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REVUE
DES
DEUX MONDES
LXV« ANNEE. — QUATRIÈME PÉRIODE
TOME CXXIX. — 1er MAI 1895.
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DES
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LXVe ANNÉE. — QUATRIÈME PÉRIODE
TOME CENT VINGT-NEUVIÈME
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PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE L'UNIVERSITÉ, 15
1895
RACHETÉ
PREMIERE PARTIE
I
Le Dnieper et la Duna, parallèles entre eux dans la partie su-
périeure de leurs cours, divergent ensuite : le premier, en sortant
d'Orcha, se dirige au sud ; l'autre, au delà de Vitebsk, tend vers
le nord. Les deux fleuves ouvrent ainsi dans la plaine russe un
large débouché que barre seulement le cours de la Bérésina. C'est
par cette issue que Napoléon devait s'échapper, c'est cet obstacle
qu'il allait franchir au mois de novembre 1812. Ignorant encore
l'extrémité de sa situation, il avait quitté Smolensk et marchait à
l'ouest. Or Wittgenstein, posté en avant sur sa droite, pouvait
descendre et couper sa retraite ; ses propres colonnes se sentaient
harcelées en queue par les limiers de Koutousof, vieux piqueur
somnolent et têtu qui, sachant la bête blessée à mort, la regar-
dait s'enfuir et priait Dieu. Tchitchagof enfin, sentinelle sans con-
signe et qui demandait un mot d'ordre, gardait la route même
du retour et montait sa faction devant la grande porte stratégique.
La citadelle de Minsk était la clef de cette porte : il la tenait.
Prise dans ce triangle insoluble, cette foule française, ruine d'une
grande armée, semblait irrémédiablement perdue : la volonté de
quelques hommes allait pourtant la contenir, la rassembler devant
le danger, la lancer outre, et la mener mourir ailleurs.
Au sortir même de Smolensk, la poursuite de Koutousof se
prononça plus vivement. Il fallut s'arrêter, faire face, découdre
REVDE DES DEUX MONDES.
la meute à grands coups de boutoir : ce furent les trois journées
de Krasnoë. Napoléon marchait en tête, par la rive gauche du
Dnieper; le 15, il rencontra les deux corps de Miloradovitch et
les traversa. S'arrêtant le soir à Krasnoë pour attendre le reste
de son armée, il fit donner la jeune garde pendant la nuit et net-
toya quelque peu ses abords; mais Miloradovitch retourna se
camper sur la route, et se déploya à l'encontre d'Eugène. Celui-ci,
débouchant le lendemain avec 6 000 hommes, ne réussit pas à
percer, mais prit le parti de se dérober à droite, et rejoignit par
ce détour. Enfin, le 17, Davout parut : la jeune garde, formée en
face de lui, marcha à sa rencontre. En combattant, elle lui ouvrit
le passage. Ayant ces trois corps dans la main, Napoléon ne pensa
plus qu'à fuir la bataille et qu'à gagner du terrain. Il repartit,
abandonnant à l'énergie de son commandant ou à la pitié des
Russes cette arrière-garde que commandait Ney.
Le 18, ces dernières colonnes, s'avançant à travers le brouil-
lard, donnèrent vers cinq heures du soir dans une batterie de
quarante pièces et s'arrêtèrent couvertes de mitraille. Milorado-
vitch fit alors avertir le maréchal qu'il attendait sa capitulation ; il
opposait 80 000 hommes, l'avantage de la position, la certitude
de la victoire. Ney ne répondit pas et commanda l'attaque. Mais
sa deuxième division ramenée, rompue et chargée, se retira en
lambeaux; il dut déployer la première pour relayer au feu.
Celle-ci, défoncée comme l'autre, tint pourtant jusqu'à la nuit.
La complète obscurité venait d'interrompre le combat; on
rétrogradait vers Smolensk. Le maréchal avait laconiquement
donné l'ordre de la contremarche; lui-même, sans mot dire, pré-
cédait son inonde. Comme on sortait de la portée du canon russe,
il tourna à gauche et marcha à travers champs.
Son escorte était nombreuse, car plusieurs officiers de cava-
lerie, demeurés sans commandement après l'entière disparition
de leur troupe, servaient comme auxiliaires dans son état-major.
Ceux-là, mêlés au personnel régulier, déployaient des cartes sur
leurs genoux, allumaient de petites lanternes qu'ils tiraient de
leurs fontes, entamaient de maigres victuailles; le bruit léger de
leur causerie osait s'élever derrière le chef silencieux. Autour
d'eux, les sabots des chevaux battaient sourdement la route, les
sabres cliquetaient contre le fer des étriers; plus loin, l'infanterie
en marche, l'artillerie en roulement, faisaient résonner la terre
gelée, et toute une masse humaine suivait que, dans le silence de
ce triste soir, on sentait vivre, se mouvoir, respirer.
Depuis une semaine, le lieutenant de hussards Verdy comp-
tait parmi ces auxiliaires d'état-major. Beau cavalier, endurant,
RACHETÉ. 7
hardi, affable, gai, il s'était promptement accrédité auprès de son
nouveau chef, le général Gouret. Justement, il marchait botte à
botte avec lui, le pas allongé de son cheval l'ayant porté, dans le
laisser aller de cette marche en retraite, depuis la queue du peloton
jusqu'à la tête. Les deux officiers causaient :
— On dirait que nous allons nous jeter à l'eau...
— Dame! je ne vois plus autre chose...
— Qui sait? Le maréchal a peut-être une idée.
Ney, les entendant parler, se tourna à demi vers eux :
— Hein? demanda-t-il de sa voix calme : vous trouvez que
nous ne sommes pas bien?
— Nous cherchions simplement à deviner ce que vous allez
faire, monsieur le maréchal, répondit Verdy.
— Parbleu ! passer le Dnieper.
— C'est que... nous ne voyons pas le chemin.
— Nous le trouverons.
— Mais si le Dnieper n'est pas gelé?
— Il le sera.
La résolution prise lui suggérant les ordres à donner, le maré-
chal cria : Halte ! pour éviter la bousculade qu'un arrêt inopiné
eût causée dans son escorte, marcha quelques pas encore, et des-
cendit de cheval. Il demanda sa carte, puis, gêné par le vent qui
agitait ce papier et le repliait, il prit le parti de la développer
sur la neige; lui-même, la fixant par le poids de ses bras, s'al-
longea à plat ventre et la considéra à loisir. Rien que la simplicité
de sa posture rendit à ses officiers de la confiance et de la gaîté.
Debout derrière lui, serrés entre eux pour se protéger de la bise,
ils attendirent sa décision ; puis ils se séparèrent, se fondirent dans
la nuit, emportant de droite et de gauche ses commandemens.
On établit d'abord le bivouac pour attendre le lever de la
lune; puis on gagna le Dnieper, couvert d'une glace très faible,
mais qui suffisait pour le passage. Les dernières heures de la nuit
furent employées à franchir. On abandonnait au bord l'artillerie,
les fourgons et les blessés; une ligne de baïonnettes contenait
les traînards jusqu'à ce que les réguliers eussent pris pied de
l'autre côté. Ceux-ci virent se replier devant eux des avant-postes
cosaques, et, changeant de direction à gauche, défilèrent en vue
du camp de Platof. Tout le monde dormant dans ce camp, et
l'hetman lui-même, que personne n'osa ni réveiller ni suppléer,
l'alarme n'y fut pas donnée. Il était plus de midi quand tous ces
cavaliers du Don vinrent se répandre sur les flancs de la troupe
française : dès lors, la retraite se poursuivit à travers un incessant
combat.
8 REVUE DES DEUX MONDES.
La journée semblait finie et l'adversaire écarté, quand tout
à coup une haute crête vers laquelle on marchait se dessina, s'é-
claira, parut toute bordée de coups de canon. En même temps,
un bruit de cavalerie s'entendait sur la gauche dans un bois qui
flanquait dangereusement la colonne. La position de Platof valait
celle que Miloradovitch tenait vingt-quatre heures auparavant;
l'endroit était bien choisi pour une nouvelle hécatombe. Ney vit
sa troupe plus que lasse, car elle désespérait ; mais, sans lui laisser
le temps de s'abandonner, il jeta dans le bois sa première division,
que commandait le général d'Hénin; lui-même, enlevant l'autre
moitié de ses forces, descendit dans le ravin et marcha droit à
l'adversaire. Les boulets, mal dirigés, à la lumière mourante du
jour, sifflaient sur la tête des assaillans, et s'en allaient ricocher
au loin sur un sol gelé qu'ils ne pouvaient pas mordre. Brusque-
ment, le silence se fit; et les tirailleurs, au bout de leur assaut,
ne rencontrèrent rien. Les pièces légères des Cosaques avaient fui
sur les traîneaux qui leur servaient d'affûts.
De nouveau, on marchait vers l'ouest. Personne ne parlait; la
neige se matait sous les pieds, chaque pas était une chute, et le
crépuscule, assombrissant aussi les esprits, ajoutait à l'accable-
ment général. A plusieurs reprises, Ney, s'arrêtant court, venait
de demander : «Entendez-vous d'Hénin? » On avait prêté l'oreille,
et, n'entendant rien, on s'était passivement remis en chemin der-
rière lui, seul responsable.
— Verdy est-il là? demanda-t-il à la fin.
— Oui, monsieur le maréchal.
— Voyez donc ce que le général d'Hénin fait en arrière.
Portez-lui l'ordre de me rejoindre à tout prix.
— Oui, monsieur le maréchal.
« Verdy est-il là?... » Tout à l'écho de ces paroles flatteuses,
vraiment distinctives, le hussard s'empressait à répondre et ne
croyait pas à la difficulté de la mission.
— Hop, Consul! hop!
Claquant de la langue, il vira à tour de bras son cheval harassé,
il le soutint qui répugnait à descendre le long de la colonne qui
montait. La bête, depuis deux jours, ne sentait plus la jambe, et
ne se rendait qu'aux actions de rênes.
Aucun bruit ne venait do l'avant; en arrière, rien non plus,
la division s'étant éloignée déjà sur la jonchée de neige, effacée
derrière le rideau des arbres.
— Cela commence bien!... dit-il avec humeur.
Arrêté sur une crête, il attendait des conditions meilleures,
quand de sourds grondemens retentirent au loin vers la droite,
RACHETÉ. 9
des salves d'artillerie, répétées sur de longs espaces, roulèrent con-
fusément jusqu'au fleuve. En même temps des globes de lumière
fulgurante jaillissaient d'une éminence sans contour mêlée à
des brouillards, et jetaient des ombres rapides dans toutes les
profondeurs du terrain.
— Platof tire : d'Hénin n'en a pas fini...
S'orientant sur ce vacarme, il franchit le ravin, lieu du dernier
combat; quelques corps y gisaient, puis des fusils abandonnés, des
shakos, d'autres débris. Un vent violent chassait aux yeux une
poussière piquante et glacée; le couchant, tache orange au ras
de l'horizon, disparaissait à demi dans cette tourmente; puis cette
tache s'éteignit entièrement, et seule, la neige noircissante, moins
sombre pourtant que le ciel, continua de rayonner quelque
clarté.
Des feux fixes se mêlaient maintenant aux lueurs momen-
tanées du canon; en nombre croissant, ils s'étendaient de toutes
parts et pendaient à des hauteurs différentes dans des éloignemens
inconnus. En quel point de cette obscurité vaste, de-çàou de-là de
cette mystérieuse frontière, la troupe française se tenait-elle tapie?
Marcher était toute la réponse que l'officier pouvait se faire, et il
s'engageait en effet sous bois quand une légère et menaçante ru-
meur l'arrêta brusquement. En même temps, l'éclair d'une salve
nouvelle lui montrait, dans un groupe mouvant, compact, des
bustes, des têtes, des piques verticales, des papaks dansant sur
les nuques des cavaliers. Rien de plus, et cette vision si brève
n'avait pas laissé reconnaître en quel sens allaient ces Cosaques.
Yerdy ouvrit à tâtons sa fonte et prit son pistolet; mais le bruit
décrut, le danger s'éloigna. A peine entendait-on le heurt acci-
dentel des lances contre (les branches, le murmure intermittent
des voix et des rires, quand un cheval hennit dans le rang ennemi.
Consul, en bonne bête d'embuscade, ne répondit pas.
Il s'ébranla lourdement, bronchant à chaque pas, gêné par
les pelotes de neige adhérentes sous ses sabots. Verdy le soute-
nait inconsciemment, les yeux tournés vers son étoile terrestre :
éclipsée momentanément derrière des troncs d'arbre, ou longue-
ment cachée par des obstacles plus lointains, elle demeurait tou-
jours dans le même indéfini recul. Le terrain dévalait doucement
vers l'avant ; pourtant Consul haletait comme pour quelque labo-
rieuse escalade.
— Qu'as-tu donc à souffler comme ça? demanda l'officier, sans
y songer ; et il se répondit du même ton vague :
— Il a soif...
Cependant, il mit pied à terre, et, cheminant à côté de lui, la
10 REVUE DES DEUX MONDES.
main posée amicalement sur son garrot, le débarrassa des longs
glaçons attachés à son mors. Il réfléchissait aux jeûnes que la bête
avait subis , à la disette d'eau que maintenait cette gelée con-
stante, pire qu'une sécheresse, aux maigres rations de chaume dé-
tachées chaque jour des toits des maisons, pendant les haltes de
midi, aux belles meules découvertes l'autre nuit dans ce village...
— J'aurais bien fait des trousses de fourrage... oui, si les
Cosaques n'avaient pas été à nos trousses!
Il s'amusait du jeu de mots, qu'il s'étudiait à retourner en
différentes manières, quand tout à coup une perspective proche
et continue se développa : derrière le féerique réseau des branches
toutes lleuries d'un givre rose et scintillant, un sol rougeoyant
montait vers des llammes dansantes. C'était là le terme lumineux
qui, l'instant d'avant, semblait encore inaccessible.
Auprès du foyer, une tache noire pesait sur la neige ; cela
parut d'abord quelque chose d'épais, bloc ou tronc, et cela devint,
enfin, un corps humain accroupi, ramassé, dont les coudes s'ap-
puyaient aux genoux et dont la tête s'inclinait profondément.
— Eh! l'ami! es-tu mort?
N'ayant pas de réponse, Verdy s'approcha davantage.
— Voilà son fusil : ce n'est pas un traînard. Ses joues sont
encore tièdes... D'Hénin ne peut être loin.
Tout autour la clairière piétinée indiquait qu'un détachement
important avait séjourné là. Des traces de pieds, s'éloignant de ce
carrefour, marquaient un sentier qui menait au but, à l'armée, au
salut.
— En route, Consul! Au retour! reprit l'officier, et, chaus-
sant gaîment l'étrier, il voulut se remettre en selle. La bête,
pliant vers lui, fit mine de se coucher sur le flanc gauche.
— L'ai-je offensé au ventre? poursuivit-il. Puis, comme la
botte, l'éperon, l'étrivière, tout paraissait en ordre :
— Enfin qu'as-tu, Consul? lui redemanda-t-il , inquiet, en
le caressant encore et le retournant face au brasier.
L'aspect de l'animal était étrange : ramenant sous lui ses
membres de devant, campé sur ceux de derrière, il semblait
chercher sa pose, et se plaire à son équilibre laborieux. Verdy
l'examinait en différens sens, palpant ses oreilles froides, relevant
ses paupières qui retombaient sur ses yeux ternis, écoutant, sous
ses longs poils, la pulsation de sa veine jugulaire. Tout à coup,
par vingt signes concourant à la même preuve, la vérité pénétra
dans le cerveau de l'officier, la certitude grave accabla son esprit :
il comprit que son cheval allait mourir.
— N'importe... je me sauverai tout seul, décida-t-il aussitôt;
RACHETÉ. 11
mais il frissonnait malgré lui, car c'est une terrible conjoncture
pour un cavalier d'avant-postes quand il vient à perdre subite-
ment les jambes et les poumons de sa monture, toute cette force,
toute cette vitesse dont il dispose pour affronter l'obstacle ou
pour fuir le danger. Puis, redressant sa taille, relevant la tête,
fixant sur les silencieux alentours ses yeux hardis qui défiaient la
peur :
— Si je perds courage, je suis un homme mort, insista-t-il, et
il regarda ce cadavre étrangement assis devant cette braise ; il rit
de cette dépouille qui, gelée, semblait se chauffer, morte, feignait
de dormir.
Cependant, Consul fléchissait davantage; ses naseaux élargis,
retournés, se fixaient dans la rigidité mortelle ; ses lèvres s'ouvrant
sur ses mâchoires contractées, sa langue déborda et pendit. Verdy,
débouclant promptement ses fontes et son bissac, posa à terre
ses pistolets, une bouteille de vin, un paquet de thé, une cuiller,
un sachet à poudre et à balles, deux rouleaux d'or, une minia-
ture; puis du papier, des crayons, un rasoir, toutes les menues
choses nécessaires à la toilette de chaque matin et aux écritures
de chaque soir. Le cheval, de plus en plus allongé et déformé, dé-
tendit son encolure avec brusquerie et comme avidité, du geste
qu'il eût fait pour boire ou pour brouter, et, versant définitivement
du côté montoir, là où le poids de son maître l'avait sollicité tout
à l'heure, il s'écroula, plongea vers l'avant, s'aplatit sur l'épaule
gauche. Ses pattes, dressées avec roideur, montrèrent ses quatre
fers étincelans, et d'autres fugitifs reflets sur la vitre de ses yeux
signalèrent ses derniers regards. La selle, en se froissant, avait
craqué dans ses cuirs; mais le sol matelassé ne retentit pas. Et ce
fut autour de cet homme abandonné à sa propre énergie le grand
silence du désert, de l'hiver, de la nuit, de la mort.
II
Il s'agenouilla pour choisir parmi les objets qui gisaient à
terre, mit l'or et les balles dans sa ceinture, serra la bouteille
sous son bras, assura son sabre à son côté. Et, s'arrêtant à consi-
dérer ce portrait qu'il épinglait à la doublure de sa pelisse :
— Bonsoir, maman... dit-il d'une voix d'enfant, avec un accent
de tendresse que motivait l'horreur de sa condition présente.
Déjà la froidure le pinçait au front, aux poignets, aux aisselles; il
revint vers Consul et défit son portemanteau.
— Maintenant, tu ne porteras plus mon manteau... reprit-il
du même ton mélancolique ; et il remarqua que la robe bai clair
]2 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'animal s'était tout à coup hérissée d'un givre ténu. Ce court
attendrissement, cette impression pénible, avaient déjà rompu sa
volonté.
— Sur quoi marcher? que faire? balança-t-il , doutant sur-
tout de lui-même, accablé par sa solitude.
Pas d'autre issue que de rejoindre immédiatement le maré-
chal ; mais le moyen? Dans l'air, plus un bruit de bataille ; à l'ho-
rizon, toujours ces feux fixes... Leur fixité même trahissant l'as-
siette d'un camp, la direction qu'ils ouvraient menait sûrement
à l'ennemi. Vers le point opposé, rien que de l'ombre, du silence,
de l'espace, du danger; rien que la piste incertaine, recoupée de
pistes pareilles qu'avait tantôt tracée Consul, la bête courageuse
jusqu'à mourir.
Fallait-il donc s'attacher à cette voie précaire ? suivre de toise
en toise ces pieds qui se chassent l'un l'autre, se posent en im-
primant le fer, puis se relèvent en éraflantla neige? Entreprise un
peu ridicule, en vérité... Difficile d'ailleurs... impossible, avec
cette lune tout empêtrée de nuages...
Il s'assit, les jambes allongées vers le feu, le dos appuyé contre
le ventre du cheval, une main posée sur la patte, comme sur le
bras d'un fauteuil. Satisfait de cette posture, il voulut se per-
suader que la conjoncture présente n'avait rien d'extraordinaire;
il se souvint de sa jument Frisette, morte autrefois de coliques,
en pleins champs. Puis il se nomma tous les autres, tous ces
humbles serviteurs usés sous lui, tués sous lui : Beausire, Ravage,
Huron, Pistache, Souris... Pas un d'eux ne valait Consul. Ses
regrets se mêlant ainsi à ses souvenirs, sa conscience commença
de fuir et de lui échapper; sujette pourtant à ce malaise de
froid, d'hébétude et d'isolement, elle emportait à travers rêves le
poids de résolutions qui ne pouvaient naître ou de larmes qui ne
pouvaient couler. Il entendait par instans le bruit du vent dans
les branches, mais seulement comme un rythme; les silhouettes
des arbres devenaient ces coquecigrues que la nuit évoque d'or-
dinaire dans nos cerveaux las, proches du sommeil; et toute sa
pensée se dissolvait en idées indicibles dont il ne pouvait savoir
si elles étaient mots, formes ou sons.
— Il faut songer à des choses précises, se commanda-t-il
enfin; et, clignant des yeux, il vint près de ce cadavre, étrange
factionnaire sans mot d'ordre, et qui menaçait, qui n'avertissait
pas.
— Il est mort de chaleur... Qui sait si ses camarades l'ont
porté transi devant le feu? Ou s'il s'est approché lui-même im-
prudemment ?
RACHETÉ. 13
Pour se distraire, il s'imposa des jeux d'esprit : d'abord, de
lire dans sa mémoire la liste chronologique des rois de France
à partir de Pharamond ; puis, ne démêlant plus les fils de Louis le
Débonnaire, les envoyant tous au diable, il passa à se réciter la
nomenclature de la bride dans les termes qu'il exigeait ordinaire-
ment de ses hussards. Partant enfin des mots : « Verdy est-il
là? » il vint à détailler les faits, à critiquer les actes dont l'enchaî-
nement fatal se rompait au moment présent. Ainsi, la chaleur du
foyer pénétrant ses membres et détendant ses muscles, il refaisait
en pensée sa longue marche de tout à l'heure ; il allait vers ces
feux ressouvenus, fuyans, mystérieux; un écho répétait dans ses
moelles la cadence suivant laquelle le pas du cheval berce le
corps du cavalier; sa rêverie voguait et dérivait vers le but con-
stellé, de plus en plus lointain, qui reculait toujours...
— Je dors, je dors!... jugea-t-il en sursautant; et il comprit
que la consigne de la sentinelle morte c'était : « N'approche pas
du feu. » Décidant qu'il irait chercher du bois très loin, jusqu'à
deux cents toises, il battit des mains, piétina, respira à pleine
bouche l'air froid chargé d'une odeur de feuilles, s'aventura sous
la futaie; étourdi de fatigue, il n'avançait que par secousses et
perdait conscience au milieu de son mouvement. Alors il chercha
au fond de lui-même des aiguillons plus puissans; il se souvint
de son enfance et de sa mère, de sa jeunesse et de ses amours,
puis de ses succès de carrière, de sa décoration, de l'estime témoi-
gnée tantôt par le maréchal. Et de toutes les joies qu'il avait pu
vivre, il se faisait des raisons pour ne pas dormir.
Il revenait, un fagot sous le bras, quand il vit la dépouille de
Beausire soubresauter étrangement, comme reprise d'une vie
partielle. D'abord une flexion d'encolure, puis une détente de
reins : cette carcasse semblait aussi parodier quelque air de manège
et ruer tout en rampant. S'approchant, Verdy reconnut deux
bêtes silencieuses, chiens ou loups, qui mordaient l'animal aux
crins et à la queue, et le tiraient du côté de l'ombre. Il leur courut
sus avec de grands cris, en braquant son pistolet. Plies et terrés,
mais ne reculant pas, ces chiens en rage lui montraient leurs
gueules grimaçantes, leurs dents serrées, leurs barbes humides
de bave et de sang : toutes ces défenses risibles, toutes ces
menaces peureuses, c'était du moins de la vie librement déployée,
hardiment combattante, et l'officier, provoquant ces fureurs, se les
donnait en spectacle quand une mêlée de voix aiguës s'éleva,
s'accrut; une meute entière déboucha, se répandit.
C'étaient ces grands lévriers velus qui suivaient l'armée: le
goût de la chair humaine les avait rendus féroces. Ils formèrent
14 REVUE DES DEUX MONDES.
le cercle autour du brasier et leurs cris devinrent furieux; leurs
yeux brillèrent comme des topazes; leurs queues inquiètes se
fouettèrent entre elles; ils s'affairaient, changeaient de place,
bataillaient comme à la curée. Pourtant aucun ne se risquait sur
l'esplanade circulaire où rayonnaient la lueur de la flamme et le
regard de l'homme.
— Arrière ! criait Verdy à pleine gorge : vous ne mangerez
pas mon cheval!
Attentif à toutes leurs attaques, en garde dans toutes les
lignes, il jetait des brandons, lançait des coups de sabre, déchar-
geait ses pistolets. Ivre de cette bataille, réchauffé par le jeu de
ses muscles et la dépense de son sang, il savourait son activité
joyeuse, qui lui faisait sentir sa force. Quelques-uns de ses adver-
saires, roussis, blessés, hors de combat, hurlaient et se traînaient
à distance; rappelés par ceux-là, les autres s'écartèrent, reprirent
leur quête, et, s'assemblant peu à peu, disparurent dans un vacarme
assourdissant. Brusquement, la clairière, pleine tout à l'heure de
leurs tournoiemens confus, s'étendit vide, lumineuse, tachée de
sang; plus d'autres ennemis que le froid et le sommeil : invi-
sibles, ils revenaient cerner cet homme, vivant entre le cadavre
du soldat et la charogne du cheval, debout près de ces flammes
défaillantes que la moindre rafale pouvait souffler. Alors, sans
réfléchir, docile à l'invincible instinct qui nous écarte du danger,
ce brave prit peur; il céda à l'horreur de sa condition, lâcha pied
devant ces traîtrises, courut de toutes ses jambes vers la vie et
vers le salut.
Les chiens menaient leur poursuite sur les brisées de l'armée :
lui se mit à chasser derrière eux. Portant son manteau tout roulé
sous son bras, appuyé sur son sabre comme sur une canne, il
allait, couvert bientôt de sueur, calmé pourtant par son mouve-
ment. Les abois de la meute le dirigeaient : « En somme, c'est
comme si je chassais le cerf en forêt de Fontainebleau... » pen-
sait-il. Mais les cris des lévriers s'éteignirent tout à coup, ainsi
qu'il arrive en effet dans les chasses; et l'officier s'arrêta, retom-
bant à l'inertie, à l'inquiétude.
— Si seulement je pouvais attraper Lé Dnieper!... Mais non,
je marche au hasard.
Ces mots « au hasard » lui firent au cœur un mal affreux.
Puis, rejetant l'idée énervante, il voulut se convaincre qu'il
n'était pas entièrement perdu et se retourna vers le point brillant
qui marquait au loin le lieu de sa dernière halte. Par un demi-
tour exécuté suivant l'ordonnance, en un temps et trois mouve-
îii eus, il se remit enfin face aux ténèbres, face aux doutes :
RACHETÉ. 15
— Y a-t-il, oui ou non, sur l'horizon, deux masses noires?
Ignorant s'il recevait vraiment par les yeux cette double im-
pression, ou si ces images se dressaient d'elles-mêmes dans son
cerveau fatigué, il demeurait à débattre cette question futile,
dont sa vie dépendait peut-être, et se refroidissait et s'affaiblissait.
— Mauvais endroit pour mourir... songeait-il malgré lui; et,
frémissant aux influences sinistres qui l'environnaient, il dilatait
quand même ses prunelles vers l'horizon, il captait cette lumière
éparse sur toutes choses et dont il ne pouvait savoir si elle venait
du ciel ou de la terre, quand les ombres des arbres s'allongèrent
vivement sur la neige illuminée; les nuages, un instant tour-
mentés, pétris par le vent, s'ouvrirent, et la lune en double D
parut au sommet de sa course.
— Bonsoir, ma vieille : tu me tires d'affaire, dit-il ; et, répon-
dant en lui-même à une autre évidence, il défit son dolman,
tâtonna de ses doigts lourds, chercha et pressa le bouton de sa
montre; elle sonna douze coups. Donc la vieille indiquait le sud,
comme eût fait le soleil à midi.
Il marcha vers sa face ridée et secourable, impatient d'at-
teindre le fleuve; de là, suivre la rive, rejoindre l'armée en ten-
dant vers l'ouest, n'était plus qu'un jeu. Mais les nuées instables,
épaisses, le menaçaient d'obscurité: il doubla son pas. Un taillis
qu'il traversa à corps perdu lui lacéra la face, frappant de verges,
à chaque pas, ses joues froides et douloureuses. Puis une clai-
rière blanche, également vierge; puis un bois de sapins, noirs,
hérissés, mouvans... D'un arbre à l'autre, les branches se jume-
laient, il lui fallait les écarter avec effort, elles pleuvaient sur sa
tête au passage. Brusquement le sol lui manqua; il se sentit tom-
ber dans une sorte de gouffre et se reçut avec un choc sur un
fond dur qui craqua en différens sens. Pris dans la neige jus-
qu'au front, il cherchait à se hausser, à se retourner, à tenter
l'escalade en arrière, quand une autre secousse le précipita plus
bas : ses pieds s'abîmèrent dans de la vase.
— C'est la fin... pensa-t-il; et cherchant partout un appui, il se
débattit à mesure qu'il plongeait; il élargit l'entonnoir et fit de
l'air autour de son visage. Enlizé jusqu'aux genoux dans une glu
froide qui pénétrait ses bottes, il ne pouvait se mouvoir; mais
ses bras, demeurés libres, s'égaraient autour de lui, ne rencon-
traient rien, et, poursuivant toujours leur folle recherche, ne fai-
saient autre chose que lui tailler dans cette matière un sépulcre
vertical.
— A moi! à moi!... monsieur le maréchal!...
Il appelait, et sa voix se perdait sur le sol assourdi, dans le
16 REVUE DES DEUX MONDES.
site sans échos. Sef yeux, déjà retranchés de la terre, et qui ne s'ou-
vraient plus que sur un peu de ciel, voyaient deux cimes de sapins
se balancer, se choquer, s'écarter en démasquant des étoiles der-
rière elles ; le bord transparent du puits entourait d'un halo pâle ce
paysage sublime, plein de silence, de menace et de condamnation.
Cette fois, elle était écrite là-haut, la mort souvent rencontrée,
toujours éludée; et peu à peu elle descendait, lente, sereine, per-
suasive. Vaincu par elle, il s'affaissait, comme un cerf à l'hal-
lali se couche et s'abandonne aux chiens; il tombait d'une
suprême chute qui n'était pas douloureuse, quand les ressorts de
son être se bandèrent encore et luttèrent pour la vie avec tout le
reste de sa vie. Il bondit, se dégagea, se lança plus avant, cassa
de la glace sous ses genoux, se hissa, se dressa. Sa tête émergeait,
il revoyait la terre, il respirait, il espérait.
— Repris pied... pris pied sur un ruisseau gelé... ou sur une
mare?... Non : le terrain descend... Il descend... Le ruisseau
coule... Vers le Dnieper?... Oui, oui, vers le Dnieper!...
Il se parlait à haute voix, plus certain par là de raisonner
juste. Se déterminant à la fin, il abandonna d'abord son sabre,
puis s'avança par un bond et des craquemens qu'il entendit lui
serrèrent le cœur. Tirant des bordées à droite et à gauche, il évi-
tait d'instant en instant les parois rendues résistantes et les
couches comprimées par son précédent effort. La sueur baignait
son visage; une eau froide le pénétrait au cou, aux aisselles, aux
poignets, aux hanches.
— Peut-être serai-je au bout de mes forces avant d'être au bout
de l'obstacle?...
Sa crainte aggravant sa fatigue, il sentit pour la première fois
le poids de sa ceinture, lestée d'une bourse et d'un sachet à
balles : elle lui cisaillait les reins, le tirait bas. Quant au métal
dont il fallait s'alléger, pas de doute: le plomb était, dans la cir-
constance, plus précieux que l'or... D'un geste furieux, comme
pour frapper, il prit une poignée de napoléons qu'il jeta large-
ment autour de lui et qu'il n'entendit pas tomber. Puis, cherchant
du pied sa voie de glace, il continua d'ouvrir sa brèche dans le
rempart de neige. Tout à coup, la pente du terrain s'accentua,
marquée à droite et à gauche par deux croupes descendantes ;
elle l'aida dans ses glissades, et, dès lors, en ramant des deux
bras, il put progresser d'un mouvement continu. Une seule toise
parcourue suffit à le dégager jusqu'aux cuisses; puis, les deux
arêtes qui bornaient la gorge déclinant et s'effaçant, lui-même
reparut de toute sa taille à la lumière ; son ombre s'allongea sur
un sol oblique, rocheux, sonore.
RACHETÉ. 17
— Le Dnieper ! Ah, ah ! le Dnieper ! répéta-t-il, ivre de
liberté, ravi de se mouvoir, léger, hors de lui. Ses yeux dilatés
et fous tendaient à l'horizon, adoraient des lointains de nacre qui
étaient peut-être des brumes et peut-être des bois; au fond, en-
core plus loin, blanchissait la nuit mystérieuse... Mais il ne fit
que deux pas dans ce vertige; et, voyant béante derrière lui,
jusqu'aux limites du regard, la fendue surhumaine qu'il avait
ouverte :
— Sauvé ! sauvé ! cria-t-il avec épouvante ; puis sans résister
davantage à sa fatigue et à son émotion, il s'abattit en haletant et
en gémissant.
III
Le fleuve, encaissé clans une vallée étroite où ne pénétrait
plus la lune déclinante, accusait son cours par un sinus obscur,
prolongé à travers les neiges jusqu'à perte de vue; le vent ba-
layait ce couloir, se froissait avec des hou-hou contre les rochers;
hors des lèvres béantes du gouffre, un autre courant d'air mon-
tait, glacial et puissant, soufllé par les poumons de la terre.
— Tête de colonne à droite! en avant, marche! cria Verdy,
comme s'il eût mené toute une troupe de cavalerie, et il s'obéit
en même temps qu'il se commandait.
Devant lui, un météore étrange colorait le ciel. Ce fut d'abord
comme une lueur de couchant; puis l'air vibra sur l'horizon par
ondes chaudes et parut un rideau rose qui tremblait au vent.
Enfin, des flammes s'élevèrent, portant sur leurs pointes un dais
opaque fait de nuages et de fumées; des flammèches errantes
mouchetèrent l'espace jusqu'au zénith ; et des escarbilles ardentes
se mêlèrent aux froides étoiles.
— On brûle un village, se dit-il; et devant cette impression
coutumièreet de bon augure, il marcha plus tranquille. Atteindre
les limites de l'armée, c'était remettre en d'autres mains le soin
de sa propre vie, c'était déposer la responsabilité pesante sous
laquelle il avait failli succomber.
— Je rendrai compte au maréchal... Peut-être me donnera-t-il
un cheval de son écurie?
Puis, réfléchissant qu'il n'y avait pas dans toute l'écurie du
maréchal une seule bête qui valût Consul, il venait à déplo-
rer ses irréparables pertes de la nuit : son or, ses provisions,
son sabre, — le sabre surtout, si fin de pointe et si mordant de
taille, si léger à la main, si cher au cœur; la lame était une
prise de bataille, et le fourreau de similor, présent d'une maî-
TOME CXX1X. — 1895. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
tresse longuement aimée, portait au-dessous du bracelet deux
chiffres enlacés. Balancé entre le regret et l'espérance, excité par
la lumière sauvage qui pourprait le ciel, il gagnait rapidement
vers son nouveau phare : l'incendie. Des bouffées chaudes lui
brûlaient la face; il s'arrêta le temps de s'accoutumer à cet air.
Pourtant la flambée décroissante suffisait à peine pour éclairer la
zone sinistre dont le village paraissait circonscrit; sur cette
esplanade de terre et de boue, des foyers épars grandissaient dans
la lueur mourante du brasier principal: des silhouettes humaines
circulaient alentour ; derrière elles, de grandes ombres flot-
tantes répétaient vaguement leurs gestes. S'approchant, Verdy
perçut une forte odeur de chair grillée qui lui fît sentir sa faim;
il s'arrêta, désireux d'obtenir une part, honteux de la demander.
— Qui es-tu, toi? lui dit un des traînards, assis sur son sac,
et qui surveillait la marmite. D'autres, debout derrière lui, se ser-
raient entre eux comme des chevaux dans une horde; accrochés,
enJacés, ils composaient des groupes cyniques et lamentables.
— Un officier... qui voudrait manger, répondit Verdy, par-
tagé toujours entre le dégoût et le besoin.
— Alors, montre ta monnaie, reprit un autre, drapé dans la
couverture de son cheval et qui portait les deux fontes de sa
selle appuyées sur sa nuque, ballantes sur sa poitrine comme des
mamelles. Ici, on ne régale pas, non! quand bien même ce serait
l'Empereur!...
— Ah! malheur! régaler l'Empereur! poursuivit une femme
agenouillée, vautrée, qui, cessant de souffler sur les tisons, releva
sa tête sordide ; et des imprécations s'élevèrent en français, en
allemand; toutes ces bouches abjectes vomirent avec un blas-
phème le nom souverain.
— Merci, bonsoir ! dit promptement Verdy, dès qu'il eut dé-
voré son quartier de viande. Ne vous endormez pas là: les Cosaques
vont revenir...
Comme il entrait dans le village, une recrudescence de feu
survint à propos sur l'autre lisière et facilita son passage. Des
reflets palpitaient sur les cloaques de neige fondue; les cadavres
étendus là paraissaient baigner dans leur sang. Plus loin, des
meubles amoncelés comme pour une barricade ; une femme
accroupie dans une pose vivante et qui peut-être n'était pas morte ;
elle tenait sur ses genoux quelque chose... un petit corps, une
momie, son enfant brûlé. Une chanson française que deux voix
engluées d'alcool et de rogomme essayaient à l'unisson, mêlait
sa mélodie au grésillement des flammes : celte affreuse gaîté
zigzaguait dans l'air, à mesure que s'éloignait ce couple d'une
RACHETÉ. 19
vivandière accrochée au cou d'un soldat, chacun portant son sac.
Un défilé nombreux de piétons gagnait droit vers l'horizon
et dessinait en noir la route, ici sur le sol rouge, là-bas sous
une glaciale clarté de lune. On eût dit le retour de quelque fête
rurale en France, et tout un village sortant d'un autre village à
l'automne, au soleil couchant. Verdy traversait cette foule, im-
patient d'arriver jusqu'aux troupes. Pourtant un des marcheurs,
stimulé sans doute par son exemple, se maintenait obstinément à
son côté.
— Monsieur, dit cet homme d'un ton poli, réservé, qui sentait
la bonne éducation, me permettrez-vous bien de marcher à votre
hauteur?
— Parfaitement, monsieur.
— C'est qu'à deux on marche mieux, reprit l'inconnu avec
bonhomie. Et durant quelques minutes, il scanda leur pas com-
mun, en comptant : « Un, deux... »
— Je ne suis pas fantassin, poursuivit-il, confus de sa mau-
vaise cadence. Un instant après, il parla encore, conseillant à
Verdy de se couvrir le crâne, pour éviter le refroidissement du
cerveau. Mais l'autre ne l'entendit pas : l'écho de sa marche bat-
tait dans sa tête, y sonnait le vide; et, cédant au double fardeau
de la fatigue et du froid, il tombait pour la première fois de sa vie
dans un singulier sommeil qui pouvait encore marcher et souffrir.
Derrière eux, l'incendie s'éteignait, vaincu par une aube in-
tense qui se réfléchissait et se doublait sur le miroir de la neige.
La crête, frontière d'or entre la terre pâle et le matin vermeil, se
développait en une douce courbure; seuls, les poteaux d'angle
des isbas incendiées hérissaient de hachures noires ce mol ho-
rizon. Le soleil couronnait les ruines; accosté de deux nuages
massifs et symétriques, il en portait un autre comme panache,
allongé, fuselé, pareil à la flamme d'un cierge. Ecarlate d'abord,
le météore passa vite et devint rose ; puis il mourut en tons indé-
finis, et bientôt il ne resta rien de lui qu'un bandeau couleur de
soufre qui pâlit davantage à mesure que l'azur débordant péné-
trait les restes de l'aurore. A droite, le Dnieper montait et ser-
pentait dans la clarté ; des peupliers se reflétaient à sa fixe surface ;
sur ses rives, des barques pontées de glace attachaient de point
en point des escarboucles à son ruban. Mais le long du bord le
plus voisin, un filet de courant demeuré libre fuyait autour d'une
presqu'île boisée ; il chatoyait sous la ramure traversée de rayons :
c'étaient là des moires fugitives, des reflets changeans, et comme
un dernier lambeau du ciel nocturne tombé dans l'eau avec toutes
ses étoiles.
20 REVUE DES DEUX MONDES.
— Belle matinée! reprit l'inconnu, et il examina avec un sou-
rire la jolie figure, un peu pâle, de Verdy. Car c'est une curiosité
ordinaire, entre gens qui ont marché de conserve pendant la nuit,
que de s'observer aux premières clartés du jour et de recon-
naître en quels signes la fatigue est inscrite sur les visages : les
yeux, la bouche ou les moustaches se défaisant plus tôt chez les
uns que chez les autres, chacun ayant enfin sa manière de dé-
périr.
— Vous ne paraissez pas trop fatigué. Vous êtes démonté
depuis peu de jours sans doute?
— Depuis peu d'heures... J'ai perdu un cheval d'un grand
caractère; peu s'en est fallu que je ne périsse moi-même sous la
neige...
— N'en parlons plus, monsieur, interrompit l'autre avec viva-
cité. Vous auriez tort de vous plaindre. Moi, je marche depuis
Mojaïsk.
— Depuis Mojaïsk? répéta méditativement Verdy.
Ses idées commençaient à se rajuster ; la pure clarté du jour,
entrant par ses yeux dans sa cervelle, en dissipait peu à peu les
ombres; mais, en cherchant parmi ses proches souvenirs l'image
de désolation qui avait nom Mojaïsk, il ne la retrouvait plus :
tous les événemens antérieurs à la mort de Consul s'étaient éloi-
gnés, perdus dans le passé.
— Oui, depuis Mojaïsk... Trente journées sans un séjour.
Aussi, voyez mes bottes...
Verdy baissa les yeux vers les chaussures de cet homme : un
des orteils, nu et d'une mauvaise couleur violâtre, apparaissait
par une déchirure du cuir; et l'autre semelle, séparée de l'em-
peigne, n'était soutenue que par un mouchoir noué sur le cou-
de-pied.
— Diable! fit-il en relevant la tête et poursuivant l'examen
de la personne, vous voilà bien exposé aux engelures!
Grand, robuste, barbu, cet officier sans armes et devenu
paysan, portait des houseaux, une peau de mouton, un bonnet
de fourrure; sa sabretache bleue, ornée d'une aigle et de deux
canons croisés, pendait à son côté; une besace et une petite
marmite, attachées l'une et l'autre à la même courroie, battaient
sur sa hanche. Ses yeux, injectés de sang, clignaient sans cesse,
las de la neige éblouissante; une plaie profonde qui semblait
entaillée par le sabre, mais qui n'était qu'une blessure de froid,
crevassait sa joue, recoupait sa moustache, et ne s'achevait que
dans sa bouche; ses lèvres épaisses et bonnes, mais fendillées
de toutes parts, ne pouvaient plus sourire que d'un sourire ré-
RACHETÉ. 21
duit et douloureux. Malgré tant de marques d'usure, cette face
éprouvée rayonnait encore la force et l'intelligence ; et le dessin
des traits, le modelé du front, le port de la tête, respiraient une
hérédité de noblesse et l'habitude du commandement.
— Oui, je sais, je suis pitoyable... reprenait cet homme; je
donnerais volontiers la moitié de ma fortune pour une paire de
sapogues, comme on dit dans cette Scythie. Quant aux engelures,
j'ai eu ce pied-ci gelé, mais je l'ai dégelé : depuis, je ne m'arrête
jamais. La gangrène sèche s'y était mise; il m'a fallu couper les
chairs mortes avec mon couteau.
— Vous avez fait cela vous-même? demanda Verdy en frisson-
nant.
— Dame, oui... L'important, voyez-vous, c'est de vouloir
vivre, et le dangereux, c'est de laisser la mélancolie l'emporter
sur la volonté. C'est pourquoi je vous ai si grossièrement inter-
rompu tout à l'heure quand vous vous attendrissiez sur le sort de
votre cheval. Pardonnez-moi et croyez-moi : rejetez toutes ces
idées qui peuvent vous tirer bas et ne gardez que vos espérances,
car voilà bien l'indispensable morceau de pain... Savez- vous de
quoi je me souvenais sans cesse au milieu de mes misères? Du
château que j'ai sur les bords de la Loire et des belles soirées que
j'y passais en famille, l'autre été. Peut-être êtes-vous marié?
— Non, monsieur, fort heureusement.
— Et pourquoi donc, heureusement? Il vaudrait mieux que
vous fussiez marié. Vous seriez plus fort, je vous assure.
— Soit. Mais la pauvre femme que j'aurais épousée ne serait-
elle pas bien seule et bien inquiète ?
Les traits de l'inconnu s'assombrirent; il ne répondit pas.
Visiblement, il était de ceux au cœur desquels une parole peut
entrer comme une arme et faire une blessure. Verdy comprit qu'il
l'avait atteint plus qu'en lui-même et dans un être infiniment
cher.
— Pardon ! reprit-il avec regret.
L'homme lui tendit les deux mains :
— Ne me faites pas de mal... supplia-t-il avec un accent
d'humble douleur. Je souffre assez.
Les lambeaux de la colonne fugitive traînaient au loin, noirs
sur le blanc tapis du paysage. On eût dit une scolopendre : à
l'avant, une première tache instable et qui s'égrenait, se refaisait,
se décomposait sans cesse, en marquait la tête. C'était l'état-major
et c'était le maréchal, qui, précédant toujours son monde, conti-
nuait de piloter son épave avec intrépidité. Derrière lui, les deux
divisions, allant parallèlement, simulaient la panse de l'animal :
22 REVUE DES DEUX MONDES.
ainsi, d'Hénin avait rejoint, et tant bien que mal il suivait main-
tenant à sa place de bataille. Puis des irréguliers, marchant sur
les flancs, attachaient des antennes à ce corps inconsistant; ceux-
là, groupés en petites caravanes, se succédaient par files, pareils
à des touristes cheminant sur la croupe d'un glacier. Enfin, toute
une traînée humaine s'attardait à distance, longues entrailles que
la bête décousue laissait pendre derrière elle.
Un tourbillon s'éleva vers la droite ; et, sous ce voile qui
flottait et blanchissait, quelque chose noircit, grouilla, menaça.
— Voilà les Cosaques avec leurs traîneaux, reprit l'inconnu,
qui s'arrêtait, clignant des yeux à cette apparence nouvelle.
— Nous allons être enlevés : il faut abandonner la route.
— C'est cela... Oblique à gauche ! Je passe devant...
— Non pas!... permettez-moi au contraire...
Chacun d'eux s'offrait ainsi à précéder l'autre sur la neige
intacte et à tracer le sentier. Cependant Ney galopait vers le flanc
opposé et s'employait à reformer sa deuxième division, toujours
hésitante et disloquée ; refoulant les rangs désunis, il rendait par
compression à cette troupe la forme qu'il voulait qu'elle tînt.
— Le maréchal prend toujours la première place au danger,
continua Verdy.
— Je tremble pour sa vie , répondit derrière lui la voix de
son compagnon.
— Vous le connaissez sans doute particulièrement ?
— Non pas. Mais je réfléchis que s'il mourait, toute cette troupe
serait perdue.
La galopade des escadrons, les éclats de l'artillerie, la course
des boulets qui labouraient la terre entre des haies de glace et de
boue, enfin toute la dangereuse farandole menée autour d'eux par
les Cosaques occupa tellement les deux piétons, qu'ils atteignirent,
sans même l'avoir aperçu, le village de Jacoupovo : des toits
blancs leur apparurent tout à coup, à portée de pistolet, derrière
un pli du terrain.
— J'espère que le maréchal va prendre une disposition autour
de ce point d'appui, observa sentencieusement le hussard : il se
piquait de quelque compétence sur les problèmes de l'art militaire.
Justement, la 2e division s'adossait à cet asile pour tenir tête
aux troupes volantes qui continuaient d?escarmoucher contre elle.
« Sachez mourir là pour l'honneur de la France » , avait dit Ney
à d'Hénin.
— ... Il doit être trop occupé en ce moment pour m'entendre,
poursuivait Verdy, sur un ton d'irrésolution ; puis, comme s'il
eût craint la réponse de son compagnon :
RACHETÉ. 23
— D'ailleurs, je suis dans un tel état de malpropreté...
Mais la vraie raison pour laquelle il appréhendait de repa-
raître devant son chef était sa blessure d'amour-propre et ce sen-
timent cuisant : qu'il n'avait pas réussi. Entré dans une maison
déserte, entière cependant, calfeutrée et chaude, il montait sur le
poêle quand un boulet ricoché vint frapper contre une des parois.
Toute cette cage de bois résonna longuement.
— Compris! songea-t-il. C'est un rappel à l'ordre.
Mais, se promettant de servir d'autant mieux, le lendemain,
qu'il aurait mieux réparé ses forces, il acheva en fermant les
yeux :
— C'est singulier... Plus on est misérable, et moins on a
d'envie de se faire tuer.
La profondeur même du silence et de l'obscurité le réveilla.
Il se crut seul, distancé, retombé au nombre des traînards.
— Quelle heure est-il ? Où sommes-nous ? demanda-t-il brus-
quement.
— Je ne sais guère où nous sommes, répondit paisiblement
dans l'ombre la voix de son camarade. Mais je sais l'heure : il est
huit heures. Je viens d'entendre dire dans la rue que l'Empereur
n'est plus très loin, et que le maréchal va faire un dernier effort
pour le rejoindre.
Ils traversèrent des rassemblemens où les soldats, muets,
accablés, paraissaient livides au feu des cuisines. Au bout du
village, une colonne qui défilait sans bruit les arrêta. Un autre
détachement passa encore et s'engagea de même vers Orcha.
— Suivons-nous? demanda Verdy.
— Sans doute. Il nous faut nous tenir le plus près possible des
troupes.
— C'est que je n'ai vu passer que deux régimens.
— Pardon, ce sont les deux divisions.
— Vraiment, les divisions!... Il ne reste pas autre chose des
divisions?
Les 600 hommes qui composaient désormais le corps d'armée
ne marchaient pas depuis une heure, quand des flambées subites
s'allumèrent en face d'eux ; des trompettes et des caisses sonnèrent
l'assemblée, et la route du retour parut une fois de plus coupée
par une ligne ennemie.
— Nous n'en sortirons pas, dit Verdy d'un ton passif; et, sans
s'inquiéter davantage d'un événement qu'il ne pouvait changer,
il continua de suivre la colonne. Phénomène inattendu, elle doubla
sa vitesse : une grêle charge l'entraînait, battue par deux ou trois
tambours distendus qui n'avaient plus de son. Puis, une bande
24 REVUE DES DEUX MONDES.
de tirailleurs, la baïonnette en avant, parurent devant les feux et
passèrent fantastiquement au travers.
— Je n'y comprends rien, reprit Verdy.
— Moi non plus, niais nous franchissons.
Ils surent plus tard que Platof avait improvisé ces bivouacs
pour faire croire à la présence d'une nombreuse infanterie russe
et qu'il s'était replié devant l'assaut, sans combattre. Mais à ce
succès définitif, un singulier regain de vie pénétrait tout à coup
la troupe ; partout des voix jasaient, répétant et commentant la
grande nouvelle.
— Il paraît que nous arrivons... Voilà les Italiens... Le prince
Eugène est sur le chemin... Il vient d'Orcha. — D'où? — D'Orcha.
— L'Empereur nous attend.... Voilà ce qu'il a dit, l'Empereur:
« J'ai deux cents millions dans mon trésor, aux Tuileries: je les
donnerais pour sauver Ney. »
En effet, une division du 4e corps, sortie de la ville, attendait
devant ses faisceaux ; elle reprit les armes pour se ranger et
saluer au retour ces enfans perdus dont depuis trois jours on
désespérait. Plus loin, deux cavaliers isolés se faisant face ; der-
rière eux, un groupe animé : le prince Eugène embrassait le
maréchal, des officiers se reconnaissaient, se complimentaienl.
Une grande joie militaire gonflait le cœur de tous ces hommes.
On cantonna dans un faubourg que d'autres troupes venaient
d'évacuer; aucun fourrier n'ayant préparé le logement, les rangs
rompus se répandaient sans ordre par les rues, et le premier
occupant s'assurait la possession de son gîte en s'y barricadant.
Verdy dut forcer une de ces entrées ; accueilli par des jurons et
des menaces, il répondit du même ton, puis défendit la porte à
son tour. Cependant, son camarade poussait une reconnaissance
jusqu'à l'autre bout de la cour.
— Aimez-vous le lait? demanda-t-il en revenant.
— Le lait? oui, beaucoup.
— Chut! plus bas! reprit l'officier, jaloux de réserver l'au-
baine pour eux seuls, et, boitant sur son pied mutilé, il le conduisit
jusqu'à l'étable. Palpant dans l'ombre le dos osseux d'une vache,
ils gagnèrent jusqu'à son pis et commencèrent à la traire. Ils
s'évertuaient en vain, arrosaient leurs doigts, aspergeaient la
litière, et ne trouvaient enfin dans leur marmite qu'un peu de
mousse douce et sucrée.
— Je crois que vous avez découvert là une des vaches maigres
du roi Pharaon, dit Verdy, contrefaisant la voix d'un grognard. —
Etait-ce la surprise et le vertige de marcher sur un sol ferme, non
plus sur une neige inconsistante, ou la chaleur de l'air, ou les
RACHETÉ. 25
rumeurs de la rue? mais il venait tout à coup de se reprendre à
la vie et de goûter sa jeunesse.
L'autre lui répondit par un rire sonore et prolongé. Ainsi,
tous deux éprouvaient le même violent besoin de plaisanter, et
chaque circonstance de cette heureuse soirée prêtait à leur bonne
humeur : cette ville qui n'était pas brûlée, ce toit sous lequel on
allait dormir, cette bête dont on réussirait peut-être à tirer quelque
nourriture. Pourtant, l'idée qu'il manquait à son poste et qu'il
devait rejoindre le maréchal revint à l'esprit de Verdy.
— Bah! se répondit-il. Attendons les événemens. Rien ne
presse. Tout ira bien. Puisque l'Empereur est là...
IV
Au petit jour il sortit, curieux d'une nouvelle, soucieux d'une
résolution. D'abord les va-et-vient de la rue le ballottèrent de
droite et de gauche, déconcerté; puis un courant descendant de
foule l'entraîna jusque sur une place.
— Distribue-t-on des armes ici ? demanda-t-il à des fourriers
qui stationnaient devant la porte d'un bâtiment. Auprès d'eux, des
soldats de corvée qui attendaient aussi s'enveloppaient frileuse-
ment dans leurs sacs à distribution.
N'obtenant pas de réponse précise, il s'assit sur une borne
pour réfléchir. Des irréguiiers de tout costume et de toute langue
pullulaient autour de lui. En vain le général Jomini, pensant
arrêter cette cohue, maintenait-il des postes aux ponts du Dnie-
per ; le fleuve était gelé, les traînards pouvaient traverser sur la
glace. Homme par homme, un groupe muet et menaçant se forma
face à la sentinelle qui défendait l'entrée du magasin. Tout
auprès une bande de soldats espagnols tournaient le dos ; ceux-ci
se pressaient à quelque autre spectacle : une scène de viol, sans
doute; car de forcenés cris de femme s'élevaient par instans et dé-
chiraient l'air, dominés aussitôt par un débordement de rires. Puis
des claquemens de fouet, des vociférations confuses forcèrent le
passage à travers la haie des curieux, et des conducteurs du train
défilèrent, leurs manteaux déchirés laissant voir leurs culottes
jaunes: ils traînaient par la bride leurs chevaux velus, boueux,
mal harnachés, et s'en allaient atteler hors les murs l'artillerie
que le général Latour-Maubourg cédait au maréchal Ney.
Mais une musique de fifres, de trompettes et de tambours,
mêlant son rythme coquet aux clameurs et aux rumeurs, sembla
porter et scander tout le brouhaha chagrin qui régnait sur cette
place.
26 REVUE DES DEUX MONDES.
— Est-ce de la troupe? songeait Verdy, marchant avec impa-
tience vers cette sonnerie. — Déjà la petite patrouille, entrée par
la rue opposée, s'était perdue dans la foule ; et les quolibets cou-
vraient le bruit, moquaient les paroles d'une voix qui s'enflait à
lire un ordre de l'Empereur.
— Cause toujours, réchauffé!... Il y a longtemps que l'Empe-
reur ne paie plus la goutte... S'il nous fusille, hein! quoi qui lui
restera?...
Puis ce fut un autre accident, par lequel tout cet odieux dés-
ordre atteignit son paroxysme et s'accrut pour se dissiper. Un
projectile toucha terre en sifflant, culbuta plusieurs de ces malheu-
reux, rebondit par-dessus la tête des autres ; un deuxième, presque
simultanément, creva le toit du magasin. C'étaient des boulets
rouges, lancés d'au delà du Dnieper par l'artillerie russe. Cette
menace de destruction servit de signal au pillage, car tous ceux de
ce peuple qui pouvaient encore combiner leurs idées, traduire en
actes leurs désirs et risquer quelque peu leur vie pour se gagner
les moyens de la prolonger, ceux-là se jetèrent vers le bâtiment
et désarmèrent la sentinelle. On les voyait reparaître blancs de
farine, dégouttant d'eau-de-vie; des adjudans-majors, envoyés
par Davout, les ramassaient à mesure.
— Les hommes du 3e corps, à vos aigles!... Eh! tas de clam-
pins! vous n'entendez pas la générale?
En effet, ces soldats n'entendaient plus. Mais refoulés par le
poitrail des chevaux, cédant bestialement à cette poussée bes-
tiale, ils lâchaient lentement pied devant ceux qui parlaient encore
des aigles et qui songeaient à les défendre. Pas à pas, les chefs
impuissans suivaient la troupe inerte ; ils se réglaient prudem-
ment sur elle, sentant combien ces souffrans étaient près d'être des
révoltés.
Pour si peu glorieuse que fût en ce moment leur besogne,
Verdy la leur enviait. Il aborda l'un d'eux, rasé, ganté, vêtu d'un
équipement complet; puis, avec une politesse proportionnée à
l'humilité de son propre costume, il s'enquit du « maréchal prince
de la Moskowa ».
— Me prenez- vous pour un de ses jockeys? répondit cet offi-
cier, et il passa avec un rire insolent.
Que signifiait la plaisanterie? Voulait-il simplement protester,
le mirliflor, qu'il n'était pas sous les ordres du maréchal? ou
raillait-il, par surcroît, tout l'état-major, toutes les troupes du
3e corps? u Jockey, je voudrais bien l'être... » songeait Verdy
en s'éloignant; et, s'entêtant de ce désir servile, il se revoyait à
deux longueurs de cheval, derrière le premier général de l'armée ;
RACHETÉ. 27
il l'entendait dicter ses ordres, recevoir ses rapports, discuter ses
projets. Gomme il sortait de la ville, il donna dans un embarras
de fourgons arrêtés au pied d'une pente; d'autres voitures, trop
lourdes pour gravir, les avaient renversés en reculant sur eux;
ils vomissaient des livres, des candélabres, des pendules, de la
vaisselle. Dans ce pêle-mêle, un cahier de musique, dont le vent
tournait les pages, gisait à côté d'une guitare; disposés de la
sorte, ces deux objets reproduisaient là, comme ironiquement,
un motif de décoration que Yerdy connaissait bien, l'ayant vu
jadis à loisir sur les trumeaux d'un certain boudoir. Frissonnant à
ce souvenir de luxe, de jeunesse, d'amour, il sentit se précipiter
au fond de son cœur tout ce qui flottait en lui d'ennui, de dégoût,
de rancune, et porta rapidement la main vers ses yeux comme pour
y arrêter des larmes. Il s'étonnait de se trouver si lâche; mais la
vue de cette guitare, à ce moment où il ne pouvait rien savoir
du maréchal, lui Causait vraiment une envie de pleurer.
Piqué par l'aiguillon de ce dépit, il marchait depuis une
heure d'un pas précipité, quand il reconnut son camarade de la
veille, courbé davantage et boitant plus bas. Un instant il se
demanda si lui, maître de ses quatre membres, ne ferait pas
mieux en allant son allure et laissant là cet invalide; mais l'autre,
qui souriait, ne sentait pas son affaiblissement manifeste :
— Ceci me rappelle la route de Flandre entre la Patte-d'Oie
et Dammartin, dit-il avec sa mine gracieuse. — Il montrait du
doigt l'imposante avenue qui se développait devant eux, bordée
d'une quadruple rangée d'arbres.
Ils convinrent qu'il n'y a pas en Europe de route ennuyeuse
comme la route de Flandre ; que Dammartin est une aimable
petite ville; qu'on y trouve, sur l'esplanade du château, un em-
placement propre à loger des chevaux et d'où l'on découvre une
vue fort étendue ; puis ils vinrent à se taire, sentant le peu que
sont les paroles entre gens qui ont tout commun : les intérêts et
les soucis, le métier et la misère. La chaussée glissante fuyait
sous leurs pieds ; la queue de l'arrière-garde s'éloignait et dispa-
raissait; une voiture s'approchait, grinçante sur ses essieux-
de bois. Longtemps ce cheval talonna ces piétons ; traînant
un fer à demi détaché de son sabot, il battait la glace avec un
bruit de cliquette. Puis le véhicule se tint à leur hauteur et les
accompagna; un homme à pied tournait tout autour, comme un
chien de garde, avec des yeux furieux. Entre les cerceaux, on
apercevait une nuque, une chevelure emmêlée : une femme
croupissait là: c'était sa femelle. Elle allaitait un enfant: c'était
son petit.
28 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant, un détachement d'artificiers détruisait de place en
place les caissons demeurés sans attelage au bord du chemin.
Abêti par le bronchement de ce cheval, par la rotation de cette
roue, Verdy n'entendait pas le fracas nombreux des explosions ;
mais la dernière détonation, que signalait une gerbe de flammes,
lit tressaillir son compagnon.
— Je n'ai jamais pu m'y habituer, dit-il.
— A quoi ?
— A ce bruit...
Faiblissant encore dans sa marche, il ajouta, avec un singu-
lier accent de tristesse :
— Je suis officier d'artillerie.
— Au fait, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, reprit
Verdy. — Comment lui-môme avait jusqu'alors omis de se nom-
mer, c'est ce qu'il ne pouvait comprendre.
— C'est vrai, on oublie tout quand on est au point où nous
sommes. Voici : Pierre Margeret, capitaine commandant dans
l'artillerie du 4e corps. Et vous?
— Jacques Verdy, lieutenant de hussards.
— Eh bien, Verdy ! Savez-vous combien l'armée a perdu de
canons depuis Smolensk?
— Dame, non... cinquante? cent?
— Deux cent cinquante... Deux cent cinquante canons! re-
prit-il sur un ton d'humiliation profonde et presque repentante.
On n'encloue même plus les bouches à feu, on les laisse là sur
leurs roues: les Cosaques nont qu'à les atteler et aies emmener.
Scier un rais, briser un moyeu, est-ce si difficile? Moi, à Malo-
Jaroslawetz, j'ai détruit entièrement mon matériel...
— Ohé! oh! tirez!... interrompirent tout à coup des postil-
lons qui s'avançaient rapidement parmi les éclaboussures et les
claquemens de fouet. Un wurst, attelé à quatre, escorté par des
dragons, dépassa les deux officiers.
— Le maréchal Davout... dit Verdy, qui venait de reconnaître
et de saluer la personne assise sur le coffre. — Il reprenait le mi-
lieu de la chaussée quand un autre roulement de voiture et le
vacarme d'un équipage l'obligèrent à se ranger de nouveau.
— Encore un général...
— Non. C'est plutôt la maîtresse d'un général...
A travers les glaces de la dormeuse, ils virent un minois rose
qui riait parmi des fourrures : quelque soubrette de théâtre, em-
portée dans les bagages, comme d'autres objets de luxe, et qui
se prélassait, aussi coquette, aussi parée que pour une prome-
nade aux Champs-Elysées.
RACHETÉ. 2d
— C'est si charmant, une jolie femme... observa le hussard,
que cette impression ressuscitait.
— Oui, répondit Margeret; et il ajouta ingénument:
— Un bel enfant qui joue, c'est aussi très agréable à voir...
Ces paroles prenaient-elles dans son esprit un sens personnel?
Elles parurent du moins rémouvoir, car il tomba dans un silence
découragé que son camarade essaya vainement de vaincre. Mais
là où les instances de Verdy demeuraient impuissantes, une
circonstance fortuite et commune de leur marche réussit : ils
rencontrèrent un cadavre couché au bord du chemin. Des mains
amies, le tirant jusqu'en cette place, avaient marqué derrière lui
son passage par une traînée profonde, pareille à la trace d'un
énorme ver. Imberbe et blond, il portait encore tout son paque-
tage et tenait son fusil dans son bras droit.
— C'est un canonnier de la Jeune Garde, dit Margeret, tombé
brusquement dans l'immobilité. La mort les rajeunit encore, tous
ces enfans! Celui-ci était artificier, vous voyez?
Il se pencha vers lui et l'arrangea dans son lit de terre avec
des gestes pieux et paternels :
— Dors, mon garçon. Tu as bien fait ton devoir.
Et se relevant avec effort pour se remettre en chemin :
— Les miens aussi mouraient sac au dos. Oui, pas un d'eux
n'a jeté son sac...
— Le fait est que les soldats souffrent plus que les officiers,
reprit Verdy, empressé à détourner l'entretien vers un sujet plus
général.
— Qui sait?... Qui pourrait faire le compte des joies et des
peines ?
— Sans faire aucun compte... les soldats durent moins que
les officiers, c'est connu.
— Ceux qui abandonnent les drapeaux durent moins parce
qu'ils se découragent plus tôt. Mais les autres, soutenus par
l'exemple, contenus par la discipline, résistent bien aussi long-
temps que nous. C'est que ceux-là n'ont pas perdu tout sentiment
de confiance, d'amour-propre, d'honneur; enfin, ils obéissent
encore aux ressorts secrets qui font à jamais mouvoir l'homme.
Rien que pour exister, il faut de la croyance et de l'amour. Si
malheureuse que soit une armée, ces grandes sources ne tarissent
pas en elle, car elles jaillissent d'elles-mêmes partout où les
hommes ont consenti de vivre ensemble ; et si ignorant que soit
un soldat, ces deux aides ne lui manquent pas non plus : étant
simple, il croit simplement et il aime simplement, voilà tout.
Me croirez-vous si je vous assure qu'un des miens a vécu tout
30 REVUE DES DEUX MONDES.
un mois sans aucune ressource, rien que sur des mots que je
lui disais ?
— Sur des mots?... répéta Verdy, dont l'esprit se dirigeait
mal à travers un sujet nouveau pour lui.
— Oui... L'histoire peut être instructive pour un jeune officier
comme vous. Il se nommait Beaucamp, un conscrit de Béthune,
bon menuisier... Mais il s'enivrait, comme tous ces gens du Nord.
Je le retrouvai par hasard à Dorogobouje : le drôle me cherchait
depuis trois semaines. Dès lors, nous marchâmes côte à côte,
car, que je fusse à pied ou à cheval, j'étais toujours son capitaine,
et qu'il me restât un canonnier ou qu'il m'en restât cent, je
demeurais responsable de ceux-là devant l'Empereur. Je lui fis
d'abord jurer qu'il ne boirait plus; et pendant huit jours, il tint
sa promesse avec un rare courage. Oui, il a montré un grand
courage... Je l'assurais que nous trouverions des vivres dans
Smolensk, que l'Empereur avait donné des ordres pour cela. C'est
bien votre avis, n'est-ce pas? qu'il faut dissimuler aux soldats
les fautes du commandement : ils ne les voient que trop. Celui-là
croyait donc qu'on nous attendait là, et il marchait; les trou-
piers français marchent toujours quand on leur donne quelque
chose à espérer. Il disait qu'il voulait envoyer des boules de
neige à sa bonne amie, et mille autres folies. Je le laissais dire :
leur gaîté est souvent ce qui les sauve... Puis, sa bonne hu-
meur m'encourageait ; l'officier aussi a besoin du soldat. Nous
sommes arrivés de la sorte à Smolensk: vous vous souvenez.de
cette affreuse journée?
— Smolensk? songea Verdy, et il retrouva dans son souvenir
deux scènes tragiques qui se nommaient Smolensk. La première,
une échauffourée confuse dont lui-môme n'avait été que le témoin,
arrêté avec son peloton sous un moulin à vent; un défilé dans
des rues brûlées de soleil, empuanties de cadavres, une subite
montée de flammes répandues dans toute cette enceinte comme
dans une cuvette, enveloppant d'une zone incandescente les
parties élevées de la ville, et ce clocher dressé tout au sommet,
pétale sombre de la fleur de feu. La deuxième, une ville morte
de silence et de froid, un ciel si bas qu'il touchait terre, une
montée couverte de verglas, intenable, une foule de soldats
errans qui tombaient gelés avant d'avoir trouvé un logement ; et
la bataille aux portes, et les hourras cosaques, et ce fatal incendie
revenant insulter la nuit, empourprer la neige, ensanglanter le
clair de lune jusqu'à l'horizon...
— Oui, Smolensk... reprit-il. C'était affreux.
— Quand Beaucamp a vu qu'on ne distribuait rien, il s'en est
RACHETÉ. 31
allé avec les autres piller et boire de l'eau-de-vie. Par les vingt-
cinq degrés qu'il faisait, autant valait signer sa condamnation à
mort. J'ai compris tout de suite qu'il était perdu; mais lui chan-
tait. Mon cher Verdy, je voyais qu'il allait mourir, et je ne pou-
vais pas l'empêcher de chanter. Enfin, il s'est couché en rond
sur la neige, et il n'a plus voulu se lever. Mais vous ne devineriez
jamais quelles ont été ses dernières paroles...
— Parlait-il de ses parens ? d'une femme ?
— Non... Il a dit: « Si l'Empereur savait ça... » Rien n'avait
pu détruire en lui cette idée, que l'Empereur s'occupait incessam-
ment de sa troupe, mais que les intendans le volaient. Voilà donc
sa pauvre histoire; il est mort là, sac au dos, dans la confiance
et dans l'illusion. C'était le dernier de mes hommes.
— Il vous reste du moins un lieutenant, mon capitaine; et
c'est moi ! reprit promptement Verdy.
— Parlons en officiers alors, dit Margeret, en lui posant ami-
calement la main sur l'épaule. Parlons de cette guerre...
Devant eux la chaussée rectiligne s'effilait jusqu'au village de
Kokanof, débordé dans le ciel par un splendide couchant; à
droite et à gauche, sur deux rangées, des bouleaux chargés d'un
givre nombreux, où se décomposait la dernière lumière du jour,
éclataient de toutes les couleurs du prisme. Les deux hommes
entrèrent dans la féerique avenue de cristal; elle semblait à Verdy
le vestibule d'un autre monde, pur, généreux, sublime, tant
étaient neuves à son esprit les idées révélées par son camarade,
inouï à son oreille l'accent de ces paroles graves, douloureuses,
et comme testamentaires.
— Convenons-en, disait Margeret, cette guerre est un châti-
ment pour la France. Nous payons la rançon de nos entreprises
coupables et de nos succès insolens. Partout le désordre, l'expia-
tion, les supplices. D'une part des conscrits trop faibles pour le
service et qu'on surmène ; de l'autre, des officiers, l'insulte à la
bouche, qui frappent pour se faire obéir; car qui veut obtenir
l'injuste n'a d'autre recours que la violence. Puis, cet opprobre
jeté sur nos armes, l'horreur de ce grand cimetière où nous
aurons été les fossoyeurs de nos soldats, l'armée en lambeaux,
la patrie en ruines, les abîmes devant et derrière nous !
Il s'arrêta un instant pour essuyer ses yeux gonflés de sang,
mouillés de larmes, et reprit d'une voix lente et pénétrante :
— Je sais la cause de ce mal, je la sais... C'est que toute
conquête est impie; c'est que cette armée conquérante fait une
besogne inique, et qu'elle la fait avec un esprit mauvais. Nous
marchons égarés, éblouis par notre rêve de gloire, et les mirages
32 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'ambition nous rendent aveugles au bien. Des honneurs,
des titres, ces pauvres choses fléchissent les balances de nos
consciences ! Il n'en était pas ainsi aux premières années de
la République, car non seulement on n'avait pas oublié encore
ces belles paroles inscrites dans la Déclaration des droits de
r homme: que « la force publique est instituée pour l'avantage
de tous et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est
confiée » ; mais il se trouvait des officiers pour conformer leurs
actions à ce principe. Pour moi, qui commençai de servir en
l'an IX, à l'armée du Rhin, sous l'admirable général Eblé, j'ai
voulu suivre son exemple; en enflant mon mérite, et me récla-
mant de mon nom, j'aurais pu comme d'autres gagner des grades
dans l'état-major; mais j'avais une préférence naturelle pour la
troupe. Depuis là, d'en bas, j'assistais aux grands changemens
qui s'accomplissaient en haut; le premier Consul devenait em-
pereur; l'armée, levée par la conscription et formée par la guerre,
l'armée qui devait défendre la République au dehors, servait à la
détruire au dedans. Je me gardais d'accuser personne: je voyais
l'Empereur contraint lui-même à suivre le cours des choses ; mais
je frémissais en apercevant de loin le terme effroyable où nous
voici parvenus.
— Il faudrait à notre tête des hommes comme vous, hasarda
Yerdy.
— Comme moi? Non... Le grade de capitaine est tout ce que
je désire, et d'ailleurs, le remède aux maux présens n'est pas
dans le choix des personnes, mais bien dans l'amélioration des
mœurs. C'est notre travers, en France, d'espérer tout du génie et
de fonder notre force sur les artifices de notre intelligence. Pour
moi, je ne sais plus ce qu'est l'esprit d'un homme devant des
confusions pareilles à celles que nous voyons ; je dis qu'une seule
chose importe alors, le souffle de la troupe, et que le reste n'est
rien. Que signifie par exemple cette extrême perfection où l'on
porte sans cesse le matériel de notre artillerie, si soigneusement
remaniée déjà par Gribeauval? Rien, rien : c'est la volonté publique
qu'il faut régénérer; si ce peuple avait une âme, il sortirait du
chaos. Je réfléchissais à tout cela le long de mes étapes, avant
que je n'eusse l'honneur de vous rencontrer, et j'ai fait sur mes
pauvres pieds bien du chemin vers la vérité. Je pense mainte-
nant qu'une grande armée ne peut être que celle où du haut en
bas, à chaque instant, le ressort de toutes les actions sera dans
la connaissance et dans la certitude du devoir.
On comprendra ceci dans un siècle, et nous aurons servi à le
faire comprendre, nous tous qui serons morts ici le long des
RACHETÉ. 33
routes. Alors, ce qu'on préparera pour la guerre, ce sera l'âme du
soldat ; car le soldat a une âme égale à celle de l'officier. Dieu n'a
pas fait de différence originelle entre les hommes.
— Mais quand on se sera mis à choyer l'âme du soldat, on ne
tardera pas peut-être à découvrir que l'âme du soldat français est
pareille, par exemple, à celle du soldat russe... Alors la guerre
ne sera-t-elle pas impossible?
Margeret leva ses yeux souffrans vers le ciel obscur et répon-
dit:
— C'est là le secret de Dieu.
Le corps d'armée de Junot occupant Kokanof depuis la veille;
le village, brûlé, démoli, disparaissait d'heure en heure. Des
gardes, installés dans le petit nombre des maisons encore habi-
tables, les préservaient jusqu'à l'arrivée des états-majors. Verdy
et Margeret, appuyés l'un à l'autre, cherchaient un gîte, à défaut
d'un abri ; ils s'arrêtèrent enfin, éblouis et ravis, devant une aire
carrée que recouvrait une épaisse couche de braise brunissante.
C'était l'emplacement d'une isba détruite : seul un pan de la con-
struction demeurait debout; entièrement carbonisé, mais séparé
du brasier par un intervalle, il allait pouvoir servir de paravent.
— Chauffez-vous là, mon capitaine : moi, j'irai au marché,
dit Verdy. Mais, sous ces fixes reflets qui les couvraient l'un et
l'autre comme d'un fard, il vit son compagnon tout pâle, pareil
à ce soldat mort près duquel Consul était tombé, et, craignant
pour ses pieds malades l'approche du feu, il l'assit bien à l'écart,
sur un lit de neige et de cendres. Lui-même se hâta vers ces
rôtisseurs dont les cuisines infectes consistaient d'ordinaire en
viandes de cheval graissées de suif, salées de poudre à fusil.
— Il y a de la soupe aujourd'hui ! cria-t-il en reparaissant
avec ses provisions.
Margeret, accroupi, tenait une feuille de papier sur ses genoux,
une plume de corbeau entre ses doigts :
— A demain les affaires sérieuses ! répondit-il en brandissant
gaîment sa cuillère au-devant de la gamelle commune. Je voulais
ajouter quelques lignes à cette lettre, mais rien ne va, ni mes
doigts, ni mes yeux. De la soupe!... Mangeons-en le plus que
nous pourrons !
Il en mangea fort peu, sans mot dire; puis il s'allongea si
brusquement pour dormir qu'on l'eût dit renversé brutalement
par un bras invisible. Comme Verdy s'approchait pour s'étendre
TOME CXXIX. — 1895. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
corps à corps auprès de lui, il le vit qui sursautait, parlait en rêve,
et commandait à quelque domestique de mettre à la poste « la
lettre pour Madame » .
La nuit, en s'avançant, ramenait le regel. Verdy se réveillait
d'heure en heure pour entretenir le feu ; il palpait Margeret, tou-
jours tranquille, et dont les extrémités se maintenaient dans une
fraîcheur moyenne, bien constante. Vers minuit, il marcha un
peu, s'écarta, huma l'air froid qui venait de la steppe. Le ciel
n'était qu'ombre et silence; aux avant-postes, pas un coup de
fusil, pas un appel, pas un cri.
Tout à coup retentit un bruit net et brutal qui semblait plus
qu'un bruit, et qui portait en soi comme un sens de ruine et d'ef-
fondrement. Un arbre déraciné venait peut-être de se renverser?
Mais non... C'était un être vivant qu'avaient couché ces deux bû-
cherons sinistres : l'Hiver et la Faim. Verdy, tressaillant, se res-
souvint de Consul Aersé sur le flanc gauche, écroulé auprès du
brasier. Mais déjà un autre corps mort venait à résonner sur la
terre meurtrière; puis d'autres bête,s assommées, hommes ou
chevaux , s'abattaient avec un bruit pareil , tandis que la nuit
répétait au loin l'onomatopée terrible :
Pan... Pan... Pan...
Il doubla la flambée ; frissonnant de toutes ces vies qui tom-
baient autour de lui, il pensa que l'horreur de l'impression le
tiendrait éveillé, et vint s'appuyer au pan de bois, les yeux fixés
sur Margeret. Le sommeil le surprit bientôt dans cette posture
verticale; et ce fut la neige du matin, en le frôlant au visage, qui
le réveilla. Il se revit debout, les pieds disparus sous la pure
blancheur qui nivelait tout ; le brasier rose et pâli fumait sans
aucune flamme; Margeret n'était plus qu'un tas informe...
— Mon capitaine ! mon capitaine ! cria-t-il ; et il l'épousseta à
tour de bras, craignant de le retrouver là-dessous raide et glacé.
— Pourquoi me réveillez-vous? J'avais chaud, je rêvais...
répondit le dormant sur un ton de reproche. Il se leva de sa cou-
che de mort, dressa sa face enduite de neige, noircie de cendres,
toute barbouillée; il regarda autour de lui, revit sa misère, com-
prit, et, retombant, répéta avec l'accent d'un regret profond :
— Je rêvais...
VI
N'ayant pas réussi dans la journée suivante à rejoindre le
maréchal, ils se résolurent le surlendemain à le devancer et à
l'attendre sur la route de Bobi\
RACHETÉ. 35
— Oui, partons les premiers, avait dit Margeret : nous ver-
rons passer l'Empereur.
Ils sortirent de Tolotschin et reprirent la large chaussée; cou-
verte de neige, elle ondulait comme une mer, et chaque vague
cachait un cadavre.
— On ne le rencontre jamais. . . poursuivit Margeret dont le
cerveau affaibli ne rêvait plus que de ce sujet : l'Empereur. — Où
donc l'ai-je vu pour la dernière fois?... C'était à Moscou ou à
Viazma. En tous cas, ce que je sais bien, c'est qu'il m'a décoré le
lendemain de Wagram.
— Et moi le jour de Valoutina, le 20 août dernier.
Retombés dans le mutuel silence qu'ils avaient gardé durant
la précédente étape, ils évoquèrent à loisir ces deux grands sou-
venirs.
Le lendemain de Wagram, toute l'armée paradait dans une
prairie où l'on s'était battu la veille, bien nettoyée maintenant de
sang et de cadavres; l'Empereur, en grande tenue, passait la
revue. Il longeait à pied le front des troupes; derrière lui, les
officiers de l'état-major général, chamarrés, attifés, élégans; puis
toute une queue pompeuse et servile de cavaliers d'escorte et de
domestiques qui menaient des chevaux en main. La musique de
la Garde l'accompagnait aussi : à chaque station qu'il daignait
faire devant un régiment, elle s'arrêtait, prenait ses instrumens,
jouait ses airs pimpans qui volaient au loin sur ce champ de
bataille et s'en allaient danser jusqu'aux oreilles des morts. Il
passait et elle passait, réglée par le bras toujours levé du chef
d'orchestre; avec elle, toute la traînée obéissante se remettait à
ramper. C'est ainsi que l'Empereur atteignit les formations d'ar-
tillerie, salué à droite par la sonnerie des trompettes. L'aigle
était en avant du centre ; les légionnaires, groupés autour d'elle
comme pour la défendre, portaient leurs armes; devant eux les
officiers qu'on allait recevoir attendaient aussi, alignés suivant
les grades et les anciennetés. Tous ceux de la batterie Drouot se
trouvaient là. Le général d'Aboville, très pâle, tenait la droite;
on lui avait coupé le bras pendant la nuit. Ils reçurent leurs
insignes, attachés par la main même du souverain sur tous ces
cœurs qui ne battaient que pour lui... Ils criaient : « Vive l'Em-
pereur! » ils s'embrassaient entre eux; ils répondaient aux com-
plimens par des larmes ; ils avaient des envies de retourner com-
battre et de se faire tuer. Et seul, l'homme unique à qui tous
appartenaient, l'homme surhumain qui menait le monde, ne
36 REVUE DES DEUX MONDES.
paraissait pas sentir sa puissance, et, les mains derrière le dos,
allant son petit pas égal, il continuait à descendre son grand front
de bataille.
A Valoutina, le 20 août, vers trois heures du matin, toutes les
troupes qui avaient combattu la veille et dans la nuit reprirent
les armes. On se forma sur deux rangs, le premier complet, et
l'autre creux, de manière à cacher les vides. Malgré tout, l'Em-
pereur les voyait, content d'ailleurs de ce qu'on avait fait pour lui
sur ce champ sacré, familier, souriant, accordant à tous quelques
paroles. Atteignant le 43e régiment de hussards, il posa silencieu-
sement son doigt sur l'épaule de celui qu'il allait décorer d'abord.
— Sire, soufila un officier, le lieutenant Verdy...
— Bien, Verdy...
Et le maître, avant de parler, fixa ses yeux puissans sur les
yeux de son serviteur.
— C'est bien toi qui mas apporté un étendard à Friedland?
— Oui, Sire.
— Tu as été blessé à Friedland et à Vitebsk. Tu m'as sauvé
des canons hier. Je te fais chevalier de la Légion d'Honneur.
Il s'éloigna de deux pas ; puis, se ravisant :
— Combien d'hommes manque-t-il à ton peloton?
— Deux, Sire.
— Pas plus?
— Non, Sire.
— Eh bien! que sont-ils devenus?... Déserteurs? Prisonniers?
— Non, Sire. Morts au champ d'honneur.
— C'est bien.
Celui à qui il donna la croix ensuite était un vieil adjudant
petit, ridé, rabougri, la tête enveloppée de linges. Extrêmement
content, il ne pouvait se tenir de rire, et répondait à toute ques-
tion : « Oui, mon Empereur. »
— Bonjour, mon vieil Egyptien... Je ne me trompe pas, je
t'ai bien connu en Egypte?
— Oui, mon Empereur.
— Tu t'es donc encore laissé écharper hier?
— Oui, mon Empereur.
— Voilà assez longtemps que cela dure. Je te fais chevalier
de la Légion d'honneur. Mais prends garde que je ne te casse :
on m'a dit que tu buvais.
— Oui, mon Empereur.
Et le souverain, pâle, bouffi, passa; et sa suite écoulée cessa
RACHETÉ. 37
de cacher aux yeux le champ de bataille, qui reparut avec ses tas
de cadavres et ses groupes de chirurgiens.
Cependant une colonne de cavalerie gagnait sur eux; à
l'embonpoint seul des chevaux, ils la reconnaissaient pour appar-
tenir à la Garde. C'était l'escadron de service auprès de l'Em-
pereur. Ils se rangèrent craintivement hors de la chaussée, et
s'engagèrent à travers un champ dont la neige haute et les sil-
lons durs rompaient et retardaient leur marche.
Devant eux, les cuirassiers défilaient par quatre, leurs man-
teaux sombres cachant leurs corsets de métal. Ils allaient alignés,
inertes, réguliers, et, mieux qu'aucune cohue de traînards, cette
troupe d'élite, qui se retirait en ordre et par ordre, ramenait
Verdy au sentiment de la fuite universelle : car ce mouvement,
ailleurs lâche, irraisonné, devenait volontaire ici; il émanait de
l'Empereur, il se réglait au pas de l'Empereur. Alors, une de ces
folles envies qui, dominant parfois nos volontés, nous inclinent
malgré nous à des actes impossibles, faillit jeter le hussard au
milieu de la chaussée et lui faire crier à cette troupe qui n'était
pas la sienne, à cette chiourme sans cœur, sans élan, sans rien :
« Face en arrière ! chargeons ! »
Mais ses regards se posèrent par hasard sur les yeux d'un
officier qui passait à la tête de son peloton : yeux fixes, doulou-
reux, résignés, pleins de courage et de désespoir. « Charger
quoi ? » disaient ces yeux inoubliables ; et Verdy se détourna une
fois de plus vers la terre blanche et le ciel sombre, uniques et
insaisissables ennemis, tandis que s'en allait ce frère d'armes
privé de ses armes, et que toute sa bande, derrière lui, s'éloignait
dans la steppe et gagnait vers l'horizon.
Il se démasquait cependant, le petit, l'immense cavalier, qu'on
pouvait bien précéder ou suivre, mais qu'on n'accompagnait pas.
Ils le virent qui grandissait vers eux dans sa majesté; sa taille
sombre et courte tachait la robe grise, chargeait les formes sveltes
de sa monture qui, d'un port soigneux, d'une allure adroite, indi-
quait elle-même tout le prix de son fardeau. Puis, les traits du
héros se dessinèrent, conformes à l'effigie que chaque homme de
ce temps gardait au fond de sa mémoire, et dans son visage
pâli, ses yeux brillèrent de leur éclat ancien.
L'Empereur portait un bonnet de fourrures, une casaque de
velours noir doublée de zibeline, rehaussée de brandebourgs d'or;
au côté, la plaque de la Légion d'honneur; aux pieds, des bottes
molles qui montaient plus haut que le genou et s'achevaient
38 REVUE DES DEUX MONDES.
sous la jupe de sa pelisse. D'un geste constant, machinal, il
abattait son bras, qu'il arrêtait court : il faisait ainsi vibrer sa
baguette, en observant les oreilles de son cheval.
— Qui sait à quoi pense l'Empereur ? demanda à mi-voix Verdy.
— Au roi de Rome, peut-être : il a l'air tout réjoui.
Roide comme s'il eût défilé en tête de sa compagnie, après une
revue impériale, ranimé, ressuscité, Margeret se maintenait à
hauteur du premier rang de la suite; ses pieds endoloris, mais
non plus douloureux, foulaient vivement et dispersaient la neige.
— L'Empereur ne nous reconnaît pas, dit-il avec son accent
ordinaire de droiture et de bonhomie.
— C'est que nous sommes peu reconnaissables, répondit en
souriant Verdy.
— C'est singulier,... en le revoyant, je me suis souvenu tout
à coup de cette dernière circonstance où je l'avais rencontré.
C'était à Véreïa; oui, à Véreïa...
Il se tut et marcha dans la contemplation de l'homme prodi-
gieux qui, chargé d'une responsabilité si effrayante, pouvait la
porter sans effort et s'en aller, vêtu de cet habit à la polonaise, la
badine en main, comme s'il se fût agi d'une chasse à Fontaine-
bleau. « Beau cheval !... » songeait Verdy, admirant l'aisance et la
santé de cette bête glorieuse, choisie et choyée entre mille, sur-
nourrie, et qui faisait litière de ses rations. Il connaissait assez les
catégories usitées dans l'écurie impériale pour savoir que c'était
là un cheval d'allure, et non une des montures de bataille : il
regarda curieusement vers la queue de l'escorte, cherchant si
quelques valets conduisaient en main ces autres heureux animaux,
gras, luisans, oisifs, longuement promenés sur les routes avant
que, embouchés de la bride dorée, revêtus de la selle de velours
aux courts étriers, ils emportassent à travers champs ce maître
souverain de la guerre, de qui dépendaient ensemble tous les
hommes et tous les chevaux français. « Le dernier palefrenier
de la maison est mieux partagé que moi... » poursuivit-il, mé-
content de voir tant d'écuyers, tant de piqueurs, tant de jockeys
si bien montés. « Le comte Rapp a mis pied à terre... » Consolé
un peu par cette idée, que le comte Rapp s'était lui-même fait
piéton, il remonta du regard vers le premier rang de ce groupe
et se nomma les personnages qui figuraient derrière le héros. Le
comte Lauriston marchait aussi, l'air fort las, la bride sous le
bras, les mains fourrées dans le pont de sa culotte; puis, le duc
de Frioul, le duc d'Istrie, le prince Eugène, le comte de Lobau...
La route s'élevait doucement vers une hauteur dont le contour
flottait indécis, blanc sur les nuées grises; on vit paraître au
sommet de cette pente un plumet, une coiffure, un buste, puis
RACHETÉ. 39
tout un cavalier. Cet homme, apercevant lui-même le cortège,
poussa son cheval, au risque de tomber sur la chaussée glissante
et de se rompre les jambes. Assis au fond de sa selle, il avait la
main haute et soutenait à pleins bras la bête dans son allure
incertaine, inégale.
— C'est un colonel d'état-major, annonça Verdy, amusé de
la rencontre, et curieux de la nouvelle.
— On va peut-être se battre, dit à voix basse Margeret, — et
Verdy le regarda avec surprise; car, depuis qu'il avait croisé ce
camarade inconnu de l'escorte impériale et lu au passage dans
ses yeux désespérés, il sentait, il savait à n'en pas douter qu'on
ne pouvait plus se battre.
L'arrivant s'arrêta et salua l'Empereur, qui n'eut pas l'air de le
voir; puis il se rangea aux côtés du prince Berthier et commença
à voix basse son rapport. Il était crotté jusqu'au col de son dol-
man; sa monture, vidée, essoufflée, fléchissante, faisait aussi, par
sa seule attitude, ce rapport, qu'elle arrivait en hâte et de fort
loin.
— Que dit-il donc, celui-là? demanda Napoléon, qui avait pu
entendre, par hasard, les mots de « Russes » et de « Bérésina ».
— Sire, reprit l'officier, à qui Berthier, par un signe, venait
de donner l'ordre de répéter, j'ai l'honneur de vous annoncer que
les Russes sont maîtres des passages de la Bérésina.
L'Empereur eut un sursaut; mais, se reprenant bien vite, il
répondit sur un ton d'assurance étonnée qui celait entièrement
son inquiétude :
— Je pense que vous vous trompez, monsieur. Le duc de
Reggio m'écrit tantôt le contraire.
— Sire, je vous suis envoyé par le duc de Reggio.
— Ah ! vous m'êtes envové par le duc de Reggio ? répéta vive-
ment celui qui, d'ordinaire, ne disait pas de mots inutiles. — Il
passa sa main sur son front; puis, sortant brusquement de la
politesse qu'il avait montrée d'abord :
— Eh bien! quoi? Dites ce que vous avez vu, ordonna-t-il.
— Sire, la tête de pont de Borisof est perdue depuis cette
nuit. Les Russes tiennent la ville. En m'approchant pour cher-
cher à joindre le général Dombrowski, j'ai été reçu à coups de
fusil...
Napoléon blêmit ; ses lèvres balbutiantes écumèrent ; en agitant
désordonnément les bras, il donnait sur le mors des secousses qui
arrêtèrent son cheval.
— Vous mentez ! vous mentez ! vous mentez ! s'écria-t-il
enfin sur un ton croissant de rage et de délire.
L'officier, offensé, salua avec froideur, demandant ainsi à se
40 REVUE DES DEUX MONDES.
retirer. Alors le conquérant lut aux yeux de ce soldat la vérité;
lui, le maître, se sentit sujet de ce destin auquel il faut bien que
tout homme se plie, quelque empire qu'il ait reçu des autres
hommes ; et, levant sa face défigurée vers l'ennemi sublime qui
lui barrait la carrière, par deux fois il brandit sa baguette
comme pour le fustiger. Mais une main invisible l'abattit sans
doute, car il retomba sur la croupe de son cheval, ses genoux se
détachèrent de la selle, ses bras disloqués battirent les flancs de la
bête étonnée et sage, qui, les membres immobiles, se campait
sur l' avant-main en secouant doucement son encolure. Ecrasé de
la sorte et couché, tous le regardaient.
Berthier, en voulant le retenir, le fit se relever :
— Eh bien ! qu'avez-vous ? demanda-t-il, les sourcils froncés;
et il regarda haineusement tous ces témoins de sa défaite. Mais
marchez donc, traînards !
Le temps de reprendre les rênes, de donner le coup de talon
au ventre des chevaux fatigués, et Margeret le vit qui tournait
contre Verdy et lui ses yeux pleins d'un feu de colère ; il l'en-
tendit qui répétait :
— F... traînards !
VII
Immobile, affaissé, Margeret regardait défiler l'escorte.
— Vous avez entendu? disait-il d'une voix désolée; vous avez
entendu ?
— Oui... mais que nous fait cette Bérésina? Nous la passe-
rons, nous en avons passé bien d'autres.
— Beaucoup d'autres en effet... à gué, sur des ponts, sur la
glace et de toutes manières...
— Marchons donc, marchons... Que nous importe la perte
d'un pont, à nous qui ne sommes pas combattans ?
Margeret hocha la tête d'un mouvement négatif qui signifiait :
Nous ne nous comprenons pas.
— Vous pensez comme l'Empereur, reprit-il; vous pensez que
nous sommes des traînards. Nous n'avons plus assez de force pour
porter désarmes, c'est vrai; nous ressemblons à des traînards,
j'en conviens. Mais pourquoi l'Empereur nous appelle-t-il traî-
nards, nous qui avons tant souffert par lui et pour lui ? Comment
a-t-il pu perdre à ce point tout sentiment des convenances?
Dites, comment ?
— C'est cette nouvelle qui l'a mis en fureur. Il parlait au
hasard. Mais il se calmera, il réfléchira, il prendra son parti. Il
trouvera des moyens de nous tirer de là, soyez -en sûr.
RACHETÉ. 41
— J'en suis sûr. Il a assez de génie pour nous sauver encore.
Nous n'avons qu'à le suivre. Seulement, voilàbien longtemps que
je le suis et que je me fatigue à le suivre. Je me sens faible,
voyez-vous. Il faut que je m'arrête un peu.
— Vous disiez que vous ne vous arrêtiez jamais...
On apercevait encore, au sommet de la montée, les croupes
dandinantes des chevaux, leurs queues ballantes, leurs membres
qui se levaient et se posaient symétriquement.
Margeret tourna les yeux vers cette vision, qui était sa vie
même et qui le fuyait.
— C'est lui qui m'a arrêté, dit-il.
* — Marchons ! supplia Verdy : ne vous entêtez pas à vous sou-
venir d'un mot! Le froid vous gagne... Marchons! L'arrêt, c'est
la mort!
— Croyez- vous? demanda le vagabond, sursautant au vrai
nom dont il devait nommer ce repos qu'il voulait prendre; et il
répéta gravement, comme s'il répondait à une autre question pré-
cédemment posée en lui-même :
— C'est peut-être la mort...
Mais cette idée, entrée une fois dans sa conscience, détermina
tout son être à la révolte ; il redressa sa nuque sur laquelle pe-
sait cette menace, il se rassembla pour partir : une de ses jambes
lui refusa le mouvement et demeura prise au piège, collée au
sol.
— Il me semble que mon pied gèle, dit-il... Celui qui avait
déjà gelé une fois.
Il s'agenouilla, se palpa et ne put plus se relever.
— Debout! criait désespérément Verdy, saisi à la fois par
l'épouvante et par le froid. Il l'avait pris sous les aisselles et le
tirait en haut de toute sa faible force, chancelant lui-même dans
ce lâche vertige qui depuis sa nuit d'angoisse et sa chute au
gouffre revenait par instans hanter son cerveau. — Debout!
Vous disiez qu'il faut vouloir vivre!...
Alors, celui qui avait vécu lui tendit sa main froide; il lui
sourit comme à leur première rencontre, et trouvant dans sa con-
science évanouissante une de ces réponses que la mort seule peut
dicter :
— Je veux encore, dit-il, mais je ne peux plus...
Impuissant en effet contre lui-même, trahi par ses mem-
bres qui lui manquaient l'un après l'autre, il tentait vainement de
s'appuyer au sol ou de s'accouder sur son genou ; il ne pouvait
relever que sa tète, et le reste tombait. Mais assis dans la neige,
il se défendait encore; ses lèvres mouvantes, suppliantes, ten-
daient vers le ciel, soit qu'il attendît d'en haut quelque secours
42 REVUE DES DEUX MONDES.
surnaturel, soit qu'il aspirât vers un air plus pur, et qui pût
vaincre le ralentissement de son cœur. Puis sa bouche se fixa
dans un sourire; elle n'exhala plus qu'une haleine raccourcie, à
peine visible en une pâle buée; et seules ses larmes, emplissant
la crevasse de sa joue, coagulées aux fils de sa barbe, témoignè-
rent qu'il se mourait dans un chagrin profond. Il était déjà couché
et paraissait dormir, quand un dernier soubresaut l'agita; il
réussit à se rasseoir, ses mains déconcertées errèrent autour des
boutons de sa veste.
— La poste française... dit-il; la lettre... la lettre...
Et il retomba.
A mesure qu'il passait de l'agonie dans la mort, une joie
étrange, faite de charité, de confiance, de pardon, se répandait
sur son visage. Les empreintes de la douleur étant effacées, il
ne restait plus que les stigmates de la misère, la noblesse des
traits les éclairait ; son âme longtemps refoulée et contrainte au
dedans s'épanouissait enfin dans son évidente bonté ; elle faisait
ce vêtement radieux au soldat affranchi de sa servitude san-
glante, citoyen nouveau de l'éternelle paix.
Cependant, le survivant rendait au mort un suprême, un
sommaire devoir. La besace et la marmite une fois détachées de
l'épaule, il avait ouvert le vêtement ; de ses mains roides et sans
tact il explorait la poitrine et s'étonnait d'y trouver encore tant
de chaleur. Le cœur avait tout à fait cessé de battre, mais le
front rayonnait davantage et devenait un signe qui dessillait les
yeux. Les poches contenaient une bourse ; puis un carnet chargé
de notes, de noms, de comptes : mémento soigneux du capi-
taine commandant, chaque canonnier y avait sa page. Verdy
détacha la croix d'honneur cousue au drap de l'habit, et défit les
broches de trois miniatures épinglées au dedans de la veste.
C'étaient des portraits : un colonel de l'ancienne armée, en grand
costume, le mince cordon des commandeurs de Saint-Louis
visible par rentre-bâillement de son habit; une vieille dame,
poudrée et parée ; une femme très belle et très jeune, frisée en
coup de vent, qui tenait sur ses bras un petit garçon. Toutes ces
figures paraissaient heureuses et réchauffées, l'artiste les ayant
peintes sans doute dans quelque chambre bien close où l'atmo-
sphère était douce, ou bien sur la terrasse ensoleillée de ce châ-
teau que Margeret possédait au bord de la Loire. Fixées dans
leur apparence de bonheur, infidèles à ce cœur qui ne battait plus,
elles souriaient doucement, cruellement, à celui qui les ôtait de là. . .
Pendant qu'il crispait ses doigts à tenir ces choses délicates,
un traînard en guenilles s'était arrêté derrière lui; besoigneux,
avide, et le couvant d'un regard sournois, il attendait ses restes.
RACHETÉ. 43
— Ya-t'en! cria Verdy; mais, craignant que le gueux ne vînt
après lui dépouiller la dépouille, mettre le corps à nu, il lui jeta
la marmite et la besace comme on jette un os à un chien. L'autre
les ramassa, les considéra, hésita; puis, l'aubaine certaine le per-
suadant d'éviter le dommage possible, il se remit en chemin.
Plusieurs lettres, serrées entre elles par des ficelles, gonflaient
la sabretache ; le portefeuille en contenait une autre, pliée comme
pour être jetée à la poste. Celle-ci portait en adresse :
A Madame de Margerel,
au château de Saint-Satur ,
département du Cher.
Etait-ce là cette lettre « pour Madame » dont Margeret avait
parlé l'autre soir au bivouac pendant son sommeil, et tout à
l'heure encore dans son agonie? Verdy pensa que, devant écrire
lui-même aux parens du mort, il avait à se renseigner d'abord
sur les personnes ; il développa le papier, et lut :
« Orcha, le 21 novembre 1812.
(( Ma chère femme,
« Notre marche se poursuit le mieux du monde au sein d'une
nature très majestueuse; nous suivons le Borysthène, beau
fleuve qui ressemble à la Loire, mais avec plus de grandiose.
Quand le soleil se lève sur ces plaines de glace, c'est vraiment
un spectacle dont le regard enchanté ne peut se lasser.
« Depuis le combat funeste qui m'a privé de la plupart de ma
compagnie, je marche avec le troisième corps, que commande le
maréchal Ney. L'énergie de ce général est admirable, nous
sommes en de bonnes mains. Je n'ai rien fait pour me procurer
un nouveau cheval, car après cette petite engelure que j'ai eue,
il vaut mieux que j'aille à pied. Ne va pas cependant penser que
le climat soit rigoureux: il s'est bien adouci, au contraire, depuis
Smolensk. L'armée est en ordre: vivres, logemens, habits, sou-
liers, tout nous arrive régulièrement ; en un mot, nous ne man-
quons de rien.
« Ne t'alarme pas non plus, ma chère femme, en lisant les
bulletins de l'armée : l'Empereur met tout au pis pour tromper
les Russes. La vérité est que nous voilà proches de nos canton-
nemens d'hiver, et que nous allons nous y bien compléter pour
reprendre la campagne, en finir avec ces sauvages, et retourner
embrasser nos femmes. C'est là qu'il faut m'écrire : à la Grande
Armée, dans ses cantonnemens d'hiver. Parle-moi de mon fils.
44 REVUE DES DEUX MONDES.
J'espère que maintenant il peut lire mes lettres. Entretiens-le de
son père, de tout notre métier, de ce jeu de la guerre où l'on joue
avec de vrais chevaux et de vrais canons; enfin, persuade-le, ce
petit Edgar, qu'il sera soldat à son tour et qu'il servira son
pays. 0 mon unique amie, la pensée que tu élèves bien notre
enfant est toute ma consolation dans le chagrin que j'ai d'être
séparé de toi... Mais je ne veux pas me plaindre; non, je n'ai pas
sujet de me plaindre... »
Cela se continuait, plein de tous les mensonges que peut
dicter la haute pitié de l'homme pour la femme, plein aussi
d'amour, plein d'espérance, ces autres mensonges dont la vie
nous leurre. Verdy pleurait, et ne pouvait achever. Il contempla
une dernière fois le soldat martyr, tué par l'Empereur; il
arrangea dans une pose mortuaire l'homme admirable qui venait
de crever là comme un chien. Ne réussissant ni à lui baisser les
paupières, ni à lui fermer la bouche, l'hiver russe l'ayant défini-
tivement pris et raidi, il le coucha du moins sur le dos pour qu'il
pût regarder le ciel, puis il lui croisa les mains sur la poitrine
comme nous faisons d'ordinaire à ceux qui sont morts dans des
lits.
— Adieu, mon capitaine, lui dit-il en lui faisant le salut mi-
litaire: j'ai compris et j'obéirai.
Puis, les bras chargés de ses reliques, il marcha, luttant
tout ensemble contre la lassitude et contre le chagrin. Tout seul
maintenant devant tant de misères!... Des jours nouveaux, plus
douloureux encore, allaient commencer. Cependant, le décor où
venait de s'accomplir la scène mortelle n'avait pas changé ; à
peine l'heure s'était-elle assombrie : dans la brume du soir, les
mêmes cavaliers s'éloignaient toujours, silhouettes sombres et
massives, casquées de lumière. Alors, la majesté redoutable des
choses se manifesta aux yeux de Yerdy, purifiés par ses larmes
récentes. Il sentit l'infinité de sa faiblesse, l'inutilité de son cou-
rage, le danger même de ses espoirs...
— Il faut être une bête brute pour sortir d'ici! songea-t-il. Je
serai une brute.
Art Roë.
{La deuxième partie au prochain numéro.)
LACORDAIRE INTIME
L'AMI ET LE PRÊTRE
« Si c'est vers les âmes que tes affections se portent, aime-les ,
ô mon âme, mais aime-les êsi Dieu. Ramène avec toi toutes celles
que tu pourras ramener; tu les entraîneras, parce que l'esprit de
Dieu parlera par ta bouche. » Bien des siècles se sont écoulés
depuis que saint Augustin laissait échapper ces paroles dans ces
Confessions brûlantes où il exhalait devant Dieu ses remords et ses
ardeurs; et cependant, lorsque naguère elles me tombaient sous
les yeux, c'est à Lacordaire qu'elles me faisaient aussitôt penser.
Si, parmi les orateurs sacrés que notre âge a connus, il en est un
qui ait ramené les âmes, c'est assurément celui dont l'éloquence
rassemblait sous les voûtes, longtemps désertes, de Notre-Dame,
une l'ouïe telle que, depuis le moyen âge, la vieille basilique n'en
avait point vue. Mais, sil les a entraînées, ce n'est pas seulement
parce que l'esprit de Dieu parlait par sa bouche, c'est aussi, c'est
surtout parce qu'il les a aimées.
Cet amour du prêtre pour les âmes est le grand secret de
l'action qu'il exerce. On peut dire que sa force est en proportion
de son amour. Quelle est l'origine de cet amour, sur lequel ne
s'est point exercée l'observation des psychologues, et qui a échappé
aux classifications d'un Stendhal, parce qu'il était incapable même
d'en concevoir l'idée ? Est-ce un sentiment d'une nature toute par-
ticulière, qui serait chez le prêtre un des fruits surnaturels de la
vocation, qui se développerait par le ministère et qui se confon-
drait avec les autres devoirs du sacerdoce? Est-ce, en un mot,
ce qu'on appelle, dans la langue religieuse, une grâce d'état?
46 REVUE DES DEUX MONDES.
N'est-ce pas, au contraire, un sentiment plus pur, sans aucun
doute, plus noble, plus relevé, mais cependant du même ordre
que l'amour humain? Assurément, un vrai prêtre ne reculera,
pour sauver une âme , devant aucune démarche , devant aucun
péril ; il ira porter les sacremens à un malade dans un hôpital de
pestiférés, et l'absolution à un mourant sur le champ de bataille.
Gela, c'est le devoir. Mais l'intelligence des besoins d'un cœur,
la participation aux souffrances qu'il éprouve, la divination des
remèdes dont il a besoin, l'intime association à toutes les luttes
qu'il engage, la joie de ses triomphes, la tristesse et presque
l'humiliation de ses défaites, cela, c'est autre chose. C'est l'amour;
et Lacordaire lui-même l'a écrit : « Il n'y a pas deux amours;
l'amour du ciel et celui de la terre sont le même, excepté que
l'amour du ciel est infini. »
Je crois ne rien avancer de profane ni d'irrespectueux, en di-
sant que tous les grands pasteurs d'âmes, dont s'honore l'Eglise
catholique, n'ont, à leur suite, entraîné tant de cœurs vers Dieu
que par leur puissante faculté d'aimer. C'est une erreur de croire
que les austères obligations du sacerdoce détruisent cette faculté
chez le prêtre. Elles ne font que la transformer, en la dégageant
des sentimens moins purs qui troublent le commun des hommes ;
mais peut-être que, par cela même, elles la fortifient et la rendent
plus durable, comme l'amputation des branches parasites ajoute
à la vigueur du tronc. C'est encore Lacordaire qui va nous dire,
en termes pleins de délicatesse, comment cette transformation
s'opère : « Il serait singulier que le christianisme, fondé à la fois
sur l'amour de Dieu et des hommes, n'aboutît qu'à la sécheresse
de l'âme à l'égard de tout ce qui n'est pas Dieu. Seulement, il y
a souvent de la passion dans les amitiés, et c'est ce qui les rend
dangereuses et dommageables. La passion trouble à la fois les
sens et la raison, et, trop souvent même, elle aboutit au mal, au
péché. Ce qui ruine l'amour, c'est l'égoïsme, ce n'est pas l'amour
de Dieu, et il n'y eut jamais sur la terre d'ardeurs plus durables,
plus pures, plus tendres que celles auxquelles les saints livraient
leur cœur, à la fois dépouillé et rempli, dépouillé d'eux-mêmes
et rempli de Dieu. »
Sans y penser, sans doute, Lacordaire a retracé dans ces lignes
l'histoire de sa vie morale. Son cœur dépouillé a été rempli de
saintes amitiés ; mais avant de le remplir, il avait commencé par
le dépouiller. Il était né, en effet, avec une nature ardente et
rêveuse. Ses lettres de jeune homme nous le montrent en proie
aux inquiétudes et aux mélancolies de son âge. Ce qui l'agite,
c'est l'inconnu de sa destinée. A certains jours il rêvait la gloire;
LACORDAIKK INTIME. 47
puis, le lendemain, il écrivait à un ami : « Je ne comprends pas
comment on peut se donner tant de mal pour cette petite sotte.
Vivre tranquille, au coin du feu, sans prétentions et sans bruit,
est chose plus douce que jeter son repos à la renommée, pour
qu'elle nous couvre en échange de paillettes d'or. » Parfois le
désir de voir des pays nouveaux était la forme que prenait son
inquiétude, et les seuls mots de Grande-Grèce le faisaient frémir
et pleurer. Puis, au contraire, il se persuadait qu'il ne serait jamais
content de lui que lorsqu'il posséderait trois châtaigniers, un
champ de pommes de terre, un champ de blé et une cabane au
fond d'une vallée suisse. Dans sa chambrette solitaire de la rue
du Dragon, il rêvait d'une cure de campagne ; à peine avait-il
passé le Pont-Neuf que ce rêve était remplacé par celui d'une vie
active et brillante; et ces variations incessantes faisaient naître
chez lui le dégoût de l'existence que son imagination avait à
l'avance usée. « Je suis rassasié de tout, écrivait-il, sans avoir rien
connu. » Il souffrait également de sa solitude et de l'inassouvi de
son cœur. A Paris, au milieu de 800000 hommes, il se sentait
dans un désert. Il cherchait des amitiés humaines, et ces amitiés
le fuyaient ou le trompaient. « Où est, s'écriait-il, l'âme qui com-
prendra la mienne? » Il n'avait plus d'intérêt, plus de goût à rien,
ni aux spectacles, ni au monde, ni aux jouissances de l'amour-
propre. Il sentait sa pensée vieillir et il en découvrait les rides à
travers les fleurs dont son imagination la couvrait encore . Il com-
mençaità aimer sa tristesse et àvivre beaucoup avec elle. Mais écou-
tons-le nous décrire plus tard le mal dont il avait souffert : « A peine
dix-huit printemps ont-ils épanoui nos années que nous souffrons
de désirs qui n'ont pour objet ni la chair, ni l'amour, ni la gloire,
ni rien qui ait une forme ou un nom. Errant dans le secret des
solitudes ou dans les splendides carrefours des villes célèbres, le
jeune homme se sent oppressé d'aspirations sans but ; il s'éloigne
des réalités de la vie comme d'une prison où son cœur étouffe, et
il demande à tout ce qui est vague et incertain, aux nuages du
soir, aux vents de l'automne, aux feuilles tombées des bois une
impression qui le remplisse en le navrant. Mais c'est en vain ; les
nuages passent, les vents se taisent, les feuilles se décolorent et
se dessèchent, sans lui dire pourquoi il souffre. »
C'est l'accent et presque le langage de René. Supposez main-
tenant que René ne fût pas devenu chrétien et prêtre. Que lui
serait-il arrivé? Probablement l'éternelle et banale histoire de
l'homme. Il aurait cherché l'âme qui comprendrait la sienne et
il l'aurait trouvée, car ces âmes-là, on les trouve ou, du moins, on
croit les trouver toujours. Il aurait aimé ; il aurait plus ou moins
48 REVUE DES DEUX MONDES.
souffert. Gomme il avait le don littéraire, il aurait peut-être raconté
son amour, et nous aurions un roman de plus. Puis il se serait
consolé, et il aurait vécu de la commune vie, partagé entre des
intérêts prosaïques et des affections placides.
Au lieu de cela, il est entré au séminaire à vingt-deux ans.
11 y apportait une nature passionnée et un cœur vierge. Si minu-
tieusement qu'ait été fouillée sa vie, la trace d'aucun sentiment
romanesque n'a pu en effet y être découverte. Le Père Gratry
raconte, dans ses Souvenirs, avec une grâce infinie, qu'il conserva
deux ans certaine rose qui lui avait été jetée un soir de bal et
qu'au moment où il résolut de consacrer sa vie à Dieu, rien ne
lui en coûta autant que de jeter cette rose et de couper cette fibre
de cœur. « Je sentis longtemps, ajoutait-il, le froid de cette cou-
pure. » Rien de semblable dans la vie de Lacordaire; et si le
témoignage de son pieux biographe, le Père Chocarne, ne parais-
sait pas tout à fait suffisant sur ce point, il faudrait bien s'en rap-
porter à celui de Lacordaire lui-même. Nous avons un assez grand
nombre de lettres écrites par lui à des amis, à des camarades de
son âge. On vient récemment d'en publier un gros volume. Elles
sont toutes plutôt sévères et un peu mélancoliques. A peine, de
temps à autre, une plaisanterie. Ecrivant à un de ses amis qui
était aux eaux de Luxeuil, il lui demande des nouvelles de ses
promenades, des incidens qui arrivent, des dames auxquelles il
fait la cour, puis il ajoute : « Ah! mon Dieu, j'oublie que je parle
à un sauvage, à un homme qui ne sait pas baiser une femme au
front. » Mais il ne paraît pas que lui-même ait été moins sau-
vage que son ami, car il écrivait, à la même date, à l'un de ceux
avec lesquels il était le plus intime : « J'ai aimé des hommes, mais
je n'ai point encore aimé de femmes et je ne les aimerai jamais
par leur côté réel. » Six mois après, il entrait au séminaire. Une
de ses cousines a raconté qu'à ses premières vacances, il se pro-
menait avec elle, à la campagne, lorsqu'il aperçut sur le haut
d'une cabane une branche de chèvrefeuille : « Ah! ma cousine,
s'écria-t-il avec pétulance, que je serais tenté de grimper là-haut,
de cueillir cette branche et de vous l'offrir; mais avec mon habit,
ce ne serait pas convenable. » — Qui croirait, si les deux témoi-
gnages n'étaient également sincères, que le Père Gratry a gardé
deux ans la rose, et que le Père Lacordaire n'a même pas cueilli
le chèvrefeuille?
11 est superflu d'ajouter que les émotions auxquelles avait
échappé sa jeunesse furent inconnues à son sacerdoce. « Je suis
toujours étonné, écrivait-il à un jeune homme, de l'empire
qu'exerce sur vous la vue de la beauté extérieure et du peu de
LACORDAIRE INTIME. 49
force que vous avez pour fermer les yeux. Je vous plains bien de
votre faiblesse, et je l'admire comme un grand phénomène dont
je n'ai pas le secret. Jamais, depuis que j'ai connu Jésus-Christ,
rien ne m'a paru assez beau pour le regarder avec concupiscence.
C'est si peu de chose pour une âme qui a vu Dieu une fois et qui
l'a senti. » Mais cette vision de Dieu ne l'empêchait pas de regarder
aussi les âmes et de s'attacher à elles. Ceux-là seulement qui en
sentaient le prix et la beauté étaient, suivant lui, appelés au sacer-
doce qu'il définissait : une immolation de l'homme ajoutée à celle
de Dieu. Dans cette immolation môme de tout sentiment égoïste
et passionné, il trouvait la sécurité nécessaire pour se livrer aux
attachemens que lui rendait indispensables la tendresse naturelle
de son cœur. Avec l'accomplissement de ses devoirs de prêtre, ces
attachemens ont rempli sa vie. Dans sa jeunesse il a aimé Monta-
lembert; dans un âge plus avancé, l'abbé Perreyve. Il a aimé éga-
lement Mme Swetchine, la comtesse Eudoxie de La Tour du Pin,
et une personne moins connue, dont le nom revient cependant
parfois dans ses lettres à Mme Swetchine. Nous ne possédons de
sa correspondance avec Montalembert et avec l'abbé Pereyve
que des fragmens. Celle avec Mme Swetchine et avec la comtesse
Eudoxie de La Tour du Pin a été, au contraire, publiée tout en-
tière. Une bienveillante communication m'a permis de tenir entre
mes mains toutes ses lettres à Mme de V... Je voudrais le montrer
tel qu'il apparaît dans ses relations avec ces trois femmes. La pre-
mière fut pour lui une mère, et la seconde une amie. Quant à la
troisième, on peut dire qu'elle fut l'amie.
I
A l'époque où celui que l'Eglise a nommé depuis saint Jérôme,
et qui s'appelait alors Eusebius Hieronymus, quittait, pour revenir
à Rome, le désert de Chalcide où il avait dompté, dans la péni-
tence et les larmes, les ardeurs de sa nature fougueuse, une veuve
qui portait un nom illustre dans les fastes romaines, Marcella,
fille d'Albine, venait de se convertir à la religion chrétienne et
elle avait transformé son palais somptueux du mont Aventin en
un lieu de réunion pieuse. Personnellement elle y vivait de la vie
la plus simple, toujours habillée de vêtemens de couleur brune,
et elle y avait ouvert un oratoire où les dames pieuses venaient
prier. « Lorsque les affaires de l'Eglise me contraignirent à venir
à Rome, a écrit le saint, comme j'évitais, par une retenue que je
croyais nécessaire à mon propre salut, la fréquentation des dames
de condition dont la piété jetait alors tant d'éclat, elle montra,
TOME CXXIX. — 1895. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
pour me servir de l'expression de l'apôtre, une importunité si
persévérante et, en même temps si touchante, qu'elle me força de
m'écarter en sa faveur de la règle que je m'étais prescrite. » Saint
Jérôme passa en effet sous le toit de Marcella les trois années de
son séjour à Rome, et plus d'une fois, pendant ces trois années,
au cours des ardentes controverses auxquelles il se trouva mêlé,
Marcella eut occasion d'exercer sur lui sa douce et prudente in-
fluence. « Marcella , disait-il , eût voulu mettre sa main sur ma
bouche pour m'empêcher de parler, » et dans une autre lettre :
« Souvent mon rôle changeait en face d'elle, et de maître je
devenais disciple. » Mais comme Marcella avait à un souverain
degré (c'est encore Jérôme qui parle) le tact délicat des conve-
nances, elle donnait toujours ses propres idées, lors même qu'elle
ne les devait qu'à la pénétration de son esprit, comme lui ayant
été suggérées par Jérôme lui-même ou par quelque autre.
Au bout de trois ans, Jérôme quitta cependant et ce palais du
mont Aventin, transformé en couvent, et Rome elle-même, qui
était toujours la ville élégante et lettrée par excellence, un peu
le Paris d'aujourd'hui, pour se rendre à Jérusalem et pour y mettre
en pratique , d'accord avec celle qui devait être un jour sainte
Paule, son grand dessein de vie monastique. Mais durant les vingt
années que Jérôme et Marcella demeurèrent séparés une pieuse cor-
respondance les consolait de vivre éloignés l'un de l'autre, et « si
leurs corps étaient séparés, leurs âmes étaient unies. » Aussi quand
mourut Marcella, Jérôme adressa-t-il à la vierge Principia, qui
lui avait fermé les yeux, une de ces lettres que les chrétiens de
la primitive Eglise se communiquaient les uns aux autres et qui
étaient l'équivalent d'une notice nécrologique de nos jours. Dans
cette lettre, il faisait l'éloge de celle qu'il appelait notre Marcella,
parce que, disait-il, « nous l'avons également aimée tous les deux
et nous avons également partagé ses affections, » et il faisait con-
naître aux autres ce trésor dont il avait eu le bonheur de jouir
si longtemps. Moins connue que Paula, moins publiquement
associée qu'elle à la vie et aux austérités du grand propagateur de
l'idée monastique, la pieuse et discrète Marcella n'a pas tenu une
moindre place dans la vie du saint. A la fois cénobite et grande
dame, ayant accepté la plupart des obligations de la vie monas-
tique, sans être cependant tout à fait retirée du monde, elle fut le
premier tyoe de ce qu'une ironie peu justifiée appelle parfois une
mère de l'Eglise.
Avec la différence des siècles et des personnes, il y a plus
d'une ressemblance entre la liaison de Jérôme avec Marcella et
celle qui a si longtemps uni Lacordaire et Mme Swetchine. Du vi-
LACORDAIRE INTIME. 51
vant de Lacordaire, le nom de Mrae Swetchine n'était guère connu.
Je serais presque tenté de dire qu'il l'est un peu trop aujour-
d'hui. Je ne suis pas convaincu, en effet, que ceux qui avaient à
cœur sa mémoire lui aient rendu le meilleur des services en la
tirant de l'ombre amie où elle avait toujours vécu pour l'exposer
au grand jour, sous les yeux d'un public indifférent. Je doute éga-
lement qu'il fût nécessaire de consacrer à sa vie et à ses œuvres
la matière de deux volumes in-octavo. Pour la faire connaître, il
aurait suffi d'une de ces publications discrètes, destinées aux
intimes, mais qui font peu à peu leur chemin dans le monde,
révélant à ceux qui sont curieux de s'en enquérir des mérites
cachés, sans vouloir les imposer de vive force à l'admiration géné-
rale. De même, un choix plus sévère parmi des productions aux-
quelles sa modestie n'attachait aucune importance aurait peut-être
donné une plus juste idée de la finesse et de l'élévation de son
esprit que cette affirmation un peu téméraire que « dans ses
œuvres, des traits dignes de La Bruyère abondent à côtés d'élé-
vations dignes de saint Augustin. » Ecrire au crayon, c'est comme
parler à voix basse, a dit joliment Mme Swetchine elle-même. Or
presque toutes ses œuvres étaient écrites au crayon, et en la faisant
parler à voix haute, en substituant au crayon l'encre d'impri-
merie, ses éditeurs ne semblent pas avoir compris le conseil in-
direct qu'elle leur donnait.
Il est rare que l'excès dans les publications et l'abus des
superlatifs dans l'éloge n'amènent pas une certaine réaction.
La réaction s'est produite en effet sous la forme d'un article
ironique et malicieux de Sainte-Beuve, par lequel seul beaucoup
de personnes connaissent aujourd'hui Mme Swetchine. Il ne serait
pas juste cependant que les faciles malices de Sainte-Beuve
fissent un tort sérieux à cette figure originale et fière. Née, à la
fin du siècle dernier, en pleine corruption d'une cour russe, unie
à un époux plus âgé qu'elle de vingt-cinq ans, élevée en dehors de
toute pratique religieuse, mais attirée vers le christianisme par
la pureté de sa nature, elle eut le courage, en dépit des railleries
de Joseph de Maistre (qui cependant fut un peu son guide) , de
chercher par elle-même la vérité à travers une longue série de
lectures et d'études théologiques d'où elle sortit catholique. Une
prédilection naturelle l'attira vers notre pays, à une époque
où il s'en fallait qu'une mutuelle sympathie rapprochât les deux
nations; elle y passa quarante années de sa vie. Durant ces qua-
rante années, elle vécut au centre d'une petite élite d'hommes de
premier ordre qu'elle avait su rassembler autour d'elle, Guvier,
Montalembert, le Père de Ravignan, Alexis de Tocqueville,
52 REVUE DES DEUX MONDES.
d'autres encore que je pourrais nommer. On a pu railler ce salon
de la rue Saint-Dominique, à côté duquel (tout comme Marcella
dans sa maison du mont Aventin) elle avait établi une chapelle où
des jeunes femmes, en toilette élégante, allaient furtivement de-
mander à la prière un secours contre les tentations du monde.
Mais ce n'en est pas moins un des lieux où, pendant une longue
période de temps, ont été échangés entre les hommes les plus
distingués les plus nobles propos. Ce qu'il faut reconnaître et
saluer en Mme Swetchine, plutôt qu'une émule de La Bruyère ou
de saint Augustin (bien que des œuvres distinguées et touchantes
soient sorties de sa plume), c'est, comme on l'a dit excellemment :
« une chrétienne accomplie qui savait en même temps com-
prendre, avec une exquise délicatesse, les rapports de sa foi avec
les mœurs et les sentimens de la société où elle vivait. » Pour
une femme qui n'a jamais visé à la sainteté d'une Paula, c'est le
plus fin des éloges, et si elle l'a mérité en quelque chose, c'est
assurément dans ses relations avec Lacordaire, telles que la pu-
blication de leur correspondance nous les a fait connaître.
Lacordaire avait été présenté à Mme Swetchine par Montalem-
bert à une époque critique de sa vie, c'est-à-dire au moment où il
venait de rompre avec Lamennais : « J'abordais, a-t-il écrit, aux ri-
vages de son âme comme une épave brisée par les flots... Par quels
sentimens fut-elle ainsi poussée à me donner son temps et ses con-
seils? Sans doute quelque sympathie l'y portait, mais, si je ne me
trompe, elle fut soutenue par la pensée d'une mission qu'elle avait
à remplir près de mon âme. Elle me voyait entouré d'écueils, con-
duit jusque-là par des aspirations solitaires, sans expérience du
monde, sans autre boussole que la pureté de mes vues, et elle crut
qu'en se faisant ma providence, elle répondait à une volonté de
Dieu. » Dans ces quelques lignes, Lacordaire a marqué d'un trait
juste la nature de la relation si particulière qui s'ouvrit à cette
date entre Mme Swetchine et lui, et qui devait durer vingt-sept ans.
Du côté de Mme Swetchine, cette relation avait quelque chose de ma-
ternel et d'un peu protecteur ; du côté de Lacordaire, quelque chose
de confiant et d'ingénu. Dans plus d'une circonstance, elle fut en
eifet sa boussole. Avec son esprit sûr, son tact de femme, sa con-
naissance du monde, elle prévint de sa part des résolutions incon-
sidérées, des mouvemens trop vifs, des démarches intempestives.
De même que Marcella mettait parfois la main sur la bouche de
Jérôme pour l'empêcher de prononcer des paroles imprudentes, de
même Mme Swetchine (c'est à elle-même qu'est empruntée l'image)
tenait Lacordaire par le pan de son habit, pour ralentir des mou-
vemens trop rapides ou trop brusques. C'est avec cet esprit de
LACORDAIRE INTIME. 53
douce autorité qu'elle apparaît dans leur correspondance, et je ne
crois pas que lettres plus originales aient jamais été échangées
entre une femme et un prêtre. Rien 'qui rappelle les correspon-
dances spirituelles que l'on connaît, telles que celle de Bossuet
avec la sœur Gornuau, ou celle de Fénelon avec Mme de La Mai-
sonfort. Ce ne sont pas des lettres de piété et encore moins des
lettres de direction, car le directeur était plutôt Mme Swetchine.
On pourrait dire que ce sont des lettres ecclésiastiques, car toutes
les questions qui ont préoccupé l'Eglise catholique pendant un
quart de siècle y sont traitées avec une grande hauteur de vues,
et en même temps des lettres de cœur, car l'expression des sen-
timens personnels y tient une grande place.
Mme Swetchine environnait en effet la vie de Lacordaire de
cette sollicitude affectueuse qui lui était d'autant plus nécessaire
que sa mère lui avait manqué de bonne heure. Peu s'en fallut
même qu'à une certaine époque il n'allât s'établir auprès d'elle,
dans sa maison du mont Aventin. Mais si leur intimité ne fut
jamais poussée aussi loin, jamais non plus, à travers les vicissi-
tudes de la vie, l'attachement de Mme Swetchine ne fit défaut à
Lacordaire, pas plus au prêtre encore obscur qu'au prédicateur
en renom, pas plus au solitaire attristé de Sorèze qu'au Domini-
cain belliqueux. Cet attachement invariable n'avait rien d'exalté
ni de complaisant. Mme Swetchine juge celui qu'elle aime; elle
l'avertit; elle le blâme parfois; mais rien ne parvient à la déta-
cher de lui : « Mon bonheur, lui écrivait-elle un jour, eût été de
vous approuver toujours, mais ma tendresse n'en a pas besoin,
et peut-être les violentes secousses auxquelles vous la soumettez
renouvellent-elles avec plus de force une première adoption.
Comme Rachel, j'ai pu quelquefois vous nommer l'enfant de ma
douleur, et vous savez que souffrir ne décourage pas les pauvres
mères. »
C'est, en effet, avec une confiance toute filiale que Lacordaire
s'ouvre à Mme Swetchine sur tout ce qui le concerne. Il n'a rien
de caché pour elle, ni ses troubles, ni ses incertitudes, ni ses espé-
rances, ni ses découragemens. Constamment il parle de lui-même
avec une humilité touchante : «J'ai trente-quatre ans, lui écrit-il,
et il est vrai de dire que mon éducation n'est achevée sous aucun
rapport. » En même temps, il sent vivement ce qui, dans son hu-
meur, est de nature à faire souffrir les autres, et il s'en accuse :
« J'aime, j'en suis certain, et profondément; et néanmoins il est
vrai qu'il y a en moi quelque chose que je ne puis pas nommer
et qui cause de la peine à ceux que j'aime. Ce n'est pas de l'â-
preté : je suis doux; ce n'est pas de la froideur : je suis passionné.
54 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est quelque chose d'entier qui est trop non ou trop oui, une
certaine difficulté de découvrir ce dont le cœur d'un ami a be-
soin, une habitude du silence qui me suit quelquefois sans que
je m'en doute. Combien j'ai de peine à parler! » Aussi envie-t-il
le don qu'ont les femmes de rendre leurs sentimens : « Les femmes
ont cela d'admirable qu'elles peuvent parler tant qu'elles veulent,
comme elles veulent, avec l'expression qu'elles veulent. Leur cœur
est une source qui coule naturellement. Le cœur de l'homme, le
mien surtout, est comme ces volcans dont la lave ne sort que par
intervalles, après une secousse. »
Cette réserve et cette froideur apparente étaient, chez Lacor-
daire, un trait dont le contraste avec l'impétuosité naturelle de
son caractère a été souvent relevé. Chez les natures passionnées
qui ont pris de bonne heure l'habitude de se gouverner elles-
mêmes, ce trait se retrouve souvent; la froideur et la réserve,
d'abord volontaires, deviennent une enveloppe, un voile dont
elles ne peuvent plus parvenir à se dégager. Mais si Lacordaire,
à l'en croire du moins, ne savait pas parler, du moins il savait
écrire, et Mme Swetchine devait être bien récompensée de la
tendresse qu'elle lui témoignait, lorsqu'elle recevait des lettres
comme celle-ci : « Ayez donc un peu compassion de ma nature
sauvage ; je voudrais la changer, car je sens plus que jamais mes
défauts, à mesure que le christianisme pénètre dans mon âme;
malheureusement on désire plus qu'on ne fait. Que la confiance
avec laquelle je vous ai toujours parlé de moi vous soit une
preuve, sans cesse renaissante, de mon affection. Ma vie, dans ses
plus petits détails, vous appartient tout entière, et vous ne me
verrez jamais vous en rien ôter. Les nouveaux amis sont peu de
mon goût. Je sens encore parfois qu'une âme qui passe me plaît
et qu'autrefois je l'aurais aimée. Je ne vais guère plus loin; le
temps est venu d'aimer Dieu uniquement et de vivre avec les
destinées que sa bonté a unies à nous dans les chemins passés. »
Lacordaire ne donne cependant jamais ce spectacle, toujours
un peu ridicule, d'un prêtre soumis à l'influence d'une femme.
S'il consultait Mme Swetchine sur toutes choses, des conseils
qu'elle lui donnait il prenait et laissait tour à tour. C'est ainsi
que toute la diplomatie, qu'elle savait à l'occasion déployer,
n'empêcha pas, entre l'archevêque de Paris Mgr de Quelen et lui,
une rupture qui le retint longtemps éloigné, en lui fermant la
chaire de Notre-Dame, et précipita peut-être son entrée dans
l'Ordre des Frères Prêcheurs. Jamais elle ne put plier la nature,
un peu roide, de Lacordaire à ces ménagemens et à cette sou-
plesse que jugeait parfois nécessaires sa nature de femme et
LACORDAIRE INTIME. 55
de Slave. Elle essuya plus d'une rebuffade de sa part, entre autres
en 1843, quand sur la demande expresse de Mgr Affre, elle in-
tervint pour obtenir qu'il consentît à dépouiller l'habit de saint
Dominique et à prêcher à Notre-Dame en prêtre séculier. Sa main,
disait-elle, tremblait en lui écrivant et en lui demandant si l'hom-
me, en lui, serait complètement effacé et vaincu, s'il irait jusqu'au
sacrifice d'une sorte de point d'honneur et de jouissance toute per-
sonnelle pour que la parole de Dieu fût noblement, libéralement,
glorieusement annoncée. A cette diplomatique missive, Lacordaire
répondit par une fière lettre que je voudrais pouvoir citer tout
entière, tant y respire l'accent de l'honneur :
« J'irais, disait-il, donner dans Notre-Dame, à nos ennemis, le
spectacle d'un religieux qui a peur, après avoir affiché le cou-
rage, qui se cache, après s'être montré, qui demande grâce et
merci en raison de son déguisement volontaire ; cela n'est pas
possible. Plus la situation est grave, plus les catholiques attendent
de ma parole une éclatante revanche, moins je dois leur préparer
une si douloureuse surprise. Il vaut mieux cent fois se taire que
trahir leurs espérances. La religion n'a pas besoin de triompher;
elle peut se passer de ma parole à Notre-Dame. Dieu est là pour
la soutenir et l'honorer dans l'opprobre ; mais elle a besoin que
ses en fan s ne l'humilient pas eux-mêmes et ne déshonorent pas
ses épreuves. » Et il terminait en disant : « Le caractère est ce
qu'il faut toujours sauver avant tout, car c'est le caractère qui
fait la puissance morale de l'homme. »
Ajoutons, pour clore l'épisode, que Lacordaire ayant tenu bon
jusqu'au bout, ordre lui vint, du maître général des Dominicains,
de céder, qu'il s'y refusa encore, et que la seule concession qu'on
put obtenir de lui fut qu'il revêtirait le rochet et la mozette de
chanoine par-dessus son costume de Dominicain. Ce fut dans ce
bizarre accoutrement qu'on le força d'apparaître en chaire à
Notre-Dame. Sourions de ces misères, mais ne négligeons pas
cependant de constater quel progrès a fait, dans notre pays, à
travers les temps et en dépit de certaines tentatives, l'esprit de
tolérance et de liberté.
La relation de Lacordaire et de Mme Swetchine se poursuivit
ainsi jusqu'à la fin, non pas sans dissentimens, mais sans refroi-
dissement et sans nuage. Cette relation lui devint particulière-
ment douce et nécessaire durant la période de sa vie, où, volon-
tairement retiré dans la maison d'éducation qu'il avait fondée à
Sorèze, différant d'avec la plupart des catholiques sur la con-
duite qu'il convenait de tenir vis-à-vis du régime impérial, un
peu suspect à Rome, un peu oublié des générations nouvelles,
56 REVUE DES DEUX MONDES.
il ne se sentait plus d'intelligence avec l'opinion publique. Il
gémissait des changemens et des défaillances dont, chaque jour,
il était témoin parmi les compagnons de ses anciennes luttes, et
il se raidissait dans une fidélité obstinée au fier idéal qu'il s'était
fait du prêtre et du citoyen dans la société moderne. « Je tiens
par-dessus tout, écrivait-il, à l'intégrité du caractère ; plus je vois
les hommes manquer et faillir ainsi à la religion qu'ils repré-
sentent, plus je veux, avec la grâce de celui qui tient les cœurs
dans sa main, me tenir pur de tout ce qui peut affaiblir ou com-
promettre en moi l'honneur du chrétien. N'y eût-il qu'une âme
attentive à la mienne, je lui devrais de ne pas la contrister;
mais lorsque, par suite d'une providence divine, on est le lien
de beaucoup d'âmes, le point qu'elles regardent pour s'affermir
et se consoler, il n'y a rien qu'on ne doive faire pour leur épar-
gner les amertumes et les défaillances du doute. » Un peu de
tristesse l'envahissait cependant, lui qui avait tant aimé ce siècle,
qui avait cru le comprendre et en être compris, de se sentir au-
jourd'hui tellement isolé, tellement à l'écart du nouveau mouve-
ment qui l'emportait. « Je suis, disait-il, comme un vieux lion
qui a voyagé dans les déserts et qui, assis sur ses quatre nobles
pattes, regarde devant lui, d'un air un peu mélancolique, la mer
et ses flots. » La mélancolie gagnait en effet le vieux lion, et il ne
pouvait s'empêcher de terminer une de ses dernières lettres à
Mme Swetchine par ces mots, les plus tristes que j'aie relevés
sous sa plume : « Adieu, chère amie: la vie est triste et amère!
Dieu seul y met un peu de joie. C'est lui qui va me donner celle
de vous revoir et de vous dire encore combien je vous aime dans
votre vieillesse si éprouvée, et combien je me rappelle chaque
jour tout le bien que vous m'avez fait. »
Bien que de beaucoup plus âgée que Lacordaire, Mme Swet-
chine ne devait le précéder dans la tombe que de quatre ans.
Une de ses dernières pensées fut pour lui. Déjà sur son lit de
mort, elle se fit apporter par M. de Falloux un étui qui contenait
la vie manuscrite de saint Dominique. « Faites-moi le plaisir,
lui dit-elle, de me lire la lettre qui est à la première page. »
Quand M. de Falloux fut arrivé à cette phrase : « Je souhaite
qu'un jour quelqu'un de vos neveux sache qu'il eut pour aïeule
une femme dont saint Jérôme eût été l'ami, comme de Paula et
de Marcella, et à qui rien ne manqua qu'une plume assez illustre
et assez sainte pour dire ce qu'elle était... » elle l'interrompit.
« Cette phrase, dit-elle , est désagréable ; elle est ridicule, appliquée
à moi. » Puis elle reprit : « Du reste, là où je serai, blâme ou
éloge, ce me sera bien égal. » Elle remit alors à M. de Falloux
LAC0RDA1RE INTIME. De
toute la correspondance de Lacordaire, en l'autorisant à en faire
un jour l'usage qui lui semblerait bon. Conformément à son désir,
cette correspondance a été publiée quelques années après la mort
de Lacordaire, et si l'on peut regretter qu'un choix plus sévère
n'ait pas présidé à la publication des œuvres de Mme Swetchine,
ceux-là qu'intéresse l'histoire du mouvement religieux de ce siècle
doivent, au contraire, se féliciter de ce qu'aucune n'ait été retran
chée des lettres qu'échangèrent pendant vingt-sept ans le Jérôme
et la Marcella de notre âge.
II
Au lendemain de la mort de la comtesse Eudoxie de La Toui
du Pin, Lacordaire écrivait à une amie commune : « Elle a été
pendant vingt ans une des forces de ma vie », et certes, dans la
bouche d'un prêtre, c'est un rare témoignage rendu à une femme.
Quelle était donc la personne à laquelle cet hommage s'adressait?
J'ai eu la curiosité de m'en enquérir, comme on s'enquiert d'une
miniature ancienne ou d'un pastel effacé, en se demandant quel
en était le modèle ; mais je n'ai pu recueillir sur elle que peu de
renseignemens. Elle était de vieille et forte race. Les La Tour du
Pin. sont originaires du Dauphiné, province fidèle mais fière,
disaient en 1788 ses représentons aux Etats de Romans, où, de
tout temps, l'humeur a été un peu verte et les têtes un peu
chaudes. De bonne heure, les La Tour du Pin se sont divisés en
plusieurs branches. — La comtesse Eudoxie, chanoinesse de
Sainte-Anne, en Bavière, appartenait à celle des Gouvernet. « Le
nom et l'état de la maison de Gouvernet, disaient des lettres de
rémission obtenues de Louis XIII à la suite d'un duel, sont en
Dauphiné aussi bien qu'en Languedoc dans un tel état d'estime
pour les services et le rang de ceux qui le portent et tiennent, que
nul n'oserait entreprendre contre eux. » Cette famille de La Tour
du Pin semble avoir eu le privilège d'engendrer des femmes for-
tes. Turris fortitudo mea, dit la légende de ses armes. En 1692,
Philis de La Tour du Pin, bien qu'appartenant a la religion ré-
formée , ralliait ses coreligionnaires à la cause royale et défen-
dait, à leur tête, les hautes vallées de la Drôme contre une inva-
sion du duc de Savoie, qui menaçait de déborder l'armée de
Catinat. On l'appelle encore dans le pays : l'héroïne du Dauphiné.
Une autre fille de la même race, Lucrèce de La Tour du Pin de la
Charce, fut, pendant trente-sept ans, à la fois prieure du monas-
tère de Saint-Césaire et gouvernante héréditaire de Nyons, qui
était le centre des possessions de sa famille. Quelque chose de la
58 REVUE DES DEUX MONDES.
vigueur de ces femmes semble avoir coulé, avec leur sang, dans
les veines de la comtesse Eudoxie. Son père, chevalier de Saint-
Louis, était mort en 1822. D'opinions royalistes très exaltées, elle
s'était, après la révolution de 1830, retirée avec sa mère à Ver-
sailles, dans cette vieille ville, pleine de souvenirs monarchiques,
où l'exiguïté de leur fortune leur faisait préférer, sans doute, la
dignité d'un vieil hôtel un peu délabré au confortable bourgeois
d'un appartement parisien.
Quelle fut l'occasion de ses premières relations avec Lacordaire
qui remontent à 1834, je n'ai jamais pu le découvrir, car il y avait
loin, de la fière demoiselle légitimiste, au collaborateur de La-
mennais dans l'entreprise toute récente de l'Avenir. Mais souvent
la vie met ainsi en contact deux âmes différentes qui se prennent
par où elles devraient se séparer, et qu'un attrait mutuel du cœur
réunit par- dessus les divergences de l'esprit. Au moment où
s'ouvre la correspondance, c'est-à-dire en 1837, Lacordaire était
en relations avec Mme de La Tour du Pin depuis trois ans. Après
avoir occupé, pendant deux ans, avec éclat, la chaire de Notre-
Dame, il venait d'en descendre et de partir pour Rome, découragé
par les attaques incessantes dont, malgré ses succès, il ne cessait
d'être l'objet dans le monde religieux. Il vivait à Rome, assez
triste et solitaire. Mme de La Tour du Pin, de son côté, venait
de perdre une mère tendrement chérie, et Lacordaire la savait
dans un grand état d'abattement, incertaine elle-même de ce
qu'elle allait devenir. Aussi les premières lettres qu'il lui adresse
se ressentent-elles de leur disposition commune: « Hélas! quand
nous reverrons-nous? lui écrit-il. Quand nous promènerons-nous
sous les ombrages de Versailles? Quand nous retrouverons-nous
sous les voûtes de Notre-Dame? Dieu unit les hommes et les dis-
perse. Il frappe les cœurs qui s'étaient rencontrés; il ne nous
laisse que la mémoire des temps qui ne sont plus, et ces larmes
involontaires au souvenir des amis. Prions-le de nous permettre
de nous revoir sur la terre. Je vous renouvelle tous mes senti-
mens tristes et dévoués, et l'hommage d'un cœur qui, vous ayant
une fois connue, emportera partout votre souvenir. »
Mais, après ces premiers momens donnés à la mélancolie,
l'énergie de la nature recouvrait ses droits chez Lacordaire. Il y
avait de l'indomptable en lui, et ni les difficultés avec lesquelles il
se trouvait souvent aux prises, ni les malveillances qu'il rencon-
trait sur sa route ne parvenaient à l'abattre. Et puis, il avait
trouvé un asile à Saint-Louis des Français, où il s'occupait d'un
travail de longue haleine qui remplissait suffisamment ses jour-
nées et lui donnait la satisfaction d'apporter sa part de travail
LACORDAIRE INTIME. 39
sacerdotal à l'Eglise. Il se sentait calme et heureux : il avait la
conscience d'être au port. Il n'en était pas de même de son amie,
qui continuait à se consumer dans la mélancolie. Lacordaire l'en
reprend avec une infinie douceur. Il voudrait lui redonner le goût
de la vie. Il cherche à l'y rattacher par quelque occupation à la-
quelle elle pourrait se consacrer et par l'idée du bien qu'elle
pourrait faire aux autres. Sa propre vie qui, depuis sa sortie du
séminaire, a passé par tant de traverses, lui sert d'exemple pour
la réconforter, et il ajoute : « Une femme, je le sais, n'est pas un
prêtre; mais outre que nous sommes tous prêtres dans un sens
large, la femme a été douée par Dieu d'une influence extrême-
ment puissante, surtout dans la société chrétienne. Je ne crois
pas qu'une femme chrétienne puisse sous ce rapport adresser le
moindre reproche à sa destinée. »
Cette période d'abattement ne devait avoir également qu'un
temps chez Mme de La Tour du Pin. Peu à peu, la vigueur de la
race dont elle était issue reprenait le dessus en elle, et au travers
des lettres que lui adresse Lacordaire, nous la voyons revenir à
sa véritable nature, qui était fortement trempée. La confiance
qu'il lui témoigne est très grande. Rarement une détermination
est à prendre dans sa vie sans qu'il la consulte à l'avance. Le mé-
rite est d'autant plus grand de sa part que Mme de La Tour du Pin
paraît avoir été d'un esprit un peu chagrin et contredisant. Dans
la vie de Lacordaire, elle joue un rôle assez inattendu : celui de
censeur. Souvent elle le morigène ; elle prend le contre-pied de
ses desseins. Elle ne croit pas au succès de ses entreprises; elle
lui en fait apercevoir les difficultés. Elle raille son optimisme
inextinguible. Loin de prendre ces contradictions en mauvaise
part, Lacordaire l'y encourage et l'en remercie : « Vous êtes, lui
dit-il, du petit nombre d'amis que je serais bien aise d'entendre
dire du mal de moi, même quand ils ont tort. » Et dans une autre
lettre : « Croyez-moi tout à vous, malgré tout, c'est dire malgré
vos éternelles défiances au sujet de tout ce qui m'arrive. Si j'étais
un homme sujet par caractère à m'abattre, vous me renverseriez
comme une pauvre petite fleur; heureusement, sans être un chêne
et quoique d'une nature timide, je trouve dans un coin de mon
cœur un peu de fermeté. Bien m'en prend quand vous me faites
la guerre, et soyez sûre, du reste, que je ne vous en veux pas. »
Une seule fois, cependant, Lacordaire se plaint, mais c'est
parce que Mme de La Tour du Pin, au lieu de le juger sur ce qu'il a
dit ou écrit, s'en rapporte aux propos qu'elle entend tenir sur son
compte et lui prête ctes opinions qui ne sont pas les siennes. Les
légitimistes ne pouvaient pardonner à Lacordaire l'attitude qu'il
60 REVUE DES DEUX MONDES.
avait prise au lendemain de la révolution de Juillet. L 'Avenir,
dont il avait été un des principaux rédacteurs, avait séparé la
cause' de l'Eglise de celle de l'ancienne monarchie. A leurs yeux
c'était un grief irrémissible. Certain sermon sur la Vocation de la
nation française, où il avait parlé en chaire de l'avènement de
la bourgeoisie, avait mis le comble à leurs préventions. On l'ap-
pelait couramment un; tribun. Mme de La Tour du Pin s'était fait
sans doute l'écho de ces accusations, car Lacordaire lui répondait
cette fois sur un ton ferme, et, tout en se défendant contre
des imputations qu'il jugeait injustes, il lui marquait nettement
la situation indépendante qu'il entendait garder, entre l'opposition
royaliste et le gouvernement : « Je fais des fautes, sans doute,
comme tout homme, mais infiniment moins que vous ne pensez,
et si, au lieu de ouï-dire, vous aviez, droit devant vous, mes actions,
vous connaîtriez quel degré de malice et de ruse il y a dans l'es-
prit de parti pour dénaturer les faits, les paroles et les idées. Je
n'ai jamais écrit une ligne, ni dit un mot qui puisse autoriser la
pensée que je suis un démocrate. J'ai été, depuis vingt ans que
date ma conversion au christianisme, uniquement et profondé-
ment monarchique, mais hostile seulement à la monarchie
absolue, telle qu'elle est en Russie et en Autriche, telle qu'elle
n'a jamais été en France, même sous Louis XIV. Après cinquante
ans que tout prêtre français était royaliste jusqu'aux dents, j'ai
cessé de l'être. Je n'ai pas voulu couvrir de ma toge sacerdotale
un parti ancien, puissant, généralement honorable, et d'une
autre part me donner au gouvernement nouveau, lequel m'aurait
protégé au moins, béni, sacré, comme tant d'autres. Je suis resté
à découvert de tous côtés, sous la seule protection de Dieu et de
mes œuvres. Est-ce donc là une position qui n'explique pas tout,
et si, à force de grâces intérieures et de douceur de cœur, je con-
serve assez de liberté pour ne pas tomber et pour rire encore
avec mes amis, est-ce de l'optimisme, ou n'est-ce pas plutôt la
force d'un honnête homme qui connaît son mal et n'y succombe
pas? Jugez-moi donc sur ce que vous avez vu de moi, de vos
yeux, et entendu de vos oreilles, et croyez que tout est possible
aux partis, quand ils croient avoir intérêt à perdre un homme. »
Lacordaire a bien encore quelques sujets de querelle avec la
comtesse Eudoxie, mais c'est à propos de ses éternelles méfiances.
Il lui reproche d'avoir le génie des monstres et d'en voir partout.
Il n'y arien de si rare que les monstres, lui dit-il, et comme, en
lui écrivant, elle avait oublié de mettre sur l'adresse de sa lettre
l'indication du département, il ajoutait : « Votre lettre pouvait
passer trois semaines avant d'avoir épuisé tous les Flavigny.
LACORDAIRE INTIME. 61
Vous auriez ensuite conclu de mon silence quelque lamentable
histoire sur l'inconstance du cœur humain et ses mystérieuses
énigmes. En mettant : Côte-d'Or, tout s'évanouit. »
Ces petites difficultés n'enlevaient rien à la douceur d'une
affection d'autant plus solide, peut-être, que les esprits étaient plus
différens, et qu'elle avait pour fondement l'intelligence des cœurs.
Les esprits peuvent se diviser; les cœurs s'entendent toujours.
« Je ne me rappelle pas avoir souffert de vous une seule fois, chose
rare même entre amis, » lui disait-il un jour, et les vicissitudes de
la vie ne devaient en rien distendre le lien qui les unissait. Leurs
relations ne dataient encore que de quatre années, lorsque, à la
veille du jour solennel où il allait prendre au couvent de la
Minerve l'habit de saint Dominique, il terminait sa lettre en lui
disant : « Pour moi, quelque habit que je porte et en quelque lieu
que j'aille, je n'oublierai jamais votre amitié et toutes les marques
que vous m'en avez données dans un temps plus heureux pour
vous que celui d'aujourd'hui, et où j'avais bien peu de conso-
lations. Un religieux n'a pas de prospérité à attendre; je ne puis
donc vous dire que je vous serai fidèle dans la prospérité, mais
si grande que soit la paix de l'âme où je parvienne, votre souvenir
y demeurera toujours. » Et onze ans après, il lui écrivait encore,
non plus de Rome, mais de Toulon : « Dites-moi un peu vos pen-
sées. Les miennes, malgré tant de courses, ne m'entraînent jamais
loin de vous. Je suis comme l'hirondelle qui revient toujours,
excepté quand la mort lui a coupé les ailes. »
Ce n'était pas à Lacordaire, c'était à Mme de La Tour du Pin
que la mort devait couper les ailes. Elle fut enlevée prématuré-
ment le 5 mai 1851, et c'est dans la douleur de sa mort que
Lacordaire lui rendait ce glorieux témoignage : « Elle a été
une des forces de ma vie. » « Un ami fidèle est une protection
forte, dit l'Ecriture, et celui qui Fa trouvé a trouvé un trésor ! »
Combien plus précieux devient le trésor, si cet ami est une amie.
Lacordaire avait pourtant fait vœu de pauvreté; mais, si rigou-
reuse que soit la règle monastique, elle ne va pas jusqu'à dé-
pouiller ceux qui l'embrassent des richesses du cœur.
III
La correspondance de Lacordaire avec Mme de V... s'ouvre
par un billet qu'il lui adresse le 18 avril 1836. Elle se termine
le 29 octobre 1861 par une lettre qu'il n'avait même plus la force
d'écrire de sa main et qu'il se bornait à signer. Le 21 novembre
suivant il expirait ; elle-même mourait quatre ans après. Ils étaient
62 REVUE DES DEUX MONDES.
à peu près du même âge. Leurs deux vies se sont donc écoulées
côte à côte, et le lien qui les unissait n'a jamais été rompu.
D'où vint entre eux la première attache ? Il est assez difficile
de le deviner, car ils étaient nés singulièrement loin l'un de l'autre.
Mme de V... appartenait, par sa naissance comme par son mariage,
au monde légitimiste. Son mari, galant homme, dont le nom
revient souvent à travers la correspondance, était un abonné de la
Quotidienne, et cette divergence d'opinions donne lieu , dans leurs
lettres, à d'assez fréquentes plaisanteries. Mme de V... ne paraît
pas cependant avoir été aussi vive que son mari sur les sujets
politiques. Autant qu'on peut deviner son caractère à travers
les lettres que lui adresse Lacordaire (car les siennes ont été
détruites), c'était moins un esprit supérieur qu'une âme noble et
tendre, passionnément dévouée à ceux qu'elle aimait, et s'ingéniant
à les servir avec une délicatesse et une générosité discrètes. On
en pourra juger par ce trait.
Lacordaire était pauvre. Il avait traversé quelques années
auparavant une période difficile. Lorsque, après deux années de
vie commune avec Lamennais, il avait rompu avec lui et quitté
la Ghesnaye, c'était avec trois écus dans sa poche et un habit
d'été, qu'en plein hiver, il était arrivé à Paris. La mort de sa
mère l'avait mis en possession d'une rente de douze cents francs,
qui constituait tout son avoir, et le capital de cette rente fondait
rapidement entre ses mains imprévoyantes. Les deux ou trois per-
sonnes qui étaient au courant de cette situation s'en inquiétaient
pour lui. Gomment Mme de V... en fut-elle informée? Probable-
ment par Mme Swctchine, qu'elle connaissait également. Elle crut
pouvoir y porter remède en prenant l'archevêque de Paris comme
intermédiaire d'une proposition généreuse. Lacordaire refusa
par une lettre pleine de dignité. « Grâce à Dieu, répondit-il, je
n'ai besoin de rien, je suis libre et content. Si la Providence
m'avait fait défaut par le cours naturel des choses, j'aurais
trouvé fort doux qu'elle le rétablit par votre cœur; mais il n'en
est pas ainsi. Je conserverai dans mon souvenir le plus intime
la marque d'attachement que vous m'avez donnée et vous prie
de me conserver aussi les sentimens dont vous m'avez fait jouir
depuis plusieurs années et dont vous m'avez donné cette marque
dernière. »
A partir de ce jour la glace est rompue. Lacordaire ne lui écrit
plus : Madame la comtesse, mais chère amie, et l'intimité com-
mence. Aussi est-elle une des premières personnes avec lesquelles
il s'ouvre sur son grand dessein de rétablir en France l'Ordre de
LACORDAIRE INTIME. 63
Saint-Dominique et d'aller d'abord à Rome pour en revêtir l'habit.
Ce dessein rencontrait peu d'encouragement chez ceux auxquels
Lacordaire l'avait confié. « Ces choses-là sont dans la main de
Dieu, avait répondu l'archevêque de Paris, mais sa volonté ne paraît
pas s'être manifestée. » Mme Swetchine le laissait faire plus qu'elle
ne le poussait. Mais chez Mme de V... l'opposition fut des plus
nettes, et pendant un court séjour qu'il fît chez elle à la cam-
pagne de vifs débats s'élevèrent entre eux. Ce n'était pas la car-
rière qu'elle souhaitait pour lui. Elle avait rêvé la gloire, les
hautes fonctions de l'Eglise, d'abord un canonicat, puis un évêché,
et il allait sacrifier tout cela à des projets lointains et chimériques.
Lacordaire tint bon. Il était de ces hommes qui prennent leur
parti intérieurement, après des réflexions fortes, et qu'aucune
influence ne parvient ensuite à ébranler. Mais il craignait que
cette obstination de sa part n'eût contristé une amitié trop
sensible, et il s'en expliquait avec elle dans une lettre qu'il lui
adressait quelques jours après, déjà sur le chemin de Rome.
« Me voici déjà bien loin de vous, lui disait-il, malgré tous vos
bons conseils, et lundi prochain je serai à Rome. Ce n'est pas
que je n'aie beaucoup pensé aux raisons que vous m'avez
données et qui, déjà fortes par elle-mêmes, l'étaient encore par
l'affection désintéressée qui les dictait. Mais vous concevez qu'il
est difficile de déraciner une idée qui a fait son trou dans notre
esprit et vers l'accomplissement de laquelle une force qui est
dans les choses nous pousse... Laissez-moi me confier à Dieu
qui m'a tant protégé depuis mon enfance et qui m'a donné une
amie telle que vous. Je compte tout à fait sur votre amitié. Ne
vous découragez pas parce que je n'ai pas cédé à votre influence
dans une affaire capitale. Nous n'en aurons pas de semblables et
de si impossibles à traiter tous les jours. »
Près de dix-huit mois devaient encore s'écouler avant que La-
cordaire pût mettre son dessein à exécution, et durant ces dix-
huit mois, coupés au reste par un long séjour en France, il ne perd
aucune occasion de la familiariser peu à peu avec son projet. « Il
faudra, lui écrit-il, vous habituer à ma grande robe de laine
blanche. Nous n'aurons plus que cet hiver-ci pour rire un peu.
Ou plutôt soyez persuadée que, si l'habit ne fait pas le moine, le
moine non plus ne perd rien de ce qui est vrai et simple, bon et
digne d'envie. Nous serons donc les meilleurs amis du monde et
rien ne nous empêchera de nous promener avec votre mari aux
Ch... ou à R... »
Le retour de Lacordaire à Paris suspendit la correspondance,
qui ne consiste plus qu'en quelques petits billets insignifians.
64 REVUE DES DEUX MONDES.
Mme de V... n'était pas encore réconciliée avec l'idée de la robe
blanche. Mais si opposée qu'elle demeurât aux projets de Lacor-
daire, sa générosité naturelle ne lui permettait pas de s'en désin-
téresser complètement. Le pli qu'elle avait tenté défaire accepter
par lui, en se servant de l'intermédiaire de Msr de Quélen, était
toujours resté entre les mains de ce dernier. Elle eut la pensée
que peut-être elle pourrait renouveler son offre avec plus de
succès. Elle consulta cependant l'abbé Affre, alors vicaire géné-
ral. « M. Lacordaire qui a refusé un secours personnel, ne refu-
sera point un secours destiné à favoriser son futur établissement, »
répondit celui-ci. Et quelques jours après Lacordaire la remer-
ciait simplement : « Je n'ai pas besoin de vous dire que je suis
heureux de toutes les nouvelles preuves d'attachement que vous
m'avez données depuis huit jours. Ce souvenir m'accompagnera
toujours et contribuera à alléger les peines que Dieu, sans doute,
me réserve dans le cours de ma vie. A demain et à toujours. » Et
comme il allait quitter Paris quelques jours après, il terminait
un dernier billet par ces mots : « Du courage ! »
Dans les premiers jours de mai 1839, Lacordaire partait en
effet pour la seconde fois, emmenant avec lui deux compagnons
de voyage. Tous trois devaient revêtir à Rome l'habit de saint
Dominique dans les premières semaines de juin. A Milan, il
s'arrêtait quelques jours, et de là il écrivait deux longues lettres,
l'une à Mme Swetchine, qui a été publiée dans le volume de leur
correspondance, l'autre à Mme de V... « Si je vous avais écrit
toutes les fois que ma pensée s'est tournée vers vous, vous
auriez déjà reçu bien des lettres de moi, » lui disait-il, en com-
mençant; et après lui avoir donné quelques détails sur son
voyage il continue : « Je vous écris dans un grand moment de
douceur, parce que je suis ravi de mes deux compagnons de
voyage depuis huit jours, et que j'ai emporté de Paris des sou-
venirs qui m'accompagnent partout. Vous pensez peut-être que
ces souvenirs devraient se tourner en regrets et que ma joie
ressemble pas mal à de l'ingratitude. Vous auriez tort. Il y a des
regrets consolans. Peut-on songer à ce qui est bon, aimable,
sincère, sans qu'une certaine joie tombe dans l'âme, même avec
des larmes?... Votre pensée me console donc et ne m'attriste pas,
malgré l'absence. Je songe que Dieu m'avait préparé en vous
une amie véritable et sûre, dans un moment où ma vie devait avoir
à supporter une épreuve décisive. Je songe avec une joie douce
à tout le bien que vous m'avez fait et que d'anciens amis ne
pouvaient pas me faire. Je vois en vous Dieu et vous-même, et
par ce mélange vous n'êtes pas tout à fait absente, parce que Dieu
LACORDAIRE INTIME. 65
n'est absent jamais. Je vous le dis du fond de mon cœur. Je me
reporte vers vous avec un sentiment qui est doux, qui est pur, qui
est plein. Cela est rare ici-bas, parce que quelque chose manque
presque toujours dans les affections, et ce vide entremêlé fait beau-
coup souffrir. J'ai bien peu rencontré d'âmes qui ne causent pas
de souffrances. Mes amis sont aux vêpres, à la cathédrale. Je vous
écris seul, mais ils vont revenir, heureusement pour moi, pour
que je ne vous écrive pas avec trop d'attendrissement ce que je
voulais vous dire. Dites bien à votre mari que je le regarde comme
un ami, malgré la différence de nos âges, et que, quoi que la Pro-
vidence fasse de moi, les jours que j'ai passés chez lui se repré-
senteront toujours à ma pensée. »
Lacordaire passa l'année de son noviciat près de Yiterbe, au
couvent de la Quercia, dont il adresse à Mme de V... une jolie
description. Pendant toute cette année, la correspondance fut
entre eux très régulière, une lettre toutes les trois semaines envi-
ron. Dans toutes ces lettres, Lacordaire prend un soin évident de
dissiper les préventions et les appréhensions de son amie. « J'es-
père, lui écrit-il, que l'habit de saint Dominique me rendra plus
saint, mais non pas moins attaché à voire personne. » Dans une
autre lettre, il lui expose en détail les obligations de sa vie monas-
tique, et il cherche à la réconcilier avec les rigueurs de la règle
dominicaine. « C'est une vie de chanoine, lui écrit-il. Vous vou-
liez à toute force que je fusse chanoine ; vous voyez que j'ai tout
juste accompli vos vœux. »
On sent bien cependant, à travers ces lettres, que Mrae de V...
demeure rebelle. Une crainte la domine : c'est que l'Ordre de
Saint-Dominique n'absorbe Lacordaire et ne le retienne en Italie.
Elle n'a qu'une pensée : son retour à Paris. Aussi se trouve-t-elle
entraînée à travailler, en quelque sorte malgré elle, au rétablis-
sement de l'Ordre en France. Elle s'occupe de l'achat d'une maison,
à Charonne, qui pourrait devenir le siège d'un premier couvent.
Ce projet ayant échoué, elle voudrait que Lacordaire accepte
une chaire à la Sorbonne que M. Cousin aurait été, à ce qu'il
paraît, disposé à lui offrir. Il faut que Lacordaire lui explique
longuement qu'ayant attaqué avec une extrême vivacité le mono-
pole universitaire, il serait peu honorable pour lui de profiter de
ce monopole. Elle s'attache alors à une autre idée. L'archevêque
de Paris étant à toute extrémité, elle presse Lacordaire de se
mettre sur les rangs pour lui succéder. Et le futur Dominicain
de lui répondre cette lettre assez verte : « Le vœu que vous
formez de me voir parmi les prétendans est , n'en déplaise à
votre intelligente amitié, un vœu qui me coûterait bien cher
tome cxxix. — i895. S
66 REVUE DES DEUX MONDES.
s'il se réalisait. Concevez-vous l'enfer qu'il doit y avoir dans le
cœur de tous ces braves gens qui prêchent l'abnégation évan-
gélique, et qui calculent leur vie pour avoir un évêcbé, ne
disant pas un mot, ne faisant pas un geste qui puisse être un
obstacle à leur chimère ? Le dernier frère convers dominicain est
plus heureux cent fois et plus respectable que tout ce monde.
Pensez-vous d'ailleurs qu'un évêché convînt à ma nature, et que
je serais bien à l'aise, sous l'amas de paperasses et de notes
administratives qui constituent aujourd'hui la vie d'un évêque ?
Laissons donc là, je vous prie, les évêchés, et contentons-nous d'as-
sister à la distribution qui s'en fait, avec le sincère désir qu'ils arri-
vent à de bons prêtres. Ni vous ni moi, chère amie, ne verrons la
nouvelle Eglise que Dieu prépare à la France. Il lui faudra plus
d'un siècle pour se former; mais, à moins que notre patrie ne
périsse, elle se formera inévitablement. Or, c'est tout que l'avenir;
et celui qui ne veut triompher que dans son moment imperceptible
est semblable à l'homme qui préférerait manger un pépin que le
planter pour faire un arbre à sa postérité. Les amateurs de pé-
pins sont innombrables, depuis l'oiseau-mouche jusqu'aux curés
et autres qui aspirent à la mitre. Ne soyez pas du nombre, je vous
en prie, et que l'amitié ne vous fasse rien perdre de la grandeur
naturelle de votre esprit. >>
Cependant le noviciat de Lacordaire touchait à son terme. Sa
prise d'habit allait avoir lieu, et il lui faudrait quitter la Quercia.
Où irait-il le lendemain? Après d'assez longues irrésolutions, il
écrivit au Maître général des Dominicains une très belle lettre
dans laquelle il demandait, en son nom et au nom de son com-
pagnon, la permission de demeurer encore trois ans à Rome, au
centre de l'Ordre, pour s'initier à ses traditions, tout en déclarant
« qu'ils continuaient d'appartenir à la France par leur baptême,
par ses malheurs et ses besoins, par leur foi profonde en ses des-
tinées, par leur âme tout entière et qu'ils voulaient vivre et mourir
ses enfans et ses serviteurs. » Mais ce n'était pas sans appréhension
que Lacordaire communiquait cette lettre à Mme de V... Il se sentait
si loin maintenant, si obscur, si moine, et il redoutait une explosion
de son amitié. Au premier moment elle se résigna. Il est donc assez
difficile de comprendre ce qui se passa entre eux quelques mois
après, et pourquoi Lacordaire, après avoir laissé sans réponse deux
lettres consécutives, finit par lui adresser ces lignes si dures : « La
confiance entre difficilement dans le cœur de l'homme et s'en re-
tourne vite. Laissons couler le temps sur ces ruines que vous avez
faites. Je bénirai Dieu si jamais il renoue les temps interrompus
et met un baume sur une blessure dont je voudrais guérir. »
LACORDAIRE INTIME. 67
La blessure devait cependant guérir plus vite qu'il ne pen-
sait. Une nouvelle lettre, où Mmo de V... implorait probablement
son pardon, lui arriva dans un moment douloureux. Lacordaire
s'était pris d'une affection passionnée pour un jeune homme qu'il
avait amené de France, et avec lequel il avait pris l'habit. Ce jeune
homme était à l'agonie , lorsque Lacordaire reçut la lettre de
Mme de V... Comment avoir le courage de couper de sa propre
main les liens d'une affection ancienne au moment même où la
mort tranchait ceux d'une affection nouvelle ? Du chevet de son
ami mourant, Lacordaire écrivit donc à son amie repentante quel-
ques lignes affectueuses. Mais il ne voulut pas, cependant, rentrer
en correspondance régulière sans avoir avec elle une explication sur
le malentendu qui les divisait. «Vous me le dites vous-même dans
votre lettre du 24, lui écrivait-il : // n'est pas en moi de m"1 associer
aux grandes idées. Je ne prends point cette phrase à lalettre ; mais il
est de fait que vous ne m'avez jamais paru vous intéresser aux des-
tinées de l'Eglise, à l'avenir du monde. Vous me faisiez dans votre
cœur une vie heureuse, bien accommodée, ornée d'une gloire sans
péril ; je vous semblais presque fou et ingrat de repousser un sort
si clair. C'est là ce que vous avez appelé constamment ne pas vous
comprendre. Eh bien! si, je vous comprends; il n'y a rien de si
facile que de vous comprendre. Qui ne comprend la joie de l'ai-
sance, d'une vie sûre et modérée, des jouissances de l'amitié?
Qui ne comprend que, humainement parlant, cela vaut mieux
que de ressusciter un Ordre, de vivre dans un cloître, de sacrifier
sa vie à mille devoirs obscurs et à mille chances de ruine? Mais
jamais homme fort et bien doué s'arrêta-t-il, qu'il eût agi pour
Dieu ou pour soi, dans de telles espérances? Si je vous avais
écouté, je serais en apparence le plus heureux homme du monde,
et en réalité j'aurais à lutter à la fois contre tous les instincts de
ma nature et contre les remords d'une conscience manquant sa
voie. J'aurais eu, dites-vous, la gloire de parler et d'écrire, et n'est-
ce donc rien? C'est beaucoup quand on a reçu de Dieu cette seule
vocation; ce n'est rien à qui en a reçu une autre. Qu'eussiez- vous
donc dit si j'avais eu la vocation d'être missionnaire en Chine, et
si j'avais quitté Paris, pour le plaisir de m'exposer à mourir de
faim ou à avoir la tête tranchée, sans parler du reste? Qu'auriez-
vous dit des martyrs de la primitive Église, qui sans doute me
valaient bien? Ne voyez- vous pas, chrétienne ou non chrétienne,
que les plus grands hommes n'ont jamais choisi la voie aisée? Je
vous accuserais bien à mon aise, si je voulais, d'incompréhension.
Mais à quoi sert de se renvoyer des accusations? C'est un malheur
pour moi de vous savoir rebelle à des desseins auxquels j'ai consacré
68 REVUE DES DEUX MONDES.
ma vie ; mais ce malheur n'emporte pas pour moi que tout doive
être fini et impossible entre vous et moi. J?ai été le premier à
penser que la pauvre amitié pouvait trouver sa place partout.
Vous seule avez paru un instant croire le contraire. C'est là ce
qui m'a horriblement blessé... »
Après cet orage, la relation reprit son cours, mais la pauvre
amitié continuait à passer par bien des épreuves. Mme de V... ne
pouvait mettre un terme à ses inquiétudes. Sans cesse elle se for-
geait des chimères. Après un nouveau séjour en France, Lacor-
daire était revenu à Rome, ramenant avec lui neuf novices. Le
couvent de Saint-Clément leur avait été concédé, et, dans la pensée
de Lacordaire, ce couvent serait devenu le berceau de la province
dominicaine de France. Tout à coup, sans que rien eût pu faire
prévoir un coup aussi rude, ordre arriva aux novices de se dis-
perser. Moitié du petit troupeau était envoyée au couvent de Bosco
dans le Piémont, l'autre moitié à la Quercia, et défense était faite
à Lacordaire de s'occuper désormais des novices ramenés par lui.
Un moins ferme eût plié sous l'orage et renoncé à son entreprise.
Lacordaire tint bon, et il demeura seul à Rome, inébranlable
dans son dessein et dans sa confiance. Mais Mme de V... était en
proie à des transes mortelles. Elle voyait déjà Lacordaire
plongé dans les cachots de l'Inquisition, et elle voulait qu'il se
dérobât par la fuite aux périls dont elle le voyait environné. Il
fallait que Lacordaire la rassurât, d'abord en la raillant douce-
ment, puis en opposant de nouveau à l'idéal de vie douce et paisible
qu'elle rêvait pour lui, la vocation du serviteur de Dieu, telle qu'il
la comprenait. « Chère amie, lui écrivait-il, vous m'étonnez tou-
jours par le charme de votre esprit et la faiblesse de vos conseils.
Vous êtes comme le passager d'un navire qui, au premier vent,
demande toujours qu'on pousse à la côte, et ne peut se figurer qu'on
arrive plus vite avec la tempête. Soyez donc tranquille, une bonne
fois. Avant qu'on ne me mette en prison, vous avez bien des
choses à voir. Cela pourra venir avec le temps, car Dieu sait à quoi
est réservée notre vie; mais les événemens qui compromettraient ma
liberté l'auraient atteinte sous l'habit séculier comme sous le froc.
Non, mon amie, vous me reverrez. Vous me reverrez toutes les fois
que je le voudrai et je le voudrai toutes les fois que les intérêts de
l'Eglise me le permettront. Le sort tranquille que vous me souhaitez
est-il fait pour l'homme? Arrange-t-on sa vie à l'ombre ou au soleil,
selon son plaisir? Oh! que je voudrais vous voir une àme non pas
moins aimante, mais sachant, malgré l'affection, encourager aux
fortes œuvres! Vous me disiez l'autre jour que les hommes vivent
d'idées et les femmes de sentimens. Je n'admets pas cette dis-
LACORDAIRE INTIME. 69
tinction. Les hommes vivent aussi de sentimens, mais de senti-
mens quelquefois plus hauts que les vôtres, et c'est ce que vous
appelez des idées, parce que ces idées embrassent un ordre plus
universel que celui auquel vous vous attachez le plus souvent. Chère
amie, on ne fait rien sans l'amour ici-bas, et soyez persuadée que,
si nous n'avions que des idées, nous serions les plus impuissans
du monde. »
La régularité et la fréquence de cette correspondance devaient
cependant diminuer avec le retour de Lacordaire en France, sans
cesser jamais complètement. Depuis le moment où il revint à Paris
avec l'habit de saint Dominique, jusqu'à celui où il s'établit dé-
finitivement à Sorèze , Lacordaire ne cessa de mener une vie de
Frère pérégrinant (c'est ainsi que s'appelaient autrefois les Domi-
nicains missionnaires), allant prêcher de ville en ville, à Bordeaux,
à Strasbourg, à Nancy, ou bien rendant visite aux divers maisons
de son Ordre, qui se développait rapidement. Par sa générosité
inépuisable, Mme de V... fut pour beaucoup dans la rapidité de ce
développement, et les Dominicains d'aujourd'hui ne savent peut-
être pas tout ce qu'ils doivent à cette bienfaitrice inconnue. Il y eut
de sa part une intervention constante, discrète, ignorée de tous et
d'autant plus méritoire qu'au début elle avait été plus opposée à
l'entreprise. Elle s'était cependant familiarisée avec cette nouvelle
existence dont elle s'était exagéré les rigueurs, et la robe de moine
avait cessé de lui faire peur. Elle avait même obtenu que Lacor-
daire se fît peindre en Dominicain, ne se doutant peut-être pas
qu'elle favorisait ainsi un de ses secrets desseins. « Exposez,
avait-il dit au peintre, qui lui demandait l'autorisation de faire
figurer ce portrait au Salon : ce sera une manière de faire con-
naître mon habit. » Mais le Salon fermé, le portrait partait pour le
château de B... où il était suspendu en belle place. Lacordaire en
plaisantait : « Je suis ravi de savoir mon portrait si bien placé
dans votre salle à manger, offert à l'admiration de ceux qui
viennent vous voir, évêques, curés, gentilshommes. Voilà des
conversations pour bien longtemps, et qui sait si un jour, quand
vous et moi nous serons morts, je ne deviendrai pas pour votre
postérité un vieux parent d'avant la Révolution et tout ce qui
peut s'ensuivre d'un portrait, quand la Providence le veut? »
Ce portrait de Chasseriau existe encore. Il a figuré en 1883 à
l'Exposition des portraits du siècle. Il représente Lacordaire
avec une figure pâle, émaciée, et de grands yeux noirs un peu
durs. Il plaisantait dans cette même lettre, et avec raison, sur cet
air de dureté que le peintre lui avait donné et qui n'était pas
dans sa physionomie véritable, car il avait au contraire les yeux
70 REVUE DES DEUX MONDES.
remarquablement brillans et doux. « Il parle peu, mais il dit
tant du regard, » écrivait Eugénie de Guérin qui ne l'avait vu
qu'une fois.
Cependant l'affection de Mme de V... demeurait toujours un
peu inquiète et ombrageuse. Si, pendant ses fréquentes absences,
Lacordaire restait trois semaines ou un mois sans lui écrire, elle
se croyait oubliée, sacrifiée à des intérêts nouveaux. Elle se
plaignait, et Lacordaire se montrait à son tour un peu froissé de ses
plaintes : « Votre lettre du 30 janvier, chère bonne amie, lui écri-
vait-il de Bordeaux, m'a causé quelque peine. Il semble que notre
amitié ne vieillit pas avec les années, et qu'elle soit toujours pour
vous sujette au doute qui environne tout ce qui est nouveau.
Parce que je ne vous écris pas juste au bout de trois semaines,
parce que je reçois ici un bon accueil, voilà que vous m'accuse/,
dans votre cœur, de vous oublier, de sacrifier l'ancien au récent,
d'être une feuille qui vole au premier vent venu. Est-il rien de
plus injuste?... J'aurais donc le droit de récriminer contre vous ;
mais j'aime mieux vous certifier de nouveau la réalité de mon
attachement, non seulement créé par la reconnaissance, mais
par un goût sincère pour votre cœur, par une estime très haute
de vos facultés, par une sympathie générale. J'ai d'ailleurs été
trop malheureux, en bien des rencontres, pour oublier jamais
ceux qui m'ont alors aimé. Vous avez été l'une des trois ou quatre
personnes qui m'ont encouragé et sauvé dans des temps difficiles ;
plus mon existence se consolidera, si jamais elle doit se conso-
lider, plus je me rappellerai avec tendresse ceux qui auront con-
tribué, en me tendant la main dans les mauvais jours, à arriver
enfin à la stabilité. Je manque assurément de bien des qualités ;
mais je crois posséder jusqu'à la superstition la tendresse fidèle,
le respect du passé, la mélancolie des souvenirs. Seulement je
ne puis pas donner autant qu'un autre à la nature, à cause de
tous mes devoirs, et j'avouerai aussi que j'éprouve une peine à
votre occasion, c'est de vous voir rester si étrangère d'esprit aux
œuvres de ma vie. Les œuvres d'un homme, c'est tout son être,
toute son activité, toute son histoire. Elles peuvent être hasar-
deuses; elles ne doivent qu'inspirer par là plus d'intérêt. Je
souffre donc assurément de voir une âme avec laquelle je suis
aussi intime, se tenir à l'écart de mes desseins ; j'en souffre, mais
comme d'une anomalie mystérieuse que je respecte, me plaignant
moi-même d'avoir si peu de puissance pour persuader une per-
sonne que j'aime autant. Le jour où Dieu permettra que ce
nuage disparaisse sera un des plus beaux jours de ma vie ; je le
hâte de tous mes vœux, et, demeurât-il toujours, pourtant je ne
LACORDAIRE INTrME. 71
douterais point de vous ; je croirai toujours à votre cœur, à votre
intelligence, à votre dévouement, auxquels rien n'aura manqué
que le don de me faire un plaisir de plus. »
Cependant ces agitations s'apaisent avec les années, mais en
même temps la correspondance devient moins active et moins
familière. Était-ce que les sentimens avaient changé? Non. Mais
l'intensité de sa vie et de ses devoirs absorbait de plus en plus
Lacordaire et lui laissait moins de temps pour l'amitié. Et
puis l'expansion est un don de jeunesse. A mesure qu'il avance
dans ce chemin dont parle Dante, l'homme se renferme davan-
tage en lui-même, et lorsqu'il en a dépassé le milieu, il vit d'une
vie de plus en plus intérieure et solitaire, jusqu'au jour où, der-
nier témoin d'un passé disparu, il n'est plus connu et compris
que de lui-même. Nous avons vu que les dernières années de
Lacordaire s'écoulèrent dans une demi-retraite à Sorèze. Viventi,
hospitium, morienti sepulcrum, utrique beneficium, disait-il lui-
même, non sans quelque secrète mélancolie. Autrefois Mme de V...
souhaitait pour lui la gloire et la paix. C'était la paix, mais ce
n'était plus la gloire. Pendant ce temps, elle-même continuait de
vivre à Paris ou à B... de la vie tranquille d'une femme qui n'est
plus jeune, et qui se livre tout entière à ses devoirs de famille et
de monde. Les préoccupations étaient devenues différentes. On
s'en aperçoit au ton des lettres, de plus en plus rares. Le mot de
madame y revient souvent. Parfois Lacordaire y ajoute celui d'an-
cienne amie. Ainsi s'amortissent avec les années presque tous les
sentimens humains. Cependant on retrouve encore parfois, dans
ces lettres, comme un écho affaibli des anciennes tendresses. « Il
m'arrive souvent, lui écrit Lacordaire, de regretter le temps où
j'allais vous visiter à B... Vous y reverrai-je jamais? Dieu seul
le sait, mais quoi qu'il arrive, le temps n'efface point les souvenirs
que vous m'avez laissés. »
Il devait cependant la revoir à B..., mais dans des circon-
stances singulièrement tristes. Pour Lacordaire, la mort fut à
la fois prématurée et lente à venir: prématurée, car il mourut à
cinquante-neuf ans ; lente, car la lutte dura longtemps entre le
mal qui l'emportait et une constitution originairement robuste
qu'avaient épuisée les fatigues et les austérités. Lorsque l'illusion
ne fut plus permise, l'affection, qui n'avait fait que sommeiller,
se réveilla et se traduisit de la part de Mme de V... par d'ardens
témoignages. Il n'est presque pas une lettre de Lacordaire, durant
la dernière année de sa vie, qui ne contienne l'expression de sa
reconnaissance pour quelque marque de sollicitude et de dévoue-
ment. Trop faible pour écrire, il ne pouvait déjà plus que signer.
72 REVUE DES DEUX MONDES.
Deux fois Mme de V... fit pour le voir le voyage de Sorèze. Enfin
elle obtint qu'au retour d'un séjour infructueux aux bains de mer,
Lacordaire vînt passer quinze jours à B... Vingt-deux ans s'étaient
écoulés depuis que Lacordaire, encore jeune prêtre, avait fait son
premier séjour dans ce même lieu, avant de partir pour Rome, et
que, inébranlable en son dessein de revêtir l'habit de saint Domi-
nique, il avait repoussé avec fermeté les objections d'une amitié
désespérée. Bien des événemens s'étaient succédé depuis lors;
bien des changemens étaient survenus en eux et autour d'eux;
mais leurs deux cœurs étaient demeurés les mêmes, et pendant
que sous ces ombrages, dont Lacordaire parle si souvent dans ses
lettres, Mmc de V... accompagnait ses pas mourans, il dut sentir,
au plus profond de son cœur, combien il avait eu raison de dire
dans sa vie de Marie-Madeleine : « Il faut avoir vécu pour être
sûr d'être aimé. »
Témoin de son extrême difficulté à marcher, Mmc de V... lui
envoya une voiture. Dès qu'il fut de retour à Sorèze, Lacordaire
l'en remerciait : « Je me suis servi hier pour la première fois du
coupé qui a beaucoup plus tardé avenir que vous ne pensiez. Il est
très doux et de couleur sérieuse. Néanmoins je suis très confus de
monter en cet équipage et de voir tout ce que vous avez fait. Si
je guéris, vous aurez bien certainement contribué pour une très
grande part à ma santé, en même temps qu'à ma consolation.
Mais Dieu seul sait ce qui arrivera, et la faiblesse, s'il est possible,
augmente tous les jours. » Le sentant perdu, elle voulait venir le
voir à Sorèze une dernière fois. Il fallut qu'il l'en détournât.
« La conversation me fatigue beaucoup et je souffrirais de ne
pouvoir vous faire bon accueil. Vous m'obligerez d'abandonner
ce projet d'où il ne pourrait sortir pour moi aucune consolation,
mais un embarras de cœur et d'esprit, et une fatigue physique. »
La dernière lettre est pour empêcher Mme de V... d'envoyer de
Paris à Sorèze le docteur Rayer, alors célèbre. Quelques jours
après arrivait une première dépêche expédiée par un serviteur
fidèle : « Le Père Lacordaire administré, très mal. » Puis le lende-
main une seconde : « Le Père Lacordaire est mort. » Ces dépêches,
encore dans leurs enveloppes, ont été enfermées, par Mmc de V...
elle-même, dans un coffret de bois qui contenait toutes les lettres
du Père. Depuis sa mort, qui survint quatre ans après, ces lettres
n'en étaient jamais sorties. Je suis le seul auquel on ait bien voulu
les confier. Lorsque j'ai ouvert ce coffret, il m'a semblé qu'il s'en
exhalait comme un délicat parfum, et ma main n'a pas remué
sans une respectueuse émotion ces reliques de deux âmes qui se
sont aimées.
LAC0RDA1RE INTIME. 73
IV
J'ai montré ce que fut Lacordaire comme ami. Je voudrais
dire un mot de ce qu'il fut comme prêtre ; je n'ajouterai pas : et
comme moine. Je ne saurais, en effet, prendre sur moi de ré-
soudre la question que s'est posée son biographe, le Père Gho-
carne, lorsque, après avoir révélé le secret, inconnu de tous, des
pénitences incroyables que Lacordaire s'imposait, il s'est demandé
s'il avait eu tort ou raison de soulever le voile qui cachait les
mystères de sa vie monastique. Certaines âmes, en effet, ont pu
être édifiées d'apprendre que ce prédicateur populaire, ce membre
de l'Académie française, avait, en plein xixe siècle, renouvelé, dans
l'intimité de sa cellule, ces macérations dont le récit étonne et
laisse presque incrédule lorsqu'on les rencontre dans la vie des
saints de la primitive Eglise. Mais d'autres âmes, trop faibles
sans doute, ont pu se demander si la sévérité de la règle de
Saint-Dominique n'aurait pu en elle-même lui sembler suffisante,
et s'il n'aurait pas mieux servi la grande cause à laquelle il avait
voué sa vie en conservant pour elle ses forces, plutôt qu'en épui-
sant son corps et en abrégeant assurément ses jours. Ce sont là
questions trop hautes pour être traitées par un profane, et comme
tel je m'abstiendrai de le faire. A ceux-là seulement que les
récits, un peu trop détaillés peut-être, du Père Chocarne ont fait
sourire ou s'indigner, je me bornerai à dire qu'avant de s'indi-
gner ou de sourire il faut comprendre, et qu'il est certains états
d'âme dont il faut avoir le secret avant de les juger. En 1845,
Lacordaire avait été prêcher le Carême à Lyon. Dans cette ville,
où les ardeurs religieuses se sont toujours montrées si vives, le
succès dépassa tous ceux qu'il avait obtenus auparavant. C'était
du délire. Un soir que son sermon avait excité particulièrement
l'enthousiasme, on l'attendait à dîner. Il ne venait pas. Quel-
qu'un alla le chercher. Il le trouva pâle et en larmes au pied d'un
crucifix. « — Qu'avez-vous, mon Père? lui dit-il. — J'ai peur ! —
Peur do quoi? — De ce succès. — » Lorsqu'une âme en est arrivée
à ce degré de scrupule, il ne faut pas s'étonner si elle cherche à
corriger par la pénitence des mouvemens intérieurs qui nous
paraissent des faiblesses pardonnables, et la pénitence, surtout
lorsqu'elle est ignorée, silencieuse, enfouie, mérite toujours le
respect.
Celui qui était si dur envers lui-même était doux envers les
autres. Il savait garder envers les âmes faibles les ménagemens
dont elles avaient besoin et les conduire par des chemins qui ne
74 REVDE DES DEUX MONDES.
fussent point trop après. Ce n'est pas cependant que la direction
proprement dite ait tenu la place principale dans la vie de Lacor-
daire. Il ne faut chercher en lui ni un François de Sales, ni un
Fénelon. Sa puissance était ailleurs, dans sa parole, dans son
action sur les esprits. « Je ne confesse point, disait Duguet, un des
grands directeurs du xvne siècle, mais on dit que j'ai le don de
consolation. » De Lacordaire, on aurait pu dire qu'il avait le don
de persuasion. Les trente premières années du siècle avaient vu
naître une génération, élevée vis-à-vis de la doctrine catholique
dans les sentimens d'une indifférence dédaigneuse, quand ce n'était
pas ceux d'une hostilité déclarée. L'Eglise était considérée comme
une grande ruine, respectée des uns, méprisée des autres; mais
parmi les esprits qui naissaient à la vie et au mouvement des
idées, personne ne songeait à chercher un abri sous son toit. La-
cordaire avait entrepris de restaurer l'édifice. Il en avait montré
l'antique ordonnance et la beauté extérieure. Les brèches que
le temps avait faites à ses murailles, il s'était efforcé de les répa-
rer. Il conduisait ceux qui le suivaient jusqu'au seuil; il les aidait
à le franchir, et, s'il ne les guidait pas toujours jusqu'à l'autel
qui s'élevait au fond, c'est qu'une autre main se trouvait là
pour les y amener. Ces temps où le Père Lacordaire prêchait la
station de l'Avent et le Père de Ravignan celle du Carême qui était
suivie de la retraite et de la communion pascales, sont demeurés,
en ce siècle, l'âge brillant de la prédication catholique. Mais le
rôle de Lacordaire n'était pas seulement, comme il le disait avec
trop d'humilité, de préparer les esprits. Ceux qui l'ont poursuivi
d'une constante malveillance ont singulièrement exagéré les
choses en disant qu'il n'a jamais converti personne. Beaucoup
d'âmes se sont au contraire adressées à lui, et il a goûté dans leur
commerce la meilleure récompense d'une vie consacrée aux
rudes travaux de l'apostolat : « C'est à Notre-Dame, au pied de ma
chaire, a-t-il écrit, que j'ai vu naître ces affections, et ces recon-
naissances dont aucune qualité naturelle ne peut être la source et
qui attachent l'homme à l'apôtre par des liens dont la douceur
est aussi divine que la force... »
Ce qui est vrai, c'est que sa vie, toujours militante et longtemps
errante, ne lui permettait pas d'exercer la direction sous sa forme
la plus habituelle, celle des entretiens et de la confession. Il avait
surtout recours à la correspondance. Aussi la correspondance
tenait-elle une grande place dans sa vie. Tous les jours, il y con-
sacrait plusieurs heures. Chose qu'on aurait quelque peine à
croire, si ceux qui ont vécu avec lui n'étaient d'accord pour l'affir-
mer, il était très méthodique dans ses habitudes. Non seulement
LACORDAIRE INTIME. 75
sa chambre ou sa cellule, mais sa table même étaient toujours
très bien rangées. Papier, plumes, crayons, canif, étaient disposés
toujours à la même place. Il s'asseyait devant cette table à une
heure, toujours la même, et il commençait à écrire avec rapidité,
d'une petite écriture fine, serrée, sans ratures, un grand nombre
de lettres qu'on trouvait ensuite disposées en pile sur un coin,
toujours le même, de son bureau. Avec la même régularité,
lorsqu'il était à Paris, il se rendait au confessionnal à certains
jours et à certaines heures fixées. Il attendait dans la sacristie
que l'heure sonnât, et au premier coup de l'horloge on le voyait
ouvrir la porte et apparaître avec la régularité d'un automate, ce
qui amenait quelquefois un sourire sur les lèvres de ses pénitens
et pénitentes. La direction a donc occupé, dans la vie de Lacor-
daire, une place plus grande qu'on ne Ta dit. C'est surtout dans
la seconde moitié de sa vie et vis-à-vis des jeunes gens qu'elle s'est
développée. L'influence qu'il a exercée sur les jeunes gens et
qui s'est fait longtemps sentir dans le monde catholique, ses mé-
thodes d'éducation qui sont encore en honneur dans certains éta-
blissemens religieux, mériteraient une étude à part. Je me bor-
nerai à marquer, par un trait, quelle conscience il apportait dans
la direction de ces jeunes âmes. Lorsqu'il fut question de sa
candidature à l'Académie française, Lacordaire dut venir pas-
ser quelques jours à Paris. Il avait annoncé son retour à Sorèze
pour un certain samedi. On voulait le retenir ce jour-là pour une
démarche importante : « Non, répondit-il ; c'est le jour où je
confesse, et l'on ne peut pas savoir quel trouble une confession
retardée peut amener dans la vie d'une âme. »
En dehors de ses Lettres à des jeunes gens, la seule corres-
pondance spirituelle de Lacordaire que nous possédions ce sont
ses lettres à la baronne de Prailly. Elles ont été publiées vingt-
trois ans après la mort de Lacordaire, quatre ans seulement après
la mort de Mme de Prailly, mais par un acte exprès de sa volonté,
comme un témoignage de reconnaissance envers celui qu'elle
appelait son premier et son seul vrai père. Elles pouvaient l'être
sans inconvéniens. La vie de Mme de Prailly fut, en effet, une de
ces vies unies et transparentes qui peuvent apparaître au grand
jour sans qu'aucun sentiment de discrète pudeur en soit choqué.
Les lettres que lui adresse Lacordaire ne marquent point d'au-
tres étapes que celles d'une ascension, lente et soutenue, vers
le plus haut degré de perfection et d'austérité chrétiennes qui
soit compatible avec la vie du monde. Elle était née dans ce riche
milieu de la bourgeoisie industrielle où, il y a cinquante ans, on
donnait encore aux jeunes filles une éducation religieuse plus
76 REVUE DES DEUX MONDES.
apparente que sérieuse. Ce fut le hasard d'une rencontre avec
Lacordaire, coïncidant avec une grave maladie, qui lui donna la
secousse dont elle avait besoin pour sortir de cette indifférence.
« Je commence, lui écrivait-elle, à mieux comprendre ma nature,
inconnue d'elle-même jusqu'ici. Je sens mon intelligence qui
s'ouvre à toutes les idées, mon âme émue par toutes les pensées
nobles et généreuses. Il me semble que j'avance dans un monde
nouveau et chaque pas m'apporte une jouissance infinie. Il y a
vraiment des jours de bonheur, même dans la souffrance, quand
la vie et la lumière vous arrivent si puissantes. » Et de son côté
Lacordaire lui écrivait : « Quiconque arrive à connaître Dieu et à
l'aimer, n'a rien à désirer, rien à regretter. Il a reçu le don suprême
qui doit faire oublier tout le reste. »
Ces deux courts fragmens suffisent à résumer l'esprit qui in-
spirait la direction de Lacordaire. C'est l'amour de Dieu, c'est ce
don suprême qu'il s'efforce de communiquer à une âme encore
mondaine; mais, pour y parvenir, il s'applique à développer ses
facultés et à élever son esprit, tout en dilatant son cœur. Il la
conduit tout droit à Jésus-Christ, par les voies directes et larges
sans l'attarder aux petites pratiques. Lorsqu'il reçoit ses pre-
mières confidences, il la trouve en proie à des peines intérieures
où il voit la marque d'une nature ardente et noble. « Les âmes
faibles et peu élevées, lui écrit-il, trouvent ici-bas un élément
qui suffit à leur intelligence, et qui rassasie leur amour. Elles
ne découvrent pas le vide des choses visibles, parce qu'elles sont
incapables de les sonder fort avant. Mais une âme que Dieu,
dans la création qu'il en a faite, a rapprochée davantage de l'in-
fini, sent de bonne heure la limite étroite qui la resserre. Elle a
des tristesses inconnues sur la cause desquelles longtemps elle
se méprend ; elle croit volontiers qu'un certain concours de cir-
constances a troublé sa vie, tandis que son trouble vient de plus
haut. Il est remarquable, dans la vie des saints, que presque
tous ont senti cette mélancolie dont les anciens disaient qu'il n'y
a pas de génie sans elle. En effet la mélancolie est inséparable de
tout esprit qui va loin et de tout cœur qui est profond. Ce n'est
pas à dire qu'il faille s'y complaire, car c'est une maladie qui
énerve quand on ne la secoue pas, et elle n'a que deux remèdes :
la mort ou Dieu. »
Aussi, quand Mm<> de Prailly se confie à lui, la première
chose dont il s'occupe pour guérir cette mélancolie, c'est de
régler et de remplir sa vie. Il se réjouit de ce qu'elle n'ait pas
attendu le déclin de l'âge pour renoncer au monde et à ses fri-
volités superbes, et de ce qu'elle apporte à Dieu une âme
LACORDAIKE INTIME. 77
encore jeune, encore susceptible d'illusions et non pas vidée et
défaite. Mais cette âme, il veut la nourrir. L'ignorance est un
grand ennemi. Que croire quand on ne sait pas? Qu'aimer quand
on n'a pas vu? Les lectures de chaque jour alimentent l'esprit
et le dégoûtent des choses vaines. Il ne veut point cependant de
lectures frivoles ou mièvres. Il faut aller aux grandes choses.
Quand on peut lire Homère, Plutarque, Cicéron, Platon, David,
saint Paul, saint Augustin, sainte Thérèse, Bossuet, Pascal et
d'autres semblables, on est bien coupable de perdre son temps
dans les niaiseries d'un salon.
Cette vie des salons, cette vie frivole et facile à laquelle Mme de
Prailly était accoutumée par son éducation lui paraît d'abord le
grand ennemi. « Si une goutte de la foi des saints tombait en vous,
lui écrit-il, vous n'auriez pas assez de larmes pour vous pleurer,
pour pleurer votre vie lâche, molle, insignifiante, si pleine d'or-
gueil et de la satisfaction des sens. » Sous l'influence de Lacordaire,
elle se détache peu à peu de cette vie. Sa santé toujours chance-
lante l'aide à se séparer du monde. Elle passe de longs mois dans
le Midi, dans la solitude de sa villa de Costebelle. Mais alors une
autre inquiétude s'empare de celui qui la dirige, c'est qu'elle n'en
arrive à se trop détacher de la vie elle-même, et qu'elle ne tombe
dans, une sorte d'indifférence. « Lorsque l'âme est arrivée à un
certain degré d'élévation vers Dieu, lui écrit-il, elle méprise faci-
lement la vie, et c'est alors que Dieu l'y rattache par l'idée du
devoir. La vie est un office important, quoique bien souvent nous
n'en voyions pas l'utilité. Simples gouttes d'eau, nous nous de-
mandons en quoi l'océan a besoin de nous : l'océan pourrait
nous répondre qu'il n'est composé que de gouttes d'eau. Ne
haïssez donc pas la vie, tout en vous en détachant. »
Après avoir ainsi arraché cette âme à la vie du monde et
l'avoir rattachée à la vie du devoir, Lacordaire s'efforce ensuite
de lui procurer la paix. Il avait évidemment affaire à une nature
ardente, inquiète, jamais satisfaite d'elle-même, soupirant toujours
après un état où elle ne se trouvait pas. C'est avec douceur qu'il
la reprend. « Il faut éviter de vous laisser aller à la tristesse et
à rabattement. Rien n'est plus nuisible à la santé du corps et
de l'âme. Saint Paul dit que la joie et la paix sont les fruits de
l'esprit de Dieu. Il y a en lui une plénitude qui chasse la mélan-
colie, comme le soleil levant chasse les ombres. Arrivez donc à
la joie. C'est le grand signe de Dieu. Je vous le souhaite de tout
mon cœur en partant. Vous êtes encore trop humaine et pas assez
divine. C'est le reproche après le vœu. »
Une des souffrances de Mme de Prailly, c'était l'inégalité de sa
78 REVUE DES DEUX MONDES.
ferveur. Les âmes du xvne siècle, dans leur langue spéciale, se
plaignaient de n'avoir pas assez de sensible en ce qui concernait
Dieu. Mme de Prailly s'en plaignait également, et Lacordaire
trouvait pour l'en consoler d'ingénieuses raisons. « La Aie spiri-
tuelle est pleine d'écueils et de vicissitudes. Nous ne sentons pas
toujours Dieu avec la môme vivacité ; la tristesse alors s'empare
de nous, et le monde, au-dessus duquel nous nous sommes mis,
ne peut pas non plus combler ces vides momentanés de notre
cœur : nous sommes comme une barque, sans voiles ni rames,
qui ne tend à aucun port. Il faut nous faire à ces épreuves. Dieu
nous les envoie dans sa miséricorde pour nous dégoûter de la
terre et nous porter à souhaiter ardemment de voir nos liens
brisés. »
Je ne voudrais pas multiplier indéfiniment ces citations. Les
correspondances spirituelles sont toujours un peu monotones et
tout le monde n'a pas le goût de celte littérature spéciale. Ce qui
relève cependant l'intérêt de ces lettres de Lacordaire à Mme de
Prailly, c'est qu'il n'y apparaît pas seulement dans son rôle de
directeur, tantôt consolant et tantôt réprimandant; avec la par-
faite simplicité qui était en lui, il s'y laisse encore apercevoir tel
qu'il était, avec ses alternatives d'ardeur et d'abattement, sujet lui-
même à la tristesse, au découragement, aux défaillances inté-
rieures, mais toujours soutenu par une indéfectible foi dans la
Providence et faisant tourner à son perfectionnement moral
toutes les épreuves qu'elle lui envoyait. Ces épreuves furent
nombreuses dans les dernières années de sa vie. Même en s'ense-
velissant à Sorèze il n'avait pas trouvé le repos. Jusque dans le
sein de l'Ordre restauré par lui, il rencontrait des oppositions, des
malveillances. Des appuis lui faisaient défaut, des amitiés le tra-
hissaient. Il n'essayait point de dissimuler l'amertume qu'il en
éprouvait, et, comparant, avec une humilité touchante, son état
dame à celui de sa pénitente, peu s'en faut qu'il ne se mette au-
dessous d'elle : «Je suis bien aise que vous vous sentiez arrivée
à la paix. C'est le grand signe et le grand bien. Je ne sais si je
le possède, et si je l'ai jamais eu. Des troubles, dos tristesses
montent souvent dans mon âme, car j'ai vu et j'apprends sans
cesse des choses tristes. Mais il est vrai qu'une certaine force me
ramène au repos en Dieu. Il faut que l'âme, à la fin de sa carrière
mortelle, tombe de ce monde comme un fruit mûr. C'est là
sans doute à quoi Dieu tend par toutes les misères qu'il nous
envoie. Mais la souffrance ne détache pas toujours et ne donne pas
toujours la paix. Heureux ceux qui ne souffrent pas en vain! »
Tel nous apparaît Lacordaire, comme ami et comme prêtre,
LACORDAIRE INTIME. 79
dans l'intimité de sa correspondance. Mmo Svvetchine avait raison
de dire : « On ne le connaîtra que par ses lettres. » Je voudrais que
de ces lettres, aujourd'hui éparses dans sept volumes différens et
qui n'ont pas toutes le même intérêt, il fût fait un choix sobre et
judicieux. Ce choix en rendrait la lecture plus facile et sa mé-
moire y gagnerait. Si profonde a été, en effet, depuis un demi-
siècle, la transformation de nos goûts littéraires, qu'à quelques
personnes, d'un goût sévère, son éloquence semble aujourd'hui un
peu vieillie. « L'orateur et l'auditoire, a-t-il écrit dans sa Vie de
saint Dominique , sont deux frères qui naissent et meurent le
même jour. » Et il est bien mort cet auditoire qui suivait autre-
fois les conférences de Notre-Dame, mort avec celte foi dans les
idées générales un peu vagues, avec cet enthousiasme un peu
crédule pour la liberté, avec ce goût pour les phrases un peu redon-
dantes, toutes choses fort nobles au demeurant, qui ont caractérisé
la génération de 1830. Et comme l'auditoire est mort, l'orateur
ne lui a qu'à demi survécu. Mais l'homme est encore vivant dans
ces lettres à la fois éloquentes et simples, écrites au courant de la
plume, sans l'ombre d'une recherche de pensée et de style. « Plus
j'aime quelqu'un, écrivait-il à Mme de Prailly,plus je suis simple
dans mes relations avec lui, soit que je parle, soit que j'écrive, sauf
les occasions naturelles qui obligent à s'élever davantage. J'écris
vite et sans art, et j'ai un invincible éloignement pour le style
quand il ne vient pas tout seul, par la nature menu; du sujet.
Croyez donc que je vous montre mon âme quand je vous dis ce
que je pense, et ne m'en demandez pas davantage. » C'est bien, en
effet, l'âme de Lacordaire qu'on retrouve dans ses lettres, et cette
âme fut une des plus nobles, une des plus ouvertes à tous les
sentimens délicats, fiers, généreux qui aient respiré dans la poitrine
d'un homme. Or Vauvenargues l'a dit, mais Lacordaire aimait
à le répéter : « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. »
Haussonville.
TERRE D'ESPAGNE
IV(1)
LISBONNE — CORDOUE — GRENADE — GIBRALTAR
DE MADRID A LISBONNE. — LE MARQUE. — LA VILLE
Lisbonne, 9 octobre.
Nous montons dans le Sud Express à 11 heures du soir. Le
train a été réduit autant que possible. Il ne se compose plus que
de trois voitures, dont un wagon-restaurant et un fourgon. Nous
sommes huit ou neuf voyageurs. Je ne compte pas, dans le
nombre, une mouche élégante, verte et or, que j'aperçois grim-
pant sur la vitre de ma chambre à coucher. Ma première pensée
a été de la chasser. J'ai réfléchi qu'elle avait sans doute pris le
Sud Express à Paris, qu'elle avait peut-être des projets d'hiver-
nage, et que nous verrions bien.
Dix-sept heures de route par le plus rapide des trains! Les
express ordinaires mettent vingt et une heure et demie : ce sont
de gros chiffres. J'ai besoin de me répéter, en attendant le som-
meil, que la Compagnie internationale a rendu le voyage moins
long, bien moins énervant, et que, libre, elle eût mieux fait
encore. Le train est bientôt lancé à belle allure; il coule sur les
rails, presque sans un frémissement ; la nuit grise, un peu laiteuse,
couvre des plaines d'une désolation sans pareille : je m'endors
(1) Voyez la Revue du 1er février, du 1er mars et du 1er avril.
TERRE D'ESPAGNE. 81
avec l'espoir d'ouvrir les yeux, au réveil, sur un tout autre paysage.
Erreur! Je m'éveille, au grand jour, parmi des roches grises
et des vallonnemens de terre nue, coupés de failles profondes qui
sont des lits de torrens. L'air matinal est déjà chaud ; je baisse à
moitié la vitre du compartiment : la petite mouche n'en profite
pas, elle reste, elle a certainement une idée. Vers dix heures,
nous touchons la frontière de Portugal, Valencia de Alcàntara.
Deux jeunes femmes, debout sur le quai de la gare, appuyées
nonchalamment aux montans d'une porte, sont vêtues d'étoffes
éclatantes, de robes à rayures horizontales, rouges en bas, puis
crème, puis vert d'eau, puis rouge cerise, puis couleur de paille
mûre. Elles ont chacune un bébé sur les bras. La plus jeune n'a
pas quinze ans. Des mouchoirs rouges cachent leurs cheveux, et,
de teint, elles sont dorées, cuivrées : on dirait deux oranges man-
darines qui auraient des yeux noirs.
Bientôt quelque chose de nouveau [apparaît dans le paysage
et l'égaie : le vert des feuilles caduques. Près des aloès et des
cactus en ligne servant de clôture, voici des figuiers, des roseaux,
des vignes. Un berceau de chèvrefeuille donne un air de paradis à
la halte de Marvajo.La nature du sol s'est modifiée, et la physio-
nomie des gens. Trois paysans chasseurs, en veste brune et bonnet
de laine vert, la poire à poudre pendue au côté et longue comme
un oliphant, offrent aux employés du train des perdreaux à
trente-cinq sous la couple. Les horizons montueux se chargent
de bois touffus, bas, môles de hautes herbes qui doivent être des
remises merveilleuses. Des villages d'une blancheur d'Orient
brillent çà et là comme des gemmes. Puis la terre s'aplanit ; nous
franchissons le Tage, large neuve coupé de bancs de sable, limo-
neux, sillonné de barques aux formes de gondole, aux voiles
pointues couleur d'ocre.Nous suivons la rive droite. Une des plus
belles vallées du monde s'ouvre et va vers la mer : elle s'agrandit
démesurément; elle est verte, elle est bleue, elle est bordée au
loin par la lueur des eaux vives. La richesse de ses limons modèle
puissamment ses futaies d'oliviers, met l'étincelle des sèves
jeunes à la pointe des herbes, épaissit les cimes rondes des bos-
quets d'orangers. Des filles ramassent les olives, et rient au train
qui passe. Une branche de lilas fleuri tremble à portée de la main :
du coup la petite mouche verte et or a pris sa volée. Je ne m'étais
pas trompé : c'était bien une Parisienne, une très fine mouche.
Nous nous engageons sous un long tunnel, et, après sept minutes
de ténèbres, nous revoyons la lumière en gare de Lisbonne.
Il est tard lorsque je sors au hasard dans la grande ville in-
connue. La promenade de l'Avenida monte, plantée de deux
tome cxxix. — 1895. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
rangs de palmiers superbes, entre des hôtels, puis entre des mai-
sons, puis s'enfonce dans les terrains non bâtis. En redescendant,
je trouve une grande foule buvant l'air tiède du soir sur la place
de D. Pedro IV, place carrée, pavée de cailloux qui forment des
zigzags noirs et blancs. Six rues parallèles, dont plusieurs très
commerçantes, bien éclairées, la rue de l'Or, la rue de l'Argent,
partent de là et conduisent au bord du Tage. L'arrivée au fleuve
est ménagée avec un art savant et tout à fait imposante. On suit
le trottoir en flânant ; la vue est barrée au fond par un arc de
triomphe ; on passe sous le portique, et, soudainement, on éprouve
la sensation de la nuit bleue immense autour de soi. Les becs de
gaz se sont écartés, à droite et à gauche, jusqu'à n'être plus que
des petits points brillans. Ils éclairent des façades monumentales :
la Bourse, la Douane, l'hôtel des Indes, l'Intendance de la ma-
rine, des ministères, que d'autres suites d'arcades, d'autres façades
ornées réunissent en arrière, tandis qu'en avant, dans la grande
trouée libre, sans limites visibles entre le ciel et l'eau, le Tage,
enflé par la marée, réfléchit les étoiles et jette son écume sur des
quais de marbre blanc. Aucun promeneur: je suis seul avec un
douanier. Je me figure que j'ai été transporté au premier plan
d'un de ces tableaux de Claude Lorrain, où l'on voit des architec-
tures royales avancer leurs files de colonnes et de statues jus-
qu'au bord de la mer luisante.
Pour revenir, j'ai repris une des rues parallèles déjà parcou-
rues. Je me suis arrêté devant la boutique d'un fabricant de
malles. Elles sont bien curieuses les malles portugaises, et par-
lantes à leur manière. Ce n'est plus le cube offensant pour l'œil,
mais pratique, solide, protégé et cadenassé, des fabricans anglais,
non : des boîtes longues, couvertes de papier d'argent, de papier
d'or, garnies aux coins avec ces tôles peintes où sont imités des
écailles et de vagues tourbillons; des meubles de pacotille, mais
voyans, faits pour séduire des imaginations orientales. Les prix
affichés étonnent par leur apparente énormité. A côté de la bou-
tique du malletier, je vois du vin à 500 réis la bouteille; des
chapeaux de dames à 7000 réis. Je suis au Terminus-Hôtel pour
la somme de 3500 réis par jour. Je change un louis, et je reçois
une poignée de billets de banque représentant un tel nombre de
réis que je me dis innocemment : « Suis-je riche ! » ; mais ils
fuient comme ils viennent, par escadrons.
Lisbonne, 10 octobre.
Un de mes amis, qui est poète, mais qui n'est jamais allé en
Portugal, m'avait dit, sur un boulevard de Paris, de son air
TERRE D'ESPAGNE. 83
doucement inspiré : « Lorsque vous serez à Lisbonne, mon ami,
vous verrez, au milieu du Tage, un fort de grandes dimen-
sions et de construction moderne, formidable s'il était besoin de
défendre la passe, mais que la longue paix a livré aux fleurs.
Elles couvrent les glacis, elles s'épanouissent autour des embra-
sures. Un jour, un navire étranger étant entré sans faire les
saluts d'usage , un coup de canon fut tiré du fort. Et nul ne
sait s'il partit un boulet, mais des bandes d'oiseaux s'envolèrent,
et la rade fut jonchée de tant de milliers de pétales de roses, et de
jasmins, et de feuilles flottantes, qu'elle ressemblait à un jardin. »
Mon ami s'était trompé. Il n'y a aucune forteresse pareille à
Lisbonne, mais l'image éveillée par sa légende poétique n'a rien
que de très vrai: un climat délicieux, une terre heureuse et la
douceur de vivre.
Il est presque trop grand, cet enchantement de la vie. Il in-
cline vers l'absolu far niente un peuple qui serait riche avec peu
de travail. Un brave homme de Portugais, qui vient de me faire
une visite matinale, m'a dit: « Notre pays est comme divisé en
deux parties qui diffèrent de mœurs autant que d'aspect. Le nord
est tout verdoyant, cultivé, planté de vignes, commerçant, labo-
rieux. La province d'entre Minho et Douro, monsieur ! on jurerait
voir un paradis terrestre ! Mais le sud, et le sud commence, hélas !
avant Lisbonne, un peu au-dessous deCoïmbre, quel abandon, et
souvent quelle désolation ! Le nord mange la soupe aux choux
et aux herbes ; le sud mange la soupe aux oignons et à l'ail :
symboles des deux couleurs de la terre, verte là-haut, et rousse
en bas. Rien n'égale la tristesse des plaines de l'Alemtcjo : n'y
allez pas ! Mais ici même, dans nos rues, voyez le nombre des
gens qui ne font rien. La grande affaire est de se faufiler dans
une administration, et le moyen de forcer la porte, c'est de faire
de l'opposition. Dès l'âge de quinze ans, nos petits jeunes gens
débutent dans les journaux. On a le droit de tout dire. Vie pu-
blique, vie privée, rien ni personne n'est à l'abri. Lin jour ou
l'autre , quand ils deviennent gênans , on leur trouve un emploi
public. Ah ! monsieur, la belle armée d'employés que nous avons !
mais le beau pays que nous aurions sans eux ! »
Dès que je suis dans la rue, je cherche le marché, coin tou-
jours pittoresque dans les villes du Midi. Je ne sais pas la route,
mais je n'ai qu'à suivre un de ces paysans chaussés de grandes
bottes et coiffés du bonnet de laine verte. J'arrive ainsi dans
une halle qu'annoncent de loin la rumeur confuse des voix
et l'odeur des fruits mûrs. Tous les types populaires sont là : des
têtes jaunes comme des concombres, d'autres couleur de terre,
84- REVUE DES DEUX MONDES.
d'autres rosées, d'autres brunes avec de grosses lèvres. Le mar-
ché a une physionomie de bazar colonial. Une négresse passe,
les cheveux roulés dans un foulard de soie aurore, et, sans avoir
de semblables, elle a plus de voisins dans cette foule, elle étonne
moins qu'en aucun autre pays d'Europe. Les voix sont dures et
nasales. Le bruit du papier froissé remplace le cliquetis du
billon autour des étalages de bananes, de coings, de poires, de
pêches, de tomates, autour des mannes de raisin rouge ou blond,
transparent et tavelé, pareil à ceux des vieilles frises de marbre.
Pour acheter une poule, une cuisinière tire de sa poche une liasse
de billets qu'un paysan enfouit dans un portefeuille de cuir,
bondé comme celui d'une petite banque. Dans la rue voisine,
dans celles qui suivent, dans tout Lisbonne à la fois, des filles
superbes, un panier sur la tête, crient la marée fraîche. Une
main touchant le bord de leur panier, large et plat comme un
tamis de vanneur, où les poissons alignés font un soleil d'argent,
l'autre main à la ceinture, les jupes relevées, les jambes nues,
les cheveux cachés par un foulard de soie dont la pointe flotte
sur les épaules, elles vont sans remuer la taille, d'un pas robuste
et rapide. Le passant les occupe peu. Elles regardent devant elles,
et mangent leur pain en courant. Quelques-unes do ces pauvres
femmes sont très belles ; toutes révèlent une communauté d'ori-
gine, un type primitif au teint brun, aux traits énergiques, aux
yeux longs et très noirs. Et, en effet, leur colonie, qui habite un
quartier distinct, vient du nord du Portugal, et se rattache, dit-
on, à une souche phénicienne. On les nomme quelquefois ovari-
nas, du nom d'un petit port près de Porto, et quelquefois vari-
nas, mot que l'on fait dériver de vara, perche à conduire les
bateaux. Le dimanche, elles mettent leurs pieds nus dans des
babouches de cuir jaune.
Une aimable attention du ministre de France à Lisbonne,
M. Bihourd, va me permettre de voir la ville comme elle doit
être vue, c'est-à-dire de différens points de l'autre rive. Sur sa
demande, l'ingénieur français qui dirige les travaux du port a
bien voulu me donner rendez-vous à l'un des débarcadères. Une
chaloupe à vapeur chauffe au bas de l'appontemcnt. Nous embar-
quons. Elle suit les quais, d'un développement considérable,
qu'achève la maison Hersent. Nous allons, avec le courant, vers la
mer qu'on ne découvre pas encore. Le Tage, en cet endroit, est
resserré entre la ville et de hautes falaises. Il coule rapide; on le
devine profond. Nous croisons des gabares chargées de pierre,
des barques de pèche dont l'équipage, endormi sur le pont, dans
la belle chaleur tempérée par la brise, a confié sa destinée et
TERRE d'eSPAGNE. 85
celle du bateau aux mains d'un mousse crépu qui tient la barre.
La tour de Belcm, au bout d'un banc de sable, un côté touchant
la vague et l'autre à sec sur la berge, grandit dans le soleil. C'est
la plus jolie forteresse du monde, toute de marbre, toute fleurie
de créneaux armoriés, de logettes à balcons, de tourelles en
poivrières, de fenêtres divisées par une colonne légère. La gen-
tille guerrière ! A qui a-t-elle bien pu faire du mal? M. Billot, qui
la connaît bien et qui l'aime, assure que ce fut contre les felou-
ques des Maures qu'elle se battit. Je veux bien le croire, bien qu'il
n'y paraisse pas. Le fort, à ce qu'il prétend, est même encore armé.
« Au temps de la guerre de Sécession, il n'hésitait pas àcanonner
un croiseur sudiste qui passait, au mépris de la consigne. Le
galant Américain répondait par un salut : il était de ces gentils-
hommes qui ne frappent pas une femme, même avec une fleur,
qui ne risquent pas d'endommager un bijou gothique par un
brutal boulet (1). »
Les Lisbonnais n'ont pas eu le même respect. La ville ne
possédait pas d'autre monument de premier ordre, si ce n'est
l'église des Hiéronymites, cette grande fleur de pierre, jaune et
touffue comme un chrysanthème, qui se dresse à deux cents pas
de là: aussi n'a-t-elle pas manqué de le profaner. Il fallait une
usine à gaz : on Fa placée juste derrière, pour faire contraste. Ses
cloches noires servent d'écran à la dentelle de marbre ; la che-
minée enfume les créneaux ; des tas de charbon se répandent
jusqu'aux assises de la tour. Et j'ai entendu dire que la concession
de cette entreprise criminelle fut obtenue par un Français ! Je
détourne les yeux, pour regarder en avant le fleuve qui s'ouvre,
resplendit de lumière, se barre au loin d'écume, vers Cascaes.
Nous virons de bord, et nous traversons le Tage. Le bateau
revient vers Lisbonne, en suivant les falaises à pic, très nues et
de couleur ardente, qui resserrent le courant. Lisbonne couvre
la rive gauche, et semble une ville immense. De la tour de Beleni
jusqu'à la place du Commerce, où la côte tourne un peu, elle se
développe sur une longueur de six kilomètres, et s'étend à trois
kilomètres encore au delà. Étroite d'abord, et comme étirée,
composée de deux ou trois rues que dominent des crêtes pier-
reuses ou des jardins d'un vert sombre, elle s'élargit régulière-
ment, gagne sur les collines, les revêt tout entières, descend
dans leurs plis, remonte les pentes voisines. Ses maisons, assez
(1) Une Conjuration en Portugal; Pombal et les Tavora. M. Billot, qui, avant
d'être ambassadeur près le Quirinal, a été, comme on le sait, ministre de France à
Lisbonne, a fait, dans cette brochure, la plus heureuse description que j'aie lue du
paysage de Belcm.
86 REVUE DES DEUX MONDES.
hautes, très serrées, s'enlèvent en teintes vives entre Feau et le
ciel. Elles sont rarement blanches, souvent roses, bleues, lilas,
jaunes ou même grenat. Sur la première ligne de cette mosaï-
que, qui flambe en plein soleil , les mâts de navire pointent,
comme une moisson d'herbes sèches.
Et tout à coup, juste au milieu de la ville, en face de la
place du Commerce, où, le premier soir, j'ai vu ce beau clair d'é-
toiles, la falaise s'arrête, et le Tage se répand dans une baie d'une
admirable courbe, aux horizons très plats, très doux, avec de
vagues silhouettes de palmiers et de pins. Nous gouvernons droit
sur le fond de cette rade lumineuse, que pas une ride ne ternit.
En regardant vers l'ouest, et tout à fait dans le lointain, j'en
découvre une seconde, plus étendue encore, paraît-il, appelée la
Mer de paille, — mar de pailha, — et l'ingénieur, M. Maury,
m'explique que la grande masse d'eau emmagasinée par la marée
dans ces deux réservoirs, drague et creuse, en s'écoulant deux
fois le jour, la partie plus étroite du fleuve qui s'en va vers la
mer, et entretient, sans frais pour le trésor, un chenal de qua-
rante mètres de profondeur. Des pécheurs tirent, sur la grève, un
filet dont les lièges semblent en mousse d'argent. L'équipage
d'une baleinière de la marine portugaise, peu pressé, nageant
avec lenteur, pour le plaisir, nous hèle gaîment au passage.
Nous descendons sur les marches boueuses d'un grand escalier
de pierre, débarcadère d'une petite résidence royale, un peu
abandonnée, cachée à l'extrémité de la baie. Les jardins qui l'en-
veloppent sont pleins d'arbres étranges. Nous traversons une
charmille de buis haute de plus de six pieds, où les brins
d'herbe, depuis longtemps, n'ont pas été foulés, et nousmontons,
par un raidillon sablonneux et croulant, au sommet d'un monti-
cule ombragé de pins parasols. Vue de là, Lisbonne est encore
plus belle. La mosaïque a disparu, et la ville apparaît, vapo-
reuse, divisée en trois blocs pâles par les failles profondes qui
coupent ses collines. Un seul nuage allongé, tordu comme une
fumée, s'est arrêté au-dessus d'elle, et, chauffé par le soleil,
éclaboussé par les reflets du fleuve et de la ville, se désagrège et
se disperse en minces flocons d'or.
DEUX AUDIENCES
12 octobre.
J'ai été reçu hier par le roi à Lisbonne, et aujourd'hui par
la reine, au château de Gascaes.
Le roi, venu pour la journée à Lisbonne, donnait audience
TERRE D'ESPAGNE. 87
dans le palais das Necessidades, dont les jardins et les bosquets
d'orangers couvrent le sommet d'une colline, à l'est de la
ville. Des lanciers, sabre au clair, montaient la garde au pied
de l'escalier d'honneur. En haut, dans la première salle, un déta-
chement de hallebardiers formait la haie. Leur uniforme, assez
sévère, comme celui des hallebardiers de la cour d'Espagne, leur
belle prestance, le geste de tous les bras reposant à terre la
hampe de l'arme au passage des visiteurs, composaient un tableau
moyen âge, d'un goût rare, qui eût séduit un peintre. Dans un
salon voisin, se tenaient le secrétaire particulier du roi, M. de
Pindella, des chambellans, des officiers, un ou deux diplomates
au costume chamarré de broderies, attendant l'audience. Très
vite, un petit groupe se forma autour de M. le ministre de France,
qui avait bien voulu me présenter. Une conversation s'engagea,
à voix basse. Et cela ne suffit pas, sans doute, pour permettre de
juger la société de Lisbonne, en ce moment dispersée ; mais
l'accueil empressé fait au ministre de France, l'étude des phy-
sionomies, le thème et le ton de la causerie, ne démentaient pas
ce qu'on m'avait dit de l'extrême affabilité du monde portugais.
Pendant cette demi-heure d'attente, j'ai entendu parler, — en
très bon français, — de poésie, de théâtre, de paysage. J'ai appris
même qu'il y avait des poètes à la cour de Portugal. Quant au
souverain, dont la présence dans une pièce voisine était à chaque
moment rappelée par le va-et-vient d'un officier d'ordonnance,
je savais quïl était également lettré, qu'il possédait à fond le
français, l'anglais, l'espagnol, l'allemand, l'italien, et même, je
crois, le russe. On m'avait raconté qu'il peignait fort bien à
l'aquarelle, excellait aux armes, et pouvait passer pour un des
premiers fusils de l'Europe. Mais nous ne connaissons la phy-
sionomie des rois que par les timbres-poste. Et les timbres-poste
sont souvent en retard. Quand je fus introduit devant Sa Majesté
le roi don Carlos, je fus surpris de voir qu'il portait toute sa barbe,
blonde, courte et frisée. Use tenait debout, appuyé à une console,
en uniforme de général en chef, dolman noir avec le bâton de
commandement brodé au col, et pantalon gris à bande rouge. Il
avait causé quelques minutes, seul à seul, avec M. Bihourd. Quand
j'arrivai, les questions d'affaires terminées, le roi, très aimable-
ment, me tendit la main, me témoigna le regret que le Portugal
fût si peu connu à l'étranger, me demanda quelle impression
m'avait faite Lisbonne, et, sans chercher les mots, avec la même
facilité d'expressions que s'il eût parlé portugais, me donna des
aperçus intéressans sur les diverses provinces du royaume, sur
le peuple, et parla de plusieurs littérateurs portugais dont le nom
88 REVUE DES DEUX MONDES.
avait été prononcé. Puis, relevant avec beaucoup de bonne grâce
une allusion du ministre de France : « Vraiment, cela vous inté-
resserait de voir quelques-unes de nos pièces rares d'orfèvrerie? »
Le roi quitte le salon de réception. Nous le suivons. Il traverse
ses appartenions particuliers, arrive dans un grand cabinet de
travail, et nous montre des aiguières ciselées, d'un très beau
style, posées sur les tables, puis des manuscrits et des livres
précieux de sa bibliothèque. Je remarque, sur des chevalets,
plusieurs marines ébauchées, d'un impressionnisme très juste.
Enfin, avant de nous congédier, pensant qu'il ferait plaisir à ce
Français qui passe, le roi me permet de voir la célèbre argen-
terie de Germain, et ajoute en riant: « Si vous rencontrez quel-
qu'un, dites que c'est moi qui vous envoie. » Et c'est ainsi que j'ai
pu étudier à loisir, sur trois dressoirs de la salle à manger du
palais, les pièces d'orfèvrerie du plus pur Louis XV, qui n'ont
pas, prétend-on, de rivales en Europe. La maison de Bragance
possédait deux services du même maître, l'un pour le gras, l'autre
pour le maigre. La branche brésilienne emporta celui-ci en Amé-
rique, et l'autre partie de la vaisselle plate, ornée d'animaux, de
pampres, de feuillages, d'une valeur inestimable, demeura la pro-
priété de la maison de Portugal.
La cour est encore à Cascaes. C'est un petit village de pêcheurs,
à l'embouchure du Tage, devenu, dans ces dernières années, une
station balnéaire florissante et luxueuse. On voit encore, sur la
plage, des barques longues, tirées à sec, d'autres qu'on repeint,
d'autres qui arrivent du large, n'ayant qu'un mât, une voile en
forme de croissant de lune et portant, sur la vergue cintrée, une
demi-douzaine d'hommes à cheval, occupés à carguer la toile.
Les rues voisines sont tout étroites, avec des maisons basses et
des filets pendus à des clous. Le château royal n'est lui-même
qu'un vieux fort, bâti sur une pointe, et transformé, tant bien que
mal, en habitation. Les murs d'enceinte sont intacts. Une terrasse
à créneaux, encore armée de canons, borde la rive de la petite
anse, et sert de lieu de promenade et de récréation aux infans.
Ses remparts tombent à pic sur une avenue plantée de palmiers
et touchant la mer. On découvre de là le cours du Tage jusqu'à
Lisbonne, et les montagnes bleues de Cintra dans les terres, et,
vers l'occident, la mer libre.
Le grand deuil de la reine avait suspendu les audiences, et j'ai
été reçu par une exception due à ma qualité de Français, et dont
j'ai vu tout le prix lorsque j'ai été admis en présence de la souve-
raine. L'aimable comte de Sabugosa, grand-maître de la maison
de la reine, me fit traverser une cour, une antichambre un grand
TERRE D'ESPAGNE. 89
salon, et m'introduisit dans un petit salon jaune ouvrant sur la
terrasse. La reine Amélie était en deuil, avec de simples bracelets
d'or au bras gauche. Elle me fit asseoir, et, tout de suite me parla
de la France. Elle est grande, jeune, très jolie, avec un teint déli-
cieux et des yeux si bons, si intelligens, si sérieux, qu'il ne me
souvenait guère d'avoir rencontré un charme aussi complet. Tandis
qu'elle me parlait, j'étudiais l'expressive bonté de ce regard droit
et franc, et je comprenais l'enthousiasme des femmes de Séville
qui, dans les rues, lorsque la reine était encore la duchesse
de Bragance, l'interpellaient avec leur liberté méridionale, et
s'écriaient : « Mais arrôte-toi donc! Vive ta mère! Vive la grâce!
Que tu es belle ! » La reine voulut bien me dire qu'elle était heu-
reuse de recevoir un compatriote : « Si vous saviez ce que cela
m'a coûté, de traverser la France, mais de la traverser seule-
ment ! » Elle ajouta, retenant à peine ses larmes : « Il a fallu
que mon père mourût pour qu'on vît quelle grande âme c'était.
D'ailleurs, on lui a rendu justice... On a été respectueux... »
Elle me parla ensuite du palais de Cintra, de Lisbonne et du Por-
tugal, de plusieurs choses encore, et de « cette admirable reine
d'Espagne. » Pendant ce temps, un vieux chambellan se prome-
nait sur la terrasse. Je voyais passer, dans l'encadrement de la
porte-fenêtre, son ombre digne. Les jeunes princes couraient
autour d'un affût de canon, entre deux tas de boulets noirs. Plus
loin, deux dames d'honneur, par-dessus le rempart, regardaient
la mer. Quand la reine Amélie se leva, elle me recommanda :
« Dites du bien de ce bon peuple portugais. » Je n'ai pu étudier
le peuple d'assez près et assez longuement pour le juger, mais
j'ai pu acquérir du moins la conviction, et la fierté, que la France
lui a donné une souveraine accomplie.
Je retrouvai dans le grand salon M. de Sabugosa; une voiture
l'attendait à la porte du palais, et, avant de rentrer à Lisbonne,
je pus faire le tour de ce petit territoire de Cascaes, où, par la
vertu de la faveur royale et de la mode, on voit surgir de terre des
villas, des hôtels et, ce qui est beaucoup plus remarquable, une
végétation inconnue. Je ne sais comment les arbres réussissent à
pousser sur les falaises qui s'étendent au delà de la résidence
royale. La pierre affleure partout, mais ils poussent. Un bois de
Boulogne se dessine, encore jeune, à l'état de baliveaux et de
bourgeons pleins d'espoir, dont la vitalité diminue, cependant,
dans le voisinage de la mer. Celle-ci est d'un bleu indigo, du bleu
des pays très chauds, et elle bat une côte sauvage, hérissée de
roches jaunes veinées de noir. Nous nous arrêtons un moment
pour voir le Trou d'enfer, un de ces gouffres, si nombreux sur le
90 REVUE DES DEUX MONDES.
littoral breton, où la vague tournoie et tonne quand la marée
monte. Il y a des garde-fous en fil de fer, une terrasse cimentée,
avec une cabane pour les marchands de gâteaux. Heureusement
cet excès de civilisation ne gâte qu'un point négligeable de la
falaise, qui s'en va, rousse et bordée de lumière aveuglante, jus-
qu'au cap da Roca, le plus occidental de l'Europe. Ces mots-là
sonnent bien, et je regarde avec complaisance ce cap, le plus occi-
dental... Puis, un détour dans les terres, et alors, de vrais jardins,
des parcs touffus, des promenades plantées de palmiers magni-
fiques, de bananiers, et une foule de maisons d'un grand luxe
peintes de couleurs tendres, toutes fraîches, toutes pimpantes.
La plus belle est peut-être celle du duc de Palmella. Mais le noble
duc a bâti non loin de là un chalet pour ses gens de service; une
liane s'est emparée de cette construction plus modeste qu'on lui
abandonnait, et je ne sais pas d'architecture comparable à ces
buissons de grappes mauves dont elle couvre les fenêtres.
LES JARDINS DE CINTRA
Lisbonne, 13 octobre.
Cintra est un nid de verdure, une station d'été très élégante,
dans une toute petite sierra hérissée d'arbres, qui se lève à peu
de distance de Lisbonne, suit une ligne parallèle au Tage et finit
dans la mer. La cour y passe près de trois mois, de juillet à la
mi-septembre, et descend, quand la chaleur s'apaise, vers le châ-
teau de Cascaes, où elle habite jusqu'aux premiers jours de
novembre. Le roi, dit-on, préfère le mouvement de Cascaes, les
promenades et les excursions de pêche à l'embouchure du Tage ;
la reine a une prédilection pour les ombrages recueillis de Cintra,
pour ces beaux chemins en pente, aux tournans difficiles, où elle
conduit à quatre, avec une adresse merveilleuse.
Le paysage est romantique à souhait. En une heure de chemin
de fer, à travers une banlieue pleine do jardins, de villas et de
moulins à vent dont les ailes de toile dessinent une croix de Malte,
on atteint le pied de la montagne. Là commence l'enchantement.
Vue d'en bas, la montagne est toute bleue ; elle porte au sommet
un grand château qui paraît, lui aussi, fait avec de l'azur, et qui
tord ses murailles autour de toutes les pointes de roche, qui
dresse, en plein ciel, la silhouette la plus compliquée de tours
rondes et carrées, de terrasses crénelées, de coupoles revêtues
de faïence et luisantes vaguement. On monte à cheval ou à âne,
et, dès qu'on a dépassé le village de Cintra, la forêt vous enve-
loppe, forêt de sapins mêlés d'ormes, d'eucalyptus et de bouleaux.
TERRE D'ESPAGNE. 91
Le chemin se plie en lacets ; le lierre roule en cascades aux deux
bords; on aperçoit, entre les branches, des plaines qui se fondent
peu à peu et pâlissent à leur tour; des sources coulent à travers
bois ; l'air salin se parfume de résine ; des colonies de lis roses
s'épanouissent aux rares endroits où le soleil peut toucher la
terre. Jusque-là nous avons, mon compagnon de voyage et moi,
marché en route libre, sans rencontrer personne, sur le sol
commun des rois et des charbonniers. Une barrière coupe une
avenue : c'est l'entrée du parc royal. Un jardinier, en bonnet de
laine, nous introduit et nous explique que les équipages, môme
ceux de la cour, ne pourraient sans danger gravir les pentes qui
nous séparent du château, et que le roi et la reine, en descendant
de voiture, doivent monter à âne pour achever le trajet. Nous
traversons des jardins abrités, minutieusement tenus, où les
fleurs sont vives encore, un bois de mimosas côtoyant un ruis-
seau très clair, un bois de citronniers, un autre de camélias géans,
puis un corridor voûté et tournant qui donne accès dans le palais,
des terrasses, des chemins de ronde, une chapelle froide et battue
par le vent de mer; enfin, par une échelle, nous grimpons au
sommet de la grande coupole jaune : toute la sierra est à nos
pieds, dentelée, touffue, énorme haie de verdure allant droit vers
la mer que le soleil met en feu; au bas de ses deux pentes, à
gauche où le Tage coule au loin, à droite où s'étendent des
plaines, il semble qu'il n'y ait plus de végétation, mais seulement
des terres nues, entièrement plates, d'une môme teinte lilas, que
perlent çà et là des semis de maisons blanches, et d'où le regard,
las de lumière confuse, revient vers la forêt fraîche, vers les
cimes, fuyantes au-dessous de nous, qu'illumine le scintillement
des pins, vers les ravins d'ombre où se devine un détour de sen-
tier.
Et ce n'est pas encore la merveille de Cintra. Un ami nous a
conseillé de visiter la villa Cook. Du haut du château de la Pena,
j'ai aperçu, dans les frondaisons qui entaillent le bord de la plaine,
la masse pâle d'un palais arabe. Il nous faut descendre près de
six cents mètres de pente, tantôt à travers les bois, tantôt dans
des lits de ruisseaux, ou entre deux murs tapissés de lierre et
coiffés de branches de cèdres. L'air s'attiédit et se charge d'arômes
puissans, mystérieux, qui font chercher du regard des arbres in-
connus. Les eucalyptus trouent de leurs grandes gerbes glauques
le vert noir des sapins. Un palmier dresse au-dessus d'eux son
bouquet de plumes. Voici une maison de garde, une toute petite
barrière, et une allée qui s'enfonce en pente raide sous les arbres
enchevêtrés.
92 REVUE DES DEUX MONDES.
« C'est bien le palais de Monscrrat, la villa Cook », me dit un
homme qui passe, à cheval sur un âne minuscule et chargé de
fagots, les jambes traînant à terre... Lady Cook! on m'a parlé
d'elle à Lisbonne : une Américaine qui s'appelait, de son nom de
jeune fille, miss Tennessee Claflin, descendante de la maison
ducale de Hamilton, richissime, apôtre de l'émancipation fémi-
nine, mariée à un Anglais, l'un des principaux importateurs de
la cité. Elle est célèbre dans son pays d'origine. A dix-neuf ans,
elle commençait une campagne de conférences en faveur des
droits de la femme ; un peu plus tard, elle ouvrait, à New York,
avec sa sœur, une banque où elle réalisait, en quelques années,
un bénéfice de cinq millions de dollars, dirigeait une revue
d'études sociales, écrivait une quinzaine de volumes, se faisait
élire membre du Sénat ; exclue par un vote des Pères conscrits
de là-bas, elle leur intentait, devant la cour suprême, un procès
retentissant ; enfin, elle fondait à ses frais les premiers clubs
féminins, dont l'idée a fait fortune, comme on le sait, dans toutes
les grandes villes d'Amérique. A Lisbonne, on n'avait pas pu me
dire si lady Cook se trouvait à Cintra. Je savais seulement qu'elle
n'habitait Monserrat que quatre ou cinq semaines par an, et que
le palais, meublé avec une richesse inouïe, était sévèrement
gardé contre la curiosité des voyageurs.
Mais, une fois déplus, la chance me servit bien. Nous suivons
l'allée qu'ombragent des arbres de toutes les essences méridio-
nales ; les feuillages les plus rares se croisent au-dessus de nous;
des lianes courent d'une branche à l'autre et retombent en grappes
violettes ou pourpre. Je commence à marcher tout doucement,
de peur que cette forêt vierge ne s'évanouisse, au bruit étranger
de mes pas, comme dans les contes de fée. Les sous-bois sont
pleins de mousse. Il y a une grande lumière en avant, et, quand
j'ai franchi un pont de bois, je vois que cette lumière est une
façade blanche, au milieu de laquelle s'ouvre une porte au faîte
ajouré, semblable à celle des mosquées, et que sur le seuil
deux femmes sont debout, près d'une balustrade qu'enveloppent
des géraniums. Elles sont en noir. Les fées ne portant jamais le
deuil, autant qu'il m'en souvient d'après d'anciennes lectures, je
comprends que nous sommes en présence de la châtelaine et
d'une de ses parentes ou amies. Mon compagnon de route s'est
avancé, et, comme il parle très facilement l'anglais, je l'entends
qui demande l'autorisation de visiter le parc. La dame qui lui
répond est grande, mince, encore jeune de visage malgré ses
bandeaux de cheveux gris. Elle a dû être fort belle, d'une beauté
poétique et rêveuse. Et elle a des yeux clairs, énergiques. Le
TERRE D'ESPAGNE. 93
dialogue se poursuit une minute. Elle apprend que je suis écrivain.
Le souvenir de sa réputation littéraire, de ses articles, de ses con-
férences, du Woodhull and Claflin Weekhj, plaident sans doute,
auprès de lady Cook, en faveur des deux inconnus ; elle a le bon
goût de ne pas même s'informer si je suis partisan de l'émanci-
pation : elle nous invite à visiter le palais. Par le couloir de
style oriental, orné de colonnes de marbres rares, de statues, et
d'une fontaine au milieu, nous pénétrons dans une série de
salons qui sont plutôt des musées que des appartemens de récep-
tion. Les vieux japon, les vieux chine abondent, non pas les
modèles de bazar, mais des pièces de toute beauté, d'un rose ou
d'un vert tendre à désespérer les porcelainiers de Sèvres. L'Inde,
la Perse, l'Asie Mineure, l'Afrique, sont représentées par des
meubles, des stores, des tentures, des idoles dorées, des armes,
des ivoires, des vases émaillés de la grande époque arabe, de
ceux dont le vernis enferme, dans sa transparence nacrée, tous
les reflets de l'arc-en-ciel. Un contraste drôle : devant les che-
minées, qui sont aussi des œuvres d'art, et dans chacune des
pièces, on avait disposé un rang de potirons et de courges, qui
achevaient de mûrir à l'abri.
L'aimable propriétaire de Monserrat, malgré le soleil, malgré
une promenade projetée, veut encore nous montrer une vallée
de son domaine. « Vous allez voir mes fougères ! » nous dit-elle.
Nous repassons près des lianes lleuries, nous tournons à droite.
J'entends des coups de pioche. Sous bois, au bord d'une cascade
embarrassée de feuillages, nous saluons M. Cook, vieil Anglais à
barbe blanche, qui surveille la transplantation d'une fougère
arborescente haute de cinq ou six mètres et grosse comme un
mât de navire. Il est coiffé du large panama des planteurs. Il
nous indique la meilleure route à suivre pour voir le plus beau
coin du parc. Alors, ayant pris congé de nos hôtes, nous descen-
dons seuls, les pieds dans les lacis de lierre et les touffes de per-
venches, sous la voûte découpée à jour des fougères qui emplissent
le ravin. Des palmiers, des cocotiers, des caoutchoucs, des poi-
vriers leur font suite. Ils forment une épaisse forêt. Des racines
barrent les sentiers; des troncs morts de vieillesse ou brisés par
le vent, couchés sur des fourrés verts, dorment leur sommeil
sans plus toucher la terre qu'au jour des premières sèves. C'est la
forêt vierge, un jardin sauvage tel que je n'en ai pas vu d'autre.
Pendant une heure j'ai vécu au Brésil, j'ai cherché les aras à
huppe d'or au sommet des lianes, pensé aux tigres, écouté les
sources et bu les lourds parfums, pétris de vie et de soleil, qui
grisent comme du Champagne.
94 REVUE DES DEUX MONDES.
DERNIERES PROMENADES DANS LISBONNE
Lisbonne, 15 octobre.
Voilà une semaine entière que je suis à Lisbonne. Qu'ai-je
fait de ces deux derniers jours? A peu près rien. J'ai vécu en
plein air, matin, midi et soir. Je me suis laissé prendre à la
paresse de toutes les choses et de tous les êtres qui m'environ-
naient. J'ai contemplé, de la terrasse de la légation de France où
il y a des jasmins bleus, comme j'en avais cueilli à Palerme, où
d'un tout petit jardin que j'ai découvert en haut de la rua do
Quclhas, le Tage, élargi par la nuit qui efface les rives, devenu un
grand golfe d'azur pâle, où dorment des centaines de vaisseaux
immobiles parmi des millions d'étoiles tremblantes. J'ai assisté à
une course de taureaux portugaise, point sanguinaire, point
émouvante, mais d'une jolie mise en scène. L'entrée des toreros,
le jeu des cavalleiros, étaient des spectacles du plus grand art :
le dernier acte était presque ridicule. Vous imaginez-vous Mazzan-
tini obligé de paraître avec une épée de bois, devant une bête
dont les cornes sont emmaillotées dans une gaine de cuir! Cela
rappelait beaucoup trop les arènes de la rue Pergolèse.
Qu'ai-je fait encore pendant ces deux jours? Hier matin,
dimanche, j'ai vu aussi la modeste chapelle, mais toute pleine de
souvenirs de France, de Saint-Louis des Français. Elle est située
dans une pauvre rue, touchant le beau quartier de l'Avenida.
Comme celle de Madrid, elle est propriété nationale française, et
elle abrite, à son ombre, un hôpital, une école de filles tenue par
des religieuses. J'ai causé assez longuement avec un vénérable
prêtre, chapelain de l'œuvre depuis trente-huit ans, M. l'abbé Miel.
« Vous trouverez en lui, m'avait dit M. Bihourd, un homme fort
aimable et des plus instruits. » A peine ai-je eu manifesté l'in-
térêt que je prenais à l'histoire de ces fondations, que l'archi-
viste passionné se révéla en effet. « Nous avons des trésors, me
dit-il, des pièces qui racontent, depuis 1438, sans lacune, la des-
tinée de nos compatriotes à Lisbonne. J'ai tout classé moi-même.
J'ai dressé une table. Venez ! » Nous étions dans un salon assez
vaste, pareil à un parloir de couvent, mais décoré de portraits
officiels : Henri IV faisait vis-à-vis à Napoléon III, Charles X à
Louis-Philippe; les bustes en plâtre de M. Thiers, du maréchal
de Mac-Manon, de M. Grévy, de M. Carnot, regardaient un
Louis XIV en perruque. M. l'abbé Miel passa dans un cabinet
voisin, et ouvrit devant moi des liasses d'actes portugais ou fran-
çais, des diplômes, des contrats de vente, un manuscrit du pre-
TERRE D'ESPAGNE. 95
mier règlement élaboré, au commencement du xve siècle, par
les principaux de la colonie. « Ils étaient en majorité Bretons,
ajouta-t-il, et c'est pourquoi vous avez pu voir un autel dédié à
saint Yves. Les traits abondent qui mériteraient d'être connus. Si
j'avais le temps ! Mais cette joie-là sera pour un autre. Voulez-
vous un petit exemple? La messe de dix heures, qui vient de finir,
réunissait comme d'habitude une bonne partie de la colonie
française : savez-vous pour qui elle a été dite? — Je ne m'en
doute pas. — En 1581, la façade de la chapelle était obstruée par
une maison appartenant à un Portugais, nommé Marc Heitor. Ce
brave homme donna son logis à l'œuvre française, à la double
condition qu'il lut démoli, et qu'une messe fût célébrée chaque
dimanche à l'intention du donateur. La tradition n'a pas été
interrompue. Voilà comment, ce matin, la messe a été dite pour
le vieux Marc Heitor, qui était, de son vivant, cuisinier de Sa Ma-
jesté le roi de Portugal. » Et l'histoire ne finit pas là, car la ville,
ne voulant pas rester en arrière, s'empressa d'exempter d'impôts,
lorsqu'elles ne seraient pas louées, les boutiques construites en
bordure de la rue, dans les soubasscmens de la maison d'Heitor,
et, même aujourd'hui, si le cas se présentait, le vieil acte de géné-
rosité de Lisbonne profiterait encore à l'œuvre française.
Enfin je me suis égaré, ce soir, dans une rue en échelle où
habitent les marchandes de poisson. Les varinas, la journée finie,
assises en rond ou couchées sur le sol, barraient toute la route,
leurs jupes rouges, bleues, jaunes, étalées autour d'elles. Des nuées
d'enfans en chemise galopaient de l'une à l'autre de ces grosses
pivoines formées par le cercle des mères et des sœurs aînées. Pour
passer, il fallait faire le tour. Et au-dessus d'elles, dans l'ouver-
ture des toits, en plein ciel, des loques multicolores séchaient au
bout d'une perche. Le vent les secouait, le soleil les trouait. Ces
pauvres choses, chez nous, n'auraient pas valu un regard, mais le
goût du Midi les avait choisies, la lumière les transfigurait,
et c'était de la poésie encore, accrochée là-haut, dont la rue
s'égayait...
Hélas ! je vais partir tout à l'heure. Il m'en coûte. Est-ce le
voyage qui m'effraie ou m'ennuie? Sûrement non, car je vais vers
l'Andalousie, que j'ai tant souhaité voir. C'est Lisbonne qui me
retient. Et de quoi est fait ce charme dont je me sens lié ? J'ai beau
chercher, je ne trouve aucune raison bien forte, mais j'en découvre
plusieurs petites, si faibles, si puériles que je suis tenté de rire
en les énumérant, et si puissantes ensemble que j'ai envie de
pleurer dès que je ne les sépare plus. Bien des tendresses sont
ainsi. Quel est donc ce cantique dont une phrase me revient, et
96 REVUE DES DEUX MONDES.
tourne en moi comme un refrain : « Tu m'as pris le cœur avec un
de tes yeux et avec un de tes cheveux » ?
LA MOSQUÉE ET LE VIEUX PONT
Cordoue, 17 octobre.
Cordoue, c'est Tolède sans son paysage, une Tolède de plaine,
à peu près plate. On entre par une avenue bordée d'aloès formi-
dables, et cela dit éloquemment que le climat a changé, que nous
sommes en Andalousie, terre africaine. Je revois les mômes
ruelles tournantes et compliquées, pavées de cailloux pointus et
de dalles aux deux côtés, les mômes patios blancs, déserts, avec
une fontaine de marbre aperçue au travers des grilles. Mais
l'impression générale est bien différente. Tolède était une ville
ancienne, et celle-ci n'est que fanée. Trop peu de monumens
d'autrefois sont ici restés debout. Ils survivent à l'état d'accidens
superbes dans un amas de maisons médiocres, retapées et à demi
banales, ou bien intactes mais sans architecture, et telles qu'il fau-
drait l'étrange caprice des pentes pour leur donner la vie. Une
petite joie sort des piquets de fleurs que les femmes plantent
dans leurs cheveux : deux roses, trois brins d'œillets, du jasmin
blanc surtout. Il faut qu'elles soient bien vieilles pour renoncer
à cette coquetterie. La pauvret/; s'en accommode. Je viens de
m'arrôter devant un soupirail d'où s'échappait le bruit claquant
d'un métier, et mes yeux, mal accoutumés à l'obscurité de celfe
cave, n'ont vu qu'une fleur de géranium-lierre, qui s'élevait et
s'abaissait, coupant l'ombre en mesure.
J'allais vers la mosquée, le plus complet, le plus grandiose
des monumens arabes que possède l'Espagne. Il est situé presque
au bord du Guadalquivir et enveloppé de hauts murs jaunes. Ces
Arabes, si habiles à décorer l'intérieur des palais et des temples,
négligeaient le dehors. La masse carrée de l'enceinte est comme
une mauvaise reliure enfermant le chef-d'œuvre d'un maître en-
lumineur. On entre par une tour, et, tout de suite, un charme
vous saisit. Vous êtes dans un jardin clos, dans un patio planté
d'orangers et de palmiers. Des canaux d'arrosage courent de l'un
à l'autre. C'est un lien de repos qui précède l'église. Le peuple y
vient dormir dans l'ombre ronde des orangers. A la fontaine du
milieu, des femmes et des filles emplissent leurs cruches de terre
pâle. Traversez le patio et poussez une porte. De la pleine lu-
mière, vous passez dans la pénombre, mais l'impression se pro-
longe, et l'imago d'un jardin ne quitte pas l'esprit. Le bosquet
s'est épaissi et assombri seulement. Oh! les douces allées cou-
TERRE D'ESPAGNE. 97
vertes! Des centaines de colonnes légères fuient en tous sens,
sveltes comme de jeunes troncs de palmiers, d'où s élancent, assez
près du sol, deux arcs superposés qui les relient l'une à l'autre.
Les colonnes sont de marbres rares ; les arcs sont faits de pierres
rouges et blanches alternées. Je m'avance dans ce bois sacré, je
m'appuie aux piliers, je suis du regard leurs avenues décrois-
santes, et voilà que cette première sensation de bien-être et de
fraîcheur, qui me rappelait les promenades tardives, sous les arbres
où la lumière n'arrivait qu'atténuée et diffuse, se mêle d'un mal-
aise vague. Cette joie de paradis humain n'a fait que m'effleurer.
Je cherche, avec l'inquiétude d'un prisonnier, les nefs lancées
dans l'espace, par où l'âme s'échappe au moins, les ogives sup-
pliantes, les jours ouverts sur le plein ciel, le geste universel des
lignes qui m'invite à monter. Je croyais entrer dans un lieu de
prière, et les choses ne me répondent point : elles n'expriment
pas l'effort d'une humanité qui souffre ; elles me ramènent à des
émotions éprouvées ailleurs, et qui me plaisent seulement, mais
qui ne me grandissent pas. J'ai peur d'être injuste envers cet art
nouveau, de n'avoir pas tout compris, et, tandis que le cicérone
promène encore la flamme de son rat de cave le long des
parois dorées de la niche où, jadis, reposait le Coran, je recom-
mence à faire le tour de la grande futaie enclose. Je lui dis tous
les mots qui peuvent rendre le plaisir de mes yeux : « Comme
tu es jolie! Comme elle est harmonieuse, la courbure de tes arcs!
Comme ils fuient bien, les fûts légers aux feuilles rouges et
blanches! Le poète qui t'a bâtie t'avait rêvée d'abord, étendu près
d'une source, à l'heure où la lumière du couchant vient en rasant
la terre et blondit les sous-bois! » Mais mon cœur ne s'est pas
ému, et j'ai couru voir le vieux pont.
•Il est superbe. Dix siècles de lutte contre le Guadalquivir,
contre la pluie et le vent, ont rongé la base de ses piles et effrité
ses pierres. Il est devenu tellement pareil au sol des deux rives
qu'il unit, qu'on ne l'en distingue plus, et qu'il semble être un
long talus de terre moulée, percée de trous, durcie par le temps
et par le pied des mules. A l'extrémité, vers la campagne, un
château crénelé se dresse, taillé dans la même poussière. La
campagne voisine est triste, à peine teintée de vert par de petits
saules pâles. Des bancs de sable coupent le fleuve. Au-dessous
de moi , des terrasses plantées descendent. Leurs murs à demi ruinés
se renflent par la base, et dentellent le courant. Toute l'œuvre de
l'homme perd ainsi sa forme première, et se fond peu à peu dans la
nature. Mais, sur les étroites terrasses, restes de jardins royaux,
où des bourgeois de Cordoue cultivent aujourd'hui des légumes,
TOME CXX1X. — 1895. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
çà et là on voit monter la boule d'un vieux citronnier, la pointe
noire d'un vieil if, arbres vénérables, plus feuillus que jamais,
et que la main des grands califes a peut-être touchés.
GRENADE LA NUIT. — GRENADE LE JOUR. — l'aLIIAMBRA. — LES
GITANOS DE L'ALBAYCIN. — DANS UNE VIEILLE ÉGLISE
Grenade, 18 octobre.
J'arrive à Grenade la nuit. La gare est loin des hauteurs de
l'Alhambra, où j'ai choisi mon hôtel, pour l'amour de ce nom
magique. J'ai la tête pleine des enthousiasmes d'Henri Regnault
et des vignettes de Gustave Doré. Tout s'annonce bien : une nuit
sombre, une ville tortueuse, et, derrière ma voiture, une dili-
gence de la sierra entrant à fond de train dans Grenade. Elle est
fantastique, la vieille guimbarde espagnole; elle bouche toute la
rue comme un grand écran noir; je ne vois ni les roues, ni les
fenêtres, ni le majorai caché derrière sa lanterne, mais une
masse d'ombre qui vient, et, en avant, dans une gerbe de rayons
rouges, cinq mules cabrées, fumantes, couleur de feu. On dirait
des bêtes échappées, des bêtes [do lumière et de rêve, qui nous
poursuivent, le cou tendu, les naseaux en sang, les oreilles bor-
dées de pourpre. Elles s'évanouissent à un tournant. Nous pas-
sons sous une porte, et nous voilà dans une futaie montante.
L'air devient froid. Plus de pavés, plus de maisons, rien que des
bois en pente et le bruit des eaux courantes dans le silence de la
nuit. La voiture s'arrête. Je cherche l'Alhambra, et je n'aperçois
qu'une façade d'hôtel, et, partout autour, une forêt d'ormes
immenses, mouillés par les pluies d'automne, balayant de leurs
cimes un ciel gris sans étoiles...
— Monsieur, prenez-moi, si vous voulez un bon guide! Les
autres ne savent rien !
Ils étaient deux, ce matin, qui m'ont crié cela à mon premier
pas hors de l'hôtel. J'ai pris avec moi le troisième gamin, qui
n'avait rien dit, et j'ai traversé dans sa largeur la futaie de grands
ormes que je montais hier soir. Elle longe les murs d'enceinte
de l'Alhambra. Mon guide, qui a le regard câlin des jeunes Arabes,
danse de joie derrière mon dos. Je me détourne.
— C'est que je suis content! me dit-il. Mais je savais que je
conduirais aujourd'hui un étranger!
— Gomment le saviez-vous?
— Puisque j'ai rencontré trois morts en sortant de la maison,
j'étais sûr d'une bonne journée. Il n'y a pas de meilleur signe,
monsieur. Quand nous rencontrons un aveugle, un borgne, nous
TERRE D'ESPAGNE. 99
pouvons bien renoncer à courir les hôtels et dormir toute l'après-
midi : pas un voyageur ne louera nos services. Mais un mort,
trois morts surtout, voilà qui annonce le bonheur! Moi, je suis
rentré bien vite à la maison, et j'ai crié à ma famille : « Ré-
jouissez-vous, je vais travailler aujourd'hui! » Vous voyez bien !
Au bout de l'avenue que nous suivons, une grande porte
s'ouvre dans une tour carrée sans créneaux, marquée de la main
et de la clef. Le chemin tourne dans l'épaisseur des murs, con-
tinue en montant, et débouche sur un tertre planté d'ormeaux,
la cour des Citernes. Un homme m'offre un verre d'eau glacée et
bleue, qu'il tire d'un puits profond. Un autre se précipite à ma
rencontre, en gesticulant. C'est un affreux mendiant au chapeau
pointu, à la veste de velours galonnée et fripée, qui se dit prince
des bohémiens : « Achetez ma photographie, monsieur! Deux
francs pour les Américains, un franc pour vous qui ne l'êtes pas! »
Je m'enfonce à gauche, où sont de pauvres jardins, des ruines
de murailles, des soulèvemens de terre couvrant d'autres ruines,
et, l'enceinte se rétrécissant, j'arrive à la tour de la Vêla. L'es-
calier se tord en spirale; nous vivons cinq minutes dans le noir,
puis le jour reparaît; je pose le pied sur la plate-forme, et je
découvre une des vues les plus harmonieuses que l'homme puisse
contempler. Derrière moi, la Sierra Nevada, toute blanche de
neige. Un éperon s'en détache, entièrement boisé, portant à son
sommet le vaste palais de l'Alhambra. Je suis à l'extrémité de cet
éperon vert, très haut et très ardu. Il s'avance jusqu'au milieu
de la ville. Elle est là tout entière, rose et déployée en éventail
au-dessous de moi, Grenade, la citée tant rêvée. Vers la gauche,
c'est la ville nouvelle, plus vive de couleur et plus tassée; vers
la droite, c'est la ville ancienne, hachée de menus traits d'ombre
par les jardins plantés d'ifs, montant un peu sur les collines
pelées de l'Albaycin, le faubourg bohémien. En avant, au delà
du cercle immense des maisons, une plaine sans limite, douce-
ment bleue parce qu'elle est lointaine, traversée de lueurs pâles
qui sont des bras de fleuve. La nature espagnole se révèle ici
dans toute sa splendeur. Elle manque d'intimité. Ne lui demandez
pas une chute de moulin encadrée de vingt chênes, une vallée
d'herbe fraîche avec des peupliers en couronne, ou même un beau
groupe d'arbres faisant un berceau d'ombre au toit centenaire
d'une ferme. Elle ignore les tableaux de genre, les petits
cadres tout faits : elle est âpre, elle est nue, elle est ouverte
au vent. Mais donnez-lui l'espace; laissez-la développer les plis
larges de ses terres, fondre les tons de ses plaines, bleuir ses
montagnes, mettre dans l'air du ciel une telle limpidité qu'aucun
100 REVUE DES DEUX MONDES.
trait du dessin ne s'efface, qu'aucun rayon ne se perde : si les
hommes alors bâtissent Grenade aux toits roses, ils auront ajouté
la vie à la beauté sereine et qui n'a pas de saison.
Tout près de moi, en ramenant mes yeux sur la tour, j'aperçois
une cloche. Elle est fameuse dans les traditions du pays, la
cloche de la Vêla: elle sonne le 2 janvier pour fêter l'anniver-
saire de 1492, époque à laquelle la bannière chrétienne flotta
sur l'Alhambra. Les jeunes filles, ce jour-là, montent en foule
pour tirer la corde, car il est de foi populaire que les carillon-
neuses du 2 janvier se marieront dans l'année. Je ne me lasse
pas d'étudier le paysage. Je me rends compte de la forme de
cette forteresse de l'Alhambra, dont les murailles suivent les
crêtes du promontoire boisé ; mais les constructions ne se relient
plus les unes aux autres, et se lèvent isolées, tours ou morceaux
de palais, sans ornement extérieur, parmi des terrains semés de
ruines. Mon guide m'interrompt:
— Il faut se hâter, si vous ne voulez pas être trempé par la
pluie !
En effet, des nuées d'automne, accourues des sommets de la
Sierra Nevada, crèvent sur nous, et bruissent lourdement sur
les ormeaux des pentes.
Je repasse dans la cour des Citernes, près du monstrueux
palais inachevé dont Charles-Quint enlaidit la terre sacrée de
l'Alhambra, près des boutiques de marchands de photographies,
de marchands d'antiquités parisiens, qui viennent là « pour la
saison », et je visite la tour des Infantes, la tour de la Captive,
puis les salles ou les patios qu'il suffit de nommer pour qu'une
image précise réponde à l'appel des sons : la cour des Myrtes,
la cour des Lions, la salle des Ambassadeurs, la salle des Aben-
cérages, les bains, la salle des Deux-Sœurs, et tout le reste que
détaillent les guides.
Qu'y a-t-il donc? Oh! vraiment, « il pleure dans mon cœur
comme il pleut sur la ville ! » Est-ce l'humeur du temps qui
assombrit la mienne? Je regarde, et je m'étonne de ma froideur
en présence de merveilles tant vantées. J'évoque le souvenir de
ces pages célèbres qui m'avaient, il me semble, chargé d'admira-
tion, comme une bobine aimantée l'est d'électricité. L'étincelle
ne part pas. Je suis déçu, et, en y songeant bien, la pluie n'explique
pas toute ma déception. Vous qui n'avez vu l'Alhambra qu'en
photographie, mon ami, ne le regrettez qu'à demi : la cour des
Lions, que vous imaginez grande, est petite en réalité, presque
mesquine; ses lions sont moisis par l'humidité; le patio des oran-
gers renferme surtout des ifs malingres ; l'eau ne court plus dans
TERRE D'ESPAGNE. 101
les rigoles taillées en plein marbre qui promenaient autrefois,
à travers le palais, la fraîcheur et la vie; des touristes en par-
dessus, guidés par des employés en uniforme, déambulent entre
les colonnes et rompent tout rêve qui s'ébauche, et si vous jetez
les yeux sur le prodigieux décor des murs et des plafonds, ah!
mon ami, c'est là que le temps s'est montré cruel, et l'homme
aussi. Vos photographes, avec une habileté qui trompe l'étranger,
ont saisi la minute où les jeux de lumière et d'ombre étaient le
plus harmonieux, et choisi l'endroit, bien limité, je vous assure,
d'où les dessins tracés dans la pierre, les revêtemens de faïence,
les dentelles de stuc festonnant le cintre des portes, pouvaient
donner l'illusion d'un chef-d'œuvre à peu près intact. Vous
échappez aux plâtrages qui remplacent les pièces tombées d'elles-
mêmes ou volées, aux restaurations malheureuses, à la misère
de tant de motifs exquis, sur lesquels il a coulé de l'eau et du
temps, tapisseries dont il reste la trame, dont la couleur est
morte. Elle est morte, et au fond de ces alvéoles, nids d'abeilles
disposés en corniches ou tapissant les voûtes, un peu d'or, un
peu de rouge, un peu d'azur mêlés, parlent d'une poésie disparue
qu'avec ces courts fragmens l'imagination ne parvient pas à re-
constituer. Je ne m'en consolerai pas. Il aurait fallu voir
TAlhambra dans sa nouveauté, quand les maîtres de l'Islam,
vêtus aussi bien que lui, frôlaient ses dalles de marbre du pli
brodé de leurs tuniques. Cet art de l'Alhambra était léger, tout
décoratif, fantaisiste et souriant ; il exprimait le bien-être, la
gloire, le repos, la richesse; sa grâce presque entière était dans
sa jeunesse ; ses œuvres n'avaient pas les lignes sévères que l'œil
retrouve aisément, et elles ont pâli avec l'éclat des pierres, et
leur beauté délicate a souffert plus qu'une autre de la mort des
détails.
Il y a cependant deux choses, dans ce musée de l'Alhambra,
qu'on ne peut dessiner ni décrire, et que rien ne fanera jamais:
ce sont les reflets des faïences arabes, et, dans l'encadrement de
toutes les fenêtres ouvertes sur le ravin du Darro, ces paysages
de second plan, ces bouts de collines pâles, qu'une cause inconnue
de moi, une vertu mystérieuse sans doute de l'air de la Sierra,
colore d'une teinte laiteuse et bleue, comme si le jour venait à
travers une opale. Ils me séduisent depuis si longtemps, ces
lointains de l'Albaycin, que je quitte le palais pour aller vers
eux. Nous descendons, par la porte de Fer, dans un chemin en
pente, fortement encaissé, sauvage, que dominent bientôt à
gauche les falaises caillouteuses qui portent l'Alhambra et à
droite de hauts talus couronnés d'ormes. Le chemin s'enfonce
102 REVUE DES DEUX MONDES.
en tournant dans le ravin. Le temps s'est embelli. Tout à coup,
mon guide lève les bras et s'exclame : « Quel bonheur ! » Je ne
comprends pas d'abord. Il me montre quatre hommes montant,
deux par deux, et balançant sur leurs épaules une boîte rose.
« Un mort, monsieur! » Quelques gens du faubourg bohémien,
hommes et femmes, suivent à la débandade. Le petit cercueil
approche. L'enfant est à découvert, vêtu d'une robe blanche, son
pauvre visage pâle couronné de roses, et, comme c'est un garçon,
un voile de tulle rouge le couvre et flotte au vent. Une pitié
m'étreint le cœur à la vue de ce cortège d'indifférens, qui passe
sans une larme. Elle dure encore, lorsque le guide s'écrie de
nouveau : « Encore un, monsieur! Non, c'est trop de chance! »
Je le fais taire. Et nous croisons un autre convoi, une autre
boîte ouverte, blanche cette fois, où une petite fille est étendue,
fleurie aussi et voilée de bleu. Ils montent. J'entends leurs rires
derrière nous, et le bruit des cailloux déplacés qui roulent et
nous poursuivent. Nous arrivons au bas de la gorge; la campagne
s'élargit devant nous. Sur l'autre bord d'un ruisseau, le faubourg
de l'Albaycin s'étage aux flancs des collines, quelques maisons de
pierre d'abord, puis des trous irrégulièrement percés dans la
terre, des séries de cavernes reliées par des sentiers bordés de
cactus. C'est le royaume des bohémiens, tondeurs et souvent vo-
leurs de mules, forgerons, étameurs, dont les femmes sont quel-
quefois belles, toujours sales, habiles à tisser des couvertures, à
tresser des paniers et à dire la bonne aventure. Ils vivent là, sans
autres lois que leurs coutumes, sous l'autorité d'un capitaine
qui répond de leurs délits devant la police de Grenade.
Je n'ai pas fait cent pas dans la rue montante, l'unique rue
digne de ce nom de l'Albaycin, que le fils du capitaine, un bel
homme de trente ans, aux moustaches noires soignées, habillé
en bourgeois, sort d'une maison où il attendait sans doute la
venue de quelque étranger, la vraie aubaine du quartier. Malgré
les prudentes recommandations des itinéraires en Espagne, il n'y
a aucune espèce de danger à se risquer seul dans l'Albaycin. Sa
bohème est mendiante, gênante, grouillante, mais très appri-
voisée. Les bons offices du capitaine sont seulement nécessaires
pour organiser une représentation de danses bohémiennes. Je
m'adresse donc à D. Juan Amaya, et je lui fais part de mon désir.
Il donne des ordres. Quatre ou cinq estafettes, prises parmi les
oisifs qui se chauffaient le long des murs, partent dans différentes
directions, et, en attendant que le corps de ballet soit réuni, je
visite plusieurs de ces caves, creusées dans la colline, où habi-
tent les sujets du capitaine. Chacune se compose de plusieurs
TERRE D'ESPAGNE. 103
chambres, dont l'une est éclairée par la porte, la seconde par une
fenêtre sans vitres, la troisième par le jour qui peut venir à tra-
vers les deux autres. Les parois de pierre, irrégulières, bosse-
lées, fendues, qui servent de mur, sont ornées de quelques images
pieuses; le mobilier est des plus sommaires, et la cuisine
semble avoir pour base le riz aux pimens doux. Nous sommes
enveloppés d'une nuée de vieilles qui supplient, de gamins pouil-
leux qui tendent la main, de bambines merveilleusement dressées
à envoyer des baisers aux étrangers pour obtenir un sou. Des
sons de guitare nous tirent d'affaire. On nous attend là-bas.
Nous regagnons la rue, et nous sommes introduits, mon compa-
gnon, le guide et moi, dans une petite chambre d'un premier
étage, blanchie à la chaux, meublée de chaises de paille. J'y re-
trouve les chromolithographies pieuses des cavernes et le capi-
taine pinçant de la guitare. Près de lui, un bohémien maigre, à
la peau presque noire, joue de la bandurria, de la mandore. Ils
occupent un des bouts de la pièce, près de la porte ; nous nous
asseyons en face, à l'autre extrémité. Un jeune homme « au
torse d'écuyer », et cinq danseuses, vêtues d'un châle et d'une
robe bleue, jaune ou rouge, sont rangés le long du mur, à droite.
Les cinq femmes s'appellent Encarnacion Amaya, Josefa Corte,
Encarnacion Rodriguez, Trinidad Fernandez et Trinidad Amaya.
La première est célèbre, on vend sa photographie dans toutes
les boutiques de Grenade. Sa beauté un peu molle et pleine ne
rappelle cependant que de loin le pur type des gitanas. La vraie
gitane est plutôt une fille de dix-sept ans, Encarnacion Rodri-
guez. Celle-là est grande et souple, brune à la croire taillée dans
du cuir de Cordoue ; elle a des cheveux bleus et lourds qui tom-
bent en mèches sur les joues, écrasent à moitié l'oeillet rouge
piqué au-dessus de l'oreille; elle ne rit pas ; une tristesse de
captive emplit ses yeux très longs, et on ferait un profil de déesse
avec l'ombre de ses traits projetée sur un écran.
Au signal donné par le chef, homme et femmes se lèvent,
dansant et chantant en mesure. Les danses sont élégantes, et
figurent la marche d'un cortège, les complimens aux fiancés, les
souhaits, une déclaration d'amour. Les vers, criés sur un mode
très haut, sont d'un goût douteux. Qu'importe ! le spectacle est
joli, étrange, plus gracieux cent fois que les sévillanes exécutées
à Madrid, dans les cafés-concerts. Il y a, dans cette race bohé-
mienne, un charme félin, un peu sensuel par momens, jamais
vulgaire, et qu'on n'imite pas. Elle danse gravement, avec une es-
pèce de noblesse perverse et naturelle. Rien ne caractérise mieux
cette manière que ces duos d'amour, dansés tantôt par un homme
104 REVUE DES DEUX MONDES.
et une femme, tantôt par deux gitanes, et qui succèdent aux
ligures d'ensemble. Les amoureux s'écartent, se rapprochent,
passent avec une œillade, s'évitent d'un tour de rein, ne se
touchent jamais, et se parlent tout le temps, font un dialogue
avec des attitudes, des regards, des sons de castagnettes, — mâles
et femelles d'après le timbre, — avec le geste du pied, de la
main, et l'arc changeant des lèvres. La guitare et la mandore
pleurent langoureusement. Un tambour de basque se démène en-
diablé, et toutes les bohémiennes qui ne dansent pas, celles aussi
venues en curieuses et qui assiègent la porte, ponctuent le fan-
dango de cris aigus. Les oie! pleuvent. Des phrases entières
partent dans un éclat de rire. Bah ! les étrangers ne comprennent
pas. J'ai saisi au vol deux ou trois de ces exclamations que
chacune lance au hasard. Elles disaient : « Vive la mère qui t'a
enfanté! », ou bien « Bobadilla, trois minutes d'arrêt! », ou
bien « Voyez cette belle Encarnacion, monsieur, monsieur! » C'est
à la fois burlesque, truqué, naïf et d'un art indéniable.
J'ai dit que ces bohémiens de l'Albaycin étaient très appri-
voisés. Avec quelques bravos, un compliment, plusieurs bou-
teilles de vin blanc discrètement demandées, et que les bohé-
miennes, d'ailleurs, avaient bues « à la France », j'avais cru
comprendre que nous jouissions d'un commencement de réputa-
tion auprès de la troupe de D. Juan Amaya. J'en fus assuré par
lui-même, au moment des adieux. Une Française et son mari
étaient entrés dans la salle, pendant les danses. Quand ils se le-
vèrent pour partir, le capitaine s'approcha de moi, et me dit, avec
une dignité affectueuse :
— Monsieur, les gitanos et les gitanas sont touchés de vos
bons procédés. Ils vous proposent, pour vous marquer leur gra-
titude, d'exécuter, devant vous quelques pas qui ne se dansent-
pas devant les dames.
Je remerciai D. Juan Amaya, et je rentrai dans Grenade.
La nuit tombait. De gros nuages roulaient toujours dans le
ciel; un peu de rouge, au couchant, divisait leurs fumées. Je m'en
allai, au hasard, dans les ruelles misérables et pleines d'imprévu
qui fourmillent dans cette ville ancienne. Des pignons aux toits
avancés et très vieux se levaient çà et là, des entrées de posadas
pareilles à des gueules de fours, des forges, des balcons protégés
par des grilles ventrues, des boutiques rapprochées, infimes,
pauvres à faire peine. Une cloche tinta, et sa voix fêlée s'harmo-
nisait si bien avec la tristesse des choses, c'était une voix si lasse
et si pitoyable, qu'elle n'avait jamais dû chanter, même dans sa
jeunesse, et qu'elle m'attira. Je me dirigeai vers elle, comme si je
TERRE DESPAGNE. 105
faisais l'aumône en l'écoutant. Elle partait du clocheton d'une
église enchâssée entre deux maisons, et dont la façade médiocre
se distinguait seulement des voisines par un fronton roulé à ses
extrémités. J'entrai en soulevant la portière de cuir mou. L'in-
térieur était complètement dans l'obscurité. Quelqu'un remuait
du côté du chœur, tout au fond. Une étincelle brilla, perdue dans
cette masse d'ombre, décrivit un zigzag en montant, et se fixa,
rougeàtre,à six pieds du sol. Le bruit se rapprocha. Une seconde
étincelle, plus près de moi, étoila le mur, et fit luire, vaguement,
une surface dorée. Je compris que le sacristain allumait une
veilleuse devant chacun des autels, et, quand il eut dix fois ré-
pété l'opération, une voix, au bout de l'église, commença la prière
du soir. Dans les ténèbres, devenues maintenant comme de grands
plis de deuil tendus d'une arcade à l'autre et relevés d'un clou
d'or, je distinguai la forme agenouillée de deux hommes, deux
mendians enveloppés de leurs manteaux élargis. Ils avaient seuls
obéi à l'appel de la cloche, ils venaient seuls prier avec le prêtre,
invisible là-bas, en cette fin de jour lugubre. Cet abandon me fit
songer à ce que m'avaient dit, de la situation religieuse en Espagne,
des personnes absolument sûres et d'une entière compétence. Je
me souvins de ces conversations que j'avais eues, en différens
poinls du royaume, et qui variaient quelque peu dans la forme,
mais qui s'accordaient au fond, et pouvaient se résumer ainsi :
— Nous bénéficions, monsieur, d'une antique réputation, qui
ne correspond plus, malheureusement, à la réalité. Je sais com-
bien nos compatriotes tiennent à l'honneur de garder à leur pays
sa renommée de royaume très chrétien, mais je vous dois la vé-
rité, puisque vous la demandez. Or, les différentes provinces
sont bien loin d'offrir, chez nous, la même physionomie reli-
gieuse. Il y en a qui sont demeurées très fidèles, et d'autres dont
on pourrait affirmer qu'elles n'ont conservé de la religion que
le goût des cérémonies extérieures et une sorte de foi sans pra-
tique. Remarquez que ces dernières se doutent à peine, — je
parle du peuple, — de l'indifférence où elles sont tombées, et que
si vous répétez mes paroles, elles étonneront beaucoup d'Espa-
gnols. Rien de plus vrai, cependant. Tracez une ligne de biais,
suivant la direction des Pyrénées, et enfermant les provinces
basques, la Navarre, une partie de la Vieille-Castille, î'Aragon,
la Catalogne : vous avez là, telle qu'elle figure dans l'histoire, la
vieille Espagne religieuse, la foi vive et pratique, un clergé irré-
prochable, une piété de cœur reflétée par les mœurs, avec trois
villes que je puis appeler trois citadelles catholiques, Vittoria, Bur-
gos et Pampelune. Et n'allez pas commettre, je vous prie, Fer-
106 REVUE DES DEUX MONDES.
reur de tant de Français : pour être plus démonstrative que celle
des peuples du Nord, la foi espagnole n'en est pas moins ici très
éclairée. Il est parfaitement ridicule de prétendre que, parce qu'ils
habillent de riches vêtemens leurs saints et leurs madones, les
Espagnols ignorent qu'une statue n'est qu'un symbole. Ils
chantent leur foi ; vous murmurez la vôtre : mais les mots ont
le même sens et les esprits la même pensée. Partout ailleurs, je
ne dis pas, monsieur, qu'on ne rencontre des villes, des villages,
des coins de campagne pénétrés d'un christianisme semblable, ni
surtout qu'il n'y ait, en grand nombre, des exemples individuels
de haute vertu, de dévouement, d'héroïsme même si vous voulez.
Mais la pratique religieuse a diminué, et, avec elle, le niveau des
mœurs. Les causes en sont nombreuses. Vous en devinez plusieurs :
révolutions, propagande rationaliste, abandon des provinces par
tant de familles d'un rang supérieur, qui incarnaient la tradition
et la maintenaient autour d'elles. Cependant, pour qui voit juste,
il est impossible de nier que l'insuffisance du clergé de paroisse
ne soit aussi l'une des causes de cet affaiblissement. Je ne parle
pas des exceptions, je parle de la masse, et je dis que l'admission
parfois trop facile des candidats au sacerdoce ; une préparation
hâtive, tout au moins dans ce que nous appelons la carrera brève;
le relâchement de l'autorité épiscopale, rendu presque fatal par la
difficulté des communications dans certaines parties du royaume
et par l'inamovibilité des bénéfices ; l'abandon de ce prêtre à lui-
même pendant de longues années, abandon si complet que, jus-
qu'en 1870,1a plupart des diocèses ignoraient l'usage des retraites
ecclésiastiques, ont produit un clergé souvent médiocre. Ce qu'on
peut lui reprocher, plus encore que l'immoralité, qui demeure,
en somme, exceptionnelle, c'est le manque de zèle, l'inertie, la
routine, auxquels font si fréquemment allusion les chansons po-
pulaires improvisées dans les fêtes et en présence même du
curé. La décadence de la pratique religieuse en Espagne est
en grande partie venue de là. Elle est manifeste surtout en
Andalousie. Je pourrais vous citer telle ville de 60000 âmes où
le nombre des communions pascales ne dépasse pas quelques cen-
taines. Et, si vous étudiez de près le peuple de Séville, par
exemple, vous constaterez que, dans ces vastes cités ouvrières
occupées par d'innombrables familles, plus de la moitié des unions
sont libres; vous observerez, non pas une hostilité contre l'Eglise,
car ces gens-là sont les premiers à prendre part aux processions,
mais une ignorance presque totale des préceptes de morale et
de discipline chrétienne. La merveille, c'est que la foi ait survécu
à cet oubli de ses œuvres. Elle était si profonde et si forte dans
TERRE D'ESPAGNE. 107
notre Espagne, qu'on la réveille, comme les morts de l'Évangile,
en l'appelant. Elle répond toujours : partout où sont prêchées des
missions, l'ancienne Espagne reparaît, et s'étonne elle-même
d'avoir si longtemps dormi. Nous assistons, cela est certain, à un
mouvement de réformes. Nos évoques, dont plusieurs, vous le
savez, sont des hommes remarquables, ont commencé, comme ils
devaient le faire, par modifier l'éducation des clercs. Ils suppriment,
l'un après l'autre, la carrera brève. Ils établissent des retraites
ecclésiastiques. Ils brisent, peu à peu, la routine. Le Pape, de
son côté, a fondé récemment à Rome un collège de clercs espa-
gnols. On peut dire que l'Espagne religieuse est en train de se
refaire, mais il y faudra le temps, et vous jugerez vous-même que
le mal est encore sérieux. »
Tout cela, et d'autres traits, d'autres exemples, repassaient
dans mon esprit, tandis que la prière s'élevait là-bas, entendue
de deux pauvres de Grenade et d'un étranger que le hasard avait
conduit. Elle s'acheva dans les ténèbres, comme elle avait dé-
buté. Le prêtre s'éloigna. J'écoutai le bruit sourd de ses pas sur
les dalles, puis le glissement des manteaux et des espadrilles tout
près de moi. Une à une les lampes s'éteignirent, et il n'y avait
plus, lorsque je partis, qu'une seule étincelle vivante, dans un
bas-côté de la pauvre église.
AU GÉNÉRALIFE
19 octobre.
Grenade a secoué la pluie d'hier. Un peu d'eau tremble
encore et rit au bout des feuilles, dans les jardins du Généralité,
où nous sommes montés. Les Arabes étaient de grands jardiniers.
L'idée de planter de fleurs et d'arbres cette haute colline, de l'ar-
roser de centaines de petits ruisseaux, pour que la fraîcheur y
régnât en toute saison, était une idée heureuse, et celle également
de border l'avenue principale de deux haies d'ifs noirs, arbustes
impénétrables, dont chacun fait une ombre assez large pour le
repos d'un homme, dont la suite régulière ouvre une série de fe-
nêtres sur les deux plus belles vues qu'on puisse contempler, la
Sierra Nevada et la campagne de Grenade. Nous étions absolument
seuls aujourd'hui au Généralité. Le ciel était bleu; la plaine, avec
ses veines et ses reflets, ressemblait aux faïences de cet Alhambra,
superbe au-dessous de nous. Alors, nous nous sommes assis,
simplement pour vivre là une demi-heure, dans la joie. D'en bas,
de quelque sentier invisible, perdu entre les cactus, une voix s'est
élevée. Elle était jeune; elle disait : « Je t'aime mieux que ma vie ;
108 REVUE DES DEUX MONDES.
— je t'aime mieux que ma mère, — et, si ce n'était un péché, —
plus que la Vierge du Carmel. » La réponse de la jeune fille
ne vint pas. Je la connaissais pour l'avoir entendue ailleurs : « Si
la mer était d'encre; — si le ciel était de papier blanc... » C'est de
la simple poésie d'amoureux, indéfinie. Je la trouvai émouvante
en ce moment, parce qu'elle me semblait chanter la gloire de
Grenade, sa beauté qu'on ne peut dire qu'avec des mots
extrêmes.
GIBRALTAR
Gibraltar, 21 octobre.
Après la route de Santander à Venta de Banos, dont j'ai parlé,
je n'en connais pas de plus pittoresque que celle de Bobadilla à
Gibraltar. Bobadilla, c'est le point de jonction des trois lignes de
Grenade, Malaga et Algésiras. Pour se rendre à cette dernière
ville, on monte, à Bobadilla, dans les wagons d'une compagnie
anglaise, conduits par un mécanicien anglais, traînés par une
locomotive qui, au lieu de siffler, pousse, comme un vaisseau, des
mugissemens de sirène. On passe au pied de Ronda, la ville haut
perchée, célèbre par ses ruines romaines et par ses contreban-
diers ; de Ronda qui, jadis, après les courses de taureaux, précipitait
les chevaux morts dans le fond des ravins. Le chemin de fer suit, en
tournant, le cours des gaves. Mais nous sommes dans l'extrême
Sud, et dès qu'un peu de fraîcheur peut faire vivre une racine,
les arbres et les fleurs foisonnent aussitôt. La voie traverse des
lieues de vergers sauvages, que rougissent les grenades mûres,
puis une forêt d'oliviers qui descend vers la mer. Elle s'engage
enfin dans une plaine herbeuse, doucement inclinée à la base des
montagnes, et tachetée d'innombrables corbeilles naturelles de
palmiers nains. Alors, sur la gauche, au-dessus des terres basses,
un rocher monstrueux se lève. Il est bleu, à cause de l'éloigne-
ment; il a l'air d'une île. On devine qu'il a un éperon dirigé vers
la haute mer, mais son dos, qu'on aperçoit d'abord, lui donne
l'aspect d'une borne colossale. Sa vraie forme, oblongue, n'appa-
raît qu'à mesure qu'on s'avance sur la rive opposée. Des semis de
points noirs ponctuent la baie entre nous et lui.
Je ne puis détacher mes yeux de cette montagne que rien ne
relie à la chaîne, déjà loin derrière nous, des sierras espagnoles,
et qui commande en souveraine le paysage de terre et de mer. Le
train s'arrête en face, au bout de la jetée d'Algésiras. Un bateau
chauffe qui, en trois quarts d'heure, nous transportera à Gibral-
tar. A l'instant précis où il quitte le quai, une averse torrentielle
nous cache l'horizon, et nous force à nous réfugier dans les
TERRE D'ESPAGNE. 109
cabines. Je ne vois plus qu'une chose, à travers les vitres : c'est
que nous traversons bientôt des lignes de pontons, ces points
noirs que je découvrais de loin, et qui servent de dépôts de
charbon, Gibraltar ne possédant ni port sérieux, ni espace libre
où puisse s'emmagasiner la houille. Nous abordons. Faute d'es-
pace, la ville ne peut s'étendre en profondeur. Elle se tasse, elle
grimpe, tant qu'une maison peut encore tenir debout, sur les
premières assises de la montagne, et, prise entre ses remparts et
cette arête de granit qui la domine à douze cents pieds de hau-
teur, il semble qu'elle coulerait toute dans la mer si le rocher se
secouait un peu. Il pleut toujours.
C'est une note anglaise de plus. En vérité ne suis-je pas dans
un port de la grande île? Le premier homme que j'aperçois est
un policeman, flegmatique et poli; le premier baraquement du
quai est couvert en tôle gaufrée fabriquée à Sheffield. J'entre
dans la ville, — après autorisation délivrée par écrit, — et je ren-
contre des soldats en veste rouge et petite toque, armés de la
baguette, et roses, et bien nourris, tels qu'on les voit à Malte, à
Jersey, à Londres ou aux Indes. Les fenêtres de l'hôtel sont à
guillotine; les gravures pendues dans les corridors représentent
des steeples et des chasses au renard ; les petits flacons de sauces
reposent au complet sur les dressoirs de la salle à manger ; quel-
ques dames causent dans la ladies room; un groupe de midship-
men lit le Times et boit du porto dans le salon réservé aux gentle-
men; dehors, — caria pluie vient de cesser, et les rues, les rochers,
toute l'île fume comme un coin de Floride au soleil couchant. —
les soldats et les marins anglais marchent graves, raides, aussi
nombreux que la population civile, qui est souple et mêlée, moitié
espagnole, moitié juive. Pas une rue qui n'ait sa caserne ou son
magasin d'artillerie et son poste de sentinelles montant la garde.
Où est le tennis? Il y en a peu dans la ville, mais, en cher-
chant, j'en découvre un. Où est le pasteur? Le voici qui arrive, à
cheval, de sa paroisse peu lointaine. Les bébés roses doivent être
al home; mais leurs mères et leurs sœurs commencent à s'ache-
miner vers l'Alameda, pour prendre le frais du soir. Elles ont les
mêmes tailles rondes, les mêmes jupes courtes, la même allure
énergique et sportive qu'on leur connaît sous tous les climats.
L'Angleterre est là tout entière, avec ses habitudes, ses modes,
son air dominateur, son activité ordonnée. Les latitudes chan-
gent, elle ne change pas avec elles. Le soleil ne parvient pas
même à hâler le teint charmant de ces jeunes misses, qui regar-
dent la foule, encadrées dans la fenêtre d'un cottage et dans le
décor des jasmins grimpans.
110 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce coin d'Espagne ressemble si peu à l'Espagne, il a été si
fortement modelé par ses maîtres, que le premier sentiment qu'on
éprouve est celui d'une admiration véritable pour la puissance
qui possède une telle marque de fabrique. Des souvenirs peuvent
s'y mêler, et des regrets ; on peut souhaiter, quand on sait ce que
coûtent ces mutilations, que Gibraltar rentre un jour dans le
patrimoine espagnol, mais l'impression qui saisit, dès le début,
c'est qu'on se trouve bien en pays anglais.
Pendant que je flâne dans les rues, devant les étalages des
marchands de tabac, dans les boutiques où des Levantins déploient
des étoffes ^brodées d'or faux et des couvertures multicolores, la
nuit est venue. Je vais aussi du côté de l'Alameda, qui est la
promenade en dehors des murs, vers le Sud, vers la haute mer.
Il n'est possible, d'ailleurs, de sortir de Gibraltar que dans cette
direction, lorsque le coup de canon a ordonné de fermer la porte
qui ouvre sur l'Espagne. Les habitans ont le droit de se répandre
sur l'étroite bordure de terre qui longe la baie d'Algésiras. Ils
sont prisonniers dans la forteresse, mais la forteresse a un jardin,
et ce jardin est exquis. A peine a-t-on franchi les murs qu'on
entre dans de grandes avenues que coupent des sentiers tournant
parmi des arbres de mille sortes, touffus, libres, et si variés d'as-
pect que, même la nuit, on devine l'étrangeté des feuillages et la
nouveauté des formes. Les plantes trouvent là l'humidité chaude
des pays de forêts vierges, et elles poussent follement. Les Anglais
se sont contentés de tracer des chemins et de placer, de loin en
loin, dans l'épaisseur des massifs, de grosses lampes électriques,
dont le foyer est le plus souvent caché et dont la lumière cendre
curieusement les sous-bois. On erre dans un paysage fantastique.
Les bananiers lèvent leurs grandes feuilles, qui semblent en cristal
vert. Des régimes de dattes flambent au-dessus commodes lustres
d'or. Les voûtes sont faites de mille draperies tombantes et fines,
de branches de poivriers, qu'on suit dans la lueur décroissante
venue d'en bas, et qui se perdent dans l'ombre. Une senteur de
forêt, chaude et mouillée, monte du sol, et, pour l'avoir respirée,
la mer s'est endormie. Elle est là, au bout de tous les sentiers, la
longue baie d'Algésiras, argentée par la lune, sans une ride, sans
une brume. Les montagnes sont pâles sur l'autre bord. Vers la
haute mer, celles du Maroc ondulent au ras de l'eau, et une cou-
leur d'orange, comme celle des sables chauds soulevés par le
vent, colore le ciel au-dessus d'elles. Je pense aux grands navires
qui passent là, la proue vers l'Orient, dans cette nuit si bleue, si
calme.
TERRE D'ESPAGNE. 111
22 octobre.
Je voulais demander au général gouverneur l'autorisation de
visiter une caserne de soldats mariés, — ce qui était un rêve assez
modeste. Malheureusement, une lettre de recommandation me
poursuivait à travers l'Espagne, et ne m'avait pas encore rejoint.
J'ai été, ce matin, au palais situé dans la grande rue, et que
gardent de beaux soldats rouges à casque blanc, et j'ai exposé mon
embarras à l'officier secrétaire de « S. E. sir Robert Biddulph,
général des armées de Sa Majesté, vice-amiral et commandant
en chef les ville, forteresse et territoire de Gibraltar. » J'ai vu là
ce que j'avais déjà pu observer ailleurs : la haute obligeance d'un
gentleman anglais vis-à-vis d'un étranger présenté, ou qui
simplement pourrait l'être. L'officier a disparu, est revenu :
— Son Excellence estau palais. Si vous désirez lui parler, elle
vous recevra volontiers.
Nous pénétrons, mon compagnon de voyage et moi, dans un
cabinet de travail où, devant une table chargée de papiers, est
assis un homme de grande taille, aux yeux très fins, très vifs et
portant les favoris courts et la moustache à peine teintée de gris.
Nous causons un quart d'heure. Je rappelle l'excellent souvenir
que j'ai conservé de mon séjour à Malte. Le gouverneur se
montre très aimable, et me dit :
— Nous commencerons par voir mon jardin, qui n'est pas une
merveille, peut-être , mais une curiosité, car c'est le seul de la ville.
Dans le jardin, il y avait des plantes grimpantes à profusion
sur les murs du palais, — un ancien couvent de franciscains, —
et un tennis, et des charmilles de je ne sais quel arbuste au feuil-
lage menu, qui faisait des ombres transparentes, et des arbres
dont plusieurs m'étaient inconnus.
— Celui-ci surtout est fort rare; du moins il atteint bien
rarement de pareilles dimensions. — Sir Robert Biddulph désir
gnait un youka de vingt mètres de haut, de trois mètres de cir-
conférence, et enfonçait la pointe d'un canif dans l'écorce d'où
s'éefiappait un filet de sève aussi rouge que du sang.
— La légende lui donne mille ans d'existence, mais je n'af-
firme rien.
Nous apercevions, de ce jardin plein de fleurs, la montagne
de Gibraltar, son pied couvert de verdure, ses pentes si vite
redressées, presque verticales, tachées en bas de brousses et
d'oliviers sauvages, blanchâtres et éclairées vers le haut par des
falaises de quartz disposées en gradins, jusqu'à cette cime longue,
en arête, sur laquelle flottait un petit drapeau, aussi menu que
ceux des jouets d'enfans.
112 REVUE DES DEUX MONDES.
— La vue doit être bien belle de là-haut, Excellence?
— Admirable ! Cependant les factionnaires trouvent parfois la
place un peu chaude. Ils ont pour distraction de voir passer au
large les bateaux et tout près d'eux les singes. Vous saviez,
monsieur, que Gibraltar possédait, seul en Europe, une bande de
singes vivant en liberté?
— Oui, Excellence, mais il doit être difficile d'avoir des nou-
velles fraîches?
— Je vous demande pardon. Je puis vous en donner. Le
poste, sur le rocher, voit constamment les singes dans la brousse ;
il met à leur disposition de l'eau potable quand la chaleur a
tari les crevasses ; il s'intéresse à leur sort, et ne manque pas de
me prévenir, par le téléphone, des acoroissemens constatés dans
la bande. J'ai reçu avis, ces jours-ci, qu'on remarquait plusieurs
petits sur le dos des mères. La bande se refait. Elle a été si ré-
duite vers le milieu de ce siècle, qu'on a cru qu'elle allait dispa-
raître. Il ne restait que douze individus vers 1860.
— On les tuait?
— Jamais. Personne ici n'a le droit de tirer un coup de fusil.
Vous verrez nos oiseaux de mer! Non, la dépopulation était due
à des épidémies de variole, prétend-on. Aujourd'hui le nombre
a remonté à cinquante. Ils habitent les fourrés, où ils mangent
surtout les racines douces du palmier nain, descendent, au temps
des figues, dans les jardins des villas, et, comme ils sont très
frileux, se sauvent dès que souffle le vent d'ouest, passent la crête,
et se réfugient sur la côte orientale. Maintenant, songeons aux
choses sérieuses. A^ous désirez visiter quelque chose des fortifi-
cations et une ou deux casernes? Eh bien! trouvez- vous au palais
demain à huit heures : je désignerai un de mes officiers pour vous
accompagner.
Je m'en allai, très touché de la courtoisie de ce haut fonc-
tionnaire anglais, et je pris la route que j'avais suivie hier soir.
La promenade de l'Alameda était enchanteresse encore, elle
avait une épaisseur d'ombre, et des dentelures, et des retom-
bées de lianes balancées par le vent que n'ont pas nos forêts.
Bientôt elle s'amincit, et devient un chemin, de ceux que les
massifs d'ormes et les buissons de fuchsias rendent si plaisans
dans la campagne de Jersey. Nous traversons une petite ville,
Rosia, toute composée de cottages aussi espacés que le permet le
terrain, maisons de campagne de quelques habitans de Gibraltar,
habitations d'officiers dont les soldats sont casernes à la pointe
de l'île. Beaucoup de jeunes femmes, de jeunes filles, d'enfans
et de clématites aux fenêtres, qui sont toutes ouvertes sur la baie.
Nous sommes à une lieue du port, et, au deJà de cette petite
TERRE D'ESPAGNE. 113
anse qui dévie le chemin et le serre contre le rocher, la mer libre
apparaît, avec les grands navires franchissant le détroit, et le
Maroc montagneux qui semble tout voisin. Ceuta, le Gibraltar
espagnol, une grosse borne avancée, toute pareille à celle-ci,
émerge en face de nous. La pointe d'Europe! Elle est bien nue,
bien brûlée, beaucoup moins belle que l'entrée de la presqu'île.
Gibraltar se termine par un plateau de roches portant un fort et
des casernes, une sorte d'éperon sans un arbre, sans une herbe.
L'arête de la montagne s'est constamment abaissée. Elle forme,
derrière nous, une falaise à pic, une muraille crevassée d'une
centaine de mètres, qui brûle de ses reflets la partie basse où
nous sommes. L'aridité de ce paysage est saisissante, et aussi le
nombre des sentiers de manœuvre qui s'élèvent en lacets vers les
forts invisibles. On ne voit que des poteaux qui prohibent l'usage
des sentiers, et des sentinelles, rouges comme de petits pavots,
disséminées sur les pentes, pour appuyer la prohibition.
Impossible de revenir par la côte orientale. Il n'existe pas de
chemin. La forteresse, de ce côté, tombe à pic dans la mer. Je
reprends donc la route de l'Alameda, je traverse la ville, et je des-
cends par la porte qui ouvre sur l'Espagne.
Rien de plus impressionnant que cette sortie de Gibraltar. On
découvre, entre deux pointes de baies, la langue de terre qui relie
la place aux lointains massifs montagneux du continent. Elle est
étroite et verte. Les Anglais y ont établi un jardin avec des pal-
miers et un champ de courses. Au delà de celui-ci, une ligne
macadamisée, coupant l'herbe, marque la fin de leurs posses-
sions. Des sentinelles anglaises s'y promènent, le fusil sur
l'épaule. A cinq cents mètres plus loin, seconde ligne de maca-
dam et second cordon de sentinelles, mais, cette fois, sombres de
costume, maigres dévisage, espagnoles. Il y a quelque chose de
tragique dans cette promenade silencieuse, dans ce guet perpé-
tuel. L'espace compris entre les deux frontières, et qu'on ne peut
franchir que le jour, est neutre, et doit représenter, je suppose,
le plus petit des Etats tampons, et le moins peuplé. Ce n'est
qu'une prairie.
Maintenant, détournez- vous, et regardez le rocher. Elle est su-
perbe de hardiesse et d'une masse écrasante, cette montagne for-
teresse! Elle monte d'une seule volée à 430 mètres, grise d'abord,
puis blanche, d'une blancheur qui, dans le rayonnement du soleil,
devient presque insoutenable. Pour apercevoir ce faîte irradié, il
faut renverser la tête, comme pour suivre un aigle. Et dans la
falaise qui tourne, qui forme une bosse énorme sur la terre, de
petits trous sont creusés, à toutes les hauteurs, qu'on prendrait
pour des terriers de bêtes, si les bêtes pouvaient grimper là. Les
tome cxx;x. — 1895. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
hommes les ont faits. Ces ouvertures inégales sont des embra-
sures de canons, les jours par où respire et voit cette montagne
entièrement minée, pleine de galeries, d'arsenaux et de casernes.
L'épithète d'imprenable est bien celle qui lui convient. Les
Anglais entretiennent à Gibraltar un corps de 6 000 hommes, —
plusieurs personnes m'ont dit davantage. Cependant, ni la
puissance des maîtres actuels, ni leur longue possession n'ont
affaibli chez les Espagnols la volonté de reconquérir un jour
cette parcelle du sol national. « Il faut user de tous les moyens,
écrit le général D. José Lopez Dominguez, dans la préface d'un
ouvrage que j'ai déjà cité; il n'y en a qu'un auquel on ne doit
jamais penser : celui d'échanger un autre morceau de l'Espagne
contre celui qui doit redevenir nôtre, comme l'exigent l'honneur
et l'intégrité de l'Espagne (1). » Et, parmi les observations que
présente l'auteur du travail, M. José Navarete, il en est une,
entre autres, assez judicieuse. Algésiras, dit-il, est seulement à
9 000 mètres de la place ; il y a même, derrière Gibraltar, une
montagne élevée, la Sierra Carbonera, qui n'est qu'à 6 000 mètres.
De telles distances, autrefois, rendaient toute action impossible:
en est-il de même aujourd'hui? et ne peut-on pas dire qu'avec des
batteries de marine établies sur ces deux points, on rendrait
intenable la position d'une flotte réfugiée dans la baie d'Algé-
siras, et qu'on tiendrait en échec une partie des ouvrages
anglais ?
Je rapporte cette idée pour montrer combien vif est le pa-
triotisme espagnol, et combien persistant le souvenir des blessures
faites à l'honneur national.
23 octobre.
A huit heures, nous nous présentons, mon ami et moi, au
palais du gouverneur. Je n'y rencontre pas l'officier qui devait
nous conduire, je me fais accompagner par un soldat, et, en
dix minutes de montée rai de, nous sommes devant une cour de
caserne, dominant Gibraltar, Moorish Castle, quil faut traverser
pour pénétrer dans les galeries. Nous parlementons un moment,
et nous sommes confiés à un grand sergent d'artillerie, qui nous
emmène au fond de la cour, s'engage dans un petit chemin dé-
couvert, et soudain, à un détour, nous nous trouvons sur le flanc
du rocher regardant l'Espagne, à 600 pieds au-dessus de la pres-
qu'île. Des buissons verts bordent le sentier. La vue est mer-
veilleuse sur les terres basses, resserrées entre deux baies, et qui
s'ouvrent, et qui montent ensuite tumultueusement vers le massif
(1) Las Llaves ciel eslrecho, préface, p. xxiv.
TERRE D'ESPAGNE. 115
de Ronda. Au bout du sentier, une porte à jour, composée de
poutres goudronnées. Le sergent donne un tour de clef, et nous
suivons la galerie creusée dans le roc, large, haute et suintante.
La visite est assez monotone. La [galerie monte en pente
douce. Tous les trente pas environ, une chambre a été percée
dans la paroi, à gauche, et une pièce de canon, d'un modèle daté
de 1890, s'allonge jusqu'au bord du trou béant, irrégulier, taillé
grossièrement. Près de chaque pièce, une provision d'obus et de
boîtes à mitraille. Au plafond, des plaques de tôle, retenues par
des crampons, recueillent les infiltrations de pluie, et des tuyaux,
qui les réunissent les unes aux autres, conduisent l'eau dans des
réservoirs de métal. L'unique intérêt, pour moi du moins, con-
siste dans les paysages lointains, et si variés, qui s'encadrent
dans les ouverturesde la falaise. Il y a des coins de mer luisante,
du côté de l'Orient, dont la beauté gagne encore à être vue ainsi,
de ce recul d'ombre. Quand on s'approche du bord, on découvre
la pente formidable de la roche, sans un buisson, et la vague en
bas, bleu profond, sur laquelle glisse une yole montée par
six jeunes Anglais, vétérans d'Oxford ou de Cambridge, qui font
le tour de l'île.
Toute cette partie des fortifications de Gibraltar ne semble
plus appropriée aux conditions de la guerre moderne. L'ébranle-
ment que produirait la décharge des canons nouveaux, la fumée
dont ils rempliraient vite les tunnels, rendraient assez périlleuse,
je crois, la situation des artilleurs. Les vraies défenses de
Gibraltar sont ailleurs, et je ne les ai pas vues.
Mais j'ai vu les casernes des soldats mariés. Au moment où
je rentrais dans la cour de Moorish Castle, un officier en costume
de chasse, le fouet à la main, s'avança vers moi. Il avait une
physionomie d'une rare distinction. C'était le major Walter Blunt
Fletcher, brigadier major d'artillerie.
— J'arrive en hâte, nous dit-il; mon ordonnance ne m'a
remis que tout à l'heure la lettre de Son Excellence le gouver-
neur, à mon retour de la chasse au renard. Nous étions là-bas,
vous voyez, dans la plaine espagnole.
Il montrait, du bout de son fouet, la plaine aux palmiers
nains, où s'engage le chemin de fer au sortir des montagnes.
Grâce à cet aimable guide, nous avons visité d'abord une caserne,
puis, hors de l'enceinte de Moorish Castle, dans la rue, un joli
cottage servant d'habitation à quatre familles de sous-officiers.
Les soldats mariés logent dans un bâtiment qui forme un
angle droit avec la caserne des soldats célibataires. Tous les
appartemens ouvrent sur une véranda. Ils se composent de deux
ou trois chambres, selon le nombre des enfans. Comme nous
116 REVUE DES DEUX MONDES.
nous présentions d'assez bonne heure, le major demandait en
souriant aux jeunes femmes apparues aux fenêtres ou aux portes :
« Le ménage est-il fait ? » Presque partout le ménage était fait,
et nous entrions : des enfans aux cheveux bouclés s'enfuyaient,
— j'en ai compté cinq dans un des logemens; — des chromoli-
thographies, représentant ordinairement des sujets religieux, des
photographies, un râtelier de pipes, des éventails en feuilles de
palmier étaient pendus aux murs, et un mobilier propre était
disposé autour des pièces, une table, des chaises, des lits. L'es-
sentiel est fourni par le gouvernement. Quelques petits coffrets
rapportés de l'Inde, achetés sur les économies de la solde, ornaient
çà et là les chambres. Je demandai :
— Est-ce que le soldat qui se marie reçoit une paye supérieure?
— Non, monsieur ; il peut se marier après sept ans de service,
et reçoit la paye d'un shelling, comme avant. Mais sa femme a
droit à une ration, et chacun de ses enfans à une demi-ration. A
quarante ans, vient la retraite.
— Et le sous-officier ?
— Ceux-là sont mieux logés, comme vous allez en juger, et ils
touchent, suivant le grade, de deux shellings six pence, à cinq
shellings six pence par jour.
L'officier frappe à la porte d'un cottage très élégant, situé à
droite, dans la rue qui descend. Une femme vient ouvrir, l'air
intelligent et comme il faut. Ici, nous sommes chez un master
gunner, grade qui correspond, je crois, à notre grade d'adjudant.
L'appartement est vaste : quatre pièces au rez-de-chaussée, deux en
haut, et un balcon ensoleillé dominant la rade d'Algésiras. Le
mobilier est presque luxueux; des tapis couvrent les tables; une
pendule orne la cheminée; je remarque, sur une commode, un
album de gravures. La maîtresse de la maison nous raconte qu'elle
a habité sept ans les Indes et cinq ans Malte. Elle préfère « ce tran-
quille Gibraltar ».
Je ne sais ce qui pourrait être importé, chez nous, d'un pareil
système, ou du moins dans nos colonies, mais le sort de ces
soldats m'a paru enviable...
Deux heures plus tard, je partais pour Tanger. Un navire de
guerre allemand saluait la forteresse anglaise, et couvrait de
fumée blanche le coin bleu de la baie où il venait de jeter l'ancre.
René Bazin.
MÉMOIRES DE BARRAS
BONAPARTE A TOULON
Le fragment qu'on va lire, encadré dans une introduction et une conclusion em-
pruntées à la préface de M. George Duruy, est extrait du tome Ier des Mémoires
inédits de Barras, dont les deux premiers volumes (I : Ancien Régime et Révo-
lution; II : Directoire jusqu'au 18 fructidor) doivent paraître prochainement à
la librairie Hachette.
Barras a pris part, une part très honorable même, au siège de Toulon en
1793. Il est juste de rendre hommage à l'énergie des mesures ordonnées par
lui au début de la rébellion, à son activité, à la vaillance dont il fit preuve
en payant de sa personne comme un simple soldat, le sabre de représentant
au poing, lors de la grande attaque du 17 décembre contre les positions du
Faron. Dugommier, qui n'aimait guère pourtant les représentans (1), signale
dans le rapport sur la prise de Toulon sa belle conduite : « Que le peuple
voie donc ses représentans donnant au milieu de la nuit la plus dure
l'exemple de la constance, au milieu du combat l'exemple du dévouement.
Saliceti, Robespierre jeune, Ricord et Fréron étaient sur le promontoire de
l'Éguillette, et Barras sur la montagne du Faron; nous étions tous alors
volontaires. Cet ensemble fraternel et héroïque était bien fait pour mériter
la victoire (2). » Barras put être fier d'avoir obtenu un tel témoignage — et d'un
tel homme-
Dans les effroyables représailles que les républicains exercèrent contre la
cité traîtresse, après l'avoir reprise par un miracle d'héroïsme, Paul Bar-
ras, à la vérité, ne fut nullement le vainqueur modéré, clément, sensible
même, qu'il prétend dans ses Mémoires avoir été. Il se montra, comme ses
collègues, impitoyable. Un témoin oculaire des massacres qui, à Toulon
plus cruellement encore qu'à Lyon, souillèrent la belle victoire des armées
conventionnelles, déclare que Barras présida de sa personne à l'une de ces
(1) Il se plaint avec une certaine amertume de leur ingérence incessante dans la
direction des opérations : « Ce n'est plus une tête qui commande ; toutes celles qui
ont quelque autorité sont de la partie, et cependant, quand elle est perdue, la tête
seule du pauvre général en répond... » Archives de la Guerre, lettre de Dugommier
au ministre Bouchotte, du 10 décembre 1793.
(2) Rapport de Dugommier, du quartier général de Toulon, le 6 nivôse an II
(26 décembre 1793). Archives de la Guerre.
118 REVUE DES DEUX MONDES.
tueries (1). Souvenons-nous de la reprise de Paris sur les bandes de la Commune,
il y a vingt-quatre ans. Si exécrable qu'il nous paraisse justement, le crime
de la Commune en 1871 n'est pas égal à celui de Toulon en 1793.11 fut moindre:
et presque aussi terrible fut pourtant l'expiation. Je trouverais kinique de re-
procher à Barras des rigueurs que j'excuse chez ceux à qui le malheur des temps
imposa naguère, à Paris, la douloureuse obligation d'y recourir également.
Et c'est la guerre civile, toujours semblable à elle-même, toujours
hideuse depuis le plus lointain des âges; c'est la criminelle folie des hommes,
fils d'une même patrie, qui à de certains momens se ruent les uns contre
les autres et s'entre-déchirent; c'est l'héritage exécrable de Caïn égorgeant
Abel, dont nous portons tous une parcelle dans nos veines et qui nous
pousse à verser avec plus d'allégresse le sang de nos frères que celui de nos
ennemis mêmes; c'est tous les semeurs de germes de haine, tous les apôtres
de discorde sociale que 'je maudis : ce n'est pas ceux qui, chargés par la
patrie aux abois du soin de la sauver à tout prix, accomplissent rudement
leur rude besogne, et, vainqueurs, chauds encore de la lutte scélérate,
mesurent l'ampleur du châtiment à l'énormité du forfait.
Ainsi fit Barras à Toulon (2). Je ne veux pas savoir s'il continua de
frapper alors que la bataille était terminée, — comme l'exigeait d'ailleurs la
justice sans entrailles de la Convention. Paix soit à sa mémoire, paix et
silence à leur mémoire à tous sur cette page sanglante de leur histoire! Où
prendrions-nous donc le droit de condamner ces actes terribles, nous qui
hier encore en avons commis de semblables?
Quelle qu'ait été la part prise par Barras à la répression, le récit qu'il
nous donne du siège lui-même semble devoir emprunter à sa qualité de
témoin et d'acteur une particulière importance. Bonaparte a-t-il conçu le
plan dont l'exécution entraîna la chute de la cité rebelle? a-t-il seulement
concouru par de bonnes mesures d'ordre technique au succès de ce plan
conçu par un autre? ou bien encore n'a-t-il rien fait de plus que le commun
des officiers qui servaient à ses côtés ? De ces trois opinions, adoptées la
première par Thiers (3), la seconde par MM. Krebs etMoris (4), la troisième
(1) L'auteur des Notes manuscrites sur le siège de Toulon, à qui j'emprunte cette
grave déposition, a malheureusement gardé l'anonyme. Il est bon républicain et
paraît avoir appartenu à l'armée qui reprit Toulon. Voici le passage qui concerne
Barras : « Ces infortunés, en grand nombre ignorant leur sort, groupés en pelotons
et se questionnant les uns les autres avec confiance et tranquillité, furent tous mas-
sacrés au signal que donna le représentant Barras, qui présidait à cheval à cette
horrible boucherie... C'est ainsi que trop souvent d'infâmes gouvernans ont souillé
notre sublime Révolution... » (Papiers de M. de Saint-Albin.)
(2) Si ce point ne paraissait pas suffisamment établi par la note de l'anonyme
que j'ai citée plus haut, je pourrais invoquer le témoignage de Barras lui-même,
sinon dans ses Mémoires, du moins dans les Dépêches officielles qu'il a signées avec
ses collègues : « Ils (les alliés) étaient entrés icy en traîtres, ils s'y sont maintenus
en lâches, ils en sont sortis en scélérats... La vengeance nationale se déployé. L'on
fusille à force. Déjà tous les officiers de la marine sont exterminés. La République
sera vengée d'une manière digne d'elle; les mânes des patriotes seront apaisés... >»
« La justice nationale s'exerce journellement et exemplairement... Tout ce qui se
trouvait dans Toulon avoir été employé dans la marine, dans l'armée des rebelles et
dans les administrations civiles et militaires a été fusillé... » (Archives de la Guerre,
dépêches du 30 frimaire et du 3 nivôse adressées au Comité de salut public par les
représentans Fréron, Saliceti, Robespierre jeune, Ricord et Barras.)
(3) Thiers, Révolution française (Paris, 1825), t. VI, p. 50 et suiv.
(4) Campagnes dans les Alpes pendant la Révolution, 1792-1793, 1 vol. in-8° de
399-clvii pages, avec cinq croquis. Voir page 373, note 3.
MÉMOIRES DE BARRAS. 119
par M. le colonel Iung (I), laquelle va pouvoir invoquer comme argument
nouveau le témoignage des Mémoires? Voilà qui paraîtra sans doute de plus
de conséquence que de savoir si vraiment Barras a fait délivrer au jeune
capitaine un habit neuf pour remplacer l'habit percé aux coudes que le
futur empereur portait alors. Oh ! cet habit percé aux coudes, cet habit
héroïque, dédaigné par Barras ! Comment cet homme n'a-t-il pas compris
que ce misérable habit du capitaine Bonaparte au siège de Toulon parlerait
à nos cœurs plus éloquemment même que le splendide manteau du sacre?
Il a cru diminuer Napoléon en nous le montrant pauvre au début de sa car-
rière. Combien plus pauvre encore ce calcul d'une haine maladroite et mes-
quine ! Car, dans cet habit troué de 93 comme dans la redingote grise de
1814, le héros ne nous paraît que plus grand. Et voilà, si je ne me trompe,
un simple détail qui nous annonce déjà dans quel esprit les Mémoires vont
nous exposer le rôle de Bonaparte à Toulon (2).
I
L'amiral Hood et le général O'Hara, commissaires du roi d'An-
gleterre, déclarèrent, le 20 novembre, que leur gouvernement
approuvait les engagemens contractés en son nom avec Toulon ;
qu'une fois la monarchie rétablie en France, ses conquêtes seraient
restituées après une juste indemnité de frais; et au bout de trois
jours ils annoncèrent que, l'établissement de la régence intéres-
sant l'Europe, ils ne pouvaient souscrire au désir du comité,
encore moins consentir à ce que M. le comte de Provence fût
appelé pour y exercer les fonctions de régent. On reconnaît tou-
jours les Anglais à leurs actes ambigus.
De son côté, Garteaux à Ollioules était renforcé par une partie
des bataillons que j'avais fait stationner aux environs de Toulon.
Les autres avaient rejoint le quartier général de Lapoype à la
Valette, ^es troupes détachées des armées d'Italie et des Pyré-
nées complétaient les forces chargées de réduire Toulon.
Dans la préoccupation où j'étais de tout ce qu'allait exiger
une opération aussi considérable que celle de la reprise de Tou-
lon, maintenant au pouvoir de forces étrangères, je crus qu'il
fallait d'abord faire une sérieuse attention à la partie de nos côtes
de la Provence, par laquelle les ennemis pouvaient faire de nou-
veaux débarquemens. J'avais besoin d'un officier capable défaire
des reconnaissances et de placer des batteries. Un lieutenant
intelligent suffisait pour cette opération. J'en chargeai l'un des
plus jeunes, qui se [présenta à moi : il remplit sa mission avec
promptitude et ponctualité. Satisfait du rapport qu'il me remet-
(1) Bonaparte et son temps, t. II, p. 394.
(2) Voyez dans la Revue du 15 mars 1894, l'Introduction aux Mémoires inédits de
Barras.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
tait à son retour, je lui dis : « Je vous remercie, capitaine. » Il
me répondit fort respectueusement : « Je vous demande pardon,
je ne suis que lieutenant. — Vous êtes capitaine, lui répliquai-je,
parce que vous le méritez, et que j'ai le droit de vous nommer. »
C'est ici la première entrevue de Bonaparte avec moi.
Je m'étais transporté au camp du général Lapoype : la disci-
pline la plus rigoureuse y était observée; mais, en arrivant à
Ollioules, je fus frappé du désordre qui régnait dans la division
de Carteaux : ses dispositions militaires étaient mal combinées ;
ses batteries ne causaient aucun dommage aux vaisseaux anglais.
Cette fameuse coulevrine, qui fut dans la suite d'un si grand
secours, placée sans art, faisait alors un feu inutile. Nos muni-
tions de guerre et de bouche étaient gaspillées : j'en conférai avec
mon collègue Saliceti. Il pensa, comme moi, qu'il était urgent de
renvoyer Carteaux à ses pinceaux ; nous fîmes part de nos obser-
vations au Comité de salut public : il nomma le médecin Doppet
général en chef de l'armée de Toulon. Ce choix d'un homme esti-
mable à beaucoup d'égards ne pouvait être approuvé quant à la
capacité : nous en écrivîmes avec franchise au Comité de salut
public ; nous n'avions point d'autres reproches à faire à ces deux
militaires, sinon qu'ils étaient au-dessous d'une mission comme
celle dont il s'agissait.
Carteaux était sans doute ce qu'on appelle ordinairement un
brave homme, quand on veut désigner un homme médiocre; mais
il n'avait aucune expérience de la guerre. Celui-là aussi avait une
femme prétentieuse, qui voulait se mêler d'administration et
même de la guerre. Suivant le dire de quelques militaires, et
notamment du jeune capitaine d'artillerie, qui déjà, à la vérité,
n'était pas fort disposé à dire ni à entendre dire du bien des autres,
et qui, tout en faisant sa cour à Carteaux et à sa femme, s'en
moquait sans cesse, c'était Mme Carteaux qui faisait les ordres du
jour, et qui allait jusqu'à les signer, naïvement ou impudemment :
Femme Carteaux. Doppet était un médecin très patriote, qui avait
quitté sa profession pour celle d'avocat; puis de la profession
d'avocat il était passé à celle de militaire, et il était devenu géné-
ral. Je ne veux pas conclure que ses antécédens fussent incom-
patibles avec le métier des armes, s'il en avait eu la vocation, qui
est en tout le point de départ nécessaire. Pendant ma tournée au
camp de Carteaux, mécontent de ce général, et n'obtenant de lui
aucun renseignement satisfaisant, dans l'impatience où j'étais de
connaître notre véritable position devant la ville insurgée, je
m'occupai de visiter les avant-postes. Je m'y fis accompagner par
le jeune officier d'artillerie, qui s'était mis à me suivre depuis
MÉMOIRES DE BARRAS. 121
mon arrivée. « Tout va mal, me dit-il. Je dois, citoyen représen-
tant, vous rendre compte de l'état des choses ; votre loyauté et
votre rang militaire m'assurent que vous accueillerez mes obser-
vations. Je suis, continua-t-il,en butte à la faction corse, à l'arro-
gance de Cartcaux et de sa femme ; je crois n'être pas sans quel-
ques connaissances dans l'arme de l'artillerie. J'invoque vos
lumières : tout ce que je propose d'utile est écarté. J'ai reçu l'ordre
de suspendre la construction d'une batterie que je commençais à
former sur un mamelon que l'ennemi a négligé d'occuper et qui
nous mettrait à même de fermer ce passage et de garantir d'une
surprise le bataillon commandé par Victor. Ajoutez à cela que le
mamelon est situé de manière que le feu de la batterie plongerait
sur les retranchemens de l'ennemi; je sollicite votre appui :mon
zèle vous répondra de la protection que vous m'accorderez lors-
que vous aurez tout examiné. »
En me parlant ainsi, Bonaparte m'offrit quelques exemplaires
d'une brochure qu'il venait de composer et d'imprimer à Avi-
gnon ; et il me priait de permettre qu'il en donnât aux officiers et
même aux soldats de l'armée républicaine. Chargé d'un énorme
ballot, il disait, en faisant sa distribution à chacun : « On peut
voir si je suis patriote ! Peut-on être assez fort en révolution ?
Marat et Robespierre, voilâmes saints! ». Il ne se surfaisait point
en annonçant cette profession de foi; il est réellement impossible
de rien imaginer de plus ultramontagnard que les principes de
cet écrit infernal : il est au surplus aujourd'hui pièce au procès
de l'histoire.
La brochure que Bonaparte répandait ainsi à profusion et dont
il sollicita bientôt les représentans du peuple de lui rembourser
les frais, ce qu'ils firent, en y ajoutant une gratification pour
l'auteur, c'était son fameux Souper de Beaucaire. On voit, dans
des ouvrages postérieurs à la circonstance que je rappelle ici,
que lors de l'avènement de Bonaparte au consulat, la veuve du
libraire d'Avignon qui avait imprimé son Souper de Beaucaire,
s'étant présentée à Paris au consul pour lui demander le payement
des frais d'impression, qui n'avaient point été acquittés, il prit
le parti, non sans humiliation, de solder aussitôt cette dette plus
que criarde, et qu'aurait pu rembourser au moins le général de
l'armée d'Italie, à qui ses économies en donnaient bien les moyens.
Il résulte évidemment de cette circonstance, si elle est constante,
qu'après avoir été payé par nous, il avait gardé l'argent destiné
à la libraire. Cette réclamation réveilla dans son esprit le sou-
venir d'une production qu'il croyait effacée de la mémoire des
acteurs du temps, et dérobée à la connaissance des contemporains.
122 REVUE DES DEUX MONDES.
Il demanda avec empressement, s'il y en avait encore quelques
exemplaires dans le magasin. Il promit une somme pour retirer
de la circulation tous ceux qu'on pourrait retrouver. La recherche
faite à ce prix fut effectivement si minutieuse, qu'ayant écrit moi-
même dans le pays, et voulant me procurer cette production que
je n'avais point oubliée, je ne pus jamais en découvrir un exem-
plaire. J'ai appris, depuis, qu'une seule épreuve, corrigée par
Bonaparte lui-même, avait échappé aux perquisitions faites à
grands frais, partout où l'on en soupçonnait la trace. Cet exem-
plaire se trouvait miraculeusement dans les mains de M. Agricole
Moureau, qui n'avait jamais voulu s'en dessaisir. M. Panckoucke,
faisant, en 1818, une édition complète de ce qu'il a appelé les
œuvres de Bonaparte, désira y comprendre la pièce fameuse dont
il avait tant entendu signaler l'existence comme une œuvre tout
à fait jacobine, conséquemment reniée par les courtisans qui, à
la suite de leur empereur, veulent qu'il n'ait jamais été qu'un
ange de modération. M. Moureau confia à M. Panckoucke l'exem-
plaire unique de cette édition princeps. Le libraire l'a compris
dans sa collection, et il se trouve aujourd'hui multiplié par la
répétition qu'en ont faite les compilateurs. Ainsi il a suffi d'un
seul exemplaire laissé aux mains de l'imprimeur du département
de Vaucluse, pour conserver ce monument du jacobinisme le plus
cynique ; tant il est vrai que la presse ne permet plus la destruc-
tion des pièces que la société a intérêt de ne pas laisser périr !
En même temps que Bonaparte faisait d'aussi belles preuves
de civisme, son frère Lucien, garde-magasin à Saint-Maximin,
dont il avait fait changer le nom en celui de Marathon, jouait la
même comédie que son aîné dans cette ville, dont il était la
terreur et l'orateur perpétuel à la société populaire.
La conduite qu'il y tint est réellement incomparable, sous le
rapport des excès en tout genre, en démagogie comme en impiété.
Dans un même discours on l'entendait alternativement vouloir
pendre tous les aristocrates, les prêtres, et poursuivre jusqu'à
Dieu, qu'il bravait, défiait et reniait sans cesse, ayant littéralement
exécuté ce dont les démagogues les plus délirans ont été accusés
dans cette terrible époque, je veux parler de la profanation des
hosties et d'infâmes turpitudes dont les saints ciboires furent
l'objet. Mais nous reparlerons de Lucien, revenons à Bonaparte.
Dès sa première rencontre avec moi, je fus frappé de son
activité. Ses prévenances dans son service me disposèrent favora-
blement pour lui. Les liaisons se forment promptement dans une
vie de périls partagés : je m'empressai de satisfaire le jeune Corse
surtout ce qu'il réclamait et ce qui l'intéressait personnellement.
MÉMOIRES DE BARRAS. 123
J'apaisai les préventions de Saliceti; je lui donnai, devant tout
le monde, des preuves de ma bienveillance, et l'autorisai à ache-
ver la construction de sa batterie. Pendant les préparatifs du
siège, nos conversations furent fréquentes. Bientôt admis à ma
table, il fut toujours placé à côté de moi. Nous sommes en gé-
néral portés à la bienveillance et presque à une certaine admiration
même pour l'homme qui dans un physique faible déploie plus de
force que ne semble lui en avoir accordé la nature. Son âme nous
paraît supérieure à son corps, et nous croyons devoir lui savoir
gré d'un double triomphe. Indépendamment de cette raison,
peut-être réelle à mon insu, une raison toute singulière et dont
je ne veux point faire mystère m'attirait vers ce jeune lieutenant
d'artillerie. Ce n'était pas seulement, dans sa petite taille, le
mérite de cette activité courageuse, de ce mouvement perpétuel,
de cette agitation physique qui, pleine d'énergie, commençait à
la tête et ne s'arrêtait pas même aux dernières extrémités ! C'était,
dis- je, dans tout cet ensemble, une ressemblance frappante avec
l'un des plus fameux, ou même le plus fameux des révolution-
naires qui eussent paru sur la scène de la République. Ce révo-
lutionnaire, dont on est impatient de savoir le nom, je n'ai point
à hésiter de le nommer, dans l'expression naïve de la franchise
qui dicte mes Mémoires. Eh bien ! ce ménechme de Bonaparte,
c'était Marat. J'avais beaucoup vu ce dernier sur les bancs de la
Convention, et même auparavant ; je ne pouvais pas avoir éprouvé
plus d'attrait pour lui que n'en inspiraient et que ne permettaient
sa violence perpétuelle et ses appels au carnage ; mais cependant,
sans vouloir justifier ni expliquer son système comme publiciste,
j'étais loin de croire Marat un diable aussi monstrueux qu'il a
passé et qu'il passera toujours pour l'être : et puisque sa physio-
nomie vient de m'être rappelée par l'apparition d'une autre
devenue depuis si fameuse, je crois devoir placer ici quelques
traits qui reviennent à ma mémoire sur cette première famosité,
non supérieure, mais* antérieure à celle de Bonaparte.
Lorsque Louvet attaqua Robespierre, Marat, placé sous la
tribune, les bras croisés, parlait en sa faveur avec force gesticu-
lations. « Je n'aime pas, dit-il, Robespierre : c'est un orgueilleux,
jaloux de domination; mais c'est un républicain pur, et je dois
sous ce rapport le soutenir. Je ne suis pas plus l'ami de Danton.
Je veux que les républicains soient sévères : on ne fait rien pour
le peuple, et c'est le peuple qui doit consolider la Révolution.
Les hommes d'État se disputent à qui sera meneur: ils oublient
l'intérêt de la liberté, et n'écoutent que des passions et des inté-
rêts funestes à la République. »
124 REVUE DES DEUX MONDES.
Marat était républicain, mais avec une ardeur qui passait les
bornes de la modération ; la moindre teinte d'un discours con-
traire aux principes d'égalité, de liberté, le portait aux soupçons
les plus violens : bonhomme d'ailleurs dans la société, où son
instruction le rendait intéressant. S'il eût vécu assez pour voir
la République triomphante, il se serait, disait-il, renfermé dans
la sphère de ses études, les sciences et les lettres ; et il y avait
plus de bonne foi dans cette annonce de ses projets ultérieurs,
qu'il n'y en aura dans la pensée de celui qui est le sujet de ce
parallèle, lorsqu'il dira, quelques jours avant le passage du
Rubicon, le 18 Brumaire, et après cette journée, qu'il n'a d'autre
pensée que celle de se retirer à la Malmaison, pour y cultiver les
mathématiques, et tout au plus pour y être juge de paix.
Lorsqu'il s'agissait de ce qu'il croyait l'intérêt de la Répu-
blique, aucune considération ne l'arrêtait. Il apostrophait à la
tribune et dans ses écrits le meilleur de ses amis, comme il eût
soutenu ses ennemis personnels, quand il les croyait attachés à
la liberté. Telle était la règle de sa conduite envers Robespierre,
Danton et tous ses collègues de la Convention nationale; mar-
chant d'ailleurs le plus souvent par sauts et par bonds, et se
croyant tous les droits de l'insolence et de la bizarrerie, alors
même qu'il avait l'air de suivre les devoirs de l'humanité et d'en
épouser les sentimens généreux.
L'une des premières notabilités féminines de 1789, qui n'avait
pas cessé d'être en mouvement depuis cette époque, M1Ie Théroi-
gne, très connue dans Paris, surtout par sa démocratie, fut soup-
çonnée de défection, arrêtée par le peuple et conduite au Comité
siégeant aux Feuillans, aux cris répétés : « A la lanterne! » La
foule devint si grande, si considérable et si menaçante, que les
membres du Comité désespéraient de sauver la pauvre amazone;
lorsque Marat arriva, le danger était imminent, même pour les
membres du Comité, qui différaient de la livrer. Marat leur dit :
« Je la sauverai. » Il prit par la main Mlle Théroigne, parut devant
le peuple irrité, en lui disant : « Citoyens, vous voulez attenter à
la vie d'une femme! Allez-vous vous souiller d'un pareil crime?
La loi seule aie droit de la frapper : méprisez cette courtisane.
Revenez, citoyens, à votre dignité. » Les paroles de Y Ami du peu-
ple apaisèrent le rassemblement. Marat profita de cet intervalle
de calme pour enlever M1Ie Théroigne, et l'introduisit ensuite
dans la salle de la Convention : il la sauva par cette démarche
hardie. Je fus témoin d'un acte à peu près semblable rue Saint-
Honoré. Le peuple avait saisi un homme vêtu d'un habit noir,
poudré et frisé, suivant la mode de l'ancien régime. « A la lan-
MÉMOIRES DE BARRAS. 125
terne! » criait-on de toutes parts, « à la lanterne, l'aristocrate! »
On se disposait à l'y accrocher, lorsque Marat perça la foule, en
disant : « Qu'allez- vous faire d'un aristocrate aussi méprisable? Je
le connais. » Il le saisit, et, lui donnant un coup de pied au der-
rière : « Voilà, dit-il, une leçon qui le corrigera. » Le peuple bat-
tit des mains, et l'aristocrate se sauva à toutes jambes.
La mort même de Marat, ont dit ses défenseurs, n'a tenu qu'à
un mouvement de générosité. Charlotte Corday se présenta chez
lui et elle demanda à lui parler. On lui répond qu'il est dans son
bain et malade. Elle lui fait dire qu'une dame malheureuse vient
réclamer sa protection et son humanité. C'est sur ces paroles ren-
dues à Marat qu'il ordonna qu'elle fût admise. « Le malheur,
citoyenne, lui dit-il en la voyant, a des droits que je n'ai jamais
méconnus : asseyez- vous. » C'est alors que Charlotte Corday tira
son poignard et acheva celui qui serait peut-être, quelques jours
plus tard, mort de maladie. Quelle série d'événemens bien diffé-
rens, si elle avait accordé la préférence à Robespierre!...
Marat donnait aux pauvres tout ce qu'il possédait : il est mort
insolvable, ayant épuisé tous les bénéfices provenant de ses
ouvrages et de ses journaux politiques, qui avaient eu beaucoup
de vogue. J'ai peine à me rendre compte qu'un homme qui a
montré parfois des actes et même des élans de sensibilité, ait
débité des discours et tracé des pages qui feront à jamais frémir
les siècles.
Au surplus, puisqu'une ressemblance très réelle de Bonaparte
avec Marat vient de me reporter un moment sur celui-ci avec
quelques détails, la suite des événemens pourra mettre le lecteur
à même de continuer le parallèle ; et s'il est d'abord constant que
la férocité de Marat, plus violente ou expressive, a été moins
personnelle et plus désintéressée que celle de Bonaparte, on pourra
juger par les faits, et leur ensemble récapitulé, lequel des deux
personnages en intensité et en quantité numérique aura été le
plus coupable envers l'humanité et le plus funeste à la société et
à la liberté.
Ma prédilection pour Bonaparte fit taire ses ennemis. Cepen-
dant le Comité de salut public, appréciant la justesse de nos
réflexions sur l'incapacité de Carteàux et de Doppet, les remplaça
tous les deux par le général Dugommier. Bonaparte se trouvait
présent à l'arrivée du nouveau général en chef, au moment où il
venait prendre le commandement militaire. Eminemment capable,
non moins loyal et généreux que brave, Dugommier accorda de
suite la plus grande confiance à celui qu'il appelait, et qui s'ho-
norait lui-même de son nom : « Mon petit protégé. » Bonaparte
126 REVUE DES DEUX MONDES.
ne tarda pas à en abuser ; il prit bientôt un ton absolu et décisif
qui déplut au général en chef. Dugommier avait une réputation
et un caractère qu'on ne dominait pas : ses plans étaient à lui, et
des conseils trop officieux n'y changeaient rien. Bonaparte com-
mandait l'artillerie provisoirement, par l'absence du général
Léblé (sic) et celle du commandant Donmartin, qu'une blessure
grave avait forcé de se retirer sur Marseille. Ce n'était pas assez
pour lui de ce commandement important, il fallait qu'il se mêlât
de tout et de tout le monde. Impatienté de ses observations et de
ses insinuations, tour à tour adulatrices et violentes, Dugommier
invita Bonaparte à rester dans la sphère de son commandement : il
le lui ordonna d'un ton ferme et qui ne permettait pas de répliquer.
II
Les désordres avaient cessé devant le nouveau général en
chef. Déjà il avait ordonné toutes les dispositions défensives ;
ensuite, dans un conseil de guerre, il nous lut son plan d'at-
taque, qui fut unanimement adopté. Mes collègues restèrent
auprès du chef. J'allai prendre mon poste à la division de gau-
che, commandée par Lapoype.
L'armée assiégeante de Toulon ne dépassait pas vingt-cinq
mille hommes : l'ennemi en opposait trente mille. Les Espagnols
et les Anglais, principaux maîtres de cette ville, avaient réparé
les forts et établi de nouvelles batteries ; celle de Malbousquet
était maîtresse de toute la plaine. Dugommier répara la faute de
nos artilleurs, qui nous laissaient ce désavantage. Dans une nuit,
sur le haut d'un rocher, il construisit la terrible batterie de la
Convention, qui domina l'ennemi.
Plusieurs sorties avaient été repoussées; et le général O'Hara,
poursuivi et enveloppé par nos grenadiers, était tombé en notre
pouvoir. Enfin, le jour convenu, le 18 décembre, Toulon fut
attaqué sur tous les points; le combat fut sanglant. Dugommier
s'empara de toutes les redoutes et des retranchemens élevés par
l'ennemi : il le délogea aussi des positions formidables de Bala-
guier et de l'Aiguillette, dont il s'était emparé par la négligence de
Bonaparte à perfectionner les moyens de défense en cet endroit,
où il aurait dû placer de la grosse artillerie ; et, devenu maître
de ces postes importans, Dugommier ordonna à Bonaparte d'en
prendre possession. Celui-ci exécuta ce mouvement avec une len-
teur qui facilita aux assiégés l'évacuation de Toulon, qui eut lieu
le 19 décembre. Avant de se retirer, quand l'ennemi jugea ne
pouvoir plus se maintenir dans la ville, il incendia les vaisseaux
MEMOIRES DE BARRAS.
127
stationnés dans le port, prit ceux qui étaient armés et que com-
mandait TrogofY, embarqua ses troupes et une partie des insurgés,
mit sous voile et sortit du port ainsi que de la rade, sans éprouver
de grands dommages. L'incendie de nos vaisseaux et de quelques-
uns de nos établi ssemens maritimes fut arrêté par les employés
de l'arsenal, et plus particulièrement par les forçats, qui firent
des prodiges pour éteindre ces flammes allumées par les Anglais.
C'est parce que, dans le récit des faits, nous avions cru ne pouvoir
refuser à ces malheureux la justice qui leur revenait dans cette
circonstance, qu'on a dit que nous les avions proclamés « les seuls
honnêtes gens de la ville de Toulon. »
Pendant que Dugommier battaitl'ennemi sur la droite, Lapoype
et moi nous attaquions avec succès le fort Pharon (Faron), qu'on
réputait imprenable. Masséna, que j'avais appelé de l'armée
d'Italie, était avec nous. J'étais d'avis qu'on investît la place pen-
dant la nuit ; mais la marche fut si lente, que nous n'abordâmes
les parapets du fort qu'au grand jour. Un feu croisé de boulets,
de mitraille et de balles renversa nos premiers rangs: nos troupes
reculèrent, se dispersèrent et se réunirent au bas de la montagne.
Je connaissais le pays : de concert avec le général Lapoype, qui
approuva mes dispositions, j'envoyai l'adjudant général Micas, à
la tête d'un détachement, avec ordre de s'emparer du pic de la
montagne que je lui désignai, en suivant la route indiquée. Muni
de quelques pièces de petit calibre, qu'on tira par le moyen de
cordages, Micas, avec autant de célérité que de courage, parvint
au passage escarpé du pas de la Masque, extermina les Espagnols
qui le gardaient, et s'établit avec ses canons au pied de la mon-
tagne, derrière quelques murs à demi éboulés. De là il plongeait
sur le fort Pharon. Dès que Micas eut commencé sa canonnade,
qu'il soutint vivement, Lapoype et moi, nous redoublâmes la
nôtre. J'avais donné mes ordres et je marchais sur Pharon, lors-
qu'un des capitaines de la troupe que je conduisais, et qui était
fort près de moi, tomba mort à mes pieds et tout couvert de sang ;
ce sang rejaillit sur mes habits. Je ne le croyais que blessé, et je
me précipitais sur lui pour le relever et le secourir, quand les
soldats qui nous environnaient s'imaginèrent que c'était moi-même
qui me trouvais frappé, et l'un d'eux criait avec désespoir : « Le
représentant du peuple est mort ! » Je tirai aussitôt mon sabre,
menaçant celui qui proférait ce cri et tous ceux qui l'auraient
répété, et qui auraient porté la crainte dans l'armée en même
temps qu'ils auraient averti l'ennemi. «Non, mes camarades, leur
dis-je avec véhémence ; je marche encore à votre tête : nous allons
triompher ensemble ! En avant, mes amis ! »
128 REVUE DES DEUX MONDES.
L'ennemi, assailli de toutes parts, sortit du fort, dont nous
nous emparâmes à l'instant, et se retira à la hâte. Toutes ses
positions inférieures furent écrasées par notre feu, qui les domi-
nait. Ainsi Toulon et le fort la Malgue, où portaient quelques-uns
de nos boulets. Vaincue à droite par Dugommier, vaincue à
gauche par Lapoype, l'armée ennemie opéra sa retraite. La nôtre
brisa les portes de la ville insurgée. Nous entrâmes dans Toulon.
Les troupes de marine, qui avaient refusé d'ouvrir, étaient rangées
en bataille sur la place ; elles furent cernées, et mirent bas les
armes. Nous rendîmes compte au Comité de salut public que
l'armée de la République était entrée dans Toulon le 29 frimaire.
Sur le rapport du Comité, la Convention nationale décréta que
l'armée dirigée sur Toulon avait bien mérité de la patrie; que le
nom de Toulon serait remplacé par celui de Port-de-la-Mon-
tagne; et que les maisons de l'intérieur de cette ville seraient rasées.
Cette mesure nous parut si grave qu'elle ne fut exécutée que
sur des maisons où se réunissaient les comités rebelles. La
Convention ordonnait aussi la punition des traîtres. Les chefs
des troupes marines nous étaient dénoncés comme auteurs de tous
les malheurs de cette contrée de la France. Les représentans du
peuple, d'accord avec les généraux, crurent ne pouvoir se dispen-
ser d'obéir, au moins en partie, aux volontés de la Convention et
du Comité de salut public, et, tous réunis pour reconnaître la
nécessité des mesures de rigueur, on décida l'établissement d'un
nombreux et grand jury. Ceux des chefs militaires et civils qui
furent convaincus d'avoir participé à la rébellion et à la tradition
de Toulon aux ennemis furent condamnés, suivant l'exemple qu'ils
en avaient donné les premiers, lorsque, maîtres de Toulon et
soutenus par les coalisés qu'ils y avaient introduits, ils avaient,
au nom de Louis XVII, arrêté, condamné et exécuté tant de
malheureux patriotes.
Au moment de la prise de Toulon, et alors que nous entrions
en vainqueurs, je marchais environné de tous ceux qui ne deman-
daient que justice et vengeance et qui s'applaudissaient du
triomphe que nous venions de remporter. Éloigné d'eux avec un
sentiment pénible, je ne pus retenir un soupir : « Faut-il,
m'écriai-je avec désespoir, que mon oncle se trouve parmi ceux
que mon devoir m'impose de frapper, et que mes compagnons
d'armes désignent comme des victimes qu'on doit sacrifier au
salut public! » Mes larmes furent aperçues, mais elles me furent
pardonnées par ceux à qui la colère la plus légitime ne pouvait
faire prendre ces larmes pour une trahison. Ils me rendirent la
justice de reconnaître que si j'avais un cœur de parent, les lois
MÉMOIRES DE BAKKAS. 129
sacrées de la patrie ne pouvaient être méconnues. Mon oncle,
Auguste Barras, dont les opinions paraissaient suspectes alors,
ne se trouva pas heureusement dans la ville rebelle. Mme Lapoype,
qui avait si généreusement favorisé l'évasion de nos secrétaires
des cachots de Toulon, n'avait pu les suivre quand ils s'échap-
pèrent de la ville. Lors du siège, la première bombe qui fut tirée
tomba dans sa chambre, et son mari commandait une division
de l'armée assiégeante ! Mme Lapoype fut miraculeusement sauvée.
La perte des ennemis fut évaluée à dix mille hommes. Nous
prîmes plusieurs arrêtés pour rétablir l'ordre, et l'on fit cesser
tout pillage, suite malheureuse d'une pareille catastrophe. C'étaient
les sectionnaires eux-mêmes, premiers auteurs de tant de mal-
heurs, qui étaient les premiers pillards. Les effets laissés par les
rebelles et les ennemis furent évalués à deux millions. Un million
fut affecté en indemnité à l'armée.
Tout ce que je viens de retracer établit assez la trahison et
les massacres commis par la classe des privilégiés d'une ville dont
la classe populaire fut toujours dévouée à la République. L'armée
assiégeante fut bien loin d'exercer dans sa victoire les vengeances
que la malveillance lui attribua. On voit que l'exécution des
ordres plus que rigoureux des comités de gouvernement fut sus-
pendue et ajournée.
Saliceti, Moltedo et Ricord restèrent à Toulon; ils furent en-
suite remplacés par d'autres députés. Ceux-ci amenèrent avec
eux des hommes déconsidérés qui facilitèrent de nouvelles réac-
tions. Ces réactions du Midi sont de celles dont on ne peut assi-
gner la fin. Commencées à Avignon, à Marseille, à Toulon, dans
tous les pays circonvoisins, avant 1703, elles se prolongeront à
des époques bien avancées, sous la Convention, sous le Directoire.
Croirons-nous qu'elles aient jamais été éteintes, lorsque le ci-
devant comtat d'Avignon deviendra, en 1815, le nouveau théâtre
d'un des plus épouvantables crimes qui aient été commis de mé-
moire d'homme, l'assassinat du maréchal Brune, que ses bour-
reaux ont eu l'impudente férocité de travestir en un suicide? Cette
invention n'a aucun exemple pareil dans l'histoire : elle est toute
moderne !
La reprise de Toulon vient sans doute de prendre sa place
dans l'histoire, parmi les grands faits d'armes qu'elle conservera.
Sa gloire ne risque point d'être effacée par ce qu'il est réservé aux
armées de la République de conquérir bientôt. Quelque brillans
que puissent être des triomphes postérieurs, ils ne peuvent
obscurcir, encore moins effacer, ceux qui les ont précédés. Celui
dont je parle a le mérite incontestable d'être l'un des premiers
TOME CXXIX. — 1893. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
obtenus par les armées républicaines : elles commençaient à
prouver que rien ne serait impossible à la valeur française. La
route de l'audace fut alors frayée. Je craindrais de paraître
abonder dans une cause personnelle si j'exprimais l'enthousiasme
que réveille encore en moi ce souvenir de mes premières années.
Sans doute je ne vois pas pourquoi je me séparerais de l'honneur
qui peut m'en revenir pour ma part; j'y ai coopéré de tous mes
efforts, de très bon cœur et non sans quelque succès ; mais le vain-
queur des coalisés de Toulon, le véritable « preneur » de la ville,
si Ton peut ainsi dire, ce n'est pas un autre que le général Dugom-
mier, c'est à Dugommier qu'en appartient l'immortel trophée!
La prise du général O'Hara, attribuée à Bonaparte, le vaisseau
anglais qu'il aurait coulé bas, le plan de campagne auquel il aurait
participé, sont autant d'assertions fausses, imaginées par celui qui
en a imaginé bien d'autres, répétées par ses llatteurs le jour où
il a eu de l'argent pour les payer. Bonaparte donna quelques
preuves de son talent militaire qui commençait à se développer,
mais il n'agit que secondairement dans cette circonstance. Je le
répète, le véritable « preneur » de Toulon, c'est Dugommier.
Les troupes de l'armée sous Toulon furent de suite distribuées
aux armées d'Italie et des Pyrénées. Dumerbion prit le commande-
ment de la première, Dugommier fut envoyé à la tête de celle
des Pyrénées, où il devait être tué après plusieurs combats glo-
rieux qui décidèrent la paix avec l'Espagne. Quant à Bonaparte,
après le siège de Toulon, il fut nommé général de brigade, avec
ordre de se rendre à l'armée d'Italie, sous les ordres du général
Dumerbion : ce fut là qu'il se lia, par la protection d'Arena, avec
Robespierre jeune, Ricord et sa femme, devenus depuis ses pro-
tecteurs. Dès la première armée d'Italie, où n'étant encore qu'offi-
cier très subalterne il avait déjà le désir et le système d'arriver
par tous les moyens, Bonaparte, croyant que celui des femmes
était puissant, faisait assidûment la cour à la femme de Ricord,
qu'il savait avoir beaucoup d'empire sur Robespierre jeune, col-
lègue de ce député. Il poursuivait Mmc Ricord de tous les égards,
lui remassant ses gants, son éventail, lui tenant, quand elle mon-
tait à cheval, la bride et l'étrier avec un profond respect, l'ac-
compagnant dans ses promenades à pied, le chapeau à la main,
paraissant trembler sans cesse qu'il ne lui arrivât quelque
accident.
Avant le départ des généraux et des représentans du peuple
qui avaient reconquis Toulon, lorsque les exécutions militaires
auxquelles il avait été impossible de se soustraire n'étaient pas
encore terminées, d'après le vœu des Toulonnais républicains.
MÉMOIRES DE BARRAS. l.'il
peuple et fonctionnaires, les comités révolutionnaires, qui avaient
remplacé les comités royalistes, voulurent nous donner un repas
d'amitié et de fraternité. Une table de cent couverts était dressée,
autour de laquelle étaient rangés un bon nombre de patriotes qui
justifiaient tout à fait le titre de « sans-culottes » dont on était
alors paré, tant ils étaient déguenillés. Parmi les représentais
du peuple était déjà assis Fréron, et parmi les militaires le jeune
capitaine dont j'avais remarqué et apprécié le caractère et l'acti-
vité avant le siège. Il était aussi déguenillé et remarquable par
son sans-culottisme qu'il m'avait paru l'être par ses dispositions
précoces dans l'art de la guerre. On m'avait fait l'honneur de m'at-
tendre, et lorsque j'arrivai, je trouvai ma place vacante, en signe
de distinction. J'avouerai que, malgré toutes mes bonnes dispo-
sitions pour rendre justice aux hommes du peuple qui avaient
tant mérité dans ce grand combat de la liberté, je fus surpris de
la composition de ce repas, dont la plus franche nature faisait un
peu trop les frais. Je crus devoir à notre caractère de représen-
tons du peuple de penser et de dire que peut-être, en fraternisant
tout à fait de cœur avec nos concitoyens, nous devions dîner un
peu plus de côté, c'est-à-dire nous faire placer, à un autre étage,
une table où nous pussions encore nous occuper des affaires de
la République sans être dérangés et distraits par la cohue. Je me
voyais salué fort respectueusement par le jeune capitaine, qui,
tout prêt qu'il était à dîner avec les sans-culottes, me témoignait
par son regard et ses politesses, qui ressemblaient à des génu-
flexions, le désir de venir avec les représentais du peuple et de
jouir déjà d'un privilège. Je lui dis : « Capitaine, tu viendras
dîner avec les représentais. » Bonaparte, me remerciant, me
montrait ses coudes percés, qui lui donnaient l'inquiétude de
n'être pas présentable à notre couvert. Quoique nous fussions
alors très peu occupés de toilette, il était difficile cependant de ne
pas convenir que le capitaine aurait pu avoir un habit plus propre.
« Va te changer, lui dis- je, au magasin militaire : j'en donne
l'ordre au commissaire des guerres » ; ce qui fut exécuté. Bona-
parte reparut l'instant d'après avec un habit complet, équipé à
neuf des pieds à la tête, se tenant à la distance la plus respec-
tueuse des représentans du peuple, et, toujours le chapeau à la
main, il le portait aussi bas que son bras pouvait descendre. Le
dîner se passa comme alors : beaucoup de patriotisme, une con-
versation très ardente, dans laquelle Bonaparte se mêlait par
intervalles avec la plus grande vivacité; mais, commençant déjà
le double rôle qui était dans son caractère, il trouvait le temps
d'alterner entre le repas des représentans du peuple, dont il était
132 REVUE DES DEUX MONDES.
si heureux et si fier, et celui des sans-culottes, rangés dans l'autre
salle, auxquels il allait comme offrir des regrets de n'être point
avec eux, et faire les coquetteries italiennes dont on peut entre-
voir ici le prélude, et dont la suite fera probablement connaître
bien d'autres détails.
Le rôle de Bonaparte à Toulon se résume donc, selon Barras, en trois
fautes militaires commises. Étranger à la conception du plan, dont tout
l'honneur est attribué au général en chef, Bonaparte est resté étranger
même à l'exécution de ce plan, ou n'y a participé que pour compromettre
maladroitement une combinaison dont la réussite, assurée sans cette
« bêtise (1) »,eût rendu plus décisif le triomphe de l'armée conventionnelle.
Tout ce qu'accorde Barras à Bonaparte, c'est d'avoir donné « quelques
preuves de son talent militaire qui commençait à se développer, » d'avoir
montré des « dispositions précoces dans l'art de la guerre. » Un officier assez
bien doué, en somme, actif et de quelque intelligence, mais qui n'a agi que
« secondairement >» dans cette circonstance. Le véritable « preneur » de
Toulon, c'est Dugommier.
Il ne peut être question d'aborder ici avec les développemens qu'elle com-
porte la discussion de cette thèse (2). Je me contenterai donc de rappeler
que l'héroïque et loyal soldat à qui Barras attribue la prise de Toulon,
Dugommier lui-même, a rendu à Bonaparte ce qui lui appartient. Lors du
conseil de guerre qui fut tenu Je 25 novembre, neuf jours après son arrivée
à l'armée, le nouveau général en chef déclara « qu'il ne croyait pas pouvoir
offrir de plan d'attaque plus lumineux, plus exécutable, que celui qui lui
avait été présenté par le chef de bataillon commandant l'artillerie; qu'ayant
suivi les idées de ce plan, il venait, de son côté, d'en rédiger un lui-même à
la hâte ; et ce plan, dont il se plaisait à rendre tout l'honneur à son premier
auteur, Dugommier le soumit au conseil (3). »
Arrivé pour ainsi dire de la veille à l'armée de Toulon, comment Dugom-
mier aurait-il eu le temps de mûrir, de dresser un plan? L'honneur est assez
grand pour lui d'avoir compris du premier coup le mérite de l'idée d'un
autre et, après l'avoir adoptée sans hésitation, de l'avoir en outre exécutée
avec une indomptable vigueur. Jetez les yeux sur ce plan de Dugommier (4) :
(1) Note autographe de Barras : « Aucun vaisseau de guerre anglais ne fut coulé
à Toulon, par la bêtise de Bonaparte. » {Papiers de M. de Saint-Albin.)
(2) On trouvera cette discussion dans une étude consacrée au Rôle de Bonaparte
au siège de Toulon. Voir la préface du tome I'r des Mémoires de Barras, p. lu à lxxix.
(3) Vie de Dugommier, composée en 1799 par A. Rousselin de Saint-Albin, encore
inédite, sauf un fragment — précisément relatif au siège de Toulon — publié par le
fils de l'auteur parmi les Documens relatifs à la Révolution française, extraits des
œuvres inédites de A. Rousselin de Saint- Albin, Paris, Dentu, 1873, 1 vol. in-8°. Le
passage que je cite est extrait du manuscrit même de M. de Saint-Albin, dont le
texte n'a pas toujours été scrupuleusement reproduit dans la publication ci-dessu>
mentionnée. Composée sur de nombreux documens authentiques rassemblés à cet
effet par M. de Saint-Albin lorsqu'il remplissait, en 1798, au ministère de la Guerre,
les fonctions de secrétaire général de Bernadotte, cette Vie de Dugommier présente
un véritable intérêt historique.
(4) Observations sur le siège de Toulon, manuscrit de huit pages, signé Dugom-
mier et suivi d'un plan d'attaque. (Archives de la Guerre, correspondance militaire,
armée de Toulon, décembre 1793.)
MÉMOIRES DE BARRAS. 133
certaines phrases sont d'une allure si étrangement napoléonienne, qu o
peut se demander si ce ne serait pas, d'aventure, Bonaparte lui-même qui
les aurait rédigées pour son chef. « Le succès d'une entreprise quelconque
dépend du calcul exact des moyens que l'on y emploie, de leurs justes propor-
tions et de leurs rapports respectifs. » Voilà une formule qui sort d'un cer-
veau de mathématicien. « Les vaisseaux sont les remparts maritimes de la ville
de Toidon. Si nous les forçons de s'éloigner, elle perd son principal appui. »
Image vive et raisonnement serré : n'est-ce point là encore une des caracté-
ristiques de la « manière » de Napoléon? « L'attitude de l'ennemi après
l'événement, celle de notre armée, enfin les circonstances, qu'il faut toujours
consulter à la guerre, régleront notre conduite ultérieure. » Quiconque a eu, si
peu que ce soit, commerce avec la pensée de Napoléon, conviendra que cette
phrase-là porte indubitablement la marque de l'homme de guerre avisé dont
la stratégie fut toujours aussi souple que sa politique, hélas! se montrait
inflexible.
Dans sa relation des attaques de Toulon, Marescot fait une remarque
importante. Au conseil de guerre du 25 novembre « le général en chef lut
un projet d'attaque qui fut suivi d'un autre plan prescrit par le Comité de
salut public. Ces deux plans différaient fort peu l'un de l'autre. » Comment
auraient-ils différé, puisqu'ils avaient une origine commune, le plan de
Bonaparte (1), expédié à Paris au ministre de la Guerre, approuvé parle
Comité (2) et communiqué évidemment par le jeune commandant de l'artil-
lerie à son général en chef, dès l'arrivée de Dugommier à l'armée de
Toulon ?
Ainsi, de quelque côté que l'on se tourne, c'est toujours la pensée de
Bonaparte qu'on trouve comme inspiratrice du plan dont l'exécution rendit
les armées de la Convention maîtresses de Toulon. Cette pensée est si puis-
sante, que tous ceux qui se sont trouvés en contact avec elle en demeurent
imprégnés.
Comme s'il avait prévu le plaisir que cette déclaration causera sans doute
à M. le colonel Iung, qui, dans Bonaparte et son temps, a soutenu précisément
la même thèse (3), Barras affirme que Bonaparte n'a contribué en quoi que
ce soit à la reddition de la place. Les documens lui répondent, et voici ce
qu'ils disent clairement :
1* Bonaparte a vu le premier où étaient les clefs de la ville;
2° 11 a préparé seul les moyens d'aller les prendre là où il avait dit
qu'elles étaient;
3° Avec ses compagnons et ses chefs il est allé les chercher à cet endroit,
dès longtemps désigné par lui. Et comme elles y étaient en effet, Toulon fut
pris.
Telle est, brièvement et exactement résumée, l'histoire du siège de
Toulon en 1793; tel, le caractère du rôle que Bonaparte a joué à ce siège.
(1) Archives de la section technique du Génie, au ministère de la Guerre. Projet
d'attaque de Toulon, adressé au ministre par Bonaparte le 24 brumaire an II. Publié
dans la Correspondance de Napoléon, 14 novembre 1793, n" 4.
(2) « Une note d'un membre du Comité de salut public d'alors nous apprend...
que le Comité de salut public... fut si content des vues du jeune officier d'artille-
rie, qu'il le nomma chef de brigade et pressentit son génie. » [Vie de Dugommier,
par A. Roussclin de Saint-Albin, fragment publié dans les Documens relatifs à la
Révolution française, par H. de Saint-Albin, p. 242.)
(3) Voir Bonaparte et son temps, par le lieutenant-colonel Th. Iung, II, p. 386
a 395.
434 REVUE DES DEUX MONDES.
En d'autres termes, il fut celui qui veille quand les autres se reposent,
celui qui agit, tandis qu'on délibère et qu'on bavarde. Il fut la pensée de
cette héroïque année, — la pensée obstinément lixée sur la ville rebelle que
la République avait commandé de réduire, — l'oeil toujours ouvert de la
Patrie en danger sur la trahison scélérate qu'il fallait châtier.
J'aime à me le représenter, au bord de la mer, fouillant de son regard
d'aigle la rade où se balancent les vaisseaux anglais, les vaisseaux maudits
qu'il rencontre dès son premier pas, qu'il rencontrera toujours, jusqu'à la
lin! — ou bien encore, le soir, contemplant la lune qui, comme un boulet
rouge échappé de ses batteries, monte en parabole dans le ciel, éclairant les
profils menacans du fort Mulgrave, du « volcan inaccessible » dont parle
Dugommier dans son admirable rapport sur la prise de Toulon (1). Telle la
clarté de l'astre remplit l'espace, telle la gloire de son nomremplira bientôt
l'univers. Quels rêves sublimes devaient hanter sa pensée, orageuse et pro-
fonde comme le Ilot qui venait mourir à ses pieds!
Barras a compté les trous qui perçaient son habit; mais le cœur qui bat-
tait sous cet habit troué, comment Barras l'aurait-il deviné et compris? Dé-
fense à ce qui est petit de mesurer ce qui est grand!
Musset-Pal hay a mieux vu et son jugement mérite d'être retenu. Bona-
parte, dit-il, «■ fut l'àme du siège de Toulon (2) ». Une àme, oui, c'est bien
cela qu'il était déjà, et qu'il fut toujours; l'âme la plus forte, la plus vérita-
blement et magnifiquement souveraine qui ait jamais été. Etsi elle fut telle,
c'est que, outre les dons les plus éclatans de l'intelligence, elle avait reçu de
Dieu ce qui les féconde, ce qui fait produire au génie même des fruits qu'il
ne donnerait pas sans cela : la volonté, l'énergie, la constance, la trempe
du caractère en un mot. Il n'est pas mauvais de rappeler que, si cet homme
a été si grand, c'est parce qu'il a porté au suprême degré de puissance cette
force morale sans laquelle nations ou individus ne sont plus que des appa-
rences de peuples, des simulacres d'hommes, — un je ne sais quoi sans res-
sort, qui tombe à terre dès qu'on le touche.
Ainsi conçue, l'admiration pour Napoléon n'est pas un fétichisme puéril.
C'est un acte de foi en la royauté de l'esprit, en sa haute prééminence sur
tout ce qui ne relève pas de lui. J'ose espérer qu'on me fera l'honneur de
croire que ces raisons d'ordre philosophique ne sont pas étrangères aux sen-
timens que j'ai voués à la mémoire de l'Empereur. Si quelqu'un insinuait
nonobstant, ainsi qu'il arrivera sans doute, que l'âme d'un «grognard » re-
vit en moi, je répondrai que je suis sensible à l'honneur qu'on me fait, mais
que je ne m'en crois pas tout à fait digne.
Certes, je suis reconnaissant à l'Empereur de nous avoir gagné beaucoup
de batailles. Peut-être de bons esprits jugeront-ils comme moi que nous
n'avons pas le droit, à cette heure de notre histoire, de nous montrer par
trop détachés sur ce point. Mais je lui sais gré bien plus encore de nous avoir
légué le plus bel exemplaire qui soit de l'instrument moral avec lequel on
les gagne. J'estime, en effet, que plus la conception matérialiste prévaudra
même dans le noble art de la guerre; plus la guerre deviendra scientifique,
comme on dit ; plus sa préparation sera fondée sur les seuls moyens de la
force matérielle; plus le nombre, qui règne déjà dans la politique, sera con-
sidéré, là aussi, comme la raison dernière et le suprême recours : plus aussi
(1) Archives de la Guerre, lettre de Dugommier au président de la Convention,
du 6 nivôse an II et rapport accompagnant cette lettre.
(2) Relations des principaux sièges faits ou soutenus en Europe par les armées
françaises, depuis 1792; Paris, 1806, 1 vol. in-4° de texte et un atlas.
MÉMOfRES DE BARl'.AS. 135
l'esprit se vengera des dédains qu'on lui témoigne, si l'on commet la faute
de ne plus croire à sa vertu souveraine, de ne pas s'adresser à lui, qui seul
pourtant peut opérer le miracle de changer en armée l'immense et flasque
multitude de nos soldats. Qu'une armée soit une âme, — âme multiple et une,
ardente et vibrante, irrésistible quand certains souffles passent sur elle et
la soulèvent : c'est là un enseignement spiritualiste qui découle avec assez
d'évidence, il me semble, de l'histoire de Napoléon, comme de celle aussi de
la Révolution.
En 1812, la Grande Armée est détruite. On le croit du moins : et l'Europe,
délivrée du cauchemar de cette héroïque geôlière qui la tenait aux fers, tres-
saille d'espérance. Erreur! Le désastre a épargné le cerveau brûlant d'où la
Grande Armée est sortie comme une lave. La Grande Armée, c'est la pensée,
c'est l'âme, — il me faut bien revenir toujours à ce mot, — l'âme de Napo-
léon, et Napoléon n'est pas mort. Il revient, il rapporte une étincelle du
feu sacré qui embrasait les légions invincibles que la morne Russie lui a
prises. Et cette étincelle suffit. Mise au cœur des conscrits de 1813, elle fait
de ces enfans des héros. Du tombeau glacé où gît la Grande Armée, surgit
soudain une autre Grande Armée, sublime comme l'ancienne. Le brasier
qu'on croyait éteint, — et qui ne l'était pas, puisque Napoléon, principe de
cette flamme, vivait encore, — se ranime et flambe de nouveau. Et la coalition
terrifiée se demande, à Lûtzen, à Bautzcn et à Dresde, si ce ne sont pas
les soldats d'Austerlitz et d'Iéna qu'elle retrouve devant elle.
Avec ce seul mot : la Patrie en danger, la Révolution avait accompli déjà
des prodiges de même ordre et non moins étonnans que celui-là. La Patrie
en danger! Mot magique qui volait sur les ailes de la Marseillaise, — glaive
flamboyant que les quatorze armées de la République portaient devant
elles, et à l'approche duquel les armées ennemies fondaient comme la neige
au soleil !
Et si l'on me demande maintenant pourquoi j'aime, pourquoi j'admire
la Révolution et Napoléon, — j'espère qu'aucun esprit assez court ne se ren-
contrera pour être surpris de me voir associer dans un môme culte cette
grande chose et ce grand homme, — je répondrai simplement qu'entre autres
raisons que j'ai de les admirer et de les aimer, il y a celle-ci : que la Révo-
lution et Napoléon ont rendu à une doctrine philosophique qui m'est chère
le service de prouver par d'immortels exemples la toute-puissance, aujour-
d'hui méconnue, de l'idée.
George Duruy.
LA MORALITÉ
DE LA
DOCTRINE ÉVOLUTIVE
Il ne saurait évidemment y avoir de morale sans obligation ni
sanction ; — et c'est pourquoi rien ne serait plus vain, ou plus falla-
cieux, que de vouloir tirer une morale de la science en général, ou
de la « doctrine évolutive » en particulier. Nous ne l'essaierons
donc point dans les pages qui suivent. Mais, comme les savans
eux-mêmes ne raisonnent pas toujours parfaitement juste, j'ai
pensé qu'il pourrait être utile de retourner contre les plus affir-
matifs d'entre eux les conclusions de leur propre science, ou, si
l'on veut, de ruiner, au nom de leur science même, la prétendue
philosophie qu'ils s'efforcent aujourd'hui d'en déduire. « Nous
lisons dans l'histoire sainte que le roi de Samarie ayant voulu
bâtir une place forte qui tenait en crainte et en alarmes toutes les
villes du roi de Judée, ce prince assembla son peuple, et fit un
tel effort contre l'ennemi que non seulement il ruina cette for-
teresse, mais qu'il en fit servir les matériaux pour construire deux
grandes citadelles par lesquelles il fortifia sa frontière... » C'est
le début superbe et hardi du second sermon de Bossuet sur la
Providence , et, — n'étant pas de ceux qui ornent leurs discours de
comparaisons superflues, — l'orateur continue en ces termes : « Je
médite aujourd'hui, messieurs, quelque chose de semblable, et
dans cet exercice pacifique je me propose l'exemple de cette entre-
prise militaire. » Imitons-le à notre tour : et, de toutes les philo-
sophies qui s'autorisent de la science, puisque Y évolutionnisme
est sans doute « la plus avancée », montrons que la véritable
LA MORALITÉ DE LA DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 137
interprétation de la doctrine peut différer de celle que beaucoup
de nos savans en donnent ; qu'il y a quelque moyen de réduire ses
enseignemens aux leçons de l'éternelle morale ; et qu'il ne faut
enfin pour cela que l'éclairer elle-même d'une lumière qui, préci-
sément, ne soit pas « le flambeau de la science ».
I
C'est ainsi qu'en premier lieu, si nous savons l'entendre, la
« théorie de la descendance, » — qui est comme le fort inexpu-
gnable, et en tout cas l'idée maîtresse de la doctrine évolutive, —
a discrédité pour longtemps la dangereuse hypothèse de la « bonté
naturelle de l'homme ». Naïve, ou même niaise autant que dan-
gereuse, l'hypothèse a-t-elle peut-être inspiré jadis la philosophie
des Romains et des Grecs? C'est donc alors pour cela qu'ils sont
morts, et de cela! Mais, sans approfondir ce point d'érudition,
toujours est-il que, dans l'histoire de la pensée moderne, l'illu-
sion de la « bonté naturelle de l'homme » ne date que de l'époque
de la Renaissance, et la fortune qu'elle a faite que de la fin du
xvme siècle. C'est Diderot qui en a donné l'expression la plus
simple, et la plus cynique, dans ce Supplément au voyage de Bou-
gainville, dont je ne puis reproduire ici qu'un trop court, mais
assez éloquent passage : « Si vous vous proposez d'être le tyran
de l'homme, — y lisons-nous en propres termes, — civilisez-le;
empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire à la na-
ture; faites-lui des entraves de toute espèce; embarrassez ses
mouvemens de mille obstacles; attachez-lui des fantômes qui
l'effraient; éternisez la guerre dans la caverne, et que L'homme
naturel y soit enchaîné sous les pieds de l'homme moral. » Mais,
au contraire, « le voulez- vous heureux et libre? ne vous mêlez
pas de ses affaires... et demeurez à jamais convaincu que ce n'est
pas pour vous, mais pour eux, que ces sages législateurs vous ont
pétri et maniéré comme vous l'êtes. J'en appelle à toutes les insti-
tutions politiques, civiles, religieuses... Méfiez- vous de celui qui
veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre maître
des autres en les gênant (1). » Et je n'ignore pas que le Supplément
au voyage de Bougainville n'a paru qu'en 1796, mais les idées que
Diderot y exprime ne s'en retrouvent pas moins dans les écrits
de Bernardin de Saint-Pierre ou de Condorcet. Les Danton, les
Desmoulins, les Hébert, les Chaumette les ont certainement par-
tagées! Elles ont constitué le legs « sociologique » du xvnr3 siècle
(1) Œuvres complètes de Diderot, édition Assézat et Maurice Tourncux, t. II,
p. 246-247.
138 REVUE DES DEUX MONDES.
à ses héritiers. Et, de même qu'elles sont au fond de nos lois ré-
volutionnaires, ce sont bien elles que l'on retrouve à la source
première de nos utopies socialistes.
A la vérité, je ne crois pas que personne osât de nos jours les
soutenir publiquement. Les excès de la Révolution, les guerres
de l'Empire, cinquante et quelques années d'agitations politiques
nous ont ramenés, depuis Diderot, à une vue plus juste, ou moins
optimiste de l'humanité. Les grands écrivains catholiques du com-
mencement du siècle, Bonald, Lamennais, — le Lamennais de
YEssai sur l Indifférence, — Joseph de Maistre, y ont contribué
pour leur part, ce dernier surtout, dont on oublie trop souvent
qu'il nous a laissé, — dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg , — le
plus beau tableau qu'il y ait de la « concurrence vitale » (1) et
le plus dramatique. D'autres ensuite sont venus, Taine par
exemple, et même Renan, qui, dans leurs Origines de la France
contemporaine, ou dans Y Histoire d'Israël, pour nous montrer
« l'homme de la nature » dans la vérité de son attitude, n'ont eu
qu'à s'approprier les derniers résultats de l'anthropologie préhis-
torique (2). Mais ces résultats n'ont eux-mêmes été rendus pos-
sibles que par « la théorie de la descendance, » et c'est bien elle
qui a, comme nous Talions voir, achevé de ruiner la doctrine de
« la bonté naturelle de l'homme. »
Si nous descendons en effet du singe, ou le singe et nous d'un
ancêtre commun, et cet ancêtre à son tour de quelque origine
d'autant plus « animale » qu'elle est supposée plus lointaine, ne
faut-il pas qu'il y ait quelque reste en nous de toutes les formes
que nous avons traversées avant de revêtir celle qui est aujour-
d'hui la nôtre? Vitiam hominis natura pecoris, a dit saint Au-
gustin : « Ce qui est vice en l'homme est nature en la bête. » Nos
mauvais instincts sont en nous l'héritage de nos premiers ancêtres.
Mais à quel titre et de quel droit les appelons-nous « mauvais » ,
sinon parce qu'ils nous empêchent de nous dégager entièrement
de notre animalité foncière? ou encore, et d'après la « théorie de la
descendance », parce que nous ne sommes devenus hommes qu'à
mesure, et dans la mesure même où nous avons jadis réussi à les
surmonter? C'est pourquoi, tous ceux qui pensent qu'il importe à
la morale de s'appuyer sur l'idée de la perversité native de l'homme
(1) Les Soirées de Saint-Pétersbourg. Septième entretien.
(2) Comme il se trouvera peut-être quelqu'un pour me demander où Renan a
exprimé ses idées sur ce point, on me saura gré de le lui dire sans plus attendre :
« Il faut se figurer la primitive humanité comme très méchante. Ce qui caractérisa
l'homme pendant des siècles, ce fut la ruse, le raffinement qu'il porta dans la malice,
et aussi cette lubricité de singe qui, sans distinction de dates, faisait de toute l'année
pour lui un rut perpétuel. » Histoire d'Israël, t. I, p. 4.
LA MORALITÉ DE LA DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 139
comme sur son indestructible fondement, n'ont aucune raison de
repousser la « théorie de la descendance » ; et, au contraire, ils en
ont dix, ils en ont vingt de s'en autoriser. « Les différences de
structure entre l'homme et les primates qui s'enrapprochent le plus,
— écrivait récemment, dans la dernière édition française de son
livre sur la Place de l'homme dans la nature, le professeur Huxley,
— ces différences ne sont pas plus grandes que celles qui existent
entre ces derniers et les autres membres de l'ordre des primates,
de telle sorte que, si l'on a des raisons de croire que tous les pri-
mates, l'homme excepté, proviennent d'une seule et même souche
primitive, il n'y a rien dans la structure de l'homme qui nous
autorise à lui assigner une origine différente (1 ). » C'est ce que nous
admettons volontiers, sans hésitation ni réserve. Loin de nous les
répugnances d'une ridicule vanité! Oui, nous avons en nous,
dans notre sang, et pour ainsi parler, comme au plus profond de
nos veines, quelque chose de la brutalité, de la lubricité, de la fé-
rocité du gorille ou de l'orang-outang! Apportons-nous d'ailleurs
en naissant les semences de quelques vertus? C'est une question ! et
pour ma part, je serais plutôt tenté de le nier : nos « qualités >»
nous sont naturelles, santé, beauté, vigueur, adresse; toutes nos
« vertus » me paraissent acquises. Mais ce que nous trouvons très
certainement en nous, ce sont les germes de tous les vices, — à
commencer par ceux que l'on impute à l'iniquité de l'institution
sociale; — et qu'y a-t-il de plus naturel, je veux dire de plus
explicable, si nous ne sommes que le terme actuel d'une suite
infinie d'ancêtres animaux?
C'est ce qu'exprime admirablement le dogme, — ou le mythe,
comme on le voudra, si universel et si profond, — du Péché ori-
ginel. On ne s'attend pas que j'entre ici dans l'examen des contro-
verses qu'il a soulevées, et qui ne sont pas plus de ma compétence
que de mon sujet. Mais si nous le dépouillons de son enveloppe
théologique, et que nous l'inclinions seulement un peu dans le
sens protestant, lequel est aussi le sens janséniste, à quoi le dogme
se réduit-il? Pour n'y rien mêler de nous-même, c'est Calvin qui
va nous le dire. « Le péché originel est une corruption et per-
versité héréditaire de notre nature, laquelle étant épandue sur
toutes les parties de l'âme, nous fait coupables premièrement de
l'ire de Dieu, puis après produit en nous les œuvres que l'Ecriture
appelle œuvres de la chair... Par quoi, ceux qui ont défini le péché
originel être un défaut de justice originelle... combien qu'en ces
paroles ils aient compris toute la substance, toutefois ils n'ont suf-
(1) Th. -H. Huxley, la Place de l'homme dans la nature, nouTella édition; Paris,
1891, J.-B. Baillière, p. 1.
140 REVUE DES DEUX MONDES.
fisammenl exprimé la force d'icelui. Car, notre nature n'est pas
seulement vide et destituée de tous biens, mais elle est tellement
fertile en toute espèce de mal, qu'elle n'en peut être oisive (1). » Un
véritable évolutionniste, un évolutionniste convaincu ne saurait
assurément s'exprimer en termes plus précis ni plus explicites.
Oscrai-je pourtant avancer qu'il y a mieux encore? Et pourquoi
non, si je le crois? La « théorie de la descendance » est venue
donner en quelque sorte une base physiologique au dogme du
péché originel; et la principale difficulté qui suspendît l'assen-
timent des incrédules ou de quelques croyans même, c'est vrai-
ment Darwin et Haeckel qui Font levée.
Le dogme choquait la raison. Il contrariait l'idée que l'on se
formait communément du pouvoir de la liberté. Mais il choquait
surtout nos idées de justice ; et ce qui paraissait « monstrueux » à
de fort honnêtes gens, c'était que nous fussions punis, dès en nais-
sant, d'un crime ou d'une faute que nous n'avions pas été person-
nellement avertis de ne pas commettre. Quod admoneri non potes t
ut caveatur, imputari non potest ut puniaturl Cependant, au lieu
d'adoucir ce que la doctrine avait de dur, on l'avait rendu plus
dur encore, et ce qui n'était que difficile à comprendre, il sem-
blait qu'on eût pris une sorte d'âpre et sombre plaisir à nous le
rendre inconcevable. « Chose étonnante! — s'écriait Pascal, dans
un endroit célèbre des Pensées, — chose étonnante que le mys-
tère le plus éloigné de notre connaissance, qui est celui de la
transmission du péché , soit une chose sans laquelle nous ne
pouvons avoir aucune connaissance de nous-mêmes! Car il n'y
a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché
du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant le plus
éloignés de cette source, semblent incapables d'y participer. Et
cependant, sans ce mystère, le plus incompréhensible' de tous, nous
sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre
condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme, de sorte que
l'homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère
n'est incompréhensible à l'homme ! » Voltaire triomphait, sur ces
derniers mots, et de s'écriera son tour : « Quelle étrange explica-
tion ! l'homme est inconcevable sans un mystère inconcevable ! . . .»
En quoi, d'ailleurs, il ne faisait pas attention que, tous les jours,
nous « expliquons » ainsi des choses que nous n'entendons guère
par des choses que nous n'entendons point : la gravitation par
Y attraction; les combinaisons des corps par les affinités chi-
miques; les phénomènes de la vie par les propriétés de la matière
(1) Institution chrétienne, texte français, Édition Baum, Cunitz et Reuss, 1869
Brunswig, t. I, p. 293.
LA MORALITÉ DE LA DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 141
organisée. Mais il n'avait pas non pins complètement tort, en ce
sens qu'il raisonnait d'une manière tout à fait « analogue » à la
science de son temps. La science du nôtre a en partie éclairci le
mystère. Il lui a suffi pour cela de le transposer de l'ordre théo-
logique ou métaphysique dans l'ordre physiologique. Et ce que
Pascal déclarait « inconcevable » ou « incompréhensible », la
théorie de la descendance en a fondé la recevabilité sur la base
même de l'histoire naturelle (1).
Que d'ailleurs l'exégèse orthodoxe, — je dis protestante ou
catholique, — ne se reconnaisse pas dans cette interprétation du
dogme, c'est pour le moment ce que nous n'avons pas à recher-
cher. Nous ne faisons ici qu'indiquer un moyen, une « possibi-
lité » d'entente entre le dogme et la science. L'abbé de Broglie
écrivait, voilà deux ou trois ans : « Ni l'apparition successive des
types, ni leur enchaînement ne sont en opposition avec l'ensei-
gnement de l'Eglise. Bien plus, le transformisme lui-môme, sous
la forme que lui a donnée Darwin, a droit de cité dans les écoles
catholiques (2). » Et longtemps avant l'abbé de Broglie, — dans
un essai bien connu sur les Limites de la sélection naturelle, — le
naturaliste Russel Wallace déclarait expressément que les forces
qui peuvent rendre compte de la transformation des espèces étaient
incapables d'expliquer le passage de l'animal à l'homme. C'est ce
qu'il redisait encore, en 1889, dans son livre sur le Darwinisme (3).
Mais comme cela ne l'empêchait point de soutenir toujours « la
théorie de la descendance, » et môme de la fortifier ou de la déve-
lopper par de nouveaux argumens, c'est tout ce que nous avons
ici besoin de retenir. Pour la science contemporaine, l'abîme où
« le nœud de notre condition, selon le mot de Pascal, prend ses
replis et ses tours, » c'est la complexité de notre arbre généalo-
gique. Ou, en d'autres termes encore, un dogme qui n'avait autre-
fois de valeur, ou de signification que pour le croyant, en a pris
(1) Voyez sur ce sujet du péché originel : Bossuet, Élévations sur les mystères,
VIIe semaine, en particulier la cinquième et la septième élévations ; et Lamennais,
Essai sur l'indifférence, t. III, ch. xxvu.
(2) L'abbé de Broglie : le Passé et le Présent du catholicisme en France, 1 vol.
in-18; Paris, 1892, Pion, p. 113.
(3) Alfred Russel Wallace, la Sélection naturelle, trad. de M. de Candolle, 1 vol.
in-8°; Paris, 1872, Reinwald, p. 348-391.
Voyez encore p. 403 : « Si M. Darwin n'est pas anti-darwiniste quand il admet
que peut-être les animaux et les plantes n'ont pas eu d'ancêtre commun... je ne le
suis pas davantage moi-même quand je fais voir que chez l'homme certains phéno-
mènes ne peuvent être complètement expliqués par la sélection naturelle, et sem-
blent dès lors indiquer l'existence de quelque loi supérieure. »
Et comparez enfin le quinzième chapitre du Darwinisme, traduction de M. H. de
Varigny; Paris, 1891, Lecrosnier et Babé. Ce volume fait partie de la Bibliothèque
évolutionniste.
142 REVUE DES DEUX MONDES.
une pour le libre penseur, grâce à la « théorie de la descendance ; »
et finalement il s'est trouvé que, d'un « symbole » qui répugnait
à la « raison » de nos pères, l'évolutionnisme, en notre temps, a
fait presque une réalité.
Dirai-je maintenant les conséquences qui découlent de là? Je
les recommande à l'attention de ces étranges moralistes qui, tout
ce qu'ils ont appris de la doctrine évolutive, c'est que nous
devrions favoriser en nous ce qu'ils appellent avec emphase « le
développement de toutes nos puissances, » et « l'épanouissement
de toutes nos virtualités! » Mais, tout au contraire, et confor-
mément à la « théorie de la descendance », si nous ne sommes
devenus hommes; si notre espèce ne s'est différenciée comme
telle; et, en deux mots, si le « règne humain » ne s'est réalisé
qu'à mesure, et dans la mesure où nous nous dégagions de l'an-
tique animalité, le « règne humain » ne subsiste, il ne se main-
tient, il ne dure; et l'espèce ne se développe, elle ne continue son
évolution; et nous-mêmes, enfin, nous ne vivons que de la vic-
toire qu'il nous faut quotidiennement remporter sur l'humiliante
fatalité de notre première origine. Ce que nous nous devons en
tout cas, et avant tout, c'est de dompter, de soumettre, et de
dominer ce que nous trouvons d'instincts en nous qui nous rap-
prochent de l'animal. L'humanité est à ce prix, dans ce combat
contre la nature; ou encore, elle n'est qu'une conquête, et c'est
ce combat qui la fonde. Car « ce qui est naturel, c'est que la loi
du plus fort ou du plus habile règne souverainement dans le
inonde animal, mais précisément cela n'est pas humain; — ce qui
est naturel, c'est que le chacal ou l'hyène, l'aigle ou le vautour,
quand ils sont pressés de la faim, obéissent à l'impulsion de leur
férocité, mais précisément cela n'est pas humain; — ce qui est
naturel, c'est que le « roi du désert » ou le « sultan de la jungle »
promènent leur amoureux plaisir de femelle en femelle, et dis-
putent l'objet de leur choix aux enfans de leur race, mais préci-
sément, cela n'est pas humain; — et ce qui est naturel, c'est que
chaque génération, parmi les animaux, étrangère à celle qui
l'a précédée dans la vie, le soit également à celle qui la suivra,
mais précisément cela n'est pas humain. » (1) On nous pardonnera
de nous citer ainsi nous-même, si, ce que nous disions il y a tan-
tôt six ou sept ans, nous ne saurions mieux le redire aujourd'hui.
C'est la « théorie de la descendance » qui nous oblige en tout à
ne nous souvenir de nos origines que pour y être infidèles! Et
qui ne voit en effet qu'à développer toutes nos « puissances » et
(1) Voyez dans la Revue du 1er septembre 1889 : Une Question de morale.
LA MORALITÉ DE LA DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 143
toutes nos « virtualités », si nous ne manquions pas d'ailleurs à
quelque devoir plus élevé, nous trahirions à tout le moins les inté-
rêts de l'espèce entière ? Nous travaillerions à la dégrader, en la
rengageant dans l'imperfection de son propre passé. Nous recule-
rions au lieu d'avancer; et, tout ce que nous acquérons de pou-
voir nouveau sur la nature n'étant pas contrepesé par un pouvoir
équivalent sur nous-mêmes, nous nous renfoncerions insensible-
ment dans une animalité plus hideuse que l'ancienne, puisque des
instincts également brutaux y seraient servis désormais par des
moyens plus puissans.
Sur la même base de la « descendance, » — qui n'a sans doute
rien de mystique, — il semble encore que l'on puisse asseoir le vrai
fondement de l'éducation. « Laissez faire et laissez passer! » je
ne sais trop quelle est aujourd'hui la valeur de cette maxime en
économie politique, et je crains au surplus qu'en l'attaquant on
ne l'interprète généralement mal ! (Elle est du temps et relative
au temps où la grande affaire des économistes était de combattre
une législation restrictive du commerce des grains.) Mais le pro-
blème essentiel de l'éducation n'est justement que de déterminer
avec assez d'exactitude ce que l'on ne peut humainement « ni lais-
ser faire ni laisser passer » . Et qu'est ce qu'on ne peut ni « laisser
passer, ni laisser faire ? » Si vous y regardez d'assez près, c'est
encore, c'est toujours tout ce qui tendrait, en encourageant la pré-
dominance des mobiles animaux sur les motifs sociaux, à nous
rapprocher de notre première condition (1). L'éducation a pour
objet de nous aider à prendre en nous le dessus de l'instinct, et à
réaliser ainsi la définition de notre propre espèce. Avant d'être
hommes, et pour le devenir, l'éducation s'efforce à nous débar-
rasser du vice ou de la souillure de notre plus lointaine origine.
Mais si nous commençons à l'entendre aujourd'hui plus claire-
ment, et surtout d'une manière plus consciente que jamais, n'est-
il pas vrai que le mérite ou l'honneur en revient pour une large
part à la « théorie de la descendance ? »
Et la même théorie peut encore servir à nous faire mieux
comprendre la grandeur et la beauté, je dirais presque la « sain-
teté » de l'institution sociale. Car, d'un côté, pour nous soustraire
à la tyrannie de nos impulsions animales, ce n'est pas trop, c'est
à peine s'il suffit de toutes les forces de la société conjurées
ensemble, et avec nous, contre la nature. Mais, d'un autre côté,
si l'on admet que nous descendions effectivement de l'animal, alors
ni les vrais intérêts de l'individu ne sauraient différer en principe
(1) Voyez dans la Revue du 15 février 1895 : Éducation et Instruction.
144 REVUE DES DEUX MONDES.
de ceux de l'espèce, ni ceux de l'espèce contrarier les intérêts de
l'individu. Ils semblent quelquefois s'opposer, et une certaine phi-
losophie semble avoir pris à tâche d'exagérer l'opposition et d'exas-
pérer le conflit. « Les poissons, a-t-on dit, sont déterminés par la
nature à nager, et les grands sont déterminés à manger les petits.
C'est pourquoi l'eau appartient aux poissons, et les grands mangent
les petits de droit naturel. Il suit de là que chaque être a un droit
souverain sur tout ce qu'il peut... Et nous n'admettons à cet
égard aucune différence entre les hommes et les autres êtres (1). »
Mais ce raisonnement de Spinosa, comme tous les raisonnemens
du même genre, n'a quelque apparence de logique et de vérité
que dans l'hypothèse de l'absolue fixité des espèces. Les espèces
varient-elles? et en variant, se perfectionnent-elles quelquefois ? Le
raisonnement en ce cas n'est pas moins arbitraire et ruineux que
cynique. L'institution sociale ne peut avoir d'autre objet que de
tendre au perfectionnement de l'espèce, et l'individu n'en saurait
avoir d'autre que de tendre au perfectionnement de l'institution
sociale. Intellectuelle ou physique, toute dégradation de l'individu,
— non seulement toute dégradation, mais son obstination même
à persévérer dans son être actuel, tel qu'il est, sans y rien vou-
loir corriger, — ralentira, retardera, compromettra, quand elle ne
l'arrêtera pas, l'évolution de la société. Mais si quelque autre
catastrophe interrompt et vient comme à paralyser l'évolution
sociale, c'est dans son propre développement que l'individu se trou-
vera lui-même empêché. La « théorie de la descendance », en
ramenant au même principe, — qui est de triompher de l'animalité ,
— le « devoir individuel » et le « devoir social, » n'a certaine-
ment pas mis terme à l'éternel conflit de la communauté et de
l'individu. Mais n'est-ce pas quelque chose qu'elle nous ait désap-
pris d'y voir une « loi de nature » ? et au contraire qu'elle ait
identifié les conditions du progrès individuel avec celles du pro-
grès social, en les identifiant elles-mêmes avec la loi constitutive
du « règne humain »?
II
II suit de là que le seul genre ou la seule forme de « progrès »
qui mérite vraiment d'être nommée de ce nom, c'est le « progrès
moral ». Apportons-en quelques exemples. On lit dans un livre
(1) Spinosa, Traité théologico-politique, ch. xvi. « Pisces a y attira déterminait
sunt ad natandum, magni ad minores comedendum ; adeoque pisces summo natu-
rali jure aqua potiuntttr, et magni minores comedunt.
LA MORALITÉ DE LA. DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 145
récent, sur l'Origine du Mariage dans l'Espèce humaine (1) :
« L'histoire du mariage... est l'histoire d'une relation dans la-
quelle les femmes ont graduellement triomphé des passions, des
préjugés et des intérêts égoïstes des hommes. » Voilà l'image d'un
vrai progrès ! C'en est un autre, et du môme ordre, je veux dire
un progrès moral, que d'avoir, dans nos temps modernes, et quoi
qu'en dise une certaine école, favorisé le fractionnement de la pro-
priété foncière. « Une famille, — a écrit quelque part Michelet, —
une famille qui, de mercenaire devient propriétaire, se respecte,
s'élève dans son estime, et la voilà changée; elle récolte de sa terre
une moisson de vertus! La sobriété du père, l'économie de la
mère, le travail courageux du fils, la chasteté de la fille, tous ces
fruits de la liberté, sont-ce des biens matériels, je vous prie, sont-ce
des trésors qu'on puisse payer trop cher (2) ?» Je suis de l'avis
de Michelet! Et, sous un nom barbare, c'est un progrès encore
que d'essayer, comme nous le faisons aujourd'hui, de substituer
l'altruisme au principe d'individualisme dont on a fait trop long-
temps, — et trop inhumainement, — le ressort môme de l'acti-
vité, la loi de l'économie politique, et la condition du bonheur.
Oui ! voilà de vrais progrès ! et combien en ce sens ne nous en
reste-t-il pas à réaliser ou à poursuivre encore ! Mais, qu'après
cela le pouvoir brisant de la dynamite soit très supérieur à celui
de la poudre de mine, ou que le canon, qui se chargeait autrefois
par la gueule, se charge aujourd'hui par la culasse, y voyez- vous,
en vérité, de quoi tant nous enorgueillir? Êtes-vous bien sûrs
qu'on doive tant admirer la chimie d'avoir, en multipliant les
alcools, multiplié les causes de dégénérescence, de déchéance,
d'extinction des races ? Et pour avoir augmenté « la durée moyenne
de la vie »,nous flattons-nous par hasard de ne jamais mourir?
C'est ce que je ne souhaiterais à personne! et aussi bien, si l'on
était franc, c'est ce que personne ne voudrait. Schopenhauer a dit
de la pensée de la mort qu'elle était « le Musagète de la philo-
sophie ; » et, sous une forme un peu prétentieuse, on ne saurait
mieux dire. Nous ne penserions seulement pas, si nous ne mou-
rions pas, et si nous ne savions pas que nous devons mourir !
(1) Edouard Westermarck, l'Origine du mariage dans l'espèce humaine, trad. de
M. H. de Varigny; Paris, 1895, Guillaumin, p. 518.
Ce que ce livre a de particulièrement intéressant, c'est d'être en complet désac-
cord avec ce que les Darwin, les Spencer, les Bachofen, les Morgan, les Tylor, et
tant d'autres, ont enseigné sur la matière, et qui a passé longtemps pour la vérité
« scientifique. » On y apprend, entre autre choses instructives : « que le mariage,
généralement parlant, est devenu plus durable, à mesure que la race humaine pro-
gressait. »
(2) Michelet, le Peuple. « Dans cette terre sale, dit-il encore magnifiquement, le
paysan voit reluire l'or de la liberté. »
TOME CXXIX. — 1895. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais, de plus, la pensée de la mort est la condition même de la
moralité, si toute « immoralité » ne procède, en dernière analyse,
que de notre attache trop animale à la vie !
Puisque c'est toutefois ce genre de progrès matériel que l'on
vante , — et qu'au fait il n'y en a pas qui parle davantage aux sens ou à
l'imagination, — une heureuse nouveauté de la doctrine évolutive
sera donc d'avoir solidement établi qu'il n'avait rien que de relatif,
d'essentiellement précaire, et de discontinu. Contemporaine et con-
nexe de la théorie de la bonté naturelle de l'homme, la théorie
de « la perfectibilité indéfinie » doit disparaître avec elle ; et, si des
« autorités » pouvaient suffire à décider la question, je n'aurais
qu'à choisir entre les savans et les philosophes. N'est-ce pas
Claude Bernard qui a défini révolution par « la marche dans une
direction dont le terme est fixé d'avance? (1) » Et lisez encore,
dans les Premiers principes d'Herbert Spencer, le chapitre qu'il
a intitulé : ï Instabilité de l'homogène! A quoi si l'on ajoute, et
il le faut bien, que cette marche comporte, en outre, des temps
d'arrêt ou de rétrogradation même, c'est alors que l'on verra
qu'au lieu d'être adéquate, ou seulement analogue, à l'idée de
progrès, l'idée d'évolution en serait plutôt le contraire. Le progrès
matériel s'achète, je veux dire qu'il se paie; ses conquêtes n'ont
jamais rien d'assuré, de stable, de définitif; et quand nous en
sommes le plus enflés, c'est le moment que choisit une force ma-
jeure pour nous en prouver durement la vanité.
Dans une occasion récente, où je demandais de combien, pour
quelle part, le développement de l'industrie par la science avait
contribué, de notre temps, à l'aggravation du poids de l'inégalité
parmi les hommes, on ne m'a répondu que par des échappatoires
ou des plaisanteries qui ne font guère plus d'honneur à l'huma-
nité qu'à l'esprit de leurs auteurs. Mais il voyait plus clair, celui
qui s'appelait alors le cardinal Pecci, quand il écrivait, dans une
Lettre pastorale datée de 1877 : « En présence de ces ouvriers
épuisés avant l'heure par le fait d'une cupidité sans entrailles,
on se demande si les adeptes de cette civilisation sans Dieu, au
lieu de nous faire progresser, ne nous rejettent pas de plusieurs
siècles en arrière. » Et les économistes eux-mêmes en conve-
naient, quelques économistes du moins, M. Fawcett en Angle-
terre, M. de Laveleye en Belgique, ou plutôt en France, et ici
même (2) : « Il est incontestable , disait-il , que le capital s'accu-
mule dans nos sociétés industrielles en raison même de leurs
(1) Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux végétaux
et aux animaux. T. I, p. 33.
(2) Emile de Laveleye, le Socialisme contemporain, p. xlii, xliii.
LA MORALITÉ DE LA DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 147
progrès. Gomme les procédés perfectionnés de la production mo-
derne s'accomplissent de plus en plus au moyen de machines...
il s'ensuit que la totalité des profits perçus par la classe supé-
rieure s'accroît rapidement. » Mais il continuait, un peu naïve-
ment : « Cependant il n'est pas exact que la condition des ouvriers
ait empiré ! » Non, sans doute! cela n'est pas exact, si les ouvriers
ne sont eux-mêmes que des machines! Mais s'ils sont des hommes
comme nous, s'ils ont des sens et s'ils ont des passions comme
nous, leur condition a « empiré » de toute l'amertume des com-
paraisons qu'ils ne peuvent pas ne pas faire. Aigreur, envie, co-
lère, mettons d'ailleurs que ce soient là de « mauvais sentimens »,
et combattons-les ou tâchons de les apaiser dans les cœurs ! Prê-
chons-leur la résignation et la solidarité. Quoi encore? Faisons-
leur voir, si nous le pouvons, combien le paysan du xvne siècle,
le paysan de La Bruyère, était plus malheureux que le mineur
de Carmaux ou le chauffeur de nos transatlantiques : nous ne
ferons pas que les « faits » ne soient ce qu'ils sont! Les progrès
de l'industrie, qui sont ceux de la science, ont amené à leur suite,
ils ont créé dans le monde entier des formes nouvelles de « mi-
sère », plus aiguës, plus intolérables; et de compter pour y remé-
dier sur les progrès ultérieurs de la science et de l'industrie, je
ne sais si c'est peut-être de l'homéopathie politique, mais je dis
que c'est une chimère, et je le dis au nom de la science, si je le
dis au nom de la doctrine évolutive.
Pas de progrès sans compensation, nous enseigne-t-elle effecti-
vement et, — bien avant que Darwin ou Haeckel eussent paru, —
c'était l'une des lois les mieux établies de ce que l'on appelait
l'anatomie philosophique. « Un organe normal ou pathologique,
— écrivait Geoffroy Saint-Hilaire en 1818, — n'acquiert jamais une
prospérité extraordinaire qu'un autre de son système ou de ses rela-
tions n'en souffre dans une même raison (1). » C'est ce que Goethe
a exprimé d'une manière plus vive : « Les chapitres du budget
qui doit régler les dépenses de la nature sont fixés d'avance, —
si elle veut dépenser davantage d'un côté, elle ne rencontre point
d'obstacles, mais elle est forcée de se restreindre sur un autre
point (2). » Et Darwin enfin, plus pratique, ainsi qu'il convient
au génie de sa race : « Il est difficile de faire produire à une
vache beaucoup de lait, et de l'engraisser en même temps... Les.
mêmes variétés de choux ne produisent pas en abondance un
feuillage nutritif et des graines oléagineuses... Quand les graines
(1) Vie, travaux et doctrine scientifique d'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, par
son fils Isidore Geoffroy Saint-Hilaire; Paris, 1847, p. 214, 215.
(2) Œuvres scientifiques de Gœthe, analysées par M. Ernest Faivrc, p. 130.
148 REVUE DES DEUX MONDES.
que contiennent nos fruits tendent à s'atrophier, le fruit lui-
même gagne beaucoup en grosseur et en qualité (1). » Et la loi est
si simple; elle se vérifie si constamment dans la nature; elle est
si conforme aux leçons de l'histoire et à l'expérience de la vie
que, si quelque chose étonne le lecteur, ce sera sans doute qu'elle
ait attendu, pour trouver son expression, le xixe siècle et Geoffroy
Saint-Hilaire.
Est-ce là nier le progrès? Je dirais plutôt qu'au contraire
c'est l'affirmer, c'est le démontrer, — en tant que « déplacement »,
que « changement », que « mouvement », — mais d'ailleurs c'est
en modifier profondément la notion. Il y a de faux mouvemens,
et l'histoire est pleine de changemens désastreux, c'est-à-dire qui
ne s'accomplissent qu'au détriment de quelque chose ou de quel-
qu'un.
Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,
Que l'oiseau perd sa plume et la fleur son parfum,
Que la création est une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un.
Il en est de la « société » comme de la « création ». Quelques
progrès se compensent ou, en quelque sorte, s'annulent; mais
quelques autres se paient plus qu'ils ne valent; et en fait de pro-
grès matériels, je n'en sache guère qui soient pour l'espèce un
accroissement de bonheur ou de dignité. « Depuis cent ans, a-t-on
dit, — et, peut-être n'est-ce pas un savant qui l'a dit, mais c'est un
anthropologiste, — l'Europe occidentale a fait plus d'inventions
que l'humanité tout entière depuis vingt siècles. Mais l'immen-
sité des résultats matériels acquis devait être compensée par une
somme équivalente de douleurs et d'angoisses provenant de la
lutte de l'homme contre l'homme. Le résultat n'est point visible,
les larmes et les sueurs ne se mesurent point au poids, les déses-
poirs ne se jaugent pas, et les suicides mêmes s'oublient vite. Mais
qui ne voit que les deux genres de lutte étant engendrés par une
même passion pour l'argent, la puissance de ses bienfaits dans le
domaine matériel mesure exactement la grandeur de ses désastres
dans le domaine humain (2)? » A la bonne heure, et voilà parler!
(1) Darwin, l'Origine des Espèces, édition française de 1876, p. 159.
Voyez également, dans la Variation des animaux et des plantes, les chapitres
xxi : sur la Sélection par l'homme; et xxv, sur la Variabilité corrélative.
(2) Dépopulation et Civilisation, par M. Arsène Dumont, p. 243; Paris, 1890,
Lecrosnier et Rabé.
Nous nous rappelons avoir autrefois signalé ce volume, dont nous sommes fort
éloigné d'approuver toutes les conclusions, mais que nous n'en croyons pas moins
devoir signaler de nouveau, comme étant l'un des plus remarquables de la Biblio-
thèque anthropologique. 11 ne contient, en apparence, qu'une « théorie de la nata-
LA MORALITÉ DE LA DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 449
Mais voilà ce que l'on oublie quand on s'emplit la bouche de ce
grand mot de « progrès ». Car, en quoi consiste-t-il, je vous le
demande, ô... savans que vous êtes, ce « progrès » que vous nous
vantez, si jamais les revendications ouvrières n'ont rien eu de
plus âpre et n'ont paru plus justifiées? si la « misère physio-
logique » et la « détresse morale » semblent augmenter tous les
jours? et dans l'Europe entière, depuis cinquante ou soixante ans,
si le nombre des suicides a plus que triplé? On ne se suicide
guère au Congo; et ce ne sont pas, sans doute, les religions qui
conseillent à leurs fidèles de se débarrasser de la vie par une mort
volontaire! Hélas! une seule chose est certaine, qui est que nous
marchons ou, comme on dit familièrement, que nous en faisons
le geste; mais une chose est douteuse, problématique, et inquié-
tante, qui est de savoir si nous avançons; — et ceci, c'est encore la
théorie de l'évolution qui nous en avertit.
Si le mot d'évolution, comme on affecte encore trop souvent
de le croire, était synonyme de progrès — ou, en d'autres termes,
si c'étaient toujours et constamment les mieux doués, les plus voi-
sins de la perfection idéale de leur type, qui sortissent victorieux
de la lutte pour l'existence, — on ne s'expliquerait pas la survivance
obstinée des types inférieurs ; et leur défaite aurait dû se ter-
miner par leur anéantissement. Ils continuent de vivre, pourtant,
et comme leur fécondité ne semble pas avoir diminué, — les re-
cherches de la science sembleraient même indiquer plutôt le
contraire, — nous n'entrevoyons pas de « progrès » qui puissent
triompher de leur persistance. Parmi les hommes comme dans
la nature, il y aura toujours des types inférieurs, et, pour dire
encore quelque chose de plus, dans l'avenir comme dans le passé,
c'est leur infériorité même qui leur sera une garantie d'éternité.
C'est que « le mieux doué » n'est pas toujours « le plus apte » ; cela
dépend des conditions de la lutte; et il se peut, il se voit tous les
jours qu'un manque, un défaut ou une malformation même se
tournent en autant d'avantages.
Les évolutionnistes en citent volontiers un exemple devenu
•classique : « N'avons-nous pas vu, disent-ils, ce qui est arrivé
lorsque le rat gris a été introduit en Europe, et s'est trouvé en
lutte avec le rat indigène et la souris? De ces deux espèces une
seule a survécu devant l'invasion du rat gris. Est-ce le rat noir
lité, » mais la natalité dépend elle-même de tant de causes, que, pour les énumérer
et les analyser seulement, M. Dumont a dû toucher aux plus graves questions que la
« sociologie » soulève; et, en outre, ce qui est si rare en pareille matière, son livre
est vraiment un livre de bonne foi. Est-ce peut-être pour cela qu'il a passé comme
inaperçu ?
150 REVUE DES DEUX MONDES.
ou la souris, l'un plus gros, armé de dents plus fortes, l'autre
plus petite et plus faible? C'est la souris. Précisément à cause
de sa faiblesse, ou, pour parler plus exactement, de sa petite
taille, qui lui permettait de trouver asile dans des trous étroits
où son ennemi ne pouvait venir la détruire (1). » Mais un autre
exemple, plus humain, donne bien plus à songer : c'est celui des
Chinois de New-York ou de San-Francisco ; « plus dangereux
pour le socialisme, — et pour l'ouvrier américain, je pense, —
que les plus féroces capitalistes, travaillant, comme ils font, pour
rien et d'un travail toujours égal, jamais rebuté, jamais lassé, des
quinze et des seize heures d'affilée. Avec eux la main-d'œuvre
s'avilit, et sans cesse il faut les protéger contre la fureur de leurs
concurrens de race blanche qu'ils ruineraient en quelques années,
si on les laissait libres (2). » Il y aura toujours de ces Chinois
parmi nous, qui seront forts contre nous de leur infériorité même,
et par qui le « progrès matériel » deviendra tôt ou tard le pire
ennemi du progrès intellectuel et moral. Les moins préoccupés ,.
les moins soucieux des seules choses qui fassent, après tout, la
dignité de l'être humain, tous ceux qui ne seront avides unique-
ment que de jouir, les moins « bien doués » en un mot, devien-
dront les « plus aptes » ; et de même qu'ils ont déjà triomphé de
la métaphysique, ils finiront par triompher de ce que les appli-
cations de la physique ou de la physiologie n'auront pas d'im-
médiat, d'industriel et de mercantile.
Écoutez-les plutôt célébrer la science! Le télégraphe, le télé-
phone, les matières colorantes, les « wagons réfrigérateurs »,
les ignobles usines à dépecer les moutons ou les porcs par
centaines de mille, voilà surtout ce qu'ils admirent! Ont-ils
jamais entendu parler d'Ampère ou de (lauchy? Mais ils con-
naissent tous « l'inventeur » Edison. Et ils ne s'aperçoivent
pas qu'à traiter ainsi la science, ils la rabaissent premièrement
au niveau de la pire vulgarité. Leur enthousiasme se tire de la
satisfaction que la science procure à nos plus grossiers appétits!
Bien moins encore se doutent-ils qu'ils travaillent de leurs mains
comme à tarir la source de ses « progrès » futurs, si l'on ne sau-
rait les dériver que des hauteurs de la métaphysique ou de la spé-
culation abstraite (3). Les Chinois en sont un exemple, dont la ci-
(1) Mathias Duval, le Darwinisme, p. 521; Paris, 1886, Lecrosnier et Babé.
(2) Paul Bourget, Outre-Mer.
(3) On lit dans Plutarque : Vie de Marcellus : « Archimedes a eu le cueur si
hault et l'entendement si profond, qu'il ne daigna jamais laisser par escript aucun
oeuvre de la manière de dresser toutes ces machines do guerre pour lesquelles il
acquit lors gloire et renommée non de science humaine, mais plus tost de divine
sapience. Ains reputant toute cette science d'inventer et composer machines, et
LA MORALITÉ DE LA DOCTH1NE ÉVOLUTIVE. 151
vilisation no s'est peut-être arrêtée que pour n'avoir eu d'autre
idéal que le bien-être. Et pour toutes ces raisons, qui dira qu'en
fin de compte ce qu'on appelle si facilement « progrès » ne serait
pas quelquefois une espèce de recul?
C'est en tout cas la question que la doctrine évolutive nous
autorise à nous poser. Et en effet, depuis si peu de temps que
nous nous connaissons, que nous pouvons raconter notre his-
toire, — mettons depuis trois ou quatre mille ans, — combien de
civilisations n'ont-elles pas disparu? je veux dire, combien de
démentis l'expérience n'a-t-elle pas infligés à la théorie du pro-
grès continu?
Comme une mère sombre, et qui, dans sa fierté,
Cache sous son manteau son enfant souffleté,
L'Egypte au bord du Nil assise,
Dans sa robe de sable enfonce, enveloppés,
Ses colosses camards à la face frappés
Par le pied brutal de Cambyse !
Ce que l'invasion et la conquête brutale ont fait de l'an-
cienne Egypte, ou de Carthage, ou de Rome elle-même; ce
qu'elles peuvent demain faire de nous, de nos arts et de nos
sciences, d'autres moyens peuvent l'opérer, qui n'agissent pas
moins sûrement; et, selon le mot d'un profond observateur, « s'il
y a des peuples qui se laissent arracher des mains la lumière, il y
en a d'autres qui l'étouffent eux-mêmes sous leurs pieds (1). »
C'est ce qui est arrivé, — pour des raisons que je me contente
aujourd'hui d'indiquer, — aux Grecs, par exemple, ou aux Ita-
liens de la Renaissance, les plus intelligentes pourtant, les mieux
douées, et aussi, dans tous les sens du mot, les plus « avancées »
des races de leur temps. Leur civilisation a péri sous l'excès de
son propre principe. Ils sont morts d'avoir cru que l'art pouvait
exercer sur la vie la domination absolue, unique, et illimitée que
la science prétend aujourd'hui s'arroger. Il se commettait alors
de « beaux » crimes, des crimes « esthétiques », et il s'en commet
aujourd'hui de « scientifiques » ou de « savans » ! Mais si l'on
dit que, de ces civilisations expirées les acquisitions ne se sont
pas perdues; si l'on ajoute que d'autres civilisations les ont elles-
mêmes suivies ou remplacées, qui les ont dépassées; si l'on répète
une fois de plus que « rien ne pouvant se créer, ni se perdre » il
importe assez peu qu'une civilisation particulière ait péri, du
généralement tout art qui apporte quelque utilité à la mettre en usage, vile, basse
et mercenaire, il employa son esprit et son estude a escrire seulement choses dont la
beauté et subtilité ne fut aucunement meslée avec nécessité. »
(1) A. de Tocqueville, la Démocratie en Amérique , III, Ire partie, ch. x.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
moment que l'humanité continuait de progresser, je réponds que
c'est une question; j'ajoute à mon tour qu'elle esî extrêmement
difficile à résoudre; et je dis que c'est encore ici que la doctrine
évolutive intervient. Il y a des « rétrogradations » dans l'histoire,
il y a des « décadences, » comme il y en a dans la nature ; et pour
écarter la chimère du « progrès à l'infini » nous n'avons qu'à
invoquer les conclusions de la science elle-même.
« L'un des grands mérites de l'hypothèse de M. Darwin, —
écrivait le professeur Huxley, voilà déjà bien des années, — pro-
vient précisément de ce qu'elle n'implique pas nécessairement la
croyance en un progrès nécessaire et continu des organismes. »
Et en un autre endroit : « Supposons, disait-il, que nous revenions
à la période glaciaire et que les conditions de climat qui sont celles
des pôles deviennent celles de tout notre globe. Dans ces circons-
tances, l'action de lasélection naturelle tendrait enfin de compte à la
ruine de tous les organismes supérieurs et à la prospérité des
formes inférieures de la vie (1). » Cette supposition semble-t-elle
trop arbitraire peut-être? Voici donc, sur la régression, les propres
paroles du savant physiologiste dont les travaux sont en train de
renouveler la notion de l'hérédité. « Lorsque l'on parle du déve-
loppement du règne animal ou du règne végétal , — a écrit
M. Weismann, — on pense, le plus souvent, à un développement
dirigé de bas en haut, se continuant sans interruption. Telle n'est
pas la réalité. La régression y joue, au contraire, un rôle très
important, et, à bien considérer les phénomènes de retour en
arrière, ils nous permettent, presque encore plus que ceux de la
marche en avant, de pénétrer les causes qui déterminent les
transformations de la nature vivante (2). » Et pour bien montrer
que l'homme même n'échappe pas à l'empire de cette loi, c'est
M. Herbert Spencer qui nous dit à son tour « que, dans les soli-
tudes de l'Australie comme dans les forêts de l'ouest de l'Amé-
rique, la race anglo-saxonne, où notre civilisation a développé à
un haut degré les sentimens élevés, déchoit rapidement vers une
barbarie relative ; elle adopte le code moral et, quelquefois, les
habitudes des sauvages (3). »
On me permettra, je l'espère, de ne pas multiplier inutile-
(1) L'Évolution et l'Origine des espèces, par Th.-H. Huxley. Édition française;
Paris, 1892, J.-B. Baillière, p. 80, 81. Sur les critiques adressées au livre de M. Dar-
win. L'article est de 1864.
(2) Essais sur l'hérédité, par M. A. Weismann, traduction de M. Henry de Vari-
gny; Paris, 1892, Reinwald, p. 381. C'est le début d'une conférence sur la Régression
dans la nature.
(3) Herbert Spencer, Principes de Biologie, traduction de M. Cazelles, t.I, p. 231.
— Cf. Quatrefages, les Précurseurs de Darwin; Paris, 1870, Germer-Baillière.
LA MORALITÉ DE LA DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 153
ment les témoignages, et si M. Spencer n'est peut-être qu'un « phi-
losophe », je ne pense pas que l'on récuse l'autorité de M. Weis-
mann ni celle du professeur Huxley. Ce sont bien là des « savans » !
Non seulement le progrès n'a rien de nécessaire et de continu, non
seulement il ne va jamais sans quelque compensation, mais encore
il n'est souvent que « retour en arrière. » Je me rappelle un mot
de Mme de Staël : « Cette Révolution, — écrivait-elle, il y a bientôt
cent ans, vers 1798, — peut à la longue éclairer une plus grande masse
d'hommes, mais pendant plusieurs années la vulgarité du langage,
des manières et des opinions doit faire rétrograder, à beaucoup
d'égards, le goût et la raison. » Dira-t-on qu'elle ne parlait que de
« littérature » ou de « philosophie »? Mais depuis elle, et à me-
sure que l'événement s'éclairait à la lumière de ses conséquences,
ai-je besoin de rappeler le langage de M. Emile Montégut(l), celui
de Taine, ou celui de M. Paul Bourget? « Nous devrions... dé-
faire l'œuvre meurtrière de la Révolution française. C'est le con-
seil qui, pour l'observateur impartial, se dégage de toutes les
remarques faites sur les Etats-Unis... C'est pour avoir violemment
coupé toute attache historique entre notre passé et notre présent
que notre Révolution a si profondément tari les sources delà vita-
lité française. » Ainsi conclut l'auteur à' Outre-Mer. Et, à la vé-
rité, comme je l'ai fait autrefois contre Taine lui-même (2), je dé-
fendrais volontiers contre M. Bourget la Révolution et son œuvre.
Mais, que tant d'observateurs, « partis de doctrines si différentes
et avec des méthodes plus différentes encore, » aient agité la
question, c'est une preuve au moins qu'elle existe et qu'il y a lieu
de nous la poser. Reculions -nous donc peut-être quand nous
nous flattions d'avancer? En croyant faire ce que nous voulions,
tendions-nous peut-être où nous ne voulions pas? Le passé que
nous abolissions valait-il mieux que le présent, et surtout que
l'avenir dont nous nous croyons menacés? C'est ce que les analo-
gies de la doctrine évolutive nous permettaient tout à l'heure, et
c'est maintenant ce qu'elles nous obligent de nous demander.
Puisqu'un « progrès graduel vers la perfection est très loin de
faire nécessairement partie de la doctrine darwinienne » et qu'on
la déclare même « parfaitement compatible avec un recul gra-
duel » (3), la théorie du progrès, qui n'avait pas de base dans
l'histoire, n'en a pas davantage dans l'histoire naturelle. Elle est
en l'air, pour ainsi parler; et de l'imprudente confiance que nos
(1) Voyez dans la Revue du 15 août 1871 : Où en est la Révolution française?
(2) Voyez dans la Revue du 15 septembre 1885 : Un récent historien de la Révo-
lution.
(3) Expressions de M. Huxley, dans l'article déjà cité.
154 REVUE DES DEUX MONDES.
pères avaient mise en elle, il ne nous reste plus qu'à réparer les
désastreux effets.
Je ne veux parler, après cela, ni de la lenteur ni de l'instabi-
lité du progrès, mais comment ne dirais-je pas un mot des théo-
ries qui tendent à nier « l'hérédité des particularités acquises? »
Elles nous enseignent que, dans la nature comme dans l'hu-
manité, ni les mutilations, par exemple, ni les acquisitions vrai-
ment individuelles ne semblent se transmettre. Un fils n'hérite
pas de la « science » ou de « l'érudition » de son père. La géné-
ration nouvelle n'est pas nécessairement, ni même ordinairement
armée, elle ne l'est pas naturellement, de toutes les ressources
de l'ancienne; et la plus grande partie du chemin que les pères
ont fait, il faut que les enfans le fassent ou le refassent à leur
tour. On n'aurait pas besoin de nous « élever » ni de nous « in-
struire » s'il en était autrement (1) ! Mais ce qui se transmet, c'est
le fond de nature, pour ainsi parler; c'est l'aptitude générale qui
sert en même temps de base physiologique à la persistance du
type, et de moyen aux acquisitions individuelles; et si l'homme
n'est qu'un animal en lutte contre ses propres instincts, c'est ce
qui nous ramène à ce que nous disions : qu'il n'y a de « progrès »
vraiment digne de ce nom que le « progrès moral ».
Ou plutôt, et pour mieux dire, toute espèce de progrès, scien-
tifique ou industriel, n'existe et n'a de raison d'être qu'en « fonc-
tion » du progrès moral.
As-tu vendu ton blé, ton bétail et ton vin?
Es-tu libre? Les lois sont-elles respectées?
s'écriait jadis un grand poète, — que, par une étrange ironie, la na-
ture avait logé dans l'âme du plus bourgeois des hommes, — et, vrai
fils de son temps, il osait ajouter :
Si nous avons cela, le reste est peu de chose !
Eh bien ! non ! le reste n'est pas peu de chose ! et, au contraire,
c'est justement « ce reste » qui importe. Ce qui importe, c'est de
nous souvenir de la solidarité qui nous lie et à laquelle notre
premier devoir est de sacrifier quelque chose de notre individua-
lisme ou de notre égoïsme. Ce qui importe, c'est de travailler
autant qu'il est en nous à la réalisation de la justice parmi les
hommes. Et ce qui importe, et ce qui doit être la loi souveraine
de notre activité, c'est de contribuer pour notre part individuelle
au perfectionnement de l'espèce, lui-même défini, comme nous
(1) Voyez Weismann : Essais sur l'hérédité, et W. P. Bail : Hérédité et exercice,
Paris, 1891; Lecrosnier et Babé.
LA MORALITÉ DE LA DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 155
l'avons vu, pur la « théorie de la descendance » ! Nous arracher
à la matière, où nous n'avons que trop de tendance à retomber
de notre propre poids; — mettre l'objet de la vie hors d'elle-
même, et non pas sans doute en faire une « méditation de la
mort, » mais, dans la considération de la mort et de la souffrance,
chercher, trouver, maintenir la base inébranlable, le fondement
métaphysique, et réel cependant, de l'égalité parmi les hom-
mes; — restaurer dans le monde contemporain, (tel que nous
l'ont fait l'individualisme révolutionnaire, la science mal com-
prise, et l'industrialisme à outrance) cette solidarité dont nos
nommes politiques, après l'avoir étrangement méconnue quand
ils étaient en place, font, aujourd'hui qu'ils n'y sont plus, l'éton-
nante découverte... si c'était tout à l'heure une ébauche de mo-
rale, ce sont maintenant les linéamens encore vagues, mais déjà
visibles pourtant, d'une loi de l'histoire, qui commencent à se
dégager de la doctrine évolutive. Sic nos, non nobis... nous ne
sommes pas nés pour nous, ni précisément pour les autres, mais
pour concourir tous ensemble, dans le présent comme dans
l'avenir, à une œuvre commune, qui est de nous émanciper des
servitudes de notre nature. Gela seul compte ; cela seul vaut
que l'on s'y dévoue ; cela seul nous permet de réaliser en nous, à
un moment donné de l'histoire, ou d'approcher de loin la perfec-
tion de notre type ; et cela, je crois pouvoir le dire maintenant, cela
seul, — puisqu'on veut de la « science », — est conforme aux
données de la doctrine évolutive. Il me reste à faire voir ce que
l'on peut attendre ou espérer de la doctrine pour la restauration
d'une métaphysique dont on s'est trop hâté de dire qu'elle aurait
prononcé la sentence.
III
En effet, ce qu'elle réintègre dans la science, et ce qu'elle y
substitue à l'idée d'un « mécanisme » aveugle, c'est l'idée ou
plutôt le sourd pressentiment d'un certain ordre, d'un ordre en
quelque sorte mobile et intelligent, qui dirigerait, selon de cer-
taines lois, le gouvernement de l'univers. C'est ce que reconnais-
sait l'homme qui sans doute, avant Darwin, a le plus fait pour
la « théorie de la descendance, » et on doit dire, l'homme dont
les doctrines ont reconquis depuis quelques années tout ce que le
darwinisme pur a perdu de terrain. « L'échelle des êtres, — a écrit
Lamarck, dans sa Philosophie zoologique, — l'échelle des êtres
représente l'ordre qui appartient à la nature et qui résulte,
ainsi que les objets que cet ordre fait exister, des moyens qu'elle
156 REVUE DES DEUX MONDES.
a reçus de l'auteur suprême de toutes choses... » Il développe
alors des considérations techniques, et il termine ainsi : « Par
ces sages précautions, tout se conserve dans l'ordre établi ; les
changemens et les renouvellemens perpétuels qui s'observent
dans cet ordre sont maintenus dans des bornes qu'ils ne sauraient
dépasser; les races des corps vivans subsistent toutes, malgré leurs
variations ; les progrès acquis dans le perfectionnement de l'orga-
nisation ne se perdent point; tout ce qui paraît désordre, renver-
sement, anomalie, rentre sans cesse dans l'ordre général et même
y concourt; et partout et toujours la volonté du sublime auteur de
la nature et de tout ce qui existe est invariablement exécutée (1). »
Oserai-je dire que quiconque n'admet pas ces conclusions de La-
marck, et n'en voit pas le rapport étroit, logique, nécessaire avec
la théorie de la variabilité des formes animales, c'est cette théorie,
c'esl la « théorie de la descendance », c'est la doctrine elle-même
de l'évolution qu'il n'entend pas ou qu'il entend mal? Essen-
tiellement et dans son fond, pour ainsi parler, la doctrine évolu-
tive n'est qu'une léléologie, comme disent les philosophes, et l'or-
ganisation n'en est possible qu'au moyen et par l'intermédiaire
de l'idée de la finalité (2).
On sait les railleries que Bacon et, à sa suite, nos philosophes
du xvme siècle ont cru pouvoir faire de la recherche des causes
finales. N'ont-ils donc pas vu qu'il y avait deux manières au moins
de concevoir la cause finale? et, à ce propos, les accuserons-nous
d'étourderie ou de déloyauté? Ce qu'ils ont feint de croire, en
tout cas, c'est que la recherche de la cause finale se rapportait
uniquement au plaisir ou à l'utilité de l'homme; et, partis de ce
principe, ils n'ont pas eu de peine à établir fortement que ni « les
nez ne sont faits pour porter des lunettes », ni « les doigts pour
être ornés de bagues », ni « les jambes pour porter des bas de
soie ». Ils eussent moins aisément établi que les yeux ne sont pas
faits pour voir : Voltaire, qui avait du bon sens, en a fait plusieurs
(1) Lamarck. Philosophie zoologique, t. I, p. 113-11 4, édit. Ch. Martins.
(2) M. Huxley, dès l'origine, ou presque dès l'origine,4en 1864, dans sa revue des
Critiques adressées au livre de Darwin, avait bien essayé de défendre l'auteur
contre ce « reproche » ; car c'était un reproche qu'on lui faisait, surtout en Alle-
magne. Mais depuis lors, M. de Hartmann, dans sa Philosophie de l'Inconscient,
dont on a bien moins attaqué l'esprit pessimiste, à vrai dire, que la tendance « idéa-
liste », et dans un opuscule écrit tout exprès, — sur le Darwinisme, ce qu'il y a devrai
et de faux dans cette théorie; Paris, 1880, Germer Baillière, — a repris laquestion.
M. Oscar Schmidt, professeur à l'Université de Strasbourg, ne lui a rien répondu
qui vaille, dans sa réplique intitulée : les Sciences naturelles et la Philosophie de
l'Inconscient; il a seulement prouvé que si les philosophes ne sont pas toujours au
courant du dernier état de la science, les savans auraient parfois aussi besoin, avant
de parler métaphysique, d'une initiation qui leur manque.
LA MORALITÉ DE LA DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 157
fois la remarque. Mais les Baconiens de son temps ont été les
plus forts ! Et quand après cela les physiciens ou les chimistes du
nôtre sont venus à leur tour, comme ils n'ont pas eu de peine à
démontrer, eux non plus, que les combinaisons du carbone et de
l'hydrogène ou les lois de la « chute des graves », n'avaient point de
rapport immédiat avec le service ou l'agrément de l'homme, c'est
alors, plus que jamais, avec plus d'assurance et de confiance,
que l'on a répété le mot proverbial du chancelier d'Angleterre :
Inquisitio causarum finalium sterilis est, et tanquam virgo Deo
consecrata nil parit. C'est ce que l'on exprime, d'une manière
plus moderne, en disant que la science ne s'enquiert que du
« comment », et jamais du « pourquoi » des choses (1).
Je ne pense pas qu'il y ait do plus funeste erreur. Non seule-
ment la question de savoir « pourquoi » se confond avec celle de
savoir « comment » l'opium fait dormir ; et les deux ne sont
qu'une ; mais ce que la doctrine évolutive établit, ou ce qu'elle
implique, c'est que l'on ne connaît le « comment» des variations
ou des transformations animales qu'autant que l'on se préoccupe
d'en rechercher le « pourquoi ».
Si nous voulons nous en convaincre, intervertissons tout sim-
plement les spirituelles plaisanteries de nos encyclopédistes, et
demandons-nous si les « bas de soie » ne sont pas faits pour vétil-
les jambes? les « bagues » pour orner les doigts? les «lunettes »
pour soulager les yeux? Et qu'est-ce que cela veut dire : que les
« lunettes » sont faites pour les yeux? Cela veut dire que l'on
n'entendrait rien aux détails de la fabrication des lunettes, ni à la
raison de leur forme, ni à leurs qualités ou à leurs défauts géné-
ralement quelconques, si l'on ne connaissait la destination des
lunettes. La véritable idée de la « cause finale » est donc celle de
l'appropriation ou de l'adaptation d'un ensemble de moyens à une
fin prédéterminée; ou, si l'on veut, c'est l'idée d'une fin qui ne
saurait être atteinte que par de certains moyens, qu'elle détermine ;
et n'est-ce pas l'idée même de l'évolution? J'aime à en croire ici
Claude Bernard : « Dans tout germe vivant, a-t-il dit, il y a une
idée créatrice qui se développe et qui se manifeste par l'organi-
sation... Ici, comme partout, tout dérive de l'idée qui seule crée
et dirige ; les moyens de manifestation sont communs à toute la
nature, et restent confondus pêle-mêle, comme les caractères de
l'alphabet, dans une boîte oiï une force va les chercher pour expri-
mer les pensées ou les mécanismes les plus divers. » C'est égale-
ment lui qui a dit : « Le physicien et le chimiste, ne pouvant se
(1) Voyez dans la Revue du lu novembre 18G3, la Science idéale et la Science
positive.
158 REVUE DES DEUX MONDES.
placer en dehors de l'univers, étudient les corps et les phéno-
mènes... sans être obligés de les rapporter à l'ensemble de la
nature. Mais le physiologiste, se trouvant au contraire placé en
dehors de l'organisme animal dont il voit l'ensemble, doit tenir
compte de l'harmonie de cet ensemble. De là il résulte que le phy-
sicien et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes finales
dans les faits qu'ils observent, tandis que le physiologiste est porté
à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps orga-
nisé. » Et ailleurs encore, dans le dernier de ses grands ouvrages :
« Les agens physiques produisent des phénomènes qu'ils ne di-
rigent pas : la force vitale dirige des phénomènes qu'elle ne pro-
duit pas (1). » C'est l'origine de ce que l'on appelle aujourd'hui le
néo-vitalisme . Mais on ne saurait affirmer plus nettement qu'une
finalité supérieure, — transcendante ou immanente, ce n'est pas
aujourd'hui le point, — préside aux manifestations de la force vi-
tale, comme à l'évolution de la matière organisée, comme à la
transformation des espèces animales; et les guide. Aucune va-
riation n'a sa raison d'être ni dans l'exercice ou le défaut d'usage
des parties, ni dans les exigences de l'adaptation au milieu, ni
dans l'ensemble des causes encore mal connues que l'on enve-
loppe sous le nom de sélection naturelle, niais on ne la trouve
que dans la tendance intérieure de l'être vers la réalisation d'un
plan organique donné. La réalisation de ce « plan organique »>
est la cause finale de l'évolution.
Voit-on sortir la conséquence? « On ne demande pas, a-t-on
dit, si le chien, si le cheval, si le bœuf ont été créés pour l'homme,
mais si l'organisation des animaux annonce une intention (2) ? »
Nous pouvons répondre hardiment : il y a dans le germe une
intention de se conformer au type de son espèce ; il y a dans
l'apparition de la variété une intention de s'adapter à un plan ;
et il y a dans la nature une intention d'acheminer tous les com-
mencemens vers un terme préfix. Qu'est-ce à dire, sinon que, de
même que la « théorie de la descendance » nous a tout à l'heure
permis de donner au dogme du péché originel une signification
physiologique, maintenant, sur les bases de la doctrine évolutive,
c'est l'idée de la Providence que nous pouvons relever ! Je n'en-
tends pas ici cette Providence particulière et chrétienne, qui se
manifesterait de préférence dans « les cas fortuits », cette Provi-
dence personnelle, sans le consentement ou l'intervention de la-
(1) Claude Bernard, Introduction à la Médecine expérimentale, p. 162; — Ibid.,
p. 153, 154 ; — et Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux végétaux et aux
animaux, t. I, p. 51.
(2) Joseph de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon.
LA MORALITÉ DE LA DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 159
quelle il ne saurait tomber « un cheveu de notre tête ». De cette
Providence l'intelligence est moins aisée ! la conception en est
moins simple! Mais je veux dire cette Providence générale, que,
pour la mieux distinguer, j'appellerai philosophique ou païenne,
la Providence des stoïciens,
Spiritus intus alit, iotamque infusa per artus
Mens agitât molem...
cette Providence, enfin, qui n'est que la personnification du plan
organique dont nous avons tout à l'heure parlé, — non pas nousl
mais Claude Bernard, si peut-être nous avions oublié de dire que
l'expression est de lui. Contre le « mécanisme » rigide et inintel-
ligent dont la libre pensée moderne s'est trop longtemps con-
tentée, si la doctrine évolutive n'a pas « démontré », — ni ne le sau-
rait, j'en ai peur, — l'existence d'une telle Providence, il est certain
qu'elle la suggère. Et ainsi, par une de ces ironies fréquentes, ceux
qui se réclament le plus intoléramment de la doctrine, ceux qui
n'ont qu'évolution et descendance à la bouche, ceux qui se croient
les représentans « officiels » de la théorie, ce sont ceux qu'elle
condamne le plus évidemment d'étroitesse d'esprit et d'effroi de
la nouveauté.
Car vainement dira-t-on que cette idée n'est pas l'idée « classique »
de la cause finale, celle que s'en formait Bernardin de Saint-Pierre,
et que les bons plaisans continuent de s'en faire et de soigneuse-
ment entretenir, afin de pouvoir plus aisément la ridiculiser! On
a toujours le droit, — pourvu que l'on en avertisse, — de modifier,
de corriger, de perfectionner les définitions usuelles des choses; et
même ne le faut-il pas, à mesure qu'elles servent pour désigner
plus de choses, et des choses mieux connues? Je citerais vingt
définitions de l'espèce ou du genre, de la vie ou de la mort, qui,
chacune à leur heure, ont exprimé un progrès correspondant de la
physiologie. Pareillement, la doctrine évolutive est en train
d'opérer des effets que n'en attendaient à coup sûr ni les Hîeckel,
ni les Spencer. « A quel signe peut-on reconnaître la finalité, —
se demandait naguère un philosophe, — et comment la distinguer
de la causalité'? Quand des faits passés, rigoureusement observa-
bles, suffisent à expliquer entièrement un phénomène, l'explica-
tion est causale. Quand les faits passés ne suffisent pas, et qu'il
faut faire appel à quelque chose qui n'a pas été réalisé complè-
tement, ou qui ne le sera que dans l'avenir... l'explication est plus
ou moins finaliste (1). » Voilà l'idée que se font aujourd'hui de la
(1) De l'idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines,
par M. Emile Boutroux; Paris, 1895, Lecène et Oudin, p. 91.
160 REVUE DES DEUX MONDES.
finalité tous ceux qui n'en sont pas demeurés « à leurs vieux
cahiers de Sorbonne, » comme disait dédaigneusement Renan de
tous ceux qui ne partageaient pas son avis. Et cette idée en en-
gendre une autre, que nous avons nous-même exprimée trop
souvent pour n'avoir pas aujourd'hui plaisir à en emprunter l'ex-
pression au môme écrivain : « Les lois zoologiques ne sont pas
ramen ées aux lois physico-chimiques. . . L'évolutionn isme introduit
l'idée de loi historique... Grâce à ce nouveau type de loi... nous
nous éloignons de plus en plus du type de la nécessité... Les na-
tures des choses sont variables et les lois unissent ici entre eux
des termes toujours modifiés (1). » C'est à nos yeux la vérité
môme! Il n'y a pas de «lois d'airain «dans le monde vivant, mais
seulement des principes, des principes très complexes et très
généraux, des principes souples, pour ainsi dire, et ployables en
divers sens; dont les applications sont multiples, diverses, chan-
geantes ; et des principes dont la formule, sans être pour cela flot-
tante, est du moins toujours indéterminée et comme ouverte par
quelque endroit. J'y insisterais davantage, si la question ne mé-
ritait sans doute une étude plus approfondie ; — et je me contente
aujourd'hui d'avoir montré quelle pouvait être la fécondité méta-
physique, historique et morale de la doctrine évolutive.
Je m'attends bien, sur cette conclusion, que les évolutionnistes
me reprocheront d'avoir arbitrairement interprété la doctrine qu'ils
croient avoir en garde. C'est l'habitude en notre temps, lorsque
l'on pense, de penser, si je puis ainsi dire, par « systèmes entiers
d'idées » ; et pour peu que vous ayez une fois invoqué le nom de
Darwin, on vous somme de ne plus penser qu'à la suite, sur les
traces, et dans les foulées de Darwin. Mais quand il ne me serait
pas trop facile d'opposer, et comme d'entre-choquer les évolution-
nistes entre eux (2), je répondrais encore ce qu'on ne saurait trop
redire : c'est à savoir que tout « système » est faux en tant que
tel; il est ruineux comme système; et il n'y en a jamais que les
morceaux qui soient bons. « Chacun se fait son petit religion à
part soi », disaitcette bonne princesse; et moi je réclame le droit
d'avoir aussi « mon petit évolution à moi. » Si je n'ai donc point
raisonné de travers; si je n'ai sophistiqué maladroitement aucun
des postulats sur lesquels repose, comme toute théorie, la
« théorie de la descendance ; » et si je n'ai d'ailleurs contesté aucun
des faits que l'histoire naturelle a « scientifiquement » établis, il
(1) Emile Boutroux, De l'idée de loi naturelle, p. 101, 102.
(2) Je renvoie, pour ce point, au dernier livre de Quatrefages : les Émules de
Darwin, 2 vol. in-8°; Paris, 1894, Alcan.
LA MORALITÉ DE LA DOCTRINE ÉVOLUTIVE. 161
suffit, et le reste n'importe. La « science, » qui n'est infaillible,
malheureusement, ni dans l'observation des faits, ni dans l'in-
terprétation qu'elle en donne, l'est sans doute encore moins dans
l'affirmation des conséquences qu'elle en tire. C'est môme pour-
quoi ses titres sont nuls, absolument nuls, à parler de morale
ou de métaphysique; — et l'exemple d'assez grands savans l'a
prouvé, si je ne me trompe.
Mais, d'un autre côté, ce que l'on pourra dire, et ce que
j'avoue moi-môme, c'est que la Descendance de l'homme de
Darwin, ou Y Histoire naturelle de la Création du professeur
Ha»ckel, ne sont, de leur vrai nom, que des romans scientifi-
ques. Il n'est pas « prouvé » que les espèces animales varient,
ni surtout qu'elles se transforment ; il n'est pas « prouvé » que
la « concurrence vitale » ou la « sélection naturelle » soient
autre chose que de grands mots ; » et il n'est pas « prouvé » que
l'homme descende de l'animal. M. Russel Wallace, nous l'avons
dit, a toujours soutenu le contraire; et, tout en affirmant que
les choses étaient comme si nous descendions du singe, il a con-
tinué d'enseigner que nous n'en descendions point. Dans ces
conditions qu'est-ce donc que la doctrine évolutive? C'est une
simple hypothèse, ou, pour mieux dire, c'est une méthode. C'est
un moyen de classer ou de rassembler sous un seul point de vue
des faits ou des idées qui nous échapperaient autrement et qui
se moqueraient, pour ainsi parler, de la faiblesse de nos prises.
C'est un moyen de faire de la clarté. C'est un moyen de pénétrer
plus profondément dans la connaissance de ces faits eux-mêmes
et d'en découvrir de nouveaux. Ce qu'une méthode est encore,
c'est une discipline pour l'esprit, qui crée naturellement une
habitude générale, une certaine manière nouvelle de penser. Et,
en ce sens, avec un peu d'exagération, Huxley a pu dire que, « pour
quiconque étudiait les signes des temps, l'apparition de la doc-
trine évolutionniste était... l'événement le pins prodigieux du
xixe siècle. » Comme l'avait fait avant elle la méthode compa-
rative, ainsi, la méthode évolutive ou « généalogique, » a re-
nouvelé la face de la science (1). Un autre a dit, — et ce devait
être le fougueux Haeckel, — que « l'on apprécierait désormais l'in-
telligence des hommes selon la facilité plus ou moins grande
avec laquelle ils accepteraient la doctrine évolutive; » et sous
cette forme la phrase a quelque chose en vérité de plus ridicule
encore qu'impertinent. Mais il n'en est pas moins certain que,
(1) « Si grand que soit l'intérêt qui s'attache à l'histoire biologique isolée des êtres
vivans, a dit M. Francis M. Balfour, cet intérêt a été décuplé par les généralisations
de Darwin. » On en pourrait dire autant des études relatives à la paléontologie.
TOME CXXIX. — 189o. \{
162 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis une quarantaine d'années, ce n'est pas seulement le do-
maine de la science, c'est le domaine aussi de la philosophie qu'il
semble que la doctrine ou la méthode évolutive ait transformé
tout entier. C'est ce qui nous imposait, — dans cette série d'études
où nous voudrions, en même temps que notre examen de con-
science, faire celui de quelques-uns de nos contemporains, —
l'obligation d'examiner quelques-unes des conséquences de la
doctrine; et c'est ce que nous venons d'essayer.
Et nous convenons d'ailleurs que, comme nous en avions pré-
venu le lecteur, ce n'est pas du dedans, c'est du dehors, à la clarté
de la loi morale, que nous avons considéré la doctrine évolu-
tive. La morale que l'on pourra tirer de la doctrine évolutive ne
sera toujours qu'une morale en quelque sorte « réfractée, » dont
il faudra donc toujours que l'on cherche ailleurs l'origine ou la
source de lumière. Notre descendance animale, fût-elle prouvée,
ne saurait nous créer de véritables « devoirs » ; et les suites que
nos actes peuvent avoir pour l'avenir de l'espèce ne seront jamais
une véritable « sanction ». Mais n'est-ce pas quelque chose pour-
tant que d'avoir été comme nécessairement conduits par la doc-
trine de l'évolution à un nouvel examen du problème moral? Si,
d'autre part, nous avions établi que l'hypothèse ou la théorie n'a
rien d'incompatible, ou même qu'elle semble avoir une conve-
nance interne avec la doctrine morale dont on a craint parfois
qu'elle n'eût ébranlé les fondemens, ce serait encore davantage.
Et enfin, si nous avions montré qu'en dehors de la morale tout
« progrès » n'est qu'illusion ou chimère, et que c'est la doctrine
évolutive qui l'enseigne, ne serions-nous pas assez payé du temps
et de la peine que nous y avons employés? Il ne faut pas de-
mander aux choses plus qu'elles ne peuvent donner; et puisque le
premier fondement de toute morale est de reconnaître que
l'homme, en tant qu'homme, est bien dans la nature « comme
un empire dans un empire, » ce ne serait pas un résultat si mé-
prisable que d'en avoir arraché l'aveu à la science même de la
nature.
Ferdinand Bruinetière.
BOUTOU-KELY
SOUVENIRS DE LÀ VIE MALGACHE
I
Aussitôt que j'eus ramené mon interprète Jean Fararane en
son pays, ce gamin s'empressa de prendre femme... Une fiancée
de quatorze ans échut à cet amoureux de quinze : Madeleine, fille
de mon cordonnier Rainizafy...
Dès lors, ce vieux Malgache crut convenable et peut-être
avantageux d'engager avec moi des luttes de générosité.
— Voici les bottines que vous m'avez commandées. . . Elles sont
bien finies, vraiment très belles... Cependant j'hésite à vous en
demander le prix. Devons-nous exiger un salaire de nos parens?
Depuis que mon gendre a quitté Vautre côté pour revenir à Tana-
narive, vous le traitez bien, le nourrissez bien, l'habillez bien et
prenez soin de sa petite fortune... Vous êtes son père et sa mère.
Ma fille est votre bru. Vous serez le grand-père de mes petits-
enfans...
Cette alliance ne suffisait pas pourtant à assurer entre nous
une confiance réciproque. L'homme blanc inspire au nègre une
crainte naturelle; puis, l'indigène de Madagascar, constamment
et cruellement exploité par ses chefs, soupçonne toujours chez un
supérieur quelque arrière-pensée de lucre ou de tyrannie. Enfin
les appréhensions de Rainizafy redoublaient sans doute en raison
des avertissemens reçus d'en haut; les agens du palais surveil-
laient étroitement les maisons françaises ; et tout sujet de la reine,
suspect de fréquenter chez moi, risquait d'expier durement le
mince avantage de mon amitié.
De mon côté, j'observais une prudente réserve. Je connais-
164 REVUE DES DEUX MONDES.
sais par expérience la duplicité malgache et n'ouvrais pas ma
porte à un nouveau venu sans procéder à une petite enquête.
Or des bruits déplorables couraient sur mon cordonnier. A la
mission française, où nous avions célébré le mariage de Jean, le
père de Madeleine passait pour un esprit aveugle, livré aux pires
superstitions. Avant les noces de sa fille, il avait consulté les
devins qui fouillent les entrailles des poules noires, trouvé néfaste
le jour fixé par l'évêque, et retardé la cérémonie de vingt-quatre
heures sous ce coupable prétexte... La supérieure des sœurs en
disait davantage encore. Pour elle, le bonhomme était sorcier.
Il faut avouer que la mine du personnage justifiait assez cette
opinion. Ceux qui l'avaient rencontré n'oubliaient plus cette
longue silhouette : une chevelure grisonnante, une figure à gri-
maces, éclairée de petits yeux clignotans; sous une bouche où
l'âge avait fait des brèches, une barbe de bouc, insigne du Hova.
La chemise blanche, autour du corps maigre, toute droite sur
deux pieds nerveux, deux pieds de grimpeur dont les doigts s'agi-
taient sans cesse... En somme un masque de vieux satyre, confir-
mant, d'ailleurs, une réputation d'obstiné polygame.
Bref, nos relations étaient restées très vagues jusqu'au jour
où, malade, je reçus sa visite. Il m'apportait une corbeille d'œufs
frais... m'exprimait ses souhaits de rétablissement... se perdait en
formules banales...
Sans pouvoir démêler au juste le souci caché sous son front
noir, je devinais, à la crispation de ses lèvres, au mouvement de
sa main fouillant sa barbe, à l'inquiétude de son regard, qu'il
taisait un sujet grave...
Il revint le lendemain, renforcé, cette fois, pour doubler son
courage, d'un superbe nègre à traits réguliers, à nez droit, à
fines dents blanches.
— Voici mon aîné,Rakoute,me dit-il... 11 est soldat... C'est le
sort des pauvres gens ; les officiers recruteurs n'épargnent que les
riches. Mon fils n'est parvenu qu'à se faire classer dans la garde
royale... C'est un avantage, car, en cas de guerre, il sera dispensé
d'aller à la côte; mais il a fallu offrir des cadeaux aux chefs, et
réellement nous avons dû faire de gros sacrifices qui grèvent
toute la famille... J'ai deux autres garçons, Boutou et Faralahy...
Ils sont encore aujourd'hui avec leur mère, à Souanirane, au sud
de la ville; demain, je vais les amener chez vous; je ne puis plus
les garder, vous les conduirez là-bas, au loin, où vous voudrez,
de l'autre côté...
Cette résolution inattendue ne laissait pas de m'intriguer.
J'appelai mon interprète, qui m'aida à débrouiller l'affaire, et
m'en fit comprendre les dessous.
ROUTOU-KELY. 165
Rainizafy avait pour femme légitime Euphrasie, une captive
d'origine sakalave, amenée à Tananarive après une défaite de sa
tribu. Affranchie par son maître ou rachetée par son mari, Eu-
phrasie jouissait d'une liberté absolue. Trente ans s'étaient
écoulés sans qu'on la vît à la corvée des esclaves, et Rakoute
prouvait sa qualité de Hova par le service militaire. Cependant
on soupçonnait Madeleine de s'être mariée richement. Les héri-
tiers de l'homme auquel la mère était jadis échue en partage
avaient récemment revendiqué la propriété de la fille. Redoutant
le scandale public d'un procès et, plus encore, les exigences
clandestines des juges, mon interprète venait de trancher la diffi-
culté en libérant sa jeune femme à prix d'argent. Ce premier
succès encourageait les soi-disant maîtres d'Euphrasie ; Routou et
Faralahy, les deux jeunes frères, allaient être mis en vente au
prochain marché.
— Hélas! monsieur, disait le père, pour notre famille c'est le
déshonneur, pour mes petits, c'est pis que la mort...
— Allons donc ! l'esclavage domestique n'est pas si dur !
Quel intérêt un maître trouverait-il à maltraiter des serviteurs
encore enfans ?
Rainizafy me regarda en face, sourit, et, les larmes aux yeux,
recula d'un pas, comme en présence d'un obstacle imprévu, in-
surmontable...
Rakoute alors parla, avec l'ampleur et la redondance que tous
les Malgaches déploient naturellement dans leur discours :
— Vous ne les connaissez pas, les marchands d'hommes qui
achètent chez eux et revendent au loin. Ecoutez donc ce que je
vais vous apprendre... Tantôt ils recrutent des gens à la campagne
pour la capitale, tantôt ils en expédient de Tananarive dans les
provinces. Cela varie suivant les besoins de la place, la hausse
ou la baisse, les occasions diverses. Ils sont nombreux, très nom-
breux certainement !... Leur commerce est considérable, très im-
portant à coup sûr, soit qu'ils opèrent isolément, soit qu'ils met-
tent par groupes leurs capitaux en commun... L'esclavage nous
vient de nos pères; si les blancs l'abolissaient subitement, ce
serait un trouble terrible pour Madagascar... Mais il est permis
néanmoins de dire ceci : nous avons le cœur serré quand nous
voyons passer les défilés lamentables des troupeaux humains qui
s'éloignent au delà de l'Emyrne, vers des villages inconnus,
jusqu'à vingt jours de marche !...
— Que me contes-tu là, mon ami ? Chaque vendredi, je par-
cours le marché de Tananarive. Je n'y ai jamais vu plus de
trente esclaves exposés.
— Le marchand de toiles, reprit lentement le jeune homme,
166 REVUE DES DEUX MONDES.
apporte rarement auZouma plus de quatre ou cinq pièces d'étoffe.
Et pourtant il accumule chez lui de gros approvisionnemens...
Chacun doit cacher ce qu'il possède. Il ne fait pas hon étaler sa
richesse : c'est la livrer sans défense aux convoitises des grands...
Si le marché ne vous paraît pas suffisamment pourvu d'hommes,
venez à Souanirane, chez Andriamaharo, Ratsimanjeny, Rama-
rotoby, Rainingory ou Rainitsizehena, ou encore, à l'ouest du
faubourg, chez Rainilaitsirofo... Vous pourrez acheter là, en gros
ou en détail, nombre de porteurs, de femmes ou d'enfans... Dans
votre voisinage même, au nord-ouest de la résidence générale,
Randretsavola gagne des monceaux d'argent. Ravokatra lui fait
concurrence au quartier d'Isoaraka... Mais leur chef à tous est
Rainibonaly... C'est un homme cruel et redoutable. Pour dresser
les jeunes garçons au travail, il les frappe, les garrotte, les prive
de nourriture...
Enhardi par mon attention, Rakoute devenait loquace, entrait
avec simplicité dans des détails tels que le souvenir de l'odieux
traitant, éleveur autant que maquignon, évoque encore en moi
des images de harem-écurie, de femmes-poulinières :
— Oh! monsieur, nous vous supplions, ne laissez pas mes
petits frères tomber en pareilles mains !...
Je finis par céder aux objurgations du père et du fils : j'ac-
ceptai le principe du rachat, et promis de faire procéder aux pre-
mières offres, au marchandage, aux palabres, à toutes les forma-
lités de l'affranchissement.
Trois cent quarante-cinq francs!... Ce fut le montant de la
dépense, ensemble les frais d'enregistrement, les honoraires du
scribe, l'obole d'usage offerte aux divers témoins de l'acte, les
menues commissions, avouées ou occultes...
— C'est un peu cher, fit observer mon curé, le Père Bauzac,
missionnaire du quartier de Mahainasine. — Il se trouvait chez
moi au moment où Rainizafy, tout joyeux, m'annonçait la con-
clusion du marché. — Je n'ai jamais vu payer ici plus de trente
piastres (1) un marmot au-dessous de huit ans.
— Que voulez-vous ! Il faut compter avec les intermédiaires.
Qui sait si Rainizafy lui-même n'a pas prélevé pour ses plaisirs
un léger escompte sur le rachat de ses fils ?
— Tiens... tiens... fit le prêtre en souriant dans son épaisse
barbe grise, vous commencez à les connaître, nos bons Mal-
gaches.
Puis se tournant vers l'indigène, il l'interrogea dans la langue
du pays :
(i) La piastre malgache n'est autre chose que la pièce de cinq francs française.
BOUTOU-KELY.
167
— Sont-ils baptisés, au moins, tes petits?
— Pas encore, monpera. Ils sont déjà circoncis, mais n'ont
pas commencé leurs classes... Je ne sais s'il faut les envoyer chez
les Français, les Anglais ou les Norvégiens...
Je résolus sur-le-champ cette question, mais il restait à régler
celle du baptême.
— Pour Faralahy, pas de difficultés, dit le missionnaire, nous
le baptiserons quand vous voudrez. Mais Boutou, si je me le rap-
pelle, a certainement atteint l'âge de raison. Il devra suivre
notre enseignement deux années de suite avant de devenir chré-
tien. Or notre mission n'a pas de poste à Souanirane, et je ne
dirige, à Mahamasine, qu'un simple externat de garçons.
— Boutou ne pourra donc fréquenter votre école que s'il
demeure chez moi?
Le religieux avait fait avant moi cette hypothèse.
— Vous nous recrutez des prosélytes, répondit-il, c'est bien;
vous les logez chez vous, c'est encore mieux... Faites donc, et que
Dieu vous récompense.
La livraison des deux petites âmes eut lieu sans retard. Ja-
mais rapprochement de types plus dissemblables ne montra
mieux de quel singulier mélange de races est issue la population
de l'Emyrne.
Boutou aurait pu passer pour un enfant d'Europe ou d'Asie.
A voir ce teint à peine cuivré, ces cheveux lisses, cette tête ronde,
ce nez mince et légèrement retroussé, cette physionomie ouverte,
illuminée d'un regard très droit, on pouvait être tenté d'accorder
quelque créance à la théorie contestable qui assigne aux Hovas
une origine malaise.
Faralahy, mon petit dernier, était noir comme l'ébène. Sous
une épaisse enveloppe de cheveux crépus, son crâne s'allongeait,
fuyait, se renflait : spécimen authentique qu'on déposera quelque
jour avec honneur dans un musée d'anthropologie, vitrine des
Dolichocéphales. Ses yeux énormes, sans expression, ne brillaient
dans son visage que par un contraste de couleurs. Un vrai
Sakalave, celui-là... la chair même, la rude anatomie, le pigment
brûlé des pillards sauvages qui battent librement la brousse du
Bouine et du Menabé...
— Bonjour, vazaha! me dit Boutou, rassuré par la présence de
Madeleine, et curieux évidemment d'examiner de près un homme
blanc... Faralahy, effarouché se cachait dans la jupe de sa mère.
— On ne dit pas « bonjour, vazaha! » Boutou-Kely (1), reprit
Euphrasie, on dit « bonjour, monpera. »
(1) Boutou-Kely : petit Boutou.
168 REVDE DES DEUX MONDES.
Elle ne connaissait d'autres Européens que les missionnaires
et croyait que tous les étrangers, tous les vazahas, avaient droit
au titre de « mon père. »
Son père. . . Et pourquoi pas? J'aurais pu avoir un fils de cet âge.
Conformément à l'avis du curé de Mahamasine, il fut convenu
que cet enfant habiterait ma maison, confié aux soins de sa sœur et
de son beau-frère, tandis que Faralahy resterait près d'Euphrasie.
II
— Monsieur n'oubliera pas de donner désormais deux sous de
plus par jour pour le riz et la viande des domestiques... // con-
vient aussi d'acheter deux ou trois yards de cotonnade blanche
afin de vêtir le gamin...
Beau parleur autant que bon économe, Jean cumulait chez
moi les fonctions d'interprète et celles d'intendant... Il n'aimait
pas les occasions de dépenses nouvelles et semblait, en me sou-
mettant le budget de mon jeune pensionnaire, vouloir me laisser
seul responsable de ma prodigalité.
Boutou s'était présenté la veille sous une épaisse loque de drap
grenat, débris d'une ancienne livrée usée à Paris par Jean, alors
simple groom, au début de sa carrière. A ce haillon, on allait
substituer une chemise, plus décente certainement, mais vrai-
ment bien légère pour la température des hauts plateaux... Ma
sollicitude paternelle s'en émut.
Jean se mit à rire, assez irrévérencieusement.
— La veste rouge ! c'était pour faire honneur à Monsieur ! De
sa vie le gamin n'a possédé de vêtement... Jusqu'ici son père et sa
mère l'ont laissé patauger tout nu dans les rizières, à la pêche
des crevettes, des crabes et des petits poissons... Ils ne savent pas
encore habiller les enfans, ces sauvages-là!
Il les appelait sauvages... telle était la distance que le contact
des Européens, un voyage en France, une assimilation partielle
aux idées étrangères, avaient mise entre eux et lui...
Bientôt Boutou m'apparaissait tout joyeux de son nouveau
costume. Arraché au monde des primitifs, devenu le fils du
vazaha, il franchissait le seuil d'une vie supérieure, et, très fier,
il se redressait comme un homme, en s'enveloppant d'une petite
pièce rectangulaire de toile, son lamba.
Le lamba, cet élément principal du costume malgache, sert à
la fois de langes aux enfans, de drap aux épousés, de linceul aux
morts. Le nourrisson passe les premiers mois de sa vie sur le
dos de sa mère, dans la poche qu'elle forme en rejoignant les
extrémités du lamba par-dessous les bras et autour de la taille.
BOUTOU-KELY. 169
Adolescens et adultes, nobles, hovas, esclaves, tous mettent leur
coquetterie à se draper dans cet oripeau national, dont ils cour-
bent les plis, relèvent les bords, rejettent les pans avec une
grâce savante.
Les tissus, les couleurs, les dessins varient à l'infini... d'Amé-
rique, d'Angleterre, de France et d'Allemagne affluent les coton-
nades, les lainages et les soieries... mais l'industrie indigène con-
serve une prérogative sacrée : la fabrication des linceuls, l'unique
travail auquel les gens d'Emyrne apportent une préoccupation
artistique. Ces lambas de morts sont fort beaux; le nombre et la
richesse en sont proportionnés à l'importance du défunt. La pièce
de soie malgache, imperméable, de couleur cachou, se recouvre
parfois d'étoffes précieuses en quantité telle qu'il faut vingt hommes
pour porter en terre un cadavre ainsi paré.
Le lamba jeté sur l'épaule, Boutou explore sa nouvelle
demeure.
— C'est si joli, la maison du vazaha!...
Ce qu'il admire, c'est une de ces villas à l'usage des Euro-
péens que les Malgaches bâtissent en brique ou en pisé. Construc-
tions de pacotille, en réalité, où tous les détails trahissent l'inex-
périence de l'ouvrier... Le travail de menuiserie n'est pas sans de
regrettables négligences, et il règne une aimable fantaisie dans
les dimensions des fenêtres et des portes. Inspecter fréquemment
sa toiture est d'une bonne économie, du moins à l'approche de
la saison pluvieuse, car, si quelque tuile a cédé, c'est par paquets
que l'eau pénètre à l'intérieur... les plafonds s'écroulent en abo-
minables gâchis de boue rougeâtre...
Était-il étonnant que l'admiration de Boutou fût provoquée
au plus haut point? Nous-mêmes, après six nuits passées sous
des cases de paillotte, nous avions levé les bras d'enthousiasme,
à l'aspect coquet et séduisant de ces habitations ceintes d'élé-
gantes vérandahs, entourées de balcons suspendus.
Au jardin, l'enfant restait en longues contemplations devant
la volière, pleine pour lui d'un perpétuel divertissement. Les per-
ruches et les cardinaux jacassaient sur le bambou supérieur; au-
dessous roucoulaient ces tourtereaux à queue écarlate que les
indigènes appellent « mangeurs de bananes ». Au niveau du sol,
des cailles blotties dans les coins; des sarcelles et de grosses
poules d'eau à crête rouge, accroupies dans un bassin de zinc,
taquinées, volées, battues par un merle noir-blanc-jaune, qui bé-
gayait quelques mots de malgache et m'appelait Vazaha, lui aussi.
Cet oiseau parlait, et les autres chantaient à la gloire de l'émi-
nent naturaliste qui les portraictura en si vives couleurs sur
les planches de ses albums ; tous voulaient porter le nom de ce
170 REVUE DES DEUX MONDES.
savant explorateur ; en dépit des variétés de leur plumage et des
discordances de leur ramage, ils se reconnaissaient entre eux
pour les membres d'une même famille, la famille des Aves mada-
gascarienses Grandidieri.
Sous les berceaux de vignes et les guirlandes empourprées
de l'arbre de Bougainville, au pied des lilas de Perse, des gre-
nadiers, des pêchers et des pommiers, à travers les rosiers, les
géraniums et les héliotropes, Boutou poursuivait ses billes... Dans
ce cadre un peu factice d'horticulture européenne, le petit sau-
vage conservait la grâce naturelle de ses mouvemens inappris,
sans entraves, sans efforts... Qu'un cri soudain, un bruit du
dehors, un brouhaha lointain vînt frapper son oreille, l'enfant,
penché à terre, se relevait d'un bond, se redressait subitement,
semblait humer l'air, prendre le vent. Comme les Malgaches
errans qui s'orientent d'instinct dans les régions inexplorées et
perçoivent le danger sous les espèces les moins saisissables, il
embrassait d'un coup d'œil net et rapide tout le paysage environ-
nant : au pied de la ville, la belle plaine de rizières qu'arrose
l'Ikoupe... puis les libres espaces, les monticules déboisés, les
vallonnemens verts de l'Emyrne... et là-bas, au sud, le massif
étage qu'un air transparent rapproche, l'Ankaratra mystérieux,
le refuge ancien, où suivant les croyances, les âmes des ancêtres
émigrent et trouvent le repos...
Mon fils d'adoption avait-il quitté pour toujours ces rizières et
cette brousse?... Déjà, il considérait comme siens mes parterres
et mes pelouses... Mais, bien qu'il se fût promptement familia-
risé sous mon toit, ma personne n'en restait pas moins pour lui
l'objet d'un respect assidu, d'une vénération constante, d'une dé-
votion scrupuleuse... Ce fanatique poussait même l'intolérance
jusqu'à assujettir tous ses compagnons de jeu aux obligations qui
m'étaient dues.
— Voici Samson, l'esclave de la fiancée de Rakoute, il al-
lait quitter la maison sans avoir dit bonjour au vazaha.
Rakoute change de fiancée tous les huit jours, et je n'éprouve
aucun besoin de me faire présenter un nègre de plus.
Samson ahuri, le nez sous le lamba, se laisse traîner par la main
et risque à chaque mouvement de rester accroché quelque part.
Boutou évolue adroitement au milieu des meubles, des bibe-
lots et des livres... répare en passant le désordre causé par son
ami... saisit délicatement une tasse qu'il aperçoit en détresse et la
replace soigneusement sur la soucoupe correspondante...
Idée de hiérarchie, idée de symétrie... son avoir mental s'aug-
mente de jour en jour.
BOLTOU-KELY. 171
III
Au collège d'Ambouhipou, à une lieue de Tananarive, les Pères
de la Mission française célèbrent la Fête-Dieu. Si les Malgaches
se soucient peu, en général, de la morale évangélique, ils se prêtent
volontiers aux manifestations du culte. L'église est leur lieu de
réunion et de distraction.
Les concurrences sont nombreuses auxquelles les prêtres ca-
tholiques se sont heurtés dans la grande île africaine ! . . . Les qua-
kers, les indépendans, les anglicans, les luthériens de Norvège
et d'Amérique ont plus d'agens... et plus d'argent. Des religieux
de nationalité française, quoique reconnus, sont suspects au pre-
mier ministre, grand chef d'une église malgache dont il fait l'in-
strument de son pouvoir... Aussi, sous l'apparente indifférence
des autorités indigènes, se cache une hostilité sourde qui se traduit
trop souvent aux dépens d'innocentes victimes.
Pourtant les peuples du Sud aiment la pompe et l'éclat de la
liturgie romaine; les gens de l'Emyrne et du pays betsiléo,
comme les Betsimisarakes de Tamatave, s'attachent aux menus
objets de dévotion qui leur rappellent les anciens fétiches. Enfin
les processions agréent particulièrement à tous ces néophytes.
Aujourd'hui donc, une longue colonne s'empresse vers le lieu
de la réunion ; elle descend de la place d'Andouhale par le sentier
abrupt de l'Est et trace des circuits sur les pentes rocheuses jus-
qu'aux marais d'Ambouhipou... Les étrangers, les grands et les
riches, assis sur la chaise découverte appelée filanzane, mettent
à profit l'agilité de nombreux porteurs... Les missionnaires
montent de petits chevaux qui gravissent d'un pied sûr, malgré
leur piètre apparence, les raidillons escarpés du pays sans route...
Des marchands forains sont établis à la porte du collège; ils
offrent des fruits, du manioc, des patates et même du riz bouilli
qu'ils enveloppent dans des feuilles de bananier...
A travers le grand parc, sous les manguiers, les eucalyptus
et les hauts camphriers, l'évêque, entouré d'acolytes, élève l'os-
tensoir qui resplendit dans la fumée de l'encens. Derrière le dais,
les élèves d'Ambouhipou sont groupés sous la conduite d'un
diacre nègre... C'est un Français, originaire de Nossi-Bé, l'une
de ces petites îles de l'océan Indien où la navigation et le com-
merce ont depuis de longues années infusé aux aborigènes du
sang d'Europe... Parmi les habitans de la Grande-Terre, le vicaire
apostolique n'a pu recruter aucun prêtre jusqu'à ce jour. L'esprit
de pauvreté, de chasteté, d'obéissance, ne souffle pas encore sur
lame malgache...
172 REVUE DES DEUX MONDES.
De toutes les chrétientés voisines, une seule manque à l'appel,
celle des lépreux, que la loi écarte. Chassés de partout, ces dés-
hérités cachent dans la campagne la honte et la puanteur de
leur chair blanchie, tuméfiée, désagrégée. La mission leur a con-
struit des cases de refuge; un apôtre est désigné pour porter
jusque-là des mots de résignation et d'espoir.
Les villageois d'Ambouhidenpoune, d'Ambouhipène, d'Antan-
jounbate, de Fenouarive, d'Ambouhidatrime et d'Ambouhitraze
sont venus se joindre aux citadins de Tananarive. Chaque Père
dirige sa troupe chantante de fidèles. A la tête des groupes se
trouvent les deux principaux auxiliaires du prêtre : le sacristain
et le magister indigènes. Ils ont été soigneusement choisis parmi
les catéchumènes les plus instruits et les plus zélés, mais trop sou-
vent, hélas! l'appât d'un salaire élevé, promis par une mission ri-
vale, provoque dans cette élite même de regrettables apostasies.
Le concert manque d'ensemble : autant de cantiques que de pa-
roisses, et les paroisses se suivent de près. Quand les voix sont fati-
guées, on nasille des litanies. Un orchestre à grand tapage, dont les
cuivres emplissent l'air de dissonances, annonce l'école des Frères
de la Doctrine chrétienne... Les Sœurs de Saint- Joseph de Cluny
surveillent un nombreux défilé d'élèves dont les visages noirs
s'égaient sous des voiles blancs; toutes ces jeunes agitées font
effort pour prendre la mine recueillie qui sied à leur costume vir-
ginal... Des lambas de soie, des robes à frou-frou, de fines chaus-
sures devant lesquelles les pieds nus se trouvent humiliés : ce
sont les favorites de quelques Français notables... Elles occupent
leur rang devant tous, devant Dieu même... Le mariage légitime,
d'importation récente, ne se célèbre encore qu'exceptionnelle-
ment à Madagascar.
Ces inconscientes qui procurent à leur famille l'aisance, l'opu-
lence même, ne provoquent ici qu'une envie sincère et sans mé-
lange. Et les voilà qui portent la bannière de Sainte-Marie...
l'Egyptienne sans doute.
Ce singulier voisinage n'incommode nullement un bon Frère
coadjuteur, le Frère forgeron, qui se livre à une manifestation
pieuse derrière la statue de son patron saint Eloi. Une grande
ombrelle à doublure verte préserve d'un soleil trop ardent sa tête
nue de vieil ouvrier, blanchie sur l'enclume... Soixante-douze
ans d'âge, quarante ans de discipline ecclésiastique, trente ans de
travail en terre malgache, tels sont ses états de service... Le brave
religieux a pourtant la démarche alerte encore. La foi le soutient;
sa prière se dégage de la cacophonie des cantiques, sa charité
s'exalte au tintamarre incohérent des pauvres chrétiens noirs.
Laissant la foule massée en flots compacts autour du grand
BOUTOU-KELY. 173
rcposoir illuminé, je quitte Ambouhipou et rentre en ville.
Boutou trotte derrière moi... Du plus loin qu'il aperçoit mon
filanzane et mes porteurs, il court à son vazaha comme un
soldat se porte au feu.
— J'ai vu Monseigneur, sous le grand parasol blanc. . . Il y avait
beaucoup de Pères autour, et tous s'étaient couverts d'or en
l'honneur de Jesou-Christi... Moi, je ne sais pas encore les can-
tiques, je les écoute pour les apprendre, et, dans la prière qui
marche, je pense que je suis comme le roi d'Afrique dont incul-
pera Bauzac m'a raconté l'histoire...
— Quel roi d'Afrique?
— Celui qui a traversé le désert avec ses bœufs et ses esclaves
pour suivre l'Etoile et trouver Jesou-Christi enfant. Bethléem est
de Vautre côté, Jesou-Christi était vazaha...
J'avais déjà plus d'une fois entendu formuler à Madagascar
cette remarque qui semble pénible à l'amour-propre des indi-
gènes... cependant Boutou en atténuait l'amertume par une
phrase apprise à l'école :
— ... Il était vazaha, mais il a aimé tous les hommes, les noirs
comme les blancs...
— Bravo ! tu ne perds pas ton temps au catéchisme. Quelle
était donc cette oriflamme que tu portais si fièrement ?
— C'est l'image de saint Jean, le frère de Jesou-Christi.
Jean baptisait dans la rivière ceux qui venaient à lui... Moi aussi
je désire être baptisé. Vous serez mon parrain et me donnerez un
nom nouveau, un nom vazaha... Je voudrais m'appeler comme
un de ces saints qui allaient à la mort pour dire la bonne parole
de Jesou-Christi. Ils n'avaient pas peur. Les Malgaches ne sont
pas si courageux...
Et l'enfant citait le vieux proverbe de son pays : « Mamy ny
aina : la vie est sucrée. »
Mais une autre de ses récentes impressions lui revenait en
tête et s'échappait dans son discours ; c'était l'inconduite de son
camarade Samson : — Croiriez-vous qu'il s'est caché derrière un
arbre pour regarder passer les petites filles de Ma Sœur? Je
crains qu'il ne soit jamais chrétien...
IV
Non seulement Boutou savait assez de catéchisme pour
étonner les vieux devins et les vendeurs d'amulettes, condamner
les sorciers-empoisonneurs, confondre jusque dans le village
sacré d'Ambouhimangue les grands prêtres de l'idole Rafantaka,
mais en peu de semaines il avait appris à lire, et, le jour du mar-
174 REVUE DES DEUX MONDES.
ché, assis devant ma porte, il initiait un public d'esclaves et de
porteurs au contenu de la gazette : Ny Malagasij.
Puissant moyen de propagande française que cet organe de
publicité indigène... Les débuts en furent timides. On se bornait
à y reproduire des télégrammes et des chroniques d'Europe, à en-
registrer sans commentaires les nouvelles de l'île... Mais les com-
munications de l'agence Reuter, sauf les mésaventures du roi
Béhanzin, laissaient indifférens les lecteurs nègres, et, pour ré-
pandre les nouvelles de l'intérieur, le courant rapide et mysté-
rieux, qu'on nomme en Afrique la poste du désert, précédait gé-
néralement toute autre publication.
Brusquement, l'entreprise, d'abord hésitante, se prononça par
un coup d'éclat... La feuille, transmise de main en main, descen-
dit du plateau central, pénétra jusqu'aux tribus les plus lointaines
de Sakalaves indépendans, de Bares et d'Antaimoures. Du cap
d'Ambre au cap Sainte-Marie, des régions Antankares aux pro-
vinces Antandroys, ce fut comme une traînée de poudre... On
avait osé traduire et imprimer la fable des Animaux malades de
la Peste... Goutumier des locutions obliques, le Malgache voyait
sous l'allégorie une allusion flagrante, une attaque directe aux
agissemens du premier ministre... Evidemment cette fable n'avait
pu être imaginée qu'à Madagascar et pour Madagascar.
L'histoire du meunier de Sans-Souci faillit coûter la vie à
plusieurs personnes au moins; les imprimeurs indigènes du jour-
nal durent quitter l'atelier sous les menaces d'un prince moins
scrupuleux que le grand Frédéric...
Alors, autour du porte-voix, se produisit un véritable con-
cours de gens désireux d'exhaler une plainte étouffée jusqu'alors,,
une rancune trop longtemps contenue. C'était un peuple entier
qui prenait conscience de lui-même, hurlait sa souffrance, appe-
lait au secours.
« 0 Malgaches, nos compatriotes, disaient des correspondais
anonymes, et vous tous chers habitans de Madagascar, nous
écrivons ceci pour vous, nos parens, afin de vous faire connaître
la situation de notre contrée, le pays des Cinq Mille de l'Ouest,
car nous sommes tous issus d'une commune origine, quoique
naturellement séparés par des montagnes, des rivières et divers
plateaux...
« Au pays des Cinq Mille de l'Ouest, les gros poissons mangent
les petits. Ils sont vraiment extraordinaires les moyens blâmables
qu'emploient, pour se procurer de l'argent, Ratsimba, dixième
honneur, gouverneur de Betafo, et ses collègues les officiers, les
juges et les chefs de village...
« Nous n'écrivons pas ceci pour le premier ministre, car nous
BOUTOU-KELY. 175
lui avons fait souvent entendre nos réclamations, mais toujours
sans résultat. Les pétitions que nous lui avons adressées se sont
accumulées. Quelques-unes, peut-être, ont été arrêtées en route,
et ne sont pas parvenues jusqu'à la capitale ; cependant nombre
de gens se sont plaints à Rainilaiarivony lui-même, soit en
l'arrêtant, tandis qu'il passait au nord du palais, soit en péné-
trant chez lui, à Tananarive ou dans ses propriétés...
« Ratsimba continue néanmoins de nous terroriser en décla-
rant qu'il jouit de la confiance de la reine et du premier ministre.
Ils sont nombreux ceux dont il a injustement ordonné la mort :
Ilaitsaramanana, Jaonarivelo, Rainibemarana, Rainibetokotany
et tant d'autres ! Il impute à ses administrés des crimes imagi-
naires, accusant de bigamie les veufs remariés et de concubinage
les gens dont l'union légitime est inscrite sur le registre du gou-
vernement. Les condamnés mis aux fers sont ruinés d'abord,
relâchés ensuite. Les procès se trament dans le mystère et se
règlent entre quatre murs, par des menaces violentes. Reaucoup
d'habitans ont dû s'enfuir. Et voilà pourquoi les voyageurs ren-
contrent tant de brigands et de détrousseurs sur les routes des
Cinq Mille de l'Ouest...
« Depuis quatre années qu'il gouverne Betafo, Ratsimba s'est
enrichi. Il n'avait que six esclaves en arrivant de la capitale, il
en a quatre-vingts maintenant, ses rizières couvrent de vastes
étendues, et nous savons qu'il cache dans ses coffres plus de
soixante-dix mille piastres. »
La traduction peut donner de ce factum une idée assez exacte,
car ces rédacteurs improvisés ont tous subi l'influence de la péda-
gogie étrangère, et la langue malgache, écartée de ses formes pri-
mitives, envahie de néologismes, asservie aux adaptations et
imitations, ne se retrouve là que sensiblement modifiée, allégée,
abrégée. L'emploi journalier de cet idiome a créé autour des
esprits une atmosphère ambiguë ; d'où la difficulté, pour les
lecteurs du journal, de discerner les productions originales des
pastiches, les auteurs noirs des rhéteurs européens.
En dépit de cet effacement du caractère national, un écrivain
d'un génie purement indigène se révéla tout à coup... Plus de
doute alors... La vieille éloquence des ancêtres éclatait, dans toute
sa pureté, comme un diamant parmi les verroteries. Le style
coloré paraissait, relevé de métaphores heureuses, spontanées,
naturelles à l'artiste qui voit et qui sent... La composition même,
l'ordre des argumens obstinément répétés et comme martelés,
prouvaient une complète insouciance de notre logique... À la pré-
cision du détail, à la sûreté du trait, à la clarté de l'allusion, on
reconnaissait un homme initié à tous les arcanes de la vie mal-
176 REVUE DES DEUX MONDES.
gâche. L'expérience douloureuse de l'oppression et de la misère
communes pouvait seule inspirer cette conviction de pensée,
cette sincérité d'accent, cette ardeur de polémique... C'est à peine
si un excès de symbolisme biblique trahissait par momens l'an-
cien élève des missions anglaises.
Il disait les efforts, les déceptions, le découragement du Hova
courbé sous un régime de corvée sans salaire. Dans ses « pièges
cachés », il montra les espérances des faibles tombant aux
embûches des puissans. « Vivrons-nous longtemps sous le règne
des Nabuchodonosoi? Peuple malgache, seras-tu toujours comme
la couleuvre qu'on écrase ? Elle n'a ni la dent qui mord, ni la main
qui griffe, ni le pied qui rue. »
On mit à prix la tête du publiciste anonyme; sa vie fut bour-
relée d'inquiétudes... Pour soustraire sa femme et ses enfans aux
persécutions menaçantes, il dut les éloigner de la capitale, les
cacher dans la campagne... Les soupçons s'égarèrent longtemps;
mais une inadvertance dévoila l'auteur aux yeux de son père. Le
vieillard fut saisi de terreur, fit entendre à son fils les plus durs
reproches, le menaça de délation... Le poète poursuivit néanmoins
son œuvre, s'ingéniant à tromper toute surveillance, à diriger ses
manuscrits par une filière occulte, à communiquer secrètement
avec ses protecteurs européens... Et le peuple, soutenant l'effort
du juste inconnu, accueillait avec un enthousiasme avide les
paroles de vérité.
Il n'est pas de souffrance sans répit, de douleur sans détente;
le Malgache, oublieux comme l'enfant, fait vite trêve à l'affliction.
Les lamentations des opprimés alternaient avec des chansons
joyeuses. Le journal Malagasy fixait ces œuvres légères que les
indigènes improvisateurs entourés de leur troupe de bardes et de
leur chœur de femmes, vont déclamer, au son do la lyre appelée
valia, dans les maisons des grands personnages, — ils célèbrent
les naissances, les circoncisions, les guérisons, les réunions de
famille. Bajo, l'un de ces chefs de troupe, consentit, non sans
peine et moyennant un prix considérable, à se laisser imprimer.
Le contrat, passé devant témoins, fut rédigé en bonne forme; il
y manque pourtant la signature d'une des parties...
Bajo et ses compagnons consacrèrent une journée à la dictée
des meilleures pièces de leur répertoire... C'étaient de longues
cantilènes d'amour où les strophes se succédaient, sans ordre ni
progrès, toutes débordantes de la passion de l'homme à demi
sauvage qui chante son désir.
De-ci, de-là, une image dune véritable ampleur :
« 0 ma bien-aimée, tu es la mer dont le sein sïrrite et se soulève,
et je suis la pirogue qui se laisse balancer au gré de la tempête. »
BOUTOU-KELY. 177
Ailleurs, l'amant se vantait, avec une précision comiquement
puérile, d'une victoire malheureusement rare à Madagascar, celle
de l'Amour sur l'Argent : « Les hommes blancs, ô ma belle,
t'offrent pour te séduire un kiroube (1 fr. 25), et même un
louchou (2 fr. 50), mais tu restes avec moi, qui ne puis te vêtir
que d'un lamba de toile américaine de petite largeur... »
Le poète chantait aussi les flots, les rochers et les caïmans,
l'ikoupe et la Betsibouke, dont les eaux confondues, en aval de
Mevatanane, roulent à Majunga... A l'en croire, on goûte de char-
mans plaisirs à Tsinjouarive, la maison de plaisance de la reine,
où, sous les grands bois, près des cascades, les gentils seigneurs
et les aimables dames de la cour d'Emyrne s'ébaudissent libre-
ment loin des regards indiscrets et des remontrances importunes.
Sur un rythme rapide et cadencé, Bajo suivait le voyage du
porteur de fardeaux à travers la Grande Ile. « Le piéton quitte Ta-
matave où l'on achète les étoffes à bon marché, et il va, pendant
deux jours, le long de la mer, sous de belles allées dont les arbres
sont empanachés d'orchidées parasites.. . Il gagne ainsi le carrefour
où convergent les sentiers de la côte et ceux de l'intérieur, Andevo-
ranto, la ville voluptueuse et malsaine... mais il doit en partir dès
l'aube avant que le vent ne soulève la barre. On remonte h;
fleuve en chantant, sur une pirogue chargée d'hommes et de mar-
chandises. Il faut près de quatre heures pour atteindre ainsi
Maroumby, d'où l'on se dirige, toujours vers l'Ouest, au milieu
de terrains sans maître ni culture... Voici les hautes cimes de la
foret dont le vaste silence n'est troublé que par le cri du coq de
pagode et les appels des babakoutes... Dans le village, à l'entrée
de la case, l'esclave a déposé sa charge, et il pénètre chez l'hô-
tesse pour y sécher son corps trempé de pluie, oublier ses fati-
gues dans une lampée de jus de canne... Ankeramadinike ! Ambou-
hibéhasine ! Maridaze ! Alaroubie ! Bientôt le porteur aperçoit près
des nuages, sur la montagne, les tourelles altières du palais de
la reine, les clochers de pierre, les maisons de brique; c'est la
fin du travail et le but du voyage, la ville de repos et de res-
sources, pleine de bœufs, de riz, de rhum et de filles aux hanches
provocantes... Mais une fâcheuse compagne, la Fièvre des côtes,
a suivi l'insouciant voyageur. »
Si les Malgaches lettrés lisent avec intérêt les œuvres que les
Européens leur ont traduites, notamment la Bible et les récits
merveilleux de la Vie des Saints, tous s'arrachent passionnément
ces poèmes indigènes où se retrouvent l'image des paysages vus,
l'évocation des peines endurées, l'écho des voluptés connues.
Les professionnels sont rares dont la réputation soit compa-
rable à la gloire de Bajo, mais on compte en foule les amateurs
TOME CXX1X. — 1895. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
qui ont reçu le don de la musique et des chants. Il est f roquent
d'entendre à Tananarive un groupe d'indigènes répéter un refrain
populaire, tandis que le soliste improvise au gré de son imagi-
nation le texte du couplet dont la mesure seule est fixée d'avance.
C'est ainsi qu'on célébrait chez moi mon anniversaire ... Le chœur
de mes porteurs et de mes voisins était dirigé par un jeune bouffon
qui se croyait certainement l'égal des plus grands poètes. La figure
de ce polisson vaut qu'on la dessine au passage. Un strabisme
intermittent brisait son regard, déconcertait l'expression d'une
physionomie mobile, mais fine. Le corps fluet, très maigre, n'ac-
cusait aucune disproportion, mais le costume affichait une véritable
passion de mascarade : les lambas se bigarraient de ramages criards,
reproduisaient à l'infini la tête d'un personnage célèbre, unestatue,
un palais, une cathédrale, une locomotive passant sur un pont, ou
quelque tableau d'un genre plus léger... Les vagues Siciles où
Molière plaçait ses Mascarilles et ses Scapins ne virent jamais
plus extravagant ni plus effronté valet de comédie... Il répondait
au nom de Patsalahy qui signifie : « Crevette mâle... » Sa tête, sou-
vent troublée de fumées alcooliques, hébergeait un mélange
d'idées imprévu, disparate, picaresque : traditions purement mal-
gaches, notions simiesques des mœurs d'Europe, mauvaises pas-
sions de toutes les humanités, superstitions de nègre, scrupules
chrétiens... Il préparait des philtres mystérieux pour enchanter la
dulcinée rebelle, mais il se confessait à la date du 13 juillet, qui
était pour lui la veille d'une grande fête...
Patsalahy préludait généralement à l'inspiration poétique par
une danse de caractère... Il rythmait le pas pour faire trois fois le
tour de la salle, un pouce en l'air, en simulant du bras des mou-
vemens d'aile... Puis il se fixait, le poing sur la hanche, et ensei-
gnait quels sont les grands peuples qui se partagent l'univers.
— (( Il y a les Français qui demeurent à Paris, les Anglais qui ha-
bitent YEngland, les Norvégiens qui sont en Norway, les Arabes
hPour-Saïd, le Betsimisarakes à Tamatave, et les Malgaches à
Madagascar. »
Telle était l'ethnologie de Patsalahy.
— Mais, reprenait-il, tous les blancs ne sont pas de Vautre coté,
il en est aussi venu dans notre capitale. — Suivaient les adresses
et les professions des Européens établis à Tananarive; à chaque
nom s'ajoutait quelque remarque facétieuse qui terminait la strophe
et fournissait la rime.
Il ne se donnait aucun divertissement en ville sans que cet
aède fantaisiste trouvât moyen de s'y glisser... Un jour donc que
l'on saluait au passage un de nos explorateurs les plus connus,
Crevette-mâle honorait de sa présence notre réunion... Pourtant
HOUTOU-KELY. 179
nous dûmes insister près de lui. Il n'était pas en veine de versi-
fication malgache... et ce fut en français qu'il entonna tout d'un
coup d'une voix tonitruante, avec un luxe de gestes, au complet
ahurissement de son auditoire :
Les femmes, ne m'en parlez pas !
Parbleu, les femmes sont exquises,
Mais ça fait faire des bêtises,
Et ç;a nous met dans l'embarras...
V
Boutou fait de grands et rapides progrès, commence à écrire
calcule en français aussi bien qu'en malgache. Gomme je résiste
rarement au désir qu'il m'exprime dans ma langue, il sait mettre
gentiment ma faiblesse à profit ; cela lui vaut des billes, des balles,
des gâteaux de riz et des oranges. Monpera Bauzac, pourtant plus
sévère que moi, s'est montré, lors du dernier examen, très satis-
fait de son catéchumène. L'écolier de la troisième classe a glo-
rieusement passé dans la seconde, au milieu de grands garçons.
Son nouveau maître, ancien élève du collège d'Ambouhipou,
se nomme Pierre Rakoutoumalala... ce Hova malin brigue ma
faveur et mes subsides... Voilà pourquoi, dans l'intention de me
ménager des surprises, il enrichit de mots nouveaux le vocabu-
laire français de mon fils adoptif... Je forme néanmoins le projet
d'enlever l'enfant à cette sollicitude intéressée, et je préfère à ce
pédagogue indigène mes compatriotes, les Frères de la Doctrine
chrétienne...
Boutou ne partage pas mon sentiment : l'école des Frères est
éloignée de ma maison... le régime de l'internat est bien dur...
— Vous êtes mon père et ma mère, et ferez de moi tout ce
qu'il vous plaira. Mais si je vais à la classe qui dort,]e serai triste
et pleurerai beaucoup de ne plus voir mon vazaha chaque jour.
— Je quitterai prochainement ton pays, mon enfant; tu dois
t'accoutumer à ne plus me voir.
— Jamais je ne m'y accoutumerai... Quand il n'y aura plus
de vazaha, il n'y aura plus de Boutou.
— As-tu donc envie de me suivre de l'autre côté de la mer?
— Je voudrais aller partout où vous irez... Je n'ai pas peur
de la mer. Il y a, sur le bateau, des cuisines où le riz bout, des
salles où l'on mange, des lits où l'on dort... Mais pour gagner
Tamatave, il faut marcher sept jours à l'Est, puis au Nord, et je
suis trop petit, je ne pourrais pas vous suivre...
— Je te mettrais dans un panier, je te donnerais deux por-
teurs.
180 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ç)h ! ce serait facile alors ! Quel bonheur ! je verrais Bourbon,
Marseille, Paris, et la maison de vos ancêtres, au sud-ouest de
votre capitale... J'ai appris beaucoup de choses nouvelles depuis
que je suis chez vous, mais c'est encore bien peu, je veux savoir
davantage, étudier plusieurs années, et, plus tard, comprendre
tout ce que vous lisez là...
Du geste et du regard, l'enfant embrasse les volumes rangés
dans ma bibliothèque, les brochures, les journaux, les documens
entassés sur les tables...
Dois-je me réjouir ou m'alarmer de cette ardeur extrême,
de l'effervescence si prompte d'un cerveau tout neuf?... Ne
faut-il pas, ici comme en France, redouter le danger du surme-
nage?...
En l'espèce, ce danger n'est pas apparent. Boutou est d'hu-
meur égale; il aime le mouvement et court au grand air, joue
volontiers et avec entrain... Le courrier d'Europe lui a récem-
ment apporté de Paris un superbe polichinelle; c'est avec des
explosions de gaieté et des rayonnemens d'orgueil que le gamin
montre aux négrillons du quartier ce vazaha bossu qu'il gou-
verne avec une ficelle... Il s'amuse de son pantin blanc, moi de
mon enfant noir... Mais, pour moi, le jeu s'aggrave d'une charge
d'âme, les ressorts que je meus sont complexes et délicats. Com-
ment diriger l'éducation de Boutou? Quel résultat puis-je es-
pérer?
Un instant d'étude critique fait vite apercevoir le ternie
défini de culture intellectuelle que les Malgaches, en général,
semblent incapables de franchir. Les peuplades côtières sont
restées entièrement réfractaires aux efforts des musulmans
comme aux prédications des chrétiens. C'est dans l'intérieur de
l'île que les missionnaires européens ont trouvé leur champ d'ac-
tivité. Les habitans du plateau central ont, par de remarquables
progrès, surpassé de beaucoup les tribus environnantes. Adresse
manuelle, assimilation rapide des idées concrètes, mémoire des
mots, des formes et des sons, voilà assurément des qualités pré-
cieuses. Elles suffiraient à nous recommander le Hova, s'il se
résignait sincèrement, par vertu, bon vouloir, intérêt ou con-
trainte, à subir une direction supérieure. Mais les complaisances
inouïes des éducateurs rivaux, qui se disputent à Tananarive la
faveur des écoliers, ont développé au plus haut point la présomp-
tion naturelle au nègre. L'élève des Missions paye promptement
ses maîtres d'ingratitude et de dédain, et cet enfant gâté se com-
plaît dans l'illusion stérile qu'il se fait à soi-même et produit
chez les autres, au moyen d'une somme très faible de connais-
sances superficielles.
BOUTOU-KELY. 181
Après le succès du premier élan, Boulon devait-il, comme ses
compatriotes, s'arrêter court?
Il appartenait certainement à l'élite de la race... dans le vague
atavisme que révélaient la structure de son crâne, le dessin de
ses traits, la clarté de son teint, je me flattais de trouver la ga-
rantie d'une intelligence perfectible, capable de tenir toutes les
promesses du début... c'était bien l'individu désigné pour la
sélection... Déjà l'influence de l'éducation se traduisait heureuse-
ment chez lui par les sentimens si rares de modestie et de con-
fiance...
J'hésitais pourtant à parachever l'œuvre commencée... L'expé-
rience ne pouvait réussir qu'en Europe, loin de la corruption
inconsciente, des contacts avilissans, des promiscuités bestiales
de la vie des noirs... Et encore les exemples des Malgaches, admis
en France à nos écoles industrielles ou militaires, ne sont-ils
pas encourageans.Sans prétendre engager avec nous et chez nous
une lutte inégale, nos élèves, tout pleins d'espérances d'abord,
comptaient déployer utilement leur activité dans leur pays ; mais
replongés sans conseil, sans appui, sans contrôle, dans le milieu
d'origine, ils ont fait retour à la barbarie primitive, ne gardant
de la civilisation française que nos vices...
Peu soucieux de ces graves questions, Boutou, dans mon anti-
chambre, annonce à ses parens son prochain départ.
— Que veux-tu, mon homme? dit Euphrasie à Bainizafy, le
cadet n'est plus à nous... Il est le fils du vazaha dont il parle au-
jourd'hui la langue. Il quittera la terre des ancêtres; Vautre côté
attire et nous le prendra... Nous ne reverrons plus notre enfant,
mais il sera heureux;... il nous oubliera peut-être, mais nous se-
rons fiers de lui.
Gomme pour justifier cette prédiction, Boutou fait justement
sur son jeune frère l'essai de ses facultés récentes :
— Ecoutez donc Faralahy, monsieur. Je lui enseigne le fran-
çais... Il sait déjà : ny alika, le chien; et ny trano, la maison;
il peut aussi compter jusqu'à quatre, mais ne veut pas aller plus
loin... Il a la tête dure... C'est un vilain nègre.
Et Faralahy, croyant que ces mots font partie de la leçon,
répète, les yeux écarquillés, avec des efforts d'articulation :
— Vilain nègre, vilain nègre...
Pour moi, témoin muet et songeur, la scène de famille m'ap-
porte un doute nouveau... N'est-il pas à craindre qu'à son retour
d'Europe, l'enfant ne découvre en sa mère aussi une pauvre créa-
ture noire, ignorante et grossière?
182 REVUE DES DEUX MONDES.
VI
— Par ici, monsieur, par ici ! dit Boutou qui me tire par le
pan de ma jaquette... en bas, dans la grande salle, au Nord, tous
les parens de mon camarade Samson vous attendent.
— Tous les parens!... que me veulent-ils?
— Hier, Samson m'a demandé : « Le vazaha ne te fait pas
peur à toi ? » J'ai répondu : « Oh ! non. » Et il a dit : « Ma sœur est
très malheureuse, il faut prier ton vazaha de la secourir... » Alors
je lui ai dit d'amener sa famille chez moi... et que je lui mon-
trerais mon vazaha.
Dans la salle du Nord, sur des nattes, le long du mur, tous
les parens de Samson sont accroupis en rang d'oignons. Une
femme, modelée suivant cette plastique qui semble la revanche
de beauté prise par les esclaves sur les patriciennes; auprès d'elle,
un homme de quarante ans, le mari sans doute. Puis un garçon
d'une vingtaine d'années: des cheveux lisses, une fine mous-
tache, tous les indices d'une filiation de gens libres... un cousin,
me dit-on... Sur la même ligne, trois vieilles, ridées, ravagées,
édentées, la lèvre bavarde pendante en bénitier, de celles enfin
que Rabelais nomme des sempiternenses... On en rencontre de
tout temps en tout pays... Enfin, à l'extrémité, quelque chose
comme une brosse arrondie, une boule de cheveux crépus, ras et
blancs, coiffant un visage noir, à traits énormes, et tout un être
si difforme, si cassé, d'une vétusté telle qu'au vêtement seul on
peut en démêler le sexe...
— Oh, oh ! fis-je en regardant l'aïeule, celle-là date au moins
du règne d'Andrianampoinimerina.
— Vous dites vrai, Tompokolahy (1), c'est Andrianampoini-
merina lui-même qui me fit captive... J'étais noble alors, là-bas,
dans le Sud, et jolie, jolie, plus jolie encore 'que ma petite-fille
Ramiadane que vous voyez là... Le roi d'Ambouhimangue m'a
prise... Depuis ce temps, je suis esclave, et mes petits-enfans,
hélas! le sont aussi, sauf ce jeune homme qui fut libéré par son
père, le maître de sa mère.
Elle désignait du doigt le garçon à cheveux lisses que j'avais
remarqué dès l'abord...
— Soyons brefs. Tu veux ta liberté?... C'est une petite affaire.
Vaux-tu dix piastres en tout ?
— Merci, Tompokolahy... mon maître ne me permet pas de
me racheter; il s'enorgueillit de ses esclaves, même quand il ne
(1) Monsieur, littéralement : mon maître mâle.
KOUTOU-KELY. 183
peut plus leur imposer de corvée... Il est d'ailleurs bon pour les
vieillards; la case où j'habite lui appartient; il permet à mes
petits-enfans d'y demeurer et de m'y nourrir. Je n'ai besoin, pour
moi, que d'un peu de riz. . . C'est pour Ramiadane que nous sommes
venus vous supplier.
Ramiadane elle-même prit la parole :
— Autrefois, j étais ici la servante de Ralay. Ralay me traitait
bien, trop bien peut-être, car sa femme fut jalouse et me fit
vendre. . . Je tombai alors entre les mains d'un marchand d'hommes
nommé Rainiale, qui m'emmena dans l'Ouest, pour m'embarquer
sur un boutre arabe et m'expédier en Mozambique... Cette vente
au delà des mers est interdite par la loi... Aussi Raoulidina, l'un
des gouverneurs du Rouine, ayant connu les projets de Rainiale,
confisqua tous les esclaves de ce marchand... Je suis restée plu-
sieurs mois au service de ce gouverneur, au fort de Mevatanane.
Mais Raoulidina est tombé en disgrâce, à cause de son amitié
pour les Français qui récoltent l'or au Rouine. Il a dû revenir à
la capitale, avec tous ses serviteurs. Il ne songe aujourd'hui qu'à
sauver sa tête et n'est plus -assez fort pour défendre ses biens.
Rainiale m'a reprise et menace de me reconduire aux Arabes. Il
ne me laisse que quinze jours pour trouver à Tananarive un
acheteur qui lui donne de moi soixante-sept piastres. . . Je lui cache
que je suis enceinte, car il exigerait davantage... Être affranchie
ou rester esclave, cela m'est indifférent, mais nous n'avons plus
de mère, et je voudrais demeurer ici près de mon petit frère
Samisaona.
— Ces sentimens t'honorent, ma pauvre fille, mais que
veux-tu que j'y fasse?... d'autres m'adressent chaque jour des
requêtes de ce genre, et souvent le prix est moins élevé...
— Ce n'est pas un présent, c'est un prêt que nous deman-
dons, interrompit le mari... j'ai une boutique et des marchandises
aux environs de Mevatanane, au pays des mines d'or. Je vais y
retourner, tout liquider... dans un mois, je vous rendrai les
soixante-sept piastres.
— Es-tu sûr de penser encore à ta femme, quand tu reverras
ta boutique?
— Je resterai chez vous, dit Ramiadane, je serai votre
esclave; si mon mari ne revient pas, vous pourrez me revendre.
— Tu te trompes, je ne le pourrais pas ! . . . Et d'ailleurs qui me
garantit ta parole? Qui me remboursera si tu prends la fuite?
— Nos rizières resteront, fit le cousin.
— Vendez-les tout de suite, vos rizières !
Le jeune homme esquissa une moue... Il préférait évidem-
ment sa terre à sa cousine.
184 REVUE DES DEUX MONDES.
Alors commençait un concert de lamentations et de supplica-
tions. Les trois vieilles sempiterneuses psalmodiaient sur un ton
aigu avec des notes de tête... la captive d'Andrianampoinimerina
soutenait la phrase d'une voix de basse... Peu touché du dévoue-
ment dont il était l'objet, indifférent aux plaintes qui m'émou-
vaient en sa faveur, le jeune Samson riait à l'écart.
Ce fut Boutou qui trouva le mot de la fin :
— Sauvez-la, monsieur, comme vous m'avez sauvé.
Je me laissai aller une fois de plus à la curiosité de savoir si,
par exception, des Malgaches sciaient honnêtes.
— Allons, retirez- vous, nous avons quinze jours devant nous ;
je m'en accorde huit pour prendre mes renseignemens. Si aucun de
vous n'a menti, je vous promets que Ramiadane ne quittera pas son
petit frère. — Et je conclus en style indigène : — Ayez confiance,
je vous le dis, ayez confiance, vous qui ne me trompez pas... Cha-
cun sait à Madagascar que je n'ai jamais manqué à ma parole.
VII
Chaque jour, du mois de novembre au mois de mars, un
orage violent s'abat sur l'Émyrne. Vers cinq heures du soir, le
vent s'élève, des nuages noirs s'approchent, s'accumulent, s'effon-
drent. De déchirans éclairs revêtent de lueurs pâles les sommets
sombres des montagnes, les gorges s'emplissent de fracas. Les
places de la ville se transforment en lacs, les rues deviennent
cours d'eau, les pentes torrens, les fondrières cascades... Toutes
sortes d'objets flottent et s'entremêlent : paillassons des clôtures
rompues, planches et pieux, nattes en lambeaux, chiffons, peaux,
carcasses... Des esclaves, à peine vêtus d'une légère rabanne, cou-
rent, la tête sous la pluie, les jambes dans l'eau, portant des
vases de grès qu'ils placent sous les gouttières. Dans la joie d'évi-
ter ainsi la longue corvée de la fontaine, ils s'éclaboussent, s'ar-
rosent, se pourchassent, en poussant des cris aigus...
Puis, au matin, tout reparaît plus pur; un air infiniment léger
dilate les poumons, détend les nerfs... Le chaud soleil dessèche et
pulvérise la boue d'argile... On voit éclater les germes et s'ouvrir
les fleurs... Tananarive étale à l'azur du jour ses maisons lavées,
ses rocs blanchis, ses jardins plus frais et plus embaumés.
D'avril à novembre, c'est l'aridité... Au loin la terre rouge a
des aspects de brique cuite, et la nuit, sur le fond obscur des
côtes pierreuses, flamboient les lueurs de fiers incendies qui jail-
lissent en fusées d'étincelles, soulèvent et dispersent les toits de
chaume... La paille de riz, qui sèche autour des maisons, ajoute
des senteurs marécageuses aux puanteurs de la capitale, où moi-
BOUTOU-KELY.
485
sissent, pourrissent et fermentent sur place tous les détritus d'une
population étroitement agglomérée.
Le mépris des règles élémentaires de l'hygiène s'aggrave par
l'observance de rites imprudens, quand viennent les jours consa-
crés au culte des trépassés... On ouvre les portes des tombeaux
et les chefs de famille descendent sous le terre-plein pour apaiser
les mânes... On renouvelle alors les linceuls et on offre aux morts
étendus sur la dalle de granit ce qu'ils aimèrent, durant leur vie :
du rhum aux buveurs, du tabac aux fumeurs, des verges aux
maîtres qui frappaient leurs esclaves... Ces cérémonies se pro-
longent en libations abondantes près des reliques plutôt craintes
que vénérées... Or ces incantations provoquent justement la
malédiction des morts... Dans les cases familiales, sur les tribus
couchées pêle-mêle au hasard des nattes et des matelas, s'abat
un fléau terrible : le typhus.
En août 1894, ma maison même fut frappée.
Au premier étage, dans une chambre très aérée, très éclairée,
Boutou repose sur un lit européen, et sa petite tête cuivrée fait
tache dans la blancheur des draps et des oreillers... Sans cesse
quelqu'un veille auprès de lui... tantôt Euphrasie, la mère, qu'on
empêche à grand'peine d'apporter du riz à Tentant, et tantôt la
douce Ramiadane.
Cette belle et robuste esclave accomplit ainsi chez moi son
service volontaire; elle attend que son mari, en retard déjà de
six semaines, rapporte enfin de l'Ouest les piastres de l'emprunt.
Docile et dévouée, la garde-malade soigne avec respect le fragile
petit être auquel la moindre imprudence serait funeste, et j'ai la
sécurité qu'elle se conformera rigoureusement à mes recomman-
dations. La nuit, Rainizafy et Jean ont l'ordre de m'éveiller en
cas de crise. Nous avons éloigné Madeleine, qui allaite un nou-
veau-né; pourtant Boutou s'égayait des vagissemens de son neveu.
De temps en temps, muni des fioles désignées par le médecin,
paraît Arm, l'infirmier, un brave soldat d'infanterie de marine,
né en Alsace, mais naturalisé Français... Il a longtemps servi au
Tonkin dans la légion étrangère. Les indigènes l'appellent le
docteur Arm, et lui témoignent une confiance absolue... C'est
qu'ils sentent cet homme du peuple proche d'eux, osent facile-
ment l'aborder, et l'initient sans honte à leurs secrètes misères..,
L'autre docteur, le vrai, ne se prononce pas sur le cas de Boutou;
il attend que la maladie évolue; mais Arm, de son coup d'oeil
d'empirique, atout de suite aperçu des symptômes alarmans ; il
est inquiet et m'inquiète...
Le missionnaire arrive; c'est son habitude de visiter tous ses
186 REVUE DES DEUX MONDES.
écoliers malades... Ces jours-ci, il est fort occupé... Mon filleul
est prêt pour le baptême, mais d'autres catéchumènes paraissaient
récemment plus gravement atteints qui sont maintenant complè-
tement guéris.
— En cas d'urgence, me dit le prêtre, vous pourrez baptiser
votre protégé vous-même.
Et il me rappelle les paroles rituelles.
— Ça va mieux, monsieur, beaucoup mieux... proteste l'en-
fant avec gentillesse. — 11 ne se permettrait pas de se plaindre
devant moi et prend avec une obéissance parfnite les remèdes...
bien sûr il les croit un peu fétiches , toutes ces drogues qu'ap-
porte le soldat blond, l'Alsacien aux yeux bleus de gnome.
Ce docteur Arm nous dit qu'il faut distraire les malades...
Voici le pantin, le pantin habillé de soie bleue... l'être difforme
s'agite, son visage de carton grimace imperturbablement; efforts
inutiles, Boutou ne rit plus...
Depuis plus de dix jours, la fièvre n'a pas cédé : « Je veux
me lever, aller à la messe, à l'école. » L'enfant se redresse, debout
sur son lit, et, les bras tendus vers la fenêtre, veut sauter à terre.
Le 2 septembre, au soir, un frisson violent le secoue tout en-
tier. Il crie : « J'ai froid, j'ai froid », se plaint vivement du
ventre. .. Jean me tire par la manche et me fait songer au baptême.
Trois gouttes d'eau, ces paroles récitées... Mon sacerdoce me
parut si étrange, je fus si troublé devant ce petit corps doulou-
reux que j'oubliai de nommer l'âme... ce nom vazaha, tant sou-
haité, j'omis de le donner à Boutou...
Le surlendemain, vers 3 heures du matin, j'entendis du bruit
dans la chambre. Je me levai. L'enfant gémissait, timidement,
par intervalles, il éprouvait une soif ardente. Jean, dans le cor-
ridor, allumait une lampe pour préparer un breuvage ; le grand
Rainizafy se tenait debout près du lit, ne sachant que faire.
Je pris la main du mourant; le pouls ne battait plus... Lui,
m'abandonnait cette main, mais dédaignait mon assistance, et,
les yeux fixés sur son père, ce fut en malgache qu'il parla :
— Babeo aho, babeo aho (1).
Il demandait qu'on le suspendît, comme autrefois, dans le lamba
de ses parens pour le réchauffer doucement à la tiédeur du corps.
Déjà Rainizafy, devenu attentif et tendre comme une femme, se
drapait, s'empressait, pliait l'échiné, offrait la poche de son lamba. . .
Mais aux lèvres et aux narines de l'enfant parut une mousse ver-
dâtre... il voulut se soulever... retomba sans mouvement, et sur
(1) Prends-moi sur ton dos.
IIOUTOU-KELY. 187
le miroir tendu devant sa bouche, je recueillis son souffle suprême.
Le père demeurait interdit, debout derrière moi, observant
mes gestes, déçu de mon impuissance. « Lui qui est vazaha, pen-
sait-il, pourquoi ne sauve-t-il pas mon fils? »
Et tandis que nous restions tous deux en silence devant le
corps inerte et toujours plus froid, nous entendîmes un grand cri,
un cri de bête blessée, et vîmes, dans une étoffe blanche sur
laquelle flottaient de longs cheveux gris, une forme noire, sèche,
hâve, qui se précipitait à travers la chambre et tombait comme
une masse au pied du lit de mort... Les sanglots entrecoupaient
des paroles incohérentes que je ne comprenais pas.
Je demandais à Jean : « Que dit-elle? » Lui, levant les épaules
d'un air résigné, répondit simplement : « Elle se lamente. »
Elle se lamentait, elle bégayait ces plaintes qui sont de toutes
les langues et que nul ne saurait traduire :
— Boutou-kao, Boutou-kely (1)!
Vainement avait-elle cru le donner au vazaha, il lui tenait tou-
jours aux entrailles, son Boutou-Kely.
Le père et la mère tinrent conseil :
— Je vais me rendre à Souanirane dès le petit jour, disait
Euphrasie à son mari... Je préviendrai nos parens, nous balayerons
la maison, tendrons le sol et les murs avec des nattes. ..Nous con-
vierons les voisins, et tous seront prêts pour la corvée lorsque tu
arriveras avec l'enfant...
Jean m'entraîna à l'écart; suivant l'usage, il prit de longs
détours pour aboutir à une demande de subsides.
— Nous porterons Boutou à l'église, puisque vous l'avez fait
chrétien. On y chantera quelque cantique, et nous irons ensuite
à la Maison des ancêtres... C'est très long, la cérémonie malgache.
Tous les parens, tous les voisins viendront faire des discours,
offrir à la famille en deuil quelques parcelles d'argent. . . On enve-
loppera le corps du lamba mortuaire, on ouvrira le tombeau, on
déposera le petit paquet à l'intérieur, près des autres, sur une
dalle de l'armoire de pierre, et il faudra enfin redresser la porte
et la sceller au mortier... Nous ne serons pas de retour avant ce
soir... Et les enterremens coûtent très cher ici, malgré les offrandes
des amis. Il y a des familles qui s'endettent pour ensevelir digne-
ment leurs morts... On ne tue pas de bœuf quand il ne s'agit que
d'un enfant, surtout d'un enfant pauvre... Je crains cependant que
mes beaux-parens manquent d'argent. . . Le lamba de soie brune
vaut de sept à huit piastres, et il faut donner quelques pièces
de monnaie aux autorités de la commune...
(1) Mon Boutou, petit Boutou!
488 REVUE DES DEUX MONDES.
J'acceptai la charge dernière du rôle que j'avais assumé; mais
je pris soin d'interdire en cette circonstance le rhum qui trans-
forme en débauches leurs funérailles.
Euphrasie quitta ma maison à la première heure, comme elle
l'avait dit... Quelques instans après, le père descendait lentement
l'escalier, tenant sur ses grands bras allongés son fils étendu, déjà
raide. Au rez-de-chaussée, il s'enferma dans la salle de bain;
assisté de deux autres noirs, il lava le cadavre....
Et voici le dernier épisode :
Au seuil de ma maison on a apporté un filanzane de femme,
simple corbeille soutenu par deux brancards. Rainizafy y place
Boutou vêtu de son lamba le plus neuf... le lamba de la proces-
sion... nous recouvrons cette humble civière d'un drap blanc sur
lequel nous déposons religieusement tous les grands calices blancs
de mon parterre d'arums.
Au moment où les porteurs soulèvent le léger fardeau, le grand
sorcier à barbe de bouc, dont l'œil est resté sec jusque-là, me
prend les mains et fond en larmes.
— Oh! monsieur, monsieur, il est parti votre petit ami!
De la terrasse, je suis quelque temps des yeux ce cortège: sur
les épaules des esclaves s'éloigne le monceau de fleurs... Seuls
Rainizafy et Jean, navrés, marchent derrière, la tête basse.
En rentrant chez moi, j'entends des appels furieux, des hurle-
mensde sauvage, des trépignemens, des coups de poing contre
une porte. Quelqu'un est resté là, oublié, enfermé, qui trouble,
inconsciemment sans doute, le recueillement de ma demeure
attristée... Quel est ce maladroit, cet inconvenant personnage?
C'est Faralahy, « le vilain nègre ».
Il y a un an, Boutou était semblable à celui-là. Et j'ai vu son
âme éclore, son intelligence s'ouvrir, son cœur s'épanouir au sein
d'une vie nouvelle. Bien qu'il ne fit encore qu'entrevoir l'exis-
tence promise, il ne balançait plus entre ses parens selon la chair
et le père de son esprit; il voulait vivre chez ces hommes blancs
dont on lui racontait tant de prodiges, comprendre leurs œuvres,
s'unir à leur labeur, contempler leur idéal. Son rêve l'entraînait
vers ce merveilleux pays d'Europe où l'espace est supprimé, la
nature assujettie, l'art vainqueur. Mais la terre des ancêtres le
tenait encore etl'areprispour toujours: il est parti, mon petit ami!...
Euphrasie, Madeleine et leurs parentes de Souanirane ont
dénoué leurs cheveux, et mis par-dessus leurs vêtemens des
tuniques d'un bleu sombre. Ramiadane aussi a pris le deuil,
puisque je suis son maître, et que j'ai perdu mon fils.
Robert Dumeray.
LE HAVRE
ET LA SEINE MARITIME
Le 1er janvier de l'an de grâce 1517, le roi François Ier don-
nait commission à Bonnivet, grand amiral de France, de con-
struire, à l'embouchure de la Seine, le port que les écrivains du
règne suivant appelèrent Inexpagnabilis Neoporlus, vulgo Hable-
neuf aut Hable de Grâce. Bonnivet chargea de la direction de
ce travail le chevalier Guyon le Roy, sire du Chaillou, capitaine
de Honfleur, homme ardent, avisé, et pas plus mauvais ingénieur
que tel Italien qui fût venu de Lombardie. Jean Gaulvin, bour-
geois de Harfleur, et Michel Ferey, maître des ouvrages de Hon-
fleur, déclarés adjudicataires à raison de 22 livres 10 sols la toise
carrée, après une messe pieusement entendue en la chapelle de
Grâce, se mettaient à l'œuvre le 13 avril de cette môme année loi".
Quand trois ans après, revenant du camp du Drap d'or, Fran-
çois Ier fit au Havre l'honneur d'une visite royale, le port con-
tenait déjà plusieurs grands navires.
Les choses allaient plus vite alors qu'aujourd'hui. Il ne s'agit
plus cependant de créer le port du Havre. Mais il y a nécessité
reconnue depuis longtemps de l'améliorer pour le mettre en
mesure de satisfaire aux exigences de la marine moderne, et de
soutenir, pour le plus grand bien du commerce, la concurrence
des ports étrangers. Il y a plus de sept ans que le gouvernement
a soumis au Parlement le programme des travaux jugés indispen-
sables pour atteindre ce but : depuis sept ans, les ministères ont
succédé aux ministères, les Chambres se sont renouvelées; les
autres ports, Liverpool, Anvers, Rotterdam, Amsterdam, Ham-
bourg et Brème, pour ne parler que des voisins, se sont déve-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
loppés, agrandis, creusés, perfectionnés; l'insuffisance du Havre
est de jour en jour devenue plus manifeste, et cependant la ques-
tion vient seulement d'être résolue.
Aux dernières heures de l'année 1894, le Sénat, après de
longues discussions, a uni par voter le projet de loi qui lui avait
été transmis le 31 janvier 1 889 par la Chambre [des députés.
Mais le vote de la haute Assemblée n'a été obtenu qu'au prix de
remaniemens et de suppressions qui transforment le projet pri-
mitif de telle façon qu'une nouvelle comparution au Palais-Bour-
bon a été nécessaire, Jl était permis de craindre que la solution se
fit attendre encore, eu ces temps de ministres éphémères, de
budgets en retard, et d'interpellations socialistes. Si l'ingénieur
du Havre a quelque chose du tempérament du sire du Ghaillou,
il a dû, plus d'une fois, mourir d'impatience. Mais la Chambre
a voulu mériter une bonne note. Elle a, dans les derniers jours de
février, sanctionné en quelques minutes le projet qui avait coûté
tant d'efforts et de temps au Sénat.
Ce serait manquer de respect envers les sénateurs que d'im-
puter à leur indifférence ces retards prolongés. Bien au contraire,
ils ont mis un zèle extrême à discuter tout ce qui leur était suc-
cessivement apporté. Mais la question aujourd'hui n'est plus aussi
simple qu'au temps de François Ier. Il n'y a plus seulement le
Havre; il y a encore Rouen, dont il faut tenir compte. De la so-
lidarité de ces deux préoccupations, naît une complexité qui faisait
dire à un sénateur, et l'un, certes, des plus marquans, qu'après
avoir lu la plupart des mémoires et des rapports qui ont été
faits sur les travaux projetés, force lui était d'avouer que sou
esprit — et il n'en manque pas — était resté dans la plus com-
plète incertitude. Cependant, le projet a, en définitive, été voté
au Luxembourg par 222 voix contre 2; il est donc à penser que
les collègues de l'honorable M. Buffet n'ont pas éprouvé les
mêmes anxiétés que lui. Après s'être rendu compte des améliora-
tions proposées, ils se sont sentis en état d'en apprécier l'urgente
nécessité.
Souhaiter que cet heureux état d'esprit devienne celui du
lecteur qui se hasardera à parcourir les lignes qui vont suivre
est le seul vœu de celui qui les écrit.
I
Entre le cap d'x\ntifer et la pointe d&Barfleur, le littoral aban-
donne brusquement la direction générale des côtes françaises de
la Manche. Il se creuse en une vaste échancrure de 148 kilomètres
de long, de 45 de profondeur, qui constitue ce qu'on appelle la
LE HAVKE ET LA SEINE MARITIME. 191
baie de Seine. Au fond, dans la brusque cassure qui sépare les
verdoyantes collines de Honfleur des falaises de Sainte-Adresse,
apparaît tout à coup le vaste triangle de l'estuaire, s'ouvrant,
chambre nuptiale grandiose, à l'union périodiquement con-
sommée de la Seine avec le vieil Océan. Entre lui et les coteaux
d'Ingouville s'étend la plaine basse, qui fut autrefois le marais
de Llieure et qui porte aujourd'hui la grande ville dont le royal
ami de Léonard de Vinci avait voulu faire le premier port de
France.
Si quelqu'une des divinités qui commandent aux flots obligeait
un jour la mer à s'éloigner pour un instant de la côte havraise,
et à laisser voir le .mystère de ses profondeurs, on apercevrait,
disposés suivant une direction qui semble la continuation de la
Pointe de la Hève,une série de hauts-fonds isolés qui, entre eux
et la côte, circonscrivent, en la protégeant contre l'assaut des tem-
pêtes du largo, la petite rade au fond de laquelle s'ouvre le chenal
d'entrée du Havre. Ce sont les Hauts de la rade, sur lesquels, aux
heures des basses mers, on ne trouve plus que quelques pieds
d'eau. C'est par les passes ou intervalles qui séparent les Hauts
que les navires peuvent pénétrer dans la petite rade ou en sortir.
Mais toutes ne sont pas également fréquentées. Le chenal d'entrée
du port a encore aujourd'hui l'orientation vers le Sud-Ouest que
lui donnèrent le sire du Chaillou et ses expéditifs entrepreneurs.
Chercher alors les passes du Nord, soit qu'on arrive, soit qu'on
parte, obligerait les navires à faire clans la petite rade une sorte de
marche de flanc qui les exposerait à être drossés sur le rivage de
Sainte-Adresse par les vents d'Ouest et les lames du large. De
petits bateaux peuvent peut-être s'y exposer par beau temps. Les
grands navires, les paquebots transatlantiques en particulier, ne
pourraient en courir le risque. Ils viennent plus bas chercher celle
de ces passes qui est la continuation la moins indirecte du chenal
d'entrée : c'est la passe du Sud-Ouest. Longeant le banc appelé, —
à cause du peu d'eau qui le recouvre à mer basse, — le Haut de
Quarante (1), la passe du Sud-Ouest aboutit sans détours entre les
deux jetées. La manœuvre, pour prendre cette direction, est rela-
tivement facile et s'exécute, en tous cas, assez loin des côtes pour
être sans danger. Mais tout n'est pas avantage. Sur cette route,
pour laquelle l'estuaire est — nous le verrons, — un voisin de-
venu dangereux, les navires d'aujourd'hui ne peuvent circuler
que quelques heures chaque jour au moment des hautes marées.
Elle est tracée, en eft'et, au-dessus d'un plateau sous-marin de
2000 mètres environ d'étendue, sur lequel on ne trouve que des
(1) Quarante pouces.
192 REVUE DES DEUX MONDES.
profondeurs de 1m,i0 à 2m,20, au moment uVs plus basses mers,
ce qui n'assure aux hautes mers moyennes que 7m,90 à 7m,9o, pas
tout à fait 8 mètres; c'était plus que suffisant pour les nefs et les
galères de la Renaissance. Les modernes transatlantiques sont
plus exigeans,euxqui,pourbienfaire, doivent enfoncer leurs qui lies
à 8 mètres au moins au-dessous du plan d'eau.
Peut-être eût-il sufii d'approfondir, comme on l'a fait en ces
derniers temps. C'eût été une solution provisoire, incomplète en
tous cas, puisqu'elle n'aurait toujours pas donné l'accès du Havre
à toute heure de marée. On aurait pu, à la rigueur, s'en con-
tenter, pour quelque temps au moins, si l'existence de cette passe
du Sud-Ouest, celle même de l'entrée du port, ne s'étaient trouvées
tout à coup menacées. C'est de la Seine que venait le péril.
A la hauteur du méridien du Havre, et suivant une ligne qui
irait de la Pointe du Hoc à Villerville, le fond de l'estuaire pré-
sente trois dépressions ou fosses séparées par les deux bancs
d'Amfard et du Ratier. Ceux-ci ne découvrent jamais, mais la
profondeur y est faible. C'est surtout par les vastes issues des
fosses, vomitoires du liquide amphithéâtre, que la grande masse
du flot de marée se précipite dans l'estuaire.
Ce phénomène de la marée offre dans l'estuaire de la Seine
une particularité qui a des conséquences importantes. En réa-
lité, il s'y produit deux hautes mers successives qui se super-
posent, pour ainsi dire, séparées par un court intervalle de temps.
La première est produite par le courant que la saillie du cap
d'Antifer détache de la grande ondulation qui, venue de l'Atlan-
tique, remonte la Manche jusqu'au Pas de Calais. Après avoir
doublé la Hôve dont il menace continuellement la base, ce cou-
rant s'épanche dans la baie de Seine, laisse sur la plage de Sainte-
Adresse quelques galets de silex, débris arrachés aux crayeuses
falaises du pays de Caux, passe devant le Havre, dont il commence
de ses eaux limpides à remplir l'avant-port, et pénétrant enfin
dans l'estuaire, refoule devant lui les eaux du fleuve et fait
sentir son action jusqu'au barrage de Martot à 2i kilomètres de
Rouen. Il est bientôt rejoint par un autre courant de marée,
venu avec lui de l'Atlantique, mais qui, divergeant à partir de la
pointe de Barfleur, s'est attardé le long des côtes sablonneuses
du Calvados. Une lutte s'établit : affaibli déjà et comme pressé
d'obéir à l'inéluctable loi qui lui commande de se retirer, le cou-
rant du Nord cède le premier. Il se refuse à mêler plus longtemps
ses ondes claires aux vagues bourbeuses qui arrivent de l'an Ire
côté. Chassé par ce rival dont le contact le déshonore, il fuit,
revient sur ses pas et, après avoir achevé de remplir précipi-
tamment les bassins du Havre, il regagne en hâte la haute mer,
LE HAVRE ET LA SEINE MARITIME. 193
non sans gêner, par sa rapidité, les navires qui tentent de le croi-
ser pour entrer au port.
Vainqueur un instant, le courant'du Calvados doit bientôt, lui
aussi, ralentir sa marche. Enfin, comme fatigué de l'effort, il
s arrête, avant de revenir en arrière. Ce moment de calme qui
sépare les deux oscillations de la marée, c'est Y étale. Les allu-
vions, dont le courant du Calvados est chargé> se déposent alors
dans toute l'étendue du bassin.
Puis, changeant de nom comme de sens, de flot devenu
jasant, la marée redescend, augmentée du débit du fleuve; mais,
comme si elle quittait avec regret ces rives verdoyantes et pitto-
resques, elle est à s'éloigner plus lente qu'elle n'était à venir.
Moins rapide que le flot, par suite doué d'une moindre puissance
de transport, le jusant n'entraînera plus les sables qu'apportait
le courant du Calvados. Trop lourds pour ces ondes ralenties, il
leur faut d'abord, pris, repris, triturés, usés dans les mouvemens
tumultueux de plusieurs marées successives, se réduire en impal-
pable limon. Le jusant s'en charge alors, et, emportée au large,
cette boue légère se décante peu à peu dans les calmes profon-
deurs de l'océan, sans modifier, par des dépôts prématurés, le
relief des parties voisines du littoral.
L'estuaire de la Seine est ainsi lé vaste atelier de broyage où
le fabricateur souverain malaxe et prépare les matériaux dont il
a résolu de faire les régulières assises des continens futurs.
Pourvoyeur fidèle, le flot du Calvados approvisionne l'atelier :
inconscientes ouvrières de la grande œuvre de transformation du
globe, les marées en leur jeu périodique broient et triturent ces
grains de sable trop lourds d'abord : le jusant enlève enfin l'allu-
vion, par ce travail devenue légère, et la disperse loin de nos
côtes.
Comme en une usine bien dirigée, l'équilibre existait entre
ces opérations connexes : ce qu'apportait le flot du Calvados,
l'atelier de broyage, après l'avoir préparé, le rendait au jusant;
et il n'apparaît pas, dans l'histoire de l'estuaire et de ses abords,
que la besogne ait été mal répartie, que les matériaux soient
arrivés en trop grande abondance, ni que, devant attendre, pour
être enlevés, une plus complète trituration, ils se soient accu-
mulés dans l'atelier, menaçant encore d'encombrer le voisi-
nage.
L'œuvre séculaire et réglée de la nature se poursuivait. Mais
l'homme survint.
tome cxxix. — 1895. J3
194 REVUE DES DEUX MONDES.
TI
Sur leurs légers esquifs, les Northmans de Rollon sans peine
étaient montés jusqu'à Rouen. Tant que les navires n'eurent besoin
que de quelques pieds d'eau pour naviguer, la vieille cité nor-
mande, fière déjà d'être, sur le fleuve, la porte de Paris, put se
vanter d'être aussi un port de mer. Jusqu'au milieu de ce siècle,
son commerce se contentait de ces petits navires de 100 à 150 ton-
neaux au plus, presque des barques, qui mettaient douze à quinze
jours à franchir, et encore au prix de nombreux hasards, les
120 kilomètres de ce chenal irrégulier, changeant, jalonné d'épa-
ves, qui de la mer conduisait à Rouen. Le fret était cher, moins
encore cependant que le roulage de la grande route du Havre, et
l'on vivait ainsi.
Mais la vapeur, les chemins de fer, vinrent secouer l'heureuse
indolence de nos pères. L'heure de l'activité fébrile avait sonné.
La navigation connut le prix du temps. On voulut transporter
beaucoup, vite, à peu de frais. Les navires accrurent leurs dimen-
sions, enfoncèrent de plus en plus leurs quilles au sein des ondes,
et durent renoncer alors à naviguer dans les chenaux sans pro-
fondeur de la Seine maritime. Le Havre les vit arriver en grand
nombre. Rouen allait-il donc cesser d'être un port de mer? La
première moitié de ce siècle se passa sans qu'une réponse satis-
faisante fût faite à cette question. Même on parlait d'écluses, par
conséquent de barrages. On revenait au projet d'un canal latéral
à la Seine, allant de Rouen à la mer, et dont l'ingénieur Gachin,
l'un des hardis constructeurs de la digue de Cherbourg, avait,
sous l'inspiration du sage Trudaine, ébauché une sorte d'avant-
projet. Mais l'énormité de la dépense fit hésiter tous les gouver-
nemens qui se succédèrent. En 18i5, rien n'était fait encore, et
Rouen, déserté par le commerce, assistait, attristé et jaloux, à la
croissante prospérité du Havre.
C'est alors que Rouniceau, à ce moment simple ingénieur
ordinaire des ponts et chaussées, s'inspira de ce qu'à la fin du
siècle dernier avaient entrepris les ingénieurs écossais pour
améliorer la Clyde entre Glascow et la mer. Il proposa de res-
serrer le cours du fleuve entre deux digues longitudinales dont
l'écartement augmenterait progressivement à mesure qu'on s'ap-
procherait de la mer. C'était donner des rives inflexibles à un
chenal fixe et régulier, dans lequel, concentrés et maintenus, les
courans de flot et de jusant, au lieu de se disperser dans toute
l'étendue du lit, acquerraient des vitesses suffisantes pour dé-
blayer le fond et en accroître ainsi la profondeur. Une loi du
LE HAVRE ET LA SEINE MARITIME. 195
31 mai 1846, au vote do laquelle les voix éloquentes de Lamar-
tine et d'Arago prêtèrent un efficace appui, autorisait l'établisse-
ment entre Villequier et Quillebœuf de digues longitudinales,
espacées de 300 mètres à leur point de départ. C'était rétrécir
notablement la largeur du lit qui était alors de 1 000 mètres envi-
ron à Villequier, de 3000 à Quillebœuf. Mais c'était aussi le seul
moyen de réaliser les sagaces prévisions de Bouniceau et de ses
habiles successeurs, Doyat et Beaulieu. — Ce ne fut cependant
que deux ans après le vote de la loi, que les digues furent com-
mencées à Belcinac, en face de Villequier. En 1851, elles attei-
gnaient Quillebœuf. C'est une note favorable à la Bépublique de
1848, qu'entre les deux dates extrêmes de sa courte et précaire
existence, un semblable travail ait pu se commencer et s'accomplir
sans être interrompu.
L'effet de l'endiguement fut immédiat. Prévisions et espé-
rances furent dépassées. Dociles à la contrainte que leur impo-
saient les constructeurs des digues, les eaux, réunissant leurs
efforts dans l'étroit chenal ainsi délimité, en creusèrent le fond,
entraînant les déblais vers la région inférieure du fleuve. Les
travaux atteignaient à peine Quillebœuf que le mouillage offert à
la navigation dans la partie endiguée était presque doublé. Ce
premier succès était un encouragement à continuer. On n'attendit
pas. Cinq décrets successifs conduisirent les digues jusqu'au delà
de Berville, situé un peu au-dessous du confluent de la Bisle,
à 17 kilomètres de la ligne où la Seine se confond définitive-
ment avec la mer. Construites à pierres perdues, avec des blocs
extraits des falaises crayeuses qui bordent la vallée, ces digues
sont, en quelques endroits, élevées au-dessus du niveau des plus
hautes marées : ailleurs, au contraire, elles ont été faites sub-
mersibles de façon à troubler le moins possible — c'est ce qu'on
cherchait à éviter — le régime général des marées.
Le résultat définitif a répondu aux prévisions qu'après les
premiers travaux il avait été permis d'établir. Le lit endigué
s'est profondément creusé; des dragages ont, en outre, abaissé
certains seuils, tels que celui des Meules, dont la nature rocheuse
et consistante résistait à l'érosion des eaux. La Seine maritime
est aujourd'hui toujours accessible aux navires calant Sm,50. Pen-
dant 230 jours par an, elle peut recevoir ceux de 6m,S0, et ceux
de 7 mètres pendant 120 jours. Entre Berville et la mer, dans
l'estuaire non endigué, les chenaux creusés par les courans con-
tinuent, il est vrai, à divaguer; on a cependant constaté, depuis
l'établissement des digues en amont, une certaine tendance des
chenaux navigables à la fixité, ou plutôt une plus grande len-
teur à modifier leur forme, leur profondeur ou leur direction.
196 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout au moins, une certaine régularité dans les modifications
semble-t-elle avoir succédé aux brusques désordres d'autrefois.
Le pilotage de l'estuaire, heureusement, est exercé par une
corporation à la hauteur des difficultés qu'elle a à surmonter.
Surveillé en ses changemens au moyen de sondages pour ainsi
dire continuels, le chenal est balisé avec un soin extrême. Des
bouées lumineuses installées depuis deux ans environ, permettent
d'y naviguer la nuit. Les progrès de la navigation ont suivi pas
à pas ces améliorations. Rouen a vu, enfin, son port recevoir
communément des navires de plusieurs milliers de tonnes; son
commerce s'est développé, ses relations se sont étendues, sa
richesse s'augmente et se révèle par mille traits visibles. Aussi à
Rouen, disait un député normand, tout le monde est-il partisan
des digues. Le contraire eût étonné.
Cependant tout n'est pas dit sur les conséquences des digues
quand on se réjouit de l'approfondissement du chenal qui a res-
tauré la fortune commerciale de la capitale de la Normandie. Un
autre effet s'est produit : en arrière des digues, dans les parties
du lit désormais soustraites à l'action des courans. des alluvions
considérables se sont rapidement formées. De fertiles prairies
n'ont pas tardé à les recouvrir qui ont bien vite acquis une
grande valeur. Aussi se plaît-on à opposer aux 18 millions de
francs qu'a coûté l'endiguement les 34 millions qui représentent
la valeur des 8305 hectares déjà conquis et des 2000 qui sont
encore en voie de formation.
En réalité, qu'a-t-on t'ait en provoquant — sans le vouloir
d'ailleurs et sans les avoir bien prévus — ces productifs atterris-
semens? On a retranché de l'estuaire primitif, œuvre de la libre
nature, une capacité de 240 millions de mètres cubes. L'atelier
de broyage a, de la sorte, vu restreindre son étendue et dimi-
nuer sa puissance. Il ne reçoit plus qu'une partie du courant du
Calvados. Les matériaux qui lui arrivent encore par cette voie,
mêlés à ceux que l'érosion enlève au plafond du chenal, ne
sont plus aussi complètement travaillés. Moins finement pulvé-
risées, les particules vaseuses restent plus lourdes. Les courans,
accrus en vitesse par le fait du rétrécissement, peuvent cepen-
dant les entraîner encore. Mais ils les déposent plus tôt, lorsque,
rendus à la mer, ils s'y épanouissent perdant à la fois leur vitesse
et la puissance de transport qui en résulte. A ces amas s'ajoutent
les apports du dernier flot du Calvados, lequel n'ayant pu, connue
autrefois, pénétrer dans l'estuaire rétréci, a dû continuer sa
route le long de la plage sous-marine, avec une vitesse graduelle-
ment amortie. De là, la formation dans la baie de Seine de
vastes bancs de sable qui en relèvent les fonds d'une manière
LE HAVRE ET LA SEINE MARITIME. 197
souvent inquiétante. C'est un dangereux voisinage pour la passe
Sud-Ouest et l'entrée même du Havre, surtout quand, — comme
cela a eu lieu notamment en 1882 et 1883, — le principal cou-
rant de jusant vient à se diriger vers Amfard et Le Hoc, c'est-à-
dire, dans le voisinage immédiat du Havre. Les tempêtes du nord-
ouest ont, heureusement, jusqu'ici, fait, en temps utile, rebrousser
chemin à ces menaçantes invasions. Sans ce secours, plus d'une
fois, et tout dernièrement encore, le port du Havre était, comme
le fut celui de Brouage à la fin du xvne siècle, définitivement
obstrué. Ne devoir la continuation de son existence qu'à l'oppor-
tune et bienveillante intervention de Neptune en fureur est une
condition quelque peu misérable et précaire. Les digues, si bien-
faisantes à Rouen, devinrent le cauchemar des Havrais. Leurs
plaintes furent entendues. Depuis 1870, tout travail d'endigue-
ment a cessé dans la Seine maritime. — Mais s'abstenir n'est pas
résoudre. Renseigné par les ingénieurs hydrographes, ces méde-
cins consultans do la mer, le Havre suit d'un œil anxieux la
marche menaçante des alluvions; Rouen, de son côté, s'inquiète
de n'avoir, pour commercer avec le monde, qu'un chemin devenu
insuffisant. Les deux préoccupations sont légitimes. Sont-elles
exclusives l'une de l'autre? On ne le croit pas. Le Parlement,
après dix ans de sollicitations, vient enfin de leur donner une
dernière satisfaction. Il n'était que temps.
III
Cependant, de part et d'autre, à Rouen comme au Havre, on
s'était outillé en attendant.
Le Havre, prédestiné par sa position géographique à être le
port français de la grande navigation transatlantique, a, pendant
ce dernier demi-siècle, constitué un outillage d'exploitation qui
peut être cité comme un des plus complets et des plus parfaits.
Outre son avànt-port dont la superficie est de près de 22 hectares,
mais dont la configuration vicieuse; est une cause de gêne et sou-
vent de danger, le Havre possède aujourd'hui neuf bassins à flot,
fermés au moment de la marée descendante par de puissantes
portes. Ils offrent aux navires un mouillage permanent, qui de
5m,50 dans l'ancien bassin du Roy, va jusqu'à 9 mètres dans le
bassin Bellot, réservé aux grands transatlantiques. La superficie
de ces bassins est de près de 74 hectares, bordés de 11 kilomètres
de quai. 83 appareils de levage, mâtures, treuils, grues à bras,
à vapeur, hydrauliques, appareils fixes, mobiles ou flottans,
depuis ceux d'une force de 1 S00 kilos jusqu'à la grande mâture
de la Société des forges et chantiers, capable de soulever un far-
198 REVUE DES DEUX MONDES.
(loau de 100000 kilos, Ions ces appareils offrent leur concours
pour débarquer ou embarquer les cargaisons. 37 kilomètres de
voie ferrée, raccordés au réseau de la Compagnie de l'Ouest, en
facilitent l'approche ou l'enlèvement, à moins que, sans destina-
tion immédiate ou mises en entrepôt, ces marchandises n'aillent
s'abriter sous les 19 hangars de la Chambre de commerce on
s'enfermer dans les 39 grands magasins de la Compagnie des
Docks. Six formes de radoub, dont la plus grande a 150 mètres
de long et 20 mètres de large, un dock flottant, quelque peu
démodé, il est vrai, des grils, des pontons de carénage offrent
aux navires, grands et pelits, le moyen de faire visiter, nettoyer,
repeindre, réparer leur carène. Mis en communication directe
avec la Seine par le canal de Tancarville, le Havre est, par sur-
croît, devenu un port de navigation intérieure, accessible à la
batellerie fluviale, qui ne pouvait auparavant se risquer à faire
la traversée toujours difficile, souvent dangereuse de l'estuaire.
Ces améliorations successives n'ont pas été sans grandes dépenses.
Le Havre coûte jusqu'ici à la génération actuelle plus de 125 mil-
lions de francs, dont le quart, à peu près, a été fourni par la mu-
nicipalité et la Chambre de commerce, et le reste par l'Etat.
Le sacrifice ne paraît pas avoir été au delà des résultats obte-
nus. La population de la ville a décuplé. On y a vu de tous côtés
affluer l'intelligence et les capitaux. Aux jours douloureux où la
patrie française fut démembrée, des patriotes alsaciens, fidèles à
la destinée de la France, apportèrent au Havre l'utile et fécond
encouragement de leur esprit d'initiative, le fortifiant exemple
de leurs vertus commerciales. Des industries de toute nature se
sont créées et développées dans la région : le commerce y a pris
une grande intensité. Sans compter les petits bateaux à vapeur,
si connus des touristes, qui vont à Honlleur, à Trouville, à Caen,
à Cherbourg et ailleurs, non plus que les pécheurs petits et
grands, le Havre a vu, en 1891, entrer dans son port 6435 navires
apportant près de 2 milliards de kilogrammes de marchandises;
celles qu'ils ont ensuite emportées pesaient plus d'un milliard
de kilogrammes et, grâce à l'élaboration industrielle, représen-
taient une valeur quintuple, au moins, de celle des produits
importés.
De son côté, Rouen, rappelée à la vie commerciale par les pre-
miers endiguemens de la Seine maritime, ne s'est pas endormie
dans la jouissance de sa renaissante fortune. Elle s'est souvenue
qu'elle était, comme le disait il y a quelque temps un ingénieur rou-
main, son hôte d'un jour, l'anneau de mariage de la navigation
maritime avec la batellerie fluviale. Elle a voulu devenir un grand
port de transit. Le gouvernement l'a voulu avec elle : 23 millions de
LE HAVRE ET LA SEINE MARITIME. 199
francs, dont près de six, fournis par la ville et la Chambre de com-
merce, ont été consacrés aux améliorations du port. — Dans le bras
principal de la Seine, plus de 3500 mètres de quais en maçonnerie
sont aujourd'hui immédiatement accostables, sans manœuvres,
sans attente, sans portes à ouvrir ou à fermer. Au pied de ces
quais, la profondeur d'eau, au moment le plus défavorable, est de
5m,80. Quelques dragages suffiraient pour la rendre plus grande
encore. 66 appareils de levage apportent leur concours aux opé-
rations. Sur 23050 mètres de voie ferrée, les wagons offrent leurs
services aux commerçans pressés, tandis que, directement accostés
aux flancs des navires, les bateaux de rivière, péniches et cha-
lands, reçoivent les marchandises que le réseau de nos voies
navigables leur permettra, en concurrence avec les chemins de
fer, de porter, non seulement à Paris, l'insatiable consommateur,
mais plus loin encore dans l'Est, à Nancy, à Strasbourg, à Lyon
même. En 1891, 3021 navires, jaugeant ensemble plus de
1200000 tonnes, sont venus par la Seine mouiller à Rouen. Les
marchandises qu'ils ont transportées, tant à la remonte qu'à la
descente, pesaient près de 2 milliards de kilogrammes. Un par-
tage d'attributions semble se devoir faire tout naturellement entre
les deux ports : au Havre, les paquebots rapides, les puissans
transatlantiques dont les minutes sont comptées, pressés d'arriver,
pressés de partir, transportant voyageurs, lettres, valeurs, mar-
chandises de prix ; à Rouen, le modeste cargo-boat ne sacrifiant
pas l'ampleur de ses formes au désir d'aller vite, et propre sur-
tout au transport économique des matières premières, marchan-
dises d'une faible valeur unitaire, chargées en grande niasse, et
ne pouvant supporter qu'un fret peu élevé.
C'est dans ces conditions que les deux villes ont vécu et pros-
péré.
Cependant, depuis 1891, cette prospérité paraît stationnaire.
Au Havre comme à Rouen, il semble que la roue de l'inconstante
Fortune va cesser de tourner. Sans doute, on peut, on doit en
accuser les tarifs de douane, hostiles à l'échange, qui entravent
aujourd'hui l'activité productive du pays autant qu'ils restreignent
sa faculté de consommer. Comme le disait Narbal à Télémaque,
il faut que le prince, — et tout gouvernement est prince sur ce
point, — n'entreprenne jamais de gêner le commerce pour le
tourner selon ses vues ; autrement , il le découragera. C'est
l'œuvre, cependant, qu'accomplissent aujourd'hui nos gouver-
nans. Mais en même temps que la liberté de commercer, le sage
Tyrien recommande d'assurer aux navires qui abordent le port
la sûreté et la commodité. Sûreté et commodité, on pouvait, il
y a peu de temps encore, les rencontrer au Havre et aussi à
200 . REVUE DES DEUX MONDES.
Rouen, grâce aux installations que nous venons d'énumérer.
Mais les temps ont marché : et aujourd'hui, nos deux grands
ports sont semblables à de coûteux palais dont il serait interdit
de franchir le seuil. Stimulé par la concurrence universelle,
l'infatigable progrès a modifié les allures du commerce. Les
ailes de l'agile Mercure ont encore grandi. Le temps, Yrrrc-
parabile tempus a haussé de prix : il n'en faut pas perdre un
instant. S aidant des merveilleux progrès de la métallurgie et
de la mécanique, les navires ont accru leurs dimensions au delà
de ce qu'on pouvait concevoir. Les rapides transatlantiques,
longs de 150, môme de 170 mètres, ont 8 mètres de tirant
d'eau. Chacune des heures de leur existence coûte à l'armateur
plusieurs centaines de francs. Ils ne viendront plus au Havre, s'il
leur faut mouiller en rade, attendant qu'une marée favorable leur
permette de franchir le haut-fond, toujours menacé par les
alluvions, sur lequel s'ouvre la passe actuelle. Ils y viendront
d'autant moins que partout, sur les cotes atlantiques, les nations
voisines se sont pourvues de ports accessibles aux navires du plus
grand tirant d'eau, et garnis de quais facilement accostables, où
les opérations de mise à terre et d'embarquement s'effectuent
avec une singulière rapidité.
Londres, à tant de docks et de warfs qu'elle possédait déjà,
vient d'ajouter dans la partie inférieure de la Tamise les vastes
bassins de Tilbury, et s'occupe à creuser dans son fleuve ma-
jestueux un chenal de plus de 9 mètres aux plus basses mers.
Liverpool, si merveilleusement servi par la nature, n'avait qu'une
imperfection : la barre à l'entrée de la Mersey. Depuis deux ans,
le plus colossal engin de dragage qui ait encore été construit,
capable en une heure d'aspirer plus de 100 mètres cubes de sable,
approfondit la barre. Il l'a mise aujourd'hui à 6m,7o0 au-dessous
des basses mers de vive eau. Le travail se continue et ne s'arrêtera
que quand les 30 pieds (9m,lil) à basse nier de vive eau, qui sont
aujourd'hui le desideratum des compagnies transatlantiques,
auront été obtenus. Les grands paquebots de 8'", 85 de tirant
d'eau qu'on construit en ce moment à Philadelphie pourront alors,
sans arrêt, pénétrer dans la Mersey. C'est affaire de quelques
mois. Liverpool n'aura plus alors à redouter la concurrence de
Southampton, qui a mis à 30 pieds le grand bassin de YEmprcss
dock et le chenal qui y aboutit.
Si le savant et habile Franzius n'a encore ouvert l'accès de
Brème qu'aux navires calant S mètres environ, il a créé, à l'em-
bouchure même du Weser, le port de Bremerhafen, dont le
nouveau bassin, dépassant même les exigences actuelles de la
marine, pourrait recevoir des navires de 9m,15. Par ses amena-
LE HAVRE ET LA SEINE MARITIME. 201
gemens perfectionnés et lu facilité de son accès, ce nouveau port
a compensé le désavantage de sa situation géographique. Il est
devenu le siège de la plus puissante compagnie de navigation
maritime qui existe actuellement, le Norddeutscher Lloyd,dont
les 83 grands steamers promènent sur tous les océans la sécu-
laire renommée de la Hanse.
Hambourg, depuis douze ans seulement, pour ne pas remonter
plus loin, a coûté 200 millions de francs. Son Sénat n'en a pas
moins poursuivi la transformation du port de Cuxhaven, situé à
l'embouchure même de l'Elbe, à peu près comme le Havre à l'en-
trée de la Seine. Dès les premiers mois de 1896, Cuxhaven offrira
aux transatlantiques, lors des marées les plus basses, une pro-
fondeur minima de 8 mètres. Rival des ports allemands, celui de
Copenhague, non content en se déclarant port franc de contre-
balancer l'influence du canal de la Baltique à la mer du Nord,
réserve dans ses nouvelles installations un bassin de 9 mètres de
profondeur. Amsterdam met à 8m,2o le canal d'Ymuiden et ne
semble pas redouter le voisinage de Rotterdam qui, après avoir
ouvert à travers le cap sablonneux du Hoek van Holland un
accès à la mer que lui refusait l'embouchure encombrée de la
Nieuwe Maas, a su s'installer de la façon la plus intelligente et
la plus grandiose, pour recevoir, décharger, recharger et expédier
en un instant les plus grands navires. Anvers, enlin, malgré les
90 kilomètres qui la séparent de la haute mer, voit toujours sa
puissante clientèle lui rester fidèle, grâce à la certitude qu'elle lui
offre de trouver immédiatement le long de ses vastes quais une
place accostable et un outillage disponible. Et cependant, le gou-
vernement belge, pénétré des nécessités de l'heure présente, va
créer à Heyst, sur la côte sablonneuse des Flandres, un port
d'escale, permettant, en tout état do marée, la flottaison des
navires calant 8 mètres. Un canal maritime pourra les conduire
ensuite aux portes de Bruges, réveillée, par le son grave de leurs
mugissantes sirènes, de sa longue léthargie monacale pour re-
devenir la grande cité commerçante qu'elle était au temps des
Artveld. Sous la pression d'une même nécessité, au sud comme
au nord, à Bilbao, à Lisbonne qui reprend l'œuvre de ses quais,
interrompue par un de ces accidens financiers devenus aujour-
d'hui chose ordinaire, à New-York qui fait sauter les derniers
rochers de son chenal, mis aujourd'hui à 30 pieds, partout, au
canal de Suez lui-même, qui abaisse à 9 mètres le plafond de la
grande route de l'Extrême-Orient, partout on veut être en mesure
d'accueillir à tout moment les navires de 8 mètres de tirant d'eau.
Seule, la France n'a encore sur les rives atlantiques aucun
grand port présentant cet avantage.
202 REVUE DES DE CX MONDES.
IV
Pour que le Havre devienne le rival de Liverpool et de Lon-
dres, d'Anvers, de Rotterdam ou de Cuxhaven, pour qu'il puisse
disputer à tous ces ports l'honneur et le profit d'être une des
grandes portes par lesquelles notre vieux continent demeurera
en relations avec le reste de l'univers, il faut — condition absolu-
ment nécessaire — que les navires calant 8 mètres puissent y
pénétrer à toute heure de marée, y accoster sans retard et sans
peine des quais pourvus d'un outillage suffisant à opérer, dans
le moins de temps possible, toutes les manutentions nécessaires.
C'était lace que poursuivait le projet primitivement soumis aux
Chambres. Prévoyant l'avenir, il comportait, pris sur la rade, un
vaste avant-port, déjà déclaré nécessaire en 1841 par Arago, et,
dans l'intérieur de cet avant-port, des quais toujours accostables;
puis, l'entrée du port rectifiée, tournée vers les passes d'accès du
nord, enfin le creusement de nouveaux bassins, l'approfondisse-
ment des anciens, et des écluses doubles au lieu des portes simples,
dangereuses et insuffisantes. Mais surtout, par la disposition de
l'avant-port et le prolongement des digues de la Seine, ce vaste
projet se préoccupait d'isoler le port du Havre, de le soustraire com-
plètement aux menaces venues de l'estuaire. La Chambre, malgré
les appréhensions des protectionnistes, s'était laissé entraîner par
des voix éloquentes et convaincues, elle avait volé ce projet, com-
plet autant qu'efficace. Mais le Sénat, ménager d'une situation bud-
gétaire qui de jour en jour devient plus précaire, s'effraya des
millions qu'il fallait dépenser. Devant sa résistance, il fallut en
rabattre, avoir des visées moins hautes, et, renonçant aux longs
espoirs, n'envisager que l'avenir prochain : c'est ce qui a été fait
dans le nouveau projet. Les travaux que le Sénat vient enfin d'ap-
prouver sont d'ordre plus modeste que ceux primitivement étu-
diés. Pour le moment, cependant, ils paraissent devoir suffire et
il sera sage de s'en contenter. Ils ont d'ailleurs l'avantage de ne
rien empêcher de ce qu'on voudra sans doute faire quand il sera
permis, — si cela arrive jamais, — de faire œuvre grandiose.
Ces travaux consistent essentiellement dans la construction
en avant du port actuel d'une enceinte avancée, réduction en
quelque sorte du grand avant-port du projet primitif. L'entrée,
large de 200 mètres, en sera orientée vers le nord-ouest, loin,
par conséquent, des alluvions de la Seine. On y accédera du large
par deux passes draguées dans les fonds naturels. Celle du nord
aura par les plus petites hautes mers une profondeur de 9m,90,
et encore 3m,75 aux basses mers de morte eau. — Les navires
LE HAVRE ET LA SEINE MARITIME. 203
moyens y pourront donc circuler presque à tout moment, les
grands transatlantiques environ cinq heures par marée. Autre
avantage: les choses seront disposées de telle sorte qu'au lieu de
la route sinueuse d'aujourd'hui, les navires gagneront en droite
ligne le fond du nouvel avant-port. Là, ils trouveront une
vaste écluse à sas de 30 mètres de large et de 225 mètres
de long, permettant de pénétrer dans les bassins à toute heure
de marée. On ne sera plus réduit, comme aujourd'hui avec les
portes uniques, à n'ouvrir les bassins qu'au moment de la
haute mer, ce qui impose souvent à la navigation des retards
de plusieurs heures — sans parler du risque de voir les bassins
se vider, et les navires qu'ils contiennent s'échouer, si un acci-
dent, toujours possible, vient à retarder la fermeture au mo-
ment où la mer commence à descendre. Sans doute, une longue
suite de quais immédiatement accostables vaudrait mieux que le
passage par l'écluse et le séjour dans les bassins. Mais nous n'avons
ici ni l'Escaut, ni la Meuse, ni la Mersey, ni la Tamise, et ce sera
toujours pour le Havre une infériorité de n'être pas situé sur
un fleuve profond et facilement navigable.
Cet avantage, Rouen le possède : mais son éloignement de la
mer, et surtout l'impossibilité d'ouvrir d'ici longtemps la Seine
maritime aux navires de 8 mètres empêcheront d'utiliser pour
recevoir ceux-ci le bel alignement de ses quais, fort comparables,
toutes proportions gardées, à ceux de Rotterdam et d'Anvers. — Ce
que Rouen demande, ce que, hâtons-nous de le dire, personne ne
lui refuse, c'est une route sûre et relativement facile pour les cargo-
boatsde 6m,50 à 7 mètres. Tous les ingénieurs s'accordent à recon-
naître que le procédé à employer consiste à prolonger, en les évasant
progressivement, les digues actuelles; on s'entend moins sur ce
que sera ce prolongement: — Suivant quelle règle évasera-t-on?
Prolongera-t-on jusqu'au seuil même do l'estuaire, jusqu'à la
hauteur du Hoc du côté du Havre, de Villerville de l'autre? Ne
serait-ce pas réduire encore et d'une quantité notable l'atelier où
le courant du Calvados voudrait toujours apporter ses alluvions?
Découragé d'un transport inutile, de plus en plus troublé en ses
allures, celui-ci ne va-t-il pas se débarrasser trop tôt de son far-
deau, ensabler, plus qu'elles ne le sont déjà, les plages recherchées
de Trouville et de Dauville ? N'ira-t-il pas, du surplus, aug-
menter encore les bancs de la baie de Seine, rendre la passe
Sud-Ouest actuelle du Havre complètement inaccessible? C'est ce
que redoutent les plus sages. D'après eux, il suffit, pour le
moment, de s'arrêter à Honileur. La solution n'est pas définitive,
sans doute. Mais les quelques kilomètres de l'aval qui ne seront
point endigués subiront l'influence régulatrice du jusant sortant
201 REVUE DES DEUX MONDES.
des digues avec une direction et une vitesse dont l'impulsion se
prolongera sur un assez long espace. — Puis, sur cette faibledis-
tance de 7 à 8 kilomètres, des dragages analogues à ceux de la
barre de la Mersey peuvent efficacement intervenir.
Arrêter les digues de la sorte, ce sera, par surcroît, donner
à l'honnête petit port de Honfleur, si laborieux, si intelligent, si
utile à certains commerces, une preuve de sollicitude démocra-
tique.
Ainsi, d'une part, on place la nouvelle entrée du Havre aussi
loin que possible de l'embouchure; de l'autre, on prolonge les
digues de façon à ne laisser en dehors de leur influence directe
(pie l'étroite bande de l'estuaire comprise entre le méridien de
Honfleur et celui d'Amfard. On aurait pu faire plus, on aurait pu
faire moins. C'est une transaction. Au moins, n'aura-t-on fait rien
d'irréparable. Tels seraient, au contraire, par-dessus tous autres
procédés, ces barrages transversaux qui fermeraient à tout jamais
i 'estuaire, portant au comble le trouble déjà trop grand des mou-
vemens naturels des (.'aux, et précipitant la catastrophe qu'avec
les digues convenablement évasées on peut, au contraire, avoir
l'espérance d'atténuer.
La question technique résolue, restait la question d'argent.
Ce n'était pas la moindre. Le projet primitif s'élevait à
96 150 000 francs. Mais il faut en défalquer tout d'abord
7500000 francs de dépenses purement militaires, visant des tra-
vaux absolument distincts de ceux d'amélioration. Ces derniers
ne devaient plus alors coûter que 88 650 000 francs dont pour le
Havre 67 millions, pour la Seine et Rouen 21 650 000 francs.
Le projet, sans s'arrêter à cette distinction, mettait à la charge
tle l'Etat les trois quarts de la dépense totale, soit72 112500 francs.
— Pour faire le dernier quart, le département de la Seine-Infé-
rieure, les villes de Rouen et du Havre offraient, à titre de sub-
sides non remboursables, une somme de 8 millions; les Cham-
bres de commerce des deux ports fournissaient, celle du Havre
12 490 320 francs, celle de Rouen 3547180 francs. — Le projet
les autorisait à se récupérer au moyen de taxes, basées sur la
jauge des navires.
Ces diverses contributions se trouvent naturellement réduites
dans le nouveau projet, lequel ne s'élève plus qu'à 42 500 000 francs.
Mais la répartition de la dépense entre les intéressés n'est pas faite
proportionnellement à l'ancienne. Dans le premier cas, les Cham-
bres de commerce et les villes, encore aidées par le département,
LE 1IAVKE ET LA SEINE MARITIME. 205
prenaient à leur charge un quart seulement de la dépense. ( '.elle fois,
elles en assurent la moitié, à savoir le département et tes villes
6 627000 francs, la Chambre de commerce de Rouen i 937500 francs
celle du Havre 9 685500 francs, — ■ soit en tout: 21 250 000 francs.
C'est, proportionnellement, plus qu'il n'avait encore été demandé,
pour des travaux de ce genre, aux intéressés directs. Leur part,
dans les dépenses faites jusqu'ici pour l'amélioration du Havre, de
Rouen, même de Marseille, atteignait le quart, à peine. — 11 y a
donc tendance à faire participer de plus en plus aux travaux des
ports ceux qui ont à en retirer un bénéfice immédiat. C'est arri\ ci-
progressivement à cet heureux état social où l'utilité publique
pourra s'apprécier d'après le critérium de Dupuit, à la fois ingé-
nieur et économiste, qui disait en 1814 « qu'en matière de travaux
publics, il n'y a d'utilité que celle qu'on consent à payer (1). »
C'est ce que disait déjà Adam Smith :
« Lorsque les grandes routes, les canaux, les ponts et les ports,
sont construits et entretenus par le commerce même qui se fait par
leurs moyens, ils ne peuvent être établis que dans les endroits où te
commerce a besoin d'eux et, par conséquent, où il est à propos de
les construire. La dépense de leur construction, leur grandeur,
leur magnificence, répond nécessairement à ce que ce commerce
peut suffire à payer... Il ne paraît pas que la dépense de ces ou-
vrages doive être défrayée par ce qu'on appelle communément le
revenu public, celui dont la perception et l'application sont, dans
la plupart des pays, attribuées au pouvoir exécutif (2). »
Nos voisins d'outre-Manche sont restés fidèles aux enseigne-
mens de l'illustre économiste; l'importance absolue qu'ils recon-
naissent à l'initiative privée a contribué, pour une grande part,
au développement économique et à l'enrichissement de la Grande-
Bretagne.
A un autre point de vue encore, après les coûteuses leçons
qui nous ont été prodiguées depuis un certain nombre d'années,
l'intervention de l'Etat en matière de travaux est faite pour in-
spirer une légitime inquiétude. 11 est désirable que son action aille
s'ainoindrissant, que celle des individus et mieux encore celle des
associations s'y substitue avec une vue plus exacte de ce qui est
utile. Mais ici, plus que partout ailleurs peut-être, on ne peut pas
souhaiter une brusque révolution qui remplace instantanément
un régime par l'autre. L'État a trop agi. Il ne faut pas en con-
clure qu'il ne doit plus agir du tout. C'est progressivement et,
(1) Dupuit, De la mesure de l'utilité des travaux publics. {Annales des ponts et
chaussées, 1844, 2e semestre, p. 232.)
(2) Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations,
liv. V, ch. i.
206 REVUE DES DEUX MOISDES.
pour ainsi dire, par étapes que le caractère national doit acquérir
avec une virile fermeté la nette conscience de sa valeur. On repous-
sera alors cette dangereuse tutelle de l'Etat; on en viendra à l'ap-
plication étendue de cette sage recommandation de Montesquieu:
« 11 ne faut point faire par les lois ce qu'on peut faire par les
mœurs (1). » Mais nous n'en sommes pas encore là.
C'est cependant ce brusque saut qu'eussent voulu faire cer-
tains hommes politiques qui, lors de la première délibération sui-
te projet de loi relatif aux améliorations du Havre et de la Seine
maritime, proposèrent de mettre la totalité de la d ('pense à la
charge des Chambres de commerce. On eût, il est vrai, autorisé
ces corporations à prélever certains droits, non plus seulement
sur le tonnage des navires, mais aussi sur les marchandises. Cet
amendement, surgissant tout à coup, a fait échec, pendant plu-
sieurs années, au projet de loi. Les protectionnistes s'en réjouis-
saient. Améliorer les ports n'est-ce pas attirer les marchandises
étrangères dans un pays auquel on finit par faire croire qu'il doit
tout produire chez lui, que le commerce extérieur n'est qu'une
forme insidieuse de la guerre, un prolégomène de l'invasion?
Cependant, à la réflexion, le Sénat, quoique peu suspect de libé-
ralisme économique, n'a pas maintenu la rigueur de sa formule
première. Il a admis, telle qu'elle lui était proposée, la partici-
pation de l'Etat.
La Chambre s'était montrée favorable au projet primitif. Elle
n'a pas fait plus mauvais accueil au projet réduit qui lui reve-
nait du Luxembourg. Entre deux interpellations, elle a trouvé
le temps de le voter. Il n'y a plus, en effet, un instant à perdre,
et l'on a déjà trop attendu. Différer davantage c'était laisser aux:
autres la part qui doit légitimement revenir dans le commerce
universel à ce pays, auquel, de tout temps, géographes, historiens,
hommes d'Etat, Strabon, Richelieu, Colbert, Napoléon, promet-
taient de si merveilleuses destinées maritimes.
J. Fleuhy.
il Maximes et Pensées diverses, Firmin-Didot, 1855, p. 136.
UN NÉGOCIATEUR FRANÇAIS A ROME
LE CARDINAL D'OSSAT(,)
A ceux qui vont rêvant d'histoire dans les lieux où sont les
morts, Saint-Louis-des-Français, notre paroisse de Rome, offre
une mine de souvenirs inépuisable. En France même, on trou-
verait difficilement une nécropole historique mieux assortie, si
je puis dire : coin de patrie où l'on n'a pas un instant le sentiment
d'être à l'étranger, parmi des ombres exilées; le murmure plu-
sieurs fois séculaire qui s'élève de la compagnie est tout national.
Prélats, diplomates, soldats, artistes, lettrés, aventuriers ou sim-
ples voyageurs, tous sont de chez nous dans cette pieuse hôtel-
lerie ; chacune de ces dalles rend un son familier et bien français :
d'Angennes., LaTrémouille, Bernis, Latour-Maubourg, Pimodan;
chevaliers restés des armées de Louis XII et petits troupiers tué*
à la Porta San Pancrazio, en 1849 ; peintres qui ne purent s'arra-
cher à leur studio, de Claude Lorrain à Sigalon. Pauline de Beau-
mont soupire aux cœurs sensibles : « Il m'a couchée ici, afin que
(1) Le cardinal d'Ossat, évêque de Rennes et de Bayeux; sa vie, ses négociations à
Rome, par l'abbé A. Degert; Paris, Victor Lecoffre, 1894. — Lettres inédites du
cardinal d'Ossat, par le même, ibidem. — Letres du cardinal d'Ossat, recueil-
lies et précédées d'une vie de l'auteur par M. Amelot de la Houssaye; édition de
1698, 2 vol.; chez Jean Bouchot, rue Saint Jaques, au Soleil d'or, près Saint-Severin;
— édition d'Amsterdam, revue et augmentée, 1708. — Pour les éclaircissemcns sur
les négociations, Cf. les historiens de la Ligue, les correspondances de Henri IV et
de Sully; Brémond d'Ars, Jean de Vivonne, sa vie et ses ambassades ; Poirson, His-
toire du règne de Henri IV ; Michelet, — avec beaucoup de précautions, — et le
Sixte-Quint du baron de Hiibner, en toute confiance. Érudition solide, art de la
composition, agrément du récit, les qualités de cet ouvrage en font décidément l'ua
des meilleurs livres d'histoire de notre temps.
208 REVUE DES DEUX MONDES.
vous ne négligiez pas d'y relire ses Mémoires; » esclave d'amour
enchaînée à ce mur pour y servir éternellement les intérêts litté-
raires de son maître. (Je crains qu'il n'ait parfois songé au mer-
veilleux pendant que ferait, de l'autre côté de la porte, un tom-
beau de Mme Récamier, si le mauvais sort voulait qu'elle décédât
à Rome. Il les aimait bien mortes, et un peu mortes pour lui.) —
Il y en a pour toutes nos gloires, à Saint-Louis-des-Français ; il
y a même un Victor Hugo, l'abbé, qui prépare à quelques tou-
ristes des siècles futurs une de ces mystifications où s'éjouissait
volontiers le grand poète.
Une épitaphe, dans la troisième chapelle de la nef de droite,
laisse indifîérens aujourd'hui les visiteurs mal avertis. Sur la mo-
deste sépulture que firent au cardinal d'Ossat ses secrétaires,
Pierre Bossu et René Gortin, l'inscription lui rend pourtant un
bel hommage, et justifié : « Arnaldo Ossato... rarissimse in reges
suos fîdei... » Le nom d'Arnaud d'Ossat rayonna longtemps d'un
éclat qui a pâli. Un bon livre, comme il nous en arrive souvent
de la studieuse province, rappelle l'attention sur cet oublié. La
biographie et les savans commentaires publiés par M. Degert.
professeur à Dax, m'ont donné la curiosité de lire cette Corres-
pondance jadis fameuse, célébrée par les meilleurs juges des xvue
et xvme siècles comme un monument diplomatique et littéraire
du premier mérite. La Bruyère, en son chapitre des Jugemens,
n'hésite pas à placer le négociateur d'Henri IV entre Ximenès et
Richelieu. Fénelon, dans sa Lettre à ï Académie , montre l'estime
où il tient l'écrivain : « Le vieux langage se fait regretter quand
nous le retrouvons dans Marot, dans Amyot, dans le cardinal
d'Ossat... Une circonstance bien choisie, un mot bien rapporte,
un geste qui a rapport au génie ou à l'humeur d'un homme, est
un trait original et précieux dans l'histoire : il nous met devant
les yeux cet homme tout entier. C'est ce qu'on trouve avec plaisir
dans le cardinal d'Ossat : vous croyez voir Clément VIII qui lui
parle tantôt à cœur ouvert, tantôt avec réserve. » Saint-Simon,
Diderot, Chesterfield, mentionnent avec les mêmes éloges le po-
litique et ses écrits.
Notre siècle a délaissé l'écrivain; intéressant pour l'historien
de la littérature, comme un des ouvriers de la bonne langue, il
n'a pas le tour de pensée qui plaît à notre humeur : nous en ver-
rons la raison quand nous entrerons plus avant dans l'étude du
personnage. Mais le politique reste un modèle de sagesse et d'ha-
bileté, particulièrement recommandable à ceux qui ont charge
de négocier en cour de Rome. Puisque le livre de M. Degert nous
en fournit l'occasion, saluons au passage l'homme qui fut un des
meilleurs serviteurs de notre pays, un des plus clairvoyans. des
LE CARDINAL i)'0SSAT. 209
plus fermes dans son raisonnable propos, en un temps où l'erreur
et la mobilité étaient fautes communes.
Il naquit en 1535, au pied des Pyrénées, sur les confins du
Bigorre. Etait-il de souche gasconne ou béarnaise, sujet de France
ou de ce petit roi de Béarn avec lequel il allait s'élever? On ne
sait. Fils d'un maréclial-ferrant selon les uns, d'un opérateur
selon les autres, en tout cas d'un compagnon ambulant qui
mourut sur les routes sans laisser de quoi se faire enterrer, l'hu-
milité de sa condition rendit vaines toutes les tentatives des bio-
graphes pour éclaircir ses origines. Elle fit longtemps obstacle à
l'entrée de l'abbé d'Ossat dans le Sacré-Collège ; quand il reçut
la pourpre, à la fin de sa vie, les contemporains s'en émerveillèrent :
ils portèrent d'autant plus haut le mérite qui avait si fort grandi
un homme parti de rien. Resté modeste, n'ayant jamais essayé
de déguiser son mince état de naissance et de fortune, d'Ossat
s'étonnait lui-môme de son élévation; il écrivait au roi : « Je
ne pense point que Votre Majesté ait aucun sujet ni serviteur qui
lui soit si obligé que moi, qui, d'un petit ver de terre que j'étois,
ai été élevé à la dignité de cardinal par votre seule bonté. «Vingt
ans après la mort du prélat, Malherbe admirait encore qu'on eût
admis « dans la plus auguste compagnie qui soit au monde...
parmi des princes de Bourbon, d'Autriche, de Médicis... ce car-
dinal d'Ossat qui, tout excellent personnage qu'il était, avait une
extraction si pauvre et si basse que jusqu'à cette heure elle est
demeurée inconnue, quelque diligence qu'on ait apportée à la
chercher. » — Nous manquerions singulièrement de justice envers
l'Eglise, si nous ne lui reconnaissions au moins le mérite d'avoir
ouvert la première ce grand chemin de fortune où notre société
moderne appelle tous les talens. Pendant de longs siècles, alors
que des barrières arrêtaient sur les autres routes l'essor des pe-
tits, elle fut la seule école d'égalité, l'unique espoir des ambi-
tions légitimes mal servies par les hasards du berceau.
Aussi le jeune Arnaud voulut-il être d'Église. Touchés par
ses heureuses dispositions, les chanoines de la collégiale de
Castelnau lui avaient, dit-on, montré le latin; il fit profession à
Auch, en 1556. Gomme il argumentait fort pertinemment dans la
cathédrale, un gentilhomme gascon, M. de Marca, le prit en
affection, et lui donna mission d'accompagner deux siens neveux
à l'Université de Paris; d'Ossat devait les entretenir de bonne
nourriture et doctrine. Le pédagogue et ses disciples vinrent
s'établir à la montagne Sainte-Geneviève : tel Ponocratès amenant
son élève Gargantua au même lieu. Mais la ressemblance s'arrête
là: nos Gascons ne firent pas chère lie comme le fils de Grand-
tome cxxix. — 1895. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
gousier; les écus envoyés par M. de Marca tombaient aux mains
des détrousseurs, on passa seize mois « sans recevoir un seul
denier de Gascogne, en grande povreté et fascherie. » L'honnête
clerc subvint de son mieux aux nécessités de ses pupilles ; leur
départ lui rendit la liberté. Il s'adonna dès lors tout entier à
l'étude de la philosophie, prit parti pour Ramus contre Aristote
et Charpentier. Echauffé par la grande querelle de ce temps, il
commença de se faire connaître en écrivant un mémoire où il
défendait Ramus et attaquait le terrible Charpentier ; bref, à la
veille de la Saint-Barthélémy, le futur cardinal était engagé
dans une très courageuse et très dangereuse voie, sur les traces
du maître suspect qui allait périr si misérablement pour avoir
préféré Platon à Aristote. Heureusement l'envie lui vint d'étudier
sous Cujas, à Bourges : ce fut une diversion; et il finit par entrer
au service de Paul de Foix, qui embrigada d'Ossat dans la bande
de savans qu'il emmenait à son ambassade d'Italie.
Une académie ambulante plutôt qu'une ambassade, comme le
remarque M. Degert. De Thou, qui était du voyage, en a écrit la
relation ; rien ne fait mieux comprendre lïvresse d'études abstraites
qui grisait certains esprits de ce temps, la fureur de docte con-
troverse à peine exagérée dans l'énorme caricature de Rabelais.
Au débotté, dans les auberges d'Italie, le seigneur de Foix
s'enferme avec sa ménagerie d'hellénistes : Niphus, Uttenhovius,
Choesne, d'Ossat; on reprend la discussion entamée pendant la
marche. Ils ne regardent rien du monde extérieur, rien de
l'adorable musée qui vient de surgir tout le long du jardin
enchanté, des Alpes aux deux mers. Ils lisent, ils argumentent,
jusque dans le temps des repas, sur les dialogues de Platon, les
sommaires du Digeste, les problèmes de la physique. Paul de
Foix visita ainsi tous les princes souverains auprès desquels il
était accrédité. Rappelé en France parla mort de Charles IX, il
ne fit à Rome qu'un court séjour; il y revint en 1S79, toujours
accompagné de son fidèle d'Ossat. Promu aux fonctions de secré-
taire de l'ambassade, le philosophe allait changer d'état, trouver
sa vraie vocation. Comme il arrive souvent aux hôtes de passage
qui ne savent plus s'arracher de Rome, la Ville éternelle devait
fixer dans la vie et dans la mort cette destinée jusqu'alors vaga-
bonde. D'Ossat y vécut vingt-cinq ans; il y mourut, sans avoir
revu une seule fois la patrie qu'il servait d'un zèle infatigable,
les rois et les ministres dont il recevait les directions. On ne voit
pas qu'il ait souffert de cet exil : rien ne trahit dans ses lettres la
douce nostalgie de son devancier Du Bellay :
Plus mon Loyre gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Lire que le mont Palatin...
LE CARDINAL d'oSSAT. 211
Notre abbé n'était pas le pédant incorrigible qu'on pourrait
croire, d'après les commencemens que j'ai rapportés. Il avait jeté
sa gourme scolastique à l'Université de Paris et dans la société
de son premier protecteur, ce Paul de Foix que la mort allait
bientôt lui enlever, en 1584. A Rome, toutes ses aptitudes se
tournent vers la négociation, vers la pratique prudente et déliée
des affaires ; elles absorberont désormais son intelligence et sa vie.
Il les mania à divers titres, presque toujours en marge de la di-
plomatie officielle, telle que nous la concevons aujourd'hui.
Ce que nous appelons maintenant « la carrière » n'existait pas
à cette époque, au moins en France: tout au plus y avait-il
quelque chose d'approchant dans la république de Venise et dans
le service du roi d'Espagne. Chez nous, un grand seigneur se
rendait à une Cour pour un objet défini, avec une mission indi-
viduelle et temporaire ; il attachait à sa suite des gentilshommes
pour l'apparat, des serviteurs intimes, des clercs le plus souvent,
pour la rédaction des écritures et les conversations d'affaires avec
les secrétaires du souverain près de qui l'on négociait. Entre
lemps ou à côté de ces ambassades, des agens bénévoles s'entre-
mettaient, soit qu'ils possédassent la confiance du roi, soit qu'ils
eussent simplement une confiance intrépide dans leurs propres
talens et l'amour d'un art où le succès n'allait pas sans profits.
A Rome surtout, au centre où venaient aboutir et s'enchevêtrer
toutes les négociations de la chrétienté, sur ce terrain ecclésias-
tique miné pas les sapes et contre-sapes tortueuses, les agens
officieux étaient légion ; chaque puissance en avait quelques-uns
à sa solde, cliens sûrs ou réputés tels, sujets authentiques de
leur prince, ou familiers italiens du pape gagnés aux intérêts du
prince étranger. Les affaires spirituelles et temporelles étaient
indifféremment traitées par l'ambassadeur, quand il y en avait
un, par le cardinal protecteur spécialement chargé des intérêts
de la nation, par quelque prélat moins en vue qui avait ses petites
entrées au Vatican et une correspondance active avec sa Cour. En
un pareil milieu, « où il y a, disait d'Ossat, plus de finesse qu'en
tout le reste du monde, » rien ne peut remplacer l'expérience
d'un résident inamovible, vieilli dans les stalles de Saint-Pierre
ou du Latran, portant la robe de ceux qu'il doit persuader,
ombre discrète parmi ces ombres silencieuses, l'oreille toujours
ouverte à leurs demi-confidences, la bouche toujours prête pour
la parole qu'il faut dire, qu'une voix connue insinuera mieux,
qui effarouchera moins si elle ne tombe pas du carrosse d'un
représentant attitré. Pour la France en particulier, ce fut une
tradition constante d'entretenir à Rome des prélats romains restés
bons et actifs Français : ils éclairaient les malentendus, ils adou-
212 REVUE DES DEUX MONDES.
cissaicnt les frottemens inévitables du spirituel et du temporel,
ils faisaient entendre à qui de droit nos réclamations, devenues
sur leurs lèvres expertes d'humbles suppliques, mais des sup-
pliques derrière lesquelles on devinait la volonté résolue d'un
grand plaideur. Notre pays ne s'est jamais bien trouvé d'inter-
rompre cette tradition. Elle n'eut pas de gardien plus heureux et
plus adroit que l'abbé d'Ossat.
Le goût de l'intrigue, qui est l'écueil de ces situations mal
définies, n'eut aucune prise sur son âme sérieuse et désintéressée.
Ce Gascon, s'il l'était vraiment, n'avait rien de l'humeur qu'on
est convenu d'attribuer aux gens de son pays. Pour la gravité et
la sûreté, il eût rendu des points aux négociateurs espagnols de
Philippe II. Après la mort de Paul de Foix, il fut successivement
secrétaire des cardinaux-protecteurs de France, d'Esté et Joyeuse;
gérant officieux ou déclaré des affaires royales, pendant les rup-
tures avec le Saint-Siège qui se répétèrent à la fin du règne
d'Henri III et au début du règne d'Henri IV; adjoint ensuite aux
ambassadeurs en titre, Pisany, Du Perron, Sillery, chargé de pré-
parer le succès de leurs missions. On ne le vit jamais chef nominal
de l'ambassade, il en fut toujours l'âme, le collaborateur indis-
pensable. De bonne heure, il correspondit avec le conseil royal;
la plupart de ses lettres sont adressées à Villeroy, qui l'avait dis-
tingué dans la suite de Paul de Foix. A cet absent il fallait en
France une ancre solide, sur laquelle il pût s'amarrer contre toutes
les sautes de vent; Villeroy ne lui manqua en aucune circonstance
et le protégea contre la jalousie de Sully. Henri IV ne tarda pas
à discerner le sens juste et l'inébranlable dévoûment de ce Béar-
nais de Rome : dès lors, d'Ossat écrivit directement et fréquem-
ment au roi.
A partir de la mort d'Henri III, l'abbé se procura une attache
officielle fort commode. Il était le fondé de pouvoirs de la reine
veuve, Louise de Lorraine, pour l'instance des honneurs funèbres
refusés au feu roi. Après le double meurtre des Etats de Blois,
Henri III avait été mis en interdit. Qu'il eût fait expédier le
Balafré, c'était l'affaire de la prérogative royale : on ne le tracas-
sait pas sur ce point; mais l'exécution sommaire du cardinal de
Guise, un prince de l'Eglise, cela ne se pouvait souffrir. Sixte-
Quint prit feu. Henri tomba sous le poignard de Jacques Clément
sans réconciliation valable ; Rome lui refusa la messe solennelle
d'usage pour le repos de l'âme des rois de France. La pieuse
reine Louise sollicitait ardemment cette messe, devenue l'unique
affaire de sa vie : elle l'attendit plus de quinze ans, harcelant la
Curie de ses tristes supplications. Son procureur d'Ossat, toujours
rebuté de ce chef, plaidait mollement, avouons-le; l'instance de
LE CARDINAL D'OSSAT. 213
la messe solennelle lui donnait un prétexte à souhait pour de-
mander audience, attaquer la conversation avec le pape ; il recevait
une réponse dilatoire, l'entretien prenait un autre tour, il glissait
aux affaires sérieuses, aux affaires du roi.
Elles étaient terriblement embrouillées. Pour apprécier à leur
juste valeur les services d'Arnaud d'Ossat, pour mesurer la rec-
titude de son jugement et la fermeté de son patriotisme, il faut
se remémorer cette France en perdition du temps de la Ligue.
Ce pays de soubresauts, si souvent menacé de ruine par ses
propres folies et par les convoitises des autres, sauvé toujours
par quelque cœur de chez lui qui le relève et le relance au som-
met de l'histoire, je ne crois pas qu'il ait couru de plus grands
périls qu'à cette heure. Non, pas même dans les pires agonies de
la guerre de Cent ans. Qu'était la puissance des Plantagenets en
regard du colosse espagnol? « Atlas qui porte le monde, » écrit
quelque part d'Ossat. Ni la majestueuse hégémonie de Louis XIV,
ni le rapide ouragan déchaîné par Napoléon, ne se peuvent com-
parer à l'écrasante pesée de Philippe II sur l'Europe. Du fond de
ce bureau de l'Escurial où il griffonne ses paperasses, le sombre
fantôme étend son ombre sur la terre, d'une marche lente, sûre,
inéluctable. Sa conquête universelle a le caractère de la fata-
lité; il détruit les indépendances nationales jusqu'au fond des
cœurs qu'il corrompt. Il a l'omnipotence de l'or, dont il détient les
sources; l'omnipotence de la croix qu'il accapare en la défendant,
car le pape n'est que son légat; l'omnipotence des armes: tous
les pays où on lève des soldats de métier râlent sous la bannière
espagnole.
Deux points de résistance possible sur la terre : la France et
Rome. Sur la mer, il y a l'Angleterre, mais presque dépossédée
de son élément, cloîtrée dans son île. La France! Il l'enserre de
tout l'horizon. Elle palpite, hypnotisée par le vampire qui la
guette et l'absorbe, qui est partout, sur les Pyrénées, sur les
Alpes par le Savoyard, sur les Vosges, sur la Moselle, sur l'Es-
caut, sur l'Océan par ses armadas qui épouvantent nos ports.
Dans cet effroyable danger, la pauvre folle se déchire de ses
mains, s'offre pantelante : fureurs religieuses, fureurs politiques,
ambitions impies ; les intérêts et la piété se liguent pour appeler
l'Espagnol, pour lui demander un roi de sa façon, quelque fan-
toche sous lequel un duc d'Albe ou un prince de Parme viendra
dépecer nos champs de Seine et de Loire, réduire Paris à la con-
dition servile, atroce, des cités flamandes et brabançonnes. Qui
ramassera le pays en dissolution? Le roi? il est pire que le fou
Charles VI, ce maigre Anjou, usé en Pologne, usé à Venise,
pourri, sournois, oscillant, sans autre défense que le jeu des poi-
214 REVUE DES DEUX MONDES.
gnards, sans autre plan que de contenir les Guise par son ccusiu,
son cousin par les Guise, et ne comprenant pas que l'Espagnol
va les dévorer tous. Après lui, ce cousin contesté, un petit aven-
turier de Béarn, huguenot, scandale pour le peuple fidèle, avec une
poignée de soldats, pas un écu, de si frêles chances!
Rome serait le seul recours, si elle voulait, l'unique rempart
du monde et de la France. D'Ossat l'a bien vue, la force politique
incalculable, indéfectible, qu'il y a dans ce simulacre de puissance
matérielle. « Aussi savez-vous que le pape et la Cour de Rome
peut faire beaucoup de bien au Roy, et aider grandement à lui
accommoder ses affaires et son royaume; mais elle lui peut faire
encore beaucoup plus de mal, nous l'avons trop expérimenté. Le
Roy d'Espagne, avec toute sa puissance et employant toutes ses
forces tant par mer que par terre, ne vous peut pas tant nuire
comme fait cette Cour en son séant. » — Mais Philippe enserre
Rome, comme la France, par ses royaumes, ses fiefs, ses présides,
ses alliés d'Italie. Il est dans Rome, ses ambassadeurs pensionnent
la moitié du Sacré-Collège. « Ils en vont présentant à des cardi-
naux, à un mille, à un autre deux mille, à d'autres trois mille;
et n'y a pas faute de cardinaux qui se vendent. » — Le grand roi
n'est-il pas d'ailleurs le dernier boulevard de la chrétienté contre
l'hérésie? A l'ouverture des conclaves, on fait des pointages :
trente-cinq cardinaux espagnols, sujets ou créatures de Philippe;
on n'en compte pas six pour la France. Grégoire XIII n'était qu'un
jouet entre les mains d'Olivarès. Vient Sixte-Quint, par bonheur :
ce moine entêté se démasque, il résiste. Il a pesé les deux périls
du monde : la défaite du catholicisme si l'on prend parti contre
Philippe, la tyrannie universelle si l'on s'abandonne à lui. Il tient
le juste milieu; il refuse ses encouragemens à la Ligue, éconduit
les envoyés de Mayenne. La politique de Sixte-Quint nous a
peut-être préservés de la décomposition finale et de la domination
étrangère, durant les années de la grande angoisse, de \ 585 à 1589.
Michelet, emporté par ses diatribes, n'a pas voulu voir cette
vérité. L'opinion des fanatiques de Paris eût dû l'instruire. Ns
parlaient par la voix du curé de Saint- André, disant en chaire, à
la mort de Sixte : « Dieu nous a délivrés d'un meschant pape, et
politique; lequel s'il eût vécu plus longuement, on eût esté bien
étonné d'ouïr prescher à Paris contre le pape, et toutefois il l'eust
fallu faire. »
Ces reproches si honorables pour le pape n'étaient déjà plus
justifiés. Courroucé par la tragédie de Blois, puis effrayé par
l'avènement du roi huguenot, Sixte-Quint se lasse de résister; il
abandonne la cause française, la vraie, celle de ce huguenot.
Après lui, des pontificats de quelques mois : Urbain VII, Gré-
LE CARDINAL d'oSSAT. 215
goirc XIV, Innocent IX, de faibles vieillards qui passent, soumis
à leur électeur espagnol. Il était temps que le canon d'Arqués et
d'Ivry vînt rassurer le timide Clément VIII, fournir à d'Ossat les
argumens que demandait ce fin connaisseur. — « Le roy doit
tenir pour certain que comme ses affaires iront en France, ainsi
iront-ils à Rome, et que quand il seroit le meilleur catholique du
monde, jusqu'à faire des miracles tous les jours et à toute heure,
si toutefois il estoit peu heureux au faict de la guerre et de ses
conquêtes, il ne seroit jamais recongneu pour roy à Rome; comme
au contraire, il ne seroit que tolérable catholique, comme il doit
aspirer à être le meilleur de tous, si toutefois par la force et par
sa bonne conduite il vient au-dessus de ses affaires en France,
on lui offrira du costé de Rome ce qu'on lui ha si indignement
refusé. »
Clément VIII reprend la politique de Sixte-Quint, mais avec
quelles réserves, quelles hésitations au début! Aldobrandini n'a
pas l'âme résolue du vieux Peretti. Il tremble encore devant l'Es-
pagnol qui décline, comme on se signe au bruit attardé de la
foudre, l'éclair passé. Il le ménage en vue de sa grande chimère,
la croisade européenne contre le Turc. Le pape Clément appar-
tenait, comme le Tasse qu'il voulut couronner, à cette famille
d'esprits, encore nombreuse à la fin du xvi° siècle, raillée avec
une secrète tendresse par Cervantes, et qui avait le regret, l'illu-
sion du chevaleresque autrefois. Sa dévotion ardente, étroite,
s'alarmait à chaque mesure de tolérance décrétée par Henri IV.
Surtout, il ne pouvait pas croire que la conversion du roi fût sin-
cère; il mit des années à s'en persuader, et d'Ossat à le con-
vaincre. On lui avait tant dit que Clément VIII perdrait la
France d'Henri IV comme Clément VII avait perdu l'Angleterre
d'Henri VIII, s'il se résignait à accepter le roi hérétique! Ce roi
n'était-il pas tout prêt, comme jadis l'Anglais, à rompre avec
Rome pour avoir plus de facilité à épouser ses maîtresses? Il y
avait dans cette prophétie plus que le jeu tentant d'une compa-
raison symétrique : la similitude des situations inspirait à beau-
coup de contemporains le même pronostic.
Le voit-on, maintenant, le chétif abbé, jeté à la mer loin du
bâtiment qui sombre, chargé d'en sauver le pavillon? Il lutte
seul, sans ressources, pour la France en détresse, contre la puis-
sance espagnole, contre la formidable machine qui englobe tous
les rouages de l'Europe, contre son Église prise dans l'engrenage,
contre ses propres compatriotes acquis à l'esprit de la Ligue. On
ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de ses vues pénétrantes dans
les ténèbres où tâtonnaient les autres, de la force d'âme qu'il met
au service de ses convictions. N'oublions pas qu'il est absent
216 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis longues années d'une France qui changeait chaque
jour, mal renseigné par de lents courriers dont la moitié se per-
daient en route, plongé dans un milieu hostile où la malice espa-
gnole et souvent, hélas ! la malice française défigurent toutes les
nouvelles, tous les faits. Et d'abord, où est le bon parti, dans
cette anarchie de la patrie?
Nous jugeons aujourd'hui des sentimens de cette époque après
le succès, sous l'empire de la séduction qui s'est attachée au nom
d'Henri IV; nous en jugeons très faussement. Il nous parait que
la légitimité du Béarnais ne devait pas faire doute pour les hon-
nêtes gens, non plus que la connexité entre ses intérêts et ceux
de la France. Le droit n'était pas si clair. Jamais peut-être, plus
qu'à cet obscur carrefour de la fin du xvic siècle, il ne fut diffi-
cile à un Français de discerner le devoir du patriote, le véritable
intérêt de la nation. Dans ce monde atterré par les progrès de
l'hérésie, la première légitimité était celle de l'orthodoxie, de la
cause catholique. On pouvait hésiter entre le vieux cardinal de
Bourbon, le roi de la Ligue, et ce lointain Bourbon du Béarn,
peu connu, excommunié, déclaré inhabile à succéder par la bulle
privatoire de Sixte-Quint. Fallait-il, pour les beaux yeux de cet
aventurier, faire de la Fille aînée de l'Eglise une autre Angleterre
renégate? Et ses chances étaient si faibles au début ! Contre lui,
tant de seigneurs qualifiés, le peuple de Paris, le clergé, les
moines, la conscience religieuse; avec lui, quelques reîtres d'Alle-
magne et de Suisse, quelques Gascons chanteurs de psaumes;
entre deux, le tiers-parti, les politiques, comme on disait alors,
ceux qui n'aident jamais, attendent le succès et trahissent le mal-
heur. La vérité, c'est qu'Henri était l'avenir, la raison, mais aussi
l'aventure, le scandale; la Ligue avait pour elle la plus respec-
table tradition, les gens bien pensans, les bons conservateurs du
passé. On pouvait s'y tromper, de loin surtout, au cœur du bercail
menacé, dans l'atmosphère ecclésiastique et passionnée où vivait
d'Ossat. Il ne s'est pas trompé, il a vu le chemin d'avenir et de
raison, ce qui n'était pas facile; et, l'ayant vu, il l'a courageuse-
ment suivi, ce qui l'était encore moins.
Imaginez ce prêtre, tenant presque seul pour les novateurs,
dans Borne. Joyeuse, le cardinal-protecteur, son ami, son bien-
faiteur, Joyeuse fait volte-face et embrasse le parti de la Ligue*
D'Ossat n'en est point ébranlé : il rompt, quoiqu'il lui en coûte. Les
jésuites, tout-puissans à Borne, ne sont pas tendres pour les par-
tisans du roi huguenot. L'ancien ami de Bamus, qui avait jadis
inquiété la Sorbonne, risque gros: ne va-t-on pas suspecter son
orthodoxie, l'accuser tout au moins de tiédeur, lui si attaché à
sa foi, si exemplaire dans sa vie religieuse? Sans doute, il dut
LE CARDINAL D'OSSAT. 217
entendre siffler la plus venimeuse des calomnies, celle que la
politique cache sous le manteau de la religion. Il les a connus
par expérience personnelle, ceux dont il dit dans son énergique
langage : « De telles gens, qui suggèrent à S. S. de demander des
choses qu'ils sauront ne se pouvoir faire, qui pour un poil de leur
intérêt ne se soucieroient que S. S. et le Saint-Siège perdît
l'obéissance de toute la France, et que la religion catholique
souffrît une grande diminution. »
D'Ossat n'a pas fléchi un seul jour dans son exacte apprécia-
tion des choses de France, dans son espoir du succès final. Où
puisait-il l'énergie nécessaire à cette lutte? Quel mobile l'ani-
mait? L'intérêt? Il ne vivait que des bontés de Joyeuse. Il fut
toujours réduit aux expédiens. Henri était fort empêché de
récompenser les bons offices : Du Perron, quand il vint en am-
bassade pour l'urgente affaire de l'absolution, dut reculer son
départ pendant trois mois faute d'argent. D'Ossat ne reçut qu'en
1596 l'évêché de Rennes, changé plus tard pour celui de Bayeux:
des deux il ne tira pas en tout deux mille écus ; il était trop loin ,
et ses chanoines retenaient les revenus. Lors de sa promotion au
cardinalat il n'avait pas de quoi acheter le carrosse et le lit de
damas rouge. — Non, on a beau fouiller dans cette vie, dans cette
intelligence et dans ce cœur, on n'y trouve qu'un mobile d'action :
comme il l'écrivait un jour au duc de Nevers, « faire ce qui sera
du debvoir d'un bon François. » Tout d'Ossat est dans ces mots.
C'est par là qu'il est vénérable.
Et habile, de quelle souple et constante habileté ! Pour la
faire apparaître, il faudrait citer de longs extraits de la corres-
pondance, entrer dans le détail des négociations. Il joue ses
grosses parties sous le pontificat de Clément VIII. Il a pris racine
et autorité dans Rome; il pratique sans cesse le pape. Dans les
Lettres, nous voyons vivre Aldobrandini comme en un portrait
des maîtres de la Renaissance. D'Ossat connaît la signification de
chaque geste du vieillard, et des rougeurs, et des lamentations,
et des colères soufflées par l'Espagnol ; il sait à quoi s'en tenir sur
les attaques de goutte suspensives d'une décision, sur l'accueil
navré quand il remet un mémoire : « Vous me voulez tuer, me
faisant étudier avec ces grandes chaleurs. » Les deux interlocu-
teurs ont de singulières discussions. Le pape ne peut prendre
son parti de l'alliance d'Henri IV avec l'hérétique Elisabeth. —
Exigences de la politique, répond d'Ossat; c'est une grande reine,
et d'un génie redoutable : telle était l'opinion de Sixte-Quint. —
Ce n'est plus vrai; réplique Clément, et il s'efforce de prouver que
les femmes qui ont « aimé le déduit » dans leur jeunesse perdent
de bonne heure leurs facultés. D'Ossat n'est pas convaincu. —
218 REVUE DES DEUX MONDES.
Plaisantes disputes; mais répétées chaque jour, à propos de tout,
elles eussent lassé un négociateur moins tenace que notre
Gascon.
Je ne puis rappeler ici que la plus importante de ses pour-
suites, la grande affaire de l'absolution du roi, « la plus grande
que le Saint-Siège eût eue depuis plusieurs centaines d'ans, »
disait Clément VIII à la Congrégation des cardinaux. Paruta en
écrivait à la Sérénissime République : « Jusqu'au dernier jour,
on avait pu tout redouter de l'irrésolution du pape et de la pres-
sion des Espagnols, et il avait fallu plus qu'un génie humain
pour faire aboutir cette merveilleuse affaire de l'absolution. » Ce
génie était celui de d'Ossat, qui mena seul toute l'instance pen-
dant des aimées, bataillant pied à pied contre les résistances ou
les exigences excessives du pape Clément. A l'approche du jour
où le pontife devait prendre l'avis du consistoire , le déchaîne-
ment des Espagnols passa tout ce qu'on avait vu jusqu'alors.
C'était leur dernière partie , puisqu'on allait enlever le dernier
prétexte aux troubles de France. Le duc de Sessa courut de porte
en porte, chez les cardinaux, achetant, menaçant, ameutant tout
le Sacré-Collège. D'Ossat triompha, obtint du pape qu'il prononce-
rait seul, après clôture des bouches. Quand Du Perron arriva pour
recueillir le fruit de cette laborieuse préparation, les procès-ver-
baux étaient déjà rédigés dans les termes consentis par le roi.
L'ambassadeur n'eut qu'à se joindre à son collègue, le 1 7 sep-
tembre 1595, pour s'agenouiller avec lui sous la baguette du
pénitencier, devant Saint-Pierre, et pour entendre à ce prix lec-
ture du décret d'absolution, au milieu du peuple assemblé, au
bruit des salves d'artillerie du château Saint- Ange.
Les mécontens reprochèrent à Henri IV l'acceptation de cette
cérémonie comme une humiliation inutile. D'Ossat avait très bien
vu qu'il en fallait marquer fortement le caractère, pour que nul
ne pût contester, par la suite, la validité de la réconciliation
royale; et l'humiliation rejaillissait sur les Espagnols, qui
avaient remué ciel et terre pour en empêcher l'heureux effet. Si
Paris valait bien une messe, la paix définitive des esprits valait
bien un coup de baguette sur les épaules d'un subrogé pénitent.
— « Ainsi, Sire, tout ce propos d'une matière difficile et cha-
touilleuse, et de points si sensitifs, se passa avec autant de dou-
ceur et d'amiableté qu'aurait su faire le plus facile et équitable
sujet du monde. » — C'est une des belles lettres de 1595, où
d'Ossat raconte au roi la joute courtoise et serrée des derniers
pourparlers. Sa vaste érudition lui fournit des réponses immé-
diates à tous les argumens de l'adversaire. Le Saint-Siège exige
le retrait d'un arrêt du Parlement qui condamne comme scanda-
LE CARDINAL l/oSSAT. 219
leuse et séditieuse la proposition de Rome, que le roi Henri, à
présent régnant, ri est en l'Église jusques à ce qu'il ail l'approba-
tion du pape. — « Auquel propos je viens tout maintenant de me
rafraîchir la mémoire d'une Décrétale du pape Innocent III, en
laquelle il dit que le jugement de Dieu est toujours fondé sur
la vérité , laquelle ne trompe , ni n'est trompée ; mais le juge-
ment de l'Église suit quelquefois l'opinion, laquelle trompe sou-
vent, et est trompée... Aussi viens-je de lire un canon, pris de
saint Jérôme, qui dit que quelquefois celui qui est envoie dehors
par ceux qui commandent en l'Eglise est dedans, et celui est
dehors, qui semble être retenu dedans. » — Voilà de terribles
Décrétâtes, et qui auraient pu, tout aussi bien, donner des armes
à Martin Luther.
Le cas principal heureusement réglé, restait à conclure de
laborieux accords pour remettre l'ordre dans l'Eglise de France,
bouleversée après de si longs troubles : cinquante évêchés va-
cans, nombre d'abbayes et de prébendes non pourvues, ou très
mal pourvues, aux mains des gens de guerre. Il fallait passer
l'éponge sur beaucoup d'irrégularités, obtenir l'agrément pon-
tifical pour des serviteurs du roi qui avaient senti le fagot, pour
des sujets ecclésiastiques fort discutables, comme cet archevêque
de Bourges, Regnaud de Beaune, qui faisait par jour sept repas d'au
moins une heure chacun. A ce moment, d'Ossat nous fait songer
à l'abbé Bernier, négociant en des circonstances analogues avec
Consalvi, et amené par la similitude des temps à solliciter mêmes
concessions, mêmes indulgences, pour une même restauration. La
tâche du représentant d'Henri IV apparaît plus ardue, parce que
de nouveaux griefs politiques venaient sans cesse à la traverse des
accords près d'aboutir. C'était l'expulsion des Jésuites, après la
tentative d'assassinat de Jean Châtel : on avait pendu en Grève
deux de ces Pères, on chassait les autres du ressort de Paris.
D'Ossat obtint leur rappel en 1603, « pour donner contente-
ment au pape », écrivait-il à Villeroy ; « je vous ai protesté que
je ne fus jamais énamouré d'eux. » — C'était l'édit de Nantes,
médecine amère à faire passer dans Rome. Clément VIII se
cabrait à chacun des actes de tolérance d'Henri IV; à ce coup il
éclata. — « Sire, le sujet de cette lettre sera fâcheux, et à nous,
à écrire, et à Votre Majesté, à entendre... Sa Sainteté nous dit
hier matin qu'il étoit le plus navré et désolé homme du monde,
pour TEdit que Votre Majesté avoit fait en faveur des hérétiques ;
qu'il ne savoitplus qu'espérer ni que juger de vous; que ces choses
lui mettoient le cerveau à parti; que cet Edit, que vous lui avez
fait en son nez, étoit une grande plaie à sa réputation et renom-
mée, et lui sembloit qu'il avoit reçu une balafre en son visage;
220 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il se trouvoit fort perplexe et demeuroit fort exulcéré... » —
D'Ossat pansa la plaie comme il put.
En plus de ces difficultés inévitables, nées d'une bonne poli-
tique, — ce sage esprit n'avait garde de la reprocher au roi, — le
patient négociateur en voyait surgir d'autres dont il se serait bien
passé, et qui lui venaient de la complexion de son doux maître.
Un jour il doit solliciter pour Angélique d'Estrées cette abbaye
de Maubuisson, dont Sainte-Beuve a raconté en son Port-Royal
la plaisante histoire et la destination peu canonique. Une autre
fois il a commission de proposer pour le chapeau Sourdis, l'oncle
de Gabrielle. Sourdis et d'Ossat, qui n'avait rien demandé pour
lui-môme, reçurent la pourpre le même jour, en 1599. Les mérites
de l'un compensèrent tout ce qui manquait à l'autre. L'affaire la
plus épineuse dans cet ordre d'idées était l'annulation du mariage
du roi avec Marguerite de Yalois. Henri devenait-il coulant et
pressé dans quelque négociation avec la Curie, d'Ossat se réjouis-
sait d'un côté et tremblait de l'autre. Lorsqu'un prince s'occupe
vivement de Rome et s'y montre facile sur les grands intérêts,
c'est le plus souvent sous l'aiguillon du diable, en vue de quelque
divorce. D'Ossat le savait; il savait surtout que c'était toujours
le cas avec l'endiablé Béarnais. Il manœuvrait de façon à décou-
rager toute instance en cassation de mariage.
Henri « s'était accoutumé avec Gabrielle, » comme disent les
contemporains ; il pensait certainement à l'épouser. Mais la reine
Marguerite ne voulait pas donner son consentement à l'annulation,
« pour voir en sa place une telle décriée bagasse. » Quand la
pauvre « bagasse » fut morte dans la petite maison de Zamet, en
1599, l'affaire alla toute seule; on conclut à Rome en un tour
de main l'union du roi démarié avec la fille du Médicis. D'Ossat
n'était pas au bout de ses peines. Un mois après le mariage flo-
rentin, il vit arriver un étrange capucin, Travail, dit le Frère
Ililaire de Grenoble, serviteur d'Henriette d'Entragues, porteur
d'une lettre de crédit du roi en bonne et due forme. Ce personnage
se réclamait bien haut de la nouvelle maîtresse, demandait une
audience du Saint Père pour on ne sait quelles intrigues,
clabaudait chez les cardinaux, faisait un train d'enfer. Voilà notre
prudent diplomate aux cent coups. Il s'ouvre à Villeroy dans
une lettre confidentielle fort effarée, sous son air voulu d'assu-
rance; il aimerait croire que ce fâcheux est un imposteur, mais il
sait trop'^bien à quoi s'en tenir sur les faiblesses de son léger
seigneur. « Monsieur, vous jugez assez de cette insolence capu-
cine. Quant à moi, d'une chose m'assuré-je bien, que s'il lui reste
quelque étincelle de sens et de jugement, il ne me tiendra jamais
pour homme qui croie que mon bien être ou mon mal être
LE CAHDINAL D'OSSAT. 221
auprès du roy dépende de lui, ni qui ait un seul poil de crainte
de tous les capucins et moines, qui sont hors ou dedans le monde...
Je vous prie de suplier Sa Majesté de ma part qu'elle avise de
mieux connoître les hommes, et mêmement moines, avant que
leur commettre choses d'importance, pour être mêmement
traitées en Italie, et à Rome, où il y a plus de finesse qu'en tout le
reste du monde. » — Il ne respira plus jusqu'à ce qu'il eût
expédié le bruyant capucin d'Henriette, qui lui avait donné une
des plus chaudes alertes de sa vie diplomatique.
D'après les obligations de cette vie, le lecteur pourrait croire
à tort que ce grand négociateur fut un chrétien et un prêtre
médiocres. Toute la correspondance du cardinal, j'ai hâte d'ajouter
ce trait, respire une piété sincère, un attachement scrupuleux aux
devoirs de l'état ecclésiastique. Tout ce que nous savons de lui
est sujet d'édification. Sa révérence pour les chefs de l'Eglise
avec lesquels il discutait fut profonde, filiale. Dans la Rome
politique et mondaine d'alors, d'Ossat n'éprouva jamais cette
réaction de scepticisme dont témoignent Rabelais et tant d'autres
voyageurs. Il avait fait une cloison étanche, dans son cœur, entre
les devoirs du chrétien et ceux du diplomate; dans la personne du
Pape, entre le père des fidèles et le souverain dont il devait com-
battre les exigences. L'esprit simpliste de notre temps et de nos
démocraties comprend malaisément ces distinctions; il met trop
vite en doute la sincérité de ces personnages doubles, ministres
français en bataille dans la salle d'audience, prêtres romains sou-
mis et croyans hors de cette salle. Ce même esprit ne conçoit pas
davantage que le vainqueur d'Arqués ait dû négocier, plier,
compter avec les vieillards du Vatican autant qu'avec le Chef de
la maison d'Autriche. Le partage d'âme d'un cardinal d'Ossat pa-
raîtra illogique aux tout jeunes gens, et à quelques politiciens
très vieux ; il est pourtant l'indice d'une haute synthèse philoso-
phique, non moins que d'une adaptation professionnelle du diplo-
mate; il est surtout l'effet d'un regard longuement, obstinément
fixé sur la complexité des choses humaines, sur l'inextricable
connexion de leurs misères avec la sublimité des choses divines.
La Correspondance nous fait connaître un écrivain primesau-
tier, étranger à toute recherche de bel esprit, uniquement soucieux
de mettre dans le langage des affaires clarté, nuance et force. Les
portraits qu'il trace ont du relief, des touches brusques et vigou-
reuses où Saint-Simon put retrouver un ancêtre ; par exemple
quand il dépeint « le variable et précipiteux naturel du duc de
Savoie. » C'est déjà l'association d'idées qui fera dire à Victor
Hugo, avec un concettl plus risqué,
La Savoie et son duc sont pleins de précipices.
222 REVUE DES DEUX MONDES.
Néanmoins, la Correspondance laisse quelques déceptions à
notre dilettantisme. Cet homme austère a passé vingt-cinq ans
dans l'Italie, dans la Rome de la Renaissance ; il a vu les spec-
tacles pittoresques, les tragédies de cette époque animer un cadre
d'art et de beauté ; il a vécu dans la compagnie de l'élégant et
aimable Cynthio Aldobrandini, le cardinal-neveu, le Mécène des
artistes et des poètes, il a respiré dans ce feu de vie char-
mante, comme la salamandre, sans qu'une étincelle l'ait touché.
Pas un mot, dans cette volumineuse correspondance, ne permet
de croire que d'Ossat ait jamais levé les yeux sur un tableau,
une statue, un palais; il n'a pas daigné retenir une anecdote,
un fait de la vie contemporaine, une vision du milieu où il
négociait. Il n'eût pas écrit autrement de la tente de Gengis-Khan.
Insensible aux sourdes forces de la nature qui émeuvent la
plupart de ses contemporains, dans cet ardent printemps du
xvic siècle, d'Ossat est en avance, déjà l'un des instrumens que
façonnera Richelieu : machine de précision au service d'un grand
intérêt d'Etat. Dans les yeux abstraits, dans le visage osseux et
maigre que nous montrent ses images, toute la flamme de vie est
retirée au cerveau, brûlant pour un seul objet; et cet objet est
assez beau : « faire son debvoir de bon François. »
Il le faisait encore quand la mort le surprit, en 1604. Quelques
jours avant, il écrivait à Henri IV, à Villeroy. Du sommet où
l'âge et les dignités l'avaient porté, son regard s'étendait sur toutes
les matières de la politique ; il écrivait en ministre d'État, con-
seillant au roi de développer la marine, les colonies, le commerce,
l'engageant à restreindre ses dépenses et à penser « au pauvre
peuple trop foulé. » — Cet enfant du peuple qui trouvait de ces
plaintes du cœur pour les siens, ce Français dont on sent vibrer
la fibre profonde, quand certaines défaites de Clément VIII la
blessent, — « je lui ai répliqué qu'il n'y avait qu'un Roy de
France, ni qu'un Paris au monde... » — cet homme qui vit le
bon parti dans la guerre civile, s'y rangea sans gauchir un seul
jour, et contribua au relèvement de notre puissance en même
temps qu'au perfectionnement du langage qui la devait exprimer,
— on estimera peut-être qu'il méritait un peu de notre piété pour
sa mémoire oubliée. Après avoir lu M. Degert et la Correspon-
dance, on ne risque plus de passer indifférent devant le marbre qui
recouvre les cendres d'Arnaut d'Ossat, sur le champ même de ses
victoires, dans la paix lointaine de Saint-Louis-des-Français.
Eugène-Melchior de Vogué.
L'HÔTELLERIE
« Ils se rencontrèrent en une mesmo
hôtellerie... »
Claude Binet.
Midi : l'hôtellerie est solitaire et fraîche.
Son verger, d'où s'exhale un bon parfum de pêche,
Longe le grand chemin qui va de Tours à Blois.
Sur la porte un artiste a peint un coq gaulois :
Sa crête et ses ergots sont d'or, sa plume est rouge ;
Une treille l'encadre et le raisin qui bouge
Semble au moindre zéphyr tantaliser son bec.
Sur les murs, charbonnés à grands traits, un rebec
Evoque un soir de danse et de douce ripaille,
Et devant un hanap la salamandre bâille,
Tandis que sur sa tête un souple et fin croissant,
L'arc de Phébé, lui lance un carreau menaçant
Qui la dégoûtera du vin de la Touraine.
Pauvre bête ! c'est l'heure où la France a pour reine
Et pour unique roi Diane de Poitiers :
Aussi sur tous les murs des gais cabaretiers,
Le fabuleux serpent traîne son infortune
Sous des dards décochés par des croissans de lune.
Tout à coup l'aubergiste apparaît sur le seuil :
Le ciel rit dans sa barbe et Bacchus dans son oeil,
La Persuasion habite sur sa lèvre,
224 REVUE DES DEUX MONDES.
Il entendrait de loin le doux galop d'un lièvre ;
Et d'ailleurs pour surprendre un pas de cavalier
Rien n'est tel qu'une bonne oreille d'hôtelier.
Jeune, élégant, monté sur une jument Laie
Le cavalier débouche au tournant de la haie.
Les bouvreuils devant lui s'évadent des buissons.
Il saute lestement à terre : les garçons
S'empressent, l'hôtelier salue, et l'hôtelière,
Belle comme un verger dans l'aube familière,
Devient rose, et se sent tout aise d'héberger
Saint Michel sous les traits de ce jeune étranger.
Grand, bien pris, les yeux doux et graves, un nez d'aigle,
La barbe blonde et les cheveux couleur du seigle,
Quand le ciel de juillet a bruni les moissons,
Il porte un front serein et sa voix a des sons
D'une limpidité si profonde et si tendre
Qu'on tarde d'obéir afin de mieux l'entendre.
Il s'est assis devant la fenêtre, et tandis
Que l'hôtesse va, vient, et, les yeux enhardis,
Juge qu'il appartient à la maison des Guise,
Tout rêveur il attend que son déjeuner cuise;
Et par delà les champs, où les troupeaux camus
Paissent, et le rideau des peupliers émus,
Ces hallebardiers verts qu'un léger souffle incline,
Il contemple devant une ombreuse colline
La Loire, fleuve d'or, miroir de volupté,
Flot pur, dont l'opulente et calme royauté
Passe, et sereinement roule en sa transparence
Tout le ciel à travers le jardin de la France.
Mais voici qu'au moment où l'hôtesse le sert,
Un galop retentit sur le chemin désert
Et brusquement s'arrête au seuil de l'aubergiste.
« Holà, garçon, holà! Par Hermès Trismégiste,
Que tu ne connais pas, méchant Béotien,
Prends mon cheval et puis veille à son entretien !
Pour moi, j'ai soif : plaisante hôtesse, soyez preste;
Et j apprécierai fort le pâté, s'il en reste. »
Ce nouveau cavalier rit d'un beau rire franc
Il est moins martial que le premier, moins grand
Et garde sous l'épée une moins noble allure.
Mais la grâce est en lui : sa molle chevelure
l'hôtellerie. 225
Se rejette en arrière et boucle sur son cou.
Ses yeux ont la douceur du ciel fin de l'Anjou.
Son teint ne répond pas à l'éclat de son verbe.
Toute sa gaillardise est fragile et superbe.
« Monsieur, dit en riant le premier cavalier,
Nos chevaux mangeront au môme râtelier.
S'il vous plaît d'accepter une place à ma table,
Le fumet de ce vin me semble délectable.
Les vignes qui croissaient sur le sol de Tibur
N'ont jamais, par Iacchos ! versé de sang plus pur,
Et certes, à défaut de pâté, cette bresme
Ferait l'heur d'un évêque et l'orgueil d'un carême.
— Vous me tentez, monsieur. » Et le nouveau venur
Qu'émeut la majesté de ce bel inconnu,
Et qui lui veut sans doute épargner un mécompte,
Ajoute : « Je ne suis prince, marquis ni comte.
J'ai nom, pour vous servir, Joachim du Bellay.
— Moi, Pierre de Ronsard ; et quand je m'attablai
Tout à l'heure devant cette fenêtre ouverte,
J'ignorais la douceur qui m'allait être offerte
D'embrasser un neveu du seigneur de Langey.
— Quoi, vous l'avez connu? — J'ai beaucoup voyagé,
Monsieur, et j'ai suivi ce rival d'Alexandre *
Jusqu'aux champs où Varron vit Hannibal descendre.
— Ah ! parlez-moi de vous et parlez-moi de lui !
Gomme son nom, sa gloire et son étoile ont lui
Dans le ciel nébuleux de mon adolescence !
Heureux, si m'en croyez, celui que sa naissance
N'oblige pas ainsi de mériter son nom !
J'ai rêvé de dormir sur l'affût d'un canon;
Mais Dieu ne m'a point fait pour supporter les arnies ;
Et malade, orphelin, les yeux voués aux larmes,
J'ai vécu tristement au fond d'un petit bourg
Où n'ont jamais sonné ni clairon ni tambour.
Un frère renfrogné me gardait en tutelle ;
Et désireux en vain d'une palme immortelle,
Lui mort, je vis s'abattre au seuil de mon enclos
Les soucis, les tracas, les procès, les complots
tome cxxix. — 1895. i$
226 REVUE DES DEUX MONDES.
Et l'importunité des longues insomnies.
Cédant arma togse! Les toges soient bénies,
Et gloire à l'orateur disertement loyal !
Je ne vieillirai point au service royal,
J'ignorerai les camps et leur fameux tumulte,
Et serai, si Dieu veut, un bon jurisconsulte. »
Et le jeune homme étouffe un soupir, mais Ronsard
Reprend : « N'enviez point mon sort, car le hasard
Qui, jeune, m'affligea d'une oreille un peu dure
Me fit quitter la tente et changer de monture.
Adieu, les fleurs de lys dans l'or clair des matins
Où chantent les tambours et les clairons hautains !
Adieu, la verte Ecosse, et la Flandre, et l'Empire,
Et les ambassadeurs aux diètes de Spire,
Et Venise, ce- nid d'alcyons, ce printemps
De marbre qui fleurit au sein des flots chantans,
Et l'azur parfumé des ciels de Lombardie !
Depuis sept ans, je vis dans l'ombre et j'étudie...
— Le droit, peut-être? — Non. — Vous venez de Poitiers?
— J'en viens. — Et dites-moi, le velours des mortiers,
Ce beau velours plus noir qu'une aile de nuit sombre,
Ne vous séduisait pas? — Non, j'ai peur de son ombre
Et de son poids. — Parbleu, laissons les tribunaux,
Et vive le bonnet des rouges cardinaux!
— Ah! monsieur, dit Ronsard, la barrette est fragile!
— Que désirez- vous donc? — Le laurier de Virgile. »
Et Ronsard lui sourit, les yeux graves et doux.
Sa barbe entre ses doigts jetait des reflets roux;
Un rayon de soleil voltigeait sur sa tête...
Du Bellay s'écria : « Quoi! vous êtes poète 1
Mais je le suis aussi, je crois l'être, je veux
Le devenir ! » Et tout l'invitant aux aveux,
Le pqulet succulent que l'hôtesse découpe,
Le parfum des raisins, les rubis de sa coupe
Qu'enflamme la splendeur d'un dernier jour d'été,
L'auberge et son grand air de vieille honnêteté,
Tout, jusqu'au frais éclat de cette nappe blanche,
Son âme de jeune homme impatient s'épanche.
Quand naguère il vivait maladif, retiré,
Seul, dans l'isolement de son petit Lire.
l'hôtellerie. 227
Et que les vents du soir lui chantaient leur antienne.,
Les beaux livres sortis de la main des Estienne,
Comme au soleil d'avril les bois reverdissant,
Faisaient jusqu'à son cœur courir un nouveau sang.
La bonne Antiquité lui tenait lieu de mère :
L'orphelin renaissait avec le vieil Homère.
Mais sans appui, sans guide, il'a souvent marché
Au hasard, et son âme est pareille à Psyché
Qui meurt de ne pas voir la beauté qu'elle adore.
Il la soupçonne ainsi qu'au sommet qui se dore
On devine l'éclat du soleil à venir.
Il entendit Pégase au fond du ciel hennir ;
Mais sa douceur modeste et vite effarouchée
Ne tentera jamais si noble chevauchée.
« Non, ce que je voudrais, le désir qui me point,
Ëcoutez-moi, Ronsard, et ne me raillez point!
C'est qu'on imitât Rome et qu'on aimât l'Hellade.
Laissons à son rouet l'endormeuse ballade,
Qui file ses fuseaux, chef branlant, œil fané,
Et la chanson boiteuse au hennin suranné,
Qui pousse devant elle un petit âne étique
Et vend des virelais dans son panier gothique !
Oh ! quel magicien rouvrira les beaux yeux
De l'Ode, chaste vierge en route vers les cieux
Et qui dort aujourd'hui sur la voie Appienne?
Pour moi, j'aime à sentir la lyre italienne
S'éveiller lentement sous mes doigts obstinés...
Les sonnets me sont chers que Pétrarque a sonnes. »
Il rougit, mais Ronsard tout radieux se lève
Et l'embrasse, et pendant que leur repas s'achève,
Il dit à son ami si tendrement naïf
La gloire de Dorât, les conseils de Baïf,
Coqueret et leurs nuits de haute solitude,
Et devant sept hivers le flambeau de l'étude
Que chacun d'eux se passe avant de s'endormir.
Et du Bellay ne peut l'écouter sans frémir,
Comme Alexandre au bruit triomphal de son père.
Tant de rare savoir l'émeut, le désespère
Et l'enivre : et Ronsard , mystérieusement,
Lui découvre sa fière espérance, et comment
A force de toucher l'hellénique cithare
Il en a fait jaillir les secrets de Pindare !
228 REVUE DES DEUX MONDES.
« De Pindare? — Oui, Bellay; l'heure est proche où les dieux
Vont renaître : le sol de nos grossiers aïeux
Poussera vers le ciel des lauriers et des marbres.
Ecoutez-les chanter dans l'écorce des arbres,
Ces dieux, et dans le vent qui passe, dans les prés,
Les sources, les jardins, les couchans diaprés,
Et dans la majesté sereine de la Loire !
Le grand Pan n'est pas mort! mais pour sonner sa gloire,
Et pour mieux égaler les Grecs et les Romains,
La flûte de Marot éclate dans nos mains,
Et rien ne déplaît tant aux vénérables Muses
Que l'accent enroué des vieilles cornemuses !
Il nous faut enrichir notre parler gaulois,
Soumettre notre rythme à de nouvelles lois,
Imiter Rome ainsi que Rome imite Athènes,
Et neuf fois nous laver aux antiques fontaines !
Suivez-moi dans Paris, du Bellay ! Combattez
Avec nous le troupeau des rimeurs éhontés
Dont la sotte ignorance enchante le vulgaire,
Et soyez le Langey de cette illustre guerre ! »
Mais du Bellay, debout, le front étincelant,
S'écria : « Je serai votre Olivier, Roland ! »
Et sous l'œil ébahi de l'hôtesse ingénue
Que cette vaillantise effraie, il continue
Hardiment, comme on voit la jeunesse des vins
Écumer dans le bois des tonneaux angevins :
« Porte-étendard, héraut, clairon de la victoire,
Frère d'armes, je veux vous suivre dans l'Histoire
Dont Phébus aux crins d'or vous ouvre les battans !
Ah! Ronsard, cette Rome orgueilleuse, où le Temps
De ses meilleures faux fit de vaines quenouilles,
Rome, dont nos autels convoitent les dépouilles,
Rome, sans son Manlie et ses oiseaux criards,
Reverra les Gaulois, ces sublimes pillards!
Qui donc arrêterait nos armes pacifiques?
Oui, nous vous pillerons, ô saints trésors delphiques
Où les coqs de la Gaule ont déjà mis leurs becs !
Nous sèmerons partout ces fameux Gallo-Grecs,
Ces Marseillais diserts dont l'Hercule gallique
Rit d'Apollon muet et de sa flèche oblique !
fA pour mieux triompher des superbes Latins,
l'hôtellerie. 229
Gomme un bon soldat prend aux ennemis mutins
L'enseigne où flotte un peu de leur âme aguerrie,
Je leur emprunterai le beau nom de patrie ! »
Il parlait, et sa voix faisait un bruit d'estoc,'
Et tout à coup, parmi les pampres verts, le coq,
Le vieux coq peint en rouge enfla l'aile, et sonore
Poussa droit dans l'azur son salut à l'Aurore.
En selle! Ils ont quitté l'auberge, et leurs chevaux,
Sous les coups d'éperon des deux charmans rivaux,
Galopent : mais Ronsard, plus serein, peine à suivre
Celui de du Bellay que le grand air enivre
Et qui vers le ciel bleu relève son cou blanc,
Comme s'il se sentait pousser une aile au flanc.
Le tomber de la nuit les rapproche et les calme.
L'ombre embaume le myrte, et ces rêveurs de palme,
Devant la lune errante et rose dans les houx,
Songent en frissonnant aux yeux cruels et doux
Dont les pires rigueurs sont encor des caresses.
Ils échangent tout bas le nom de leurs maîtresses,
Ils murmurent Cassandre, Olive... noms voilés,
Masques délicieux de soie et d'or filés
Dont la Muse en riant déguise un frais visage !
Ils lèvent vers le ciel pour chercher un présage
Leur J regards curieux de tous les beaux amours ;
Et, tandis que le soir éveille aux alentours
Faunes, Satyres, Pans et les gentilles fées
Qui dansent sous les bois à cottes dégrafées,
Ils voient poindre plus loin, derrière Blois qui dort,
Les sept divins éclairs d'une pléiade d'or.
André Bellessort.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 avril.
Toute l'attention est aujourd'hui concentrée sur les événemens de
l'Extrême-Orient. Ils ont pris, depuis notre dernière chronique, non
pas une importance qu'ils avaient déjà, mais une allure toute nou-
velle. La Chine a été vaincue : elle l'a été partout uniformément, sur
terre comme sur mer, et il ne lui restait plus qu'à se résigner, quelles
qu'elles fussent, aux conditions de paix que le vainqueur lui impose-
rait. Elle aurait eu grand tort d'essayer une résistance impossible.
Ses ressources, s'il en existait encore, n'étaient pas en elle-même,
mais bien dans les froissemens que les puissances européennes
pourraient éprouver par suite de certains articles du traité de Simo-
nosaki. Nous ne parlons pas, bien entendu, de froissemens d'amour-
propre. Les événemens qui viennent de se produire sont si loin, au
point de vue des distances, que l'Europe a pu les juger très froide-
ment, très impartialement, sans y mêler aucun élément d'imagi-
nation. La preuve en est dans le fait final qui a étonné beaucoup
de personnes, et qui en a scandalisé quelques-unes, à savoir l'action
commune de la Russie, de la France et de l'Allemagne en Extrême-
Orient. Quoi! la France et l'Allemagne, si profondément divisées en
Europe, se trouvent d'accord en Asie? Il y a là de quoi surprendre
au premier abord. On parle d'une triple alliance, d'une « triplice »
nouvelle qui vient de faire sa première manifestation dans un autre
hémisphère. Pourquoi pas si, dans cet hémisphère, les intérêts respec-
tifs ne sont plus les mêmes, et s'ils exigent des classifications poli-
tiques différentes? Rien loin de la critiquer, nous approuvons la liberté
d'esprit que notre gouvernement a montrée dans cette circonstance.
Il faudrait renoncer à toute action utile et efficace dans le monde si
nous voulions subordonner notre politique, même en Afrique, même
en Asie, aux sentimens particuliers qui la déterminent en Europe.
Grâce à Dieu, nous ne sommes plus au temps où M. Clemenceau
faisait un grief mortel à M. Jules Ferry d'avoir essayé de pressentir
l'Allemagne, et de se ménager sa neutralité bienveillante au cours
REVUE. — CHRONIQUE. 231
de notre conflit tonkinois-chinois. On n'a pas oublié l'indignation
contre le gouvernement que la chaude parole de M. Clemenceau a
soulevée à cette époque. Tout le patriotisme de table d'hôte qui som-
meillait chez beaucoup d'entre nous fit subitement explosion. Le
gouvernement a été accusé d'avoir humilié la France, de l'avoir presque
avilie. Mais aujourd'hui que, dans un si grand nombre d'affaires com-
munes, nous avons dû négocier, soit directement, soit indirectement,
mais toujours ouvertement avec l'Allemagne, les accusations de ce
genre seraient plus mal venues. Nous ne connaissons au dehors qu'une
politique, celle des intérêts. Toute la question est de savoir si nos inté-
rêts ont été compromis par l'attitude que nous venons de prendre.
Il est superflu de donner de longs détails sur des faits qui sont au-
jourd'hui universellement connus. Le traité de Simonosaki, passé
entre le Japon et la Chine, n'a pas été encore communiqué officiellement
aux puissances, et le gouvernement anglais a déclaré que, dans ces
conditions, il lui était interdit d'en donner lecture à la Chambre des
communes ; mais tout le monde en sait suffisamment pour avoir arrêté
ses idées sur la question. La Russie, en particulier, s'est dès le premier
moment rendu compte des conséquences que la ratification du traité
aurait pour elle. Elles sont extrêmement graves. L'indépendance de
la Corée est, pour la Russie et pour son développement ultérieur dans
l'Asie septentrionale, une question absolument vitale. Aussi longtemps
que la Corée est restée sous la souveraineté plus ou moins effective de
la Chine, la Russie n'a eu qu'à laisser se prolonger un statu quo qui
lui convenait. La Chine, endormie, embaumée dans ses traditions sé-
culaires, était un merveilleux calmant qui tenait assoupies les diverses
questions de l'Asie orientale avec la toute-puissance de l'opium.
Comme aucune des grandes puissances européennes n'était prête à les
résoudre, ni désireuse de les aborder prématurément, et que l'intérêt
de la plupart d'entre elles était de laisser le temps agir doucement,
lentement, le plus doucement et le plus lentement possible, rien ne
faisait prévoir que, par un de ces brusques à-coups dont l'histoire pré-
sente pourtant de nombreux exemples, le vieux monde asiatique
serait secoué de sa torpeur, et l'Europe mise en demeure de veiller
immédiatement à la sécurité de ses intérêts non seulement d'aujour-
d'hui, mais de demain. Il a fallu, pour presque toutes les puissances,
hors une, improviser ses idées, et l'on pense inévitablement aux aveux
de M. Rouher lorsque, parlant de ses angoisses patriotiques après Sa-
dowa, il disait que le gouvernement impérial avait dû prendre des ré-
solutions qui devaient enchaîner l'avenir pour des siècles, et qu'il n'avait
eu que des minutes pour réfléchir. On sait d'ailleurs que la résolution
du gouvernement de Napoléon III, à cette époque, a consisté à n'en
arrêter aucune et à laisser les événemens suivre logiquement leur
cours, ce qui lui a mal réussi. Pour en revenir au moment actuel, une
232 REVUE DE6 DEUX MONDES.
seule nation, avons-nous dit, ne pouvait pas éprouver la moindre hé-
sitation sur la politique à suivre : c'est la Russie. Elle se trouvait, à
l'égard du traité de Simonosaki, à peu près dans la môme situation que
l'Angleterre autrefois à l'égard du traité de San-Stefano. Au nombre
des clauses encore mal connues du traité sino-japonais, il en est une
qui ne fait de doute pour personne, à savoir la prise de possession
par le Japon de Port-Arthur et de la province du Liao-Toung, position
qui commande à la fois le golfe de Petchili, c'èst-à-dire Pékin, la
Mandchourie méridionale, et enfin toute la Corée. Permettre au Japon
de s'y installer avec toutes les ressources de l'art militaire contem-
porain serait rendre purement fictive l'indépendance de la Corée, et
donner à son vrai maître un acompte formidable en vue de conflits
désormais certains. La porte de la Chine, ou du moins de sa capitale,
serait entre les mains du Japon; la Sibérie russe serait menacée sur un
ae ses points essentiels; la Corée serait condamnée au protectorat,
en attendant une domination plus effective. Était-ce admissible ? De
la part de la Russie, non! sans aucun doute. De la part des autres
puissances, c'était à voir.
Nous commencerons, naturellement, par la France. Si nous n'écou-
tions que nos sympathies, assurément elles seraient acquises au Ja-
pon : malgré une divergence passagère, elles lui resteront ou lui
redeviendront fidèles. Nos rapports avec lui ont toujours été excellens.
Il nous a emprunté beaucoup ; il s'est mis longtemps à notre école,
avant de se mettre. à celle de l'Allemagne qu'il a paru préférer ensuite.
Le Japon est le porte-flambeau de la civilisation européenne en
Extrême-Orient. Quels que soient les résultats immédiats de son intel-
ligente et audacieuse initiative, l'humanité, en prenant le mot dans son
sens le plus large, finira par y gagner. Il ne peut y avoir aucune jalousie
de notre part dans la manière dont nous envisageons ses succès :
plus grands ils ont été, et plus généreusement nous y avons applaudi.
Mais nous ne pouvons pas oublier que la Chine, bien que nous ayons
eu plus d'une fois à nous plaindre d'elle, est notre voisine immé-
diate en Asie, et que nous avons intérêt à vivre avec elle en bonne
harmonie. Nous y sommes parvenus dans ces derniers temps : elle
et nous, nous en sommes bien trouvés. La sécurité de nos frontières
tonkinoises dépend, en partie, de sa bonne volonté ; non pas qu'elle
puisse désormais la troubler profondément, mais parce qu'elle peut l'in-
quiéter assez longtemps encore. Toute vaincue qu'elle soit, la Chine est
si grande que, sur bien des points éloignés du conflit qui vient de se pro-
duire et où peut-être la nouvelle n'en n'est pas encore parvenue, elle
garde la plénitude de sa force locale. D'ailleurs, lorsque nous avons
conquis le Tonkin, ce n'est pas sans avoir prévu les difficultés que nous
devions rencontrer avec elle ; mais c'est avec la pensée constante que
nous parviendrions à les aplanir et que, loin de souffrir de son voisi-
REVUE. — CHRONIQUE. 233
nage, nous finirions par en bénéiicier. Que de richesses encore inex-
plorées, ou du moins inexploitées, sont contenues, par exemple, dans
le Yunnan ! Si nous avons profité de l'épreuve que vient de traverser le
Céleste-Empire pour régler quelques-unes des questions restées pen-
dantes avec lui, aller plus loin serait dépasser la mesure. La Chine n'est
pas d'humeur reconnaissante, il y aurait sans doute duperie à compter
sur sa gratitude ; mais elle est certainement d'humeur vindicative, et ce
serait de notre part une faute que d'aj outer inutilement un coup de plus à
tous ceux qu'elle vient de recevoir. On a parlé d'une alliance offensive et
défensive entre la Chine et le Japon. Le fait a été aussitôt démenti, et
peut-être est-il en effet actuellement inexact ; mais peut-être aussi n'y
a-t-il pas de fumée sans feu. Qui sait si l'idée encore un peu vague et
flottante d'un accord contre l'Europe des deux puissances asiatiques
qui viennent de lutter l'une contre l'autre ne se réalisera pas, dans
un délai plus ou moins prochain? On la désavoue pour le moment,
parce qu'elle effraye, et que la politique du Japon, très habile et très
souple, consiste à rassurer quand même et à tout prix. Mais si un
jour la Chine, réorganisée et disciplinée par l'influence japonaise,
prend conscience de sa force et en use contre l'Europe, qui pourrait
dire les conséquences dernières de ce réveil? L'océan humain qui
dort lourdement dans l'immensité de l'Asie renferme bien des tem-
pêtes en puissance, que le siècle prochain verra se déchaîner en
action. Les philosophes disent volontiers qu'il ne sert de rien de
s'opposer aux fatalités de l'histoire : les politiques, un peu plus scep-
tiques sur la rapidité avec laquelle les causes produisent leurs effets
lorsqu'on n'y aide pas, les uns par violence, les autres par faiblesse,
au risque d'être accusés de vivre au jour le jour ne dédaignent pas les
jours gagnés, ne fût-ce que parce qu'ils permettent, s'ils sont bien
employés, de mieux préparer les solutions inévitables. Malgré notre
sympathie pour le Japon, il nous est impossible de voir ce que la
France gagnerait à son établissement définitif sur un point important
du continent jaune. Tout au plus pourrait-on dire que nous n'avons
personnellement rien à y perdre ; mais ceux qui le disent en sont-ils
bien sûrs?
Un diplomate allemand, après avoir passé trente années à Pékin où
il avait su se faire une situation personnelle très considérable et
presque prépondérante, M. de Brandt, aujourd'hui à la retraite, a publié
dans ces derniers mois, avec une prodigieuse ardeur de propagande,
un grand nombre d'articles et de brochures sur la question sino-japo-
naise. Il a contribué, pour sa part, au mouvement d'opinion qui a permis
au gouvernement impérial de prendre l'attitude qu'il a prise, et qui
était à quelques égards imprévue. D'autres motifs, sur lesquels il y
aura lieu de revenir, ont déterminé d'une manière plus puissante
encore les résolutions de l'empereur Guillaume : nous ne parlons
234 REVUE DES DEUX MONDES.
pour le moment que des causes générales qui ont influé sur les diverses
puissances. M. de Brandt connaît à coup sûr l'Extrême-Orient asia-
tique : il s'est montré fort ému des conséquences économiques, — ce
sont du moins celles dont il a le plus parlé, — que les succès du
Japon et le traité qui devait en être la suite ne manqueraient pas d'avoir
pour le commerce européen. Il a assisté avec un œil attentif, parfois
inquiet, aux développemens prodigieux que le Japon, dans ces der-
nières années, a su donner à son industrie. Ses charbonnages font, dès
maintenant, concurrence à ceux del'Europe. Ses cotonnades s'apprêtent
à supplanter celles de l'Angleterre. Si Formose lui appartient, il trou-
vera facilement le moyen d'y développer l'industrie sucrière. Les ca-
pitaux ne lui manqueront pas, et d'ailleurs l'indemnité de guerre lui.
fournira ceux dont il pourrait avoir besoin au début. Le jour où, par
suite d'arrangemens spéciaux qui sont peut-être compris dans les
articles ignorés du traité de paix, le Japon pourra transporter le siège
même de ses industries sur le continent chinois, un pas immense et
décisif aura été fait dans le sens de l'éviction commerciale des puis-
sances occidentales. Le Japon a montré, sur beaucoup de points déjà,
avec quelle facilité et quelle rapidité il savait s'assimiler les procédés
de l'Europe; il le montrera sur d'autres points encore, et bientôt il ne
sera pas seul à le faire. Le Chinois n'est en rien inférieur au Japo-
nais; il a seulement dormi plus longtemps. Mais il est intelligent,
docile, prodigieusement sobre, laborieux et habile à tous les exercices
purement mécaniques. Avec les exigences tous les jours plus grandes
que montrent nos ouvriers, l'industrie européenne aura de la peine à
lutter longtemps, au point de vue du bon marché, contre celle de l'Ex-
trême-Orient. Or, le bon marché, c'est la victoire commerciale assurée
presque partout, et plus particulièrement dans les milliers de marchés
autour desquels se pressent, en Asie et en Afrique, des populations
abondantes, pullulantes, mais pauvres et contentes de peu. M. de
Brandt, qui n'est pas un rêveur, a été vivement frappé de ce péril, qui
menace surtout son pays et l'Angleterre. Il est convaincu qu'aucune
opposition irréductible, aucun instinct de race, ne divise les Chinois et
les Japonais, et que les adversaires d'hier se réconcilieront sans peine
dans une haine commune, infiniment plus forte et plus offensive que
celle qui les émeut passagèrement les uns contre les autres : la haine
des Occidentaux. Il annonce déjà que les victoires japonaises, qui ont
éveillé à Tokio des désirs infinis, amèneront des modifications pro-
fondes dans le personnel gouvernemental. Le parti militaire et féodal
arrivera demain au pouvoir, avec l'hostilité violente qu'il professe
contre tous les étrangers indistinctement. Après avoir tout emprunté
à l'Europe, ce parti croit le moment venu pour le Japon de proclamer
son émancipation plénière, et le premier article de son programme
est : L'Asie aux Asiatiques! — comme on dit de l'autre côté du Paci-
REVUE. CHRONIQUE. 235
fique : L'Amérique aux Américains ! Il est difficile de mesurer, mais il
ne l'est pas de pressentir la révolution économique , et bientôt poli-
tique, dont les événemens actuels seront le point de départ. M. de
Brandt en est épouvanté. « On plaisante, dit-il, l'idée des États-Unis
d'Europe, et cependant l'union des États européens offre le meilleur,
sinon le seul moyen de protéger, en Extrême-Orient, les intérêts indus-
triels et commerciaux de l'Europe, aussi bien que ses intérêts politi-
ques. » Nous ne savons si les États-Unis européens sont une pure
chimère : il est permis d'en douter lorsqu'on voit les deux puissances
qui servent de base aux deux groupèmens opposés de l'Europe, c'est-
à-dire l'Allemagne et la France, se trouver d'accord dans les mers de
Chine. M. de Brandt doit commencer à croire à son idée : il est vrai
qu'elle n'est réalisable que dans un autre monde.
Les journaux allemands ont raconté que l'empereur Guillaume
avait eu un long entretien avec M. de Brandt. Est-ce le vieux diplomate
qui a converti l'empereur à ses vues personnelles? Ou plutôt l'empe-
reur cherchait-il seulement des prétextes pour se confirmer dans les
siennes et pour y attirer l'opinion? Toujours est-il que le gouverne-
ment allemand, averti de l'entente formée déjà entre la Russie et la
France, a fait faire à sa politique une volte-face qui, par sa décision
et sa brusquerie, a étonné tout le monde, mais surtout le Japon.
Parmi les diverses puissances européennes, le Japon croyait pouvoir
compter plus particulièrement sur l'Allemagne. Dans l'admiration,
d'ailleurs si intelligente et si avisée qu'il professait en bloc pour
l'Occident, il apercevait un point plus lumineux , et ce point était
l'Allemagne. Il en était comme hypnotisé. Ce prédestiné du succès,
peu imaginatif au fond, ou du moins d'une imagination restreinte
et limitée, très pratique, profondément réaliste, était naturellement
enclin à voir dans le succès la preuve irrécusable de toutes les capa-
cités intellectuelles, industrielles, commerciales, militaires, etc. Aussi
l'Allemagne brillait-elle à ses yeux d'un éclat sans égal, et s'était-il
mis plus spécialement à son école, au moins dans ces dernières
années. Il lui demandait des professeurs, des jurisconsultes, des
instructeurs militaires; c'est à elle qu'il réservait ses principales
commandes industrielles. Le commerce germanique au Japon avait pris
un tel essor que, d'après les statisticiens, il était devenu supérieur à
celui de l'Angleterre. Il semble bien, d'autre part, que le traité de Si-
monosaki ne porte aucune atteinte directe aux intérêts allemands. Les
craintes de M. de Brandt ne visent, après tout, qu'un avenir plus ou
moins lointain, et il se passera tant de choses d'ici à un quart de siècle
qu'il n'y avait peut-être pas lieu de s'émouvoir aussi longtemps
d'avance, et plus particulièrement, de celles-là. Qu'importe, en somme,
à l'Allemagne que le Japon s'établisse ou non à Port-Arthur? Le Japon
devait donc croire et certainement il croyait que l'Allemagne resterait
236 REVUE DES DEUX MONDES.
jusqu'au bout dans une abstention sympathique, qu'elle laisserait faire,
peut-être même qu'intérieurement elle approuverait. La déception n'en
a été que plus cruelle. L'adhésion soudaine, peu expliquée dans ses
origines, presque rude dans la forme, de l'Allemagne à l'entente
franco-russe a retenti à Tokio comme un coup de foudre. Il serait in-
juste de nier qu'elle ait apporté à notre intervention diplomatique un
concours très précieux.
N'exagérons rien, pourtant. Si l'empereur Guillaume aime à don-
ner aux évolutions apparentes de sa politique un cachet tout per-
sonnel, et même à procéder par coups de théâtre, il sait fort bien ce
qu'il fait, et ses résolutions, pour éclater à l'improviste, n'en sont pas
moins le résultat de méditations antérieures. Le grand souci de l'Alle-
magne est l'entente qui s'est établie entre la Russie et la France. Elle
n'en connaît pas exactement le caractère, qui n'est d'ailleurs bien
connu de personne, mais elle s'en inquiète, et n'a pas de préoccupation
plus constante que de s'y mêler, — non pas, évidemment, pour en
resserrer les liens. On comprend que l'empereur Guillaume n'ait
pas vu sans impatience la France et la Russie sur le point d'inau-
gurer une action à deux en Extrême-Orient, action intime, proba-
blement à étapes successives, et pour cela même de longue durée.
Quels que fussent ses intérêts au Japon, intérêts purement com-
merciaux, il n'a pas oublié qu'il était avant tout le souverain d'une
grande nation européenne, et qu'il représentait de ce chef des intérêts
politiques supérieurs pour lui à tous les autres. Il cherchait depuis
longtemps l'occasion de rendre un signalé service à la Russie. L'occa-
sion s'est présentée : allait-il laisser la France jouer seule le rôle qu'il
regardait comme sien ? C'est de la sorte, à n'en pas douter, que la ques-
tion s'est présentée à son esprit à la fois impressionnable et réfléchi.
Dès lors, la solution qu'il devait lui donner était certaine. Si nous en
avions la place, le moment serait peut-être opportun pour rappeler
l'histoire des rapports de l'Allemagne et de la Russie depuis quelque
trente-cinq ans. Au reste, M. de Rismarck l'a tracée à grands traits et
de main de maître dans le dernier discours important qu'il ait pro-
noncé devant le Reichstag allemand. C'était le 6 février 1888. On
ne saurait trop relire et méditer cette remarquable harangue, qui pro-
duisit alors, dans toute l'Europe, une si légitime impression. Avec un
art merveilleux, avec un talent de mise en scène qui n'a jamais été
dépassé, M. de Rismarck, que la nature n'a pas fait orateur, mais
auquel la politique a enseigné à dire exactement tout ce qu'il veut,
s'est longuement, parfois lourdement, toujours puissamment appliqué
à se disculper des reproches que la Russie est en droit de lui adresser.
Il faisait là son testament oratoire ; on aurait dit qu'il le pressentait.
C'est une vraie page d'histoire qu'il a eu la prétention d'écrire : toute-
fois, s'il avait trouvé la pareille, rédigée dans un autre esprit sans
REVUE. — CHRONIQUE. 237
doute, mais conformément aux mêmes procédés, dans les cahiers
scolaires qu'il s'est donné la peine de feuilleter chez son hôte à Ver-
sailles, en 1870, il aurait été certainement scandalisé de sa partialité.
A l'en croire, M. de Bismarck n'aurait pas cessé un moment, au cours
de sa carrière, de songer aux intérêts de la Russie et de s'y dévouer.
En 1878 surtout, pendant le congrès de Berlin, il a rendu à son alliée
de la veille les plus inappréciables services, et il a été prodigieusement
surpris de ne pas les voir mieux appréciés. « J'ai agi, dit-il, comme si
j'avais été le quatrième plénipotentiaire russe... Bref, je me suis com-
porté de telle manière qu'après la clôture du congrès je me disais : —
Si je ne possédais pas déjà depuis longtemps le plus haut des ordres
russes en brillans, je devrais le recevoir aujourd'hui. » On n'en jugeait
pas ainsi à Saint-Pétersbourg, et M. de Bismarck en exprime une vive
douleur. Ses intentions étaient méconnues, calomniées. Que faire?
En homme pratique, il n'a pas mis longtemps à prendre son parti,
c'est-à-dire à changer d'alliances, et tout son discours tend à plaider
les circonstances atténuantes pour l'accord qu'il s'est trouvé obligé de
faire avec l'Autriche et avec l'Italie. Il semble qu'il ne s'y soit résigné
que contraint et forcé, et comme à un pis aller. Même retenu par ses
engagemens nouveaux, il ne cesse pas de tourner vers la Russie des
yeux attendris et de lui parler avec un accent qui n'est pas dénué d'es-
pérance. Un retour est-il donc impossible ? La Russie met plus long-
temps que M. de Bismarck a opérer ses volte-face politiques. Peut-
être pour ce motif, elle reste ensuite plus longtemps fidèle à ses partis
pris. Elle a fini pourtant par se rapprocher de la France et par donner à
ce rapprochement un éclat qui en accentue et en souligne pour l'Eu-
rope la signification et la solidité. N'importe! M. de Bismarck, dans sa
retraite forcée de Friedrichsruh, ne cesse pas de poursuivre son rêve
de réconciliation. Il se souvient que c'est grâce à la Russie qu'il a pu
accomplir ses plus grandes œuvres, et s'il l'a ensuite plus ou moins
étonnée par son ingratitude, il ne néglige rien pour dissiper ce qu'il
veut appeler un malentendu. Il vient défaire entendre ses novissima
verba. Parmi tous ces discours, au ton un peu fatigué, il n'y a eu pourtant
aucune banalité. L'appréhension du danger français a poussé M. de
Bismarck à commettre envers nous des écarts d'assez mauvais goût,
mais pour lui le goût n'a jamais rien eu de commun avec la politique.
Parmi ses brèves et significatives allocutions, la plus curieuse peut-être
est celle que le vieux chancelier a adressée aux Allemands d'Odessa.
C'est en termes onctueux et caressans qu'il leur recommande de mon-
trer toujours le plus absolu dévouement aux autorités impériales rus-
ses, et il parle de la Russie comme si elle était restée, malgré un
égarement passager, l'amie de cœur, l'amie d'hier, l'amie de demain .
Cette invite sera plus ou moins entendue à Saint-Pétersbourg, mais elle
a été comprise à Berlin. Réconcilié, au moins en apparence, avec
238 REVUE DES DEUX MONDES.
l'homme d'État qui a su évoquer les aspirations confuses de l'Alle-
magne vers l'unité pour en faire une réalité puissante, l'empereur
Guillaume a recueilli les restes de cette voix qui tombe, et il a été
sans doute d'autant plus frappé des conseils qu'elle donnait qu'ils
correspondaient davantage à sa propre pensée. Malgré tout, l'Allema-
gne ne renonce pas à se tourner du côté de Saint-Pétersbourg, avec
l'espoir obstiné qu'un jour ou l'autre la Russie se 'retournera vers
elle. Et puisqu'il est difficile d'admettre que la politique de l'empereur
Guillaume ait été dictée par les intérêts allemands en Extrême-Orient,
il faut bien chercher ailleurs, c'est-à-dire en Europe même, la cause
d'une orientation aussi ferme et aussi décidée.
Nous, France, nous n'avons pas eu besoin de regarder du côté de
Berlin pour prendre notre parti. Quels que soient nos sentimens pour
le Japon, nous avons peu de chose à attendre actuellement de lui, soit en
bien, soit en mal : il y avait déjà de ce chef une raison suffisante pour
déterminer notre politique. Nous en avons eu d'autres, que nous
n'avons aucun motif de déguiser ou d'atténuer. La préoccupation de
nos amitiés européennes devait naturellement exercer son influence en
Extrême-Orient. Quelques personnes s'en sont étonnées, et même un
peu alarmées : il y aurait eu de bien meilleurs motifs d'éprouver et
d'exprimer de l'inquiétude si notre gouvernement avait pris une autre
attitude, ou s'il avait montré quelque hésitation à adopter celle-là.
C'est pour le coup que les reproches contre lui et les accusations
auraient eu un caractère à la fois véhément et légitime ! On aurait montré
l'empereur Guillaume prenant à côté de la Russie la place désertée par
nous. L'Allemagne, qui affiche tant de zèle, en aurait déployé plus
encore. Il suffit de considérer l'ordre chronologique des faits pour
reconnaître que ce n'est pas son attitude qui a influé sur la nôtre : c'est
bien plutôt la nôtre qui a influé sur la sienne. Mais il vaut mieux, à
coup sûr, soit pour la Russie, soit pour nous, que l'Allemagne ait dû
essayer de nous dépasser, ne pouvant pas espérer nous remplacer. La
question qui s'est posée est, d'ailleurs, plus générale et plus haute : il
s'est agi de savoir si, ayant choisi une politique, nous saurions nous y
tenir. C'est à cette épreuve que l'on juge les gouvernemens et les peu-
ples. Nous avons adopté, depuis Cronstadt, une politique d'union intime
avec la Russie. La nation tout entière l'a approuvée ; bien plus, elle s'y
est jetée avec enthousiasme, et elle a eu raison. Dès lors, il ne restait à
son gouvernement qu'à la mettre en œuvre. Ce que nous devons lui de-
mander, c'est de l'habileté, de la mesure, du doigté, dans l'application
de cette politique : rien jusqu'ici ne permet de croire qu'il en ait man-
qué. Quant au système en lui-même, il ne faut le changer que lorsqu'on
ne peut décidément plus faire autrement : c'est ce qui est arrivé à M. de
Bismarck après le congrès de Berlin, et on vient de voir tous les efforts
qu'il a tentés alors et depuis pour ramener la vieille aUiée dans le giron
REVUE. — CHRONIQUE. 239
(Hserté. Ce qui a perdu le second Empire et ce qui amis la France dans
la cruelle situation où elle est depuis 1870, c'est la déplorable mobilité
politique de Napoléon III. On dirait un rêve décousu. L'empereur a
commencé par l'alliance anglaise et l'a poursuivie jusqu'au traité de Paris
en 1856. Puis il s'est tourné du côté de la Russie, et comme, fort heureu-
sement, aucun ressentiment implacable n'était résulté de la guerre de
Crimée, ses avances ont trouvé à Saint-Pétersbourg le meilleur accueil.
Peut-être n'avait- on pas tiré de l'alliance anglaise tout ce qu'on pou-
vait en tirer, et l'on n'avait pas encore profité des coquetteries enga-
gées avec la Russie, lorsque les événemens de Pologne sont survenus.
L'Angleterre s'en est très adroitement servie pour engager avec nous, à
Saint-Pétersbourg, une action diplomatique commune qui nous a irré-
médiablement brouillés avec la Russie. Et qui a pris définitivement à ses
côtés la place autour de laquelle nous évoluions depuis quelque temps
sans avoir réussi à nous fixer? M. de Bismarck, qui, lui, n'y est pas allé
par quatre chemins, et qui, avec son bon sens avisé et sa volonté tou-
jours agile et prompte, a fait alors ce que le gouvernement allemand
voudrait bien renouveler aujourd'hui. lia trouvé, ce jour-là, le pivot
de toute sa politique future. Profitant de ce que notre politique avec
l'Italie n'avait, elle aussi, consisté qu'en velléités poussées assez loin
pour exciter les désirs de nos voisins et pas assez pour les satisfaire, il
s'est offert de ce côté pour y compléter l'œuvre laissée par nous en sus-
pens. Toute la politique extérieure de l'empire est dans ces quelques
mots. On sait où elle nous a conduits. Puissions-nous du moins com-
prendre la leçon qui s'en dégage, à savoir que rien n'est pire que de ne
pas savoir où l'on va quand on se met en marche, ce à quoi on s'engage
quand on se lie, de s'avancer pour reculer ensuite, d'hésiter, de tâtonner,
de se croire prudent parce qu'on se réserve, et de livrer en effet la partie
à ceux qui, après avoir mesuré leurs chances d'un regard clair et froid,
s'y jettent résolument et par le bon joint. Qu'était-ce, en 1863, que
l'affaire de Pologne? Un incident. Nous avons permis à cet incident de
peser sur notre politique générale et de la dévoyer. Qu'est-ce, aujour-
d'hui, que l'affaire sino-japonaise ? Un incident, grave à coup sûr,
mais un incident. Le tout est de savoir si, sous la troisième République
comme sous le second Empire, les incidens domineront notre poli-
tique générale, ou si notre politique générale gouvernera les incidens.
Aujourd'hui, comme autrefois, nos fautes sont surveillées de très près,
et il se trouvera quelqu'un toujours à point pour en profiter.
L'Angleterre n'est pas dans la même situation que nous. Elle n'y
était pas non plus en 1863, lorsque, après nous avoir lancés avec elle
dans l'imbroglio polonais, les conséquences en ont pesé exclusivement
sur nous. Sa situation insulaire lui permet, quand cela lui convient, de
n'avoir pas, en Europe, de politique continentale, et sa politique dans
le reste du monde s'en trouve assurément plus libre et plus dégagée.
210 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle n'a pas voulu prendre dès maintenant parti dans le conflit sino-
japonais. On cherche à son attitude des raisons secrètes qui ne paraissent
pas nécessaires pour l'expliquer. L'Angleterre n'a considéré que ses
intérêts commerciaux : ils ne sont pas lésés, cela lui suffit, et elle attend.
Si, pour des motifs particuliers, l'Allemagne et la France ont fait entrer
en ligne de compte la préoccupation des intérêts de la Russie et de
l'équilibre européen dans les mers de Chine, c'est un point auquel
l'Angleterre peut demeurer provisoirement indifférente. Elle ne
demande pas mieux que la Russie soit détournée et occupée le plus
longtemps possible sur les rivages septentrionaux de l'Extrême-Orient
asiatique. 11 y a quelques mois, à l'occasion du mariage de Nicolas II
avec une petite-fille de la reine Victoria, on a multiplié les démons-
trations d'amitié entre Saint-Pétersbourg et Londres, et l'Europe s'est
demandé un instant s'il n'y avait pas quelque chose de sérieux et de
durable sous des sentimens de famille aussi complaisamment étalés.
Nous ne l'avons pas cru : avions-nous tort? Ce feu de paille est tombé.
Il y a, au fond de l'âme de tout Anglais, quelque chose qui ne se sent
nullement froissé, loin de là, lorsque la Russie éprouve un embarras
ou un désagrément, et John Bull est encore plus à son aise s'il peut
dire en toute conscience que ce n'est pas sa faute, et qu'il n'y est pour
rien. Quant à lui demander de s'en mêler pour arranger l'affaire, c'est
trop attendre de lui. Il y aurait d'autres explications encore à donner de
l'abstention de l'Angleterre ; nous y reviendrons : la place nous manque
aujourd'hui, mais certainement l'occasion se retrouvera. Il y a quelques
mois, lord Rosebery a fait des ouvertures à l'Europe pour lui suggérer
d'intervenir diplomatiquement entre le Japon et la Chine. On lui a
répondu alors d'une manière évasive et peu encourageante. Au moment
où son idée première paraît triompher, il l'abandonne. Est-ce parce que,
l'initiative ne lui appartient plus cette fois ? Est-ce parce qu'elle vient
de la Russie? Est-ce parce que sa propre situation intérieure ne lui
permet pas de se lancer dans une affaire qu'il n'aurait peut-être ni la
force ni le temps de diriger jusqu'au bout? Quoi qu'il en soit, l'Angle-
terre demeure à l'écart, mais non pas tout à fait en dehors des événe-
mens qui se préparent, car elle tient à rester en rapports avec les autres
puissances, et nul ne sait, elle ignore peut-être elle-même ce qu'elle
fera à un moment donné. A son tour, elle se recueille : la Russie a
prouvé autrefois que ce n'était pas la même chose que s'endormir.
Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetièrb.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO
III «
LA QUESTION DES LIMITES ET LE COUP D'ÉTAT »)
I
Pendant que Bonaparte négociait et signait les préliminaires
de la paix avec l'Autriche, les Directeurs, fort impatiens d'en
recevoir la nouvelle, spéculaient sur cette paix future; ils se
demandaient qui en ferait les frais, l'Allemagne ou l'Italie, et avec
qui ils en partageraient les bénéfices, la Prusse ou l'Autriche,
l'une et l'autre vraisemblablement. Convaincus que par la Prusse
seule, et avec la Prusse, ils arriveraient à leur objet, la réunion
totale delà rive gauche du Rhin; continuant d'ailleurs à con-
fondre, dans leurs desseins, le bouleversement du Saint-Empire et
l'hégémonie de la Prusse dans l'Allemagne du Nord avec la supré-
matie delà France en Europe, ils s'entêtaient à attirer dans leur
(1) Voyez la Revue du 15 mars et du lor avril.
(2) Manuscrits des Affaires étrangères. — Procès-verbaux du Directoire. — Cor-
respondance de Napoléon; Correspondance inédile du général Bonaparte. — Sybel,
Histoire de l'Europe pendant la Révolution française, trad. franc., t. V et VI. —
Hiifl'er, Œstreich und Preussen gegenûber der franzosischen Révolution. — Fran-
chetti, Storia d'Italia, t. I. — Correspondance de Thugut; Correspondance de Tal-
leyrand, publiée par M. Pallain ; Correspondance de Sandoz, publiée par M. Bailleu;
Correspondance du général Dommartin, par M. de Besancenet; Mémoires de Thi-
baudeau, Larevellière-Lépcaux, Lavalctte, Bourrienne, Talleyrand, Carnot. — La
Sicotièrc, Frotté. — Bonnal, Chute d'une République. — Trolard, De Monlenotte au
pont d'Arcole, de Rivoli à Magenta. — Victor Pierre, le 18 Fructidor.
tome cxxix. — 1895. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
jeu Frédéric-Guillaume qui s'y dérobait toujours. « Le roi de
Prusse dictera la paix, disait Delacroix à l'envoyé prussien, San-
doz; je dis plus, et je parle au nom du Directoire : il dépend de
lui de s'emparer du Hanovre et de ceindre la couronne impériale. »
Carnot exprimait au même agent les mêmes pensées : « Il est
une vérité constante et que les événemens futurs confirmeront :
les deux cours impériales (Russie et Autriche) n'auront jamais
d'autre système que d'abaisser la maison de Brandebourg, et la
France républicaine n'aura jamais que celui d'élever sa considé-
ration et sa puissance (1). » La Prusse, à ce moment, n'avait qu'un
mot à dire et les Directeurs commençaient, pour le plus grand
profit de cette monarchie, à tailler dans le grand en Allemagne,
à séculariser les ecclésiastiques, à médiatiser les laïques, c'est-à-
dire à concentrer les territoires et à réunir les peuples.
En Italie, sans y marcher d'un pas aussi décidé, ils inclinaient
de plus en plus, à mesure que s'étendait la conquête et que la vic-
toire se prononçait, vers une politique analogue. Mais si les consé-
quences de cette politique devaient être les mêmes en Italie qu'en
Allemagne, le motif, en Italie, était plus noble et plus conforme
aux principes de la Révolution française. Il ne s'agissait pas de
« faire un empereur » et de dessiner des royaumes comme au
temps du maréchal de Belle-Isle; il s'agissait d'émanciper un
peuple. Le projet était ancien. D'Argenson l'avait suggéré à
Louis XV : « concentrer, disait-il, les puissances italiques en elles-
mêmes, en chasser les étrangers », et former, entre ces puis-
sances, une association « comme il y en a une germanique, une
batavique et une helvétique (2) », tel était ce dessein que Napo-
léon III devait reprendre en 1859. Il n'y avait à y changer que
quelques mots, à mettre : république, là où d'Argenson écrivait
royaumes, grands-duchés ou duchés, pour le ramener à cette idée
d'une « ceinture d'Etats libres » que caressaient les politiques du
Directoire. Larevellière-Lépeaux s'était fait le coryphée de celle
entreprise. Il y pensait depuis longtemps, dit-il, lorsque, le 16 dé-
cembre 1796, le Directoire ordonna que les manuscrits de d'Ar-
genson seraient tirés du Bureau du triage des titres pour être
déposés dans ses archives. Larevellière lut les chapitres relatifs
à l'Italie et y trouva la confirmation de ses vues. Ce n'était point
l'unité de l'Italie qu'il proposait; c'en était la préparation. Mais
le Directoire ignorait encore s'il ne serait pas contraint de resti-
tuer la Lombardie ou d'abandonner les Légations à l'Autriche.
(1) Rapports de Sandoz, 3 et 18 avril, dans Bailleu; 1 avril, dans Hiiffer, p. 321.
(2j Mémoires de d'Argenson, t. IV, p. 2G6, 464 et suiv. Cf. Mémoires de Larevel-
lière-Lépeaux, t. II, p. 318, 270, 280, 302.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 243
11 y était résigné, en cas de nécessité absolue. Dans ce cas, il eût
•été déloyal de promettre à ces peuples une indépendance qu'on
n'était pas sûr de leur garantir ; il eût été coupable de les exposer
à des vengeances en cas de retour de leurs anciens maîtres. D'autre
part on ne pouvait les laisser dans une anarchie aussi fâcheuse
pour eux que nuisible à la rentrée des contributions et réqui-
sitions dont vivait l'armée française. Il était donc opportun de
leur donner une organisation au moins provisoire. Cette organi-
sation aurait, en outre, l'avantage de former des cadres de nation
et d'Etat pour le cas où les Italiens, rendus ou cédés à l'Autriche,
refuseraient de se soumettre et « réuniraient leurs efforts pour se
soustraire au joug » de l'empereur. Larevellière essaya de con-
cilier toutes ces vues et dressa un projet d'instructions à Bona-
parte, qui fut approuvé, le 7 avril, par les Directeurs.
Ces instructions sont curieuses à un double titre : elles con-
seillent précisément à Bonaparte ce que, dans l'intérêt de son pro-
consulat italien, il jugeait utile d'accomplir; elles ouvrent, par
contre-coup, des aperçus sur les idées des Directeurs, en matière
de liberté politique et de gouvernement. Le régime auquel les
instructions du 7 avril proposent de soumettre l'Italie annonce
celui auquel Bonaparte, après le 18 brumaire, soumettra la Répu-
blique française. « Le Directoire croit, comme vous, qu'il ne faut
pas laisser les assemblées primaires se réunir. » Une constitu-
tion calquée sur la nôtre conviendrait à ces peuples, à condition
-de restreindre, en matière de finances, les prérogatives du Corps
législatif; mais il n'y aurait pas lieu de faire élire ce corps légis-
latif avant le départ des troupes françaises; dans tous les cas, il
importera de restreindre le nombre des députés. « Quelque grand
•que soit un État, un conseil de 120 personnes et un autre de 60,
feront tout aussi vite et tout aussi bien les lois, et même beau-
coup mieux que des corps plus nombreux. » Elles seront mieux
faites encore et plus vite sans députés. « Notre propre exemple
nous apprend combien il est funeste d'attendre tout cela (la
réforme des lois et des impôts) d'un nouveau Corps législatif qui,
par mille causes diverses, se traîne pendant un temps considé-
rable dans la carrière législative, et surtout des finances, avant
«d'y marcher, et laisse, pendant de longues années, un gouver-
nement naissant dans le marasme, et toujours en danger de périr. »
Donc, point de constitution, des règlemens « que vous publierez
toujours comme général en chef... La volonté législative, tant
que nous occuperons le pays militairement, ne doit être mani-
(1) Voir la Revue du 1er avril.
244 REVUE DES DEUX MONDES.
festée que par vous seul. » Il nommera à tous les emplois ; il fera
disposer par des commissions, formées par lui et composées cha-
cune de trois membres, toutes les lois relatives à la justice, à
l'administration, aux finances, à l'armée, à la police, etc. Il les
publiera et les fera exécuter. La dépêche se terminait, d'ailleurs
comme toutes les autres , par des adulations et par un blanc-
seing : « Le Directoire s'en rapporte entièrement à vous... Il est
convaincu, quelle que soit l'issue, que vous aurez toujours été
dirigé par votre attachement sincère à la République... Puissent
nos vœux se réaliser en faveur de la liberté de celle partie de
l'Italie, et vous aurez ajouté à la gloire d'un grand capitaine, la
gloire non moins satisfaisante et non moins solide du bienfaiteur
et du législateur d'un peuple libre. »
Le plan du Directoire s'appliquait aux Gispadans et aux
Transpadans, réunis en une seule république. Mais s'arrèterait-
on à cette limite? Le Directoire rêvait d'une Italie « libre jusqu'à
l'Adriatique. » On en parlait à Paris, on le disait très haut à
Milan. Dans quelle mesure les Directeurs approuvaient-ils les
menées révolutionnaires des agens lombards et des émissaires
français qui agitaient les villes de la terre ferme? Si la Lombardie
était érigée en république avec les Légations, Venise ne serait-
elle pas fatalement destinée à indemniser l'empereur? Les Véni-
tiens auraient été bien aveugles et bien sourds s'ils ne s'étaient
point préoccupés de ce double péril qui les menaçait, révolution
ou démembrement, les deux peut-être. Leur envoyé à Paris,
Querini, recueillait les bruits les plus alarmans. « Il ne se passe
pas de jour, écrivait-il, au commencement d'avril, où je ne sois
amaramenlc cruciato.» 11 avait, en portefeuille, des instructions
datées du 27 août 1796, qui prévoyaient cette extrémité et l'auto-
risaient à employer tes derniers expédiens. Il alla trouver Barras,
et l'adjura d'ordonner aux généraux français de ne pas intervenir
dans les affaires intérieures de la république de Venise. « Etant
plus forts que vous, répondit Barras, c'est à nous de commander...
La République de Venise peut perdre tous ses Etats d'Italie pen-
dant notre occupation ». Querini saisit la nuance. « Il faudrait,
écrivait-il le 8 avril, de 6 à 7 millions ; mais deux en numéraire
suffiraient; on fournirait le reste en obligations. » Il s'aboucha
avec un des nombreux « courtiers » qui passaient pour avoir la
confiance de Barras ; c'était un certain Wiscowich , Dalmate
d'origine. « Le sort de Venise est dans vos mains, lui dit ce po-
litique officieux. Le Directoire est partagé... deux de ses membres
combattent les mesures révolutionnaires, deux les approuvent,
le cinquième reste indécis... moyennant un subside, la solution
DE LEOBEIS' A CAMPO-FORMIO. 245
serait infailliblement favorable à la Seigneurie. » L'officieux exi-
geait, séance tenante, une provision. Querini se débattit et finit
par promeltre 600000 francs en lettres de change et 24000 francs
de commission ; mais il signifia que le paiement n'aurait lieu que
sur l'engagement formel d'évacuer les territoires vénitiens et de
faire cesser les menées révolutionnaires. Barras promit d'écrire
à Bonaparte et de remettre à Querini une copie de la lettre. La
promesse n'était pas plutôt donnée que l'officieux reparut : Bar-
ras se trouvait dans l'impossibilité de livrer la copie. Querini
demanda qu'au moins les lettres de change ne fussent point
escomptées avant que les engagemens eussent reçu un commen-
cement d'exécution. Barras à cette nouvelle entra dans une indi-
gnation dont son courtier rapporta l'écho à Querini. Toute-
fois, moyennant 100000 livres de plus, l'ex-vicomte consentit à
laisser suspecter son honneur : — « Il recevra Querini et fournira
un papier qui vaudra un engagement; sinon, conclut l'officieux,
Venise est perdue! » Querini, épouvanté, signa pour 700000 livres
de traites et reçut, en échange, une lettre du secrétaire du Direc-
toire certifiant que les Directeurs avaient donné des instructions
conciliantes à Bonaparte : le secrétaire assurait, en outre, l'am-
bassadeur « des intentions amicales et pacifiques du gouverne-
ment français. » Cet échange, de papiers eut lieu le 20 avril;
quant aux intentions « amicales et pacifiques » du Directoire,
elles se traduisirent dans une lettre que Delacroix écrivit à Glarke,
le 22 : « — Vu le désir que la nation manifeste pour la paix, man-
dait ce ministre, le Directoire autorise, quoique à regret, son
plénipotentiaire à consentir à l'évacuation du Milanais et du
Mantouan, mais en observant les délais nécessaires pour nous
permettre de châtier les Vénitiens s'ils refusent de réparer leurs
torts ; il faudra stipuler l'expulsion des Anglais de tous les ports
autrichiens; l'empereur devra consentir la cession de toute la
rive gauche du Rhin, ou au moins le démantèlement de Mayence;
quant au dédommagement de l'empereur, le Directoire n'envoie
à son représentant aucun ordre impératif. » Glarke s'inspirera de
l'esprit de ses instructions et s'entendra avec le général Bona-
parte. » Cette dépêche donne le dernier mot du Directoire, avant
les préliminaires de paix.
II
Le courrier qui apportait cette convention arriva à Paris le
29 avril, au soir. Les sentimens des Directeurs furent très mé-
246 REVUE DES DEUX MONDES.
langés. Tant que la paix demeurait douteuse, ils s'accordaient
pour la réclamer; dès qu'elle paraissait possible, les belliqueux
élevaient leurs prétentions ; à peine signée, elle leur paruttnsuffi-
sante. Bonaparte, dirent-ils, s'est trop hâté de conclure; les vic-
toires de l'armée du Rhin permettaient d'obtenir de plus grands
avantages. « Je me livre à la joie que m'inspire la paix rendue
à ma patrie, raconte Carnot; Le Tourneur la partage; mais les
triumvirs rugissent : La Revellière est un tigre; Reubell pousse
de gros soupirs; Barras, désapprouvant le traité, dit cependant
qu'il faudra bien l'accepter », sauf aie qualifier « d'infâme ». Cette
épithète s'appliquait, non au principe des indemnités en hommes
et au partage des terres, mais à la quantité d'hommes et de
terres attribuée à l'Autriche. Cependant les Directeurs tombèrent
vite d'accord qu'il fallait aller au plus pressé; le plus pressé
était de satisfaire l'opinion publique, par suite, de ratifier les pré-
liminaires. Ils les ratifièrent donc séance tenante, avec l'arrière-
pensée de filer la négociation de manière à tirer de cette conven-
tion ce que les articles ne contenaient point ou ne stipulaient
qu'obscurément : les frontières naturelles.
La communication faite, le 30 avril, aux Conseils ne men-
tionna pas les articles secrets, c'est-à-dire le démembrement et
le partage de la république de Venise; quant aux articles patens,
elle les enveloppait, à dessein, dans une équivoque : l'empereur,
dit le Directoire, renonce à la Belgique, consent à l'indépendance
de la Lombardie et « reconnaît les limites telles qu'elles ont été
décrétées par les lois de la République ». Le traité se tenait à la
lettre des décrets et ne considérait que les décrets dits consti-
tutionnels, c'est-à-dire ceux d'octobre 1795; la frontière reconnue
embrassait les Pays-Bas, Liège et le Luxembourg. Le public in-
terpréta le message du Directoire selon l'esprit de 1795 ; il y vou-
lut voir la cession de toute la rive gauche du Rhin. La joie dé-
borda : chacun se crut à la veille du succès de son parti. Pour
les directoriaux, c'était l'affermissement du Directoire; pour les
modérés, la fin de la guerre et du règne des Jacobins. Tout le
monde, d'un même mouvement, acclama Bonaparte, vainqueur
de l'Autriche et pacificateur de la République.
Le Directoire trouva qu'on l'acclamait trop. En même temps
que le traité, il avait reçu la lettre du 1 9 avril, par laquelle
Bonaparte donnait sa démission et demandait un congé pour re-
venir en France : « Ma carrière civile sera, comme ma carrière
militaire, une et simple, » disait-il. Les Directeurs, estimant qu'il
jouait trop au proconsul en Italie, redoutant qu'il ne voulût se
découper une sorte de gouvernement indépendant, de « protec-
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 247
torat », en Lombardie, persuadés qu'il se prêterait mal à une né-
gociation destinée à annuler ou à transformer les préliminaires
signés par lui, crurent habile de le prendre au mot et publièrent,
le 2 mai, un extrait de sa lettre du 19 avril, annonçant son
retour. « La joie de revoir Bonaparte — , disait, en commentant
cette lettre, l'officieux Rédacteur, — la joie de revoir Bonaparte au
sein de la France et de Paris, sera pure et dégagée des inquiétudes
que des malveillans n'ont pas craint de semer au profit des fac-
tions. Les factieux de toute espèce n'auront pas d'adversaire plus
redoutable, le gouvernement d'ami plus fidèle. » Bonaparte, de son
quartier général d'Italie, pénétrait mieux l'opinion de Paris que
les Directeurs de leur cabinet du Luxembourg; il était déjà, et de
bien haut, leur maître, dans l'art de manier la presse et d'en-
traîner les esprits. Sa lettre, publiée comme il y avait compté,
produisit l'effet qu'il en attendait, et cet effet tourna à la confusion
des Directeurs. « Bonaparte est devenu une seconde autorité dans
le gouvernement français », écrit Sandoz. On mande, dans le même
temps, à Mallet : « Bonaparte a annoncé son retour. Il est, en
ce moment, pour les Jacobins, les fanatiques, les philosophes,
bien supérieur à Gharlemagne (1). » Le Directoire comprit son
erreur et jugea qu'il valait mieux avoir Bonaparte occupé en
Italie qu'en congé à Paris; que, si redoutable que fût sa carrière
militaire, « sa carrière civile » le serait bien davantage; que, pour
étendre les préliminaires, il faudrait des victoires, de l'audace,
de l'habileté, beaucoup de force, autant de ruse, nombre d'usur-
pations; et que sans Bonaparte on se trouverait privé de tous
moyens d'action et de persuasion. Ceux des Directeurs qui dési-
raient s'en tenir aux préliminaires, comme Carnot, opinèrent que
Bonaparte devait rester en Italie pour y hâter la conclusion de
la paix définitive; ceux qui désiraient étendre les préliminaires,
comme Reubell et Larevellière, opinèrent qu'il y resterait pour
forcer la main à l'empereur et obtenir la cession de toute la rive
gauche du Rhin. Les Directeurs continuaient ainsi de dériver
dans le courant qui portait Bonaparte, et toutes leurs mesures
tournaient à livrer le Directoire à ce général en attendant qu'ils
lui livrassent la République.
Non seulement ils ne restreignirent point ses pouvoirs, mais
ils les augmentèrent. « Nous sommes satisfaits de la sagesse de
votre négociation... » écrivirent-ils, le 4 mai. Ils désireraient le
voir revenir afin de lui donner les témoignages dus au grand
nom qu'il s'est fait dans l'histoire de la guerre et de la liberté ;
(1) Rapports de Sandoz, 15 mai, Bailleu, I, p. 127. — Lettres de Mallet du Pan,
10 mai, André Michel, II, p. 277.
248 REVUE DES DEUX MONDES.
mais sa présence en Italie est nécessaire « pour consolider le
nouvel ordre de choses qui va s'établir... » La République lom-
barde ne peut se constituer sans lui, « puisque l'établissement de
cet Etat libre est un des principaux fruits de ses victoires. » Enfin,
devançant ses désirs et ouvrant la voie à la plus machiavélique
de ses combinaisons, ils ajoutent : « Un autre motif qui doit pro-
longer quelque temps encore votre séjour dans ces contrées, c'est
l'éclat que le gouvernement vénitien a donné à sa haine contre
la France. Prenez envers lui toutes les mesures qu'autorise l'in-
surrection qui vient de se manifester; allez, s'il le faut, jusqu'à
Venise, et rendez-nous compte de vos dispositions, afin d'in-
struire le Corps législatif de la nécessité où vous aurez été d'en
agir hostilement à l'égard de cette puissance perfide. »
Ainsi, pour le passé, approbation complète; pour l'avenir,
carte blanche. Le 6 mai, des pleins pouvoirs sont envoyés à Bo-
naparte et à Clarke; Glarke n'est plus qu'adjoint à la négocia-
tion. L'objet de cette négociation, disent les Directeurs, est
d'amener l'empereur, par des avantages qu'on lui fera, à stipuler la
cession de la rive gauche, comme préliminaire à la paix de l'em-
pire. Nous n'évacuerons l'Italie que quand l'Autriche aura évacué
Mayence. Toutefois, frappé un moment par les argumens de Bona-
parte, le Directoire renonce à bouleverser l'Allemagne. Il ne
faut, dit-il, accorder de territoires allemands à l'empereur que
s'il renonce à des territoires équivalens en Italie; il a assez reçu;
il serait dangereux de le fortifier davantage, et d'autant plus que
« le roi de Prusse en voudrait tout autant. » Venise, réduite aux
lagunes, devait, d'après les préliminaires, être indemnisée avec
les Légations. Le Directoire annule cette clause : Venise doit
être non seulement châtiée, mais conquise : « Les hostilités qu'elle
a commencées autorisent le général en chef à prendre toutes les
mesures de rigueur que les circonstances exigent. » Le Sénat sera
invité à réunir cette république aux Légations, formées en répu-
blique cispadane ; s'il refuse, « le général en chef doit aller en avant
pour l'occupation de la terre ferme et l'exécution des prélimi-
naires. » « Le Directoire exécutif donne à cet effet les pouvoirs
les plus étendus » aux généraux Bonaparte et Glarke... Ces géné-
raux, étant sur les lieux et traitant directement avec les manda-
taires de l'empereur, « peuvent mieux que personne juger quelles
sont les conditions les plus avantageuses à la République qu'il
est possible d'obtenir, et quels sont les moyens d'y arriver promp-
tement... Les présentes instructions ne sont pas tellement impé-
ratives qu'ils ne puissent s'en écarter, si le bien de la République
l'exige. » Le Directoire voulait présenter aux conseils les mesures
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 249
de guerre contre Venise, l'invasion, la révolution et le démem-
brement de cette république comme des faits de guerre, néces-
sités par les circonstances, et dont Bonaparte porterait toute la
responsabilité. Si la popularité du général en était ébranlée, ce
serait coup double pour le Directoire, qui rejetterait surtout
l'odieux de la spoliation, et en recueillerait le bénéfice. Les Direc-
teurs se gardèrent donc de révéler le secret de ces instructions ;
mais les gens bien informés se doutèrent de la vérité. « La répu-
blique de Venise, écrit Sandoz, le 1er mai, éprouve ici les plus
fortes tracasseries depuis quelques jours; je soupçonne presque
qu'on veut faire servir quelque partie de son territoire à procurer
du dédommagement à l'empereur... »
Bonaparte n'attendait pas davantage. Les instructions du Direc-
toire n'étaient que le commentaire de ses lettres. Les Directeurs lui
commandaient de faire ce qu'il avait résolu d'accomplir, et, pour
l'imprévu, ils s'en remettaient à lui. Quant à Venise, Garnot, dans
une lettre qu'il adressa à Glarke, le 5 mai, marqua finement les
nuances de la conquête et indiqua les apparences à ménager.
« Malgré le droit que les hostilités de la république de Venise
nous donnent de traiter à ses dépens, il convient d'éviter, soit
une déclaration de guerre formelle., soit une stipulation qui pro-
nonce une cession positive ou une garantie de ce territoire à l'em-
pereur. Ce territoire n'étant pas notre propriété, nous ne pouvons
le donner, surtout dans nos principes républicains sur l'indépen-
dance des peuples. Mais l'empereur, étant assez fort pour prendre
possession du pays et s'y maintenir, doit se contenter de la décla-
ration positive et formelle que nous ne nous opposerons pas à ce
qu'il fera. Je crois cela essentiel. » Garnot attribuait une part de
l'Etat vénitien à l'empereur, comme naguère il attribuait le Ha-
novre au roi de Prusse : pourvu que le prince s'en emparât par la
force des armes, les principes du droit public seraient respectés. Il
allait de soi que, si Bonaparte conquérait Venise, cette république
deviendrait notre propriété, et le droit de conquête nous permet-
trait dès lors d'en disposer, sans que ni les peuples, ni leur indé-
pendance, ni les principes du droit public eussent à en souffrir.
Le Directoire se range à cette opinion. « Nous vous avons auto-
risé, écrit-il le 12 mai, à y employer sans ménagement (à Venise)
tous les moyens de sûreté militaire qui seraient nécessaires. Ainsi
toutes les dispositions que vous avez faites pour assurer, dans
cette crise, le salut de l'armée, ont notre approbation; et le Direc-
toire exécutif vous autorise de nouveau à prendre les mesures
que vous jugerez les plus efficaces pour mettre ce perfide gouver-
nement dans l'impuissance de commettre de nouveaux attentats. »
250 REVUE DES DEUX MONDES.
Le Directoire ne laisse aucun doute sur le sens et la portée de ces
ordres, et il montre comment il entend, le cas échéant, s'ache-
miner au partage par la répression : « Il sera utile d'en donner
connaissance (de vos mesures contre Venise) aux plénipoten-
tiaires de l'empereur et d'agir, dans cette circonstance, de concert
avec eux, afin que les négociations de la paix ne soient point
troublées. »
Le même jour, le Directoire invite Bonaparte à « faciliter les
progrès » des transports des œuvres d'art d'Italie en France. Le 19,
Charles Delacroix mande au général que des princes étrangers,
— le roi George entre autres et le duc de Modène, — ont fait des
placemens immenses sur la banque de Venise : Delacroix estime
que le droit de la guerre nous autorise à saisir ces capitaux.
« Permettez-moi, poursuit ce prévoyant ministre, de vous rap-
peler l'arsenal... Il serait aussi beau qu'utile de faire arriver à
Toulon et ces navires et ces munitions, ainsi que l'escadre que
les Vénitiens entretiennent toujours à Corfou. » A cette même
date le Moniteur publie une correspondance d'Italie prédisant
« la destruction totale » de « la plus ancienne des aristocraties ».
Les Directeurs cependant feignent l'hésitation, presque le mécon-
tentement; ils évitent de communiquer aux conseils les dépêches
d'Italie qui motivent les mesures qu'eux-mêmes ont approuvées.
Sandoz écrit que Bonaparte provoque la ruine de Venise et que le
Directoire s'y refuse. Il ajoute : « Bonaparte n'attendra pas peut-
être le décret du Corps législatif et marchera sur Venise. » Mais
tandis que les Directeurs se plaignent, à Paris, d'avoir la main
forcée, ils écrivent, le 19 mai, au général : « La singularité des
circonstances qui accompagnent la chute de ce perfide gouver-
nement est remarquable, et il ne nous reste déjà plus qu'à re-
cueillir de cet événement tous les avantages qu'il présente au
profit de la République française et de la liberté italique. Cette
conquête offre à l'armée... des ressources considérables... il doit
même en résulter des sommes disponibles pour le trésor natio-
nal... La marine vénitienne doit surtout contribuer à la restau-
ration de celle de la République. »
Bonaparte devançait toujours les ordres du Directoire, lorsqu'il
ne les dictait pas. Par les instigations de ses émissaires secrets
et des agens lombards, par l'aveuglement des démocrates véni-
tiens et la pusillanimité des oligarques, une révolution s'accom-
plit à Venise. Le 14 mai, sous prétexte de rétablir l'ordre et
d'assurer la fondation de la liberté, Baraguey d'Hilliers entre dans
la ville avec ses troupes. Les démocrates lui font une réception
théâtrale et somptueuse; le patriarche prêche l'obéissance au
DE LEOBEN A CAMPOFORMIO. 251
pouvoir établi et conseille de rendre à César ce qui n'appartient
déjà plus à la cité ; le Ghetto est en fête : les juifs sont assimilés
aux citoyens; les aristocrates fuient, ou se cachent et tremblent;
le petit peuple demeure morne et hostile. C'est l'ordinaire spec-
tacle des entrées triomphales dans les villes italiennes. Cepen-
dant Bonaparte n'oublie ni l'arsenal, ni le trésor. L'arsenal est
pauvre, le trésor est vide. Il ne reste guère dans l'un et dans l'autre
que des antiquités; mais quelques-unes sont des chefs-d'œuvre,
ainsi les fameux chevaux du char du soleil. Berthollet, assisté par
le peintre milanais Appiani, parcourt les musées et les églises, et
fait son choix de trophées d'art. Le 16, Bonaparte reçoit, à Milan,
des députés vénitiens et il signe avec eux un traité qui légalise
l'occupation de la ville par les troupes républicaines, promet le
châtiment des fauteurs des révoltes contre les Français, prépare
une entente en vue d'échanger des territoires, stipule trois mil-
lions en numéraire, trois autres en agrès maritimes, trois vais-
seaux, deux frégates, vingt tableaux et cinq cents manuscrits. Le
nouveau gouvernement de Venise n'étant ni reconnu, ni même
constitué, l'ancien n'existant plus, le traité demeurait soumis au
bon plaisir du Directoire. Les engagemens que prenait Bonaparte
n'étaient qu'un leurre, un moyen de décevoir, à la Polonaise, les
imaginations des Vénitiens jusqu'à l'arrivée des Autrichiens. Il
ne devait subsister de ce traité de Milan que la partie des obliga-
tions vénitiennes. Bonaparte les fît exécuter par provision. Ses
agens procédèrent immédiatement aux réquisitions d'argent,
de munitions, de vaisseaux et d'objets d'art. La main qui écrivit
plus tard : « La dynastie des Bourbon et la dynastie des Bragance
ont cessé de régner, » put écrire dès le mois de mai 1797 : « Il
n'existe plus de lion de Saint-Marc. » Quant aux imprudens
Vénitiens qui, se déclarant, « ivres de joie, et pénétrés de la plus
vive reconnaissance », acclamaient « le magnanime libérateur,
l'immortel Bonaparte », nul, dans l'armée de ce général, ne se
faisait illusion sur leur sort. Un des officiers les plus purs de
cette armée, une sorte de second Desaix, Dommartin, écrivait,
le 16 mai : « Le général Bonaparte a vengé l'humanité et le sang
français; toutes les provinces vénitiennes sont confisquées : notre
armée les occupe et nous pourrons nous en servir pour dédom-
mager l'Autriche des autres pertes qu'elle a faites. »
Le Directoire n'eut garde de ratifier le traité, mais il en
approuva l'exécution anticipée. « Vous pouvez, écrivit-il à Bona-
parte le 26 mai, vous pouvez mieux que personne juger ce qu'il
est utile et possible de faire. Ce que vous avez exécuté, dans les
circonstances les plus délicates, et notamment à l'égard de Venise,
252 REVUE DES DEUX MONDES.
donne au Directoire les plus grandes espérances. » Le territoire
de la république de Venise devait être partagé entre la république
lombarde et l'empereur; le lot de l'empereur serait en proportion
de ce que ce prince consentirait à céder sur la rive gauche du
Rhin (1). Delacroix affirmait que les plus puissans souverains de
l'Allemagne s'attendaient que nous obtiendrions cette rive gauche;
le fait est que ces princes s'étaient mis dans le cas de tirer de
grands bénéfices de l'opération. Pour y décider l'Autriche, Dela-
croix allait, le 16 mai, jusqu'à lui abandonner une partie des îles
du Levant. Quant au Rhin, si l'on ne pouvait avoir le tout, on se
contenterait d'une ligne tirée de la Meuse au fleuve, et embrassant
Aix-la-Chapelle, Verviers, Spa, Trêves, Coblentz, Mayence. Ce
tracé avait été envoyé au Directoire par Hoche : ce général aurait
préféré l'annexion totale, mais, disait-il, si on adoptait ce tracé
« nul n'aurait rien à dire ». Le Directoire le transmit à Bonaparte,
le 31 mai, en le déclarant « judicieux ». C'est, à peu près, la
limite de Campo-Formio.
III
L'exécution des préliminaires était, dès lors, une chose assurée
en Italie. Il n'en était pas de même à Paris. Le Directoire n'y
disposait pas des mêmes moyens de persuasion , et il ne pouvait
pas, à son grand regret, traiter le Corps législatif ainsi que Bona-
parte traitait le Sénat et les conseils de Venise. La République
était entrée dans une crise aiguë. Comme, à l'intérieur, entre les
factions, tout était mensonges et embûches; comme on ne pouvait
pas discuter sans se démasquer, et se démasquer sans se perdre ;
les factions se rejetèrent sur les affaires extérieures. De même
qu'au début de la Révolution, en 1790, la question de paix et de
guerre, la question des limites devint, en 1797, une question de
pouvoir. Les républicains cherchaient à garder le pouvoir par la
guerre et par la conquête; les monarchistes cherchaient à s'en
emparer en promettant la paix. L'affaire de Venise fournit un
prétexte à discours, à cabales, à dénonciations réciproques : les
belliqueux, se parant du beau motif d'une révolution démocra-
tique, dissimulant la spoliation sous la propagande, rêvant du
reste, grâce à quelques grands coups de sabre de Bonaparte, d'ex-
(1) Delacroix à Clarke, 31 mai; à Bonaparte, 3 juin 1797. « Quant aux arrange-
mens relatifs à l'Italie, le Directoire, en procurant à la République transalpine
Mantoue, Brescia, jusqu'à l'Adige, consentirait à ce que Venise (la ville) appartînt à
l'empereur. »
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 253
terminer les Autrichiens, de garder toutes les terres de Venise,
de les adjoindre à la Lombardie et d'en faire une Batavie ita-
lienne; les pacifiques, se targuant de l'indépendance des peuples,
des libertés publiques, du respect du droit des gens pour discré-
diter Bonaparte, montrer en lui le boute-feu d'une guerre indé-
finie, enlever au Directoire son principal appui dans l'opinion,
l'alchimiste et le magicien qui lui fabriquait de l'or et du prestige.
Les nouveaux élus — le nouveau tiers, comme on disait — ap-
portaient dans les conseils un état-major de futurs sénateurs de
l'empire et de futurs pairs de France de la monarchie restaurée.
Sauf, et c'était un grand point, le parti de l'émigration et de
l'alliance étrangère, toutes les nuances de la contre-révolution y
figuraient. De la droite au centre, ces députés n'étaient, au fond,
d'accord entre eux que sur quatre points : faire la paix, renverser
le Directoire, expulser les Jacobins, et se débarrasser des géné-
raux républicains. Cet accord des opposans suffit à réunir tous
les hommes qu'ils prétendaient supprimer ou supplanter dans
l'État, c'est-à-dire tous les hommes que leurs convictions, leurs
actes, leurs intérêts liaient à la Bévolution, tous ceux qui avaient
fondé la Bépublique, et pour lesquels la « Bépublique sans répu-
blicains » signifiait la proscription, la ruine, la persécution, la
perte de leurs grades, l'abandon de leurs espérances, l'anéantis-
sement de leurs principes, l'humiliation et l'assujettissement de
la patrie. Cette coalition s'étendait des membres des anciens co-
mités et des régicides, aux modérés de la Convention et aux gé-
néraux des armées; elle solidarisait Barras et Hoche, Bonaparte et
Larevellière-Lépeaux. Entre ces factions acharnées, parce qu'elles
luttaient pour la vie, la place d'un parti de politiques et de libé-
raux n'était pas encore faite; la conciliation ne semblait possible
que dans l'obéissance. Ceux qui essayèrent alors des tempéra-
mens se condamnèrent pour longtemps à l'impopularité, à l'im-
puissance, à l'exil. Ce fut le sort de Carnot qui, proscrit en 1797
avec les royalistes, par les régicides, mourut, proscrit, en 1816,
par les royalistes, avec les régicides.
La nouvelle majorité se manifesta par l'élection au Directoire
de Barthélémy, à la place de Letourneur, Directeur sortant. Le
choix était significatif : c'était la paix, et l'arrivée au gouverne-
ment du parti que l'on qualifiait depuis 1795 de « faction des
anciennes limites. » Par contre-coup cette élection rejeta du côté
du Directoire ceux des constitutionnels, anti-jacobins déclarés,
qui, tout en souhaitant la paix, ne la jugeaient solide et digne
qu'avec la limite du Bhin. Barthélémy ne justifiait ni ces espé-
rances ni ces alarmes. Ce diplomate de carrière et de tradition,
254 REVUE DES DEUX MONDES.
négociateur expert et correct, n'était ni homme d'Etat ni homme
d'action. Il s'était toujours tenu prudemment à l'écart de la Révo-
lution qu'il comprenait peu. D'ailleurs, s'il avait eu, sous le règne
du Comité, le courage de la dépêche et du conseil, courage fort
louable, car il ne laisse pas d'être rare dans les chancelleries, il
était entièrement dépourvu du courage civil, même du simple
sang- froid. Il n'avait ni esprit de parti pour lui tenir lieu de carac-
tère, ni caractère pour lui (cuir lieu de convictions politiques.
Il voulut, ayant peur de tous, ménager tout le monde. Il se laissa
compromettre dans des complots dont il n'attendait que des mal-
heurs. Il ne fut même pas, dans le Directoire, un appui pour
Carnot, qui réclamait la paix modérée avec d'autant plus d'insis-
tance qu'il y voyait la première condition d'un retour vers la mo-
dération à l'intérieur.
Il y eut entre les Directeurs une première escarmouche, le
16 juillet, à propos des ministres. Cette discussion éclaire singu-
lièrement l'avenir. Si le coup d'Etat qui se préparait alors est
l'antécédent de celui de Brumaire, les propos qui furent, ce jour-
là, tenus par les futurs auteurs de la révolution de Fructidor sont
une introduction à la constitution de Fan VIII. Carnot, qui pré-
sidait, proposa de renvoyer les ministres des affaires étrangères,
de la justice, de la marine et des finances, parce que « tel lui
paraissait être le vœu de la majorité du Corps législatif. » Reu-
bell s'y opposa, en fait et en droit : en fait, le vœu de la majorité
ne lui était pas connu; en droit, ce vœu ne pouvait pas se faire
connaître : « Que si, par malheur, dit-il, il pouvait exister une
majorité qui voulût se mêler du renvoi et de la nomination des
ministres, la République serait, par cela même, dans une véritable
anarchie, puisqu'un seul pouvoir aurait usurpé tous les autres (1) » .
« Je ne reconnais point au Corps législatif un droit que lui refuse
la constitution, répliqua Carnot; mais sans accord entre le Direc-
toire et la majorité du conseilla constitution ne peut marcher... »
— La majorité ! s'écria Larevellière, mais elle pourrait être diri-
gée par des hommes corrompus et vendus à l'étranger! D'ail-
leurs, fût-elle au moins composée d'hommes probes, il résulterait
de ces principes « une telle versatilité dans les maximes du gou-
vernement et des changemens si fréquens clans les chefs des diffé-
rentes administrations, que l'anarchie serait la suite inévitable
de cette seule cause. » Barras déclara que, comme Reubell et
Larevellière, il voulait sauver la liberté et la République; qu'en
(1) « Ce pouvoir législatif, sans rang dans la République, impassible, sans yeux
et sans oreilles pour ce qui l'entoure, n'aurait pas d'ambition... » Bonaparte à Tal-
leyrand, 19 septembre 1797.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 235
conséquence, il repoussait, « avec indignation toute espèce d'in-
fluence » exercée par le Corps législatif. La conclusion fut que
l'on changea les ministres, mais pour en prendre d'autres plus
décidément opposés encore à la majorité des conseils. Ces hommes
■qui parurent propres à affermir la liberté, selon Barras, Reubell
et Larevellière, étaient Pléville-Le Pelley à la marine, Lenoir à la
police, François à l'intérieur, Talleyrand aux relations extérieures
et Hoche à la guerre. Ce dernier choix décelait tout l'esprit de la
combinaison.
La constitution n'offrant aucun moyen à la majorité de faire
prévaloir ses volontés et n'ouvrant aucune solution légale au
conflit, on marchait fatalement à l'expédient qui, depuis le
14 juillet 1789, avait tranché toutes les grandes crises : une
journée, c'est-à-dire l'appel à la force. Mais la force n'était plus
<lans la foule révolutionnaire, et les journées tournaient au coup
d'Etat militaire. Depuis germinal an III, l'insurrection reculait
devant l'armée. En vendémiaire an IV, l'insurrection était contre-
révolutionnaire et l'armée parut comme l'image de la République.
En messidor an V, personne n'attendait plus rien que de l'inter-
vention des soldats, et chaque faction en cherchait un qui la pût
servir de sa vaillance et de son prestige. Les « clichyens » et les
contre-révolutionnaires avaient Pichegru. Moreau se réservait,
tout le monde le ménageait, personne n'avait confiance en lui. Le
Directoire ou plutôt les triumvirs, désormais en lutte avouée avec
leurs collègues, ne pouvaient opposer au conquérant de la Hol-
lande que le libérateur de l'Alsace, le pacificateur de la Vendée,
ou le conquérant de l'Italie, Hoche ou Bonaparte. Bonaparte
était nécessaire en Italie, pour les négociations, et il semblait
trop envahissant aux triumvirs. L'armistice rendait Hoche dis-
ponible; ce général inquiétait moins, on l'appela. Il accourut, et
prépara, par des mouvemens concertés de ses troupes, l'investis-
sement du Corps législatif. Mais à peine sa nomination fut-elle
connue, qu'une clameur s'éleva dans les conseils. Les mouve-
mens des troupes furent dénoncés à la tribune le 20 juillet;
Hoche n'avait pas l'âge requis pour être ministre ; il dut donner sa
démission. Le Directoire rejeta sur lui toute la responsabilité des
mouvemens des troupes. Hoche quitta Paris et rejoignit son
armée de Sambre-et-Meuse. Le 31 juillet, on proposa aux Cinq-
Cents de le mettre en accusation. L'affaire était manquée avec lui :
il s'était découvert trop tôt. Les triumvirs furent contraints de
se rejeter sur Bonaparte.
Bonaparte avait auprès d'eux un avocat d'autant plus insinuant
qu'en travaillant pour le général en chef de l'armée d'Italie, il
25G REVUE DES DEUX MONDES.
travaillait pour lui-même. Talleyrand, rentré depuis peu en
France, n'avait recherché le ministère que par contenance, pour
assurer sa sécurité dans le présent, ménager sa fortune dans
l'avenir. Les façons des triumvirs lui répugnaient, leur poli-
tique lui semblait funeste. Il essaya, au début, de leur en indi-
quer, avec toutes les précautions d'une exquise politesse, les
inconvéniens et les dangers. Les triumvirs le renvoyèrent bru-
talement à son encrier et à ses papiers. Son affaire n'était point
d'avoir des idées, de posséder des connaissances et de donner des
conseils; elle était de rédiger et de requérir, selon les formes, de
dresser en belle écriture de chancellerie leurs décrets souverains
et d'en tirer, pour la galerie, de belles déductions selon la lettre
du droit public. Talleyrand se soumit avec aisance, mais non sans
ironie, et rendit en mépris caché ce qu'il recevait d'affronts. Les
triumvirs parurent dès lors goûter sa manière de servir. Ce ci-
devant évoque, grand seigneur et homme de cour, se fit le secré-
taire de Reubell et de Larevellière-Lépeaux. Il délaya, tant qu'ils
voulurent, en son style coulant et élégant d'homme du monde; il
effaça, recommença, raisonna, déraisonna, motiva, réfuta, argu-
menta contre les peuples, argumenta pour les peuples, avec un
inépuisable scepticisme; se consolant, çà et là, par une parenthèse
subtile, par quelques repentirs adroitement dissimulés qui n'avaient
de sens que pour lui et d'intérêt que pour les futurs mémoires où
il referait l'histoire, à sa façon, et prouverait qu'il n'avait jamais
été dupe de personne, surtout de lui-même. Les Directeurs, à
ses yeux, n'occupaient la scène que pendant l'entr'acte : ils tom-
beraient dans leurs propres trappes et s'enfonceraient dans les
dessous dès que le rideau serait levé et que la véritable pièce
recommencerait. Talleyrand, comme tout le monde, attendait
l'homme qui ferait le dénouement, mais mieux que tout le monde,
il discerna l'homme et il alla droit à lui.
Dès le 24 juillet, il écrivit à Bonaparte pour lui annoncer sa
nomination, et il ajouta: « Justement effrayé des fonctions dont
je sens la périlleuse importance, j'ai besoin de me rassurer parle
sentiment de ce que votre gloire doit apporter de moyens et de
facilités dans les négociations. Le nom seul de Bonaparte est un
auxiliaire qui doit tout aplanir. Je m'empresserai de vous faire
parvenir toutes les vues que le Directoire me chargera de vous
transmettre, et la renommée, qui est votre organe ordinaire, me
ravira souvent le bonheur de lui apprendre la manière dont vous
les aurez remplies. » Bonaparte était homme à goûter ce chef-
d'œuvre de flatterie raffinée et à se pénétrer de l'insinuation qui
se dégageait de l'entre-deux des lignes. Aucun signe ne lui avait
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 257
peut-être si nettement montré le progrès qu'il avait fait dans
l'opinion et la place qu'il avait prise dans l'Etat. Avec Talleyrand
c'était un monde nouveau, mal connu de lui, encore prestigieux,
celui de la fameuse Constituante, qui se joignait à son cortège et
lui offrait ses services. Bonaparte garda toujours quelque chose
du charme de ce premier encens de la vieille France, encore que
déclassée, défroquée et travestie. C'est, en partie, le secret d'une
étrange faiblesse qu'il conserva jusqu'à la tin et dont il eut à se
repentir. Une correspondance suivie s'engagea entre lui et le nou-
veau ministre; il s'habitua à faire de Talleyrand le confident de
ses desseins; et, très vite, il en vint à lui donner des ordres sous
couleur de lui demander des conseils. Talleyrand devina et agit
en conséquence. Il se fit l'intermédiaire de Bonaparte auprès des
Directeurs, auprès de l'opinion parisienne, auprès de ce monde
de nouvellistes, de spéculateurs, de conspirateurs, d'intrigans qui
remplissaient déjà ses antichambres; dans les salons, surtout,
qui se rouvraient et où se tramait le grand complot de tout le
monde, celui des gens impatiens de revivre, de se divertir, de
s'enrichir, de secouer le cauchemar de 93, de finir la Bévolution
à leur profit, de refaire une société qui serait fermée aux irrécon-
ciliables de l'émigration et de la Terreur , mais qui s'ouvrirait
aux émigrés soumis et aux jacobins apaisés.
Bonaparte avait, en outre, à Paris, pour le renseigner, un de
ses officiers, La Valette, homme d'esprit et de tact, dévoué corps
et âme, et qui avait pied dans le monde des opposans; assez sus-
pect au Directoire, mais d'autant plus précieux à Bonaparte.
Avec cet informateur et cet ambassadeur in partions, il *e ris-
quait point de faux pas. Il put travailler à coup sûr, dans la crise
qui se préparait et qu'il jugeait nécessaire. Il s'accommoda de
façon à se rendre indispensable aux triumvirs sans se livrer à
eux, et à tirer parti de leur opération sans se compromettre dans
l'aventure. S'il eût hésité, du reste, l'imprudence des « avocats»,
l'eût décidé contre les conseils. Les orateurs se déchaînèrent
contre lui avec les mêmes dénonciations, les mêmes invectives que
contre Hoche. Il eut Dumolard, comme Hoche avait Willot et
Dufresne. Il répondit avec éclat, identifiant publiquement la cause
de la République avec celle des armées, et la cause des armées
avec sa propre cause. L'anniversaire du 14 juillet lui en
fournit une première occasion. Cet anniversaire provoqua, dans
toutes les armées, sauf dans celle de Moreau, où la réserve du
chef atténuait l'ardeur des régimens, des adresses véhémentes.
Celles de l'armée d'Italie dépassèrent toutes les autres par
l'intensité de la couleur et par la violence des menaces. Mar-
tome cxxiw — 1895. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
mont alla porter le mot d'ordre dans les divisions ; elles y
répondirent par un écho formidable. « Tremblez! écrit la divi-
sion d'Augereau: de l'Adige au Rhin et à la Seine, il n'y a qu'un
pas... Vos iniquités sont comptées, et le prix en est au bout de
nos baïonnettes ! » « La route de Paris offre-t-elle plus d'obstacles
que celle de Vienne ? » écrivit la division Masséna. Bernadotte,
était-ce instinct de roi latent? se montra seul modéré; mais Jou-
bert: « Il faut que les armées purifient la France; nous passerons
comme la foudre. » Bonaparte enfin, dans une proclamation à
l'armée : « Les mêmes hommes qui ont fait triompher la patrie
de l'Europe coalisée sont là. Des montagnes nous séparent de la
France ; vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait,
pour maintenir la constitution, défendre la liberté, protéger le
gouvernement et les républicains... Les royalistes, dès l'instant
qu'ils se montreront, auront vécu... » Il envoya le tout au Direc-
toire, le 15 juillet : « L'indignation est à son comble dans l'armée...
citoyens Directeurs, il est imminent que vous preniez un parti.
Il n'y a pas un homme qui n'aime mieux périr les armes à la
main que de se faire assassiner dans un cul-de-sac de Paris... Je
vois que le club de Clichy veut marcher sur mon cadavre pour
arriver à la destruction de la République. ?s'est-il plus en France
de républicains?... Vous pouvez, d'un seul coup, sauver la Répu-
blique, deux cent mille têtes peut-être qui sont attachées à son
sort, et conclure la paix en vingt-quatre heures : faites arrêter les
émigrés; détruisez l'influence des étrangers. Si vous avez besoin
de force, appelez les armées. Faites briser les presses des jour-
naux vendus à l'Angleterre, plus sanguinaires que ne le fut
jamais Marat... Quant à moi... s'il n'y a point de remède pour
faire finir les maux de la patrie, pour mettre un terme aux assas-
sinats et à l'influence de Louis XVIII, je demande ma démis-
sion. »
Il y avait des moyens, et c'étaient précisément ceux qu'il pos-
sédait : de l'argent et des soldats. Cependant Lavalette lui mande
de Paris « qu'il ternirait sa gloire », en mettant lui-même la
main au coup d'Etat; « qu'on ne lui pardonnerait pas de se lier
avec le Directoire pour opérer le renversement de la constitution
et de la liberté. »
Bonaparte pense au lendemain du coup d'État; ce lendemain
sera son jour. Le succès même du Directoire rendra le Directoire
odieux; le retour à la révolution jacobine sera impopulaire; les
modérés, à peine remis de la crainte d'une rentrée des émigrés,
tomberont dans la peur des Jacobins. Le pouvoir appartiendra
à l'homme qui rassurera tout le monde, contre tous les excès.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMlO. 259
Il faut donc que les triumvirs triomphent des royalistes, mais
qu'ensuite ils se détruisent eux-mêmes : Bonaparte les aidera à
anéantir l'ennemi commun, puis, cet ennemi abattu, il se fera
contre eux le chef des mécontens, des déçus, de tous ceux que la
tyrannie et l'incapacité des gouvernans dégoûteront et effraie-
ront. Plus patient et plus perspicace que Hoche, il n'eut garde
de se livrer au Directoire. Il jugea que son épée serait déplacée
dans ce qu'il qualifiait une « guerre de pots de chambre ».
L'armée devait tout décider, mais en paraissant obéir et n'obéir
qu'aux lois. Elle n'apparaîtrait que pour sauver la constitution;
elle laisserait aux Directeurs la responsabilité du complot et du
sophisme ; mais le personnage de sabreur naïf et grossier n'était
point l'affaire de Bonaparte. Tout en se réservant de marcher
sur Paris si les choses tournaient trop mal, il estima suffisant d'y
envoyer un homme de main, qui tiendrait, à l'égard du Corps
législatif, l'emploi, fort utile, et peu glorieux, d'Abner dans la
tragédie classique. Il avait à sa disposition un des plus brillans
parvenus de la Révolution, bon tacticien, batailleur intrépide,
mais tête creuse, suffisant, général avec un panache de tambour-
major et une faconde de sans-culotte, la politique d'un matamore
et « la plus forte lame de France. »
Le 27 juillet, Bonaparte écrivit au Directoire que le général
Augereau avait demandé de se rendre à Paris « où ses affaires l'appe-
laient » . Ces affaires étaient d'envahir une assemblée au nom de
la liberté, de violer la constitution afin de régénérer la Répu-
blique, de le dire, de le croire et d'empoigner les gens qui n'ap-
prouveraient pas. Cette arrivée d'Augereau s'annonçait à propos,
le lendemain de la déconvenue de Hoche. Bonaparte, comme
toujours, avait saisi le joint et opéré au bon moment. Augereau
cria partout, sur son chemin, et à Paris, dès son arrivée, qu'il
venait exterminer les royalistes. Il confia à Barras que l'armée
ne demandait qu'à épurer les conseils, que Bonaparte était prêt à
la mettre en mouvement, et qu'il tenait plusieurs millions à la
disposition des défenseurs de la liberté. Les triumvirs reprirent
de l'aplomb. Ils avaient Bonaparte avec eux: la République était
sauvée! Sandoz écrivait le 11 août : « Le général Bonaparte jouit
aujourd'hui de la plus grande faveur dans le Directoire... J'en ai
été témoin... » Les Directeurs Reubell et Larevellière le dési-
gnent « comme le bouclier de la constitution présente. »
De part et d'autre, on se prépare au combat, mais on s'épie,
on s'attend. Chaque faction espère que l'autre commettra quelque
imprudence grossière et trébuchera dans son propre filet, ce qui
permettra de l'assommer juridiquement. Les meneurs des conseils
260 REVUE DES DEUX MONDES.
hésitent à enrôler des hommes, à engager l'action, craignant de
donner prise sur eux. Les hommes de main se présentent, cepen-
dant. Frotté pénètre dans Paris; des chouans déguisés s'y faufi-
lent à sa suite, et, au milieu d'eux, La Trémouille, Bourmont,
d'Autichamp, Brulart, Rivière, Polignac, les « Messieurs » du
complot de 1804. Toutefois ils se sentent si impopulaires, si ré-
prouvés par l'immense majorité des Français, qu'ils n'osent se
découvrir. Tout leur plan consiste à bâcler avec Pichegru et les
siens une sorte de machine constitutionnelle, à étiquette républi-
caine, moyennant quoi ils s'empareront des places et des com-
mandemens; puis ensuite, s'ils sont en force, grâce aux Gondéens
qui se rapprochent de la frontière, et à la neutralité bienveil-
lante des puissances étrangères, ils expulseront les républicains et
rétabliront la monarchie. Rien ne décèle mieux l'impuissance des
royalistes que cette impossibilité où ils étaient de concevoir,
même en cas de succès, l'espoir d'une restauration par l'opinion
publique. Ils ne pouvaient compter que sur les alliances du dehors,
sur un coup de force auquel ils se mêleraient subrepticement et
sur une révolution républicaine d'apparence, seul moyen de faire
accepter, par le peuple le coup d'Etat qu'ils tâcheraient plus tard
de détourner à leur profit.
En attendant que l'on en vienne aux mains, on se dénonce et
on s'injurie furieusement : les directoriaux s'emportent contre
les clichyens, les conseils contre le Directoire et les factieux, les
Directeurs entre eux, avec des invectives de portefaix. On n'a de
leurs délibérations que des lambeaux : ils semblent détachés d'un
roman de Restif de la Bretonne. Ce sont presque toujours les
affaires du dehors qui les mettent aux prises; sur celles du dedans
ils ne s'expliquent même plus; mais comme il faut bien discuter
sur les autres affaires et envoyer des instructions à Lille où Mal-
mesbury négocie, à Edine où les plénipotentiaires autrichiens
arrivent, on discute, les passions s'échappent et les colères écla-
tent. Le 14 août, Barras raconte à La Valette qu'ils se sont « em-
poignés » au sujet des préliminaires de Leoben et des lettres de
Bonaparte. « J'ai, dit-il, défendu Bonaparte. J'ai dit à Carnot :
« Tu n'es qu'un vil scélérat, tu as vendu la République, et tu
veux égorger ceux qui la défendent, infâme brigand! Tu n'as
pas un pou sur ton corps qui ne soit en droit de te cracher au
visage !... » Carnot se lève, apostrophe Barras, le traite d'aventurier,
de bête; il proteste contre ses accusations. « Je jure que ce n'est
pas vrai! » s'écrie-t-il en levant la main. — « Ne lève pas la
main! riposte Barras, il en dégoutterait du sang! » Ils sont au mo-
ment de se jeter l'un sur l'autre : on les sépare. Talleyrand était
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 261
présent, et l'on s'explique qu'à cette école il ait affermi son im-
passibilité naturelle. Les sorties de Napoléon le trouveront cui-
rassé. — En me racontant la scène, écrit Sandoz,il avait l'air de
dire : « Dans quel moment suis-je entré en place! le moyen de
travailler utilement au retour de la tranquillité générale} »
Le fait est que rien d'utile ne se peut faire ni même tenter.
Tous les rapports que Talleyrand soumet au Directoire, les dépê-
ches qu'il rédige ne sont que pour occuper le tapis; l'esprit seul
en est à noter, et cet esprit est d'étendre de plus en plus les préli-
minaires, jusqu'à les déchirer au besoin : éloigner l'empereur de
l'Italie, l'agrandir en Allemagne pour qu'il y soit aux prises avec la
Prusse, également agrandie ; payer la rive gauche du Rhin par des
sécularisations sur la rive droite, sinon, indemniser l'empereur
en Italie, à condition que la France garderait la ligne de l'Adige :
« dans ce cas, la cession formelle de Venise importerait peu au
Directoire. » A tout prix, conserver les îles : « Rien n'est plus
important que de nous mettre sur un bon pied dans l'Albanie, en
Grèce, en Macédoine et autres provinces de l'Empire turc d'Eu-
rope, et même toutes celles que baigne la Méditerranée, comme
notamment l'Egypte, qui peut nous devenir un jour d'une grande
utilité. » Au reste, ces indications n'ont rien d'impératif : « Ce
sont des instructions et non des ordres. Le Directoire a une en-
tière confiance en vous et se repose sur votre sagesse comme sur
votre gloire (1). » Les triumvirs se réservent, une fois le Directoire
épuré, de « tracer à l'empereur le cercle de Popilius. » Thugut,
qui connaît aussi ses classiques, espère bien échapper à ce cercle
redoutable; il compte pour s'en délivrer sur la révolution qui
couve à Paris.
IV
L'empereur avait ratifié les préliminaires sans plus d'empresse-
ment que n'avaient faitles Directeurs ; mais de mêmeque le Directoire
jugeait nécessaire de flatter l'opinion en laissant espérer la limite
du Rhin, François II trouve opportun de rassurer l'Allemagne et
de relever son crédit en annonçant la paix sur le principe
de l'intégrité de l'Empire. Cette annonce a d'autres avantages :
elle met en méfiance les Prussiens qui voient les sécularisations
leur échapper; elle permet à l'Autriche, le cas échéant, de se faire
(1) Rapport do Talleyrand, 13 août; Instructions aux généraux Bonaparte et
Clarke, 19 août; Talleyrand à Bonaparte, 23 août 1797. Corr. inédile, t. VII, p. 220.
— Pallain, p. 110, 122.
262 REVUE DES DEUX MONDES.
payer plus cher la cession de la rive gauche. Consentir cette ces-
sion sera, en effet, pour l'empereur une sorte de parjure, l'hon-
neur y sera engagé, et le préjudice que souffrira la vieille réputation
de loyauté de la cour de Vienne ne pourra être compensé que par
beaucoup de terres, peuplées de beaucoup d'hommes. Thugut
d'ailleurs préférait, toujours comme le Directoire, ne rien donner,
tout reprendre et y ajouter Venise. Il n'en désespère pas. Que le
parti « des anciennes limites » triomphe à Paris, c'est la paix
immédiate, et, après cette paix, un gouvernement paralysé par
les factions, sans gloire, sans prestige, une Pologne démocra-
tique ; Bonaparte sera désavoué, destitué, abandonné tout au moins,
et, enfin, Bonaparte n'est pas invincible. La pensée de derrière
la tête, qui sera la pensée permanente de l'Autriche, après tous
les traités : Campo-Formio, Luné ville, Presbourg, Vienne ; qu'elle
n'abandonnera jamais ; et quelle réalisera en 1814, se fait jour à
ce lendemain de Leoben.Le comte Gobenzl écrit de Pélersbourg,à
Thugut, le 4 mai : « D'après la manière dont on nous représente
la position actuelle des Français et les énormes arméniens qui se
font chez nous, on devrait les croire perdus, si on ne diffère pas
à les attaquer. Un succès bien complet contre Bonaparte, si on en
profite, pourrait avoir de grandes suites, vu le peu de monde qu'il
doit avoir laissé en Italie, et alors il ne devrait pins être impos-
sible de faire directement la paix, sans que la monarchie perde
rien de ses anciennes possessions, ou en recevant des équivalens
plus à notre portée pour les Pays-Bas, si leur restitution est im-
possible. » C'est bien l'avis de Thugut; mais pour atteindre ce
grand objet, il faudrait l'aide de l'Europe, Or le tsar Paul ne veut
entendre parler ni de subsides ni de corps auxiliaire; les Anglais
semblent vouloir faire une trêve, et d'ailleurs en négociant avec
eux, on risque de traiter sur le pied du statu quo ante : les Fran-
çais dans leurs anciennes limites, les Autrichiens avec leurs Pays-
Bas; ni troc de Bavière, ni partage de Venise. D'autre part, les
belliqueux peuvent l'emporter à Paris; Bonaparte peut continuer
son jeu de hasards et de surprises victorieuses; qu'on le laisse
faire, il révolutionnera l'Italie, il annexera les Légations, Venise
même, ou, s'il la donne, il ne la livrera que dépouillée et, qui
pis est, démocratisée. Dans cette hypothèse, si la France exige, en
tout ou en partie, la rive gauche du Bhin, l'Autriche veut en être
payée en Italie : il convient donc de protester contre la réunion
des Légations à la Cispadane, d'occuper Raguse et tout ce qu'on
pourra le long de l'Adriatique, de s'armer et d'attendre, de pied
ferme, en se nantissant, les événeniens de Paris.
Gallo et Merveldt arrivèrent à Udine le 10 août; Clarke s'y
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 263
trouvait déjà; Bonaparte s'en rapprocha et vint, le 17, s'établir
à Passariano. Persuadé que les Autrichiens spéculaient sur les
agitations de Paris, il était décidé à les pousser dans leurs retran-
chemens. Voulant la paix, il lui importe de la conclure de façon
que le Directoire ne puisse pas en attribuer le mérite au coup
d'Etat et s'en glorifier. De cette façon seulement il pourra, au
lendemain du coup d'Etat, se présenter à la France comme l'ar-
bitre des partis et le grand pacificateur, au dedans et au dehors.
Tout l'y convie, non seulement les rapports de La Valette, mais
la lecture des journaux, pleins d'appels à César. Les lettres lui
arrivent, de toutes mains et comme de tous les étages de la Révo-
lution. C'est l'évêque Grégoire : « Au milieu de vos triomphes,
il vous reste une gloire nouvelle à recueillir, c'est de concourir
à éteindre les divisions religieuses ou plutôt antireligieuses qui
déchirent la République. » C'est le ci-devant marquis et toujours
maître intrigant, Chauvelin, qui en appelle « à l'immortel Bona-
parte », « aujourd'hui que la Constitution et la liberté semblent
avoir tant besoin de secours et d'appui. » C'est Aubert-Dubayet,
ambassadeur à Constantinople, qui s'adresse au général, comme
tous ses collègues d'ailleurs, pour demander le mot d'ordre.
C'est Carnot enfin : « La République ne sera fondée que par la
paix; la paix enchantera les Français et finira les maux de la
République. Concluez-la et venez. Le peuple français tout entier
vous appellera son bienfaiteur. Venez étonner les Parisiens par
votre modération et votre philosophie. Il n'y a que Bonaparte
redevenu simple citoyen qui puisse laisser voir le général Bona-
parte dans toute sa grandeur. » Bonaparte est prêt à sacrifier
Carnot aux triumvirs, parce que le triomphe du parti avec le-
quel Carnot succombera, ramènerait la monarchie; mais les
royalistes éliminés, Bonaparte profitera de l'illusion populaire
que manifeste « l'organisateur de la victoire » ; c'est grâce à cette
illusion que Bonaparte, acclamé comme citoyen, se fera dictateur
de la République (1).
Les conférences recommencèrent le 31 août, et, de part et
d'autre, on se plaignit de la violation des préliminaires. Les Au-
trichiens prétendirent mener de front, dans un congrès, en Alle-
magne, les négociations de la paix de l'Empire et celles de la
paix d'Italie. Bonaparte vit le piège : les Allemands refuseraient
la cession de la rive gauche et fourniraient à l'Autriche des argu-
mens pour élever ses prétentions en Italie. Il déclara que la paix
d'Italie se ferait avant celle d'Allemagne, et la préjugerait en
(1) Lettres d'Aubert-Dubayet, 1er août: de Chauvelin, 12 août; de Grégoire,
30 août; de Carnot, 17 août 1797. Corv. inédite, t. V et t. VI.
264 - REVUE DES DEUX MONDES.
réglant l'affaire du Rhin. Ce fut au tour des Allemands de résister.
Merveldt objecta ses instructions. « Si vos instructions portaient
qu'ilfait nuit actuellement, s'écria Bonaparte, vous nous le diriez
donc! » Alors ils découvrirent leur jeu et réclamèrent, pour leur
maître, les trois Légations, Mantoue, Venise et toute la terre
ferme. « A combien de lieues votre arméese trouve-t-elle de Paris?»
leur répondit Bonaparte. Ils répliquèrent en lui demandant ce
qu'il pensait de cette armée. « Vos propositions, répliqua-t-il,
signifient que l'empereur veut se faire couronner roi de Rome;
je vous assure que quinze jours après l'ouverture de la cam-
pagne, je serai à Vienne et, à mon approche, le peuple, qui a
a déjà cassé, la première fois, les glaces de M. Thugut, cette fois-ci
le pendra. » Il demanda des renforts à Paris et donna ostensible-
ment des ordres de marche pour le 23 septembre. Cette confé-
rence avait eu lieu le 5. La veille (18 fructidor), le coup d'Etat
s'était accompli à Paris. Bonaparte en fut informé le 12 septembre ;
il en effraya les Autrichiens, qui s'adoucirent aussitôt. On con-
vint que, si l'empereur reconnaissait à la République les limites
constitutionnelles, avec Mayence et une partie de la rive gauche
du Rhin, il aurait Venise et la terre ferme jusqu'à l'Adige. Les
Autrichiens demandèrent à consulter leur cour, et Merveldt partit
pour Vienne.
Les journaux et les lettres de Paris confirmèrent les pronos-
tics de Bonaparte. Talleyrand lui écrivit, le 6 septembre : « Paris
est calme, la conduite d'Augereau parfaite, on voit qu'il a été à
bonne école... On est sorti un instant de la constitution, on y est
rentré, j'espère pour toujours. » C'était la vérité officielle. En réa-
lité, la place était nettoyée des brouillons royalistes; mais c'était
pour s'encombrer des brouillons jacobins, et au point de vue où
se plaçait Talleyrand, tout serait bientôt à recommencer. Ce n'était
pas le coup d'Etat de Bonaparte. Le général s'applaudit d'y avoir
employé un comparse, et d'y voir Hoche compromis. Les suites
lui parurent à la fois impolitiques et dangereuses. Après avoir
écrasé les royalistes, le Directoire proscrivait les modérés et
recommençait à persécuter le clergé. Ces mesures inintelligentes
devaient révolter, tôt ou tard, l'opinion et produire une explosion
de mécontentement plus grave encore que celle du dernier prin-
temps. En attendant, les Directeurs gouvernent par les seuls
moyens à leur portée : la guerre de réquisitions au dehors, la
terreur sournoise au dedans, c'est-à-dire les moyens de la Révo-
lution, sans les nécessités de la Révolution, sans l'invasion à
repousser, l'intégrité de la France à défendre, l'unité nationale à
sauver.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 265
Bonaparte juge la guerre périlleuse. Marchant sur Vienne, il
peut vaincre, sans doute, si l'armée du Rhin pousse hardiment en
Allemagne; mais il n'a pas confiance en cette armée, elle est
lente; le commandement y est divisé. Il n'entend d'ailleurs par-
tager avec elle ni l'honneur de la guerre ni la popularité de la
paix. Enfin si elle ne marche pas ou si elle marche mollement,
si les Autrichiens qui se sont refaits ont un élan d'audace, si l'ar-
chiduc a un éclair de génie, Bonaparte peut être écrasé. Il ne
risquera point cette partie. Il a l'avenir devant lui; il a encore le
temps d'être prudent. Il traitera, et d'autant plus vite qu'il voit,
au ton des lettres de Talleyrand, par celles que Maret lui fait
tenir de Lille, que la négociation avec l'Angleterre va se rompre.
L'Angleterre rejetée dans la guerre, c'est de l'argent pour l'Au-
triche qui n'en a plus, et un soutien pour Thugut, que tout le
monde abandonne. La paix faite avec l'Autriche, Bonaparte atten-
dra, en luttant contre l'Angleterre, l'inévitable remous que cau-
seront l'incapacité et les excès du Directoire.
Il s'y prépare. Autant il avait montré d'ardeur à pousser les
Directeurs au coup d'Etat, autant il montre de réserve à les en
féliciter. Il ménage ses cliens de demain qui, n'ayant plus d'es-
poir qu'en lui, doivent nécessairement lui revenir. Il multiplie,
par l'écho de ses discours aux Cisalpins et aux Génois, par ses
avis directs à Talleyrand et aux Directeurs nouvellement élus, les
conseils politiques : « De l'énergie sans fanatisme, des principes
sans démagogie, de la sévérité sans cruauté... » « Il est une
petite partie de la nation qu'il faut vaincre par un bon gouver-
nement... » Il écrit à Augereau : « Qu'on ne fasse pas la bascule
et qu'on ne se rejette pas dans le parti contraire. Ce n'est qu'avec
de la sagesse et une modération de pensée que l'on peut asseoir
d'une manière stable le bonheur de la patrie. »
Il s'aperçoit qu'on l'espionne ; Lavalette l'avertit que le Direc-
toire le trouve tiède ; Augereau lui écrit que les Directeurs vont
lui commander la guerre à outrance; Talleyrand et Barras lui
envoient des avis qui se résument en ces mots : « Expulser les
Autrichiens de l'Italie. » Il répond par une mise en demeure.
Sans Venise, écrit-il aux Directeurs, il doute que la paix soit pos-
sible : aux Directeurs de choisir ; les destinées de l'Europe dé-
pendent de leur décision. Mais cette décision, il la leur dicte. Il
force les nuances, augmente les périls, exagère les ressources de
l'ennemi, diminue les siennes : il déclare que, si le Directoire veut
recommencer la guerre, l'armée du Rhin doit entrer en campagne
quinze jours avant celle d'Italie ; le roi de Sardaigne doit fournir
10 000 hommes; le Directoire doit ratifier sans délai le traité
266 REVUE DES DEUX MONDES.
conclu avec ce prince. Surtout, répète-t-il, qu'on ne s'illusionne
pas sur la force des républiques italiennes; ces républiques de-
mandent tout et donnent très peu de chose. « Si nous retirions,
d'un coup de sifflet, notre influence morale et militaire, tous ces
prétendus patriotes seraient égorgés par le peuple. Ce n'est pas
lorsqu'on laisse dix millions d'hommes derrière soi, d'un peuple
foncièrement ennemi des Français, par préjugé, par l'habitude des
siècles et par caractère, que l'on doit rien négliger. » Il le sait
d'instinct et d'expérience; l'événement, en 1799, ne le démon-
trera que trop ; mais il sait aussi que le Directoire a des préjugés
contraires, et il ajoute : « Si l'on ne m'en croit pas, je ne sais
qu'y faire. » Enfin l'argument sans réplique : « Je vous prie de
me remplacer... La situation de mon âme a besoin de se retrem-
per dans la masse des citoyens. Depuis trop longtemps, un grand
pouvoir est confié dans mes mains. Je m'en suis servi, dans toutes
les circonstances, pour le bien de la patrie : tant pis pour ceux qui
ne croient point à la vertu (1 ) !... »
L'une des premières pensées du Directoire « épuré » avait été
pour Bonaparte ; l'un de ses premiers actes, dans la journée même
du coup d'Etat, fut de révoquer Glarke, suspect de connivence
avec Garnot, et de déclarer Bonaparte seul chargé des négocia-
tions; c'était dans la confiance que Bonaparte tracerait, de son
épée, le fameux cercle de Popilius. Mais les jours passent; les
courriers d'Italie se font attendre; le Directoire ne reçoit ni de
félicitations, ni de sermens, ni surtout d'argent. Des lettres de
l'armée rapportent que Bonaparte, si réservé avec le Directoire,
se montre, au contraire, très prolixe avec son entourage et blâme
hautement les proscriptions. Les Directeurs passent du mécon-
tentement à la crainte. Barras demande à Augereau des garan-
ties en espèces. Cependant, comme on ne peut se passer de Bona-
parte, et qu'on espère encore une fois le brider, après l'avoir
employé à vaincre, on lui expédie courrier sur courrier, notes
sur notes.
Le Directoire, malgré l'expérience de ses déconvenues succes-
sives, considère l'alliance comme faite avec le roi de Prusse et
spécule en conséquence: grâce à ce prince et à ses alliés, on aura
la majorité dans la Diète; la Diète cédera la rive gauche du Bhin
(1) Bonaparte au Directoire, 19,21,25 septembre: à Talleyrand, 26 septembre 1797.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 267
et l'Autriche sera forcée de ratifier la cession. Par suite, on
pourra l'expulser de l'Italie. De ce côté donc, plus de complai-
sances. Les Directeurs, qui redoutent tout de Bonaparte, estiment
cependant que tout est possible par lui, ne comprenant point que
plus ils lui demandent, plus ils le grandissent, et que plus ils ob-
tiennent de lui, plus ils abdiquent entre ses mains. Ils ne ratifie-
ront pas le traité avec le Piémont : à quoi bon les 10 000 Pié-
montais puisqu'on aura les Prussiens et que l'Autriche sera, par
les nouveaux exploits de Bonaparte, réduite à merci? Le royaume
de Piémont subira une révolution ; il n'appartient pas à la France
de l'en garantir. « Le Piémont deviendra ce qu'il pourra, entre la
France et l'Italie, l'une et l'autre libres... » Bonaparte dit qu'il a
besoin d'hommes; à défaut des 10000 Piémontais réguliers que
promettait le traité, il embauchera des Piémontais irréguliers !...
Quant à la paix avec l'empereur, le Directoire veut la limite du
Bhin ; il veut l'expulsion totale des Autrichiens de l'Italie ; il veut
que l'empereur évacue Baguse, renonce à Venise et se contente de
l'Istrie et de la Dalmatie, auxquelles on joindra, au besoin, des
terres allemandes, l'évêché de Salzbourg et l'évêché de Passau.
Le Directoire le veut, mais il sait qu'il ne le peut pas. C'est pour-
quoi Talleyrand, qui expédie, le 15 septembre, ces ordres belli-
queux,) ajoute cette réserve qui en contient tout l'esprit : « Tel
serait l'ultimatum du Directoire, si toutefois vous êtes en mesure
de soutenir la proposition. Sinon, vous marquerez au gouvernement
ce que vous pouvez tirer de la négociation. Vous avez carte
blanche... »
Pour faciliter les choses et mettre Thugut à la question, le
Directoire recourt encore une fois au procédé de « chantage »,
déjà tenté vainement par le maître drôle Poterat, en 1795 et en
1796, par Clarke en 1796 et en 1797 : si Thugut persiste à re-
fuser la paix , on divulguera, partout, dans les journaux, le
secret de ses affiliations avec la France, de ses pensions sur la
cassette, et on le dénoncera comme s'étant vendu à l'Angleterre
après s'être vendu à Louis XV. Cette insinuation, écrit Talley-
rand le 17 septembre, est portée par un « exprès de confiance, s
Cet exprès était, vraisemblablement, le citoyen Bottot, secrétaire
intime de Barras et son âme damnée, que le Directoire dépêcha
le même jour en Italie pour observer les dispositions de l'armée
et celles du général, s'expliquer avec Bonaparte, dissiper ses pré-
ventions, le surveiller en un mot, le gagner s'il était possible, et
rapporter, soit un pacte d'alliance, soit des chefs d'accusation.
Toutes ces combinaisons reposent sur deux hypothèses :
l'alliance prussienne, or les Prussiens la déclinent; la marche
268 REVUE DES DEUX MONDES.
des armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin, et ces armées sont
sans commandement. Moreau, devenu suspect pour avoir connu
les complots de Pichegru, et ne les avoir révélés qu'après le
48 fructidor, a été remplacé par Hoche, qui a eu ainsi, un mo-
ment, les deux armées dans la main. Mais Hoche meurt le 19 sep-
tembre. Le Directoire ne s'en déconcerte pas : il décerne de
magnifiques funérailles au héros; puis, comme Augereau devenait
gênant à Paris et prétendait siéger au Directoire, il lui donne le
commandement de l'armée d'Allemagne « pour arrêter ses perni-
cieux desseins, le récompenser et l'écarter en même temps. »
Toutes ces raisons n'en faisaient pas un général d'armée capable
de remplacer Moreau et Hoche. Ne recevant d'ailleurs ni réponses
ni avis de l'armée d'Italie, les Directeurs continuent de raisonner
dans le vide, prenant leurs instructions pour des victoires, élevant
le ton d'un courrier à l'autre , augmentant les exigences , res-
treignant les concessions, déclarant possible ce qui leur semble
souhaitable, tenant pour accompli ce qu'ils ont ordonné et prenant
le silence de Bonaparte pour un consentement de la destinée.
Larevellière-Lépeaux présidait alors le Directoire et tenait
la plume. Ses dépêches rappellent les beaux jours de Brissot. Le
21 septembre, il mande à Bonaparte de conserver à la France les
îles Ioniennes et les bouches de Cattaro : la République sera
ainsi en mesure de brider l'ambition de la maison d'Autriche du
côté de l'Albanie, de la Bosnie, du Monténégro, de l'Herzégovine.
Le 23 septembre : l'Autriche convoite Malte, elle ne doit point
l'obtenir; les vues de Bonaparte sur l'Egypte sont « grandes, et
l'utilité doit en être sentie » ; la France déjouerait par là les
entreprises des Russes et des Anglais dans la Méditerranée. Le
Directoire, du reste, ne veut plus rien donner, les principes s'y
opposent : « Nous ne sommes pas entrés en Italie pour nous
faire marchands de peuples. » « On ne peut plus penser au moin-
dre ménagement envers la maison d'Autriche, qu'il faut attaquer
par tous les moyens. Sa perfidie, son intelligence avec les conspi-
rateurs de l'intérieur, sont manifestes. » Le 27 : les Autrichiens
ont occupé Raguse, il faut en prendre acte pour occuper Malte;
cette occupation devient légitime. Le 29, le Directoire arrête des
instructions « irrévocables » : c'est l'Italie libre jusqu'à l'Isonzo :
l'Istrie et la Dalmatie, tout au plus, et si l'on ne peut l'éviter,
Salzbourg et Passau, à l'empereur; mais le Directoire, délivré de
« l'influence autrichienne » ne veut point renouveler « l'erreur
monstrueuse du traité d'alliance de 1 756 » ; il ne veut pas livrer
l'Italie. Tel est son ultimatum, « déjà trop favorable à l'Autriche » .
Le Directoire n'y changera rien. « Il préfère les chances de la
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 269
guerre. » Ce sera la guerre à coups de révolutions, en Italie, en
Allemagne même : « Que la maison d'Autriche se repente de son
opiniâtreté... en perdant pour jamais la plus belle partie de ses
États héréditaires. » Venise doit savoir que l'on combat pour elle ;
l'Italie doit fournir des hommes et de l'argent... Cependant les
Directeurs eurent comme une sorte de pressentiment de leurs
chimères et ils terminèrent leur dépêche par cette réflexion, la
seule partie sérieuse de leur manifeste illusoire : « Le Directoire
connaît votre position ; il ne s'abuse pas sur l'état de vos forces :
vous ne pouvez compter que sur vous-même et sur votre armée
accoutumée à vaincre. »
Bonaparte était bien, pour l'avenir, de l'avis des Directeurs : il
voulait prendre le Piémont, organiser l'Italie et la tenir en dépen-
dance, y adjoindre Venise avec toute sa terre ferme, toutes ses
lagunes et toutes ses côtes, expulser les Autrichiens do Raguse et
des bouches de Gattaro, s'assurer des communications avec l'Al-
banie, soustraire la Bosnie et l'Herzégovine à l'ambition de l'em-
pereur, s'emparer de Malte et s'établir en Egypte ; tous ces des-
seins germaient dans son esprit comme dans celui des Directeurs
et s'y enchaînaient par une sorte de nécessité;. mais, tandis que
dans l'imagination des Directeurs ces idées se groupaient, comme
en cohue, confuses et flottantes, elles s'ordonnaient dans l'esprit
de Bonaparte à mesure que, l'une après l'autre, il en réalisait les
conditions de succès. C'était, chez les anciens conventionnels et
chez le général, la même conception disproportionnée de supré-
matie européenne. Le Directoire en prescrivait l'exécution à
coups de décrets sans en donner les moyens, et comptant sur
Bonaparte pour faire l'impossible, il le lui commandait aveu-
glément. Bonaparte, qui voulait accomplir l'entreprise, en voyait
les moyens, calculait les étapes et mesurait les coups à la portée
de son bras.
Les lettres qu'il avait envoyées à Paris, du 19 au 25 septembre,
réveillèrent les Directeurs de leur rêve. Ils prétendaient faire très
grand; mais le premier pasyde quoi tout le reste dépendait, était
impossible sans Bonaparte : guerre, paix, victoires, argent, con-
quêtes, ce général tenait tout en sa main. Les grands chefs d'ar-
mée avaient disparu ou étaient écartés. Bonaparte subsistait seul,
grandissant dans l'opinion, par l'évanouissement de ses émules
autant que par ses propres triomphes. Le Directoire fit ce qu'il
avait toujours fait depuis 1796 : il se prosterna. Quoi ! Bonaparte a
douté d'eux et de leur confiance! écrivent-ils le 30 septembre :
« Vous avez dû entendre le citoyen Bottot. Citoyen général, crai-
gnez que les conspirateurs royaux, au moment où peut-être ils
270 REVUE DES DEUX MONDES.
empoisonnaient Hoche, n'aient essayé de jeter dans votre âme
des dégoûts et des défiances capables de priver votre patrie de
votre génie... Le Directoire exécutif croit à la vertu du général
Bonaparte, il s'y coniie... » Mais Bonaparte ne peut parler de
repos ou de démission. La Constitution est en péril si de misé-
rables intrigues « empêchent la Bépubliquede s'élever à ses desti-
nées; s'il faut renoncer aux résultats de la conquête de l'Italie. »
« Si la France n'est pas triomphante, si elle est réduite à faire une
paix honteuse, si le fruit de vos victoires est perdu, alors, citoyen
général, nous ne serons pas seulement malades, nous serons
morts... »
Bonaparte a prévu leur réponse et il a déjà pris ses mesures.
Il serre le filet autour de Venise, disposant les choses de manière
que les Autrichiens n'aient qu'à tirer la corde. Il confisque tout
ce qui se peut emporter. La docilité des démocrates vénitiens
lui rend l'opération facile. Il prépare l'occupation de Malte et
menace les Autrichiens dans l'Adriatique. Son jeu est de gros-
sir les difficultés à Paris, afin qu'on y accepte la paix, et d'inti-
mider les Autrichiens par l'appareil de la force, afin qu'ils con-
sentent à signer. Il multiplie ses déclarations, qui deviennent
comminatoires : « Le Directoire est indigné des menées ridi-
cules du cabinet de Vienne... dit-il aux plénipotentiaires au-
trichiens. Si vous avez trouvé à Leoben un refuge dans notre mo-
dération, il est temps de vous faire souvenir de la posture humble
et suppliante que vous aviez alors... Avant les préliminaires,
vous n'avez pas voulu reconnaître la Bépublique française; à
Leoben vous avez été obligé de reconnaître la Bépublique ita-
lienne : prenez garde que l'Europe ne voie la Bépublique de
Vienne ! »
Si effaré que l'on fût à Vienne, on ne l'était pas encore au point
d'y craindre la république; mais l'occupation de la ville parles
Français suffisait à effrayer le peuple. Le gouvernement trouva
que ce serait faire un coup de maître d'écarter ce péril et en
même temps de s'arrondir en Italie. Thugut raisonnait et spécu-
lait comme les Directeurs : prendre le moins possible, et ménager
l'avenir. Donc exiger Venise et toutes ses dépouilles, plus
Baguse, Cattaro, Salzbourg, Passau; tacher de conserver à l'em-
pire la rive gauche du Bhin dans sa plus grande partie, s'en
faire un mérite aux yeux des Allemands ; abaisser la Prusse qui
avait trafiqué de la terre allemande ; la décevoir dans ses ambi-
tions de sécularisation; et, si l'on devait, à toute extrémité,
consentir la cession totale de la rive gauche, observer la maxime
de Marie-Thérèse dans les affaires de Pologne : « Agir à la prus-
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 271
sienne, en conservant les apparences de l'honnêteté », c'est-à-
dire abandonner en secret le Rhin aux Français, s'en faire payer
d'avance en bonnes terres épiscopales ou abbatiales, puis publi-
quement garantir l'intégrité de l'Empire, renvoyerles accords défi-
nitifs à un congrès, y agiter les esprits, y fomenter une ligue de
résistance, amener les Allemands à refuser le Rhin aux Français:
ensuite, le temps faisant son œuvre, renouer avec les Anglais et
les Russes une seconde coalition; moyennant quoi, on chasserait
les Français d'Italie et d'Allemagne, on recouvrerait les pays per-
dus, la Belgique et le Milanais, on troquerait la Belgique contre
la Bavière, et l'on recevrait de l'Europe délivrée, à titre d'indem-
nité légitime, ces mêmes terres d'Italie et d'Allemagne, Venise,
l'Istrie, la Dalmatie, les Légations, Salzbourg, Passau, que la
maison d'Autriche aurait fait le sacrifice d'accepter de la main des
révolutionnaires, en compensation de ses pertes, voilà le plan de
Thugut. Ce sera celui de Metternich ; l'Autriche le réalisera, en
partie, en 1814. Ainsi dans le même temps où le Directoire pres-
crit à Bonaparte la politique de 1799, et de 1805, l'Autriche se
propose les desseins qui lui feront rompre nécessairement les
traités de Campo-Formio, de Lunéville et de Presbourg.
En attendant, Thugut ne cesse pas de vitupérer contre « le tri-
pot des brigands de Paris ». Tout dépend, en effet, de l'issue
des disputes et dissensions entre le Directoire et les Conseils.
« Nous ne pouvons, disait Thugut, espérer de rendre Bonaparte
et le Directoire raisonnables que par la sujétion où les mettent
ceux qui demandent la paix en France. » Il tâche d'opposer à
Bonaparte, Moreau qui semble accessible, et il charge M. de
Vincent de faire à ce général « des insinuations ». On sait à Vienne
que Moreau est « du nombre des modérés et des bien pensans »,
qu'il déteste Hoche et Bonaparte : on le prendra par cette jalousie,
en lui montrant dans Bonaparte le seul obstacle à la paix. Si
Carnot s'échappe et se met à la tête des modérés, si Moreau est
assez maître de son armée, il est possible que le Directoire soit
contraint de bâcler la paix, de rappeler Hoche et Bonaparte à l'in-
térieur. Ce serait la guerre civile, et l'on aurait enfin cette Pologne
française que l'Autriche attend depuis 1790, où il n'y aurait plus,
comme dans l'autre Pologne, qu'à se pencher pour prendre.
Sur ces entrefaites, Thugut apprend, coup sur coup, que les
Jacobins ont triomphé à Paris ; que Moreau est rappelé ; que
Pichegru est arrêté. Il n'y a plus à compter sur la guerre civile,
et il faut ajourner les grandes combinaisons jusqu'au moment
où la France sera de nouveau déchirée, où l'Angleterre et la
Russie seront en meilleures dispositions. Une reste plus dès lors
272 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à tirer dé Bonaparte le meilleur parti que l'on pourra, c'est-
à-dire les clauses les plus confuses possibles pour l'affaire du Rhin,
et autant de terre italienne qu'il sera possible d'en extorquer.
L'empereur François écrit à Bonaparte, le 20 septembre, pour
témoigner de son désir de la paix ; premier pas de ce souverain
vers l'homme à qui il devait céder tant de ses provinces, aban-
donner la suprématie impériale et, finalement, donner sa fille en
mariage. Cette fois, il ne s'agit plus de traîner les conférences en
chicanes de formes et de délayer des notes de principes : ni Gallo,
niMerveldt ne suffisent plus. Thugut envoie à Bonaparte un homme
de confiance, le plus habile et le plus réputé de ses négociateurs,
le comte Louis Çobenzl, récemment revenu de Pétersbourg. Bona-
parte avait affronté les plus illustres généraux de l'empire et les
avait battus; mais, dans les négociations, il n'avait eu affaire qu'à
des comparses : il les avait trop aisément déconcertés. Il allait,
pour la première fois, se trouver en présence d'un partenaire de
grande surface et de haute allure, d'un des hommes de cour les
plus recherchés, d'un des diplomates les plus considérés dans
les chancelleries, qui avait appris à lire avec Kaunitz, qui avait
fait ses premières classes, ses « humanités », à l'école de Fré-
déric, et complété ses études à la cour de Russie. Cobenzl passait,
à juste titre, pour expert dans les grandes affaires et versé dans le
droit public : il avait négocié deux partages de la Pologne, et il
allait reprendre avec Bonaparte le démembrement de Venise au
point où il l'avait laissé naguère avec la grande Catherine (1).
Albert Sorel.
(!) Lettres de Thugut à Colloredo, 5 août-ler septembre 1797. — Vivenot, Thugut,
t. II. — Sybel, tvad., t. V, p. 122 et suiv. — Huiler, p. 379 et suiv.
RACHETÉ
DEUXIÈME PARTIE (1)
VIII
Rien n'est sans doute plus difficile à un homme que de deve-
nir volontairement une brute, et Verdy, tout à cette besogne
d'épuiser les lieues une à une, s'enfermait vainement dans le
silence et dans l'oubli : il retrouvait à chaque pas l'horreur de sa
condition nouvelle. Plût à Dieu qu'il se fût senti vraiment seul,
comme dans cette nuit d'épreuve où ses malheurs avaient com-
mencé ! Mais c'était maintenant une solitude humaine, une soli-
tude vivante, une solitude mouvante, dans laquelle, engravé,
roulé, submergé, il ondoyait, sans provisions, sans armes, sans
renseignemens, sans rien. Perdu dans cette masse inconsistante
qui se défaisait toujours, qui lâchait pied jusqu'au bout du
monde, que rien ne pouvait empêcher de fuir, il éprouvait cette
impression de détresse confuse contre laquelle lutte obscurément
un homme endormi quand il sent qu'il tombe et ne peut se rac-
crocher à rien. Puis, l'excès de l'angoisse le ramenant à la révolte
et au réveil, il se dressait comme du haut de sa conscience, et,
reconnaissant la honte universelle et se reconnaissant soldat, il
jurait qu'il allait se battre et demandait à se faire tuer ; son dé-
goût devenait un désir d'en finir, d'en sortir, de hasarder quelque
chose, de racheter sa peau par quelque coup d'audace. Pourtant,
comment se sauver de ce sauve-qui-peut ?. . . La figure du maré-
chal réapparaissait dans son cerveau, telle qu'il l'avait aperçue
({) Voyez la Revue du 1" mai 189o.
TOME CXXIX. — 1895. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
pour la dernière fois, sous bois, au crépuscule : « Portez l'ordre de
me rejoindre à tout prix, » disaient encore ces lèvres impérieuses.
Oui, le rejoindre à tout prix ! Le rejoindre, bien que rejoindre à
pied soit plus ardu cent fois que rejoindre à cheval! Et, l'ayant
rejoint, le suivre sur cette monture qu'il allait accorder, qu'il ne
pouvait refuser à un homme tombé dans l'abîme pour son service.. .
Il s'arrêta aux portes de Bobr, face en arrière, les yeux fixés
sur la route ; pas une promesse, pas une menace, pas une violence
n'aurait pu le faire démarrer de son poste d'attente : une heure,
deux heures s'écoulèrent; le lent défilé du 3e corps s'acheva. Ney
parut ; il suivait ses troupes, ou plutôt, les poussait devant lui à sa
manière ordinaire.
— Monsieur le maréchal!... osa dire Verdy, triomphant de sa
fausse honte, les yeux levés vers ce regard puissant qui, favorable
ou méprisant, allait décider de son sort. Il s'était jeté derrière
les caAaliers qui ouvraient la marche de l'état-major; et, pour
manifester son intention de parler au maréchal, non pas à un autre,
tenait effrontément le milieu de la chaussée.
— Hein ! quoi ? demanda Ney, que cet appel inattendu sur-
prenait dans un demi-sommeil.
— ... J'ai l'honneur de me présenter à vous.
Bien que huit jours de misères eussent creusé les joues de
Verdy, rougi ses yeux, allongé sa barbe, le maréchal le reconnut
pour cette jolie figure de hussard qu'il avait remarquée huit jours
auparavant, derrière son état-major.
— Rappelez-moi donc votre nom, mon ami, lui dit-il distrai-
tement sans arrêter son cheval.
— Verdy, monsieur le maréchal. C'est moi qui...
— Oui, oui... Vous vous êtes perdu comme les autres. Eh
bien ! que voulez-vous que j'y fasse?
« Me prêter un cheval », aurait-il voulu répondre; mais à cette
question hautaine, il se décontenança et perdit pour un temps
l'usage de la parole.
■ — Je ne peux rien, conclut sommairement le maréchal. Tâchez
drentrer dans un de ces escadrons d'honneur que forme le duc
d'Abrantès. Présentez-vous de ma part. Allez, mon garçon: vous
êtes une victime de la guerre.
Activant le pas de sa monture, et détournant la tête, il indiqua
qu'il en avait fini avec le solliciteur. Mais lui, le sourire aux
lèvres, la rage au cœur, se gara des chevaux qui suivaient ; il salua
avec politesse le général Gouret. Tous les autres, sans le regarder,
passaient devant lui, avaient passé...
— Où est Roberty? où est Bonnet? demanda-t-il au sous-lieu-
tenant qui fermait la marche.
RACHETÉ. 275
— Disparus... répondit l'autre laconiquement, et celui-là
s'éloigna aussi ; il s'écoula comme les autres vers cette Bérésina
fatale aux eaux de laquelle tout ce torrent humain courait
confluer.
— Dévouez- vous donc aux gens ! cria Yerdy avec rage. Meurtri
comme si tous les cavaliers du peloton lui avaient marché sur
le corps, il se regardait de la tête aux pieds, cherchant par quelle
insuffisance de costume il pouvait bien mériter les signes d'un
mépris général.
La vue de ses éperons rouilles raviva sa rage.
— Des éperons? pourquoi des éperons? reprit-il; et, les déta-
chant de ses talons, il les jeta sur le chemin.
Dans les rues de Bobr, désertées et pourtant populeuses , abondait
la foule grotesque des traînards, accoutrés de rideaux, de jupons,
de chasubles ; plusieurs de ces gueux menaient en main ces petits
chevaux du pays qu'ils appelaient leurs konia. Rapportant ces
biques à la mesure de ses longues jambes, Verdy traversait avec
mépris le sinistre carnaval. Puisqu'il était décidément fantassin,
mieux valait peut-être gagner avant les autres cette Bérésina,
atteindre le front de l'armée, et là, parmi de meilleures troupes,
passer marché pour un cheval. Gomme il hésitait encore, le canon
tonna vers l'ouest :
— C'est le duc de Reggio qui travaille, pensa-t-il, et sur-le-
champ il se résolut à partir pour Natcha.
Comme il sortait de Robr au crépuscule, il frôla et devança
une étrange forme basse, qui fit entendre une voix anxieuse :
— Sommes-nous encore loin de Vilna? demandait non pas un
homme, mais un tronc d'homme. Se penchant, Yerdy discerna ce
misérable; il le vit se traîner sur les genoux en s'appuyant à
une petite canne longue d'un demi-pied : ses jambes gelées pen-
daient derrière lui.
— Non, mon brave, tout près, répondit charitablement l'offi-
cier; — et il passa, heureux d'avoir deux pieds qui marchaient
encore et qui le portaient vers le salut.
Des cavaliers le doublèrent, le croisèrent. A Natcha, une es-
tafette lui demanda le chemin du quartier général; elle lui ap-
prit en retour la nouvelle de Borisof repris, de l'ennemi rejeté
sur l'autre bord.
— Vive l'Empereur ! cria Verdy, — et il courut sans reprendre
haleine l'espace de cinq cents toises.
A Lochnitza, il traversa des avant-postes du 9e corps, et ne put
comprendre comment le maréchal Victor se trouvait dans ces
parages : il le croyait plus à droite, très haut sur la carte, tourné
vers Saint-Pétersbourg. Il ne savait pas que la triple poursuite
276 REVUE DES DEUX MONDES.
menée autour de Napoléon avait été s'activant et se resserrant;
que Victor, battu au nord, retombait sur la colonne principale et
ne la couvrait plus ; enfin que la Grande Armée, acculée à son
obstacle, portait par surcroît autour d'elle une ceinture de fer
dont les pointes commençaient à lui entre rjm corps.
IX
Le 24 novembre, à la nuit tombante, il entrait dans Borisof.
La cavalerie d'Oudinot se trouvait là, répandue par petits
groupes dans les cours, et vaquant tranquillement à l'entretien
de ses chevaux, de ses armes.
— A la bonne heure ! songeait Verdy : voilà des régimens...
Cette vue le calmait : « Ai-je été sot de me troubler de la
sorte! » observait-il, gagné par un sentiment nouveau de sécurité
et de confiance. Honteux pourtant de son équipage, il prit loge-
ment chez un juif, qui le rasa, brossa ses habits, graissa ses
bottes, lui vendit du linge, des gants à crispin, une paire d'énormes
éperons dorés.
— Sauvons les apparences, songeait l'officier, tandis qu'il se
prêtait à ces importans préparatifs. Il ne lui restait rien que sa
belle mine; mais elle l'avait plus d'une fois servi, et c'était sur
elle qu'il comptait pour se procurer un cheval.
Justement, le corps d'Oudinot, en forçant l'entrée de la ville,
avait capturé un convoi entier de l'armée de Tchitchagof. Chaque
régiment, gardant depuis lors une part de cette prise, se trouvait
encombré de voitures et d'attelages qui gênaient tout son service.
Telle était la circonstance favorable dont Verdy allait tirer parti.
La bouche souriante, l'abord aisé, il s'adressa au premier chef
d'escadrons qu'il rencontra, figure rouge, hérissée de moustaches
blanches.
— Vous dites, répétait ce commandant, que vous venez de la
part du duc d'Elchingen pour chercher un cheval et que vous
n'apportez pas d'ordre écrit? Hum!...
Il hésitait, pris entre sa répulsion pour une opération peu régle-
mentaire et sa crainte de déplaire à un officier d'état-major.
— Il faudrait parler au colonel. Je sais bien que le colonel
n'est pas au cantonnement... Mais enfin, moi, je ne commande
rien du tout.
— Vous commandez au moins vos escadrons... et très bien,
même, si j'en juge par leur tenue.
— Oui, mes escadrons... reprenait l'officier chancelant davan-
tage. Mais les chevaux leur appartiennent, à mes escadrons.
Le boute-selle sonna; quelques cavaliers d'escorte, menant
RACHETÉ. 277
leurs bêtes en main, vinrent se ranger derrière le commandant;
une ordonnance apporta son sabre et sa cuirasse ; tous restaient
là, attendant son bon plaisir.
— Je paierais l'animal, mon commandant, insinua Verdy.
— Vingt louis? riposta l'autre avec un roué clignement d'yeux.
— Vingt louis...
— Eh bien! je vous le donne pour vous faire plaisir... Ils
nous ennuient à la fin, avec leurs bourricots et leurs tape-culs.
On ne peut plus seulement trotter, on se croirait passé train des
équipages...
« J'ai trouvé le défaut de sa cuirasse », pensait Verdy, et il
souriait en arrangeant sa moustache, tandis que le commandant,
doublé de métal, emboîté dans sa selle, écrivait lentement sur son
genou, d'une grosse écriture d'enfant, son « ordre à l'adjudant
chargé des chevaux de prise du 2e escadron. »
— Voilà, dit-il en détendant son bras d'un geste brusque.
Vous paierez à l'adjudant. A l'honneur de vous revoir, mon-
sieur de Verdy.
Et il ajouta, pour bien établir une supériorité qu'il avait sur
le duc d'Elchingen :
— Moi, je donne toujours des ordres écrits.
Pourtant un remords vint bientôt lui gâter cette bonne opi-
nion qu'il professait quant à lui-même : il avait oublié de spécifier
rien au sujet du harnachement. Verdy profita de cette omission
pour se faire délivrer un cheval tout garni et paqueté; il se
pendit au côté un sabre russe, payé seulement un écu ; puis, réha-
bilité dans son esprit, échangeant un coup d'œil avec tous les
officiers qu'il rencontrait, il se posta pour voir défiler les
cuirassiers. Ils s'éloignaient au son de leur fanfare, et, tournant
à la ville leur larges dos flambans, décroissaient sous un ciel
azuré et clair, tout sablé de petits nuages.
— Les Russes vont danser un bon rigodon. J'en serai... son-
gea-t-il ; et il descendit vers la rivière pour augurer quelque chose
quant au lieu du passage. Il perçait au hasard la masse de cette
ville, découpée rectangulairement par un réseau de voies étroites.
Un givre léger pétillait partout; mais, de part et d'autre de la rue,
des objets sombres attiraient son regard, reposaient ses yeux las
du mirage infini de la steppe.
Il s'arrêta devant un étroit pont de bois qui s'allongeait jus-
qu'à l'autre bord; en se déplaçant latéralement, on découvrait à ce
pont une grande brèche noire, manifestement ouverte par le feu.
En face, des retranchemens garnis de canons maîtrisaient et me-
naçaient la rive française.
— Les Russes sont là, l'endroit est fort, jugea Verdy, et il
278 REVUE DES DEUX MONDES.
tourna bride, bien assuré que le franchissement serait tenté ail-
leurs. Son cheval, sentant qu'on s'éloignait du camp russe,
ralentit le pas.
— Oh! oh! tu fais le patriote! dit-il, et il ranima la bête par
deux vigoureux coups d'éperon. Elle partit au trot, secouant et
ravissant son cavalier.
— Il a du cœur, observa-t-il , et, jugeant qu'il fallait le mé-
nager, il le remit au pas en le caressant.
Revenu à l'entrée de la ville, il se heurta à un groupe de traî-
nards qui en interpellaient d'autres, marchant en sens inverse.
« Sais-tu où qu'on passe? » demandait une voix; une main mon-
trait le sud.
— Je le trouverai bien tout seul, le point de passage, songea
t-il orgueilleusement, et, dédaignant toute indication, ne comp-
tant que sur lui-même, il tourna à droite, marcha en reconnais-
sance et commença de noter les indices.
Autour de lui, la forêt vêtue de givre tendait haut dans le
ciel sa féerie complexe et linéaire; elle recroisait à perte de vue
ses grands cristaux arborescens. Allant un pas ralenti, le hussard
perçait des yeux ce mouvant rideau; il craignait que de suspectes
formes noires ne vinssent apparaître tout à coup sur les fonds
clairs. Mais un aigle effarouché troubla seul le silence, en fouet-
tant sèchement l'air avec ses ailes; pareil à l'aigle impériale, il
fuyait comme elle vers l'occident.
Le chemin était pavé de rondins accolés qui se disjoignaient
par places et pinçaient entre eux les sabots du cheval ; des fascines
pourries comblaient les fondrières ; de dangereux ponts improvisés
escaladaient les fossés pleins de glace. De la cavalerie avait suivi
cette allée : nombreuse, car la boue durcie et couverte d'em-
preintes paraissait toute pétrie par les fers. Aucune marque de
pieds humains; donc, point d'infanterie en avant, à moins cepen-
dant qu'elle n'eût passé après le regel? En tout cas, point d'artil-
lerie; cette route-là n'étant pas pour elle.
— En somme, je ne suis pas dans la voie du passage, opinait-
il, et il agitait la question du retour quand le canon, en éclatant
vers l'avant, lui répondit.
— Les pièces ont pu prendre par ailleurs, observa-t-il, et se
souvenant que la veille on avait tiré dans cette direction, il n'hé-
sita plus et se hâta.
Au débouché du bois, le chemin se détournait à droite; le
cheval, flairant les abords de la Bérésina, hennit et s'allongea
d'un pas plus franc. Quelques maisons étaient posées de droite et
de gauche, à demi couvertes par des arbres; par-dessus leurs toits
fumans, habités, paisibles, une ligne de hauteurs découpait som-
RACHETÉ. 279
brement le ciel. La berge la plus proche se développait horizon-
talement; elle cachait l'autre rive, située en contre-bas. Rien
qu'une brume bleuâtre, diaphane, signalait la présence du fleuve.
Deux pièces de canon, invisibles comme les eaux mêmes, lan-
çaient par intervalles de la mitraille qui crépitait dans les fourrés
de l'autre bord; une petite troupe, ses rangs rompus, restait
groupée autour d'une pile de madriers déposés au milieu d'un
champ. A cette vue, Verdy prit impatiemment par la ligne droite,
puis, engagé à travers champs, il céda au désir enfantin de
galoper quelque peu sur la neige.
Deux officiers, l'un d'artillerie, l'autre du génie, s'empres-
sèrent à sa rencontre. Mais plus mal renseigné qu'eux encore,
ignorant jusqu'au nom de ce village qu'ils appelaient Oukoloda,
il ne put que les accompagner vers la rivière, et lès écouter se
répandre en récriminations.
— Rien dans mes coffres,... et rien dans le coffre... maugréait
l'artilleur en se tapant sur l'estomac et riant d'un gros rire qui
découvrait ses dents jusqu'au fond de sa bouche. Crois-tu que je
m'en vais rester là longtemps?
Pour toute réponse, le sapeur, — un petit homme jaune, aigre,
prétentieux, — haussa les épaules, puis il se dit à lui-même sur
un ton sifflant :
— J'ai des planches et des clous de quoi construire une cage
à poules. Quant à faire un pont...
— De quoi te plains-tu? tu peux f des maisons par
terre...
— Il me semble que les Russes n'auront pas de peine à garnir
ceci d'artillerie, observa Verdy, et montrant du doigt la rive
opposée, il dessina à bout de bras l'imposant contour des hau-
teurs.
De nouveau le sapeur eut un haussement d'épaules.
— Mais êtes-vous bien sûr qu'on passe ici? insista Verdy.
Les deux autres protestèrent que la chose était sûre, et, tirant
leurs pipes, s'assirent à fumer devant le fleuve. Un mince filet
d'eau courait encore sinueusement parmi la glace. Bientôt une
colonne de voitures se traîna sur les chemins d'en face, cachée
par instans derrière des arbres ; six pièces russes s'arrêtèrent en
batterie, mais elles ne tirèrent pas.
Cependant, l'afflux constant des traînards entretenait les offi-
ciers dans leur attente et dans leur erreur; l'arrivée des irré-
guliers leur présageait celle des troupes , retardées seulement ,
pensaient-ils, par les obstacles de la forêt. Vers trois heures, ils
entendirent quelques salves du côté du nord. « C'est très loin... »
dirent-ils entre eux, et ils s'occupèrent d'autre chose, car où en
280 REVUE DES DEUX MONDES.
serait-on dans une armée tellement morcelée et démantelée si l'on
voulait tenir compte de tous les coups de canon envoyés par les
uns ou les autres? Verdy étudiait sa monture, la palpant aux
boulets et aux reins, l'examinant dans la bouche et sous le sabot.
« Bon cheval de dragons, » prononçait-il, et il observait avec satis-
faction que la bête était à la fois levrettée, rouanée et queue-de-
rat. Sa ferrure, à peine usée, portait une pince au sommet du
cercle et deux crampons au bout des branches.
— Quel grand changement dans l'armée, si tous les chevaux
avaient été ferrés à glace! dit-il en reposant à terre le pied de
l'animal.
L'officier du génie hocha pensivement la tête, comme répétant
en lui-même :
— Oui, quel changement! et clignant ses yeux où Verdy vit
apparaître un vif éclair d'intelligence : — Que voulez- vous ! reprit-
il, l'Empereur oublie quelquefois des choses très importantes...
L'approche de la nuit les inquiéta davantage. Les isolés avaient
disparu, indifférons, en somme, à la question du passage et sou-
cieux seulement de se nourrir. De grandes lueurs s'élevaient du
côté de Borisof, d'autres encore vers l'est; mais le mystérieux
rideau de la forêt, arrêtant tous les bruits, ne laissait autour de
ces égarés que le silence et que le doute.
— Ils travaillent peut-être à se faire un chemin, supposait
vaguement l'artilleur.
— Nous entendrions les outils, reprenait le sapeur, plus ébranlé
encore.
Une souveraine envie de dormir, s'emparant de Verdy, le
désintéressait de ces graves questions. Couché dans un grenier
à foin, il entendit un instant au-dessous de lui son cheval qui
mâchait régulièrement et ronflait aux poussières de son four-
rage; puis, ce bruit favorable l'endormit si profondément qu'au
réveil il ne se reconnaissait plus. « Où est Margeret? » se deman-
dait-il, et il le cherchait stupidement au dehors, en s'étirant les
bras.
— J'y suis... comprit-il en revoyant la rivière, où la débâcle
commençait. Oukoloda, la Bérésina. Ce pauvre Margeret!
Le ciel était pur; seul un nuage se déployait sous la lune et
flottait comme une écharpe au gré du vent. Les glaçons, heurtés
les uns contre les autres, grésillaient doucement; rien que leur
murmure troublait la paix austère de la nuit.
Mais des objets noirs filaient aussi sur les flots gris : paquets
de foin, semblait-il, ou liasses de chanvre, ou lambeaux d'étoffe.
Puis d'autres débris succédèrent : la roue d'une voiture, des
planches, toutes sortes de fragmens sinistres qui s'arrêtaient aux
RACHETÉ. 281
eaux mortes des rives et se fondaient dans leur ombre. Enfin,
quelque chose de raide et d'allongé s'approcha : c'était un cadavre.
Tout d'un coup, par l'effet de quelque choc, il vira sur lui-même
et se mit à descendre les pieds en avant. Cette forme humaine
faisait ainsi une sorte de geste qui rappelait Verdy à la con-
science de' soi, à la perception des choses; elle lui montrait
le danger.
— Mais alors... alors, on passe plus haut! s'écria-t-il ; et, cette
grave évidence le clouant au sol, il resta un instant inerte, à se
chercher et à se combattre. Obsédé de volontés obscures, il cli-
gnait de toutes parts ses yeux inquiets, avides de clarté mentale;
irrité contre les événemens, défiant envers lui-même, il pressait
à deux mains son cerveau dont il n'était pas sûr.
— Peut-être suis-je déjà coupé du retour ? reprit-il à la lin, — et
la minute écoulée augmentant pour lui cette menace et cette
crainte, il se précipita à seller son cheval, il le tira dehors, tout
raide de fatigue sous son harnais, paresseux à quitter l'écurie.
Au dehors, les maisons désertées se taisaient sous la lune avec un
air de solitude et de trahison.
Bien qu'il ne sût rien de l'armée, il la sentait au nord; revenir
sur les brisées du matin était pour lui un moyen de la rejoindre :
en laissant son cheval se diriger, il assurait, il abrégeait ce retour.
Il lança donc l'animal au trot, et ne se servit plus des rênes que
pour le soutenir dans ses faux pas. La bête rendue ainsi à son
instinct et laissée libre de fuir les talons du cavalier, lui-même
se livrait à elle, n'observait rien, et n'évitait que par miracle les
casse-cou du chemin. Il enrageait au souvenir des deux officiers
rencontrés la veille et disparus pendant la nuit; ces butors
n'avaient-ils pas donné pour certain le passage devant Oukoloda?
A coups redoublés de ses deux éperons, il déchargeait cette
colère sur les flancs de son cheval...
Mais tout à coup parut au ciel un étrange météore, qu'il cita
plus tard comme un signe des temps; c'était une étoile qui se
dirigeait du zénith vers le nord, et qui, paraissant s'éteindre aux
neiges du pôle, ceignait derrière elle tout l'espace de sa fugitive
traînée d'or.
En débouchant sur la route de Bobr, il donna dans un avant-
poste français. Il ne savait pas le mot : on l'arrêta.
— C'est singulier, songeait-il rasséréné, comme depuis quelque
temps je deviens peureux...
Mené sous escorte au commandant du bivouac, il l'apercevait
de loin, qui tournait le dos: longue stature penchée vers le feu,
des mèches blanches flottant autour de ses oreilles. C'était le gé-
néral Partouneaux.
282 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien! lieutenant! m'apportez- vous des ordres? deman-
da-t-il en redressant quelque peu sa taille creuse, que pliaient
deux fois l'âge et la fatigue.
Toujours cette même phrase, à laquelle il fallait encore ré-
pondre :
— Non, mon général, j'en viens chercher au contraire...
— Bien, bien, restez avec moi, reprit le vieillard. Je n'ai pas
assez d'officiers montés, — et il retomba dans son attitude inclinée
et somnolente.
Or, le rôle réservé dans le drame à la division Partouneaux
n'était que catastrophe. Arrêtée là à deux lieues du point choisi
pour le passage de- la Bérésina, elle attirait et détournait vers elle
l'effort des troupes russes qui continuaient d'abonder autour des
colonnes françaises; elle s'offrait comme point de conjonction aux
trois masses commandées par Tchitchagof, Wittgenstein, Kou-
tousof. Déjà la Grande Armée, prenant pour issue les deux pas-
serelles jetées le 26 novembre devant Studzianca, avait pu sortir
du triangle fatal; mais derrière elle, il continuait à se rétrécir,
et sa pression croissante allait tantôt devenir une mortelle étreinte
autour des quatre mille poitrines qui haletaient à ce bivouac.
X
Quant à Verdy, cette journée d'histoire ne pouvait être qu'une
de ces journées de service communes dans la vie d'un soldat,
faites d'effort, de fatigue, de jeûne et d'ennui. Incompréhen-
sibles dans leur but, imprévues dans leurs péripéties, on les
subit comme de véritables intempéries, mais sans se souvenir
précisément d'elles ; racontées dans les livres, passées dans la lit-
térature, elles y deviennent méconnaissables; car chaque épisode
a beau être exact, le tableau total demeure faux par l'ordre même
que le récit impose à ces heures fortuites tombées l'une après
l'autre au néant depuis le matin jusqu'au soir.
C'est ainsi que la tempête russe allait se déchaîner autour de
cet homme, tournoyer, concourir, s'abattre sur sa tête et sur celle
de quelques autres, sans qu'il la sentît venir, sans qu'il redoutât
rien, sans qu'il cessât d'employer ces instans suprêmes aux œuvres
animales de manger, de boire, de s'exposer peu et de se reposer
souvent.
Vers six heures du matin, le général Parti) imeaux l'envoya
porter un ordre à l'arrière-garde.
— Lieutenant, allez donc auprès du général Blamont. Vous
lui direz qu'il est temps de brûler le pont de la Ska et le moulin.
RACHETÉ. 283
— Oui, mon général. Devrai-je rester auprès du général Bla-
mont?
— Oui, vous resterez... Dites-lui bien : le pont et le moulin...
J'y ai pensé toute la nuit.
La lune venait de se coucher ; et bien que l'aurore fût toute
proche, c'était un redoublement d'obscurité qui signalait le retour
du jour. Par prudence, Verdy marchait à côté de son cheval ; il
tâtait fréquemment le sol avec la pointe de son pied. Puis ses yeux
s'accoutumèrent à cette noirceur et reconnurent le chemin, bande
sombre entre deux blancheurs illimitées.
Il arriva comme les étoiles commençaient à pâlir. Derrière lui,
des appels s'élevaient, mêlés aux batteries du tambour. Les deux
premières brigades marchaient vers le fleuve, tandis que la troi-
sième, le général Blamont, et lui-même demeuraient au bivouac
et au repos. Vers huit heures, la fusillade éclata du côté de la
ville, le canon tonna au 'nord; c'étaient Tchitchagof contre Par-
touneaux à Borisof, Wittgenstein contre Victor à Studzianca.
Loin de prêter l'oreille à tous ces bruits, Verdy ne les entendait
même pas ; il assistait simplement à l'exécution de l'ordre qu'il
avait apporté. Le petit moulin s'écroulait progressivement dans
la flamme ; la glace fondait dans le bief; les stalactites pendues
aux augets se résolvaient sur les eaux en pluie serrée ; tout à
coup, la roue libérée tourna sous le brasier, comme s'il se fût
agi encore de moudre du grain. Quant au pont qu'il fallait aussi
détruire, Blamont différait encore ; il hésitait à séparer définiti-
vement de l'armée les traînards dont le défilé se continuait sans
interruption; à midi, il obéit enfin, laissa derrière lui l'incendie,
et ramassant tout un peuple désorienté contre lequel un inexpli-
cable reflux venait de l'avant, entra dans Borisof pour relever
Partouneaux.
Celui-ci venait justement d'évacuer et de gagner vers Stud-
zianca; après une matinée si chaude et si sanglante, il croyait
Tchitchagof définitivement écarté. Cependant cette ville pleine
de rumeurs et de fumée n'avait pas l'air d'une ville prise. C'est
que le pont brûlé dans l'affaire du 23 se trouvant maintenant
rétabli, les Busses se déversaient en nombre par cette artère à
mesure que Partouneaux se retirait. Les rues ne tardèrent pas à
crépiter d'un combat nouveau que Blamont soutint jusqu'à la
nuit.
Il sortit à son tour et fit une demi-lieue sur les brisées de la
division ; puis, se sentant aux reins la poursuite cosaque, il
s'arrêta une fois de plus et prit position à droite de la route, sur
une hauteur. Il établit le bataillon du commandant Joyeux face
à Borisof; le gros de la brigade tournait le dos à la ville, et
284 REVUE DES DEUX MONDES.
regardait vers Studzianca. Ainsi, elle pouvait apercevoir l'enga-
gement soutenu dans l'instant même par Partouneaux eontre les
avant-postes de Wittgenstein. Non qu'on découvrit rien de l'in-
fanterie qui agissait obscurément dans un bas-fond; mais l'artil-
lerie avait pu prendre pied sur le plateau ; là, quelques pièces
aboyaient contre d'épaisses masses russes confondues avec la
masse des bois.
Visiblement, Partouneaux tendait vers l'est, il voulait monter
sur la hauteur, se mettre de niveau avec son adversaire. En effet,
bien qu'il sût Victor posté devant les ponts pour recueillir l'ar-
rière-garde et la queue de l'armée, il croyait barrée la route
directe qui menait à lui; une somme de petits indices mal obser-
vés, en produisant d'heure en heure dans son esprit cette fausse
certitude, l'avait déterminé à s'ouvrir une issue par sa droite. Il
allait tenter cette chance avec une bravoure admirable et un cruel
insuccès.
Verdy se tenait auprès du général Blamont. Tous deux, serrés
aux quatre membres par le froid, battaient du pied et faisaient
des moulinets de bras. Une ordonnance à cheval qu'ils voyaient
divaguer depuis un instant dans l'ombre s'approcha d'eux, cria
que le général Partouneaux commandait d'envoyer un bataillon
« en avant sur la droite », puis tourna bride sans répéter rien,
sans écouter rien.
— Comment, sur la droite? Pourquoi sur la droite? dit avec
humeur Blamont, et il ordonna simplement à Verdy de faire
avancer le commandant Joyeux avec sa troupe. Ce détachement
fut tout ce qui s'échappa des forces déployées sur ce terrain; car,
arrivé au carrefour de Staroï-Borisof, Joyeux imagina de prendre
à gauche, tomba dans les bois, erra toute la nuit, et déboucha au
matin sur les lignes de Victor.
Une demi-heure après, Blamont, de sa propre initiative, se
remit en mouvement. Comme il reprenait la route ravinée, ventée,
intenable, un escadron de hussards saxons, oublié dans les ordres
de retraite, le doubla rapidement, sans crier gare. A l'embran-
chement des deux chemins, une pièce d'artillerie tournait sa
gueule vers Borisof ; un lieutenant, fort inquiet, sans aucun ren-
seignement, la commandait.
— La route de gauche mène sûrement à la rivière , observa
Verdy, prêtant l'oreille de ce côté à un roulement de voitures et
à la trottée décroissante de l'escadron qui s'éloignait.
— Nous n'avons pas le choix, répondit le général; et, sans
hésiter, il tourna à droite, dans la direction de la bataille.
Un quart de lieue plus loin, ils découvrirent la division,
entassée dans ce ravin que dominait le canon russe et dont elle
RACHETÉ. 285
ne pouvait pas déboucher. Comme ils arrivaient sur elle, Par-
touneaux ayant toujours dans sa vieille tête l'idée que le salut
était à droite, grimpait justement la côte avec un troupeau de
quelques centaines d'hommes ; on le vit atteindre la crête, s'en-
foncer en plein danger. Il laissait derrière lui une masse inerte :
des traînards, stupidement couchés à terre, formaient un obstacle
de chair auquel achoppait la troupe ; la mitraille ardente et le
vent glacé soufflant à la fois sur elle, le froid achevait dans ses
rangs ce que le feu avait commencé ; elle croulait sans plus l'aire
de résistance et la fosse commune se comblait. Ainsi, Blamont
n'amenait pas un renfort pour la lutte, mais un appoint pour
l'hécatombe. Un écho gémissant accompagnait la tempête de
métal, et marquait chacun de ses accès : c'étaient les voix de
ces femmes que rien n'avait pu empêcher de suivre l'armée,
ni les mesures de rigueur prises pour les séparer des hommes
qu'elles aimaient, ni les longues souffrances , moins fortes que
l'amour, partagées avec un mari ou avec un enfant. Elles
avaient suivi, elles arrivaient à la mort, et elles se lamen-
taient.
Les officiers, seuls debout parmi ces soldats prosternés, con-
versaient secrètement entre eux. Ce qu'ils avaient à se dire ne pou-
vait se débattre qu'à voix basse, car ils parlaient de capituler. Un
capitaine, arrivant à cheval, entra dans leur groupe; il affirma
qu'il venait de voir brûler les deux ponts de Studzianca , que
toute retraite était impossible. Verdy marcha pour vérifier la nou-
velle.
Aveuglé par le chasse-neige, courbé contre le vent, il sortit
de ce trou, et gagna le bord du plateau. Il aperçut alors vers
l'ouest une apparence rouge qui changeait et palpitait : dernières
lueurs, sans doute, de cet incendie qui avait dévoré les ponts*
Du canon tonnait aussi par là; plus près, des feux isolés s'a^uf
maient sous bois, si subits dans leurs flambées, si capricieux ^n^
leurs positions, qu'ils semblaient les éclats d'une seulq/ torche
promenée et démasquée en dilFérens sens. Tous ces,<|a§pecl#ire^
même ces lumières, avaient quelque chose de trouj}! e^d'^juppire
et de désespérant. , ,,j, o-m.i njjJd
Il revint. Une forme sombre bondit confusément, sur .sairQ,^^
peut être un animal effarouché qui fuyait ?!Pp%.(quje^jej^l^^
de lourd passa sur sa tête en faisant un çouraWtj 4'airi ; jr^çinnais, j
sant cette fois l'obus, Verdy salua, connue un conscrit. Il avait
franchi la zone où les projectiles bondissaient et ricochaient^}
les entendait atterrira distance, quand cette dernjèr^ ^gr,essjLQ$
se rattacha dans son esprit au bruit de canonnade perçu t^ui, ^
l'heure; il comprit qu'une batterie russe <Hàift ,p©M3e au $$àJ;4§
286 REVUE DES DEUX MONDES.
la rivière, qu'elle tirait à toute volée par-dessus la vallée et qu'elle
cherchait avec sa trajectoire, comme avec un tentacule, le reste
des moribonds arrêtés dans le ravin.
Il se retourna pour la voir et ne la distingua pas, mais il re-
marqua dans le ciel une vaste et croissante rougeur, lueur reflétée
d'un bivouac.
— C'est l'armée, dit-il. Marchè-t-elle sur Vilna? sur Minsk?
Puis, ces questions n'offrant plus que peu d'intérêt, il revint
à cette gorge sinistre, remplie maintenant de silence. Les
généraux avaient allumé au bord de la route un petit feu sur
lequel ils consumaient soigneusement, une à une, les aigles des
six régimens. C'est qu'un parlementaire venait de se présenter,
annonçant Partouneaux pris, les trois armées russes réunies
sur le plateau ; et décidément, on capitulait. Cependant de petits
groupes se formaient et se lançaient en patrouilles perdues vers
la Bérésina; Verdy vint réclamer sa liberté.
— Votre liberté?... répéta Blamont avec une tristesse iro-
nique : il était assis au milieu du chemin et tenait à deux mains
son genou percé d'un coup de baïonnette. Allez; gardez-la bien,
votre liberté...
Un parti semblait encore ouvert : passer la Bérésina à la
nage. Verdy se mit à suivre les pentes, prudemment, en se garant
des trous. Il ne s'orientait pas, il n'avait d'attention qu'à des-
cendre, étant sûr de trouver le fleuve au fond du terrain. Le vent
fraîchissait. Peut-être la rivière allait elle se reprendre, et cette
grosse affaire du passage se résoudre simplement par un abais-
sement de température? Mais il donna dans un marais au delà
duquel luisaient et coulaient les eaux rugueuses; la vue seule de
l'obstacle suffit à le dépiter. Il retombait dans cette passivité
nocturne à laquelle il était sujet depuis la mort de Consul.
Pourtant, le souvenir de Margeret et ses conseils « d'espérer » lui
revinrent à l'esprit.
— Mon bon Margeret, remarquez bien que les ponts sont
brûlés, se répondit-il.
11 gagna un bivouac occupé par des traînards qu'à la dou-
blure rouge de leurs habits, retroussés par le vent sur leurs
reins, il reconnaissait pour des canonniers. Il leur demanda où
étaient leurs régimens, et ils refusèrent de répondre. D'ailleurs,
ils semblaient faibles et peu dangereux, incapables surtout de
s'attaquer à un officier en armes ; le cheval non plus ne pouvait
les tenter, car ils étaient repus et laissaient traîner derrière eux
des quartiers intacts de viande rôtie. S'arrêtant à ces raisons,
Verdy dessella sa monture, la nourrit d'écorce découpée au
couteau et l'attacha à un arbre. Puis, bousculant un des dor-
RACHETÉ. 287
meurs pour prendre de force place au loyer, il se rangea dans
leur groupe et tomba dans leur sommeil.
Au petit jour, un bruit de bataille le réveilla.
— Gomment peut-on se battre encore sur cette rive-ci? se
demanda-t-il ; et concevant aussitôt cette espérance que peut-être
toute l'armée n'avait pas passé, il sortit précipitamment du bois
et regagna la hauteur. A mesure qu'il s'élevait, il plongeait plus
profondément du regard dans la vallée de la Bérésina, il décou-
vrait les plateaux opposés tout crêtes de soleil, le versant sombre,
la rive basse, le fleuve enfin, ruban pâle et tortueux, et sur lui
deux barres noires, proches l'une de l'autre, chargées d'insectes
grouillans.,
— Les ponts! cria-t-il à pleine voix, les ponts ne sont pas
brûlés!
Il se rua vers l'avant, ivre de joie, palpitant d'une espérance
si immédiate, si souveraine, qu'elle anéantissait en lui toute no-
tion de danger. Pourtant, de nombreuses patrouilles ennemies
parcouraient les environs ; partout les perches pendues à l'épaule
des cavaliers cosaques hérissaient les formes du terrain. Le vil-
lage de Studzianca, à peine visible sous d'épais nuages de
fumée, apparaissait ceint d'un vif combat dont il fallait atteindre
et forcer le cercle. Verdy ne percevait aucune de ces menaces et
galopait. Son cheval, arrivant à une mare recouverte de neige,
manqua des quatre pieds; puis, emporté par sa vitesse, il glissa,
assis sur la glace, en s'arc-boutant des membres de devant. Mais
le cavalier, se prenant à ses crins et le serrant furieusement entre
les jambes, ne quitta pas la selle.
— Hop! Consul! Hop! Les ponts ne sont pas brûlés!
Par deux coups d'éperon, il l'avait relancé dans son allure.
Tout à coup, il se vit derrière une lava cosaque, déployée à
grand intervalle, qui s'en allait aussi vers Studzianca; plus loin,
le sillon d'un ruisseau, incliné de droite à gauche, coupait cette
direction commune. Une passerelle franchissait le ruisseau, une
fusillade interdisait la passerelle. Tout cela, à peine aperçu,
n'était pas encore jugé que déjà cette troupe partait en charge
contre cet obstacle. Penché sur ses fontes, tenant son sabre en
arrêt, il se jeta à travers elle; il pointait droit vers un vide de la
ligne et criait : Hourra ! en imitant l'accent de ces sauvages. 11
croyait les avoir dépassés, quand un coup violent froissa son
épaule et poussa tout son corps en avant ; il abandonna son sabre
et tomba étourdi sur l'encolure. Ne démêlant pas encore l'acci-
dent, mais sentant bien le danger, il se redressa, prit son pistolet
à sa ceinture, voulut faire feu sur une tête ébouriffée qui l'abor*
dait à droite.
288 REVUE DES DEUX MONDES.
La détente joua, la batterie résonna et s'ouvrit mais ne donna
pas d'étincelles, la griffe du chien ayant perdu accidentellement
sa pierre à feu.
— Raté, pensa-t-il, je suis perdu.
En même temps son cheval, arrêté court, lui fît de nouveau
donner du front contre la têtière de la bride.
Une manche velue s'allongeait vers ses rênes; une figure
osseuse, encadrée de barbe et de cheveux gris, lui souriait d'un
large sourire qui montrait, sous la lèvre supérieure relevée, des
dents aiguës et divergentes. Lui-même, soit qu'elle lui fût arra-
chée, soit qu'il l'abandonnât par faiblesse, laissa tomber son
arme inutile; en même temps, la meurtrissure qu'il avait res-
sentie d'abord à l'épaule se changea en une chaleur croissante et
descendante; cette impression douce, gagnant sa main glacée, y
devint brûlure, et le sang parut, ruisselant le long de ses
doigts.
— Vot tui plen, brat moussiou (1), dit le Cosaque, et tirant de
sa poche un cordeau, il accoupla solidement la bête de prise au
pommeau de sa propre selle.
— Pris et blessé, je comprends... songeait Verdy, sortant peu à
peu de l'étonnement où l'avait jeté l'odieux et l'imprévu de l'évé-
ment. Prisonnier... je ne passerai pas l'eau. Blessé... Cette brute
ne m'a pas coupé l'artère, au moins?...
Il regarda les gouttes chaudes qui se chassaient les unes les
autres et fuyaient rapidement aux pointes de ses ongles, puis ce
fer sanglant au bout de cette pique. Le Cosaque surprit ce regard;
et, renversant son arme, il la nettoya dans la neige avec des mines
d'impatience et de dégoût. Mais déjà la bande de ses camarades
s'éloignait et disparaissait, mêlée à d'autres troupes en mouve-
ment. Marchant à leur suite, il gouverna les deux chevaux jus-
qu'à la passerelle, puis les poussa au galop. Une grande volte
parcourue de la sorte autour de Studzianca porta Verdy succes-
sivement vers trois colonnes russes arrêtées ici, là, et plus loin,
face aux troupes de Victor. Celles-ci attendaient, déployées en
éventail, et tournaient le dos au village; mais, insuffisantes pour
tenir toute la position, elles pendaient au nord, sans point d'appui.
Une batterie russe observait cette trouée ouverte entre la gauche
française et le fleuve; à côté d'elle, le parti cosaque aux trousses
de qui Verdy galopait avait de lui-même choisi sa place. Conduit
en laisse, le hussard rejoignit la bande, entra dans le rang et ne
fut plus qu'un numéro de la ligne. Découvrant de nouveau la
rivière, il eut alors sous les yeux le drame dans sa scène la plus
(1) Te voilà pris, camarade moussiou...
RACHETÉ. 289
atroce et dans son effroyable dénoûment : il vit la fin du passage
de la Bérésina.
Depuis le village jusqu'à la berge, la plaine semblait un vaste
parc peuplé de bétail humain. Rôdeurs, déserteurs, avec leurs
femmes, leurs chariots, leurs animaux, toute cette foule se présen-
tant sans ordre devant les ponts et les trouvant défendus avait voulu
se retourner, se détourner, se diriger; mais, heurtée et versée
sur elle-même, elle s'était amoncelée d'instant en instant dans une
plus irréparable confusion. Ainsi, tandis que les troupes régu-
lières, être puissant, ordonné, volontaire, s'écoulaient vers la
France sur ce chemin de planches jeté par Eblé, tandis que ce
flot humain maîtrisait cet obstacle d'eau, l'écume de l'armée
s'arrêtait à ce barrage et fermentait clans ce cloaque; masse telle-
ment épaisse, inextricable, que son aspect n'avait en soi rien
de douloureux; seulement, une rumeur continue régnait sur
elle et révélait sa vaste souffrance. Car ils tentaient de s'évader,
tous ces prisonniers : les uns, prétendant au passage direct et
pénétrant dans cette tranchée que bordaient des murs de cada-
vres, osaient forcer les consignes, affronter les sentinelles exas-
pérées; d'autres se jetaient tout nus au fleuve, leurs corps roses
luttaient contre les eaux d'encre; d'autres encore s'embarquaient
sur des trains de glace, mais ceux qui se débattaient à la nage,
éperdus, les chaviraient ; et la Bérésina, pleine de leurs soubre-
sauts, grosse de leurs débris, n'était plus qu'une cuve d'enfer où
bouillaient tous ces damnés. Accrochés aux chevalets, quelques-
uns réussissaient à se hisser sur les tabliers des ponts, qui, par
instans, s'enfonçaient et disparaissaient sous l'eau ; mais la rive
droite leur demeurait interdite, car des chevaux sans maîtres sta-
tionnaient là et barraient la voie; à demi harnachés, ou traînant
encore leurs brancards, ils se serraient les uns les autres en un
impénétrable rempart. Chassés ainsi par les hommes et cernés
par les bêtes, ces misérables prenaient le parti de mourir; ils se
tuaient à coups do pistolet, ils se perçaient avec leurs armes, ils
plongeaient la bouche grande ouverte et les yeux fermés. L'eau
fuyait, le temps fuyait, et des existences nouvelles revenaient
sombrer à ce gouffre, et d'autres consciences, acculées aux mêmes
misères, reproduisaient incessamment ces scènes de violence et
de désespoir.
Tout à coup, la batterie russe, détonant auprès de Verdy avec
ce bruit furieux que produit le canon par les temps de neige,
lança sur les mourans une nouvelle menace de mort; et, dans
cette foule en agonie, il se trouva encore des voix pour crier, de
la vie pour s'épouvanter. Les boulets volaient et labouraient ce
champ de chair; devant eux, les vivans sautaient à l'eau comme
TOME CXXIX. — 1895. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
des grenouilles effarouchées par le pas d'un promeneur; les
morts jaillissaient en l'air, se disloquaient avec des gestes extra-
vagans, tombaient et pleuvaient sur le fleuve...
Verdy ne soutint pas davantage ce spectacle. Incapable de
réfléchir, ou seulement de se souvenir, il croyait que l'armée
entière expirait là et que la patrie en marche aboutissait à ce mas-
sacre; devant ce deuil irréparable, il ne sentait plus ce que souf-
frait son corps, mais bien cette honte, nouvelle au renom fran-
çais. L'idée de ce grand déshonneur grandissant encore dans son
cerveau troublé, il arrivait à cette extrême limite de douleur par
delà laquelle l'homme tombe en démence; glissant à bas de
son cheval, il s'abattit et se débattit sur la neige, face contre
terre ; il tordit l'une avec l'autre sa main glacée et sa main san-
glante. Car, c'est un rare malheur pour un homme quand il sent
tomber sur son front le fléau général dont le monde est fla-
gellé, et quand tout le désordre, toute l'injustice, toute la ruine
qu'il y a dans une guerre viennent à peser sur sa seule con-
science.
Tout à coup un étrange danger, qui pouvait être le salut,
surgit près de lui : la terre gelée avait résonné sous le choc
d'un boulet lancé du ciel ou de la terre. Surpris, presque
joyeux, il se redressa et, par delà le fleuve, sur le plateau à
gauche du bois où la chaussée s'enfonçait toute droite, il vit une
batterie française qui entrait en ligne et ouvrait le feu. Les
canonniers s'empressaient au service de leurs pièces ; les plu-
mets rouges de leurs kolbacks flottaient au vent : c'était l'artil-
lerie à cheval de la garde. Ainsi, la garde avait franchi, l'Empe-
reur avait franchi ; l'armée continuait de marcher vers ses quar-
tiers d'hiver; ceux-là, tous ces autres sur l'autre rive étaient
sauvés...
— Prêtez-moi une arme! cria-t-il. Laissez-moi me tuer!...
Tuez-moi vous-mêmes!... J'ai assez souffert!
S'aidant du geste pour demander cette mort, il ouvrit sa pelisse
et son dolman, écarta sa chemise et montra à découvert sa poi-
trine lasse de respirer, son cœur fatigué de battre. Pas une de
ces brutes ne lui lit grâce; il regarda, il appela vers la rive qui
était encore la France, puis marcha quelques pas au hasard,
s'arrêta, tourna sur lui-même, chercha de toutes parts l'issue
partout impossible. Mais alors on eût dit que la mort l'avait
exaucé, car tout son corps, vidé par l'hémorrhagie, s'affaissa; la
faiblesse coupa court au délire; il tomba dans une longue syn-
cope que n'interrompirent ni les bruits voisins du canon, ni les
rumeurs lointaines de la bataille.
Quand il revint à lui, Studzianca fumait toujours; sur la
RACHETÉ. 291
rive droite, le combat s était éloigné hors des vues; le vent souf-
flait maintenant du nord; on n'entendait plus rien.
— Où suis-je? demanda-t-il, et, se dressant sur son séant, il
rajusta ses vêtemens que les Cosaques venaient de fouiller. La
figure de l'homme qui l'avait blessé se penchait curieusement
vers lui : il ne la reconnut pas. Puis, la lourdeur de son bras lui
fit sentir sa blessure, la mémoire des derniers événemens revint
lentement à son esprit. De nouveau, il regarda par delà le fleuve,
du côté de la France. Plus de canonniers là-bas, sur la clairière
nue, et c'était bien fini : la Grande Armée avait franchi la Bérésina.
Comme pour marquer la fin de l'événement, la neige commençait
à tomber, dense, molle et muette; elle voilait de toutes parts le
paysage; puis, son rideau trouble se ployait au sol et devenait
un suaire pour tous les morts. Rien ne rompait cette chute
blanche du ciel sur la terre; rien, si ce n'est la rougeur atténuée
de quelques coups de canon, distans, assourdis, fictifs, pareils à
des lueurs de pyrèthre accompagnées par un tonnerre d'opéra.
Verdy comprenait à présent tout le plan de l'empereur: la
démonstration devant Oukoloda, le passage ici ; le sacrifice pré-
médité de la division Partouneaux ; le rôle de sauvegarde rempli
jusqu'au bout par Victor. Et, comprenant mieux, il souffrait
davantage. Car toutes ses erreurs des derniers jours, calculs,
efforts, privations, mécomptes, humiliations, regrets; oui, tout,
et l'espoir même, cela lui montait aux lèvres comme un vo-
missement : il voulait se plaindre et ne pouvait que gémir.
Elles coulaient cependant, ses larmes de soldat et d'homme de
cœur; et, venues du fond de son être, rien qu'en coulant, elles
lui faisaient du bien. Mais le Cosaque, toujours penché vers lui,
le caressa du geste et du regard; puis, secourable à l'homme
accablé, souriant à celui qui pleurait, il leva la main et, du doigt,
lui montra le ciel.
XI
Le lendemain, des détachemens nombreux de prisonniers
partirent de Borisof dans toutes les directions. L'un d'eux, fort
de cent hommes de convoi et de cinquante soldats d'escorte, mar-
chait à destination de Kharkof; Verdy comptait à cet effectif;
avec lui, ce Cosaque, auteur de sa blessure et de sa captivité, qui
s était fait volontairement son garde du corps. Celui-là se nommait
Mikaïl ; bien qu'il n'eût aucun grade, ses camarades respectaient
en lui son âge, et ils lui obéissaient.
La troupe quittait chaque jour le gîte vers neuf heures, après
avoir mangé la ration de cacha; le soir, en arrivant, on faisait un
292 REVUE DES DEUX MONDES.
autre repas, et les abris étaient suffis ans, les hôtes charitables, le
sommeil prolongé paisiblement jusqu'au matin. Après tant de
souffrances, cette vie régulière dans sa tristesse, assurée dans sa
misère, semblait à Verdy comme du bonheur. Sa plaie ne saignait
plus, il la croyait guérie. Puis, on ne lui avait pas pris tout son
or, mais seulement celui que renfermaient ses poches : il tàtait
avec satisfaction, entre sa ceinture cramoisie et son gilet écarlate,
cette bourse qui lui garantissait pour longtemps les vivres, les
liquides, et les vêtemens. L'ennui de ne pouvoir parler sa langue
lui semblait grand; mais il découvrit à la fin, parmi ces rangs de
Polonais et de Prussiens, un hussard de son régiment qu'il n'avait
pas reconnu d'abord. En effet, cet homme plié sur lui-même,
réduit, défiguré, cet invalide tout noirci par la fumée des feux de
bivouac rappelait peu le beau conscrit de dix-huit ans, arrivé au
régiment deux jours avant le passage du Niémen. Ses paupières
plissées et jointes cachaient ses yeux bleus; seules, ses dents
éclatantes de blancheur dans sa bouche souffrante, prouvaient
encore de la jeunesse et de la santé. Une casaque somptueuse de soie
rose brochée d'argent, qu'il avait taillée lui-même dans quelque
robe de bal, cachait son habit d'ordonnance, tout brûlé et déchiré.
Il ne cessait de geindre et de pleurer.
— J'avais un bon petit konia, mon lieutenant. Il me portait
mes frusques, mon pain, et deux bouteilles de rhum...
Au souvenir de ces deux bouteilles, ses gémissemens l'inter-
rompirent : il suffoquait de chagrin.
— Allons, Maillet, du courage... n'y pense plus à ton konia.
Moi aussi on m'a pris mon cheval... Alors tu t'es fait ramasser
devant le pont, comme les autres?
— Oui, mon lieutenant.
— Et pourquoi n'as-tu pas passé?
— Je voulais bien passer. Mais il y avait du feu partout sur le
bord; les autres ne passaient pas non plus; alors j'ai été me
chauffer auprès d'eux; ils m'ont donné de leur fricot.
— Et tu as oublié de passer?
— Oui, mon lieutenant, je ne sais pas comment ça m'est
venu... J'avais chaud, mon lieutenant, j'avais chaud...
Il pleura encore, puis il se reprit à dévider ses souvenirs.
D'abord, le pont de gauche s'était cassé dans le milieu. Il faisait
nuit, les pontonniers dormaient. Alors le grand général maigre
qui ne se couchait jamais allait pour les faire relever et pour
leur commander la besogne. Ils n'en pouvaient plus, ils n'avaient
pas la force de tenir leurs outils ; le général travaillait avec eux, il
choisissait le bois, il regardait aux forges si les clous étaient bien
forgés, il parlait aux ouvriers pour leur donner courage. Il venait
RACHETE. 293
aussi près des traînards, il criait qu'il allait les faire fusiller s'ils
ne franchissaient pas ; que le chemin était libre ; qu'il fallait profiter
du moment, et qu'on trouverait à manger sur l'autre bord. On le
laissait dire; ce n'était pas faim qu'on avait, c'était froid. Puis, le
corps des Italiens arrivait, puis la garde ; dans ces momens-là, il
y avait bien de l'embarras sur les ponts ; les chevaux crevaient les
planches avec leurs pieds, ils s'y cassaient les jambes, on ne
pouvait plus les déprendre; il fallait les jeter à la rivière. Et
monsieur le maréchal était là qui sacrait contre tout le monde...
Dans la maison où ils couchèrent, le premier soir d'après
leur rencontre, un enfant donna à Verdy deux pommes cuites.
— Tiens, Maillet, partageons, proposa l'officier.
Le soldat examina le fruit, le flaira, y mordit, puis le rejeta
avec dégoût.
— Ce n'est pas comme les pommes de chez nous, dit-il. — Et
dès lors, il tomba dans cette manie, de comparer avec ceux de
son pays, tous les objets qu'il rencontrait; il alla jusqu'à dire que
cette neige était trop blanche, trop froide, et que la neige du Jura
valait bien mieux. Il dura trois jours encore, mais il s'abîmait
d'heure en heure dans son désespoir plus profond; promenant
autour de lui des yeux hagards, il semblait chercher partout sa
conscience, éparse au loin sur ces choses dont se composait son
immense chagrin. Pourtant, il retrouva la force de demander si
l'on ne devait pas bientôt voir des côtes, pourquoi ce pays était
si plat, quand on arriverait au bord de la mer...
La troupe quittait Mohilef par un beau soleil glacial, elle s'as-
semblait pour un de ces appels du matin où manquaient chaque
fois quelques nouveaux numéros, quand on aperçut ce hussard
accroché sous l'enseigne d'une boutique, portant des épaulettesde
neige sur sa casaque de brocatelle. 11 était sorti pendant la nuit
et s'était pendu.
« L'important, voyez- vous, c'est de vouloir vivre... » Verdy
se ressouvint à propos de ces paroles capitales; se roidissant
dans cette volonté, il se fit gaillard pour défiler devant le cadavre.
Il fredonnait un refrain de bivouac ; pourtant il ne put empêcher
ses yeux d'aller et de dire adieu à ce mort qui avait été son soldat
et son serviteur.
Dans cet instant même, sa blessure le mordit à l'épaule, et
pliant sous cette douleur subite, il chancela durant une seconde
au bord d'un de ces vertiges, signes de mort commençante ou de
vie suspendue, qui, depuis ses misères, marquaient de leur trouble
aigu toutes ses émotions. Il s'arrêta, et laissant quelques rangs
s'écouler, attendit que Mikaïl arrivât à sa hauteur.
— Tu m'as fait mal, vieux sauvage... je souffre, lui dit-il, —
294 REVUE DES DEUX MONDES.
et il se remit en marche à côté de lui. Le Cosaque le comprenant
aux gestes, touché par son accent de reproche, porta humblement
la main à son bonnet. Une croix de cuivre ornait cette coiffure;
tout autour frisonnaient d'abondantes boucles grises sous lesquelles
souriait un singulier visage martial et fatigué, humble et respec-
table, bienveillant et dur.
Dès lors, cramponné à la hampe de la lance, s'adossanl à la
balle de fourrage que portait toujours le cheval, Verdy ne quitta
plus Mikaïl. Starodoub, Gloukov...il retrouva plus tard ces noms
sur la carte, en suivant avec la pointe du crayon son douloureux
itinéraire. Mais peu lui importaient alors ces lieux pareils, atteints
au bout de journées pareilles : termes quelconques, posés entre
des jours de silence et des nuits de souffrance, par qui la fièvre
succédait à la marche, et la maladie à la fatigue. Des maisons
irrégulières, jetées pêle-mêle à droite et à gauche de la rue, des
échoppes étroites marquées de noms incompréhensibles, des clo-
chers en forme de poires, des traîneaux qui filaient, des gens
emmitouflés qui râtelaient la neige : c'étaient sans cesse les
mêmes images, libres, harmonieuses, paisibles; mais elles ne
le reposaient plus comme après les premières étapes ; elles l'offen-
saient plutôt par leur douceur même, et dansantes dans sa tête
au rythme troublé de son cœur, elles moquaient et maudissaient
sa vie, devenue serve, maladive et vagabonde. Cependant, quel-
ques figures rencontrées se gravaient au hasard dans sa mémoire ;
il les y retrouva dans la suite, sans pouvoir les rattacher à des
souvenirs de lieux. Une fille l'agaça un jour d'oeillades et de sou-
rires; elle savait des mots français : « Je vous aime... », « vous
êtes jolie... «...Ailleurs, un gros moine fleuri l'exhorta en latin à
faire pénitence, l'avertissant qu'il comparaîtrait bientôt au tribu-
nal de Dieu... Un savetier lui vendit des bottes molles avec de la
graisse pour les entretenir... Un valet de laboureur, quittant sa
charrue, vint une fois jusqu'au bord du chemin ; il se disait soldat
français; après Smolensk, voyant qu'on allait si loin, il avait
déserté pour se faire domestique; il retournerait à Montmartre dès
qu'il aurait gagné l'argent du voyage...
Mikaïl, en lui faisant chaque soir des aumônes de pain et de
lard, lui sauva sans doute la vie, car lui-même n'avait plus l'éner-
gie nécessaire pour se procurer des alimens, ou seulement pour
les défendre une fois conquis. Cependant, réparer ses forces
devenait chaque jour plus urgent, à mesure que la règle sauvage
de la force s'imposait davantage dans ce groupe d'hommes misé-
rables, avilis, retournés aux pratiques de la concurrence animale.
La dysenterie et d'autres contagions commençant à ravager le
troupeau, les rivalités s'exercèrent sans merci, car ceux qui résis-
RACHETÉ. 295
taient à la maladie trouvaient dans leur santé un avantage dont
ils profitaient avec âpreté ; les autres déclinaient plus vite par
l'effet de cette dure sélection. Une nuit, un Cosaque, en faisant sa
ronde, découvrit un sous-officier allemand occupé à étrangler son
voisin de litière. On lui donna le knout, on lui mit les menottes ;
et il suivit patiemment, stupidement, attaché à la queue d'un
cheval.
Un soir qu'on arrivait dans un bourg obscur et boueux, il
fallut attendre longtemps, sous la neige, devant la porte du
refuge. Les gens du lieu discutaient, leurs lanternes à la main, ne
sachant pas au juste qui d'entre eux détenait la clef, ni ce qu'il
convenait d'entreprendre pour soulager ces malheureux. Un petit
vieux parut enfin, auquel les autres firent de vifs reproches; très
honteux, il s'empressa pour ouvrir et peina, souffla, jusqu'à ce
que la serrure eût grincé et cédé. On le vit hésiter sur le seuil
de l'antre, suffoqué par l'odeur de cadavre que dégageait cette
gueule, pleine d'horreur et d'obscurité. Les premiers qui péné-
trèrent derrière lui aperçurent en effet dans un coin un corps
putréfié qu'ils allèrent jeter au loin. Les autres suivirent sans
dégoût, se précipitèrent vers le fond de l'abri, se battirent entre
eux comme des chiens pour la place à la paille, se baugèrent
dans la boue comme des pourceaux. Verdy, pris de nausée, resta
debout près de la porte en s'appuyant contre le mur. Faible à
mourir, épuisé de soif, il grelottait et bouillait tout à la fois ; et,
de sa main glacée jusqu'à son épaule ardente, palpait son bras et
cherchait sa blessure. Les lèvres de la plaie bâillaient et gluaient
sous les doigts; à l'entour, une enflure déformait le membre,
venait douloureusement au contact de la chemise. Il se dévêtit,
pensant que l'influence de l'air froid pourrait atténuer cette brû-
lure où tout son sang venait se consumer, et, demi-nu, prolongea
longtemps dans l'obscurité cette station passive et douloureuse.
Tout lui était impossible, la guérison, le repos, l'évasion, la mort
même. Puis le sentiment prolongé de son impuissance le stupéfia ;
et l'amenant à une rémission momentanée de ses misères, le jeta
dans un fatigant sommeil tout plein de rêves.
Mikaïl rentra, tenant à la main une chandelle allumée dont
l'éclat lui faisait cligner les yeux. Il levait avec précaution les
pieds, comme craignant de tomber dans la paille et de l'incendier.
Son regard se croisa avec celui de Verdy, et toute sa figure respira
aussitôt la compassion et le repentir. Il s'approcha du malade,
l'empuantit de son odeur d'eau-de-vie, lui prit la main, examina
la blessure, et se mit à hocher la tête en suivant d'un œil atten-
dri le lacis bleu des veines, sous la peau pourprée et distendue.
Il fit le signe de la croix, poussa^un profond soupir et ressortit.
296 REVUE DES DEUX MONDES.
Son pas lourd vagua au dehors, s'éloigna, revint. Cependant, la
clarté changeante qui veillait sur les dormeurs jetait des ombres
variables entre les corps couchés le long du mur ; et le bruit de
cette marche, les jeux de cette flamme, cette alternance de formes
humaines, tout prenait part au malaise de Verdy, tout pesait sur
sa conscience et comprimait les parois de son cœur.
Le Cosaque rapporta en souriant un seau plein d'eau, retroussa
ses manches, tira un linge des fontes de sa selle; puis, sans cesser
de parler à son prisonnier du ton lent et caressant dont on raconte
une histoire à un petit enfant, il se mit à laver la plaie. La fraî-
cheur de ce contact faisait frissonner Verdy; entièrement réveillé,
il s'am visait des gestes attentifs et maladroits par lesquels le
soldat s'étudiait à des manières de chirurgien. Le chiffon tomba
au fond du seau, et Mikaïl, le cherchant à tâtons, promena en tout
sens son gros bras rouge, tandis qu'une flottante pellicule de
glace miroitait à la clarté de la chandelle. Il mit le comble à ses
soins en régalant son blessé d'une gorgée de vodka; lui-même but
ensuite, par politesse. Satisfait enfin de ses bonnes actions, il
passa à ses devoirs envers sa propre personne.
Il ôta sa chouba tout usée au col et aux manches et, le torse
nu, se mit à enduire minutieusement de suif la surface intérieure
de sa chemise. Il se rhabilla ensuite, dit ses prières, s'allongea
dans la paille en prenant sa selle comme oreiller. Verdy, cédant à
l'exemple et à la fatigue, glissa endormi à côté de lui.
L'étape du lendemain fut longue. D'un bout à l'autre de la
journée, on vit la campagne se modeler et changer d'aspect; de
nombreux villages émergèrent hors du désert hivernal. Leurs
petites maisons frileuses fumaient doucement, fermées sur elles-
mêmes, mortes à toute vie extérieure. La route, affranchie de
cette raideur rectiligne avec laquelle elle perçait tantôt la steppe,
contournait maintenant les croupes et s'en allait d'un mouvement
sinueux que soulignait le cordon des poteaux, posés de verste en
verste.
« Eh bien! quand je mourrais?... » songeait Verdy sans
ennui; et cette passivité était à elle seule un signe assez grave
d'usure totale et de déclin.
Pour la première fois, sa fièvre n'avait pas décru au matin;
ébloui d'apparences lumineuses, assourdi de tintemens d'oreilles,.
il soutenait de sa main saine son bras malade, insupportable à
son épaule. A la halte de midi, il s'évanouit. Les Cosaques le
remirent debout par quelques rasades d'eau-de-vie, et il alla
deux heures encore, ivre et gémissant. Tombé de nouveau, il ne
put plus se relever. Alors, Mikaïl l'établit sur son cheval. Il le
tâtait par intervalles, craignant qu'il ne vînt à geler, et le des-
RACHETÉ. 297
cendait, le contraignait à marcher. Ils traversèrent ainsi une
forêt, puis ce fut le soir; et, comme il y avait des maisons tout
auprès, le chef du détachement prit son parti de s'arrêter là pour
y passer la nuit.
Une avenue s'embranchait à gauche sur la route et gagnait
une sorte de petit château à deux ailes et à deux étages, ouvert
sur sa façade par une vérandah ; un autre chemin se dirigeait à
droite vers des maisons de dépendance, groupées en un tout petit
village. Le détachement attendit à ce carrefour, tandis que l'offi-
cier montait au perron, frappait à la porte et demandait la cou-
chée. Il reparut, disant le nom du lieu, Bieli-Khoutor, et celui
du propriétaire, Gvozdef. Le barine chassait au bois depuis le
matin; il fallait l'attendre, car il était très colère, et personne, en
son absence, n'osait admettre des étrangers chez lui.
Cependant deux femmes enveloppées de pelisses parurent au
bout de l'avenue. L'une devançait l'autre, qui semblait ne s'ap-
procher qu'à regret. Bientôt on put voir le détail de leur costume
et de leur visage, et distinguer la maîtresse de la suivante, la
jeune fille de la vieille gouvernante. Derrière elles, des domes-
tiques portaient dans des paniers et dans des vases du pain, du
sel, du beurre, du lait et du thé.
— Allons, levez-vous! Gains ! maudits! ces bonnes âmes vont
vous faire la charité, criaient les Cosaques à ceux qu'ils escor-
taient.
Les retournant à coups de pied, les poussant avec leurs
perches, ils les obligèrent à se redresser et à s'aligner. Seul, Verdy
demeura étendu à terre; Mikaïl, debout auprès de lui, empêchait
qu'on ne le maltraitât.
— Vois comme celui-là est pâle, Sacha, disait la jeune fille
arrêtée devant lui; et, tenant à la main un verre rempli de thé
fumant, elle s'avança davantage.
— Il ne veut pas boire ! poursuivit-elle avec consternation
quand Verdy, soutenu par Mikaïl, eut, d'un violent mouvement de
tête, détourné et répandu le breuvage.
— C'est la fièvre qui le tient dans le corps, expliqua Mikaïl.
Offrez-lui une boisson froide, et il boira. Il n'a soif que d'eau
glacée; quand je ne lui trouve pas d'eau, il mange de la neige.
Il ne se défend plus contre le mal ; il désire la mort.
— Hélas! un si jeune homme!... C'est un Français, je le re-
connais bien à sa mine. Est-il officier?
— Oui, il a la croix d'honneur que leur Empereur leur donne.
Je peux vous dire qu'il est brave, car c'est moi qui l'ai blessé,
par malheur, en le faisant prisonnier. Il arrivait au galop sur
nous, pour nous traverser, tout seul contre nous tous. Alors, je
298 REVUE DES DEUX MONDES.
l'ai touché au bras avec ma lance. Depuis ce temps-là, je le garde
et je le nourris; il n'y a pas plus d'une heure, je l'ai encore em-
pêché de geler. Mais malgré tout, son mal augmente ; je crains
bien que Dieu, pour mes péchés, ne le fasse mourir...
La jeune fille s'écarta pour conférer tout bas avec la gouver-
nante : on vit la vieille stupéfaite lever les bras au ciel.
— Ecoute, Sacha, conformons-nous à la parole de Dieu. De-
mandons aux soldats qu'ils nous donnent celui qui souffre ; et s'ils
refusent, nous les paierons...
— Y pensez-vous, Véra Ivanovna! Acheter cet homme ! Et que
dira le barine ?
— Il se fâchera, c'est sûr. Mais sa colère ne peut pas me faire
mourir, tandis que mon indifférence à moi peut faire mourir
cette pauvre créature de Dieu. Vois comme son existence tient à
peu de chose ; un mot peut en décider. Son âme elle-même hésite
entre ce monde-ci et l'autre; il est malheureux au point de
désirer la mort. Eh bien ! rachetons-le, et nous lui ferons désirer
la vie. Sacha, pense à sa mère et à sa sœur... Qui sait, peut-être
est-il marié? pense à ses petits enfans, Sacha. Va trouver le chef
des soldats et dis-lui que je lui paierai la somme qu'il voudra.
Dis-lui que nous donnerons un médecin au malade, et que nous
garderons le prisonnier; et quand la guerre sera finie, nous le
renverrons libre et guéri, à la grâce de Dieu. Va, Sacha... Je
paierai la somme en pièces d'or.
La vieille hésita, soupira, se signa, obéit, puis revint avec la
réponse du commandant.
— De l'eau-de-vie, dis-tu, Sacha ? Ah ! les pécheurs ! Mais, va,
ils ne m'empêcheront pas de faire le bien. Donne-leur un peu
d'eau-de-vie, puisqu'ils le veulent, très peu, pas assez pour qu'ils
s'enivrent.
Verdy, comprenant qu'il s'agissait de lui, s'était à demi relevé.
Appuyé sur le coude, il observait. Par une de ces intuitions
instinctives qui n'abandonnent pas l'homme le plus menacé, il
devinait que cette enfant, avec sa charité, pouvait être un dernier
recours; voulant lui plaire, il se redressa davantage pour libérer
son bras gauche, et, du bout des doigts, jeta vers elle plusieurs
baisers.
Elle le vit, le comprit, et lui sourit.
Le chef des soldats exigea d'elle un papier par lequel elle dé-
clarait prendre volontairement le blessé dans sa maison et pro-
mettait de le rendre à la première réquisition de l'autorité mili-
taire. Cependant, Sacha préparait le lit, allumait le poêle dans
une chambre vide du premier étage ; les Cosaques commençaient
sous la voûte du vestibule un piansivo copieux. Puis deux
RACHETÉ. 299
domestiques suivis par Mikaïl allaient ramasser le malade au
bord du chemin et le rapportaient assis sur une chaise.
— Doucement, vous autres, commandait le Cosaque qui, fort
incapable de se diriger lui-môme, prétendait diriger les porteurs.
Je vous dis que c'est son bras droit qui est blessé... Pas de
secousse... Vous marchez tout de travers. Ah! les gueux! Leur
chemin est plein d'embûches !
Plus il parlait et s'évertuait, plus son ivresse s'aggravait.
Arrivé devant la maison, il était en plein attendrissement.
— Ah ! vache blagorodié ! (1) disait-il humblement à Verdy.
Pardonnez au soldat Mikaïl ! Pourquoi faut-il qu'en ce moment
mon jugement soit un peu troublé? Peut-être ai-je trop bu d'eau-
de-vie à votre santé? Ah! comme Dieu m'éprouve !
Il se mit à genoux par terre, fit sa prière, frotta son visage
avec de la neige, et s'en couvrit la tête comme d'une cendre de
repentir.
— Pomilouï, Boje moi , pomilouï (2)... disait-il, demandant au
ciel la consolation de son chagrin, la restauration de ses facultés.
A la fin, il se releva, convaincu qu'il n'était plus ivre, et revint
en chancelant vers Verdy.
— Si je vous avais connu comme je vous connais, balbutia-
t-il... Gloire à Dieu!... Je ne vous aurais pas frappé... Mainte-
nant, il faut que je vous bénisse, car, sûrement, nous ne nous
reverrons plus en ce monde...
— Que nie veut-il donc ? songeait Verdy à qui les détails de
cette scène avaient en partie échappé. Mais un geste suffit à lui
résumer toutes les paroles : ce fut le geste de cette vieille main,
sortant de la chouba pelée, qui traçait sur son front le signe de
la croix. Et les serviteurs entrèrent dans la maison.
XII
Il était nuit close. Gvozdef revenait en traîneau de la chasse,
car une douleur de jambe, dont il souffrait depuis sa cinquan-
tième année, l'empêchait de monter à cheval. Il avait tué deux
renards, dont il rapportait les dépouilles pour s'en faire une
pelisse d'automne. Mais de grands feux aperçus de loin, tout
autour de son village, l'inquiétèrent; et les reconnaissant pour
les cuisines improvisées par la troupe des Cosaques et des pri-
sonniers, il arriva fort irrité aux premières maisons.
— Je pense que tous ces Egyptiens sont venus de l'enfer exprès
(1) Votre haute-naissance.
(2) Ayez pitié, mon Dieu, ayez pitié!...
300 REVUE DES DEUX MONDES.
pour incendier mon domaine, grogna-t-il en menaçant de sa canne
son garde Goloborodko.
— Véra Ivanovna nous a commandé de les recevoir, de leur
prêter nos marmites, d'étendre pour eux de la paille sous les
hangars. Elle-même a recueilli chez vous un capitaine français...
— Un Français chez moi !... Touche au château, Micha !
Les chevaux repartirent au galop.
— Plus vite ! leur commandait le maître, sifflant lui-même
entre ses vieilles dents. Ils tournèrent dans la cour et ralentirent,
connaissant bien la courbe qu'il leur fallait décrire là, en éteignant
l'allure. Déjà Gvozdef, appuyé sur son bâton, avait sauté hors du
véhicule; il poussa violemment la porte, sans attendre qu'on lui
ouvrit. Derrière lui, les domestiques posèrent sur les dalles les
peaux sanglantes des animaux.
— Que je suis contente que vous ayez tué deux renards ! dit
Véra, descendue rapidement à sa rencontre; et elle baisa la main
que le vieillard retirait de la moufle épaisse.
— Et moi je suis mécontent, répondit-il avec calme, sa rage
s'étant brusquement apaisée à la vue de la jeune fille. Son bonnet
ôté, il se mit à peigner avec ses doigts sa barbe rousse et blanche,
toute chargée de givre.
— Oui, mécontent... Au moment où je rentre chez moi et
demande si nos armées ont remporté une nouvelle victoire sur
les incroyans, j'apprends que vous avez abrité sous mon toit un
de ces maudits.
— Mon père, c'est un officier blessé... J'ai craint pour vous
qu'il ne mourût devant votre porte.
Ils montaient l'escalier côte à côte, la main dans la main;
Véra reprit :
— Vous a-t-on dit toute la vérité? Les chefs des Cosaques
refusaient de me céder le prisonnier; j'ai dû payer pour l'avoir.
— Payer pour avoir chez vous votre ennemi?... Avec mon
argent!... Payer ce chien avec mon argent! Pourquoi, dites,
pourquoi avez-vous fait cela ?
Il lui serrait le poignet et la menaçait de ses yeux fauves,
tout pétillans de haine au fond de sa figure velue. Elle pâlit un
peu, mais ne faiblit pas :
— Mon père, ne viens-je pas de vous le dire?... Je l'ai acheté
pour le soigner.
Art Roë.
(La dernière partie ait prochain numéro.)
LE RÈGNE DE L'ARGENT
(i)
LES SOCIÉTÉS PAR ACTIONS, LE PATRONAGE
ET LE PROGRÈS SOCIAL
Les grandes compagnies, les sociétés par actions, sont un obs-
tacle à l'omnipotence de l'Etat, partante l'oppression de l'individu
par la collectivité et à l'asservissement de la collectivité par les
agens du pouvoir. Les compagnies barrent la route au collecti-
visme, et, nous croyons l'avoir amplement démontré, tous ceux
qui s'efforcent de renverser cette barrière travaillent, bon gré,
mal gré, à frayer le chemin au collectivisme (2). Les grandes
sociétés anonymes sont, par le fait même de leur existence, un
rempart des libertés privées et des libertés publiques; car elles ne
pourraient être remplacées que par des monopoles d'Etat, et,
publiques ou privées, toutes les libertés seraient atteintes, du
même coup, par la multiplication des monopoles d'Etat. Natio-
naux ou municipaux, les monopoles transformeraient peu à peu
les citoyens, de producteurs et de consommateurs libres, en fonc-
tionnaires révocables et en cliens forcés de l'Etat. La liberté,
dans ce qu'elle a d'essentiel, se trouve donc solidaire des compa-
gnies, c'est-à-dire de la libre association des capitaux; mais cela
échappe au vulgaire. Les libertés qui lui sont ainsi garanties, il
(1) Voyez la Revue des 15 mars, 15 avril, 15 juin 1894 et 15 février 1895.
(2) Voyez, en particulier, dans la Revue du 15 février, l'étude ayant pour titre :
les Grandes Compagnies, l'État et le Collectivisme.
302 REVDE DES DEUX MONDES.
ne les sent pas, il n'en a pas conscience ; elles sont en quelque
sorte invisibles au public qui en profite.
Au lieu de reconnaître les compagnies pour ce qu'elles sonl
réellement, malgré tous leurs défauts, — un des boulevards de
ses libertés, — la foule, presque partout nourrie de préjugés, se
plaît à les dénoncer comme des puissances oppressives. On accuse
leur tyrannie à la fois vis-à-vis du public et vis-à-vis de leurs
employés, de leurs ouvriers. Uniquement soucieuses de grossir
le dividende de leurs actionnaires, les compagnies, assure-t-on,
laissent percer partout une indifférence cynique pour les commo-
dités du public, comme pour le bien-être de leur personnel, ran-
çonnant l'un, exploitant l'autre, sans voir dans leur clientèle,
comme dans leurs ouvriers, autre chose qu'une éponge à suer des
écus. Voilà, n'est-il pas vrai? un double grief qu'on ne nous per-
mettrait point de passer sous silence.
I
Que le public soit la victime des compagnies et qu'il ait in-
térêt à leur substituer partout l'Etat, cela ne peut être soutenu
que des braves gens qui se font de l'Etat une idée chimérique,
se le représentant comme un être surhumain, doué de toutes les
perfections, et oubliant ce que sont, en fait, les administrations
publiques. Les services de l'Etat, nous l'avons déjà dû constater,
sont presque toujours plus dispendieux que ceux des compagnies;
bien peu échappent à cette maladie administrative qu'on appelle
« le coulage » ; et il est rare qu'ils compensent leur cherté par
leur supériorité. On se plaint, par exemple, des lenteurs ou du
manque d'égards des employés des compagnies ; mais je n'imagine
point que pour les rendre plus polis, plus prompts, plus préve-
nans, plus patiens envers le public, il n'y ait qu'à les changer en
fonctionnaires et qu'à convertir leur casquette en képi. Le droit
à l'indolence et à l'insolence n'est-il pas de ceux que s'arrogent
volontiers les plus minces fonctionnaires? Quant aux comptables
et aux commis qui soupirent après le titre d'employé de l'Etat,
je doute qu'il leur rapporte rien, si ce n'est la faculté de som-
meiller sur leur pupitre, accordée si largement, dans les bureaux
de nos ministères, à tant de chefs et de sous-chefs.
Pour le public, une chose est claire, qu'on ne saurait trop lui
rappeler : la conversion des compagnies en services de l'Etat lui
ferait perdre, le plus souvent, un droit de recours. On sait combien,
chez nous, il est difficile d'avoir un recours contre l'Etat; com-
bien coûteux et malaisé de se faire rendre justice par lui. Il est,
LE RÈGNE DE L'ARGENT. 303
d'habitude, juge et partie à la fois. Il s'attribue, chez nous au
moins, dans notre patient pays de France, des privilèges qu'il
dénie à tout autre. En dépit de tant de révolutions, il est tou-
jours prompt à faire valoir sa souveraineté ; il pratique sans
scrupule le quia nominor leo. Qui agit ou parle en son nom est
enclin à traiter le public de haut, comme un seigneur son vassal.
S'il reste, dans notre République, des traces de l'ancien régime,
c'est là surtout, dans l'attitude de l'Etat et dans les procédés de
ses agens vis-à-vis des particuliers. L'abolition du droit divin n'y
a rien changé; pour parler au nom du peuple, les fonctionnaires
n'en sont peut-être que plus arrogans. Le moindre commis,
parodiant Louis XIV, semble marmotter, derrière son guichet :
« L'Etat, c'est moi! » — Bref, chaque fois qu'un service passe
des mains d'une société aux mains de l'Etat, le public y perd
deux choses : une garantie et un recours (4).
Quant aux bonnes âmes qui se plaignent de la rapacité des
compagnies et qui se persuadent que, pour abaisser les prix et
les tarifs, il n'y aurait qu'à substituer l'Etat aux sociétés privées,
elles oublient que, le plus souvent — pour les chemins de fer, pour
les omnibus, pour le gaz, pour les eaux — l'élévation apparente des
tarifs est le fait même des impôts et des taxes mis par l'Etat et
par les municipalités; si bien que, d'habitude, l'État et les villes
prélèvent, sur toutes les affaires, incomparablement plus que le
capital et les actionnaires (2). Le fisc est autrement vorace que le
(1) .C'est ainsi que, pour les postes et' les télégraphes, l'État n'admet pas d'être
rendu responsable des retards ou des erreurs du service, et pour le télégraphe no-
tamment, les erreurs sont fréquentes et portent souvent un préjudice réel. De ces
erreurs de l'administration des télégraphes, dont il est inutile de se plaindre, j'en
puis citer une qui m'a mis dans l'embarras, il y a quelques mois. Je devais aller
à Lille inaugurer une série de conférences placées sous le patronage du Comité de
Défense et de Progrès social, lorsque, à ma grande surprise, le 22 janvier dernier,
je reçus un télégramme ainsi libellé : Conférences lilloises commenceront vendredi
sans votre présence. J'allais renoncer à partir, quand une lettre m'apprit qu'onm'at-
tendait toujours. On m'avait télégraphié de Lille : Conférences commenceront sous
votre présidence.
(2) Je pourrais citer, de nouveau, l'exemple des Compagnies de voitures et
d'omnibus de Paris qui payent à l'État et à la Ville, en droits, redevances et taxes
de toute sorte, doux et trois fois plus qu'elles n'attribuent à leurs actionnaires. Ainsi
les Omnibus de Paris ont, en 1892, supporté 121 francs, en 1893, 131 francs de taxes
diverses par action, tandis que le dividende distribué à chacune des actions ne mon-
tait qu'à 40 francs. L'État et la Ville prélèvent ainsi trois fois plus que le capital.
Voyez le Rapport du Conseil d'administration pour Vannée 1893. Quant à la Compa-
gnie générale des Voitures de Paris, elle payait à l'État et à la Ville, en 1893,
68,40 pour 100 de ses bénéfices bruts. Pour le bénéfice net, la recette quotidienne
d'une voiture de place était en moyenne de 15 fr. 43, prix de location de la voiture
au cocher. Sur cette somme l'État et la Ville percevaient en impôts 2 fr. 44 et le
capital seulement 11 centimes. En d'autres termes, une voiture qui rapportait net
39 fr. 37 pour l'année, payait 890 fr. 75 d'impôts. Voyez le Rapport du Conseil d'ad-
ministration à l'assemblée générale du 30 avril 1894.
REVUE DES DEUX MONDES.
capital; et, pour satisfaire sa faim toujours dévorante, le fisc a des
complaisans qui s'ingénient à lui fournir de nouveaux alimens,
multipliant à son profit le papier timbré et les formalités coû-
teuses. Nous en avons eu un exemple récent avec l'administration
des postes et télégraphes, lorsque, pour forcer ses recettes, elle a
essayé d'imposer au public l'usage d'adresses inutilement détail-
lées, allant, en certaines villes, jusqu'à refuser de distribuer les
télégrammes expédiés aux personnes les plus connues (1).
Que si, par intérêt électoral ou par réclame politique, l'État,
en s'emparant de quelque entreprise privée, renonce temporaire-
ment à un impôt et abaisse les tarifs, c'est presque toujours en se
dédommageant, d'ailleurs, sur les contribuables, car l'État n'est
jamais généreux qu'aux dépens du public.
Mais c'est trop insister sur une vérité assez claire d'elle-même.
Venons-en aux ouvriers, au personnel des compagnies. Laissons
les considérations économiques ou politiques pour le point de vue
social. Aussi bien, est-ce, quant à nous, celui vers lequel nous
courons partout de préférence.
II
Voyons quelle est la situation faite à la main-d'œuvre humaine
par les sociétés anonymes.
Est-il donc vrai que les compagnies soient particulièrement
oppressives pour les travailleurs; qu'elles écrasent l'ouvrier;
qu'elles le broient dans leurs engrenages d'acier; qu'à tout le
moins elles fassent de lui un esclave attaché à sa machine, comme
l'esclave antique à sa meule, et que pour affranchir le travail il n'y
ait d'autre moyen que de supprimer les compagnies ?
Oui , il fut peut-être un temps , vers la première moitié du
siècle, où les sociétés par actions, encore nouvelles et comme
novices, se préoccupaient peu du sort de leurs ouvriers. Beaucoup
semblaient ignorer ce qu'on a, depuis, si bien nommé « le devoir
social. » Encore, cette sorte d'inconscience n'était elle nullement
particulière aux compagnies anonymes, aux sociétés par actions :
la faute en incombait au régime nouveau du travail, à l'introduc-
tion des machines, à la rapidité des transformations mécaniques
qui, par leur importance et par leurs exigences, reléguaient la
main-d'œuvre au second plan. Capitalistes, entrepreneurs, indus-
(1) La prétention de certains directeurs, dans le département du Nord en par-
ticulier, était, on se le rappelle, d'intercepter tout télégramme qui, à la suite du
nom du destinataire, ne portait pas le nom de la rue et le numéro de la maison qu'il
habitait, son domicile fût-il connu de tous.
LE RÈGNE DE i/ ARGENT. 305
triels, en proie à la fièvre des affaires et avant tout soucieux
du nouvel outillage et des facteurs matériels de la production,
croyaient faire assez pour l'ouvrier en lui fournissant du travail.
L'industrie, encore à ses débuts, tout entière à son œuvre de trans-
formation de la matière, ne pouvait se sentir charge d'âmes. Les
ouvriers eux-mêmes, délaissant la terre et les champs pour s'en-
tasser dans les noires usines, ne réclamaient de leurs patrons que
de l'ouvrage, satisfaits des salaires relativement élevés que leur
payaient les grandes manufactures. Pour toucher quelques francs
de plus par semaine, ils s'estimaient heureux de pousser vers les
ateliers leurs femmes et leurs enfans. Entre les patrons, souvent
éloignés, et ces armées nouvelles d'ouvriers, entre le capital et le
travail procédant l'un et l'autre par grandes masses, il semblait,
en bonne conscience, que tout fût réglé par le contrat de louage,
sans que le patron eût à s'inquiéter d'autre chose que de la durée
du travail et du taux du salaire.
La richesse mobilière, je crois l'avoir déjà noté (1), semblait,
à cet égard, décidément inférieure à la richesse territoriale, et
l'industrie à la propriété. Tandis que, presque partout, le pro-
priétaire foncier, noble ou bourgeois, témoignait à ses fermiers,
à ses métayers, à ses paysans, à ses voisins même, une bienveil-
lance traditionnelle, entretenant avec eux des rapports per-
sonnels, d'homme à homme, de famille à famille, les soutenant
au besoin de son appui moral et matériel, les chefs d'industrie
se désintéressaient trop souvent du sort des ouvriers, des salariés
employés par leurs manufactures. Si, dans les petits ateliers, la
coutume, la fréquence des rapports directs nouaient encore, d'ha-
bitude, entre le patron et ses ouvriers, des liens de patronage, il
en était autrement dans les grandes usines, où les bras se comp-
taient par centaines et par milliers, où le personnel ouvrier était
souvent instable, grossissant ou diminuant selon la marche des
affaires et le chiffre des commandes. Un des maux de la grande
industrie, le principal vice peut-être du nouveau régime manu-
facturier, tel qu'il apparaît d'abord au xixe siècle, c'est la sépara-
tion des deux facteurs humains de la production, l'isolement du
capital et du travail, du patron et de l'ouvrier.
Cet isolement, dont toute la classe ouvrière allait pâtir,
semblait devoir atteindre son maximum et produire ses pires
effets avec les sociétés anonymes, alors que le patron, devenu
en quelque sorte impersonnel, perdait tout contact avec l'ou-
vrier. Entre les deux, semblait-il, plus de rapports humains.
(1) Voyez la Revue du lo avril 1894.
tome cxxix. — 1895. 20
3D6 REVUE DES DEUX MONDES.
Les administrateurs des sociétés par actions, réunis, une fois la
semaine, au siège social, souvent loin des ateliers, à l'abri du
ronflement importun des machines et des métiers, ne devaient-
ils point avoir pour unique sonci de grossir ou de maintenir le
dividende annuel? Les actionnaires, simples porteurs de parts,
rassemblés, une fois par an, dans une salle de location, pour
approuver les comptes de l'année, pouvaient-ils s'inquiéter d'autre
chose que du chiffre des bénéfices? Ils étaient enclins à ne voir
dans la « main-d'œuvre » , selon un terme courant trop expressif,
qu'un instrument de travail ; un outil automatique qu'un bon
industriel devait se procurer au plus bas prix possible ; une sorte
de machine vivante dont l'entretien seul importait et dont l'usure
alarmait d'autant moins qu'elle se reproduisait elle-même et que,
pour la remplacer, il n'était pas besoin de l'amortir. Ces action-
naires, bonnes gens d'habitude, braves et paisibles bourgeois,
n'étaient nullement, comme nous les représentent les socialistes;
des monstres d'avidité et de cruauté; mais ils n'avaient pas affaire
à l'ouvrier, à sa femme, à ses enfans. S'ils pénétraient dans les
rouges galeries des hauts fourneaux, ou s'ils descendaient dans
les sombres puits des houillères, c'était une fois, par hasard, en
voyageurs qui visitent une curiosité; — l'ouvrier restait pour
eux quelque chose d'impersonnel, de vague et de lointain,
comme d'abstrait et d'étranger; leurs gros yeux endormis n'étaient
témoins ni de son labeur ni de ses souffrances ; et, sans être
sourdes, leurs oreilles ne percevaient pas les gémissemens de
ceux qui allaient bientôt se dénommer les damnés de l'enfer
industriel.
Il n'en était de même, il est vrai, ni des directeurs ni des ingé-
nieurs des sociétés anonymes : ceux-là étaient en rapport direct
avec l'ouvrier; ils n'avaient pas de peine à découvrir, sous sa
blouse ou son bourgeron, un être de chair et d'os, un être hu-
main vivant et sensible; et, pour lui témoigner de leur intérêt,
pour se préoccuper de sa destinée au sortir du travail, beaucoup
n'ont pas attendu les sommations du socialisme. La preuve en
est l'ancienneté des institutions de prévoyance chez la plupart
des sociétés anciennes. Dans nombre d'entre elles cependant, je
veux bien l'admettre, au risque d'être injuste envers beaucoup, le
devoir social, sans être entièrement méconnu, n'était ni assez bien
compris, ni assez largement pratiqué. Ou mieux, presque partout,
dans l'industrie, de même que dans le commerce, primait le
point de vue mercantile, l'inquiétante, l'obsédante question du prix
de revient, dont aucune industrie ne saurait s'affranchir. Les inté-
rêts matériels, qui, aujourd'hui encore, pèsent d'un poids si lourd
sur les meilleures volontés, reléguaient au second plan les intérêts
LE RÈGNE DE L'ARGENT. 307
(moraux. C'était une maxime, presque partout reçue, que les affaires
étaient les affaires; que la philanthropie n'y avait rien à voir;
que confondre deux domaines aussi différens, c'était préparer la
ruine de l'industrie.
Un changement s'est opéré dans les esprits, chez nous du
moins, en France et dans tout le monde occidental, un change-
ment à l'honneur de la nature humaine et au profit de l'ouvrier.
Si les nécessités de la production contraignent toujours l'indus-
trie à tenir les yeux fixés sur le bilan annuel, elle n'en est plus
hypnotisée, comme par le passé; elle consent volontiers à sacri-
fier une part de ses bénéfices, souvent même une large part, au
bien-être de ses ouvriers. Chez tous les patrons et dans toutes
les sociétés, ces préoccupations morales ont pris une place grandis-
sante. Ne fût-ce que pour avoir le droit d'être sévères envers lui,
soyons justes envers notre temps : si le souci de faire fortune et
le mercantilisme semblent en train d'avilir les nobles carrières
qui naguère s'intitulaient libérales, la passion du gain et l'esprit
mercantile semblent avoir moins de prise sur les professions qui
paraissaient leur domaine naturel.
Cela est particulièrement vrai de la grande industrie et des
grandes sociétés. Le sentiment moral, en baisse ailleurs, se re-
lève chez elles. Noble inconséquence de l'esprit de l'homme, si
rarement d'accord avec ses principes ! A l'époque même où de
prétendus philosophes s'efforçaient de ravaler la nature humaine
au niveau du monde animal, enseignant que l'homme et les so-
ciétés n'ont d'autre loi ni règle que la force et le struggle for
life, l'industrie, l'égoïste industrie, accusée de broyer les géné-
rations entre les cylindres de ses laminoirs, s'apprenait à voir
dans l'ouvrier autre chose qu'un outil de chair, autre chose que
des bras et des muscles loués à tant par heure. Le capital même,
l'odieux capital, s'est senti des devoirs envers le travail, et l'argent,
l'impersonnel argent, s'est avisé qu'il pouvait avoir des responsa-
bilités vis-à-vis des prolétaires qu'il se vantait de faire vivre.
Jusque dans les assemblées d'actionnaires, chose inouïe autre-
fois! on a vu des capitalistes s'inquiéter du sort du personnel et
des ouvriers, réclamer pour eux un jour de repos hebdomadaire,
•et proposer ou voter en leur faveur des mesures qui restrei-
gnaient le dividende à toucher. La notion de la fraternité hu-
maine et le sentiment de la fraternité chrélienne, que nous ont si
longtemps rappelés en vain les devises inscrites aux murs de nos
édifices et les chaires de nos églises, s'infiltrent peu à peu jusque
dans les repaires traditionnels de Mammon, dans l'antre du
publicain au cœur glacé que l'on s'imaginait fermé à tout autre
sentiment que l'amour du lucre, jusque dans le cabinet des di-
308 REVUE DES DEUX MONDES.
recteurs d'usine, dans le comptoir des marchands et la caisse
des banquiers. Ce n'est point, hélas! que Mammon soit déjà
vaincu et sur le point d'être chassé de toutes les forteresses où il
s'est retranché; mais il n'y est plus omnipotent, il ne s'y sent
plus le seul maître, et, s'il ne saurait se convertir, il est obligé de
faire l'hypocrite et de compter, malgré lui, avec des scrupules
dont, naguère encore, son cynisme se fût ri.
L'esprit nouveau qui souffle sur l'industrie revient, pour une
bonne part, à l'Evangile et aux diverses confessions chrétiennes :
catholiques, anglicans, réformés, luthériens, ont compris, presque
en même temps, qu'il y avait là, pour les laboureurs du Christ, des
laudes à défricher, une terre où jeter les semences de justice et
de charité. Ils n'ont pas cru que la vertu sociale du christianisme
fût épuisée par sa tardive victoire sur l'esclavage; la main
jadis tendue à l'esclave antique et au serf du moyen âge, les
ministres de l'Homme-Dieu l'ont offerte au prolétaire moderne,
émancipé du joug servile, mais non toujours d'une misère immé-
ritée. La papauté, dépossédée de sa couronne temporelle, s'est
retournée vers les humbles; du fond de la solitude vaticane,
Léon XIII a solennellement rappelé au monde chrétien les droits
du travail et les devoirs du capital. Et, quelque imprudens et
périlleux que nous semblent, pour la société et pour l'ouvrier lui-
même, les commentaires que certains interprètes osent tirer des
enseignemens du Saint-Siège, nous sommes toujours heureux de
rendre un respectueux hommage aux intentions et aux actes de
celui qui aime à s'entendre appeler « le pape des ouvriers (1). »
Mais, si loin que porte encore, parmi les fils de ce siècle sceptique,
la grande voix de Rome et des ministres du Christ, on se trompe-
rait étrangement en croyant que, pour se mettre à l'œuvre, les
patrons et les sociétés ont attendu cet appel d'en haut.
Parmi les économistes eux-mêmes, parmi ces savans terre à
terre accusés, non toujours sans injustice, de se préoccuper exclu-
sivement de la richesse matérielle et de négliger l'homme, le
facteur vivant de la richesse, plus d'un s'était efforcé, dès long-
temps, d'inculquer aux patrons, aux sociétés, aux capitalistes, le
sentiment de leur responsabilité sociale (2). L'oublier serait pécher
(1) Voyez la Papauté, le Socialisme et la Démocratie (1892).
(2) Pour en citer des exemples, nous n'aurions que l'embarras du choix. C'est
ainsi qu'un des vétérans de l'école économique libérale, M. de Molinari, insistait.
avant les encycliques du pape Léon XIII, sur ce que « la fonction du capitaliste im-
plique des obligations morales. » [L'Évolution économique au XIXe siècle, 1879.)
M. J. Simon avait déjà, sous le second Empire, exposé, en plus d'un ouvrage, cette
vérité qui, alors même, n'était pas nouvelle. Pour ne parler que de la France, la
notion des devoirs du capital et des responsabilités du chef d'industrie s'est fait
jour, de bonne heure, chez les hommes sortis de l'école saint-simonienne ; en renon-
çant aux utopies de Ménilmontant, ils se sont souvenus, pour la plupart, des idées
LE RÈGNE DE L'ARGENT. 309
par omission envers l'économie politique, comme envers les capi-
talistes. Et si, à cet égard, les conseils des moralistes et des
hommes de science n'ont pas été mieux suivis, c'est que, indi-
viduel ou social, pour faire pratiquer le devoir, il ne suffit pas de
maîtres qui l'enseignent.
Cette longue et lente prédication du devoir social n'a cepen-
dant pas été stérile. Les notions nouvelles ont peu à peu pénétré
dans les dures cervelles des hommes d'affaires, et les sociétés par
actions ont été des premières à les appliquer. Il en est bien peu, en
France, qui se désintéressent du sort de leur personnel d'ouvriers
ou d'employés. Grands manufacturiers et grandes compagnies ne
croient plus que leur mission se borne à extraire de la houille,
à fabriquer de la fonte et de l'acier, à tisser de la laine ou du
coton, sans s'inquiéter des bras de chair qui font mouvoir métiers
et machines. Les chefs d'industrie et les conseils d'adminis-
tration ne dédaignent plus de s'occuper de l'ouvrier, de son
bien-être, de son avenir, de son foyer, de sa famille, de ses
enfans.
Règle générale, plus riches sont les patrons, plus puissantes
sont les sociétés, et plus nombreuses et plus généreuses sont les
marques de leur sollicitude pour leur personnel. Ici encore (1),
à l'encontre de bien des préjugés, les ouvriers de la grande indus-
trie et les employés du grand commerce sont, d'habitude, les
favorisés. Ce sont, à vrai dire, les privilégiés de la classe ou-
vrière, et cela non seulement quant à l'élévation des salaires
et à la fixité du travail, mais aussi et surtout quant aux œuvres
sociales, aux institutions de prévoyance. Et ouvriers et petits
employés le sentent bien ; c'est pour cela que, en dépit de toutes
les déclamations et de tous les prétendus griefs contre les grandes
sociétés, il y a partout une telle affluence de demandes pour
entrer à leur service. Si le commis ou l'ouvrier des grandes
compagnies n'a pas, comme celui des petits ateliers ou des petits
magasins, l'avantage du contact direct, personnel, avec le patron,
il a, en revanche, le secours de toutes les institutions d'assis-
tance et d'économie sociale établies, à son profit, par l'ingénieuse
humanité des patrons de la grande industrie.
Que les sociétés par actions, les grandes compagnies en tête,
soient largement entrées dans cette voie, c'est un fait bien connu
humanitaires de leur jeunesse. Nous devons surtout mentionner, ici, une école et
une société qui, depuis plus d'un tiers de siècle, se sont donné pour tâche de raviver
partout, en France et à l'Étranger, le sentiment des devoirs sociaux incombant à la
richesse et aux patrons : c'est l'école de Le Play, désignée souvent sous le beau nom
d' « Ecole de la paix sociale ».
(1) Voyez, dans la Revue du 15 juin 1894, le Capitalisme et la Féodalité indus-
trielle et financière.
310 REVUE DES DEUX MONDES.
de qui s'occupe des questions ouvrières. La Compagnie de l'Ouest,
par exemple, dépense de ce chef 4 millions, la Compagnie du
Nord 5 millions, la Compagnie de Lyon une douzaine de mil-
lions ; et pendant que le dividende des actionnaires baisse ou
demeure stationnaire, ces allocations au personnel vont sans
cesse grossissant. Il en est de même des Sociétés minières; on
calcule que plus de la moitié de leurs bénéfices passe aux insti-
tutions de secours pour les mineurs. Il me faudrait des pages,
ou mieux des volumes, pour relater ce que ces compagnies tant
vilipendées et cette « oligarchie industrielle sans entrailles » ont
accompli, depuis quelque vingt-cinq ans, en faveur de leur per-
sonnel, se préoccupant tour à tour de sa nourriture, de son
logement, de sa santé, de sa vieillesse; veillant, de plus en plus, à
son bien-être matériel et moral, à la salubrité et à l'hygiène de
l'usine; fondant, de leurs deniers, pour l'ouvrier et pour sa fa-
mille, des écoles, des crèches, des ouvroirs, des églises, en même
temps que des caisses de retraite, des économats, des magasins
alimentaires, des cuisines coopératives, jusqu'à des cercles, des
bibliothèques, des fanfares ou des orphéons. Et si, pour beaucoup
de ces institutions, on demande à l'ouvrier une participation per-
sonnelle, une cotisation minime , je ne suppose pas qu'on en
puisse faire un reproche aux hommes qui veulent que le relève-
ment de l'ouvrier ait pour base l'effort personnel. Il ne faut pas
confondre le devoir social avec la charité.
Nous avons, aujourd'hui, dans toutes nos expositions natio-
nales, une section d'économie sociale (1). J'ai eu l'honneur d'être
membre du jury de la section sociale de l'Exposition de 1889;
j'aurais voulu la faire visiter à tous les socialistes et à tous les
détracteurs du capital. Us y auraient vu, de leurs yeux, s'il est
vrai que le capital reste indifférent aux maux du travail. Or, par
qui ont été moissonnées la plupart des gratuites couronnes de
cette exposition sociale , plus glorieuses à nos yeux que tous
les lauriers attribués aux procédés de fabrication et aux inven-
tions techniques (2) ? Par des compagnies , des sociétés par
(1) Le lecteur n'a pas oublié qu'il s'est formé récemment, chez nous, en France,
plusieurs expositions sociales permanentes, autrement dit plusieurs inusées sociaux.
L'un a été institué par le ministère du Commerce en 1893, grâce à M. J. Siegfried,
au Conservatoire des arts et métiers; un autre, plus important et mieux doté, a été
fondé, en 1894, par M. le comte de Chambrun, dans un vaste immeuble (rue Las
Cases). L'inauguration a eu lieu en mars dernier.
(2) Voyez les différens rapports de la section d'Économie sociale à l'Exposition
universelle de 1889, en particulier celui de M. Léon Say, rapporteur général (1891),
celui de M. Cheysson sur les Institutions patronales (1892), celui de M. G. Picot sur
les Habitations ouvrières. Pour nos voisins de Belgique, on peut consulter le Mémoire
sur la situation de l'industrie en Belgique et sur la question ouvrière, adopté par
l'Assemblée générale des patrons catholiques; Société belge de librairie, Bruxelles,
1894, p. 101-113.
LE RÈGNE DE L'ARGENT. 311
actions. On m'assure qu'il en a été de môme en 1894 à l'Expo-
sition de Lyon, que j'ai le regret de n'avoir pu visiter. L'Aca-
démie des sciences morales et politiques, qui ne récompense pas
seulement de bons livres, mais aussi des actes et des œuvres,
l'Académie des sciences morales décernait, elle aussi, en 1893,
ses plus belles couronnes, ses prix de vertus sociales, à des
sociétés minières ou à des compagnies industrielles (1). Sur ce
palmarès académique, vrai livre d'or de l'industrie française, je
relève les noms de Montceau-les-Mines, de Saint-Gobain,d'Anzin,
de Baccarat, du Creusot, toutes puissantes sociétés, classées par
le vulgaire dans la haute féodalité industrielle et dénoncées au
public comme des forteresses de l'âpre capitalisme. N'est-ce point
la confirmation de la règle que nous posions tout à l'heure?
Plus riches sont les compagnies, rplus puissantes^les sociétés, et
plus elles font d'efforts au profit de leur personnel, y mettant
leur honneur et, si l'on veut, leur amour-propre.
Ces grandes maisons, honnies dans les réunions socialistes, elles
disent à leur façon et elles pratiquent à leurs frais le « Noblesse
oblige ! » Elles y apportent entre elles une sorte d'émulation ; et,
s'il faut tout dire, comme leurs directeurs reçoivent, le plus sou-
vent, un traitement fixe indépendant des dividendes distribués
aux actionnaires, ils se montrent parfois moins regardans et plus
généreux envers le personnel des travailleurs que le patron indi-
viduel, qui supporte seul, sans les partager avec personne, tous
les sacrifices faits par sa maison à ses ouvriers. Il serait facile
de citer des Sociétés qui sont demeurées des années sans
rémunérer le capital et qui n'en ont pas moins continué à sub-
ventionner largement leurs institutions ouvrières. Et si quelques-
unes des grandes compagnies, entre les plus puissantes en appa-
rence, parmi les compagnies de transport, notamment, chemins
de fer, tramways, omnibus, voitures, ne font pas davantage pour
leur personnel, c'est, nous n'avons pas le droit de l'oublier,
qu'elles n'ont point la liberté de leurs tarifs et qu'elles sont
écrasées de droits fiscaux ; en sorte que, ne pouvant ni augmenter
leurs recettes, ni diminuer leurs charges, leur budget manque
d'élasticité (2). Cela est surtout vrai des sociétés urbaines en re-
lations avec des municipalités radicales, jalouses avant tout de
ruiner les compagnies astreintes avec elles à des rapports forcés.
A l'Hôtel de Ville, plus encore qu'au Palais-Bourbon, la tourbe des
politiciens croit ne jamais frapper assez fort sur le capitaliste; et,
naturellement, l'ouvrier pâtit des coups portés au capital.
(1) Voyez, dans le Bulletin de l'Académie des sciences morales et politiques, le Rap-
port de M. Georges Picot, 1893.
(2) Ainsi, entre autres, de la Compagnie des Omnibus de la ville de Paris.
312 REVUE DES DEUX MONDES.
On se flatte souvent, chez nous et à l'étranger, de parer à
l'insuffisance ou aux lacunes de la sollicitude patronale par l'in-
tervention de l'Etat; on compte sur l'État et sur la loi pour con-
traindre au besoin les patrons et les compagnies à remplir plus
complètement leur devoir social, de façon à garantir l'ouvrier
contre les maux du chômage, de la maladie, de la vieillesse. A
en juger par nos voisins d'Allemagne, les espérances mises sur
l'intervention de l'Etat risquent fort d'être déçues. En voulant
provoquer ou imposer les œuvres de prévoyance ouvrière, l'Etat
peut décourager l'initiative privée et ralentir le mouvement qu'il
prétendait accélérer. A l'action humaine et personnelle des chefs
d'industrie, aux institutions vivantes, organismes spontanés,
sortis des besoins locaux, se substitue le mécanisme adminis-
tratif, avec ses rouages bureaucratiques, avec ses cadres automa-
tiques et ses règlemens uniformes.
C'est ainsi que, en mainte usine de l'Allemagne, le système
bismarckien des assurances obligatoires semble avoir arrêté le
développement normal des institutions ouvrières. Les primes
versées par les patrons pour alimenter les caisses d'assurances
de l'Etat ont tari leurs propres caisses de secours. Quand l'Etat
fait mine de s'ériger en providence des travailleurs, les patrons
s'habituent à se reposer sur l'Etat du soin de s'occuper de leurs
ouvriers. Un des effets les plus fréquens de l'ingérence gouver-
nementale a été de relâcher le lien patronal entre les chefs
d'usine et leur personnel et, par là, de compromettre, au lieu de
l'assurer, la paix de l'usine. Avec le système allemand, la sépara-
tion des classes s'est accentuée : les patrons d'un côté, les ouvriers
de l'autre; « l'Etat se place entre les deux, comme un mur, poul-
ies empêcher de se voir (1). »
Loin de réveiller et de stimuler l'initiative spontanée dos
chefs d'industrie et des sociétés, la lourde main de l'Etat tend,
trop souvent, à l'étouffer. Son intervention suscite, chez l'ouvrier,
des aspirations et des exigences que la loi ne peut satisfaire, et,
comme toutes les institutions gouvernementales ne fonctionnent
qu'avec des frais d'administration élevés, les résultats sont rare-
ment en proportion des sacrifices infligés à l'industrie, aux
patrons, et aux ouvriers.
III
L'avidité croissante du fisc et l'ingérence intempestive ou
vexatoire de l'Etat ne sont pas, hélas ! le seul obstacle à l'accom-
(1) M. Léon Say, le Socialisme d'État; Paris, Guillaumin, 1894.
LE RÈGNE DE i/ARGENT. 313
plissement du devoir social parles compagnies et par les patrons.
L'amélioration du sort des travailleurs manuels rencontre,
aujourd'hui, un empêchement d'un ordre différent, un obstacle
de nature morale, qui risque d'enrayer tout progrès et menace
d'enlever, même aux améliorations matérielles, toute efficacité
sociale et toute vertu pacificatrice. Cet obstacle, le plus grave de
tous et le plus malaisé à écarter, ne vient pas du capital, mais du
travailleur; il n'est pas dans le cœur des patrons, dans l'avarice
des capitalistes ou la rapacc indifférence des compagnies : il est
dans le cœur et dans la tête de l'ouvrier, dans son orgueil, dans
ses haines et ses défiances, en un mot dans ses passions et dans
ses préjugés de classes ; — car chaque classe a les siens, et les
classes ouvrières peut-être plus encore que les autres.
La première condition de la pacification de l'industrie, aussi
bien que du progrès social, ce serait l'entente des deux facteurs
de la production, la coopération raisonnée du capital et du tra-
vail. Or, cette coopération cordiale et loyale, l'ouvrier contem-
porain s'y prête peu. L'ouvrier isolé, abandonné à lui-même,
l'ouvrier dispersé dans de petits ateliers ne s'y refuserait point ;
mais l'ouvrier massé dans les mines ou dans les grandes manu-
factures, l'ouvrier enrégimenté par les syndicats la repousse ; et
c'est à ce dernier qu'ont affaire la grande industrie et les grandes
compagnies. Grisé par des doctrines orgueilleuses qui lui donnent
une idée fausse de sa dignité, séduit par des sophismes écono-
miques qui lui enlèvent la notion du possible, il a honte de rien
devoir au capital ; il répond aux avances ou aux bienfaits des pa-
trons par une ingratitude ironique et par des exigences irréali-
sables. Le patron, le capital, il s'est juré de voir toujours en eux
l'ennemi, et, quoi qu'ils fassent pour lui, il professe que ce n'est
pas assez; quelles que soient leurs promesses ou leurs offres, il
déclare, en hochant la tête, qu'il ne saurait s'en contenter.
L'œuvre de solidarité humaine, l'œuvre de fraternité chré-
tienne inaugurée par les patrons et par les compagnies, l'ouvrier
qui en devait bénéficier la leur rend étrangement malaisée. Il est
dur de travailler à une tâche que l'on sent d'avance condamnée
à demeurer stérile ; et il faut un grand cœur ou une haute raison
pour ne pas se décourager de faire du bien à des hommes qui se
proclament vos ennemis irréconciliables et ne demandent qu'à
vous ruiner, ou à vous supprimer. En ce sens, l'on pourrait dire
que, à l'heure actuelle, l'obstacle principal à l'amélioration du sort
des classes ouvrières et au progrès social, c'est le socialisme et
les syndicats qui se prétendent les hérauts et les agens du progrès.
Les institutions patronales sont, pour les sociétés et pour les
chefs d'industrie, le moyen le plus naturel, comme le plus efficace,
314 REVUE DES DEUX MONDES.
de témoigner de leur sollicitude envers leur personnel ouvrier ;
c'était assurément le plus propre à maintenir dans l'usine la paix
sociale; et voici que l'ouvrier rejette ces bienfaisantes institutions
patronales. Il se révolte contre tout patronage, parce que, à ses
yeux, patronage implique inégalité, infériorité. L'ouvrier d'Europe
tend à imiter l'ouvrier d'Amérique, qui repousse avec orgueil
tout ce qui sent le patronage (1). Patron vient de pater, et se mon-
trerait-il vraiment un père, que le patron n'en conquerrait pas
toujours le cœur de ses ouvriers; car, paternelle ou autre, ils
ne veulent plus au-dessus d'eux d'autorité sociale. C'est là un
des aspects nouveaux de la question ouvrière et un des plus
inquiétans.
L'antique patronage, le patriarcal patronage est discrédité
chez les masses ; le moment où les compagnies et les chefs d'in-
dustrie se montrent disposés à y revenir est celui où l'ouvrier
s'en montre dégoûté. Il a trop souvent perdu l'état d'âme qui
admettait ou sollicitait le patronage. L'esprit de subordination,
l'esprit hiérarchique, nous l'avons déjà noté (2), lui fait défaut.
Ce soi-disant serf des grandes compagnies tolère impatiemment
qu'elles se mêlent de ses affaires. Le patronage lui semble une
sorte de vasselage ; il rejette toute tutelle, celle des patrons du
moins, ne supportant d'autre autorité que celle de ses flatteurs ou
de ses égaux, celle des politiciens ou des cabaretiers, celle des
meneurs de ses syndicats. Et ce qu'il y a de grave, c'est que cette
antipathie de l'ouvrier pour tout patronage, cette répugnance
pour l'ancien régime paternel, découle manifestement d'une nou-
velle conception de la société et d'une nouvelle théorie des rap-
ports sociaux (3).
Il faut aux relations de patronage un état d'esprit et, comme
on dit depuis Taine, un milieu moral qui devient de plus en
plus rare, chez le peuple. Elles ne peuvent avoir toute leur vertu
que dans les tranquilles contrées où survivent les croyances reli-
gieuses et les mœurs anciennes. Pour restaurer les liens de pa-
tronage et rétablir par eux la paix sociale, il faudrait d'abord
restaurer, dans les mœurs ouvrières, avec la foi chrétienne, le
sentiment du respect, de la déférence, de la soumission. Ce serait
là, certainement, la solution la plus simple de la question sociale,
(1) On sait que ce sentiment a été le point de départ de la formidable grève des
ouvriers de la maison Pullmann en 1894. Voyez, par exemple, Une visite à Pullmann
City, par M. A. Delaire (1894).
(2) Voyez la Revue du 1S avril 1894.
(3) Comme le disait récemment M. Paul Desjardins, dans sa conférence sur le
Devoir d'aînesse (mars 1895), « autrefois la relation type, celle de roi à sujets, de pa-
tron à ouvriers, était celle de père à enfans. » Aujourd'hui, cela a changé, dans la
vie privée aussi bien que dans la vie publique, dans l'industrie comme dans la poli-
tique.
LE RÈGNE DE l'àRGENT. 315
— peut-être môme est-ce l'unique solution, — mais elle im-
plique, nous l'avons déjà remarqué (1), une sorte de révolution
spirituelle qui n'est pas aisée: car il est presque aussi difficile de
changer l'état moral des classes ouvrières que de transformer
leur situation matérielle.
Un patron chrétien, sorte d'apôtre de l'usine, tel que le pro-
priétaire du Val-des-Bois, peut réussir, à force d'énergie et le
dévouement, à grouper autour de lui une élite d'ouvriers chré-
tiens. Ils seraient en plus grand nombre, ces saints de l'industrie,
ces patrons évangéliques, émules ou imitateurs de M.Harmel,que
le patronage serait plus facilement accepté. Mais, quand il y en
aurait davantage, quand, à la voix d'un nouveau Pierre l'Ermite
ou d'un autre saint Bernard, tous les manufacturiers prendraient
la croix, disant à leur tour: « Dieu le veut! » quand les industriels
viendraient en corps s'enrôler sous les bannières de Notre-Dame
de l'Usine, les masses ouvrières des grandes villes n'en resteraient
pas moins réfractaires ; car ce qu'elles repoussent obstinément
c'est le patronage, — surtout le patronage moral.
Leur permet-il encore, parce qu'il y trouve son profit pécu-
niaire, de s'occuper de ses intérêts matériels, de ses besoins cor-
porels, de son logement, de sa santé, l'ouvrier interdit à ses
patrons de songer à son âme, de veiller à ses besoins moraux.
En certaines régions, l'ouvrier français, tout comme ses « col-
lègues » anglo-saxons d'Angleterre ou d'Amérique, ne tolère déjà
plus que les chefs d'industrie s'occupent de lui, en d,ehors de
l'usine et des heures de travail; s'il est un patron ou une société
qui ose se croire charge d'âmes, la maison est mise à l'index (2).
Encore une fois, voilà, aujourd'hui, le principal obstacle à l'exer-
cice et au rétablissement du patronage. Les meneurs de la classe
ouvrière, les syndicats, qui, sous prétexte de l'affranchir, la
courbent sous une dictature tyrannique, protestent contre tout
ce qui rappelle cet humiliant patronage, contre tout ce qui tient
des antiques relations patriarcales et suppose chez le patron une
autorité traditionnelle, contre tout ce qui pourrait nouer un lien
moral entre les chefs d'industrie et leurs ouvriers. Cela est un
malheur pour la paix de l'atelier et pour la prospérité de l'indus-
trie, car, pour assurer la paix sociale, rien ne vaudra le patronage.
Mais nos regrets ne doivent pas nous faire illusion : nous sommes
en face d'un fait qu'il serait périlleux de nous dissimuler. Les
préventions croissantes des classes ouvrières, dans les grandes
(1) Voyez la Papauté, le Socialisme et la Démocratie.
(2) Voyez, par exemple, dans la Réforme sociale (août et septembre 1893), une
instructive étude de M. Hubert Valleroux intitulée : la Grève d'Amiens. Je pourrais
citer plus d'un trait analogue.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
villes du moins, contre tout ce qui ressemble à une tutelle patro-
nale, assimilée dans les ateliers à une tutelle seigneuriale, nous
font, hélas ! désespérer du rétablissement de la paix sociale par
les seules pratiques du patronage. Conservons-les, restaurons-
les même, ces saines et douces pratiques, là où la coutume et
les mœurs le permettent ; mais ne nous obstinons pas à l'impos-
sible et ne fermons pas les yeux devant l'inévitable. Tout en
cherchant à renouveler l'antique patronage, à en élargir les pro-
cédés, à en varier les applications pour les approprier, si faire
se peut, à l'esprit contemporain et aux préjugés des classes
ouvrières, il semble que, à son défaut, là où nous ne pouvons le
rétablir, il faille nous résigner à lui substituer d'autres rela-
tions entre le capital et le travail.
Déjà, pour se faire tolérer, le patronage est obligé en mainle
contrée de se déguiser; il en est réduit à se dissimuler. A l'in-
verse du passé, il lui faut, pour se faire pardonner ses bienfaits,
les voiler avec un soin discret, au lieu de s'en parer avec ostenta-
tion. Le patron ose-t-il encore prétenare au rôle de providence
de ses ouvriers, il est bon que, à l'imitation de Dieu, celte pro-
vidence patronale se garde de faire voir sa main.
Entreprises individuelles ou sociétés anonymes, mines ou ma-
nufactures, les patrons qui s'étaient montrés les plus généreux
pour les travailleurs l'ont appris à leurs dépens. « Les faveurs
dont on le comble n'inspirent à l'ouvrier aucune reconnaissance :
il s'habitue à les considérer comme des droits et devient de plus en
plus exigeant, » écrivait récemment un homme qui avait passé des
années au milieu des mineurs, près d'un chef d'industrie qui avait
mis sa gloire à se montrer le père de ses ouvriers (1). — « L'ouvrier
ne croit pas d'ailleurs au dévouement, au désintéressement des pa-
trons : il s'imagine que, si on lui fait du bien, c'est par intérêt (2). »
Tel est le dernier mot de l'expérience patronale. Les œuvres,
les institutions ouvrières, fondées à grands frais par les chefs
d'industrie, ils doivent, de plus en plus, en abandonner la gestion
à leurs ouvriers. C'est le seul moyen de les rendre chères, sinon
de les rendre utiles, à ceux qui en profitent. L'ouvrier ne s'atta-
che qu'aux institutions qu'il administre lui-même; tout au plus
admet-il, à l'occasion, les conseils ou le concours des patrons,
heureux s'il peut se passer de leur direction, sinon de leur argent.
Un esprit nouveau a, de la politique, soufflé sur l'usine, et,
à l'exemple des institutions publiques, les institutions ouvrières
p" (1) Notice sur les institutions ouvrières des mines de Blanzy, anonyme, 1894. Cf.
Un grand patron modèle: M. Léonce Chagot, par M. Charles Robert, Réforme sociale
du 16 août et du 1er septembre 1894.
(2) Même notice.
LE RÈGNE DE h ARGENT. 317
tendent, presque partout, à se « démocratiser ». — « Il nous faut,
me disait un patron de Reims, déposer le sceptre patronal : il
faut que nos œuvres patronales se transforment peu à peu en as-
sociations ouvrières. » Encore une royauté qui s'en va! C'est
toute une révolution qui s'accomplit, sous nos yeux trop souvent
distraits. Caisses de secours, caisses de retraite, caisses d'épargne,
économats, toutes les institutions fondées par les patrons pour
leurs ouvriers tendent à sortir des mains des patrons pour tom-
ber aux mains des ouvriers. Les chefs d'industrie sont contraints
d'abdiquer, ou, s'ils gardent encore l'initiative, ils ne peuvent plus
longtemps conserver la direction. Le rôle du patron n'est peut-
être pas diminué, mais il a changé : au lieu de traiter ses ouvriers
en enfans, en mineurs incapables ou en pupilles éternels, il doit
travailler à leur éducation, les habituer à se passer de lui, les
dresser à se conduire eux-mêmes. C'est là encore, — est-ce la
peine de le constater? — une noble mission; et c'est là, — faut-il
le remarquer? — une tâche à laquelle une compagnie se résigne
encore plus aisément qu'un patron individuel.
Si les défiances du travail envers le capital devaient tomber,
avec cette sorte d'émancipation des institutions ouvrières, nous
ne serions pas, quant à nous, de ceux qui s'affligent de cette dé-
mocratique évolution. Car, en faisant leurs propres affaires, en
administrant leurs propres caisses, en gérant leurs sociétés, les
ouvriers peuvent apprendre ce qui leur fait le plus défaut : la pré-
voyance, l'économie, l'épargne. Au lieu de tout attendre de l'Etat
et de tout demander à des révolutions, ils se formeraient à la pra-
tique du self-help, ce qui serait, pour les classes ouvrières, la
voie la plus sûre de relèvement matériel et de relèvement moral.
Mais, il faut bien le reconnaître, la question est plus vaste.
Elle ne touche pas, uniquement, les œuvres patronales et les formes
anciennes du patronage. L'ambition de l'ouvrier dépasse déjà le
cadre, si vaste pourtant, des institutions ouvrières. Non con-
tent d'administrer lui-même ses propres caisses, non content de
gérer librement ses propres affaires, il réclame, déjà, une part de
la gestion de l'usine; il aspire à être associé à la police, si ce n'est
encore à la direction de la manufacture. Là aussi, jusque dans
l'intérieur des ateliers, il prétend établir les relations du travail
et du capital sur un pied nouveau. Et quelque téméraires
ou quelque prématurées que puissent nous sembler de pareilles
revendications, il nous siérait mal de les ignorer, car nous
pouvons, malgré nous, avoir bientôt à compter avec elles.
Ces relations nouvelles entre les deux facteurs de la produc-
tion, quel en pourra être le caractère, et quelle définition en don-
ner? Une, fort simple en théorie, si elle prête à bien des compli-
318 REVUE DES DEUX MONDES.
cations dans la pratique : c'est que désormais le capital et le tra-
vail devront traiter, sur un pied d'égalité, comme deux puissances
souveraines, indépendantes l'une de l'autre. Or, cette conception
admise, qui ne voit que de pareilles relations sont moins malai-
sées à établir dans les ateliers d'une grande compagnie que dans
1-es usines d'un grand manufacturier, dans les établissemens d'un
patron omnipotent, seul maître de sa fabrique et de son per-
sonnel? Qu'est-ce donc si aux compagnies nous opposons l'Etat?
N'est-il pas manifeste que le principe nouveau vers lequel semble
graviter l'industrie de l'Occident aurait moins de peine à se faire
admettre et à se faire respecter par les sociétés privées que par
l'Etat, par les administrations et les monopoles de l'Etat? L'Etat
sera fatalement, partout, Le plus autoritaire des patrons, hors
les heures où il s'en montrera le plus faible. Aujourd'hui, par
exemple, on nous vante les conseils du travail; on préconise, pour
la solution des questions ouvrières, les bureaux d'arbitrage : je
ne vois pas très bien, quant à moi, l'Etat, dans un conllit avec ses
ouvriers, s'inclinant, docilement, devant la décision d'un arbitre. Il
sera toujours plus facile, aux ouvriers et aux syndicats ouvriers,
de traiter sur un pied d'égalité, de puissance à puissance, avec des
sociétés privées qu'avec l'Etat et avec les adminisl rations publiques.
S'il nous faut être témoins d'une révolution radicale dans les rap-
ports de patrons à ouvriers, cette révolution, au rebours des pré-
jugés courans, se fera plutôt avec les compagnies qu'avec l'Etat.
Il est un rêve périlleux peut-être pour l'industrie, mais que je
ne veux point, pour ma part, taxer de pure chimère : nous avons,
parmi nous, des hommes qui songent à introduire, dans la mine
et dans l'usine, une sorte de régime constitutionnel, promettant de
doter les ouvriers des manufactures d'une charte des droits du
travail. Ceux-là doivent préférer les compagnies à l'Etat. Je
tremble, quant à moi, pour le pays qui osera, le premier, abolir
dans l'usine la royauté patronale; mais s'il doit y avoir, un jour
prochain, des conseils de fabrique où les délégués des ouvriers,
non contens de débattre avec les représentans des patrons les
conditions du travail, partageront avec eux la police et la direction
intérieure de l'usine; si la grande manufacture doit jamais passer
du régime monarchique et de l'absolutisme patronal au régime
parlementaire et démocratique; si, en un mot, le dualisme indus-
triel et la division des pouvoirs dans la fabrique n'est pas une
utopie ruineuse qui doit tuer toute industrie, pareille révolution
aura moins de peine à triompher et moins de peine à durer avec
des sociétés privées, ayant au-dessus d'elles des tribunaux et des
juges, qu'avec l'Etat, ayant derrière lui toute l'autorité publique,
et rien au-dessus de lui.
LE RÈGNE DE L'ARGENT. 319
Nous en pouvons juger, déjà, par ce qui se passe sous nos
yeux. Déjà, l'État tend à refuser à ses ouvriers et à ses employés
les droits qu'il prétend assurer aux ouvriers et aux employés
des particuliers et des compagnies privées. Les lois qu'il édicté
en faveur des ouvriers ou des agens d'autrui, il en refuse le
bénéfice aux siens. Ce qu'il autorise, ce qu'il encourage parfois
chez les autres, la formation de syndicats de combat, les coali-
tions de travailleurs, les déclarations de grève, la mise en inter-
dit des patrons, l'Etat le prohibe chez lui (1). On n'a pas oublié
que le ministère Gasimir-Perier a été renversé sur une ques-
tion de ce genre. De môme pour les conseils d'arbitrage : l'Etat
n'admet point, dans ses administrations ou dans ses ateliers, ce
qu'il s'efforce d'imposer aux particuliers ou aux sociétés privées.
L'État, dans les questions de travail, a ainsi deux mesures, une
pour lui et une pour les autres. Il pose en maxime, à son profit,
contre les salariés des deniers publics, le principe des deux mo-
rales, pratiquant sans scrupule le : Vérité chez vous, erreur chez
moi. L'État répond aux doléances de ses employés en maître
omnipotent, leur enjoignant de ne s'adresser à leurs chefs que
par voie administrative et par humble requête, si bien que ses
agens, qui à tant d'égards semblent privilégiés, peuvent, sous ce
rapport, se dire des parias.
Ce n'est point, je prie de le remarquer, que nous prétendions
ici donner un blâme à l'État, que nous revendiquions pour les
fonctionnaires publics, départementaux ou communaux, pour les
instituteurs ou pour les gardes champêtres, pour les facteurs des
postes, pour les cantonniers ou pour les sergens de ville, le droit
de se syndiquer et de se mettre en grève. Nullement; nous ne
croyons pas que l'État doive laisser la grève et les syndicats dés-
organiser les services publics; et ce qu'il ne veut pas autoriser
chez les employés de ses chemins de fer , nous doutons qu'il soit
bien inspiré en le tolérant sur les lignes des compagnies (2). Nous
voulons seulement montrer que de problèmes et que de difficultés
de toute sorte soulèverait la multiplication des monopoles de
l'État (3). La meilleure manière de résoudre la question est de ne
pas la poser; et, pour cela, il ne faut pas laisser l'État se trans-
former en patron.
(1) On sait que, en décembre 1894, il a été déposé au Sénat une proposition de
loi ayant pour objet de prohiber les coalitions entre les ouvriers de l'État et entre
les agens commissionnés des chemins de fer, proposition que le gouvernement a en
partie faite sienne.
(2) Depuis que ces lignes ont été écrites, le gouvernement a déposé un projet de
loi interdisant toute coalition aux employés des chemins de fer.
(3) La grève des allumettiers vient de nous en donner une preuve ; la seule solu-
tion rationnelle serait la suppression du monopole.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
IV
Ainsi, de quelque côté que nous nous tournions, — que nous
nous placions au point de vue économique ou au point de vue po-
litique, que nos pensées et nos soucis se portent sur la liberté pri-
vée ou sur le progrès social, nous aboutissons toujours aux mêmes
conclusions. Le libre groupement des capitaux et les compagnies
anonymes, qui en sont l'expression naturelle et la forme pratique,
ne constituent point un obstacle au progrès. Substituer l'Etat
aux sociétés privées, ce serait compromettre, au lieu de les ser-
vir, la liberté, les droits individuels, la personnalité humaine;
ce serait, en vue d'avantages hypothétiques, sacrifier les intérêts
réels de l'ouvrier, aussi bien que l'intérêt du public.
Loin d'être raidies dans des formes immuables et comme im-
mobilisées dans des cadres inflexibles, les sociétés se prêtent à
toutes les transformations économiques, à toutes les modifica-
tions des conditions du travail. Notre siècle finissant, en vain
désabusé de tant d'illusions, a sans cesse à la bouche le mol
d'évolution; c'est, pour lui, comme un terme magique qui semble
permettre tous les rêves et légitimer jusqu'à l'utopie. Si témé-
raires que nous paraissent les espérances mises parfois, autour de
nous, sur l'évolution ouvrière et sur la transformation des condi-
tions du travail, les plus hardies de ces espérances auront toujours
moins de peine à se réaliser avec des compagnies privées qu'avec
des monopoles d'Etat. Je n'aurais point, pour ma part, la présomp-
tion de marquer le dernier terme de l'évolution industrielle et, si
l'on veut, de l'évolution sociale des nations modernes. Je n'oserais
point dire d'avance, au flot qui nous emporte, — au flot qui nous
engloutira peut-être : Tu n'iras pas plus loin. Mais ce que je ne crains
pas d'affirmer, c'est qu'il ne saurait y avoir de progrès constant et
fécond qu'avec la liberté , avec le libre groupement des forces et
des énergies, partant avec les sociétés privées. Si la haineuse pro-
pagande des ennemis de la paix sociale n'a pas fait de la conci-
liation du capital et du travail une utopie chimérique, c'est encore
par ces sociétés abhorrées qu'elle a le plus de chances de s'opérer.
Des hommes qui se défendent d'être socialistes se plaisent à
nous représenter les ouvriers modernes « se débattant dans les
engrenages de l'industrie centralisée, entre les roues et les lami-
noirs de la fabrique anonyme, pour retirer de là les lambeaux de
leur personnalité écrasée et déchirée (1). » Que serait-ce donc si
toutes les fabriques et les usines, si tous les moyens de transport
et de production étaient centralisés dans les mains de l'Etat? C'est
(1) Ainsi, récemment, un homme de talent, M.Hector Dopasse : Transformations
sociales; Paris, Alcan, 1894.
LE RÈGNE DE L'ARGENT. 321
alors que l'ouvrier, pris dans des rouages de fer dont il serait
incapable de se dégager, se verrait broyé par un mécanisme gi-
gantesque, sans pouvoir défendre sa chétiye individualité. La
diminution, l'anéantissement de la personnalité humaine serait la
conséquence fatale, inéluctable, de l'absorption de l'industrie par
l'Etat. Ce n'est point en substituant l'autorité publique à l'initia-
tive individuelle et les monopoles d'Etat aux sociétés privées qu'on
affranchira ceux qu'on appelle emphatiquement « les prisonniers
de la fabrique et les captifs de la machine (1). »
Etatistes, socialistes collectivistes nous promettent bien, il
est vrai, que leur usine d'Etat sera une libre république où la
contrainte demeurera inconnue. Ils nous disent que, la démocratie
industrielle future devant remettre tous les pouvoirs à l'élection,
il n'y aura plus de place pour les tyrans et pour la tyrannie, —
comme si le régime électif avait la vertu d'exclure toute oppres-
sion! Qu'elles nous viennent du socialisme ou de « l'étatisme, »
je me défie, pour ma part, de ces trop belles promesses, et je ne
me soucie point d'en faire l'essai. Je comprends qu'elles sourient
peu aux sauvages adversaires de notre état social, aux anar-
chistes : qui tient à l'autonomie de la personnalité humaine n'a
pas besoin de beaucoup de réflexion pour en sentir la duperie.
La liberté que nous offrent les socialistes ou les etatistes est
une liberté collective, comme l'était la liberté politique chez les
anciens, — ou comme celle que préconise Rousseau dans le Contrat
social; — liberté fort différente des libertés individuelles, des li-
bertés effectives, et qui, au lieu d'en être la garantie, en est le plus
.souvent la négation. Ce que vaudrait cette liberté collective et
collectiviste, nos syndicats ouvriers nous en peuvent donner un
avant-goût. Les syndicats sont bien électifs; les chefs en sont
choisis, les décisions en sont votées par les membres; ils sont,
ou ils se vantent d'être un agent d'émancipation, — ce qui ne les
empêche pas de devenir un instrument de tyrannie. Les syndi-
cats sont la forme nouvelle et la plus oppressive de la souverai-
neté du peuple. On sait quel cas ils font des libertés indivi-
duelles, et quel est leur respect de la personnalité humaine;
comment ils décrètent, en maîtres, le travail ou le chômage,
mettant hors la loi quiconque ose méconnaître leurs arrêts.
Or, ne nous y trompons point, ces syndicats ouvriers, c'est à la
fois l'embryon de la future cité ouvrière et l'image de la future
société collectiviste.
Anatole Leroy-Beaulieu.
(i) M. Hector Dépasse, ibidem.
TOME CXXIX. — 1805. 21
LECONTE DE LISLE INTIME
D APRES
DES NOTES ET DES VERS INÉDITS
Leconte de Lisle occupait sur le « Parnasse français, » au
moment de sa mort, la situation unique et souveraine que les
Anglais donnent à leurs « poètes lauréats. » Jeunes ou vieux tous
ses confrères lui rendaient hommage, unanimes à reconnaître
qu'il avait achevé de rendre le vers plus parfait. Et cepen-
dant Leconte de Lisle ne connut jamais cette grande popula-
rité qui fit cortège à Lamartine et à Victor Hugo. On l'admirait
de loin, avec un respect mêlé de crainte; ses plus ardens
admirateurs osaient à peine lui apporter leur hommage ; — nul
avec lui ne se sentait tout à fait rassuré. Lui-même avait rêvé
cette domination et cet isolement; et longtemps il se complut
dans sa solitude. Mais sur la fin de sa vie il en souffrit, et il dé-
couvrit enfin son cœur à ceux qui, durant tant d'années, n'avaient
connu que son génie. C'est dans le désir de faire mieux aimer ce
cœur timide et cette âme haute que ces notes ont été rédigées.
I
Bourbon. — Une île qui contient en abrégé toute la nature :
depuis le volcan embrasé, dont les laves en coulant font fuser la
mer, jusqu'aux pics glacés des monts couverts de neiges éter-
nelles; depuis les forêts de palmiers géans, où les colibris nichent
dans les lianes, jusqu'aux palais de coraux, pourpres et roses, aux
enchevêtremens étranges où circulent les poissons nacrés, où les
hautes lames s'arrêtent et s'écrasent sur les récifs blancs.
C'est là, sur la côte qui regarde l'Afrique, à Saint-Paul, que
le poète naquit en 1818. Dans une note rédigée pour servir un
jour à sa biographie, il nous apprend lui-même qu'un de ses
aïeux, le marquis François de Lanux, avait dû quitter la France
LECONTE DE LISLE INTIME. 323
à la suite d'une conspiration contre le Régent et était allé s'in-
staller à l'île Bourbon en 1720. La mère du poète, Suzanne-Mar-
guerite-Elisée de Lanux, sortait de cette souche. Elle fut épousée
par M. Loconte de Lisle, qui, à son tour, avait émigré à la Réunion
en 1816 : ainsi, le poète avait d'un côté du sang créole, auquel il
mêlait, d'autre part, des origines bretonnes et normandes. On
avait déjà connu un faiseur de vers dans la famille de Lanux, le
« licencieux » Parny. « L'oncle et le neveu ne se ressemblent
guère », avait coutume de dire Leconte de Lisle, lorsqu'on l'ame-
nait à évoquer ces souvenirs de famille. Et il ajoutait : « Notre
nom, dans nos papiers, est orthographié ainsi : Le Conte de Lisle,
branche aînée, Le Conte de Préval, branche cadette. Je fus le
premier à réunir les deux mots Le et Conte, afin d'éviter le sem-
blant d'un titre. »
Toute son enfance, il la passa dans l'île magique; tantôt dans
sa ville natale, tantôt sur la montagne, à l'Habitation. Là-haut,
près de ses parens, l'enfant étudiait toute la semaine le latin et
le grec ; le samedi soir, il fermait ses livres, et seul, il descendait
les rampes de la colline, vers la ville, pour y passer le dimanche.
La liberté reconquise lui faisait le cœur plus sonore. Il regardait
les grandes montagnes d'un bleu sombre se dessiner nettement
sur le ciel plus pâle, la chute incendiée du soleil dans la mer, la
nuit soudaine, l'apparition successive des feux sur les hauteurs
et des constellations dans le ciel. Il s'enivrait de la douceur des
contrastes de cette heure; et l'émotion qui vient de la beauté des
choses gonflait son Cœur de tendresse. Voici comment lui-même,
dans quelques pages intimes, évoque ces souvenirs d'enfance :
« Il est toujours délicat de parler de soi avec toute la modestie
désirable, et bien que je ne sois pas de ceux qui s'illusionnent
volontiers sur eux-mêmes, j'éprouve une certaine appréhension
dès qu'il s'agit de me mettre en scène. Cependant, le peu que je
puis vous dire étant presque impersonnel, je tiens la promesse
que je vous ai faite.
« Ceci pourrait s'intituler : Comment la poésie s'éveilla dans
le cœur d'un enfant de quinze ans. C'est tout d'abord grâce au
hasard heureux d'être né dans un pays merveilleusement beau
et à moitié sauvage, riche de végétations étranges, sous un ciel
éblouissant. C'est surtout grâce à cet éternel « premier amour »,
fait de désirs vagues et de timidités délicieuses : cette sensibilité
naissante, d'un cœur et d'une âme vierges, attendrie parle senti-
ment inné de la nature, a suffi pour créer le poète que je suis
devenu, si peu qu'il soit.
« La solitude d'une jeunesse privée de sympathies intellec-
tuelles, l'immensité et la plainte incessante de la mer, le calme
324 REVUE DES DEUX MONDES.
splendide de nos nuits, les rêves d'un cœur gonflé de tendresses,
forcément silencieuses, ont fait croire longtemps que j'étais
indifférent, même aux émotions que tous ont plus ou moins
ressenties, quand, au contraire, j'étouffais du besoin de me
répandre en larmes passionnées. J'en ai versé, plus tard, en
sachant par moi-même que les femmes nous plaignent volontiers
des peines que d'autres nous font endurer et jouissent de celles
qu'elles-mêmes nous infligent. »
Quand il arrivait enfin à la ville lointaine, l'enfant revoyait,
extasié et muet, sa « chère vision », celle qu'il adorait de toute
sa jeune âme de poète, celle pour qui il eût voulu donner sa vie,
mais dont il n'osait baiser la robe. Puis le lendemain, tout pen-
sif, il remontait vers les « Hauts ». Rempli de son souvenir, il
composait des vers, de longs poèmes qu'il cachait. Il vivait de ce
rêve éblouissant et cher qui plana sur toute sa vie et voila sa
pensée comme d'un crêpe. C'est cette douleur inconsolée qu'il
devait chanter plus tard dans Ylllusion suprême :
Et tu renais aussi, fantôme diaphane
Qui fis battre son cœur pour la première fois,
Et, fleur cueillie avant que le soleil te fane,
Ne parfumas qu'un jour l'ombre calme des bois.
0 chère Vision, toi qui répands encore,
Delà plage lointaine où tu dors à jamais,
Comme un mélancolique et doux reflet d'aurore
Au fond d'un cœur obscur et glacé désormais,
Les ans n'ont pas pesé sur ta grâce immortelle,
La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté:
Il te revoit avec tes yeux divins, et telle
Que tu lui souriais en un monde enchanté.
C'est encore à cette « chère Vision » qu'il songeait quand il
écrivit ces vers ailés du Manchy :
Sous un nuage frais de claire mousseline,
Tous les dimanches au matin
Tu venais à la ville en manchy de rotin
Par les rampes de la colline.
Le bracelet au poing, l'anneau sur la cheville
Et le mouchoir jaune au chignon,
Deux Telingas portaient, assidus compagnons,
Ton lit aux nattes de manille.
On voyait au travers du rideau de batiste
Tes boucles dorer l'oreiller,
Et sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
Tes beaux yeux de sombre améthyste.
LEOONTE DE LISLE INTIME. 325
Cette tendresse tout idéale conduisit le jeune homme jusqu'à
sa vingtième année.
Ses parens étaient déçus de lui voir si peu de goût pour le
commerce. Ils désespéraient de son avenir; ils résolurent de l'en-
voyer finir ses études en France. L'enfant partit, l'âme attristée,
laissant derrière soi tous ceux qui lui étaient chers; il se sentait
si seul qu'il souhaita mourir.
Trois ans il demeura à Rennes, sous prétexte d'y faire son
droit; en réalité il écrivait des poèmes; il étudiait les langues
anciennes, il les aimait. Il ne se retrouvait qu'au milieu des dieux
et des nymphes, parmi ces choses mortes, plus vivantes pour lui
que l'heure qui sonnait. Son exil avait cessé de lui peser, quand
on le rappela enfin à l'île Bourbon, en 1841. En ce temps-là, on
voyageait à la voile. Le trois-mâts qui portait Leconte de Lisle ne
mit pas moins de cent dix-sept jours à gagner Bourbon. On fit
escale à Sainte-Hélène et au cap de Bonne-Espérance. Le poète,
qui déjà était républicain, n'apportait assurément pas à Sainte-
Hélène l'émotion d'un fervent du Mémorial, mais il n'avait pas
moins gardé du rocher rouge, sans un arbre, dévoré de soleil,
meurtrier aux hommes, l'impression d'un des pires lieux de
souffrances où une âme ait pu être enfermée pour agoniser. Il
a exprimé ces sensations dans cette comparaison , qui fixait son
souvenir : « Sainte-Hélène me fit l'effet d'un grand cercueil. »
Il arriva enfin à Bourbon, mais pour n'y demeurer que qua-
torze mois; à vrai dire il n'aurait pu y durer plus longtemps. Il
semblait que le malentendu qui, dès l'enfance, l'avait séparé de
ses parens, se fût encore aggravé; personne ne s'efforçait d'entrer
dans sa façon de comprendre; et il ne pouvait partager les opi-
nions de ceux qui l'entouraient. Il était surtout choqué de leur
inconsciente insensibilité : depuis qu'il avait vu l'Europe, l'escla-
vage, qui lui avait toujours répugné, le révoltait. Tout le long du
jour il était poursuivi par les cris des noirs qu'on frappait. Devant
les cases mal closes, il entendait les hurlemens plaintifs, les sup-
plications désespérées : « Grâce, maître, grâce! » et ce cri la-
mentable, dont il s'était déshabitué, le déchirait à présent, l'affo-
lait. Mais s'il était blessé des souffrances de toute cette chair
noire, l'indifférence de ceux qui la torturaient lui semblait plus
avilissante encore. Il regardait les jeunes créoles passer, blanches
et délicates, drapées de claires mousselines, telles que des anges
de lumière, devant les cases entr'ouvertes. Elles entendaient les
gémissemens, avec un sourire sur leurs lèvres rouges. Gela fai-
sait partie pour elles des bruits de la nature. Lui, fuyait pour ne
pas entendre ; son cœur révolté se fermait à l'amour de ces belles
insensibles, en même temps qu'il s'ouvrait à l'angoisse des souf-
326 REVUE DES DEUX MONDES.
frances humaines, à l'horreur de l'universelle injustice, à la pitié
infinie ; et il songeait qu?un abîme était creusé pour toujours entre
lui et ces jeunes femmes si désirables, qui n'avaient pas pitié
de la douleur. Alors il courait se réfugier dans la solitude, se
calmer dans l'engourdissement du soleil; pendant des heures, il
restait sur le sable, étendu, immobile, les yeux clos, écoutant les
bruits de la nature, s'incorporant si bien avec elle qu'il avait la
sensation de mêler son âme à l'âme universelle. Il lui semblait
que son corps s'évaporait, que son esprit se fondait dans ce tout
pour chanter avec la mer, bruire avec le vent, fleurir avec les
fleurs :
0 monts du ciel natal, parfum des vertes cimes,
Noirs feuillages emplis d'un vague et long soupir,
Et vous, mondes brûlant dans vos steppes sublimes,
Et vous, flots qui chantiez, près de vous assoupir !
Ravissement des sens, vertiges magnétiques
Où l'on roule sans peur, sans pensée et sans voix!
Inertes 'voluptés des ascètes antiques
Assis les yeux ouverts, cent ans, au fond des bois !
Nature! Immensité si tranquille et si belle,
Majestueux abîme où dort l'oubli sacré,
Que ne me plongeais-tu dans ta paix immortelle
Quand je n'avais encor ni souffert ni pleuré"?
Et quand, on (lu, il rentrait chez lui, les yeux égarés, avec
des bruits confus bourdonnant à son oreille, et des rythmes
inconnus dans la tête; quand il s'asseyait ainsi à la table de fa-
mille sans rien dire, distrait et enivré, ses parens le considé-
raient avec une affection inquiète; ils sentaient sa souffrance sans
arriver à la définir; peut-être craignaient-ils pour sa raison. Il
tomba malade, alors ils s'effrayèrent tout à fait: ils décidèrent de
le renvoyer en France. Le jeune homme ne résista point à leur
désir; la vie lui était devenue impossible parmi ces gens qui ne
le comprenaient plus; il les quitta, sûr de sa vocation et de sa
pensée. Bourbon et ses habitans lui avaient fourni le thème qui
devait être comme le leitmotiv de toute son œuvre : l'horreur de
la cruauté humaine, l'amour de la nature pacifiante.
II
La séduction de Paris ne réussit pas à distraire Leconte de
Lisle de l'intérêt qu'il avait voué à la cause de l'esclavage. Les
créoles résidant en France décidèrent, sur son initiative, de s'as-
LECONTE DE L1SLE INTIME.
327
socier au mouvement qui se produisait en faveur de l'affranchis-
sement des noirs; et Leçon te de Lisle rédigea leur requête. 11
ne s'arrêta point à la pensée que cette nouveauté ruinerait son
patrimoine. Entraînés par son exemple, beaucoup signèrent avec
lui, qui désavouèrent plus tard leur adhésion. Cette pétition des
créoles, qui parlaient en connaissance de cause et contre leur in-
térêt personnel, ne contribua pas médiocrement à l'abolition de
l'esclavage dans les colonies. Mais les parens du poète furent in-
formés de la part qu'il avait prise à ce qu'ils appelaient leur ruine ;
ils en conçurent contre lui une profonde rancune, qui eut pour le
jeune homme d'immédiates conséquences. Du jour au lendemain
on lui retira tout subside. Il se trouva dénué de ressources, livré à
lui-même dans ce Paris où il était seul. Alors commença une vie
difficile et pleine de déceptions. Il se mit courageusement au
travail, il paya son indépendance de l'ennui des leçons, il se fit
répétiteur de latin et de grec, il s'attela à cette besogne de tra-
ductioDS qui devait l'occuper sept années.
Tant de difficultés avaient exaspéré sa passion de la justice
et son instinct de révolte. Aussi, en 1848, le vit-on sur les barri-
cades, en compagnie de Paul de Flotte, qui plus tard mourut dans
l'expédition de Garibaldi. Les deux amis apportaient de la poudre
aux insurgés. Ils se battirent. Un jour, Leconte de Lisle fut arrêté
et fouillé; il avait de la poudre dans ses poches, on le mit en
prison. Pendant quarante-huit heures, « les plus longues de ma
vie — , disait-il, — je demeurai sous les verrous; cependant,
comme on m'avait laissé mes livres, je continuai tranquillement
de traduire Homère. » Ainsi toujours, à travers tout, sa voca-
tion de poète persistait et grandissait. Il écrivait alors avec la faci-
lité exubérante de la jeunesse, mais déjà la critique qu'il exer-
çait sur lui-même l'avait rendu malaisé à satisfaire. Du voilier
qui l'avait ramené de Bourbon, il avait jeté à la mer mille vers.
La pièce d'Hypatie fut seule exceptée de ce sacrifice, et nous
fait encore aujourd'hui regretter ses sœurs perdues.
Cependant Leconte de Lisle était entré dans quelques cercles
littéraires. Victor de Laprade le présenta chez Sainte-Beuve. Lui-
même racontait ainsi son début dans le monde des lettres : « Chez
Sainte-Beuve, le soir de ma présentation, je rencontrai Emile Des-
champs qui n'avait jamais entendu parler de moi, par l'excellente
raison que j'arrivais à Paris parfaitement inconnu, n'ayant jamais
rien publié dans aucun recueil. Or, quand j'entrai, Deschamps se
précipita vers moi et me dit : « Permettez-moi de serrer cette main
qui a écrit de si belles choses! » Il en disait autant à tout le
monde : c'était un homme très sociable ! » Leconte de Lisle n'en
eut pas moins, le même soir, la première sensation délicieuse de
328 REVUE DES DEUX MONDES.
la gloire. Gomme tous les jeunes auteurs récitaient de leurs vers,
et qu'on demandait à Leconte de Lisle de dire quelques-uns des
siens, il récita : Midi. Ce poème impressionna si vivement Sainte-
Beuve, que, les yeux pleins de larmes, il se jeta au cou du jeune
homme en s écriant : « Mais ceci est un chef-d'œuvre, et cet en-
fant est un grand poète ! » Et dès le lendemain, dans le Consti-
tutionnel (1852), louant cette poésie dont on ne saurait, disait-il,
<( rendre l'ampleur si on ne l'a entendu dans son récitatif lent et
majestueux », il reproduisait la pièce de Midi tout entière. « A
dater de ce jour, disait Leconte de Lisle avec son fin sourire, j'ai
toujours été, pour la critique et pour le public, le poète de Midi.
J'écrirais cent mille autres vers, je ne serais jamais que l'auteur
de Midi. »
L'excuse du public, c'est que, contrairement à ses confrères,
qui débutent dans la poésie par le livre des amours banales, où
le culte de la femme n'est pas distinct de l'adoration du prin-
temps, des fleurs, de tous les espoirs vagues, Leconte de Lisle ne
voulait produire à la lumière qu'une pensée précise, enfermée
dans une forme parfaite. Il fit chastement le mystère sur toutes
les aventures de son cœur ; une délicatesse de pudeur l'empêcha
toujours de livrer le secret de ses affections à la foule; et il ne
consentit jamais à en faire de la « littérature ». Il a exprimé ces
réserves dans le sonnet des Montreurs, dont un critique a dit qu'il
devrait être placé au seuil de l'œuvre entière du poète, comme le
Sésame ou la formule d'initiation :
LUS MONTREURS
Tel qu'un morne animal, meurtri, plein de poussière,
La chaîne au cou, hurlant au chaud soleil d'été
Promène qui voudra son cœur ensanglanté
Sur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière.
Pour mettre un feu stérile en ton œil hébété,
Pour mendier ton rire ou ta pitié grossière,
Déchire qui voudra la robe de lumière
De la pudeur divine et delà volupté !
Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,
Dussé-je m'engloutir pour l'éternité noire,
Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal.
Je ne livrerai pas ma vie à tes huées
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal
Avec tes histrions et tes prostituées !
Ce dédain du poète pour le public n'était pas fait pour le lui
concilier. Son œuvre demeurait inconnue. Tout au plus savait-on
LECONTE DE LISLE INTIME. 329
que le « poète de Midi » était aussi un helléniste remarquable,
traducteur assidu des chefs-d'œuvre antiques. L'originalité, le
mérite de ces traductions de Leconte de Lisle résident dans leur
fidélité, dans le scrupuleux respect d'une forme qui, pour l'épopée
et le drame grecs, l'ait partie intégrante de l'œuvre, dans l'exac-
titude enfin d'une transcription littérale de ces noms propres
que les savans, les érudits et les poètes même de la Renaissance
avaient « romanisés » sans motif. Athéné n'est pas Minerve et
Zeus ou Jupiter font deux. Aussi les traductions de Leconte de
Lisle ont-elles servi à dissiper des malentendus que les an-
ciennes versions avaient apportés dans les esprits. Ces chefs-
d'œuvre antiques qui, à travers elles, avaient semblé pompeux
et déclamatoires, apparurent enfin dans toute leur grâce sobre
et fine. Ce n'était plus la Grèce de Fénelon ou de Bitaubé,
c'était la réalité, dans sa simplicité naïve, dans sa rudesse gran-
diose (1).
Leconte de Lisle achevait de se former dans cette besogne. Il
y perfectionnait cette intelligence de la plastique grecque qui
devait être la religion de sa vie, mais il était si misérablement
rétribué de sa peine qu'après bien des années écoulées, il ne
pouvait parler sans amertume de ce temps de sa vie : « J'ai
passé sept années à mes traductions, disait-il, elles me rapportè-
rent 7 000 francs, et je m'y crevai les yeux. »
L'empereur Napoléon, informé par le peintre Jôbbé-Duval de
la douloureuse situation de Leconte de Lisle, lui dépêcha une
personne de son entourage, pour lui offrir une pension, avec
cette réserve qu'il dédierait les traductions au prince impérial.
« Il serait sacrilège, répondit le poète, de dédier ces chefs-
d'œuvre antiques à un enfant trop jeune pour les comprendre. »
On rapporta ce propos à l'empereur qui répliqua en souriant :
« C'est M. Leconte de Lisle qui a raison, et je veux lui assurer
une pension sur ma cassette particulière. » Cette pension de
300 francs par mois, donnée cette fois sans condition, et servie
jusqu'à la fin de l'Empire, aida Leconte de Lisle à écrire tant
de chefs-d'œuvre.
A la vérité, le public continuait d'ignorer l'œuvre de Leconte
de Lisle. Le manuscrit des Poèmes antiques était demeuré des
années dans un tiroir. Mais on peut dire que le poète souffrit à
peine de ces injustices. Il écrivait pour soi, pour la joie d'user
d'un don divin, pour l'émotion des amis qu'il admettait dans le
(,1) Voir la préface de la 1" édition (Paris, 1861) de la traduction des Idylles de
Théocrite et des Odes anacréontiques. Ce curieux morceau, plein d'une ironie caus-
tique et parfois amère contre le mode de traduction accrédité depuis le xvn* siècle,
a été supprimé dans l'édition ultérieure.
330 REVUE DES DEUX MONDES.
secret de sa pensée. C'était le groupe des poètes qui furent les
Parnassiens. Autour du maître admiré, tous s étaient groupés,
ardens et enthousiastes : Dierx, Glatigny, Anatole France, Henry
Houssaye, Frédéric Plessis, Villiers de l'Isle-Adam, Mendès, Sil-
vestre, Coppée, Sully Prudhomme, de Heredia. Sous la direction
de Leconte de Lisle, toute cette jeunesse se liguait pour combattre
la poétique régnante.
C'était le moment où le goût élégiaque triomphait. Les ro-
mances, la fausse sentimentalité empruntée à l'école anglaise
des « Lakistes », l'abus du « keepsake » dans l'art et dans la
littérature, le règne des médiocres imitateurs de Lamartine abou-
tissaient à des fadeurs, dont les artistes sincères étaient écœurés:
« Ce n'élaienl qu'amours, amans, amantes, daines persécutées
s'évanouissant dans les pavillons solitaires, postillons que l'on
tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages,
forets sombres, troubles du cœur, sermens, sanglots, larmes et
baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets,
messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux,
vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui
pleurent comme des urnes (1). »
Le seul moyen de réagir contre cette universelle niaiserie
était d'interdire énergiquement l'entrée du sanctuaire de l'art
à tous les indignes. Un groupe de poètes et de prosateurs s imposa,
comme une règle de religion, le culte de la forme pure. Prenant
pour Credo la formule de « l'art pour l'art », ils s interdirent
la préoccupation de moraliser ; ils anathématisèrent « l'art prê-
cheur »; ils déclarèrent que l'art est son « but » à soi-même, et
ne peut être ravalé au rôle de « moyen ». Dans cette pensée,
quelques-uns allèrent jusqu'à s'imposer l'impassibilité olym-
pienne; ils refusèrent d'intervenir avec leurs sentimens indivi-
duels et humains dans la beauté d'un récit; ils refoulèrent toute
leur passion en eux-mêmes, et prétendirent dominer la foule du
haut de leur inaltérable sérénité.
On a justement remarqué que, dans les volumes de Leconte
de Lisle, publiés cependant à des époques très différentes de sa
vie (2), très peu des pièces de vers qu'ils contiennent portent des
dates. Les Revues seules peuvent donner là-dessus quelques indi-
cations précises. On trouve en effet dans la Revue des Deux
Mondes du 45 février 1855 les premiers poèmes qu'il lui confia :
la Jungle, le Vase, les Hurleurs. En 1866 paraissaient dans le Par-
(1) Madame Bovary.
(2) Poèmes antiques, chez M. Ducloux, 1852; Poèmes et poésies, chez Dentu, 1855;
Poèmes barbares, chez Poulet-Malassis, 1862; Poèmes barbares, chez Lemerre, 1872;
Poèmes antiques, chez Lemerre, 1874; Poèmes tragiques, chez Lemerre, 1884.
LECONTE DE L1SLE INTIME. 331
nasse Contemporain, le Rêve du Jaguar, la Vérandah, les Larmes
de l'Ours, le Cœur de Hialmar, et plus tard, en 1869, Kaïn. La
Revue de Paris d'août 1854 publiait le Runoïa; et la République
des Lettres des années 1875-1876, à côté de Y Assommoir de M. Zola
et des premiers sonnets de M. de Heredia, ofl'rait à ses lecteurs
presque tous les Poèmes tragiques, alors inédits. Il serait difficile
d'indiquer dans quel ordre le reste de l'œuvre a été composé,
et peu d'intérêt, d'ailleurs, s'y attache. Très vite, le maître ('lait
arrivé à un degré de perfection presque absolue, et ou peut dire
que sa pensée elle-même n'évolua guère. Toute sa vie, le poète
resta fidèle à ses souvenirs, à l'idéal de sa jeunesse; il voulait
ignorer tout ce qui se transformait autour de lui; et ce ne fut
que sur la fin de ses jours qu'il eut la sensation de l'isolement
où ce parti pris l'avait condamné. Les égards dont il était l'objet
de la part des écrivains de la nouvelle école lui avaient fait
longtemps illusion sur sa pensée et sur le monde.
M. Catulle Mendès a conté, dans son Parnasse contemporain,
l'histoire des soirées exquises passées boulevard des Invalides, dans
ce petit salon du cinquième étage où tous les poètes venaient, les
samedis soir, dire leurs projets, apporter leurs vers nouveaux,
solliciter le jugement des émules et l'approbation de leur grand
ami : « Je ne dirai pas les souriantes douceurs d'une fami-
liarité dont nous étions si fiers , les cordialités de camarade
qu'avait pour nous le grand poète, ni les bavardages au coin du
feu, — car on était très sérieux, mais on était très gai, — ni toute
la belle humeur presque enfantine de nos paisibles consciences
d'artistes, dans le cher salon peu luxueux, mais si net, et tou-
jours en ordre comme une strophe bien composée, pendant que
la présence d'une jeune femme, au milieu de notre respect ami,
ajoutait sa grâce à la poésie éparse. » Cette affection fidèle,
indiquée d'une touche si discrète dans les lignes précédentes,
serait effarouchée si nous insistions davantage, — et cependant
ceux qui ont été admis dans l'intimité du maître savent qu'il
trouvait en elle une admiration délicate, un conseil toujours
écouté.
Plus tard, sous les ombrages du Luxembourg, au boulevard
Saint-Michel, où Leconte de Lisle habitait en qualité de biblio-
thécaire du Sénat, une seconde génération de poètes entourait
le maître. Le cercle s'était agrandi et renouvelé, sans que la piété
filiale d'aucun eût été atteinte : le vicomte de Guerne, Paul Bour-
get, Pierre de Nolhac, Haraucourt, IL de Régnier, Robert de Mon-
tesquiou, Edmond Rostand, les derniers arrivés ne lui étaient pas
les moins chers ; ses conseils ne leur firent jamais défaut. Parce
qu'il les aimait, parce qu'il était un esprit sincère, souvent il lui
332 REVUE DES DEUX MONDES.
arrivait de blâmer leurs œuvres nouvelles, de réprimander leurs
concessions. Tous les sujets, d'ailleurs, savaient lui plaire; toutes
les personnalités pouvaient rester indépendantes ; il exigeait seule-
ment la vénération de l'art, le dédain des succès faciles. « Fais ce
que tu veux, disait-il, pourvu que tu le fasses avec un religieux
respect de la langue et du rythme. » Ceci explique comment Le-
conte de Lisle, tout en accueillant les jeunes « Décadens », refu-
sait absolument de les suivre dans la voie où ils s'engageaient.
Leurs innovations, leurs audaces l'étonnaient; elles le scandali-
saient dans sa religion de la forme pure, pleine et définitive; il
s'indignait de voir introduire dans la poésie française les libres
allures du vers anglais ; et il continuait de croire que l'on ne confie
« rien d'éternel » à une langue « toujours changeante ».
Aussi bien durant toute sa vie, Leconte de Lisle ne cessa de se
passionner pour l'esthétique de son art, ce qui le rendait malaisé
à satisfaire et le poussait à émettre, sur ses confrères, des juge-
mens brefs et aigus, qu'il répétait volontiers , et dont quelques-
uns se retrouvent notés dans ses papiers (1). Il appliquait aux
autres les sévérités dont il usait envers lui-même. On peut dire
qu'il porta toujours sur le visage un de ces masques comme les
(1) Lamartine : Imagination abondante, intelligence douée de mille désirs ambi-
tieux et nobles plutôt que d'aptitudes réelles. Nature d'élite; artiste incomplet;
grand poète de hasard. A laissé derrière lui, comme une expiation, une multitude
d'esprits avortés, cervelles liquéfiées et cœurs de pierre, misérable famille d'un père
illustre.
Alfred de Musset : Poète médiocre, artiste nul, prosateur fort spirituel.
Victor Hugo : Le plus grand poète lyrique connu. Excessif en tout, puéril et
sublime, inépuisable en images splendides et incohérentes, merveilleux rêveur, avec
d'extraordinaires lacunes intellectuelles.
Ponsard : Piètre versificateur, exporté de province. Lourd, gauche et vulgaire.
Raturé, biffé, disparu. Coup monté par Janin, Lireux et autres, contre Hugo.
Louis Bouilhet : Le dernier romantique de l'école orthodoxe. Sans originalité
lyrique ou dramatique, mais ayant écrit çà et là de beaux vers. Oublié, peut-être
injustement.
Baudelaire : Très intelligent et original, mais d'une imagination restreinte, man-
quant de souffle. D'un art trop souvent maladroit.
Théodore de Banville : Spirituel, aimable, bienveillant, artiste habile, brillant,
mais superficiel.
Auguste Barbier : Un mouton affublé d'une peau de lion assez bien ajustée dans
les « ïambes », mais tombée en de telles loques dans ses dernières poésies, qu'il
était désormais impossible de se méprendre sur la nature de l'animal. Cependant, a
écrit de fort beaux vers dans « Il Pianto », très supérieur aux « ïambes », et, par
cela même, infiniment moins connu.
Alfred de Vigny : Un grand et noble artiste, malgré de fréquentes défaillances
d'expressions, ayant toujours vécu dans la retraite, pauvre et digne, fidèle jusqu'à
la fin à l'unique religion du Beau.
Théophile Gautier : Excellent poète , excellent écrivain. Très injustement
négligé.
Béranger : Ses chansons de circonstance et son Dieu de cabaret philanthropique,
tout cela a été à la mode, et, comme tout ce qui a été à la mode, tout cela est en
poussière aujourd'hui et à jamais.
LECOISTE DE LISLE INTIME. 333
Grecs en plaquaient sur la face de leurs tragédiens. Celui qui
recouvrait ses traits était sculpté à l'image d'une divinité impas-
sible qui , par sa bouche d'airain, pendant soixante années de
vie littéraire, dit les mêmes paroles, soutint le même rôle.
Un des articles du « Code parnassien » obligeait ceux des poètes
qui l'avaient accepté à dédaigner non seulement la foule, mais
toutes les distinctions de hiérarchie. L'Académie leur apparais-
sait comme une institution de servitude, et on la raillait avec une
verve de persiflage sous la sincérité de laquelle se cachait peut-
être un vague regret. Leconte de Lisle se décida pourtant à s'y
présenter. Après une première candidature en 1873, il laissa ses
amis faire une campagne plus sérieuse en 4877, pour le fauteuil
de Joseph Autran. Il refusa d'ailleurs de faire les visites d'usage;
il disait comme le Misanthrope : « J'aurai donc le plaisir de
perdre mon procès. » Il obtint une voix, et il ne douta point que
ce fût celle de Victor Hugo.
Pourtant, lorsqu'on feuillette la correspondance échangée
entre les deux poètes, on est surpris de constater que Victor Hugo
ne sortit presque jamais, pour louer Leconte de Lisle, de ces for-
mules obligeantes et insignifiantes, qu'il prodiguait aux plus mé-
diocres par bienveillance ou par dédain. L'exagération même de
certains éloges était suspecte à Leconte de Lisle. On trouve dans ses
papiers une note manuscrite où il dit : « Je n'ai connu Hugo que
fort tard, en 1874. Il a été paternel et parfait pour moi. Comme
je lui disais un jour que j'avais dû aux Orientales la révélation
de la poésie, il me répondit : « Si vous aviez écrit avant moi,
j'aurais à vous adresser le même remerciement. » — Il n'en
pensait pas un mot, naturellement, ni moi non plus. — Il m'a
toujours, jusqu'à la fin, témoigné les mêmes sympathies, votant
pour moi à chaque élection académique, et me désignant pour
son successeur. » Leconte de Lisle était d'ailleurs persuadé que
Victor Hugo n'avait jamais lu ses vers, qu'il en parlait par ouï-
dire, sur des fragmens rencontrés ou entendus par hasard. Aussi,
résistajjt-il à la douceur de se réjouir de formules splendides
et impersonnelles comme celles-ci , que lui adressait Victor
Hugo :
3 décembre, Paris.
«... Ces Poèmes barbares sont écrits d'une plume athénienne,
vous êtes un de ceux qui touchent la grande lyre. Je vous lis,
cher poète, c'est vous dire que je suis ému et charmé et que ma
main cherche la vôtre.
Vlctor Hugo. »
334 REVUE DES DEUX MONDES.
«... J'ai votre livre magnifique. Je lis et je médite. Vous tra-
duisez Sophocle comme Sophocle vous traduirait.
Victor Hugo. »
« Cher poète,
« Nous tendons au même but, crions : Lumière! lumière!
levons à l'horizon dans l'aurore le divin drapeau de l'idéal. C'est
là votre fonction, vraie fonction sacerdotale, digne d'un généreux
et profond esprit comme le vôtre.
Victor Hdgo. »
«... Vous êtes un Maître et vos paroles me touchent profon-
dément. Je sens ma pensée d'accord avec la vôtre, c'est une dou-
ceur et une fierté pour moi.
Victor Hugo. »
Leconte de Liste n'en fut pas moins touché de la persistance
avec laquelle Victor Hugo lui préparait une place sous la cou-
pole ; et parmi tant de lettres banales, il aimait à trouver une
preuve de la sincérité d'Hugo dans ce billet daté du 9 juin 1877 :
« Mon éminent et cher confrère,
« Je vous ai donné trois fois ma voix, je vous l'eusse donnée
dix fois. Continuez vos beaux travaux et publiez vos nobles
œuvres qui font partie de la gloire de notre temps. En présence
des hommes tels que vous, une Académie, et particulièrement
l'Académie française devrait songer à ceci : qu'elle leur est inu-
tile et qu'ils lui sont nécessaires.
« Je vous serre la main,
Victor Hugo. »
Les sentimens de Leconte de Lisle pour Victor Hugo étaient
un mélange de vif enthousiasme pour le poète, et de médiocre
estime pour le penseur, le lettré et le savant. Lui, qui poussait
jusqu'à l'extrême le souci de reproduire exactement les mœurs,
les idées, l'âme des divers peuples dont il s'occupait, il était choqué
de l'indifférence absolue que Hugo affectait pour ces matières. Il
ne lui pardonnait pas sa profonde ignorance des questions histo-
riques et scientifiques. Il lui en voulait de sa vanité, de sa recherche
de la popularité, de ses concessions allant jusqu'à la faiblesse,
sur le terrain politique ; enfin il reprochait à Hugo sa sèche-
LECONTE DE LISLE ESTIME. 335
ressc de cœur, son insensibilité, ses émotions « toutes de parade,
disait-il, tout artificielles, faites pour émouvoir les autres, et
qu'il étalait sans les sentir. »
On trouve encore dans ses papiers, à l'occasion d'une défini-
tion : De P expression et de la forme poétique, ce jugement qu'il
développait souvent dans l'intimité :
« Toute pensée est nécessairement une parole intérieure
rendue sensible. La forme est la combinaison ordonnée des
divers états de l'expression. Il ne faut donc pas confondre les
deux termes. — Ainsi l'abondance verbale de Victor Hugo est
prodigieuse, mais la forme proprement dite lui fait souvent dé-
faut. Ses images sont incohérentes; il les accumule sans mesure
dans une éclatante confusion, de sorte que ses poèmes, dont cer-
taines parties sont admirables, n'offrent presque jamais une com-
position parfaite.
« Il en est de même de la prosodie et du rythme : on les
confond souvent. La prosodie est l'art de construire le vers; le
rythme résulte de l'entrelacement harmonique de plusieurs vers
constituant la strophe. Ici encore, par suite de la confusion des
termes, Victor Hugo passe pour un grand inventeur de rythmes,
bien qu'il n'en ait jamais inventé un seul. Tous les rythmes dont
il s'est servi appartiennent aux poètes du xvie siècle. »
Et on retrouve enfin, sous l'atténuation des formules acadé-
miques, cette même opinion dans l'éloge de Victor Hugo que
Leconte de Lisle prononça le 31 mars 1887, jour de sa réception
à l'Académie française.
A vrai dire, Leconte de Lisle avait longtemps hésité avant
d'entreprendre sa nouvelle campagne, mais une circonstance par-
ticulière devait triompher de ses derniers scrupules. L'Académie
française, qui n'a point de rancunes, et qui semble même avoir
pris de tout temps plaisir à triompher de ceux qui ont le plus
médit d'elle, en les « couronnant » d'abord, et en les « absor-
bant » ensuite, avait décerné à Leconte de Lisle un prix impor-
tant. « C'est une carte que l'Académie dépose chez vous, lui
dirent ses familiers : ne lui rendrez- vous point la politesse? »
Leconte de Lisle se décida enfin à visiter ses futurs confrères, et
il fut surpris de la courtoisie qu'il rencontra, i même chez les
gens qui ne l'avaient pas lu ! » L'attention que les journaux et
les revues, le public français, l'étranger, même les subalternes
qui se trouvaient mêlés à sa vie, prêtèrent soudain à sa personne
et à son œuvre, fut pour lui un autre étonnement. Il en jouit dé-
licieusement, bien qu'il s'en cachât à soi-même, et tout ensemble
il en fut froissé : « Cependant, répétait-il au lendemain de son
élection, j'étais déjà Leconte de Lisle avant d'être académicien. »
336 REVUE DES DEUX MONDES.
III
On peut dire que cette élection, et la notoriété qu'elle ajouta à
un nom depuis longtemps célèbre, embellirent les dernières années
deLeconte de Lisle et eurent sur son esprit une influence heureuse.
Toute sa rancune se transforma en bonhomie, et, dans sa naïveté
de grand homme, il restait abasourdi des hommages que lui va-
lait son titre nouveau. On commença de s'apercevoir qu'il n'était
plus méchant que pour la forme , qu'il y avait eu un immense
enfantillage caché sous quelques-unes de ses révoltes d'autrefois.
Leconte de Lisle lui-même souriait à présent de ces anecdotes
cruelles ou sceptiques qu'il contait avec une diction impeccable,
le monocle rivé dans l'œil, aux aguets des étonnemens qu'il comp-
tait bien produire :
« Un dimanche, disait-il, je me trouvais chez Béranger. Nous
causions des poètes français et anglais, soudain le chansonnier
déclara :
— Quant à Byron, je compose des poèmes qui ressemblent aux
siens, notamment quand je dors.
— Ah! mon cher maître, lui répondis-je, que n'avez-vous
dormi toute votre vie!
Je m'en allai, je ne l'ai plus revu. »
Une autre fois c'était George Sand qui faisait les frais de sa
malice :
« Elle habitait alors rue Gay-Lussac, où je lui avais été amené
par un ami commun. Je vis une petite femme à grosse tête,
avec un front large et de grands yeux calmes. Elle m'avait écrit
pour me remercier de mon envoi des Poèmes antiques, et je venais
lui présenter mes hommages. Elle me tendit la main, me fit signe
de m'asseoir, s'assit elle-même derrière un bureau encombré de
papiers, m'offrit un cigare, alluma une cigarette et se mit à me
regarder fixement, sans rien dire. Nous restâmes ainsi à nous
regarder en fumant pendant plusieurs minutes, elle, très calme,
moi très embarrassé. Enfin, elle jeta brusquement sa cigarette,
soupira, et me dit :
— Je vous contemple comme un paysage inconnu !
Je ne pus in empêcher de sourire, et j'osai alors lui exprimer
mon admiration — pour son beau génie, — ce qui ne parut pas
lui déplaire ! »
Elles sont innombrables, les histoires que Leconte de Lisle
se plaisait à égrener ainsi dans des causeries charmantes, où sa
verve éclatait en saillies imprévues. Et avec tout cela, il affectait
de ne pas désarmer; il continuait à annoncer de temps en temps,
LEC0NTE DE LISLE INTIME. 337
comme un défi , la prochaine publication de son poème : les
Etats du Diable. Il répétait que cette œuvre clorait la série des
pièces où il avait montré la férocité du fanatisme religieux. Il
assurait qu'il lui restait quelque chose à dire après Hieronymus,
l'Holocauste, les Deux Glaives, le Corbeau, les Siècles maudits, la
Bête écarlate... ; qu'il voulait faire, une bonne fois, défiler devant
lui tous ces tourmenteurs d'hommes et les marquer au fer rouge
dans un poème dantesque. Il disait : « Ce diable qui les jugera
tous, ce sera moi! »
Une citation empruntée à ce poème prouvera que la verve du
poète avait trouvé là une magnifique occasion de s'exercer. Le
pape Borgia harangue Satan (1) :
BORGIA
0 délices passées!
0 plats d'or qui chargiez les nappes damassées !
Marsala, syracuse, alicante et muscat !
0 soupers bienheureux de mon pontificat,
Coupes, flambeaux, vaisselle étincelante ! 0 joie,
0 beaux corps enlacés sur les tapis de soie,
Murmures des baisers pleuvant sur des seins nus,
Rêves du Paradis, qu'êtes-vous devenus?
Qu'il était doux, couché dans la pourpre romaine,
De jouir amplement de la bêtise humaine,
De partager le monde après boire, octroyant,
Pour deux cents marcs d'or fin, l'Occident, l'Orient,
Iles et terre ferme, hommes, femmes, épices,
Aux rois, mes argentiers pillant sous mes auspices,
Et de voir, en goûtant le frais des chênes verts,
Haleter au soleil le stupide univers!
Quel rêve ! 0 merveilleux enchantement des choses
Qui, dans l'acre parfum des femmes et des roses
Et du sang, sous l'éclat des torches allumant
Mes tentures de pourpre et d'or, au grondement
De la foudre impuissante, au chant des voix serviles,
Dans la prostration des multitudes viles,
Nuits et jours ramenant les grands songes anciens.
Me rendais la splendeur des temps césariens '
Et toi, vivante fleur de la chaude Italie,
Éclatante du sang qui nous brûle et nous lie,
En un moment d'ivresse éclose au clair matin
Pour parfumer ma couche et le beau ciel latin !
0 toi qui me versais du regard et des lèvres
Le flot des voluptés et des divines fièvres,
Pour qui mon fils César, le pâle cardinal,
Occit son frère Jean la nuit du carnaval,
(1) Ce poème n'a jamais été achevé. Un fragment en a seul été publié dans la
République des lettres (août 1876).
tome cxxix. — 1895. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
Afin que, consumé du désir qui l'enivre,
11 mourût des baisers dont il eût voulu vivre !
Ma fille, que mon sein plein de flamme couvait...
D'où vient donc que Leconte de Lisle ait reculé jusqu'aux
derniers jours à écrire ce poème si souvent promis à ses admi-
rateurs? C'est que lui-môme eut le sentiment qu'il ne correspon-
dait plus aux préoccupations des contemporains. Sans en démêler
exactement les causes, il comprit qu'il y avait dans ses impréca-
tions beaucoup de romantisme et peut-être aussi de voltairia-
nisme. Gela ressemblait trop à la Légende des Siècles. Il craignait
peut-être de paraître, après Hugo, chercher une popularité
facile? Mais surtout, il avait passé l'heure où on se bat; il était
las des paroles de haine. Les marques de déférence que tous lui
prodiguaient, le poids des ans, le charme des ardentes admira-
tions qui s'épanouissaient sur sa route, ramenaient insensible-
ment le poète vers cette voie de tendresse où il avait marché
dans ses premières années. Il commençait à se préoccuper, peut-
être à souffrir, du jugement des esprits superficiels et malveil-
lans qui, incapables de pénétrer sa pensée profonde, l'accusaient
d'impiété générale et d'irrespect systématique. Il suffit pourtant
d'avoir un peu fréquenté ses livres, pour démêler que le culte de
la beauté grecque ne fut pour lui qu'un repos, une oasis où le
voyageur refait ses forces, mais que le chemin où il peina toute
sa vie fut justement celui de la conscience morale et de ses
tortures. Le Christ, auquel il songea dans tant de pièces, lui
apparaissait comme une victime dont le supplice ne finit pas. Il a
pleuré sur son gibet, sur ses blessures, sur son sang, mais sur-
tout sur cette trahison qui, selon lui, avait défiguré sa doctrine,
sur ce mensonge de charité qui abritait toutes les vanités, toutes
les cruautés des « siècles maudits » :
Et l'Homme, en un beau lieu d'ineffables délices,
Vit de rares Élus penchés sur ces supplices,
Le front illuminé de leurs nimbes bénis,
Qui contemplaient d'en haut ces tourmens infinis,
Jouissant d'autant plus de leur bonheur sublime,
Que plus d'horreur montait de l'exécrable abîme!
Et l'Homme s'éveilla de son rêve, — muet,
Haletant et livide... Et tout son corps suait
D'angoisse et de dégoût devant cette géhenne
Effroyable, ces flots de sang et cette haine,
Ces siècles de douleurs, ces peuples abêtis,
Et ce monstre écarlate, et ces démons sortis
Des gueules, dont chacune en rugissant le nomme.
Et cette éternité de tortures! Et l'Homme,
LECONTE DE LISLE INTIME. 339
S'abattant contre terre avec un grand soupir,
Désespéra du monde — et désira mourir!
Fondée ou non, point de doute que cette conviction de l'inanité
du plus grand effort qui ait été fait, parmi les hommes , pour accli-
mater la paix, la justice et la pitié sur terre, n'eût fortifié en Leconte
de Lisle ce culte du Néant qu'il finit par adorer comme son seul
dieu. Il le préférait, avec sa figure de repos, aux vagues récom-
penses, aux exécrables supplices, par où l'on voulait prolonger
dans l'au-delà les misères de cette vie. Mais dans le temps même
où il s'élançait avec le plus d'ardeur vers cette idée pacifiante, il
ne pouvait triompher des secrètes angoisses de la nature, qui
criait en lui, comme dans tous les hommes, son désir de l'Eter-
nelle Vie. De là vient la beauté tragique, presque surhumaine, de
ses incantations au Non Être.
Consolez-nous enfin des espérances vaines :
La route infructueuse a blessé nos pieds nus
Du sommet des grands caps, loin des rumeurs humaines,
0 vents! emportez-nous vers les Dieux inconnus!
Mais si rien ne répond dans l'immense étendue,
Que le stérile écho de l'éternel désir,
Adieu, désert où l'âme ouvre une aile éperdue,
Adieu, songe sublime, impossible à saisir!
Et toi, divine mort où tout rentre et s'efface,
Accueille tes enfans dans ton sein étoile,
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l'espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé (1)!
S'il eût plus longtemps vécu, Leconte de Lisle eût certes
fini, dans cette inquiétude trop forte, par lever de dessus son
visage le voile qui le cachait et qu'il souleva seulement pour
quelques-uns. Ce n'est donc point le trahir, mais bien plutôt
servir pieusement sa mémoire, c'est le montrer tel qu'il souhaitait
qu'on le connût un jour, tel qu'il aurait voulu se dépeindre
dans un Testament philosophique qu'il n'eut pas le temps d'écrire,
que de citer cette pièce du Sacrifice, qu'il composa l'année
même de sa mort, et dans laquelle il dit, en oubli de ses préceptes
parnassiens, son admiration pour la beauté morale, supérieure
à toutes les splendeurs plastiques. Ce n'était plus le poète qui par-
lait à cette minute, c'était l'homme même : une des âmes les
plus hautes que notre génération ait connues, un héros qui, dans
le secret, avait lui-même accompli ce sacrifice méritoire dont il
dit la vertu dans son chant suprême.
(1) Dies Irse (Poèmes antiques).
340 REVUE DES DEUX MONDES.
LE SACRIFICE
Rien ne vaut, sous les cieux, l'éclatante liqueur,
Le sang sacré, le sang triomphal que la vie,
Pour étancher sa soif toujours inassouvie,
Nous verse à flots brùlans qui jaillissent du cœur.
Jusqu'au ciel idéal dont la hauteur l'accable,
Quand l'homme de ses dieux voulut se rapprocher,
L'holocauste sanglant fuma sur le bûcher,
Et l'odeur en monta vers la nue implacable.
Domptant sa chair qui tremble en ses rébellions,
Pour offrir à son Dieu sa mort expiatoire,
Le martyr se couchait sous la dent des lions,
Dans la pourpre du sang comme en un lit de gloire.
Mais si le Ciel est vide, et s'il n'est plus de dieux,
L'amère volupté de souffrir reste encore,
Et je voudrais, le cœur abîmé dans ses yeux,
Baigner de tout mon sang l'autel où je l'adore!
Cette pièce est un acte de foi. Mais l'âme du poète avait pris trop
profondément le pli du doute pour que la vanité du sacrifice ne
lui apparût pas comme le néant de tout le reste. Aussi n'en voulut-
il retenir que la joie éphémère qu'il 'donne quand on l'applique
à quelque objet chéri, et dont nous retrouvons l'expression clans
les derniers vers qui soient tombés de sa plume :
Toi par qui j'ai senti, pour des heures trop brèves,
Ma jeunesse renaître et mon cœur refleurir,
Sois bénie à jamais! J'aime, je puis mourir.
J'ai vécu le meilleur et le plus beau des rêves!
Et vous qui me rendez le matin de mes jours,
Qui d'un charme si doux m'enveloppez encore,
Vous pouvez m'oublier, ô chers yeux que j'adore,
Mais jusques au tombeau j.e vous verrai toujours!
Ainsi la fin de sa vie semblait en rejoindre le commencement;
le cher fantôme de ses jeunes années réjouissait encore ses yeux
avant qu'il les fermât à la lumière ; et, comme encadrée dans le
souvenir des splendeurs de son île natale, il voyait passer, une
dernière fois cette vision de jeunesse adorable qu'il avait jadis
aperçue derrière les mousselines du manchy.
Jean Dornis.
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE
EN ALLEMAGNE
L'Allemagne est par excellence le pays des métaphysiciens.
Nulle part ailleurs la réflexion philosophique ne s'est attaquée
aux questions suprêmes avec autant d'audace, de persévérance,
et de profondeur. Toutes les interprétations de l'univers, toutes
les conceptions de l'être compatibles avec les conditions de la
pensée moderne, elle les a tentées, donnant ainsi naissance à une
extraordinaire variété de systèmes. Ce fut là, semble-t-il, plus
particulièrement, l'apport de l'Allemagne dans le patrimoine
intellectuel de l'Europe. Telle autre nation a dû surtout son
influence à ses artistes ou à ses poètes : l'Allemagne agissait plutôt
par ses penseurs. Tôt ou tard la doctrine d'un Leibniz, d'un Kant
ou d'un Hegel passait les frontières, et, partout où elle pénétrait,
elle laissait une trace durable. Longtemps les Allemands se sont
fait une gloire de leur incontestable supériorité dans la spécula-
tion métaphysique. Plus d'un même ne disait-il pas, à la fin du
siècle dernier, que la mission des Allemands en ce monde était
d'en approfondir l'essence invisible, pendant que d'autres en
posséderaient les réalités tangibles ? Mme de Staël, qui parcourait
l'Allemagne à ce même moment, avait bien discerné ce trait.
« La république littéraire d'Allemagne, écrivait-elle en 1804, est
vraiment chose étonnante ; il y a des penseurs sous terre, et des
grenadiers dessus. » Elle avait su comprendre, ou plutôt deviner,
le génie spéculatif et la silencieuse grandeur de ces penseurs
« souterrains » . Leur subtile influence allait gagner de proche en
342 REVUE DES DEUX MONDES.
proche et s'insinuer partout. Tour à tour elle se fera sentir dans
l'art, dans la littérature, dans la science, dans l'histoire. Avec
Hegel, elle devient, pour quelque temps, toute-puissante et irré-
sistible. On peut dire qu'une génération entière se mit à l'école de
Hegel, et coula docilement sa pensée dans les formes qu'il impo-
sait. Ce fut une domination presque comparable à celle de la
scolastique. Même les esprits originaux se plièrent à la discipline
commune. Il est vrai, d'ailleurs, qu'elle ne paralysait point la
réflexion indépendante, et que tôt ou tard celle-ci s'affranchissait :
Feuerbach, Strauss, Karl Marx, avaient porté, comme tout le
monde, l'uniforme hégélien.
Or aujourd'hui, après un demi-siècle écoulé, rien ne rappelle
plus cette domination universelle exercée par une doctrine méta-
physique. Bien mieux, la métaphysique elle-même est tombée en
défaveur. Le goût passionné que l'Allemagne avait pour elle s'est
affaibli peu à peu. L'indifférence est devenue générale. Les hégé-
liens survivans disparaissent un à un, comme les médaillés de
Sainte-Hélène. Le vieux Michelet, mort l'an passé, était l'un des
derniers. Schopenhauer a encore, — et c'est justice, — nombre
d'admirateurs; mais le pessimisme, en tant que système philoso-
phique, ne compte plus guère de fidèles en Allemagne. Plus pas-
sager encore a été le succès de M. de Hartmann, le célèbre auteur
de la Philosophie de l'Inconscient. Il continue à publier, mais le
public a cessé de le lire. Aucune doctrine métaphysique, en ce
moment, ne s'impose : à peine en est-il qui se proposent. Nietzsche
a été récemment l'objet d'un engouement très vif : mais la mode
qui l'a porté aux nues commence déjà à l'abandonner. C'est
d'ailleurs un brillant moraliste, non un métaphysicien; et les
paradoxes violens et exaspérés où il se complaît ne fournissent
pas les élémens d'un système qui se tienne. Reste M. Wundt,
esprit ferme et lucide, logicien de valeur, savant universel, qui,
parti de la physiologie, a fini par se risquer à une métaphysique.
Il est aujourd'hui, sans conteste, le plus écouté des philosophes
de l'Allemagne. Mais, novateur hardi en psychologie et en morale,
M. Wundt devient presque timide dès qu'il touche aux questions
dernières de la métaphysique. Aussi bien est-ce, de toute son
œuvre, la partie qui exerce le moins d'action. Les travaux de son
laboratoire de psychologie physiologique éveillent plus d'intérêt,
et retiennent mieux l'attention que sa théorie de la connaissance
ou sa conception de l'univers.
En un mot, s'il est vrai que l'indifférence du public décourage
la spéculation métaphysique, aucune nouveauté éclatante, d'autre
part, ne vient secouer cette indifférence. Celle-ci ne s'étend pas à
\
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE. 343
toute recherche philosophique, quelle qu'elle soit : le succès même
de la plupart des œuvres de M. Wundt en est une preuve suffi-
sante. Et, à côté des siens, il paraît en Allemagne d'autres travaux
considérables, touchant la logique, la morale, la sociologie. C'est
la métaphysique qui se trouve particulièrement négligée. Il y a
peu d'ouvrages nouveaux qui en traitent : le retentissement de ces
ouvrages est faible, et l'influence en est pratiquement nulle. On
demandait, il n'y a pas longtemps, à un jeune Privat-Docent de
l'université de Berlin : « A quelle doctrine philosophique vous
rattachez- vous? — A la mienne » répliqua-t-il en souriant.
Devrai, il eût été embarrassé de répondre autrement que par cette
boutade, à moins de se retrancher derrière un grand nom de
l'histoire.
Au reste, si quelque doctrine métaphysique exerçait aujour-
d'hui une influence notable sur les esprits, n'en trouverions-nous
pas l'écho dans les Universités? Consultons les programmes de
quelques-unes d'entre elles, et nous verrons quelle petite place
y tient aujourd'hui la métaphysique. A l'Université de Kœnigs-
berg, 45 professeurs ont annoncé des cours dans la Faculté de
philosophie. Cette Faculté, comme on sait, comprend ce qui est
enseigné en France dans les Facultés des lettres et des sciences.
Sur ces 45 professeurs, 3 seulement traiteront de matières qui
touchent à la philosophie, et pas un seul de la métaphysique pro-
prement dite. A l'Université de Munich, la Faculté de philosophie
se subdivise en deux sections : la section des sciences mathéma-
tiques, physiques et naturelles, et la section des sciences morales
et sociales. Celle-ci compte 36 professeurs, sur lesquels 5 ont
dû traiter, dans le semestre d'hiver 1894-1895, de sujets d'ordre
proprement philosophique, et surtout de logique et de psycho-
logie; deux d'entre eux parleront aussi de métaphysique. Enfin à
Berlin, la Faculté de philosophie ne compte pas moins de 160 pro-
fesseurs. 16 d'entre eux annoncent des cours qui touchent aux
différentes parties de la philosophie, mais surtout à la psycho-
logie, à la logique, à la science sociale et à l'histoire des doc-
trines : un seul s'occupera d'un sujet de métaphysique propre-
ment dite (les preuves de l'existence de Dieu) ; un autre examinera
le positivisme moderne. Et c'est tout. Ces chiffres parlent d'eux-
mêmes, et la conclusion s'en tire toute seule. Point de spécula-
tion métaphysique originale : l'intérêt des élèves comme celui
des maîtres va tout entier à d'autres objets.
344 REVUE DES DEUX MONDES.
I
Ainsi l'Allemagne se passe aujourd'hui de métaphysique. Et
non seulement elle s'en passe, mais elle n'en sent pas le manque.
Elle ne le remarque même pas. Si elle le remarquait, en serait-
elle touchée ? Cela est au moins douteux. Son indifférence paraît
complète. Gomment la patrie de Leibniz et de Hegel en est-elle
venue là?
Pour rendre compte de ce fait, on aperçoit d'abord des causes
générales, inhérentes à la métaphysique elle-même, et dont l'effet
est également sensible dans le reste de l'Europe. Car la spécu-
lation métaphysique, de notre temps, n'est guère plus active ni
plus originale dans un pays que dans un autre. Nulle part elle
n'occupe l'attention, nulle part elle ne passionne les esprits. Ne
serait-ce pas l'effet d'une loi qui, au cours de l'histoire de la philo-
sophie, s'est souvent vérifiée ? Il semble qu'à une période d'acti-
vité et d'invention métaphysiques, succède régulièrement une
période de dépression et de stérilité. Les problèmes naguère
étudiés avec zèle perdent peu à peu de leur attrait. Les penseurs
s'en détournent. Le public se désintéresse des doctrines qui na-
guère provoquaient son enthousiasme. Le fait s'est produit dans
l'antiquité, après Platon et Aristote, puis au moyen âge, après les
grands systèmes du xme siècle : il s'est reproduit encore dans les
temps modernes, après l'effort métaphysique des Spinoza et des
Leibniz. Aussi bien la métaphysique ne saurait-elle être assi-
milée aux sciences exactes, dont les progrès sont continus, et
les acquisitions définitives. Chaque doctrine métaphysique re-
prend, pour ainsi dire, l'édifice à pied d'œuvre, et un système ne
compte que s'il est l'effort d'une pensée originale pour expli-
quer la totalité du réel.
Mais un tel effort exige, pour se produire, la réunion d'un
grand nombre de circonstances favorables. Tous les siècles ne
sont pas également propices à l'apparition de métaphysiques
originales. Il en est d'elles comme de tel genre littéraire, de la
poésie lyrique, par exemple, qui peut rester muette pendant de
longues suites d'années. Quand enfin une doctrine originale et
féconde est née, une période d'activité métaphysique commence.
Le système obéit à une force intime de développement; il évolue
en vertu d'une logique interne. Peu à peu les interprétations
diverses qu'on en peut donner se séparent et s'opposent. C'est
l'œuvre de la génération contemporaine de l'auteur du système,
ou, plus souvent, de la génération qui le suit. Cette « élaboration
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE- 345
divergente » demande un temps plus ou moins long, mais elle
ne manque guère de s'accomplir. Il suffît, pour la rendre inévi-
table, de la diversité naturelle des esprits qui repensent les prin-
cipes de la doctrine. Moins compréhensifs que son auteur, le plus
souvent, et moins profonds, formés par une éducation différente,
dominés par d'autres préoccupations, ils ne prennent jamais le sys-
tème exactement comme il leur a été présenté. Ils s'attachent de
préférence à certaines idées, et laissent plutôt dans l'ombre les
autres, qui les touchent moins. De la sorte la doctrine se trouve,
non pas enrichie, — je croirais volontiers qu'elle n'est jamais plus
riche que chez son premier auteur, — mais développée, systéma-
tisée dans le détail, et conciliée autant qu'il est possible avec les
doctrines antérieures. Elle devient ainsi, sous diverses formes,
accessible, et assimilable pour l'élite intellectuelle de la nation.
Puis elle descend insensiblement vers la foule, par la littérature
courante, par l'enseignement, par la presse, par mille canaux insai-
sissables et rapides. Elle fait sentir son influence dans la manière
d'écrire l'histoire, dans les théories politiques, dans tout cet
ensemble flottant qu'on appelle les sciences morales. Mais, en
même temps, à mesure qu'elles passent par plus d'esprits, les
idées fondamentales du système perdent de leur précision et de
leur rigueur. C'est comme un rayon lumineux qui, après avoir
traversé des milieux de densité différente et de plus en plus
opaques, expire enfin, en arrivant à un dernier plus obscur que
les autres. La doctrine finit alors par se concentrer en quelques
formules qui, pour avoir trop servi, n'ont presque plus de sens
ou qui ressemblent fort à des « truismes ». Qu'il y a loin, par
exemple, de Kant chez Kant lui-même, aux surprenans vestiges de
sa pensée que l'on rencontre çà et là dans tel moraliste d'aujour-
d'hui ! Quand on en est là, la période d'activité métaphysique est
close depuis longtemps.
Ainsi s'expliquerait peut-être, par une loi de décadence et de
renaissance alternantes, l'indifférence présente de l'Allemagne pour
la spéculation métaphysique. Elle serait la suite, et comme la
rançon, de l'activité métaphysique déployée au commencement de
ce siècle. Et plus cette activité a été intense, plus il semble naturel
que la dépression qui y succède soit profonde. Or il serait diffi-
cile d'exagérer la force de l'impulsion que Kant avait donné alors
à la pensée philosophique. Je ne parle pas seulement de l'en-
thousiasme que sa propre doctrine a soulevé, et des systèmes que
Fichte, Schelling, Hegel, en firent sortir presque aussitôt, en la
combinant avec les doctrines des anciens, des mystiques, et de
Spinoza. L'action de Kant s'est étendue plus loin, et, pour ainsi
346 REVUE DES DEUX MONDES.
dire, à perte de vue : sur les sciences biologiques avec Jean Mùller
et Helmholtz, sur les sciences naturelles avec SchellingetSteffens,
sur les sciences politiques, et jusque sur la théologie par l'inter-
médiaire de Hegel. Tel était le prestige de son nom que plus tard,
lorsqu'il fallut, en Allemagne, débarrasser la science du fatras mé-
taphysique qui l'encombrait, c'est encore au cri de « Revenons à
Kant! » que la réaction s'est faite.
On y est revenu, en effet, mais comme à un objet d'étude
historique. On s'est attaché à dégager cette doctrine des élémens
d'origine diverse qui s'y étaient mêlés. On a montré que le kan-
tisme, loin d'être un obstacle aux progrès de la science positive,
était au contraire une sauvegarde de son indépendance. Mais l'in-
térêt qu'on y a pris s'est borné là. Pas plus que les doctrines de
Hegel ou de Schopenhauer, celle de Kant n'est aujourd'hui vi-
vante en Allemagne. En Suisse et en France, la morale kantienne
est demeurée , pour nombre d'âmes généreuses , l'expression la
plus précisément sublime de la vérité. Encore n'est-ce pas la mo-
rale de Kant : c'est plutôt la morale du devoir en général, fondée
sur le témoignage irréfragable de la conscience. On s'injuiète
peu du lien que Kant établissait entre sa morale et le reste (1e sa
doctrine : on se contente de lui emprunter « l'impératif catégo-
rique ». Mais en Allemagne, l'habitude ne s'est pas établie de
séparer ainsi une morale du système qui la soutient et qui l'ex-
plique; et c'est tout entière que la doctrine de Kant est atteinte,
elle aussi, par la défaveur où la métaphysique est tombée.
Une autre cause n'a pas peu contribué à amener ce discrédit,
je veux dire le merveilleux développement qu'ont reçu, dans
notre siècle, d'un côté les sciences biologiques, de l'autre les
sciences historiques. Certes ce siècle, en ce qui concerne les
sciences physiques et mathématiques, peut soutenir la compa-
raison avec ses devanciers. Mais, s'il a continué glorieusement
leur œuvre, il trouvait du moins la voie ouverte par eux, et le
chemin tracé. Ce qui lui appartient en propre, c'est d'avoir in-
stallé, si l'on peut dire, l'histoire dans sa méthode définitive, avec
son cortège de sciences accessoires, épigraphie, archéologie, nu-
mismatique, paléographie, etc. C'est aussi d'avoir entamé, sur
plusieurs points nouveaux, l'immense domaine de la vie, encore
presque vierge : c'est d'avoir créé la tératologie, l'embryologie,
et toutes les jeunes sciences qui, comme la microbiologie, ont
tant donné déjà et promettent plus encore. D'éclatantes décou-
vertes et d'heureuses applications leur ont valu une popularité et
un prestige extraordinaires. L'idée devait naître de généraliser la
méthode de ces sciences pour y trouver les principes d'une phi-
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE. 347
losophic naturelle. De là la théorie de Darwin sur l'origine des
espèces. De là surtout la philosophie de l'évolution de M. Spencer,
qui va de la genèse du système solaire à celle des mœurs, des in-
stitutions et des croyances. Philosophie dont les siècles précédens
ne se seraient sans doute pas contentés! Ils n'auraient pas pris un
tableau historique de l'évolution des êtres pour une explication
de ces êtres. Ils cherchaient une déduction rationnelle : une gé-
néalogie ne leur aurait pas suffi. Notre temps, au contraire, se
complaît aux explications historiques. A-t-il raison, ou est-il dupe
d'une illusion? Ne fait-il peut-être qu'étaler, pour ainsi dire, les
problèmes dans le temps, sans les résoudre? Nous n'avons pas ici
à le rechercher : toujours est-il qu'une telle disposition des es-
prits est ce qu'on peut imaginer de moins favorable à la spécula-
tion métaphysique.
Gomment en effet les grands métaphysiciens, presque tous, se
sont-ils formés? Par la pratique des mathématiques et des sciences
exactes. Il y a, entre cet ordre de sciences et la métaphysique,
sinon une parenté, du moins une affinité évidente et de tout temps
reconnue. Les philosophes ont toujours insisté sur le caractère
éternel, intemporel, pour mieux dire, des vérités mathématiques.
Le fait, le « phénomène » qui apparaît et disparaît, qui n'était
pas tout à l'heure, et qui bientôt ne sera plus, qui se produit en
un point déterminé de l'espace, qui a besoin, pour être perçu, des
sens d'un observateur, ce fait, les mathématiques ne s'en occupent
pas. Leur domaine est ailleurs : elles régissent le possible et le
nécessaire, non le réel et le contingent. Si le fait prend quelque
réalité pour elles, ce sera à titre de figure, comme expression
sensible d'une vérité rationnelle, ou, selon le mot de Platon,
comme symbole imparfait et tangible de l'idée pure et invisible.
Or la métaphysique ne demande-t-elle pas, elle aussi, un effort
analogue à celui des mathématiques? Ne cherche-t-elle pas par
delà le phénomène, la substance, par delà le sensible, l'intelli-
gible, par delà le relatif, l'absolu? Si les métaphysiciens, depuis
Platon jusqu'à Descartes, ont été d'accord pour voir dans les ma-
thématiques une excellente préparation à leur science, c'était sans
doute à cause de la rigueur de leur méthode, et pour accou-
tumer l'esprit à « ne point se repaître de fausses raisons. » Mais
ils en avaient aussi un autre motif, que Platon a admirable-
ment mis en lumière. Les mathématiques affranchissent l'esprit
du préjugé qu'il a naturellement en faveur des sens. Elles trans-
forment peu à peu l'idée qu'il se fait de la vérité. Est vrai non pas
ce qui s'impose à nos yeux ou à nos oreilles, mais ce qui est
évident pour la raison ; est vrai non pas ce qui est « perçu » , mais
348 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qui est « prouvé ». Tel est aussi le point de vue du méta-
physicien. On sait que Spinoza, pour prendre l'exemple le plus
célèbre, a conçu la forme de sa science sur le type de la mathé-
matique. Il a voulu procéder par axiomes, définitions et théo-
rèmes. La vérité d'observation n'a pas de valeur pour lui, du
moins tant qu'elle n'entre pas dans l'enchaînement de ses déduc-
tions. La psychologie empirique des Anglais n'est à ses yeux
qu'une collection d'anecdotes ; il la traite dédaigneusement d' « his-
toriole » de l'âme. Et quand lui-même étudiera les sentimens et
les passions des hommes, il le fera « comme s'il s'agissait de
lignes, de plans et de solides. » La grande différence entre les
mathématiques et la métaphysique consiste en ceci, que les ma-
thématiques, se donnant leur objet, en sont en quelque façon
maîtresses, au lieu que la métaphysique se trouve en présence
du réel, mystérieux, décevant, et peut-être incompréhensible. De
là la fortune si diverse de ces deux sciences, qui ne doit pas nous
dissimuler l'analogie foncière de leurs méthodes. Et si quelque
renaissance métaphysique se produisait bientôt, je ne serais pas
surpris que les premiers symptômes se fissent sentir d'abord
sous la forme de spéculations suggérées par les mathématiques.
L'antique lien de parenté s'est relâché, mais il n'est pas rompu.
Tout autres sont l'esprit et la méthode des sciences biolo-
giques et historiques. Ici le fait est souverain : il ne s'agit plus de
déduire a priori, mais d'observer et d'expérimenter. Sans doute la
spontanéité propre de l'esprit y a encore un rôle, et un rôle
capital. Dans ces sciences comme dans les autres, point'de décou-
verte sans une part de divination. Ce n'est pas le moindre titre
de gloire de Claude Bernard que d'avoir montré, dans son Intro-
duction à l'Étude de la Médecine expérimentale , qu'avant de
constater une vérité nouvelle, l'esprit l'a toujours pressentie.
Toute expérience n'est, au fond, qu'une vérification. C'est le
contrôle d'une réponse que l'esprit s'était faite à lui-même par
avance. Pareillement, la connaissance des documens n'est pas
le tout de l'histoire. Un historien d'imagination plate et sans
vigueur logique ne tirera des documens les mieux établis et des
sources les plus riches qu'une œuvre médiocre comme lui-même,
et d'une exactitude littérale presque fausse par manque de péné-
tration. Mais enfin, ces réserves faites, ni l'histoire ne s'invente,
ni la biologie ne se construit a priori. En ces ordres de sciences,
le fait décide en dernier ressort. Seul il a qualité pour décider
entre les hypothèses : pour les exclure, fausses, et vraies, les
confirmer.
Mais que de fois, dans ces sciences, le « fait » lui-même est dif-
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE. 349
ficile à interpréter! Difficulté d'autant plus vivement sentie que
le savant y apporte une sagacité plus expérimentée, et une méthode
plus circonspecte! Voyez comme, à ce point de vue, la physio-
logie de Descartes diffère de la nôtre ! Descartes croyait le méca-
nisme de la vie relativement simple. Il abordait, sans hésiter,
l'explication de faits que nos physiologistes, plus instruits et par
suite plus prudens, s'estimeraient heureux de déterminer avec
précision. Ils savent que la complexité des phénomènes vitaux
est presque infinie, et que, de beaucoup de ces phénomènes, même
des plus généraux, ils ne peuvent donner qu'une description
sommaire et grossière. Il ne suffit donc pas de dire avec Bacon
que le savant doit suivre docilement la nature et s'attacher à ses
pas pour lui dérober ses secrets : il faut avouer qu'ici cela même
est singulièrement malaisé. Trop souvent les faits biologiques
présentent au chercheur un véritable labyrinthe, et plus d'une
fois, pour choisir entre les routes qui se présentent, un fil con-
ducteur lui fait défaut.
Dans la physique et dans la chimie, la difficulté, toujours
considérable, est sensiblement moindre. L'expérimentateur y a
affaire à la matière brute, inorganique, qui s'offre, toujours iden-
tique, aux prises de ses instrumens. Au moyen d'artifices sou-
vent assez simples, il arrive à mesurer les faits : le mathématicien
s'en empare, et la détermination de la loi peut devenir complète.
Mais dès que l'on opère sur des êtres vivans, comment être sûr
que deux expériences soient faites dans des conditions rigoureu-
sement identiques? La vie, comme un ennemi rusé, semble se
plaire à déjouer les combinaisons et à tromper les précautions de
l'expérimentateur. Les lois échappent, les faits mêmes parfois se
dérobent. La science alors, à cause de l'extrême complexité de
son objet, relâche quelque chose de sa rigueur idéale. Ne pou-
vant démontrer le « nécessaire », elle se borne provisoirement à
établir, selon le mot d'Aristote, « ce qui arrive le plus souvent. »
Elle se trouve en présence d'une matière si variée, si riche, si
mouvante qu'elle ne peut espérer, je ne dis pas de s'en rendre
maîtresse, mais de s'attaquer aujourd'hui aux problèmes fonda-
mentaux. Longtemps encore, malgré les efforts d'expérimenta-
teurs ingénieux, malgré les révélations, souvent énigmatiques, il
est vrai, de la pathologie, elle devra se contenter de patiens
travaux d'approche, et d'avancer pas à pas dans la détermination
exacte des faits.
On voit dès lors pourquoi une génération passionnément
appliquée à des recherches de ce genre sera, par cela même, très
peu portée vers la métaphysique. Les esprits sont orientés dans
350 REVUE DES DEUX MONDES.
une direction qui les en éloigne. Le moindre brin d'herbe, la
moindre cellule vivante pose au savant une infinité de questions,
et il n'aperçoit même pas la possibilité de les résoudre avec les
moyens dont il dispose aujourd'hui. Que pourra-t-il penser alors
d'une prétendue « science », qui procède par la méthode déductive
a priori, et qui se flatte d'embrasser la totalité du réel? Quelle dé-
rision, ne pouvant expliquer la moindre partie de ce qui vit, que
d'imaginer en rendre le tout intelligible ! C'est comme si un
enfant, incapable de soulever, avec ses petits bras, un galet sur
la plage, prétendait ébranler la falaise d'où ce galet est tombé.
Aux yeux du biologiste, qui lutte à si grand'peine contre la na-
ture, et qui sent si vivement les difficultés de ce combat, le mé-
taphysicien qui propose une explication totale de la nature semble
le plus souvent un rêveur à qui le sens de la réalité fait défaut.
Il lui jette un regard de surprise mêlé d'ironie, et il retourne à
son microscope ou à son laboratoire. Il sait trop ce que coûte de
patience attentive je ne dis pas l'explication, mais la description
exacte du plus petit fait, pour s'arrêter à des spéculations générales
qui prouvent surtout la souplesse dialectique de leur auteur. En
comparaison de sa science, cela lui paraît un jeu, ou, si l'on aime
mieux, une sorte d'art et de poésie. Que la jeunesse de l'huma-
nité s'y soit complue, rien n'est plus naturel, et le génie d'un
Platon y a trouvé la matière de chefs-d'œuvre dont l'esprit s'en-
chante encore aujourd'hui ! Mais l'âge viril veut des occupations
plus sérieuses. Pour que le biologiste pensât autrement de la méta-
physique, il faudrait qu'il ne prît pas pour la vraie réalité cette
matière vivante qui s'offre et se refuse à la fois à ses recherches,
et qui fait l'objet constant de ses préoccupations. Il faudrait
qu'il fût à la fois au point de vue de sa science, et très au-dessus
de ce point de vue. Cela ne se rencontre guère. Un œil accou-
tumé à regarder les objets de tout près, s'accommode peu à peu
à cette habitude visuelle : à la longue, il ne peut plus rien distin-
guer de loin. Pour la métaphysique, presque toujours le savant
sera myope.
Il est toutefois un système de philosophie auquel ira de pré-
férence la sympathie des biologistes ; et nous voyons qu'en effet
ce système a trouvé en Allemagne d'aussi nombreux partisans
que dans le reste de l'Europe. Je veux parler de la philosophie
de l'évolution. En quoi consiste en efï'et cette philosophie, sinon
à transporter à l'univers entier, par un emploi audacieux de
l'analogie, la loi de développement observée chez les êtres vivans?
M. Spencer, qui l'a formulée le premier et qui l'a rendue popu-
laire, a-t-il fait autre chose que de généraliser l'idée scientifique
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE. 351
d'évolution organique, et de l'appliquer à tout le contenu de
l'expérience, depuis la formation du système solaire jusqu'à la
genèse des lois de l'esprit? Mais une telle doctrine, comme on l'a
souvent objecté à M. Spencer, en dit trop ou trop peu. Trop, si
elle doit se fonder sur la science, car elle fait une part démesurée
à l'hypothèse. Trop peu, si elle doit tenir la place des anciennes
métaphysiques : car M. Spencer passe sous silence ou résout par
prétérition des problèmes tels que ceux de l'apparition de la vie
et de la pensée dans l'univers; bien mieux, celui de l'origine de
la matière même. Sur ce point, sa doctrine de l'inconnaissable est
un aveu. Ou bien cet inconnaissable qu'il appelle aussi la force,
ne serait-il, sous un autre nom, que « l'infini » des premiers phi-
losophes grecs, la « volonté » de Schopenhauer, Y « idée » de
Hegel, le support enfin des phénomènes que les anciens méta-
physiciens appelaient la substance ?
Sans entrer ici dans cette discussion, il parait certain que l'évo-
lutionnisme de M. Spencer, trop aventureux, n'est pas encore la
philosophie fondée sur l'expérience que notre siècle réclame. La
part de l'hypothèse y est si considérable, que les savans n'ont pas
de raison pour regarder ce système comme plus vraisemblable
qu'un autre. Une fois dissipé le mirage que ce mot d'« évolu-
tion » peut produire à leurs yeux, ils aperçoivent sans peine à
quelle distance M. Spencer se tient du point de vue de la science.
Son système n'en a pas moins joui d'une faveur marquée, et ce
succès même est un signe des temps. Car l'idée d'une évolution
de la série des êtres vivans, et même de la nature tout entière,
cette idée n'est pas nouvelle. Elle se trouve déjà, admirablement
exposée, chez Aristote, chez Leibniz, chez Hegel. Mais le plan
de l'univers restait pour eux quelque chose de logique et d'idéal.
Ils n'imaginaient pas de le dérouler, pour ainsi dire, dans le temps,
parce que cela, selon eux, n'en eût aucunement avancé l'expli-
cation. C'est pourtant tout ce qu'a fait la philosophie évolution-
niste, et cela a suffi pour lui attirer beaucoup d'admirateurs et
d'adeptes. Rien ne montre mieux combien la prédominance de la
science biologique éloigne l'esprit du point de vue de la méta-
physique. Elle lui ôte le désir et même la pensée de dépasser
la « nature ». Elle lui fait trouver des solutions là où la méta-
physique ne voyait encore que des problèmes.
L'influence de l'histoire s'exerce dans le même sens. Comme
le biologiste, l'historien vit dans un commerce constant et dans
une lutte perpétuelle avec les « faits ». Il en sort peut-être plus
facilement vainqueur : mais il sait aussi, s'il est modeste, que sa
victoire reste imparfaite, et que ses successeurs auront peut-
352 REVUE DES DEUX MONDES.
être à renouveler le combat. Gomme il ne voit le passé qu'en
perspective, et à travers les périodes qui le séparent du présent,
il n'en a jamais qu'une image réfractée et probablement dé-
formée. La complexité des faits historiques est aussi une
cause de difficultés presque insolubles. S'il est malaisé aux
contemporains de comprendre ce qui se passe sous leurs yeux,
faute de recul pour apercevoir l'ensemble, il manque à l'historien
qui vient plus tard d'avoir vu les événemens qu'il raconte. Chez
lui, comme chez le biologiste, l'extraordinaire richesse de la
réalité qu'il étudie, et dont il poursuit le détail à la loupe, con-
fond et souvent écrase l'imagination. A plus forte raison se
défiera-t-il des audaces de la pensée spéculative, et les régions
sublimes où s'aventure le métaphysicien lui paraîtront le vide
absolu.
De même, rien ne détourne mieux de la méthode déductive
a priori que la pratique de l'histoire. En effet, comme Littré s'est
amusé à le faire voir, ce qui arrive, en l'ait, dans l'histoire, esl
presque toujours le contraire, de ce qui, a priori, aurait dû arriver.
Que de surprises pour l'homme d'Etat le plus clairvoyant, s'il
revenait au monde cinquante ans seulement après sa mort ! Sans
doute l'historien, qui dispose à loisir de ce qu'il appelle les causes
et les effets, n'est pas embarrassé de rattacher les unes aux autres.
Il démontre, à grand renfort de textes, que l'empire romain a dû
succomber aux invasions barbares; que Luther a dû tenir tête
victorieusement à la cour de Rome; que F Angleterre a dû acquérir
un immense empire colonial, et qu'il ne pouvait en être autre-
ment. Mais comment établit-il sa démonstration? Toujours par
des argumens de l'ait : par l'interprétation psychologique des
besoins, des sentimens, des passions d'un peuple à un moment
donné, par l'étude des conditions économiques, politiques, reli-
gieuses où ce peuple se trouvait : en un mot, par la recherche
des causes secondes. C'est là qu'il déploie ses qualités de finesse
et de pénétration, sa vigueur logique, sa connaissance de l'âme
humaine. Si, au lieu de se borner à la connexion des faits histo-
riques, il cherchait à les interpréter dans leur ensemble, à
l'aide d'une idée supérieure, il entrerait dans ce qu'on appelait
autrefois la philosophie de l'histoire, c'est-à-dire, il cesserait d'être
historien pour faire œuvre de philosophe. Autrefois, disons-nous :
car la philosophie de l'histoire , fort en honneur au commence-
ment du siècle, est aujourd'hui tout à fait négligée. Elle a cédé
la place à la sociologie, qui en diffère complètement, sinon par
son objet, du moins par sa méthode, et qui prétend au titre de
science positive. La philosophie de l'histoire a partagé le sort de
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE. 353
la métaphysique : le public leur témoigne à toutes deux une
égale indifférence.
Quant aux systèmes métaphysiques proprement dits, l'esprit
historique conduit à les considérer comme des faits d'une nature
spéciale, comme d'utiles documens sur l'état des esprits et sur la
nature des croyances dans une certaine civilisation, à un certain
moment. Mais l'historien ne s'arrête pas à examiner s'ils appro-
chent plus ou moins de la vérité absolue, pas plus qu'il n'a égard
au caractère sacré de la Bible, quand il y cherche des renseigne-
mens sur les mœurs des anciens Sémites. La méditation méta-
physique suppose une certaine attitude mentale : l'usage de la
méthode historique en donne une autre, toute différente. N'est-il
pas inévitable qu'une génération éprise de l'histoire, vivant en
elle, adaptée pour ainsi dire à elle, soit indifférente à un ordre
de recherches dont la méthode lui est étrangère et suspecte, et
qui ne peuvent donc que lui paraître creuses et chimériques?
Là serait une des causes principales qui ont amené peu à peu
l'état d'abandon où se trouve la métaphysique en Allemagne.
Dans les Universités, dans la faveur du public qui lit, la place
qu'elle occupait jadis a été prise par des travaux d'ordre scienti-
fique, les uns biologiques, les autres historiques. Cette substitution
a été d'autant plus aisée que justement une période d'activité mé-
taphysique venait de se clore. Foutes les issues sortant de la
doctrine de Kant avaient été tentées, une période de repos com-
mençait. Au contraire les études biologiques et historiques, nou-
velles ou renouvelées, attiraient la plupart des jeunes savans. Le
succès y était presque certain, à condition de procéder avec mé-
thode. De plus, l'extrême complexité de l'objet de ces sciences per-
mettait, imposait même la division du travail : circonstance favo-
rable au caractère allemand, qui aime à la fois l'indépendance et la
discipline. Un sujet de travail très limité, exigeant l'emploi d'une
méthode très minutieuse, n'est pas pour le rebuter : il exerce sa pa-
tience sans paralyser son imagination. De la sorte, tandis que les sé-
minaires historiques et philologiques se multipliaient, tandis que
se fondaient à l'envi, dans les Universités, grandes et petites, labora-
toires, cliniques et instituts, la métaphysique, naguère si floris-
sante, voyait sa part se restreindre de plus en plus. Elle finissait par
n être presque plus, elle aussi, qu'un objet de curiosité historique.
II
Aussitôt que la pensée de l'homme se possède, elle fait effort
pour s'expliquer l'origine et l'essence des choses ; inquiète de sa
tome cxxix. — 1895. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
destinée, elle se porte d'abord aux questions dernières. Sans
doute, ces questions trouvent une réponse dans les croyances
religieuses. Mais cette réponse, la religion en général l'impose
plutôt qu'elle ne la propose ; et la raison prétend ne rien admettre
qu'elle ne puisse légitimer à ses propres yeux. C'est ainsi que
dès son apparition en Grèce, la métaphysique rationnelle a eu un
caractère laïque très nettement marqué. Et s'il en a été autrement
pendant la plus grande partie du moyen âge, depuis la Renais-
sance, la tradition antique s'est renouée. Toutefois les rapports
de la religion et de la philosophie ne pouvaient plus redevenir
ce qu'ils avaient été avant le christianisme. La religion antique
n'avait pas de dogmes. Elle n'enseignait pas de vérités qu'il fallût
admettre, sous peine de devenir hérétique ou infidèle. Au moyen
de quelques précautions très simples, extérieures, et qui ne dimi-
nuaient en rien sa liberté, le philosophe évitait tout conflit avec
la religion. Le christianisme, au contraire, contient une méta-
physique explicite et développée : de là, pour les penseurs mo-
dernes, une situation extrêmement délicate, et un ordre de pro-
blèmes que les anciens n'avaient pas connu. Tant que l'on ne
douta point de la conformité de la raison et de la foi, la théo-
logie révélée et la théologie naturelle s'accordèrent à merveille ;
parties de prémisses différentes, elles se rejoignaient en des con-
clusions identiques. Pourtant, que cet accord fût précaire, le
moyen âge même ne l'avait pas ignoré. Plus tard, Descartes,
pour s'assurer le libre emploi de sa méthode. « mettait à part »,
avec de grandes démonstrations de respect, les vérités de la foi.
Leibniz même était suspect aux pasteurs de Hanovre ; je ne dis
rien de Spinoza, qualifié couramment d'athée. Depuis lors les
conflits entre théologiens et métaphysiciens ne se comptent plus.
L'Allemagne en a vu, comme on sait, de célèbres. La réaction
cléricale qui suivit la mort de Frédéric II prétendit imposer
silence à Kant, alors en pleine possession de sa gloire : et c'est
une accusation d'athéisme qui fit perdre à Fichte, en 1799, sa
chaire d'Iéna.
S'il existe ainsi un antagonisme, ou du moins une lutte d'in-
fluence entre le dogme religieux et la spéculation rationnelle, il
semble bien que, lorsque l'une perd du terrain, l'autre devrait en
gagner. Or depuis cinquante ans la théologie en Allemagne, —
du moins dans l'Allemagne protestante, — voit peu à peu son au-
torité sur les esprits se restreindre. Non que les Facultés de théo-
logie, dans les Universités, se dépeuplent. Les fonctions ecclésias-
tiques ont toujours leur recrutement assuré. Mais, sans chercher
si les théologiens d'aujourd'hui sont inférieurs ou supérieurs à
LA CUISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE. 355
leurs devanciers, on remarque qu'ils obéissent à la tendance du
siècle : a côté de la dogmatique même, ils font une part de plus en
plus grande à l'histoire des dogmes. Puis, symptôme plus grave,
la théologie tend à s'isoler. Elle semble devenir peu à peu en
Allemagne ce qu'elle est en France depuis longtemps : une bran-
che d'études spéciales, cultivées presque uniquement par une
certaine catégorie de personnes, et à peu près fermées aux pro-
fanes. Le génie de Pascal parviendrait-il aujourd'hui à intéresser
le public français à la question soulevée par les premières Provin-
ciales, de savoir si la grâce suffisante est efficace? De même, en
Allemagne,- la pensée laïque et la théologie n'entretiennent plus
le commerce intime et constant qui subsistait encore à la fin du
siècle dernier. La pensée laïque suit tranquillement sa voie
propre, et la théologie demeure de plus en plus à l'écart.
Contre toute apparence, la métaphysique rationnelle n'a pas
profité de l'affaiblissement de sa vieille adversaire. Elle en pâtit
plutôt. Comme la théologie, plus qu'elle encore, elle voit dimi-
nuer son prestige et décroître son empire sur les esprits. Ne
serait-ce pas qu'au fond leur objet à toutes deux est le même, et
que l'indifférence pour cet objet les atteint toutes deux? Peu im-
porte que leurs méthodes soient différentes et môme opposées.
Bien qu'ennemies souvent, elles sont toujours solidaires. Elles se
soutiennent l'une l'autre en se combattant; et si l'une s'affaiblit
gravement, l'autre ne tarde pas à languir.
Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter un regard sur l'histoire
des rapports de la métaphysique et de la théologie en Allemagne.
Tous, ou presque tous, les grands métaphysiciens y ont été nourris
de théologie. On sait la place que celle-ci tient dans l'œuvre de
Leibniz. La Théodicée est l'ouvrage auquel il renvoie le plus
volontiers ses correspondans. Encore n'insisterais-je pas sur ce
philosophe. Esprit souple autant que profond, extraordinairement
curieux de toutes choses, très politique, il s'était sans doute
affranchi du côté de la théologie plus qu'il ne lui a convenu de le
dire. Mais, sans parler ici de la nombreuse lignée des mystiques
et des théosophes allemands, Wolff et Kant appartenaient à des
familles extrêmement pieuses, et tous deux furent élevés dans la
lecture quotidienne des livres saints. Schelling et Hegel, avant
de se donner à la métaphysique, avaient tous les deux étudié en
théologie, avec l'intention d'entrer dans la carrière ecclésiastique.
Schopenhauer était très versé dans la double science de la théo-
logie chrétienne et bouddhique. Même Feuerbach, l'auteur de
l'Essence du christianisme, avait commencé par des études de
théologie. Il ne put qu'à grand'peine obtenir de son père la per-
356 REVUE DES DEUX MONDES.
mission de quitter cette Faculté pour celle de philosophie, qui
l'attirait davantage. L'ensemble de ces faits est significatif. On ne
peut y voir une série de coïncidences fortuites. Il est clair que
quelques-unes des plus brillantes recrues de la métaphysique ont
été des transfuges de la théologie.
Il ne faudrait pas exagérer, toutefois, cette solidarité histo-
rique de la théologie et de la métaphysique en Allemagne; il ne
faudrait pas surtout y voir un rapport de dépendance. En fait,
plus dune doctrine métaphysique s'y est constituée par l'effort
d'une raison qui se gardait jalousement de toute influence théolo-
gique ou religieuse. Mais alors elle a, le plus souvent, son origine
dans la psychologie. D'où peut naître, en effet, l'idée maîtresse
d'un système métaphysique? Ou elle procède du besoin de relier
le visible à l'invisible, l'essence finie de l'homme à une cause
première, le réel qui nous est donné à l'absolu qui nous surpasse :
sans se confondre avec le sentiment religieux, ce besoin n'en est
pas très éloigné, et les métaphysiques qui le satisfont contiennent
toujours un élément mystique plus ou moins apparent. Ou bien,
comme chez Socrate, comme chez Descartes, le point de départ
est dans la réflexion de l'esprit sur lui-même, et c'est alors d'un
effort psychologique approfondi que sort la métaphysique. Or
autant le premier cas a été fréquent en Allemagne, autant le
second s'y rencontre peu. Il ne semble pas que les Allemands
(sauf exception) soient spontanément psychologues. Ils vont
d'instinct à la spéculation sur l'absolu. Tout les y porte : leur
imagination audacieuse et enthousiaste, leur sentiment religieux,
leur prédisposition au mysticisme. Mais nous ne voyons pas que
parmi leurs grands philosophes aucun ait pris le point de dépari,
de sa doctrine dans la psychologie. Et si, entre tant de pédagogues
distingués que l'Allemagne a produits, il s'en trouve peu qui
soient tout à fait de premier ordre, cela ne tiendrait-il pas à un
défaut d'originalité psychologique?
La psychologie, dans les trois derniers siècles, a été surtout
anglaise et française : je parle de la psychologie classique et
« introspective », non de la psychologie expérimentale ou physio-
logique. Celle-ci, de date récente, a trouvé aussitôt faveur chez
les Allemands. Mais ils n'ont jamais beaucoup pratiqué la mé-
thode proprement psychologique, par laquelle le moi se réfléchit,
s'observe et s'analyse. Leur pensée ne s'arrête pas longtemps à
cette station intermédiaire. Elle passe vite du point de vue de
l'être individuel et particulier au point de vue supérieur de l'être
nécessaire et absolu. En un mot, elle a été naturellement méta-
physicienne.
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE. 357
Cela est vrai de presque tous les penseurs allemands, et surtout
des plus grands. Aussi voit-on que fort souvent dans leur doctrine
l'élément psychologique est venu de l'étranger. C'est ainsi que
Leibniz doit beaucoup, en ce sens, à Descartes et à Locke, Kant
à Hume, Sûhopenhauer aux psychologues et aux moralistes fran-
çais du xvme siècle. Ceci soit dit sans diminuer en rien l'origi-
nalité des philosophes allemands, puisque l'important n'est pas
d'où viennent les idées, mais où elles aboutissent. Il n'en reste
pas moins que cette sollicitation du dehors leur a été précieuse
et peut-être indispensable. Plus d'une fois ce fut. la secousse ini-
tiale qui mit en branle leur pensée, et qui donna l'impulsion à
leur faculté métaphysique.
Or, depuis le commencement de ce siècle, la psychologie
« introspective » n'a rien donné, ni en France ni en Angleterre,
qui pût produire une profonde impression en Allemagne. L'école
éclectique française a peu ajouté à ce qu'elle recevait des Ecossais
et de Maine de Biran ; elle n'en avait d'ailleurs pas l'ambition, et
ne prétendait pas ouvrir une voie nouvelle. En Angleterre, ni
Stuart Mill, ni l'école associationiste de Lewes et de Bain, n'ont
été en grand progrès sur Hume et sur Hamilton. L'Allemagne
n'a donc pas eu à féconder des germes qui ne lui ont pas été
transmis. Et comme d'autre part, elle prenait de moins en moins
d'intérêt aux spéculations d'ordre transcendant, qui s'attaquent
d'emblée à l'absolu, il était inévitable que la métaphysique,
atteinte ainsi dans ses deux sources essentielles, parût presque
complètement tarie.
Pour résumer d'un mot les réflexions qui précèdent, l'esprit
positiviste gagne en Allemagne. Je ne veux pas dire que jamais
le système proprement dit d'Auguste Comte y fasse beaucoup de
prosélytes. Outre que cette doctrine, sous sa forme primitive,
appartient désormais à l'histoire, elle a quelque chose d'hermé-
tiquement clos, où l'imagination allemande étouffe. Le système
positiviste répugne au besoin qu'elle a d'expansion et de li-
berté. Il lui paraît insupportable de penser qu'une fois entrée
dans la période positive (où nous sommes), l'humanité n'ait rien
à attendre de vraiment nouveau, et que son but soit sinon pro-
chain, du moins déjà visible. Elle préfère infiniment l'idée qui
est au fond des doctrines de Leibniz et de Hegel, l'idée du progrès
indéfini et de la marche éternelle vers un idéal toujours plus
lointain. De même, elle n'aimera pas à subordonner les unes aux
autres, comme fait Auguste Comte, les périodes théologique,
métaphysique et positive. Elle y discernera plutôt, sous des
symboles difïerens, le même effort de l'humanité vers la vérité et
358 REVUE DES DEUX MONDES.
le bonheur, et elle reconnaîtra à chacun de ces symboles sa valeur
et sa dignité propres. Enfin, elle ne consentira pas non plus à ce
que la pensée humaine s'interdise désormais toute recherche sur
ce qui n'est pas phénomène ou loi des phénomènes. Son instinct
métaphysique l'avertit que l'idée de l'inconnaissable, qui subsiste
dans le positivisme, est une ouverture par où reparaîtra la spé-
culation sur l'absolu.
Mais si le positivisme, comme système, a peu de chances de
conquérir l'Allemagne, l'esprit général de cette doctrine, en
revanche, s'y est répandu partout, et son influence s'y manifeste
sous mille formes, dans la littérature, dans fart et dans les
mœurs. Pour ne parler ici que de la science, quoi de plus signi-
ficatif que la modification, — c'est trop peu dire, — la transfor-
mation subie par les sciences morales? La psychologie, en Alle-
magne, a rompu résolument tout lien avec la métaphysique, et
s'efforce de se constituer comme science indépendante. Elle a sa
méthode propre, ses laboratoires, ses instrumens. La morale
s'essaie à la méthode objective, et elle étudie l'évolution des
coutumes et du droit. La sociologie enfin, bien qu'elle hésite
encore sur ses limites et sur ses rapports avec les sciences
voisines, travaille avec ardeur, avec confiance, et il n'y a plus
guère d'Universités qui ne lui fassent une place dans leur ensei-
gnement. Or tout ce mouvement procède d'Auguste Comte.
MM. Wundt, Simmel, Barth et leurs émules, s'ils ne suiventpas,
il est vrai, la direction que Comte a indiquée, marchent dumoins
dans la voie qu'il a ouverte. Ils lui doivent l'idée môme de leur
science. Mesurez par là le terrain que la métaphysique a perdu
en Allemagne. Au commencement du siècle, au temps de
Schelling et de Hegel, elle étendait son empire, par delà les
sciences de l'esprit, jusque sur les sciences de la nature. Aujour-
d'hui cet empire n'existe plus, et non seulement les sciences de
la nature jouissent d'une entière indépendance, mais les sciences
morales elles-mêmes, pour être vraiment des sciences, ne veulent
plus rien avoir de commun avec la métaphysique.
III
La philosophie d'un peuple, surtout d'un peuple tel que l'Al-
lemagne, est étroitement liée au développement de la vie natio-
nale. Elle en est une expression aussi fidèle que l'art ou la littéra-
ture le peuvent être. Il est donc artificiel de prétendre expliquer
les formes successives de cette philosophie par des raisons pure-
ment logiques, ou tirées de la seule considération des systèmes.
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE. 359
Sans doute les idées ont leur vie propre, et l'évolution des doc-
trines obéit à une loi interne. Mais les œuvres où elles s'expri-
ment sont néanmoins pénétrées de l'esprit de leur temps, même
quand elles le combattent, même quand elles doivent le trans-
former. Pas plus que le poète, le métaphysicien n'est isolé dans
sa « tour d'ivoire » . Cela n'était pas vrai du temps de Platon ; cela
le serait encore moins du nôtre. Par suite, si l'on veut comprendre
le développement de la spéculation métaphysique en Allemagne,
si l'on veut surtout s'expliquer les fortunes diverses qu'elle a eues,
il faut jeter un regard sur l'histoire générale de la nation.
Or le fait capital de cette histoire est un changement com-
plet et brusque dans l'orientation de la vie nationale. L'Allemagne
poursuit aujourd'hui des fins dont, il y a cinquante ans, elle avait
à peine l'obscur pressentiment. Le progrès scientifique et écono-
mique, il est vrai, a amené dans l'Europe entière de profondes
transformations. Mais, de toutes les nations, l'Allemagne est cer-
tainement celle qui a dû faire l'effort d'adaptation le plus éner-
gique : nulle part le changement n'a été si rapide ni si radical.
Sans doute la Révolution française et Napoléon avaient donné à
l'Allemagne une première et décisive secousse, et l'on ne saurait
nier que les mouvemens ultérieurs ne soient sortis de celui-là.
Avec la chute du Saint-Empire, c'est l'ancienne Allemagne qui
s'écroule ; avec le grand effort militaire de la Prusse en 1814 et
181 S, c'est l'Allemagne nouvelle qui apparaît. Mais aussitôt la
réaction triomphante l'empêche de se dégager, et une restaura-
tion, au moins partielle, de l'ancien régime s'établit. L'Allemagne
redevient un Etat fédératif. Ce morcellement politique, s'il lésait
de grands intérêts nationaux, en entretenait beaucoup de petits,
très vivaces. Le particularisme, maudit par une minorité de pa-
triotes, était considéré, dans la plupart des petits Etats, comme
une sauvegarde de leur indépendance. Alors il semble que, dé-
couragée, la nation allemande renonce aux grands objets que son
ambition avait caressés quelque temps : à l'unité politique, à une
marine, à des colonies, à un rôle prépondérant en Europe. La
Diète était rétablie, et opposait sa force d'inertie à toute tentative
de réforme ou de progrès. La Prusse et l'Autriche se jalousaient, et
les petits Etats les craignaient toutes deux, mais avec un sentiment
de haine marqué envers la première : car si l'Autriche est
gênante, — elle protège, — la Prusse est pire, — elle annexe. Peu
ou point de grande industrie. A un cruel malaise économique on
ne sait guère d'autre remède que l'émigration. La classe qui ne pos-
sède que ses bras n'essaie pas encore de s'organiser pour la reven-
dication de ses droits : ici ou là quelques poignées de radicaux
360 REVUE DES DEUX MONDES.
et de révolutionnaires, sans contact avec la masse profonde du
peuple, rêvent d'une république impossible. Les universités sont
florissantes, et l'Allemagne, iière de leur éclat scientifique et phi-
losophique, semble trouver dans cette suprématie intellectuelle
une compensation de sa faiblesse politique.
A l'Allemagne de 4848 comparez l'Allemagne de 1880. Quelle
métamorphose en l'espace d'une génération ! A la place de cette
confédération boiteuse où tout semblait calculé pour entretenir
la faiblesse et paralyser l'action, voici qu'un puissant empire s'est
élevé, glorieux de ses triomphes militaires et plein du sentiment
de sa force. Les ambitions les plus chères de l'Allemagne sont
satisfaites. L'unité nationale, si longtemps désirée en vain, s'est
accomplie en face de l'ennemi ; le particularisme, frappé à mort,
achève lentement de disparaître. Dans l'Allemagne du Nord, en
Silésie, en Saxe, en Westphalie, l'industrie, en pleine crois-
sance, fait une rude concurrence à celle de l'Angleterre et de
la France. La pavillon allemand se montre sur toutes les mers.
Une flotte de guerre est créée : les rudimens d'un empire colo-
nial apparaissent. En un mot, c'est une autre Allemagne qui est
née. Sans doute des signes précurseurs l'annonçaient depuis
longtemps. Plus d'un avertissement prophétique avait donné à
penser que l'unité de l'Allemagne était près de s'accomplir, et
que cette crise, décisive pour elle, serait redoutable à ses voisins.
Mais qui aurait prévu la transformation à la fois si rapide et si
profonde? Et comme les sentimens et les mœurs d'un peuple ne
peuvent évoluer aussi vite que les événemens, une période de tran-
sition devait s'établir, durant laquelle l'Allemagne se hâterait de
s'accommoder à une situation si glorieuse, mais si nouvelle.
De fait, l'adaptation se fît très vite. L'Allemagne mit une sorte
de point d'honneur à se montrer aussi « positive, » aussi « pra-
tique » qu'elle semblait naguère être rêveuse et contemplative. Il
s'agissait pour elle avant tout de conserver et de développer sa
puissance militaire, d'assurer la prospérité de ses industries et en
général la protection de ses intérêts matériels. L'Allemand se
donna tout entier à cette tâche nouvelle, jaloux de s'y montrer,
comme partout ailleurs, au moins égal à ses rivaux; et ces « idéa-
listes » de race firent voir qu'ils pouvaient aussi justement être
nommés «réalistes ». A dire vrai, l'un et l'autre trait appartiennent
au caractère allemand. Seules les circonstances ont fait que tantôt
celui-ci, tantôt celui-là parut prédominer. Ce peuple de métaphy-
siciens n'a-t-il pas toujours été aussi un peuple de soldats? Au
xvie siècle il a fourni l'Europe entière de reîtres et de lansque-
nets. Amoureux de l'idée, il n'est pas moins respectueux de la
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE. 361
force. N'a-t-il pas admiré et chéri Frédéric II « l'unique », ce
prince que Carlyle appelait une « réalité couronnée », l'homme
du monde le plus éloigné de la chimère et du rêve? Et le prince
de Bismarck, cette autre idole de l'Allemagne, n'est-il pas de la
même famille d'esprits que le grand roi de Prusse, audacieux à
froid, positif et méphistophélique comme lui?
L'Allemagne se flatte pourtant de n'avoir rien perdu de son
activité et de sa supériorité intellectuelles, et son « réalisme »,
pense-t-elle, n'a rien de commun avec un grossier matérialisme
pratique. Elle a entendu le prince de Bismarck lui-même parler
des « forces impondérables » que l'homme d'Etat doit se garder
de mettre contre lui, et qui sont les idées. Elle a applaudi à ce
langage ; elle n'a pas oublié de quel secours lui furent ces « forces
impondérables », lors de son humiliation profonde, au commen-
cement de ce siècle. Elle s'estimerait inoins, elle s'inquiéterait
même, si elle s'apercevait que son respect pour elles est devenu
moins vif ou moins sincère. Mais elle apprécie aussi les avantages
que procure la force. Et comme, après les avoir désirés long-
temps, de loin, et pour ainsi dire platoniquement, elle en a aujour-
d'hui la jouissance actuelle, elle entend bien ne plus les perdre,
et faire ce qu'il faut pour les conserver. Pourquoi ses tendances
idéalistes et réalistes ne recevraient-elles pas une égale satisfac-
tion? Bien résolue à ne plus dire, comme au temps de Herder,
que son royaume n'est pas de ce monde, et que sa destinée est
de vivre non pour soi, mais pour le reste de l'univers, elle pense
garder de son enthousiasme juvénile ce qui convient à l'âge mûr.
Parmi les occupations viriles où elle est engagée, elle ne désa-
voue pas les rêves de sa jeunesse. Elle sait que, si ce sont des
rêves, elle y a puisé cependant une partie de sa force.
Mais la balance reste-t-elle égale, et, en ce moment, la ten-
dance réaliste ne l'emporte-t-elle pas décidément sur l'autre? Une
telle réaction n'était-elle pas vraisemblable, ou, pour mieux dire,
inévitable? Voyez, par exemple, ce qui se passe au sujet du cos-
mopolitisme et du patriotisme, ces deux sentimcns, qui, pour
emprunter la fameuse expression du cardinal de Betz, ne se con-
cilient jamais si bien que dans le silence. L'Allemagne a été cos-
mopolite, au siècle dernier, de toute son âme. Elle ne voyait plus
dans le patriotisme qu'un préjugé, destiné à disparaître avec le
progrès de la civilisation et des lumières. Indispensable aux so-
ciétés barbares et à la cité antique, ce sentiment n'a plus de raison
d'être dans le monde moderne et chrétien. Dès que l'homme est
parvenu à la pleine possession de sa raison, n'aperçoit-il pas
que sa vraie patrie est l'humanité? Brutalement tirée de ce rêve
362 REVUE DES DEUX MONDES.
généreux par l'invasion et par l'occupation étrangères, l'Aile
magne dut revenir à cette forme du sentiment national qu'elle
s'enorgueillissait d'avoir dépassée. Un patriotisme allemand a
reparu et a repris racine. Le cosmopolitisme, naguère accepté
sans discussion, est aujourd'hui condamné sans réserve. Les
historiens dévoués à la Prusse, dont M. de Treitschke est le plus
remarquable, le tournent en dérision ou le flétrissent comme un
crime. Le sentiment national, réveillé par les défaites du com-.
mencement du siècle, a été surexcité par les victoires de 4866 et
de 1870, et depuis lors l'orgueil patriotique est méthodiquement
entretenu : Deutschland, Deutschland ùber Ailes : L'Allemagne,
l'Allemagne au-dessus de tout!
Cela va si loin, que les chefs du parti socialiste ont dû com-
poser avec le sentiment qui domine dans la nation. En bonne
logique, le parti de la démocratie sociale est indifférent aux
questions purement politiques, et surtout aux questions de poli-
tique extérieure. Les guerres de peuple contre peuple lui parais-
sent d'horribles stupidités. 11 ne s'intéresse qu'à la lutte des pro-
létaires contre les classes possédantes, lutte qui est la même d'un
côté ou de l'autre des Vosges. Par essence donc, il est interna-
tional : il l'a été, en fait, dans la pensée de ses fondateurs. Pour-
tant les chefs actuels du socialisme allemand ont senti qu'il ne
fallait pas heurter de front le sentiment national. Tout en pro-
testant avec énergie contre le militarisme, si lourd aux pauvres
gens, tout en condamnant la politique de guerre et d'annexion,
ils n'oublient pas de dire, de temps en temps, que le jour où
l'Allemagne serait menacée, pas un socialiste ne faillirait à son
devoir, et que tous marcheraient comme un seul homme. Tant
l'épithète de « sans-patrie, » que les plus hauts esprits n'auraieni
pas repoussée, en Allemagne, il y a cent ans, y est aujourd'hui
injurieuse et infamante !
L'histoire nous olfre ailleurs de semblables exemples. Mais ce
qui est particulier au cas de l'Allemagne, c'est comme l'évolu-
tion y a été rapide, tant dans les sentimens que dans les faits,
alors qu'a priori le caractère de la nation semblerait la prédis-
poser plutôt à des changeinens progressifs et lents. Longtemps
l'Allemagne s'était vu dépasser, et de loin, en matière politique
et économique, par les nations occidentales. Voici que tout à
coup, sur bien des points, elle les rejoint, et parfois même les
dépasse. Ses industries minières, métallurgiques, chimiques,
mènent, dit-on, le progrès. Son réseau de voies ferrées est le
plus développé de l'Europe continentale. Le l'ait même que l'ac-
croissement de son industrie est tout récent lui donne un avan-
LA CRISE DE LA .MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE. 363
tage sur les pays qui se sont enrichis avant elle. Qu'ils s'attardent
à des méthodes routinières, qu'ils hésitent à se défaire d'outil-
lages surannés, l'Allemagne aura vite pris l'avance sur eux.
L'Allemagne actuelle présente ainsi un spectacle bien digne
d'arrêter l'attention du sociologue. Il n'y verra pas seulement une
nation très semblable à l'Angleterre et à la France, réserve faite
des différence^ inévitables que le sol, que l'histoire, que le génie
de la race devaient produire. Il la verra aussi, par d'autres
aspects, se rapprocher des deux nations les plus différentes — on
pourrait dire les plus opposées — que contienne aujourd'hui le
monde civilisé. Quand on remarque en Allemagne, et surtout en
Prusse, l'extrême importance sociale qu'a conservée la double
hiérarchie civile et militaire, le respect de l'autorité et le senti-
ment de la subordination, encore si forts dans toutes les classes de
la société, et la « militarisation » permanente des grands services
publics, on se sent tout près de la Russie. Mais, d'autre part,
l'esprit d'entreprise, l'audace commerciale, la prompte applica-
tion des découvertes scientifiques à l'industrie et la rapide crois-
sance des villes rappellent, toute proportion gardée, ce qui se
passe aux États-Unis. Les Allemands eux-mêmes l'ont constaté,
non sans orgueil : Berlin, depuis ses prodigieux progrès, res-
semble plus, par certains points, à une grande ville américaine
qu'à Paris ou à Vienne.
Tous ces contrastes se résument en un dernier, où s'exprime
nettement « l'accélération historique » qui, selon nous, en est la
raison principale : l'Allemagne est le pays où se manifeste au-
jourd'hui la disparate la plus tranchée entre des institutions an-
ciennes et des besoins nouveaux. Considérez cette organisation
militaire à laquelle tous les autres intérêts du pays sont subor-
donnés par principe, ces officiers nobles qui forment un corps
fermé, presque une caste, et cet empereur qui, de droit divin, est
le chef de l'armée, tout cela n'est-il pas beaucoup plus qu'un
souvenir de « l'ancien régime? » Mais, en même temps, c'est en
Allemagne aussi que le prolétariat ouvrier est le plus fortement
organisé et le plus redoutable : c'est là que la démocratie sociale,
assez forte pour contraindre le gouvernement à solliciter parfois
son appui, annonce son prochain triomphe, et prédit pour ce
jour-là une transformation au prix de laquelle la Révolution
française n'aura été qu'un simple déplacement de la propriété.
En face d'une noblesse qui est restée privilégiée, en face de la
bourgeoisie qui amasse le capital, se dresse, non pas le tiers-Etat,
comme il arriva en France en 1789, mais un quatrième État, sûr
de son droit et conscient de sa force. Antagonisme inévitable,
364 REVUE DES DEUX MONDES.
puisque l'unification politique de l'Allemagne par les armes de la
Prusse , et l'hégémonie de cette puissance , militaire par excel-
lence, coïncidaient avec l'expansion industrielle et économique
du pays.
Dans cette Allemagne toute nouvelle, qui s'est couverte de
casernes et d'usines, la défaveur où est tombé le cosmopolitisme
devait s'étendre aux idées libérales du xvmc siècle en général. De
là , pour une part , la violence et la durée du mouvement anti-
sémitique; de là encore l'impuissance politique actuelle de la
bourgeoisie. Sans elle, cependant, l'unité de l'Allemagne aurait
été beaucoup plus difficile à accomplir. Elle a désiré passionné-
ment cette unité ; elle y a travaillé de toutes ses forces. En réveil-
lant, en excitant le sentiment national, elle a préparé les voies à
la Prusse. Elle a tant fait enfin que les constitutions de 1867 et
de 4871 ont été acceptées presque sans protestation. Mais après
la victoire, elle put bientôt se dire : Sic vos non vobis. Prise entre
les forces conservatrices d'un côté et la démocratie sociale de
l'autre, elle a vu ses rangs s'éclaircir au Reichstag et son in-
fluence diminuer, sans que l'avenir lui offre beaucoup de chances
de reconquérir sa prépondérance perdue.
Peut-être cet effacement politique de la classe moyenne n'est-il
pas sans rapport avec l'indifférence que l'Allemagne témoigne
aujourd'hui à la spéculation métaphysique. Cette classe lui avait
toujours fourni le plus grand nombre et les meilleurs de ses
adeptes. Au contraire, pour des raisons diverses, conservateurs
et socialistes n'éprouvent à l'égard de la métaphysique qu'indiffé-
rence ou méfiance. Instruits par l'expérience du passé, les pre-
miers sont très attentifs aux dangers de la libre spéculation méta-
physique. Ils savent qu'elle envient toujours à éprouver les bases
mêmes de la société et à mettre en question les croyances les plus
indispensables ; car les conséquences d'une théorie se dévelop-
pent indépendamment des intentions de son auteur, et elles peu-
vent ébranler cela même qu'il se proposait de raffermir. Quant à
la démocratie socialiste, ses affinités naturelles l'attirent plutôt
vers le positivisme que vers la spéculation métaphysique. S'il lui
fallait choisir entre les systèmes, ses préférences iraient à celui
dont les représentans, en fait, ont le plus souvent sympathisé avee
l'esprit révolutionnaire, ou ont paru le plus suspects aux défen-
seurs de l'ordre établi. Ce sont ainsi des motifs pratiques plutôt
que théoriques, je pense, qui ont déterminé la sympathie réci-
proque des socialistes et des matérialistes contemporains en
Allemagne; sympathie modérée d'ailleurs, qui n'empêche pas les
chefs du parti d'éviter toute spéculation proprement métaphy-
LA CUISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EN ALLEMAGNE. 365
sique. Ils ont grand soin de se tenir toujours sur le terrain des
faits. Bien qu'anticléricaux au point de vue politique, ils affectent
de dire que la religion est affaire de conscience. Ils n'ont pas de
temps à perdre à des questions d'école. Il leur suffit d'une doctrine
générale, aux traits bien définis, qui leur permet de prendre nette-
ment position toutes les fois que les circonstances le demandent,
et de préconiser pour les problèmes urgens une solution socialiste.
Même un exposé approfondi de leurs principes, avec toutes les
conséquences qui en découleraient logiquement, ne leur paraît pas
indispensable. L'évolution naturelle de la société, et le temps, qui,
disent-ils, travaillent pour eux, feront apparaître peu à peu ces
conséquences. A mesure qu'elles s'approcheront et qu'elles devien-
dront imminentes, l'opinion qui s'en effraye aujourd'hui en recon-
naîtra à la fois l'évidence et la nécessité.
Quand les socialistes s'élèvent à des vues générales sur la phi-
losophie de leur doctrine, ils font plutôt appel à l'histoire qu'à la
spéculation métaphysique, obéissant en cela, eux aussi, à une
tendance générale du siècle. D'après eux, la loi la plus géné-
rale de l'histoire est la « lutte des classes », de celles qui n'ont
rien contre celles qui possèdent. Tous les grands conflits politiques
ont leur raison dernière, qui est d'ordre économique , dans la
production et la répartition des moyens de subsistance et de la
richesse. Ainsi la lutte de la plèbe romaine contre les patriciens,
la lutte des communes contre le régime féodal, la lutte du
tiers contre les ordres privilégiés, et aujourd'hui enfin, la lutte
du prolétariat contre la bourgeoisie capitaliste : autant d'épi-
sodes semblables d'un même drame qui se poursuit toujours.
Cette philosophie de l'histoire, que Marx et Engels aiment à déve-
lopper, porte parfois, en Allemagne, le nom de matérialisme his-
torique. Et en effet, subordonner tous les phénomènes sociaux et
politiques aux phénomènes économiques, seuls considérés comme
essentiels, et trouver là l'explication de toute la vie morale, artis-
tique, littéraire des nations, n'est-ce pas imiter les matérialistes,
qui font dépendre la conscience et la pensée des fonctions orga-
niques, non seulement comme de leurs conditions, mais comme
de leurs causes? Mais l'analogie ne va pas plus loin. Car tandis
que le philosophe matérialiste prétend répondre au problème
essentiel delà métaphysique, le socialiste, homme d'action avant
tout, se propose un autre but, et ne cherche dans la philosophie
de l'histoire qu'une raison de plus de croire au prochain triomphe
de sa cause. C'est un argument autant qu'une théorie.
On voit combien les circonstances présentes sont peu favorables
à la spéculation métaphysique en Allemagne. Il n'est donc pas
366 REVUE DES DEUX MONDES.
nécessaire, pour expliquer l'indifférence quelle rencontre, d'invo-
quer une modification profonde de l'unie ou du génie national.
Ce serait dépasser, et de beaucoup, ce que les faits permettent
d'affirmer. De plus, qui donnera une définition de l'âme et du
génie d'un peuple vivant? Schopenhauer pensait que le carac-
tère d'un homme est fixe et immuable dans son essence. Mais
il soutenait aussi que ce caractère ne peut être connu, même de
cet homme, qu'au fur et à mesure que sa vie se déroule. Chaque
personne se révélerait pour ainsi dire à elle-même par ses propres
actions, et, jusqu'au jour de sa mort, des surprises resteraient
possibles. J'appliquerais volontiers cette théorie à ces personnes
morales qui sont les grandes nations. Chacune a son génie propre,
qui persiste et qui reparaît toujours à travers les désastres, les
victoires et les révolutions. Mais chacune aussi, tant qu'elle vit,
reste capable de déconcerter la prévision la plus sagace par les
énergies latentes qu'elle tient en réserve et que des conjonctures
imprévues feront jaillir.
C'est là précisément ce qui est arrivé en Allemagne. Ce
peuple qui pendant des siècles avait rêvé sa vie, a été appelé
tout à coup à vivre son rêve. Faut-il s'étonner si toutes ses
forces vives ont été réclamées par les exigences impérieuses
de l'action, et si ses facultés spéculatives et métaphysiques, qui
jusque-là avaient pu s'exercer à loisir, sont entrées alors dans
une période de repos? Le développement harmonieux et si-
multané de toutes les puissances d'un peuple est une exception
dans l'histoire, exception très rare qui fait les grands siècles.
C'est le contraire qui est la règle. En général, la maturité poli-
tique et l'expansion militaire ne coïncident pas avec la période
la plus brillante pour la science, l'art ou la littérature. L'Alle-
magne même était politiquement bien faible quand elle produi-
sait les Schiller et les Goethe, les Kant et les Fichte, les Mozart
et les Beethoven. Dans l'épanouissement de sa puissance militaire
et de son unité politique, l'artiste de génie seul s'est retrouvé:
point de poète ni de philosophe qui égalât les grands morts.
Beaucoup d'Allemands croyaient que la fondation du nouvel
empire allait être le signal d'une brillante floraison artistique et
littéraire. Ils ont espéré longtemps, et maintenant ils désespèrent.
Mais, à vrai dire, leur attente ne se fondait sur aucune présomption
solide. Si la période de vingt-quatre ans écoulée depuis 1870
est encore glorieuse pour la science et pour l'art. de l'Allemagne,
elle comptera parmi les plus plates pour sa littérature, comme
parmi les plus stériles pour sa métaphysique.
Nous ne dirons pas, néanmoins, que la métaphysique soit
LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE EX ALLEMAGNE. 367
morte en Allemagne, et qu'on ne verra plus toute une génération,
comme au temps de Hegel, s'abandonner à la séduction d'une
pensée ambitieuse et victorieuse. Qui sait? Peut-être est-il né
déjà, dans quelque petite ville de Saxe ou de Prusse, un second
Leibniz ou un second Kant. Peut-être avant vingt ans réveillera-
t-il le sens métaphysique de l'Allemagne, assoupi, mais non
aboli ? 11 est difficile d'exagérer la misère intellectuelle où crou-
pissait l'Allemagne, à la fin du xvne siècle, 'et la brutalité bestiale
et insolente des rares étudians qui fréquentaient alors les univer-
sités. Cela a-t-il empêché que Leibniz ne parût, et ne se fît com-
prendre, presque, de Wolff et de ses successeurs? Kant dit lui-
même que la métaphysique était tombée, de son temps, dans un
discrédit mérité. En a-t-il moins exercé une action durable et
profonde, si profonde que, pour en trouver une qui lui soit compa-
rable, on devrait peut-être remonter jusqu'à Aristote ? A de cer-
tains momens un homme de génie apparaît, et il imprime une
direction nouvelle à la pensée de son siècle : si l'Allemagne n'avait
pas eu Kant, elle n'aurait sans doute pas eu non plus Fichte, ni
Schelling, ni Hegel, ni Schopenhauer. Au lieu d'être attirés par
la métaphysique , ils seraient peut-être allés l'un au roman, les
autres à l'histoire ou à la science. Tout dépend donc de l'appari-
tion d'un génie original. A quoi tient-il qu'il apparaisse? Nous
l'ignorons, et la méthode nous manque pour le déterminer. Mais
notre besoin de comprendre nous fait projeter sur l'histoire la
lumière que nous voulons y trouver. Nous nous dupons nous-
mêmes avec la théorie des « milieux », et nous démontrons
qu'à tel moment donné un Socrate,un Descartes ou un Kant de-
vait nécessairement paraître. Cependant , si cette théorie peut
faire illusion quelque temps quand il s'agit du passé, elle n'a ni
le pouvoir ni, je pense, la prétention de prédire ce qui va naître,
tout à l'heure, d'un « milieu » actuellement vivant, comme celui
où s'agitent et se mêlent les énergies d'une grande nation. Le
mieux est donc de s'abstenir de toute prophétie. L'Allemagne
montre aujourd'hui pour la spéculation métaphysique autant
d'indifférence qu'elle a témoigné de goût autrefois. Ce change-
ment a des causes qui sont assez évidentes, et qui ne semblent
pas près de disparaître. L'avenir dira s'il est définitif.
Lévy-Bruhl.
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE
ET
LÀ PROPAGATION DES ÉPIDÉMIES
On sait que rien ne contribue plus à propager les épidémies
que les grandes agglomérations et ces migrations humaines qui,
sous la forme de pèlerinages, s'accomplissent dans certains pays
à des époques déterminées. Les pèlerinages de l'Arabie sont à
ce point de vue les plus dangereux ; et au premier rang le pè-
lerinage de la Mecque, qui a donné lieu aux grandes épidémies
cholériques de 1865 et de 1893.
C'est pour prévenir les désastreux effets du pèlerinage de la
Mecque que la France a pris, déjà en 1866, l'initiative delà réunion
à Gonstantinople d'une conférence sanitaire internationale. L'an
dernier (1894), elle a convoqué à Paris les représentans diplo-
matiques et scientifiques des divers pays à l'effet d'examiner et
de prescrire les mesures nécessaires pour empêcher le choléra de
pénétrer à la Mecque, ou de l'éteindre sur place en cas qu'il y
reparût.
I
Avant même d'arriver à Djeddah (1), la ville du genre hu-
main (la grand'mère), et dès qu'il l'aperçoit s'élever gracieuse-
ment toute blanche entre le gris lointain des montagnes et le
bleu des flots, sous un ciel resplendissant, le pèlerin revêt
(1) Djeddah est dans la Mer-Rouge « l'échelle » de la Mecque.
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE. 369
Yihrâm (1) et pousse de saintes exclamations. Les femmes font
entendre des houloulous, sorte de gloussement sonore et prolongé
qui est la plus haute expression de la félicité religieuse.
Le port est d'un accès difficile. Dans ces passes étroites, les
navires n'ont pour se guider que quatre bouées d'un volume in-
suffisant. Aussi les bâtimens, ceux même d'un tonnage moyen,
aiment-ils mieux mouiller à près de deux milles de la ville que
de s'engager au milieu des derniers bancs de coraux qui en-
serrent le rivage plat. Sous un ciel vivement éclairé par un
soleil ardent, l'œil cherche en vain une trace de verdure ou de
végétation. L'horizon est borné par une ceinture de montagnes;
tout est désolé, aride, et sans le moindre cours d'eau. Des mai-
sons blanches à trois, quatre et même cinq étages, la plupart or-
nées de moucharabiehs , se dressent sur un fond sablonneux et
donnent abri à une population de 35 000 habitans environ, parmi
lesquels on compte à peine une centaine d'Européens.
Après les formalités sanitaires, le débarquement s'effectue
dans des felouques. Il faut payer au consulat le visa du passeport
que le pèlerin porte suspendu à son cou dans un tube de fer-
blanc; il faut payer encore ; il faudra payer partout et pour tout :
pour l'eau souvent détestable, les vivres huit ou dix fois plus
chers que de coutume, le change de la monnaie, les guides, les
chameliers, les logeurs, les eunuques sacristains, le grand chérit",
les autres chérifs, — à la Mecque tout le monde est chérif ; — sans
compter les mendians, les derviches arrogans, et même les Bé-
douins sans foi ni loi, brigands du désert et de la montagne, qui
massacrent et détroussent sans merci les caravanes. Qu'importe?
Allah Kérim! Dieu est généreux! Le titre de Hadji ne saurait
être trop chèrement acquis. Aussitôt débarqués, les pèlerins se
dirigent, les uns vers les okhels ou khans, les autres vers les places
publiques ou les terrains vagues, et y dressent des campemens en
plein air.
Située par 21° 28' sur la côte de l'Arabie, Djeddah est une
ville commerciale importante mais malsaine, bâtie sur un banc
de corail sans écoulement pour les eaux (il n'y a aucune trace de
canalisation), avec un climat chaud et très humide. Elle est en-
tourée d'un mur élevé en très mauvais état, presque en ruines.
Les rues ne sont que de longues allées tortueuses et étroites,
bordées de chaque côté par de petites baraques. Habituellement
de vastes nattes en unissent les parties supérieures et forment
(1) h'ihrdm se compose de deux pièces do toile, de laine ou de coton dont l'une
s'attache autour des reins et l'autre se jette sur l'épaule et le cou, mais de façon à
laisser le bras droit à peu près découvert.
tome cxxix. — 1895. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
ainsi au-dessus do la rue une sorte de plafond qui tempère les
ardeurs du soleil. Sur les faces des habitations sont disposés des
moucharabiehs avec fenêtres pleines et grillées, meublées à
l'intérieur de nattes et de coussins. Quelques-unes sont d'une
grande valeur. Il y en a en bois des Indes, ornées de sculptures
qui rappellent l'art mauresque à son époque la plus brillante. Des
marchands indigènes, auxquels il faut joindre quelques Grecs,
assis tranquillement à la mode orientale, fumant de longs nar-
ghiiéhs ou psalmodiant le Coran, offrent aux passans des étoiles,
des objets d'alimentation, etc.
Les habitans de Djeddah appartiennent à la grande famille sé-
mitique; mais le Djeddaoui de race pure n'existe pour ainsi dire
plus. Il s'est mêlé à d'autres races venues surtout de l'Arabie
méridionale. Les hommes portent la galabieh, robe ample aux
couleurs voyantes, serrée autour du corps par une large ceinture.
Leur tête est entourée du turban et la plupart ont aux pieds des
babouches rouges. Les femmes de la classe inférieure, vêtues
comme celles d'Egypte, portent un pantalon fermé à la cheville,
une robe généralement d'un bleu foncé. Le visage est recouvert
d'un voile. Chez les riches, les camisoles, les pantalons d'étoffe
somptueuse, sont brodés d'or et de soie. Beaucoup ont les doigts
de pieds ornés de bagues.
On apporte l'eau, de sources situées à quelques heures de la
ville, dans des outres, à dos de chameau. Elle est distribuée aux
habitans, qui la conservent dans de petites citernes. « De cette eau
de Djeddah, je conserverai un souvenir éternel », dit le docteur
Saleh Soubhy, envoyé en mission au Hedjaz. — Il faut vivre dans
ce pays et se voir tourmenté par la soif que provoquent 40 de-
grés de chaleur pour se résoudre à boire une eau puisée dans
des citernes mal entretenues où pullulent des quantités énormes
d'animalcules ! Et cependant le gouvernement turc avait donné
une somme considérable pour la construction d'un aqueduc qui
devait amener à la ville les eaux de la source Aïn Zibedah, située
à quelques kilomètres dans la montagne. Le canal fut creusé,
mais on prétend que l'aqueduc a été détérioré, détruit en partie,
par ordre des propriétaires des citernes qui ne pouvaient plus
vendre leur eau.
Le nettoyage de la ville est tout à fait primitif : ce sont les
pluies qui en sont chargées, et il ne pleut à Djeddah qu'une ou deux
fois par an. Le sol reste donc encombré d'épluchures de légumes,
de fruits gâtés, de détritus de tout genre. Les chiens et les chèvres
qui rôdent partout sont les seuls agens de la voirie. Les lieux
d'aisance sont contigus aux appartenons, placés à l'angle d'un
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE. 371
corridor sans portes, sans rideaux même; ils ne sont masqués que
par l'obscurité du réduit. Les fosses, en maçonnerie, cimentées à
la chaux hydraulique, sont généralement bien tenues; mais elles
ne tardent pas à se remplir de matières liquides, qui, par une
infiltration rapide, vont contaminer les citernes voisines. Cette
infection est encore aidée par le mode de vidange. On fait un trou
à côté de la fosse, on y jette les matières; on le referme, et tout
est fini. Et, je le répète, la citerne est à côté.
J'ajouterai qu'en 1892 les rues et les places de Djeddah
étaient jonchées de malades et de cadavres; autour des citernes
situées à l'est de la ville, des centaines de cholériques répan-
daient leurs déjections. Les causes d'insalubrité sont donc mul-
tiples, et l'on ne peut espérer quelque amélioration avant que l'in-
fluence européenne ne se soit développée à Djeddah, et que
d'abondantes amenées d'eau ne viennent faire disparaître l'em-
ploi des eaux de citerne, si facilement et si gravement contami-
nées.
Djeddah, pendant la quinzaine qui précède les fêtes, prend une
physionomie toute particulière. Les lignes permanentes des com-
pagnies de navigation desservant régulièrement cette escale, les
agens et les affréteurs de navires envoyés au Hedjaz à titre extra-
ordinaire, s'installent au bazar dans de petites échoppes, clouent
à l'auvent le pavillon de leur nation, et font rabattre les pèlerins
à leur guichet par des courtiers et des agens secondaires. Ce trafic,
pour lequel tous les moyens sont bons, intéresse à certains égards
nos compagnies. Leurs navires, n'ayant jamais au retour leur
chargement complet d'aller, — et ce déficit s'explique en partie par
la mortalité des hadjis, — font leur plein avec des Tunisiens ou des
Marocains, mais le gros des affaires se traite sur les pèlerins du
sud: Indiens, Javanais, hadjis du golfe Persique, etc. Les billets
de passage pour le retour ne doivent, d'après les règlemens otto-
mans, être délivrés qu'à Djeddah, alors que le navire pour lequel
le billet est distribué se trouve sur rade. Cette garantie est néces-
saire pour les pèlerins, car trop souvent déjà on a abusé de leur
crédulité, et on leur a fait payer à la Mecque ou à Médine des
billets d'embarquement pour des navires imaginaires.
A quelques centaines de mètres de l'enceinte de Djeddah, sur
la route de la Mecque, est une construction sommaire qui, au pre-
mier passage des pèlerins, avant les fêtes, est occupée par un café
arabe, et qui se transforme à leur retour en un dépôt de mourans.
Les caravanes arrivent au lever du soleil ; au fur et à mesure
qu'ils passent une barrière dressée un peu en avant du café, les
chameaux sont arrêtés, et les choukdoufs ou litières, visitées.
372 REVUE DES DEUX MONDES.
Les morts et les malades sont déchargés par les soins des gar-
diens, sous le contrôle d'un médecin de la Santé. Les morts sont
étendus à terre et les drogmans des consulats s'efforcent de
reconnaître leurs ressortissans. Le plus souvent ceux-ci ont été
déjà dépouillés de leurs papiers, passeports ou billets de retour
et de leur argent. On procède immédiatement à leur enterrement.
Pendant des heures, c'est un défilé continuel de brancards portés
sur les épaules au pas de course. Dans le cimetière, la porte, les
allées sont encombrées do gens épuisés, infortunés qui ont trompé
la surveillance au passage delà barrière et qui attendent la fin de
leurs souffrances, les yeux hagards, presque dans le coma. Le
brancard mortuaire est basculé; une femme est là, près dune
table, qui lave les cadavres suivant les prescriptions de la loi
musulmane; puis, couverts ou non d'un suaire, les corps sont
portés dans de longs caveaux rectangulaires où. ils sont rangés
par lits superposés, dont le dernier vient affleurer la terre. Quand
le caveau est plein, on obstrue la porte avec quelques pierres
enduites de mortier et l'on passe au caveau voisin. Voilà pour
les morts! Revenons aux malades.
Tous ceux qui n'ont pas pu tromper sur leur état les gens de
garde à la barrière sont déposés près de la porte du café, puis
transportés dans l'intérieur ou, suivant les nécessités du moment,
dirigés sur d'autres maisons ou hangars inhabités, à quelque
distance de là. Rien n'est plus poignant que le spectacle de ces
malheureux, râlant, étendus qui sur des lits de paille, qui sur des
matelas ou des nattes sordides, qui sur la terre nue; c'est un vé-
ritable dépôt de condamnés à mort; car pour les agens du service,
tout malade est a priori un cholérique. Il y a là vraisemblable-
ment des hommes qui ne sont qu'épuisés par l'âge, la fatigue et
les privations, qui supplient de les faire sortir, de leur donner
au moins de l'eau et quelque nourriture. Mais les alimens, môme
sommaires, et l'eau, ne sont distribués qu'aux malades qui ont
sur eux de quoi payer. Or le pécule d'un grand nombre de ceux
qui viennent échouer ici a déjà été épuisé ; et l'on devine comment
les gardiens exploitent ceux qui ont réussi à conserver encore
quelque pièce d'argent. D'ailleurs les derniers chameaux ont à
peine passé la barrière, que le médecin de service rentre en ville,
et laisse le gardien maître de la situation. Pendant l'année 1893,
qui a été, il est vrai, exceptionnelle, on a trouvé à de certains
jours dans les litières jusqu'à 300 morts et 400 malades.
Il faut avoir vu les embarquemens à Djeddah pour se rendre
compte de la difficulté d'un contrôle. Le navire est envahi de tous
côtés, par l'avant et par l'arrière, par bâbord et par tribord, Là
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE. 373
où il n'y a pas d'échelle, les pèlerins se hissent le long de cordes
que leurs camarades déjà embarqués leur jettent du haut du
bord. Tous les pèlerins veulent rester sur le pont; c'est à peine si
l'on en fait descendre un dixième dans les faux ponts. Pour les y
contraindre, on y envoie leurs bagages, mais les palanqués à peine
descendus au treuil sont remontés en détail par les pèlerins. Il
n'y a pour le capitaine qu'un moyen d'arrêter l'embarquement,
c'est de faire couper les amarres des sambouks et de se mettre en
rouie.
Contre l'encombrement à bord, il n'y a rien à tenter. Les
passagers ont le nombre ; et on a cité le fait d'un maître d'équi-
page roué de coups et mordu cruellement au bras pour avoir
voulu faire dégager les emplacemens réservés à la cuisine des
pèlerins et à la préparation de leurs alimens. Les navires destinés
au transport des pèlerins français sont mesurés au départ d'Alger
par une commission constituée suivant les termes de l'article 13
d'un règlement spécial et dont la base d'évaluation, fixée par l'ar-
ticle 14, attribue à chaque pèlerin, pour lui et pour ses bagages
de route , 2 mètres carrés au moins avec toute la hauteur de
l'entrepont. Il faudrait abandonner ces mesurages spéciaux pour
le pèlerinage, ainsi que le nombre qu'ils indiquent, et leur pré-
férer le chiffre des passagers inscrits sur le « permis de navi-
gation » délivré par l'autorité maritime lors de l'armement du
navire.
Les pèlerins se choisissent, à Djeddah, un matawaf ou guide
qui dirigera un groupe et aura soin de lui procurer des montures
pour le voyage dans le désert, un logement à la Mecque, qui lui
fera visiter aux époques voulues les lieux signalés à la vénération
des fidèles, qui récitera enfin les prières conformes aux rites mu-
sulmans, prières que les pèlerins répéteront mot pour mot en le
suivant. Cette charge de matawaf est très lucrative. Aussi le
grand-chérif de la Mecque s'est-il réservé comme bénéfice un droit
de nomination. Les guides des pèlerins doivent être agréés par lui,
et ces places sont en quelque sorte mises aux enchères chaque
année.
II
La distance de Djeddah à la Mecque est de 97 kilomètres. Le
chemin court d'abord dans une plaine sablonneuse pendant
16 kilomètres environ. On entre ensuite dans une série de petits
cirques volcaniques qui s'égrènent en chapelet les uns après les
374 REVUE DES DEUX MONDES.
autres. On traverse ainsi tout un massif montagneux, en s'élevant
insensiblement, jusqu'au grand plateau de Hadda. La route, tracée
par le passage séculaire des caravanes, ressemble au lit desséché
d'une rivière. Un sable fin la couvre. Sa largeur est d'environ
20 mètres ; ce ruban se déroule ainsi de Djeddah à la Mecque, et
même jusqu'à Mouna. Après avoir laissé à gauche les hautes
montagnes de Hadda et avoir traversé le grand plateau du même
nom, la route s'engage à nouveau dans une succession de cirques
de même apparence que les premiers. C'est dans une étroite
vallée de ce massif montagneux que se cache la Mecque.
On n'aperçoit la ville qu'en y entrant et l'oeil ne peut embras-
ser, même à ce moment, un ensemble quelconque. La mosquée est
cachée au fond de cette cuvette de montagnes. Elle forme, avec
la maison du Prophète, le point le plus bas de la ville; elle est
au centre d'un bassin placé à deux ou trois mètres au-dessous du
niveau des rues environnantes ; il faut descendre plusieurs degrés
pour y pénétrer. Cette différence de niveau est due à ce que, le
vent projetant du sable, le sol s'élève graduellement autour du
portique à colonnes qui entoure la mosquée, et aussi à ce que
chaque inondation dépose une certaine quantité de limon.
Lorsque l'eau des pluies torrentielles descend en effet des flancs
abrupts des monts qui enserrent la ville, tout est noyé, l'écoule-
ment des eaux ne pouvant se faire ni du côté de Mouna, ni du
côté opposé. La Mecque se trouve ainsi comme enterrée dans
une vallée étroite, aride et sablonneuse, entourée de collines de
150 mètres environ de hauteur, granitiques et absolument stériles.
A l'est, l'une de ces éminences est couronnée d'un château fort
occupé par une garnison turque. La forme de la ville est celle
d'un ovale de un kilomètre et demi de longueur. Le sol se com-
pose d'une couche de sable reposant sur un vaste lit d'argile.
A l'extrémité sud-ouest de la ville se trouve un village nègre
composé de huttes, pour la plupart construites en fer-blanc pro-
venant de bidons à pétrole. On peut évaluer à 3 000 ou 4 000 in-
dividus le chiffre de la malheureuse population de ce village. On
traverse ensuite une petite plaine qui sert de dépôt aux immon-
dices de la Mecque. Un peu plus loin, à 300 mètres environ, se
trouve une vaste piscine longue de 20 mètres et large de 10, d'où
coulait encore en octobre dernier un véritable ruisseau, servant à
l'irrigation d'une petite oasis contiguë, qui mesurait quelques
hectares et renfermait une maigre luzernière, envahie de chien-
dent, quelques petits carrés de tomates, des pimens, des pas-
tèques, quelques pieds de maïs, une centaine de palmiers, et enfin
quelques arbres épineux.
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE. 375
L'eau potable de la Mecque provient d'une source excellente ;
elle est amenée de Taïef et de Mouna, par une conduite couverte
en maçonnerie étanche et bien entretenue. Malheureusement, à
l'entrée dans la banlieue et le faubourg de la Mecque, des regards
sont percés, et on y puise avec des outres pour remplir les abreu-
voirs voisins ou porter l'eau à domicile.
Le climat est très chaud, mais sec, et, en réalité, assez sain en
temps ordinaire. Les rues sont assez larges, sans pavage, pous-
siéreuses. Il n'existe aucune trace de canalisation.
La Mecque a été construite en vue du pèlerinage ; les loge-
mens les plus recherchés sont ceux qui permettent de voir l'in-
térieur de la grande mosquée. Les seuls monumens sont : la
grande mosquée, les deux palais du grand chérif, et quelques ma-
drassés (collèges). On n'y trouve guère de traces de cette archi-
tecture arabe si élégante que l'on admire au Caire et en Espagne.
La physionomie de la Mecque n'a d'ailleurs guère changé d'as-
pect depuis le moment où elle a été visitée par Burckhardt. La
Mecque, la mère des villes, la noble, la ville de la foi, compterait
actuellement 60 000 habitans. A l'époque du pèlerinage, cette po-
pulation s'accroît d'environ 200 000 étrangers.
A la Mecque il y a environ 80 pour 100 d'Indiens et de Java-
nais, 18 pour 100 seulement d'Arabes et 2 pour 100 de Turcs,
garnison non comprise. Tout ce monde vit des pèlerins, et on
évalue à plusieurs millions la somme apportée chaque année à
la Mecque par le pèlerinage. C'est l'Angleterre surtout qui pro-
fite de son commerce. L'Allemagne cherche à y placer quelques
articles de fabrication inférieure : marteaux, poêles à frire, quin-
caillerie. La France n'y vend qu'un peu de sucre.
Malgré les descriptions fournies par les historiens arabes
(Azraki, Edrisi, etc.), qui n'étaient connues que des orienta-
listes, jusqu'au commencement de ce siècle, un véritable mys-
tère planait sur les lieux saints de l'islamisme, où les Européens
ne pouvaient pénétrer sous peine de mort. L'Arabe ne comprend
pas bien ce que peut-être un explorateur. Pour lui un homme ne
voyage que pour la faïdah; le pèlerin cherche la. faïdah du ciel,
le marchand la faïdah des affaires. Il suffit d'ailleurs de se rap-
peler le massacre de 1858 (1), postérieur à la guerre d'Orient, à
Djeddah, seul port où les Européens fussent tolérés, pour conce-
voir à quel degré ces foyers de fanatisme étaient alors inacces-
sibles à l'influence européenne. Il y a deux ans encore, notre con-
sul ne pouvait sortir hors de Djeddah, et sa femme était obligée
(1) M. Hévéard, consul de France, a été massacré à Djeddah le 15 juin 1858
avec dix-neuf Européens.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
de rester confinée chez elle. Les circonstances du pèlerinage, le
nombre des pèlerins, les ressources qu'offraient le Hedjaz et les
villes saintes, étaient pour la plupart ignorés, môme du monde
musulman de Constantinople. Nous connaissions seulement les
relations faites par Burckhardt en 1814 et plus tard par Burton,
de leurs périlleux voyages. Dans ces dernières années un médecin
algérien, Morsly, a accompagné à la Mecque ses coreligionnaires.
Il faut citer encore, parmi les très rares Européens qui ont pu
pénétrer à la Mecque, un Hollandais, le docteur Snouck Hur-
gronje, et un Français, Léon Roche. Roche avait été envoyé à la
ville sainte par le maréchal Rugeaud. Il commença par faire une
profession de foi musulmane et parvint à la Mecque au milieu de
mille dangers. Dénoncé comme chrétien par des pèlerins d'Al-
gérie, il (Mil été infailliblement mis à mort sans l'intervention
de six nègres vigoureux, esclaves du chérif, qui , au premier
soupçon, feignirent de se charger de l'exécution. Ils le bâillon-
nèrent, le garrottèrent, et le hissèrent chargé de liens sur un cha-
meau qui, dans une course folle, l'emmena en sept heures à
Djeddah.
Nous devons à ces courageux voyageurs les renseignemens
que I on trouvera plus loin et que nous compléterons par des
détails que M. Legrand, médecin sanitaire de France à Suez, a
recueillis çà et là parmi les hadjis.
Le docteur Snouck Hurgronje (1) nous a donné quelques dé-
tails sur les mœurs et les habitudes de la Mecque. La justice y est
rendue d'une façon tout à l'ait primitive. Les cadis ne jugent que les
petites affaires, taudis que les grandes son! décidées par le chérif
lui-même ; mais avec de l'argent on peut tout obtenir. On peut faire
mettre ses ennemis en prison et en faire sorlir ses amis. La super-
stition est très grande. Des ceintures magiques guérissent la stéri-
lité des femmes. On lit l'avenir dans les vieux os et les écailles
d'huîtres. On croit aux amulettes et aux évocations de toutes
sortes. Un certain nombre de femmes passent pour être possédées
par un mauvais esprit nommé zâr. Disons, à ce propos, que,
d'après M. Snouck Hurgronje, c'est une erreur grave de croire
([lie la femme musulmane soit obligée de se voiler. Le calât (ser-
vice religieux) veut au contraire qu'à la mosquée la femme ait le
visage découvert. L'explorateur hollandais a toujours vu avant et
pendant les cérémonies religieuses des femmes ayant le visage
découvert, mais toutes cachaient soigneusement leur chevelure,
car l'exhibition de la moindre mèche est considérée comme un
(1) Bel Mekkaansche Feest, Leyde, 1880.
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE. 377
acte de coquetterie. Dans le cours du pèlerinage le voile est abso-
lument interdit; c'est là cependant que la femme est le plus en
contact avec les hommes. Certaines femmes des grandes villes et
des classes élevées, habituées à ne jamais sortir sans être voilées,
ont trouvé un expédient pour tourner la difficulté. Elles placent
sous leur voile un masque fait avec des fibres de palmier qui est
éloigné de quelques centimètres du visage. Le voile tombe ainsi
au-dessus du masque et ne touche pas le visage, de sorte que les
prescriptions de Mahomet se trouvent respectées.
La polygamie est ici permise, comme dans les autres pays mu-
sulmans. Les personnes riches peuvent même se donner le luxe
de prendre quelquefois jusqu'à quatre femmes légitimes. Mais,
dans les classes moyenne et inférieure, la monogamie est la
règle. Le divorce est très facile; le mari peut répudier ou dé-
laisser sa femme sans aucun motif ; il n'est souvent retenu que par
les frais qu'entraîne la séparation.
Aucune femme non mariée ne peut se joindre au pèlerinage,
mais on tourne la difficulté par la coutume des mariages tem-
poraires dits de pèlerinage; ce sont des maris d'occasion, payés
par les pèlerines pour la circonstance.
Les femmes de la Mecque sont généralement des guérisseuses ;
elles ont leur petite pharmacie composée de plantes et de racines ;
la médecine, la sorcellerie et les évocations se chargent de com-
battre les maladies, le mauvais esprit et le mauvais œil. Le fils
apprend la médecine de son père, de son oncle ou d'un vieux
médecin de ses amis ; les barbiers saignent, posent des ventouses
scarifiées. M. Snouck Hurgronje connaissait un médecin à la
Mecque qui était en même temps horloger, armurier, doreur et
distillateur d'huiles essentielles : il jouissait d'une grande réputa-
tion comme médecin.
L'origine du pèlerinage se perd dans la nuit des temps. Il exis-
tait longtemps avant même la fondation de la Mecque au ve siècle
de notre ère. Les cérémonies du hadji constituent un reste de
rites païens que Mahomet, n'osant les abolir, adapta à son culte.
Au temps des Arabes idolâtres, le pèlerinage avait toujours lieu
en automne; mais Mahomet établit expressément les mois lu-
naires et fixa l'époque de la réunion aux trois derniers mois. Il
en résulte que chaque année la date des fêtes avance de treize
jours, et que le pèlerinage, dans l'espace de trente-trois ans, se
représente successivement à toutes les saisons. Le pèlerinage de
la Mecque a été rendu obligatoire par Mahomet, qui en fait le
quatrième acte fondamental de la religion musulmane , la prière,
378 REVUE DES DEUX MONDES.
l'aumône et le jeûne constituant les trois autres. C'est ce que l'on
nomme les « piliers » de l'islamisme.
Mais le pèlerinage n'est obligatoire que pour quiconque est en
état de le faire. C'est en s'appuyant sur ce texte que le docteur
Saleh-Soubhy, qui a pris part au pèlerinage de 1892, propose la
mesure suivante : chaque pèlerin devra fournir avant son départ
la preuve qu'il possède les ressources nécessaires au voyage aller
et retour, et à son entretien. « Avec une insouciance inouïe, dit-il,
bon nombre de pèlerins se sont engagés sans aucune ressource
pour le long voyage de la Mecque. J'en ai vu qui ne possédaient
pas une seule pièce de monnaie. Deux sont morts de soif dans les
déserts d'Arafat, n'ayant pas de quoi acheter un peu d'eau. Une
grande quantité de pèlerins n'ont pendant ces deux mois pour
toute nourriture que les restes d'un misérable repas ou le pain de
l'aumône. Il ne faut pas se le dissimuler, ajoute-t-il, si le désert
pouvait parler, il dirait de combien de ces infortunés il a gardé
les os dans son jaune linceul. »
Pour Saleh-Soubhy, les enfans au-dessous de six ans, les
femmes dans un état avancé de grossesse, les aveugles, les vieil-
lards faibles et impotens, les personnes qui n'ont pas un certificat
de vaccine datant de moins de trois ans, ne devraient pas être auto-
risés à se rendre à la Mecque. Le Prophète ayant dit : « Il faut
éviter d'entrer dans un pays contaminé par une épidémie quel-
conque, pour respecter la volonté divine, et ne pas en sortir pour
ne pas faire voir que vous fuyez la volonté de Dieu, » cela veut
dire, suivant Saleh-Soubhy, que dans l'année où il y a des pè-
lerins du sud (Indes, Java, etc., pays où le choléra est endé-
mique) , il faut empêcher leur contact avec les pèlerins venant du
nord. Aussi propose-t-il que le pèlerinage pendant les années de
chiffre impair, soit exclusivement réservé par exemple aux habi-
tans des pays du sud, habituellement contaminés, tandis que
les habitans des pays du nord, ordinairement indemnes, feraient
le pèlerinage pendant les années dont le chiffre est pair.
Après 1831 , et surtout depuis 1847, on apprit à Constantinople,
par le récit des pèlerins venant de la Mecque, que souvent le cho-
léra sévissait pendant le pèlerinage. Le retour des caravanes suscita
même, à diverses reprises, des inquiétudes en Egypte et à Damas;
mais les craintes cessaient à l'arrivée des hadjis qui racontaient
les premiers ravages de la maladie, puis sa complète disparition
après un certain temps de marche à travers le désert. Depuis cette
époque, le choléra a été constaté à plusieurs reprises à la Mecque.
En 1S65, sur de fausses déclarations du capitaine, la libre pra-
tique fut accordée, à Suez, au Sidney, vapeur anglais venant de
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE. 379
Djeddah. Il avait perdu plusieurs cholériques pendant la tra-
versée. Le 21 mai, deux jours après son arrivée, le choléra se
déclara à Suez, le capitaine et sa femme étaient parmi les ma-
lades. Les pèlerins gagnèrent Alexandrie par chemin de fer, le
canal n'étant pas encore ouvert. Le choléra se montra le 2 juin.
En trois mois, 60000 personnes succombèrent en Egypte; de là
l'épidémie envahit toute l'Europe, l'Asie Mineure, New- York et la
Guadeloupe; elle ne s'éteignit qu'en 1874.
11 s'agit de prévenir le retour de pareilles épidémies, d'em-
pêcher que le pèlerinage continue à être chaque année un foyer
épidémique, et de protéger ainsi l'Europe. Les mesures de prophy-
laxie s'imposent avec une nécessité plus pressante encore, depuis
que les hadjis ont recours à la navigation à vapeur. Autrefois, en
effet, les pèlerins arrivaient en caravanes; ceux qui venaient de
l'Inde , étaient transportés par des bâtimens à voile ; dans les
deux cas, le trajet était long et la maladie avait le temps de
s'éteindre.
Aujourd'hui les conditions sont bien changées, le pèlerinage
est devenu plus facile, par suite plus nombreux, et surtout la très
brusque rapidité du retour nous met en présence d'un péril
plus menaçant.
III
Il n'y a pas, d'ailleurs, un seul détail, dans l'organisation de
ces pèlerinages, qui ne présente, au point de vue hygiénique, les
inconvéniens les plus manifestes. Le voyage a lieu sous un soleil
brûlant; l'eau contenue dans les outres des chameaux constitue
la seule boisson des pèlerins. L'eau fraîche des oasis est vendue
à prix d'or par les soldats et les Arabes vagabonds qui campent
à l'entour. Le simoun se fait cruellement sentir. A l'approche
de la ville sainte, les pèlerins sont astreints à des pratiques qui
rendent leurs fatigues plus pénibles encore. Le barbier rase leur
tête, coupe leurs ongles et taille leur moustache. En même
temps, ils revêtent le costume spécial du pèlerinage, qui protège
assez bien le tronc et les épaules, mais qui laisse le crâne com-
plètement à nu, toute coiffure étant défendue. A la vérité, le
Coran permet bien l'usage du parasol, mais cette dispense reli-
gieuse doit être rachetée par des aumônes ou par un sacrifice sup-
plémentaire. On ne s'étonnera pas que dans ces conditions les
insolations fassent régulièrement un certain nombre de victimes,
si l'on songe surtout qu'en 1893> par exemple, pendant dix jours,
du 5 au li juin, la température s'est élevée à Djeddah jusqu'à
380 REVUE DES DEUX MONDES.
46 degrés, et encore à la Mecque le thermomètre marque-t-il tou-
jours un chiffre plus élevé que sur le littoral. Pour les autres
et moindres inconvéniens de la chaleur, le pèlerin doit les suppor-
ter avec résignation. C'est ainsi qu'il ne peut se gratter qu'avec
la paume de la main, de peur d'écraser un insecte, un parasite,
ou de déraciner un cheveu.
Les pèlerins peuvent porter un sabre au côté et un anneau au
doigt. Les femmes s'enveloppent d'un grand haïk cachant même
les mains et la cheville des pieds. Tous ont des sandales large-
ment découvertes. Peut-être le Prophète, comme les anciens pa-
triarches législateurs, avait-il, en formulantces préceptes religieux
quelque arrière-pensée d'hygiène générale. Il n'avait prévu mal-
heureusement ni les chemins de fer ni les bateaux à vapeur. Ac-
tuellement la caravane n'est plus guère en usage que parmi les
habitans de l'Arabie proprement dite; les caravanes de Syrie et
de Perse existent encore, niais leur importance a bien diminué.
La caravane d'Egypte a pris, depuis 1880, la voie de mer.
Toutefois, dans ces dernières années, le trajet s'est effectué
dans des conditions moins pénibles que celles décrites par Burton.
Il a lieu, en deux nuits, avec des chameaux, et en une, avec des
baudets. Seuls les pèlerins tout à fait pauvres vontà pied; ceux qui
louent un chameau se font transporter dans une sorte de panier
double lixé au dos de ranimai; un compagnon occupe l'autre
panier. C'est le choukdouf, grande corbeille en feuille de palmier
surmontée d'une toile qui garantit les voyageurs des ardeurs du
soleil ou de l'humidité de la nuit. Les chameaux, placés les uns
à la suite des autres, sont liés entre eux par une longue corde. Il
n'est pas rare de voir des caravanes de mille chameaux réunis
ensemble. Les conducteurs marchent le long du convoi avec les
soldats de l'escorte. Malheur à qui reste en arrière; il devient la
victime des nomades.
Nous ne sommes pas lixés sur le nombre total des pèlerins
qui prennent part aux cérémonies et qui paraît avoir pu varier
depuis 100 000 jusqu'à 300 000. Le grand-chérif, qui perçoit un
impôt sur chaque pèlerin, peut seul déterminer ces chiffres, au
moins approximativement. A la Mecque, les pèlerins séjournent
un temps variable, suivant leur piété, leurs moyens ou leurs
atïaires. Certains y passent des mois, arrivés avant le Ramadan
(carême des musulmans), ou même une ou plusieurs années. Le
plus grand nombre ne viennent que plus tard, pour les fêtes du
pèlerinage proprement dit, qui durent douze jours, les douze
premiers jours du mois de dhoul-hidji (le mois du pèlerinage).
La vue de la grande mosquée flanquée de ses minarets est
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE. 381
saluée par les cris liturgiques : Labbaïka, Allahmnma, labbaïkaii).
Cette mosquée a la forme d'un vaste parallélogramme mesurant
environ 180 mètres sur 130. On y pénètre par 19 portes percées
sans ordre ni symétrie, dépourvues de vantaux et de toute fer-
meture. La porte du Salut (Bab-el-Salam), par laquelle le pèlerin
doit faire sa première entrée dans le temple, a l'aspect grandiose
des plus belles portes du Caire. Après avoir traversé une colon-
nade, le croyant voit tout à coup devant lui, au milieu d'un im-
posant espace, la Kaaba, le nombril du monde, la maison de Dieu!
On dirait un immense catafalque recouvert de son drap mortuaire,
dont la masse noire fait un contraste violent avec la blancheur
éblouissante des autres constructions qui resplendissent aux
rayons du soleil tropical. Plusieurs pavillons de formes diffé-
rentes, rangés autour du sanctuaire, font encore ressortir sa ma-
jesté. Tout autour de la mosquée règne une colonnade de trois
ou quatre rangs de colonnes supportant des arceaux en ogive et
surmontés d'une multitude de petites coupoles d'une blancheur
éclatante. Au-dessus de la colonnade s'élèvent encore sept mina-
rets ronds ou quadrangulaires peints de couleurs variées; sept
chaussées pavées de marbre convergent de la colonnade vers une
aire ovale en granit poli, au centre de laquelle s'élève la Kaaba.
Le pèlerinage ayant pour principal but la visite de la Kaaba ou
Beit- Allah (la maison de Dieu), le premier soin du pèlerin est de
se diriger vers elle immédiatement; de se prosterner près de la
Pierre Noire, Hadjar-el-Essoued, enchâssée dans un cercle d'ar-
gent à l'un des angles du temple.
La tradition raconte à ce sujet qu'Abraham ayant voulu
construire un temple au Seigneur sur l'emplacement où il avait
jadis abandonné Agar et Ismaël à leur sort, l'ange Gabriel lui
apporta cette pierre, tombée du ciel, et depuis le déluge cachée,
près de la Mecque, dans la montagne d'Aboukibaïs. C'est un
niorceau de basalte volcanique, ou peut-être un aérolithe, qui
mesure environ 20 centimètres de diamètre. Les pèlerins se jettent
sur cette pierre qu'ils couvrent de baisers ; mais en mémoire
d'Agar, de qui descend la famille arabe, elle est surtout l'objet
particulier de la dévotion des femmes infécondes.
La maison de Dieu est entièrement recouverte d'une immense
enveloppe en soie noire, épaisse de 4 à 5 millimètres, et qu'on
nomme la kessoua (vêtement, tapis). La portion de ce voile qui
recouvre la porte est brodée en argent ; une large bande scintil-
lante, soutachée d'or et d'argent, et où sont inscrits des versets
(1) Nous somme? prêts à te servir, ô Dieu, nous sommes prêts.
382 REVUE DES DEUX MONDES.
du Coran, règne à mi-hauteur tout autour de la draperie. Chaque
année, une kessoua neuve est fabriquée au Caire, aux frais du
Sultan de Stamboul. On considère comme un acte de souveraineté
le droit de donner le voile sacré. En 1893, la seule fourniture
de la soie a été adjugée au prix de 1 200 livres égyptiennes, soit
32100 francs. La caravane dite « caravane du Tapis » l'apporte
solennellement à la Mecque. L'ancienne kessoua appartient au
grand chérit', qui garde l'or des broderies et découpe l'étoffe en
lambeaux pour les distribuer en partie aux grands personnages
de l'Islam ; le reste se vend jusqu'à 40 et 50 francs le pied carré
aux pèlerins, qui l'emportent précieusement pour leurs parens
et leurs amis, et en font des amulettes douées de mille propriétés
merveilleuses.
Le long des quatre côtés de la Kaaba s'étend une gouttière
d'or, qui reçoit l'eau du ciel. La porte de l'oratoire est à une cer-
taine hauteur du sol. On y atteint par deux escaliers mobiles, à
roulettes, l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. Ce
dernier est en argent massif. Ils ont été donnés par des princes
indiens. L'ornementation de l'intérieur était déjà très riche, dès
les temps les plus reculés, ainsi que l'atteste la description qu'en
a donnée Nassiri Kosran dans sa relation d'un voyage en Pales-
tine et en Arabie, en 1035 de l'ère chrétienne. Le chef de la mos-
quée se nomme le neib-el-haram (délégué au sanctuaire), il a la
garde des clefs de la Kaaba. Sous ses ordres est placé Yagha-el-
toueshia, chef des eunuques. C'est en effet un ancien usage de
faire garder la mosquée par des eunuques soudanais. Ils sont
au nombre de cinquante. Ils portent des turbans blancs serrés
par une ceinture de cuir, et tiennent à la main un long bâton
blanc. Outre leurs revenus fixes, ces sacristains font commerce
de prières, d'eau de Zemzem, de linceuls incombustibles, de cha-
pelets, de morceaux de la kessoua, d'images de sainteté et d'amu-
lettes portant inscrits des versets du Coran. Avant de quitter la
Mecque, les hadjis revoient une dernière fois la Kaaba « sem-
blable à une fiancée que l'on vient de parer d'une tunique res-
plendissante. »
Une des cérémonies du pèlerinage, le Sai, consiste dans le
trajet effectué, à une allure très rapide, d'une colline appelée
Cafa à une autre colline appelée Merwa, distantes de plus de
400 mètres. Ce trajet doit être accompli sept fois en priant à
haute voix, et au milieu d'une bousculade générale. C'est l'image
de l'agitation d'Agar, désespérée de voir Ismaël mourir de soif.
On peut encore gagner de grandes indulgences en faisant sept fois
chaque jour le tour de la Kaaba : Burton a vu des malades, et
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE. 383
même des cadavres portés sur des civières au milieu de la foule.
Le puits de Zemzem est, après la Kaaba, l'objet le plus vé-
nérable de la grande mosquée. Il est placé au nord de la Kaaba,
vis-à-vis de la Pierre Noire. Agar, chassée par Abraham, et por-
tant Ismaël, errait dans le désert. L'eni'ant allait mourir de soif,
lorsque l'ange Gabriel lui ordonna de creuser le sable avec son
pied ; une source miraculeuse jaillit aussitôt, mais avec une telle
abondance que les eaux allaient engloutir les fugitifs. Zemzem!
c'est-à-dire : Rétrécis! s'écria Agar en suppliant Dieu ; aussitôt,
l'inondation s'arrête. Actuellement, le niveau de l'eau est con-
stant; la source est alimentée par un conduit naturel souterrain.
Elle est limpide, un peu tiède, mais douce à boire. L'eau du
puits de Zemzem purifie l'âme et le corps et assure le bonheur
dans une autre vie, en même temps qu'elle fournit de fort beaux
revenus à la caste de religieux préposée à sa distribution.
En quittant la Mecque, les pèlerins se dirigent immédiatement
vers l'Arafat (30 kilomètres). Ils passent par Mouna (10 kilomè-
tres) et Mouzdelifat (10 kilomètres), mais ils ne s'arrêteront dans
ces deux localités qu'au retour.
Le chemin de la Mecque à Mouna se déroule d'abord au
nord-est jusqu'à l'embranchement des deux routes de Taïef. L'une
d'elles, le chemin des caravanes de chameaux, oblique au nord
dans la vallée du Djebel Nour, l'autre, le chemin de Mouna,
Mouzdelifat et Arafat, tourne à l'est. Plus loin il deviendra le
chemin muletier de Taïef. Jusqu'à Mouna, la route continue à
ressembler au lit ensablé et desséché d'une rivière. Mais en s'élar-
gissant (30 mètres environ), on remarque à moitié chemin la fon-
taine de Zobeïda, vaste piscine en maçonnerie, remplie d'eau à
main d'homme au moment du pèlerinage. L'eau est puisée par
un regard dans la conduite qui l'amène à la Mecque. Les pèle-
rins, à leur retour de Mouna, traversent la piscine. Ceux qui ne
savent pas nager ont de l'eau jusqu'aux épaules. Arrivé au village
de Mouna, le chemin gravit un dallage naturel et s'élève de quel-
ques mètres par une pente assez raide. C'est là, c'est-à-dire à
l'entrée du village, que Ton rencontre l'édicule commémoratif du
sacrifice d'Abraham et le premier cheïtan (monument figurant le
diable). La route devient alors une rue, et les maisons sont bâties
en bordure de cette rue unique d'environ 1500 mètres.
La vallée s'ouvre ensuite brusquement pour affecter la forme
d'un plateau ovale, incliné, d'une longueur de 1 600 mètres environ
et présentant 450 mètres dans sa plus grande largeur.
Le Djebel Arafat (montagne où il a reconnu) ou Djebel Raham
(montagne de la Miséricorde) est située à 30 kilomètres à l'est de
384 REVUE DES DEUX MONDES.
la Mecque. D'après la tradition musulmane, lorsque Adam et Eve
eurent mangé le fruit défendu, ils furent précipités sur la terre.
Eve tomba sur l'Arafat et Adam à Serendib (Geylan) . Adam chercha
sa femme pendant cent ans et finit par la retrouver sur l'Arafat.
Le huitième jour de dhol-hadj i-iomm-terrou (jour du souci) en
souvenir de la tristesse d'Abraham obligé d'immoler son fils, les
pèlerins se rendent à l'Arafat en procession solennelle, accompa-
gnant les caravanes officielles et militaires de Syrie et d'Egypte,
mahmel en tête. Le mahmel esi mi baldaquin pyramidal surchargé
de magnifiques broderies d'or, recouvrant une plate-forme en bois ;
le tout posé sur le dos d'un chameau sacré, descendant, dit-on, des
chameaux du Prophète. Sur la plate-forme se trouve un exem-
plaire du Chemin des Vertus et une antique boîte en argent ren-
fermant les reliques de Mahomet. Sur le mahmel d'Egypte se
trouvent sa calotte, ses sandales, son peigne, le flacon de kohol
avec lequel il se teignait les yeux, un morceau de son mesouaf,
bois spécial avec lequel les Arabes se frottent les dents. Ces objets
sont pris et rapportés en grande pompe chaque année à la citadelle
du Caire, puis sont déposés près du tombeau de Mehemet-Ali.
« C'est un spectacle saisissant, dit Léon Roche, que ces mil-
liers de tentes, au clair de lune, à la lueur des grands feux. Les
appels des pèlerins égarés, les invocations religieuses, les chants
joyeux cadencés par les battemens des mains et des tambours, les
cris discordans des cafetiers, tous ces bruits accompagnés par le
grognement lugubre de plus de 20 000 chameaux, le hennissement
des chevaux, le braiement des baudets, composent un concert
infernal. » Le jour se lève. L'artillerie des caravanes annonce la
prière du fedjer (aurore). De tous côtés, les muezzins appellent à
la prière de leur voix de soprano retentissante. Le Prophète ve-
nait souvent prier sur l'Arafat (3 000 pieds d'altitude), ce mont
de miséricorde où Allah lui apparaissait. Les sermons qu'il y pro-
nonça, et dont le Sunnat nous a conservé plusieurs passages, furent
les préludes des cérémonies actuelles. Le pèlerin escalade cette
montagne plutôt qu'il ne la gravit, car plus il pourra se rappro-
cher d'une petite éminence où prend place l'iman chargé des
grandes prières, plus il sera assuré d'obtenir la rémission de ses
péchés. Vers les trois heures de l'après-midi commence le sermon,
qui dure jusqu'au coucher du soleil. Toutes les quatre ou cinq
minutes le prédicateur agite un drapeau vert pour donner le signal
des cris : Labbaïka, Allahomma, labbaïka. Quand le soleil est des-
cend u à l'horizon et qu'il a disparu, la multitude s ébranle, c'est à
qui atteindra le plus tôt le bas de la montagne. Le désordre devient
alors indescriptible : des blessés, et souvent des cadavres jonchent
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE. 385
le chemin, ils sont foulés aux pieds. Chacun doit, en effet, passer
dans l'espace compris entre deux colonnes, distantes l'une de l'autre
d'environ six mètres. C'est alors un véritable engouffrement, tout
se précipite vers cet étroit passage, hommes, femmes, enfans avec
leurs bagages et leurs chameaux. En 1892, plus de 30 personnes
y furent écrasées.
Les sacrifices du Courban-Bairam ont lieu le lendemain dans
la vallée de Mouna (1). Le sacrificateur tourne la tête des mou-
tons ou des bœufs vers la Kaaba en prononçant les paroles sa-
crées. En 1893, plus de 120 000 moutons ont été égorgés. Le jour
des sacrifices est la journée critique, car la vallée est étroite, dé-
pourvue d'eau, encaissée, et continuellement surchauffée par les
rayons d'un soleil ardent. Burton raconte que jusqu'en 1856 aucune
précaution n'avait été prise contre les accidens pouvant succéder
à cette putréfaction. Les cadavres des animaux sacrifiés étaient
enfouis à une profondeur dérisoire. Quelques-uns se putréfiaient
à l'air libre.
Et cependant cette vallée de Mouna, où depuis des siècles des
victimes innombrables ont été immolées par les pèlerins, n'offre
pas l'aspect sinistre que l'on pourrait supposer. Si, au moment
des fêtes elle est le théâtre de tout ce qui a été décrit, elle offre
en dehors du pèlerinage, un aspect plutôt riant et très pitto-
resque. On ne voit ni ossemens ni aucune trace d'immondices.
Autrefois la chair de la presque totalité des victimes devait être
consommée . par les pèlerins soit sur place, soit à la Mecque;
mais depuis que les facilités de communication, l'ouverture des
voies maritimes, la navigation à vapeur, ont si considérablement
augmenté le nombre des pèlerins que la chair des animaux sacri-
fiés ne peut plus être consommée en entier, on l'enfouit ou bien on
l'abandonne sur place ; et cependant deux ou trois mois après le
pèlerinage on n'a pu constater aucun débris d'animal, ni aucune
trace d'ossemens. Les restes avaient été mêlés au sable et dis-
persés par le vent, ou entraînés par les eaux fluviales. On a ré-
cemment proposé de brûler les cadavres d'animaux sacrifiés à
Mouna, d'en faire du noir animal, et d'ouvrir ainsi une nouvelle
source de gain pour le Hedjaz. L'auteur de cette proposition re-
marque qu'il y aura ainsi de grands bénéfices à réaliser. « L'Isla-
misme, dit-il, n'est pas incompatible avec le progrès contempo-
(1) A Mouna, l'eau qui vient de Taïef pour être distribuée à la Mecque est dans
une conduite en ciment très étanche; elle passe au-dessus de la vallée, sur le flanc
de la montagne. Il n'y a donc pas de danger à ce point de vue. Mais, dans la vallée
même, il existe une série de bassins dans lesquels l'eau potable est puisée, et chaque
bassin est placé près d'une fosse d'aisances. Il est inutile d'insister sur les échanges
qui doivent se faire incessamment entre le liquide de la fosse et l'eau potable.
•tome cxxix. — 1895. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
rain, grâce à Dieu nous n'avons pas, nous autres, de Syllabus. »
Malheureusement cette proposition a peu de chances de succès.
D'après le Coran, rien de ce qui se fait à Mouna ne peut être
un péché; aussi, après le sacrifice voit-on commencer de véritables
saturnales qui sont le désespoir des bons musulmans. Beaucoup
de pèlerins venus aux lieux saints par curiosité, par intérêt ou
par vanité, plutôt que par dévotion, se livrent au dévergondage
et aux excès de toute nature. Il y a là des marchands d'esclaves,
des vendeurs de hachich, des marchands et des marchandises
de toutes les nations et de toutes les espèces. Les pèlerins vident
leur bourse et, pour beaucoup, la misère commence. Et l'on voit
réunie pendant ces fêtes une foule d'hommes de toutes races, de
toutes provenances, depuis le riche musulman de Gonstantinople
jusqu'à l'Hindou déguenillé. Danseurs, psylles, charmeurs de ser-
pens, musiciens chanteurs, aimées de bas étage transforment ce
terrain sacré en champ de foire; la foule se pousse, s'agite, lance
de violentes clameurs.
Le pèlerinage de la Mecque, en effet, n'a pas seulement le ca-
ractère d'une cérémonie religieuse, il est aussi une véritable foire
où se traitent des affaires commerciales, et souvent même un ren-
dez-vous où se discutent des questions politiques. Il règne d'ail-
leurs dans ce milieu une atmosphère toute spéciale de fanatisme
et de folie. Ainsi l'an dernier le bruit y a couru que l'Angleterre
allait se faire musulmane, et que, comme on avait déjà construit
à Londres une mosquée magnifique, l'Islamisme continuerait à
grandir et à conquérir le monde.
IV
Il y a dans le vilayet du Hedjaz deux autorités : celle du
vali, qui représente le sultan, et auprès de qui les consuls sont
accrédités; et celle du chérif, avec qui les consuls ne peuvent
pas avoir de rapports directs : les Bédouins lui obéissent sans
cesser cependant d'être officiellement sous l'autorité du vali. Le
chérif est cheik de la Mecque, plus puissant, plus respecté que les
autres cheiks; il est toujours choisi depuis douze siècles dans la
même famille des descendans du Prophèlr.
La situation politique du Hedjaz ne ressemble en rien à celle
des autres pays sous la dépendance de la Turquie. Les Hedjagis ne
sont pas soumis au service militaire; ils ne payent pas d'impôts;
ils reçoivent au contraire des subsides en vivres et en argent du
sultan et du khédive d'Egypte. Le chérif, chargé de les distribuer,
ne donne d'ailleurs aux Bédouins qu'une partie de ce qu'ils de-
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE. 387
vraient recevoir; la plus grosse part est gardée pour lui et pour
ses ouakils. Il dispose de sommes considérables; il reçoit, dit-on,
40 000 francs par mois de la Porte; il a une garde personnelle, les
Bickas, bédouins qui pillaient les caravanes de pèlerins et de
marchands. Le chérif les a enrégimentés et échelonnés entre
la Mecque et Taïef. Il entretient auprès du sultan un homme
qui a gagné sa confiance. Il a également un représentant en
Egypte. Lui-même ne quitte pas la Mecque, si ce n'est pour aller
en villégiature estivale à Taïef. Aussi a-t-il le temps d'établir
son influence. Il est très respecté par les pèlerins qui viennent
Chaque année à la Mecque, depuis le fond de la Chine jusqu'aux
confins du Maroc; ils voient en lui le descendant du Prophète et
le regardent comme le chef de la religion, ce qui n'est pas exact,
car le vrai chef religieux est rEmir-el-Mouminin, le sultan, et
après lui le Cheïk-ul-Islam, à qui il délègue ses pouvoirs. Les
valis, dès leur arrivée, comprennent qu'ils ne peuvent pas lutter
contre une puissance si fortement établie. Si cependant le vali est
un homme très énergique, ayant une influence auprès du Sultan
et une valeur personnelle, comme Osman-Pacha, le chérif, pou-
vant être destitué, devient son humble serviteur.
L'année dernière, en 1893, on a prétendu que, non content
des aumônes gracieuses ou obligées des pèlerins, ni de ses parti-
cipations sur le louage des chameaux, ce grand personnage a l'ait
le courtage pour les navires à pèlerins. Le fait suivant met en
lumière l'action des autorités de la Mecque et l'impuissance des
représentais des nations européennes.
Dans le courant du mois d'avril 1893, débarquait à Djeddah
un métis javanais du nom de Herclotz, se présentant comme man-
dataire particulier de l'agent de la compagnie British India à
Singapour. En quelques jours, sans que le consul de Hollande eût
pu s'y opposer, et avec la complicité achetée des autorités locales,
Herclotz embrassait l'islamisme et partait pour la Mecque. Dès
le courant de mai, avec l'appui des mêmes autorités, — car sans
cela sa conversion de contrebande ne lui eût servi de rien et
il eût été assassiné dans les vingt-quatre heures, — Herclotz dis-
tribuait des billets de passage. Protestation des compagnies re-
présentées à Djeddah auprès du consul de Hollande, protestation
du consul, à laquelle le vali répond par une échappatoire. Pressé
par son gouvernement, le consul de Hollande adresse au vali une
nouvelle lettre très courtoise, le priant de lui faire savoir s'il est
vrai que, contrairement aux règlemens en vigueur, Herclotz dis-
tribue à la Mecque des billets de passage, et s'il le fait avec ou
sans autorisation.
388 REVUE DES DEUX MONDES.
Le grand-chérif perd son calme et dicte au vali une réponse
suris précédent dans la correspondance, toujours si mesurée dans
la forme, des fonctionnaires ottomans. Le vali, dans ce document,
invite le consul de Hollande « à ne pas rapporter au vilayet de
fausses nouvelles, ainsi qu'il l'a déjà fait plusieurs fois ». Il lui
demande s'il était « ivre ou fou » lorsqu'il a écrit sa lettre , et
rappelle, avec une assurance ironique qui, dans 1 espèce, n'était
pas sans saveur, que lui, Ahmed-Ratib, est représentant de Sa
Majesté Impériale et non pas agent d'une compagnie de naviga-
tion quelconque. Enfin il l'avertit « qu'il ne sera plus répondu
aux lettres du consulat de Hollande, et que, si l'homme indigne
qui en a la charge continue à importuner le vilayet, la Sublime
Porte sera avertie et priée de faire le nécessaire auprès de la
légation des Pays-Bas à Constantîno pie. » Toutes relations étaient
immédiatement rompues entre le consul de Hollande et le vilayet.
Quelques jours après, le consulat d'Angleterre, sollicité par les
agens des compagnies anglaises, faisait cause commune avec le
consulat des Pays-Bas. Mais leurs efforts combinés sont restes
sans résultat; Herclotz n'en a pas moins continué à distribuer
ses billets de passage. Au fur et à mesure qu'il avait un charge-
ment, il télégraphiait à son mandant d'envoyer un navire, et
expédiait les pèlerins à Djeddah, où ils attendaient l'arrivée du
navire pour lequel ils étaient inscrits. On assure que le succès
de la combinaison Herclotz a été pour beaucoup d'affréteurs une
véritable ruine. La suppression de la concurrence a mis à la merci
du pseudo-musulman tous les passagers de l'océan Indien, dont
un grand nombre est mort à Djeddah, attendant en pleine épi-
démie cholérique, le vapeur promis trop lent à venir. On conçoit
aisément que, pour mener à bien le succès de la combinaison
Herclotz, l'autorité locale se soit réservé toute liberté d'action
du côté des Bédouins. On a fait taire, par des distributions de
subsides et de grains, les ressentimens laissés chez les tribus
par les événeinens de l'hiver précédent. On semble même avoir
quelque peu négligé le pèlerin algérien, beaucoup plus récal-
citrant que l'Indien ou le Malais, et qui n'a pas dû alimenter
autrement que par le nombre des offrandes la caisse du grand-
chérif.
Quoi qu'il en soit, l'entreprise Herclotz avait donné en 1893
des résultats très fructueux. Aussi, en 1894, voulut-on faire
mieux encore, et le grand-chérif acheta en Angleterre deux na-
vires de fort tonnage qui, peu avant les fêtes, arrivèrent en rade
de Djeddah. Mais la saison a été mauvaise pour cette opéra-
tion. L'un des navires creva sa coque sur un des rochers de la
LE PÈLERINAGE DE ' LA. MECQUE. 389
rade, puis, quelques jours avant le Baïram, l'ancien vali Ahnied-
Ratib-Pacha fut destitué brusquement et remplacé par Hassan-
Bey, qui commença par interdire les prélèvemens sur la location
des chameaux et la vente à la Mecque des billets de retour.
Cette dernière décision porta le coup le plus sensible à l'entre-
prise projetée, car le seul des deux navires en état dut partir presque
vide de passagers payans. La source des bénéfices était donc
très compromise, mais on ne fut pas à court dexpédiens et on
trouva une solution tout à fait élégante. 11 fut décidé que tous
les pèlerins javanais, les seuls qu'on osât pressurer à nouveau,
seraient tenus de faire avant de partir un cadeau de 20 francs, et
que leurs guides seraient responsables de la perception de cette
somme. On empêchait en même temps les pèlerins récalcitrans de
quitter la Mecque et on faisait mettre leurs guides en prison.
L'hygiène du pèlerinage doit être considérée au point de
vue de l'hygiène privée ou individuelle et à celui de l'hygiène
publique et internationale ; plus on fera pour la première, moins
on aura à réglementer la seconde. Malheureusement, l'hygiène
individuelle des pèlerins est déplorable. Ils arrivent à Djeddah,
épuisés déjà par un long voyage accompli dans des conditions
détestables d'encombrement à bord des navires. Brûlés le jour,
ces malheureux sont exposés pendant les nuits très froides
du désert à de brusques changemens de température. Un grand
nombre dort à la belle étoile, sur la terre nue, sïmprégnant de
miasmes paludéens très souvent pernicieux. La nourriture est
mauvaise, hors de prix. L'eau enfin, nous l'avons déjà dit, vendue
partout fort cher, est souvent saumâtre et exposée à toutes les
souillures (1). Avec le concours du refroidissement, de la mi-
sère, de l'encombrement, cette eau détermine bientôt la dysen-
terie et ces diarrhées d'épuisement qui font tant de victimes et
préparent singulièrement l'explosion du choléra. Si des germes
ont été importés, nul doute que l'eau des puits, des citernes, souil-
lée par les ablutions, les inliltrations, les outres dont la surface
velue et visqueuse est souvent couverte d'immondices, nul doute
(1) Il existe à l'Arafat un grand bassin (Hod) de forme carrée, assez spacieux,
rempli d'eau provenant de la fontaine Eïn-Zobeïda ; il est divisé en cinq parties,
séparées l'une de l'autre par une construction en maçonnerie. Ces bassins secon-
daires servent indistinctement soit à la boisson des liadjis, soit à l'abreuvage des
chameaux, des chevaux, des ânes et des mulets. Us servent également pour le bain
des hadjis, et comme lavoir pour leurs vêtemens.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
que cette eau ne devienne la traînée qui généralisera en un ins-
tant le fléau.
En 1893, le nombre des pèlerins algériens et tunisiens débar-
qués à Djeddah a été de 9085; et ceux qui ont été réembarqués
à Yambo de 5165. Les Algériens et les Tunisiens ont donc laissé
au Hedjaz plus de 40 pour 100 des leurs. Encore les chiffres offi-
ciels de la mortalité de la Mecque et de Djeddah doivent-ils être
majorés dans de fortes proportions, suivant un coefficient de 3,
disent les uns, 5 disent les autres. Les rues de la Mecque et de
Djeddah étaient, en 1893, littéralement couvertes de morts; on
manquait de personnel pour les enlever; les maisons et même
les coins de rue étaient encombrés par des malades pour lesquels
il n'y avait ni médecins ni médicamcns. Dans le désert qui en-
toure Djeddah, on trouvait des malades ; c'étaient des pèlerins
qui étaient restés en arrière ou des malades que leurs compa-
gnons de voyage avaient jetés à bas des chameaux. Ils étaient
condamnés à languir au grand soleil sans nourriture et sans
soins. Que leur importait, d'ailleurs, puisque tous ceux qui meu-
rent au Hedjaz « montent directement au ciel et reposent ait
milieu des jardins verdoyans dans les bras des houris » !
En 1894, l'encombrement a été beaucoup moins grand. Il n'est
passé à Suez, venant du nord, que moins de 12000 pèlerins ; il y
en avait 43000 en 1893. Les affréteurs n'ont pas fait de bonnes
affaires : le prix du passage (aller) s'est abaissé jusqu'à 2 fr. 50
par tête (demi-talari), et il fallait voir avec quelle patience les
pèlerins économes attendaient le dernier moment pour s'embar-
quer afin d'obtenir le rabais maximum. On regrettait beaucoup
l'absence de nos Algériens, qui d'ordinaire sont assez riches et
dépensent largement.
La commission d'assainissement de la Mecque , sous la pré-
sidence du haut commissaire ottoman, est formée du médecin
de Médine, d'un médecin de la Mecque, du second médecin de
Djeddah et du médecin musulman de Camaran. Une somme de
50000 piastres (environ 11500 francs) est mise par le gouverne-
ment à la disposition de la commission qui doit, avec ces maigres
ressources, nettoyer une ville de plus de 60000 âmes, où se sont
pressés en 1893 plus de 300000 pèlerins, approprier la vallée de
Mouna où se sont réunis 350000 à 400 000 individus, et préparer
les fosses où l'on enfouira les animaux sacrifiés, celles enfin où
l'on enterre les pèlerins morts dont le nombre, prétend-on, a
été en 1893 de 35 000.
La commission a donc une action presque nulle sur l'hygiène
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE. 391
du pays, et se contente de rester dans son rôle d'information.
Aussi l'étonnement fut-il grand à Djeddah, au mois de mars 1894,
lorsqu'on vit débarquer le maréchal Assad-Pacha, envoyé spécial
du sultan, porteur, disait-on, d'une somme de 40000 livres tur-
ques pour la construction d'asiles et d'hôpitaux au Hedjaz; tandis
que jusque-là le gouvernement s'était borné à affecter une somme
dérisoire à l'entretien des hôpitaux et à l'assainissement de la
voie publique à la Mecque. Mais, quelques jours après, le premier
délégué de la Turquie à la Conférence de Paris donnait la clef de
la mission en déclarant, dès les premières séances, que les me-
sures qui venaient d'être prises sur l'ordre du sultan, dans la
Mer- Rouge et au Hedjaz, allaient pour ainsi dire au-devant des
idées émises par les promoteurs de la Conférence. Turkan-Bey
ajoutait qu'une réorganisation complète était en train de s'opérer
aussi bien à Camaran, à Abou-Saad, à Vasta, à Elwesch qu'à la
Mecque, Médine et Djeddah. La Turquie voulait mettre la Con-
férence en présence d'un fait accompli pour éviter l'ingérence,
toujours redoutée, de l'Europe dans l'assainissement du pèleri-
nage. Le maréchal Assad-Pacha, d'après les déclarations de
Turkan-Bey, était déjà à la Mecque pendant que la Conférence
était réunie. Le séjour d'Assad-Pacha à la Mecque, cependant,
ne fut pas de longue durée. Il ne put s'entendre avec le grand-
chérif et le vali d'alors, Ahmed-Ratif-Pacha. Trois mois après il
fut rappelé à Constantinople. La Conférence de Paris avait clos
ses séances.
Cependant, en dépit de ces belles assurances, rien n'a été com-
mencé jusqu'à présent à Djeddah ! On a bien dit qu'on avait jeté à
la Mecque les fondemens d'un vaste établissement dont les murs
commençaient même à sortir du sol; on a assuré qu'une vingtaine
de maçons, sans compter leurs aides, y travaillaient ; on a même
vu débarquer, pendant les dernières semaines d'avril 1894, une
assez grande quantité de barres de fer et de briques destinées
à l'hôpital de la Mecque. Mais une partie de ces matériaux gît
encore sur le rivage de Djeddah. Rien n'a été fait pour l'hygiène.
Il est à craindre qu'il en soit longtemps ainsi, dans l'état poli-
tique actuel du Hedjaz; les Turcs, malgré leur bonne volonté, n'y
peuvent rien ou presque rien ; s'ils insistaient, ils auraient bien
vite une révolte comme celle qui a sévi sur l'Yémen, il y a deux
ans, et on comprend qu'ils ne s'en soucient guère. J'ajouterai que
les subsides envoyés de Constantinople sont partagés en grande
partie, dans leurs différentes étapes, par ceux qui sont chargés de
les utiliser pour le bien public.
Une étuve a été transportée, non sans de grands frais et de
392 REVUE DES DEUX MONDES.
grandes difficultés, à la Mecque. Son arrivée dans la ville a
failli occasionner une révolte parmi les pèlerins et les Bédouins.
Les récits les plus fantastiques circulaient. On disait que l'étuve,
étant placée sur un point très resserré de la route de Mouna
à la Mecque, tous les pèlerins à leur retour des fêtes seraient con-
traints d'entrer nus dans l'étuve (110°) pour s'y désinfecter avant
de pouvoir revenir à la Mecque. Cette histoire avait rencontré
un tel crédit que, dans un grand nombre de familles de Djeddah
on s'est abstenu en 1894 de conduire les femmes à la fête, dans la
crainte qu'elles ne fussent exposées sans voile aux regards du
public lorsqu'elles passeraient dans l'étuve. Aussi l'administration ,
pour calmer la population, a-t-elle simplement remisé l'étuve, sans
même l'enlever du chariot dans lequel elle avait été transportée.
Les Bédouins survenant alors l'ont à moitié démolie et reléguée
dans une anfractuosité de la montagne en crhiiil bien fort qu'ils
massacreraient les Turcs eux-mêmes s'ils osaient s'en servir.
« Oserait-on soupçonner le linge de leurs épouses et de leurs
tilles? » Le grand-chérif s'excusa très diplomatiquement auprès
du pacha sanitaire, et tout fut dit. Le chérif, au surplus, est bien
plus occupé de recueillir ses droits et de faire écorcher les vic-
times du sacrifice que de les faire enfouir convenablement. Les
peaux lui rapportent annuellement quelques centaines de mille
francs. C'était plus qu'il n'en fallait pour faire taire ceux qui
voudraient parler d'hygiène. Cependant cette année les animaux
ont été enfouis immédiatement après les sacrifices, sans avoir été
dépecés. Cette mesure a donné d'excellens résultats.
Les Bédouins ont commis en 1894 leurs exploits ordinaires
contre les pèlerins. Il y a eu même des coups de feu échangés
entre Médine et la Mecque avec l'escorte égyptienne du Tapis.
Cependant le nouveau vali, arrivé cet été à la Mecque, semble,
au moins jusqu'ici, avoir à cœur de faire disparaître une partie
des abus sur lesquels plusieurs de ses prédécesseurs fermaient
les yeux lorsqu'ils n'en tiraient pas personnellement profit; il au-
rait notamment fait publier que la location des chameaux était
libre, et que le pèlerin n'aurait rien à payer en sus du prix qu'il
débattait directement avec les chameliers.
En mai 1894, la mortalité avait continué à être assez forte
parmi les pèlerins qui séjournent dans la ville sainte ; après
l'avoir attribuée tout d'abord à la dengue, on a reconnu qu'elle
était due à des affections intestinales ; les médecins présens à la
Mecque en ont recherché la cause et ont cru la trouver dans la
contamination de l'eau que boivent les pèlerins. L'eau incriminée
n'était autre que l'eau sainte, objet du culte des pèlerins, celle de
LE PÈLERTNAGE DE LA MECQUE. 393
la source d'Agar, la célèbre fontaine de Zemzem. Sur les rapports
des médecins le vali a fait savoir aux pèlerins qu'il les engageait
à en user aussi modérément que possible. Mais cet avis du vali,
mettant en suspicion une source sacrée, a été pour les hadjis
un véritable sujet de scandale et n'a pas été écouté. Aussi le vali
pas plus que le grand-chérif n'oseront-ils jamais, de peur de pro-
voquer un soulèvement, fermer l'accès de la source placée dans
l'enceinte même de la grande mosquée, but du pèlerinage (1).
On voit par là combien sont difficiles à régler toutes les ques-
tions de salubrité et d'hygiène qui touchent à cet exode annuel
du monde musulman vers les villes saintes, et que la bonne vo-
lonté des autorités ottomanes elles-mêmes sera souvent exposée à
échouer devant l'ignorance et le fanatisme de la foule qui ne veut
souffrir aucune atteinte aux traditions qu'elle vénère, et aux
usages séculaires qu'elle est habituée à observer. En 1893, on
savait un mois avant les fêtes que le choléra sévissait à la Mecque;
2000 à 3000 pèlerins qui attendaient à Suez n'en sont pas moins
partis ; il paraît qu'en les empêchant on eût commis un véritable
sacrilège. Il est politiquement et matériellement impossible d'em-
pêcher le pèlerinage. Du moins les puissances doivent-elles veiller
à ce que les pèlerins soient placés à l'aller et au retour dans les
meilleures conditions possibles. En les rendant plus forts, on les
rendra plus aptes à résister à des maladies qu'ils ne nous rappor-
teront pas. Plus on fera pour le pèlerin, et moins on aura à faire
contre lui.
A. Proust.
(1) Dans une conférence faite à la Société littéraire mahométane de Calcutta, le
Dr Hart, de Londres, appela l'attention du Sultan et des mahométans éclairés sur le
danger créé par les ablutions pratiquées avec l'eau de Zemzem et proposa de la rem-
placer par l'eau pure de l'Arafat. Mais le président fit observer qu'il s'agissait là
d'un rite sacré que les ulémas seuls avaient le droit de modifier.
LES CHEMINS DE FER
AUX ÉTATS-UNIS
« En Europe la question est de créer des chemins de fer, en
Amérique, de les tenir sous la domination de la loi (to control
thcm). » Telle est, dans son expression forcée, mais caractéris-
tique, l'opinion que nous avons souvent entendu émettre aux Etats-
Unis, non sans y trouver d'ordinaire une nuance de dédain pour
le vieux monde. Un coup d'œil jeté sur les progrès et l'état actuel
des chemins de fer dans l'Union nord-américaine nous permettra
de voir ce qu'il y a de vrai dans cette parole.
Le premier chemin de fer a été entrepris en Amérique en d 827 ;
vingt ans plus tard les Etats-Unis ne comptaient encore que
14000 kilomètres de lignes ferrées ; aujourd'hui le réseau com-
prend 2cS2000 kilomètres, soit un quart de plus qu'en Europe,
pour une superficie territoriale plus petite du sixième et pour
une population cinq fois moindre ; c'est le réseau le plus serré qui
soit au monde. Depuis l'ouverture de la première ligne transcon-
tinentale, célébrée solennellement à Promontory Point le 10 mai
1869, cinq nouvelles voies ont percé les Rocheuses de part en
part et assuré ainsi l'union des Etats du Pacifique au reste du ter-
ritoire, sans compter leur rival du Nord, le Canadian Pacific rail-
way, qui a doté le commerce du globe d'une nouvelle grande route
et fait l'Extrême-Occident de l'Extrême-Orient. De tous côtés la
fièvre du mouvement étonne des yeux européens. Voyez chacun
des marchés de l'ouest, chacun des centres manufacturiers de
l'est des Etats-Unis : autour d'eux c'est un rayonnement extraor-
dinaire et indescriptible de lignes enchevêtrées qui se divisent,
se coupent, se multiplient et fuient dans toutes les directions,
LES CHEMINS DE FEU AUX ÉTATS-UNIS. 395
malgré tous les obstacles, rendant sans cesse plus féconde l'activité
qu'elles desservent. De New-York à Chicago, neuf compagnies prin-
cipales se disputent le trafic des voyageurs, et les visiteurs de la
World1 s columbian Exhibition ont déjà dit par quel luxe de con-
fort et de mauvais goût elles attirent la clientèle. Les commerçans
choisissent entre vingt routes pour leurs expéditions entre les
grands ports de l'Atlantique et la capitale de l'Illinois ; deux de
ces lignes portent une quadruple voie sur la moitié de leur lon-
gueur, et le mouvement de marchandises du Pennsylvania railroad
est près de quatre fois supérieur à celui de notre réseau du Nord.
Le capital des compagnies représente le dixième de la fortune
totale de la nation.
Les progrès merveilleux réalisés par l'industrie des transports
aux Etats-Unis s'expliquent par le rôle essentiel que les chemins
de fer ont joué dans le développement du territoire, et par l'in-
fluence prépondérante qu'ils exercent dans la vie économique du
pays. Ces conditions et cette importance toutes spéciales sont assez
bien mises en relief par la très grande part d'intérêt qu'attachent
aux railroad matters les journaux et le gros public ; elles ne
semblent pas avoir été toujours appréciées à leur valeur par nos
voisins d'outre-Manche, grands contempteurs des yankee rails par
orgueil de leurs home rails. En Amérique, le chemin de fer est
le premier et le principal facteur du travail de la colonisation :
pour ouvrir un territoire nouveau, on commence par y jeter une
voie ferrée, le colon vient ensuite, il occupe et met en valeur les
terres riveraines, et l'élément de trafic qu'il apporte à la ligne
paie la compagnie du service qu'elle lui a rendu. C'est donc véri-
tablement le chemin de fer qui crée le pays, et c'est bien à lui
que les Américains doivent le succès prodigieux de leur dévelop-
pement national. Ils lui doivent autre chose encore. Dans ces ter-
ritoires immenses où les richesses naturelles sont si variées, les
progrès de l'industrie des transports ont permis d'assurer dans
chaque région le maximum d'utilisation de ses forces propres, et
de localiser chaque nature de production là où elle rencontre les
conditions les plus favorables. Ainsi chaque Etat a sa spécialité
économique : le Minnesota est l'Etat du blé, l'Iovva le pays du maïs,
le Nebraska fait de la viande. Nulle part la distance entre le pro-
ducteur et le consommateur n'est plus grande, nulle part la ques-
tion des prix de transport n'a un intérêt plus général, nulle part
le commerce intérieur n'est plus étroitement sous la dépendance
des chemins de fer. Le développement extraordinaire des chemins
de fer américains depuis un demi-siècle est, à la vérité, moins
remarquable que ne l'est à l'heure actuelle l'empire colossal de
leur puissance économique et financière.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce résultat a été l'œuvre de la seule initiative privée et libre.
Un caprice de la fortune a voulu qu'aux Etats-Unis les rares ten-
tatives de concours financier des pouvoirs publics fussent presque
toujours frappées de stérilité ou ne profitassent qu'à la spécula-
tion ; le succès est réservé à l'effort individuel. En revanche,
celui-ci est singulièrement énergique, violent même, audacieux
à l'excès, et sa fécondité merveilleuse ne saurait trouver de plus
splendide témoignage que l'admirable expansion des chemins de
fer dans le territoire de l'Union. A l'heure où tant de nations
européennes semblent admettre l'ingérence toujours crois-
sante de l'Etat dans les diverses fonctions de la vie sociale ; à la
veille du jour où l'application pratique d'une force supérieure à
la vapeur va peut-être révolutionner encore une fois le monde
économique; l'attention se sent attirée vers cette œuvre d'acti-
vité individuelle et d'association volontaire. L'objet de cette
étude est d'exposer le régime de liberté et de concurrence auquel
est soumise, aux Etats-Unis, l'industrie des chemins de fer, en
l'envisageant d'abord dans la construction, puis dans l'exploita-
tion des lignes, en signalant ensuite ses conséquences dans les
rapports des chemins de fer avec le public et la législation, et ses
résultats dans l'organisation et la gestion intérieure des compa-
gnies.
1
En fait sinon en droit, la plus grande liberté préside à la créa-
tion des chemins de fer aux Etats-Unis : l'autorité confère, en
pratique, le privilège de l'investiture légale à toute entreprise for-
mée selon les statuts locaux ; c'est le « laissez faire », moins, à la
vérité, l'indifférence pour ce qui se fait. Ce régime, aussi vieux
que les premières voies ferrées, n'est pas le résultat d'un principe
posé a priori par les pouvoirs publics, mais s'est établi tout natu-
rellement, comme le système le plus simple, au même titre que
le « laissez passer » dans le commerce intérieur. La même liberté
ou, si l'on veut, la même licence, a existé en Angleterre lors de ce
qu'on a appelé la période de la folie des chemins de fer, mais elle
dura peu, et les gros frais des enquêtes, qui absorbèrent le
dixième du capital des compagnies, eurent vite fait de mettre à la
raison les spéculateurs les plus entreprenans. En Amérique, l'im-
mensité des territoires à coloniser et l'absence de routes terres-
tres firent tout d'abord un devoir aux législatures de faciliter la
construction des lignes ferrées ; on n'ouvrit pas le trésor public,
mais on débarrassa de toute entrave légale la constitution des
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 397
compagnies, et c'est cette politique favorable, mais réservée, qui
a subsisté depuis lors.
La concession, au sens européen du mot, c'est-à-dire l'exploi-
tation d'un monopole conféré par l'Etat sous certaines condi-
tions, est chose inconnue en Amérique; la charter, pure formalité
commerciale, est l'acte constitutif de toute société anonyme, rendu
par la législature qui, seule, a le droit de créer des personnes mo-
rales à existence collective et perpétuelle. Cet acte reconnaît et
détermine officiellement la ligne à construire, accorde à la com-
pagnie le droit d'expropriation, sans lui attribuer d'ailleurs mono-
pole ni privilège d'aucune sorte; en revanche, on l'obtient sans
condition. Pas d'enquête d'utilité publique, si ce n'est dans quelques
États de l'Est où cette mesure est d'ailleurs illusoire : on s'en
rapporte aux fondateurs pour apprécier si la ligne doit être pro-
ductive, c'est-à-dire utile. Les législatures fixent le montant du
capital de la compagnie, mais leurs exigences sont, d'habitude, fort
modestes à cet égard ; c'est ainsi que MM. Leland Stanford,
G. P. Huntington et G. F. Crocker ont pu entreprendre la con-
struction du Central Pacific railroad avec moins de deux cent mille
dollars dans leurs poches ; le versement du capital n'est contrôlé
que par les intéressés, s'ils le peuvent. Enfin la charter est tout
particulièrement exempte des charges et obligations multiples
qui font qu'en Europe les pouvoirs publics semblent souvent
chercher à détruire par le menu les privilèges qu'ils accordent en
bloc à leurs concessionnaires. On voit qu'en pratique l'industrie
des chemins de fer est aussi largement ouverte que toute autre
branche d'industrie à l'initiative de chacun.
Grâce à ce régime extrême de liberté sans contrôle, le travail
de la construction du réseau rassembla dès l'origine toutes les
forces dont le pays pouvait disposer; d'autres causes contri-
buèrent en même temps à attirer dans cette voie l'ardeur de l'esprit
d'entreprise. Ce fut d'abord le développement extraordinaire en
population et en richesse de ce peuple aujourd'hui dans la force
de sa virilité, ce sont ces progrès menés à pas de géans dont le
Census signale, de décade en décade, la trace à l'étonnement du
vieux monde, et qui se traduisent par la demande toujours crois-
sante de moyens de transport. Dans l'Ouest les grands mouve-
mens d'activité colonisatrice et de spéculation immobilière, les
booms of the eighties, donnèrent l'essor à une extension sans
limite des voies ferrées dans la vaste étendue des terres libres
que chacun s'arrachait. Tentée par les rapides profits à tirer d'un
pays naissant, soutenue par la spéculation, la construction des
lignes nouvelles trouvait encore un élément d'excitation dans
les rivalités d'influence qui s'établissaient alors entre les diverses
398 REVUE DES DEUX MONDES.
compagnies. Pour chacune d'elles, il s'agissait d'ouvrir la pre-
mière la route vers les régions d'avenir, d'en prendre possession
et d'empêcher les autres d'y pénétrer; dans l'ardeur de la concur-
rence on ne reculait devant aucun moyen, et on raconte qu'en
1 871 les ouvriers du Denver and Rio Grande railroad engagèrent
des luttes à main armée avec les équipes de F Atchison pour l'occu-
pation d'un défilé dans les Montagnes Rocheuses, la Royal Gorge
of the Arkansas. Ces luttes de guérillas n'étaient pas rares, dit-
on, à une certaine époque, et on les a vues se reproduire en
1891 dans les Black Hills.
On devine par ces exemples quel degré d'intensité put atteindre
la fièvre de la construction à certaines époques, surtout dans la
période qui suivit la guerre de Sécession jusqu'à la crise de
1873, puis une fois cette crise passée. Dans la seule année 1882,
le réseau s'allongea de plus de 17000 kilomètres, la moitié de
notre système français ; on construisait aussi vite qu'on emprun-
tait, quelquefois même plus vite ; il n'était pas rare de voir une
compagnie ouvrir en douze mois six cents kilomètres de lignes
nouvelles. C'était l'âge d'or de l'industrie des chemins de fer;
mais ce fut en même temps l'ère des entraînemens irrésistibles,
des spéculations malsaines et des rivalités déplorables, c'est-à-dire
des grandes erreurs économiques qui donnèrent naissance à la
surproduction des moyens de transport.
Cette surproduction des voies ferrées était en effet la consé-
quence inévitable de l'étonnante impassibilité des pouvoirs publics
devant ce débordement de l'activité d'entreprise. Toujours égoïste,
l'initiative privée a besoin d'une direction supérieure pour mar-
cher dans le sens des intérêts généraux ; elle est capable d'excès ;
en Amérique elle ignore volontiers l'économie et se soucie d'abord
de faire grand. C'est surtout dans la période de 1880 à 1888
que les Américains se lancèrent avec une légèreté incompréhen-
sible dans la construction des chemins de fer inutiles. Es-
comptant trop haut les progrès du trafic général et le dévelop-
pement des territoires nouveaux, on entreprit aveuglément des
extensions prématurées qui ne pouvaient subsister qu'aux dépens
des lignes préexistantes ou à ceux du public ; l'offre des moyens
de transport dépassa rapidement la demande. Ainsi les régions
agricoles du Nord-Ouest, les plus favorisées par la colonisation
depuis quinze ans, sont aussi celles qui souffrent le plus de
l'excès de la construction. Puis l'ambition et les rivalités portèrent
bien des compagnies à vouloir se rendre indépendantes en se créant
leurs lignes particulières le long des grandes directions de trafic,
alors même que celles-ci étaient déjà abondamment desservies. En-
fin et surtout les entreprises de chemin de fer eurent tendance
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 399
à devenir une œuvre de pure spéculation. Ce fut une industrie
nouvelle de construire entre deux points donnés une ligne paral-
lèle à celle d'une compagnie déjà vieille, bien établie et rému-
nératrice pour en divertir le trafic et en partager les bénéfices;
c'est l'histoire du West Shore , c'est celle du Nickel Plate (1).
D'audacieux aventuriers commirent encore cet attentat à la pro-
priété d'autrui dans la simple intention de se faire acheter, car
c'était l'unique moyen d'en finir avec les « pirates » ; pour d'autres
enfin la construction de lignes nouvelles n'était qu'un prétexte à
s'enrichir aux frais de trop naïfs prêteurs. Cette immobilisation de
capitaux improductifs, ce gaspillage de la fortune publique, furent
profondément regrettables, et les Américains sont, en dépit de
leur « mégalomanie » nationale, les premiers à les déplorer au-
jourd'hui. De longues années se passeront sans doute avant que
l'accroissement de la richesse générale n'apporte sa compensation
aux sacrifices prématurés que le pays s'est imposés avec tant d'in-
souciance. En attendant, l'opinion publique s'en prend aux légis-
latures locales de n'avoir pas su modérer les abus de la construc-
tion, et ceux-là mêmes qui ont le plus profité du régime de la
liberté sans limite, vantent maintenant les avantages d'un sys-
tème plus restrictif. Les Etats-Unis sont peut-être le pays du
monde où l'on peut espérer que les leçons du passé serviront
le plus pour l'avenir; aujourd'hui les circonstances ne semblent
plus être propices et les mœurs ne seraient plus favorables au
retour d'une nouvelle crise de surproduction des voies ferrées.
II
Une fois construits, il faut que, nécessaires ou non, tous les
chemins de fer s'exploitent, il faut qu'ils vivent : les Américains,
qui font voyager les maisons, ne transplantent pas encore les
voies ferrées avec leur matériel d'une région à l'autre. Or,
comme dans toute industrie libre, la surabondance de l'offre
engendre la compétition entre les producteurs, nous dirons ici
les transporteurs; la concurrence dans l'exploitation fait donc
nécessairement suite à la concurrence dans la construction, et,
comme on l'a dit, l'état de guerre est la condition naturelle et
normale des compagnies les unes à l'égard des autres. Dans
cette lutte pour la vie, les compagnies belligérantes ont deux
(1) Surnom par lequel les Américains désignent le New York Chicago and Saint
Louis railroad. L'usage des nicknames pour les compagnies de chemins de fer est '
très fréquent aux États-Unis. Le Cleveland Cincinnati Chicago and Saint Louis
railroad n'est connu que sous le nom du big four, et les journaux ne désignent
jamais le Chicago Saint Paul and Kansas city railroad que comme le maple leaf.
400 REVUE DES DEUX MONDES.
armes à leur disposition : en cas d'hostilités déclarées, les abais-
semens de tarifs, les discriminations dans les rivalités de diplo-
matie. Les discriminations sont des avantages secrets accordés
par une compagnie à de gros expéditeurs pour gagner leur clien-
tèle, qu'on dissimule en général sous couleur de commissions,
drawbacks, tarifs spéciaux; ils profitent en même temps aux com-
pagnies et aux industriels qui contractent cette alliance offen-
sive en permettant aux uns et aux autres d'évincer sûrement
leurs concurrens. C'est le gros public, plus scrupuleux ou moins
habile, qui supporte les conséquences de ces petits pactes de
trahison. Un bon exemple du procédé nous est fourni par la
Standard oil company, qui se fit faire en dix-huit mois pour plus
de 10 millions de dollars de réductions sur les tarifs entre Gleve-
land ou Pittsburg et les ports de l'Atlantique, et, grâce à l'habileté
de ses négociations avec les diverses compagnies, acquit en 1878
le monopole absolu du pétrole aux Etats-Unis. La pratique de
cette concurrence secrète, désastreuse pour les compagnies
rivales, et qui dépassait souvent les bornes du fair trade, a beau-
coup diminué, sans disparaître tout à fait, depuis qu'elle a été
prohibée en 1887 par un acte du Congrès, Y Interstate commerce act.
Au contraire le droit des gens économique reconnaît et voit
avec faveur l'autre forme de la concurrence, la guerre de tarifs
ouvertement déclarée et conduite au grand jour, laquelle forme
la common law des relations entre compagnies et donne lieu en
pratique aux excès les plus déplorables. Pendant les périodes
mêmes de construction à outrance, ces conflits sévirent avec
rage, se propageant par une sorte de contagion endémique d'un
bout à l'autre du territoire, véritables crises industrielles où
chacun semblait n'avoir plus qu'un but, ruiner à tout prix ses
rivaux par l'abaissement indéfini des tarifs. Pendant les « batailles
de géans » qui se livrèrent entre les trunk Unes (1), on put aller,
sur le Pennsylvanien, de New- York à Saint-Louis pour la somme
d'un dollar; en 1884 le West Shore entreprit contre le New York
Centrai une campagne de réductions de tarifs qui dura une année
entière; le Lake Shore, celle des compagnies américaines qui
peut exploiter, dit-on, au meilleur marché, lutta pendant plus
de deux ans pour réduire le Nickel Plate à la famine et l'amener
à capituler. Ruineuses pour la compagnie qui reste sur le car-
reau et qu'on rachète en général à vil prix, ces guerres coûtent
presque autant au vainqueur, qui, par les réductions exagérées
des tarifs, gaspille en quelques semaines de luttes les bénéfices
(1) On désigne habituellement, aux États-Unis, sous le nom de trunk Unes, les
grandes lignes ferrées qui réunissent aux ports de l'Atlantique les doux grands
centres de Saint-Louis et Chicago.
LES CHEMINS DE FER AUX ETATS-UNIS.
401
accumulés de plusieurs années. La violence des crises de concur-
rence aiguë s'est à la vérité un peu adoucie à l'heure actuelle;
aux guerres à outrance ont généralement succédé les rencontres
de partisans, et aux batailles rangées les conflits d'avant-gardes.
Mais l'hostilité latente des compagnies dans leurs rapports réci-
proques reste toujours en éveil ; sans cesse elle fait ressortir les
points faibles sur lesquels des luttes de tarifs s'engagent, courtes
d'ordinaire, mais aussi plus répétées, — les journaux en annoncent
chaque jour de nouvelles. Amorcées à tout instant par un petit
nombre de compagnies turbulentes dont la réputation à cet égard
est faite aux Etats-Unis, elles sont toujours préjudiciables à qui
s'y laisse entraîner, et peuvent devenir fort dangereuses pour les
compagnies capitalisées à l'excès ou pour celles que leur situation
financière met d'autre part en péril. Ainsi la faillite du Northern
Pacific railroad, survenue en août 1893, est sans doute due en
grande partie à la concurrence incessante du Great Northern, son
rival septentrional.
La législation a toujours favorisé dans son principe la con-
currence légitime entre les chemins de fer aux Etats-Unis. Ainsi
elle a prohibé les associations de trafic, interdit la fusion des
lignes parallèles. Rien ne protégeait donc les compagnies contre
elles-mêmes : elles durent chercher de leur propre mouvement à
remédier aux excès de la concurrence dont elles souffraient, et de
ces tentatives ont résulté, d'une part, la constitution des grands
réseaux ou, comme on dit en Amérique, la consolidation; d'autre
part, les essais d'association dans le trafic.
Depuis une trentaine d'années, le mouvement de consolidation,
la concentration progressive des lignes nombreuses et indépen-
dantes en quelques vastes systèmes, s'est fait sentir aux Etats-Unis
avec une intensité remarquable , suivant une marche plus rapide que
la construction même dos voies ferrées. Cette tendance s'explique
d'abord en Amérique, comme elle fait en Europe, par les mêmes
causes que la formation de la grande industrie, dont elle est un cas ;
elle répond aux exigences des grands mouvemens commerciaux
qui demandent la création de grandes lignes correspondantes;
enfin et surtout elle offre un moyen coûteux, mais décisif, de
mettre un terme aux concurrences locales trop ardues. De fait,
sur les 1 785 compagnies légalement constituées au Ie1' juillet 1891
dans l'Union nord-américaine, 709 seulement ont une existence
indépendante, et, parmi ces dernières, 41 exploitent à elles seules
56 pour 100 de la longueur totale du réseau, soit 151 672 kilomè-
tres. Encore ces chiffres officiels ne donnent-ils pas une expres-
sion exacte de la situation, parce qu'ils considèrent comme unités
séparées des compagnies, — telles que les diverses lignes Vander-
tome cxxix. — 1895. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.
bilt, ou la Pennsylvania company dans le réseau du Pennsylva-
nien, qui, — tout en ayant une organisation distincte, font cepen-
dant partie intégrante d'un même système. Le réseau Vanderbilt
s'étend aujourd'hui sur près de 25000 kilomètres de lignes fer-
rées; FAtchison embrasse 14400 kilomètres, et le système Penn-
sylvanien plus de 12 600. Parmi les traits caractéristiques de ces
grands réseaux, il faut remarquer leur formation extraordinaire-
ment hétérogène et leur constitution fédérative. La plupart
d'entre eux ont une origine fort modeste : FAtchison, par exemple,
se constitua pour réunir deux obscures petites villes du Kansas ;
le Lonisville and Nashville n'eut d'abord que 185 milles de lon-
gueur, et dans le principe, le Pennsylvania railroad devait seule-
ment aller de Harrisburg à Pittsburg. La fusion des lignes con-
currentes étant interdite par la législation dans la plupart des
Etats, les compagnies s'étendirent surtout par voie de prise à
bail comme en Angleterre, d'acquisition de lignes tombées en
faillite, ou par control, c'est-à-dire achat de tout ou partie des
actions d'une compagnie secondaire. Un grand système comprend
donc presque toujours un certain nombre de lignes subsidiaires
louées, achetées ou « contrôlées », groupées autour du réseau
propre que représente le capital originaire de la compagnie prin-
cipale, ce réseau propre étant parfois fort peu important eu égard
à l'ensemble : ainsi le Baltimore and Ohio ne possède en propre
que 539 milles de lignes sur un réseau total de 4161 milles. Quel-
quefois même, — c'est ce qui se passe pour la Pennsylvania com-
pany et la Southern Pacific company, — la compagnie principale
n'a pas de réseau propre et se contente d'exploiter des lignes
prises à bail ou « contrôlées » , substituant son crédit à celui des
lignes subsidiaires et formant ainsi une sorte de « trust » .
Des systèmes composés d'élémens aussi divers ne sont évi-
demment pas toujours immuables et indissolubles. Il en est qui
répondent si bien aux nécessités des courans commerciaux qu'il
n'y a aucune raison de soupçonner la vraisemblance de leur dés-
agrégation. En revanche, on a vu souvent des unions d'apparence
brillante se rompre violemment par l'effet de spéculations témé-
raires : citons par exemple celle qui a placé un instant en 1892
quatre compagnies de chemins de fer charbonniers sous le pa-
tronage de M. Mac Leod et du Philadelphia and Reading , et qu'au
bout de quelques mois, tout le monde se trouva intéressé à dis-
soudre. Le travail de la consolidation, entrepris prématurément
dans le Sud et dans l'Ouest par la constitution de systèmes trop
grands et sans forces, est loin d'être terminé aujourd'hui, et ses
résultats actuels ne doivent pas être considérés comme définitifs.
Ce mouvement donnera encore lieu à des remaniemens profonds,
LES CHEMINS DE FEH AUX ÉTATS-UNIS. 403
à des secousses violentes, et se continuera pendant de longues
années au delà même du jour où le réseau américain aura gagné
son point de maturité. Un temps viendra sans doute où, les grandes
lignes du Pacifique ayant opéré d'une manière ou d'une autre
leur fusion avec les Trunk Unes de l'est, le réseau entier se trou-
vera partagé en huit ou dix systèmes embrassant l'ensemble du
territoire des États-Unis.
La formation des grands réseaux n'a pas supprimé la concur-
rence, mais l'a seulement transportée sur un autre terrain; pure-
ment locale et dispersive quand ces réseaux eux-mêmes étaient
encore courts et très fragmentés, celle-ci s'est peu à peu concen-
trée sur les routes importantes du commerce et faite plus ardue
que jamais entre les grandes compagnies maintenant plus résis-
tantes. Les compétiteurs étant devenus moins nombreux, on se
demanda dès lors si l'entente commune n'était pas chose possible,
et effectivement, vers 1876, les compagnies cherchèrent à rem-
placer la concurrence dans l'exploitation par l'association dans
le trafic : les premiers pools se constituèrent. Les pools, qui fonc-
tionnent depuis longtemps en Grande-Bretagne sous le nom de
joint pur se srj stem, sont des associations par lesquelles les compa-
gnies concurrentes se répartissent le trafic à l'amiable, déter-
minent d'un commun accord les tarifs à percevoir, et s'engagent
à se tenir réciproquement compte des trop-perçus le cas échéant ;
ce sont des syndicats ne reposant que sur la bonne volonté des
parties contractantes. Effectivement, dans le Royaume-Uni, l'as-
sociation a tué la concurrence en matière de chemins de fer, elle
règne sans conteste sur tout le territoire, justifiant la vérité de
l'axiome formulé par George Stephenson à l'origine même des
voies ferrées : « Là où la coalition est possible, la concurrence
est impossible. » Or aux Etats-Unis les tentatives d'association
ont donné en fin de compte des résultats tout différens : dans la
lutte engagée entre les deux grands principes de l'activité indus-
trielle, la concurrence est restée victorieuse, mais l'association
tend du moins avec un certain avantage à en réprimer les excès.
Les premiers /?oo/,s qui se formèrent en Amérique, la Southern
railroad and steamship association et le pool des Trunk Unes,
mirent tout de suite en lumière le principal défaut de ces arran-
gemens fondés sur le consentement mutuel, qui est l'instabilité.
On s'aperçut bien vite que des remaniemens constans étaient né-
cessaires, et souvent les difficultés ne se pouvaient trancher que
par des guerres de tarifs d'autant plus terribles que l'alliance
avait été plus étroite et plus longue entre les anciens rivaux.
Puis le nouveau régime donna lieu à des abus : les compagnies
cherchèrent à tirer parti de la force d'association pour rehausser
404 REVUE DES DEUX MONDES.
les tarifs dont elles prétendirent se faire les régulateurs tout-puis-
sans. Aussitôt on cria au monopole, on dénonça les « nouveaux
trusts », on les proscrivit dans les Etats de l'Ouest, on fit sanc-
tionner et généraliser cet interdit par un bill du congrès, X Inter-
state commerce act de 1887. Aujourd'hui que l'agitation s'est cal-
mée, que les compagnies ont dû renoncer, ne fût-ce qu'en raison
de leur désaccord incessant, aux prétentions abusives qu'avaient
d'ailleurs provoquées les excès mêmes de la concurrence, cette
législation prohibitive n'est plus appliquée d'une façon rigou-
reuse. On peut citer au moins deux pools qui fonctionnent au grand
jour, d'une manière satisfaisante pour le public comme pour les
compagnies, et dont la presse fait connaître les principaux résul-
tats au public, celui des Trank Unes et celui des chemins de fer
charbonniers. Dans l'Ouest, où les grandes directions du com-
merce sont plus variées, où un partage de trafic serait encore
impraticable à l'heure actuelle, les compagnies ont de simples
conférences périodiques destinées à amener une entente com-
mune dans la fixation des tarifs. Aujourd'hui les pools, comme
ces associations diverses de l'Ouest, ne sont plus autre chose, en
pratique, que des moyens de règlement des difficultés engendrées
par la concurrence dans les rapports des compagnies entre elles;
jouant le rôle d'arbitres, ils tendent à donner aux tarifs la stabi-
lité que le public réclame; aussi le monde économique en com-
prend-il maintenant l'utilité, et commence-t-il à en demander la
légitimation à l'autorité fédérale. Somme toute, en Amérique,
l'association n'a pas détruit la concurrence entre les chemins de
1er; celle-ci a survécu grâce au régime de la liberté dans la con-
struction, grâce au grand nombre des lignes rivales, grâce enfin à
l'immensité du territoire et au développement extraordinaire-
ment rapide du commerce intérieur. Les associations de tarifs et
de trafic n'ont pu fonctionner qu'à la condition de conserver au
public tous les avantages d'une concurrence légitime. Leur but
n'est plus que de prévenir les excès de cette concurrence, et
quoique l'opposition législative et leur instabilité propre aient
jusqu'à présent rendu fort difficile ce simple rôle modérateur,
l'amélioration des rapports entre les compagnies, la diminution
de la violence des guerres témoignent aujourd'hui que leur in-
fluence n'a pas été inutile à l'éducation du pays dans ses mœurs
économiques.
A tout prendre, le régime de la concurrence dans l'exploita-
tion a donné un résultat fort satisfaisant pour le public, le plus
utile après l'abondance des moyens de transport, j'entends
l'abaissement des tarifs : c'est aujourd'hui aux Etats-Unis, c'est
dans le seul pays du monde où la concurrence s'exerce librement
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 405
en matière de chemins de fer, que le prix du transport des pro-
duits est sans conteste le plus bas. Comparons à cet égard l'Union
nord-américaine avec la France : sur l'ensemble du réseau des
Etats-Unis le produit brut moyen par tonne et par kilomètre est
de 3 centimes, en France (1892) il varie de 4 centimes 66 (Nord) à
6 centimes 203 (Midi). Les mouvemens les plus prononcés de
réduction des tarifs se sont fait sentir dans la période de 1873
à 1878 et dans la période de 1882 à 1886. Or, dans l'ensemble,
cette diminution a marché d'un pas beaucoup plus rapide que ne
l'ont fait les progrès du trafic général, et au point de vue financier
on ne peut que constater en Amérique un abaissement énorme
dans la productivité des entreprises de chemins de fer.
Dans le Royaume-Uni, le produit net des lignes ferrées, qui
s'élevait en 1872 à 4,74 pour 100 du capital d'établissement, ne
représentait plus en 1892 que 3,85 pour 100 de ce même capital :
la réduction du profit est, comme on le voit, déjà fort sensible.
Prenons maintenant les chemins de fer aux Etats-Unis à ces deux
mêmes époques : en 1872 leur rendement est de 9 pour 100 du
capital engagé; en 1892 il tombe à 3,01 pour 100. Cherchons
quelques données plus précises que des moyennes chez les com-
pagnies que l'opinion place le plus haut dans ses faveurs : Y Illi-
nois central railroad, voyons-nous, n'a jamais donné à ses action-
naires moins de 8 pour 100 par an jusqu'en 1885, et il ne paie
plus maintenant que 5 pour 100 ; le New York central and Hudson
river railroad a distribué des dividendes annuels de 8 pour 100
jusqu'à l'époque de sa lutte avec le West shore (1884) et ne donne
plus depuis que 4 à 5 pour 100; ces exemples pourraient se mul-
tiplier à volonté. Ainsi, en même temps que la liberté excessive
dans la construction donnait lieu à un gaspillage déplorable du
capital national, la concurrence immodérée dans l'exploitation
abaissait outre mesure la productivité légitime de ce capital, et les
guerres de tarifs, jointes aux spéculations malheureuses, ame-
naient d'immenses désastres financiers, des crises terribles comme
celle de 1873, avec la ruine inévitable d'un certain nombre de
compagnies. Aux Etats-Unis les chemins de fer, assimilés à une
industrie ordinaire par leur régime économique, participent tous
plus ou moins aux conditions d'instabilité et de variabilité qui
caractérisent les entreprises purement industrielles. Nulle part on
ne trouve plus qu'en Amérique de diversité dans la situation
financière des compagnies ; les plus solides d'entre elles s'y
croisent avec les moins recommandables, et à Philadelphie le
Pennsylvania railroad, qui dispute au New York central le sur-
nom de Standard railway of America, a ses bureaux contigus à
ceux d'une compagnie qui a déjà fait deux fois faillite et dont l'his-
406 REVUE DES DEUX MONDES.
toire est un mélange inouï de maladresses, de désordres et de
spéculations, le Philadelphia and Reading . Dans cette lutte pour
la vie, si dure à tous les partis en présence, une sorte de sélec-
tion naturelle économique semble faire rapidement la fortune
des entreprises les mieux constituées, les plus résistantes, aux
dépens des autres, dont elle précipite la ruine.
III
Jusqu'à présent on pourrait croire qu'aux Etats-Unis le ré-
gime de la liberté des chemins de fer n'a présenté pour le public
que des avantages, en dotant le pays de moyens de transport très
perfectionnés, très nombreux et à bon marché. En fait ce régime
n'a pas été sans provoquer de la part des compagnies de graves
abus de pouvoirs, dont le public lui-même eut vivement à souf-
frir, et qui portèrent les législatures locales à des mesures de
répression d'une extrême rigueur. Les compagnies, qui se livraient
entre elles-mêmes à des batailles de concurrence, durent engager
la lutte contre un ennemi commun, l'autorité publique; avec la
guerre civile, elles eurent la guerre extérieure. Ce sont particu-
lièrement ces difficultés d'ordre légal qui constituent ce que les
Américains appellent le railroad problem .
Les pouvoirs presque sans limite conférés aux compagnies
de chemins de fer n'étaient pas en effet sans offrir d'assez graves
dangers pour la liberté commerciale et l'égalité économique dans
l'Union. Dès l'origine de la construction des voies ferrées, les
compagnies inaugurèrent à l'égard des autorités locales une poli-
tique d'oppression sans honte comme sans merci. Partout on de-
mandait des chemins de fer, toujours plus de chemins de fer;
il dépendait du choix d'un tracé de favoriser ou de restreindre le
développement d'une région, et une ligne ferrée représentait pour
chaque localité le secret de la fortune. Alors les compagnies de
se faire payer leurs services, et d'imposer aux communes, aux
comtés, voire même aux Etats, des subventions gratuites, disons
des contributions de guerre. « Elles abordent une petite ville
comme un brigand attaque sa victime : la bourse ou la vie » (1)!
A vrai dire cette corruption, qui déshonora la genèse du réseau
ferré en Amérique, disparut au fur et à mesure de ses progrès,
en même temps que se modifiaient les conditions de la construc-
tion. Tout cela est un peu oublié aujourd'hui ; les voies nouvelles
ne sont plus que des lignes de colonisation ouvertes dans les ter-
ritoires inoccupés, les chemins de fer ont encore plus besoin des
(1) Henry George, Progress and Poverl//.
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 407
colons que la communauté n'a besoin d'eux, et à l'heure actuelle
ce sont les villes qui viennent s'élever spontanément le long des
routes déjà tracées dans le Far West.
Aux abus dans la construction succédèrent des abus plus
graves dans l'exploitation. Les charters laissaient en principe aux
compagnies le libre maniement de leurs tarifs, se fiant au jeu
naturel des forces économiques pour assurer partout un juste
équilibre dans les prix de transport; il arriva que là où il n'y avait
pas concurrence, le monopole des compagnies devint tout-
puissant, et que la volonté arbitraire d'un traffic manager put
faire de ces tarifs soit un élément de prospérité locale, soit une
arme terrible d'oppression et de tyrannie. C'est qu'en effet la con-
currence n'est pas, par nature, uniforme et absolue en matière de
chemins de fer comme dans les autres industries; elle est géo-
grapbiquement limi tée aux lieux que réunissent deux ou plusieurs
lignes ferrées, ou, comme on dit en Amérique, aux compétitive
points. Tous les avantages du régime se concentraient donc natu-
rellement sur les points de concurrence, où, grâce à la réduction
des frais de transports, l'industrie et le commerce trouvaient des
élémens exceptionnels de progrès, des garanties certaines de su-
périorité. Sur les autres points, au contraire, maîtresses de leurs
tarifs, les compagnies rehaussaient ceux-ci sans mesure, de ma-
nière à se récupérer dans les régions de monopole des bénéfices
qu'elles n'avaient pas faits dans les régions de concurrence; le
prix des transports montait d'autant plus qu'il était plus bas par-
tout ailleurs. Ce régime donnait lieu parfois à des anomalies bien
bizarres : ainsi, en mai 1878, le tarif du transport du blé de Chi-
cago à Philadelphie était de treize cents, tandis que pour les ex-
péditions sur Pittsburg, la distance étant réduite de près de moitié,
le tarif s'élevait à dix-huit cents. L'affaire dite de Winona a été
souvent rappelée dans les débats parlementaires à Washington.
Winona est une petite ville de l'Etat du Mississipi située à peu
près à demi-distance entre Memphis et la Nouvelle-Orléans, sur
V Illinois central railroad ; or le transport d'une balle de coton de
Memphis à la Nouvelle-Orléans se payait un dollar, alors que la
compagnie demandait plus de trois dollars pour transporter une
même balle de coton de Winona seulement à la capitale de la
Louisiane. Parle fait des rehaussemens de tarifs, des régions en-
tières se trouvaient ainsi sacrifiées au profit des points de con-
currence ; elles voyaient leur industrie émigrer, leur agriculture
menacée se ralentir, leur développement économique s'arrêter.
Le territoire des Etats-Unis put se diviser en deux parties dont
l'une profita de tout ce qui manquait à l'autre. Les compagnies
étaient devenues les régulateurs du progrès, et le régime de la
408 REVUE DES DEUX MONDES.
concurrence, qui dans toute autre industrie tend à égaliser en
même temps qu'à réduire le prix des marchandises, amenait et
accentuait ici les inégalités les plus sensibles de pays à pays.
C'est dans le Nord-Ouest que ces abus occasionnèrent d'abord
les souffrances les plus vives, parce que les compagnies, proprié-
taires des elevators (1) et d'immenses concessions de terres, y
exerçaient une domination presque absolue; c'est là aussi que,
sous l'influence des Grangers, l'agitation populaire se manifesta en
premier lieu et s'éleva immédiatement au plus haut degré de
la violence. La Grange nationale du Nord-Ouest était une fédéra-
tion d'agriculteurs organisée en 1867 dans un simple dessein de
coopération, et qui, tombée aux mains des politiciens locaux, ne
tarda pas à se faire l'organe des revendications sociales du parti
« fermier ». En 1870 les Grangers se mirent à la tête du mouve-
ment naissant d'opinion, et dès lors la lutte s'engagea sans merci
contre les chemins de fer, « serviteurs du peuple qui se sont faits
ses maîtres », avec force déclamations au sujet de ces « nouveaux
barons féodaux », auxquels il fallait apprendre que « l'objet créé
ne doit pas se faire plus grand que le créateur. » Comme mot
d'ordre, on prit un vieux principe d'autrefois, très discuté en son
temps, puis oublié, enfin remis à neuf pour la circonstance, que
« les chemins de fer sont des voies de communication publiques
[public highways). » En 1871, la législature du Minnesota rend le
premier Granger bill, fixant un tarif maximum proportionnel à
la distance, assez bas pour couper tout profit dans la racine, et
capable de conduire en un mois toutes les compagnies à la fail-
lite; l'Illinois, le Wisconsin, tous les Etats du Nord-Ouest suivent
bientôt l'exemple du Minnesota en renchérissant les uns et les
autres sur la rigueur de ces dispositions prohibitives.
Les compagnies refusèrent de se soumettre. Elles portèrent
immédiatement la question sur le terrain légal, où elles perdirent
leur procès : en 1876, la Cour suprême sanctionna les lois promul-
guées et reconnut aux législatures locales le droit de fixer, dans
l'intérieur de chaque Etat, les tarifs des « chemins de fer et de
toute entreprise impliquant un monopole virtuel. » Au contraire,
sur le terrain pratique, l'issue de la partie fut toute différente :
les compagnies cessèrent immédiatement la construction des li-
gnes nouvelles, ce qui suspendit les progrès économiques de
toute la région du Nord-Ouest; puis, pour limiter leurs pertes
dans l'exploitation, elles réduisirent leur service à son minimum,
jusqu'à priver effectivement le pays de ses moyens de transport.
Ainsi se démontra par l'absurde le vice de la politique des Gran-
I Entrepôts à blé.
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 409
gers ; toutes les législatures se virent bientôt contraintes d'abro-
ger bon gré mal gré leurs lois de proscription, et, sans renoncer
à la campagne entreprise, elles eurent recours à une autre arme
de combat, la nomination de « commissions de contrôle » in-
vesties du pouvoir limitatif de fixer des tarifs « raisonnables ».
Ce fut la seconde phase de la lutte contre les chemins de fer, et
sous cette nouvelle forme, les hostilités se sont prolongées jus-
qu'à aujourd'hui dans plusieurs Etats; c'est ainsi qu'une décision
toute récente de la cour suprême vient de trancher en faveur des
compagnies un débat qui durait encore dans le Texas. La plupart
des commissions locales ont d'ailleurs fini par se montrer modé-
rées dans leurs exigences, et bornent maintenant presque par-
tout leurs attributions à un contrôle plus ou moins sérieux de
l'exploitation technique. Mais les compagnies, pour être sorties
victorieuses de la guerre, n'en ont pas moins payé les frais, et,
dans plusieurs Etats, les conséquences de la crise ont été désas-
treuses : les lois passées dans l'Iowa et dans l'Ohio en 1885 étaient,
de l'aveu de tous, absolument confiscatoires ; en Wisconsin, lors-
que les lois de tarifs furent abrogées, il n'y avait plus une com-
pagnie qui distribuât des dividendes, et quatre seulement payaient
encore les intérêts de leurs emprunts.
Cependant, au milieu des violences inutiles des Orangers, l'opi-
nion publique réclamait vivement du Congrès la répression effec-
tive des abus reprochés aux compagnies de chemin de fer ; la ré-
glementation du commerce d'Etat à Etat rentrait en effet dans les
pouvoirs de l'autorité législative fédérale, et c'est surtout entre
États voisins que les inégalités de tarifs produisaient leurs résul-
tats déplorables. Après un enfantement fort difficile, le Congrès
donna enfin le jour, le 4 février 1887, à une loi d'ensemble, an act
to regulate commerce, qu'on appelle d'ordinaire Interstate com-
merce law, ou encore Reagan bill, du nom de son principal pro-
moteur, M. Reagan, sénateur du Texas. UInterstate commerce
law, nous le savons déjà, prohibe les pools et les discriminations ;
elle prescrit que les tarifs seront « raisonnables », sans dépasser
pour un parcours donné la taxe afférente à un parcours plus long ;
elle ordonne la publication officielle par les compagnies de leurs
tarifs et institue une commission de sept membres pour tran-
cher les différends qui pourraient naître de son application. Cette
loi, qui à l'origine inspira aux partisans des compagnies les plus
vives inquiétudes, n'a eu jusqu'à présent qu'un effet pratique
assez restreint. Le manque de précision de ses termes, le défaut
de moyens de preuve et la difficulté de la répression, ont rendu
son exécution rigoureuse très difficile; telle de ses prescriptions,
par exemple la clause sur les tarifs différentiels, est restée
410 REVUE DES DEUX MONDES.
lettre morte, et l'interdiction des pools n'a pas empêché la for-
mation des associations secrètes de tarifs ou de trafic. D'ailleurs,
dans ces conditions, la loi semble avoir été assez bien reçue de la
part même des compagnies, qui y trouvent un moyen de défense
contre les concurrences secrètes et injustes de leurs rivales. Nous
n'en donnerons qu'une preuve : l'institution de Y Interstate com-
merce commission n'a jamais été attaquée devant la Cour suprême:
or elle est, dit-on, parfaitement inconstitutionnelle, la procédure
fixée par la loi étant selon « l'équité », au lieu d'être conforme à
la « loi commune ».
Quel a été en somme le résultat pratique du système de la ré-
glementation, soit locale soit générale, sur les inégalités de tarifi-
cation qui constituaient l'objet originaire de l'intervention des
pouvoirs publics?
La nation américaine s'est une fois départie de son tradition-
nel « laissez faire » économique ; elle a mis de côté le principe de
la self régulation : a-t-elle lieu de se féliciter de l'expérience?
Résumons les faits. Dans les Etats de l'Ouest, les procédés violens
et le régime confiscatoire appliqués par les Grangers ont amené des
crises désastreuses, heureusement passagères, sans d'ailleurs ré-
soudre directement le problème en question. D'autre part Y Inter-
state commerce law s'est montrée inefficace dans son application
restreinte ; le jour où on voudrait en faire un moyen d'oppression,
elle porterait un coup mortel au commerce national en rendant im-
possible la situation des compagnies : c'est ce qui arriverait si par
exemple on appliquait rigoureusement la disposition sur les tarifs
différentiels.
En pratique, les remèdes ont donc péché par la mesure; mais
ils ont eu du moins un effet moral très utile. A lutter contre l'opi-
nion, les chemins de fer ont éprouvé ce qu'il en coûte, et à
faire respecter leurs droits ils ont appris leurs responsabilités. La
leçon a été forte dans l'Ouest, mais on ne l'en retiendra que mieux.
En fait, les abus reprochés aux compagnies dans la fixation des
prix de transport, s'ils n'ont pas entièrement disparu, se sont atté-
nués dans une proportion sensible; les tarifs différentiels subsis-
tent avec la concurrence, mais les tarifs de monopole perdent de
leur caractère agressif; les mœurs économiques se forment peu à
peu. Impuissant à résoudre des difficultés qui constituent la plu-
part du temps une question de mesure et d'appréciation des cir-
constances, le système de la réglementation trouve à cet égard
aux Etats-Unis d'autant moins de faveur que la diversité des légis-
lations en rendrait l'application fort difficile. Ce qu'il n'a pas fait,
l'esprit pratique américain tente de le faire. Si on ne peut dire
qu'il y ait encore complètement réussi, du moins on peut s'en fier
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 411
à lui pour qu'une autre solution, plus radicale celle-là, l'exploi-
tation par l'Etat, réclamée par l'Alliance des fermiers du Sud-
Ouest, proposée aussi par des économistes tels que le professeur
R. T. Ely, ne rencontre d'ici longtemps en Amérique aucune
chance de succès.
IV
D'une manière générale on peut donc dire qu'aux Etats-Unis
le régime économique de l'industrie des chemins de fer ne se
distingue par aucun trait essentiel du régime de toute autre
branche d'industrie. Même liberté d'entreprise en pratique, même
concurrence sur le marché, même absence de monopoles légaux;
l'intervention des pouvoirs publics ne s'exerce d'une façon spé-
ciale et efficace que dans le contrôle technique et dans la répres-
sion de certains abus tels que les discriminations. Les chemins de
fer sont en fait une industrie comme une autre. Voyez en Eu-
rope, sur le continent, ce qui domine dans les chemins de fer,
c'est leur caractère de service d'intérêt général; sont-ils même
exploités par des compagnies concessionnaires, ils ne constituent
en vérité la plupart du temps que des administrations quasi pu-
bliques. Au contraire aux Etats-Unis comme en Angleterre, mais
plus encore qu'en Angleterre, le côté industriel est prépondérant :
avant tout ce sont des « affaires », des entreprises privées, qui ne
doivent compter que sur elles-mêmes et où l'intérêt personnel
occupe la première place. Nous trouverons les conséquences de
ce caractère en jetant un coup d'oeil sur la gestion pratique et
l'organisation intérieure d'une compagnie de chemins de fer en
Amérique.
Tout d'abord une compagnie américaine est une affaire qui
doit rapporter : sa conduite financière et ses méthodes techniques
sont entièrement inspirées de ce principe. Prenons une compa-
gnie à sa naissance : elle va ouvrir une ligne dans une région en-
core peu peuplée et peu productive, ou même dans un territoire
nouveau qu'il s'agit de coloniser ; elle dispose d'ailleurs de res-
sources limitées et sait qu'elle n'a d'aide à attendre de personne.
Dès lors, au lieu d'immobiliser de gros capitaux dans le premier
établissement en lui donnant tout de suite sa forme définitive et
parfaite, elle construira au meilleur marché possible en réduisant
la ligne à sa plus simple expression. Les routes nouvelles de l'Ouest
par exemple ne sont que des embryons de chemins de fer; des
rails longs et peu pesans jetés sur des traverses qui reposent di-
rectement sur le sol naturel, voilà la ligne. On évite les travaux
d'art au moyen de courbes et de déclivités, car le matériel roulant,
412 REVUE DES DEUX MONDES.
très perfectionné, très souple, passera partout; ponts et stations
sont en bois : on vise avant tout à l'économie. Ainsi la compagnie
limite ses risques, et, mesurant strictement les dépenses de l'ex-
ploitation au trafic, peut payer ses charges fixes dès la première
année sur son produit net. Puis, à mesure que le trafic et les be-
soins de la région s'accroissent, la compagnie améliore l'état de
la voie, étend son service d'exploitation et développe ainsi pro-
gressivement ses moyens jusqu'à ce que la ligne atteigne son état
normal, ou que de nouvelles augmentations d'affaires réclament
des perfectionnemens nouveaux dans l'outillage. A côté des grandes
lignes de l'Est, en tout comparables, sinon supérieures, à nos
meilleures lignes européennes, il y a donc aux Etats-Unis non pas
un modèle unique, mais une série continue de types de voies fer-
rées à diverses phases de leur croissance, toujours en progrès,
sans rien de définitif, et dans un perpétuel « devenir ». Les Amé-
ricains ont ainsi fait des chemins de fer un instrument plus ma-
niable, qu'ils ont adapté avec une souplesse merveilleuse à des
conditions d'application très diverses, et dont ils ont largement
étendu l'emploi. Le procédé de la construction provisoire et du
perfectionnement progressif leur permet de mesurer toujours
les capitaux engagés et les dépenses faites aux exigences actuelles
du trafic et à l'importance présente de l'affaire; il restreint les
risques de l'entreprise et en hâte la productivité.
Dans l'exploitation apparaît maintenant l'esprit essentielle-
ment commercial qui préside à la gestion des chemins de fer. Les
compagnies ont pour objet de vendre au public un service, qui
est le transport, tr (importation, comme disent les Yankees ; elles
vont donc, aux dépens les unes des autres, tâcher d'en vendre le
plus possible, et rivaliseront de zèle dans l'invention de procédés
pour attirer la clientèle. Le voyageur européen arrivant à New-
York trouve sur les quais mêmes de North river, où il débarque,
les agens de tous les grands chemins de fer américains : voilà le
premier signe de la concurrence. Monte-t-il bientôt après le long
de Broadway pour gagner la ville haute, il voit à chaque pas,
de chaque côté , des bureaux de compagnies , luxueusement in-
stallés, attirant les yeux par les grandes initiales dorées et énigma-
tiques qui les surmontent et en couvrent murs, fenêtres et portes ;
toutes les lignes sont représentées, et plus elles ont d'agences,
plus elles auront de faveur près du public. Le N. Y. C. and H. R.
(New York Central and Hudson Rive?*) a ainsi dans la seule ville
de New-York huit ou dix bureaux à voyageurs , dont chacun se
loue par an 50000 francs au bas mot; le B. and O. (Baltimore
and Ohio) en a six, et toutes les compagnies principales font de
même dans les grandes villes. Chacune d'elles distribue gratuite-
LES CHEMINS DE FEK AUX ÉTATS-UNIS. 413
ment des indicateurs, des brochures descriptives, souvent des ca-
lendriers et des éventails, et fait pour le moins autant de réclame
qu'un mauvais journal ou un grand magasin de nouveautés. Ces
moyens banals de publicité sont bons pour les voyageurs : il faut
croire qu'ils ne suffiraient pas pour le service des marchandises,
et vis-à-vis des expéditeurs les compagnies mettent alors en cam-
pagne le gros de leurs troupes commerciales, les soliciting agents,
commandés par le gênerai freight agent. Ces agens ont pour mis-
sion d'amener la clientèle coûte que coûte, honnêtement s'ils le
peuvent, en gardant le contact avec les compagnies rivales. Les
grands chemins de 1er dépensent, dit-on, un million et demi à
deux millions chaque année pour l'entretien de ces armées per-
manentes. On voit combien un pareil service commercial, né de
la concurrence, ne vivant que par la concurrence, est peu fait
pour amener la paix entre des compagnies dont l'état-major, au-
toritaire et ambitieux, n'est souvent que trop favorable aux hos-
tilités.
L'organisation même de cet état-major est très remarquable
dans les compagnies américaines; il fait bien valoir cet esprit
pratique du Yankee, lequel voit clairement dans toute ques-
tion les conditions matérielles résultant des faits, et applique
directement la solution courte, simple, naturelle. Il est évi-
dent que, en règle générale, une entreprise sera d'autant mieux
gérée que l'autorité dirigeante aura plus d'intérêt personnel dans
l'affaire ; le mandat représentatif d'un administrateur de société
anonyme sera inférieur à cet égard au sentiment de la responsa-
bilité propre que concevrait par exemple un associé en nom col-
lectif. Les chemins de fer aux Etats-Unis sont des sociétés ano-
nymes ; mais en pratique la plupart sont placés sous la domina-
tion effective d'un seul individu, ou d'un groupe d'individus,
d'un party, et l'intérêt personnel replacé ainsi à la tête de l'en-
treprise, donne alors un caractère autocratique à l'administration
des compagnies. De même qu'une ligne principale « contrôle »
des lignes subsidiaires, il arrive souvent qu'un capitaliste ou un
groupe de capitalistes « contrôle » une compagnie ou plusieurs
compagnies par la possession de la majorité ou de la totalité des
actions. C'est ainsi que le plus vaste réseau américain est formé
par l'union toute personnelle dans les mains de la famille Van-
derbilt de six ou sept compagnies séparées; M. Huntington est
le propriétaire effectif, sinon exclusif, du Southern Pacific; feu
Jay Gould tenait dans le Sud-Ouest au moins quatre compa-
gnies sous sa domination. Ces railroad bosses sont bien évidem-
ment les maîtres absolus des affaires qu'ils dirigent; mais là
même où la propriété de l'entreprise est divisée entre un grand
414 REVUE DES DEUX MONDES.
nombre d'actionnaires, ou, ce qui est le cas le plus fréquent, entre
un petit nombre de gros actionnaires, nous voyons la direction
jouir en fait des mômes pouvoirs indépendans. Aux Etats-Unis,
les actionnaires sont rarement consultés lors de l'émission d'un
emprunt; leur avis n'est pas toujours requis pour l'augmentation
du capital social et ne l'est jamais dans la fixation des dividendes :
autant de questions qui relèvent de l'administration seule. Cette
autocratie de gestion s'explique d'ailleurs par le rôle essentielle-
ment militant de ceux qui dirigent un chemin de fer en Améri-
que : toujours sur le qui-vive dans la lutte générale de [la con-
currence, il faut qu'ils puissent engager inopinément une guerre
de tarifs, s'y défendre sans retard, devancer un rival dans une ex-
tension ou une acquisition, protéger leur crédit contre les assauts
d'un compétiteur à la Bourse; ils ont besoin d'une autorité ex-
ceptionnelle, presque arbitraire, pour agir seuls et vite; ils se font
dictateurs par la force des choses.
Ces pouvoirs discrétionnaires sont réunis dans la personne du
Président, assisté d'un comité de directeurs dont le rôle est d'or-
dinaire assez effacé ; le président a sous ses ordres un état-major,
des vice-présidens délégués aux diverses branches du service, un
gênerai manager chargé de l'exploitation technique. Entrons un
instant dans un de ces grands buildings modernes, aux multiples
ascenseurs, cloisonnés en offices minuscules et innombrables,
que les compagnies de chemins de fer se partagent souvent par
étages et où elles vivent silencieusement les unes au-dessus des
autres. Faisons passer notre carte au président, et après que nous
avons répondu au brusque tvell, sir, what can I do for y ou? qui
nous accueille, examinons le fonctionnement simple, précis,
rapide de la machine administrative. De bureaux, point ; pas de
commis irresponsables préparant les rapports que les chefs signent
sans lire ; la devise est : chacun pour soi. Le travail, essentielle-
ment divisé, est en même temps décentralisé; du haut en bas de
l'échelle chacun a ses attributions et sa responsabilité propre, et
fait tout par lui-même ; c'est le meilleur système pour mettre en
valeur les qualités individuelles. Comme personnel auxiliaire,
nous ne voyons que les boys qui font les courses et les typewriter
girls qui écrivent à la machine les lettres qu'elles viennent de
sténographier sous la dictée. Rien ne traîne : chaque aifaire doit
recevoir sa solution dans les vingt-quatre heures. Tout le monde
est affairé, bus y, surchargé, et, depuis le président jusqu'au simple
clerk, chacun donne neuf heures de travail par jour. D'ailleurs une
grande administration de chemins de fer occupe peu de per-
sonnel et peu de place : le Chicago Burlington and Quincy, qui
exploite dans l'Ouest plus de dix mille kilomètres de lignes, ne
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 415
tient qu'un étage de son building dans Adams street, à Chicago : le
« Saint Paul » fait de même.
Le président dirige effectivement l'ensemble de l'affaire: c'est
le général en chef. Il est universel ; toutes les questions impor-
tantes de chaque service arrivent à lui, il se fait tour à tour ingé-
nieur, économiste, financier, avocat devant les cours judiciaires,
diplomate dans ses rapports avec les législatures ; il est toujours
sur la brèche. Souvent un président a passé successivement par
tous les degrés de son administration active ou sédentaire ; tel a
commencé par être mécanicien au service de la Compagnie qu'il
dirige maintenant. Tous sont des hommes de haute valeur qui
caractérisent bien le type supérieur du business man américain,
formé par la pratique et conduit par elle aux idées générales. On
les admire, on les aime aux États-Unis, parce qu'ils ont réussi,
parce qu'ils donnent l'exemple, parce qu'ils représentent l'aristo-
cratie ouverte du mérite personnel ; on est fier d'eux. « Ces rois
de chemins de fer, — nous laissons ici la parole à une voix
plus autorisée, — comptent parmi les plus grands hommes, je
dirai même sont les plus grands hommes de l'Amérique. Ils ont
la fortune, sans quoi ils ne pourraient tenir leur situation. Ils ont
la réputation : tout le monde sait ce qu'ils ont fait, tous les jour-
naux parlent de ce qu'ils font. Ils ont la puissance, plus de puis-
sance — c'est-à-dire plus d'occasions de faire prévaloir leur vo-
lonté — que personne dans la vie politique, excepté le Président
des États-Unis et le Président de la Chambre basse... Quand le
maître d'un des grands réseaux de l'Ouest s'en va dans son train-
palais vers le Pacifique, son trajet est un voyage royal. Les gou-
verneurs des États et des Territoires s'inclinent devant lui ; les
législatures le reçoivent en séances solennelles, des cités entières
recherchent ses faveurs, car n'a-t-il pas le pouvoir de faire ou de
défaire la fortune d'une ville » (1)?
Le régime autocratique qui préside à la gestion des compa-
gnies a son danger : il ouvre la porte aux imprudences et à la
spéculation. En fait, grâce à l'insouciance des actionnaires et sur-
tout grâce à leur impuissance, l'administration d'une compagnie
américaine est le plus souvent irresponsable, et, même dans les
occasions graves, il est assez rare de voir les intéressés attaquer
les membres d'une administration pour les faire tomber à la pre-
mière assemblée générale, comme cela s'est fait l'année dernière
au Northern Pacific et au Reading. Les présidens de chemins de
fer sont naturellement ambitieux ; élargir leur réseau, ruiner iin
rival, acheter des lignes nouvelles, c'est pour eux se grandir eux-
(1) J. Bryce, The américain Comrnonwealth.
416 REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes, en même temps que faire valoir leur compagnie: de là
sont venues trop souvent constructions téméraires, guerres de con-
currence inutiles, extensions prématurées, risques de toute espèce
dont les actionnaires ont en général pâti plutôt que bénéficié.
Puis l'Américain est né spéculateur. Pendant longtemps, excitée
par les compétitions de bourse, et favorisée chez les grandes com-
pagnies par la possession de valeurs de lignes dépendantes, la
spéculation a joué un rôle prépondérant dans la direction des
chemins de fer. Aujourd'hui on cite encore quelques compagnies
qui, formées par et pour un jeu de bourse, ne sont qu'un instru-
ment inconscient et vil dans les combinaisons des financiers qui
les mènent, mais à voir l'ensemble on peut constater une amé-
lioration sensible dans les mœurs de Wall street. Le public amis
à jour les opérations des grands spéculateurs d'autrefois, des Fisk,
des Drew, des Jay Gould, et l'opinion s'est éclairée; d'autre part
les compagnies américaines ont appris — plus tôt même que la
moyenne des particuliers — Fart de vivre selon leurs moyens,
sans aller chercher au dehors des bénéfices extraordinaires et
hasardeux.
Devant les dangers du régime autocratique dans la gestion,
on conçoit sans peine que les capitalistes aient toujours exigé des
gages spéciaux de la part des compagnies auxquelles ils prêtaient
leurs fonds; cela était d'autant plus justifié que le capital social
ne représentait souvent pour eux qu'une garantie fictive ou insuffi-
sante. Ces sûretés, on les trouva dans l'hypothèque, et l'Amérique
est aujourd'hui encore le seul pays du monde où cette hypo-
thèque soit appliquée sous sa forme absolue et vraiment efficace
en matière de chemins de fer. Les créanciers hypothécaires des
compagnies espagnoles, par exemple, ne sauraient avoir de droit
matériel sur les lignes données en gage, puisque c'est l'Etat qui
en a la propriété; leur garantie ne porte que sur la concession.
Au contraire, aux Etats-Unis, les obligataires ont un véritable droit
immobilier qui leur donne, au cas de non-paiement, le pouvoir
de faire vendre les lignes elles-mêmes avec leurs accessoires et
leur matériel roulant; le crédit est réel. Dans les législations eu-
ropéennes, en Angleterre même, quel que soit l'ordre de préfé-
rence établi entre les obligataires, la garantie des divers emprunts
est générale et s'étend sur toutes les propriétés de la compagnie
débitrice ; cette généralité même fait que le gage peut être amoin-
dri ou compromis soit par l'annexion de lignes improductives, soit
même par des opérations étrangères à l'exploitation. En Amé-
rique on a paré à cet inconvénient : le crédit est non seulement
réel, mais il est aussi spécial, c'est-à-dire qu'en principe chaque
ligne ou section a son hypothèque propre et indépendante. On
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 417
prête non pas tant à une compagnie, organisation financière com-
plexe dont le crédit est sujet à des fluctuations, mais à une ligne
de chemin de fer donnée, dont on connaît la valeur intrinsèque
et la productivité annuelle. Extensions exagérées ou spéculations
malheureuses, rien n'affectera cette garantie spéciale. Personne
ne peut dénouer le lien qui attache la créance hypothécaire à la
ligne hypothéquée, et comme ce lien prime tous les autres, tant
que le gage reste « adéquat, » c'est-à-dire tant que la ligne est
maintenue en bon état et que sa productivité n'est pas atteinte, le
prêteur n'aura pas à se préoccuper de la situation générale de la
compagnie. C'est pourquoi on peut trouver chez des compagnies
tombées en faillite des emprunts hypothécaires qui présentent
une sécurité de premier ordre et sont quelquefois particulière-
ment recherchées comme valeurs de placement par les Améri-
cains.
« Le régime des chemins de fer aux Etats-Unis est, par ses
qualités et ses défauts, essentiellement caractéristique de la nation
américaine. » Ainsi parleM. G. -F. Adams (1), l'un des économistes
qui ont fait avec le plus d'autorité la critique du système. En
effet, jamais ouvrier ne s'est mieux fait connaître dans une œuvre.
Cette admirable force d'initiative de l'Américain, cette énergie dé-
bordante de création qui fait la valeur et l'honneur de l'individu,
rien ne les met mieux en relief que le développement vraiment
merveilleux et aujourd'hui la puissance colossale des chemins de
fer en Amérique. Les excès du régime sont ceux mêmes de cet
esprit d'entreprise, qui dans le risque voit toujours le gain futur
plutôt que la perte possible, et dont l'abus devient témérité, vio-
lence, spéculation. Dans chaque compagnie, la constitution du
pouvoir dirigeant, l'esprit et la forme de la gestion intérieure, font
bien ressortir la fécondité des ressources pratiques chez l'Améri-
cain, l'indépendance des méthodes et des formes préconçues,
Fadaptabilité aux conditions nouvelles ou spéciales. Quant au
régime de la liberté et de la concurrence dans l'industrie des
transports, nous y trouvons le meilleur témoignage de la prédo-
minance constante de l'effort individuel sur l'action publique aux
États-Unis.
Louis Paul-Dubois.
(1) Railroads: their origin and their problem.
tome cxxix. — 1895. 27
LE TASSE
SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE
I
Le 25 avril 1595, le Tasse, qu'on s'apprêtait à couronner au
Gapitole, expira au couvent de Saint-Onuphre, vers onze heures
du matin, en pressant sur son cœur un crucifix, qui a été pré-
cieusement conservé; il commençait à prononcer d'une voix
mourante ces paroles : In marias tuas, Domine! quand le souffle
lui manqua; il ne put achever. Le 25 avril 1895, l'Italie a prouvé
avec éclat combien, à travers tant de vicissitudes et de révolu-
tions, lui était resté présent le souvenir du plus exquis et du plus
populaire de ses poètes. Des fêtes commémoratives ont été cé-
lébrées à Bergame, patrie de ses pères et son lieu d'origine, à Sor-
rente où il est né, à Ferrare où il connut tour à tour les douceurs
de la vie et des grandes espérances et l'ivresse sombre du malheur,
à Rome où il allait chercher des honneurs triomphaux et où il
trouva des religieux hiéronymites pour lui fermer les yeux.
Si les morts sont sensibles aux hommages qu'on leur rend,
son ombre a été contente. On lui a témoigné que sa gloire n'avait
point pâli, qu'il s'était acquis par ses œuvres comme par ses souf-
frances une renommée impérissable. Et qui la méritait plus que
lui? Il est du nombre de ces poètes qu'on peut appeler déli-
cieux. En vain, de son vivant déjà, quelques puristes toscans
s'étaient plaints que ce Bergamasque né près de Naples ne châtiât
pas assez son style, que ses vers abondassent en lombardismes, en
latinismes. On lui reprochait des impropriétés de termes et des
tours vicieux, une certaine pauvreté de langue qui le condam-
nait aux répétitions, un goût excessif pour les concetti, pour les
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 419
affectations, pour le subtil et le contourné. On lui opposait l'Arioste
et son merveilleux naturel, sa parfaite simplicité, sa veine fé-
conde, intarissable. Mais on peut appliquer aux poètes délicieux
ce qu'il a dit de Sophronie : comme elle, par une faveur des ciewx
amis, ils se tirent heureusement de tous les hasards qu'il leur
plaît de courir, tout leur est pardonné, et leurs négligences sont
leurs artifices :
Le negligenze sue sono artifici.
Leur grâce, qui est la plus forte, sauve leurs défauts; si on les
en corrigeait, ils ne seraient plus eux-mêmes, et leur figure nous
séduit tant que nous n'y voulons rien changer et que nous aurions
honte de discuter les plaisirs qu'ils nous donnent. « Le seigneur
Torquato Tasso, écrivait Bartolomeo Zucchi le 20 juin 1595, est
parti il y a quelques jours pour une vie meilleure, nous privant
de la plus grande lumière de poésie et de belles-lettres qu'ait pos-
sédée notre âge. Vit-on jamais dans notre langue des vers plus
majestueux, plus véritablement héroïques, et en même temps
plus doux que les siens?... Plaise à Dieu de lui accorder la gloire
immortelle du paradis, après qu'il s'est acquis par ses œuvres toute
celle que peut décerner ce monde ! »
Ce n'est pas seulement par ses grâces irrésistibles que le Tasse
s'est imposé à l'admiration de ses contemporains. Hormis sa poésie
lyrique, où il s'est assujetti à des traditions établies, [datant de
Pétrarque et des Provençaux, à des règles constantes qu'un poète
de cour ne pouvait transgresser, il a renouvelé les genres dans
lesquels il s'est essayé, et il n'a pas été un imitateur, mais un
de ces originaux qu'on imite. Il a excellé le premier dans l'art
composite ; il a su assortir le vieux au neuf, les marier dans une
exquise harmonie, et s'inspirer de Virgile en exprimant les
pensées et les sentimens de son siècle. Son Aminta, ce chef-d'œuvre
du genre bucolique, favola boscareccia,qui fut représenté pour la
première fois le 31 juillet 1573 dans l'île du Belvédère, en pré-
sence du duc Alphonse II, porte partout l'empreinte de la pas-
torale grecque et latine ; mais les bergers et les bergères qui
figurent dans cette pièce, riche en allusions à la chronique se-
crète de Ferrare, sont nés sur les bords du Pô dans la seconde
moitié du xvie siècle, et leurs entretiens, leurs déclarations et leurs
querelles amoureuses sont des airs de guitare, de viole et de rebec
transposés, arrangés pour la lyre antique. Aucun des assistans ne
doutait que la grotte de l'Aurore, où se lisait cette inscription :
Lungi, ah! lungi ite, o profani! ne fût une salle du château de
Ferrare dont la porte ne s'ouvrait pas au premier venu; ils n'hé-
sitaient pas à reconnaître dans le médisant Mopso un philosophe
420 REVUE DES DEUX MONDES.
et orateur padouan, Sperone Speroni, aussi connu par son hu-
meur superbe et morose que par ses écrits; dans Batto, le poète
Batista Guarini,tour à tour ami ou rival du Tasse; dans Elpino,le
savant Pigna, historien ferrarais et secrétaire très puissant de
son duc. UAminta obtint à la fois un succès d'admiration et de
vive curiosité. Cette pièce avait mis si fort en vogue les pasto-
rales qu'on ne voulait plus lire ni écrire autre chose. M. Carducci
nous apprend qu'en 1615 on en avait composé quatre-vingts, et à
la fin du siècle plus de deux cents (1). Mais, hormis le Pastor
ftdo, ces bergeries, aussi absurdes pour la plupart qu'insipides, dé-
montraient une fois de plus que les imitateurs sont un sot bétail.
C'est surtout en composant la Jérusalem délivrée qu'il montra
tout ce qu'il y avait d'originalité et de souplesse dans son génie
de poète. C'en était fait de la chanson de geste, renouvelée e1
transformée par l'Arioste; elle était morte avec lui : qui pouvait
penser à jouter contre cet incomparable conteur?
Il fallait chercher des voies nouvelles et, s'il était possible,
s'inspirant de Virgile et d'Homère, observant comme eux la
règle de l'unité d'action, ressusciter ce qu'on appelait l'épopée
historique. LeTrissin s'y était essayé sans succès: non seulement
le talent lui manquait, le sujet choisi par lui n'avait rien dit au
cœur et à l'imagination de ses contemporains : que leur impor-
taient Bélisaire et les Goths? Le Tasse fut plus avisé. Les Turcs,
qui étendaient de plus en plus leurs conquêtes et menaçaient
l'Occident, s'étaient chargés de remettre les croisades à la mode.
On s'occupait beaucoup d'eux et des dangereux progrès du Crois-
sant. En 1543, ils avaient inquiété les ports italiens, croisé dans
les eaux de Capri, jeté l'épouvante dans toutes les populations du
golfe de Naples. Quatorze ans plus tard, ils avaient opéré un dé-
barquement, surpris Sorrente, emmené un grand nombre de pri-
sonniers. Peu s'en était fallu que Cornelia, sœur du Tasse, ne
tombât dans leurs mains et ne finît ses jours dans un harem ; elle
s'était enfuie à grand'peine avec son mari ; leur maison avait été
pillée, mais la vie et l'honneur étaient saufs. En 1571 la mémo-
rable victoire remportée par la Ligue sainte dans le golfe de
Lé pan te, sous le commandement de don Juan d'Autriche, arrêtait
pour toujours la conquête ottomane. « Celait, disait le Tasse, la
plus glorieuse bataille navale qui eût été livrée depuis la journée
d'Actium, » et il n'avait pas été le dernier à s'en féliciter. Il devait
s'en réjouir aussi pour son poème, déjà fort avancé. En évoquant
le souvenir de Godefroy de Bouillon et des héros de la première
croisade, il était sûr d'intéresser les admirateurs de don Juan
(1) Teatro di Torquato Tasso, edizione critica a cura di Angelo Solerti con due
saggi di Giosuè Carducci; Bologna, 1895.
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 421
d'Autriche, et il n'avait pas à craindre qu'ils lui reprochassent
de leur conter des vieilleries, d'avoir un goût malheureux pour
les sujets démodés, pour les histoires surannées.
Il avait étudié Guillaume de Tyr et d'autres chroniqueurs, il
leur avait demandé des renseignemens , mais il n'avait garde de
voir par leurs yeux les hommes et les choses. La Renaissance
avait mis au nombre des vertus cette charité de l'esprit qui con-
damne le fanatisme et les superstitions haineuses. Elle avait
entrepris de réconcilier toutes les sagesses, toutes les doctrines,
tous les systèmes, toutes les philosophies, de retrouver partout
des parcelles de vérité; elle avait étendu ses miséricordes à toutes
les religions, elle tenait les idoles pour des dieux voilés, et ses
poètes comme ses penseurs étaient animés d'un souffle d'hu-
maine et généreuse indulgence. Si dangereux que fussent les
Turcs, le Tasse attribue aux sectateurs du Croissant des vertus
qu'il est permis d'aimer. Une amazone musulmane, Glorinde, se
fait un point d'honneur de rendre à la vie deux chrétiens con-
damnés à mourir dans les flammes. Quand Tancrède a tué le
farouche Argan, il ne hait plus son ennemi : « Eh quoi! s'écrie-
t— il, ce vaillant serait la proie des corbeaux! Ah! par Dieu, ne le
privons ni de la sépulture ni de nos louanges. Je ne suis pas en
guerre avec son cadavre. Il est tombé comme un brave; n'est-il
pas juste que nous lui rendions ces honneurs qui sont ici-bas le
seul gain que nous procure la mort? » Quand Renaud s'arrache
des bras d'Armide pour aller rejoindre les drapeaux et combattre
pour le Christ, il jure à cette enchanteresse une inviolable fidé-
lité : « Je te conserverai à jamais parmi mes chers et honorés
souvenirs, tu seras avec moi dans mes joies et dans mes chagrins.
Je serai ton chevalier autant que me le permettront la guerre
d'Asie, ma foi et mon honneur. » Et lorsqu'il la retrouve déses-
pérée et résolue de mourir : « Armide, calme ton cœur troublé.
Moi, ton ennemi? Je suis ton champion et ton esclave. »
Non seulement les chevaliers du Tasse ont le cœur humain,
ils sont les contemporains du poète par la complexité de leurs
sentimens et de leurs pensées. La psychologie chevaleresque du
divin Arioste est aussi simple que l'escrime de ses héros, qui d'un
seul coup de leur redoutable épée pourfendent un musulman de
la tête à la ceinture, aussi primitive que la physique ancienne, qui
pensait avoir tout fait quand elle enseignait que les quatre élé-
mens sont les principes constituans de tous les corps. Roland,
Roger, Rradamante, Angélique elle-même, n'ont que des passions
élémentaires. Le Tasse a poussé bien plus loin l'analyse et la sa-
vante chimie des âmes. Ses personnages ne sortent pas d'un château
féodal, ils ont habité les palais. Godefroy est un saint qui joint à
422 REVUE DES DEUX MONDES.
sa piété la stratégie d'un général et les calculs d'un homme
d'Etat; il aurait gouverné à merveille une principauté italienne
du xvi° siècle. Les chevaliers qui servent sous ses ordres, et qu'il
a tant de peine à tenir, sont des êtres compliqués, raffinés, tels
qu'en produit une civilisation très avancée. Ils sont aussi des âmes
tourmentées, en qui la nature et la foi se livrent de perpétuels
combats, qui tour à tour obéissent à la loi de l'Evangile et à la loi
du cœur, et après trois siècles nous les trouvons fort semblables
à nous.
Le choix heureux du sujet, la nouveauté des caractères, d'in-
génieux artifices de composition, les voluptés mêlées aux ba-
tailles, la saveur pénétrante de certains épisodes, la divine mu-
sique du vers, tout devait concourir à assurer le succès, et on
s'explique facilement que l'Italie ait éprouvé comme un frisson de
plaisir en lisant et relisant un poème qui la promenait dans un
monde inconnu, et lui procurait la joie de se reconnaître dans des
figures étrangères et lointaines.
Les éditions se multiplièrent rapidement ; il fut traduit bientôt
en français, en espagnol, en anglais, et dans tous les dialectes
italiens, en bergamasque, en milanais, en génois, en calabrais, en
napolitain, en vénitien, et Tancrède et Godefroy, comme le dit le
comte Pasolini, « eurent la surprise de s'entendre parler bolo-
nais (1). »
Il plaisait aux princes, il plaisait aux hommes de guerre comme
il plaira, deux siècles plus tard, à Napoléon ; l'auteur n'avait pas
servi, mais son père, qui s'était battu en Afrique comme en Eu-
rope, lui avait souvent conté ses campagnes. Il fut goûté passion-
nément par les peintres, par les Carrache, le Zampieri, l'Albano,
le Gignani, qui le préféraient à tout autre et s'y fournissaient de
sujets. Dès la première heure, il avait séduit les femmes ; il sé-
duira les petites gens, plus sensibles en Italie que partout ail-
leurs aux voluptés de l'oreille. « Que dirai-je de plus? écrivait
Martelli; tes voiturins, les petits marchands, les bateliers le réci-
taient en voyageant, en travaillant, en ramant. » Autant en feront
les montagnards de l'Apennin, les bergers de la campagne ro-
maine, les pêcheurs du golfe de Naples. Un jour, Ugo Foscolo
l'entendra chanter par des forçats qui, enchaînés deux à deux sur
les plages de Livourne, recouraient au grand enchanteur pour
tromper leur fatigue et leur ennui.
Si le poète parut admirable, l'homme excita Fétonnement et
la compassion. La nouvelle s'était répandue que pendant que son
poème, publié à son insu par des voleurs, lui acquérait une écla-
(1) / Genitori di Torquato Tasso, note storiche raccolte da Pier Desiderio Paso-
lini; Rome, 1895.
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 423
tante et universelle renommée, ayant perdu la tête depuis quelque
temps déjà, il languissait dans un hôpital où son illustre protec-
teur, Alphonse II, duc de Ferrare, l'avait fait enfermer. « Quel
saut vient de prendre, écrira Montaigne, de sa propre agitation
et allégresse, l'un des plus judicieux, ingénieux et plus formés à
l'air de cette antique et pure poésie, qu'autre poète italien ait
jamais été. N'a-t-il pas de quoi savoir gré à cette sienne vivacité
meurtrière, à cette clarté qui l'a aveuglé, à cette exacte et tendue
appréhension de la raison, qui l'a mis sans raison, à la curieuse
et laborieuse quête des sciences, qui l'a conduit à la bêtise, à
cette rare aptitude aux exercices de l'âme, qui Fa rendu sans
exercice et sans âme? J'eus plus de dépit encore que de compas-
sion de le voir à Ferrare en si piteux état, méconnaissant et soi
et ses ouvrages. »
Il était resté sourd aux conseils de son père, courtisan désabusé
par de dures expériences; il avait voulu, lui aussi, vivre dans
une cour, et quand il fut parvenu à se caser dans le palais de
Ferrare, lieu de délices et de magnificences, ébloui de sa fortune,
il crut avoir signé un pacte avec le bonheur. La vie qu'il y menait
était celle qu'il avait désirée ; on lui avait octroyé des privilèges
qu'on n'accordait à personne. « Ce que j'ai toujours cherché dans
les cours, c'est une vie de loisir consacrée à l'étude, ozio letterato,
sans être tenu à rien, sans obligations d'aucune sorte, car je ne
sais pas rimer et servir à la fois. Aussi je prétends avoir la table,
le logement et les honneurs sans être astreint au service. C'est en
ma qualité de poète que j'ai droit à la fortune. » Il avait eu con-
tentement et il en rendait grâce au duc Alphonse : « 0 Daphné,
s'écriait-il dans YAminta, c'est un Dieu qui m'a fait ces loisirs.
Quand il me permit de me donner à lui, il voulut bien me dire :
« Tircis, qu'un autre chasse les loups et les voleurs et fasse la
garde autour de mes bergeries; qu'un autre distribue à mes
serviteurs les récompenses et les peines ; qu'un autre paisse et
soigne mes troupeaux; qu'un autre conserve les laines et le
lait et qu'un autre les aille vendre au •marché. Toi, vis dans le
repos et chante! » Ses autels seront toujours ornés de fleurs
par mes mains, et toujours je ferai monter jusqu'à lui les douces
vapeurs d'un encens parfumé ! »
Peu d'années s'écoulent et Ferrare n'est plus pour lui qu'une
prison. Deux fois il s'enfuit, deux fois il rentre en servitude, et
bientôt jle dieu dont il fleurissait les autels l'enferme dans l'hôpital
Sainte-Anne, où il restera sept ans. Sa liberté recouvrée, il mène
une existence errante, réduit aux expédiens, traînant de lieu en
lieu sa besace, ses convoitises et sa misère, mendiant son pain,
mendiant aussi des manteaux, des bijoux, des coupes d'argent,
424 REVUE DES DEUX MONDES.
en proie à d'horribles soupçons, se défiant de tout le monde, et
surtout des médecins, déplorant le naufrage où s'est englouti son
bonheur, se répandant en plaintes, en invectives, en longs gémisse-
mens, prompt à se lasser des asiles offerts à sa détresse, et, ce
qui est pire, prenant en dégoût les chefs-d'œuvre qui lui ont valu
sa gloire, et, ce qui est pire encore, leur infligeant l'outrage de
les refaire. « J'ai presque oublié que j'ai été élevé en gentilhomme.
Hélas! je ne suis rien, je ne sais rien, je ne puis rien, je ne veux
rien. » Il n'avait pas encore quitté Ferrare lorsque le plus sensé
de ses amis, un moine-poète, bénédictin génois, don Angelo
Grillo, lui écrivait : « A^oiis êtes malheureux, seigneur Tasso,
parce que vous êtes homme, et non pour -cause d'indignité. Si
vous êtes, comme je l'accorde, plus malheureux que les autres
hommes, c'est que vous êtes encore plus homme qu'eux tous. Il
vous fallait la distinction d'une misère manifeste ; autrement, à
ne vous juger que par les opérations de votre divine intelligence,
vous auriez passé pour un être divin, et Dieu ne veut pas
que vous le soyez dans ce monde pour que vous puissiez l'être
vraiment dans l'autre. »
Tant de génie accompagné de tant de malheur ne pouvait
manquer d'inspirer les fabricateurs de légendes; le Tasse, à peine
mort, eut la sienne. Il se trouva des hommes ingénieux qui pré-
tendirent qu'ayant conçu un amour passionné pour l'une des
sœurs du duc de Ferrare, son patron l'en avait puni en le faisant
passer pour fou et le mettant à l'ombre. Il suffit cependant
d'étudier avec quelque attention sa correspondance publiée jadis
par M. Gesare Guasti pour se convaincre que cette invention ne
repose sur rien. Il ressort de ses lettres, où il s'est si vivement et
si longuement raconté lui-même, que tendre aux mouches, sujet
à des intempérances d'imagination, ses déconvenues et ses sus-
ceptibilités maladives lui troublèrent la raison. Il en ressort aussi
que, fils de la Renaissance par son tour d'esprit, par son éduca-
tion, par la liberté de sa pensée, il eut le malheur d'écrire à une
époque de réaction religieuse, que, ne se sentant plus d'accord
avec une église qu'avait réformée le concile de Trente et que
gouvernaient désormais les rigorosi, son imagination s'effara, qu'il
craignit d'avoir des affaires graves avec l'Inquisition, que de plus
en plus inquiet et persuadé que ses livres témoignaient contre lui,
il entreprit de les refaire, en effaçant tout ce qui lui semblait
suspect. « Le monde, avait-il dit dans YAminta, vieillit, et en
vieillissant il s'attriste. »
... Il mondo invecchia,
E invécchiando intristisce.
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 425
Telles étaient les conclusions que j'avais déduites moi-même,
il y a près de trente ans, dans le Prince Vitale, essai et récit à
propos de la folie du Tasse. Je les avais résumées ainsi : « Le
Tasse dut la moitié de ses infortunes à la faiblesse de son carac-
tère et l'autre à la beauté de son génie. »
J'ai longtemps souhaité que quelqu'un nous donnât la bio-
graphie complète et détaillée de ce grand mélancolique aux yeux
pâles, aux lèvres minces, dont j'ai vu, à Saint-Onuphre, le
masque de cire, et dont je possède une relique dans un morceau
d'étoffe, détaché de son vêtement par un religieux de ce couvent
pour en faire l'offrande à Lamennais. Mon vœu s'est enfin accom-
pli. La biographie qui nous manquait a été écrite par un jeune
professeur de Bologne, M. Angelo Solerti, et publiée à l'occasion
du centenaire (1). De tous les hommages rendus au poète, c'est de
beaucoup le plus précieux ; ce livre restera. Comme le dit l'auteur,
il a été « le fruit d'une longue étude et d'une grande tendresse,
frutto di lungo studio e grande amore. » M. Solerti s'est livré
à d'infatigables recherches dans les archives de la maison d'Esté ;
il a tout vu, tout examiné ; rien n'a échappé à ses patientes et
amoureuses investigations, et précédemment déjà il avait publié
de savans essais sur Ferrare, sa cour, ses princes et ses princesses,
dans la seconde moitié du xvi° siècle (2). A l'érudition il joint
un sens critique très exercé, très aiguisé, qui fait de lui le plus
sûr des guides. Nous pouvons désormais, grâce à lui, accom-
pagner le Tasse pas à pas dans sa voie douloureuse, l'y suivre
étape par étape. Il m'a rendu, en termes que je n'ose reproduire,
le témoignage que j'avais vu juste; que la plupart de mes conjec-
tures ont été confirmées par des documens retrouvés depuis; que
si la légende du Tasse est à jamais discréditée, j'y suis pour
quelque chose ; qu'ayant été à la peine, je mérite d'être à l'hon-
neur. Je pense comme cet habile critique que si les fictions ont
leur charme, la vérité a toujours plus de saveur; que l'auteur de
la Je'rusalem délivrée nous est devenu plus intéressant depuis
que nous savons que, victime de ses faiblesses, de son siècle et
de son génie, il n'avait pas besoin, pour devenir fou, d'être le
martyr d'un amour malheureux.
II
Qu'on aime ou qu'on n'aime pas les légendes, leur histoire est
toujours curieuse. De l'instruction ouverte par M. Solerti, il
(1) Vita di Torquato Tasso, 3 vol. in-8°; Turin et Rome, 1895, Ermanno Loescher.
(2) Luigi, Lucrezia e Leonora d'Esté, da G. Campori et A. Solerti, 1888. — Ferrava
e la Corte Estense nella seconda meta del secolo decimosesto, 1891.
426 REVUE DES DEUX MONDES.
résulte que la génération qui connut le Tasse dans sa jeunesse fut
unanime à penser qu'après quelques années de séjour à la cour
de Ferrare, sa tête se dérangea, qu'il commit quelques extrava-
gances, qu'il eut des accès de fureur et de délire, que comme il
refusait de se laisser traiter, le duc le fit enfermer à l'hôpital
Sainte- Anne, où il reçut tous les soins que demandait son état.
Cette captivité de sept ans fît beaucoup de bruit, non seulement
en Italie, mais au nord des Alpes, en France, en Angleterre. La
reine Elisabeth s'informait si l'illustre prisonnier composait en-
core et lui faisait demander des vers, disant « que, comme elle
avait envie à Achille le bonheur d'avoir été chanté par Homère,
elle enviait au duc Alphonse II le poète qui l'avait immorta-
lisé. »
Un fou ne sait jamais qu'il l'est, ou du moins il ne le sait que
de loin en loin, dans ses bons momens; le Tasse, désespéré et
refusant de se croire malade, s'était persuadé et travaillait à per-
suader aux autres que son patron le tenait sous les verrous non
pour le guérir, mais pour lui faire sentir qu'il avait encouru sa
disgrâce, et cherchant partout des avocats qui plaidassent sa cause
auprès de ce maître injustement irrité et obtinssent son élargis-
sement, il remuait le ciel et la terre, adressait des suppliques, des
placets à tous les princes, à toutes les princesses d'Italie, aux
municipes, aux prélats, au pape lui-même.
Le cardinal Domenico Albano lui écrivait de Rome, le 29 no-
vembre 1578 : « Le moyen le plus efficace que vous puissiez
employer pour obtenir votre grâce, recouvrer l'honneur et nous
consoler, moi et vos amis, est de confesser l'erreur que vous avez
commise en vous défiant indifféremment de tout le monde, ce
qui fait de vous un objet de risée autant que de pitié... Je vous
assure sur mon honneur que personne ne songe à vous offenser,
que tous vous aiment à l'excès et, en considération de votre sin-
gulier mérite, vous souhaitent une longue et heureuse existence.
Il n<i tient qu'à vous de reconnaître que vos craintes et vos soup-
çons ne sont que de vaines imaginations. Tranquillisez votre
esprit, occupez- vous de vos travaux littéraires, et comme il est
urgent de couper le mal dans sa racine et de vous délivrer com-
plètement de votre humeur peccante, et que cela ne peut se faire
sans médicamens, décidez-vous à vous laisser purger par les mé-
decins, conseiller par vos amis et gouverner par vos patrons. »
Une humeur peccante qui refuse de se laisser purger, quelle
explication prosaïque et triviale des malheurs d'un grand poète !
On se persuada qu'il y avait là un mystère à éclaircir, une énigme
à déchiffrer. Un cavalier, Florentin d'origine, mais vivant à la
cour de France, Bartolomeo del Bene, imagina le premier que
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 427
le Tasse avait été incarcéré pour avoir aimé une étoile, placé
trop haut ses affections et ses désirs, da aversi inamorato in luogo
per altezza disdicevole alla sua conditione. Les fables dérivent le
plus souvent de fables antérieures, dont elles ne sont que la con-
trefaçon amendée et retouchée. L'aventure du Tasse faisait penser
à celle d'un célèbre poète latin, que l'empereur Auguste, au dire
des chroniqueurs et des badauds de Rome, avait relégué à Tomes,
parmi les Scythes, pour le punir d'avoir été l'un des amans de
sa fille Julie. Un jurisconsulte napolitain s'avisa de ce rappro-
chement : « Je ne saurais trouver d'autre cause à sa détention
que celle qui fit exiler Ovide. » La semence est bonne, elle ger-
mera. Un autre Napolitain, Manso, qui avait connu le Tasse sur
le tard et qui, selon l'usage de tous les amis des grands hommes,
cherchait à se tailler une renommée dans sa gloire, s'empara de
la conjecture du jurisconsulte. « Nouvel Ovide, dit-il, un amour
malheureux fut la cause de ses infortunes... A la vérité, ajoutait-il,
il s'appliqua par son silence et sa dissimulation à dérouter les
soupçons du monde, et ni dans le temps de ses amours, ni plus
tard dans celui de ses misères, ni lorsqu'il en fut sorti, on ne
put savoir avec certitude qui était la dame qu'il avait aimée,
quoique, dans plusieurs endroits de ses rimes, il ait révélé qu'elle
s'appelait Léonore. » A l'appui de sa thèse, et faute d'avoir reçu
de son illustre ami aucune confidence, le Manso cite trois son-
nets, dont le premier n'est pas du Tasse, mais de Guarini, dont le
second, comme l'a prouvé M. Solerti, a été composé en l'honneur
de Laura Peperara, et une canzone écrite, M. Solerti l'a encore
prouvé, pour Lucrezia Bendidio, et non pour la valétudinaire et
casanière Léonore d'Esté, à laquelle, parmi ses innombrables
poésies amoureuses, il n'a jamais dédié qu'une canzone et quatre
sonnets. Au surplus, le Manso, par un reste de pudeur critique,
n'a pas voulu prendre sur lui de décider si dans la Léonore
chantée par le Tasse, il faut reconnaître la comtesse de Scan-
diano, la princesse d'Esté ou l'une de ses suivantes, et il confesse
que selon une version fort accréditée, cette dernière fut celle
qu'aima le plus mystérieux des poètes.
Les premiers légendaires font des réserves, ils ont des doutes ;
leurs successeurs n'en ont plus. En 1628, Barbato affirmait haute-
ment que le Tasse s'était enllammé d'un amour illicite pour la
princesse Léonore, « dame pleine d'innocente et pudique bonté. »
La légende prendra de plus en plus corps et figure. On racontera
qu'en présence de toute la cour, dans un transport amoureux,
il lui donna un baiser; sur quoi le duc, se tournant vers ses
courtisans, leur dit : « Voyez quel malheur est arrivé à un si
grand homme, privé subitement de sa raison ! » D'autres rappor-
428 REVUE DES DEUX MONDES.
teront qu'un jour il lut aux deux sœurs d'Alphonse II le 16e chant
de son poème, celui qui traite des amours d'Armide et de Renaud ;
qu'ayant mis trop de feu dans sa récitation, leur institutrice en
avisa le duc, qui fit des reproches au poète ; qu'au sortir du
palais, rencontrant un de ses amis, seul confident de sa passion,
et le soupçonnant d'avoir divulgué son secret, il le transperça de
son épée ; que le duc le fit enfermer pour cause de démence et
que ce dur châtiment lui égara l'esprit. Il est bon de noter qu'à
l'époque où il put lire son poème aux deux princesses, qui avaient
encore une institutrice, l'une était âgée de 40 ans, l'autre de 38.
Il y a dans tous les temps des sceptiques irrévérencieux.
Vers le milieu du xvne siècle, l'historien Gaspar Sardi se permit
d'attribuer la folie du Tasse à une fistule qui lui était venue au
nez. La fistule ne fit pas fortune ; comme on peut croire, toutes
les femmes tenaient pour le baiser. Aussi bien on montrait et on
montre encore à Ferrare le miroir perfide qui avait dénoncé le
porte et son crime. Le moyen de ne pas se rendre à un témoi-
gnage si probant ! « Gomment osez- vous soutenir, disait don
Quichotte au chanoine, que l'histoire de Pierre de Provence et
de la belle Maguelonne est apocryphe? Ne voit-on pas dans le
musée militaire de nos rois la cheville du cheval de bois qui em-
portait ce chevalier dans les airs, laquelle cheville, que j'ai vue
de mes yeux, est plus grosse qu'un timon de charrette? De quel
front nierez-vous après cela que Pierre ait existé et qu'il ait aimé
Maguelonne? »
C'est ainsi que les légendes naissent, s'embellissent et s'ac-
créditent; le gland tombé dans un terrain favorable devient chêne,
le chêne en enfante d'autres, le bosquet se transforme en forêt. Si
la Cour des Comptes n'est pas rebâtie avant peu, cette ruine dis-
paraîtra dans un bois; les épais halliers qui l'entourent provien-
nent peut-être d'une graine presque invisible, qu'un moineau
laissa choir de son bec. M. Solerti a déterré de très nombreuses
chroniques dans les bibliothèques de Ferrare et de Modène. Ces
chroniques, rédigées par des contemporains du Tasse, rapportent
par le menu toutes les intrigues, tous les incidens dramatiques ou
scandaleux qui se produisirent à Ferrare, et firent jaser la cour et
la ville; il n'y est pas question de lui, et on a le droit d'en con-
clure qu'il ne fut mêlé à aucun esclandre, ne figura dans aucun
roman. Gœthe et Byron sont venus, et désormais l'histoire apo-
cryphe porte l'empreinte de leur génie. Il faut beaucoup de vertu
pour se refuser au plaisir d'y croire; mais les esprits critiques
sont d'impitoyables démolisseurs, qui ne croient qu'à leur mar-
teau. Est-il plus doux d'inventer un conte ou de le démolir? Cela
dépend du caractère des hommes et de l'esprit des temps.
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 429
Pour être juste envers les fabricateurs de légendes, il faut
reconnaître que leurs inventions sont toujours fondées sur quelque
chose; qu'il y a sous leurs déraisons une raison cachée. La femme
tenant une place énorme dans l'œuvre du Tasse, il était naturel
d'en inférer qu'elle avait exercé une influence décisive sur son
sort; qu'ayant inspiré son génie, fait ses délices et sa gloire, elle
avait fait aussi sa destinée. Ceux qui lavaient beaucoup connu et
pratiqué en doutaient; les autres n'en doutaient pas. Ils disaient :
« Cela doit être, donc cela est. » C'est l'origine de tous les mythes.
Quand on veut savoir exactement ce que la femme était pour
lui, ce n'est pas à ses innombrables sonnets qu'il faut le demander.
On y chercherait vainement l'histoire de son cœur, et qui l'y
cherche désespère bientôt de l'y trouver. On y rencontre çà et là
quelques inspirations sincères, mais il faut toujours faire la part
de la rhétorique amoureuse et des conventions imposées aux poètes
de cour. Ils étaient, au xvie siècle, les grands distributeurs de
renommée. Quand Bernardo Tasso, père de Torquato et auteur
A'Amadis de Gaule, pensait à entrer au service de Milan, il avait
prié le comte Francesco di Landriano de lui fournir une liste com-
plète des seigneurs et chevaliers de la cour, avec leurs noms, leurs
surnoms, leurs titres et un résumé de leur histoire, parce qu'il se
proposait de les placer et de les louer tous dans son poème. Il
s'était promis de les faire financer, d'en tirer au moins mille du-
cats, en quoi il fut déçu. Son fils aurait manqué à tous les devoirs
de sa charge s'il n'avait pas immortalisé dans ses sonnets les
reines de beauté qui habitaient ou traversaient Ferrare, s'il n'avait
attesté sur sa foi de confident des dieux que leurs yeux brillaient
comme des étoiles, que leur sourire effaçait l'éclat du soleil, que
leurs dents étaient de nacre, leurs cheveux d'or, leurs lèvres de
corail et de carmin, leurs seins de neige, leur cou d'ivoire, leur
teint de lys et de roses, que leurs regards étaient des flammes et
leurs larmes une pluie d'amour; que Cupidon avait mis à leur
disposition tout son attirail, des chaînes, des fers, des cages, des
lacs, des torches, des bandeaux, des carquois :
Nodi, lacci e catene,
Faci, saette e dardi.
A toutes les femmes qu'il a célébrées pour leur être agréable et en
tirer quelque présent, ajoutez celles qu'il a louées dans des ou-
vrages de commande, pour le compte de ses amis ou d'inconnus,
qui chantaient leurs maîtresses par procuration. Plus tard, quand
il aura quitté le service du duc Alphonse, il subviendra à ses dé-
tresses en levant boutique de poésie. Il se tiendra au courant de
tous les mariages, de toutes les fiançailles; aux épithalames, qui
430 REVUE DES DEUX MONDES.
sont des articles de défaite, il joindra les panégyriques, et il louera
tout le monde, hormis les morts, parce que les morts ne paient
pas, ni les héritiers non plus. Il regrettera de ne pouvoir tari-
fer ses marchandises : telle de ses compositions ne lui a pas môme
rapporté une vieille cape, una cappa vecchia: il s'indigne de l'ava-
rice du siècle. Encore un coup, ne cherchez pas le Tasse ni son
âme dans ses vers officiels, il ne l'y a pas mise, et quoiqu'il em-
bellisse de toutes les grâces de son esprit ces tissus de banalités,
si son talent n'est jamais en défaut, la conviction lui manque et
son cœur ne parle pas.
C'est dans son grand poème qu'il s'est révélé et donné, et que,
rompant avec les conventions, il a tracé d'inoubliables portraits
de femmes, touchés d'une main si délicate et si amoureuse que
ce fut un enchantement. Sa Sophronie, sa Glorinde, son Her-
minie, le récompensèrent de la peine qu'il avait prise pour les
faire voir telles qu'il les voyait et leur gagner les cœurs. Elles
furent pour beaucoup dans le succès de la Jérusalem délivrée; ces
figures exquises et si modernes firent sensation; les artistes se
passionnèrent pour elles; on les sculpta, on les peignit, on les mit
en musique.
Un critique italien, M. Comparetti, a remarqué que, « hormis
quelques figures dune grande pureté offertes par l'hagiographie
et la légende chrétienne, et malgré l'encens prodigué à la femme
dans les romans, les tournois et les cours d'amour, depuis les
écrits les plus graves des théologiens jusqu'à la poésie et au
théâtre des carrefours, elle n'a été à aucune autre époque plus
vilainement insultée, ravalée, dégradée qu'au moyen âge. »
M. Gaston Paris s'est appliqué à montrer que les contes où elle
était bafouée nous étaient venus de l'Inde, et que les conteurs
asiatiques ne se sont jamais piqués de galanterie (1). Quoi qu'il
en soit, ces sanglantes satires agréaient aux clercs de l'Occident
et à leur misogynie théologique. La femme était à leurs yeux la
créature fatale par qui le péché est entré dans le monde, la grande
tentatrice et la complice du serpent, celle qui mangea du fruit
défendu et en fit manger à l'homme, et qui dans tous les temps
s'est rendue redoutable par ses artifices, ses niées et ses mensonges.
Quoique l'Arioste ne fût pas grand clerc en théologie, il était resté
fidèle à l'esprit du moyen âge. Il prend un malin plaisir à glisser
parmi ses récits chevaleresques des fabliaux, des contes gras, où
les femmes sont maltraitées. Il leur en fait mille excuses : « Honni
soit qui médit de vous ! Ne prêtez pas l'oreille à l'histoire men-
songère que je vais dire. » Après quoi il se délecte à la conter.
(1) La Poésie du moyen âge, par Gaston Paris, 189-J.
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 481
Le Tasse eut toujours le culte, l'adoration de la femme; il lui a
toujours parlé chapeau bas, le genou en terre. On l'avait mise au
pilori, il la met sur un trône. Si perverse, si trompeuse que soit
son Armide, il nous oblige à l'admirer, il nous contraint de la
plaindre.
Aucun poète n'a mieux chanté l'amour idéal, tragique et
souverain qui fait le destin de toute une vie ; mais ce dévot n'était
pas pratiquant. Les poètes de sa sorte sont ainsi faits que les pas-
sions qu'ils peignent le mieux sont celles qu'ils ressentent le
moins, et qu'ils voudraient pouvoir ressentir. Ce rêve les tour-
mente; ils s'en délivrent en le mettant en vers. Le siècle de la
Renaissance fut à la fois un âge de raison mûre et d'ardente folie,
où l'idéalisme cérébral se conciliait facilement avec le sensua-
lisme du cœur. Le Tasse est convenu lui-même que sa jeunesse
se passa tout entière dans les servitudes amoureuses; mais il a
dit aussi que, « prompt à s'enflammer, excessif dans ses désirs, il
était le plus changeant, le plus divers, le plus versatile des hom-
mes. » Parmi les très nombreuses femmes pour lesquelles il eut
un caprice, Lucrezia Bendidio fut peut-être celle qu'il aima le
plus, et peut-être crut-il un moment qu'elle lui avait pris le cœur
à jamais. Cependant, la voyant courtisée, recherchée par le Pigna,
ce secrétaire d'État qui avait l'oreille d'Alphonse II, il jugea
qu'il était de bonne politique de la lui laisser, de se désister de
toutes ses prétentions. Ce fut dans toute sa vie sa seule habileté,
et rien ne prouve qu'un si grand sacrifice lui ait coûté beaucoup
de larmes.
« Je tentai fortune auprès de mainte femme, dit-il encore. La
plupart me furent indulgentes, rarement je fus éconduit. Mais
jamais je ne sus me fixer, et mes ardeurs qui ne me consumaient
point furent les plaisirs d'un inconstant. » Dans YAminta, Daphné
reproche à ce berger Tircis, qui n'est autre que Torquato Tasso,
d'avoir le cœur paresseux, endormi :
— « A vingt-neuf ans tu ne sais plus aimer. — Il ne renonce pas
aux plaisirs de Vénus, réplique Tircis, l'homme qui fuit l'amour;
mais il en savoure les douceurs et les délices en les purifiant de
tout mélange, et sans boire cette amertume qui s'y mêle souvent. »
Cela signifie que Torquato est un voluptueux, qu'il aime mieux
jouir qu'aimer, qu'il préfère les entreprises aisées aux ambitieuses
poursuites et une suivante, bruna ancella, d'humeur facile à une
grande dame de difficile approche :
Che non disdegno signoria d' ancella.
Il a confessé plus d'une fois qu'il était fort sensuel, qu'il aimait
la bonne chère, les festins, le gibier faisandé, les fruits succulens,
432 REVUE DES DEUX MONDES.
les vins qui piquent le palais, piccanti e raspanti. Mais la femme
était pour lui la première des friandises ; ne méprisant point les
amours ancillaires,il disait comme Horace : « Pourvu qu'elle ait la
taille bien prise et la peau blanche, elle sera ma princesse : Ilia
et Egeria est. » Quiconque l'étudié d'un peu près ne tarde pas à se
convaincre que, quoi qu'en aient dit des historiens qui n'avaient
pas l'esprit critique, ce poète idéaliste n'a connu en réalité d'autre
amour que celui qui est l'étoffe de la nature, brodée par l'imagi-
nation.
III
« Une femme l'a rendu fou, disaient les uns, et cette femme
ne pouvait être qu'une princesse, qui fut son unique amour. Lisez
plutôt son poème, et vous n'en douterez pas. » D'autres disaient :
« Lisez ses dialogues philosophiques, si judicieusement, si forte-
ment raisonnes et d'une trame si solide. Il en a écrit plus d'un
en prison. Lisez-les, et vous reconnaîtrez que s'il a pu convenir
au duc Alphonse de le faire passer pour fou, il ne l'a jamais été
plus que vous ou moi. » Seconde raison de croire à la légende.
Ce qui est certain, c'est qu'à peine sorti de l'hôpital, il reçut
de l'Académie des Addormentati la proposition d'aller enseigner
à Gênes la morale et la poétique d'Aristote. « On m'appelle à
Gênes, écrivait-il à son ami Cataneo, avec quatre cents écus d'or
de provision ferme, et l'extraordinaire sera d'autant. J'ai grande
envie d'accepter, mais je me défie de ma mémoire, si mon état
ne s'améliore pas. » Ce qui est également certain, c'est que, dans
les dix dernières années de sa vie, il a écrit une tragédie, un
poème sur la Création, sa Jérusalem réformée par lui-même, et
que dans ces ouvrages, très méthodiquement composés, on ne
découvre aucune trace de folie, aucune contradiction, aucune
incohérence de pensée ou de langage, rien qui trahisse le désordre
de l'esprit.
On ressentait à converser avec ce fou autant d'étonnement
qu'à le lire. En 1587, les jeunes princes de Sermonette, très dési-
reux de le connaître, se firent présenter à lui ; ils le quittèrent
émerveillés « de la solidité de sa doctrine. » Ils ne furent pas les
seuls : quiconque était admis dans sa société constatait qu'il pou-
vait discourir pendant des heures sans déraisonner. Lorsqu'il
habitait Naples, un jour qu'il avait longuement et doctement dis-
serté, quelqu'un se prit à dire : « Comment a-t-on pu croire qu'il
ait jamais été privé de sa raison? » Il avait entendu, et se retour-
nant, il dit avec douceur : « Ne vous étonnez pas, messieurs.
Sénèque ayant dit que dans ce monde il fallait naître roi ou fou,
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 433
ne pouvant aspirer au premier de ces états, j'ai voulu m'essayer
dans le second. » Une autre fois, se trouvant dans la société de
plusieurs gentilshommes, comme il était demeuré longtemps
silencieux, l'un d'eux fit tout bas la remarque que les longs
silences sont un symptôme de dérangement d'esprit; à quoi,
sans se fâcher, il répondit en souriant : « Vous vous trompez,
jamais fou ne sut se taire. »
Qu'était-ce au fait que la folie du Tasse ? Il s'en est souvent
expliqué lui-même dans ses lettres, et personne ne saurait mieux
nous renseigner que lui. Tout d'abord, il était sujet à des hallu-
cinations de la vue et de l'ouïe. Il voyait de petites flammes jaillir
de ses yeux; il entendait des bruits étranges, des coups de sifflet,
des tintemens de clochettes, des grincemens d'horloges, des voix
d'hommes, de femmes, d'enfans et d'animaux, des rires sarcas-
tiques: on criait à son oreille les noms de Paolo, de Giacomo, de
Oirolamo, de Francesco, de Fulvio. Ajoutez à cela des vapeurs,
des fumées à la tête, des chaleurs au cerveau, des douleurs d'en-
trailles, des rongemens d'estomac. Ses incommodités et les bruits
qu'il ne pouvait s'empêcher d'entendre le troublaient dans son tra-
vail, et lui causaient, nous dit-il, des accès de fureur, des frénésies.
Il attribuait souvent ses hallucinations à l'action secrète de
puissances démoniaques. Gomme les néo-platoniciens, nombre
d'hommes de la Renaissance, Ficin, Pic de la Mirandole et bien
d'autres, qui ne furent jamais fous, avaient cru aux démons, à
l'influence des planètes, à la magie blanche et noire. Le Tasse y
croyait aussi, et c'est pour cela que dans sa Jérusalem il a décrit
avec une si merveilleuse netteté les complots, les enchantemens,
lies opérations des esprits ; ce n'est pas une machinerie de poète, ce
sont les visions d'un croyant. Il affirma plus d'une fois qu'on lui
avait jeté un sort, que des enchanteurs se plaisaient à le tour-
menter, qu'il était ensorcelé, ammaliato. Il y avait à l'hôpital
Sainte-Anne des rats qui menaient grand tapage; il les tenait pour
des possédés. Un invisible lutin lui jouait toute sorte de tours.
Une lettre qu'il avait reçue la veille a disparu, c'est le follet qui
l'a dérobée, et demain ce même follet lui volera une assiette de
fruits, une paire de gants, des livres serrés dans un coffre fermé
à clé. 11 a des retours de bon sens, et il s'efforce de se persuader
que son imagination l'égaré, qu'il se forge des monstres; mais il
■en revient bientôt à croire qu'il y a quelque chose de diabolique
dans son affaire. — « Je suis presque certain d'être ensorcelé, »
répète-t-il, et il déclare que, pour guérir de ses maux, il aurait
besoin non seulement d'un médecin et d'un confesseur, mais d'un
habile homme qui ait le secret de conjurer les esprits, d'exorciser
les démons.
TOME CXXTX. — 1895. 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
S'il doutait pur momens de l'existence du follet qui lui déro-
bait ses lettres, il ne douta jamais du mauvais vouloir des hommes
à son égard, de leurs conspirations occultes contre Torquato
Tasso, et que des envieux ne l'eussent perdu dans l'esprit du duc
Alphonse, qui, devenu irréconciliable, appesantissait sa main sur
lui. Il était atteint de la plus inguérissable des folies, la manie
do la persécution, dont ses hallucinations étaient à la fois l'effet
et la cause, accompagnée d'une crainte incessante d'être empoi-
sonné, qui sera le tourment de sa vie. Sa mère, la belle Porcia
dei de'Rossi, s'était éteinte en quelques heures le 13 février 1556,
et le bruit s'était répandu que sa mort n'avait pas été naturelle.
Quoi qu'en pensât son fils, il vivait dans un temps où l'on se
débarrassait volontiers de ses ennemis par des moyens expédi-
tifs. Quand il fut sorti de l'hôpital, les hallucinations devinrent
plus rares ou cessèrent; mais il se défiera toujours des empoi-
sonneurs. Son ami Cataneo était convaincu qu'il avait détruit sa
santé et avancé sa tin par l'abus des antidotes : « L'imagination
frappée, tourmenté par ses soupçons, se figurant que sa vie était
sans cesse menacée, il se bourrait de thériaque, d'aloès, de casse,
de rhubarbe, d'antimoine, qui lui brûlèrent et consumèrent l'es-
tomac. » L'année de sa mort, son médecin lui ayant ordonné
une potion qui lui parut suspecte, il exigea que son domestique
la prît, et comme ce ténébreux docteur s'apprêtait à lui tâter le
pouls, s'armant d'une de ses pantoufles, il lui en donna un grand
coup sur les doigts. Il est vrai que peu après il se raccommoda
avec lui et lui promit de l'immortaliser dans ses vers.
Ce n'est pas seulement aux empoisonneurs, aux médecins
suspects, aux intrigans de cour et aux princes fantasques qu'il
en a; l'Eglise lui fait peur. Le 17 juin 1577, le résident de Tos-
cane à Ferrare écrivait au grand-duc François :
« Le Tasse est atteint d'une maladie d'esprit toute particulière:
il est tourmenté par la persuasion de s'être rendu coupable d'hé-
résie comme par la crainte qu'on ne l'empoisonne, cas digne de
pitié, vu son mérite et ses grandes qualités. » Il se croit sans cesse
à la veille d'être cité, traduit devant le Saint-Office. En vain
l'Inquisition elle-même s'applique à le rassurer, l'inquiétude le
ronge. Il est allé se confesser à l'inquisiteur de Ferrare, qui l'a
calmé et absous ; cette absolution lui paraît insuffisante , il veut
•btenir celle de l'inquisiteur de Bologne; si on le lui permet, il
partira pour Rome, il ira implorer la miséricorde du Pape. Torturé
par ses scrupules, il désavoue ses chefs-d'œuvre, qui peuvent
fournir des armes contre lui. Il délaisse Aristote et Platon pour
se. plonger dans de pieuses lectures. Il ne sera content que lors-
qu'il aura refait, expurgé sa Jérusalem. Dans cette épopée, désor-
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 435
mais puriliée de tout ce qui pouvait déplaire à l'Eglise, il n'y a
plus ni amours ni magiciens, et il écrira : « Je suis très affec-
tionné à mon poème réformé. J'ai retiré ma tendresse au premier
comme font les pères qui renient un fils rebelle et soupçonné
d'être le fruit d'un adultère. »
Un jour que Rousseau traversait le village de Glignancourt,
il rencontra un enfant qu'il embrassa et à qui il donna de quoi
acheter des brioches. S'étant informé qui était son père, l'enfant
le lui montra qui reliait des tonneaux : « J'étais prêt à aller lui
parler, quand je vis que j'avais été prévenu par un homme de
mauvaise mine, qui me parut être une de ces mouches qu'on tient
«ans cesse à mes trousses; tandis que cet homme lui parlait à
l'oreille, je vis les regards du tonnelier se fixer sur moi d'un air
qui n'avait rien d'amical. » Si Rousseau avait cru à la magie et
aux enchanteurs, il aurait pris ces mouches qu'on tenait à ses
trousses pour des êtres surnaturels. Je ne sache pas qu'il ait jamais
eu d'hallucinations, mais il extravagua souvent. Son cas ressem-
ble à celui du Tasse en ce que sa maladie d'esprit fut une de ces
manies circonscrites et localisées, qui n'empêchent pas un homme
de raisonnera merveille, quand on ne touche pas à sa partie ma-
lade et qu'il n'entend plus tinter les grelots de sa marotte.
Ce qui fit paraître l'aventure du Tasse plus bizarre encore,
c'est qu'achevée en 1575, sa Jérusalemne fut publiée qu'en 1580
lorsqu'il était depuis un an à l'hôpital Sainte-Anne. On put croire
que quand il écrivait quelques-uns des plus beaux vers qu'ait
jamais composés un poète italien, il avait déjà perdu la raison.
La folie ne naît pas tout d'un coup, elle s'annonce de loin, elle se
prépare. Celle du Tasse semble avoir éclaté l'année même où il
termina son poème, et je suis tenté de croire qu'elle attendait,
pour se déclarer, que, privé de la distraction suprême qui l'enle-
vait à ses idées noires, sa seule affaire fût de s'occuper du Tasse,
de ses espérances, de ses prétentions et de ses déconvenues. Du
jour où il ne vécut plus dans la société des Tancrôde, des Renaud,
des Herminie, des Armide, dans ce monde des fictions délicieu-
ses qui font oublier la vie, retombant sur lui-même, tout entier à
ses chagrins, ruminant ses ennuis, réalisant, grossissant ses fan-
tômes, son esprit s'égara. Tout ce qui tire l'homme de soi l'éloi-
gné de la folie; il s'en rapproche dès qu'il s'enferme en lui-même.
La manie de la persécution provient toujours d'une exaltation,
d'une hypertrophie du moi. S'oublier est le secret du bonheur
aussi bien que de la vertu, et c'est un point sur lequel s'accordent
les épicuriens et les ascètes.
Les experts qui avaient décidé qu'on ne peut avoir le cerveau
malade et composer des dialogues philosophiques où tous les
436 REVUE DES DEUX MONDES.
raisonnemens sont suivis, où toutes les idées s'enchaînent, prou-
vaient qu'ils étaient peu versés dans la science de l'aliénation
mentale ou que cette science était encore très courte. Cependant
un écrivain de génie, contemporain du Tasse, a tracé dans un
livre admirable l'immortel portrait d'un hidalgo de la Manche
auquel les romans de chevalerie avaient renversé l'esprit, et qui
se piquant de faire revivre en sa personne Amadis et Roland, ne
laissait pas de raisonner à merveille sur tout sujet où sa passion
et sa chimère n'avaient rien à voir. Lorsqu'il eut mené à bonne
fin la mémorable aventure des lions, un lémoin de son exploit,
don Diego de Miranda, honnête gentilhomme campagnard,
s'écria : « Est-il rien de plus insensé que de se mettre sur la
tète un casque plein de fromages et d'aller s'imaginer que les
enchanteurs vous ramollissent la cervelle? » Mais don Quichotte
ayant disserté doctement sur l'éducation que les pères doivent
donner à leurs enfans, étonné d'entendre sortir de la môme
bouche tant d'extravagances et de sagesses : « C'est le plus sage
des fous, pensa don Diego, à moins qu'il ne soit le plus fou des
sages. » Il l'emmena dans sa maison, où ce chevalier errant passa
quatre jours, tenant des discours fort sensés, interrompus par de
brusques échappées de folie. « Notre homme vient de se trahir,
se disait Lorenzo, fils de don Diego, qui l'observait avec beaucoup
d'attention; malgré tout, c'est un fou remarquable. » Lorenzo,.
qui était ou se croyait poète, lut ses vers à don Quichotte, le-
quel lui fit des remarques si justes qu'il répondit : « J'espérais
trouver Votre Grâce en défaut, et vous m'échappez toujours ;iu
moment où je crois vous tenir. » Mais le jour où il prit congé de
ses hôtes, don Quichotte leur expliqua comment il arrive que les
chevaliers errans deviennent empereurs en un tour de main, de
quoi le père et le fils conclurent que décidément c'était un fou
fieffé, mais qu'il ne l'était plus quand il oubliait sa marotte.
Ceux des contemporains du Tasse qui consentaient à admettre
qu'on pût faire de beaux vers et avoir l'esprit dérangé donnaient
dans un autre excès. Se souvenant que les anciens qualifiaient de
fureur divine l'inspiration poétique, ils inclinaient à croire, comme
le Père Grillo, qu'un grain de folie n'a jamais rien gâté, que la
démence et la poésie sont sœurs. « Qui ne sait, disait Montaigne,
combien est imperceptible le voisinage d'entre la folie avec les
gaillardes élévations d'un esprit libre? » Un illustre historien, de
Thou, que l'aventure du Tasse avait rendu pensif, l'expliquait en
avançant « que ce qui égare ou hébète les intelligences communes
rend les âmes de poètes plus hardies et plus fécondes, plus vives
dans leurs inventions, plus riches en images, et que leur insanité
se change en un divin enthousiasme, œstms divinus. » C'est dire
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 437
en d'autres termes que le génie est une névrose, opinion chère aux
gens qui ont des vapeurs, mais l'expérience l'a plus d'une fois
démentie. Tout ce qu'a écrit le Tasse depuis sa sortie de l'hôpital
donne tort au bon Père Grillo, à l'ingénieux Montaigne et au
grave de Thou. Le Torrismondo est une tragédie imitée des Grecs,
fort ennuyeuse et fort déclamatoire, indigne et de Sophocle et
du Tasse. On sent dans ses Rimes sacrées l'effort ingrat d'une âme
qui se violente et ne croit que parce qu'elle veut croire. Son
poème de la Création est une composition froidement correcte.
Quant à la seconde Jérusalem, cette fille légitime qu'il préférait
à l'autre, c'est l'œuvre d'un pénitent qui ne peut se pardonner
d'avoir eu du génie et qui expie son crime en mortifiant sa muse,
en lui faisant porter le sac et le cilice. Ce qui manque aux vers de
son âge mûr, ce n'est pas le bon sens, c'est l'inspiration, c'est le
soleil.
Tout fut-il imaginaire dans les malheurs du Tasse? C'est une
question. Quand il se plaignait de sa destinée, n'aurait-il dû se
plaindre que de lui-même? Ne s'est-il rien passé qui ait pu four-
nir des occasions ou des prétextes à la manie cruelle qui fut son
supplice? M. Solerti incline à le croire; il considère le poète qu'il
aime comme l'artisan de ses propres infortunes, il fabbricatore
cos tante délia propria in félicita. Si j'osais entrer en contestation
avec ce critique si clairvoyant, si consciencieux, si bien informé,
si maître de son sujet, je lui reprocherais d'être trop absolu dans
son affirmation. Il y a des choses que les chroniques ne disent
pas, qui ne laissent aucune trace dans les archives, des détails insi-
gnifians peut-être, dont s'affecte vivement une âme trop sensible
qui a la faiblesse d'attacher une importance extrême aux détails.
Il m'est difficile d'admettre qu'un homme qui avait à la cour
de Ferrare une situation privilégiée, un homme logé, nourri,
pensionné à la seule charge de faire des vers, n'eût pas beaucoup
d'envieux, n'excitât pas la jalousie de ceux qui devaient partager
leur temps entre leurs occupations favorites et le service du
prince. Oublions toutes les doléances dont il a plus tard rempli
ses lettres; prenons-le dans son beau temps, dans les jours de son
heureuse et florissante jeunesse, dans l'âge des espérances et des
illusions : quelle peinture a-t-il faite des cours? « Défiez-vous, dit
Mopsus dans YAminta, des médisans et des médisances, défiez-
vous des sorcières qui par leurs incantations font tout voir et tout
entendre de travers, et changent les diamans en verroterie, l'ar-
gent en cuivre ; défiez- vous des murs qui ont une voix et des
oreilles, des murs qui répondent à ceux qui parlent et qui ne
tronquent pas les paroles comme fait l'écho dans les forêts, mais
les répètent tout entières en y ajoutant ce qui ne fut pas dit. Tré-
438 REVUE DES DEUX MONDES.
pieds, tables, bancs, sièges, châlits, courtines, meubles de cham-
bres, de salons, ils ont tous une langue et crient toujours. » Ces
échos perfides n'ont-ils jamais joué de méchanstoursà un étourdi
qui avait le cœur léger, la parole libre et téméraire? « J'ai vécu
jadis à Memphis, dit le vieux berger àHerminie : j'y servis le roi
et, quoique simple gardien de ses jardins, j'ai connu les iniquités
des cours. Soupirant après la paix de l'âme, je suis venu la cher-
eher dans les bois. » Le Tasse a souvent maudit les cours, mais il
ne s'est jamais enfui dans les forêts, étant de ces hommes qui
préfèrent les maladies aux remèdes. Ce qui est certain, c'est que,
dès son arrivée à Ferrare, il y a souffert, et j "ai peine à croire que
personne ne l'y ait aidé.
Je veux que le duc Alphonse II ne fût point un tyran. Ce n'est
pas assurément par un caprice cruel qu'il a mis le Tasse à l'hô-
pital, et il faut reconnaître qu'à plusieurs reprises il accorda à
son prisonnier quelques douceurs; mais on ne voit pas qu'il lui
ait jamais donné pendant sa captivité aucune marque de sympathie
ou de compassion, et quand il lui rendit sa liberté, il refusa de le
recevoir, le laissa partir sans l'avoir vu. A la vérité, le Tasse lui
avait causé de sérieux désagrémens. Feudataire du Saint-Siège, il
était tenu à beaucoup de prudence. A son avènement, il avait dû
renvoyer en France sa mère Renée, calviniste endurcie. Il savait
que Ferrare était une ville mal notée, que l'Inquisition avait les
yeux sur elle ; et voilà que son poète, le chantre officiel de sa
gloire se déclarait suspect d'hérésie. Il cherchait à l'empêcher de
se confesser, « parce que dans ses confessions le malheureux avait
coutume de dire toute espèce de choses et de se répandre en un
torrent de folies. » M. Solerti nous apprend que cet indiscret ne
se contentait pas de se dénoncer lui-même à l'inquisiteur; il lui
donnait à entendre qu'il y avait beaucoup d'hérétiques à la cour,
il prononçait ou murmurait des noms.
Ce fut sûrement une des raisons qui déterminèrent Alphonse II
à le faire enfermer ; ce fou devenait dangereux. Mais sans être un
tyran, on peut avoir l'âme peu tendre, et manquer de cette géné-
Tosité qui ne néglige rien pour dissiper les ombrages, pour guérir
les blessures d'une imagination frappée. Le 22 mars 1578, lorsque
le Tasse, qui s'était enfui de Ferrare, demandait à y revenir, le
duc écrivait à deux de ses agens diplomatiques la lettre suivante :
« En ce qui concerne le Tasse, nous voulons que vous lui décla-
riez tous les deux en toute franchise que s'il est disposé à nous
revenir, je consentirai à le reprendre; mais il doit reconnaître
au préalable qu'il est plein d'humeur maligne, comme le prouvent
ses soupçons touchant des haines et des persécutions auxquelles
il serait en butte, lesquels soupçons ne proviennent que de ladite
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 439
humeur. Il lui est tombé dans l'imagination que nous voulions le
faire mourir; on peut croire que, si nous avions jamais eu pareille
fantaisie, l'exécution nous eût été facile. » Etrange façon de ras-
surer un homme qui craint qu'on ne l'empoisonne, et à qui on
fait savoir par deux ambassadeurs que c'est la chose du monde
la plus aisée! — Eh quoi! pouvait lui dire le Tasse, vous y avez
donc pensé?
A l'égard de l'Inquisition, qui ne lui fît jamais de mal, [et
terreurs que lui inspirait le Saint-Office étaient-elles purement
chimériques ? Ce latitudinaire, qui avait eu dans sa jeunesse des
crises de doute et de mécréance, qui, platonicien par le tour de
son esprit, était dans la conduite de sa vie un zélé disciple
d'Epicure, donnait-il une preuve d'aliénation mentale en se
mettant en règle avec l'Eglise? Il avait eu la funeste idée de sou-
mettre sa Jérusalem à l'examen de rigides orthodoxes , qui y
trouvèrent beaucoup à redire et lui reprochaient d'avoir mêlé le
profane au sacré. « Lorsque j'eus dépassé le milieu de mon
poème, et que je commençai à soupçonner combien ce siècle
tient les âmes à l'étroit, la stretteza de'tempi, je songeai à l'allé-
gorie comme à un moyen d'aplanir bien des difficultés. » Mais
ses allégories elles-mêmes risquaient de paraître suspectes.
« Heureusement, il n'y a pas dans mon poème d'amours qui
finissent bien, et cela doit suffire pour que ces gens-là les
tolèrent. Les amours d'Herminie semblent seules avoir un heureux
dénouement, je voudrais leur donner aussi une fin édifiante, et
l'amener non seulement à se faire chrétienne, mais à prendre le
voile. Je sais que cela ne pourra se faire qu'aux dépens de l'art ;
mais que m'importe de plaire un peu moins aux connaisseurs,
pourvu que je déplaise un peu moins aux scrupuleux? »
11 vivra désormais dans les perplexités; toutes les concessions
qu'il fait aux scrupuleux sont condamnées par sa conscience d'ar-
tiste; rien n'est plus propre que ces éternels combats à détraquer
le cerveau d'un poète. Un jour il prendra son'parti, et sacrifiant
ses convictions à sa sûreté, il répudiera ses idolâtries : c'est à
Rome qu'il ira chercher ses protecteurs, et il captera leurs bonnes
grâces en ne travaillant plus qu'à la gloire de Dieu et à l'édifi-
cation de son prochain. Loin, bien loin les jardins d'Armide! Il
consacrera un chant tout entier de sa nouvelle Jérusalem à la des-
cription d'un paradis sensuellement mystique, où il assigne des
places d'honneur aux papes rigoristes. Faut-il qualifier sa pru-
dence de pusillanimité morbide? Avant de répondre à cette
question, il est bon de se rappeler que trois ou quatre ans après sa
mort, Giordano Bruno, arrêté à Venise, était livré au Saint-Office
et brûlé vif comme hérétique.
440 REVUE DES DEUX MONDES.
IV
Quoi qu'il y ait eu de réel dans les monstres que se forgeait
le Tasse et dans ses chagrins plus ou moins imaginaires, on con-
naît des hommes plus malheureux que lui qui n'ont pas perdu la
raison. Les médecins aliénistes du xvie siècle en savaient assez
pour avoir posé en principe que toute tête qui se détraque est
une machine naturellement sujette à se déranger, et qu'on ne
devient fou que lorsqu'on a une propension native à le devenir.
En 1586, comme nous l'apprend M. Solerti, le célèbre Jean-Bap-
tiste de la Porta, qui avait vécu quelque temps avec le Tasse et
l'avait connu jeune, affirmait qu'il avait toujours eu le regard
d'un fou ; que ses yeux humides, ocidi subfluidi, dénotaient un
penchant marqué à l'érotisme et à la démence. Trois ans aupara-
vant, un insigne jurisconsulte ferrarais avait déclaré que le pri-
sonnier de l'hôpital Sainte-Anne, qui in œdibus Divae Annse
bacchatur in vesania, devait sa maladie « à une surabondance
d'humeur et de bile chaude qui avaient, non seulement assiégé,
mais pris d'assaut le domicile de son âme. » C'est ainsi que, plus
tard, les médecins chargés de diagnostiquer le mal de M. de
Pourceaugnac, le déclareront atteint de mélancolie hypocon-
driaque, procédant du vice de la rate, « dont la chaleur et l'in-
flammation portent au cerveau beaucoup de fuligines épaisses et
crasses et causent dépravation aux fonctions de la faculté prin-
cesse. » Ils en concluront que pour remédier à cette pléthore
obturante, à cette cacochymie luxuriante, le malade doit Être
« phlébotomisé et désopilé libéralement. » Hélas! le Tasse fut
libéralement saigné et purgé par ses médecins, et il eut jusqu'à
sa mort des déraisons intermittentes.
N'en déplaise aux médecins et aux jurisconsultes du xvie siècle,
ce qui prédispose à la folie plus que la surabondance des humeurs
chaudes, c'est la faiblesse de l'âme. La folie est moins un trouble
de l'esprit qu'une infirmité du caractère, une maladie de la
volonté. Tout désir violent est une démence commencée, et qui
n'a éprouvé de violens désirs? Les rêves inquiets sont un délire
passager, et qui n'a formé des souhaits incohérens ? Qui n'a jamais
été obsédé par l'incessant retour de certaines images terribles ou
attirantes? Mais notre volonté a eu la force de les écarter, de les
repousser, de se soustraire à leur tyrannie. La folie n'éclate que
du jour où l'homme se prête à ses illusions, qui lui extorquent
son consentement. Le Tasse qui, dans ses momens lucides, se
jugeait avec une remarquable clairvoyance et en savait plus long
que ses médecins, disait un jour : « Je suis frénétique, et presque
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 441
toujours troublé par des fantômes et plein d'une infinie mélan-
colie. Néanmoins, par la grâce de Dieu, je peux quelquefois refuser
mon adhésion, cohibere assensum, et c'est en cela que consiste
la sagesse, comme le pensait Cicéron. » Mais sa volonté ne se
refusait pas longtemps à sa folie ; alliant à une imagination ar-
dente une incurable débilité de caractère, il adhérait, il consen-
tait, il acquiesçait, il renonçait à se défendre. A ses courtes résis-
tances succédaient de longs abandonnemens, et il s'enfonçait dans
sa misère.
Trois ans avant sa mort, en 1592, il dira : « Je ne veux plus
ni servir, ni composer, ni vivre à la mode d'autrui, ni faire ou
souffrir quoi que ce soit qui me déplaise. Ce qu'il me faut, c'est
l'honneur dans le plaisir et le plaisir dans l'honneur... » Il l'avait
dit et redit: Onor piacevole e piacere onorato, telle fut en tout
temps sa devise.
11 eut dès sa jeunesse la manie des grandeurs : « Il n'y a pas de
baron ni de ministre du duc, pour haut placé qu'il soit, qui me
trouve disposé à lui porter respect, et notre grandissime lui-
même, le Montccatino, s'apercevant de ma morgue, s'empresse
souvent de me saluer le premier, à quoi je réponds avec tant de
hauteur et de gravité qu'on me prendrait pour un Espagnol. Le?
bonnes gens disent : D'où lui est venue tant d'arrogance? A-t-ii
trouvé un trésor? Depuis mon retour, je n'ai dîné que deux fois
hors du logis, et encore me suis-je fait prier; en revanche, j'ai
accepté sans façons la place d'honneur au haut bout de la table.
J'ai fait examiner ma nativité par trois astrologues. Sans me con-
naître, ils ont déclaré tout d'une voix que j'étais un grand homme
de lettres, et ils me promettent une très longue vie et la fortune
la plus éclatante... Je tiens pour certain de devenir un grand
homme, et je fais montre de mes grandeurs comme si je les pos-
sédais déjà. » Bien des années plus tard : « Je suis ambitieux,
mais j'en ai le droit, car il n'y a en moi aucun défaut qui ne soit
tempéré par la raison. Je ne puis vivre dans une ville où tous les
nobles ne me cèdent pas la première place; j'entends tout au
moins qu'ils m'autorisent à aller de pair avec eux en tout ce qui
concerne les démonstrations extérieures... Je ne refuse aucun
hommage, ni même les titres qui ne m'appartiennent pas, ni les
suprêmes honneurs, ni les suprêmes louanges, ni les adulations
démesurées : il me semble que ce serait refuser la vie. »
Si dans ses prospérités il exige qu'on lui rende de grands
respects, qu'on le traite en roi, il entend dans ses malheurs que,
toute affaire cessante, l'univers s'occupe de lui ; que princes et
princesses, gentilshommes et bourgeois, cardinaux et souverains-
pontifes s'intéressent à Torquato Tasso, s'apitoient sur ses dis-
442 REVUE DES DEUX MONDES.
grâces. La folie des grandeurs conduit fatalement à la manie de
3a persécution. Qu'un jour le salut de Montecatino soit plus
court, qu'un jour on ne le fasse pas asseoir au haut bout de la
table, qu'une princesse ait des distractions en lui parlant, que le
duc, préoccupé d'une affaire d'Etat, soit plus avare de ses sourires,
ou qu'un de ses amis, fatigué de ses éternelles doléances, lui
représente que son malheur est peut-être moins réel qu'il ne le
.[•dit, il se dira persécuté, et il s'en prendra ou à la méchanceté
des hommes ou à la malice des enchanteurs.
Avide d'honneurs, il recherche aussi les plaisirs. 11 exige
qu'on lui fasse une vie douce, brillante, agréable, infiniment
variée. Il est impatient de tout joug, de toute règle; il ne peut
souffrir aucune gêne ; il ne saurait dormir que sur un lit de roses :
si l'une de ces roses fait un pli, il aura le cauchemar et se plaindra
de son destin. Quoiqu'il aimât Platon et qu'il ait tâché d'aimer
les Pères de l'Église, il eut toujours l'imagination épicurienne, et
tout ce qu'elle lui promettait, il voulait le posséder sur l'heure.
— « Jeunes gens, dit la sirène des jardins d'Armide, celui-là seul
est sage qui cherche ce qui lui plaît et cueille le fruit dans sa
saison; c'est le cri de la nature: serez- vous sourds à ses leçons?...
Cueillons la rose au matin, ce soir elle sera fanée. »
Cogliam d'Amor la rosa.
Son plus grand malheur fut d'être né de parens riches, dont
l'Espagne 'confisqua les biens, et qui, subitement appauvris, ne
lui laissèrent qu'un très maigre héritage. Le souvenir de son
foifance choyée, de cette maison luxueuse dont il avait goûté les
douceurs et l'abondance, l'a toujours poursuivi, et il n'a jamais
su renoncer à rien, se déprendre de rien, se retrancher sur rien.
Le bonheur tel qu'il l'avait connu se composait d'une foule de
détails; qu'un seul vienne à manquer, ce ne sera plus le bonheur.
Réduit à la mendicité, mettant sa fierté sous ses pieds, il deman-
dera qu'on mette beaucoup de beurre sur son pain, qu'on ne
refuse à son indigence aucune des superfluités qui sont pour lui
des besoins. 11 lui faut un cheval, il lui faut de l'argenterie:
« Seigneur Vittorio, donnez-moi cette coupe, je meurs d'envie de
l'avoir, on ne m'ôtera pas cette coupe de l'esprit. » Il lui faut aussi
un domestique: « Quand je suis né, mon père était riche; ma
mère ne m'a pas appris à me servir moi-même. » Il voudrait que
ce domestique eût les plus rares qualités et pas un défaut, que ce
serviteur aussi intelligent que dévoué reconnût au flair, a naso,
les fâcheux, les éconduisît adroitement, ouvrît toutes ses lettres,
ne lui fit voirque celles qui sont accompagnées d'un don ou d'une
promesse, brûlât les autres et ne laissât jamais arriver jusqu'à
LE TASSE, SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE. 443
lui « une nouvelle de mort ou d'autres catastrophes qui lui rem-
pliraient l'âme de mélancolie. »
Non seulement il attend trop des hommes et des choses ; per-
sonne n'eut jamais l'humeur plus inégale, plus mobile, plus
journalière; personne ne fut plus prompt à se donner et à se
reprendre, à passer de l'engoûment au dégoût. Il veut et ne veui
plus; ce qu'il aimait hier lui déplaît aujourd'hui. « N'allez pas
croire que le Tasse haïsse votre paternité, écrivait le Père Grill©
au Père Gualengo, et si elle le croit, qu'elle n'ait garde de s'en
affliger, mais plutôt qu'elle s'en réjouisse ; car s'il vous hait aujour-
d'hui, c'est signe qu'il vous chérira demain, tant son infirmité le
rend muable. » Personne non plus n'eut le pied si léger, ne
poussa si loin la manie de changer d'air et de pays. Ferrare lui
était apparue comme un séjour enchanté, comme un lieu de
délices, où les ruisseaux charriaient de l'or, où les perles avaient
plus de brillant que partout ailleurs, où les diamans n'étaient
jamais faux ni les apparences jamais trompeuses, où tous les
hommes étaient bous, où toutes les femmes étaient belles, où
toutes les paroles étaient vraies, et quoi que lui dît son prince, if
avalait tout doux comme lait. Il avait rêvé, il se réveille, et
Ferrare est un enfer, où l'on est tourmenté par les démons. II
n'y pourrait rester sans mourir; il part, il s'enfuit, et à peine
échappé de sa galère, il ne pense qu'à y retourner. «Mon paradis,
pouvait-il dire, c'est l'endroit où je ne suis pis. » On s'étonne
qu'il ne se soit trouvé en Italie aucun Mécène assez généreux pour
lui faire un sort et un nid. Mais le moyen de contenter un incon-
stant dont les désirs sont des fantaisies changeantes, suivies de
soudains repentirs, un insatiable qui n'estime que ce qu'il n'a pas
et méprise ce qu'il a? « Le fond de sa nature, a dit fort justement
M. Solerti, était l'impossibilité d'être content, Yincontentabilità. »
Bernardo Tasso écrivait à sa femme Porcia : « Vous savez
comment en usait notre fils Torquato dans son enfance; lorsqu'on
lui ôtait un fruit des mains, de dépit il jetait les autres à ternv
se refusant ainsi toute consolation. » Tel il était dans son enfance,
tel il sera toujours, et jusqu'à la fin il aura les déraisons d'un
enfant gâté, qui dit : Tout ou rien. C'est le sort des esprits roma-
nesques, et il fut le plus romanesque des hommes. Ne nous «n
plaignons pas; s'il avait moins aimé les romans, la Jérusalem
n'aurait pas pour nous ce charme tout particulier que nous ne
retrouvons au même degré dans aucun autre poème. Ce qui nous
ravit dans l'Arioste, c'est avec l'art infini du conteur son incom-
parable virtuosité, son humeur libre et sereine; qu'il narre des
batailles ou des amours, il se joue de son sujet, et quand il feint
l'enthousiasme, la secrète ironie qu'il y mêle nous avertit qu'il
444 REVUE DES DEUX MONDES.
ne prend rien au pied de la lettre, qu'il n'est dupe ni de Roland,
ni de Roger, ni d'Angélique, que ces grands tragédiens nous
donnent la comédie, et qu'il est lui-même le plus merveilleux
montreur de marionnettes que l'Italie et le monde aient produit.
Ce qui nous enchante dans le Tasse, c'est le sérieux et l'ingénuité
de son inspiration, c'est sa franchise, c'est sa candeur. Il se livre,
il s'abandonne ; il a mis dans son poème, qui est un roman en vers,
son âme, son cœur, ses souvenirs, ses espérances, ses rêves, ses
chimères, le Tasse tout entier.
Sa sincérité l'a fait grand poète, c'est elle aussi qui plaide
en faveur de l'homme et nous rend indulgens pour ses défauts,
compatissans pour ses misères. Il avait ce parfait naturel qu'on
rencontre plus souvent en Italie qu'en tout autre pays. Quoi qu'il
fût, il était lui et se donnait pour ce qu'il était. On ne saurait
lire sa correspondance sans éprouver pour lui la sympathie
qu'inspirent toutes les âmes parfaitement vraies. Quand il a perdu
le sens, ses lettres sont longues, pleines de redites, rien n'est
plus monotone que les litanies et les rabâchages de la folie;
puis tout à coup il réussit à se ravoir, il se possède, le jour luit
dans sa tête, et il instruit son propre procès comme le plus per-
spicace des juges : « La cause de mon mal est la douceur des mets
dont je me suis délecté jusqu'à l'excès dans ma jeunesse, prenant
l'assaisonnement pour la nourriture, prendendo il condiment o
per nutrimento. » S'il connaissait son mal, il ne pouvait ni ne
voulait en guérir. Par une fatalité de nature, il concevait la vie
comme une fête ou comme une matinée de mai toute parfumée
de lilas et de roses. Il lui était impossible de comprendre qu'elle
n'est qu'un à peu près, que toute médaille a son revers, que toute
joie a sa rançon, que le seul remède radical aux petits chagrins
est une grande douleur qui les anéantit, que dans ce monde le
bonheur lui-même a besoin d'être consolé, qu'heureux ou mal-
heureux, l'homme doit se venir en aide et adoucir par ses accep-
tations les refus de sa destinée. Une femme, qui sans avoir le génie
du Tasse a le cœur plus viril et met son esprit au service de
sa raison, écrivait dernièrement : « Ma dernière coquetterie sera
pour mon courage, car je prévois qu'il sera mon dernier ami ici-
bas. »
V. ClIERBULIEZ.
REVUES ÉTRANGÈRES
REVUES ANGLAISES
LA PHILOSOPHIE DE M. BALFOUR
Les Anglais ont toujours eu à un très haut degré le goût des dis-
cussions théoriques ; et rien ne leur plaît davantage qu'une belle con-
troverse, longuement poursuivie à grand renfort d'objections, de
réponses, et de contre-réponses. Le « livre de l'année, » the book of the
year, celui que tout le monde est tenu d'avoir lu, ce n'est point chez eux,
comme d'ordinaire chez nous, un roman, mais plutôt quelque gros
traité de morale ou de théologie, à moins encore que ce ne soit un
roman philosophique, du genre de ceux de Mrs Humphry Ward, où
chaque personnage semble avoir été créé surtout pour réfuter, ou pour
énoncer, ou pour symboliser une idée. Mais je ne crois pas que même
le fameux Robert Elsmere ait produit en son temps une impression
aussi forte, soulevé d'aussi vifs et bruyans débats, que le nouvel
ouvrage de M. A. J. Balfour, les Fondemens de la Croyance. Depuis
trois mois qu'il a paru, journaux et revues n'ont cessé de s'en occuper;
déjà M. Huxley, M. Wallace, le révérend Martineau, l'archidoyen
Farrar, déjà les principaux savans, philosophes et théologiens anglais
sont intervenus dans la discussion, en attendant qu'y interviennent à
leur tour M. Spencer, et peut-être M. Gladstone. Et l'année finira avant
qu'on ait fini de s'émouvoir de ce livre de métaphysique, où. il n'est
question que des premiers principes et de la cause première.
Cette émotion tient sans doute, en grande partie, à la personne
même de M. Balfour. Comme le dit M. Stead dans la Review of Reviews :
« M. Balfour ne peut manquer de jouer un jour dans l'histoire d'An-
446 REVUE DES DEUX MONDES.
gleterre un rôle pour le moins aussi important que celui de M. (ilads-
tone. Lui seul, en tout cas, est de taille à le jouer. Les préventions et
les antipathies qu'il avait d'abord suscitées sont désormais apaisées;
et ses adversaires politiques eux-mêmes doivent reconnaître en lui le
leader le plus habile qu'ait eu la Chambre des Communes, depuis le
temps de sir Robert Peel. L'adresse de ses reparties, sa souplesse et son
égalité d'humeur dans le maniement des hommes, sa probité et son
désintéressement, toutes ces précieuses vertus lui ont valu autant de
respect dans le parti opposé que d'affection dans le sien. Il a apporté
aux mesquines discussions parlementaires quelque chose de l'âme
chevaleresque des anciens paladins. » Et M. Stead ajoute : « Ainsi nou&
savions déjà que M. Balfour était un politicien habile, un orateur bril-
lant, un administrateur sagace ; et nous savions encore qu'il était un
de nos meilleurs essayistes. Mais rien de ce qu'il nous avait fait voir jus-
qu'ici ne nous avait préparés à l'extraordinaire ensemble de qualités
littéraires que nous avons trouvé dans ses Fondemens de la Croyance,
à cet éclat de style, à cette hardiesse de pensée, à cette sérénité noble
et sage, à cette verve mordante, ni surtout à cette habileté vraiment
géniale dans le choix des exemples, qui projette sur les questions les
plus abstruses de la métaphysique un clair rayon de vie et de poésie. »
Peut-être M. Stead va-t-il un peu loin dans l'éloge. Et peut-être
aurait-il été moins étonné de voir réunies dans ces Fondemens de la
Croyance tant de belles qualités littéraires, s'il avait pris la peine de
lire, ou de relire, les ouvrages précédens de M. Balfour, son essai sur
la Religion de V Humanité, son Apologie du doute en madère de philo-
sophie. Il y aurait retrouvé les mêmes qualités, employées à défendre
des idées semblables. Et il y aurait retrouvé le même défaut, un défaut
que M. Balfour partage d'ailleurs avec la plupart des théoriciens
anglais : raisonneur subtil, adroit dans l'attaque et prompt à la riposte,
se mouvant en outre dans les questions générales avec une aisance et
une souplesse remarquables, M. Balfour ne sait pas composer. Il donne,
en vérité, à son argumentation toutes les apparences d'un plan rigou-
reux, multipliant les titres et les sous-titres, s'arrêtant vingt fois pour
résumer ce qu'il a déjà établi et indiquer ce qui lui reste à établir
encore; mais avec tout cela jamais nous ne parvenons à saisir claire-
ment l'ordre total de ses idées, ni à comprendre pourquoi, ayant
commencé de traiter un sujet, il s'interrompt pour y revenir quel-
ques chapitres plus loin.
Mais tous ces écrits philosophiques de M. Balfour nous prouvent,
en revanche, combien il y a dans l'esprit anglais de goût et d'aptitude
pour les raisonnemens abstraits, combien ce peuple de positivistes est
aussi un peuple d'idéologues et de métaphysiciens. M. Stead nous
avertit bien que M. Balfour est Écossais, que, par son tempérament
REVUES ÉTRANGÈRES. 447
philosophique comme par sa naissance, il est le compatriote de John
Knox et de David Hume. Mais Écossais ou Anglais, ses livres nous font
voir en lui un métaphysicien de race, passionnément épris de pure dia-
lectique. Et il n'est point seul de son espèce, dans son pays. Lui-même
se charge de nous apprendre qu'il existe en Angleterre toute une école de
métaphysiciens, développant jusqu'à leurs conséquences extrêmes
l'idéalisme deFichteet le panthéisme de Schelling. Aussi hien sommes-
nous trop portés à croire, sur la foi des traducteurs, que M. Spencer
et les empiristes représentent à eux seuls toute la philosophie anglaise
d'aujourd'hui; tandis qu'il n'y a pas de pays en Europe où le culte de
l'Absolu se soit plus fidèlement gardé. Les dissertations hégéliennes
du professeur Caird, les paradoxes idéalistes de M. T. H. Green, Appa-
rence et Réalité de M. Bradley, maints autres ouvrages de métaphysique
transcendante trouvent autant de lecteurs dans le public anglais que
les écrits de l'école évolutionniste ; et le nouveau livre de M. Balfour va
sans doute en trouver davantage.
C'est que, indépendamment de sa haute portée littéraire et philoso-
phique, ce livre a encore eu la fortune de venir à son heure. Il est
apparu au public anglais comme le signal définitif d'une réaction, que
depuis quelque temps déjà l'on pouvait pressentir, contre les préten-
tions exagérées de la science, et l'abus de ce qu'on pourrait nommer
l'intellectualisme. On sait qu'une réaction analogue, s'est récemment
produite chez nous, comme elle ne peut manquer, j'imagine, de se
produire tôt ou tard dans l'Europe entière. Mais elle ne peut manquer
non plus de prendre, dans chaque pays, des caractères différens. En
Angleterre, elle a commencé par une série de protestations, au nom du
bon sens et de l'esprit pratique, contre la théorie du progrès (1 ). Des écri-
vains sortis de camps les plus opposés, — M. Pearson, M. F. Harrison,
M. Benjamin Kidd, — ont tour à tour mis en garde leurs compatriotes
contre des interprétations par trop optimistes de la doctrine de l'évo-
lution ; ils ont essayé de prouver que les soi-disant progrès de notre
civilisation aboutissaient en fin de compte à une diminution du bon-
heur dans l'humanité ; que sans cesse la vie devenait moins sûre et
plus difficile; que l'énergie, la spontanéité, la force de création, le
sentiment esthétique, allaient toujours faiblissant.
Et bientôt à ces premiers symptômes d'autres se joignirent. On vit
les chefs mêmes du mouvement empiriste s'arrêter dans le dévelop-
pement de leur doctrine, et faire en quelque sorte pénitence publique.
On vit M. Huxley, dans ses Conférences d'Oxford de 1893, se séparer
nettement de M. Spencer et de son école, pour considérer l'homme
non plus comme le dernier produit de l'évolution cosmique, mais
(1) Voyez à ce sujet la Revue du 15 septembre 1893.
448 REVUE DES DEUX MONDES.
comme une force morale indépendante, capable d'enrayer et de diri-
ger cette évolution. Puis ce fut un autre naturaliste, Georges J. Ro-
manes, abjurant avant de mourir son ancienne foi dans la valeur ab-
solue de la raison et de l'expérience scientifique.il avait publié -en 1 879-
un petit traité anonyme : Naïf examen du Théisme, où il déclarait
expressément que « la volonté libre était une absurdité » et que « l'hy-
pothèse d'une Providence était superflue. » Mais peu à peu sa concep-
tion de la vie s'était modifiée ; et ses Pensées sur la Religion, qui vien-
nent d'être publiées, au lendemain de sa mort, par les soins d'un ami,
contiennent la rétractation la plus formelle de son rationalisme d'au-
trefois. Romanes y reconnaît l'impossibilité pour la science d'atteindre
à la réalité objective, et la nécessité pour l'esprit de suppléer par la foi
aux lacunes de la science. Et la foi qu'il recommande n'est point le
simple déisme, mais la foi chrétienne, cette religion de l'Évangile
« dont la divinité se prouve tout ensemble par l'histoire de son déve-
loppement et par la sublimité de ses préceptes moraux. »
Ce sont les mêmes idées que soutient M. Ralfour dans ses Fondemens
de la Croyance, mais avec une éloquence, une vigueur de logique, une
autorité infiniment supérieures. Sur quoi il a beau répéter, à mainte
reprise, que son intention n'est point de détruire, mais de fonder ; qu'il
cherche seulement à concilier la science avec la foi et la raison avec
l'autorité : on aperçoit tout de suite que la portée de son livre est avant
tout critique, et on lui sait gré de déclarer la guerre, comme il fait, aux
prétentions excessives de la science et de la raison. De là vient le grand
succès de son livre ; et de là aussi la violence des attaques qu'il a eues
à subir, dans les journaux et les revues, de la part des principaux re-
présentai de l'esprit scientifique. Mais, outre que la violence de ces
attaques est, jusqu'à présent, ce que j'y ai trouvé de plus remarquable,
je ne puis songer à les analyser avant d'avoir brièvement indiqué le
sujet et les argumens essentiels du livre même qui en est l'objet.
Les Fondemens de la Croyance, notes pouvant servir d'introduction
à l'étude de la Théologie .tel est le titre complet du livre de M. Balfour.
Et l'auteur prend encore la précaution de nous expliquer, dans un
avant-propos, que ce n'est pas à la théologie même, mais à « l'étude
de la théologie » qu'il s'est proposé de nous préparer. Ce qu'il a voulu,
en d'autres termes, c'est simplement rechercher si l'étude de la
théologie est ou n'est pas, a priori, tout à fait déraisonnable ; si un
homme de bon sens peut ou ne peut pas aborder l'étude d'une science
qui repose sur l'autorité d'une révélation surnaturelle, et qui admet
pour point de départ toute une série de mystères. Cela revient à se de-
REVUES ÉTRANGÈRES. 449
mander si l'univers où nous vivons contient en lui-même son expli-
cation, si la raison et la science suffisent à tous les besoins de la vie
morale et pratique de l'humanité : car s'il en est ainsi, on comprend
que toute théologie soit absolument superflue.
Or toute une école aujourd'hui l'affirme; et c'est à elle que s'en prend
M. Balfour, dès les premiers chapitres de son livre. « C'est, dit-il, une
école qui m'est infiniment moins sympathique que celle des idéalistes,
mais qui, sous des appellations diverses, compte un nombre formidable
d'adeptes, et qui seule, en fin de compte, profite de tous les dommages
que peut subir la théologie. Agnosticisme, positivisme, empirisme, tous
ces mots ont été employés pour désigner la doctrine de cette école :
et à tous ces mots je demanderai la permission de substituer celui
de naturalisme. Au reste, le nom importe peu : et la doctrine de cette
école est aisée à définir. C'est une doctrine suivant laquelle nous pou-
vons connaître les phénomènes et leurs lois, mais rien d'autre. Qu'il y
ait ou non quelque chose d'autre, c'est ce que jamais nous ne pour-
ions savoir. Et quelle que puisse être la réalité du monde (à supposer
que ce mot ne fût pas vide de sens), le monde que nous pouvons con-
naître, le seul qui existe pour nous, est le monde que nous révèle la
perception, et qui forme la matière des sciences naturelles. »
Et M. Balfour, dans l'examen qu'il veut faire de ce naturalisme,
commence par l'étude de ses conséquences pratiques, dont la première
est, suivant lui, d'enlever toute valeur à la loi morale. « Kant, nous le
savons, comparait la loi morale à la voûte étoilée du ciel, et les décla-
rait toutes deux également sublimes. La doctrine naturaliste la compa-
rerait plutôt à ces organes de défense et d'abri que la nature a disposés
sur le dos de certains insectes, et les déclarerait l'une et les autres éga-
lement ingénieux. Mais comment espérer que la loi morale conserve
son prestige aux yeux d'hommes si bien renseignés sur sa généalogie ? »
Si nos sentimens moraux résultent simplement de l'évolution, s'ils
ne sont que le résidu héréditaire de nécessités anciennes, tout homme
raisonnable doit les tenir pour tels, et s'en affranchir dans la mesure
du possible. Et si l'homme n'est pas libre, si tous ses actes sont déter-
minés, c'est l'idée du devoir moral qui perd alors toute signification.
Impuissant à fonder une morale, le naturalisme l'est encore à justi-
iier la présence en nous des sentimens esthétiques. Notre raison même,
si l'on admettait cette doctrine, ne serait rien de plus qu'un instru-
ment de défense pratique, dans la lutte pour vivre. Si la raison, en
effet, s'est constituée en nous, comme nos autres facultés, sous l'effet
de l'évolution, la prétention qu'elle a de connaître et de comprendre
est parfaitement insensée...
Mais je crains bien d'enlever à ces premiers chapitres, en les résu-
mant comme je fais, la part principale de leur intérêt. Ce sont, de tout
tome cxxix. — 1895. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
le livre de M. Balfour, ceux qu'on a le plus admirés : mais ils me
paraissent valoir surtout par l'agrément du style, par la verve sans
cesse renouvelée des images, par cet air de raillerie et de détachement
qui constitue le ton particulier de M. Balfour dans la discussion philo-
sophique. Le chapitre qui traite de l'esthétique, en particulier, contient
des digressions sur l'histoire de la musique, sur l'éducation musicale
du public anglais, qui mériteraient à elles seules de tirer hors de pair
le livre où elles se trouvent. Mais elles ne s'y trouvent vraiment que
par manière de hors-d'œuvre : et il faut bien reconnaître que, pour le
fond des idées, M. Balfour ne dit rien, dans ces premiers chapitres,
qu'on n'ait dit déjà maintes fois avant lui. Les objections qu'il tire,
contre le naturalisme, de ses conséquences pratiques, sont les mêmes
qu'en tiraient déjà, au collège, nos professeurs de philosophie.
Aussi bien M. Balfour est-il trop métaphysicien pour juger d'un
système sur ses conséquences pratiques; et il nous le fait bien voir
aux chapitres suivans. Ce n'est plus cette fois aux conséquences du natu-
ralisme qu'il s'en prend, mais à son principe môme. En quelques pages
d'une originalité et d'une pénétration singulières, il s'efforce de démontrer
l'inanité radicale d'une doctrine qui ne veut reposer que sur l'expérience
scientifique. Non seulement toute expérience vraiment « scientifique »
est à jamais impossible ; non seulement il est certain que nos sens nous
trompent, et que toute science fondée sur eux se condamne à n'être
qu'erreur ; mais il n'y a point de trace dans la nature de cette soi-disant
fixité que la science prétend y avoir trouvée. « Bien loin d'affirmer, si
on la réduit à elle-même, l'existence d'un monde où toutes choses
petites et grandes se reproduisent toujours suivant un ordre invaria-
ble, notre expérience quotidienne nous affirme absolument le con-
traire. Certes il y a des régions de l'expérience où cette régularité nous
apparaît : ainsi le jour succède toujours à la nuit, l'automne à l'été ;
mais même dans les faits de cet ordre, personne ne serait en droit de
conclure de son expérience personnelle à une succession constante et
invariable. Et quand nous en venons à des phénomènes plus com-
plexes, ce n'est plus la régularité, c'est l'irrégularité de la nature qui
nous frappe, dans notre expérience. Jamais en tout cas cette expé-
rience ne nous permettrait de découvrir, sous la succession des phéno-
mènes,la présence d'une loi... Et si nous croyons fermement à l'exis-
tence de lois dans le monde, ce n'est point à cause de notre expérience,
mais en quelque sorte malgré elle, et parce que nous apportons à
l'interprétation de notre expérience une croyance préconçue dans la
loi de Causalité . »
L'idéalisme transcendantal, qui n'admet d'autre réalité que le moi,
s'accorderait bien mieux que le naturalisme avec la raison et même
avec l'expérience. Mais d'autre part il est impossible, à force même
REVUES ÉTRANGÈRES. 451
d'être conséquent : car lorsqu'il a affirmé que le moi est l'unique réa-
lité, et que le non-moi n'est que son reflet, il n'a plus ensuite qu'à se
taire. Et pour ne plusse poser que dans le domaine de l'apparence, le
problème de la relation du moi avec le non-moi, le problème de notre
devoir et de notre destinée n'en réclame pas moins une solution.
Il ne faut pas songer enfin à doubler l'empirisme d'un soi-disant
rationalisme, qui compléterait les résultats de l'expérience par les ré-
sultats du sens commun et de la raison. Et M. Balfour raille, à ce propos,
l'ingénuité des théologiens qui prétendent concilier la religion avec la
science, en faisant commencer l'une, simplement, au point où l'autre
s'arrête : car si l'on attribue aux résultats de l'expérience scientifique
une valeur absolue, le premier de ces résultats doit être de condamner
toute théologie. « Au théologien qui lui proposerait une religion natu-
relle pour compléter sa connaissance de l'univers, le naturaliste con-
séquent répondrait qu'il n'a nul besoin de rien de pareil : que d'arguer
de l'existence de causes dans le monde à l'existence d'une cause pre-
mière hors du monde est un procédé logique extrêmement suspect,
moins suspect encore, toutefois, que celui qui consisterait à arguer du
caractère de ce monde à la bonté de son auteur; mais que, au sur-
plus, ce sont là des sujets dénués d'intérêt, attendu que le Dieu ainsi
inféré a terminé son unique tâche le jour où il a mis en mouvement
sa vaste machine de causes et d'effets. Mais si ensuite le théologien
offrait au naturaliste une religion révélée, le naturaliste devrait lui
répondre que la valeur d'une révélation ne se prouve point par des
argumens historiques, que l'expérience ne permet d'admettre ni l'ori-
gine surnaturelle d'une révélation ni la réalité des miracles qui l'affir-
ment, et qu'enfin ce sont là des fables pour amuser les enfans. »
M. Balfour en vient alors à ce qui fait l'objet principal de son
livre. Il essaie d'établir que ce n'est pas seulement l'expérience et la
science, mais la raison elle-même qui échouent à nous fournir une
explication satisfaisante de l'univers où nous vivons. Le long chapitre
qu'il consacre à l'analyse de la raison est inconiestablement le meil-
leur de tout l'ouvrage : et je regrette de ne pouvoir y insister comme
je le voudrais. Non seulement, d'après M. Balfour, la raison n'a aucun
droit à tenir dans la vie de l'esprit le rôle qu'elle prétend y tenir, mais
il est faux que son rôle y soit vraiment essentiel. L'autorité, que la
raison se pique de remplacer, c'est l'autorité qui est au fond de notre
pensée comme de nos actions. « Nous ne devons pas oublier que c'est à
l'autorité, et non pas à la raison, que nous devons toutes nos idées
religieuses, morales et politiques; que c'est elle qui nous fournit les
prémisses du raisonnement scientifique ; que c'est elle qui dirige l'hu-
manité dans sa vie sociale. Et si je ne craignais d'effaroucher mon lec-
teur par une expression un peu paradoxale, j'ajouterais que la qualité
452 REVUE DES DEUX MONDES.
par laquelle nous nous élevons le plus au-dessus de la brute, ce n'est
point notre aptitude à convaincre ou à être convaincus par l'exercice de
la raison, mais plutôt notre aptitude à subir l'influence de l'autorité et à
la faire subir. » Et quant au rôle de la raison, voici, d'après M. Balfour,
en quoi il consiste : « J'ai lu quelque part que, dans la machine à vapeur,
telle qu'elle était à l'origine, il y avait un homme spécialement chargé
d'ouvrir la soupape par où la vapeur entrait dans le cylindre. Il était
tenu de tirer un cordon, à des intervalles déterminés. Et j'ai l'idée que,
jusqu'au jour où son emploi fut décidément supprimé, cet homme
devait en être très fier, et se considérer comme la partie la plus impor-
tante de la machine, simplement parce qu'il en était la seule partie
rationnelle. » Nous ressemblons tous à cet ouvrier. Nous sommes
fiers de notre raison, et nous croyons ingénument qu'elle dirige toute
notre vie ; tandis qu'en réalité la part de notre raison personnelle dans
notre vie se réduit à fort peu de chose. Parmi toutes nos idées, en
est-il une seule qui nous vienne directement de nous-mêmes, que
nous ayons acquise, développée, contrôlée, sans le secours d'une auto-
rité étrangère?
Ce chapitre sert de conclusion à la partie critique du livre de M. Bal-
four ; et nous assistons dans les chapitres suivans à un essai de
reconstruction positive. Car M. Balfour estime que l'esprit humain ne
saurait se passer d'un système philosophique, d'une doctrine d'en-
semble touchant les origines et la fin des choses. Mais le système idéal
doit donner une satisfaction égale à tous les besoins naturels de l'esprit,
puisque aussi bien toutes nos croyances, d'où qu'elles nous viennent,
ont pour nous une égale valeur. « L'erreur des systèmes naturalistes,
fondés sur la science et la raison, a été d'admettre a priori et comme
une vérité manifeste, que les croyances scientifiques et rationnelles
étaient non seulement différentes de nos autres croyances, mais leur
étaient encore supérieures ; qu'elles seules étaient dignes d'être prises
en considération, au détriment, par exemple, de nos croyances esthé-
tiques et morales ; que les lois scientifiques étaient les seules vraies, et
les méthodes scientifiques les seules efficaces. »
Il s'agit donc de créer un système capable de donner satisfaction à
tous nos besoins et à toutes nos croyances. Et d'abord ce système
aura d'autant plus de chance d'être parfait qu'il craindra moins de
s'élever au-dessus de l'apparence sensible et de l'expérience ordinaire.
C'est par la hardiesse de leurs généralisations que Leibniz, Kant,
Hegel, aujourd'hui encore, nous paraissent si grands. « Et la chose est
vraie, même en ce qui touche Spinoza. Les philosophes, en vérité, ne
peuvent guère trouver leur compte dans sa méthode ni dans ses con-
clusions. Ils ont vite fini d'admirer la soi-disant rigueur mathématique
REVUES ÉTRANGÈRES. 4S3
de ses déductions ; et sa théorie de la nature, une nature si différente de
celle des sciences physiques, que nous n'avons guère de surprise à la
voir identifiée avec Dieu ; et son Dieu, un Dieu si différent de celui de la
théologie que nous trouvons tout naturel de le voir confondu avec la
nature; et sa liberté, qui est en même temps une nécessité; et sa volonté,
qui n'est autre chose que l'intelligence ; et son amour, dont il fait une
adhésion raisonnée ; et son univers, d'où il a banni tout ce qui pouvait le
rendre vivant. Depuis deux cents ans qu'il a été publié, son livre n'a
point converti deux cents personnes. Et pourtant il continue à inté-
resser, à passionner le monde. Pourquoi? non pas à coup sûr pour la
valeur de ses affirmations, ni pour ce qu'il peut avoir d'hérétique et
d'antireligieux. Ne serait-ce point plutôt parce que, en dépit du carac-
tère positif de sa théorie, Spinoza nous apparaît doué d'une imagina-
tion religieuse, qui perce jusqu'à nous à travers la sécheresse de ses
théorèmes, qui lui permet de chercher la vérité au plus loin possible de
l'expérience habituelle, qui finit même par lui inspirer pour sa Sub-
stance, inactive, impersonnelle, immorale, un sentiment qui ressemble
fort à l'amour de Dieu ? »
On pourrait s'étonner, après cela, que la première condition d'un
système idéal ne soit point dans son accord avec la réalité. Mais c'est
que la réalité, à y bien réfléchir, est un mot vide de sens. Non seule-
ment il nous est impossible d'atteindre directement la véritable nature
des choses, mais il n'y a pas une notion si simple ni si positive qui
n'apparaisse aux divers esprits sous des aspects différens. « A entendre
certaines personnes, on croirait que la partie éclairée de l'humanité,
— c'est-à-dire ces personnes elles-mêmes et celles qui ont le bon-
heur d'être de leur avis, — jouissent d'une connaissance précise de la
réalité. Et cependant, à l'exception des vérités mathématiques, il n'y
a absolument rien au monde que nous puissions nous flatter de con-
naître ni de comprendre tout à fait. Ni dans nos idées sur nous-mêmes,
ni dans nos idées sur autrui, ni dans nos idées sur la matière, ni dans
nos idées sur Dieu, il n'y en a une seule qui soit autre chose qu'une
croyance, et une croyance approximative, sujette à l'erreur par tous
les côtés. » Et la force des grandes croyances de l'humanité leur vient
précisément de ce qu'elles sont inexplicables. Voyez, par exemple,
la supériorité des premiers dogmes chrétiens sur ceux que la scolas-
tique a essayé d'y joindre. Voyez combien toute tentative d'explication
de ces dogmes chrétiens a eu pour effet de les rendre moins forts.
Qu'il s'agisse de faits particuliers, ou de lois morales, ou de mys-
tères religieux, toute croyance est d'autant plus solide qu'elle échappe
davantage à l'explication. A cette seule condition elle peut valoir pour
tous les temps et pour tous les esprits.
C'est d'ailleurs ce que les philosophes ont toujours compris; et il
454 REVUE DES DEUX MONDES.
n'y en a aucun qui , dans son système , n'ait réservé une part à
l'inexplicable. M. Spencer lui-même la lui a réservée : mais il a ensuite
gâté son système en attribuant à la science une portée que ses prémisses
ne permettaient point de lui attribuer. « Personne n'est tenu à explorer
les principes premiers ; mais ceux qui l'ont spontanément entrepris
n'ont pas le droit ensuite de reculer devant leurs conclusions. Et si
parmi ces conclusions on a trouvé la nécessité d'un certain scepticisme
à l'égard de la science, on n'améliore pas la situation, mais au con-
traire on l'empire, en feignant ensuite de l'avoir oublié. » M. Spencer
nous affirme que douter de la science, >< c'est comme si l'on refusait
d'admettre que le soleil éclaire. » Or il résulte des principes mêmes
de M. Spencer que le soleil n'éclaire pas. Car de dire qu'il éclaire, c'est
supposer la compréhension de notions telles que la matière, le temps,
l'espace, la force que M. Spencer déclare incompréhensibles; et
M. Spencer nous apprend en outre que « ce que nous appelons les pro-
priétés de la matière ne sont rien que des affections subjectives ,
produites en nous par des agens extérieurs, à jamais inconnues et
inconnaissables. » De telle sorte que, ou bien le soleil est une affec-
tion subjective, auquel cas on ne saurait dire qu'il éclaire, ou bien il
est inconnu et inconnaissable, auquel cas le plus sage serait de n'en
point parler. »
Il ne reste donc qu'à chercher un système assez complet pour don-
ner satisfaction à tous les besoins de notre âme, et assez général pour
pouvoir être admis de tous les esprits. Ce système parfait, c'est, d'a-
près M. Balfour, le déisme, sous la forme particulière de la doctrine
chrétienne. Lui seul répond à nos sentimens esthétiques, religieux et
moraux; et lui seul, par surcroît, légitime notre science et notre rai-
son, dans les limites où celles-ci peuvent aAûir leur emploi.
Tel est, dans ses lignes principales, cet ouvrage de M. Balfour; et
il ne me reste plus maintenant qu'à signaler brièvement quelques-uns
des articles que lui ont consacrés les revues anglaises. Aucun de ces
articles, à dire vrai, ne mériterait d'être signalé pour la profondeur ni
la nouveauté des vues qu'il contient : à peine si dans quelques-uns
j'ai trouvé la trace d'un effort pour apprécier, d'une façon désinté-
ressée, l'ensemble de la thèse si éloquemment soutenue par M. Bal-
four. Mais, à défaut d'une réelle valeur philosophique, ces articles
m'ont paru offrir un intérêt d'un autre ordre : ils constituent un pré-
cieux document psychologique, attestant une fois de plus combien
il est désormais difficile à un honnête homme de parler librement et
de se faire entendre.
REVUES ÉTRANGÈRES. 455
Car, parmi les nombreux écrivains de tout genre qui ont répondu à
M. Balfour, dans les revues anglaises, personne, ou à peu près ne s'est
même avisé que peut-être M. Balfour avait sérieusement réfléchi aux
questions qu'il traitait, ni que ces questions étaient sérieuses, et méri-
taient qu'on y réfléchît. Chacun a seulement vu dans son livre le point
particulier qui le touchait personnellement, et ne lui a répondu que sur
ce seul point. Les uns ont relevé telle phrase, les autres telle autre : et
plusieurs se sont contentés de répondre un peu au hasard, sur la
simple présomption qu'on les avait attaqués. Ainsi la plupart de ces
soi-disant réponses sont plutôt quelque chose comme des protestations.
Les savans ont protesté au nom de la science, les théologiens au nom
de la théologie, les métaphysiciens au nom de la métaphysique. Mais
je ne vois presque personne qui ait essayé de comprendre, et de prêter
d'abord à l'auteur l'attention qu'il sollicitait.
Voici, par exemple, M. Robertson, directeur de la Free Review. M. Ro-
bertson fait profession d'athéisme en philosophie, de radicalisme en
politique : le livre de M. Balfour ne pouvait donc lui plaire. « Le plan
de M. Balfour, dit-il, est de maintenir en politique les lignes les plus
négatives, et de rejeter comme chimérique tout espoir de progrès Can-
dis qu'en religion il s'ingénie à découvrir des prétextes pour conserver
les croyances les plus chimériques et pour repousser toute critique
négative. Ce qu'il appelle l'inspiration n'est chez lui qu'un instinct
spontané d'opposition à tous les mouvemens de la pensée qui mena-
cent les privilèges de sa caste ; mais quiconque a considéré le dévelop-
pement de sa vie devine aussitôt que sa tactique religieuse est aussi
calculée que sa tactique parlementaire. Il serait intéressant de deman-
der une bonne fois à M. Balfour si lui-même croit sincèrement à la reli-
gion qu'il nous vante. »
Voici M. Huxley, le père de V agnosticisme. Il a vu que M. Balfour
confondait les agnostiques avec les positivistes et les empiristes, sous
la désignation collective de naturalistes. Et il proleste contre cette
confusion; après quoi il cherche querelle à M. Balfour sur d'autres
termes mal employés ; après quoi il lui reproche de ne rien entendre
aux sciences naturelles. Le tout entremêlé de considérations person-
nelles et de plaisanteries dont la plus drôle consiste à dire que « le
prisonnier du Vatican réalise l'idéal du parfait prisonnier, tel que peut
le concevoir la philanthropie moderne, car il vit entouré du confort
et du luxe les plus raffinés. »
Voici M. W. Wallace, professeur de philosophie à l'Université d'Ox-
ford. Celui-là ne pardonne pas à M. Balfour d'avoir empiété sur son
domaine, et, n'étant point métaphysicien, d'avoir osé parler de méta-
physique. Et il faut voir sur quel ton supérieur il le lui reproche.
« M. Balfour, dit-il, habite apparemment un milieu psychologique qui
456 REVUE DES DEUX MONDES.
lui défend de se mettre au courant des problèmes qu'il traite. Il a la
bonté de nous dire que par certains termes il entend certaines idées :
c'est sans doute qu'il se figure le monde spéculatif comme un désert,
où chacun est libre de s'installer à sa guise. » — « Je ne suivrai pas
M. Balfour, dit-il encore, dans le chapitre qu'il a consacré à l'idéalisme
trancendantal. Il l'a lui-même fait imprimer en petits caractères, don-
nant à entendre par là que ce chapitre ne saurait convenir à la moyenne
des lecteurs. Et si les observations de M. Balfour sont d'une lecture
difficile, que serait-ce de celles d'un homme dont les yeux ont fini par
s'acclimater aux ténèbres de la caverne de l'Idéalisme? »
Laissons donc M. Wallace dans sa caverne. Mais voici que se lève
contre M. Balfour un nouvel adversaire, un prêtre, un théologien, le
principal Fairbairn. Il reproche à M. Balfour d'avoir voulu fonder la
croyance sur le scepticisme, et d'avoir nui aux intérêts de la théologie,
qu'il se proposait de servir. « Je le comparerais, dit-il, à l'aveugle
Samson se sacrifiant lui-même pour pouvoir en même temps ensevelir
ses ennemis sous les ruines du temple. » Car M. Fairbairn n'admet pas
que les vérités de la religion soient inexplicables ; ou plutôt il n'admet
pas qu'on dise si haut qu'elles le sont, considérant le doute comme un
mal contagieux, -et qui aurait vite fait de passer du domaine de la
science à celui de la foi.
Le Révérend Martineau, qui est unitarien, regrette que M. Balfour
ait attaché la même importance au dogme de l'Incarnation qu'à celui de
la Rédemption. M. G. W. Steevens, dans la New Review, lui reproche
d"avoir admis la foi enDieu comme une croyance nécessaire. Mais je n'en
finirais pas à vouloir signaler toutes ces réponses, dontaucune, comme
on voit, n'atteint la thèse de M. Balfour dans ce qu'elle a d'essentiel.
Elles prouvent seulement, par leur nombre môme, et leur diversité,
l'importance d'un ouvrage qu'elles affectent, pour la plupart, de ne
pas prendre au sérieux, mais qui, avec tout cela, ne peut manquer,
suivant l'expression de l'archidoyen Farrar, « de valoir à son auteur
la reconnaissance de toute personne sincèrement soucieuse des véri-
tables intérêts de l'humanité ».
T. de Wyzewa.
REVUE LITTÉRAIRE
LE MOYEN DE PARVENIR
A PROPOS DES MÉMOIRES DE GOURVILLE ()
Gourville est ce laquais devenu grand personnage qui avait com-
mencé par porter la casaque rouge chez les La Rochefoucauld et finit
par épouser la fille de son ancien maître. Ses Mémoires n'avaient pas
été réimprimés depuis longtemps. L'édition qu'on nous en donne est
de tous points excellente. Il faut en remercier d'abord l'éditeur, M. Léon
Lecestre, qui a revu le texte avec un soin scrupuleux et nous fait pro-
fiter dans sa Préface de recherches consciencieuses.il faut ensuite re-
porter une partie de l'honneur à la Société de l'histoire de France. Depuis
plus d'un demi-siècle qu'elle s'est fondée, cette Société n'a cessé de
rendre à l'histoire les plus grands services, par une série de publica-
tions qui sont pour la plupart des modèles d'érudition. 11 suffit d'in-
diquer quelques-uns des grands ouvrages qui sont actuellement en
cours de publication : les Chroniques de Froissart, pour lesquelles
M. Gaston Raynaud reprend le travail commencé par le regretté Si-
méon Luce, le Brantôme de M. Lalanne, les Chroniques de Jean d'Au-
ion publiées par M. de Maulde, l'Histoire universelle d' Agrippa d'Aubi-
gné publiée par M. le baron de Ruble, les Mémoires de Villars publiés
par M. le marquis de Vogué , d'autres encore sur lesquels nous
serons heureux d'avoir quelque jour à revenir. Pour ce qui est des
Mémoires de Gourville la critique tant historique que littéraire les a,
dans ces derniers temps, un peu négligés. On se convaincra en les re-
(1) Mémoires de Gourville, publiés pour la Société de l'Histoire de France, par
M. Léon Lecestre ; 2 vol. in-8°; librairie Renouard, H. Laurens successeur.
458 REVUE DES DEUX MONDES.
lisant dans la nouvelle édition, qu'ils ne méritaient pas ce dédain et
qu'ils sont dignes de l'attention qui ne va pas manquer de leur revenir.
Ces mémoires sont tout à fait agréables à lire. Non certes que Gour-
ville soit un écrivain; mais il n'y prétend pas. Son éducation litté-
raire n'avait pas été poussée très loin : « Ma mère, après la mort de
mon père, me fit apprendre à écrire et me mit en pension chez un pro-
cureur à Angoulême à l'âge de dix-sept ans, où je ne demeurai au plus
que six mois. » Ce fut tout. Par la suite Gourville mena une vie suffi-
samment occupée : il ne lui resta pas de temps à dépenser pour les
belles-lettres. Aussi, très persuadé de son ignorance, [ne soigne-t-il pas
son style. Il lui suffit de se faire aisément entendre. Les contempo-
rains admiraient le naturel de sa narration. Nous en goûtons vivement
la clarté. C'est que Gourville écrit dans la meilleure époque de la lan-
gue française; c'est ensuite qu'il a dans l'esprit une précision singu-
lière, augmentée encore par la continuelle pratique des affaires, et
c'est qu'il est doué d'une mémoire surprenante. A soixante -dix-huit ans,
relevant à peine d'une attaque d'apoplexie, il ne se trompe ni sur les
faits ni sur leurs dates, n'embrouille ni les événemens ni leurs causes,
et ne commet que des omissions volontaires. — Il écrit pour sa satis-
faction particulière, afin que cela l'amuse. Il est forcé au repos, par suite
d'une maladie qui lui est venue « pour s'être frotté du talon gauche
au-dessus de la cheville du pied droit ». Il prend plaisir à revivre les
aventures du temps où il pouvait se servir de ses jambes et où il s'en
servait avec une agilité remarquable pour grimper aux plus hauts
degrés de la fortune. Et il a beau ne nous conter d'autre histoire que
la sienne, comme il a vu beaucoup de choses et connu beaucoup de
gens, la physionomie de son temps s'y reflète assez bien. Surtout ce
qui fait le charme de cette autobiographie, c'en est l'accent de sincé-
rité. Gourville n'a pas de parti pris. Il est heureux, condition essen-
tielle pour être impartial. Il est content de soi : il n'a donc contre les
autres ni haine, ni même de rancune. Il doit trop à la vie pour en
noircir le tableau, et il connaît trop bien le cœur des hommes pour en
présenter une image embellie. Il n'a pas de vanité. Il ne se compose
pas une attitude. Il ne pallie pas ses fautes. Il confesse des tours pen-
dables avec une franchise qui est non du cynisme, mais l'insouciance
d'un homme resté toujours parfaitement étranger à la distinction du
bien et du mal. On se sent en confiance avec lui. On a pour sûre
garantie son absence complète de sens moral. — Les mémoires de
Gourville sont les « mémoires d'un parvenu ». Il est toujours intéres-
sant de voir comment un homme, à force de bonne volonté et de per-
sévérance dans l'intrigue, a su réparer l'injustice de la destinée. Mais
en outre un pareil récit a une portée plus générale qu'on ne serait
d'abord tenté de croire. Car beaucoup de choses ont pu changer depuis
le xviie siècle ; tout de même ne nous en laissons pas imposer par le
REVUE LITTÉRAIRE. 459
changement de décor. 11 est pour faire fortune des méthodes qui valent
dans tous les temps. Il y a bien des façons d'être laquais, sans porter
la livrée. Les Mémoires de (îourville restent une bonne école et qu'on
peut encore recommander.
Jean Hérauld était fils de petits bourgeois de province. Il aurait pu,
comme ceux de sa condition et pour son malheur, entrer dans quelque
office honorable et obscur. Sa bonne étoile le conduisit chez l'abbé de
La Rochefoucauld pour y être valet de chambre. A quelque temps de là,
Marcillac, le futur auteur des Maximes, souhaita de l'emmener à l'armée
en qualité de maître d'hôtel. Cela méritait réflexion. Outre que Gour-
ville, d'instinct peu militaire, ne se soucia jamais d'attraper de ces mau-
vais coups qui font mal, il était d'une famille de santé délicate; on
craignait qu'il ne fût attaqué du poumon. « L'envie que je me
sentis de parvenir à quelque chose me fit partir. » C'est cela même.
Pour qui veut parvenir, la première condition est d'en avoir une forte
envie. La seconde est de ne pas être trop scrupuleux sur les moyens. Au
moins n'a-t-on pas à reprocher à Gourville d'excès de ce genre. On verra
quels procédés il allait employer pour le service de son maître et pour
le sien propre : ce sont précisément ceux des voleurs de grand chemin.
Voici quelques spécimens qui nous renseignent amplement sur
le savoir-faire de ce fidèle serviteur. Gourville se trouve en Angoumois>
fort en peine d'argent pour certaine expédition dont MM. les Princes
l'ont chargé. Le hasard, qui n'est qu'un autre nom de la Providence,
lui apprend que le sieur Mathière lève la taille de ces côtés-là. Il
est de ces occasions qu'on n'a pas le droit de négliger. Gourville fait
suivre son collecteur d'impôts, lui ayant au préalable donné le temps
de recueillir une honnête recette ; il cerne le cabaret où Mathière fait
ses comptes, entre dans la salle le pistolet au poing, et rafle l'argent.
Au surplus, et pour la régularité [de l'opération, il laisse à sa victime
une quittance en bonne forme. Le bon billet! dites-vous. Voici le pi-
quant de l'affaire : le billet fut payé. Mathière rentra dans ses déboursés.
Il fit par la suite avec Gourville d'autres « affaires ». Cette première
rencontre n'avait été qu'une façon un peu vive d'entrer en relations.—
Il est bon de savoir à quoi servit l'argent des contribuables d'Angou-
lême. Il ne s'agissait de rien de moins que j d'enlever le coadjuteur.
Retz allait tous les soirs à l'hôtel de Chevreuse, rue Saint-Thomas-du-
Louvre; son carrosse longeait le quai. Gourville cache ses hommes
« dans un endroit où l'on descend sur le bord de la rivière et où quel-
quefois on décharge des foins et autres choses. Ceux-là étaient des-
tinés, deux pour se saisir des laquais qui portaient des flambeaux et les
éteindre, deux pour arrêter les chevaux du carrosse, deux pour monter
sur le siège du cocher pour le tenir, et les autres pour empêcher les
laquais de descendre de derrière le carrosse pour donner avis de ce qui
se passerait. Moi, je devais me présenter à la portière avec un bâton
460 REVUE DES DEUX MONDES.
d'exempt, deux hommes à mes côtés, deux à l'autre portière avec des
armes, et j'aurais dit que j'arrêtais M. le coadjuteur de la part du
Roi. » Tout était préparé, jusqu'aux bottes pour faire monter le coadju-
teur à cheval, et jusqu'à un bon coussinet avec une sangle fort large
pour l'homme qui devait monter en croupe. Hélas! les plans les plus
ingénieusement combinés ne sont pas toujours ceux qui réussissent le
mieux. La fortune se joue de notre sagesse. Ce soir-là le carrosse du
coadjuteur prit un autre chemin. C'était un coup manqué. — Les Princes
n'en voulurent pas à Gourville; en vérité il n'y avait pas de sa faute.
Mais il était moins indulgent pour lui-même. Son échec lui avait été
douloureux. D'ailleurs il était de loisir. De retour à Damvillers, il s'y
trouvait « fort désoccupé ». Ajoutez que cela le fâchait de ne pas uti-
liser le zèle tout prêt de braves gens, choisis avec soin et dont le dé-
vouement lui était connu. Il était dans ces dispositions quand il se
souvint, fort à propos, d'une « petite rancune » qu'il avait contre
Burin, directeur des postes, « homme fort riche et surtout en argent
comptant. » Les estafiers qui avaient manqué Retz eurent à cœur de
faire de bonne besogne. Ils réussirent si bien qu'ils amenèrent Burin à
Damvillers, où il arriva extrêmement fatigué et désolé. Gourville n'est
pas un méchant homme. Il se sentit tout remué par le chagrin de son
prisonnier. « Je fis ce que je pus pour lui être de quelque consola-
tion... » L'un des moyens qu'il employa pour le « consoler », ce fut de
lui extorquer quarante mille livres de rançon. — Tels sont les premiers
coups par où débuta Gourville sur la scène du monde. Il n'y manque
ni de hardiesse ni d'esprit. Ce maître d'hôtel fait avec bonne humeur
l'industrie d'un « bravo ». C'est Saltabadil doublé de Scapin.
Peut-être Gourville s'est-il attardé avec quelque surcroît de complai-
sance au récit de ces peccadilles et de ces tours de bonne guerre. C'est
le seul endroit de ses Mémoires où l'on puisse, à certaines réflexions,
démêler une nuance de mélancolie. Il songe que de ses compagnons
d'alors aucun n'est plus là pour se souvenir avec lui. « Les vieux qui
ont vu l'état où étaient les choses dans le royaume ne sont plus, et les
jeunes, ne les ayant connues que sur le point que le Roi a rétabli son
autorité, croiraient que ce sont des rêveries. » Ainsi va le cœur de
l'homme. Les prospérités que l'âge nous apporte n'ont pas pour
nous la douceur des espiègleries de jadis. C'était le temps de la jeu-
nesse. C'était le bon temps !
Les exploits de Gourville avaient fixé sur lui l'attention du gou-
vernement. Les gouvernemens ont de tout temps recherché la colla-
boration des hommes habiles. Mazarin savait discerner le mérite. La
première fois qu'il vit le domestique de La Rochefoucauld, venu pour
traiter de l'amnistie de son maître, il l'engagea à passer à son service.
Pour l'y déterminer, il ne se perdit pas en considérations et secon-
tenta de lui dire « que c'était là le vrai chemin de la fortune.» Il n'est
REVUE LITTÉRAIRE. 461
qu'un argument qui serve. Gourville en comprit immédiatement la
valeur. De ce jour il fut au Cardinal. Il négocia pour lui la paix de
Bordeaux, et lui suggéra des expédiens dont il sembla à Mazarin que
la loyauté était douteuse, mais que l'utilité était certaine, et donc qu'il
ne laissa pas d'employer. Entre les deux aventuriers une sorte de
sympathie naturelle s'était tout de suite établie qui devait être très
profitable au débutant. Mazarin rendit à Gourville de réels services,
dont l'un des moins contestables fut de lui ménager quelques mois de
retraite à la Bastille. Avec la sûreté de son coup d'œil, il avait bien
vite démêlé ce qui manquait à cet homme de bonne volonté ou plutôt
ce qu'il avait en trop. Gourville avait trop de précipitation. Il se lais-
sait emporter par le tempérament. C'était chaleur de sang et pétu-
lance de jeunesse; défaut presque inévitable à qui, jeté tout de suite
dans les affaires, n'a pas eu le temps de se recueillir. Il y a dans la car-
rière des hommes d'action un moment décisif que beaucoup laissent
passer : c'est le moment de rentrer en soi-même, défaire réflexion sur
ce qu'on a déjà vu, et de se mûrir par la méditation ; temps d'arrêt
nécessaire avant de repartir vers des destinées plus hautes. Gourville
en était à ce tournant de la vie. C'est à cette minute précise qu'il vit
arriver chez lui M. de La Bacheleiïe, gouverneur de la Bastille. « M'ayant
trouvé que je répétais une courante, il me dit en riant qu'il fallait remet-
tre la danse à un autre jour. » Le prisonnier n'eut pas à se plaindre de
la façon dont il fut traité, quoiqu'il ait eu un peu à souffrir de l'ennui.
Mais c'était pour son bien. Il n'eut garde de s'y méprendre; et, dès
qu'il eut permission de sortir, le premier usage qu'il fit de sa liberté,
ce fut pour aller remercier le cardinal. Mazarin voulut mettre le com-
ble à ses bienfaits ; il donna à son protégé un conseil dont c'est le cas
de dire qu'il valait une fortune. Ce qu'il savait des procédés de Gour-
ville lui avait donné l'idée qu'il ferait merveille dans les affaires de
finance. Il l'engagea à se tourner de ce côté. Gourville objectait qu'il
ne connaissait guère le « grimoire » dont on se sert pour ces affaires-
là. Mais ce sont connaissances pratiques qu'on a tôt fait d'acquérir.
Gourville avait ce qui ne s'acquiert pas ; il était abondamment pourvu
des dons de nature qui font l'exc client financier.
« Le désordre était épouvantable ment grand dans les finances... »
C'est dire que le moment était bien choisi. Nombreux étaient déjà
ceux qui avaient édifié leur fortune sur la détresse publique. « Ayant
tous ces exemples-là devant moi, dit Gourville, j'en profitai beaucoup. »
Il avait obtenu, dès 1658, la ferme des tailles de Guyenne. Une affaire,
fort « gaillarde » et menée gaillardement, lui avait valu la confiance de
Fouquet. Il fit avec le surintendant plusieurs opérations. Le détail en
est édifiant. Il n'est pas moins instructif d'apprendre de Gourville com-
ment il fut amené à faire apprécier à Fouquet ses talens. « Il me parlait
un jour de la peine qu'il y avait à faire vérifier des édits au Parlement.
t62 REVUE DES DEUX MONDES.
Je lui dis que dans toutes les Chambres il y avait [un nombre de con-
seillers qui entraînaient la plupart des autres, et que je croyais qu'on
pourrait leur faire parler par des gens de leur connaissance, leur
bailler à chacun cinq cents écus de gratification et leur en faire
espérer autant dans la suite, aux [étrennes. » Ces sortes de gratifica-
tions changent de nom suivant les temps et les pays ; elles sont
toujours de mise et bien reçues sous toutes les latitudes. Gourville est
en Espagne chargé par M. le Prince de faire valoir auprès du gouver-
nement des créances d'un recouvrement difficile. « Il y avait à Madrid
une petite marchande française qui avait bien de l'esprit. Elle vendait
de tout ce qui venait de Paris et qui était fort au gré des Espagnols. Je
la chargeai de dire à la femme d'un ministre que, si elle pouvait ap-
prendre quelque chose de particulier de ce qui se passait dans les
affaires de Monsieur le Prince, pour me le faire savoir, elle lui ferait
volontiers des présens de tout ce qu'elle estimerait le plus de sa
boutique. Le ministre était vieux, et la femme, qui était jeune,
parut d'assez bonne volonté. Elle reçut quelques petits présens de ma
part, qui lui firent plaisir. Je la fis instruire par la petite marchande
qu'il fallait quelquefois, quand je la ferais avertir et que le bonhomme
lui voudrait parler, faire la rêveuse et le prier de lui dire quelque chose
des affaires de Monsieur le Prince... et qu'après qu'il lui aurait répondu
sur cela, elle parût avoir une conversation plus enjouée avec le
vieillard. » Quand un vieux mari épouse une jeune femme, il est rare
que cela ne profite pas à quelqu'un. Pour l'avoir compris, Gourville ne
mérite sans doute pas la réputation de grand moraliste; mais il a
droit à celle d'avoir été un homme d'affaires avisé. Grâce à sa perspi-
cacité, et grâce aussi à « l'enjouement » de la jeune femme, il accom-
plit ce prodige qui jeta les contemporains dans l'émerveillement : il
rapporta d'Espagne de l'argent liquide. — Les opérations de finances
n'étaient pas l'unique source de gains qu'eût Gourville. Il s'occupe
aussi de fournitures de blés, ce qui lui permet de fournir des blés
avariés. Il est grand joueur, continuellement heureux au jeu. Il réalisa
plus d'un million au trente-et-quarante. Cela explique qu'en très peu
de temps il se soit trouvé, comme on dit, au-dessus de ses affaires.
Survient l'arrestation de Eouquet. Gourville était étrangement com-
promis. Il jugea prudent de changer d'air. Il partit, sans hâte d'ailleurs,
au grand jour et en bel équipage. Il avait avec lui tous ses domestiques :
un cuisinier, un maître d'hôtel qui jouait de la basse, un officier-valet
de chambre et deux laquais. « Ils jouaient tous trois du violon : c'en
était la mode alors. » Il se retira à La Rochefoucauld, où il passa plus
d'une année fort doucement. Il prenait ses repas avec le duc et MUes de
La Rochefoucauld. On se promenait, on courait le cerf, on chassait le
lièvre ; le soir, on dansait aux violons. Et comme, en dépit des arrêts
d'assignation et de prise de corps, Gourville n'en tirait pas moins cent
REVUE LITTÉRAIRE. 463
mille livres de Guyenne et cent mille de Dauphiné, il se serait déclaré
content de son sort; n'était qu'un exempt du prévôt de l'île qu'on avait
mis chez lui en garnisonlui buvait d'un certain vin de l'Ermitage auquel
il tenait beaucoup. — Cependant on se décide à lui faire son procès.
L'issue ne pouvait faire doute. Gourville fut condamné à être pendu
et étranglé « si pris et appréhendé pouvait être », sinon à être « effigie
à un tableau qui serait attaché à une potence, laquelle serait à cette
fin plantée dans la cour du Palais. » A deux jours de là, ayant eu occa-
sion de venir à Paris pour régler quelques affaires, il apprit, en arri-
vant au milieu de la nuit, qu'Use balançait en image à lapotence de la
cour du Mai. Il eut la curiosité de voir son portrait. Il l'envoya décro-
cher par un valet. Il n'en fut pas satisfait, trouvant qu'on « ne s'était
guère attaché à la ressemblance. » Puis il s'achemina à petites journées
vers la Belgique... C'en était déjà la mode.
L'heure était venue pour Gourville de se transformer en honnête
homme et personne de considération. Il le sentit avec son habi-
tuelle subtilité. Ce qu'il y a d'admirable dans sa vie et qui en fait
une œuvre d'art, c'est qu'il a toujours su prendre les sentimens qui
convenaient à son rôle et le rôle qui convenait à son âge. A l'étranger il
avait été reçu avec toute sorte d'égards. A Londres, à Bruxelles, à la Haye,
on lui avait fait fête. Charles II et le duc d'York, le milord Buckingham
et le milord Arlington, les ducs de Zell et de Hanovre, Guillaume
d'Orange, les princes et leurs ministres, les ambassadeurs et les
gentilshommes recherchaient la conversation de l'exilé. L'idée lui
vint qu'il pourrait mettre à profit pour le service du roi de si belles
relations. Il s'en ouvrit à de Lionne et obtint en effet un pouvoir pour
négocier avec les princes de Brunswick. « Me voilà donc mon procès
fait et parfait à Paris, et plénipotentiaire du Roi en Allemagne. » Si
Gourville le constate, ce n'est pas pour la vanité de faire une anti-
thèse, c'est pour fixer une date. A partir de ce moment, sa destinée
prend une direction nouvelle. Chargé à plusieurs reprises de mis-
sions diplomatiques, il devient l'un des agens de Louis XIV,
dépositaire des secrets de l'État. Rentré en France, il accepte d'admi-
nistrer les biens des Condé qui étaient dans un incroyable désordre. Il
déploie dans ces fonctions une activité, une adresse et même un désin-
téressement dignes des plus grands éloges et qui lui valurent l'estime
universelle. Les Condé voyaient en lui moins un intendant qu'un ami.
— A une sigbrillante fortune il fallait un cadre qui fût en rapport avec
elle. Gourville demanda à M. le Prince delui céder, pour sa vie durant,
la capitainerie de Saint-Maur. Cela ne fit point de difficulté. Ou plutôt il
n'y eut qu'une difficulté : ce fut de faire partir Mme de La Fayette. Elle
était allée à Saint-Maur passer quelques jours pour prendre l'air. Elle se
logea dans le seul appartement qui fût habitable. Elle s'y trouva bien.
Elle resta. « De l'autre côté de la maison, dit Gourville, il y avait deux
464 REVUE DES DEUX MONDES.
ou trois chambres que je fis abattre dans la suite. Elle trouvait que j'en
avais assez d'une quand j'y voudrais aller, et destina comme de raison
laplusproprepourM.de La Rochefoucauld qu'elle souhaitait qui y
allât souvent. » Un à un elle faisait descendre « chez elle », les meubles
qui étaient à sa convenance. Elle s'installait. Elle recevait ses amis. Le
nouveau propriétaire faisant mine de se plaindre, elle se fâcha,
prétendant que cela ne pouvait qu'être commode pour lui puisque,
quand il voudrait y aller, il seraitassuré de trouver compagnie. Il fallut
pourtant qu'elle se résignât. « Elle vit bien qu'il n'y avait pas moyen de
conserver plus longtemps sa conquête. Elle l'abandonna, mais elle
ne me l'a jamais pardonné. » Entre les mains de Gourville, Saint-Maur
devint la magnifique résidence que l'on sait. Cédant à la manie de
bâtir qui pour lors faisait rage, il s'y livra à toute sorte de prodigali-
tés, comme faisaient M. le Prince à Chantilly, et Louis XIV à Versailles.
Restait la vieillesse aux années souvent difficiles. Gourville la vit
venir sans effroi : il sut vieillir. C'est le temps où il écrit ses Mémoires.
Il se plaît àexaminer l'état de son âme. Il n'y trouve que paix et con-
tentement : « Depuis quelques années je compte de ne pouvoir pas vivre
longtemps : au commencement de chacune, je souhaite pouvoir manger
des fraises; quand elles passent, j'aspire aux pêches, et cela durera
autant qu'il plaira à Dieu. » La phrase est charmante, dans son
rayonnement de soleil couchant. Ce financier s'exprime à la manière
des poètes. L'âme du sage s'épure aux atteintes prochaines de la
mort... Gourville est en règle. Il a demandé au roi son congé et l'a re-
mercié d'avoir eu pour lui des bontés au delà de ce qu'on peut ima-
giner. De même il a pris ses sûretés du côté de la religion. Il est revenu
aux pratiques du christianisme; et nous n'avons aucune raison de
suspecter la sincérité de sa foi. 11 a fait le partage de ses biens. 11
compte qu'il a quatrevin-gt-dix neveux et nièces, arrière-neveux et
arrière-nièces, et il s'est amusé à mettre pour chacun d'eux un louis
d'or à la loterie. — Et lui aussi, il est un patriarche !
Comment de si bas qu'il était parti Gourville a-t-il pu s'élever si
haut? On le comprend sans trop de peine. Encore pour le comprendre
tout à fait, ne suffit-il pas d'avoir lu les Mémoires, et ne faut-il pas s'en
tenir à l'image involontairement adoucie que l'auteur nous y donne de
lui-même. Il règne dans ces Mémoires un ton de bonhomie. On ne s'at-
tendait pas à trouver chez un partisan tant de détachement. On croyait
qu'un traitant dût être plus âpre au gain. Mais il faut entendre le témoi-
gnage des contemporains. Ils nous peignent Gourville « avide d'em-
ploi », comme dit Mme de Motte ville, « allant à ses fins par toutes voies,
d'une activité brusque et infatigable, » comme dit Lenet, « naturelle-
ment assez brutal, » comme dit Saint-Simon. Voilà qui remet les choses
au point. Gourville est de ceux qui brusquent la fortune. Il est hardi ;
et il est souple. Il se plie aux circonstances. Il ne s'étonne de rien.
REVUE LITTÉRAIRE. 465
Quand une affaire ne réussit pas il en est quitte pour se remettre dans
son train ordinaire. Il sait bien que le bonheur lui reviendra. Il a con-
fiance dans son étoile. 11 compte sur la collaboration du hasard; cela
môme lui garantit qu'elle ne lui fera pas défaut. Il a un tempérament
de joueur et tous les traits de l'aventurier.
Mais il y a quelque chose de plus étonnant que l'étonnante fortune
de Gourville : c'est l'indulgence qu'il atrouvée auprès de ses contempo-
rains comme auprès de la postérité; c'est la sympathie et j'allais dire
l'estime qu'on ne luiapas marchandée. Il est bien vu du Roi. Ami de
Lionne et de Le Tellier, en confiance avec Louvois en même temps
qu'avec Golbert, il peut dire sans se vanter qu'il a toujours été
« honoré de la bienveillance de Messieurs les ministres. » Ënu-
mérer tous les hôtes de Saint-Maur ce serait passer en revue presque
tout la meilleure société du temps. D'où vient tant de faveur? —
C'est d'abord que Gourville a des mérites solides, qu'on est tenté
d'oublier pour ne voir que les côtés amusans du personnage.
Comme négociateur et diplomate de second ordre, et quoiqu'il se soit
fait à l'occasion désavouer, il a des qualités sérieuses. Il est d'une
curiosité toujours en éveil. En Angleterre, en Hollande, en Espagne, il
s'informe du gouvernement, des usages du pays, des ressources de
l'État. Il sait voir. Il donne des renseignemens précis. Homme de
finances, il a sur les questions spéciales, sur le rendement et la répar-
tition de l'impôt, sur la circulation des espèces, des idées justes. Il
fait partie de ce monde des financiers d'autrefois sur le compte de qui
on a longtemps accepté le témoignage de leurs pires ennemis et pour
qui on commence seulement à réclamer plus de justice. Il a rendu des
services incontestables. — C'est ensuite qu'il est très séduisant. Il y a
des gens qui méritent infiniment d'être aimés et qui ne sont pas ai-
mables. Gourville est né aimable. Il le sait. « J'oserais quasi croire que
j'étais né avec la propriété de me faire aimer des gens à qui j'ai eu
affaire. » Il est insinuant et persuasif. Il va trouver Conti qui jure de
le faire pour le moins « jeter à la rivière, » et traite avec lui de bonne
amitié. Il change en bienveillance l'aigreur de Mazarin. Il apprivoise
Colbert. Il est dévoué à ceux qu'il aime, « estimable et adorable par ce
côté-là de son cœur, » dit Mme de Se vigne. Il oblige ses amis, les se-
court de son argent. Il est généreux. — Enfin il a une qualité, plus
notable que toutes les autres et la plus rare qui soit chez un parvenu :
il a du tact. Son succès ne lui a pas dérangé la tête, qu'il avait à vrai
dire exceptionnellement solide. Il ne tranche pas du grand seigneur.
Il se tient à sa place, ce qui fait qu'on n'est pas tenté de l'y remettre.
Il se souvient de sa naissance et au besoin il la rappelle. Il a beau
coudoyer la société aristocratique, il n'a pas la prétention d'en être.
Auprès des La Rochefoucauld et des Gondé, sans se tromper aux mar-
ques de leur familiarité, il reste dans l'attitude d'un homme qui leur a
tome cxxix. — 1895. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES,
appartenu. Auprès des grands il garde une réserve qui n'est pas de
l'humilité. Ce sont des nuances où il faut bien de la délicatesse. Par
cette prudence et à force de bon goût il a désarmé jusqu'à Saint-Simon :
« Il n'oublia jamais ce qu'il avait été, remarque l'enragé duc et pair,
et ne se méconnut jamais, quoique mêlé à la plus illustre compagnie. »
Il ajoute : « Ce qui est prodigieux, c'est qu'il avait secrètement épousé
une des trois sœurs de M. de La Rochefoucauld; il était continuelle-
ment chez elle à l'hôtel de La Rochefoucauld, mais toujours et avec
elle-même en ancien domestique de la maison. » C'est par là que
Gour ville se fit pardonner ses fautes et même son bonheur.
Toutefois le rôle de Gourville resterait insuffisamment expliqué s'il
n'avait commencé vers ce temps de se faire dans la société des chan-
gemens considérables et dont cette fortune même est l'un des signes.
Ce sont les premiers craquemens d'un édifice déjà condamné. Dans
l'Église, dans l'armée, dans la finance, on n'en est plus à compter les
parvenus. Le ministère est rempli d'hommes de rien ; c'est le scan-
dale de ce règne de « vile bourgeoisie ». A Colbert sorti de la boutique
d'un marchand, fut près de succéder Jean Hérauld, sorti d'une anti-
chambre. Si Gourville n'eut pas la charge de contrôleur, c'est surtout
qu'il ne le voulut pas et ne fit rien pour l'avoir. Il le dit, et nous sommes
prêts à l'en croire. Il était admirable pour se connaître lui-même et aper-
cevoir les lacunes de son génie. Or il manquait d'idées générales, et
n'était pas né pour tenir les premiers rôles dans l'État. Laissez quelques
années se passer, quelques préjugés tomber, quelques barrières
s'abaisser, et donnez à Gourville plus d'envergure : le voici premier
ministre et cardinal, prince de l'Église et maître tout-puissant du
royaume : c'est Dubois. A la fortune de Dubois répond celle d'Alberoni.
Et c'est un spectacle qui ne manque pas de saveur, que de voir à la tête
de deux pays de vieille aristocratie, où subsistait tout entière l'ancienne
hiérarchie sociale, rivaliser d'intrigue et de génie le fils de l'apothi-
caire de Brive-la-Gaillarde avec le fils du jardinier de Plaisance. La
noblesse eut beau se dépiter contre eux et s'indigner, elle dut se res-
treindre à se venger comme elle put, — en les calomniant.
Ces nouveautés devenaient si frappantes qu'il fallut bien que la lit-
térature s'en aperçût. Déjà les Caractères sont tout remplis du tapage
que font ces fortunes subites. Tout un chapitre, celui des Biens de
fortune, est consacré à décrire les effets merveilleux de la spéculation
et du jeu. On y voit les « partisans » désignés au mépris et à la haine. On
y rencontre un Sosie qui de la livrée a passé par une petite recette à
une sous-ferme, s'est élevé par les concussions, est devenu noble et
même homme de bien; et ce Sosie-là ressemble furieusement à certain
personnage de notre connaissance. La Bruyère est impitoyable pour
ces « âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'in-
térêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu. » Il a
REVUE LITTÉRAIRE. 467
protesté contre les enrichis et les parvenus; même il a déclamé
contre eux. C'est qu'il est honnête homme, et qu'il a véritablement
une belle âme. Il est écrivain aussi, soucieux de l'effet et sachant sa
rhétorique. Enfin il y a une antipathie naturelle des gens de lettres
à l'égard des financiers; c'est celle môme que signale Gourville,
sans s'en émouvoir outre mesure , lorsqu'il nous parle du « bon-
homme Neuré, fort chagrin, comme le sont ordinairement les philo-
sophes contre les gens d'affaires, à cause de leur bien. » Toutefois
La Bruyère est trop clairvoyant pour ne pas comprendre qu'une révo-
lution est en train de se faire ; il en indique les causes profondes :
« Pendant que les grands négligent de rien connaître, je ne dis pas
seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à
leur propres affaires..., des citoyens s'instruisent du dedans et du de-
hors d'un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et
politiques, savent le fort et le faible de tout un État, songent à se
mieux placer, se placent, s'élèvent, deviennent puissans, soulagent le
prince d'une partie des soins publics. Les grands qui les dédaignaient
les révèrent; heureux s'ils deviennent leurs gendres! » Aussi bien cela
crève les yeux. Le Persan de Montesquieu n'a pas plutôt débarqué à
Paris qu'il en fait la remarque : « Le corps des laquais est plus respec-
table en France qu'ailleurs : c'est un séminaire de grands seigneurs. »
De ceux qui se contentent d'observer la société, d'en peindre les origi-
naux, passons aux écrivains d'imagination qui créent à la ressemblance
du monde réel un autre monde plus vrai. Le type de l'homme indus-
trieux qui a commencé dans la boue et que travaille l'envie de par-
venir, est l'un de ceux qu'on retrouve le plus fréquemment dans la
littérature du xviii* siècle. C'est à lui que le roman et le théâtre de
l'époque doivent leurs deux chefs-d'œuvre, Gil Blas et Figaro. On s'est
demandé si Le Sage, lorsqu'il composait les premiers chapitres de son
livre, avait eu connaissance des Mémoires de Gourville ; il n'y a pas
d'impossibilité, attendu que le manuscrit en circulait sous le manteau.
Mais si la question est curieuse, on voit tout de suite qu'elle n'a guère
d'importance. En effet, les aventures de Gourville étaient assez connues,
et sans même en avoir lu le récit de sa main, on était suffisamment
renseigné par le bruit public. La ressemblance est frappante. Au
premier livre se trouve cette apologie du métier de laquais : « Le
métier de laquais... n'a que des charmes pour un garçon d'esprit. Un
génie supérieur qui se met en condition, ne fait pas son service
matériellement comme un nigaud. Il entre dans une maison pour
commander plutôt que pour servir. Il commence par étudier son maître ;
il se prête à ses défauts, gagne sa confiance, et le mène par le nez. »
C'est le fond même de l'histoire. S'attacher à quelque grand seigneur,
tâcher de se mêler de ses affaires ou d'entrer dans ses plaisirs, telle
est la recette la plus sûre pour qui a quelque ambition. Les deux héros
468 REVUE DES DEUX MONDES.
ont même destinée, soit que Gil Blas réforme la maison du comte Ga-
liano ou qu'il devienne chez le duc de Lerme un canal des grâces,
soit qu'il réfléchisse sur le train du monde dans la tour de Sé-
govie, ou soit qu'il connaisse, dans son château deLirias, les douceurs
d'une vieillesse respectée. Ils ont mêmes talens, et mêmes dons de nais-
sance : « 0 trop heureux Gil Blas, dont le sort est de plaire aux mi-
nistres! » Surtout ils ont même philosophie. Ils sont gens d'esprit.
C'est pourquoi, quand on les quitte, on a beau se souvenir du temps
où ils étaient un peu picaros, on ne leur veut pas mal de mort. On leur
tient compte d'une honnêteté relative. Il y a pour parvenir des moyens
plus ignobles que celui qu'ils ont choisi. Qu'on lise pour s'en con-
vaincre le Paysan parvenu de Marivaux! Du moins Gourville ni Gil
Blas ne sont-ils pas arrivés par les femmes. Et enfin ni l'un ni l'autre
ils n'ont de méchanceté foncière. Ils n'ont pas de haine au cœur.
C'est parla qu'ils se distinguent de Figaro. Pour ce qui est d'eux,
ils s'arrangent fort bien de l'ordre établi ; ils ne rêvent pas de boule-
verser la hiérarchie et de briser les cadres. Ils s'accommodent d'un
état de choses grâce auquel ils ont fait leur fortune. Ils se contentent
de regarder en souriant cette société qui n'est pas si marâtre qu'elle ne
leur permette de vivre grassement à ses dépens. Même ils trouvent
qu'une société a du bon où l'on peut laisser aux autres les plaisirs de
vanité, en gardant pour soi tout le profit. C'est qu'ils ne s'embarras-
sent pas la tête de rêveries. Ils ont lu peu de livres, étant trop occupés
par ailleurs ; les seuls où ils aient pris goût sont des livres de morale
enjouée. Ils n'ont pas réfléchi sur l'égalité primitive des conditions, non
plus que sur les beautés de l'état de nature ou sur la question de l'identité
du moi. Cependant, depuis eux, le temps a marché. Les philosophes sont
venus; de leurs écrits il déborde un torrent de haine. C'est de cette haine
qu'est gonflée l'âme de Figaro. Celui-ci est moins intrigant encore qu'il
n'est paresseux, et moins agissant qu'il n'est bavard. Plus que tout il
est déclamateur et phraseur. Mais ce sont les phrases qui préparent
les actes. Toute la Révolution gronde dans le fameux monologue.
Nous voilà bien loin, semble-t-il, de la bonhomie de Gourville et de la
modestie de Gil Blas, et nous nous prenons à les regretter. La diffé-
rence n'est que dans le ton. Gourville et Gil Blas auraient tort de désa-
vouer Figaro. Il est leur descendant naturel. Que si maintenant l'on se
demande comment ces hommes de bien ont pu engendrer ce fauteur
de troubles, la réponse est toute simple : c'est qu'apparemment il y
a une logique des faits.
René Doumic.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 mai.
Les vacances parlementaires ont été courtes, mais bonnes. Elles
nous ont reposé de quelques mois d'agitation le plus souvent stérile.
Elles ont permis au gouvernement de faire, sauf contrôle ultérieur,
un certain nombre de choses utiles. Loin de nous la pensée de dimi-
nuer le prestige du gouvernement parlementaire ; mais, dans ce gou-
vernement, s'il est pratiqué d'une manière normale, la Chambre a des
attributions et le pouvoir exécutif en a d'autres, et lorsque la Chambre
veut les exercer toutes à la fois, les siennes et celles d'autrui, on arrive
fatalement à la confusion et à l'impuissance. C'est ce qui s'est produit
trop souvent. Il en est résulté, — et nous ne cachons pas la gravité
du fait, — que les vacances parlementaires sont devenues un temps
de répit qui donne au pays le temps de se reposer et de reprendre
haleine et au gouvernement celui de gouverner et d'agir. On vient
d'avoir près d'un mois de vacances : pendant ce temps, la grève des
allumettiers et celle des employés d'omnibus de Paris ont pris fin. Qui
pourrait mettre en doute que, si la Chambre avait été présente, la se-
conde au moins aurait duré plus longtemps et aurait pris un autre
caractère ? Il a suffi que le gouvernement assurât une égale liberté à
tous, à ceux qui ne voulaient pas travailler et à ceux qui voulaient le
faire, pour que la grève cessât en quelques jours. Si la tribune du
Palais-Bourbon avait retenti des déclamations des députés socialistes
et radicaux, n'est-il pas probable, ou plutôt certain, que la grève se se-
rait prolongée davantage? La conclusion en aurait été la même : seule-
ment la misère encourue aurait été plus grande et les fermens de
haine restés dans les cœurs auraient été plus actifs. Le gouvernement
a pris quelques mesures d'ordre, destinées à garantir la liberté de tous,
et la grève s'est éteinte d'elle-même : seulement il fallait pour cela
que le ministère conservât lui aussi une certaine liberté, ne fût-ce
que la liberté d'esprit dont il ne jouit pas toujours en présence des
Chambres.
470 REVUE DES DEUX MONDES.
Les vacances sont donc finies : la Chambre reprend sa session au-
jourd'hui même, et le Sénat reprendra la sienne dans huit jours. Samedi
dernier, M. le président du Conseil, accompagné de quelques-uns de ses
collègues, est allé à Bordeaux assister à l'inauguration d'une exposi-
tion très intéressante, et il en a profité pour prononcer un discours
qui ne s'adressait pas seulement à un auditoire nécessairement res-
treint, mais au pays tout entier. M. Ribot a traité un grand nombre
de questions dans sa substantielle harangue. Il a voulu marquer
de traits caractéristiques la situation présente telle qu'il l'aperçoit, et
ouvrir quelques perspectives d'avenir. Il y aurait beaucoup à dire sur
son discours : nous réservons, pour y revenir dans un moment, toute
la partie qui se rapporte à la politique étrangère; elle ne saurait appeler
de notre part ni critique, ni réserve. Quant à la politique intérieure,
M. le président du Conseil y apporte une bonne volonté, une loyauté,
une confiance qu'on ne saurait trop louer ; mais nous ne sommes pas
bien sûr qu'il ne s'y mêle pas aussi une certaine part d'illusions.
M. Ribot s'est proposé, a-t-il dit, d'amener l'apaisement des esprits
dans le Parlement: un avenir prochain montrera s'il y a réussi. Une
sorte d'accalmie s'est produite : elle tient à des circonstances diverses.
Nous n'oserions pas, avec M. le président du Conseil, en attribuer le
principal mérite à la restauration de la vieille formule de « l'Union
républicaine ». Cette formule, faite d'équivoque et d'empirisme, n'a
pas été la nôtre autrefois et ne saurait l'être aujourd'hui. Certes l'union
est un beau mot, et la chose est meilleure encore; mais les mots, en
politique, perdent quelquefois leur sens grammatical, — ce qui n'em-
pêche pas les choses de rester ce qu'elles sont. Personne n'ignore ce
que cache, ou, pour mieux dire, ce que ne cache plus le mot d'union
républicaine. Mais à quoi bon insister? Nous aimons mieux reconnaître
que les hommes ont fait des efforts méritoires pour s'élever au-dessus
de la syntaxe parlementaire qu'ils continuent d'imposer à leurs dis-
cours, et ils y ont réussi le plus souvent. Dans son discours même,
M. Ribot a montré sur beaucoup de points un véritable courage d'es-
prit. Il a reconnu avec franchise que le budget était en déficit, et qu'il
ne retrouverait son équilibre que si les Chambres votaient des taxes
nouvelles. Le déficit s'élève à plus de 50 millions. On doit prendre ce
chiffre comme un minimum : M. Ribot, à coup sûr, n'a pas exagéré.
Serait-il un peu plus considérable qu'il n'y aurait pas encore heu de
s'en émouvoir beaucoup, si on avait affaire à une Chambre vieillie
dans la politique, ayant de l'expérience et du sang-froid. Malheureu-
ment, nous ne sommes pas sûrs que ce soit là le caractère de la
Chambre actuelle. Le gouvernement a-t-il assez d'autorité sur elle
pour la diriger et la modérer? A-t-elle un frein en elle-même, dans la
forte constitution des partis qui la composent? A ces questions, com-
ment ne pas faire une réponse négative? Et dès lors la Chambre
REVUE. CHRONIQUE. 471
menace d'être livrée, peut-être sans grande défense, aux surprises que
ne manqueront pas de lui procurer les faiseurs de contre-projets et
d'amendemens. Où cela nous conduira-t-il? Quel sera le terme final de
la nouvelle phase financière où nous entrons? Jusqu'aujourd'hui le
déficit a été nié, plus ou moins énergiquement, par les gouvernemens
qui se sont succédé. Les réformes que l'on proposait avaient pour
ohjet une meilleure répartition des charges publiques, et tout ce qu'on
leur demandait, suivant le mot à la mode, était de se suffire à elles-
mêmes, c'est-à-dire de ne rien coûter. Aujourd'hui la situation est
changée, le déficit est avoué, le gouvernement demande aux Cham-
bres de le combler. Les moyens qu'il propose sont-ils les meilleurs?
On le contestera de divers côtés. M. le ministre des finances fait emploi
des ressources que fournira l'impôt sur les successions. Il s'agit, tout
le monde le sait, d'un impôt progressif, et nous n'avons pas besoin de
rappeler les objections qu'il soulève en principe. Soit 25 millions.
M. le ministre des finances demande 10 millions à un impôt gradué
sur les domestiques. Le reste sera pris sur les valeurs étrangères. Mais
attendons le projet de budget de M. le ministre des finances : il serait
imprudent d'en parler sur des indications encore incomplètes.
M. Ribot a d'ailleurs abordé beaucoup d'autres sujets. Il en est un
surtout auquel il ne pouvait pas échapper : c'est l'attitude des congré-
gations religieuses, ou, pour parler plus exactement, d'une partie de
l'épiscopat français à l'égard de la loi sur le droit d'accroissement. Les
congrégations n'ont rien dit jusqu'à ce jour. Leurs supérieurs se sont
réunis pour convenir de l'attitude à prendre; mais ils ne sont pas
encore mis d'accord. Une sorte de mystère a enveloppé leurs délibé-
rations : le seul fait certain est qu'elles n'ont pas abouti. En revanche,
les évêques et les archevêques ont beaucoup parlé ; non pas tous, une
petite minorité seulement s'est prononcée jusqu'ici; à notre avis, c'est
trop encore. Les dissentimens qui se sont produits, dans le sein même
du clergé et de ses représentans les plus élevés, seraient regrettables
partout : ils le sont plus encore dans un corps où l'union et au
besoin la discipline sont particulièrement indispensables. Msr Fuzet,
évêque de Beauvais, a ouvert le feu. Il a conseillé aux congrégations
de son diocèse de se soumettre à la loi et de payer l'impôt, en quoi il
a eu raison ; mais il aurait pu y mettre plus de discrétion et de tact. Son
intention a été bonne : toutefois, avant d'y céder, il aurait bien fait de
pressentir l'opinion de ses collègues, non pas pour modifier la sienne,
mais pour se rendre bien compte de l'effet qu'il produirait en l'expri-
mant sous une certaine forme. Il a provoqué, de la part de son propre
métropolitain, des protestations qui n'ont pas été plus prudentes que
ne l'avait été sa propre manifestation. Et voilà la guerre allumée,
allumée entre évêques, archevêques, cardinaux. Les répliques se
croisent, de plus en plus acerbes, malgré la solennité du langage, et
472 REVUE DES DEUX MONDES.
cela, est-il besoin de le dire? à la grande tristesse de la partie du
public qui s'intéresse sérieusement aux intérêts en cause, mais au
grand amusement de l'autre, qui est nombreuse. Qu'on le veuille ou
non, la manière dont l'affaire a été engagée a manqué de gravité ; et
pourtant elle est grave, elle aurait mérité d'être conduite avec plus de
ménagemens. On aurait atteint un but qu'on est menacé d'avoir
manqué, peut-être pour longtemps. Après l'avoir dit dès la première
heure, nous n'éprouvons aucun embarras à répéter que les chiffres
fixés par la loi sont excessifs. Nous avons regretté que le gouvernement
et les Chambres, par l'exagération de la taxe qu'ils ont établie, aient
laissé ouverte une question qu'on aurait été mieux avisé de clore une fois
pour toutes. Mais il n'est pas vrai que la taxe soit spoliatrice au point
que les congrégations ne puissent pas la payer sans se mettre immé-
diatement dans l'impossibilité de vivre. En tout cas la conscience, ce
for intérieur que chacun de nous doit conserver en soi comme un réduit
intangible et qui échappe même à l'action des lois, la conscience n'est
pas intéressée dans cette affaire. On ne demande pas aux congrégations
d'accomplir des actes contraires à la foi, mais seulement de payer un
impôt: quand même il serait trop élevé, ce ne serait pas une raison
pour le refuser. Hélas ! bien d'autres citoyens ont été victimes des
exigences ou des maladresses du fisc; quelques-uns en ont été ruinés ;
d'autres en sont morts. Quand une loi produit de pareilles consé-
quences, il faut s'empresser de la reviser ; mais, aussi longtemps qu'elle
existe, il faut la respecter. Que les congrégations se plaignent; qu'elles
fassent entendre une voix douloureuse, véhémente même; que les
évêques parlent en leur nom, rien de mieux : elles rencontreront, en
dehors d'elles, des républicains pour soutenir leur cause. Mais si elles
se placent ou si on les pousse sur le terrain révolutionnaire, elles
n'auront à côté d'elles que les ennemis de nos institutions, et elles'
ont déjà éprouvé la force de ce compromettant appui.
On attendait la parole du Saint-Père: elle est venue de Rome, sous
la forme d'une lettre écrite par Msr Rampolla à M&r Meignan, arche-
vêque de Tours. Cette lettre est tout à fait digne du pontife qui l'a in-
spirée et probablement dictée. Léon XIII a très bien compris que c'est
sa politique tout entière, sa politique d'apaisement, de modération, de
conciliation, qui était en cause et qui se trouvait menacée par un de
ces retours subits du vieil esprit de combativité qui est à peine
assoupi dans notre clergé. Et à quel moment cette explosion s'est-
elle produite ? Au moment même où la politique du Saint-Père venait
d'obtenir, précisément dans la présentation et le vote de cette loi
d'accroissement, un avantage insuffisant, mais réel. A lire certains
journaux, on croirait vraiment qu'il s'agit d'une taxe nouvelle ajoutée
à celles qui existaient déjà, alors que la loi récente modère pour
toutes les congrégations une taxe déjà ancienne et la supprime pour
REVUE.
CHRONIQUE. 473
un très grand nombre d'entre elles. Que ce soit une amélioration,
aucun homme de bonne foi ne saurait le nier. On pouvait désirer
mieux, on peut le demander encore, et toujours ; mais c'est un mauvais
système de nier le bien accompli et d'y répondre pas l'insurrection.
Qu'a dit le Saint-Père dans les fameuses encycliques qui ont pro-
duit en France une si profonde impression ? Il a demandé aux catho-
liques d'accepter loyalement, définitivement, sans arrière-pensée, les
institutions politiques de leur pays, afin d'avoir plus de force pour
demander et pour obtenir la réforme de la législation. Cette politique
a-t-elle été vaine? On vient de voir que non, puisque, par un retour de
justice, les pouvoirs publics ont spontanément adouci la loi dile
d'accroissement. Les votes des Chambres à ce sujet, quelque imparfaits
qu'ils soient, auraient été impossibles il y a trois ou quatre ans. Mais
le Pape, certes, est trop sensé, il a trop l'expérience des hommes et des
choses, il sait trop bien l'histoire pour avoir cru que la réforme de toute
une législation pourrait se faire du jour au lendemain. Il est patient,
parce qu'il sent bien que le temps travaille pour lui. Aussi a-t-il dû.
être très étonné de voir que, le lendemain même du jour où il venait
d'obtenir un premier avantage, une émotion extraordinaire se pro-
duisait dans le clergé français, et que les évêques rappelaient tous
les persécutions de l'Empire romain pour conseiller, les uns de s'y
soumettre, les autres d'y résister. Les esprits, en peu de jours,
étaient montés à un tel degré d'excitation qu'il était impossible, ou
du moins dangereux, d'intervenir au milieu d'une lutte aussi chaude,
en y apportant une opinion modérée. Le Saint-Père n'a pas voulu
se prononcer encore. Il n'avait pas, a-t-il dit, des informations
assez complètes pour le faire, et il a laissé entendre que les évêques
qui avaient parlé si vite ne les avaient peut-être pas plus que lui. 11
a conseillé d'attendre, de temporiser, d'étudier sous tous ses aspects
une question qui avait été tranchée à la hâte et ab irato, de se
dégager des premières impressions, qui sont presque toujours trom-
peuses, enfin de n'adopter une attitude et de ne tenir un langage
définitifs que lorsqu'on aurait établi un accord parfait entre toutes
les congrégations intéressées. Cette lettre a été une déception pour ceux
qui étaient déjà partis en guerre et qui espéraient y entraîner le Pape
après eux. — Vous avez dix mois devant vous, leur dit doucement le
Saint-Père, pour payer la taxe ; vous avez un an pour payer l'arriéré ;
vous ne devez rien pour le moment ; votre campagne est prématurée. —
11 est vrai que dans six mois, et même dans un an, la loi sera ce qu'elle
est aujourd'hui; mais on saura alors quelles sont les congrégations
dispensées de l'acquitter, et aussi quelles mesures le gouvernement
aura prises pour aider à la liquidation de l'arriéré. Il est probable que
les congrégations exemptées seront nombreuses ; il est certain que les
facilités fiscales accordées pour l'acquittement des droits échus seront
474 REVUE DES DEUX MONDES.
très larges. Et qui sait si quelques-uns de ceux qui ont voulu provoquer
dès aujourd'hui une agitation n'avaient pas le sentiment confus qu'il
leur serait plus difficile de la soulever un peu plus tard?
Nous ne voulons pas parler des espérances que l'esprit de parti a
conçues peut-être en voyant cette agitation se produire et prendre, en
quelques jours, des développemens aussi imprévus. Si elles ont existé,
probablement elles sont dissipées maintenant. C'est en vain que des
journaux, d'ailleurs profanes, se sont mis à sonner du clairon avec
un éclat strident : tout ce bruit n'a pas sérieusement alarmé les
consciences. Alors on a raconté des anecdotes, sachant que le
public les aime et quïl y voit volontiers un signe de vérité. A
bout d'argumens, on a dit que M. Georges Picot avait été envoyé
à Rome par M. Ribot, et que la preuve évidente qu'il avait eu
une mission auprès du Saint-Père est qu'il ne l'avait pas vu. On
offrait de donner d'autres preuves aussi convaincantes, d'entrer dans
des détails encore plus précis. M. Picot a démenti une fois pour toutes
cette sotte histoire, et ne s'est plus occupé des divagations auxquelles
elle donnait heu. Il est probable que, grâce à la lettre du Pape, le calme
ne tardera pas à se rétablir. Le choix même que Léon XIII a fait de son
correspondant est un indice qui a son prix. M"r Meignan, archevêque
de Tours, est un de nos prélats les plus modérés. Le ton de la lettre,
le caractère de celui qui devait la recevoir, l'ajournement de difficultés
actuellement trop irritantes, le conseil d'union qui sert de conclusion,
on retrouve en tout cela les qualités d'un pontife qui ne dédaigne pas
l'habileté humaine et la diplomatie, et qui sait admirablement les faire
servir à ses desseins. Quant à M. Ribot, il a tenu à Bordeaux le lan-
gage qui convenait au gouvernement. Il a donné l'assurance que ses
dispositions bienveillantes restaient les mêmes, malgré les provoca-
tions qui s'étaient produites. Les congrégations, les évêques, les ca-
tholiques ont sans doute une attitude à prendre, et ce n'est pas nous
qui leur reprocherons d'user des libertés qui appartiennent à tous ;
mais cette attitude, pour être digne de la cause qu'ils représentent,
doit être exempte de tout esprit d'opposition systématique et de révolte.
Qu'ils protestent contre la loi d'accroissement, soit; qu'ils en poursui-
vent la revision, ils auront raison, nous serons avec eux; mais ils
doivent s'y soumettre, puisqu'elle a été régulièrement votée, jusqu'au
jour où elle aura été non moins régulièrement rapportée ou modifiée.
Une autre partie du discours de M. le président du Conseil a, d'après
les comptes rendus, soulevé des applaudissemens unanimes et parti-
culièrement expressifs : c'est le passage relatif à la politique exté-
rieure. « Les Mens qui nous unissent, depuis 1891, à la Russie ont été
fortifiés, a dit M. Ribot, et le monde entier a compris que l'action com-
mune des deux puissances alliées est, sur tous les points du monde où
REVUE. — CHRONIQUE. 475
les appellent leurs intérêts, une garantie de paix et de sécurité. » Notre
gouvernement avait le droit de tenir ce langage après le succès qu'il
vient d'obtenir en extrême-Orient. Nous avons longuement parlé, il y
a quinze jours, de la situation qui était alors pendante entre la Chine
et le Japon, et des motifs que l'Europe avait d'y intervenir. Quel qu'ait
été l'éclat de ses victoires, il était impossible de laisser le Japon
s'établir sur le continent asiatique, et surtout à Port-Arthur, sans
ouvrir pour la suite une ère de difficultés et de conflits où le monde
occidental aurait été, bon gré mal gré, obligé de prendre parti. Le
Japon est un pays trop intelligent et son gouvernement est trop sage
pour ne pas l'avoir compris. Il a vaincu la Chine, non pas l'Europe.
11 était en droit de tout exiger de la première, mais il avait le devoir
de ménager les intérêts de la seconde. Aucune puissance occidentale
n'a songé à intervenir entre la Chine et lui. Le traité de Simonosaki a
été ratifié à Pékin, tel qu'il avait été consenti entre les plénipoten-
tiaires des deux gouvernemens. Il convenait d'autant plus de laisser
intégralement au Japon le bénéfice moral de sa victoire, qu'on devait
lui demander ensuite plus de sacrifices de détail. Tout s'est passé, de
part et d'autre, avec une parfaite correction. Le Japon, habile, souple,
cédant du terrain peu à peu, pas tout à la fois, a proposé d'abord
d'abandonner la province de Ljao-Toung, c'est-à-dire la pointe méri-
dionale de la Mandchourie, mais il aurait voulu garder Port-Arthur.
On lui a fait sentir qu'il fallait aller plus loin et renoncer à Port-
Arthur lui-même : il l'a compris, et l'Europe lui doit certainement de
la reconnaissance pour la bonne grâce avec laquelle il s'est rendu à
ses conseils. Bien des points restent à régler encore; toutefois l'es-
sentiel, l'indispensable, est acquis. La paix en est pour longtemps
consolidée en extrême-Orient, et elle l'est grâce à l'intervention de la
Russie et delà France, auxquelles l'Allemagne s'est jointe et a apporté
le plus utile concours. Voilà comment, sans coup férir, bien plus, sans
que la moindre menace ait été proférée, par la simple action morale et
toujours amicale de trois grandes puissances, un problème complexe,
délicat, redoutable, s'est trouvé résolu en peu de jours.
S'il est vrai qu'une politique se justifie par ses conséquences, il faut
convenir que celle que nous avons suivie a été amplement justifiée.
Et pourtant des critiques se sont produites. On a demandé quel intérêt
nous avions dans cette affaire. On voyait bien celui de la Russie, on
ne voyait pas le nôtre, et plusieurs journaux, usant d'une vieille mé-
taphore, ont accusé notre gouvernement d'avoir, une fois de plus,
tiré pour d'autres les marrons du feu. Le reproche aurait été plus
grave si nous nous étions tant soit peu brûlé les doigts en opérant
cette besogne. Notre intervention aurait pu, dit-on, nous coûter cher :
soit; mais le moment est passé de raisonner sur des hypothèses
puisque nous sommes en face de réalités. Les ressources que nous
476 REVUE DES DEUX MONDES.
avons eu à déployer n'ont pas été puisées dans nos arsenaux, ni dans
notre bourse, mais seulement dans notre intelligence de la situation et
dans notre caractère. Quant au résultat, c'est se tromper beaucoup
que de le juger insignifiant. On se demandait en Europe si l'entente
qui paraissait s'être établie entre la France et la Russie entraînerait
jamais autre chose que des démonstrations bruyantes. Elle ne s'était
pas encore manifestée d'une manière pratique. On ne l'avait pas vue
aux prises avec une difficulté grave : on ignorait si elle tendrait à la
résoudre dans le sens de l'intérêt général et de la paix, ou si elle
ne suivrait pas des vues particulières au risque de provoquer des com-
plications ultérieures. Ces questions restaient incertaines dans les
esprits; les journaux les agitaient parfois avec un scepticisme iro-
nique; elles ont été subitement résolues. Comment se méprendre
désormais sur ce qu'il y a de sérieux dans la communauté de vues et
de conduite établie entre la Russie et nous ? Le caractère même de
notre entente s'est révélé conforme à l'intérêt de tous, c'est-à-dire
à celui de l'équilibre européen en Asie. L'Allemagne a été la pre-
mière à s'en rendre compte, et de là vient l'empressement avec lequel
elle s'est jointe à nous. Cela aussi a été une surprise pour bien des
personnes qui ne croyaient pas à la possibilité d'une action à trois,
qui comprendrait la Russie, la France et l'Allemagne. Une alliance
évidemment est impossible, parce qu'elle suppose un concert établi
sur un ensemble d'intérêts communs, déterminant une politique com-
mune ; elle n'est réalisable qu'entre la Russie et nous ; mais il n'en est
pas de même d'une action limitée dans son objet et dans sa durée,
qui peut fort bien s'exercer avec l'Allemagne sur un point et pour un
but déterminés. Nous n'avons avec celle-ci, d'intérêts communs, que
des intérêts accidentels, mais nous en avons, et peut-être plus nom-
breux encore en Afrique qu'en Asie.
Et l'Angleterre? Son attitude a été beaucoup moins décidée que
celle des autres puissances depuis le premier jusqu'au dernier jour du
conflit sino-japonais. On s'expliquera difficilement pourquoi lord Rose-
bery, après avoir suggéré une intervention commune à un moment in-
tempestif, a refusé d'y prendre part lorsque l'opportunité s'en est enfin
produite. Le traité de Simonosaki était alors connu, au moins dans
ses lignes générales : le gouvernement anglais a fait savoir que ses
intérêts commerciaux n'en étaient pas atteints. Cela n'est pas bien sûr,
mais l'Angleterre n'a-t-elle pas d'autres intérêts encore en extrême-
Orient, et ne lui importe-t-il pas, comme aux autres puissances, que
la paix, si malencontreusement troublée, soit rétablie sur une base
solide et durable? Son abstention reste difficile à comprendre. La
Chine, évidemment, ne peut lui en savoir aucun gré : le Japon, du
moins, lui conservera- t-il quelque gratitude? Rien n'est plus dou-
teux. Si l'Angleterre avait soutenu le Japon, si elle avait approuvé
REVUE. CHRONIQUE. 477
ses prétentions, si elle les avait déclarées justes et légitimes, on en
aurait été touché et reconnaissant à Tokio. Mais, non : dans les der-
niers jours, l'Angleterre, bien qu'elle n'ait pas voulu confondre son
action avec celle des autres puissances, a dit au Mikado qu'il ne devait
pas compter sur elle et que le mieux pour lui était de céder. La diffé-
rence est que la Russie, l'Allemagne et nous-mêmes avons donné au
gouvernement japonais des motifs généraux et généreux, des raisons
élevées pour l'amener à faire quelques sacrifices. Nous lui demandions
de participer à une grande œuvre de civilisation. Nous nous appliquions
à le relever à ses propres yeux, en nous adressant à son intelligence
politique, qui s'est montrée aussi remarquable que l'avaient été son
coup d'œil et son courage militaires. L'Angleterre lui a conseillé de
s'incliner parce qu'il était le plus faible et qu'il serait écrasé, argument
très fort à coup sûr, mais peu flatteur pour celui qui le reçoit. Puisque
l'Angleterre devait finalement prêcher des concessions, que ne l'a-
t-elle fait comme nous et avec nous? Un très grand événement ne se
serait pas passé dans le monde en dehors d'elle. Les nations qui se
réveillent en extrême-Orient, pour la première fois où elles la voient
intervenir dans leurs affaires communes, n'auraient pas été amenées à
incarner l'Europe uniquement dans la Russie, la France et l'Allemagne.
La presse britannique ne comprend pas encore que nous ayons marché
avec la Russie et surtout avec l'Allemagne : cela trouble les idées qu'elle
s'était faites de ce que notre isolement avait d'irrémédiable. Et nous
comprenons encore moins que l'Angleterre n'ait pas marché avec l'Eu-
rope. Mais l'étonnement, mêlé d'embarras, qu'on éprouve à Londres
montre l'importance de l'événement qui vient de se produire et de la
manifestation de puissance dont nous avons eu notre part. A coup
sûr, le ministère de M. Ribot, après avoir, pendant quelques semaines,
terminé heureusement plusieurs grèves, vu naître et décliner une
agitation religieuse qu'il dépend de lui d'apaiser complètement, dé-
noué enfin, en prouvant l'efficacité de nos alliances, un conflit inquié-
tant en extrême-Orient, le ministère peut se présenter devant les
Chambres avec la confiance d'avoir rempli son devoir. Et pourtant,
qui sait où nous en serons après quelques semaines de session ?
L'abondance des matières ne nous permet pas de donner aujour-
d'hui beaucoup de place aux événemens du dehors, ce qui est regret-
table : il en est plus d'un en effet qui mériterait une étude parti-
culière.
Nous ne parlerons que pour mémoire de la dissolution de la
Chambre des députés italienne : le fait vient de se produire, mais il
était attendu et escompté depuis assez longtemps déjà. Les élections
générales auront lieu à la fin de mai et au commencement de juin.
Nous dirons peu de chose des élections qui ont eu lieu en Grèce.
478 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y a un mois, M. Edouard Hervé, qui revenait d'Athènes, a publié
ici-même une étude où il exposait dans les termes les plus lucides
la situation du petit royaume hellénique. Nous avions raconté
nous-même par quelle initiative hardie, mais légale, le roi Georges
s'était débarrassé de M. Tricoupis, et condamné par là à dis-
soudre la Chambre et à faire un appel au pays. Si le pays lui avait
donné tort, on annonçait déjà que le roi abdiquerait, mais personne ne
croyait qu'entre M. Tricoupis et lui la Grèce hésiterait. Le résultat des
élections a dépassé tout ce qu'on avait pu en attendre. M. Tricoupis n'a
pas été réélu député et ses principaux lieutenans n'ont pas été plus
heureux. De ce parti, hier encore si puissant en apparence, il ne
reste rien du tout. Et certes, on ne peut pas dire que le gouvernement
ait exercé sur les électeurs une pression abusive. La composition
du cabinet intérimaire et le caractère de son chef, M. Nicolas Delyan-
nis, donnent à cet égard toute garantie. M. Nicolas Delyannis n'est
pas un homme politique ; c'est un diplomate que tout le monde con-
naît et regrette à Paris. Le roi l'a choisi pour représenter la neutralité
entre tous les partis, et jamais homme n'a été plus scrupuleusement
fidèle au mandat qu'il avait .reçu. S'il en avait été autrement, M. Tri-
coupis et ses amis auraient sans doute été écrasés comme ils l'ont été,
mais peut-être le triomphe de son rival traditionnel, on est tenté de
dire historique, de M. Théodore Delyannis, n'aurait pas été aussi com-
plet. C'est en vain qu'on a essayé timidement, ou plutôt désiré la créa-
tion d'un parti nouveau, soit avec M. Rally qui paraît être un homme
très honorable et très distingué, soit avec l'amiral Canaris qui porte di-
gnement un nom héroïque : la Grèce ne connaît que deux partis, celui
de M. Tricoupis et celui de M. Delyannis, et elle va machinalement de
l'un à l'autre avec des oscillations aussi régulières que celles du pen-
dule. Elle a compris que M. Tricoupis, pour les meilleures raisons du
monde, était devenu impossible ; elle s'est jetée entre les bras de M. De-
lyannis. Et c'est là un des côtés graves de la situation. Si, au bout de
quelque temps, M. Delyannis devenait à son tour hors d'usage, la
Grèce ne rappellerait-elle pas au pouvoir M. Tricoupis? C'est encore
un dilemme. Pour le moment, M. Delyannis est maître de la situation.
Il dispose d'une telle majorité qu'il paraît lui-même en être embarrassé
et ne montre aucune hâte de prendre le pouvoir : il parlemente avec
ses amis. Lui et son parti souffrent d'une sorte de pléthore. Il y a, dit-
on, trop de ministrables et pas assez de portefeuilles, ce qui peut amener
encore une autre sorte de banqueroute. Pour l'Europe, toute la ques-
tion est de savoir quelle attitude prendra M. Delyannis à l'égard des
créanciers de la Grèce. Si nous nous reportons aux promesses du can-
didat, la politique du ministre doit nous inspirer pleine confiance. En
tout cas, il faut féliciter le roi Georges de la résolution qu'il a montrée
dans l'origine de cette crise dont il a assumé si courageusement la
REVUE. CHRONIQUE. 479
responsabilité. Il a sauvé l'honneur financier de la Grèce, et la Grèce lui
en a été reconnaissante.
Parlerons-nous du voyage que le nonce du Pape à Vienne,
Mgr Agliardi, a fait en Hongrie, et où il ne paraît pas s'être conduit
avec autant de circonspection que cela aurait été désirable ?
Mgr Agliardi avait reçu, soit de Vienne, soit de Pest, toutes les auto-
risations et même tous les encouragemens à faire ce voyage ; mais on
n'avait pas prévu qu'il en profiterait pour se prononcer publiquement
contre les deux lois dites [de laïcisation qui sont encore pendantes de-
vant les Chambres. Inde irse. Un nonce est un ambassadeur. Il ne doit
avoir de rapports directs qu'avec le gouvernement auprès duquel il est
accrédité, et lorsqu'il ne se conformepas étroitement à cette règle, il
s'expose à être accusé de se mêler des affaires intérieures d'un pays
qui n'est pas le sien. Peuples fit gouvernemens sont très susceptibles
au sujet des intrusions de ce genre. M. Banffy, président du conseil
tranleithan, s'est plaint de l'attitude du nonce à M. le comte Kalnoky, et
il a reçu de ce dernier une lettre où il a trouvé une adhésion explicite
à ses propres sentimens, en même temps qu'une promesse de faire
entendre à Rome les observations nécessaires. M. Banffy, qui ne
paraît pas être diplomate, a cru pouvoir apporter toutes chaudes
ces déclarations à la tribune, et annoncer, avant qu'elles fussent ac-
complies, les démarches que le comte Kalnoky se proposait de faire
à Rome avec les ménagemens habituels en pareil cas. Le comte
Kalnoky ne s'attendait évidemment pas à cette manière de casser
les vitres : il en a éprouvé au premier abord un tel saisissement qu'il
a publié dans un journal officieux une note sévère, désobligeante
même pour M. Banffy, dont il désavouait le langage, en l'attribuant à
l'inexpérience. La tempête que ces manifestations contraires ont pro-
voquée a été des plus orageuses : il y a eu beaucoup de tonnerre et
encore plus de nuages. On a parlé à la fois de la démission de M. Banffy
et du comte Kalnoky, ce qui aurait été un double malheur, car M. Banffy
vient à peine de prendre le pouvoir après une crise des plus difficiles,
et le comte Kalnoky dirige les affaires extérieures de la monarchie,
depuis de longues années déjà, avec des qualités qui lui ont valu la
confiance de l'empereur et l'estime de l'Europe. Au fond, tout le monde
avait des torts dans cette étrange affaire. Mais il faut convenir que
rien n'est plus difficile que de faire marcher d'accord, sous un même
souverain et avec un certain nombre de ministres communs, deux gou-
vernemens, sinon plus, qui ont chacun une politique différente. L'au-
torité personnelle de François-Joseph paraît avoir apaisé, au moins
pour le moment, un conflit qui, du jour au lendemain, était devenu
très aigu. Les deux ministres restent en fonctions : il est heureux ce-
pendant qu'ils soient séparés par la Leitha.
En Allemagne, après de longs mois d'ardente polémique, la loi sur
480 REVUE DES DEUX MONDES.
les menées anarchistes a été définitivement rejetée par le Reichstag.
L'événement, depuis quelques jours, n'était plus imprévu. Lorsque le
projet de loi a été présenté, il a soulevé tout de suite des objections et
des protestations : on croyait toutefois que le gouvernement ne s'oppo-
serait pas à ce qu'il fût amendé sur quelques points, et personne
alors ne doutait sérieusement qu'il ne fût voté. Par malheur, la com-
mission chargée de l'étudier, au heu d'adoucir le caractère excessif de
certains articles, s'est appliquée à les exagérer et à les rendre plus dra-
coniens. Ce n'étaient plus les menées anarchistes qui étaient visées,
mais l'indépendance de la pensée qui était menacée dans le domaine
rehgieux, social et même scientifique. On sait combien la liberté de
philosopher est chère au peuple allemand. La réprobation soulevée
par le projet de loi est devenue bientôt universelle : il a été successi-
vement abandonné par tous les partis, et si le gouvernement avait été
bien inspiré, il l'aurait retiré pour en présenter un autre. Au heu de
cela, il s'y est entêté comme si ce projet avait toujours été le sien, et
il l'a défendu avec une ardeur qui aurait pu être mieux employée. La
seule chance de le faire passer aurait été pour lui de s'entendre avec
le centre catholique, mais il a reculé devant une alliance qui lui aurait
coûté trop cher, et il est allé à la bataille sans soldats. Le Reichstag a
successivement rejeté les modifications proposées aux articles 111 et
112 du Code pénal. Le premier de ces articles vise l'apologie des faits
qualifiés crimes par la loi, le second l'excitation à la désobéissance
adressée aux soldats. Dès lors, le sort de la loi était fixé. Tous les
autres articles ont été repoussés sans qu'on prît même la peine de les
discuter. C'en était fait de cette loi qui avait si fort occupé les esprits
et ému les imaginations pendant de longs mois. Les socialistes alle-
mands, assez semblables aux nôtres, se sont naturellement attribué
tout le mérite de ce dénouement : il est juste de reconnaître qu'ils y
ont contribué. Le gouvernement restera-t-il sous le coup de sa dé-
faite? Cherchera-t-il à s'en relever, et par quels moyens? Le Reichs-
tag, que l'empereur a déjà traité si rudement au moment où il a
refusé de prendre part aux fêtes du 1er avril, en l'honneur des 80 ans
de M. de Bismarck, est-il ou sera-t-il bientôt jugé mûr pour la disso-
lution? Ce sont des questions que, pour le moment, on ne peut que
poser, et que peut-être on ne se pressera pas de résoudre.
Francis Cuarmes.
Le Directeur-gérant,
F. Bruneïière.
RACHETÉ
DERNIÈRE PARTIE (1)
/
XIII
La lumière du matin, entrant par les hautes fenêtres, s appli-
quait en losanges contre le mur ; la chaleur vague du soleil
d'hiver augmentait la tiédeur de l'air. Verdy regardait autour de
lui toutes ces choses rangées aux places opportunes et qui, dans
la chambre paisible, paraissaient heureuses de leurs formes et de
leurs couleurs. Il nota la richesse de l'ameublement, et, sans
pouvoir se défendre d'une certaine admiration, lui naguère si
misérable, il étendit le bras et se pencha pour palper les rideaux
de soie qui couvraient la porte. Sur une petite table, auprès du
chevet, il apercevait son or, ses lettres, le portrait de sa mère, les
trois miniatures héritées de Margeret. Un petit miroir se trouvait
aussi là, qu'il prit pour s'y voir : il venait de se rappeler que,
dans la soirée, une vieille femme lui avait coupé la barbe et les
cheveux, et qu'elle l'avait revêtu de cette chemise fine, embaumée
d'une odeurd'iris. Ses joues creuses etson teint livide l'effrayèrent;
il rebroussa du doigt les poils gris qui blanchissaient ses tempes.
Pourtant, il essaya de se sourire, et découvrit alors ses gencives
pâles, ses dents toutes chargées de tartre.
— Est-ce que je vais guérir? se demanda-t-il, et il tâta crain-
tivement son bras nouvellement ligaturé et pansé au benjoin.
(1) Voyez la Revue du 1er et du 15 mai.
TOME GXX1X. — 1895. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
— Iris et benjoin... tous les parfums de l'Arabie, observa-
t-il. — Et il rit largement, ravi de songer qu'il était parfumé
maintenant, lui, le vagabond et le mendiant de la veille.
— Oui, je guérirai, conclut-il. Ces gens-là me soigneront
bien.
Depuis un moment, un pas léger courait par intervalles dans
le corridor; une voix gaie, modulée, pénétrante, s'élevait, con-
versant à distance avec d'autres voix dont on ne percevait pas les
réponses.
— Où donc ai-je entendu ce timbre-là? songeait Verdy, et il
chercha d'abord très loin dans sa mémoire, pour s'arrêter enfin
sur l'image de cette jeune fille qui, la veille, parlait de lui avec
Mikaïl.
— Yéra Ivanovna... dit-il. Cette langue russe est si jolie
dans la bouche des femmes !
Il était disposé, ou plutôt résolu, à jouir de tout ce qui l'en-
tourait. La gouvernante Alexandrine entra avec une mine revêche,
attisa le feu du poêle, rangea les meubles, suspendit les effets à
des pat ère s. Puis, ce fut Véra qui tourna le bouton de la serrure.
Elle jeta d'abord un coup d'œil par l'entre- bâillement de la porte;
puis elle osa s'approcher et déposer sur la table l'objet qu'elle
tenait à la main : une jacinthe pâle, sans odeur, fleurie au-dessus
d'un vase étroit et dont les racines s'épanouissaient dans l'eau. Il
la salua, la remercia, lui tourna quelque compliment à la fran-
çaise ; elle fit une révérence, bien profonde pour le mince person-
nage qu'il était, répondit par des mots russes qu'il ne comprit
pas, et s'échappa.
— Elle ne sait pas le français, pensa-t-il. — Et, ramené à
l'idée de sa solitude, demeuré seul en effet après que la vieille
fut ressortie à son tour, il commençait à s'impatienter et à souf-
frir, quand Véra, marchant sur la pointe des pieds, reparut.
— Causons, maintenant ! dit-elle en souriant.
— Oui, causons! puisque, par bonheur, vous connaissez ma
langue, Véra Ivanovna?
— Vous m'avez appelée par mon nom, remarqua-t-elle, et
moi, je ne sais pas le vôtre.
— Voici : Jacques Verdy.
— Dites aussi le nom de votre père.
— Antoine Verdy.
— Eh bien ! Jacques Antonévitch, il ne faut pas avoir d'in-
quiétudes au sujet de votre mal. Douchkof va venir; c'est un
très bon médecin qui nous a toujours soignés tous. Pour les
blessures, surtout, il est infaillible. D'ailleurs, qu'est-ce qu'une
RACHETÉ. 483
blessure au bras? Les blessures au corps peuvent atteindre des
organes, mais les blessures au bras!... Ainsi, vous allez vous
guérir bien vite. C'est ce que je vous ai répondu tout à l'heure
en russe. Je vous ai dit : « J'ai une autre jacinthe qui va fleurir
sur mon poêle. Quand elle s'ouvrira, votre plaie sera fermée. »
— Merci du vœu, répondit-il. Mais ne parlons plus de ces mi-
sères, voulez-vous?...
— Oui, n'en parlons plus! oublions!
— Parlons de ma patrie... poursuivit-il avec tristesse. Et il lui
sourit d'un humble sourire qui demandait, pour la France, l'au-
mône de quelques mots français.
— La France est un très beau pays, repartit-elle aussitôt. Les
gens de France ont reçu de Dieu en abondance les richesses de la
nature et les dons de l'esprit. Aussi, combien nous aimions la
France, dans cette maison, avant toutes ces guerres ! Mon grand-
père m apprenait lui-même le français, il disait que c'avait été de
tout temps la langue de la science et de la vérité. |I1 m'expli-
quait aussi votre histoire, et ce qu'j vos rois ont fait de grand
pour votre peuple. Car c'est un savant que mon grand-père, en dépit
de sa rudesse apparente ; s'il a tant d'attachement aux coutumes
russes, c'est parce qu'il connaît toutes les mœurs d'Europe. Com-
bien de fois, dans mon enfance, l'ai-je entendu lire et converser
le soir avec Douchkof ; je m'endormais sur ma chaise, et quand
je m'éveillais au milieu de la nuit, je les revoyais encore là sous
la lampe, qui feuilletaient leurs livres. Ils disaient une fois quelque
chose que je n'ai pas oublié depuis. Ils disaient que Paris est un
grand foyer; et moi, — ne riez pas, j'étais une petite fille, — je
voyais dans mon esprit un brasier immense où toutes les res-
sources de votre pays venaient se consumer.
— Il fallait voir plutôt un grand centre de lumière, éclairant
le monde entier.
— Si c'était vraiment la lumière que votre ville envoie au
monde, quelle gloire pour votre patrie, Jacques Antonévitch!
Mais la France nous a fait un autre cadeau... Le jour même où
vous passiez la frontière, mon grand-père a détruit tous nos
livres, oui tous, excepté un petit Évangile que j'avais. Hélas ! com-
bien de temps ces méchancetés dureront-elles?
Elle s'arrêta, et parut retenir par un effort de tout son visage,
les larmes qui montaient au bord de ses cils. Verdy lui souriait
silencieusement. Elle avait seize ans, peut-être; grande et svelte,
elle penchait son front et ses yeux charmans : un front haut, bombé,
plein de pensées; des yeux gris, en éveil sous ce lobe puissant,
et qui , dominant tout le visage , en éclairaient l'ovale , pâle et
48 ï REVUE DES DEUX MONDES.
régulier. Il l'écoutait aussi , car ces paroles chantantes sur ce
rythme étranger étaient comme une musique ; et les i, substitués
parfois dans sa bouche à d'autres voyelles, les articles qu'elle
omettait de-ci, de-là, ajoutaient encore à l'innocence et à la ten-
dresse de son discours.
Elle hésitait à parler davantage, ne sachant en somme rien
sur la France, hormis le mal qu'on en disait journellement autour
d'elle. Cependant, le malade se taisant toujours, elle poursuivit :
— Nous lisions les grands écrivains de votre littérature, Cor-
neille et Racine, surtout ; et nous ne pouvions nous mettre
d'accord sur cette question : lequel des deux a plus de génie
que l'autre?...
Elle fit en ce point une courte pause, cherchant à deviner dans
quel sens un officier de hussards pourrait bien trancher le débat :
— Moi, je disais qu'il fallait préférer Corneille, parce qu'il a
mieux montré ce que les hommes peuvent accomplir par la vo-
lonté, et ce que les femmes peuvent obtenir par la constance.
— Les jeunes filles ne parlent pas si bien en France, mur-
mura Verdy.
Elle rougit, un peu déconcertée, puis continua :
— Sans la guerre, allez, ce pays-ci serait bien pareil à la
France. La terre russe est si belle en été ! Maintenant, elle est
comme une morte sous son linceul; mais au soleil, elle revit,
se lève, met sa robe de prairies et de moissons. Ici, le savez-vous?
c'est la Petite-Russie; nous suivons encore les mœurs cosaques,
d'après lesquelles on n'avait pas le droit de posséder les âmes,
mais seulement le sol. Fermez les yeux, et vous pourrez rêver
que vous êtes en France... D'ailleurs, sans la guerre, les hommes,
en quelque lieu qu'ils fussent, ne retrouveraient-ils pas toujours
leur pays?
Une intuition si prompte et si féminine contrevenait aux plus
chères opinions de Verdy.
— La division du monde en différens états entretient naturel-
lement la guerre, opposa-t-il. Pensez-vous qu'on se batte par
plaisir? Non, c'est par intérêt, par nécessité...
— Ce n'est pas pour votre plaisir que vous avez reçu cette
blessure, je le sais... Mais celui qui vous commande, celui qui
vous emploie à son ambition damnée, dites, y aura-t-il dans l'en-
fer assez de feu pour le brûler?
— N'attendez pas que je prononce contre l'Empereur. Il ré-
pondra de nous tous devant l'histoire. Quant à moi, je suis son
serviteur; mon affaire n'est pas de juger, mais d'obéir, d'agir, et
de donner mon sang pour l'honneur des armes.
RACHETÉ. 485
Elle réfléchit un moment, en inclinant davantage vers lui sa
tête gracieuse et lui laissant voir la masse de ses cheveux châ-
tains divisés en deux bandeaux sur son front, soutenus au-dessus
de sa nuque par un peigne de vieil argent.
— Être soldat, c'est un peu comme être moine, reprit-elle à
la fin. On prononce aussi des sortes de vœux.
— Nous prêtons serment, c'est vrai; mais quant aux vœux...
nous ne sommes pas des petits saints!
Il rit, et elle sourit; pourtant, elle ne l'avait pas compris.
— Que dites-vous des saints? dcmanda-t-elle. Est-ce un jeu de
mots français?
Verdy baissa les yeux sous le puissant regard qu'elle lui
jetait, et, les baissant, vint à rencontrer les trois miniatures dispo-
sées sur la table à côté de lui. Il se ressouvint de Margeret.
— Oui, dit-il, sur un ton de repentir, c'était un jeu de mots
français. Il y a des saints parmi nous : voilà la vérité.
Et il considéra avec plus de tristesse ces quatre visages du
prie, de la mère, de l'épouse et de l'enfant, auxquels il ajoutait
dans sa mémoire la face de ce cadavre abandonné sans sépulture
au bord d'un chemin.
— Est-ce votre fils, ce beau petit garçon? demanda Véra qui
l'avait attentivement observé.
— Non pas, protesta-t-il. Je ne suis pas marié.
— Ah ! tant mieux ! car votre femme eût été trop malheureuse,
si loin de vous !
— Oui, trop malheureuse... C'est justement ce que je disais
un jour à l'homme dont toutes ces personnes-là sont en deuil.
Il se mit à raconter le détail de sa rencontre avec Margeret,
leur marche derrière les troupes du 3e corps, leurs combats des
bords du Dnieper, leur salut miraculeux. Il atténuait l'horreur
des scènes et gardait pour lui le gros des souffrances endurées, car
cette suite de tragiques épisodes faisait passer des ombres sur
le visage de Véra; certains mots du récit apparaissaient en larmes
dans ses yeux. Au contraire, il s'étendit sur la bonne nuitée d'Or-
cha, sur la joie et sur la maladresse avec lesquelles il s'était pro-
curé là un peu de lait.
— Le paysan a dû croire que le domovoï avait tari sa vache,
dit-elle en riant. Et elle expliqua ce que la croyance populaire
rapporte des domovoïs, lutins qui ensorcellent les bêtes, brouillent
les fuseaux, jettent le désordre dans les ménages.
— Ces démons ne font pas leurs malices dans cette mai-
son-ci? dcmanda-t-il.
— Oh non! répondit-elle; et elle promena, non sans crainte,
486 REVUE DES DEUX MONDES.
ses yeux tout autour d'elle ; — ils ne vont pas dans les maisons
pieuses, les images les mettent en fuite.
Poursuivant, il vint à parler des derniers jours de Margeret,
de sa rencontre avec l'Empereur, de sa mort.
— Hélas! hélas! disait-elle, voici donc la jeune femme veuve
et le petit enfant orphelin!... Savent-ils déjà leur malheur?
— Pas encore... Il leur cachait ses misères.
— La grande âme!... Il les leur cachait!
Elle baisait l'une après l'autre ces figures en deuil, souriantes
encore à la vie, si crédules aux mensonges du mort. Tout à coup,
un bruit de grelots sonna clair dans la cour : elle sursauta.
— Douchkof ! dit-elle, et regardant par la fenêtre, elle vit
arrêté le traîneau d'où descendait son vieil ami.
Depuis cinquante ans que Douchkof s'employait à soigner les
générations successives des Gvozdef, il en était venu à faire par-
tie nécessaire de cette maison; peu s'en fallait qu'il ne se con-
sidérât comme le père de Véra. Très savant, très pauvre, il vivait
si retiré qu'il avait presque désappris l'usage de la parole; son
bégaiement, comme sa solitude, s'augmentait d'année en année.
Jaune de visage, blanc de cheveux, il avait un peu la mine d'un
moine mendiant. La plupart de ses cliens ne le payaient pas,
et, loin de pouvoir acheter des habits neufs, il gagnait à peine
de quoi pourvoir à sa nourriture, à l'eau-de-vie de son cocher et
au fourrage de son cheval.
— Ah! vous voilà donc bien portante, Véra Ivanovna! dit-il
à la jeune fille accourue au-devant de lui. Je me disais en che-
min : Pourvu!... pourvu que sa santé n'ait pas souffert de ces
grands froids...
Elle alla lui préparer du thé, et le barine introduisit lui-même
le médecin près du blessé. Appuyé sur sa canne, debout au pied
du lit. il assista dans un silence hostile à tout l'examen.
— Eh quoi, Douchkof! plusieurs semaines? répétait-il avec
humeur, comme ils redescendaient l'escalier. Je ne veux pas
garder cet homme aussi longtemps. Dès qu'il pourra se lever,
je l'enverrai chez Goloborodko... Oui, chez Goloborodko, reprit-il
plus haut en apercevant Véra.
Elle s'approcha d'eux, et saisit simplement la main de Douch-
kof, suivant une habitude câline qu'elle avait gardée de sa pre-
mière enfance.
— Lisez-vous toujours beaucoup de livres? lui demanda-t-elle.
Mais, en observant le visage de celle qui était sa petite-fille, il
y découvrit un furtif chagrin, caché dans un pli des lèvres; et
répondant à la pression de cette petite main caressante :
HACHETÉ. 487
— Pour cette blessure, dit-il, aujourd'hui je... je ne peux
rien voir, à cause de l'enflure. Peut... peut-être l'os est-il atteint.
Alors oui... il faudrait couper le bras, comme je... l'ai fait l'autre
jour à ce garçon qui était tombé du poêle.
Elle remonta toute triste, car, disant ceci, Douchkof avait
tiré sa barbe et gratté son menton, comme il faisait pour les cas
graves. Mais, en passant la porte de Jacques, elle changea sa
figure et la refit souriante, puis, plus souriante encore en retrou-
vant plus las et plus alanguis les traits et les yeux du malade :
— Douchkof part sans seulement prescrire de remèdes. Il dit
qu'il ne voit pas du tout le danger, et qu'il faut vous tenir bien
calme et bien confiant...
Puis, rongée elle-même par plus d'une inquiétude, elle se
hâta de rentrer dans sa chambre. Mais sachant où reprendre encore
de l'espérance, elle tourna les yeux vers son recours ordinaire,
vers cette figure peinte du Christ qu'éclairait dans l'angle une
lampe posée sur une tablette. f
— Mon Dieu! suppliait-elle, faudra-t-il donc qu'on lui coupe
le bras !
XIV
Comme Verdy s'étirait, le lendemain matin à son réveil, sa
main rencontra une sorte de cadre pesant, métallique, qui se ba-
lança et résonna longuement contre le mur. Il tourna la tête et vit
suspendue une icône ancienne : sa face et ses mains tout enfumées
apparaissant par des orifices, une épaisse enveloppe d'argent
modelait autour d'elles une mitre et des orncmens sacerdotaux;
des rubis et des turquoises rehaussaient ce costume massif.
— C'est un saint Jacques, se dit-il, et reconnaissant Véra comme
l'auteur de cette attention nouvelle, il attendit la jeune fille jus-
qu'au soir; elle ne parut pas. Une seule fois, durant toute la
semaine, elle entra avec Gvozdef : une courte révérence, une mine
désappointée, un silence involontaire, impatient, Verdy ne retint
rien autre chose de sa visite; et quand elle se fut effacée derrière
cette porte que son grand-père refermait soigneusement sur elle,
il demeura plus seul et plus triste avec ses souvenirs.
De Saint-Cyr à la Moskowa, il suivait toutes les étapes de sa
vie, s'arrêtant de préférence aux points glorieux, à ses citations,
à ses actions d'éclat, aux cinq circonstances dans lesquelles
l'Empereur lui avait personnellement adressé la parole. Mais des
ères sombres s'étendaient entre ces brillantes époques : les enri-
chissant de rêves, il déduisait tout ce passé en épisodes imagi-
488 REVUE DES DEUX MONDES.
naircs, contredits assez par le cours même des événemens, mais
qui, pourtant, d'après la logique de ses désirs, auraient pu être.
« Si je m'étais trouvé en Espagne avec le maréchal Soult?... »
supposait-il; et fabriquant promptement un état de services ren-
dus aux journées do Talavera ou d'Ocagna, il concluait : « Je
sciais chef d'escadrons, j'aurais la croix d'officier, je commande-
rais un escadron de la garde... » Ainsi, il eût été de la danse
quand l'Empereur aurait dit : « Faites donner la cavalerie de ma
garde »; et quand Murât, tout chamarré, debout sur ses étriers,
sa pelisse flottant derrière lui, eût mis au clair son sabre insolent,
quand il eût pris son galop en traçant à droite, à gauche, et sur sa
tête de grands moulinets moqueurs, alors on aurait pu voir, juste
dans ses traces, l'escadron Verdy, terrible et superbe, reconnu au
passage et salué par l'Empereur.
Les fantassins ramassés, les cavaliers descendus auraient
prouvé ce que valait cette troupe; car la vitesse étant ce qui dé-
cide des résultats du choc, on aurait eu de la vitesse dans cet
escadron-là Ah! les charges, les bonnes charges d'autrefois!
D'abord le « garde à vous » ; l'alignement, les menus mouvemens
par lesquels on rattrape, entre les escadrons, l'intervalle régle-
mentaire de neuf pas, puis l'attente de l'instant où l'on va se
lancer; car, pour toute charge, il n'y a qu'une seconde vraiment
propice, et quelquefois, dans les conimandemens, les contre-
ordres, les faux départs, il arrive qu'on la laisse passer; enfin la
prise d'allure, le bruit sourd du prudent trot d'approche qui
ménage les poumons des chevaux, le cliquetis des armes, la fan-
fare deux fois ailée que les trompettes emportent et que le vent
disperse; puis le galop suprême, l'allonge et la détente, la rage
de l'attaque, l'ivresse du danger! Regagné à ces sentimens aigus,
il venait à rechercher et à savourer, dans son périlleux passé,
tous les risques qu'il avait courus : nuits de grand'garde aux
veilles de bataille; l'horizon obscur, d'où l'ennemi s'avance; le
terrain traître où se glissent des patrouilles; les mots d'ordre ou
les balles de pistolet échangés; le silence ensuite, les longues
stations sur un cheval endormi qui tire bas sa bride, la somno-
lente veillée d'armes, où, pouvant encore tenir les yeux ouverts,
on ne peut plus empêcher l'esprit de divaguer. Puis tout le reste,
tout l'effort joyeux, toutes les peines viriles jetées sans comp-
ter dans ce métier étrange, fait de guerre et de paix, de servi-
tude et de liberté; joyeuses promenades du matin, quand on
franchit sans souci les portes de la garnison et qu'on s'éloigne
dans la lumière, dans la jeunesse et dans la santé; travaux pou-
dreux du champ de Mars, revues solennelles, promptes alertes,
RACHETÉ. 480
longues chevauchées, reconnaissances, surprises, embuscades,
coups de main... Et sentant combien cette vie hasardeuse, iné-
gale, combien cette noble vie du cavalier d'avant-postes lui tenait
encore au cœur, il se réjouissait d'être resté jusqu'au bout un
homme d'honneur et de n'avoir pas démérité de ses compagnons
d'armes. Eux, cependant, chefs ou camarades, que savaient-ils de
lui? Sans doute, sa mort leur était déjà annoncée; on pouvait la
lire, inscrite sur les contrôles, à côté des bonnes notes qu'il avait
toujours méritées... « Disparu... a cessé de suivre à partir de tel
jour », ces vieilles formules de l'écriture militaire lui revenaient
en mémoire avec un sens proche et cuisant.
— En somme, j'ai manqué ma carrière, concluait-il. Le maré-
chal n'a eu que ceci à dire : « Verdy est-il là?... » Oui, monsieur
le maréchal, lui ai-je répondu, et il m'a envoyé me perdre au
milieu des neiges; il m'a jeté dans des embarras dont je n'ai plus
pu sortir ensuite. C'était son droit, oui, et c'était mon devoir.
Mais Margeret avait raison, cette gjierre est absurde. Je nie
retirerai auprès de ma mère, à Corbeil, j'épouserai une mignonne
qui aura de beaux yeux comme cette Véra; j'achèterai un bateau
pour la pèche, un cheval anglais pour mes courses à Paris et à
Fontainebleau. Je lirai, surtout; oui, je lirai...
Puis, franchissant d'un bond ces dix années perdues pour le
bonheur, il revenait à ce début de sa vie militaire, à ces lentes
heures écolières, que l'horloge de Saint-Cyr laissait tomber si
lourdement dans ces cours si sombres, tandis qu'on s'y prome-
nait par bandes et qu'on y tournait perpétuellement à main
gauche, comme des chevaux dans un manège. Seuls, les conscrits
déclarés busons étaient exclus de ce mouvement ; ils s'adossaient
solitairement aux arbres; on les voyait là, chaussés de ces guêtres
d'étamette qu'on jarretait au-dessus du genou, leur bonnet à
gland incliné tristement sur l'oreille. L'ennui, d'ailleurs, était si
bien de règle, que pour se distraire on inventait chaque jour une
dispute et un duel... D'étranges bouts de dialogue, demeurés en-
tiers dans sa mémoire, lui rappelaient ces scènes topiques.
« Contre qui te bats-tu, conscrit? — Je n'en sais rien. — As-tu
un compas? — On m'en attache un... » Les anciens organisaient
ces rencontres, exerçant ainsi sur les jeunes cet arbitraire pou-
voir que les uns et les autres sentaient pendre au-dessus d'eux;
quant aux armes, le général ayant fait couper les baïonnettes car-
rément pour qu'elles ne pussent servir à ces exercices, on croi-
sait sur le terrain non le fer, mais un compas fourré dans un
manche à balai. Le sergent de ronde traversait parfois le corridor
à point pour séparer les parties ; d'autres fois, il ne pouvait que
490 REVUE DES DEUX MONDES.
ramasser le blessé; et les coupables, mettant sac au dos, allaient
rattraper l'armée comme simples fusiliers.
Se battre pour sa belle eût été plus glorieux. Les occasions
manquèrent à Verdy, mais non les tendres sentimens... Emilie
était mariée, et le soupirant n'osait que faire des vers, bayer aux
moineaux, réciter mal la théorie, coucher à la salie de police,
jusqu'à ce que la coquette, prenant pour elle le rôle de hardiesse,
eût été à pleines lèvres au-devant de ses aveux.
Un soir, au théâtre Feydeau... on jouait Malvina, de Méhul.
La loge obscure ne contenait qu'elle et lui : elle se retourna, vint
à lui, blotti tremblant contre la porte, et le prit dans ses beaux
bras nus. Ah! la folle fille! et comme il l'avait aimée pendant
lout un congé de semestre ! Cinquante mille francs croqués sur
sa légitime n'étaient que le juste prix.de tant de bonheur.
Ils allaient ensemble aux Bouffons, ils louaient une vélocifère,
couraient dîner au village de Sceaux; se retrouvant dans le
monde, ils faisaient les étonnés, puis dansaient jusqu'au jour,
enjôlés au son de la harpe et du cor. Elégante, elle inventait sans
cesse quelque turban, quelque écharpe, quelque shall à la
mameluk, et les combinait avec ses antiques, avec ses ridicules,
et tous ses autres agrémens, de manière à marquer chaque jour
par une nouvelle toilette. Mais que sa robe fût de jaconas, de
crêpe ou de soie, c'était toujours autour d'elle cet impudique
vêtement fait exprès pour l'adultère: soit qu'elle le ramassât d'une
main pour y mouler son corps, soit qu'elle le laissât pendre et
flotter mystérieusement. Pour ne pas la compromettre, il venait
aux rendez-vous costumé en bourgeois ; il portait alors un cha-
peau rond hollandais, une culotte feuille morte, des bottes à la
Souwarof, un habit bien prenant à la taille, grimaçant aux
épaules, et trois gilets de couleurs choisies. Il riait à présent de
tous ces riens de leur costume, dont l'amour seul avait pu faire
de grandes affaires; il rougissait de toutes ces folies que le seul
désir de plaire avait pu rendre excusables. Car que signifiaient les
gambades et les grimaces par lesquelles il se signalait en dansant
la trenis, ou le genre qu'il affectait pour monter à cheval, les
pieds tournés vers le dehors, dans la position du chassé, les
épaules mouvantes et désarticulées? Pourtant, tout cela supprimé,
il restait de cette intrigue ancienne quelque chose de suave et de
charmant; et Jacques aimait encore Emilie, mais d'un sentiment
plus secret, moins idolâtre, et tel que ce hussard n'en avait ja-
mais éprouvé pour aucune femme. Cherchant à s'expliquer l'ob-
session de cette image ainsi transfigurée, et pourquoi le souvenir
de maîtresses non moins chères avait pâli devant elle, il sentit
RACHETÉ. 491
tout à coup que ce qu'il avait retenu d'Emilie n'était que le charme,
l'abandon, l'illusion et la droiture de ce jeune amour évanoui.
— Au fond, c'est peut-être cette Véra que j'aime? se deman-
da-t-il alors, soupçonnant son cœur de méprise et de surprise.
Car de quel nom nommer le doux parentage improvisé dès
l'abord entre elle et lui, et cet écho prolongé qu'elle seule, après
Margeret, avait éveillé parmi ses pensées?
— Mais non, reprit-il, amour n'est pas le mot propre...
C'était piété qu'il fallait dire, car on ne pouvait adorer Véra,
cette vierge de vitrail, que d'en bas et de loin; la main, rien qu'en
se posant sur elle, aurait accompli comme un viol.
— D'ailleurs, elle n'a pas de corps, conclut-il, pensant par là
sortir d'affaire. Mais, bien qu'il connût l'impossibilité majeure
d'aimer durablement une femme qui n'a pas de corps, il resta
sujet à se souvenir de celle-ci, tête d'ange et gorge d'enfant.
— Véra, je vous en prie... Dites qu'on me selle Consul! mur-
murait-il en rêve; et rouvrant les yeux, il se revoyait malade et
prisonnier, couché dans le lit où ces gens l'avaient mis croupir
comme un cul-de- jatte.
Mais un regain de douleur physique, en violentant tout son
être, coupa court à ses songeries. L'enflure, dépassant son ais-
selle, raidit son cou, noya son oreille; elle descendit aussi vers
le coude et changea tout le membre en un cuissot informe, vio-
lâtre, impatient du moindre contact. Sans doute, des clapiers
puruiens, pareils à ceux qui salissent l'épaule des chevaux gar-
rottés, se formaient sous cette peau malade. La pression croissante
qui serrait là tous les tissus enchaînant l'attention de Verdy, il
n'avait de volonté que pour songer à Douchkof et pour désirer,
sur cette plaie, les saines piqûres de la lancette.
Il souffrait ainsi le soir du septième jour, et la nuit tom-
bait. Ces battemens sourds qui martelaient incessamment sa
chair se changèrent en secousses aiguës et devinrent comme les
chocs d'une machine bandée par intermittences pour déboîter
le membre hors de l'épaule. Le patient marquait par un gémis-
sement chaque temps de ce supplice; mais, la fièvre chevauchant
la douleur, l'entraînant avec elle dans la galopée furieuse du
sang, il en vint à un douloureux sommeil qu'aucun effort tenté
vers la conscience ne put plus interrompre.
Son cauchemar prit cette forme : le canon tonnait au loin,
quelque part hors de l'horizon; des colonnes profondes, ayant
entre elles de grands intervalles, se réglaient les unes, sur les
autres, et marchaient depuis la Moskowa vers Moscou. Elles sou-
levaient des trombes de poussière qui traînaient derrière elles
492 REVUE DES DEUX MONDES.
comme des fumées; et leur mouvement rythmique, sur l'étendue
sans borne, causait le même malaise que la vue des bateaux
bercés par la mer. Puis les salves de canon devenaient roulemens
de tambour; on entrait dans la ville où le silence était profond :
pas un appel, pas un cri, pas une plainte. Les maisons fermées
et désertées ne faisaient point de résistance; elles se laissaient
forcer et violer : leur tristesse seule demeurait inviolable. Car
on avait beau rire do leurs mines accusatrices, leur envoyer des
quolibets ou des balles, doubler le bruit de la musique : rien ne
pouvait vaincre l'inquiétant silence par lequel la ville conquise
répondait à ces bruits vainqueurs. Tout à coup des cris s'élevaient :
— Le feu! Le feu!
Et la voix de l'Empereur invisible disait : « Berlhier, nous
sommes perdus, la ville brûle. » L'incendie sévissait en pleine
!ureur. Des fusées à la Congrève volaient partout comme des
oiseaux ; elles entraient par les fenêtres ; se posaient instablement
sur la croix du Kremlin : il pleuvait des étincelles, il neigeait de
la cendre, il ondoyait de la fumée, et l'armée se mourait de sur-
prise, d'horreur et de soif. Traversant la flambée orageuse, Verdy
cherchait en hâte quelque chose d'indéterminé, qu'il ne trouvait
pas et dont le manque le poignait. Sur une place, il rencontrait
treize incendiaires pendus sous des arbres de charbon ; leur juge-
ment était affiché au-dessous d'eux; il le lisait. Plus loin, les
hussards de son peloton, assis en plein air dans des fauteuils,
ribotaient parmi des coffres ouverts ou crevés qui vomissaient
entre leurs jambes des étoffes et des vaisselles; sous un auvent
de la ville chinoise, des soldats hollandais, déguisés en Mosco-
vites, tenaient étalage d'objets volés.
Cependant, les flammes plus hautes se rejoignaient au-dessus
de sa tête, couvraient la rue d'une éclatante voûte ogivale et se
réverbéraient en reflets cramoisis sur le pavé chaud comme
l'âtre d'un four. Devant le Grand-Théâtre, abîme d'incandescence,
un vieillard tout brûlé lui présentait un placet qu'il rejetait; il
remarquait alors sur ses talons une fille en larmes et qui fixait
sur lui un humble regard de chienne. Des gens passaient, por-
tant leur mobilier sur des charrettes ; chassés par les progrès du
fléau, ils gagnaient d'heure en heure un nouveau quartier. Verdy
traversait avec eux des vestibules, entrait dans des chambres; il
les voyait tomber harassés sur les sièges , s'accouder aux tables
pour pleurer.
Il arrivait enfin dans la cour d'un palais ; sa joie était grande
d'y découvrir Margeret très calme et qui l'abordait avec son bon
sourire :
RACHETÉ. 493
— Vous voilà bien affairé... Que cherchez- vous donc?
— Parbleu, je cherche un cheval...
Comment Margeret, cet homme supérieur, n'avait-il pas de
lui-même deviné ceci?... Mais dans cette cour dangereuse, un
dogue attaché au mur tournait sur lui-même , bondissait en ten-
dant sa chaîne, hurlait et bavait d'épouvante. C'est que des flammes
s'approchaient et cernaient cet espace ; d'étranges flammes horizon-
tales, acérées comme des baïonnettes, rampantes comme des ser-
pens; ces flammes apparemment étaient gelées, car Margeret, tou-
ché par elles, n'avait que le temps de crier : Vive l'Empereur! et
tombait mort. Alors, le maréchal Ney entrait à son tour et don-
nait ses ordres. « Nous ne sommes pas bien, disait-il; il faut aller
chercher de l'eau à la Bérésina. » Toute l'armée obéissait; ce
bruit constant, rumeur de peuple ou ronflement de fournaise, qui
n'avait pas cessé de régner au loin, se changeait encore en quelque
chose et devenait le roulement d'un interminable convoi déve-
loppé sur des routes dures et sonores; on entendait derrière le
mur un brouhaha de troupes, des galopades de chevaux lancés à
la charge, puis des explosions de caissons, un bruit confus de
bataille, des commandemens, des gémissemens, et des voix reve-
naient dire :
— La Bérésina est à sec... Les Russes sont maîtres des pas-
sages de la Bérésina... La Bérésina est gelée...
Malheur immense! Il n'y avait plus d'eau dans la Bérésina
pour éteindre l'incendie de Moscou ! La mort par le feu était donc
fatale; déjà le chien tout roussi rentrait dans sa niche...
— De l'eau! cria Verdy d'une voix rauque; et bondissant sur
son lit, se dressant, il rouvrit ses yeux hagards. Je meurs!...
De l'eau!...
XV
— Oui, voici de l'eau, buvez... répondit la voix de Véra, tan-
dis qu'elle-même prenait sur la table et présentait au malade un
verre rempli d'une infusion d'arnica. Sous la clarté languissante
aux pieds de l'image, il l'aperçut vaguement qui s'approchait et
souriait.
— Est-ce donc vous, Véra? balbutia-t-il en la cherchant avec
son bras gauche. Elle se pencha davantage : il la reconnut.
— C'est vous!... C'est vous!... Dites, Véra, l'incendie est-il
éteint?
— Oui, répondit-elle avec une gravité indulgente, l'incendie est
bien éteint. Ne voyez- vous pas comme tous les objets sont froids?
494 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est vrai... l'air est froid... Votre main est froide... Quel
bonheur que ce soit vous ! Nous ne sommes donc plus à Moscou ?
— Non , nous sommes à Biéii-Khoutor. La guerre est finie.
Tout repose dans la maison. La nuit s'achève et le jour paraît...
Il but avidement, et, s'appuyant sur elle pendant qu'elle es-
suyait et caressait son front, il rassasia longtemps d'elle son
regard épouvanté.
— Je comprends, oui... C'était la fièvre... Merci, Véra. Mais
pourquoi ne reveniez- vous plus? Ah! ne me laissez pas mourir
tout seul!
Posant ses doigts joints sur cette bouche amère, elle la ferma,
elle y suspendit toute parole de désespoir; mais lui, saisissant
cette main avec la main qu'il avait encore, s'y cramponna comme
à son salut; il la couvrit de mille baisers, du poignet aux ongles,
dessus, dedans, et tout autour de la petite bague d'argent.
— Me rendrez-vous la vie? demandait-il sauvé déjà, repris au
double délice d'admirer un être et d'interroger une âme.
— Oui, répondit-elle de sa voix pieuse, et elle tourna vers
l'image son front que la lampe illumina. Oui, la jacinthe a fleuri,
vous allez guérir.
Car elle venait de la part de Dieu ; car elle apportait la santé
dans ses petites mains bénies; et dans son cœur l'espoir, le cou-
rage, la bonne volonté, toute cette vie secrète que la mère donne
à l'enfant et que l'épouse donne à l'époux.
— Oh! que vous êtes belle! disait-il sur un ton de prière.
Véra! ma sainte Vierge! Oh ! comme je vous aime! Je vois de la
lumière dans vos yeux !
Mais de nouveau son pouls vint à résonner au fond de sa bles-
sure, les yeux lumineux qu'il adorait disparurent à ses yeux
troublés; il retomba sur l'oreiller et dans la fièvre. Pourtant,
il opposait encore la forme de l'enfant aux formes du cau-
chemar et répétait :
— Beau petit ange... Bon petit ange...
XVI
Bon petit ange... avait-il dit... Portant ces trois mots dans
son cœur, elle revint à sa chambre; puis, debout devant la fenêtre,
elle prit son front dans sa main chaude encore de tous ces baisers.
L'épaisse forêt, orgueil de Gvozdef, s'éloignait en montée douce
jusqu'à l'horizon; vers cette frontière extrême, la dentelle des
hautes branches était un voile derrière lequel rougissait l'aurore;
sur le bois profond s'étendait le ciel pâle, éblouissant, tout drapé
RACHETÉ. 495
de nuages où se mirait ce premier soleil. Plus près, dans les
champs, depuis les haies du verger jusqu'aux lisières du taillis,
des bandes de corbeaux posés à terre se laissaient balayer par le
vent, s'enlevaient, retombaient, roulaient sur la neige comme des
papiers brûlés; et d'autres, au-dessus d'eux, plus joyeux encore
de vivre en ce clair matin, volaient à toutes ailes, traçaient éper-
dument des spirales qui s'enveloppaient entre elles et dont l'axe
montait au ciel.
« Ai-je donc mérité le nom d'ange?... » soDgeait Véra, et elle
remerciait le Dieu qui avait à ce point honoré sa servante que
de faire d'elle un signe divin et de l'envoyer au lit de la douleur,
les mains pleines de cette espérance qui nous vient d'en haut.
Mais, à côté de ce Christ venu pour racheter avec l'amour les
péchés du monde, elle vit la jacinthe fleurie, symbole gracieux
du printemps qui naissait en elle. Alors , la face douloureuse
que le blessé tournait tantôt vers elle, sa poitrine haletante, sa
gorge virile tendue sous le joug du mal, ses yeux tristes et sa
bouche aimante, tout lui réapparut, éclairé de lumière nouvelle,
et cherchant, après ce qu'elle avait fait pour l'homme , ce qui
lui restait encore à faire, elle se demanda :
— L ai-je vraiment racheté ?...
XVII
Douchkof vint dans la matinée; il débrida la plaie, qu'il
réduisit et couvrit de ventouses, prescrivit des lavages à l'alcool
et des embrocations de vin camphré, puis repartit en promettant
que tout irait bien. Gvozdef, l'ayant reconduit jusqu'au bout de
l'avenue, rentrait silencieux, appuyé sur l'épaule de Véra. Deux
branches d'arbre agitées par le vent se choquèrent au-dessus de
leurs têtes; un peu de givre se mit à pleuvoir en poudre d'or,
et Véra tressaillit sous cette chute menue, les moindres impres-
sions suffisant maintenant à doubler les battemens de son cœur.
— Vous tremblez, Véra Ivanovna? Êtes-vous souffrante?
— Non... non... répondit-elle en frissonnant encore.
— Je suis content de ce que m'a dit Douchkof. Le Français
est guéri. Je vais le faire porter chez Goloborodko, en attendant
qu'il puisse s'aller faire pendre ailleurs.
— Ne dites pas cela ! C'est Dieu qui nous envoie nos hôtes !
Ne faites pas cela !
Etonné par la vivacité de cette réponse, il s'arrêta en face
d'elle. Jouant silencieusement avec une boucle de ses cheveux
496 REVUE DES DEUX MONDES.
il la touchait au front, comme pour faire sortir de là une vérité
qu'il soupçonnait.
— Mon père, j'ai quelque chose à vous dire... commença-t-elle.
Puis, comme il la regardait fixement, elle eut peur de ses yeux
brillans et changeans, et se blottit contre sa poitrine avant de
continuer :
— Tout ce matin, j'ai beaucoup réfléchi à la loi du Christ.
C'est un spectacle si triste de voir comme elle est peu suivie sur
la terre ! car le monde n'est rien que guerres, que violences et
crimes.
Gvozdef eut un sourire qui signifiait : « N'est-ce que cela ? » et
pensant qu'il avait devant lui l'enfant et non la femme, il reprit
doucement, revenu à ce tutoiement dont il usait jadis avec elle :
— Ma petite âme, tu dis vrai. Nous traversons de sombres
jours. Voici les chiens qui avaient mis l'Europe en lambeaux
occupés à déchirer et à dévorer l'Asie. Etranges événemens ! Au-
trefois, nous autres Russes, nous ne faisions la guerre qu'aux
ennemis de la croyance. Aussi quand Catherine envoya son armée
contre les Turcs, ai-je marché volontairement : c'était sous la
bannière du Christ. Mais maintenant nous combattons un peuple
qui avait reçu comme nous la parole de Dieu : c'est lui qui nous
a forcés, l'hérétique, à prendre les armes contre un autre peuple
chrétien. Aussi, tu l'as bien dit, malheur à tous ces Français qui
viennent nous éclabousser de sang !
— Il ne faut pas les haïr, répondit- elle, car savent-ils ce
qu'ils font ? Ils obéissent à qui les mène, et ce n'est pas leur
faute à eux si celui-là prend les conseils du diable.
— Que dis-tu ? N'est-ce plus leur faute s'ils ont brûlé Moscou ?
— Non ! non! ils n'ont pas voulu la brûler ! Personne ne sait
la cause du malheur! Dieu nous a frappés tous !
Elle se suspendait à son cou et le fatiguait sous ses bras pas-
sionnés; il la baisa sur les cheveux, se dégagea de son étreinte,
et, lui abandonnant une main qu'elle pressa et caressa dans ses
petites mains douces, il reprit lentement sa marche.
— Ce sont nos péchés qu'il faut expier, continua-t-elle. Car
nous savions déjà le meurtre avant ces guerres ; les hommes
d'Occident n'avaient pas à nous l'apprendre. L'histoire russe aussi
est sanglante...
— Ne parle pas des morts, interrompit-il en faisant le signe
de la croix, Dieu les a jugés. Mais quant aux jours présens, je sais
bien ce qu'il nous reste à faire. Paris est la ruche ; il faut ren-
verser la ruche pour dissiper l'essaim de ces Varvars. Si j'avais
encore deux jambes, crois bien que je remonterais à cheval pour
RACHETÉ. 497
cette chevauchée, et que je ferais sans remords la guerre sans
pardon; car le Sauveur Ta dit : « Quiconque a frappé avec l'épée
périra par l'épée... »
— Il l'a dit, reprit-elle en noyant ses yeux dans la profondeur
du ciel, mais c'était la loi du monde ancien, et la sienne nous a
été donnée pour changer la face du monde. Mon père, ce sont là
précisément les choses auxquelles je réfléchissais ce matin.... Oui,
il y a bien de l'injustice sur la terre ; les soldats la font ou la
subissent sans cesse, mais ils y sont contraints, et nous ne devons
pas les maudire, mais plutôt les plaindre, car obéir, souffrir et se
taire, c'est là leur devoir. Pourtant, pour réparer l'injustice,
n'avons-nous pas l'amour? Je pense maintenant que les femmes
doivent racheter avec leur amour cette injustice qui se mêle aux
actions des hommes. Mon père, je veux vous dire comment cette
idée m'est venue. Ce matin, j'ai entendu l'officier gémir. Vous
m'aviez défendu d'entrer dans sa chambre ; pourtant, je suis allée
jusqu'à lui pour lui donner à boire. Pardonnez-moi, car il souf-
frait. Il m'a nommée d'abord, puis il a dit : « Bon petit ange ! »
Oui, il m'a prise pour son bon ange. Et moi j'ai vu tout à coup
mon chemin; j'ai vu que ce n'est pas en vain que vous avez
abrité le moribond sous votre toit, et que c'est peu d'avoir payé
pour lui deux pièces d'or, et qu'il faut maintenant une autre
monnaie...
Elle regarda plus haut encore à travers ciel, baisa de nouveau
la main du vieillard, puis reprit avec sérénité :
— C'est la volonté de Dieu que je sois la femme de cet homme.
— Que dis-tu ? que dis-tu ? répliqua-t-il en frappant violem-
ment le sol avec sa canne. Le maudit t'a-t-il fait croire ceci ?
— Non! Je l'ai compris moi-même! Je le sais, je le sens!
Dieu seul m'a fait croire, Dieu m'a parlé !
— Le Français t'a parlé, veux-tu dire ? Ah ! ces gueux ont
connu de tout temps l'art d'enjôler les bons Russes, et Rostop-
chine le savait bien quand il commandait qu'on désertât la ville !
Les scélérats auraient encore ensorcelé nos gens ; ils les auraient
rendus complices de leurs crimes!
Il secoua rudement le bras de Véra, et se penchant vers elle
et la contraignant à subir son regard irrité :
— Dis, les as-tu oubliés leurs crimes? Près de la Porte-Rouge,
ils tiraient au pistolet sur une statue de la Vierge: ils lui avaient
pris sa couronne, à la Mère de Dieu, et ils en avaient coiffé un
ours, qu'ils menaient par les rues; ils buvaient dans des ciboires;
ils abritaient leurs chevaux dans la basilique où notre père le
Tsar a reçu l'onction de l'huile; et les ossemens de nos aïeux,
tome cxxix. — 1895. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs ossemens sacrés qui dormaient dans la terre russe, ils les
en ont retirés pour pouvoir les fouler aux pieds !
Il pleura, et ce fut entre eux un grave silence que Véra rompit
de sa voix assurée :
— Le Christ a dit à son Père : « Pardonnez-leur, car ils ne savent
ce qu'ils font. »
Puis elle se tut de nouveau, laissant sa tendresse déjà mûre
fleurir et rayonner sur son visage. Devant cet amour patient au
dehors, violent au dedans, et qui ne pouvait plus trouver d'ob-
stacle qu'en l'amour, devant cette âme si loyale que, s'étant une
fois donnée, elle ne pouvait désormais se reprendre, Gvozdef
changea brusquement de ton.
— D'ailleurs, reprit-il en passant des larmes au rire, ce Fran-
çais ne t'aime pas !
— Est-ce qu'il vous l'a dit ? demanda-t-elle avec effroi.
— Je parle de ce que je sais, répliqua-t-il mystérieusement.
Ah ! ah ! il t'a nommée son ange ! Ange est un nom que les Fran-
çais donnent à beaucoup de femmes !
— Vraiment? poursuivit-elle de la môme voix effarée.
— Oui, vraiment; et, sans parler de leurs femmes de France,
nous voyons assez ce qu'ils ont fait des nôtres. Ah ! tu veux être
son bon ange ! Crois-moi, ce n'est pas ce qu'il attend de toi ! mais
tu ne le sais pas, pauvre âme, quels anges vivent en France...
— Ne médisez pas des femmes de France : elles ont leurs
chagrins, et nous les nôtres.
— Je dis que, hommes etfemmes, ce peuple est damné ! reprit-il
sans pouvoir davantage se contenir ni dissimuler. Je dis qu'ils
peuvent bien exceller dans la guerre, la cuisine et la littérature ;
mais ils se sont mis d'eux-mêmes hors la loi chrétienne. Et
quant à les admettre au mariage, ni dans aucun des saints con-
trats qui nouent la vie de l'homme et que Dieu bénit...
Il s'arrêta pour reprendre haleine, puis conclut d'une voix
tonnante qui effaroucha au loin des oiseaux :
— Moi, vieux Cosaque, vieux soldat de Catherine, je refuse
de marier la fille russe à l'officier français !
Impassible en apparence, Véra ne cessait pas de lui prêter
son épaule, et marchait en arrangeant ses cheveux sur son front
d'un geste lent et virginal. Pourtant un doute affreux tiraillait
son cœur, et déchirait sa gorge.
— Vous avez visité cet homme et vous lui avez parlé dans sa
langue? reprit Gvozdef, comme ils rentraient sous le vestibule :
c'est deux fois désobéir, et c'est mériter d'être battue...
Comme elle tardait à demander pardon, il lui serra durement
RACHETÉ. 499
la main. Elle pâlit un peu sous la menace, mais, échappant à la
défense par un de ces argumens de femme contre lesquels les
argumens des hommes ne peuvent rien :
— Mon Evangile est écrit en français, dit-elle : je prierai Dieu
en français.
XVIII
Pendant trois mois, Jacques ne revit pas Véra.
Il vivait chez Goloborodko, non pas sous le toit commun,
devant la table que bénissaient les images, ni sur les chauds palati,
mais dans une chambre spéciale, vidée pour lui des ustensiles et
des semences qu'elle avait autrefois contenus. Il la remplissait jour
par jour de livres empruntés à Douchkof, car il recouvrait avec
ses forces d'homme un esprit adolescent et qui, transplanté sur
ce nouveau sol, en absorbait les sucs avec une avidité insatiable,
se développait avec une prodigieuse verdeur. Outre l'amour dont
il s'était épris pour la langue russe et l'effervescence que l'usage
d'un vocabulaire inaccoutumé mettait dans son cerveau, ses an-
ciennes rêveries d'art militaire lui revenaient en tête; il se per-
suadait d'écrire une « philosophie de la guerre », dont le titre le
transportait, mais dont la doctrine lui manquait encore.
Sortant un matin du logis, il eut la surprise d'un ciel pâle,
d'un air léger, où l'on sentait tout ensemble la tiédeur du soleil
et la fraîcheur des eaux. Le printemps éclatait. La petite maison,
ruisselante, se déshabillait en chantant de son manteau de glace;
le bouvreuil familier sifflait dans sa cage de bois, qu'une perche
fléchissante érigeait par-dessus le toit; il était revenu là dès l'au-
rore, ayant fini son voyage d'hiver : son prompt retour présageait
l'année heureuse. Cependant Goloborodko menait un grand bruit
de maillet à l'autre bout de la cour; il achevait de remiser son
traîneau sous un appentis, et, l'élevant avec des cordages jusqu'à
la couverture de roseaux, le fixait solidement dans cet équilibre
aérien.
Tous ces phénomènes d'une climature étrangère ramenaient
l'officier au souvenir de sa patrie ; ces changemens accomplis
dans la vie domestique le préoccupaient d'autres graves et pu-
blics changemens. Les nouvelles armées que l'Empereur formait,
quand les emploierait-il? et contre qui? Avait-il fini d'ajuster
l'assemblage de ses alliances, construit tout l'appareil de ses con-
ceptions et de ses prévisions? Qui sait s'il ne commençait pas
dans l'instant même à pousser les pions sur l'échiquier straté-
gique?... Ne sachant traduire tous ses doutes, Verdy vint sim-
500 REVUE DES DEUX MONDES.
plement près de Goloborodko; il lui montra l'horizon, l'inter-
rogea du regard , simula des deux poings une attaque et un
pugilat; cette mimique signifiant au total : « Va-t-on se battre? »
— Dieu sait ce qui arriverai... répondit l'homme, immobile,
appuyé sur une pioche dont il rajustait le manche; et Verdy le
comprit, moins à ses paroles qu'à l'insouciante fixité de ses yeux.
Pourtant, Goloborodko n'était pas un paysan vulgaire : ancien
soldat, ancien marchand, il possédait sur le monde des notions
dont tout homme au village admirait la profondeur, mais affairé
sans cesse à ses besognes, il s'interdisait le moindre verbiage
sur les sujets indépendans de sa propre activité.
— Qu'arrivera-t-U?... poursuivait Verdy. Sentant à la fois
autour de lui le mystère fécond de la nature, et dans son cœur
une oppression douce, il sortit de l'enclos et vint rêver devant
la steppe. Au fond, la masse opaque des bois contrastait à la clarté
de l'air; sur ces lointains bleuâtres, le château de Gvozdef posait
une tache blanche ; la route noyée coulait comme une rivière ;
d'autres ruisseaux, à mesure que les barrages de glace se résol-
vaient, envahissaient la plaine et montaient vers l'horizon. Ce
grand miroir d'eau laissait voir le sol par transparence et le ciel
en reflet; les nuages errans y promenaient leur image; mais déjà
quelques affleuremens de terrain brisaient sa limpide surface :
aussitôt que découverts, l'herbe les envahissait, les verdissait, et
la première fleur commençait d'éclore avant que la dernière neige
eût disparu.
Verdy respirait à pleins poumons l'air caressant et capiteux,
l'air prolifique que la terre, pétrie par le dégel, admettait main-
tenant dans ses pores et quelle rendait chargé d'une mystique
odeur, caresse de printemps, promesse d'été. Partout la jeu-
nesse du monde s'exhalait embaumée, s'épanouissait radieuse;
une âme d'enfant palpitait au cœur de chaque homme, et ce qui
arrivait d'en haut, c'était la joie de vivre, la volonté d'agir et le
désir d'aimer.
— Elle a tenu parole... elle m'a rendu la vie... songea-t-il
en jetant un baiser vers cette maison blanche; et, pour la pre-
mière fois depuis dix ans, il observa qu'il croyait en Dieu.
Véra ne quittait pas le château. Ni pour les chasses, ni pour
les parties de cartes nuitamment prolongées chez quelque voisin,
ni pour les emplettes faites au marché de Kharkof, elle ne con-
sentait à accompagner son grand-père. Elle vaquait toujours à
l'économie du château ; mais des malaises subits l'obligeaient à
s'asseoir, défaillante, au milieu de son travail. On la voyait s'enfuir
du cellier, de la lingerie, de l'office; on la retrouvait dans sa
RACHETÉ. 501
chambre, tombée à genoux et qui pleurait. Elle disait qu'elle
savait bien ce qu'elle voulait; que Dieu lui avait parlé. Son devoir
restait le môme, que Jacques Antonévitch l'aimât ou qu'il la
haït; et c'était de se dévouer à ceux qui souffrent, d'éclairer ceux
qui s'ignorent, de servir dans un hôpital, de parcourir le monde
en pèlerine et d'aider partout aux œuvres de Dieu...
— Prends donc garde, Ivan Véniaminovitch ! dit un jour
Douchkof à Gvozdef : la santé de l'enfant plie sous le chagrin.
Notre fille peut tout à coup... oui, se briser. Déjà, j'ai noté chez
eMe de la fièvre...
Le barine prit sa pelisse; Véra, appuyée du front à la vitre,
le vit boiter tout le long de l'avenue, traverser la route, gagner
le village.
— Où va-t-il? se demandait-elle avec inquiétude. Et elle des-
cendait pour interroger les domestiques, quand la femme de Golo-
borodko entra précipitamment au château. C'était une bonne
vieille très laide et très sotte, épousée jadis pour son bien; car
Goloborodko se déterminait en tout par des raisons positives r
et il abandonnait aux gens d'une classe supérieure le luxe des
sentimens désintéressés.
— Ah ! Véra Ivanovna, s'écria-L-elle après avoir salué l'image,
Dieu sait ce qui se passe dans notre maison ! Votre grand-père
nous a commandé à tous de sortir; il a mis le verrou, et main-
tenant il est là qui crie, qui frappe le plancher, enfermé avec
l'officier...
— Que disent-ils?
— Dieu le sait!... Ils parlent en français. Peut-être votre
grand-père veut-il le renvoyer d'ici; car il ne l'aime pas. Pourtant,
croyez-le, Véra Ivanovna, cet officier est très doux et très savant.
Piotr Stépanovitch avait un poulain qui boitait: l'officier a fait
voir ce qui manquait dans les fers, et maintenant le poulain court
comme le vent. Mon neveu avait une jument si méchante que
personne n'osait seulement lui porter le fourrage; mais depuis
que le Français la soigne, elle est devenue comme un agneau.
Elle le laisse monter sur son dos, et lui s'en va droit devant lui
au galop; rien ne l'arrête: il passe par-dessus les haies. Ah!
qu'il est brave et fort ! Douchkof dit bien qu'il n'a jamais vu plus
bel homme, et c'est vrai, je peux le déclarer aussi, moi qui
mets chaque jour le baume sur son mal; d'abord, il est très blanc
de corps...
— Tu disais qu'il est très savant? interrompit Véra.
— Oui, il connaît déjà la langue, et son accent est tout à fait
gracieux. On croirait entendre un enfant. Tout le jour il est là
502 REVUE DES DEUX MONDES.
qui travaille à sa table ; les mots qu'il ne peut pas encore pro-
noncer, il sait déjà les écrire sur le papier. Douchkof dit bien que
les Français sont ceux du monde qui ont le plus de facilité pour
se faire entendre des Russes. Ah ! Véra Ivanovna, les hommes de
cette race peuvent tout ce qu'ils veulent !
— C'est vrai, répondit gravement Véra, mais ils ne veulent
pas toujours.
Et, ramenée par là au grand doute qui la faisait tant souffrir,
elle demanda :
— Parle-t-il de retourner dans son pavs?
— Il n'en parle pas. Puis, qu'irait-il faire dans son pays? Ce
n'est pas un pays chrétien, n'est-ce pas?
— Si... De quel air dis-tu cela? Aurait-il agi contre la
croyance ?
— Dieu lui pardonne ! continua la paysanne en baissant la
voix et en se signant, mais hier il a rapporté de la chasse un pi-
geon : il voulait le mettre dans la soupe.
— Quand il sera plus instruit dans nos mœurs, il ne com-
mettra plus de ces sacrilèges. Tu penses donc qu'il ne regrette
pas son pays ?
— Dans la journée, il ne regrette pas. Mais le soir, Dieu sait
ce qui se passe dans sa tête. Il faut dire qu'il est bien fatigué alors ;
ses forces ne sont pas encore revenues... Enfin hier il était assis
sur la charrue, dans la cour, et il regardait vers le château, en
envoyant des baisers comme cela, avec ses deux mains...
Véra sursauta ; elle se souvint une fois de plus de ce premier
baiser que Jacques lui avait jeté du bout des doigts, le soir de
leur rencontre. Il était si pâle alors, si tristement couché à terre...
— Avec les deux mains ? répéta-t-elle joyeusement. Dieu soit
loué ! Il est donc tout à fait guéri !
Le barine rentra dans l'instant auprès d'elles, et, fronçant les
sourcils à leur conciliabule :
— Que vous raconte cette sotte? demanda-t-il à Véra. Rien
de bien utile, je pense. Qu'elle retourne donc chez elle, et qu'elle
prépare son costume pour l'assemblée que nous allons tenir.
Quant à vous, petite âme, voici la nouvelle que je vous apporte:
J'ai vu l'officier français, et je lui ai dit qu'une idée m'était venue
au sujet de lui et de mon enfant, et qu'il fallait faire des smotrini
entre vous deux. Voilà en vérité tout ce que je lui ai dit. Ainsi, j'ai
décidé que nous nous réunirions ici dimanche pour cette céré-
monie. C'est un vieil usage russe, ma mère s'est mariée d'après ce
rite; dans des jours aussi sombres que les jours présens, il con-
vient de revenir aux coutumes des aïeux. Puis, c'est une occasion
RACHETÉ. 503
de réunir autour de moi les gens de mes terres , et je le veux
ainsi, car, de la sorte, chacun pourra juger si ce mariage est
possible d'après vos sentimens et d'après la justice. J'ai frappé
moi-même aux portes : toutes les âmes du khontor sont averties...
XIX
La chambre choisie pour ces smotrini était la plus vaste de la
maison; elle avait trois fenêtres, deux poêles énormes remplis de
paille, des rideaux de damas tout autour des portes; le long des
murs, plusieurs portraits, dans leurs cadres anciens, associaient
des figures d'Occident aux gloires de la Russie. C'était Louis XIV,
Mme de Montespan, un évêque et Pierre le Grand. Une rangée de
chaises régnait le long des murs ; le fauteuil du barine occupait
la place d'honneur sous les images. Plusieurs tables accolées et
formant étal portaient en un monceau la dot de Véra : plans de
domaines, titres de propriété, coffrets pleins de métal, puis des
cassettes, des boîtes sans nombre ouvertes et débordantes
d'étoiles, d'objets précieux et de bijoux.
Les gens de la maison prirent place, puis ceux du village, et
Gvozdef entra, menant sa fille par la main. Il était vêtu de l'uni-
forme qu'il avait porté dans sa jeunesse, servant alors comme
volontaire aux Companeitzi; bien qu'il n'eût jamais exercé là
que le grade de second major, il ornait maintenant son habit de
deux épaulettes d'officier, présent honorifique de l'hetman Assi-
mof.
Une chemise brodée à la russe couvrait la gorge et les bras
de Véra ; un voile ancien cachait son visage ; mais son corsage
et sa robe étaient de soie française, et de même tous ses vêtemens
invisibles, chargés de rubans et de dentelles, venaient d'Odessa
et d'Europe. Elle s'assit de l'autre côté des tables. Les femnies
empressées autour d'elle remplissaient la chambre de leur bavar-
dage impatient. Douchkof, profondément ému, s'affaissait dans
sa chaise comme un homme accablé.
Verdy, bien ajusté dans le dolman qu'il avait rapiécé lui-
même, sanglé dans sa ceinture de soie cramoisie, des gants
blancs aux mains, un ruban neuf à sa croix, entrait dans l'avenue
avec Goloborodko. Des idées contraires se combattaient dans son
cerveau : « Quand deux jeunes gens se sont rencontrés et qu'ils
se souviennent l'un de l'autre, avait dit Gvozdef durant cette
orageuse entrevue, c'est un usage russe : il faut faire leurs smo-
trini. » Il clignait ses yeux sorciers et traîtres, le vieux rustre,
en racontant ceci... Puis il avait décrit cette cérémonie naïve,
504 REVUE DES DEUX MONDES.
simple entente commerciale où l'on règle à la façon du vieux
temps les premiers accords des fiançailles. D'ailleurs ces smotrini
de Jacques et de Véra n'allaient être qu'un adieu de l'un à l'autre,
ei> dissiper ce doute affectueux dans lequel ils avaient pu vivre.
Car Véra, outre la pitié que méritent ceux qui souffrent et l'in-
térêt dont nous suivons ceux à qui nous nous sommes dévoués,
Véra ne ressentait à l'égard du prisonnier aucun sentiment du-
rable, Gvozdef s'en portait garant; quant à lui, Jacques, comme
hôte et comme ennemi, il ne pouvait que remercier, disparaître,
oublier. « Il me reste au moins le droit de l'aimer, » avait-il ré-
pondu à ce moment. Là-dessus, colère du barine, long pourpar-
ler, insistance et résistance; enfin, la concession lâche extorquée
à l'un par l'autre, et cette promesse de mensonge qu'il fallait
maintenant tenir...
— Beau temps pour vos fiançailles ! interrompit Goloborodko.
— Oui... répondit tristement l'officier, et il se mit à regarder
«t à regretter le paysage. Les haies pendaient en mousseline
verte le long de l'avenue; les pêchers, les pommiers, abondans
jusqu'au bout de leurs branches en fanfreluches blanches et
roses, foisonnaient par le verger. Elle riait ainsi parmi les fleurs,
la maison russe, tout investie de soleil et de printemps.
— Demain, j'irai me faire enfermer à la citadelle de Kharkof,
acheva-t-il en lui-même ; et s'apaisant à l'idée qu'il allait du moins
en finir, il se répéta une dernière fois la formule rituelle par
laquelle il devait répondre et se condamner.
Des murmures flatteurs courant sur l'assemblée saluèrent
l'arrivée du prétendant. Pourtant, il était encore pâle de toutes
ses sou ffrances ; deux traits chagrins arrêtaient droitement sa
bouche et recoupaient le fin contour de son menton ; ses yeux fiers,
fuyant avec impatience les regards des gens, contemplaient la fe-
nêtre ensoleillée où passaient et repassaient des ombres d'oiseaux.
Gvozdef et Goloborodko s'étaient salués. De l'un à l'autre, le
rite commença.
— Nous avons ici de la marchandise, dit le barine.
— Et nous, nous avons un marchand, répondit le paysan.
— Qu'il regarde donc la marchandise, reprit le maître en s'ap-
prochant de la jeune fille. D'un mouvement brusque, il lui releva
son voile, et elle apparut pleine d'innocence, de tristesse et de
douceur, si mince dans son costume, si chaste dans son attitude
qu'on eût cru voir une image descendue de son cadre pour s'ap-
procher des hommes, leur sourire et les bénir. Seul Verdy, tor-
dant sa moustache, baissa la tête et, considérant le bout de ses
bottes, répondit très vite :
RACHETÉ. 50!>
— Votre marchandise ne me plaît pas.
— Bien! répliqua Gvozdef au milieu de la consternation géné-
rale ; allez-vous-en tous ! La marchandise ne lui plaît pas !
Scandant chaque pas d'un coup de sa canne, il s'avançait vers
la porte; mais déjà Véra avait couru jusqu'auprès de Jacques. Se
penchant pour trouver et forcer son regard et lui montrant, tout
ravagé par la passion, ce doux visage qu'il avait refusé de voir
éclairé par l'amour et par l'espérance :
— Jacques Antonévitch, il importe que vous ne parliez pas
à la légère, dit-elle en français. Vous ne m'avez pas même regar-
dée avant de prononcer contre moi ; et pourtant, combien de jours
se sont écoulés depuis que je vous ai vu pour la dernière fois!
Vous étiez bien malade, alors, et moi bien inquiète; peut-être le
souci m'enlaidissait-il? Ou vos yeux étaient-ils troublés. .. ou votre
esprit, car il chancelait lui-même, hélas! sous le poids de vos
souffrances. Mais aujourd'hui, grâce à Dieu, vous voilà dispos et
fort... Regardez donc celle qui vous aime, regardez-la dans votre
cœur, et puis dites... dites la vérité...
Elle acheva d'une voix mourante, car l'attitude immobile de
Jacques ne manifestait d'abord rien de ses sentimens. Mais tout à
coup, ouvrant les bras, et l'appelant du geste, il s'écria :
— Véra ! Véra la bien nommée! Qui pourrait vous mentir?...
n'êtes-vous pas vous-même la vérité ? Je voulais tenir ma parole
envers votre père; mais j'ai trop d'honneur, j'ai trop d'amour...
Songez que pendant tous ces mois je ne savais rien de vous, Véra,
croyez que je vous ai pleurée, que vous me plaisez et que vous
me ravissez et que voici ma main, que vous avez guérie, mise pour
toujours dans votre main d'ange !
Et tandis qu'il l'adorait, plus blanche encore et plus pure qu'en
cette nuit d'angoisse où elle lui était apparue, venant du paradis,
elle l'admirait, vêtu de ce brillant costume, relevé à la dignité de
sa personne et de son grade, rendu à son caractère et à sa beauté.
Autour d'eux, l'assistance se taisait, comme craignant de
troubler cet air où leur bonheur était en suspens ; pas un bruis-
sement, pas un murmure, pas un souffle n'interrompait le silence
sublime, ni ne rappelait à terre ces deux âmes envolées au
ciel.
Gvozdef parla le premier, d'un ton animé et maussade ; et
Véra traduisit ses paroles que Verdy n'avait pu comprendre.
— Il a dit : Nous ne sommes pas ici en France. Les choses
doivent se passer à la russe. Puisque les jeunes gens se plaisent,
que le torg commence!
Trop heureuse en cet instant pour n'être pas très obéissante,
506 REVUE DES DEUX MONDES.
elle revint vers sa chaise. Verdy se replaça près de son porte-
parole; Gvozdef s'assit de nouveau et le torg commença.
— Nous sommes soldat, nous sommes prisonnier, nous n'avons
rien, commença humblement Goloborodko.
— Ah ! ah ! vous êtes un vagabond sans feu ni lieu ! reprit en
ricanant Gvozdef, eh bien ! je vais dire la dot de l'enfant et vous
jugerez vous tous, vous jugerez!
Il se mit à nommer et à détailler ses domaines. Il en déploya
les plans qu'il frappait du plat de la main et qui, se repliant d'eux-
mêmes, allaient rouler et danser sur le plancher; il dit l'étendue
de sa forêt, les noms des animaux qu'il pouvait y chasser ; puis
les bijoux portés de mère en fille, hérités de siècle en siècle, et
toutes les rares choses d'Europe ou d'Orient qui remplissaient
tous ces coffres. En parlant, il bousculait les tables, froissait les
étoffes, faisait sauter les dentelles au bout de sa canne...
— Est-ce bientôt fini? interrompit Verdy. Je ne comprends
rien à vos discours; d'abord vous parlez russe, et puis vous parlez
argent. Moi, j'ai mangé ma fortune quand j'étais sous-lieutenant;
mais peu m'importe, car depuis j'ai trouvé quelque chose de meil-
leur, car il y a par le monde un bien dont je suis riche...
D'un geste rapide, il arracha de son habit sa croix d'honneur
et la jeta sur le monceau d'étoffes.
— Yoici ce que je peux donner à Véra, reprit-il. C'est un
signe que l'Empereur nous attache sur la poitrine, à côté du cœur,
et que tout votre or n'aurait pas acheté, car c'est un joyau sans
prix, car ceci, messieurs, ne se vend pas!
Avec ses yeux hardis et ses moustaches françaises, il intimi-
dait ces bons Russes qui hochaient entre eux la tête et s'expli-
quaient l'événement les uns aux autres. Mais Véra saisit du bout
des doigts, comme un prêtre fait une hostie, le bijou qui était la
fortune du soldat :
— Voyez, grand-père, voyez son salaire, c'est la croix des
braves... Que disiez-vous qu'il avait vendu son âme?
De vieux sentimens, ravivés du fond de son cœur et de son
passé, remuaient à ce moment Gvozdef ; il détournait la tète et ses
paupières se gonflaient.
— Les Français sont braves, j'en conviens, répondit-il tout
bas. Je ne dis pas qu'ils ne soient pas braves...
Et sa voix tomba avec une désinence si faible que Goloborodko,
sentant l'affaire à terme, reprit délibérément le torg.
— Nous apportons en dot notre jeunesse, notre courage et
notre santé, récita-t-il avec emphase, pensant qu'il traduisait en
russe l'algarade du hussard.
RACHETÉ. 507
— Les parts sont égales, ajouta Douchkof. Elle apporte le
bonheur, et lui, l'honneur.
Puis, tous les assistans intervinrent :
— Donnez-le-lui, disait Sacha, puisque c'est elle qui l'a ramassé
sur la route.
— Elle Fa racheté... Elle l'a soigné... Elle l'a sauvé.».
— C'est vrai, insista Goloborodko, sans elle il serait mort.
Alors le père leva ses mains tremblantes, qui laissèrent
échapper son bâton, puis retombèrent sur les épaules de l'enfant;
et d'abord, il la contempla en silence, lui sourit et lui pleura.
— Ta mère était une grande chrétienne, dit-il à la fin. Elle
t'a remise à moi en mourant... Maintenant, tu as grandi en faisant
le bien. Va, sois-en récompensée. Marche avec celui que Dieu met
sur ton chemin. Sois son bonheur comme tu as été le mien, je
ne me plains pas de toi... Non, je ne me plains pas de toi, répéta-
t-il en s'attend ri ssant davantage, je ne me plains que de ceci...
Il s'arrêta, essuya ses yeux, regarda tout autour de la salle et
poursuivit d'une voix basse et douloureuse :
— Écoutez, vous autres, le chagrin qui me ronge et qui me
mène au tombeau. Il y avait une ville en Asie qui était le cœur
d'un peuple et la mère de toutes ses villes. Vêtue de pierre, elle
portait des jardins de fleurs à sa ceinture et riait en déployant
dans la plaine son écharpe de couvens et de châteaux. Les voya-
geurs apercevaient de loin ses toits sombres, ses clochers pâles,
ses dômes d'or et ses coupoles de couleur; plus près, on enten-
dait résonner l'enclume des forgerons, des maréchaux et des fon-
deurs, car Vladimir, pour écarter du lieu saint la menace du feu,
avait relégué ceux-ci dans les slobodes, et là, sans danger pour
Elle, ils menaient leurs jours ruraux; ils fauchaient l'herbe et se-
maient le blé...
Les sanglots de l'assistance l'interrompirent :
— Moscou! Moscou!... Les maudits!... Notre petite mère
Moscou ! Ils l'ont prostituée !
— Grâce! s'écria Véra les mains jointes, ils ont expié!
— Tu dis vrai, enfant, ils ont expié, répéta Gvozdef ; le froid
de la steppe les a bien punis pour le feu de la ville...
Il sourit une fois de plus à celle qui était sous'sontoit le signe
vivant de la paix et du pardon ; puis, regardant Verdy :
— Amène-le près de moi, commanda-t-il. Je veux lui parler
dans sa langue...
Et quand elle se fut placée devant lui, tenant son bien-aimé
par la main :
— Mon hôte, il faut que je t'interroge, poursuivit-il en fran-
308 REVUE DES DEUX MONDES.
■çais, d'une voix lente et qui cherchait ses mots. Maintenant, tu as
vu la Russie, tu sais des choses que ceux de ton pays ignorent.
Réponds-moi donc : lequel veux-tu servir, de ton Empereur ou
•de ton Dieu, et lequel veux-tu être de soldat ou de chrétien?
— Je prétends être à la fois l'un et l'autre, répliqua vivement
Verdy.
— L'un et l'autre... Tu le prétends à bon droit... J'ai moi-
même été l'un et l'autre; et maintenant, je veux te dire encore
un mot, un seul, le plus doux qui soit dans ta langue. Moi, vieux
soldat russe , jeté pardonne. . . L'enfant que tu me demandes, prends-
la pour femme ; garde-la bien ; tu ne trouverais pas sa pareille
en France. Fais que j'aie bientôt des enfans d'elle, car il faut des
hommes à la Russie pour réparer tout ce sang qu'elle averse. Un
jour, si Dieu nous exauce, elle sera la plus forte au monde; en
ces temps-là, ceux de ton pays détesteront l'année 1812. Tout ira
bien alors, car nous savons la loi du Christ et nous leur pardonne-
rons, oui, nous leur pardonnerons.
Il les baisa l'un et l'autre au front et leur imposa les mains ;
puis, ils firent pas à pas le tour de la salle. Radieuse, elle le sou-
tenait, ébloui devant elle, chancelant au seuil de cette vie nou-
velle, vers laquelle elle le conduisait. Et tous les domestiques les
bénissaient. Dans le silence recueilli, on entendit le tope-mains
sonore du barine et de Goloborodko ; les fiançailles étaient con-
clues. Puis un éclat de rire succéda, et le pas inégal du maître
recommença d'ébranler le plancher :
— Eh bien ! Douchkof ! qu'as-tu donc tant à pleurer ? Il nous
faut maintenant fêter le fiancé. Choura, apporte des gâteaux ;
Micha, apprête le samovar. Ils ne savent pas faire le thé, en
France...
Art Roë.
MEHEMET-ALI
DURANT SES DERNIÈRES ANNÉES
Au début de ma carrière, ma bonne fortune m'a mis en pré-
sence d'un homme qui, à ce moment, remplissait le monde de
son nom. Sorti d'une troupe de mercenaires et devenu le maître
de l'Egypte, il avait connu toutes les angoisses et tous les eni-
vremens de la puissance; il avait battu et dispersé les armées
de son souverain, lui avait ravi plusieurs provinces; il l'avait me-
nacé dans sa capitale; il avait provoqué et réuni contre lui tous
les grands gouvernemens de l'Europe, hormis la France. J'arri-
vai sur les bords du Nil pour assister à la lutte de ce conquérant,
issu du néant, contre les forces d'une coalition à laquelle s'étaient
associées toutes les puissances qui avaient terrassé Napoléon.
L'événement était de ceux qui frappent et remuent une imagination
juvénile, et le principal auteur du drame qui se jouait alors ap-
paraissait comme un personnage des temps héroïques, fait pour
intéresser et séduire un esprit inexpérimenté.
En débarquant à Alexandrie, mon premier poste, en sep-
tembre 1840, j'eus une impression réconfortante pour mon patrio-
tisme. Partageant toutes les illusions nées des premiers succès
de Mehemet-Ali, toutes les sympathies qu'avaient éveillées en
France ses efïorts pour rendre, à la civilisation, la terre des Pha-
raons, j'étais anxieux d'apprendre que ses armées soutenaient
vaillamment les hostilités commencées en Syrie. En pénétrant
dans l'immense rade, j'avais passé à travers des forces maritimes
considérables et imposantes. La flotte du sultan, tout entière, que
la défection du Gapitan-pacha avait livrée au vice-roi, s'y trouvait
réunie à la flotte égyptienne. On n'avait pas vu, on ne verra
510 REVUE DES DEUX MONDES.
peut-être jamais, un plus grand nombre de navires de guerre de
tout rang disposés en un ordre parfait. On célébrait, ce même
jour, une fête musulmane. Tous les bàtimens étaient couverts
de leurs pavois et saluaient, du feu de leurs batteries, le soleil
couchant par une journée splendide. C'était un spectacle d'une
incomparable magnificence. Il me parut qu'un armement aussi
formidable serait, pour la puissance de Mehemet-Ali, un rem-
part infranchissable, et dans mon ignorance des hommes et des
choses, je me persuadais que le pacha sortirait victorieux de la
lutte dans laquelle il était engagé. Je m'imaginais en outre que
la Providence réservait à mon pays , dans cette occurrence, un
rôle digne de lui, et que, trouvant une occasion favorable d'inter-
venir, il contribuerait au rétablissement de la paix en conciliant
tous les intérêts.
Mes espérances, comme mes prévisions, furent aussi vaines,
aussi éphémères que la résistance opposée par les armées égyp-
tiennes à l'agression des forces alliées. Peu de jours après mon
arrivée on apprenait en effet que les troupes d'Ibrahim-Pacha
étaient en pleine déroute, harcelées par les populations insurgées
autant que par l'ennemi, et qu'après avoir essuyé des pertes con-
sidérables, elles s'étaient réfugiées sous le canon de la place de
Saint-Jean-d'Acre. Cette défaite, plus rapide qu'inattendue, me
fut un sujet de pénibles, mais d'utiles réflexions; les circon-
stances, bien mieux qu'une laborieuse préparation, aidèrent, dès
ce moment, à mon éducation professionnelle. Loin d'assister au
triomphe de notre politique, aux succès de Mehemet-Ali, je vis
la victoire couronner les efforts des puissances qui s'étaient en-
tendues en nous excluant de leur concert, et le pacha tomber
du haut de son prestige à la merci de ses adversaires. A la vérité,
les alliés s'étaient donné pour tâche de rendre au sultan les pro-
vinces qu'il avait perdues, et au besoin de déposséder Mehemet-
Ali même de l'Egypte. Grâce à l'attitude prise par la France et
gardée pendant le conflit, grâce à la sagace promptitude avec
laquelle le pacha sut lui-même saisir une occasion propice, les
puissances jugèrent prudent de ne pas poursuivre leurs avan-
tages jusqu'au dernier terme de leur programme. Mehemet-Ali
conserva l'Egypte, et, d'un concert unanime, d'accord cette fois
avec la France, elles déterminèrent le sultan à lui en concéder
la possession héréditaire. Tel est le titre international dont ses
successeurs bénéficient encore à l'heure présente.
L'histoire de ce temps n'est pas écrite; mais l'écrivain qui
voudra l'entreprendre peut en réunir sans peine les élémens; elle
a été ébauchée partout; je me suis permis moi-même d'en indi-
MEHEMET-ALI. 511
quer, de mon mieux, les grandes lignes (1). Chacun connaît d'ail-
leurs l'œuvre de Mehemet-Ali par les fruits qu'elle a portés. Avant
lui, l'Egypte était la proie d'une féodalité inculte et sanguinaire,
réfractaire à toute civilisation, à tout contact avec l'Europe. Lui
venu, et maître de cette contrée si favorisée par la nature, elle
fut ouverte à toutes les améliorations économiques, elle fut initiée
à la culture de l'esprit. Quiconque y met le pied aujourd'hui se
trouve en un pays opulent, exportant ses produits sur tous les
marchés de l'Europe, semé d'écoles de tous les degrés, et ce qui
dit tout et fait rêver quand on se reporte à la domination des
mamelouks, il s'y publie des journaux en plusieurs langues, en
arabe surtout, officieux et opposans. Voilà, en dix lignes, ce que
Mehemet-Ali a fait, non sans employer, il faut en convenir, les
moyens rigoureux usités par ses prédécesseurs, lesquels toutefois
stérilisaient, par leurs rapines, cet heureux pays, tandis qu'il l'a
doté de tous les avantages acquis aux peuples mûris par un labeur
plusieurs fois séculaire. Voilà ce que raconteront les futurs his-
toriens; voilà la tâche qu'il a accomplie. Je n'entends pas ici
suivre et apprécier le réformateur. Je me propose uniquement,
en recueillant mes souvenirs, en évoquant des faits isolés, de
tracer quelques-uns des traits particuliers de son caractère, indi-
cations qui ne seront peut-être pas superflues pour fixer la vérité
historique.
I
Mehemet-Ali est né à La Cavalla, bourgade ignorée, assise
au fond du golfe de Salonique. Issu d'une modeste famille turque,
de celles qui, répandues en Roumélie, vivaient de la guerre, il
s'engagea, dès sa première jeunesse, dans une troupe d'irréguliers,
sorte de bachi-bouzouks levés par le sultan pour aller combattre
notre expédition en Egypte.
De ses premières rencontres avec nos troupes, il garda un
souvenir ineffaçable. Esprit fin, observateur judicieux, il fut
frappé des avantages que la discipline garantit aux armées orga-
nisées. Il en fit son profit dès que les circonstances le lui per-
mirent. Bonaparte lui était resté présent à la mémoire, dans un
éclat fulgurant, comme le dieu des batailles, forçant la victoire
partout où il paraissait. Il n'a pas connu Napoléon ; le grand
empereur était toujours, pour lui, le Bonaparte dont les exploits
avaient gravé des traces profondes dans son imagination ; il ne le
(1) Voir la Question d'Egypte, dans la Revue du 1er et du 15 novembre 1891.
512 REVUE DES DEUX MONDES.
nommait jamais autrement dans ses entretiens où il se complai-
sait à évoquer les premiers jours de son passé. Il avait une fai-
blesse étrange : par des rapprochemens de date, par des concor-
dances de fortune, il aimait à assimiler sa destinée à celle du
vainqueur de l'Europe. Sans en être bien certain, il prétendait
être venu au monde dans la même année. Si Bonaparte avait
dompté la Révolution, il avait, lui, détruit les mamelouks. Il
n'avait reçu aucune culture intellectuelle; il ne possédait aucune
notion historique et il appréciait, uniquement à son point de vue,
les événemens survenus en Europe aux premiers temps de sa vie.
Il n'a jamais connu l'écriture. Il fit de grands efforts pour ap-
prendre à lire, quand déjà il était le maître incontesté de l'Egypte ;
il élait alors dans sa quarantième année.
Mais si, dans le milieu où il était né, on n'avait rien fait pour
son instruction, si son éducation fut celle d'un soldat d'aventure,
la nature l'avait doté des facultés les plus variées. Avec une hé-
roïque bravoure qui ne s'est jamais démentie, avec une ardente
ambition qui lui faisait entrevoir de hautes destinées, il avait une
vague notion et l'instinct des nobles entreprises qu'il a gardés jus-
qu'à la fin de ses jours. Il les a poursuivies, il les a réalisées à
travers des péripéties diverses et souvent sanglantes qui ont fait
de sa vie un long drame où son génie Fa aussi bien servi que la
fortune. Cependant, cet homme si rude, qui s'était élevé à la puis-
sance absolue à l'aide de la ruse autant que de la force, sans nul
apprentissage pouvant régler la violence de son tempérament,
cet homme avait l'intuition des choses que l'éducation enseigne.
En se donnant pour tâche de réveiller, en Egypte, une civilisa-
tion éteinte, il avait entrepris de se civiliser lui-môme, et il y avait
parfaitement réussi. Il avait quelquefois les délicatesses d'un raf-
finé. Figure fine, regard vibrant, la bouche toujours jeune, il
était séduisant, quand je l'ai connu, par le charme de ses manières,
invariablement affables. Il prenait un soin particulier de sa per-
sonne. Il ne portait pas de gants, accessoire inusité chez les
Orientaux, mais ses mains affinées ne gardaient aucune trace de
sa vie première. Revêtu d'un large cafetan doublé d'une légère
fourrure, la tête surmontée d'un turban, il évoquait l'image d'un
calife de la belle époque. Voilà l'homme, tel qu'il a vécu ses
dernières années, c'est de lui que je voudrais parler en rappelant
quelques incidens dont j'ai été le témoin, et dans lesquels j'ai
quelquefois été acteur.
MEHEMET-ALI. 513
II
Durant mon long séjour en Egypte, j'ai été plusieurs fois, et
pour des périodes prolongées, chargé de la gestion du consulat
général. Grâce aux fonctions intérimaires qui m'étaient ainsi
confiées, j'ai souvent approché Mehemet-Ali. Il était d'un accès
facile et on pouvait arriver jusqu'à lui sans être tenu de se faire
annoncer. Il avait au surplus conservé l'habitude, contractée à
l'origine de son pouvoir, d'être son propre ministre et de débattre
personnellement les choses essentielles avec les représentans des
puissances étrangères. J'ai eu, plus d'une fois, des questions déli-
cates à traiter avec lui, et j'ai dû, en certaines occasions, lui
faire des communications qui ne ménageaient pas toujours son
amour-propre. Je l'ai constamment trouvé courtois et bienveil-
lant. C'était cependant un spectacle étrange que celui de ce vieil-
lard, qui avait ébranlé le trône du sultan, conférant avec un agent
dont la jeunesse contrastait singulièrement avec la maturité du
pacha. 11 me l'a souvent fait remarquer, et quand il ne trouvait
pas un meilleur argument : « Voyez, 'me disait-il, la blancheur
de ma barbe et jugez de mon expérience. » Sa bonne grâce ne
s'est jamais démentie; s'il me tenait pour un débutant, n'ayant
aucun acquis et devant tout apprendre, il n'oubliait jamais que
j'étais l'organe de la France. 11 me témoignait, en toute circon-
stance, la considération due à ma qualité, et il y mettait un soin
particulier en présence d'étrangers ou des fonctionnaires de sa
maison. Il tenait grand compte également de mes réclamations
quand je les étayais de bonnes raisons. Je pourrais dire de lui
qu'il a été mon premier éducateur professionnel. J'ai eu, plus
d'une fois, l'occasion de mettre à profit ces dispositions pour les
intérêts dont j'avais la garde.
La lutte qu'il avait soutenue contre les puissances en 1840;
l'extrême péril où il s'était trouvé de perdre l'Egypte après avoir
perdu la Syrie ; les sympathies que la France lui avait témoignées
en cette redoutable occurrence, les risques qu'elle avait courus
pour le défendre contre l'Europe réunie avaient laissé, dans son
esprit, une profonde et vivace impression : convaincu que nous
avions efficacement contribué à le sauver d'une entière ruine, il
nous en gardait une sincère reconnaissance. Je ne me souviens
pas d'avoir vainement fait appel à ce sentiment toutes les fois que
j'ai jugé indispensable de l'invoquer. Je me rappelle notamment
une circonstance qui montre combien il était aisé de faire vibrer
tome cxxix. — 1895. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
une corde sensible chez cet homme qui devait tout à la nature r
rien à l'étude.
Le gouvernement français avait établi, dans la Méditerranée,
plusieurs lignes de paquebots qui relevaient de notre ministère
des finances ayant alors, dans ses attributions, le service des
postes. Alexandrie était l'un des ports auxquels ces lignes abou-
tissaient. Il était de toute nécessité d'y posséder des magasins
pour y abriter des rechanges et des approvisionnemens. Nous
avions, sans résultat, sollicité la concession d'un terrain où nous
les aurions construits à nos frais. Mehemet-AK était resté sous
l'empire d'un préjugé, entretenu par sa défiance; il s'imaginait
que sa sécurité exigeait que, sous aucun prétexte, une parcelle
quelconque du sol égyptien ne pût appartenir à une puissance
étrangère. « Je sais bien, disait-il, que je n'ai rien à redouter de
la France ; mais si je cède à ses instances, il m'en viendra d'un
gouvernement autrement envahisseur, et elles seront certainement
bien plus importantes. Je ne serai plus en mesure de les repous-
ser, et elles deviendront la source des plus graves difficultés pour
mes successeurs, sinon pour moi. »
Il déclina donc nos propositions. Je reçus l'ordre de les
lui représenter et de ne négliger aucun effort pour déterminer
le pacha à les agréer. J'échouai clans une première entrevue.
« Votre gouvernement, m'objecta-t-il, ne peut vouloir qu'Alexan-
drie devienne l'entrepôt et le domaine de la puissance, —
il ne la nommait jamais, — qui déjà encombre notre port de ses
navires et accapare la plus grosse part de nos échanges. » Bien-
tôt un nouveau consul général me fut annoncé, et mon intérim
touchait à sa fin. Son arrivée était imminente. Je saisis ce pré-
texte pour revenir à la charge, en représentant au vice-roi que le
premier soin, le premier devoir de ce nouvel envoyé serait de
revenir sur cette négociation, et qu'un insuccès, à ses débuts,
nuirait à ses relations avec Son Altesse. Pour justifier mon insis-
tance, je prétextai l'avantage personnel que je pourrais tirer de
son acquiescement. « J'aurais, en effet, lui dis-je, si j'obtenais
l'adhésion du vice-roi, fait aboutir, moi, simple intérimaire, une
négociation vainement poursuivie par deux et trois consuls géné-
raux, et rendu un service dont il me serait certainement tenu
compte; ce succès profiterait sans nul doute, à ma carrière. »
J'étais autorisé à tenir ce langage, et par l'aménité qu'il apportait
dans les relations que j'entretenais avec lui, et par la bienveillance
qu'il se plaisait à me témoigner. Quoi qu'il en soit, mon double
argument le toucha. Rebelle à des considérations d'ordre poli-
tique, il ne résista pas au désir de m'obliger. Je pourrais citer
MEHEMET-ALI. 515
d'autres circonstances démontrant que cet homme de fer, impi-
toyable quand on touchait à son autorité, était accessible aux
plus nobles sentimens. Un fait d'une tout autre nature le mon-
trera sous le premier de ces deux aspects.
III
Vers la même époque, un bruit de foule agitée envahit sou-
dain, à la première heure du jour, l'hôtel du consulat général,
je me précipitai dans l'escalier et j'aperçus, dans le vestibule, le
cadavre d'un jeune Français qui m'était bien connu. On l'avait
recueilli flottant sur le rivage du nouveau port. Depuis longues
années, l'incessante vigilance de Mehemet-Ali garantissait aux
européens, la plus entière sécurité. Ce sinistre événement ne
pouvait manquer de troubler profondément la colonie étrangère,
et son émotion fut d'autant plus vive que les premières constata-
tions médicales révélèrent que nous étions en présence d'un
double crime. Un officier de marine, un Arabe, avait en effet
entraîné dans sa demeure, sous un prétexte fallacieux, notre
infortuné compatriote, dans un dessein inavouable. Se persuadant
bientôt qu'il serait l'objet d'une plainte et des plus graves pour-
suites, il crut s'y dérober en étranglant sa victime de ses mains,
et en la jetant dans le port, s'imaginant qu'on attribuerait sa
mort à un accident.
Je me rendis chez le vice-roi. Je le trouvai instruit de ce que
je venais lui apprendre. Tous ses traits trahissaient une irritation
intense. Ses yeux fulguraient, sa parole était courte et vibrante.
J'eus la vision de l'homme des temps troublés, disputant, aux
mamelouks, la possession de l'Egypte. Je ne démêlai pas, de
prime abord, le sentiment qui l'agitait si profondément. Son lan-
gage me révéla bientôt qu'il envisageait l'assassinat d'un Euro-
péen, commis en quelque sorte sous ses yeux, avec les circon-
stances aggravantes qui l'avaient précédé, comme une atteinte
portée à son autorité et, plus encore, à son prestige. Il regrettait,
en outre, que la victime fût un Français. J'avais, pour ma part,
invoqué l'urgente nécessité de rassurer, par une prompte répres-
sion, la colonie étrangère, fort alarmée, mais confiante dans la
justice du vice-roi. « Soyez tranquille, me répondit le pacha,
justice sera faite d'un aussi abominable forfait », accompagnant
ces paroles d'un regard sombre et d'un geste significatif. Je le
quittai, convaincu que le coupable subirait toute la sévérité de la
loi musulmane. L'amour-propre de Mehemet-Ali s'y trouvait in-
516 REVUE DES DEUX MONDES.
téressé, et je ne pouvais désirer un gage plus certain du châti-
ment que je poursuivais.
L'événement justifia mes prévisions. Dans la soirée, la police
connaissait la retraite où le crime avait été commis ; dans la nuit
elle arrêtait le meurtrier qui, par ses aveux, reconstitua lui-
même les phases successives de son crime. On entendit le lende-
main quelques témoins en présence d'un fonctionnaire du consulat
général que j'avais délégué à cet effet, et l'instruction fut close.
Le jour suivant, le préfet de police, ordonnateur des mesures à
prendre en pareil cas, vint m'annoncer que l'exécution aurait
lieu dans la journée, et me consulter sur le point de la ville où
il conviendrait d'y procéder pour que le spectacle produisît tout
son effet sur l'esprit des indigènes et fût une garantie de sécurité
pour les étrangers. Il m'offrit même de choisir, pour gibet, le
balcon de l'hôtel consulaire à la grille duquel le supplicié aurait
été suspendu pendant trois jours afin de mieux impressionner la
population. Je n'ai pas besoin de dire que je déclinai une si
étrange proposition : je me bornai à lui répondre que je n'avais
aucun avis à lui donner pourvu que le criminel fût exécuté sur
une place publique non loin du quartier Franc.
Le hasard me mit sur le passage du condamné au moment où
on le conduisait au supplice. C'était un homme jeune encore, de
haute taille, d'une figure énergique. Il marchait fort paisible-
ment, libre de tout lien, sa tunique jetée sur une épaule, sa pipe
à la bouche, sans nul appareil militaire, suivi seulement et non
entouré de l'exécuteur et de quelques agens de police qui causaient
distraitement entre eux. Si on ne m'avait pas averti, je ne me
serais certes pas douté que cet homme, peu d'instans après, pas-
serait de vie à trépas. Depuis son arrestation, il n'avait cessé de
montrer la même quiétude. « Allah, avait-il dit, veut que je sois
mis à mort par la pendaison, et pour qu'il en soit ainsi il m'a
suggéré d'assassiner un chrétien. » Imbu, comme tous ses co-
religionnaires, de la doctrine fataliste, il n'a cessé d'envisager la
mort avec un calme qui ne s'est pas démenti un instant.
J'ai retenu ces deux incidens parce qu'ils contribueront à
jeter quelque jour sur le caractère de Mehemet-Ali et qu'ils
permettront d'en apprécier les traits les plus saillans. Ils auto-
risent en effet à penser que, s'il était jaloux de son autorité,
souvent défiant, constamment sur ses gardes contre les haines
qu'il avait éveillées à Constantinople, et qui se répercutaient ail-
leurs, il était également cordial et bienveillant, quelquefois jus-
qu'à la faiblesse et au détriment de l'intérêt public. Il vivait à
Alexandrie entouré de négocians européens; on s'entretenait
MEHEMET-ALI. 517
des nouvelles de l'étranger; les plus zélés apportaient les plus
gros contingens; on ne négligeait point les bruits mondains de la
ville, dont le pacha était friand; on y passait surtout des marchés.
Le vice-roi disposait d'une partie des produits de l'Egypte, de tous
ceux qui étaient importés du Soudan et qu'il avait monopolisés.
Il en faisait la cession autour de lui à des conditions avantageuses
pour les acheteurs. Tout cela avait quelque chose de patriarcal
et s'harmonisait avec les traditions pharaoniques, mais détonait
avec la vie entière du pacha, et ce contraste donnait un charme
singulier à cette cour à la fois rustique et familière. L'intérêt du
trésor eût exigé que les produits, dont Mehemet-Ali disposait
ainsi à son gré, fussent vendus aux enchères: on en aurait ainsi
obtenu le véritable prix. Les consuls généraux, dont les admi-
nistrés n'étaient pas tous admis à bénéficier de ces faveurs, lui
adressèrent des représentations sous toutes les formes, quelque-
fois assez vives. Le pacha promettait d'en tenir compte, mais, à
l'aide de déguisemens souvent ingénieux, il revenait toujours à
son commerce de ventes directes qui avait, pour lui, une séduc-
tion inéluctable. Cet esprit si ferme a eu sa part de défaillances ■,
fruit, le plus souvent, de sa bonté.
Dans un autre ordre d'idées, il avait fait preuve invariable-
ment de la plus constante fermeté. Il mettait noblement son
orgueil à bien établir que, nulle autre part, l'ordre et la sécurité
des personnes n'étaient mieux garantis qu'en Egypte, et il est vrai
de dire que les étrangers comme les indigènes pouvaient circuler
en toute sûreté partout où il exerçait son pouvoir. Il en était
ainsi non seulement dans la vallée du Nil jusqu'aux frontières les
plus reculées du Soudan, mais encore en Syrie et même en
Arabie, pendant qu'il était le maître de ces provinces. Sa justice,
toujours rigoureuse à cet égard, n'admettait aucun tempérament,
et on a vu combien elle était expéditive. La vie humaine n'avait
à ses yeux qu'une valeur relative. Sur ce point, il avait gardé ses
notions primitives et, dans plus d'une circonstance, il a sévi
avec une rigueur impitoyable, surtout dans l'intérêt du fisc. Dans
son désir de conquérir les sympathies de l'Europe, il avait, en
somme, élevé la sécurité individuelle à la hauteur d'un principe
d'ordre international; il l'envisageait comme le meilleur gage de
son prestige, et il considérait quiconque le méconnaissait comme
un révolté ; il le supprimait. Il n'est que juste dJ ajouter que
l'emploi d'autres moyens, plus en harmonie avec nos règles en
matière pénale et que comporte seulement une civilisation plus
avancée, ne l'aurait certes pas conduit aux résultats qu'il a
obtenus.
518 REVUE DES DEUX MONDES,
IV
On approchait cependant d'un moment où cette vie active de-
vait être profondément troublée. Mehemet-Ali fléchissait sous le
poids d'un grand âge et des vicissitudes de sa carrière si longue
et si agitée. Sans subir encore des éclipses bien visibles, la luci-
dité de son esprit s'obscurcissait : il ne retenait pas toujours la
nette perception des choses. Son orgueil s'en offensait ; il s'irri-
tait à la pensée que ces lacunes de sa mémoire pourraient porter
son entourage à discuter et à méconnaître ses ordres. En 18 ii, il
eut un accès bien apparent de la perturbation qui menaçait ses
facultés intellectuelles. Notre consulat général était, à ce moment,
confié aux mains du marquis de La Valette. Doué d'une intelli-
gence fine et délice, jointe à une séduisante aménité, notre
représentant avait rapidement conquis le vice-roi et pris, à
Alexandrie, une position prépondérante. Mehemet-Ali aimait à
l'entendre, à débattre avec lui des questions de tout ordre, parti-
culièrement celles qui touchaient à la politique générale. Il y
avait, dans cette recherche, un sentiment toujours en éveil dans
ses préoccupations. Il s'enquérait soigneusement du passé des
agens qu'on lui envoyait; il savait que M. de La Valette avait
rempli des fonctions diplomatiques, qu'il était très répandu dans
le monde parisien, et en rapports avec les hommes politiques en
évidence. Il pensait en tirer des informations utiles. Poussé par
son désir de s'instruire, il ramenait constamment les entretiens
qu'il avait avec lui sur les idées dominantes en France et sur le
caractère de nos relations avec les autres puissances. Il le conviait
souvent à sa table, ce qui était une nouveauté, aucun représentant
étranger ne s'y étant assis avant lui. dette innovation constitua
un précédent dont bénéficièrent ses collègues et ses successeurs.
Tout entier à ses devoirs, M. de La Valette sut faire tourner ces
relations si cordiales à l'avantage de la colonie française. Les
lazaristes lui doivent le magnifique établissement de bienfaisance
et d'instruction qu'ils ont fondé à Alexandrie. Il obtint en effet
du vice-roi, pour ces missionnaires, avec l'autorisation de s'éta-
blir en Egypte, ce qui n'était pas une chose aisée à cette époque,
la concession gratuite d'un vaste emplacement avec tous les ma-
tériaux qui s'y trouvaient réunis. Ce terrain avait une superficie
assez étendue pour qu'ils aient pu le faire traverser par une large
rue, en bâtissant, d'un côté, les écoles des garçons, le logement
dos Pères avec un dispensaire ; de l'autre, l'école des filles, le
logement des sœurs avec une église qui est ouverte aux fidèles
de toutes les nations, comme les écoles et le dispensaire le sont
MEHEMET-ALI. 519
aux enfans et aux malades, quelle que soit la religion à laquelle
ils appartiennent.
Cependant notre consul général ne ménageait pas au vice-
roi les bons avis. Il avait mûrement observé la situation et il en
avait relevé tous les côtés défectueux. Il ne cessait notamment
d'appeler l'attention du pacha sur l'état de ses finances restées
fort obérées depuis les charges qu'il avait imposées au pays pen-
dant la période de sa grandeur et de ses luttes avec le sultan. Sa
franche parole avait convaincu Mehemet-Ali de sa sincérité, et
cet homme si peu endurant l'écoutait sans s'offenser des vérités
qu'il lui faisait entendre.
Les investigations, auxquelles il s'était livré dès son arrivée
en Egypte, avaient conduit notre représentant à constater les
vices et les erreurs de l'administration, à se rendre un compte
exact de l'état réel des choses. Et en terminant une dépêche dans
laquelle il rendait compte du résultat de ses observations il ajou-
tait : « Les impôts excèdent les forces du pays. Toutes les dispo-
sitions prises dans les jours de crise et de danger, alors qu'il
fallait faire face à l'Europe coalisée, ont été maintenues après la
conclusion de la paix. Ainsi les droits dont on avait frappé tous
les métiers, toutes les professions, la capitation qui pèse sur la
classe pauvre et particulièrement sur la population rurale, — la
solidarité imposée à tous les contribuables d'un village, entre
tous les villages d'une province, entre les provinces elles-mêmes,
— toutes ces mesures purement fiscales et si ruineuses sont tou-
jours rigoureusement exécutées sans jamais avoir été revisées,
sans qu'on ait pris en considération les déplacemens de la popu-
lation. C'est ainsi qu'un village qui ne compte plus que trois
cents habitans est encore tenu d'acquitter le montant intégral de
l'impôt fixé au moment où il en comprenait douze cents. Les
paysans, souvent contraints par la corvée de travailler sur les
terres du vice-roi ou de ses fils, ne reçoivent le prix de leur salaire
qu'après de longs délais et souvent en objets manufacturés dont la
valeur est arbitrairement arrêtée par un agent de l'administration.
On a vu Ibrahim-Pacha payer tous les ouvriers d'un village en
mélasse, produit de la fabrique de sucre qui a été établie dans la
Haute-Egypte. » M. de La Valette ne se bornait pas à signaler ces
abus à son gouvernement, il les plaçait hardiment sous les yeux
de Mehemet. Le pacha lui promettait d'y aviser, et sur ses in-
stances, il en corrigea un certain nombre.
D'autre part, le pacha, en vieillissant, n'avait rien perdu de
son goût, de sa passion pour les entreprises grandioses. Toute
conquête lui étant désormais interdite au dehors, il agitait, dans
son esprit, le dessein d'illustrer la fin de son règne par des œuvres
520 REVUE DES DEUX MONDES.
monumentales, dignes de ses premiers prédécesseurs, les Pha-
raons. Il eut la pensée de percer l'isthme de Suez, et il chargea un
de nos compatriotes, Linant-Bey, directeur des travaux hydrau-
liques, d'en ébaucher les études. Mais bientôt il se persuada
qu'en réunissant les deux mers, il s'exposait à éveiller les con-
voitises des puissances européennes, de celle surtout qui aurait
un intérêt capital à mettre la main sur cette voie donnant accès
à ses vastes possessions asiatiques. Je l'ai entendu souvent débattre
cette grave question avec un sens politique fort élevé. Il com-
prenait tous les avantages offerts au monde par un canal unis-
sant la Méditerranée à la mer des Indes; il sentait vivement
que l'honneur serait immense et durable pour le souverain qui
l'exécuterait; mais il ne sentait pas moins, il percevait clairement
les dangers auxquels il exposerait le possesseur de l'Egypte. « Le
canal, lui disait-on, sera votre Bosphore, et la Turquie doit au
Bosphore de départager toutes les puissances, de neutraliser leurs
ambitions respectives, et de lui permettre de n'en rien redouter
pour la sécurité de la capitale. — Vous vous méprenez, répondait-
il; le Bosphore, ce passage qui ne conduit pourtant que dans la
Mer- Noire mais bien aussi dans la Méditerranée, est la source
de tous les revers essuyés par l'empire ottoman depuis un siècle.
Si les sultans avaient pu le fermer, ils régneraient encore sur
leurs anciennes possessions. » Qui pourrait prétendre aujourd'hui
que sa pénétration ou, si l'on veut, ses pressentimens l'induisaient
dans une grave erreur?
Chose étrange, l'Angleterre, à cette époque, hostile déjà au
canal aussi énergiquement qu'elle n'a cessé de l'être jusqu'à son
ouverture, consacrait tous ses efforts à obtenir, en se chargeant
au besoin de tous les frais, la construction d'un chemin de fer
du Caire à Suez. La France, au contraire, donnait toutes ses pré-
férences à l'entreprise destinée à mettre en communication les
deux mers. Nos consuls généraux furent moins heureux avec
Mehemet-Ali que M. de Lesseps avec l'un de ses successeurs, et
si justifiées que pussent être les appréhensions du vieux pacha,
nul ne saurait regretter que l'auteur du canal ait pu mener sa
tâche à bonne fin. L'œuvre est un bienfait pour tous les peuples.
L'histoire dira qu'elle est due au courage et à la persévérance
d'un Français, secondé par l'opinion enthousiaste de notre pays.
Elle est en outre d'un intérêt trop universel pour qu'il ne vienne
pas un moment où les puissances continentales, cessant d'abdiquer
toute initiative, se concerteront pour que cette grande voie de
communication entre les deux mondes reste confiée à des mains
qui en assurent, à tous les intéressés, la libre et entière jouis-
sance en tout état de choses.
MEHEMET-ALI. 521
Mais s'il renonçait à s'engager dans une entreprise qui le sédui-
sait et qu'il aurait poursuivie si elle ne lui était apparue comme
un sujet de périls certains pour sa dynastie, Mehemet-Ali
n'abandonnait pas son dessein de consacrer ses dernières années
à élever un monument utile au pays, utile à sa renommée. Il
résolut de barrer le Nil au sommet du Delta afin qu'on pût
arroser cette vaste province abondamment et dans toutes les
saisons. Aux premières objections qu'on lui présenta en lui
signalant les difficultés de l'a; livre : « C'est un duel, répondit-il,
entre le grand fleuve et moi, et j'en sortirai victorieux. » Il con-
fia l'exécution de ce travail gigantesque à un ingénieur français,
M. Mougel, qui, mis à sa disposition par notre gouvernement,
venait d'achever, avec un plein succès, la construction d'un bas-
sin de carénage à Alexandrie malgré les obstacles présentés par
la nature du sol sous-marin, jugés, avant lui, insurmontables. Le
barrage du Nil exigeait des dépenses considérables. Avec son
ardeur habituelle, et dans sa hâte de le voir achevé avant la fin
de ses jours, qu'il prévoyait prochaine, le pacha les autorisa sans
mesure, sans prévoyance. Le trésor ne put y pourvoir sans pré-
judice pour les différens services publics, sans se trouver en
présence des plus graves embarras. Déjà la troupe et les fonc-
tionnaires ne touchaient plus qu'après de longs retards, celle-là
sa solde, ceux-ci leur traitement. Bientôt d'autres besoins non
moins impérieux restèrent en souffrance. Le vice-roi s'alarma
lui-môme de cette situation, et il enjoignit aux ministres de se
réunir sous la présidence d'Ibrahim-Pacha, son fils aîné, le vain-
queur de Nezib, pour examiner soigneusement cet état de choses
et lui soumettre, dans un rapport, le résultat de leurs investi-
gations. Il fut obéi et on lui exposa, avec une entière franchise,
la vérité tout entière sans aucun déguisement. Le rapport éta-
blissait, dans ses conclusions, à l'aide de chiffres comparés, que
les dépenses faites et celles qui étaient en cours d'exécution con-
stituaient des charges auxquelles le trésor était dans l'impossibi-
lité absolue de pourvoir, à moins d'ajourner la plupart des paie-
mens inscrits au compte de l'Etat pour les services ordinaires,
suspension qui lui créerait des difficultés inextricables de tout
ordre.
Cette révélation fit éclater le premier désordre bien caractérisé
qui troubla les facultés de Mehemet-Ali. M. de La Valette en
instruisit son gouvernement par une dépêche du 27 juillet 1844 :
« Le vice-roi, écrivait-il, est parti ce matin pour le Caire. Cette
522 REVUE DES DEUX MONDES.
détermination inattendue a été précédée de circonstances qui lui
donnent le caractère d'un événement grave. » Après avoir indiqué
les causes premières de cette crise et qu'on vient de lire, notre
représentant ajoutait: « Avant-hier, sur son ordre, les ministres
assemblés donnèrent lecture au vice-roi du rapport qu'il leur
avait demandé. Il l'écouta sans dissimuler son irritation, puis il
monta en voiture et lit sa promenade ordinaire. A son retour, il
se montra moins préoccupé, et il se retira dans le harem de sa
fille Nazlèh, accourue du Caire, avec sa suite habituelle, dès le
début de la crise. Il y resta toute la soirée; à onze heures, il
rentrait dans ses appartemens. Le lendemain 26, il était sur pied
de grand matin, en proie à une vive excitation. « L'Egypte est
perdue, disait-il ; je suis trahi de tous côtés. » Il donna des ordres
pour un départ immédiat. A sept heures, il était sur le canal du
Mahmoudieh qui relie Alexandrie au Nil. Ne trouvant aucun ba-
teau disponible, sa fureur ne connut plus de bornes. Il se retira
dans le kiosque d'un jardin voisin, annonçant sa résolution de
se retirer à la Mecque; il n'admit personne auprès de lui. On lui
apporta une lettre de soumission portant la signature d'Ibrahim-
Pacha et de Saïd-Pacha, ses deux fils, d'Artin-Bey, son premier
interprète, de ses ministres et de tous les officiers de sa cour. Ils
suppliaient Son Altesse de ne voir dans leur conduite qu'un
témoignage de leur dévouement, déclarant qu'ils obéiraient à ses
ordres, quels qu'ils fussent. Mehemet-Ali leur fit répondre qu'il
partirait pour le Hedjaz, à moins qu'on ne lui livrât le traître
et l'avare. » Le traître était son fils, Ibrahim-Pacha; l'avare, le
président du conseil. Scherif-Pacha, qui avait exercé antérieure-
ment les fonctions de gouverneur général de la Syrie et avait
laissé partout la réputation d'un administrateur plus soigneux de
ses propres deniers que de ceux de l'Etat. Scherif-Pacha a eu pour
fils un prodigue que tout Paris a connu, Kalil-Bey, qui a galam-
ment dissipé la fortune amassée par son père.
Sans se laisser toucher par les prières des uns, par les solli-
citations empressées des autres, refusant obstinément toute au-
dience, tout entretien môme avec les princes de sa famille,
Mehemet-Ali partit pour le Caire, laissant en proie aux plus vives
inquiétudes, la diplomatie et son gouvernement, dont tous les
représentans se trouvaient réunis à Alexandrie.
On se demandait s'il continuerait son voyage ; s'il irait, comme
il l'avait annoncé, chercher la paix et le repos auprès du tombeau
du Prophète. On se demandait encore si, dans ce cas, il ne sévirait
pas, avant de s'éloigner, contre ses propres conseillers, contre
quelques membres de sa famille. « Il me faut, avait-il dit et
répété, Ibrahim-Pacha pieds et poings liés. Je l'incarcérerai pour
MEHEMET-ALI. 523
le réduire à la soumission. » Il avait autour de lui des serviteurs
qui lui obéissaient aveuglément, exécuteurs empressés de toutes
ses volontés, lesquels se hâteraient do se conformer à ses ordres,
quels qu'ils fussent, sans s'enquérir de l'état mental de leur
maître. On pouvait donc tout redouter, et l'anxiété était vive
parmi les agens étrangers, les angoisses plus vives encore chez
les hauts fonctionnaires. La colonie européenne s'alarmait de
son côté, appréhendant des désordres populaires, comme si elle
eût eu le pressentiment des désastres qu'elle a subis plus tard, lors
de l'incendie d'Alexandrie.
On apprit bientôt qu'en arrivant au Caire, le vice-roi s'était
enfermé dans son palais de Ghoubra, situé à une petite distance
de la ville, exigeant le silence autour de lui et n'admettant per-
sonne en sa présence. Le calme et la retraite lui rendirent l'usage
de ses esprits. Quelques jours après on sut, en effet, qu'il avait
reparu à la citadelle, sa demeure officielle, qu'il avait repris ses
habitudes et ses réceptions, qu'il se faisait rendre compte, dans
un complet apaisement, de toute chose, comme s'il ne restait,
dans sa mémoire, aucune trace de ses égaremens. Il n'avait pas
tout oublié cependant : en se montrant doux et clément, il infligea,
pour qu'il fût acquis qu'eux seuls avaient des torts à se reprocher,
aux plus hauts fonctionnaires un châtiment, purement pécuniaire
d'ailleurs, en ordonnant qu'il serait exercé une retenue sur leurs
émolurnens, sans en excepter ceux d'Ibrahim-Pacha. Cette mesure
n'était pas propre à restaurer ses finances, mais le vieux pacha
jugea qu'elle y aiderait. Ainsi se termina cette étrange aventure,
qui jeta une profonde panique dans tout le pays. Trois années
s'écoulèrent sans que l'affection, qui s'était manifestée si violem-
ment, troublât de nouveau l'intelligence du vice-roi, qui devait
cependant être vaincue et succomber définitivement. Elle parut
môme, la crise finie, n'en avoir éprouvé aucun affaiblissement.
On crut constater que le pacha en avait retenu comme une sorte
d'avertissement qu'il mit à profit. Il se montra plus sobre de
résolutions hâtives et imprudentes. Il fit de louables efforts pour
rétablir un ordre relatif dans ses finances, sans abandonner toute-
fois aucun de ses projets. Les travaux du barrage furent continués,
mais sans être poussés fiévreusement comme à l'origine.
M. de La Valette le soutenait, en le pressant de hâter le pas
dans cette voie nouvelle, qu'il lui avait signalée jusque-là avec
.plus de constance que de succès. Le pacha accueillait ses avis
avec une déférence pleine de bonne grâce. Il a même pris, sur la
suggestion de notre représentant, plusieurs mesures utiles, et
leurs rapports s'étaient ainsi rétablis sur le pied de la plus par-
faite cordialité.
524 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette harmonie ne devait pas se perpétuer jusqu'au terme de
la mission de notre envoyé. Il était à la veille de rentrer en France
quand un de nos nationaux fut mis sous le bâton par un gouver-
neur de province. Pareil outrage n'avait jamais été fait à la co-
lonie française, et les étrangers de toute nationalité se montraient
eux-mêmes d'autant plus offensés que ce mode de traitement, s'il
devait passer dans les habitudes des fonctionnaires égyptiens, les
aurait assimilés aux Arabes. A vrai dire, les indigènes s'en accom-
modaient depuis longtemps, et on en retrouve l'emploi aussi loin
qu'on remonte dans l'histoire du pays. Ils ont conservé la tradi-
tion de n'acquitter les taxes de toute sorte qu'après une correction
de cette nature. C'est leur façon de protester contre l'autorité
qui, disent-ils, les dépouille. Dans un voyage que je fis sur le
Nil, j'accostai à un domaine de Soliman-Pacha (le colonel Sèves)
pour lui rendre mes devoirs. Il me retint à dîner. Pendant le
repas, mon attention fut attirée par un bruit intermittent de
coups répétés, venant de la grève, et suivis de quelques cris. J'en
demandai l'explication à mon hôte. « On lève l'impôt, » me ré-
pondit-il. J'ignore si cet expédient est resté en usage depuis Foc-
occupation anglaise. Nos voisins qui se sont cantonnés en Egypte
et y demeurent sous le prétexte d'y reconstituer l'ordre et la
sécurité, si solidement établis sous Mehemet-Ali, ne semblent
pas pressés d'arriver au terme de leur tâche, et peut-être consi-
dèrent-ils comme un bon moyen d'administration l'emploi du
bâton.
Quoi qu'il en soit, M. de La Valette n'hésita pas à ajourner son
départ, à demander au pacha des réparations suffisantes, et en
premier lieu le châtiment du gouverneur coupable de ce méfait.
Mehemet-Ali, de son côté, se montra disposé à nous donner une
entière et éclatante satisfaction, désireux d'effacer, en toute hâte,
ce regrettable incident. Mais le gouverneur était allié à sa famille,
et il lui répugnait de prendre, contre son parent, une mesure de
rigueur constituant un désaveu public et, en quelque sorte, une
flétrissure. Cependant le gouverneur avait ordonné lui-même le
traitement infligé à notre compatriote; il y avait présidé en y
faisant procéder sous ses yeux. Il n'était pas permis à M. de La
Valette de ne pas l'atteindre ou bien tous les hauts fonctionnaires
se seraient imaginé qu'ils pouvaient impunément se livrer, contre
les Européens, à des actes de violence. La colonie étrangère
attendait, de la fermeté de notre représentant, un gage éclatant,
la mettant à l'abri de pareilles aventures. Il dut donc insister,
bien que le pacha lui offrît, avec d'autres concessions, de rému-
nérer largement la victime de l'attentat. Sur les sollicitations que
le vice-roi faisait parvenir par les voies les plus diverses à notre
MEHEMET-ALI. 525
consul général, on transigea. Le gouverneur fut révoqué et ne
fut pas traduit en justice; le Français bâtonné reçut une forte in-
demnité; et de tous les intervenans, ce fut lui qui se trouva le
plus satisfait. L'affaire ainsi réglée, M. de La Valette se rendit au
palais pour prendre congé du vice-roi. Le pacha ne dérogea pas à
sa courtoisie habituelle, mais son attitude témoignait de la pénible
impression que lui avait laissée l'obligation de frapper publique-
ment un homme qu'il considérait comme appartenant à sa parenté.
VI
Mchemet-Ali trouva bientôt l'occasion de prouver qu'il
n'avait pas gardé un souvenir durable du conflit survenu entre
lui et le consulat général de France. On lui annonça que le
plus jeune fils du roi Louis-Philippe, le duc de Montpensier, était
en route pour entreprendre un voyage en Egypte ; il en manifesta
une joie délirante. Il avait toujours présent le souvenir des ser-
vices que la France lui avait rendus en 1840 et l'âme remplie de
la gratitude qu'il lui en gardait. Ces sentimens n'étaient pas par-
tagés par tous ses conseillers, ni à un égal degré par fous les
princes de sa famille ; il le leur a souvent reproché, et sa pre-
mière pensée, en cette circonstance, fut de ne rien négliger pour
affirmer ses convictions, pour en faire étalage. Sans perdre un
instant, et avec une ardeur peu commune à son âge, il donna tous
les ordres nécessaires, pour assurer à son hôte la plus splendide
réception, prenant soin d'en contrôler lui-même, chaque jour,
rentière exécution, pour mieux montrer le prix qu'il mettait à
reconnaître la sollicitude que le gouvernement du roi lui avait
témoignée au jour des grands périls.
Le duc de Montpensier arriva à Alexandrie le 30 juin 1845.
La frégate à vapeur, le Gomer, qui l'avait amené, mouillait à
peine en rade que Saïd-Pacha, amiral de la flotte, second fils de
Mehemot-Ali, montait à bord, apportant à l'auguste voyageur
« l'expression de la grande satisfaction que son père ressentait de
la faveur que le ciel lui accordait en lui envoyant un fils du roi. »
En même temps, Artin-Bey, ministre des affaires étrangères, se
présentait au consulat général, que je gérais de nouveau en ce mo-
ment, pour se concerter avec moi sur toutes les mesures propres
à donner un éclat exceptionnel à la présence du prince français à
Alexandrie. Dès qu'il quitta le Gomer, le duc de Montpensier fut
salué par toutes les batteries des forts et de la flotte et il fut con-
duit par Saïd-Pacha, dans les voitures de la cour, au palais qu'il
devait habiter et que l'on avait soigneusement aménagé. Quel-
ques instans après, à la surprise générale, Mehcmet-Ali, suivi
526 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un nombreux cortège, vint saluer le prince dont il n'avait pas
voulu attendre la première visite que j'avais eu soin pourtant de
lui annoncer. L'entrevue ne fut pas seulement cordiale, elle fut
émouvante : ce vieillard, qui avait troublé l'Orient et agité l'Eu-
rope, allant ainsi au-devant de ce jeune prince, un adolescent,
qui faisait ses premiers pas dans la vie, remua profondément tons
les assistans. Le pacha serra le duc dans ses bras avec un atten-
drissement qu'il ne chercha pas à déguiser. Le prince s'étant
excusé de ne pas l'avoir prévenu : « J'ai tenu, lui répondit le vice-
roi, à donner au roi, votre père, une marque publique de ma res-
pectueuse déférence et de mon dévouement, afin de bien mani-
fester mes senti mens et afin que personne ne les ignore ici. »
L'entretien se prolongea, et le pacha y déploya une exquise amé-
nité. Il se révéla un autre homme que celui qu'on connaissait
généralement ; il fut tendre, spirituel, affectueux, tel que je
l'avais soupçonné quelquefois dans les discussions que j'avais dû
soutenir avec lui. Cet officier de fortune, venu des rangs d'une
soldatesque irrégulière, avait comme la prescience d'une politesse
raffinée et il prouva, en cette occasion, qu'il n'y était pas réfrac-
taire. Ni son éducation, ni son passé, ne l'avait préparé à se pré-
senter sons ce nouvel aspect, mais la nature l'avait doué pour tous
les rôles, pour ceux-là mêmes qui étaient totalement ignorés dans
les milieux où s'était écoulée sa vie.
L'accueil que le duc de Montpensier reçut à Alexandrie lui
fut continué au Caire et dans la Haute-Egypte. Il m'autorisa à le
suivre durant tout son voyage et je pus constater que, partout,
les intentions du vice-roi étaient remplies avec un zèle empressé.
Ibrahim-Pacha fut délégué auprès du prince pendant son séjour
dans la capitale ; Saïd-Pacha l'accompagna dans ses excursions les
plus lointaines, rapidement faites sur trois bateaux à vapeur dont
celui du vice-roi qu'il avait tenu à mettre à la disposition de son
hôte. Pendant les derniers momens que le duc de Montpensier
passa encore à Alexandrie à son retour des cataractes, Meheniet-Aii
s'ingénia à lui donner de nouvelles marques de sa sympathie que
le prince accueillait avec un tact qui fut remarqué et que le pacha
appréciait finement.
A un dîner qu'il lui offrit la veille de son départ et auquel
j'assistais : « Je puis en toute sincérité, lui dit-il, assurer Votre
Altesse Royale que j'ai le cœur rempli de la plus vive reconnais-
sance pour le roi et pour son gouvernement qui, dans les jours
troublés comme dans les temps tranquilles, n'ont jamais manqué
de nie couvrir de leur bienveillance. » Si difficile que lui fût la
marche sous une température tropicale, il voulut, le lendemain,
accompagner lui-même, à pied, le prince jusqu'à l'embarcadère
MEHEMET-ALI. 527
■et c'est là qu'il lui fit ses derniers adieux avec des aecens de ten-
dresse qui remuèrent vivement la foule accourue pour assister à
ce spectacle.
Pendant son premier séjour à Alexandrie, le prince m'avait
permis de lui présenter la colonie française; il l'accueillit avec la
plus bienveillante affabilité, s'enquérant de l'état et des besoins
de notre commerce dans le Levant. J'eus l'honneur également de
lui présenter le corps consulaire ; il sut trouver, pour chacun de
ses membres, une parole aimable, un sujet d'entretien touchant
les intérêts qui lui étaient confiés en Egypte.
VII
Ce que chacun put constater et retenir durant le voyage du duc
de Montpensier, comme il le nota lui-même, ce fut la sûreté et la
liberté d'esprit avec lesquelles le vice-roi abordait les questions
de tout ordre dans ses entretiens avec le prince. On put en con-
clure qu'il avait totalement recouvré l'exercice de ses belles
facultés. Illusions vaines et décevantes ! Le mal, qui avait fait une
si soudaine apparition l'année précédente, ne pouvait manquer,
aidé par la longue vieillesse du pacha, de le ressaisir et de le
terrasser. Il reparut en effet en 1847 avec des symptômes plus
alarmans. Je pus m'en assurer moi-même. Il me fut permis de
pénétrer jusqu'à lui, et je ne saurais dire la cruelle angoisse que
me causa le spectacle de ses divagations. Cet esprit que j'avais
connu si lucide s'égarait dans d'étranges hallucinations ; [mais une
pensée lui revenait en m'apercevant. « Le roi, le roi, » répétait-il,
et le roi pour lui c'était la France. Moins que jamais, il aurait
admis que le souverain ne fût pas l'unique, la véritable repré-
sentation du pays.
On jugea, dans les derniers mois de l'année, qu'un déplace-
ment pourrait lui être salutaire. Il consentit à entreprendre un
voyage qui, lui disait-on, pourrait s'achever en France. Ils s'em-
barqua sur un navire français que le consulat général s'empressa
de mettre à sa disposition. Il fit une première station à Malte pour
y purger la quarantaine imposée aux provenances d'Alexandrie.
Pour ménager la transition du climat d'Egypte à celui de nos
contrées, on le conduisit à Naples. C'est là qu'il apprit la révo-
lution de Février et la chute du roi Louis-Philippe. Il en ressentit
une secousse qui aggrava son état. On le ramena à Alexandrie
en proie aux plus étranges désordres intellectuels. J'ai dit ail-
leurs (1) que le plus souvent il avait l'esprit troublé par le désir
(1) La Question d'Egypte. Voyez la Revue du 1er novembre 1891.
528 REVUE DES DEUX MONDES.
de rétablir sur son trône Le roi, son ami et son protecteur, dic-
tant des ordres aux officiers de son entourage pour mobiliser
l'armée et la flotte qu'il voulait lui-même, disait-il, conduire à
Marseille pour se mettre à la disposition du souverain déchu. Il
fut bientôt démontré que la démence l'avait saisi tout entier sans
laisser aucun espoir de guérison.
Ibrahim-Pacha prit en main les rênes du pouvoir avec l'assen-
timent de la Porte, sans être investi du titre et des prérogatives
de vice-roi. On jugea, de part et d'autre, plus convenable d'en
conserver les honneurs à Mehemet-Ali. Par un étrange caprice
du sort, l'héritier du pacha fut bientôt atteint lui-même d'une
maladie grave et il succomba au mois de novembre de cette
même année 1848, pendant que son père végétait dans une incon-
science finale de ce qui se passait dans ce royaume qu'il avait
fondé. Dans ses jours de colère et d'emportement, Mehemet-Ali,
aimant passionnément le pouvoir et ne sachant envisager sans
irritation le moment où il échoirait à son successeur, s'excla-
mait souvent: « Mon fils n'héritera pas de ma puissance; je lui
survivrai. » Informé de ces propos, Ibrahim-Pacha répondait :
« La nature a ses droits qui se confondent avec les miens ; je gou-
vernerai l'Egypte. » Par un singulier concours de circonstances,
ils eurent raison tous deux, le fils exerça l'autorité suprême, mais
le père lui survécut.
VIII
Faut-il dire ce que fut le premier successeur de Mehemet-Ali?
Le contraste est trop frappant pour ne pas s'y arrêter un moment.
La vice-royauté échut à Abbas-Pacha, petit-fils du fondateur de
cette dynastie nouvelle. Il était le plus âgé parmi ses descendans
et à ce titre il hérita de son pouvoir en conformité de la loi qui
gouverne, dans l'empire ottoman, l'ordre de succession au trône.
Abbas-Pacha s'était montré, dès son enfance, réfractaire aux idées
de son grand-père. Seul, parmi les jeunes princes égyptiens, il
avait refusé de se laisser initier à l'enseignement que Mehemet-
Ali imposait à ses enfans et que leur distribuaient des professeurs
européens; il n'avait jamais consenti à apprendre une langue
étrangère, celle du Coran lui suffisait. Elevé dans le harem, il en
avait contracté, de bonne heure, toutes les habitudes et toutes les
répugnances. Il affectait un fanatisme irréductible, ne fréquen-
tant que les mosquées, déclinant tout contact avec les étrangers
que Mehemet-Ali avait appelés en si grand nombre en Egypte. L'un
de ses premiers actes révéla l'intention de les éloigner sans dis-
tinction d'origine, en visant surtout les chefs des institutions de
MEHEMET-ALI. 529
tout ordre fondées par leurs soins. La plupart d'entre eux, presque
la totalité, étaient des Français. Revenu en Egypte, après une
courte absence, pour y reprendre la gestion du consulat général,
je dus intervenir pour couvrir nos nationaux. J'acceptai le conflit
dont Abbas-Pacha prenait l'initiative, et je lui fis entendre toutes
les vérités qu'il me donnait le droit d'invoquer. « Ne suis-je pas
le maître? me répondait-il. Les fonctionnaires, indigènes ou
étrangers, ne sont-ils pas mes serviteurs aussi longtemps que je
les paie ? J'ai donc le droit de les remercier. — L'exercice de
ce droit, répliquais-je, n'est pas seulement une mesure inique,
prise contre des hommes, aussi honorables que laborieux, qui ont
rempli tous leurs devoirs et acquis ainsi des droits que nul ne
peut méconnaître; elle est en outre, par le nombre et la qualité
des personnes atteintes, presque toutes mes compatriotes, une
offense pour le gouvernement français, et je protesterai haute-
ment, chaque jour, contre l'injustice et l'inconvenance d'une
pareille résolution, en attendant les instructions que j'ai deman-
dées à Paris... Cette résolution, lui disais-je encore, est d'autant
moins justifiable qu'elle implique le désaveu, la désapprobation
de tous les actes qui ont fait la gloire de Mehemet-Ali. » Il se
montra d'abord absolument rebelle à mes observations. Esprit
faible et non préparé à la discussion, il se dérobait aux entretiens
que je cherchais à provoquer. Je dus charger de lui renouveler
mes représentations, un de ses confidens, Nubar-Pacha, aujour-
d'hui premier ministre, auquel il avait confié le soin de défendre
ses vues.
Il en vint pourtant à me faire proposer, par ce même fonction-
naire, une transaction garantissant, à tous les employés congé-
diés, une rémunération et des indemnités exceptionnelles. Il finit
même par comprendre que l'ostracisme des Européens, recrutés
par son grand-père, soulèverait les plus vives récriminations, et
il renonça à y donner suite. Un seul Français, Clot-Bey, censeur
habituel et caustique des habitudes d' Abbas-Pacha du vivant de
Mehemet-Ali, ne se sentant plus en sûreté, désira lui-même quit-
ter l'Egypte et je pus obtenir pour lui, à titre de pension de re-
traite, la totalité de son traitement, réversible, en cas de décès,
sur ses enfans jusqu'à leur majorité.
Abbas-Pacha persévérait néanmoins à prendre uniquement
conseil de son fanatisme. A la mort de Mehemet-Ali, il se rendit
à Constantinople pour y recevoir l'investiture du sultan. Il y
étala, avec ostentation, son dévouement au prince des croyans.
Comment justifiait-il cette attitude? « Mon grand-père, disait-il en
rentrant au Caire, se croyait un souverain absolu ; il l'était pour
nous, pour ses serviteurs, pour ses enfans. Mais il était l'esclave
tome cxxix. — 1895. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
des consuls généraux. Eh bien, si je dois être gouverné par quel-
qu'un, j'aime mieux l'être par le chef de tous les musulmans
plutôt que par des chrétiens que je déteste. » (Extrait de la cor-
respondance officielle.)
L'hostilité qu'Abbas-Pacha témoignait si manifestement aux
Européens éveilla les dispositions malveillantes et brutales de la
population musulmane, que la ferme vigilance de Mehemet-Àli
avait, pendant de si longues années, contenue dans le respect dû
aux étrangers. Les chrétiens indigènes, et plus particulièrement
les résidons venus d'Europe, furent l'objet d'agressions qui dégéné-
rèrent en rixes sanglantes. Les représentans des puissances durent
intervenir collectivement et exiger des mesures énergiques, no-
tamment la révocation du chef de la police. « Ces dispositions
d'Abbas-Pacha, écrivait M. Le Moyne, notre nouveau consul géné-
ral auquel j'avais remis le service dès son arrivée, procèdent de
sa nature, de son éducation, de son passé, et plus encore de son
fanatisme. Esprit faible, étroit et sans culture, il est religieux
sans élévation. Son grand-père, renonçant à réveiller chez lui
d'autres sentimens, le menaçait constamment du jugement que
l'opinion publique en Europe porterait sur sa conduite. C'est avec
ces précédens qu'Abbas-Pacha est arrivé au pouvoir, et on con-
çoit aisément que, durant son séjour à Constantinople, on ait réussi
à lui imposer une entière soumission aux volontés de la Porte. »
Un dernier trait, et je pourrais en citer plusieurs, suffira à
donner la mesure de cette âme si peu digne de continuer l'œuvre
de son grand-père. Sur la proposition de Clot-Bey, directeur gé-
néral des services hospitaliers, le vieux pacha avait fondé, au
Caire, un hospice pour les indigens des deux sexes. On y avait
successivement annexé un service pour la maternité, une école de
sages-femmes, une section pour la vaccination, une autre pour
les aliénés. Avant l'ouverture de ce vaste établissement hospita-
lier, il n'existait aucun refuge, aucun centre de secours pour les
malades pauvres et les infirmes; les femmes en couches étaient
livrées à des empiriques ; — les aliénés étaient logés, la chaîne
au cou, dans des fosses infectes.
Par l'un de ses premiers actes, Abbas-Pacha décréta la suppres-
sion de cette institution de bienfaisance qui rendait les plus pré-
cieux services à l'humanité souffrante. Il a fallu, plus tard, la
reconstituer et la rouvrir ; l'indignation publique en fit un de-
voir impérieux au nouveau vice-roi. En cette circonstance et pour
sa propre justification, Abbas-Pacha avait invoqué l'état obéré des
finances de l'Egypte; mais simultanément il faisait construire,
pour son usage personnel, dans le désert et non loin du Caire,
un vaste palais, doublé d'un casernement non moins vaste pour
MEHEMET-ALI. 531
le logement des troupes chargées de veiller à su garde. M. Le
Moyne écrivait à cette occasion : « Tous les maçons, menuisiers,
tailleurs de pierres sont employés, de gré ou de force, aux con-
structions de Son Altesse... Je ne dirai pas, ajoutait-il, ions les
désirs d'Abbas-Pacha, ceux surtout qui sont peu dignes d'un
prince ; je ne veux pas descendre dans des détails qu'il faut se
borner à déplorer. »
Qu'advint-il? Que ce prince, qui prétendait inaugurer l'ère des
économies et restaurer les finances égyptiennes, les dilapida sans
mesure. Se faisant délivrer le numéraire versé dans les caisses pu-
bliques, il y substituait ce que l'on appelait chez nous, au siècle
dernier, des acquits de comptant. Par une étrange et coupable
innovation, ces titres, portant le cachet du vice-roi, étaient mis
en circulation par les agens du fisc avec un escompte variable ; les
preneurs en usaient pour s'acquitter envers le trésor qui subissait
ainsi des pertes plus ou moins considérables, selon le crédit que
le public accordait au gouvernement.
Il advint encore que les caprices du vice-roi et les rigueurs de
son absolutisme alarmèrent son entourage et les membres de sa
propre famille. Abbas-Pacha prit en mauvaise part les représen-
tations que ceux-ci osèrent lui soumettre, et redoutant sa colère,
les lils de Mehemet-Ali comme ceux d'Ibrahim, sous des prétextes
divers, se réfugièrent à Constantinople, l'un après l'autre. Un
seul, parmi ces derniers, Mustapha-Pacha, qui, depuis, a long-
temps résidé à Paris, et pour lequel Abbas-Pacha n'avait aucun
secret, continuait à l'assurer de son dévouement et captivait ainsi
toute sa confiance. Soudain, on apprit qu'il s'était dérobé à son
tour pour aller rejoindre ses frères. Le ministre des affaires
étrangères, Artin-Bey, se croyant menacé de son côté, se glissa
nuitamment au consulat général de France, et sous un déguise-
ment, accompagné par un de nos drogmans, il se hâta de s'em-
barquer sur un paquebot en partance pour la Syrie. Ces déser-
tions successives irritèrent Abbas-Pacha qui se retrancha dans son
palais où il vivait dans un isolement mystérieux, et redouté par
ses serviteurs autant que par le public indigène ou étranger.
Ce prince, qui mettait en fuite sa propre famille et ses meil-
leurs conseillers, devait mal finir; il disparut dans une cata-
strophe nocturne en juillet 1874, pendant qu'il était veillé par
deux jeunes mamelouks, esclaves circassiens, qui disparurent et
qu'on accusa de l'avoir traîtreusement mis à mort, après avoir
prétendu qu'il avait succombé à un mal foudroyant. « L'un des
deux mamelouks qui avaient quitté secrètement le palais d'Abbas-
Pacha dans la nuit du 12 au 13, écrivait, sous la date du 20,
notre consul général, a été arrêté hier. Il résulte de ses déclara-
532 REVUE DES DEUX MONDES.
tions que, quoi qu'en disent les médecins, la mort du vice-roi
ne serait pas uniquement le résultat d'une attaque d'apoplexie,
et qu'une vengeance particulière ou la crainte d'un châtiment,
annoncé la veille, serait venue en aide à la maladie. Je tiens ce
renseignement de Saïd-Pacha lui-même, le nouveau vice-roi. »
Ce qui est certain, c'est qu'on n'a jamais livré à la publicité
les informations qu'on a dû recueillir et qu'on n'a jamais été fixé
sur le sort des deux assassins présumés. Tous ces bruits se sont
éteints dans le silence et le mystère.
Ai- je besoin de dire que Abbas-Pacha ne fut pas regretté?
« Même parmi ceux, écrivait encore notre consul général, qu'on
croyait les plus dévoués au vice-roi ou qui s'étaient fait le plus
remarquer par leur hostilité aux autres membres de sa famille, il
n'est pas un seul homme qui ne se soit trouvé heureux d'être dé-
barrassé du système de compression qui pesait sur l'Egypte. »
Si pesante qu'ait été au peuple égyptien la main de Mehemet-
Ali, on ne saurait méconnaître les bienfaits dont il a doté le pays,
ni dénier qu'il y a répandu les germes d'une civilisation destinée
à se développer après lui. S'il a employé des moyens que notre
temps réprouve, on peut dire, à sa décharge, qu'il n'en connaissait
pas d'autres et que l'état de l'Egypte ne comportait guère que
ceux dont il a fait usage quand il en est devenu le maître. Unique-
ment guidé par ses facultés natives, il l'a enrichie par l'impulsion
qu'il a imprimée à l'agriculture, particulièrement en y introdui-
sant de nouvelles cultures, comme celle du coton, en donnant tous
ses soins à l'irrigation. Il l'a préparée à une fortune nouvelle en
y propageant l'instruction publique à tous les degrés ; en brisant
les barrières qui la séparaient, avant lui, du monde civilisé; en
la mettant en communication constante avec l'Europe. Il a ainsi
redressé la situation économique et morale du pays. Aussi sa
mémoire y est-elle, chaque jour, plus vénérée, bien qu'il soit mort
dans le silence et la retraite. L'administration de son petit-fils,
si elle avait duré, aurait compromis cette œuvre. Elle n'a eu
qu'un avantage., celui de mettre en pleine lumière la grandeur
de la tâche accomplie par le vieux vice-roi. C'est ce que je me
suis proposé de montrer en rappelant rapidement les écarts
d'Abbas-Pacha.
Cte Beneuetti.
TERRE D'ESPAGNE
(i)
TANGER — CADIX — SEVILLE — RETOUR A MADRID
TANGER
Les grands navires, voyageurs de haute mer, voiliers, stea-
mers, passent au milieu du détroit que le courant et le vent
marquent d'un trait indigo. Notre bateau, médiocre, s'abrite le
long de la côte d'Espagne, et les montagnes se succèdent, brûlées
par le soleil, incultes, inhabitées, semblables par la couleur et
l'abandon à celles d'en face, à celles du Maroc, mais avec moins
de relief, et des crêtes moins découpées. Des nappes d'herbe
rase, d'un seul ton mordoré, descendent des cimes nues jus-
qu'aux écueils déserts. La lame est courte et dansante. Après
deux heures de route, nous doublons l'extrême pointe de l'Eu-
rope, un cap de roches très basses, que prolonge, comme un
éperon, une île ronde, couverte de fortifications et au-dessus de
laquelle flotte le drapeau de l'Espagne. C'est l'île des Palombes.
La petite -ville de Tarifa blanchit au bord d'une crique de cette
côte désolée.
Alors le bateau pique droit sur le Maroc. Il est deux heures
quand nous entrons dans une baie relevée à ses deux extrémités,
arrondie au fond par une plage où défilent, en dandinant leurs
cous, les chameaux d'une caravane. Tanger s'étage aux flancs de
(1) Voyez la Revue du 1" février, du 1er mars, du 1" avril et du 1er mai.
534 REVUE DES DEUX MONDES.
la colline, à l'est, mais le soleil est si éclatant que la mer tout
en feu nous cache presque la ville dans une gloire de rayons. Je
distingue seulement les longues barques sorties du port, arrivant
à force de rames vers nous, qui sommes ancrés à deux kilomètres
du rivage. Elles sont une vingtaine, montées chacune par une
douzaine d'Arabes ou de nègres. En peu de temps, elles accostent
le vapeur, chacune cherchant à écarter les autres et à pousser sa
proue au bas de la coupée. Une bande de portefaix en burnous
lamentables, coiffés de turbans ou de fez, se bousculant, criant,
se rue à l'assaut du navire. Ils ont des airs terribles et des allures
de pillards. Ils s'accrochent aux hublots, ils saisissent un bout
de corde qui pend, et grimpent, les orteils appuyés sur la paroi
de fer. Sans escalier, sans échelle, je ne sais comment, ils enva-
hissent le pont, se précipitent sur les bâches, se battent dans le
salon des premières, n'écoutent rien, et emportent les valises
comme un butin de razzia. Dans ce brouhaha, j'entends crier mon
nom .
— Me voici !
C'est un guide qu'a bien voulu m'envoyer M. le ministre de
France. Je lui fais signe. Alors, furieusement, avec des hurle-
mens en arabe, des coups de rame, des coups de poing, l'équi-
page, investi de ma confiance, s'ouvre une trouée parmi les
barques qui dansent sur la lame, prend d'assaut l'escalier,
refoule une section de nègres qui se disputaient mon bagage. Au
moment où je me prépare à descendre, un grand diable aux
jambes nues me saisit à bras-le-corps, m'épargne violemment
trois marches, et saute avec moi dans la barque, qui s'éloigne dans
un diminuendo d'imprécations.
— Souquez ferme, fils d'Allah !
Ce doit être le sens des paroles de mon gros petit guide, qui
font filer le bateau sur la mer libre. Bientôt je vois mieux la
ville. Elle monte en pente raide, depuis une plage brune jus-
qu'au palais du gouverneur qui couvre le faîte de la colline ; elle
est pressée, tassée, masse de cubes superposés, blanche, sans
coupure, où pointent cinq ou six palmiers et autant de minarets
vêtus de faïences vertes. Elle est petite dans la colline étendue.
Elle me rappelle ces châteaux d'écume, assemblés par le vent le
long d'une roche goémonneuse.
Nous débarquons. Au bout de la jetée minuscule, sur le
sable humide, à l'ombre d'une cabane, six personnages à grandes
barbes sont assis en cercle. Je les prends pour des patriarches en
conseil. Leurs tuniques ont des plis antiques et leurs visages
l'immobilité des eaux de citerne. Mon guide s'adresse à la belle
TERRE d'eSPAGNE. 535
barbe blanche du milieu, qui s'abaisse, sans une parole, en signe
d'acquiescement. Ces hommes sont les douaniers marocains, et
je viens d'obtenir la faveur d'éviter leur visite. Nous passons
sous une voûte. J'ai six porteurs pour trois colis. Oh! les ruelles
merveilleuses, tournantes, montantes, sales à souhait et cepen-
dant parfumées d'une vive odeur de menthe, encombrées pour un
âne chargé de son sac d'orge, pleines de jeunes hommes aux
jambes nues, de vieux Marocains en burnous, de femmes mau-
resques au visage voilé, de belles juives en tunique de soie, qui,
dans l'ombre des portes basses, debout, le coude appuyé à la
pierre et la tête posée sur la main repliée, dédaignent de remuer
même, au passage d'un étranger, l'émail de leurs yeux longs.
Pas une note fausse, je veux dire civilisée. J'ai cette impres-
sion, que Tunis ne donne pas, que je marche dans un monde
nouveau, où l'Europe n'est pas maîtresse. De la fenêtre de mon
hôtel, j'aperçois la plage, où des Arabes, dans l'eau jusqu'à la
ceinture, débarquent des chèvres jaunes en les portant dans leurs
bras. A trois mètres au-dessous de moi, sur le toit d'une maison,
une femme, les ongles teints en rouge, épluche et croque des
amandes sèches. Je sors presque aussitôt, pour errer de nouveau
dans le labyrinthe des rues. L'ombre est violette et la lumière
éblouissante. Elles se partagent le sol, les murs, les toits, les
gens, ne se fondant jamais et se coupant en lignes nettes. Point
de demi-jour. Les portes ont l'air d'ouvrir sur des cavernes. On
devine, dans l'obscurité des chambres basses, des hommes en
burnous qui dorment, ou travaillent le fer et le cuir. Des voûtes,
çà et là, jetées d'une terrasse à l'autre, font des îles de fraîcheur
où les femmes sont groupées. Il y a du mouvement et peu de
bruit. Quelques riches passent à cheval avec de gros turbans.
A l'intérieur de quelques maisons juives, — car nous sommes à
l'époque de la fête des Tabernacles, — j'entrevois des berceaux
de feuillage et des guirlandes piquées de fleurs de camélia. Et
l'odeur nous poursuit de ce bois de la Mecque, qui vaut, dit-on,
cent francs la livre, et que j'ai prise d'abord pour celle de la
menthe. Je remarque aussi que le soleil m'a trompé, et que la
plupart des maisons de Tanger sont peintes d'une première couche
bleue, qui transparaît sous le badigeonnage à la chaux, et atténue
la crudité du blanc.
Je sors de la ville par une avenue montante, entre deux rem-
parts qui s'ouvrent, et je me trouve dans un terrain vague, som-
met de colline dont le sol est couvert de fumier, et où s'agitent
des centaines d'Arabes. Nous sommes en plein Orient. Des chiens
et des chèvres errent parmi les groupes ; de petits bœufs, couchés
536 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la fange, attendent l'acquéreur; d'innombrables ânes, immo-
biles, les oreilles basses, dorment debout entre deux tas de figues
sèches amoncelées sur des nattes ; des jongleurs dansent dans un
coin de la place, et quatre-vingts hommes, assis non loin de là,
formant un cercle, écoutent une sorte d'ascète à la barbe pointue,
aux gestes nerveux et nobles, qui raconte une histoire. Mon guide
me traduit des phrases au passage. Le poète populaire vient de
lever les bras vers le ciel. Il assure qu'une certaine troupe de
chameaux, sur l'ordre d'un grand marabout, s'est envolée dans
les airs. Pas un sourire n'effleure la figure de ces chameliers,
vieux enfans, qui font provision de rêve pour le voyage de demain.
Tous les regards que je rencontre sont durs et presque hostiles.
Le soir commence à s'annoncer. Un peu de brise souffle sur le
plateau verdoyant, succession de vergers clos qui s'étendent à
gauche; mon guide m'entraîne de ce côté. Nous suivons un che-
min bordé d'aloès et de roseaux. Et tandis que nous nous éloi-
gnons, j'entends venir plus distinctement, de quelque terrasse
perdue parmi les arbres, les étranges cris de joie des femmes qui
célèbrent une fête. Ces aboiemens aigus, prolongés, mêlés à des
sons de flûte, emportés par lèvent, passent au-dessus de la ville.
Que je souhaiterais pouvoir m'enfoncer dans cette campagne
bientôt déserte, bientôt sauvage! Mais le bateau pour Cadix part
demain matin. Il faut revenir vers Tanger, dont, après un détour,
je gagne l'extrémité nord, la plus élevée, que couvre presque
entièrement le palais du gouverneur.
De hautes murailles en ruine, de rares maisons éclatées, sans
peinture et sans porte, font une rue farouche, où je m'engage.
Aucune vue encore sur la ville ni sur la rade. Je traverse l'ombre
d'une voûte, et me voici dans un couloir pavé qui descend vers
une place fortifiée, grande, toute pleine de groupes d'Arabes. Il y
a des hommes couchés sur tous les degrés de cette sorte d'esca-
lier à paliers larges, évidemment construit pour le défilé des
cortèges. Nous venons d'entrer dans la Kasba. Je m'avance un
peu vers la place, et, au moment où je frôle un groupe de ces
songeurs, que le départ du soleil fait seul changer de lit, l'un
d'eux, qui porte par exception un burnous très blanc, se dresse,
lève sa tête jeune et d'une admirable noblesse de traits, parle à
mon guide, et se rassied.
— Qu'a-t-il dit?
— Il a dit que M. le ministre de France vient de passer à
cheval, et que, sur sa demande, le pacha, gouverneur de Tanger,
vous invite à visiter quelques salles de son palais.
— Et où est le gouverneur?
TERRE D'ESPAGNE. 537
— Derrière vous, au fond de cet escalier. 11 tient audience.
Celui qui m'a parlé est son second, et lui renvoie les affaires qui
lui semblent d'importance.
Je ne m'attendais pas à retrouver à Tanger la vieille institution
de nos plaids de la porte du temps du roi saint Louis. Je me
retourne, et je vois, en effet, dans l'ombre d'un vestibule, à trente
pas de moi, un homme assis sur un divan, les jambes croisées,
à droite d'une grande baie mauresque qui est l'entrée du palais.
Il a l'air fort digne qui convient à un pacha gouverneur, une
barbe noire en carré, sans un poil blanc, les mains fines, le tur-
ban épais et la tunique couleur de neige. Je lui fais exprimer
toute ma gratitude pour la faveur qu'il m'accorde; il me tend
courtoisement la main, à l'européenne, et me désigne un de ses
serviteurs qui doit m'accompagner.
Ce serviteur, un petit vieux aux poils rares, semble furieux
de guider un roumi. Il m'arrête dans les premiers appartemens
du palais, et va chasser, à grands cris, les femmes du harem,
dont j'entends les rires monter et s'éloigner. Avec lui, je visite
plusieurs salles d'un Alhambra de second ordre, riche encore et
joli, et une vaste cour dallée, fermée de murs entièrement recou-
verts de faïences, et dans l'épaisseur desquels, à chaque extré-
mité, on a creusé, doré, sculpté et meublé de nattes fines deux
petits salons pour les réceptions officielles. Puis je me rends à la
prison, dépendance du palais, qui ouvre sur la place. Elle enlève
toute illusion sur le degré de civilisation du Maroc. C'est la geôle
barbare, sale, fétide, où les hommes sont entassés pêle-mêle.
Dans le mur d'un corps de garde, un trou rond a été percé. Deux
bois en croix sont cloués dessus, et, par l'un des guichets qu'ils
forment, on aperçoit une pièce basse, sombre, où grouillent,
couchés ou debout sur de la paille réduite en fumier, des pri-
sonniers de tous âges. A peine me suis-je approché qu'une
dizaine de ces misérables se précipitent, passent leurs bras
maigres à travers les ouvertures, cherchent sans voir, — car
l'espace est trop étroit pour leur tête et pour leurs bras ensemble,
— espérant que j'apporte quelque chose qui se mange. L'un d'eux
m'offre un petit panier qu'il a tressé. Les soldats du poste les
menacent, et les font reculer. Je sors, et je songe que ce fut dans
de pareilles prisons que des saints, par amour pour ces pauvres,
allèrent, de leur plein gré, prendre la place d'un captif.
Un petit tertre est tout près de là, touchant l'enceinte de la
place. Pour la première et la dernière fois, dans l'admirable
lumière du soir, je vois bien Tanger. Les ruelles, autour de moi,
tout de suite rompues par une courbe, dégringolent vers la mer;
538 REVUE DES DEUX MONDES.
les terrasses carrées descendent en cascades. Il y a des plis, mais
il n'y a point de jour entre elles. La ville est d'une seule masse,
posée au flanc de la colline. Et elle est décidément bleue, d'un
bleu léger, comme un morceau de ciel pâle qui serait tombé là.
Des vols de mouettes passent. Les muezzins crient la prière.
Leurs appels gutturaux, comme des sons de cloches brisées, s'en
vont loin dans l'air calme. Et après eux tout se tait. Le premier
crépuscule commence. Tout baigne encore dams la clarté, mais le
rayon s'eft'ace aux toits des minarets.
CADIX
Cadix, 23 octobre.
Deux images disent tout Cadix, et les voici.
De très loin, plus d'une heure avant d'arriver au port, j'aper-
cevais la ville, comme flottante sur la mer. Je pouvais même
douter que ce lut une ville. C'était une succession de blancheurs
dentelées, longues sur les eaux frissonnantes, et que rien ne sem-
blait rattacher aux terres que nous suivions. Ces formes pâles
bordées de soleil, les unes carrées, d'autres hardies et hautes,
disposées par grandes masses que séparait le trait fuyant d'une
Lame, ressemblaient plutôt à des voiles assemblées, à une flotte
étrange et sans corps, dont les coques auraient sombré, dont les
mâtures entoilées feraient des îles au ras du ciel.
Lorsque j'ai eu visité les rues et quelques-uns de ces monu-
mens catalogués, où l'homme se répète sans cesse, et qui
retiennent de moins en moins l'attention à mesure qu'on avance
dans l'étude d'un pays, j'ai monté au sommet de la torre de Vigia,
l'une des nombreuses tours qu'avait construites ce peuple de cor-
saires et de marins, pour découvrir au loin les vaisseaux et l'état
de la mer. Alors, au-dessous de moi, j'ai vu un amoncellement
de terrasses blanches, enveloppées par l'Océan, sauf d'un côté,
où une mince bande de sable s'en allait, dans le recul des brumes
chaudes, rejoindre des côtes basses. Tous les murs, toutes les
guérites aux angles des toitures plates, tous les minarets étaient
peints à la chaux. Pas une tache de tuiles ou d'ardoises, pas
même un jardin dans l'intérieur de cette ville de neige. Les yeux
se fatiguaient et se fermaient dans la lumière aveuglante qui
rayonnait d'en bas. Et Cadix allongée, un peu inclinée, éblouis-
sante au bout de sa tige aux tons neutres, m'apparut comme une
touffe de tubéreuses qu'on aurait jetée sur l'eau. Elle en avait
l'éclat, la chair épaisse et ferme, et jusqu'aux pétales, hérissés
et pointant de toutes parts en fleurons de couronne.
TERRE D'ESPAGNE. 539
DE CADIX A SÉVILLE, AQUARELLES ANDALOUSES
24 octobre.
Tandis que le train va lentement à travers les plaines, de
bien jolis paysages ont passé devant la fenêtre du wagon. Je vou-
drais en noter quelques-uns, afin de donner quelque idée de
cette extrême Andalousie, tant de fois célébrée, si digne de l'être
encore.
Première aquarelle. — Nous avons contourné la baie de
Cadix, et nous remontons au nord. Devant nous, des marais
s'étendent, d'abord divisés par des talus tachetés de meules de sel,
puis entièrement déserts et incultes, espaces où l'œil plonge
indéfiniment dans la rousseur des herbes. Çà et là une lueur
d'eau, une rayée longue et mince entre ces champs de roseaux
fanés, dont l'automne a rompu les tiges. Toute la terre est
blonde. Tout le ciel est d'un azur léger. Des bandes de canards
s'élèvent en criant ; ils prennent leur route ; ils glissent ; ils ne
sont plus qu'une pointe de flèche, en apparence immobile dans la
lumière, et même alors on devine qu'ils n'atteindront pas de
sitôt la limite de ces solitudes immenses, les retraites inconnues,
vers les montagnes là-bas, qui sont hautes comme le doigt.
Deuxième aquarelle. — Le soleil baisse, tout rouge dans le
ciel clair. C'est l'heure calme où l'homme commence à s'appuyer
sur sa bêche et songe à la maison. Nous approchons de Jerez. Les
vignes se pressent aux deux bords du remblai, coulées de pam-
pres jaunis qu'entourent des haies de cactus échevelés et pâles.
A droite de la voie il y a une cabane, une seule, que couvre
entièrement un grenadier chargé de fruits. Et dans la cabane, il
y a une petite marchande d'eau fraîche qui cause avec son novio.
Ils sont accoudés sur la même planche, lui en dehors, elle dans
l'intérieur de sa boutique. On ne voit point la figure du garçon,
mais seulement son large feutre gris, sa taille fine et cambrée,
ses pieds chaussés d'espadrilles. Dans l'encadrement de la fenêtre,
tout le soleil est pour la novia, pour ses yeux câlins, ses joues
brunes, son bras nu qui soutient le menton gros comme une
nèfle mûre. Elle rit, en écoutant parler celui qu'elle aime.
L'arrêt du train ne les a pas troublés. Elle a versé trois verres
d'eau bleue, sans regarder ni les voyageurs, ni la perra chica
qu'ils lui laissaient en paiement. D'un geste souple et sûr, quand
nous sommes partis, elle a seulement repiqué, en haut de son
chignon pointu, le bouquet de jasmins blancs que le vent avait
déplacé.
540 REVUE DES DEUX MONDES.
Troisième aquarelle. — Il fait presque nuit. Nous sommes en
plein maquis, et le vert des oliviers sauvages, et celui des len-
tisques et des buis sont fondus en une môme teinte fumeuse.
D'espace en espace, la pointe d'un arbrisseau mort se lève dans
le taillis, comme la croupe d'un bœuf roux. Au milieu d'une
clairière, un homme à cheval, qui paraît gigantesque, abreuve sa
mule au bord d'une citerne. Les montagnes sont roses, très loin,
vers l'Orient. La nuit n'est pas venue pour elles. Du côté de
l'Occident, à la place où le soleil a disparu, dans l'auréole de
rayons pourpres qu'il a laissée au-dessus des terres sombres,
trois aloès, dépassant le maquis, tendent leurs bras terribles...
Nous entrons en gare de Séville avec une heure de retard, ce
qui peut être considéré, me dit-on, comme un succès. Et, presque
tout de suite, je m'arrête, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, pour
voir la compagnie des screnos sous les armes, prête à partir. Ces
dignes gens, vous le savez, sont chargés de veiller au bon ordre
des rues pendant la nuit, de crier les heures en annonçant le
temps qu'il fait, et d'ouvrir les portes aux citoyens qui auraient
oublié leur clef. Ils sont là plus de cent, divisés en trois sections,
vêtus de la veste courte à boutons d'or, coiffés d'une casquette
plate à bande rouge, la hallebarde d'une main, la lanterne de
l'autre. La plupart, comme le temps menace un peu, ont emporté
un parapluie. Au commandement d'un vieux capitaine à gros
ventre, ils doublent les files, mettent le parapluie et la halle-
barde sur l'épaule droite, et quittent la place dans trois direc-
tions différentes.
Un peu plus tard, lorsque le bruit de la ville se fut assourdi,
j'entendis sous mes fenêtres une bonne voix enrouée qui criait :
Ave Maria parissima! Las once han dado , y sereno! Et je son-
geai, avec un frisson de joie, que j'étais dans cette Séville des
chansons, la capitale enchanteresse du Midi, la sœur par la
beauté de Venise l'italienne, dont on ne parle plus qu'avec regret,
dès qu'on l'a entrevue.
SÉVILLE
Je veux cependant le dire pour l'amour de la vérité, devenu,
depuis peu, une vertu des voyageurs : Séville n'est pas ce que l'on
a prétendu ; elle n'étonne pas ceux qui ont déjà visité plusieurs
villes espagnoles, ceux surtout qui ont vu Grenade ou Cadix.
Elle est vivante, mais la plupart des villes du Midi le soul
également; elle a de belles promenades, mais dont les pareilles
TERRE D'ESPAGNE. 541
existent ailleurs ; elle a de jolies femmes, mais toute la race
andalouse, et ou pourrait presque dire toutes les races espagnoles
sont jolies; elle a enfin son Guadalquivir , profond, resserré,
trop étroit pour les grands navires rangés sur ses deux bords, et
cela est moins commun, dans ce pays où les fleuves qui ont de
l'eau n'en ont pas assez, d'habitude, pour porter un bateau.
Vous demanderez peut-être : « Et la manufacture de tabac? »
Hélas! je l'ai visitée, et je connais peu de spectacles qui m'aient
laissé au cœur un sentiment plus triste. Savez-vous ce qu'ils font,
les guides, en conseillant aux étrangers, qui suivent tous le con-
seil, de visiter la manufacture de tabac? Ils commettent, à mon
avis, et sans s'en rendre compte, un acte cruel : ils offensent une
misère humaine. Vous voyez cet immense palais délabré qui
touche au champ de foire? Un ange de pierre, la trompette à la
bouche, est debout au-dessus d'une des portes d'entrée. La légende
prétend qu'on entendra la trompette le jour où une jeune fille
vraiment jeune fille passera sous la voûte, pour se rendre à
l'atelier. Je ne défends pas la vertu des cigarières, je crois que
leur réputation n'est pas, en général, imméritée. Mais, honnêtes
ou non, ce sont de pauvres filles, dignes de toute pitié. Vous
montez au premier étage. Vous pénétrez, conduit par des contre-
maîtres dont l'unique fonction paraît être d'introduire les
curieux, dans une première salle où sont réunies plusieurs cen-
taines de femmes de tous les âges, surtout des jeunes, assises
devant des tables où elles roulent des cigarettes et rognent
des enveloppes de cigare. L'atmosphère est horrible, le sol jon-
ché de détritus do tabac. Des vêtemens, des châles pendent, en
tas multicolores, à tous les angles de la pièce. Et les visages
sont pâles, tirés, empoisonnés par l'air vicié. A côté de plus
d'une de ces tables, il y a un berceau où dort un enfant au
maillot. Des femmes nourrissent leur petit. Quelques-unes sont
hardies. La plupart ont le regard triste et mauvais de celles qui
souffrent et qui voudraient souffrir sans être l'objet de cette cu-
riosité, insultante par elle-même, alors même qu'elle ne l'est pas
pour une autre raison. Et vous ne sortirez de cette salle que pour
eu voir une seconde toute pareille, où d'autres filles et d'autres
femmes, jusqu'à quatre mille dans les temps de presse, gagnent
péniblement, en usant leur jeunesse, quelques sous pour acheter
leur pain et pour faire un peu de toilette. Car ici, je trouve une
note gaie, la seule que puisse donner cette affreuse caserne
ouvrière : vous saurez que toute cigarière qui n'a pas dépassé la
trentaine se fait coiffer pour deux sous, dans la manufacture
même, par une coiffeuse attitrée, et achète chaque jour, si pauvre
542 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle soit, un brin de jasmin, un œillet ou une rose, à l'une
des marchandes qui traversent les ateliers. J'ai observé qu'après
trente ans, les femmes se résignaient à porter le dahlia, cette
fleur lourde et sans grâce...
J'en ai dit assez pour faire entendre que le charme de Séville
est moins dans ses monumens que dans les détails de la vie popu-
laire, moins dans l'aspect de ses rues que dans la physionomie
de ses habitans, dans la douceur de son climat et la beauté de ses
campagnes. J'ai passé toute une semaine, une des meilleures de
mon voyage, à étudier la grande ville andalouse, à courir aux
ruines romaines d'Italica, à visiter les herbages où s'élèvent les
taureaux de course, les forêts de Villamanrique, les marismas du
bas Guadalquivir. Parmi ces journées heureuses, j'en choisirai
deux ou trois, et je les raconterai.
UN BEAU DIMANCHE A SÉVILLE
Ce matin, accompagné d'un Français qui habite Séville, et qui
l;i connaît merveilleusement, je pars à l'aventure. Nous sonnons
à la grille d'une très jolie maison située dans une toute petite
rue. Vous n'ignorez pas que c'est une mode arabe, et une mode
commandée par le soleil, de construire de vrais palais dans des
ruelles extrêmement étroites et souvent très tournantes, mais
peut-être ne savez- vous pas que ces maisons, qui paraissent
ouvertes, sont, au contraire, jalousement gardées. A travers la
grille, très fine et ouvragée, on aperçoit la cour, des fleurs, des
portes. Mais elle n'obéit pas pour un coup de sonnette, cette
grille légère ! Une servante apparaît, à l'une des fenêtres, en
face, et invariablement demande : « Qui êtes-vous? » Il faut
répondre et dire ensuite ce que l'on veut. Puis la domestique
disparaît, s'informe, et ne laisse franchir le seuil qu'après auto-
risation. Le système du cordon est tout à fait inconnu. Mon ami
avait des intelligences dans la place ; nous entrons.
— Voyez, me dit-il, la cour est pavée de marbre, les murs
sont revêtus de marbre, les colonnes qui forment cloître au rez-
de-chaussée et qui soutiennent l'étage sont de marbre également.
Vous avez ici le modèle des maisons sévillanes. Elles ne sont ja-
mais occupées qu'à moitié. En hiver, on habite le haut. En été, on
s'installe en bas. Il y a deux cuisines, deux salons, double série
de chambres.
Nous allons à gauche, en effet, au fond de la cour, et nous
trouvons la cuisine d'été ouverte aux deux extrémités, simple
passage où les courans d'air doivent abonder, entre le patio et
TERRE D'ESPAGNE. 543
une sorte de jardin minuscule où pousse un pied de vigne de
Malaga. Au milieu des dalles de marbre du patio s'élève un bana-
nier. Ses feuilles se tendent comme des ombrelles jusqu'aux mu-
railles. Ami-hauteur, la fleur pend, superbe, unique, mélange de
pourpre violet et de vermillon. C'est un arbre condamné, puis-
qu'il a fleuri. Dans un autre angle, mon ami attire à soi une sorte
de volet caché dans l'épaisseur du mur, et je vois un filet d'eau
vive traversant une vasque blanche. C'est là qu'on prend la pro-
vision d'eau du ménage. Celle dont on n'a pas besoin disparaît
sous terre, et passe aux maisons voisines.
Nous sortons du palais, et nous passons à travers les rangs
de boutiques d'un des marchés. Bien pittoresques, bien colorés,
ces marchés de Séville, avec les premiers paniers de grenades
qui arrivent de la plaine, les étalages de potirons à coque verte
et rugueuse, les magasins de fleurs, les guirlandes d'oignons mor-
dorés ou roses, les mannequins de poissons, au bord desquels
brille toujours une petite bougie, pour que la lueur de la flamme
sur les écailles fasse paraître la marchandise plus fraîche et comme
vivante. Plus loin, ce sont des étourneaux, par centaines, pendus
à des ficelles, des macreuses, des canards, des perdrix. Je
demande quelques prix. J'apprends que les perdreaux valent de
2 fr. 50 à 3 francs la couple, un lièvre 2 fr. 50 ; que le poisson est
pour rien. En revanche, les alimens les plus ordinaires et les
plus nécessaires se vendent à un prix relativement élevé, ce qui
explique la misère et l'anémie de la population de Séville. Le
pain de première qualité coûte 0 fr. 75 les 1 200 grammes , les
pommes de terre 10 francs les 46 kilos, le beurre frais 10 francs
le kilo, et le beurre salé, qui vient de Danemark, 5 francs. Le
vin, qui vaut 3 sous le litre, à la campagne, est frappé de 5 sous
de droits d'octroi, et la barrique paye 55 francs. Le lait, enfin,
monte à 12 sous le litre.
Autour de nous, dans les rues voisines, s'en vont justement
des vaches conduites par un paysan. Elles se rendent à une
étable en plein vent, où les cliens se présenteront et feront tirer
le lait devant eux. De tous côtés trottent des files de mulets
blancs, à têtières ornées de pompons jaunes et rouges. Les
hommes qui les montent sont coiffés du large chapeau à bords
plats. Ils sont presque tous élégans, maigres et rasés.
Nous touchons aux faubourgs. Sur les places, aux coins des
rues, les enfans jouent, devinez à quoi? Aux courses de tau-
reaux. Le plus grand de la bande, le plus fort, se met sur la tête
une planchette armée en avant de deux vraies cornes, et se pré-
cipite sur ses camarades, qui l'écartent avec un chiffon ou avec
544 REVUE DES DEUX MONDES.
leur veste, ou même avec la chemise qu'ils ont quittée. L'espada
se tient en arrière, très digne, avec son épéc de bois, et sacrifie
la bête féroce au moment voulu, d'un coup magistral entre les
deux épaules. Voilà la première école des toreros, et l'une des
explications de la passion des Espagnols pour les courses : elle est
née avec eux, elle a déjà sa très grande place dans leurs jeux
d'écoliers.
Après cela, une nouvelle académie s'ouvrira pour eux. Nous
en sommes tout près. C'est une dépendance de l'abattoir munici-
pal. Là, dans un cirque de planches, orné d'une inscription sur la
rue : Escuela taurina, les jeunes amateurs peuvent s'instruire,
chaque matin, pendant plusieurs mois, dans le plus noble et le
plus lucratif des arts. Les veaux d'un an ou deux, les novillos
destinés à la boucherie leur sont livrés, et un professeur, qui est,
je crois, une espada malheureuse, leur apprend les secrets du
métier : « Prends garde! celui-ci a l'œil gauche mauvais, il donne
de la tête à droite; celui-là est un brave animal, tout franc, n'hé-
site pas ; cet autre a les deux pieds de devant fixes, le mufle bas,
le défaut de l'épaule bien découvert, c'est le moment de frapper! »
Mon ami me raconte que, l'hiver dernier, le professeur daigna lui
dire : « Vous êtes un homme sympathique, monsieur, je sais que
vous faites partie du cercle des Taureaux ; s'il vous plaît de tuer,
de temps en temps, un jeune veau, avant le déjeuner, nous
sommes tout disposés à vous en offrir le moyen. » La proposition
était bien engageante. Mon ami remercia, et s'excusa sur ses
nombreuses affaires.
De là, nous pénétrons dans l'abattoir proprement dit. C'est
une vaste cour carrée, entourée de cloîtres. Les curieux sont
arrêtés par une grille qui ferme une des ailes de ce cloître. Il y a
là une vingtaine de personnes, arrivées avant nous, et dont la
présence annonce qu'un spectacle <|iielconque se prépare. Je
devine trop bien lequel. Je reste, malgré l'instinctif frémisse-
ment que donne un pareil soupçon. Rien autre chose pourtant
ne présage une tuerie. Pas un homme ne se montre sous les
arches de pierre, que chauffe le soleil ardent de dix heures
du matin. Je remarque seulement qu'à chacun des piliers, à
la hauteur d'un mètre cinquante environ, est scellé un gros
anneau de fer, et qu'au milieu du cloître qui fuit devant nous,
des poteaux de bois se dressent, de distance en distance. Quelques
minutes s'écoulent. Puis un grand bruit de piétinemens, de beu-
glemens de bêtes et de cris d'hommes retentit. A travers la
cour, un troupeau de quatre-vingts animaux, fouettés, dirigés
à coups de lanières, se précipite vers l'entrée du cloître et s'y
TERRE D'ESPAGNE. 545
engouffre, sautant de peur les uns par-dessus les autres et
galopant à toutes jambes. C'est un grouillement de cous, de
têtes, de croupes velues, qui heurte la grille et se répand dans
l'allée couverte. En un clin d'oeil, une vingtaine de jeunes bou-
chers, qui tiennent à la main une corde roulée, se sont postés au
pied de chacun des piliers. Ils attendent au passage le bétail
affolé, choisissent leur victime dans le tas, jettent le nœud cou-
lant sur les cornes, tirent la corde et l'accrochent, soit à l'anneau
de fer, soit au poteau de bois : une vache, un bœuf, un taureau,
est ainsi arrêté et immobilisé au milieu du torrent de bêtes beu-
glantes qui continuent leur course. Alors, d'autres hommes,
presque des enfans, découplés et agiles comme tous les Andalous,
se faufilant parmi le troupeau, évitant je ne sais comment les
coups de cornes et de pieds, s'approchent des animaux prison-
niers, et, par derrière, d'un coup rapide, enfoncent dans la nuque
un poignard triangulaire. Ce n'est qu'un geste. On n'entend pas
une plainte, on ne voit pas une goutte de sang. La bête tombe,
inerte, et la peau de son poitrail, qu'une piqûre de mouche, tou
à l'heure, faisait plisser tout entière, n'a pas même un tressaille-
ment. En dix minutes, j'ai compté soixante-dix-huit bêtes gisant
sur le sol du cloître. Cependant, deux grands bœufs, l'un noir et
l'autre roux, restaient vivans dans ce lieu de carnage. Ils levaient
la tête très haut, comme s'ils comprenaient le danger. Le roux
fut garrotté plus étroitement, et, bien qu'il se débattît, tomba sous
le poignard. Le bœuf noir demeura seul debout. Les cordes
n'avaient pas la force de plier sa belle tête nerveuse et irritée.
Les bouchers les plus grands n'arrivaient pas à la hauteur de son
échine. Il fallut le prendre par surprise. Ses yeux se dirigèrent
un moment vers son camarade mort à ses pieds, il baissa la tête
de lui-même pour le flairer, et à l'instant même le bruit mou
de sa chair affaissée, roulant sur la terre, éveilla un dernier écho
entre les murs de cette cour sinistre.
J'avais besoin de retrouver l'air libre et des visions plus gaies.
Mon ami me ramena vers le vaste champ d'herbe, que divisent
de larges allées plantées d'arbres, et qui se nomme le prado San
Sébastian, tout à côté de la manufacture de tabac. En cet en-
droit se tient, les 18, 19 et 20 avril, la foire aux bestiaux, qui
n'est pas une simple exposition de moutons, de chevaux, de
bœufs, de mules et de porcs, mais, de plus, l'occasion de la fête
la plus populaire et la plus drôle de Séville. Manquer la feria,
aucun malheur n'est comparable à celui-là. Pour briller à la feria,
on fait des économies toute l'année. Les jeunes filles et les jeunes
femmes y montreront les toilettes nouvelles. Les jeunes gens y
tome cxxix. — 1895. ' 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
viendront avec leurs équipages à l'andalouse, c'est-à-dire avec des
chevaux dont les harnachemens sont garnis de pompons et de
franges de laine, et dont la queue est tressée de rubans assortis,
tantôt verts, tantôt violets, tantôt rouges, d'un goût rare et étin-
cclant. Les plus distinguées et les plus riches des familles sévil-
lanes doivent toutes avoir sur le champ de foire, le long des ave-
nues, une cabane de bois ou de toile. Les plus belles de ces casillas
se louent 300 francs pour trois jours, les autres 450 francs.
Toutes sont ainsi distribuées : un perron de deux ou trois mar-
ches, une petite terrasse, un salon, une salle à manger et une
cuisine. On quitte sa maison la veille de la ferla, on fait meu-
bler la casilla de tapis, de tentures, de glaces et de l'indispen-
sable piano. Puis la famille s'y installe. On se rend visite. Les
jeunes filles, en mantilles blanches, se promènent sur l'estrade,
jouent du piano ou de la guitare en public, ou dansent des danses
sévillanes. Et la foule applaudit, criant: Viva la gracia! Que bellal
Que guapa!
Je n*ai pas perdu mon temps, car il est un peu moins de onze
heures du matin. J'entends les cloches de la Giralda qui sonnent,
et je cours vers leurs volées claires.
La Giralda, la grande tour carrée, toute rose, qui domine la
cathédrale, est bien le plus joli monument de Séville. Notez, de
plus, qu'elle est douce d'accès et point essoufflante. On monte au
sommet de la tour non par un escalier, mais par un plan
incliné.
Le carillon, au-dessus de moi, tinte de plus en plus fort. Par
les fenêtres, j'aperçois les toits des maisons larges comme des
cartes à jouer, et les habitans qui traversent les rues ont l'air
de fourmis noires dans une allée sablée. Enfin, me voici dans la
galerie à jour où douze cloches, trois sur chaque façade, an-
noncent à Séville qu'une procession va sortir. Jamais je n'ou-
blierai l'impression troublante qui s'empara de moi à ce moment.
Songez que chacune des cloches est placée en travers d'une
fenêtre, et qu'elle peut tourner librement autour de son pivot,
aidée, dans ce mouvement de rotation complète, par un très gros
contrepoids surmontant la coquille d'airain et fait en forme de
massue ou de marteau. De la sorte, elle dépasse, à chaque volée,
l'embrasure de la fenêtre, allongeant à l'air libre tantôt son
contrepoids, tantôt sa large bouche retentissante. Un homme
l'actionne avec une corde. Mais la corde est bientôt enroulée au-
tour du pivot, comme sur un treuil ; il n'en reste que cinq ou
six brasses; bientôt il n'en reste plus que deux ou trois. Et voici
ce que j'aperçois à droite, à gauche, devant moi. Les sonneurs
TERRE D'ESPAGNE. 547
se laissent emporter au bout de la corde, ils sont enlevés comme
des plumes ; ils posent le pied sur trois petites pédales superpo-
sées, piquées dans l'angle de la muraille, le long de l'ouverture
béante ; ils montent jusqu'à la cloche ; ils n'ont plus qu'un mètre
de corde entre les mains : alors, ils se lancent dans l'espace, leur
poids arrête la masse de bronze, la fait tourner en sens con-
traire, et ils retombent sur le sol, tandis que la corde se dégage,
puis s'enroule de nouveau. Quelques-uns, d'une plus superbe
audace, font encore mieux. Ils sont emportés verticalement,
jusqu'au sommet de la fenêtre où tourne la cloche, et, au mo-
ment où celle-ci revient du dehors, toute frémissante, ils ouvrent
les jambes, ils se campent à cheval sur le calice évasé du
métal, brisent ainsi son élan, et redescendent en la faisant re-
tourner sur elle-même. C'est un spectacle tragique. On se dit
qu'il suffirait qu'un de ces hommes fût trop peu lourd, ou qu'il
manquât d'enfourcher cette monture terrible, pour que, entraîné
par elle, il fût précipité au dehors d'une hauteur vertigineuse.
La chose est arrivée. On m'a conté qu'il y a huit ans, un enfant de
quatorze à quinze ans, sonneur d'une église de Se ville, passa par-
dessus sa cloche et fut lancé dans le vide. Il tomba... mais,
admirez cette Providence, il tomba sur la grosse caisse d'une
musique qui défilait processionnellement. Un ex-voto rappelle
encore ce fait prodigieux. Je ne garantis pas , l'authenticité de
l'histoire. Afin de la rendre plus vraisemblable, celui qui me la
disait ajoutait que la grosse caisse avait beaucoup souffert.
Pour trois heures de l'après-midi, les affiches posées sur les
murs annonçaient une course de novillos. Ce n'est pas aussi impo-
sant qu'une course de taureaux, mais je m'y rendis tout de
même. Les arènes de Séville sont parmi les plus belles d'Es-
pagne, construites au bord du Guadalquivir, en pleine ville : je
voulais les voir, et voir surtout le public de cette course toute
populaire.
Il est moins coloré que ne le proclament les livres roman-
tiques et les estampes. Peu de mantilles, peu de cigarières éva-
nouies tombant sur leurs voisines, pas de robes couleur d'orange
mûre, mais une foule étoilée de plus de points éclatans que
dans nos pays, plus nerveuse, qui se mêle intimement au drame
du cirque et conseille les toreros. Ceux-ci sont de simples ap-
prentis, vêtus de costumes fanés. Le bétail est de second ordre
également : de jeunes taureaux de deux ans, qui arrivent furieu-
sement, chargent un cheval ou deux, frémissent sous la piqûre
de la lance du picador, et n'y reviennent plus. A la troisième
blessure que les cavaliers leur ont faite, ils ont une peur
5i8 REVUE DES DEUX MONDES.
affreuse. Ils se sauvent dès qu'ils aperçoivent un cheval; ils re-
fusent la lutte, et l'on voit une sorte de poursuite ridicule autour
de l'arène : les picadors, puis les espadas cherchent à rejoindre
l'animal et n'y parviennent pas. Enfin, lorsque, de fatigue, la
pauvre bête s'est arrêtée, le torero la manque invariablement, et,
à chaque coup d'épée, elle repart, beuglante. Le public est vite
las de ces maladresses successives, et siffle furieusement. Après
le quatrième taureau, le tapage devient tel que les professionnels
commencent à quitter l'arène. Plus de banderilleros, plus de pi-
cadors. Un gamin de douze ans saute par-dessus les barrières,
se jette à genoux, tragiquement, devant la loge du président, et
demande par gestes qu'on lui accorde la faveur de tuer le cin-
quième taureau, à la place de ces faux artistes qui se dérobent. Le
président refuse. L'enfant insiste. Pendant cette scène, un grand
Andalou, maigre et rasé, s'en va sournoisement poser, derrière
l'unique torero demeuré dans la plaza, un petit joujou fabriqué
avec une courge figurant le corps du taureau et des baguettes
de bois représentant les quatre pattes. Deux cigares font les
deux cornes. La foule éclate de rire. La pauvre espada menace
l'insolent d'un coup de rapière, et se retire. Le cirque est aban-
donné par toute la cuadrilla. C'est le signal d'une scène curieuse.
L'enfant s'est mis debout. Il restera, malgré l'ordre du président,
s'exposant ainsi à la prison. Deux camarades, puis dix, vingt,
cinquante, sautent les barrières et courent le rejoindre. Le cin-
quième taureau se lance au milieu de cette bande de jeunes gens
dont l'aîné n'a pas vingt ans, et qui, enlevant leurs vestes, s'en
servent comme de manteaux pour écarter l'animal. En cinq mi-
nutes, la bête poursuivie, tirée par la queue, empoignée par les
cornes, tombe à terre pour ne plus se relever. Quelqu'un
m'explique qu'elle a été tuée, par ordre du président, d'un coup
de ce fameux poignard triangulaire dont j'ai parlé. Puis le toril
s'ouvre de nouveau, car une course, sous aucun prétexte, ne sau-
rait être interrompue, et le dernier taureau se précipite, non
plus au milieu de cinquante enfans, mais au milieu de trois cents
personnes qui ont envahi la plaza, et dont une vingtaine, par
bravade, se sont couchées à l'entrée même du couloir. Cette
fois, il va sûrement y avoir mort d'homme. Eh bien ! non, tous les
coups de cornes sont évités, personne ne tombe. Quelqu'un
saute sur le dos du taureau, et après une minute de galop, la bête
roule à terre.
Si les courses d'Espagne ressemblaient à celle-là, elles n'au-
raient guère de défenseurs. Ce n'est plus un jeu solennel et noble,
c'est une boucherie répugnante et une école de cruauté dangereuse.
TERRE D'ESPAGNE. 549
Le soir de ce même jour, qui fut vraiment un beau dimanche,
une surprise nous attendait, un spectacle d'une élégance rare et
parfaite. Dans le salon d'un Français, M. de C..., trois jeunes
filles de la société de Séville avaient bien voulu accepter de
danser et de chanter devant nous les danses andalouses. Ce que
j'avais vu jusque-là, soit au café de la Pez à Madrid, soit à Séville
même, dans la fameuse rue de Las Sierpes, ne m'avait donné aucune
idée de ce que je vis ce soir-là.
Mlles Elena et Pépita S., et Adelina B... étaient toutes trois
jolies. Elles avaient apporté chacune trois sortes de mantilles,
qu'elles excellaient à poser sur leurs cheveux sombres ou blonds
relevés en pointe : la mantille noire, la mantille blanche et celle
appelée madrono, du nom de l'arbousier, parce qu'elle a de gros
pois pelucheux.
M1Ie Elena, en robe de soie bleue, toute petite personne aux
grands yeux noirs, jouait de la guitare et chantait. Elle chantait,
et aussitôt son visage très rieur prenait une expression doulou-
reuse qui faisait plaisir à voir, car on sentait cette mélancolie
passagère, et derrière on devinait le rire de la jeunesse tout prêt
à reparaître. Les vers qu'elle disait étaient d'une tristesse amou-
reuse, comme la plupart des chansons méridionales, par exemple
ces deux couplets d'un malagiieha : « Depuis qu'une heure a
sonné — à cette cloche au son plaintif, — jusqu'à deux heures
j'ai songé, — à l'amour que tu prétends pour moi, — et trois heures
m'ont trouvé pleurant. » « Le monde qui me voit rire, — pense
que je ne t'aime pas. — Il ignore que pour toi — je souffre tout ce
qu'on peut souffrir, — et qu'il me faut dissimuler. » Elle disait
encore ce joli quatrain d'une petenera : « Ni avec toi, ni sans
toi, — mes maux n'ont de remède; — avec toi parce que tu me
tues, — et sans toi parce que j'en meurs. »
Pendant qu'elle chantait ainsi, s'accompagnant de la guitare,
sa sœur, Mlle Pépita, en bleu et noir, et Mlle Adelina B..., élancée,
blonde, souveraine d'élégance, serrée dans un fourreau de soie
jaune, dansaient et marquaient la mesure du claquement de leurs
castagnettes. Les invités, suivant la mode sévi liane, battaient des
mains. Entraînées, excitées par ce rythme de plus en plus pressé,
les danseuses combinaient des pas, des gestes, des œillades d'un
art savant et rapide. Elles s'approchaient l'une de l'autre, s'éloi-
gnaient, revenaient, renversaient la tête, se jetaient un regard
chargé de langueur ou de défi, s'écartaient de nouveau, puis, la
jambe tendue en avant, la taille cambrée, sur un coup de cas-
tagnette, s'arrêtaient dans une pose dédaigneuse, prolongée
quelques secondes. Par elles, et pour la première fois, je com-
550 REVUE DES DEUX MONDES.
prenais cette grâce andalouse, qui passe les autres. Et c'était un
charme nouveau de voir danser cette danse, un peu orientale et
sensuelle, avec une distinction entière et je ne sais quelle retenue
virginale.
Je demandai, pendant un repos, à M110 Adelina :
— Vous avez dû avoir beaucoup de succès à la feria, made-
moiselle ?
Elle montra quelques jolies dents de plus. C'était vrai : elle
avait dansé des maldguenas devant le peuple de Se ville, les jours
de la grande foire.
LA GANADERIA DE YBARRA
J'ai assisté presque chaque dimanche, en différentes villes
d'Espagne, à des courses de taureaux. Et j'ai bien cru que la
première fois serait la dernière. L'horreur qu'on éprouve, au
premier cheval éventré, oblige un Français à dominer ses nerfs
s'il veut rester jusqu'à la lin du spectacle. Puis j'ai éprouvé qu'on
s'habitue, non pas à voir couler le sang, mais à ne plus le voir,
et qu'il n'y a bientôt plus sur l'arène, pour des yeux accoutumés,
que deux personnages engagés dans une lutte à mort : l'homme
et une bête sauvage. Les accessoires disparaissent. Les maigres
haridelles, au front bandé, que le taureau transperce, enlève au
bout de ses cornes, et promène, avec leur cavalier, avant de les
jeter à terre ; celles qu'on ramène au combat, le flanc recousu et
les blessures fermées avec un bouchon de paille, ne font plus
pitié, n'éveillent aucun sentiment d'aucune sorte, parce que
l'attention se détourne d'elles pour se concentrer sur les véritables
duellistes, et considère les animaux, mûrs d'ailleurs pour l'équar-
rissage, à peu près comme des sacs de sable destinés à 'protéger
l'homme et à fatiguer la première fureur de son adversaire. Je
trouve donc très peu fondée l'accusation « d'aimer le sang »
lancée contre les Espagnols. Ils n'aiment pas le sang; ils ne le
voient pas ; mais ils aiment le jeu terrible qui se joue là, ce
triomphe de l'intelligence et de l'adresse sur la brute formida-
blement armée.
« C'est tout simple, me disait l'un d'eux : l'Espagne a toujours
été un pays d'élevage; aujourd'hui, comme aux temps anciens,
les vaqueros, dans les herbages, vivent avec leur bétail, s'essayent
à terrasser les jeunes veaux, apprennent à éviter un taureau qui
charge. Nos aïeux ont fait un amusement public d'une lutte que
leur enseignait l'existence pastorale. Rien de plus. Nous ne
sommes pas plus sanguinaires que d'autres, mais, plus que d'autres
TERRE D'ESPAGNE. 551
peut-être, nous apprécions la bravoure de l'homme qui combat,
parce que nous connaissons mieux la force de son ennemi et
l'art qu'il faut pour le vaincre. »
Cet art-là nous échappe presque complètement. A moins
d'avoir suivi un grand nombre de corridas, il est impossible de
comprendre et de goûter toutes les finesses du métier, et je suis
sûr que beaucoup de ces amateurs qui passent les Pyrénées pour
assister aux courses de Saint-Sébastien, malgré le bruit qu'ils
font et leurs cris castillans, ne sont pas de grands clercs clans la
science compliquée du toreo (1). Nous admirons le pittoresque
de la fête, l'entrain, le mouvement des foules en marche vers la
plaza, le défilé des toreros, les costumes, les attitudes des hommes,
les sonneries qui annoncent l'ouverture du toril, puis l'entrée en
scène des banderilleros et de l'espada; nous ne saisissons que
le côté extérieur, l'appareil du spectacle, très imposant d'ail-
leurs, surtout dans les « courses d'abonnemens », de Madrid,
les plus nobles, — quelque chose comme les concerts classiques
du Conservatoire. Les Espagnols ont un autre sens que nous ne
possédons pas. Ils connaissent les jouteurs, les hommes et le
taureau; ils les jugent d'après des règles précises, apprises dès
l'enfance ; pas un geste ne leur échappe ; ils vivent le combat tout
entier, dans ses menus détails, tantôt avec le torero, tantôt avec
la bête, si elle est brave et franche. Les spectateurs des premiers
rangs, ces aficionados, simples ouvriers très souvent, ou employés
de dixième ordre, qui ont payé cinq et six francs une place
près de la barrière, ne cessent de conseiller les professionnels,
de les invectiver ou de les applaudir. Tout le public, nerveux,
impressionnable à l'excès, éclate en clameurs de reproche ou
en cris d'approbation , lance des cigares et des chapeaux ou
des écorces d'orange dans l'arène, sans que, très souvent, un
étranger ait pu saisir la cause de ces manifestations. Il gouverne,
en réalité, les jeux. Il oblige le président à commander les ban-
derilles de feu, à faire abandon du taureau à l'espada qui s'est
surpassée, quelquefois même il gracie l'animal. Ce sont des cas
fort rares, mais il y a des exemples. J'ai vu, dans le couloir d'un
établissement de combats de coqs, rue de l'Inquisition, à Séville,
la tête empaillée d'un taureau, avec cette inscription : « Zapatero,
six ans, de la ganaderia de D. Ramon Balmaceda, a lutté sur la
plaza de Puerto Santa Maria, en 1859: 24 coups de pique reçus,
9 chevaux tués, espada Antonio San chez (el ïato). Le public
(1) On peut s'en convaincre en lisant quelque traité spécial, par exemple le
Manuel de Tauromachie de Sanchez Lozano, traduit par M. Aurélien de Courson.
1 volume; Paris, 1894, Sauvaître.
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demanda sa grâce pour son immense bravoure. » Les poils blancs
qui tavelaient le cou noir de l'animal disaient, en effet, que
Zapatero était mort de vieillesse, dans les herbages du Guadal-
quivir. D'autres fois, d'étranges caprices, des caprices d'enfant,
s'emparent de ce peuple assemblé pour s'amuser, et qui s'amuse
de tout, et qui se sent roi dans l'enceinte de la place. Un de mes
amis me racontait, ici, qu'il assistait, il y a quelques années, à
une course de taureaux dans les arènes de Vitoria. Une jeune
fille et un jeune homme, appartenant tous deux à de grandes
familles de la province, étaient assis au premier rang dans
deux loges contiguës. Le jeune homme était-il fiancé, ou seule-
ment amoureux et hardi? Il voulut prendre et baiser la main
blanche que sa voisine avait posée sur le velours du balcon.
Celle-ci retira vivement le bras, et se défendit en riant, d'un coup
d'éventail. Ce tout petit incident fut aperçu, comment, je ne sais
pas, mais tout le cirque, en une seconde, se trouva debout,
prenant fait et cause pour le novio, et criant : « A la plaza les
fiancés ! Qu'elle l'embrasse ! qu'ils dansent ensemble ! » Le tapage
devint tel que la corrida fut interrompue. Le taureau était dans
l'arène. Le président fut obligé de quitter sa tribune, de venir
trouver la jeune fille, et de la prier d'obéir, pour que la corrida
pût continuer. Elle prit son parti gaiement, avec une crâuerie
espagnole, descendit les escaliers au bras de son voisin, se pré-
senta avec lui dans l'arène, sous les yeux du taureau stupéfié,
fit trois tours de valse, embrassa le jeune homme, et remonta au
milieu d'acclamations frénétiques.
La passion de la corrida est aujourd'hui aussi vive, aussi
générale en Lspagne qu'elle a jamais pu l'être. Dans les rues,
j'ai dit que les enfans jouaient au loro. Dans les moindres pue-
blos, on improvise une place, le dimanche, en mettant des char-
rettes en cercle, et les paysans y combattent un taureau offert
par la municipalité ou par quelque citoyen généreux; ou bien
encore on s'amuse à lancer l'animal au milieu du bourg, et avoir
les femmes se sauver et les gamins quitter leurs vestes. Toutes
les villes ont leurs arènes, et le nombre considérable de specta-
teurs que peuvent contenir la plupart de ces cirques, est une
preuve manifeste de la popularité des corridas. Je laisse de côté
les villes de premier ordre, dont il n'est pas surprenant que les
cirques renferment plusieurs milliers de places; mais sait-on que
8 000 hommes assis peuvent tenir dans la plaza d'une petite ville
comme Caceres; 9 000 dans celles de Calatayud et d'Algésiras;
10 000 dans celles de Logrono, de Gandia, de Salamanque;
12 500 dans celle de Puerto Santa Maria, près de Cadix, et
TERRE D'ESPAGNE. 553
17 000 dans celle de Vitoria, qui n'a pas le double d'habitans?
Quekfue avis que Ion professe donc sur l'importation en
France des courses de taureaux, — le mien est simplement que la
France fera bien de continuer à jouer aux boules, — il faut
reconnaître que la corrida n'est pas près de disparaître en Espagne,
et que les Espagnols sont merveilleusement « nés » pour ce jeu-
là.
Cette considération, l'attrait de paysages nouveaux, le désir
d'étudier de près et sur place le système d'élevage, in Uniment
moins connu, chez nous, que la suite scénique des courses de
taureaux, me firent accepter avec empressement l'invitation d'un
des propriétaires d'une ganaderia célèbre, D. Luis de Ybarra.
Nous partons de bonne heure, mon compagnon de route et
moi, par le chemin de fer de Se ville à Cadix, et nous nous arrê-
tons à une petite station située à vingt kilomètres, Dos Hermanas.
Notre hôte nous attend sur le quai, et nous introduit aussitôt
dans un parc planté d'eucalyptus, d'orangers, de fleurs de toute
sorte, et au milieu duquel ont été bâties trois jolies maisons de
campagne, la sienne et celles de deux de ses frères. Messieurs de
Ybarra, — dont le père était de Bilbao, — ne sont pas seulement
des éleveurs renommés : ils dirigent une banque ; ils ont de
grands intérêts dans une compagnie de navigation de Séville à
Bordeaux ; ils exploitent de vastes domaines, qui produisent en
abondance des grains, des oranges et des olives. Nous admirons,
dans un coin du jardin, un lot d'olives cueillies, déjà mises en
baril, et dont il ne faut que soixante pour faire un kilogramme.
Il paraît que tout à l'heure nous verrons les arbres qui pro-
duisent ces fruits exceptionnels.
La voiture est attelée, et au grand trot de quatre chevaux, nous
traversons le bourg de Dos Hermanas, des rues très propres,
bordées de maisons soigneusement peintes en blanc et en bleu
clair, et dont la population a l'air tout particulièrement active et
aisée. La route, assez plate, s'enfonce dans une région labourée,
çà et là plantée d'oliviers en lignes; nous la quittons bientôt,
et l'attelage coupe au milieu des champs, vers le sud. Les roues
creusent le sol, se relèvent, retombent, sans que le trot se ralen-
tisse.
— Vos voitures de Paris ne résistent pas à ce régime, me dit
M. de Ybarra; j'en ai fait l'expérience : il nous faut un type d'une
tout autre puissance... Nous ne sommes qu'au début, d'ailleurs,
et vous verrez, plus loin, par où nous pouvons passer.
Après dix kilomètres, nous arrivons à la hacienda de Bujal-
moro, un grand quadrilatère de murs, posé à découvert au mi-
554 REVUE DES DEUX MONDES.
lieu des labours. A l'intérieur s'ouvrent, de deux côtés, les bâti-
mens de la ferme, et au fond les appartenions du maître, protégés
par un cloître et dont les murs sont revêtus de faïences. Des
poteaux de téléphone partent de là dans deux directions, et
relient la hacienda avec la maison de Séville et avec la ganaderia
vers laquelle nous allons.
Les chevaux reprennent le trot, et je sens venir un paysage.
Joie des yeux, joie de toute l'âme, je vous devinais déjà! Les
guérets sont finis. Nous roulons sur l'herbe brûlée d'une prairie,
tachée, çà et là, de toulles pâles d'aloès, et que barre en avant
une ligne de maquis. Derrière les bois, que ce doit être beau!
Toute la terre descend, d'une inclinaison uniforme et lente, vers
le fleuve lointain; une vallée va s'ouvrir, et, comme un fruit qui
pend sur la crête d'un mur, laisse paraître un peu de sa lumière
entre deux pointes d'arbres. Les chevaux se jettent dans un marais
où ils ont de l'eau jusqu'au poitrail; ils remontent la berge; ils
entrent dans la brousse. C'est un communal entièrement désert,
inculte et délicieux. Tout à coup, parmi les branches emmêlées
des lentisques, j'aperçois deux cornes et un œil noir.
— Un taureau!
M. de Ybarra regarde un moment, car il n'est pas bon de ren-
contrer de ces taureaux solitaires, vaincus dans le combat,
chassés du troupeau, et si dangereux qu'on publie dans les vil-
lages, après l'office, le nom des quartiers qu'ils habitent. Heureu-
sement mon taureau n'était qu'une vache égarée, qui lève à notre
passage sa tête fine et sauvage, entièrement noire, et ne mani-
feste à notre égard aucune intention mauvaise. Après le maquis,
un bois d'oliviers géans, appartenant au domaine, et ceux-là mêmes
dont nous avons admiré les olives à Dos Hermanas, puis la vallée,
la plaine qui n'a plus de rives, des prairies sans haies, sans fossés
ni barrières, qui baissent toujours, jusqu'à se perdre dans le bleu,
et Séville à l'horizon, lumineuse, dentelée, orientale, avec sa
Giralda qui porte à son sommet une aigrette de rayons. Nous
sommes dans l'océan d'herbes. Le soleil fait trembler les loin-
tains. Devant nous, des lueurs longues de (marais, au-dessus
desquels tournent des vols d'oiseaux.
Sur la gauche, s'élève une hacienda rose, carrée comme la
première. Nous y courons.
C'est San José de Buenavista, qui appartient à l'un des frères
de notre hôte d'aujourd'hui, D. Eduardo de Ybarra. Le nom du
domaine est écrit en lettres de faïence au-dessus de la porte
d'entrée. La maison de maître, occupant une des ailes du quadri-
latère, peut passer pour un modèle de ces rendez-vous élégans
TERRE D'ESPAGNE. 555
de la prairie sévillane, où affluent, deux ou trois fois l'an, les
invités de l'aristocratie et les professionnels conviés aux fêtes de
l'élevage, que je dirai tout à l'heure : beaucoup de chambres
claires, une tour pour découvrir au loin Séville et la plaine, une
grande salle à manger, et partout, sur les murs, des souvenirs
de sport ou de réunions mondaines, des affiches de courses, des
diplômes de concours agricoles, des ombrelles et des éventails
déployés représentant des scènes de toreo, des croquis à l'aqua-
relle de jolies femmes de Séville, des séries de gravures anglaises,
des têtes de taureaux célèbres, provenant de la ganaderia de
Ybarra. Nous déjeunons à l'espagnole, — ce qui veut dire fort
bien, quoi qu'on en ait dit, — dans la salle à manger, dont toutes
les chaises portent gravée sur le dossier cette légende : « Je suis
au service de San José de Buenavista », puis nous sortons rapide-
ment, car nos chevaux de selle nous attendent dans la cour.
Ils sont tenus en main par des vaqueras et leur chef, le cono-
cedor, hommes de la prairie, maigres et nerveux, coiffés du cha-
peau à larges bords, vêtus d'une veste courte et d'un pantalon de
cuir, doublé de peau de chien découpée à l'endroit où le genou
presse la selle, et d'où pendent, le long de la jambe, des houppes
de lanières de cuir. Ils n'ont pas pris, aujourd'hui, leurs piques,
leurs garrochas dont je vois tout un râtelier garni dans la chambre
du chef. Us montent à cheval avec nous, et, à peine avons-nous
franchi la porte, que nous partons au galop, en peloton serré,
vers un groupe d'animaux que nous apercevons à deux kilo-
mètres en avant. Ce ne sont pas des taureaux, mais des bœufs
dressés à la conduite des taureaux, des cabestros. Nous nous arrê-
tons à quelques pas d'eux.
— Remarquez, me dit M. de Ybarra, que nos cabestros ont
presque tous le pelage très clair. Nous les choisissons de robe
pâle.
— Et pourquoi?
— Parce que nos bêtes de course font toujours de nuit le
trajet de la ganaderia à Séville, et qu'il est bon que nos hommes,
dans les chemins, puissent distinguer un bœuf dressé d'avec nos
taureaux, qui sont généralement de pelage sombre.
A ce moment, nous mettons nos chevaux au pas, nous péné-
trons de l'autre côté d'une barricade de pieux et de perches qui
remonte, à notre gauche, indéfiniment, et nous sommes dans le
pâturage des grands taureaux prêts pour la course, armés à point
pour éventrer les chevaux et supporter les coups de lance. Ce n'est
plus l'heure de galoper. J'observe même que le conocedor et M. de
Ybarra, qui nous encadrent mon compagnon et moi, et marchent
556 REVUE DES DEUX MONDES.
aux deux ailes, ont l'œil constamment aux aguets, et cherchent,
dans le troupeau, pour voir si aucun animal ne s'inquiète de notre
présence et ne se prépare à charger. Car il est extrêmement dif-
ficile d'échapper, même avec un bon cheval, à la poursuite d'un
taureau de course. Si la Cour de cassation avait eu la fantaisie de
procéder à ce qu'on appelle, en procédure, une descente sur lieux,
et qu'elle eût visité, — même sans robes rouges, — la ganaderia de
Ybarra, je crois qu'elle eût hésité à déclarer le taureau espagnol
animal domestique. Ils sont là une centaine de taureaux de cinq
à six ans, la plupart debout dans les hautes herbes sèches qui
leur montent jusqu'au ventre, les pieds de devant rapprochés,
la tête superbement levée, les cornes en plein ciel faisant un arc
superbe. Le type est tout différent de celui de nos taureaux, plus
long, plus grand, plus nerveux et surtout plus fier. On sent une
bête rapide. Les Espagnols la disent noble au-dessus de toutes les
autres, sans excepter le lion. Elle ne frappe pas un ennemi mort,
— et j'ai vu, en effet, des toreros renversés, demeurer immobiles,
couchés sous les naseaux du taureau qui les flairait. Elle n'attaque
pas par derrière, traîtreusement, et ceux qui ont assisté aux cor-
ridas se souviennent que les picadors, si leur adversaire a refusé
le coup de pique, font volte-face, et s'écartent sans être pour-
suivis. Le danger, c'est que le taureau se croie provoqué, et, sans
doute, il est facile de lui fournir un prétexte, car nous manœuvrons
prudemment, contournant les groupes, sans approcher d'aucun à
moins de soixante ou quatre-vingts mètres.
— Au printemps, me dit le conocedor, les taureaux, qui vivent
toujours séparés des vaches par d'énormes distances, se battent
furieusement. La prairie sonne de leurs mugissemens, comme un
rivage de mer.
— Vous n'intervenez pas?
Il se met à rire, et répond avec un hochement de tête :
— Comment voulez-vous que nous séparions des bêtes pa-
reilles !
Et je comprends que les vaqueros ne sont pas les maîtres de
leur terrible bétail, et que les vrais gardiens seraient plutôt les
cabestros dont je reparlerai tout à l'heure. L'endroit est bon pour
interroger, l'heure propice : nous faisons un grand détour, au
pas, dans l'herbe qui assourdit le bruit des foulées de nos che-
vaux, et les grandes têtes levées des taureaux, une à une, à
mesure que nous nous éloignons, s'abaissent vers le pâturage.
Je multiplie mes questions au conocedor et à M. de Ybarra, et
voici ce que j'apprends.
Tous les troupeaux d'une ganaderia vivent en liberté, hiver
TERRE D'ESPAGNE. 557
comme été, sans connaître jamais l'étable. A l'âge de dix mois,
les jeunes taureaux sont séparés de leurs mères. A un an, ils sont
marqués au fer rouge. C'est le herradero, l'occasion d'une pre-
mière fête. La bête est terrassée ; on lui imprime sur la cuisse le
chiffre du propriétaire; on met un peu de boue sur la blessure;
on coupe le bout de l'oreille, et le taureau s'échappe au galop
dans les prés. Il faut six hommes pour abattre et maintenir un
taureau bravo de douze mois.
Vers l'âge de deux ans, taureaux et génisses subissent l'épreuve
du courage, Fessai qui va décider de leur vie ou de leur mort, la
tienta. Tout le Séville élégant et beaucoup d'amateurs du peuple
se transportent dans les ganaderias. Pendant deux ou trois jours,
les équipages, les cavaliers, les groupes de promeneurs sillonnent
un coin de la prairie. On va essayer les taureaux ! Pour eux, cela
se fait en champ libre. Un vaqnero à cheval, la lance en arrêt,
marche sur l'animal. Celui-ci lève les cornes, creuse le sol avec
ses pattes de devant, et fond sur le cavalier. Très souvent l'homme
roule à terre, et le cheval est tué. Mais le taureau a reçu la pointe
de la lance au défaut de l'épaule. S'il résiste à la douleur, s'il revient
trois fois de suite à la charge, soit contre le môme gardien, soit
contre un autre, il est bravo, il est noble, il est digne de figurer
dans les courses futures, mais à une condition, qui est bien cu-
rieuse : c'est qu'on l'ait attaqué du côté opposé à celui où se trouve
son herbage ordinaire. Car, disent les Espagnols, quelle bravoure
vulgaire que celle d'un taureau à qui on barre la route de son
pâturage, et qui veut y rentrer! Au contraire, le taureau qui a en
face de lui le libre horizon, qu'on menace de ce côté, qui ne veut
pas supporter cette contrainte, qui se jette sur l'homme, sans
autre raison que sa fierté blessée, voilà le vrai taureau de course,
le seul qui saura lutter avec honneur dans les arènes de Séville
ou de Madrid !
Les génisses subissent l'épreuve en champ clos, dans de
petits cirques, les uns en planches, les autres, tels que celui que
j'ai vu à San José de Buenavista, construits en maçonnerie, ornés
de faïences de couleur et garnis de gradins pour les spectateurs.
M. de Ybarra me disait qu'il perdait quelquefois sept ou huit
chevaux dans une tienta de ce genre. Les jeunes bêtes sont intro-
duites dans l'arène. Elles sont petites, nerveuses, presque toutes
noires ou noires et blanches, avec une tête fine et des cornes
effilées; elles ressemblent à des vaches bretonnes qui seraient
perpétuellement en colère. Apercevant l'homme, elles se préci-
pitent sur lui, et sont reçues à la pointe de la lance. Pour être
déclarées braves, elles doivent être vraiment d'une férocité extra-
558 REVUE DES DEUX MONDES.
ordinaire, et se jeter trente fois de suite au-devant de l'ennemi,
et supporter la douleur de trente blessures.
Alors seulement elles seront admises à perpétuer la race de
la ganaderia, et feront partie du troupeau. Tous les autres ani-
maux, lâches ou à moitié braves, taureaux ou génisses, seront
envoyés à la boucherie, et tués d'un coup de poignard.
L'heure de la course n'a pas encore sonné pour le taureau.
Il grandit en liberté; on l'appelle utrero jusqu'à trois ans et demi,
cuatreho aux approches de quatre ans, toro après quatre ans : mais
il n'est guère admis aux arènes, il n'a toute sa puissance et tout
son développement qu'entre cinq et six. A ce moment le proprié-
taire le vend aux entrepreneurs de corridas, pour un prix qui
varie entre 800 et 2 500 francs. Les bons taureaux de Veraguas,
— la plus fameuse ganaderia d'Espagne, — ne valent jamais
moins de 2000 francs. Si on veut bien se souvenir qu'il y a tou-
jours six taureaux de combat, et deux espadas, dont chacune est
payée cinq ou six mille francs, on jugera des frais qu'entraîne
une course espagnole.
C'est ici que les cabestros entrent en scène. Il m'a fallu venir
en Espagne pour apprendre que les bœufs sont des animaux très
intelligens. Ils sont même rusés, malgré leurs lourdes allures et
leur apparente bonhomie. Comment séparer les taureaux vendus
et destinés à la course de demain, d'avec le reste du troupeau?
Comment les conduire du pâturage jusqu'aux arènes, quand il y
a trois, cinq, dix lieues de campagne,, et de chemins, et de fau-
bourgs à traverser? Les hommes ne le pourraient faire seuls :
les cabestros s'en chargent. Ils sont dressés à obéir à la parole et
au geste; ils comprennent « à gauche ! »,ils comprennent « à droite ! » ;
,-ls devinent ce qu'on demande d'eux. Lorsqu'un vaquero leur a
désigné un taureau, on les voit s'en aller vers lui, cinq ou six
ensemble, au petit trot, dandinant leur sonnette fêlée, entourer
l'animal un peu surpris, le pousser amicalement, de la tête ou de
la croupe, — ce qui leur vaut, de temps à autre, un coup de
corne, — l'écarter peu à peu, l'entraîner avec eux dans une direc-
tion qu'ils savent. Si leur élève très peu docile prend le large et
s'enfuit, ils galopent après, et le ramènent jusqu'à une avenue
bordée de pieux qui aboutit à une enceinte. Là ils redoublent de
moyens de persuasion, s'engagent dans la souricière, rassurent
par leur exemple leur compagnon qui se méfie, et, tout à coup,
se trouvent prisonniers avec lui, car une barricade, rapidement
manœuvrée, leur a fermé la retraite. Prisonniers, oui, mais pas
pour longtemps. Ils ont une habileté rare pour revenir à petits
pas, d'un air innocent, vers la porte, guetter le moment où elle
TERRE D'ESPAGNE. 559
s'entrouvre, l'ouvrir un peu plus, juste autant qu'il faut, du bout
des cornes, et prendre la clef des champs, en abandonnant le
taureau. Ils recommencent ce manège six ou sept fois, et on attend
la nuit.
Cette nuit est la dernière avant la corrida. A onze heures ou
minuit, dans le grand calme delà prairie, trois vaqueros achevai,
armés de la lance, font sortir ensemble de l'enceinte les cabestros
et les taureaux, et, l'un d'eux prenant la tête du peloton, les deux
autres suivant, ils s'élancent à grande allure, au galop le plus sou-
vent, par un chemin traditionnel, qui constitue une servitude de
passage sur les héritages ruraux, et qui se nomme « le chemin des
taureaux ». L'homme de tête crie: « Apartarse ! Ecartez-vous! »
Les rares passans de la nuit s'effacent dans les fossés ou derrière
les arbres, et la troupe effrayante continue, et la poussière
retombe, et le martèlement des lourds sabots galopant sur la terre
diminue et s'efface.
On peut voir encore ces cabestros avant la course, à onze heures
du matin, quand les taureaux inquiets sont réunis dans les cours,
derrière la plaza, et qu'il s'agit de faire entrer ces derniers cha-
cun dans sa cellule. Le public est admis, moyennant un petit
supplément, à ce spectacle curieux de Yapartado. Et j'ai observé
là cette même intelligence des situations, cette insigne fourberie,
cette adresse à se tirer d'affaire en laissant le taureau prisonnier,
que me décrivait M. de Ybarra, tandis que nous quittions lente-
ment la réserve des bêtes de course.
Le soleil commençait à baisser. Nous visitâmes encore le quar-
tier des taureaux de deux ans, et celui des jeunes veaux, qui
paissaient en compagnie d'une foule de petits ânes gris. Puis ce
fut le retour, la douceur d'une route déjà familière, qui permet à
l'esprit plus libre de mieux s'abandonner à la beauté de l'ensemble.
Nous allions dans la lumière pure, sur l'herbe sans chemins, vers
Se ville qui grandissait. Quand nous atteignîmes la limite de la
prairie, derrière la première haie de saules, j'aperçus une halte
de chasseurs. Deux jeunes hommes à cheval, vêtus de clair comme
les vaqueros, se tenaient dans l'ombre d'un arbre, et autour d'eux
douze grands lévriers blancs, couchés ou debout, la langue rose
pendante, le museau fin levé vers nous, et tels qu'on les figure
dans les vieilles tapisseries, se reposaient, attentifs au geste de
leurs maîtres.
Un coup de chapeau, et nous passâmes, laissant la grande
prairie bleuir derrière nous.
36 0 REVUE DES DEUX MONDES.
LES MARAIS DU BAS-GUADALQU1VIR. — LA GRANDE OUTARDE
Les marais du Bas-Guadalquivir ! J'en rêvais depuis des
semaines, et, dès mon arrivée à Séville, j'avais cherché à orga-
niser une expédition de chasse. Je veux livrer, à ceux qui seraient
tentés de suivre mon exemple, le nom des deux personnes qui
m'ont guidé et accompagné pendant cette journée, dans un des
pays les plus pittoresques et les plus sauvages que j'aie vus; ce
sont M. Pierre Alrieu, directeur du fameux hôtel de Madrid, à
Séville, et M. Yicente Saecone, un bonhomme qui a l'air d'un
trappeur indien, rusé, goguenard, endurant, l'un des familiers
de la grande steppe andalouse, et qui s'adonne au plus étonnant
des élevages : il vit une partie de l'année dans la marimia; il y
recherche, au printemps, les œufs d'oiseaux, courlis, hérons,
flamans, outardes, grèbes, les fait couver par des poules ou éclore
dans les couveuses, nourrit, avec des soins infinis, dans un petit
établissement qu'il possède au bord du fleuve, cette famille
d'oiseaux rares, s'embarque avec eux sur un vapeur, et, après trois
semaines de navigation, va les vendre, vi vans, sur le marché de
Londres.
Il doit avoir peu de collègues en Europe.
A cinq heures du matin, nous descendons au bord du Gua-
dalquivir. Séville est encore endormie. Et la nuit est bleue. Je
ne l'ai jamais vue de cette couleur franche et uniforme. L'eau du
fleuve est bleue. Les arches du pont de Triana, où nous attend le
bateau, sont bleues; les navires qu'on découvre au delà des
arches le sont aussi par reflet; le ciel est criblé d'étoiles qui
semblent plus fixes que les nôtres : elles rappellent le regard des
Andalouses, qui est long et qui ne tremble pas. Dans le grand
silence de la ville, nous embarquons, nous glissons entre les
quais, nous dépassons les dernières maisons, après lesquelles le
fleuve tourne. Puis il reprend sa route, droit vers la mer. Le
matin se lève, et voici le paysage qui se prolonge pendant des
lieues : un fleuve large, boueux, jaune pâle et luisant, qui coule
entre une rive droite un peu soulevée, couverte de saules der-
rière lesquels sont des parcs d'orangers et quelques lignes de
palmiers, dressant leurs plumes, et une rive gauche très plate,
l'herbage à fleur d'eau, sans haie, sans arbres, sans autre limite
que les montagnes lointaines d'Utrera.
Dans une touffe de peupliers, le dernier abri contre le soleil
qui monte et pèse déjà sur la plaine, un petit village est caché,
Coria, d'où se détache une barque à la voile triangulaire. Nous
TERRE D'ESPAGNE. 561
avons stoppé. Deux rabatteurs viennent à nous, et prennent place
à bord. Us portent clés fusils à ressorts extérieurs, et dont la
crosse, incrustée de nickel, trahit l'origine arabe; une poire à
poudre faite d'une corne de bœuf fermée avec un bouchon, et,
dans une outre de peau noire, du vin blanc d'Aznalfarache, cette
vieille enceinte mauresque que nous avons laissée derrière nous.
Le bateau poursuit sa route. Maintenant nous sommes en
pleine marisma. La steppe marécageuse s'étend aux deux côtés,
désert d'herbe fanée, dont la teinte rousse, peu à peu, se fond
dans les lointains et devient d'un mauve léger. Elle s'ouvre; elle
ferme bientôt sur nous son cercle partout égal, comme celui de
l'Océan; elle va vers la mer invisible qu'elle borde sur plus de
cent kilomètres. Le fleuve la coupe du large trait de ses moires
jaunes, puis se divise et la sépare en îles. Au-dessus d'elle, au-
dessus de nous, le ciel est sans nuage, non pas foncé, comme on
le croit souvent, mais d'un azur lamé d'argent. Et rien ne fixe le
regard, qui erre dans cette splendeur de toutes choses, si ce n'est,
à des distances folles, vers le point où les montagnes se sont
abaissées et cachées, l'aigrette d'un bouquet de palmes, immo-
bile sur l'horizon clair.
Les premières bandes de canards se lèvent autour de nous, et
des couples de flamans, de loin en loin, hors de portée, battent
l'air de leurs ailes de feu. Le silence n'est troublé que par le bruit
de notre hélice. Nous abordons. La proue s'enfonce dans les
vases molles, et nous mettons pied à terre dans une grande île où
paît un troupeau de plusieurs centaines de vaches bravas.
— Il faut traverser le troupeau, me dit M. Saccone, pour nous
rendre à cette cabane, là-bas.
A ce moment, j'avoue que toutes ces têtes noires encornées,
qui dépassaient les hautes herbes et nous barraient le chemin,
ne me parurent pas uniquement pittoresques. Je les trouvai
inquiétantes. Le chasseur chef me rassura, en me disant qu'au
contraire des taureaux, les femelles n'attaquent pas, en général,
à moins qu'on ne les provoque. Cet « en général » me laissa
rêveur. Cependant nous passâmes au milieu de ce troupeau, et
de beaucoup d'autres, et je ne crois pas que, de toute la journée,
nous ayons couru un réel danger.
La cabane, plantée sur la prairie, à deux kilomètres en avant,
était une cabane de vaqueros, pauvres gens qui vivent là, sans
communication avec le monde civilisé, n'ayant en vue ni village,
ni sentier, ni ombre d'aucune sorte que celle de leur toit de
planches, et à qui le propriétaire donne un franc par jour, du
pain, et une provision d'huile et de vinaigre pour la salade de
tome cxxix. — 1895. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
pimens.En nous voyant venir, l'homme s'avança au-devant de
nous, à cheval, et nous dit qu'il avait aperçu, le matin, cinq ou-
tardes, dans une région désignée d'un geste fauchant, qui em-
brassait bien des hectares. J'entrai dans la cabane, composée de
deux chambres, enfumée, avec des lits de misère en roseaux et
en feuilles. Une vieille était assise près de la porte.
— Quel âge avez- vous? lui demandai-je.
— Quatre douros et quatre réaux, monsieur!
C'est leur manière de compter, à ces demi-sauvages andalous.
Quatre douros, à vingt réaux chacun, font quatre-vingts; plus
quatre réaux : la vieille a voulu dire qu'elle avait quatre-vingt-
quatre ans. Elle nous souhaite bonne chance, et nous nous
déployons en tirailleurs, dans le marais, précédés du vaquero à
cheval. La chaleur accable l'herbe. Nous marchons, tantôt sur la
vase écaillée, molle encore et semée de mottes régulières où
penche une touffe poilue, tantôt sur une terre plus sèche, que
hérissent de larges bandes de graminées, roussies par le soleil et
hautes de plus d'un mètre. Les moustiques invisibles, assemblés
par milliards au-dessus de la prairie, font un bruit aigu et con-
tinu, comme un appel de clairon qui ne cesserait jamais. Je
regarde le vaquero, qui va, penché sur l'encolure du cheval, le
chapeau à grands bords rabattu sur son visage, observant la
plaine tout au loin. Ses yeux sont d'une extraordinaire puissance.
De temps en temps, il s'arrête, se dresse sur sesétriers, ou même
debout sur la selle, et, portant la main à la hauteur de ses sour-
cils, prononce lentement, comme une sentence : « Un pàjaro! un
oiseau! » Il a découvert, à deux ou trois kilomètres en avant,
un gibier que lui seul ou un de ses pareils peut reconnaître à une
telle distance. Alors, il part, faisant un long détour à gauche; les
rabatteurs à pied prennent à droite; ils se rencontrent au delà
du point où sont posés les oiseaux, et nous, les chasseurs, cou-
chés derrière une touffe d'herbe, nous attendons. Des vols de
petits faisans à queue courte se lèvent en criant, et passent,
presque toujours hors de portée. La route est si libre pour eux!
Mais la grande outarde ne se montre pas. Je ne vois d'elle qu'une
ou deux plumes tombées à terre.
Cependant, j'ai été bien stylé par les gens de la marisma. Je
sais que les outardes femelles vivent toute l'année dans le marais,
que les vieux mâles arrivent en avril, probablement du Maroc,
et repartent en septembre. Je sais encore qu'il ne faut pas faire
un mouvement tant que la grande outarde n'a pas franchi la ligne
des tireurs, qu'elle vient dans le vent, lancée comme un boulet
de canon, et grosse comme une dinde, la tête blanche et le corps
TERRE D'ESPAGNE. 563
maillé de brun et de gris... J'ai été renseigné sur la meilleure
manière de viser, sur le numéro du plomb à employer, sur le
poids de ce gibier de prince... mais où est-elle, la grande
outarde? Si elle a entrepris de trouver un coin d'ombre, elle doit
être loin d'ici...
Des bécassines partent, et montrent une seconde le retroussis
blanc de leurs ailes. A dix pas de moi, un des rabatteurs s'arrête,
un pied en avant. Quelque chose de brun s'est enroulé en spi-
rale autour de sa jambe. C'est un serpent, qui mord rageuse-
ment le pantalon de cuir du vaquero. L'homme ne se trouble pas ;
il ne secoue pas la bête ; il n'appelle personne, mais, tranquille-
ment, entre le pouce et l'index, il saisit le reptile derrière la
tête, commence à l'étouffer, le fait tourner en l'air comme un
fouet, et brise sur le sol une sorte de couleuvre jaune longue de
plus d'un mètre. Nous changeons de procédé, et nous essayons
d'approcher les petits faisans, suivant une méthode usitée dans
les marismas : en nous cachant derrière le cheval, dressé à ce
manège, et qui va doucement, broutant l'herbe, vers le gibier.
Hélas ! je m'aperçois vite que l'heure est trop chaude, qu'il fau-
drait plusieurs jours dans le marais, et une habitude, et la chance,
plus fugace encore qu'un oiseau d'eau, pour rapporter un butin
sérieux, pour abattre une outarde, un flamant, une aigrette.
Nous avons réussi seulement à tuer un héron garde-bœufs, oiseau
charmant, au bec jaune et vert, au corps d'un blanc de neige.
Mais, à la poursuite du rêve, on gagne toujours quelque
chose. Nous n'avons pas rejoint la grande outarde, mais nous
avons changé d'île, descendu et remonté les bras du Guadal-
quivir, parcouru des espaces immenses et contemplé des paysages
nouveaux. J'ai vu l'harmonieuse beauté du fleuve tournant entre
deux rives de saules pâles; j'ai passé dans un désert que tapis-
sait entièrement une sorte de bruyère marine, pareille à du corail
rouge; j'ai contemplé, aux heures tardives, la marisma qui se
voilait, devenait d'un violet sombre de pavot, et les centaines de
chevaux que le soir réunissait autour d'un abreuvoir, tandis que
le gardien, debout au sommet d'un tertre, prenait, dans le soleil
couchant, des proportions fantastiques, et quand je suis revenu,
les terres plates noyées dans le crépuscule, le ciel où toute la
lumière s'était retirée, les alignemens lointains des palmiers, la
douceur infinie de l'air, tout me donnait, tout gravait en moi
l'illusion que je voyais s'assombrir et mourir dans la nuit les
campagnes du Nil (1).
(1) Ce que je viens de raconter ne saurait diminuer en rien — tous les chasseurs
me comprendront — la réputation que possède la marisma d'être une des contrées
564 REVUE DES DEUX MONDES.
RETOUR A MADRID
Je reviens à Madrid; novembre est commencé, et, dans quel-
ques jours, mon voyage va s'achever. Je trouve la capitale un
peu froide, moi qui arrive de Séville, et plus animée qu'à ma
première visite. Les rues sont pleines d'hommes de toutes condi-
tions enveloppés de la capa doublée de velours rouge, vert, gris,
orange; quelques chapeaux de soie, coiffant des ministres ou des
ministrables, émergent de la foule; les promenades ont plus
d'équipages; le cercle de l'Athénée, les clubs, les cabarets à la
mode, les théâtres, reprennent possession de leur clientèle élé-
gante, qui a passé l'été aux bains de mer ou dans les villes
d'eaux; la cour est rentrée. Chaque matin, j'assiste, sur la place
d'armes du Palais royal, à cette jolie manœuvre de la garde mon-
tante, infanterie, cavalerie, artillerie, qui vient, jouant la marche
royale d'Espagne, en grande tenue, avec des formations et des
pas harmonieusement réglés, relever la garde descendante. J'as-
siste au défilé des suisses du palais, qui portent la hallebarde
antique et ce joli costume : bicorne galonné, habit bleu foncé à
la française avec bord de couleur garance, gilet et paremens
rouges, culotte blanche, guêtres de la couleur de l'habit, montant
au-dessus du genou. Je vois l'étonnant appareil de ce cortège
qui traverse Madrid, quand le nouvel ambassadeur de France va
présenter ses lettres de créance, l'escorte de cavaliers, les atte-
lages à quatre et six chevaux, les carrosses de gala dorés, laqués,
sculptés, dont un entièrement vide et qu'on nomme « le carrosse
de respect ». Et ces anciennes traditions, cette pompe fameuse
les plus giboyeuses et les plus abondantes en gibier rare, de l'Europe. Les chasses
du Guadalquivir ont été mises en honneur, en Angleterre, par lord Lilford, qui a
passé des mois sur le fleuve, chassant et réunissant des collections ornithologiques,
puis par M. Dresser et par le colonel Barcklay. Les officiers de Gibraltar les con-
naissent fort bien. Enfin, M. le Comte de Paris, pendant ses séjours au palais de
Villamanrique, qui se trouve à droite du Guadalquivir, venait, presque tous les
jours, chasser dans les territoires de la marisma, qu'il faisait garder. Je donnerai
uuc idée de la richesse cynégétique de cette contrée de l'Andalousie, en publiant le
tableau partiel du gibier tué en 1892, à Villamanrique, soit dans la marisma, soit
dans les deux grandes réserves forestières du domaine, le Coto del rey et la forêt de
Gatos : 1 lynx; 1 chat sauvage; 1 ichneumon; 1377 lapins; 48 grandes outardes et
3 petites; 11 œdicnèmcs criards; 22 grues cendrées; 9 spatules; 1 héron garde-
bœufs; 1 héron crabier; 6 aigrettes; 33 échasses blanches; 42 combattans; 30 fla-
mans; 69 grands sternes; 1 grèbe; 55 oies sauvages; 26 pies bleues; 14 guêpiers;
2 aigles royaux, 1 grand aigle moucheté, 2 aigles bottés; 13 vautours bruns, 4 vau-
tours noirs, 2 vautours d'Egypte.
Il existe même, errant dans la marisma, une troupe d'une trentaine de chameaux
sauvages, qui se reproduisent, mais que les gardes ont beaucoup de peine à pro-
téger contre le braconnage (!) des gens de San Lucar.
TERRE D'ESPAGNE. 565
de la cour d'Espagne, m'amusent comme un beau décor au mi-
lieu duquel je sens s'agiter des acteurs et dos intérêts modernes.
Je me dis bien que l'autorité a souvent changé de visage et
d'habit dans le inonde, qu'elle n'est ni diminuée, ni agrandie, par
l'appareil dont elle s'entoure, et cependant, j'éprouve un plaisir,
une joie toute populaire et naïve, effet sans doute d'un atavisme
lointain, à voir cette majesté d'une cour, dont nos yeux sont dés-
habitués, et notre esprit peut-être, mais non pas notre sang.
J'ai retrouvé la même pointe d'émotion et le même sentiment
de curiosité amusée, en traversant les appartemens du palais, le
jour d'une de ces grandes réceptions dont l'ordonnance est cé-
lèbre. Il y avait des hallebardes partout, et des figures bien
intéressantes parmi les personnes qui attendaient leur tour d'au-
dience : grands d'Espagne, hommes politiques fort préoccupés,
— car nous étions à la veille d'une crise, — diplomates, mamans
venues pour présenter leur fille et le fiancé de leur fille, et cette
dame triste, attendrissante et coquette dans sa mantille, qui de-
vait avoir une douleur à raconter, et ce beau chevalier de Cala-
trava, qui portait l'habit blanc boutonné, avec la croix rouge
sur la poitrine.
La reine était en deuil, gantée de noir et debout. En l'abor-
dant, je lus frappé de ce que cette physionomie gracieuse et
jeune reflétait d'intelligence et d'habitude du pouvoir. Dans les
yeux de la jeune femme qui souriait, j'apercevais la souveraine;
dans les questions qu'elle me posait sur mon voyage, je découvrais
l'esprit déjà rompu à présider un conseil, à suivre une idée, à
traiter avec des hommes des affaires qui s'enchaînent. Un instant
après, au nom du petit roi que j'avais prononcé, elle devenait
émue, et je voyais la mère, et encore la souveraine, défendant
l'enfant royal contre la calomnie qui le guette. « N'est-ce pas qu'il
est bien portant et vif? Vous l'avez rencontré. Il n'a eu que les
maladies légères de son âge. Et, Dieu merci, le voilà fort, et à
l'abri. » Oui, à l'abri, doublement, derrière elle qui veille sur
l'enfant, et qui garde pour lui la couronne. Tandis que je l'écou-
tais, et quand je regardai, pour la dernière fois, le salon où la
reine demeurait encore, attendant une autre visite, j'avais l'im-
pression vive que je voyais une de ces grandes régentes, qui font
figure dans l'histoire, une de ces mères de rois qui, pour défendre
un trône, ont mieux que le fer et la force : les deux bras qu'elles
croisent sur la poitrine de leur fils.
Il était déjà nuit, quand je sortis du palais. Je traversai la
place de l'Orient, et je me promenai au hasard, triste parce que
566 REVUE DES DEUX MONDES.
j'allais quitter l'Espagne. Je devais visiter encore Barcelone et
cette belle abbaye de Montserrat, perchée dans la montagne, mais
je sentais que ce ne seraient là que des arrêts sur le chemin du
retour, et que ce voyage était fini, que j'avais entrepris et fait
avec tant de joie.
Sur les avenues du Prado, je croisai un Espagnol, très répandu
dans le monde de Madrid, qui marchait vite, enveloppé de son
manteau. Il me reconnut, et me prit le bras. J'avais joui, à
diverses reprises, de sa conversation brillante, de son esprit élo-
quent et informé sur toutes choses : mais combien plus je le goûtai
ce soir-là! Il refit avec moi mon voyage, il s'anima, il laissa trans-
paraître ce fond de nature poétique et passionnée, don gratuit de
la race, que voilait d'abord chez lui la convention mondaine.
— Votre chagrin me plaît, dit-il, car il y entre de l'amour.
— N'en doutez pas.
— Vous aimez l'Espagne, vous reviendrez à elle. Alors, vous
étudierez ce que vous avez justement aperçu. Nos villes cachent
nos villages. Et c'est là qu'on le rencontre encore, l'Espagnol
vrai, l'Espagnol du peuple, ce chevalier rude et tendre, qui vit sur
son passé d'honneur. C'est là qu'elles se sont réfugiées, la foi, la
poésie, la grandeur pauvre de l'Espagne. Je vous mènerai vers
elles. Je vous ferai entendre, chez des rustres sans lettres, des
légendes qui valent un chant d'Homère; je vous ferai voir ce
laboureur, qui a une âme ancienne et des façons de roi. Connais-
sez-vous Y Oiseau noir?
Je ne connaissais pas V Oiseau noir, et il me récita ce conte
exquis de Navarre... « Vous reviendrez! » A mesure que mon
ami parlait, ce mot s'embellissait, se fleurissait de tous mes sou-
venirs remués et rassemblés en gerbe, et comme en Sicile, comme
à Malte, comme à Venise, comme si nous étions maître du jour
qui ne s'est pas levé, moi, j'ai répondu : Oui!
René Bazin.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO
IV (1>
LE TRAITE DE PAIX
I
Très laid, très gros, le regard louche, le front dégarni, les
cheveux couverts d'une couche épaisse de poudre; fort infatué de
ses succès de beau causeur et de comédien de société; obsé-
quieux avec les princes, tranchant, en affaires, avec les ministres;
possédant ce vernis voltairien qui était le bon ton de l'homme
éclairé, « l'honnête homme » de ce temps-là; habile diplomate,
diplomate à conversations et à dépêches plutôt qu'à idées et à
ressources; au fond petit homme d'Etat, le comte Louis Gobenzl
avait alors 44 ans. Il imaginait qu'il aurait vite fait d'éblouir de
son prestige et de mettre au pas le « petit Corse » dont toute
l'Europe ne parlait tant que parce qu'il n'avait pas encore trouvé
son maître.
Il arriva, le 26 septembre au soir, à Udine où logeaient les
Autrichiens et il en informa aussitôt Bonaparte. Celui-ci estimant
que le choix d'un négociateur de marque annonçait enfin l'inten-
tion de discuter sérieusement, crut bon de prendre les devans et
de mettre la haute courtoisie de son côté. Le 27, à deux heures,
entouré d'une escorte brillante, il se rendit à Udine (2). Après
(1) Voyez la Revue du 1S mars, du lor avril et du 15 mai.
(2) Rapport de Cobenzl, 28 septembre; Bonaparte à Talleyrand, 28 septem-
568 REVUE DES DEUX MONDES.
les comj >li mens d'usage, Cobenzl le pria de l'accompagner dans
son cabinet et lui remit la lettre de l'empereur. Bonaparte la lut;
au lieu d'en paraître flatté, il releva avec un air de désagréable
surprise la première phrase, où François II se plaignait que la
France prétendit s'écarter des préliminaires de Leoben. « La Ré-
publique française, dit Bonaparte, n'a jamais demandé autre
cbose que d'exécuter les préliminaires; mais vous leur donnez
une interprétation qui ne peut être admise; c'est vous qui, par
vos lenteurs et vos difficultés éternelles, y avez toujours mis
obstacle. » Cobenzl protesta : — Sa cour prenait les articles au
sens littéral ; d'ailleurs son maître lui avait donné les pouvoirs les
plus étendus pour traiter, en ce sens-là, et le plus tôt possible.
<< C'est, dit-il, la seule [base] que nous puissions admettre, à
moins que l'on ne substitue aux articles devenus impossibles par
des événemens auxquels nous n'avons aucune part, d'autres
arrangemens qui pussent également nous convenir. » Cet à moins
que contenait tout l'esprit des instructions de Cobenzl et donnait
ouverture à toutes les insinuations. Bonaparte poussa droit au
fait : — Pourquoi s'obstiner à parler d'un Congrès européen?
qu'ont à faire les alliés respectifs dans cette négociation? Il
s'était prêté à cette idée de congrès, à Leoben, par condescendance
pour Gallo, mais, ajouta-t-il : « il aurait été contre toute raison
d'appeler l'Lurope à être témoin d'un acte aussi scandaleux que
celui du dépouillement de la République de Venise. » Cette pointe
sentait son Frédéric; Cobenzl n'en voulut pas paraître décon-
certé ; il avait, pour riposter, un arsenal de répliques à la Kaunitz :
« Le démembrement de la République de Venise nous a été pro-
posé par vous; l'empereur ne se prête jamais à rien qui ne puisse
•être connu de toute l'Europe, et ce démembrement est moins
scandaleux que le changement opéré dans le gouvernement de
Venise, contre la teneur des préliminaires. » Changement était un
euphémisme; Bonaparte en goûta la délicatesse, et il y eut, entre
Cobenzl et lui, sur ce propos, quelques passes de coquetterie. —
Le « changement » n'est point notre ouvrage, mais celui du peuple
qui partout a le droit de chasser les tyrans; dit Bonaparte;
ce qui donna à Cobenzl l'occasion de répondre « qu'il avait trop
haute opinion des talens de M. le général Bonaparte pour croire
que, dans un pays qui fourmillait de ses troupes, il pût se passer
quelque chose de contraire à ses intentions. » Bonaparte prit le
compliment en bonne part. « Les préliminaires, poursuivit-il, n'ont
rien stipulé sur le gouvernement de Venise; » puis, se rappelant
bre 1797. Les rapports de Cobenzl, conservés aux Archives de Vienne, ont été pu-
bliés, en très larges extraits, par M. Huiler. M. Hiiffer les a traduits en allemand. Je
dois à son obligeance la communication du texte original, qui est en français.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 569
sans doute comment les rois avaient opéré, par trois fois en Po-
logne, et comment, d'après le droit public, c'étaient les spoliés
qui devaient consentir eux-mêmes leur ruine, afin de la légi-
timer : « C'est, dit-il, avec les commissaires de la République de
Venise qu'il faudra traiter de la cession, pour la rendre légale. »
Cobenzl ne le contesta point, en principe; mais, fit-il observer :
« Nous ne pouvons reconnaître la République de Venise avant
d'être en possession de toutes nos indemnités. »
C'était un cercle vicieux, puisque Venise fournissait la princi-
pale de ces indemnités. Pour démembrer cette république, Bona-
parte en avait changé le gouvernement ; et l'Autriche, sous prétexte
qu'elle n'avait pas reconnu le gouvernement nouveau, ne le jugeait
pas autorisé à démembrer juridiquement la République. Bona-
parte trouva que Cobenzl « extravaguait » : « Voilà donc, reprit-
il, toute la négociation accrochée; comment voulez-vous que
nous fassions, si vous refusez de traiter avec les plénipoten-
tiaires vénitiens? — C'est avec vous, repartit Cobenzl, que nous
avons à traiter; c'est vous qui nous avez assuré des dédommage-
mens et qui les avez rendus nécessaires en vous appropriant ou
en disposant de nos possessions; c'est vous qui êtes en possession,
c'est donc à vous à nous les remettre, conformément à l'engage-
ment que vous avez pris. » C'était ce que l'on appelait, dans le
jargon des chancelleries, rejeter sur autrui l'odieux du partage.
Cobenzl était fort adroit à ce jeu; mais Bonaparte para le coup :
« La République française a reconnu les plénipotentiaires véni-
tiens, et dès lors, elle ne peut consentir à ce que l'Autriche
s'empare de Venise. » Ce fut à Cobenzl de se récrier : « Si vous
faites toujours comme cela, comment voulez- vous qu'on puisse
négocier? — Soit, dit Bonaparte, revenons aux textes : il est écrit
que vous aurez Venise quand nous aurons Mayence. » Il s'en-
suivit une prise très vive. Cobenzl allégua l'article V qui stipulait
l'intégrité de l'Empire ; Bonaparte riposta par l'article VI qui
reconnaissait pour limites à la France les pays réunis en 1795.
« L'intégrité de l'Empire, dit-il, s'entend de soi-même, dans la
mesure où il n'y est point dérogé par le traité, et le traité y déroge. »
Cobenzl le contesta : « L'empereur n'a reconnu et n'a pu recon-
naître que la réunion à la République française de ses propres
territoires, la Belgique et le Luxembourg : sur les autres, par
exemple sur Mayence, il n'a pas le droit de se prononcer. — Mais,
dit Bonaparte, l'empereur a déjà transigé sur Modène; il a
accepté la transaction pour l'évèché de Liège ; la Belgique
d'ailleurs fait partie du cercle de Bourgogne; ce qu'il a consenti
pour un cercle, il le peut consentir pour les autres. » Cobenzl
répondit : « Il faut distinguer; pour Modène, on avait stipulé un
S70 REVUE DES DEUX MONDES.
échange. » Sur ce mot Bonaparte s'emporta, voyant bien où
s'acheminait la conversation, et que Tunique objet de Cobenzl
était de se faire offrir davantage : « Il avait été trop facile, on lui
faisait perdre son temps sans nul égard! Or, il s'estimait l'égal
de tous les rois! on l'amusait par des prétentions de congrès,
par de fausses interprétations de' préliminaires... » Cette sortie
rendait à Cobenzl ses avantages; il savait payer de contenance.
Pendant qu'il se répandait en solennelles protestations déloyauté,
Bonaparte s'apaisa. — « La République française, dit-il, ne se
départira jamais de l'exécution des lois décrétées par elle; avec
les moyens qu'elle a, elle peut, en deux ans, faire la conquête de
toute l'Europe. » Puis, sur l'observation de Cobenzl qu'en ce cas
l'Europe n'aurait qu'a se garantir par tous les moyens possibles,
il reprit : « Je ne dis pas que ce soit l'intention de la Répu-
blique française; mais nous ne ferons pas la paix sans Mayence,
et nous ne rendrons pas les forteresses d'Italie sans Mayence. —
Et moi, je ne signerai pas la paix sans la stipulation de la
prompte évacuation de toutes les provinces qui doivent nous
appartenir. — De cette manière votre séjour à Udine ne sera
pas de longue durée, et ce sera la dernière raison des rois et des
Etats qui décidera. — L'empereur, déclara Cobenzl, désire la
paix, mais il ne craint pas la guerre. Quant à moi, j'aurai au
moins la satisfaction d'avoir fait la connaissance d'un homme
aussi célèbre qu'intéressant. »
Dans ce premier entretien, Bonaparte et Cobenzl avaient
touché tous les points litigieux et reconnu leurs positions. La
question était de savoir lequel des deux serait assez tenace ou
assez menaçant pour contraindre l'autre à reculer. lisse rendirent
chez Gallo, pour la conférence officielle. Elle dura près de cinq
heures. Cobenzl « rabâcha les mêmes choses; » Bonaparte argu-
menta obstinément. Ces conférences officielles, qui se succédèrent
régulièrement, ne furent que la mise en notes et en protocoles
des observations échangées dans les entretiens particuliers. Elles
ne donnent que la répétition, sans lumière, sans costumes, sans
décors, de la pièce qui se composait dans les entractes. Lorsque
l'on eut signé le procès-verbal, on s'en alla dîner chez Gallo, qui,
ce jour-là, traitait tout le monde. Après le dîner, au moment où
il savait que « les Allemands parlent volontiers », Bonaparte
entreprit de nouveau Cobenzl, et ils firent encore assaut pendant
plusieurs heures. Bonaparte, par tactique et par penchant, parut
s'abandonner; il parla beaucoup et de toutes choses. Il parla de
Pichegru, espérant induire les Autrichiens en quelque indiscré-
tion ; il parla de son propre rôle en Vendémiaire; il parla des
émigrés, de la famille royale et impériale; « il n'y mit point
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 571
d'aigreur», remarque Gobenzl, sans se douter que cette famille
serait un jour celle de son étrange interlocuteur. « Il développa,
ajoute l'ancien partenaire de Catherine, ses idées sur les mesures
révolutionnaires avec cette suite et cette précision qui caracté-
risent sa manière de voir et qui le rendent si dangereux pour la
tranquillité générale. » — « L'empereur est mal servi, dit Bona-
parte, désireux de piquer Gobenzl et de l'animer contre Thugut ;
s'il n'avait pas différé la paix, il serait à présent en possession de
son lot ; l'échange qu'il fait pour les Pays-Bas et la Lombardie est si
avantageux que Joseph II n'aurait pas hésité à y donner les mains,
même sans aucune guerre ; le changement survenu à Venise doit
être considéré comme un changement de règne, arrivé par ordre
de succession; tous les États sont soumis à de pareilles variations,
et dans les États monarchiques, la volonté seule du souverain en
produit d'aussi considérables. Témoin les changemens opérés par
Joseph II. » Ce général de 28 ans, ce parvenu républicain savait
tout, comme d'intuition et par droit de conquête. Sans même
prendre le temps de s'en étonner, Cobenzl en vint à parler avec
Bonaparte comme il l'aurait pu faire avec la grande Catherine,
non certes avec sincérité, mais sans circonlocutions, la main
ouverte et cartes sur table : « Pourquoi, dit-il, la France s'attache-
t-elle à ce point à la fortune de la Prusse? Son intérêt n'est-il pas
au contraire de se rapprocher de l'Autriche pour s'opposer
ensemble aux ambitions de cette monarchie? Je ne vois pas
pourquoi vous voulez toujours favoriser à nos dépens des répu-
bliques que vous avez cependant moins d'intérêt de ménager que
nous. » Les précautions oratoires semblaient épuisées, et il
fallait en venir aux propositions positives, fixer des prix, marquer
des lots; aucun des deux interlocuteurs ne voulait dire le premier
mot. « Déboutonnez-vous donc, répétait Bonaparte. — C'est à
vous, répondait Cobenzl, de vous déboutonner, et puisque vous
voyez des obstacles à la paix, à indiquer les moyens de les lever. »
Bonaparte revint chez lui à Passeriano, persuadé que,
moyennant la ville de Venise et la ligne de l'Adige, les Autri-
chiens reconnaîtraient les limites constitutionnelles de la Répu-
blique, et consentiraient, en outre, à la cession de la plus grande
partie de la rive gauche du Rhin, avec Mayence. Le point était,
« pour sauver les apparences », d'amener Cobenzl à déclarer que
l'exécution des préliminaires était impossible. Ces « apparences »
n'intéressaient, en France, que ies Conseils, en Allemagne, que
la Diète. C'est pour ces assemblées, pour les journaux, pour l'opi-
nion du public que furent rédigées les notes et que furent
dressés les protocoles de la négociation. Cependant, toutes for-
melles qu'elles demeurèrent, ces conférences officielles n'en furent
372 REVUE DES DEUX MONDES.
pas moins fort agitées. Le 28, Bonaparte mit les Autrichiens en
demeure de nommer, avant le 1er octobre, un plénipotentiaire qui
s'aboucherait avec ceux des républiques de France et de Venise,
et d'ouvrir la discussion sur l'article VI des préliminaires, l'ar-
ticle des limites de la France. La conférence avait lieu chez lui.
— On parait, dit-il aux Autrichiens, ne vouloir que rassembler
des prétextes de rupture; on marche sur deux lignes parallèles;
il faut se rapprocher. — Il conclut que les préliminaires, étant in-
terprétés de part et d'autre d'une façon différente, devaient être
considérés comme nuls, et que le travail était à refaire. Cobenzl
maintint que les préliminaires étaient valables, mais qu'ils étaient
susceptibles de modifications. « C'est à la France, répétait-il, de
proposer les moyens de conciliation. » Ce jeu d'éventail et ce
manège de fausse pudeur, à l'autrichienne, ne laissaient pas
d'impatienter Bonaparte. Cobenzl comptait sur l'impétuosité du
jeune général pour brusquer la déclaration et réduire l'Autriche
à une violence qu'elle était fort impatiente de subir. Ils expé-
dièrent les protocoles, dînèrent en compagnie de leurs collègues,
et, comme le premier jour, reprirent le propos après dîner (1).
« Croyez-vous de bonne foi, dit Cobenzl, que vos proposi-
tions sont le moyen de parvenir à la paix? L'extension que vous
donnez au sens des préliminaires, la prétention de vous appro-
prier Mayence et une partie de la rive gauche du Rhin, d'ôter à
l'Empire sa principale barrière, ne dévoilent-ils pas un système
d'envahissement qui n'aurait plus aucune borne? » Bonaparte
protesta que la France, contente de ses'succès, resterait dans ses
limites et ne ferait plus la guerre que pour sa défense. « Quelle
sûreté pouvons-nous en avoir, repartit Cobenzl, si les stipula-
tions des préliminaires ne sont pas remplies? » Puis, venant à
l'article qui le préoccupait le plus dans les affaires d'Allemagne,
et bien plus, assurément, que l'intégrité de l'Empire, il poursui-
vit : « D'ailleurs, quand tous les motifs possibles ne se réuniraient
pas pour empêcher l'empereur de donner les mains à ce que
vous demandez, la seule considération que ce serait fournir au
roi de Prusse un prétexte pour s'agrandir en Allemagne suffirait
pour l'en détourner. » Pour la première fois, Cobenzl se décou-
vrait; Bonaparte soupçonnait ce défaut de la cuirasse; dès qu'il
l'aperçut, il en profita : « Le roi de Prusse, dit-il, a reconnu
pour nous la rive gauche du Rhin. Il a des droits sur nous
pour avoir été le premier à quitter la coalition ; nous avons avec
lui des engagemens très récens ; il ne discontinue pas de nous
faire toutes les instances et toutes les offres possibles. Mais si
(1) Lettres particulières de Cobenzl à Thugut, 30 septembre; Bonaparte à Tal-
leyrand, 10 octobre 1797; Hiiffer, p. 393; Sybel, t. V, p. 124.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 573
nous nous arrangeons avec vous, alors nous n'avons pas besoin
de lui rien laisser prendre. »
Le rôle que Bonaparte prêtait à la Prusse était précisément
celui que lui attribuait la cour de Vienne. La façon cavalière
dont il lui proposait de rompre ces engagemens redoutables,
entre le roi de Prusse et la République, donna à Gobenzl la plus
haute idée de la liberté d'esprit et de la bonne éducation poli-
tique du général. Ce Corse, décidément, entendait les affaires.
« Vous y engageriez-vous par un article secret, répliqua-t-il
aussitôt, avec promesse formelle de faire cause commune avec
nous contre lui, s'il voulait faire une acquisition quelconque en
Allemagne? — Pourquoi pas? répondit Bonaparte. Je n'y vois
aucune difficulté, si nous sommes d'accord sur tout le reste ; mais,
en cas contraire, il faudra bien que nous nous réunissions à lui. »
Il ajouta même que, pour sa part, il préférait l'alliance autri-
chienne, mais qu'à Paris on se méfiait de la cour impériale : les
retardemens de cette cour, son jeu de conférences et de protocoles
font soupçonner l'idée qu'elle se prépare à la guerre; le roi de
Prusse, au contraire, négocie avec chaleur. « Dans de pareilles
circonstances, les journées deviennent des années; pour que la
paix réussisse, il faut qu'elle se fasse sous huit jours. »
Cobenzl essaya encore une fois des récriminations : on ne se
prête à rien, on exagère les prétentions, on ne tient nul compte
de nos convenances, bien plus, on nous refuse ce qui nous a
été solennellement promis ! « Mais que voulez-vous donc en
Italie? demanda Bonaparte. — Rien que ce que nous donnent
les préliminaires. » Bonaparte demeura pensif. Cobenzl reprit :
« Je n'ai jamais conçu pourquoi vous vous êtes tant opposé
à ce que nous passions le Po. Je ne vois pas l'intérêt qu'y a la
France. — Celui de vous empêcher d'être les maîtres de l'Italie.
— C'est-à-dire que vous prétendez vouloir être nos amis... et
vous ne voulez vous prêter à rien de ce qui peut nous convenir.
— Mais encore une fois, qu'est-ce que vous pouvez désirer d'ulté-
rieur en Italie? — Les trois Légations. — Oui, et Venise aussi !
et Mantoue aussi! — Sans doute, et ce serait encore bien peu
pour obtenir notre tolérance sur une partie de ce que vous voulez
en Allemagne. — Nous sommes loin de compte, car je serais
pendu à Paris si je vous donnais les Légations. — Et moi, je
mériterais d'être mis dans une forteresse si je ne m'opposais pas
à ce que vous ayez jamais Mayence, et quoi que ce soit de la rive
gauche du Rhin. »
Ils disputaient, mais c'était sur le même terrain, et, par toutes
ces feintes ils se rapprochaient cependant. Après cette escar-
mouche, ils firent une pause. Us tombèrent d'accord que l'Empire
74 REVUE DES DEUX MONDES.
était une institution à ménager, et qu'il n'était de l'intérêt ni de la
France ni de l'Autriche d'en faire une seconde Pologne. — « Vos
prétentions sur une partie de la rive gauche du Rhin ne le
prouvent guère, » fit observer Gobenzl. Sur ce, l'assaut recom-
mença. « Le Rhin, déclara Ronaparte, est la limite naturelle de
la France; c'est ce qui faisait l'ancienne Gaule, et tant que nous
ne l'aurons pas, nous ne pourrons pas être bien liés avec vous.
— Gomment! non contons de ce que vous demandez de la rive
gauche du Rhin et que nous ne pouvons pas accorder, vous pensez
à l'occuper tout entière ! C'est à quoi nous ne consentirons
jamais. » Ronaparte savait désormais le moyen de les convertir :
c'était de déchirer les traités de Râle et de Rerlin, et de recoudre
ces traités en les retournant au profit de l'Autriche. « Nous ne
vous demandons pas la rive gauche, dit-il; nous négocierons là-
dessus à la paix de l'Empire. Songez que presque tous les princes
de la rive gauche du Rhin ou se sont arrangés avec nous, ou ne
demandent qu'à y procéder. — Et comment combineriez-vous ce
projet chimérique avec ce que vous me disiez tout à l'heure sur
les prétentions de la Prusse? — Nous nous engagerons à lui rendre
ses provinces transrhénanes, et si cela ne lui suffi! pas, nous lui
ferons la guerre, conjointement avec vous. »
Ronaparte aAait déclaré, un instant auparavant, que la Répu-
blique exigeait la rive gauche entière ; il alléguait des motifs
péremptoires et des droits irrévocables : la nature des choses et
les Commentaires de César! Quelques minutes après, il renonçait
à une partie de cette frontière immuable, et il avouait le faire par
politique. Cobenzl pouvait-il le croire sincère? Que devait-il
prendre au sérieux, la prétention sur le tout ou la renonciation à
la partie? Il s'attacha à la renonciation partielle, parce quelle
flattait ses préjugés, satisfaisait ses passions et offrait un joint à
la triple combinaison qui formait le fond de ses instructions :
abaisser la Prusse, obtenir plus de terres en Italie, sauver les
apparences en Allemagne. Cobenzl et Ronaparte voulaient, l'un
et l'autre, en finir; ils comprirent qu'ils n'arriveraient jamais à
conclure que sur une équivoque. Vous aurez la rive gauche en-
tière à la paix générale, dira Ronaparte au Directoire, contentez-
vous pour le moment d'en obtenir la plus grande partie. —
Vous consentez provisoirement un démembrement partiel de
l'Empire, dira Cobenzl à son maître; mais, à la paix générale,
vous pourrez, avec l'appui de vos co-états, revenir sur cette déci-
sion et sauver l'intégrité de l'Empire; si l'Empire cède, il en aura
la responsabilité, vous serez indemnisé et la Prusse n'aura rien.
Cette transaction, avec ses arrière-pensées, se dessina dès lors
comme le seul accommodement possible, dans l'esprit des deux
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 575
négociateurs, et sans la définir encore ni l'avouer, ils en vinrent
à parler des indemnités respectives. Ils discutèrent longtemps
sur la ligne de l'Adige, les forteresses vénitiennes et les Léga-
tions. Bonaparte voulait les forteresses pour défendre la Cisal-
pine; Cobenzl voulait les Légations « pour défendre plus aisément
le grand-duc de Toscane... et le pape! » Il était malaisé de
s'occuper si longtemps d'indemnités, d'équilibre, de trocs, rup-
tures d'alliances, abandons de garanties, violations de traités,
démembremens de républiques et autres opérations régaliennes,
sans dire quelques mots de la Pologne et des belles acquisitions
que l'Autriche s'y était procurées. Bonaparte n'y manqua pas, et
même il s'y étendit. Cobenzl le laissa dire, puis, croyant le mo-
ment venu de faire au général républicain la leçon qu'il n'avait
encore pu lui donner, il prit son plus noble accent de dignité
officielle : « L'Autriche, déclara-t-il, ne s'est jamais prêtée qu'à
regret à partager ce pays qui n était nullement de sa convenance ;
c'est uniquement l'ouvrage de la Prusse, qui, seule, y a réelle-
ment gagné; mais à présent que la chose est faite et fondée sur
des engagemens sacrés, il ne peut plus y avoir de changement à
cet égard. » Bonaparte prit la déclaration pour ce qu'elle valait,
et n'insista pas.
II
Le lendemain, 29 septembre, Bonaparte reçut un courrier de
Rome : le pape semblait être à toute extrémité. Aussitôt, il se
met en mesure. Si l'on fait un pape, il veut que ce soit un pape
français, et, comme il disait, « un pape facile et un homme
d'esprit ». Il veut surtout que ni l'Autriche ni Naples ne profitent
de l'interrègne, et que si la guerre recommence, Rome soit
assujettie : elle croulera d'elle-même, ensuite, comme la Sardaigne;
on la détruira, ou l'on lui permettra de vivre selon les conve-
nances de la République et selon la docilité de la curie. Il écrit
à Joseph, qui représente la France à Rome, de « faire son pos-
sible » pour que, le pape mourant, « il y ait une révolution », et
de le faire ostensiblement, de l'annoncer surtout et de le pro-
clamer très haut : les cardinaux auront peur, ils capituleront et
nommeront un bon pape. Si Naples montre quelque velléité de
bouger, sous couleur de protéger le Saint-Siège, en réalité pour
se nantir et prélever sa part d'un partage éventuel, on la mena-
cera de l'écraser, et on lui insinuera en même temps que pour
prix de sa sagesse, la République lui fera son lot. Il le mande à
Canclaux, envoyé de la République à Naples. Il le laisse entendre
à Gallo qu'il va voir à Udine, avant la conférence. Gallo s'em-
576 REVUE DES DEUX MONDES.
presse de tout raconter à Cobenzl, et celui-ci en conclut que
Bonaparte, pour brasser cette révolution romaine, va chercher à
traîner la négociation. L'intérêt de l'Autriche sera donc de la
presser. C'était précisément l'effet que Bonaparte attendait de ses
confidences à Gallo. La conférence officielle ne porta guère que
sur les moyens de dénoncer l'armistice et sur le jour de la dé-
nonciation. Puis l'on se sépara pour permettre à Bonaparte et à
Cobenzl de reprendre, sans témoins et sans protocoles, la véritable
négociation, l'affaire des échanges (1).
Bonaparte entra en matière avec le Rhin et le réclama tout
entier : « C'est la limite naturelle de la France, et rien ne peut
changer cette disposition de la nature. — Et la Baltique? riposta
Cobenzl ; nous avons tout autant le droit de la prendre dans la
nature et d'en faire notre limite. — Mais songez, reprit Bonaparte,
revenant au fait, que nous sommes en possession de tout ce que
nous voulons avoir et bien au delà. La paix que nous ferons est
d'une espèce tout à fait nouvelle : elle ne consiste qu'en évacua-
tions, au nord, au midi; partout il faut que nous rendions le prix
de notre sang. Sans doute, poursuivit-il, je puis être battu, mais
je me retirerai en échelons, et ce sera long. Voyez quelle suite
de revers il me faudrait, et quel temps vous emploieriez pour
avoir ce que, d'un trait de plume, vous pouvez acquérir. Et si je
gagne une seule bataille, je pénètre de nouveau dans vos pro-
vinces allemandes, et nous voilà au point où nous en étions. »
Cobenzl, essaya de rabattre ces « fanfaronnades » : « L'Autriche
avait des armées, et la position des Français, au moment des pré-
liminaires, était singulièrement scabreuse. — Ne croyez pas cela,
répliqua Bonaparte. Je sais sur quoi vous comptiez; vous vous
reposiez sur les masses que vous aviez formées; niais, croyez-en
des gens qui sont maîtres passés en fait de masses et apprenez
d'eux qu'elles ne sont jamais bonnes à rien. Ce ne sont pas les
masses qui nous ont sauvés en France, ce sont nos places fortes
et les fautes de la coalition. J'ai moi-même éprouvé à Paris avec
quelle facilité 2 000 hommes de bonnes troupes et quelques pièces
d'artillerie culbutent la masse la plus formidable. » Cobenzl laissa
tomber cette digression, et ils revinrent aux desseins de la Bépu-
blique. Cobenzl mit en doute la portée et l'efficacité des prétendus
engagemens du roi de Prusse : « Vos vues d'extension réuniront
tout le inonde contre vous, conclut-il. — Vous avez raison, ré-
pliqua Bonaparte, et peut-être que cela devrait être; mais, par la
singularité des événemens du siècle, c'est lorsque nous étions
faibles et hors d'état de nuire que tout le monde était réuni contre
(1) Lettres particulières de Cobenzl ù Thugut, 30 septembre; Bonaparte au
Directoire, 10 octobre 1197.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 577
nous, et, à présent que nous sommes devenus tout autre chose,
pareille réunion n'aura plus lieu. » Puis, par une association na-
turelle d'idées : « Voyez si vous ne pouvez pas prendre en Alle-
magne quelque arrangement qui faciliterait les choses; si Salz-
bourg, par exemple, ne pourrait pas vous convenir. — Qu'est-ce
que Salzbourg, repartit Cobenzl, en comparaison de l'immensité
de vos vues? Quand vous y ajouteriez encore un morceau de la
Bavière, jusqu'à l'Inn, cela ferait à peine un dédommagement de
nos possessions en Souabe que vous avez proposé de donner au
duc de Modcne. D'ailleurs nous ne voulons rien en Allemagne,
l'empereur tient très fortement à son intégrité. » C'était se mettre
loin de compte avec le Directoire. Bonaparte en avertit Cobenzl,
qui se montra inébranlable. Alors Bonaparte : « Voyons, faites
un projet; qu'est-ce que vous voulez en Italie? — Je vous ai
déjà parlé de Venise et des Légations, répondit Cobenzl ; si on y
ajoutait encore le territoire jusqu'à l'Adda et Modène, peut-être
pourrait-on s'arranger? — C'est tout bonnement huit millions
d'habitans que vous demandez, s'écria Bonaparte. Ce projet est
inexécutable. Vous ne pourriez pas en demander autant après la
guerre la plus heureuse! » Au cours de l'entretien, ils touchèrent
un mot des îles Ioniennes. Bonaparte déclara que la France se
les attribuait : « La République française, dit-il, regarde la Médi-
terranée comme sa mer et veut y dominer. » Ce qui les amena à
parler de la Russie. « Si j'avais cent mille paysans russes, s'écria
Bonaparte, j'en ferais des soldats; je les organiserais, je déclare-
rais la guerre au souverain et je m'emparerais du trône. » On
convint que l'on se retrouverait le lendemain et que Cobenzl
apporterait un projet d'articles.
Rentré dans son cabinet, Cobenzl y fit de profitables ré-
flexions sur la vanité de la diplomatie classique. « Il me paraît,
écrivait-il mélancoliquement, que le système de Bonaparte est,
dans ce moment-ci, de tourner contre nous... les armes que
nous avons voulu employer contre lui. » Au moins faudrait-il en
profiter. Les affaires de Rome et les menaces de révolution souf-
flées par Bonaparte donnaient à penser à Cobenzl. « Il resterait
à examiner s'il vaut mieux d'avoir un pape qui convienne aux
Français que de s'exposer à n'en pas avoir du tout... » Français
ou non, quel que fût ce pape, le plus opportun était, à tout
événement et par provision, de le dépouiller des Légations, ne
fût-ce que pour arracher ces beaux territoires à la contagion
républicaine. Evidemment Bonaparte ne renoncerait, à aucun
prix, à Mayence. La question se réduisait donc à ne capituler
sur cet article qu'après avoir stipulé un bon prix et après avoir
établi, en due forme, par de fermes protocoles, que l'empereur
tome cxxix. — 1895. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
« ne cédait qu'à toute extrémité et d'une manière extrêmement
légale. » La bonne volonté de Bonaparte à exclure les Prussiens
des bénéfices « rendait la chose plus facile » pour l'Autriche;
Gobenzl jugeait, d'ailleurs, que cette facilité de Bonaparte dépas-
sait la mesure des infidélités, consacrées dans l'usage des coins.
On ne consent si aisément à rompre que des engagemens fort
incertains. C'est sous l'impression de ces réflexions rassurantes
qu'il rédigea son projet et aborda Bonaparte le i?r octobre (1).
Avant de sortir sa minute de son portefeuille, il essaya
encore, par acquit de procédure, sinon de conscience, « de faire
désister Bonaparte de ses prétentions sur Mayence et sur les pays
décrétés par la République. » Bonaparte se refusant à rien céder,
sur ce chapitre, et Cobenzl estimant qu'il avait fait une assez belle
défense , ostensible et légale , de l'intégrité de l'empire , avança
un « raisonnement » qu'il avait longuement médité. — « Si l'on
veut, dit-il, tenter de rapprocher les différences d'opinion et de
faire disparaître les obstacles qui s'opposent encore à la paix, il
faut partir du principe suivant : la France donne à ce qu'elle veut
acquérir une extension que l'Autriche l'a pu ni connaître, ni, par
conséquent, stipuler dans les préliminaires. Cette extension con-
cerne des pays qui ne sont pas une propriété de l'Autriche et
que, par conséquent, elle ne peut pas céder. Mais, avec cela, pour
que la France puisse les acquérir par la paix, elle a absolument
besoin de l'adhésion de l'Autriche. Celle-ci n'étant pas obligée
d'employer toutes ses forces pour la défense de l'Empire, peut,
sans manquer à ses obligations, les retirer, en partie, en ne lais-
sant que son contingent. Dès lors, il ne reste plus à l'Empire
d'autre parti à prendre que de souscrire à ce qui aurait été arrêté
entre l'Autriche et la France. » Ce serait pour l'Autriche « un
nouveau sacrifice, des plus pénibles » ; pour la France « un ar-
rondissement des plus puissans » ; « la seule voie de déterminer
l'Autriche à y donner la main ne peut être, par conséquent, que
de s'arranger avec elle pour augmenter ses indemnités. » Les lui
attribuer en Allemagne, ce serait anéantir l'Empire, supprimer
tout corps intermédiaire entre l'Autriche et la France ; si les deux
Etats veulent s'accorder, il faut qu'ils demeurent séparés. La con-
servation du corps germanique est un objet d'intérêt commun
pour eux. Cette considération rejette les partages et indemnités
sur l'Italie qui est « d'ailleurs bien plus susceptible de servir à cet
usage. » La conclusion du « raisonnement » de Cobenzl, et le
dernier des nombreux « par conséquent » dont il avait noué son
discours, fut que l'Autriche réclamait : la ville de Venise, avec
^1) Lettre confidentielle de Cobenzl à Thugut, 2 octobre; Hiïffer, p. 402 et suiv.
Correspondance de Napoléon, t. XIX; campagnes d'Italie, p. 314.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 579
toute la Terre ferme jusqu'à l'Adda, les trois Légations et le
Modénois en compensation des Pays-Bas, de la Lombardie et des
territoires de Souabe qui passeraient au duc de Modène, encore
perdrait-elle au change. Bien entendu que le roi de Prusse « se-
rait exclu de toute acquisition », et que l'on se réunirait contre
lui s'il voulait exiger autre chose que la restitution de ses posses-
sions de la rive gauche du Rhin. Bonaparte avait laissé parler
'Cobenzl, et quand ce fut fini : « Mais pourquoi, dit-il, ne demandez-
vous pas aussi la Lombardie et toute l'Italie? » Cobenzl répliqua
qu'il avait fait ses calculs. Bonaparte les contesta. Il disputa sur
le nombre des habitans et sur la valeur des territoires en litige.
Il objecta que l'Autriche trouvait son avantage à se débarrasser
des Pays-Bas; à quoi Cobenzl répliqua que c'était un avantage
plus grand encore pour la France de les acquérir. « L'Angleterre
seule, dit Bonaparte, a intérêt à ce que vous les possédiez. — La
Belgique, riposta Cobenzl, a une double valeur pour vous, puis-
qu'elle vous assujettit la Hollande et vous met en possession de
bloquer l'Angleterre depuis la Baltique jusqu'au détroit de Gi-
braltar. — Mais, reprit Bonaparte, ce que vous voulez nous acheter
si cher, la Prusse nous l'offre. — La Prusse, répliqua Cobenzl,
n'est engagée qu'à vous le laisser prendre ; mais cela ne suffit pas,
•car nous nous y opposons. » Cobenzl affirmait ici ce qu'il ne savait
pas; le silence de Bonaparte lui prouva qu'il avait deviné juste et
que la République n'était pas aussi sûre de la Prusse qu'elle le
voulait faire croire. Alors il s'affermit : « L'empereur ne livrera
point Mayence si la France ne lui livre pas Mantoue. Du reste,
que la République renonce à Mayence et à la rive gauche du Rhin,
et il signera sur l'heure. » Bonaparte réfléchit et reprit : « Nous
sommes encore si loin l'un de l'autre, que je ne vois pas comment
nous pouvons nous rapprocher. — Si tout ce que je vous dis au-
jourd'hui ne vous suffit pas, répondit Cobenzl, je ne vois effecti-
vement aucun moyen de terminer. Quant à moi, j'ai vidé mon
sac. »
Bonaparte demanda à connaître le projet que Cobenzl avait
dressé. Il n'y était question de Mayence que dans les articles
secrets : on réunirait un congrès pour la paix avec l'Empire;
si ce congrès n'aboutissait pas, l'empereur retirerait ses troupes
de Mayence : la place, n'étant plus en mesure de se défendre,
tomberait inévitablement aux mains des Français. Bonaparte
insista pour la remise préalable de la ville : « Je n'évacuerai
pas une seule forteresse en Italie avant que Mayence ne soit
remis aux troupes de la République. — Je ne signerai jamais
la paix, répliqua Cobenzl, sans stipuler la prompte sortie des
troupes françaises de tout ce qui doit revenir à l'empereur...
580 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour remettre cette place aux troupes françaises, avant que la
paix de l'Empire n'en ait stipulé la cession à la France, je puis
vous donner ma parole d'honneur que l'empereur n'y consen-
tira jamais, et que j'ai l'ordre de rompre plutôt que d'y donner la
main. — Mais vous voulez bien que nous vous remettions Venise
et toutes les places vénitiennes qui ne sont pas plus notre propriété
;| ne vous n'avez celle de Mayence. — La chose est entièrement dif-
férente ; songez à quel titre nous sommes entrés dans Mayence et
vous dans les places que vous citez... » Il n'y avait qu'un moyen
d'accommoder l'honneur de l'empereur avec la cession d'une
forteresse de l'Empire que ce prince avait mission de défendre,
c'était d'augmenter la « composition » et de la proportionner à
l'honneur impérial. On se remit donc à marchander, et faute de
meilleures raisons, on argumenta, de part et d'autre, avec les
sentimens et avec les principes. Cobenzl invoqua les devoirs de
l'empereur envers ses co-Etats; Bonaparte appliqua aussitôt ce
raisonnement à l'Italie : Venise avait accompli une révolution
démocratique, elle devenait ainsi plus intéressante à la France, et
la France, pour la donner, avait le droit, tout comme l'empereur
au sujet de Mayence, d'exiger une compensation proportionnée.
De guerre lasse, ils suspendirent l'entretien et allèrent rejoindre
les autres plénipotentiaires qui se promenaient dans les jardins.
Bonaparte répéta que la République ne ferait jamais la paix sans
la rive gauche du Rhin ; Cobenzl répéta qu'il ne la ferait point sans
l'intégrité de l'Empire. « Tout cela, finit par dire Bonaparte, s'ar-
rangera au congrès, à Rastadt. » Il insinua l'expédient d'un malen-
tendu volontaire, qui se prêterait à toutes les équivoques, dans les
déclarations publiques, à toutes les collusions dans le secret.
C'était ainsi seulement qu'en 1795 la République avait pu traiter,
à Baie, avec la Prusse; c'était ainsi, et pour les mômes motifs,
qu'elle allait traiter avec l'Autriche. Cobenzl y était résigné; tou-
tefois il ne désespérait pas encore d'enlever les Légations. Bona-
parte était décidé à ne pas les lui abandonner, mais il voyait très
clairement que, sans de grandes acquisitions en Italie, l'Autriche
ne transigerait pas, même secrètement et éventuellement, sur
l'article du Rhin. Tout se ramenait à savoir jusqu'où il convenait
de pousser les exigences en Allemagne et les concessions en
Italie. Les instructions du Directoire rendaient la décision diffi-
cile, et le courrier que Bonaparte reçut alors n'était pas fait pour
le tirer d'embarras.
C'étaient les lettres du Directoire et de Talleyrand, du 15 et du
17 septembre : tout garder, ne rien donner, en Italie, à l'Autriche
qui ne voulait que des terres italiennes ; exiger toute la rive gauche
du Rhin, et n'accorder pour indemnité à l'Autriche que l'Istrie,
DE LEOBEX A CAMPO-FORMIO. 581
la Dalmatie et, au besoin, Salzbourg et Passau. Le Directoire
refusait le contingent sarde de 10 000 hommes, demandé par
Bonaparte, et il conseillait d'enrôler des Piémontais, aux frais
des Cisalpins. Bottot, qui apportait ces dépêches, y ajouta ce com-
mentaire : chasser les Autrichiens de l'Italie et y fonder partout
des Républiques. « Qu'entendez-vous par cet ordre? lui demanda
Bonaparte ; par quels moyens le Directoire entend-il que je pro-
cède à cet ouvrage? » C'est un secret que le Directoire n'avait
point révélé à Bottot. Ce confident demeura court, et Bonaparte
mit fin à la conversation. Mais il retint Bottot au quartier géné-
ral, et lui donna toute latitude d'observer les dispositions de
l'armée. Il l'invita même à un grand dîner où il l'interpella rude-
ment, rappelant tous ses griefs contre le Directoire et taxant ce
conseil de la plus noire ingratitude à son égard. Bottot ravalé de
la sorte, Bonaparte tint compte néanmoins de l'avertissement et
prit ses précautions.
Il écrit à Talleyrand, le 1er octobre, qu'il va se mettre en état
de recommencer la campagne; qu'il va organiser, en vue de cette
campagne, la nouvelle république de Venise ; que cette république
doit fournir 25 millions; que l'armée du Rhin doit marcher en
même temps que l'armée d'Italie, mais qu'il n'y compte qu'à
demi ; puis il se plaint de sa santé : « Je puis à peine monter à
cheval. J'ai besoin de deux ans de repos. » Ces préparatifs seront
son dernier service rendu à la patrie ! Il demande qu'on le rem-
place, et dans le gouvernement de l'Italie, et dans la négociation
de la paix, et dans le commandement des troupes : — « Il faut,
pour l'Italie, une commission de publicistes,pour la paix, des plé-
nipotentiaires, pour l'armée, un général en chef ayant la confiance
du Directoire; six personnes au moins; car, ajoute-t-il, avec
une superbe et une ironie que l'obséquiosité du Directoire envers
lui pouvait seule égaler, « je ne connais personne qui puisse me
remplacer dans l'ensemble de ces trois missions. » Ainsi Venise
paierait la guerre, si elle ne payait pas la paix. Bonaparte endoc-
trina, à toutes fins, les aveugles représentans de cette répu-
blique. Venise prenait, dans les grandes combinaisons euro-
péennes, la suite des affaires de la Pologne. Bonaparte la traita,
de la révolution jusques au partage, comme Lucchesini avait
traité naguère les « patriotes » polonais, et comme le Russe Sievers
avait traité les « confédérés »de Targowitz. Il avait près de lui,
pour organiser la constitution indépendante de Venise « épurée »
et régénérée, un Dandolo, rien des anciens doges, petit-fils de juif
converti, assez bon chimiste, — homme éclairé, comme on disait
alors, « homme de progrès », comme on dit aujourd'hui, — que sa
naissance, sa condition, ses études, ses ambitions avaient jeté dans
582 REVUE DES DEUX MONDES.
le parti de la République française. Daudolo se prêta à tout : il
n'avait qu'à s'abandonner à ses propres illusions pour servir les
calculs de Bonaparte. Des ordres de départ, très ostensibles,
furent donnés aux troupes. Les cantonnemens prirent un aspect
belliqueux; il semblait que l'armistice dût être rompu d'une heure
à l'autre, et que la marche sur Vienne allait recommencer le len-
demain. Bonaparte se dit que le clairvoyant Bottot ne manquerait
pas d'en faire un rapport circonstancié au Directoire ; que les
Autrichiens s'effraieraient, qu'ils craindraient, en laissant à Bo-
naparte le temps de démocratiser Venise, que cette proie ne leur
échappât; enfin l'armée serait prête à tout événement. La scène
ainsi disposée, Bonaparte se rendit à Udine.
La conversation qui eut lieu, le 2 octobre, entre Gobenzl et
lui, fut agitée. Toutefois Bonaparte ne s'emporta que pour se
donner plus de mérite à céder, vers la fin du jour, ce qu'il avait
refusé au commencement. Il redoutait, en effet, de recevoir de
Paris de nouvelles instructions qui lui rendraient tout arrange-
ment impossible. Il tenait à la paix. Il y tenait d'autant plus,
qu'il venait d'apprendre la rupture des négociations entre la
France et l'Angleterre. Il prévit que l'Autriche trouverait du côté
des Anglais un encouragement à la résistance. Les entretiens se
poursuivirent, le 3, le 4 et le 6 octobre, traversés de menaces de
rupture et remplis par d'interminables discussions sur les limites,
les forteresses, le chiffre des habitans, la richesse des terres, la
qualité militaire des hommes. Bonaparte annonce qu'il va partir
pour Venise et y établir la république. On raconte que le 20 oc-
tobre Venise et les Légations seront réunies à la Cisalpine. Le
bruit se répand que Daudolo offre 90 millions et 18 000 hommes
pour marcher sur Vienne. Un autre Vénitien, Zorzi, qui avait ren-
contré Joséphine dans la visite triomphale qu'elle avait faite
à Venise, lui offre 1 million, et promet 500000 livres à l'admi-
nistrateur Daller s'ils veulent l'aider à sauver Venise. Ces propos,
joints aux renseignemens militaires qui dénoncent de toutes
parts la reprise des hostilités, font réfléchir les Autrichiens.
Sur ces entrefaites, arrivèrent les dépêches de Paris du 21 et
du 23 septembre : — Le Directoire ordonne « d'attaquer l'Autriche
par tous les moyens; » il refuse de donner des villes, de se faire
marchand de peuples. Bonaparte a dit, plus tard, qu'il hésita un
instant sur la conduite à tenir, et que si le Directoire lui eût, ce
jour-là, annoncé des renforts, il se serait peut-être laissé aller à
l'ambition d'affranchir toute l'Italie; mais, sans les renforts, c'eût
été risquer de tout perdre en une seule bataille. 11 ajourna à une
autre campagne ce grand ouvrage et retourna, le 7 octobre, chez
Cobenzl, résolu à conclure. Pressé jusqu'en ses derniers retranche-
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 583
mens, Gobenzl fît cette déclaration : « L'empereur ne s'opposera
pas à la cession de toute la rive gauche du Rhin, s'il obtient
Venise, les Légations et la ligne du Mincio, » c'est-à-dire Mantoue.
Bonaparte invoqua ses instructions et refusa. Alors Cobenzl con-
sentit à laisser subsister la ville de Venise à condition qu'elle ne
serait pas réunie à la Cisalpine. Il renonça aux Légations, mais
réclama la Terre ferme jusqu'à la ligne du Pô, et, en Allemagne,
Salzbourg, avec la Bavière jusqu'à l'Inn. Bonaparte fit observer
qu'enserrée de toutes parts dans les possessions autrichiennes, la
ville de Venise tomberait infailliblement dans les mains de l'em-
pereur; il offrit aux Autrichiens la ligne du Mincio, s'ils consen-
taient à la cession de toute la rive gauche du Rhin. Gobenzl
repoussa la proposition. Ils convinrent enfin de se limiter, Bona-
parte à une ligne qui laisserait, sur la rive gauche du Rhin,
Cologne et les Etats prussiens en dehors de la frontière française
et assurerait à la France le Palatinat, le pays de Trêves, Mayence
Aix-la-Chapelle et Coblentz; en Italie, l'Autriche aurait Venise et
la Terre ferme jusqu'au Pô et à l'Adige ; le reste de la Terre ferme
serait réuni à la Cisalpine. Il fut arrêté que les Autrichiens en
référeraient à Vienne et que Bonaparte, en attendant la réponse,
renoncerait à son voyage à Venise.
Rentré à Passeriano, il trouva la dépêche du Directoire du
29 septembre, plus comminatoire encore que les précédentes.
Alors, dans une longue lettre adressée à Talleyrand, il résuma
les raisons qu'il avait de traiter. Plaidant, en quelque sorte, contre
lui-même, et oubliant qu'il avait écrit, le 19 septembre, que
Venise était la ville d'Italie la plus digne de la liberté, il montre
les Vénitiens incapables de s'organiser et de se défendre ; les Ita-
liens incapables de les aider, impuissans à se soutenir eux-
mêmes : « Vous connaissez peu ces peuples-ci. Ils ne méritent
pas que l'on fasse tuer 40000 Français pour eux. Je vois par vos
lettres que vous partez toujours d'une fausse hypothèse : vous
vous imaginez que la liberté fait faire de grandes choses à un
peuple mou, superstitieux, pantalon et lâche... Je n'ai pas à mon
armée un seul Italien, hormis, je crois, 1 500 polissons, ramassés
dans les rues, qui pillent et ne sont bons à rien... Un peu
d'adresse, de dextérité, l'ascendant que j'ai pris, des exemples
sévères donnent seuls à ces peuples un grand respect pour la
nation et un intérêt, quoique extrêmement faible, pour la cause
que nous défendons. » Les désastres de 4799, l'évacuation de
l'Italie, au milieu des assassinats et des massacres; le découra-
gement des partisans de la France, qui étaient une minorité, la
révolte des ennemis de la France qui étaient la masse populaire,
justifièrent trop cruellement ces prévisions.
584 REVUE DES DEUX MONDES.
Cobenzl avait demandé huit jours pour recevoir ses instruc-
tions; ce ne furent pas huit jours de repos pour lui. Bonaparte
ne cessa de le harceler de toute façon, tant pour arracher, en dé-
tail, des concessions nouvelles, que pour ohtenir la signature
préalable d'un protocole qui fixât, au moins dans leurs lignes
générales, les conditions de la paix. Son unique argument, mais
très sincère de sa part, était qu'il avait dépassé les instructions
du Directoire et que, du jour au lendemain, il pouvait recevoir de
Paiis des ordres absolus qui l'obligeraient à garantir la nouvelle
république de Venise. Tout serait remis en question. Mais
Cobenzl ne le croyait pas ; il attribuait la hâte de Bonaparte à la
crainte de voir l'Autriche renouer avec l'Angleterre, et il partait
de là pour différer la signature, refuser tout engagement écrit
et réclamer, de son côté, des avantages supplémentaires. Il s en-
suivit le 9 octobre une conversation des plus orageuses (1). C'était
à Cobenzl de se rendre à Passeriano. À peine fut-il arrivé, que
Bonaparte l'emmena dans le jardin. Il le pressa de signer, ajou-
tant que, le traité fait, il le porterait immédiatement à Paris. « Sa
présence seule, dit-il, avec le crédit dont il jouissait, pouvait
faire excuser une telle désobéissance aux ordres du gouverne-
ment. » Mais, pour compenser l'avantage qu'aurait l'Autriche à
tenir son traité et les risques que courrait Bonaparte en livrant
Venise, Cobenzl devrait se contenter de la ligne de l'Adige, ou,
s'il exigeait toujours la ligne du Mincio, consentir à la cession
de toute la rive gauche du Rhin; il devait au moins reconnaître
la « République cisrhénane », que Hoche essayait alors de fonder,
à l'imitation de la Cisalpine. « Je rejetai avec indignation ces
infâmes propositions, rapporte Cobenzl, et nous nous séparâmes
en répétant réciproquement qu'il n'y avait que la guerre qui pût
décider. » Cependant, après le dîner, le débat recommença. Bona-
parte représenta les dangers de la guerre : Cobenzl n'en parut pas
ému. Bonaparte déclara que le retard des Autrichiens jetterait
le Directoire dans les bras de la Prusse ; Cobenzl répliqua que,
par contre-coup, la Russie tomberait dans les bras de l'Autriche :
la partie demeurerait égale. Cependant tous ces assauts l'avaient
ébranlé. Il réfléchit que Bonaparte disait peut-être la vérité; qu'il
serait prudent de le prendre au mot; qu'on n'avait plus rien à
gagner avec lui et qu'en mettant les choses au pire, l'empereur
pourrait toujours refuser les ratifications. Il consentit à une réu-
nion officielle pour préparer la rédaction des articles.
Ceux qui concernaient le Rhin et les indemnités de l'Autriche
passèrent tant bien que mal. Cobenzl ne voulut pas stipuler, sans
(1) Cobenzl à Thugut, 10 octobre 1797; Hiïffer, p. 400.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO 585
une nouvelle compensation en Italie, l'abandon d'une parcelle au
delà de la ligne tracée le 7, qui laissait à l'Allemagne Cologne et
les possessions prussiennes. Toutefois il était possible que, le roi
de Prusse aidant, cette partie nord de la rive gauche fût cédée à
la France, par l'Empire, lors de la paix générale. Gobenzl fit dé-
cider, en principe, que si la France obtenait un agrandissement
eu Allemagne, l'Autriche obtiendrait un accroissement équiva-
lent. La discussion s'échauffa quand on vint aux îles Ioniennes.
Gallo les demanda pour la cour de Naples, appuyé par Gobenzl,
qui proposa de faire, au besoin, de ces îles une république indé-
pendante. Bonaparte savait par l'exemple de la Pologne et par
l'expérience qu'il venait lui-même de faire avec Venise, que ces
reconnaissances de républiques ne sont que des préliminaires
d'annexion. « Vous pourriez vous en emparer à volonté, » dit-il.
Il ajouta que la conservation des îles lui était nécessaire pour se
justifier auprès du Directoire. De part et d'autre, on se passionna.
« Aucun débat, raconta Gobenzl, n'a été poussé aussi loin... La
paix fut de nouveau rompue. » La négociation fut déclarée nulle,
et Bonaparte fit insérer au protocole la dénonciation de l'ar-
mistice.
On se sépara, croyant tout brisé.
Mais, à la réflexion, les Autrichiens estimèrent que les îles
Ioniennes ne valaient point les risques d'une campagne. Gobenzl
offrit de renouer. Bonaparte y consentit. La conférence fut
reprise, le protocole de rupture fut brûlé, le protocole d'entente
remis sur la table. Gobenzl essaya de se faire payer sa condes-
cendance par quelques positions militaires sur la rive droite de
l'Adige; il obtint un lambeau de terre, à Legnano. Puis, ces
« principes » posés, on esquissa les articles qui devaient contenir
les fameuses équivoques, l'une à l'adresse de la Diète, l'autre à
l'adresse des Conseils de Paris. Les articles patens ne par-
leraient ni de la cession partielle de la rive gauche du Rhin
ni de la remise de Mayence aux Français ; ils ne parleraient que
d'un congrès qui se tiendrait à Rastadt, pour la pacification
entre la France et l'Empire ; la France ne céderait point Venise à
l'empereur; elle « consentirait » à ce qu'il possédât, en toute
souveraineté, cette ville et l'Istrie, la Dalmatie et la Terre ferme
jusqu'à l'Adige. L'empereur consentirait, de son côté, à ce que la
France possédât les îles Ioniennes, et il reconnaîtrait la Répu-
blique Cisalpine, qui posséderait avec la Lombardie, Mantoue,
Modène et les Légations, la Terre ferme de Venise depuis l'Adige.
Les articles secrets stipuleraient le consentement de l'Autriche
à la cession partielle, par l'Empire, de la rive gauche du Rhin
à la France, et la promesse de la France de procurer à l'empe-
586 REVUE DES DEUX MONDES.
reur Salzbourg et la Bavière jusqu'à l'Inn. Ces dispositions furent,
non sans labeur, dressées en forme d'articles provisoires. Il était
six heures du matin, le 10 octobre, quand la conférence fut levée.
Cobenzl, ayant pris son parti, aurait voulu signer sur l'heure;
il redoutait tout d'un homme « aussi chicaneur et d'aussi mau-
vaise foi que Bonaparte ». Quant à sa propre bonne foi, il en
donna la mesure dans son rapport à Thugut : — Il rougissait de
soumettre à l'empereur un pareil traité, mais, ajoutait-il : « Nous
ne faisons qu'une trêve par laquelle nous prenons plus aisément
pied en Italie que par la campagne la plus heureuse; d'ailleurs
l'arrangement des affaires d'Allemagne nous procurera vingt
moyens pour un de recommencer la guerre, si nous voulons. »
Il en sera de même de l'occupation de la Cisalpine par les Fran-
çais : « La présence de ces troupes peut servir de prétexte pour
les attaquer lorsque nous en trouverons le moment favorable. »
Cependant Bonaparte adressait son ultimatum, à Talleyrand, sous
forme d'apologie de sa conduite. Il exposait les avantages du
traité ; il énumérait encore une fois les motifs pour conclure ; il y
ajouta la mort de Hoche et le mauvais plan d'opérations adopté
pour l'armée du Rhin; enfin il insista sur l'envie de la paix « qu'a
toute la république, envie qui se manifeste même dans les sol-
dats. » Sans doute on sacrifie Venise, mais tout le parti patriote
dans cette ville ne fait pas 300 hommes ; on les recueillera dans
la Cisalpine ; leur désir de former une république ne vaut pas la
mort de 10000 Français. Enfin la France pourra tourner toutes
ses forces contre l'ennemi héréditaire : « La guerre avec l'Angle-
terre nous offrira un champ plus vaste, plus essentiel et plus
beau d'activité. » L'annonce de sa retraite, de sa rentrée dans la
vie civile, « le soc de Cincinnatus » forma la conclusion de cette
missive, qui partit pour Paris accompagnée d'un billet hautain
et moqueur sur le voyage du citoyen Bottot. Ce citoyen se chargea
du courrier, reprit la poste et s'en alla rendre compte au Di-
rectoire de sa mission.
La paix n'était point encore signée ; Bonaparte estima que, sans
en violer les conditions, il pouvait en compléter les avantages.
Le 10 octobre, il consomma la réunion de la Valteline à la Cisal-
pine.
Cette affaire à terminer, les lettres à préparer pour le Direc-
toire, les explications à combiner, les Vénitiens à tenir en haleine
et en illusion jusqu'à la dernière heure, l'armée à disposer en vue
d'une rupture; la double nécessité de se mettre en mesure poli-
tiquement pour imposer la paix à Paris, militairement, si Paris
refusait la paix, pour recommencer la guerre avec l'Autriche; le
calcul des chances dans cette grosse partie don* dépendait sa des-
DE LEOBE> A CAMP0-F0RMI0. 587
tinée; l'incertitude entre un retour triomphal à Paris qui le ferait
maître de la République, et une marche audacieuse sur Vienne où
il pouvait, en une journée, perdre le fruit de tant de victoires;
enfin la fatigue qu'il ressentait de tant d'efforts, de tant de sou-
cis, d'une correspondance qui était déjà celle d'un chef d'Etat
et dépassait par la variété des objets, le nombre des agens, l'ur-
gence des affaires, celle de Frédéric au temps de sa plus grande
activité; l'agitation de deux nuits d'insomnie après deux jours de
travail acharné, avaient singulièrement énervé Bonaparte. Les
Autrichiens s'aperçurent, lorsqu'il se rendit à Udine, le 11 octobre,
à huit heures du soir, qu'il n'était pas aussi maître de lui qu'à
son habitude. Il se montra plus impatient, plus impérieux, plus
prolixe. Il s'attachait aux détails et s'emportait à la moindre con-
tradiction. Un punch était servi sur la table. Les Autrichiensrap-
portent qu'il en but, coup sur coup, plusieurs verres qui surexci-
tèrent encore sa fièvre.
Il prétendit faire insérer dans le traité la réunion de la Val-
teline ; il ne se contenta plus de la promesse faite par l'empe-
reur d'évacuer Mayence et de retirer ses troupes d'Allemagne,
il exigea la reconnaissance préalable et formelle par l'Autriche de
la frontière rhénane que le trailé attribuait éventuellement et
secrètement à la France. Cette exigence, tant de fois élevée par
lui, toujours repoussée par Cobenzl, trouva les Autrichiens iné-
branlables. Bonaparte s'exaspéra, il se répandit en menaces :
« L'Empire est une vieille servante habituée à être violée par tout
le monde ! La constitution de l'Empire n'est qu'un prétexte pour
repousser mes demandes ! La victoire a toujours accompagné les
armées françaises, elle les accompagnera toujours. On parle à la
France en vainqueur alors qu'on est le vaincu. On a pris le pas
sur moi. On me refuse l'alternative dans les signatures. Je m'es-
time plus haut que tous les rois, et je ne supporterai pas plus
longtemps cette conduite à mon égard ! Vous oubliez donc que
vous négociez ici au milieu de mes grenadiers! » C'était l'en-
fance de l'art, pour des diplomates de profession, de se tenir im-
passibles durant cette tempête de paroles. Le calme des Autri-
chiens mit Bonaparte hors de lui ; il griffonna son nom sur un
protocole qu'il avait préparé, et sans attendre la signature des
Autrichiens, il mit son chapeau et sortit. Dans l'un des mouve-
mens brusques qui accompagnaient son discours, il renversa un
cabaret de porcelaine qui se brisa. Cet incident, qui tourna à la
légende et fournit un beau symbole des négociations, passa pres-
que inaperçu. Cobenzl se borne à écrire : « Il s'est comporté comme
un fou. » Le fait est que les officiers qui attendaient Bonaparte
dans la salle voisine eurent grand'peine à le calmer.
588 REVUE DES DEUX MONDES.
Le lendemain, il était apaisé. Il reçut le mieux du monde
Gallo qui le vint voir; il consentit à retirer son projet de proto-
cole ; il protesta qu'il avait atteint le dernier terme de ses pou-
voirs. Comme en s'expliquant davantage on ne pouvait plus que
dissiper les malentendus sur lesquels reposait tout le compromis
de la paix, on décida de ne plus tenir de conférence jusqu'au jour
de la signature définitive. On s'occupa de part et d'autre à mettre
en forme les projets de rédaction.
Le 13 octobre, Bourrienne, en entrant dans la chambre de
Bonaparte, le matin à sept heures, lui dit que les montagnes
étaient couvertes de neige. Bonaparte sauta à bas de son lit et
courut à la fenêtre. « Avant la mi-octobre! dit-il. Quel pays!
Allons, il faut faire la paix. » Il reçut une lettre d'Augereau,
datée de Strasbourg le 8 octobre. Augereau faisait un tableau
décourageant de l'armée du Rhin. Le 15, se promenant avec
Marmont dans les jardins de Passeriano, Bonaparte lui dit :
« Notre armée est belle, nombreuse et bien outillée, et je bat-
trais infailliblement les Autrichiens; mais... la saison est avan-
cée;... l' arrière-saison, dans un pays aussi âpre, rend la guerre
offensive difficile. N'importe, tout pourrait être surmonté; mais
l'obstacle invincible à des succès durables, c'est le choix d'Auge-
reau pour commander l'armée du Rhin... Comprenez-vous la stu-
pidité du gouvernement d'avoir mis 120 000 hommes sous les
ordres d'un général pareil?... Une fois enfoncés en Allemagne et
arrivés aux portes de Vienne et l'armée du Rhin battue, nous
aurions à supporter tous les efforts de la monarchie autrichienne
et à redouter l'énergique patriotisme des provinces conquises.
A cause de tout cela, il faut faire la paix, c'est le seul parti à prendre.
Nous aurions fait de grandes et belles choses ; mais, dans d'autres
circonstances, nous nous dédommagerons. »
Le 16, le courrier attendu par les Autrichiens arriva; le 17,
Cobenzl se déclara prêt à signer, et l'on convint de le faire à
Campo-Formio, qui se trouvait à égale distance d'Udine et de
Passeriano. Les choses en étaient là quand Bonaparte fut averti
par un courrier de Turin que le Directoire, se ravisant tout d'un
coup, s'était décidé à ratifier le traité avec la Sardaigne, et que
M. de Saint-Marsan allait se rendre au quartier général pour con-
férer sur les mesures militaires à prendre en commun. Bonaparte
jugea que cette ratification se faisait trop tard; mais si le courrier
du Directoire arrivait avant la signature du traité avec l'Autriche,
une rupture pourrait s'ensuivre. Il donna l'ordre d'arrêter tons les
(1) Voir, sur cette conférence, Huffer, p. 447 et suiv.; Rapports de Cobenzl, 14
et 19 octobre 1797. — Ranke, Hardenberg, I, p. 374; Mémoires de Larevellière-
Lépeaux, t. II, p. 275.
DE LEODEN A CAMPO-FORMIO. 589
courriers, sur toutes les routes, et de ne donner de chevaux à
personne. 11 fallut attendre, cependant, que les copistes eussent
couché en belle écriture les expéditions. En attendant, Bonaparte
emmena les Autrichiens chez lui. Le travail prit une partie de la
soirée. A mesure que la nuit approchait, Bonaparte se montrait
de plus aimable humeur. Il déploya toute la grâce de son esprit,
toute la richesse de son imagination, et mit sous le charme les
Autrichiens, qu'il avait naguère si fort malmenés. La nuit venue,
il empêcha que l'on allumât les bougies et s'amusa à raconter des
histoires de revenans. Enfin, à minuit, on apporta des lumières;
le traité était prêt. Il fut signé chez Bonaparte, mais daté de
Campo-Formio, le 17 octobre. A deux heures du matin, Monge,
commissaire pour le choix des objets d'art et des manuscrits à
transporter d'Italie en France, et le général Berthier partirent en
poste pour Paris avec l'instrument de la paix. Bonaparte avait
choisi à dessein, pour cette mission, un savant, ancien ministre
de la Convention, républicain éprouvé, qu'il savait plein de con-
fiance en sa vertu et plein d'admiration pour son génie. Avant
de quitter Gobenzl, il s'excusa de la violence à laquelle il s'était
un moment abandonné. « Je suis, lui dit-il, un soldat habitué à
jouer ma vie tous les jours; je suis dans tout le feu de la jeu-
nesse, je ne puis garder la mesure d'un diplomate accompli. » Ils
s'embrassèrent. Ils devaient se revoir.
III
Cobenzl et Bonaparte, Bonaparte surtout, avaient beaucoup
pris sur eux en signant ce traité. Ils comptaient cependant que
leurs gouvernemens le ratifieraient, tout en le blâmant, parce que
les peuples étaient, en Allemagne comme en France, excédés de
la guerre. Il fallait, ne fût-ce que pour préparer une lutte nou-
velle, accorder un répit aux hommes et leur donner l'illusion
passagère de la paix.
L'empereur déclara que la paix de l'Empire se négocierait sur
le fameux principe de l'intégrité de l'Allemagne. Thugut n'était
dupe ni des déclarations qu'il faisait aux Allemands ni des enga-
gemens qu'il prenait avec la France (1). Sa première impression
fut celle de la colère. Il eut un bel accès d'indignation de cour et
d'Etat. On allait traiter sans les Légations qui auraient assuré à
l'Autriche l'hégémonie de l'Italie ! On donnait la paix sans dé-
membrer l'Etat pontifical ! On se contentait de dépecer, à la po-
lonaise, une république décrépite ! Ce n'étaient point là des
(1) Sybel, t. V, p. 129 et suiv. — Hiiffer, p. 463 et suiv. — Vivenot, Corr. de
Thugut, lettres des 22-29 octobre; id. Thugut, Clerfayt, Wurmser.
590 REVUE DES DEUX MONDES.
morceaux d'empereur ni des pièces de taille à voiler la « honte »
d'un pacte, même temporaire, avec les républicains, d'une cession,
même partielle et éventuelle, de la rive gauche du Rhin ! Thugut
« pleura amèrement »; il tira du musée des souverains, pour en
inonder son visage, les larmes classiques de Marie-Thérèse sur le
partage « inique, si inégal ! » Il maudit cette « paix qui allait,
par son ignominie faire époque dans les fastes de l'Autriche. »
« Jamais, écrivait-il en 1803, à Golloredo, on ne nous a laissé
entrevoir aucune possibilité de paix que sous l'acceptation préa-
lable de ces deux conditions » : rupture avec tous les alliés, ces-
sion de la rive gauche du Rhin, « conditions aussi funestes
qu'avilissantes », et par lesquelles la monarchie achetait « le re-
pos illusoire d'un moment au prix de sa gloire, au risque de sa
ruine totale dans l'avenir. » Cependant il conseilla à son maître
de ratifier l'ouvrage de Cobenzl. On gardait pied en Italie et l'on
gagnait du temps. Thugut spéculait sur les difficultés du congrès,
sur les dissensions des Allemands, sur un retour offensif de
l'Angleterre, sur un changement de règne ou de politique en
Russie, sur une révolte de la Hollande, sur l'incapacité du Direc-
toire, sur l'anarchie en France, les rivalités des généraux, les
conspirations des royalistes, enfin l'heureux hasard d'une défaite
qui jetterait Bonaparte à bas de son piédestal, ruinerait son pres-
tige de théâtre, et le reléguerait àsa place, dans l'oubli de l'his-
toire, parmi les aventuriers. sans lendemain et les escamoteurs de
la victoire. Il discernait déjà les symptômes d'un retour prochain
des choses.
A la nouvelle de la paix, Paul Ier s'était tout à coup souvenu
que la Russie, signataire de la paix de Teschen, était garante de
la constitution de l'Empire germanique, et il l'avait signifié à
Berlin. En Angleterre Pitt trouvait à ses velléités pacifiques « de
formidables obstacles. » Grenville demeurait un partisan inflexible
de la guerre. Malmesbury revenait de Lille plus acharné que
jamais à la lutte : « Je persiste, disait-il à Windham, dans mon
idée de bellam internecivum à la France. » Comme entrée de
jeu, à la partie nouvelle qui s'annonçait, les Anglais venaient
d'anéantir, le 11 octobre, la flotte hollandaise. « La sécurité sans
la paix vaut mieux que la paix sans la sécurité, » déclarait à Lon-
dres un homme d'Etat. Huit jours après la ratification du traité
de Campo-Formio, la seconde coalition germait déjà (1).
(1) Sybel, t. V, p. 137-138. — Stanhope, William Pitt, trad. fr„ t. III, p. 58; —
Journal de Malmesbury.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 591
IV
Le Directoire attendait avec une impatience extrême les cour-
riers d'Italie. Les Directeurs ne se faisaient point d'illusion sur la ca-
pacité d'Augereau et sur les effets d'une campagne d'hiver dirigée
par lui en Allemagne. La Prusse se dérobait toujours aux avances.
Frédéric-Guillaume s'était assuré des compensations pour le cas
où la France garderait toute la rive gauche du Rhin; mais il
préférait évidemment conserver ses possessions rhénanes, et
voir les Français évacuer l'Empire. Il trouvait que la Républi-
que faisait trop de conquêtes, qu'elle affectait trop ouvertement
la dictature et que ses principes devenaient trop contagieux.
« Sa façon d'agir envers ceux qu'elle a mis dans sa dépendance,
écrivit ce roi, le 2 octobre, à son envoyé à Paris, n'est assurément
pas encourageante pour des liaisons telles qu'elle me les a propo-
sées, qui finiraient sans contredit et probablement d'après ses pro-
pres vues par me livrer entre ses mains. » Sandoz le déclara, le 7,
à Talleyrand, qui manifesta la plus pénible déception : « Jamais,
<lit-il à Sandoz, nouvelle ne pouvait me contrarier et me chagriner
davantage que celle-ci; je ne m'y attendais pas... Ainsi alliance
et concert pour la guerre, tout est refusé ! » Il ne restait plus
au Directoire d'espoir qu'en Bonaparte. « Barras, mandait Sandoz
le 25 octobre, a gagné un certain ascendant par son caractère et
par ses liaisons d'amitié avec le général Bonaparte. Ce dernier est
une puissance en Italie et un héros protecteur en France. »
Les Directeurs, Barras y compris, le redoutaient plus en
France qu'en Italie. C'est pourquoi ils étaient décidés à le lais-
ser en Italie, mais à ne l'y laisser que pour combattre. Ils lui
enlèveraient les négociations dont ils redeviendraient les seuls
maîtres; ils l'absorberaient dans la guerre, qui leur semblait
impossible sans lui, mais par laquelle, avec lui, tout leur semblait
possible. Ils le réduiraient ainsi au rôle qu'ils lui destinaient, celui
d'une machine de guerre intelligente et invincible. A aucun prix
ils ne lui laisseraient la double popularité de la victoire et de la
paix : ce serait abdiquer en sa faveur. La guerre étant la condi-
tion nécessaire et la seule ressource de leur gouvernement, il fallait
que la paix parût impraticable, même avec Bonaparte, même par
Bonaparte, et que Bonaparte fût occupé, sans fin et sans répit, à
vaincre des armées, à conquérir des provinces, à rançonner des
peuples, à révolutionner des Etats, à détruire des monarchies et
à fonder des républiques. Voilà le sens des mesures que prirent
les Directeurs dans les premiers jours d'octobre. Le 10, Talley-
rand écrivit à Bonaparte que la paix avec la Sardaigne était rati-
592 REVUE DES DEUX MONDES.
fiée, que Bonaparte aurait ses 10 000 Piémontais, qu'il recevrait
6 000 hommes pris à l'armée d'Allemagne, qu'Augereau avait l'or-
dre de se tenir prêt, et que le Directoire maintenait son ultimatum
du 29 septembre; il invitait Bonaparte à ne rien donner aux
Napolitains, à révolutionner Rome, à garder Ancône, avec des
cotes. « Le Directoire, ajoutait-il, n'entend abandonner à l'Au-
triche que l'Istrie et la Dalmatie ; encore ne les cède-t-il qu'avec le
plus grand regret. Si, pour continuer la guerre, Bonaparte manque
de troupes, il pourra, aux frais des Cisalpins, enrôler des Suisses :
c'est une mesure « inusitée depuis la Révolution », mais le Direc-
toire n'y voit point d'inconvénient.
Le 21 octobre, le citoyen Bottot arriva à Paris, avec la lettre
où Bonaparte annonçait, comme imminente, la signature de la
paix, renouvelait ses offres de démission et sollicitait lui-même
le démembrement de ses pouvoirs. Les Directeurs avaient à la fois
trop besoin de lui et trop peur de lui pour ne point saisir au vol
l'occasion qu'il leur présentait. Ils écrivirent sur-le-champ une
grande dépêche au général. — Ils regrettent, disent-ils, que la dé-
marche de Bottot n'ait pas entièrement effacé les impressions lâ-
cheuses de Bonaparte : le Directoire conserve en lui toute con-
fiance; aussi confirme-t-il ses précédentes instructions; il offre
ainsi ample matière à l'esprit d'entreprise du général. L'expulsion
des Autrichiens de l'Italie n'est qu'une étape dans la carrière que le
Directoire lui ouvre. « Il reste un grand objet... : c'est l'état de la
Turquie. Vous êtes placé assez près de la Grèce pour savoir à quoi
vous en tenir sur la situation de cette puissance. Si elle ne veut
pas être une alliée utile et effective de la République, si son sort
est d'être envahie par des voisins qui la convoitent, il ne faut pas
qu'il en soit de ce partage comme de celui de la Pologne. Vous
entendez aisément quels sont les intérêts et les vues possibles de
la République française. 11 faut songer à l'avenir et au commerce
du Levant. Dans cette vue, outre les îles et les ports de l'Albanie
vénitienne, il faudra ménager à Ancône un établissement un peu
arrondi... Quant à l'île de Malte, vous avez déjà reçu les ordres
de prendre toutes les mesures que vous croiriez nécessaires pour
qu'elle n'appartînt pas à qui que ce fût qu'à la France. » Tant
et de si grandes affaires occuperont assez Bonaparte. Aussi le
Directoire le décharge-t-il des négociations avec l'Autriche, dans
le cas où la guerre recommencerait. Bonaparte demande des pu-
blicistes, pour organiser l'Italie : le Directoire en enverra, et des
plus distingués, des plus neufs et à la dernière mode : à défaut
de Sieyès, Benjamin Constant. Enfin les Directeurs le félicitent de
ses nobles considérations sur la pente trop forte des esprits vers
le gouvernement militaire. « Rien de plus sain que la maxime
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 593
Cédant armatogœ pour le maintien des républiques! » Le désaveu
était formel et l'ironie lourde. Les Directeurs en eurent-ils le
sentiment? Barras l'eut à coup sûr et il chargea Bottot de cor-
riger à la fois et d'adoucir les nuances de la missive officielle.
Bottot tailla sa plus officieuse plume et écrivit, le 22 octobre, à
Bonaparte : « Les derniers momens de mon séjour à Passeriano
avaient profondément aflligé mon cœur. De cruelles idées m'ont
accompagné jusqu'aux portes du Directoire ; mais qu'elles se sont
dissipées bien agréablement lorsque je l'ai retrouvé tel que je
l'avais peint, plein de tendresse pour votre personne!... Que la
cruelle lettre dont vous m'aviez chargé contrastait avec ces doux
épanchemens de l'amitié!... Peut-être le Directoire ne voit-il pas
toujours aussi juste que vous dans les affaires; mais avec quelle
docilité républicaine il a reçu vos observations!... Les cœurs sont
purs et sans tache... ils ont besoin d'instruction : c'est de vous
qu'ils l'attendent. » Une telle lettre, suivant, à vingt-quatre heures
près, des injonctions aussi péremptoires, révélait des trésors de
palinodie. L'événement montra bientôt jusqu'où pouvait aller la
docilité républicaine des Directeurs.
Dans la nuit du 25 au 2G octobre, Monge etBerthier arrivèrent
au Luxembourg. Larevellière-Lépeaux, alors président du Direc-
toire, les reçut aussitôt. Ils lui remirent le traité et la lettre de
Bonaparte du 18 octobre. L'une et l'autre, le traité surtout,
« excitèrent grandement le mécontentement » de Larevellière, et
il le marqua. Monge et Berthier défendirent le traité et s'em-
ployèrent « en excuses pour Bonaparte ». Larevellière fit prévenir
ses collègues qui s'assemblèrent immédiatement. La séance dura
près de quatre heures. Les Directeurs s'accordèrent pour blâmer
les avantages faits à l'Autriche, et qui dépassaient leur ultimatum.
Larevellière déclara le traité « non seulement impolitique, mais
odieux », à cause du démembrement de Venise. « Jaurais voulu
cent fois le rejeter, si les circonstances l'eussent permis, a dit
Beubell ; mais il fallait chicaner à éternité ou se battre jusqu'à
extinction. » Chicaner était son génie, mais se battre à extinction
n'était pas dans les goûts des Français qui aspiraient à la tran-
quillité et à la fin de la Bévolution : ils ne se résoudraient point
à continuer la guerre pour le seul intérêt de l'Italie et la gloire
d'unir Venise à la République cisalpine après l'avoir démocratisée.
En cas de désastre, les Directeurs eussent encouru une écrasante
responsabilité. Ils ne voulaient point l'assumer. Leur principal
objet étant de garder le pouvoir et la nation réclamant la paix,
ils devaient, bon gré mal gré, paraître s'y prêter. « Si le Direc-
toire eût refusé sa ratification, rapporte Larevellière, il était perdu
dans l'opinion » ; il se serait brouillé avec la nouvelle majorité
tome cxxix. — 1895. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
des Conseils, « tout aussi malintentionnée que l'avaient été les
Glichyens. » Ils n'auraient obtenu ni hommes ni argent (1).
Reubell et Merlin demeurèrent jusqu'à la fin récalcitrans.
Barras, Larevellière et François formèrent une majorité en fa-
veur de la ratification. Tous s'accordèrent pour donner à Bonaparte
un avertissement. Ils crurent habile de le prendre au mot et
de l'envelopper dans son propre filet. « Concentrons , disait-il
lui-même, toute notre activité du côté de la marine et de l'Angle-
terre. Cela fait, FEurope est à nos pieds. » Telle avait été sa prin-
cipale raison d'Etat pour traiter avec l'Autriche : à lui de se jus-
tifier et de mettre l'Europe aux pieds du Directoire, en envahissant
l'Angleterre et en écrivant ainsi le dernier chapitre du fameux
dessein de 1793, celui pour lequel tout l'ouvrage était conçu et
sans lequel le reste de l'ouvrage serait vain. Cette guerre-là d'ail-
leurs serait populaire, et par cette guerre-là la paix continentale
serait indéfiniment remise en question. Le roué Barras proposa
cette combinaison. Larevellière la soutint. Les autres la goûtè-
rent moins, s'expliquant mal ce moyen trop subtil de paralyser
un rival, en lui livrant toutes les destinées de la République.
Séance tenante, les Directeurs prirent cet arrêté, daté du 5 bru-
maire (2G octobre) : « Il se rassemblera, sans délai, sur les côtes
de l'Océan, une armée qui prendra le nom d'armée d'Angle-
terre. Le citoyen général Bonaparte est nommé général en chef
de cette armée. » Cela fait, ils ratifièrent les articles secrets de
Campo-Formio, préparèrent la communication aux Conseils des
articles patens et rédigèrent une proclamation aux Français :
« Vous apprendrez avec plaisir que plusieurs millions
d'hommes sont rendus à la liberté et que la nation française est
la bienfaitrice des peuples... La paix du continent sera bientôt
assise sur des bases inébranlables. Il ne nous reste plus qu'à
punir de sa perfidie le cabinet de Londres, qui aveugle encore
les cours, au point d'en faire les esclaves de sa tyrannie maritime.
C'est à Londres qu'on fabrique les malheurs de l'Europe ; c'est là
qu'il faut les terminer... Gardez- vous bien de déposer les armes...
Sans doute, le Directoire vient de signer pour vous une paix
glorieuse; mais, pour jouir de ses douceurs, il faut achever votre
ouvrage ; assurer l'exécution des articles conclus entre la France
et l'empereur, décider promptement ceux à conclure avec l'Em-
pire, couronner enfin vos exploits par une invasion dans l'île où
vos aïeux portèrent l'esclavage sous Guillaume le Conquérant,
et y reporter, au contraire, le génie de la liberté ...»
Dès le matin du 26, la nouvelle de la paix se répandit dans
(1) Mémoires de Larevellière-Lépeaux, t. II, p. 271 et suiv. — Conversations re-
cueillies par Sandoz. Bailleu,!, p. 1S5 et suiv. Rapports du 28 octobre 1797.
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 59')
Paris. « 18 fructidor, voilà ton heureux résultat! » s'écriait un
officieux du Directoire. La joie déborda partout. Les couloirs du
Conseil des Cinq-Cents se remplirent d'une foule enthousiaste. Le
messager d'Etat qui apportait la lettre des Directeurs fut accueilli
par les cris de : Vive la République ! Jean Debry acclama la paix
d'Italie, et proféra l'anathème contre les Anglais. Ce fut un
triomphe pour Bonaparte. Les Directeurs réfléchirent au péril
qu'il y aurait pour eux à le faire revenir immédiatement à Paris.
Us cherchèrent un détour et, avant qu'il présidât aux préparatifs
de la descente en Angleterre, ils l'invitèrent à se rendre sans délai
à Rastadt, pour y compléter Campo-Formio par la conclusion de
la paix avec l'Empire. Talleyrand joignit ce billet à la dépêche
officielle : « Yoilà donc la paix faite et une paix à la Bonaparte...
Le Directoire est content, le public enchanté. Tout est au mieux.
On aura peut-être quelques criailleries d'Italiens, mais cela est
égal. Adieu, général pacificateur ! Adieu : amitié, admiration,
respect, reconnaissance, on ne sait où s'arrêter dans cette énumé-
ration. «Les Directeurs continuaient d'ouvrir l'avenue et de dres-
ser la route à Bonaparte ; mais ils devaient rester sur les bas-côtés,
la pelle et le râteau à la main, le regardant passer. Talleyrand
s'accommodait pour prendre place dans le cortège.
Illuminations, cantates, ovations dans les théâtres, Paris
déploya toute sa mise en scène triomphale. Les Parisiens se
voyaient débarrassés de l'Autriche; la Belgique était définiti-
vement acquise ; personne ne doutait que la rive gauche du
Rhin ne fut bientôt cédée par l'Empire, grâce à la Prusse, sur
laquelle on comptait, grâce surtout à Bonaparte par qui, dès lors,
tout paraissait facile. Il n'y avait plus qu'un obstacle au bon-
heur du monde et au couronnement de la Révolution : l'Angle-
terre, éternelle rivale, éternelle ennemie, ouvrière infatigable de
ruines, de complots, de guerres civiles et de coalitions. La joie
se doubla d'une explosion de fureur, et les imaginations qui, depuis
1789, nourrissaient le même rêve de paradis terrestre, toujours
déçu, toujours ajourné, s'acharnèrent contre ce dernier obstacle,
comme elles s'étaient successivement acharnées contre la cour,
contre la Gironde, contre Robespierre, contre les émigrés, contre
la maison d'Autriche.
Le 1er novembre, le Directoire reçut solennellement les en-
voyés de Ronaparte. Talleyrand les présenta, avec un panégyrique
du général. Monge et Rerthier se répandirent en dithyrambes.
« La gloire de l'armée d'Italie, s'écria Monge, retentit jusqu'au
fond de la Haute-Egypte. Les Arabes du désert s'en entretiennent
le soir sous leurs tentes. Une lueur de je ne sais quelle espérance
s'est glissée dans l'âme des anciens Grecs. » Larevellière, pré-
596 REVUE DES DEUX MONDES.
sident et thuriféraire officiel du Directoire, se chargea de mettre
un comble à ces adulations : « Génie puissant de la liberté, toi
seul pouvais produire tant d'événemens inouïs, tant d'hommes
extraordinaires... une armée d'Italie, un Bonaparte! Heureuse
France... jouis du fruit de tes conquêtes !... Cependant, avant
de te livrer totalement au repos, tourne tes regards vers l'An-
gleterre. » Alors « entraîné par le sentiment »,Larevellière oublia
la majesté directoriale, s'avança vers Monge et Berthier, les serra
dans ses bras, au milieu d'une explosion universelle de larmes.
Les musiques militaires éclatèrent en fanfares et l'on se sépara
aux cris de : Vive la grande nation ! Vive Bonaparte ! Vive la
Constitution de l'an III! Le lendemain, Sandoz écrivait à Berlin :
« Dans un gouvernement pareil à celui-ci, le général Bonaparte
peut prétendre à l'autorité. »
Les conseils délibéraient, en commissions et en séances se-
crètes, sur la ratification du traité. Aux Anciens, le vote eut lieu,
dès le 30 octobre, sans discussion. Aux Cinq-Cents, il y eut quel-
que opposition. Ce n'était pas que Bonaparte manquât d'admira-
teurs, clans cette assemblée. Un certain Malibran, familier de
Barras, proposa que le faubourg Saint-Marceau prît le nom de
faubourg d'Italie, et que Bonaparte reçût un don de 300000 livres,
plus une rente de 50 000. « Bonaparte est au-dessus de cela ! » cria
une voix, et Ton passa à l'ordre du jour. Mais Reubell avait des
amis auxquels il avait confié son mécontentement : ils déclarèrent,
comme lui, que le traité faisait la part trop largo à la maison d'Au-
triche. Sieyôs évoqua le monstre classique delà tragédie depuis
1790 : « le Comité autrichien. » Il ne raisonnait d ailleurs qu'au
seul point de vue des intérêts d'Etat : l'homme qui, en 1795, pro-
posait au Comité de salut public de démembrer la Hollande et
d'échanger, avec l'Autriche, la Bavière contre le Milanais et les
Pays-Bas, ne pouvait s'élever avec beaucoup de conviction en fa-
veur « des principes ». Il le fit néanmoins, parce que c'était alors
son meilleur argument. « J'avais cru, dit-il, dans le Comité secret
du 3 novembre, que le Directoire dicterait les conditions de la
paix à l'Autriche, et je vois que le Directoire les a reçues de l'Au-
triche. Est-ce là le fruit de tant de travaux, de tant de gloire et
de tant de sang? La cession de la ville de Venise au prince même
qui a ourdi sa ruine est une atrocité dont la République française
aura honte d'avoir été la complice. Ce n'est pas une paix que ce
traité, c'est l'appel à une nouvelle guerre. » Il réclama la com-
munication des articles secrets, où devaient se trouver les avan-
tages delà République. Le Directoire refusa de les faire connaître.
Les Montagnards protestèrent, mais, malgré leur clameurs, le
conseil vota la ratification. « La grande réputation du général
DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO. 397
Bonaparte commande le respect et le silence, » dit un observa-
teur contemporain très bien informé, en résumant ses notes sur
cette séance. C'est déjà tout l'esprit de Tan VIII, et des constitu-
tions de l'Empire.
Bonaparte quitta Milan, le 16 novembre, et traversa Turin
le 18. « Les avocats de Paris qu'on a mis au Directoire n'enten-
dent rien au gouvernement, dit-il à Miot. Ce sont de petits es-
prits... Ils sont jaloux de moi, je le sais, et, malgré tout l'encens
qu'ils me jettent au nez, je ne suis pas leur dupe... Ils se sont
empressés de me nommer général de l'armée d'Angleterre pour
me tirer de l'Italie où je suis le maître et plus souverain que gé-
néral d'armée. Ils verront comment les choses iront quand je n'y
serai plus... Ils mettront l'Italie en combustion et nous en feront
chasser. Pour moi, mon cher Miot, je vous le déclare, je ne sais
plus obéir. Mon parti est pris; si je ne puis être le maître, je
quitterai la France. » Les journaux lui rapportent les critiques
faites à son traité; il les subit avec impatience, et celle qui l'im-
portune le plus, c'est d'avoir reçu la paix au lieu de l'imposer,
de n'avoir ni poussé assez loin, ni frappé assez fort. Il s'est
exposé, par calcul, à ces critiques; il ne s'y exposera plus.
Le traité de Campo-Formio par le caractère de la négociation
qui l'a précédé, par la nature des transactions qui en forment le
fond, se rattache aux traités de l'ancien régime : il est la suite
directe des traités de partage de la Pologne; il est l'application
par la Bépublique, au profit de la France et en faveur de l'éman-
cipation graduelle de l'Italie, du système des compensations tourné
naguère contre la France et pratiqué constamment par les cours
de l'Europe. Mais, en même temps, ce traité se rattache à la
politique napoléonienne ; il noue le lien entre cette politique et
celle de la Révolution ; il est gros de guerres qui doivent entraîner
ou l'assujettissement de l'Europe ou le recul de la France vers ses
anciennes limites. L'extermination de l'Angleterre demeure la
condition à la fois nécessaire et inexécutable de la paix. En 1801 ,
en 1805, en 1807, en 1809, il faudra encore dire à la France
victorieuse des Autrichiens, des Prussiens et des Russes : « Avant
de te livrer au repos, France, tourne tes regards vers l'Angle-
terre ! » Bonaparte, qui doit mener, à travers quinze ans de guerre,
cette politique paradoxale, en discerne, dès 1797, les conséquences
fatales et en prédit le dénouement. Il écrit, le 7 octobre, à Talley-
rand ces mots révélateurs de sa destinée : « Ce que vous désire-
riez que je fisse, ce sont des miracles, et je n'en sais pas faire. »
Albert Sorel.
TRIOMPHE DE LA MORT
PREMIERE PARTIE
LE PASSE
I
Lorsque Hippolyte aperçut un groupe d'hommes qui, penchés
sur le parapet, regardaient en bas dans la rue, elle poussa un
cri et s'arrêta.
— Qu'est-il arrivé?
Elle avait eu un petit geste de frayeur, et sa main s'était ap-
puyée involontairement sur le bras de George, comme pour le
retenir.
George, après avoir examiné l'attitude de ces hommes, dit :
— Quelqu'un s'est sans doute jeté du haut de la terrasse.
Il dit encore :
— Veux-tu que nous revenions sur nos pas?
Elle eut une seconde d'hésitation, suspendue entre la curio-
sité et l'effroi ; puis elle répondit :
— Non; continuons notre promenade.
Ils s'avancèrent le long du parapet jusqu'au bout de l'allée.
Sans y prendre garde, Hippolyte accélérait le pas pour se rappro-
cher du groupe des curieux.
En cette après-midi de mars, le Pincio était presque désert. Des
bruits rares mouraient dans l'atmosphère grise et assourdie.
TFUOMPHE DE LA MORT. 599
— C'est bien cela, dit George. Quelqu'un s'est tué.
Ils firent halte dans le voisinage du rassemblement. Tous
les spectateurs fixaient sur le pavé des regards très attentifs.
C'étaient des ouvriers désœuvrés. Leurs physionomies diverses
n'exprimaient ni compassion ni tristesse, et l'immobilité du re-
gard donnait à leurs yeux une sorte de stupeur bestiale.
Un jeune drôle survint, pressé de voir. Mais l'arrivant ne
s'était pas encore penché, que déjà un quidam, sur un ton indéfi-
nissable où il y avait de la jubilation et de la raillerie, comme si
cet homme eût été bien aise que personne ne pût plus jouir du
spectacle, l'interpellait :
— Trop tard : on l'a emporté.
— Où?
— A Sainte-Marie-du-Peuple.
— Mort?
— Oui, mort.
Un autre individu, décharné et verdâtre, avec un large cache-
nez de laine autour du cou, avança le buste en dehors; puis,
s'ôtant la pipe de la bouche, il demanda tout haut :
— Qu'est-ce qui reste par terre?
Il avait la bouche tordue, déviée, couturée comme par une brû-
lure, convulsée comme par l'afflux intarissable d'une salive amère ;
et sa voix était si profonde qu'elle semblait sortir d'une caverne.
— Qu'est-ce qui reste par terre?
En bas, dans la rue, un charretier était accroupi au pied de la
muraille. Pour mieux entendre sa réponse, les spectateurs firent
silence et ne bougèrent plus. On n'apercevait sur le pavé qu'un
peu de boue noirâtre.
— C'est du sang, répondit le charretier, sans se remettre
debout; et, avec la pointe d'un bâton, il continuait à chercher
quelque chose dans la fange sanglante.
— Et puis? demanda derechef l'homme à la pipe.
Le charretier se redressa; il tenait à la pointe de son bâton
quelque chose qu'on ne distinguait pas d'en haut.
— Des cheveux.
— De quelle couleur?
— Blonds.
Dans l'espèce de précipice que formaient les hautes murailles,
les voix avaient une résonance étrange.
— Allons-nous-en, George! supplia Hippolyte.
Troublée, un peu pâle, elle secouait par le bras son amant, qui
restait penché hors du parapet, dans le voisinage du groupe, fas-
ciné par cette scène atroce.
600 REVUE DES DEUX MONDES.
Ils s'éloignèrent silencieusement du lieu tragique. Tous deux
étaient poursuivis par la pensée douloureuse de cette mort, et la
tristesse se lisait sur leur visage.
George dit :
— Heureux les morts ! Ils ne doutent plus !
— C'est vrai.
Un découragement sans bornes rendait leur voix lasse.
Elle baissa la tête et reprit, avec une amertume mêlée de
regret :
— Pauvre amour!
— Quel amour? demanda George, absorbé.
— Le nôtre.
— Tu sens donc qu'il va finir?
— En moi, non.
— Alors, tu veux dire : en moi?
Une irritation mal contenue avait donné de l'aigreur à ses pa-
roles. Il répéta en la regardant :
— Tu veux dire : en moi? Réponds.
Elle baissa de nouveau la tête, et se tut.
— Tu ne veux pas répondre? Tu sais bien que tu ne dirais
pas la vérité.
Il y eut une pause, où tous deux éprouvèrent un indicible
besoin de lire dans le cœur l'un de l'autre. Pais il poursuivit :
— C'est comme cela que commence l'agonie de l'amour. Tu
n'en as pas encore conscience; mais moi, depuis que tu es re-
venue, je t'observe sans cesse, et chaque jour je découvre en toi
un indice nouveau...
— Quel indice?
— Un indice fâcheux, Hippolyte... Quelle horrible chose
d'aimer et d'avoir une clairvoyance qui ne faiblit jamais !
Elle secoua la tête d'un air de révolte, et se rembrunit. Cette
fois encore, comme tant d'autres fois, une hostilité s'interposa
entre les deux amans. Chacun se sentait blessé par l'injustice du
soupçon, se révoltait intérieurement, avec cette colère sourde qui,
de temps à autre, éclatait en paroles brutales et irréparables, en
accusations graves, en récriminations absurdes. Une indicible
fureur les saisissait de se torturer à l'envi, de se déchirer, de se
martyriser le cœur.
Hippolyte se rembrunit, se ferma. Ses sourcils s'étaient froncés,
sa bouche s'était serrée. George la regardait avec un irritant
sourire.
— Oui, répéta-t-il, c'est ainsi que cela commence. — Et il sou-
riait toujours de son mauvais sourire, la regardait toujour des
TRIOMPHE DE LA MORT. 601
son regard aigu. — Tu sens au fond de ton âme une inquiétude,
une sorte d'impatience vague que tu ne parviens pas à réprimer.
Quand nous sommes ensemble, tu sens que, du fond de ton âme,
s'élève contre moi quelque chose qui ressemble à une répugnance
instinctive et que tu ne parviens pas à réprimer. Et alors tu de-
viens taciturne ; et, pour m'adresser la parole, tu es obligée de faire
un effort énorme; et tu comprends de travers ce que je te dis;
et, sans le vouloir, tu mets de la dureté jusque dans une réponse
insignifiante.
Elle ne fit pas même un geste pour l'interrompre. Blessé de
ce mutisme, il continua; et ce qui l'y engageait, c'était, non pas
seulement l'âpre fureur de tourmenter sa compagne, mais encore
un certain goût désintéressé pour les investigations, rendu plus
vif et plus littéraire par la culture. En effet, il tâchait toujours de
s'exprimer avec la sûreté et l'exactitude démonstrative que lui
avaient apprises les ouvrages des analystes; mais, dans les mono-
logues, les formules par lesquelles il traduisait son examen inté-
rieur exagéraient et altéraient l'état de conscience qui en était
l'objet; et, dans les dialogues, la préoccupation d'être perspicace
obscurcissait souvent la sincérité de son émotion et l'induisait en
erreur sur les secrets motifs qu'il prétendait découvrir chez les
autres. Son cerveau, encombré d'un amas d'observations psycholo-
giques, personnelles ou recueillies dans les livres, finissait par
confondre et par embrouiller toutes choses, en lui-même et hors
de lui.
Il continua :
— Écoute; je ne te fais pas de reproche. Je sais bien que ce
n'est pas ta faute. Chaque âme humaine ne porte en soi pour
l'amour qu'une quantité déterminée de force sensitive. Il faut bien
que cette quantité s'use avec le temps, comme toute autre chose ;
et, lorsqu'elle est usée, nul effort n'a le pouvoir d'empêcher que
l'amour finisse. Or, il y a longtemps déjà que tu m'aimes, presque
deux ans ! C'est le 2 avril que tombe le second anniversaire de notre
amour. Y as-tu pensé?
Elle hocha la tête. Il répéta, comme pour lui-même :
— Deux ans!
Ils s'approchèrent d'un banc et s'assirent. Hippolyte, en s'as-
seyant, avait l'air de succomber sous une lassitude écrasante.
Un lourd carrosse noir, un carrosse de prélat, passa dans l'allée
en faisant crier le sable ; le son affaibli d'une trompe arriva de la
voie Flaminienne ; puis le silence reprit possession des bosquets
voisins. Des gouttes de pluie, rares, tombaient.
— Il sera funèbre, ce second anniversaire, reprit-il, sans
602 REVUE DES DEUX MONDES.
pitié pour la taciturne. Cependant, il ne faut pas manquer de le
célébrer. J'ai le goût des choses amères.
Hippolyte révéla sa peine dans un sourire douloureux; puis,
avec une douceur imprévue :
— Pourquoi toutes ces méchantes paroles? dit-elle.
Et elle regarda George dans les yeux, longuement, profon-
dément. Une indicible avidité de lire dans le cœur l'un de l'autre
les saisit une seconde fois. Elle connaissait bien le mal horrible
dont souffrait son amant; elle connaissait bien la cause obscure de
tant d'acrimonie. Pour l'engager à parler, pour lui permettre de
décharger son cœur, elle ajouta :
— Qu'as-tu ?
Ce ton de bonté, auquel il ne s'attendait point, lui donna une
sorte de confusion. Il comprit à cet accent qu'elle le devinait et
qu'elle le plaignait, et il sentit grandir en lui la pitié pour lui-
même. Une émotion profonde agita tout son être.
— Qu'as-tu? répéta Hippolyte en lui touchant la main, comme
pour augmenter sensuellement la puissance de sa douceur.
— Ce que j'ai? repli qua-t-il. J'aime!
Ses paroles n'avaient plus rien d'agressif. En dévoilant sa
plaie incurable, il ne songeait qu'à s'apittoyer sur son propre mal.
Les vagues rancunes qui rampaient au fond de son esprit pa-
rurent se dissiper. Il reconnaissait l'injustice de tout ressentiment
contre cette femme, parce qu'il reconnaissait un ordre supérieur
de nécessités fatales. Non, sa misère ne provenait d'aucune créa-
ture humaine, elle provenait de l'essence même de la vie ! Il avait
à se plaindre, non pas de l'amante, mais de l'amour. L'amour, vers
lequel tout son être tendait spontanément avec une impétuosité
invincible, l'amour était de toutes les tristesses de ce monde la
plus lamentable. Et, jusqu'à la mort peut-être, il était condamné
à cette suprême tristesse.
Comme il se taisait, rêveur, Hippolyte demanda :
— Tu crois donc, George, que je ne t'aime point?
— Eh bien, oui, reprit-il, c'est vrai! je crois que tu m'aimes.
Mais peux-tu me prouver que demain, que dans un mois, que
dans un an, que toujours tu seras aussi heureuse d'être mienne?
Peux-tu me prouver qu'aujourd'hui, qu'en ce moment même, tu
es toute à moi? Qu'est-ce que je possède de toi?
— Tout.
— Rien ou presque rien. Et je ne possède pas ce que je
voudrais posséder. Tu es pour moi une inconnue. Comme toute
créature humaine, tu renfermes intérieurement un monde qui me
reste impénétrable et dont nulle ardeur de passion ne m'ouvrira
TRIOMPHE DE LA MORT. 603
l'accès. De tes sensations, de tes sentimens, de tes pensées, je ne
connais qu'une minime partie. La parole est un signe imparfait.
L'âme est incommunicable. Ton âme, tu n'as pas le pouvoir de
me la donner. Même dans l'extase des ivresses, nous sommes
deux, toujours deux, séparés, étrangers, solitaires de cœur. Je
baise ton front ; et sous ce front s'agite peut-être une pensée qui
n'est pas pour moi. Je te parle ; et une de mes phrases éveille peut-
être dans ton esprit le souvenir d'un autre temps et non pas de
mon amour. Un homme passe, il te regarde ; et, dans ton esprit,
ce petit fait engendre une émotion quelconque, que je ne suis pas
capable de surprendre. J'ignore toujours si le moment présent ne
s'éclaire pas pour toi d'un reflet de ta vie antérieure... Oh! cette
vie, j'en ai une peur folle !... Je suis à tes côtés; je me sens envahi
par le bonheur délicieux qui, à certaines heures, me vient de ta
seule présence; je te caresse, je te parle, je t'écoute, je m'aban-
donne. Tout à coup, une pensée me glace. Si, sans m'en rendre
compte, j'avais évoqué dans ta mémoire le fantôme d'une sensa-
tion éprouvée jadis, une mélancolie revenantdes jours lointains?...
Je ne saurai jamais te dire ma souffrance. Cette ardeur, qui me
donnait le sentiment illusoire de je ne sais quelle communion
entre toi et moi, s'éteint tout d'un coup. Tu te dérobes, tu t'éloignes,
tu me deviens inaccessible. Et je reste seul, dans une épouvantable
solitude. Dix, vingt mois d'intimité ne servent plus à rien. Tu me
parais aussi étrangère qu'au temps où tu ne m'aimais pas encore.
Je cesse de te caresser, je ne parle plus, je me ferme, j'évite toute
manifestation extérieure, je redoute que le heurt le plus léger
ne soulève du fond de ton esprit les sédimens obscurs qu'y a dé-
posés la vie irrévocable. Et alors tombent sur nous ces longs si-
lences angoissés où se consument inutilement et misérablement
les énergies du cœur. Je te demande : « A quoi penses-tu ? » Et
tu me réponds : « A quoi penses-tu? » J'ignore ta pensée et tu
ignores la mienne. De minute en minute, la séparation se creuse
davantage, elle prend des profondeurs d'abîme
Hippolyte dit :
— Moi, je n'éprouve rien de tel. J'ai plus d'abandon. J'aime
peut-être davantage.
Cette affirmation de supériorité blessa de nouveau le malade.
Hippolyte continua :
— Tu réfléchis trop. Tu notes trop ce que tu penses. J'ai
peut-être moins d'attrait pour toi que n'en ont tes pensées, parce
que tes pensées sont toujours diverses, toujours nouvelles, tandis
que, moi, je n'ai plus rien de nouveau. Dans les premiers temps
de ton amour, tu avais plus de spontanéité et moins de réflexion.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
Tu n'avais pas encore pris goût aux choses amères ; tu étais plus
prodigue de baisers que de paroles. Si, comme tu le dis, la
parole est un signe imparfait, il ne faut point en abuser. Et tu
en abuses, presque toujours d'une façon cruelle.
Elle se tut un instant; puis, séduite à son tour par une phrase,
cédant à la tentation de l'énoncer, elle ajouta :
— On ne dissèque que les cadavres.
Mais à peine l'eût-elle énoncée qu'elle s'en repentit. Cette phrase
lui parut très vulgaire, peu féminine, pleine d'aigreur. Elle re-
gretta de n'avoir pas gardé ce ton de faiblesse et d'indulgence
qui, tout à l'heure, avait si fort ému son amant. Une fois encore
elle avait manqué à sa résolution d'être pour lui la plus patiente
et la plus douce des gardes-malades.
— Tu vois, dit-elle avec un accent qui exprimait son repentir;
c'est toi qui me gâtes.
Il sourit à peine. Tous deux comprenaient que, dans cette que-
relle, leur amour seul avait reçu les coups.
Le carrosse du prélat repassa au petit trot de ses deux che-
vaux noirs à longues queues. Dans l'atmosphère que la brume
du crépuscule rendait de plus en plus livide, les arbres pre-
naient des apparences de spectres. Des nuages de plomb violacé
enfumaient les hauteurs du Palatin et du Vatican. Une raie de
lumière, jaune comme du soufre, droite comme une épée, venait
raser le mont Mario, derrière les pointes aiguës des cyprès.
George pensait :
« M'aime-t-elle encore? Pourquoi s'irrite-t-elle si aisément?
Peut-être sent-elle que je dis la vérité, ou, du moins, ce qui sera
bientôt la vérité! L'irritation est un symptôme... Mais une irri-
tation sourde et continuelle n'existe-t-elle pas aussi au fond de
moi-même?... Chez moi, je sais bien quelle en est la cause véri-
table. Je suis jaloux. De quoi?... De tout! Des objets qui se
reflètent dans ses yeux... »
Il la regarda. « Elle est très belle, aujourd'hui. Elle est pâle.
Cela me plairait, de la voir toujours affligée, toujours malade.
Quand elle reprend ses couleurs, il me semble que ce n'est plus
elle. Quand elle rit, je ne puis me défendre d'un vague mouve-
ment d'hostilité et presque de colère contre son rire. Pas tou-
jours, cependant. »
Sa pensée se perdit dans l'ombre du crépuscule. Il nota fugiti-
vement, entre 1 aspect du soir et l'aspect de l'aimée, une intime
correspondance, qui lui plut. Sous la pâleur de ce visage brun
transparaissait comme un léger épanchement de violet; et le
petit ruban d'un jaune exquis, qu'elle portait autour du cou,
TRIOMPHE DE LA MORT. 005
laissait à découvert la tache brune de deux grains de beauté.
« Elle est très belle. Son visage a presque toujours une expres-
sion profonde, significative, passionnée. Là réside le secret de son
charme. Sa beauté ne me lasse jamais : sans cesse elle me sug-
gère un nouveau rêve. Quels sont les élémens de cette beauté? Je
ne saurais le dire. Matériellement, elle n'est pas belle. Quelque-
fois, quand je la regarde, il m'arrive d'éprouver la pénible surprise
d'une désillusion. C'est qu'alors ses traits me sont apparus dans
leur vérité physique, sans être transfigurés, sans être illuminés
par la force d'une expression spirituelle. Elle possède cependant
trois élémens divins de beauté : le front, les yeux, la bouche.
Oui, divins. »
L'image du rire se représenta à sa pensée.
« Que me racontait-elle hier? Je ne sais plus quoi, un petit
incident comique arrivé à Milan chez sa sœur pendant qu'elle y
était... Comme nous avons ri!... Donc, loin de moi, elle pouvait
rire, être joyeuse. Or j'ai gardé toutes ses lettres; et toutes ses
lettres débordent de tristesse, de larmes, de regrets désespérés. »
Il sentit le coup d'une blessure, puis une inquiétude tumul-
tueuse, comme s'il se fût trouvé en présence d'un fait grave et
irréparable, mais encore mal éclairci. En lui survenait le phéno-
mène ordinaire de l'exagération sentimentale par voie d'images
associées. L'innocent éclat de rire se transformait en une hila-
rité incessante, de tous les jours, de toutes les heures, pendant
toute la durée de l'absence. Hippolyte avait vécu joyeusement
une vulgaire existence, avec des gens inconnus de lui, parmi les
camarades de son beau-frère, dans un cercle d'admirateurs stu-
pides. Ses lettres affligées n'étaient que des mensonges. Il se rap-
pela avec précision ce passage d'une lettre : « Ici, la vie est
insupportable; les amis et les amies nous assiègent sans nous laisser
une heure de tranquillité. Tu connais la cordialité milanaise... »
Et il eut dans l'esprit la vision nette d'Ilippolyte entourée d'une
foule bourgeoise de commis, d'avocats, de négocians : elle sou-
riait à tous, elle tendait la main à tous, elle écoutait d'ineptes
conversations, elle faisait d'insipides réponses, elle s'assimilait à
cette vulgarité.
Alors s'abattit sur son cœur tout le poids de la souffrance
endurée depuis deux ans à la pensée de la vie que vivait sa maî-
tresse et du milieu ignoré où elle passait les heures qu'elle ne
pouvait point passer près de lui. « Que fait-elle? Qui voit-elle?
A qui parle-t-elle? Gomment se comporte-t-elle avec les per-
sonnes qu'elle connaît et dont elle partage la vie? » Eternelles
questions sans réponse !
606 REVUE DES DEUX MONDES.
Il pensa avec angoisse :
« Chacune de ces personnes lui prend quelque chose et, par con-
séquent, me prend aussi quelque chose. Jamais je ne saurai quelle
influence ces gens ont exercée sur elle, quelles émotions et quelles
pensées ils ont éveillées en elle. Hippolyte a une beauté pleine de
séductions, ce genre de beauté qui tourmente les hommes et
suscite en eux le désir. Certes, parmi cette foule odieuse, on l'a
désirée souvent. Et le désir d'un homme transparaît dans son
regard, et le regard est libre, et la femme est sans défense contre
le regard de l'homme qui la désire! Quelle peut être l'impression
d'une femme qui se sent désirée? Certainement, elle ne reste
pas impassible. 11 doit se produire en elle un trouble, un émoi
quelconque, quand ce ne serait que de la répugnance et du dégoût.
Et voilà que le premier homme venu a le pouvoir de troubler la
femme qui m'aime ! En quoi consiste donc ma possession, à moi? »
Il souffrait beaucoup, parce que des images physiques illus-
traient son raisonnement intérieur.
« J'aime Hippolyte ; je l'aime avec une passion que je jugerais
indestructible, si je ne savais pas que tout amour humain doit
finir. Je l'aime, et je n'imagine pas de voluptés plus profondes que
celles qu'elle me donne. Plus d'une fois pourtant, à la vue d'une
femme qui passait, j'ai été assailli d'un désir subit; plus d'une
fois deux yeux féminins, entrevus quelque part à la dérobée,
m'ont laissé dans l'âme comme un vague sillage de mélancolie ;
plus d'une fois j'ai rêvé à une femme rencontrée, à une femme
aperçue dans un salon, à la maîtresse d'un ami. — Quelle peut
être sa façon d'aimer? En quoi consiste son secret voluptueux? —
Et, pendant quelque temps, cette femme m'a hanté l'esprit, non
pas jusqu'à l'obsession, mais par intervalles et avec une longue
persistance. Telle de ces images s'est même présentée soudain
à mon esprit lorsque je tenais Hippolyte dans mes bras. Eh
bien! pourquoi, elle aussi, en voyant passer un homme, n'aurait-
elle pas été surprise par le désir? Si j'avais le don de lui regarder
dans l'âme et si je voyais son âme traversée d'un tel désir, fût-
il aussi fugitif que l'éclair, sans aucun doute je croirais ma
maîtresse souillée d'une tache indélébile, et il me semblerait que
je vais mourir de douleur. Cette preuve matérielle, je ne pourrai
jamais l'avoir, parce que l'âme de ma maîtresse est invisible et
impalpable ; ce qui ne l'empêche pas d'être bien plus que le corps
exposée aux violations. Mais l'analogie m'éclaire : la possibilité
est certaine. Peut-être qu'en ce moment même ma maîtresse
observe dans sa propre conscience une tache récente et voit
cette tache se dilater sous son regard. »
TRIOMPHE DE LA MORT. 607
Heurté par la douleur, il eut un grand sursaut. Hippolyte lui
demanda, d'une voix douce :
— Qu'as-tu? A quoi pensais-tu?
Il répondit :
— A toi.
— En bien ou en mal ?
— En mal.
Elle poussa un soupir et demanda encore :
— Veux-tu que nous nous en allions?
Il répondit :
— Allons-nous-eu.
Ils se levèrent et reprirent le chemin qu'ils avaient déjà par-
couru. Hippolyte dit, avec des larmes dans la voix, lentement :
— Quelle triste soirée, mon amour!
Et elle s'arrêta, comme pour recueillir et savourer la tristesse
éparse dans le jour qui se mourait. Autour d'eux, maintenant, le
Pincio était désert, plein de silence, plein d'une ombre violette
où les bustes sur leurs gaines avaient une blancheur de monu-
mens funéraires. En bas, la ville se couvrait de cendres. Des
gouttes de pluie, rares, tombaient.
— Où iras-tu ce soir? Que feras-tu? demanda-t-elle.
Il répondit avec accablement :
— Ce que je ferai? Je n'en sais rien.
Ils souffraient, debout à côté l'un de l'autre ; et, en même temps,
ils pensaient avec terreur à une autre souffrance, bien connue et
beaucoup plus cruelle, qui les attendait: ils prévoyaient l'horrible
torture que les imaginations nocturnes causeraient à leur âme
sans défense.
— Si tu veux, je resterai avec toi cette nuit, dit Hippolyte
timidement.
George, dévoré au dedans par une sourde rancune, poussé par
une envie furieuse d'être méchant et de se venger, répliqua :
— Non.
Mais son cœur protestait : « Rester loin d'elle cette nuit, tu ne
le pourras pas; non, tu ne le pourras pas. » Et, en dépit des
aveugles impulsions hostiles, le sentiment de cette impossibilité,
la claire conscience de cette impossibilité absolue lui donna une
sorte de frisson intérieur, un étrange frisson de fierté exaltante, à
l'aspect de cette grande passion qui le possédait. Il se répéta à lui-
même : « Cette nuit, je ne pourrai pas rester loin d'elle; non, je
ne le pourrai pas... » Et il eut l'obscure sensation qu'une force
étrangère le dominait. Un souffle tragique passa sur son esprit.
— George ! s'écria Hippolyte en lui serrant le bras, effrayée.
608 REVUE DES DEUX MONDES.
Il tressaillit. Il reconnut le lieu où ils avaient fait halte pour
regarder la tache sanglante laissée par le suicidé. Il dit :
— Tu as peur?
— Un peu, répondit-elle, toujours attachée à son bras.
Il se dégagea de cette étreinte, s'approcha du parapet, se
pencha en avant. Déjà l'ombre avait envahi le fond de la rue;
mais il crut distinguer la tache noirâtre sur les dalles, parce qu'il
en avait encore l'image fraîche dans la mémoire. Les suggestions
du crépuscule créèrent pour lui un vague fantôme de cadavre, une
forme indécise de jeune homme blond, ensanglanté. « Qui était-il?
Pourquoi s'est-il tué ? » En ce fantôme, c'est lui-même qu'il
vit mort. Des pensées très rapides, incohérentes, lui traversèrent
le cerveau. Il revit, comme à la lueur d'un éclair, son pauvre
oncle Démétrius,le frère cadet de son père, le consanguin suicidé :
— un visage couvert d'un voile noir sur l'oreiller blanc; une
main longue, pâle et pourtant très virile; un petit bénitier d'ar-
gent suspendu à la muraille par trois chaînettes et qui, de temps
à autre, tintait au souffle du vent. « Si je me précipitais? Sauter
en avant, tomber très vite... Perd-on conscience à travers l'es-
pace? » Il imagina physiquement le heurt du corps contre la
pierre et frissonna. Puis il ressentit par tous les membres une
sorte de répulsion rude, angoissante, mêlée d'une étrange dou-
ceur. Ce qu'il avait maintenant dans l'esprit, c'étaient les délices
de la nuit prochaine : — s'assoupir lentement dans la langueur;
se réveiller avec une surabondance de tendresse mystérieuse-
ment accumulée durant le sommeil. Images et pensées se succé-
daient en lui avec une rapidité extraordinaire.
Lorsqu'il se retourna, ses yeux rencontrèrent ceux d'Hippo-
lyte, fixés sur lui, dilatés, démesurément ouverts ; et il crut y lire
des choses qui accrurent son trouble. Il passa son bras sous
celui de sa maîtresse, d'un geste affectueux qui lui était familier.
Et elle serra bien fort ce bras contre son cœur. Tous deux éprou-
vaient un besoin subit de s'étreindre, de se fondre l'un dans
l'autre, éperdument.
— On ferme ! on ferme !
Le cri des gardiens résonnait sous les bosquets, dans le silence.
— On ferme !
Après le cri, le silence paraissait plus lugubre ; et ces deux
mots, vociférés à gorge déployée par des hommes qu'on ne
voyait pas, causaient aux deux amans un heurt insupportable.
Pour montrer qu'ils avaient entendu et qu'ils se disposaient à
sortir, ils hâtèrent le pas. Mais, çà et là, dans les allées désertes,
les voix s'obstinaient à répéter :
THIOMPHE DE LA MORT. 609
— On forme!
— Maudits crieurs! s'exclama Hippolyte avec un mouvement
d'impatience, exaspérée, hâtant le pas davantage encore.
La cloche de la Trinité-des-Monts sonna l' Angélus. Rome
apparut, semblable à un immense nuage grisâtre et informe, qui
raserait le sol. Déjà, dans les maisons voisines, quelques fenêtres
rougeoyaient, agrandies par le brouillard. Des gouttes de pluie,
rares, tombaient.
— Tu viendras chez moi cette nuit, n'est-ce pas? demanda
George .
— Oui, oui, je viendrai.
— De bonne heure ?
— Vers onze heures.
— Si tu ne venais pas, j'en mourrais.
— Je viendrai.
Ils se regardèrent dans les yeux ; ils échangèrent une promesse
enivrante.
George, vaincu par l'attendrissement, demanda :
— Tu me pardonnes?
Ils se regardèrent de nouveau, et leur 'regard était chargé de
caresses.
Il dit, tout bas :
— Adorée!
Elle dit :
— Adieu! Jusqu'à onze heures, pense à moi!
— Adieu !
Au bas de la rue Grégorienne, ils se séparèrent. Elle descendit
par la rue Capo-le-Case. Tandis qu'elle s'éloignait sur le trottoir
humide et luisant du reflet des étalages, il la suivait du regard.
« C'est cela. Elle me quitte, elle rentre dans une maison qui m'est
inconnue, elle rentre dans la vie vulgaire, elle se dépouille de
l'idéalité dont je la revêts, elle devient une autre femme, une
femme quelconque. Je ne sais plus rien d'elle. Les nécessités
grossières de la vie la prennent, l'envahissent, l'avilissent... »
La boutique d'un fleuriste lui envoya au visage un parfum
de violettes, et son cœur se gonfla d'aspirations confuses. « Ah!
pourquoi nous serait-il donc interdit de rendre notre existence
conforme à notre rêve et de vivre pour toujours en nous seuls? »
II
Sur les dix heures du matin, George dormait encore d'un de
ces sommeils profonds et réparateurs qui, dans la jeunesse,
tome cxxix. — 1895. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
suivent une nuit de volupté, lorsque son domestique entra pour
le réveiller.
De fort mauvaise humeur, il cria en se retournant dans son lit :
— Je n'y suis pour personne. Laissez-moi tranquille!
Mais il entendit la voix du visiteur importun qui, de la
chambre voisine, lui adressait une prière.
— Tu m'excuseras, George, d'avoir insisté. Il faut absolument
que je te parle.
George reconnut la voix d'Alphonse Exili, et il n'en fut que
plus ennuyé.
Cet Exili était un camarade de collège, garçon d'intelligence
médiocre, qui, ruiné par le jeu et la débauche, était devenu
une sorte d'aventurier à la chasse des picaillons. Il gardait encore
les apparences d'un beau jeune homme, malgré sa figure dévastée
par le vice; mais, dans la personne et dans les manières, il
avait ce je ne sais quoi de rusé et d'ignoble que prennent les
gens réduits à vivre d'expédiens et d'humiliations.
Il entra, attendit que le domestique fût sorti, prit un air bou-
leversé, et dit en mangeant la moitié des mots :
— Pardonne-moi, George, si cette fois encore j'ai recours à
ton obligeance. Il faut que je paye une dette de jeu. Viens-moi en
aide. C'est une petite affaire ; il ne s'agit que de 300 francs. Par-
donne-moi !
— Tiens! tu paies donc tes dettes de jeu? demanda George.
Cela m'étonne.
Il lui infligea cet outrage avec un sans-gêne parfait. N'ayant
pas su rompre tout commerce avec cet écornifleur, il employait
contre lui le mépris, comme d'autres se servent d'un bâton pour
se garer d'un animal immonde.
Exili eut un sourire :
— Allons! ne fais pas le méchant, pria-t-il, d'une voix
suppliante, comme une femme. Tu me les donnes, ces 300 francs?
Je te les rendrai demain, parole d'honneur!
George éclata de rire. Il tira la sonnette pour appeler le
domestique. Le domestique vint.
— Cherchez le trousseau des petites clefs, là, dans les vête-
mens qui sont sur le canapé.
Le domestique trouva les clefs.
— Ouvrez le second tiroir. Donnez-moi le grand portefeuille.
Le domestique donna le portefeuille.
— Bien. Allez.
Lorsque le domestique fut dehors, Exili, avec un sourire
moitié timide et moitié convulsif, demanda :
TRIOMPHE DE LA MORT. 611
— Ne pourrais-tu me donner 400 francs?
— Non. Voici. C'est la dernière fois. Va-t'en.
George, au lieu de lui mettre les billets dans la main, les
déposa sur le rebord du lit. Exili sourit, les prit, les mit dans sa
poche; puis, sur un ton ambigu où l'ironie se mêlait à l'adula-
tion :
— Tu as un noble cœur! ajouta-t-il.
Il promena ses regards autour de la pièce :
— Tu as aussi une chambre à coucher délicieuse.
Il s'installa sur le canapé, se versa un petit verre de liqueur,
remplit son porte-cigares.
— Et ta maîtresse d'à présent, comment l'appelles-tu? Ce
n'est plus, je crois, celle de l'an passé?
— Va-t'en, Exili : je veux dormir.
— Quelle splendide créature ! Les plus beaux yeux de Rome...
Mais elle est absente, je suppose? Depuis quelques jours, je ne
la rencontre plus. Elle doit être partie en voyage. Elle a une
sœur à Milan, ce me semble?
Il se versa un autre petit verre et but d'un trait. Peut-être ne
bavardait-il que pour se donner le temps de vider le flacon.
— Elle est séparée de son mari, n'est-ce pas? J'imagine que
ses finances sont assez mal en point; et cependant elle est toujours
habillée avec élégance. Il y a deux mois environ, je l'ai rencontrée
rue du Babuino. Tu connais Monti, ton successeur probable?...
Mais non, tu ne dois pas le connaître. C'est un riche propriétaire,
un grand et gros garçon d'un blond fadasse. Justement, ce
jour-là, il était à ses trousses dans la rue du Babuino. Tu sais,
cela se voit au premier coup d'œil, quand un homme suit une
femme... Et il a des sous, Monti !
Il prononça la dernière phrase avec un accent indéfinissable :
un odieux accent d'envie et de cupidité. Puis il but pour la troi-
sième fois, sans bruit.
— Tu dors, George?
Au lieu de répondre, George fit semblant de dormir. Il avait
tout écouté, mais il craignait qu'à travers les couvertures Exili
ne perçût les battemens de son cœur.
— George !
Il feignit de sursauter comme un homme qu'on réveille.
— Gomment ! Tu es toujours ici ? Tu ne t'en vas pas?
— Je m'en vais, fit l'autre en s'approchant du lit. Mais
regarde donc ! Une épingle d'écaillé !
Il se baissa pour la ramasser sur le tapis, l'examina curieu-
sement, la posa sur le couvre-pied.
612 REVUE DES DEUX MONDES.
— Quel homme heureux! fit-il encore, sur le même ton am-
bigu. Et maintenant, au revoir. Mille remerciemens !
Il tendit la main ; mais George laissa la sienne sous la cou-
verture. Le bavard se dirigea vers la porte.
— Ton cognac est exquis : j'en prends encore un petit verre.
Il but et s'en alla. George, dans son lit, put savourer le poison
à loisir.
III
Le second anniversaire tombait le 2 avril.
— Cette fois, dit Hippolyte, nous le célébrerons hors de Rome.
Il faut passer une grande semaine d'amour, tout seuls, n'importe
où, mais ailleurs qu'ici.
George demanda :
— Te rappelles-tu notre premier anniversaire, celui de l'an
passé?
— Oui, je me rappelle...
— C'était un dimanche, le dimanche de Pâques...
— Et je suis venue chez toi dans la matinée, à dix heures...
— Et tu avais cette petite jaquette anglaise qui me plaisait
tant ! Tu avais apporté ton livre de messe...
— Oh ! ce matin-là, je n'ai pas été à la messe...
— Tu étais si pressée.. .
*— Mon départ de la maison avait été presque une fuite. Tu
sais, les jours de fête, je ne m'appartiens pas une seconde. Et
pourtant, j'avais trouvé le moyen de rester avec toi jusqu'à midi.
Et nous avions du monde à déjeuner, ce matin-là!
— Puis, de toute la journée, nous n'avons pas pu nous revoir.
Ce fut un triste anniversaire...
— C'est vrai!
— Et ce soleil !
— Et cette forêt de Heurs dans ta chambre !...
— Moi aussi, je m'étais échappé un moment, ce matin-là;
j'avais acheté toute la place d'Espagne...
— Tu me jetais des poignées de feuilles de roses ; tu m'avais
mis une quantité de feuilles dans le cou, dans les manches... Tu
te rappelles?
— Je me rappelle.
— Et puis, à la maison, en me déshabillant, j'ai tout retrouvé. . .
Elle sourit.
— Et, à mon retour, mon mari découvrit une de ces feuilles
sur mon chapeau, dans le pli d'une dentelle !
TRIOMPHE DE LA MORT. 613
— Tu me l'as raconté.
— Je ne sortis plus ce jour-là; je ne voulus plus sortir. Je
repensais, je repensais... Oui, ce fut un triste anniversaire!
Après un intervalle de rêverie silencieuse, elle dit encore :
— Croyajs-tu, dans ton cœur, que nous serions arrivés jusqu'à
l'anniversaire suivant?
— Moi, non, répli<|iia-t-il.
— Et moi non plus.
George pensa : « Quel amour, que celui qui porte en soi le
pressentiment de sa fin! » Il pensa ensuite au mari, sans haine et
même avec une sorte de bienveillance compatissante. « Mainte-
nant, elle est libre. Pourquoi suis-je donc plus inquiet qu'autre-
fois? Ce mari, c'était pour moi une sorte de garantie ; je me le
représentais comme un gardien qui préservait ma maîtresse de
tout danger. Mais je m'illusionne peut-être; car, alors aussi, je
souffrais beaucoup; seulement la souffrance passée semble tou-
jours moins dure que la souffrance présente. » Il poursuivait ses
propres réilexions et n'écoutait plus les paroles d'Hippolyte.
Hippolyte disait :
— Eh bien! où irons-nous? Il faut se décider. C'est demain
le 1er avril. J'ai déjà dit à ma mère : « Tu sais, maman : un
de ces jours, je vais en voyage. » Il faut que je la prépare; mais
sois tranquille : j'inventerai pour elle un prétexte plausible.
Elle parlait gaiement; elle souriait. Et, dans le sourire qui
éclaira la fin de la phrase, il crut découvrir le contentement in-
stinctif qu'éprouve une femme lorsqu'elle combine quelque trom-
perie. La facilité avec laquelle Hippolyte réussissait à tromper sa
mère lui déplut. Il repensa encore, et non sans regret, à la vigi-
lance maritale : « Pourquoi souffrir si cruellement de cette liberté,
puisqu'elle est au service de mon plaisir? Je ne sais ce que je don-
nerais pour me soustraire à mon idée fixe, à mes craintes qui
l'offensent. Je l'aime et je l'offense ; je l'aime et je la crois capable
d'une action basse! »
Elle disait :
— Pourtant, il ne faudra pas que nous allions trop loin. Tu
dois bien connaître un endroit paisible, solitaire, plein d'arbres,
un peu étrange? Tivoli, non ; Frascati, non.
— Prends le Bsedeker, là, sur la table, et cherche.
— Cherchons ensemble.
Elle prit le livre rouge, s'agenouilla près du fauteuil où il
était assis; et, avec des gestes gracieux, d'une grâce enfantine, elle
se mit à feuilleter. Par momens, elle lisait quelques lignes à voix
basse.
614 REVUE DES DEUX MONDES.
Il la regardait, séduit par la finesse de la nuque d'où les che-
veux, relevés vers le sommet de la tête, se tordaient en une sorte
de volute, noirs avec des reflets lumineux. Il regardait les deux
petites taches brunes des grains de beauté, les jumeaux, voisins
l'un de l'autre sur la pâleur du cou velouté auquel ils don-
naient un charme ineffable. Il fit la remarque qu'elle ne portait
point de boucles d'oreilles; et en effet, depuis deux ou trois jours,
elle avait cessé de porter ses boucles de saphir. « Ne les aurait-
elle point sacrifiées à un embarras d'argent? Qui sait si, dans son
intérieur, elle n'est pas réduite à subir la gêne de dures néces-
sités quotidiennes? » Il se fit à lui-même une sorte de violence
pour se contraindre à regarder en face son idée fixe , l'idée que
voici : « Lorsqu'elle sera fatiguée de moi (et cela ne tardera
guère), elle tombera aux mains de celui qui lui offrira une exis-
tence facile et qui, en échange d'un plaisir sensuel, l'affranchira
du besoin. Cet homme pourrait bien être le négociant dont parlait
Exili. Par dégoût des petites misères, elle triomphera de l'autre
dégoût; elle sadaptera. Peut-être aussi n'aura-t-elle à triompher
d'aucune répugnance. »
Il se souvint de la maîtresse d'un de ses camarades, la com-
tesse Albertini. Cette femme, séparée de son mari, restée libre
sans grandes ressources, était descendue progressivement jus-
qu'aux amours lucratives, avec assez d'adresse pour sauver les appa-
rences. 11 se souvint encore d'un second exemple, qui rendit plus
probable à ses yeux la possibilité de ce qu'il craignait. Et, devant
cette possibilité qui émergeait de l'avenir obscur, il éprouva une
indicible douleur. — Désormais, ses appréhensions ne lui laisse-
raient plus de répit; tôt ou tard il était condamné à voir la chute
de la créature qu'il avait placée si haut. La vie était pleine de
semblables déchéances.
Elle disait, toute chagrine :
— Je ne trouve rien. Gubbio, Narni, Viterbe, Orvieto...
Regarde le plan d'Orvieto : couvent de Saint-Pierre, couvent de
Saint-Paul, couvent de Jésus, couvent de Saint-Bernardin, cou-
vent de Saint-Louis, couvent de Saint-Dominique, couvent de
Saint-François, couvent des Serviteurs de Marie...
Elle lisait sur un ton de cantilène, comme si elle eût récité
une litanie. Tout à coup, elle éclata de rire, renversa la tête,
offrit son beau front aux lèvres de son amant. Elle était dans
une de ces minutes de bonté expansive qui lui donnaient un air
de jeune fille.
— Que de couvens ! que de couvens ! Ce doit être un pays
étrange ! Veux-tu que nous allions à Orvieto ?
TRIOMPHE DE LA MOUT. 61 O
George eut la sensation de recevoir sur l'âme une soudaine
ondée de fraîcheur. Il s'abandonna avec gratitude à ce réconfort.
Et, lorsqu'il pressa de ses lèvres le front d'Hippolyte, il y cueillit
le souvenir de la cité guelfe, de la cité déserte qui s'abîme dans
la muette adoration de son Dôme merveilleux.
— Orvieto ! Tu n'y es jamais allée? Figure-toi, au sommet d'un
rocher de tuf, sur une vallée mélancolique, une ville si parfaite-
ment silencieuse qu'on la dirait sans habitans : fenêtres closes,
ruelles grises où l'herbe croît ; un capucin qui traverse une place ;
un évoque qui, devant un hôpital, descend d'un carrosse tout noir,
avec un domestique décrépit à la portière ; une tour dans un ciel
blanc, pluvieux; une horloge qui sonne lentement les heures; et,
tout à coup, au fond d'une rue, un miracle : le Dôme!
Hippolyte dit, un peu songeuse, comme si elle avait eu dans
les yeux la vision de cette cité du silence :
— Quelle paix !
— J'ai vu Orvieto en février, par un temps comme celui
d'aujourd'hui, incertain : quelques gouttes de pluie, quelques
rayons de soleil. Je n'y suis resté qu'un jour, et j'étais triste en
partant : j'emportais avec moi la nostalgie de cette paix... Oh!
quelle paix! Je n'avais pas d'autre compagnie que moi-même. Je
faisais ce rêve : « Avoir une maîtresse ou, pour mieux dire, une
sœur-amante qui serait pleine de dévotion; venir ici, demeurer
ici un mois, un long mois d'avril, d'un avril un peu pluvieux,
cendré, mais tiède, avec des averses de soleil ; passer des heures
et des heures dans la cathédrale, devant, autour; aller cueillir des
roses dans les jardins des couvens; aller chez les religieuses
acheter des confitures; boire YEst-Est-Est dans une petite tasse
étrusque; aimer beaucoup et dormir beaucoup, dans un lit moel-
leux, tout voilé de blanc, virginal... »
Ce rêve fit sourire Hippolyte de bonheur. Elle dit d'un air
ingénu :
— Je suis dévote, moi! Veux-tu m'emmener à Orvieto?
Et, se pelotonnant toute aux pieds de l'aimé, elle lui prit les
mains. Une immense douceur l'envahissait; elle avait déjà l'avant-
goût de ce repos, de ce loisir, de cette mélancolie.
— Raconte encore !
Il lui mit un baiser sur le front, longuement, avec une émo-
tion chaste. Puis il la caressa longuement du regard.
— Tu as le front si beau! dit-il avec un petit frisson.
En ce moment-là, l'Hippolyte réelle correspondait pour lui à
la figure idéale qui vivait dans son cœur. Il la voyait bonne, tendre,
soumise, respirant une noble et douce poésie. Selon la devise
616 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il lui avait donnée, elle était grave mais suave : — gravis dum
suavis.
— Raconte encore, murmura-t-elle.
Une lumière adoucie entrait par le balcon. De temps à autre,
on entendait un faible bruissement sur les vitres; et les gouttes
de pluie avaient un clapotement étouffé.
IV
« Puisque nous avons déjà savouré en rêve l'essence du plai-
sir, puisque nous avons déjà goûté ce que nos sensations et nos
sentimens auraient de plus rare et de plus délicat, je suis d'avis
que nous renoncions à l'expérience du réel. N'allons pas à Or-
vieto. » Et il choisit un autre lieu : Albano-Laziale.
George ne connaissait ni Albano, ni Ariccia, ni le lac de Némi.
Hippolyte, dans son enfance, était venue à Albano chez une tante,
morte maintenant. Ce voyage aurait donc pour lui le charme de
l'inconnu, et, pour elle, le mirage des lointains souvenirs. « Un
nouveau spectacle de beauté ne semble-t-il pas renouveler et
purifier l'amour? Les souvenirs de l'âge virginal n'em^aument-
ils pas le cœur d'un parfum toujours frais et bienfaisant? »
Ils décidèrent de partir le 2 avril, par le train de midi. Exacts
au rendez-vous donné dans la gare, ils sentirent tous deux, en se
retrouvant parmi la foule, une joie inquiète leur pénétrer l'âme.
— Ne va-t-on pas nous voir? Dis, ne va-t-on pas nous voir?
demandait Hippolyte, moitié rieuse et moitié tremblante, parce
qu'elle s'imaginait sentir tous les yeux fixés sur elle. Combien de
temps encore avant le départ? Mon Dieu! comme j'ai peur!
Ils espéraient trouver dans le train un compartiment vide ;
mais, à leur grand regret, ils durent se résigner à avoir trois
compagnons de voyage. George salua un monsieur et une dame.
— Qui est-ce? demanda Hippolyte en se penchant à l'oreille
de son ami.
— Je te le dirai.
Elle examina le couple curieusement. Le monsieur était un
vieillard à la longue barbe vénérable, au large crâne chauve et
jaunâtre marqué sur le milieu d'une dépression profonde, d'une
espèce d'ombilic énorme et difforme, pareil à l'empreinte que
ferait un gros doigt pressé sur une matière molle. La dame,
enveloppée d'un châle persan, laissait voir sous une sorte d'abat-
jour un visage émacié et méditatif; et, dans sa toilette, dans sa
physionomie, on retrouvait quelque chose de la caricature anglaise
d'une blue-stocking . Les yeux du vieillard, glauques, avaient
TRIOMPHE IfE LA MORT. 617
cependant une vivacité singulière ; on aurait dit qu'une flamme
intérieure les illuminait comme ceux d'un extatique. D'ailleurs
il avait répondu au salut de George par un sourire très doux.
Hippolyte cherchait dans sa mémoire. Où donc pouvait-elle
avoir rencontré ces deux personnes? Elle ne parvenait pas à pré-
ciser son souvenir ; mais elle avait le sentiment confus que ces
étranges figures de vieillards faisaient partie d'un de ses sou-
venirs d'amour.
— Qui est-ce? dis-moi, répéta-t-elle à l'oreille de George.
— Les Martlet : master Martlet et sa femme. Ils nous portent
bonheur. Sais-tu où nous les avons rencontrés?
— Non ; mais je suis sûre de les avoir vus quelque part.
— C'était à la chapelle de la rue Belsiana, le 2 avril, quand
je t ai connue...
— Oui, oui; je me rappelle!
Ses yeux rayonnèrent; le hasard lui parut merveilleux. Elle
examina de nouveau les deux vieillards avec une sorte d'atten-
drissement.
— Quel bon augure!
Une mélancolie délicieuse l'envahissait. Elle appuya sa tête
au dossier et repassa dans sa mémoire les choses d'autrefois. Elle
revit la petite église de la rue Belsiana, mystérieuse, noyée dans
une pénombre bleuâtre : — sur la tribune, dont la courbure res-
semblait à celle d'un balcon, une couronne de jeunes filles; en
bas, un groupede musiciensavec leurs instrumens à cordes, debout
devant des pupitres de sapin blanc; tout autour, dans les stalles de
chêne, les auditeurs assis, peu nombreux, presque tous blancs ou
chauves ; au centre, le maître de chapelle qui battait la mesure.
Un pieux parfum évaporé d'encens et de violettes se mélangeait
à la musique de Sébastien Bach.
Vaincue par la suavité des souvenirs, elle se pencha encore
vers son amant et murmura :
— Tu y repenses, toi aussi?
Elle aurait voulu lui communiquer son trouble, lui prouver
qu'elle n'avait rien oublié, pas même les moindres circonstances
de cet événement solennel. Lui, d'un geste furtif, prit la main
d'Hippolyte sous les larges plis du manteau de voyage, et il la
garda serrée dans la sienne. Tous deux éprouvaient dans l'âme un
frémissement qui leur rappelait certaines sensations délicates des
tout premiers jours. Et ils demeurèrent en cette attitude, pensifs,
un peu extatiques, un peu engourdis par la chaleur, bercés par
le mouvement égal et continu du train, avec, par instans, la vision
fuyante d'un paysage verdâtre aperçu dans la brume à travers les
618 REVUE DES DEUX MONDES.
glaces de la portière. Le ciel s'était couvert ; il pleuvait. Master
Martlet somnolait dans un coin ; mistress Martlet lisait une revue,
le Lyccum. Le troisième voyageur dormait profondément, la
toque rabattue sur les yeux.
« Lorsque le chœur perdait la mesure, master Martlet battait
les temps avec énergie, comme le maître de chapelle. A un cer-
tain moment, tous les vieillards battaient les temps, envahis par
la folie de la musique. Il y avait dans l'air un parfum évaporé
d'encens et de violettes. » George s'abandonnait avec délices au
remous capricieux de sa mémoire. « Aurais-je pu rêver pour
mon amour un prélude plus étrange et plus poétique? On dirait
un souvenir de quelque lecture romanesque; et, au contraire, c'est
un souvenir de ma vie réelle. J'en garde les moindres détails pré-
sens aux yeux de l'âme. La poésie de ce commencement a ré-
pandu plus tard sur tout mon amour une ombre de rêve. » Dans
l'engourdissement d'une légère torpeur, il s'attardait à certaines
images confuses qui prenaient pour son esprit une sorte d'enchan-
tement musical. « Quelques grains d'encens... Un petit bouquet
de violettes... »
— Regarde comme master Martlet dort! lui dit tout bas
Hippolyte. Aussi calme qu'un enfant!
Puis elle ajouta, souriante :
— Toi aussi, n'est-ce pas? tu as un peu sommeil. Il pleut tou-
jours. Quel alanguissement étrange ! Je sens mes paupières lourdes.
Et, les yeux mi-clos, elle le regarda d'entre ses longs cils.
George pensait : « Tout de suite, ses cils m'ont plu. Elle était
au milieu de la chapelle, assise sur un siège à haut dossier. Son
profil se dessinait sur la clarté pleuvant de la fenêtre. Lorsque les
nuages se dissipèrent au dehors, la clarté s'aviva soudain. Elle
fit un petit mouvement, et, dans la lumière, toute la longueur
de ses cils m'apparut : une longueur prodigieuse! »
— Dis, pour arriver, faut-il beaucoup de temps encore? de-
manda Hippolyte.
Le sifflet de la locomotive annonçait l'approche d'une station.
— Je te parie, reprit-elle, que nous avons été plus loin qu'il ne
fallait.
— Oh! non.
— Eh bien, informe-toi.
Une voix rauque criait le long des portières :
— Segni-Paliano.
George, un peu effaré, tendit la tête et demanda :
— C'est Albano?
— Non, monsieur; c'est Segni-Paliano, répondit l'homme avec
TRIOMPHE DE LA MORT. G 19
un sourire. Vous allez à Albano? Alors vous auriez dû descendre
à la Cecchina.
Hippolyte partit d'un éclat de rire si fort que master et mis-
tress Martlet la regardèrent avec stupéfaction. George partagea
immédiatement cette hilarité contagieuse.
— Que faire?
— Avant tout, il faut descendre!
George tendit les valises à un homme de service, tandis
qu'Hippolyte continuait à rire de son rire frais et alerte, réjouie
de cette mésaventure dont elle avait pris tout de suite son parti.
Master Martlet avait l'air de recevoir en pleine poitrine, avec une
bénignité radieuse, cette ondée de jeunesse semblable à une
ondée de soleil. Il salua de la tête Hippolyte qui, au fond du
cœur, éprouvait un vague regret de descendre.
— Pauvre master Martlet! dit-elle sur un ton moitié grave et
moitié badin, en suivant des yeux le train qui s'éloignait dans la
campagne terne et solitaire. Cela me chagrine de le quitter. Sais-
je si je le reverrai jamais?
Puis, se tournant vers George :
— Et maintenant?
Un employé de la station les renseigna :
— Le train pour la Cecchina passe à quatre heures et demie.
— Cela s'arrange, reprit Hippolyte. Il est deux heures et demie.
Or, je te déclare que, à partir de ce moment, je prends la haute
direction du voyage. Toi, tu te laisseras conduire. Allons, mon
petit George, serre-toi bien contre moi, fais bien attention de ne
pas te perdre.
Elle lui parlait comme à un bébé, par plaisanterie. Ils se
sentaient tous deux pleins d'allégresse.
— Où est Segni? Où est Paliano?
On n'apercevait aucun village aux alentours. Les collines basses
étalaient sous un ciel gris leur verdure incertaine. Près de la voie,
un seul petit arbre, grêle et tordu, se balançait dans l'air humide.
Comme il bruinait, les deux fourvoyés cherchèrent un refuge
à la gare, dans une petite salle où il y avait une cheminée sans
feu. Sur une muraille, une vieille carte géographique pendait en
lambeaux, sillonnée de lignes noires; sur une autre muraille
pendait un carré de carton, avec une réclame pour un élixir. Vis-
à-vis de cette cheminée qui n'avait plus mémoire de la flamme,
un canapé recouvert de toile cirée perdait par mille blessures son
âme d'é loupe.
— Regarde! s'écria Hippolyte qui lisait le Bœdeker. A Segni,
il y a l'hôtellerie de Gaetanino!
620 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette dénomination les fit rire.
— Si nous fumions une cigarette? dit George. Il est trois heures.
C'est l'heure où j'allais entrer dans la chapelle, il y a deux ans...
Et, de nouveau, le souvenir du grand jour lui occupa l'esprit.
Pendant quelques minutes, ils fumèrent sans rien dire, écoutant
la pluie qui redoublait. A travers les vitres embuées, ils voyaient
le chétif petit arbre se tordre sous la rafale.
— Mon amour date de plus loin que le tien, dit George. Dès
avant ce jour-là, il était né.
Elle protesta. Et lui, d'un air tendre, fasciné par le charme
profond des jours irrévocablement enfuis :
— Je te vois encore passer, la première fois! continua-t-il.
Quelle impression ineffaçable ! C'était vers le soir, lorsque les
lumières commencent à s'allumer, lorsque tombent sur les rues
des flots d'azur... J'étais devant les vitrines d'Àlinari, seul; je re-
gardais les figures, mais je les distinguais à peine; celait un état
indéfinissable : un peu de lassitude, beaucoup de tristesse, avec je
ne sais quel vague besoin d'idéalité... Ce soir-là, j'avais une soif
ardente de poésie, d'élévation, de choses délicates et spirituelles.
Etait-ce un pressentiment?
Il fit une longue pause; mais llippolyte resta muette, atten-
dant qu'il poursuivît, toute au plaisir exquis de l'entendre, parmi
la fumée légère des cigarettes qui semblait mettre un voile de
plus sur le souvenir voilé.
— C'était en février. Note ceci : justement, ces jours-là, j'avais
visité Orvieto. Je crois même que, si j'étais alors chez Alinari,
c'était pour lui demander une photographie du reliquaire. Et tu
as passé!... Depuis, en deux ou trois autres circonstances, deux ou
trois, pas davantage, je t'ai vue aussi pâle, de cette pâleur singu-
lière. Tu ne peux te figurer, Hippolyte, combien tu étais pâle.
Jamais je n'ai réussi à trouver une comparaison. Je pensai :
« Comment cette femme peut-elle se tenir debout? Elle ne doit plus
avoir dans les veines une seule goutte de sang. » C'était une pâleur
surnaturelle qui te donnait l'apparence d'une créature sans corps,
dans ce flot d'azur tombant du ciel sur le pavé. Je ne fis pas atten-
tion à l'homme qui t'accompagnait; je ne voulus pas te suivre;
je n'obtins pas même de toi un regard dérobé... Voici un autre
détail que je me rappelle : tu t'arrêtas quelques pas plus loin,
parce qu'un allumeur de becs de gaz encombrait le trottoir. Eh
bien! je vois encore en l'air le scintillement de la petite flamme
au sommet de la hampe, je vois l'embrasement subit du gaz qui
t'inonda de clarté.
Hippolyte sourit, mais avec un peu de tristesse, avec cette
TRIOMPHE DE LA MORT. 621
tristesse qui serre le cœur des femmes lorsqu'elles regardent leur
ancien portrait.
— Oui, j'étais pale, dit-elle; j'avais quitté le lit depuis quel-
ques semaines seulement, après une maladie de trois mois. J'avais
vu la mort de près.
Une rafale de pluie s'abattit sur les glaces. On voyait le petit
arbre s'agiter d'un mouvement presque circulaire, comme sous
l'effort d'une main qui aurait voulu le déraciner. Pendant quel-
ques minutes, ils regardèrent ensemble cette agitation furieuse
qui, dans le blêmissement, dans la nudité, dans l'inerte torpeur
de la campagne, prenait une apparence étrange de vie consciente.
Hippolyte éprouva presque de la compassion. Cette souffrance
imaginaire de l'arbre les mettait en face de leur propre souf-
france. Ils considérèrent en pensée la grande solitude qui s'étendait
autour de la gare, ce misérable édifice devant lequel passait de
temps à autre un train chargé de voyageurs divers dont chacun
portait en son âme une inquiétude différente. Les images tristes
se succédaient dans leur esprit, très rapides, suggérées par les
mêmes choses qu'ils avaient vues tout à l'heure avec des yeux
gais. Et, lorsque les images se dissipèrent, lorsque leur conscience,
cessant de s'y attacher, se replia sur elle-même, ils trouvèrent
tous deux au fond de leur être une angoisse unique et indicible :
le regret des jours irrémédiablement perdus.
Leur amour avait derrière lui un long passé: il traînait derrière
lui, dans le temps, un immense filet obscur plein de choses mortes.
— Qu'as-tu? demanda Hippolyte, avec une légère altération
dans la voix.
— Et toi, qu'as-tu? demanda George en fixant son regard
sur elle.
Ni l'un ni l'autre ne répondit à la question. Ils se turent, et
recommencèrent à regarder par les glaces. Le ciel parut avoir
comme un sourire éploré. Une faible lueur effleura une colline,
y répandit une dorure fugitive, s'éteignit. D'autres lueurs s'allu-
mèrent encore, puis moururent.
— Hippolyte Sanzio! dit George, qui prononça ce nom avec
lenteur comme pour en savourer le charme. Combien mon cœur
palpita, lorsque je sus enfin que c'était ton nom! Dans ce nom,
combien de choses j'ai vues et senties! C'était le nom d'une de
mes sœurs, qui est morte. Ce beau nom m'était familier. Je
pensai immédiatement, avec une émotion profonde « Oh ! si mes
lèvres pouvaient reprendre leur chère habitude! » Ce jour-là,
du matin au soir, les souvenirs de la morte se mêlèrent d'une
façon exquise à mon rêve secret. Je ne me mis point en quête de
622 REVDE DES DEUX MONDES.
toi ; je m'interdis toute poursuite ; je voulus n'être jamais importun ;
mais, au fond, j'avais une confiance inexplicable : j'étais sûr que,
tôt ou tard, tu me connaîtrais et m'aimerais. Quelles sensations
délicieuses! je vivais hors du réel; je ne nourrissais mon esprit
que de musique et de lectures exaltantes. Un jour, il m'arriva de
t'apercevoir à un concert donné par Jean Sgambati; mais je
t'aperçus seulement lorsque tu étais sur le point de quitter la
salle. Tu me jetas un regard... Une autre fois encore, tu m'as
regardé, tu te rappelles peut-être? lorsque nous nous rencontrâmes
à l'entrée de la rue du Babuino, juste en face de la librairie Piale.
— Oui, je me rappelle.
— Tu avais une fillette avec toi.
— C'était Cécile, une de mes nièces.
— Je m'arrêtai sur le trottoir pour te laisser passer. Je remar-
quai que nous avions tous deux la même taille. Tu étais moins
pâle que d'habitude. Un éclair d'orgueil me traversa l'esprit...
— Tu avais deviné juste.
— Tu te rappelles? Ce fut vers la fin de mars. J'attendais
avec une confiance croissante. Je vivais au jour le jour, mabsor-
bant dans la pensée de la grande passion que je sentais Avenir.
Comme je t'avais vue deux fois avec un petit bouquet de
violettes, j'emplissais de violettes toute ma maison. Oh! ce
début de printemps, je ne l'oublierai jamais! Et ces sommeils
du matin dans le lit, si légers, si diaphanes !.. . Et ces réveils lents,
indécis, où, pendant que mes yeux s'ouvraient à la lumière, mon
esprit tardait encore à reprendre le sentiment de la réalité!.,. Je
me rappelle que des artifices puérils suffisaient pour me procurer
une sorte d'ivresse illusoire. Je me rappelle qu'un jour, au concert
du Quintette, en écoutant une sonate de Beethoven qu'emplissait
le retour d'une phrase grandiose et passionnée, je m'exaltai jusqu'à
la folie par la répétition intérieure d'un certain rythme de syl-
labes où il y avait ton nom.
Hippolyte sourit; mais, en l'entendant parler avec une préfé-
rence évidente des toutes premières manifestations de son amour,
elle éprouvait au fond du cœur un déplaisir. Ce temps-là lui parais-
sait donc plus doux que le présent? Ces souvenirs lointains étaient
donc ses plus chers souvenirs?
George continua :
— Tout le dédain que j'ai pour la vie vulgaire n'aurait ja-
mais suffi à m'inspirer le rêve d'un asile aussi fantastique, aussi
mystérieux que l'oratoire abandonné de la rue Belsian;i. Tu te
rappelles? La porte qui s'ouvre sur la rue, en haut des marches,
était close, close depuis des années peut-être. On passait par une
TRIOMPHE DE LA MORT. 623
ruelle latérale qui sentait le vin et où il y avait l'enseigne rouge
d'un cabaret, avec un grand bouchon. Tu te rappelles? On entrait
par derrière, en traversant une sacristie à peine assez grande pour
contenir un prêtre et un sacristain. G était l'entrée du sanctuaire de
la Sagesse. . . Oh ! ces vieillards, ces vieilles femmes, tout autour, dans
les stalles vermoulues ! Où Alexandre Memmi était-il allé chercher
son auditoire? Ce que tu ne savais pas sans doute, mon amour, c'est
que, dans ce concile de philosophes mélomanes, tu personnifiais
la Beauté. Martlet, vois-tu, master Martlet est un des bouddhistes les
plus convaincus de notre époque ; et sa femme a écrit un livre sur
la Philosophie de la Musique. La dame assise près de toi, c'était
Marguerite Traube Boll, une doctoresse célèbre qui continue les
travaux de son défunt mari sur les fonctions visuelles. Le nécro-
mancien au long manteau verdâtre qui entra sur la pointe des
pieds, c'était un juif, un médecin allemand, le docteur Fleischl,
pianiste supérieur, fanatique de Bach. Le prêtre assis sous la
croix, c'était le comte Castracane, un botaniste immortel. Un
autre botaniste, un bactériologiste, un microscopiste insigne,
Cuboni, lui faisait face. Et il y avait aussi Jacques Moleschott, ce
vieillard inoubliable : candide, énorme. Il y avait Blaserna, le
collaborateur d'Helmholtz pour la théorie des sons; il y avait
masterDavys,un peintre philosophe, un préraphaélite plongé dans
le brahmanisme... Et les autres encore, peu nombreux, c'étaient
tous des intelligences d'élite, des esprits rares, adonnés aux plus
hautes spéculations de la science moderne, froids explorateurs
de la vie et adorateurs passionnés du rêve.
Il s'interrompit pour évoquer en lui-même le tableau. — Ces
sages écoutaient la musique avec un enthousiasme religieux ; les
uns prenaient une attitude inspirée ; d'autres faisaient des gestes
inconsciens, à l'imitation du maître de chapelle ; d'autres, tout bas,
unissaient leur chant au chant du chœur. Ce chœur, voix d'hommes
et voix de femmes, occupait la tribune de bois peint, où l'on ne
distinguait plus que quelques traces de dorure. Sur le devant, les
jeunes filles formaient un groupe, avec leurs partitions élevées à
la hauteur du visage. En bas, sur les pupitres grossiers des violo-
nistes, des bougies brûlaient, taches d'or sur un fond d'ombre
bleuâtre. Çà et là, leurs petites flammes se reflétaient sur la caisse
vernie d'un instrument, mettaient un point lumineux au bout d'un
archet. Alexandre Memmi, un peu raide, chauve, avec une courte
barbe noire, avec des lunettes d'or, debout en face de l'orchestre,
battait la mesure d'un geste sévère et sobre. A la fin de chaque
morceau, un murmure s'élevait dans la chapelle, et des rires mal
réprimés descendaient de la tribune, parmi le froissement des
624 REVUE DES DEUX MONDES.
cahiers dont on tournait les pages. Lorsque le ciel venait à s'éclair-
cir, on voyait pâlir la flamme des bougies; une croix très haute
qui avait figuré jadis aux processions solennelles, une croix tout
ornée de feuillages et d'olives d'or, se détachait sur la muraille en
saillie de lumière. Les têtes blanches et chauves des auditeurs lui-
saient sur les dossiers de chêne. Puis, tout à coup, par un nouveau
changement du ciel, l'ombre recommençait à s'étendre sur les
choses, pareille à un brouillard léger. Une onde à peine percep-
tible de subtils effluves — encens ou benjoin? — se dispersait dans
la nef. Sur l'unique autel, dans un vase de verre, deux bouquets
de violettes un peu passées exhalaient un souffle de printemps;
et ce double parfum mourant était comme la poésie des songes
que la musique évoquait dans l'âme des vieillards, tandis qu'à
côté d'eux, en de tout autres âmes, s'épanouissait un tout autre
songe, telle une aurore sur des neiges fondantes.
Cette scène, il se plaisait à la reconstruire, à la poétiser, à
la réchauffer d'un souffle lyrique.
— N'est-ce pas invraisemblable, incroyable? s'écria-t-il. A
Rome, dans la ville de l'inertie intellectuelle, un maître de mu-
sique, un bouddhiste qui a publié deux volumes d'essais sur la
philosophie de Schopenhauer, se donne le luxe de faire exécuter
une messe de Sébastien Bach, pour son seul plaisir, dans une
chapelle mystérieuse, devant un auditoire de grands savans mé-
lomanes dont les filles chantent en chœur. N'est-ce point une
page d'Hoffmann? Par une après-midi de printemps, un peu
grise mais tiède, ces vieux philosophes quittent les laboratoires
où ils ont lutté obstinément pour arracher à la vie un de ses
secrets ; et ils se rassemblent dans un oratoire caché, pour satis-
faire jusqu'à l'ivresse la passion qui rapproche leurs cœurs, pour
s'élever hors de la vie, pour vivre idéalement dans le rêve. Et,
au milieu de ce concile de vieillards, une exquise idylle musicale
se déroule entre la cousine du bouddhiste et l'ami du boud-
dhiste, idéalement! Et, quand la messe est finie, le bouddhiste,
qui ne se doute de rien, présente l'amant futur à la divine Hip-
polyte Sanzio!
Il se mit à rire et se leva.
— J'ai fait, ce me semble, une commémoration dans les règles.
Pendant un instant, Hippolyte resta encore un peu absorbée.
Ensuite elle dit :
— Tu te rappelles? C'était un samedi, la veille du dimanche
des Rameaux.
A son tour elle se leva, s'approcha de George, lui mit sur la
joue un baiser.
TRIOMPHE DE LA MORT. 625
— Veux-tu que nous sortions? Il ne pleut plus.
Ils sortirent et se promenèrent sur le trottoir humide, que
faisait reluire un soleil amorti. L'air froid leur donna un saisisse-
ment. Aux alentours, les petites collines ondulées verdoyaient,
sillonnées de stries lumineuses ; çà et là, de larges flaques d'eau
reflétaient l'image pâle d'un ciel dont l'azur profond se dilatait
entre les nuages floconneux. Le petit arbre, dégouttant d'eau,
s'éclairait par momens d'une lueur.
— Ce petit arbre restera dans notre souvenir, dit Hippolyte
en s'arrêtant pour le contempler. Il est si seul, si seul!
La cloche annonça l'approche du train. Il était quatre heures
un quart. Un homme de service s'offrit pour aller prendre les
billets. George demanda:
— Quand serons-nous à Albano?
— Vers sept heures.
— Il fera nuit, dit Hippolyte.
Gomme elle avait un peu froid, elle prit le bras de George;
et elle eut plaisir à penser qu'ils arriveraient dans un hôtel in-
connu, par cette soirée fraîche, et qu'ils dîneraient seuls ensemble
devant un feu flambant.
George s'aperçut qu'elle tremblait et lui demanda :
— Veux-tu rentrer?
Elle répondit :
— Non. Tu vois bien qu'il fait du soleil : je me réchaufferai.
Un indicible besoin d'intimité l'avait 'prise. Elle se serra
contre lui, devint subitement caressante, eut des séductions dans
la voix, dans le regard, dans le contact, dans les gestes, dans tout
son être. Elle voulait répandre sur l'aimé les plus féminins de
ses charmes; elle voulait l'enivrer; elle voulait l'éblouir d'un éclat
de bonheur présent capable d'éclipser le reflet du bonheur passé ;
elle voulait lui paraître plus aimable, plus adorable, plus désirable
qu'autrefois. Une peur l'assaillit, atroce : qu'il pût regretter la
femme de jadis, soupirer après les douceurs abolies, croire
qu'alors seulement il avait atteint le comble de l'ivresse. Elle
pensait : « Ses ressouvenirs m'ont mis tant de mélancolie dans
l'âme ! J'ai eu peine à retenir mes pleurs. Et lui aussi, peut-être, il
est triste intérieurement. Gomme le passé pèse sur l'amour ! » Elle
pensait : « Peut-être est-il fatigué de moi? Peut-être ignore-t-il cette
fatigue, et ne se l'avoue-t-il point à lui-même, et se fait-il illusion?
Mais il est peut-être incapable, maintenant, de trouver en moi
aucun bonheur; si je lui suis chère encore, c'est peut-être seule-
ment parce qu'il rencontre en moi un motif pour ses chères tris-
tesses. Hélas! moi aussi, à ses côtés, je ne goûte que de rares
TOME CXXTX. — 189o. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
momens de bonheur véritable; je souffre moi aussi. Et cependant
je l'aime, et j'aime ma souffrance, et mon unique désir est de
lui plaire, et je ne conçois point la vie sans cet amour. Pourquoi
sommes-nous donc si tristes, puisque nous nous aimons? »
Elle s'appuyait fort sur le bras de l'aimé, en le regardant avec
des yeux où l'ombre des pensées donnait à sa tendresse une
expression plus profonde.
« Il y a deux ans, vers la même heure, nous sortions ensemble
de la chapelle; et il me parlait de choses étrangères à l'amour,
d'une voix qui me touchait le cœur, qui m'effleurait l'âme comme
une caresse de lèvres; et cette caresse idéale, je la savourais
pourtant comme un long baiser. Je tremblais, je tremblais sans
cesse, parce que je sentais naître en moi un sentiment inconnu.
Oh! ce fut une heure divine!... Nous avons atteint aujourd'hui
notre second anniversaire, et nous nous aimons encore. Tout à
l'heure, il parlait ; eh bien! si sa voix me troublait autrement que
jadis, elle me troublait toujours jusqu'au fond de l'âme. Nous
avons devant nous une soirée délicieuse. Pourquoi regretter les
jours lointains? Notre liberté, notre intimité présente ne valent-
elles pas les incertitudes et les hésitations de ce temps-là? Nos
souvenirs mêmes, si nombreux, n'ajoutent-ils pas un nouveau
charme à notre amour? Je l'aime, je me donne à lui tout entière;
en présence de son désir, je ne connais plus de pudeur. En deux
ans, il m'a transformée ; il a fait de moi une autre femme; il m'a
donné des sens nouveaux, une âme nouvelle, une intelligence nou-
velle. Je suis sa créature. Il peut s'enivrer de moi comme d'une de
ses pensées. Je lui appartiens toute, aujourd'hui et pour tou-
jours. »
Elle demanda, en se serrant plus fort contre lui, avec passion :
— N'es-tu pas heureux?
L'accent de cette demande le troubla, et, comme si un souffle
chaud l'eût enveloppé à l'improviste, il eut un frisson de bonheur
vrai. Il répondit :
— Oh! oui, je suis heureux!
Et, lorsqu'ils entendirent le sifflet de la locomotive, leurs
cœurs eurent le même sursaut.
Enfin ils étaient seuls dans leur compartiment. Ils fermèrent
toutes les glaces, attendirent que le train se mît en marche, s'enla-
cèrent, s'embrassèrent, se répétèrent tous les noms caressans dont
leur tendresse de deux années avait fait usage. Puis ils se tinrent
assis à côté l'un de l'autre, avec un vague sourire sur les lèvres et
dans les yeux, avec la sensation que la course rapide de leur
sang se ralentissait petit à petit. Ils regardèrent à travers les
TRIOMPHE DE LA MORT. 627
glaces le paysage monotone qui fuyait dans une brume teintée de
violet.
Hippolyte dit :
— Pose la tête sur mes genoux, ici, et couche-toi.
Il posa la tête, se coucha.
Elle dit :
— Le vent t'a ébouriffé les moustaches.
Et, du bout des doigts, elle releva quelques poils légers qui
retombaient sur la bouche. Il lui baisa le bout des doigls. Elle lui
passa la main dans les cheveux et dit :
— Toi aussi, tu as les cils très longs.
Pour admirer les cils, elle lui ferma les yeux. Ensuite elle lui
caressa le front et les tempes ; elle se fit encore baiser les doigts
l'un après l'autre, la tête penchée au-dessus de lui. Et, d'en bas,
George voyait sa bouche s'ouvrir avec une lenteur infinie, voyait
s'épanouir le calice neigeux de ses dents. Elle refermait la bouche,
puis la rouvrait encore avec lenteur, d'un mouvement presque
insensible, comme une fleur à deux pétales; et une blancheur
perlée apparaissait au fond du calice.
Ce jeu délicieux leur donnait une langueur; ils oubliaient, ils
étaient heureux. Le roulement monotone du train les berçait. Ils
échangèrent tout bas des mots d'adoration.
Elle dit, avec un sourire :
— C'est le premier voyage que nous faisons ensemble; c'est
la première fois que nous sommes seuls dans un wagon.
Elle se complaisait à répéter que ce qu'ils faisaient était une
chose nouvelle.
Et, une fois encore, elle eut la vision de l'hôtel silencieux,
de la chambre aux meubles démodés, du grand lit caché sous une
moustiquaire blanche. Pour distraire l'aimé, elle dit :
— En cette saison, il n'y aura presque personne à Albano.
Comme nous serons bien, tout seuls, dans l'hôtel désert! On
nous prendra pour deux jeunes mariés.
Elle s'enveloppa dans son manteau avec un frisson, s'appuya
contre l'épaule de George.
— Il fait froid aujourd'hui, n'est-ce pas? En arrivant, nous
allumerons vite un grand feu et nous prendrons une tasse de
thé.
Ce fut pour eux un plaisir troublant d'imaginer l'ivresse pro-
chaine. Ils se parlaient à voix basse, se communiquant l'ardeur
de leur sang, échangeant de brûlantes promesses. Ensuite, il leur
parut à tous deux qu'un voile s'écartait de leurs yeux, qu'un
628 REVUE DES DEUX MONDES.
brouillard intérieur se dissipait, qu'un enchantement se rompait.
Le feu s'éteignit dans le foyer de la chambre imaginaire; le lit
sembla glacé, le silence de l'hôtel désert devint lourd. Hippolyte
appuya la tête au dossier et regarda le vaste paysage monotone
qui s'éloignait dans l'ombre.
À côté d'elle, George était retombé sous l'empire de ses pen-
sées perfides. Une horrible vision le torturait, à laquelle il ne lui
était pas possible de se soustraire, parce qu'il la voyait avec les
yeux de l'âme, ces yeux sans paupière qu'aucune volonté ne peut
clore.
— A quoi penses-tu? demanda Hippolyte inquiète.
— A toi?
Il pensait à elle, à son voyage de noces, aux façons d'agir des
nouveaux mariés. « Sans aucun doute, elle s'est trouvée seule,
jadis, avec son mari comme elle l'est maintenant avec moi.
Et c'est peut-être ce souvenir qui maintenant la rend si
triste! » Il pensa aussi aux rapides aventures entre deux stations,
aux troubles soudains que cause un regard, aux surprises de la
sensualité pendant la longueur étouffante des après-midi canicu-
laires. « Quelle horreur! quelle horreur! » Il eut un sursaut,
ce sursaut particulier qu'Hippolyte savait trop bien être le sûr
symptôme du mal dont son amant était aflligé. Elle lui prit la
main et lui demanda :
— Tu souffres?
De la tête il fit signe que oui, en la regardant avec un doulou-
reux sourire. Mais elle n'eut pas le courage de pousser plus loin
ses questions, parce qu'elle craignait une réponse amère et dé-
chirante. Elle préféra se taire; mais elle lui mit sur le front un
long baiser, son baiser habituel, dans l'espoir de desserrer ainsi
le nœud des réilexions cruelles.
— Voici la Cecchina! s'écria-t-elle avec soulagement au bruit
du sifflet d'arrivée. Vite, vite, mon amour! il faut descendre.
Pour l'égayer, elle affectait d'être gaie. Elle baissa la glace et
tendit la tête.
— La soirée est froide, mais belle. Vite, mon amour! C'est
notre anniversaire. Il faut que nous soyons heureux.
Le son de cette voix tendre et forte chassa loin de lui les
choses mauvaises. En sortant à l'air vif, il se sentit rasséréné.
Un ciel limpide comme le diamant se recourbait envoûte sur
la campagne abreuvée d'eau. Dans*ratmosphère diaphane erraient
encore des atomes de clarté crépusculaire. Les étoiles s'allumaient
une à une, successivement, comme sur les branches d'invisibles
lampadaires qui auraient oscillé.
TRIOMPHE DE LA MORT. 621>
« Il faut que nous soyons heureux ! » Cette parole d'Hippo-
ly te, George l'entendait résonner intérieurement; et son âme se
gonflait d'aspirations indéfinies. En cette nuit solennelle et purer
la chambre tranquille, le foyer flambant, le lit avec ses blanches
gazes lui paraissaient des élémens trop humbles de bonheur.
« C'est notre anniversaire, il faut que nous soyons heureux! »
Que pensait-il, que faisait-il deux ans auparavant, à la même
minute? Il vaguait par les rues, sans but, poussé par le besoin
instinctif de gagner des espaces plus larges, attiré néanmoins
vers les quartiers populeux, où son orgueil et sa joie lui semblaient
grandir par le contraste de la vie commune, où les bruits am-
bians de la cité ne lui arrivaient aux oreilles que comme une
rumeur lointaine.
Le vieil hôtel de Ludovic Togni, avec son long vestibule aux
murailles de stuc peintes en marbre, avec ses paliers aux portes
vertes décorés partout de pierres commémoratives, donnait
immédiatement une impression de paix quasi conventuelle. Tout
le mobilier avait un air de vieillesse familiale. Les lits, les chaises
les fauteuils, les canapés, les commodes avaient des formes d'un
autre âge, tombées en désuétude. Les plafonds de couleur tendre r
jaune clair et bleu céleste, portaient au centre une guirlande de
roses ou quelque autre symbole usuel : une lyre, une torche, un
carquois. Sur les tentures de papier et sur les tapis de laine, les
bouquets de fleurs avaient pâli, étaient devenus presque invisibles;
les rideaux des fenêtres, blancs et modestes, pendaient à des bâtons
dédorés; les glaces rococo,en reflétant ces images vieillottes dans
une buée terne, leur donnaient cet air de mélancolie et presque
d'irréalité que donnent parfois à leurs rives les étangs solitaires.
— Que je suis contente d'être ici ! s'écria Hippolyte, pénétrée
par le charme de ce milieu paisible. Je voudrais y rester tou-
jours.
Et elle se pelotonna dans le grand fauteuil, en appuyant sa
tête au dossier que garnissait un croissant de coton blanc,
humble ouvrage fait au crochet.
Et elle se ressouvint de sa défunte tante Jeanne, de sa lointaine
enfance.
— Pauvre tante ! Elle avait, je me rappelle, une maison pa-
reille à celle-ci, une maison où, depuis un siècle, les meubles
n'avaient pas bougé de place. Je me rappelle toujours son déses-
poir, lorsque je lui cassai un de ces globes de verre sous lesquels
630 REVUE DES DEUX MONDES.
on abrite dos (leurs artificielles, tu sais bien... Elle en pleura, je
nie rappelle... Pauvre vieille tante ! Je la vois encore avec sa coiffe
de dentelle noire, avec ses papillotes blanches qui lui pendaient
le long des tempes...
Elle parlait lentement, avec des pauses, les regards fixés sur
le feu qui flambait dans 1 atre; et, par momens, pour adresser à
George un sourire, elle relevait ses yeux un peu battus et cernés
d'une ombre violette, tandis que montait de la rue un bruit
régulier et monotone de paveurs battant le pavé.
— Dans la maison, je me rappelle, il y avait un grand grenier
avec deux ou trois Incarnes, où étaient logés des pigeons. On y
montait par un petit escalier raide, aux parois duquel étaient
pendues. Dieu sait depuis quand, des peaux de lièvre garnies de
tout leur poil, desséchées, tendues par deux bouts de roseaux mis
en croix. Tous les jours je portais à manger aux pigeons. Dès
qu'ils m'entendaient monter, ils se pressaient devant la porte.
Lorsque j'entrais, c'était un véritable assaut. Alors je m'asseyais
à terre et je répandais l'orge tout autour de moi. Les pigeons
m'environnaient; ils étaient tous blancs; et je les regardais bec-
queter. Un son de flûte arrivait d'une maison voisine : toujours
la même ariette, et à la même heure Cette musique me semblait
délicieuse. J'écoutais, la tête levée vers la lucarne, la bouche
béante, comme pour boire les notes qui pleuvaient. De temps à
autre, un pigeon retardataire rentrait en me battant la tête de
ses ailes, en me mettant dans les cheveux des plumes blanches.
Et la flûte invisible jouait, jouait toujours... J'ai encore l'ariette
dans les oreilles; je pourrais la fredonner. Voilà comment m'est
venue la passion de la musique, àcette époque, dans un colombier. . .
Et elle répétait mentalement l'air de l'ancienne flûte d'Albano ;
elle en savourait la douceur avec une mélancolie comparable à
celle de l'épouse qui, après bien des années, retrouve au fond de
son coffre de mariage une dragée oubliée. Il y eut un intervalle
de silence. Une sonnette retentit dans le corridor de l'hôtel paisible.
— Je me rappelle. Une tourterelle boiteuse sautillait dans
l'appartement, et c'était une des grandes tendresses de ma tante.
Un jour, une fillette du voisinage vint jouer avec moi, une belle
fillette blonde qui se nommait Clarisse. Ma tante gardait le lit
à cause d'un rhume. Nous nous amusions sur la terrasse, au
grand dommage des vases d'oeillets. La tourterelle apparut sur
le seuil, nous regarda sans défiance, se blottit dans un coin pour
jouir du soleil. Mais à peine Clarisse l'eut-elle aperçue qu'elle
s'élança pour la saisir. La pauvre petite bête tâchait de s'échapper
en clopinant; mais elle boitait d'une façon si drôle que nous nous
TRIOMPHE DE LA MORT. 631
mimes à rire sans pouvoir nous arrêter. Clarisse la rattrapa;
c'était une enfant cruelle. A force de rire, nous étions toutes
deux comme grisées ; la tourterelle se débattait de peur entre nos
mains. Clarisse lui arracha une plume; puis (je frissonne encore
en y repensant), elle la pluma presque entière, sous mes yeux,
avec des éclats de rire qui me faisaient rire aussi. On aurait cru
qu'elle était ivre. La pauvre bête, plumée, sanglante, se sauva
dans la maison aussitôt qu'elle fut libre. Nous nous mîmes à la
poursuivre. Mais, presque au même moment, nous entendîmes
un tintement de sonnette et les appels de ma tante qui toussait
dans son lit... Clarisse s'esquiva prestement par l'escalier; moi,
je me cachai derrière les rideaux. La tourterelle mourut le soir
même. Ma tante me renvoya à Rome, convaincue que j'étais cou-
pable de cette barbarie. Hélas! je n'ai plus revu tante Jeanne.
Comme j'ai pleuré ! Mon remords dure toujours.
Elle parlait lentement, avec des pauses, en fixant des yeux
dilatés sur Pâtre flamboyant qui la magnétisait presque, qui lui
donnait un commencement de torpeur hypnotique, tandis que
montait de la rue un bruit régulier et monotone de paveurs bat-
tant le pavé.
VI
Un jour, les amans revinrent du lac de Némi un peu las. Ils
avaient déjeuné à la villa Cesarini, sous les fastueux camélias en
Heur. Seuls, avec l'émotion qu'on éprouve quand on contemple
seul la plus secrète des choses secrètes, ils avaient contemplé le
Miroir de Diane, aussi froid, aussi impénétrable à la vue que l'azur
d'un glacier.
Ils commandèrent le thé, comme d'habitude. Hippolyte, qui
cherchait quelque chose dans une valise, se tourna tout à coup
vers George en lui montrant un paquet noué avec un ruban.
— Tu vois, ce sont tes lettres !... Elles ne me quittent jamais.
George s'écria avec une visible satisfaction :
— Toutes ? Tu les as gardées toutes ?
— Oui, toutes. J'ai jusqu'aux billets, jusqu'aux télégrammes.
La seule qui me manque, c'est le petit billet que j'ai jeté au feu
pour le soustraire aux mains de mon mari. Mais j'en conserve
les morceaux brûlés : on peut y lire encore quelques mots.
— Laisse-moi voir, veux-tu ? dit George.
Mais, d'un mouvement jaloux, elle cacha le paquet. Puis,
comme George s'avançait vers elle avec un sourire, elle s'enfuit
dans la chambre voisine.
632 REVUE DES DEUX MONDES.
— Non, non ! tu ne verras rien. Je ne veux pas.
Elle refusait, un peu par jeu, un peu aussi parce que, les
ayant toujours conservées précieusement comme un trésor occulte,
avec orgueil et avec crainte, il lui répugnait de les montrer môme
à celui qui les avait écrites.
— Laisse-moi voir, je t'en prie ! Je suis si curieux de relire
mes lettres d'il y a deux uns ! Qu'est-ce que je t'écrivais?
— Des paroles de flamme.
— Je t'en prie, laisse-moi voir !
Elle finit par consentir en riant, vaincue par les caresses per-
suasives de son ami.
— Attendons du moins qu'on apporte le thé; ensuite nous les
relirons ensemble. Te plaît-il que j'allume le feu?
— Non, la journée est presque chaude.
C'était une journée blanche, avec des réverbérations argen-
tines diffuses dans une atmosphère inerte. La blancheur du jour
s'adoucissait encore en filtrant à travers la gaze des rideaux. Les
violettes fraîches, cueillies à la villa Cesarini, avaient déjà em-
baumé toute la chambre.
— Voici Pancrace, dit Hippolyte en entendant frapper à la porte.
Le bon serviteur Pancrace apportait son thé inépuisable et
son inextinguible sourire. Il posa la théière sur la table, promit
une primeur pour le dîner, sortit d'un pas allègre et sautillant.
Tout chauve qu'il était, il conservait encore un air de jeu-
nesse ; cet homme extraordinairement serviable avait, comme
certaines divinités japonaises, des yeux rieurs, longs, étroits et
un peu obliques.
George dit :
— Pancrace est plus amusant que son thé.
En effet le thé n'avait pas d'arôme; mais les accessoires lui
prêtaient comme une saveur étrange. Le sucrier et les tasses
avaient une forme et une capacité qu'on n'avait jamais vues; la
théière était historiée d'une pastorale amoureuse; au milieu de
l'assiette qui contenait de minces tranches de citron, on lisait en
caractères noirs une énigme rimée.
Hippolyte versa le thé, et les tasses fumèrent comme des
encensoirs. Puis elle dénoua le paquet. Les lettres apparurent,
bien classées, mises en petites liasses.
— Que de lettres ! s'écria George.
— Pas tant que cela ! Deux cent quatre-vingt-quatorze seule-
ment. Et deux années, mon chéri, se composent de sept cent
trente jours.
Ils sourirent tous deux, s'assirent près d'une table côte à côte,
TRIOMPHE DE LA MORT. 633
et commencèrent la lecture. George, devant ces documens de
son amour, était envahi d'une émotion étrange, d'une émotion
délicate et forte. Les premières lettres lui mirent l'esprit en
désarroi. Tel ou tel état d'âme excessif, dont ces lettres gardaient
l'empreinte, lui sembla d'abord incompréhensible. L'envolée
lyrique de telle ou telle phrase l'emplit presque de stupeur. La
violence et le tumulte de la passion juvénile lui causèrent une
sorte d'effroi , par le contraste avec le calme qui l'em-eloppait
maintenant, dans cet hôtel modeste et silencieux.
Une des lettres disait : « Combien mon cœur a soupiré vers
toi, cette nuit! Une sombre angoisse m'accablait, même pendant
les courts intervalles de sommeil ; et j'ouvrais les yeux pour fuir
les fantômes qui montaient des profondeurs de mon âme... Je
n'ai plus qu'une pensée, et cette pensée me torture: tu pourrais
t'en aller loin de moi ! Jamais, non, jamais cette possibilité ne
m'a mis dans l'âme une douleur et une terreur plus folles. En ce
moment j'ai la certitude, la certitude précise, claire, évidente, que
sans toi la vie m'est impossible. Quand je songe que je pourrais
te perdre, le jour s'obscurcit brusquement, la lumière me devient
odieuse, la terre m'apparaît comme une tombe sans fond, j'entre
dans la mort. » Une autre lettre, écrite après le départ d'Hippo-
lyte, disait: « Je fais un effort énorme pour tenir la plume. Je
n'ai plus ombre d'énergie, ombre de volonté. Je succombe à un
découragement tel que la seule sensation qui me reste de ma vie
extérieure, c'est une insupportable nausée de vivre. La journée
est grise, étouffante, lourde comme du plomb : une journée pour
ainsi dire homicide. Les heures passent avec une lenteur inex-
orable, et ma misère grandit de seconde en seconde, toujours
plus horrible et plus farouche. Il me semble qu'au fond de mon
être j'ai des eaux stagnantes, mortes et mortelles. Est-ce une
souffrance morale ou physique? Je l'ignore. Je demeure hébété
et inerte sous un fardeau qui m'écrase sans me faire périr. » Une
autre lettre disait : « Enfin j'ai reçu ta réponse, aujourd'hui, à
quatre heures, lorsque je désespérais. Je l'ai lue et relue mille
fois pour trouver entre les mots l'Indicible, ce que tu n'as pas
pu exprimer, le secret de ton âme, quelque chose de plus vivant
et de plus doux encore que les mots écrits sur le papier sans
âme... J'ai un terrible désir de toi... »
Ainsi criaient et gémissaient les lettres d'amour, sur la table
couverte d'un tapis de ménage et chargée de tasses rustiques où
fumait paisiblement une innocente infusion.
— Tu te rappelles, dit Hippolyte. C'était la première fois que
je quittai Rome, et seulement pour quinze jours.
634 REVUE DES DEUX MONDES.
George s'absorbait dans le souvenir de ces émois affolés; il
tâchait de les ressusciter en lui-même et de les comprendre. Mais
le bien-être environnant ne favorisait pas son effort intérieur. La
sensation présente dore bien-être lui emprisonnait l'esprit dans une
sorte d'enveloppe lâche. La lumière voilée, la boisson chaude, le
parfum des violettes, le contact d'Hippolyte l'engourdissaient. Il
pensa: « Suis-je donc si loin des ardeurs de jadis? Non; car, pen-
dant sa dernière absence, mon angoisse n'a pas été moins
cruelle. » Néanmoins, il ne réussissait pas à combler l'intervalle
entre le moi de jadis et le moi d'aujourd'hui. Malgré tout, il ne
se retrouvait plus identique à l'homme dont ces phrases écrites
attestaient la consternation et le désespoir; il sentait que ces
effusions de son amour lui étaient devenues étrangères, et il sen-
tait aussi tout le vide des mots. Ces lettres ressemblaient aux
épitaphes qu'on lit dans les cimetières. De même que les épita-
phes donnent des morts une idée grossière et fausse, de même
ces lettres représentaient inexactement les divers états dame par
où son amour avait passé. Il connaissait bien la fièvre singu-
lière qui s'empare d'un amant lorsqu'il écrit une lettre d'amour.
Au feu de cette fièvre, toutes les ondes diverses du sentiment se
mêlent et s'agitent en un bouillonnement confus. L'amant n'a pas
la conscience précise de ce qu'il veut exprimer, et il est gêné par
l'insuffisance matérielle des vocables; aussi renonce-t-il à décrire
son excitation intérieure telle qu'elle est, et cherche-t-il à en ex-
primer l'intensité par l'exagération de la phrase et par l'emploi
de vulgaires effets de rhétorique. De là vient que toutes les cor-
respondances amoureuses se ressemblent et que le langage de la
passion la plus exaltée est presque aussi pauvre qu'un argot.
George pensait : « Dans ces lettres, tout est violence, excès,
convulsion. Mais où sont mes délicatesses? Où sont mes mélan-
colies exquises et compliquées? Où sont les chagrins profonds et
sinueux où mon âme s'égarait comme dans un labyrinthe inex-
tricable? » Il avait maintenant le regret de s'apercevoir qu'il
aurait vainement cherché dans ses propres lettres les qualités les
plus rares de son esprit, celles qu'il avait toujours cultivées avec
le plus de soin. Au cours de sa lecture, il commençait à sauter
les longs morceaux de pure éloquence et recherchait l'indication
des menus faits, le détail des événemens, les allusions aux épi-
sodes mémorables.
Il trouva dans une lettre : « Vers dix heures, machinale-
ment, je suis entré à l'endroit ordinaire, au jardin Morteo, où je
t'avais vue tant de soirs. Les trente-cinq minutes qui ont pré-
cédé l'heure exacte de ton départ ont été pour moi un supplice.
TRIOMPHE DE LA MOUT. 635
Tu partais sans que j'eusse pu te dire adieu, couvrir ton visage
de baisers, te répéter une fois encore : Souviens-toi ! Souviens-toi !
Vers onze heures, une sorte d'instinct fit que je me retournai.
Ton mari entrait avec son ami et la dame qui les accompagne
d'habitude. Sans aucun doute, ils revenaient de te faire la con-
duite. J'eus alors un spasme de douleur si cruel que je dus bientôt
me lever et sortir. La présence de ces trois personnes qui parlaient
et riaient comme les autres soirs, comme si rien de nouveau ne
tût arrivé, m'exaspérait. Leur présence était pour moi la preuve
visible et indubitable que tu étais partie , partie irrémissible-
ment. »
Il repensa aux soirs d'été où il avait vu Hippolyte assise à
une table, entre son mari et un capitaine d'infanterie, en face
d'une petite dame insignifiante. Il ne connaissait aucune de ces
trois personnes; mais il souffrait de chacun de leurs gestes, de
chacune de leurs attitudes, de tout ce qu'il y avait de vulgaire
dans leur extérieur; et son imagination lui représentait l'imbé-
cillité des discours auxquels son élégante maîtresse paraissait
prêter une attention soutenue.
Dans une autre lettre, il trouva: « Je doute. Aujourd'hui, j'ai
contre toi l'âme hostile, je suis plein d'une colère sourde. »
— Celle-ci, dit Hippolyte, est du temps où j'étais à Rimini.
Août et septembre, quels mois de tempêtes ! Te rappelles-tu quand
tu vins enfin avec le Don Juan ?
— Voici une lettre écrite à bord : « Aujourd'hui, sur les deux
heures, nous sommes arrivés à Ancône, venant à la voile de
Porto San Giorgio. Tes prières et tes souhaits nous ont valu un
vent favorable. Navigation merveilleuse, que je te raconterai. A
l'aube, nous reprendrons le large. Le Don Juan est le roi des
cotres. Ton pavillon flotte au haut du mât. Adieu; peut-être à
demain. — 2 septembre. »
— Nous nous sommes revus ; mais quelles journées de sup-
plice ! Tu te rappelles? On nous espionnait sans cesse. Oh! cette
belle-sœur! Tu te rappelles la visite au temple des Malatesta? Tu
te rappelles notre pèlerinage à l'église de San Giuliano, la veille
de ton départ?
— En voici une de Venise...
Ils la relurent ensemble, avec la même palpitation.
« Depuis le 9, je suis à Venise, plus triste que jamais. Venise
est pour moi suffocante comme une joie inhumaine. Le plus ra-
dieux des rêves n'égale pas en magnificence ce rêve de marbre
qui émerge des flots et qui fleurit dans un ciel chimérique. Je
meurs de mélancolie et de désir. Pourquoi n'es-tu point ici? Oh !
636 REVUE DES DEUX MONDES.
si tu étais venue, si tu avais mis à exécution ton projet d'autre-
fois ! Peut-être aurions-nous pu dérober une heure à l'espionnage,
et dans le trésor de nos souvenirs, nous en compterions un de
plus, divin entre tous... » Ils lurent encore sur un autre feuillet :
« J'ai une étrange pensée qui, de temps à autre, me traverse l'es-
prit comme un éclair et me trouble jusqu'au fond : une pensée
folle, un rêve. Je pense que tu pourrais venir ici à l'improviste,
seule, pour être toute à moi ! » Plus loin encore : « La beauté de
Venise est le cadre naturel de ta beauté. Le coloris de ton teint,
si riche et si chaud, fait tout entier d'ambre pâle et d'or mat où se
mêlent peut-être quelques tons de rose languissante, c'est le co-
loris idéal qui s'harmonise le plus heureusement avec l'air véni-
tien. J'ignore comment pouvait être Catherine Cornaro, reine de
Chypre; mais, je ne sais pourquoi, je me figure qu'elle devait te
ressembler...
— Tu vois, dit Hippolyte : c'était une séduction continuelle,
raffinée, irrésistible. Je souffrais pins que tu ne pourrais te le
figurer. Au lieu de dormir, je passais les nuits à chercher un
moyen de partir seule, sans éveiller les soupçons de mes hôtes.
Je fis un prodige d'habileté. Je ne sais plus ce que je fis Lors-
que enfin je me trouvai seule avec toi, dans la gondole, sur le
Grand-Canal, par cette aube de septembre, je ne croyais pas que
cela fût réel. Te rappelles-tu? J'éclatai en sanglots, sans pouvoir
te dire une parole...
— Mais moi, je t'attendais. J'étais sûr que tu viendrais, à
tout prix.
— Et ce fut la première des grandes imprudences.
— Tu as raison.
— Qu'importe ? Cela ne vaut-il pas mieux ? Ne vaut-il pas
mieux que maintenant je t'appartienne toute? Non, je ne me
repens de rien.
George lui mit un baiser sur la tempe. Ils causèrent longue-
ment de cet épisode qui, parmi leurs souvenirs, était l'un des
plus beaux et des plus extraordinaires. Ils revécurent minute par
minute les deux journées de vie secrète à l'hôtel Danicli, les deux
journées d'oubli, d'ivresse suprême, où il semblait qu'ils eussent
perdu l'un et l'autre toute notion du monde et toute conscience
de leur être antérieur.
Ces journées avaient marqué pour Hippolyte le commencement
de la ruine. Les lettres suivantes faisaient allusion à ses premières
épreuves. « Quand je pense que je suis la cause initiale de tes dou-
leurs et de tes ennuis de famille, un regret indicible me tour-
mente; et, pour me faire pardonner le mal dont je suis cause, je
TRIOMPHE DE LA MORT. 637
voudrais que tu connusses ma passion tout entière. Ma passion, la
connais-tu? Es-tu sûre que mon amour pourra payer ton long
supplice ? En es-tu sûre, certaine, profondément convaincue?»
L'ardeur allait croissant de page en page. Puis, d'avril à juillet, il
y avait un intervalle obscur, sans documens. C'était précisément
pendant ces quatre mois que s'était accomplie la catastrophe. Le
mari, trop faible, n'ayant su trouver aucun moyen pour vaincre
la rébellion ouverte et obstinée d'Hippolyte, avait pris la fuite en
laissant derrière lui des affaires très embrouillées où avait été
engloutie la plus grande partie de sa fortune. Hippolyte s'était
réfugiée chez sa mère, puis chez sa sœur, à Caronno, dans une
maison de campagne. Et alors un mal terrible dont elle avait
déjà souffert dans son enfance, une maladie nerveuse analogue à
l'épilepsie, avait reparu. Les lettres datées d'août en parlaient.
« Non ! tu ne saurais concevoir l'effroi que j'ai dans l'esprit. Ce
qui me torture, surtout, c'est l'implacable lucidité de ma vision
imaginaire. Je te vois te tordre, je vois ton visage qui se décom-
pose et blêmit, je vois tes yeux qui roulent désespérément sous
les paupières rougies parles pleurs... Je vois toute l'horreur de
ton mal comme si j'étais à tes côtés ; et, quelque effort que je fasse,
je ne réussis pas à chasser la vision horrible. Et puis, je t'en-
tends aussi m'appeler; j'ai réellement dans les oreilles le son de
ta voix, un son rauque et lamentable, comme quand on demande
de l'aide et qu'on n'a pas l'espoir d'être aidé. »
Un peu plus tard : « Tu m'écris : — Si ce mal me prenait
lorsque je suis dans tes bras? Non, non, je ne te reverrai plus, je
neveux plus te revoir ! — Étais-tu folle en écrivant ? As-tu réfléchi
à ce que tu écrivais ? C'est comme si tu m'avais oté la vie, comme
si je ne pouvais plus respirer. Vite, une autre lettre ! Dis-moi que
tu guériras, que tu espères toujours, que tu veux me revoir. Tu
dois guérir. Entends-tu, Hippolyte? Tu dois guérir. »
Pendant la convalescence, les lettres se faisaient douces et
câlines. « Je t'envoie une fleur cueillie sur le sable. C'est une
espèce de lis sauvage, merveilleux quand il vit, et d'un parfum
si aigu que je trouve souvent au fond du calice un insecte pâmé
d'ivresse. Toute la plage est couverte de ces lis passionnés qui,
sous le soleil cruel, sur le sable torride, s'épanouissent en une
minute et ne durent que quelques heures. Vois combien cette
fleur est charmante, même après qu'elle est morte ! Vois combien
elle est délicate, et fine, et féminine !»
Jusqu'au mois de novembre, les lettres se suivaient sans inter-
ruption; mais, peu à peu, elles devenaient amères, troublées,
pleines de soupçons, de doutes, de reproches.
638 REVUE DES DEUX MONDES.
« Comme tu t'en es allée loin de moi! Ce qui me torture,
c'est encore autre chose que le chagrin de la séparation maté-
rielle. Il me semble que ton âme aussi s'éloigne et m'abandonne...
Ton parfum fait d'autres heureux. Te regarder, t'entendre, n'est-
ce pas jouir de toi?... Ecris-moi; dis-moi que tu m'appartiens
toute, dans tous tes actes et dans toutes tes pensées, et que tu
me désires, et que tu me regrettes, et que, séparée de moi, tu
ne trouves de beauté à aucun instant de la vie. » Plus loin : « Je
pense, je pense ; et ma pensée m'aiguillonne ; et l'aiguillon de
cette pensée me cause une abominable souffrance. Parfois, il me
vient un désir frénétique d'arracher de mes tempes endolories
cette chose impalpable, qui est pourtant plus forte et plus in-
flexible qu'un dard. Respirer est pour moi une insupportable
fatigue, et le battement de mes artères m'excède comme un ré-
sonnement de marteau que je serais condamné à entendre... Est-ce
l'amour, cela? Oh, non! C'est une sorte d'infirmité monstrueuse
qui ne peut fleurir qu'en moi, pour ma joie et pour mon mar-
tyre. Je me complais à croire que ce sentiment, nulle autre créa-
ture humaine ne l'a jamais éprouvé. »
Plus loin : « Jamais, non, jamais je n'aurai la paix complète
et la complète sécurité. Je ne pourrais être content qu'à une seule
condition : si j'absorbais tout, tout ton être, si je ne faisais plus
avec toi qu'un être unique, si je vivais de ta vie, si je pensais tes
pensées. Ou, du moins, je voudrais que tes sens fussent clos à
toute sensation qui ne te viendrait pas de moi... Je suis un pauvre
malade. Mes journées ne sont qu'une longue agonie. J'ai rarement
désiré que cela finisse autant que je le désire et l'implore à cette
heure. Le soleil va se coucher, et la nuit qui descend sur mon
âme m'enveloppe de mille horreurs. L'ombre sort de tous les
coins de la chambre, et elle s'avance A*ers moi comme une per-
sonne vivante dont j'entendrais les pas et le souffle hostile... »
Pour attendre le retour d'Hippolyte , George était revenu à
Rome dans les premiers jours de novembre; et les lettres datées
de cette époque faisaient allusion à un épisode très douloureux et
très obscur « Tu m'écris; — J'ai eu grand' peine à te rester fidèle.
— Qu'entends-tu par là? Quelles sont les terribles péripéties qui
t'ont bouleversée? Mon Dieu, comme tu es changée! J'en souffre
inexprimablement, et mon orgueil s'irrite contre ma souffrance.
J'ai entre les deux sourcils, profonde comme une entaille de bles-
sure, une ride où s'amasse ma colère réprimée, où s'accumule
l'amertume de mes doutes, de mes soupçons, de mes dégoûts. Je
crois que tes baisers mêmes ne suffiraient pas pour m'en délivrer.
Tes lettres frémissantes de désirs me troublent. Je ne t'en suis
TRIOMPHE DE LA MOUT. 639
pas reconnaissant. Depuis deux ou trois jours, j'ai quelque chose
contre toi clans le cœur. Je ne sais'ce que c'est. Peut-être un pres-
sentiment? Peut-être une divination? »
Pendant cette lecture, George souffrait comme si une plaie se
se fût ouverte en lui. Hippolyte aurait voulu l'empêcher de pour-
suivre. Elle se rappelait cette soirée où son mari s'était présenté
à l'improviste dans la maison de Garonno, avec une contenance
froide et tranquille mais avec un regard de fou, déclarant qu'il
venait pour la ramener avec lui ; elle se rappelait le moment où
ils étaient restés seuls ensemble, l'un en face de l'autre, dans une
chambre écartée où le vent agitait les rideaux de la fenêtre, où
la lumière avait de brusques oscillations, où montait du dehors
le gémissement des arbres; elle se rappelait la lutte sauvage et
muette soutenue alors contre cet homme, qui l'avait enlacée d'un
mouvement soudain — horreur! — pour la prendre de force.
— Assez! assez! dit-elle en attirant à soi la tête de George.
Assez! ne lisons plus.
Mais il voulut poursuivre : « Je ne parviens pas à comprendre
la réapparition de cet homme, et je ne peux pas me défendre d'un
emportement de colère qui en partie s'adresse à toi. Mais, pour
ne pas te faire souffrir, je ne fécris pas mes pensées sur ce
sujet. Ce sont des pensées amères et très obscures. Je sens que,
pour quelque temps, ma tendresse est empoisonnée. Mieux vau-
drait, je crois, que tu ne me revisses plus. Si tu veux t'épargner à
toi-même une inutile douleur, ne reviens pas à présent. A pré-
sent, je ne suis pas bon. Mon âme t'aime à l'adoration ; mais ma
pensée te mord et te souille. C'est un contraste qui recommence
sans cesse et qui ne finira jamais. » Dans la lettre du lendemain :
<( Une douleur, une douleur atroce, intolérable, jamais éprouvée...
0 Hippolyte ! reviens, reviens! Je veux te voir, te parler, te cares-
ser. Je t'aime plus que jamais... Pourtant il faudra m'épargner la
vue de tes meurtrissures. Je suis incapable d'y penser sans épou-
vante et sans colère. Il me semble que, si je voyais les marques
mises sur ta chair par les mains de cet homme, mon cœur se bri-
serait... C'est horrible! »
— Assez, George ! ne lisons plus ! supplia de nouveau Hippolyte
en prenant dans ses mains la tête de l'aimé et en le baisant sur
les yeux. George, je t'en conjure!
Elle réussit à l'éloigner de la table. Et il souriait de cet indé-
finissable sourire qu'ont parfois les malades lorsqu'ils cèdent aux
instances d'autrui, tout en sachant bien que le remède est tardif
et inutile.
640 REVUE DES DEUX MONDES.
VII
Le soir du Vendredi Saint, ils repartirent pour Rome.
Avant le départ, sur les cinq heures, ils prirent le thé. Ils
étaient taciturnes. La vie simple qu'ils avaient vécue dans cet hôtel
leur apparut, au moment où elle allait finir, extraordinairement
belle et désirahle. L'intimité de ce modeste logis leur apparut plus
douce et plus profonde. Les lieux où ils avaient promené leurs
mélancolies et leurs tendresses s'éclairèrent de clartés idéales.
C'était donc encore un fragment de leur amour et de leur être qui
tombait anéanti dans l'abîme du temps.
George dit :
— Cela aussi est passé!
Hippolyte dit :
— Comment vais-je faire? Il me semble que je ne pourrais plus
dormir ailleurs que sur ton cœur.
Ils se regardèrent dans les yeux, se communiquèrent leur émo-
tion, sentirent que le flot montant leur serrait la gorge. Ils se
turent, ils écoutèrent le bruit régulier et monotone que faisaient
dans la rue les paveurs battant le pavé. Mais ce bruit fastidieux
augmenta leur malaise.
George se leva et dit :
— ("est insupportable !
Ces chocs cadencés irritaient en lui le sentiment de la fuite du
temps, qu'il avait déjà si vif; ils lui inspiraient cette sorte de ter-
reur anxieuse, si souvent éprouvée déjà en écoutant les oscillations
du pendule; Et cependant, les jours précédons, ce bruit ne l' avait-il
pas bercé dans un vague bien-être? Il pensa : « Dans deux ou trois
heures, nous nous séparerons. Je recommencerai ma vie habi-
tuelle, qui n'est qu'une série de petites misères. Mon mal habituel
me reprendra inévitablement. D'ailleurs je connais les troubles
que le printemps suscite en moi. Je souffrirai sans trêve. Et je
pressens déjà qu'un de mes bourreaux les plus impitoyables sera
l'idée qu'Exili m'a enfoncée dans la tête. Si Hippolyte voulait me
guérir, le pourrait-elle? Peut-être; en partie du moins. Pourquoi
ne viendrait-elle pas avec moi dans un lieu solitaire, non pas pour
une semaine mais pour très longtemps? Elle est adorable dans
l'intimité, pleine de menues prévenances et de grâces mignonnes.
Peut-être réussirait-elle à me guérir par sa présence assidue, ou
du moins à me rendre la vie plus légère. »
Il s'arrêta devant Hippolyte, lui prit les deux mains, lui
demanda :
TRIOMPHE DE LA MORT. 641
— Pendant ces quelques jours, as-tu été très heureuse?
Réponds.
Il avait la voix émue et insinuante.
Elle répondit :
— Heureuse comme jamais !
George, sentant dans cette réponse une sincérité profonde, lui
serra les mains avec force et reprit :
— Te serait-il possible de continuer ta vie ordinaire?
Elle répondit :
— Je n'en sais rien; je ne regarde pas devant moi. Tu sais
que tout est perdu.
Elle baissa les yeux. George la saisit dans ses bras, passionné-
ment.
— Tu m'aimes, n'est-ce pas? Je suis l'unique but de ton exis-
tence ; dans ton avenir, tu ne vois que moi...
Avec un sourire imprévu qui releva ses longs cils, elle dit :
— ■ Oui, tu le sais bien.
Il ajouta encore, à voix basse, le visage penché jusque sur
son sein :
— Tu connais mon mal.
Elle semblait avoir deviné la pensée de son amant. Comme
en confidence, d'une voix chuchotante qui semblait rétrécir le
cercle où ils respiraient et palpitaient ensemble, elle demanda :
— Que puis-je faire pour te guérir?
Ils se turent, enlacés. Mais, dans le silence, leurs deux âmes
examinaient et décidaient la même chose.
— Viens avec moi, s'écria George. Allons dans un pays incon-
nu ; restons-y tout le printemps, tout l'été, tant que nous pour-
rons... Et tu me guériras.
Elle répondit sans la moindre hésitation :
— Je suis prête. Je t'appartiens.
Ils se détachèrent l'un de l'autre, consolés. L'heure du départ
était venue; ils bouclèrent la dernière valise. Hippolyte ramassa
toutes ses fleurs, -déjà fanées dans les verres : les violettes de la villa
Cesarini, les cyclamens, les anémones et les pervenches du parc
Ghigi, les roses simples de Gastel-Gandolfo, une branche d'aman-
dier cueillie dans le voisinage des Bains de Diane, en revenant de
l'Emissaire. Ces fleurs auraient pu raconter toutes leurs idylles.
— Oh ! la course folle dans le parc, en dévalant par une pente
raide, sur les feuilles sèches où les pieds s'enfonçaient jusqu'à la
cheville! Elle criait et riait, piquée aux jambes par les orties
vertes à travers le bas fin; et alors, devant elle, George abattait
à coups de canne les tiges piquantes, qu'elle foulait ensuite sans
tome cxxix. — 1895. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
danger. Très vertes, d'innombrables orties ornaient les Bains de-
Diane, l'antre mystérieux où les échos propices transformaient en
musique les lentes stillations. Elle, du fond de l'ombre humide,
regardait la campagne toute couverte d'amandiers et de pêchers
argent et rose, infiniment suaves sur la pâleur glauque des eaux
lacustres. Autant de fleurs, autant de souvenirs!
— Vois, dit-elle en montrant à George un ticket; c'est le billet
de Segni-Paliano ! Je le garde.
Pancrace frappa à la porte. Il apportait à George la note acquit-
tée. Dans l'attendrissement que lui causa la générosité de Monsieur,
il se confondit en actions de grâces et en souhaits. Finalement, il
tira de sa poche deux cartes de visite et les offrit pour rappeler à
Monsieur et à Madame son pauvre nom, en s'excusant de la har-
diesse.
A peine fut-il sorti, que les faux jeunes mariés se mirent à
rire. Les cartes portaient en caractères pompeux : — Pancrace
Pétrella.
Hippolyte dit :
— Je les garde aussi en souvenir!
Pour la seconde fois, Pancrace frappa à la porte. Il apportait
à Madame un cadeau : quatre ou cinq oranges magnifiques. Ses
yeux brillaient dans son visage rubicond. Il avertit :
— Il est temps de descendre.
En descendant l'escalier, les deux amans sentirent retomber
sur eux la tristesse et une sorte d'effroi, comme si, au sortir de cet
asile de paix, ils allaient affronter un péril obscur. Le vieil hôte-
lier les salua sur la porte en disant avec regret :
— J'avais pour ce soir de si belles alouettes!
George répondit avec une contraction dans les lèvres :
— Nous reviendrons bientôt! Nous reviendrons bientôt!
Pendant qu'ils regagnaient la gare, le soleil se couchait dans la
mer, à l'extrême horizon de la campagne latine, rougeâtre parmi
les brumes. A la Gecchina, il bruinait. Lorsqu'ils se séparèrent,
Rome leur apparut, en cette soirée de Vendredi Saint humide et
brumeuse, comme une ville où l'on ne pouvait que mourir.
Gauriel d'Annunzio.
(La deuxième partie au prochain numéro.)
LES SALONS DE 1895
LA PEINTURE
Le vent de folie dépensière et tapageuse qui, depuis quelque
temps, agite les ingénieurs et les architectes, au grand dommage
de nos promenades publiques et de nos monumens nationaux,
semble devoir emporter à la fois, dans une tourmente prochaine,
le jeune palais du Champ-de-Mars, où s'abrite la Société natio-
nale des Beaux- Arts, et le vieux palais des Champs-Elysées, ou
réside la Société des Artistes français. L'Exposition universelle
de 1900 sera la raison ou le prétexte de ces démolitions simul-
tanées qui laisseront à la belle étoile les deux compagnies rivales,
sans leur garantir peut-être pour l'avenir des installations mieux
appropriées. Les Parisiens commencent à s'émouvoir, avec eux les
provinciaux, et, par contre-coup, les étrangers. La suppression,
même momentanée, de ces Salons encombrés et peu choisis, dont
on maudit, par lassitude ou par genre, la médiocrité dans les pre-
miers jours, mais où l'on ne cesse, pendant deux mois, d'aller
prendre sa distraction et trouver son plaisir, leur paraît à tous
une calamité redoutable; tant ces fêtes annuelles de l'art, plus
fréquentées que jamais par les gens du peuple comme par les
gens du monde, par les bourgeois comme par les artistes, sont
entrées dans les habitudes de notre vie nationale !
Que les dieux de l'administration écartent donc de nous ce
calice ! Mais si leurs convictions mégalomanes ne leur permet-
taient pas de se rendre à nos prières, si le malheur arrive, qu'il
soit bon à quelque chose! Nous sera-t-il alors permis d'espérer
voir dans l'avenir les deux sœurs ennemies, rapprochées par l'in-
fortune, sinon s'embrasser sous le même toit, du moins y vivre côte
644 REVUE DES DEUX MONDES.
à côte, pour le plus grand profit de nos jambes, de nos yeux et de
nos esprits? A vrai dire, plus vont les choses, moins le bon pu-
blic peut voir, dans cette séparation de corps (qui a produit, dans
la pratique, de sérieuses améliorations, sur la rive droite comme
sur la rive gauche), une véritable question de principes, une lutte
convaincue d'écoles et de systèmes. Au Champ-de-Mars, où les
élèves du dur Meissonier continuent à se mêler aux disciples du
tendre Puvis, l'on peut bien constater une tendance générale à
chercher la qualité première de la peinture dans la tenue harmo-
nique et dans l'unité calme de la coloration; néanmoins, cette
tendance n'y est point exclusive et la plupart même de ceux qui
l'ont d'abord préconisée à outrance s'efforcent de donner à leurs
harmonies des dessous plus résistans et plus corrects, d'après les
traditions naguère démodées que les maîtres des Champs-Elysées
avaient l'enfantillage de soutenir. Aux Champs-Elysées, où l'on
a réussi à maintenir, dans l'intérêt des générations nouvelles,
le culte de la composition réfléchie et celui des formes justes et
pleines, nous ne voyons pas que ces préoccupations néces-
saires empêchent les innovations les plus diverses et les plus
hardies, dans tous les sens, et les affolés de modernisme, en
fait de niaiseries symbolistes ou de naturalisme ordurier, ne s'y
trouvent guère plus gênés qu'ailleurs pour exprimer, en des lan-
gages spéciaux, leurs confuses aspirations ou leurs sensations gros-
sières. En réalité, il n'y a qu'une école française, troublée, agitée,
inquiète, tâtonnant de droite et de gauche, aussi bien là-bas
qu'ici près, sans but arrêté, sans parti pris décidé, où qu'on
l'examine et où qu'on la prenne; de tous les côtés aussi il y a
une école laborieuse, vivante, ambitieuse, qui aboutira demain
si elle ne le fait pas aujourd'hui, et qui conserve, malgré tout, au
milieu des étrangers, nourris par elle, qui l'assiègent et qui l'en-
vahissent, des qualités de race, une conscience du métier, une
franchise d'observation, une clarté d'expression qui la feront sortir,
à son honneur, de cette crise passagère. Examinons d'abord les
Français dans les deux Salons, nous verrons ensuite les étrangers.
I
Les facultés les plus sérieusement atteintes par les théories
paradoxales dont ils commencent à revenir ont été, chez nos
peintres, les facultés imaginatives, celles qui sont nécessaires à
l'exercice de la peinture monumentale, décorative ou historique.
Ce n'est pas qu'on n'ait chanté, plus que jamais, à tue-tête et par-
dessus les toits, des hymnes en l'honneur de l'art décoratif. Ne
semblait-il pas à plus d'un qu'il venait, le matin même, d'en
LES SALONS DE 1895. 645
découvrir la science et les lois, comme si Le Brun, Boucher,
Delacroix, vingt autres autour d'eux, n'y avaient point excellé
sans l'attendre? Par malheur, en même temps qu'on poussait
les jeunes peintres à s'enhardir aux grandes entreprises, on leur
retirait, d'autre part, les moyens d'y réussir, en leur prêchant,
avec des airs inspirés et fanatiques, le mépris des études spé-
ciales, l'oubli des traditions techniques, le culte de l'ignorance,
et, comme seul respect, celui de leur propre infatuation : les
résultats définitifs ne pouvaient donc guère répondre à l'attente.
L'Hôtel de Ville de Paris et un grand nombre d'édifices provin-
ciaux sont là pour témoigner de l'insuffisante préparation avec
laquelle les peintres ont abordé le plus souvent les nobles tâches
qui leur étaient confiées.
Les triomphes légitimes de M. Puvis de Ghavannes ont jeté,
dans l'esprit de la génération nouvelle, un trouble passager
dont elle a peine à se remettre. Néanmoins, le nombre augmente
à vue d'œil des artistes qui croient pouvoir, sans irrévérence,
goûter, comme il sied, le charme, toujours élevé et délicat,
de ses rêveries sereines, tout en refusant de prendre pour
modèles des réalisations souvent fort incomplètes. Le panneau
d'escalier destiné à la Bibliothèque de Boston, les Muses inspi-
ratrices acclamant le Génie, messager de lumière, est disposé
avec cette clarté résolument naïve et cette intelligence des sil-
houettes expressives qui restent les qualités maîtresses de
M. Puvis de Ghavannes, surtout lorsqu'il laisse ses visions errer
dans le monde harmonieux des souvenirs antiques, le monde qu'il
a le plus fréquenté, le seul où il paraisse vraiment libre. Rien
de plus noble, de plus aisé, de plus heureux que les mouvemens,
habilement variés dans leur uniformité, par lesquels les neuf
chastes filles, en longues tuniques flottantes d'un blanc virginal,
tenant d'une main la lyre ou le sistre, et, de l'autre, tendant le
laurier et la couronne, s'avancent des deux côtés ou s'envolent
vers le jeune génie, vers l'adolescent vainqueur qui se tient
debout, en haut, au centre, au-dessus d'elles. Ces pâles appari-
tions, à la fois graves et légères, se profilent sur l'azur calme de
la mer lointaine avec une grâce vive et rapide qui rappelle les
figures charmantes tracées d'un fin pinceau par les peintres
attiques sur la panse fuyante des élégans lécythes. C'est le même
charme et le même naturel, ce sont aussi les mêmes procédés
sommaires d'exécution, notamment pour les extrémités, et c'est là
que notre inquiétude commence. Cette insouciance d'achèvement
qui, dans ces figurines tracées hâtivement sur des objets usuels,
aux surfaces convexes, nous amuse plutôt comme un témoignage
de liberté sans prétention et d'habileté sans insistance, n'est-elle
646 REVUE DES DEUX MONDES.
pas faite pour irriter, à la longue, les regards, lorsqu'il s'agit de
figures de grandeur naturelle, gravement fixées sur un mur pour
l'éternité? Hésiode ne nous dit-il pas que les Grâces et le Désir se
tenaient toujours auprès de ces aimables filles lorsqu'elles mon-
taient, en chantant, vers l'Olympe? Ces divinités dominatrices de
la vieille Hellade, connaisseuses délicates et difficiles en fait de
beauté, vous auraient-elles donc escortées, ô Muses savantes et
douces, si vous ne les aviez attirées par la perfection de vos
formes autant que par la séduction de vos voix?
Ce qui enchante, malgré tout, chez M. Puvis de Ghavannes,
c'est la sincérité visible de son rêve. Que de choses on peut pas-
ser, dans l'art comme dans la vie, à ceux qui aiment bien et font
sentir qu'ils aiment ! Je me sens aussi beaucoup d'indulgence,
malgré les chatouillemens agaçans qu'inflige à ma rétine son
tàtillonnage obstiné, pour le rêveur bizarre, mais convaincu, ce
semble, qu'est M. Henri Martin. Les vices de son procédé, de ce
pointillé pénible, minutieux, frétillant, qui décompose les colo-
rations aussi bien que les formes, s'accentuent d'autant mieux
qu'il l'applique sur de plus grandes toiles et plus indifférem-
ment à toutes choses. Qu'il s'en serve pour donner à certaines
parties, notamment à ses fonds, une vibration plus délicate ou
plus intense, passe encore; mais cet émiettement furieux des
molécules, cette réduction systématique des objets en poussières
impalpables, deviennent tout à fait choquans lorsqu'ils ont la
prétention de représenter également des corps solides, des visages
charnus, de souples tissus, des végétaux mobiles ou de rigides
métaux. Toute peinture, sans doute, la peinture décorative sur-
tout, vit de conventions; libre à l'artiste d'y voir tout en gris,
en bleu ou en rose! C'est son métier, c'est sa gloire d'idéaliser
toutes choses, en les faisant passer de la nature dans l'art. Toutes
les transpositions lui sont donc permises, sous la seule condition
d'y conserver, entre les choses, les rapports nécessaires qu'elles
ont dans la réalité. Qu'une figure soit dessinée au crayon ou à la
sanguine, peinte en grisaille ou de couleurs naturelles, sculptée
en pierre ou en bois, elle ne restera, pour nos yeux, une vraie
figure que si les chairs y gardent une autre apparence que les
vêtemens, que si les mains et les pieds n'y sont pas traités comme
des cheveux et de la barbe. Or le procédé des pointillistes, poussé
à l'extrême, supprime toute diversité d'aspect entre les visages, les
tissus, les végétaux, le paysage. Hâtons-nous de dire que M. Henri
Martin n'en est plus là, et que dans cette frise pour l'Hôtel de Ville,
il montre lui-même, çà et là, instruit par la nécessité, quelques
intentions d'en revenir à des pratiques plus logiques et plus
viriles.
LES SALONS DE 1895. 647
La disposition en est à la fois simple, ingénieuse, elaire et
justement appropriée. Au-dessus des trois arcades cintrées, cor-
respondant à des ouvertures do portes, qui coupent et divisent
la toile, s'étend un fond de bois, une sapinière ensoleillée, dont
les fûts jaunâtres se dressent au milieu de claires et vivaces flo-
raisons printanières. Dans le centre, en plein bois, une femme
en blanc, une des Muses, qui pleure, la tète dans ses mains. A
gauche, en bas, dans une des retombées, un peintre assis, la pa-
lette en main, coiffé d'un bonnet rouge. C'est le maître de
M. Henri Martin, M. Jean-Paul Laurens. Il travaille et rêve, et,
au-dessus de lui, par derrière, arrivent, planant d'un vol doux et
lent, deux autres Muses, l'une portant une lyre, l'autre applau-
dissant; plus loin, une quatrième tient sur ses genoux, un enfant
debout, qui, de ses petites mains, élève une haute palme. Sur la
droite, la même conception se répète, pour un poète, mais avec
des variétés délicates dans les attitudes et dans les gestes. Le poète,
en redingote noire, est endormi, et l'une des Muses le baise déjà
sur le front, tandis que deux autres, dans le ciel, pressent, pour
la rejoindre, le mouvement de leurs grandes ailes dorées et roses ;
à l'extrémité, un poète ancien, quelque Orphée mélancolique,
regarde et médite. L'association des figures modernes aux figures
imaginaires est opérée avec un rare bonheur; il n'y a rien de
banal ni de prétentieux dans l'expression des silhouettes non
plus que des physionomies. On sent que toute cette rêverie vient
d'une âme d'artiste, sincère, chaste, élevée. Et cet artiste est aussi
un peintre, car, sans parler de l'exquise lumière qui filtre à tra-
vers ces troncs, ces feuillages, ces fleurs, les piquant çà et là
d'éclairs attendris, on ne saurait rester insensible à certaines fraî-
cheurs de colorations, vives et fines, qui, de tous côtés, réjouis-
sent l'œil, comme des bouquets soigneusement assortis. En pré-
sence de telles qualités, en présence d'un tel progrès, faut-il faire
un crime à M. Henri Martin de nous montrer encore trop de
restes fâcheux de ses anciennes habitudes? Faut-il trop durement
lui reprocher l'inconsistance et l'insensibilité des parties nues,
visages et mains, par suite de la suppression simultanée des con-
tours et des modelés, certaines affectations* de gaucheries soi-
disant primitives dans l'arrangement et l'exécution des draperies?
Une fois en place, c'est possible, quelques-unes de ces insuffi-
sances s'atténueront d'elles-mêmes; en tout cas, il sera facile à
l'artiste d'y remédier. La façon dont il reprend, avec courage
et conscience, dans son autre peinture, l'Inspiration, un thème
déjà traité par lui, nous prouve que M. Henri Martin possède la
vertu essentielle à l'artiste, le souci de la perfection et la con-
science de ses faiblesses.
648 REVUE DES DEUX MONDES.
Les mérites particuliers de la frise de M. Henri Martin y
éclatent d'autant mieux qu'elle se trouve voisine de deux autres
décorations disposées de la même manière, au-dessus de plusieurs
portes, par MM. Pierre Vauthier et Bonis. Il n'y a pas à discuter
les sujets choisis, car les deux artistes en ont tiré bon parti pour
la présentation et pour l'ordonnance. M. Vauthier a représenté, pour
une salle de la mairie de Bagnolet, toute une population de ban-
lieue en liesse, le jour du couronnement de la rosière, M. Bonis,
pour une autre salle municipale, des Coureurs et des Lutteurs
symbolisant les Exercices physiques. Là, des costumes du jour,
des types populaires, de l'agitation familière; ici, des draperies
antiques, des nudités héroïques, des mouvemens sculpturaux.
Des deux côtés, un sentiment juste de l'harmonie colorée et de
la liaison des figures avec le paysage. Des deux côtés aussi, par
malheur, la même obéissance au préjugé courant, c'est-à-dire
une atténuation systématique des nuances et des formes qui
supprime, dans la fête, toute la gaieté et l'éclat de couleurs, qu'on
y cherche, dans la course et la lutte, toute la vigueur et le carac-
tère de dessin qu'on y devrait trouver. La toile est , triste qui
devrait être joyeuse, et languissante et maladive celle qui devrait
exprimer la santé et la force.
Il faut- être reconnaissans à MM. Roll et Lhermitte de n'avoir
jamais donné dans ce culte à la mode de l'anémie et de la chlo-
rose auquel peuvent sacrifier, sans qu'on s'en étonne, quelques
grands prêtres ou petits clercs d'un dilettantisme plus littéraire
que pittoresque mais qu'on est toujours surpris de voir pratiqué
par des peintres de mœurs contemporaines, par ceux que leur
métier même tient en rapports étroits et constans avec les réalités
solides et éclatantes de la nature et de la vie. Tous deux en
trouvent la récompense dans le progrès constant qui marque leurs
grandes œuvres. L'imagination p3ut n'être qu'à moitié satisfaite
de la conception très spéciale et quelque peu sensuelle, par
laquelle M. Roll entend exprimer certaines Joies de la vie, celles
que donnent les Femmes, les Fleurs, la Musique. On pouvait
s'attendre à ce que ces joies fussent exprimées, d'une façon ou
d'une autre, par un spectacle nettement idéal, ou par un spectacle
franchement réel. M. Roll en juxtaposant, dans un bois de la ban-
lieue, plusieurs baigneuses nues, Dryades ou Bacchantes, qui se
roulent dans les herbes, et un trio de musiciens en habits noirs,
qui jouent mélancoliquement quelque valse à la mode, au son de
laquelle trépignent, dans le lointain, en rondes folles, des Pari-
siens et des Parisiennes endimanchés, s'est mis en présence
d'extraordinaires difficultés. Ce n'est pas que l'accord de figures
nues et de figures costumées, antiques et modernes, allégoriques
LES SALONS DE 1895. 649
et réelles, soit chose condamnable ou impossible. Nous avons vu
cette alliance réalisée par M. Henri Martin et l'on pourrait citer
vingt chefs-d'œuvre sans sortir du Louvre, tels que le Concert
champêtre, les Noces de Cana, le Débarquement à Marseille, la
Liberté sur la barricade, dans lesquels cet accord est produit, par
l'exaltation générale du style et du coloris, d'une façon si natu-
relle, qu'il faut quelque réflexion pour se rappeler qu'on a devant
soi l'interprétation poétique d'une scène familière ou historique.
Dans toutes ces compositions, il n'est point un morceau qui sente
la copie immédiate et directe de la réalité; toutes les parties
en sont également transposées, en tons majeurs, par la même
force d'imagination. Ce qui blesse, je crois bien, dans la toile de
M. Roll, consciencieux reproducteur des choses, c'est précisément
un accent trop réel, trop scrupuleux, qui çà et là, dans certains
morceaux, reporte notre pensée à l'atelier et au modèle alors
que nous devrions être simplement séduits par l'entrain, par
la richesse, par la joie de l'exécution. Ces dames déshabillées,
en leurs contorsions risquées parmi des broussailles inquiétantes
pour le satin de leur peau, ont l'air quelque peu embarrassé de
leur rôle, comme aussi ces honnêtes virtuoses qu'un caprice
d'artiste a fait asseoir, dans le fourré, à quelques pas d'elles, pour
exciter leurs ardeurs. Les unes sont trop hardiment nues, les
autres trop correctement couverts; leur association n'est point
préparée. Une fois cette petite surprise des yeux surmontée, il est
juste de reconnaître que M. Roll n'a jamais brossé une grande
toile avec une telle aisance dans l'arrangement général des figures,
avec une entente à la fois si soutenue et si délicate de l'harmonie
et de l'équilibre décoratifs. Il y a des recherches et des trou-
vailles délicieuses de fraîcheurs vives ou furtives, d'accords bril-
lans ou de mystérieuses demi-teintes, soit dans les nudités, soit
dans les étoffes, non moins que dans les verdures et dans les
fleurs. Le groupe même des musiciens, ce groupe trop réel, est
d'un caractère très juste et très saisissant. M. Roll est de ceux à
qui l'on pardonnera toujours beaucoup, parce qu'il est un de ceux
qui, dans la crise actuelle, ont gardé, avec le plus de conviction,
l'amour de la franche nature et de la vie saine, en même temps
que celui de la bonne peinture.
Pas plus que M. Roll, moins que lui encore, MM. Lhermitte et
Friant ne sont des hommes d'imagination. Les excellentes études
d'après nature qu'ils nous donnent depuis longtemps l'un et
l'autre : M. Lhermitte, avec une intelligence plus simple et plus
large des types rustiques, M. Friant, avec une analyse plus
variée et plus fine des types populaires et bourgeois, les ont
placés au meilleur rang, parmi les artistes d'observation. Chargés
650 REVUE DES DEUX MONDES.
tous deux de peindre de vastes panneaux, le premier, pour
l'Hôtel de Ville de Paris, le second, pour celui de Nancy, ils ont,
avec le môme bon sens, compris qu'ils n'avaient point à forcer
leur talent, ni à sortir de leur monde. Il n'y a point de raison
pour qu'une scène contemporaine, habilement présentée sur une
muraille verticale, ne s'y associe à l'entourage architectural aussi
bien qu'une scène historique ou allégorique; il y en a beaucoup
pour qu'un peintre réaliste, habitué à suivre la nature pas à pas,
se donne inutilement bien du mal, pour échouer misérablement,
s'il veut faire, sans préparation, œuvre d'invention et de fantaisie.
M. Friant, en peignant les Jours heureux, s'est efforcé seulement
de généraliser les types et les sentimens qu'il rencontrait autour
de lui; pour la composition comme pour le dessin, il y semble
avoir réussi. Dans le premier compartiment, c'est le printemps,
le ciel frais, la floraison vive et confuse des coquelicots, des bou-
tons d'or, des bleuets dans les prairies verdoyantes; c'est aussi
la fête de la jeunesse, des filles du village qui s'en vont, à travers
champs, babillardes, respirant la joie, accompagnées par les
petits frères et les petites sœurs. Elle sont trois ici, et l'une d'elles
s'arrête, un genou en terre, pour piquer une Heur dans les che-
veux dune enfant qui rit; un gamin à côté, un tout petit, s'es-
crime à arracher de grosses plantes qui lui résistent. Dans le se-
cond compartiment, c'est la saison mûre; sur une pente herbue,
deux fiancés, serrés l'un contre l'autre, regardent, en face deux,
une mère endormant son enfant sur ses genoux; entre les deux
groupes passe, debout comme une pensée mélancolique, droite et
réfléchie, l'aïeule, ridée et desséchée par la vie, tenant à la main
une branche fanée. Les couples heureux ne la regardent pas,
mais elle regarde, elle, le nour"isson qui repose. L'arrangement
est simple, expressif, d'un sentiment délicat, sans visées d'idéal;
tous les types sont des types réels, français, locaux même, et pris
dans la région; le dessin est poussé à fond avec une précision
minutieuse, trop minutieuse, et c'est là le défaut. Ce travail patient
du pinceau est resté pénible, sec, froid, et, malgré tant de qua-
lités, ces deux panneaux, d'un aspect jaunâtre et terne, ne don-
nent qu'à moitié l'impression qu'ils pouvaient produire avec plus
de liberté dans la touche et de chaleur dans l'éclairage.
La lourde tâche qu'il avait à conduire a moins surpris M. Lher-
mitte. Accoutumé déjà à manier les grandes figures, mais dans
des espaces restreints, il n'a pas voulu compliquer sa tâche le
jour où il s'est trouvé devant une surface plus étendue. Il n'a donc
point tenté de chanter sur le mode épique, le Ventre de Paris, et,
devant représenter les Halles à l'heure où les comestibles de
toute espèce et de toutes couleurs s'entassent sur les étaux et sur
LES SALONS DE 1895. 651
les pavés, au milieu du va-et-vient des maraîchers et des piétons,
du brouhaha des revendeuses et des clientes, il s'est contenté de
nous les montrer, telles qu'il les a vues, et que nos descendans
seront sans nul doute enchantés de les revoir. Qu'on pense au
plaisir que nous éprouverions à retrouver ce spectacle tumul-
tueux et réjouissant, traité, avec cette abondance et cette exacti-
tude, par quelque Le Nain au xvne siècle ou quelque Chardin
au xvme! Ce qu'il y avait à craindre pour M. Lhermitte, c'est que
son procédé habituel dépeindre, un peu martelé, un peu grisâtre,
celui d'un homme qui a manié d'abord le crayon et le fusain, ne
semblât triste et maigre en une si grande toile. M. Lhermitte
s'est parfaitement rendu compte de la situation et, avec une vail-
lance soutenue, s'est efforcé de donner à son exécution l'ampleur,
la solidité, la tenue nécessaires. Un reste de papillotage qui trem-
blote encore, çà et là; notamment dans les plis froissés des vête-
mens, y surprend d'autant moins qu'il semble causé par l'agita-
tion des figurans multiples et affairés dans une atmosphère à la
fois lumineuse et poussiéreuse. Tous ces figurans, marchandes
assises et marchandes debout, porteurs et porteuses de paniers, de
bourriches et de hottes, ouvriers et campagnards, cuisinières et
bourgeoises, voyous et sergots, ont été vus d'un œil si sûr, rendus
avec une telle franchise, qu'ils deviennent, pour l'histoire pari-
sienne au xixe siècle, des documens incontestables. Le plus grand
éloge qu'on puisse faire de cette composition agitée et fourmil-
lante, c'est qu'elle ne semble point composée, tant les gens y
semblent bien à leur place et à leurs affaires. Comme les maîtres
de la Renaissance qui signaient leurs panneaux en plaçant leui
propre tète dans quelque encoignure discrète, M. Lhermitte s'est
glissé, à droite, dans la foule, entre un panier de verdure et un
sac de pommes de terre. On ne saurait trouver la hardiesse
excessive. Les Halles sont le morceau le plus exact et le plus
complet qu'ait inspiré, dans les deux Salons, l'étude de la vie po-
pulaire.
La peinture historique monumentale n'a produit qu'une grande
toile, la Muraille, par M. Jean-Paul Laurens, mais c'est une œuvre
puissante et originale. Il y a longtemps que M. Laurens se
promène dans le moyen âge, au milieu des moines, des chevaliers,
des troubadours, avec l'aisance d'un homme qui a retrouvé, par
l'imagination, son milieu originel. Très différent des moyenâgeux
romantiques qui se contentaient le plus souvent d'affubler d'ori-
peaux bizarres les rêves de leur fantaisie, très supérieur aux
moyenâgeux archéologiques qui pastichent, avec froideur, les
miniatures anciennes, M. J.-P. Laurens tient pourtant des premiers
par la passion qu'il apporte en ses résurrections du passé, et des
652 REVUE DES DEUX MONDES.
seconds par ses coutumes studieuses et ses goûts d'exactitude;
il se distingue de tous par la clairvoyance avec laquelle il sait
retrouver, dans les hommes d'aujourd'hui, la survivance des
types et des caractères qui lui sont suggérés par les chroniques et
définis par les œuvres d'art. Dans ses illustrations des Récits mé-
rovingiens, dans ses Emmurés de Carcassonne, dans sa Mort de
sainte Geneviève, combien sont à la fois vieux et modernes,
disparus et vivans, ses soldats féroces, ses serfs abrutis, ses
ecclésiastiques fanatiques! La ville de Toulouse, en lui offrant la
décoration d'une vaste muraille, dans le Capitole, fermant le fond
d'une longue galerie et que l'on verra de loin, lui a fourni l'occa-
sion de prouver la vigueur de son intelligence historique d'une
façon plus complète.
Le sujet est emprunté à la guerre des Albigeois. La ville de
Toulouse, assiégée inutilement une première fois par Simon de
Montfort, a dû se soumettre à la suite d'une défaite sanglante.
Les hommes du Nord l'ont pillée sans pitié et rasée jusqu'au sol.
Les Toulousains, indignés, rappellent leur comte Raymond, se
soulèvent deux fois contre les croisés, les forcent enfin à quitter
la ville. Ce n'est pas tout d'être chez soi, il faut organiser la dé-
fense, relever les murailles, les relever en hâte, et qu'elles
soient hautes et solides. Les capitouls se réunissent et, pour
s'assurer l'appui du ciel, placent « dans la plus haute voûte du
plus haut clocher, entre lampes et candélabres », les reliques de
saint Exupère qui protégera son peuple. Les meilleurs charpen-
tiers sont chargés de dresser dans tous les postes des balistes et
des pierriers. Dans tous les quartiers, des chevaliers, des bour-
geois, des marchands sont désignés pour faire fortifier les postes
et diriger les ouvriers. « Et tous se mettent à l'œuvre, dit Guil-
laume de Tudèle, le menu peuple, les damoiseaux, les damoi-
selles, les dames et les femmes, les jouvenceaux, les jouvencelles
et les petits enfans qui, chantant des ballades et des versets légers,
travaillent aux clôtures, aux fossés, aux ponts, aux barrières,
aux murs, aux escaliers, aux corridors, aux portes, aux salles,
aux embrasures, aux guichets, aux tranchées, aux voûtes... »
Nous abrégeons l'énumération qui montre chez le poète-chro-
niqueur un homme au courant de tous les détails de l'architec-
ture militaire. Ce n'est pas une seule fois d'ailleurs que le moine-
troubadour, dans ses vers colorés et vivans, dont les descriptions
d'une rare précision ont fourni à Viollet-le-Duc les renseigne-
mens les plus exacts et les plus précieux sur l'art militaire au
xme siècle, nous montre toute une population à l'œuvre dans les
mêmes conditions. Au siège de Moissac, au siège de Beaucaire,
de même, pêle-mêle, en chantant, seigneurs et manans, bour-
LES SALONS DE 1893. 653
geois et artisans, grandes dames et fillettes, grimpent sur les
échelles et portent le mortier. L'amoncellement héroïque d'écha-
faudages enchevêtrés, qui envahit tout le bas de la peinture de
M. J.-P. Laurens représente, pour nous comme pour lui, l'une
des occupations les plus caractéristiques des xme et xive siècles ou
plutôt une de leurs passions. Cette passion de la construction,
passion de foi ou de nécessité, passion, en tout cas, universelle
et féconde, a couvert, en deux siècles, notre territoire, non par
centaines, mais par milliers, d'églises, de châteaux forts, de pa-
lais, de manoirs, d'un art puissant et varié, dont quatre siècles
de destruction religieuse, académique, révolutionnaire ou utili-
taire n'ont pu anéantir les imposants débris et les ineffaçables
souvenirs. C'est donc avec la gravité du chanteur épique que le
peintre a fait monter sur ces échafaudages, pour achever le pare-
ment des créneaux et des courtines, pour ajuster sur la tour cor-
nière les traverses ajourées des larges hourds, pour dresser, sur
la plus haute terrasse, le trébuchet gigantesque qui frappera
bientôt le cruel Simon d'une énorme pierre, « à la place où il
fallait », les charpentiers et les maçons, leurs femmes et leurs
filles, travaillant avec enthousiasme, sous la direction des maî-
tres d'œuvre et des sergens des capitouls. Le peintre diffère, en
cela pourtant, du témoin oculaire, que, voyant à distance les
choses d'un regard plus calme et avec un esprit plus démocra-
tique, il est à la fois moins dramatique et moins impartial. Dans
la chronique, nous voyons toujours les nobles, les riches mar-
chands, les dames et damoiselles prendre, avec leurs habits somp-
tueux et bigarrés, une part active à la résistance; il y avait là,
pour un coloriste, des élémens précieux que l'artiste, plus plé-
béien, a cru devoir négliger. D'autre part, c'est presque toujours
sous la menace même de l'ennemi, sous la tombée intermittente
des flèches et des pierres, que ces travailleurs improvisés, chan-
tant et gabant, poursuivaient leur tâche. Or, si l'on n'apercevait,
en l'air, les apparitions des saints patrons portant l'étendard
« Mort à Montfort! », on pourrait croire, ici, que tous ces ouvriers
affairés travaillent sans inquiétude. Mais il n'est pas, nous le
savons, dans le tempérament de M. J.-P. Laurens de développer
les drames ou les tragédies de l'histoire dans leur pleine action ;
contemplateur grave, justicier loyal et ému, il aime mieux nous
faire assister, paisiblement, sincèrement, à leurs préparations ou
à leurs conséquences. C'est ce qu'il a fait pour les Emmurés,
pour le Duc oVEnghien, pour Y Excommunié, etc. Prenons-le
donc, tel qu'il est, et admirons, dans la Muraille, la page d'his-
toire populaire la plus vaste et la plus exacte qu'il ait écrite , en
ce style ferme et sobre, viril et rude, qui lui est bien personnel
654 REVUE DES DEUX MONDES.
et dont on retrouve l'origine dans les maîtres les plus francs et
les plus expressifs du xve siècle florentin. Quelques-uns des ou-
vriers de la muraille toulousaine ont déjà travaillé à la Tour de
Babel du Gampo-Santo de Pise; mais ce n'est pas seulement par
des rencontres d'attitudes et des ressemblances d'ajustemens que
M. J.-P. Laurens rappelle Benozzo Gozzoli, il lui ressemble aussi
par certains traits de simplicité et de noblesse qui ne sont pas
indignes de son illustre prédécesseur et auxquels il ajoute des
préoccupations d'exactitude historique et de sympathie humaine
qui lui donnent la marque de son temps et de son pays.
C'était une grave besogne qu'on avait imposée à M. Ehrmann
en lui disant de représenter à la Bibliothèque Nationale, sur un
seul panneau, les Lettres, les Sciences, les Arts du moyen âge,
tout un monde, et quel monde, si divers et si majestueux ! M. Ehr-
mann a fait des sacrifices. En réalité , dans sa composition
habilement disposée, les grands rôles, au centre, ne sont joués
que par les seuls historiens français, Froissart, le jeune et alerte
coureur de tournois et de fêtes, Juvénal des Ursins, le grave
chroniqueur des années sanglantes, l'un en gai costume de da-
moiseau, l'autre en somptueuse robe de brocart (deux figures
très réussies), Villehardouin, Joinville, Commines, ceux-ci moins
bien caractérisés, ou un peu sacrifiés. Dans une salle de la Biblio-
thèque, que les écrivains tiennent le premier rang, rien de mieux.
Mais pourquoi n'avoir pas mis, à côté des chroniqueurs, en figures
parlantes, quelques-uns de nos grands trouvères ou de nos grands
docteurs? Les types ne manquaient pas. Les deux poètes, très vi-
sibles au premier plan, sont Dante et Pétrarque, qui ne sont pas
français, et dont l'un est l'initiateur de la Renaissance. En réalitér
M. Ehrmann, qui, par toutes ses études et ses travaux antérieurs,
est un homme de la Renaissance, n'a pu voir le moyen âge qu'en
artiste de la Renaissance. Ce sont les personnages confinant à la
Renaissance, les plus extériorisés et les mieux habillés, qu'il repré-
sente le mieux. Ses habitudes d'esprit, en vérité, répugnent même
tellement aux formes en usage pendant la période qu'il devait
symboliser, il est si peu converti aux grandeurs de l'art ogival,
qu'ayant à mettre un fond derrière ces historiens qui, depuis Vil-
lehardouin jusqu'à Commines, n'ont connu que les formes go-
thiques, il développe un portail cintré, antérieur à la grande
évolution nationale, le portail roman. Ces observations n'en-
lèvent rien au mérite intrinsèque de la composition de M. Eh-
rmann. Nous les faisons seulement pour indiquer en quoi diffè-
rent, sur ce point, les tendances de la génération précédente et
les tendances de la génération nouvelle que des communications
plus précises et plus fréquentes avec les monumens des différens
LES SALONS DE 1895. 655
âges et des différentes races poussent à des analyses plus intimes
de leurs caractères et de leurs âmes.
Il nous répugne fort, d'ailleurs, quelque talent qu'on y mette,
de voir, en revanche, la curiosité des peintres ouvrir uniquement
les chroniques pour en extraire des anecdotes scabreuses, comme
si les journaux judiciaires ou fantaisistes ne suffisaient pas à
fournir leur pâture quotidienne aux imaginations salies ou blasées.
La Maria de Padilla (maîtresse de Pierre le Cruel) nous donne une
étonnante idée des mœurs de l'Espagne au xivc siècle. « La chro-
nique rapporte que, lorsque la belle favorite se baignait, il était
d'usage que le roi et ses courtisans vinssent lui tenir compagnie.
La galanterie suprême voulait alors que les cavaliers bussent de
l'eau du bain des dames. » Telle est la galanterie suprême que
M. Gervais a cru devoir immortaliser, non pas heureusement dans
les proportions colossales qu'il avait données, l'an dernier, à ses
trois honnêtes dames du Jugement de Paris , mais dans des dimen-
sions encore excessives. En se resserrant un peu, l'habileté du
peintre, dont l'œil est très sensible, mais qui saisit mieux les
détails que l'ensemble et les subtilités de la lumière que sa juste
distribution, est aussi devenue plus appréciable ; elle gagnerait à
se restreindre plus encore, surtout en des sujets de si petit vol
et qui ne méritent point l'honneur qui leur est fait.
C'est, en général, il faut le reconnaître, un genre d'émotions
plus pures que cherchent dans l'histoire ceux qui s'adressent à
elle pour raviver ou entretenir leur rêve. Jeanne d'Arc, comme
d'habitude, apparaît en de nombreuses toiles, sinon toujours
réalisée avec une suffisante poésie, toujours du moins appelée
d'un cœur ému et scrupuleusement respectée. La Vocation de
Jeanne d'Arc, par M. Azambre, la Jeanne d'Arc à Compté g ne, par
M. Marcel Pille, la Jeanne d'Arc entendant ses voix, de M. Bonnefoy ,
ne sont pas sans mérite. M. Sautai nous montre Saint Geoffroy,
évêque d'Amiens, à la Grande-Chartreuse, avec ce sentiment
recueilli des attitudes monastiques et des architectures claustrales
qui lui est particulier. Il y a progrès marqué, pour la précision
du dessin et la réalisation des types rêvés, dans les Fiançailles
de M. Charrier, et Y Adieu par M. Bussières. M. de Richemont
a traité, avec sa distinction accoutumée, la Légende de Sainte Not-
burge. Aux Champs-Elysées, où se trouvent toutes ces composi-
tions, on peut voir encore, dans les salles des dessins, aquarelles
et pastels, outre un projet de décoration sur la Vie de Jeanne
d'Arc par M. J.-P. Laurens, une grande aquarelle, visiblement
inspirée des maîtres du xve siècle, mais qui est un début à si-
gnaler, le Sommeil de la Vierge, par MUe Sonrel.
Dans le même salon quelques grands tableaux religieux, dus
656 REVUE DES DEUX MONDES.
à des peintres connus, ne renouvellent pas, néanmoins, avec assez
d'autorité ni d'originalité des sujets rebattus pour que l'imagi-
nation en reste frappée. Le plus important, Jésus descendant aux
limbes, par M. Léon Glaize, montre, dans le faire du peintre, un
assouplissement remarquable; quelques-unes des nudités bi-
bliques qui s'y agitent sont des morceaux d'étude excellens;
peut-être fallait-il moins de torses et plus d'émotion religieuse.
La légende antique est représentée par deux épisodes nouveaux
de cette longue histoire dos vestales pour lesquelles M. Hector
Le Roux garde, avec une surprenante fidélité, le culte de sa jeu-
nesse. Un grand tableau représente le Tirage au sort d'une nou-
velle vestale, un tout petit le suicide de Lanuzia, qui, pour n'être
pas enterrée vive, se précipite du haut de sa maison. C'est dans
le petit que le peintre a le plus délicatement exprimé son senti-
ment particulier de Fart antique. Au milieu de toutes ces fan-
taisies historiques et religieuses il faut pourtant remarquer quatre
morceaux d'une exécution très personnelle et très soignée où se
retrouvent les meilleures qualités de leurs auteurs, le Sommeil de
TEnfant Jésus, par M. Hébert, dans lequel l'expression poétique
est réalisée par un jeu plus compliqué et plus délicat que jamais
des lumières caressantes et des ombres mystérieuses ; la Vérité
dans le puits, tuée par les menteurs et les histrions, de M. Gérome,
allégorie vague pour la conception, mais d'une précision raffinée
pour l'exécution; les Baigneuses, de M. Fantin-Latour, dont le
charme procède à la fois de Prud'hon, du Corrège et de Venise;
enfin, la grande toile de M. Roybet, la Sarabande, dans laquelle cet
imperturbable praticien combine, avec une tranquille bravoure,
les souvenirs de Velasquez, de Cornelis de Vos, de Frans Hais et
de Van Dyck.
Au Champ-de-Mars, où l'histoire n'est point en honneur et où
la fantaisie ne se donne point carrière autant qu'on pourrait
croire, l'imagination ne joue presque aucun rôle. On trouve bien
le désir d'en montrer dans les Quatre Saisons et dans Y Apothéose
de Watteau, par M. Latouche, mais des agitations hasardeuses de
figures incertaines, à travers des formes décomposées, dans des
lumières mal définies, ne suffisent pas, même avec de l'entrain et
de l'habileté, a donner un aspect décoratif ni à communiquer
une impression poétique. Le Moïse et la Source de Sainte-Claire,
par M. Lagarde, d'une tonalité bien soutenue et d'un sentiment
délicat, rentrent plutôt dans la catégorie des paysages historiques.
La scène de massacre à Constantinople , au IVe siècle, par M. Fran-
çois Lafon, contient quelques bons morceaux en style scolaire;
les Funérailles de Pierre le Vénérable, par M. Georges Claude,
sont traitées avec un sens juste de l'époque. La grande compo-
LES SALONS DE 1895. 657
sitionde M. Weerts, Pour la patrie et pour /' liumanité, qui ne peut
faire oublier ses petits portraits, montre un effort estimable;
mais tout cela ne dépasse pas le niveau de ce qu'on voit, en
plus grand nombre, aux Champs-Elysées.
II
L'imagination, en somme, joue un rôle assez restreint dans
la production française. Les facultés d'observation chez nos pein-
tres sont plus développées. Les deux manières de voir qui, à
courte distance, se sont succédé dans les ateliers et dans les expo-
sitions, celle d'un réalisme complet, poussant l'exactitude jus-
qu'à la brutalité, la cherchant de préférence dans les milieux
vulgaires, puis celle d'un impressionnisme excessif, sacrifiant
toutes les formes aux jeux subtils de la lumière, mais poursui-
vant l'analyse de cette lumière dans les milieux les plus di-
vers, auront également contribué à enrichir ces facultés si l'on
sait profiter, à temps et sans exclusion, des résultats acquis. Les
portraits, les scènes de mœurs rustiques, familières, mondaines,
les paysages, tiennent toujours la plus grande place, la meilleure,
tant aux Champs-Elysées qu'au Champ-de-Mars, et, parmi ces
innombrables ouvrages, où le talent s'éparpille en nuances in-
finies, quelques-uns joignent, à un juste esprit d'observation,
des mérites techniques assez sérieux et, parfois même, des qualités
poétiques d'un ordre assez élevé.
Les portraitistes, comme les traducteurs, se divisent en plu-
sieurs classes, les sincères et les exacts, les flatteurs, les infidèles,
les traîtres. Il arrive de temps en temps que, suivant l'occasion, le
jour qu'il fait, ou par caprice, le même peintre saute d'une classe
à l'autre. En général, néanmoins, comme c'est question de tem-
pérament plus que de volonté, d'habitude plus que de réflexion,
l'homme exact reste toujours exact, l'infidèle demeure infidèle.
L'infidélité, d'ailleurs, en cette matière, n'est pas toujours un
crime; c'est parfois une vertu, lorsque le modèle est insignifiant
et que le peintre est un grand artiste. On pourrait citer, dans le
passé comme dans le présent, nombre de portraitistes qui durent
leur vogue, comme leur mérite, à leurs habitudes de savans ou
poétiques mensonges. Est-il bien certain que nos pompeux metteurs
en scène du xine siècle, nos aimables habilleurs ou déshabilleurs
du xvme siècle, Rigaud, Largillière, Nattier, Boucher e tutti
quanti, nous aient toujours bien scrupuleusement rendu les im-
perfections ou même l'individualité de leurs nobles cliens?
Fromentin a justement remarqué que l'ardent Rubens lui-même
ne pouvait toujours inspirer une confiance extrême. Ce qui n'em-
tome cxxix. - 1895. 42
G58 REVUE DES DEUX MONDES.
pêche la plus hâtive de ses esquisses de nous sauter joyeusement
aux yeux, non seulement comme une chaude fusée de couleurs
vives et douces, mais de nous jeter encore dans l'esprit, sur le
caractère extérieur et intérieur de ses contemporains, des lu-
mières plus certaines que ne fait tel ou tel crayon, telle ou telle
gravure d'une exécution attentive et minutieuse, offrant toutes
les garanties extérieures d'une honnête ressemblance. Cette sorte
d'infidélité, qui est pratiquée, sciemment ou involontairement,
par tous les artistes quelque peu personnels et bien doués, n'im-
plique nullement de leur part l'absence de sincérité, bien au
contraire; c'est, aussi souvent, la preuve de leur spontanéité, de
leur intelligence, de leur lucidité. S'ils ne montrent pas dans un
visage tout ce que le premier venu peut y voir, ils en font jaillir
autre chose de plus particulier et de mieux défini, quelque chose
qui s'y trouve , mais qu'on n'avait point dégagé. Les peintres ,
dans une certaine mesure, ont donc le droit d'être infidèles; on
leur accorde moins facilement d'être flatteurs par cupidité ou
traîtres par sottise.
Le profil pâle, noble, réfléchi de Mmc F. D... par M. Henner,
est-il d'une ressemblance matérielle qui satisferait un photo-
graphe? Je n'en sais rien, je n'ai pas besoin de le savoir. Quand
j'ai longuement, avec délices, savouré la douceur puissante de
cette admirable enveloppe de peinture sous laquelle il se pré-
sente, la souplesse et la fermeté de ces carnations délicates, la
décision tranquille de ces traits bien marqués sous une appa-
rence fuyante, les nuances infinies et tendres par lesquelles ces
deux taches uniques, le blanc du visage et le noir du chapeau
et de la robe, s'associent pour exprimer, à la fois, un grand deuil
et une grande résignation, je n'éprouve nul doute sur le carac-
tère intime de la personne représentée. L'artiste a été au delà
de ce qu'on voit, il a exprimé ce qu'on ne voit pas ; il a fait une
œuvre décisive et complète ; que demander de plus ? C'est par
des portraits de cette valeur, déjà nombreux dans son œuvre,
que M. Henner restera, dans l'avenir, un des représentans les plus
inattaquables de notre école moderne.
L'interprétation de la réalité est moins hardie chez M. Paul
Dubois, plus violente chez M. Bonnat, mais combien, chez ces
deux maîtres encore, elle est personnelle et consciencieuse, péné-
trante et intellectuelle, en même temps que caressante ou ré-
solue! Les scrupules, hésitations, repentirs qui agitent et font
vivre un artiste inquiet de perfections ne quittent pas plus M. Paul
Dubois quand il peint que lorsqu'il sculpte. Le beau portrait de
Mme L. À..., n'a rien, dans son exécution savante et patiente, des
virtuosités tapageuses par lesquelles tel ou tel de ses voisins attire
LES SALONS DE 1893. 659
violemment les yeux. Une dame d'âge déjà mûr, toute droite,
de face, la tête nue, les mains pendantes, en robe noire sur un
fond neutre, sans autre note claire que le jaune de ses longs gants
de Suède, il n'y a pas là de quoi arrêter la foule ! Physionomie,
attitude, toilette, recherches des modelés et des nuances, tout est
discret et modeste dans cette peinture singulièrement distinguée,
dont le charme sérieux vous pénètre à mesure que vous y pé-
nétrez davantage; c'est précisément ce qui en fait le prix.
M. Bonnat, le franc et vigoureux Bonnat, apparaît comme un
brutal à côté du timide Dubois. Il semble qu'exaspéré par toutes
les mollesses et lâchetés des pinceaux fin de siècle, ce vaillant
ouvrier tienne de plus en plus à faire montre de son bel outil vis-
à-vis de tous ces embrasseurs de nuées grises, qu'un corps bien
vivant épouvante et qu'aveugle un éclat de couleur. Que son mo-
dèle soit un chef d'Etal, M. Félix Faure, président de la Répu-
blique, ou une femme du monde, Mme la comtesse L. M..., il
l'installe devant lui, sans hésitation, sans précautions, sous une
chute de lumière, directe et nette, qui accentue, avec une fran-
chise implacable, toutes les saillies et rentrées de la forme, toutes
les crudités et vivacités de la couleur. La franchise est un peu vive
parfois, et ce n'est point ainsi qu'en usent, à l'ordinaire, les por-
traitistes à la mode ni les portraitistes officiels parce que leur
clientèle, mâle ou féminine, se soucie peu de l'affronter; c'est
cette franchise pourtant qui assure à M. Bonnat l'admiration et la
confiance des hommes sans vanités et des femmes sans coquette-
rie, de ceux qui sont décidés à se montrer tels qu'ils sont et non
tels qu'ils voudraient être. Je m'imagine que, dans l'antiquité ou
au moyen âge, de loin, dans la pénombre des temples ou des
églises, les statues de marbre ou de bois, rudement taillées par
les sincères imagiers d'Egineou de Chartres, fraîchement enduites
de couleurs voyantes, devaient produire sur les yeux un effet de
même nature que les figures de M. Bonnat dans leurs fonds
brouillés. Même énergique saillie dans les formes, même simpli-
cité grave dans les attitudes, même audacieux éclat dans l'appli-
cation des tons purs, même aspect de réalités vivantes et pal-
pables allant jusqu'au trompe-l'œil. Pour les uns comme pour les
autres, une certaine caresse du temps n'est pas inutile, mais aussi,
n'ont-ils pas à la craindre. Que la poussière de quelques années
tombe sur la robe jaune de Mme L. M..., sur le cordon rouge et le
plastron blanc de M. Félix Faure, on ne pourra que s'en réjouir,
car, en même temps que ces accessoires reprendront un rôle plus
modeste, les véritables beautés des figures mêmes s'accentueront
dans le calme croissant de l'entourage. Le visage un peu fatigué,
sérieux et bienveillant, résolu et simple du Président, comme le
660 REVUE DES DEUX MONDES.
visage frais et délicat, avec dos regards si doux et si fins, de la
grande dame, n'en apparaîtront que mieux, de plus en plus clairs
et parlans, et sembleront à la postérité ce qu'ils nous semblent être
déjà, les traductions les plus sincères et les plus fermes qu'on ait
osé faire de nos contemporains.
Aux Champs-Elysées, sauf de rares exceptions, c'est dans le
même esprit que MM. Henner, Dubois, Bonnat, c'est-à-dire par la
précision du dessin, la simplicité de la pose, la sobriété du coloris,
que les portraitistes cherchent à nous retenir. Le portrait de M. Am-
broise Thomas par M. Baschet est d'une belle tenue, d'une impres-
sion grave et juste, d'une exécution simple et ferme. Deux portraits
d'hommes par M. Morot ont un accent de vie et de vérité qui
attire tous les yeux. Plusieurs artistes, non des moindres, pensant
au Louvre ou à leur famille, se présentent eux-mêmes au public;
on doit croire qu'ils l'ont fait en bons termes. Le Portrait de Bou-
guereau par lui-même est un de ses bons morceaux, un de
ceux que ce maître caressant a le plus heureusement caressés.
On regarde aussi avec intérêt ceux de M. Jules Breton et de M. de
Winter, qui sont dans le même cas. Il serait difficile, dans ce genre
d'ouvrages, de signaler tous les bons morceaux sur lesquels l'œil
s'arrête avec plaisir. On ne peut que mentionner, parmi les images
viriles, celles qu'ont signées MM. Joseph Aubert [Cardinal Bi-
chard), Louis-Edmond Fournier (M. François Coppée), Bordes
(M. Paul Cambori), Morisset, Weber,etc. parmi les figures fémi-
nines, portraits ou fantaisies, celles qui sont dues à MM. Jules
Lefebvre, Benjamin-Constant, Doucet, Wencker, Axilette, R. Col-
lin, Ilumbert, Maxence, Aviat, MUe Juana Romani, etc. Les
portraits de Leurs A liesses Boy aies le Prince de Galles et le Duc de
Connaught, par M. Détaille, sont une œuvre de plus haute portée. Le
prince et son fils, à cheval, de grandeur naturelle , se présentent pres-
que de face ; le prince montre à son fils quelque chose sur la droite,
du côté où, dans l'éloignement, s'avancent, alignés, les régimens
écossais. Le dessinateur précis et sûr semble avoir pris plaisir à
accumuler les difficultés d'attitudes et de raccourcis, pour montrer
avec quelle aisance il les savait vaincre. Après ces images prin-
cières, l'ensemble de portraits qui attire le plus la curiosité de la
foule est la réunion d'hommes de lettres dans un jardin, à Ville-
dAvray, chez M. Alphonse Lemerre, leur éditeur. On s'y montre
les visages fort ressemblons de MM. Sully Prudhomme, André
Theuriet, Jules Breton, F. Coppée, de Heredia, Bourget, Hervieu,
Dorchain et quelques autres habitués d'une maison hospitalière aux
poètes depuis tantôt trente ans, autour de leur ami et maître, Le-
conte de Lisle. Depuis que le peintre, M. Paul Chabas, a esquissé
cette scène amicale, la Mort, hélas ! a traversé cet abri de feuillage ;
LES SALONS DE 1895. G61
Leconte de Lisle a suivi la pâle messagère comme Fa suivie aussi
l'hôtesse bienveillante qu'on voyait assise, près de ses invités, et
il semble qu'un voile de tristesse soit tombé, en même temps, sur
ces visages des rimeurs que le peintre avait vus plus gais et sur
ces verdures assombries qu'il avait rêvées plus ensoleillées. Les
portraitistes ordinaires du Champ-de-Mars y ont aussi reparu
avec quelques excellens spécimens de leur manière, comme le
Puvis de Chavannes, par M. Desboutin, le Portrait de MUe J. L...
et un Petit Portait par M. Aman- Jean, plusieurs portraits de Dames
et Jeunes filles, par M. Blanche, celui de Mme X... et de ses enfants
par M. Dubufe, etc.
L'observation des types contemporains n'est intéressante que
lorsqu'elle aboutit à une véritable œuvre d'art dont l'intérêt ré-
sulte d'abord d'un attrait pittoresque ou plastique qui en accentue
et en individualise l'exactitude ou l'originalité. Pour un véritable
peintre, il n'est rien, d'ailleurs, dans la vie courante qui ne puisse
lui offrir l'occasion de montrer son propre génie, par la seule
façon dont il voit les choses se mouvoir dans l'infinie variété des
actions lumineuses. Si, par surcroit, il sent vivement la tristesse
ou la gaîté de ces choses, c'est par cette action de la lumière qu'il
déterminera son émotion et qu'il la fera passer en nous. Voici deux
scènes d'hôpital, l'une aux Champs-Elysées, par M. Brouillet, le
Vaccin du croup à l'hôpital Trousseau, l'autre au Champ-de-Mars,
V Heure de la tetéc des enfants débiles à la Maternité, par M. Duez.
Comme tous deux sont des peintres, M. Brouillet, dans sa toile
encore un peu grande, mais habilement disposée, M. Duez, dans
sa composition plus ramassée, nous disent également ce qu'ils
veulent dire par des accords divers et délicats de toutes sortes de
blancheurs : blancheurs des murs, des rideaux, des draps, des
tabliers, des robes, combinées avec les taches rosées ou brunâtres
des carnations, visages, poitrines et mains. Il suffit de cette simple
orchestration des blancs, plus sourde et plus calme à l'hôpital
Trousseau, pour donner une gravité touchante aux opérateurs et
aux infirmiers qui regardent avec anxiété le petit malade, tandis
que, plus vive et plus montée, elle répand, à la Maternité, sur
cette troupe de nounous offrant leurs doubles mamelles à une
ribambelle de petits citadins affamés comme Gargantua, je ne
sais quel air d'allégresse salubre tout à fait réjouissante. On a le
droit de mettre de la bonne humeur dans sa peinture quand la
peinture s'en imprègne de telle façon.
Quel art admirable que celui qui peut tout dire par la seule
combinaison, l'association ou l'opposition des innombrables ac-
centuations ou dégradations de la couleur! A vrai dire, à aucune
époque on n'a eu, ce semble, autant qu'aujourd'hui, une con-
662 REVUE DES DEUX MONDES.
science si vive des jouissances que peuvent donner à l'œil et à
l'esprit ces sortes de sensations, et l'on n'a jamais cherché ces
jouissances de plus de côtés à la fois, par des analyses plus va-
riées et plus subtiles. Il y a vraiment plaisir, une fois qu'on s'est
résolu de ne plus demander aux peintres ni des inventions poé-
tiques, ni des compositions réfléchies, à se promener, presque au
hasard, dans les deux Salons, car on y trouve, à chaque pas, une
quantité d'impressions vives ou raffinées, d'observations naïves
ou subtiles, qui n'ont tout juste, il est vrai, que la valeur d'indi-
cations, mais qui sont instructives, sous ce rapport, ou amusantes.
M. Dagnan, lui, n'est pas de ces improvisateurs qui perdent,
par ignorance ou par paresse, l'occasion de faire un chef-d'œuvre.
Son petit tableau du Lavoir, où quelques paysannes bretonnes
bavardent, arrêtées sous une voûte, est un vrai régal d'amateurs.
Pourquoi ? Parce que tout y est juste, vu et senti en peintre, l'atti-
tude des femmes, la couleur des vetemens, l'humidité du lieu,
sa pénombre, et sa tristesse, et le contraste de cette froideur du
dedans avec l'air chaud qu'on sent au dehors, et que tout cela
est dit simplement, complètement, finement, par un peintre qui
joue avec suret»'1 des couleurs de sa palette comme un écrivain
exercé joue des mots de son vocabulaire. C'est ainsi que parlaient
les consciencieux et bons Hollandais, les Pieter de Hooghe, les
Ter Boroh, les Metzu, et M. Dagnan est de la famille. M. Lobre, au
Champ-de-Mars, M. Lomont aux Champs-Elysées sont aussi de
cette lignée; ils procèdent de ces maîtres exquis par leur entente
délicate de la lumière recueillie à l'intérieur des maisons, cette
lumière amie, souvent furtive, parfois brouillée, qui promène
avec elle notre rêve, dans notre chambre de travail ou de repos,
d'un bouquet qu'elle caresse à un portrait qu'elle ravive, d'un
livre oublié à un ami qui entre. Et comme ils ont raison de s'en
tenir à des cadres modestes qui conviennent si bien aux confi-
dences intimes ! M. Lomont aurait-il la malheureuse ambition
de s'agrandir? La silhouette un peu sèche qui noircit le premier
plan de son Lied, dont le fond d'appartement est si délicat, pourrait
nous le faire craindre. La petite fille même qui écrit sa Lettre
aurait pu être plus petite: n'importe, telle qu'elle est, elle est
charmante, si appliquée, si attentive! Quant à M. Lobre, son
Intérieur avec une vieille dame en noir et une jeune fille en blanc,
et son autre Intérieur, garni de meubles surannés avec une statue
de Frédéric le Grand, sont vraiment des modèles du genre.
L'école des vaporisa us dont M. Carrière n'est pas l'inventeur,
mais dont il est devenu le chef par son talent, donne quelquefois
des émotions délicieuses. De ce que M. Carrière est celui qui va-
porise le plus et qui vaporise à outrance au point de ne plus être
LES SALONS DE 1895. 663
visible que pour certains initiés, il ne s'ensuit pas qu'il soit pour-
tant le seul à comprendre la valeur expressive des demi-teintes
délicatement dégradées et fondues dans les ombres environnantes.
Depuis Léonard, Gorrège, Rembrandt, Prud'hon, la science n'en a
jamais été perdue. Il y a toujours eu des praticiens délicats qui
se sont plu à envelopper, adoucir, dégrader les formes pour en
faire mieux sentir la souplesse et la sensibilité; mais ils n'avaient
jamais songé à les faire absolument disparaître. La disparition, il
est vrai, supprime toute discussion, et il devint, en effet, difficile
de se chamailler sur le plus ou moins d'exactitude dans les types,
le plus ou le moins d'expression dans les physionomies que
peuvent montrer les braves gens, penchant leurs tètes, du haut
du paradis, dans le Théâtre populaire de M. Carrière, puisque la
plupart n'apparaissent, au-dessus du trou noir, qu'à l'état de
flocons blanchâtres, comme ces lambeaux de nuées traînant sur
l'horizon dans lesquels une imagination naïve voit tout ce qu'elle
veut. MM. Berton, Tournés, Bréauté, plus retenus, sinon plus
subtils et plus expressifs, nous semblent mieux rester dans
les limites du possible, les deux derniers surtout. La Première
Communiante de M. Tournés, apparaissant, à travers une porte,
toute blanche, au fond d'un appartement, a été, pour lui, l'occa-
sion de montrer qu'il savait appliquer son goût des analyses
lumineuses à des sujets plus compliqués que des dos et des
épaules de femmes à leur toilette. C'est à comparer, pour la dis-
crétion et le charme, avec les intérieurs de MM. Lobre etLomont.
Il y a plus que de la grâce, il y a de l'émotion dans cette Veillée
de M. Bréanté où l'on voit une couturière et sa fille, sous une
lampe qui brûle depuis longtemps, au milieu du chiffonnement
des étoffes légères, tombant de sommeil et de fatigue, devant
la robe de bal qu'il faut livrer le lendemain et qui assurera le pain
de la journée. M. Berton se laisse plus troubler par M. Carrière,
qu'il avait pourtant devancé, mais il reste encore de la grâce et
du charme dans ses visions trop promptes à s'évanouir.
Au sortir de ces brumes délicates, quelques éclats de soleil,
même un peu vifs, ne sont pas à craindre ; on les cherche même
volontiers, et l'on est heureux de rencontrer la bande, de plus en
plus alerte et nombreuse, des Algériens et des Egyptiens, qui nous
rapportent de là-bas des impressions parfois éblouissantes et
aveuglantes, souvent nouvelles, toujours joyeuses! Au Champ-
de-Mars, c'est M. Dinet, avec ses études pétillantes et ardentes,
parfois très complètes et décidées, comme son Africaine, en robe
rouge, traversant, sous une lumière furieuse, un ravin pierreux :
L'air était embrasé, le sol ardent et rouge comme des rubis. Et la
verve chaleureuse et nette de l'exécution ne fait pas mentir le titre.
664 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est M. Besnard, avec ses esquisses aventureuses, emportées et
brûlantes, de femmes hardies et fardées. Ce sont MM. Girardet et
Girardot, l'un avec plus de précision, l'autre avec plus de finesse.
Aux Champs-Elysées, c'est M. Gérome, qui, comme d'habitude, ne
nous laisse plus rien à chercher, nous imposant, avec sa maîtrise
patiente et soutenue, l'autorité d'une vision à qui rien n'échappe,
dans la Prière dans la Mosquée Caïd-Bey; c'est M. Bompart qui,
venant d'Afrique, rencontre à Venise M. Saint-Germer, l'un de
ceux qui comprennent le mieux la poésie des marbres brûlés et
dorés se reflétant dans l'eau sombre des canaux endormis [la Con-
frérie de Saint-Marc, à Venise).
Il n'est pas permis à tous d'aller à Corinthe, Alger, Thèbes,
ni môme Venise. Nos ciels troublés, nos rues fangeuses, nos ver-
dures grises, nos mers assombries suffisent d'ailleurs largement
à renouveler le talent des peintres qui savent les voir et les aimer.
Nos marins, nos paysans, nos ouvriers, avec leurs types éner-
giques et francs, sont même bien plus faits pour nous émouvoir
que des Bédouins de passage ou des Italiennes d'aventure. C'est
naturellement sur des tons moins éclatans, par des accords plus
graves de gris et de noirs, que leurs peintres nous racontent
leurs travaux et leurs misères. La vie maritime, comme toujours,
a inspiré quelques bonnes toiles dramatiques, Y Abandonné (un
marin tombé à la mer, qu'on ne peut sauver, que le prêtre bénit
du haut du navire emporté) , par M. Couturier, au Champ-de-Mars ;
la Stella maris (la Vierge apparaissant aux naufragés), par
Mme Virginie Demont-Breton, aux Champs-Elysées. On a vrai-
ment le cœur serré devant les Pauvres gens de M. Troncy, tant
leur résignation navrée, en faisant queue dans l'attente d'une dis-
tribution de vivres, est simplement exprimée. Le travail des
champs et des villes trouve toujours des narrateurs sincères,
émus ou exacts dans MM. Jules Breton, Adan, Tattegrain, Ha-
quette, Laugée, etc. , auxquels il faut joindre : aux Champs-Elysées,
Mme Duhem, MM. Léon Gïflard, Adler, Junès; au Champ-de-Mars,
MM. Moutte, Charles Meissonier, Muenier, L. Gros, Lahayc,
David-Nillet, etc.
La vraie force, dans les deux Salons, des artistes qui étudient les
campagnards ou les citadins, c'est d'être, en même temps, presque
tous, d'habiles et sincères paysagistes, ne séparant pas les gens de
leur entourage naturel, les regardant toujours sous leur vraie lu-
mière. Ce sont ces habitudes, prises depuis une vingtaine d'années,
qui contribuent le plus heureusement à varier et animer ce qu'on
appelait autrefois la peinture de genre dont la monotonie et la
froideur tenaient en grande partie à l'emploi trop fréquent du mo-
dèle et du mannequin dans l'atelier. S'il n'y a guère de peintres de
LES SALONS DE 1895. G65
genre qui ne soient paysagistes, en revanche, il y a encore bien des
paysagistes qui ne sont pas peintres de figures. C'est même un des
signes de notre temps que la nature extérieure, toute seule, sans
la présence de l'homme, suffit à nous intéresser et à nous émou-
voir. Les plus beaux paysages de cette année, les plus caïmans
ou les plus expressifs, sont aussi des paysages nus et déserts,
sinon silencieux, et dans lesquels nul passant ne vient troubler
le rêve où il a plu à l'artiste de nous l'aire entrer. Il en est de
charmans, parmi ces paysages, il en est aussi de beaux; je comp-
terais parmi les beaux, et les très beaux: aux Champs-Elysées,
les Bords de la Sèvre nantaise à Clisson, par M. Harpignies qui
n'a jamais donné une plus ferme allure à ses robustes arbres, ni
une clarté plus sereine et plus profonde à son ciel reposé ; au
Champ-de-Mars, deux ou trois toiles de M. Cazin qui sont des
chefs-d'œuvre pour la douceur pénétrante de l'impression et la
délicate perfection de l'exécution. Quant aux charmans, aux inté-
ressans, soit par la sincérité de l'exécution, soit par l'exactitude
de la représentation, quelquefois par les deux qualités à la fois,
ils sont presque innombrables. Les dimensions ne font rien à
l'affaire, ou plutôt ceux qui savent s'enfermer en de petits cadres
ont toute chance d'y mieux concentrer et fixer leurs sensations.
Que gagneraient, par exemple, ces exquis notateurs de nuances
lumineuses, l'un dans le clair, le vif, le gai, l'autre dans le gris
et le mélancolique, M. Boudin, l'explorateur des côtes ensoleillées,
de Provence en hiver et de Normandie en été, M. Billotte, le
contemplateur des banlieues misérables aux lueurs crépusculaires,
à délayer leurs aimables confidences dans de plus grands vases?
M. Victor Binet, M. Barau, M. Iwill, dont la sensibilité est très
aiguisée, la vision délicate, la facture minutieuse, un peu pointillée,
martelée ou flottante, ne montrent-ils pas mieux leur originalité
quand ils ont la prudence de la contenir? Un de leurs aînés,
M. Damoye, qui, trop souvent, avait dispersé, dans de grandes
toiles pétillantes mais un peu vides, un esprit d'observateur et un
sentiment de coloriste très remarquables, s'est réduit, cette année,
à de plus sages proportions ; voit-on que cela lui ait porté malheur?
Qui sait si les panoramas provençaux de MM. Montenard et Dau-
phin, toujours si brillamment ensoleillés, mais souvent flottans
comme des fragmens de décor, ne prendraient pas plus de soli-
dité et de chaleur en se ramassant un peu?
La folie des vastes toiles, si dangereuses et si inutiles, à moins
d'une destination spéciale et décorative, pour les paysagistes, paraît
donc enrayée. C'est déjà bien beau de savoir remplir, d'un bout
à l'autre, sans y laisser trop de vides pour l'œil et trop d'incer-
titudes pour le souvenir, des cadres d'un ou deux mètres carrés,
666 REVUE DES DEUX MONDES.
la plus grande dimension des Poussin et des Lorrain, comme on
le fait encore, assez fréquemment, aux Champs-Elysées. Aller au
delà, n'est que présomption ou folie. Les études les plus serrées et les
plus complètes, comme celles, par exemple de M. Zuber (Dormoir
dupâtitrage, à Winckel) , de M. Emile Michel [la Forêt en automne),
de M. Pierre Bal lue [Vieux noyers dans le ravin de Rezens), de
M. Simonnet [Lever de lune et les Foins) ne dépassent point ces
mesures et semblent bien assez grandes. Lorsque le paysage
devient décoratif, comme ceux de M. Leliepvre, ou qu'il s'emplit
d'animaux robustes et bien vivans, comme ceux de MM. Barillot
[Embarquement de bestiaux), Vuillefroy, Vayson, Marais, etc., il
va de soi qu'il peut s'étendre, mais pas trop cependant. Un
maître, un vrai maître, M. Vollon, nous montre une fois de
plus ce qu'un peintre d'oeil sensible et de main exercée peut
renfermer de sensations vives et fines, de joie pour la vue, de
calme pour l'esprit, dans un tout petit cadre. Son Intérieur de
l'église de Saint-Prix , qui fait penser, aux meilleurs peintres hol-
landais d'architecture, à E. de Witte et à Hœckgeest, avec un
grouillement coloré de figurines tout français et tout moderne,
est une œuvre hors ligne, ainsi que son Coin de cuisine. Tant il
est vrai que la bonne peinture transfigure et idéalise tout, même
un pot de terre !
III
Les peintres étrangers, nous l'avons dit, abondent dans les
deux Salons. On en compte, aux Champs-Elysées, 300 sur
1 453 exposans, au Champ-de-Mars, 165 sur 420; soit un quart,
pour l'ensemble. Si l'on appliquait aux Salons annuels la mé-
thode de classement qu'on réclame, avec raison, pour les mu-
sées, on pourrait former, d'ores et déjà, des salles séparées pour
les écoles diverses. On s'y rendrait compte ainsi du rôle que
chaque nation remplit vis-à-vis de nous, on verrait ce qu'elle
nous apporte ou ce qu'elle nous emporte, si nous sommes ses
créanciers ou ses débiteurs. Parmi ces quatre ou cinq cents étran-
gers, il en est sans doute qui sont ici à l'école, chez nos maîtres
en renom, ou qui viennent d'en sortir, il en est qui ont élu domi-
cile à Paris et travaillent dans la manière parisienne ; il en est
beaucoup d'autres aussi qui résident dans leurs pays, ne nous
doivent rien ou ne veulent plus rien nous devoir. Ce sont ces
derniers qui apportent leur façon locale ou personnelle de com-
prendre les choses, leurs techniques traditionnelles ou originales,
et qui, par conséquent, exercent, autour d'eux, une action plus ou
moins immédiate et féconde.
LES SALONS DE 1895. 667
Parmi nos voisins, ce ne sont pas ceux du Midi qui se mon-
trent ni les plus empressés à nous visiter, ni les plus originaux
dans leurs façons de voir. Les quinze ou vingt Italiens qui prati-
quent, avec leur dextérité habituelle, la peinture anecdotique, ne
font guère que mêler, à des doses variables, les formules de Meis-
sonier avec celles de Fortuny. L'un d'eux, Tito Lessi, atteint,
dans ce genre, une perfection remarquable. Ses Bibliophiles,
réunis et discutant, dans une de ces belles galeries boisées, où
l'odeur sacrée des bouquins vénérables rangés dans les hautes
armoires et les grâces galantes des mythologies qui s'agitent dans
les fresques du plafond enchantent leurs imaginations érudites,
et excitent leur intarissable bavardage, offrent un spectacle à la
fois grave et amusant. C'est juste, bien vu, finement dessiné,
agréablement coloré. Ceux que ce dilettantisme ingénieux suffit
à émouvoir ne peuvent demander mieux. Chez les Espagnols,
plus nombreux (une quarantaine) il y a plus d'agitation, plus d'ar-
deur, de force aussi et d'éclat. L'œuvre reste souvent en route, il
est vrai, faute de suite ou de précision, à l'état d'esquisse pas-
sionnée. Le Retour de la pêche, avec les grands bœufs traînant la
barque sur la grève, et la Traite des Blanches, un troupeau somno-
lent de malheureuses filles entassées dans un wagon sous la con-
duite d'une horrible duègne, indiquent, chez M. Sorolla y Batisda,
un vrai tempérament de peintre espagnol, qui regarde avec fran-
chise les choses de son pays, en pensant à Velasquez et à Goya.
Les Portugais sont plus assagis ; c'est avec de l'esprit, de la dis-
crétion, un goût parisien, que MM. Salgado et Souza-Pinto conti-
nuent à se faire une bonne renommée, l'un par ses fidèles por-
traits (S. M. la Reine de Portugal, Mmc Virginie Demont- Breton),
l'autre par ses études de types populaires et ses portraits.
Nos voisins, les Suisses et les Belges, au premier abord, ne
semblent guère différer de nous. Cependant ils ont bien leur tem-
pérament propre qui, chez les Belges surtout, éclaterait vivement
le jour où ils se trouveraient groupés. Les Suisses (une vingtaine)
restent des praticiens consciencieux, exacts, un peu froids, aimant
l'anecdote romanesque ou morale, bien contée, en tous ses détails.
MM. Castres et Jules Girardet maintiennent avec talent, en des
cadres modestes, cette honnête tradition. M. Burnand a-t-il bien
fait d'en sortir en donnant à son Charles le Téméraire fuyant
après la bataille de Morat des proportions épiques? L'effort est
considérable, mais se sent un peu trop partout, et dans l'accen-
tuation laborieuse des physionomies, et dans l'exactitude minis-
térielle des caparaçons et des orfèvreries, et dans la muscula-
ture rigoureusement détaillée des chevaux, On pense trop à la
peine que le peintre s'est donnée, pas assez au désespoir de
668 REVUE DES DEUX MONDES.
l'orgueilleux Bourguignon et de ses compagnons ahuris. Néan-
moins, c'est là une œuvre considérable, pleine de talent, très
intéressante et d'autant plus estimable qu'elle représente,
presque à elle seule, l'art historique au Champ-de-Mars. L'exacti-
tude genevoise, avec un sentiment grave et profond de la beauté
des perspectives alpestres , se retrouve dans les paysages de
M. Baud-Bovy. Du côté de Zurich, on est plus sensible à la
couleur, et l'on ne dédaigne pas les beaux coups de brosse,
expressifs et lumineux ; c'est de Zurich que viennent deux excel-
lentes portraitistes, Mlle Breslau et Mme Bœderstein.
Une cinquantaine de Belges affirment avec plus d'ensemble cet
amour de la bonne peinture, grasse et forte, qui soutient et fait
vivre leur école, depuis Leys et les Stevens. La Visite au malade,
par M. Struys, d'Anvers, l'un des tableaux les plus admirés aux
Champs-Elysées, pour la ferme tenue et l'intensité sérieuse de
l'exécution, autant que pour la simplicité émouvante des expres-
sions, nous montre, une fois de plus, en ce maître discret et rare,
un des interprètes les plus sincères et les plus pénétrans des dou-
leurs populaires. La Visite au malade est une digne suite du Gagne-
Pain et du Mort, qui sont restés si profondément gravés dans nos
souvenirs de 1889. Une autre étude plébéienne, le Fumoir à l' hos-
pice des vieillards d'Anvers, par M. Diericks, procède du même
esprit d'observation sain et vigoureux. C'est avec la même har-
diesse robuste et mie extraordinaire liberté de brosse que cer-
tains paysagistes belges traduisent les phénomènes lumineux les
plus délicats et les plus compliqués, tels que la dispersion des
rayons solaires sur des nappes de neige et de verglas, ou leur
emprisonnement entre des murs de hautes maisons et des eaux
de canaux étroits. MM. Baertsoen etWillaert, tous deux de Gand,
ont apporté sur ce sujet des séries d'études puissantes et instruc-
tives, parmi lesquelles le Matin de neige et le Seuil d'église de
M. Baertsoen nous semblent mériter place à part. MM. Vers-
traete et Courtens sont aussi de la région gantoise et montrent
le même caractère. A Bruxelles, si l'on s'en rapporte aux tâtonne-
mens philosophiques et allégoriques de M. Frédéric, un vrai et
noble artiste dont nous avons souvent parlé, on affecterait quelque
mépris pour le réalisme national et on se serait mis en quête d'un
idéalisme symbolique et scientiiique. Sous le titre de la Nature,
M. Frédéric nous montre quatre enfans joufflus, arrivant tout
droit de chez l'ami Botticelli, qui s'empêtrent dans des circonvo-
lutions inextricables de végétaux, sous une pluie de fleurs et de
feuilles, les génies des quatre saisons, probablement. Le dessin
est incisif et expressif, le détail ingénieux et riche; l'œuvre est
curieuse et intéressante parce que M. Frédéric ne peut rien faire
LES SALONS DE 1895. 669
de banal ni d'indifférent. Est-il bien certain néanmoins que ce
dilettantisme italianisant le mène plus loin que n'eût fait sa pre-
mière émotion, si vive et si sincère, devant les souffrances et les
labeurs de son clier peuple flamand?
Les Hollandais sont peu nombreux : MM. Israels, Martens,
H. Vos, avec trois ou quatre autres, mais ils comptent parmi eux
un maître, M. Mesdag, qui suffit à leur gloire. Ses deux marines,
Après l'orage et Marée montante, égalent, comme puissance
d'expression, comme sûreté d'exécution, tout ce qu'il a fait de
plus vrai et de plus grand. Le vieil esprit hollandais, pour la fine
intelligence des figures familières semble être passé, en ce moment,
chez les Scandinaves. U Adieu d'un paysan à sa fiancée, dans un
bois, deux figures naïvement laides, mais d'une tendresse naturelle
et touchante, par M. Edelfelt; les portraits en pied de Boursiers
d'Amsterdam, fermement campés et spirituellement brossés, par
M. Kroyer; les Dentellières, si vivement groupées dans un frétil-
lement de chiffons et de lueurs, par M. Zorn, sont des œuvres très
diversement mais très nettement caractéristiques d'une façon par-
ticulière de saisir les mouvemens et les expressions de la figure
humaine sous quelque échappée rapide ou lente de lumière sub-
tilement nuancée. MM. Edelfelt et Kroyer sont "aussi des paysa-
gistes émérites, mais leur maître à tous reste M. Thaulow qui,
cette année encore, nous apporte d'incomparables études de ri-
vières gelées et de nuits fraîchissantes, soit qu'il les aille cher-
cher dans sa Norvège, soit qu'il les prenne en Normandie, puis-
qu'il est devenu Dieppois.
Des Russes? nous en avons. M. Constantin Makowsky tra-
vaille toujours dans le grand, sur de petits sujets, avec un goût
heureux pour les somptueux costumes de la vieille Russie.
U Epreuve qu'un vieux boyard impose à sa femme, dont la con-
duite l'inquiète, en lui faisant donner, devant lui, un baiser par
le jeune prince qu'il soupçonne, est de celles qui ne seraient
peut-être pas fort concluantes dans une société moins primitive.
M. Pranishnikoff, le peintre de soldats lilliputiens, travaille tou-
jours dans le petit, avec une finesse singulière (Une charge de
dragons russes, Une retraite après l'attaque). Des Polonais? L'un
d'eux, M.Jean Rosen, est l'auteur d'un des petits tableaux les plus
entourés aux Champs-Elysées : Napoléon Ier quittant l'armée à
Smorgonie. Ce n'est pas, à coup sûr, de l'art indigène. Pour le
fond, pour le mouvement juste et vif des personnages, pour le
dessin net et appuyé des bêtes et des gens, c'est du Meissonier,
avec une pointe, en plus, pour la tonalité sombre et triste, de
pratique hongroise ou allemande ; en tout cas, ce serait bien par-
tout. Quant aux Hongrois, leur gravité s'enfonce, de plus en plus
G70 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le noir. Les Saintes Femmes au pied de la croix et Avant
la grève, par M. Munkaczy, donnent un sentiment d'oppression
pénible, tant l'air et la lumière y sont rares. L'oppression, devant
Y Elisabeth Bathori de M. Czok, vient d'une autre cause. Si pervers
que soit notre dilettantisme, nous avons peine à comprendre celui
de cette princesse, blasée et féroce, qui, pour se distraire, fait
amener des filles nues, l'hiver, sur la neige de sa cour, et les y
regarde passer du rouge au bleu, du bleu au violet, du violet au
livide, jusqu'à ce que mort s'ensuive, dans les rigidités d'une
affreuse agonie. Chacun, il est vrai, prend son plaisir où il le
trouve; nous n'en trouvons aucun à contempler cette aristocra-
tique sauvagerie, quelque talent (et c'est un vrai talent) que
l'auteur y dépense. Les portraitistes hongrois, Mme Parlaghy,
M. Perlmutter, les peintres autrichiens, surtout, mondains ou
anecdotiers, ne prennent point ces airs farouches, bien qu'ils
usent et abusent volontiers, les uns du noir, les autres du jaunâtre.
Les Pêcheurs d'Islande, par M. Marinitsch, sous le pont de la
Marie, accoudés à boire, n'ont rien de particulièrement autrichien :
c'est un bon tableau breton, en style réaliste, français et mo-
derne. Les Allemands d'Allemagne campent surtout au Champ-
de-Mars, où. MM. Liebermann, Uhde, Kuehl, Klinger déposent,
cette année, de simples cartes de visite.
En réalité, les hôtes les plus empressés et les plus commu-
nicatifs des deux salons, ce sont les Américains, au nombre de
125 et les Anglais, 80 environ. A peu d'exceptions près, les Amé-
ricains viennent des Etats-Unis, presque tous élèves de maîtres
parisiens, Carolus Duran, Henner, Bouguereau, Jules Lefebvre,
Cormon, etc. Ils ne pourraient renier, en général, l'atelier dont
ils sortent, tant ils en portent la marque, mais ils ajoutent sou-
vent aux qualités des maîtres certaines qualités personnelles. Si
M. Schannon, un remarquable portraitiste, comme Mme Lee-Rob-
bins, procède de M. Carolus Duran, il y joint une particulière
élégance, et une souplesse ferme des dessous qui en font un
peintre à part. L'originalité de M.Alexander, qui tourne à l'excen-
tricité par la contorsion maniérée de ses figures sous les jets
d'étoffes en paraphes ; celle de M. Dannat, qui réduit ses impro-
visations espagnoles à des explosions fulgurantes de taches vives et
criardes, mais parfois singulièrement expressives, en reprenant,
dans ses portraits, sa forte manière, virile et savoureuse ; celle, dans
le paysage, de M. Harrison, qui peuple maintenant ses marines de
figures finement étudiées, s'accentuent encore cette année. M. Wal-
ter Gay, dans sa Fabrique de tabac de Séville, montre, plus que ja-
mais, un sentiment vif et délicat de la lumière fraîche, de la jeu-
nesse dans les visages, de la liberté dans les mouvemens. A côté
LES SALONS DE 1895. 671
d'eux, des conteurs agréables, MM. Bridgman, Weeks, Knight,
Mac-Ewen ; des portraitistes ou des figuristes élégans, Pearco,
Lynch; des paysagistes habiles, Picknell, Boggs, Gross, Haus-
alter; de bons animaliers, MM. Bisbing, Griffîn. Si ce n'est pas là
encore une école caractérisée, c'est, du moins, un groupe extraor-
dinairement actif, intelligent, chercheur, qui peut exciter l'ému-
lation de ses condisciples.
Les Anglais, assurément, ne forment pas, non plus, un groupe
bien compact. Il y a, chez eux, aussi, des académiques et des fan-
taisistes, des réalistes et des dilettanti. Néanmoins, quoiqu'ils
fassent, ce qui les signale presque tous, c'est la décision qu'ils
apportent dans l'application de leurs systèmes, l'énergie qu'ils
mettent à se montrer hardiment des dessinateurs incisifs ou, le
plus souvent, de puissans coloristes. Leurs œuvres ont, en géné-
ral, une tenue qui frappe et une unité qui impose. On y sent une
longue réflexion, sinon une théorie préconçue, et une réflexion
approfondie, si ce n'est une réminiscence littéraire. La culture
d'esprit, en un mot, s'y révèle plus constamment qu'ailleurs, en
même temps que la culture technique s'y montre plus attentive,
parfois compliquée et anxieuse, toutes deux résultant des fré-
quens voyages, des comparaisons répétées, des lectures étendues.
MM. Burne-Jones, Orchardson, Herkomer, représentent bien,
dans la génération finissante, ce dilettantisme compliqué qui, en
Angleterre, vivifie souvent, mais parfois appauvrit ce sentiment
natif des réalités extérieures commun à toutes les races septen-
trionales. Leur art, à tous les trois, lorsqu'ils l'appliquent à la
légende ou à l'histoire, est un art aristocratique, d'une distinction
un peu fatiguée. Pour bien comprendre la poésie de l'Amour
dans les ruines, il est bon d'avoir fréquenté, chez eux, au pays
des ruines et de l'amour, Mantegna et Botticelli ; pour s'amuser
dans le Salon de Mme Récamier, il faut en connaître, depuis long-
temps, par un commerce assidu, le personnel varié; pour être
séduit par la nudité douce et froide de Toute belle, toute pure, de
M. Herkomer, il n'est pas inutile d'avoir rêvé, sous le brouillard,
devant les marbres et les vases du British Muséum, un Ten-
nyson dans sa poche, avec quelques souvenirs de Munich. Ces
peintures ne s'adressent donc pas à des esprits simples, et c'est
pourquoi les peintres, ceux qui sont avant tous des peintres ou ne
sont que des peintres, ne partagent pas toujours pour elles l'ad-
miration ou l'estime qu'elles inspirent à tant d'excellens ama-
teurs. Mais où s'arrête Fart? où finit la littérature? Dans quelle
mesure l'art doit-il et peut-il vivre de littérature? Jusqu'à quel
point la littérature peut-elle faire dévoyer l'art? Questions de fait,
plus que de principes, mais que nous ne saurions traiter ici. Pour
672 REVUE DES DEUX MONDES.
nous en tenir à M. Burne-Jones, quel est l'artiste le plus réaliste
qui, ayant seulement entrevu Y Amour dans les ruines, n'en con-
serve, malgré toutes ses protestations, un souvenir ineffaçable, mé-
lancolique, poignant? Tonalités de convention ! Mais où n'y a-t-il
pas de conventions? Peinture désaccordée ! Est-ce que Mantegna,
Ghirlandajo, Raphaël, ne sont jamais désaccordés? Ils restent
cependant Mantegna, Ghirlandajo, Raphaël, les plus grands des
artistes, parce que s'ils n'ont pas, ces jours-là, l'harmonie totale, ils
gardent toujours leur intensité, leur sincérité, leur grâce incom-
parables dans l'expression par les formes. M. Burne-Jones, sans
doute, n'est pas un coloriste coulant et fondu à la mode du jour,
mais c'est un dessinateur convaincu, ferme dans l'accent général,
délicat et tendre dans le modelé intérieur; cela lui suffit bien
pour donner à ses visions des apparences de vie saisissantes et
durables. Toute sa valeur d'artiste compréhensif, délicat, ému,
n'éclate-t-elle pas d'ailleurs dans l'admirable Portrait de jeune
femme qui accompagne Y Amour dans les ruines?
Si, pourtant, on veut de la peinture savoureuse, chaude,
grasse, c'est précisément ce qu'une partie de la jeune école an-
glaise, lorsqu'elle se débarrasse des formules du Préraphaélitisme,
comme celui-ci s'était délivré des formules de l'Académie (ainsi va
et vient, éternellement, le cours des choses) s'escrime à nous vou-
loir donner. Aux Champs-Elysées, comme au Champ-de-Mars,
on peut déjà voir nombre de tableaux, ou plutôt d'esquisses,
dans lesquels le souci et la recherche de la tache fortement colo-
rée prétendent tenir lieu de tout. M. Brangwyn est le type de ces
plaqueurs violens d'accords hardis. C'est l'orgie de gin, après
une retraite de tempérance, un accès de romantisme passionné
à la suite d'une convalescence mystique, le retour, en somme, à la
vieille tradition nationale des Reynolds, des Crome, des Gainsbo-
rough, des Constabie. Les Ecossais, sur ce point-là, n'y vont
pas de main morte, portraitistes ou paysagistes. Les Anglais
de Londres restent, en général, plus modérés, et quelques-uns,
comme M. Davis, font encore des paysages excellens en y appor-
tant cet extrême souci du détail exact qui fut longtemps le carac-
tère de l'école. Quels qu'ils soient, remercions-les tous de venir
nous apporter les preuves de leur activité ; nous pouvons pro-
fiter de leurs exemples comme ils peuvent profiter des nôtres.
George Lafenestre.
POÉSIE
LE VERGER DE L'AURORE
LE VERGER DE L'AURORE
L'Espoir qui plane encore au fond du ciel vernal,
De son vol immortel frôle les fronts moroses
Et fait tinter For clair du rire matinal
Dans l'éblouissement des rayons et des roses ;
Des arbres printaniers ne vois-tu pas neiger
En l'herbe haute les pétales blancs et roses?
Sens-tu dans tes cheveux frémir le vent léger
Imprégné de l'ivresse unanime des choses,
Et l'heure resplendir dans l'auroral verger?
Le hautbois chante au loin un chant irrésistible
Et tendre, qu'il alterne ou confond tour à tour
Avec les sons vibrant sous l'archet invisible,
Voluptueux et long, des violes d'amour;
Dans l'air harmonieux passent en vols de rêve
Les ramiers roucoulans dont voici le retour.
Savoure la douceur de l'instant qui s'achève,
L'allégresse infinie et l'extase du jour;
L'heure délicieuse est l'heure qu'on sait brève.
tome cxxix. — 1893. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
Les lumineux parfums, les odorans rayons
Montent vers le ciel rose où vibre leur lumière
Dans un palpitement d'ailes de papillons.
Sois la divine sœur de la rose trémière !
Fais rire aux gais échos tes rires puérils,
Et loin de la tristesse à ton cœur coutumière
Laisse, oublieuse enfin de ses futurs périls,
S'ouvrir comme une fleur ton âme printanière,
Et refleurir en toi tous les anciens avrils!
BLANCHE COURONNE
Vénérables gardiens du toit hospitalier,
Voici du haut portail les cèdres séculaires
Couvrant l'antique seuil d'un abri familier ;
Du fond de l'avenue on les voit é ployer
Leur frondaison plus sombre aux cieux crépusculaires.
Voici la porte, la glycine et, brusquement,
Le mystère odorant et paisible du cloître,
Le préau tout en fleur et Fenguirlandement
Embaumé des piliers, dont on voit lentement,
Selon l'heure du jour, l'ombre croître ou décroître.
Le verger rayonnant et rose, le jardin,
Le vieux puits et les toits des basses métairies
D'où le vol des pigeons se disperse soudain,
Le perron dont les fleurs couvrent chaque gradin
Et les doux clairs de lune argentant les prairies.
0 fleurs d'hortensias, de lys et de jasmins,
Clématites, glaïeuls, roses, roses trémières!
Guirlande merveilleuse effeuillée en mes mains.
Parfumez à jamais les tristes lendemains
Epanouissement des floraisons premières!
poésie. 675
0 bosquet ! ô charmille ! ô grand bois enchanté !
Pour avoir respiré l'harmonieux arôme
Des pins éoliens où vibre un vent d'été,
Au fond du cœur joyeux ou du cœur attristé
Chante éternellement votre voix qui l'embaume.
Vous pouvez vous flétrir, fleurs de l'aube et du soir,
Et l'ombre des jours morts peut errer sous les ombres
Des bois abandonnés et muets ; on peut voir
Le grand vol destructeur irrésistible et noir
Planer sinistrement sur les mornes décombres ;
J'ai bâti dans mon âme un cloître hospitalier,
Et pour qu'aux jours futurs l'heureux passé sourie,
De ses divines mains mon rêve familier
Suspend pieusement à son premier pilier
Une blanche couronne à tout jamais fleurie !
LE VENT PLUS TRISTE...
Le vent plus triste encor de défleurir les tombes,
A dispersé le vol des candides colombes
Dont l'essor tournoyant n'argente plus l'azur.
Comme la nuit fut longue! et que l'air fut obscur
Sans le palpitement des invisibles ailes !
Comme mon jeune cœur se sentit seul sans elles !
Ah! sur les grands rosiers du jardin matinal,
Reverrai-je posé leur blanc vol virginal ?
De mon âme d'enfant les trop mornes pensées
Seront-elles par l'aube à jamais effacées,
Et d'avoir effleuré les fleurs d'un heureux jour
Le vent sera-t-il pur tel qu'un parfum d'amour?
Doux oiseaux de jadis, reviendrez- vous encore?...
Mais je vois dans le ciel empourpré par l'aurore,
Au lieu du cher retour de mes légers espoirs,
Planer, assombrissant les fleurs, des cygnes noirs !
676 REVUE DES DEUX MONDES.
HALTE AU CRÉPUSCULE
LA PREMIERE SŒUR.
Obscur est le chemin, arides sont les landes
Et sombres les forêts; Sœurs, ne sentez-vous pas
En vos doigts alanguis s'alourdir les guirlandes
Qui tombent sur la route où s'éloignent nos pas?
LA DEUXIEME SŒUR.
A l'aube de jadis nous vous avons cueillie,
Gerbe de fleurs d'amour ! gerbe de fleurs d'espoir
Qu'un frêle doigt d'enfant d'un fil fragile lie
Et qu'un vent automnal disperse en l'air du soir!
LA TROISIÈME SŒUR.
0 jeunes fronts pâlis par d'anciennes années,
Portez- vous le fardeau de printemps ignorés?
Etes-vous lourds d'un poids de floraisons fanées
Pour vous pencher ainsi, las et désespérés?
LA PREMIÈRE SŒUR.
Le lys intérieur qui parfumait ma vie
Effeuille la candeur d'un calice argenté ;
Sa corolle ineffable en moi s'est défleurie
Et la fleur sombre s'ouvre en mon cœur attristé.
LA DEUXIEME SŒUR.
Combien d'avrils sont morts dans nos âmes moroses
Et d'oiseaux envolés que nous avons aimés !
Du funèbre parfum des expirantes roses
Nos cœurs sont pour toujours tristement embaumés.
poésie. 677
LA TROISIÈME SŒUR.
Le sentier parcouru dans l'ombre se recule ;
De nos bouquets flétris nos bras sont allégés.
Arrêtons-nous, mes Sœurs. Voici le crépuscule
A jamais indulgent pour les cœurs affligés.
Puisque lointaine encore est la vieille demeure,
Reposons-nous. Les fleurs du soir vont s'entr'ouvrir,
Et, parmi la tendresse et le calme de l'heure,
Oublions un moment que nous devons mourir.
SUR LE FLEUVE
Ivre des frais parfums qui flottaient dans le vent,
Tu partis à l'aurore en barque sur le fleuve ;
Debout près du rameur qui chantait à l'avant,
Joyeuse dans les plis clairs de ta robe neuve.
Et tout avait, — ta joie et tes rires épars,
La barque, les roseaux et les fuyantes rives
Et les flots purs fleuris de pâles nénuphars, —
L'attrait mystérieux des choses fugitives.
Puis la barque a vogué sur le fleuve du soir ;
Un vent plus froid frôla tes cheveux et ta joue.
Près du rameur muet, grave, tu vins t'asseoir
A la silencieuse et taciturne proue.
La berge tout en fleur se prolonge et te fuit;
La barque erre à jamais sur l'eau nocturne et sombre
Et, morne, en les longs plis de ton manteau de nuit
Tu la vois s'enfoncer dans la terreur de l'ombre.
Le noir reflet du ciel redouble ton tourment
Quand tu penches vers l'eau ta tête douloureuse
Et que tu vois, aux tiens fixés obstinément,
Les yeux, les tristes yeux de ta Sœur ténébreuse.
LES
FINANCES DE L'ITALIE
A la régénération politique devra succéder, disait Victor-
Emmanuel, la régénération économique. Il avait suffi de
quinze années pour réaliser le programme rêvé par le fondateur
du nouveau royaume d'Italie. Bien que sa constitution géogra-
phique, la diversité de ses races, les traditions de fédéralisme
léguées par son histoire la rendissent rebelle à l'unité qui fut le
prix de mille sacrifices, l'Italie avait surmonté tous les obstacles
pour réaliser l'œuvre de son unité nationale et de son relèvement
économique : grâce à son esprit politique et au courage patrio-
tique avec lequel elle avait supporté toutes les charges que lui
imposait sa haute ambition, elle était parvenue à s'élever au rang
des grandes puissances.
L'Italie, dont la renaissance justifiait tant d'espérances, a
subi, depuis quelques années, un arrêt dans son développement.
Elle souffre en ce moment d'une crise dont le gouvernement
italien, il y a un an, a reconnu la gravité. Le président du
Conseil des ministres et le ministre des finances, renonçant à
dissimuler la vraie situation, ont reconnu le danger, et ont de-
mandé aux partis la trêve de Dieu pour le salut de la patrie.
Quelle est la cause du mal? Quel en est le remède?
Pour connaître la situation économique et financière de l'Ita-
lie, nous étudierons les faits. L'examen des comptes de l'Etat et
des budgets des localités nous apprendra la situation de la fortune
publique. Quand nous aborderons l'étude de la fortune privée,
nous trouverons de précieuses informations dans les tableaux
LES FINANCES DE L'iTALIE. 679
du mouvement commercial, des donations et successions, de
l'épargne, de l'émigration. L'étude des bilans suffira à nous
éclairer sur les banques d'émission, qui prêtent leur concours
à TEtat comme aux particuliers. Enfin il est un ensemble de
phénomènes qui sont comme la résultante de la situation de la
fortune publique et de la fortune privée d'un pays, ce sont les
cours du change, le taux de l'escompte, l'abondance ou la dispa-
rition de la monnaie métallique, les fluctuations de la rente. Les
documens statistiques où se lisent ces phénomènes reflètent la
situation économique et financière de l'Italie.
Pour déterminer les causes et le remède de la crise actuelle,
il faut jeter un rapide coup dœil sur l'hfstoire des finances ita-
liennes.
La formation du royaume d'Italie a coûté cher. Le nouveau
gouvernement, auquel les anciens gouvernemens avaient légué
une dette de plus de deux milliards, dut assumer les charges
inhérentes à un grand Etat unitaire rattaché à la capitale par les
liens d'une centralisation coûteuse, pourvu de tous ses services
et de tous ses organes nécessaires. Il fut obligé de mettre tout en
œuvre pour faire face à une lourde situation financière : augmen-
tation des impôts, rétablissement du droit sur la mouture si im-
populaire, paiement anticipé des contributions, large émission
de rentes, emprunt forcé, cours forcé, extension de la circulation
fiduciaire, accroissement de la dette flottante, inscription aux
budgets locaux de dépenses d'État, vente des biens du clergé et
des congrégations, réalisation de titres industriels en portefeuille,
escompte du produit de la régie des tabacs, le gouvernement ne
recula devant aucune mesure pour sortir des difficultés finan-
cières qui menaçaient le nouveau royaume.
L'année 1875 marqua la fin de cette crise : les comptes bud-
gétaires se soldèrent par un excédent de recettes de 27 millions de
lires (I). L'unité de l'Italie était accomplie, l'équilibre budgétaire
obtenu ; cette même année cessa toute émission nouvelle de papier-
monnaie. La droite avait achevé son œuvre. La gauche, qui la
remplaça au pouvoir, en 1876, continua, pendant les premières
années, les traditions d'une gestion sage et prudente. En 1880, la
situation économique et financière était bonne, le budget se
soldait par un excédent de 21 millions de lires. L'amélioration
des finances de l'Etat avait permis de diminuer d'un quart l'im-
pôt sur la mouture qui disparut bientôt entièrement et de venir
en aide aux communes qui avaient bénéficié d'une légère partie
(1) Dans ce chiffre, comme dans les suirans, il a été fait déduction des amor-
tissemens.
680 REVUE DES DEUX MONDES.
de la taxe sur la richesse mobilière. La prospérité de l'Italie
allait rendre possible, l'année suivante, la loi bienfaisante de
l'abolition du cours forcé.
A partir de 1881, les déficits reparaissent, et depuis quelques
années ils s'élèvent à des chiffres considérables; la situation
économique s'aggrave d'année en année. L'Italie venait de céder
à l'attraction de l'Allemagne et de changer l'orientation de sa
politique étrangère: M. de Bismarck avait su mettre à profit le
mécontentement causé de l'autre côté des Alpes par l'occupation
de Tunis et l'Italie avait conçu le désir de tirer parti d'une puis-
sante alliance le jour où éclaterait une guerre qui, pendant long-
temps, a semblé imminente. A l'attitude nouvelle de l'Italie ne
sont pas étrangères la crainte du rétablissement du pouvoir tem-
porel du Pape entretenue même dans les classes éclairées, les
susceptibilités qu'ont pu éveiller les reproches d'ingratitude de
notre presse, et les allures protectrices de la nation française à
l'égard de la nation voisine.
Nous ne nous attarderons pas à rechercher les causes de
l'entrée de l'Italie dans la triple alliance. Constatons simplement
ce qu'elle a coûté à l'Italie par l'exagération des dépenses mili-
taires, par la perte des marchés commercial et financier de la
France qui ont été les conséquences de cette orientation nou-
velle: voilà les trois causes qui ont engendré la crise actuelle.
I
Deux fléaux mettent le désordre dans les finances des Etats
modernes; ce sont le développement des dépenses militaires et
le développement des travaux publics improductifs : l'Italie n'a
pas échappé à cette double influence. Les dépenses de guerre, de
marine et de travaux publics, en 1892-1893 (1), se sont beaucoup
plus augmentées que les autres dépenses d'administration qui ont
peu progressé, si l'on excepte toutefois les dépenses de l'instruc-
tion publique (2) et les dépenses des pensions qui ont grandi
sous l'influence du régime parlementaire (3).
Accru considérablement par suite de l'adhésion à la triple
alliance, le budget des dépenses de guerre a toujours coûté cher
à la nation. L'armée a joué un grand rôle qui peut donner l'ex-
(1) Nous nous arrêtons en 1892-1893, parce que, à partir de cette époque, nous
avons, non les comptes, mais seulement les prévisions budgétaires.
(2) Ces dépenses, en très grande partie à la charge des provinces et des com-
munes ont plus que doublé depuis 1875 au budget de l'£tat(41 millions en 1892).
(3) S'élevant en 1893 à 74 millions, elles ont augmenté de 1/6 environ depuis
1875.
LES FINANCES DE i/lTALIE. 681
plication de ces sacrifices ; par l'obligation du service et le lien
d'une forte discipline, elle a mis en contact journalier les popu-
lations les plus réfractaires à l'unité. C'est l'armée qui a inculqué
à toutes les couches de la société l'idée d'un grand Etat dont tous
faisaient partie et leur a mis dans le cœur le sentiment de la
patrie commune. L'armée a été comme le creuset où sont venus
se fondre tous les élémens particularistes pour constituer la
grande nationalité italienne.
Elle a eu une autre mission : elle a contribué au progrès de
l'instruction nationale. Pour diminuer le nombre des illettrés,
le législateur a décidé d'envoyer par anticipation dans leurs foyers
les hommes qui prouveraient leur connaissance de la lecture et
de l'écriture, et il a donné ainsi une vive impulsion à renseigne-
ment primaire.
Auxiliaire puissante de l'unité et du développement de l'in-
struction, l'armée italienne, à ce double titre, est devenue la
véritable éducatrice du pays, l'institution vraiment nationale,
essentiellement populaire et respectée de tous, planant au-dessus
des luttes des partis.
Jamais on ne lui a marchandé les crédits. Déjà, en 1875, les
dépenses de la guerre et de la marine s'élevaient au chiffre de
217 millions et demi de lires. En 1880, elles étaient de 245 mil-
lions. L'entrée de l'Italie dans la Triplice a été le signal d'une
forte progression des dépenses de guerre. Si la conclusion du
traité se fit sous le ministère Depretis, en 1882, elle avait été
précédée d'une période de négociations durant laquelle l'Italie, en
entente cordiale avec l'Allemagne, engagea des dépenses mili-
taires importantes.
De 1881 à 1887, en sept années, les dépenses de la guerre et
de la marine passèrent de 271 millions à 348 millions de lires.
L'arrivée de M. Crispi à la présidence du Conseil, en 1887, pro-
voque une recrudescence des dépenses militaires ; à la suite de la
visite du premier ministre à M. de Bismarck, au mois d'octobre de
cette même année, les dépenses de la guerre et de la marine sont
portées au chiffre de 438 millions 600 000 lires pour l'exercice
1887-1888. En 1889-1890, elles atteignent le chiffre le plus élevé:
480 millions 800 000 lires; puis, sous la pression des déficits,
elles diminuent, en moyenne, de 50 millions environ par année.
De 1881 à 1893, depuis l'adhésion à la Triplice, la moyenne
annuelle des dépenses de la guerre et de la marine a augmenté de
135 millions de lires par rapporta la moyenne des dépenses de
même nature de 1875 à 1880, soit une augmentation moyenne
de 57 pour 100 durant cette période.
682 REVUE DES DEUX MONDES.
Les dépenses militaires et navales de l'Allemagne ont suivi
une progression analogue. De 1881 à 1893, la moyenne annuelle
des dépenses de la guerre et de la marine a augmenté de
101 millions, soit 17 pour 100 par rapport à la moyenne des dé-
penses des 6 années antérieures. Si on compare le budget de
1880 et le budget de 1893, on constate une augmentation de
79 pour 100 d'un budget à l'autre.
Pour la France, la moyenne annuelle s'est abaissée de 22 mil-
lions, soit une diminution de 2 pour 100.
En même temps qu'elle assumait le fardeau que lui imposait
la triple alliance, l'Italie se lançait dans la politique coloniale.
De 1880-1887 à 1892-1893, les dépenses occasionnées par l'occu-
pation de Massouah montent à plus de 119 millions. Qu'est-ce que
cette colonie d'Erythrée, qui a coûté de lourds sacrifices ? C'est
une région composée de quatre zones dont une seule est habitable.
Les dépenses de travaux publics sont loin de s'élever à un
chiffre aussi considérable que les dépenses de la guerre et de la
marine dont, en 1892-93, elles ne représentent pas tout à fait la
moitié. Elles sont néanmoins excessives.
Assez pv.u avancée dans le développement de ses routes, l'Ita-
lie a porté tous ses efforts vers l'extension de ses voies ferrées,
plus onéreuses pour son budget que tous autres travaux publics.
Le nouveau royaume avait trouvé un réseau de chemins de
fer fort peu étendu, sauf en Lombardie. Les lignes avaient été
établies par chaque Etat, sans vue d'ensemble, exclusivement
d'après les besoins locaux de chaque région, reliées entre elles par
des soudures hâtives, ne communiquant que par des voies tor-
tueuses, et au prix de nombreux détours, avec la capitale nou-
velle. Pour lutter contre les tendances particularistes, aussi bien
que pour rendre l'Italie forte contre l'étranger et donner satis-
faction aux besoins commerciaux des populations, le gouverne-
ment voulut enlacer le pays entier d'un vaste réseau qui reliât
les villes les plus importantes entre elles et avec la capitale.
La contribution de l'Etat à ces dépenses fut la cause princi-
pale de la progression constante du budget des travaux publics.
La moyenne des dépenses ordinaires et extraordinaires de tra-
vaux publics, qui de 1875 à 1880 s'était élevée à 121 600 000 lires,
s'éleva de 1881 à 1887 à 221 millions. En 1887-1888 ces dépenses
montent à 350 millions de lires.
L'année suivante, la dépense subit, sous la pression des déficits,
une réduction qui s'accentue encore après la chute de M. Grispi,
en 1891. La moyenne de 1887 à l893s'est élevée au chiffre énorme
de 251 millions.
LES FINANCES DE i/lTALIE. 683
II
Pour faire face au développement exagéré de ses dépenses,
l'Italie a fait un large usage des ressources extraordinaires.
Dans ce que l'on pourrait appeler la période d'installation du
nouveau royaume, quand il fallut constituer tout d'une pièce
l'organisme d'un grand Etat centralisé de 28 millions d'âmes, les
recettes ordinaires ne pouvaient suffire à cette immense tâche.
Mais les lourdes dépenses de premier établissement une fois ter-
minées, l'Italie devait payer en temps de paix ses dépenses par le
produit de ses revenus normaux, c'est-à-dire de ses exploitations
et de ses impôts. De même qu'un particulier marche à sa ruine
quand il dépense plus que son revenu, de même un Etat suit une
voie funeste quand il solde ses dépenses non par l'impôt, dont le
poids est une sauvegarde contre les prodigalités, mais par les
aliénations d'actif et par l'emprunt qui, sans répercussion sérieuse
sur les contribuables, ouvrent la porte à toutes les dépenses im-
productives, engagées sans compter. L'emprunt, dont les nations
modernes font un usage si abusif, ne devrait être permis que
pour solder les dépenses de l'organisation primitive d'un Etat;
les dépenses d'une guerre ; enfin les dépenses de travaux publics
rémunérateurs, dont le produit net atteint ou excède l'intérêt et
l'amortissement de l'emprunt contracté.
L'Italie, à l'exemple de nombreuses nations, ne s'est pas con-
formée à ces sages prescriptions. Continuant, de 1875 à 1893,
l'emploi de procédés qui ne pouvaient plus trouver leur justifica-
tion dans les nécessités de la formation du royaume, le gouver-
nement a largement recouru, et souvent clandestinement, aux
ressources extraordinaires. Au début de cette période, l'Etat pensa
qu'on avait trop fréquemment fait un appel direct au crédit pour
que de nouvelles souscriptions publiques pussent réussir. Il pré-
féra vendre des rentes, écoulées sur le marché au fur et à mesure
des besoins du Trésor. Ces ventes doivent être proscrites, parce
qu'elles donnent la faculté de contracter, sans éveiller l'attention,
des emprunts continus, dont le chiffre n'est pas déterminé d'une
façon précise par le Parlement.
Rien n'était plus légitime que l'emprunt de 729 millions de
lires autorisé par la loi de 1881 pour abolir le cours forcé. La
situation de l'Italie eût été bonne, si la série des emprunts et des
opérations financières anormales provoquées par la fondation du
nouveau royaume avait été close par cet emprunt qui contribua
C84 REVUE DES DEUX MONDES.
à rétablir la circulation monétaire. Mais à côté de cet emprunt
justifié, combien d'emprunts, combien d'opérations financières
vinrent procurer au Trésor des ressources que l'impôt seul doit
fournir !
Le développement des travaux publics, et notamment des
chemins de fer improductifs, a été le signal d'un accroissement
indéfini de la dette publique. Le gouvernement italien comprit
que le vaste plan de travaux publics, dressé en 1879, imposait au
budget des charges d'autant plus lourdes que, sous l'empire des
tendances parti cularistes, les provinces, que l'on ne voulait pas
mécontenter, luttaient pour obtenir la plus forte part des faveurs
gouvernementales, sans souci de l'intérêt général. Le gouverne-
ment ne voulut pas renoncer au vaste programme auquel l'em-
prunt devait faire face, mais il chercha une combinaison qui lui
sembla concilier l'exécution de ce programme avec le souci de
son crédit qu'il voulait ménager.
Aux termes des conventions de 1884 et de la loi du
20 avril 1885, l'Etat, qui concède à l'industrie privée l'exploitation
technique et commerciale des chemins de fer, met les construc-
tions futures à la charge des compagnies et leur donne mission de
faire appel au crédit public pour le compte de l'Etat, qui garantit
le paiement dos intérêts et l'amortissement du capital emprunté.
D'autre part, l'État émet directement des obligations pour solder
les dépenses d'amélioration et d'augmentation du matériel. Ces
conventions fournissent au Trésor une ressource extraordinaire
liquide de 266 millions de lires, applicables à la mise en état du
matériel, et qui n'est autre chose qu'un emprunt du gouvernement
qui paie l'intérêt et l'amortissement de cette somme. Construites
et exploitées au moyen d'emprunts apparens ou déguisés de
l'Etat, les lignes du réseau de l'Etat italien constituent une dé-
pense improductive, le revenu net que l'État en retire représen-
tant à peine 0,09 pour 100 du capital dépensé, qui s'élève à
3 milliards 584 millions de lires (1). Si au produit net on ajoute
les produits accessoires que les chemins de fer italiens rapportent
à l'État, c'est-à-dire l'impôt sur la richesse mobilière, la taxe sur
la petite et la grande vitesse et autres droits, on trouve que le
revenu du capital engagé est de 2,57 pour 100.
En 1890, le gouvernement adopta pour ses emprunts un
nouveau type, dit « obligation d'État 4 pour 100 pour les con-
structions de chemins de fer » ; il n'offrit pas au public ces nou-
veaux titres qui auraient fait concurrence aux obligations simi-
(1) Soit un prix moyen de 355 000 lires par kilomètre.
LES FINANCES DE i/lTALIE. 685
laircs que plaçaient les compagnies de chemins de fer, il les
substitua aux rentes déposées à la Banque comme garantie des
billets d'Etat en circulation et qui représentaient un capital no-
minal de 149 millions; il négocia ensuite ces rentes, qui furent
cédées à un syndicat ou écoulées sur le marché au prix moyen de
90,16 pour 100.
C'est dans le même esprit d'expédient que furent conçues les
opérations financières auxquelles a donné naissance le service
des pensions: la loi du 7 avril 1881 confiait la gestion de ce ser-
vice à la Caisse des dépôts et prêts (1), chargée d'en assurer
l'exécution moyennant la remise d'une rente d'environ 27 millions
de lires inscrite au Grand-Livre et destinée aux pensions anciennes
et d'une annuité de 18 millions de lires, inscrite au budget pour
assurer le paiement des pensions nouvelles. La Caisse des dépôts
et prêts, ne pouvant payer, au moyen d'une rente et d'une annuité
s'élevant ensemble à 45 millions, les pensions dont le chiffre
monta à près de 66 millions en 1882, devait vendre des rentes
pour parfaire la différence. En quatre ans et demi, de 1882 à
1885-1886, la Caisse avait dû aliéner, sur le capital primitif de près
de 489 millions de lires, une somme totale de 107 millions et
demi pour assurer l'intégralité du service des pensions. Une loi
du 7 avril 1889 abolit la Caisse des pensions et inscrivit à nou-
veau au budget le crédit nécessaire à ce service (2) ; une loi du
8 juin 1893 (3) rendit à la Caisse des dépôts et prêts le service des
pensions, moyennant la remise d'une annuité de près de 41 mil-
lions de lires, et la chargea d'avancer au Trésor le surplus de la
somme nécessaire au paiement de toutes les pensions auquel
une annuité de 41 millions ne pouvait suffire.
La Caisse des dépôts et prêts prête à l'Etat, c'est-à-dire l'Etat
se prête à lui-même, puisque la Caisse est une institution d'Etat
sous la dépendance complète du ministère du Trésor. L'Etat
n'emprunte pas directement, pour dissimuler l'emprunt par l'in-
terposition d'une caisse, véritable trompe-l'œil imaginé pour
masquer au public la situation des finances.
De 1882 à 1893, on a pourvu au service des pensions au
moyen d'émissions successives de rentes dont le total atteint
(1) Institution d'État sous la dépendance complète du ministère du Trésor.
(2) La loi rétablissait, dans le budget ordinaire, le service des pensions anciennes.
Quant aux pensions nouvelles, il devait y être pourvu : 1° au moyen d'une annuité
de 25 millions de lires maintenue au budget, laquelle annuité devait être augmentée
d'une somme égale à la diminution du service des pensions anciennes; 2° en cas
d'insuffisance, on devait recourir à la liquidation de l'ancienne caisse des pensions,
enfin au budget, s'il était nécessaire.
(3) Qui reproduisait, avec certaines modifications, le principe posé par le décret
du 13 novembre 1892.
686 REVUE DES DEUX MONDES.
200 millions et constitue chaque année un déficit non apparent.
Rapide a été la progression des ressources extraordinaires
obtenues de 1875 à 1893 par ces expédiens variés. En 18 ans, de
1875 à 1893, le total des recettes extraordinaires réalisées effec-
tivement est monté à 4 milliards 295 millions de lires. La dette
consolidée et la dette amortissable s'élèvent à 12 milliards 720 mil-
lions de lires environ, en capital, et à 597 millions et demi, en
intérêts.
En même temps s'accroissait la dette flottante, qui prend, en
Italie, des formes multiples : bons du Trésor à courte et à longue
échéance, traites diverses sur le Trésor, avances statutaires des
banques d'émission, comptes courans, service des pensions, dé-
couvert du Trésor, billets d'Etat en circulation, billets d'Etat
remis aux banques en couverture de 200 millions d'or pris dans
leurs réserves.
La dette flottante s'élève actuellement à 1 milliard 621 millions
environ, en capital, et à 30 millions en intérêts. Mais les élémens
de cette dette flottante ne présentent pas tous le caractère d'une
échéance prochaine ; les bons à longue échéance (1) sont rem-
boursables en cinq ans, après la sixième année qui suit leur
émission ; les avances statutaires des banques d'émission qui sont
le prix du privilège et qui coûtent peu à l'Etat ne sont pas
menaçantes.
Ainsi, une dette consolidée, une dette amortissable et une
dette flottante s'élevant ensemble à un chiffre de plus de 14 mil-
liards, voilà la dette d'un royaume qui n'a que 24 ans d'exis-
tence.
C'est pour combler les déficits constans que l'Italie a eu
recours à une série d'expédiens onéreux.
De 1875 à 1881, période de sagesse, les exercices s'étaient
soldés alternativement par des excédents et des déficits et l'insuf-
fisance totale s'était arrêtée à 36 millions de lires.
De 4881 à 1887, l'adhésion à la Triplice a porté ces déficits à
la somme d'environ 81 millions.
De 1887 à 1893, c'est par des déficits de 150 à 300 millions
que se soldent les comptes.
Le déficit annuel atteint en moyenne depuis 1881, c'est-à-dire
depuis l'adhésion à la Triplice, 150 millions de lires ; dans la
même période, l'augmentation moyenne des dépenses militaires
annuelles s'est élevée à la somme de 135 millions, ce qui repré-
sente, à 15 millions près, le chiffre même du déficit. L'Italie aurait
(1) Créés par la loi du 7 avril 1892.
LES FINANCES DE i/lTALlE. 687
trouvé assez de ressources dans ses revenus ordinaires et ses recettes
extraordinaires, malgré l'exagération des dépenses de travaux
publics, si elle ne s'était pas lancée dans la voie des arméniens à
outrance. Sans l'accroissement des dépenses militaires, les budgets
Italiens seraient en équilibre.
III
Les dépenses locales tiennent une large place dans les dépenses
publiques d'un pays qui, comme l'Italie, a concilié le principe de
la centralisation avec le respect des libertés provinciales et
communales, avec le maintien d'une vie locale intense et l'in-
scription aux budgets provinciaux et communaux d'importantes
dépenses de services publics qui figurent dans d'autres pavs au
budget de l'État (1).
La gestion des finances locales en Italie n'a cessé d'être
défectueuse. Dans la période même où les finances de FEtat se
relevaient pour aboutir, en 1875, aux excédens budgétaires, les
finances des provinces et des communes suivaient une marche
inverse. Elles arrivèrent à un tel état de désorganisation qu'à
diverses reprises, provinces et communes, désespérant de leurs
propres forces, trouvèrent dans l'aide du gouvernement le seul
refuge contre la faillite. Une des plus brillantes cités italiennes,
Florence, qui avait été la capitale temporaire du royaume, vic-
time de sa prodigalité aussi bien que des événement politiques
qui lui enlevèrent son titre de capitale et les bénéfices qui y
étaient attachés, obtintdu gouvernement, en 1879, de la soustraire,
par un emprunt d'Etat, aux conséquences de son administration
imprévoyante. En 1880 le gouvernement dut remédier à la mau-
vaise gestion de la ville de Napl-es, dont il garantit la dette uni-
fiée et réduite.
La mauvaise situation des finances locales en Italie a diverses
causes: les modifications fréquentes apportées par le gouverne-
ment à l'assiette des impôts pour améliorer sa situation, sans
tenir compte de la répercussion fâcheuse qu'elles pouvaient
avoir sur les finances provinciales et municipales, les embarras
(1) Après les travaux publics, qui comprennent non seulement l'entretien des
voies, ports et établissemens communaux, mais encore, pour une somme considé-
rable, les constructions et travaux neufs, le principal chapitre des dépenses commu-
nales est la police locale et l'hygiène publique, l'État italien se déchargeant le plus
possible sur les communes des dépenses qui pourraient lui incomber do ce chef. I
en est de même pour l'instruction publique; toutes les lourdes dépenses de l'instruc-
tion primaire sont à la charge des communes ; celles de l'instruction technique par-
tagées entre l'État et les provinces; l'État ne garde pour lui seul que celles de
l'instruction secondaire et supérieure.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
financiers du gouvernement qui enleva aux provinces et aux
communes, aux communes surtout, une partie de leurs recettes,
et qui mit à leur charge de nombreuses dépenses d'État. Mais ce
qui aggrava surtout le désarroi de ces finances ce fut l'incurie
do L'autorité locale constatée par mainte enquête, et qui se tra-
duisit par des pratiques vicieuses dans l'exécution des travaux de
voirie et autres travaux des grandes villes. Le défaut de tutelle
administrative favorisa les abus et poussa les administrations
locales aux dépenses excessives par la trop grande facilité de
l'emprunt : affranchies du frein salutaire de l'autorisation préa-
lable, les communes et les provinces ont pu longtemps, par des
emprunts continuels, obérer leurs finances, sans rencontrer
d'autre obstacle que la loi de 1870 qui limitait le chiffre des lots
des emprunts communaux.
Lorsqu'on a vu de près le fonctionnement de la vie locale,
on comprend que, s'il est bon de laisser aux localités l'initiative
et la décision de leurs affaires, il faut réserver à l'autorité supé-
rieure un pouvoir de tutelle qui les empêche de porter atteinte
à l'intérêt général dont elles sont trop peu soucieuses. Les com-
munes et les provinces italiennes n'auraient pas pu aussi aisé-
ment, par leurs prodigalités, contribuer à épuiser la matière im-
posable et à entraîner l'appauvrissement du pays si les emprunts
locaux et notamment les emprunts des conseils municipaux, peu
éclairés, avaient été soumis à l'approbation de l'autorité centrale,
gardienne de l'intérêt général.
Le mauvais état des finances locales a fait comprendre enfin
la nécessité d'assujettir les emprunts des provinces et des com-
munes, sinon à l'autorisation expresse, du moins à des mesures
restrictives qu'a prescrites la loi du 10 février 1889 (1).
Les finances locales ne peuvent se ressentir encore de l'in-
fluence bienfaisante de cette loi nouvelle qui ne peut produire
ses effets que pour l'avenir. Sous l'empire de la législation anté-
rieure, les dépenses communales (2) ont suivi une marche pro-
gressive de 1875 à 1891. Elles ont passé (3) de 277 millions de
lires à 396 millions, après avoir atteint 420 millions, en 1889,
(1) Par exemple elle interdit aux communes d'emprunter, si les intérêts des
dettes antérieures et de l'emprunt projeté exigent une somme supérieure au cin-
quième des recettes ordinaires.
(2) Nous donnons le chifl're des dépenses, à défaut de comptes, d'après les pré-
visions budgétaires que nous avons seules en mains jusqu'en 1891.
(3) Dans ces chiffres, nous ne comprenons pas les dépenses inscrites au chapitre
du mouvement des capitaux, c'est-à-dire les dépenses relatives aux intérêts et au
remboursement des dettes qui ont monté de 95 à 133 millions, soit une augmenta-
tion de 40 pour 100.
LES FINANCES DE L'iTALIE. 689
ce qui représente une augmentation de 43 pour 100 (1).
La progression constante des dépenses communales a provo-
qué une progression parallèle des impôts et des emprunts, dont
le produit est venu s'ajouter aux maigres ressources du patri-
moine communal (2).
Les impôts communaux, de 1875 à 1891, ont reçu un accrois-
sement notable ; les taxes de consommation ont été relevées de
73 pour 100, les surtaxes foncières de 22 pour 100, la taxe de-
famille de 69 pour 100, les taxes et droits divers de 60 pour
100 (3).
L'accroissement des impôts, le produit du patrimoine com-
munal ne pouvaient suffire à l'exagération des dépenses que les
communes se sont efforcées de solder par l'emprunt qui a régu-
lièrement fait progresser les dettes municipales. De 757 millions
de lires, en 1877, la dette s'est élevée à 1 175 millions de lires,
en 1891. Ce sont les villes les plus importantes, Rome, Naples,
dont la dette s'est le plus accrue. L'ensemble des communes
rurales a beaucoup moins souffert du fléau de l'emprunt (4).
Comme l'Etat, les communes ont emprunté pour équilibrer
leurs budgets, sans cesse en déficit. En 1891, le déficit était de
48 millions 700000 lires. Il s'était élevé à 90 millions, en 1888 (5).
Les finances des provinces ont suivi une marche analogue à
la marche des finances communales. L'ensemble des dépenses
a passé de 80 à 109 millions et demi, soit une augmentation de
36 pour 100. environ. Les surtaxes d'impôt foncier, qui consti-
(1) Dans ces chiffres généraux, les finances des grandes villes occupent une
place importante qu'il serait intéressant de dégager, mais les données des docu-
mens statistiques n'en permettent pas la décomposition.
(2) Il s'en faut de beaucoup que tout le patrimoine immobilier soit mis en valeur.
En 1891, 243 000 hectares de biens communaux étaient encore incultes, faute dfr
capitaux. Les statistiques italiennes indiquent que, malgré les divers partages inter-
venus entre les habitans, 414000 hectares sont encore affectés aux services munici-
paux ou sont restés sous l'administration directe des communes, mais les statistiques-
ne disent pas si les 243 000 hectares restés incultes sont compris dans ces 414 000
hectares. Le patrimoine mobilier comprenait, en 1891, 5 millions de lires, qui ont
subi la réduction résultant du relèvement de l'impôt sur la richesse mobilière.
(3) Ce n'est pas seulement en France que l'on voit la partie additionnelle de
l'impôt affectée aux localités prendi'e des proportions inquiétantes.
En 1891, les taxes de consommation perçues pour le compte des communes ita-
liennes dépassaient de 214 pour 100 les taxes de consommation perçues pour le compte
de l'État.
Les surtaxes d'impôt foncier provinciales et communales étaient du double du
principal.
(4) Rome, qui avait 31 millions de dettes en 1873, en a 2H en 1889, soit un capi-
tal de 499 lires par tête d'habitans. Naples a passé de 10 à 131 millions dans la
même période.
(5) Pour Rome seule, le déficit, de 6 millions, en 1891, s'élevait après de 26 mil-
lions, en 1888.
tome cxxix. — 1895. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
tuent la presque totalité des recettes ordinaires provinciales n'ont
pu suffire à ces dépenses, bien qu'elles se soient accrues de 42
pour 100 de 187S à 1891.
Les provinces ont dû emprunter. En 1891, la dette des pro-
vinces, qui était de 62 millions et demi en 1873, s'élevait à près
de 175 millions.
La dette des provinces et des communes est montée, en 1891,
à 1 350 millions 600 000 lires. Elle ne s'élevait qu'à 855 millions
800 000 lires en 1877.
La gestion défectueuse des finances locales est venue accroî-
tre les frais généraux qui pèsent sur la nation. A la dette de l'Etat,
qui représente un capital de plus de 14 milliards de lires, est
venue s'ajouter une dette provinciale et communale de 1 mil-
liard 350 millions 600000 lires (1).
IV
L'activité productrice d'un pays souffre de l'exagération de
ses frais généraux, c'est-à-dire des dépenses publiques, qui se
traduit par le poids de l'impôt, par la dépréciation de la valeur
du sol, privé des capitaux que les emprunts publics lui enlè-
vent, enfin par l'augmentation du prix de revient des objets
manufacturés. Dans la concurrence que se font aujourd'hui, sur
le terrain des affaires, les peuples rapprochés par l'abaissement
du prix des transports, le régime protecteur et les barrières de
douanes ne suffisent pas à égaliser les conditions de lutte. La
diminution des frais généraux est un des élémens qui peuvent
assurer aux nations la supériorité sur leurs rivales.
L'exagération des dépenses publiques, en Italie, jointe à la
perte du marché commercial et financier français et à l'affai-
blissement de son crédit, a contribué à retarder son développe-
ment économique.
Jusqu'en 1887, date de la dénonciation du traité de commerce,
du 3 novembre 1881, le commerce de l'Italie, importations et
exportations réunies, avait une tendance à s'élever, bien que les
exportations subissent d'année en année une diminution. Dans
l'année qui a suivi la rupture commerciale de l'Italie et de la
France, l'Italie a perdu un mouvement d'affaires de plus de
500 millions, soit le cinquième de son commerce total.
Les importations de l'Italie, qui progressaient en moyenne,
depuis 1878, de 60 millions par an, ont subi une diminution de
(1) En 1891.
LES FINANCES DE L'iTALIE. 691
près de 400 millions et demi en 1888, et n'ont pu se relever, sauf
en 1889, où l'importation monte de près de 200 millions.
Les exportations de l'Italie n'ont cessé de fléchir depuis 1883 :
de 1883 à 1887, en cinq ans, la moyenne des exportations a dé-
passé un milliard. De 1888 à 1892, la moyenne diminue de
133 millions.
En 1891, les exportations sont descendues à leur minimum,
876 800 000 lires ; en 1892, elles se sont relevées à près de 958 mil-
lions, et en 1893 elles atteignent 964 millions.
L'Allemagne est venue prendre place parmi les nations qui
entretiennent avec l'Italie les relations commerciales les plus sui-
vies et elle les surpassera bientôt si le mouvement actuellement
existant continue. En 1875, elle importait en Italie pour 37 mil-
lions de lires de marchandises, elle en importait en 1892 pour
144 millions. Cependant les importations de tous les autres pays
avaient perdu, surtout celles de la France qui étaient tombées de
369800000 lires à 204 500 000. Les importations d'Italie en Alle-
magne suivaient d'ailleurs une progression ascendante également
accentuée : elles passaient de 23 600 000 lires en 1875 à 147800000
en 1892.
L'Italie, par suite de la rupture des traités de commerce avec
la France, a perdu son meilleur débouché et, quand bien même elle
retrouverait dans ses échanges avec l'Allemagne et l'Autriche un
courant d'affaires analogue, elle n'en serait pas moins en perte,
car ce n'est pas la conservation du marché commercial français
qui eût pu être pour elle un obstacle à la conquête de marchés
nouveaux.
Si nous comparons maintenant le mouvement de l'importation
avec le mouvement de l'exportation, nous constatons que les im-
portations ont toujours largement dépassé les exportations et
que ce mouvement s'est accentué de périodes en périodes. L'excé-
dent annuel des importations sur les exportations monte en
moyenne à 128 millions de lires de 1875 à 1881 ; 289 millions de
lires de 1881 à 1887 et 374 700000 lires de 1887 à 1893.
La balance du commerce, de plus en plus défavorable à l'Italie,
a exercé sur la réserve métallique et sur le change de cette contrée
une influence dont les effets fâcheux se sont fait sentir.
La situation économique se révèle encore par d'autres signes
appareils. La crise agricole a sévi avec une grande rigueur, comme
le prouve l'accroissement de la dette hypothécaire, qui en 1892
s'élevait à plus de 9 milliards et demi de lires, tandis que la dette
sans intérêts montait à plus de 6 milliards. La gravité 'de cette
crise trouve sa confirmation dans les chiffres de l'émigration
692 REVUE DES DEUX MONDES.
qui, en Italie, porte surtout sur la population agricole. Le chiffre
de l'émigration (1) qui était en 1886 de 167 829, s'élevait en
1893, à 246286, après avoir passé en 1891 par un maximum de
293631. Ce tableau de l'état économique de l'Italie ne serait pas
complet si d'autres élémens ne venaient pas en atténuer le sens.
Quand on visite cette contrée, on a l'impression d'une population
active et laborieuse.
L'esprit d'économie est si développé et l'organisation des
institutions de prévoyance est si heureuse, que le mouvement
de l'épargne a suivi une progression ascendante. En 1881, le total
des dépôts opérés dans les divers établissemens qui reçoivent
les épargnes, était de plus de 979 millions de lires ; en 1890 il avait
presque doublé (2).
Si nous cherchons à saisir le progrès de la richesse acquise
d'après une autre source d'informations, nous constatons dans
le tableau des donations et successions en 1892 une augmentation
de 25 pour 100 sur 1876.
Le mal qu'ont pu faire à l'Italie l'exagération de ses dépenses
militaires, l'affaiblissement de son crédit et sa rupture commer-
ciale avec la France, a été encore aggravé par la crise des ban-
ques, qui, en désorganisant la circulation monétaire, a porté le
trouble dans le monde des affaires.
L'Italie n'a pas l'unité de circulation fiduciaire; les tendances
particularistes ont toujours fait obstacle, dans ce pays, au mouve-
ment qui pousse les nations modernes vers le monopole de l'émis-
sion, garantie la plus sûre de la circulation facile des billets accré-
dités partout, grâce à une banque unique, par la confiance du
public. Toutefois, l'Italie marche vers l'unité de circulation; les
banques d'émission qui, en 1874, avaient été réduites à 6, pour
(1) Nous donnons ici le chiffre total de l'émigration permanente et temporaire.
En 1886, l'émigration permanente était de 85 355; en 1893, de 122934.
(2) Faute de documens, nous n'avons pu dresser le total des dépôts d'épargne
pour les années suivantes, mais nous voyons par les chiffres qui nous sont connus,
par exemple ceux des Caisses d'épargne ordinaires ou des Caisses d'épargne postales,
que le mouvement s'est encore accentué, passant pour les premières, en 1893,
à 1245 605178 lires.
au lieu de, en 1891 1177218670 —
Soit une différence en plus de 68386 503 —
passant pour les secondes, en 1894, à 396 303 300 —
au lieu de, en 1891 • . . . 333683900 —
Soit une différence en plus de 62619 400 lires.
LES FINANCES DE L ITALIE. 693
donner plus de crédit aux billets, ne sont plus qu'au nombre de
3 (1), depuis le désastre de la Banque romaine.
Si les prescriptions législatives et réglementaires pouvaient
avoir la vertu magique que l'inexpérience parlementaire leur
attribue trop souvent, de suppléer par leur action automatique à
la capacité et à la probité de ceux qui sont à la tête des entre-
prises commerciales, la situation des banques d'émission ita-
liennes serait florissante, si nombreuses sont les mesures tuté-
laires dont leur gestion a été entourée. Limitation du chiffre de
la circulation, défense d'immobilisation, obligation de mise aux
réserves et détermination de la proportion du stock métallique or
et argent qui les compose, élection des censeurs par les action-
naires, dépôt mensuel au greffe du tribunal de commerce du
bilan établi d'après un modèle officiel et certifié par un admi-
nistrateur et un censeur, publication par le gouvernement d'un
bulletin des bilans, contrôle permanent d'un commissaire royal
attaché à chaque banque, inspections extraordinaires, la loi a
accumulé toutes les précautions pour prévenir une mauvaise ges-
tion : autant de réglementations vaines, quand la direction d'une
affaire est livrée à des mains imprudentes ou coupables.
L'histoire des banques d'émission italiennes est la démonstra-
tion de cette vérité. Si les excès de la circulation et les immobi-
lisations ont perdu les banques, ce n'est pas faute de lois et de
décrets préventifs prohibant ces abus. Les censeurs, le commis-
saire royal, les inspecteurs extraordinaires n'ont arrêté ni les
émissions excessives, ni les emplois anti-statutaires et c'est le
tuteur des banques, le gouvernement lui-même, qui les a parfois
poussées dans la voie dangereuse où elles s'engageaient.
Lorsque les banques remboursent leurs billets à vue, la sura-
bondance de l'émission n'est pas à craindre. Le remboursement
du billet est le frein normal de la circulation fiduciaire. Lorsque, au
contraire, les banques qui ont immobilisé ou perdu leurs capi-
taux ne peuvent plus rembourser à vue leurs billets et obtiennent
le cours forcé, la surabondance de l'émission n'a plus de limites
et aussitôt apparaît la dépréciation du papier-monnaie , qui a
pour conséquences la hausse du change, la disparition de la
monnaie métallique, l'élévation du taux de l'escompte. C'est le
spectacle que nous donnent les banques d'émission italiennes. A
part la Banque toscane de crédit dont l'administration a été sage,
les banques d'émission italiennes ont ou immobilisé, ou perdu
même leur capital, en se livrant à des opérations étrangères à
(1) Outre les banques de Naples et de Sicile, la banque d'Italie, issue de la fusion
des banques Nationale d'Italie, Nationale de Toscane et Toscane de Crédit.
694 REVUE DES DEUX MONDES.
leur mission. L'enquête à laquelle a donné lieu, en 1892, la crise
des banques, a révélé des placemens en immeubles, en mines,
dos prêts sans garantie aucune, à des communes, à des provinces,
à des sociétés, à des banques, à des entreprises de construction
en détresse, des prêts hypothécaires, des avances ou ouvertures
de crédit sans garantie à des particuliers, notamment à des mem-
bres influens du parlement ou du gouvernement, toutes opéra-
tions de nature à conduire les banques de circulation à la ruine.
Le gouvernement a tout connu et il n'a rien empêché, il a
même excité les banques aux immobilisations. C'est lui qui a
obligé la Banque nationale à accorder une subvention de 115 mil-
lions de lires à la Banque tibérine, c'est lui qui, pour soutenir
les obligations du Risanamento de Naples, a fait acheter ses titres
par la même banque pour le compte de l'État (1).
Instigateur et complice des immobilisations et des pertes de
capital, le gouvernement s'est laissé naturellement aller à sous-
traire les banques aux conséquences de leurs fautes et à les dé-
charger, par l'établissement du cours forcé, du devoir de convertir
leurs biilets en monnaie métallique.
Ce qui a perdu les banques d'émission italiennes, ce sont les
immobilisations et les opérations anti-statutaires, c'est l'abus du
papier monnaie.
C'est pour remédier à ces maux qu'a été rendue la loi du
10 août 1893. Mais un acte législatif ne peut suffire à dénouer la
crise des banques. Elle ne trouvera sa solution que dans la sa-
gesse des banques et du gouvernement qui peut seule entraîner la
liquidation des opérations anti-statutaires et la fin des émissions
de papier-monnaie.
VI
Le trouble de la situation économique a pour indices le
cours du change, la crise monétaire, l'élévation de l'escompte,
les fluctuations de la rente.
L'Italie trouve des causes d'élévation de son change dans la
supériorité de ses importations sur ses exportations qui s'est
accentuée depuis la rupture des traités de commerce, dans le pla-
cement de la majeure partie de sa dette aux mains des nations
(1) Il arriva quelquefois, dit le sénateur Finalli dans son rapport sur les banques,
que le gouvernement même, poussé par des considérations d'ordre politique qui
échappent au jugement de la commission d'enquête ou qui sont au-dessus d'elle,
autorisa des immobilisations qui, dans l'hypothèse la plus favorable, se trouvent en
contradiction avec le but et l'essence même des banques d'émission. Il est nécessaire
qu'à l'avenir le gouvernement observe et fasse observer les lois mieux qu'il ne l'a
fait jusqu'à présent.
LES FINANCES DE i/lTALlE. 695
étrangères plus riches qu'elle. La dépréciation du papier-mon-
naie a aggravé le change, qui par ses alternatives de hausse et de
baisse inquiète le monde des affaires.
Le change s'est élevé l'année dernière jusqu'à 115, il se serait
probablement élevé plus haut sans les dépenses considérables
faites en Italie par les étrangers (1), les frais de transports des
marchandises exportées et importées par la marine marchande
italienne florissante, les frais d'assurance de ces marchandises,
enfin les envois d'argent importans, mais impossibles à évaluer,
des ouvriers italiens émigrés (2).
Dans ces derniers temps, le change est descendu aux environs
de 104. Cette amélioration est probablement due en grande partie
aux ventes de rentes faites à la suite de l'élévation des cours,
par les Italiens sur le marché de Paris, qui s'est trouvé de ce fait
débiteur de l'Italie.
La disparition de la monnaie métallique est la conséquence
de la dépréciation du papier-monnaie et de la hausse du change.
L'Italie subit une crise monétaire intense. Le gouvernement a
essayé à diverses reprises, mais inutilement, d'empêcher le numé-
raire et surtout l'or de sortir de l'Italie ; un décret du 12 août
1883 ordonna aux banques dont les réserves ne comprenaient pas
au minimum deux tiers en or et au maximum un tiers de leur
total en argent, de les constituer dans ces proportions dans le délai
de deux mois. Il a obtenu des États de l'Union latine de ne pas
accepter la monnaie d'appoint italienne. La mise en circulation
d'une partie des 200 millions d'or prêtés en 1894 par les banques
à l'Etat a pu diminuer l'intensité de la crise monétaire, mais ce
n'est là qu'un remède passager.
La disparition d'un grand nombre de banques, la pénurie et
la défiance des capitaux maintiennent l'escompte à un taux
constamment élevé, il est actuellement de 5 p. 100.
La rente a subi de nombreuses fluctuations depuis que la
France a cessé d'être le banquier de l'Italie pour être le banquier
de la Russie. En 1881 le cours de la rente 5 p. 100 était de
90,25 (3); portée, en 1887 à 97,55, touchant à 87,86 en 1893, la
rente est redescendue en janvier 1894 aux environs de 71, pour se
relever aujourd'hui aux environs de 90.
(1) M. J. Clare, dans son livre sur le Change, évalue ces dépenses annuelles à
145 millions; M. P. Leroy-Beaulieu, Traité des Finances, à beaucoup plus de 200
millions.
(2) Le denier de Saint-Pierre ne doit guère entrer en ligne dé compte dans rénu-
mération des élémens qui servent de correctif au change, parce qu'il est fort peu
important depuis quelques années et qu'une grande partie de ses fonds est affectée
à des dépenses faites à l'étranger.
(3) Moyenne de l'année.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
VII
Un déficit budgétaire moyen de 150 millions de lires, auquel
viennent se joindre les déficits des localités obérées, qui, pour les
communes seules, s'élèvent à plus de 48 millions de lires (1), une
dette consolidée et une dette amortissable montant à près de
13 milliards, une dette flottante, toujours grandissante, qui atteint
actuellement plus d'un milliard et demi (2), une dette locale dé-
passant 1 350 millions (3), la crise commerciale et agricole coïn-
cidant avec les dégrèvemens (4) et avec une vive progression des
dépenses, la crise monétaire toujours ouverte, le rétablissement
du cours forcé, le crédit public affaibli par l'impôt sur la rente,
le cours du change qui cependant s'améliore, l'élévation du taux
de l'escompte, les fluctuations d'une rente dont la spéculation
agite les cours, — tel est, à l'heure actuelle, l'état économique et
financier de l'Italie.
Pour Combler les déficits et en prévenir le retour, M. Son-
nino, ministre des finances, proposait de diminuer les dépenses
et d'augmenter les recettes. Mais il ne montrait pas assez de har-
diesse dans ses projets de réformes. Sur le chapitre des dépenses
militaires, qu'il eût fallu largement réduire, il ne glanait que des
réductions de détail, dont le total montait à 14800000 lires.
Dans les économies fiscales, et surtout dans la diminution des
dépenses de travaux publics, il trouvait une économie de 12 mil-
lions. Enfin, il attendait une économie de 15 millions de la réa-
lisation de la réforme administrative. Il évaluait à 43 millions et
demi les ressources nouvelles quïl cherchait dans l'assujettisse-
ment à la taxe sur les affaires des transactions qui en étaient jus-
qu'alors exemptées. Restait cependant un déficit de 64700000 lires
qu'il ne comblait pas; M. Sonnino laissait entrevoir qu'il tenait
en réserve d'autres mesures pour obtenir l'équilibre budgétaire,
en faisant appel à toutes les forces contributives du pays. C'était
d'abord l'impôt général et personnel sur le revenu, taxe complé-
mentaire et rectificative des inégalités existantes. C'était ensuite
la réforme du régime fiscal des alcools.
Mais il était douteux que ces deux mesures dussent produire
(1) Chiffre de 1891. En 1888, le déficit a atteint 90 millions. Nous n'avons pas les
chiffres du déficit depuis 1891.
(2) Le Marché financier, par M. Raffalowich, 1894, prévoit une aggravation
moyenne et progressive de 12 millions de lires par an pour la période quinquen-
nale 1895-1900.
(3) Pour 1891.
(4) La loi du 18 juillet 1880 diminua d'un quart l'impôt sur la mouture qui dis-
parut complètement en 1884. Quelques autres dégrèvemens ont été aussi opérés
relativement à l'impôt foncier en 1876 et en 1886, relativement au sel en 1885.
LES FINANCES DE L'iTALIE. 697
les résultats désirés, parce que l'impôt général sur le revenu
présente en Italie, comme partout ailleurs, des difficultés inex-
tricables d'application et que la consommation de l'alcool peut
diminuer sous l'influence de l'accroissement de l'impôt.
M. Sonnino n'a pu mener à bonne fin l'exécution de son pro-
gramme, il a été remplacé au ministère des finances par M. Bo-
selli qui pratiqua quelques remaniemens de taxes, attribua à
l'État le dixième de l'impôt sur la richesse mobilière dont béné-
ficiaient antérieurement les communes et éleva ce dernier impôt
de 13,20 à 20 pour 100. En outre il fit avancer à l'Etat par la
Caisse des dépôts et prêts les sommes nécessaires à la garantie
du service d'intérêt et d'amortissement de certaines obligations
de chemins de fer.
Ces moyens ne peuvent suffire à combler le déficit de 105 mil-
lions de lires que le budget voté accusait, et le ministère ne fait
pas connaître encore les projets élaborés pour atteindre l'équi-
libre budgétaire.
Peut-on rétablir l'impôt sur la mouture, si impopulaire, mais
qui est d'un large rendement? Cela paraît difficilement praticable
dans un pays dont le gouvernement désire pouvoir supprimer
l'augmentation du droit de douane sur le pain, quand le prix du
grain s'élèvera au point de faire craindre un renchérissement
notable du pain (1).
Si l'Italie ne trouve pas dans l'impôt l'équilibre du budget,
fera-t-elle appel aux ressources extraordinaires?
Assurément elle conserve assez de crédit pour emprunter
encore à des conditions plus ou moins onéreuses. Elle peut ac-
croître encore le poids de sa dette flottante par des avances des
banques et autres moyens analogues. Enfin, il reste des aliénations
d'actif où elle peut chercher des ressources nouvelles. Cette opé-
ration lui permettrait de trouver pendant cinq, six ans ou plus
même, une somme suffisante pour faire face à ses dépenses. Mais
ensuite la situation du Trésor n'en deviendrait que plus difficile.
Ce seraient donc seulement quelques années de répit que se don-
nerait l'Italie, dans l'attente de quelque événement qui viendrait
dénouer la crise actuelle.
Si l'Italie persiste dans sa politique financière, elle aggrave sa
situation de jour en jour. Cependant, si elle le voulait, le remède
au mal serait entre ses mains.
La cause déterminante de ses difficultés financières est l'exagé-
ration des dépenses de guerre qui mettent le désordre dans ses
budgets et ralentissent l'activité du pays. Si l'Italie, qu'aucune
(1) Rapport de M. Sonnino.
698 REVUE DES DEUX MONDES.
nation ne menace et qui pourrait être un grand Etat pacifique,
voulait ramener son budget de la guerre aux limites raisonnables
de l'année 1881, elle retrouverait la prospérité.
Ce serait l'équilibre budgétaire, ce serait le raffermissement
d'un crédit ébranlé par l'impôt récent sur la rente, ce serait le
remède à une situation économique troublée par l'exagération
de dépenses stériles. Avec l'équilibre budgétaire, condition essen-
tielle de la cessation du cours forcé, avec l'amélioration de l'état
économique et la confiance qui suivrait le relèvement du crédit
public, la crise des banques pourrait prendre fin par le rétablisse-
ment de la circulation monétaire.
L'Italie est une terre féconde et en général salubre, elle occupe
sur la carte du globe une position géographique sans rivale. Ses
marins ne le cèdent à aucuns. Ce que pourraient faire ses agri-
culteurs sur un sol moins écrasé d'impôts, on le peut voir par
l'exemple de ses émigrés qui ont transformé en magnifiques
champs de blé les plaines de l'Amérique du Sud. Ses négocians
ont montré quelle pouvait être l'activité laborieuse de la' race,
quand ils ont fait revivre dans le nouveau monde les traditions
de leurs ancêtres du moyen âge.
L'Italie peut trouver dans ses institutions plus de facilité que
d'autres nations pour avoir la continuité de vues qui permet une
politique suivie. Elle a un gouvernement capable de défendre
l'intérêt général contre les sollicitations égoïstes des intérêts
locaux et privés, son parlement ne subit pas l'action dissolvante
des oppositions antidynastiques et peut contenir des majorités
homogènes. Peu de pays ont une législation financière aussi per-
fectionnée (1). Riche en ressources, riche en hommes, l'Italie, si
elle veut, peut espérer voir s'ouvrir encore devant elle de bril-
lantes destinées. Si elle le veut, elle peut reprendre le cours
interrompu de son brillant développement économique.
Adrien Durief.
(1) Les réformes de législation financière préconisées dans ces vingt dernières
années ont été réalisées d'abord en Italie.
REVUE MUSICALE
Théâtre de l'Opéra : Tannhxmer, opéra en 3 actes, de Richard Wagner.
Trois opéras célèbres : le Freischùtz, Robert le Diable et Tannhieuser
représentent le partage éternel de l'homme et l'éternel combat que
l'ange et la bête se livrent en lui. De ces trois représentations, le Frei-
schùtz est sans doute la plus naïve, et dans une acception du mot que
nous fixerons, la plus naturaliste; Robert le Diable en est la plus con-
crète et la plus étroite: la plus large au contraire — et avec cela la plus
exclusivement intérieure et spirituelle, la plus chrétienne enfin — c'est
Tannhœaser.
Qu'il y ait déjà du symbole dans le Freischùtz, que la musique par-
tout y dépasse, y déborde le poème, c'est ce que, sans faire injure au
génie de Weber, on ne saurait contester. Il n'est pas une page qui n'en
porte témoignage. Au premier chant, au premier cri de Max, ni l'oreille
ni le cœur ne se trompe. Est-ce seulement un paysan, un tireur mal-
heureux qui souffre et se désespère ainsi ? Non, c'est un bien autre
personnage, et ces admirables imprécations, ces mélodies de douleur
et de colère portent en elles infiniment plus d'âme et d'humanité. Max
est déjà l'homme, le héros de l'orgueil, de l'ambition et du désir. Il
l'est dans le trio du premier acte; il l'est dans les parties mélancoliques
ou violentes de l'air qui suit ; il l'est, avec plus de grandeur encore et
d'âpreté farouche, au second acte, dans le trio avec les deux jeunes
filles et dans la scène de la Gorge aux Loups.
Mais cet homme, entre quelles puissances ennemies le voit-on se
débattre ? Quels adversaires se livrent en lui le combat qu'est l'opéra
tout entier, que l'ouverture annonce et résume, et dont les tableaux
alternés marquent avec symétrie les phases et les vicissitudes ? C'est
ici qu'apparaît ce que nous appelions, faute d'un meilleur terme, le
naturalisme du Freischùtz. Oui, le bien et le mal ont dans l'opéra de
Weber un caractère naturel, en ce sens qu'ils se manifestent surtout
700 REVUE DES DEUX MONDES.
dans et par la nature, par l'ordre ou le désordre extérieur et matériel,
par la beauté des choses ou par leur horreur, en un mot au dehors de
l'homme encore plus qu'en lui-même. Si coupable que soit Max, il l'est
beaucoup moins que Tannh;euser, coupable à coup sûr d'une faute
moins formelle et pour ainsi dire moins profonde. Au milieu des sorti-
lèges de la Gorge aux Loups, il semble que le mal ne fasse guère que
l'environner. Il en connut la curiosité et l'ambition inquiète ; mais il
en ressent déjà l'épouvante et non les délices. Il est dans le royaume
du péché, mais il n'a pas fait de son âme ce royaume même. S'il a
appelé l'enfer au secours de son désir, l'objet de ce désir : le pur amour
d'une vierge, est en dehors, au-dessus de l'enfer. Ainsi le mal n'est
pour le héros de Weber qu'un moyen ; pour celui de Wagner il sera
le but et la fin.
Du bien encore plus que du mal, la conception ou l'idéal a dans le
Freischùtz un caractère extérieur et comme un aspect de nature. A l'in-
quiétude, au trouble, qu'est-ce que l'ouverture oppose tout d'abord?
La paix et la beauté des choses, un paysage, un chant de cor au fond
des bois. Rappelez-vous le grand air de Max : après la fièvre du réci-
tatif l'admirable mélodie : « Durch dieWâlder, durch die Aven; » est-ce
que vraiment elle ne vient, elle ne souffle pas de la prairie et de la forêt?
Plus loin, quand Samiel a passé dans le fond du théâtre, quand le ciel
un moment s'est voilé, et l'âme du jeune homme avec lui, il suffit
qu'un hautbois soupire, et c'est le ciel encore plus que l'âme qui s'é-
claircit; c'est le soleil qui de nouveau rit là-bas sur la maison, sur le
seuil où rêve assise la fiancée du chasseur.
Elle-même, l'innocente Agathe, la fille du garde-chasse, est associée
partout à des scènes et à des impressions de nature. Les deux airs
célèbres qui sont presque tout son rôle, baignent en quelque sorte dans
l'atmosphère : l'un dans le crépuscule, l'autre dans la clarté du matin.
Agathe n'est qu'une paysanne, une enfant de la forêt, je dirai presque
une figure du monde extérieur, et non de ce monde moral qu'un jour
Elisabeth représentera. Extérieur, voilà décidément le meilleur terme
pour qualifier dans le Freischùtz le bien et le mal en présence, le salut
et la perdition. Gardons-nous au moins de le prendre en mauvaise part
et pour synonyme de médiocre ou superficiel. Le salut n'est ici que
dans la lumière du soleil, dans la joie, l'ivresse même de la vie saine,
et non pas encore de la vie sainte, au milieu de la saine nature, mais ce
n'en est pas moins le salut. Idéal primitif si on le compare à l'idéal de
Wagner, mais idéal pourtant. Que demain vous relisiez le Freischùtz,
ayant entendu hier Tannlueuser, vous aimerez encore la beauté des
choses après celle des âmes; dans la simplicité de la vie naturelle,
vous en qui la vie intérieure et morale aura surabondé, vous goûterez
une sensation délicieuse de rafraîchissement et de repos.
REVUE MUSICALE. 701
Quelque dix ans après le Freischùtz, Robert le Diable a posé de
nouveau l'éternelle question du bien et du mal. Robert est symbo-
lique aussi, et l'œuvre est le signe d'une pensée plus large qu'elle.
« Ce mot de philosophie de l'art, écrivait naguère Blaze de Bury, un
bien gros mot en vérité, sied pourtant merveilleusement à caractériser
le génie de Meyerbeér. Il y a chez lui de ces effets qu'un simple musi-
cien ne saurait produire. Prenez un Italien de belle et bonne race et
donnez-lui à mettre en musique le trio de Robert le Diable, qu'y verra-
t-il? Une situation dramatique, un morceau à effet pour ténor, so-
prano et basse ; mais à ce magnifique résumé de toute une période de
l'histoire, à cette figuration solennelle de l'homme entre l'Ange et
l'Esprit du mal reproduite sur tous les frontons des cathédrales,
croyez bien qu'il ne songera pas une minute. La musique de Meyerbeér
est l'œuvre d'un musicien de premier ordre et aussi d'un penseur. En
même temps qu'il y a des idées, il y a aussi Vidée (1) ».
Blaze de Bury ne se trompait pas. L'Idée assurément est dans cette
musique. Mais elle n'y donne malheureusement pas tout ce qu'elle
renferme; elle n'y atteint pas à son développement supérieur. En
l'ajustant à son génie essentiellement concret et scénique, à son art
tout en relief et en dehors, Meyerbeér a dramatisé le symbole; il l'a
peut-être rétréci. Il a créé des individus et non des types; il a placé
Robert entre deux personnages plus qu'entre deux principes ou deux
forces. Bertram, par exemple, est une admirable et sans doute immor-
telle figure. Que le démon ait un fils et qu'il l'aime, qu'il ne le puisse
aimer que pour le perdre, cela est beau, de la beauté la plus drama-
tique. Il y a dans cette paternité diabolique une imitation et comme une
contre-partie grandiose de la paternité divine. Voilà ce que Meyerbeér a
magnifiquement exprimé. Relisez le rôle de Bertram, surtout les récits
du premier et du cinquième acte. Il n'en est pas un qui ne soit un cri,
un mouvement, un transport d'infernale et sublime tendresse. Mais
considérez aussi que cette tendresse, en caractérisant le personnage,
amoindrit et pour un peu contredirait l'idée du mal, du mal absolu,
qu'il doit symboliser. Faire de Robert le fils de Bertram, et le fils pas-
sionnément aimé, c'était fournir à l'incertitude, au trouble du héros, à
son attrait pour l'enfer et à ses velléités de le choisir, l'excuse et pres-
que la justification sinon de la piété, du moins de la pitié filiale.
Jusque dans le trio final, qui reste un chef-d'œuvre en dépit de cer-
taines faiblesses, le génie de Meyerbeér apparaît ainsi concret et for-
mel. Un testament produit au moment favorable, une horloge qui
sonne minuit, des élémens enfin ou des causes extérieures décident de
l'issue de la lutte, et la mainmise en quelque sorte visible d'Alice sur
(1) Blaze de Bury, Meyerbeér et son temps.
702 REVUE DES DEUX MONDES.
Robert assure la victoire matérielle du bien. Et ce bien quel est-il? De
ce combat quel est l'enjeu? L'amour de l'insipide Isabelle, la « prin-
cesse d'opéra » par excellence, et le prie-Dieu nuptial qui attend à côté
du sien, devant le maître-autel de la cathédrale de Palerme, Robert
encore frémissant, encore chaud du souffle de l'enfer.
Il faut reconnaître que l'idée de Tannhseuser est d'une autre portée
et d'une autre grandeur. Wagner ici peut demander et répondre avec
le Corneille de Polyeucte :
Y va-t-il de l'honneur? Y va-t-il de la vie?
— Il y va de bien plus !
et des trois opéras où l'ange et la bête sont aux prises, Tannhseuser est
celui où l'un et l'autre sont le plus la bête et le plus l'ange.
La bête d'abord. Wagner est le premier qui l'ait osé déchaîner
elle-même. Qu'était-ce, dans le Freischùlz, qu'une heure de connivence
avec les esprits de l'abîme, la participation d'une nuit aux diableries
de la Gorge aux Loups? Qu'était-ce pour Robert qu'un baiser de hasard
pris en tremblant sur l'épaule glacée de l'abbesse sortie de son tom-
beau? Dans Tannkaeuser il ne s'agit plus des mystères de la nature, mais
de ceux, plus terribles, de l'âme. Ici plus d'enchantemens ni de malé-
fices, mais le mal lui-même, le mal en soi, voulu et choisi délibéré-
ment ; le mal non plus au dehors de l'homme, mais en lui, tenant
le centre ou le fond de son être. Et quel mal? le plus dévorant de tous,
la sensualité et la luxure, toute la fureur, toute la folie de la chair et
du sang, et, comme écrivait un philosophe chrétien, « le corps entier
qui n'est bientôt qu'un holocauste au feu d'enfer (I ). »
Le bien à son tour dans Tannhseuser n'a plus rien d'extérieur ni de
matériel. La joie n'y est point terrestre, et comme le mal y est le
péché, le bien y est le salut, j'entends le salut éternel. Cet opéra n'est
pas de ceux qui finissent par un mariage. Dès le début de l'ouverture,
ce n'est plus la nature qui chante, mais la foi; c'est la mélodie des
pèlerins, ce n'est plus celle de la forêt. La nature pourtant n'est pas
absente du drame; elle y coopère, elle y est source d'émotion et de
beauté, mais en se faisant elle aussi toute spirituelle et morale, en se
colorant pour ainsi dire d'un reflet de piété. La chanson du pâtre s'unit
d'elle-même au cantique des pèlerins. Le souffle qui abat Tannhseuser
à genoux est à la fois le souffle de l'Esprit et celui du printemps, et
Wolfram au dernier acte ne demande à l'étoile du soir que de saluer
pour luii'âme d'Elisabeth entrant au ciel.
Le dernier acte de Tannhseuser est le plus beau des trois parce que
les deux forces de l'œuvre y sont portées au comble, parce qu'elles s'y
(1) Le P. Gratry, Connaissance de l'âme, t. II.
REVUE MUSICALE. 703
rassemblent et s'y affrontent, autrement dit parce que cet acte est en
même temps une sublime opposition et un raccourci sublime.
La symphonie du mal ou du péché, comme on pourrait nommer
l'ensemble des motifs se rapportant au Venusberg, cette symphonie
est plus belle encore au troisième acte qu'au premier. D'abord elle y
est plus courte. La Bacchanale par laquelle s'ouvre l'ouvrage et la
scène suivante entre Vénus et Tannhœuser ont des proportions vérita-
blement excessives. Tout y surabonde et y déborde. De ces mélodies,
de ces harmonies, de cette instrumentation extraordinaire on ne jouit
plus à force d'en jouir. Ici au contraire tout se ramasse pour frapper
un seul coup, et foudroyant. En quelques pages toutes les forces de
cette musique donnent ensemble. C'était l'analyse au début, mainte-
nant et pour finir c'est la synthèse. C'est le contraste aussi. Tannhaeuser
vient d'achever le magnifique récit de son pèlerinage, hélas ! inutile.
Il a dit, avec l'orchestre haletant et brisé, la fatigue et l'angoisse du
chemin, ses pieds meurtris, ses lèvres pénitentes fuyant jusqu'à la
fraîcheur des sources, et ses yeux indifférens au soleil italien. Il a dit,
et les thèmes pieux ont tinté, et les thèmes de colère et de malédiction
ont rugi, il a dit son arrivée à Rome, ses aveux, son repentir, le pontife
imploré vainement, et le pardon qui surlui seul n'a pas voulu descendre.
Alors, tandis que dans la nuit, pour d'autres indulgente et pour lui
sans pitié, se perdaient les dernières harmonies de miséricorde et de
salut, alors, d'un seul et furieux élan Tannhseuser s'est rejeté dans le
mal « et le nouvel état de cet homme a été pire que le premier. »
Jadis, au chant des pèlerins, au soleil d'avril, son âme s'était atten-
drie et fondue, et s'écroulant, comme dit Wagner lui-même, « dans la
plus effroyable contrition, » Tannhœuser avait jeté, sur un trait fulgu-
rant de l'orchestre, le cri sublime : « Seigneur, soyez béni ! Ah ! votre
grâce est infinie.» Plus encore peut-être que le cri du salut, sublime est
le cri de la perdition. Tous les thèmes de luxure et de volupté lui
répondent. De la symphonie du Venusberg on sait la frénésie, les élans
ou plutôt les élancemens, les convulsions et les spasmes, enfin toutes
les torturantes délices. Qu'on se reporte ici par la pensée à la Gorge
aux Loups du Freischiitz. Qu'on s'en rappelle surtout le début : les
tenues profondes, la lente descente des basses, les frissons funèbres et
la psalmodie qui tombe en notes régulières et lourdes. Cette musique
est sombre, on dirait presque humide comme la nuit; elle est froide
comme la mort. Chaude au contraire est la musique de Wagner, chaude
comme la vie, et la vie impure : « Je viens à toi, déesse aimée, » dit
le texte. Il faudrait : « Je reviens, » car le rappel des motifs n'est beau
ici d'une si tragique beauté que parce qu'il signifie ce retour, la re-
chute pire que la chute, le mal choisi pour la seconde fois et pour
l'éternité par l'impénitence et le désespoir.
704 REVUE DES DEUX MONDES.
Si maintenant du fond de l'abîme nous regardons vers les sommets,
nous les verrons très hauts et très purs. « Je crois à la communion des
saints et à la rémission des péchés. » Le troisième acte de Tannhseuser
pourrait porter cette épigraphe, car il n'est que la transposition dans
l'ordre de la beauté, la transfiguration par les splendeurs de la poésie
et de la musique, de ces deux vérités de la foi. Le double aspect que
nous signalions au début : le christianisme et l'intériorité de l'œuvre,
se découvre surtout d'ici. Devant Elisabeth à genoux, ensevelie dans ses
voiles blancs et dans sa prière, souvenez-vous de ses sœurs, bienfai-
santes aussi et protectrices : de l'amie de Robert et de la fiancée de
Max. Les trois héroïnes, les trois chastes ouvrières de grâce et de salut
vous apparaîtront comme sur trois degrés inégaux.
Ce qu'il y a d'admirable chez Agathe, c'est qu'elle ignore. Elle n'in-
tervient dans le drame ni par des actes, ni même par des intentions,
mais par on ne sait quelle secrète influence émanant de son amour et
de sa pureté. Sans doute elle est rêveuse et grave : à sa rieuse cousine
elle ne répond que par des chants qui ressemblent à des soupirs;
quand le soir tombe sur la clairière, elle ne le voit tomber ni sans mé-
lancolie, ni sans effroi. Elle écoute le moindre souffle qui se lève, une
feuille qui tombe, l'eau qui pleure en fuyant, l'oiseau qui frappe du bec
le tronc des hêtres, enfin tout ce que la musique apporte à son oreille
de bruits lointains et de nocturne silence. Dans ces dehors obscurs,
dans toute cette nature qui l'environne, elle devine vaguement un
mystère, des puissances occultes, peut-être ennemies, et pour en pré-
server celui qu'elle aime et qu'elle attend, elle prie. Mais que demain
vienne le jour, l'enfant ne se souviendra plus d'avoir eu peur, et sa
prière du matin sera plus sereine que ne fut troublée sa prière du soir.
Agathe cependant, la vierge qui ne sait pas le mal, ressemble, oh!
de très loin, mais ressemble à Elisabeth, la vierge qui le sait, qui le
pardonne et qui le rachète. Entre les deux figures on pourrait surpren-
dre de singulières correspondances : montrer par exemple qu'au début
du troisième acte et du Freischùtz et de Tannhœuser, après un second
acte dramatique et mouvementé, la prière d'Elisabeth et le second air
d'Agathe produisent une détente pareille. Et dans la dernière péripétie
du Freischùtz, dans le cri d'Agathe effleurée par la balle enchantée, je
serais tenté d'apercevoir comme un pressentiment de la grande idée
expiatoire, une ébauche du sacrifice qu'Elisabeth un jour consommera.
Agathe est innocente ; Alice est active. Alice ne rêve pas, elle n'a
rien de sentimental, de mystique ni d'allemand; c'est une héroïne
toute française. Elle n'a pas peur, elle affronte bravement le démon.
Elle lutte avec lui pied à pied; elle lutterait au besoin corps à corps, et
pour le vaincre elle use de procédés matériels, j'allais dire pratiques,
tels que le pieux écrit prudemment réservé pour le suprême effort.
REVUE MUSICALE. 705
Puis, ayant sauvé son jeune maître, elle le marie, et s'en va de son
côté rejoindre son petit amoureux.
Alice est désintéressée; Elisabeth est renonçante et rédemptrice.
Elisabeth se donne elle-même et meurt pour que celui qu'elle aime
vive éternellement. Des trois figures de femme que nous venons d'évo-
quer, elle est la plus belle et la seule divine. Humaine cependant et vi-
vante. Elle l'est beaucoup plus que la Senta du Vaisseau Fantôme, dont
l'amour pour le Hollandais errant a quelque chose de trop imaginaire et
fantastique, l'étrangeté de la possession ou de la suggestion; plus que
Brunnhilde peut-être, dont l'admirable personnage ne se dégage pas
toujours de l'attirail mythologique et cosmogonique qui l'environne
et l'étouffé. Enfin si, comme il le faut croire, la rédemption par le sa-
crifice est au-dessus de la connaissance par la pitié (durch Mitleid
wissend), on nous accordera peut-être qu'Elisabeth l'emporte même
sur Parsifal, et qu'elle est dans l'œuvre de Wagner à la fois la plus
réelle et la plus idéale personnification du renoncement chrétien-
Dans sa lettre fameuse à Frédéric Villot, peu de temps avant la
représentation à Paris de Tannhseuser, Wagner écrivait : « Vous trou-
verez déjà beaucoup plus de force dans le développement de l'action de
Tannhseuser par des motifs intérieurs. La catastrophe finale naît ici,
sans le moindre effort, d'une lutte lyrique et poétique où nulle autre
puissance que celle des dispositions morales les plus secrètes n'amène
le dénouement, de sorte que la forme même de ce dénouement relève
d'un élément purement lyrique. » C'est au dernier acte que l'intério-
rité de Tannhseuser et surtout du rôle d'Elisabeth est le plus manifeste.
Je ne crois pas que dans aucun autre drame, musical ou non, tout lien
sensible soit aussi vite, aussi brusquement rompu entre les deux princi-
paux personnages. Elisabeth et Tannhseuser ne se rencontrent (je parle
de rencontre morale) qu'une seule fois : dans le duo du second acte. A
partir du moment où Tannhseuser, en célébrant les délices du Venus-
berg, a jeté son péché comme un outrage au front de la jeune fille, celle-
ci ne lui parlera, ne le regardera même plus jamais. Après avoir cou-
vert un instant de son corps virginal ce corps souillé que menaçaient
les glaives, elle se détourne, elle s'enferme en elle-même, et descend
de plus en plus dans les profondeurs où se consomment les derniers
mystères de l'âme, ceux de la damnation et ceux du salut.
Le printemps est venu, puis l'été. L'automne aujourd'hui rougit les
bois de la Wartburg, du château maintenant attristé, dont le nom si-
gnifie attente. Le rideau se lève et laisse voir Elisabeth priant en silence.
Wolfram, doux compagnon de sa douleur et de sa prière, la contemple,
lui aussi presque silencieux. Voici les pèlerins qui reviennent de Rome.
Elisabeth à leur approche se relève et regarde. Ils passent devant elle;
ils sont passés, et Tannhseuser n'était point avec eux. Alors, poussant
tome cxxiï. — 1895. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
un grand cri, elle retombe à genoux. Les pages qui suivent sont les
pages capitales du rôle et de l'ouvrage entier. Ici le drame se dénoue;
ici la beauté morale et la beauté musicale s'élèvent ensemble au plus
baut degré. La prière d'abord est une merveille. Trop longue sans doute,
mais il y fallait mettre tant de choses! Il fallait qu'Elisabeth y ras-
semblât tous les trésors de son être ; que de sa jeunesse et de son
amour, de sa pureté et de sa douleur, de ses prières et de ses larmes
elle lit ici la totale et suprême oblation. Il fallait qu'on entendît pres-
que son âme se détacher avec douceur et avec lenteur aussi ; que ce dé-
tachement n'eût rien de brusque ou seulement de matériel et de sen-
sible. Or c'est bienpar l'immatérialité que la prière d'Elisabeth est le
plus admirable. Il n'y a là, disent quelques-uns, que des accords. — Et
quand cela serait. Y a-t-il donc autre chose en presque toute la mu-
sique de Palestrina, par exemple ? — Mais cela n'est pas. Si la prière
d'Elisabeth est belle par les harmonies qui l'accompagnent et juste-
ment par certaines consonances et certaines successions palestiniennes,
el1-? ne l'est pas moins par le mouvement, les sonorités, les modula-
tions et la mélodie même. Tout y est uniforme ainsi qu'il convient. Le
tempo n'y varie qu'une ou deux fois, et à peine ; même parti pris
d'unité dans la couleur tonale. Les rares modulations, finement expres-
sives, s'écartent à peine de la tonalité préétablie et pour y rentrer aussi-
tôt. Rien de plus grave et de plus doux à la fois que l'orchestration : les
seuls instrumens à vent tiennent de longs accords ; pas une fois on ne
sent la morsure d'un archet sur une corde. Quanta la mélodie, elle trace
sur ce fond uni sa ligne pure et presque horizontale. La voix, comme
la pensée, ne dévie pas. Tandis que Tannhseuser n'est que contraste
et contradiction humaine, on voit en Elisabeth quelque chose de la
constance et delà fixité de Dieu. «Opérez votre salut, a ditgsaint Paul,
avec crainte et tremblement. » Toutefois, ajoute Bossuet aux paroles de
l'apôtre, « toutefois il faut encore bannir l'agitation et l'inquiétude de
cette recherche. » Telles sont bien les dispositions d'Elisabeth opérant
un salut plus cher que le sien, et dans la suprême oraison de la jeune
fille, dans cette mélodie à la fois si humble et si persévérante, on ne
sait qu'admirer davantage, le tremblement et la crainte, ou la con-
fiance et la paix.
C'est ici le sommet du bien, comme la symphonie du Venusbergest
l'abîme ouïe fonddumal. Ici la musique de plus en plus se spiritualise.
Dans la symphonie du Venusberg tout est corps, tout est sens ; tout,
au contraire, est âme dans les harmonies et dans la mélodie sans pa-
roles qui accompagne Elisabeth remontant à la Wartburg pour mou-
rir. Jamais Wagner n'a rien écrit de plus beau que cette page, l'une des
premières où, désespérant de la parole comme trop humaine et ma-
térielle, il ait cherché et trouvé ce qu'elle lui refusait dans l'or
REVUE MUSICALE. 707
chestre, c'est-à-dire dans la musique seule, dans la pure musique.
Ainsi Wagner, en cet incomparable troisième acte, est déjà lui-
même par certains côtés ; mais il l'est encore sans rigueur et sans
tyrannie. Le chant instrumental qui suit Elisabeth est le chant d'amour*
ou plutôt un des chants d'amour de Wolfram au second acte, dans la
scène du concours. Revenant ici comme l'adieu de Wolfram à la vierge
qui s'éloigne sans mot dire, il prendra pour vous, si vous le recon-
naissez, l'intérêt spécial et tout wagnérien du leitmotiv. Mais ne le
reconnussiez-vous pas, vous en jouiriez encore, et jamais on ne l'en-
tendra sans le comprendre et l'admirer, crût-on l'entendre pour la
première fois. De même la célèbre romance de l'étoile, une romance
sans doute, est par la poésie et par la musique quelque chose de plus.
Ce rythme, cet accompagnement peut-être étaient connus, mais non
pas cette admirable fantaisie dans le récitatif, ni cette dégradation
chromatique et toute wagnérienne dans le dessin de la mélodie. Si le
chromatisme chez Wagner peut être cruel, il arrive quelquefois, ici par
exemple, qu'il soit délicieux. Et quant à l'étoile du soir, Wolfram ne la
salue pas seulement parce qu'elle est étoile, sujet banal de banale
poésie, mais pour qu'à son tour elle salue Elisabeth, « pour que tu la
salues, lui dit-il, si elle passe près de toi et si tu la vois s'envoler
loin de cette vallée terrestre pour entrer là-haut parmi les anges bien-
heureux ».
Le récit du pèlerinage à Rome, comme la scène de la sortie d'Eli-
sabeth, est un des premiers chefs-d'œuvre de l'art purement wagnérien.
Ici éclate aux esprits, dans ce qu'il a de vraiment personnel et nouveau,
le double génie de Wagner. Le poète dramatique exigeait ce récit et
l'imposait; il en a dressé devant le musicien l'obstacle qui semblait
infranchissable, et le musicien l'a franchi. Ce magnifique fragment n'est
pas un récitatif, encore moins un air : plutôt une suite et comme une
somme de divers élémens : des mélodies très nettes et très caracté-
risées, et avec cela la plus libre déclamation; l'orchestre toujours
éloquent et parfois, le dominant, la voix plus éloquente encore ; une
indépendance parfaite et pourtant une composition évidente, des
retours, des périodes, presque des cadres ; quelques thèmes merveil-
leusement expressifs, et, pour en nuancer, pour en graduer l'expression,
une science, une psychologie des sonorités plus merveilleuse encore;
voilà tout ce qui fait de ce récit la plus étonnante relation de voyage
qu'il y ait dans la musique entière.
On l'a remarqué judicieusement : « Scribe aurait trouvé là le
sujet d'un acte entier. Wagner a préféré ne pas montrer le tableau
et le raconter. C'est le récit épique substitué au drame proprement
dit (1). » Au heu des ^événemens eux-mêmes, c'en est la réaction et
(1) MM. A. Soubies et Ch. Malherbe, l'Œuvre dramatique de Richard Wagner.
708 REVUE DES DEUX MONDES.
comme le reflet sur l'âme; au lieu du spectacle matériel, c'est l'émotion
intérieure. Intérieur aussi, et invisible, sera le dénouement : Elisabeth
n'expire pas sous nos yeux. De plus, il sera surnaturel. Que Max le
franc-tireur épouse la blonde Agathe, et Robert de Normandie la
princesse de Sicile ; Tannhœuser ne peut que mourir auprès d'Elisabeth
morte, pour revivre avec elle éternellement. Pacem summa tenent.
Toute fin chez Wagner est haute ; aucune plus que celle-ci n'est
apaisée. La fin de Lohengrin même est pour ainsi dire moins finale;
elle a quelque chose d'incertain et de suspendu. Lohengrin s'achève
sur un cri d'Eisa demeuré sans réponse, sur un appel, hélas ! qui ne
peut et ne doit pas être entendu. L'ordre du bien est renversé dans
Lohengrin; dans Tannhœuser il est rétabli. On [emporte de Lohengrin
la tristesse de l'irréparable mal; Tannhœuser , au contraire, laisse en
nous la joie et la paix divine du mal à jamais réparé.
Je ne crois pas que nulle part en Allemagne (Bayreuth naturelle-
ment et comme toujours excepté) Tannhœuser soit mieux interprété
et ■ représenté qu'à l'Opéra. L'orchestre d'abord a fait merveille. Il a
joué l'ouverture notamment avec une parfaite intelligence du plan
général, des proportions et des valeurs relatives de mouvement ou de
sonorité. '
Mme Caron nous a paru le plus remarquable peut-être là où elle a été
le moins remarquée : dans le duo du second acte, avec Tannhœuser.
Dans la scène muette du troisième acte, on eût souhaité seulement un
peu plus d'abandon, d'humanité et de faiblesse, et pour montrer le ciel,
un geste aussi noble, mais plus attendri. Quant à l'ensemble du rôle,
Mme Caron y apporte un parti pris très intéressant, et très conforme à
l'esprit du personnage, de douceur et d'uniformité.
M. Van Dyck a eu deux ou trois beaux mouvemens. Mais quelle
fâcheuse méthode de chant est décidément la sienne! Il hache les
sons et les heurte au lieu de les lier. Il est inégal et brusque; autant
il articule les paroles, autant il désarticule la musique, et tout cela est
le propre du style allemand et wagnérien.
M. Renaud chante tout autrement : l'archet à la corde, sans jamais
écraser la note, sans l'étaler non plus, ni la traîner. Il a été dans le
rôle de Wolfram tout ce qu'il y faut être : discret, cordial et pieux, et
de cette délicieuse figure il a fait quelque chose de plus délicieux
encore.
Camille Bellaigue.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 mai.
Nous annoncions, il y a quinze jours, le dépôt fait par M. Ribot du
projet de budget pour l'exercice 189G. On n'en connaissait alors les
lignes générales que d'une manière très sommaire, et il était difficile
de prévoir comment il serait accueilli. A dire vrai, il ne l'a pas été d'une
manière encourageante. La nomination de la commission du budget a
été, à cet égard, un symptôme des plus significatifs : pas un seul des
commissaires élus ne s'est montré favorable au projet du gouverne-
ment. Une sorte d'unanimité s'est formée, au moins au premier mo-
ment, contre les propositions de M. Ribot. Gela tient à des causes très
diverses, dont la première est que M. Ribot a présenté, comme nous
l'avons déjà dit, un budget sincère. Il n'a rien déguisé de la situation.
Peut-être n'a-t-il pas trouvé les meilleurs moyens d'y faire face ; mais
il l'a du moins exposée telle qu'elle est, sans l'aggraver, sans l'atténuer.
En cela, il a rendu un incontestable service. Il ne serait pas juste de
dire que ses prédécesseurs immédiats avaient fait le contraire, et qu'ils
s'étaient appliqués à dissimuler au moins une partie de la vérité. Seu-
lement, pour faire contrepoids aux dépenses qui augmentaient sans
cesse, ils trouvaient toujours des ressources extraordinaires, dont quel-
ques-unes étaient plus ou moins réelles ou réalisables, mais qui permet-
taient strictement de présenter un budget en équilibre sans avoir recours
à des impôts nouveaux. C'était, tantôt le boni de la conversion, tantôt
la majoration des droits de douane à la suite du remaniement de nos
tarifs, tantôt encore des reliquats généralement ignorés qu'on semblait
avoir discrètement laissés en réserve au fond des tiroirs de la Caisse
des dépôts et consignations. Il y avait là comme une corne d'abondance
que les Chambres avaient pris l'heureuse habitude de retrouver tou-
jours inépuisable entre les mains du gouvernement. Et pourtant elle
s'est épuisée. Après avoir versé dans les recettes du budget des trésors
qui ressemblaient parfois au produit de la prestidigitation, la source
enchantée est décidément tarie. Il n'y a plus rien à lui demander;
710 REVUE DES DEUX MONDES.
elle ne peut plus rien nous donner. Elle nous a permis de pourvoir,
en 1893, à 66 millions d'augmentations de dépenses nouvelles, à 63
millions en 1894, à 50 millions en 1895 : aujourd'hui Moïse lui-même,
encore bien que sémite, frapperait en vain le rocher mis à sec. Il faut
chercher ailleurs d'autres ressources, et c'est la déclaration que
M. Ribot a faite avec une franchise dont on ne lui a pas su assez de
gré.
On ne lui en a même su aucun. Autrefois, on multipliait généreuse-
ment les dépenses sans y regarder de très près, et sans mettre en regard
aucune recette correspondante. Les ministres et les rapporteurs du bud-
get ne manquaient pas de faire remarquer aux Chambres combien ce
procédé était dangereux et condamnable ; ils protestaient avec chaleur ;
ils faisaient les plus louables efforts pour empêcher le mal de se renou-
veler lorsqu'ils n'avaient pas réussi à l'enrayer dès le premier jour; et
ces efforts étaient vains, cette énergie s'évaporait en pure perte, parce
que, après avoir prodigué les déclarations les plus pessimistes et les
plus inquiétantes, le gouvernement trouvait toujours, au dernier
moment, des ressources auxquelles il avait eu l'air de ne pas songer
jusqu'alors et qui venaient très exactement combler le déficit. Ce n'était
déjà plus la période des vaches naturellement grasses, mais il en res-
tait quelques-unes qui avaient été artificiellement engraissées et qui
conservaient de beauxrestes. Aujourd'hui, nous entrons bien décidément
dans la période des vaches maigres, et le gouvernement a dû chercher
de nouveaux moyens d'obvier à des insuffisances sur lesquelles il ne
pouvait plus conserver et ne voulait entretenir aucune illusion. Mais
comment faire? Les économies ont été déjà poussées très loin; on ne
peut guère en opérer davantage sans porter atteinte au fonctionne-
ment des services publics. D'autre part, en calculant les recettes
d'après la règle classique de l'antépénultième année, on arrive à un
chiffre inférieur de 32 millions de francs à celui des recettes antérieures.
C'est donc 32 millions à trouver tout d'abord. Et ce n'est pas tout. Les
discussions qui ont eu lieu récemment sur l'état de nos effectifs mili-
taires ont fait admettre par tout le monde la nécessité de porter notre
effectif de paix à 540 000 hommes : d'où il résulte une dépense de plus
de 10 millions, qui s'élève à 12 si on y ajoute les dépenses non moins
indispensables pour la marine. On voudrait s'en tenir là; le gouverne-
ment aurait été heureux de pouvoir le faire. Mais il lui manque encore
une douzaine de millions pour faire équilibre à des dépenses nouvelles,
nouvelles du moins en apparence, car elles sont en réalité un legs du
passé. Nous touchons ici à l'un des vices les plus fâcheux de nos insti-
tutions parlementaires, vice qui n'est pas inhérent à ces institutions
elles-mêmes, mais à la manière dont elles sont pratiquées : c'est celui
qui consiste à voter toujours des lois coûteuses sans se mettre en peine
de procurer au budget des ressources en quantité égale. Le plus sou-
REVUE. CHRONIQUE. 711
vent, la Chambre obéit à un intérêt de popularité en votant les lois de
ce genre. A la veille des élections surtout, elle en fait le plus déplorable
abus. Elle augmente alors le traitement des facteurs et des canton-
niers, ou mieux encore celui des instituteurs. Elle vote des construc-
tions de routes ou de chemins de fer improductifs. Quelquefois, en face
de la note à payer, elle montre quelque embarras. Elle décide alors que
la dépense sera échelonnée sur un certain nombre d'années, tantôt en
la divisant par le chiffre de ces annuités, tantôt en adoptant une pro-
gression de dépenses qui réduit à peu de chose la charge immédiate
et en rejette sur l'avenir un poids de plus en plus lourd. Après moi le
déluge ! disait un roi qui a été un médiocre financier. Les Chambres
durent encore moins qu'un roi, et elles renvoient volontiers à d'au-
tres le soin de pourvoir aux dépenses qu'elles ont votées. Le budget
de 1896 comprend de ce chef une dépense obligatoire de 12 millions.
32 millions de moins sur les évaluations de recettes; plus 12 millions
de dépenses nouvelles pour appliquer des lois préexistantes; enfin
12 millions environ à consacrer à la guerre et à la marine, cela fait,
en chiffres ronds, 56 millions. Le gouvernement, après les avoir vai-
nement cherchés ailleurs, a pris le parti de les demander à l'impôt.
Des impôts nouveaux! Ces mots sonnent mal pour la Chambre. Elle
aime mieux celui d'économies. Il en est un autre qu'on a fait aussi
bourdonner à ses oreilles et qui hante son imagination : c'est celui de
réformes.
Il semble qu'après avoir fait déjà tant d'économies, il y en ait encore
et toujours à faire, et cela est vrai, mais non pas dans la mesure où on
le croit et où on le dit. Si les augmentations de dépenses n'ont mal-
heureusement pas de limites, il n'en est pas de même de leurs dimi-
nutions : on rencontre un point où il faut s'arrêter. Dès qu'on le dé-
passe sur le papier, la nature des choses reprend ses droits, et des
économies factices sont compensées par des crédits exceptionnels ou
extraordinaires. D'autres fois encore, des suppressions mal faites
désorganisent un service, et l'impôt rentre moins bien parce que
l'instrument de la perception a été affaibli. Il faut se défier aussi, ef
par-dessus tout, de l'empirisme qui fait porter indifféremment les
économies sur tel chapitre du budget ou sur tel autre, pourvu qu'on,
arrive à un total respectable. Dans la commission, M. Millerand à
proposé un système plus rudimentaire encore : il consiste à décider
que les budgets des divers ministères seront tous diminués de tant
pour cent. Pourquoi pas, plus indistinctement encore, tous les chapi-
tres de ces budgets? Si nos sujets qui vivent nus sur les bords
du Congo ou de l'Oubangui étaient chargés de faire des économies,
ils procéderaient probablement de cette manière : elle est au niveau
de leur capacité financière. La commission ne s'y est pas arrêtée : elle
s'est crue à même de distinguer entre les divers crédits et d'apprécier
712 REVUE DES DEUX MONDES.
l'utilité proportionnelle de chacun d'eux. Pourtant, par une modestie
digne d'éloge, elle a pensé que le gouvernement saurait encore mieux
qu'elle-même découvrir les points sur lesquels les économies pourraient
porter avec le moins d'inconvéniens, et elle lui a demandé de les re-
chercher. — Volontiers, a répondu M. le ministre des finances ; seulement
vous ferez bien de chercher de votre côté, car vous ne doutez pas que je
n'aie déjà fait de mon mieux. — Et nous allons assister à la comédie
annuelle par laquelle le gouvernement et la commission du budget
inaugurent toujours leurs travaux, et qui, après des concessions réci-
proques, aboutit à de menues économies. Le fond des choses n'en est
pas changé ; la difficulté reste, à peu de choses près, la même ; ce sont
les saluts obligatoires avant de croiser le fer. Les économies ainsi faites
sont généralement compensées, et au delà, par les augmentations de
dépenses que la Chambre vote ensuite encours de discussion, entraînée
par la chaude éloquence de quelque Méridional en verve, ou subjuguée
par la logique tranchante et autoritaire d'un homme du Nord à fortes
convictions. On doit donc compter sur une insuffisance de plus de
50 millions : encore sommes-nous modéré, et peut-être même à l'excès.
Pour y faire face, M. Ribot n'a proposé aucun système général. On
lui a reproché de s'être borné à boucher des trous ; en effet, il s'est
borné à boucher des trous. Peut-être a-t-il eu tort. Peut-être aussi
a-t-il pensé qu'un budget déposé au mois de mai ne devait pas être
trop ambitieux, pour conserver quelques chances d'être voté le 31 dé-
cembre. Tel qu'il est, la Chambre aura beaucoup de peine à en accoucher
juste à terme. Bon gré mal gré, ce budget ne peut être qu'un budget de
transition et de liquidation entre celui de 1895 et celui de 1897, et on
ne fera de réformes sérieuses dans ce dernier qu'à la condition d'expé-
dier l'autre au plus vite. Ajoutons que, préalablement à celle du bud-
getde 1896, deux autres discussions se présentent, qui seront longues et
difficiles, et qui, si elles aboutissent, réaliseront tant bien que mal deux
de ces réformes dontona si souvent parlé et qu'on a toujours ajournées.
La Chambre, après avoir perdu quinze jours à des interpellations
sans le moindre intérêt, s'est enfin mise à une vraie loi d'affaires, celle
du régime des boissons. L'histoire de cette réforme, ou plutôt des
projets qui l'ont préparée, serait trop longue pour être racontée, même
brièvement : elle ne relaterait d'ailleurs qu'une série d'avortemens.
Puisse la Chambre actuelle être plus heureuse que ses devancières 1
Elle aura fait une réforme, et nous verrons, par le sentiment que le
pays en manifestera, s'il suffit d'en faire une pour recueillir une douce
popularité. Au surplus, le budget ne profitera en rien de la réforme
des boissons, puisqu'elle est de celles dont on dit qu'elles se font sur
elles-mêmes; ce qui signifie qu'on emploiera ce qu'elle pourra rap-
porter d'un côté à compenser ce qu'elle coûtera certainement de l'autre.
Les boissons dites hygiéniques, et parfois si témérairement, seront
REVUE. CHRONIQUE. 713
dégrevées ; l'alcool sera surchargé et le privilège des bouilleurs de cru
supprimé. Le résultat pour le budget ne s'élèvera pas à un franc de
recettes. Il n'en sera pas ainsi de la seconde discussion à laquelle la
Chambre se prépare, celle de la loi sur les successions, loi d'ailleurs
détestable, en ce qu'elle introduit dans notre système d'impôts le germe
malsain de la progression. M. Ribot en fait état pour un chiffre de re-
cettes de 25 millions, chiffre dès aujourd'hui hypothétique, et qui le
deviendra beaucoup plus encore si la Chambre ne s'arrête pas, dans la
nomenclature des dettes à déduire de l'actif successoral, au point précis
où il plaît au gouvernement de s'arrêter. Et elle aura raison de ne pas le
faire, car si on applique l'impôt progressif, encore convient-il que ce ne
soit qu'à l'actif réel. Il risque fort d'y avoir, de ce chef, une diminution
notable sur la recette prévue. Ce qui est pire encore, c'est qu'une partie
de la Chambre menace de confisquer la recette tout entière pour la
consacrer à un dégrèvement de l'agriculture . Opérer des dégrèvemens
dans un budget en déficit est, en soi, une chose absurde, — ce qui ne
veut pas dire du tout que la Chambre, à un moment donné, ne soit pas
capable de la faire. On a promis depuis longtemps que le produit de la
réforme successorale serait abandonné à l'agriculture : or, si celle-ci
manque parfois de bras pour travailler, elle ne manque jamais de voix
pour réclamer. Voilà donc deux réformes, celle des boissons qui ne
rapportera rien au budget, et celle des successions qui lui rapportera
25 millions, peut-être moins, peut-être rien. L'une et l'autre ont été
détachées de la loi de finances, et elles ne procèdent que très indirec-
tement du ministère actuel, qui s'est borné à y faire des retouches.
L'œuvre propre de M. Ribot est tout entière dans l'impôt sur les domes-
tiques, qui doit fournir 10 millions, et dans l'impôt sur les valeurs
étrangères, qui, dit-on, en produira 14.
La taxe à établir sur les valeurs étrangères a un grand inconvé-
nient : ces valeurs, qui donnent aujourd'hui une si grande activité à
notre marché, ne manqueront pas de le déserter, au moins en partie,
dès qu'on les taxera. Les tentatives du même genre ont mal réussi
dans le passé, et il a fallu y renoncer. La taxe est acceptable en prin-
cipe, mais elle aura de médiocres sinon de mauvais effets, et il est
sans doute excessif d'en estimer le rendement à 14 millions. Toutefois,
elle n'a pas rencontré jusqu'ici beaucoup d'opposition, parce que taxer
les valeurs étrangères paraît, au premier abord, une chose juste et
naturelle, et que beaucoup de personnes y voient une nouvelle appli-
cation du système protectionniste. En revanche, l'impôt sur les domes-
tiques a soulevé un toile général. Pas un seul membre de la commis-
sion du budget ne l'a défendu dans son bureau. Dès le premier jour,
il a été impopulaire. On a dit, ce qui est un peu puéril, qu'il y avait
quelque chose d'humiliant pour les domestiques à être assimilés à
d'autres objets, animés ou inanimés, qui appartiennent au maître, et
714 REVUE DES DEUX MONDES.
l'orgueil humain s'est révolté contre une taxe portant sur des per-
sonnes parce qu'elles en servent d'autres. On a fait sur ce sujet quan-
tité de mots d'esprit et de caricatures, ce qui montre à quel point le
public s'y est intéressé. Et pourtant, nous serions tenté de prendre
la défense de l'impôt sur les domestiques, s'il avait été présenté dans
d'autres conditions. Il n'a rien de contraire aux principes sur lesquels
repose notre système financier. Les domestiques sont incontestable-
ment une des manifestations extérieures de la richesse, une des plus
visibles, une des moins sujettes à inquisition. Mais ce signe est incertain
et approximatif comme tous les autres ; il manque d'exactitude et de pré-
cision ; on ne peut l'accepter qu'avec un certain nombre d'atténua-
tions nécessaires, et sous la double condition de le corriger par le con-
cours de plusieurs autres, et d'établir sur lui une taxe très modérée.
Les atténuations devraient surtout être faites au profit des familles
nombreuses: avoir un enfant de plus oblige la plupart du temps à avoir
aussi un domestique de plus et n'est cependant pas la preuve d'une
augmentation de richesse. Lorsqu'il n'y a que de l'aisance, elle s'en
trouve, au contraire, sensiblement diminuée. M. Burdeau, dans son
projet de budget, avait introduit une taxe sur les domestiques, mais il
avait eu soin de la rattacher au chiffre du loyer. La première taxe aug-
mentait avec la seconde; elle n'en était qu'un accessoire. Le prix
du loyer est partout un des signes de la richesse : il était donc ra-
tionnel et légitime d'y rattacher la taxe sur les domestiques, tan-
dis qu'il ne l'est pas de la rattacher au chiffre de la population de
la ville habitée. Le fait d'habiter Paris ne dénote pas du tout une
fortune plus grande que celui d'habiter Lyon, et on n'est pas plus
riche parce qu'on habite Lyon que parce qu'on vit à Tulle ou à Guéret.
Pourquoi donc faire progresser l'impôt suivant la population? Plus on
y songe, moins il est possible de se l'expliquer. Et c'est en cela que le
projet du gouvernement nous paraît le plus difficilement défendable.
Quelques-unes de ces critiques appelleraient peut-être des atténuations
si on connaissait la réforme complète que M. Ribot se propose de faire
et qu'il a annoncée sur l'impôt mobilier ; malheureusement on ne la
connaît pas. Le gouvernement reste fidèle à la méthode qui consiste à
présenter les réformes morceau par morceau, et àlespeseren quelque
sorte au compte-gouttes, suivant les besoins d'argent qu'il éprouve au
jour le jour. C'est un mauvais système assurément, et la première
impression produite par la nouvelle commission du budget l'a prouvé
avec évidence.
Cette commission est inférieure, au moins au point de vue de la
connaissance et de l'expérience des affaires, à toutes celles qui l'avaient
précédée. Elle contient beaucoup de radicaux et au moins un socia-
liste. Aucun des hommes qui ont joué un rôle considérable dans la
préparation et la discussion de nos anciens budgets n'en fait partie,
REVUE. CHRONIQUE. 715
sauf le rapporteur général, M. George Cochery. L'élimination de tous les
anciens présidens de la commission, de tous les anciens rapporteurs
généraux du budget, a été la révélation la plus significative de l'esprit
nouveau qui a soufflé sur la Chambre, et qui ne facilitera pas la rapi-
dité, pourtant si désirable, de ses travaux financiers. Lorsque la com-
position de la commission a été connue, et qu'on a lu les noms de ses
membres, quelque inquiétude s'est produite. L'avenir est apparu in-
certain. Il semble toutefois qu'on s'est alarmé un peu vite: les pre-
mières manifestations du petit cénacle ont été plus rassurantes qu'on
ne l'avait cru. M. Lockroy a été élu président contre M. Godefroy Ca-
vaignac. M. Cavaignac est, tout le monde le sait, un des membres les
plus distingués de la Chambre ; la loyauté de ses opinions est digne de
la plus grande estime ; mais enfin il est le partisan et le défenseur
le plus militant de l'impôt progressif sur le revenu, et son élection à la
présidence aurait eu dès lors un sens des moins douteux. On en aurait
légitimement conclu que la majorité de la commission était favorable
aux réformes radicales. Loin delà, elle a repoussé l'impôt général sur le
revenu, et ce second vote est venu confirmer le premier. Jusqu'ici, la
commission s'est bornée à demander au gouvernement deux choses :
d'abord de faire des économies nouvelles, ce qui sera difficile, et en-
suite de ne toucher sous aucun prétexte à l'incorporation du budget
extraordinaire dans le budget ordinaire. Cette incorporation est la pre-
mière garantie de la sincérité du budget, puisque le budget extraordi-
naire vit de ressources d'emprunt au Heu de vivre de ressources d'im-
pôt, et qu'il offre un moyen facile de diminuer en apparence le chiffre
total de dépenses : il suffit de lui en attribuer une partie pour alléger
d'autant le budget ordinaire. Ces tendances de la commission ne peuvent
qu'être approuvées. Mais nous sommes au début : on entrevoit les diffi-
cultés, sans être encore aux prises avec elles. Quelque ardeur qu'on y
mette, on ne fera pas 55 millions d'économies vraies. Si on attribue à
l'agriculture le produit de la réforme successorale, 25 millions de plus
manqueront au budget. Espérons que cette faute sera évitée : il n'en
restera pas moins indispensable de recourir à des taxes nouvelles, et le
grand mérite de M. Ribot est de l'avoir dit. On peut contester ses pro-
jets, mais non pas la vérité qu'il a été le premier à énoncer. Si les im-
pôts proposés par le gouvernement ne sont pas acceptés par elle, il
faudra que la commission en trouve d'autres ; et lesquels ? Les imagi-
nations sont déjà en campagne. Cette année, les Conseils généraux
seront réélus par moitié au mois d'août, de sorte que le Parlement devra
se séparer plus tôt qu'à l'ordinaire, et au plus tard le 14 juillet. On se
demande où nous en serons à cette date, et si la Chambre et le Sénat
auront pu voter la réforme successorale et les quatre contributions.
Enfin, des élections générales ont eu lieu en Italie le dimanche
716 REVUE DES DEUX MONDES.
26 mai. Personne n'a oublié les circonstances assez étranges qui ont
imposé cette agitation au pays, après une suspension de la vie parle-
mentaire prolongée pendant plusieurs mois. Il devient assez rare, chez
nos voisins, qu'une Chambre atteigne le terme normal de son mandat;
et si, depuis le 16 mai, nous n'usons pas assez du droit de dissolu-
tion, eux, au contraire, en usent trop. Il est vrai que l'épreuve réussit
toujours au ministère, au moins sur le premier moment, ce qui encou-
rage à recommencer : mais le fait même qu'on recommence sans cesse
montre le peu de solidité des majorités qui sortent des élections.
Ministérielles la veille du vote, elles changent de caractère le len-
demain. C'est ce qui est arrivé à M. Crispi à la fin de l'année 1890
et au commencement de 1891. Il avait dissous la Chambre le 23 no-
vembre, et il a été renversé du pouvoir le 31 janvier. La majorité
que les élections lui avaient envoyée était-elle faible par le nombre?
Non certes, car elle n'était pas composée de moins de 410 députés.
L'opposition monarchique (parti Nicotera) avait 40 sièges, les radicaux
37 et les indépendans 9. Quand ces résultats ont été connus en Europe,
tout le monde y a cru que M. Crispi était consolidé pour longtemps, et
c'est ce qui serait arrivé partout ailleurs ; mais, en Italie, les élections
ne prouvent pas grand'chose. Beaucoup de députés acceptent ou même
sollicitent l'estampille officielle, soit pour être élus, soit pour faire une
campagne plus facile, sans se croire obligés à conserver au ministère
une fidélité qui reste toujours à la merci des événemens. Une fois les
validations faites, ils reprennent fièrement leur indépendance. Dès le
lendemain des élections de 1890, on s'aperçut que les difficultés de la
veille n'avaient rien perdu de leur acuité, bien au contraire, et M. Crispi
est tombé deux mois plus tard, au milieu d'un tumulte parlementaire
sans exemple jusqu'alors. Peu de temps après, M. Giolitti a été la vic-
time d'une aventure du même genre, bien que la distance entre le
Capitole et la Roche tarpéienne ait été pour lui un peu plus longue.
Le caractère constant des élections italiennes est de donner la majorité
au gouvernement, mais sans la lui garantir.
A la suite du dépôt sur le bureau de la Chambre du dossier Gio-
litti, M. Crispi a suspendu les séances du Parlement : on a compris
tout de suite que la prorogation n'était que la préface de la dissolution.
Mais pourquoi dissoudre la Chambre? Est-ce qu'il n'y avait pas, au
moins jusqu'à ce moment, une majorité gouvernementale? Est-ce que
les projets de loi que le ministère jugeait indispensables à la bonne
marche des affaires n'étaient pas votés ? Est-ce que l'opposition était
devenue encombrante et dangereuse au point de rendre difficile le
fonctionnement des institutions parlementaires? Non : tout était tran-
quille et calme, et le coup de foudre de M. Giolitti a éclaté dans un
ciel qui paraissait serein. On chercherait vainement, en dehors de sa
personne même, les motifs de la longue et pénible épreuve que
REVUE. — CHRONIQUE. 717
M. Crispi vient d'imposer à son pays. Sans lui, sans sa présence au
pouvoir, l'Italie aurait fait l'économie d'une élection générale, économie
moindre que celle d'une révolution, mais qui pourtant a sa valeur.
M. Crispi a été le seul juge de l'opportunité qu'il pouvait y avoir à dis-
soudre la Chambre. Il a tranché la question à lui seul. C'est une
grande responsabilité qu'il a prise : on comprend qu'il l'ait assumée
vaillamment après avoir lu le discours prononcé par lui à la veille
du scrutin. Un ministre de tout autre pays, fût-il M. de Bismarck
dans toute sa gloire, aurait hésité à employer, en parlant de lui-même,
les termes dont a usé M. Crispi : peut-être aurait-il redouté quelques
épigrammes. Mais il fallait bien justifier un acte aussi considérable
qu'une dissolution suivie d'une élection générale, le tout à cause d'un
homme, et par conséquent grandir cet homme jusqu'aux propor-
tions démesurées d'un sauveur de profession, d'un de ces chevaliers
surnaturels qui viennent on ne sait d'où, portés par un cygne blanc et
couverts d'une armure éclatante. M. Crispi a pris résolument cette atti-
tude. De même qu'en 1891, le jour de sa chute, il a accusé les gouver-
nemens qui l'avaient précédé de s'être montrés « serviles » à l'égard
de l'étranger, de même il les a accusés, cette fois, d'avoir conduit l'Ita-
lie jusqu'à l'extrême bord de l'abîme, et de lui avoir fait plus de mal
qu'une bataille perdue. « Alors, a-t-il dit en propres termes, l'Italie
tourna ses regards vers moi, et elle respira. » Tout fut sauvé comme
par enchantement : le trône d'abord, l'ordre social ensuite, qui depuis
ont été de nouveau menacés par la criminelle coalition d'ennemis de
la couronne tels que M. Brin, et d'ennemis de la société tels que
M. di Rudini. Si M. Crispi a raison dans ses alarmes, on se demande
avec épouvante ce que l'Italie deviendra lorsqu'il ne sera plus là.
En attendant, il atout sauvé une fois déplus. Lui d'abord. Candidat
dans neuf circonscriptions, dont six en Sicile, il a été élu dans toutes.
Mais, à Rome, on a été frappé de voir qu'il n'avait sur son concurrent
qu'une majorité de deux cents et quelques voix, alors qu'un rema-
niement intelligent des listes électorales avait supprimé, dans la capi-
tale seule, 5 728 électeurs. Et quel était son concurrent? Un révolu-
tionnaire, un socialiste, M. De Felice, le créateur des fasci di lavoratori
siciliens, un condamné politique actuellement sous les verrous. D'autres
prisonniers, non moins socialistes et révolutionnaires, non moins inéli-
gibles que M. De Felice, ont été élus comme lui dans divers circonscrip-
tions, après avoir échoué, toujours comme lui, contre M. Crispi, mais
avec de fortes minorités. Les socialistes s'en réjouissent. Ils n'étaient
que cinq dans la dernière Chambre, ils seront une quinzaine dans celle-
ci. Ils ont fait le total des voix qu'ils ont obtenues un peu partout, et ce
total serait inquiétant, si beaucoup d'électeurs n'avaient pas voté pour
M. De Felice ou pour M. Barbato bien plus à cause du caractère de
protestation générale que revêtait leur candidature, qu'à cause de
718 REVUE DES DEUX MONDES.
leur programme personnel. Il n'en est pas moins vrai que, du scrutin
du 26 mai, se dégage un succès relatif pour le parti de la révolution,
et il n'y a pas lieu d'en être étonné. Lorsqu'un scandale éclate dans un
pays, surtout un scandale financier, et que des hommes politiques
importans y sont plus ou moins impliqués, il est naturel que les socia-
listes en profitent et gagnent du terrain. Nous en avons su quelque
chose : les Italiens le savent à leur tour.
Mais c'est à peu près à cet unique résultat que se bornent les élections
du 26 mai. Si on en cherche un autre, on aura quelque peine à le dis-
tinguer. Tous les chefs de l'opposition, tous les hommes marquans
dans le parti hostile au ministère, ont été réélus, depuis M. di Rudini
jusqu'à M. Brin, depuis M. Cavallotti jusqu'à M. Zanardelli. Il est vrai
que le groupe d'amis à la tête duquel était ce dernier dans la dernière
Chambre a fort souffert, sans doute parce qu'il n'avait pas, au milieu d'une
bataille aussi ardente, un programme assez net, et qu'il n'a pas déployé
une activité assez grande ; mais [aucun des autres groupes n'a parti-
culièrement bénéficié des pertes faites par celui-ci, et les proportions
entre eux restent sensiblement les mêmes. Et alors, au terme de
",ette lutte homérique, — elle l'a été du moins par l'ampleur des
apostrophes que les héros se sont mutuellement jetées à la tête, —
on se prend à se demander : A quoi bon? A quoi a servi toute cette
agitation ? Quelles en seront les conséquences? Sommes-nous même
sûrs, lorsque nous nous rappelons le passé, que M. Crispi en sera
quelque peu raffermi? C'est pour lui seul qu'a eu heu cet immense
branle-bas électoral : en profitera-t-il? Il va se retrouver en présence
des mêmes adversaires et, à peu de chose près, de la même Chambre
qu'auparavant: lui demandera-t-il l'autorisation de poursuivie M. Gio-
litti, puisque la Cour de cassation a déclaré que cette autorisation
était indispensable? S'il le fait, il soulèvera lui-même la question
qu'il a voulu étouffer. S'il ne le fait pas, d'autres relèveront le gant
qu'il leur a jeté, et, à leur tour, porteront la guerre dans son propre
camp. Le dossier Giolitti est resté en quelque sorte ouvert sur le
bureau parlementaire : que deviendra-t-il, et la Chambre nouvelle
consentira-t-elle plus docilement que l'ancienne à le refermer sans
l'avoir lu? M. Crispi demandera à grands cris qu'on se mette aux
affaires et qu'on vote le budget, dont l'exercice, en Italie, commence
le 1er juillet. Les journaux officieux parlent déjà d'une prorogation
nouvelle : la Chambre, ne fût-ce que par instinct de conservation,
préférera peut-être, au moins pendant quelques mois, voter le budget
par douzièmes au heu de le voter en bloc à un ministère qui, dès lors,
n'aurait plus besoin d'elle, et s'empresserait de s'en débarrasser.
M. Crispi protestera avec véhémence contre toute perte de temps ; mais
sera-t-il écouté ? Nous le souhaitons à nos voisins, car le trouble et le
scandale ne sont jamais bons à rien. Et que nous importe, à nous, que
REVUE. — CHRONIQUE. 719
M. Crispi reste au ministère ou qu'il y soit remplacé? Ne savons-nous
pas que la politique extérieure de l'Italie ne sera pas changée pour si
peu ? Plus on y regarde de près, et plus on est frappé du manque absolu
d'importance durable de tout ce qui vient de se passer au delà des
Alpes. Chez nous, lorsque la Chambre a été dissoute et que des élec-
tions générales ont eu lieu, un certain nombre de questions se sont
trouvées définitivement tranchées : en Italie, chacun garde ses posi-
tions et les choses restent en l'état. On a eu raison de dire qu'il n'y avait
rien de changé: il y a seulement une Chambre de plus.
En Autriche-Hongrie, au contraire, il y a eu quelque chose de
changé. Le comte Kalnoky a donné sa démission, et il a été remplacé
au ministère des affaires étrangères par le comte Goluchowski. C'est,
croyons-nous, la première fois que ces hautes fonctions sont remplies
par un Polonais, et il faut sans doute voir là un témoignage des progrès
qu'a faits l'assimilation politique des diverses nationalités de l'Empire.
Le comte Goluchowski a été, il n'y a pas longtemps encore, conseiller
d'ambassade à Paris où il a laissé les meilleurs souvenirs. Sa nomina-
tion au ministère commun des affaires étrangères ne peut donc pro-
voquer chez nous que beaucoup de sympathie. Mais au moment où le
comte Kalnoky disparaît de l'horizon diplomatique, il convient de
rendre hommage aux qualités qu'il a montrées pendant un ministère
de douze années. Il a été sinon un grand, au moins un bon ministre.
Inféodé par la force des choses à la triple alliance, il en a été le modé-
rateur, et, plus justement que d'autres, il peut prétendre à en avoir
fait un instrument de paix. Il a été sincèrement et profondément paci-
fique, reflétant d'ailleurs en cela, avec exactitude et fidélité, la pensée
de l'empereur François-Joseph. L'Europe avait confiance en lui. Elle
avait pris l'habitude de compter sur son bon sens, qu'elle n'avait
jamais trouvé en défaut. Quant à l'Autriche elle-même, si nous jugeons
sa politique danubienne et balkanique, depuis quelques années, avec
une impartialité qui nous est plus facile qu'à d'autres, il nous semble
que le comte Kalnoky l'a heureusement servie. Grâce à sa prudence et
à sa dextérité, les conflits, toujours à craindre, ont toujours été évités :
et cela sans bruit, sans étalage de force, ni même d'influence, par une
action discrète et le plus souvent efficace. Il suffit de comparer la situa-
tion actuelle de l'Autriche en Orient à ce qu'elle était il y a douze ans
pour reconnaître un progrès certain. Et ici nous n'apprécions pas;
nous nous bornons à constater.
Pourquoi donc le comte Kalnoky a-t-il donné sa démission, et
pourquoi l'empereur l'a-t-il finalement acceptée ? C'est parce que, s'il
a été assez habile pour éviter les conflits avec les puissances étran-
gères, il n'y a pas réussi au même degré avec la Hongrie et son gou-
vernement. AJous ne reviendrons pas sur les incidens soulevés par le i
720 REVUE DES DEUX MONDES.
voyage du nonce Agliardi dans le royaume transleithan. On a cru un
moment que l'empereur, après avoir refusé à la fois la démission du
comte Kalnoky et celle du baron Banffy, avait rétabli entre ses deux
ministres des rapports tolérables : pourtant, disions-nous il y a quinze
jours, il est beureux que la Leitha les sépare. Gela n'a pas suffi. On
sentait bien que la paix restait boiteuse et mal assise : au fond, la
guerre n'a pas été suspendue un seul jour. L'opinion publique, à Pest,
avait atteint dès le premier jour un tel degré d'excitation, qu'il lui
fallait absolument une victime expiatoire, ou le comte Kalnoky, ou
le nonce Agbardi. Le premier aurait pu aisément se sauver en sacri-
fiant le second : il a préféré disparaître lui-même, afin de ne pas infli-
ger un désagrément cruel au Vatican et de ne pas troubler, peut-être
gravement, les rapports de l'Autriche avec lui. Les Hongrois ont eu le
succès qui, dans les choses humaines, appartient si souvent aux plus
violens ; mais leur violence est toute pobtique, et ils savent parfaite-
ment ce qu'ils font. Ils veulent terminer à tout prix l'œuvre de laïcisa-
tion qu'ils ont entamée. M. Banffy l'a déclaré en prenant la succession
de M. Wekerle, et il reste obstinément fidèle au programme du parti
libéral. Le gouvernement hongrois sent bien que certaines résistances
s'opposent au plein accomplissement de ses projets : il a voulu les
briser par un coup d'éclat, afin que tout le monde, sans exception, com-
prît qu'il ne s'arrêterait pas à mi-route. M6r Agbardi ne s'est évidem-
ment pas rendu compte de cet état des esprits lorsqu'il est allé en
Hongrie, et il a imprudemment attiré sur sa tête un orage qui ne de-
mandait qu'à éclater. L'orage a été des plus violens. Est-il calmé? Gela
dépendra des facilités que trouvera le gouvernement hongrois pour
l'achèvement de sa tâche. Après une manifestation de volonté aussi
énergique, M. Banffy et le parlement hongrois rencontreront sans
doute moins d'obstacles que par le passé. Nous ne parlerons pas de la
situation personnelle de M«r Agliardi : on devine facilement ce qu'elle
est et ce qu'elle deviendra, mais au moins certaines formes ou cer-
taines apparences auront été ménagées. Pour ce qui est du comte
Kalnoky, il emportera dans sa retraite l'estime de l'Europe, et il lais-
sera à son successeur des traditions et des exemples dont le comte
Goluchowski a trop d'intelligence et de savoir-faire pour ne pas pro-
fiter.
Francis Crarmes.
Le Directeur-gérant,
F. BrUNETIERE.
TRIOMPHE DE LA MORT
DEUXIÈME PARTIE (')
LA MAISON PATERNELLE
I
Vers la fin d'avril, Hippolyte partit pour Milan, où l'appelait
sa sœur, dont la belle-mère venait de mourir. George avait projeté
de partir aussi à la recherche du pays inconnu. Vers le milieu de
mai, ils devaient se retrouver ensemble.
Mais, justement à cette époque, George reçut de sa mère une
lettre pleine de choses douloureuses, presque désespérée. Dès
lors, il ne pouvait pas différer davantage son retour à la maison
paternelle.
Lorsqu'il eut compris que, sans autre atermoiement, son
devoir lui prescrivait d'accourir là où était la vraie douleur, il
fut envahi d'une angoisse où le premier mouvement de piété
filiale fut peu à peu vaincu par une irritation croissante dont
l'âpreté augmentait à mesure que surgissaient dans sa conscience
plus claires et plus nombreuses les images du conflit prochain.
Et cette irritation devint bientôt si acerbe qu'elle le domina tout
entier, persistante, entretenue par les ennuis matériels du départ,
par les déchiremens des adieux.
La séparation fut plus que jamais cruelle. George traversait
(1) Voyez la Revue du 1er juin.
tome cxxix. — 1895. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
une période de sensibilité suraiguë; l'exaspération de tous ses
nerfs le tenait dans un état d'inquiétude continuelle. Il parais-
sait ne plus croire au bonheur promis, à l'apaisement futur.
Lorsque Hippolyte lui dit adieu, il demanda :
— Nous reverrons-nous ?
Lorsque, au moment de passer la porte, il lui donna sur la
bouche le dernier baiser, il remarqua qu'elle abaissait sur ce
baiser une voilette noire ; et ce petit fait insignifiant lui causa un
trouble, prit pour son imagination l'importance d'un sinistre pré-
sage.
En arrivant à Guardiagrele, dans la ville natale, — dans la
maison paternelle, — il était si exténué que, en embrassant sa
mère, il se mit à pleurer comme un enfant. Mais ni cet embras-
sement ni ces larmes ne le réconfortèrent. Il lui sembla être un
étranger dans sa propre demeure, visiter une famille qui n'était
pas la sienne. Cette singulière sensation d'isolement que déjà, en
d'autres circonstances, il avait éprouvée vis-à-vis de ses proches,
se réveillait à cette heure, plus vive et plus importune. Mille
petites particularités de la vie familiale l'irritaient, le blessaient.
Pendant le déjeuner, pendant le dîner, certains silences où l'on
n'entendait que le bruit des fourchettes lui causaient un malaise
insupportable. Certaines délicatesses dont il avait l'habitude re-
cevaient à chaque instant un heurt brusque, un choc cruel. L'air
de discorde, d'hostilité, de guerre ouverte qui pesait sur cette
demeure, lui coupait la respiration.
Le soir même de son arrivée, sa mère l'avait pris à part pour
lui raconter tous ses chagrins, toutes ses afflictions, toutes ses
détresses, pour lui raconter tous les désordres et tous les débor-
demens de son mari. D'une voix tremblante de colère, en le regar-
dant avec des pleurs dans les yeux, elle lui avait dit :
— Ton père est un infâme !
Et elle avait les paupières un peu gonflées, rougies par de
longues larmes; elle avait les joues creusées; elle portait sur
toute sa personne les signes d'une souffrance endurée longtemps.
— C'est un infâme ! c'est un infâme !
Tandis qu'il remontait dans sa chambre, George gardait encore
dans les oreilles le son de cette voix ; il revoyait l'attitude de sa
mère; il continuait à entendre les ignominieuses accusations
contre l'homme dont le sang coulait dans ses veines. Et il avait
le cœur si gros qu'il craignait de ne pouvoir pas le traîner plus
loin. Mais, tout à coup, un élan brusque et furieux, faisant diver-
sion, l'emporta violemment vers la maîtresse absente, et il s'aper-
çut qu'il ne savait pas bon gré à sa mère de lui avoir révélé tous
ces maux, il sentit qu'il aurait mieux aimé ne pas savoir, ne
TRIOMPHE DE LA MORT. 723
s'occuper de rien sinon de son amour, n'avoir à souffrir de rien
sinon de son amour.
Il entra dans sa chambre, s'enferma. La lune de mai illu-
minait les vitres des balcons. Ayant soif de respirer l'air de la
nuit, il ouvrit les fenêtres, s'accouda à la balustrade, but à
longues gorgées la fraîcheur nocturne. Une paix infinie régnait
en bas dans la vallée; et la Majella, toute blanche encore de
neige, semblait agrandir l'azur par la simplicité de ses lignes solen-
nelles. Guardiagrele, pareille à un troupeau de brebis, dormait
autour de Sainte-Marie-Majeure. Une seule fenêtre éclairée, dans
la maison d'en face, faisait une tache de lumière jaunâtre.
Il oublia sa blessure. Devant la splendeur de la nuit, il n'eut
plus que cette unique pensée : « Voici une nuit perdue pour le
bonheur!... »
Il se mit aux écoutes. A travers le silence, il perçut le piéti-
nement d'un cheval dans une écurie voisine, puis un tintement
affaibli de grelots. Ses yeux se portèrent sur la fenêtre éclairée;
et, dans le rectangle de lumière, il vit passer des ombres mobiles,
comme de personnes qui se seraient agitées à l'intérieur. Il resta
aux écoutes. Il crut entendre qu'on frappait légèrement à la
porte. Il alla ouvrir, sans être sûr.
C'était sa tante Joconde. Elle entra.
— Tu m'oublies? dit-elle en l'embrassant.
En effet, ne l'ayant pas vue à l'arrivée, il n'avait pas songé à
elle. Il s'excusa, la prit par la main, la fit asseoir, lui parla sur
un ton affectueux.
Tante Joconde, la sœur aînée de son père, avait presque soixante
ans. Elle boitait à la suite d'une chute, et elle avait un peu d'embon-
point, mais un embonpoint maladif, mollasse, exsangue. Adonnée
tout entière aux pratiques dévotes, elle vivait à J 'écart dans sa
chambre, au plus haut étage de la maison, sans avoir presque aucun
rapport avec la famille, négligée, peu aimée, considérée comme
une faible d'esprit. Son monde à elle, c'étaient les images bénites,
les reliques, les emblèmes, les symboles; elle ne faisait rien autre
chose que suivre les exercices religieux, s'assoupir dans la mono-
tonie des prières, endurer les cruelles tortures que lui causait sa
gourmandise. Elle avait la passion goulue des sucreries, et toute
autre nourriture la rebutait. Mais, souvent, elle manquait de
sucreries; et George était son préféré parce qu'en revenant à
Guardiagrele il lui rapportait toujours une boîte de dragées et
une boîte de rossolis.
— Ainsi, disait-elle d'une voix qui marmottait entre ses gen-
cives presque vides, ainsi... te voilà revenu... Eh! eh! te voilà
revenu...
724 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle le regardait avec une sorte de timidité, sans trouver autre
chose à dire; mais elle avait dans ses yeux une attente manifeste.
Et George sentait son cœur se serrer d'une pitié anxieuse. Il
pensait : « Cette misérable créature tombée jusqu'aux plus basses
dégradations de la nature humaine, cette pauvre bigote gour-
mande, je lui suis attaché par les liens du sang, je suis de la
môme race qu'elle ! »
Une inquiétude visible avait pris tante Joconde; ses yeux
étaient devenus presque impuclens. Et elle répétait :
— Ainsi... ainsi...
— Oh ! pardon ! tante Joconde, dit-il enfin avec un effort pé-
nible. Cette fois, j'ai oublié de t'apporter des bonbons.
Le visage de la vieille changea, comme si elle eût été sur le
point de se trouver mal; ses yeux s'éteignirent; elle balbutia:
— Cela ne fait rien...
— ■ Mais je t'en donnerai demain, ajouta George en manière
de consolation, avec un serrement de cœur. Je t'en donnerai ; puis,
j'écrirai...
La vieille se ranimait. Elle dit, très vite :
— Tu sais, aux Ursulines... on en trouve.
Un silence suivit, pendant lequel elle eut sans doute l'avant-
goût des délices du lendemain; car sa bouche édentée fit entendre
le petit bruit qu'on fait en ravalant la salive surabondante.
— Mon pauvre George ! ... Oh ! si je n'avais pas mon George ! . . .
Vois-tu ? Ce qui arrive dans cette maison c'est un châtiment du
Ciel... Mais va donc, va sur le balcon regarder les vases. C'est
moi, moi seule qui les arrose; je pense toujours à George, moi !
Auparavant, j'avais Démétrius, mais je n'ai que toi aujourd'hui.
Elle se leva, prit son neveu par la main et le conduisit à l'un
des balcons. Elle lui montra les vases florissans; elle cueillit une
feuille de bergamote et la lui tendit. Elle se baissa pour tàter si
la terre était sèche.
— Attends! dit-elle.
— Où vas-tu ! tante Joconde ?
— Attends !
Elle s'éloigna de son pas boiteux, sortit de la chambre, rentra
une minute après avec un broc plein, qu'elle avait peine à porter.
— Mais, ma tante, pourquoi faire cette besogne? pourquoi
te donner cette peine ?
— Les vases ont besoin d'eau. Si je n'y pensais pas, qui donc
y penserait?
Elle arrosa les vases. Sa respiration était très oppressée, et le
halètement rauque de cette poitrine sénile faisait mal au jeune
homme.
TRIOMPHE DE LA MOUT. 72o
11 dit en lui ôtant le broc des mains :
— Assez ! assez !
Ils restèrent sur le balcon, tandis que l'eau des vases s'égouttait
dans la rue avec un léger clapotement.
— Quelle est cette fenêtre éclairée? demanda George, pour
rompre le silence.
— Oh ! répondit la vieille, don Defendente Scioli est sur le
point de mourir.
Et tous deux regardèrent l'agitation des ombres dans le rec-
tangle de lumière jaune. La vieille, sous l'air froid de la nuit, se
mit à frissonner.
— Allons ! va te coucher, tante Joconde.
Il voulut la reconduire dans sa chambre, à l'étage supérieur.
En traversant un couloir, ils rencontrèrent quelque chose qui se
traînait pesamment sur le carrelage. C'était une tortue. La vieille
s'arrêta pour dire :
— Elle a le môme âge que toi, vingt-cinq ans; et elle est
devenue boiteuse comme moi. Ton père, d'un coup de talon...
I] se ressouvint de la tourterelle plumée, de la tante Jeanne,
de certaines heures vécues à Albano.
Ils arrivèrent sur le seuil de la chambre. Une odeur nauséa-
bonde de maladie émanait de l'intérieur. A la faible lumière
d'une lampe, on apercevait les murailles couvertes de madones et
de crucifix, un paravent déchiré, un fauteuil qui montrait
l'étoupe et les ressorts.
— Entres-tu?
— Non, merci, tante Joconde; couche-toi.
Elle entra vite, vite; puis elle revint sur le seuil avec un
cornet qu'elle ouvrit devant George, en se versant un peu de
sucre sur la paume de la main.
— Tu vois! c'est tout ce qui me reste.
— Demain, demain, ma tante... Allons, couche-toi. Bonne
nuit!
Et il la quitta, à bout de courage, l'estomac révolté et le cœur
défait.
Il retourna sur son balcon.
La lune pleine pendait en plein ciel. La Majella, inerte et
glaciale, ressemblait à un de ces promontoires lunaires que le
télescope rapproche de la terre. Guardiagrele dormait au pied
de la montagne. Les bergamotes embaumaient.
« Hippolyte ! Hippolyte ! » A cette heure de suprême angoisse,
toute son âme s'élançait vers l'aimée, implorait du secours :
« Hippolyte ! »
Soudain, de la fenêtre lumineuse, un cri jaillit dans le silence,
726 REVUE DES DEUX MONDES.
un cri de femme. D'autres cris suivirent; puis ce fut un sanglo-
tement continu, qui s'élevait et s'abaissait comme un chant rythmé.
L'agonie avait pris fin ; un esprit se dissolvait dans la nuit sereine
et funèbre.
II
Sa mère lui disait :
— Il faut absolument que tu me viennes en aide ; il faut que
tu lui parles; il faut que tu lui fasses entendre ta voix. Tu es
l'aîné. Oui, George, cela est ton devoir.
Et elle continuait à énumérer les fautes de son mari, à révéler
au fils les hontes du père. Ce père avait pour concubine une
femme de chambre autrefois au service de la famille, une femme
perdue, très avide; c'était pour elle et pour les enfans adul-
térins qu'il dissipait toute sa fortune, sans avoir égard à rien,
insoucieux de ses affaires, négligeant ses propriétés, vendant
les récoltes à vil prix, au premier venu pour avoir de l'argent ;
et il allait si loin, si loin, que quelquefois, par sa faute, la mai-
son manquait du nécessaire; et il refusait de donner une dot à sa
fille cadette, bien qu'elle fût fiancée depuis fort longtemps; et,
quand on lui faisait une observation, il ne répondait que par des
cris, par des injures, quelquefois même par des violences plus
ignobles.
— Tu vis loin de nous et tu ne sais pas dans quel enfer nous
vivons. Tu ne peux pas imaginer même la plus faible partie de
nos souffrances... Mais tu es l'aîné. Il faut que tu lui parles.
Oui, George, il le faut.
George, les yeux baissés, se taisait; et, pour réprimer l'exas-
pération de tous ses nerfs en présence de cette douleur qui se révé-
lait à lui d'une façon si brutale , il avait besoin d'un prodigieux effort.
Eh quoi! c'était donc là sa mère? Cette bouche convulsée, pleine
d'amertume, qui se contractait si âprement lorsqu'elle prononçait
les mots crus, c'était donc la bouche de sa mère? La douleur et la
colère l'avaient donc changée à ce point? — Il leva les yeux pour la
regarder, pour retrouver sur le visage maternel des traces de la
douceur d'autrefois. Sa mère, combien il l'avait connue douce
autrefois! Combien c'était autrefois une belle et tendre créature!
Et comme il l'avait lui-même aimée tendrement, dans son en-
fance, dans son adolescence! Alors elle était grande et svelte,
donna Silveria, toute pâle et délicate, avec des cheveux presque
blonds, des yeux noirs; et elle portait dans toute sa personne
l'empreinte d'une noble race, car elle descendait de cette famille
Spina qui, avec la famille Aurispa, a son blason sculpté sous le
TRIOMPHE DE LA MORT. 727
portique de Sainte-Marie-Majeure. Quelle tendre créature c'était,
autrefois! Pourquoi donc ce grand changement? — Le fils souf-
frait de tous les gestes un peu brusques que faisait la mère, de
tous les mots qu'elle prononçait avec aigreur, de toutes les alté-
rations que faisait passer sur sa figure la violence de la rancune ;
et il souffrait aussi de voir son père couvert de tant d'ignominie,
de voir un si terrible abîme creusé entre les deux êtres auxquels
il devait l'existence. Quelle existence!
La mère insistait :
— Tu entends, George! Il est nécessaire que tu fasses acte
d'énergie. Quand lui parleras-tu? Prends une résolution.
Il entendait, et il sentait au plus profond de ses entrailles la
secousse d'un tremblement d'horreur; et il répondait intérieure-
ment : « Oh! mère, demande-moi tout, demande-moi le plus
atroce des sacrifices; mais cette démarche, épargne-la-moi, ne me
contrains pas à avoir ce courage. Je suis lâche! » Quand il pen-
sait à la nécessité d'accomplir un acte de vigueur et de volonté,
une répugnance invincible montait des racines de son être. Il
aurait mieux aimé se laisser couper une main.
Il répondit d'une voix sourde :
— C'est bien, mère. Je lui parlerai. Je trouverai une occasion
opportune.
Il la prit entre ses bras et l'embrassa sur les joues, comme
pour lui demander tacitement pardon du mensonge ; car il s'af-
firmait à lui-même : « Je ne trouverai pas d'occasion opportune,
je ne parlerai pas. »
Ils restèrent dans l'embrasure de la fenêtre. La mère ouvrit
les croisées en disant :
— On va faire la levée du corps de don Defendente Scioli.
Ils s'accoudèrent à la balustrade, côte à côte. Elle ajouta en
regardant le ciel :
— Quelle journée !
Guardiagrele, la ville de pierre, resplendissait dans la sérénité
de mai. Un vent frais faisait remuer les herbes sur les gargouilles.
A toutes les fissures, de la base au sommet, Sainte-Marie-Majeure
était parée de petites plantes délicates, fleuries d'innombrables
fleurs violettes, de sorte que la vieille cathédrale se dressait dans
le ciel bleu sous un manteau de fleurs vivantes et de fleurs de
marbre.
George pensait : « Je ne reverrai point Hippolyte. J'ai un pres-
sentiment funeste. Je sais bien que, dans cinq ou six jours, je
partirai à la recherche de l'ermitage de nos rêves; mais, en même
temps, je sais que je ferai une chose vaine, que je n'aboutirai à
rien, que je me heurterai à un obstacle inconnu. Comme ce que
728 REVUE DES DEUX MONDES.
j'éprouve est étrange et indéfinissable! Ce n'est point moi qui
sais; mais, en moi, quelqu'un sait que tout va finir. »
Il pensait : « Elle ne m'écrit plus. Depuis que je suis ici, je
n'ai reçu d'elle que deux télégrammes, très brefs : l'un de Pal-
lanza, et l'autre de Bellagio. Jamais je ne me suis senti si loin
d'elle. Peut-être qu'en ce moment même un autre homme lui
plaît. Est-il possible que, tout d'un coup, l'amour tombe du cœur
d'une femme? Et pourquoi pas? Son cœur est las. A Albano,
réchauffé par les souvenirs, il me donnait peut-être ses dernières
palpitations. Et je m'y suis trompé. Certains faits, pour celui qui
sait les considérer sous leur forme idéale, portent au fond d'eux-
mêmes une signification secrète, précise et indépendante des ap-
parences. Eh bien! tous les petits faits dont s'est composée notre
vie d'Albano prennent, quand je les examine en pensée, une
signification non douteuse, un caractère évident; ils sont finaux.
Le soir du Vendredi-Saint en arrivant à la gare de Rome, lorsque
nous nous quittâmes et que la voiture l'emporta dans le brouil-
lard, ne me sembla-t-il point que je venais de la perdre pour
toujours et sans ressource? N'eus-je point le sentiment profond
que c'était fini? » Son imagination lui représenta le geste par
lequel Hippolyte avait abaissé la voilette noire sur le dernier
baiser. Et le soleil, l'azur, les fleurs, l'allégresse de toutes choses
ne lui suggérèrent que cette pensée : « Sans elle, la vie m'est
impossible. »
En ce moment, sa mère se pencha sur la balustrade, regarda
vers le porche de la cathédrale et dit :
— Voici le convoi.
La confrérie funèbre sortait du porche avec ses insignes. Quatre
hommes en cagoule portaient le cercueil sur leurs épaules. Deux
longues files d'hommes en cagoule marchaient derrière, avec des
cierges allumés ; et on ne voyait que leurs yeux par les deux trous
de la capuce. De temps en temps, le vent faisait vaciller les petites
flammes à peine visibles, en éteignait même quelques-unes; et
les cierges se consumaient en larmoyant. Chaque homme en
cagoule avait à côté de lui un enfant nu-pieds, qui recueillait la
cire fondue dans le creux de ses deux mains.
Quand tout le cortège se fut déployé dans la rue, des musi-
ciens en habits rouges avec des panaches blancs entonnèrent une
marche funèbre. Les croque-morts réglèrent leurs pas sur le
rythme de la musique; les instrumens de cuivre étincelèrent au
soleil.
George pensait : « Que de tristesse et de ridicule dans les
honneurs rendus à la mort! » Il se vit lui-même dans le cercueil,
emprisonné entre les ais, porté par cette mascarade de gens, es-
TRIOMPHE DE LA MORT. 729
cortéde ces cierges et de cet horrible bruit de trompettes; et cette
imagination l'emplit de dégoût. Ensuite son attention se porta
sur les gamins en guenilles qui s'évertuaient à recueillir les
larmes de la cire, péniblement, le corps courbé, d'un pas inégal,
les yeux tendus vers la flamme mobile.
— Malheureux don Defendente ! murmura la mère, en regar-
dant le cortège qui s'éloignait.
Et aussitôt, comme si elle eût parlé pour elle-même, et non
pour son fils, elle ajouta d'un air las :
— Malheureux? Pourquoi? Il entre dans la paix : et c'est nous
qui restons à la peine.
George la regarda. Leurs yeux se rencontrèrent; et elle lui
sourit, mais d'un sourire si faible qu'il ne remua aucune ligne de
son visage. Ce fut comme un voile très léger et à peine visible
qui aurait passé sur ce visage toujours empreint de tristesse. Mais
cette lueur imperceptible fit à George l'effet soudain d'une grande
illumination; il vit alors sur le visage maternel, il vit distincte-
ment pour la première fois l'œuvre irrémédiable de la douleur.
Devant la révélation terrible qui lui venait de ce sourire, un flot
impétueux de tendresse lui gonfla la poitrine. Sa mère, sa propre
mère ne pouvait donc plus sourire que de cette façon, de cette seule
façon! Désormais les stigmates de la souffrance étaient indélébiles
sur le cher visage qu'il avait vu se courber vers lui si souvent et
avec tant de bonté, dans la maladie, dans le chagrin! Sa mère, sa
propre mère se consumait petit à petit, s'usait de jour en jour,
s'inclinait lentement vers la tombe inévitable! Et lui-même, tout
à l'heure, pendant que sa mère exhalait sa détresse, ce qui tout à
l'heure l'avait fait souffrir, c'était, non pas la douleur maternelle,
mais la blessure faite à son égoïsme, le heurt que causait à ses
nerfs malades l'expression crue de cette douleur!
— Oh! mère!... balbutia-t-il, suffoqué par les larmes.
Et il lui prit la main, il la ramena dans la chambre.
— Qu'as-tu, George? qu'as-tu, mon enfant? demanda la mère
effrayée, en lui voyant la face toute baignée de larmes. Qu'as-tu?
dis-le-moi.
Oh! il la retrouvait, cette voix, cette voix chère, cette voix
unique, inoubliable, qui lui touchait l'âme jusqu'au fond; cette
voix de consolation, de pardon, de bon conseil, d'infinie bonté, qu'il
avait entendue aux jours les plus sombres ; il la retrouvait, il la re-
trouvait ! Il reconnaissait enfin, la tendre créature de jadis, l'adorée !
— Oh! mère, mère...
Et il la serrait dans ses bras en sanglotant, en la mouillant de
ses larmes brûlantes, en lui baisant les joues, les yeux, le front avec
un transport éperdu.
730 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ma pauvre mère !
Et il la fit asseoir, se mit à genoux devant elle, la regarda. Il
la regarda longuement, comme s'il la revoyait pour la première
fois après une longue séparation. Et elle, la bouche contractée,
avec un sanglot mal contenu qui s'étranglait dans sa gorge,
demanda :
— Je t'ai fait beaucoup de peine?
Elle essuya les larmes de son fils, lui caressa les cheveux. Elle
disait, d'une voix entrecoupée de sursauts convulsifs :
— Non, George, non! ce n'est pas à toi de t'affliger, ce n'est
pas à toi de souffrir!... Dieu t'a tenu éloigné de cette maison. Ce
n'est pas à toi de souffrir. Toute ma vie, depuis ta naissance,
toute ma vie, toujours, toujours, j'ai cherché à t'épargner une peine,
une douleur, un sacrifice! Oh! cette fois-ci, pourquoi n'ai-je pas
eu la force de me taire?... J'aurais dû me taire; j'aurais dû ne te
dire rien! Pardonne-moi, George. Je ne croyais pas te faire tant
de peine. Ne pleure plus, je t'en supplie. George, je t'en supplie,
ne pleure plus ! Je ne peux pas te voir pleurer.
Elle était sur le point d'éclater, vaincue par l'angoisse.
— Tu vois, dit-il : je ne pleure plus.
Il appuya la tête sur les genoux de sa mère; et, sous la caresse
des doigts maternels, il ne tarda pas à se calmer. De temps à autre,
un sanglot le secouait encore. Dans son esprit repassaient, sous
forme de sentimens vagues, les lointaines afflictions de son ado-
lescence. Il entendait le gazouillement des hirondelles, le grince-
ment de la roue d'un rémouleur, des voix qui criaient dans la
rue : bruits connus, entendus dans les après-midi de jadis; bruits
qui lui faisaient défaillir le cœur. Après la crise, son âme se trouva
dans une sorte de fluctuation indéfinissable ; mais, comme l'image
d'Hippolyte venait de réapparaître, il se fit en lui un nouveau
bouleversement si tumultueux que, sur les genoux de sa mère, le
jeune homme poussa un soupir.
Elle se pencha, en murmurant :
— Gomme tu soupires !
Sans ouvrir les paupières, il sourit; mais une immense pro-
stration l'envahissait, une lassitude désolée, un besoin désespéré
de se soustraire à cette lutte sans répit.
La volonté de vivre se retirait de lui peu à peu, comme la
chaleur abandonne un cadavre. De l'émotion récente rien ne sub-
sistait plus; sa mère lui redevenait étrangère. — Que pouvait-il
faire pour elle? la sauver? lui redonner la paix? lui redonner
la santé et la joie? Mais le désastre n'était-il pas irréparable?
Désormais l'existence de cette femme n'était-elle pas empoisonnée
pour toujours? — Sa mère ne pouvait plus être pour lui un refuge
TRIOMPHE DE LA MORT. 731
comme au temps de son enfance, dans les années lointaines. Elle
ne pouvait ni le comprendre, ni le consoler, ni le guérir. Leurs
âmes, leurs vies étaient trop différentes. Elle ne pouvait donc lui
offrir que le spectacle de sa propre torture !
Il se leva, l'embrassa, se sépara d'elle, sortit, remonta dans sa
chambre, s'accouda au balcon. Il vit la Majella toute rose dans
le crépuscule, immense et délicate, sur un ciel verdâtre. Le cri
assourdissant des hirondelles qui tournoyaient le rebuta. Il alla
s'étendre sur son lit.
Couché sur le dos, il réfléchissait : « Fort bien; je vis, je res-
pire. Mais quelle est la substance de ma vie ? A quelles forces
est-elle soumise ? Quelles lois la gouvernent? Je ne m'appartiens
pas, je m'échappe à moi-même. La sensation que j'ai de mon
être ressemble à celle que pourrait avoir un homme qui, con-
damné à se tenir debout sur une surface sans cesse oscillante et
déséquilibrée, sentirait sans cesse l'appui lui faire défaut, en quelque
endroit qu'il poserait le pied. Je suis dans une perpétuelle angoisse,
et cette angoisse même n'est pas bien définie. Est-ce l'angoisse du
fuyard qui sent quelqu'un à ses trousses? Est-ce l'angoisse du
poursuivant qui ne peut jamais atteindre sa proie? C'est peut-être
l'une et l'autre. »
Les hirondelles gazouillaient en passant et repassant par
bandes, comme des flèches noires, dans le rectangle pâle que
dessinait le balcon.
« Qu'est-ce qui me manque? quelle est la lacune de mon
être moral? quelle est la cause de mon impuissance? J'ai
le plus ardent désir de vivre, de donner à toutes mes facultés un
développement rythmique, de me sentir complet et harmonieux.
Et, au contraire, je me détruis chaque jour secrètement; chaque
jour, ma vie s'en va par d'invisibles et d'innombrables fissures; je
suis comme une vessie à moitié vide qui se déforme de mille
manières à chaque agitation du liquide qu'elle contient. Toutes
mes forces ne me servent qu'à traîner avec une immense fatigue
quelque petit grain de poussière auquel mon imagination prête la
pesanteur d'un rocher gigantesque. Un conflit perpétuel confond
et stérilise toutes mes pensées. Qu'est-ce qui me manque? Qui
donc tient en son pouvoir cette partie de mon être qui échappe à
ma conscience et qui cependant, je le sens bien, m'est indispen-
sable pour continuer à vivre ? Ou plutôt, cette partie de mon être
n'est-elle pas déjà morte, de sorte que la mort seule peut me
rejoindre à elle? Oui, c'est cela. La mort, en effet, m'attire. »
Les cloches de Sainte-Marie-Majeure sonnèrent les vêpres. Il
revit le convoi funèbre, le cercueil, les hommes en cagoule, et
ces enfans en guenilles qui s'évertuaient à recueillir les larmes de
732 REVUE DES DEUX MONDES.
la cire, péniblement, le corps courbé, d'un pas inégal, les yeux
tendus vers la flamme mobile.
Ces enfans le préoccupèrent longuement. Plus tard, lorsqu'il
écrivit à sa maîtresse, il développa l'allégorie secrète que son esprit
curieux d'images avait confusément entrevue: « L'un d'eux,
malingre, jaunâtre, s'appuyait d'un bras sur une béquille et
recueillait la cire dans le creux de la main libre, en se traînant à
côté d'une sorte de géant en capuce dont le poing énorme serrait
brutalement le cierge. Je les vois encore tous les deux, et je ne les
oublierai pas. Peut-être y a-t-il en moi-même quelque chose qui
me l'ait ressembler à cet enfant. Ma vie réelle est au pouvoir
de quelqu'un, d'un être mystérieux et inconnaissable'qui l'étreint
dans une poigne de fer; et je la vois qui se consume, et je me
traîne après elle, et je me fatigue pour en recueillir au moins
quelques gouttes; et chaque goutte qui tombe brûle ma pauvre
main. »
III
Sur la table, dans un vase, il y avait un bouquet de roses
fraîches, des roses de mai, que Camille, la sœur cadette, avait
cueillies au jardin. Autour de la table avaient pris place le père,
la mère, le frère Diego, Albert, le fiancé de Camille, invité ce jour-
là, et la sœur aînée Christine avec son mari et son enfant, un blon-
din au teint de neige, frêle comme un lis qui s'entr'ouvre.
George était assis entre son père et sa mère.
Le mari de Christine, don Bartolomeo Celaia, baron de Pal-
leaurea, parlait d'intrigues municipales sur un ton agaçant. C'était
un homme qui approchait de la cinquantaine, sec, chauve au
sommet de la tête comme un tonsuré, le visage rasé partout.
L'âpreté presque insolente de ses gestes et de ses manières faisait
un bizarre contraste avec son aspect ecclésiastique.
En l'entendant, en l'observant, George pensait :
« Christine peut-elle être heureuse avec cet homme ? peut-elle
l'aimer ? Christine, la chère créature, si affectueuse et si mélan-
colique, elle que j'ai vue pleurer tant de fois en de soudaines effu-
sions de tendresses, Christine est liée pour la vie à cet homme
sans cœur, presque un vieillard, aigri par les sottes tracasseries de
la politique provinciale ! Et elle n'a pas même la consolation de
trouver un réconfort dans sa maternité ; elle ne peut que se con-
sumer en craintes et en angoisses pour son enfant, cet enfant
maladif, exsangue, toujours rêveur. Pauvre créature ! »
Il jeta sur sa sœur un regard plein de bonté compatissante.
Christine lui sourit par-dessus les roses, en inclinant un peu la
TRIOMPHE DE LA MORT. 733
tête à gauche, avec le geste plein de grâce dont elle avait l'habi-
tude.
Il pensa, en voyant Diego à côté d'elle : « Croirait-on qu'ils
sont de la même race ? Christine a hérité en grande partie de
l'amabilité maternelle ; elle a les yeux de notre mère, elle en a
surtout les façons et les gestes. Mais Diego! » Il observait son
frère avec cette instinctive répulsion que tout être éprouve en pré-
sence d'un être disparate, contradictoire, absolument opposé.
Diego mangeait avec voracité, sans jamais lever la tête de dessus
son assiette, absorbé dans cette besogne. Il n'avait pas vingt ans
encore, mais il était trapu, alourdi déjà par un commencement
d'embonpoint, avec le visage allumé. Ses yeux, petits et grisâtres
sous un front bas, ne révélaient pas la moindre flamme intellec-
tuelle ; un duvet fauve couvrait ses joues et ses fortes mâchoires,
mettait une ombre sur sa bouche saillante et sensuelle ; le même
duvet se voyait aussi sur ses mains aux ongles mal tenus et qui
attestaient le dédain des soins minutieux.
George pensa : « Est-ce que je peux l'aimer? Même pour lui
adresser une parole insignifiante, même pour répondre à son
simple bonjour, j'ai à surmonter une répugnance presque phy-
sique. Lorsqu'il me parle, jamais ses yeux ne regardent les miens;
et, si le hasard fait que nos regards se rencontrent, il se détourne
aussitôt avec une précipitation étrange. Devant moi, parfois il
rougit presque continuellement, sans motif. Comme je serais
curieux de connaître ses sentimens à mon égard ! Sans aucun
doute, il me hait ! »
Par une transition spontanée, son attention se porta sur son
père, sur l'homme dont Diego était le véritable héritier.
Gras, sanguin, puissant, cet homme semblait émettre par
tous les membres une intarissable chaleur de vitalité charnelle.
Ses mâchoires très grosses, sa bouche lippue, impérieuse, pleine
d'une respiration véhémente, ses yeux troubles et un peu lou-
ches, son nez grand, palpitant, taché de rousseurs, tous les traits
de son visage portaient l'empreinte de la violence et de la dureté.
Chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes avait la brusquerie
d'un effort, comme si la musculature de ce corps massif eût été
en lutte continuelle contre l'encombrement de la graisse. La
chair, cette chose brutale, pleine de veines, de nerfs, de ten-
dons, de glandes et d'os, pleine d'instincts et de besoins; la chair
qui sue; la chair qui se déforme, qui s'infecte, qui s'ulcère, qui
se couvre de rides, de pustules, de verrues et de poils; cette
chose bestiale qu'est la chair prospérait chez lui avec une sorte
d'impudence et inspirait au voisin délicat une répulsion invin-
cible. « Non, non, se disait George. Il y a dix ou quinze ans, ce
734 REVUE DES DEUX MONDES.
n'était point comme cela. J'ai le souvenir net que ce n'était point
comme cela. Cette expansion de brutalité latente insoupçonnée
semble s'être accomplie lentement, progressivement. Et moi,
moi, je suis le fils de cet homme ! »
Il regarda son père. Il remarqua qu'à l'angle des yeux, sur les
tempes, cet homme avait un faisceau de rides avec, sous chaque œil,
une boursouflure, une espèce de poche violacée. Il remarqua le cou
court, gonflé, rougeâtre, apoplectique. Il s'aperçut que les mous-
taches et les cheveux portaient des traces de teinture. L'âge, le
commencement de la vieillesse chez un être voluptueux, l'œuvre
implacable du vice et du temps, l'artifice vain et maladroit pour
cacher le grisonnement sénile, la menace d'une mort subite,
toutes ces choses tristes et misérables, basses et tragiques, toutes
ces choses humaines mirent au cœur du fils un trouble profond.
Une immense pitié l'envahit; même pour son père. « Le blâmer?
Mais il souffre aussi. Toute cette chair qui m'inspire une si forte
aversion, toute cette lourde masse de chair est habitée par une
âme. Que d'angoisses peut-être et que de lassitudes !... Certaine-
ment, il a une peur folle de la mort... » Soudain, il eut la vision
intérieure de son père agonisant. Une attaque le renversait, fou-
droyé; il pantelait, vivant encore, livide, muet, méconnaissable,
les yeux pleins de l'horreur de mourir; puis il s'immobilisait,
comme terrassé par un second coup de l'invisible massue, chair
inerte. « Ma mère le pleurerait-elle? »
Sa mère lui dit :
— Tu ne manges pas, tu ne bois pas. Tu n'as presque touché
à rien. Tu es indisposé, peut-être?
Il répondit :
— Non, mère. Ce matin, je n'ai pas d'appétit.
Le bruit de quelque chose qui se traînait près de la table le
fit retourner. Il aperçut la tortue décrépite et se souvint des pa-
roles de tante Joconde : « Elle est devenue boiteuse comme moi.
Ton père, d'un coup de talon... »>
Pendant qu'il regardait, sa mère lui dit, avec la lueur d'un
sourire :
— Elle a ton âge . Quand on me l'a donnée , j 'étais ence inte de toi .
Elle dit encore, avec le même imperceptible sourire :
— Elle était toute petite ; elle avait l'écaillé presque transpa-
rente; elle ressemblait à un joujou. C'est chez nous qu'elle a
grandi, avec le temps.
Elle prit une pelure de pomme, l'offrit à la tortue, resta un
instant à regarder la pauvre bête qui remuait sa tête jaunâtre
de vieux serpent avec un tremblement engourdi. Puis elle se mit
à peler une orange pour George, d'un air rêveur.
TRIOMPHE DE LA MORT. 735
« Elle se souvient » , pensa George en voyant sa mère absorbée.
Il devina l'inexprimable tristesse qui, sans nul doute, lui enva-
hissait l'âme au souvenir des jours heureux, aujourd'hui que la
ruine était complète, aujourd'hui que, après tant de trahisons,
après tant d'infamies, tout était irréparablement perdu. « Elle étail
aimée de lui, autrefois; elle était jeune; peut-être n'avait-elle pas
encore souffert!... Combien son cœur doit soupirer ! Quel regret,
quel désespoir doit lui monter des entrailles ! » Le fils souffrait de
la souffrance maternelle, reproduisait en lui-même les angoisses
de sa mère. Et il s'attarda si longtemps à savourer la délicatesse
suprême de son émotion que ses yeux se voilèrent de larmes.
Ces larmes, il les réprima par un effort, et il les sentit tomber en
dedans, très douces. « Ah! mère, si tu savais! »
En se retournant, il vit que Christine lui souriait par-dessus
les roses.
Le fiancé de Camille était en train de dire :
— C'est ce qu'on appelle ignorer le premier mot du Code.
Quand on a la prétention de...
Le baron approuvait les argumens du jeune docteur et répé-
tait à chacune de ses phrases :
— Assurément, assurément.
Ils démolissaient le maire.
Le jeune Albert était assis à côté de Camille, sa fiancée. Il
était tout luisant et tout rose, comme une figure de cire; il portait
une petite barbe taillée en pointe, des cheveux partagés par une raie
droite, quelques boucles bien arrangées autour du front, et, sur
le nez, des lunettes à monture d'or. George pensa : « C'est l'idéal
de Camille. Depuis des années, ils s'aiment d'un amour invin-
cible. Ils croient à leur bonheur futur; ils ont longtemps soupiré
après ce bonheur. Sans doute, Albert a promené cette pauvre
fille à son bras par tous les lieux communs de l'idylle. Camille
est gâtée ; elle souffre de maux imaginaires ; elle ne fait du
matin au soir que fatiguer de ISocturnes le piano son confident.
Ils s'épouseront; quel sera leur sort? Un jeune homme vani-
teux et vide, une jeune fille sentimentale, dans le milieu mes-
quin de la province... » Un instant encore, il suivit en imagi-
nation le développement de ces deux existences médiocres, et
il s'attendrit de pitié pour sa sœur. Il la regarda.
Physiquement, elle lui ressemblait un peu. Elle était grande
et mince, avec de beaux cheveux châtain clair, avec des yeux
clairs mais changeans, tour à tour verts, bleus ou cendrés. Un
nuage léger de poudre de riz la rendait plus pâle encore. Elle
avait deux roses sur le sein.
« Peut-être me ressemble-t-elle encore autrement que par
736 REVUE DES DEUX MONDES.
le visage. Peut-être porte-t-elle à son insu, dans l'âme, quel-
qu'un des germes funestes qui, en moi, conscient, ont poussé
avec tant de puissance. Elle doit avoir le cœur plein d'inquié-
tudes et de mélancolies médiocres. Elle est malade sans connaître
son mal. »
En ce moment, sa mère se leva. Tous la suivirent, excepté
le père et don Bartolomeo Celaia, qui restèrent à table pour causer ;
ce qui les rendit l'un et l'autre plus odieux à George. Il avait en-
touré d'un bras la taille de sa mère et de l'autre la taille de Chris-
tine, affectueusement; et il passa ainsi dans la chambre contiguë,
en les entraînant. Il se sentait le cœur gonflé d'une tendresse
insolite et d'une insolite compassion. Aux premières notes du
Nocturne que Camille commençait à jouer, il dit à Christine :
— Yeux-tu descendre au jardin?
La mère resta avec les fiancés. Christine et George descendirent
avec l'enfant silencieux.
D abord, ils marchèrent à côté l'un de l'autre, sans rien dire.
George avait mis son bras sous le bras de sa sœur, comme il
faisait avec Hippolyte. Christine s'arrêta en murmurant :
— Pauvre jardin à l'abandon! Te rappelles-tu nos jeux, quand
nous étions petits?
Et elle regarda Luc, son fils.
— Va, mon Luchino; cours, joue un peu.
Mais l'enfant ne bougea pas d'auprès de sa mère ; au contraire,
il lui prit la main. Elle soupira en regardant George.
— Tu vois! c'est toujours la même chose! Il ne court pas,
il ne joue pas, il ne rit pas. Jamais il ne se détache de moi,
jamais il ne veut me quitter. Tout lui fait peur.
Absorbé dans la pensée de la maîtresse absente, George n'en-
tendait pas les paroles de Christine.
Le jardin, moitié au soleil, moitié à l'ombre, était ceint d'un
mur au haut duquel scintillaient des tessons de verre fixés dans
le ciment. D'un côté courait une treille. De l'autre côté, à distances
égales, se dressaient des cyprès hauts, maigres, droits comme des
cierges, avec, au sommet de leur tige, une pauvre touffe de feuil-
lage sombre, presque noir, en forme de fer de lance. Dans la partie
exposée au midi, sur une bande de terrain ensoleillée, prospéraient
quelques rangs d'orangers et de citronniers, qui alors étaient en
fleur. Le reste du terrain était semé de rosiers, de lilas, d'herbes
aromatiques. Çà et là on apercevait quelques petits buissons de
myrtes plantés régulièrement et qui avaient servi de bordure à
des plates-bandes aujourd'hui détruites. Il y avait dans un angle
un beau cerisier: il y avait au milieu un bassin rond, plein d'une
eau morne où verdoyaient des lentilles
TRIOMPHE DE LA MOUT. 737
— Dis, te rappelles-tu, demanda Christine, le jour où tu es
tombé dans le bassin et où notre pauvre oncle Démétrius t'en a
retiré? Gomme tu nous as fait peur, ce jour-là! C'est miracle qu'il
ait pu te retirer vivant !
Au nom de Démétrius, George eut un sursaut. C'était le nom
aimé, le nom qui lui mettait toujours au cœur une grande palpita-
tion. Il prêta l'oreille à sa sœur ; il regarda l'eau sur laquelle des
insectes aux longues jambes faisaient des courses rapides. Une
envie inquiète lui vint de parler du mort, d'en parler abondamment,
de ressusciter tous les souvenirs ; mais il se retint, par ce senti-
ment d'orgueil qui fait qu'on veut conserver [un secret pour s'en
repaître l'âme dans sa solitude; il se retint par un sentiment qui
était presque de la jalousie, à la pensée que sa sœur aurait pu
s'émouvoir et s'attendrir sur la mémoire du mort. La mémoire
du mort, c'était son bien exclusif. Il la gardait pour jamais dans
l'intimité de son âme, avec un culte attristé et profond, pour tou-
jours. Démétrius avait été son père véritable, était son seul et
unique parent.
Et il lui réapparut, l'homme doux et méditatif, ce visage
plein d'une mélancolie virile auquel donnait une expression
étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur
le milieu du front.
— Te rappelles-tu, disait Christine, le soir où tu t'es caché
et où tu as passé toute la nuit dehors, sans te faire voir jusqu'au
matin? Comme nous avons eu peur cette fois aussi! Gomme
nous t'avons cherché ! Comme nous t'avons pleuré !
George sourit. Il se rappelait s'être caché, non par jeu, mais
par une curiosité cruelle, pour faire croire qu'il était perdu, pour
se faire pleurer par les siens. Dans la soirée, dans une soirée hu-
mide et calme, il avait entendu les voix qui l'appelaient, il avait
épié les moindres bruits qui venaient de la maison bouleversée,
il avait retenu sa respiration avec une joie mêlée de terreur en
voyant passer près de sa cachette les personnes qui le cherchaient.
Et, lorsqu'on eut fouillé tout le jardin sans résultat, il resta encore
tapi dans sa cachette. Et alors, au spectacle de la maison dont les
fenêtres s'illuminaient et s'obscurcissaient tour à tour comme par
le passage de gens en émoi, il avait ressenti une émotion extra-
ordinaire, aiguë jusqu'aux larmes; il s'était apitoyé sur l'angoisse
des siens et sur lui-même, comme s'il eût été réellement perdu ;
mais, malgré tout, il s'était obstiné à ne pas se faire voir. Et puis,
l'aube était venue, et la lente diffusion de la lumière dans l'immen-
sité silencieuse avait balayé de son cerveau comme un brouil-
lard de folie, lui avait rendu la conscience du réel, avait éveillé
en lui le remords. Il avait pensé à son père, au châtiment, avec
tome cxxix. — 1895. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
terreur, avec désespoir; et le bassin l'avait fasciné, et il s'était
senti attiré par cette eau pâle et douce qui reflétait le ciel, par
cette eau où, quelques mois auparavant, il avait failli périr...
« C'était en l'absence de Démétrius, » se rappela-t-il encore.
— George, sens-tu ce parfum? disait Christine. Je vais
cueillir un bouquet.
L'air, imprégné d'une humidité chaude et chargé d'efiluves,
disposait à la nonchalance. Les grappes de lilas, les fleurs
d'oranger, les roses, le thym, la marjolaine, le basilic, le myrte,
toutes les essences se mariaient en une essence unique, délicate
et forte.
Tout à coup, Christine demanda :
— Pourquoi es-tu si pensif?
Le parfum venait de susciter en George un grand tumulte,
une insurrection furieuse de toute sa passion, un désir d'Hippo-
lyte qui avait mis en déroute tout autre sentiment, mille souve-
nirs de délices sensuelles qui lui couraient dans les veines.
Christine reprit, souriante, hésitante :
— Tu penses... à elle?
— Ah! c'est vrai, tu sais! dit George, qui rougit soudain sous
le regard indulgent de sa sœur. Et il se rappela qu'il lui avait
parlé d'Hippolyte l'automne précédent, en septembre, lors du
séjour qu'il avait fait chez elle aux Tourelles de Sarsa, sur le
bord de la mer.
Toujours souriante, toujours hésitante, Christine demanda
encore :
— Est-ce que... tu l'aimes toujours?
— Toujours.
Sans en dire davantage, ils se dirigèrent vers les orangers et
les citronniers, troublés tous les deux, mais de manière différente :
George sentait ses regrets augmentés par la confidence faite à sa
sœur ; Christine sentait revivre confusément ses aspirations étouf-
fées, à la pensée de cette femme inconnue qu'adorait son frère. Ils
se regardèrent, se sourirent; et cela atténua leur peine.
Elle fit quelques pas rapides vers les orangers, en s'exclamant :
— Mon Dieu! que de fleurs!
Et elle se mit à cueillir des fleurs, les bras levés, en agitant
les rameaux pour casser de petites branches. Les corolles lui tom-
baient sur la tête, sur les épaules, sur le sein. Alentour, le sol
était tout jonché de pétales, comme d'une neige embaumée. Et
elle était charmante en cette attitude, avec son visage ovale, avec
son cou long et blanc. L'effort lui animait le visage. Tout à coup
elle laissa retomber les bras, pâlit, pâlit, chancela comme prise
de vertige.
TRIOMPHE DE LA MORT. 739
— Qu'as- tu, Christine? tu te trouves mal? cria George en la
soutenant, effrayé.
Mais la violence de la nausée lui étranglait la gorge ; elle ne
pouvait pas répondre. D'un signe, elle donna à entendre qu'elle vou-
lait s'éloigner des arbres; et, soutenue par son frère, elle fit quel-
ques pas incertains , tandis que Luc la regardait avec des yeux
terrifiés. Puis elle s'arrêta, poussa un soupir et dit, d'une voix
faible encore, en reprenant peu à peu ses couleurs :
— Ne t'effraie pas, George... Ce n'est rien. Je suis enceinte...
L'odeur trop forte m'a fait mal... C'est passé maintenant; je suis
remise.
— Veux-tu rentrer à la maison?
— Non, restons au jardin. Asseyons-nous.
Us s'assirent sous la treille, sur un vieux banc de pierre.
George, à l'aspect de l'enfant grave et absorbé, l'appela pour
le secouer de sa torpeur.
— Luchino !
L'enfant inclina sa tête pesante sur les genoux de sa mère. Il
avait la fragilité d'une tige de fleur ; il semblait avoir peine à porter
sa tête sur son cou. Sa peau était si fine que toutes les veines y
transparaissaient, déliées comme des fils de soie bleue. Ses che-
veux étaient si blonds qu'ils étaient presque blancs. Ses yeux,
doux et humides comme ceux d'un agneau, montraient leur pâle
azur entre de longs cils clairs.
Sa mère le caressa, en serrant les lèvres pour retenir un sanglot.
Mais deux larmes débordèrent et coulèrent sur ses joues.
— Oh, Christine!
L'accent affectueux du frère accrut l'émotion de la sœur.
D'autres larmes débordèrent, coulèrent sur ses joues.
— Tu vois, George! Je n'ai jamais rien demandé; j'ai toujours
accepté tout, je me suis toujours résignée à tout ; jamais je ne me
suis plainte, jamais je ne me suis révoltée... Tu le sais bien, George.
Mais cela encore, cela encore ! Oh ! ne pas même trouver dans mon
fils un peu de consolation!...
Les pleurs tremblaient dans sa voix désolée.
— Oh, George! tu vois, tu vois comment il est! Il ne parle
pas, il ne rit pas, il ne joue pas ; jamais il ne s'égaie, il ne fait jamais
ce que font les autres enfans... Qu'a-t-il?Je n'en sais rien. Et il me
semble qu'il m'aime tant, qu'il m'adore ! Il ne se détache jamais de
moi, jamais, jamais. J'en viens à croire qu'il ne vit que de mon
haleine. Oh, George ! si je te racontais certaines journées, des jour-
nées longues, longues, qui n'en finissent pas... Je travaille près de
la fenêtre; je lève les yeux, et je rencontre ses yeux qui me re-
gardent, qui me regardent... C'est une torture lente, un supplice
740 REVUE DES DEUX MONDES.
que je ne saurais te dire. C'est comme si je sentais mon 'sang
s'écouler peu à peu de mon cœur...
Elle s'interrompit, suffoquée par l'angoisse. Elle essuya ses
larmes.
— Si du moins, ajouta-t-elle, si du moins celui que je porte
naissait, je ne dis pas avec la beauté, mais avec la santé! Si, pour
cette fois, Dieu me venait en aide!
Et elle se tut, attentive, comme pour tirer un présage du tres-
saillement de la vie nouvelle qu'elle portait dans son sein. George
lui prit la main. Et, pendant quelques minutes, sur le banc, le
frère et la sœur restèrent immobiles et muets, accablés par
l'existence.
Devant eux s'étendait le jardin solitaire et abandonné. Les
cyprès, hauts, droits, rigides, se dressaient religieusement vers le
ciel, comme des cierges votifs. Les souffles rares qui passaient
sur les rosiers voisins avaient à peine la force d'effeuiller quelque
rose fanée. Tour à tour, on entendait et on cessait d'entendre le
piano, là-bas, dans la maison.
IV
« Quand? quand? L'acte qu'ils veulent m'imposer devient donc
inévitable? Je serai donc obligé d'affronter cette brute? » George
voyait s'approcher l'heure avec une crainte folle. Une insurmon-
table répugnance montait des racines de son être à la seule pensée
qu'il devrait se trouver seul, dans une chambre close, en tête à
tête avec cet homme.
A mesure que les jours passaient, il sentait croître son
anxiété et son humiliation en sa coupable inertie ; il sentait que sa
mère, que sa sœur, que toutes les victimes attendaient de lui, du
premier-né, l'acte énergique, la protestation, la protection. — En
effet, pourquoi avait-il été appelé? Pourquoi était-il venu? —
Désormais, il ne lui semblait plus possible de partir avant
d'avoir rempli ce devoir. Sans doute, à la dernière minute, il
pourrait s'esquiver sans prendre congé, s'enfuir, puis écrire une
lettre où il aurait justifié sa conduite par n'importe quel prétexte
plausible... Au plus fort de son épouvante, il osa songer à cette
ignominieuse ressource; il s'attarda à en examiner les moyens, à
en combiner les moindres détails, à en imaginer les résultats.
Mais, dans les scènes imaginées, le visage douloureux et ravagé
de sa mère suscitait en lui ua intolérable remords. Les réflexions
qu'il faisait sur son égoïsme et sur sa faiblesse le révoltaient con-
tre lui-même; et il s'acharnait avec une furie puérile à trouver au
fond de lui-même quelque parcelle d'énergie, qu'il pût exciter et
TRIOMPHE DE LA MORT. 741
soulever efficacement contre la majeure partie de son être et qui
lui permît d'en avoir raison comme d'une lâche canaille. Mais ce
soulèvement factice ne durait pas et ne lui servait à rien pour le
pousser vers la résolution virile. Alors il entreprenait d'examiner
la situation avec calme et se faisait illusion par la rigueur même
de son raisonnement. Il pensait : « A quoi puis-jeêtre utile? A quels
maux mon intervention peut-elle remédier? Cet effort douloureux
que ma mère et les autres exigent de moi, produirait-il quelque
avantage réel? Et quel avantage? » Comme il n'avait pas trouvé
en lui-même l'énergie nécessaire à l'exécution de l'acte, comme il
n'avait pas réussi à provoquer en lui-même une révolte profitable,
il recourait à la méthode opposée, il tâchait de se démontrer
l'inutilité de l'effort. « A quoi cet entretien aboutira-t-il? A rien,
certainement. Selon l'humeur de mon père et selon la marche de
la conversation, il serait ou violent ou persuasif. Dans le premier
cas, les hurlemens et les injures me prendraient au dépourvu.
Dans le second cas, mon père trouverait une foule d'argumens pour
me prouver soit son innocence, soitla nécessité de ses fautes, et je
serais également pris au dépourvu. Les faits sont irréparables. Le
vice, lorsqu'il est enraciné dans l'intime substance de l'homme,
devient indestructible. Or, mon père est à l'âge où les vices ne se
déracinent plus, où les habitudes ne s'abolissent plus. Il a depuis
des années cette femme et ces enfans. Ai-je la moindre chance que
mes admonestations l'induisent à y renoncer? Ai-je la moindre
chance de le convaincre qu'il faut rompre toutes ces attaches?
Hier j'ai vu cette femme. Il suffit de lavoir pour deviner qu'elle ne
lâchera jamais l'homme dont elle tient la chair sous sa griffe. Elle
le dominera jusqu'à la mort. La chose est maintenant sans remède.
Et puis, il y a ces enfans, les droits de ces enfans. D'ailleurs, après
tout ce qui a eu lieu, une réconciliation serait-elle possible entre
mon père et ma mère? Jamais. Toutes mes tentatives seraient donc
infructueuses. Et alors? Reste la question du dommage matériel,
du gaspillage, de la dilapidation. Mais dépend-il de moi d'y met-
tre ordre, puisque je vis loin du foyer? Il faudrait pour cela une
vigilance de tous les instans, et Diego seul pourrait l'exercer. Je
parlerai à Diego, je me concerterai avec lui... En fin de compte,
pour l'heure, l'unique affaire urgente, c'est la dot de Camille.
Le fait est qu'Albert se remue beaucoup à ce sujet, et il est
même le plus ennuyeux de tous mes solliciteurs. Peut-être ne me
sera-t-il pas trop difficile de trouver un arrangement. »
Il se proposait de favoriser sa sœur en contribuant à lui consti-
tuer une dot; car, héritier de toute la fortune de son oncle Démé-
trius, il était riche et déjà en possession de ses biens. Le projet
d'accomplir cet acte généreux le releva dans sa propre conscience.
742 REVUE DES DEUX MONDES.
Il se crut dégagé de tout autre devoir, de toute autre démarche
déplaisante, par le sacrifice qu'il consentait à faire de son argent.
Lorsqu'il se dirigea vers l'appartement de sa mère, il se sen-
tait moins inquiet, plus léger, plus à l'aise. En outre, il avait
appris que, depuis le matin, son père était retourné à la maison
de campagne où il avait l'habitude de se retirer pour être plus
libre dans ses agissemens. Et cela le soulageait beaucoup de
penser que, le soir, à table, certaine place resterait vide.
— Ah, George, tu arrives au bon moment! lui cria sa mère
dès qu'elle le vit entrer.
Cette voix courroucée lui donna un coup si imprévu et si
rude qu'il resta sur place ; et il regarda sa mère avec stupeur, tant
elle lui parut transfigurée par le transport de la colère. Il regarda
aussi Diego, sans comprendre ; il regarda Camille qui se tenait
debout, muette et hostile.
— Qu'y a-t-il? balbutia George en portant de nouveau les
yeux sur son frère, attiré par l'expression mauvaise qu'il voyait
pour la première fois aussi manifeste sur le visage du jeune
homme.
— La caisse où on serre l'argenterie n'est plus à sa place, —
dit Diego sans lever les yeux, en fronçant les sourcils et en man-
geant les mots, — et on prétend que c'est moi qui l'ai fait dispa-
raître...
Un ilôt de paroles amères jaillit de la bouche méconnaissable
de la malheureuse femme.
— Oui, toi, toi, d'accord avec ton père... Tu as été de conni-
vence avec ton père... Oh! quelle infamie! Encore cette douleur!
Encore cette douleur! Avoir contre moi jusqu'à l'enfant qui a bu
mon lait! Mais tu es le seul qui lui ressemble, le seul... Pour les
autres, Dieu m'a fait la grâce... 0 mon Dieu! que votre nom soit
béni, béni à jamais pour la grâce que vous m'avez faite! Tu es
le seul qui lui ressemble, le seul...
Elle se tourna vers George qui était resté paralysé, sans mou-
vement, sans voix. Elle avait dans le menton un tremblement
convulsif; et elle était si hors d'elle-même qu'on aurait cru qu'elle
allait d'un instant à l'autre s'affaisser sur le parquet.
— Tu vois maintenant la vie que nous menons? Dis, tu la
vois? C'est tous les jours une infamie nouvelle. Tous les jours il
faut lutter, il faut défendre du saccage cette malheureuse maison,
tous les jours, sans répit! Es-tu convaincu que, si ton père le
pouvait, il nous mettrait sur la paille, il nous ôterait le pain de
la bouche? Et cela sera; nous finirons par y venir. Tu verras, tu
verras...
Elle continuait, haletante, avec un sanglot étouffé dans sa
TRIOMPHE DE LA MOKT. 743
gorge à chaque pause, poussant par raomens de rauques éclats
de voix qui exprimaient une haine presque sauvage, une haine
inconcevable chez une créature d'apparence aussi délicate. —
Et encore une fois toutes les accusations jaillirent de sa bouche.
Cet homme n'avait plus aucune retenue, aucune pudeur. Pour
faire de l'argent, il ne reculait plus devant rien ni devant per-
sonne. Il avait perdu la raison; il semblait en proie à une folie
furieuse. Il avait ruiné ses terres, coupé ses bois, vendu son bétail
sans réfléchir, à l'aveugle, au premier venu, au premier oflrant.
Maintenant, il commençait à dépouiller la maison où ses enfans
étaient nés. Depuis longtemps il avait jeté son dévolu sur cette
argenterie, une argenterie de famille, ancienne, héréditaire, con-
servée toujours comme une relique de la grandeur de la maison
Aurispa, conservée complète jusqu'à ce jour. Rien n'avait servi
de la cacher. Diego s'était concerté avec son père ; et les deux com-
plices, éludant la vigilance la plus attentive, l'avaient soustraite
pour la jeter Dieu sait en quelles mains !
— Tu n'as pas honte! poursuivait-elle, tournée vers Diego
qui avait grand'peine à contenir l'explosion de sa violence. Tu n'as
pas honte de prendre contre moi le parti de ton père? Contre
moi, qui ne t'ai jamais refusé ce que tu m'as demandé, qui ai tou-
jours fait ce que tu as voulu! Et pourtant tu sais, tu sais bien où
va cet argent. Et tu n'as pas honte?... Tu ne dis rien? Tu ne ré-
ponds rien? Ton frère est là, regarde. Dis-moi où la caisse s'en
est allée. Je veux le savoir, entends-tu?
— J'ai déjà dit que je n'en sais rien, que je n'ai pas vu la
caisse, que je ne l'ai pas prise, s'écria Diego sans plus se con-
tenir, avec une explosion de brutalité, en secouant la tête ; et la
flamme sombre qui éclairait son visage le faisait ressembler à
l'absent. As- tu compris?
La mère, pâle comme une morte, regarda George, à qui ce
regard parut communiquer la pâleur maternelle.
Saisi d'un tremblement impossible à cacher, l'aîné dit au
cadet :
— Diego, sors d'ici!
— Je sortirai quand il me plaira, répliqua Diego en haussant
insolemment les épaules, sans toutefois regarder son frère dans
les yeux.
Alors une exaspération subite s'empara de George, une de ces
exaspérations extrêmes qui, chez les hommes faibles et irrésolus,
ont une si excessive véhémence qu'elles ne peuvent se traduire
par aucun acte extérieur, mais font passer devant la volonté
accablée des éclairs d'images criminelles. La haine entre frères,
cette haine odieuse qui, depuis les origines, couve sourdement
744 REVUE DES DEUX MONDES.
au fond de la nature humaine pour éclater au premier désaccord,
plus féroce que toute autre haine ; cette inexplicable hostilité qui
existe latente dans les mâles du môme sang, alors même que l'ac-
coutumance et la paix de la maison natale ont créé entre eux des
liens d'affection ; et aussi cette horreur qui accompagne l'exécu-
tion ou la pensée du crime et qui n'est peut-être que le sentiment
vague de la loi inscrite par l'hérédité séculaire dans la conscience
chrétienne : tout cela s'insurgea confusément en une sorte d'ou-
ragan vertigineux qui, pour une seconde, abolit dans son âme
(oui autre sentiment et lui mit aux mains une impulsion agres-
sive. L'aspect même de Diego, ce corps trapu et sanguin, cette
tête fauve sur ce cou de taureau, l'évidente supériorité physique
de cette robuste musculature, l'offense faite à son autorité d'aîné,
contribuaient encore à augmenter sa fureur. Il aurait voulu
avoir un moyen prompt pour dominer, pour subjuguer, pour
abattre cette brute, sans résistance et sans combat. Instinctive-
ment, il lui regarda les poings, ces poings larges, puissans, cou-
verts d'un duvet roux, qui, pendant le dîner, mis au service d'une
bouche vorace, lui avaient déjà causé un mouvement si vif de
répulsion.
— Sors, sors immédiatement! répéta-t-il d'une voix plus
vibrante, plus impérieuse; ou demande immédiatement pardon
à ma mère !
Et il s'avança contre Diego, la main tendue comme pour lui
empoigner un bras.
— Je ne te permets pas de me donner des ordres, cria Diego en
regardant enfin son frère aîné au visage ; — et, sur son front
bas, ses petits yeux gris exprimaient une rancune couvée depuis
longtemps.
— Diego, prends garde!
— Tu ne me fais pas peur.
— Prends garde !
— Mais qui es-tu donc? Que viens-tu faire ici? hurla Diego
hors de lui. Tu n'as pas le droit de souffler mot dans nos
affaires. Tu es un étranger. Je ne veux pas te connaître. Quel a
été ton rôle jusqu'à présent? Tu n'as jamais rien fait pour per-
sonne; tu ne t'es préoccupé que de tes aises et de ton intérêt
toujours. Les caresses, les préférences, les adorations, tout a été
pour toi. Que prétends-tu donc aujourd'hui? Reste à Rome et
manges-y ton héritage à ta guise; mais ne te mêle pas de ce qui
ne te regarde pas...
Il exhalait enfin toute sa rancune, toute sa jalousie, toute sa
haine envieuse contre le frère fortuné qui, là-bas, dans la grande
ville, vivait une vie de plaisirs inconnus, étranger à sa famille
TRIOMPHE DE LA MORT. 745
comme un être d'une autre race, favorisé de mille privilèges.
— Tais-toi ! tais-toi !
Et la mère, hors d'elle-même, se jetant entre eux, frappa Diego
au visage.
— Va-t'en ! Pas un mot de plus ! Hors d'ici ! Va-t'en chez ton
père ! Je ne veux plus t'entendre, je ne veux plus te voir...
Diego hésitait, secoué par le frémissement de la fureur et
n'attendant peut-être pour s'élancer qu'un geste de son frère.
— Va-t'en! répéta la mère à bout d'énergie.
Et elle tomba défaillante dans les bras de Camille ouverts pour
la soutenir.
Alors Diego sortit, livide de rage, murmurant entre ses dents
un mot que George ne comprit pas. Et on entendit son pas
lourd qui s'éloignait dans la morne enfilade des chambres où déjà
la lumière du jour commençait à mourir.
C'était une soirée pluvieuse. George, étendu sur son lit, se
sentait corporellement si brisé et si triste qu'il ne pensait pour
ainsi dire plus. Sa pensée flottait, vague et incohérente; mais sa
tristesse se modifiait et s'exaspérait sous l'influence des moindres
sensations : rares paroles prononcées dans la rue par des pas-
sans, tic-tac de l'horloge sur la muraille, tintemens d'une cloche
lointaine, piétinement d'un cheval, coup de sifflet, claquement
d'une porte battante. Il se sentait seul, isolé du reste du monde,
séparé de sa propre existence antérieure par l'abîme d'un temps
incalculable. Son imagination lui représenta en une vision in-
décise le geste par lequel sa maîtresse avait abaissé la voilette noire
sur le dernier baiser; elle lui représenta l'enfant à la béquille
qui recueillait les larmes des cierges. Il pensa : « Je n'ai plus qu'à
mourir. » Sans cause définie, son angoisse s'accrut tout à coup et
devint insoutenable. Les palpitations de son cœur lui étranglaient
la gorge, comme dans les cauchemars nocturnes. Il se jeta à bas
de son lit et fit quelques pas dans sa chambre, éperdu, boule-
versé, incapable de contenir son angoisse. Et ses pas résonnaient
dans son cerveau.
« Qui est là? quelqu'un m'appelle? » Il avait dans l'oreille un
son de voix. 11 tendit l'oreille pour mieux percevoir. Il n'entendit
plus rien. Il ouvrit la porte, s'avança dans le corridor, écouta. Tout
«îtait silencieux. La chambre de la tante était ouverte, éclairée.
Un étrange effroi l'assaillit, une sorte de terreur panique, en
pensant qu'il aurait pu voir tout à coup paraître sur le seuil
cette vieille au masque de cadavre. Un doute lui traversa l'esprit :
746 REVUE DES DEUX MONDES.
elle était morte peut-être, elle était assise là-bas dans son fau-
teuil, immobile, le menton sur la poitrine, morte. Cette; vision
avait le relief de la réalité et le glaçait d'une épouvante véritable. Il
ne bougea plus, n'osa plus faire un mouvement, debout, avec un
cercle de fer autour de la tête, un cercle qui, pareil à une matière
élastique et froide, s'élargissait et se resserrait selon les pulsa-
tions de ses artères. Ses nerfs le tyrannisaient, lui imposaient le
désordre et l'excès de leurs sensations. La vieille se mit à tousser,
et il eut un sursaut. Alors il se retira doucement, doucement,
sur la pointe des pieds, pour ne pas être entendu.
« Que m'arrive-t-il donc ce soir? Je ne puis plus rester seul
ici. Il faut que je descende... » Pourtant il prévoyait que, après
la scène atroce, il lui serait également impossible de supporter
l'aspect douloureux de sa mère. « Je sortirai, j'irai chez Chris-
tine. » Ce qui l'engageait à cette visite, cétait le souvenir de
l'heure touchante et triste passée dans le jardin avec sa bonne
sœur.
C'était une soirée pluvieuse. Dans les rues déjà presque dé-
sertes, les rares becs de gaz jetaient des lueurs ternes. D'une bou-
langerie close venaient des voix de mitrons à l'ouvrage et une
odeur de pain; un débit envoyait les sons d'une guitare accordée
à la quinte et un refrain de chanson populaire. Une bande de
chiens errans passa à la course et se perdit dans les ruelles
sombres. L'heure sonna au clocher.
Peu à peu, la marche à l'air libre apaisa son exaltation. Il
semblait comme se vider de cette vie fantastique qui lui encombrait
la conscience. Son attention se portait sur ce qu'il voyait et en-
tendait. Il s'arrêta pour écouter les sons de la guitare, pour aspirer
l'odeur du pain. Quelqu'un passa dans l'ombre sur l'autre trot-
toir, et il crut reconnaître Diego. Cette rencontre l'émut; mais il
sentit que toute sa rancune était tombée, que rien de violent ne
subsistait au fond de sa tristesse. Certains mots de son frère lui
revinrent à la mémoire. Il pensa : « Qui sait s'il n'a pas dit vrai?
Jamais je n'ai rien fait pour personne ; j'ai toujours vécu pour moi
seul. Ici, je suis un étranger. Tout le monde, ici, me juge peut-être
de la même manière. Ma mère disait : — Tu vois maintenant la vie
que nous menons? Dis, tu la vois? Mais j'aurais beau voir couler
toutes ses larmes, je ne trouverais pas la force de la sauver... »
Il arrivait à la porte du palais Celaia. Il entra, franchit le
vestibule ; en traversant la cour, il leva les yeux. On n'aperce-
vait de lumière à aucune des hautes fenêtres; il y avait dans
l'air comme une odeur de paille pourrie ; un robinet de fontaine
dégouttait dans un angle obscur; sous le portique, devant une
image de la Vierge recouverte d'une grille, une petite lanterne brû-
TRIOMPHE DE LA MORT. 747
lait, et, à travers la grille, on distinguait aux pieds de la Vierge
un bouquet de roses artificielles ; les marches du large escalier
étaient creusées au milieu par l'usure, comme celles d'un autel
antique, et, dans chaque creux, la pierre prenait des reflets jau-
nâtres. Tout exprimait la mélancolie de la vieille maison hérédi-
taire où don Bartolomeo Celaia, resté dans la solitude et parvenu
au seuil de la vieillesse, avait conduit cette compagne et engendré
son héritier.
En montant, George voyait avec les yeux de l'àme cette jeune
femme pensive et cet enfant exsangue ; il les voyait très lointains,
dans un éloignement chimérique, au fond d'une chambre écartée
où personne ne pouvait pénétrer. Il eut un moment l'idée de revenir
sur ses pas; et il s'arrêta, perplexe, au milieu de l'escalier blanc,
haut et désert : il était dans un état d'inquiétude indéfinissable : il
venait de perdre encore une fois le sens de la réalité présente;
il se sentait encore une fois sous le coup d'une épouvante vague,
comme tout à l'heure dans le corridor lorsqu'il avait aperçu la
porte ouverte et la chambre vide. Mais, soudain, il entendit un
bruit et une voix, comme si quelqu'un chassait quelque chose ;
et un chien gris, efflanqué, misérable, un mâtin de carrefour, que
la faim sans doute avait poussé à s'introduire furtivement, dévala
du haut de l'escalier et le rasa au passage. Un domestique en
train de poursuivre le fuyard à grand bruit apparut sur le palier.
— Qu'y a-t-il donc? demanda George, visiblement troublé par
la surprise.
— Rien, rien, monsieur. Je chassais un chien, un vilain chien
rôdeur qui tous les soirs se glisse dans la maison sans qu'on sache
comment, à la manière d'un fantôme.
Ce petit fait insignifiant, joint aux paroles du domestique, fit
croître en lui cette inexplicable inquiétude qui ressemblait à l'an-
goisse confuse d'un pressentiment superstitieux. Et ce fut peut-être
cette angoisse qui lui suggéra la question :
— Luchino va bien ?
— Oui, grâce à Dieu ! monsieur.
— Il dort?
— Non, monsieur, il n'est pas encore couché.
Précédé par le domestique, il traversa de vastes chambres qui
paraissaient presque vides et où les meubles, de forme démodée,
occupaient des places symétriques. Rien n'indiquait la présence
d'habitans, comme si ces chambres fussent restées closes jus-
qu'alors. Et il se dit que Christine ne devait pas aimer cette de-
meure, puisqu'elle n'y avait pas répandu la grâce de son âme.
Presque tout y était demeuré tel quel, dans l'ordre où l'épouse
l'avait trouvé en y entrant le jour de son mariage, dans l'ordre où
748 REVUE DES DEUX MONDES.
l'avait laissé la dernière disparue des femmes de la maison
Celaia.
La visite inattendue de George réjouit sa sœur, qui était seule
et qui se disposait à mettre l'enfant au lit.
— Oh! George, comme tu as bien fait de venir! s'exclama-
t-elle avec une effusion de joie sincère, en le serrant dans ses
bras, en l'embrassant sur le front; et sa tendresse eut pour effet
immédiat de dilater le cœur serré de son frère. Regarde, Luchino,
regarde ton oncle George. Tu ne lui dis rien ? Allons, donne-
lui un baiser.
Un faible sourire parut sur la bouche pâle de l'enfant ; et, comme
il avait baissé la tête, ses longs cils blonds s'éclairèrent par en
haut et mirent sur ses joues blêmes leur ombre frissonnante.
George le prit dans ses bras, sans pouvoir se défendre d'une émo-
tion douloureuse et profonde en sentant sous ses mains la mai-
greur de cette poitrine d'enfant où battait un cœur si débile.
Cela lui fit presque peur, comme si cette pression légère eût été
suffisante pour étouffer une vie aussi chétive : il eut une peur et
une pitié presque pareilles à ce qu'il avait ressenti jadis en tenant
prisonnier dans sa main un oiselet effaré.
— Léger comme une plume ! dit-il ; — et l'émotion qui trem-
blait dans sa voix n'échappa point à Christine.
Il le fit asseoir sur ses genoux, lui caressa la tête, lui demanda :
— Tu m'aimes bien?
Son cœur s'emplissait d'une tendresse insolite. Il avait un
besoin désolé de voir sourire le pauvre enfant souffreteux, de
voir ses joues se teindre une fois au moins d'une rougeur fugi-
tive, de voir une légère efflorescence de sang sur cette peau
diaphane.
— Qu'est-ce que tu as ici? demanda-t-il en lui voyant un
doigt enveloppé de linge.
— Il s'est coupé l'autre jour, dit Christine, dont les yeux
attentifs suivaient les moindres gestes de son frère. Une petite
coupure, mais qui ne veut pas se cicatriser encore.
— Laisse-moi voir, Luchino. reprit George, que poussait une
curiosité pénible, mais qui souriait pour appeler un sourire. En
soufflant dessus, je te guérirai.
L'enfant, surpris, laissa débander son doigt malade. George,
sous le regard inquiet de sa sœur, mettait à cet acte des précau-
tions infinies. L'extrémité du linge s'était collée à la petite plaie,
et il n'eut pas le cœur de le détacher; mais, sur le bord mis à
découvert, il vit poindre une goutte blanchâtre qui ressemblait à
du petit-lait. Il avait les lèvres tremblantes. En levant les yeux,
il remarqua que sa sœur, suspendue à ses gestes, avait le visage
TRIOMPHE DE LA MORT. 749
altéré par une contraction anxieuse; il sentit qu'en cet instant
l'âme de la pauvre femme se concentrait toute dans la paume
de cette petite main.
— Ce n'est rien, dit-il.
Et il s'efforça de sourire en soufflant sur la plaie, pour faire
illusion à l'enfant qui attendait le miracle. Puis il rebanda le
doigt avec précaution. Il pensait de nouveau à l'étrange angoisse
qui l'avait envahi dans l'escalier désert, au chien qu'on chassait,
aux paroles du domestique, aux questions que lui avait suggérées
une frayeur superstitieuse, à tout ce trouble sans cause.
Christine, remarquant qu'il était absorbé, lui demanda :
— A quoi penses-tu?
— A rien.
Puis, tout à coup, sans réfléchir, sans autre intention que de
dire une chose qui réveillerait l'attention de l'enfant déjà som-
nolent :
— Tu sais? dit-il, j'ai rencontré un chien dans l'escalier...
L'enfant ouvrit de grands yeux.
— Un chien qui vient tous les soirs...
— Ah, oui! dit Christine. Jean m'en avait parlé.
Mais elle s'interrompit à l'aspect des yeux dilatés et épouvan-
tés de l'enfant, qui était sur le point d'éclater en sanglots.
— Non, Luchino, non, non, ce n'est pas vrai, reprit-elle en
l'enlevant des genoux de George et en le serrant dans ses bras.
Non, ce n'est pas vrai. Ton oncle dit cela pour rire.
— Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai ! répéta George en se
levant, bouleversé par ces pleurs tels qu'aucun autre enfant n'en
pleurait, car ils semblaient ravager la pauvre créature.
— Allons, allons, disait la mère d'une voix câline, Luchino
va se coucher, maintenant.
Elle passa dans la chambre contiguë, toujours caressant et
berçant son fils en larmes.
— Viens avec nous, George.
Pendant qu'elle déshabillait l'enfant, George la regardait. Elle
le déshabillait lentement, avec des précautions infinies, comme
si elle eût craint de le briser; et chacun de ses gestes mettait tris-
tement à nu la misère de ces membres grêles où déjà commen-
çaient à paraître les déformations d'un rachitisme incurable. Le
cou était long et flexible comme une tige fanée; le sternum, les
côtes, les omoplates, presque visibles à travers la peau, faisaient
une saillie qu'accentuait encore l'ombre répandue dans les parties
creuses; les genoux grossis semblaient noués; le ventre un peu
gonflé, au nombril saillant, faisait ressortir la maigreur anguleuse
des hanches. Lorsque l'enfant souleva ses bras pour que sa mère
750 REVUE DES DEUX MONDES.
le changeât de chemise, George éprouva une pitié douloureuse
jusqu'à l'angoisse en apercevant les petites aisselles fragiles qui,
dans cet acte si simple, semblaient exprimer la peine d'un effort
pour vaincre la langueur mortelle où cette faible vie était sur le
point de s'éteindre.
— Embrasse-le, dit Christine à George.
Et elle lui tendit le bébé avant de le mettre sous les couver-
tures. Ensuite elle prit les mains de l'enfant; elle porta celle dont
un doigt était bandé du front à la poitrine, de l'épaule gauche à
l'épaule droite, pour faire le signe de la croix ; elle les lui joignit
en disant : Amen.
Il y avait en tout cela une gravité funèbre. L'enfant, dans
sa longue chemise blanche, avait déjà l'aspect d'un petit ca-
davre.
— Dors, maintenant, dors, mon amour. Nous resterons auprès
de toi.
Le frère et la sœur, une fois encore unis dans la même tris-
tesse, s'assirent de chaque côté du chevet. Ils ne parlèrent pas.
On sentait l'odeur des médicamens entassés sur une table près
du lit. Une mouche se détacha de la muraille, vola vers la flamme
de la lampe, avec un fort bourdonnement se posa sur la couver-
ture. Dans le silence, un meuble craqua.
— Il s'endort, dit George à voix basse.
Tous deux s'absorbaient dans la contemplation de ce sommeil,
qui leur suggérait à tous deux l'image de la mort. Une sorte de
stupeur oppressée les dominait, sans qu'ils pussent distraire leur
pensée de cette image.
Un temps indéfini s'écoula.
Soudain, l'enfant poussa un cri d'épouvante, ouvrit les yeux
tout grands, se souleva sur l'oreiller comme dans l'effroi d'une
vision terrible.
— Maman ! maman !
— Qu'as-tu? Qu'as-tu, mon amour?
— Maman !
— Qu'as-tu, mon amour? Me voici.
— Chasse-le ! chasse-le !
VI
Au souper, où Diego s'était abstenu de paraître, Camille n'avait-
elle pas répété l'accusation sous une forme voilée, lorsqu'elle
avait dit : « Quand les yeux ne voient pas, le cœur ne souffre
pas » ? Et, dans les paroles de sa mère — oh ! comme sa mère
avait vite oublié les larmes qui avaient fini l'entretien à la fenêtre !
TRIOMPHE DE LA MORT. 7">1
— jusque dans les paroles de sa mère, l'accusation n'avait-elle pas
réapparu à plusieurs reprises?
George pensait, non sans amertume : « Tout le monde ici me
juge de la même manière. En somme, personne ne me pardonne
ni ma renonciation volontaire à mon droit d'aînesse, ni l'héri-
tage de mon oncle Démétrius. J'aurais dû rester à la maison pour
surveiller la conduite de mon père et de mon frère, pour défendre
le bonheur domestique! Selon eux, rien ne serait arrivé si j'étais
resté ici. Par conséquent, le coupable c'est moi. Et maintenant,
j'expie. » A mesure qu'il avançait vers la villa où s'était retiré
l'ennemi contre lequel il avait été poussé par des moyens extrêmes,
pour ainsi dire à coups de trique, sans miséricorde, il sentait
peser sur lui une sorte d'exigence vexatoire, il éprouvait ce genre
d'indignation que provoque une contrainte inique. Il se faisait à
lui-même l'effet d'être victime de gens cruels et implacables qui
ne voudraient lui faire grâce d'aucune torture. Et le souvenir de
certaines phrases prononcées par sa mère le jour de l'enterre-
ment, dans l'embrasure de la fenêtre, au milieu des larmes, aug-
mentait son amertume, aigrissait son ironie : « Non, George,
non! ce n'est pas à toi de t'affliger, ce n'est pas à toi de souffrir!...
J'aurais dû me taire, j'aurais dû ne te dire rien... Ne pleure plus.
Je ne peux pas te (voir pleurer. » Et pourtant, depuis ce jour-là,
on ne lui avait épargné aucune torture. Cette petite scène n'avait
amené aucun changement dans l'attitude de sa mère à son égard.
Les jours suivans, elle n'avait pas cessé de se montrer courroucée
et violente : elle l'avait condamné à entendre sans répit les
accusations vieilles et nouvelles, aggravées de mille particula-
rités odieuses; elle l'avait presque condamné à compter sur
son visage, une à une, les marques des souffrances endurées;
elle lui avait presque dit : — « Regarde comme mes yeux sont
brûlés par les pleurs, comme mes rides sont profondes, comme
mes cheveux ont blanchi aux tempes. Et que serait-ce, si je pou-
vais te montrer mon cœur! » A quoi donc avait servi la grande
angoisse de ce jour-là? Sa mère avait donc besoin de voir couler des
larmes brûlantes pour s'émouvoir de pitié? Elle ne sentait donc
pas tout ce qu'avait de cruel le supplice qu'elle infligeait inutile-
ment à son fils? « Oh! comme ils sont rares sur terre, ceux qui
savent souffrir en silence et accepter le sacrifice en souriant! »
Bouleversé et exaspéré encore par les excès récens dont il avait
dû être témoin, envahi déjà par l'horreur de l'acte décisif qu'il
était sur le point d'accomplir, il en venait ainsi jusqu'à mécon-
naître sa mère, jusqu'à se plaindre qu'elle ne sût pas souffrir avec
assez de perfection.
A mesure qu'il avançait sur le chemin (il n'avait pas voulu
752 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre la voiture, et s'était mis en route à pied pour être plus
libre d'allonger à sa guise la durée du trajet et peut-être aussi pour
avoir, au dernier moment, la possibilité de revenir sur ses pas ou
de s'égarer dans la campagne), à mesure qu'il avançait, il sentait
croître cette horreur indomptable, tant qu'enfin elle étouffa toute
autre émotion et masqua toute autre pensée. L'unique image
de son père lui envahit la conscience, y prit le relief d'une
figure réelle. Et il se mit à supposer la scène qui aurait lieu
tout à l'heure, étudia la contenance qu'il prendrait, prépara ses
premières phrases, s'égara en d'invraisemblables hypothèses,
explora les souvenirs les plus lointains de son enfance et de
son adolescence, tâcha de se représenter les attitudes succes-
sives de son âme vis-à-vis de son père pendant les périodes suc-
cessives de sa vie passée. Il pensa: « Peut-être ne ï'ai-jc jamais
aimé. » Et, en effet, dans aucun de ses souvenirs les plus nets, il
ne retrouva ni mouvement spontané de confiance, ni chaude
effusion de tendresse, ni émotion intime et suave. Ce qu'il re-
trouva jusque dans les souvenirs de sa première enfance, ce fut
une continuelle crainte qui opprimait tout le reste : la crainte du
châtiment corporel, de la parole âpre suivie de coups : « Je ne l'ai
jamais aimé. » Démétrius avait été son père véritable, était son
unique parent.
Et il lui réapparut, l'homme doux et méditatif, ce visage
plein d'une mélancolie virile auquel donnait une expression
étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur
le milieu du front.
Comme toujours, l'image du mort lui donna un soulagement
soudain et lui rendit étrangères les choses qui l'avaient préoccupé
jusqu'alors. Les inquiétudes s'apaisèrent, l'amertume se déposa,
la répugnance fit place à une sensation nouvelle de sécurité tran-
quille. — Qu'avait-il à craindre? Pourquoi, en imagination, avait-
il si puérilement grossi la souffrance qui l'attendait et qui désor-
mais était inévitable? — Et il eut encore une fois la conscience
intime qu'il se détachait radicalement de sa vie présente, de l'état
présent de son être, des contingences qui l'avaient le plus troublé.
Encore une fois, sous l'influence que son oncle exerçait sur lui
du fond de la tombe, il se sentit envelopper d'une sorte d'atmo-
sphère isolante et perdit la notion précise de ce qui était advenu
et de ce qui allait advenir encore ; les événemens réels semblèrent
se dépouiller pour lui de toute signification, n'avoir plus qu'une
importance passagère. Et c'était comme la résignation d'un
homme que la fatalité obligerait à traverser une épreuve pour
atteindre la délivrance prochaine dont son âme aurait déjà la
prévision et la certitude.
TR1031PHE DE LA MOKT. 753
Cette interruption du souci intérieur, ce répit singulier qu'il
avait obtenu sans effort et qui ne l'étonnait pas, firent que ses
yeux s'ouvrirent enfin au spectacle du paysage solitaire et gran-
diose. L'attention qu'il lui donna fut calme et sereine. 11 crut
reconnaître dans l'aspect de la campagne un symbole de son
sentiment et presque l'empreinte visible de ses pensées.
C'était l'après-midi. Un ciel pur et liquide baignait de sa
couleur toutes les apparences terrestres et semblait en subtiliser
la matière par une pénétration infiniment lente. Les diverses
formes végétales, distinctes de près, se dégradaient dans le loin-
tain, perdaient peu à peu leurs contours, semblaient s'évaporer par
le sommet, tendaient à se fondre en une seule forme, immense et
confuse, qu'animerait une seule respiration rythmique. Ainsi,
peu à peu, sous le déluge d'azur, les collines s'égalisaient et le
fond de la vallée prenait l'aspect d'un golfe paisible où se refléterait
le ciel. Sur ce golfe uni, le massif isolé de la montagne se dres-
sait en opposant aux espaces liquides l'inébranlable solidité de ses
arêtes, que la blancheur des neiges couronnait d'une lumière
presque surnaturelle.
VII
Enfin la villa apparut entre les arbres, toute voisine, avec ses
deux larges terrasses latérales garnies de balustrades que suppor-
taient de petits pilastres de pierre, et, sur les pilastres, ses
vases de terre cuite en forme de bustes représentant des rois et
des reines à qui les pointes aiguës des aloès mettaient sur la tète
de vivantes couronnes.
La vue de ces grossières figures rougeâtres, dont quelques-
unes se détachaient en plein sur l'azur lumineux, réveilla subite-
ment chez George de nouveaux souvenirs de sa lointaine enfance :
des souvenirs confus de récréations champêtres, de jeux, de
courses, de contes imaginés au sujet de ces rois immobiles et
sourds dont les plantes tenaces pénétraient de leurs racines le
cœur d'argile. Il se rappela même qu'il avait eu longtemps une
prédilection pour une reine à laquelle le feuillage pendant d'une
plante grasse faisait une épaisse et longue chevelure qui, au prin-
temps, se constellait d'innombrables fleurettes d'or. 11 la chercha
curieusement des yeux, ayant déjà reformées dans l'esprit les
images de la vie obscure et intense dont sa fantaisie enfantine
l'avait animée. Il la reconnut sur un pilastre d'angle; et il sourit
comme s'il avait reconnu une amie ; et, pendant quelques secondes,
toute son âme resta tendue vers le passé irrévocable, avec une
émotion qui n'était pas sans douceur. Grâce à la détermination
tome cxxix. — 1895. 48
75 i REVUE DES DEDX MONDES.
finale qui s'était formée en lui sans combat lors de l'apaisement
imprévu au milieu de la campagne glauque et taciturne, il réus-
sissait maintenant à retrouver dans ses sensations une saveur
désapprise, il se complaisait à remonter jusque dans les méandres
les plus reculés le cours de sa propre existence, si proche désor-
mais du terme résolu. Cette curiosité pour les manifestations,
même les plus fugitives, que son être avait dispersées dans le
temps, cette sympathie émue pour les choses avec lesquelles il
avait été en communication autrefois tendaient à se changer en un
attendrissement alangui et larmoyant, presque féminin. Mais,
lorsqu'il entendit des voix près de la grille, il secoua cette lan-
gueur; et, lorsqu'il aperçut une fenêtre ouverte où pendait entre
les rideaux blancs la cage d'un canari, il retrouva le sentiment de
la réalité présente et ressentit de nouveau sa première angoisse.
Les alentours étaient calmes, et on percevait distinctement les
roulades de l'oiseau prisonnier.
Il se dit avec un serrement de cœur: « Ma visite n'est pas
attendue. Si cette femme était avec lui? » Près de la grille il vit
deux enfans qui jouaient dans le sable ; et, avant d'avoir le
tempsdeles observer, il devina que c'étaient ses frères adultérins,
les fils de la concubine. Il avança; et les deux enfans se retour-
nèrent, se mirent à le regarder avec surprise, mais sans intimi-
dation. Sains, robustes, llorissans, avec des joues vermeilles de
santé, ils portaient l'empreinte manifeste de leur origine. Cette vue
le bouleversa; une terreur irrésistible l'assaillit; il songea à se
cacher, à revenir en arrière, à s'enfuir, et il leva les yeux vers la
fenêtre avec l'effroi d'apercevoir entre les rideaux la figure de son
père ou celle de cette femme odieuse , dont il avait entendu
raconter tant de fois les perfidies, les convoitises, toutes les
turpitudes.
— Ah ! monsieur ! vous ici ?
C'était la voix d'un domestique qui venait à sa rencontre. En
même temps, son père lui criait de la fenêtre :
— C'est toi, George ? Quelle surprise !
Il rentra en possession de lui-même, se composa un visage
riant, tacha de se donner de la désinvolture. Il avait eu la sen-
sation soudaine qu'entre son père et lui venaient de se rétablir
ces rapports artificiels, de forme presque cérémonieuse, dont ils
usaient l'un et l'autre depuis plusieurs années pour déguiser leur
gêne lorsqu'ils se trouvaient en contact immédiat et inévitable.
Et il avait senti en outre que sa volonté venait de l'abandonner
totalement et qu'il ne serait jamais capable d'exposer avec franchise
le vrai motif de cette visite inattendue.
Son père lui disait de la fenêtre :
TRIOMPHE DE LA MORT. 755
— Tu ne montes pas ?
— Oui, oui, je monte.
Il aurait voulu faire croire qu'il n'avait pas remarqué les deux
enfans. Il se mit à monter par l'escalier découvert qui conduisait
à l'une des grandes terrasses. Son père vint au-devant de lui. Ils
s'embrassèrent. Il y avait, chez le père une ostentation manifeste
de manières affectueuses.
— Tu t'es donc enfin décidé à venir?
— Je voulais faire une promenade à pied, et la promenade
m'a conduit jusqu'ici. Depuis si longtemps, je n'avais pas revu
l'endroit ! Rien n'est changé, ce me semble...
Ses regards erraient sur la terrasse couverte d'asphalte ; il
examinait les bustes l'un après l'autre, avec plus de curiosité
qu'il n'était naturel.
— A présent, tu es presque toujours ici, n'est-ce pas?
demanda-t-il, pour dire quelque chose, pour se soustraire au
malaise des intervalles de silence, dont il prévoyait la fréquence
et la longueur.
— Oui, à présent, j'y viens souvent et j'y reste, répliqua le père,
avec dans la voix une nuance de tristesse dont le fils fut surpris.
Je crois que l'air me fait du bien... depuis que s'est déclarée ma
maladie de cœur.
— Tu as une maladie de cœur? s'écria George en se retour-
nant vers lui avec un émoi sincère, frappé qu'il était par l'imprévu
de cette nouvelle. Comment ? depuis quand? Je n'en ai jamais
rien su... Personne ne m'en a jamais soufflé mot...
Il regardait maintenant son père au visage, sous cette grande
lumière crue que réverbérait le mur frappé par le soleil oblique,
croyant y découvrir les symptômes de la maladie mortelle. Et
c'était avec une compassion douloureuse qu'il observait ces rides
profondes, ces yeux bouffis et troublés, ces poils blancs qui
hérissaient les joues et le menton rasés de la veille, ces moustaches
et ces cheveux auxquels la teinture donnait une couleur indécise
entre le verdàtre et le violacé, ces grosses lèvres où la respiration
avait un halètement d'asthme, ce cou court qui paraissait coloré
par du sang extravasé.
— Depuis quand ? répéta-t-il sans cacher son trouble ; et il
sentait diminuer sa répugnance vis-à-vis de cet homme qu'une
rapide succession d'images, claires comme la réalité, lui repré-
sentait sous la menace de la mort, défiguré par l'agonie.
— Est-ce qu'on sait jamais depuis quand ? repartit le père,
qui, en présence de ce trouble sincère, exagérait sa souffrance
pour entretenir et pour accroître une pitié dont il réussirait peut-
être à tirer profit. Est-ce qu'on sait jamais depuis quand ? Ce sont
756 REVUE DES DEUX MONDES.
des maladies qui couvent durant des années; et puis, un beau jour,
elles se déclarent à l'improviste. Mais alors il n'y a plus de remède.
Il faut se résigner, attendre le coup d'une minute à l'autre...
En parlant ainsi, d'une voix altérée, il semblait se dépouiller
de sa dureté et de sa brutalité massives, devenir plus vieux, plus
faible, plus cassé. C'était comme une dissolution subite de
toute sa personne, mais pourtant avec quelque chose d'artificiel,
d'excessif et de théâtral qui n'échappa point à la perspicacité de
George. Et le jeune homme songea aussitôt à ces comédiens qui,
sur la scène, ont la faculté de se métamorphoser instantanément,
comme s'ils s'ôtaient et se remettaient un masque. Il eut même l'in-
tuition soudaine de ce qui allait suivre. — Sans nul doute, son père
avait deviné le motif de sa visite inattendue, et il tâchait main-
tenant d'en tirer quelque effet utile par l'étalage de son mal. Sans
nul doute encore, il se proposait d'atteindre un but bien défini. Quel
était ce but? — George n'eut aucune indignation, aucune colère
intérieure; il ne se prépara pas non plus à se défendre contre la
fourberie qu'il prévoyait avec tant de certitude; au contraire, son
inertie s'accrut en proportion de sa lucidité. Et il attendit que
la comédie suivît son cours, prêt à en subir toutes les péripéties,
triste et résigné.
— Veux-tu entrer? dit le père.
— Comme tu voudras.
— Eh bien ! entrons. J'ai des papiers à te faire voir.
Le père passa le premier, se dirigeant vers cette pièce dont
la fenêtre ouverte versait dans toute la villa les roulades du
serin. George le suivait, sans regarder autour de lui. Il s'aperçut
(lue son père avait même changé sa démarche, de façon à
feindre la fatigue; et ce lui fut un chagrin poignant de songer
aux impostures dégradantes dont il serait tout à l'heure le spec-
tateur et la victime. 11 sentait dans la maison la présence de la
concubine; il était sûr qu'elle se cachait dans quelque chambre,
qu'elle était aux écoutes, qu'elle espionnait. Il pensa : « Quels
papiers va-t-il me faire voir? Que prétend-il obtenir de moi?
Il veut sans doute de l'argent. 11 saisit l'occasion au passage... »
Et il crut entendre encore certaines invectives de sa mère ; il se
rappela certaines particularités presque incroyables qu'il avait
apprises d'elle. « Que ferai-je? Que répondrai-je? »
Le serin dans sa cage chantait d'une voix limpide et forte, en
variant les modulations; et les rideaux blancs s'enflaient comme
deux voiles, en laissant entrevoir un lointain d'azur. Le vent
agitait quelques-uns des papiers qui encombraient la table ; et.
sur cette table, George aperçut, dans un disque de cristal qui
servait de presse-papier, une vignette libertine.
TRIOMPHE DE LA MORT. 757
— Quelle journée mauvaise aujourd'hui! murmura le père,
qui, affectant d'être tourmenté par les battemens de cœur, se
laissa choir de tout son poids sur une chaise, ferma les paupières
à demi, respira comme un asthmatique.
— Tu souffres? dit George, presque timide, sans savoir si
cette souffrance était réelle ou simulée, ni quelle contenance
prendre .
— Oui... mais cela se passera dans un instant... Dès que j'ai
la moindre agitation, la moindre inquiétude, je me sens plus mal.
J'aurais besoin d'un peu de tranquillité, d'un peu de repos. Et
au contraire...
Il s'était remis à parler sur ce ton lamentable de plainte
entrecoupée qui, à cause d'une vague ressemblance d'accent,
éveilla chez George le souvenir de la tante Joconde, de la pauvre
idiote, lorsqu'elle essayait de l'attendrir pour avoir des sucreries.
Désormais la feinte était devenue si évidente, si grossière, si
ignoble, et, malgré tout, il y avait tant de misère humaine dans
l'état de cet homme réduit à de pareilles bassesses pour satisfaire
son vice implacable, il y avait tant de souffrance vraie dans l'expres-
sion de ce visage menteur, qu'il parut à George qu'aucune des
angoisses de sa vie passée ne pouvait soutenir la comparaison
avec l'horrible angoisse de ce moment-là.
— Et au contraire?... demanda-t-il, comme pour encourager
son père à poursuivre, comme pour hâter le terme de sa torture.
— Au contraire, depuis quelque temps, tout va de mal en
pis, et les malheurs se succèdent sans relâche. J'ai fait des pertes
considérables. Trois mauvaises années consécutives, la maladie
de la vigne, le bétail décimé, les fermages réduits de plus de
moitié, les impôts accrus dans d'énormes proportions... Regarde,
regarde. Voici les papiers que je voulais te faire voir...
Et il prit sur la table une liasse de papiers, l'étala sous les yeux
de son fils, se mit à expliquer confusément une quantité d'affaires
très embrouillées qui concernaient des impositions foncières non
payées s'accumulant depuis plusieurs mois. — Il fallait absolu-
ment se mettre en règle, et tout de suite, pour éviter un préju-
dice incalculable. On avait déjà opéré la saisie, et, d'un instant à
l'autre, on poserait peut-être les affiches de vente. Gomment faire,
dans l'embarras momentané où il se trouvait sans qu'il y eût
rien de sa faute? Il sagissait d'une somme assez forte. Gomment
faire?
George se taisait, les yeux fixés sur les papiers que le père
feuilletait de sa main bouffie, presque monstrueuse, aux pores
très visibles, pâle d'une pâleur qui faisait un singulier contraste
avec le visage sanguin. Par intervalles, il cessait d'entendre les
758 REVUE DES DEUX MONDES.
mots; mais il gardait dans les oreilles la monotonie de cette voix
sur laquelle se détachaient les roulades aiguës du serin et les cris
intermittens qui montaient de l'allée, où sans doute les deux pe-
tits bâtards continuaient à jouer dans le sable. Les rideaux s^agi-
taient aux fenêtres lorsqu'une brise plus vive s'engouffrait dans
leurs plis. Et toutes ces voix, toutes ces rumeurs avaient une
expression d'inexplicable tristesse pour le visiteur silencieux
qui considérait avec une sorte de stupeur ces écritures serrées
d'huissiers, sur lesquelles passait la main bouffie et pâle où les
saignées avaient laissé de petites cicatrices apparentes. Une
image lui surgit dans la mémoire, un souvenir d'enfance étran-
gement net : son père était auprès d'une fenêtre, la figure grave,
la chemise retroussée sur un bras qu'il tenait plongé dans un bas-
sin rempli d'eau; et l'eau se rougissait du sang coulé par la veine
ouverte; et, près de lui, le chirurgien, debout, surveillait le flux
de sang et tenait les bandages prêts pour la ligature. — Les images
s'appelaient l'une l'autre : il revoyait encore les lancettes lui-
santes dans l'étui de cuir vert; il revoyait la femme qui empor-
tait de la chambre le bassin plein de sang ; il revoyait la main
tenue en écharpe par un ruban noir qui se croisait sur le dos gras
et mou, en s'y enfonçant un peu...
Son père, le voyant rêveur, lui demanda :
— M'écoutes-tu ?
— Oui, oui, je t'écoute.
En ce moment, le père s'attendait peut-être à une offre spon-
tanée. Déçu, il dit après une pause, en surmontant son embarras:
— Bartolomeo me sauverait s'il me donnait la somme...
Il hésita, et sa physionomie prit une expression indéfinissable,
où le fils crut reconnaître le dernier indice d'une pudeur vaincue
par le besoin presque désespéré d'atteindre le but.
— Il me donnerait bien l'argent contre une lettre de change ;
mais... je crois qu'il exigerait ta signature.
Enfin, le piège était tendu.
— Ah! ma signature... balbutia George, troublé, non par
la demande, mais par le nom odieux de ce beau-frère, que les
accusations maternelles lui avaient déjà représenté comme un
corbeau de mauvais augure, avide de dévorer les débris de la for-
tune des Aurispa.
Et, comme il restait perplexe et assombri sans ajouter un
mot, le père, par crainte d'un refus, laissa de côté toute ré-
serve et eut recours aux supplications. « Il n'avait plus que ce
moyen-là, cet unique moyen, pour éviter une vente judiciaire
désastreuse qui déterminerait certainement tous les autres créan-
TRIOMPHE DE LA MORT. 759
ciers à lui tomber sur le dos. L'écroulement serait inévitable.
Son fils voulait-il donc être témoin de sa ruine? ou ne voyait-il
pas qu'en intervenant dans cette circonstance il travaillait pour
son propre intérêt et défendait un héritage qui devait bientôt
échoir à son frère et à lui-même?
— Oh ! cela ne tardera guère ; cela arrivera d'un jour à l'autre,
peut-être demain!
Et il se remit à parler de sa maladie incurable, du péril
continuel qui le menaçait, des inquiétudes et des chagrins qui
hâtaient pour lui l'heure de la mort.
A bout de forces, ne pouvant plus supporter cette voix et ce
spectacle, retenu néanmoins par la pensée des autres bourreaux,
de ceux qui l'avaient poussé de force en cet endroit et qui l'atten-
daient maintenant pour lui demander compte de sa démarche,
George balbutia :
— Mais cet argent, est-il vrai que tu l'emploieras pour ce que
tu dis ?
— Oh ! toi aussi, toi aussi ! s'écria le père qui, sous une appa-
rente explosion de douleur, réprimait mal un de ses accès de
violence. On t'a donc, répété, à toi aussi, ce qu'on va colportant
partout et toujours : que je suis un monstre, que j'ai commis
tous les crimes, que je suis capable de toutes les infamies ! Et tu
l'as cru, toi aussi!... Mais pourquoi, pourquoi me haïssent-ils à
ce point, là-bas, dans cette maison? Pourquoi me souhaitent-ils
la mort? Oh! tu ne sais pas combien ta mère me hait!... Si tu
retournais près d'elle à cette heure et si tu lui racontais que tu
m'as laissé agonisant, elle t'embrasserait et dirait : — Dieu soit
béni! — Oh! tu ne sais pas...
Dans la brutalité de l'accent, dans l'ouverture de cette bouche
qui donnait de l'aigreur aux mots, dans la respiration véhémente
qui dilatait les narines, dans la rougeur irritée des yeux, l'homme
vrai réapparaissait malgré lui; et, contre cet homme, le fils eut un
nouveau mouvement de l'aversion primitive, un mouvement si
soudain et si impétueux que, sans réfléchir, par besoin d'apaiser
son père et de s'en débarrasser, il l'interrompit pour lui dire d'une
voix convulsive :
— Non, non ; je ne sais rien... Dis-moi, que dois-je faire ? Où
dois-je signer?...
Et il se leva, éperdu, s'approcha de la fenêtre, se retourna
vers son père. Il le vit chercher quelque chose dans un tiroir,
avec une sorte d'impatience haletante; il le vit mettre sur la
table une lettre de change encore vierge.
— Ici. Mets ta signature : cela suffira...
760 REVUE DES DEUX MONDES.
Et, de son énorme index où l'ongle plat s'écrasait dans des
bourrelets de chair, il indiquait l'endroit de la signature.
George, sans s'asseoir, sans avoir une claire conscience de ce
qu'il faisait, prit la plume et signa rapidement. Il aurait voulu
être déjà libre et hors de cette chambre, courir en plein air, s'en
aller très loin, se trouver seul. Mais, lorsqu'il vit son père
prendre la lettre de change, examiner la signature, la sécher
en la saupoudrant d'une pincée de sable, puis la replacer et
fermer à clef le tiroir ; lorsqu'il remarqua en chacun de ces actes
la joie mal dissimulée de l'homme qui a réussi un mauvais
coup; lorsqu'il eut dans l'àme la certitude qu'il s'était laissé
prendre à une honteuse fourberie ; lorsqu'il pensa aux interroga-
toires de ceux qui l'attendaient dans l'autre maison ; alors l'inu-
tile regret de son acte le bouleversa si fort qu'il fut sur le point
de donner carrière à son extrême indignation et de s'insurger
enfin de toutes ses forces contre le scélérat, pour la défense de
lui-même, de sa famille, des droits violés de sa mère et de sa
sœur : « Ah ! c'était vrai, c'était donc vrai, tout ce que sa mère
lui avait dit! Tout était vrai. Cet homme n'avait plus ombre de
retenue, ombre de pudeur. Il ne reculait devant rien et devant
personne, quand il s'agissait de faire de l'argent... » Et il sentit
encore une fois la présence de la concubine, de la femme rapace
et insatiable qui se cachait certainement dans la chambre d'à
côté, et qui tendait l'oreille, et qui espionnait, et qui attendait sa
part de butin.
Il dit, sans réussir à réprimer le frisson qui le secouait :
— Tu me promets... tu me promets que cet argent ne te
servira pas... à autre chose?
— Mais oui, mais oui, répliqua le père, qui laissait voir main-
tenant combien cette insistance l'agaçait et en qui un manifeste
changement de contenance s'était produit depuis qu'il n'avait
plus besoin de supplier et de feindre pour obtenir.
— Fais attention que je le saurai, ajouta George, devenu très
pâle, d'une voix qui s'étranglait un peu, avec un effort pour con-
tenir l'éclat de son indignation qui croissait à mesure que cet
homme lui réapparaissait plus visiblement sous son aspect
odieux, à mesure que se dessinaient plus nettement les consé-
quences de l'acte irréfléchi. Prends garde! Je ne veux pas être
ton complice contre ma mère...
Blessé de ce soupçon, haussant brusquement la voix comme
pour intimider son fils qui se faisait une horrible violence pour
le regarder dans les yeux, le père rugit :
— Que prétends-tu dire? Quand ta vipère de mère aura-t-elle
TRIOMPHE DE LA MORT. 761
fini de cracher son venin? Quand aura-t-elle fini? Quand aura-
t-elle fini? Elle veut donc que, je lui ferme la bouche à jamais? Eh
bien! je le ferai un de ces jours. Ah! quelle femme! Depuis
quinze ans, oui, quinze ans, elle ne me laisse pas une minute en
paix. Elle a empoisonné ma vie, elle m'a fait périr à petit feu. Si
je suis ruiné, c'est sa faute, comprends-tu? c'est sa faute!
— Tais-toi! cria George hors de lui, méconnaissable, blême
comme un mort, tremblant de tous ses membres, envahi d'une
fureur pareille à celle qui l'avait déjà soulevé contre Diego. Tais-
toi I Ne prononce pas son nom ! Tu n'es pas digne de lui baiser les
pieds. J'étais venu pour t'en faire souvenir. Et je me suis laissé
berner par ta comédie ! Je me suis laissé prendre à ton piège ! Ce
que tu voulais, c'était une aubaine pour ta ribaude, et tu es arrivé
à tes fins... Ah ! quelle honte!... Et tu as le cœur d'injurier ma
mère !...
La voix lui manquait; sa gorge s'étouffait; un voile lui cou-
vrait les yeux ; ses genoux se dérobaient sous lui comme si les
forces allaient l'abandonner.
— Maintenant, adieu! Je sors d'ici. Agis à ta guise. Ton fils,
je ne le suis plus. Je ne veux plus ni te voir ni rien savoir de toi.
Je prendrai ma mère, je l'emmènerai bien loin. Adieu!
Il sortit en chancelant, avec un voile d'ombre sur les pru-
nelles. Tandis qu'il traversait les pièces pour gagner la terrasse, il
entendit un froufrou de jupes et une porte qui claquait, comme
derrière quelqu'un qui se retire en hâte pour ne pas être sur-
pris. Aussitôt à l'air libre, hors de la grille, il eut une envie
folle de pleurer, de crier, de courir à travers champs, de se frapper
le front contre une roche, de chercher un précipice où tout fini-
rait. Les nerfs lui vibraient douloureusement dans la tête et lui
donnaient des élancemens cruels, comme s'ils se fussent rompus
l'un après l'autre. Et il pensait, avec une épouvante que la mort
du jour rendait plus atroce : « Où vais-je aller? Retournerai-je
là-bas ce soir? » La maison lui semblait reculée dans un lointain
infini ; la longueur de la route lui semblait infranchissable ; tout
ce qui n'était pas la cessation immédiate et absolue de son affreuse
torture lui semblait inadmissible.
vin
Le matin suivant, lorsqu'il ouvrit les yeux après un sommeil
très agité, il ne conservait des événemens de la veille qu'un sou-
venir confus. La tombée tragique du crépuscule sur la campagne
déserte, le son grave de ï Angélus qui, prolongé dans ses oreilles
762 REVUE DES DEUX MONDES.
par une hallucination de l'ouïe, lui avait paru ne jamais finir ; l'an-
goisse qui l'avait talonné en approchant de la maison; lorsqu'il
avait aperçu les fenêtres lumineuses que traversaient par momens
des ombres mobiles; la surexcitation fiévreuse qui l'avait saisi
lorsque, pressé de questions par sa mère et sa sœur, il avait ra-
conté la scène en exagérant la violence de ses invectives et l'atro-
cité de l'altercation; le besoin presque délirant de parler beau-
coup, de mêler au récit des faits réels l'incohérence de ses rêveries ;
les élans de mépris ou de tendresse par lesquels sa mère l'avait
interrompu au fur et à mesure qu'il lui décrivait l'attitude de cette
brute et sa propre énergie en l'affrontant; et puis l'enrouement
soudain, l'exaspération rapide de la douleur qui lui martelait les
tempes, les efforts spasmodiques d'un vomissement amer et in-
coercible, le grand froid qui l'avait transi dans le lit, les fantômes
horribles qui l'avaient fait sursauter dans la première torpeur de
ses nerfs exténués; tout lui revenait confusément à la mémoire,
tout augmentait sa stupeur corporelle, si pénible, et dont il n'au-
rait pourtant voulu sortir que pour entrer dans une obscurité
complète, dans une insensibilité de cadavre.
La nécessité de la mort continuait d'être suspendue sur lui
avec la même imminence; mais il lui était douloureux dépenser
que, pour mettre à exécution son dessein, il lui faudrait sortir de
son inertie, accomplir une série d'actes fatigans, vaincre la répu-
gnance physique qui l'éloignait de tout effort. — Où se serait-il
tué? par quel moyen? à la maison? ce jour même? avec une
arme à feu? avec un poison? — Son esprit n'avait pas encore ren-
contré d'idée précise et définitive. La torpeur même qui l'acca-
blait et l'amertume de sa bouche lui suggérèrent l'idée d'un nar-
cotique. Et, vaguement, sans s'attarder à la recherche du moyen
pratique par lequel il se procurerait la dose efficace, il imagina
les effets. Peu à peu, les images se multiplièrent, se particulari-
sèrent, devinrent plus distinctes; et leur association forma un
tableau visible. Ce qu'il s'attachait à imaginer, c'étaient moins les
sensations de sa lente agonie que les circonstances qui amène-
raient sa mère, sa sœur et son frère à connaître la catastrophe; il
s'attachait à imaginer les signes de leur douleur, leurs attitudes,
leurs paroles et leurs gestes. Et, de proche en proche, son atten-
tion curieuse s'étendait à tous les survivans, non pas seulement
aux consanguins, mais à toute la famille, aux amis, à Hippolyte,
à cette Hippolyte lointaine, si lointaine qu'elle était devenue pour
lui presque une étrangère...
— George !
C'était la voix de sa mère, qui frappait à la porte.
TRIOMPHE DE LA MORT. 763
— C'est toi, mère? Entre.
Elle entra, s'approcha du lit avec un empressement tendre,
se pencha vers lui, lui mit une main sur le front, lui demanda :
— Comment vas-tu? Te sens-tu mieux?
— Un peu... encore étourdi... J'ai la bouche amère : je vou-
drais boire.
— Camille va te monter une tasse de lait. Veux-tu que j'ouvre
davantage les battans de la fenêtre?
— Comme tu voudras, mère.
Sa voix était altérée. La présence de sa mère irritait en lui ce
sentiment de pitié pour soi-même qu'avait fait naître le tableau
fictif des regrets funèbres dont il croyait l'heure prochaine. Dans
son esprit, l'acte réel de sa mère ouvrant les fenêtres s'identifiait
avec l'acte fictif qui devait amener la découverte terrible ; et ses
yeux se mouillaient de commisération pour lui-même et pour la
pauvre femme à laquelle il destinait un coup si cruel ; et la scène
tragique lui apparaissait avec la netteté d'une chose vue. — Sa
mère se retournait dans la lumière , l'appelait encore par son
nom, un peu effrayée; elle s'approchait pour la seconde fois,
tremblante, le touchait, le secouait, le sentait inerte, glacé, rigide;
et alors elle tombait à plat ventre, évanouie sur son cadavre...
— « Morte peut-être? Un pareil coup pourrait la foudroyer. » Et
son trouble s'accrut; et l'instant lui sembla solennel comme tout
ce qui est final; et l'aspect, les actes, les paroles de sa mère pri-
rent pour lui une signification et une valeur si insolites qu'il les
suivit des yeux avec une attention presque anxieuse. Tiré tout à
coup de son inertie intérieure , il venait de reprendre un senti-
ment de la vie extraordinairement actif. En lui réapparaissait un
phénomène bien connu, dont la singularité avait souvent attiré
son attention. C'était un passage instantané d'un état de con-
science à un autre ; l'état nouveau avait avec l'état antérieur la
même différence qui existe entre la veille et le sommeil, et cela
lui rappelait le changement subit qui a lieu au théâtre, lorsque
la rampe s'allume à l'improviste en projetant sa plus vive clarté.
Aussi, comme au jour des funérailles, le fils ouvrit sur sa
mère des yeux qui n'étaient plus les mêmes, et il la vit telle qu'il
l'avait vue alors, avec une étrange lucidité. Il sentit que la vie
de cette femme se rapprochait, devenait attenante et comme adhé-
rente à sa propre vie; il sentit les correspondances mystérieuses
du sang et la tristesse du destin qui les menaçait l'un et l'autre.
Et, quand sa mère revint près de lui et s'assit à son chevet, il
se souleva un peu sur l'oreiller, il lui prit une main, il essaya de
dissimuler son trouble par un sourire. Sous prétexte de regarder
764 REVUE DES DEUX MONDES.
le camée d'une bague, il examinait cette main longue et maigre où
chaque particularité mettait une extraordinaire expression dévie
et dont le contact lui donnait une sensation qui ne ressemblait
à aucune autre. Il pensait, l'âme toujours enveloppée des som-
bres images évoquées naguère : « Quand je serai mort, quand
elle me touchera, quand elle sentira cette glace... » Et il fris-
sonna au souvenir de la répulsion qu'il avait éprouvée lui-même
en touchant un cadavre.
— Qu'as-tu? lui demanda sa mère.
— Rien... un tressaillement nerveux.
— Oh! tu n'es pas bien, reprit-elle en hochant la tête. Où
souffres- tu?
— Nulle part, mère... Encore un peu agité, naturellement.
Mais ce qu'il y avait de forcé et de convulsif dans le visage
du fils n'échappait point au regard maternel. Elle dit :
— Comme je me repens, comme je me repens de l'avoir en-
voyé là-bas! Comme j'ai mal fait de t'y envoyer!
— Non, mère. Pourquoi? Tôt ou tard, cela était nécessaire.
Et tout à coup, sans nulle confusion désormais, il revécut
l'heure affreuse; il revit les gestes, il réentendit la voix de son
père; il réentendit sa propre voix, cette voix si changée qui, contre
toute attente, avait proféré des paroles si graves. Il lui semblait
être étranger à cet acte, à ces paroles proférées; et néanmoins,
au fond de son âme, il sentait une sorte de remords obscur, il
avait comme une conscience instinctive d'avoir dépassé les
bornes, d'avoir commis une irréparable transgression, d'avoir
foulé aux pieds quelque chose d'humain et de sacré. — Pourquoi
s'était-il départi, avec une telle violence, de la grande résignation
calme que l'image funèbre de Démétrius lui avait apportée,
lorsqu'elle lui était apparue au milieu de la campagne muette?
Pourquoi n'avait-il pas persisté à considérer avec la même pitié
douloureuse et clairvoyante la bassesse et l'ignominie de cet
homme sur qui, comme sur tous les autres hommes, pesait un
invincible destin? Et lui-même, lui qui portait ce sang dans
les veines, ne portait-il pas aussi peut-être au fond de sa sub-
stance tous les germes endormis de ces vices abominables? S'il
continuait à vivre, ne risquait-il pas, lui aussi, de tomber à son
tour dans une semblable abjection? — Et alors toutes les colères,
toutes les haines, toutes les violences, tous les chàtimens lui
parurent injustes et vains. La vie, c'était une sourde fermentation
de matières impures. Il crut sentir qu'il avait dans sa substance
mille forces occultes, inconnaissables et indestructibles, dont
l'évolution progressive et fatale avait composé son existence
TRIOMPHE DE LA MORT. 765
jusqu'alors et aurait composé son existence à venir, s'il n'était
pas précisément arrivé que sa volonté dût obéir à une de ces
forces qui lui imposait maintenant l'acte suprême. « En somme,
pourquoi regretter ce que j'ai fait hier? Aurais-je pu m'empè-
cher de l'accomplir? »
— C'était nécessaire, répéta-t-il avec une signification nou-
velle, comme en se parlant à lui-même.
Et il assistait, lucide et attentif, au déroulement du peu de vie
qu'il devait encore vivre.
IX
Lorsque sa mère et sa sœur l'eurent laissé seul, il de-
meura quelques instans encore dans son lit, par une répu-
gnance physique à faire n'importe quoi. Il lui semblait que,
pour se lever, il aurait besoin d'un effort énorme. Il lui semblait
trop fatigant de quitter cette position horizontale où, dans une
heure peut-être, il allait trouver le repos éternel. Et il pensa de
nouveau au narcotique. « Fermer les yeux et attendre le som-
meil! » La virginale clarté de ce matin de mai, l'azur reflété dans
les vitres, la bande de soleil qui s'allongeait sur le plancher, les
voix et les rumeurs qui montaient de la rue, toutes ces vivantes
apparences qui semblaient donner l'assaut au balcon pour péné-
trer jusqu'à lui et pour le reconquérir, tout lui inspirait une
sorte d'effroi mêlé de rancune. Et il revoyait en esprit l'image
de sa mère en train d'ouvrir la fenêtre. Il revoyait aussi Camille
au pied du lit; il réentendait les paroles de l'une et de l'autre,
toujours relatives au même homme. Sa mémoire conservait
surtout une exclamation cruelle que sa mère avait proférée avec
des lèvres débordantes d'amertume ; et il y associait la vision du
visage paternel, ce visage où il avait cru découvrir, là-bas, sur
la terrasse, dans la lumière violente que réverbérait la blancheur
du mur, les indices de la maladie mortelle. Devant Camille et
devant lui, sa mère avait dit avec emportement: « Si c'était vrai!
Plût au ciel que ce fût vrai! » Voilà donc l'impression dernière
que lui laissait dans le cœur, à la veille de disparaître du monde,
la créature qui jadis avait été dans sa maison la source de toutes
les tendresses !
Il eut un mouvement brusque d'énergie ; il se jeta à bas du
lit, résolu définitivement à agir. « Avant le soir, ce sera fait. Où
le ferai- je? » Il songea aux chambres closes de Démétrius. Il
n'avait point encore de plan arrêté ; mais il constata au fond de
lui-même la certitude que, pendant les heures qui restaient à
766 REVUE DES DEUX MONDES.
courir, le moyeu s'offrirait spontanément, par une suggestion
soudaine à laquelle il serait forcé d'obéir.
Pendant qu'il procédait aux soins de sa toilette, la préoccupa-
tion le hantait de préparer son corps pour la tombe. En lui appa-
raissait cette espèce de vanité funéraire qu'on remarque chez
certains condamnés et chez certains suicidés. En observant ce
sentiment sur lui-même, il le rendait plus intense. Et un regret lui
vint de mourir dans cette petite ville obscure, au fond de cette pro-
vince sauvage, loin de ses amis qui peut-être ignoreraient long-
temps sa mort. Si au contraire l'acte se fût accompli à Rome,
dans la grande ville où il était fort connu, ses amis l'auraient
pleuré, ils auraient sans doute donné au tragique mystère une
parure de poésie. Et, de nouveau, il essayait de se représenter ce
qui suivrait sa mort : son attitude sur le lit, dans la chambre de
ses amours; l'émotion profonde des âmes juvéniles, des âmes
fraternelles, à l'aspect du cadavre reposant dans une paix austère ;
les dialogues de la veillée funèbre, à la lueur des cierges; le cer-
cueil couvert de couronnes, suivi par une foule de jeunes hommes
silencieux; les paroles d'adieu prononcées par un poète, par
Stefano Gondi : « Il a voulu mourir parce qu'il n'a pu rendre sa
vie conforme à son rêve »; et puis la douleur, le désespoir, la
folie d'Hippolyte...
Hippolyte!... Où était-elle? Qu'éprouvait-elle ? Que faisait-
elle? « Non, pensa-t-il, mon pressentiment ne me trompait pas! »
Et il revit en imagination le geste de l'amante qui abaissait la
voilette noire sur le dernier baiser; et il repassa en esprit les
petits faits finaux. Pourtant, une chose qu'il ne parvenait pas à
s'expliquer, c'était l'acquiescement presque absolu de son âme à
la renonciation nécessaire et définitive qui le dépossédait de cette
femme, naguère objet de tant de rêves et de tant d'adorations. Pour-
quoi, après les fièvres et les angoisses des premiers jours, l'espé-
rance l'avait-elle abandonné peu à peu? Pourquoi était-il tombé
dans la désolante certitude que tout effort serait inutile pour
ressusciter cette grande chose morte et incroyablement lointaine,
leur amour? Pourquoi tout ce passé s'était-il si bien détaché de
lui qu'en ces derniers jours, sous le coup des récentes tortures,
il en avait à peine senti quelques vibrations se répercuter nette-
ment dans sa consience?
Hippolyte! Où était-elle? Qu'éprouvait-elle? Que faisait-elle?
A quels spectacles s'ouvraient ses yeux? De quelles paroles, de
quels contacts subissait-elle le trouble? D'où pouvait venir que,
depuis deux semaines, elle n'eût pas trouvé le moyen de lui
envoyer des nouvelles moins vagues et moins brèves que quatre
TRIOMl'Hi: DE LA MOUT. 767
ou cinq télégrammes expédiés d'endroits toujours différens?
« Peut-être succoinbe-t-elle déjà au désir d'un autre homme.
Ce beau-frère dont elle me parlait à tout propos... » Et l'affreuse
pensée, suscitée par la vieille habitude du soupçon et de l'accu-
sation, s'empara de lui subitement, le bouleversa comme aux
heures les plus sombres de jadis. Un tumulte de souvenirs amers
se souleva en lui. Penché sur ce môme balcon où, le premier
soir, parmi le parfum des bergamotes, dans l'angoisse du premier
regret, il avait invoqué le nom de l'aimée, il revécut en une
seconde ses misères de deux ans. Et il lui sembla que, dans la
splendeur de ce matin de mai, c'était le récent bonheur du rival
inconnu qui se répandait et se propageait jusqu'à lui.
X
Gomme pour s'initier au mystère profond où il allait entrer,
George voulut revoir l'appartement désert où Démétrius avait
passé ses derniers jours.
En léguant toute sa fortune à son neveu, Démétrius lui avait
aussi légué cet appartement. George en avait conservé les
chambres intactes avec un soin pieux, comme on garde un reli-
quaire. Ces chambres occupaient l'étage supérieur; elles avaient
vue au midi, sur le jardin.
Il prit la clef et monta l'escalier avec précaution, pour que
personne ne lui demandât rien. Mais, dans le parcours du corri-
dor, il devait passer nécessairement devant la porte de la tante
Joconde. Dans l'espoir de passer inaperçu, il marchait doucement
sur la pointe des pieds, retenant son souffle. Il entendit que la
vieille toussait; il fit quelques pas plus rapides, croyant que le
bruit de la toux couvrirait le bruit de ses pas.
— Qui est là? demanda de l'intérieur une voix enrouée.
— C'est moi, tante Joconde.
— Ah! c'est toi! George? Viens, viens...
Elle apparut sur le seuil, avec son masque jaunâtre qui, dans
l'ombre, était presque cadavérique ; et elle jeta sur son neveu ce re-
gard particulier qui allait aux mains avant d'aller au visage, comme
pour voir tout d'abord si les mains apportaient quelque chose.
Je vais dans l'appartement d'à côté, dit George, dont cette
odeur humaine faisait lever le cœur de dégoût. Au revoir, tante.
Il faut que je donne un peu d'air aux chambres.
Et il reprit sa marche dans le corridor, s'avança jusqu'à
l'autre porte. Mais, comme il mettait la clef dans la serrure, il
entendit derrière lui le boitement de la vieille.
768 REVUE DES DEUX MONDES.
George sentit son cœur défaillir en pensant qu'il ne trouve-
rait peut-être pas le moyen de se débarrasser d'elle, qu'il serait
peut-être obligé d'écouter sa voix bégayante dans le silence
presque religieux de ces chambres, parmi les souvenirs chers et
terribles. Sans rien dire, sans se retourner, il ouvrit la porte et
entra.
La première pièce était sombre, pleine d'un air tiède et un peu
sufl'ocant, imprégné de cette odeur singulière qu'ont les vieilles
bibliothèques. Un filet de faible lumière indiquait la fenêtre.
Avant d'ouvrir la croisée, George hésita : il tendit l'oreille pour
saisir le grincement des tarets. Tante Joconde se mit à tousser,
invisible dans l'ombre. Alors, en tâtonnant sur la eroisée pour
trouver l'espagnolette de fer, il eut un petit frisson, une frayeur
fugitive. Il ouvrit, se retourna, vit les formes vagues des meubles
dans la pénombre verdâtre qui filtrait à travers les persiennes,
vit la vieille au milieu de la chambre, penchée sur le côté, dan-
dinant son corps flasque et mâchonnant quelque chose. Il re-
poussa les persiennes qui grincèrent sur leurs gonds. Un flot de
soleil inonda l'intérieur. Les rideaux fanés eurent une palpita-
tion.
D'abord il resta indécis : la présence de la vieille l'empê-
chait de s'abandonnera son sentiment. Son irritation s'accrut à
tel point qu'il ne lui dit pas un mot, par crainte d'avoir la voix
dure et courroucée. Il passa dans la pièce contiguë, ouvrit la
fenêtre. La lumière se répandit, les rideaux palpitèrent. Il passa
dans la troisième pièce, ouvrit la fenêtre. La lumière se répandit,
les rideaux palpitèrent.
Il n'alla pas plus loin. La pièce suivante, dans l'angle, était
la chambre à coucher. Il voulait y entrer seul. Mais il entendit,
écœuré, le pas boiteux de l'importune vieille qui le rejoignait.
Alors il prit un siège, s'enferma dans un silence obstiné, pour
attendre.
La vieille passa le seuil avec lenteur. En voyant George assis
sans parler, elle resta perplexe. Elle ne savait quoi dire. Le vent
frais qui soufflait par la fenêtre irrita sans doute son catarrhe ; et
elle se reprit à tousser, debout au milieu de la chambre. A chaque
quinte, son corps semblait se gonfler, puis se dégonfler, comme
une outre de cornemuse sous un souffle intermittent. Elle se
tenait les mains sur la poitrine, des mains grasses, des mains
de suif, aux ongles ourlés de noir. Et, dans sa bouche, entre ses
gencives vides, sa langue blanchâtre tremblotait.
Aussitôt l'accès de toux calmé, elle tira de sa poche un cor-
net sale et y prit une pastille. Toujours debout, elle mâchonnait
TRIOMPHE DE LA MORT. 769
en fixant sur George un regard stupide. Ce regard se détacha de
George pour aller vers la porte close de la quatrième pièce.
Alors la vieille fit le signe de la croix, puis vint s'asseoir, elle
aussi, sur le siège le plus rapproché de George. Les mains sur
le ventre et les paupières baissées, elle récitait un requiem.
George pensa : « Elle prie pour son frère, pour l'âme du
damné. » Que cette femme fût la sœur de Démétrius Aurispa,
cela lui paraissait inconcevable ! Gomment le sang fier et généreux
qui avait trempé le lit de la chambre voisine, ce sang jailli d'un
cerveau déjà corrodé par les plus hauts soucis intellectuels,
comment ce sang-là pouvait-il venir de la même source que celui
qui coulait appauvri dans les veines de cette béguine! « Chez
elle, c'est la gourmandise, la seule gourmandise qui regrette la
libéralité du donateur. Qu'elle est étrange , cette prière recon-
naissante qui monte d'un vieil estomac délabré vers le plus noble
des suicidés ! Gomme la vie est bizarre ! »
Toutà.coup, tante Joconde se reprit à tousser.
— Va-t'en, ma tante, cela vaut mieux, dit George qui n'avait
plus la force de maîtriser son impatience. L'air d'ici te fait mal.
Va-t'en, cela vaut mieux. Vite, lève-toi; je te reconduis.
Tante Joconde le regarda, surprise de cette parole brusque
et de ce ton insolite. Elle se leva; elle traversa les chambres en
boitant. Arrivée dans le corridor, elle fit de nouveau le signe de
la croix, en manière d'exorcisme. Derrière elle, George ferma
la porte à double tour. Il était enfin seul et libre, avec un hôte
invisible.
Il demeura quelques instans immobile, comme sous une
influence magnétique. Et il se sentit pénétré jusqu'au fond de
l'être par la fascination surnaturelle qu'exerçait sur lui, du fond
de la tombe, cet homme qui existait hors de la vie.
Et il lui réapparut, l'homme doux et méditatif, ce visage
plein d'une mélancolie virile, auquel donnait une expression
étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur
le milieu du front.
« Pour moi, pensa George, il existe. Depuis le jour de sa
mort corporelle, je sens sa présence à toute heure. Jamais je n'ai
senti notre consanguinité aussi bien que depuis sa mort. Jamais
aussi bien que depuis sa mort je n'ai eu la perception de l'inten-
sité de son être. Tout ce qu'il dépensait au contact de ses sem-
blables; tous les actes, tous les gestes, toutes les paroles qu'il a
semées dans le cours du temps ; toutes les manifestations diverses
qui déterminaient le caractère de son être en rapport avec les
autres êtres; toutes les formes, constantes ou variables, qui dis-
TOME CXXIX. — 1895. *9
770 REVUE DES DEUX MONDES.
tinguaient sa personnalité entre les' autres personnalités et qui
faisaient de lui un homme à part dans la multitude humaine; bref,
tout ce qui différenciait sa vie propre parmi toutes les autres vies ;
tout maintenant me semble ramassé , concentré , circonscrit dans
l'unique attache idéale qui le joint à moi. Il n'existe plus que
pour moi seul, affranchi de tout autre contact, communiquant
avec moi seul. Il existe plus pur et plus intense que jamais. »
Il fit quelques pas, lentement. Dans le silence palpitaient de
petits bruits mystérieux, à peine perceptibles. L'air vif, la cha-
leur du jour contractaient les fibres des meubles engourdis et
habitués à l'obscurité des fenêtres closes. Le souffle du ciel s'insi-
nuait dans les pores du bois, agitait les grains de poussière, gon-
flait les plis des tentures. Dans une raie de soleil tourbillonnaient
des myriades d'atomes. L'odeur des livres était vaincue peu à peu
par le parfum des fleurs.
Les choses suggéraient au survivant une foule de souvenirs.
Des choses montait un chœur léger et murmurant qui l'enve-
loppait. De toutes parts s'élevaient les émanations du passé. On
aurait dit que les choses émettaient des effluves d'une substance
spirituelle qui les eût imprégnées. « Est-ce que je m'exalte?» se
demanda-t-il en contemplant les images qui se succédaient chez lui
avec une rapidité prodigieuse, claires comme des visions, non
pas obscurcies par une ombre funèbre , mais vivantes d'une vie
supérieure. Et il demeura perplexe, fasciné par le mystère, saisi
d'une angoisse terrible au moment de se risquer sur les confins
de ce monde inconnu.
Les rideaux, que semblait enfler une haleine rythmique, ondu-
laient avec mollesse et laissaient entrevoir un paysage noble et
calme. Les bruissemens fugitifs des boiseries, des papiers et des
cloisons continuaient. Dans la troisième pièce, sévère et simple,
les souvenirs étaient musicaux et montaient des instrumens
muets. Sur un piano long en palissandre dont la surface vernie
reflétait les choses comme un miroir, un violon reposait dans sa
boite. Sur un siège, une page de musique se soulevait et s'abais-
sait au gré de la brise, presque en mesure avec les rideaux.
George s'approcha. C'était une page d'un motet de Mendels-
sohn : Domemca II post Pascha : Andante quasi allegretto :
Surrexit pastor bonus... Plus loin, sur une table, il y avait un
monceau de partitions pour violon et piano, éditions de Leipzig :
Beethoven, Bach, Schubert, Rode, Tartini, Viotti. George ouvrit
l'étui, examina le frêle instrument qui dormait sur le velours
de couleur olive, avec ses quatre cordes intactes. Une curiosité
lui vint de le réveiller. Il toucha la chanterelle, qui rendit un gé-
TRIOMPHE DE LA MORT. 771
missement aigu en luisant vibrer toute la boîte. C'était un violon
d'Andréa Guarneri, avec la date de 1680.
Démétrius, grand et svelte, un peu courbé, avec son long
cou pâle, avec ses cheveux rejetés en arrière, avec sa boucle
blanche sur le milieu du front, réapparut. Il tenait le violon. Il
se passa une main dans les cheveux, à la tempe, près de l'oreille,
d'un geste qui lui était familier. Il accorda l'instrument, frotta
l'archet de colophane, puis attaqua la sonate. Sa main gauche,
crispée et fière, courait le long du manche; le bout de ses doigts
maigres pressait les cordes, et, sous la peau, le jeu des muscles
était si visible que cela faisait peine; sa main droite, en donnant
le coup d'archet, avait un geste large et impeccable. Parfois, il
appuyait plus fort avec le menton, inclinait la tête, fermait à
demi les paupières, semblait se recueillir dans une volupté inté-
rieure ; parfois il redressait le buste, fixait devant lui des yeux
illuminés, souriait d'un fugitif sourire, et son front avait une
extraordinaire pureté.
Tel réapparut le violoniste au survivant. Et George revécut
des heures de vie déjà vécues; il les revécut, non pas seulement
en images, mais en sensations réelles et profondes. Il revécut les
longues heures de chaude intimité et d'oubli, alors que Démé-
trius et lui-même, seuls, dans la chambre tiède où ne pénétrait
aucun bruit, exécutaient la musique de leurs maîtres aimés.
Gomme ils s'oubliaient alors ! En quels ravissemens étranges les
emportait bientôt cette musique exécutée de leurs propres mains !
Souvent la fascination d'une mélodie unique les tenait prison-
niers, toute une après-midi, sans qu'ils pussent sortir du cercle
magique. Que de fois ils avaient répété cette Romance sans paroles
de Mendelssohn, qui leur avait révélé à eux-mêmes, dans le fond
de leur propre cœur, une sorte de désespérance inconsolable ! Que
de fois ils avaient répété une sonate de Beethoven qui semblait
leur étreindre l'âme et l'entraîner avec une rapidité vertigineuse
à travers l'infini de l'espace, la pencher au passage sur tous les
abîmes !
Le survivant remontait dans ses souvenirs jusqu'à l'automne
de 188.., à cet inoubliable automne de mélancolie et de poésie,
lorsque Démétrius sortait à peine de convalescence. Ce devait
être le dernier automne ! — Après une longue période de silence
forcé, Démétrius reprenait son violon avec un trouble étrange,
comme s'il eût craint d'avoir perdu toutes ses aptitudes et toute
sa maîtrise, de ne plus savoir jouer. Oh ! le tremblement de ses
doigts affaiblis sur les cordes et l'incertitude de l'archet, quand il
voulut essayer les premières notes ! Et ces deux larmes qui se for-
772 REVUE DES DEUX MONDES.
mèrent lentement dans la cavité de ses yeux, qui coulèrent sur
ses joues, qui s'arrêtèrent clans les fils de sa barbe un peu lon-
gue, mal soignée encore !
Le survivant revit le violoniste en train d'improviser alors
que lui-même l'accompagnait sur le piano avec une angoisse
presque insoutenable, attentif à le suivre, à le deviner, craignant
sans cesse de rompre la mesure, de se tromper de ton, de prendre
un faux accord, de manquer une note.
Dans ses improvisations, Démétrius Aurispa s'inspirait presque
toujours d'une poésie. George se rappela l'improvisation merveil-
leuse qu'en une journée d'octobre le violoniste avait faite sur mi
poème lyrique d'Alfred Tennyson dans la Princesse. George avait
traduit lui-même les vers pour que Démétrius pût les comprendre,
et il les lui avait proposés pour thème. — Où était ce feuillet?
La curiosité d'une sensation triste poussa George à le recher-
cher dans un album placé parmi les partitions. Il était sûr de le
retrouver; il en avait un souvenir net et précis. Et il le retrouva
en effet.
C'était un unique feuillet écrit à l'encre violette. Les carac-
tères avaient pâli et le feuillet était chiffonné, jaunâtre, sans
aucune consistance, mou comme une toile d'araignée. Il avait
la tristesse des pages tracées jadis par une main chère et désor-
mais disparue pour toujours.
George, qui ne reconnaissait presque plus les caractères, se
disait à lui-même : « C'est moi qui ai tracé ce feuillet ! Cette écri-
ture est de ma main ! » C'était une écriture un peu timide, iné-
gale, presque féminine, qui rappelait encore l'école, qui gardait
l'ambiguïté de la récente adolescence, la gentillesse hésitante
d'une âme qui n'ose pas encore tout savoir. « Quel changement
en cela aussi ! » Et il relut les vers du poète, dépouillés de leur
mélodie natale.
Ces larmes, ces vaines larmes, je ne sais ce qu'elles veulent dire, — ces
larmes qui, des profondeurs d'un désespoir divin, — jaillissent du cœur et
s'amassent dans les yeux — à la vue des heureuses campagnes automnales,
— à la pensée des jours qui ne sont plus.
Frais comme le premier rayon illuminant la voile — qui nous ramène
nos amis du pays d'outre-mer, — tristes comme le dernier rayon rougeoyant
sur la voile — qui sombre avec tout ce que nous aimons ; — aussi tristes et
aussi frais, les jours qui ne sont plus!
— Oh! tristes, étranges comme, dans une aube obscure, — le gazouille-
ment des oiseaux qui s'éveillent — l'est pour des oreilles mourantes, —
lorsque aux yeux du mourant la fenêtre avec lenteur devient un carré pâle;
— aussi tristes, aussi étranges, les jours qui ne sont plus.
Chers comme les baisers qu'on se rappelle après la mort, — doux comme
ceux qu'une imagination sans espoir — rêve de prendre sur des lèvres qui
TRIOMPHE DE LA MORT. 773
sont pour d'autres; profonds comme l'amour, — comme le premier amour,
et farouches de regrets. — 0 Mort dans la Vie, les jours qui ne sont plus!
Démétrius improvisait debout, à côté du piano, un peu plus
blanc, un peu plus courbé; mais, de temps à autre, il se redres-
sait sous le souffle de l'inspiration comme un roseau penché se
redresse au souffle du vent. Il tenait les yeux fixés vers la fenêtre
où apparaissait, comme dans un cadre, un paysage d'automne rou-
geâtre et nébuleux. Une lumière changeante selon les vicissi-
tudes du ciel extérieur venait par intervalles inonder sa personne ;
elle brillait dans l'humidité de ses yeux, elle dorait son front
extraordinairement pur. Et le violon disait : « Tristes comme le
dernier rayon rougeoyant sur la voile qui sombre avec tout ce que
nous aimons; aussi tristes, les jours qui ne sont plus ! » Et le
violon répétait en pleurant ; « 0 Mort dans la Vie, les jours qui ne
sont plus ! »
A ce souvenir, à cette vision, une suprême angoisse s'empara
du survivant. Puis, lorsque ces images se furent dissipées, le
silence lui sembla plus vide. L'instrument délicat, oit l'àme de
Démétrius avait chanté ses chants les plus hauts, s'était rendormi
sur le velours de l'étui avec ses quatre cordes intactes.
George abaissa le couvercle, comme sur un cadavre. Autour
de lui, le silence se fit lugubre. Et, cependant, il gardait toujours
au fond du cœur, pareil à un refrain indéfiniment prolongé, ce
soupir: — 0 Mort dans la Vie, les jours qui ne sont plus !
Il resta quelques instans devant la porte qui fermait la
chambre tragique. Il sentait qu'à présent il n'était plus maître de
lui-même. Ses nerfs le dominaient, lui imposaient le désordre et
l'excès de leurs sensations. Il avait autour de la tête un cercle qui
se resserrait et se dilatait selon les palpitations de ses artères,
comme si c'eût été une matière élastique et froide. Le même froid
lui courait dans l'épine dorsale.
Avec un accès d'énergie soudaine, avec une sorte d'emporte-
ment, il tourna le bouton, il entra. Sans rien regarder autour de
lui, guidé par la raie de lumière qui, projetée par l'ouverture de
la porte, se déroulait sur le plancher, il alla droit vers l'un des
balcons, l'ouvrit à deux battans. Puis il ouvrit l'autre à deux
battans. Cette action rapide avait eu lieu sous l'impulsion d'une
sorte d'horreur. Lorsqu'il se retourna, il était bouleversé, il hale-
tait. Et il s'aperçut que la racine de ses cheveux était devenue
sensible.
Avant de voir aucune autre chose, il vit le lit dressé en face de
lui, avec sa courtepointe verte, tout en noyer, mais de forme
774 REVUE DES DEUX MONDES.
simple, sans sculptures, sans ornemens, sans rideaux. Pendant
quelques minutes, il ne vit rien que le lit, comme en ce jour ter-
rible où, franchissant le seuil de la chambre, il était resté pétrifié
devant le cadavre.
Evoqué par l'imagination du survivant, le cadavre, avec la
tête enveloppée d'un voile noir, avec les bras posés le long du
corps, reprit sa place sur la couche mortuaire. La lumière crue
qui faisait irruption par les balcons grands ouverts, ne réussissait
point à dissiper le fantôme. C'était une vision, non pas continue,
mais intermittente, entr'aperçue pour ainsi dire dans un rapide
battement de paupières, bien que les paupières du témoin
demeurassent immobiles.
Dans le silence de la chambre et dans le silence de son âme,
George entendit le grincement d'un taret, très distinct. Et ce
petit l'ait suffit pour dissiper momentanément l'extrême violence
de la tension nerveuse, comme une piqûre d'aiguille suffit pour
vider une vessie gonflée.
Toutes les particularités du jour terrible lui revinrent à la
mémoire : la nouvelle imprévue, apportée aux Tourelles de
Sarsa vers les trois heures de l'après-midi, par un courrier
essoufflé qui balbutiait et larmoyait ; le départ foudroyant, à
cheval, sous les ardeurs de la canicule, à travers les collines
embrasées, et, pendant le trajet, les défaillances subites qui le
faisaient vaciller sur la selle; puis la maison pleine de sanglots,
pleine d'un fracas de portes battues par la rafale, pleine du
bourdonnement qu'il avait dans les artères; et enfin, l'entrée im-
pétueuse dans la chambre, la vue du cadavre, les rideaux qui se
gonflaient et bruissaient, le tintement du bénitier pendu à la mu-
raille...
Le fait avait eu lieu dans la matinée du 4 août, sans aucun
préparatif suspect. Le suicidé n'avait laissé aucune lettre, pas
même pour son neveu. Le testament par lequel il instituait George
son légataire universel était de date déjà ancienne. Démétrius
avait pris des précautions évidentes pour dissimuler les causes
de sa résolution et même pour ôter tout prétexte aux hypo-
thèses ; il avait eu soin de détruire jusqu'aux moindres traces
des actes qui avaient précédé l'acte suprême. Dans l'apparte-
ment, on avait trouvé tout en ordre, dans un ordre presque
excessif : pas un papier resté sur le bureau, pas un livre sorti
des rayons de la bibliothèque. Sur la petite table, près du lit,
l'étui des pistolets ouvert, rien de plus.
Pour la millième fois, une question se posa à l'esprit du sur-
vivant : « Pourquoi s'est-il tué ? Avait-il un secret qui lui ron-
TRIOMPHE DE LA MORT. 775
geait le cœur? Ou bien, est-ce la cruelle sagacité de son intelli-
gence qui lui rendait la vie insupportable? Il portait en lui-même
son destin, comme je porte le mien en moi. »
Il regarda la petite vasque d'argent pendue encore à la tête
du lit, contre la muraille, signe de religion, pieux souvenir
maternel. C'était une œuvre élégante d'un vieux maître orfèvre-
émail Leur de Guardiagrele, Andréa Gallucci, une sorte de joyau
héréditaire. « Il aimait les emblèmes religieux, la musique
sacrée, l'odeur de l'encens, les crucifix, les hymnes de l'église
latine. C'était un mystique, un ascétique, le plus passion ut- con-
templateur de la vie intérieure; mais il ne croyait pas en Dieu. »
Il regarda l'étui des pistolets, et une pensée latente, au
plus profond de son cerveau, se révéla comme dans une lueur
d'éclair. « Je me tuerai, moi aussi, avec un de ces pistolets,
avec le même, sur le même lit. » Après un court apaisement, son
exaltation le reprenait, la racine de ses cheveux redevenait sen-
sible. Il eut de nouveau la sensation réelle et profonde du frisson
déjà éprouvé dans la journée tragique, lorsqu'il avait voulu
soulever de ses propres mains le voile noir qui cachait la face
du mort, et lorsqu'il avait cru découvrir, à travers les linges, le
ravage de la blessure, l'horrible ravage produit par l'explosion
de l'arme, par le heurt de la balle contre les os du crâne, contre
ce front si délicat et si pur. En réalité, il n'avait vu qu'une partie
du nez, la bouche et le menton. Le reste était dissimulé par des
bandages plusieurs fois mis en double, peut-être parce que les
yeux étaient sortis des orbites. Mais la bouche intacte, laissée à
découvert par la barbe fine et rare, cette bouche pâle et fanée qui,
lorsqu'elle vivait, s'ouvrait si doucement pour le sourire imprévu,
cette bouche avait reçu du sceau de la mort une expression de
calme surhumain que rendait plus extraordinaire le dégât san-
glant caché par les bandages.
Cette image, fixée en une incorruptible empreinte, s'était gra-
vée dans l'âme de l'héritier, au centre de son âme; et, après cinq
années, elle conservait encore la même évidence, entretenue par
un pouvoir fatal.
En pensant que lui aussi s'étendrait sur le même lit, qu'il se
tuerait avec la même arme, George n'éprouvait pas cette émotion
tumultueuse et vibrante que donnent les résolutions soudaines ;
c'était plutôt un sentiment indéfinissable, comme s'il se fût agi
d'un projet formé depuis longtemps et admis un peu confusé-
ment, et que l'heure fût venue de le préciser et de l'accomplir.
Il ouvrit la boîte, examina les pistolets.
C'étaient des armes fines, rayées, des pistolets de combat, de
776 REVUE DES DEUX MONDES.
vieille fabrication anglaise, avec une crosse parfaitement adaptée
à la main. Ils reposaient sur une étoffe vert clair, un peu usée
au bord des compartimens qui contenaient tout ce qu'il fallait
pour la charge. Comme les canons étaient d'un fort calibre, les
balles étaient grosses, de celles qui, quand elles touchent le but,
ne manquent pas de produire un effet décisif.
George en prit une, la soupesa dans la paume de sa main :
« Dans cinq minutes, je pourrais être mort. Démétrius a laissé
sur ce lit le creux où je me coucherai. » Et, par une transposition
imaginaire, ce fut lui-même qu'il Ait étendu dans la couche. Mais
ce taret! ce taret! Il avait du rongement une perception aussi dis-
tincte et aussi effrayante que si l'insecte eût été dans son cerveau.
Ce rongement implacable venait du lit, et il s'en aperçut. Alors,
il comprit toute la tristesse de l'homme qui, avant de mourir,
entend sous lui le taret qui ronge. En s'imaginant lui-même dans
l'acte de presser la détente, il éprouva par tous les nerfs un tres-
saillement angoissé et répulsif. En constatant que rien ne le for-
çait à se tuer et qu'il pouvait attendre, il éprouva au plus pro-
fond de sa substance une émotion spontanée de soulagement.
Mille fils invisibles le liaient encore à la vie. « Hippolyte! »
Il se dirigea vers les balcons, vers la lumière, avec une sorte
d'impétuosité. Un lointain de paysage immense, bleuâtre et mys-
térieux, se fondait dans la langueur du jour. Le soleil déclinait
doucement sur la montagne qu'il inondait d'or, comme vers une
maîtresse couchée qui l'eût attendu. Enorme et pâle, toute
trempée de cet or liquide, la Majella s'arrondissait dans le ciel.
Gabriel d'Annunzio.
[La troisième partie an prochain numéro.)
CROISEURS ET ÉCLAIREURS
On parle beaucoup des croiseurs, aujourd'hui. Il est clair que
ces navires reprennent faveur après avoir été longtemps sacrifiés
aux cuirassés d'escadre. On devait s'attendre à ce retour de
fortune : il y a une douzaine d'années, quelques marins s'avi-
sèrent de trouver que la part faite à ce type dans notre flotte de
guerre ne répondait pas à l'orientation qui résulterait bientôt pour
la politique française de notre besoin d'expansion coloniale et de
l'occupation de l'Egypte par l'Angleterre.
C'était de la haute prévoyance, qui ne fut ni goûtée par les
uns, ni comprise par les autres. Si le mot de croisière évoqua
dans le gros du public le souvenir toujours vivace des Jean Bart,
des Duguay-Trouin, des Surcouf, les partisans du statu quo mari-
time et ceux de l'effacement à l'extérieur s'accordèrent pour acca-
bler les croiseurs en mettant à leur passif certain exclusivisme,
certaines exagérations de langage de l'école qui les prônait.
Douze années, c'est bien le temps qu'il faut pour qu'une idée
juste s'insinue dans les esprits. C'est surtout le délai qui permet
d'oublier celui qui l'a émise, condition du succès de l'idée elle-
même chez un peuple et à une époque où les amours-propres
surexcités prennent si volontiers la forme de l'envie. Du reste de
graves incidens se succédaient dans cette période, justifiant les
prévisions du petit groupe dont nous parlions tout à l'heure et
créant dans l'opinion publique un état d'esprit peu favorable à
la puissance européenne à laquelle nous nous heurtions sur tous
les points du globe.
L'attention des militaires et des politiques se porta dès lors
778 • REVUE DES DEUX MONDES.
sur les méthodes de guerre qui pouvaient présenter le plus de
chances de succès dans un conflit maritime. A ne considérer que
le résultat de la formidable lutte du commencement du siècle,
la guerre de croisière ne semblait pas nous offrir des bénéfices
bien assurés, et certains officiers, versés dans l'histoire maritime,
firent remarquer qu'à ce jeu nous avions perdu plus encore que
nos adversaires. C'était vrai. Mais il ne suffît pas d'établir un fait
historique, il faut l'interpréter. La guerre de croisière ne fut
sérieusement entreprise en France qu'après la ruine de nos
escadres et la perte de nos établissemens extérieurs, c'est-à-dire
au moment où dos bàtimens isolés allaient être privés de leurs
appuis naturels et où l'Angleterre restait libre de consacrer toutes
ses ressources à l'organisation de ses contre-croisières.
A ce titre seul, pmVdifficile à pratiquer pour nos pères qu'elle
ne le serait pour nous, la méthode de guerre dont nous parlons
ne pouvait avoir, il y a cent ans, l'efficacité qu'elle aurait aujour-
d'hui, parce que la situation économique de la Grande-Bretagne
était tout autre. Sans doute l'incertitude et la rareté des arrivages
atteignaient gravement déjà la richesse des négocians de la Cité,
la prospérité des manufacturiers de Manchester, le bien-être des
classes riches. Mais outre que ni les échanges extérieurs, ni les
industries qu'alimentent les matières premières exotiques n'avaient
pris le développement prodigieux qu'on admire de nos jours, la
subsistance immédiate de la nation n'était pas compromise par
l'arrêt de la navigation commerciale. Beaucoup moins peuplée,
cultivée d'une manière différente, l'Angleterre de 1810 pouvait
à la rigueur se suffire et nourrir ses habitans du blé qu'elle récol-
tait sur son territoire européen. Elle ne le peut plus aujourd'hui,
et c'est un fait reconnu, dont il est à peine nécessaire d'appuyer
de quelques chiffres la constatation, que sa vie dépend, comme
celle de la Borne des empereurs, de la régularité des convois de
céréales.
En 1893, par exemple, elle importait :
60 millions d'hectolitres de froment, sur les 85 millions
d'hectolitres qui sont nécessaires à la consommation.
Ou, si l'on veut, d'une manière plus générale :
120 millions de quintaux métriques (à 100 kilog. le quintal)
de matières alimentaires: céréales et farines, sucres bruts et raf-
finés, beurres, fromages, thés, cafés, viandes fraîches et con-
servées, poissons frais et salés. Encore laisse-t-on en dehors de
cette statistique plus de 400 000 tètes de bétail, des millions de
caisses d'œufs et 1 200 000 hectolitres de spiritueux et de vins.
Mais l'alimentation directe de la nation ne serait pas, en
CROISEURS ET ÉCLA1RKDRS. 779
temps de guerre, le seul souci des hommes d'Etat anglais, et la
tâche d'assurer le ravitaillement en matières premières de leur
immense usine leur paraîtrait probablement aussi grave. Car si
l'on peut accepter que la production industrielle subisse un
ralentissement dans une crise de ce genre, tout le monde recon-
naît que l'arrêt complet des manufactures serait une affreuse
calamité. Outre la misère, et par conséquent les désordres qui en
résulteraient, il faudrait compter avec la nécessité de se fournir
au dehors des objets manufacturés indispensables à la vie d'une
population nombreuse et exigeante ; indispensables même, au bout
de quelque temps, en raison de l'appauvrissement progressif des
magasins, aux forces organisées pour la défense du pays.
Eh bien ! sait-on quelle est la valeur des matières premières
importées en Angleterre en 1893, et destinées à être mises en
œuvre sur son territoire ? Cette valeur atteint 3 milliards et demi
de francs.
Les textiles absorbent dans ce chiffre total 1 925 millions ;
Les cuirs et peaux brutes, 165 millions;
Les métaux, 410 millions;
Les huiles, les produits chimiques, les graines, etc., 520 mil-
lions.
Veut-on enfin avoir une idée d'ensemble des richesses que la
Grande-Bretagne confie à la mer? La valeur des marchandises
transportées par sa flotte de commerce oscille chaque année
autour de 15 milliards de francs, et cette flotte elle-même en a
coûté 10. En tout 25 milliards!
On conviendra sans doute que ces chiffres mettent en belle
lumière l'importance que prendrait aujourd'hui la guerre de
croisière. Au reste le gouvernement britannique prévoyait depuis
longtemps ces graves conséquences de l'essor industriel de la
nation et de l'insuffisance progressive du rendement du sol. Il
avait discerné que le libre-échange, qui favorise la spécialisation
par contrée des industries et des cultures, suivant les propriétés
du sol et les facultés de l'homme, ne tarderait pas, tout en enri-
chissant l'Angleterre, à la rendre tributaire de l'étranger pour les
matières premières autant que pour les denrées nécessaires à
l'alimentation.
De là sa préoccupation constante d'assurer la liberté des mers ;
de là ses efforts, au Congrès de Paris, pour l'abolition de la guerre
de course, efforts qui eussent été couronnés d'un complet succès
si les cabinets de Washington et de Madrid, plus avisés que les
hommes qui conduisaient alors la politique française, n'avaient
refusé de se dessaisir d'une arme précieuse; de là, quelques an-
780 REVUE DES DEUX MONDES.
nées plus tard, son attitude embarrassée dans l'affaire de YAla-
bama, où l'orgueil anglais eut tant à souffrir; de là encore,
en 1878, son brusque recul lorsque la Russie, tournant les stipu-
lations du 1G avril 4856, créa rapidement une flotte de croiseurs
auxiliaires avec des paquebots armés par l'Etat.
Ainsi peu à peu renaissait la conception d'une méthode de
guerre commerciale, analogue dans son objet, sinon dans ses
moyens d'action, à celle qu'avait inaugurée le décret de 1806, par
lequel Napoléon avait essayé de fermer tout débouché sur le
continent aux productions des manufactures anglaises ; conception
d'autant plus logique, aujourd'hui, que l'état de guerre nous ap-
paraît clairement comme une crise, passagère sans doute, mais
normale et inévitable, de la lutte économique qui se poursuit en
plein état de paix entre les nations civilisées.
On construisit donc chez nous des croiseurs, timidement
d'abord, et comme en s'excusant de bien faire. D'ailleurs, pour
n'avoir pas assez creusé le problème, on n'arrivait pas à réaliser
l'idéal du « preneur de paquebots ». On restait attaché à un type
de bâtimens relativement rapides, tels que le S fax, le Tage et
le Cécille, mais de bâtimens de combat, susceptibles de faire
bonne figure dans une escadre, et à qui l'on donnait en consé-
quence une puissance militaire exagérée, au préjudice de l'appro-
visionnement de charbon.
En même temps, comme si l'on eût voulu se payer de mots,
on décorait du nom de croiseur des navires qui, répondant à
des préoccupations politiques ou à des exigences tactiques toutes
spéciales, n'avaient que des droits médiocres à le porter, les croi-
seurs de station lointaine et les croiseurs torpilleurs, par exemple.
Plus tard, pour répondre aux préoccupations de l'opinion
publique, mais sans rien sacrifier de l'ancienne conception du
navire de guerre, on créait trois classes de bâtimens rapides, les
uns cuirassés, les autres simplement protégés, tous bien armés,
tous aussi marqués du même trait caractéristique : la faiblesse
du rayon d'action. Dans ces types nouveaux et brillans, perfec-
tionnemens du Tage et du Cécille, nous reconnaissons bien
des bâtimens d'escadre, des bâtimens d'avant-garde, des avisos,
des estafettes, des éclaireurs surtout, mais nous nous refusons,
en dépit des affirmations de la « liste de la flotte », à y recon-
naître des croiseurs.
Hier enfin, mais hier seulement, la presse annonçait que, sur
l'initiative personnelle du ministre de la marine, on allait mettre
sur chantier un véritable croiseur, un croiseur du large, doué
d'une vitesse égale à celle des plus récens paquebots et à qui son
CROISEURS ET ÉCLAIREURS. 781
déplacement permettrait d'emporter un approvisionnement de
charbon considérable.
Le moment semble donc opportun pour introduire une classi-
fication rationnelle dans la nomenclature trop peu précise de nos
navires de guerre, ou au moins de nos « bâtimens légers ».
Ainsi limitée, l'entreprise ne laisse pas d'avoir encore un sérieux
intérêt, puisque, sous la confusion des termes, en elle-même
indifférente, se cache une fâcheuse confusion des rôles. S'il est
vrai que ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, il faut
regretter que des documens officiels ne fassent aucune distinc-
tion entre le navire destiné à guider les escadres pendant leurs
courtes opérations dans des bassins maritimes voisins de nos
côtes, et celui qui aura la mission de capturer les paquebots à
mille lieues au large, réduit à ses seules ressources pendant des
mois entiers.
C'est le départ exact des facultés de ces deux types, le croiseur
et l'éclaireur, que nous essaierons de faire dans cette étude.
I. — LE CROISEUR
La capture des paquebots n'est pas, dès qu'elle devient un
système, une opération aussi simple que d'aucuns seraient tentés
de le croire. La stratégie, la tactique, la logistique même y inter-
viennent.
La stratégie, dont les principes forment la base de toute mé-
thode de guerre, intervient ici parce qu'il faut choisir judicieuse-
ment son théâtre d'opérations ; parce qu'il faut se créer une ligne
de communications, ou se ménager des bases de ravitaillement
intermédiaires.
lia tactique, parce qu'il est nécessaire d'adopter certaines
armes et d'en rejeter certaines autres; parce qu'il faut user, pour
la poursuite, de méthodes précises, déterminer le moment où il
convient de la cesser, comme on a dû calculer s'il convenait de
l'entreprendre; parce qu'il est utile, enfin, d'employer quelques
ruses, connues sans doute, mais dont le succès sera fréquent.
La logistique, parce qu'un croiseur doit emporter de fortes
réserves d'équipages pour armer ses prises, et qu'il est essentiel
d'assurer à un personnel si nombreux des locaux vastes, sains,
bien aérés.
Voyons d'abord le côté stratégique de la question :
Le choix du théâtre d'opérations paraît d'abord tout indiqué.
N'est-ce pas aux atterrages de leurs côtes nationales, ou aux
environs de certains accidens géographiques voisins de ces
782 REVUE DES DEUX MONDES.
côtes que l'on est assuré de trouver le plus de navires mar-
chands ?
Sans doute. Mais il faut penser aussi aux moyens dont dispose
l'adversaire pour protéger ses paquebots; et ces moyens, d'après
une loi générale que nous ne nous arrêterons pas à démontrer,
ont une efficacité d'autant plus grande qu'ils sont mis en jeu sur
un théâtre plus rapproché.
Pour ne parler que de l'Angleterre, cette puissance aura, en
1895, 70 croiseurs de 2 500 à 14 000 tonnes, avec des vitesses de
18 à 23 nœuds. Supposons la moitié seulement de ces navires
groupés sur l'aire relativement restreinte qui s'étend du cap
Finisterre au débouché du canal de Saint-Georges. Comment nos
propres croiseurs, beaucoup moins nombreux, réussiraient-ils à
s'acquitter de leur mission ?
A cette difficulté on propose un remède : donnons aux nôtres,
disent quelques officiers, une valeur militaire qui assure à cha-
cun d'eux au moins l'égalité des forces dans une rencontre indi-
viduelle.
Mais, en admettant que l'issue de ce duel fût favorable à notre
croiseur, il est clair qu'il aurait reçu de graves avaries et qu'il se
verrait contraint de rentrer au port le plus proche. Ou bien, s'il
se décidait à rester à la mer, il serait affaibli de telle sorte qu'une
deuxième rencontre, inévitable à bref délai, lui deviendrait
funeste. De toute façon, le but poursuivi, la capture des paque-
bots, serait radicalement manqué.
C'est d'ailleurs ce qui se passait il y a quatre-vingts ans, et l'his-
torien maritime Chabaud-Arnault le met fort bien en lumière:
« Quand un croiseur anglais, écrit-il, rencontrait un des nôtres, il
était presque certain de voir paraître, souvent pendant le combat,
tout au moins peu de jours, ou même peu d'heures après, un ou
plusieurs de ses compatriotes. Le navire français ne pouvait
nourrir semblable espoir : vaincu, il ne devait compter sur aucun
secours; vainqueur, mais forcément affaibli par la lutte, il avait
bien des chances de devenir, à son tour, la proie d'un nouvel
ennemi, h
Pas plus qu'à l'époque de nos grandes guerres maritimes, la
supériorité numérique de l'ennemi ne nous permettrait aujour-
d'hui d'établir nos croisières dans le voisinage des côtes d'Europe.
Il faut donc fixer à nos batteurs d'estrade des théâtres d'opéra-
tions plus éloignés et plus vastes à la fois, où il leur soit facile
d'échapper à leurs adversaires dispersant leurs efforts sur des aires
très étendues.
Est-ce à dire que nous renoncions aux captures que nous
CROISEURS ET ÉCLAIRELRS. 783
pourrions faire aux atterrages, et que tout paquebot qui se sera
soustrait, au large, aux recherches de nos croiseurs, est assuré
de rentrer au port sans courir de nouveaux risques? — Non,
certainement. Nous citerons à la fin de notre étude un moyen de
tirer parti des bâtimens à grande vitesse empruntés aux escadres
de combat pour l'exécution de raids brusques et rapides sur
le littoral d'un adversaire européen. Des opérations de ce genre
compléteront d'une manière efficace, malgré leur caractère acci-
dentel, l'action de nos croisières lointaines.
Nous allons donc pousser au large, très loin au large, nos
vrais croiseurs. Mais jusqu'où? — A moins d'affecter un de ces
bâtimens à chacune des routes maritimes parcourues par les
paquebots, ce qui se traduirait par une charge budgétaire consi-
dérable, nous sommes conduits à profiter de ce que les diverses
lignes de navigation convergent toutes vers certains points, les
Sorlingues, par exemple, ouïe canal de Saint-Georges, ou celui
de Bahama. Ainsi, pour préciser, nous placerons un de nos croi-
seurs à une distance des côtes d'Europe telle qu'il puisse couper le
faisceau Amérique du nord — canal Saint-Georges en vingt-quatre
heures, à la vitesse économique de 44 nœuds, c'est-à-dire dans
la région de l'Atlantique où le faisceau des routes s'épanouit sur
une largeur de 330 milles environ.
Voilà donc un champ d'opérations bien déterminé. Mais con-
vient-il que le croiseur s'y attache obstinément ? — La question
est importante, par les conséquences qu'entraîne la solution que
nous lui donnerons.
S'il s'agissait uniquement de faire des prises, il serait habile
de s'éloigner de temps à autre, et d'encourager ainsi les paque-
bots blottis au fond des ports à se risquer sur leurs routes ordi-
naires, dussions-nous, à ce jeu, en laisser passer quelques-uns.
Mais ne voit-on pas que ce serait compromettre le succès du sys-
tème, dont l'objet essentiel est d'affamer l'ennemi? Convaincre
tous les paquebots que toute tentative de passage demeure inutile
sera toujours le moyen le plus sûr d'atteindre le but final.
Que résulte-t-il de ceci? — C'est que la poursuite logique de
notre méthode de guerre exige la permanence des croisières sur
les points choisis.
Examinons maintenant les conséquences de cette proposition,
conséquences auxquelles nous faisions allusion tout à l'heure :
Au bout de quelque temps, l'adversaire aura reçu des rensei-
gnemens suffisans pour délimiter d'une manière assez nette les
champs d'opérations de nos « preneurs de paquebots » , et il fera, en
connaissance de cause, tous ses efforts pour les détruire. Heureu-
784 REVUE DES DEUX MONDES.
sèment qu'en raison même de la dissémination de nos croiseurs
sur des espaces de mer considérables, il ne pourra détacher à la
recherche de chacun d'eux qu'un nombre très restreint des siens.
Encore faudra-t-il qu'il les choisisse de taille à soutenir indivi-
duellement la lutte, ce qui limite singulièrement le choix.
Mais enfin, un peu plus tôt, un peu plus tard, une rencontre
est inévitable. A quoi nous résoudrons-nous, lorsqu'elle se pro-
duira? Accepterons-nous le combat, ou bien nous déroberons-
nous, quitte à établir notre croisière à 200 ou 300 milles plus
loin?
Nul doute sur la réponse à cette question : le résultat de
l'engagement dût-il être heureux pour nous que ce serait encore
payer trop cher une satisfaction d'amour-propre, si des avaries,
d'autant plus graves que notre croiseur est éloigné de toute base
d'opérations, venaient le mettre dans l'impossibilité de continuer
sa croisière.
Ayons le courage de le dire : le preneur de paquebots doit
avoir pour règle de n'accepter le combat que s'il possède une in-
discutable supériorité sur son adversaire; et même dans ce cas, il
doit conduire l'engagement de manière à éviter les avaries
majeures.
Mais, puisqu'il s'agira le plus souvent de se dérober, quelle
vitesse faut-il atteindre? — Ici nous avons une base précise,
l'Angleterre ayant en chantiers deux énormes croiseurs de
14000 tonnes, le Power fui et le Terrible, qui lileront, affirme
lord Brassey, 23 nœuds, peut-être 24 (44 kilomètres) à l'heure.
A la vérité ce chiffre semble bien un peu exagéré, et l'on se
demande si nos voisins, gens avisés, n'essaient pas de décourager
toute concurrence. Comment faire mieux, en effet? — Nous ferons
aussi bien ; et cela peut suffire à qui sait quel déchet subissent
les vitesses prévues, les vitesses obtenues même aux essais, des
bâtîmens anglais.
Au demeurant, de deux navires de même type qui se rencon-
trent après un séjour à la mer de quelque durée, le plus rapide
n'est pas celui dont les expériences de recette ont donné les plus
brillans résultats, mais bien celui dont l'appareil moteur a été
conduit le plus habilement, et dont la carène s'est conservée la
plus propre, la plus lisse.
Ce dernier point vaut qu'on s'y arrête. Avant de dépêcher ses
plus fins coureurs à la recherche des nôtres, l'adversaire n'aura
pas manqué de faire nettoyer leurs œuvres vives. Rien de plus aisé
pour lui, ayant eu depuis si longtemps l'attention de jalonner
toutes les grandes routes de l'Océan de bases secondaires d'opé-
CROISEURS ET ÉCLAIREURS. 785
rations pourvues d'un bassin de radoub. Remarquable prévoyance,
bonne et solide « stratégie du temps de paix », où triomphent
discrètement les vrais politiques.
Aussi avons-nous à surmonter une difficulté sérieuse, si nous
ne voulons laisser dans une dangereuse situation d'infériorité ce
croiseur jeté en plein Atlantique, siloin de France, tandis que ses
adversaires retrouveront l'Angleterre tout autour d'eux, à Saint-
Jean, à Halifax, aux Bermudes. Ira-t-il demander aux ports neu-
tres, Boston ou New-York, ce bassin qu'il ne trouverait pas à
Saint-Pierre, notre petite colonie terre-neuvienne, si bien placée
pourtant, si près de son centre de croisière? Mais les bassins ca-
pables de contenir les navires de son type ne sont pas nombreux.
Il est à craindre qu'ils soient occupés soit par les grands paque-
bots américains des nouvelles lignes, soit par les transatlantiques
anglais; il est même facile de prévoir que, décidé à nous enlever
cette ressource, l'ennemi ne reculerait pas devant la dépense
d'une occupation permanente des docks, devant une location in-
définie; et ce ne serait pas là l'incident le moins curieux, ni le
moins important du conflit.
Quelle est donc la solution? — On la trouvait jusqu'ici, non
pas complète mais approchée, dans l'emploi d'un doublage en
cuivre , qu'un matelas de bois léger isolait de la coque. Mais ,
outre que le cuivre finit, lui aussi, par se couvrir d'herbages
et de coquilles, une disposition de ce genre alourdit le navire et
altère le rapport entre longueur et largeur quiconvient aux grandes
vitesses. L'émaillage, ou le « laquage » de la carène elle-même
vaudraient mieux et conserveraient longtemps à notre croiseur
toutes ses facultés. L'idée n'est point nouvelle : des procédés ont
été proposés déjà par des industriels sérieux. Il faudrait les re-
prendre, annoncer la ferme intention d'aboutir et poursuivre
avec persévérance des essais méthodiquement conduits.
Une question toute spéciale vient de nous faire toucher du
doigt l'inconvénient du défaut ou de l'insuffisance des bases se-
condaires d'opérations, auxquelles les Anglais ont donné le nom
significatif, mais un peu particulier, de coaling station. Il nous
faut y revenir encore à propos du ravitaillement de nos croiseurs
du large et de la création des lignes de communications. Nous
resterons toutefois dans l'Atlantique nord, pour ne pas agrandir
outre mesure le cadre de cette étude.
Trois points nous appartiennent sur les limites extrêmes de
cet océan, véritable carrefour des routes de navigation; trois
points qui pourraient permettre à nos bâtimens isolés de se réap-
provisionner en combustible, eau douce naturelle et vivres frais.
tome cxxix. — 1895. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce sont Dakar, Fort-de-France, Saint-Pierre de Terre-Neuve :
Dakar, trop enfoncé au sud, mais qui serait fort utile pour les
croiseurs chargés d'intercepter les arrivages de l'Amérique et de
l'Afrique méridionale; Fort-de-France, qui commande bien la
mer des Antilles et le canal de Bahama, mais qui reste trop loin
dans le sud-ouest du théâtre d'opérations des croiseurs de l'Atlan-
tique nord; Saint-Pierre enfin, beaucoup mieux placé sans doute,
comme nous l'avons déjà remarqué, mais qui est vraiment aussi
trop près des établissemens anglais, trop surveillé, trop faible,
et exposé aux premiers coups.
Une position admirable est celle de l'île Florès, la plus occi-
dentale du groupe des Açores. Que n'avons-nous profité de nos
démêlés financiers avec le Portugal pour en faire l'acquisition à
l'amiable et y fonder un établissement analogue à celui des Ber-
mudes? — On dira peut-être que rien n'empêche de faire du charbon
tout près de là, à San Miguel, à Punta Delgada, le Portugal de-
vant rester neutre dans le conflit qui nous occupe. Ceci n'est point
certain. Ce qui l'est, en revanche, c'est que l'amirauté anglaise
se hâtera d'accaparer les stocks relativement médiocres de ces
deux relâches, soit en les achetant à n'importe quel prix, dès le
début des opérations, soit en les faisant enlever par une succes-
sion ininterrompue de croiseurs et de paquebots armés en guerre.
Soyons convaincus qu'à des adversaires aussi prévoyans, aussi
actifs, aussi riches et d'ailleurs peu scrupuleux, tous les moyens
seront bons pour paralyser nos croisières, en attendant qu'ils
puissent envelopper et détruire nos croiseurs.
Envelopper nos croiseurs! Ce ne leur serait que trop facile, si
ceux-ci commettaient la faute d'aller se ravitailler aux Açores. Les
Anglais n'ont-ils pas mis la main sur les câbles qui relient à
l'Europe cet archipel si important au point de vue stratégique, et
les voix les plus autorisées n'ont-elles pas signalé déjà au Parle-
ment français les inévitables conséquences du plus complet oubli
des intérêts supérieurs de la nation?
Ainsi, la terre leur étant fermée, nos croiseurs resteront à la
mer le plus longtemps possible. Or ceci exige : d'abord qu'ils
emmagasinent dans leurs flancs des réserves considérables de
combustible, d'eau douce et de vivres, ensuite que cet approvi-
sionnement soit renouvelé au moyen de paquebots ravitailleurs
qui se succéderont à certains rendez-vous, déterminés au préa-
lable.
Notons tout de suite que ce service ne peut guère être confié
qu'à des navires français, car, pour ne parler que du charbon, il
est certain que l'ennemi déclarera contrebande de guerre tous les
CROISEURS ET ÉCLAIREURS. 787
combustibles utilisables par la marine. Les neutres ne se risque-
ront certes pas à entreprendre d'une manière régulière des opé-
rations de ravitaillement qui les exposeraient à la capture.
En tout cas nous rencontrons ici un nouveau problème, celui
de l'embarquement du charbon à la mer. Ce problème, ce n'est
pas seulement pour la guerre de croisière qu'il s'impose ; il faut
donc que nos ingénieurs et nos marins le résolvent sans tarder.
Et combien cette tâche leur serait plus facile si, au lieu du char-
bon, il s'agissait du pétrole, du combustible liquide que l'on es-
sayait avec succès dans notre marine nationale en 1864, il y a plus
de trente ans. Mais là encore des intérêts particuliers sont venus
se mettre à la traverse des intérêts généraux!
Revenons à notre ligne de communications. Quelque secret
que reste leur départ, quelque prudente et détournée que soit leur
route, les navires qui formeront les anneaux de cette chaîne pour-
ront être interceptés par les croiseurs ennemis s'ils ne sont doués
d'une grande vitesse. Il conviendrait par conséquent d'y employer
les paquebots rapides de nos grandes compagnies de navigation.
Qu'on ne nous oppose pas que ces bâtimens sont déjà dési-
gnés pour recevoir un armement et servir en qualité de croiseurs
auxiliaires. Ce rôle se concilie fort bien avec l'utilisation spéciale
que nous avons en vue, et voici comment les choses se passeraient :
toutes leurs soutes bondées de charbon, nos paquebots-ravi tail-
leurs feraient route, à la vitesse économique, vers le rendez-vous
fixé. Us céderaient au grand croiseur un millier de tonnes, gar-
dant le nécessaire pour atteindre , aussitôt après, le port des
Etats-Unis le plus voisin. Ils prendraient là de quoi revenir en
France, ce que le neutre le plus scrupuleux ne peut leur refuser;
suivraient au retour une des routes de navigation les plus fré-
quentées et captureraient, chemin faisant ou aux atterrages, tout
ce qu'ils rencontreraient de paquebots ennemis échappés à nos
croiseurs. Cette combinaison nous offrirait, on le voit, l'avantage
de compléter d'une manière rationnelle notre système de croi-
sière.
Ce point admis, la régularité des opérations de ravitaillement
ne dépend plus que des facultés de nos paquebots. Or il faut
bien reconnaître qu'après l'avoir emporté quelques années dans
la lutte pour la vitesse, nos grandes compagnies de navigation
se laissent distancer aujourd'hui par leurs rivales d'Angleterre.
Nos ravi tailleurs risquent donc d'être atteints, non seulement par
les croiseurs construits par l'Etat anglais en vertu du Naval
defence act et du programme de 1894, mais encore par les nou-
veaux paquebots rapides devenus croiseurs auxiliaires. Si l'ad-
788 REVUE DES DEUX MONDES.
versaire s'attachait ainsi à rompre notre ligne de communica-
tions pour « affamer » à leur tour nos redoutables croiseurs du
large, il resterait encore à ceux-ci la ressource de s'emparer du
combustible de leurs prises, quitte, s'il le fallait, à les couler
après évacuation complète. Car, de les expédier vers un de nos
ports avec un approvisionnement de charbon qui ne leur permet-
trait pas de développer toute leur vitesse, ce serait compromettre
l'équipage qu'on y ferait passer, en exposant le navire à être
repris par l'ennemi.
Les considérations d'ordre exclusivement stratégique que nous
venons d'exposer nous permettent de déterminer quelques-unes
des caractéristiques du type de nos croiseurs. La première, la
plus essentielle de ces earactérisques est le déplacement; or le
croiseur du large sera un très grand bâtiment :
1° Parce que, forcé de rester longtemps à la mer et incertain
de son ravitaillement, il doit emporter des approvisionnemens
considérables de combustible, d'eau douce, de vivres, ainsi que
de fortes réserves de personnel ;
2° Parce qu'il doit primer de vitesse tous les croiseurs et tous
les paquebots actuellement en construction, ce qui suppose un
appareil moteur très puissant, et que cet appareil moteur, frac-
tionné en trois machines indépendantes, ne saurait être solide
qu'à la condition d'absorber par son poids un « pour cent » très
élevé du déplacement ;
3e? Parce que, ne pouvant compter que sur lui-même pour
réparer une avarie de machine, il doit renfermer un atelier vaste,
commode, bien outillé ;
4° Parce qu'il faut pousser très loin, au risque d'augmenter le
poids de la coque, l'emploi du système cellulaire, si l'on veut
que les effets d'une avarie dans les œuvres vives soient aisément
limités et que le navire ne se trouve pas dans l'obligation de pas-
ser au bassin de radoub après un échouage ou après un engage-
ment qu'il n'aura pas pu éviter.
Acceptons donc pour le déplacement le chiffre de 12 000
tonnes qui est à peu près celui qu'on adopte en Angleterre, en
Russie, aux États-Unis; fixons à 24 nœuds bien nets, bien
assurés, la vitesse maxima qui nous est imposée par celle que
nos rivaux comptent atteindre. La puissance de la machine ne
sera pas moindre de 30 000 chevaux, avec un poids de
2100 tonnes, le cheval-vapeur étant compté à 70 kilogrammes.
Nous irons jusqu'à 3 000 tonnes pour l'approvisionnement en
combustible (le quart du déplacement total), et nous admet-
CROISEURS ET ÉCLAIREURS. 789
trons 800 hommes comme effectif de l'équipage, effectif qui com-
prendra une partie fixe, destinée au bâtiment lui-même, et une
partie mobile, destinée aux prises et renouvelée constamment
par les paquebots ravitailleurs.
Ces bases posées, au moins à titre provisoire, nous allons exa-
miner si les considérations empruntées à la tactique ne nous
conduiraient pas à modifier l'idée générale que nous nous faisons,
dès maintenant, de nos grands croiseurs du large.
La tactique, avons-nous dit plus haut, intervient dans le choix
des armes du croiseur, dans ses méthodes de poursuite, dans ses
ruses de guerre, comme dans sa manière de combattre, s'il y était
contraint.
Eh bien, quelles doivent être les armes offensives du preneur
de paquebots? — Les plus simples sans doute, et, en vérité,
après sa vitesse, nous n'en voyons pas d'autre que l'artillerie.
Qu'il n'ait que faire de l'éperon, c'est ce qu'il est oiseux de
démontrer. L'éperon est une arme de contact, de mêlée par con-
séquent, que seuls doivent employer les cuirassés trapus, relative-
ment courts, prompts à évoluer. D'ailleurs la forme spéciale que
donnerait l'éperon àl'étravede notre croiseur suffirait à dénoncer
sa qualité de navire de guerre, et de fort loin, aux paquebots
qu'il veut atteindre.
La torpille, elle aussi, est une arme de combat rapproché.
Qu'elle soit lancée par un torpilleur ou par un grand bâtiment,
qu'elle surprenne l'adversaire dans le calme de la nuit ou qu'elle
entre en jeu en plein jour, dans le tumulte du combat d'escadre,
sa course si rapide est toujours de faible étendue. D'ailleurs,
quel besoin d'ouvrir une brèche dans les œuvres vives, quel besoin
de couler sur place le navire qu'un projectile dans les œuvres
mortes suffit à convaincre de l'inutilité de la résistance?
Supprimons donc la torpille et tout ce qu'elle entraîne avec
elle d'impedimenta. Le poids que représente ce matériel sera
mieux employé si nous en faisons bénéficier l'appareil moteur,
qui ne sera jamais trop solide.
Que dire des armes légères, canons-revolvers, mitrailleuses,
fusils? Leur poids, munitions comprises, est peu de chose pour
un très grand navire. Il en faut, d'ailleurs, pour agir contre le
personnel de l'adversaire dans un combat rapproché, si excep-
tionnelle que puisse être cette circonstance. Il en faut aussi pour
armer certaines prises, car nous serions fort d'avis qu'afin d'as-
surer la conservation d'une riche capture, on donnât au nouvel
équipage de quoi soutenir un engagement en retraite, au moins
contre un aviso, un petit croiseur, un torpilleur de haute mer.
790 REVUE DES DEUX MONDES.
La grosse question est celle de l'artillerie. Quels sont les ca-
nons qui conviennent à notre croiseur? — Les gros calibres? —
Évidemment non. Il ne s'agit pas de perforer des cuirasses; la
puissance balistique reste hors de cause et nous n'avons souci
que de la justesse et de la portée.
Les calibres moyens? — Oui, mais l'échelle en est encore bien
étendue et les poids varient de 1800 kilogrammes à] 11 000 quand
on passe du canon de 10 centimètres à celui de 19.
Pour nous décider et pour justifier notre choix, nous invoque-
rons le principe posé au début de cette étude : le croiseur du
large est exclusivement un preneur de paquebots. Il ne doit
accepter le combat que d'adversaires dont il n'a pas à redouter
d'avaries sérieuses, restant maître au surplus de choisir sa dis-
tance, grâce à une vitesse supérieure. Nous pouvons donc éliminer
les pièces lourdes et nous arrêter au calibre de 10 centimètres.
En revanche, nous nous donnerons les bénéfices du nombre des
bouches à feu et de la rapidité du tir.
Ainsi le fond de l'armement de noire croiseur se composera
de 24 pièces de 10 centimètres à tir rapide (12 coups par minute)
et d'une longueur de 40 à 50 calibres, ce qui leur donnera, avec
une vitesse initiale de 800 mètres environ, une parfaite justesse
aux grandes portées. Cette belle batterie ne pèsera pas plus de
200 tonnes, c'est-à-dire 1,7 pour 100 du déplacement total, et elle
lancera en quelques instans une masse de fer et d'explosifs vio-
lens vraiment considérable ; de sorte qu'après tout, nous envisa-
geons sans appréhension trop vive l'éventualité d'un engagement
forcé de notre croiseur avec un navire de son type armé de
canons plus puissans.
Toutefois nous allons renforcer nos 24 pièces de 10 centi-
mètres de deux bouches à feu auxquelles un rôle spécial sera
réservé. La première, un canon de 14 centimètres, long, établi à
l'avant, hâtera, dans certains cas, la capture du paquebot pour-
suivi. En effet, son projectile de 30 kilogrammes conserve mieux
que le boulet de 14 kilogrammes du canon de 10 centimètres sa
force vive aux grandes distances, et nous assure ainsi des effets
balistiques plus décisifs sur des coques d'ailleurs dépourvues de
tout cuirassement.
La seconde de ces bouches à feu sera établie à l'arrière pour
le combat en retraite. Nous la destinons à contraindre les grands
croiseurs ennemis de cesser une poursuite qui aurait pour effet
— question de tactique mise à part — de nous faire consommer
une trop forte quantité de notre précieux combustible. Cette
pièce n'est autre qu'un obusier de 20 centimètres, long de 10 à
CROISEURS ET ÉCLAI1ŒLRS. 791
12 calibres, pesant 5 tonnes environ et lançant un obus de
90 kilogrammes, dont la trajectoire courbe menacera le pont du
bâtiment ennemi, et par conséquent aussi l'appareil moteur et
les soutes à munitions.
À qui, s'étonnant du choix de cette pièce, émettrait quelque
doute sur l'efficacité de son tir à la mer, nous nous bornerions
à citer le combat du cuirassé turc Assar-I-Chevket , et du croi-
seur auxiliaire russe Vesta armé de mortiers de neuf pouces.
Canonné par son puissant adversaire, le commandant Baranof
ouvrit le feu de ses mortiers, dont il rectifia peu à peu le tir. Un
de ses obus démonta la pièce de chasse de YAssar-I-Chevket, et
le dernier, atteignant une des chaudières après avoir percé tous
les ponts, obligea l'ennemi à stopper.
L'adjonction du canon de 14 centimètres et de l'obusier de 20
à notre batterie de 10 centimètres portera le poids total de l'artil-
lerie et de ses accessoires à 235 tonnes environ. Avec les armes
légères nous n'atteindrons pas 250 tonneaux, et nous resterons
ainsi à 2 pour 100 du déplacement total, proportion très infé-
rieure à celle qu'accusent les devis de la plupart des navires de
guerre pour l'armement offensif.
Occupons-nous maintenant de Y armement défensif.
On n'attend pas sans doute que nous dotions notre croiseur
d'un blindage de flanc; mais peut-être jugerait-on convenable de
protéger ses machines par une légère cuirasse horizontale. En
vérité, nous hésitons à reconnaître la nécessité de ce mode
de défense pour un navire appelé à combattre de loin des adver-
saires armés de bouches à feu de puissance moyenne, et qui
ne fournissent pas des feux plongeans. Bien suffisante, nous
semble-t-il, surtout après certaine épreuve faite au combat du
Yalu, serait la résistance opposée aux projectiles de calibre moyen
par un épais matelas de charbon disposé, entre deux fortes tôles
d'acier, autour de l'appareil moteur.
Nous ne restons pas insensibles, en revanche, au danger des
coups d'enfilade qu'un puissant croiseur pourrait adresser au
nôtre, avant que la vitesse de ce dernier l'eût mis hors de la
portée pratique des lourdes pièces de chasse. Une cloison trans-
versale de 12 centimètres d'épaisseur, placée à l'arrière, suffirait
pour provoquer l'explosion immédiate d'un obus de 23 centimè-
tres animé d'une vitesse restante de 300 mètres au plus, et met-
trait les parties vitales du preneur de paquebots à l'abri de tout
dommage essentiel.
Quant à la protection du personnel, nous ne pouvons avoir la
prétention de la rechercher que dans la mesure où l'on s'en con-
792 REVUE DES DEUX MONDES.
tente sur la plupart des croiseurs. Des masques en tôle d'acier pro-
tégeront les servans des pièces et le personnel dirigeant contre la
grêle de projectiles légers lancée par les canons-revolvers, les
mitrailleuses et les fusils.
Est-il bien nécessaire, maintenant, d'insister sur les méthodes
de combat de notre croiseur du large ?
Se refuser, se dérober aux adversaires les plus forts; au besoin
les dégoûter d'une poursuite sans grand espoir par un coup bien
calculé et adressé exactement. Canonner de loin les croiseurs de
puissance moyenne et rebuter les plus tenaces par la régularité,
par la précision du tir d'une artillerie bien servie. Accabler rapi-
dement les faibles par un feu violent à petite portée , tels sont
les principes essentiels d'une tactique qui , certes , n'a rien de
chevaleresque, mais qui répond expressément à l'objectif que le
commandant de notre croiseur ne doit jamais perdre de vue :
se maintenir le plus longtemps possible sans avarie, sur les
routes de navigation des paquebots ennemis.
De cette tactique, la base fondamentale est évidemment la
vitesse. Il faut que celle de notre croiseur soit franchement supé-
rieure à celle de tous les croiseurs étrangers. Nous avons admis
implicitement, tout à l'heure, que 24 nœuds suffisaient, si les
nôtres étaient assurés de s'y tenir plus que ceux de la Grande-
Bretagne ne le sont d'y atteindre. Mais il convient de prendre
garde à ceci : le plan que nos puissans rivaux étudieront demain
sera réalisé avant celui dont notre ministère arrête aujourd'hui
les grandes lignes. Faisons donc un effort de conception qui réta-
blisse l'équilibre, et si un juste instinct nous avertit que 25 ou 26
nœuds seront nécessaires dans quelques années, n'hésitons pas
à les demander aux constructeurs.
La lutte pour la vitesse est ouverte. Que notre marine s'y
engage hardiment ! Pour forcer le succès, quand on ne dispose
pas du nombre, il ne suffit pas de faire aussi bien que l'adver-
saire, il faut faire mieux*.
Nous n'avons rien dit encore de la tactique du croiseur du
large contre les navires marchands. Elle existe pourtant; elle est
même assez délicate, bien que le principe ensoitfort simple et se
puisse résumer en quelques mots : arriver, sans être reconnu,
jusqu'à portée de canon du paquebot.
Sans être reconnu, disons-nous... Sans l'être du moins à trop
grande distance, et ceci est d'une importance capitale, en dépit
de la supériorité de marche de notre croiseur. Remarquez que les
navires dont la capture est la plus intéressante, les grands trans-
CUOISEURS ET ÉCLAIREURS. 793
atlantiques, donnent 20 nœuds en service courant. Supposez
donc que l'un d'eux nous aperçoive à 40 milles, — cela n'a rien
que d'ordinaire, — et nous reconnaisse à quelque particularité qui
dénonce le bâtiment de l'État. Il vire de bord et prend chasse,
forçant de vapeur, atteignant 21 nœuds, 22 peut-être. Nous en
donnerons 24 et serons dans ses eaux au bout de quatre heures.
Mais à quel prix? — Il aura fallu développer 2o 000 chevaux au
moins, c'est-à-dire dépenser une trentaine de tonnes de charbon
par heure, si économique que soit notre machine. Or, si chaque
poursuite nous coûtait 120 tonneaux de combustible, nous ver-
rions bientôt le fond de nos soutes, et le ravitaillement le mieux
organisé ne suffirait pas à les remplir.
Construisons par conséquent des croiseurs qui ressemblent à
des paquebots, qui ne laissent apercevoir de loin qu'une muraille
lisse, des mâts simples et peu élevés, une étrave droite, de légères
passerelles.
Ce n'est même pas assez, car au bout de peu de temps le
« signalement » de notre croiseur serait exactement connu; et,
comme l'Indien qui se recouvre d'une peau de bison pour appro-
cher sa proie dans la prairie, — ne s'agit-il pas d'une vraie chasse?
— il faut que notre croiseur puisse se déguiser; qu'il se donne
l'apparence extérieure d'un neutre ou d'un ami, appartenant à
une ligne bien connue ; qu'il modifie par conséquent le tracé de
ses lignes de plat bord, la hauteur de ses cheminées, l'empla-
cement de ses mâts.
Moyens peu pratiques, diront certains. Pourquoi donc? C'est
affaire de quelques dispositions prises d'avance, de auelques
manœuvres de force qui n'eussent pas effrayé nos pèret, Ae quel-
ques toiles solidement clouées sur de bons châssis, enfin d'une
couche de peinture habilement distribuée.
Moyens qui nous répugnent, ajoutera-t-on peut-être... Pour-
quoi encore? Et quelle idée se fait-on de la guerre, si l'on
repousse des ruses pratiquées de tout temps, des ruses que l'on
emploiera contre nous sans scrupule?
Les navires de guerre hésitent-ils à montrer, la nuit, des
fanaux identiques à ceux de l'ennemi pour enlever par surprise
un bâtiment isolé ou pour semer le désordre dans une escadre? —
Faut-il citer comme exemple cette catastrophe de la nuit du 12
au 13 juillet 1801, où l'on vit deux trois-ponts espagnols se com-
battre et s'incendier l'un l'autre, parce qu'un vaisseau anglais
passant entre eux avec des feux de reconnaissance bien placés
leur avait lâché simultanément ses deux bordées?
Mais s'il importe tant de n'être point reconnu, il importe par
794 REVUE DES DEUX MONDES.
là même de n'être aperçu que le plus tard possible. Or ce qui
dénonce le mieux un grand vapeur, et du plus loin, c'est sa fumée,
dont les grisailles estompent l'horizon au-dessus de lui bien
avant que paraissent sa mâture et sa coque.
Voici donc une raison qui s'ajoute à celle que nous donnions
tout à l'heure d'adopter les combustibles liquides : leur combus-
tion étant plus achevée, plus parfaite, la quantité et surtout
l'opacité des gaz résiduels seraient sensiblement diminuées.
Faut-il pousser plus loin notre étude, entrer dans le détail
des méthodes de poursuite, indiquer des tracés de route suivant
les positions relatives qu'occupent, au début de l'opération, le
chasseur et le chassé ?
Mais ce n'est pas une monographie que nous faisons ici, et
nous n'avons pas la prétention d'épuiser un sujet aussi vaste que
celui de la guerre de croisière. Nous nous sommes demandé
seulement quels devaient être les traits caractéristiques du « croi-
seur » afin de les pouvoir opposer à ceux de 1' « éclaireur d'es-
cadre ».
A ces traits, sur lesquels stratégie et tactique se sont trouvées
d'accord, il est aisé de donner une expression numérique dans un
de ces devis sommaires où l'on fixe les fractions du déplacement
total qu'absorbent les élémens essentiels qui constituent le navire.
Établissons-le, ce devis, d'après les données mêmes que nous avons
recueillies au cours de cette étude :
La coque absorbera 38 p. 100 du déplacement, soit.
L'appareil moteur (et auxiliaires) 25 p. 100 — soit.
Le combustible 24 p. 100 — soit.
L'armement offensif 2 p. 100 soit.
L'armement défensif 3 p. 100 soit.
L'équipage, l'eau, les vivres.. . 7 p. 100 — soit.
La mâture, les agrès, les canots. 1 p. 100 — soit.
Totaux 100 p. 100 —
Mais comme l'exacte signification de ces chiffres n'apparaît
pas d'une manière immédiate et précise, nous les traduirons « en
clair » dans la définition suivante :
Le croiseur du large français doit être un bâtiment de guerre,
mais non un bâtiment de combat. Exclusivement destiné à cap-
turer des paquebots, il doit se maintenir intact le plus longtemps
possible sur un théâtre d'opérations reconnu favorable. Ses qua-
lités maîtresses seront l'autonomie, la vitesse, la solidité des
machines. La puissance de l'armement offensif et défensif ne peut
venir qu'en seconde ligne.
4700 t*
3125 t*
3000 t*
250 t*
375 t*
875 t*
125 t*
12450 tx
CROISEURS ET ÉCLAIREUHS. 795
C'est en résumé un navire dont les facultés stratégiques l'em-
portent nettement sur les facultés tactiques.
II. — LES ÉCLAIREURS
Il n'y a pas fort longtemps que l'on s'est avisé qu'il était
nécessaire d'éclairer une escadre, autant qu'il peut l'être d'éclai-
rer une armée. L'accroissement de la vitesse des unités de com-
bat dans ces dernières années a ouvert les yeux des officiers les
plus attachés au système qui consistait à maintenir à quelques
encablures en avant ou sur les flancs de l'escadre des navires
légers, mais fort peu rapides, dont le rôle principal était de ré-
péter les signaux de l'amiral. C'est encore à un petit groupe de
marins — toujours le même, du reste — que nous devons les pre-
miers navires à qui une vitesse nettement supérieure à celle des
cuirassés permettait d'éclairer réellement la marche d'une force
navale, c'est-à-dire de créer autour d'elle une zone de sécurité
assez étendue pour qu'elle pût prendre ses dispositions de combat
entre le moment où l'ennemi serait signalé et celui où les pre-
miers coups s'échangeraient.
Il n'y a là pourtant qu'une conception élémentaire de la mis-
sion de l'éclaireur d'escadre, et ce que nous venons d'en dire ne
définit que l'éclairage tactique, celui qui a pour préoccupation
exclusive le combat.
Lorsqu'on étudie avec quelque attention les problèmes de la
guerre navale, on ne tarde pas à s'apercevoir que cet éclairage ne
suffit pas, ou qu'il ne suffirait qu'à une escadre assurée de ren-
contrer l'ennemi exactement sur la ligne d'opérations qu'elle par-
court. Or l'ennemi n'a point accoutumé de se plier à nos des-
seins. Il a les siens, qu'il suit de préférence, et dont il importe
que nous soyons avertis dès les premières heures de la guerre,
si cela est possible. On en comprend d'ailleurs d'autant mieux la
nécessité que l'adversaire est plus actif, plus entreprenant, ou
seulement que ses vaisseaux sont plus rapides ; et c'est quand on
examine sans parti pris d'illusions les conséquences d'une cer-
taine infériorité de vitesse du gros de l'armée navale que l'on
s'aperçoit bien que l'éclairage tactique est un éclairage passif,
donnant des garanties contre une surprise de l'ennemi, mais ne
fournissant aucune chance, soit de le surprendre à son tour, soit
de contrarier ses opérations.
Il y a donc, il doit y avoir un éclairage beaucoup plus étendu,
que nous appellerons l'éclairage stratégique, véritable service
d'informations, qui commencera au moment où tarissent toutes
796 REVUE DES DEUX MONDES.
les sources naturelles de renseignemens sur la concentration,
sur les préparatifs de l'adversaire, qui continuera par l'obser-
vation ininterrompue de ses mouvemens, et qui ne se terminera
que lorsque les éclaireurs remettront pour ainsi dire la flotte
ennemie entre nos mains, après nous avoir donné, par une suc-
cession d'avis judicieux, la faculté de prévenir ses entreprises.
Que les navires chargés de réaliser cette conception nouvelle...
et si familière pourtant aux officiers qui prirent part aux grandes
guerres du siècle dernier! que ces navires, disons-nous, soient
différens de ceux dont le rôle se borne à guetter, à quelques milles
en avant de notre escadre, l'arrivée de l'ennemi, c'est ce que l'on
pressent aisément. Les « éclaireurs tactiques » — qu'on nous
passe cette expression, incorrecte, mais commode, — sont de petits
bâtimens de 400 à 1 200 tonnes, à qui l'on ne peut demander que
de la vitesse, afin que la transmission des avis utiles au com-
mandant en chef se fasse dans le moins de temps possible. Les
« éclaireurs stratégiques » doivent être de tout autres navires,
plus autonomes que les premiers, parce que leur rayon d'action
est plus étendu, et que le lien qui les rattache à l'armée navale
est plus relâché, par conséquent mieux pourvus de charbon, d'eau
douce, de vivres, mieux armés aussi, mieux protégés même, et,
en définitive, d'un déplacement beaucoup plus fort.
Insistons un peu sur ces divers points et précisons les con-
tours de ce croquis assez vague des éclaireurs stratégiques, les
seuls qu'il y ait intérêt à comparer aux croiseurs, parce que ce
sont les seuls que Ton puisse confondre avec ces derniers.
Et pourquoi, tout d'abord, seraient-ils si différens des éclai-
reurs tactiques, des « mouches », pour leur restituer leur nom
vulgaire? L'ennemi ne serait-il pas aussi bien surveillé, et à
moins de frais, par un petit bâtiment rapide qui aurait en tout
cas sur un grand navire l'avantage de passer plus inaperçu? —
Non, malheureusement.
S'il s'agit de rester en observation devant le port où se mobi-
lisent et se concentrent les forces navales de l'adversaire, il faudra
fréquemment lutter contre la mer, contre les vents qui battront
en côte. C'est une tâche bien difficile pour un aviso que son plat-
bord trop bas défend mal contre les lames, dont la coque est
frêle, dont la masse est trop faible pour qu'il se puisse maintenir
aux environs du point choisi sans consommer beaucoup de com-
bustible. D'ailleurs, si réduites que soient les dimensions de
l'observateur, il n'y a aucune chance qu'il échappe aux investiga-
tions des grand'gardes de l'adversaire, auxquelles les sémaphores
auront tôt fait de le signaler. Et d'autre part, comment verrait-il
CROISEURS ET ÉCLAIREURS. 797
lui-même ce qui se passe, sans une certaine hauteur de mâture
qui ne s'allie qu'à des dimensions générales assez fortes?
Mais de l'impossibilité d'échapper aux vues de l'ennemi, puis-
qu'on ne dispose ni de couverts ni d' « accidens de terrain », il
résulte une conséquence importante : c'est que, pour rester en
vue du port, il faudra combattre, et combattre souvent, car, à
juste titre inquiet de cette surveillance obstinée, le commandant
en chef ennemi donnera l'ordre à ses bàtimens légers de s'en-
gager à fond avec notre éclaireur toutes les fois qu'ils en auront
l'occasion.
De tels combats ne peuvent être soutenus avec avantage, dans
une situation si aventurée, sans la supériorité de la vitesse et
l'égalité de l'armement offensif. Un armement défensif sérieux
sera même nécessaire : cloisons transversales pour neutraliser les
coups d'enfilade, pont blindé qui protège les machines, cuirasse-
ment des œuvres mortes qui provoque immédiatement l'explosion
des projectiles de calibre moyen.
Eh bien! tout cela nous entraîne fort loin : 20, 21 nœuds de
vitesse, des pièces de 16 ou de 19 centimètres en tourelles fer-
mées, beaucoup de canons légers et de mitrailleuses, des plaques
de 8 à 10 centimètres d'acier sur les œuvres mortes, sans parler
des cloisons, ni du pont qui recouvre les machines... Enfin le
faisceau complet des armes modernes avec l'outillage compliqué
qu'elles comportent sur un navire de combat.
Fort heureusement, ni l'appareil moteur, ni l'approvisionne-
ment de combustible n'absorberont le poids qu'ils absorbaient
chez notre croiseur du large : l'appareil moteur, parce que
13000 chevaux suffiront à des navires qui ne doivent pas dépasser
6 000 tonnes, et que d'ailleurs, n'ayant pas besoin de pousser à
l'extrême les garanties de solidité, on peut se contenter d'un
poids de 60 kilogrammes par cheval-vapeur; l'approvisionne-
ment de charbon, parce que sur des théâtres d'opérations aussi
restreints que les mers de l'Europe, le rayon d'action peut
être diminué sans inconvénient, et que l'on satisfera à toutes les
exigences raisonnables en consacrant au combustible le cinquième
du déplacement au lieu du quart, soit 1 200 tonneaux au plus.
Ainsi, d'une part, facultés stratégiques atténuées, de l'autre,
facultés tactiques accentuées, telles sont, par rapport au croiseur
du large, les caractéristiques de l'cclaireur d'escadre, à ne le con-
sidérer du moins que dans son rôle d'observateur à l'entrée du
grand port où s'organise la flotte ennemie. Voyons si notre pre-
mière impression se modifiera par l'examen des autres situations
où peut se trouver placé un bâtiment de ce type.
798 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette flotte, dont il vient d'observer la concentration et l'ar-
mement, elle est prête, elle appareille, elle prend une ligne
d'opérations tracée en vue d'un objectif défini.
Dès lors il importe que le commandant en chef de nos forces
navales soit prévenu de son départ et, sinon de l'objectif précis
qu'elle recherche, — cette indication serait prématurée, — du
moins de la direction qu'elle poursuit. Or, pour éviter de se
laisser leurrer par une feinte de l'amiral ennemi, par une fausse
route tenue jusqu'à la nuit close, il faut que notre observateur
s'attache aux pas de l'adversaire et ne le quitte que lorsqu'il
aura la certitude que celui-ci a pris sa ligne d'opérations défi-
nitive.
Mais comment acquérir cette certitude? — Et jusqu'où fau-
dra-t-il aller pour cela? — Telles circonstances se produiront où,
pour n'avoir pas attendu quelques heures de plus, on donnera un
renseignement erroné, dont les conséquences peuvent être fort
graves. Villeneuve sort de Toulon, le 30 mars 1805, avec ses
onze vaisseaux. Il fait route à peu près au Sud. Les frégates de
Nelson se hâtent d'aller prévenir celui-ci à la Maddalena : évi-
demment, disent les capitaines, l'escadre française va :dans le
Levant... Nelson appareille aussitôt, en pleine nuit, par un
temps affreux, et court se poster entre la Sardaigne et l'Afrique
pour y guetter son adversaire. Plusieurs jours se passent et rien
ne vient. Plein de doutes et d'anxiétés l'amiral anglais se décide
à faire une course rapide dans la Méditerranée orientale; mais
personne n'y a vu l'escadre française, personne n'en a entendu
parler! Nelson revient sur ses pas en forçant de voiles, arrive à
Gibraltar et y apprend que Villeneuve a franchi le détroit. Où
est-il allé? — Est-il remonté dans le Nord, vers la Manche, et
dans ce cas Cornwallis, qui bloque Brest, est bien menacé; ou
bien a-t-il fait route sur les Antilles?
Qui pourra le dire? Les frégates de l'amiral Orde, qui gar-
daient le détroit? mais non... elles non plus n'ont pas suivi l'en-
nemi assez loin. Et Nelson se plaint amèrement à l'amirauté, tout
en s'accusant lui-même : trop peu de bâtimens légers, trop peu
d'avisos, et ceux que l'on a n'ont pas assez d'initiative, ne sont
ni assez tenaces, ni assez clairvoyans !...
De ceci, que résulte-t-il? — Que ce n'est pas avec un seul
éclaireur, si rapide qu'on le suppose, si habile que soit son capi-
taine, que l'on peut pourvoir à la surveillance de la flotte
ennemie. Il y faut un groupe de bâtimens qui se détacheront
les uns après les autres pour aviser le commandant en chef des
routes successives de l'adversaire. Inutile, bien entendu, de com-
CR01SELIIS ET ÉCLAIREUKS. 799
poser ce groupe de navires ayant tous la valeur tactique de celui
dont nous déterminions tout à l'heure les facultés essentielles.
Ce serait de la force perdue, puisqu'il ne s'agit ici ni d'arrêter
l'ennemi, ni même de retarder sa marche. Notre éclaireur-type
de 6 000 tonnes sera simplement le noyau d'une escadrille de
petits bâtimens, les corvettes, les bricks d'autrefois, les torpil-
leurs de haute mer et les avisos-torpilleurs d'aujourd'hui.
Représentons-nous les opérations de 1805 exécutées quatre-
vingt-dix ans plus tard, et supposons que Nelson, toujours posté
à la Maddalena, ait détaché devant Toulon un éclaireur du type
Talbot (5 800 tonneaux) accompagné de 4 avisos ou contre-tor-
pilleurs rapides tels que Y Ardent (250 tonneaux).
Le premier de ces avisos est expédié pour prévenir l'amiral
anglais que la flotte française a pris la mer et qu'elle fait route
au Sud. En même temps la petite division d'observation prend
chasse devant les nôtres, refusant le combat avec l'escadre
légère, sans perdre de vue le gros de l'armée.
Celle-ci oblique dans le Sud-Ouest : deuxième aviso détaché à
la Maddalena. Grâce à sa vitesse de 27 nœuds, il arrivera peut-
être à temps pour empêcher le faux mouvement sur Cagliari ; au
moins rattrapera-t-il bien vite l'escadre anglaise, et Nelson,
averti, ne manquera pas de rebrousser chemin. Les Bouches fran-
chies, il prendra la ligne d'opération Bonifacio-cap de Gâte, qui
coupe toutes celles que les Français peuvent suivre.
Cependant Villeneuve, toujours observé de loin par le Talbot
et ses deux estafettes, — c'est leur vrai nom, — dépasse les Ba-
léares et s'arrête devant Carthagène, où il veut recueillir la divi-
sion Salcedo. Cette fois le commandant du Talbot doit utiliser
sans hésitation les deux avisos qui lui restent. L'un d'eux remon-
tera, par l'est des Baléares, vers l'escadre de Nelson, qui ne
peut plus être bien loin; l'autre ira devant Cadix informer
l'amiral Orde de la situation. Il faut que cet offieier général soit
prêt à rallier Nelson devant Carthagène, si une concentration
des forces anglaises y devenait nécessaire. Il faut aussi qu'il se
garde d'une surprise où sa division courrait des risques sérieux.
Dans les deux cas, il ralliera Gibraltar et y attendra de nouveaux
avis.
Villeneuve n'a pas fait sa jonction avec Salcedo, qui deman-
dait deux jours pour embarquer ses poudres. Il a repris le large
et fait route, le cap de Gâte doublé, sur le détroit. Mais les quel-
ques heures perdues devant Carthagène ont été mises à profit
par son ardent adversaire : au loin derrière la flotte française,
derrière le Talbot même, voici les fumées des vaisseaux de
800 REVUE DES DEUX MONDES.
Nelson. L'habile marin a compris que Villeneuve n'aurait pas
quitté Toulon pour s'enfermer à Carthagène, que sa relâche serait
courte, et qu'avant tout il fallait prévenir l'ennemi à Gibraltar.
Il force de vapeur, il laisse derrière lui quelques unités de combat
dont les machines faiblissent, confiant dans la victoire pourvu
qu'il joigne Villeneuve. Déjà ses éclaireurs, atteignant le Talbot,
canonnent l'arrière-garde française... Et voici que de l'autre côté
de l'horizon de nouvelles fumées apparaissent: ce sont les 5 cui-
rassés de l'amiral Orde qui surveillent le détroit. Villeneuve est
cerné. Il faut combattre!
Nos lecteurs ont aisément compris, par cette adaptation idéale
des types récens aux circonstances de la campagne maritime la
plus décisive des temps modernes, pourquoi une tâche aussi déli-
cate et aussi capitale que celle de l'observation de l'escadre
ennemie à la mer ne pouvait être efficacement remplie que par
un groupe de bâtimens, pas une sorte d'« unité collective ».
Voilà donc bien établie une différence nouvelle, une diffé-
rence profonde entre l'éclaireur et le croiseur du large, puisque
celui-ci suffit seul à sa mission, puisqu'on ne peut attendre de
lui — placé si loin! — aucun avis utile pour les mouvemens
des escadres et qu'il n'a besoin d'entretenir avec la terre d'autres
relations que celles que lui créent naturellement les paquebots
ravitailleurs.
Mais, bien que nous ne prétendions pas épuiser l'examen des
phases diverses des opérations auxquelles un éclaireur peut
prendre part, notre étude serait trop incomplète si nous ne le
montrions engagé dans la crise finale, dans l'action tactique où
se résout toute conception stratégique, en un mot dans le combat
d'escadre.
Ici encore le rôle des éclaireurs, cette fois réunis et endivi-
sionnés, deviendra fort important. Il n'en était pas ainsi dans les
guerres du temps passé : les frégates n'eussent point risqué de se
compromettre dans la mêlée, bien moins encore de commencer
l'attaque. Tout au plus, à la fin de l'action, et après s'être canon-
nées à distance, se glissaient-elles entre les combattans pour
amariner les vaincus ou donner une remorque aux vainqueurs
mutilés.
L'attitude des grands éclaireurs d'aujourd'hui sera tout autre
et leur tactique de combat bien plus active. Entre eux et le cui-
rassé d'escadre, la torpille automobile, le tir rapide, les explosifs
violens établissent, pourvu que les conditions de la lutte soient
bien choisies, un certain équilibre de forces qui ne pouvait exister
entre le bâtiment de ligne et le navire léger d'autrefois. Trop
CKOISEUIIS ET ÉCLAIREURS. 801
faibles, les canons de 18 de la frégate ne perçaient pas la robuste
membrure du vaisseau, tandis que les boulets de 36 de celui-ci
coulaient sur place son frêle adversaire.
Le même résultat serait sans doute atteint par le cuirassé,
s'il réussissait à loger dans les œuvres vives de l'éclaireur un de
ces énormes obus à grande charge intérieure qui sont de véri-
tables <( torpilles lancées ». Mais, outre que la lenteur du tir des
canons monstres les met déjà dans une situation d'infériorité sen-
sible vis-à-vis des pièces moyennes à tir accéléré, nous ne devons
pas oublier que les flancs de notre éclaireur type sont recouverts
d'une cuirasse légère, — 10 à 12 centimètres d'acier, avons-nous
dit plus haut, — et qu'à la distance de 3 000 à 4000 mètres, où le
feu commence maintenant, ce blindage arrêtera l'obus de gros
calibre, qui le viendra frapper obliquement. Pendant ce temps
les projectiles de l'éclaireur, les obus de 19 centimètres et de 16,
ceux de 14 surtout, remplaçant la puissance individuelle par le
nombre, détruiront peut-être les mécanismes des lourdes pièces
du cuirassé d'escadre et ruineront ses œuvres mortes, qu'une
épaisse ceinture de métal arrêtée un peu au-dessus de la flottaison
laisse sans aucune défense.
Les circonstances d'un long combat d'escadre permettent-
elles au contraire à l'éclaireur d'atteindre le cuirassé affaibli par
la lutte, sans avoir subi lui-même d'avaries majeures? — Qu'il le
range rapidement bord abord, qu'il fasse jouer avec vigueur toute
son artillerie rapide avant que l'ennemi ait pu donnera ses canons
l'angle négatif extrême; et alors, si une torpille heureuse part des
flancs de l'éclaireur, la perte du mastodonte sera consommée!
Ainsi, de loin ou de près, au début de l'action comme à la fin
de la mêlée, nos grands éclaireurs peuvent jouer un rôle tactique
considérable dans le combat d'escadre. Un commandant en chef
soucieux d'utiliser exactement suivant leurs facultés tous les élé-
mens mis à sa disposition fixera par conséquent à la « division
légère », dans ses instructions générales, deux objectifs différens,
mais d'une égale importance : entamer l'ennemi ou l'achever;
l'obliger au combat ou déterminer sa fuite. En un mot, il en fera,
suivant les circonstances, soit son avant-garde, soit sa réserve.
Faut-il insister sur ces deux points? Dirons-nous l'engage-
ment de cette avant-garde mobile, rapide et solidement constituée
qui, devançant le gros de l'armée, se jette sur l'ennemi, canonne
les poupes de ses vaisseaux, partie vitale et presque toujours
mal protégée, repousse la contre-attaque de ses éclaireurs, l'oblige
à faire volte-face et l'entraîne à une rencontre générale à laquelle
il se dérobait?
tome cxxix. — 1895. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
La montrerons-nous encore , cette avant-garde (repliée au
moment où le gros de l'armée entre en ligne), pansant ses bles-
sures pendant le combat, puis, lorsque l'ennemi semblait sur le
point de vaincre, entourant brusquement ses principales unités,
les accablant sous un déluge de projectiles, et donnant ainsi à
nos cuirassés le temps de recueillir leurs forces pour une dernière
charge, celle qui décidera du succès?
La tentation est grande, et nous y céderions d'autant plus
volontiers que cette description idéale trouvera probablement sa
réalisation dans les luttes que l'avenir réserve à notre propre
Hotte, où la valeur tactique et la rapidité des éclaireurs rachète
une certaine insuffisance des grandes unités de combat.
Mais cela nous conduirait trop loin. Pas plus que nous ne
voulions tout à l'heure faire la monographie du croiseur du large,
nous ne pouvons maintenant entreprendre une étude complète
des éclaireurs d'escadre. Aussi bien ce que nous venons' d'en dire
suffit à confirmer l'impression que nous avait donnée la recherche
des qualités nécessaires au bâtiment chargé d'observer la base
d'opérations de l'ennemi : l'éclaireur n'est pas seulement un navire
de guerre, comme le croiseur du large; il est, par essence, un
navire de combat, chez qui les facultés stratégiques et les facultés
tactiques se balanceront exactement.
Ce juste équilibre doit trouver son expression numérique dans
l'atténuation des chiffres qui représentaient tout à l'heure, dans le
devis du croiseur du large, le « pour cent» de la coque, de l'appa-
reil moteur, du combustible, de l'équipage, eau et vivres, tandis
que celui de l'armement offensif, de l'armement défensif, de la
mâture (mâture militaire), des agrès, des embarcations s'élèvera
d'une façon sensible.
Ainsi pour l'éclaireur d'escadre,
La coque absorbera . 33 p. 100 du déplacement, soit.
L'appareil moteur (etauxiliaires), 19 p. 100 —
Le combustible 19 p. 100 —
L'armement offensif 14 p. 100 —
L'armement défensif 7 p. 100 —
L'équipage, l'eau, les vivres. . . op. 100 —
La mâture, les agrès, les canots, 3 p. 100
Totaux 100 p. 100 6020t*
Notre thèse se trouve donc justifiée, et toute assimilation doit
être rejetée entre le croiseur du large et l'éclaireur.
Pourtant, un doute subsiste peut-être sur un certain point
dans l'esprit de nos lecteurs : Nous demeurons d'accord, diront-
ils, que le croiseur du large ne saurait jouer le rôle d'éclaireur
soit. .
2000t*
soit. .
1140tx
soit. .
1140tv
soit. .
840 t*
soit. .
420 t*
soit. .
300 t*
soit. .
180 tx
CROISEURS ET ÉCLAIREUKS. 803
d'escadre, puisqu'il n'est pas un navire de combat et que son
armement défensif, en particulier, est tout à fait insuffisant; mais
il ne nous est pas prouvé que l'éclaireur ne puisse, à l'occasion,
devenir un preneur de paquebots ; car, qui peut le plus peut le
moins...
Si l'on entend par là que, rencontrant sur son chemin un
vapeur de commerce ennemi qui reste coin plaisamment sous sa
volée, l'éclaireur ne se fera pas faute de le capturer, nous n'avons
rien à dire là-contre.
Mais examinons comment les choses se passeront en réalité :
bâtiment de combat, notre éclaireur a forcément la physionomie
caractéristique des bâtimens de combat. Très sensible et visible
de loin, la courbe de son étrave accuse déjà au-dessus de l'eau la
saillie de son éperon (peu importe d'ailleurs que cet éperon soit
une arme véritable, ou qu'il ne s'agisse que d'un artifice de con-
struction destiné à favoriser la vitesse). Son avant et son arrière
sont abaissés pour faciliter le tir des pièces de chasse et de retraite
placées dans l'axe ; et la carapace de ces bouches à feu forme un
renflement que l'on distingue à une assez grande distance. La
mâture surtout, sans parler des cheminées et des passerelles, ne
permet aucune hésitation et dénonce le navire de guerre à plu-
sieurs milles à la ronde.
Dès lors, comment admettre que ce paquebot ennemi continue
sa route et vienne s'offrir aux coups d'un bâtiment aussi suspect?
— Il prendra chasse, c'est certain, et la question se posera pour
l'éclaireur de savoir s'il doit interrompre sa mission — en com-
promettre le succès par conséquent — sur l'espoir chanceux de
capturer un vapeur dont le chargement n'aura peut-être qu'une
valeur médiocre.
Et d'ailleurs, quelle dépense de charbon, alors que l'approvi-
sionnement total est si étroitement mesuré!... Et si le paquebot
est pris, quel affaiblissement de la valeur militaire de l'éclaireur!
Ne faudra-t-il pas, pour composer un équipage à la prise, se
priver des services d'un officier, de plusieurs seconds maîtres et
quartiers-maîtres, de mécaniciens et de fusiliers ; services essen-
tiels peut-être, précieux en tout cas, puisque nous n'avons pas ici,
comme sur le croiseur, de supplément d'effectif?
Non, il faut le dire sans hésitation : la capture des navires de
commerce ne saurait être permise aux éclaireurs,[dans le cours
des opérations. Nous n'admettrons cette utilisation de leur vitesse,
la seule de leurs facultés, en somme, qui les rapproche des croi-
seurs, que si notre flotte était bloquée dans sa base d'opérations
par des forces supérieures. Dans ce cas les éclaireurs pourraient
804 REVUE DES DEUX MONDES.
essayer de rompre l'investissement et, s'ils y réussissaient, aller
s'établir quelques jours soit sur un nœud de routes maritimes
voisin des côtes d'Europe, soit à l'entrée des grands ports de
commerce de l'adversaire, pour y prendre, d'un rapide coup de
filet, les paquebots trop confians dans l'inaction forcée de notre
escadre.
Cette tactique, à laquelle il faut espérer que nous ne serons
pas réduits, fut justement celle de YAi/gnsta, au commencement
de 1871. Mais la disproportion des forces était trop grande et la
corvette allemande ne disposait pas d'une vitesse suffisante. Elle
ne tarda pas à être bloquée elle-même à Vigo, avant d'avoir pu
nuire sérieusement.
L'émotion fut grande, pourtant, et après tout assez justifiée.
Cette tentative, rapprochée de l'attitude de défensive active dont
l'escadre prussienne ne s'était pas départie, dénotait chez la toute
jeune marine de nos vainqueurs l'heureuse alliance de la fermeté
persévérante et de l'audace réfléchie dans l'exécution d'un plan
bien arrêté.
Tout ce que nous voyons depuis vingt-cinq ans prouve que
ces qualités sont celles qui domineront dans la mise en jeu des
forces navales de l'empire allemand, autant que dans la conduite
de ses armées.
Il faut conclure. Mais nous contenterons-nous, en finissant,
de cette simple constatation que le type idéal du croiseur du
large diffère sensiblement de celui de l'éclaireur d'escadre? — Il
nous paraît que nous devons tirer de notre étude un enseigne-
ment plus élevé, d'une portée plus générale, et qui montre
comment toutes ces questions se rattachent à des principes essen-
tiels qu'il convient de ne jamais perdre de vue.
Il y a quelques années, nous disions ici-même (Tactique
de marche de l'armée navale) qu'en spécialisant l'armement d'un
navire, c'est-à-dire en spécialisant son rôle au point de vue tac-
tique, on se trouve conduit, soit à sacrifier le rendement normal
de son déplacement, — et ce serait le cas du « bélier », si Ton
n'utilisait pas au moyen de l'artillerie le déplacement nécessaire
à la création de la force vive qui peut seule donner au coup
d'éperon toute son efficacité; soit à réduire ses dimensions, et par
conséquent son rayon d'action, — c'est le cas du « torpilleur » qui
n'est que torpilleur, et que sa faiblesse rive à la côte où un refuge
lui est ménagé.
Nous avions montré par là, au risque d'un désaccord complet
avec l'école dont il a été déjà question à deux reprises, quels
inconvéniens résulteraient d'une indiscrète application du prin-
CROISEURS ET ÉCLAIREURS. 805
cipe de la division du travail à la détermination des armes avec
lesquelles un bâtiment est appelé à satisfaire aux exigences tac-
tiques, aux exigences du combat.
Notre opinion n'a pas varié. Mais nous reconnaissons en
revanche, et notre étude a prouvé, du moins en ce qui concerne
les croiseurs, que ce principe reprend toute sa force s'il s'agit de
la détermination du type général du bâtiment, c'est-à-dire do son
adaptation aux exigences stratégiques, aux exigences d'une mé-
thode de guerre bien définie.
Oui, la spécialisation du rôle et des facultés stratégiques s'im-
pose absolument si l'on veut créer une flotte dont les élémens
divers satisfassent aux trois objectifs essentiels de toute guerre
navale : Défendre sa propre frontière maritime ; attaquer celle de
l'ennemi, — ce qui suppose la destruction préalable de ses forces
organisées, de ses escadres; — ruiner son commerce et supprimer
son ravitaillement extérieur. A chacun de ces objectifs doivent
correspondre des catégories de navires rigoureusement distinctes :
gardes-côtes et torpilleurs, pour défendre le littoral ; cuirassés
d'escadre et éclaireurs, pour combattre la flotte de l'adversaire;
croiseurs, enfin, pour capturer ses paquebots.
En établissant ses programmes de construction, notre marine
s'est-elle toujours et uniquement inspirée de ce principe, si simple,
si indiscutable, de l'adaptation exacte de l'engin au but poursuivi?
— Elle le croit sans doute. Nous n'oserions pourtant l'affirmer. Et
peut-être, dans les luttes décisives, notre personnel d'élite ne
trouverait-il pour servir sa valeur que des armes mal choisies' et
des navires mal conçus, si l'on continuait à se complaire dans la
réalisation de ces types hybrides, de ces gardes-côtes comme le
Valmy, que leur puissance rapproche sans raison des cuirassés
d'escadre, et, en revanche, de ces cuirassés d'escadre comme
le Saint-Louis, que la faiblesse de leur rayon d'action réduit
fatalement au rôle de gardes-côtes ; si l'on persistait à construire
des éclaireurs tels que le Chanzy , dont les soutes s'épuise-
ront plus vite encore que celles des navires qu'ils ont la préten-
tion d'éclairer, tandis que les vrais croiseurs, les croiseurs-cor-
saires, alourdis par un formidable et inutile appareil guerrier,
laisseront passer les convois de vivres attendus avec angoisse par
l'adversaire affamé.
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE
yw
LES MAGASINS D'ALIMENTATION
La nourriture est la grosse dépense des petits budgets. Elle
absorbe environ les trois cinquièmes des ressources dans les
foyers où l'on a pour vivre moins de 2 500 francs par an, c'est-
à-dire dans quatre familles françaises sur cinq.
Plus est faible le total des recettes du ménage ouvrier, com-
parées à ses charges, au nombre des estomacs à satisfaire chaque
jour, plus on voit enfler la part proportionnelle du chapitre
comestible. Ce chapitre au contraire, à mesure que l'on s'élève
parmi les couches aisées ou riches de la population, tient de
moins en moins de place, quoique l'alimentation devienne alors
de plus en plus variée ou luxueuse. Au lieu d'employer à se
nourrir 60 pour 100 de son salaire ou de son revenu, comme la
masse des travailleurs et des petits propriétaires, le bourgeois
qui possède 10 000 livres de rente ne consacre à cet objet que 35
à 40 pour 100 de sa dépense. Quant à l'individu favorisé qui jouit
de 20 000, de 50 000 ou de 100 000 francs de revenu, sa table, y
compris celle de ses domestiques, représente à peine une somme
égale à 25,20 et môme 15 pour 100 de l'ensemble des frais. « Man-
ger sa fortune », suivant l'expression admise, n'est donc, pour
(1) Voir la Revue des 15 juillet et 1er octobre 1894, 1er janvier et 15 mars 1895.
LE MÉCANISME DE LA VU MODERNE. 807
cette dernière catégorie de particuliers, qu'un terme tout à fait
métaphorique; pour eux la hausse ou la haisse des denrées sont
de médiocre importance. Il n'en est pas de même de la grain le
majorité de la nation; le prix de la vie l'affecte profondément.
Par suite les découvertes qui ont multiplié la production, les
conceptions commerciales qui facilitent la circulation des aliinens
influent directement sur le bien-être du plus grand nombre d'entre
nous.
I
Il est très vrai qu'on se blase sur les jouissances comme sur
les privations ; mais si le temps émousse l'acuité des unes et des
autres, si l'habitude de mourir de faim peut devenir à la longue
une seconde nature, il est à propos de reconnaître que le genre
humain n'a nul goût pour cette extrémité, à en juger par le dé-
veloppement spontané de la consommation depuis un demi-
siècle : de 1840 à 1895, la quantité de vin et de pommes de terre,
annuellement absorbée par chacun de nos concitoyens , a augmenté
de moitié; celle de la viande, de la bière et du cidre a doublé;
celle de l'alcool a triplé ; celle du sucre et du café a quadruplé.
Je laisse ici de côté l'extension du froment, qui mériterait une
étude spéciale à elle seule, et je me borne à noter que, dans les
derniers cinquante ans, la consommation du blé a passé de
2 à 3 hectolitres par tête. Ce n'est pas que la consommation du
pain se soit élevée dans une mesure correspondante, mais les an-
ciens pains d'avoine, de sarrasin, de seigle même ont disparu.
Personne désormais ne doit craindre, en « mangeant son pain
blanc le premier », d'être réduit plus tard au « pain noir de l'ad-
versité ». Quelle que soit l'adversité qui frappe un Français de
1895, il lui serait impossible de trouver du pain noir dans sa pa-
trie ; on n'en fait plus. Nos indigens mangent le pur froment des
princes de jadis. Aussi les ligures du vieux langage, empruntées
à cette céréale, perdent leur sens et disparaissent. Ce n'est plus
signaler une qualité bien rare de dire de quelqu'un qu'il est « bon
comme du bon pain ».
Non seulement les alimens de première nécessité sont aujour-
d'hui consommés en plus grand nombre, mais la liste de ceux
dont nos pères se contentaient s'est singulièrement allongée. Un
seigneur du xive siècle se fût-il estimé heureux de dîner comme un
cocher de fiacre du xixe? Mais en tout cas la variété extrême des
choses qu'un simple prolétaire urbain ingurgite, pour quelques
francs, dans l'espace d'un seul jour, eût frappé d'admiration les
« milsoudiers » — ces millionnaires d'il y a trois cents ans, — qui
808 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient mille sous à dépenser quotidiennement, mais qui n'au-
raient pu se procurer à prix d'or ce dont la civilisation présente
fait jouir à bon marché nos contemporains.
Charles VI se régalait avec des échaudés semblables à ceux
qu'aujourd'hui les nourrices acceptent à peine. Les poissons,
gibiers, légumes et fruits, desserts ou liqueurs, venus de partout,
qui se rencontrent sur la table d'un modeste Parisien du temps
actuel, ont été pour la plupart ou inconnus à nos prédécesseurs,
ou d'un prix inabordable. L'hypocras, ce punch antique, ana-
logue au saladier de vin chaud de nos cabarets, était à l'époque
de Rabelais un luxe de richard ; les figues et les dattes semblaient,
aux yeux de Villon, une fine recherche de la gastronomie; les
oranges coûtaient à Paris, au moyen âge, deux fois plus cher que
ne coûtent présentement les ananas. C'était, sous François Ier, un
cadeau délicat de la duchesse de Vendôme que d'envoyer à la
reine d'Espagne, en Flandre, des melons et des artichauts; et,
sous Louis XIV, Mme de Sévigné écrivait à sa fille : « Le chocolat
vous remettrait, mais vous n'avez point de chocolatière. J'y ai
pensé mille fois; comment ferez- vous? »
Presque tout le poisson que mangeait le vulgaire était sec ou
salé, et constituait tel quel un aliment très coûteux. Cette douzaine
d'huîtres qu'un maçon se fait servir chez le traiteur voisin de son
chantier, il n'eût été le plus souvent au pouvoir de personne de
se la procurer jadis, et l'ensemble de la marée que l'on vendait
alors aux halles parisiennes était légèrement avancé. Le dauphin
Humbert de Viennois, — celui-là même qui légua ses Etats au
roi de France, — rédigeait d'avance ses menus en 1336 et portait,
pour les jours maigres, des potages à l'oseille, des œufs et « du
poisson, si l'on en trouve... » ; ce qui montre que, même pour un
souverain, il ne s'en trouvait pas toujours. La viande était, il est
vrai, beaucoup moins chère qu'en notre siècle, mais aussi beau-
coup moins bonne. Il n'existait guère de bêtes grasses; le sys-
tème de la vaine pâture ne le permettait pas.
Le commerce des marchandises d'un usage courant et géné-
ral n'était pas plus honnête que de nos jours. C'est une opinion
très accréditée, mais assez fausse, de croire que la sophistication
est d'origine moderne. Le public s'est fort scandalisé récemment
d'apprendre que plusieurs poissons étaient maquillés par les ven-
deurs, que certains marchands, pour rendre aux ouïes la couleur
vermeille, indice de la fraîcheur des sujets, les coloraient artifi-
ciellement à l'aide de cochenille. MM. Girard et Dupré, chef et
sous-chef du laboratoire municipal, ont fait paraître un volume
des mieux documentés où ils signalent les adultérations nom-
breuses que des industriels sans scrupule font subir aux den-
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 809
rées : on teint les cafés verts, on les alourdit par un trempage;
on fabrique aussi de faux grains de café. Au café moulu on mé-
lange des racines, des rhizomes, des graines de divers fruits, voire
du marc déjà épuisé. On ne respecte pas davantage le thé, ni la
chicorée à son tour qui, employée pourtant à simuler le café, ne
trouve pas grâce devant des sous-falsificateurs, habiles à l'addi-
tionner de produits inférieurs encore.
Mais ces tromperies sur la qualité et la quantité ont été de
tous les temps. Le nôtre à cet égard n'est ni meilleur ni pire. Il
ne doit pas être justifié, il ne saurait non plus être accusé isolé-
ment. De ce que, notre police étant mieux faite, on découvre et
l'on poursuit plus de crimes aujourd'hui qu'autrefois, il ne faut
pas par cela seul conclure qu'il y en a davantage. Ne doutons
pas que, s'il avait existé un laboratoire municipal il y a un siècle
ou deux, ses chefs n'eussent eu de la besogne.
J'ai indiqué, dans un précédent article, les pratiques falla-
cieuses dont les vins, depuis une antiquité reculée, ont été vic-
times (1). Il serait aisé de signaler, pour la plupart des marchan-
dises, des tricheries analogues, plus rudimentaires, — telles que
les comportait la grossièreté de l'époque, — mais aussi blâmables.
On fraudait les épices au xive siècle ; on mêlait aux confitures,
— denrée fort coûteuse, — de l'amidon, de la farine et « diverses
mauvaises matières ». On baptisait le lait à Paris, sous Charles V ;
on l'écrémait par les mêmes procédés qu'à l'heure actuelle; le
lait « non esbeurré » faisait déjà prime sur le marché. Il n'est pas
rare, sous Louis XIII, de rencontrer des sentences du lieutenant
civil contre les bouchers qui, « par une malice affectée, tuent des
chats et, après les avoir écorchés, les déguisent et habillent en
forme d'agneaux, et ainsi les exposent en vente. » Quoiqu'ils
soient condamnés à l'amende et à aller en cérémonie jeter ces
chats dans la Seine, par-dessus le pont de bois du Ghâtelet, les
bouchers ne se font pas faute de récidiver. Sous Louis XV, on
empâtait le poivre pour augmenter le volume des grains ; les épi-
ciers surchargeaient d'une espèce de composition celui qu'ils
faisaient venir de Hollande. Il se rencontrait des marchandes
astucieuses qui vendaient pour du beurre de méchans fromages
qu'elles avaient adroitement enduits de beurre sur toutes leurs
faces. On mêlait au quinquina l'écorce d'un arbre quelconque
qui en avait l'aspect, en prenait l'odeur, mais qui, bien que décoré
du nom de « quinquina femelle », ne possédait aucune de ses pro-
priétés. Les chasse-marée et vendeurs de poisson se livraient au
« fourbaudage » , consistant à garnir le fond des paniers de mau-
(1) Voir, dans la Revue du 1" octobre 1894, le Travail des vins.
810 REVUE DES DEUX MONDES.
vais poissons, très différens de ceux qui figuraient à la surface.
Mêmes supercheries dans les diverses branches du commerce,
et je prie le lecteur de croire que je n'en ai fait aucune recherche
spéciale. A peine ai-je noté quelques-unes de celles qui me sont
passées sous les yeux, pour les opposer aux détracteurs trop
déterminés du présent : la cire était couramment droguée, au
xve siècle, avec une mixture de résine et de poix de Bourgogne.
Plus tard les fabricans de chandelles y introduisaient de mauvaises
graisses, des suifs calcinés et noirs qu'ils recouvraient de bon
suif. Il y a cent ans la livre de bougie, au lieu de 490 grammes,
était venue à n'en plus représenter que 420, parce qu'on la pesait
avec deux enveloppes superposées de papier épais et très lourd.
« Une tromperie et malversation commune à présent, disait-on
sous Louis XIV, entre les marchands papetiers, fait qu'il est pres-
que impossible de trouver en leurs boutiques des mains qui ne
soient pas fourrées de papier coupé et de mauvaise pâte;
outre que le nombre des feuilles ne se trouve jamais. » Pour les
laines, le commerce de gros s'arrangeait de manière à les vendre
encore humides et « sans avoir été lavées à fond. » Le chapelier
faisait passer pour castor authentique des chapeaux — demi-castor
— où il avait glissé de la laine de vigogne ou insinué du poil de
lapin; et, quant à l'industrie des cuirs et peaux, Dindenaut nous
apprend, dans le marché qu'il traite avec Panurge, que la peau
de ses moutons se transforme habituellement « en beaux maro-
quins du Levant ou tout au moins d'Espagne ! »
Entre les produits imités qui se vendent de nos jours au
détail sous des pseudonymes, et que l'on classe avec quelque
rigueur parmi les falsifications, il est nombre de denrées secon-
daires, établies à très bas prix par le fabricant, grâce aux matières
premières plus modestes substituées à celles dont, théoriquement,
ces denrées devraient se composer. Personne n'est dupe des
appellations conventionnelles que ces marchandises conservent
sur leurs étiquettes, puisqu'elles coûtent parfois la moitié ou le
quart des produits garantis. Lorsque ce bon marché est obtenu
sans danger pour l'hygiène ou la santé nationale, non seulement
ces innovations ne méritent aucune critique, mais elles consti-
tuent un progrès véritable.
Par exemple, comme on ne parviendra pas de sitôt sans
doute à enfanter chimiquement de l'huile dolive ou du vieux
cognac dans les laboratoires, et que la quantité restreinte de ces
liquides les maintient à un taux inabordable pour les classes
populaires, c'est un résultat très appréciable que d'avoir mis à
la portée des petites bourses des huiles de coton ou des alcools
de maïs qui, judicieusement préparés, rappellent plus ou moins
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 811
la saveur de ceux qu'ils ont pour modèles. C'est par un procédé
analogue que, dans les textiles, on est parvenu, d'abord en sur-
chargeant les filés de soie à la teinture afin d'en accroître le vo-
liimo, puis, plus habilement, en employant le coton au tissage de
la plupart des soieries, à démocratiser ces étoffes pour la plus
grande satisfaction de beaucoup de gens qui, précédemment, n'y
pouvaient aspirer. Il existe dans certaines fabriques spéciales ce
que l'on nomme des « confitures de fantaisie » à base de lichen
ou « colle du japon », mélangée à une dissolution de glucose.
Kilos sont teintées de nuances différentes et aromatisées avec des
essences artificielles ou des conserves de fruits, de façon à imiter
les parfums de la groseille, de la prune ou de la fraise; le potiron
y tient la place de l'abricot. On croira sans peine qu'il ne le vaut
pas; mais aussi le prix est inférieur des deux tiers à celui des
confitures exclusivement composées de sucre et de fruits frais.
Ces dernières ne se vendent jamais moins de 1 fr. 20 le kilo-
gramme ; les autres sont cédées pour 0 fr. 40, et le débit en est si
considérable que le raisiné artificiel se chiffre à lui seul par une
expédition annuelle de 600 000 kilogrammes, dont la plus grosse
part destinée à la Bretagne.
La clientèle de tous ces similaires inférieurs est en général
trop peu à l'aise pour payer le prix au-dessous duquel ne sauraient
descendre les denrées d'une qualité authentique. S'il lui plaît, à
défaut de réalité, de se contenter d'une ombre, n'y aurait-il pas
cruauté à la tirer de l'erreur qui lui est chère? Il entre, ne l'ou-
blions pas, dans nos joies et dans nos douleurs, une grande part
d'imagination.
H
Un moyen sûr et philanthropique d'améliorer les consom-
mations généralement usitées consisterait à les rendre moins
onéreuses en supprimant tout ou partie des impôts indirects dont
elles sont accablées. On peut considérer qu'à Paris et dans les
grands centres, où existent de gros octrois, les taxes combinées de
l'État et de la ville représentent en moyenne le tiers de la valeur
vénale des produits alimentaires. Sur une dépense de 100 francs
faite par la population parisienne pour sa nourriture (à l'excep-
tion du pain et de la viande), il y a 30 francs à peu près pour le
fisc. Cette proportion est bien plus forte sur le sucre, le café, le
chocolat, le vin et les spiritueux. Sur le sel elle est de 80 pour 100.
Le kilogramme de sel gris se vend dans les salines du Midi ou de
l'Ouest moins de 2 centimes ; mais l'État le frappe d'un droit de
10 centimes et la ville de Paris d'un octroi de 6 centimes. Ajoutez
812 REVUE DES DEUX MONDES.
1 centime et demi pour le transport, le négociant de la capitale
qui vend le sel quatre sous gagne un peu moins d'un demi-cen-
time. « Ce qui sert et entretient la vie, disait, dans une adresse
au ministre des finances, un représentant notable du commerce
alimentaire, se divise en deux catégories : la consommation
interne (nourriture) et la consommation externe (vêtemens). A la
première l'Etat demande jusqu'ici presque tous les revenus qui
lui sont nécessaires, tandis que la seconde demeure indemne. »
L'une supporte à peu près tout, l'autre à peu près rien. Le péti-
tionnaire concluait à ce qu'il fut établi un droit modéré par
100 kilogrammes d'étoffe à l'entrée des villes ou à la sortie des
fabriques, comme il est perçu un droit d'accise par 100 litres de
vin. Le principe en lui-même n'a rien d'injuste. Il est toutefois
improbable que l'assiette des contributions soit remaniée en ce
sens, ni que les impôts indirects sur la « consommation interne »
soient de longtemps supprimés ou adoucis. Le commerce et
l'industrie ne doivent donc compter que sur leurs propres forces
pour obtenir un bon marché relatif, en économisant sur l'achat
ou la manufacture des denrées, sur leur transport ou leur distri-
bution, sur cette quantité de frais accessoires que l'on appelle
avec raison des « faux frais »; frais parasites qui s'accrochent
aux marchandises et les renchérissent sans les améliorer.
Les procédés mis en usage pour atteindre le but proposé, assez
semblables à ceux que les magasins de nouveautés ont employés
dans le vêtement et l'ameublement, et qui ont été décrits l'année
dernière (l),en diffèrent sur un point notable : les novateurs, dans
l'alimentation, fabriquent eux-mêmes la plupart des objets de
leur négoce, et concentrent en une seule main, sous une direction
unique, le rôle de producteur et celui de marchand.
Quoique la nation dépense pour se nourrir quatre fois plus
que pour se vêtir ou se meubler, et que par suite l'importance
des grands magasins alimentaires dût être beaucoup plus grande
que celle des grands magasins de nouveautés, leur chiffre d'affaires
est jusqu'à présent beaucoup moindre. Le plus notable d'entre
eux, la maison Potin, ne dépasse pas encore 45 millions de francs
de vente annuelle, tandis que le Bon Marché arrive déjà à 150 mil-
lions. A cela plusieurs causes : les besoins de la table sont journa-
liers; chacun, pour s'approvisionner en peu de temps, doit s'a-
dresser au détaillant le plus proche, quitte à payer plus cher. La
plupart des denrées de première nécessité, telles que le pain, la
viande ou le poisson frais, ne sont susceptibles ni de conservation,
ni de réexpédition à longue distance par petites quantités. Elles
(1) Voir, dans la Revue du 15 juillet 1894, les Magasins de nouveautés.
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 813
sont d'ailleurs à moindre prix dans les campagnes ou les petites
villes que dans les centres populeux. Or ces trois articles réunis
constituent, en argent, plus de la moitié de la nourriture totale.
Enfin les magasins d'alimentation sont bien plus récens que
les magasins de nouveautés. Les seconds ont sur les premiers
près de quarante ans d'avance. Les uns sont au début de leur
carrière, les autres sont voisins de leur apogée. L'évolution s'est
opérée, d'ailleurs, de façon analogue dans l'une et l'autre branche
du trafic, par l'élargissement d'un métier qui a débordé sur ses
voisins: la mercerie d'un côté, l'épicerie de l'autre. Cette évolution,
maudite par les petits intermédiaires, est la rançon naturelle de
la liberté du commerce.
On oublie trop aujourd'hui que, sous l'ancien régime, l'auto-
rité ne se bornait pas à réglementer le nombre et les attributions
des marchands, mais qu'elle légiférait sur le mode de vente et
sur le prix des marchandises. Pour maintenir les rapports directs
entre producteurs et consommateurs, il était interdit à tous re-
vendeurs, maîtres d'hôtels et acheteurs de gros d'entrer dans les
marchés avant 10 ou 11 heures du matin. Il leur était également
défendu d'aller acquérir « aucunes subsistances » aux portes des
villes et dans la campagne, au préjudice des particuliers. Les
paysans d'un certain rayon étaient tenus de leur côté, à peine de
confiscation, d'apporter leurs denrées et d'amener leurs bestiaux
à certains marchés déterminés. On ne s'en tenait pas là : tantôt les
municipalités fixaient le prix de la viande, du beurre et de la plu-
part des alimens; tantôt elles passaient un contrat avec un ou
plusieurs bouchers à qui elles concédaient un monopole, à la
condition qu'ils vendraient chaque espèce de viande à des taux
convenus. Même régime pour les boissons. Or ce régime n'était
pas excellent, bien au contraire. Les maxima étaient arbitraires,
fort difficiles à établir, les débats toujours très épineux. Jusqu'à
la révolution de 1789 on se disputa à Strasbourg pour la taxe de
la bière ; les brasseurs et l'administration ne parvenant pas à se
mettre d'accord sur le rendement en liquide d'un sac de malt.
L'intérêt du public était néanmoins sauvegardé par cette
intervention permanente des pouvoirs officiels, qui limitait la
marge de bénéfices des marchands, en se fondant uniquement sur
leur prix de revient, et sans se préoccuper de savoir si leurs clien-
tèles respectives suffiraient à payer leurs frais généraux et à leur
assurer de quoi vivre. Le système, très supérieur en soi, de la
liberté commerciale, amena la pullulation des intermédiaires,
laquelle à son tour eut pour résultat l'exagération des prix
de détail, contre laquelle tout le monde aujourd'hui proteste.
Le correctif naturel de cet état de choses devait être la
814 REVUE DES DEUX MONDES.
concentration des ventes, permettant l'abaissement des prix.
Jusqu'à nos jours et depuis un temps immémorial subsis-
taient côte à côte deux corps distincts vendant à peu près les
mêmes choses : les apothicaires-épiciers et les épiciers tout
court. Ces derniers tenaient en première ligne les épices : safran,
girolle, cannelle, muscade, dont nos ancêtres longtemps raffo-
lèrent.
Aimez-vous la muscade? On en a mis partout
n'eût pas été une raillerie au moyen âge, où les riches faisaient de
ces condimens une consommation effroyable. L'épicier vendait
aussi la plupart des confiseries, parmi lesquelles, au temps de
Boileau, les conserves de roses violes, le sucre rosat, le pied de
chat, le pas d'âne, les dragées, le pignolat et le jus de réglisse.
Il leur était enfin loisible de débiter les produits pharmaceutiques
dits étrangers, tels que le mithridate, Yalkermès, l'hyacinthe et
la thériaque, mais à condition de les faire visiter au préalable
par le bureau des « apothicaires-épiciers ».
Ce sont les successeurs de ces mêmes épiciers qui vendent
aujourd'hui le sucre, l'huile et le vinaigre, les chocolats, cafés,
thés, pâtes et riz, le poisson sec et salé, les conserves de fruits,
de viande et de légumes, les œufs et les fromages, les vins et les
liqueurs, la volaille et le gibier, sans parler des huiles, pétroles
ou essences d'éclairage, et dont on peut dire, depuis que les prin-
cipaux d'entre eux ont abordé la viande, les fruits et les légumes
frais, qu'ils embrassent, à l'exception du pain, la totalité de l'ali-
mentation.
La révolution commença vers 1840, dans une boutique du
Gros-Caillou où M. Bonnerot, âgé aujourd'hui de 90 ans et mo-
destement retiré à la campagne, fut l'initiateur de l'épicerie mo-
derne. L'ancienne était alors, il faut bien l'avouer, un commerce
absolument malhonnête dont peu de gens ont gardé le souvenir.
On fraudait beaucoup sur la quantité de tous les articles, grâce à
la connivence des domestiques dont la gratification du « sou pour
livre » n'était pas le seul profit illicite. En ce temps-là les pains
de sucre ne pesaient jamais leur poids et l'huile à brûler était le
sujet d'opérations machiavéliques : à la servante qui venait cher-
cher \ 0 kilos d'huile dans un bidon on n'en livrait communément
que 8. Celle-ci fermait les yeux et, à son tour, rapportait ledit
bidon à remplir lorsqu'il contenait encore environ 2 kilos, qu'elle
revendait pour son compte personnel à l'épicier, mais à moitié
prix seulement, parce que, lui disait-on, « ce fond de vase ne
pouvait être considéré que comme une égoutture. » Si bien que
le bourgeois payait 10 kilos et n'en brûlait réellement que 6 ou 7.
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 815
M. Bonnerot imagina de livrer exactement ce qu'il facturait et
de vendre à très petit bénéfice. Ce fut le principe de la « gâche »,
ainsi nommée parce que les autres épiciers, furieux, traitèrent
ce faux frère de gâcheur du métier et son système de gâchage des
prix. La « gâche » obtint un succès rapide. Le public voyait un
libérateur dans cet homme qui, de sa seule autorité, réduisait si
audacieusement des chiffres auxquels on s'était depuis longtemps
résigné. Le magasin nouveau offrait l'aspect d'un perpétuel
déballage au milieu d'un désordre singulier. Aucun luxe, aucun
confortable, ni pour le personnel qui prenait ses repas debout,
sur des caisses vides en guise de tables, — il n'y avait pas de
chaises, — ni pour le client entre les mains de qui les objets
étaient remis, enveloppés à peine, mal conditionnés souvent et
parfois de qualité assez médiocre.
C'était le défaut de ce réformateur imparfait. M. Bonnerot,
disait un de ses anciens commis devenu plus riche que le patron,
« n'avait pas le sentiment de la bonne marchandise. » Il se laissait
prendre à l'appât du bon marché. Au contraire son émule,
M. Potin, plus tard son continuateur, répétait sans cesse : « De la
bonne marchandise d'abord, le bon marché après. » Félix Potin,
fils d'un petit cultivateur d'Arpajon (Seine-et-Oise), qui rêvait
de faire de son héritier un notaire, avait 24 ans lorsqu'il s'établit
à Paris en 1844, après avoir lâché les inventaires et le papier
timbré de l'étude provinciale dans laquelle il languissait depuis
sa seizième-année. Une vocation irrésistible le poussait vers l'épi-
cerie ; métier d'ailleurs aussi ridicule sous Louis-Philippe que
l'avait été la « nouveauté, » lors des « calicots » de la Restaura-
tion. Le bon sens public a de ces divinations.
Potin avait, comme Bonnerot, l'idée de chercher le succès
dans la réduction des prix de vente, mais sans prétendre restreindre
tout d'abord les prix d'achat. Ce qu'il sacrifia ce fut son profit
commercial, fidèle au programme qu'il s'était tracé : « Des affaires
avant tout, le bénéfice viendra ensuite. » Petit et mince, il avait
l'air si jeune lorsqu'il se présenta pour louer sa première bou-
tique, rue Neuve-Coquenard, que son propriétaire ne consentit
qu'avec peine à l'agréer. Il inspira plus de confiance, quelque
temps après, à un fondeur de la rue des Gravilliers qui lui donna
sa fille en mariage. Chacun des deux conjoints apportait en mé-
nage une dizaine de mille francs. C'était bien peu, semblait-il,
pour les visées ambitieuses du mari; mais le besoin d'un grand
fonds de roulement ne se faisait pas sentir. Tout au plus l'épi-
cier d'alors fabriquait-il lui-même sa chandelle; pour tout le
reste, il renouvelait presque au jour le jour son assortiment dans
le quartier des Lombards, chez les droguistes, marchands de gros
816 REVUE DES DEUX MONDES.
et de demi-gros, qui florissaient en ce temps, et auxquels les rou-
liors, messagers et diligences apportaient seuls des stocks. Le
jeune Potin, qui faisait ses achats en personne pour éviter l'in-
termédiaire onéreux des courtiers, revendait presque au prix
coûtant. Pendant six ans il usa de ce système, gagna fort peu,
mais se fît beaucoup connaître. Si bien qu'en 4850, plein de con-
fiance dans l'avenir, il osait prendre rue du Rocher la suite d'une
épicerie plus importante. Elle avait pour maître ce M. Bonnerot
dont il vient d'être parlé, qui avait émigré sur la rive droite, et
elle était baptisée par le public du nom d' « Association », —
peut-être parce que l'éclatant uniforme porté par les garçons lui
donnait un caractère semi-administratif.
Dès la première année le nouveau propriétaire arriva au chiffre
de 3000 francs d'affaires par jour. La création des chemins de fer
favorisant les relations avec le dehors, il s'appliqua à introduire
les articles étrangers, inconnus ou peu usités en France, partant
très coûteux jusque-là. Il aborda ensuite son projet favori, devenu
la clef de voûte du nouveau commerce, consistant à se faire lui-
même fabricant afin de pouvoir vendre à meilleur compte des
produits meilleurs. Il commença par le chocolat : pendant sept ans,
dans un hangar situé au fond de sa cour où il avait installé un
embryon de manufacture, il fit manœuvrer lui-même sa broyeuse
à cacao. Ce laborieux avait une idée très haute de sa profession :
« Pour se rendre compte de la substance intime et de la confec-
tion de ses innombrables marchandises, il faudrait, disait-il, que
l'épicier fût cuisinier, il faudrait qu'il fût chimiste. » Et il s'effor-
çait de le devenir, ayant l'œil partout, absorbé, infatigable,
ignorant tout plaisir, indifférent aux satisfactions de l'aisance.
M. et Mme Potin couchèrent assez longtemps dans une soupente,
rue du Rocher, au-dessus de leurs magasins. Plus tard, bien
qu'il eût fondé en 1859 une succursale boulevard Sébastopol, au
loyer de 20000 francs, et qu'il eût jeté à la Villette, sur des ter-
rains maraîchers, les premières bases de son usine, Potin différait
d'année en année, faute de fonds, l'achat de l'argenterie néces-
saire à son ménage.
Plus il allait, plus ses affaires grandissaient, plus il était
gêné. Chez cet homme qui avait débuté sans capitaux, qui n'eut
ni banquiers ni commanditaires, les ambitions dépassaient toujours
les ressources. Bien souvent Mme Potin, qui tenait la caisse, dut
monter en hâte à son mari la recette du matin pour faire face
aux échéances de l'après-midi. Un soir la belle-mère du patron,
Mme Menet, le sachant mal à l'aise, et n'osant lui offrir un prêt
que sa fierté eût repoussé, arriva chez lui avec un gros porte-
feuille sous le bras, et, le prenant à part : « Dis donc, Félix, voici
LE MÉCANISME DE LA VIE MODE» NE. 817
100000 francs que j'ai réalisés; prends-les, sinon le père les
perdra; depuis quelque temps j'ai remarqué qu'il jouait à la
Bourse. » Or « le père », l'ancien fondeur, dont on augurait si
mal, était d'accord avec sa femme pour la perpétration de ce
stratagème et avait consenti de bonne grâce à passer, aux yeuk
de son gendre, pour un spéculateur enragé.
L'extension constante du commerce engloutissait, au fur et à
mesure qu'elles se produisaient, les économies provenant des
bénéfices. Et ces bénéfices n'étaient nullement proportionnés aux
ventes, puisque tout le système reposait sur un gain médiocre,
et que plusieurs articles, cédés à prix d'achat, se soldaient effec-
tivement en perte. Lorsque son entourage lui faisait ressortir ces
pertes et s'en effrayait, le maître s'emportait; il trouvait des mots
épiques : « Laissez, laissez, disait-il, pourvu que je gagne la ba-
taille, je ne compte pas les morts! » Les « morts », c'était le
sucre, l'huile, le café, tout ce qui attire et maintient la foule.
Cet homme qui entendait si largement les affaires, et qui
avait peiné toute sa jeunesse uniquement, semblait-il, pour gagner
de l'argent, n'était nullement cupide. Il en donna la preuve dans
une période de véritable grandeur. En 1870, au lendemain de la
capitulation de Sedan, lorsque les Allemands s'avançaient sur
Paris dont l'investissement n'était plus qu'une question d'heures,
un bon nombre de commerçons aperçurent aussitôt l'occasion de
faire un coup fructueux, en spéculant sur la hausse certaine des
denrées. Dès la fin de septembre il se trouva des négocions qui
offrirent à Potin de lui payer, en gros, ses stocks de marchandises
le double de ce qu'il les vendait au détail. Non seulement celui-ci
refusa, mais, pour être sûr que ses produits seraient livrés direc-
tement à la consommation, et pour en faire profiter le plus grand
nombre possible de personnes, il établit dans ses magasins une
sorte de rationnement. Chaque client qui se présentait ne pou-
vait exiger qu'une quantité strictement limitée de ces diverses
denrées, dont le prix n'avait pas été majoré d'un centime.
Curieux spectacle que celui de cette foule stationnant avec
patience aux portes de l'épicerie, dans l'espoir d'obtenir une boîte
de petits pois, un morceau de gruyère ou une fraction de ce cho-
colat dont il était ainsi distribué soixante mille tablettes chaque jour.
Jusqu'à deux ou trois heures de l'après-midi l'on servait, puis il
fallait fermer les portes afin de préparer — avec le personnel
restreint dont on disposait — les portions du jour suivant. Quand
les employés sortaient du magasin, à huit heures du soir, ils
trouvaient sur les bancs du boulevard Sébastopol des gens in-
stallés déjà, leur chaufferette sous les pieds, pour être les premiers
à l'ouverture du lendemain. En effet la queue, qui commençait
TOME CXXIX. — 1895. ï)2
818 REVUE DES DEUX MONDES.
en rangs pressés à l'entrée principale, pour serpenter le long des
rues Réaumur, Palestro, Grenéta, etc., était si longue que les der-
niers venus avaient toute chance de ne pas entrer.
Les 2 millions de francs de marchandises qui furent ainsi
péniblement émiettées auraient été vendues avec beaucoup
moins de tracas 5 ou 6 millions; le mépris d'une pareille dif-
férence semble assez peu ordinaire pour mériter quelque recon-
naissance, il n'en fut rien : égarée par des rivaux mécontens de la
concurrence d'un confrère, qui continuait sa besogne de « gâche-
métier », l'opinion- parisienne accueillit un instant sur le compte
de l'épicier Potin des calomnies ineptes. Il se trouva des jour-
nauv pour traiter d' « accapareur » ce serviteur de l'alimentation
publique, et pour annoncer, comme tel, son incarcération à Mazas.
Le succès ultérieur l'eût vengé de ces attaques, mais ce suc-
cès il ne devait pas le voir. Parti un soir d'été de 1871 sur le
haut d'un omnibus, suivant sa coutume, pour la petite maison de
campagne qu'il possédait à Ghampigny, et qui constituait sa seule
fortune en dehors de ses magasins, Félix Potin mourut subitement
dans la nuit. II n'avait que cinquante et un ans. Sa veuve restait seule
avec quatre eul'ans mineurs et une fille mariée à M. Labbé, entré
dans la maison comme simple garçon, élevé peu à peu aux em-
plois supérieurs, dont le patron avait fait son gendre.
Cette histoire de la maison Potin offre le tableau intéressant
de l'ascension d'une grande famille commerciale au xixe siècle,
et fournit un édifiant contraste avec certaines études sociales,
volontiers pessimistes, que la littérature met sans cesse sous nos
yeux. Mn,e Potin, désorientée, songeait à se retirer; M. Labbé,
qui eût pu racheter le fonds à bon compte, l'en dissuada. Il offrit
de diriger les affaires, au nom et comme fondé de pouvoirs de
sa belle-mère, à titre de premier commis, sans accepter aucune
participai ion aux bénéfices. Il doit donc être regardé comme
le second fondateur de l'entreprise. Quelques années après, la
deuxième, puis la troisième tille du défunt épousèrent à leur tour
deux employés principaux de la maison qui, l'un et l'autre, y
avaient débuté tout jeunes par les tâches les plus modestes. Ces
trois gendres, patriarcalement unis aux deux fils de M. Potin, sont
aujourd'hui administrateurs en commun de cette organisation
modèle, dont ils se partagent la propriété. Sous leur impulsion
le total des veutes n'a cessé de grandir. Il était de G millions de
francs en 1809; il était passé à 18 millions en 1880, à 30 millions
en 1887; il atteint présentement 45 millions de francs. Ce chiffre
comprend à peu près pour 10 millions les envois en province et
à l'étranger ; autant pour les livraisons qui se font à domicile à
partir de 10 francs; le reste représente le détail des magasins. La
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 849
vente, portant sur environ 2 000 articles divers de consomma-
tion, est répartie dans les journées moyennes sur 20 000 achats
— 30 000 en certaines saisons — faits en personne ou par cor-
respondance, et destinés à une clientèle qui embrasse toutes les
classes de la société.
III
A l'origine, le bon marché de ces produits constituait à leur
encontre une sorte de tare vis-à-vis d'un grand nombre de gens.
Un préjugé assez naïf, identifiant la qualité à la cherté, entretenait
la défiance. Il eût fallu manquer totalement de respect humain
pour oser avouer, dans un salon, que l'on se fournissait au rabais.
Le populaire, chez qui la nécessité bannit la vergogne, forma
seul le noyau primitif; puis le bourgeois s enhardit; maintenant
les riches à leur tour s'y portent. Cependant, par une discrétion
calculée, certains articles demeurent anonymes. Potin signe rare-
ment ses bonbons; peut-être leur ferait-il tort dans le monde en
s'en reconnaissant l'auteur. Il se prête au contraire de bonne
grâce aux velléités ambitieuses des cliens, qui fréquemment lui
apportent, pour les faire remplir, des sacs et des boites vicies sur
lesquels flamboient en lettres d'or les noms de fournisseurs en
vogue.
La comptabilité, les écritures d'un débit aussi fractionné sent
réduites à leur expression la plus sommaire. Quoique le nombre
et le montant des vols soient incomparablement moindres que
dans les grands bazars de nouveautés, il est presque impossible
de prévenir tout à fait les petits larcins commis par le personnel
ou concertés entre des garçons et des acheteurs. Sur un effectif
de 2 000 individus occupés soit dans les magasins, soit dans les
usines, il y a toujours des brebis galeuses. Lors d'une fouille
faite à l'improviste sur les ouvriers sortant de la fabrique de
charcuterie, on découvrait ces derniers mois une poitrine de porc
que l'un d'eux s'était indûment fourrée dans le dos, sous son.
gilet. Mais comme dans la nouveauté, les frais nécessaires pour
éviter ce léger coulage dépasseraient beaucoup le préjudice que
la maison éprouve de ce chef. Les commisecrive.nl sur des fiches
le montant détaillé de leurs ventes au fur et à mesure qu'ils les
effectuent; ces fiches sont contrôlées séance tenante de plusieurs
manières, mais les caissières ne portent en compte sur leurs livres
que le total et non la substance de chacune d'elles. Le point capital
était de réduire au minimum l'ensemble des frais généraux. On
y réussit, puisqu'ils n'excèdent pas o pour 100? tandis que dans
les épiceries moyennes, ils montent à 8 ou 10 pour 100 du chiffre
820 REVUE DES DEUX MONDES.
d'affaires, et dans les minuscules à 12 ou 15 pour 100. Cepen-
dant le grand magasin entretient, pour le service de Paris et de
la banlieue, une cavalerie de 950 chevaux et des voitures à pro-
portion, qu'il fabrique et répare lui-même dans ses ateliers.
Ce n'est pas au reste par les affaires que la maison fait direc-
tement que s'exerce son action bienfaisante. Qu'est-ce que 45 mil-
lions, sur un ensemble de denrées dont la France consomme an-
nuellement pour plus de quatre milliards et demi de francs,
c'est-à-dire cent fois davantage? On ne voit pas que les petits
commerçans aient lieu de se plaindre ni de crier au monopole.
Il est aisé de s'en convaincre en passant en revue les principales
marchandises : la plus notable des deux épiceries Potin (boule-
vards Sébastopol et Malesherbes) est le sucre : elles en vendent
pour 6 millions; or les Français en mangent pour 400 millions,
lis boivent pour 900 millions de vins et Potin en vend pour 5 mil-
lions. Que sont les 4 millions et demi de chocolat débité par la
maison qui nous occupe, auprès de telle fabrique comme celle
des Menier, qui en expédie pour une somme huit fois supérieure;
et ses quelques millions de cale auprès des 300 millions de francs
que peuvent valoir au minimum les 08 000 tonnes introduites
chaque année sur notre sol? Mais si Potin, et avec lui nombre de
grandes boutiques analogues qui ont sagement adopté son sys-
tème et le pratiquent avec des succès divers, n'empêchent pas le
petit commerçant de vendre, ils le forcent à vendre bon marché.
Ils établissent dans le pays, au moyen de leurs catalogues partout
répandus, un prix régulateur qui sert de base aux transactions de
détail et ne comporte qu'une majoration modérée de la valeur
d^achat. Voilà leur crime! et voilà, selon nous autres, pauvre
bon public, leur titre à notre estime et à nos encouragemens.
C'est ainsi que Potin a essaimé en province environ 1G0 mai-
sons qui, sans dépendre directement de lui, tiennent une partie
de ses marchandises et ont porté dans les villes les plus éloignées
« l'esprit nouveau » des denrées alimentaires. A l'antipathie sus-
citée par ces gêneurs, dans nos chefs-lieux de départemens et
d'arrondissemens, chez les rivaux qu'ils dérangent, nous pouvons
mesurer leurs services. La bataille a été rude et la clientèle
âprement disputée. Mais, pourvu que ces disciples restent fidèles
à la doctrine de la maison parisienne, où la plupart d'entre eux
ont travaillé comme garçons avant de s'établir, pourvu qu'ils ven-
dent de bonnes choses à bon marché, leur victoire n'est qu'une
question de temps.
Encouragée par les résultats obtenus en France, la grande
épicerie aborde déjà l'exportation. Les colonies françaises lui
ouvrent un débouché naturel. Cràce au système de drawbacks,
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 821
heureusement adopté par le gouvernement, en vertu duquel les
droits de douane sont remboursés aux exportateurs, il est pos-
sible à nos commerçans de lutter, sur le marché international,
pour la vente de produits manufacturés à l'intérieur avec des
matières premières venues de l'étranger; le chocolat par exemple.
Il est souhaitable que les facilités offertes par l'administration
soient encore étendues. Ainsi le café français est estimé dans bien
des pays où cette denrée est l'objet de sophistications nom-
breuses; on s'accorde à reconnaître au nôtre des qualités pré-
cieuses: une torréfaction mieux faite, un mélange plus intelligent
des espèces. Comme il supporte à l'état vert un droit d'entrée de
130 francs par 100 kilos, augmenté d'un quart par le brûlage,
la réexpédition du café ne pourrait s'opérer que sous bénéfice
d'une déduction de taxe qui, jusqu'à présent, n'est pas admise.
L'exportation, qui dans la maison Potin est encore en enfance,
— elle ne dépasse pas 1 million, — s'était, durant les premières
années, soldée en perte. Il faut en effet, pour des alimens des-
tinés à des contrées lointaines, à des climats très différens du
nôtre, une fabrication et un conditionnement spécial. Le sucre
doit être enfermé dans de solides boîtes en fer-blanc qui le met-
tent à l'abri des insectes et de l'humidité; les conserves sont
l'objet, pour assurer leur conservation dans les pays chauds, de
précautions multiples. L'usine de la Villette disperse aujourd'hui
ses caisses aux quatre points cardinaux : la Réunion, Port-au-
Prince, la Nouvelle-Orléans, Santiago de Cuba, le Congo font
des commandes journalières. Nos explorateurs, nos missionnaires,
notre armée coloniale ont recours à ces envois de la métropole;
nombre de colis, au moment de ma visite, étaient en partance
pour Madagascar.
IV
Le point capital, pour un magasin de nouveautés, est de
n'avoir qu'un stock de marchandises relativement faible et de le
renouveler sans cesse. C'est, — on l'a vu, — l'une des bases de
l'organisation des grands bazars : ils font ainsi produire un intérêt
renouvelé à l'argent qui traverse leur caisse, aux articles qui tra-
versent leurs rayons, pendant que les petites maisons, où la
vente est plus lente, immobilisent des fonds proportionnellement
bien plus importans. Pour l'alimentation c'est le contraire: l'art
de l'épicier modeste est de n'avoir que très peu de denrées à la
fois. Il lui faut moins de place ainsi, partant un loyer moindre ;
il a peu de dettes et se procure des marchandises plus fraîches.
Tel est le bon côté; le mauvais, c'est qu'achetant par portions
822 REVUE DES DEUX MONDES.
minimes, à des marchands en gros, il paie tout fort cher, et qu'il
lui est impossible de vendre à bas prix.
Avec le mécanisme nouveau, des stocks énormes sont néces-
saires; il faut à Potin, en marche normale, près de 10 millions
de fonds de roulement. Ses comptoirs de détail, seule partie de
l'entreprise connue du public, ne sont qu'une façade. Cette façade
s'appuie sur de vastes entrepôts et sur des usines complexes, qui
sont tout le secret du succès, destinées qu'elles sont à ne pas pro-
duire de bénéfice direct, mais permettant au magasin de vendre
à un prix beaucoup moindre, puisqu'il économise le gain du fa-
bricant.
La maison Potin a successivement monté quatre de ces manu-
factures : à Epernay elle brasse des raisins et prépare son vin de
Champagne; à Miramon (Lot-et-Garonne) elle confectionne les
pruneaux, dont elle écoule 900 000 kilos par an ; à Pantin, à
la Villette, elle manipule le reste de ses marchandises. A Pantin,
des bàtimens spacieux, couvrant plus d'un hectare, ont succédé
à l'affreuse petite boutique de la rue Sainte-Marguerite, où le
fondateur avait primitivement établi son dépôt extra mur os. A
l'entrée se trouve le laboratoire de chimie pour le contrôle des
matières premières; à gauche, les chais de vins ordinaires, dont
il s'expédie 120 pièces par jour, qui proviennent en grande
partie de propriétés possédées, à titre privé, par les membres de
la famille Potin, en Tunisie, Algérie, Bordelais et dans le midi
de la France. A droite, la distillerie : en des fûts de chêne verni
sont rangés côte à côte liqueurs et sirops de toute essence et de
tout nom.
Une seule manque, dont la composition est toujours inconnue :
c'est la chartreuse. Ce siècle de publicité et d'indiscrétions n'a pu
arracher leur secret aux moines. Chacun sait qu'ils emploient des
eaux-de-vie de vin vieilles et supérieures : élément si important
que, lors des ravages du phylloxéra, désespérant de trouver des
cognacs sincères, les chartreux organisèrent pour leur compte une
bouillerie de vin en Algérie. — Un pareil soin serait superflu depuis
que l'on a pu se procurer, en 1894, dans nos départemens méri-
dionaux, des armagnacs authentiques pour 60 francs l'hectolitre.
— On sait de plus qu'il entre, dans la confection de la char-
treuse, de l'hysope, de la camomille, diverses autres plantes;
mais on ne pourrait dire en quelle proportion, et l'analyse ne le
révèle pas. Aucune imitation n'atteint la perfection du modèle.
La recette des autres liqueurs étant à la portée de tout fabri-
cant, il lui suffit, pour réussir, de soigner les « alcoolats », c'est-à-
dire les infusions de fruits ou d'herbes qui communiquent la sa-
veur et qui, préparées trois ou quatre années à l'avance, attendent
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 823
leur tour dans les celliers. Les eaux-de-vie, logées plus loin,
s'étagent depuis la « Grande-Champagne 1830 » à 30 francs la
bouteille, jusqu'à la « Marmande (de fantaisie) » à 1 fr. 7") le
litre. Sur celle-ci le fisc prélève 1 fr. 20, à Paris; pour peu que
le marchand, auquel il ne reste que 0,55, se pique d'ajouter au
« trois- six » souple et fin, coloré par du caramel, une petite
quantité d'armagnac chargé de donner le bouquet au mélange,
il risque de ne pas gagner un centime sur cette spécialité.
La parfumerie, installée dans un autre corps de bâtiment,
offre une grande variété de travaux : ainsi l'eau de Cologne, filtrée
devant nous, a pour base le néroli, dont le kilogramme pur coûte
de 300 à 500 francs. Ce parfum n'est autre chose qu'une huile
recueillie goutte à goutte, à la surface de l'eau de fleur d'oranger,
pendant la distillation de cette dernière ; ce qui explique comment
les eaux de Cologne de basse qualité se trouvent sentir la fleur
d'oranger, dont le néroli n'a pas été assez exactement séparé. Le
kaléidoscope d'odeurs, venues depuis l'entrée dans l'usine cha-
touiller le nerf olfactif, — âcreté tannique des fûts vides de vin
rouge, arôme entêtant des alambics en marche, — se déploie ici
en un arc-en-ciel de senteurs douces ou fortes, simples ou com-
posites, qui ont pour mission de s'assujettir notre odorat.
Il en va de même dans la section des sirops, dans celle des
gelées et des confitures. Les jus destinés aux. deux préparations
ne se ressemblent nullement. Ils doivent être pour les sirops
dépourvus de mucilage, de toute la partie charnue du fruit; sinon
le liquide, trop épais, risquerait après cuisson de passer à l'état
solide : on évite cet écueil et l'on obtient l'épuration désirable
-en faisant subir aux fruits, avant de les pressurer, une fermen-
tation légère qui les dépouille. Aux confitures le « corps » est in-
dispensable ; la fermentation les priverait de cette saveur du fruit
frais dont elles doivent se rapprocher le plus possible. Aussi se
borne-t-on à conserver en vases clos les liquides extraits de la
groseille, les prunes et abricots séparés de leurs noyaux, préala-
blement soumis à l'action de la vapeur. Moyennant cette précau-
tion, on peut fabriquer des confitures toute l'année, au jour le
jour, au lieu de les confectionner d'un bloc au moment de la
maturation de chaque espèce ; système qui avait le désavantage
de livrer au public des produits durcis, recouverts d'une croûte
de sucre. L'atelier de confitures, qui dispose d'appareils perfec-
tionnés de cuisson dans le vide, est dirigé par un vétéran, mé-
daillé du travail, qui compte dans la maison trente-deux années
de services.
Il fait partie, à la Villette, d'une manufacture unique peut-
être en son genre, par la multiplicité hétéroclite des comestibles
824 REVUE DES DEUX MONDES.
fraternisant sous le même toit. D'un côté, la pâtisserie, la biscui-
terie anglaise et française, arec leurs agencemens de fours com-
pliqués; la confiserie, où s'entassent les amandes flots, destinées
à la confection des dragées, dont il se vend ici 100000 kilos par
an, un joli contingent de baptêmes. Non loin des bassines de
cuivre où les amandes, enduites de gomme, subissent, par une
rotation incessante, l'opération de Y enrobage dans une écorce de
jus parfumé, travaillent les artistes de la partie, les sculpteurs
en sucre et en chocolat. Leur chef modèle prestement des fleurs
et des animaux, des arabesques et des personnages pour les œufs
de Pâques ou les pièces montées; il reproduit, en de prestigieux
bas-reliefs d'étalage, une scène de drame ou un ballet de féerie.
Le tout, sans autres instrumens que des cornets de papier, rem-
plis de sucre lié au blanc d'œuf, dont il fait jaillir le contenu par
la pression simple du pouce.
Nous voici arrivés à la casserie de sucre. Un nuage de pous-
sière blanche nous enveloppe et nous aveugle. Le sucre poudre
nos cheveux, neige sur nos habits, entre en nous par tous les
pores. Nous en aspirons, nous en mangeons sans le vouloir. Pour
ne pas emporter chaque soir, dans leur chignon, un dépôt de
ce produit inoffensif mais sirupeux, les femmes, presque exclu-
sivement employées ici, ont la tête emmitouflée de linges blancs.
Un monte-charge à godets enlève un à un, au fur et à mesure
du déchargement, les pains apportés par les voitures des raffi-
neries. En quelques secondes le pain, au moyen de scies à va-
peur, est divisé en rondelles circulaires; ces rondelles, passant
sous des couteaux mécaniques, prennent aussitôt la forme de longs
rectangles; ces rectangles à leur tour sont partagés, par un troi-
sième appareil, en une quantité de ces cubes minces et régu-
liers que nous consommons. La vente du sucre en pain a presque
totalement cessé : sur les 20000 kilos que Potin vend chaque
jour il n'est pas livré, en pains, plus de quatre à cinq cents kilos.
Les établissemens publics, puis les particuliers, ont reconnu que
la manipulation à domicile de ces cônes incommodes était désa-
vantageuse.
Les raffineries elles-mêmes ont tiré parti de ce nouvel
usage, en annexant à leur industrie principale cet accessoire de
la casserie du sucre, qui leur procure des bénéfices très appré-
ciables. Il est possible que, de son côté, la grande épicerie, dont
le propre est la suppression des intermédiaires, se charge elle-
même à bref délai du raffinage des sucres. Elle pourra ainsi
réduire le prix au détail d'une somme fixe d'environ cinq cen-
times par kilo. Ce ne serait pas encore le sucre gratuit ou « presque
gratuit » que promettait une réclame fameuse, mais ce serait
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 825
un progrès. Par suite de ses rapports directs avec la clientèle, et
aussi en raison du grand nombre de ses articles, elle n'aura pas à
redouter une baisse concertée delà part des gros spéculateurs qui
dominent exclusivement cette marchandise, mais qui ne pourraient
vendre longtemps, sans se ruiner, au-dessous du prix de revient.
Elle est déjà fort bien placée pour utiliser les déchets de sa
casserie : et d'abord dans les sucres pulvérisés que des moulins
spéciaux réduisent, suivant les goûts de l'acheteur, à un état plus
ou moins grand de finesse, depuis la « semoule » jusqu'à la
« glace », ou poudre impalpable. Elle peut aussi les employer
dans la confiserie et la chocolaterie, puisque le chocolat se com-
pose, à doses presque égales, de sucre et de cacao. L'usine ici
fabrique 6 à 7000 kilos par jour de chocolats variés; sa vente
annuelle a passé, depuis vingt ans, de 2 à 5 millions de francs.
Le cacao, dont les principaux marchés sont aux Antilles, sur
la « côte ferme » de l'Amérique centrale, au Brésil, à Java et à
Geylan,est uniformément frappé, à l'introduction en France, d'un
droit de 104 francs par quintal; mais au lieu d'origine, son prix
varie, d'une année à l'autre, d'un quart ou d'un tiers, suivant la
récolte; dans la même année, suivant la qualité, il va de 55 à
200 francs les cinquante kilos. Entre le planteur récoltant et le
consommateur il n'est pas d'autre intermédiaire que le courtier,
chargé des achats en bourse moyennant une légère commission.
Le séjour des greniers, qui aigrit parfois les hommes, quoi qu'en
ait dit Béranger, améliore les cacaos. On les y laisse vieillir. Au
moment d'être utilisés, les grains sont soumis à des triages suc-
cessifs à la main et à la machine, torréfiés ensuite, — non comme
les grains de café qui ne font qu'un court séjour en de petits mou-
lins, — mais dans d'énormes cylindres où ils passent cinq à six
heures. La cuisson leur enlève un cinquième de leur poids. On les
concasse alors; certaines parties du cacao, appelées « germes »,
sont tellement dures qu'il les faut traiter à part entre des meules
exceptionnellement résistantes. Après la mouture s'opère, dans
un malaxeur, le mélange avec la vanille et le sucre, dont les pel-
letées blanches disparaissent en quelques tours de roue sous la
brune coloration du cacao. Les deux élémens commencent à se
pénétrer; leur fusion intime s'opère sous la broyeuse, qui les
brasse, les foule, les pétrit, jusqu'à ce qu'ils soient confondus en
une même pâte. Cette pâte, après un traitement aussi violent,
obtient quelques heures de repos. Jetés pêle-mêle sur de lon-
gues tables, en montagnes informes, ces amas de chocolat sé-
journent dans une étuve qu'un ouvrier aux trois quarts nu,
ruisselant de sueur des pieds à la tête, maintient à la température
de 60 degrés minimum. Lorsque la matière s'est assez reprise,
826 REVUE DES DEUX MONDES.
assez étirée, sons l'influence de la chaleur, durant le travail latent
qui s'est opéré entre ses molécules, on la dresse, les moules lui
donnent sa forme définitive, et elle est admise dans la chambre de
refroidissement.
Au sortir de la chocolaterie, changement de tableau : nous
tombons dans la fabrique de conserves. Entre deux murailles de
haricots et de petits pois, maçonnées de boîtes cylindriques qui
lient le plancher au plafond et bornent de toutes parts cet horizon
de légumes, nous arrivons à l'atelier où 6 à 700000 récipiens de
fer-blanc sont annuellement remplis. Ici, une machine se charge
d'écosser automatiquement les pois ; là, des appareils ont pour
mission de sertir à froid les couvercles métalliques, — scellement
rapide et perfectionné qui remplace l'ancien système des bouchons
et des soudures; — plus loin, dans des chaudières autoclaves en
forme d'armoires, se fait la cuisson en boîtes. D'autres vases en
métal servent à contenir les extraits de viande, expédiés en gros
barils de Russie ou d'Amérique.
Les manipulations se succèdent indéfiniment de salle en salle ;
les bocaux de verre, alignés, se remplissent de cornichons ou de
pickles, amenés des sous-sols dans des fûts en bois. Des moulins
traitent la graine de moutarde, épurée, puis lavée et tamisée.
Selon que la farine demeure unie au son, ou en est exactement
séparée, l'ouvrier donne à ce condiment une saveur tantôt douce,
tantôt forte et suffisante pour tirer des larmes de l'œil le plus sec.
D'autres moulins travaillent le tapioca — que l'Allemagne con-
trefait maintenant avec des fécules — mais qui provient exclusi-
vement, lorsqu'il est sincère, de la racine de manioc. Cette racine
renferme, à l'état frais, un liquide assez vénéneux, paraît-il, dont
on la purge par la dessiccation. Râpée ensuite, elle nous est
expédiée par les Indes ou le Brésil. De la Nouvelle-Calédonie fut
importé en France, mais pendant un ou deux ans seulement, le
plus beau tapioca que l'on ait vu. Passé d'abord au four, ce produit
est amené, par une succession d'engrenages, à une échelle graduée
de grosseur.
A leur arrivée de Canton ou de Bombay, les thés, dont la mai-
son débite 60 000 kilos par an, sont emmagasinés aux étages su-
périeurs, puis dosés délicatement au goût français, qui ne les
supporterait pas isolément. Les Orientaux ne boivent que des
thés non composés ; aux palais européens l'infusion jaune pâle
du pé-ko rappellerait trop une tasse de tilleul pour qu'ils en
fassent le même cas que les Célestes.
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 827
Les modes d'achat, de préparation ou simplement de mise
en œuvre ne sont pas aussi exactement connus pour toutes les
denrées ; la conservation des œufs, par exemple, est un problème
dont la science alimentaire cherche encore la solution parfaite.
Dune saison à l'autre le prix des œufs varie de 0 fr. 70 à 4 fr. 20
la douzaine. Le jour où l'on sera parvenu à maintenir, durant
l'automne et l'hiver, la qualité des œufs pondus depuis le prin-
temps, — espérance qui n'a rien de chimérique; il s'est produit
en ce siècle des découvertes plus extraordinaires, — le prix de
cet aliment nutritif baissera, pendant la saison mauvaise, au pro-
fit des consommateurs urbains, et les producteurs ruraux seront
à l'abri des pertes considérables que la gelée, la pourriture, di-
verses maladies, leur font subir sur les 300 millions d'œufs ap-
portés chaque année aux Halles de Paris. On s'applique toujours
plus ou moins aujourd'hui à rendre imperméable la coquille,
naturellement poreuse et accessible aux influences extérieures :
— on sait que les œufs, posés sur des fleurs, s'imprègnent de leur
parfum; ils font des omelettes à la rose ou au jasmin. — Dans
une coquille imperméable l'œuf, sorte d'animal vivant, désor-
mais privé d'air, s'étiole, meurt et se décompose. Les recherches
de l'industrie ont pour but de lui laisser assez d'air pour vivre
et pas assez pour se gâter.
Quoiqu'elles opèrent sur des articles offrant une grande insé-
curité, par suite des spéculations de bourse dont plusieurs sont
l'objet quotidien, les grandes organisations alimentaires devien-
nent, par la modicité de leur bénéfice, les servantes presque gra-
tuites du public; elles n'ont même pas pour elles ce « sou pour
livre «dont leur entrée en scène a frustré les «gens de maison ».
Le profit net de la maison Potin n'atteint pas 4 pour 100 du chiffre
de ses affaires. Et ce profit semble plus minime encore si l'on
songe qu'il rémunère les deux fonctions distinctes du commer-
çant et de l'industriel. Cette concentration en une seule personne
des deux métiers d'artisan et de marchand existait à l'époque déjà
ancienne où chacun vendait ce qu'il fabriquait lui-même. On re-
connut alors que beaucoup de choses étaient mieux faites et à
meilleur marché dans des ateliers spécialisés, et par quantités
notables. Ainsi se créa l'industrie moderne à gros capital, à grand
outillage. Le dernier terme de l'évolution, que l'on commence à
apercevoir, sera sans doute la réunion future de ceux qui furent
longtemps séparés, sous l'aspect de fabrications colossales fon-
dues avec des commerces géans. En utilisant mieux ainsi les
forces et l'activité de l'homme, on procurera à tous une plus
grande somme de bien-être pour la même somme de travail.
C'est le progrès réel qui s'accomplit en silence, dans le monde
828 REVUE DES DEUX MONDES.
des faits, à côté du progrès imaginaire que l'on poursuit bruyam-
ment dans le monde des paroles.
C'est ainsi qu'à la masse besogneuse et parasite des petits
boulangers se substitueront quelque jour un certain nombre de
vastes usines à pain, associées à des minoteries puissantes, —
le fait déjà se produit à Paris, — et ces minotiers marchands de
pain ne seront peut-être que les agens d'associations agricoles
exploitant scientifiquement le sol. Le pain et la viande sont en
effet les deux branches les plus arriérées du commerce de la
nourriture. Sollicités par la clientèle de comprendre ces articles
dans leur trafic, les bazars alimentaires hésitent, et leurs chefs à
ce sujet sont assez divisés.
Parmi les héritiers de Félix Potin, les uns, les doyens, voient
dans cette extension indéfinie une confusion regrettable, une sorte
d'anarchie commerciale plus qu'une centralisation utile. Sem-
blables à Boucicaut, qui n'accroissait le nombre de ses rayons
que malgré lui, ils se désolent des empiétemens successifs de
leur maison, ne se résignent qu'en gémissant à ces créations qui
les choquent, et ne grandissent en quelque sorte que contraints
et forcés. Les autres, les jeunes, obéissant au mouvement con-
temporain qui les emporte, poursuivent la conception de l'appro-
visionnement universel, d'une halle de détail où le petit consom-
mateur achètera tout au prix de gros. Ceux-là, forts de leur
majorité, — ils sont trois contre deux, — ont introduit dans les
magasins la volaille, le gibier, certains légumes et la viande
de boucherie. Le succès semble couronner leur tentative :
70 agneaux et 500 kilos de lapin furent vendus au début en un
seul jour.
VI
Jusqu'ici la seule consommation animale qui eût fourni ma-
tière à une exploitation quelque peu développée était la charcu-
terie. Il existe à Paris une quarantaine d'usines à salaisons, dont
chacune occupe en moyenne 50 ouvriers. Potin lui-même en a
fondé une à la Villette pour son usage. La plus notable, appar-
tenant à M. Cléret, a son siège avenue du Maine et fait 3 mil-
lions d'affaires par an. L'innovation, qui consiste à transformer
le porc à la vapeur « en saucisses et en boudins », a eu pour con-
séquence une baisse sensible du prix de ces denrées : la même
charcuterie qui coûtait 2 francs il y a quinze ans, coûte mainte-
nant 1 fr. 25, quoique la matière première ait plutôt augmenté et
se vende en gros 0 fr. 80 la livre.
Cette matière première est représentée ici par 6 ou 7 000 kilos
LE MÉCANISME DE LA VIE MODEKNE. 829
de viande de porc achetée chaque matin aux Halles. Elle arrive
grillée déjà ou échaudée, et l'animal est tout d'abord découpé en
une série de morceaux, dont le traitement variera suivant leurs
multiples avatars : aristocratiques ou populaires, crus ou cuits,
salés ou fumés, conservés dans la glace ou desséchés à l'air chaud.
Cette moitié de cochon français, hollandais ou belge, dont les
ouvriers s'emparent pour en tirer une poitrine, un jambon, un
lard et un rein, ressortira de l'établissement, dans deux joins ou
dans quatre mois, roulée en saucisson de Lyon, d'Arles, de Lor-
raine ou de Bretagne, hachée en andouille de Vire, de Troyes ou
d'Arras, titrée en terrines de pâté' ou de rillettes, enfilée en rubans
de saucisses ou de cervelas dont la maison Cléret vend 1 oOO dou-
zaines chaque jour, ou élevée au rang de jambon d'York, de
Bayonne et de Mayence, selon la préparation qu'il aura subie
d'après les secrets antiques de chaque ville, connus aujourd'hui
par tout le monde et oubliés parfois au lieu même de leur berceau.
Il est des produits qui accusent une perte : tel le saindoux,
vendu 0 fr. 60 le kilo, le tiers à peu près de ce qu'a été payée la
viande ; il en est d'autres au contraire qui sont vendus 4 fr. 50 le
kilo, le triple du prix d'achat, comme le saucisson de Lyon.
Celui-là est en quantité minime puisqu'il provient exclusivement
de la noix du jambon. Réduite en purée sous les hachoirs, cette
viande est ensuite malaxée durant vingt-cinq minutes dans un
appareil à vapeur chargé de répartir exactement dans la masse
les petits carrés de lard, dont les tranches plus tard se trouve-
ront diaprées sur nos raviers. On y verse en môme temps un
assaisonnement singulier qui se compose, outre le sel, le poivre
et les épices, de sucre, d'huile d'olive, de rhum et de curaçao.
La bouillie ainsi obtenue, et pourvue de ces divers ingrédiens, esl
entonnée et foulée par un mécanisme voisin dans des boyaux de
qualité supérieure, — l'établissement en use pour 50 000 francs
par an, — et le saucisson est terminé.
Mais il est loin d'être comestible encore. Des ouvriers embo-
binent ce rouleau humide et flasque dans un double corset de
ficelle, vertical et horizontal, puis le saupoudrent de farine et le
suspendent en des séchoirs chauffés, où il demeure trois mois
au moins avant d'être mis dans le commerce. Les autres espèces
de saucissons se vendent deux et trois fois moins cher que celui
de Lyon; il en est, comme celui de Bretagne, qui doivent être
cuits, et leurs prix dépendent de la qualité de la viande. Nul
cependant n'est confectionné avec de l'âne, comme pourrait le
faire croire une légende assez bien établie. La raison en est fort
simple : la chair du petit nombre d'ânes disséminés sur le sol
français reviendrait, si l'on s'avisait d'y avoir recours, à plus haut
830 REVUE DES DEUX MONDES.
prix que celle du porc. Le cheval, au contraire, dont les meil-
leurs morceaux coûtent trois fois moins que ceux du cochon, est
introduit à dose plus ou inoins forte dans la charcuterie à bon
marche, facturée avec cette indication cabalistique : « mél. ch. »,
— mélange cheval, — et qui se vend en gros 1 fr. 50 le kilogramme.
Au-dessous de l'établissement sont creusés trois étages de
caves éclairées à la lumière électrique. Le long de leurs murs
courent des tuyaux frigorifères reliés à une machine du sys-
tème Raoul Pictet. Une température glaciale est ici nécessaire
pour conserver, été comme hiver, les jambons et les poitrines
empilés les uns sur les autres, et baignant au milieu de la sau-
mure dans des citernes de trois mètres de profondeur; de même
il fallait une chaleur toujours égale aux penderies superposées
de saucissons que nous avons parcourues tout à l'heure. Ce ma-
tériel perfectionné, cette fabrication économique, ne s'appliquent
toutefois qu'à la seule espèce porcine , dont Paris consomme
i2."J millions de kilos, et non aux 160 millions de kilogrammes
de bceui", veau et mouton qui alimentent la capitale. Il n'existe pas
encore en France de ces gigantesques boutiques carnassières à
l'américaine, que M. Brunetière appelait récemment, avec un
mépris trop cruel, « d'ignobles usines à dépecer. » Me sera-t-il
permis de plaider leur cause chez nous, où le nombre des bou-
chers va se multipliant sans cesse tandis que leur bénéfice indivi-
duel diminue et que le prix de la viande en détail augmente?
VII
Dans une Enquête sur les prix de détail, faite il y a huit
ans déjà, M, de Foville a fort bien expliqué la cause de ce phéno-
mène : « La concurrence, remarque-t-il, quand elle ne s'exerce
qu'entre unités commerciales du même ordre, est loin d'avoir toute
l'efficacité que les purs théoriciens lui attribuent d'ordinaire... »
L'importance moyenne des clientèles diminuant, chaque vendeur
doit tirer son bénéfice et le remboursement de ses frais d'un
nombre d'acheteurs de plus en plus réduit, et la concurrence, loin
de modérer l'essor des prix, les fait monter tout ensemble comme
eMe fait filer vers le ciel les arbres serrés les uns contre les
autres dans une futaie trop épaisse.
A l'époque où le nombre des bouchers de Paris était limité,
(huis les dernières années de la Restauration, ils étaient devenus
en général l'oit riches et en même temps si arrogans que l'un d'eux
affecta, paraît-il, lors d'une cérémonie publique, de « dépasser
le carrosse du roi. » La personne qui m'a conté ce détail,
M"'" A. Duval, l'une des gloires de la corporation, veuve du fon-
LE MÉCANISME DE LA V1K M0DLKNE. 831
dateur des bouillons, ne m'en a pas, du reste, garanti l'exactitude.
Ce n'est peut-être qu'un souvenir historique des tiers étaliers de
l'ancien régime. Quelle qu'ait été l'origine, politique ou écono-
mique, de la liberté des boucheries, elle donna tout d'abord &e si
mauvais résultats que le gouvernement, pour restreindre leur.
nombre, revint à un système mixte : vers 1850, pour avoir droit
de s'établir, chaque boucher devait acheter deux maisons et en
fermer une. On comptait ainsi faire disparaître peu à peu l'en-
combrement des petits étaux. Pourtant il n'y avait alors à Paris
que 801 bouchers; aujourd'hui il y en a 2 110. La différence entre
les prix des animaux sur pied et ceux de la viande au détail ne
provient donc pas seulement de la baisse des peaux, des bines,
du suif, — valant naguère 1 franc, maintenant 0 fr. 40 le kilog. —
de tous ces accessoires qu'en langage technique on appelle « le
cinquième quartier ». Cet écart est motivé par l'organisation
défectueuse du commerce : trop de compartimens, de degrés suc-
cessifs séparent le pot-au-feu parisien du paysan berrichon, cha-
rentais ou normand. Un bœuf doit nourrir trop de inonde avant
d'être mangé effectivement.
Au marché de la Villette, les ventes se l'ont par bandes de
10 à 20 bœufs et de 100 à 200 moutons, chaque bande ayant en
vedette des têtes de choix pour faire passer les sujets médiocres.
Cet état de choses a créé et maintient le commerce de gros, les
« chevillards », ou bouchers abatteurs, qui revendent aux
bouchers de détail; à moins que ces derniers ne se fournissent
aux Halles, où s'opère d'ailleurs un échange permanent entre les
bas morceaux, repoussés par les quartiers riches, et les mor-
ceaux de choix, abandonnés par les quartiers pauvres qui n'ont
pas de quoi les payer. Il faudrait qu'un individu ou une associa-
tion possédât à la fois des magasins aux Champs-Elysées et aux
Batignolles, dans le faubourg Saint-Germain et dans le faubourg
du Temple, qu'il achetât des lots de bestiaux sur pied, les abattît
et les débitât en totalité, expédiant ses « filets » à droite, ses
« palerons » à gauche, utilisant ses « issues » en exerçant à lui
seul toute l'industrie de la « chair », à la fois boucher, tripier et
charcutier.
Périlleuse tentative, disent les gens du métier; le commerce
de boucherie est le plus difficile de tous. Le contrôle de nom-
breux étaux disséminés dans Paris serait impraticable. La dis-
tance entre les prix des diverses qualités de viande est très
variable : énorme en hiver, insignifiante en été. La marchandise
invendue subit, de jour à autre, une déperdition de, poids sen-
sible; on ne peut, du reste, en conserver aucune sans avarie.
Tous les bouchers ont aujourd'hui leurs glacières; mais, en fait.
832 REVUE DIS DEUX MONDES.
une viande qui a séjourné sur la glace ne vaut plus rien. Inter-
roge/ la maison Duval, dont les trois boucheries ensemblevendent
pour un million de francs par an; elle vous répondra que cette
branche de son exploitation ne lui donne pour ainsi dire aucun
bénéfice, que son gain provient uniquement de ses restaurans.
Encore a-t-elle renoncé à l'achat des animaux sur pied pour
n'avoir pas à courir les risques de reventes onéreuses.
Quelques-unes de ces objections sont fondées, d'autres seule-
ment spécieuses, et le lecteur n'attend pas d'un profane qu'il
entre ici dans le vif d'un débat, dont le « collier », la « joue »
et la « plate-côte » feraient tous les frais. Il est vraisemblable
que, sous l'impulsion d'un spécialiste hardi, la boucherie se
modifiera : le novateur sortira-t-il d'un étal de quartier ou d'un
échaudoir de la Villette ? Sera-ce un « bœuftier » ou un « mouton-
nier » , c'est-à-dire un boucher de l'abattoir dont le trafic ne porte
que sur le mouton ou sur le bœuf? Viendra-t-il des Halles cen-
trales, en la personne d'un de ces trop nombreux facteurs ou com-
missionnaires sans ouvrage, mécontent de sa place dans le coin
délaissé d'un pavillon, de ce qu'on appelle en argot de l'endroit
être logé « à la purée »? Nul ne peut le savoir; l'évolution,
jusqu'à ce qu'elle s'accomplisse, continuera à passer pour impos-
sible.
VIII
Il est certain qu'elle présente des difficultés, puisque la viande
est, de tous les alimens, celui qui a donné le plus de déboires
aux sociétés coopératives. Aussi abordent- elles cet article avec
beaucoup plus de timidité qu'aucun autre. Sur un millier de-
coopératives de consommation existant en France, 400 ont pour
objet la boulangerie, 19 seulement s'occupent exclusivement de
la boucherie. Celles qui embrassent l'universalité des comestibles
obtiennent, dans cette dernière branche, des résultats assez mé-
diocres.
Leur insuccès relatif n'est cependant pas de nature à nous
décourager. La coopération, en qui l'on s'accorde à voir non la
seule, mais la principale forme de distribution des marchandises
dans l'avenir, est encore au berceau. Ce chiffre de 1 000 sociétésr
donné plus haut, n'est qu'un leurre; la plupart jusqu'ici végètent
sans adhérens, sans capital, sans affaires. Elles se composent en
% général de quelques centaines de personnes, effectif assez sem-
blable à la clientèle d'un petit marchand. Elles ont par suite les
mômes frais que lui. Plus des trois quarts de nos coopératives ne
comptent pas 500 membres; quatre seulement en ont plus de
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 833
10 000 : l'une en province, à la Rochelle (13 500); les trois autres-
à Paris, Société des employés civils (11 200), Association des offi-
ciers de terre et de mer (14 000), Moissonneuse (15 000). On évalue
à 100 millions de francs le total des ventes annuelles de ces mille
sociétés, somme bien modeste auprès des 1 200 millions de francs
des associations analogues en Angleterre, somme dérisoire auprès
des dix ou douze milliards que comporte, pour les objets qu'elles
embrassent, la dépense des familles françaises. Un champ immense
leur est donc ouvert.
La plus forte des coopératives actuelles par le nombre des
associés, la plus attachante aussi par la catégorie sociale dans
laquelle ils se recrutent, la Moissonneuse, a son siège social rue
des Boulets, à l'extrémité du faubourg Saint-Antoine. Ses
15 000 membres sont sans exception des ouvriers; ils représentent
une population de 60 000 âmes, en comptant, suivant l'usage,
quatre personnes par feu. La plupart des actionnaires, en ell'et,
vivent en ménage, conjoints de droit ou d'apparence. Mais ce
dernier détail importe peu ; dans les statuts, votés en assemblée
générale, « 1' union libre » jouit des mêmes égards et confère les
mêmes droits que le mariage légal. « Au décès d'un sociétaire,
dit l'article 15, sa veuve, sa compagne ou ses ayans-droit peu-
vent faire opérer le transfert à leur nom de son action... » « Toute
veuve ou compagne qui demandera son avoir avant trois mois
de veuvage sera remboursée de suite sur la présentation du bul-
letin de décès. »
Si je mentionne ce détail caractéristique, c'est pour montrer
combien la Moissonneuse est dégagée de préjugés; quel esprit,
dirais-je... avancé, en tout cas indépendant de toute idée, de tout
patronage bourgeois, anime ses membres. Par une piquante
contradiction, néanmoins, ce groupe d'électeurs du XIIe arron-
dissement qui peut-être, si l'on scrutait leurs opinions politiques,
sont peu enthousiastes du régime actuel et enclins, j'imagine,
au socialisme, prouvent, par la hardiesse même de leur œuvre r
par l'intelligence de leur gestion, combien ils ont profité des
bienfaits du temps présent, de l'instruction et de la liberté. Ils
se conduisent eux-mêmes comme de simples économistes, et font
prospérer par leur mérite personnel un système d'association
privée, dont le succès montre précisément l'inanité des revendi-
cations collectivistes.
La Moissonneuse est majeure depuis quelques mois. Elle
compte vingt et un ans d'existence depuis le jour où une dou-
zaine d'ouvriers, la plupart ébénistes ou travailleurs du bois, la
fondèrent en 1874. Ces douze apôtres de la coopération recru-
tèrent une vingtaine de camarades. Chacun d'eux versa l' franc,.
tomi cxxix. — 1895. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
et ces 32 francs constituèrent le premier fonds social. L'un des
adhérens acheta, pour le compte de la Société, une pièce de vin
dont il avança le prix. A son arrivée en cave la futaille reçoit un
choc, se brise, et la moitié du contenu se perd. Les destinataires
heureusement n'étaient pas superstitieux. Ils rachètent une autre
pièce et se partagent ainsi une boisson moins coûteuse et plus
sincère que celle du cabaret.
Ce bon marché, les coopérateurs ne l'obtinrent pas toujours
au début. N'offrant pas de surface, ils n'ont de crédit nulle part.
La mauvaise volonté des petits commerçans du voisinage leur
suscite mille embarras. Ne sachant pas toujours bien acheter, ils
font des écoles. N'importe ! Ils persistent et se vendent les uns aux
autres, au comptant, des marchandises qu'ils paient souvent plus
cher que chez l'épicier, et dont ils doivent aller prendre livraison
dans leurs chambres réciproques ; car ils n'ont pas d'argent pour
louer un local. Leur premier magasin fut une espèce de cave, au
fond d'une cour, rue Basfroi, qu'ils prirent à bail en 1876, au
loyer annuel de 100 francs. L'association comptait peu après un
millier de membres.
Avec un chiffre d'adhérens quinze fois plus fort, la Moissonneuse
a fait, en 1894, sept millions d'affaires; elle dispose d'un capital
de 52o 000 francs et possède, outre son siège principal, huit épi-
ceries, deux boulangeries, cinq boucheries, deux grands entrepôts
de vin à Bercy, un magasin d'habillement, un autre pour le
chauffage et la quincaillerie. Elle est en voie de construire, pour
remiser ses voitures, loger ses chevaux et ses diverses marchan-
dises, un magasin général qui lui coûtera 1200 000 francs, y
compris l'achat du terrain. Les « prolétaires » de ce quartier
d'où sont sorties tant de révolutions vont devenir propriétaires
fonciers dans la capitale.
Tels sont les résultats obtenus en vingt ans, sans secousse,
sans argent, sans appui, par l'habile et persévérante initiative de
travailleurs auxquels je suis heureux d'avoir ici l'occasion de
rendre hommage. Avec le temps, cette œuvre, solidement établie,
doit se développer. Jusqu'à ce jour son action demeure cantonnée
dans les XIe et XIIe arrondissemens de Paris; elle ne manquera
pas de se propager dans les autres. Et plus elle s'étendra, plus elle
sera efficace. A mesure qu'elle vendra davantage, elle vendra
moins cher, parce qu'elle achètera meilleur marché, passant des
marchés plus forts, obtenant les produits de toute première main
ou les fabriquant elle-même.
Quelque parfait que soit le mécanisme décrit plus haut, d'une
entreprise particulière d'alimentation comme celle de Potin, il
est d'un intérêt social évident qu'elle rencontre des rivales parmi
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 835
les sociétés coopératives. L'un et l'autre systèmes seront ainsi
amenés à multiplier leurs efforts, pour conquérir ou conserver
la faveur des consommateurs qui profiteront de la concurrence.
Les résultats acquis déjà sont d'un haut intérêt. Dans les quar-
tiers excentriques où elle fonctionne, la Moissonneuse a causé, il
est vrai, la faillite d'un certain nombre de boulangers, mais elle a
fait baisser d'un quart le prix du pain.
Le taux de vente des diverses marchandises est établi par le
conseil en majorant de 13 à 14 pour 100 le taux d'achat. Les
frais généraux absorbent à peu près la moitié de cette majoration,
— 6 1/2 pour 100, — le reste, 7 pour 100, constitue un bénéfice,
distribué tous les six mois aux adhérens dans la proportion des
sommes dépensées par eux durant le semestre. Pour être adhérent,
il suffit de verser 1 fr. 40. L'exiguïté de cette somme a été cri-
tiquée à tort, à la Chambre, par certains députés de Paris enne-
mis des coopératives. Ceux qui prétendent obliger l'ouvrier à
acquérir une action de 50 ou de 100 francs avant d'avoir le droit
d'économiser cinq centimes sur une livre de viande ne doivent
point être regardés comme des amis du peuple. La meilleure
preuve que la Moissonneuse ne voit pas en ses acheteurs de sim-
ples passans, c'est qu'elle les oblige à devenir actionnaires, mais
sans rien débourser. Elle porte à l'avoir des nouveaux sociétaires
leur part de bénéfice, jusqu'à ce qu'ils soient devenus proprié-
taires d'un titre de 60 francs. Avec le dividende que procure
une consommation annuelle de 500 francs, chacun devient, en
moins de deux ans, détenteur de ces 60 francs sans, pour ainsi
dire, s'en apercevoir. Ce bien lui est venu non pas en dormant,
mais en mangeant.
L'avantage serait, il est vrai, fort contestable si les prix de
vente, sur lesquels ce boni est réalisé, se trouvaient plus hauts
que le cours moyen des marchandises du quartier. Tel n'est pas
le cas : le coopérateur s'approvisionne dans les boutiques de la
société à meilleur compte, et souvent de denrées meilleures, —
pour la viande par exemple, — que dans les autres magasins.
Malheureusement les boucheries ont donné, comme je l'ai dit,
certains mécomptes. Pour avoir essayé, pendant un mois seule-
ment, d'acheter du bétail sur pied, l'association a perdu un cer-
tain nombre de mille francs. Le rapport se plaint des intermé-
diaires auxquels il n'a pas été possible d'échapper encore et
conclut ainsi : « Cette perte aurait été atténuée dans une certaine
mesure si, parmi les administrateurs, il s'était trouvé un citoyen
au courant des roueries et des usages du marché. Cela prouve
qu'il ne suffît pas d'avoir de la bonne volonté si l'on ne possède
pas en même temps une dose suffisante de pratique. »
836 REVUE DES DEUX MONDES.
Le rapport du « conseil d'administration », celui de la « com-
mission de contrôle, » sont d'ailleurs des modèles de bon sens.
Ils témoignent d'autant d'ingéniosité que de prudence. Leur
lecture est édifiante; ils constituent la meilleure réponse aux
pessimistes d'en haut ou d'en bas, dont les uns croient, dont les
autres affectent de croire les ouvriers incapables de conduire
leurs affaires sans la surveillance ou la subvention de l'Etat. A la
Moissonneuse, en effet, le pouvoir exécutif est entre les mains de
trois secrétaires, dont la l'onction ne dure qu'une année et qui ne
sont pas rééligibles. L'un est actuellement serrurier, le second
bijoutier et le troisième ébéniste. Ils touchent un traitement de
260 francs par mois, assez semblable au salaire des ouvriers les
plus capables de leur profession, et dépendent d'un conseil d'ad-
ministration de vingt-quatre membres renouvelés par tiers tous
les six mois, dont le seul émolument consiste en un jeton de pré-
sence de 1 fr. 50 pour des séances hebdomadaires commençant à
six heures du soir et se terminant à minuit.
On pourrait se demander si le changement incessant des
autorités directrices n'est pas une cause de faiblesse pour l'insti-
tution; comment l'expérience peut se former, la tradition se
maintenir, la responsabilité personnelle s'accuser, avec un roule-
ment aussi rapide? Je dois cependant reconnaître que les résultats
obtenus sont de nature à inspirer grande confiance. « Sans doute,
citoyens, disait il y a quelques mois à ses camarades le rappor-
teur du conseil, il reste des réformes à introduire; il en sera
toujours ainsi tant que nous marcherons en avant. Mais, dès
maintenant, nous pouvons nous féliciter... » Notre association
« fait naître parmi ses adhérens cet esprit de solidarité et de fra-
ternité qui est son apanage. » En effet les « Moissonneurs » ont
l'ait preuve de dévouement autant que d'aptitude. A les voir à
l'œuvre, on se prend à trouver trop sombres les pronostics des
prophètes de malheur sur l'influence des« doctrines subversives » ;
on se demande si la nature n'a pas, à l'usage des nations, de
secrets traitemens homéopathiques dont nos fils verront les
heureux effets. L'émancipation partielle des classes populaires a
commencé par créer des conflits que leur émancipation totale
apaisera peut-être? Voilà, dira-t-on, de bien audacieuses conjec-
tures à propos de quelques boutiques d'épicerie ; mais pourquoi
ne pas croire que la connaissance de ses véritables intérêts
finira quelque jour par réconcilier la société avec elle-même?
Vte G. d'Avenel.
LE
THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN
COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF — DE 1820 A 1865
On parle souvent au public français des romanciers, des
poètes, des historiens, des philosophes et des hommes d'Etat de
l'Angleterre moderne. Pourquoi ne lui parle-t-on jamais ou
presque jamais de son théâtre? Le premier mouvement est de
répondre : « Parce que le théâtre anglais n'existe pas. » C'est une
raison péremptoire, et qui dispense d'en chercher d'autres, si elle
est vraie. Mais est-elle vraie? A mon avis, elle l'était, il y a trente
ans, elle ne l'est plus aujourd'hui.
S'il n'y avait pas de théâtre anglais, au moment où j'écris, il
y aurait encore là un phénomène curieux à étudier, un problème
intéressant à résoudre. La connaissance des avortemens intellec-
tuels, des efforts impuissans (mais non perdus), des essais man-
ques de la vie est, pour la critique comme pour toute autre
science, la plus féconde des leçons, le plus étrangement suggestif
de tous les spectacles. Il faudrait chercher par quelles raisons
psychologiques, sociales, esthétiques, la race anglo-saxonne qui
a produit Shakspeare, alors qu'avec 3 millions d'hommes elle
couvrait un coin imperceptible de la planète, ne peut plus, —
aujourd'hui qu'elle est quarante fois plus nombreuse et qu'elle
838 REVUE DES DEUX MONDES.
déborde sur le monde, — produire autre chose que des clowns et
des danseuses.
Mais, encore une fois, les données de ce problème seraient
fausses et la solution, par conséquent, ne pourrait être qu'une
duperie. Il y a un théâtre anglais. Le besoin existe et l'organe se
crée. Quelque chose est en train de naître. Ce quelque chose
paraît déterminé à vivre, se débat, péniblement mais résolument,
contre les maladies de l'enfance, contre le péril des mauvaises
influences, contre la brutalité des uns et l'aveugle tendresse des
autres. C'est une lente et laborieuse croissance ; elle ne ressemble
guère à ce merveilleux essor du drame primitif qui, à la fin du
xvie siècle, passa en trois bonds des bégaiemens de la puberté au
plein épanouissement de la maturité et du génie. Ici, tout est
doute, incertitude et confusion. L'effort n'est pas toujours con-
scient et le progrès est suivi de rechutes lamentables. Au milieu
de tout cela, le drame vit, et il grandit.
Il y a dix ou douze ans, on ne savait encore si on assistait à
une résurrection ou à une décadence, à un commencement ou à
une fin. Beaucoup de gens, même parmi les critiques, levaient les
yeux au ciel en parlant du drame comme on parle d'un cher dis-
paru. On faisait allusion au passé comme à un âge d'or : « The
palmy days, the halcyon days... » A présent, ces pessimistes sont
introuvables; ils ont été, il est vrai, remplacés par les insuppor-
tables épilogueurs qui, à chaque génération, veulent empêcher
la jeunesse d'oser, alors que, précisément, elle n'est jeune que
pour oser. Mais on ne les écoute pas. Tout le monde admet qu'au-
jourd'hui vaut mieux qu'hier, et tout le monde espère que demain
dépassera aujourd'hui. Il y a trente ou quarante ans, les douze
théâtres de Londres étaient vides; à présent ils sont trois fois
plus nombreux et ils sont toujours pleins. Les auteurs étaient des
pitres ; ce sont des artistes. Les plus grands avaient à peine leur
pain assuré, les médiocres d'à présent ont voiture, maison de ville
et maison de campagne. Vers 1835, un auteur connu vendait un
drame à Frederick Yates, directeur de l'Adelphi, moyennant
70 livres, plus 10 livres pour les représentations en province.
En 1884, une pièce à succès qui n'avait pas encore épuisé sa vogue,
avait rapporté à l'auteur, en quelques mois, 10 000 livre j
(250 000 francs), et dans ce total, auquel l'Amérique et l'Austra-
lie avaient contribué, la province anglaise entrait pour 3 000 livres.
Ce point de vue est très grossier, mais il est très important. Un
quart de million de droits d'auteur doit valoir un « coup d'œil de
Louis », sinon pour la production du génie, au moins pour l'en-
couragement du talent.
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 839
Je puis dire maintenant pour quelles raisons le public de
France est si mal et si peu renseigné sur les destinées actuelles
du théâtre anglais. Pour lire le dernier discours de lord Rose-
bety, il suffit d'acheter un journal; il suffit d'écrire à un libraire
pour se procurer un poème de Swinburne, un roman de Steven-
son, un livre de Lecky ou de Herbert Spencer. Il n'en va pas de
même pour les pièces de théâtre. Pour des motifs encore plus
commerciaux que littéraires, on ne les imprime que très long-
temps après leur apparition et je pourrais citer tel drame popu-
laire qui date de vingt, de quarante ans, et qui n'a jamais été
livré à l'impression. Il faut donc, si l'on veut étudier le drame,
payer de sa personne et fréquenter les théâtres. Ou plutôt il faut
les avoir suivis pendant de longues années, afin de constater, de
saison en saison, les changemens qui se produisent, les tendances
qui se font jour, l'extension ou le déclin des influences étran-
gères, enfin l'histoire de chaque talent individuel et celle du goût
public. Cette étude directe, d'après nature et sur le vif, n'est pas
sans difficulté pour un Anglais : combien n'est-elle pas plus mal-
aisée pour un Français? Depuis que le débit des acteurs a cessé
d'être une récitation déclamatoire, pour devenir l'imitation fidèle
de la conversation et de la vie, que de détails échapperont à
l'oreille d'un étranger?
Si on a quelque peine à dire où en est le théâtre, de deviner où
il va, il est presque aussi ardu de rechercher d'où il vient. Pour-
tant il le faut à tout prix. Vous exigez du critique, — et vous
avez raison, — non plus une vue instantanée d'un mouvement
littéraire à un moment quelconque, mais un journal de ce mou-
vement en marche et en formation. Plus que toutes les autres, les
choses anglaises doivent être ainsi abordées par le procédé histo-
rique. Nul ne peut comprendre ce qu'elles sont, s'il n'a appris
d'abord ce qu'elles ont été. Dans le cas actuel, avant d'examiner
la résurrection du drame, il importe de dire combien de temps il
était resté au tombeau et de quelle maladie il était mort. Toute
cette histoire est à créer, et rien ne vient à notre aide : loin de là.
Les critiques d'autrefois se perdent dans le détail ; les Mémoires
fourmillent d'anecdotes mensongères. Cette portion d'histoire lit-
téraire est comme un jardin abandonné à lui-même et qui retombe
en forêt. Les allées s'effacent, les fleurs sont redevenues sauvages
et les fruits, s'il en reste, sont la proie des maraudeurs.
J'ai cru, — peut-être me suis-je trompé, — que j'échapperais
par ma situation particulière à quelques-unes de ces difficultés,
qui sont presque des impossibilités. J'ai longtemps résidé en An-
gleterre. Je connais un peu les êtres et les coutumes; je sais la
840 REVUE DES DEUX MONDES.
valeur qu'il faut attacher aux témoignages, averti que je suis par
l'opinion, par ces mille pensées qui flottent clans l'air et ne son!
écrites nulle part. Les impressions du public, je les tiens du public
lui-même. Enfin j'aime le théâtre et j'ai été, à plusieurs reprises,
un playgoer passionné. Depuis deux ou trois ans, j'ai vu jouer
toutes les nouveautés et, à cette occasion, je dois un remerciement
à la courtoisie charmante des directeurs de théâtre qui m'a singu-
lièrement facilité ma tâche. Je citerai parmi ceux à l'obligeance
desquels j'ai fait un fréquent appel MM. Bierbohm Tree du Hay-
market; Hare, du Garrick; George Alexander, du Saint-James ;
Charles Wyndham, dn Criterion; Comyns Carr, du Comedy;\v>
quatre premiers, artistes de rare mérite dont le nom reviendra
souvent dans les pages qui suivent; le cinquième, écrivain dra-
matique de talent, qui vient, dans son King Arthur, de fournir à
Henry Irving l'occasion de rendre un dernier hommage à Tennyson .
Mais j'ai une dette encore plus importante à reconnaître en
attendant le moment de l'acquitter. C'est celle que j'ai contractée
envers la critique anglaise contemporaine, et en particulier en-
vers M. William Archer. On verra plus loin le rôle qu'il a joué,
les germes excellens qu'il a semés à la volée. Je dirai seulement
que, si je ne l'avais eu pour guide, je n'aurais même pas pu tenter
l'entreprise.
En voilà assez pour expliquer les obstacles que j'ai rencontrés
et les secours que j'ai reçus. Il est bien entendu que je ne convie
pas les lecteurs à venir admirer des chefs-d'œuvre. D'abord je ne
crois pas beaucoup aux chefs-d'œuvre; puis, s'ils doivent venir,
ils ne viendront que demain. Il s'agit d'observer comment naît le
drame, comment, dans les conditions de la vie moderne, une
grande famille humaine se fabrique un nouvel organe de jouis-
sance, d'émotion, de pensée, et — j'ajouterai — de moralisation.
C'est de l'histoire littéraire, mais c'est aussi de l'histoire sociale;
les deux se tiennent et, désormais, ne sont plus séparables. Non
seulement on assistera à la transformation du monde théâtral
que Bulwer et Macready ne reconnaîtraient plus s'ils pouvaient
y revivre une heure ; mais on verra comment s'est comporté le
théâtre en présence de cette crise que traverse la société politique
et civile depuis vingt-cinq ans; de quel côté il a pris parti dans
cette étrange bataille des mœurs contre les lois; quelle part il a
prise et quelle place il tient dans le périlleux renouvellement de
l'Angleterre par la démocratie. J'ai raconté ici même quelques
épisodes de ce mouvement et j'en ai esquissé les figures princi-
pales. Mon étude sur le théâtre sera la contre-épreuve et la véri-
fication de mes études précédentes.
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 841
I
De 1820 à 1830, le théâtre, ou plutôt les théâtres étaient, en
apparence, fort prospères. Je montrerai tout à l'heure ce que
c'était que cette prospérité : quelque chose comme le grand bal
que donne Mercadet ou Montjoye la veille du jour où il fera fail-
lite. Mais nul ne voyait venir la ruine. Alors régnait un Adonis
de 60 ans qui avait passé sa vie à trahir des sermens et à inventer
des pommades. Il eût fait beau voir l'homme qui avait lavé son
linge sale devant la Chambre des lords faire la grimace aux li-
bertés du drame. Son héritier, autre viveur fatigué, avait vécu
maritalement une partie de sa vie avec une actrice, Mrs Jordan,
qui venait de mourir de douleur, dans l'abandon, à Saint-Gloud.
Dans les allées solitaires d'un vieux parc, à Broadstairs, jouait
une petite fille appelée Victoria. Elle devait remettre à la mode
l'amour conjugal et les vertus de famille, mais elle n'était encore
occupée qu'à coucher ses poupées. La haute société fréquentait,
ou — pour employer l'expression anglaise qui conserve une
saveur d'insolence ancienne — patronnait les deux théâtres
privilégiés. Par ce mot privilégiés, il ne faut pas entendre des
théâtres subventionnés. Drury-Lane et Covent-Garden avaient
seuls le droit de jouer ce qu'on appelait le « drame légitime »,
c'est-à-dire Shakspearc et ses succédanés; c'était là leur privilège,
«t ce privilège serait devenu très vite, dans leurs mains, un avan-
tage illusoire, si de grands acteurs n'avaient attiré la foule en
prolongeant l'existence du drame classique. La génération d'ar-
tistes, qui avait reçu les leçons de Garrick et continué ses tradi-
tions, venait de faire ses adieux à la scène, dans la personne de
John Kemble et de Mrs Siddons : Siddons dont u la voix était plus
délicieuse que la plus délicieuse musique », nous dit un contem-
porain , tandis qu'un autre la compare à une « idole de plomb » .
Edmund Kean avait paru, puis Macready.
J'essaie de m'imaginer ces deux hommes sur la scène ; je fais
un effort, après avoir lu ce qu'on a écrit d'eux, pour me donner
le frisson de leur présence ressuscitée. Je vois, d'abord, que Kean
était un bohème, tandis que Macready était un honnête homme
et un gentleman. 11 était l'ami des premiers hommes de lettres
de son temps, qui l'ont conseillé et soutenu; Kean n'avait d'autre
-ami que la bouteille de brandy, qui l'a tué. 11 écrivait à Frede-
rick Yates, directeur de l'Adelphi, en lui demandant une loge :
<( Je ne veux pas être mêlé à la canaille. J'aime l'argent du pu-
842 REVUE DES DEUX MONDES.
blic, mais je le méprise (1). » On serait tenté de le mépriser à
son tour si on ne se rappelait les effroyables souffrances de son
enfance et de sa jeunesse. Si un homme a eu le droit de haïr la
vie, c'est celui-là.
On peut encore voir les deux rivaux l'un près de l'autre au
musée Tussaud : Kean porte le kilt de Macbeth et Macready la
chlamyde de Goriolan. A part sa petite taille, le premier semble
mieux doué par la nature ; son masque est sombre , vraiment
tragique. Au contraire, la face anguleuse et tourmentée de Mac-
ready, son rictus facial, sa bouche rentrée et ses mâchoires sail-
lantes, auraient pu faire la fortune d'un bouffon. En fait, il n'avait
qu'à exagérer ou à modifier légèrement ses effets pour que ses
qualités dramatiques devinssent des qualités comiques. C'est ainsi
qu'il rendait admirablement la nervosité tatillonne d'Oakley, la
sensualité sournoise de Joseph Surface, le Tartufe anglais. Hélas !
il faisait quelquefois sourire dans Othello, lorsque le condottiere
maure, ce représentant d'une race passionnée, noble et fine, dis-
paraissait dans un nègre forcené, ou quelque chose de pire, si j'en
crois Théophile Gautier : « un singe anthropophage. »
Les contemporains semblent d'accord pour accorder à Kean
plus de génie, et plus de talent à Macready. Mais il y a bien des
cas où le talent sert mieux que le génie. « Voir Kean, disait Go-
leridge, c'était voir Shakspeare à la lueur des éclairs. » C'est
une assez bonne manière de le voir, mais alors on ne voit pas
tout. Kean avait des cris superbes, puis retombait dans la tor-
peur et la nullité. Il bredouillait, comme un écolier qui récite sa
leçon sans la comprendre, le discours du More de Venise devant
le Sénat, pour ne se réveiller qu'au dernier vers où son émotion
en voyant paraître Desdémone gagnait la salle. Dans ce mot
Hère' s the ladtj, il mettait toute une passion. Ainsi en tout.
Je répéterai après M. Archer : « Des deux, Kean était le plus
grand acteur et Macready le plus grand artiste. » Tout ce qui
tenait de l'instinct était supériejir chez l'un, et tout ce qui venait
de l'intelligence chez l'autre. Macready se soutenait dans les mo-
mens calmes, rendait puissamment les émotions vertueuses, ce
qu'on pourrait appeler les bonnes passions. Ce qu'il y avait de plus
grand dans Shakspeare, l'âme même de sa poésie se révélait chez
Kean, mais sur un point Macready conservait l'avantage : c'est
lorsqu'il regardait dans le vide, lorsque sa face hagarde et figée
suggérait la vision de l'invisible. Il n'y avait qu'un Macready pour
rendre le surnaturel possible. Dans tous les autres domaines de la
(1) Edmund Yates, Recollections and Expériences.
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 843
terreur, Kean était vraiment maître. Le prie d'une actrice dont il
sera beaucoup parlé dans ces pages, M. Wilton, racontait que dans
sa jeunesse il avait eu l'honneur — lui pauvre acteur inconnu et
tout jeune encore — de jouer avec Edmund Kean. Il s'agissait de
la scène où Shylock, frustré dans ses espérances de gain, se pré-
cipite sur le théâtre en réclamant sa proie.
« M'avez- vous déjà vu? demanda le grand acteur à son
humble confrère. — Non, monsieur. — Alors, il faut répéter : ce
soir vous auriez trop peur. » Ils répétèrent. Et pourtant Wilton
disait que, le soir venu, Kean l'avait tellement terrifié par la vio-
lence sans nom de son jeu qu'il avait failli perdre la tête et s'en-
fuir de la scène, comme on s'enfuit de la cage d'un fauve.
On conclura peut-être de tout ce qui précède que Kean s'aban-
donnait à l'inspiration. L'inspiration, au théâtre, est un mot à
peu près vide de sens. Dans ces momens où le terrible acteur tra-
versait la scène comme un fou, il comptait ses pas. Quant à
Macready, avant la grande scène de Shylock, il jurait dans la cou-
lisse tous les jurons connus et secouait une lourde échelle jus-
qu'à perdre haleine. Alors il se ruait devant la rampe, blême,
pantelant, ruisselant de sueur, comme un homme qui étouffe de
rage. Le public eût ri au lieu de frémir s'il avait vu l'échelle,
mais il ne la voyait pas, et ne doit jamais la voir.
La voix de Macready était si belle et si riche qu'elle eût charmé
ceux mêmes qui n'entendaient pas le sens des paroles. Mais il était
trop intelligent pour en jouer ainsi que d'un instrument de mu-
sique. Avant lui on chantait les vers sur la scène : il se contenta
de les déclamer. Le vers dramatique anglais est une succession de
cinq iambesqui, par l'alternance des brèves et des longues, forme
une ondulation régulière et cadencée. De loin en loin une négli-
gence, ou l'interposition voulue d'un trochée, ou encore une
syllabe explétive, jetée à la fin du vers, vient rompre cette mono-
tonie, mais elle recommence aussitôt, et l'esprit retombe sous son
joug comme l'enfant endormi par le chant de sa nourrice. Mon
oreille d'étranger s'y est longtemps refusée; puis j'ai fini par
aimer cette mélopée comme j'aimais autrefois la musique du vers
grec et du vers romain. Ce vers, dont la formation est si intéres-
sante et si curieuse, présente de secrètes affinités avec l'âme du
peuple anglais : il semble avoir été rythmé par le galop du che-
val ou par le bercement de la vague.
C'est donc une périlleuse entreprise que d'y toucher. Macready
ne le fit qu'avec précaution et respect, comme il convenait à un
lettré, à un fervent de Shakspeare. Il voulait laisser au vers sa
mélodie, sa poétique beauté, mais il voulait le rendre plus agis-
844 REVUE DES DEUX MONDES.
sant, en détacher les mots décisifs, unir le pur classicisme de
John Kemble avec la passion de Kean, y joindre enfin ce senti-
ment du réel qui l'inspirait lui-même et parfois l'entraînait trop
loin. Lorsque, jouant Macbeth, il sortait de la chambre de Dun-
can, il avait l'air d'un escarpe de profession qui vient de suriner
un pante. C'était trop, mais eût-il fallu, comme le réclamait un
critique, qu'on sentît « un guerrier qui vient, par un acte d'audace,
de saisir la couronne (1)? » Je laisse le lecteur résoudre la ques-
tion. Il me suffit d'avoir indiqué que Macready, comme bien
d'autres à travers l'Europe de 1825, attendait un drame plus
vrai, plus rapproché de la vie. En France, il vint le romantisme
qui détourna et faussa le mouvement, en Angleterre il ne vint
absolument rien.
Mais la faillite de la nouvelle école était encore loin et
l'atmosphère littéraire était chargée de rumeurs belliqueuses
lorsque Macready parut en France, avec une troupe anglaise,
dans le cours de l'année 4827. Il fut reçu comme un missionnaire ;
il venait prêcher Shakspeare à de pauvres ignorans que leurs
pères avaient élevés dans l'idolâtrie de Lemierre et de Luce de
Lancival, et qui s'empressaient à recevoir le baptême. La jeune
première était une miss Smithson dont on n'a jamais entendu
parler ni avant ni depuis, et qui accommodait Shakspeare à
l'irlandaise. Les Parisiens lui crurent du talent et s'éprirent de
« la belle Smidson » : à Londres, on en rit encore. Il n'en est pas
moins vrai que ces représentations révélèrent au véritable dra-
maturge du romantisme, à Alexandre Dumas, le secret d'un art
nouveau ; qu'elles sont, par conséquent, une date dans notre
histoire littéraire, et que ce succès mit le sceau à la réputation
du tragédien anglais.
Auprès des théâtres privilégiés existaient déjà plusieurs
autres scènes, telles que le Haymarket et l'Adelphi. On y donnait
des farces et des mélodrames. En province prévalait un système
curieux qui, je crois, n'a eu d'analogue en France à aucune
époque : celui des circuits. Le mot, comme l'usage lui-même,
est emprunté à la langue et aux mœurs judiciaires. Les juges se
transportent, à certaines dates, pour tenir les assises dans les
villes les plus importantes d'un certain ressort, accompagnés d'un
peuple d'attorneys, d'avocats et de légistes de toute sorte. De
même, une troupe d'acteurs desservait un comté ou un groupe
de comtés et donnait des séries de représentations dans le
théâtre de chaque ville, à des époques déterminées, sans compter
(1) G. Lewes, Actors and the art of acting.
LE THÉATKE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 84£
les jours de foires et de marchés. Les communications étant lentes
et coûteuses, les voyages à Londres infiniment plus raies
qu'aujourd'hui, les gens du pays tenaient à leur troupe qui pou-
vait seule les mettre au courant des succès du jour. En arrivant
dans une nouvelle ville, la femme du directeur allait, respec-
tueusement, solliciter le patronage des dames de la gentry locale.
Le directeur s'évertuait, se multipliait, jouait les seconds rôlesr
siégeait au contrôle, peignait les décors, ôtait son habit et rele-
vait ses manches pour donner un coup de main au machiniste.
Sa vie, comme celle de tous les siens, était un mélange du bohème
et du bourgeois. Toujours en route, mais toujours dans le même
cercle, où toutes les figures lui étaient familières et lui souriaient,
où son père, son grand-père, avant lui, avaient exercé la même
profession. Il avait des amis dans chaque cité, des morts, aussi,
dans chaque cimetière. Il lui naissait des enfans par-ci, par-là, qui,
à quatre ou cinq ans, montaient sur les planches. Ces allées et
venues, ces voyages à travers la verte campagne, les arrêts et les
déjeuners copieux dans une petite auberge au haut des côtes
pendant que les chevaux broutaient à même les haies, toute cette
fraîcheur et cette paix rustique alternant avec le clinquant et les
applaudissemens, la fièvre et la vie artificielle, amusaient par des
contrastes inoubliables les petits acteurs de huit ans. Pour les
adultes, le métier était dur et, bien souvent, le roman comique
était le roman tragique.
De son côté, le public des petites villes voulait savoir ce qui
se passait dans les coulisses. On prenait parti, on cabalait avec
passion. Des oisifs écrivaient des pamphlets pour ou contre les
acteurs qui se défendaient de leur mieux contre la malignité et la
curiosité, quelquefois relevaient legantde l'adversaire et transfor-
maient leurs tréteaux en tribune. Voici ce qui se passa un soir
dans une ville du Nord, comme le rideau venait de se lever sur
Antoine et Cléopâtre. Le jeune premier rôle s'approche de la rampe
en donnant la main à sa camarade avec la froide politesse de jadis :
« Madame, ai-je jamais manqué d'égards envers vous, depuis
que je suis dans cette compagnie? — Non, monsieur. — Vous
ai-je adressé des paroles malsonnantes? — Non, monsieur. —
Me suis-je oublié jusqu'à vous frapper? — Oh ! non, monsieur. »
L'auditoire applaudit. Antoine et Cléopâtre prennent position et,
après cette scène ajoutée à Shakspeare, entament leurs rôles (1).
De temps en temps, un grand artiste sortait, après trois ou
quatre générations de médiocres, d'une de ces vivantes pépinières.
(1) W. Archer, Life of Macready.
846 REVUE DES DEUX MONDES.
Les autres restaient attachés au piquet, tournant sans se lasser
dans l'orbite de leur corde. Ni gloire, ni fortune à espérer. On
vivait de peu, on était heureux quand on attrapait le bout de
l'année sans être allé en prison et le bout de la vie après avoir vu
grandir et fait instruire, vaille que vaille, les enfans qu'on avait
eus. On puisait son courage partie dans la bouteille, partie dans
la religion. Ce sont les deux consolations entre lesquelles oscille
l'Anglais de ce temps-là. Une correspondance mise au jour par le
hasard d'une circonstance imprévue (un petit-fils qui est devenu
célèbre) fait revivre l'acteur-directeur de circuit. Il est bonhomme,
mais un peu prêcheur. Il tire de ses auteurs, tragiques ou
comiques, dont il est plein, des axiomes pour toutes les rencontres
de la vie. Il les cite comme Xeliemiah Wallington ou le colonel
Hutchinson citaient la Bible. Il s'inquiète et se rassure à la façon
d'un enfant. Un orage l'émeut comme un mauvais présage, mais
voici l'arc-en-ciel qui luit comme une promesse. La Providence
veillera à la recette des pauvres comédiens. C'est le vicaire de
Wakefield devenu père noble.
II
Les critiques du temps, Hazlitt, Leigh Hunt, Charles Lamb,
ont pris une place permanente dans la littérature. Cependant,
quand on les lit, on est désappointé ; sauf quelques pages de
Lamb, on ne trouve chez eux aucune idée générale. Tout leur
temps se passe à discuter et à comparer les acteurs. L'idée ne:leur
vient pas de juger ni de classer les pièces, puisque ces pièces étaient
déjà définitivement classées et jugées. Il n'y avait point de drame
en dehors de Shakspeare et de sa pléiade, et quant à la comédie,
tout était dit depuis la mort de Goldsmith et de Sheridan. Et cela
Leur semblait bien ainsi. Us se voyaient, eux, leurs successeurs et
le public tout entier, siégeant jusqu'à la fin des temps pour épi-
loguer sur une entrée de Macbeth ou une sortie d'Othello, pour
assister à des reprises sans lin de la School for Scandai et de
She stoops to conquer. Il y a des âges qui exigent du nouveau et
d'autres qui se cramponnent à l'antiquité.
Seul, Macready, avec son instinct d'acteur réaliste et moderne,
cherchait des auteurs. Un ancien maître d'école irlandais, qui
avait aussi été acteur et qui s'appelait Sheridan Knowles, lui
apporta une tragédie de Virginius, qu'il avait écrite en trois mois.
Il insistait sur ce point, n'ayant jamais lu, probablement, la
scène du sonnet d'Oronte. La pièce fut mise en répétitions, jouée
à Covent-Garden au printemps de 1820. Reynolds, dans un pro-
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 847
logue soigneusement écrit, présentait l'auteur inconnu au public.
Il y ridiculisait le drame du temps, qu'il définissait « un entasse-
ment de noires fatalités, avec des mots qui fléchissent sous leur
propre poids. » Il annonçait un retour à la vérité et à la nature,
l'invariable programme de toutes les réformes de la scène. En
effet, dans un certain sens, Virginius pouvait être accepté comme
un retour à la vérité et à la nature. C'était ce qu'on devait appeler
en France, vingt-cinq ans plus tard, l'école du bon sens. Ou, si
l'on aime mieux remonter en arrière, c'étaient les règles du drame
bourgeois appliquées à la tragédie romaine. La pièce était mêlée
de vers et de prose comme les drames de Shakspeare, mais les
vers n'étaient que de la prose métrique. Tout s'expliquait logi-
quement, toutes les probabilités et les vraisemblances étaient
scrupuleusement observées. L'héroïne, — on sourit du disparate
en écrivant ce grand mot, — est une petite pensionnaire qui a ap-
pris la vertu dans miss Edgeworth. Avec son aiguille elle s'amuse
à entrelacer ses initiales avec celles d'un jeune homme qui lui
plaît et qui n'est autre que le tribun ïcilius. C'est cette broderie
qui la dénonce. « Mon père est furieux contre vous, » dit-elle à
ïcilius et, comme l'amoureux devient pressant, elle se couvre la
figure de ses mains en disant, comme il convient en pareil cas :
« Laissez-moi ! laissez-moi! » Il n'obéit pas, et l'auteur, ne sachant
comment prolonger la scène, se jette dans l'euphuïsme. « Ne
faites pas de moi une mendiante et de vous-même un banquerou-
tier en m'accordant une valeur que je n'ai pas »... « Nous jouons
à qui perd gagne, dit à son tour ïcilius, il est temps d'arrêter le
jeu. »
Et il l'arrête en l'embrassant. Dans la scène où le client
d'Appius essaie de s'emparer d'elle, Virginie est absolument
muette. Elle l'est encore dans la grande scène du jugement et,
de plus, elle ne semble avoir rien compris à ce qui se passe, car
elle demande à son père s'il va la reconduire à la maison. Des
anges et des furies de Shakspeare et de Corneille, nous tombons
à une vertueuse idiote, et voilà le retour à la nature!
Virginius est un excellent père, un bourgeois libéral qui
s'occupe de politique. Il connaît ses droits, et les ministres ne lui
font pas peur. On croit voir un City man qui revient de son
office dans Leadenhall-street pour se reposer dans sa confortable
demeure de Chiswick ou de Hampstead. Il est veuf, mais sa mai-
son est tenue par une vieille personne très décente qu'à ses sen-
timens excellens et à sa faible cervelle nous reconnaissons pour
une housekeeper de la bonne école. Tout cet ensemble est calme,
honnête, chrétien et même puritain.
SiH REVUE DES DEUX MONDES.
Sans doute les Romains de la République étaient des hommes
comme nous, mais leur humanité devait se peindre par des traits
différens des nôtres. Il fallait trouver ces traits ou rester dans la
sphère des grandes passions et des folies héroïques où tous les
siècles se rencontrent. Malgré qu'on en ait, on conclut à l'impos-
sibilité de faire du réalisme rétrospectif. Lorsque Virginius
revient du camp pour défendre son enfant, il la regarde longue-
ment et lui dit : « Comme tu ressembles à ta mère!... Lorsque tu
vins au monde, elle semblait honteuse de n'avoir point engendré
un fils. Je lui dis : « Elle mettra au jour des hommes », et je la
payai de t'avoir donnée à moi par un baiser. » Ce mot semble
mâle et touchant, mais combien en est-il de semblables dans cette
tragédie? L'émotion paternelle de Virginius nous prépare mal au
crime sublime qu'il va commettre. En toutes choses, même con-
traste entre le fait antique et la sensibilité moderne.
Mais la ruine de la pièce, c'est le cinquième acte. Virginie
morte, il ne reste qu'à punir Appius suivant les bonnes vieilles
lois de la justice tragique. Pour cela, il suffit d'un instant et d'un
geste. Sheridan Knowles était condamné à écrire ce cinquième
acte et n'avait rien à y mettre. Il a eu recours à une scène de
folie. Mérimée a écrit « qu'il faut laisser aux débutans les fous et
les chiens. » Cet axiome a contre lui Homère et Shakspeare. En
revanche, l'exemple de Sheridan Knowles prouve que la folie ne
tire pas toujours d'affaire les débutans. Virginius a réussi à pé-
nétrer dans la prison d'Appius : « Si je t'arrachais le cœur? Si je
le confrontais avec ta langue? Oui, cela me plairait assez. Essaie-
rons-nous? » Lorsque le vieux centurion fouillait les vêtemens
du décemvir comme s'il s'attendait à trouver Virginie dans sa
poche et quand Appius, épouvanté de se voir « en cage avec un
fou furieux », appelait au secours en criant de toutes ses forces :
« A bas les mains! » je ne sais comment les spectateurs de 1820
pouvaient s'empêcher de rire. Les deux hommes sortaient de scène
en se battant et on les retrouvait dans une autre chambre, car cette
prison était un véritable appartement. Après avoir tué Appius, le
vieillard se calmait et Icilius n'avait qu'à l'appeler par son nom
pour lui rendre la raison. Il lui glissait alors une petite urne dans
les mains : « Qu'est-ce que cela? demandait Virginius. — C'est
Virginie. » Et la toile tombait.
Les contemporains avouaient que ce cinquième acte était « un
peu faible ». On l'abrégea, mais on avait beau couper, il était
toujours trop long. On l'eût réduit à dix lignes : ces dix lignes
eussent été de trop. Malgré tout, Macready aidant, Viryinii/s fut
un « chef-d'œuvre » pendant trente-cinq ans. Knowles s'empressa
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 819
d'en fabriquer d'autres. Il raconte dans une de ses naïves préfaces
qu'il allait s'établir chez son ami, M. Robert Dick, au bord d'un
beau lough d'Irlande, pittoresque et poissonneux. Le matin il
composait ; l'après-midi il péchait à la ligne. Lorsque son hôte le
surprenait, avant midi, dans cette douce et innocente occupation,
il lui arrachait la ligne des mains... Pourquoi ne pas laisser
pêcher cet excellent homme? Ses vers et sa prose valent-ils les
truites qu'il eût prises?
S'il y a, de 1830 à 1840, quelque ombre d'un théâtre national,
c'est chez Douglas Jerrold qu'il faut le chercher. La France con-
naît peu Jerrold, qui a si bien connu la France. C'était un vaillant
petit homme : sa vie ne fut qu'un long combat : contre l'obscu-
rité, contre la malechance, contre les ennemis de son pays, contre
les oppresseurs du peuple et enfin contre tous ceux qu'il n'aimait
pas. Il appartenait, lui aussi, à ce monde du théâtre dont j'ai
donné un aperçu. Il (Hait le fils d'un directeur de province qui
fit faillite. Tout jeune, presque enfant, il servit comme midshipman
dans la guerre contre Napoléon. Devenu journaliste, il se jeta
dans la mêlée politique. Quoi qu'on puisse penser de son talent
caustique, il tenait, par toutes les fibres de son âme, à cette noble
génération qui eut la passion du bien et l'illusion du mieux, qui
crut s'élancer et entraîner avec elle l'humanité vers un progrès
indéfini. Quarante ans, il vibra de généreuses colères et ne se
calma que devant la mort, qu'il accepta en stoïque, mais avec
une simplicité que tous les stoïques n'ont point connue. J'ai été
lié intimement avec son fils qui m'a répété sa dernière parole :
« This is as it should be, c'est dans l'ordre, cela devait arriver. »
Combattre pour la justice et accepter l'inévitable, voilà une vie
d'homme !
Le Rent-Day fut joué le 25 janvier 1832, c'est-à-dire au com-
mencement de l'année mémorable qui vit voter le bill de Réforme.
C'est le jour des fermages. Les tenanciers ont apporté leur ar-
gent; on boit, on rit, on chante, en échangeant les sacs d'écus
contre les quittances, car tout se fait en buvant dans l'Angleterre
d'alors, et ce serait une honte que de ne pas être un peu gris le
jour du terme. Le middleman préside à l'opération. Le matin il
a reçu du jeune squire une lettre ainsi conçue : « Crumbs, j'ai
perdu au jeu : envoyez-moi cinq cents livres. » Aussi le middle-
man sera-t-il sans pitié. Il y a un fermier qui n'a pu payer; son
frère, le maître d'école, vient plaider pour lui. Personnellement
il est trop pauvre pour l'aider : « Si on saisissait chez moi, nous
dit-il, on ne trouverait que Robinson Crusoé, le Voyage du
pèlerin, et la Morale de Plutarque, un peu mangée aux vers,
tome cxxix. — 1895. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
comme la morale de bien des gens. » Le middleman demande :
« Votre frère a-t-il des répondans? — Oui, notre père et notre
grand-père. — ■ Où demeurent-ils? — Au cimetière. Allez-y et les
morts vous diront : Nous avons vécu soixante ans sur cette ferme ;
nous avons tout payé, taxes, impôts, dîmes et fermages. Quand
nous sommes partis, nous ne devions rien à personne. En mé-
moire de nous, donnez quelque répit à notre fils, à notre petit-
fils que la sécheresse et l'épizootie ont ruiné. » Le middleman
n'est pas homme à être touché par des prosopopées de maître
d'école; il ne répond que par un seul mot, monotone, inexorable :
« Mes comptes, il faut que j'arrête mes comptes ! » Autour de
lui, au second plan, les instrumens de ce tyran subalterne : le
bedeau auquel un jeune écrivain, perdu dans la tribune des re-
porters au parlement, et qui a nom Charles Dickens, réserve une
terrible volée de bois vert; Yappraiser, sorte de factotum qui tient
le milieu entre l'huissier, l'arpenteur et le marchand de biens.
Les abus ont leur destin : le bedeau a disparu, mais son compère
a prospéré, il s'est déguisé en homme de progrès, en fils de ses
œuvres, en je ne sais quoi de démocratique et de populaire, et il
mène grand bruit aux jours d'élections. Aujourd'hui il crie
contre la Chambre des lords; dans ce temps-là, il exécutait des
évictions, avec une rare maestria, pour le bénéfice des jeunes
squires qui avaient perdu au jeu. Le premier acte du Rent-Day
se termine par un spectacle de ce genre. Nous voyons saisir le lit
du paysan, jusqu'au joujou de l'enfant, jusqu'à la cage de l'oiseau.
La scène suit son cours : prières, imprécations, menaces; puis la
désolation et le silence. C'est ainsi que se posait alors la question
sociale. Si nous avions été là avec des âmes de vingt ans, —
nous qui avons à combattre les petits-fils des victimes, devenus
à leur tour des maîtres forcenés, — nous aurions applaudi avec
tout le parterre de Jerrold.
Ce premier acte fait espérer une vigoureuse comédie de
mœurs, mais nous tombons très vite dans un épais mélodrame,
surchargé d'incidens absurdes et de folles surprises. Est-ce la
faute de Jerrold ou celle de son public qui réclamait obstinément
de grosses farces et de gros crimes ? Je penche pour la seconde
hypothèse, car l'offre est réglée par la demande : axiome de bou-
tique qui se résout en une grande loi naturelle et hautement
scientifique. Jerrold savait avoir, au besoin, la touche réaliste et
la main légère : il l'a prouvé dans le Prisoner of War. La scène
se passe en France peu après la rupture de la paix d'Amiens.
Très impartialement et très spirituellement, Jerrold se moque du
chauvinisme des deux nations. Il ne confond pas la fanfaron-
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 851
nade avec le courage. « Les soldats, dit un personnage, doivent
mourir et les civils mentir pour la patrie. » On voit, — ceci a
quelque valeur historique, — les prisonniers anglais qui vivent
grassement dans une ville française, vont au café impérial, font
des gorges chaudes des bulletins de la Grande Armée, sans autre
obligation que de répondre à l'appel, matin et soir. Ils ont de
l'argent, car les logeuses se les disputent et ils paient de petits
garçons français pour chanter le Rule Britannia. Il me semble
que nos compatriotes, si j'en crois les souvenirs de Garneray,
n'étaient pas tout à fait aussi heureux sur les pontons anglais.
Mais, ce qui m'a frappé dans le Prisonnier de guerre, c'est
une scène ingénieuse et émouvante. C'est le soir; un vieil officier
prisonnier s'est attardé à sa partie de cartes avec un camarade.
Pendant ce temps, sa fille, miss Clary, a un homme dans sa
chambre. Ne vous récriez pas : c'est son mari. Partout où notre
drame mettrait une séduction, le théâtre anglais met un mariage
secret. Tout à coup Clary est violemment appelée par son père.
Elle se croit surprise, elle arrive toute pâle. Mais elle est bientôt
rassurée : « Que faisais-tu? Tu as de la lumière chez toi. Tu
lisais? Encore? Toujours? Des romans! Comme s'il n'y avait pas
assez de vraies larmes dans le monde, de larmes amères et brû-
lantes, sans que ces livres menteurs viennent encore nous en tirer
des yeux!... Et qu'est-ce qu'il chantait, ton roman? » Clary ne
sait que répondre, et elle raconte... sa propre histoire : le pauvre
garçon sans famille et sans fortune, le coup de folie, le cœur
donné, puis la main... «Et comment cela finit-il? — Justement,
j'en étais là. — Hé bien, moi, je vais te le dire, comment cela finit.
Un beau jour, le père les surprend, on croit qu'il va se fâcher. Pas
du tout : il s'essuie les yeux et il pardonne. » Le tendre visage de
Clary rayonne d'espoir. « Vous croyez, père, que c'est là le dé-
nouement? Vous me le promettez? — Je te le promets. » Elle est
près de tomber à genoux. Derrière la porte entr'ouverte où brille
la lueur d'une bougie, l'autre n'attend qu'un mot pour se préci-
piter. « Ah! par exemple, dans la vie, c'est autre chose. Si c'était
moi!... — Que feriez- vous? — Oh! d'abord, je le tuerais comme
un chien, lui, et quant à toi... Mais tout cela est trop affreux
pour qu'on y pense... Parlons d'autre chose. » Et il lui raconte
qu'il lui a trouvé un mari. Naturellement elle se débat, et le vieil-
lard reprend sa colère. « Ce sont ces maudits romans qui te
tournent la cervelle. Tiens, je veux les brûler sur-le-champ. »
Et il marche vers la porte derrière laquelle tremble l'amant de
Clary. C'est là du théâtre d'autrefois ; cela date du temps où l'on
faisait du drame avec des moyens de vaudeville. Pourtant je
852 REVUE DES DEUX MONDES.
crois que, même aujourd'hui, la scène ferait encore son effet.
Mais, encore une fois, Jerrold devait obéir au goût public
qui lui donnait les plus fausses indications. Son plus grand
succès fut sa plus mauvaise pièce : Blackeyed Susan, qu'on doit
jouer encore, de loin en loin, dans quelques coins de province. Le
héros est un marin qui traduit les idées les plus simples en style
nautique; l'héroïne est une femme du peuple qui exprime des
sentimens célestes dans un style académique. Le succès prolongé
d'une telle pièce montre la passion du bas public pour l'invraisem-
blable et l'absurde, ce qu'on pourrait appeler le grossier idéa-
lisme des foules. Il est plus difficile d'expliquer comment Jerrold,
qui avait le sens du vrai et qui avait servi sur mer, a pu écrire
un drame maritime où il n'y a pas un mot de vérité, pas un
trait de nature. Malgré tout, même dans Blackeyed Susan, on
trouve cette fougue d'allure, cette verve emportée, ce « diable au
corps » que nos pères prenaient volontiers pour de la passion.
III
A partir de 1830, la décadence littéraire et commerciale du
théâtre anglais commence à se manifester et devient tous les
jours plus évidente. Comme il arrive d'ordinaire, les contem-
porains ne comprennent pas le phénomène et l'attribuent à des
causes accidentelles, entre autres, à la rivalité de Drury-Lane et
de Covent-Garden, rivalité poussée jusqu'à l'absurde par certains
directeurs. Ils se disputaient les pièces et les artistes par une
série d'enchères et de surenchères qui les ruinaient. On crut
mettre fin à ce dangereux dualisme en réunissant les deux mai-
sons dans la même main; mais l'entreprise se trouva trop lourde
pour un seul homme et pour une même compagnie. Il fallut
revenir à l'existence séparée. Un certain capitaine Polhill, qui
voulut jouer au Mécène, perdit, en deux ans, 50 000 livres dans
la direction de Drury-lane. Macready, à son tour, essaya sa
chance; il dirigea successivement les deux théâtres de 1838 à
1843.
Les théâtres privilégiés ne vivaient plus de leurs privilèges : ils
en mouraient. Autour d'eux se fondaient des théâtres qui, parfois,
réussissaient à attirer la foule par d'étranges moyens. Edmund
Yates, dont le père était alors le directeur de l'Adelphi, nous adonné,
dans ses mémoires, une idée des attractions en usage : un géant
chinois, des danseuses hindoues, un cul-de-jatte qui personnifiait
avec de grandes ailes une mouche monstrueuse et qui bondissait,
au bout d'un fil, des dessous aux frises. Les théâtres privilégiés
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 853
n'avaient d'autre ressource que d'imiter ceux qui ne t'étaient pas.
Ils donnaient Shakspeare en lever de rideau ou en fin de soirée,
devant les banquettes. Ils le fragmentaient, le disséquaient, le
servaient membre à membre, ou le noyaient dans la musique,
dans les prétendues merveilles d'une criarde et vulgaire mise en
scène dont les contemporains d'Elisabeth auraient eu honte. Et,
malgré tant de sacrifices, malgré le talent de Macready (Kean
était mort en 1835), ils ne pouvaient le faire accepter. Le nouveau
public qui remplissait les théâtres était plus glouton que gour-
mand ; il réclamait la quantité, non la qualité : six actes, au
moins, par soirée et quelquefois sept ou huit. Impérieux, bruyant,
mal élevé, sauvage dans ses gaîtés et dans ses impatiences, son
attitude étonnait le prince Puckler-Muskau , observateur très
attentif, qui visita l'Angleterre vers ce temps. Macready avoue
qu'il y avait beaucoup de coins à Drury-Lane où une honnête
femme ne pouvait se risquer. C'étaient les barbares qui arri-
vaient; c'était le premier flot de la démocratie, devant lequel
s'enfuyait l'habitué, le playgoer de l'ancienne école.
En 1832, une commission avait été chargée par le Parlement
d'étudier les questions relatives au théâtre. Fallait-il donner la
liberté? Les avis étaient partagés. On ne se décida qu'après onze
ans de discussion. Avant cette capitulation finale du privilège et
de la tradition devant l'esprit nouveau, un dernier effort fut tenté
par les lettrés pour sauver le théâtre. Ce fut au moment où le
grand tragédien prit la direction de Covent-Garden . Il n'y avait
qu'un cri dans toute la littérature : « Il faut venir au secours de
Macready ! » Tout le monde s'en mêlait. John Forster s'occupait
de la mise en scène; Leigh Hunt posait sa plume de critique
pour écrire une tragédie sur une légende italienne qui avait déjà
inspiré Shelley. Ceux qui ne pouvaient pas en faire [autant versi-
fiaient des prologues et des- épilogues et les apportaient, comme
autrefois, en temps de péril national, les riches patriotes appor-
taient leur argenterie à la Monnaie. « Faites-moi un drame,
disait Macready au jeune Browning, et empêchez-moi de partir
pour l'Amérique. » Le drame demandé fut écrit, joué quatre fois
et n'empêcha pas l'acteur de partir pour l'Amérique.
De cette renaissance avortée il reste un nom et trois pièces.
Les trois pièces sont The lady of Lyons, Richelieu et Money; le
nom est celui de Bulwer, qui a été le premier lord Lytton. Bulwer
était un habile homme, rien qu'un habile homme, mais il ne vou-
lait pas en avoir l'air. Il jouait le génie et n'avait que du savoir-
faire ; il singeait l'originalité, et son talent était fait d'imitations.
Pendant trente ans, il posa fort adroitement pour le grand écri-
854 REVUE DES DEUX MONDES.
vain et le grand seigneur. En réalité, c'était un snob, de la variété
appelée dandy, et qui fit servir la littérature à son avancement
social. Sa principale qualité, presque toujours absente de ses livres,
mais très visible dans sa vie, fut la finesse. Il prit au satanisme
byronien tout ce que pouvait supporter sans se fâcher l'Angleterre
de 1840. Il copia Victor Hugo sans le dire et avec les précautions
voulues. A la fois démocrate et gothique, il caressait la jeunesse
romantique et chatouillait le peuple en feignant de démolir la
société où il aspirait à prendre sa place au premier rang. Ses
romans étaient mortellement ennuyeux, mais il y a des générations
qui sont touchées de ce genre de mérite. Lorsqu'on s'aperçut enfin
que son sublime était du faux sublime, son histoire de la fausse
histoire, son moyen âge du bric-à-brac, sa poésie de la rhétorique,
sa démocratie une farce, son « cœur humain » un cœur qui n'a
jamais battu dans aucune poitrine et, finalement, ses livres, des
outres gonflées de vent, il était trop tard et le tour était joué. Le
hobereau de Knebworth, le soi-disant descendant des Vikings,
avait fondé une famille et décroché une pairie.
Il était à l'affût de toutes les causes populaires qu'on paraît
servir et qui vous portent. Les gens parlaient de régénérer le
théâtre et il voulut en être, mener l'affaire. Il était l'âme de la
commission de 1832. Il était aussi de ceux qui « aidaient Macrea-
dy » en 1838, et dans ce dessein, il écrivit The Lady of Lyo/is,
sans, d'abord, y mettre son nom. C'est un mélodrame traité litté-
rairement : formule détestable, car le mélodrame, qu'on le con-
sidère comme une dégénérescence du drame, ou comme un type
particulier, ne saurait être élevé à la littérature parce qu'on le
recouvre d'une mince couche de poésie, comme on étend du
beurre sur du pain. Cette opération illicite a pour résultat de
violens, de furieux disparates. Au premier acte de la Dame de Lyon,
Mme Deschappelles est une maman du Palais-Royal. Il n'y a qu'une
maman du Palais-Royal, prise parmi les plus carnavalesques,
pour se figurer qu'on devient princesse douairière parce qu'on
marie sa fille à un prince. Pauline appartient au même répertoire.
Quelle surprise lorsqu'il tombe de sa bouche des vers tragiques
et qu'elle se mêle d'être sublime, au troisième acte, de lutter avec
Imogène et Griselidis d'absurdité dans le sacrifice. Au quatrième
acte, elle a repris des proportions plus naturelles : ce n'est plus
qu'une institutrice pédante et ennuyeuse. Mais je suis, en quelque
sorte, obligé d'accepter Pauline Deschappelles : c'est un des
dogmes les mieux établis de la vieille psychologie théâtrale qu'un
caractère peut, dans un moment de crise, se retourner et passer
du mal au bien sans retour possible. Cette notion est la fausseté
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 855
même; du moins, en l'acceptant, Bulwer s'est-il trompé avec bien
d'autres. Ce qui est de son fait, ce qui caractérise son obliquité
morale, c'est de nous avoir présenté, dans Claude Melnotte, un
héros qui est un escroc et qui Test même deux fois. Simple paysan,
il se fait passer pour un prince et épouse, sous un faux nom,
une fille de riche bourgeoisie. Soldat, il devient général en
deux ans et, dans ces deux années, amasse une fortune. Gomment?
Par quels brigandages? On ne nous le dit pas, comme si la chose
allait de soi. Sur le premier point, l'amour excuse le crime; sur
le second, jamais personne n'a élevé d'objection, et je suis proba-
blement le premier à m'étonner. Dans une préface assez insidieuse,
Bulwer explique les « incohérences » et les « extravagances »
de Claude Melnotte par l'état de surexcitation extraordinaire où
la Révolution française avait jeté les âmes. L'explication a suffi
aux compatriotes de l'auteur et la Révolution a bon dos. Mais je
crains que Bulwer ne se soit trompé sur le genre de folies qu'elle
a fait commettre aux Français et, surtout, qu'il n'ait confondu nos
généraux avec nos fournisseurs. Les Desaix et les Ouvrard ne
sont pas pétris de la même argile ni jetés dans le même moule :
c'est de quoi il ne s'est point avisé.
Après avoir usé d'abord de l'anonymat comme d'une réclame,
l'auteur avait consenti à se démasquer, mais en annonçant que
la Dame de Lyon serait une tentative unique. Dès l'année suivante,
il reparaissait devant le public avec une tragédie de Richelieu, où
Macready joua le principal rôle. Cette pièce peut soutenir une
sorte de comparaison avec le Cromwell de Victor Hugo. Même
confusion de la tragédie et du mélodrame ; même étalage de do-
cumens historiques et même ignorance de l'histoire vraie; même
emploi des moyens les plus excentriques ou les plus bas pour faire
rire ou pour faire peur ; même psychologie superficielle et gros-
sière qui, dans chaque personnage, homme ou femme, petit ou
grand, laisse reparaître l'auteur. Quand cet auteur est Victor
Hugo, hélas ! mais quand c'est Bulwer, holà !
Lorsqu'il fondait en une seule intrigue la journée des Dupes
et la conspiration du duc de Bouillon avec quelques traits em-
pruntés à l'aventure de Cinq-Mars et de De Thou, l'auteur réunis-
sait deux périodes qui ne peuvent et ne doivent pas être réunies,
le commencement et la fin de Richelieu (1). Pour le dire en pas-
sant, il trouvait moyen de fausser incidemment l'histoire de son
propre pays en faisant jeter par Richelieu dans une délibération
du conseil le nom de Cromwell, alors perdu sur un banc de la
(1) Bulwer n'a même pas le mérite de l'invention. Sa pièce est tirée d'un roman
de X.-B. Saintine.
856 REVUE DES DEUX MONDES.
Chambre des communes. Il n'est pas encore capitaine de cava-
lerie et Richelieu parle de l'antagonisme de Charles avec Olivier.
Mais qu'est-ce qu'un tel anachronisme à côté de celui qui fait du
caractère principal un contre-sens perpétuel? C'est le malheur du
drame et du roman historique de nous offrir les grands acteurs de
l'histoire dans une posture et une attitude où leurs contemporains
ne les ont jamais vus : se confessant, se racontant, se trahissant
pour le sot plaisir de se mirer dans leurs phrases et de parler au
lieu d'agir. De tous ces fanfarons de la politique théâtrale, le
Richelieu de Bulwerest le plus vain et le plus insupportable. Que
l'écrivain dise dans sa préface que le cardinal fut « le père de la
civilisation française et l'architecte de la monarchie », c'est affaire
à lui ; mais nous ne pouvons tolérer que Richelieu parle de lui-
même à peu près dans les mêmes termes et à la troisième personne,
comme pourrait le faire un Michelet ou un Carlyle en délire;
ni qu'il contrefasse le mort pour jouer ensuite le revenant ; ni
qu'il pleure en scène, ni qu'il adresse une déclaration d'amour
à la France: « France, je t'aime ! » et ailleurs: « Richelieu et la
France ne font qu'un. » Nous ne pouvons lui permettre de voir
« la France moderne renaître des cendres de la féodalité. » Car,
après ces balivernes généralisatrices, nous ne serions pas étonnés
de lui entendre dire : « Je suis le précurseur de 1789; ce que je
n'ai pas pu finir, Ronaparte le fera dans les séances du Conseil
d'État. »
Les caractères secondaires n'ont qu'un mot et un tic. Berin-
ghen : « Discutons le pâté! » et le duc d'Orléans : « Marion
m'adore! » A la tragi-comédie historique est cousu un mélo-
drame, fait d'après les règles du boulevard. Une succession d'évé-
nemens qui s'annulent et de surprises qui se renversent. Il faut
crier : « Bravo, Richelieu! Bravo, Baradas! » comme, à la Porte-
Saint-Martin ou à l'Ambigu, on crie : « Bravo, d'Artagnan! Bravo,
Mordaunt! » C'est le système, mais non l'art de Dumas. Lord
Lytton manque d'imagination et d'adresse. Ses effets sont misé-
rables et il en abuse. La première résurrection de Richelieu est
presque émouvante; la seconde est ridicule. Le nœud de la pièce,
c'est un certain papier qui voyage dans toutes les poches et
n'arrive jamais à son adresse. Présentement le détenteur de ce
trésor est prisonnier à la Bastille. Au lieu de le faire fouiller, le
gouvernement envoie un courtisan qui se collette avec le détenu
pour lui soustraire le document. La scène est suivie à travers le
trou de la serrure et nous est racontée par un petit page de Riche-
lieu (c'est une femme qui joue ce rôle). A la sortie du courtisan,
le page se jette sur lui pour lui arracher le morceau de papier
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 857
nécessaire à la péripétie, et la conclusion du drame est la consé-
quence de ces deux pugilats. N'aurai-je pas raison de définir
Richelieu : du piètre Hugo brouillé avec du mauvais Dumas?
Money veut nous peindre la haute société anglaise, telle
qu'elle était en 1840. Elle s'y reconnut, ou plutôt, ses ennemis
— ceux qui n'en étaient pas et qui enrageaient — s'empressèrent
de la reconnaître dans cette caricature. Est-ce dans un club
aristocratique que se passe la scène de jeu du troisième acte?
C'est plutôt dans le parloir de derrière d'un public-house. Un cri-
tique très connu, qui représente les idées de toute une classe et
de toute une école, constatait le succès qu'obtint la pièce à son
début et qu'elle obtient encore à chaque reprise. « Les spectateurs,
écrivait-il, venaient applaudir à l' humour d'un s c ho lar. » J'avoue
que je n'ai aperçu ni l'humour ni le scholar. En revanche j'ai
retrouvé la fausse sensibilité et l'obliquité morale dont j'ai déjà
parlé. Alfred Evelyn, que le testament d'un cousin excentrique a
enrichi et qui voit le monde à ses pieds après en avoir été dédaigné,
se décide à donner sa fortune à l'inconnue qui a envoyé dix livres
à sa vieille nourrice, à l'époque où il était lui-même trop pauvre
pour lui venir en aide. C'est sur cette sotte recherche qu'il joue
son bonheur et que roule la pièce. Il est engagé à une jeune fille
qu'il n'aime pas et, pour se débarrasser d'elle, ce miroir de
délicatesse, cet Alceste qui méprise le genre humain, fait sem-
blant de se ruiner au jeu devant son futur beau-père. La jeune
fille qu'il aime a refusé au premier acte de l'épouser, non parce
qu'il était pauvre, mais parce que, pauvre elle-même, elle crai-
gnait d'être un obstacle dans sa vie. Mais quelqu'un est entré et
elle n'a pas eu le temps de finir sa phrase. Elle la finit au dernier
acte, et ils tombent dans les bras l'un de l'autre, d'autant mieux
que c'est elle qui a envoyé les dix livres à la vieille nourrice. En
conscience, il n'y a rien de plus dans Money, si ce n'est une
satire sociale que je crois très forcée et le fameux humour que je
n'ai pu découvrir.
Bulwer n'était pas de taille à sauver le drame qui s'égarait. De
plus forts que lui y eussent échoué. Ce n'est pas des lettrés, des
scholars, — puisque le mot vient d'être écrit, — que devait
venir le salut. Il fallait que la démocratie prît conscience d'elle-
même et fît son éducation. Au lieu du drame artificiel qu'on lui
offrait, elle voulait un drame sorti de ses entrailles, né de ses pas-
sions, fait à son image et palpitant de sa propre vie. Littéraire, il
le deviendrait ensuite, s'il pouvait... Et, pour que tout cela se fît,
suivant le mot d'Olivier Saint-John, qui a été souvent répété
dans les révolutions de la politique, mais qui convient aussi aux
858 REVUE DES DEUX MONDES.
évolutions de l'art : « Il fallait que les choses allassent encore
plus mal pour aller mieux. »
IV
Macready joua de nouveau à Paris en 1846. Mais les temps
étaient changés, et il n'obtint qu'un triomphe d'estime. 11 visita
ensuite l'Amérique, où sa présence donna lieu à des rixes san-
glantes, nées d'une jalousie d'artiste, mais qui faillirent devenir
la querelle de la démocratie américaine contre l'aristocratie an-
glaise. Le 26 février 1851, le grand acteur donna sa représen-
tation de retraite ; une belle page de Lewes a fait vivre jusqu'à
nous l'émotion de cette soirée mémorable qui restera une date
dans l'histoire de l'art anglais. Macready était en grand deuil : il
venait de perdre une fille de vingt ans. Il ne joua pas son discours,
mais le prononça, avec dignité et tristesse. Il ne s'y donnait que
deux mérites : celui d'avoir rétabli le texte de Shakspeare dans
sa pureté et celui d'avoir fait du théâtre un lieu décent. Il pres-
sentait que, si sa gloire d'artiste irait s'effaçant à mesure que
disparaîtraient ceux qui en avaient été les témoins, son œuvre de
restauration littéraire et de réforme morale subsisterait. Il ne se
trompait pas.
La représentation d'adieux fut suivie d'un banquet que pré-
sidait l'inévitable Bulwer. John Forster y lut des vers de Tenny-
son : sur la tombe anticipée du tragédien le poète lauréat gravait
trois adjectifs que je n'ai pas besoin de traduire : moral, grave,
sublime. Puis tout fut dit. On n'entendit plus cette voix qui avait
remué tant d'âmes, sinon dans des réunions charitables et dans
des conférences de province. L'Angleterre l'avait oublié lorsqu'elle
apprit sa mort en 1873. On raconte sur ses derniers jours un
détail qui n'a aucun rapport avec le sujet de cette étude et que,
cependant, je ne puis m'empêcher de rapporter. Lorsque le vieil-
lard, paralysé dans un fauteuil, fut, en quelque sorte, séparé du
monde par la perte de plusieurs sens, il se jouait à lui-même,
en dedans et sans même remuer les lèvres, les chefs-d'œuvre
qu'il avait aimés. Rien n'indiquait le progrès du drame sinon la
lumière dont s'éclairait ce masque tourmenté, qu'avaient sculpté
à nouveau l'action intelligente et la méditation solitaire. Qu'ils
devaient être beaux, Lear, Macbeth et Hamlet, sous ces clartés
mystérieuses de la fin et sur ce théâtre intérieur de la pensée,
où l'instrument ne trahissait jamais l'artiste, où toute volonté
était un acte !
Si j'ai parlé longuement de Macready, c'est que je ne puis me
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 859
résigner à voir en lui le représentant d'un art qui finit, le dernier
grand prêtre d'une idole disparue. A la scène et hors de la scène.
Macready est un précurseur. Il a pressenti le réalisme et il a été
le premier gentleman-acteur. Mais il devait se passer un long
temps avant que son exemple fût compris et imité. Il laissait le
théâtre dans un état de misère et de confusion difficile à décrire.
Macready avait eu beau nettoyer de son mieux le théâtre, le
préjugé qui en écartait certaines classes paraissait grandir et
s'étendre. Depuis l'avènement de la jeune reine, la femme anglaise
ne devait jamais se laisser voir qu'avec un ou deux babies sur les
genoux. On assistait à une de ces poussées de l'esprit puritain
dont l'histoire de la société anglaise nous donne le spectacle pé-
riodique. Les associations de la jeunesse chrétienne se multi-
pliaient; en procurant à l'ouvrier des plaisirs vertueux et gratuits,
elles disputaient sa soirée au spectacle en même temps qu'au
cabaret. Dans les hautes classes, c'était la musique qui ruinait le
drame par sa concurrence. Pendant longtemps, — commeditlady
Gay Spauker, dans une comédie de ce temps-là, — les Anglais
n'avaient connu d'autre musique que l'aboiement d'une meute.
Maintenant on s'arrachait les loges à prix d'or les soirs où devait
chanter la Grisi. Une querelle de cantatrice à directeur amena un
schisme. La troupe décapitée retrouva une merveilleuse chance
de succès dans Jenny Lind. Le dualisme se perpétua et cet inci-
dent, joint à l'incendie de Her Majestj/s théâtre, consomma l'in-
vasion des deux grandes scènes de Londres par la musique étran-
gère. L'opéra régnait de fin avril à fin juillet; la pantomime,
d'abord humble et modeste, mais chaque année plus hardie,
commençait à Noël et durait une partie de l'hiver. Une courte
saison d'automne restait au drame, ou plutôt au mélodrame,
ou à quelque chose de pire, à l'hippodrame. On appelait ainsi un
nouveau genre de pièce où les chevaux jouaient les grands rôles.
Plus d'un auteur en vogue était heureux d'écrire pour ces singu-
liers protagonistes. Shakspeare, qui avait rugi alternativement,
de deux soirées l'une, avec les lions du dompteur Van Amburgh,
ne parut pas en état de lutter avec l'hippodrame. Il se réfugia
dans un théâtre de banlieue, à Sadler's Wells, avec l'acteur Phelps,
et là, comme les ci-devant sous la Terreur, il « vécut ». Pour
que le public anglais s'y intéressât encore, il fallait qu'il fût
ânonné par des enfans ou baragouiné par des étrangers.
D'après une vieille brochure du temps qui gémit sur l'humi-
liation profonde du drame, on se retourne pour voir quel est le
fou qui prend Drury-lane ou Govent-Garden. A l'intrépide ama-
teur qui a de l'argent à perdre succède l'aventurier impudent,
860 REVUE DES DEUX MONDES.
l'entrepreneur louche, qui a les poches vides et qui est décidé à
les remplir. Vers 1850, un des grands théâtres est aux mains d'un
ancien policeman qui est devenu cafetier ; plus tard, ce sera le
tour d'un ancien ouvreur. Le directeur du Princess's est visible
toute la journée dans le comptoir de son frère, qui est marchand
de tabac en face du théâtre. Un autre directeur est arrêté comme
voleur dans les coulisses de son théâtre. On devine ce que devient
l'art dramatique dans de telles mains. Ils jouent sans décors, sans
accessoires, sur un théâtre entièrement vide. Ce qu'ils ont d'ar-
gent et de génie, ils le dépensent en réclames. Leurs affiches et
leurs prospectus sont les seuls chefs-d'œuvre de l'époque ; il en
est qui cherchent à intéresser le chauvinisme anglais, ce qu'on
pourrait baptiser le « préjingoïsme », au succès d'un clown « natio-
nal », qui a fait quatre-vingt-onze sauts périlleux dans le temps
que son collègue américain n'en a fait que quatre-vingt-un.
Ces choses réussissent à attirer la foule, mais quelle foule?
Les gens qui vont au théâtre constituent un groupe dans le public,
une société à part sur laquelle pèse un vague soupçon d'immo-
ralité. On leur reproche, comme un vice qui n'est guère moindre
et qui se confond avec le premier, leur exotisme. En cela, les pu-
ritains n'ont pas tort. L'exotisme, maladie anodine pour les conti-
nentaux, est mortel pour l'esprit anglais.
De 1850 à 1865, il semble qu'on ne puisse plus se passer de
nous. On nous traduit, on nous adapte sous toutes les formes. On
transplante nos mélodrames, on fait des farces avec nos comé-
dies que l'on grossit et que l'on exagère; quelquefois on pétrit,
pour ne rien perdre, des drames avec nos opéras. Des pièces fort
médiocres ont les honneurs de deux ou trois versions successives,
et tel drame, vite oublié au boulevard du Crime, devient classique
en Angleterre. Une légende qui court le monde théâtral prétend
que le directeur du Princess's tient sous séquestre un malheureux q u i
traduit pour lui du français sans relâche. On ne desserre sa chaîne
et on ne lui donne à manger que quand il a fini sa lugubre tâche.
Nos acteurs ont, à Londres, un home permanent que leur a
ménagé Mitchell, le libraire de Bond-Street : c'est le théâtre de
Saint-James. De là, ils envahissent les autres scènes. Quelques
années plus tôt, Mme Arnould-Plessy ayant eu la fantaisie de jouer
dans la langue de Shakspeare, Théophile Gautier l'avait compli-
mentée sur la grâce avec laquelle elle réussissait à « s'extraire
de l'anglais de la bouche. » D'autres essayèrent d'imiter ce talent
et d'en tirer parti. Fechter se mit en tête, non seulement de jouer
Hamlet, mais de le jouer d'une façon toute nouvelle etsefitapplaudir
pendant soixante-dix soirées consécutives. Une ingénue échappée
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 861
de la Comédie-Française, Stella Colas, tenta la même aventure dans
le rôle de Juliette, et malgré son mauvais accent, son insuppor-
table prétention, grâce àde puissans protecteurs, tint bon quelque
temps contre le légitime agacement du public. Les choses ne se
passaient pas toujours aussi doucement et, en plus d'une circon-
stance, la brutale colère du public chassa les intrus de la scène
qu'il entendait réserver aux artistes nationaux.
En effet, il y avait alors des acteurs anglais, et non sans mérite
à ce qu'il semble. Helen Faucit (aujourd'hui lady Martin) conser-
vait la pure diction classique de John et de Charles Kemble.
Ryder avait une belle prestance, une voix sonore, un « creux »
tragique, comparable à celui de Beauvallet ou de Maubant.
Keeley était un gros homme plein de finesse; sa femme, incisive,
pénétrante, amère, avait un penchant au sérieux et même au
réalisme. Robson, un petit être bizarre et endiablé, produisait de
l'effet dans le drame noir et dans la charge à outrance. Farren
avait débuté dans les vieillards à dix-huit ans et les joua cinquante
ans sans faire l'ombre d'un progrès, sans introduire dans ses effets
une nuance d'émotion ou d'humanité. Charles Matthews était la
jeunesse impertinente comme Farren était la vieillesse désagréable
et ridicule. Elégant, svelte, léger, mobile, si léger et si mobile
qu'il semblait une créature sans poids, différente par sa densité
des êtres qui l'entouraient, Matthews sautillait, voletait et
gazouillait comme un oiseau. Dans sa vieillesse, il me faisait songer
à Ravel, son contemporain, dont la méthode et les rôles offrent
quelque analogie avec les siens. Acteur, auteur et directeur,
Buckstone fit prospérer plus de vingt ans le Haymarket, où je
l'ai vu encore solidement établi dans la faveur publique, avec
son compère Compton qui s'était fait une spécialité de la séche-
resse. Buckstone avait alors perdu l'ouïe et la mémoire. Mais quel
œil ahuri et narquois! quelle bouche tordue et mouvante! que
d'ironie dans la laideur spirituelle de ce vieux masque fripé !
Ces bons acteurs nuisaient à la cause de l'art au lieu de la
servir. Ils s'entêtaient et s'enfermaient dans leur spécialité, exa-
géraient chaque jour leur idiosyncrasie et la léguaient à leurs
imitateurs. Le public les y encourageait, à la façon des enfans qui
refusent le nouveau et veulent entendre cent fois le conte qui les
a charmés. Les auteurs, supposé qu'ils fussent capables de voir
le danger, étaient de trop petits garçons pour résister aux volontés
d'un Charles Matthews ou d'un Farren. Ils prenaient la mesure
avec la commando et tâchaient de satisfaire le client. Ainsi se
rétrécissaient à la fois le champ de l'observation et celui de l'in-
vention. A la vivante, à l'infinie diversité des types et des carac-
862 REVUE DES DEUX MONDES.
tères humains se substituaient sept ou huit « emplois » que,
souvent, on précisait et on circonscrivait encore en y attachant
le nom d'un acteur. C'étaient lelowcomedian et le lig ht corne dian,
le villain et le heavy man. Toutes les variétés féminines devaient
rentrer dans un de ces quatre compartimens étiquetés, en fran-
çais : l'ingénue, la coquette, la duègne et la soubrette. Le valet
de comédie était devenu un intendant fripon dont la coquinerie
prenait des teintes de drame. Il y avait deux ou trois types de
vieillards: le vieillard bourru, en qui l'auteur épanche sa bile et
qui rédige des testamens excentriques ; le vieux beau, cynique et
poltron, qui, au dernier acte, marie sa fiancée à son propre fils
et jure de se corriger; enfin, le vieux paysan qui descend en
droite ligne du père de Paméla. On le reconnaît à la mention fré-
quente qu'il fait de ses cheveux blancs, à son mépris pour For et
à cette phrase qu'il adresse au voyageur égaré ou surpris par
l'orage : « Soyez le bienvenu dans ma pauvre demeure. » Ce
paysan, est-il besoin de le dire? n'a jamais existé. Sur le théâtre,
il a vécu plus d'un siècle. Egalement indispensable à la comédie
ou au drame est le « capitaine », le man about town, avec un
habit lie de vin, un gros diamant à la cravate, des culottes sau-
mon et des bottes à revers qu'il fouette incessamment du bout de
sa canne. Il représente l'égoïsme, la sottise et l'insolence des
hautes classes, telles que peut les imaginer un homme qui n'a
jamais mis le pied dans un salon. Connût-il à merveille la so-
ciété, cet homme ne la peindrait pas. Il ne peint jamais d'après
nature : il copie, lui millième, ses vieux modèles, Sheridan et
Goldsmith, ou ses nouveaux maîtres, Scribe et d'Ennery.
C'est à la critique, pensera-t-on, qu'il appartenait de faire l'édu-
cation du public, des artistes et des écrivains. J'ai presque honte
de dire où en ('lait alors tombée la critique dramatique. Un para-
graphe dans un coin obscur, un quart de colonne pour les œuvres
de première importance, voilà ce que les grands journaux accor-
daient alors au théâtre. La critique dramatique était une besogne
nocturne, pas très bien famée, qui répugnait aux gens rangés et
aux hommes mariés. On la confiait à un débutant qui espérait,
par sa bonne conduite, recevoir un peu d'avancement et s'élever
jusqu'au compte rendu de la police court. Le même homme
« faisait » le drame et l'opéra. La critique dramatique et la cri-
tique musicale, par les dons naturels qu'elles exigent, par la
méthode, par la technique, sont des métiers absolument diffé-
rens. Qu'importait, puisqu'on ne demandait à l'écrivain que de
dire du bien des pièces et des acteurs en tâchant de ne pas être
trop ennuyeux.
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 863
Un matin, John Oxenford, le critique du Times, fut mandé
dans le cabinet de son directeur. Il avait, en analysant une pièce
nouvelle, critiqué librement le jeu d'un artiste qui avait adressé
une lettre de réclamations à M. De lune. « Ces choses-là, dit ma-
jestueusement le directeur au critique, n'intéressent pas le gros
de mon public et je ne me soucie pas que le Times devienne une
arène de discussion sur le mérite de M. Tel ou Tel. Donc, mon
garçon, tenez-vous-le pour dit et écrivez-moi des comptes rendus
qui ne m'attirent pas des lettres comme celle-ci. Vous comprenez?
— Je comprends, dit Oxenford. » C'est ainsi, ajoute le narrateur
de cette anecdote, que la littérature anglaise perdit des pages qui
auraient rappelé la finesse de Hazlitt unie à l'humour génial de
Charles Lamb. A partir de ce jour, Oxenford, homme instruit,
qui a traduit la Relias de Jacobi et les Conversations de Gœthe
avec Eckermann, passa pour un génie opprimé et méconnu. Il
n'en donna d'autres preuves au monde qu'une version anglaise
de l'opérette Bonsoir, monsieur Pantalon, une autre farce que j'ai
vue tomber à plat et quelques articles sur Molière. Mais il eût
fallu l'entendre dans le parloir d'une taverne, lorsqu'il avait la
pipe aux dents, une bouteille de vieux porto sur la table et, en
face de lui, un interlocuteur qui n'était pas M. Delane.
Pendant que la critique libre ignorait son devoir ou était hors
d'état de le remplir, la censure officielle ajoutait une misère et
une entrave de plus à celles qui gênaient l'essor du théâtre.
Quelques mots me semblent ici nécessaires sur l'origine de la
censure et l'étendue de ses pouvoirs.
On veut rattacher l'institution actuelle à celle du Maître des
jeux (Master of the Revels) , sorte de surintendant des menus
plaisirs qui existait sous les Tudors et sous les premiers Stuarts.
En fait la censure doit son existence à une loi votée sous le second
des princes de la maison de Brunswick (10. George II. cap. 19).
Elle était instituée officiellement pour protéger « les bonnes
mœurs, la décence et la paix publique », en réalité pour défendre
Walpole contre les morsures de la comédie aristophanesque, pour
faire taire Fielding, fort supérieur, selon mon humble avis, dans
la satire politique à ce qu'il a été dans le roman. Il y aura bientôt
un siècle et demi que Walpole est tombé et la censure subsiste ;
à la façon de ce factionnaire placé dans une allée de Tsarskoé-
Sélo pour garder une rose et qu'on relevait encore, toutes les
deux heures, vingt-cinq ans après. La loi de 1843, qui donnait la
« liberté » au théâtre, ne l'affranchit pas de la censure du lord
chambellan, dont les pouvoirs furent alors délimités géographi-
quement do la façon la plus bizarre. Car il est impossible de com-
864 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre pourquoi certains quartiers de la métropole restaient en
dehors de la zone de son autorité et étaient attribués à la juri-
diction des Justices of the Peace. Pratiquement, les pouvoirs du
haut dignitaire sont exercés par un ancien fruit sec de la litté-
rature qui porte le nom d'Examiner of the Play s. Il doit avoir
communication des pièces sept jours avant la représentation et,
lorsqu'il les rend avec son visa, il reçoit de ses justiciables des
honoraires qui varient de une à deux livres , suivant le nombre
des actes. L'auteur n'est jamais admis en sa présence; seul, le
directeur peut contempler sa face et lui donner ou obtenir de lui
des explications verbales. Encore ces communications sont-elles
faites « sous le sceau du secret. »
Au-dessus de l'examinateur, on trouve une sorte de chef de
bureau et, au-dessus de lui, le lord chambellan lui-même. Quand
on a épuisé ces trois juridictions, on ne peut aller plus loin ni
monter plus haut. Au-dessus du grand chambellan, comme au-
dessus du tsar de toutes les Russies, il n'y a que la justice divine,
et les auteurs de vaudevilles en détresse ne songent pas à en ap-
peler à ce tribunal. En somme la censure est une monstruosité
et une anomalie au milieu de la législation anglaise. Elle est la
seule autorité secrète et irresponsable, le seul pouvoir qui pré-
tende agir sans donner de raisons, diriger l'opinion au lieu d'être
dirigé par elle.
Si on cherche comment elle s'est comportée dans ce siècle,
on verra qu'elle a été tour à tour nulle ou tracassière suivant que
le censeur était un indolent ou un zélé. Les gens du métier n'ont
pas oublié celui qui supprimait le mot « cuisse » comme dange-
reux pour les mœurs, qui rayait dans une pièce de Douglas Jer-
rold, comme impertinente pour la religion, cette phrase : « Il
joue du violon comme un ange! » Le même censeur trouvait
ces mots dans une tragédie : « Moi, rendre hommage à l'orgueil,
à la débauche, à l'avarice!... jamais! » Il se hâtait d'effacer
cela, reconnaissant ainsi que la haute société anglaise, qu'il avait
mission de couvrir, était étroitement solidaire de ces trois péchés
capitaux. Défense de se moquer de l'onguent d'Holloway, parce
que « M. Holloway est un honorable industriel qui emploie des
milliers d'ouvriers. » Défense de mettre en scène un évêque ri-
dicule. — Mais si c'était seulement un évêque colonial? — Le
censeur accorde aussitôt son visa. Une pièce tirée de Y Olivier
Twist, de Charles Dickens, est proscrite « comme excitant au
crime », mais elle est permise un jour de bénéfice : d'où il suit
que, ces jours-là, il est parfaitement licite d'exciter au crime les
spectateurs. Cette pauvre censure qui doit tout lire, tout sur-
LE THÉATKE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 865
veiller, depuis les fureurs d'Othello jusqu'aux grimaces du clown
et jusqu'aux « tutus » des ballet-girù, qui défend à la fois Dieu et
M. Holloway, la constitution et la pudeur, finit par perdre la tête
et ressemble au bourgeois affolé qu'on entraîne, une nuit de
mardi-gras, dans quelque vertigineuse sarabande. On la traduit,
en personne, sur les planches et elle ne s'en aperçoit môme
pas.
Sa grande préoccupation, c'est de barrer la route à l'immora-
lité française. On réussit à éluder sa vigilance au moyen d'une
sorte de langue convenue. Là où nos auteurs ont eu l'effronterie
d'écrire, en toutes lettres, le mot de « cocotte »,on le remplace
par le mot actrice. Là où ils n'ont pas rougi d'introduire un
adultère, on s'empresse de le remplacer par un flirt. Le censeur
donne son approbation, empoche ses honoraires et, le jour de
la représentation, le coup d'œil, le geste de l'acteur et de l'actrice
achèvent la traduction et rétablissent le sens primitif, s'ils n'y
ajoutent.
Au milieu de toutes ces difficultés, l'élargissement du public
avait amené les longues séries de représentations, inconnues de
lâge précédent, et la multiplication des salles de théâtre. Il y en
avait douze en 1847, plus de vingt en 1860. Le métier d'auteur
dramatique devenait fructueux et tentait beaucoup d'écrivains.
Métier facile, en somme, puisqu'on avait affaire à un public
neuf, ignorant, disposé à tout accepter et que, d'autre part, le
théâtre français offrait une matière première inépuisable. On y
retournait sans cesse, comme Robinson Crusoë, après son nau-
frage, retournait au vaisseau pour chercher une denrée ou un
outil. Je ne veux pas multiplier ici les noms parce que, s'ils ne
sont accompagnés d'un léger croquis personnel et d'un ou deux
mots de critique, ces noms inconnus ne représentent rien pour
les lecteurs français et leur paraissent aussi fastidieux que les
énumérations de guerriers dans les vieilles épopées. Parmi nos
cliens les plus assidus d'alors, je citerai Tom Taylor et Dion
Boucicault.
Tom Taylor appartenait au monde de la loi et au monde
des lettres. Il dînait de la chicane et soupait du théâtre : son souper
finit par être plus substantiel que son dîner. De 1850 à 1875, il
semble doué d'ubiquité dramatique et son nom paraît sur toutes
les affiches. Vers et prose, drame et farce, tout lui est bon; il écrit
pour les jolies femmes et pour les chevaux. Il a de la facilité,
de la méthode, un certain art de composition, un certain déco-
rum qui lui tient lieu de goût, toutes les qualités de la médio-
crité laborieuse et féconde. Son mérite est celui que les profes-
tome cxxix. — 1895. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
seurs de rhétorique apprécient chez leurs bons élèves : il
« développe ». Le développement est passable quand la matière
est bonne, et il est moins mauvais qu'on ne s'y attendrait quand
la matière est détestable. Sans doute^ il eût souhaité d'être jugé
surtout d'après ses drames historiques qui absorbèrent l'activité
de ses dernières années. Sont-ce vraiment des drames histori-
ques? Ils contiennent trop d'histoire et trop peu d'histoire. Le
document de détail surabonde, envahit les scènes, étouffe l'ac-
tion; mais la psychologie historique, qui donne la clef des
grands caractères, est ignorée ou dédaignée. Témoin le jour où,
voulant peindre Elisabeth, il s'est abandonné aux fantaisies
romanesques d'une dame allemande, au lieu d'ouvrir Froude,
qui lui eût tout appris et qui est plus dramatique que lui.
Dion Boucicault, l'autre écrivain que j'ai choisi comme échan-
tillon de son espèce, est plus caractéristique et plus intéressant.
C'était un acteur, et un acteur de quelque talent. Il ne connaissait
d'autre monde que celui du théâtre, l'humanité qui, tous les
soirs, de huit heures à minuit, rit et pleure, aime et blasphème,
meurt et tue, sous la lueur du gaz, entre trois châssis de toile
peinte. Sans culture réelle, sans l'ombre de critique, Boucicault
avait tout lu en fait de théâtre, tout lu et tout retenu : [l'excellent,
le médiocre et le mauvais, depuis le Phormion jusqu'à l'Auberge
des Adrets. Il savait par cœur toutes les « croix de ma mère » du
mélodrame moderne et, de toutes ces réminiscences, cousues en-
semble avec du gros fil, il fabriquait ses pièces qui ressemblaient
à un habit d'Arlequin. Même sans le vouloir, sans le savoir, il imi-
tait : c'était le plagiat incarné. Dans son premier grand succès, The
London assurance, on retrouve non seulement Goldsmith et She-
ridan, mais Térence et Plaute qu'il détrousse à travers Molière.
On y voit aussi un père qui parle à son fils et ne le reconnaît pas,
ou, du moins, à qui on persuade de ne pas le reconnaître; une
jeune dame qui siffle son mari et l'appelle : « ma poupée » ; un
maître qui fait des confidences à son valet; un valet aussi menteur
que Dave ou Scapin ; un légiste qui cherche à se faire donner des
coups de bâton comme l'Intimé ; un jeune homme ivrogne et dé-
bauché qui tombe amoureux de la première ingénue de province;
une jeune fille élevée dans les bois qui répond au premier com-
pliment qu'elle reçoit : « Je vois que vous êtes une abeille
échappée de la ruche de la mode. Déposez votre miel dans une
cellule mieux appropriée. » La pièce va ainsi de la grossièreté au
marivaudage. En quelques minutes, on a un enlèvement pour
rire, un duel comique, et un mariage qui ne semble guère plus
sérieux. Le tout dominé par un testament qui est bien le plus
LE THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN. 867
absurde do tous les testamens de théâtre. La pièce est menée
par un intrigant plein de verve, que personne ne connaît. « Vou-
lez-vous, lui demande Charles Courtly, à la dernière scène, me
permettre une question impertinente? — Avec le plus grand
plaisir. — Qui diable êtes-vous? — Ma foi, je n'en sais rien,
mais je dois être un gentleman. » Sur quoi un autre personnage
termine la pièce par une pédante définition du vrai gentleman, et
la morale est satisfaite.
Un jour, — c'était en 1860, — ce dramaturge qui vivait d'em-
prunts et qui devait à toutes les littératures, eut la fortune sin-
gulière de créer un genre. Gréer, c'est peut-être trop dire. Un com-
patriote de Boucicault, Edmund Falconer, comme lui auteur et
acteur, avait ouvert la voie. Mais Falconer ne retrouva jamais
le succès de Peep o'day et aboutit au mémorable échec de The
Oonagh. Boucicault, au contraire, exploita vingt ans la veine
fructueuse découverte dans Colleen Baion. Ce drame est un tissu
d'invraisemblances et d'énormités. Rien n'est plus risible, lors-
qu'on y songe, que la façon dont tous les personnages courent
les uns après les autres, au sens littéral aussi bien qu'au sens
figuré. La fièvre du dévouement les gagne et les affole tour
à tour. Non seulement Eily O'Connor est prête à rendre son
certificat de mariage pour donner la paix et le bonheur au jeune
Cregan, mais Mrs Cregan est prête à épouser un misérable pour
sauver son fils de la misère, et ce misérable lui-même, un usu-
rier sans âme, fait des folies et risque sa fortune pour épouser une
femme de quarante-cinq ans. Anne Chute sacrifiera son bien
pour un homme qu'elle n'aime pas, pendant que Hardress, qui
l'aime et en est aimé, plaide auprès d'elle la cause d'un autre.
Dauny, qui est un honnête homme, commettra un crime pour
servir son maître, tandis que Myles-Na-Coppaleen, le vagabond,
Y outlaw, par amour pour la femme qui l'a dédaigné, s'élèvera à
des sublimités et à des délicatesses plus que chevaleresques.
Quelle raison mystérieuse nous fait supporter ces absurdités et y
prendre quelque intérêt? C'est qu'il y a dans ce mélodrame insensé
une sorte de sédiment historique qui se dépose au fond de
l'esprit et y demeure. L'effort douloureux, humble, patient, mais
inutile de cette fille du peuple pour devenir digne de celui
qu'elle aime, son découragement qui ne vient pas à bout de
son amour, tout cela est indiqué par des traits si suggestifs et si
forts quïls équivalent à une longue analyse. Il y a plus : une sorte
de poésie primitive se répand autour de Colleen Bawn, telle qu'elle
apparut, il y a trente-cinq ans. sous les traits de Mrs Dion Bou-
cicault, avec son petit manteau rouge, ses longs cheveux noirs,
868 REVUE DES DEUX MONDES.
son expression moitié triste, moitié séduisante, d'ange grondé,
d'enfant qui sourit dans les larmes.
Jusqu'à Dion Boucicault, on avait beaucoup ri de l'Irlande,
on n'en avait jamais pleuré. Il obtint ce résultat sans peindre son
pays différent de ce qu'il était. Il connaissait le sentiment
étrange de l'Anglais pour l'Irlande : c'est le sentiment de l'homme
pour la femme, dépouillé des raflinemens de la philosophie et
de la civilisation. Passionné, violent et dur, il commence par la
briser, puis s'arrête, vaincu par la faiblesse de sa victime, do-
miné par un charme que les mots ne rendent pas. Boucicault
alla chercher ce sentiment au plus profond de l'âme de ses spec-
tateurs, le développa, le nourrit et par là servit peut-être à pré-
parer un âge de générosité et de justice. Sous la grossièreté des
moyens qu'il employait et, souvent aussi, des sentimens et des
idées qu'il exprimait, Boucicault cachait une sorte de linesse qui
tient de l'instinct. Sa psychologie de l'Irlande est vraie et, quoi-
qu'il y ait ajouté bien des traits dans Shraughraiin, dans *Arrah-
na-Poguc, dans The Octoroon, dans Michaël O'Dowd, et dans
d'autres œuvres, elle est déjà complète dans Colleen Ba/vn.
Lorsque Myles-Na-Coppaleen nous dit : « Il y a en moi de la mort
subite », et quand Eily nous parle du « petit oiseau qui chante
dans son cœur », nous ne trouvons pas cette passion exagérée ni
cette poésie hors de sa place. Father Tom qui fume sa pipe et
boit du whisky de contrebande avec des rôdeurs, mais qui re-
prend sans effort l'autorité d'un apôtre et d'un leader, est bien le
prêtre irlandais d'autrefois et peut-être d'aujourd'hui : l'homme
du peuple et l'homme de Dieu. Enfin, devant cette esquisse à la
fois informe et frappante, il est impossible de ne pas s'écrier :
« C'est l'Irlande, l'Irlande des dévoués et des traîtres, des humbles
et des révoltés, des fous et des martyrs, des héros et des assassins,
l'Irlande irrationnelle et illogique, qui déconcerte nos sympathies
après les avoir éveillées, et qui étonnera l'histoire, embarrassée
non seulement de condamner ou d'absoudre, mais de comprendre
et de raconter. »
Augustin Filon.
LES THÉORIES DE LA CHALEUR
LES PRÉCURSEURS DE LA THERMODYNAMIQUE
I
Le thermomètre, écrit l'abbé Nollet, « sortit pour la première
fois des mains d'un paysan de Northollande. A la vérité, ce paysan,
nommé Drebbel, n'était point un de ces hommes grossiers qui ne
connaissent que les travaux de la campagne ; il paraît qu'il avait
naturellement beaucoup d'industrie, et apparemment quelque
connaissance de la physique de ce temps- là. » Inventeur ingé-
nieux non moins que charlatan impudent, se vantant d'avoir trouvé
le mouvement perpétuel en même temps qu'il faisait faire de
grands progrès à l'art de teindre les étoffes, Drebbel sut se con-
cilier les faveurs de Jacques Ier ; Rodolphe II le pourvut de grasses
pensions et l'emmena à sa cour ; Ferdinand II, qui s'occupait lui-
même de thermométrie, le choisit comme précepteur de son fils.
Le thermomètre de Drebbel, — invention qu'il a peut-être em-
pruntée à Porta et dans laquelle il avait été, sans doute, précédé
par Galilée, — se composait d'un tube de verre vertical, terminé,
à son extrémité supérieure, par une ampoule de même matière
et plongé, par son extrémité inférieure, dans un vase rempli d'eau
ou de quelque liquide coloré. En chauffant l'ampoule de verre,
on obligeait une partie de Fair qui y était contenu à refouler
l'eau et à s'échapper au dehors ; lorsqu'on laissait ensuite l'air
870 REVUE DES DEUX MONDES.
reprendre la température ambiante, la pression extérieure faisait
monter le liquide dans le tube ; le liquide montait d'autant moins
haut que l'air contenu dans l'ampoule de verre, plus échauffé,
avait acquis une plus forte tension ; les variations de la tension
d'une masse d'air dont le volume change peu étaient ainsi mises
à profit pour marque? les « augmentations du chaud et du froid. »
Cet appareil peu pratique était cependant usité en Allemagne
vers l'an 1621. Les membres de l'Académie ciel Cimento , si
curieux de tous les progrès de la physique, ne tardèrent pas à
lui substituer un instrument plus commode, celui dont nous nous
servons encore. Enfermé dans une ampoule transparente que pro-
longe un tube fin, un liquide plus dilatable que l'ampoule monte
dans le tube lorsqu'on l'échauffé, descend lorsqu'on le refroidit.
L'Académie florentine, d'ailleurs, ne laissait passer aucune décou-
verte de physique qu'elle n'en cherchât aussitôt l'application à
l'art de guérir; à peine Galilée avait-il reconnu la constante
durée des oscillations d'un pendule, que le pendule servait à
déterminer la fréquence ou la lenteur du pouls des malades ; le
thermomètre, rendu maniable et portatif, devint incontinent, entre
les mains du physiologiste vénitien Santorio Santori, un indica-
teur sensible et précis des progrès de la fièvre. Les écrits de San-
torio rendirent populaire ce précieux instrument et, bientôt, on
le trouva communément, dans les boutiques des émailleurs, sous
le nom de thermomètre de Florence ou de Sanctorins.
On imagine difficilement l'intérêt qu'excitaient les indications
de cet appareil « digne d'Archimède ». Tout le monde notait avec
curiosité l'ascension ou la descente de l'esprit-de-vin coloré dans
le tube de verre, car, écrivait Nollet, « le physicien, guidé par le
thermomètre, travaille avec plus de certitude et de succès; le bon
citoyen est mieux éclairé sur les variations qui intéressent la san4;é
des hommes et les productions de la terre, et le particulier qui
cherche à se procurer les commodités de la vie, est averti de ce
qu'il doit faire pour habiter pendant toute l'année dans une tem-
pérature à peu près égale. » Au dire d'Amontons, Golbert projeta
de faire construire une grande quantité de thermomètres et de les
envoyer dans différentes parties de la terre pour faire des obser-
vations sur les saisons et les climats ; il dut renoncer à son projet
à cause des imperfections que présentaient, à cette époque, les
thermomètres à esprit-de-vin : des thermomètres différens don*
naient des indications qui n'étaient pas comparables entre elles.
Aucune règle fixe ne présidait au tracé des degrés sur la tige
des thermomètres ; aussi ces divers instrumens n'exprimaient-ils
pas le même chaud ni le même froid par un même nombre de
LES THÉORIES DE LA CHALEUR. 871
degrés; lorsqu'on les plaçait en un même lieu, l'un se fixait plus
haut et l'autre plus bas ; l'un marquait 30° et l'autre seulement
20°. Certains physiciens avaient bien imaginé de choisir une année
où l'hiver fût très froid et l'été très chaud, de marquer le point
le plus bas et le point le plus haut atteints par l'esprit-de-vin dans
ses excursions et de diviser en cent parties égales l'intervalle
compris entre ces deux points ; un tel thermomètre permettait, il
est vrai, à celui qui en était possesseur, de comparer, d'une année
à l'autre, l'ardeur de l'été ou la rigueur de l'hiver ; mais, en
communiquant ses observations à un autre physicien, il ne lui
donnait que des renseignemens dénués de sens s'il ne lui envoyait,
avec les observations, l'instrument qui avait servi à les faire, ou,
du moins, un instrument gradué en même temps, au même lieu.
Un astronome auquel on demande la longueur du pendule
qui bat la seconde serait mal venu à répondre que ce pendule a
même longueur que son bâton, tout en cachant ce bâton ; ce qu'on
attend de lui, c'est le nombre de pieds, de pouces, de lignes qui
mesure la longueur demandée ; c'est un renseignement permettant
à celui qui l'interroge de construire un pendule battant la
seconde. Imaginer de même, pour la construction des thermo-
mètres, une règle qui permette d'obtenir, n'importe où et n'importe
quand, des instrumens comparables, des instrumens marquant
assurément par un même nombre la même intensité de chaleur,
tel est le problème qui sollicita les efforts des physiciens à la fin
du xvne siècle et au début du xvme siècle.
Le problème fut résolu pour la première fois en 1702 par
Amontons. Abandonnée et reprise tour à tour, la méthode proposée
par Amontons est devenue aujourd'hui, après bien des vicissi-
tudes, la méthode normale à laquelle se subordonnent toutes les
autres, la méthode qui détermine la température absolue.
Deux observations, toutes deux de première importance, servent
de fondement à la méthode d'Amontons.
Dans deux ampoules de verre, prenons deux masses d'air;
chacune de ces masses est séparée de l'air extérieur par un tube
recourbé, plein de mercure, formant manomètre; supposons
qu'à une même température l'une des deux masses supporte la
pression d'une atmosphère et l'autre la pression de deux atmo-
sphères; chauffons également ces deux masses d'air, tout en ver-
sant, dans les deux manomètres, assez de mercure pour mainte-
nir invariable le volume occupé par chacune d'elles ; tandis que
la pression supportée par la première masse croîtra d'une certaine
quantité, la pression supportée par la seconde masse croîtra d'une
quantité double; la seconde pression demeurera toujours double
872 REVUE DES DEUX MONDES.
de la première. Ainsi, lorsqu'on échauffe également deux masses
d'air en maintenant invariables les volumes des récipiens qui les
contiennent, les pressions supportées par ces deux masses demeu-
rent dans un rapport constant. Telle est la première observation
d'Amontons.
La seconde, qui se peut faire avec un thermomètre arbitrai-
rement gradué, est la suivante : la température de l'eau bouillante
est invariable; non seulement le thermomètre, plongé dans l'eau,
garde après plusieurs heures d'ébullition le niveau auquel il était
monté lorsque l'eau jetait ses premiers bouillons, mais encore,
toutes les fois qu'on l'immerge dans l'eau bouillante, on le voit re-
monter au même point. Pour être rigoureux, Amontons aurait dû
ajouter cette restriction : pourvu que la pression de l'atmosphère
ait, dans toutes ces expériences, la même valeur; cette restriction,
dont Newton connaissait déjà l'importance, les progrès ultérieurs
de la physique en ont indiqué la nécessité.
Que l'on prenne une ampoule pleine d'air reliée à un mano-
mètre ; que l'on marque avec soin la pression qui maintient l'air
dans cette ampoule lorsqu'elle est plongée dans l'eau bouillante,
puis la pression qui, dans une autre circonstance, ramène cet air
au même volume ; le rapport de cette dernière pression à la pre-
mière pourra être regardé comme exprimant le rapport entre la
température à laquelle l'air était porté dans cette dernière circon-
stance et la température fixe de l'eau bouillante ; ce rapport aura
la même valeur quel que soit le thermomètre, ainsi construit, dont
on fasse usage, en sorte que l'on aura un moyen assuré d'obtenir
des instrumens comparables entre eux.
Ainsi, à l'exemple de Drebbel, Amontons propose comme ther-
momètre une masse d'air qu'une pression variable maintient sous
volume constant; la règle par laquelle, à chaque degré de chaud
et de froid, il attache une certaine température, c'est-à-dire un
certain nombre d'autant plus grand que la chaleur est plus intense,
d'autant plus petit que le froid est plus vif, est la règle même à
laquelle Desormes et Clément d'une part, Laplace de l'autre,
reviendront un siècle plus tard ; c'est la règle que les travaux de
Sadi Garnot, de Clausius, de W. Thomson, proposeront pour
mesurer la température absolue.
Les raisons profondes qui nous font, aujourd'hui, préférer à
toute autre la définition de la température proposée par Amon-
tons ne pouvaient être devinées au début du xvin' siècle. Les
grandes dimensions et la forme peu maniable du thermomètre
qu' Amontons avait imaginé, la nécessité, pour en interpréter les
indications, d'avoir égard aux variations de la pression atmo-
LES THÉORIES DE LA CHALEUR. 873
sphérique, empêchèrent le gros des physiciens d'adopter cet in-
strument; le thermomètre de Florence garda leurs préférences. Il
était donc nécessaire de construire des thermomètres à esprit-de-
vin qui fussent comparables entre eux; c'est ce que fit Réaumur.
Réaumur observa, en 4730, qu'un thermomètre placé dans
l'eau qui se congèle atteint un certain degré et y demeure fixé tant
que l'eau n'est pas en entier solidifiée; dans quelque circonstance
que l'on se place pour amener l'eau à se solidifier, le môme
thermomètre, plongé dans le liquide qui se congèle, revient au
même point; la température de congélation de l'eau est donc une
température toujours identique à elle-même, une température
fixe. Les progrès de la physique ont apporté à cette loi des cor-
rections ; ils ont révélé des causes qui font varier le point de con-
gélation de l'eau; ils ont amené les physiciens à prendre pour
température fixe non plus le point de congélation de l'eau, mais
le point de fusion de la glace; à s'entourer, dans l'observation de
ce point, des plus minutieuses précautions ; mais ni ces corrections,
pour nécessaires qu'elles soient, ni le fait que les académiciens
de Florence avaient incidemment reconnu l'invariabilité du point
de fusion de la glace, ne diminuent l'importance de la découverte
de Réaumur.
De cette découverte d'une température fixe, Réaumur déduisit
le moyen de fabriquer des thermomètres à esprit-de-vin compa-
rables entre eux.
Que l'on plonge, dans de l'eau en voie de congélation, une
ampoule de verre, prolongée par un tube fin et remplie d'esprit-
de-vin ; qu'à l'endroit où vient affleurer le liquide on trace un trait
marqué zéro; que l'on détermine le volume occupé parle liquide
dans ces conditions ; que l'on divise le tube en tronçons dont la
capacité intérieure représente, à la température de congélation
de l'eau, des parties aliquotes de ce volume, des millièmes par
exemple ; que l'on numérote ces divisions à partir du trait marqué
zéro. Si, dans une expérience, on voit l'esprit-de-vin affleurer à la
division marquée cinq, on saura qu'entre la température de con-
gélation de l'eau et la température de l'expérience, l'esprit-de-vin,
contenu dans le verre, a subi une dilatation apparente égale à
cinq millièmes. Si l'on a soin d'employer toujours, dans la con-
struction des thermomètres, un esprit-de-vin doué des mêmes pro-
priétés, — et Réaumur prescrit des règles minutieuses pour la pré-
paration d'un tel liquide, — si l'on néglige les changemens que la
nature variable du verre apporte à la loi de dilatation du récipient
thermométrique, on obtiendra de la sorte des instrumens qui
marqueront tous le même degré lorsqu'ils seront également
874 REVUE DES DEUX MONDES.
échauffés, qui au même chaud ou au même froid feront corres-
pondre le même nombre.
Pour que deux thermomètres construits suivant les règles
tracées par Réaumur, soient rigoureusement comparables, il faut
qu'ils soient formés du même verre et remplis avec le même
liquide ; que le verre dont ils sont formés n'ait pas exactement,
en tous deux, la même composition et le même degré de trempe;
que l'alcool qui les remplit n'ait pas, en tous deux, exactement la
même concentration, et les indications de ces deux instrumens
ne concorderont plus; l'esprit-de-vin de l'un aura une dilatation
apparente plus grande que l'esprit-de-vin de l'autre ; si on les
place tous deux dans des conditions identiques, au sein d'un corps
également échauffé en tous ses points, le premier marquera un
degré plus élevé que le second.
Pour atténuer ces écarts, il est naturel d'astreindre tous les
thermomètres, de quelque matière qu'ils soient constitués, adon-
ner les mêmes indications pour deux températures fixes. On mar-
quera, sur la tige du thermomètre, les deux points où affleure le
liquide lorsque l'instrument est porté à la plus basse de ces deux
températures, puis lorsqu'il est porté à la plus haute; on divisera
l'intervalle que ces deux points marquent sur la tige en un cer-
tain nombre de tronçons ayant même volume intérieur, et on
prolongera cette division au delà des points fixes ; en de tels ther-
momètres, le liquide affleurera sensiblement au même trait pour
un égal degré de chaleur, malgré les légères variations]qui peuvent
survenir dans la nature du verre et du liquide.
Restent à choisir les deux températures fixes qui déterminent
l'échelle thermométrique employée ; ce choix fit longtemps hésiter
les physiciens. En 1688, Dalencé prenait comme températures
fixes d'une part celle d'un mélange d'eau et de glace, d'autre part
celle qui détermine la fusion du beurre. En 1694, Renaldini
recommandait de déterminer les deux points fixes du thermomètre
l'un au moyen d'un mélange d'eau et de glace, l'autre au moyen
de l'eau bouillante ; mais son procédé n'aurait pu s'appliquer aux
thermomètres à esprit-de-vin seuls usités à cette époque; à la tem-
pérature de l'eau bouillante, la vapeur d'alcool a une tension telle
qu'elle fait éclater les réservoirs des thermomètres ; la méthode
de Renaldini ne devint pratique qu'après que Musschenbrœck eut
répandu l'usage du thermomètre à mercure. En 1720, Delisle
choisissait, pour graduer son thermomètre, la température de
l'eau glacée et la température presque invariable des caves de
l'Observatoire de Paris.
Vers 1714, un habile constructeur de Dantzig, Daniel-Gabriel
LES THÉORIES DE LA CHALEUR. 875
Fahrenheit, fournissait aux chimistes des thermomètres à alcool
qu'il remplaça en 1720 par des thermomètres à mercure; ces
divers thermomètres donnaient des indications très concordantes
entre elles. Au dire du chimiste Woolf, Fahrenheit se vantait de
pouvoir construire un thermomètre comparable à ceux qu'il avait
déjà faits, en quelque lieu que ce fût, et sans avoir sous les yeux
aucun instrument précédemment sorti de ses mains; mais des
raisons particulières l'empêchaient de divulguer le procédé qui
lui permettait d'obtenir une telle concordance. Ce procédé, que
les conseils de l'astronome Rœmer l'avaient aidé à fixer, n'était que
la méthode imaginée par Dalencé ; mais Fahrenheit prenait pour
point de repère inférieur la température d'un mélange de glace
et de muriate d'ammoniaque,— c'était, croyait-on alors, le plus
grand froid qui se pût obtenir, — et, pour point de repère supé-
rieur, la température du corps humain.
Enfin, en 1742, le Suédois André Celsius proposa de reprendre
la méthode de Renaldini et de diviser en cent degrés l'intervalle
qu'un thermomètre à mercure parcourt entre la température de
la glace fondante et la température de l'eau bouillante ; il mar-
quait la première température du chiffre 100 et la seconde du
chiffre 0; Linné, renversant cet ordre, acheva de donner au ther-
momètre à mercure la forme sous laquelle nous le connaissons.
Construits avec du mercure pur et avec un verre de nature
constante, tous les thermomètres centigrades donnent des indica-
tions comparables; si, au mercure, on substitue un autre liquide;
si l'on change le verre qui sert à former l'ampoule et la tige du
thermomètre, on obtiendra des instrumens qui, dans une même
enceinte uniformément chauffée, ne donneront pas exactement les
mêmes indications; toutefois, ils marqueront le même nombre
de degrés lorsqu'ils seront plongés dans la glace fondante — ils
marqueront tous 0° — ou lorsqu'ils seront entourés par la vapeur
qu'émet l'eau en bouillant sous la pression de l'atmosphère — ils
marqueront tous 100°. Entre ces deux températures, où tout écart
doit disparaître, cet écart ne pourra pas, en général, prendre une
valeur notable; au moins entre ces limites, tous les thermomètres
seront à peu près comparables.
L'idée d'André Celsius est le point de départ de la thermo-
métrie moderne. Cette idée, sans doute, s'est développée, et il y
a loin du thermomètre centigrade dont usait le physicien d'Upsal
aux instrumens minutieusement précis que construisent aujour-
d'hui d'habiles spécialistes ; mais, tout en se développant, elle est
demeurée identique à elle-même, au moins dans ses traits essen-
tiels.
876 REVUE DES DEUX MONDES.
II
Parmi les divers thermomètres que les physiciens ont ima-
ginés, de Galilée ou de Drebbel à Celsius ou à Linné, en est-il un
qui justifie son nom? En est-il un dont les degrés mesurent la
chaleur des corps?
Pour les premiers physiciens qui usèrent du thermomètre, il
ne pouvait être question de mesurer la chaleur; la physique de
l'Ecole enseignait que le chaud était une qualité; cette qualité,
tous les corps la possédaient avec une intensité plus ou moins
grande ; mais la chaleur n'était pas une quantité, elle ne pouvait
être mesurée par un nombre.
Bacon avait déclaré la guerre aux formes substantielles et aux
qualités occultes ; il voulait les chasser de la science ; aussi la
chaleur n'était-elle pas pour lui une qualité, mais un mouvement:
« La définition ou la vraie forme de la chaleur, dit-il, celle qui
appartient à l'univers et non au sens seulement, est celle-ci en
peu de mots : La chaleur est un mouvement expansif, resserré et
existant dans les particules ; cette expansion est d'abord modifiée
en ceci : qu'en se faisant en tout sens, elle a néanmoins une ten-
dance vers le haut... » Les scolastiques se refusaient à abandon-
ner, pour cette physique nouvelle, l'antique physique d'Aristote;
on aurait quelque mauvaise grâce à leur en faire un reproche.
Fidèle à sa méthode, Descartes chercha, sous la qualité
qu'exprimaient les mots chaud et froid, un élément quantitatif;
il regarda la chaleur comme une grandeur susceptible de
mesure.
Selon la philosophie cartésienne, la matière n'est que l'éten-
due; on n'y doit rien supposer que ce qu'étudient les géomètres,
diverses figures et divers mouvemens ; à des figures et à des mou-
vemens, on doit ramener toutes les qualités que considéraient les
scolastiques, en particulier le chaud et le froid. Qu'est-ce donc
que la chaleur ? Une agitation très prompte et très violente des
diverses parties du corps échauffé et, principalement, de celles
qui sont les plus petites et les plus subtiles, de celles qui consti-
tuent pour Descartes le troisième élément.
Un corps est-il frappé par la lumière, la pression en laquelle
consiste cette lumière s'exerce sur les diverses parties de ce corps ;
mais elle s'exerce irrégulièrement, comprimant tantôt ce point,
tantôt cet autre, agissant tantôt à l'une des extrémités d'une par-
ticule, tantôt à l'autre bout; voilà rompu l'équilibre de ces par-
ties, les voilà vivement agitées.
LES THÉORIES DE LA CHALEUR. 877
L'agitation des particules frappées par la lumière gagne de
proche en proche celles qui n'ont pas été éclairées ; la chaleur se
propage. Le mouvement calorifique ne cesse pas au moment
même où cesse d'agir la cause qui l'a engendré ; ce n'est que peu
à peu que les particules du troisième élément reviennent à l'équi-
libre ; ce n'est que peu à peu que la chaleur se dissipe.
Ces particules matérielles auxquelles la chaleur a communiqué
un mouvement inusité, ne peuvent plus être contenues dans un
espace aussi étroit que lorsqu'elles étaient soit au repos, soit
animées d'un mouvement moins violent, car elles ont des figures
irrégulières, en sorte qu'elles occupent moins de place lorsque le
repos les laisse enchevêtrées que lorsqu'une agitation continuelle
les sépare et les brouille d'une manière désordonnée; aussi la
chaleur dilate-t-elle presque tous les corps, les uns plus, les
autres moins, selon la figure et l'arrangement des particules qui
les composent.
Dans un corps liquide, les plus petites parties se remuent
diversement l'une l'autre; aussi les parties de la flamme, perpé-
tuellement agitées, peuvent-elles, en leur communiquant de leur
mouvement, rendre liquides la plupart des corps. Quand le feu
fond les métaux, il n'agit pas avec une autre puissance que lors-
qu'il brûle le bois. Mais parce que les parties des métaux sont
toutes à peu près égales entre elles, la flamme ne peut les remuer
l'une sans l'autre, et ainsi elle en compose des corps entièrement
liquides; au lieu que les parties du bois sont tellement inégales
qu'elle peut séparer les plus petites, et les rendre fluides, c'est-
à-dire les faire « voler en fumée », sans agiter au même degré
les plus grosses.
Agitées par le feu, les diverses parties d'un corps exerceront
des pressions variables sur l'éther qui les environne, et ces pres-
sions, transmises instantanément aux régions les plus lointaines
de cet éther, ne seront autre chose que la lumière émise par le
corps incandescent.
Ce mouvement qui dilate les corps, qui les fond, qui les réduit
en cendres et en fumée, qui donne de la lumière, nous explique
aussi pourquoi la flamme nous échauffe ; tout ce qui remue
diversement les petites parties de nos mains peut exciter en
nous la sensation de chaud, « car, en se frottant seulement les
mains, on les échauffe ; et tout autre corps peut aussi être échauffé,
sans être mis auprès du feu, pourvu seulement qu'il soit agité et
ébranlé, en telle sorte que plusieurs de ses petites parties se
remuent et puissent remuer avec soi celles de nos mains. »
Or, — c'est un des points fondamentaux de la doctrine carte-
878 REVUE DES DEUX MONDES.
sienne, — à un assemblage de corps en mouvement correspond
un nombre, nombre qui mesure l'intensité de l'agitation dont ce
système de corps est animé, la quantité de mouvement qu'il pos-
sède ; ce nombre est doublé lorsqu'on double soit la grandeur de
l'un des corps qui se meuvent, soit la vitesse qui entraîne ce
corps. Ce nombre s'obtient, en un mot, en multipliant chaque
masse mobile par la vitesse qui l'anime et en ajoutant entre eux
tous les produits obtenus.
Dans un corps échauffé, sont des particules animées d'un
mouvement peu ample, mais très rapide; de ce mouvement, un
corps donné, porté à un degré de chaleur déterminé, contient
une certaine quantité; cette quantité de mouvement calorifique
dans un corps chaud, c'est la quantité de chaleur qu'il renferme.
Plus les particules agitées seront grosses, plus sera rapide le
mouvement qui les anime, plus le corps échauffé possédera de
chaleur. Le mouvement des parties de l'air, qui le rend extrême-
ment fluide, ne lui donne pas la puissance de brûler, car « entre
les parties de l'air, s'il y en a de fort grosses, comme sont les atomes
qui s'y voient, elles se remuent aussi fort lentement; et s'il y en
a qui se remuent plus vite, elles sont aussi fort petites. » Au
contraire, parmi les parties de la flamme, « il y en a plus grand
nombre d'égales aux plus grosses de celles de l'air, qui avec cela
se remuent beaucoup plus vite. » Celles-là seules ont une quantité
de mouvement assez grande pour brûler, comme il paraît « en ce
que la flamme qui sort de l'eau-de-vie ou des autres corps fort
subtils, ne brûle presque point, et qu'au contraire celle qui s'en-
gendre dans les corps durs et pesans est fort ardente. »
Ainsi, à la notion purement qualitative de chaud et de froid
que les physiciens avaient considérée jusqu'à lui, Descartes fait
correspondre une notion quantitative, une grandeur, la quantité
de chaleur, et, par là, il fait rentrer l'étude de la chaleur dans
cette arithmétique universelle, appelée, selon lui, à embrasser
tout le champ des sciences physiques.
Cette idée de quantité de chaleur, créée par Descartes, tra-
versera tout un siècle sans éprouver presque aucune modifi-
cation; elle subira, il est vrai, le contre-coup de la révolution
dont la dynamique va être l'objet; Leibniz va montrer que la
règle proposée par Descartes pour apprécier l'intensité de l'agi-
tation qui anime un ensemble de corps est mal choisie; qu'à
cette règle il en faut substituer une autre; qu'au lieu de multi-
plier la masse de chaque corps par sa vitesse, il faut la multiplier
par le carré de cette vitesse ; qu'en un mot le rôle attribué par
la philosophie cartésienne à la quantité de mouvement doit être
LES THÉORIES DE LA CHALEUR. 879
réservé à la force vive. Aussi définira-t-on la quantité de chaleur
présente dans un corps comme la force vive du mouvement
intestin dont sont agitées les petites parties de ce corps. Mais,
sauf en ce point, les idées cartésiennes touchant la nature du
chaud et du froid demeureront inaltérées. Tout en renversant les
théories optiques de Descartes et de Huygens, Newton s'exprime
comme Descartes lorsqu'il parle de la chaleur. « La lumière, dit-il,
agit sur les corps pour les échauffer, c'est-à-dire pour exciter en
eux le mouvement vibratoire qui constitue la chaleur ; en revanche,
échauffés au delà d'un certain degré, tous les solides deviennent
lumineux, et cette émission de lumière est produite par les niou-
vemens vibratoires qui en agitent les diverses parties. »
Un pied cube d'or, un pied cube de plomb, un pied cube
d'eau, un pied cube d'air, lorsqu'ils sont également chauds, con-
tiennent une même quantité de chaleur; la quantité de chaleur
que renferme un corps porté à une température déterminée ne
dépend que de son volume et est proportionnelle à ce volume ;
c'est une loi communément admise au début du xvme siècle ;
dans leurs traités de physique, Pierre de Musschenbrœck, l'abbé
Nollet, énoncent cette loi et rapportent des expériences qu'ils
jugent propres à la démontrer.
Peut-on mesurer cette quantité de chaleur contenue dans
l'unité de volume d'un corps quelconque porté à une température
donnée? Le thermomètre fournit-il une indication à cet égard?
Parmi les thermomètres variés que les physiciens ont imaginés,
en existe-t-il un qui monte exactement d'un degré chaque fois
que la quantité de chaleur contenue dans un pied cube de ma-
tière augmente d'une même quantité, chaque fois que les sub-
stances qui le composent éprouvent un gain égal de chaleur ?
Celui-là, et celui-là seul, marquerait un nombre de degrés
proportionnel à l'accroissement que subit la force vive du mou-
vement calorifique au sein du corps au contact duquel il se
trouve, lorsque ce corps passe du point de fusion de la glace au
point de chaud ou de froid où il est actuellement porté ; celui-là
seul serait vraiment un thermomètre.
Ce problème sollicite l'attention de tous les physiciens qui,
au début d^ xvme siècle, cherchent à perfectionner le thermo-
mètre; tous reconnaissent qu'ils ne le peuvent résoudre. Des
thermomètres comparables nous permettent d'étudier tous les
corps et de dire avec certitude : « Celui-ci est aussi chaud, plus
chaud, moins chaud que celui-là. » Ils ne nous indiquent rien de
plus. Pour porter un corps de 0° à 100°, il faut lui fournir une
plus grande quantité de chaleur que pour le porter de 0° à 20°,
880 REVUE DES DEUX MONDES.
mais rien ne prouve qu'il faille lui en fournir cinq fois plus.
Lorsque, dit Musschenbrœck, les corps qui forment un thermo-
mètre « viennent à être dilatés par une certaine quantité de feu,
nous ignorons si une double quantité de feu les dilate deux fois
davantage... Par conséquent, le thermomètre nous peut seule-
ment faire voir si le mercure se raréfie plus ou moins par le
moyen d'un peu plus ou moins de feu; il ne nous fait voir en
effet rien davantage, et nous ne devons rien en conclure de plus. »
Réaumur n'est pas moins net dans l'affirmation de cette vérité :
« Chacun des degrés égaux en étendue dans deux thermomètres,
et peut-être dans le même, marquera bien un degré égal de la
dilatation de l'esprit-de-vin, mais non pas un degré égal de cha-
leur. Il n'est pas sûr que la chaleur, toujours augmentée par
degrés égaux, produise dans l'esprit-de-vin des augmentations
égales de volume... Deux thermomètres où l'esprit-de-vin sera
inégalement élevé marqueront seulement que l'un aura reçu un
certain nombre de degrés de chaleur plus que l'autre, mais non
pas quel sera le rapport de ces différens degrés entre eux. »
La détermination de la quantité de chaleur qu'il faut fournir à
un pied cube de matière pour le porter d'un degré thermométrique
à un autre demeure cependant la connaissance qu'il est le plus
essentiel d'acquérir si l'on veut, avec Descartes, réduire l'étude
de la chaleur à l'arithmétique universelle. « M. de Réaumur, dit
Y Histoire de l'Académie pour l'année 1730, ne croit pas qu'on
puisse arriver à cette connaissance exacte, tant il est arrêté qu'il
restera toujours beaucoup d'obscurités dans nos lumières. »
III
La solution que Réaumur désespérait de trouver était, cepen-
dant, fort aisée à découvrir; Black et Grawford la donnèrent
quelque quarante ans plus tard.
Pour élever la température d'une livre d'eau depuis le point
de fusion de la glace jusqu'au point que le thermomètre centigrade
marque 1°, il faut accroître d'une quantité bien déterminée la
chaleur que renfermait cette livre d'eau à 0°. Cette quantité
invariable peut nous servir d'étalon dans la mesure des quantités
de chaleur, & unité de chaleur. Pour porter, de la température 0° à
la température 1°, deux, trois quatre livres d'eau, il faudra leur
communiquer deux, trois, quatre unités de chaleur; au con-
traire, lorsque une, deux, trois livres d'eau se refroidissent de
1° à 0°, elles perdent une quantité de chaleur égale à une, deux,
trois unités.
LES THÉORIES DE LA CHALEl H. 881
Prenons maintenant 10 onces de mercure chauffées à 100
dans la vapeur d'eau bouillante; plongeons-les dans 33 onces
d'eau que de la glace fondante avait amenées à 0° ; le mercure va
se refroidir et l'eau s'échauffer ; au bout de peu de temps, l'en-
semble de ces deux corps aura pris la température commune
de 1°. Les 10 onces de mercure ont perdu une certaine quantité de
chaleur, précisément celle qu'il serait nécessaire de leur fournir
pour les réchauffer de 1° à 100° ; qu'est devenue cette chaleur? Elle
a été cédée aux 33 onces d'eau, qu'elle a échauffées de 0° à 1°.
L'observation que nous venons de faire nous permet d'évaluer
cette quantité de chaleur; elle nous apprend que, pour échauffer
une livre de mercure de 1° à 100°, il faut lui fournir 33 unités
de chaleur. Par le même procédé, nous pourrons connaître la
quantité de chaleur nécessaire pour porter une livre de mercure
de 1° à 50°; par différence, nous saurons ce qu'une livre de mer-
cure gagne de chaleur lorsqu'elle s'échauffe de 50° à 100°.
Cette méthode des mélanges est très générale; elle permet de
mesurer, d'évaluer en nombre le gain de chaleur qu'éprouve un
corps quelconque pour passer d'une température à une autre. Son
premier effet est de ruiner la loi qu'admettaient Nollet, Muss-
chenbrœck, la plupart des physiciens au début du xvine siècle ;
des volumes égaux de différentes substances n'absorbent point la
même quantité de chaleur pour s'échauffer également; il faut un
peu moins de chaleur pour échauffer de 1° deux pieds cubes de
mercure que pour échauffer de la même quantité un pied cube
d'eau. Chaque corps, à chaque température, possède une chaleur
spécifique; c'est la quantité de chaleur qu'il faut fournir à l'unité
de poids de ce corps pour la porter de la température en question
à une autre, plus élevée d'un degré dans l'échelle thermomé-
trique; c'est à l'expérience qu'il faut demander l'évaluation des
chaleurs spécifiques. Cette évaluation va devenir l'un des princi-
paux sujets d'étude pour les physiciens de la fin du xvme siècle.
Il ne s'agit plus de savoir si toute ascension d'un même
nombre de degrés du mercure dans le thermomètre correspond à
un égal accroissement de chaleur dans les corps qui l'environnent;
la question n'aurait plus de sens, à moins que l'on ne précisv la
nature de ces corps. Aussi cette question, qui avait tant préoccupé
les physiciens, change-t-elle de forme après les découvertes de
Black et de Cravvford; elle se transforme en celle-ci : un thermo-
mètre donné, un thermomètre à mercure par exemple, éprouve-
t-il un même gain de chaleur toutes les fois qu'il monte d'un degré,
quelle que soit la région de l'échelle thermométrique où se produit
cette ascension? La méthode des mélanges permet de résoudre
TOME CXX1X. — 1895.
882 REVUE DES DEUX MONDES.
la question. Do Luc montre qu'il faut toujours à peu près la
même quantité de chaleur pour faire monter le thermomètre à
mercure d'un degré, quel que soit ce degré.
De la méthode des mélanges, Black allait, en 1762, tirer une
découverte encore plus importante.
Prenez une livre de glace au moment où elle commence à
fondre et où, par conséquent, sa température est 0°; plongez-
la dans quatre-vingts livres d'eau portées à 1° ; la glace va fondre,
l'eau se refroidir ; au bout d'un certain temps, la glace aura
entièrement disparu et il restera quatre-vingt-une livres d'eau ;
le thermomètre, plongé dans cette eau, marquera exactement 0°.
Les quatre-vingts livres d'eau que nous avions prises à la
température de 1°, se refroidissant de 1° à 0°, ont abandonné,
nous le savons, quatre-vingts unités de chaleur; qu'est devenue
cette chaleur? La livre de glace que nous avions prise s'est trans-
formée en une livre d'eau, mais sa température n'a pas changé;
elle était 0° avant l'opération, elle est 0° après. Ainsi, une livre
de glace, en fondant, absorbe une quantité de chaleur considé-
rable, une quantité mesurée par le nombre 80, et cela sans que
sa température varie. Inversement, une livre d'eau à 0°, se con-
vertissant en une livre de glace également à 0°, dégage quatre-
vingts unités de chaleur.
L'observation de Black expliquait de la manière la plus heu-
reuse une ancienne expérience que les académiciens de Florence
avaient exécutée sans l'interpréter. Ils avaient rempli un vase de
glace pilée très fine et, y ayant mis un thermomètre, l'avaient
laissé prendre la température du bain ; puis, plongeant le vase
plein de glace dans l'eau bouillante, ils avaient remarqué que la
chaleur faisait fondre la glace tandis que le thermomètre demeu-
rait stationnaire ; la chaleur de l'eau bouillante était absorbée par
la glace qui repassait à l'état liquide sans que le thermomètre
en ressentît aucun effet.
Black put observer que les autres corps solides, en fondant,
absorbent, comme la glace, une certaine quantité de chaleur sans
que leur température éprouve de changement ; que la vaporisa-
tion de l'eau, des autres liquides, est également accompagnée
d'une grande absorption de chaleur, bien que la vapeur ne soit pas
plus chaude que le liquide.
L'observation de Black fournissait un nouveau moyen d'éva-
luer les quantités de chaleur; toutes les fois qu'un corps, en se
refroidissant ou en éprouvant quelque autre modification, fait
fondre une livre de glace prise à 0°, on sait qu'il a abandonné
quatre-vingts unités de chaleur; de ce principe, Wilcke, en
LES THÉORIES DE LA CHALEUR. 88.'i
1772, Lavoisier et Laplace, en 1783, déduisirent une nouvelle
méthode calorimétrique qui fut, pendant longtemps, préférée à
la méthode des mélanges.
Les expériences de Black prouvaient que la chaleur commu-
niquée à un corps peut se comporter de deux manières bien
différentes ; si le corps n'éprouve aucun changement d'état, elle
en élève la température, elle fait monter le thermomètre qui
touche ce corps ; mais si le corps éprouve un changement d'état,
si de solide il devient liquide, si de liquide il se transforme en
vapeur, la chaleur s'emmagasine en lui sans le rendre plus chaud,
sans faire monter le thermomètre que l'on plonge dans son sein ;
cette chaleur devient latente; si le corps éprouve un changement
d'état inverse, si le liquide se solidifie, si la vapeur se condense,
il abandonne de la chaleur sans que la température s'abaisse ; il
échauffe les corps qui l'entourent sans se refroidir; la chaleur
qu'il avait emmagasinée à l'état latent redevient libre.
Ces phénomènes nous sont aujourd'hui si familiers que nous
méconnaissons volontiers l'importance de la révolution produite,
par leur découverte, dans les idées des physiciens; quelques
réflexions bien simples suffisent cependant à faire éclater aux
yeux la grandeur de cette révolution.
La quantité de chaleur avait été introduite par les cartésiens
comme une grandeur susceptible d'exprimer en nombres nos
sensations de chaud et de froid ; la quantité de chaleur contenue
dans un corps était plus ou moins grande selon que ce corps
nous semblait plus ou moins chaud ; un pied cube de fer, un
pied cube d'eau, un pied cube d'air renfermaient autant de cha-
leur l'un que l'autre lorsqu'ils étaient également chauds.
En créant la calorimétrie, Black etCrawford montrèrent .que
des corps de nature différente, en s'élevant d'une même tempé-
rature à une autre même température, absorbaient des quantités
inégales de chaleur, en sorte que ces deux expressions : deux
corps sont également chauds et deux corps contiennent, par unité
de volume, la même quantité de chaleur, ne pouvaient plus
être prises comme synonymes, ainsi qu'elles l'avaient été jus-
que-là.
Du moins était-il loisible de penser qu'on échauffait forcément
un corps, de nature donnée, en lui fournissant une certaine quan-
tité de chaleur; qu'on le refroidissait en lui soustrayant cette
même quantité de chaleur; la découverte de la chaleur latente
rendait inadmissible cette opinion; elle rompait tout lien entre
le sens que le mot chaleur a dans la langue vulgaire et le sens ,
qu'il prend dans le langage des physiciens; un corps peut gagner
88 i REVUE DES DEUX MONDES.
de la chaleur sans devenir plus chaud, il peut perdre de la cha-
leur sans devenir plus froid.
Les corps ont la propriété d'affecter nos sens d'une manière
plus ou moins intense, de nous paraître plus ou moins chauds;
cette propriété, les physiciens ne la représentent plus comme-
une grandeur, ils ne la mesurent plus ; tout ce qu'ils peuvent faire,
c'est de rapporter les diverses intensités de cette qualité à une
échelle de nombres qui croissent en même temps que les corps
s'échauffent; chaque thermomètre nous fournit une semblable
échelle. La quantité de chaleur, au contraire, est une grandeur
que mesurent les diverses méthodes calorimétriques; mais cette
grandeur, sans relation directe avec la propriété qu'a le corps
d'être plus ou moins chaud, mesure quelque chose que le physi-
cien suppose en ce corps, non pas en vertu de ses perceptions
sensibles, mais en vertu de ses idées théoriques.
Les idées théoriques des physiciens, touchant la quantité de
chaleur, allaient elles-mêmes être bouleversées par la découverte
de Black.
IV
Les diverses parties d'un corps échauffé étaient, selon les car-
tésiens, animées d'un mouvement très petit et très rapide ; la
quantité de chaleur renfermée dans le corps était la mesure de
cette agitation interne; elle en représentait la quantité de mouve-
ment, selon Descartes, et la force vive, selon les physiciens
éclairés par les découvertes de Leibniz et de Iluygens. Grand fut
le succès de cette théorie de la chaleur; toutefois, elle ne parvint
jamais à déraciner en certains esprits les théories qu'elle était
venue supplanter; si les scolastiques continuaient à regarder la
chaleur comme une qualité, les chimistes, fils des alchimistes,
persistaient à l'attribuer à une substance fluide répandue dans
tous les corps : le feu.
Newton partageait les idées de Descartes sur la chaleur, mais
la lumière, au lieu d'être pour lui l'effet d'un mouvement, était
l'impression produite sur notre œil par une substance spéciale,
formée de corpuscules très .ténus que les corps lumineux lançaient
avec une extrême vitesse ; la chaleur qui , si souvent, accompagne
la lumière, n'est-elle pas un effet, soit de cette même substance,
soit d'une substance analogue? Beaucoup de disciples de Newton
le pensèrent et abandonnèrent la doctrine cartésienne.
La découverte des principales manifestations de l'électricité
porta un nouveau coup à cette doctrine ; les phénomènes électri-
LES THÉORIES DE LA CHALEUR. 888
ques semblaient s'expliquer d'une façon si heureuse par les pro-
priétés d'un fluide très subtil, capable de pénétrer tous les corps,
de circuler rapidement dans les conducteurs, lentement dans les
isolans, que l'existence du fluide électrique fut bientôt admise de
ceux mômes qui répugnaient le plus à introduire de telles sub-
stances dans les théories de la physique; l'électricité acceptée, le
feu ne pouvait tarder à l'être; peut-ôtre môme ces deux fluides
étaient-ils identiques; du moins, l'abbé Nollet l'enseignait et l'on
imprimait des ouvrages qui avaient pour titre : Le spectacle du
feu élémentaire ou cours d'électricité expérimentale .
Plusieurs physiciens étaient déjà si bien convaincus de l'exis-
tence substantielle du feu qu'ils disputaient entre eux des pro-
priétés de ce corps. Le feu est-il pesant? Beaucoup le pensaient,
car, lorsqu'il s'accumule dans un métal fortement chauffé, le
feu le transforme en une terre plus lourde que le métal. Jean
Rey, il est vrai, avait, dès 1630, expliqué cet accroissement de
poids par la fixation de l'air atmosphérique sur le métal chauffé,
et Boerhave appuyait ce sentiment d'expériences délicates ; mais
d'autre part, Boyle, en 1670, donne de la pesanteur du feu une
preuve qui semble décisive: dans un tube hermétiquement clos, en
sorte que rien n'y puisse entrer, sinon la chaleur, il calcine du
plomb et il trouve qu'après calcination le plomb a augmenté de
poids. D'ailleurs Stahl développe bientôt son système chimique
qui exclut l'explication de Jean Rey; aussi S'Gravesande, Lémery,
Musschenbrœck ne font-ils aucune difficulté de regarder le feu
comme un corps pesant; Homberg va jusqu'à penser que le feu,
fortement condensé, n'est autre que le soufre.
Bien des philosophes, cependant, hésitaient encore entre la
supposition que la chaleur consiste en un mouvement et l'hypo-
thèse que le feu est un corps fluide, lorsque la découverte de la
chaleur latente absorbée durant la fusion de la glace vint lever
tous les doutes. Comment concilier l'hypothèse cartésienne avec
l'observation de Black? A une livre de glace, les corps extérieurs
cèdent toute la force vive que mesuraient quatre-vingts unités
de chaleur ; la force vive du mouvement dont vibrent les parti-
cules qui composaient cette glace a dû augmenter d'autant ; ce
mouvement doit être beaucoup plus vif dans l'eau produite que
dans la glace dont elle provient; si donc la sensation de chaud
n'est que l'effet produit sur nos organes par cette vive agitation
des parties matérielles, comment l'eau ne nous paraît-elle pas
plus chaude que la glace qui l'a fournie?
Cette objection sembla insurmontable à Black et à la plupart
de ses contemporains; elle mit le comble à la réaction contre les
886 REVUE DES DEUX MONDES.
idées de Descartes, réaction si activement poussée en métaphy-
sique et en dynamique par Leibniz, en mécanique céleste et en
optique par Newton ; la tourmente emportait la réduction de la
substance matérielle à l'étendue en même temps que la conser-
vation de la quantité de mouvement, l'explication de la pesanteur
par les tourbillons en même temps que la théorie ondulatoire de
la lumière ; dans cette tourmente, disparut aussi l'hypothèse car-
tésienne sur la nature de la chaleur. On admit que la chaleur
était un fluide.
Ce fluide se distingue de tous les autres corps connus en ce
qu'il est privé de poids; la chaleur, en pénétrant dans un corps,
ne le rend pas plus lourd; en le quittant, elle ne le rend pas plus
léger; si un métal calciné augmente de poids, ce n'est pas parce
qu'il emmagasine de la chaleur; c'est parce que l'oxygène de l'air
se combine au métal échauffé; dès 1772, ce point est établi par
Lavoisier d'une manière définitive.
S'il est dénué de pesanteur, le fluide calorifique possède, du
moins, toutes les autres propriétés essentielles des corps; mis en
présence d'un autre corps, il peut le pénétrer en tout sens, s'y
mélanger à la façon d'un mcnstrue, sans entrer en combinaison
avec lui; il peut aussi s'y combiner comme un acide se combine
avec un alcali.
Lorsqu'on fait pénétrer dans un corps une certaine quantité
de chaleur, une partie de cette chaleur demeure à l'état de
liberté; elle se répand dans les intervalles que laissent entre elles
les molécules matérielles, comme un gaz se répand dans les
méats d'un corps poreux; comme un gaz, cette chaleur libre est
douée de tension ; c'est cette tension qui écarte les molécules des
corps pondérables, de façon à dilater ces corps; c'est la valeur
plus ou moins grande de cette tension que dénote l'ascension
plus ou moins grande du mercure dans le thermomètre, qu'accuse
le degré plus ou moins élevé de la température ; c'est cette ten-
sion qui agit sur nos organes et produit la sensation de chaud.
Cette tension exerce sur les corps des effets semblables à ceux que
produit la pression d'un gaz; selon Montgolfier, dont Prévost
nous rapporte l'opinion, lorsque la poudre s'enflamme dans l'âme
d'un canon, la grande quantité de chaleur qui se dégage subite-
ment unit sa tension à la pression des gaz mis en liberté pour
chasser violemment le boulet hors de la pièce.
Une autre partie de la chaleur qui pénètre dans un corps se
combine aux molécules qui composent ce corps ; cette dernière
partie perd sa tension en se combinant, de même que l'oxygène
perd sa tension en s'unissant à un métal; étant privée de tension,
LES THÉORIES DE LA CHALEUR. 887
elle demeure sans action sur le thermomètre, sans effet sur nos
sens; c'est la chaleur latente.
Cette combinaison du fluide calorifique avec les molécule
des corps pondérables, les physiciens la comparent de tout point
à la combinaison chimique; lorsque la révolution accomplie par
Lavoisier rend nécessaire la création d'une nomenclature chi-
mique rationnelle, la commission chargée de fixer cette nomen-
clature n'oublie pas la matière à laquelle sont dus les effets de la
chaleur; à cette matière, elle donne le nom de calorique, qui est
universellement adopté; tous les ouvrages qui exposent la nou-
velle science traitent du calorique comme ils traitent de l'oxygène
ou de l'acide muriatique ; le Traité élémentaire de chimie de
Lavoisier débute par un chapitre des combinaisons du calorique
et de la formation des fluides élastiques aéri formes; dans la Sta-
tique chimique de Berthollet, on lit des phrases telles que celles-ci :
« De même qu'il faut des quantités différentes des mômes acides
pour produire le même degré de saturation avec différentes bases
alcalines, il faut aussi différentes quantités de calorique pour
produire le même degré de saturation dans différens corps, ou,
ce qui est la même chose, pour les élever d'une même température
à une autre température déterminée. » « Lorsque le calorique
produit la liquéfaction des corps solides, il agit comme les dissol-
vans et, sous ce point de vue, il leur peut être assimilé. »
Bientôt même les chimistes veulent pénétrer plus avant dans
la constitution de ce corps, et des divergences éclatent entre eux à
ce sujet. Lavoisier regarde le calorique comme un corps simple
et, en 1781, il s'élève avec véhémence contre Scheele qui, en con-
sidérant la chaleur comme une combinaison d'air vital et de
phlogistique, veut « ôter au feu et à la lumière la qualité d'élé-
mens qui leur a été attribuée par les philosophes anciens et
modernes. » De Luc, au contraire, après Trembley et Le Sage,
regarde le feu comme un corps composé de lumière et d'un autre
élément que Prévost nomme la base du feu; le même De Luc
pense que « l'électricité se décompose par trop de densité et
manifeste alors ses ingrédiens les plus immédiats : la lumière, le
feu, et une substance ayant l'odeur phosphorique. » Mais ces diver-
gences n'ébranlent pas la croyance au fluide calorifique et, en
1803, Berthollet peut conclure l'exposé des raisons qui militent
en faveur de cette croyance par cette phrase que ne désavouent
pas les plus illustres et les plus prudens physiciens de ce temps :
« Si l'on ne veut pas regarder cette conformité entre les pro-
priétés du calorique et celles d'une substance qui subit une com-
binaison comme une preuve rigoureuse de son existence substan-
888 REVUE DES DEUX MONDES.
tielle, on ne pourra se refusera convenir que l'hypothèse de son
existence n'a aucun inconvénient, avec l'avantage de n'introduire
dans les explications des phénomènes que des principes géné-
raux et uniformes. »
L'air que les lèvres entr'ouvertes exhalent doucement a la
tiède température qu'il a prise dans les poumons ; lorsque, au con-
traire, fortement comprimé, il s'échappe de la bouche en un
souffle puissant, l'air est froid; ces deux effets contraires, —
est-il besoin de le dire ? — ont été remarqués de toute antiquité ;
le passant, hôte du satyre, les mettait à profit :
L'un refroidit mon potage,
L'autre réchauffe mes doigts.
Le satyre se contentait de jeter hors de son antre cet être
étrange
dont la bouche
Souffle le chaud et le froid.
Plus curieux que le satyre, les physiciens, au début du
xixe siècle, ont voulu se rendre compte du refroidissement
qu'éprouve une masse d'air en se détendant; par là, ils ont créé
cette branche de science que nous nommons aujourd'hui la
Thermodynamique.
L'observation qui a servi de point de départ à leurs recherches
est due à Gullen ; lorsque, avec la machine pneumatique, on fait le
vide dans un récipient, l'air, raréfié, se refroidit; Cullen, et Nollet,
après lui, attribuèrent ce phénomène à l'humidité de l'appareil
où il se manifeste et le regardèrent comme le froid produit par
l'évaporation de l'eau; Lambert, dans sa Pyrométrie , le considéra
le premier comme un effet propre de la détente de l'air; de
Saussure, dans son Hygrométrie, accepta l'opinion de Lambert,
et l'appuya de preuves expérimentales; il montra qu'en dilatant
par la pompe pneumatique de l'air desséché par la potasse, au sein
duquel l'hygromètre marque le plus haut degré de sécheresse,
on obtient encore l'abaissement de température signalé par
Gullen. « Mais ces physiciens, écrivent Desormes et Clément,
tout habiles qu'ils étaient, ne soupçonnaient guère, sans doute,
toute l'importance de la petite observation de Cullen. Il était
réservé à Dalton d'attirer l'attention sur ce phénomène par des
remarques d'une grande finesse. »
LES THÉORIES DE LA CHALEUR. 889
Dalton étudia non seulement le froid qui se produit lorsqu'on
raréfie l'air dans un vase, mais encore la chaleur qui se dégage
lorsqu'on laisse rentrer l'air dans un réservoir vide ou rempli
d'air à une faible pression ; il jugea, d'après la vitesse d'ascen-
sion du thermomètre, qu'il se produisait momentanément, dans
cette expérience, une température bien supérieure à celle que
l'instrument parvenait à indiquer ; il s'assura que l'échauflement
de la masse d'air atteignait au moins 28°; cette observation, et
d'autres encore, que Dalton publia en 1802, lui permirent d'affir-
mer que les phénomènes calorifiques produits par la compression
et la détente des gaz feraient l'objet d'une partie très importante
de la science de la chaleur.
Laplace habitait Arcueil; sa demeure confinait à celle où
Berthollet avait établi son laboratoire; un jardin sans clôture les
réunissait. Laplace et Berthollet mettaient en commun le fruit
de leurs méditations ; la Statique chimique, comme la Méca-
nique céleste, porte en maint endroit la trace de cette féconde
collaboration, à laquelle on dut plus tard les Mémoires de la Société
d Arcueil. Laplace qui, dès 1783, avait écrit en commun avec
Lavoisier l'immortel Mémoire sur la chaleur, ne pouvait se désin-
téresser des recherches auxquelles se livraient les physiciens tou-
chant réchauffement des gaz par la compression; en effet, en
1803, il insérait, dans la Statique chimique de Berthollet, une
courte note ; ces deux pages renfermaient quelques-unes des plus
importantes conceptions dont la théorie de la chaleur ait été
l'objet. Tout d'abord, ces idées furent peu remarquées; Desormes
et Clément, dans leur grand travail publié en 1812, ne citent pas
la note de la Statique chimique; elles frappèrent les yeux de tons
les physiciens lorsque, dans la Mécanique céleste, Laplace les
eut complètement développées.
A cette époque travaille, au laboratoire d'Arcueil, un jeune
chimiste, Gay-Lussac « dont les talens, dit Berthollet, me sont
en particulier d'un grand secours. » Déjà Gay-Lussac, pour con-
trôler une hypothèse émise par Laplace, a montré que tous les
gaz se dilatent également par une égale élévation de tempéra-
ture, et cette découverte l'a illustré, bien que Dalton, dans un
ouvrage alors peu connu des physiciens français, s'en fût acquis
la priorité. Dans le laboratoire de Berthollet, sous les yeux de
Laplace qui, sans doute, inspire son travail, Gay-Lussac fait une
expérience qui restera l'un des fondemens de la théorie de la
chaleur.
Deux ballons de 12 litres, l'un plein d'air et l'autre vide, ren-
fermant chacun un thermomètre très sensible, sont mis en com-
890 REVUE DES DEUX MONDES.
muni cation ; l'air s'échappe de l'un des ballons pour pénétrer
dans l'autre, en sorte qu'il se détend dans le premier et se coin-
prime dans le second; dans le premier, la température baisse,
elle monte dans le second. Ces effets opposés étaient déjà connus,
mais, — et c'est le résultat essentiellement neuf de l'expérience
de Gay-Lussac, — l'abaissement du thermomètre dans le premier
ballon est exactement égal à son ascension dans le second ; la
détente du gaz, dans le premier ballon, absorbe une certaine
quantité de chaleur, mais la compression du gaz, dans le second,
en dégage une quantité précisément égale, en sorte que l'ensemble
de l'expérience s'accomplit sans que le gaz cède ou emprunte la
moindre quantité de chaleur aux corps environnans.
Gay-Lussac publiait cette observation, en 1807, dans les Mé-
moires de la Société (T Arcueil ; il y joignait une remarque suggérée
par Laplace : un gaz qui augmente de volume se refroidit, si on
ne lui fournit pas de chaleur ; pour maintenir sa température inva-
riable, tandis qu'il se détend, il faut lui fournir une certaine quan-
tité de calorique; une masse donnée de gaz renferme donc, à
une température donnée, d'autant plus de calorique que le vo-
lume qu'elle occupe est plus grand. Prenons, dès lors, à la tempé-
rature de 0°, deux masses égales d'un gaz, d'air, par exemple,
occupant des volumes égaux; ces deux masses renferment évi-
demment des quantités identiques de calorique; portons ces deux
masses d'air à la température de 100°; mais exerçons sur l'une
d'elles, tandis que nous réchauffons, une pression graduellement
croissante, afin d'empêcher tout accroissement du volume qu'elle
occupe; laissons l'autre, au contraire, se dilater librement sous
une pression invariable. A 100°, la seconde occupera un volume
plus grand que la première ; elle contiendra donc une plus
grande quantité de calorique; par conséquent, pour élever d'un
même nombre de degrés la température de ces deux masses d'air,
il a fallu leur fournir des quantités inégales de chaleur; il a fallu
communiquer à la seconde plus de chaleur qu'à la première ; en
d'autres termes, la chaleur spécifique de l'air que l'on échauffe
sous pression constante est plus grande que la chaleur spécifique
de l'air que l'on échauffe sous volume constant. Peu de proposi-
tions, parmi celles qu'ont énoncées les théories physiques, ont été,
plus que celle-là, fécondes en conséquences.
VI
La détermination de la chaleur spécifique des gaz se présentait,
à la suite des recherches que nous venons de mentionner,
LES THÉOIUES DE LA CHALEUR. 891
comme l'un des problèmes les plus importans que pût se pro-
poser la physique expérimentale ; aussi cette question fut-elle mise
au concours par l'Institut. En septembre 1812, deux manufactu-
riers, Desormes et Clément, soumirent un mémoire aux juges du
concours; non contens de faire connaître un certain nombre de
chaleurs spécifiques de corps gazeux, ils développèrent, par le
raisonnement et l'expérience, les idées de Lambert et de Dalton
touchant les phénomènes thermiques qui accompagnent les chan-
gerons de volume des gaz. La nouveauté et la singularité des idées
qu'ils proposaient, au sujet de la température, attirèrent sur leur
travail « la défaveur des commissaires de l'Institut ». Ceux-ci
couronnèrent le Mémoire de Delaroche et Bérard, qui renfermait
seulement des déterminations expérimentales de chaleurs spéci-
fiques; ces déterminations cependant n'étaient pas plus exactes
que celles auxquelles Desormes et Clément étaient parvenus. C'est
seulement en 1819 que Desormes et Clément publièrent, dans le
Journal de physique, de chimie et d'histoire naturelle, la pièce
qu'ils avaient soumise à l'Institut en 1812. Ce mémoire, intitulé :
Détermination expérimentale du zéro absolu de la chaleur et du
calorique spécifique des gaz, mérite d'arrêter quelque temps notre
attention.
La méthode calorimétrique imaginée par Black permet de
mesurer la quantité de calorique qu'un corps gagne ou perd
lorsqu'il subit une transformation d'une nature bien déterminée :
échauffement ou refroidissement d'un certain nombre de degrés,
fusion ou congélation, vaporisation ou condensation. Mais quelle
est la quantité de chaleur que renferme un corps donné, pris
dans un état donné? Combien y a-t-il de calorique, par exemple,
dans un kilogramme d'eau, à la température de la glace fon-
dante? Voilà une question que les méthodes calorimétriques or-
dinaires ne permettent pas de résoudre.
C'est cette question qu'abordent Dalton d'abord, Desormes et
Clément ensuite. Ils se proposent de déterminer la valeur ab-
solue de la masse de calorique qu'un corps donné contient à
chaque température; de déterminer, par conséquent, à quelle
température le corps ne renfermerait plus aucune quantité de
calorique. Parvenu à cet état, le corps ne pourrait plus se re-
froidir davantage ; il aurait atteint le zéro absolu de température.
Si nous supposons tous les corps amenés à ce point où ils ne con-
tiennent plus de calorique, disent Desormes et Clément, « il ne
nous reste de toute la Nature qu'une image extrêmement différente
de celle que nous avons sous les yeux; non seulement la vie
n'existe plus dans ce triste univers dont nous pouvons nous faire
892 REVUE DES DEUX MONDES.
l'idée, mais toute espèce de mouvement aurait cessé sur la terre;
il n'y aurait plus d'atmosphère, plus de fleuves, plus de mers;
l'immobilité et la mort seraient partout. »
« Déterminer la distance à laquelle nous vivons habituellement
de cet état si singulier, jusqu'où notre esprit peut dépouiller les
corps de toute chaleur sensible, exprimer cette distance en degrés
du thermomètre ordinaire, ou plutôt fixer le zéro absolu de la
température, voilà un des problèmes les plus intéressans que notre
curiosité puisse désirer. »
Quel est le corps dont Desormes et Clément vont déterminer
le contenu absolu de chaleur? Tous les corps ont la propriété
de dissimuler, à l'état latent, des quantités plus ou moins grandes
de calorique, et cette circonstance rend fort difficile la mesure
de la quantité totale de chaleur qu'ils recèlent. Pour n'avoir pas à
tenir compte du calorique latent, Desormes et Clément vont
s'adresser au vide; les molécules matérielles n'existant plus, on
ne pourra craindre qu'une partie du calorique leur demeure
combinée.
Il s'agit donc de déterminer, à chaque température, le caloi-
rique d'un espace vide d'air; mais avant de songer à cette déter-
mination, il est nécessaire de fixer le thermomètre auquel la
température sera rapportée, car ce nombre, que l'on nomme tem-
pérature, n'a aucun sens si l'on ne définit l'échelle sur laquelle il
est lu. C'est encore un espace vide de toute matière pondérable qui
va nous servir à définir la température. Un tel espace ne renferme
plus que du fluide calorifique; il en renferme d'autant plus quïl
est plus chaud. Convenons de prendre, pour mesure de la tem-
pérature, un nombre proportionnel à la tension qu'acquiert le
fluide calorifique dans un espace vide d'air porté à cette tempéra-
ture; choisissons le coefficient de proportionnalité de manière
que ce nombre croisse de cent unités lorsqu'on passe du point de
fusion de la glace au point d'ébullition de l'eau; nous aurons ob-
tenu ce que Desormes et Clément nomment la température ab-
solue.
Mais ce thermomètre est purement abstrait; quel est l'appa-
reil réel qui nous fera connaître, exactement ou approximative-
ment, les indications que donnerait cet instrument idéal? Entre
la température de la glace fondante et la température de l'eau
bouillante, le nombre de degrés dont monte ou descend un ther-
momètre centigrade soit à air, soit à mercure, est à peu près égal,
— Desormes et Clément le supposent, — au nombre de degrés
dont s'élève ou s'abaisse la température absolue.
Le fluide calorifique est un fluide compressible et élastique,
LES THÉORIES DE LA CHALEUR. 893
assimilable de tout point à un gaz. On peut lui appliquer la loi que
Boyle et Townley d'abord, que Mariotte ensuite, ont découverte :
La densité d'un tel fluide est proportionnelle à sa tension; en
d'autres termes, la quantité de calorique que renferme un espace
vide, de volume donné, est proportionnelle à la température
absolue. Si donc nous déterminons la quantité de calorique con-
tenue dans un espace vide de volume donné, et cela en deux
points de l'échelle thermométrique, distans d'un nombre déter-
miné de degrés, — par exemple au point de fusion de la glace et
au point d'ébullition de l'eau — un calcul facile nous dira quels
nombres correspondent à ces deux points sur l'échelle absolue
et quelle quantité de calorique renferme, à chaque degré de
cette échelle, l'espace vide considéré.
Mais comment déterminer la quantité de calorique que ren-
ferme un espace vide, au point de la fusion de la glace, par
exemple? Dans cet espace vide, laissons rentrer une quantité
déterminée d'air; cet air va s'échauffer. Après Leslie et de Saus-
sure, après Dalton, Desormes et Clément attribuent réchauffe-
ment de l'air à l'absorption du calorique que renfermait l'espace
vide ; cette expérience nous fournit donc le moyen d'évaluer ce
calorique par une véritable méthode de mélange.
Pour appliquer cette méthode, il faut connaître la chaleur
spécifique de l'air; les expériences mêmes de Desormes et Clé-
ment, les expériences faites en même temps par Delaroche et
Bérard la déterminent. Il faut connaître aussi la température ac-
quise par l'air introduit dans le récipient, et cette indication est
difficile à obtenir. Le rayonnement et la conductibilité dissipent
vite ce gain de chaleur. Un thermomètre à mercure, dont la masse
est considérable, se mettrait trop lentement en équilibre de tempé-
rature avec l'air; il n'en peut indiquer, d'une manière précise,
réchauffement initial. Desormes et Clément eurent l'idée ingé-
nieuse de demander à l'air introduit de marquer lui-même la tem-
pérature à laquelle il était porté; la lecture de la pression qu'il
atteint, aussitôt après son introduction dans le ballon, fournit ce
renseignement.
Mais l'expérience que nous venons de décrire n'est encore
qu'une expérience idéale. En réalité, le ballon dans lequel Desor-
mes et Clément, après Dalton, laissent rentrer de l'air, n'est pas
un ballon vide; c'est un ballon qui renfermait déjà de l'air à une
pression moindre que la pression atmosphérique. Peu importe;
la mesure de la quantité de chaleur dégagée dans la compression
rapide d'une masse quelconque d'air, de la quantité de chaleur
absorbée dans la détente soudaine d'un lluide aériforme, permet
894 REVUE DES DEUX MONDES.
d'évaluer ce qu'il y a de calorique, à une température donnée, dans
un volume vide de toute matière pondérable.
Reprenons, en effet, l'expérience faite en 1807 par Gay-Lussac.
Que voyons-nous au début de cette expérience ? Un volume plein
d'air, un autre vide; chacun de ces deux volumes renferme une
quantité déterminée de calorique. Que voyons-nous à la fin?
Tout l'espace est rempli par la masse d'air que contenait le ballon
plein, et sa température est celle qu'elle avait dans ce ballon.
D'un état à l'autre, le système a passé sans absorber ni dégager
de calorique. Si donc, comme Gay-Lussac l'a remarqué, l'air
raréfié renferme, à la même température, plus de chaleur que n'en
renfermait l'air condensé, le gain de calorique qu'il a éprouvé est
précisément égal à la quantité de calorique contenue dans l'espace
vide qu'il est venu occuper : « le calorique semble appartenir à
l'espace. » Un gaz, détendu brusquement, se refroidit, car, pour
le ramener à sa température primitive, il faudrait lui fournir la
masse de calorique que contiendrait un espace vide égal à son
accroissement de volume. Un gaz, comprimé rapidement, se ré-
chauffe, car, pour empêcher sa température de varier, il faudrait
lui ôter une quantité de chaleur précisément égale à celle qui rem-
plirait un espace vide égal à la contraction qu'il a subie : « C'est
la réduction du volume, la disparition de l'espace qui fait sura-
bonder le calorique. » L'étude expérimentale du phénomène
thermique qui accompagne la détente ou la condensation brusque
d'une masse gazeuse fera donc connaître la masse de calorique
qui remplit un espace vide donné à la température de l'expé-
rience. Répétée dans une enceinte entourée de glace fondante, et
dans une enceinte qu'enveloppe la vapeur de l'eau bouillante, —
enceintes dont, par définition, les températures absolues diffèrent
de cent degrés, — elle nous fera connaître le zéro absolu de tem-
pérature.
Desormes et Clément ont trouvé ainsi que le zéro absolu de
température était, sur leur thermomètre idéal, de 267°, 50 plus
bas que le point de fusion de la glace; en d'autres termes, que
la glace fondait à la température absolue exprimée par le nombre
267°, 50 et que l'eau bouillait, sous la pression atmosphérique, à
la température absolue exprimée par le nombre 367°, 50.
Ce résultat essentiel, Desormes et Clément cherchent àTle con-
trôler par d'autres méthodes; citons seulement la plus im-
portante.
Entre le point d'ébullition de l'eau et le point de fusion de
la glace, chaque fois que la température centigrade baisse d'un
degré, une masse d'air ou d'un fluide aériforme, soumise à une
pression constante, se contracte d'une même fraction du volume
LES THÉORIES DE LA CHALELIt. Sî>5
qu'elle occuperait dans la glace fondante; cette fraction est éva-
luée par Gay-Lussac à 1/266,66 (1). Si les gaz gardaient des pro-
priétés invariables, tandis qu'on les refroidit, il suffirait de des-
cendre de 266°, 66 au-dessous de la température de la glace
fondante pour réduire leur volume à rien. Ce point marque donc
l'extrême limite du refroidissement que l'on pourrait imposer à un
gaz, le zéro absolu de température. La température absolue de la
glace fondante, égale à 267°, 50 selon la première méthode, serait de
266°, 66 d'après la seconde. « Nous avouons, déclarent Desormes
et Clément, qu'une concordance si singulière est pour nous une
puissante raison de croire à la précision de notre conclusion. »
On ne peut mieux apprécier l'importance des idées nouvelles
introduites dans la théorie de la chaleur par Desormes et Clément
qu'en souscrivant au jugement qu'ils portaient, en 1819, sur leur
propre travail :
« La solution de la question que nous signalons à l'attention
des physiciens est, peut-être, aussi importante pour l'intelligence
des phénomènes de la chaleur que le fut la réponse de Galilée
aux pompiers de Florence, pour la théorie des phénomènes
atmosphériques. »
VII
Il est malaisé de déterminer la part d'influence que les con-
ceptions de Desormes et de Clément ont pu avoir sur le dévelop-
pement des idées de Laplace. D'une part, la note que Laplace in-
sérait en 1803, dans la Statique chimique de Berthollet, nous le
montre, dès cette époque, maître des principes sur lesquels repose
sa théorie de la chaleur. D'autre part, le développement complet
de cette théorie, tel qu'il se déroule dans le tome V de la Méca-
nique céleste, publié en 1823, offre des analogies trop nombreuses
et trop profondes avec les vues de Desormes et Clément pour
qu'il soit possible d'y méconnaître l'influence de ces dernières ;
d'autant que Laplace cite les recherches de ces deux expérimen-
tateurs et qu'il fait usage des déterminations numériques par eux
obtenues.
Laplace distingue dans tout corps, en premier lieu, les molé-
cules matérielles; en second lieu, le calorique latent, combiné
aux molécules matérielles; en troisième lieu, le calorique libre.
Les molécules matérielles s'attirent les unes les autres, comme les
astres dans le ciel, mais suivant une loi différente; les molécules
matérielles attirent aussi les particules du calorique libre et
(1) D'après les recherches de Regnault, elle serait égale à 1/273 environ.
896 REVUE DES DEUX MONDES.
sont attirées par ces particules; enfin les particules du calorique
libre se repoussent les unes les autres. Ouant aux molécules qui
composent le calorique latent, Laplace ne leur attribue aucune
action attractive ou répulsive.
Par suite de l'attraction qu'elles exercent sur les particules
du calorique libre, les molécules pondérables condensent la plus
grande partie de ce calorique, qui forme une sorte d'atmosphère
autour de chacune d'elles. Les autres molécules pondérables et
leurs atmosphères de calorique exercent sur l'atmosphère de
chaque molécule des actions qui en détachent des parcelles; ces
parcelles arrachées errent dans les espaces intermoléculaires jus-
qu'à ce qu'une autre molécule les attire et les absorbe dans son
atmosphère. Lorsque l'état d'un corps est devenu invariable, l'at-
mosphère de chaque molécule laisse échapper, dans chaque unité
de temps, une masse de calorique égale à celle dont elle s'empare
dans le même temps.
Toutes les forces attractives et répulsives qui sont en jeu
dans l'intérieur d'un corps, ne sont sensibles qu'à d'inapprécia-
bles distances; au delà d'un très petit rayon d'activité, elles de-
viennent négligeables. Mais, bien que ce rayon d'activité soit
toujours extrêmement petit, sa grandeur varie avec la catégorie
d'actions que l'on considère; la répulsion du calorique pour le
calorique se fait sentir beaucoup plus loin que l'attraction d'une
molécule pondérable sur une molécule pondérable ou sur une
parcelle de calorique libre.
Au sein des gaz et des vapeurs très raréfiées, les molécules
pondérables sont très éloignées les unes des autres. On peut alors
négliger l'attraction que ces molécules exercent les unes sur les
autres, ainsi que l'attraction exercée par chacune d'elles sur les
atmosphères de calorique qui entourent ses compagnes. A l'inté-
rieur d'un pareil corps, deux sortes d'actions entrent seules en
jeu d'une manière appréciable, les actions attractives que chaque
molécule pondérable exerce sur le calorique libre condensé au-
tour d'elle, et les actions répulsives que les diverses parties du
calorique libre exercent les unes sur les autres.
Ces hypothèses, jointes à quelques suppositions simples au
sujet du rayonnement moléculaire, sont le fondement de la
théorie développée par Laplace.
De cette théorie, il résulte tout d'abord qu'à température
constante, la densité d'un gaz est proportionnelle à la pression
qu'il supporte; c'est la loi découverte expérimentalement par
Boyle,puis retrouvée par Mariotte. D'ailleurs la note insérée dans
la Statique chimique nous apprend que cette loi même avait guidé
Laplace dans le choix de ses hypothèses.
LES TUÉOJUES DE LA CHALELT.. 897
De cette théorie, il résulte également qu'à une température
donnée, la quantité de calorique libre contenue dans une masse
de gaz est proportionnelle au volume qu'occupe cette masse de
gaz. Cette proposition, à laquelle Laplace était parvenu dès 1803,
Desormes et Clément la déduisaient aussi de leurs principes; mais
ces principes, Laplace les repousse. Pour Desormes et Clément,
« le calorique semble appartenir à l'espace. » Le calorique con-
tenu dans un gaz est précisément égal en quantité à celui qui rem-
plirait, à la même température, un espace de même volume.
L'expérience faiie par Gay-Lussac, en 1807, semble donner une dé-
monstration saisissante de cette manière de voir. Selon Laplace,
au contraire, le fluide calorifique répandu dans un espace vide de
toute matière pondérable est « très rare. » C'est « une partie insen-
sible de la chaleur contenue dans le corps, comme on l'a reconnu
d'ailleurs par les expériences que l'on a faites pour condenser cette
chaleur. » Si l'on accepte, sur ce point, les idées de Laplace,
comment expliquera-t-on l'expérience de Gay-Lussac, qui semblait
se concilier si aisément avec les hypothèses de Desormes et Clé-
ment? L'air qui double de volume durant cette expérience doit
renfermer à la fin, d'après la théorie même de Laplace, deux fois
plus de calorique qu'il n'en renfermait au commencement. L'ex-
périence montre qu'il n'a emprunté aucune quantité de chaleur
aux corps qui l'environnent. Si donc l'excès de calorique qu'il a
acquis en se détendant ne se trouvait pas au préalable dans l'es-
pace vide qu'il est venu remplir, où a-t-il pu prendre cet excès?
L'auteur de la Mécanique céleste, qui ne cite pas l'expérience de
Gay-Lussac, faite cependant sous ses yeux, demeure muet à ce
sujet.
Bien que le fluide calorifique qui remplit un espace vide de
matière pondérable soit extrêmement rare, sa densité n'est cepen-
dant pas nulle. Cette densité est d'autant plus grande que l'espace
est plus chaud. Il est naturel de choisir cette densité — ou un
nombre qui lui soit proportionnel — pour marquer la température
absolue.
La théorie de Laplace démontre alors que la pression acquise,
dans chaque circonstance, par une masse d'air dont le volume
est maintenu constant est proportionnelle à la température absolue
à laquelle elle est portée dans cette circonstance. Le rapport des
températures absolues de deux enceintes est égal au rapport des
pressions acquises, dans ces deux enceintes, par le thermomètre
d'air à volume constant. La température absolue est déterminée
par Laplace selon la règle proposée en 1702 par Amontons : « Le
thermomètre d'air devient ainsi le vrai thermomètre qui doit servir
de modèle aux autres, du moins dans les limites de pression et
TOME cxxix. — 1895.
898 REVUE DES DEUX MONDES.
de densité où ce iluide obéit très sensiblement aux lois générales
des fluides élastiques. » Si l'on convient de faire correspondre à
cent degrés de l'échelle absolue l'intervalle de température qui
sépare le point de fusion de la glace du point d'ébullition de
l'eau, la température absolue de la glace fondante sera 266°, 66.
La définition de la température absolue qu'adopte Laplace est
identique à celle qu'ont proposée Desormes et Clément.
Quant à l'évaluation que ces physiciens ont donnée de la
quantité de chaleur contenue dans un espace vide, Laplace, nous
l'avons vu, en rejette le principe. En résulte-t-il que les expé-
riences faites par Desormes et Clément en vue d'obtenir cette
évaluation soient devenues inutiles ? Non pas. Les résultats de
ces expériences gardent un sens très clair et fournissent à la
théorie de la chaleur un renseignement précieux. Ces expériences
nous font connaître, en effet, la quantité de calorique que dégage
une certaine masse d'air lorsqu'on la comprime brusquement. Ce
calorique est celui qu'il faudrait soustraire à cette même masse
d'air si l'on voulait lui faire subir la même diminution de vo-
lume, tout en maintenant sa température invariable. Connaissant
cette quantité, nous savons, par le fait même, comment varie le
contenu de chaleur d'un gaz lorsqu'on fait varier son volume sans
faire varier sa température. Nous pouvons, dès lors, calculer
l'excès de la chaleur spécifique du gaz chauffé sous pression con-
stante sur la chaleur spécifique du gaz chauffé sous volume con-
stant. Les déterminations expérimentales de Delà roche et Bérard,
celles de Desormes et Clément, faisaient connaître à Laplace la
première de ces deux chaleurs spécifiques. Desormes et Clément,
en étudiant les effets thermiques de la compression brusque des
gaz, Gay-Lussac et Welter, en poursuivant des recherches analo-
gues sur la détente, lui fournirent le moyen de calculer la se-
conde. Il trouva que le rapport de la chaleur spécifique sous
pression constante à la chaleur spécifique sous volume constant
était égal, pour l'air atmosphérique, à 1,375. Les expériences ulté-
rieures, plus précises, ont élevé la valeur de ce rapport à 1,40 en-
viron.
VIII
La détermination numérique de ce rapport était, pour Laplace,
d'une grande importance; elle lui permettait d'achever la solution
d'une question à laquelle, depuis Newton, s'étaient vainement
heurtés les efforts des plus grands géomètres : le calcul de la vi-
tesse avec laquelle le son se propage dans l'air et les autres gaz.
Newton avait indiqué, comme propre à calculer cette vitesse,
LES THÉORIES DE LA CHALEUH. 899
une règle très simple : Que l'on divise la pression d'un gaz par sa
densité ; on obtient un nombre égal au carré de la vitesse avec
laquelle le son se propage dans un tuyau rempli de ce gaz. Cette
règle ne s'accordait nullement avec les déterminations expéri-
mentales de la vitesse du son; elle fournissait des nombres infé-
rieurs à ceux que donnait l'observation, et l'écart atteignait un
sixième environ de la valeur de ces derniers nombres ; les erreurs
d^expérience ne pouvaient suffire à expliquer un écart aussi con-
sidérable; la formule de Newton était certainement inexacte. D'où
provenait cette inexactitude?
Newton était parvenu à la règle que nous venons d'énoncer
par un raisonnement obscur. Plusieurs géomètres pensaient qu'un
calcul plus exact fournirait une règle différente; mais Lagrange,
et Euler après lui, montrèrent que cette opinion devait être
rejetée. Une intégration correcte des équations qui régissent les
petits mouvemens d'une masse d'air leur fit retrouver, dans le
cas où ces mouvemens se propagent par ondes planes ou par
ondes sphériques, l'expression de la vitesse du son proposée par
Newton. L'erreur de Newton n'était donc pas une faute d'algèbre ;
elle devait se trouver dans les hypothèses mêmes qu'avait adop-
tées l'auteur des Principes.
Newton avait admis que, dans une masse d'air traversée par
le son, la densité de l'air était, en chaque point, proportionnelle
à la pression au même point; Lagrange remarqua que l'on pour-
rait, en modifiant cette hypothèse, faire disparaître l'écart entre
la vitesse du son calculée et la vitesse du son observée : il suffi-
sait, pour parvenir à ce résultat, de supposer la pression propor-
tionnelle non plus à la densité, mais à une certaine puissance de
la densité, l'exposant de cette puissance étant environ i. Mais
quelle raison plausible, autre que le désir d'accorder la théorie
et l'expérience, aurait-on pu invoquer pour justifier ce chan-
gement d'hypothèse? Les expériences de Boyle, de Mariotte, de
plusieurs autres physiciens, ne prouvaient-elles pas qu'il y a un
rapport constant entre la densité d'un gaz et la pression qu'il
supporte?
Laplace découvrit la raison pour laquelle la loi de Boyle et de
Mariotte ne doit pas être appliquée aux parties d'une masse gazeuse
que le son fait vibrer; pour appliquer légitimement cette loi, il
faut supposer que la température du gaz garde, en chaque point,
une valeur invariable; or cette condition n'est nullement rem-
plie pendant que le mouvement sonore se propage dans une masse
d'air. Chaque particule gazeuse est, tour à tour, condensée et
dilatée; la condensation dégage de la chaleur, la dilatation en
absorbe ; ces alternatives se succèdent avec une grande rapidité et.
900 REVUE DES DEUX MONDES.
pour une même particule, se reproduisent un grand nombre de
fois par seconde ; la particule gazeuse n'a donc pas le temps de
céder au fluide qui l'entoure la chaleur dégagée par compression
ni de lui emprunter la chaleur absorbée par la dilatation ; il en
résulte que sa température varie sans cesse, s'élevant pendant que
la densité augmente, s'abaissant pendant que la densité diminue ;
ce n'est plus la loi qui lie entre elles la pression et la densité d'un
gaz de température invariable, la loi de Boyleet de Mariotte, qu'il
faut appliquer à cette particule; la relation qui fait ici dépendre la
densité de la pression, c'est la relation qui exprime l'absence de
tout échange de chaleur entre la particule et la matière qui l'en-
vironne. Or cette relation, Laplace Fa indiquée; lorsqu'on sup-
pose la constance des deux chaleurs spécifiques du gaz, elle prend
la forme que La grange avait prévue; elle établit un rapport con-
stant entre la pression et une certaine puissance de la densité;
l'exposant de cette puissance n'est autre que le rapport de la cha-
leur spécifique du gaz sous pression constante à la chaleur spéci-
fique du gaz sous volume constant. Les diverses expériences que
nous avons rapportées conduisent Laplace à attribuer à ce rapport
la valeur 1,375; elle surpasse seulement d'une petite quantité la
valeur qu'avait proposée Lagrange.
Dès 1803, Laplace écrivait, en parlant de la chaleur produite
par la compression des gaz : « L'effet de la chaleur ainsi dégagée
est sensible sur la vitesse du son; elle produit l'excès de cette
vitesse sur celle que donne la théorie ordinaire, comme je m'en
suis assuré par le calcul. » En 1807, dans un beau mémoire sur
la Théorie du son, Poisson développait la remarque de Laplace.
Enfin, en 1816, celui-ci publiait la règle qui doit être substituée
à celle de Newton pour le calcul de la vitesse du son ; cette règle,
il l'énonçait ainsi :
« La vitesse du son est égale au produit de la vitesse que
donne la formule newtonienne, par la racine carrée du rapport
de la chaleur spécifique de l'air sous pression constante à sa cha-
leur spécifique sous volume constant. »
Il était essentiel de comparer cette règle nouvelle aux résul-
tats de l'expérience et, pour cela, de reprendre d'une manière
très précise la détermination de ceux-ci, en ayant égard à Ja pres-
sion de l'atmosphère dans laquelle se propageait le son, à la tem-
pérature, à l'état hygrométrique; « car si les observations pré-
cises font naître les théories, la perfection des théories provoque,
à son tour, la précision des observations ». A la demande de La-
place, le Bureau des Longitudes détermina à nouveau la valeur
de la vitesse du son, tandis que Gay-Lussac et Welter d'un côté,
Desormes et Clément de l'autre, reprenaient avec plus de soin la
LES THÉORIES DE LA CHALEUR* 001
détermination du rapport des chaleurs spécifiques. La vitesse du
son, calculée par la formule de La place, se trouva égale à 337*,1 1 "
par seconde ; la vitesse observée à 340'", 889. Les erreurs que l'on
ne peut éviter dans un ensemble d'expériences aussi complexes
suffisaient largement à expliquer le léger écart de 3*, 171 qui
subsistait entre ces deux valeurs.
Cette concordance numérique presque parfaite, en résolvant
un problème qui avait longtemps embarrassé les physiciens,
apportait une précieuse confirmation à la théorie de Laplace.
Cette théorie, d'ailleurs, venait prendre place dans l'harmonieux
ensemble que formaient, au commencement de ce siècle, les di-
verses branches de la physique mathématique ; elle ramenait l'étude
de la chaleur à l'analyse de forces attractives et répulsives sem-
blables à celles qui rendaient compte non seulement du mouve-
ment des astres, mais encore des effets de l'optique, de l'électricité,
du magnétisme, de l'élasticité, de la capillarité; le nombre et
l'étendue des lois qu'embrassait cette vaste synthèse, la netteté
des hypothèses sur lesquelles elle reposait, la perfection et l'élé-
gance des méthodes analytiques qui servaient à la développer,
l'éclat et la précision des confirmations que l'expérience appor-
tait à ses prévisions les plus audacieuses et à ses formules les plus
détaillées, tout en elle excitait l'enthousiasme des géomètres et
des philosophes; jamais l'esprit humain ne se crut plus près de
deviner le système entier de la nature, de découvrir les équations
qui détermineraient la trajectoire du moindre atome comme l'or-
bite du plus grand astre ; nul n'accusait Laplace d'exagérer l'im-
portance des résultats qu'il avait obtenus, en lisant ces lignes par
lesquelles il terminait l'exposé de sa théorie de la chaleur :
« Les phénomènes de l'expansion de la chaleur et des vibra-
tions des gaz sont ramenés à des forces attractives et répulsives
qui ne sont sensibles qu'à des distances imperceptibles. Dans ma
théorie de l'action capillaire, j'ai ramené à de semblables forces
les effets de la capillarité. Tous les phénomènes terrestres dépen-
dent de ce genre de forces, comme les phénomènes célestes dépen-
dent de la gravitation universelle. La considération de ces forces
me paraît devoir être maintenant le principal objet de la Philo-
sophie mathématique. »
P. Dlhem.
NOTES DE VOYAGE
EN ASIE CENTRALE
A TRAVERS LA TRANSOXIANE
I
Nous avons parlé de Samarkande et des grandes villes, si
populeuses et si peu connues de nous autres Européens, qui se sont
développées autrefois dans le bassin du grand fleuve Oxus (1).
Nous avons parlé du Pamir, ce pays désert, inaccessible et inhos-
pitalier, où se trouvent en contact, aujourd'hui, des intérêts
divers et considérables (2). Entre ces deux régions, la première
à l'ouest, la seconde à l'est, et jusque bien loin vers le nord,
jusqu'aux plaines neigeuses où des fleuves immenses et sans
rives se traînent lentement vers l'Océan Polaire, s'étendent de
vastes contrées, tour à tour glacées et brûlantes, sur l'aspect des-
quelles on n'a en Occident que des idées encore vagues, et qui
constituent la partie du Turkestan appelée naguère Tartarie in-
dépendante, et aujourd'hui Turkestan russe. Cette partie du
Turkestan, on l'appelait jadis la Transoxiane, parce que, pin-
rapport à l'ancien Monde, elle s'étend par delà l'Oxus, jusqu'aux
Monts-Célestes, lesquels la séparent de la Kachgarie et forment
actuellement la limite entre les possessions de la Russie et celles
de la Chine.
Nous n'entreprendrons pas de raconter les péripéties de notre
voyage personnel à travers le Turkestan russe. Ce voyage, d'au-
(1) Voyez la Revue du lii février 1893.
(2) Voyez la Revue du 1er décembre 1893.
NOTES DE VOYAGE EN ASIE CENTKALK. 903
très l'ont fait avant nous, bien d'autres le feront plus tard. Il y a
trente ans, lorsque réminent voyageur Vambéry pénétrait sont
un déguisement jusqu'à Samarkande, il y découvrait, pour ainsi
dire, un monde nouveau, et son Voyage d'un faux derviche en
Asie centrale était pour l'Europe une sorte de révélation; mais
les conditions ont bien changé aujourd'hui. La conquête russe
s'est étendue si rapidement sur ces pays longtemps impéné-
trables, et elle a été suivie d'un tel cortège d'études techniques
et savantes dans toutes les branches, qu'il serait outrecuidant
à un voyageur européen de venir raconter comme dignes d'in-
térêt ses propres aventures dans cette région. Un voyage dans ces
contrées n'a plus rien d'une exploration et ne présente plus ni
imprévu ni danger; ou, du moins, s'il y reste encore place pour
les découvertes à faire dans le domaine de l'archéologie, de l'art,
de la géologie ou de l'histoire, et si des explorations spéciales
dans ces différens ordres d'études trouvent devant elles un vaste
champ incomplètement fouillé, un étranger de passage ne peut
avoir la prétention de faire encore dans ce pays une exploration
géographique.
Aussi nous garderons-nous de raconter, jour par jour, la
partie de notre itinéraire, faite par des routes frayées, à partir de
Samarkande jusqu'aux limites orientales des possessions russes,
à l'extrémité du Ferganah, bien que cette partie de notre trajet,
longue de onze cents kilomètres, et prélude d'autres trajets plus
difficiles, ait eu déjà pour origine le point extrême qu'avait
atteint Vambéry, point qui, lors de son voyage, apparaissait comme
une inconnue presque fantastique et presque inaccessible. Ce dé-
tail seul suffit pour indiquer le chemin parcouru par la civilisa-
tion depuis trente ans.
D'ailleurs, si mainte localité, traversée dans ce voyage, présente
un haut intérêt historique, ethnographique ou pittoresque, rien
n'est plus monotone, plus aride et moins intéressant que le trajet
qui relie ces points entre eux. Les oasis riches, fertiles, très vastes
et où de grandes villes se sont développées, sont éparses sur une
immense étendue de pays, et entre elles s'étendent des plaines
poudreuses et désertes, dont l'interminable traversée est des plus
monotones à effectuer, mais plus monotone encore à décrire.
...Depuis que les Russes ont conquis le Turkestan, ils y ont
organisé le mode de transport qui existait déjà dans les steppes de
Sibérie, à savoir le voyage au moyen de relais de poste, où les
chevaux sont attelés à des traîneaux pendant l'hiver , à des
tarantasses pendant l'été. Seulement, ici, la latitude étant plus
méridionale qu'en Sibérie, le traîneau devient l'exception, le
904 REVUE DES DEUX MONDES.
tarantasse est la règle habituelle. Vu l'immensité des distances,
on est obligé d'adopter ce véhicule, dont l'emploi suffit absolu-
ment à gâter le voyage et à lui ôter tout agrément comme tout
intérêt. Si l'on voulait l'éviter, il faudrait demeurer en route pen-
dant des mois et même des années; car le territoire possédé
aujourd'hui par l'empire russe, surtout en Asie, est véritable-
ment immense. Pour donner une idée de ces distances, à l'aide de
quelques chiffres, nous dirons que pour aller d'Orenbourg, fron-
tière d'Europe, à Tachkent, qui n'est que l'entrée du Turkestan,
la distance à parcourir à travers la steppe est de 2 200 kilomètres.
Si l'on y va par Omsk, comme on le fait parfois, la distance est
double. Quant à la traversée de la Sibérie, de l'Oural au Paci-
fique, elle est de 8000 verstes, soit près de 9000 kilomètres. On
voit combien, dans de pareilles conditions, il faudrait de temps
pour traverser le pays en touriste sans avoir recours aux véhi-
cules officiels. On est obligé de subir les conditions de la poste
russe. Elles sont féroces. 11 faut cependant rendre à cette admi-
nistration justice à deux points de vue : les chevaux sont excel-
lens, ils vont comme le vent, et le prix est extrêmement faible.
Quand on est muni des papiers réglementaires, on ne paie que
cinq centimes par cheval et par verste, ce que personne ne saurait
trouver excessif.
Le tarantasse est un instrument de torture pour les personnes
et de destruction pour les bagages, que les Russes s'obstinent, je
n'ai jamais pu savoir pourquoi, à considérer comme un instru-
ment de transport. Il se compose d'une sorte de caisse de bois
très allongée, trop courte cependant pour que l'on puisse s'y éten-
dre, posée sans l'intermédiaire d'aucun ressort sur deux essieux
de bois munis de quatre roues très basses. Trois chevaux, parfois
deux, y sont attelés, suivant le système de la troïka, système
fréquent en Russie et qui présente de nombreux avantages. Le
cheval du milieu, qui trotte et qui, généralement, est le seul à peu
près dressé, est assujetti entre deux brancards, attachés directe-
ment à l'essieu antérieur sur lequel ils sont articulés ; un cerceau
de bois, qui relie les extrémités de ces deux brancards et à l'inté-
rieur duquel s'entre-croisent deux courroies, encadre sa tête et la
maintient dans une position immuable. Les deux autres chevaux,
qui vont constamment au galop, sont attachés, du côté interne,
au collier du cheval du milieu par une simple longe, et, du côté
externe, ils sont attelés par une corde servant de trait, qui vient se
iixer tout simplement au moyeu de la roue, c'est-à-dire à la fusée
de l'essieu, qui fait saillie en dehors. Ce mode d'attelage présente
d'incontestables avantages dans les conditions où on l'emploie. A
la vérité, il produit une très grande déperdition de force et n'uti-
NOTES DE VOYAGE EN ASIE CENTRALE. 905
lise qu'une faible partie de l'effort dépensé à la traction. Mais
il permet d'employer des chevaux absolument indomptés : beau-
coup d'entre eux sont pris dans la steppe et accrochés par Surprise
à la voiture sans aucun dressage préalable ; leurs bonds les plus
désordonnés ne dérangeant pas l'équilibre du pesant véhicule. En
outre, si l'un des trois chevaux tombe, ce qui arrive forcément
de temps en temps dans une course à fond de train à travers un
terrain inégal et sans routes, sa chute n'arrête pas la voiture, ne
la brise pas, et celle-ci ne passe pas sur lui. Si le cheval abattu
est l'un des animaux latéraux, il est en dehors de la voie dos
roues et se relève en toute liberté avec une prestesse qui a souvent
fait notre admiration ; si c'est le cheval du milieu, ce qui est beau-
coup plus rare, il est remis sur pied, pour ainsi dire automati-
quement, par les deux autres, en même temps qu'il est soulevé
par les brancards. Il n'y a donc pas lieu de critiquer ce mode
d'attelage en lui-même, bien qu'on puisse lui reprocher, dans la
pratique, d'être réduit à une expression trop primitive. Ainsi le
harnachement est moins que rudimentaire, et nous avons vu,
dans certains cas urgens, des chevaux attelés simplement par la
queue, faute de cordes, ce qui est certainement insuffisant. En outre,
l'état d'entretien des véhicules est déplorable. En certains en-
droits, par exemple dans les dunes du désert d'Ak-Koum, au nord-
est de la mer d'Aral, les chevaux sont remplacés par des cha-
meaux; l'allure de l'équipage n'en est que plus bizarre.
Mais ce qui est particulièrement extravagant, c'est la voiture
elle-même. Son peu de hauteur la rend inversable ; mais il a l'incon-
vénient de mettre les malheureux tjiii'y prennent place au-dessous
du niveau des jarrets des chevaux, en sorte que la poussière sou-
levée par ceux-ci dans la steppe, où le sol est pulvérulent sur une
épaisseur qui parfois atteint plus d'un pied, enveloppe le voya-
geur d'un nuage opaque, qui lui cache entièrement la vue du
paysage, qui l'oblige d'ailleurs à fermer hermétiquement les
yeux, et qui gêne même sa respiration s'il n'a la précaution de
se couvrir le visage d'une étoffe quelconque. En même temps,
il est lancé en l'air à la façon d'un volant placé sur une raquette,
et il ne peut éviter d'être violemment projeté à terre qu'en se
couchant sur le dos et en se cramponnant des deux mains aux
bords de la voiture. Pour rendre le supplice plus cruel sans
doute, on a imaginé de compléter cet instrument par une capote
de bois, absolument inutile dans un pays où il ne pleut jamais,
mais dont le rôle paraît être de rejeter le patient au fond de la
voiture en lui donnant sur le crâne des chocs opposés à ceux qu'il
reçoit de bas en haut. Cette toiture, qui couvre l'arrière de la
voiture, est d'ailleurs trop basse pour qu'il soit possible de s'as-
906 REVUE DES DEUX MONDES.
seoir dessous. Pour éviter d'être assommé, sans autre forme de
procès, nous n'avons trouvé qu'un moyen, et nous l'indiquons aux
voyageurs futurs : c'est de se munir d'un de ces bonnets turcomans,
en peau de mouton noir, dont les dimensions sont prodigieuses,
et d'y enfoncer complètement la tête; puis de se coucher au fond
du véhicule en y gardant une attitude passive. En s'y prenant
ainsi, on peut être étouffé et on est certain d'avoir le corps moulu
de coups; mais on évite généralement d'avoir le crâne brisé.
On peut se figurer quel est l'état cérébral d'un voyageur sou-
mis à vingt ou trente journées consécutives d'un pareil régime.
Le touriste le plus studieux et le plus curieux de regarder le
pays qu'il traverse y renonce forcément bien avant d'avoir achevé
la première étape. Les règlemens interdisent d'ailleurs les arrêts.
Dans ces conditions, on traverse le pays; on ne le visite pas.
Il faut vraiment être atteint de la folie des voyages ou d'une
anesthésie complète pour se résigner à subir cet épouvantable mode
de transport, aussi incompatible avec l'intégrité des organismes
humains qu'avec la conservation des objets inanimés. Les secousses
effroyables qu'il imprime conduisent en peu d'heures le patient à
un état voisin de celui que les physiologistes appellent comateux.
Quant aux bagages, ils sont tout simplement pulvérisés, quand il
s'agit d'objets tant soit peu fragiles, de collections scientifiques
par exemple. Les vêtemens sont usés et percés à jour par leur
frottement réciproque; les approvisionnemens de papier sont ré-
duits à l'état de dentelle ; les vis et les rivets des instrumens et
des armes sont chassés de leurs alvéoles par la trépidation.
En somme, c'est seulement dans le pays de Mazeppa qu'a pu
naître l'idée de voyager dans de pareilles conditions. Les Russes
le font sans doute par un pieux souvenir pour la mémoire d'un
héros national. Les étrangers n'ont pas la même consolation.
11
...On peut atteindre Tachkent, en venant d'Europe, soit en tra-
versant les steppes à partir d'Orenbourg, c'est-à-dire en allant de
l'Oural jusqu'à la pointe nord de la mer d'Aral, puis en remontant
la vallée du Syr-Daria, soit par le sud, en partant de Samarkande,
où s'arrête le chemin de fer transcaspien. On peut aussi passer
par la Sibérie occidentale et le Sémiretchinsk (pays des Sept-
Rivières), c'est-à-dire par Omsk et Viernoié.
Je ne dirai rien du voyage de Samarkande à Tachkent. La route,
longue de 330 kilomètres, présente peu d'incidens; les principaux
sont les traversées de deux fleuves, le Zérafchane et l'Iaxartes,
dont la dernière a lieu près deTchinaz, le passage du défilé mon-
NOTES DE VOYAf.E EN ASIE CENTRALE. 907
tagneux appelé Porte deTamerlan, au sud de Djizak, et enfin la
traversée monotone et aride du désert de Mourza-Rabat, appelé
aussi Steppe de la Faim, nom qui lui a été donné ea souvenir des
souffrances qu'ont eu à y subir des corps expéditionnaires. Ci-
nom lui est commun avec une autre steppe, située plus au nord,
dans le Turkestan septentrional, et qui doit cette dénomination à
la même cause.
La physionomie des paysages de tout le Turkestan est singu-
lièrement monotone. D'immenses plaines, poudreuses et nues, où
la végétation ne se montre que pendant quelques semaines, au
printemps de chaque année, s'étendent à perte de vue dans les
intervalles qui séparent les énormes chaînes de montagnes, âpres
et démesurées, dont les noms mêmes sont presque inconnus en
Europe, et qui couvrent des espaces considérables. Dans ces
steppes argileuses, entrecoupées de déserts de sable, viennent se
perdre de grandes rivières dont les eaux, comme épuisées par un
trajet sans but et sans limites, finissent par s'évaporer dans des
lacs salés, ou, quelquefois, sont utilisées pour donner la vie à de
vastes oasis, bien moins belles que celles d'Afrique, mais bien
plus étendues, et où se sont parfois développées de très grandes
villes, jouant un rôle important dans le commerce du monde.
...A Tachkent eut lieu, aux mois d'août et septembre 1890, à
l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la prise de la ville
par les Russes, une exposition fort intéressante, à laquelle j'assistai.
Elle avait pour but de résumer les résultats de tous genres obte-
nus par les Russes, depuis le début de la conquête, dans leurs
nouvelles possessions du Turkestan. On s'y était proposé aussi
de réunir et de mettre en évidence les produits naturels du pays
et ceux de l'industrie des indigènes. Enfin, en dehors même du
Turkestan russe, cette exposition centralisait tous les documens
statistiques recueillis jusque-là par les Européens sur la partie
centrale du continent asiatique. On conçoit combien une pareille
exposition était intéressante pour ceux qui avaient choisi cette
région comme cadre de leurs études. J'y trouvai d'utiles élémens
pour la suite de mon voyage dans des localités plus lointaines.
Quant au bienveillant accueil des autorités russes, je ne saurais
en dire assez de bien.
Tachkent est aujourd'hui la capitale du Turkestan russe. Elle
se trouve au milieu d'une oasis de 7 000 hectares, dont tous les
jardins, clos de murs en terre, forment un labyrinthe et ne con-
stituent en quelque sorte qu'une masse unique. A l'intérieur, la
ville proprement dite se compose de deux parties : la ville indi-
gène, qui compte environ 120 000 habitans; et la ville russe qui
REVUE DES DEUX MONDES.
en renferme à peu près 30 000. L'espace occupé est très considé-
rable à cause de la quantité de jardins qui sont entremêlés aux
constructions. L'enceinte de la ville indigène, de forme à peu près
circulaire, mesure six kilomètres de diamètre. Quant à la ville
russe, elle est presque aussi vaste. Le terrain n'est pas cher dans
la steppe : là comme partout ailleurs les Russes ont fait grand.
Ils ont, comme dans toutes leurs nouvelles installations du Tur-
kestan et de la Sibérie, construit sur un plan très large. La salu-
brité et l'intérêt du développement futur semblaient d'accord
pour conduire à l'adoption de ce système. Les rues ont cin-
quante mètres de large, souvent même plus; presque toutes
sont bordées de chaque côté d'une quadruple rangée de peupliers
dont les racines baignent dans des ruisseaux d'eau courante em-
pruntés aux rivières qui arrosent l'oasis. Ces rivières sont des
bras du Tchirtchik, afiluent de l'Iaxartes ou Syr-Daria, qui sort
des montagnes à soixante kilomètres plus à l'est. Les maisons,
construites en pisé, mais qui sont faites avec beaucoup de soin et
qui présentent tout à fait l'aspect de la pierre, n'ont que des rez-
de-chaussée : cette condition est rendue nécessaire par les trem-
blemens de terre, extrêmement fréquens dans la région. Seuls
les principaux monumens, l'église, le palais du Gouvernement,
le cercle militaire et quelques autres édifices sont en briques.
Presque toutes les maisons sont entourées de jardins plantés
d'arbres, ce qui contribue à donner à la ville, en même temps
qu'un aspect riant et frais, une étendue extrêmement considé-
rable, eu égard au chiffre de sa population.
Cette méthode pour se garantir de la chaleur des étés brûlans est
l'inverse du système arabe, consistant, on le sait, à entasser les mai-
sons dans le moindre espace possible et à ne laisser entre elles que
des ruelles étroites où le soleil ne pénètre pas. A première vue, le
système russe paraît logique et sain, et on peut être tenté de désirer
le voir appliquer en Algérie. Cependant, quand on l'examine de près,
on est surpris de lui trouver de graves inconvéniens. D'abord ses
plantations consomment énormément d'eau, et le faible débit des
sources ou des ruisseaux qui alimentent les oasis africaines ne
permettrait pas d'appliquer cette méthode sans ruiner complète-
ment les cultures indigènes. En second lieu, la fraîcheur du sol et
l'humidité causée par les arbres dans le voisinage des habitations,
bien loin d'assurer la salubrité, paraissent être une cause perma-
nente d'épidémies. Dans ces villes nouvelles, où de si grands sa-
crifices paraissent avoir été faits à la question sanitaire, les lièvres
les plus pernicieuses régnent en permanence. Le sol poudreux et
poreux des villes d'Orient n'est relativement stérilisé, au point de
vue épidémique, qu'à la condition d'être calciné parla sécheresse.
NOTES DE VOYAGE EN ASIE CENTRAL*. 909
Un autre inconvénient fort sérieux est la trop grande étendue
que prennent des villes construites sur de pareils plans : on ne
peut les parcourir qu'en voiture, ce qui est coûteux et fort long.
Les points où chacun est appelé par ses affaires sont trop éloignés
les uns des autres. On fait quatre kilomètres pour aller acheter
du pain; on en fait quatre autres pour revenir à la poste, cinq
pour aller au bazar, autant pour rentrer chez soi. Les divers bu-
reaux administratifs sont éloignés les uns des autres de trois kilo-
mètres, et Dieu sait ce que la vie russe comporte de stations
quotidiennes dans des bureaux divers! En outre, l'entretien des
rues est fort onéreux, l'établissement d'un système d'éclairage pu-
blic impossible : la part contributive qui reviendrait à chaque ha-
bitant serait trop grande. Il faut noter aussi que ces ruisseaux qui
arrosent les arbres des avenues servent indistinctement de canaux
d'irrigation, de rigoles d'alimentation pour la boisson des habi-
tans, et aussi dégoûts à ciel ouvert : ce sont des véhicules d'épi-
démies, d'autant plus pernicieux qu'à certaines heures de la jour-
née ils sont à sec. Il s'en dégage alors des miasmes dangereux.
Le résultat de ce mode de construction des villes, en apparence
si logique et si supérieur à la disposition agglomérée, ne nous
paraît donc pas répondre à ce qu'on était en droit d'en espérer, et
après avoir été très séduit par lui au début, nous avons dû recon-
naître qu'il n'y a pas lieu de le considérer comme l'idéal au point
de vue des villes nouvelles à créer aux colonies.
Tachkent, malgré son étendue et sa population, n'a jamais été
la capitale d'aucun Etat et n'a jamais joué un grand rôle politique.
C'était une simple ville commerçante, dont l'importance était jus-
tifiée par sa situation sur la limite des steppes, au point de ren-
contre des routes unissant la Sibérie, la Boukharie, l'Inde, la
Chine et l'Europe. Avant la conquête russe, c'est-à-dire avant 1865,
elle faisait partie des États du khan de Kokan, mais elle formait
avec les villes voisines une sorte de confédération jouissant de di-
vers privilèges. Prise par le général Tcherniaieff, en 1865, elle est
devenue aussitôt la capitale du Turkestan russe et la base d'opé-
rations pour la conquête de tout le reste de cette vaste région.
Le bazar de Tachkent, un peu moins vaste que ceux de Bou-
khara et de Kokan, est pourtant très considérable encore.. Il l'em-
porte, comme trafic et comme étendue, sur celui de Samarkande. Il
se compose d'un labyrinthe de rues étroites, couvertes de toitures
en nattes et bordées d'innombrables échoppes, où pullule une po-
pulation mélangée de Sartes et de Kirghiz.Les Sartes de Tachkent
ont plus de sang uzbeg et moins de sang iranien que ceux de
Samarkande. Le type mongolique, à la face large, aux yeux bridés
et à la barbe rare , y est beaucoup plus fréquent que le type
910 REVUE DES DEUX MONDES.
aryen, lequel prédomine dans les villes situées plus au sud, à
Boukhara et à Samarkande notamment. Il serait trop long de
décrire ici la physionomie, le caractère et les monumens de la
ville indigène : tous ceux qui ont visité de grandes villes d'Orient,
surtout dans les pays où la race est composite, savent ce que l'as-
pect des populeux bazars de ces pays peut présenter d'infinis
détails et d'inépuisable variété.
...Il y a lieu d'admirer, dans cette capitale du Turkestan, com-
bien les Russes sont habiles pour utiliser, au profit de leur auto-
rité et de l'assimilation de leurs nouveaux sujets, tous les moyens
moraux, souvent fort simples, mais qui n'en sont pas moins effi-
caces, dont peut disposer la civilisation occidentale. Je me sou-
viens d'avoir passé à Tachkent, en 1891, une soirée fort intéres-
sante chez M. Ostrooumofî, l'éminent linguiste auquel on doit des
études ethnographiques si curieuses sur le peuple sarte. Il rem-
plit à Tachkent les fonctions d'inspecteur de l'Université, et, en
même temps, il dirige le journal qui s'imprime trois fois par
semaine, en langue sarte. Il a invité avec moi le kazi, chef
civil de la population indigène, dont il a fait le sous-directeur
de ce journal. Ce mot vient évidemment de l'arabe cadi, qui veut
dire juge; seulement les kazis sont ici des personnages beaucoup
plus importans et beaucoup plus respectés que ne sont les cadis
en Algérie. Ces derniers ne viennent qu'en troisième ou quatrième
ligne dans la hiérarchie de chaque tribu; ce ne sont, en somme,
que des sortes de juges de paix à compétence restreinte, ren-
dant la justice, d'une façon le plus souvent vénale, pour les
petites affaires civiles où les indigènes seuls sont intéressés. Ils
ne passent, hiérarchiquement, qu'après le clergé, et surtout après
les caïds, chefs militaires des tribus. Ils ne passent même qu'a-
près les khalifas, suppléans des caïds, et même souvent après les
cheikhs, simples chefs des subdivisions de tribus. Ici les Russes
ont fait autrement. Ils ont gardé pour eux l'autorité gouverne-
mentale et le commandement militaire; mais ils ont laissé aux
indigènes, représentés par les kazis, l'administration civile. Il
est vrai que les Sartes sont autrement aptes à l'exercer que les
Arabes algériens. Ils la tiennent aussi en plus haute estime, et
les honneurs rendus chez eux à la gloire militaire ne vont pas
jusqu'à leur faire complètement mépriser l'importance des fonc-
tions pacifiques. A Tachkent, par exemple, le kazi est une sorte
de maire indigène, et, comme la ville a cent cinquante mille habi-
tans, ses fonctions sont loin d'être minimes. En même temps qu'il
rend la justice, il a sous ses ordres la police, et il est responsable
vis-à-vis du gouvernement russe de l'ordre intérieur dans la ville.
Ce mode d'organisation ne s'applique, en Turkestan, qu'aux
NOTES DE VOYAGE EN ASIE CENTRALE. 911
Sartes, c'est-à-dire à la population sédentaire des villes. Les Kir-
ghiz, c'est-à-dire les Nomades, sont soumis à un autre régime,
qui se rapproche beaucoup plus de celui des Arabes. Chez eux,
l'autorité absolue est confiée, dans chaque tribu, à un chef unique
qui porte le nom de bi, et dont les fonctions se rapprochent beau-
coup de celles des caïds algériens. Ce nom de bi vient évidemment
du mot turc bey ou beg. Les bis sont électifs; ils sont choisis
par leurs administrés, et le gouvernement russe ne se réserve,
sur leur nomination, qu'un droit de contrôle et de veto. Cette
grande indépendance laissée aux indigènes est justifiée par ce fa il
que les Kirghiz se sont, pour la plupart, donnés volontairement à
la Russie et qu'ils n'ont aucune velléité de révolte. Le fanatisme
religieux n'existant pas chez eux, et les Russes ayant le bon es-
prit de ne pas les écraser d'impôts, ils n'ont aucune raison pour
s'insurger. En outre, par le seul fait que le commandement chez
eux est électif, il en résulte pour les Russes une grande facilité à
diriger en sous-main les nominations et à éliminer les candidats
qui leur déplairaient. Ces habitudes d'élection des chefs sont de
tradition chez les Mongols, dont l'organisation est essentiellement
démocratique et libérale, comme le veut leur état d'esprit plus
tourné vers la logique et la discussion que vers le fanatisme ou
la vénération. Le respect est, chez eux, raisonné, et, de même
que la religiosité est bien moins développée chez eux que chez
les Sémites, de même ils n'ont pas le culte de l'autorité hérédi-
taire, émanation de l'autorité divine. Ces circonstances font qu'en
somme les Russes ont là des administrés plus maniables et bien
meilleurs, au point de vue de l'avenir économique de leurs colo-
nies, que ne le sont nos sujets algériens.
Le kazi de Tachkent est un homme instruit et très intelligent.
Il sait l'arabe, ce qui nous permet, sinon de causer très facilement,
du moins d'échanger quelques idées. Nous employons une partie
de la soirée à regarder des livres à gravures, sur lesquels M. Os-
trooumofï lui donne des explications. Les Russes tirent un admi-
rable parti, non pas seulement de leurs anciennes gloires na-
tionales, auxquelles manque peut-être la patine de l'antiquité
classique, mais aussi de celles des autres peuples européens. Ils ont
fort bien employé leur argent en donnant aux bibliothèques
du Turkestan des livres remplis de très bonnes gravures, repré-
sentant les anciennes célébrités politiques et militaires du monde
occidental, et ce n'est pas user mal à propos ces volumes que de
laisser les chefs indigènes y promener leurs mains, même cras-
seuses, comme il convient en Orient. Les ouvrages que nous
feuilletons avec le kazi de Tachkent, sont de grands in-folio con-
tenant des gravures sur cuivre, un peu démodées, mais fort
912 REVUE DES DEUX MONDES.
belles, ma foi, même au point de vue typographique, et qui repré-
sentent de grands personnages de toutes les époques. Le style en
a quelque peu vieilli; c'est le genre des portraits du xvin0 siècle.
Mais il ne faut pas oublier qu'en matière artistique, la Russie en
est encore à hésiter entre la tradition byzantine et l'héritage de
la Grande Catherine, qui s'était entourée d'artistes français, et
avait fait prévaloir en Russie le style Louis XV. Je constate avec
satisfaction que les hommes de guerre français sont là en très
grande majorité. La cuirasse de Duguesclin, et même les cuirasses
moins complètes de Turenne, de Gondé, du maréchal de Saxe,
les cuirasses élégantes de Dangeau et celles d'autres généraux
courtisans, qui ont eu l'heureuse inspiration, pour envoyer leur
portrait à Tachkent, de se faire représenter en costume de bataille
plutôt qu'en costume de cour, produisent le meilleur effet sur les
indigènes, habitués aux cottes de mailles et aux casques persans
ou boukhares. La redingote de Pitt et celle de lord Palmerston
leur paraissent décidément inférieures, surtout pour des hommes
politiques qui se sont mêlés de diriger les affaires de leur pays,
et qui ont même eu la prétention d'agir sur celles du monde
entier.
Mes interlocuteurs font remarquer, d'une façon que je ne
manque pas de trouver très judicieuse, que cette influence an-
glaise ne s'est pas fait sentir jusqu'à Tachkent. Ils tolèrent le vête-
ment civil à Corneille et à Racine, et même à Victor Hugo, en
leur qualité de poètes. D'ailleurs, je leur fais remarquer qu'en
France le métier de soldat est tellement honorifique que cer-
tains hommes de plume n'ont pas dédaigné de revêtir la cuirasse :
je leur donne comme preuve Agrippa d'Aubigné, dont le portrait
se trouve dans le recueil entre celui de Jules César et celui de
Jeanne d'Arc. La réunion de ces trois contemporains a l'approba-
tion des autorités indigènes de Tachkent, qui leur trouvent fort
bonne mine. Les perruques du grand siècle sont aussi, à leurs
yeux, quelque chose d'évidemment martial. Ils en saisissent tout
de suite l'utilité pour parer les coups de sabre; car chez eux, de
même que chez les Kirghiz et chez les Turkmènes, le bonnet
fourré est l'insigne de l'homme de guerre et est même consi-
déré comme plus pratique dans la mêlée que le casque en métal.
Aussi la magistrature du siècle de Louis XIV, ainsi que toutes
les illustrations parlementaires de la France qui, dans les volumes
illustrés en question, sont destinées à contre-balancer les grands
capitaines, apportent-elles un appoint aussi important qu'inat-
tendu aux gloires militaires françaises. D'Aguesseau, le chance-
lier Séguier, tous les premiers membres de l'Académie des In-
scriptions et Belles-Lettres, forment, dans ce recueil, une phalange
NOTES DE VOYAGE EN ASIE CENTRALE. 913
compacte de gens de guerre qui émerveille les Kirghiz, et je
suis surpris moi-même de leur découvrir, dans l'atmosphère du
Turkestan, au milieu des bonnets hirsutes de mes interlocuteurs,
une physionomie martiale que je ne leur avais pas connue jusque-
là. En même temps, la plume que la plupart d'entre eux tiennent
à la main achève de leur concilier la sympathie des Sartes, chez
qui les belles-lettres sont en si grand honneur, et l'universalité
des capacités du peuple français est reconnue à l'unanimité. Les
Anglais sont décidément enfoncés ; quant aux autres peuples, ils
sont tout simplement ignorés et demeurent dans une obscurité
fâcheuse pour eux, malgré mon plaidoyer énergique en faveur
des mérites de Philippe II, de Lope de Vega et même de Fernand
Gortez, présens à cette soirée mémorable...
On voit que les Russes, avec beaucoup de raison, ont cherché
par tous les moyens à inspirer à leurs sujets du Turkestan une
haute idée de la civilisation et de la puissance des nations euro-
péennes dont ils sont les représentans. Ils ne négligent pas de les
initier aux gloires historiques de l'Occident, ce que nous autres
Français ne songeons pas à faire. Il y a là un précieux moyen d'au-
torité que nous dédaignons par trop, et bien à tort. Est-ce parce
que, nous trouvant plus riches que les Russes au point de vue du
passé, nous faisons trop bon marché de nos gloires et de nos illus-
trations historiques, dont nous avons une profusion? Dans tous
les cas, il serait désirable de ne pas pousser l'esprit de parti et
l'admiration des vertus civiques, jusqu'à laisser croire aux Per-
sans et aux Arabes que, seuls, ils ont eu de grands rois, de grands
guerriers, des chevaliers ou des martyrs. Peut-être serait-il bon de
leur montrer que nous n'excellons pas seulement dans l'applica-
tion des règles de l'économie politique et dans la fabrication de
l'armement perfectionné qui permet de vaincre son semblable,
ou de le supprimer s'il résiste, mais que nous les avons précédés
aussi dans la foi religieuse, dans la gloire militaire, et que les
notions de générosité, d'abnégation et d'idéalisme ont été en hon-
neur chez nous avant que d'y être démodées, avant même que
d'être pratiquées chez eux.
... L'histoire et la politique ne sont pas les seules facultés vers
lesquelles soit ouverte l'intelligence des indigènes au Turkestan.
Il faudrait bien des volumes pour faire l'analyse de ce que sont
les arts en Asie centrale. La littérature, et surtout la philosophie,
la poésie, l'architecture, et aussi la peinture et les arts décoratifs
en général, sont arrivés à un haut degré de développement chez
les populations sédentaires de ce pays. Ce résultat s'est produit
sous l'influence des nations voisines, et surtout de la Perse, autant
que par l'effet de leur génie propre. Nous avons parlé ailleurs
TOME CXX1X. — 1895. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'architecture et de la décoration des monumens (1) dont les
grandes villes de Samarkande et de Boukhara renferment les
spécimens les plus admirables.
Les Kirghiz nomades, vivant constamment sous latente, n'ont
pas d'architecture, et les arts décoratifs sont restés chez eux dans
l'enfance. En revanche, la musique ne leur est pas étrangère, ou
du moins ils y sont moins réfractaires que la plupart des autres
peuples musulmans.
Je ne saurais entrer ici dans l'analyse technique de ce qu'est
la musique en Asie centrale. Son étude ne serait pas sans intérêt
en ce sens que cette musique est très différente de la nôtre, mais
elle a beaucoup moins de science et surtout moins de variété. Ce-
pendant il ne faut pas croire que les nombreuses races, si diverses,
qui occupent le centre du continent asiatique, soient toutes éga-
lement douées — ou également mal douées — sous ce rapport.
La musique des Nomades, et surtout celle des Kirghiz pasteurs,
ne manque pas d'un certain charme étrange, tandis que les po-
pulations sédentaires en général sont moins bien partagées. Les
Turkmènes qui, par leur tempérament et leur genre dévie, se rap-
prochent beaucoup des Arabes guerriers, ont peu de goût pour la
musique : ils la dédaignent et la pratiquent peu. Rendons justice
aux Afghans : bien qu ils soient un peuple militaire, leur musique
a quelque mélodie et même une certaine science; leurs instru-
mens sont variés et assez perfectionnés : on trouve chez eux trois
modèles de guitares, et deux modèles de violons, l'un à trois cordes,
très répandu, et que l'on retrouve aussi dans tous les pays sartes,
l'autre à quatorze cordes, plus spécial, dont le maniement est assez
compliqué. Enfin, entre tous les Asiatiques ce sont, à notre avis,
les Kachgariens qui sont les meilleurs musiciens.
Si la musique des Kirghiz n'est pas dépourvue d'une certaine
poésie sauvage et d'une certaine mélodie, en revanche celle des
Sartes, gens beaucoup plus civilisés pourtant que les Kirghiz, est
absolument discordante et même dénuée de toute signification.
Ceux qui ont entendu en Algérie, en Orient, ou tout simplement à
l'Exposition de 1889, la musique arabe, l'ont certainement trouvée
imparfaite, et il ne manque même pas de critiques pour lui con-
tester toute valeur. Il faut avoir entendu la musique sarte pour
reconnaître ensuite combien, relativement du moins, la musique
arabe possède de méthode et de mélodie. Il est impossible de rien
imaginer de plus effroyablement incohérent que les sons tirés par
les Sartes de ces grandes trompettes rappelant, par leur forme,
celles à'Aïda, et, par leurs sons, les odieuses trompes en terre
(1) Voyez la Revue du 15 février 1893. Samarkande.
NOTES DE VOYAGE EN ASIE CENTRALE. 915
cuite dont la préfecture de police tolère l'usage à Paris pendant
les trois derniers jours du carnaval, pour le plus grand malheur
des honnêtes gens. Les Sartes soufflent dans ces instrumens avec
toute l'énergie que peuvent avoir des poumons habitués à braver
les bises de la Scythie, et ils en tirent d'horribles beuglemens,
avec le plus complet mépris pour tout principe d'accord ou de
mesure. Heureusement ils ne se livrent à cet exercice que dans
les occasions solennelles et les jours de grand gala. Cela suffit
pourtant pour que les voyageurs de marque, dont le passage est
par lui-même une fête pour les populations, trouvent trop fré-
quemment sur leur route des aubades de ce genre. C'est à cette
circonstance que mes compagnons et moi nous avons dû de faire
sortir des endroits où elles étaient en réserve toutes les trompettes
des régions que nous avons traversées. Là comme ailleurs, les
grandeurs ont leurs inconvéniens.
Les diverses races d'hommes qui habitent l'Asie centrale s'ac-
cordent d'ailleurs à reconnaître la profonde incapacité des Sartes
en matière musicale, et la légende suivante, sur l'origine de la
musique chez ce peuple, donne une idée fort juste de la nature
de son génie dans cette branche de l'art. La tradition rapporte que,
jusqu'à une époque relativement très récente, Fart de la musique
était complètement inconnu chez les Sartes. Ce peuple, à la diffé-
rence de tous les autres, avait vécu jusqu'aux temps modernes et
était parvenu à un degré de civilisation fort avancé sans s'être
jamais préoccupé de se délecter en prêtant l'oreille à ces bruits plus
ou moins rythmés auxquels, en France, nous attachons assez d'im-
portance pour en avoir fait l'objet de la création d'une académie
nationale. Certain souverain boukhare dont nous tairons le nom,
l'histoire ne nous l'ayant pas conservé, se trouva séparé de sa suite
au cours d'une chasse ; il arriva seul, à la tombée de la nuit, sur son
cheval exténué de fatigue, près d'un aoul kirghiz perdu dans le
creux d'un ravin. Là habitaient des nomades dont la musique
pastorale le charma. Son incognito et son piteux équipage lui
valurent de ne pas interrompre la symphonie nocturne. De retour
dans sa capitale, il mit aussitôt ses principaux courtisans et
ses ministres en demeure d'apprendre sans délai la musique
kirghize, afin d'être capables de charmer ses loisirs par leurs
concerts, sous peine d'avoir la tête tranchée. Ceux-ci, désireux
de s'initier au plus vite aux secrets d'un art aussi salutaire, se
rendirent à Faoul dont les habitans avaient éveillé le sens musical
de leur auguste maître. Mais ces derniers, de mœurs simples, et
surtout prudentes, en voyant de loin un cortège si imposant se
diriger vers leurs modestes demeures, décampèrent sans bruit et
en toute hâte, laissant leurs yourtes vides sous la garde de leurs
946 REVUE DES DEUX MONDES.
chiens qui, privés de nourriture et abandonnés par leurs maîtres,
ne tardèrent pas à hurler lamentablement. Les seigneurs sartes,
de leur côté, ayant sagement réfléchi qu'il serait prudent de ne
pas effaroucher les Kirghiz, campèrent à quelque distance de
l'aoul ; puis, tout doucement, dès que l'obscurité de la nuit le
leur permit, ils s'avancèrent le plus près possible du campement,
de manière à en écouter les chants nocturnes. Les hurlemens des
chiens, redoublés par le voisinage de ces intrus dont ils éventèrent
la présence, furent notés par ceux-ci de la façon la plus scrupu-
leuse. Quand ils eurent suffisamment étudié le thème et l'orches-
tration, de façon à se croire certains de pouvoir les reproduire
exactement, ils revinrent à Samarkande et déclarèrent à leur maître
que la musique des Nomades n'avait plus de secrets pour eux.
C'est depuis ce temps, dit la légende, que les Sartes possèdent un
art musical qui n'a rien à envier à celui des chiens kirghiz.
Le sultan trouva d'ailleurs cette musique de son goût, car
l'histoire ne nous dit pas que les ministres aient payé leur erreur
au prix de leur tête, ni même de leur emploi, et, d'autre part, leur
genre de talent paraît avoir fait école jusqu'à présent parmi les
générations sartes qui les ont suivis.
... De tous les arts, le plus en honneur dans l'Asie centrale et le
plus caractéristique, c'est incontestablement la fauconnerie. Elle
est pratiquée non pas seulement par les grands seigneurs, comme
le font encore quelques-uns des principaux chefs arabes dans le
nord de l'Afrique, mais par tous les indigènes, riches et pauvres,
grands et petits, quelle que soit leur situation sociale. Dans les
bazars, dans les quartiers les plus pauvres, les marchands, les sa-
vetiers, les tisserands, les cordiers, les industriels les plus misé-
rablement logés, ont, au fond de leur échoppe, un faucon ou un
épervier sur un perchoir, et ils l'entourent des mêmes égards que
nos vieilles filles peuvent prodiguer à leurs perroquets. Quand ils
sortent, pour aller soit au marché soit ailleurs, ils prennent leur
oiseau sur le poing, comme ils prendraient une canne ou un fusil,
et si, chemin faisant, ils voient passer dans le ciel quelque vol de
cailles, de canards ou d'autre gibier emplumé, ils lâchent leur
oiseau, comme un chasseur de chez nous lâcherait un coup de
fusil. En "Somme, dans ce pays si giboyeux, où les armes à feu
sont à peu près inconnues, les oiseaux de proie les remplacent
économiquement.
Cette antipathie des indigènes de l'Asie centrale pour les armes
à feu, non seulement quand elles sont dirigées contre eux, mais
même lorsqu'ils ont à s'en servir, est très particulière. Il est
curieux de la rapprocher du sentiment tout opposé des Arabes,
qui aiment tant à faire parler la poudre.
NOTES DE VOYAGE EN ASIE CENTRALE. 917
La variété des races d'oiseaux de proie ainsi domestiqués est
extrême. Il y en a de toutes les tailles, depuis les émouchets gros
comme des passereaux jusqu'aux aigles, dont certaines espèces
sont énormes et ne peuvent être portées à la force du poignet.
Ces derniers, chers à nourrir, sont généralement la propriété
de grands personnages, qui s'en servent pourchasser le renard,
le lièvre ou la gazelle, animaux rares et dont la capture constitue
un sport élégant.
Durant l'exposition de Tachkent, l'une des sections fut spécia-
lement réservée à la chasse, et, à côté des lévriers turkmènes
aux pattes fines, au poil ras et aux longues oreilles frisées qui
leur donnent une physionomie si bizarre et si spéciale, figuraient
les premiers sujets des équipages de fauconnerie les plus émérites
du Turkestan. Le khan de Khi va lui-même n'avait pas dédaigné
d'envoyer ses aigles les meilleurs accompagnés de ses piqueurs les
plus experts. Avec un bon sens dont les administrateurs de nos ex-
positions européennes devraient bien s'inspirer, le comité organi-
sateur de l'exposition de Tachkent, au lieu de primer les animaux
sur leur mine, les essayait plusieurs fois par semaine dans une
plaine voisine de la ville, de manière à leur décerner des prix en
connaissance de cause à la fin du concours, ("était un spectacle des
plus intéressans que de voir la foule bariolée des cavaliers por-
tant le costume caractéristique des différentes races auxquelles ils
appartenaient, qu'ils fussent Sartes, Kirghiz, Turkmènes, Hindous
ou Afghans, et lançant leurs oiseaux chacun selon la méthode de
son pays.
Les porteurs d'aigles, plus chargés que leurs concurrens,
avaient le bras soutenu par une sorte de fourche en bois fixée au
côté droit de la selle. Je dois dire que le courage et la valeur rela-
tive des oiseaux ma paru être en raison inverse de leur taille. Les
émerillons les plus petits s'attaquaient avec la plus grande har-
diesse à des canards six fois plus gros qu'eux, tandis que les aigles
se montraient assez médiocres et témoignaient peu de passion pour
leur métier. Parmi les espèces de taille moyenne, les autours, ré-
putés dans l'ancienne fauconnerie française oiseaux ignobles et de
bas vol, se sont pourtant toujours comportés très honorablement,
et je les ai vus déployer une persévérance et une intelligence dignes
d'éloges pour arriver à prendre le dessus sur divers gibiers ailés
d'assez grande taille et à vol puissant. Les milans, peu considérés
autrefois chez nous où l'on n'était pas parvenu à les dressser,
ont également été fort convenables. Au contraire, certains fau-
cons, malgré la supériorité de leur force et la vitesse de leur vol,
ont montré peu de cœur et peu d'habileté à la chasse.
En somme, comme résultat les cailles, les perdrix, les ou-
918 REVUE DES DEUX MONDES.
tardes ont généralement été prises assez facilement et presque
sans combat, malgré une défense de ruse, souvent habile, mais ne
pouvant compenser l'infériorité des moyens. Les canards, au vol
rapide et puissant, ont souvent pu s'échapper et ont presque tou-
jours distancé leurs agresseurs toutes les fois qu'ils n'ont pas été
pris dès le départ, c'est-à-dire toutes les fois que l'oiseau de proie
n'a pas été lancé avec précision et n'a pas évité toute fausse ma-
nœuvre pendant le temps assez court où le canard s'enlève lour-
dement. Quant aux pigeons, ils se sont toujours montrés mani-
festement supérieurs aux oiseaux de proie, et ceux-ci n'ont jamais
pu, dans leur vol, parvenir à gagner le dessus, sauf lorsque les
sujets servant à l'expérience avaient eu auparavant les yeux crevés
ou le bas du cervelet traversé par une barbe de plume, opération
barbare qui réduit le malheureux gibier à s'élever indéfiniment
en spirale sans gagner en distance horizontale.
Au Turkestan, et notamment à Tachkent, dans les bazars,
surtout devant les tckaï-khanek, c'est-à-dire devant les restaurans
ou maisons de thé, on voit les marchands ou les cliens suivre avec
passion un autre sport qui se rattache au goût de la fauconnerie,
à savoir les combats de perdrix et surtout de cailles. Ces derniers
oiseaux, si nombreux en Asie centrale, et que nous avons cou-
tume, en Europe, de considérer à un point de vue purement gas-
tronomique, c'est-à-dire comme plutôt pacifique que belliqueux,
ainsi qu'il sied à des oiseaux bardés de lard plus souvent que de
fer, montrent une ardeur incroyable à lutter entre eux lorsqu'on
les met face à face. Les propriétaires excitent encore cette frénésie
en mettant de temps en temps la tête des oiseaux dans leur bou-
che, ce qui, paraît-il, provoque chez ces animaux une sorte de
vertige furieux, ou en leur sou filant sur le bec une liqueur eni-
vrante. Les gens trop pauvres pour avoir des faucons ont des
cailles; d'autres ont des perdrix d'une espèce très voisine de la
perdrix rouge d'Europe. Comme les Sartes sont fort joueurs,
d'importans paris s'engagent parmi les spectateurs. Les champions
les plus célèbres sont entretenus avec soin dans des cages en filet,
de forme ronde, pendues aux portes des heureux possesseurs.
Mais l'excès de la célébrité a généralement pour effet de conduire
directement les lauréats à la casserole, car, personne ne voulant
plus parier contre eux, leurs propriétaires, gens essentielle-
ment pratiques, ne conçoivent plus la nécessité de les entretenir
davantage.
Les enfans eux-mêmes pratiquent la fauconnerie. On rencon-
tre souvent, tant dans les pays sartes que dans les pays turk-
mènes, des enfans d'une dizaine d'années qui, coiffés d'énormes
bonnets à poil usés par leurs pères, et avec cette mine sérieuse
NOTES DE VOYAGE EN ASIE CENTRALE. 919
qu'ont les petits musulmans, portent gravcinenf , sur leur main
recouverte d'un vieux gant blanc trop grand pour eux, un oiseau
de proie à l'air non moins majestueux. Los enfans à qui la pau-
vreté de leur famille ou l'économie de leurs parens ne permet pas
le luxe de porter un oiseau noble s'exercent à ce futur sport bb
dressant des corbeaux avec lesquels ils simulent les pratiques de
la fauconnerie, et qu'ils font voler en les attachant avec des ficelles
comme chez nous les gamins font voler des hannetons. Les cor-
beaux sont innombrables dans ces grandes plaines de l'Asie cen-
trale : pendant l'été on en voit passer des bandeé et on en ren-
contre dans toutes les gorges rocheuses des immenses chaînes de
montagnes qui, entre la Chine, l'Inde, la Perse et les steppes, cou-
vrent une surface dix fois grande comme la France. Il y en a
de toutes les tailles, depuis l'énorme corbeau qui se nourrit de
cadavres jusqu'au choucas , à peine plus gros qu'un merle , le
même qui chez nous habite les vieux clochers; et toutes les
espèces intermédiaires se retrouvent également là-bas' : la cor-
neille noire, les corneilles mantelées grande et petite, les freux
et tous les autres représentans du genre. Au commencement de
l'hiver, tous ces animaux, avec une précaution qui fait honneur à
leur sagacité , viennent s'installer dans les villes ou dans les
grandes oasis qui les entourent, et là, ils peuplent les vieux rao-
numens et les grands arbres dépouillés. Us font, avec une acti-
vité infatigable, la police de la voirie, ce qui n'est pas une siné-
cure dans ces grandes cités encombrées d'immondices. Mais
généralement il survient, au cours de l'hiver, une période plus
ou moins longue pendant laquelle la terre est partout couverte,
même dans les villes, d'une épaisse couche de neige, et alors
les corbeaux meurent de faim. Il faut voir avec quelle persévé-
rance ils suivent du vol, quand ils en ont encore la forcé, ou sim-
plement de l'œil, embusqués sur les arbres des chemins, les ca-
valiers qui passent, espérant que leurs montures laisseront tomber
sur la neige quelque trace fumante de leur passage, laquelle
devient immédiatement le centre d'un combat désespéré en lie
les convives aussi nombreux que peu difficiles. Beaucoup de ces
oiseaux, malgré ces aubaines insuffisantes et malgré le métier
indigne auquel ils descendent, meurent de faim, et leurs corps
d'un noir vernissé parsèment en grand nombre la neige blanche
C'est dans cette saison que les enfans, abusant de leur misère,
triomphent du caractère défiant de ces animaux en les attirant
par l'appât de tripes de mouton ou de carcasses de chat traî-
treusement placées en évidence sur le tapis immaculé. Les mal-
heureux corbeaux, acharnés sur l'appât, se laissent prendre à la
main sans difficulté, livrant leur liberté pour le prix d'un dîner,
920 REVUE DES DEUX MONDES.
et alors ils deviennent le jouet des enfans qui, tous, pendant
cette saison, font, sans le savoir, concurrence au roi Louis XIII,
le dernier fauconnier de France.
A ce propos, je me souviens qu'un jour, àSamarkande, lors du
second séjour que j'y fis en 1891, après une grande tempête de
neige qui avait duré quatre jours, j'eus pitié de ces malheureux
corbeaux prisonniers et j'offris à quelques fauconniers en herbe
de les leur racheter à raison d'un kopek la pièce. Je me hâtai de
couper les ficelles des libérés, qui allèrent aussitôt, avec un déplo-
rable manque de perspicacité, se faire reprendre ailleurs. J'aurais
d'ailleurs tort de les trop critiquer, car en cela, ils ne furent pas
plus maladroits que les esclaves nègres dont j'ai eu quelquefois,
dans le Sahara, à me reprocher également la libération sentimen-
tale, mais inconsidérée, et qui firent de même. J'avoue d'ailleurs
que jamais la délivrance de ces derniers ne m'a causé plus de
satisfaction morale que celle de leurs confrères emplumés, non
moins noirs d'ailleurs et non moins infortunés. Je fus obligé, à
mon grand regret, de renoncer à poursuivre en Asie ce rôle, pour-
tant si glorieux et si séduisant, d'adepte des doctrines du cardinal
Lavigerie,car mes finances n'y auraient pas suffi. Au bout de peu
d'instans, une foule toujours croissante d'enfans et même d'adultes,
porteurs de corbeaux et prêts à les échanger contre une rançon
malhonnêtement acquise, s'était formée autour de moi et me prou-
vait à la fois le succès de ma prédication et l'impossibilité pra-
tique d'appliquer jusqu'au bout mes théories anti-esclavagistes.
Beaucoup de propriétaires allaient même jusqu'à me faire crédit
sur ma haute mine et à délivrer spontanément, avant d'avoir pu
arriver jusqu'à moi, au milieu de la foule qui m'assiégeait, leurs
prisonniers auxquels ils ne prenaient même pas la peine d'enlever
leurs ficelles et qui s'enfuyaient empêtrés de ce signe de servitude.
Je dus refuser de payer la rançon de ceux dont je considérais
ainsi la délivrance comme incomplète, puis renoncer finalement
à ma tâche, me rendant en cela, comme en tant d'autres choses,
le complice moral d'injustices qui, pour être admises par les
plus honnêtes gens, n'ont qu'un seul motif : celui d'être fréquentes,
sans être pour cela moins odieuses.
III
... Au sud-est de Tachkent s'étend un pays fertile, intéressant,,
et peu étudié jusqu'ici, le Kourama, arrosé par le Tchirtchik.
l'Angourane et leurs affluens ou leurs dérivations; puis, plus au
sud-est encore, après avoir traversé l'extrémité orientale du désert
de Mou rza- Rabat, et contourné ou traversé des montagnes consi-
NOTES DE VOYAGE ExN ASIE CENTHALE. 021
dérables et peu connues encore, on atteint, en remontant le cours
du Syr-Daria, le pays qui formait le noyau central de l'ancien
royaume de Kokan, le Ferganah.
On nomme ainsi une province, la plus riche, la plus fertile et
la plus riante peut-être de toute l'Asie, qui est constituée par le
bassin supérieur du Syr-Daria. C'est une sorte d'immense cirque
où viennent se réunir lesaffluens de ce fleuve. Ce cirque, entouré
d'une ceinture continue de très hautes montagnes, dont les points
culminans atteignent 5 000 et 7 000 mètres, mesure 400 kilomètres
dans le sens de sou plus grand diamètre , de l'est à l'ouest , et
300 kilomètres du nord au sud. La ceinture montagneuse ne pré-
sente qu'une ouverture étroite, par laquelle s'échappe le Syr-Daria,
et où se trouve la ville de Khodjent. Trois millions d'habitans
vivent dans ce pays fermé, dont la fertilité est admirable et le
climat excellent. De grandes villes commerçantes, Kokan, Mar-
ghelan, Andidjan, Namangan, Tchoust, encore florissantes au-
jourd'hui, et d'autres aujourd'hui déchues, mais dont les monu-
mens attestent une importance considérable, comme Kassan par
exemple, s'y sont développées.
Nous ne raconterons pas le voyage à travers cette région qui
vaut pourtant la peine d'être visitée et décrite en détail. Nous ne
dirons pas la richesse de ses plaines, ni la pittoresque variété*
de ses montagnes colossales et encore à peine connues, car elles
n'ont été encore qu'entrevues, et seulement par quelques topo-
graphes. Nous ne dépeindrons pas les charmes verdoyans de
l'ancienne capitale, Kokan, que les historiens persans appellent
Kokan-la-Charmante, et qui est bien en effet la plus charmante
des villes de l'Asie centrale. Nous ne rechercherons pas, pour le
moment, si ce pays délicieux, dont la vague réputation a pu être
apportée jusqu'en Occident, il y a des siècles, par les marchands
obscurs et anonymes qui, sur les traces de Marco Polo, y faisaient
par intervalles un trafic indirect, n'a pas été le prototype du fa-
meux pays de Cocagne, dont nul aujourd'hui ne soupçonne l'em-
placement, mais où chacun sait que la vie est si bonne et si facile.
Quelque peu connu que soit un pays pour les lecteurs, quelque
connu qu'il mérite d'être, quelques merveilles qu'il renferme, il est
pourtant impossible, dans le cadre d'une simple esquisse et dans
les limites d'un article très bref, d'en décrire toutes les parties
et de traiter toutes les questions intéressantes qui s'y rattachent.
Le Ferganah n'est pas seulement peuplé de Sartescommerçans
ou cultivateurs. Sa partie orientale est encore habitée actuellement
par les Kiptchaks, race guerrière et nomade qui, à diverses épo-
ques, a joué un grand rôle dans l'histoire de l'Orient, et qui y a
fondé plusieurs empires. Aujourd'hui les représentais de cette
922 REVUE DES DEUX MONDES.
race ont bien diminué de nombre dans leur pays d'origine, par les
migrations successives qu'ils ont lancées dans diverses directions.
Cependant, pendant les années qui ont précédé la conquête russe,
ils ont constamment imposé leur tutelle aux khans de Kokan. Ils
ont ensuite opposé aux armes russes une énergique résistance.
... C'est à Kokan que je vis l'un des meilleurs spécimens d'une
fête dont j'eus l'occasion de contempler ailleurs mainte répéti-
tion : je veux parler de la baiga, divertissement favori des indi-
gènes de tout le Turkestan.
Cet exercice est pratiqué, non pas seulement chez les popula-
tions nomades, mais aussi par les Sartes. Lorsqu'un marchand
sarte a fait d'heureuses spéculations, lorsqu'il marie quelqu'un
dans sa famille, ou lorsqu'il a tout autre sujet de réjouissance, il
fait la dépense de l'achat d'une chèvre et il convie ses amis à la
fête appelée baiga. Le programme est assez simple : un enclos plus
ou moins vaste, généralement la place du marché, quand la fête
se passe dans une ville, est loué pour la circonstance. Les invités
les plus notables ou les plus vieux sont réduits au rôle de spec-
tateurs et régalés aux frais de l'amphitryon, tandis que les plus
jeunes ou les plus alertes sont à cheval et prennent une part
active à. la cérémonie. La chèvre, préalablement égorgée, est jetée
à terre au milieu du groupe des cavaliers, dont le nombre est assez
grand et peut atteindre une centaine. L'un d'eux ramasse le corps
de l'animal, le place devant lui en travers sur sa selle, et part au
galop. Les autres s'élancent à sa poursuite et cherchent à lui
ravir sa proie. Ils y réussissent sans peine. La condition pour
être proclamé vainqueur consiste en effet à faire trois fois le tour
de la place sans se laisser arracher la chèvre. Comme les rivaux
du porteur ont le droit de couper au plus court à leur gré et qu'ils
sont au moins cinquante contre un, la victoire leur est assurée.
L'un d'eux enlève sa prise au premier ravisseur et il devient aus-
sitôt le point de mire de tous les autres. Aussi ne tarde-t-il pas à
être dépouillé à son tour et la lutte se prolonge ainsi indéfiniment
avec une issue toujours la même, malgré l'aide insuffisante que
quelques parens ou amis prêtent parfois momentanément, pour
animer et varier la lutte, à celui qui détient le trophée.
Le tournoi ne finit généralement qu'au bout de quatre heures
environ, par la lassitude de tous les combattans. Ace moment,
l'un d'eux, plus récemment arrivé que les autres ou monté sur un
cheval qu'il a ménagé jusque-là, parvient, grâce à l'indifférence
de ses rivaux, à faire trois fois le tour de la piste en emportant
ce qui reste de la chèvre, c'est-à-dire le crâne auquel n'adhèrent
plus que quelques lambeaux de peau et quelquefois un des pieds
NOTES DE VOYAGE EN ASIE CENTRALE. 929
de devant. Il est alors proclamé vainqueur, et tous s'en vont faire
baigner, dans la rivière la plus proche, les jambes de leurs che-
vaux, fort endommagées par ces exercices.
Ces fêtes offrent un spectacle curieux par la diversité des cou-
leurs brillantes dont sont bariolées les longues robes de chambre
des concurrens, ainsi que par l'indescriptible mêlée des hommes
et des chevaux. Les cavaliers, parfois très vieux ou très gros,
ont des tournures rendues encore plus bizarres par le vent qui
gonfle leurs larges robes; solidement cramponnés à leur selle, ils
prennent les attitudes les plus irrégulières et se servent de leurs
mains pour lutter avec acharnement, tout en montrant une insou-
ciance complète de l'équilibre de leur monture. Quant à L'adresse
des chevaux, elle est admirable et ils justifient pleinement la con-
fiance illimitée que leurs cavaliers ont en leur solidité. Nous avons
vu, par exemple, des concurrens, emportés par l'ardeur de la
lutte, s'acculer dans un coin de la carrière limité par des mai-
sons, grimper, sans s'occuper en aucune façon de diriger leurs
chevaux et en employant leurs mains uniquement aux besoins
du combat, les escaliers conduisant aux étages supérieurs, — et
quels escaliers, des échelles formées de branches de saule,
noueuses et tordues, réunies entre elles par de l'argile séchée ; —
nous les avons vus ensuite pénétrer dans les logemens, déme-
surément bas de plafond, où gîtaient des familles nombreuses,
en sortir par d'autres portes, toujours à cheval, puis descendre
d'autres escaliers, sous forme d'une grappe vivante et roulante;
le tout sans interrompre un instant leur lutte acharnée, sans di-
riger leurs chevaux autrement qu'avec les jambes et sans qu'aucun
de ceux-ci ait perdu l'équilibre, malgré de nombreux faux pas et
malgré l'indescriptible poussée qui se produisait entre eux.
Ces exercices donnent encore une fort honorable idée de la
race des chevaux karabaïrs, quelque inférieurs que soient ceux-ci
comme sang et comme vitesse par rapport aux incomparables che-
vaux turkmènes et même aux excellens chevaux kirghiz.
Les Kara-Kirghiz des montagnes, eux aussi, de même que les
Turkmènes, donnent souvent des baïgas, principalement à l'occa-
sion des mariages. S'il faut en croire les voyageurs qui ont par-
couru la région avant la conquête russe, l'usage, chez ces der-
niers, aurait été autrefois de pratiquer, au lieu de la course à la
chèvre telle qu'elle vient d'être décrite, la course à la fiancée,
dans laquelle l'héroïne était traitée, il faut le croire, avec plus de
ménagement que ne l'est aujourd'hui la dépouille que s'arrachent
les compétiteurs. La future mariée, montée elle-même sur un
cheval, et revêtue de ses plus beaux atours, était poursuivie par
les prétendans à sa main, qu'elle éloignait à grands coups de
924 REVUE DES DEUX MONDES.
nagaïka, sorte de fouet de cuir, jusqu'au moment où elle se lais-
sait saisir par le fiancé de son choix. Celui-ci devait, chez cer-
taines tribus, l'enlever de son cheval et l'emporter sur sa propre
monture.
Je parlerai ailleurs des villes du Ferganah, aussi intéres-
santes par leur histoire que par leur aspect actuel.
En passant à Marghelan, je ne puis omettre de mentionner
le fameux tombeau d'Alexandre le Grand, que je visitai. C'est un
monument d'architecture mongole, du xve siècle, que rien ne dis-
tingue des autres mosquées de la même région. Nul sarcophage
n'y est visible. On y conserve, dit-on, un lambeau d'étoffe, jadis
rouge, qui aurait été autrefois, prétend la légende, un étendard ma-
cédonien. Cette partie de la tradition n'est peut-être pas dénuée de
tout fondement. Il se peut que les envahisseurs musulmans aient
encore trouvé là, au vne siècle, des restes de drapeaux remontant,
non pas à Alexandre, mais au royaume gréco-bactrien. Dans tous
les cas, ces débris ne semblent pas avoir survécu jusque dans
les temps modernes, et je n'ai pu me faire montrer ce glorieux
insigne, qui ne paraît pas avoir résisté aux siècles, pas plus que ne
l'a fait le fameux étendard de cuir des Sassanides, l'ancien tablier
du forgeron Sassan, fondateur de la dynastie, lequel tomba aux
mains des Arabes, à la bataille de Kadésiah. Peut-être a-t-il été
retrouvé par un homme d'Etat français, qui a voyagé en Perse.
Quoi qu'il en soit, l'emplacement de Marghelan peut bien avoir
été celui de l'une des nombreuses villes portant le nom d'Alexan-
drie, et fondées par le conquérant macédonien. Peut-être était-ce
la dernière d'entre elles, Alexandria eschata, que l'on sait avoir
été située dans le bassin de l'Iaxartes. L'emplacement du Khodjent
actuel, qui lui est généralement attribué, a été admis par les géo-
graphes historiens à une époque où la richesse et l'importance du
Ferganah n'étaient pas connues. Il est vraisemblable pour nous
que les conquérans grecs ont dû chercher à assurer, par la fon-
dation d'une ville plus centrale, leur autorité sur cette contrée, la
plus riche de l'Asie.
... A la fin du mois d'octobre 4890, j'arrivais à Och, la plus
orientale des villes du Ferganah, où commençait la partie plus
difficile et nouvelle du voyage, celle qui peut mériter le nom
d'exploration géographique.
Edouard Blanc.
REVUES ÉTRANGÈRES
REVUES ALLEMANDES
Les souvenirs d'un général prussien. — Un Allemand au service de la France
sous la Révolution et l'Empire.
Les souvenirs de la dernière guerre continuent à être de mode en
Allemagne, et pas un mois ne se passe qui n'amène au jour quelque
document nouveau se rapportant, de près ou de loin, aux mémorables
événemens de 1870. Mais depuis les Lettres de campagne de Wilmowski,
que j'ai naguère signalées ici (1), aucune de ces publications n'égale
en importance les Souvenirs personnels du général Jules de Verdy
du Vernois, dont la première partie vient de paraître dans la Deutsche
Rundschau de ce mois.
Le général de Verdy occupe en effet, comme l'on sait, une place
des plus en vue dans le monde militaire allemand. Tour à tour direc-
teur des affaires générales au ministère de la guerre, gouverneur de
Strasbourg, et ministre de la guerre, il s'est acquis en outre la réputa-
tion d'un excellent écrivain : ses Etudes sur la conduite des troupes et
son Jeu de la guerre, en particulier, passent auprès des spécialistes
pour des ouvrages de premier ordre. Et personne peut-être, parmi les
officiers supérieurs allemands, ne pouvait avoir à raconter, sur la guerre
franco -allemande, plus de détails imprévus que cet ancien chef de
l'état-major prussien, élève, ami, et fidèle assistant du général de
Moltke, et qui, dès le début de la campagne, s'était trouvé précisément
chargé d'étudier les opérations des armées françaises, pour modifier
en conséquence les plans stratégiques de son illustre maître. Il avait
(1) Voir la Revue du 1er mars 1895.
926 REVUE DES DEUX MONDES.
publié déjà dans la Deutsche Rundschau, il y a quelques années, le ré-
cit des négociations qui avaient précédé la capitulation de Sedan; et
l'on n'ignorait pas que le fameux livre du grand état-major sur la cam-
pagne de 1870 était, en grande partie, son ouvrage; mais on n'en était
que plus impatient de lire ses Souvenirs [personnels, où l'on espérait
trouver, avec les mômes qualités d'exactitude scrupuleuse, un tour de
style plus familier et des impressions plus intimes.
Je crains malheureusement que ce n'ait été là une espérance vaine.
On sent bien que le général de Verdy fait de grands efforts pour être
familier; peut-être même en fait- il de trop grands, et apporte-t-il trop
d'insistance, par exemple, à des détails de cuisine assez insignifians.
Pas un moment il ne perd de vue le soin de son estomac. 11 se montre
encore tout ému, après vingt-cinq ans, au souvenir d'un dîner qu'il
avait eu l'espoir de trouver préparé pour lui au château de Ferrières,
et que le ministre de la guerre et sa suite avaient mangé sans l'atten-
dre. 11 se rappelle avec attendrissement l'inspiration miraculeuse qui
lui a fait emporter dans son wagon, au départ de Berlin, quelques
provisions de bouche : car toutes les gares, sur le parcours, étaient
encombrées d'une foule si nombreuse, et si enthousiaste, que pas
une fois il ne lui a été possible de se frayer un chemin jusqu'à un
buffet.
Ce sont, comme l'on voit, des souvenirs bien personnels; mais il s'en
faut que le général de Verdy ait mis le même abandon aux autres par-
ties de son récit. Ses portraits et ses jugemens, surtout, sont d'un ton
si réservé qu'on se demande pourquoi il n'a point poussé la discrétion
jusqu'à les supprimer tout à fait. A quoi bon faire défiler devant nous
tant de figures diverses, depuis le vieux roi et son fils jusqu'aux em-
ployés de l'état-major, si l'on se borne invariablement, après les avoir
nommées, à nous apprendre que chacune d'elles réunissait toutes les
perfections imaginables? Et non seulement ce ton d'admiration trop
uniforme nous empêche de prendre au sérieux les jugemens que porte
sur les hommes M. de Verdy, mais il nous met encore en défiance de
sa sincérité sur les choses, et ses Souvenirs personnels y prennent
on ne sait quelle apparence de relation officielle.
Ce qui ne les empêche point d'ailleurs de constituer, dans leur
ensemble, un ouvrage historique d'un très vif intérêt: car s'ils ne nous
renseignent guère sur les sentimens intimes du général de Verdy, ils
nous font assister en revanche, et pour ainsi dire jour par jour, au dé-
tail d'événemens que nous ne saurions nous lasser de connaître et de
méditer. Sans compter ce qu'il peuty avoirde particulier à voir se mon-
trer ainsi à nous, dans ce rôle d'adversaire acharné de la France, un
officier d'origine française, le proche parent de cet Adrien-Marie de
Verdy du Vernois qui fut, vers le milieu du siècle dernier, mare-
REVUES ÉTRANGÈRES. 927
chai des logis des gardes du comte d'Artois, et qui, joignant lui aus>i
la plume à l'épée, s'illustra par un pompeux Hommage à la vertu uni-
taire.
Le général de Verdy prenait part aux manœuvres annuelles de l'aca-
démie de guerre prussienne, à Oranienbourg, en juillet 1870, lorsque
vinrent le surprendre les premiers bruits de la possibilité d'une guerre
avec la France. « Ces bruits, naturellement, nous préoccupèrent fort,
sans cependant nous faire interrompre le cours de nos manœuvres.
L'idée d'une guerre avec la France n'avait pour nous rien d'impossible ;
depuis longtemps au contraire nous nous y étions habitués. Un mo-
ment même, en 1866, avant la conclusion de la paix avec l'Autriche,
nous l'avions crue sur le point de se réaliser : et toujours, depuis lors,
nous avions gardé la conviction que tôt ou tard le conflit attendu ne
pourrait manquer d'éclater. Nous attendions ce conflit sans impatience,
mais aussi sans crainte; car l'armée était prête, le traité d'alliance avec
les autres États allemands solidement établi, et pas un seul jour nous
n'avions cessé de travailler à nous mettre en mesure. Et cependant per-
sonne ne s'attendait à voir la guerre s'engager à cet instant. Le roi
était à Ems; la plupart de ses conseillers ordinaires avaient quitté
Berlin; et beaucoup des officiers supérieurs, ceux de l'état-major etdu
ministère de la guerre en particulier, se trouvaient, eux aussi, absens
de la capitale. »
Pour montrer combien on s'attendait peu à une déclaration de
guerre immédiate, M. de Verdy cite encore deux dépêches échangées,
le 11 juillet 1870, entre l'adjudant général du roi, M. de Treskow,etle
ministre de la guerre. Télégraphiant d'Ems au nom du roi, M. de Tres-
kow demandait au ministre quelles mesures il comptait prendre pour
couvrir au plus vite les provinces du Rhin ; et le général de Iloon lui
répondait que des mesures exceptionnelles, en ce moment, non seule-
ment lui paraissaient superflues, mais pourraient encore avoir, vis-à-
vis de la France, le caractère d'une démarche hostile.
De jour en jour des nouvelles contradictoires arrivaient au camp
des manœuvres. Mais le 15 juillet, un télégramme manda décidément
à Berlin M. de Verdy, et lui apprit en même temps que la guerre
était déclarée. « A la gare d'Angermunde, où je me rendis aussitôt,
on me dit que l'ordre de mobilisation venait d'être donné ; et de fait
je trouvai toute la garnison de l'endroit activement occupée à pré-
parer son départ. En pleine nuit, on nettoyait les fusils, on revêtait les
nouveaux uniformes de campagne, on sortait les chariots que l'on
commençait à charger. Les gares étaient encombrées d'hommes se
rendant à leurs régimens. J'arrivai à Berlin dans la matinée du lende-
main, et tout de suite je dus me mettre au travail. »
928 REVUE DES DEUX MONDES.
Le travail du général de Verdy consista, pendant ces premiers
jours, à revoir avec de Moltke le plan depuis longtemps arrêté pour
la campagne qui allait s'ouvrir.
« Le maréchal de Moltke a eu plusieurs fois l'occasion d'expliquer
dans ses écrits militaires en quoi consistait, suivant lui, la préparation
d'un plan de campagne. Un tel plan ne saurait naturellement pas com-
prendre le détail des diverses opérations de la guerre à venir, car on
voit trop que ce détail dépend absolument du cours même des faits.
Mais il est indispensable que le tacticien se propose nettement à l'avance
un but défini. Ce but, en 1870, était pour nous facile à déterminer: il
s'agissait de rechercher au plus vite la principale des armées françaises
et de la détruire par tous les moyens. De là résultait, comme conclu-
sion pratique, la nécessité de masser nos troupes aussi vite que pos-
sible sur la frontière, et d'attaquer aussitôt l'ennemi avec nos forces
réunies.
« C'est à quoi le général de Moltke s'était préparé dès le moment où
il était arrivé à la tête de l'état-major prussien. Prévoyant tout de suite
l'éventualité d'une guerre avec la France, il avait rédigé un plan de
campagne où il déterminait exactement les premières mesures à pren-
dre; et il ii avait point cessé, depuis lors, de remanier ce plan suivant
la marche des événemens. Il partait de ce principe que nous devions,
en cas de guerre, prendre l'offensive, et rassembler nos forces de façon
à pouvoir attaquer l'ennemi chez lui, de façon aussi à pouvoir attaquer
son armée principale. Il avait encore paru au général de Moltke que le
territoire prussien de la rive gauche du Rhin et le Palatinat bavarois
devaient fournir le lieu le plus favorable à cette concentration de nos
troupes. C'est de là qu'il nous serait le plus facile d'avancer dans
toutes les directions et de couvrir le mieux la frontière allemande.
« Le général de Moltke s'était ensuite demandé ce que l'ennemi
pourrait tenter pour contrarier son plan. En étudiant la conformation
géographique de la France et l'organisation de ses chemins de fer, il
était arrivé à la conclusion que l'armée française ne pourrait manquer
de se partager en deux groupes, dont l'un, le principal, serait massé
en Lorraine, autour de Metz, et l'autre en Alsace. Il en résultait que
le principal effort de nos troupes devait être dirigé du côté de la Lor-
raine, mais qu'il convenait en même temps d'avoir une armée pour
couvrir la frontière du côté de l'Alsace.
« En résumé, le général de Moltke proposait de masser au plus
vite deux armées sur la Saar, tandis qu'une troisième armée se réuni-
rait entre Landau et Germersheim,pour prendre ensuite l'offensive en
Alsace. »
Mais il ne fallait pas non plus négliger l'Autriche, qui aurait bien
pu trouver là une occasion de prendre une revanche de sa défaite de
REVUES ÉTRANGÈRES. 112!)
1866. On espérait bien que ses embarras financiers l'empêcheraient
d'entrer immédiatement dans la lutte ; mais on craignait qu';ui premier
succès des troupes françaises elle ne résistât pas à la tentation d'atta-
quer de son côté son vainqueur de la veille. Aussi le général de Mollke
eut-il soin de laisser en Prusse un corps d'armée prêt, le cas échéant,
à tenir tête aux troupes autrichiennes.
C'est ce plan de campagne que M. de Verdy eut à revoir et à
mettre au point, sous la direction du vieux Moltke, durant les premier*
jours qui suivirent la déclaration de guerre. Le plan, comme l'on sait,
obtint aussitôt la pleine approbation du roi ; et le 31 juillet à six heures
du soir, M. de Verdy quitta Berlin, en compagnie de Moltke et de tout
l'état-major, pour se rendre à Mayence et diriger sur place le progrèt
de la campagne. Il avait près de lui deux de ses amis, immédiatement
placés, comme lui, en qualité de chefs de l'état-major, sous les ordres
du général de Moltke : le lieutenant-colonel Paul Bronsart de Schel-
lendorf, qui devait plus tard le précéder au ministère de la guerre, et
le lieutenant-colonel Charles de Brandenstein. Ce dernier était spécia-
lement chargé des transports et de la marche des troupes, Bronsart avait
à surveiller les opérations; et M. de Verdy, comme je l'ai indiqué déjà,
devait étudier l'attitude des armées françaises.
« Pour ce qui est de la disposition morale où nous nous trouvions,
ajoute-t-il, elle répondait naturellement à la gravité delà situation,
mais elle était au demeurant assez tranquille, car nous étions certains
du succès. Notre ministre actuel des finances, M. Miquel, me rappelait
encore l'autre jour une réponse que je lui avais faite à ce moment sur
l'issue probable de la guerre : « Vous verrez, lui avais-je dit, que nous
viendrons à bout des Français; mais la chose, malheureusement, nous
coûtera beaucoup de sang. » Non pas que nous fussions disposés à
déprécier la valeur des vaillantes aimées françaises, et des hautes ver-
tus militaires qui leur sont naturelles. Mais nos heureuses campagnes
des années passées nous avaient appris tout ce que nous pouvions at-
tendre de nos troupes, et combien nous pouvions mettre de confiance
dans leurs chefs. C'est notamment au point de vue de la haute direc-
tion que nous considérions notre armée comme supérieure à l'armée
française. Notre artillerie aussi nous paraissait plus forte. Nous n'avions
qu'une foi très restreinte dans le pouvoir de ces mitrailleuses, dont on
nous faisait grand mystère, et dont les Français semblaient attendre
des résultats magnifiques. Nous savions que l'empereur Napoléon avait
apporté une attention toute spéciale au perfectionnement de son artil-
lerie ; mais l'expérience ne tarda pas à nous montrer que nous avions
raison de nous croire, à ce point de vue, supérieurs aux Français. Nous
n'ignorions pas, en revanche, que l'infanterie française avait sur la
nôtre maints avantages notables ; mais la comparaison des forces nu-
tomk cxxix. — 1895. M
930 REVUE DES DEUX MONDES.
mériques des deux armées achevait de nous rassurer sur le résultat
final de la lutte. D'après les sources les plus sûres, en effet, l'armée
française comprenait au plus 567 000 hommes, tandis que la nôtre en
comptait, dès le mois d'août, plus de 982 000. »
Le général de Verdy insiste, à plusieurs reprises, sur cette supério-
rité numérique de l'armée allemande ; il en est aussi fier, on le sent, que
de l'excellence du plan de campagne du maréchal de Moltke. Souvent
aussi il insiste, avec une parfaite bonne foi, sur l'importance des pertes
qu'ont eu à subir les troupes allemandes, dans les combats même où
leur succès a été le plus assuré. Il raconte notamment que, lorsqu'on
apprit au grand état-major la victoire de Gravelotte, il fut seul à devi-
ner combien cette victoire avait dû être meurtrière. « On soutenait au-
tour de moi que nous devions avoir perdu environ 8 000 hommes; et
comme je me permis de dire que nous aurions à nous estimer heureux
si nos pertes ne dépassaient pas 15 000 hommes, je me rappelle que
mon observation fut assez mal accueillie. Et cependant les faits m'ont
donné tristement raison, car cette seule journée nous a coûté
plus de 20 000 soldats. »
Il semble d'ailleurs que le roi Guillaume n'ait guère partagé, au
début de la campagne, les sentimens optimistes de son état-major.
« Comme je prenais un jour la liberté de lui dire que les Français
n'arriveraient pas à passer la frontière, et que si, par hasard, ils y
arrivaient, ils ne tarderaient pas à devoir reculer, il eut un sourire et
s'écria, en me frappant sur l'épaule: « Ah! que vous voilà bien, vous
autres jeunes gens! Vous voyez tout couleur de rose ! »
M. de Verdy avait journellement l'occasion de s'entretenir avec le
vieux roi, à qui il venait apporter, de la part du général de Moltke,
toutes les nouvelles aussitôt reçues. C'est dans le train royal qu'il
quitta Berlin, le 31 juillet, dans ce train désormais historique, dont il
raconte, à son tour, l'émouvant passage à travers l'Allemagne. « De
Berlin à Mayence, durant trente-sept heures, nous avançâmes au
milieu d'une rumeur ininterrompue. Sur toute la ligne du chemin de
fer, la foule s'était amassée, chantant la Wacht am Jihcin et acclamant
le souverain. Et ces chants et ces bruits, que nous entendions nuit et
jour monter autour de nous, finirent par prendre si bien possession de
nos oreilles que longtemps après la fin de notre voyage il nous sembla
les entendre encore. »
M. de Verdy se demande, à propos de ce voyage, si le ministre de
la guerre, en pareil cas, doit accompagner l'armée, ou s'il ne vaut pas
mieux, au point de vue de l'organisation militaire, qu'il reste dans la
capitale. « En 1870, dit-il, nous étions tous d'avis que la place du
ministre de la guerre était à Berlin; et les réflexions que j'ai faites
depuis à ce sujet, et l'expérience personnelle que j'ai acquise durant
REVUES ÉTRANGÈRES. \K\\
mon passage au ministère, n'ont fait que me confirmer dans mou idée
d'alors. Toutes les formations nouvelles, toutes les questions de mu-
nitions, de renforts de siège, d'hôpitaux, de chemins de fer, et mille
autres, ne peuvent être bien ordonnées qne si l'on reste dans la capi-
tale; et l'influence personnelle du ministre est encore JrHtfpoTlonMc
pour assurer la régularité de tous les services, tandis qu'il suffit de la
présence, sur le terrain de la guerre, d'un officier supérieur délégué
pour que le ministre soit averti en temps utile de tout ce qu'il lui im-
porte de savoir. »
A peine arrivé à Mayence, M. de Verdy dut en repartir, chargé
d'une mission assez délicate. On avait reçu, durant le trajet, un télé-
gramme de l'armée du kronprinz informant l'état-major que l'at-
taque générale ne pourrait avoir lieu que lorsque toutes les divisions
de l'armée se trouveraient en état. Ce délai n'avait pas été du goût de
Moltke, qui avait chargé M. de Verdy de répondre au kronprinz par la
dépêche suivante : « Sa Majesté tient pour indispensable que la
troisième armée marche tout de suite vers le sud, sur la rive gauche
du Rhin, découvre l'ennemi, et l'attaque. On empêchera ainsi la rupture
des ponts au sud de Lauterburg, et l'Allemagne méridionale se trou-
vera couverte. — Moltke. »
« Je fis aussitôt remarquer au général quartier-maître, qui m'avait
apporté ce projet de télégramme delà part du général de Moltke, qu'une
rédaction aussi catégorique pouvait offrir bien des inconvéniens.
J'avais eu assez l'occasion, dans nos campagnes précédentes, de con-
naître les chefs de la troisième armée pour être certain qu'ils seraient
froissés d'un ordre exprimé en ces termes. Le général de Moltke, qui
survint lui-même dans notre wagon sur ces entrefaites, parut frappé
de mon argument : et nous décidâmes qu'au lieu de télégraphier au
kronprinz, je Tirais aussitôt rejoindre à son camp, pour lui exposer la
situation et lui faire part des avis de l'état-major. »
Après un voyage des plus accidentés, M. de Verdy parvint à Spire,
où était le kronprinz. On résolut qne l'armée passerait la frontière le
surlendemain A août ; et M. de Verdy se hâta de revenir à Mayence, ne
fût-ce que pour pouvoir dormir quelques heures, après trois nuits pas-
sées sans sommeil. Il trouva l'état-major tout en émoi. On venait d'ap-
prendre que l'armée française avait passé la frontière et battu un déta-
chement prussien à Saarbrûck. Mais M. de Verdy était décidément d'un
optimisme invincible : car son carnet porte, à la date du 3 août, cette
simple mention : « La rencontre de Saarbrûck tout à fait insignifiante,
une escarmouche d'avant-postes comme il s'en présentera encore bien
souvent. »
Et l'événement, on le sait, ne tarda pas à lui donner raison. Coup
sur coup on apprit à Mayence la victoire du kronprinz à Wissem-
932 REVUE DES DEUX MONDES.
bourg, celle de Gœben à Saarbnick. Tous les jours des télégrammes
annonçaient de nouveaux succès. Mais je ne puis suivre le général de
Verdy dans l'énumération qu'il en fait, ni dans les considérations
techniques où il entre à leur sujet. Aussi bien la série de ces Souvenirs
paraît-elle devoir se prolonger dans la Deutsche Rundschau pendant
de longs mois ; nous aurons, sans doute, l'occasion d'y revenir.
En contraste avec ces souvenirs d'un officier d'origine française,
combattant contre la France, voici, dans la même Revue, les lettres
et rapports d'un Allemand, Charles-Frédéric Reinhard, qui a passé
toute sa vie au service de la France, et qui a môme été quelque
temps ministre à Paris, tout comme M. de Verdy l'a été à Berlin. On
sait l'étrange aventure de ce poète wurtembergeois, ami de Schiller et
de Goethe, qui, simplement pour s'être trouvé de passage en France
aux premières années de la Révolution, est devenu tour à tour minis-
tre des affaires étrangères sous le Directoire, ambassadeur sous l'Em-
pire, conseiller d'État sous la Restauration, et pair de France sous la
monarchie de Juillet. Mais les documens que publie M. Wilhelm Lang
dans la Deutsche Rundschau éclairent d'un jour nouveau la figure de
cet habile homme, dont le principal talent paraît avoir été de savoir
en toute circonstance se créer des amis. Car, sans compter Schiller et
Goethe, on n'imagine pas combien de personnages importans l'ont
honoré de leur amitié. En France comme en Allemagne, dans l'Europe
entière, il était également lié avec les représentais de tous les partis,
avec les classiques et les romantiques, avec les girondins et les jaco-
bins, avec les plus zélés serviteurs et avec les ennemis les plus achar-
nés de Napoléon. Il avait une de ces âmes naturellement bienveillantes
qui sont portées d'instinct à aimer tout le monde, sans négliger pour
cela de s'aimer soi-même : c'est à celles-là que le monde réserve ses
plus solides faveurs. Et ainsi Reinhard a pu, durant près d'un demi-
siècle, dans un pays qui n'était pas le sien, servir fructueusement les
régimes les plus opposés. Il les a servis d'ailleurs avec toute la con-
science et toute la ponctualité d'un fonctionnaire parfait; car il n'avait
rien de l'intrigant, ni du traître, mais simplement il était né pour
servir.
La partie la plus curieuse de l'étude de M. Lang est celle qui se rap-
porte au séjour de cinq ans que fit Reinhard à Cassel, de 1808 à 1813,
en qualité d'ambassadeur de Napoléon auprès du roi de Westphalie,
Jérôme Bonaparte. Ces cinq années sont sans doute la seule période
difficile qu'ait eu à traverser Reinhard dans sa longue carrière de diplo-
mate ; et vraiment tout autre que lui aurait été plus d'une fois tenté
REVUES ÉTRANGÈRES. 933
d'abandonner un poste aussi peu tenable, car il était assuré, quoi qu'il
fit, de ne contenter jamais ni l'Empereur son maître, ni l'étrange sou-
verain à la cour duquel il était attaché ; et sa situation lui était encore
rendue plus particulièrement difficile par sa qualité d'Allemand, dans
un temps où l'Allemagne entière se soulevait contre la domination
française. Allemand d'origine et d'éducation, il avait épousé la fille
d'un savant de Hambourg, Reimarius; et comme il était aussi bon
mari que bon fonctionnaire, sans cesse c'étaient en lui de nouveaux
conflits entre son dévouement à son maître et ses sentimens de famille.
Un de ses neveux en particulier, Charles Sieveking, fut pour lui l'occa-
sion de cruels embarras. 11 avait essayé de faire de ce jeune homme, qu'il
aimait comme son fils, un fonctionnaire français ; mais bientôt Sieveking
s'était affilié au Tugendbund, avait quitté Cassel, et sollicitait avec in-
sistance la permission de s'engager dans l'armée allemande. « Remet-
tez-vous-en donc à Dieu du soin de vous guider, lui écrivait enfin son
oncle ; mais soyez certain que mes vœux vous accompagneront tou-
jours. » Et Benjamin Constant, qui demeurait alors à Cassel, écrivait
à ce propos à son ami Villers : « Reinhard est infiniment en peine du
départ de son neveu. Nous en avons longuement parlé, et il m'a <lil
toutes sortes de choses infiniment sensées ; mais il a eu la bonne foi
d'ajouter qu'à l'âge de Sieveking, lui-même aurait peut-être pensé de
la même façon. »
Mais les pires embarras de Reinhard, durant cette période, lui
étaient causés par l'humeur extravagante du roi Jérôme, qui semblait?
avoir pris à tâche de mécontenter tout le monde et qui était bien,
en vérité, l'homme le moins fait pour le métier de souverain. Le
28 avril 1810, Reinhard écrit à Paris que l'accès de l'Augarten, le
magnifique jardin de Cassel, vient d'être fermé au public, le grand-
veneur du roi ayant eu la fantaisie d'y élever des faisans. Le même
grand-veneur prélève une taxe sur tous les lièvres qu'on apporte au
marché. La police, de son côté, invente tous les jours de nouveaux
impôts : elle impose les mendians, les chanteurs ambulans, les mon-
treurs d'ours. L'intendant des théâtres a chassé de la ville une troupe
allemande parce que les pièces de son répertoire contrevenaient à la
règle des trois unités. Et le roi ayant promis sa faveur à tout étranger
qui consentirait à se faire naturaliser Westphalien, la ville s'est rem-
plie d'aventuriers venus on ne sait d'où, accourus sous prétexte de
naturalisation. Jérôme, cependant, indifférent aux plaintes de ses
sujets, continue à combler de cadeaux les favoris que lui amenait le
hasard. « Il jette l'argent par les fenêtres, écrivait Reinhard, et tout
le monde croit ici que c'est parce qu'il s'attend à quitter prochainement
Cassel. » Et le diplomate ajoutait, avec son optimisme habituel :
« J'imagine que, si l'on avait affaire à une autre race qu'à des Aile-
934 REVUE DES DEUX MONDES.
mands, les choses ne se passeraient pas de cette manière. Mais, comme
vous le savez, l'Allemand est tranquille, patient, ami de l'ordre, peu
enclin aux révolutions.' Encore ne faut-il point le pousser à l'extrême. »
Et comme pour donner une preuve de cette humeur paisible qu'il
attribue à ses compatriotes, Reinhard, au même moment, s'occupe de
contraindre son ami Goethe àentrer en relations avec Boisserée,un élève
des Schlegel, qui veut obtenir l'appui du poète d'Iphigenie pour son
projet d'achèvement de la cathédrale de Cologne. Difficile entreprise,
d'intéresser à un tel projet l'ennemi le plus résolu de l'art du moyen
âge : mais Reinhard y parvient, à force de bonhomie, de patience et
d'obstination, et peut-être est-ce là le plus beau trait de sa carrière
diplomatique.
Enbon fonctionnaire, Reinhard servit le roi Jérôme aussi longtemps
qu'il fut roi, et l'empereur Napoléon jusqu'à la fin de l'Empire. Il hé-
sita quelque temps, en 1814, avant de se décider à servir Louis XVIII.
Ses amis allemands, qui étaient venus en grand nombre à Paris avec
les armées alliées, l'engageaient vivement à rentrer en Allemagne, et
lui-même y était assez disposé, à en juger par ses lettres à son neveu
Sieveking : « J 'ai reconquis ma liberté, disait-il, et de nouveau main-
tenant j'appartiens à mon pays. » Mais les insistances de son ami Tal-
leyrand l'emportèrent enfin sur celles de ses amis d'outre-Rhin. En
échange d'un titre de comte, et d'une place au Conseil d'État, il offrit
à la monarchie française son dévouement tout entier; et c'est à Paris
qu'est mort, en 1837, pair de France et membre de l'Institut, cet
excellent serviteur.
T. de Wyzewa.
REVUE LITTÉRAIRE
LES ROMANS DE M. J.-H. ROSNY
Transportons-nous à quelques années en avant... Les tendances qui
commencent à se faire jour en matière d'éducation ont définitivement
triomphé. Les lettres ont été enfin bannies de l'enseignement. L'étude
des langues mortes a été délaissée par une société qui n'a pas de temps
à perdre. La littérature classique a été répudiée par ceux-là mêmes qui
avaient eu jadis pour mission d'y initier la jeunesse. L'Université a
réalisé son désir d'être moderne. Elle s'est réformée suivant les vues
des penseurs du Conseil municipal. Elle marche avec son temps. On a
allégé le présent des lourdes entraves que lui mettaient les traditions
du passé. Pour tout ce qui est de l'art ou de la littérature, les jeunes
générations entrent dans un monde où leur regard n'est plus attristé
par les vestiges de choses anciennes : tout y date d'hier. Ce n'est pas
d'ailleurs que les temps soient venus de l'ignorance. Bien au contraire.
Les hommes n'avaient jamais été si savans. Ils savent tout, depuis le
collège. Les programmes sont plus chargés qu'à l'époque où on crai-
gnait déjà de les voir craquer sous la charge. On y a inscrit toutes les
sciences, car il n'est pas de science inutile. Chaque année ils s'enflent au
prorata des découvertes nouvelles. Le cerveau de tout citoyen français
est pareil à une encyclopédie : c'est un répertoire de formules, un ma-
gasin de notions positives. L'humanité a franchi une importante étape.
Elle entre toutes voiles déployées dans l'ère positiviste et utilitaire, fran-
chement démocratique et résolument scientifique... Dans une société
ainsi constituée sur ses véritables bases, continuera-t-on à faire des livres?
Cela est à craindre, car la perfection est un idéal vers lequel les pauvres
hommes peuvent bien tendre de tout leur effort, ils n'y atteindront ja-
mais. La vanité littéraire a encore devant elle un bel avenir. Que seront
les livres qu'on écrira dans ce temps voisin du nôtre? Supposons des écri-
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vains doués de belles facultés, capables d'observation, pourvus d'ima-
gination, laborieux, respectueux de leur plume, hantés de rêves géné-
reux. Admettons qu'ils composent des romans. Que seront ces ro-
mans? La question n'est pas oiseuse. Et pour la résoudre nous ne
sommes pas réduits à nous contenter d'hypothèses. Nous avons un
moyen aisé d'y répondre avec quelque précision. C'est de consulter les
romans de M. J.-H. Rosny.
Il y a un peu moins de dix ans que M. Rosny publiait son premier
livre : Nell Horn. Rappelez-vous quels mouvemens d'idées , quels
courans de sensibilité, quelles influences ont fait à la littérature de ces
dix années son atmosphère. Le naturalisme était sur son déclin. Il pé-
rissait par l'excès même de son étroitesse et de sa vulgarité. On se re-
prenait de goût pour les problèmes de l'âme, et c'est par sa complexité
que l'âme moderne attirait en les inquiétant les analystes les plus sub-
tils. On scrutait avec un mélange de hardiesse et de raffinement l'éter-
nel problème, éternellement décevant, de l'amour. Venu de tous les
points du monde de la réalité et de celui du rêve, un vent de tristesse
avait desséché les cœurs. On était sans élan pour l'action, ayant perdu
tous les appuis de la foi. On s'essayait à tout comprendre par désespoir
de ne plus croire à rien. On s'amusait au jeu des idées, au spectacle
infiniment nuancé de leurs contradictions. Mais scepticisme et dilettan-
tisme ne sont que les formes de la lassitude, passagères comme elle.
Rajeuni, renouvelé en se trempant aux vieilles sources de l'évangé-
lisme, l'esprit contemporain se pénètre encore une fois de tendresse,
•de charité, de pitié... M. Rosny est resté en dehors de toutes ces in-
fluences; elles ont été pour lui comme si elles n'étaient pas; elles n'ont
mis sur son œuvre aucune trace. Il est aussi loin des psychologues que
des dilettantes, et des néo-chrétiens que des esthètes. Tout ce qui
préoccupe, tout ce qui charme, tout ce qui torture nos âmes de lettrés
est pour lui non avenu. L'atmosphère où nous vivons n'est pas la
sienne. La nature et l'éducation l'ont rendu comme imperméable aux
infiltrations de notre sensibilité. Inversement, quand on vient de lire
ses livres, on a la sensation, et, pour tout dire, la courbature d'un
voyage fait en pays étranger. Les types qu'on y rencontre, les ques-
tions qu'on y voit soulever, les façons de penser et de sentir, le langage
nous y déconcerte. On a l'impression très aiguë, et qui ne laisse pas
d'être douloureuse, de la distance qui peut séparer les hommes d'un
même temps. On est venu à un même moment du développement in-
tellectuel, on habite la même ville, et on est si loin !
M. Rosny, quoiqu'il ait déjà beaucoup écrit, est peu connu, et ses
livres, tout pleins qu'ils soient de talent, ont peu de lecteurs. Quelques
fervens de son œuvre estiment que cette demi-indifférence du public
est une des grandes injustices de l'époque moderne et accusent notre
frivolité. Il n'est que juste de reconnaître que M. Rosny n'a fait aucune
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concession au succès facile : il ne s'est abaissé à employer aucun des
moyens assurés qu'ont certains auteurs de ce temps pour faire vendre
leurs livres. Et puisque la probité est redevenue un mérite qu'il faut
signaler quand on le rencontre dans le monde des lettres, nous louerons
M. Rosny de sa probité. De même il a dédaigné de tirer parti des der-
niers perfectionnemens de l'art de la réclame. Il ne se raconte pas
dans les journaux. Il ne nous régale pas d'indiscrétions sur sa person-
nalité. Tout juste sait-on que cette personnalité est double. J.-H. Rosny
est un seul auteur en deux personnes; ses livres sont le produit de la
collaboration de deux frères arrivés à un tel degré de pénétration intel-
lectuelle, qu'un sujet étant donné et les idées étant arrêtées en commun,
ils peuvent se mettre au travail : chacun de son côté écrit la même page.
Auprès de cette fraternité celle des Concourt était, comme on voit, une
fraternité de frères ennemis. Cette réserve est trop respectable pour que
j'essaie de percer l'espèce de mystère dont s'enveloppe M. Rosny. Je
me contenterai de chercher dans ses livres ce qu'ils nous révèlent sur
sa formation intellectuelle.
Ce qui saute aux yeux d'abord, c'est que l'auteur de ces livres a, je
ne veux nullement dire le tour d'esprit scientifique, mais le goût de la
science. Presque tous les personnages qu'il met en scène sont, sinon
des savans, des demis ou des quarts de savans. Celui-ci est physicien,
celle-là étudiante en médecine, d'autres vaguement chimistes. Ils ont
écrit, qui un travail considérable sur L'élimination du type Northman
dans la famille aryenne, qui une Histoire des migrations modernes. S'ils
ne rêvent pas de quelque Métaphysique des bêtes, c'est qu'ils sont ab-
sorbés par un projet de Législation transformiste. Chacun suivant ses
aptitudes et suivant ses goûts, ils ont essayé de s'approprier quelques
bribes de l'universel savoir. L'un d'eux, mieux doué ou plus téméraire,
tente de s'assimilera la fois tout le savoir moderne. C'est le jeune télé-
graphiste Marc Fane. Il n'a encore reçu qu'une éducation professionnelle,
quand il conçoit le projet de faire le bonheur de l'humanité. Persuadé
que tout se tient dans l'histoire des idées et que pour faire accomplir à
l'humanité le plus mince progrès il est nécessaire de connaître tous les
besoins du monde moderne, il entreprend de compléter ses études. Il se
trace à lui-même un programme auprès duquel celui dePicdelaMiran-
dole n'était qu'un jeu d'enfant. Toutes les sciences y sont représentées
et chacune a sa ration de temps. « La ration de telles branches n'alla
qu'à cinq minutes par semaine: dessin, astronomie, musique. Gra-
duellement cela s'élargissait jusqu'aux dix heures de la politique, aux
vingt heures de la sociologie. » Comme il est naturel, les sciences qui
attirent de préférence Marc Fane, ce sont les moins avancées, les moins
faites, celles qui ont le moins la certitude delà science et qui en ont davan-
tage l'appareil. Marc Fane acquiert ainsi tous les élémens du savoir, sans
guide, sans critique, sans ordre, pêle-mêle, avec précipitation et opinià-
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treté. Il s'applique consciencieusement les bienfaits de ce système où la
méthode est remplacée parla bonne volonté. Aubout d'un certain temps
il en arrive à un état d'esprit qu'il n'est pas indifférent de noter. Cer-
tains jours, « il mâchait d'instinct une petite balle élastique pleine. Des
ordres de pensées s'attachaient au mâchement de cette balle et qui
partaient de l'élasticité. L'élasticité, en effet, le préoccupait beaucoup,
tellement liée à la vie, à la chair humaine, à la lutte de l'organique et
de l'inorganique, bientôt le ramenait au gouffre de l'ontologie... Le télé-
graphiste eut des curiosités intimes de sa personne, le désir exact de se
classer, non plus simplement comme puissance, mais comme forme
exacte, idiocrasies, caractéristiques. Aspiration d'abord confuse, il la
satisfiten étudiant en détail la structure physique : orographie du crâne,
cubages, chiromancie, assoiffé d'analogies avec tels grands hommes.
Son angle facial atteignait-il celui de Guvier ? le poids de son cerveau
celui de Cromwell ? » Tels sont les effets du surmenage.
Je n'ai garde de confondre M. Rosny avec ses personnages et de
croire qu'il leur fabrique une biographie avec des fragmens de la
sienne. Je remarque seulement que toutes les sciences inscrites au
programme de Marc Fane ont laissé d'elles-mêmes quelque souvenir
dans les romans de M. Rosny. L'astronomie y tient une grande place.
Constellations, planètes, étoiles y sont nommées par leur nom. Un
rêveur songe-t-il aux caprices de la femme qu'il aime? il n'oublie pas
de nous dire que Rigel etProcyon glissent au firmament, la Vierge près
de la Chevelure de Bérénice, et que les arctiques tournent autour de
l'axe du monde. La géologie, la paléontologie, l'anthropologie, l'ethno-
logie, la zoologie et quelques sciences annexes, sont pour M. Rosny le
répertoire ordinaire de ses comparaisons. Ces comparaisons sont pour
nous si imprévues et elles jaillissent si naturellement sous la plume
de l'écrivain que nous sommes par là renseignés sur ses préoccupa-
tions habituelles. Veut-il nous parler d'une chambre où un homme
qui va mourir se souvient d'avoir médité ? cette chambre lui donne
l'impression d'être « contemporaine des origines, sœur des grottes où
l'on trouve des squelettes d'animaux préhistoriques, comme ici des
squelettes de méditations». Rencontre-t-il un rebouteux par les champs,
une soudaine association d'idées évoque devant lui « les siècles très
anciens, le chaos géologique où les plésiosaures et les iguanodons se
mêlent à des haches taillées, àl'homme des cavernes etdes palafittes. »
Familier des temps préhistoriques, M. Rosny se fait sans effort le contem-
porain de l'homme des cavernes. Tandis que notre regard s'enlerme
timidement dans un coin de société ou dans un coin d'âme, pour lui il
évolue à l'aise dans une période de temps qui remonte à plus de vingt
mille ans en arrière et qui dans l'avenir n'a pas de limites. Médiocre-
ment intéressé par les individus, il s'attache avec passion aux questions
d'espèce et de race. Un mari regarde dormir une femme aimée. Que
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pensez-vous qu'il fasse? Il lui mesure le crâne. La physiologie et ses
théories les plus récentes sont mises à contribution. Voici le petit
discours que s'adresse un moribond, parlant à sa personne : « Déjà tes
cellules sont prises d'assaut, déjà fourmillent lès pfMlitefl vidoii
déjà tout est renversé au profit des myriades d'infiniment petits.
L'hypothèque est prise. Chaque goutte de sang acquit!»' la tribut aux.
vainqueurs atomiques. » Les personnes qui ont le goût plus que l'ha-
bitude de la science ont une tendance à en prendre les formules pour
des explications, et se complaisent au mystérieux de sa terminologie.
Voici la loi de la « réaction égale à l'action », le droit du « soi parce que
c'est soi », la philosophie de l'erreur, le jeu des probabilités, la règle de
la moindre chance. Elles se réjouissent à constater telles analogies
lointaines qui échappent au regard des ignorans. Un morceau de pain
n'est pour nous qu'un morceau de pain. Regardez-y de plus près. Voqb
apercevrez : « des pertuis de petites fossettes ovalaires, des abîmes
irréguliers, un tunnel, une caverne en dôme, aux murailles d'ivoire,
où parfois se profile une stalactite capillaire. C'est tout le travail d'un
inonde, un système de cavités opéré par l'expansion vigoureuse du gaz
intérieur, alors que la pâte était molle encore, une origine analogue à
celle de notre croûte terrestre en somme. » Que de choses dans une
bouchée de painl II n'y en a pas moins dans une tasse de café. « Penché
sur sa tasse, il examine la giration des globules, leur ramassement en
nébuleuses et les accélérations de vitesse des aérolithes accourant vers
les centres. » C'est le triomphe de la leçon de choses.
C'est du même point de vue que M. Rosny envisage les questions
sociales : droit naturel, division du travail, répartition des richesses,
héritage, famille, malthusisme, population, dépopulation et repopula-
tion. La science enfin lui présente la question de l'adultère sous un
aspect qui, pour n'être pas l'aspect sentimental etpassionnel où se cea-
finent d'ordinaire les romanciers, n'en a que plus de chances d'être le
véritable aspect. Ce que nous appelons adultère, amour coupable ou
tout simplement amour, ce n'est en fin de compte que « l'indomptable
instinct qui veut un renouvellement de la sélection. » Partant de ce
principe, un mari en train de tromper sa femme se posera ainsi le pro-
blème de son innocence ou de sa culpabilité : « Où est le crime de
chercher ce que la nature a si âprement voulu, d'obéir à l'irrésistible,
magnifique et féconde polygamie? » Et tourmenté malgré tout du
vieux préjugé qui fait que l'époux infidèle n'aime pas à être payé de
réciprocité, il examinera sa femme avec l'inquiétude de découvrir chez
elle, « le sens net, le sens violent de la polyandrie. » J'avoue que cela
est un peu déplaisant et que ces mots sonnent mal à notre oreille.
Mais c'est que nous n'avons ni l'habitude ni le goût de la vérité.
Ce culte de la science est chez M. Rosny essentiel et fondamental.
C'est à quoi toutes ses théories se rattachent ou se subordonnent; c'est
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par là qu'il est arrivé à la littérature et de là que procède son esthé-
tique. Ce qu'il se propose en effet c'est de trouver « dans le domaine
général du progrès humain, dans les acquêts delà science et de la phi-
losophie des élémens de beauté plus complexes, plus en rapport avec
les développemens d'une haute civilisation. » Il croit « que les grandes
découvertes de notre fin de siècle sont susceptibles au plus haut degré
d'être transmuées en matériaux littéraires. » Dégager de l'œuvre scien-
tifique de ce siècle les élémens de littérature qu'elle contient, telle est
la tâche qu'il s'est assignée et à laquelle il essaie de plier la forme du
roman.
Comme ses théories littéraires, ses théories morales sont aussi
bien à base de science. Cette base solide est ce qui manque à la morale
chrétienne : aussi faut- il se détourner résolument d'un idéal qui a fait
son temps. Il ne faut plus faire, résider la vertu dans l'humilité. L'idéal
nouveau doit procéder d'une notion plus complexe de la vie et de
l'évolution. L'évangélisme doit être remplacé par une forme plus ra-
tionnelle de l'altruisme. Dans cette morale complète, le bien doit être
un moyen pour développer plus pleinement les êtres supérieurs. Les
idées d'intelligence, de force, de lutte y entrent dans l'idée même
de bonté. A la conception abstraite d'un bien absolu succède celle
u'un bien organique, expérimental, en voie de formation. Telle est la
« morale d'espèce » qu'essaie de créer la philosophie contemporaine.
Cette morale indépendante des dogmes, élaborée hors des sanctuaires,
a pourtant son enthousiasme sacré : « Avec ses mysticismes, ses
beaux et subtils moyens, ses récompenses, son harmonie supérieure,
la bonté tentera les forts esprits de notre époque et s'imposera aux
médiocres. Impérieuse, elle ne sortira pas d'une épouvante hiératique
ni d'un nihilisme de vaincus, elle ne prêchera pas l'anéantissement
des bons au profit des médians, elle n'admettra pas plus ici-bas que
là-haut la victoire des mauvais; elle sera stoïque pour la joie hautaine
du stoïcisme, modeste p-our les souples puissances de la modestie,
mais toujours active, créatrice, dominatrice, heureuse... «Sans rien
devoir à aucune religion, elle sera en elle-même une religion. Seule-
ment, au lieu de situer son paradis dans un au-delà, dans quelque ré-
gion supra-terrestre, en dehors de la vie, elle le placera dans la pro-
gressive amélioration de cette vie. Au culte d'un Dieu elle substituera
le culte de la Bonne Humanité.
Il y a dans tout cela bien du fatras. Je n'ai pas à faire le jour dans ces
ténèbres. Et j'ai d'autant moins à discuter ces idées, qu'elles n'appar-
tiennent pas à M. Rosny. Il les a récoltées au cours de ses lectures. Au
surplus , en art, les théories n'importent qu'autant qu'elles sont le support
des œuvres. De même en passant par les âmes les doctrines se teintent
de nuances différentes . La science elle-même se plie aux interprétations
les plus opposées ; suivant le penchant de notre nature et l'inclination
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de notre esprit, nous en tirons une leçon d'orgueil ou de modestie, un
conseil d'optimisme ou l'arrêt du désespoir; et suivant les ressources
de notre imagination elle est pour nous le sujet le plus aride ou une
matière d'une éblouissante magnificence. Avec la sèche doctrine
d'Épicure, Lucrèce écrit un poème d'enthousiasme, de colère et de
pitié. Quels que soient les moyens qu'un auteur a mis en œuvre, il en
faut toujours revenir à chercher quels sentimens il a su traduire et
quelles parties il a su découvrir dans le mouvant tableau de la vie.
Peindre les mœurs, étudier les milieux, mettre sous les yeux du
lecteur des tableaux copiés d'aussi près qu'il est possible sur la réalitr,
c'est ce qu'a fait M. Rosny, non sans succès, dans la première série
de ses romans. Nell Horn est une étude de la vie à Londres. Les aven-
tures de l'héroïne Nelly, la fille du détective Horn, servent surtout de
prétexte à l'auteur pour grouper ses croquis de mœurs londoniennes.
Tour à tour nous assistons aux réunions de l'Armée du Salut, nous
entendons des prédications presque éloquentes, nous apercevons des
dessous lamentables. Nous pénétrons dans l'intérieur tumultueux des
Horn : c'est un tapage fait des brutalités du père affreusement ivrogne,
du délire hystérique de la mère, des gémissemens de Nelly, des cris
effarés des enfans. Puis c'est le long séjour à l'hôpital, les nuits d'an-
goisse passées aux prises avec la mort, la guérison, la lente convales-
cence. C'est la vie de l'atelier, la vie des rues, la vie du home. Et c'est
enfin la descente à travers les cercles de la misère anglaise. — Dans ce
décor errent de pâles figures, des êtres de passivité, flottant au gré de
toutes les influences extérieures. Entre Juste et Nelly, presque malgré
eux et par l'effet d'onne sait quelle force inévitable, se déroule le drame
de l'abandon, avec ses phases et ses conséquences toujours pareilles.
Juste s'est bien promis qu'il ne ferait pas de Nelly sa maîtresse, qu'il
n'encourrait ni cette responsabilité ni ce remords. Donc il devient
l'amant de Nelly, il la rend mère, il quitte la mère et l'enfant, comme
on les quitte quand on est d'ailleurs sans perversité, la mort dans l'âme.
Nelly avait fait le rêve d'être fidèle à un seul amour. Elle est foncière-
ment honnête, elle est courageuse et laborieuse, elle voudrait vivre
misérable et digne d'estime. De tous les côtés lui viennent les mêmes
conseils qui dissolvent son énergie, mettent à bout ses scrupules et ses
résistances. Être jolie, faite pour l'amour, et se retrancher derrière une
austérité farouche dont on est la première victime, quelle duperie! On
a beau s'être bouché les oreilles, il faut bien finir par entendre la voix
de la raison. Ces choses mélancoliques sont contées avec une sorte
d'émotion contenue et de tristesse voilée. Un peu de la tendresse de
l'auteur de Jack a pénétré le disciple de M. Zola.
Avec le Bilatéral nous revenons de Londres à Paris, dans le Pans
des faubourgs, des quartiers excentriques et des boulevards extérieurs,
du Lion de Belfort à la salle Graffard et de Montrouge à Mont martre. Le
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monde où l'on nous introduit est ce milieu populaire que hante le même
désir d'une grande refonte sociale. Utopistes, rêveurs de félicité univer-
selle et immédiate, prometteurs d'édens pour tous, détenteurs de pana-
cées ou d'explosifs, partisans de la propagande par la parole ou par le
fait, ceux qui poussent à la révolte et ceux qui conseillent le calme, les
révolutionnaires et les évolutionnistes, politiciens d'extrême gauche,
socialistes, anarchistes, les miséreux, les haineux, les fanatiques, tout
ce personnel défile devant nous, troupe obscure et menaçante. Les
théories s'entre-choquent dans l'intimité des arrière-boutiques ; elles se
déroulent fumeuses dans l'atmosphère enfumée des salles de réunion.
L'auteur a le don de manier les masses. Il les anime ces masses popu-
laires en quelques scènes d'un puissant relief; il nous les montre
violentes, terribles, soit qu'il s'agisse d' « exécuter » un faux frère ou
de tenir la police en échec dans l'échauffourée duPère-Lachaise. Réfor-
mateurs ou simples émeutiers, ce qui caractérise tous ces pauvres
raisonneurs, c'est qu'ils n'aperçoivent de chaque question qu'un côté.
Le personnage qu'on appelle le Bilatéral aperçoit les deux côtés des
questions. Son surnom lui vient de là. Et c'est ce qui fait qu'on le tient
pour suspect.
Même atmosphère dans Marc Fane, mêmes discussions, mêmes
scènes qui se répètent d'un livre à l'autre. Seulement, tandis que tout
à l'heure l'intérêt était dispersé, réparti également sur une foule de
comparses , il est ici concentré sur quelques figures de premier plan.
On nous dévoile les rivalités des chefs. On nous fait assister, dans
une monographie, aux débuts, aux études, aux épreuves, aux alterna-
tives de grandeur et de décadence de l'orateur du parti praticabiliste.
On nous dit les rêves, les erreurs, les croyances de Marc Fane : « Marc
croyait que le collectivisme révolutionnaire reculerait vers sa position
perspective à l'arrière-plan jusqu'à l'heure très distante où l'homogé-
néisation d'État des intérêts matériels ne se dresserait pas en obstacle
à l'originalité, à l'hétérogénéité des êtres, indispensable à une haute
civilisation. » Il croyait cela, Marc Fane ! Apparemment c'est qu'il y
comprenait quelque chose.
Tous ces livres sont d'un bonélèvedel'école naturaliste. Onendirait
autant de Y Immolation, étude de paysans qui fait songer à telles des
plus brutales entre les nouvelles de Maupassant; du Termite, étude de
mœurs littéraires, le plus franchement détestable, je pense, des (livres
de l'auteur, tout à la fois prétentieux et lourd, encombré de théories
que les personnages sont impuissans à exprimer, et qui nous mène, à
travers un fouillis de dissertations furibondes, à cette conclusion
médiocre : « Nous sommes tous de petits poissons, de très petits
poissons... » Et Vamireh, roman préhistorique, en dépit du titre et du
sous-titre, n'est pas autre chose qu'un roman composé suivant la for-
mule et par les procédés ordinaires de l'école du document. C'est la
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même fureur de description. C'est lamêmemanièie de mettre en uu\p
les notes recueillies à travers les manuels et les ouvrages spéciaux.
Peu importe qu'il s'agisse ici d'un « milieu » d'il y ;i \ irijrt mille an-,
des Pzânns, des Dolichocéphales d'Europe, des Brachycôphales d'Asie.
des mangeurs de vers et des Tardigrades. Ce n'est qu'une autre paie
coulée dans des « gaufriers » toujours les mêmes. La discipline natu-
raliste a lourdement pesé sur M. Rosny. Elle s'était imposée à lui de
toute nécessité lors de sesdébuts; car dépourvu d'une suffisante édu-
cation littéraire, et l'horizon se bornant pour lui à la production con-
temporaine, il était forcé d'écrire suivant les méthodes qu'il voyait
employer autour de lui sans soupçonner qu'il pût y en avoir d'autres.
Pour la même raison il a eu par la suite beaucoup de peine à s'en
dégager, et en dépit d'une éclatante rupture il ne s'en est jamais
affranchi complètement. Jusque dans ses derniers livres on retrouve la
même manière de présenter les personnages, de décrire, de « faire le
morceau ». Les écrivains naturalistes sont restés ses maîtres à écrire.
Néanmoins les romans de la dernière série, Daniel Vatyrvmm,
V Impérieuse Bonté, V Indomptée, Le Renouveau, VA utre femme, sont d'une
espèce assez différente. Ils sont à la fois plus à notre portée et d'une
portée plus générale, d'un intérêt plus humain, d'une forme plus
accessible, d'une allure moins rébarbative et, comme dirait l'auteur,
moins horripilante. L'exécution a beau y être encore de la plus fâcheuse
insuffisance, on y aperçoit cependant se dessiner l'idéal moral du
romancier. Il a sa grandeur et je ne sais quelle poésie dans l'austé-
rité. Daniel Valgraive apprend qu'il est condamné par les médecins,
qu'il lui reste une année à vivre. Ce court espace de temps, il va, sans
vain apitoiement sur lui-même, sans attendrissement, sans défaillance,
le consacrer à réaliser le plus de bien qu'il lui est possible. 11 veut
assurer le bonheur des siens, avoir en partant cette amère consolation
de songer qu'ils seront heureux sans lui, presque contre lui. Il met
auprès de sa femme un sien ami, Hugues, afin qu'il s'en fasse aimer et
que cet amour nouveau étouffe, en se développant, celui qu'elle a eu
jadis pour son mari. Il voit peu à peu, au prix de quelles tortures de
jalousie! son plan réussir. Il lui reste à dompter dans son oœta
souffrant les dernières révoltes, jusqu'au jour où il peut, maître de lui
et sans tremblement dans la voix, se désister en faveur d'un autre de
ce qui lui est plus cher que la vie. « Je te donne, Hugues, ma femme
et mon enfant, afin que tu sois leur abri dans ce monde, afin que ton
amour préserve l'une de la misère des chutes et l'autre de la destinée des
orphelins. » Cette ferveur de vertu stoïcienne, cette ombre de la mort
planant sur toute l'histoire, la fermeté de dessin, la sobriété de détails
dont M. Rosny s'est trouvé pour une fois capable, contribuent à donner à
ce livre une place à part dans l'oeuvre du romancier et à en faire véri-
tablement un beau livre. Ailleurs on arrive bien à deviner quelles sont
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les idées qu'a voulu exprimer M. Rosny : c'est que la bonté doit être
faite d'intelligence et d'énergie, c'est que la vertu ne doit jamais se
décourager, c'est que la vie réserve à ceux qui n'en ont pas désespéré
des revanches imprévues. Ces idées ne sont ni vulgaires, ni banales.
Le malheur est qu'il les faille deviner. Nous touchons ici à ce qui, dans
le cas de M. Rosny, est tout à fait grave et sur quoi il n'est pas possible
de passer aisément condamnation: c'est la complète absence du senti-
ment de la forme et c'est l'espèce de monstruosité du style.
Que la forme ait sa valeur propre, que la beauté soit un élément
irréductible, que l'art ait en lui-même sa raison d'être, qu'il contienne
en soi quelque chose de durable, qui triomphe de tous les changemens
et survit à toutes les ruines, il ne s'en doute même pas. « Aucun sujet,
dit-il, aucune méthode, aucune langue ne résisteront à l'épreuve du
temps. Chateaubriand, Balzac, Hugo et nous tous qui écrivons aujour-
d'hui serons un jour des Barbares... Nous n'avons pas encore abdiqué
le vain orgueil de faire l'admiration de tous les siècles, de bâtir
indestructiblement. C'est cet orgueil-là qui fait repousser le novateur...
C'est lui sous mille formes, au nom de mille sentimens plus sacrés
les uns que les autres, lui qui déterre Homère, Racine et Shakspeare... »
Et il est hors de doute qu'en littérature la loi s'impose d'un perpétuel
renouvellement. Mais personne ne parle de recommencer Homère et
Shakspeare. On dit seulement qu'ils ne cesseront pas d'être admirés
tant que l'esprit humain n'aura pas perdu ses titres. Ce défaut de
sens esthétique se fait cruellement sentir dans la façon dont M. Rosny
compose ses romans. Ce sont des merveilles de décousu. Tout y va
à la débandade. Le sujet ou l'un des sujets n'apparaît que pour être
aussitôt abandonné. Nous sommes à peine engagés sur une piste,
nous reconnaissons que c'est une fausse piste. Les épisodes se succè-
dent au petit bonheur, sans lien, sans raison, sans utilité appréciable,
et développés au rebours de leur importance. Ni ordre, ni proportions,
ni choix, ni goût. L'insistance chaque fois qu'il eût fallu ne pas appuyer.
Une profusion de détails. Un luxe de digressions. Un amoncellement
de matériaux à peine dégrossis. Des romans qui recommencent à
chaque page, en sorte qu'on craint qu'ils ne finissent jamais et que les
plus courts semblent interminables. Une gaucherie de Primitifs, qui
n'est nullement, comme chez tels de nos contemporains, le dernier
mot de l'artifice et de la rouerie, mais véritablement un mélange de la
naïveté et de la maladresse.
Chaque fois qu'on reproche à un écrivain de mal écrire, il ne manque
pas de répondre qu'il a le droit de se créer sa langue et que des sensa-
tions nouvelles exigent un mode de traduction nouveau. L'argument
est trop commode pour que M. Rosny ne l'emploie pas, lui centième.
« A de nouveaux ordres de sensations correspondent des torsions
nouvelles de la forme... Termes de science ou d'architecture, phy-
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sique ou peinture, qu'importe? C'est le même procédé à travers les
siècles : enrichir l'art de tout ce que produit le temps, élargir les él<-
mens de beauté en les cherchant dans tous les domaines de l'activité
humaine... Où ça la clarté française? Rabelais, si obscur et si diftuft, si
savantasse, et qu'aujourd'hui tous les cuistres adorent? Racine, où
chaque phrase est un modèle de contorsions et d'images extraordi-
naires?... » Admettons donc le principe, et ayons l'air d'en comprendre
le développement. Tenons Rabelais et Racine pour des génies de
même ordre, et dont l'exemple peut être invoqué pour une même dé-
monstration. Passons à M. Rosny ses termes scientifiques. Laissons-le
parler d'idiosyncrasie et d'entéléchie, de palingénésie, d'adynamie et
d'osmose, puisque aussi bien il éprouve à user de ces vocables un vi-
sible contentement et que leurs syllabes lui procurent d'intenses jouis-
sances. Il sera convenu seulement que pour lire ses romans on devra
tenir à portée de la main le Dictionnaire universel des sciences. C'est le
moins qu'on paie son plaisir d'un peu de peine. Passons-lui l'emploi de
termes rares : pertinace, abstème, coupetées... Acceptons telles façons
de parler que lui ont enseignées les Goncourt : « Tout l'occulte des noc-
turnités lui travailla l'âme et s'intimisa dans sa souffrance... Toutes ces
raisons après avoir paru se classer, fuyaient dans sa mentalité. . . Il étei-
gnit les fanaux de la ratiocination. » Ne nous demandons même pas ce
qu'il faut entendre par « l'extravase documentariste. » Feignons d'être
sensibles au charme secret de l'adjectif « soiral ». Admirons comme il
convient ces images extraordinaires dont Racine lui-même ne s'était
pas avisé: « Sa tête de Shoshone, son œil d'éclaireur, sa lèvre autocra-
tique avaient sous la parole de Fougeraye la détente des ravins torrides
quand revient l'automne... Ils furent pénétrés de la ténèbre comme
d'une parabole à la fois stellaire et microbienne. » Prenons pour une
gentillesse et non pour un coq-à-1'âne cette remarque : « Quand elle
se levait d'une chaise, la grâce se levait avec elle. » Pourquoi faut-il
que nous nous heurtions parmi les néologismes de M. Rosny à des
mots tels que « ressurgissement », qui, quoi qu'il en dise, n'existent
pas et pour cette seule raison qu'ils ne peuvent pas exister? Pourquoi
emploie -t-il les mots à contresens ou prend-il les uns pour les autres, et
dit-Il, par exemple : « son aventure peut s'abréger, » quand il veut dire :
se résumer ? Pourquoi voit-on fleurir dans son style ce qui, en dépit de
tous les noms pompeux et de toutes les appellations emphatiques,
n'est que la vulgaire incorrection ? M. Rosny écrit couramment : II» dis-
solvèrent, ils poignèreni, ils bruissèrent . On peut dire de même, pour
peu qu'on en ait la fantaisie : « je me cassis le bras » ou « je me pren-
dais la tête entre les mains. » Les étrangers qui savent de français ce
qu'on en apprend en vingt-cinq leçons n'y manquent pas. Seulement
ils ne prétendent pas par là enrichir la langue. Us l'écorchent, tout
bonnement. M. Rosny, familier avec les sciences, sait mieux que nous
tome cxxix. — 1895. c0
946 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une langue est un organisme dont on ne dérange pas impunément
les lois. S'il viole ces lois, c'est donc qu'il ne les connaît pas. Gela nous
met en garde. Gela nous rend moins indulgens à tant de bizarreries
auxquelles nous étions prêts à nous résigner. Décidément, si ce style
est incohérent, s'il est rocailleux, hérissé, embroussaillé, ce ne sont
pas là autant de mérites. Ges défauts tiennent sans doute au tour
d'esprit de M. Rosny. Mais ils viennent aussi de ce qu'il a négligé de
s'initier à la tradition de notre littérature. Ses écrits font songer à la
conversation d'un homme à la parole lente et pénible dont la pensée,
mal débrouillée, se traduit en une langue à la fois incertaine et vio-
lente. Les ténèbres d'une pensée confuse y sont épaissies par l'impro-
priété de l'expression.
Je me hâte de remarquer que ces défauts se font plus rares dans les
derniers livres de M. Rosny. A mesure qu'il prend une conscience plus
nette de son idéal, il trouve pour le traduire une forme plus appropriée.
Je répète, — pour le cas où je ne l'aurais pas assez dit et afin qu'on ne
se méprenne pas au sens de cet article — que je tiens son talent en
haute estime. Je ne lui fais pas l'injure de le comparer avec tels roman-
ciers mieux achalandés pour qui le succès est la récompense de la mé-
diocrité et d'une adresse complaisante. J'insiste sur ses mérites : la
sincérité, la bonne foi, l'enthousiasme de la conviction, la noblesse et
la richesse des idées, le souci de la moralité une sorte de vigueur et de
puissance trouble. Ses qualités lui appartiennent bien, tandis que sans
doute il n'a pas dépendu de lui d'avoir une autre formation intellec-
tuelle. Il se peut qu'il arrive à dégager sa pensée des entraves qui
l'embarrassent encore et à écrire des livres que rien ne nous empêchera
d'admirer pleinement. Mais même telle qu'elle est aujourd'hui, son
œuvre a sa raison d'êtreet sa signification. Elle serait encore un orne-
ment pour une époque où sombrerait ce qui fut jadis la haute culture
intellectuelle. Le poème d'Abbon surgit comme un essai d'art brutal
dans un siècle barbare. C'est cela même que nous avons suivi avec
une curiosité sympathique dans les romans de M. Rosny : c'est l'avenir
du roman dans une barbarie éclairée où l'art et la littérature auront
battu en retraite devant la sociologie triomphante.
René Doumic.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
! i juin.
L'incident le plus intéressant pour nous de la quinzaine qui vient
de s'écouler est la discussion qui a eu lieu, le 10 juin, à la Chambre des
députés, surnotre politique extérieure. Non pas que la discussion en
elle-même ait soulevé beaucoup dépassions, ni qu'elle ait amené dans
les divers groupes parlementaires le moindre changement, mais parce
qu'elle a permis au gouvernement d'apporter à la tribune certaines
déclarations qui nes'étaient pas encore produites avec autant de netteté.
Il faut, ici, laisser de côté les questions subsidiaires. Plusieurs de ces
questions ont été agitées : l'opposition espérait même en tirer grand
profit. Le voyage à Kiel a été un acte de raison; mais, comme on l'a
dit, la raison n'agit que sur les gens raisonnables : en s'adressant
aux autres, on pouvait croire qu'on trouverait encore une assez belle
clientèle. Notre intervention en Extrême-Orient répond à des intérêts
purement politiques, et ces intérêts ne sont pas de ceux qui frappent
tous les esprits avec la clarté de l'évidence. A ces objections de
détail le gouvernement a répondu en affirmant que nous avions
une politique générale, celle de « 1' alliance russe ». C'est pour la
première fois qu'un mot aussi expressif était prononcé avec une
pareille autorité. Tout le monde savait que, depuis quelques années,
un rapprochement étroit s'était opéré entre la France et la Russie.,
qu'une entente s'était établie entre les deux puissances, qu'il y avait
entre elles accord politique, et le fait s'était manifesté aux yeux du
monde avec un éclat calculé qui ne laissait prise à aucun doute.
Mais quel était le caractère véritable de cet accord, de cette entente,
de ce rapprochement, et de quel nom fallait-il le qualifier en bin-
age diplomatique? Personne ne le savait au juste. En se servant
du mot d' « alliance », M. le ministre des affaires étrangères et IL le
président du Conseil ont franchi un pas décisif. Et on ne peut pas
dire que le mot ait échappé à l'improvisation, puisque M. le mi-
nistre des affaires étrangères ne se cachait pas d'avoir préparé son
discours et d'en avoir écrit les parties principales. Il a lu d'ailleurs
un télégramme adressé par lui, depuis plusieurs semaines, à notre
ambassadeur à Saint-Pétersbourg, où il déclare, au sujet du conflit
6
948 REVUE DES DEUX MONDES.
sino-japonais, que la France met au premier rang de ses préoccu-
pations « la considération de ses alliances. » Il faut donc prendre
le terme dans son acception intégrale. En le faisant, nous n'insis-
terons pas davantage. Pressé de donner des explications plus com-
plètes, ou du moins plus abondantes, le gouvernement s'y est refusé.
Après avoir dit ce qu'il voulait dire, il s'est arrêté, et il a laissé
ses interlocuteurs se lancer seuls dans le champ indéfini des hypo-
thèses. Il aurait été pour lui dangereux de les y suivre, parce qu'il
n'aurait pu rectifier leurs assertions qu'en leur substituant les siennes,
ce qui l'aurait engagé peut-être plus loin qu'il ne l'aurait voulu. Un seul
point est certain: c'est qu'il est désormais permis de qualifier du nom
d'alliance nos rapports avec la Russie. La date du 10 juin restera mar-
quée dans notre histoire parlementaire par cette importante, quoique
discrète révélation.
M. Goblet ne se contente pas facilement de la demi-lumière. Le mot
d'alliance, lorsqu'il a sonné à ses oreilles, a éveillé dans son esprit mille
curiosités. C'était son droit assurément d'adresser, à ce sujet, de
pressantes questions au ministère. Comme homme d'opposition il était
dans son rôle, mais comme homme de gouvernement, et il l'a été, il
sait fort bien que la liberté du gouvernement est limitée par certains
devoirs, auxquels, pour son compte, il s'est toujours scrupuleuse-
ment soumis. — S'il y a alliance, a-t-il dit, il y a traité, et s'il y a un
traité, montrez-le. Est-ce que le gouvernement allemand a hésité, après
avoir renouvelé son alliance avec l'Italie, à publier le texte du docu-
ment qui unissait les deux pays ? Pourquoi le gouvernement de la Répu-
blique forait-il plus de mystère avec la France que le gouvernement
allemand n'en a fait avec l'Allemagne? Pourquoi marchanderait-on à
la Chambre des députés ce qu'on a livré au Reichstag? — Le défaut de
cette argumentation est qu'elle repose sur un fait inexact. Jamais l'Alle-
magne, jamais l'Italie n'ont publié le contrat qui les lie. Nous savons
que l'alliance existe, voilà tout. Quels en sont les termes? L'opinion
publique en France et l'opposition libérale en Italie, tout aussi curieu-
ses que M. Goblet, ont manifesté bien souvent le désir de le savoir. On
n'a répondu nia Rome, ni à Rerlin. M. Goblet, il l'a d'ailleurs reconnu
le lendemain, a confondu le traité passé entre l'Allemagne et l'Italie
avec le traité passé entre l'Allemagne et l'Autriche -Hongrie. Ce dernier,
nous le connaissons, ou du moins nous l'avons connu en 1888 par la
publication inopinée qu'en a faite M. de Rismarck. A-t-il été depuis
renouvelé tel quel? C'est probable, au moins dans ses lignes essentieelles,
bien que nul ne puisse l'affirmer; mais certainement M. de Rismarck,
quelque omnipotent qu'il fût à cette époque, n'a pas commis l'indiscré-
tion de le publier sans y être expressément autorisé par l'Autriche. Lors-
qu'on est deux dans une affaire, l'un doit toujours s'inspirer des conve-
nances de l'autre. Au surplus, s'il y a un traité formel entre la France
REVUE. — CHRONIQUE. 949
et la Russie, personne n'a pu dire que notre gouvernement avait excédé
ses droits en le concluant, puisque l'article 8 de la loi constitutionnelle
sur les rapports des pouvoirs publics est ainsi conçu : « Le Président
de la République négocie et ratine les traités. Il en donne connais-
sance aux Chambres aussitôt que l'intérêt et la sûreté de l'État le per-
mettent. » En avons-nous un avec la Russie? M. (ioblet aurait bien
voulu le savoir : il appartenait au gouvernement seul d'apprécier ce
qu'exigeaient l'intérêt et la sûreté de l'État. M. Ribot a déclaré qu'il
n'avait sur ce point rien à dire de plus que M. le ministre des affaires
étrangères, et la Chambre a approuvé sa réserve en même temps
qu'elle a applaudi à l'énergie de son accent.
Ce traité d'alliance, conclu entre l'Allemagne et l'Autriche le 7 octo-
bre 1879 et qui n'a été publié dans les journaux de Berlin et de Vienne
que le 3 février 1888, tous ceux qui s'occupent de politique extérieure
l'ont lu et relu bien souvent. Il porte les caractères du bon sens pratique
de M. de Bismarck, qui s'était rendu à Vienne pour en achever la négo-
ciation avec le comte Andrassy. Le voyage du tout-puissant chancelier
avait produit alors en Europe une impression profonde : il était la ma-
nifestation, l'affirmation d'une alliance, dont personne ne savait
exactement quels étaient les termes. Depuis, l'Allemagne a conclu un
traité avec l'Italie. Peut-être l'Italie en a-t-elle conclu un autre avec
l'Autriche. La Triple-Alliance ne repose pas sur un texte unique,
mais sur plusieurs. M. Goblet a cru les connaître, en quoi il s'est
trompé. Seulement, il n'est pas téméraire de conclure par analogie
de l'un à l'autre et de penser que, provenant tous de la même origine,
ils procèdent des mêmes principes et ont entre eux un air de famille.
Peut-être aussi le modèle, une fois connu, a-t-il été mis à profit pour
des combinaisons ultérieures. Mais nous entrons ici dans le domaine
des suppositions, au seuil duquel il est plus prudent de s'arrêter.
Pour en revenir au traité austro-allemand de 1879, on se demande,
aujourd'hui encore, dans quel dessein le prince de Bismarck a jugé à
propos de le publier en 1888. Était-ce calcul? Était-ce boutade? Le
traité contenait un article final d'après lequel, « en conformité de son
caractère pacifique et pour éviter toute fausse interprétation », il
devait être tenu secret, et ne « pourrait être communiqué à une troi-
sième puissance qu'à la connaissance des deux parties et après entente
spéciale entre elles ». Subitement, tous les voiles ont été déchirés. Ce
n'est pas à une troisième puissance que le traité a été communiqué par
la voie diplomatique, c'est à l'univers entier, avec le retentissement
de tous les journaux du monde. L'Allemagne et l'Autriche ont-elles
tiré avantage de cette divulgation? C'est à elles à le dire. Quant à
nous, nous n'y avons rien perdu, car elle a vraisemblablement con-
tribué à faciliter entre la Russie et nous le rapprochement dont M. Ha-
notaux et M. Ribot ont parlé lundi dernier.
950 REVUE DES DEUX MONDES.
Voici les deux articles qui contiennent tout le traité. Nous les re-
produisons dans leur texte, parce que, ici, chaque mot a sa valeur :
Aivr. 1er. — Si, contrairement à ce qu'il y a lieu d'espérer, et contraire-
ment au sincère désir des deux hautes parties contractantes, l'un des deux
empires venait à être attaqué par la Russie, Les deux hautes parties contrac-
tantes sont tenues de se prêter réciproquement secours avec la totalité de
la puissance militaire de leur empire, et, par suite, de ne conclure la paix
que conjointement et d'accord.
Art. 2. — Si l'une des deux hautes parties contractantes venait à être at-
taquée par une antre puissance, l'autre haute partie contractante s'engage,
par le présent acte, non seulement à ne pas soutenir l'agresseur contre son
haut allié, mais, tout au moins, à observer une neutralité bienveillante à
l'égard de la partie contractante.
Si toutefois, dans le cas précité, la puissance attaquante était soutenue
par la Russie, soit sous forme de coopération active, soit par des mesures
militaires qui menaceraient la puissance attaquée, alors L'obligation d'assis-
tance réciproque avec toutes les forces militaires, obligation stipulée dans
l'article premier de ce traité, entrerait immédiatement en vigueur, et les
opérations de guerre des deux hautes parties contractantes seraient aussi,
dans cette circonstance, conduites conjointement jusqu'à la conclusion de
la paix.
Tel est ce traité, le seul lambeau que nous connaissions de l'édifice
diplomatique de la Triple-Alliance, mais qui ouvre quelque jour sur
le reste. Les géologues complètent le tout d'après la partie, confor-
mément à une logique qui n'est pas exclusivement propre à l'objet de
leurs études, et à laquelle obéissent aussi les œuvres humaines lors-
qu'elles proviennent d'une pensée puissante, dont la justesse a été
maintes fois éprouvée. L'imagination qui reconstitue n'est pas inter-
dite aux diplomates, voire la rêverie, — en prenant le mot dans le sens
de Maurice de Saxe lorsqu'il écrivait ses Rêveries militaires, — et qui sait
sien changeant quelques noms de pays pour leur en substituer d'autres,
nous n'avons pas, dans le texte que nous venons de citer, le moule
où d'autres arrangemens encore ont été jetés? M. de Bismarck,
comme tous les grands esprits pratiques, a toujours eu des conceptions
simples et il les a réalisées par des moyens également simples et directs.
Il a beaucoup répété que la Triple-Alliance n'avait qu'un but défensif :
on ne saurait nier que tel ne soit strictement le caractère du traité
de 1879, mais cette défensive prise avec tant de soin et nominalement
contre la Russie, ainsi que la publicité tapageuse qui a été donnée neuf
années plus tard à une précaution d'abord si discrète, ont dû faire
naître, chez les intéressés, des réflexions bien naturelles. Et c'est à cela
sans doute qu'il faut attribuer, au moins en partie, certaines autres
combinaisons qui se sont produites plus tard.
Ce qu'elles sont, nous ne saurions le dire; mais si, au moment où
elles ont été arrêtées, les interpellateurs de lundi dernier avaient été
encore au pouvoir, elles auraient sensiblement différé du modèle que
REVUE. — CHRONIQUE. 9.r)l
nous avons reproduit. Non contentes de nous rassurer contre une
agression toujours possible, elles auraient encore pris pour but im-
médiat et en quelque sorte préalable de résoudre certaine question dont
il nous est impossible de parler sans douleur. On ne reprochera
pas à M. Flourens et à M. Goblet de ne pas faire assez de cas de
l'alliance russe : ils croient au contraire qu'on ne saurait trop lui
demander, et leur principal grief contre le gouvernement est de n'avoir
pas encore obtenu, grâce à elle, le règlement du problème qui,
depuis près d'un quart de siècle, pèse lourdement sur la pobtique de
l'Europe. A quoi bon, disent-ils, une alliance qui ne débute pas par
nous restituer l'Alsace et la Lorraine? C'est la première condition
qu'il aurait fallu y mettre, et qu'on n'y a évidemment pas mise, à en
juger par les résultats. Les interpellateurs ont soutenu cette thèse : il
fallait qu'ils fussent d'ailleurs bien sûrs que rien de pareil ne se trou-
vait dans nos arrangemens avec la Russie lorsqu'ils pressaient le
gouvernement de les faire connaître, car, si ces arrangemens avaient
été par impossible conformes à leur désir, il aurait suffi de les publier
pour mettre aussitôt le feu à l'Europe. Or, ils ont protesté tous de leur
horreur de la guerre et de leur amour de la paix. Il est impossible de
vouloir plus énergiquement la paix que M. Flourens et que M. Goblet :
seulement, ils veulent avec non moins d'énergie qu'on nous rende, et
tout de suite, nos provinces perdues. Ces deux propositions leur pa-
raissent parfaitement conciliables, et, comme une voix faisait observer
timidement à M. Goblet que, pendant son passage au pouvoir, il ne
s'était proposé et n'avait poursuivi rien de semblable, il a répondu
que nous n'avions pas alors l'alliance russe. Ah! si nous l'avions
eue 1 Quels avantages n'en aurait-il pas tirés ! Quelles merveilles n'au-
rait-il pas réalisées? L'opposition a partagé notre histoire diplomatique
en deux périodes : la première, où elle était au pouvoir et où elle
reconnaît n'avoir rien fait de ce qu'elle demande, parce que, dit-elle,
elle ne pouvait rien faire ; la seconde, où elle n'était plus au pouvoir, et
où le gouvernement pouvait tout faire et cependant n'a rien fait. Cette
vue générale est-elle exacte? est-elle juste? Encore une fois, les condi-
tions de l'alliance russe nous sont inconnues ; mais nous sommes
bien certains que, si l'opposition d'aujourd'bui était restée aux affaires
pendant ces dernières années, et si elle y avait apporté les préoccu-
pations immédiates, exigeantes, exclusives qu'elle vient d'afficher à la
tribune, elle n'aurait tiré aucun parti de l'alliance russe, pour l'excel-
cellente raison que celle-ci ne serait jamais née. Quelles que fussent les
bonnes intentions à notre égard du gouvernement de Saint-Péters-
bourg, il aurait rompu dès le premier mot toute négociation à laquelle
on aurait assigné cet objet précis. L'empereur Alexandre III, dont
nous regretterions encore plus amèrement la perte s'il n'avait pas un si
digne successeur, était profondément ami de la paix, et ce n'est pas à
952 REVUE DES DEUX MONDES.
lui qu'on aurait fait croire que l'alliance avec la France, dans les con-
ditions qui lui ont été assignées par les interpellateurs de lundi dernier r
aurait été une alliance de paix. Ce sont là des choses qu'on peut dire à la
tribune, bien qu'il vaille assurément mieux s'en abstenir, mais qu'on
n'oserait pas répéter dans les chancelleries. On se heurterait à un bon
sens rigide qui en aurait bientôt fait justice.
M. Goblet, en calomniant le gouvernement, s'est d'ailleurs calom-
nié lui-même. Sa politique n'a pas été inerte lorsqu'il a été aux affaires,
et s'il y était encore, il n'en suivrait pas une autre que celle du minis-
tère actuel. Tout l'effort de l'opposition, et il a été impuissant, a consisté
à soutenir qu'il y avait quelque chose de nouveau dans notre politique
extérieure : à l'entendre les tendances en étaient modifiées, l'orientation
en était changée. Le gouvernement n'a eu aucune peine à prouver qu'il
n'en étaitrien. Que lui reproche-t-on en effet? D'aller à Kiel ?Est-ce que
nous ne sommes pas allés plusieurs fois déjà à Berlin, et dans les cir-
constances les plus diverses? Est-ce que notre abstention, alors que
toutes les puissances maritimes, y compris la Russie, avaient accepté
l'invitation de l'Allemagne, n'aurait pas accusé un parti pris d'hostilité?
Nous aurions jeté une note discordante au milieu d'un concert tout
pacifique. Et c'est en cela que nous aurions vraiment inauguré une po-
litique nouvelle. Aussi longtemps que nous serons en paix avec l'Alle-
magne, nous devons pratiquer à son égard le protocole de la paix.
Rendre une politesse internationale est un fait qui n'a d'autre impor-
tance que celle qu'on y attache : il n'en serait pas de même si on la re-
poussait et si on se dérobait aux obligations qui en découlent. M. Ha-
notaux a rappelé avec beaucoup d'opportunité que, lorsque nous nous
sommes fait représenter au Congrès social convoqué à Berlin par
l'empereur Guillaume peu de temps après son avènement au trône, les
mêmes reproches ont été adressés au gouvernement de cette époque,
les mêmes accusations, les mêmes violences, et aussi les mêmes pro-
phéties qu'on s'efforçait déjà de rendre sinistres. Que reste-t-il aujour-
d'hui de tant de déclamations? Rien, pas même le souvenir. Ainsi
passent ces effervescences artificielles qui ne remuent que la surface
la plus légère de l'opinion. Le rapprochement fait par M. Hanotaux a
établi la vérité de son assertion, à savoir que notre politique était restée;
fidèle à elle-même, puisqu'elle soulève précisémentles mêmes reproches-
et les mêmes accusations qu'autrefois.
Ce n'est pas notre politique qui a changé; ce sont les moyens dont
elle dispose et, par conséquent, les procédés qu'elle emploie. Elle est
toujours pacifique, mais les garanties qu'elle trouve [dans une grande
alliance nous permettent de croire que nous ne serions pas attaqués
impunément, et cela suffit pour nous donner une allure plus confiante..
Quand même notre rapprochement avec la Russie ne nous assurerait
pas autre chose, ce seul avantage serait considérable, et notre gouver--
REVUE. — CHRONIQUE. 9o.'{
nement aurait le devoir de mettre au premier rang de ses préoccupât i« -us
ce qu'il a si bien appelé « la considération de nos alliances ». L'a-t-il
fait en Extrême-Orient? Sans nul doute ; mais c'est à peine si on peut en
tirer la démonstration de sa conduite, tant nos intérêts se confondaient
avec ceux de la Russie. Si notre attitude a paru nouvelle, c'est que les
événemens étaient nouveaux : elle nous était d'ailleurs imposée par toute
notre politique antérieure et par les obligations qui en découlaient pour
nous. Et pourtant, on en a fait un grief au ministère. On a répété obsti-
nément que la politique de la France était modifiée. En quoi modifiée?
Proches voisins de la Chine, ne devions-nous pas nous inquiéter du péril
qui menaçait de rompre l'équilibre de cet immense empire, peut-être
d'en compromettre l'unité, et de reporter sur nos frontières le contre-
coup des désordres qui se seraient produits ailleurs? Nous n'avons pas,
à la vérité, vécu toujours en bonne intelUgence avec la Chine, mais,
depuis quelque temps, d'autres rapports se sont établis entre elle et nous,
etil aurait été d'une bien mauvaise politique de profiter de ses malheurs
pour nous venger rétrospectivement du passé. Il valait mieux nous as-
surer définitivement avec elle des rapports de meilleur voisinage et de
pénétration plus facile. « A cet égard, a dit M. Hanotaux, pour ceux
qui nous demandent si nous n'avons pas su obtenir certains avantages
en raison de l'aide que nous apportions, j'ajouterai que notre diplo-
matie n'est pas restée inactive à Pékin et qu'elle n'a pas laissé échap-
per l'occasion de s'assurer les garanties nécessaires au développement
économique et à la pleine sécurité de notre colonie du Tonkin. » Si
l'opposition avait demandé quelles étaient ces garanties, sa question
aurait été moins déplacée que certaines autres qu'elle a jugé
opportun de faire , sachant fort bien que le gouvernement ne
pouvait pas y répondre. Nous retenons la déclaration de M. Hano-
taux. Elle prouve que notre gouvernement a rempli en Extrême-
Orient toutes les obligations d'une politique sage et avisée, prudente
et résolue. Dans son ensemble et dans ses détails, cette politique a été
bonne. Au surplus, elle s'imposait avec une telle force que tout autre
ministère s'y serait conformé, peut-être avec moins de bonheur, mais
certainement dans le même esprit. Falhiit-il y renoncer parce que,
dans cette première affaire, les intérêts de la Russie étaient peut-être
encore supérieurs aux nôtres? Fallait- il le faire parce que, à côté de
nous et de la Russie, venait se placer l'Allemagne? Quels reproches,
et combien plus fondés, n'aurait-on pas adressés au ministère, s'il
avait laissé ces deux puissances en tête à tête, obtenir sans nous
les avantages dont il nous était si aisé d'avoir notre part? L'alliance
russe n'en aurait-elle pas subi quelque atteinte? N'aurait-on pas dit
que nous l'avions désertée ? L'opposition a essayé d'émouvoir l'opi-
nion sous prétexte que nous nous étions trouvés dans la compagnie
de l'Allemagne, et M. Goblet, qui ne croit encore que médiocrement à
9oi REVUE DES DEUX MONDES.
l'alliance russe, a parlé à plusieurs reprises de l'alliance allemande dont
l'évidence le frappait et l'indignait. Il n'y a pas d'alliance allemande;
il ne peut pas y en avoir; mais, sur plus d'un point du monde, il y a eu
déjà rencontre d'intérêts, et alors quelle a été notre attitude constante?
Nous avons traité avec le gouvernement impérial avec une loyauté
réciproque, et nous nous en sommes bien trouvés l'un et l'autre. En
Afrique en particulier, un assez grand nombre de questions ont été ainsi
résolues. Pourquoi n'aurions-nous pas voulu avoir de rapports avec
l'Allemagne en Asie orientale, après en avoir eu dans un autre continent?
C'est là ce qui aurait été une politique nouvelle, imprévue, toute
différente de celle que nous avons suivie jusqu'à ce jour. Aurions-nous
la prétention que, dans les plus graves affaires, notre intimité avec la
Russie fût nécessairement exclusive de toute autre? Cette jalousie un
peu ridicule serait bien gênante pour la puissance qui en serait l'objet.
En tout cas. elle serait toute neuve et peu conforme aux précédens
que nous avons créés nous-mêmes, puisque, au retour de Cronstadt,
nous sommes allés à Plymouth. La Russie a été bien loin d'en être cho-
quée, et ce souvenir peut moins que jamais lui déplaire aujourd'hui
que, toujours d'accord avec elle, nous venons de concerter nos efforts
avec l'Angleterre dans la question d'Arménie.
On a parlé de cette question au cours de la récente interpellation,
sans y appuyer beaucoup parce que les faits sont encore mal connus,
mais de manière à laisser croire que là encore nous avions rendu ser-
vice; aux autres, — à qui? on ne le sait pas très bien: est-ce à la Russie?
est-ce à l'Angleterre ? — sans songer suffisamment à nos propres intérêts.
Si nous avons rendu service à quelqu'un, c'est à la Porte, que nous
aidons à se tirer d'un mauvais pas. Il est vrai que, comme toujours,
la Porte aide assez mal ceux qui l'aident, et qu'elle montre un mé-
diocre empressement à suivie les conseils les plus désintéressés. Au
surplus, que s'est-il passé? On n'est pas bien d'accord sur le point de
savoir s'il y aune Arménie, mais certainement il y a des Arméniens
qui sont dispersés sur tous les points du monde, et ont des comités un
peu partout, notamment en Angleterre. Rien n'est plus dangereux, à
notre avis, que de donner trop d'encouragemens à une cause qu'on
n'est pas décidé, ni peut-être en mesure, de soutenir d'une manière
effective, et c'est ce qui a eu lieu quelquefois pour la cause armé-
nienne. Il en est résulté, comme toujours, des révoltes partielles et
impuissantes, qui ont été étouffées dans le sang. Le bruit s'est ré-
pandu que des actes barbares avaient été commis, et bientôt on a parlé
en Angleterre des atrocités arméniennes comme on y parlait autrefois
des atrocités bulgares. Les imprécations les plus éloquentes sortaient
d'ailleurs delà même bouche. Mais, si les réfugiés au dehors étaient pa-
thétiques dans leurs récits, à mesure qu'on se rapprochait des points où
les exécutions avaient eu lieu, il était plus difficile de se rendre compte
REVLE. CHHOMOI i:. 958
de l'exactitude et de la gravité des faits : on ne rencontrait que le silence,
probablement celui de la terreur. L'Angleterre, la France, la EUttaie,
se sont émues. Elles ont agi à Constantinople, et, comme nous L'avons
raconté il y a quelque temps, une commission ottomane, à laquelle
ont été adjoints les délégués des consuls anglais, russe et français à
Erzeroum, a été chargée de faire une enquête. Elle l'a faite, et celle-ci
n'a pas été sans résultats. Pendant les premières semaines, le vide a
été habilement opéré autour de la commission. On ne lui a présenté
que des témoins officiels ou officieux bien endoctrinés, qui ne savaient
rien, qui n'avaient rien vu, qui ne pouvaient ou ne voulaient rien dire.
Mais, finalement, les délégués européens se sont renseignés eux-
mêmes ; ils se sont rendus sur les lieux qui leur avaient été signalés
comme ayant été le principal théâtre des violences commises, et les
faits ont alors parlé à leurs esprits, ou plutôt à leurs yeux. Des vil-
lages incendiés, dont la population avait cherché un refuge dans
les villages voisins, présentaient des ruines évidemment récentes.
Enfin plusieurs fosses ont été découvertes, rempliesde cadavres, dont
quelques-uns avaient été mutilés. La réalité des incendies et des mas-
sacres ne pouvait plus être contestée. Les délégués européens ont
adressé des rapports à leurs ambassadeurs respectifs, et ceux-ci se sont
mis d'accord pour présenter au sultan un plan de réformes, réformes
qui avaient été formellement promises au Congrès de Berlin, dont la
Porte devait rendre compte annuellement aux puissances, et que l'An-
gleterre s'était engagée à surveiller de Chypre, mais qui n'ont jamais
été faites et dont on n'a parlé qu'à des intervalles et avec des intermit-
tences assez éloignés. Quelle a été l'attitude de notre diplomatie dans
ce dernier incident? A-t-elle été inspirée par une politique nouvelle,
rompant avec les traditions du passé? Cela aurait été vrai si nous
nous étions abstenus, car nous n'avons jamais laissé, jusqu'à ce jour,
une question de cette nature se régler en Orient sans notre participa-
tion. Cela encore aurait été vrai si, abandonnant le rôle de médiateurs
et de modérateurs, nous avions pris exclusivement parti pour un des
intérêts en présence, et pour la politique particulière de telle ou telle
puissance. Nous n'en avons rien fait. L'action de notre ambassadeur à
Constantinople s'est constamment exercée dans le sens de la concilia-
tion, et elle a été efficace. Nous avons utilement contribué à la rôdael ion
du plan de réformes qui a été soumis à Abdul-Hamid. Reste à le faire
agréer par lui, ce qui n'est pas le plus facile. Si le sultan comprenait
son intérêt, il s'empresserait de clore par une prompte acceptation
une question qu'il est très imprudent de laisser ouverte, à cause des
compbcations qui risquent toujours de s'y greffer. L'accord entre
les trois puissances, bien qu'il soit parfait, n'est peut-être pas immua-
ble au point que des exigences nouvelles ne puissent pas se produire.
Pendant que le sultan hésite, tâtonne, accepte tel article, conteste tel
936 REVUE DES DEUX MONDES.
autre, et fait pressentir. un contre-projet, l'opinion en Angleterre se
montre de plus en plus excitée. Une crise ministérielle vient de se pro-
duire à Constantinople : elle a appelé au gouvernement un autre grand
vizir et un autre ministre des affaires étrangères, qui ont la réputation
d'être des hommes éclairés. Il faut souhaiter que leur premier acte soit
de mettre fin à une situai ion qui ne saurait se prolonger sans péril.
On nous pardonnera cette digression sur l'Arménie : elle a pour
objet, tout en indiquant l'état actuel de la question, de montrer que
notre politique, sur ce point comme sur les autres, a été conforme à
tous les précédens. Quand même nous n'aurions pas été fies alliés de
la Russie, nous aurions dû faire encore ce que nous avons fait, au |nom
de l'intérêt que nous avons au maintien de la paix en Orient, comme en
Extrême Orient. A toutes les accusations qui ont été dirigées contre eux,
MM. Ribot et Hanotaux ont ou le droit de répondre que notre politique,
loin d'être contradictoire et incohérente, frappait les esprits non pré-
venus par son caractère de continuité. Pendant longtemps on a repro-
ché à la démocratie, et au gouvernement qui en est issu, d'être trop
mobiles l'un et l'autre, trop incertains du lendemain, trop menacés
par les hasards d'une vie électorale et parlementaire où. tout est remis
sans cesse en question, pour avoir une politique étrangère digne de ce
nom, c'est-à-dire conforme à des principes fixes et capable par là
d'inspirer confiance, soit au dedans, soit au dehors. De même que le
philosophe antique démontrait le mouvement en marchant, la Répu-
blique a prouvé qu'elle pouvait avoir une politique extérieure en con-
cluant des alliances et en y restant fidèle. A ce point de vue, la séance
du 10 juin a été heureuse. Si les interpellateurs l'avaient emporté, si le
ministère avait été renversé, tous ces reproches auraient été justifiés du
même coup. Le désaveu infligé au gouvernement aurait jeté l'inquiétude
dans l'esprit de nos amis au dehors et relâché sans doute les liens qui les
attachent à nous. L'avenir, même le plus rapproché, aurait paru com-
promis. La Chambre s'en est rendu compte, et elle a donné au gou-
vernement la majorité la plus considérable qu'il ait eue jusqu'à ce jour.
Certes, le succès a été grand; nous l'aurions désiré plus grand encore.
Il est regrettable qu'une partie de la droite, obéissant à un sentiment
dont il est difficile de se rendre compte, ait cru pouvoir voter l'ordre
du jour pur et simple. Cet ordre du jour est celui des gens qui neveu-
lent se compromettre ni dans un sens ni dans l'autre, et il est des cir-
constances où le patriotisme impose le devoir de prendre parti. Quand
le gouvernement déclarait avec éloquence qu'il avait besoin, pour sa
considération et sa force au delà des frontières, d'être entouré de l'adhé-
sion de la Chambre, il fallait lui accorder cette adhésion pleine et en-
tière, ou la lui refuser non moins résolument. Un ordre du jour de con-
fiance et] un ordre du jour de blâme avaient leur raison d'être; l'ordre
du jour pur et simple, seul, ne s'expliquait pas. Au reste, la majorité,
REVLE. — CHRONIQUE. 957
malgré quelques défaillances individuelles, a été assez imposante pour
que personne ne se soit mépris sur la pensée de la Chambre, qui est
incontestablement celle du pays.
Au fond, et sous ses formes multiples, une seule question était posée,
celle de savoir s'il convient à la France de pratiquer une politique d'ac-
tion, ou si elle doit se retrancher, résignée, dans une politique d'abs-
tention. Nous ne sommes certes pas partisans de l'abstention, mail
elle est logique, elle peut être soutenue. Seulement, elle ne l'a
pas été. Ni M. Millerand, niM.Goblet, ni M. Flourens n'ont osé la défendre
à la tribune, même devant les provocations à le faire que leur a adres-
sées M. Ribot, et dès lors ils ont donné à celui-ci de terribles armes
contre eux. Se recueillir jusqu'à l'effacement, faire bande à part dans
le monde, accumuler silencieusement des forces militaires tout en pro-
testant de son pur amour de la paix, se refuser à prendre part à la vie
internationale jusqu'à ce qu'on ait obtenu, par une grâce qui viendrait
d'on ne sait où, la satisfaction suprême à laquelle on subordonne tout le
reste, et demeurer, en attendant, immobiles pendant que les autres se ré-
pandent fiévreusement dans tous les champs de l'activité humaine, est-ce
une politique? N'est-ce pas plutôt l'absence même de politique? Cette
attitude a trouvé dans d'autres temps des défenseurs ; elle n'en a pas
eu le 10 juin dernier. Chacun a senti la nécessité pour la France de sortir
de l'isolement et de prendre sa part du mouvement universel. La poli-
tique d'action l'a emporté ; mais ce que l'opposition ne veut pas ad-
mettre, c'est que cette politique ait des conditions inéluctables aux-
quelles, dès qu'on la pratique, on ne saurait se soustraire. On peut vivre
chez soi en solitaire, en misanthrope, en sauvage : si on en sort et si
on se mêle à ses semblables, il faut adopter leurs mœurs et renoncer à
se singulariser par [des allures équivoques, où les uns verraient un
manque d'éducation et ,les autres une menace inquiétante. Nos meil-
leurs amis en seraient bientôt incommodés. Pour préciser, lorsque
tout le monde va à Kiel, il convient d'y aller avec tout le monde, et sans
y attacher d'ailleurs d'autre signification que celle d'une politesse reçue
et rendue. Il ne sert à rien de dire que l'Allemagne, en tant que gou-
vernement, a refusé de se rendre à l'Exposition universelle de 1889, car
elle n'a pas été la seule à le faire, et si nous n'acceptions pas d'autres
invitations que celles des puissances qui ont accepté la nôtre à cette
époque, nous ne pourrions aller en Europe exactement nulle part. Il
aurait fallu commencer par ne pas aller à Cronstadt. En vérité, tout
cela n'est pas bien sérieux. Nous n'oublions rien du passé, nous ne re-
nonçons à rien pour l'avenir, mais ce sont là des sentimens dont il est
inutile de faire montre à tout propos et hors de propos. La vraie di-
gnité consiste à les garder silencieusement dans son cœur. Et la vraie
politique consiste, après avoir pris son parti de vivre ostensiblement
comme les autres, à défendre nos intérêts tantôt contre ceux-ci,
958 REVUE DES DEUX MONDES.
tantôt avec ceux-là, sur tous les points du globe. On a dit que notre
extension coloniale avait pris de trop grands développemens, et nous
ne contestons pas qu'elle ait été souvent conduite de la manière la
plus inconsidérée : elle n'en a pas moins donné au monde un peu
surpris une preuve nouvelle de notre inépuisable vitalité. En nous
voyant sur tant de points à la fois, on s'est habitué à compter par-
tout avec nous. Si nous n'étions pas allés en Indo-Chine, en Tunisie, au
Congo, nous aurions économisé sans doute des milliers d'hommes
et des millions d'argent : en serions-nous plus puissans? Nous
n'aurions pas été amenés à prendre parti entre la Chine et le Japon,
et à apporter à la Russie notre concours dans ces mers lointaines :
notre prestige en serait-il augmenté? Nos alliances en seraient-elles
plus solides? Aurions-nous recouvré déjà nos provinces perdues, ou
serions-nous plus près de le faire ? Ce sont les questions qui ont été
agitées le 10 juin devant la Chambre, et on a bientôt distingué les
deux politiques contraires qui s'en dégageaient. Il fallait choisir : le
gouvernement avait fait son choix, la Chambre l'a ratifié.
Déjà, au Sénat, une interpellation sur le même sujet avait été déve-
loppée par M. de l'Angle-Beaumanoir, mais le débat n'avait pas pris
un aussi large développement. L'attitude de la Chambre haute avait été
glaciale pour l'interpellateur, très bienveillante pour M. le ministre
des affaires étrangères, auquel personne n'avait répliqué. Cette pre-
mière épreuve aurait dû servir de leçon aux socialistes de la Chambre
des députés. M. Millerand [n'avait évidemment pas prévu qu'en por-
tant à la tribune des questions que la presse avait agitées, depuis
quelques semaines, avec une violence sans mesure, il allait donner
au ministère l'occasion d'obtenir le plus brillant de ses succès. M. Go-
blet, plus circonspect, a répété plusieurs fois qu'il n'aurait pas pris
l'initiative d'ouvrir un pareil débat; mais, puisque d'autres l'avaient
ouvert, il s'y est jeté avec toute l'ardeur de son caractère et la vivacité
de sa parole. L'interpellation a donc appartenu aux socialistes et aux
radicaux avancés, et c'est sur eux que retombe de tout son poids le vote
de la Chambre. Il est bon qu'on sache au dehors, et surtout à Saint-
Pétersbourg, qu'une majorité de 345 voix contre 102 a résolument
approuvé la conduite du gouvernement. Une fois de plus la politique
extérieure, peut-être parce que le nom de la Russie y a été heureuse-
ment mêlé, s'est trouvée être ce qui nous divisait le moins.
Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetikre.
TABLE DES MATIÈRES
DU
CENT VINGT-NEUVIÈME VOLUME
QUATRIÈME PÉRIODE — LXVe ANNÉE
MAI — JUIN 1895
Livraison du itr Mai.
Fagei.
Racheté, première partie, par M. Art ROE 5
Lacordaire intime. — L'Ami et le Prêtre, d'après des lettres inédites, par
M. le comte d'HAUSSONVILLE, de l'Académie française i.'i
Terre d'Espagne. — IV. Lisbonne. — Cordoue. — Grenade. — Gibraltar,
par M. René BAZIN 80
Bonaparte a Toulon. — Fragment des Mémoires inédits de Barras, publiés
par M. George Duruy 117
La Moralité de la Doctrine évolutive, par M. Ferdinand BRUNET1KRE,
de l'Académie française 13C
Boutou-Kely. — Souvenirs de la Vie malgache, par M. Robert DUMERAY. 103
Le Havre et la Seine maritime, par M. J. FLEURY 181)
Un négociateur français a Rome. — Le cardinal d'Ossat, par M. le vicomte
Eugénk-Melciiior de VOGUÉ, de l'Académie française 207
Poésie. — l'Hôtellerie, par M. André BELLESSORT 22::
Chronique de la quinzaine, Histoire politique et littéraire, par M. Francis
CHARMES 230
Livraison du 15 Mai.
De Léoben a Campo-Formio. — III. La Question des limites bt le coup
d'État, par M. Albert SOREL, de l'Académie française 211
Racheté, deuxième partie, par M. Art ROE 213
Le Régne de l'argent. — V. Les Sociétés par actions, le Patronage 11
le Progrès social, par M. Anatole LEROY-BEAULIEU, de l'Académie
des Sciences morales 301
Leconte de Lisle intime, d'après des notes et des vers inédits, par M. Jean
DORN1S ^22
960 REVUE DES DEUX MONDES.
Pages.
La Crise de la Métaphysique en Allemagne, par M. LÉYY-BRUHL. . . 341
Le Pèlerinage de la Mecque et la Propagation des épidémies, par
M. A. PROUST, de l'Académie de médecine 368
Les Chemins de fer aux États-Unis, par M. Louis PAUL-DUBOIS. . . . 39i
Le Tasse, son Centenaire et sa Légende, par M. Victor CHERBULIKZ,
de l'Académie française 418
Revues anglaises. — La Philosophie de M. Balfour, par M. T. de "WYZEWA. 445
Revue littéraire. — Le Moyen de parvenir. — A propos des Mémoires
de Gourville, par M. René DOUMIC t:,7
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique et littéraire, par M. Francis
CHARMES 469
Livraison du 1er Juin.
Racheté, dernière partie, par M. Art ROË 481
Mehemet-Ali durant ses dernières années, par M. le comte BENEDETTI. 309
Terre d'Espagne. — V. Tanger. Cadix, Séville. Retour a Madrid, par
M. René BAZIN 533
De Léohen a Campo-Formio. — IV. Le Traité de paix, par M. Albert
SOREL, de l'Académie française 307
Triomphe de la Mort, première partie. — Le Passé, par M. Gadriel
d'ANNUNZIO :J98
Les Salons de 1895. — La Peinture, par M. George LAFENESTRE, de
l'Académie des Beaux-Arts 643
Poésie. — Le Verger de l'Aurore, par *** 673
Les Finances de l'Italie, par M. Adrien DUBIEF 678
Revue musicale. — Théâtre de l'Opéra : Tannhaeuser, opéra en 3 actes de
Richard Wagner, par M. Camille BELLAIGUE 699
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique et littéraire, par M. Francis
CHARMES 709
Livraison du 15 Juin.
Triomphe de la Mort, deuxième partie. — La Maison paternelle, par
M. Gabriel d'ANNUNZIO 721
Croiseurs et Éclaireurs, par *** 777
Le Mécanisme de la Vie moderne. — V. les Magasins d'alimentation, par
M. le vicomte George d'AVENEL 806
Le Théâtre anglais contemporain. — I. Coup d'œil rétrospectif. — De
1820 a 186"», par M. Augustin FILON 837
Les Théories de la chaleur. — I. Les Précurseurs de la Thermodyna-
mique, par M. P. DUHEM 859
Notes de voyage en Asie centrale. — A TRAVERS la Transoxiane, par
M. Edouard BLANC 902
Revues allemandes, par M. T. de WYZEWA $26
Revue littéraire. — Les Romans de M. J.-H. Rosny, par M. René
DOUMIC 936
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique et littéraire, par M. Francis
CHARMES 947
Paris. — Tyj>. Chamerot et Reuouard, 19, nie des Saints-I'cres. — 31621.
Revue des deux mondes
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