion  un  autre  sport  qui  se  rattache  au  goût  de  la  fauconnerie, 
à  savoir  les  combats  de  perdrix  et  surtout  de  cailles.  Ces  derniers 
oiseaux,  si  nombreux  en  Asie  centrale,  et  que  nous  avons  cou- 
tume, en  Europe,  de  considérer  à  un  point  de  vue  purement  gas- 
tronomique, c'est-à-dire  comme  plutôt  pacifique  que  belliqueux, 
ainsi  qu'il  sied  à  des  oiseaux  bardés  de  lard  plus  souvent  que  de 
fer,  montrent  une  ardeur  incroyable  à  lutter  entre  eux  lorsqu'on 
les  met  face  à  face.  Les  propriétaires  excitent  encore  cette  frénésie 
en  mettant  de  temps  en  temps  la  tête  des  oiseaux  dans  leur  bou- 
che, ce  qui,  paraît-il,  provoque  chez  ces  animaux  une  sorte  de 
vertige  furieux,  ou  en  leur  sou  filant  sur  le  bec  une  liqueur  eni- 
vrante. Les  gens  trop  pauvres  pour  avoir  des  faucons  ont  des 
cailles;  d'autres  ont  des  perdrix  d'une  espèce  très  voisine  de  la 
perdrix  rouge  d'Europe.  Comme  les  Sartes  sont  fort  joueurs, 
d'importans  paris  s'engagent  parmi  les  spectateurs.  Les  champions 
les  plus  célèbres  sont  entretenus  avec  soin  dans  des  cages  en  filet, 
de  forme  ronde,  pendues  aux  portes  des  heureux  possesseurs. 
Mais  l'excès  de  la  célébrité  a  généralement  pour  effet  de  conduire 
directement  les  lauréats  à  la  casserole,  car,  personne  ne  voulant 
plus  parier  contre  eux,  leurs  propriétaires,  gens  essentielle- 
ment pratiques,  ne  conçoivent  plus  la  nécessité  de  les  entretenir 
davantage. 

Les  enfans  eux-mêmes  pratiquent  la  fauconnerie.  On  rencon- 
tre souvent,  tant  dans  les  pays  sartes  que  dans  les  pays  turk- 
mènes, des  enfans  d'une  dizaine  d'années  qui,  coiffés  d'énormes 
bonnets  à  poil  usés  par  leurs  pères,  et  avec  cette  mine  sérieuse 


NOTES    DE    VOYAGE    EN    ASIE    CENTRALE.  919 

qu'ont  les  petits  musulmans,  portent  gravcinenf ,  sur  leur  main 
recouverte  d'un  vieux  gant  blanc  trop  grand  pour  eux,  un  oiseau 
de  proie  à  l'air  non  moins  majestueux.  Los  enfans  à  qui  la  pau- 
vreté de  leur  famille  ou  l'économie  de  leurs  parens  ne  permet  pas 
le  luxe  de  porter  un  oiseau  noble  s'exercent  à  ce  futur  sport  bb 
dressant  des  corbeaux  avec  lesquels  ils  simulent  les  pratiques  de 
la  fauconnerie,  et  qu'ils  font  voler  en  les  attachant  avec  des  ficelles 
comme  chez  nous  les  gamins  font  voler  des  hannetons.  Les  cor- 
beaux sont  innombrables  dans  ces  grandes  plaines  de  l'Asie  cen- 
trale :  pendant  l'été  on  en  voit  passer  des  bandeé  et  on  en  ren- 
contre dans  toutes  les  gorges  rocheuses  des  immenses  chaînes  de 
montagnes  qui,  entre  la  Chine,  l'Inde,  la  Perse  et  les  steppes,  cou- 
vrent une  surface  dix  fois  grande  comme  la  France.  Il  y  en  a 
de  toutes  les  tailles,  depuis  l'énorme  corbeau  qui  se  nourrit  de 
cadavres  jusqu'au  choucas ,  à  peine  plus  gros  qu'un  merle ,  le 
même  qui  chez  nous  habite  les  vieux  clochers;  et  toutes  les 
espèces  intermédiaires  se  retrouvent  également  là-bas'  :  la  cor- 
neille noire,  les  corneilles  mantelées  grande  et  petite,  les  freux 
et  tous  les  autres  représentans  du  genre.  Au  commencement  de 
l'hiver,  tous  ces  animaux,  avec  une  précaution  qui  fait  honneur  à 
leur  sagacité ,  viennent  s'installer  dans  les  villes  ou  dans  les 
grandes  oasis  qui  les  entourent,  et  là,  ils  peuplent  les  vieux  rao- 
numens  et  les  grands  arbres  dépouillés.  Us  font,  avec  une  acti- 
vité infatigable,  la  police  de  la  voirie,  ce  qui  n'est  pas  une  siné- 
cure dans  ces  grandes  cités  encombrées  d'immondices.  Mais 
généralement  il  survient,  au  cours  de  l'hiver,  une  période  plus 
ou  moins  longue  pendant  laquelle  la  terre  est  partout  couverte, 
même  dans  les  villes,  d'une  épaisse  couche  de  neige,  et  alors 
les  corbeaux  meurent  de  faim.  Il  faut  voir  avec  quelle  persévé- 
rance ils  suivent  du  vol,  quand  ils  en  ont  encore  la  forcé,  ou  sim- 
plement de  l'œil,  embusqués  sur  les  arbres  des  chemins,  les  ca- 
valiers qui  passent,  espérant  que  leurs  montures  laisseront  tomber 
sur  la  neige  quelque  trace  fumante  de  leur  passage,  laquelle 
devient  immédiatement  le  centre  d'un  combat  désespéré  en  lie 
les  convives  aussi  nombreux  que  peu  difficiles.  Beaucoup  de  ces 
oiseaux,  malgré  ces  aubaines  insuffisantes  et  malgré  le  métier 
indigne  auquel  ils  descendent,  meurent  de  faim,  et  leurs  corps 
d'un  noir  vernissé  parsèment  en  grand  nombre  la  neige  blanche 
C'est  dans  cette  saison  que  les  enfans,  abusant  de  leur  misère, 
triomphent  du  caractère  défiant  de  ces  animaux  en  les  attirant 
par  l'appât  de  tripes  de  mouton  ou  de  carcasses  de  chat  traî- 
treusement placées  en  évidence  sur  le  tapis  immaculé.  Les  mal- 
heureux corbeaux,  acharnés  sur  l'appât,  se  laissent  prendre  à  la 
main  sans  difficulté,  livrant  leur  liberté  pour  le  prix  d'un  dîner, 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  alors  ils  deviennent  le  jouet  des  enfans  qui,  tous,  pendant 
cette  saison,  font,  sans  le  savoir,  concurrence  au  roi  Louis  XIII, 
le  dernier  fauconnier  de  France. 

A  ce  propos,  je  me  souviens  qu'un  jour,  àSamarkande,  lors  du 
second  séjour  que  j'y  fis  en  1891,  après  une  grande  tempête  de 
neige  qui  avait  duré  quatre  jours,  j'eus  pitié  de  ces  malheureux 
corbeaux  prisonniers  et  j'offris  à  quelques  fauconniers  en  herbe 
de  les  leur  racheter  à  raison  d'un  kopek  la  pièce.  Je  me  hâtai  de 
couper  les  ficelles  des  libérés,  qui  allèrent  aussitôt,  avec  un  déplo- 
rable manque  de  perspicacité,  se  faire  reprendre  ailleurs.  J'aurais 
d'ailleurs  tort  de  les  trop  critiquer,  car  en  cela,  ils  ne  furent  pas 
plus  maladroits  que  les  esclaves  nègres  dont  j'ai  eu  quelquefois, 
dans  le  Sahara,  à  me  reprocher  également  la  libération  sentimen- 
tale, mais  inconsidérée,  et  qui  firent  de  même.  J'avoue  d'ailleurs 
que  jamais  la  délivrance  de  ces  derniers  ne  m'a  causé  plus  de 
satisfaction  morale  que  celle  de  leurs  confrères  emplumés,  non 
moins  noirs  d'ailleurs  et  non  moins  infortunés.  Je  fus  obligé,  à 
mon  grand  regret,  de  renoncer  à  poursuivre  en  Asie  ce  rôle,  pour- 
tant si  glorieux  et  si  séduisant,  d'adepte  des  doctrines  du  cardinal 
Lavigerie,car  mes  finances  n'y  auraient  pas  suffi.  Au  bout  de  peu 
d'instans,  une  foule  toujours  croissante  d'enfans  et  même  d'adultes, 
porteurs  de  corbeaux  et  prêts  à  les  échanger  contre  une  rançon 
malhonnêtement  acquise,  s'était  formée  autour  de  moi  et  me  prou- 
vait à  la  fois  le  succès  de  ma  prédication  et  l'impossibilité  pra- 
tique d'appliquer  jusqu'au  bout  mes  théories  anti-esclavagistes. 
Beaucoup  de  propriétaires  allaient  même  jusqu'à  me  faire  crédit 
sur  ma  haute  mine  et  à  délivrer  spontanément,  avant  d'avoir  pu 
arriver  jusqu'à  moi,  au  milieu  de  la  foule  qui  m'assiégeait,  leurs 
prisonniers  auxquels  ils  ne  prenaient  même  pas  la  peine  d'enlever 
leurs  ficelles  et  qui  s'enfuyaient  empêtrés  de  ce  signe  de  servitude. 
Je  dus  refuser  de  payer  la  rançon  de  ceux  dont  je  considérais 
ainsi  la  délivrance  comme  incomplète,  puis  renoncer  finalement 
à  ma  tâche,  me  rendant  en  cela,  comme  en  tant  d'autres  choses, 
le  complice  moral  d'injustices  qui,  pour  être  admises  par  les 
plus  honnêtes  gens,  n'ont  qu'un  seul  motif  :  celui  d'être  fréquentes, 
sans  être  pour  cela  moins  odieuses. 

III 

...  Au  sud-est  de  Tachkent  s'étend  un  pays  fertile,  intéressant,, 
et  peu  étudié  jusqu'ici,  le  Kourama,  arrosé  par  le  Tchirtchik. 
l'Angourane  et  leurs  affluens  ou  leurs  dérivations;  puis,  plus  au 
sud-est  encore,  après  avoir  traversé  l'extrémité  orientale  du  désert 
de  Mou rza- Rabat,  et  contourné  ou  traversé  des  montagnes  consi- 


NOTES    DE    VOYAGE    ExN    ASIE    CENTHALE.  021 

dérables  et  peu  connues  encore,  on  atteint,  en  remontant  le  cours 
du  Syr-Daria,  le  pays  qui  formait  le  noyau  central  de  l'ancien 
royaume  de  Kokan,  le  Ferganah. 

On  nomme  ainsi  une  province,  la  plus  riche,  la  plus  fertile  et 
la  plus  riante  peut-être  de  toute  l'Asie,  qui  est  constituée  par  le 
bassin  supérieur  du  Syr-Daria.  C'est  une  sorte  d'immense  cirque 
où  viennent  se  réunir  lesaffluens  de  ce  fleuve.  Ce  cirque,  entouré 
d'une  ceinture  continue  de  très  hautes  montagnes,  dont  les  points 
culminans  atteignent  5 000  et  7 000  mètres,  mesure  400  kilomètres 
dans  le  sens  de  sou  plus  grand  diamètre ,  de  l'est  à  l'ouest ,  et 
300  kilomètres  du  nord  au  sud.  La  ceinture  montagneuse  ne  pré- 
sente qu'une  ouverture  étroite,  par  laquelle  s'échappe  le  Syr-Daria, 
et  où  se  trouve  la  ville  de  Khodjent.  Trois  millions  d'habitans 
vivent  dans  ce  pays  fermé,  dont  la  fertilité  est  admirable  et  le 
climat  excellent.  De  grandes  villes  commerçantes,  Kokan,  Mar- 
ghelan,  Andidjan,  Namangan,  Tchoust,  encore  florissantes  au- 
jourd'hui, et  d'autres  aujourd'hui  déchues,  mais  dont  les  monu- 
mens  attestent  une  importance  considérable,  comme  Kassan  par 
exemple,  s'y  sont  développées. 

Nous  ne  raconterons  pas  le  voyage  à  travers  cette  région  qui 
vaut  pourtant  la  peine  d'être  visitée  et  décrite  en  détail.  Nous  ne 
dirons  pas  la  richesse  de  ses  plaines,  ni  la  pittoresque  variété* 
de  ses  montagnes  colossales  et  encore  à  peine  connues,  car  elles 
n'ont  été  encore  qu'entrevues,  et  seulement  par  quelques  topo- 
graphes. Nous  ne  dépeindrons  pas  les  charmes  verdoyans  de 
l'ancienne  capitale,  Kokan,  que  les  historiens  persans  appellent 
Kokan-la-Charmante,  et  qui  est  bien  en  effet  la  plus  charmante 
des  villes  de  l'Asie  centrale.  Nous  ne  rechercherons  pas,  pour  le 
moment,  si  ce  pays  délicieux,  dont  la  vague  réputation  a  pu  être 
apportée  jusqu'en  Occident,  il  y  a  des  siècles,  par  les  marchands 
obscurs  et  anonymes  qui,  sur  les  traces  de  Marco  Polo,  y  faisaient 
par  intervalles  un  trafic  indirect,  n'a  pas  été  le  prototype  du  fa- 
meux pays  de  Cocagne,  dont  nul  aujourd'hui  ne  soupçonne  l'em- 
placement, mais  où  chacun  sait  que  la  vie  est  si  bonne  et  si  facile. 
Quelque  peu  connu  que  soit  un  pays  pour  les  lecteurs,  quelque 
connu  qu'il  mérite  d'être,  quelques  merveilles  qu'il  renferme,  il  est 
pourtant  impossible,  dans  le  cadre  d'une  simple  esquisse  et  dans 
les  limites  d'un  article  très  bref,  d'en  décrire  toutes  les  parties 
et  de  traiter  toutes  les  questions  intéressantes  qui  s'y  rattachent. 

Le  Ferganah  n'est  pas  seulement  peuplé  de  Sartescommerçans 
ou  cultivateurs.  Sa  partie  orientale  est  encore  habitée  actuellement 
par  les  Kiptchaks,  race  guerrière  et  nomade  qui,  à  diverses  épo- 
ques, a  joué  un  grand  rôle  dans  l'histoire  de  l'Orient,  et  qui  y  a 
fondé  plusieurs  empires.  Aujourd'hui  les  représentais  de  cette 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

race  ont  bien  diminué  de  nombre  dans  leur  pays  d'origine,  par  les 
migrations  successives  qu'ils  ont  lancées  dans  diverses  directions. 
Cependant,  pendant  les  années  qui  ont  précédé  la  conquête  russe, 
ils  ont  constamment  imposé  leur  tutelle  aux  khans  de  Kokan.  Ils 
ont  ensuite  opposé  aux  armes  russes  une  énergique  résistance. 

...  C'est  à  Kokan  que  je  vis  l'un  des  meilleurs  spécimens  d'une 
fête  dont  j'eus  l'occasion  de  contempler  ailleurs  mainte  répéti- 
tion :  je  veux  parler  de  la  baiga,  divertissement  favori  des  indi- 
gènes de  tout  le  Turkestan. 

Cet  exercice  est  pratiqué,  non  pas  seulement  chez  les  popula- 
tions nomades,  mais  aussi  par  les  Sartes.  Lorsqu'un  marchand 
sarte  a  fait  d'heureuses  spéculations,  lorsqu'il  marie  quelqu'un 
dans  sa  famille,  ou  lorsqu'il  a  tout  autre  sujet  de  réjouissance,  il 
fait  la  dépense  de  l'achat  d'une  chèvre  et  il  convie  ses  amis  à  la 
fête  appelée  baiga.  Le  programme  est  assez  simple  :  un  enclos  plus 
ou  moins  vaste,  généralement  la  place  du  marché,  quand  la  fête 
se  passe  dans  une  ville,  est  loué  pour  la  circonstance.  Les  invités 
les  plus  notables  ou  les  plus  vieux  sont  réduits  au  rôle  de  spec- 
tateurs et  régalés  aux  frais  de  l'amphitryon,  tandis  que  les  plus 
jeunes  ou  les  plus  alertes  sont  à  cheval  et  prennent  une  part 
active  à.  la  cérémonie.  La  chèvre,  préalablement  égorgée,  est  jetée 
à  terre  au  milieu  du  groupe  des  cavaliers,  dont  le  nombre  est  assez 
grand  et  peut  atteindre  une  centaine.  L'un  d'eux  ramasse  le  corps 
de  l'animal,  le  place  devant  lui  en  travers  sur  sa  selle,  et  part  au 
galop.  Les  autres  s'élancent  à  sa  poursuite  et  cherchent  à  lui 
ravir  sa  proie.  Ils  y  réussissent  sans  peine.  La  condition  pour 
être  proclamé  vainqueur  consiste  en  effet  à  faire  trois  fois  le  tour 
de  la  place  sans  se  laisser  arracher  la  chèvre.  Comme  les  rivaux 
du  porteur  ont  le  droit  de  couper  au  plus  court  à  leur  gré  et  qu'ils 
sont  au  moins  cinquante  contre  un,  la  victoire  leur  est  assurée. 
L'un  d'eux  enlève  sa  prise  au  premier  ravisseur  et  il  devient  aus- 
sitôt le  point  de  mire  de  tous  les  autres.  Aussi  ne  tarde-t-il  pas  à 
être  dépouillé  à  son  tour  et  la  lutte  se  prolonge  ainsi  indéfiniment 
avec  une  issue  toujours  la  même,  malgré  l'aide  insuffisante  que 
quelques  parens  ou  amis  prêtent  parfois  momentanément,  pour 
animer  et  varier  la  lutte,  à  celui  qui  détient  le  trophée. 

Le  tournoi  ne  finit  généralement  qu'au  bout  de  quatre  heures 
environ,  par  la  lassitude  de  tous  les  combattans.  Ace  moment, 
l'un  d'eux,  plus  récemment  arrivé  que  les  autres  ou  monté  sur  un 
cheval  qu'il  a  ménagé  jusque-là,  parvient,  grâce  à  l'indifférence 
de  ses  rivaux,  à  faire  trois  fois  le  tour  de  la  piste  en  emportant 
ce  qui  reste  de  la  chèvre,  c'est-à-dire  le  crâne  auquel  n'adhèrent 
plus  que  quelques  lambeaux  de  peau  et  quelquefois  un  des  pieds 


NOTES  DE  VOYAGE  EN  ASIE  CENTRALE.  929 

de  devant.  Il  est  alors  proclamé  vainqueur,  et  tous  s'en  vont  faire 
baigner,  dans  la  rivière  la  plus  proche,  les  jambes  de  leurs  che- 
vaux, fort  endommagées  par  ces  exercices. 

Ces  fêtes  offrent  un  spectacle  curieux  par  la  diversité  des  cou- 
leurs brillantes  dont  sont  bariolées  les  longues  robes  de  chambre 
des  concurrens,  ainsi  que  par  l'indescriptible  mêlée  des  hommes 
et  des  chevaux.  Les  cavaliers,  parfois  très  vieux  ou  très  gros, 
ont  des  tournures  rendues  encore  plus  bizarres  par  le  vent  qui 
gonfle  leurs  larges  robes;  solidement  cramponnés  à  leur  selle,  ils 
prennent  les  attitudes  les  plus  irrégulières  et  se  servent  de  leurs 
mains  pour  lutter  avec  acharnement,  tout  en  montrant  une  insou- 
ciance complète  de  l'équilibre  de  leur  monture.  Quant  à  L'adresse 
des  chevaux,  elle  est  admirable  et  ils  justifient  pleinement  la  con- 
fiance illimitée  que  leurs  cavaliers  ont  en  leur  solidité.  Nous  avons 
vu,  par  exemple,  des  concurrens,  emportés  par  l'ardeur  de  la 
lutte,  s'acculer  dans  un  coin  de  la  carrière  limité  par  des  mai- 
sons, grimper,  sans  s'occuper  en  aucune  façon  de  diriger  leurs 
chevaux  et  en  employant  leurs  mains  uniquement  aux  besoins 
du  combat,  les  escaliers  conduisant  aux  étages  supérieurs,  —  et 
quels  escaliers,  des  échelles  formées  de  branches  de  saule, 
noueuses  et  tordues,  réunies  entre  elles  par  de  l'argile  séchée  ;  — 
nous  les  avons  vus  ensuite  pénétrer  dans  les  logemens,  déme- 
surément bas  de  plafond,  où  gîtaient  des  familles  nombreuses, 
en  sortir  par  d'autres  portes,  toujours  à  cheval,  puis  descendre 
d'autres  escaliers,  sous  forme  d'une  grappe  vivante  et  roulante; 
le  tout  sans  interrompre  un  instant  leur  lutte  acharnée,  sans  di- 
riger leurs  chevaux  autrement  qu'avec  les  jambes  et  sans  qu'aucun 
de  ceux-ci  ait  perdu  l'équilibre,  malgré  de  nombreux  faux  pas  et 
malgré  l'indescriptible  poussée  qui  se  produisait  entre  eux. 

Ces  exercices  donnent  encore  une  fort  honorable  idée  de  la 
race  des  chevaux  karabaïrs,  quelque  inférieurs  que  soient  ceux-ci 
comme  sang  et  comme  vitesse  par  rapport  aux  incomparables  che- 
vaux  turkmènes  et  même  aux  excellens  chevaux  kirghiz. 

Les  Kara-Kirghiz  des  montagnes,  eux  aussi,  de  même  que  les 
Turkmènes,  donnent  souvent  des  baïgas,  principalement  à  l'occa- 
sion des  mariages.  S'il  faut  en  croire  les  voyageurs  qui  ont  par- 
couru la  région  avant  la  conquête  russe,  l'usage,  chez  ces  der- 
niers, aurait  été  autrefois  de  pratiquer,  au  lieu  de  la  course  à  la 
chèvre  telle  qu'elle  vient  d'être  décrite,  la  course  à  la  fiancée, 
dans  laquelle  l'héroïne  était  traitée,  il  faut  le  croire,  avec  plus  de 
ménagement  que  ne  l'est  aujourd'hui  la  dépouille  que  s'arrachent 
les  compétiteurs.  La  future  mariée,  montée  elle-même  sur  un 
cheval,  et  revêtue  de  ses  plus  beaux  atours,  était  poursuivie  par 
les  prétendans  à  sa  main,  qu'elle  éloignait  à  grands  coups  de 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nagaïka,  sorte  de  fouet  de  cuir,  jusqu'au  moment  où  elle  se  lais- 
sait saisir  par  le  fiancé  de  son  choix.  Celui-ci  devait,  chez  cer- 
taines tribus,  l'enlever  de  son  cheval  et  l'emporter  sur  sa  propre 
monture. 

Je  parlerai  ailleurs  des  villes  du  Ferganah,  aussi  intéres- 
santes par  leur  histoire  que  par  leur  aspect  actuel. 

En  passant  à  Marghelan,  je  ne  puis  omettre  de  mentionner 
le  fameux  tombeau  d'Alexandre  le  Grand,  que  je  visitai.  C'est  un 
monument  d'architecture  mongole,  du  xve  siècle,  que  rien  ne  dis- 
tingue des  autres  mosquées  de  la  même  région.  Nul  sarcophage 
n'y  est  visible.  On  y  conserve,  dit-on,  un  lambeau  d'étoffe,  jadis 
rouge,  qui  aurait  été  autrefois,  prétend  la  légende,  un  étendard  ma- 
cédonien. Cette  partie  de  la  tradition  n'est  peut-être  pas  dénuée  de 
tout  fondement.  Il  se  peut  que  les  envahisseurs  musulmans  aient 
encore  trouvé  là,  au  vne  siècle,  des  restes  de  drapeaux  remontant, 
non  pas  à  Alexandre,  mais  au  royaume  gréco-bactrien.  Dans  tous 
les  cas,  ces  débris  ne  semblent  pas  avoir  survécu  jusque  dans 
les  temps  modernes,  et  je  n'ai  pu  me  faire  montrer  ce  glorieux 
insigne,  qui  ne  paraît  pas  avoir  résisté  aux  siècles,  pas  plus  que  ne 
l'a  fait  le  fameux  étendard  de  cuir  des  Sassanides,  l'ancien  tablier 
du  forgeron  Sassan,  fondateur  de  la  dynastie,  lequel  tomba  aux 
mains  des  Arabes,  à  la  bataille  de  Kadésiah.  Peut-être  a-t-il  été 
retrouvé  par  un  homme  d'Etat  français,  qui  a  voyagé  en  Perse. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'emplacement  de  Marghelan  peut  bien  avoir 
été  celui  de  l'une  des  nombreuses  villes  portant  le  nom  d'Alexan- 
drie, et  fondées  par  le  conquérant  macédonien.  Peut-être  était-ce 
la  dernière  d'entre  elles,  Alexandria  eschata,  que  l'on  sait  avoir 
été  située  dans  le  bassin  de  l'Iaxartes.  L'emplacement  du  Khodjent 
actuel,  qui  lui  est  généralement  attribué,  a  été  admis  par  les  géo- 
graphes historiens  à  une  époque  où  la  richesse  et  l'importance  du 
Ferganah  n'étaient  pas  connues.  Il  est  vraisemblable  pour  nous 
que  les  conquérans  grecs  ont  dû  chercher  à  assurer,  par  la  fon- 
dation d'une  ville  plus  centrale,  leur  autorité  sur  cette  contrée,  la 
plus  riche  de  l'Asie. 

...  A  la  fin  du  mois  d'octobre  4890,  j'arrivais  à  Och,  la  plus 
orientale  des  villes  du  Ferganah,  où  commençait  la  partie  plus 
difficile  et  nouvelle  du  voyage,  celle  qui  peut  mériter  le  nom 
d'exploration  géographique. 

Edouard  Blanc. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


REVUES   ALLEMANDES 


Les  souvenirs  d'un  général  prussien.  —  Un  Allemand  au  service  de  la  France 
sous  la  Révolution  et  l'Empire. 


Les  souvenirs  de  la  dernière  guerre  continuent  à  être  de  mode  en 
Allemagne,  et  pas  un  mois  ne  se  passe  qui  n'amène  au  jour  quelque 
document  nouveau  se  rapportant,  de  près  ou  de  loin,  aux  mémorables 
événemens  de  1870.  Mais  depuis  les  Lettres  de  campagne  de  Wilmowski, 
que  j'ai  naguère  signalées  ici  (1),  aucune  de  ces  publications  n'égale 
en  importance  les  Souvenirs  personnels  du  général  Jules  de  Verdy 
du  Vernois,  dont  la  première  partie  vient  de  paraître  dans  la  Deutsche 
Rundschau  de  ce  mois. 

Le  général  de  Verdy  occupe  en  effet,  comme  l'on  sait,  une  place 
des  plus  en  vue  dans  le  monde  militaire  allemand.  Tour  à  tour  direc- 
teur des  affaires  générales  au  ministère  de  la  guerre,  gouverneur  de 
Strasbourg,  et  ministre  de  la  guerre,  il  s'est  acquis  en  outre  la  réputa- 
tion d'un  excellent  écrivain  :  ses  Etudes  sur  la  conduite  des  troupes  et 
son  Jeu  de  la  guerre,  en  particulier,  passent  auprès  des  spécialistes 
pour  des  ouvrages  de  premier  ordre.  Et  personne  peut-être,  parmi  les 
officiers  supérieurs  allemands,  ne  pouvait  avoir  à  raconter,  sur  la  guerre 
franco -allemande,  plus  de  détails  imprévus  que  cet  ancien  chef  de 
l'état-major  prussien,  élève,  ami,  et  fidèle  assistant  du  général  de 
Moltke,  et  qui,  dès  le  début  de  la  campagne,  s'était  trouvé  précisément 
chargé  d'étudier  les  opérations  des  armées  françaises,  pour  modifier 
en  conséquence  les  plans  stratégiques  de  son  illustre  maître.  Il  avait 


(1)  Voir  la  Revue  du  1er  mars  1895. 


926  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

publié  déjà  dans  la  Deutsche  Rundschau,  il  y  a  quelques  années,  le  ré- 
cit des  négociations  qui  avaient  précédé  la  capitulation  de  Sedan;  et 
l'on  n'ignorait  pas  que  le  fameux  livre  du  grand  état-major  sur  la  cam- 
pagne de  1870  était,  en  grande  partie,  son  ouvrage;  mais  on  n'en  était 
que  plus  impatient  de  lire  ses  Souvenirs  [personnels,  où  l'on  espérait 
trouver,  avec  les  mômes  qualités  d'exactitude  scrupuleuse,  un  tour  de 
style  plus  familier  et  des  impressions  plus  intimes. 

Je  crains  malheureusement  que  ce  n'ait  été  là  une  espérance  vaine. 
On  sent  bien  que  le  général  de  Verdy  fait  de  grands  efforts  pour  être 
familier;  peut-être  même  en  fait- il  de  trop  grands,  et  apporte-t-il  trop 
d'insistance,  par  exemple,  à  des  détails  de  cuisine  assez  insignifians. 
Pas  un  moment  il  ne  perd  de  vue  le  soin  de  son  estomac.  11  se  montre 
encore  tout  ému,  après  vingt-cinq  ans,  au  souvenir  d'un  dîner  qu'il 
avait  eu  l'espoir  de  trouver  préparé  pour  lui  au  château  de  Ferrières, 
et  que  le  ministre  de  la  guerre  et  sa  suite  avaient  mangé  sans  l'atten- 
dre. 11  se  rappelle  avec  attendrissement  l'inspiration  miraculeuse  qui 
lui  a  fait  emporter  dans  son  wagon,  au  départ  de  Berlin,  quelques 
provisions  de  bouche  :  car  toutes  les  gares,  sur  le  parcours,  étaient 
encombrées  d'une  foule  si  nombreuse,  et  si  enthousiaste,  que  pas 
une  fois  il  ne  lui  a  été  possible  de  se  frayer  un  chemin  jusqu'à  un 
buffet. 

Ce  sont,  comme  l'on  voit,  des  souvenirs  bien  personnels;  mais  il  s'en 
faut  que  le  général  de  Verdy  ait  mis  le  même  abandon  aux  autres  par- 
ties de  son  récit.  Ses  portraits  et  ses  jugemens,  surtout,  sont  d'un  ton 
si  réservé  qu'on  se  demande  pourquoi  il  n'a  point  poussé  la  discrétion 
jusqu'à  les  supprimer  tout  à  fait.  A  quoi  bon  faire  défiler  devant  nous 
tant  de  figures  diverses,  depuis  le  vieux  roi  et  son  fils  jusqu'aux  em- 
ployés de  l'état-major,  si  l'on  se  borne  invariablement,  après  les  avoir 
nommées,  à  nous  apprendre  que  chacune  d'elles  réunissait  toutes  les 
perfections  imaginables?  Et  non  seulement  ce  ton  d'admiration  trop 
uniforme  nous  empêche  de  prendre  au  sérieux  les  jugemens  que  porte 
sur  les  hommes  M.  de  Verdy,  mais  il  nous  met  encore  en  défiance  de 
sa  sincérité  sur  les  choses,  et  ses  Souvenirs  personnels  y  prennent 
on  ne  sait  quelle  apparence  de  relation  officielle. 

Ce  qui  ne  les  empêche  point  d'ailleurs  de  constituer,  dans  leur 
ensemble, un  ouvrage  historique  d'un  très  vif  intérêt:  car  s'ils  ne  nous 
renseignent  guère  sur  les  sentimens  intimes  du  général  de  Verdy,  ils 
nous  font  assister  en  revanche,  et  pour  ainsi  dire  jour  par  jour,  au  dé- 
tail d'événemens  que  nous  ne  saurions  nous  lasser  de  connaître  et  de 
méditer.  Sans  compter  ce  qu'il  peuty  avoirde  particulier  à  voir  se  mon- 
trer ainsi  à  nous,  dans  ce  rôle  d'adversaire  acharné  de  la  France,  un 
officier  d'origine  française,  le  proche  parent  de  cet  Adrien-Marie  de 
Verdy  du  Vernois  qui  fut,  vers  le  milieu  du  siècle  dernier,  mare- 


REVUES   ÉTRANGÈRES.  927 

chai  des  logis  des  gardes  du  comte  d'Artois,  et  qui,  joignant  lui  aus>i 
la  plume  à  l'épée,  s'illustra  par  un  pompeux  Hommage  à  la  vertu  uni- 
taire. 

Le  général  de  Verdy  prenait  part  aux  manœuvres  annuelles  de  l'aca- 
démie de  guerre  prussienne,  à  Oranienbourg,  en  juillet  1870,  lorsque 
vinrent  le  surprendre  les  premiers  bruits  de  la  possibilité  d'une  guerre 
avec  la  France.  «  Ces  bruits,  naturellement,  nous  préoccupèrent  fort, 
sans  cependant  nous  faire  interrompre  le  cours  de  nos  manœuvres. 
L'idée  d'une  guerre  avec  la  France  n'avait  pour  nous  rien  d'impossible  ; 
depuis  longtemps  au  contraire  nous  nous  y  étions  habitués.  Un  mo- 
ment même,  en  1866,  avant  la  conclusion  de  la  paix  avec  l'Autriche, 
nous  l'avions  crue  sur  le  point  de  se  réaliser  :  et  toujours,  depuis  lors, 
nous  avions  gardé  la  conviction  que  tôt  ou  tard  le  conflit  attendu  ne 
pourrait  manquer  d'éclater.  Nous  attendions  ce  conflit  sans  impatience, 
mais  aussi  sans  crainte;  car  l'armée  était  prête,  le  traité  d'alliance  avec 
les  autres  États  allemands  solidement  établi,  et  pas  un  seul  jour  nous 
n'avions  cessé  de  travailler  à  nous  mettre  en  mesure.  Et  cependant  per- 
sonne ne  s'attendait  à  voir  la  guerre  s'engager  à  cet  instant.  Le  roi 
était  à  Ems;  la  plupart  de  ses  conseillers  ordinaires  avaient  quitté 
Berlin;  et  beaucoup  des  officiers  supérieurs,  ceux  de  l'état-major  etdu 
ministère  de  la  guerre  en  particulier,  se  trouvaient,  eux  aussi,  absens 
de  la  capitale.  » 

Pour  montrer  combien  on  s'attendait  peu  à  une  déclaration  de 
guerre  immédiate,  M.  de  Verdy  cite  encore  deux  dépêches  échangées, 
le  11  juillet  1870,  entre  l'adjudant  général  du  roi,  M.  de  Treskow,etle 
ministre  de  la  guerre.  Télégraphiant  d'Ems  au  nom  du  roi,  M.  de  Tres- 
kow  demandait  au  ministre  quelles  mesures  il  comptait  prendre  pour 
couvrir  au  plus  vite  les  provinces  du  Rhin  ;  et  le  général  de  Iloon  lui 
répondait  que  des  mesures  exceptionnelles,  en  ce  moment,  non  seule- 
ment lui  paraissaient  superflues,  mais  pourraient  encore  avoir,  vis-à- 
vis  de  la  France,  le  caractère  d'une  démarche  hostile. 

De  jour  en  jour  des  nouvelles  contradictoires  arrivaient  au  camp 
des  manœuvres.  Mais  le  15  juillet,  un  télégramme  manda  décidément 
à  Berlin  M.  de  Verdy,  et  lui  apprit  en  même  temps  que  la  guerre 
était  déclarée.  «  A  la  gare  d'Angermunde,  où  je  me  rendis  aussitôt, 
on  me  dit  que  l'ordre  de  mobilisation  venait  d'être  donné  ;  et  de  fait 
je  trouvai  toute  la  garnison  de  l'endroit  activement  occupée  à  pré- 
parer son  départ.  En  pleine  nuit,  on  nettoyait  les  fusils,  on  revêtait  les 
nouveaux  uniformes  de  campagne,  on  sortait  les  chariots  que  l'on 
commençait  à  charger.  Les  gares  étaient  encombrées  d'hommes  se 
rendant  à  leurs  régimens.  J'arrivai  à  Berlin  dans  la  matinée  du  lende- 
main, et  tout  de  suite  je  dus  me  mettre  au  travail.  » 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  travail  du  général  de  Verdy  consista,  pendant  ces  premiers 
jours,  à  revoir  avec  de  Moltke  le  plan  depuis  longtemps  arrêté  pour 
la  campagne  qui  allait  s'ouvrir. 

«  Le  maréchal  de  Moltke  a  eu  plusieurs  fois  l'occasion  d'expliquer 
dans  ses  écrits  militaires  en  quoi  consistait,  suivant  lui,  la  préparation 
d'un  plan  de  campagne.  Un  tel  plan  ne  saurait  naturellement  pas  com- 
prendre le  détail  des  diverses  opérations  de  la  guerre  à  venir,  car  on 
voit  trop  que  ce  détail  dépend  absolument  du  cours  même  des  faits. 
Mais  il  est  indispensable  que  le  tacticien  se  propose  nettement  à  l'avance 
un  but  défini.  Ce  but,  en  1870,  était  pour  nous  facile  à  déterminer:  il 
s'agissait  de  rechercher  au  plus  vite  la  principale  des  armées  françaises 
et  de  la  détruire  par  tous  les  moyens.  De  là  résultait,  comme  conclu- 
sion pratique,  la  nécessité  de  masser  nos  troupes  aussi  vite  que  pos- 
sible sur  la  frontière,  et  d'attaquer  aussitôt  l'ennemi  avec  nos  forces 
réunies. 

«  C'est  à  quoi  le  général  de  Moltke  s'était  préparé  dès  le  moment  où 
il  était  arrivé  à  la  tête  de  l'état-major  prussien.  Prévoyant  tout  de  suite 
l'éventualité  d'une  guerre  avec  la  France,  il  avait  rédigé  un  plan  de 
campagne  où  il  déterminait  exactement  les  premières  mesures  à  pren- 
dre; et  il  ii  avait  point  cessé,  depuis  lors,  de  remanier  ce  plan  suivant 
la  marche  des  événemens.  Il  partait  de  ce  principe  que  nous  devions, 
en  cas  de  guerre,  prendre  l'offensive,  et  rassembler  nos  forces  de  façon 
à  pouvoir  attaquer  l'ennemi  chez  lui,  de  façon  aussi  à  pouvoir  attaquer 
son  armée  principale.  Il  avait  encore  paru  au  général  de  Moltke  que  le 
territoire  prussien  de  la  rive  gauche  du  Rhin  et  le  Palatinat  bavarois 
devaient  fournir  le  lieu  le  plus  favorable  à  cette  concentration  de  nos 
troupes.  C'est  de  là  qu'il  nous  serait  le  plus  facile  d'avancer  dans 
toutes  les  directions  et  de  couvrir  le  mieux  la  frontière  allemande. 

«  Le  général  de  Moltke  s'était  ensuite  demandé  ce  que  l'ennemi 
pourrait  tenter  pour  contrarier  son  plan.  En  étudiant  la  conformation 
géographique  de  la  France  et  l'organisation  de  ses  chemins  de  fer,  il 
était  arrivé  à  la  conclusion  que  l'armée  française  ne  pourrait  manquer 
de  se  partager  en  deux  groupes,  dont  l'un,  le  principal,  serait  massé 
en  Lorraine,  autour  de  Metz,  et  l'autre  en  Alsace.  Il  en  résultait  que 
le  principal  effort  de  nos  troupes  devait  être  dirigé  du  côté  de  la  Lor- 
raine, mais  qu'il  convenait  en  même  temps  d'avoir  une  armée  pour 
couvrir  la  frontière  du  côté  de  l'Alsace. 

«  En  résumé,  le  général  de  Moltke  proposait  de  masser  au  plus 
vite  deux  armées  sur  la  Saar,  tandis  qu'une  troisième  armée  se  réuni- 
rait entre  Landau  et  Germersheim,pour  prendre  ensuite  l'offensive  en 
Alsace.  » 

Mais  il  ne  fallait  pas  non  plus  négliger  l'Autriche,  qui  aurait  bien 
pu  trouver  là  une  occasion  de  prendre  une  revanche  de  sa  défaite  de 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  112!) 

1866.  On  espérait  bien  que  ses  embarras  financiers  l'empêcheraient 
d'entrer  immédiatement  dans  la  lutte  ;  mais  on  craignait  qu';ui  premier 
succès  des  troupes  françaises  elle  ne  résistât  pas  à  la  tentation  d'atta- 
quer de  son  côté  son  vainqueur  de  la  veille.  Aussi  le  général  de  Mollke 
eut-il  soin  de  laisser  en  Prusse  un  corps  d'armée  prêt,  le  cas  échéant, 
à  tenir  tête  aux  troupes  autrichiennes. 

C'est  ce  plan  de  campagne  que  M.  de  Verdy  eut  à  revoir  et  à 
mettre  au  point,  sous  la  direction  du  vieux  Moltke,  durant  les  premier* 
jours  qui  suivirent  la  déclaration  de  guerre.  Le  plan,  comme  l'on  sait, 
obtint  aussitôt  la  pleine  approbation  du  roi  ;  et  le  31  juillet  à  six  heures 
du  soir,  M.  de  Verdy  quitta  Berlin,  en  compagnie  de  Moltke  et  de  tout 
l'état-major,  pour  se  rendre  à  Mayence  et  diriger  sur  place  le  progrèt 
de  la  campagne.  Il  avait  près  de  lui  deux  de  ses  amis,  immédiatement 
placés,  comme  lui,  en  qualité  de  chefs  de  l'état-major,  sous  les  ordres 
du  général  de  Moltke  :  le  lieutenant-colonel  Paul  Bronsart  de  Schel- 
lendorf,  qui  devait  plus  tard  le  précéder  au  ministère  de  la  guerre,  et 
le  lieutenant-colonel  Charles  de  Brandenstein.  Ce  dernier  était  spécia- 
lement chargé  des  transports  et  de  la  marche  des  troupes,  Bronsart  avait 
à  surveiller  les  opérations;  et  M.  de  Verdy,  comme  je  l'ai  indiqué  déjà, 
devait  étudier  l'attitude  des  armées  françaises. 

«  Pour  ce  qui  est  de  la  disposition  morale  où  nous  nous  trouvions, 
ajoute-t-il,  elle  répondait  naturellement  à  la  gravité  delà  situation, 
mais  elle  était  au  demeurant  assez  tranquille,  car  nous  étions  certains 
du  succès.  Notre  ministre  actuel  des  finances,  M.  Miquel,  me  rappelait 
encore  l'autre  jour  une  réponse  que  je  lui  avais  faite  à  ce  moment  sur 
l'issue  probable  de  la  guerre  :  «  Vous  verrez,  lui  avais-je  dit,  que  nous 
viendrons  à  bout  des  Français;  mais  la  chose,  malheureusement,  nous 
coûtera  beaucoup  de  sang.  »  Non  pas  que  nous  fussions  disposés  à 
déprécier  la  valeur  des  vaillantes  aimées  françaises,  et  des  hautes  ver- 
tus militaires  qui  leur  sont  naturelles.  Mais  nos  heureuses  campagnes 
des  années  passées  nous  avaient  appris  tout  ce  que  nous  pouvions  at- 
tendre de  nos  troupes,  et  combien  nous  pouvions  mettre  de  confiance 
dans  leurs  chefs.  C'est  notamment  au  point  de  vue  de  la  haute  direc- 
tion que  nous  considérions  notre  armée  comme  supérieure  à  l'armée 
française.  Notre  artillerie  aussi  nous  paraissait  plus  forte.  Nous  n'avions 
qu'une  foi  très  restreinte  dans  le  pouvoir  de  ces  mitrailleuses,  dont  on 
nous  faisait  grand  mystère,  et  dont  les  Français  semblaient  attendre 
des  résultats  magnifiques.  Nous  savions  que  l'empereur  Napoléon  avait 
apporté  une  attention  toute  spéciale  au  perfectionnement  de  son  artil- 
lerie ;  mais  l'expérience  ne  tarda  pas  à  nous  montrer  que  nous  avions 
raison  de  nous  croire,  à  ce  point  de  vue,  supérieurs  aux  Français.  Nous 
n'ignorions  pas,  en  revanche,  que  l'infanterie  française  avait  sur  la 
nôtre  maints  avantages  notables  ;  mais  la  comparaison  des  forces  nu- 
tomk  cxxix.  —  1895.  M 


930  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mériques  des  deux  armées  achevait  de  nous  rassurer  sur  le  résultat 
final  de  la  lutte.  D'après  les  sources  les  plus  sûres,  en  effet,  l'armée 
française  comprenait  au  plus  567  000  hommes,  tandis  que  la  nôtre  en 
comptait,  dès  le  mois  d'août,  plus  de  982  000.  » 

Le  général  de  Verdy  insiste,  à  plusieurs  reprises,  sur  cette  supério- 
rité numérique  de  l'armée  allemande  ;  il  en  est  aussi  fier,  on  le  sent,  que 
de  l'excellence  du  plan  de  campagne  du  maréchal  de  Moltke.  Souvent 
aussi  il  insiste,  avec  une  parfaite  bonne  foi,  sur  l'importance  des  pertes 
qu'ont  eu  à  subir  les  troupes  allemandes,  dans  les  combats  même  où 
leur  succès  a  été  le  plus  assuré.  Il  raconte  notamment  que,  lorsqu'on 
apprit  au  grand  état-major  la  victoire  de  Gravelotte,  il  fut  seul  à  devi- 
ner combien  cette  victoire  avait  dû  être  meurtrière.  «  On  soutenait  au- 
tour de  moi  que  nous  devions  avoir  perdu  environ  8  000  hommes;  et 
comme  je  me  permis  de  dire  que  nous  aurions  à  nous  estimer  heureux 
si  nos  pertes  ne  dépassaient  pas  15  000  hommes,  je  me  rappelle  que 
mon  observation  fut  assez  mal  accueillie.  Et  cependant  les  faits  m'ont 
donné  tristement  raison,  car  cette  seule  journée  nous  a  coûté 
plus  de  20  000  soldats.  » 

Il  semble  d'ailleurs  que  le  roi  Guillaume  n'ait  guère  partagé,  au 
début  de  la  campagne,  les  sentimens  optimistes  de  son  état-major. 
«  Comme  je  prenais  un  jour  la  liberté  de  lui  dire  que  les  Français 
n'arriveraient  pas  à  passer  la  frontière,  et  que  si,  par  hasard,  ils  y 
arrivaient,  ils  ne  tarderaient  pas  à  devoir  reculer,  il  eut  un  sourire  et 
s'écria,  en  me  frappant  sur  l'épaule:  «  Ah!  que  vous  voilà  bien,  vous 
autres  jeunes  gens!  Vous  voyez  tout  couleur  de  rose  !  » 

M.  de  Verdy  avait  journellement  l'occasion  de  s'entretenir  avec  le 
vieux  roi,  à  qui  il  venait  apporter,  de  la  part  du  général  de  Moltke, 
toutes  les  nouvelles  aussitôt  reçues.  C'est  dans  le  train  royal  qu'il 
quitta  Berlin,  le  31  juillet,  dans  ce  train  désormais  historique,  dont  il 
raconte,  à  son  tour,  l'émouvant  passage  à  travers  l'Allemagne.  «  De 
Berlin  à  Mayence,  durant  trente-sept  heures,  nous  avançâmes  au 
milieu  d'une  rumeur  ininterrompue.  Sur  toute  la  ligne  du  chemin  de 
fer,  la  foule  s'était  amassée,  chantant  la  Wacht  am  Jihcin  et  acclamant 
le  souverain.  Et  ces  chants  et  ces  bruits,  que  nous  entendions  nuit  et 
jour  monter  autour  de  nous,  finirent  par  prendre  si  bien  possession  de 
nos  oreilles  que  longtemps  après  la  fin  de  notre  voyage  il  nous  sembla 
les  entendre  encore.  » 

M.  de  Verdy  se  demande,  à  propos  de  ce  voyage,  si  le  ministre  de 
la  guerre,  en  pareil  cas,  doit  accompagner  l'armée,  ou  s'il  ne  vaut  pas 
mieux,  au  point  de  vue  de  l'organisation  militaire,  qu'il  reste  dans  la 
capitale.  «  En  1870,  dit-il,  nous  étions  tous  d'avis  que  la  place  du 
ministre  de  la  guerre  était  à  Berlin;  et  les  réflexions  que  j'ai  faites 
depuis  à  ce  sujet,  et  l'expérience  personnelle  que  j'ai  acquise  durant 


REVUES  ÉTRANGÈRES.  \K\\ 

mon  passage  au  ministère,  n'ont  fait  que  me  confirmer  dans  mou  idée 
d'alors.  Toutes  les  formations  nouvelles,  toutes  les  questions  de  mu- 
nitions, de  renforts  de  siège,  d'hôpitaux,  de  chemins  de  fer,  et  mille 
autres,  ne  peuvent  être  bien  ordonnées  qne  si  l'on  reste  dans  la  capi- 
tale; et  l'influence  personnelle  du  ministre  est  encore  JrHtfpoTlonMc 
pour  assurer  la  régularité  de  tous  les  services,  tandis  qu'il  suffit  de  la 
présence,  sur  le  terrain  de  la  guerre,  d'un  officier  supérieur  délégué 
pour  que  le  ministre  soit  averti  en  temps  utile  de  tout  ce  qu'il  lui  im- 
porte de  savoir.  » 

A  peine  arrivé  à  Mayence,  M.  de  Verdy  dut  en  repartir,  chargé 
d'une  mission  assez  délicate.  On  avait  reçu,  durant  le  trajet,  un  télé- 
gramme de  l'armée  du  kronprinz  informant  l'état-major  que  l'at- 
taque générale  ne  pourrait  avoir  lieu  que  lorsque  toutes  les  divisions 
de  l'armée  se  trouveraient  en  état.  Ce  délai  n'avait  pas  été  du  goût  de 
Moltke,  qui  avait  chargé  M.  de  Verdy  de  répondre  au  kronprinz  par  la 
dépêche  suivante  :  «  Sa  Majesté  tient  pour  indispensable  que  la 
troisième  armée  marche  tout  de  suite  vers  le  sud,  sur  la  rive  gauche 
du  Rhin,  découvre  l'ennemi,  et  l'attaque.  On  empêchera  ainsi  la  rupture 
des  ponts  au  sud  de  Lauterburg,  et  l'Allemagne  méridionale  se  trou- 
vera couverte.  —  Moltke.  » 

«  Je  fis  aussitôt  remarquer  au  général  quartier-maître,  qui  m'avait 
apporté  ce  projet  de  télégramme  delà  part  du  général  de  Moltke,  qu'une 
rédaction  aussi  catégorique  pouvait  offrir  bien  des  inconvéniens. 
J'avais  eu  assez  l'occasion,  dans  nos  campagnes  précédentes,  de  con- 
naître les  chefs  de  la  troisième  armée  pour  être  certain  qu'ils  seraient 
froissés  d'un  ordre  exprimé  en  ces  termes.  Le  général  de  Moltke,  qui 
survint  lui-même  dans  notre  wagon  sur  ces  entrefaites,  parut  frappé 
de  mon  argument  :  et  nous  décidâmes  qu'au  lieu  de  télégraphier  au 
kronprinz,  je  Tirais  aussitôt  rejoindre  à  son  camp,  pour  lui  exposer  la 
situation  et  lui  faire  part  des  avis  de  l'état-major.  » 

Après  un  voyage  des  plus  accidentés,  M.  de  Verdy  parvint  à  Spire, 
où  était  le  kronprinz.  On  résolut  qne  l'armée  passerait  la  frontière  le 
surlendemain  A  août  ;  et  M.  de  Verdy  se  hâta  de  revenir  à  Mayence,  ne 
fût-ce  que  pour  pouvoir  dormir  quelques  heures,  après  trois  nuits  pas- 
sées sans  sommeil.  Il  trouva  l'état-major  tout  en  émoi.  On  venait  d'ap- 
prendre que  l'armée  française  avait  passé  la  frontière  et  battu  un  déta- 
chement prussien  à  Saarbrûck.  Mais  M.  de  Verdy  était  décidément  d'un 
optimisme  invincible  :  car  son  carnet  porte,  à  la  date  du  3  août,  cette 
simple  mention  :  «  La  rencontre  de  Saarbrûck  tout  à  fait  insignifiante, 
une  escarmouche  d'avant-postes  comme  il  s'en  présentera  encore  bien 

souvent.  » 

Et  l'événement,  on  le  sait,  ne  tarda  pas  à  lui  donner  raison.  Coup 
sur  coup  on  apprit  à  Mayence  la  victoire  du  kronprinz  à  Wissem- 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bourg,  celle  de  Gœben  à  Saarbnick.  Tous  les  jours  des  télégrammes 
annonçaient  de  nouveaux  succès.  Mais  je  ne  puis  suivre  le  général  de 
Verdy  dans  l'énumération  qu'il  en  fait,  ni  dans  les  considérations 
techniques  où  il  entre  à  leur  sujet.  Aussi  bien  la  série  de  ces  Souvenirs 
paraît-elle  devoir  se  prolonger  dans  la  Deutsche  Rundschau  pendant 
de  longs  mois  ;  nous  aurons,  sans  doute,  l'occasion  d'y  revenir. 


En  contraste  avec  ces  souvenirs  d'un  officier  d'origine  française, 
combattant  contre  la  France,  voici,  dans  la  même  Revue,  les  lettres 
et  rapports  d'un  Allemand,  Charles-Frédéric  Reinhard,  qui  a  passé 
toute  sa  vie  au  service  de  la  France,  et  qui  a  môme  été  quelque 
temps  ministre  à  Paris,  tout  comme  M.  de  Verdy  l'a  été  à  Berlin.  On 
sait  l'étrange  aventure  de  ce  poète  wurtembergeois,  ami  de  Schiller  et 
de  Goethe,  qui,  simplement  pour  s'être  trouvé  de  passage  en  France 
aux  premières  années  de  la  Révolution,  est  devenu  tour  à  tour  minis- 
tre des  affaires  étrangères  sous  le  Directoire,  ambassadeur  sous  l'Em- 
pire, conseiller  d'État  sous  la  Restauration,  et  pair  de  France  sous  la 
monarchie  de  Juillet.  Mais  les  documens  que  publie  M.  Wilhelm  Lang 
dans  la  Deutsche  Rundschau  éclairent  d'un  jour  nouveau  la  figure  de 
cet  habile  homme,  dont  le  principal  talent  paraît  avoir  été  de  savoir 
en  toute  circonstance  se  créer  des  amis.  Car,  sans  compter  Schiller  et 
Goethe,  on  n'imagine  pas  combien  de  personnages  importans  l'ont 
honoré  de  leur  amitié.  En  France  comme  en  Allemagne,  dans  l'Europe 
entière,  il  était  également  lié  avec  les  représentais  de  tous  les  partis, 
avec  les  classiques  et  les  romantiques,  avec  les  girondins  et  les  jaco- 
bins, avec  les  plus  zélés  serviteurs  et  avec  les  ennemis  les  plus  achar- 
nés de  Napoléon.  Il  avait  une  de  ces  âmes  naturellement  bienveillantes 
qui  sont  portées  d'instinct  à  aimer  tout  le  monde,  sans  négliger  pour 
cela  de  s'aimer  soi-même  :  c'est  à  celles-là  que  le  monde  réserve  ses 
plus  solides  faveurs.  Et  ainsi  Reinhard  a  pu,  durant  près  d'un  demi- 
siècle,  dans  un  pays  qui  n'était  pas  le  sien,  servir  fructueusement  les 
régimes  les  plus  opposés.  Il  les  a  servis  d'ailleurs  avec  toute  la  con- 
science et  toute  la  ponctualité  d'un  fonctionnaire  parfait;  car  il  n'avait 
rien  de  l'intrigant,  ni  du  traître,  mais  simplement  il  était  né  pour 
servir. 

La  partie  la  plus  curieuse  de  l'étude  de  M.  Lang  est  celle  qui  se  rap- 
porte au  séjour  de  cinq  ans  que  fit  Reinhard  à  Cassel,  de  1808  à  1813, 
en  qualité  d'ambassadeur  de  Napoléon  auprès  du  roi  de  Westphalie, 
Jérôme  Bonaparte.  Ces  cinq  années  sont  sans  doute  la  seule  période 
difficile  qu'ait  eu  à  traverser  Reinhard  dans  sa  longue  carrière  de  diplo- 
mate ;  et  vraiment  tout  autre  que  lui  aurait  été  plus  d'une  fois  tenté 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  933 

d'abandonner  un  poste  aussi  peu  tenable,  car  il  était  assuré,  quoi  qu'il 
fit,  de  ne  contenter  jamais  ni  l'Empereur  son  maître,  ni  l'étrange  sou- 
verain à  la  cour  duquel  il  était  attaché  ;  et  sa  situation  lui  était  encore 
rendue  plus  particulièrement  difficile  par  sa  qualité  d'Allemand,  dans 
un  temps  où  l'Allemagne  entière  se  soulevait  contre  la  domination 
française.  Allemand  d'origine  et  d'éducation,  il  avait  épousé  la  fille 
d'un  savant  de  Hambourg,  Reimarius;  et  comme  il  était  aussi  bon 
mari  que  bon  fonctionnaire,  sans  cesse  c'étaient  en  lui  de  nouveaux 
conflits  entre  son  dévouement  à  son  maître  et  ses  sentimens  de  famille. 
Un  de  ses  neveux  en  particulier,  Charles  Sieveking,  fut  pour  lui  l'occa- 
sion de  cruels  embarras.  11  avait  essayé  de  faire  de  ce  jeune  homme,  qu'il 
aimait  comme  son  fils,  un  fonctionnaire  français  ;  mais  bientôt  Sieveking 
s'était  affilié  au  Tugendbund,  avait  quitté  Cassel,  et  sollicitait  avec  in- 
sistance la  permission  de  s'engager  dans  l'armée  allemande.  «  Remet- 
tez-vous-en donc  à  Dieu  du  soin  de  vous  guider,  lui  écrivait  enfin  son 
oncle  ;  mais  soyez  certain  que  mes  vœux  vous  accompagneront  tou- 
jours. »  Et  Benjamin  Constant,  qui  demeurait  alors  à  Cassel,  écrivait 
à  ce  propos  à  son  ami  Villers  :  «  Reinhard  est  infiniment  en  peine  du 
départ  de  son  neveu.  Nous  en  avons  longuement  parlé,  et  il  m'a  <lil 
toutes  sortes  de  choses  infiniment  sensées  ;  mais  il  a  eu  la  bonne  foi 
d'ajouter  qu'à  l'âge  de  Sieveking,  lui-même  aurait  peut-être  pensé  de 
la  même  façon.  » 

Mais  les  pires  embarras  de  Reinhard,  durant  cette  période,  lui 
étaient  causés  par  l'humeur  extravagante  du  roi  Jérôme,  qui  semblait? 
avoir  pris  à  tâche  de  mécontenter  tout  le  monde  et  qui  était  bien, 
en  vérité,  l'homme  le  moins  fait  pour  le  métier  de  souverain.  Le 
28  avril  1810,  Reinhard  écrit  à  Paris  que  l'accès  de  l'Augarten,  le 
magnifique  jardin  de  Cassel,  vient  d'être  fermé  au  public,  le  grand- 
veneur  du  roi  ayant  eu  la  fantaisie  d'y  élever  des  faisans.  Le  même 
grand-veneur  prélève  une  taxe  sur  tous  les  lièvres  qu'on  apporte  au 
marché.  La  police,  de  son  côté,  invente  tous  les  jours  de  nouveaux 
impôts  :  elle  impose  les  mendians,  les  chanteurs  ambulans,  les  mon- 
treurs d'ours.  L'intendant  des  théâtres  a  chassé  de  la  ville  une  troupe 
allemande  parce  que  les  pièces  de  son  répertoire  contrevenaient  à  la 
règle  des  trois  unités.  Et  le  roi  ayant  promis  sa  faveur  à  tout  étranger 
qui  consentirait  à  se  faire  naturaliser  Westphalien,  la  ville  s'est  rem- 
plie d'aventuriers  venus  on  ne  sait  d'où,  accourus  sous  prétexte  de 
naturalisation.  Jérôme,  cependant,  indifférent  aux  plaintes  de  ses 
sujets,  continue  à  combler  de  cadeaux  les  favoris  que  lui  amenait  le 
hasard.  «  Il  jette  l'argent  par  les  fenêtres,  écrivait  Reinhard,  et  tout 
le  monde  croit  ici  que  c'est  parce  qu'il  s'attend  à  quitter  prochainement 
Cassel.  »  Et  le  diplomate  ajoutait,  avec  son  optimisme  habituel  : 
«  J'imagine  que,  si  l'on  avait  affaire  à  une  autre  race  qu'à  des  Aile- 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mands,  les  choses  ne  se  passeraient  pas  de  cette  manière.  Mais,  comme 
vous  le  savez,  l'Allemand  est  tranquille,  patient,  ami  de  l'ordre,  peu 
enclin  aux  révolutions.' Encore  ne  faut-il  point  le  pousser  à  l'extrême.  » 

Et  comme  pour  donner  une  preuve  de  cette  humeur  paisible  qu'il 
attribue  à  ses  compatriotes,  Reinhard,  au  même  moment,  s'occupe  de 
contraindre  son  ami  Goethe  àentrer  en  relations  avec  Boisserée,un  élève 
des  Schlegel,  qui  veut  obtenir  l'appui  du  poète  d'Iphigenie  pour  son 
projet  d'achèvement  de  la  cathédrale  de  Cologne.  Difficile  entreprise, 
d'intéresser  à  un  tel  projet  l'ennemi  le  plus  résolu  de  l'art  du  moyen 
âge  :  mais  Reinhard  y  parvient,  à  force  de  bonhomie,  de  patience  et 
d'obstination,  et  peut-être  est-ce  là  le  plus  beau  trait  de  sa  carrière 
diplomatique. 

Enbon  fonctionnaire,  Reinhard  servit  le  roi  Jérôme  aussi  longtemps 
qu'il  fut  roi,  et  l'empereur  Napoléon  jusqu'à  la  fin  de  l'Empire.  Il  hé- 
sita quelque  temps,  en  1814,  avant  de  se  décider  à  servir  Louis  XVIII. 
Ses  amis  allemands,  qui  étaient  venus  en  grand  nombre  à  Paris  avec 
les  armées  alliées,  l'engageaient  vivement  à  rentrer  en  Allemagne,  et 
lui-même  y  était  assez  disposé,  à  en  juger  par  ses  lettres  à  son  neveu 
Sieveking  :  «  J 'ai  reconquis  ma  liberté,  disait-il,  et  de  nouveau  main- 
tenant j'appartiens  à  mon  pays.  »  Mais  les  insistances  de  son  ami  Tal- 
leyrand  l'emportèrent  enfin  sur  celles  de  ses  amis  d'outre-Rhin.  En 
échange  d'un  titre  de  comte,  et  d'une  place  au  Conseil  d'État,  il  offrit 
à  la  monarchie  française  son  dévouement  tout  entier;  et  c'est  à  Paris 
qu'est  mort,  en  1837,  pair  de  France  et  membre  de  l'Institut,  cet 
excellent  serviteur. 

T.  de  Wyzewa. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


LES   ROMANS  DE  M.  J.-H.  ROSNY 


Transportons-nous  à  quelques  années  en  avant...  Les  tendances  qui 
commencent  à  se  faire  jour  en  matière  d'éducation  ont  définitivement 
triomphé.  Les  lettres  ont  été  enfin  bannies  de  l'enseignement.  L'étude 
des  langues  mortes  a  été  délaissée  par  une  société  qui  n'a  pas  de  temps 
à  perdre.  La  littérature  classique  a  été  répudiée  par  ceux-là  mêmes  qui 
avaient  eu  jadis  pour  mission  d'y  initier  la  jeunesse.  L'Université  a 
réalisé  son  désir  d'être  moderne.  Elle  s'est  réformée  suivant  les  vues 
des  penseurs  du  Conseil  municipal.  Elle  marche  avec  son  temps.  On  a 
allégé  le  présent  des  lourdes  entraves  que  lui  mettaient  les  traditions 
du  passé.  Pour  tout  ce  qui  est  de  l'art  ou  de  la  littérature,  les  jeunes 
générations  entrent  dans  un  monde  où  leur  regard  n'est  plus  attristé 
par  les  vestiges  de  choses  anciennes  :  tout  y  date  d'hier.  Ce  n'est  pas 
d'ailleurs  que  les  temps  soient  venus  de  l'ignorance.  Bien  au  contraire. 
Les  hommes  n'avaient  jamais  été  si  savans.  Ils  savent  tout,  depuis  le 
collège.  Les  programmes  sont  plus  chargés  qu'à  l'époque  où  on  crai- 
gnait déjà  de  les  voir  craquer  sous  la  charge.  On  y  a  inscrit  toutes  les 
sciences,  car  il  n'est  pas  de  science  inutile.  Chaque  année  ils  s'enflent  au 
prorata  des  découvertes  nouvelles.  Le  cerveau  de  tout  citoyen  français 
est  pareil  à  une  encyclopédie  :  c'est  un  répertoire  de  formules,  un  ma- 
gasin de  notions  positives.  L'humanité  a  franchi  une  importante  étape. 
Elle  entre  toutes  voiles  déployées  dans  l'ère  positiviste  et  utilitaire,  fran- 
chement démocratique  et  résolument  scientifique...  Dans  une  société 
ainsi  constituée  sur  ses  véritables  bases,  continuera-t-on  à  faire  des  livres? 
Cela  est  à  craindre,  car  la  perfection  est  un  idéal  vers  lequel  les  pauvres 
hommes  peuvent  bien  tendre  de  tout  leur  effort,  ils  n'y  atteindront  ja- 
mais. La  vanité  littéraire  a  encore  devant  elle  un  bel  avenir.  Que  seront 
les  livres  qu'on  écrira  dans  ce  temps  voisin  du  nôtre?  Supposons  des  écri- 


936  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vains  doués  de  belles  facultés,  capables  d'observation,  pourvus  d'ima- 
gination, laborieux,  respectueux  de  leur  plume,  hantés  de  rêves  géné- 
reux. Admettons  qu'ils  composent  des  romans.  Que  seront  ces  ro- 
mans? La  question  n'est  pas  oiseuse.  Et  pour  la  résoudre  nous  ne 
sommes  pas  réduits  à  nous  contenter  d'hypothèses.  Nous  avons  un 
moyen  aisé  d'y  répondre  avec  quelque  précision.  C'est  de  consulter  les 
romans  de  M.  J.-H.  Rosny. 

Il  y  a  un  peu  moins  de  dix  ans  que  M.  Rosny  publiait  son  premier 
livre  :  Nell  Horn.  Rappelez-vous  quels  mouvemens  d'idées ,  quels 
courans  de  sensibilité,  quelles  influences  ont  fait  à  la  littérature  de  ces 
dix  années  son  atmosphère.  Le  naturalisme  était  sur  son  déclin.  Il  pé- 
rissait par  l'excès  même  de  son  étroitesse  et  de  sa  vulgarité.  On  se  re- 
prenait de  goût  pour  les  problèmes  de  l'âme,  et  c'est  par  sa  complexité 
que  l'âme  moderne  attirait  en  les  inquiétant  les  analystes  les  plus  sub- 
tils. On  scrutait  avec  un  mélange  de  hardiesse  et  de  raffinement  l'éter- 
nel problème,  éternellement  décevant,  de  l'amour.  Venu  de  tous  les 
points  du  monde  de  la  réalité  et  de  celui  du  rêve,  un  vent  de  tristesse 
avait  desséché  les  cœurs.  On  était  sans  élan  pour  l'action,  ayant  perdu 
tous  les  appuis  de  la  foi.  On  s'essayait  à  tout  comprendre  par  désespoir 
de  ne  plus  croire  à  rien.  On  s'amusait  au  jeu  des  idées,  au  spectacle 
infiniment  nuancé  de  leurs  contradictions.  Mais  scepticisme  et  dilettan- 
tisme ne  sont  que  les  formes  de  la  lassitude,  passagères  comme  elle. 
Rajeuni,  renouvelé  en  se  trempant  aux  vieilles  sources  de  l'évangé- 
lisme,  l'esprit  contemporain  se  pénètre  encore  une  fois  de  tendresse, 
•de  charité,  de  pitié...  M.  Rosny  est  resté  en  dehors  de  toutes  ces  in- 
fluences; elles  ont  été  pour  lui  comme  si  elles  n'étaient  pas;  elles  n'ont 
mis  sur  son  œuvre  aucune  trace.  Il  est  aussi  loin  des  psychologues  que 
des  dilettantes,  et  des  néo-chrétiens  que  des  esthètes.  Tout  ce  qui 
préoccupe,  tout  ce  qui  charme,  tout  ce  qui  torture  nos  âmes  de  lettrés 
est  pour  lui  non  avenu.  L'atmosphère  où  nous  vivons  n'est  pas  la 
sienne.  La  nature  et  l'éducation  l'ont  rendu  comme  imperméable  aux 
infiltrations  de  notre  sensibilité.  Inversement,  quand  on  vient  de  lire 
ses  livres,  on  a  la  sensation,  et,  pour  tout  dire,  la  courbature  d'un 
voyage  fait  en  pays  étranger.  Les  types  qu'on  y  rencontre,  les  ques- 
tions qu'on  y  voit  soulever,  les  façons  de  penser  et  de  sentir,  le  langage 
nous  y  déconcerte.  On  a  l'impression  très  aiguë,  et  qui  ne  laisse  pas 
d'être  douloureuse,  de  la  distance  qui  peut  séparer  les  hommes  d'un 
même  temps.  On  est  venu  à  un  même  moment  du  développement  in- 
tellectuel, on  habite  la  même  ville,  et  on  est  si  loin  ! 

M.  Rosny,  quoiqu'il  ait  déjà  beaucoup  écrit,  est  peu  connu,  et  ses 
livres,  tout  pleins  qu'ils  soient  de  talent,  ont  peu  de  lecteurs.  Quelques 
fervens  de  son  œuvre  estiment  que  cette  demi-indifférence  du  public 
est  une  des  grandes  injustices  de  l'époque  moderne  et  accusent  notre 
frivolité.  Il  n'est  que  juste  de  reconnaître  que  M.  Rosny  n'a  fait  aucune 


REVUE    LITTÉRAIRE.  9,'{7 

concession  au  succès  facile  :  il  ne  s'est  abaissé  à  employer  aucun  des 
moyens  assurés  qu'ont  certains  auteurs  de  ce  temps  pour  faire  vendre 
leurs  livres.  Et  puisque  la  probité  est  redevenue  un  mérite  qu'il  faut 
signaler  quand  on  le  rencontre  dans  le  monde  des  lettres,  nous  louerons 
M.  Rosny  de  sa  probité.  De  même  il  a  dédaigné  de  tirer  parti  des  der- 
niers perfectionnemens  de  l'art  de  la  réclame.  Il  ne  se  raconte  pas 
dans  les  journaux.  Il  ne  nous  régale  pas  d'indiscrétions  sur  sa  person- 
nalité. Tout  juste  sait-on  que  cette  personnalité  est  double.  J.-H.  Rosny 
est  un  seul  auteur  en  deux  personnes;  ses  livres  sont  le  produit  de  la 
collaboration  de  deux  frères  arrivés  à  un  tel  degré  de  pénétration  intel- 
lectuelle, qu'un  sujet  étant  donné  et  les  idées  étant  arrêtées  en  commun, 
ils  peuvent  se  mettre  au  travail  :  chacun  de  son  côté  écrit  la  même  page. 
Auprès  de  cette  fraternité  celle  des  Concourt  était,  comme  on  voit,  une 
fraternité  de  frères  ennemis.  Cette  réserve  est  trop  respectable  pour  que 
j'essaie  de  percer  l'espèce  de  mystère  dont  s'enveloppe  M.  Rosny.  Je 
me  contenterai  de  chercher  dans  ses  livres  ce  qu'ils  nous  révèlent  sur 
sa  formation  intellectuelle. 

Ce  qui  saute  aux  yeux  d'abord,  c'est  que  l'auteur  de  ces  livres  a,  je 
ne  veux  nullement  dire  le  tour  d'esprit  scientifique,  mais  le  goût  de  la 
science.  Presque  tous  les  personnages  qu'il  met  en  scène  sont,  sinon 
des  savans,  des  demis  ou  des  quarts  de  savans.  Celui-ci  est  physicien, 
celle-là  étudiante  en  médecine,  d'autres  vaguement  chimistes.  Ils  ont 
écrit,  qui  un  travail  considérable  sur  L'élimination  du  type  Northman 
dans  la  famille  aryenne,  qui  une  Histoire  des  migrations  modernes.  S'ils 
ne  rêvent  pas  de  quelque  Métaphysique  des  bêtes,  c'est  qu'ils  sont  ab- 
sorbés par  un  projet  de  Législation  transformiste.  Chacun  suivant  ses 
aptitudes  et  suivant  ses  goûts,  ils  ont  essayé  de  s'approprier  quelques 
bribes  de  l'universel  savoir.  L'un  d'eux,  mieux  doué  ou  plus  téméraire, 
tente  de  s'assimilera  la  fois  tout  le  savoir  moderne.  C'est  le  jeune  télé- 
graphiste Marc  Fane.  Il  n'a  encore  reçu  qu'une  éducation  professionnelle, 
quand  il  conçoit  le  projet  de  faire  le  bonheur  de  l'humanité.  Persuadé 
que  tout  se  tient  dans  l'histoire  des  idées  et  que  pour  faire  accomplir  à 
l'humanité  le  plus  mince  progrès  il  est  nécessaire  de  connaître  tous  les 
besoins  du  monde  moderne,  il  entreprend  de  compléter  ses  études.  Il  se 
trace  à  lui-même  un  programme  auprès  duquel  celui  dePicdelaMiran- 
dole  n'était  qu'un  jeu  d'enfant.  Toutes  les  sciences  y  sont  représentées 
et  chacune  a  sa  ration  de  temps.  «  La  ration  de  telles  branches  n'alla 
qu'à  cinq  minutes  par  semaine:  dessin,  astronomie,  musique.  Gra- 
duellement cela  s'élargissait  jusqu'aux  dix  heures  de  la  politique,  aux 
vingt  heures  de  la  sociologie.  »  Comme  il  est  naturel,  les  sciences  qui 
attirent  de  préférence  Marc  Fane,  ce  sont  les  moins  avancées,  les  moins 
faites,  celles  qui  ont  le  moins  la  certitude  delà  science  et  qui  en  ont  davan- 
tage l'appareil.  Marc  Fane  acquiert  ainsi  tous  les  élémens  du  savoir,  sans 
guide,  sans  critique,  sans  ordre,  pêle-mêle,  avec  précipitation  et  opinià- 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

treté.  Il  s'applique  consciencieusement  les  bienfaits  de  ce  système  où  la 
méthode  est  remplacée  parla  bonne  volonté.  Aubout  d'un  certain  temps 
il  en  arrive  à  un  état  d'esprit  qu'il  n'est  pas  indifférent  de  noter.  Cer- 
tains jours,  «  il  mâchait  d'instinct  une  petite  balle  élastique  pleine.  Des 
ordres  de  pensées  s'attachaient  au  mâchement  de  cette  balle  et  qui 
partaient  de  l'élasticité.  L'élasticité,  en  effet,  le  préoccupait  beaucoup, 
tellement  liée  à  la  vie,  à  la  chair  humaine,  à  la  lutte  de  l'organique  et 
de  l'inorganique, bientôt  le  ramenait  au  gouffre  de  l'ontologie...  Le  télé- 
graphiste eut  des  curiosités  intimes  de  sa  personne,  le  désir  exact  de  se 
classer,  non  plus  simplement  comme  puissance,  mais  comme  forme 
exacte,  idiocrasies,  caractéristiques.  Aspiration  d'abord  confuse,  il  la 
satisfiten  étudiant  en  détail  la  structure  physique  :  orographie  du  crâne, 
cubages,  chiromancie,  assoiffé  d'analogies  avec  tels  grands  hommes. 
Son  angle  facial  atteignait-il  celui  de  Guvier  ?  le  poids  de  son  cerveau 
celui  de  Cromwell  ?  »  Tels  sont  les  effets  du  surmenage. 

Je  n'ai  garde  de  confondre  M.  Rosny  avec  ses  personnages  et  de 
croire  qu'il  leur  fabrique  une  biographie  avec  des  fragmens  de  la 
sienne.  Je  remarque  seulement  que  toutes  les  sciences  inscrites  au 
programme  de  Marc  Fane  ont  laissé  d'elles-mêmes  quelque  souvenir 
dans  les  romans  de  M.  Rosny.  L'astronomie  y  tient  une  grande  place. 
Constellations,  planètes,  étoiles  y  sont  nommées  par  leur  nom.  Un 
rêveur  songe-t-il  aux  caprices  de  la  femme  qu'il  aime?  il  n'oublie  pas 
de  nous  dire  que  Rigel  etProcyon  glissent  au  firmament,  la  Vierge  près 
de  la  Chevelure  de  Bérénice,  et  que  les  arctiques  tournent  autour  de 
l'axe  du  monde.  La  géologie,  la  paléontologie,  l'anthropologie,  l'ethno- 
logie, la  zoologie  et  quelques  sciences  annexes,  sont  pour  M.  Rosny  le 
répertoire  ordinaire  de  ses  comparaisons.  Ces  comparaisons  sont  pour 
nous  si  imprévues  et  elles  jaillissent  si  naturellement  sous  la  plume 
de  l'écrivain  que  nous  sommes  par  là  renseignés  sur  ses  préoccupa- 
tions habituelles.  Veut-il  nous  parler  d'une  chambre  où  un  homme 
qui  va  mourir  se  souvient  d'avoir  médité  ?  cette  chambre  lui  donne 
l'impression  d'être  «  contemporaine  des  origines,  sœur  des  grottes  où 
l'on  trouve  des  squelettes  d'animaux  préhistoriques,  comme  ici  des 
squelettes  de  méditations».  Rencontre-t-il  un  rebouteux  par  les  champs, 
une  soudaine  association  d'idées  évoque  devant  lui  «  les  siècles  très 
anciens,  le  chaos  géologique  où  les  plésiosaures  et  les  iguanodons  se 
mêlent  à  des  haches  taillées,  àl'homme  des  cavernes  etdes  palafittes.  » 
Familier  des  temps  préhistoriques,  M.  Rosny  se  fait  sans  effort  le  contem- 
porain de  l'homme  des  cavernes.  Tandis  que  notre  regard  s'enlerme 
timidement  dans  un  coin  de  société  ou  dans  un  coin  d'âme,  pour  lui  il 
évolue  à  l'aise  dans  une  période  de  temps  qui  remonte  à  plus  de  vingt 
mille  ans  en  arrière  et  qui  dans  l'avenir  n'a  pas  de  limites.  Médiocre- 
ment intéressé  par  les  individus,  il  s'attache  avec  passion  aux  questions 
d'espèce  et  de  race.  Un  mari  regarde  dormir  une  femme  aimée.  Que 


REVUE    LITTÉRAIRE.  &S9 

pensez-vous  qu'il  fasse?  Il  lui  mesure  le  crâne.  La  physiologie  et  ses 
théories  les  plus  récentes  sont  mises  à  contribution.  Voici  le  petit 
discours  que  s'adresse  un  moribond,  parlant  à  sa  personne  :  «  Déjà  tes 
cellules  sont  prises  d'assaut,  déjà  fourmillent  lès  pfMlitefl  vidoii 
déjà  tout  est  renversé  au  profit  des  myriades  d'infiniment  petits. 
L'hypothèque  est  prise.  Chaque  goutte  de  sang  acquit!»'  la  tribut  aux. 
vainqueurs  atomiques.  »  Les  personnes  qui  ont  le  goût  plus  que  l'ha- 
bitude de  la  science  ont  une  tendance  à  en  prendre  les  formules  pour 
des  explications,  et  se  complaisent  au  mystérieux  de  sa  terminologie. 
Voici  la  loi  de  la  «  réaction  égale  à  l'action  »,  le  droit  du  «  soi  parce  que 
c'est  soi  »,  la  philosophie  de  l'erreur,  le  jeu  des  probabilités,  la  règle  de 
la  moindre  chance.  Elles  se  réjouissent  à  constater  telles  analogies 
lointaines  qui  échappent  au  regard  des  ignorans.  Un  morceau  de  pain 
n'est  pour  nous  qu'un  morceau  de  pain.  Regardez-y  de  plus  près.  Voqb 
apercevrez  :  «  des  pertuis  de  petites  fossettes  ovalaires,  des  abîmes 
irréguliers,  un  tunnel,  une  caverne  en  dôme,  aux  murailles  d'ivoire, 
où  parfois  se  profile  une  stalactite  capillaire.  C'est  tout  le  travail  d'un 
inonde,  un  système  de  cavités  opéré  par  l'expansion  vigoureuse  du  gaz 
intérieur,  alors  que  la  pâte  était  molle  encore,  une  origine  analogue  à 
celle  de  notre  croûte  terrestre  en  somme.  »  Que  de  choses  dans  une 
bouchée  de  painl  II  n'y  en  a  pas  moins  dans  une  tasse  de  café.  «  Penché 
sur  sa  tasse,  il  examine  la  giration  des  globules,  leur  ramassement  en 
nébuleuses  et  les  accélérations  de  vitesse  des  aérolithes  accourant  vers 
les  centres.  »  C'est  le  triomphe  de  la  leçon  de  choses. 

C'est  du  même  point  de  vue  que  M.  Rosny  envisage  les  questions 
sociales  :  droit  naturel,  division  du  travail,  répartition  des  richesses, 
héritage,  famille,  malthusisme,  population,  dépopulation  et  repopula- 
tion. La  science  enfin  lui  présente  la  question  de  l'adultère  sous  un 
aspect  qui,  pour  n'être  pas  l'aspect  sentimental  etpassionnel  où  se  cea- 
finent  d'ordinaire  les  romanciers,  n'en  a  que  plus  de  chances  d'être  le 
véritable  aspect.  Ce  que  nous  appelons  adultère,  amour  coupable  ou 
tout  simplement  amour,  ce  n'est  en  fin  de  compte  que  «  l'indomptable 
instinct  qui  veut  un  renouvellement  de  la  sélection.  »  Partant  de  ce 
principe,  un  mari  en  train  de  tromper  sa  femme  se  posera  ainsi  le  pro- 
blème de  son  innocence  ou  de  sa  culpabilité  :  «  Où  est  le  crime  de 
chercher  ce  que  la  nature  a  si  âprement  voulu,  d'obéir  à  l'irrésistible, 
magnifique  et  féconde  polygamie?  »  Et  tourmenté  malgré  tout  du 
vieux  préjugé  qui  fait  que  l'époux  infidèle  n'aime  pas  à  être  payé  de 
réciprocité,  il  examinera  sa  femme  avec  l'inquiétude  de  découvrir  chez 
elle,  «  le  sens  net,  le  sens  violent  de  la  polyandrie.  »  J'avoue  que  cela 
est  un  peu  déplaisant  et  que  ces  mots  sonnent  mal  à  notre  oreille. 
Mais  c'est  que  nous  n'avons  ni  l'habitude  ni  le  goût  de  la  vérité. 

Ce  culte  de  la  science  est  chez  M.  Rosny  essentiel  et  fondamental. 
C'est  à  quoi  toutes  ses  théories  se  rattachent  ou  se  subordonnent;  c'est 


'•940  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  là  qu'il  est  arrivé  à  la  littérature  et  de  là  que  procède  son  esthé- 
tique. Ce  qu'il  se  propose  en  effet  c'est  de  trouver  «  dans  le  domaine 
général  du  progrès  humain,  dans  les  acquêts  delà  science  et  de  la  phi- 
losophie des  élémens  de  beauté  plus  complexes,  plus  en  rapport  avec 
les  développemens  d'une  haute  civilisation.  »  Il  croit  «  que  les  grandes 
découvertes  de  notre  fin  de  siècle  sont  susceptibles  au  plus  haut  degré 
d'être  transmuées  en  matériaux  littéraires.  »  Dégager  de  l'œuvre  scien- 
tifique de  ce  siècle  les  élémens  de  littérature  qu'elle  contient,  telle  est 
la  tâche  qu'il  s'est  assignée  et  à  laquelle  il  essaie  de  plier  la  forme  du 
roman. 

Comme  ses  théories  littéraires,  ses  théories  morales  sont  aussi 
bien  à  base  de  science.  Cette  base  solide  est  ce  qui  manque  à  la  morale 
chrétienne  :  aussi  faut- il  se  détourner  résolument  d'un  idéal  qui  a  fait 
son  temps.  Il  ne  faut  plus  faire, résider  la  vertu  dans  l'humilité.  L'idéal 
nouveau  doit  procéder  d'une  notion  plus  complexe  de  la  vie  et  de 
l'évolution.  L'évangélisme  doit  être  remplacé  par  une  forme  plus  ra- 
tionnelle de  l'altruisme.  Dans  cette  morale  complète,  le  bien  doit  être 
un  moyen  pour  développer  plus  pleinement  les  êtres  supérieurs.  Les 
idées  d'intelligence,  de  force,  de  lutte  y  entrent  dans  l'idée  même 
de  bonté.  A  la  conception  abstraite  d'un  bien  absolu  succède  celle 
u'un  bien  organique,  expérimental,  en  voie  de  formation.  Telle  est  la 
«  morale  d'espèce  »  qu'essaie  de  créer  la  philosophie  contemporaine. 
Cette  morale  indépendante  des  dogmes,  élaborée  hors  des  sanctuaires, 
a  pourtant  son  enthousiasme  sacré  :  «  Avec  ses  mysticismes,  ses 
beaux  et  subtils  moyens,  ses  récompenses,  son  harmonie  supérieure, 
la  bonté  tentera  les  forts  esprits  de  notre  époque  et  s'imposera  aux 
médiocres.  Impérieuse,  elle  ne  sortira  pas  d'une  épouvante  hiératique 
ni  d'un  nihilisme  de  vaincus,  elle  ne  prêchera  pas  l'anéantissement 
des  bons  au  profit  des  médians,  elle  n'admettra  pas  plus  ici-bas  que 
là-haut  la  victoire  des  mauvais;  elle  sera  stoïque  pour  la  joie  hautaine 
du  stoïcisme,  modeste  p-our  les  souples  puissances  de  la  modestie, 
mais  toujours  active,  créatrice,  dominatrice,  heureuse...  «Sans  rien 
devoir  à  aucune  religion,  elle  sera  en  elle-même  une  religion.  Seule- 
ment, au  lieu  de  situer  son  paradis  dans  un  au-delà,  dans  quelque  ré- 
gion supra-terrestre,  en  dehors  de  la  vie,  elle  le  placera  dans  la  pro- 
gressive amélioration  de  cette  vie.  Au  culte  d'un  Dieu  elle  substituera 
le  culte  de  la  Bonne  Humanité. 

Il  y  a  dans  tout  cela  bien  du  fatras.  Je  n'ai  pas  à  faire  le  jour  dans  ces 
ténèbres.  Et  j'ai  d'autant  moins  à  discuter  ces  idées,  qu'elles  n'appar- 
tiennent pas  à  M.  Rosny.  Il  les  a  récoltées  au  cours  de  ses  lectures.  Au 
surplus ,  en  art,  les  théories  n'importent  qu'autant  qu'elles  sont  le  support 
des  œuvres.  De  même  en  passant  par  les  âmes  les  doctrines  se  teintent 
de  nuances  différentes .  La  science  elle-même  se  plie  aux  interprétations 
les  plus  opposées  ;  suivant  le  penchant  de  notre  nature  et  l'inclination 


REVUE    LITTÉRAIRE.  914 

de  notre  esprit,  nous  en  tirons  une  leçon  d'orgueil  ou  de  modestie,  un 
conseil  d'optimisme  ou  l'arrêt  du  désespoir;  et  suivant  les  ressources 
de  notre  imagination  elle  est  pour  nous  le  sujet  le  plus  aride  ou  une 
matière  d'une  éblouissante  magnificence.  Avec  la  sèche  doctrine 
d'Épicure,  Lucrèce  écrit  un  poème  d'enthousiasme,  de  colère  et  de 
pitié.  Quels  que  soient  les  moyens  qu'un  auteur  a  mis  en  œuvre,  il  en 
faut  toujours  revenir  à  chercher  quels  sentimens  il  a  su  traduire  et 
quelles  parties  il  a  su  découvrir  dans  le  mouvant  tableau  de  la  vie. 

Peindre  les  mœurs,  étudier  les  milieux,  mettre  sous  les  yeux  du 
lecteur  des  tableaux  copiés  d'aussi  près  qu'il  est  possible  sur  la  réalitr, 
c'est  ce  qu'a  fait  M.  Rosny,  non  sans  succès,  dans  la  première  série 
de  ses  romans.  Nell  Horn  est  une  étude  de  la  vie  à  Londres.  Les  aven- 
tures de  l'héroïne  Nelly,  la  fille  du  détective  Horn,  servent  surtout  de 
prétexte  à  l'auteur  pour  grouper  ses  croquis  de  mœurs  londoniennes. 
Tour  à  tour  nous  assistons  aux  réunions  de  l'Armée  du  Salut,  nous 
entendons  des  prédications  presque  éloquentes,  nous  apercevons  des 
dessous  lamentables.  Nous  pénétrons  dans  l'intérieur  tumultueux  des 
Horn  :  c'est  un  tapage  fait  des  brutalités  du  père  affreusement  ivrogne, 
du  délire  hystérique  de  la  mère,  des  gémissemens  de  Nelly,  des  cris 
effarés  des  enfans.  Puis  c'est  le  long  séjour  à  l'hôpital,  les  nuits  d'an- 
goisse passées  aux  prises  avec  la  mort,  la  guérison,  la  lente  convales- 
cence. C'est  la  vie  de  l'atelier,  la  vie  des  rues,  la  vie  du  home.  Et  c'est 
enfin  la  descente  à  travers  les  cercles  de  la  misère  anglaise.  —  Dans  ce 
décor  errent  de  pâles  figures,  des  êtres  de  passivité,  flottant  au  gré  de 
toutes  les  influences  extérieures.  Entre  Juste  et  Nelly,  presque  malgré 
eux  et  par  l'effet  d'onne  sait  quelle  force  inévitable,  se  déroule  le  drame 
de  l'abandon,  avec  ses  phases  et  ses  conséquences  toujours  pareilles. 
Juste  s'est  bien  promis  qu'il  ne  ferait  pas  de  Nelly  sa  maîtresse,  qu'il 
n'encourrait  ni  cette  responsabilité  ni  ce  remords.  Donc  il  devient 
l'amant  de  Nelly,  il  la  rend  mère,  il  quitte  la  mère  et  l'enfant,  comme 
on  les  quitte  quand  on  est  d'ailleurs  sans  perversité,  la  mort  dans  l'âme. 
Nelly  avait  fait  le  rêve  d'être  fidèle  à  un  seul  amour.  Elle  est  foncière- 
ment honnête,  elle  est  courageuse  et  laborieuse,  elle  voudrait  vivre 
misérable  et  digne  d'estime.  De  tous  les  côtés  lui  viennent  les  mêmes 
conseils  qui  dissolvent  son  énergie,  mettent  à  bout  ses  scrupules  et  ses 
résistances.  Être  jolie,  faite  pour  l'amour,  et  se  retrancher  derrière  une 
austérité  farouche  dont  on  est  la  première  victime,  quelle  duperie!  On 
a  beau  s'être  bouché  les  oreilles,  il  faut  bien  finir  par  entendre  la  voix 
de  la  raison.  Ces  choses  mélancoliques  sont  contées  avec  une  sorte 
d'émotion  contenue  et  de  tristesse  voilée.  Un  peu  de  la  tendresse  de 
l'auteur  de  Jack  a  pénétré  le  disciple  de  M.  Zola. 

Avec  le  Bilatéral  nous  revenons  de  Londres  à  Paris,  dans  le  Pans 
des  faubourgs,  des  quartiers  excentriques  et  des  boulevards  extérieurs, 
du  Lion  de  Belfort  à  la  salle  Graffard  et  de  Montrouge  à  Mont  martre.  Le 


942  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monde  où  l'on  nous  introduit  est  ce  milieu  populaire  que  hante  le  même 
désir  d'une  grande  refonte  sociale.  Utopistes,  rêveurs  de  félicité  univer- 
selle et  immédiate,  prometteurs  d'édens  pour  tous,  détenteurs  de  pana- 
cées ou  d'explosifs,  partisans  de  la  propagande  par  la  parole  ou  par  le 
fait,  ceux  qui  poussent  à  la  révolte  et  ceux  qui  conseillent  le  calme,  les 
révolutionnaires  et  les  évolutionnistes,  politiciens  d'extrême  gauche, 
socialistes,  anarchistes,  les  miséreux,  les  haineux,  les  fanatiques,  tout 
ce  personnel  défile  devant  nous,  troupe  obscure  et  menaçante.  Les 
théories  s'entre-choquent  dans  l'intimité  des  arrière-boutiques  ;  elles  se 
déroulent  fumeuses  dans  l'atmosphère  enfumée  des  salles  de  réunion. 
L'auteur  a  le  don  de  manier  les  masses.  Il  les  anime  ces  masses  popu- 
laires en  quelques  scènes  d'un  puissant  relief;  il  nous  les  montre 
violentes,  terribles,  soit  qu'il  s'agisse  d'  «  exécuter  »  un  faux  frère  ou 
de  tenir  la  police  en  échec  dans  l'échauffourée  duPère-Lachaise.  Réfor- 
mateurs ou  simples  émeutiers,  ce  qui  caractérise  tous  ces  pauvres 
raisonneurs,  c'est  qu'ils  n'aperçoivent  de  chaque  question  qu'un  côté. 
Le  personnage  qu'on  appelle  le  Bilatéral  aperçoit  les  deux  côtés  des 
questions.  Son  surnom  lui  vient  de  là.  Et  c'est  ce  qui  fait  qu'on  le  tient 
pour  suspect. 

Même  atmosphère  dans  Marc  Fane,  mêmes  discussions,  mêmes 
scènes  qui  se  répètent  d'un  livre  à  l'autre.  Seulement,  tandis  que  tout 
à  l'heure  l'intérêt  était  dispersé,  réparti  également  sur  une  foule  de 
comparses ,  il  est  ici  concentré  sur  quelques  figures  de  premier  plan. 
On  nous  dévoile  les  rivalités  des  chefs.  On  nous  fait  assister,  dans 
une  monographie,  aux  débuts,  aux  études,  aux  épreuves,  aux  alterna- 
tives de  grandeur  et  de  décadence  de  l'orateur  du  parti  praticabiliste. 
On  nous  dit  les  rêves,  les  erreurs,  les  croyances  de  Marc  Fane  :  «  Marc 
croyait  que  le  collectivisme  révolutionnaire  reculerait  vers  sa  position 
perspective  à  l'arrière-plan  jusqu'à  l'heure  très  distante  où  l'homogé- 
néisation d'État  des  intérêts  matériels  ne  se  dresserait  pas  en  obstacle 
à  l'originalité,  à  l'hétérogénéité  des  êtres,  indispensable  à  une  haute 
civilisation.  »  Il  croyait  cela,  Marc  Fane  !  Apparemment  c'est  qu'il  y 
comprenait  quelque  chose. 

Tous  ces  livres  sont  d'un  bonélèvedel'école  naturaliste.  Onendirait 
autant  de  Y  Immolation,  étude  de  paysans  qui  fait  songer  à  telles  des 
plus  brutales  entre  les  nouvelles  de  Maupassant;  du  Termite,  étude  de 
mœurs  littéraires,  le  plus  franchement  détestable,  je  pense,  des  (livres 
de  l'auteur,  tout  à  la  fois  prétentieux  et  lourd,  encombré  de  théories 
que  les  personnages  sont  impuissans  à  exprimer,  et  qui  nous  mène,  à 
travers  un  fouillis  de  dissertations  furibondes,  à  cette  conclusion 
médiocre  :  «  Nous  sommes  tous  de  petits  poissons,  de  très  petits 
poissons...  »  Et  Vamireh,  roman  préhistorique,  en  dépit  du  titre  et  du 
sous-titre,  n'est  pas  autre  chose  qu'un  roman  composé  suivant  la  for- 
mule et  par  les  procédés  ordinaires  de  l'école  du  document.  C'est  la 


REVUE    LITTÉRAIRE.  943 

même  fureur  de  description.  C'est  lamêmemanièie  de  mettre  en  uu\p 
les  notes  recueillies  à  travers  les  manuels  et  les  ouvrages  spéciaux. 
Peu  importe  qu'il  s'agisse  ici  d'un  «  milieu  »  d'il  y  ;i  \  irijrt  mille  an-, 
des  Pzânns,  des  Dolichocéphales  d'Europe,  des  Brachycôphales  d'Asie. 
des  mangeurs  de  vers  et  des  Tardigrades.  Ce  n'est  qu'une  autre  paie 
coulée  dans  des  «  gaufriers  »  toujours  les  mêmes.  La  discipline  natu- 
raliste a  lourdement  pesé  sur  M.  Rosny.  Elle  s'était  imposée  à  lui  de 
toute  nécessité  lors  de  sesdébuts;  car  dépourvu  d'une  suffisante  édu- 
cation littéraire,  et  l'horizon  se  bornant  pour  lui  à  la  production  con- 
temporaine, il  était  forcé  d'écrire  suivant  les  méthodes  qu'il  voyait 
employer  autour  de  lui  sans  soupçonner  qu'il  pût  y  en  avoir  d'autres. 
Pour  la  même  raison  il  a  eu  par  la  suite  beaucoup  de  peine  à  s'en 
dégager,  et  en  dépit  d'une  éclatante  rupture  il  ne  s'en  est  jamais 
affranchi  complètement.  Jusque  dans  ses  derniers  livres  on  retrouve  la 
même  manière  de  présenter  les  personnages,  de  décrire,  de  «  faire  le 
morceau  ».  Les  écrivains  naturalistes  sont  restés  ses  maîtres  à  écrire. 
Néanmoins  les  romans  de  la  dernière  série,  Daniel  Vatyrvmm, 
V Impérieuse  Bonté,  V Indomptée,  Le  Renouveau,  VA  utre  femme,  sont  d'une 
espèce  assez  différente.  Ils  sont  à  la  fois  plus  à  notre  portée  et  d'une 
portée  plus  générale,  d'un  intérêt  plus  humain,  d'une  forme  plus 
accessible,  d'une  allure  moins  rébarbative  et,  comme  dirait  l'auteur, 
moins  horripilante.  L'exécution  a  beau  y  être  encore  de  la  plus  fâcheuse 
insuffisance,  on  y  aperçoit  cependant  se  dessiner  l'idéal  moral  du 
romancier.  Il  a  sa  grandeur  et  je  ne  sais  quelle  poésie  dans  l'austé- 
rité. Daniel  Valgraive  apprend  qu'il  est  condamné  par  les  médecins, 
qu'il  lui  reste  une  année  à  vivre.  Ce  court  espace  de  temps,  il  va,  sans 
vain  apitoiement  sur  lui-même,  sans  attendrissement,  sans  défaillance, 
le  consacrer  à  réaliser  le  plus  de  bien  qu'il  lui  est  possible.  11  veut 
assurer  le  bonheur  des  siens,  avoir  en  partant  cette  amère  consolation 
de  songer  qu'ils  seront  heureux  sans  lui,  presque  contre  lui.  Il  met 
auprès  de  sa  femme  un  sien  ami,  Hugues,  afin  qu'il  s'en  fasse  aimer  et 
que  cet  amour  nouveau  étouffe,  en  se  développant,  celui  qu'elle  a  eu 
jadis  pour  son  mari.  Il  voit  peu  à  peu,  au  prix  de  quelles  tortures  de 
jalousie!  son  plan  réussir.  Il  lui  reste  à  dompter  dans  son  oœta 
souffrant  les  dernières  révoltes,  jusqu'au  jour  où  il  peut,  maître  de  lui 
et  sans  tremblement  dans  la  voix,  se  désister  en  faveur  d'un  autre  de 
ce  qui  lui  est  plus  cher  que  la  vie.  «  Je  te  donne,  Hugues,  ma  femme 
et  mon  enfant,  afin  que  tu  sois  leur  abri  dans  ce  monde,  afin  que  ton 
amour  préserve  l'une  de  la  misère  des  chutes  et  l'autre  de  la  destinée  des 
orphelins.  »  Cette  ferveur  de  vertu  stoïcienne,  cette  ombre  de  la  mort 
planant  sur  toute  l'histoire,  la  fermeté  de  dessin,  la  sobriété  de  détails 
dont  M.  Rosny  s'est  trouvé  pour  une  fois  capable,  contribuent  à  donner  à 
ce  livre  une  place  à  part  dans  l'oeuvre  du  romancier  et  à  en  faire  véri- 
tablement un  beau  livre.  Ailleurs  on  arrive  bien  à  deviner  quelles  sont 


9  H  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  idées  qu'a  voulu  exprimer  M.  Rosny  :  c'est  que  la  bonté  doit  être 
faite  d'intelligence  et  d'énergie,  c'est  que  la  vertu  ne  doit  jamais  se 
décourager,  c'est  que  la  vie  réserve  à  ceux  qui  n'en  ont  pas  désespéré 
des  revanches  imprévues.  Ces  idées  ne  sont  ni  vulgaires,  ni  banales. 
Le  malheur  est  qu'il  les  faille  deviner.  Nous  touchons  ici  à  ce  qui,  dans 
le  cas  de  M.  Rosny,  est  tout  à  fait  grave  et  sur  quoi  il  n'est  pas  possible 
de  passer  aisément  condamnation:  c'est  la  complète  absence  du  senti- 
ment de  la  forme  et  c'est  l'espèce  de  monstruosité  du  style. 

Que  la  forme  ait  sa  valeur  propre,  que  la  beauté  soit  un  élément 
irréductible,  que  l'art  ait  en  lui-même  sa  raison  d'être,  qu'il  contienne 
en  soi  quelque  chose  de  durable,  qui  triomphe  de  tous  les  changemens 
et  survit  à  toutes  les  ruines,  il  ne  s'en  doute  même  pas.  «  Aucun  sujet, 
dit-il,  aucune  méthode,  aucune  langue  ne  résisteront  à  l'épreuve  du 
temps.  Chateaubriand,  Balzac,  Hugo  et  nous  tous  qui  écrivons  aujour- 
d'hui serons  un  jour  des  Barbares...  Nous  n'avons  pas  encore  abdiqué 
le  vain  orgueil  de  faire  l'admiration  de  tous  les  siècles,  de  bâtir 
indestructiblement.  C'est  cet  orgueil-là  qui  fait  repousser  le  novateur... 
C'est  lui  sous  mille  formes,  au  nom  de  mille  sentimens  plus  sacrés 
les  uns  que  les  autres, lui  qui  déterre  Homère,  Racine  et  Shakspeare...  » 
Et  il  est  hors  de  doute  qu'en  littérature  la  loi  s'impose  d'un  perpétuel 
renouvellement.  Mais  personne  ne  parle  de  recommencer  Homère  et 
Shakspeare.  On  dit  seulement  qu'ils  ne  cesseront  pas  d'être  admirés 
tant  que  l'esprit  humain  n'aura  pas  perdu  ses  titres.  Ce  défaut  de 
sens  esthétique  se  fait  cruellement  sentir  dans  la  façon  dont  M.  Rosny 
compose  ses  romans.  Ce  sont  des  merveilles  de  décousu.  Tout  y  va 
à  la  débandade.  Le  sujet  ou  l'un  des  sujets  n'apparaît  que  pour  être 
aussitôt  abandonné.  Nous  sommes  à  peine  engagés  sur  une  piste, 
nous  reconnaissons  que  c'est  une  fausse  piste.  Les  épisodes  se  succè- 
dent au  petit  bonheur,  sans  lien,  sans  raison,  sans  utilité  appréciable, 
et  développés  au  rebours  de  leur  importance.  Ni  ordre,  ni  proportions, 
ni  choix,  ni  goût.  L'insistance  chaque  fois  qu'il  eût  fallu  ne  pas  appuyer. 
Une  profusion  de  détails.  Un  luxe  de  digressions.  Un  amoncellement 
de  matériaux  à  peine  dégrossis.  Des  romans  qui  recommencent  à 
chaque  page,  en  sorte  qu'on  craint  qu'ils  ne  finissent  jamais  et  que  les 
plus  courts  semblent  interminables.  Une  gaucherie  de  Primitifs,  qui 
n'est  nullement,  comme  chez  tels  de  nos  contemporains,  le  dernier 
mot  de  l'artifice  et  de  la  rouerie,  mais  véritablement  un  mélange  de  la 
naïveté  et  de  la  maladresse. 

Chaque  fois  qu'on  reproche  à  un  écrivain  de  mal  écrire,  il  ne  manque 
pas  de  répondre  qu'il  a  le  droit  de  se  créer  sa  langue  et  que  des  sensa- 
tions nouvelles  exigent  un  mode  de  traduction  nouveau.  L'argument 
est  trop  commode  pour  que  M.  Rosny  ne  l'emploie  pas,  lui  centième. 
«  A  de  nouveaux  ordres  de  sensations  correspondent  des  torsions 
nouvelles  de  la  forme...  Termes  de  science  ou  d'architecture,  phy- 


REVUE    LITTÉRAIRE.  943 

sique  ou  peinture,  qu'importe?  C'est  le  même  procédé  à  travers  les 
siècles  :  enrichir  l'art  de  tout  ce  que  produit  le  temps,  élargir  les  él<- 
mens  de  beauté  en  les  cherchant  dans  tous  les  domaines  de  l'activité 
humaine...  Où  ça  la  clarté  française?  Rabelais,  si  obscur  et  si  diftuft,  si 
savantasse,  et  qu'aujourd'hui  tous  les  cuistres  adorent?  Racine,  où 
chaque  phrase  est  un  modèle  de  contorsions  et  d'images  extraordi- 
naires?... »  Admettons  donc  le  principe,  et  ayons  l'air  d'en  comprendre 
le  développement.  Tenons  Rabelais  et  Racine  pour  des  génies  de 
même  ordre,  et  dont  l'exemple  peut  être  invoqué  pour  une  même  dé- 
monstration. Passons  à  M.  Rosny  ses  termes  scientifiques.  Laissons-le 
parler  d'idiosyncrasie  et  d'entéléchie,  de  palingénésie,  d'adynamie  et 
d'osmose,  puisque  aussi  bien  il  éprouve  à  user  de  ces  vocables  un  vi- 
sible contentement  et  que  leurs  syllabes  lui  procurent  d'intenses  jouis- 
sances. Il  sera  convenu  seulement  que  pour  lire  ses  romans  on  devra 
tenir  à  portée  de  la  main  le  Dictionnaire  universel  des  sciences.  C'est  le 
moins  qu'on  paie  son  plaisir  d'un  peu  de  peine.  Passons-lui  l'emploi  de 
termes  rares  :  pertinace,  abstème,  coupetées...  Acceptons  telles  façons 
de  parler  que  lui  ont  enseignées  les  Goncourt  :  «  Tout  l'occulte  des  noc- 
turnités  lui  travailla  l'âme  et  s'intimisa  dans  sa  souffrance...  Toutes  ces 
raisons  après  avoir  paru  se  classer,  fuyaient  dans  sa  mentalité. . .  Il  étei- 
gnit les  fanaux  de  la  ratiocination.  »  Ne  nous  demandons  même  pas  ce 
qu'il  faut  entendre  par  «  l'extravase  documentariste.  »  Feignons  d'être 
sensibles  au  charme  secret  de  l'adjectif  «  soiral  ».  Admirons  comme  il 
convient  ces  images  extraordinaires  dont  Racine  lui-même  ne  s'était 
pas  avisé:  «  Sa  tête  de  Shoshone,  son  œil  d'éclaireur,  sa  lèvre  autocra- 
tique avaient  sous  la  parole  de  Fougeraye  la  détente  des  ravins  torrides 
quand  revient  l'automne...  Ils  furent  pénétrés  de  la  ténèbre  comme 
d'une  parabole  à  la  fois  stellaire  et  microbienne.  »  Prenons  pour  une 
gentillesse  et  non  pour  un  coq-à-1'âne  cette  remarque  :  «  Quand  elle 
se  levait  d'une  chaise,  la  grâce  se  levait  avec  elle.  »  Pourquoi  faut-il 
que  nous  nous  heurtions  parmi  les  néologismes  de  M.  Rosny  à  des 
mots  tels  que  «  ressurgissement  »,  qui,  quoi  qu'il  en  dise,  n'existent 
pas  et  pour  cette  seule  raison  qu'ils  ne  peuvent  pas  exister?  Pourquoi 
emploie -t-il  les  mots  à  contresens  ou  prend-il  les  uns  pour  les  autres,  et 
dit-Il,  par  exemple  :  «  son  aventure  peut  s'abréger,  »  quand  il  veut  dire  : 
se  résumer  ?  Pourquoi  voit-on  fleurir  dans  son  style  ce  qui,  en  dépit  de 
tous  les  noms  pompeux  et  de  toutes  les  appellations  emphatiques, 
n'est  que  la  vulgaire  incorrection  ?  M.  Rosny  écrit  couramment  :  II»  dis- 
solvèrent,  ils  poignèreni,  ils  bruissèrent .  On  peut  dire  de  même,  pour 
peu  qu'on  en  ait  la  fantaisie  :  «  je  me  cassis  le  bras  »  ou  «  je  me  pren- 
dais  la  tête  entre  les  mains.  »  Les  étrangers  qui  savent  de  français  ce 
qu'on  en  apprend  en  vingt-cinq  leçons  n'y  manquent  pas.  Seulement 
ils  ne  prétendent  pas  par  là  enrichir  la  langue.  Us  l'écorchent,  tout 
bonnement.  M.  Rosny,  familier  avec  les  sciences,  sait  mieux  que  nous 
tome  cxxix.  —  1895.  c0 


946  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'une  langue  est  un  organisme  dont  on  ne  dérange  pas  impunément 
les  lois.  S'il  viole  ces  lois,  c'est  donc  qu'il  ne  les  connaît  pas.  Gela  nous 
met  en  garde.  Gela  nous  rend  moins  indulgens  à  tant  de  bizarreries 
auxquelles  nous  étions  prêts  à  nous  résigner.  Décidément,  si  ce  style 
est  incohérent,  s'il  est  rocailleux,  hérissé,  embroussaillé,  ce  ne  sont 
pas  là  autant  de  mérites.  Ges  défauts  tiennent  sans  doute  au  tour 
d'esprit  de  M.  Rosny.  Mais  ils  viennent  aussi  de  ce  qu'il  a  négligé  de 
s'initier  à  la  tradition  de  notre  littérature.  Ses  écrits  font  songer  à  la 
conversation  d'un  homme  à  la  parole  lente  et  pénible  dont  la  pensée, 
mal  débrouillée,  se  traduit  en  une  langue  à  la  fois  incertaine  et  vio- 
lente. Les  ténèbres  d'une  pensée  confuse  y  sont  épaissies  par  l'impro- 
priété de  l'expression. 

Je  me  hâte  de  remarquer  que  ces  défauts  se  font  plus  rares  dans  les 
derniers  livres  de  M.  Rosny.  A  mesure  qu'il  prend  une  conscience  plus 
nette  de  son  idéal,  il  trouve  pour  le  traduire  une  forme  plus  appropriée. 
Je  répète,  —  pour  le  cas  où  je  ne  l'aurais  pas  assez  dit  et  afin  qu'on  ne 
se  méprenne  pas  au  sens  de  cet  article  —  que  je  tiens  son  talent  en 
haute  estime.  Je  ne  lui  fais  pas  l'injure  de  le  comparer  avec  tels  roman- 
ciers mieux  achalandés  pour  qui  le  succès  est  la  récompense  de  la  mé- 
diocrité et  d'une  adresse  complaisante.  J'insiste  sur  ses  mérites  :  la 
sincérité,  la  bonne  foi,  l'enthousiasme  de  la  conviction,  la  noblesse  et 
la  richesse  des  idées,  le  souci  de  la  moralité  une  sorte  de  vigueur  et  de 
puissance  trouble.  Ses  qualités  lui  appartiennent  bien,  tandis  que  sans 
doute  il  n'a  pas  dépendu  de  lui  d'avoir  une  autre  formation  intellec- 
tuelle. Il  se  peut  qu'il  arrive  à  dégager  sa  pensée  des  entraves  qui 
l'embarrassent  encore  et  à  écrire  des  livres  que  rien  ne  nous  empêchera 
d'admirer  pleinement.  Mais  même  telle  qu'elle  est  aujourd'hui,  son 
œuvre  a  sa  raison  d'êtreet  sa  signification.  Elle  serait  encore  un  orne- 
ment pour  une  époque  où  sombrerait  ce  qui  fut  jadis  la  haute  culture 
intellectuelle.  Le  poème  d'Abbon  surgit  comme  un  essai  d'art  brutal 
dans  un  siècle  barbare.  C'est  cela  même  que  nous  avons  suivi  avec 
une  curiosité  sympathique  dans  les  romans  de  M.  Rosny  :  c'est  l'avenir 
du  roman  dans  une  barbarie  éclairée  où  l'art  et  la  littérature  auront 
battu  en  retraite  devant  la  sociologie  triomphante. 

René  Doumic. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


!  i  juin. 

L'incident  le  plus  intéressant  pour  nous  de  la  quinzaine  qui  vient 
de  s'écouler  est  la  discussion  qui  a  eu  lieu,  le  10  juin,  à  la  Chambre  des 
députés,  surnotre  politique  extérieure.  Non  pas  que  la  discussion  en 
elle-même  ait  soulevé  beaucoup  dépassions,  ni  qu'elle  ait  amené  dans 
les  divers  groupes  parlementaires  le  moindre  changement,  mais  parce 
qu'elle  a  permis  au  gouvernement  d'apporter  à  la  tribune  certaines 
déclarations  qui  nes'étaient  pas  encore  produites  avec  autant  de  netteté. 
Il  faut,  ici,  laisser  de  côté  les  questions  subsidiaires.  Plusieurs  de  ces 
questions  ont  été  agitées  :  l'opposition  espérait  même  en  tirer  grand 
profit.  Le  voyage  à  Kiel  a  été  un  acte  de  raison;  mais,  comme  on  l'a 
dit,  la  raison  n'agit  que  sur  les  gens  raisonnables  :  en  s'adressant 
aux  autres,  on  pouvait  croire  qu'on  trouverait  encore  une  assez  belle 
clientèle.  Notre  intervention  en  Extrême-Orient  répond  à  des  intérêts 
purement  politiques,  et  ces  intérêts  ne  sont  pas  de  ceux  qui  frappent 
tous  les  esprits  avec  la  clarté  de  l'évidence.  A  ces  objections  de 
détail  le  gouvernement  a  répondu  en  affirmant  que  nous  avions 
une  politique  générale,  celle  de  «  1'  alliance  russe  ».  C'est  pour  la 
première  fois  qu'un  mot  aussi  expressif  était  prononcé  avec  une 
pareille  autorité.  Tout  le  monde  savait  que,  depuis  quelques  années, 
un  rapprochement  étroit  s'était  opéré  entre  la  France  et  la  Russie., 
qu'une  entente  s'était  établie  entre  les  deux  puissances,  qu'il  y  avait 
entre  elles  accord  politique,  et  le  fait  s'était  manifesté  aux  yeux  du 
monde  avec  un  éclat  calculé  qui  ne  laissait  prise  à  aucun  doute. 
Mais  quel  était  le  caractère  véritable  de  cet  accord,  de  cette  entente, 
de  ce  rapprochement,  et  de  quel  nom  fallait-il  le  qualifier  en  bin- 
age diplomatique?  Personne  ne  le  savait  au  juste.  En  se  servant 
du  mot  d'  «  alliance  »,  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  et  IL  le 
président  du  Conseil  ont  franchi  un  pas  décisif.  Et  on  ne  peut  pas 
dire  que  le  mot  ait  échappé  à  l'improvisation,  puisque  M.  le  mi- 
nistre des  affaires  étrangères  ne  se  cachait  pas  d'avoir  préparé  son 
discours  et  d'en  avoir  écrit  les  parties  principales.  Il  a  lu  d'ailleurs 
un  télégramme  adressé  par  lui,  depuis  plusieurs  semaines,  à  notre 
ambassadeur  à  Saint-Pétersbourg,  où  il  déclare,  au  sujet  du  conflit 


6 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sino-japonais,  que  la  France  met  au  premier  rang  de  ses  préoccu- 
pations «  la  considération  de  ses  alliances.  »  Il  faut  donc  prendre 
le  terme  dans  son  acception  intégrale.  En  le  faisant,  nous  n'insis- 
terons pas  davantage.  Pressé  de  donner  des  explications  plus  com- 
plètes, ou  du  moins  plus  abondantes,  le  gouvernement  s'y  est  refusé. 
Après  avoir  dit  ce  qu'il  voulait  dire,  il  s'est  arrêté,  et  il  a  laissé 
ses  interlocuteurs  se  lancer  seuls  dans  le  champ  indéfini  des  hypo- 
thèses. Il  aurait  été  pour  lui  dangereux  de  les  y  suivre,  parce  qu'il 
n'aurait  pu  rectifier  leurs  assertions  qu'en  leur  substituant  les  siennes, 
ce  qui  l'aurait  engagé  peut-être  plus  loin  qu'il  ne  l'aurait  voulu.  Un  seul 
point  est  certain:  c'est  qu'il  est  désormais  permis  de  qualifier  du  nom 
d'alliance  nos  rapports  avec  la  Russie.  La  date  du  10  juin  restera  mar- 
quée dans  notre  histoire  parlementaire  par  cette  importante,  quoique 
discrète  révélation. 

M.  Goblet  ne  se  contente  pas  facilement  de  la  demi-lumière.  Le  mot 
d'alliance,  lorsqu'il  a  sonné  à  ses  oreilles,  a  éveillé  dans  son  esprit  mille 
curiosités.  C'était  son  droit  assurément  d'adresser,  à  ce  sujet,  de 
pressantes  questions  au  ministère.  Comme  homme  d'opposition  il  était 
dans  son  rôle,  mais  comme  homme  de  gouvernement,  et  il  l'a  été,  il 
sait  fort  bien  que  la  liberté  du  gouvernement  est  limitée  par  certains 
devoirs,  auxquels,  pour  son  compte,  il  s'est  toujours  scrupuleuse- 
ment soumis.  —  S'il  y  a  alliance,  a-t-il  dit,  il  y  a  traité,  et  s'il  y  a  un 
traité,  montrez-le.  Est-ce  que  le  gouvernement  allemand  a  hésité,  après 
avoir  renouvelé  son  alliance  avec  l'Italie,  à  publier  le  texte  du  docu- 
ment qui  unissait  les  deux  pays  ?  Pourquoi  le  gouvernement  de  la  Répu- 
blique forait-il  plus  de  mystère  avec  la  France  que  le  gouvernement 
allemand  n'en  a  fait  avec  l'Allemagne?  Pourquoi  marchanderait-on  à 
la  Chambre  des  députés  ce  qu'on  a  livré  au  Reichstag?  —  Le  défaut  de 
cette  argumentation  est  qu'elle  repose  sur  un  fait  inexact.  Jamais  l'Alle- 
magne, jamais  l'Italie  n'ont  publié  le  contrat  qui  les  lie.  Nous  savons 
que  l'alliance  existe,  voilà  tout.  Quels  en  sont  les  termes?  L'opinion 
publique  en  France  et  l'opposition  libérale  en  Italie,  tout  aussi  curieu- 
ses que  M.  Goblet,  ont  manifesté  bien  souvent  le  désir  de  le  savoir.  On 
n'a  répondu  nia  Rome,  ni  à  Rerlin.  M.  Goblet,  il  l'a  d'ailleurs  reconnu 
le  lendemain,  a  confondu  le  traité  passé  entre  l'Allemagne  et  l'Italie 
avec  le  traité  passé  entre  l'Allemagne  et  l'Autriche -Hongrie.  Ce  dernier, 
nous  le  connaissons,  ou  du  moins  nous  l'avons  connu  en  1888  par  la 
publication  inopinée  qu'en  a  faite  M.  de  Rismarck.  A-t-il  été  depuis 
renouvelé  tel  quel?  C'est  probable,  au  moins  dans  ses  lignes  essentieelles, 
bien  que  nul  ne  puisse  l'affirmer;  mais  certainement  M.  de  Rismarck, 
quelque  omnipotent  qu'il  fût  à  cette  époque,  n'a  pas  commis  l'indiscré- 
tion de  le  publier  sans  y  être  expressément  autorisé  par  l'Autriche.  Lors- 
qu'on est  deux  dans  une  affaire,  l'un  doit  toujours  s'inspirer  des  conve- 
nances de  l'autre.  Au  surplus,  s'il  y  a  un  traité  formel  entre  la  France 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  949 

et  la  Russie,  personne  n'a  pu  dire  que  notre  gouvernement  avait  excédé 
ses  droits  en  le  concluant,  puisque  l'article  8  de  la  loi  constitutionnelle 
sur  les  rapports  des  pouvoirs  publics  est  ainsi  conçu  :  «  Le  Président 
de  la  République  négocie  et  ratine  les  traités.  Il  en  donne  connais- 
sance aux  Chambres  aussitôt  que  l'intérêt  et  la  sûreté  de  l'État  le  per- 
mettent. »  En  avons-nous  un  avec  la  Russie?  M.  (ioblet  aurait  bien 
voulu  le  savoir  :  il  appartenait  au  gouvernement  seul  d'apprécier  ce 
qu'exigeaient  l'intérêt  et  la  sûreté  de  l'État.  M.  Ribot  a  déclaré  qu'il 
n'avait  sur  ce  point  rien  à  dire  de  plus  que  M.  le  ministre  des  affaires 
étrangères,  et  la  Chambre  a  approuvé  sa  réserve  en  même  temps 
qu'elle  a  applaudi  à  l'énergie  de  son  accent. 

Ce  traité  d'alliance,  conclu  entre  l'Allemagne  et  l'Autriche  le  7  octo- 
bre 1879  et  qui  n'a  été  publié  dans  les  journaux  de  Berlin  et  de  Vienne 
que  le  3  février  1888,  tous  ceux  qui  s'occupent  de  politique  extérieure 
l'ont  lu  et  relu  bien  souvent.  Il  porte  les  caractères  du  bon  sens  pratique 
de  M.  de  Bismarck,  qui  s'était  rendu  à  Vienne  pour  en  achever  la  négo- 
ciation avec  le  comte  Andrassy.  Le  voyage  du  tout-puissant  chancelier 
avait  produit  alors  en  Europe  une  impression  profonde  :  il  était  la  ma- 
nifestation, l'affirmation  d'une  alliance,  dont  personne  ne  savait 
exactement  quels  étaient  les  termes.  Depuis,  l'Allemagne  a  conclu  un 
traité  avec  l'Italie.  Peut-être  l'Italie  en  a-t-elle  conclu  un  autre  avec 
l'Autriche.  La  Triple-Alliance  ne  repose  pas  sur  un  texte  unique, 
mais  sur  plusieurs.  M.  Goblet  a  cru  les  connaître,  en  quoi  il  s'est 
trompé.  Seulement,  il  n'est  pas  téméraire  de  conclure  par  analogie 
de  l'un  à  l'autre  et  de  penser  que,  provenant  tous  de  la  même  origine, 
ils  procèdent  des  mêmes  principes  et  ont  entre  eux  un  air  de  famille. 
Peut-être  aussi  le  modèle,  une  fois  connu,  a-t-il  été  mis  à  profit  pour 
des  combinaisons  ultérieures.  Mais  nous  entrons  ici  dans  le  domaine 
des  suppositions,  au  seuil  duquel  il  est  plus  prudent  de  s'arrêter. 

Pour  en  revenir  au  traité  austro-allemand  de  1879,  on  se  demande, 
aujourd'hui  encore,  dans  quel  dessein  le  prince  de  Bismarck  a  jugé  à 
propos  de  le  publier  en  1888.  Était-ce  calcul?  Était-ce  boutade?  Le 
traité  contenait  un  article  final  d'après  lequel,  «  en  conformité  de  son 
caractère  pacifique  et  pour  éviter  toute  fausse  interprétation  »,  il 
devait  être  tenu  secret,  et  ne  «  pourrait  être  communiqué  à  une  troi- 
sième puissance  qu'à  la  connaissance  des  deux  parties  et  après  entente 
spéciale  entre  elles  ».  Subitement,  tous  les  voiles  ont  été  déchirés.  Ce 
n'est  pas  à  une  troisième  puissance  que  le  traité  a  été  communiqué  par 
la  voie  diplomatique,  c'est  à  l'univers  entier,  avec  le  retentissement 
de  tous  les  journaux  du  monde.  L'Allemagne  et  l'Autriche  ont-elles 
tiré  avantage  de  cette  divulgation?  C'est  à  elles  à  le  dire.  Quant  à 
nous,  nous  n'y  avons  rien  perdu,  car  elle  a  vraisemblablement  con- 
tribué à  faciliter  entre  la  Russie  et  nous  le  rapprochement  dont  M.  Ha- 
notaux  et  M.  Ribot  ont  parlé  lundi  dernier. 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Voici  les  deux  articles  qui  contiennent  tout  le  traité.  Nous  les  re- 
produisons dans  leur  texte,  parce  que,  ici,  chaque  mot  a  sa  valeur  : 

Aivr.  1er.  —  Si,  contrairement  à  ce  qu'il  y  a  lieu  d'espérer,  et  contraire- 
ment au  sincère  désir  des  deux  hautes  parties  contractantes,  l'un  des  deux 
empires  venait  à  être  attaqué  par  la  Russie,  Les  deux  hautes  parties  contrac- 
tantes sont  tenues  de  se  prêter  réciproquement  secours  avec  la  totalité  de 
la  puissance  militaire  de  leur  empire,  et,  par  suite,  de  ne  conclure  la  paix 
que  conjointement  et  d'accord. 

Art.  2.  —  Si  l'une  des  deux  hautes  parties  contractantes  venait  à  être  at- 
taquée par  une  antre  puissance,  l'autre  haute  partie  contractante  s'engage, 
par  le  présent  acte,  non  seulement  à  ne  pas  soutenir  l'agresseur  contre  son 
haut  allié,  mais,  tout  au  moins,  à  observer  une  neutralité  bienveillante  à 
l'égard  de  la  partie  contractante. 

Si  toutefois,  dans  le  cas  précité,  la  puissance  attaquante  était  soutenue 
par  la  Russie,  soit  sous  forme  de  coopération  active,  soit  par  des  mesures 
militaires  qui  menaceraient  la  puissance  attaquée,  alors  L'obligation  d'assis- 
tance réciproque  avec  toutes  les  forces  militaires,  obligation  stipulée  dans 
l'article  premier  de  ce  traité,  entrerait  immédiatement  en  vigueur,  et  les 
opérations  de  guerre  des  deux  hautes  parties  contractantes  seraient  aussi, 
dans  cette  circonstance,  conduites  conjointement  jusqu'à  la  conclusion  de 
la  paix. 

Tel  est  ce  traité,  le  seul  lambeau  que  nous  connaissions  de  l'édifice 
diplomatique  de  la  Triple-Alliance,  mais  qui  ouvre  quelque  jour  sur 
le  reste.  Les  géologues  complètent  le  tout  d'après  la  partie,  confor- 
mément à  une  logique  qui  n'est  pas  exclusivement  propre  à  l'objet  de 
leurs  études,  et  à  laquelle  obéissent  aussi  les  œuvres  humaines  lors- 
qu'elles proviennent  d'une  pensée  puissante,  dont  la  justesse  a  été 
maintes  fois  éprouvée.  L'imagination  qui  reconstitue  n'est  pas  inter- 
dite aux  diplomates,  voire  la  rêverie, —  en  prenant  le  mot  dans  le  sens 
de  Maurice  de  Saxe  lorsqu'il  écrivait  ses  Rêveries  militaires,  —  et  qui  sait 
sien  changeant  quelques  noms  de  pays  pour  leur  en  substituer  d'autres, 
nous  n'avons  pas,  dans  le  texte  que  nous  venons  de  citer,  le  moule 
où  d'autres  arrangemens  encore  ont  été  jetés?  M.  de  Bismarck, 
comme  tous  les  grands  esprits  pratiques,  a  toujours  eu  des  conceptions 
simples  et  il  les  a  réalisées  par  des  moyens  également  simples  et  directs. 
Il  a  beaucoup  répété  que  la  Triple-Alliance  n'avait  qu'un  but  défensif  : 
on  ne  saurait  nier  que  tel  ne  soit  strictement  le  caractère  du  traité 
de  1879,  mais  cette  défensive  prise  avec  tant  de  soin  et  nominalement 
contre  la  Russie,  ainsi  que  la  publicité  tapageuse  qui  a  été  donnée  neuf 
années  plus  tard  à  une  précaution  d'abord  si  discrète,  ont  dû  faire 
naître,  chez  les  intéressés,  des  réflexions  bien  naturelles.  Et  c'est  à  cela 
sans  doute  qu'il  faut  attribuer,  au  moins  en  partie,  certaines  autres 
combinaisons  qui  se  sont  produites  plus  tard. 

Ce  qu'elles  sont,  nous  ne  saurions  le  dire;  mais  si,  au  moment  où 
elles  ont  été  arrêtées,  les  interpellateurs  de  lundi  dernier  avaient  été 
encore  au  pouvoir,  elles  auraient  sensiblement  différé  du  modèle  que 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  9.r)l 

nous  avons  reproduit.  Non  contentes  de  nous  rassurer  contre  une 
agression  toujours  possible,  elles  auraient  encore  pris  pour  but  im- 
médiat et  en  quelque  sorte  préalable  de  résoudre  certaine  question  dont 
il  nous  est  impossible  de  parler  sans  douleur.  On  ne  reprochera 
pas  à  M.  Flourens  et  à  M.  Goblet  de  ne  pas  faire  assez  de  cas  de 
l'alliance  russe  :  ils  croient  au  contraire  qu'on  ne  saurait  trop  lui 
demander,  et  leur  principal  grief  contre  le  gouvernement  est  de  n'avoir 
pas  encore  obtenu,  grâce  à  elle,  le  règlement  du  problème  qui, 
depuis  près  d'un  quart  de  siècle,  pèse  lourdement  sur  la  pobtique  de 
l'Europe.  A  quoi  bon,  disent-ils,  une  alliance  qui  ne  débute  pas  par 
nous  restituer  l'Alsace  et  la  Lorraine?  C'est  la  première  condition 
qu'il  aurait  fallu  y  mettre,  et  qu'on  n'y  a  évidemment  pas  mise,  à  en 
juger  par  les  résultats.  Les  interpellateurs  ont  soutenu  cette  thèse  :  il 
fallait  qu'ils  fussent  d'ailleurs  bien  sûrs  que  rien  de  pareil  ne  se  trou- 
vait dans  nos  arrangemens  avec  la  Russie  lorsqu'ils  pressaient  le 
gouvernement  de  les  faire  connaître,  car,  si  ces  arrangemens  avaient 
été  par  impossible  conformes  à  leur  désir,  il  aurait  suffi  de  les  publier 
pour  mettre  aussitôt  le  feu  à  l'Europe.  Or,  ils  ont  protesté  tous  de  leur 
horreur  de  la  guerre  et  de  leur  amour  de  la  paix.  Il  est  impossible  de 
vouloir  plus  énergiquement  la  paix  que  M.  Flourens  et  que  M.  Goblet  : 
seulement,  ils  veulent  avec  non  moins  d'énergie  qu'on  nous  rende,  et 
tout  de  suite,  nos  provinces  perdues.  Ces  deux  propositions  leur  pa- 
raissent parfaitement  conciliables,  et,  comme  une  voix  faisait  observer 
timidement  à  M.  Goblet  que,  pendant  son  passage  au  pouvoir,  il  ne 
s'était  proposé  et  n'avait  poursuivi  rien  de  semblable,  il  a  répondu 
que  nous  n'avions  pas  alors  l'alliance  russe.  Ah!  si  nous  l'avions 
eue  1  Quels  avantages  n'en  aurait-il  pas  tirés  !  Quelles  merveilles  n'au- 
rait-il pas  réalisées?  L'opposition  a  partagé  notre  histoire  diplomatique 
en  deux  périodes  :  la  première,  où  elle  était  au  pouvoir  et  où  elle 
reconnaît  n'avoir  rien  fait  de  ce  qu'elle  demande,  parce  que,  dit-elle, 
elle  ne  pouvait  rien  faire  ;  la  seconde,  où  elle  n'était  plus  au  pouvoir,  et 
où  le  gouvernement  pouvait  tout  faire  et  cependant  n'a  rien  fait.  Cette 
vue  générale  est-elle  exacte?  est-elle  juste?  Encore  une  fois,  les  condi- 
tions de  l'alliance  russe  nous  sont  inconnues  ;  mais  nous  sommes 
bien  certains  que,  si  l'opposition  d'aujourd'bui  était  restée  aux  affaires 
pendant  ces  dernières  années,  et  si  elle  y  avait  apporté  les  préoccu- 
pations immédiates,  exigeantes,  exclusives  qu'elle  vient  d'afficher  à  la 
tribune,  elle  n'aurait  tiré  aucun  parti  de  l'alliance  russe,  pour  l'excel- 
cellente  raison  que  celle-ci  ne  serait  jamais  née.  Quelles  que  fussent  les 
bonnes  intentions  à  notre  égard  du  gouvernement  de  Saint-Péters- 
bourg, il  aurait  rompu  dès  le  premier  mot  toute  négociation  à  laquelle 
on  aurait  assigné  cet  objet  précis.  L'empereur  Alexandre  III,  dont 
nous  regretterions  encore  plus  amèrement  la  perte  s'il  n'avait  pas  un  si 
digne  successeur,  était  profondément  ami  de  la  paix,  et  ce  n'est  pas  à 


952  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  qu'on  aurait  fait  croire  que  l'alliance  avec  la  France,  dans  les  con- 
ditions qui  lui  ont  été  assignées  par  les  interpellateurs  de  lundi  dernier r 
aurait  été  une  alliance  de  paix.  Ce  sont  là  des  choses  qu'on  peut  dire  à  la 
tribune,  bien  qu'il  vaille  assurément  mieux  s'en  abstenir,  mais  qu'on 
n'oserait  pas  répéter  dans  les  chancelleries.  On  se  heurterait  à  un  bon 
sens  rigide  qui  en  aurait  bientôt  fait  justice. 

M.  Goblet,  en  calomniant  le  gouvernement,  s'est  d'ailleurs  calom- 
nié lui-même.  Sa  politique  n'a  pas  été  inerte  lorsqu'il  a  été  aux  affaires, 
et  s'il  y  était  encore,  il  n'en  suivrait  pas  une  autre  que  celle  du  minis- 
tère actuel.  Tout  l'effort  de  l'opposition,  et  il  a  été  impuissant,  a  consisté 
à  soutenir  qu'il  y  avait  quelque  chose  de  nouveau  dans  notre  politique 
extérieure  :  à  l'entendre  les  tendances  en  étaient  modifiées,  l'orientation 
en  était  changée.  Le  gouvernement  n'a  eu  aucune  peine  à  prouver  qu'il 
n'en  étaitrien.  Que  lui  reproche-t-on  en  effet?  D'aller  à  Kiel  ?Est-ce  que 
nous  ne  sommes  pas  allés  plusieurs  fois  déjà  à  Berlin,  et  dans  les  cir- 
constances les  plus  diverses?  Est-ce  que  notre  abstention,  alors  que 
toutes  les  puissances  maritimes,  y  compris  la  Russie,  avaient  accepté 
l'invitation  de  l'Allemagne,  n'aurait  pas  accusé  un  parti  pris  d'hostilité? 
Nous  aurions  jeté  une  note  discordante  au  milieu  d'un  concert  tout 
pacifique.  Et  c'est  en  cela  que  nous  aurions  vraiment  inauguré  une  po- 
litique nouvelle.  Aussi  longtemps  que  nous  serons  en  paix  avec  l'Alle- 
magne, nous  devons  pratiquer  à  son  égard  le  protocole  de  la  paix. 
Rendre  une  politesse  internationale  est  un  fait  qui  n'a  d'autre  impor- 
tance que  celle  qu'on  y  attache  :  il  n'en  serait  pas  de  même  si  on  la  re- 
poussait et  si  on  se  dérobait  aux  obligations  qui  en  découlent.  M.  Ha- 
notaux  a  rappelé  avec  beaucoup  d'opportunité  que,  lorsque  nous  nous 
sommes  fait  représenter  au  Congrès  social  convoqué  à  Berlin  par 
l'empereur  Guillaume  peu  de  temps  après  son  avènement  au  trône,  les 
mêmes  reproches  ont  été  adressés  au  gouvernement  de  cette  époque, 
les  mêmes  accusations,  les  mêmes  violences,  et  aussi  les  mêmes  pro- 
phéties qu'on  s'efforçait  déjà  de  rendre  sinistres.  Que  reste-t-il  aujour- 
d'hui de  tant  de  déclamations?  Rien,  pas  même  le  souvenir.  Ainsi 
passent  ces  effervescences  artificielles  qui  ne  remuent  que  la  surface 
la  plus  légère  de  l'opinion.  Le  rapprochement  fait  par  M.  Hanotaux  a 
établi  la  vérité  de  son  assertion,  à  savoir  que  notre  politique  était  restée; 
fidèle  à  elle-même,  puisqu'elle  soulève  précisémentles  mêmes  reproches- 
et  les  mêmes  accusations  qu'autrefois. 

Ce  n'est  pas  notre  politique  qui  a  changé;  ce  sont  les  moyens  dont 
elle  dispose  et,  par  conséquent,  les  procédés  qu'elle  emploie.  Elle  est 
toujours  pacifique,  mais  les  garanties  qu'elle  trouve  [dans  une  grande 
alliance  nous  permettent  de  croire  que  nous  ne  serions  pas  attaqués 
impunément,  et  cela  suffit  pour  nous  donner  une  allure  plus  confiante.. 
Quand  même  notre  rapprochement  avec  la  Russie  ne  nous  assurerait 
pas  autre  chose,  ce  seul  avantage  serait  considérable,  et  notre  gouver-- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  9o.'{ 

nement  aurait  le  devoir  de  mettre  au  premier  rang  de  ses  préoccupât  i«  -us 
ce  qu'il  a  si  bien  appelé  «  la  considération  de  nos  alliances  ».  L'a-t-il 
fait  en  Extrême-Orient?  Sans  nul  doute  ;  mais  c'est  à  peine  si  on  peut  en 
tirer  la  démonstration  de  sa  conduite,  tant  nos  intérêts  se  confondaient 
avec  ceux  de  la  Russie.  Si  notre  attitude  a  paru  nouvelle,  c'est  que  les 
événemens  étaient  nouveaux  :  elle  nous  était  d'ailleurs  imposée  par  toute 
notre  politique  antérieure  et  par  les  obligations  qui  en  découlaient  pour 
nous.  Et  pourtant,  on  en  a  fait  un  grief  au  ministère.  On  a  répété  obsti- 
nément que  la  politique  de  la  France  était  modifiée. En  quoi  modifiée? 
Proches  voisins  de  la  Chine,  ne  devions-nous  pas  nous  inquiéter  du  péril 
qui  menaçait  de  rompre  l'équilibre  de  cet  immense  empire,  peut-être 
d'en  compromettre  l'unité,  et  de  reporter  sur  nos  frontières  le  contre- 
coup des  désordres  qui  se  seraient  produits  ailleurs?  Nous  n'avons  pas, 
à  la  vérité,  vécu  toujours  en  bonne  intelUgence  avec  la  Chine,  mais, 
depuis  quelque  temps,  d'autres  rapports  se  sont  établis  entre  elle  et  nous, 
etil  aurait  été  d'une  bien  mauvaise  politique  de  profiter  de  ses  malheurs 
pour  nous  venger  rétrospectivement  du  passé.  Il  valait  mieux  nous  as- 
surer définitivement  avec  elle  des  rapports  de  meilleur  voisinage  et  de 
pénétration  plus  facile.  «  A  cet  égard,  a  dit  M.  Hanotaux,  pour  ceux 
qui  nous  demandent  si  nous  n'avons  pas  su  obtenir  certains  avantages 
en  raison  de  l'aide  que  nous  apportions,  j'ajouterai  que  notre  diplo- 
matie n'est  pas  restée  inactive  à  Pékin  et  qu'elle  n'a  pas  laissé  échap- 
per l'occasion  de  s'assurer  les  garanties  nécessaires  au  développement 
économique  et  à  la  pleine  sécurité  de  notre  colonie  du  Tonkin.  »  Si 
l'opposition  avait  demandé  quelles  étaient  ces  garanties,  sa  question 
aurait  été  moins  déplacée  que  certaines  autres  qu'elle  a  jugé 
opportun  de  faire ,  sachant  fort  bien  que  le  gouvernement  ne 
pouvait  pas  y  répondre.  Nous  retenons  la  déclaration  de  M.  Hano- 
taux. Elle  prouve  que  notre  gouvernement  a  rempli  en  Extrême- 
Orient  toutes  les  obligations  d'une  politique  sage  et  avisée,  prudente 
et  résolue.  Dans  son  ensemble  et  dans  ses  détails,  cette  politique  a  été 
bonne.  Au  surplus,  elle  s'imposait  avec  une  telle  force  que  tout  autre 
ministère  s'y  serait  conformé,  peut-être  avec  moins  de  bonheur,  mais 
certainement  dans  le  même  esprit.  Falhiit-il  y  renoncer  parce  que, 
dans  cette  première  affaire,  les  intérêts  de  la  Russie  étaient  peut-être 
encore  supérieurs  aux  nôtres?  Fallait- il  le  faire  parce  que,  à  côté  de 
nous  et  de  la  Russie,  venait  se  placer  l'Allemagne?  Quels  reproches, 
et  combien  plus  fondés,  n'aurait-on  pas  adressés  au  ministère,  s'il 
avait  laissé  ces  deux  puissances  en  tête  à  tête,  obtenir  sans  nous 
les  avantages  dont  il  nous  était  si  aisé  d'avoir  notre  part?  L'alliance 
russe  n'en  aurait-elle  pas  subi  quelque  atteinte?  N'aurait-on  pas  dit 
que  nous  l'avions  désertée  ?  L'opposition  a  essayé  d'émouvoir  l'opi- 
nion sous  prétexte  que  nous  nous  étions  trouvés  dans  la  compagnie 
de  l'Allemagne,  et  M.  Goblet,  qui  ne  croit  encore  que  médiocrement  à 


9oi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'alliance  russe,  a  parlé  à  plusieurs  reprises  de  l'alliance  allemande  dont 
l'évidence  le  frappait  et  l'indignait.  Il  n'y  a  pas  d'alliance  allemande; 
il  ne  peut  pas  y  en  avoir;  mais,  sur  plus  d'un  point  du  monde,  il  y  a  eu 
déjà  rencontre  d'intérêts,  et  alors  quelle  a  été  notre  attitude  constante? 
Nous  avons  traité  avec  le  gouvernement  impérial  avec  une  loyauté 
réciproque,  et  nous  nous  en  sommes  bien  trouvés  l'un  et  l'autre.  En 
Afrique  en  particulier,  un  assez  grand  nombre  de  questions  ont  été  ainsi 
résolues.  Pourquoi  n'aurions-nous  pas  voulu  avoir  de  rapports  avec 
l'Allemagne  en  Asie  orientale,  après  en  avoir  eu  dans  un  autre  continent? 
C'est  là  ce  qui  aurait  été  une  politique  nouvelle,  imprévue,  toute 
différente  de  celle  que  nous  avons  suivie  jusqu'à  ce  jour.  Aurions-nous 
la  prétention  que,  dans  les  plus  graves  affaires,  notre  intimité  avec  la 
Russie  fût  nécessairement  exclusive  de  toute  autre?  Cette  jalousie  un 
peu  ridicule  serait  bien  gênante  pour  la  puissance  qui  en  serait  l'objet. 
En  tout  cas.  elle  serait  toute  neuve  et  peu  conforme  aux  précédens 
que  nous  avons  créés  nous-mêmes,  puisque,  au  retour  de  Cronstadt, 
nous  sommes  allés  à  Plymouth.  La  Russie  a  été  bien  loin  d'en  être  cho- 
quée, et  ce  souvenir  peut  moins  que  jamais  lui  déplaire  aujourd'hui 
que,  toujours  d'accord  avec  elle,  nous  venons  de  concerter  nos  efforts 
avec  l'Angleterre  dans  la  question  d'Arménie. 

On  a  parlé  de  cette  question  au  cours  de  la  récente  interpellation, 
sans  y  appuyer  beaucoup  parce  que  les  faits  sont  encore  mal  connus, 
mais  de  manière  à  laisser  croire  que  là  encore  nous  avions  rendu  ser- 
vice; aux  autres, —  à  qui?  on  ne  le  sait  pas  très  bien:  est-ce  à  la  Russie? 
est-ce  à  l'Angleterre  ? — sans  songer  suffisamment  à  nos  propres  intérêts. 
Si  nous  avons  rendu  service  à  quelqu'un,  c'est  à  la  Porte,  que  nous 
aidons  à  se  tirer  d'un  mauvais  pas.  Il  est  vrai  que,  comme  toujours, 
la  Porte  aide  assez  mal  ceux  qui  l'aident,  et  qu'elle  montre  un  mé- 
diocre empressement  à  suivie  les  conseils  les  plus  désintéressés.  Au 
surplus,  que  s'est-il  passé?  On  n'est  pas  bien  d'accord  sur  le  point  de 
savoir  s'il  y  aune  Arménie,  mais  certainement  il  y  a  des  Arméniens 
qui  sont  dispersés  sur  tous  les  points  du  monde,  et  ont  des  comités  un 
peu  partout,  notamment  en  Angleterre.  Rien  n'est  plus  dangereux,  à 
notre  avis,  que  de  donner  trop  d'encouragemens  à  une  cause  qu'on 
n'est  pas  décidé,  ni  peut-être  en  mesure,  de  soutenir  d'une  manière 
effective,  et  c'est  ce  qui  a  eu  lieu  quelquefois  pour  la  cause  armé- 
nienne. Il  en  est  résulté,  comme  toujours,  des  révoltes  partielles  et 
impuissantes,  qui  ont  été  étouffées  dans  le  sang.  Le  bruit  s'est  ré- 
pandu que  des  actes  barbares  avaient  été  commis,  et  bientôt  on  a  parlé 
en  Angleterre  des  atrocités  arméniennes  comme  on  y  parlait  autrefois 
des  atrocités  bulgares.  Les  imprécations  les  plus  éloquentes  sortaient 
d'ailleurs  delà  même  bouche.  Mais,  si  les  réfugiés  au  dehors  étaient  pa- 
thétiques dans  leurs  récits,  à  mesure  qu'on  se  rapprochait  des  points  où 
les  exécutions  avaient  eu  lieu,  il  était  plus  difficile  de  se  rendre  compte 


REVLE.    CHHOMOI  i:.  958 

de  l'exactitude  et  de  la  gravité  des  faits  :  on  ne  rencontrait  que  le  silence, 
probablement  celui  de  la  terreur.  L'Angleterre,  la  France,  la  EUttaie, 
se  sont  émues.  Elles  ont  agi  à  Constantinople,  et,  comme  nous  L'avons 
raconté  il  y  a  quelque  temps,  une  commission  ottomane,  à  laquelle 
ont  été  adjoints  les  délégués  des  consuls  anglais,  russe  et  français  à 
Erzeroum,  a  été  chargée  de  faire  une  enquête.  Elle  l'a  faite,  et  celle-ci 
n'a  pas  été  sans  résultats.   Pendant  les  premières  semaines,  le  vide  a 
été  habilement  opéré  autour  de  la  commission.  On  ne  lui  a  présenté 
que  des  témoins  officiels  ou  officieux  bien  endoctrinés,  qui  ne  savaient 
rien,  qui  n'avaient  rien  vu,  qui  ne  pouvaient  ou  ne  voulaient  rien  dire. 
Mais,  finalement,  les  délégués  européens  se   sont  renseignés    eux- 
mêmes  ;  ils  se  sont  rendus  sur  les  lieux  qui  leur  avaient  été  signalés 
comme  ayant  été  le  principal  théâtre  des  violences  commises,  et  les 
faits  ont  alors  parlé  à  leurs  esprits,  ou  plutôt  à  leurs  yeux.  Des  vil- 
lages incendiés,  dont  la  population  avait    cherché  un   refuge   dans 
les  villages  voisins,  présentaient  des  ruines  évidemment  récentes. 
Enfin  plusieurs  fosses  ont  été  découvertes,  rempliesde  cadavres,  dont 
quelques-uns  avaient  été  mutilés.  La  réalité  des  incendies  et  des  mas- 
sacres ne  pouvait  plus  être  contestée.   Les  délégués  européens   ont 
adressé  des  rapports  à  leurs  ambassadeurs  respectifs,  et  ceux-ci  se  sont 
mis  d'accord  pour  présenter  au  sultan  un  plan  de  réformes,  réformes 
qui  avaient  été  formellement  promises  au  Congrès  de  Berlin,  dont  la 
Porte  devait  rendre  compte  annuellement  aux  puissances,  et  que  l'An- 
gleterre s'était  engagée  à  surveiller  de  Chypre,  mais  qui  n'ont  jamais 
été  faites  et  dont  on  n'a  parlé  qu'à  des  intervalles  et  avec  des  intermit- 
tences assez  éloignés.  Quelle  a  été  l'attitude  de  notre  diplomatie  dans 
ce  dernier  incident?  A-t-elle  été  inspirée  par  une  politique  nouvelle, 
rompant  avec  les  traditions  du  passé?  Cela  aurait  été  vrai  si  nous 
nous  étions  abstenus,  car  nous  n'avons  jamais  laissé,  jusqu'à  ce  jour, 
une  question  de  cette  nature  se  régler  en  Orient  sans  notre  participa- 
tion. Cela  encore  aurait  été  vrai  si,  abandonnant  le  rôle  de  médiateurs 
et  de  modérateurs,  nous  avions  pris  exclusivement  parti  pour  un  des 
intérêts  en  présence,  et  pour  la  politique  particulière  de  telle  ou  telle 
puissance.  Nous  n'en  avons  rien  fait.  L'action  de  notre  ambassadeur  à 
Constantinople  s'est  constamment  exercée  dans  le  sens  de  la  concilia- 
tion, et  elle  a  été  efficace.  Nous  avons  utilement  contribué  à  la  rôdael  ion 
du  plan  de  réformes  qui  a  été  soumis  à  Abdul-Hamid.  Reste  à  le  faire 
agréer  par  lui,  ce  qui  n'est  pas  le  plus  facile.  Si  le  sultan  comprenait 
son  intérêt,  il  s'empresserait  de  clore  par  une  prompte  acceptation 
une  question  qu'il  est  très  imprudent  de  laisser  ouverte,  à  cause  des 
compbcations  qui  risquent  toujours   de   s'y  greffer.  L'accord  entre 
les  trois  puissances,  bien  qu'il  soit  parfait,  n'est  peut-être  pas  immua- 
ble au  point  que  des  exigences  nouvelles  ne  puissent  pas  se  produire. 
Pendant  que  le  sultan  hésite,  tâtonne,  accepte  tel  article,  conteste  tel 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autre,  et  fait  pressentir. un  contre-projet,  l'opinion  en  Angleterre  se 
montre  de  plus  en  plus  excitée.  Une  crise  ministérielle  vient  de  se  pro- 
duire à  Constantinople  :  elle  a  appelé  au  gouvernement  un  autre  grand 
vizir  et  un  autre  ministre  des  affaires  étrangères,  qui  ont  la  réputation 
d'être  des  hommes  éclairés.  Il  faut  souhaiter  que  leur  premier  acte  soit 
de  mettre  fin  à  une  situai  ion  qui  ne  saurait  se  prolonger  sans  péril. 

On  nous  pardonnera  cette  digression  sur  l'Arménie  :  elle  a  pour 
objet,  tout  en  indiquant  l'état  actuel  de  la  question,  de  montrer  que 
notre  politique,  sur  ce  point  comme  sur  les  autres,  a  été  conforme  à 
tous  les  précédens.  Quand  même  nous  n'aurions  pas  été  fies  alliés  de 
la  Russie,  nous  aurions  dû  faire  encore  ce  que  nous  avons  fait,  au  |nom 
de  l'intérêt  que  nous  avons  au  maintien  de  la  paix  en  Orient,  comme  en 
Extrême  Orient.  A  toutes  les  accusations  qui  ont  été  dirigées  contre  eux, 
MM.  Ribot  et  Hanotaux  ont  ou  le  droit  de  répondre  que  notre  politique, 
loin  d'être  contradictoire  et  incohérente,  frappait  les  esprits  non  pré- 
venus par  son  caractère  de  continuité.  Pendant  longtemps  on  a  repro- 
ché à  la  démocratie,  et  au  gouvernement  qui  en  est  issu,  d'être  trop 
mobiles  l'un  et  l'autre,  trop  incertains  du  lendemain,  trop  menacés 
par  les  hasards  d'une  vie  électorale  et  parlementaire  où.  tout  est  remis 
sans  cesse  en  question,  pour  avoir  une  politique  étrangère  digne  de  ce 
nom,  c'est-à-dire  conforme  à  des  principes  fixes  et  capable  par  là 
d'inspirer  confiance,  soit  au  dedans,  soit  au  dehors.  De  même  que  le 
philosophe  antique  démontrait  le  mouvement  en  marchant,  la  Répu- 
blique a  prouvé  qu'elle  pouvait  avoir  une  politique  extérieure  en  con- 
cluant des  alliances  et  en  y  restant  fidèle.  A  ce  point  de  vue,  la  séance 
du  10  juin  a  été  heureuse.  Si  les  interpellateurs  l'avaient  emporté,  si  le 
ministère  avait  été  renversé,  tous  ces  reproches  auraient  été  justifiés  du 
même  coup.  Le  désaveu  infligé  au  gouvernement  aurait  jeté  l'inquiétude 
dans  l'esprit  de  nos  amis  au  dehors  et  relâché  sans  doute  les  liens  qui  les 
attachent  à  nous.  L'avenir,  même  le  plus  rapproché,  aurait  paru  com- 
promis. La  Chambre  s'en  est  rendu  compte,  et  elle  a  donné  au  gou- 
vernement la  majorité  la  plus  considérable  qu'il  ait  eue  jusqu'à  ce  jour. 
Certes,  le  succès  a  été  grand;  nous  l'aurions  désiré  plus  grand  encore. 
Il  est  regrettable  qu'une  partie  de  la  droite,  obéissant  à  un  sentiment 
dont  il  est  difficile  de  se  rendre  compte,  ait  cru  pouvoir  voter  l'ordre 
du  jour  pur  et  simple.  Cet  ordre  du  jour  est  celui  des  gens  qui  neveu- 
lent  se  compromettre  ni  dans  un  sens  ni  dans  l'autre,  et  il  est  des  cir- 
constances où  le  patriotisme  impose  le  devoir  de  prendre  parti.  Quand 
le  gouvernement  déclarait  avec  éloquence  qu'il  avait  besoin,  pour  sa 
considération  et  sa  force  au  delà  des  frontières,  d'être  entouré  de  l'adhé- 
sion de  la  Chambre,  il  fallait  lui  accorder  cette  adhésion  pleine  et  en- 
tière, ou  la  lui  refuser  non  moins  résolument.  Un  ordre  du  jour  de  con- 
fiance et]  un  ordre  du  jour  de  blâme  avaient  leur  raison  d'être;  l'ordre 
du  jour  pur  et  simple,  seul,  ne  s'expliquait  pas.  Au  reste,  la  majorité, 


REVLE.    —    CHRONIQUE.  957 

malgré  quelques  défaillances  individuelles,  a  été  assez  imposante  pour 
que  personne  ne  se  soit  mépris  sur  la  pensée  de  la  Chambre,  qui  est 
incontestablement  celle  du  pays. 

Au  fond,  et  sous  ses  formes  multiples,  une  seule  question  était  posée, 
celle  de  savoir  s'il  convient  à  la  France  de  pratiquer  une  politique  d'ac- 
tion, ou  si  elle  doit  se  retrancher,  résignée,  dans  une  politique  d'abs- 
tention. Nous  ne  sommes  certes  pas  partisans  de  l'abstention,  mail 
elle  est  logique,  elle  peut  être  soutenue.  Seulement,  elle  ne  l'a 
pas  été.  Ni  M.  Millerand,  niM.Goblet,  ni  M.  Flourens  n'ont  osé  la  défendre 
à  la  tribune,  même  devant  les  provocations  à  le  faire  que  leur  a  adres- 
sées M.  Ribot,  et  dès  lors  ils  ont  donné  à  celui-ci  de  terribles  armes 
contre  eux.  Se  recueillir  jusqu'à  l'effacement,  faire  bande  à  part  dans 
le  monde,  accumuler  silencieusement  des  forces  militaires  tout  en  pro- 
testant de  son  pur  amour  de  la  paix,  se  refuser  à  prendre  part  à  la  vie 
internationale  jusqu'à  ce  qu'on  ait  obtenu,  par  une  grâce  qui  viendrait 
d'on  ne  sait  où,  la  satisfaction  suprême  à  laquelle  on  subordonne  tout  le 
reste,  et  demeurer,  en  attendant,  immobiles  pendant  que  les  autres  se  ré- 
pandent fiévreusement  dans  tous  les  champs  de  l'activité  humaine,  est-ce 
une  politique?  N'est-ce  pas  plutôt  l'absence  même  de  politique?  Cette 
attitude  a  trouvé  dans  d'autres  temps  des  défenseurs  ;  elle  n'en  a  pas 
eu  le  10  juin  dernier.  Chacun  a  senti  la  nécessité  pour  la  France  de  sortir 
de  l'isolement  et  de  prendre  sa  part  du  mouvement  universel.  La  poli- 
tique d'action  l'a  emporté  ;  mais  ce  que  l'opposition  ne  veut  pas  ad- 
mettre, c'est  que  cette  politique  ait  des  conditions  inéluctables  aux- 
quelles, dès  qu'on  la  pratique,  on  ne  saurait  se  soustraire.  On  peut  vivre 
chez  soi  en  solitaire,  en  misanthrope,  en  sauvage  :  si  on  en  sort  et  si 
on  se  mêle  à  ses  semblables,  il  faut  adopter  leurs  mœurs  et  renoncer  à 
se  singulariser  par  [des  allures  équivoques,  où  les  uns  verraient  un 
manque  d'éducation  et  ,les  autres  une  menace  inquiétante.  Nos  meil- 
leurs amis  en  seraient  bientôt  incommodés.  Pour  préciser,  lorsque 
tout  le  monde  va  à  Kiel,  il  convient  d'y  aller  avec  tout  le  monde,  et  sans 
y  attacher  d'ailleurs  d'autre  signification  que  celle  d'une  politesse  reçue 
et  rendue.  Il  ne  sert  à  rien  de  dire  que  l'Allemagne,  en  tant  que  gou- 
vernement, a  refusé  de  se  rendre  à  l'Exposition  universelle  de  1889,  car 
elle  n'a  pas  été  la  seule  à  le  faire,  et  si  nous  n'acceptions  pas  d'autres 
invitations  que  celles  des  puissances  qui  ont  accepté  la  nôtre  à  cette 
époque,  nous  ne  pourrions  aller  en  Europe  exactement  nulle  part.  Il 
aurait  fallu  commencer  par  ne  pas  aller  à  Cronstadt.  En  vérité,  tout 
cela  n'est  pas  bien  sérieux.  Nous  n'oublions  rien  du  passé,  nous  ne  re- 
nonçons à  rien  pour  l'avenir,  mais  ce  sont  là  des  sentimens  dont  il  est 
inutile  de  faire  montre  à  tout  propos  et  hors  de  propos.  La  vraie  di- 
gnité consiste  à  les  garder  silencieusement  dans  son  cœur.  Et  la  vraie 
politique  consiste,  après  avoir  pris  son  parti  de  vivre  ostensiblement 
comme  les  autres,   à  défendre  nos  intérêts  tantôt  contre   ceux-ci, 


958  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tantôt  avec  ceux-là,  sur  tous  les  points  du  globe.  On  a  dit  que  notre 
extension  coloniale  avait  pris  de  trop  grands  développemens,  et  nous 
ne  contestons  pas  qu'elle  ait  été  souvent  conduite  de  la  manière  la 
plus  inconsidérée  :  elle  n'en  a  pas  moins  donné  au  monde  un  peu 
surpris  une  preuve  nouvelle  de  notre  inépuisable  vitalité.  En  nous 
voyant  sur  tant  de  points  à  la  fois,  on  s'est  habitué  à  compter  par- 
tout avec  nous.  Si  nous  n'étions  pas  allés  en  Indo-Chine,  en  Tunisie,  au 
Congo,  nous  aurions  économisé  sans  doute  des  milliers  d'hommes 
et  des  millions  d'argent  :  en  serions-nous  plus  puissans?  Nous 
n'aurions  pas  été  amenés  à  prendre  parti  entre  la  Chine  et  le  Japon, 
et  à  apporter  à  la  Russie  notre  concours  dans  ces  mers  lointaines  : 
notre  prestige  en  serait-il  augmenté?  Nos  alliances  en  seraient-elles 
plus  solides?  Aurions-nous  recouvré  déjà  nos  provinces  perdues,  ou 
serions-nous  plus  près  de  le  faire  ?  Ce  sont  les  questions  qui  ont  été 
agitées  le  10  juin  devant  la  Chambre,  et  on  a  bientôt  distingué  les 
deux  politiques  contraires  qui  s'en  dégageaient.  Il  fallait  choisir  :  le 
gouvernement  avait  fait  son  choix,  la  Chambre  l'a  ratifié. 

Déjà,  au  Sénat,  une  interpellation  sur  le  même  sujet  avait  été  déve- 
loppée par  M.  de  l'Angle-Beaumanoir,  mais  le  débat  n'avait  pas  pris 
un  aussi  large  développement.  L'attitude  de  la  Chambre  haute  avait  été 
glaciale  pour  l'interpellateur,  très  bienveillante  pour  M.  le  ministre 
des  affaires  étrangères,  auquel  personne  n'avait  répliqué.  Cette  pre- 
mière épreuve  aurait  dû  servir  de  leçon  aux  socialistes  de  la  Chambre 
des  députés.  M.  Millerand  [n'avait  évidemment  pas  prévu  qu'en  por- 
tant à  la  tribune  des  questions  que  la  presse  avait  agitées,  depuis 
quelques  semaines,  avec  une  violence  sans  mesure,  il  allait  donner 
au  ministère  l'occasion  d'obtenir  le  plus  brillant  de  ses  succès.  M.  Go- 
blet,  plus  circonspect,  a  répété  plusieurs  fois  qu'il  n'aurait  pas  pris 
l'initiative  d'ouvrir  un  pareil  débat;  mais,  puisque  d'autres  l'avaient 
ouvert,  il  s'y  est  jeté  avec  toute  l'ardeur  de  son  caractère  et  la  vivacité 
de  sa  parole.  L'interpellation  a  donc  appartenu  aux  socialistes  et  aux 
radicaux  avancés,  et  c'est  sur  eux  que  retombe  de  tout  son  poids  le  vote 
de  la  Chambre.  Il  est  bon  qu'on  sache  au  dehors,  et  surtout  à  Saint- 
Pétersbourg,  qu'une  majorité  de  345  voix  contre  102  a  résolument 
approuvé  la  conduite  du  gouvernement.  Une  fois  de  plus  la  politique 
extérieure,  peut-être  parce  que  le  nom  de  la  Russie  y  a  été  heureuse- 
ment mêlé,  s'est  trouvée  être  ce  qui  nous  divisait  le  moins. 

Francis  Charmes. 


Le  Directeur-gérant, 
F.  Brunetikre. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DU 


CENT  VINGT-NEUVIÈME  VOLUME 


QUATRIÈME    PÉRIODE  —  LXVe  ANNÉE 


MAI   —   JUIN    1895 


Livraison  du  itr  Mai. 

Fagei. 

Racheté,  première  partie,  par  M.  Art  ROE 5 

Lacordaire  intime.  —  L'Ami  et  le  Prêtre,  d'après  des  lettres  inédites,  par 

M.  le  comte  d'HAUSSONVILLE,  de  l'Académie  française i.'i 

Terre  d'Espagne.  —  IV.  Lisbonne.  —  Cordoue.  —  Grenade.  —  Gibraltar, 

par  M.  René  BAZIN 80 

Bonaparte  a  Toulon.  —  Fragment  des  Mémoires  inédits  de  Barras,  publiés 

par  M.  George  Duruy 117 

La  Moralité  de  la  Doctrine  évolutive,  par  M.  Ferdinand  BRUNET1KRE, 

de  l'Académie  française 13C 

Boutou-Kely.  —  Souvenirs  de  la  Vie  malgache,  par  M.  Robert  DUMERAY.     103 

Le  Havre  et  la  Seine  maritime,  par  M.  J.  FLEURY 181) 

Un  négociateur  français  a  Rome.  —  Le  cardinal  d'Ossat,  par  M.  le  vicomte 

Eugénk-Melciiior  de  VOGUÉ,  de  l'Académie  française 207 

Poésie.  —  l'Hôtellerie,  par  M.  André  BELLESSORT 22:: 

Chronique  de  la  quinzaine,  Histoire  politique  et  littéraire,  par  M.  Francis 

CHARMES 230 

Livraison  du  15  Mai. 

De  Léoben  a  Campo-Formio.  —  III.  La  Question  des  limites  bt  le  coup 
d'État,  par  M.  Albert  SOREL,  de  l'Académie  française 211 

Racheté,  deuxième  partie,  par  M.  Art  ROE 213 

Le  Régne  de  l'argent.  —  V.  Les  Sociétés  par  actions,  le  Patronage  11 
le  Progrès  social,  par  M.  Anatole  LEROY-BEAULIEU,  de  l'Académie 
des  Sciences  morales 301 

Leconte  de  Lisle  intime,  d'après  des  notes  et  des  vers  inédits,  par  M.  Jean 
DORN1S ^22 


960  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pages. 

La  Crise  de  la  Métaphysique  en  Allemagne,  par  M.  LÉYY-BRUHL.  .  .  341 
Le   Pèlerinage    de   la    Mecque    et    la    Propagation    des    épidémies,    par 

M.  A.  PROUST,  de  l'Académie  de  médecine 368 

Les  Chemins  de  fer  aux  États-Unis,  par  M.  Louis  PAUL-DUBOIS.  .  .  .  39i 
Le  Tasse,  son   Centenaire  et  sa  Légende,  par  M.  Victor   CHERBULIKZ, 

de  l'Académie  française 418 

Revues  anglaises.  —  La  Philosophie  de  M.  Balfour,  par  M.  T.  de  "WYZEWA.  445 
Revue   littéraire.  —  Le   Moyen   de  parvenir.  —  A  propos  des  Mémoires 

de  Gourville,  par  M.  René  DOUMIC t:,7 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique  et  littéraire,  par  M.  Francis 

CHARMES 469 

Livraison  du  1er  Juin. 

Racheté,  dernière  partie,  par  M.  Art  ROË 481 

Mehemet-Ali  durant  ses  dernières  années,  par  M.  le  comte  BENEDETTI.  309 
Terre   d'Espagne.   —   V.  Tanger.    Cadix,    Séville.    Retour   a   Madrid,  par 

M.  René  BAZIN 533 

De   Léohen   a   Campo-Formio.  —   IV.  Le   Traité   de    paix,  par   M.   Albert 

SOREL,  de  l'Académie  française 307 

Triomphe   de    la    Mort,   première    partie.    —   Le    Passé,   par    M.    Gadriel 

d'ANNUNZIO :J98 

Les   Salons   de   1895.  —  La   Peinture,  par  M.  George  LAFENESTRE,  de 

l'Académie  des  Beaux-Arts 643 

Poésie.  —  Le  Verger  de  l'Aurore,  par  *** 673 

Les  Finances  de  l'Italie,  par  M.  Adrien  DUBIEF 678 

Revue  musicale.  —  Théâtre  de  l'Opéra  :   Tannhaeuser,  opéra  en  3  actes  de 

Richard   Wagner,   par  M.  Camille   BELLAIGUE 699 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique  et  littéraire,  par  M.  Francis 

CHARMES 709 

Livraison  du  15  Juin. 

Triomphe  de  la  Mort,  deuxième  partie.  —  La  Maison  paternelle,  par 
M.  Gabriel  d'ANNUNZIO 721 

Croiseurs  et  Éclaireurs,  par  *** 777 

Le  Mécanisme  de  la  Vie  moderne.  —  V.  les  Magasins  d'alimentation,  par 
M.  le  vicomte  George  d'AVENEL 806 

Le  Théâtre  anglais  contemporain.  —  I.  Coup  d'œil  rétrospectif.  —  De 
1820  a  186"»,  par  M.  Augustin  FILON 837 

Les  Théories  de  la  chaleur.  —  I.  Les  Précurseurs  de  la  Thermodyna- 
mique, par  M.  P.  DUHEM 859 

Notes  de  voyage  en  Asie  centrale.  —  A  TRAVERS  la  Transoxiane,  par 
M.   Edouard   BLANC 902 

Revues  allemandes,  par  M.  T.  de  WYZEWA $26 

Revue  littéraire.  —  Les  Romans  de  M.  J.-H.  Rosny,  par  M.  René 
DOUMIC 936 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique  et  littéraire,  par  M.  Francis 

CHARMES 947 


Paris.  —  Tyj>.  Chamerot  et  Reuouard,  19,  nie  des  Saints-I'cres.  —  31621. 


Revue  des  deux  mondes 


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